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Full text of "Le Système d'Aristote"

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University  of  Toronto 


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fr* 


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LE  SYSTÈME 

D'ARISTOTE 


LIBRAIRIE   FELIX   ALCAN 


Autres  ouvrages  de  M.  HAMELIN 

Essai  sur  les  éléments  principaux  de  la  représentation.  1  vol. 
in-8.  (Epuisé). 

Aristote.  —  Physique,  II.  Traduction  et  commentaire  par  1  vol. 
in-8 3  fr.     >- 

Le  système  de  Descartes.  Publié  par  L.  Robin,  chargé  de  cours  à 
l'Université  de  Caen.  Préface  de  E.  Durkheim,  professeur  à  la 
Sorbonne.  i  vol.  in-8 7  fr.  50 


Autres  ouvrages  de  M.  L.  ROBIN 

La  théorie  platonicienne  des  idées  et  des  nombres,  d'après  Aris- 
tote. 1  vol.  in-8  (Couronné  par  V Institut  et  par  V Association 
pour  U encouragement  des  études  grecques)  ...       12  fr.  50 

La  théorie  platonicienne  dé  l'amour.  1  vol.  in-8  (Couronné  par 
r Institut  et  par  C Association  pour  V encoxiragement  des  étu- 
des grecques) 3  fr.  75 

Etudes  sur  la  signification  et  la  place  de  la  physique  dans  la 
philosophie  de  Platon.  1  vol.  in-8 4  fr.     » 


LE  SYSTÈME 


DARISTOTE 


PAR 


0.  HAMELIN 

Chargé  de  Conrs  à  la  Sorbonne 


PUBLIE  PAR  L.  ROBIN 

Chargé  de  Cours  à  la  Sorbonne 


PARIS 

LIBRAIRIE    FÉLIX    ALCAN 

108,    BOULEVARD     SAINT-6KRMAIN,    108 

1920 

Tous  droits  de  reproduction,  d'adaptation  et  <ie  traduction, 
réservés  pour  tous  pays 


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^050 


AVANT-PROPOS 


Il  serait  superflu  de  rien  ajouter  à  ce  qu'écrivait  M.  Durk- 
heim,  dans  la  préface  du  Système  de  Descartes,  sur  ce 
qu'a  été  la  partie  proprement  historique  de  l'enseigne- 
ment d'Octave  Hamelin.  Ce  qu'on  doit  dire  cependant, 
c'est  que  l'étude  de  la  pensée  d'Aristote  en  est,  sans  nul 
doute,  l'exemple  privilégié.  L'intelligence  toujours  péné- 
trante des  doctrines  s'y  appuie  en  effet  sur  l'érudition  la 
plus  substantielle  et  la  plus  étendue,  acquise  par  vingt- 
cinq  années  de  constante  familiarité  avec  les  œuvres  du 
maître  et  avec  les  interprétations  qu'en  ont  données  ses 
commentateurs.  Il  n'est  pas  un  élève  d'Hamelin  qui  ne 
garde  le  souvenir  de  ses  explications  d'Aristote,  et  pour 
eux  c'est  un  regret  que  le  public  philosophique  n'en  pos- 
sède pas  d'autre  témoignage  que  sa  traduction,  avec  com- 
mentaire, du  livre  II  de  la  Physique.  Ce  qui  donnait  à  sa 
méthode  son  originalité  profonde  c'est  qu'elle  conciliait, 
avec  une  incomparable  maîtrise,  l'analyse  philologique  du 
texte,  la  détermination  exacte  du  sens,  où  avaient  excellé 
un  Trendelenburg,  un  Waitz,  un  Bonitz,  avec  l'effort  d'un 
penseur  qui  cherche,  en  vue  de  la  culture  philosophique,  à 
dégager  l'esprit  des  doctrines,  à  en  mesurer  la  port 
l'efficacité. 

Les  leçons  sur  Arîstote  que  contient  le  présent  volume, 
professées  à  l'École  Normale  Supérieure  en  1901-5,  sont 
une  synthèse  de  ces  travaux  particuliers.  Aussi  M.  Durk- 
heiin  en  avait-il  souhaité  la  publication,  dès  l'époque  où 
il  me  confiait  le  soin  d'éditer  le  cours  sur  Descartes.  En 
101  i  cette  publication  était  décidée  ol   déjà  préparée.  La 

Akistote  \ 


Il  AVANT-PROPOS 

guerre,  puis  les  difficultés  présentes  que  personne  n'ignore, 
lui  ont  imposé  un  long  retard.  Au  moment  où  elle  va  enfin 
se  faire,  élève  d'Hamelin  et  de  Durkheim,  je  veux  apporter 
à  la  chère  mémoire  de  ces  deux  maîtres  de  ma  jeunesse, 
qu'a  unis  la  plus  noble  et  la  plus  confiante  amitié,  le  pieux 
hommage  d'une  gratitude  et  d'un  respect  infinis. 

Il  me  reste  à  dire  quelques  mots  du  manuscrit  que  j'ai 
été  chargé  d'éditer  et  des  principes  qui  ont  guidé  mon  tra- 
vail. D'une  manière  générale,  ceux-ci  devaient  être  les 
mêmes  que  pour  le  Descartes  (voir  Préface,  p.  X).  Hamelin 
avait,  en  effet,  selon  sa  coutume,  entièrement  rédigé  avec 
un  soin  minutieux  la  plupart  de  ses  leçons.  En  outre  il 
avait,  de  son  vivant,  donné  la  neuvième  (V opposition  des 
concepts)  à  Y  Année  philosophique  (XVI,  1905),  en  l'adap- 
tant par  quelques  retouches  à  cette  publication  (1).  Ma  prin- 
cipale tâche  était  donc  d'établir  les  notes  d'après  les  indi- 
cations du  manuscrit,  et  en  vue  de  l'utilisation  pratique  du 
livre  comme  instrument  de  travail.  En  revanche,  pour  la 
septième  et  la  quatorzième  leçon,  la  rédaction  était  incom- 
plète, et  la  première  leçon  surtout  ne  comportait  qu'un  plan 
détaillé  avec  des  références.  Pour  restituer  l'une  et  com- 
pléter les  autres,  j'ai  utilisé  les  notes,  remarquablement 
fidèles  (là  où  elle  était  possible,  la  comparaison  avec  le 
texte  le  prouvait),  d'un  des  auditeurs  du  cours,  Antoine 
Bianconi,  tombé  glorieusement  à  Mesnil-les-Hurlus,  au 
cours  d'une  attaque,  le  5  mars  1915,  et  dont  la  mort,  à 
trente-deux  ans,  demeure  un  sujet  d'affliction  pour  tous 
ceux  qui  savent  ce  qu'il  avait  déjà  fait  et  ce  qu'il  promet- 
tait encore.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  le  travail  délicat  de 
complément  ou  de  restitution,  qui  m'était  ainsi  imposé, 
a  été  accompli  avec  tout  le  respect  dû  à  la  pensée  d'un 
maître? 

On  remarquera  enfin  que  ce  cours  sur  Aristote  ne  traite 
pas  avec  une  égale  ampleur  toutes  les  parties  de  sa  philo- 
sophie et  que  ni  la  morale,  ni  la  politique  n'y  sont  abor- 
dées. C'est  à  la  logique  qu'est  consacrée  l'étude   la  plus 

(4)  Je  me  suis  au  contraire  conformé  à  la  rédaction  primitive,  qui 
s'accorde  mieux  avec  relie  îles  autres  leçons. 


AVANT-PROPOS  111 

approfondie  ;  sans  doute  les  logiciens  ne  se  plaindront-ils 
pas  que  j'aie  conservé  dans  son  intégralité  (1),  bien  qu'elle 
fût  hors  de  proportion  avec  le  reste,  la  leçon  sur  les  syllogis- 
mes modaux.  Mais,  tel  qu'il  est,  ce  livre  n'en  apporte  pas 
moins  un  exposé  vraiment  systématique  de  la  pensée 
d'Aristote.  En  dépit  même  des  lacunes  dont  j'ai  parlé,  il 
méritait  donc  de  recevoir  le  titre  sous  lequel  il  paraît 
aujourd'hui.  Il  donne  en  effet  la  clef  qui  ouvre  la  doctrine 
entière,  et  il  apporte  la  lumière  dans  les  parties  même  de 
ce  vaste  édifice  qu'il  n'a  pas  parcourues. 

L.  H 


(4)  Dans  cette  leçon  j'ai  fait  quelques  emprunts  à  des  brouillons 
liés  élaborés  que  Hamelin  avait  joints  à  la  rédaction. 


4?5" 


2,0 


LE   SYSTÈME   DARISTOTE 


PREMIÈRE   LEÇON 


VIE  D  ARISTOTE 

U  est  sans  doute  incontestable,  si  Ton  se  place  dans 
l'absolu,  que  la  connaissance  de  la  vie  d'un  philosophe, 
en  permettant  de  reconstituer  sa  psychologie  individuelle 
et  sociale  dans  ses  traits  profonds  et  dans  ses  accidents, 
est  de  la  plus  haute  utilité  pour  aider  à  comprendre  les 
doctrines  que  ce  philosophe  a  professées.  Quand  il  serait 
vrai,  comme  nous  sommes  tenté  de  le  croire  pour  notre 
part,  qu'il  faut,  pour  expliquer  l'apparition  des  doctrines, 
se  référer  avant  tout  à  des  considérations  qui  ne  sont  ni 
psychologiques  ni  sociologiques,  il  resterait  toujours  que 
la  psychologie  et  la  sociologie  pourraient  encore  nous 
apporter,  relativement  à  certains  points,  beaucoup  de 
lumière.  Par  malheur,  nous  sommes,  en  fait,  souvent  mal 
renseignés  sur  la  vie  de  philosophes  modernes,  ou  même 
contemporains  ;  nous  le  sommes  plus  mal  encore  en  ce  qui 
concerne  la  vie  des  philosophes  de  l'antiquité.  La  vie 
d'Aristote  ne  fait  pas  exception  à  cette  règle,  au  contraire. 
Nous  ne  pouvons  donc  pas  attendre  d'une  étude  biogra- 
phique sur  notre  auteur  un  grand  profit  pour  l'intelligence 
de  ï'Aristotélisme.  Nous  tâcherons  de  nous  attacher  aux 
quelques  points  qui  offrent  le  plus  d'intérêt  à  cet  égard. 
Cependant,  ce  que  nous  apprendrons  peut-être  le  plus  et  le 
mieux,  c'est  qu'il  est  bien  difficile  d'avérer  des  faits  posi- 
tifs sur  une  vie  qui  s'est  déroulée  il  y  a  plus  de  vingt 
siècles.  Nous  verrons  à  combien  peu  se  réduisent  les  rensei- 
gnements certains  dont  nous  disposons,  et  combien,  en 
revanche,  il  est  relativement  facile  de  réduire  à  néant  les 
Aristote  1 


Z  LE    SYSTEME    D  ARISTOTE 

indications  fournies  par  la  plupart  des  auteurs.  Dans  cette 
critique  négative  Zeller  a  excellé  ;  or  c'est  son  travail  que 
nous  allons  suivre  dans  l'ensemble  ;  car  on  ne  voit  pas 
qu'il  soit  présentement  possible,  même  si  l'on  était  bien 
armé,  de  faire  beaucoup  mieux  que  lui. 

Il  y  a  deux  points  que  nous  considérons  comme  les 
plus  intéressants  pour  des  philosophes  :  les  rapports  per- 
sonnels d'Aristote  avec  Platon,  et  les  procédés  d'enseigne- 
ment'employés  par  Aristote.  C'est  sur  ces  deux  points  que 
nous  comptons  insister  de  préférence.  Pour  le  reste  nous 
tacherons  d'être  court. 

Nous  possédons  six  biographies  d'Aristote  :  1°  celle  de 
Diogène  Laërce  (V,  i)  ;  2°  un  passage  de  Denys  d'Hali- 
carnasse  dans  les  Lettres  à  Animée  {Lettre  I.  ch.  5)  ; 
3°  'ApwwceXoug  (Jfoç  xal  o-uyypàjjLjiaTa  oturoû,  par  l'anonyme 
de  Ménage  ;  4°  sous  trois  formes,  la  vie  faussement  attri- 
buée à  Ammonius  ;  5°  Hésychius  de  Milet,  rcepl  'ApwcoTsXouç  ; 
6°  l'article  de  Suidas  sur  Aristote  (1).  La  majeure  partie 
de  ce  que  nous  pouvons  tirer  de  sûr  de  ces  diverses  sour- 
ces se  ramène  à  ce  texte  de  Denys  (2),  dont  nous  avons 
parlé  et  qui  lui-même,  à  part  l'addition  de  quelques  déduc- 
tions, ne  diffère  presque  pas  d'un  passage  de  Diogène 
(V,  9-10),  dont  la  source  est  évidemment  la  même.  Cette 
source,  ce  sont  les  Chroniques  d'Apollodore  d'Athènes  (3). 

A  cette  source  première  et  capitale  il  faut  joindre  quel- 
ques documents  privilégiés.  Le  testament  d'Aristote,  que 
nous  a  conservé  Diogène  (11-16),  paraît  bien  authentique  : 
les  bibliothèques  alexandrines  l'avaient  recueilli  en  même 
temps  que  les  œuvres  du  philosophe  (4)  et  l'avaient  sans 

(!)  Ed.  Zeller,  Die  Philosophie  der  Griechen...  Zweiter  Teil,  v.- 
Abteilung  :  Aristoteles  und  die  alten  Peripatetiker  (3e  Auflage, 
1879),  p.  %  n.  1. 

("2)  Cf.  par  exemple  Historia  philosophiae  graecae.  Testimonia 
auctorum  conlegerunt  notisque  instnueerunt  H.  Ritter  et  L.  Preller, 
éd.  VIII,  1898,  texte  365. 

(3)  Sur  Apollodore,  voir  V.  Egger,  De  fontibus  Diogenis  Laërtii... 
(1881)  p.  73,  et  F.  Jakoby,  Apollodors  Chronik,  eine  Sammlung  der 
Fragmente  (Philolog.  Untersuch.  ,6,  1902). 

(4)  Voir  dans  l'édition  de  l'/Vcadémie  de  lîerlin,  p.  1463  :  Âristotelis 
qui  ferebantur  lïbrorum  fragmenta  collegit  Val.  Rose.  Ces  fragments 


VIE    D  ABISTOTE  O 

doute  tiré  plus  ou  moins  directement  de  la  bibliothèque 
de  l'école  péripatéticienne.  Il  y  a  aussi  des  vers  d'Aristote, 
contenant  des  renseignements  précieux,  et  conservés  les 
uns  par  Diogène,  les  autres  par  Olympiodore  (1).  Nous 
trouverons  encore  un  ou  deux  passages  d'Aristoxène  de 
Tarente,  le  musicien,  contemporain  et  ami  de  Dicéarque 
et,  comme  lui,  philosophe  péripatéticien  ;  quelques  mots  du 
Mégarique  Lubulide  ;  deux  extraits  concordants,  l'un  de 
l'historien  Timée  de  Tauroménium  et  l'autre,  d'Epicure  ; 
une  épigramme  de  Théocrite  de  Chios  (2);  enfin  des  ren- 
seignements qui  viennent  d'Hermippe  de  Smyrne,  érudit 
alexandrin,  qui  floiïssait  vers  200  av.  J.-C. 

Hors  de  là  nous  n'avons  plus  que  des  témoignages  récents, 
—  qu'on  ne  peut  plus  accepter  que  quand  ils  s'accordent 
pour  assurer  en  gros  l'existence  d'un  certain  fait,  sur  les 
détails  duquel  ils  se  contredisent  presque  toujours,  —  ou 
quand  ce  qu'ils  affirment  parait  une  conséquence  de  ce 
qui  est  établi  par  les  témoignages  anciens. 

Nous  commencerons  par  relever  un  à  un  les  points  éta- 
blis dans  les  Chroniques  d' Apollodore,  tels  qu'ils  ressor- 
tent  des  textes  de  Denys  et  de  Diogène. 

Aristote  est  né  la  lrc  année  de  l'Olympiade  99  (38  ï  av. 
J.-C).  Cette  date  est  probablement  déduite  par  Apollodore 
de  celle  de  la  mort,  à  63  ans,  dans  la  3e  année  de  l'Olym- 
piade 1 14.  Les  autres  témoins,  indépendants  ou  non  d'Apol- 
lodore, sont  d'accord  sur  l'âge,  à  l'exception  de  l'inconnu 
Eumèlos  :  celui-ci  fait  vivre  Aristote  70  ans.  Mais, 
ajoute-t-il,  tciwv  xxôvitov  ÈreXeur^o-cv  :  ce  qui  suffit  à  nous 
édifier  sur  la  valeur  de  la  première  indication  (3).  —  Les 
renseignements  relatifs  au  lieu  de  naissance  et  à  la  famille 
d  Aristote,  que  nous  trouvons  dans  Denys  et  dans  Diogène 
(V,  1),  n'étaient  sans  doute  pas  dans  Apollodore,  puisque 

sont  joinls  au  t.  V.  Une  nouvelle  édition,  plus  complète,  l'ait  partie 
de  la  collection  Teubner. 

(1)  Itnd.,  p.  1583. 

(2)  Diog.  La.  11.  Théocrite  île  Chios -est  un  satirique  contemporain 
d'Alexandre,  mis  à  mort  par  Antigone,  le  père  de  I >  ;u i. ■  t rins  Polioi 

(3)  Zeller,  p.  2,  n.  2.  —  Four  L'étude  des  textes  relatifs  à  la  chro- 
nologie d'Aristote,  cf.  Jakoby,  op.  cit., p.  316-839. 


4  LE    SYSTEME    D  ARISTOTE 

Diogène  cite  ici,  à  propos  du  second  point,  une  source 
spéciale;  cette  source  est  peut-être  Hermippe  (1).  Tou- 
jours est-il  que,  selon  tous  les  deux,  Aristote  était  de 
Stagire,  et  le  fait  n'est  pas  douteux  puisque,  dans  le  tes- 
tament, il  est  question  de  la  maison  paternelle  de  Stagire 
(D.  L.  14).  Ajoutons  que  Stagire,  ville  de  la  Chalcidique, 
était  une  colonie  grecque  et  qu'on  y  parlait  grec  :  on  a 
donc  tort  de  parler  quelquefois  d' Aristote  comme  d'un 
demi-grec  ;  c'est  un  pur  Hellène,  aussi  bon  Hellène  que 
Parménide,  par  exemple,  ou  qu'Anaxagore  (2).  Si,  pj^ir  ce 
qui  concerne  maintenant  les  parents  d' Aristote,  Hermippe 
est,  comme  nous  l'avons  dit,  la  source  de  Denys  et  de 
Diogène,  il  témoignerait  alors  directement  d'une  fable, 
rapportée  par  l'un  et  par  l'autre  quant  à  l'origine  de  sa 
famille  paternelle.  Sa  mère,  nous  dit-on,  se  nommait 
Phaestis  ou  Phaestias,  son  père,  Nicomaque  ;  il  était 
médecin  et  nous  est  donné  pour  un  authentique  Asclé- 
piade  ;  Suidas  lui  attribue  six  livres  de  larpixà  et  un  de 
-.ouaaxà  (3).  La  profession  du  père  pourrait  être  impor- 
tante par  rapport  à  la  formation  de  l'esprit  du  fils.  Cepen- 
dant nous  savons  que  Nicomaque  mourut  de  bonne  heure, 
et,  d'après  le  Pseudo-Ammonius,  Aristote,  après  la  mort 
de  son  père  et  de  sa  mère,  aurait  été  élevé  par  un  certain 
Proxène  d'Atarnée  dont  le  fils,  nommé  Nicanor,  reçut  plus 
tard  du  philosophe  le  même  service  et  auquel  il  donna  sa 
fille  en  mariage  ;  le  renseignement  doit  être  exact,  car  le 
testament  (D.  L.  15)  règle  ce  mariage  et  mentionne  même 
le  nom  de  Proxène  (4).  Il  est  par  conséquent  douteux 
que  l'influence  de  Nicomaque  sur  l'esprit  de  son  fils  ait  pu 
être  bien  profonde.  Il  n'est  pas  non  plus  sans  importance, 
quoique  d'un  moindre  intérêt  au  point  de  vue  philosophi- 


(1)  Sur  ce  sot  pariait,  auteur  de  $Loi  et  d'un  ouvrage  en  plus  d'un  livre 
7rsoi  'ApioroTî/ovç,  voir  Egger,  op.  cit.,  p.  23-29.  En  raison  de  l'épo- 
que où  il  vivait  et  de  ce  qu'il  était  élève  de  Calliraaque,  on  peut 
admettre  qu'il  devait  être  bien  renseigné,  au  moins  sur  de  gros 
points  de  fait.  Cf.  ibid.,  25-27. 

(2)  Zeller,  p.  3,  n.  2  et  3. 

(3)  Ibid.,  p.  4,  n.  1. 

(4)  Ibid..  p.  5,  n.  6. 


VIE    D  ARISTOTE 


que,  de  savoir  que  Nicomaque  était  médecin  d'Amyntas, 
sans  doute  le  neveu  de  Philippe  et  que  celui-ci  supplanta  : 
on  s'expliquerait  ainsi  en  partie  le  crédit  dont  Aristote  a 
joui  auprès  des  princes  macédoniens. 

Voilà  en  somme  tout  ce  que  nous  savons  d'Aristote 
avant  son  entrée  dans  l'école  de  Platon.  Revenons  au 
témoignage  d'Apollodore,  dans  Denys  etDiogène.  Aristote 
avait  dix-sept  ans,  autrement  dit-il,  était  dans  sa  dix-hui- 
tième année,  lorsqu'il  se  fit  inscrire  à  l'Académie.  Quand 
Eumèlos  (D.  L.  6)  place  cet  événement  dans  la  trentième 
année  de  notre  philosophe,  ce  sont  là  des  fantaisies,  dont 
il  faut  rapprocher  les  assertions  de  Timée  et  d'Epicure  que 
nous  rapporterons  tout  à  l'heure  (1).  Aristote  demeura 
dans  l'École  jusqu'à  la  mort  du  Maître,  c'est-à-dire  pen- 
dant vingt  ans.  —  Au  lieu  de  renseignements  sur  les 
études  d'Aristote.  nous  n'avons  guère  que  des  racontars 
sans  valeur.  «  11  serait  de  la  plus  haute  importance,  dit 
excellemment  Zeller  (p.  8),  de  savoir  quelque  chose  d'exact 
sur  cette  période  de  la  vie  du  philosophe,  sur  ces  longues 
années  d'études,  pendant  lesquelles  il  a  posé  les  fonde- 
ments de  son  prodigieux  savoir  et  de  son  système  propre. 
Malheureusement  nos  informateurs  gardent  un  profond 
silence  sur  l'essentiel,  sur  la  marche  et  les  circonstances 
particulières  de  son  développement  scientifique,  pour  nous 
entretenir,  à  la  place,  de  toute  sorte  de  racontars  malveil- 
lants sur  sa  vie  et  sur  son  caractère».  C'est  ainsi  que,  d'après 
Anstoclès  de  Messène,  qui  d'ailleurs  n'en  croit  rien,  Timée 
racontait  èvtoùç  wnropîaiç  qu'il  avait  assez  longtemps  gagné 
sa  vie  à  taire  métier  d'apothicaire,  ou  même  de  charlatan, 
et  que,  au  «lire  d'Epicure,  h  tq  7cepl  tûv  èictr^SeufiiàTtov 
btcwtÔ/o^,  Aristote.  après  avoir  dissipé  son  patrimoine, 
aurait  dû  s'engager  connue  soldat,  puis,  y  ayant  mal 
réussi,  se  serait  mis  à  vendre  des  drogués  et  n'aurait  entin 
trouvé    son  salut   qu'auprès    de   Platon  \'2).    .Mai.,   les   ten- 


(i)  Grote  (Ariatotle,  1874,  p   3  sq.)  fail  aces  fantaisies  trop  d'hon- 
neur de  les  prendre  •  ;  :  cf.  Zeller,  p.  6,  n.  '■'•■ 

Voir  les  textes  dans  Zeller,  |>   8,  n    .'  el  3;  pour  la  critique, 

Q.    !. 


6  LE    SYSTÈME    b' ARISTOTE 

dances  calomnieuses  de  Timée,  celles  d'Epicure  qui  a  vio- 
lemment dénigré  tous  ses  prédécesseurs  et  ses  contempo- 
rains, sont  trop  connues  et  il  y  a  dans  ces  témoignages 
trop  peu  de  vraisemblance  interne,  pour  qu'on  puisse  leur 
accorder  la  moindre  créance. 

Au  sujet  des  rapports  d'Aristote  avec  Platon,  nous 
rencontrons  d'autres  assertions  plus  intéressantes,  mais 
qui  ne  sont  encore  sans  doute  que  des  médisances.  Ici 
le  texte  le  plus  autorisé  provient  d'Eubulide,  le  succes- 
seur d'Euclide  dans  l'école  de  Mégare.  Mais  l'acharne- 
ment calomnieux  d'Eubulide  contre  son  contemporain 
Aristote  était  bien  connu  (D.  L.  II,  109),  et  d'ailleurs 
ce  texte,  bien  compris,  ne  renferme  aucune  articulation 
grave  (1).  En  outre,  selon  Diogène  (2)  et  selon  r^lien 
("F.  H.  IV,  9  et  III,  19),  Aristote  aurait,  du  vivant  de 
Platon,  élevé  école  contre  école  et  même  un  jour,  en  l'ab- 
sence de  Xénocrate  et  de  Speusippe,  poursuivi  de  ses  cri- 
tiques le  Maître,  alors  octogénaire,  jusqu'à  le  forcer  de 
quitter  l'Académie  (2).  Ces  allégations  n'auraient  par 
elles-mêmes  aucun  poids  si  elles  ne  trouvaient,  ou  ne 
paraissaient  trouver,  un  appui  dans  une  assertion  d'Aris- 
toxène  dans  sa  Vie  de  Platon.  Mais  Aristoclès,  qui  la  rap- 
porte, ne  manque  pas  d'indiquer  qu'il  n'est  pas  du  tout 
certain  qu'il   y  soit  question  d'Aristote  (3).   Il  y  a  d'ail- 


(1)  Cette  assertion  d'Eubulide  est  rapportée  aussi  par  Aristoclès  ;  voir 
le  texte  dans  Zeller  p.  10,  n.  1. 1°  Aristote,  disait-il,  n'était  pas  présent 
à  la  mort  de  Platon.  C'est  possible,  mais  il  n'y  aurait  là  rien  de  sur- 
prenant :  Platon  en  effet  est  mort  inopinément,  seribens  est  mor- 
tuus,  comme  dit  Cicéron.  De  Senect.  5,  13  (cf.  Zeller,  II,  l'\  427,  2). 
2o  D'autre  part  les  mots  :  t«  ~i  r'j&'i.iv.  aJroy  itaf^siaxt  ne  signifient  pas 
sans  doute,  au  sens  littéral,  qu'il  ait  détruit  les  livres  de  son  maître, 
mais,  au  figuré,  qu'il  les  a  déchirés,  ce  qui  ferait  allusion  à  l'âpre 
critique  dirigée  par  Aristote  contre  son  maître.  —  Sur  I'animosité 
d'Eubulide  à  l'égard  d'Aristote,  cf.  Zeller,  ibid.  246,  7  (tr.  fr.  III, 
230.  4)  et  infra,  p.  28,  n.  2  et  p.  69. 

(2)  Zeller,  p.  10,  n.  3  et  p.  11,  n   2. 

(3)  Dans  ce  texte  en  effet  (cf.  Zeller,  11.  2)  Aristote  n'est  pas 
nommé;  mais,  au  dire  d'Aristoclès,  quelques-uns  voulaient  que,  dans 
la  phrase  :  xai  twTatxoêotLéîv  aurai  [se.  tm  II^aTuve]  tivk:  tczoI.tzxzo-j 
Çévouç  ffvTaç,  le  mot  resoîjraTo;  se  rapportât  à  Aristote.  Or  ce  terme, 


VIE    B  ARISTOTE  7 

leurs  des  textes  positifs  pour  établir  qu'Aristote,  à  une 
époque  postérieure  au  troisième  et  dernier  voyage  de  Pla- 
ton en  Sicile,  était  resté  fidèlement  attaché  à  son  maître. 
1°  Olvmpiodore  nous  a  conservé  un  fragment  d'une  Élégie 
d'Aristote  sur  Eudème  (1),  dans  laquelle  il  s'exprime  avec 
la  plus  grande  admiration  sur  le  compte  d  un  maître  qui 
ne  semble  pas  pouvoir  être  Socrate,  mais  seulement  Platon. 
2°  Aristote  a  édité  certaines  leçons  de  Platon  qui,  en  raison 
de  leur  Caractère,  semblent  être  postérieures  au  dernier 
voyage  de  Sicile  :  elles  portaient  en  effet  sur  l'Un  et  le 
Grand  et  Petit,  sur  les  Nombres  idéaux,  bref  sur  des  doc- 
trines qui  sont  étrangères  aux  dialogues  et  que  l'on  con- 
naît pour  appartenir  à  la  dernière  période  de  la  vie  de 
Platon  (2).  3°  Denys  dit  expressément  qu'Aristote,  du 
vivant  de  Platon,  ne  fonda  point  d'école  (3),  et,  s'il  n'en 
avait  été  réellement  ainsi,  l'assertion  d'Apollodore,  qu'Aris- 

comine  lo  montre  Zeller  (13, 1),  peut  s'appliquer  à  d'autres  écoles  qu'à 
celle  d'Aristote.  Du  reste,  puisque  d'après  Aristoxène  le  fait  en  question 
se  serait  produit  vj  cii  iù«.vy  /.où  ry  K7ro(f»j/xîa,  c'est-à-dire  pendant  un 
des  deux  derniers  voyages  de  Platon  en  Sicile,  qui  seuls  sont  postérieurs 
à  la  fondation  de  l'Académie,  Aristote  n'aurait  eu  que  vingt-quatre  ans 
au  moment  du  troisième,  en  361/360  (cf.  11,  4).  11  est  plus  vraisem- 
blable que  le  témoignage  d'Aristoxène  vise  lléraclide  du  Pont  (cf. 
Zeller,  II  43,  424,  4  ;  989,  3). 

(1)  Fr.  623,  p.  1583  a;  cf.  Zeller,  12,  1.  —  L'Eudème  dont  il 
s'agit  ne  parait  pas  être  Eudème  de  Rhodes,  mais  plutôt  ce  condisci- 
ple d'Aristote  dans  l'école  de  Platon,  qui  mourut  en  352  et  en  souve- 
nir de  qui  Aristote  composa  son  dialogue  intitulé  Eudème.  Dès  lors, 
c'est  de  cet  Eudème,  disciple  de  Platon,  que  parle  Aristote,  et  non 
pas  de  lui-même,  comme  il  arriverait  si  son  élégie  se  rapportait  à 
Eudème  le  Rbodien.  C'est  donc  bien  après  le  dernier  voyage  de  Platon 
en  Sicile  qu'Aristote  célèbre  magnifiquement  son  maître.  Au  dernier 
vers,  au  lieu  de  «3  jù-j,  il  faut  lire  uo-jvk?  («  nul  ne  peut  jamais  acqué- 
rir bien  et  bonheur  à  part  l'un  de  l'autre  »).  Quant  à  «  l'autel  de 
l'amitié  ».  c'est  ici  une  figure  de  rhétorique.  Sur  tout  ceci,  cf.  Zeller, 
loc.  cit.  Au  reste  L"  élégie  fût-elle  adressée  à  l'Eudème,  disciple  d'Aristote, 
qu'il  lesterait  toujours  dans  la  bouche  d'Aristote  un  éloge  enthousiaste 
de  Platon  :  c'est  ainsi  que  paraît  avoir  compris  Olympiodore. 

(2)  Cf.  Zeller,  lac.  rit.,  et  II  1*,  416,  6  et  417,  1,  2;  il  s'agit  des 
fameuses  leçons  sur  h-  Bien. 

i'.<)  /:'/>.  ad  Amm.  I,  7,  p.  l'Si  :  avirijv  nÂar&m  /.«i  Stïcpvtyev  Sus 

£7'.)v    ir.rù.    rr«i    roi'y/.ovra,    ojti    nyo\î)<;    qvoûpivQC     ojV    '.Jixv    mnowoi 

(/.i.Cll'jlV. 


8  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

tote  resta  vingt  ans  auprès  de  Platon,  perdrait  tout  son 
sens.  i°  Aristote  se  range  lui-même  parmi  les  Platoniciens, 
quand  il  emploie  la  première  personne  du  pluriel  pour  rap- 
porter des  opinions  platoniciennes  (1).  5°  Le  célèbre  pas- 
sage de  l'Éthique  à  Nicomaque,  où  Aristote  parle  avec 
tant  d'élévation  de  la  peine  qu'il  ressent  au  moment  de 
sacrifier,  en  philosophe,  à  la  sauvegarde  sacrée  de  la  vérité 
ses  sentiments  personnels  d'amitié  à  l'égard  du  fondateur 
de  la  doctrine  des  Idées,  ce  passage  témoigne  encore  d'un 
affectueux  et  profond  respect  pour  la  personne  du  maî- 
tre (2).  6°  On  peut  ajouter  que  Théocrite  de  Chios  repro- 
che à  Aristote  d'avoir  quitté  Y  Académie  pour  la  Macé- 
doine (3).  7°  Enfin,  d'après  Strabon,  Xénocrate  accompagna 
Aristote  dans  ce  voyage  à  Atarnée  dont  il  sera  question 
tout  à  l'heure,  et  il  conserva  par  la  suite  avec  lui  d'ami- 
cales relations.  Si  Aristote  avait  manqué,  aussi  gravement 
qu'on  le  dit,  à  ses  devoirs  envers  son  maître,  les  faits  qui 
viennent  d'être  rapportés  seraient  en  contradiction  avec- 
ce  qu'on  sait  du  dévouement  absolu  de  Xénocrate  à 
l'égard  de  Platon  (4).  -  On  a  cru,  il  est  vrai,  trouver 
une  preuve  du  ressentiment  que  les  procédés  d  Aristote 
auraient  inspiré  à  Platon  dans  le  silence  de  celui-ci  à 
l'égard  de  son  élève.  Mais  comment  aurait-il  pu  nommer 
Aristote  dans  des  entretiens  socratiques  ou  qui,  d'une 
façon  générale,  sont  supposés  antérieurs  à  Platon  lui- 
même  (5)  ?   Au    surplus,    on  tend  aujourd'hui   à   penser. 

(1)  Par  ex.  Metaph.  A,  9,  990  b,  8,  22  :  ...  *a8'  ou;  rpo'jrou;  Sèix- 
vuutv  on  ï(TTi  rà  eioï)...  —  v.y.-'j.  uIvj  rijy  ûnà\i}lttv,  xaô'  r,v  ûvui  vauiv  rà; 
ioiv.;...  Autres  références  dans  Zeller.  45,  :;  Il  faut  observer,  de  quel- 
que façon  qu'on  doive  expliquer  le  fait,  que  cette  façon  de  s'exprimer 
ne  se  rencontre  que  dans  les  livres  A  et  B  de  la  Métaphysiq 
qu'elle  ne  se  retrouve  plus  dans  les  passages  du  livre  M  où  il  y  a 
identité  de  contenu  avec  le  livre  A. 

(2)  I,  4,  déb.  :    il  faut   examiner  le  concept    universel   du    Bien, 

XC.I.77Ï0  77007C/:j7co;  tjjç  to'.c/.ût/;;  Çy;t7;<7îoj;  ■yivouiv/j;  oiv.  rô  ©tOiOu;  ôLvoov.- 
ueruyuysZ'j  t«  ûSa .  ôoEzn  o'âv  iaotç  S-'Ànov  eïvui  v.y\  o-vj  ï-i  awrqpta  ve 
zf,ç  aÀjjôct'aç  -/.ai,  rà  oùcstec  xva.ipe.tv,  a)./w;  tï  x«i  s>t).o<rôyou;  ô'vraç  'ctuaohi 
yàjo  q-jtqiv  fù.oiv,  ô'ciov  KpoTiac/.'j  ~r,v  à/vjôîtav. 

(3)  Voir  le  texte  dans  Zeller,  45,  6.  Cf.  supra,  p.  3,  n.  2. 

(4)  Zeller,  p.  46,  et  n.  4  et  2. 

(5)  Ibid.,  p.  43,  n.  3. 


vu:  d'aristote  9 

depuis  les  nouvelles  recherches  sur  la  chronologie  des  dia- 
logues, que  plusieurs  d'entre  eux  contiennent  au  moins 
des  allusions  aux  objections  élevées  par  Aristote,  dans  l'Aca- 
démie même,  contre  la  théorie  des  Idées.  A  la  vérité  ceci 
ne  prouverait  pas -des  relations  amicales.  Mais,  sans  insis- 
ter plus  qu'il  ne  convient  sur  ce  que  la  tradition  nous 
apprend  de  l'estime  en  laquelle  Platon  aurait  tenu  la  péné- 
tration de  l'esprit  d'Aristote  et  son  zèle  pour  l'étude 
il  semble  que  les  preuves  précédentes  doivent  suffire  :  la 
vivacité  de  la  critique  n'a  pas  empêché  l'estime  et  l'amitié 
chez  le  maître,  le  respe'ct  et  l'admiration  de  la  part  du  dis- 
ciple. 

Rien  dans  tout  cela  malheureusement  ne  nous  renseigne 
sur  les  études  d'Aristote  à  l'Académie.  Nous  n'avons  aucun 
détail,  et  nous  sommes  réduits  à  penser  qu'il  n'a  pu  man- 
quer d'y  apprendre  tout  ce  qui  s'y  enseignait.  Peut-être  a- 
t-il  accordé  à  l'étude  des  sciences  de  la  nature  plus  de  déve- 
loppement qu'on  n'avait  coutume  de  le  faire  dans  l'école 
de  Platon  (2).  11  y  a  joint  aussi  sans  doute  une  étude  plus 
attentive  de  la  rhétorique.  Dès  cette  époque  il  donna  proba- 
blement, sous  le  patronage  de  l'Académie,  des  leçons  de 
rhétorique  pour  lutter  contre  l'enseignement  d'Isocrat 
et  c'est  là,  semble-t-il,  ce  qui  a  donné  naissance  à  la  tradi- 
tion mensongère  d'après  laquelle,  comme  on  l'a  vu,  il 
aurait  ouvert,  du  vivant  de  Platon,  une  école  rivale  de  phi- 
losophie. 

Si  maintenant  nous  revenons  au  cadre  chronologique 
!>ar  Apollodore  et  aux  notices  biographiques  de  Denys 
et  de  Diogène,  nous  voyons  qu'Aristote,  à  la  mort  de  Pla- 
ton, se  rend  auprès  d'Hermias,  tyran  d'Atarnée  et  d'Assos 
en  .Mysie.  avec  lequel  il  s'était  lié  pendant  le  temps  que 
celui-ci  avait,  passé  dans  1  école  de  Platon.  C'est  en  l'honneur 
de  ce  prince,  ou  en  souvenir  de  lui.  qu'Aristote  a  écrit  son 

(1)  Platon  admiraH  a  ce  poinl  l'ày^ivoia  d'Aristote  qu'il  app 
celui-ci,  raconte  Philopon,  w>û;  t.;;  $tarptfôit  «  lu  tête  de  l'École  >■. 
D'après  le  I'.-;.  Aunnon.,  il  le  noran  iseur  o  (o  àvayvwôrioç 
Zeller,  14,  i  el  II  I*,  989,  -'. 

(2)  Zeller,  p.  !  -.  a     i 
(:;)  fhid..  n.  - 


10  LE    SYSTÈME    d'aMSTOTE 

Hymne  à  la  vertu.  Hermias  fut  tué  en  trahison  par  les  Per- 
ses, comme  nous  l'apprend  Aristote  lui-même  dans  l'ins- 
cription de  la  statue  qu'il  lui  avait  élevé  à  Delphes.  On  ne 
sait  au  juste  si  c'est  avant  cet  événement,  ou  plus  tard, 
qu'Aristote,  après  un  séjour  de  trois  années  auprès  de  son 
ami.  quitta  Assos  pour  se  rendre  à  Mytilène,  en  315/4. 
Après  la  mort  d'Hermias,  il  avait  épousé  la  nièce  ou  fille 
adoptive  de  celui-ci,  Pythias,  dont  il  prescrit  dans  le  testa- 
ment que  les  restes  soient  réunis  aux  siens.  Ajoutons  tout 
de  suite  que,  après  la  mort  de  Pythias,  Aristote  avait 
épousé  Herpyllis,  au  dévouement  cfe  laquelle  il  rend  hom- 
mage dans  son  testament,  en  même  temps  qu'il  prend  soin 
d'assurer  son  avenir  et  la  recommande  à  ses  amis  ;  c'est  elle 
qui  fut  la  mère  de  Nicomaque  (1). 

C'est  de  iVfytilène  que,  en  Tannée  343  ou  au  commence- 
ment de  342,  Aristote  fut  appelé  en  Macédoine  par 
Philippe  pour  faire  l'éducation  d' Alexandre,  alors  âgé  de 
treize  ans  (2).  Sur  l'enseignement  qu'Aristote  donna  à  son 
élève  on  ne  sait  rien  de  précis,  et  Plutarque  est  réduit  à  des 
suppositions  (3). 

Après  être  resté  huit  ans  auprès  d'Alexandre,  Aristote 
revint  à  Athènes,  en  335/4,  et  c'est  là  qu'il  enseigna  pendant 
une  douzaine  d'années,  faisant  preuve,  aussi  hien  comme 
professeur  que  comme  auteur,  d'une  extrême  activité.  II 
avait  choisi  pour  lieu  de  son  enseignement  le  Lycée,  gym- 
nase attenant  au  temple  d'Apollon  Lycien.  Sous  les  ombra- 


(1)  Surtout  ceci,  voir  Zeller,  p.  20  sq.  avec  les  notes.  L'Hymne  à 
la  vertu  et  l'inscription  à  la  mémoire  d'Rermias  se  trouvent  dans  les 
fragments,  nos  625  et  62-4,  p.  1583,  b  et  a.  Pour  ce  qui  se  rapporte  au 
Testament,  voir  Diog.  La.,  -16  et  13. 

(2)  Diogène  dit.  il  est  vrai,  qu'Alexandre  avait  quinze  ans.  Mais  Apol- 
lodore  ne  pouvait  ignorer  que  ce  prince  était  né  le  19  juillet  356.  Il  y  a 
donc  là  une  altération  du  texte  (cf.  Jakoby,  p.  339).  Quant  à  la  pré- 
tendue lettre  de  Philippe  ;i  Arislote  au  sujet  de  cette  éducation,  au 
moment,  même  de  la  naissance  d'Alexandre,  c'est  un  faux  dont  il  est 
inutile  de  parler  davantage  ;  cf.  Zeller,  23,  3. 

(3)  Les  deux  lettres  d'Alexandre  à  Aristote  au  sujet  de  la  publi- 
cation des  ouvrages  ésotériques,  dont  parle  Plutarque  sont  fausses 
vi  materiae,  comme  on  le  verra  plus  tard,  p.  53,  n.  3.  Cf.  Zeller, 
p.  23,  n.  4. 


VIE    DARISTOTE  11 

ges  du  jardin  il  se  promenait  en  s'entretenant  avec  ses  élè- 
ves :  c'est  de  cette  coutume  («epMtàTeïv),  et  non  de  l'exis- 
tence, commune  à  l'Académie  et  au  Lycée,  d'une  galerie  ou 
promenoir  (itepwtaroç),  que  provient  le  nom  de  nepwtawj- 
xtxot,  sous  lequel  on  désignait  les  disciples  d'Aristote  ;  du 
reste  cette  dérivation  se  justifie  seule  au  point  de  vue  de 
la  langue.  Il  est  difficile  pourtant  de  croire  que  cette  cou- 
tume fût  constante,  et  que  le  maître  n'}r  renonçât  pas  quand 
son  auditoire  devenait  trop  nombreux.  D'après  Aulu-Gclle, 
il  donnait  deux  sortes  de  leçons,  consacrant  à  la  philoso- 
phie celles  du  matin,  à  la  rhétorique,  celles  de  l'après- 
midi  (1).  —  Quelle  était,  d'autre  part,  sa  méthode  d'expo- 
sition? Zeller  semble  croire  que  c'était  le  dialogue  socratique 
et  qu'il  n'y  renonçait  que  par  exception.  Mais,  d'abord,  il 
semble  bien  que  les  témoignages  contredisent  cette  manière 
de  voir:  les  expressions  dont  se  servent  Cicéron,  Aulu-Gelle, 
Diogène  impliquent  la  continuité  de  son  discours,  et,  en 
outre,  Aristoxène  dit  formellement  qu'Aristote  indiquait  le 
sujet  et  traçait  le  plan  de  sa  leçon,  avant  de  développer  les 
points  de  détail  (2).  D'autre  part,  chez  Platon  lui-même, 
nous  assistons  à  une  transformation  de  la  méthode  socrati- 
que d'enseignement  par  le  dialogue  :  l'importance  de  la 
forme  dialoguée  diminue  progressivement  et  les  derniers 
écrits  de  Platon  sont  presque  des  traités  ex  professa.  Au 
reste,  entre  un  tel  procédé  et  les  tendances  générales  de  la 
méthode  d'Aristote,  il  paraît  bien  y  avoir  une  incompatibi- 
lité essentielle.  Le  dialogue  suppose  la  maïeutique,  ou,  ce 
qui  en  est  l'équivalent  platonicien,  la  réminiscence  :  il  s'agit 
seulement  de  se  reporter  à  une  sorte  d'évidence  intime. 
Pour  Aristote,  au  contraire,  enseigner  c'est  démontrer  ;  il 
a  l'idée  du  moyen-terme  et  de  la  preuve  ;  nul  besoin  d'un 
retour  sur  soi  de  l'auditeur,  ni  qu'on  lui  demande  son  assen- 
timent :  on  le  contraint.  —  Notons  enfin  que,   pour  son 


{{)  Sur  ces  divers  points,  voir  Zeller,  p.  2!)  (surtout  n.  3-5)  et  30 
(surtout  n.  \). 

(2)  Cf.  Zeller,  p.  30  sq.  Les  textes  auxquels  nu  vient  de  Taire  allu- 
sion sont  cités  par  Zeller  Lui-même,  p.  31,  n.  2  (cf.  30,  3)  et  3;  p.  30, 
n.  ± 


12  LE    SYSTÈME   DARISTOTE 

enseignement,  Aristote  eut  besoin  de  collections  et  de 
livres.  Bien  que  son  testament  soit  d'un  homme  pourvu  de 
richesses  suffisantes,  ses  ressources  personnelles,  même 
jointes  à  celles  de  l'Ecole,  n'auraient  peut-être  pas  suffi  à 
faire  les  frais  de  ce  matériel  considérable.  Il  n'est  donc  pas 
impossible  que,  dans  ce  but,  Aristote  ait  été  aidé  par  Phi- 
lippe et  surtout  par  Alexandre.  D'ailleurs,  si  vraisemblable- 
ment le  meurtre  de  Callisthène  dut  amener  quelque  refroi- 
dissement dans  leurs  relations,  il  semble  bien  qu'Aristote 
ait  toujours  gardé  de  bons  rapports  avec  son  élève. 

La  mort  de  celui-ci  fut  pour  le  philosophe  la  source  de 
graves  dangers.  On  sait  comment  la  Grèce  se  souleva  con- 
tre la  domination  macédonienne.  Sans  doute  Aristote 
n'avait  jamais  joué  aucun  rôle  politique  ;  mais  il  n'en  était 
pas  moins  connu  pour  appartenir  au  parti  macédonien.  On 
l'accusa  d'impiété,  parce  qu'il  avait  célébré  Hermias  comme 
un  dieu  et,  prétendait-on,  lui  avait,  ainsi qu  àPythias,  offert 
un  sacrifice.  Mais,  comme  autrefois  pour  Socrate,  l'accusa- 
tion couvrait  des  motifs  politiques.  Devant  ce  péril,  Aristote 
quitta  Athènes  pour  se  retirera  Chalcis,  dans  l'île  d'Eubée, 
au  cours  de  la  troisième  année  de  l'Olympiade  114,  selon 
Apollodore,  c'est  à-dire  en  323.  L'année  suivante,  proba- 
blement pendant  l'été,  il  succombait  à  une  maladie  d'esto- 
mac, vers  le  temps  où,  dans  file  de  Galaurie,  s'empoisonnait 
Démosthène  (1). 

(1)  Au  sujet  de  l'accusation  d'impiété,  voir  Zeller  38,  1  et  21.  I 
s.  fin.  ;  pour  les  griefs  d'ordre  politique,  ibid,,  37,2  ;  Aïistoclès,  en 
rapportant  les  divers  motifs  allégués,  ouvertement  ou  non,  pour  per- 
dre Aristote,  en  souligne  l'inanité.  Sur  l'époque  et  les  circonstances 
de  la  mort,  cf.  40,  3,  4.  —  Du  caractère  d' Aristote,  eu  l'absence  de 
témoignages  suffisants,  il  vaut  mieux  ne  rien  dire  :  les  inférences  à 
ce  sujet  sont  aussi  précaires  que  faciles. 


DEUXIÈME  LEÇON 


LES  CATALOGUES   DES  ÉCRITS   D  ARISTOTE 

SES  ÉCRITS  NON  SCIENTIFIQUES;  SES  ŒUVRES  DE  JEUNESSE 

ET,   EN   PARTICULIER,  SES  DIALOGUES 


Nous  possédons  trois  catalogues  des  ouvrages  d'Aristote, 
reproduits  tous  les  trois  par  Rose  en  tète  des  fragments 
dans  l'édition  de  Berlin.  Les  deux  premiers  sont  ceux  de 
Diogène  et  de  l'anonyme  de  Ménage.  Mais  on  voit  au  pre- 
mier coup  d  œil  que  celui-ci  a  beaucoup  de  parenté  avec 
celui-là.  Des  146  titres  de  Diogène,  132  se  retrouvent  dans 
l'anonyme,  et,  parmi  les  titres  ajoutés  par  ce  dernier,  quel- 
ques-uns ne  sont  que  des  répétitions  ou  des  variantes  de 
titres  mentionnés  par  Diogène.  Si  l'on  tient  compte  en 
outre  du  fait  que  certaines  particularités  dans  la  notation 
des  titres  se  rencontrent  chez  les  deux  auteurs  à  la  fois,  on 
ne  peut  douter  que  l'un  ait  copié  l'autre,  ou  qu'ils  aient 
eu  une  source  commune.  Selon  l'opinion  de  Rose  (1),  c'est 
l'anonyme  qui  a  copié  Diogène,  et,  d'après  Rose  encore, 
suivi  par  Zeller  (2),  l'anonyme  c'est  ici  Hésychius  de  Milet 
(vers  500  ap.  J.-C). 

Ce?  deux  conjectures  ne  sont  peut-être  pas  des  mieux 
appuyées.  D'ailleurs  il  faut  bien  reconnaître  que  le  catalo- 
gue de  l'anonyme,  disons  le  catalogue  d'Hésychius,  a  eu, 
pour  une  de  ses  parties  au  moins,  une  autre  source  que 
Diogène  et,  peut-être,  une  autre  source  que  celle  de  Dio- 
gène. Il  s'agit  de  l'appendice,  dont  les  nos  147-1<>8  (3)  eon- 

(1)  Fragm.,  p.  14GG,  dans  les  notes. 
-2,  Op.  cit.,  p.  50,  n.  :'». 
(3)  Fragm.,  p.  1-468  b. 


14  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

stituent  des  titres  d'ouvrages  capitaux  et  authentiques.  Le 
fait  d'avoir  ajouté  un  second  appendice,  consacré  à  des  écrits 
apocryphes,  en  les  donnant  pour  tels  (1),  parle  aussi  en 
faveur  d'Hésychius  ou  de  sa  source.  Quoi  qu'il  en  soit,  il 
reste  un  fonds  commun  à  Diogène  et  à  Hésychius.  Ce  fonds 
est  fait  pour  nous  surprendre  ;  car,  s'il  mentionne  nombre 
d'ouvrages  inconnus  ou  incertains,  en  revanche  il  n'indir 
que  qu'une  dizaine,  ou,  pour  tout  mettre  au  mieux,  une 
quinzaine  des  ouvrages  que  nous  connaissons  (2).  La  source 
n'en  saurait  donc  être,  pour  cette  raison  même,  Androni- 
cus  de  Rhodes,  l'éditeur  de  notre  collection  aristotélique, 
ni  même,  après  lui,  Nicolas  de  Damas.  Ajoutons  que  le 
Ilepl  Ippiveiaç,  rejeté,  à  tort  ou  à  raison,  par  Andronicus,  est 
admis  par  Diogène  dans  son  catalogue  (3).  Quelle  est  donc 
la  source  de  la  partie  commune  du  catalogue  de  Diogène 
et  du  catalogue  d'Hésychius  ?  Zeller  conjecture  que  c'est 
Hermippe  (-4).  Hermippe,  selon  Zeller,  se  serait  contenté 
de  relever  celles  des  œuvres  d'Aristote  que  possédait  la 
bibliothèque  d'Alexandrie.  S'il  a  fait  cela  en  croyant  être 
complet,  c'est  digne  de  sa  sottise,  mais  non  pourtant  du 
soin  et  du  zèle  qui  lui  étaient  ordinaires  (5).  Reconnaissons 
du  reste  que  cette  hypothèse  d'une  collection  aristotélique, 
fort  incomplète  à  Alexandrie,  explique  hien  le  même  défaut 
dans  les  catalogues  de  Diogène  et  de  l'anonyme,  et  qu'une 
autre  explication  est  difficile  à  trouver.  Cependant  l'hypo- 
thèse ne  va  pas  toute  seule  :  on  s'étonne  que  la  bibliothè- 
que ait  été  si  mal  pourvue,  car  on  sait  avec  quel  empres- 
sement, principalement  sous  Pj,olémée  Philadelphe,  on  y 
recherchait  les  textes  aristotéliciens.  Sans  doute  les  faus- 
saires montraient-ils  un  égal  empressement  à  profiter  de 
ces  dispositions,  et,  en  un  sens,  il  est  bien  vrai  que  l'abon- 
dance des   faux  implique   peut-être  l'absence  des  textes 


jl)  Ibid.,  p.  1469  b. 

(2)  Cf.  Zeller,  op.  cit.,  p.  52,  n.  1. 

(3)  Zeller,  p.  5-1-53. 

(4)  11  avait  écrit  une  vie  d'Aristote  (cf.  p.  4,  n.  1)  et  en  outre  un 
catalogue  des  ouvrages  de  Théophraste,  cf.  Zeller,  p.  53,  n.  3. 

(5)  Cf.  V.  Egger,  De  fontibus  Diog.  Laërtii,  p.  25. 


CATALOGUES    DES    ÉCRITS    D'ARISTOTE  15 

authentiques  (i).  Il  n'en  demeure  pas  moins  douteux  que 
Hermippe  ait  fourni  le  fonds  commun  des  catalogues  de 
Diogène  et  d'Hésychius. 

Notre  troisième,  ou,  si  l'on  veut,  notre  second  catalogue, 
présente  un  caractère  très  différent.  On  y  cite,  incidemment 
Apellicon  et  Andronicus  (2),  et  presque  tous  les  ouvrages 
de  notre  collection  s'y  trouvent.  Yl  Éthique  à  Nicomaque 
peut  avoir  été  oubliée  et  les  Parva  naturalia  peuvent  avoir 
été  réunis,  pour  abréger,  sous  les  titres  de  deux  d'entre  eux, 
confondus  d'ailleurs  en  un  seul  :  De  memoria  et  somno  (3). 
Ge  catalogue  ne  nous  est  d'ailleurs  parvenu  qu'incomplet. 
Il  nous  a  été  transmis  par  deux  auteurs  arabes  du  xiu"  siè- 
cle (4),  Ibn-el-Kifti  et  Ibn-Abi-Oseibia,  qui  déclarent  l'avoir 
emprunté  à  un  certain  Ptolémée,  de  la  province  de  Rome. 
Ce  nom  n'est  pas  inconnu  des  écrivains  grecs.  David  dit 
que  Ptolémée,  qu'il  confond,  il  est  vrai,  avec  Ptolémée  Phi- 
ladelphe,  évaluait  les  ouvrages  d'Aristote  à  mille  livres.  Or 
nous  connaissons  l'existence  d'un  péripatéticien  du  nom  de 
Ptolémée,  dont  divers  indices  nous  permettent  de  placer  la 
vie  entre  70  au  plus  tôt  et,  au  plus  tard,  220  ap.  J.-C.  ; 

% 

(1)  Sur  ces  divers  points,  voir  Chaignet,  Essai  sur  la  psychologie 
d'Aristote  (1884),  p.  76,  n.  1  et  p.  77,  n.  2  :  le  texte,  traduit  dans  la 
première  noie  (et  qui  provient  d'un  commentaire  des  Catégories 
qu'on  attribuait  autrefois  à  Ammonius  [le  fils  d'Hennins  et  L'élève  de 
Proclus,  vers  500;  cf.  Zeller,  III  24,  893  sqq.],  mais  qui  doit  être  res- 
titué à  Philopon  [Jean  d'Alexandrie,  surnommé  Philopon,  disciple 
d' Ammonius,  vers  530])  est  particulièrement  intéressant  :  cf.  Philo- 
pon (olim  Ammon.)  in  Categ.  7,  2:1  éd.  Busse  {Comment,  in  Ar.  r/r. 
XIII,  1  ;  Srholia  publiés  par  Brandis  dans  le  vol.  IV  de  l'éd.  de  Berlin, 
28  a,  note).  Voir  aussi  Elias  (olim  David)  in  C.at.  128,  5-9  éd.  Busse 
(XVIII,  I  ;  Schol.  fir.,28  a,  13-16)  et  Simplicius  Cat.  8,  22-24  éd.  Ivulb- 
fleisch  (VIII  ;  Schol.  28  a,  noie).  —  Elie  et  David,  probablement  chré- 
tiens comme  Philopon,  sont,  à  ce  qu'il  semble,  des  élèves  d'Olym- 
piodore  le  Jeune,  disciple  lui-même  d'Ammonius  :  cf.  Zeller,  III  2\ 
917,  4.  Sur  Simplicius,  élève  d'Ammonius  et  l'un  des  meilleurs  com- 
mentateurs d'Aristote  [vers  530],  voir  Zeller,  iùid.,  909  sqq.  —  Ci', 
aussi  infra,  p.  07  sq. 

(2)  N«s  80  el90  dans  les  Fragm.  de  Rose,  p.  1 169 sq.  Au  iv  87  on 
reconnaît  en  outre  le  nom  d'Artémon  (cf.  infra,  p.  10). 

(3)  No  40.  Cf.  Zeller,  op.  cit..  p.  55,  a.  3. 

(4)  Cf.  Rose,  p.  1469,  note  placée  en  tête  du  catalogue  en  question. 


16  LE    SYSTÈME    [/aRISTOTE 

c'est  celui-ci  probablement  qui  est  l'auteur  du  catalogue. 
Il  faut  remarquer  que  l'évaluation  à  mille  livres  des  œuvres 
d'Aristote  est  celle  même  d'Andronicus.  Telle  que  les  deux 
auteurs  arabes  nous  la  donnent,  la  liste  de  Ptolémée  ne 
contient  plus  que  cinq  cent  cinquante  livres  environ  poul- 
ies quatre-vingt-douze  ouvrages  cités  (1).  Peut-être,  de 
l'identité  primitive  des  chiffres  et  de  la  citation  du  nom 
d'Andronicus,  pourrait-on  induire  avec  quelque  vraisem- 
blance que  le  catalogue  incomplet  qui  nous  est  parvenu  par 
l'intermédiaire  de  ces  auteurs  arabes  est,  au  fond,  un  reste 
du  catalogue  même  d'Andronicus. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  même  dans  l'hypothèse  la  plus  favo- 
rable, il  faut  avouer  que  nos  catalogues,  même  celui  de 
Ptolémée,  ne  peuvent  pas  nous  être  d'une  grande  utilité. 
Celle  qu'on  attendrait  d'eux,  ce  serait  d'établir  l'authenti- 
cité des  ouvrages  qu'ils  indiquent.  Evidemment  ils  ne  sau- 
raient nous  la  fournir.  La  question  d'authenticité  ne  peut 
être  résolue  que  par  un  examen  de  chacun  des  ouvrages. 
Force  est  donc  de  les  parcourir  tous.  Nous  commencerons 
par  les  ouvrages  non  scientifiques,  et,  puisque  nous  n'au- 
rons pas  à  revenir  sur  ces  ouvrages  si  ce  n'est  d'une  façon 
tout  accidentelle,  noÉ  profiterons  de  la  revue  que  nous 
allons  entreprendre  pour  faire  connaissance  avec  eux,  du 
moins  avec  les  plus  caractéristiques  d'entre  eux. 

Il  ne  semble  pas  qu'Aristote  ait  écrit  un  grand  nombre 
de  vers.  Diogène  (n°  145)  et  Hésychius  (n°  138)  mention- 
nent deux  poèmes  dont  on  ne  sait  pas  si  ce  sont  ceux  dont 
les  fragments  nous  sont  parvenus.  Ces  fragments  parais- 
sent authentiques.  L Hymne  à  la  vertu  est  d'une  assez  belle 
allure.  Mais  ce  n'est  ni  du  lyrisme  de  génie,  ni  de  la  poésie 
philosophique  comme  celle  de  Cléanthe  (2). 

Le  catalogue  arabe  (n°  90)  nous  dit  qu'Andronicus  a  connu 
vingt  livres  de  Lettres  ou  peut-être  seulement  vingt  lettres. 
D'autre  part  (n°  87),  on  nous  parle  de  huit  livres  de  Lettres, 
réunies  par  un  certain  Artémon.  Ces  lettres  étaient  célébrées 
comme  des  modèles.  Il  semble  bien  qu'il  ne  nous  en  reste 


(1)  Zeller,  p.  54,  n.  2  et  p.  55. 
(Y)  Zeller,  p.  56,  n,  1. 


ŒUVRES    DE    JEUNESSE.    DIALOGUES  17 

rien  d'authentique,  et  il  nous  en  reste  de  sûrement  inauthen- 
tiques (1). 

Passons  maintenant  aux  écrits  philosophiques  qu'Aris- 
tote  a  composés  pendant  sa  jeunesse.  Les  plus  caractéristi- 
ques de  ces  écrits  sont  sans  doute  ses  dialogues.  Ce  sont 
ces  ouvrages  qui  figurent  au  commencement  des  listes  de 
Diogène  et  d'Hésychius,  en  allant,  semble-t-il,  de  ceux  qui 
comptaient  le  plus  de  livres  à  ceux  qui  en  avaient  le  moins. 
Rose  donne  des  fragments  qu'il  rapporte  à  vmgt-et-un  dialo- 
gues. Quelques-uns  sont  évidemment  apocryphes,  par  exem- 
ple le  Mavtxôç,  qui  est  déjà  signalé  comme  tel  par  Hésychius 
(n°  191).  Pour  d'autres  on  reste  dans  l'incertitude  :  par 
exemple,  le  rpûXXoç  r\  -zz\  pTrjTopwoiç,  le  lloXvcoeéç,  le  Scxp'tcroiç; 
r'Epamxéç,  le  EuuTcôo-tov,  à  plus  forte  raison  le  Mevé£svo<;  dont 
nous  n'avons  aucun  fragment.  En  général,  les  fragments 
dés  dialogues  précédents  ne  nous  fournissent  pas  de  rai- 
sons internes  décisives  pour  prononcer  l'inauthenticité. 
D'autres  paraissent  plutôt  authentiques  :  telle  IIspl  sJ-'svslaç. 
qui  parle  de  la  bigamie  de  Socrate,  allégation  controuvée 
sans  doute,  mais  qu'on  rencontre  de  si  bonne  heure  chez 
les  Péripatéticiens  qu'elle  a  tout  l'air  de  provenir  du  maî- 
tre. D'autres  sont  garantis  par  des  raisons  plus  sérieuses. 
Tel,  d'abord,  le  Ilepl  evyr\ç,  dont  un  passage  rappelle  de  près 
un  endroit  célèbre  (VI,  508  e  sq.)  de  la  République  de  Pla- 
ton {Fragm.  1483  a,  24).  Tel  ensuite,  et  surtout,  le  Etepl  -ovrr 
tçûv,  auquel  il  semble  bien  qu'Aristote  lui-même  se  réfère, 
quand,  dans  la  Poétique  (chap.  15,  /?/?),  il  renvoie  à  une  dis- 
cussion contenue  dans  les  ixosocuivo'..  Xéyot.  L'ouvrage  paraît 
du  reste  avoir  été  employé  comme  authentique  par  Eratos- 
thèno  et  par  Apollodore  (2). 

.Mais,  parmi  les  dialogues,  il  en  est  trois  qui  l'emportent 
de  beaucoup  sur  les  autres  par  leur  importance.  Ce  sont  : 
Eudème  ou  DeFâme,  le  rjeplotÀocrocpCaçetlé  Efepl  Sixaioorûvriç. 

<[)  Ibid.,  n.  2.  —  Sur  V4pologie,  qu'Aristote  aurai!  écrite  en 
réponse  à  l'accusation  d'impiété  dirigée  contre  lui.  sur  i  Eloge  de 
Platon,  sur  le  Panégyrique  d'Alexandre,  voir  ibid.,  p.  57.  ri.  1  el  2. 
L'authenticité  d'écrits  portant  ces  titres  est  plus  que  douteuse,  el  il  suf- 
fira de  les  avoir  mentionnés  en  passant. 

(2)   /elle!',  p,  tii.  ri.  I  cl  "2.  GF,  en  nuire  infra,  p,  47 

Aristote  - 


18  LE    SYSTÈME   DARISTOTE 

Nous  reviendrons  tout  à  l'heure  sur  le  contenu  des  deux 
premiers.  Du  ITepl  Sixatoo-tivrjç,  il  ne  nous  est  resté  aucun 
fragment  caractéristique  (Fragm.  1487  b  à  1489  a).  Cet 
ouvrage,  en  quatre  livres,  cité  par  Gicéron  dans  la  Républi- 
que, déjà  critiqué  par  Chrysippe  selon  Plutarque,  et  visé 
par  le  grammairien  Démétrius  lequel  est  probablement 
antérieur  à  Gicéron,  ne  peut  manquer  d'être  authentique.  Sa 
place  au  premier  rang  dans  les  catalogues  de  Diogène  et 
d'Hésychius  le  désigne  comme  dialogue  (1).  —  L'Eudème 
n'est  pas  seulement  cité  par  Plutarque,  par  les  commenta- 
teurs d'Aristote  ;  il  l'est  encore  par  Cicéron,  et,  bien  mieux, 
il  semble  résulter  indubitablement  d'un  rapprochement  de 
textes  que  c'est  bien  à  lui  qu'Aristote  nous  renvoie  dans  le 
De  anima  (2).  —  Le  Ilepl  <p».Xo<To©îaç  est  cité  par  Philodème  et, 
d'après  lui,  par  Cicéron  dans  le  De  natura  deorum  (I,  13, 
33)  ;  Aristote  lui-même  y  renvoie  dans  la  Physique  (3). 
Sans  doute  on  peut  dire  avec  Heitz  et  Zeller  qu'Aristote 
n'a  pas  l'habitude  de  désigner  ses  dialogues  par  leur  titre. 
Mais  il  faut  bien  reconnaître  d'autre  part,  avec  Zeller  aussi, 
que  le  renvoi  ne  peut  viser  ni  le  Ilepl  Tràyaôoù  qu'Aristote 
n'aurait  jamais  désigné  par  l'expression  II.  fpt/Xootxpiaç,  ni  la 
Métaphysique  (A,  7,  1072  b,  2),  parce  qu'Aristote  ne  pou- 
vait guère,  dès  la  Physique,  citer  la  Métaphysique  qu'il  a 
laissée  inachevée.  Il  paraît  donc  que^  somme  toute,  le  Ilepl 
«ptXocooiaç  soit  garanti  par  le  témoignage  même  d'Aristote, 
comme  YEudème.  Priscien  et,  d'après  une  induction,  Pro- 
clus  nous  apprennent  que  le  Ilepl  ©iXoo-ocp  bç  était  un  dialo- 
gue (4). 

Par  son  contenu  et  par  sa  forme  YEudème  est  particu- 
lièrement remarquable.  Nous  y  trouvons  un  Aristote  tout 
platonicien  pour  la  doctrine  et,  autant  que  possible,  pour 


(1)  Ibid.,  p.  58,  n.  3. 

(2)  1,  4  début,  cité  infra,  p.  48,  n.  1.  A  propos  de  ce  texte,  voy. 
Philopon,  Dean.  141,  22  ;  142.  4  (éd.  Ea.yàuck[Co?ntnenfar.  gr.  XV]), 
cité  dans  les  Fragm.  1481  b,  20  sqq.  Cf.  Zeller,  p.  58,  n.  4. 

(3)  II,  2,  194  a,  35  :  SiyjK  yàp  tô  oS  êvïxa  •  sïpirjTcu  <î'iv  rot?  iripi 
YÙoaoflxç.  Cf.  Bonitz,  Index  Aristotelicus  (vol.  V  de  l'éd.  de  Berlin), 
404  b,  28. 

(4)  Zeller,  p.  58,  n.  2  ;  cf.  p.  64,  n.  1 . 


ŒUVRES    DE   JEUNESSE.    DIALOGUES  19 

le  style.  Ce  dialogue  est  une  imitation  du  Phédon.  Un 
passage  de  Cicéron,  dans  le  De  divinations  (I,  25,  53) 
nous  apprend  à  quelle  occasion  et  sur  quel  thème  il  fut 
composé.  Un  songe  avait  annoncé  à  Eudème,  cet  ami 
d'Aristote  dont  nous  avons  déjà  parlé  (p.  7,  n.  1),  une  suite 
d'événements,-  dont  les  premiers  se  réalisèrent,  mais  non 
le  dernier  qui  était  son  retour  à  Chypre,  sa  patrie,  après 
cinq  années  ;  à  ce  moment  même,  en  effet,  Eudème  mourut 
à  Syracuse.  C'est  donc  sans  doute  à  son  âme  que  le  retour 
promis  par  le  songe  dut  être  accordé.  C'est  ainsi  que  la 
mort  de  son  ami  inspira  à  Aristote  un  écrit  sur  l'immor- 
talité de  l'âme.  Il  démontrait  cette  immortalité  en  réfutant 
la  doctrine  de  l'a  me  harmonie  (fr.  41),  et  il  définissait  l'àme 
comme  une  forme,  efôôç  ti  (fr.  42).  Il  s'appu}rait  sur  l'idée 
de  la  réminiscence  (fr.  35),  et  il  insistait  sur  la  vie  séparée 
des  âmes  (fr.  37  et  39).  Il  allait  même  jusqu'à  maudire  le 
corps  (fr.  35  et  36).  Si  maintenant  nous  considérons  la 
forme,  notons  la  place  faite  au  récit  du  songe,  par  lequel 
s'ouvrait  le  dialogue  (fr.  32),  et,  quant  au  style  propre- 
ment dit,  nous  pouvons  en  juger  par  un  fragment  textuel 
assez  étendu  (fr.  40),  que  nous  devons  à  Plutarque  (1). 
Sous  tous  les  rapports,  ce  dialogue  paraît  en  somme  por- 
ter la  marque  platonicienne  ;  ce  qui  s'explique  par  la  date 
à  laquelle  il  fut  probablement  écrit,  peu  de  temps  sans 
doute  après  la  mort  d'Eudème  (352),  alors  que  Platon  vit 
encore  et  qu'Aristote,  âgé  de  trente-deux  ans,  n'a  pas  cessé 
de  faire  partie  du  cercle  platonicien,  bien  qu'il  n'appartienne 
plus  à  l'École.  Cependant  il  y  a  déjà  des  nuances.  D'abord, 
pour  le  fond,  on  aperçoit  dans  quelques  fragments  (35  et  37) 
des  indices  d'on  ne  sait  quel  naturalisme  aristotélicien. 
D'autre  part,  il  ne  semble  pas  que  Y  Eudème  ait  eu  les  carac- 
tères d'un  dialogue  platonicien  :  ce  ne  devait  être  un  dialo- 
gue que  dans  la  lettre,  mais  non  dans  l'esprit,  et  selon  ce 
que  Cicéron  appelle  àpurroTéXewv  morent  :  in  quo  sermo  ita 
inducitur  ceterontm,  ut  pênes  ipsum  sit  principatus  {ad 
Att.  XIII,  19,  4).   Autrement  dit,   c'est  toujours  l'auteur 

(1)  Voir  la  traduction  de  ce  fragment  en  appendice  à  la  fin  «l«*  la 
leçon. 


20  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

qui  parle.  De  même,  le  style  n'est  plus  celui  de  Platon  :  la 
phrase  est  trop  logique,  trop  régulière  ;  ce  n'est  plus  de  la 
conversation,  c'est  du  style  oratoire  et  non  exempt  de 
recherche,  ni  d'apprêt.  On  ne  s'étonnera  guère,  après  cela, 
des  jugements  de  Cicéron  sur  la  langue  d'Aristote  :  /lumen 
aureum  orationis  fundens  Ariétoteées,  écrit-il  dans  les  Aca- 
démiques (II,  38,  119),  à  propos,  semble-t-il,  du  dialo- 
gue dont  nous  allons  parler  tout  à  l'heure  ;  il  loue  les 
«  ornements  »  dont  elle  se  pare  [De  fin.  I,  o,  14),  et  il  va 
même  (ad  AU.  II,  1,  1)  jusqu'à  vanter  les  Aristotelia  pig- 
menta !  (1) 

Le  Depl  çptXoo-oçpîaç  doit,  semble-t-il,  dater  d'un  peu  plus 
tard.  Il  est  encore  écrit  très  brillamment  et  dans  une  manière 
qui  veut  être  platonicienne  :  ainsi  le  fragment  14  renferme 
une  transposition  de  l'allégorie  de  la  caverne.  Mais,  poul- 
ie fond,  Aristote  est  déjà  plus  lui-même  (2).  D'abord 
Aristote  se  prononce  contre  la  théorie  des  Idées  et  notam- 
ment contre  les  Nombres  idéaux  (fragrn.  10  et  11)  ;  puis  il 
affirme  non  seulement  l'impérissabilité,  mais  l'éternité  du 
monde  aparté  ante  (fr.  17,  18).  Il  y  donnait,  paraît-il,  une 
histoire  du  développement  de  l'humanité  qui,  tout  en 
admettant  les  déluges  périodiques,  n'était  plus  platoni- 
cienne en  ce  qu'il  n'y  avait  plus  de  commencement.  Le  goût 
de  l'histoire  et  de  l'érudition,  en  même  temps  que  le  sens 
critique,  se  montraient  aussi  dans  cette  partie  du  dialogue  : 
ainsi,  dans  le  fragment  9,  les  doutes  sur  l'authenticité  des 
poèmes»  attribués  à  Orphée. 

A  côté  des  dialogues,  mais  en  l'en  distinguant,  il  faut 
mettre  le  UpoTpeimxoç.  Il  n'est  pas  certain  en  effet  que  ce  fût 
un  dialogue,  car  l'ouvrage  était,  nous  dit-on,  non  pas  dédié, 
mais  adressé  à  Thémison,  prince  de  Chypre,  non  pas  0ep.»l- 
ccov,  TipoTypaçô^evoç,  niais  ttcoç  ®£jû<ytûva  Ypacoôuevoç  :  ce  qui 
s'expliquerait  bien  difficilement  s  il  s'agissait  d'un  dialogue. 

(1)  Il  est  vrai  d'ajouter  que,  dans  le  second  de  ces  texte?,  Cicé- 
ron ne  l'ait  pas  de  différence  entre  Platon  et  Aristote,  auquel  il  joint 
Théophraste.  Cf.  p.  47,  n.  4  et  d'autres  textes  dans  Zeller,  lit.  1. 

(2)  Ainsi  que  T'établit  Zeller,  p.  59,  n.  i,  seconde  moitié  de  la  note 
(p.60sq.). 


AUTRES    OEUVRES    DE    JEUNESSE  21 

Une  autre  raison  d'en  douter  c'est  que  le  DpoTpcimxo;  a  servi 
de  modèle  à  YHorteîisius  de  Cicéron,  qui  n'était  pas  un  dia- 
logue. Bref  nous  sommes  à  son  sujet  très  mal  renseignés. 
En  outre  il  ne  nous  en  est  parvenu  qu'un  petit  nombre  de 
fragments  de  contenu  philosophique  ;  c'est  dans  l'un  d'eux 
(fr.  50)  que  se  trouve  le  célèbre  dilemme  par  lequel  Aris- 
tote  établissait  qu'il  est  impossible  de  se  soustraire  à  la 
nécessité  de  philosopher  (1). 

C'est  encore  à  la  jeunesse  d'Aristote  qu'il  faut  rapporter 
d'autres  écrits,  relatifs  à  Platon  ou  aux  philosophes  anté- 
rieurs. Parmi  ces  derniers,  il  y  en  a  dont  nous  n'avons  que 
les  titres,  par  exemple  llepl  tï\q  Siceuo-tTcrcou  xal  EevoxpàTouç 
s>tXo<jo«pîaç(Diog.,  n°93  ;  anon.,  n°8-i!  ;  OpôçTà  'AXxûatwvos  : 
HpoêXrîjxaTa  zv,  :wv  A^uo/v/to-j  ;  Qpoç  tyjv  HapixevtSou  ooçav, 
cité  de  seconde  main  par  Philopon  dans  son  commentaire  de 
la  Physique,  etc.  (2).  Naturellement  il  n'y  a  rien  à  dire  de 
leur  authenticité.  La  question  pourrait  en  revanche  se 
poser  avec  plus  d'intérêt  à  propos  d'autres' écrits  analo- 
gues, dont  nous  n*avons  aussi  que  les  titres  :  IIco-  -'% 
Eevo<pàvouç  [cod.  — xpà-rouç]  (Diog.,  n°99),  riooc  rà  MeXw-<rou 
(Diog.,  n"  9">  ;  anon.,  n°  86),  ITpô,-  xh  ropyîou  (Diog.,  n°  98; 
anon.,  n°  89).  On  peut  en  effet  se  demander  si  ces  écrits 
n'auraient  pas  été  utilisés  par  l'auteur  du  traité,  certaine- 
ment apocryphe,  De  Xe?iophane,  Zenone  et  Gorgia,  dont  le 
titre  doit  du  reste  être  corrigé  en  De  Me/issu,  Xenophane 
et  Gorgia  (3). 

D'autres,  tels  que  le  QepiTwv  QuQwv'ope  uov  |  Fragm.,  1510  a- 
1514  a),  peuvent  être  authentiques,  car  les  fables  qui  rem- 
plissent   ce    livre    étaient  peut-être    données  comme  des 


(1)  I  is -,  h.  29,  12  ;  1484  a,  2,  8,  18  :  la  formule  se  retrouve  identi- 
que, sans  qu'on  puisse  assurer  que  l'expression  même  appartient  à 
Aristole  :  ùftvi  juîocro^Teov,  vtkoooftiréov,  /.'A.  zifiii  fùoaofrtréov,  çh),o<to- 
fitréov,  -avT'/j;  xpa  ftloaofnTsov.  Cf.,  sur  le  fl/)OTjB«jrTtxôç,  Zeller,  <>:{,  1. 

(2)  P.  <;:;,  23,  éd.  Vitelli  (vol.  XVI  de  la  collection  précitée). 

(3)  Ce  traité  n'est  certainement  pas  de   Théophraste  ;  il  est   pro- 
bablement, comme  l'a  montré  Diels  (Abhdl.  d.  berl.  Âkad:,  1900), 
l'œuvre  d'un  Péripatéticien  éclectique  du  I''''  Biècle  de  l'ère  chrétienne. 
L'auteur  est  particulièrement  irol  informé  en  ce  qui  concerne  S 
phane.  Il  semble  que  Siraplicius  ail  eu  L'ouvrage  entre  les  mains. 


22  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

fables  (1).  — Il  n'y  arien  à  dire  des  extraits  ou  analyses  de 
divers  ouvrages  de  Platon  dont  les  titres  sont  rassemblés 
par  Zeller  (2).  Quant  aux  Divisions  platoniciennes  que  men- 
tionne le  catalogue  des  Arabes  (n°  59),  sans  doute  il  ne 
faut  pas  prétendre  les  retrouver  dans  l'opuscule  que  Rose  a 
tiré  d'un  manuscrit  delà  bibliothèque  de  Saint-Marc  (3); 
mais  Zeller  ne  paraît  nullement  fondé  à  nier  qu'il  ait  jamais 
existé,  de  la  main  d'Aristote,  des  Siaipso-stç  platoniciennes,  et 
à  prononcer  qu'il  n  a  jamais  existé  que  des  8tatpé<7etç  aris- 
totéliciennes. Nous  penserons  plutôt  que  nos  Arabes  signa- 
lent sans  erreur  un  ouvrage  authentique  ;  car  Aristote  cri- 
tique quelque  part  (De  part.  anim.  I,  2,  642  b,  10),  comme 
contraires  aux  affinités  des  êtres  naturels,  certaines  ysypajji- 
ulvou  Biaipéa-etç  qui  ne  peuvent  être  les  siennes,  d'autant 
qu'il  s'agit  de  dichotomies,  qui  sont  donc  de  Platon  et  qu'on 
ne  peut  identifier  avec  celles  du  Sophiste  (220  b)  (4).  —  Mais 
les  deux  ouvrages  les  plus  importants  de  cette  époque  et  de 
ce  groupe  sont  le  Qspl  xàyaOoû  et  le  IIspl  ISsôv.  Le  IL  xàya- 
Bo'j  a  été  perdu  de  bonne  heure  :  on  a  contesté  à  tort 
qu'Alexandre  l'ait  eu  en  mains  ;  mais,  après  lui,  les  com- 
mentateurs ne  le  citent  plus  d'original.  C'était  comme  un 
compte- rendu  des  leçons  de  Platon  (5).  —  Le  IIspl  weiov  est 
une  exposition  et  une  critique  de  la  théorie  des  Idées.  Le 
fait  qu'il  se  présente,  non  comme  une  partie  d'un  ouvrage 
dogmatique,  mais  comme  un  livre  de  polémique  visant 
spécialement  un  auteur  déterminé,  donne  à  penser  qu'il 
peut  bien  appartenir  à  la  fin  de  la  période  de  jeunesse. 
Syrianus  (6)  cite  sans  doute  le  IL  L8ewv  de  seconde  main, 


(1)  Zeller,  p.  66,  n.  1. 

(2)  P.  65,  n.  4.      ' 

(3)  P.  66,  n.  2. 

(4)  Quoi  qu'en  pense  0.  Apelt,  ad  toc,  dans  son  édition  du  Sophiste 
(1897,  refonte  de  l'édition  de  Stallbaum).  Voir  Zeller,  p.  66,  n.  2,  p.  78, 
n.4  et  II  l4,  437,3. 

(5)  Zeller,  p.  64,  n.  1  et  2.  Voir  l'index  des  loci  aristotelici  dans 
l'éd.  du  commentaire  de  la  Métaphysique  par  Hayduck  (Comment, 
gr.,  I)  [Alexandre  d'Aphrodisias,  vers  200  ap.  J  -G.]. 

(6)  Dans  son  commentaire  de  la  Métaphysiqxie,  publié  par  Usener 
dans  le  t.  V  de  l'édition  de  Berlin  et  par  G.  Kroll  dans  la  collection 


OEUVRES    DE    JEUNESSE.    FRAGMENT    DE    l'eL'DÈME  23 

mais  Alexandre  a  bien  l'air,  puisqu'il  donne  des  indications 
précises  sur  les  endroits  qu'il  vise  (fr.  183  fui  et  184  fin), 
d'avoir  eu  le  livre  sous  les  yeux.  Aristote,  non  seulement 
d'après  Alexandre,  mais,  autant  qu'on  en  peut  juger  par  le 
texte  même  de  la  Métaphysique,  s'est  lui*même  référé  au 
0.  lostôv  (1).  Avec  le  II.  ioeùv  nous  sommes  loin  de  l'Aris- 
tote  purement  platonicien  de  YEudème.  Lorsqu'il  l'a  écrit, 
Aristote  avait  repris  toute  son  indépendance.  Ce  livre  a 
tout  ce  qu'il  faut  pour  avoir  été  le  dernier  de  ceux  qu'on 
peut  rapporter  à  la  jeunesse  d'Aristote. 


APPENDICE 

Traduction  du  fr.  40,  provenant  de  YEudème  d'Aristote. 

«  Aussi  est-ce  pour  eux  chose  excellente  et  souveraine- 
ment heureuse  que  de  franchir  le  terme.  Et,  non  contents  de 
croire  que  les  morts  sont  dans  la  félicité  et  le  bonheur, 
nous  croyons  encore  qu'il  y  a  de  l'impiété  à  commettre 
contre  eux  quelque  mensonge  ou  quelque  blasphème, 
comme  s'ils  étaient  devenus  désormais  des  êtres  meilleurs 
et  plus  excellents  que  nous.  Ces  croyances  persistantes 
sont  même  parmi  nous  si  vieilles  et  si  grandement  antiques, 
que  personne  n'a  jamais  connu  leur  origine  dans  le  temps 
ni  leur  premier  auteur,  et  qu'il  se  trouve  au  contraire 
qu'elles  ont  toujours  régné  dans  l'infinité  des  siècles. 
Ajoute  à  cela  qu'on  trouve  dans  la  bouche  des  hommes, 
transmis  et  répété  h  travers  la  multitude  des  années  et 
depuis  les  temps  antiques,  ce  propos...  — Lequel?  dit-il.  — 
Et  lui,  il  reprit  :  Ce  propos  que  le  sort  le  meilleur  est  de  ne 

des  commentateurs  grecs,  vol.  VI,  i.  Pour  Alexandre,  voir  l'éd.  de 
sa  Métaph.  citée  dans  la  note  précédente. 

(1)  A,  9,  990  h.  S  :  xaô'  où;  tgo-om;  Jstxvup*v  ôrt  sort  -v.  sïor,...  — 
Cf.  Zeller,  p.  (Jo,  a.  1,2,  3. 


24  LE    SYSTÈME    DARISTOTE 

pas  naître  et  que  mourir  vaut  mieux  que  vivre.  Beaucoup 
d'hommes  en  ont  reçu  la  confirmation  par  des  témoignages 
divers.  C'est  ce  qui  est  arrivé,  dit-on,  au  fameux  Midas 
notamment,  après  la  chasse  où  il  prit  Silène.  Gomme  il 
l'interrogeait  et  lui  demandait  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  poul- 
ies hommes  et  de  plus  souhaitable  entre  tous  les  biens, 
Silène,  d'abord,  ne  voulut  rien  dire  et,  silencieux,  refusa 
toute  parole.  Puis,  violemment  pressé,  par  tous  les  moyens, 
de  prononcer  une  réponse,  contraint  et  forcé,  il  parla 
ainsi  :  "  Fils  éphémères  d'un  dieu  laborieux  et  d'une  for- 
tune rebelle,  pourquoi  me  contraignez-vous  de  dire  ce  qu'il 
serait  meilleur  pour  vous  de  ne  pas  savoir?  Car  la  vie  est 
le  plus  exempte  de  chagrins  quand  elle  ignore  les  maux  qui 
lui  sont  propres.  Ce  qui  vaut  le  mieux  pour  les  hommes, 
ce  n'est  point  de  naître  et  de  participer  par  là  à  la  nature 
de  ce  qu'il  y  a  de  plus  excellent:  ce  qui  vaut  le  mieux 
donc  pour  tous  et  pour  toutes,  c'est  de  ne  pas  naître  ;  et, 
après  cela,  le  premier  des  autres  biens  possibles,  mais  le 
second  des  biens,  c'est,  étant  nés,  de  mourir  au  plus  vite.  " 
Evidemment  Silène  voulait  indiquer  par  là  que  l'existence 
dans  la  mort  est  supérieure  à  l'existence  dans  la  vie.  » 
(1481  «,  32-6,  18,  cité  par  Plutarque  Consolai io  ad  Apol- 
lonium,  p.  115  B  sq.). 


TROISIÈME  LEÇON 


LES  OUVRAGES  SCIENTIFIQUES   D'ARISTOTE 


En  faisant  la  revue  des  écrits  proprement  scientifiques 
d'Aristote,  c'est-à-dire  de  ceux  qu'il  a  composés  pendant  son 
second  séjour  à  Athènes,  nous  ne  procéderons  pas  tout  à  fait 
de  la  même  manière  que  pour  les  écrits  de  sa  jeunesse. 
Nous  ne  devions  pas  en  effet  revenir  sur  ceux-ci,  pour  deux 
raisons,  l'une,  qu'il  ne  nous  en  reste  que  des  fragments,  l'au- 
tre :  qu'ils  ne  contenaient  pas  la  pensée  vraiment  propre  et 
caractéristique  d'Aristote.  Nous  avons  donc  dû,  en  les  énu- 
mérant,  toucher  à  leur  contenu,  donner  de  ces  écrits  une 
idée  sommaire,  mais,  dans  la  mesure  du  possible,  com- 
plète. Les  écrits  scientifiques,  au  contraire,  nous  occupe- 
ront sans  cesse  jusqu'à  la  fin  du  cours,  puisqu'ils  seront 
nos  sources.  Aussi  est-ce  d'un  point  de  vue  tout  extérieur 
que  nous  les  envisagerons  aujourd'hui,  un  à  un.  Nous  par- 
lerons seulement  de  leur  authenticité  et  de  la  constitution 
de  leur  texte. 

C'est  là  d'ailleurs  une  tâche  bien  suffisante  pour  l'éten- 
due d'une  leçon  :  ce  sérail  même  une  tâche  trop  longue, 
si  nous  voulions  parcourir  tous  les  titres  d'ouvrages  dont 
nous  parlent  les  auteurs.  Mais  nous  nous  garderons  de  la 
tentation  d'être  complets  :  il  sera  moins  fastidieux  et  plus 
utile  de  faire  un  choix  parmi  les  écrits  trop  nombreux  qui 
ont  circulé  sous  le  nom  d'Aristote.  Nous  nous  attacherons 
donc  exclusivement,  en  ayant  soin  de  ne  nous  arrêter  que  sur 
les  principaux,  aux  ouvrages  qui  composent  la  collection 
aristotélicienne,  telle  qu'on  la  trouve  dans  l'édition  de  Ber- 


26  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

lin,  et  à  ceux  des  ouvrages  perdus  qui  ont  quelque  chance 
d'avoir  été  authentiques. 

Les  ouvrages  scientifiques  d'Aristote  se  répartissent  aisé- 
ment en  cinq  classes  :  logique,  métaphysique,  sciences  de  la 
nature,  morale  et  politique,  théorie  des  arts.  11  s'agit  là 
d'une  classification,  non  d'un  ordre  que  nous  devions  suivre 
plus  tard  dans  l'exposition  de  la  doctrine. 

Comme  il  faut  rattacher  aux  ouvrages  de  logique  ceux 
qui  traitent  de  la  connaissance  simplement  probable,  qui 
eux-mêmes  ne  font  qu'un  avec  la  rhétorique,  les  ouvrages 
de  la  collection  aristotélique  qui  constituent  le  premier 
groupe  sont  les  suivants  :  Les  Catégories,  Y Rermêneia,  les 
Analytiques,  les  Topiques  avec  la  Réfutation  des  argu- 
ments sophistiques,  la  Rhétorique  et  la  Rhétorique  à 
Alexandre. 

Le  titre  de  Korcrfyoptat  est  celui  que  donnent  nos  manus- 
crits, et  c'est  probablement  le  vrai  titre.  D'autres  titres,  tels 
que  icspi  ~ù)v  osxa  yîvixwràTwv  yevwv,  s'expliquent  comme 
des  allusions  au  contenu  du  traité.  Celui  que  nous  citons  a 
d'ailleurs  un  cachet  plutôt  post-aristotélicien.  Andronicus 
nous  parle  d'un  autre  titre  intéressant  :  to.  Trpo  -ù>y  tÔkwv; 
mais  il  ne  le  croit  pas  authentique  et  il  donne  une  explica- 
tion vraisemblable  de  son  apparition  (1).  Par  malheur,  on 
ne  voit  pas  qu'Aristote  ait  cité  l'ouvrage  par  son  titre.  Zel- 
ler  l'avait  cru  autrefois.  Il  admet  maintenant,  avec  Bonitz  (2  », 
qu'Aristote,  dans  les  passages  en  question,  se  réfère  à  la  doc- 
trine, mais  non  pas  précisément  au  livre  des  Catégories 
en  tant  qu'ainsi  intitulé.  —  Ce  point  est  important,  non 
seulement  pour  la  question  de  titre,  mais  pour  celle  d'au- 
thenticité. En  faveur  de  l'authenticité  il  faut  dire,  avec  Zel- 
ler,  que  les  renvois  d'Aristote  ont  l'air  de  désigner  un  livre 
connu  et  facilement  accessible  ;  que  d'ailleurs  nos  Kar^yopiat 
portent  dans  leur  ensemble  un  cachet  éminemment  aristoté- 
licien; que  les  commentateurs  anciens,  qui  rejettent  comme 
apocryphe  une  autre  rédaction  des  Catégories,  maintiennent 


(1)  Dans  Siraplicius  Cat.  379,  8.  éd.  Kalbfleisch  ;  Schol.  81  a,  27. 

(2)  Ind.  Aristotet.  102  a,  19.  Cf.  Zeller,  p.  67,  n.  1.  et,  de  même, 
pour  ce  qui  suit. 


LES    OUVRAGES   DE    LOGIQUE  27 

l'authenticité  de  celle  que  nous  connaissons  ;  enfin  que  les 
raisons  qu'on  a  voulu  faire  valoir  contre  l'authenticité  de 
l'ouvrage  sont  dépourvues  de  solidité.  C'est  ainsi  que  Prantl 
a  été  choqué  d'y  trouver,  pour  définir  l'essence  même  des 
relatifs,  que  cette  essence  consiste  en  :ù  -cô;  xi  tccuç  v/zvt 
[Categ.  7,  8  a,  31  et  39),  car  l'expression  lui  paraît  déce- 
ler une  main  stoïcienne.  Mais  l'expression  incriminée  se 
retrouve  dans  les  Topiques,  dans  la  Physique,  dans 
YÉthiçue  à  Nicomaque.  Les  principales  difficultés  contre 
l'authenticité  des  Catégories  viennent,  des  cinq  derniers 
chapitres,  qui  sont  étrangers  au  sujet  primitivement 
annoncé,  pendant  que,  de  son  côté,  le  chap.  9,  à  la  fin, 
tourne  court  et  s'excuse  de  ne  pas  continuer  jusqu'au  bout 
l'étude  des  catégories,  parce  qu'on  ne  pourrait  plus  rien 
ajouter  de  nouveau  et  d'intéressant  sur  celles  qui  restent. 
Ces  cinq  derniers  chapitres  des  Catégories  ont  été,  depuis 
une  haute  antiquité,  considérés  comme  un  tout  à  part,  car 
ce  sont  eux  que  la  tradition  désigne  sous  le  nom  de  Post- 
prédicaments .  Andronicus  a  déjà  admis  qu'ils  avaient  été 
ajoutés  au  texte  par  une  main  étrangère,  et  c'est  même 
par  là  qu'il  explique  le  titre  ~zh  tô>v  tôtcwv,  substitué 
comme  plus  général  au  titre  primitif  de  KaTïiyoptai.  On  ne 
sait  si  les  Post-prédicaments  sont  originairement  un  frag- 
ment aristotélicien;  s'il  n'en  est  pas  ainsi,  du  moins  ils 
semblent  bien  provenir  des  successeurs  immédiats  d'Aris- 
tote  (cf.  p.  131). 

Le  Depi  ép(i.7jvewç  n'est  cité  dans  aucun  autre  ouvrage 
d'Aristote  (Bonitz,  Ind.  102  a,  27).  Il  cite  lui-même  les 
Analytiques  et  les  Topiques;  mais  il  a  le  malheur  de 
citer  aussi  le  De  anima  pour  une  proposition  qu'on  a  grand' 
peine  à  y  retrouver  (Bonitz,  tô.,97  />,  49).  Le  chapitre  14, 
le  dernier  a  été,  selon  Ammonius,  passé  sous  silence  par 
Porphyre  dans  son  commentaire,  et  le  même  Ammonius 
rejette  ce  chapitre  comme  inauthentique.  L'ouvrage  tout 
entier  était  condamné  par  Andronicus  (1).    Mais,  d'autre 


(1)  De  interpr.  251,  27  ;  252,  8,  éd.  Husse  (Comm.  >/r.,  IV,  ;.  :  Schol. 
135  l).  10.  25).  Sur  l'opinion  d'Andronicus,  cf.  •'.,  88-6,4  {Schol.  ;*7  a,  19) 
et  infra,  p.  63,  n.  2. 


28  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

part,  Alexandre  (1)  avait  vivement  combattu  cette  opi- 
nion, et,  à  son  sentiment,  Théophraste,  en  écrivant  son 
ITeûI  xÉXTaœàcswç  xal  àitoœào-ewç,  devait  avoir  sous  les  yeux 
notre  Hermêneia.  Sans  doute,  comme  le  remarque  Zeller, 
cette  appréciation  d'Alexandre  n'équivaut  pas  à  une  citation 
àel'Hehnêneia,  relevée  dans  Théophraste.  C'est  néanmoins 
un  fait  considérable.  Au  reste,  comme  l'admet  Zeller, 
l'ouvrage  ne  contient  rien  qui  ne  soit  conforme  à  la  doctrine 
d'Aristote.  Déplus  si,  comme  on  l'a  pensé  depuis  Zeller, 
ce  livre  contient  des  allusions  aux  Mégariques  dont  nous 
aurons  à  parler  (cf.  p.  167,  n.  2),  ces  allusions,  qu'elles 
soient  ou  non  tout  à  fait  primitives,  prouveraient  que  le 
livre  est  d'Aristote  (2),  ou  tout  au  moins  qu'il  appartient 
à  la  première  génération  péripatéticienne. 

11  faut  ou  on  peut,  comme  on  sait,  distinguer,  dans  les 
Analytiques  les  Premiers  et  les  Seconds,  les  uns  et  les 
autres  en  deux  livres,  les  Premiers  sur  le  syllogisme,  les 
Seconds  sur  la  démonstration.  Le  commentateur  Adraste 
(d'Aphrodisias,  entre    Néron  et  Marc-Aurèle)  connaissait, 

(1)  Inpri.  anal.  367,  12-14,  éd.  Wallies  [Comm.  gr..  II,  i:  Schol. 
183  /j,  1). 

(2)  Zeller,  p  69,  n.  1.  La  relation  dont  il  s'agit  entre  Y  Hermêneia 
et  certaines  théories  des  Mégariques  a  été  mise  en  pleine  lumière  par 
lleinr.  Maier  dans  une  étude  sur  l'authenticité  de  cet  ouvrage  (Àrchiv 
f.  Gesehichte  der  Philos.  XVII,  1899,  23-72;  cf.  surtout  28-35).  Il  a 
fait  voir  que  les  trois  propositions  dont  se  compose  le  célèbre  argu- 
ment de  Diodore  Cronos,  «  le  triomphateur  »  (6  xupuûuv)  sont  toutes 
empruntées  à  Aristote,  comme  le  prouve  la  ressemblance  littérale 
des  textes  :  que  cet  argument  est  l'écho  ou  même  l'expression  directe 
d'une  réponse  des  Mégariques  à  l'attaque  dirigée  contre  eux  au  début 
du  ch.  3  de  Métaph.  0.  On  sait  qu'Eubulide  et  son  disciple  Alexinus 
avaient  soutenu  contre  Aristote  de  violentes  polémiques,  allant  jus- 
qu'aux personnalités  les  plus  outrageantes  et  même  les  plus  menson- 
gères (cf.  p.  6,  n.  1).  C'est  donc  à  eux  qu'il  faudrait  faire  remon- 
ter, pour  le  fond  du  moins,  le  xupieûwv,  si  Ton  ne  préfère,  ayant 
d'autre  part  des  raisons  pour  regarder  Y  Hermêneia  comme  un  des 
derniers  ouvrages  d'Aristote,  en  maintenir  l'invention  tout  entière  au 
compte  de  Diodore,  lequel  pouvait  avoir  (l'anecdote  rapportée  par 
Diog.  La.  II,  111  le  fait  mourir  en  307)  une  trentaine  d'années  au 
moment  de  la  mort  d'Aristote.  Une  hypothèse  est  d'ailleurs  encore 
possible  :  c'est  qu' Aristote  aurait  remanié  Y  Hermêneia  pour  répondre 
à  de  nouvelles  chicanes  de  ses  adversaires. 


LES    OUVRAGES    DE    LOGIQUE  29 

nous  dit-on.  quarante  livres  à' Anal  y tiques,  dont  quatre  seu- 
lement tenus  pour  authentiques.  Il  y  avait  sans  doute,  et 
des  contrefaçons  d'Aristote,  et  des  rédactions  diverses,  de 
sorte  que  peu  importent  le  nombre  de  livres  qui  figurent 
dans  les  catalogues  de  Diogène  et  de  l'anonyme  de  Ménage. 
L'authenticité  des  Analytiques,  résulte  de  leur  contenu 
interne,  surtout  pour  les  Premiers  dont  le  contenu  est  si 
caractéristique  et  précisé  par  les  auditions  ou  corrections 
des  premiers  disciples.  Nous  savons  qu'Eudème  avait 
écrit  des  Analytiques,  chose  significative  dans  les  habi- 
tudes des  premiers  Péripatéticiens  ;  nous  savons  même 
que  Théophraste  avait  écrit  des  Premiers  Analytiques, 
et  c'est  de  ces  ouvrages  que  venaient  les  corrections 
ou  additions  dont  nous  avons  parlé.  Pour  les  SpcuwIs 
analytiques,  nous  n'avons  pas  d'aussi  précises  réfé- 
rences des  deux  premiers  disciples.  Cependant,  chez  des 
commentateurs  anonymes,  on  trouve  des  expressions  de 
Théophraste,  rapportées  par  Alexandre,  et  une  remarque 
d'Eudème  qui  paraissent  s'appliquer  à  cet  ouvrage.  De  plus, 
l'existence  de  Seconds  analytiques  de  Théophraste,  déjà 
impliquée  par  celle  des  Premiers,  nous  est  attestée  par  Galien 
et  par  Alexandre.  Aristote  cite  un  grand  nombre  de  fois 
/aÀ'jT'./.à,  sous  ce  titre  et.  d'autres  fois  aussi,  en  ren- 
voyant à  leur  contenu  sans  les  nommer  tëonitz,  liai.,  102 
a,  30; .  D'autres  titres  :  -.  o-uXXoYwrfioû,  ~.  i-ootizito;  ou 
'A r.oo v./r. o«j,  employés  par  les  commentateurs,  ou  déjà  par 
Aristote,  dans  leurs  formules  de  citation,  ne  doivent  pas 
nous  faire  illusion  :  ce  ne  sont  pas  les  vrais  titres.  Galien,  en 
usant  de  'AicoSeuerunî,  nous  dit  lui-même  qu'il  préfère  cette 
désignation  à  la  désignation  consacrée.  On  a  remarqué  que 
1rs  Seconds  analytiques  sont  moins  achevés  que  les  Vre- 
miers  et  que  les  deux  Livres  des  Premiers  ne  paraissent 
pas  avoir  été  écrits  immédiatement  l'un  après  l'autre  I  . 
Des  ouvragés  sur  les  éléments  du  syllogisme  et  le  syllo- 
gisme en  général  et  sur  la  démonstration,  passons  mainte- 


(i)  Zeller,  p.  70,  n.  I.  Pour  l'assertion  de  Théophraste,  voir  s 
140  i).  2,  et,  pour  celle  d'Eudjème,  248  a,  24  (Comment.  gr.t  XIII,  :?, 

$4,  17.  éd.  Wullies). 


30  LE    SYSTÈME    DARISTOTE 

nant  à  ceux  qui  concernent  la  connaissance  probable.  Le 
plus  considérable  qui  nous  reste,  ce  sont  les  Topiques,  en 
huit  livres,  dont  le  dernier  et  peut-être  aussi  le  troisième  et 
le  septième  paraissent  avoir  été  écrits  assez  longtemps  après 
les  autres.  Leur  titre  et  leur  authenticité  sont  prouvés  par  les 
citations  nombreuses  d' Aristote  (Bonitz,  ibid.,  a,  40).  Spen- 
gel  a  voulu  établir  que  notre  texte  présente  des  lacunes,  et  il 
s'est  fondé  pour  cela  sur  deux  textes  de  la  Rhétorique  (I,  2, 
1356  6, 10  etlï,  25, 1402« ,  34).  Mais  le  premier,  bien  examiné, 
n'exige  rien  de  plus  qu'une  distinction  du  syllogisme  et  de 
l'induction,  qui  se  trouve  en  effet  dans  les  Topiques  (I,  12), 
et,  dans  le  second,  les  mots  lv  toïç  totcucoïç  peuvent  s'enten- 
dre :  «  dans  l'art  de  la  topique  ».  —  On  a  quelquefois  distin- 
gué dans  l'antiquité  entre  nos  Topiques  et  un  certain 
ouvrage  intitulé  MeôoSucg  ou  MeQo8ix6v,  et  de  fait  Aristote 
(Rhet.  I,  2,  1356  b,  19)  emploie  ce  titre  dans  un  renvoi  ; 
mais  nous  avons  vu  que  le  renvoi  s'applique  aux  Topi- 
ques (cf.  aussi  VIII,  2  déb.).  Comme  les  Topiques  consti- 
tuent un  ensemble  doctrinal  sur  le  probable  (-pay^ai^a 
rapl  rr)V  ot.aÀsxTt,xrjv)  et  que  les  premiers  mots  de  nos  Topi- 
ques indiquent  qu'il  s'agit  de  ;j.é9ooov  eupeîv,  de  «  découvrir 
une  méthode  »  qui  nous  mette  en  possession  de  faire  des 
syllogismes  sur  tous  les  svooç"a,  il  est  assez  clair  que  les 
MeôoSuci  ne  font  qu'un  avec  les  Topiques  (1). 

Le  dernier  des  ouvrages  de  logique  de  notre  collection 
est  le  ÏIîpl  crocpt.c7Tt.xwv  k\éyy  wv  ou  2ocst.oTt.xol  IXeyyot..  C'est  très 
probablement  à  tort  qu'on  l'a  sépare  du  précédent,  dont  il 
constituait  sans  doute,  comme  le  veut  Waitz(2),  le  neuvième 
livre.  D'abord,  en  effet,  Aristote  renvoie  à  des  passages  du 
II.  G-ocpwTixwv  s^éy^wv  par  les  mots  lv  toïç  tottuoïç  (cf. 
Bonitz,  loc.  cit.),  et,  en  second  lieu,  il  dit  que  l'étude  des 
sophismes  fait  partie  de  la  dialectique.  Si,  dans  d'autres 
passages,  Aristote  paraît  distinguer  les  deux  ouvrages, 
c'est  simplement  comme  des  parties  d'un  même  tout  (3). 

(1)  Zeller,  p.  70,  n.  2  (p.  72). 

(2)  Theod.  Waitz,  Aristotelis  Orgmion  grœce...,  commentario 
instr.  (2  vol.,  1844,  484CJ),  II,  p.  528.  Cette  opinion  est  approuvée  par 
Bonitz,  Ind.  102  a,  49. 

(3)  Zeller,  p.  73,  n.  1. 


LES   OUVRAGES    DE   RHÉTORIQUE  31 

Aristote  avait  sans  doute  écrit  d'autres  ouvrages  se  rap- 
portant à  la  logique.  Mais,  parmi  les  nombreux  titres  cités 
parles  catalogues  ou  dans  les  auteurs,  il  y  en  a  beaucoup 
sans  doute  qui  se  rapportent  à  des  ouvrages  qui  n'ont 
jamais  existé,  ou  à  des  ouvrages  apocryphes,  ou  à  des 
ouvrages  de  Théophraste  pris  à  tort  pour  des  ouvrages 
d' Aristote  ;  ou  enfin  il  y  a  des  titres  qui  font  double  emploi 
avec  ceux  des  ouvrages  que  nous  possédons,  quand  ce  ne 
serait  que  le  Hepl  TuXXoyi<r{jiû>v,  en  deux  livres,  des  catalogues 
de  Diogène  (n°  56)  et  de  l'anonyme  (n°  54).  Nous  nous 
contenterons  de  signaler  les  ouvrages  suivants  :  1°  un 
Ilepl xaxaoicreftx;  ixal  à-o^ào-ecoç],  qu'Alexandre  (1)  distingue 
expressément  de  YHermêneia  et  qu'il  paraît  connaître  de 
première  main  ;  2°  le  Hepl  tojv  ivrue€i|iivo)v,  identique  peut- 
être  au  Elepl  svavT'lojv  (Diog.,  n°  30;  anon.,  n°  32).  et 
dont  Simplicius  nous  parle  (2)  avec  quelque  précision  : 
fcnopuôv  tiay/îos  àu.7,y  ave-/,  avec  exemples  à  l'appui  ;  et 
c'est  là  en  effet  dans  la  doctrine  d' Aristote  une  question 
difficile  et  épineuse  :  ouvrage  certainement  authentique  et 
dont  la  perte,  en  raison  de  son  importance,  est  tout  à  fait 
regrettable  ;  3g  c'est  à  tort  sans  doute  qu'on  a  cru  trouver 
dans  les  eittvetpiiuaTixol  Xoyotdu  De  Memoria  (ch.  2  début) 
l'indication  par  Aristote  d'un  autre  ouvrage  ainsi  intitulé  ; 
il  s'agit  simplement  du  chap.  îcr  du  II.  [rn^-^c,  (3);  mais 
Aristote  n'en  avait  pas  moins  composé  sous  ce  titre,  ou 
sous  un  titre  analogue  :  Béretç  èttt^eipvjjMraxttt,  un  recueil  de 
thèmes  de  développements  dialectiques  avec' des  exemples 
et  des  indications  sur  la  manière  de  traiter  le  pour  et  le 
contre  (4). 

La  rhétorique  n'étant,  selon  Aristote  (voir  le  début  de  la 
Rhétorique)  qu'une  dépendance  de  la  topique,  nous  devons 
parler  des  ouvrages  sur  la  rhétorique  après  les  ouvrages  sur  la 

{{)  Metaph.  328,  ls  Hayduck  ;  286,  23  éd.  Bonite  :  Schol.GSQ  a,  26. 

(2)  Dans  son  commentaire  des  Catégories  382,7-9  (Kalbfl.),  et,  à 

plusieurs  reprises  (cf.  l'index  des  loci  aristotelici  de  celle  édition). 
Voir  irifra,  p.  134,  n.  3. 

(3)  Zeller,  p.  71,  a.  7.  vers  la  lin  (p.  75). 

(4)  Top.  27,  17,  éd.  M.  WaJIies  {Comm.  gr.,  11,  %);Schol.  2S4  b,  10. 

Sur  tous  ces  ouvrages  de  logique  et  d'autres  encore,  voir  Zeller,  p.  73-75. 


32  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

logique.  —  Peut-être  Aristote  avait-il  donné  des  modèles  de 
discours  ;  dans  tous  les  cas,  nos  catalogues  (Diog.,  nn  84; 
anon.  n°  88),  parlent  d'un  livre  intitulé  svôujjir^a-a  prjTOfHxà. 
—  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'Aristote  avait  consacré  à  l'histoire 
de  la  rhétorique  un  ouvrage  célèbre,  un  résumé  de  tous  les 
traités  antérieurs  aux  siens  :  auvaywyr,  tê^vwv,  qu'a  bien 
connu  Cicéron  (fr.  130  et  131,  p.  1500).  — Quant  aux  ouvra- 
ges sur  la  théorie  de  la  rhétorique,  il  y  en  a  trois  princi- 
paux à  considérer.  La  Rhétorique,  au  livre  III,  ch.  9  fin, 
renvoie  à  un  ouvrage  qu'elle  appelle  -h.  ©eoSéx-ma,  et  la 
Rhétorique  à  Alexandre  (1,  1-421  h,  1)  porte  ces  mots  : 
xa7.;  uti'  èaoû  -zéyyy.iç  ©eooéxTr,  ypaoeio-atç.  On  connaissait 
donc,  avant  Andronicus  et  même  de  très  bonne  heure, 
une  Rhétorique  à  Théodecte,  ou  de  Théodecte,  dont  il  est 
question  dans  nos  deux  plus  anciens  catalogues  (Diog., 
n°  82  et  anon.,  n°  74)  et  dont  parlent  plusieurs  auteurs, 
notamment  Quintilien.  Si  le  livre  est  authentique*  c'était 
sans  doute  une  «  Rhétorique  dédiée  «Théodecte  »  (et  non  pas 
publiée  par  Théodecte),  et,  comme  Théodecte  ne  survécut 
pas  à  l'expédition  d'Alexandre  et  que  d'ailleurs  Alexandre 
avait  fait,  nous  dit-on,  la  connaissance  de  Théodecte  par 
l'intermédiaire  d' Aristote,  il  a  fallu  qu'elle  fût  écrite  pen- 
dant le  séjour  d'Aristote  en  Macédoine  (1). — La  Rhétorique  à 
Alexandre  qui  fait  partie  de  notre  collection  aristotélicienne 
est  unanimement  reconnue  pour  un  ouvrage  inauthentique,  à 
cause  notamment  de  la  dédicace  à  Alexandre  qui  constitue 
le  premier  chapitre.  Bien  entendu,  Fauteur  s'inspire  de  la 
doctrine  d'Aristote  ;  mais  il  ne  cite  pas,  sauf  le  renvoi 
dont  nous  avons  parlé,  les  livres  d'Aristote.  Inutile  de  dire 
qu'il  n'est  pas  cité  par  eux.  Diogène  l'indique  peut-être  au 
n°  79  de  son  catalogue  par  les  mots  Tsyvr,  à  (2).  —  L'ouvrage 
incontestablement  aristotélicien  est  la  Rhétorique.  Son 
authenticité  résulte  de  son  contenu.  Toutefois  il  v  a  des 
interpolations  et  des  transpositions  :  au  livre  II  notam- 
ment, les  chapitres  18-21  étaient  primitivement  avant  î-17. 
Le  livre  III  tout  entier  parait  apocryphe. 


(1)  Zeller,  p.  76,  n.  2. 

(2)  Zeller,  p.  78,  n.  2. 


LES    OUVRAGES   DE    MÉTAPHYSIQUE  33 

Nous   passons  aux  traités  consacrés*  à  la  métaphysique 
.Nous  n'avons  pas  à  revenir  sur  deux  écrits  de  la| jeunesse 
d'Aristote,   le  llepl  oùsxrofia/;  et  le   llepl  eoyrjç.  Nos  trois 
catalogues  citent  des  opio-poî  ou  opoi  ;  mais  nous  n'avons  pas 
à  leur  sujet  d'autres  renseignements.  Us  mentionnent  aussi, 
et  Ptolémée  avec  quelques  détails,  des  8iaipé<xeiç,  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  avec  les  8uupé<rsi<;  dont  il  a  été  question 
plus  haut  (cf.  p.  22);  mais  rien  ne  confirme  leur  autorité. 
Sans  doute,  Aristote  lui-même  parle  d'un  ouvrage  ou  mor- 
ceau  d'ouvrage  analogue,  l'ÈxÀoyTj  xwv  èvavxûov  (1).  Mais 
Alexandre  ne   savait  déjà  plus  (2)  si  les  mots  sxao-'Tj  twv 
Evavutov  désignaient  un  ouvrage  particulier,  ou  un  chapi- 
tre du  traité  du  Bien.  En  somme,  la  métaphysique  n'est 
représentée  dans  notre  collection  et  ne  l'a  peut-être  jamais 
_ruère  été  que  par  un  seul  traité,  celui  que  nous  nommons 
précisément  la  Métaphysique.  L'ouvrage  s'appelle  dans  le 
De motn animalium (6,700 b,  9)  :  —cl ta,;  TCptonrjççiXoaro^pva^, 
et  un  grand  nomhre  de  textes  d'Aristote  rendent  vraisembla- 
ble que  c'est  là  le  titre  qu'il  voulait  lui  donner  (3).  Le  titre 
de  [j.i-'y.  xh  tpu<nxà  qu'on  trouve  pour  la  première  fois  sous  la 
plume  de  Nicolas  de  Damas,  d'après  un  scholie  de  la  Méta- 
physique de  Théophraste,  doit  remonter  à  Andronicus,  car 
Nicolas  est  son  jeune  contemporain.  Ce  titre,  devenu  tout 
de  suite  usuel,  dérive  de  l'arrangement  matériel  des  écrits 
par  Andronicus,  comme    le  dit  bien  Alexandre,  et  non, 
comme  le   voudrait    Simplicius,  de   considérations  inter- 
nes (4).  — Parmi  nos  auteurs  de  catalogues,  Ptolémée  cite 
ta  Métaphysique,  avec  treize  livres,  suivant  la  compilation 
grecque  ;  l'anonyme  la  mentionne  deux  fois  (nos  111  et  loi)  ; 
il  est  bien  connu  que,  au  contraire,  Diogène  l'ignore  entiè- 
rement.   Aristote  en  parle  souvent  comme   d'un  ouvrage 
futur;  peut-être  même  l'a-t-il  citée  sans  indication  de  titre 
dans  la  Physique  (1,  8,  191  bt  29;  voy.  Bonitz,  Ind.  103  //, 

(1)  Metaph.,  r.  2,  1004  a,  i  :  cf.  I,  3,  1054  fl,  30  :  îs  rfl  iuupiau  tûw 
Èvecvr/<uv . 

(2)  Zeller,  p.  <ii.  n.  1. 

(3)  Zeller,  p.  79,  n.  1. 

(i)  Alex.  Metaph.,  110,  c»,  Ha/duck {127, 21,  Bonitz);  Simpl.  Phys., 
1,  17,  éd.  II.  Diels  (Comm.  gr.,vo\,  IX). 

Aristote  3 


34  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

30).  Au  reste  l'authenticité  des  principaux  morceaux  est 
manifeste,  et  elle  résulterait  encore  des  citations  qui  en 
sont  faites  par  Théophraste  et  Eudème. 

La  question  de  savoir  comment  le  texte  de  l'ouvrage 
s'est  constitué  a  été  résolue  par  Brandis  et  Bonitz.  —  Le 
corps  de  l'ouvrage  est  constitué  par  les  livres  A,  B,  r,  E, 
Z,  H,  ©.  —  Le  livre  I  (iota)  est  une  reprise  et  une  suite  de 
questions  traitées  dans  les  livres  précédents,  mais  assez 
mal  soudée  au  reste.  —  Des  deux  moitiés  de  K,  la  première 
répète  B.  T,  E  ;  la  seconde,  depuis  le  chapitre  8,  est  une  com- 
pilation inauthentique  de  la  Physique.  — Le  cas  du  livre  A 
est  particulièrement  intéressant.  Selon  Bouitz,  il  faudrait  y 
voir  un  écrit  isolé  dans  lequel  Aristote  aurait  exprimé,  en 
la  rattachant  étroitement  par  les  chapitres  1-5  à  ses  ensei- 
gnements sur  la  physique,  une  partie  importante  de  sa 
métaphysique,  la  théorie  du  premier  moteur.  Mais  tout 
d'abord,  s'il  est  malaisé  d'indiquer  dans  le  livre  A  des  réfé- 
rences précises  aux  autres  livres  de  la  Métaphysique,  encore 
faut-il  reconnaître,  comme  l'avait  très  justement  noté  Bran- 
dis, que  la  discussion  contenue  dans  le  ch.  4  de  ce  livre  a  du 
rapport  avec  certaines  des  questions  posées  dans  le  livre  B,  et 
notamment  avec  celle,  qui  ouvre  le  ch.  3,  de  savoir  si  l'on 
peut  admettre  que  les  genres  soient  erot^ew  xal  ip^at.  De 
plus,  le  livre  A  ne  paraît  pas  avoir  le  caractère  physique  que 
lui  prête  Bonitz.  Il  y  a  en  effet  dans  Aristote  une  démons- 
tration physique  du  premier  moteur,  mais  c'est  le  livre  VIII 
de  la  Physique  qui  la  donne.  Au  contraire,  ce  qui  est  traité 
dans  A,  ce  n'est  pas  exclusivement,  tant  s'en  faut,  la 
démonstration  du  premier  moteur  ;  c'est  bien  plutôt  la 
nature  de  l'être  en  tant  qu'être  et  spécialement  la  nature 
de  Dieu.  Or  le  vrai  nom  de  la  philosophie  première  est, 
comme  on  le  verra  (p.  82),  théologie.  On  peut  donc  sou- 
tenir que  le  livre  A  traite,  et  traite  seul,  le  sujet  propre  et 
véritable  qu' Aristote  s'est  proposé  dans  la  Métaphysique. 
Fût-il  d'ailleurs  une  dissertation  séparée,  il  faudrait  tou- 
jours reconnaître  que  le  premier  éditeur  de  la  Métaphysique 
ne  pouvait  se  dispenser  de  le  faire  entrer  dans  le  corps  de 
l'ouvrage.  A  vrai  dire,  le  livre  A,  comme  on  l'a  vu,  con- 
tient deux  parties,  dont  la  liaison  est  rendue  manifeste  par 


LES    OUVRAGES    DE    MÉTAPHYSIQUE  35 

le  début  du  chapitre  6.  Il  est  incontestable  que  la  première 
ressemble  à  une  ébauche  (cf.  ch.  3  déb.  et  1070  a,  4)  ;  mais 
sa  brièveté  même  s'explique,  puisqu'elle  n'est  encore  qu'un 
prélude,  le  plus  prochain,  il  est  vrai,  de  l'objet  propre  de 
la  métaphysique.  Bonitz  est  frappé  de  son  aspect  décousu 
et  il  renonce  à  y  trouver  une  suite  réglée  de  pensées  ;  il 
n'y  voit  qu'un  résumé  désordonné  de  la  Physique.  Nous 
croyons  tout  au  contraire  que  ce  résumé  est  systématique 
et  qu'il  est  dominé  par  deux  préoccupations  des  plus  oppor- 
tunes :  l'une,  d'attribuer  le  premier  rôle,  entre  les  causes, 
à  la  cause  motrice  (1-3);  l'autre,  d'établir  que  la  causalité 
réelle  n'appartient  pas  aux  universaux,  mais  à  des  choses 
individuelles,  de  sorte  que,  en  dernière  analyse,  les  choses 
sensibles  s'expliquent  par  des  causes  substantielles  et  indi- 
viduelles. Ceci  posé,  la  seconde  partie  pourra  établir  que, 
en  dehors  et  au-dessus  des  substances  naturelles,  mobiles 
et  périssables,  il  doit  nécessairement  une  substance  immo- 
bile et  étemelle.  —  Les  livres  M  et  N,  qui  avaient  été  pro- 
bablement destinés  à  faire  partie  du  traité  sur  la  philosophie 
première,  ont  dû  être  abandonnés  ultérieurement,  lors- 
qu'Aristote  écrivit  le  livre  A  :  celui-ci  est  plus  mûr  que  le 
livre  M  dans  les  parties  qui  leur  sont  communes,  et  il  a  pu 
paraître  à  Aristote  suffisant,  à  lui  seul,  pour  traiter  les  ques- 
tions qui  étaient  étudiées  dans  M  etN.  Ces  deux  livres  ont 
pour  objet  la  théorie  platonicienne  des  Idées  et  des  Nom- 
bres, partie  capitale  de  l'introduction  historique  qu'est  le 
livre  A.  —  Le  livre  A  est  le  irèpl  :wv  -ocrayoK  Asyoyivov, 
connu,  sous  ce  titre,  des  auteurs  et  d' Aristote.  L'intro- 
duction dans  l'ouvrage  de  cette  dissertation  en  compromet 
manifestement  le  plan.  —  Le  livre  Alpha  eXarrov  {%)  est  une 
préface,  évidemment  apocryphe  et  d'ailleurs  ici  hors  de 
plaie,  à  une  Physique.  Parmi  les  anciens,  on  L'attribuait 
généralement  à  Pasiclès  de  Rhodes,  neveu  d'Eudènie.  — 
iTagrégat  a  été  constitué  de  bonne  heure,  à  l'exception  sans 
doute  du  livre  a:  caries  plus  anciens  auteurs  le  connaissent 
tel.  Selon  Alexandre,  l'éditeur  serait  Eudème  :  l'indication 
n'est  qu'incidente,  mais  elle  est  clairement  impliquée  (1). 

(1)  Metaph.,  518,  9,  Hujd.;  483,  19,  Bz;  Schol.  760  0, 17.  Il  convient 


36  LE    SÏSTÈME    d'aRISTOTE 

Les  ouvrages  relatifs  aux  sciences  de  la  nature,  le  groupe 
le,  plus  nombreux,  se  divisent  naturellement  en  ouvrages 
sur  le  monde  en  général  et  les  êtres  physiques  en  dehors 
des  animaux  terrestres,  puis  en  ouvrages  sur  les  animaux, 
et  qu'on  peut,  jusqu'à  un  certain  point  (1),  subdiviser  en 
descriptifs  et  explicatifs. 

Le  premier  des  ouvrages  de  physique,  à  cause  de  sa  géné- 
ralité et  peut-être  même  de  son  importance,  est  la  $u9ixi] 
àxpôao-iç,  en  huit  livres.  Tel  est  le  titre  dans  les  manuscrits 
que  nous  avons  et  dans  ceux  qu'ont  eus  les  commenta- 
teurs. Quant  à  Aristote,  qui  cite  très  souvent  l'ouvrage,  il 
dit,  pour  les  premiers  livres,  outnxàouTaTîep».  œuc-scoçet,  pour 
les  derniers,  rapl  x^rjc-ewi;.  Quant  à  la  question  de  savoir 
comment  diviser  les  deux  groupes,  elle  reste  d'ailleurs  un 
peu  incertaine.  Il  semble  que  le  premier  soit  constitué  par 
les  livres  I  à  IV,  et  le  second  par  les  livres  V,  VI  et  VIII. 
Le  livre  VII  fait  à  peine  partie  de  l'ensemble  et  il  présente 
cette  circonstance  que  nous  en  avons  deux  textes  :  l'un  est 
une  paraphrase,  déjà  connue  d'Alexandre  et  qui  a  même 
fini,  jusqu'à  l'édition  minoràe  Bekker,  par  usurper  la  place 
du  vrai  texte  (2).  — Après  la  $>u<ji*.ri  àxpoamç  viennent,  dans 
l'ordre  des  matières,  le  Ilepl  oupavoû  et  le  ïlepi  yîvéo-etoç  xal 
çOopàç,  le  premier  en  quatre,  le  second  en  deux  livres.  Mais 
le  II.  yevécmoç  xai  oGopâ;  ressemble  plus  aux  deux  derniers 
du  Ilepl  oùpavoû  que  ceux-ci  aux  deux  premiers  du  même 
traité.  Aristote  cite  souvent  les  deux  ouvrages.  Théophraste, 
dans  son  de  Caelo,  avait  cité  celui  d' Aristote  (3).  —  Les 


de  noter  que  cette  partie  du  commentaire  (à  partir  de  E)  est  suspecte 
et  que,  d'après  certains,  elle  doit  être  attribuée  à  Michel  d'Epbèse 
(xie  s.  ap.  J.-C).  —  Sur  la  Métaphysique,  cf.  Zeller,  p.  80-81. 
(4)  Avec  Zeller,  p.  91. 

(2)  Alex.  ap.  Simplic.  Phys.,  1051,  5,  1052,  20,  1054,  27,  1086,  23, 
1093,  8,  Diels.  Cf.  Zeller,  p.  85,  1.  —  Voir  aussi  la  discussion,  dans 
YArchiv  fur  Gesch.  d.  Philosophie,  entre  P.  Tannery  et  G.  Rodier 
sur  La  composition  de  la  Physique  d' Aristote,  le  premier  soutenant 
(VII,  224-229  et  IX,  115-118)  que  notre  Physique  est  un  tout  l'ait  de 
morceaux  disparates,  dont  les  livres  V  et  VI  notamment  doivent  être 
détachés  ;  le  second,  défendant  au  contraire  l'unité  de  l'ouvrage  (VIII, 
455-460  et  IX,  185-189,  1895-6). 

(3)  Zeller,  p.  87,1. 


LES    OUVRAGES    SUR    LES    SCIENCES    DE    LA    NATURE  37 

MeTstopoXoywà  tiennent  étroitement  aux  deux  ouvrages 
précédents.  Aristote  les  cite  souvent  par  désignation  de 
leur  contenu  (Bonitz,  Ind.,  102  b,  49).  Il  semble  bien  qu'ils 
aient  été  pris  par  Théophraste  pour  modèle  de  ses  Metocp- 
fftoXoywà.  Le  IVe  livre  ne  s'adapte  pas  bien  à  la  fin  du  IIIe, 
ni  au  plan  primitif  de  l'ouvrage  (1,  1  fin).  C'est,  semble-t- 
il,  une  dissertation  à  part  qui  n'a  été  mise  à  cette  place  par 
Aristote  lui-même,  peut-être  faute  de  temps,  que  pour  rem- 
placer une  partie  absente  (1).  —  Le  fragment  des  <nj[*swc  ou 
7 rcy.y.T;.y.'.  yî-.^wvcov,  inséré  sous  le  titre  de  Ilêpl  T/jusiwv  par 
Bekker  dans  l'éd.  de  Berlin,  p.  979,  n'est  pas  authentique, 
non  plus  que  l'ouvrage  auquel  il  conviendrait  de  le  rappor- 
ter (cf.  fragm.  1581  a-1583#).  —  L'authenticité  du  Ilsplypw- 
uàrcov  a  été  sérieusement  combattue  par  Prantl.  Alexandre 
pense  qu'Aristote  a  écrit  un  Iïspl  yu;juôv,  mais  il  ne  sem- 
ble pas  l'avoir  eu  en  mains.  —  Aristote  fait  espérer  (Meteor. 
III,  fin)  une  étude  sur  les  métaux  ;  mais  on  ne  sait  si  ce  livre 
a  été  écrit  et  si  c'est  le  uovôêwêXoç  t..  [xsràXXcov  dont  par- 
lent les  commentateurs,  et  notamment  Simplicius  (Phyp. 
3,  4,  Diels).  Les  catalogues  et  les  auteurs  citent  encore 
beaucoup  d'écrits  physiques  d'Aristote,  mais  sans  authen- 
ticité. 

Aux  écrits  physiques  il  faudrait  rattacher  les  écrits  mathé- 
matiques d'Aristote.  Aux  yswusTp wcâ  ~t  xal  p,7)^aytx&  (JtêXloc 
dont  parle  Simplicius  (Cat.  4.  25  sq.,  Kalbfl.),  on  pourrait 
rapporter  nos  Mfyvavwcà  ;  mais  ils  ne  sont  pas  authentiques.  — 
Le  Ikpl  xcôptov  ypafxjjwov  (éd.  de  Berlin,  p.  968)  était,  d'après 
Simplicius  (2),  attribué  à  Théophraste  tout  autant  qu'à  Aris- 
tote. —  Des  o-x'.xà  (JiêXîa  ou  o-twx  -pooA/;j.'/Ta  étaient  en 
circulation,  sous  le  nom  d'Aristote,  au  temps  d'une  traduc- 
tion latine  (vers  230  après  J.- Ci.)  de  la  Catop trique  de  Héron 
d'Alexandrie.  —  Enfin,  à  moins  qu'Aristote  n'entende  se 
référer,  dans  les  Meteoroi:  I,  3,  339 />,  7;  8,  345  />,  1  et  clans 

(1)  Seller,  p.  87,  n.  t.  Voir  V index  ttominum,  au  mol  Bso'ooaT-o; 
dans  les  commentaires  des  Meteor.  d'Alexandre  (éd.  Hayduck,  Comm. 
(jr.  III.  "2)  et  d'Olympiodore  (éd.  Stûve,  même  collection.  XII.  2). 
Cf.  infra,  XIX*  leron. 

(2)  Dans son  commentaire  du  />>■  Caelo,  566,  85,  éd.  fïeiberg  (Comm. 
gr.  VII i;  Schol.,  KtO  b,  10. 


38  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

le  De  Caelo  II,  10,  291  a,  29,  à  un  ouvrage  d'un  autre 
auteur  et  non  à  un  ouvrage  écrit  par  lui-même,  il  semble 
qu'il  a  dû  composer  un  owrrpayofjiucév  ou  aurrpoXoyutiv  (1). 

Parmi  les  ouvrages  descriptifs  sur  les  animaux,  il  n'y  a 
peut-être  d'authentiques  que  les  oyaroftoti  et  notre  îlepl  tfc 
Zùy.  Lfftopta.  — Les  àvaxopiaî  sont  souvent  citées  par  Aristote 
(Bonitz,  Ind.  104  a,  4).  Il  nous  indique  lui-même  qu'elles 
contenaient  des  dessins,  et  peut-être  en  était-ce  la  partie 
la  plus  importante.  L'ouvrage  est  perdu  et  sans  doute 
depuis  longtemps.  —  Notre  Histoire  des  animaux,  en  dix 
livres,  est  authentique,  à  l'exception  du  dernier  :  les  neuf 
premiers  sont  souvent  cités  par  Aristote  ;  le  Xe,  au  contraire, 
contient  une  doctrine  essentiellement  anti-aristotélicienne, 
celle  de  germes  féminins  (2). 

Au  premier  rang  des  livres  explicatifs  sur  les  vivants  il 
faut  placer  le  Ilscl  ^•r/ï;  (3).  Il  y  a  eu  deux  rédactions  du 
second  livre  :  des  fragments  de  l'une  d'elles  ont  été  décou- 
verts par  Torstrik  dans  le  ms.  E  (Paris.  n°  1853)  (4).  Mais 
c'est  assez  arbitrairement  que  Torstrik  entreprend  d'expli- 
quer par  le  mélange  des  deux  rédactions  les  fautes  de  com- 
position, les  répétitions  surtout,  dont  il  est  choqué  au 
livre  III,  voire  au  livre  I  ;  car  la  preuve  de  l'existence  de 
deux  rédactions  pour  les  livres  I  et  III  n'est  même  pas 
faite.  Ajoutons  d'ailleurs  que  les  deux  rédactions  du  second 
livre  ne  paraissent  pas  avoir  présenté  de  différences  con- 
sidérables. 

Au  Etepi  'i/u'/'^s  se  rattachent  naturellement  plusieurs 
petits  traités  portant  tous  sur  des  fonctions  communes  à 
l'âme  et  au  corps  et  connus  sous  le  nom  traditionnel  de 
Parva  naturalia.  Commençons  par  parler  de  ceux  d'entre 


(1)  Zeller,  p.  90,  n.  4. 

(2)  Zeller,  p.  93,  n.  1  et  91,  n.  1. 

(3)  Pour  les  renvois  d'Àristote  à  son  w.  ^jyïi,  voir  Bonitz,  Ind. 
102  *,  60  sqq. 

(4)  Voir  la  préface  de  son  édition  (Berlin,  1862).  Ces  fragments  se 
trouvent  à  la  suite  du  texte  dans  l'édition  de  G.  Biehl  (bibl.  Teubner), 
et  dans  celle  de  G.  Rodier  (Aristote,  Traité  de  rame,  traduit  et 
annoté,  2  vol.,  1900  ;  voir  I,  p.  NI  sq.  etpassim  dans  le  commentaire, 
vol.  II).  Cf.  Zeller,  p.  93,  n.  2. 


LES    OUVRAGES    SUR    LES    SCIENCES   DE    LA    NATURE  39 

eux  qui  ont  disparu  ou  qui  sont  apocryphes.  —  Aristote  avait 
annoncé  en  plusieurs  endroits  (Bonitz,  Ind.  104  a,  47)  un 
rcepî  vôo-ou  xocl  uyieîotç.  Mais,  bien  qu'un  auteur  arabe  ait 
parlé  d'un  écrit  intitulé  De  sanitate  et  morbo,  il  ne  semble 
pas  qu'Aristote  ait  tenu  sa  promesse,  car  Alexandre  (1)  n'a 
pas  connaissance  de  ce  traité.  —  Il  semble  au  contraire  qu'on 
trouve  chez  lui  non  seulement  promis,  mais  indiqué  comme 
écrit  déjà,  un  wepl  Tpopïjç  (Bonitz,  Ind.  104  b,  16).  —  Le 
Efepl  Ttveufxoroç  qui  fait  partie  de  notre  collection  aristotélique 
n'est  pas  authentique  ;  car  il  fait  entre  les  veines  et  les  artè- 
res une  distinction  qu'Aristote  ne  connaissait  pas  (Bonitz, 
Ind.  109  a,  22).  Comme  d'ailleurs  il  est  cité  par  le  Depl  Ç<j>o>v 
xiv^<rew<;  (Bonitz,  103  a,  42),  il  appartient  aux  premières 
générations  péripatéticiennes.  —  Nous  possédons  dans  les 
œuvres  un  fragment  d'un  Ilepl  àjcouorwv:  Il  ne  cite  pas  Aris- 
tote et  n'est  pas  non  plus  cité  par  lui.  Zeller  en  trouve  l'ex- 
position trop  traînante  pour  être  de  la  main  d' Aristote,  et  il 
le  rapporte  aux  premiers  temps  de  l'Ecole.  Ce  n'est  pas, 
comme  on  l'a  cru,  un  morceau  distrait  de  notre  ITspl  alo-fty- 
c-îwç  ;  car  celui-ci  déclare  (ch.  4,  déb.)  que  son  plan  ne  com- 
porte pas  une  étude  détaillée  du  ton  et  de  la  voix,  et  les  ren- 
vois du  De  generatione  animalium  (Bonitz,  Ind.  100  b,  40) 
ne  réclament  pas  sur  ce  sujet  plus  que  ne  donne  notre  texte 
actuel  du  Hepl  yXrjhr^tuK  (ib.).  —  Passons  aux  autres  Parva 
naturaliade  notre  collection.  Le  nspla'.o-Orjo-cw;  /al  alo-QrjTÛv 
est  promis  par  les  Météorologiques,  peut-être  aussi  par  le  De 
anima,  cité  par  les  traités  Sur  les  parties  et  Sur  la  génération 
des  animaux,  par  le  De  memoria  et  le  De  somno  (Bonitz,  Ind. 
103  a,  8).  Notre  texte  n'est  pas  mutilé  ;  car  les  renvois  du 
De  generatione  animalium  (V,  2,  78 J  a,  20)  et  àuDe  partibus 
animalium  (II,  10,  656  a,  27),  s'ils  s'appliquent  mal  au  De 
$ensu  proprement  dit,  portent  convenablement  sur  d'autres 
des  Parva  naturalia,  et  Aristote  a  pu  désigner  ces  petits 
traités  sous  le  titre  de-,  aio-fojffeuc,  parce  qu'ils  sont  comme 
des  dépendances  de  ce  premier  traité  lequel  contient  dans 
son  premier  chapitre  une  introduction  commune  à  eux  tous. 

(1)  Dans  son  commentaire  du  De  Sensu,  ti,  19,  éd.  Wend]and(Co?;«m. 
gr.,  111,1). 


40  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

—  Le  Ilepl  [jlvv][jl^ç;  xal  àvapLvrjO-scoç  est  mentionné  par  Ptolé- 
mée  (n°  40)  et  cité  par  les  commentateurs.  Il  cite  le  De  anima 
et  d'autres  ouvrages  d'Aristote,  mais  il  n'est  cité  que  par  le 
riepi.  Ç<j>h)v  xw/jo-eco;  (Bonitz,  Ind.  99  a,  36  et  103  a,  13).  Son 
contenu  démontre  son  authenticité.  —  Le  Depl  utcvou  xal 
sYp^yôpcetos  cite  plusieurs  fois  Aristote  et  en  est  plusieurs 
fois  cité  (Bonitz,  Ind.  99  a,  42;  103  a,  16).  Il  forme  série 
avec  le  Depl  svuttvudv  et  le  Ilepl  vî^  xaSï  uttvov  puxvrtxrjç,  comme 
Aristote  l'indique  dans  ce  dernier  écrit  (ch.  2  fin).  De  son 
côté,  le  De  somno  (2,  456  a,  27)   promet  le  -.  îVj-vIgjv. 

—  Le  rispl  ij.axpoê!.6T7iTO^  xal  [jpayuë'.ÔTyj'ûoç  est  indiqué  dans 
nos  catalogues,  cité  par  Athénée  sous  son  titre,  et,  sans 
indication  de  titre,  dans  le  traité  des  Parties  des  animaux 
(Bonitz,  Ind.  103  a,  23).  —  Le  Ilepl  Çcorjç  xal  Qavà-cou  ne  fait 
avec  le  Ilepl  àva-vo^ç  qu'un  seul  tout  (voir  le  premier,  au 
ch.  1  déb.,  et  le  second,  vers  la  fin  du  dernier  chapitre).  Zel- 
ler  qualifie  d'évidemment  illégitime  la  coupure  que  font  les 
éditeurs  dans  le  Ilepl  Çor/iç  xal  Gavà^ou,  dont  ils  mettent  à  part 
les  deux  premiers  chapitres  sous  le  nom  de  Ilepl  veotïjtoç  xal 
yrçpwç  ;  il  pense  que  l'ouvrage  de  ce  nom,  annoncé  par 
Aristote,  a  été  perdu  de  bonne  heure,  ou  même,  comme 
incline  à»  le  croire  Bonitz  (Ind.  103  a,  26),  n'a  jamais  été 
écrit.  Le  De  vita  et  morte  et  le  De  respiratione  sont  cités 
plusieurs  fois  par  le  traité  Sûr  les  parties  des  animaux 
(Bonitz,  Ind.  103  a,  34  et  38)  (1). 

Le  Depl  Çiôwv  p.opuov,  en  quatre  livres,  cite  beaucoup  d'ou- 
vrages d'Aristote  et  est  cité  par  le  De  generatione  anima- 
Hum, le  De  incessu  animalium,  leDemotu  animalium,  parle 
De  vita  et  morte,  par  le  De  respiratione  et  par  le  De  somno 
(Bonitz,  Ind.  99  b,  30  et  103  a,  55).  Zeller  signale  dans  cet 
écrit  le  renvoi  du  ch.  3,  457  b,  29,  comme  pouvant  s'appli- 
quer mieux  au  De  sensu  (2,  438  b,  28)  ;  mais,  en  revanche, 
le  renvoi  du  ch.  1,  455  b,  34  conviendrait  mieux  au  II.  Çcj>u>v 
(jtopiwv  (III,  3,  665  a,  10)  qu'au  De  sensu  (2,  438  b,  25).  Le 
premier  livre  est  une  introduction  générale  aux  recherches 
sur  les  vivants,  qui  n'est  peut-être  pas  à  sa  vraie  place  (2). 

(1)  Sur  les  Parva  naturaïia,  voir  Zeller,  p.  94,  n.  1  (94-96). 

(2)  Zeller,  p.  96,  n.  1. 


LES    OUVRAGES    SUR    LES    SCIENCES    DE    LA    NATURE  41 

Le  Qepl  Ç([>cov  ysvsc-swç  cite  les  autres  ouvrages  d'Aristote, 
notamment  V Histoire  des  animaux,  le  De  sensu,  le  De 
anima  (Bonitz,  /nrf.  100  a,  59).  Mais,  s'il  est  cité  par  les 
autres  ouvrages,  c'est  toujours  comme  un  traité  à  écrire 
(Bonitz,  Ind.  103  b,  8).  Cependant,  pour  des  raisons  inter- 
nes, son  authenticité  n'est  pas  douteuse.  Seulement,  le 
livre  V  et  dernier  est  peut-être,  par  rapport  à  lui,  plutôt 
qu'une  partie  intégrante,  un  complément,  comme  sont  les 
Parva  naturalia  pour  le  De  anima. 

Le  Ilsol  swtov  rcopeioç  cite  l'Histoire  îles  animaux  et  les 
Parties  des  animaux  (Bonitz,  Ind.  100  a,  oo).  Il  est  cité  sous 
ce  titre,  ou  sous  celui,  plus  long,  de  -.  7cooeîaç  xal  xtVrçcews 
tôjv  Ç(j>u>v  par  les  Parties  des  animaux,  sous  celui  de  -.  T&; 
tojv  "Çwcov  xtvvjo-stç  dans  le  De  Caelo  (Bonitz,  Ind.  103  b,  3). 
Avec  ce  traité  authentique  il  ne  faut  pas  confondre  le 
n.  £<JKov  xivvi<re(i)ç,  .qui  est  sans  doute  apocryphe,  puisqu'il 
cite  (10,  703  a,  11;  le  n.  icyeupàToc  (2). 

Aristote  promet  en  plusieurs  endroits,  et  même  ailleurs 
il  cite  comme  écrit,  un  -sol  courwv.  On  ne  peut  donc  guère 
douter  qu'un  traité  de  ce  titre  ait  été  composé  par  lui. 
Mais  Simplicius  et  Philopon  paraissent  parler  du  -.  tpurûv 
sans  l'avoir  eu  en  mains.  Alexandre  (3)  dit  qu'il  n'existe 
sur  1rs  Plantes  qu'un  ouvrage  de  Théophraste.  L'ouvrage 
d'Aristote  a  sans  doute  été  perdu  de  bonne  heure  après 
Callimaque  et  Hermippe,  et  il  est  impossible  de  lui  attribuer 
notre  Ilsol  yurûv  actuel,  traduit  de  l'arabe  en  latin  et  du 
latin  en  grec.  On  ne  saurait  non  plus  prétendre  enlever  à 
Théophraste,  pour  les  transporter  à  Aristote,  les  deux  ouvra- 
ges, que  nous  possédons  encore  :  De  causis  plant  arum  et 
Historia  plantarum  ;  dans  aucun  de  ces  deux  ouvrages  il 
n'y  a  trace  en  effet  d'un  passage  authentique  du  Ilsol  outwv 
d'Aristote  cité  par  Athénée  (fr.  250),  et  de  plus  ils  contien- 
nent des  allusions  à    des   faits   postérieurs  à  Aristote     i 


(I)  Zëller,  p.  97,  n.  i. 
Zeller,  p    97,  a.  8. 

Dr  sensu  87,  11  Wendland.  Pour  les  textes  de  Simplicius,  PI 
lopon.  etc.,  roir  Rose,  Àristotëles  pseudepigraphus,  p.  261 
(-4)  Zeller,  p.  98,  d    I. 


42  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

Nos  $-j!7'.oYvio;jiov'//.à,  qui  ne  citent  pas  Aristote  et  ne 
sont  pas  cités  par  lui,  ne  sont  pas  authentiques  (1).  —  Il 
est  impossible  qu'Aristote  ait  écrit  des  Laxpixà,  bien  qu'on 
lui  en  attribue  dans  nos  catalogues,  car  il  se  désigne  lui- 
même  quelque  part  comme  étranger  à  la  médecine  (2).  — 
Les  ouvrages  sur  l'agriculture  et  la  chasse  sont  apocry- 
phes (3).  —  Aristote  renvoie  sept  fois  à  des  7cpo6Xiîpa.Ttt. 
Mais  il  est  remarquable  que,  à  l'exception  d'un  seul  qui 
ne  porte  pas  lui-même  très  juste,  aucun  des  renvois 
d' Aristote  ne  trouve  où  s'appliquer  dans  les  Problèmes  que 
nous  possédons  (Bonitz,  Ind.  103  b,  17).  Ces  Problèmes  ne 
sont  donc  pas  de  lui.  Il  résulte  des  études  de  Prantl  qu'ils 
sont  l'œuvre  successive  des  premiers  Péripatéticiens  et  qu'il 
y  en  a  eu  plusieurs  rédactions  (4).  —  Enfin,  avant  de  quitter 
les  ouvrages  physiques  d' Aristote,  n'oublions  pas  de  signa- 
ler l'inauthenticité  du  ïïepl  xôo-pio'j  (o). 

Nous  arrivons  aux  écrits  sur  la  morale.  Indépendamment 
des  ouvrages  de  jeunesse,  et  notamment  du  Ilepl  Bucauo- 
o-ûv/jç  dont  nous  avons  parlé,  on  attribue  encore  à  Aris- 
tote beaucoup  d'autres  ouvrages  sur  des  sujets  moraux. 
Le  irepl  È-'.Ojulaç,  qu'il  paraît  nous  promettre  au  début  du 
De  sensu,  n'a  sans  doute  pas  été  écrit.  Peut-être  avait-il 
écrit  un  ~tp\  to&8ou<  ôpr^ç,  un  -sel  {JtiQriç,  attribuable  aussi  à 
Théophraste,  des  vo;ao>.  o-ua-ctTixot.  Notre  traité  IIspl  àpexwv 
y.y.l  xaxtwv  est  l'œuvre  d'un  éclectique  qui  ne  peut  guère 
être  antérieur  au  ier  siècle  av.  J.-C.  (6). 

Malgré  la  bizarre  assertion  de  Schleiermacher  sur  l'an- 
tériorité des  'HQ'.xà  ueyàXa,  par  rapport  aux  deux  autres  trai- 
tés de  morale,  personne  ne  songe  plus  à  voir  dans  cet 
ouvrage  qu'un  résumé  des  'HG-.xà  EoÔT){jiia.  Les  'RQucà  p.syà),a 
ne  citent  pas  Aristote  :  on  ne  pourrait  y  relever  qu'un  renvoi 

(1)  Zeller,  p.  99,  n.  2. 

(2)  Zeller,  p.  9,  n.  1  vers  la  fin  el  p.  99,  n.  3. 

(3)  Zeller,  p.  100,  n.  i  el  2. 

(4)  Zeller,  p.  100,  n.  i  et  5. 

(5)  Zeller,  III  i*,  653-670.  Cet  ouvrage,  où  l'influence  stoïcienne  est 
manifeste,  date  probablement  de  la  seconde  moitié  du  1er  siècle  av. 
J.-G. 

(6)  Zeller,  p.  103,  n.  1. 


OUVRAGES  SUR  LA  MORALE  ET  LA  POLITIQUE       43 

à  des  Analytiques,  dont  rien  n'assure  que  ce  soient  ceux 
d'Aristote  (Bonitz,  Ind.  101  a,  52).  — Les  'HQucà  Eùo^u-.ane 
citent  pas  non  plus  autre  chose  que  des  Analytiques,  et,  sans 
titre,  des  Catégories,  qui  ne  sont  peut-être  d'Aristote  ni  les 
uns  ni  les  autres.  Déjà  Aspasius  ;1)  attribuait,  implicitement 
mais  clairement,  à  Eudème  la  composition  des  'Hfkxàc  Eùoriu'.a 
et  son  affirmation  a  le  plus  grand  poids.  —  C'est  une  ques- 
tion de  savoir  si  les  trois  livres  communs  à  cet  ouvrage  et 

aux  'H8utà  Nixopfyeta  (Et,i-  Nic-  VVn  I  Eth-  Eud-  IV-VI) 
appartenaient  primitivement  à  celui-ci  ou  à  celui-là.  L'in- 
dication d'Aspasius,  que  le  passage  sur  le  plaisir  [Eth.  Xic. 
VII,  12  sqq.)  est  d'Eudème,  donnerait  plutôt  à  penser  que 
ces  trois  livres  sont  d'Eudème.  Mais,  pour  le  reste,  Y  Éthi- 
que à  Nicomaque  est  l'œuvre  d'Aristote.  Elle  renvoie  aux 
Analytiques  et  à  la  Physique  (Bonitz,  Ind.  101  a,  37);  elle 
est  citée  une  fois  par  la  Métaphysique  et  assez  souvent 
par  la  Politique  (Bonitz,  Ind.  103  h,  46)  (2). 

Aristote  avait  écrit  des  yô;j.',;j.o.  3acêap',xà,  cités  notam- 
ment par  Varron  [De  ling.  lat.  VII,  70)  et  des  rcoXiTetai, 
dans  lesquelles  étaient  analysées  cent  cinquante-huit  con- 
stitutions d'états  grecs  (3).  On  sait  que  la  IIoÀ'.Teîa  AQïjvaiojy 
a  été  retrouvée  à  une  date  encore  très  récente  ;  elle  permet 
de  se  faire  une  idée  du  reste  du  recueil  (4).  —  La  Politique 
jnoXiTtxà)  cite  l'Éthique  (Bonitz,  Ind.  101  b,  19);  elle  est 
citée  par  la  Rhétorique  et  promise  par  YÉthiquc  (Bonitz, 
Lui .  10.']  //.  52).  Son  authenticité  n'est  pas  douteuse.  Seule- 
ment l'ouvrage  est  inachevé  ;  il  se  termine  par  un  déve- 
loppement sur  la  musique  et  n'a  pas  de  conclusion.  Il 
paraît  en  outre  acquis  que  l'ordre  des  livres  a  été  boule- 
versé (5). 

Nos  O'.xovou'./.y.ne  peuvent  être  considérés  comme  authen- 
tiques (6). 

(1)  Et/iira,  454,  24-36,  éd.  '..  Heylbut (Comm.  gr.,  XIX,  i). 

(2)  Zeller,  p.  401,  u.  2  cl  |>.  102,  n.  1. 

(3)  Zeller,  p.  105,  n.  3. 

(4)  Kilo  a  été  publiée  pour  la  première  fois  par  (1.  F.  Kenjon  à  Lon- 
dres en  1891. 

(5)  Zeller,  p.  10i,  n.  1  ci  p.  67*,  n.  2  (672-(i78). 
(ti)  Zeller,  p.  105,  n.  2. 


44  LE    SYSTEME    D  ARISTOTE 

Des  traités  sur  l'art,  nous  ne  possédons  que  la  Poétique. 
Elle  est  citée  dans  la  Politique  comme  un  ouvrage  futur 
et,  dans  la  Rhétorique,  comme  un  ouvrage  achevé.  Selon 
les  plus  anciens  témoins  l'ouvrage  avait  deux  livres.  Que 
notre  texte  soit  d'ailleurs  incomplet,  c'est  ce  qui  résulte 
notamment  de  ce  que  le  développement  sur  le  •/.â'jac7^, 
dont  parle  la  Politique,  fait  défaut  dans  la  Poétique  telle 
qu'elle  existe  (1).  Le  rapt  ttoitjtwv,  dont  nous  avons  déjà 
parlé  (p.  17),  et  les  cOpY)pixààTO>p.i)jjitera  étaient  des  ouvrages 
d'histoire  et  non  de  théorie  (2). 

(1)  Zeller,  p.  107,  n.  1. 

(2)  Zeller,  p.  108,  n.  1.  —  Aristote  avait  écrit  quelques  autres 
ouvrages  historiques  du  même  genre  :  les  listes  critiques  des  vain- 
queurs aux  jeux  Olympiques  et  aux  jeux  Pythiques,  un  xepi  eûpupâruy. 
—  Notre  Tlipi  ha.uuv.aiMj  àxova-aaTwv  est  inauthentique  ;  cf.  Zeller, 
p.  109,  n.  I. 


QUATRIÈME  LEÇON 


LES  DIVERSES  CLASSES  DES  ECRITS  D'ARISTOTE. 
LES  ÉCRITS  PUBLIÉS  ET  LES  AUTRES 


Tous  les  écrits  d'Aristote  que  nous  possédons,  du  moins 
ceux  qui  sont  authentiques,  présentent  les  plus  étroites 
analogies  internes  pour  la  composition  et  pour  le  style  ;  à 
quoi  il  faut  ajouter  qu'ils  sont  reliés  entre  eux,  comme 
nous  l'avons  déjà  vu,  par  des  références  multiples.  Ces 
écrits  forment  donc  une  classe  unique.  Mais  ils  étaient  loin 
de  constituer  l'œuvre  entier  d'Aristote.  Des  écrits  d'un 
caractère  différent,  sans  parler  des  poèmes  ni  des  lettres, 
formaient,  à  côté  des  précédents,  une  ou  peut-être  plusieurs 
classes  distinctes. 

Une  première  distinction  à  établir,  et  qui  ne  soulève  pas 
de  difficultés,  est  celle  des  o-yy-'-à^aT?.  (ruvray^atocà  et  des 
a-UYypâfÀjxaxct  ■j-o[j.-ni<j.y.-::y.y..  Les  premiers  sont  les  écrits 
méthodiques,  réguliers,  pourvus,  comme  dit  Elias  ou  le 
pseudo-David,  d'une  entrée  en  matière  et  d'une  conclusion 
avec  une  rédaction  suffisante  ;  à  quoi  nous  ajouterons  :  sauf 
inachèvement.  Les  seconds  étaient  des  recueils  de  notes, 
que  l'auteur  destinait  à  son  propre  usage  et  qu'il  aurait 
fallu  soumettre  à  un  nouvel  examen  pour  en  faire  des 
ouvrages  réguliers.  D'après  un  renseignement  qui  remonte 
à  Alexandre,  les  uicopiv»ijJiaTtxà  n'étaient  même  pas  consa- 
crés un  par  un  à  des  sujets  spéciaux,  mais  il  arrivait  que  le 
même  écrit  traitait  de  plusieurs  sujets  à  la  fois.  On  ne  peut 
mieux  dire  que  c'étaient  de  purs  recueils  de  notes.  Après 
cela,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que,  selon  Simplicius,  les 
facoiAV7)|AaTixâ  lussent  tenus  en  médiocre  estime  et  que  per- 


46  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

sonne  ne  s'avisât  d'aller  y  chercher  des  textes  capables  de 
faire  foi  pour  l'établissement  de  la  pensée  d'Aristote  (1). 
Aucun  des  écrits  qui  nous  restent  ne  paraît  appartenir  à  la 
classe  des  j~oij.vY);jaT!.xà  :  à  peine  pourrait-on  y  ranger  la 
première  partie  du  livre  A  de  la  Métaphysique.  JNos  Pro- 
blèmes eux-mêmes  ne  peuvent  être  considérés  comme 
équivalent  à  un  exemple  d'écrits  hypomnêmatiques  ;  car, 
puisque  Aristote  renvoyait  souvent  à  ses  Problèmes  authen- 
tiques comme  à  un  livre  connu  du  lecteur,  ils  avaient  donc 
été  publiés,  au  moins  à  quelque  degré,  et  n'étaient  pas  des 
notes  pour  son  usage  propre,  — poc  ùîrojjLVTjcrtv  olxetav.  Le  De 
Melisso  etc.  est  inauthentique  (p.  21,  n.  3)  ;  et  d'ailleurs, 
quoi  que  Zeller  paraisse  en  penser,  il  ne  présente  peut-être 
pas  très  sûrement  les  caractères  requis.  C'est  donc  exclusi- 
vement parmi  les  ouvrages  perdus  qu'il  faut  chercher  les 
•j-o;jt.v71;j.a-'..y.à.  Il  est  vraisemblable  que  les  extraits  des  Lois 
de  Platon,  les  extraits  du  Tbnée,  les  extraits  d'Archytas, 
les  Problèmes  tirés  de  Démocrite  (cf.  ibid.)  appartenaient  à 
cette  classe.  Zeller  a  sans  doute  eu  raison  de  douter,  même 
avant  l'apparition  de  la  ïlo^'/rsia  'AOrjvaiwv,  qu'il  y  fallût 
mettre  les  rcoXiTEttu.  Et,  quant  au  tc.  ràyaOoj,  le  fait  qu'il 
est  employé  par  Alexandre  comme  une  source  sérieuse, 
nous  paraît  rendre  plus  que  douteuse  sa  parenté  avec  les 

Une  seconde  distinction  à  faire  parmi  les  écrits  d'Aristote 
est  celle  des  écrits  publiés  et  des  écrits  non  publiés.  Cette 
distinction  résulte  d'abord  des  témoignages  extérieurs, 
puis  des  textes  d'Aristote.  Elle  résulte  implicitement  des 
témoignages  extérieurs,  parce  que  ceux-ci  nous  parlent,  en 
considérant  en  lui  l'écrivain,  d'un  Aristote  dont  il  est 
impossible  que  les  ouvrages  de  notre  collection  aient 
donné  l'idée,  dont  l'idée  par  conséquent  doit  dériver  de  la 
lecture  d'ouvrages  appartenant  à  une  autre  classe.  Mettons 
que  Quintilien  ait  lu  la  Rhétorique  et  les  Topiques  ;  Cicé- 


(i)  Animonius  in  Cat.  4,  5,  Busse  (sur  ce  commentaire,  voir  infra, 
p.  51,  n.  1)  ;  Simplicius  Cat.  4,  14,  Kalbfl.  {Schol.  24  a,  4-2)  :  Elias 
{olim  David)  Cat.  414,  1  sq.,  Busse  {Schol.  24  a.  37).  Cf.  Zeller, 
p.  410,  n.  2. 


LES    DIVERSES    CLASSES    DES    ÉCRITS  4i 

ron  qui  se  vante  d'avoir  lu  ces  ouvrages  ne  les  connaît 
peut-être  que  de  seconde  main(l).  Du  moins,  selon  la  remar- 
que de  Ch.  Thurot  (2),  les  ouvrages  de  Cicéron,  où  celui-ci 
annonce  qu'il  va  suivre  Aristote  et,  par  exemple,  ses  Topi- 
ques, ne  présentent,  quand  on  les  examine  de  près,  aucun 
rapport  avec  les  textes  d'Aristote  qu'il  prétend  suivre. 
Dans  tous  les  cas,  ni  les  Topiques,  ni  la  Rhétorique  même, 
ne  peuvent  avoir  donné  à  Cicéron  et  à  Quintilien  l'idée  qu'ils 
se  font  du  style  d'Aristote.  Nous  avons  déjà  cité  (p.  20) 
ces  jugements  à  propos  des  dialogues.  Suaritas  est  une 
expression  qui  revient  plusieurs  fois  chez  Cicéron  et  se 
retrouve  dans  Quintilien  :  pour  eux  Aristote  est  un  écri- 
vain abondant  et  orné.  Denys  d'Halicarnasse  de  son  côté 
parle  de  l'agrément  d'Aristote  (3).  Ce  ne  sont  pas  nos  écrits 
scientifiques  qui  peuvent  avoir  inspiré  une  pareille  appré- 
ciation à  Denys  ;  car  ils  n'ont  que  les  qualités  sévères  du 
style  technique,  quand  même  ils  ne  sont  pas  gâtés  par  ce 
que  Bonitz  appelle  Aristotelis  insignis  in  seribendo  négli- 
gent ia.  Xous  venons  de  voir  en  outre  que  les  deux 
Romains  avaient  à  peine  touché  aux  plus  accessibles  des 
écrits  scientifiques.  C'est  donc  qu'il  y  avait  en  circulation 
d'autres  ouvrages  d'Aristote,  des  écrits  publiés,  au  sens  le 
plus  fort  du  mot,  publiés  jusqu'à  atteindre,  autant  qu'il 
était  alors  possible,  le  grand  public.  Cicéron  avait  employé 
le  Depi  (piXo<ro©taç,  YEudème,  le  QporpeTmxoç  ;  il  avait 
employé  aussi  des  ouvrages  sur  la  politique  qui  n'étaient 
pas  la  Politique,  peut-être  le  iroXtTtxôç  et  le  -.  [IJaaiXeiaç  (4). 
Les  textes  d'Aristote  que  nous  pouvons  invoquer  pour 
établir  plus  précisément  et  plus  directement  cette  division  de 
ses  écrits  en  publiés  et,  au  moins  dans  un  certain  sens,  non 
publiés,  sont  au  nombre  de  deux.  L'un  se  trouve  à  la  Un 
du  ch.  15  de  la  Poétique  :  z'.yr-v.<.  os  tcepl  aùtwv  èv  toïç 
èxôeSojxévofc;   X6votq   btotvûç.   Ce  texte  est  très  formel.    D«8 

fi  VoirZeller,  ibid.  et  n.  3. 

(2)  Éludes  sur  Aristote  (1800),  Appendice  13  :  Cicéron  et  lu 
lorii/w;  d'Aristote,  p.  200-270. 

(3)  Les  lexios  sont  cités  par  Zeller,  p.  111.  a.  I. 

(4)  Pour  les  passages  où  Cicéron  se  reporte  à  ces  écrits  d'Aristote, 
voir  Zeller,  p.  111,  n.  2. 


•48  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

tentatives  qu'on  a  faites  pour  en  détourner  ou  en  atténuer 
le  sens,  aucune  ne  parait  soutenable.  Ni  la  formule  etp^xat, 
ni  les  mots  êx§e§o{Aévot.ç  Xoyovç  ne  conviendraient  pour  ren- 
voyer à  un  ouvrage  de  l'Ecole  platonicienne.  D'autre  part, 
le  renvoi  ne  peut  s'adresser  aux  chapitres  antérieurs  de  la 
Poétique,  ni  à  la  Rhétorique  :  deux  opinions  auxquelles 
Rose  a  renoncé  après  les  avoir  successivement  soutenues. 
Enfin  Aristote  ne  peut  vouloir  dire  que  la  question  a  été 
traitée  dans  ses  écrits  antérieurs  ;  car,  pour  signifier  cette 
antériorité,  la  qualification  de  êx8e8opivot  n'eût  été  ni  la 
plus  naturelle  ni  la  plus  propre,  si  l'on  songe  surtout  qu'il 
n'y  a  plus  opposition,  quant  au  fait  d'être  et  de  n'être  pas 
publié,  entre  les  ouvrages  qu'un  auteur  a  publiés  autrefois 
et  un  ouvrage  qu'il  vient  de  publier.  Il  faut  donc  prendre 
l'expression  sxosoojjiévot.  Xéyot.  dans  toute  sa  force.  —  Le 
second  texte  d' Aristote  qui  témoigne  dans  le  même  sens 
se  trouve  au  début  du  ch.  4  du  Ier  livre  du  De  anima  :  il  y 
est  question  d'une  opinion  sur  l'àme,  dont  les  raisons  ont 
été  exposées  dans  des  discours  répandus  dans  le  public 
(sv  xo'.vw  vtvojjLévoiç  ~kôyoiç)  (1).  Bien  que  ce  texte  ait  moins 
de  précision  que  le  précédent  et  qu'on  n'en  puisse  peut- 
être  pas  ôter  toute  espèce  d'ambiguité,  on  arrive  toutefois, 
en  le  discutant,  à  reconnaître  qu'il  renvoie  à  des  ouvrages 
publiés.  L'opinion  de  Simplicius,  que  le  renvoi  indiqué  ici 
par  Aristote  se  rapporte  au  Phédon,  n'a  aucune  vraisem- 
blance; car  une  pareille  formule  serait  tout  à  fait  impropre 
dans  une  telle  fonction  et  Aristote  n'en  emploie  jamais 
d'analogues  pour  renvoyer  aux  écrits  de  Platon.  Peut-il 
s'agir  de  conversations  courantes  dans  le  public  éclairé  ? 
Non  sans  doute,  caria  question  en  jeu  est  déjà  trop  délicate, 
et  Aristote  se  réfère  trop  évidemment  à  une  réfutation 
qu'il  regarde  comme  précise  et  concluante.  S'agirait-il  de 
conversations  platoniciennes?  Non,  puisqu'Aristote  pouvait 
se  référer  à  quelque  chose  de  plus  saisissable,  c'est-à-dire  au 
Phédon.  Le  renvoi  vise-t-il  donc  des  discussions  orales  dans 
l'École  péripatéticienne  elle-même,  ou  bien  encore  un  écrit 

(1)  /.ai  u)jy)  c?e  tiç  (Fô£a  TrxpaêiiïozcKi  ~zpï  ifiu^ç,   7ri6avirç  f*èv  7ro)./oîç. . . 
).6yo'j;  <J'wff7T£p  EÙÔûvaç  fîeiïtûxvLK  xcà  roîç  sv  xoivw  yivouiévoti  Xôyotç. 


LES    DIVERSES    CLASSES   DES    ÉCRITS  49 

d'Aristote  qui  ait  la  forme  d'une  conversation,  c'est-à-dire 
un  dialogue  ?  Cette  opinion,  déjà  indiquée,  en  partie  du 
moins,  par  Philopon,  est  celle  d'Ueberweg.  Mais  en  fait, 
nous  allons  le  voir,  Aristote  ne  renvoie  pas  à  des  discus- 
sions orales.  Reste  donc  qu'il  ait  renvoyé  à  un  dialogue.  A 
l'appui  de  cette  manière  de  voir  on  pourrait  faire  valoir 
que  l'expression  sv  xcc.vù  y.vvoyivo^  Xoyoïç  peut  recevoir, 
comme  le  veut  Ch.  Thurot,  le  sens  de  èv  ratç  StaXsxTucaïs 
(ruvôSotç  {Top.  VIII,  5,  155  a,  32),  et  que  l'expression 
eoOôvaç  ôsoor/.'j'.a  s'appliquerait  très  convenablement  à  un 
examen  contradictoire  dans  lequel  la  doctrine  attaquée 
aurait  été  d'autre  part  défendue.  Mais  c'est  une  question 
de  savoir  si  les  mots  en  question,  qui  peuvent  recevoir 
cette  interprétation,  n'en  admettent  pas  d'autre.  En  fait  il 
n'est  pas  douteux,  puisque  les  commentateurs  nous  pro- 
duisent les  .textes,  qu'Aristote  renvoie  à  YEudème.  Seule- 
ment, si  cet  écrit  est  un  dialogue,  c'est  aussi  un  ouvrage 
publié  et  il  reste  douteux  qu'Aristote  ait  voulu  le  désigner 
en  tant  que  dialogue,  plutôt  que  comme  ouvrage  publié. 
C'est  même  cette  dernière  désignation  qui  semble  le  plus 
probable  ;  car  le  participe  présent  y.yyouivo'.ç  ne  pourrait 
s'appliquer  à  une  conversation  qui,  fixée  une  fois  pour 
toutes  au  moyen  de  l'écriture,  est  entrée  dans  le  domaine 
du  passé  ;'  il  ne  s'appliquerait  bien  qu'à  des  conversations 
de  chaque  jour,  sans  cesse  recommencées  et  par  consé- 
quent toujours  actuelles.  Or  nous  avons  vu  que  les  faits 
excluaient  une  référence  à  de  telles  conversations.  S'appli- 
quant  à  YEudème,  puisque  tel  est  le  fait,  le  participe  pré- 
sent  signifie  donc,  et  c'est  un  sens  très  naturel  :  les  dis- 
•  ours  qui,  consignés  dans  VEtidème,  sont  tombés  et  se 
trouvent  présentement,  par  la  publication  de  l'ouvrage, 
dans  le  domaine  public.  Le  texte  du  Traité  de  Pâme  est  donc 
en  somme  d'accord  avec  celui  de  la  Poétique  pour  répar- 
tir les  écrits  d'Aristote  en  écrits  publiés  et  écrits  non 
publiés.  —  Deux  autres  textes  paraissent  d'ailleurs  confirmer 
les  deux  précédents.  Dans  VÉthiçtteà  Nicomaque,  Aristote 
renvoie  à  des  èyxùxXia (1, 3,  1096a,  2)  et,  dans  le  De  caelo, 
à  dos  :-x.>/.A'.a  çptXoffOç7J|Mrca  (I,  9,  279  a,  30),  qui  sont, 
eux  aussi,  des  ouvrages  publiés.  Non  seulement  c'est 
Axistote  4 


50  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

ainsi  qu'a  compris  Simplicius,  mais  Zeller  estime,  avec 
raison  semble-t-il,  que  le  renvoi  de  Y  Éthique  s'applique  à 
un  passage  du  dialogue  w.  Bwcouoo-ùvïjç  et  le  renvoi  du  De 
caelo  k  un  passage  du  n.  tptXoaro:pyx4  (1). 

De  la  classification  des  écrits  d'Aristote  en  publiés  et 
non  publiés  ou  à  peine  publiés,  nous  sommes  amenés  à 
celle  qui  divise  les  écrits  du  philosophe  en  exotériques  et 
ésotêriques]  car  c'est  peut-être  la  même  classification  sous 
des  titres  différents.  Mais  le  vrai  sens  de  l'expression 
èÇtdTeptxol  Àoyoi  a  été  et  est  encore  notoirement  l'objet  de 
discussions  assez  délicates.  Comme  dans  la  question  pré- 
cédente, nous  nous  occuperons  d'abord  des  témoignages 
extérieurs,  puis  des  textes  d'Aristote.  —  A  l'exception  de 
deux  commentateurs  néo-byzantins  de  YÉthique  à  Nico- 
maqïte.j  Eustratius  et  Héliodore  de  Pruse,  qui  entendent 
par  £HwT£û',xolX6yo!.,  le  premier,  l'opinion  commune  (Xéyouç, 
siiç  e£o)  xf;ç  Xoyw^s  ftapaSéo-etoç  -zk  ïîX^Ôt)  çaa-'l),  le  second, 
des  discussions  orales  (àrcè  tr-rép-aroç  rcpoç  roùç  evTuy^àvov- 
Taç)  (2),  on  peut  dire  que  tous  les  auteurs  anciens  pensent 
que  cette  expression  désigne  une  classe  particulière  des 
écrits  d'Aristote.  —  Le  texte  le  plus  détaillé  que  nous 
possédions  sur  la  classification  des  écrits  d'Aristote  est 
celui  d'Elias,  commentateur  du  vie  siècle,  dans  le  préam- 
bule d'un  commentaire  des  Catégories  qu'on  attribuait 
autrefois  à  David.  Il  est  probable  qu'il  puise  dans  Ammo- 
nius  ;  car,  d'une  part,  il  renvoie  à  propos  d'une  question 
connexe  au  commentaire  d'Ammonius  sur  le  Ilepi  eppjveîaç, 
et,  d'autre  part,  il  est  tout  à  fait  d'accord  avec  le  commen- 
taire sur  les  Catégories  faussement  attribué  à  Ammonius, 
mais  pourtant  dérivé  du  véritable  commentaire  d'Ammo- 


(1)  Simplicius  De  Caelo  288,  31.  Heiberg  {Schol.  487  a,  3);  cf.  le 
texte  de  Philopon  cité  plus  haut,  p.  18,  n.  2.  —  Ch.  Thurot,  op. 
cit.,  p.  2!  9.  —Voir  Zeller,  p.  112,  n.  3  et  144,  n.  1. 

(2)  Cf.  Zeller,  p.  415,  n.  1.  Les  commentaires  d'Eustratius  (environ 
4050-1120)  et  d'Héliodore  (vers  1367)  ont  été  publiés  par  G.  Heylbut 
dans  la  collection  des  Commentaria,  vol.  XX  (cf.  p.  298,  28-31)  et 
vol.  XIX,  pars  2  (p.  23,  38).  Ce  dernier  commentaire  était  autrefois 
attribué  à  Andronicus  de  Rhodes  ;  cf.  plus  bas,  p.  6t. 


LES    DIVERSES   CLASSES    DES   ÉCRITS  51 

nius  (1).  Parmi  les  écrits  «•uvcayiAarixdc,  nous  dit  Elias,  les 
uns  sont  aoTQacpédtûrox,  c'est-à-dire  qu'Aristote  y  parle  seul, 
s'adressant  au  lecteur  :  aussi  ces  écrits  portent-ils  encore- 
la  qualification  d'àxpo<x|jumxà  ;  les  autres  sont  des  dialogues 
et  reçoivent  la  qualification  dexotériques  :  otaXoyucoc  à  xai 
$-wrepixà  XéyovTat.  Les  ouvrages  acroamatiques,  tels  que 
la  ipu<rot7j  oocpoao"K  sont  écrits  pour  les  lecteurs  aptes  à  la 
philosophie,  les  ouvrages  exotériques  pour  ceux  qui  n'y 
sont  pas  aptes.  Aussi,  dans  les  écrits  acroamatiques,  Aris- 
tote  emploie-t-il  des  démonstrations  nécessaires  et,  dans 
les  écrits  exotériques,  procède-t-ii  par  des  raisons  sim- 
plement propres  à  persuader  [otk  it'.Oœvôv  etxorwç).  — 
Simplicius  dit,  dans  son  commentaire  sur  la  Physique  : 
èÇwrçbtxoc  ci  ècxt  ta  xoivà  xal  o*,  svSôçtov  ïcepatvoufiva,  àXXà 
[j.Yi  àrcoSsixTixà  pi<Sè  àxpocuxiroxà  (2).  Ailleurs  il  dit,  en  pré- 
cisant moins,  que  les  E^toTepocà  étaient  destinés  à  la  foule 
et  il  les  identifie  avec  les  èyxùxÀta  (3).  —  D'après  Elias 
(pseudo-David),  Alexandre  opposait  aux  oocpoajjumxà  les 
^aXoytxà,  sans  qu'on  nous  dise  positivement  qu'il  identi- 
fiait les  SwcXoytxà  avec  les  èÇonspixà.  Elias  ajoute  que  les 
dialogues  différaient  des  écrits  acroamatiques  par  le  fond 
même  des  opinions,  touchant  l'immortalité  notamment.  Si 
on  croit  avec  Zellerque  le  commentateur  a  mal  compris,  il 

(1)  Zeller,  p.  HT,  n.  2  et  118,  n.  1  (cf.  III  2%  344,  l).  Cf.  Elias 
[David)  Cat.  113,  17-117,  lî,  Busse,  et,  pour  la  question  particulière 
de  la  ilistinction  entre  les  écrits  acroamatiques  et  les  exotériques, 
114.  IS  (Schol.  24  a,  18;  b,  10).  Le  commentaire  d'Ammonius  sur 
iHerméneia,  cité  par  Elias  Mi,  9  (Schol.  24  b,  5),  a  été  publié  par 

.  Busse  (Comm.  gr.t  IV,  5),  ainsi  que  celui  sur  les  Caléi/ories  (IV,  i), 
lequel,  à  vrai  dire,  n'est  qu'une  rédaction  d'élève  d'après  les  leçons  du 
maître  (cf.  la  prêt,  de  Musse,  p.  V)  :  c'est  donc  l'œuvre^d'un  l'seudo- 
Ainiiiouius.  On  y  trouve,  3,  20-5,  30,  la  même  classification  des  écrits 
d'Aristote  que  chez  lïlias  (le  ps.  David),  mais  moins  développée. 

(2)  I».  695,  34  (et.  8,  16),  Diels.  De  même  Pliilopon,  P/n/s  705,  22, 
éd.  Vitelli. 

(3)  De  Caelo  (référence  indiquée  p.  bO,  n.  1).  De  ce  dernier  pas- 
sacre  il  faut  encore  rapprocher  celui  où  Philopon.  dans  son  De  anima 
(!».').  22,  éd.  M.  Flayduck,  Comm.  f/r.  XV),  dit  que  les  dialogues 
sont  au  oombre  des  ifaztptxû,  et  que  les  i^ireoixa  sont  ainsi  appe- 
lés parcequ'ils  ne  sont  pas  écrits  ttoo;  roj;  yv^atow;  ay.ooaT'/i;.  Cf.  Zeller, 
p.  115,  n.  4. 


52  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

reste  qu'Alexandre  reconnaissait  l'opposition  de  méthode 
mentionnée  par  Elias,  le  pseudo-Ammonius  et  Simpli- 
cius  (1). 

Passons  maintenant  des  commentateurs  d'Aristote  aux 
autres  témoins  et  remontons  aussi  haut  que  possible  dans 
l'ordre  chronologique.  —  Clément  d'Alexandrie  oppose 
parmi  les  écrits  d'Aristote  les  £7<o-:Ep',xâ  et  les  xoivà  -z  xal 
eçtotepixà.  Si  les  sa-aru-epixà  prennent  chez  lui  un  sens  mysti- 
que, c'est  là  une  circonstance  accessoire  qui  n'est  d'ailleurs 
pas  propre  à  Clément  :  nous  allons  la  retrouver  ailleurs.  Et 
du  reste,  malgré  toute  son  intelligence,  Simplicius  lui-même, 
sous  la  pression  du  milieu,  n'hésite  pas  à  écrire  cette  pro- 
position déraisonnable  qu'Aristotea  affecté  l'obscurité  dans 
ses  écrits  acroamatiques  (2).  Plutarque,  qui  donne  aussi  la 
même  note  mystique  surlesàxpoap^tuxàdans  la  Vie  d'Alexan- 
dre, distingue  ailleurs  les  IÇwTfepixà  des  autres  écrits  et  en 
même  temps  il  identifie  les  èijcoTrepixdt  avec  les  dialogues  : 
Stà  ttov  èioyceptxtôv  o'.aAôyto/,  dit-il.  Aulu-Gelle  oppose  les 
àxpoartxâ  et  les  sçco-rspixà  (3).  —  Avec  le  témoignage 
d'Aulu-Gelle  nous  quittons  l'époque  des  Antonins  pour 
passer  à  celle  d'Auguste.  Strabon  nous  dit  que  les  écrits 
exotériques  d'Aristote  n'étaient  pas  propres  à  permettre  à 
ceux  qui  n'avaient  pas  d'autre  aliment  de  philosopher  véri- 
tablement (©uXocrocps.tv  -payua-î'.xco^)  :  ceux-là  ne  pouvaient 
qu'amplifier  des  thèses  (OécreiçÀTixuQtÇetv)  :  ce  qui  consacre  la 
distinction  des  deux  classes  d'écrits,  en  faisant  des  écrits 
exotériques  des  ouvrages  dialectiques.  Cicéron  dans  le  De 
fiïtibus  dit  qu'Aristote  et  Théophraste  ont  laissé  deux  genres 

(1)  Gai.  115,  3-5.  liasse  {Sckol.  21  b,  33);  cf.  Zeller,  117,  1.  La 
même  opinion-  est  rapportée  par  le  ps  -Anamonius,  mai*  sans  qu'Ale- 
xandre soit  nommé  (-rivèçfjsèv  ouv  ..  4,  20). 

(2)  Clémenl.  Strom.  V,  575  A;  Simplicius,  Phys.  8,  18,  Diels.  Cf. 
Zeller,  p.  116,  n.  3  et  i. 

(3)  Plut.  Alex.  7;  Adv.  Col.  14,  1115  b.  -  Aulu-Gelle  X.  Att.  XX. 
5  :  «  'EgcorsptxM  dicebantur  quae  ad  rhetoricas  meditationes  facul- 
tatemque  argutiarutn  (ces  derniers  mots  sont  à  remarquer)  civilium- 
qup  rerum  notitiam  conducebant,  kx/jogctixk  autem  vocabantur  in 
quibus  philosophia  remotior  subtil  torque  agitabatur  quaeque  ad 
naturae  contemplationes  disceptationpsque  dialecticas  pertine- 
bant.  n  —  Cf.  Zeller.  115,  6,  7  ;  116,  3. 


LES    DIVERSES    CLASSES    DES    ÉCRITS  53 

décrits  dont  l'un  populariter  scriptum  quod  ^onrepucôv 
appellabant.  Dans  les  Lettres,  à  Attiats,  il  dit  que  à  chacun 
de  ses  livres  du  De  Republica  il  a  mis  des  prologues  :  ut 
Arislotclc*  in  Us  quos  êjjjwTeptxouç  vocal  (1).  S'il  fallait 
prendre  au  pied  de  la  lettre  les  mots  appellabant  et  vocal, 
nous  aurions  ici  le  témoignage  d'Aristote  lui-même.  Quoi 
qu'il  en  soit,  Strabon  est  né  avant  la  mort  d' Andronicus,  et 
Cicéron  n'est  pas  seulementle  contemporain  deïyrannion  ; 
Tyrannion  a  donné  des  leçons  aux  lils  de  Cicéron  (2).  Le 
témoi<mat;e  de  Strabon  et  surtout  celui  de  Cicéron  sont 
donc  des  plus  autorisés.  Il  y  a  plus  encore  :  nous  avons 
un  témoignage  antérieur  à  Andronicus  lui-même.  En  effet 
Andronicus  connaît  les  deux  prétendues  lettres  échangées 
entre  Alexandre  et  Aristote  au  sujet  de  la  publication  de 
certains  écrits  de  celui-ci  (3).  Puisque,  selon  l'auteur  de 
ces  prétendues  lettres,  Alexandre  se  plaint  de  la  publication 
des  écrits  acromatiques  (oûx  ôpOwç  èitofoiaoç  èxSoùç  tojç  àx.soa- 
tcxoùç  Ttov  Xôywv),  il  fallait  donc  que,  dès  le  temps  de  cet 
auteur,  la  distinction  des  écrits  d'Aristote  en  acroamati- 
ques  et  exotériques  fût  consacrée.  Au  reste,  dans  la  Rhétori- 
que à  Alexandre ,  on  voit  déjà  le  prétendu  Aristote  faire 
mystère  de  cet  écrit;  et  la  Rhétorique  à  Alexandre  paraît 
avoir  été  connue  des  premiers  bibliographes  d'Alexan- 
drie (4). 

Après  avoir  suivi  la  division  traditionnelle  des  écrits 
d'Aristote  en  acroamatiques  et  exotériquesjusqu  à  l'époque 
la  plus  rapprochée  de  lui  que  nous  avons  pu,  il  nous  reste 
à  considérer  les  passages  d'Aristote  lui-même  où  il  a  parlé 
des  «  discours  exotériques  ».  Nous  aurons  du  reste  à  en  rap- 
procher quelques  textes  d'Eudème.  —  11  ya  quatre  inter- 
prétations principales  de  ces  textes  :  1°  L'ancienne  interpré- 
tation de  Zeller,   qui   était  déjà   celle  de   Saint  Thomas. 

(1)  Strabon,  XIII,  1.  54,  p.  609.  —  Cic.  De  fin.  Y,  :>.  1-2  :  ad  AU. 
IV,  16,  2.  -  Cf.  Zeller,  11.'»,  2,  3,  S. 

(2)  Sur  Tyrannion,  voir  plus  bas  p.  63  s<|. 

(3)  Pour  ces  lettres,  voir  les  textes  déjà  i  ités  d' Aulu-GeUe  e1  de  Plut. 
Alex.  Cf.  Zeller,  H6,  ±  et  4  cl  sùpra,  p.  10.  a,  ::. 

(4)  Rhet.  ad  Alex.  I.  1-121  a,  26  sqq.  Cf.  Zeller,  lit".,  a.  3 fin  el 
fa,  2. 


54  LE    SYSTÈME   DARISTOTE 

«  Discours  exotériques  »  aurait  le  sens  de  considérations 
extérieures  à  la  question  traitée,  ouvrages  autres  que  celui 
où  l'on  traite  la  question  ;  2°  l'interprétation  actuelle  de 
Zeller  :  les  ouvrages  donnés  au  public,  c'est-à-dire  les 
ouvrages  qui  circulent  hors  de  l'Ecole  péripatéticienne, 
tçtùTipiv.oi  signifiant  alors  précisément  le  fait  d'être  en 
dehors  d'une  région  donnée,  comme  dans  l'expression  de  la 
Politique,  s;oJT£(;t.xY]  àpyr- ,  une  province  étrangère',  ou  bien 
les  ouvrages  qui,  par  destination,  s'adressaient  au  public, 
comme  Aristote  parle,  dans  la  Politique  aussi,  des  è£(>>?epucai 
7tpà£s!.ç,  des  actions  par  lesquelles  on  sort  de  soi  pour  pour- 
suivre un  but  <?>r/mie;  3° l'interprétation  de  Ch.Thurot:  écrits 
ou  discussions  orales  d'Aristote  dont  la  méthode  était  la  dia- 
lectique; 4°  l'interprétation  de  Ravaisson  :  écrits  d'Aristote 
dont  la  méthode  était  la  dialectique,  et  la  forme  extérieure, 
le  dialogue.  — Nous  ne  parlons  pas  de  l'interprétation  trop 
simple,  qui  entend  par  l^ôxip'.ysA  Aoyai  l'opinion  commune, 
fût-ce  celle  du  public  cultivé.  On  verra  tout  de  suite,  à  la 
lecture  de  quelques-uns  des  textes  d'Aristote,  d'abord  que 
les  l^ontp'.y.ol  Xoyot  qu'il  invoque  ne  sont  pas  toujours  d'ac- 
cord avec  l'opinion  la  plus  commune,  ensuite  qu'il  ne  se 
référerait  pas  à  l'opinion  commune,  comme  à  un  travail 
antérieur  qu'il  est  désormais  dispensé  de  renouveler  et 
dont  il  n'a  plus  qu'à  employer  les  résultats  (l). 

1°  On  ne  voit  pas  pourquoi  xVristote  ne  se  serait  pas 
contenté  de  l'expression  qui  lui  est  si  familière:  sv  aXXotçj 
si  s^orûspixol  Aoyoi  a  le  sens,  non  seulement  d'autre,  mais 
d'étranger  à  la  question,  il  est  bizarre  qu'Aristote  ait  dit  des 
choses,  souvent  importantes,  précisément  dans  un  ouvrage 
«  étranger  à  la  question  >>.  Mais  il  y  a  plus  :  l'interprétation 
vient  échouer  devant  un  texte  sur  lequel  nous  aurons 
à  revenir,  Phys.  IV,  10,  217  b,  30  ;  car  tout  le  monde 
tombe  d'accord  que  les  èÇcoTepixol  Aôycndontil  est  question 

(1)  Zeller,  123,  1,  123.,  1  et  119,  2.  Ch.  Thurot,  op.  cit.  (app.  5  :  De 
la  valeur  de  l'expression  oî  iÇcor^oixcù  ïôyoi,  209-223)  p.  220.  Ravais- 
son, Essai  sur  la  Métaph.  d'Arist.,  I  (1837),  p.  III,  liv.  I,  ch.  1,  sur- 
tout 224-233.  —  Les  textes  de  Polit,  allégués  par  Zeller  sont  II,  10, 
1272  b,  19  et  VII,  3,  1325  b,  22,  "29. 


LES    DIVERSES    CLASSES    DES    ÉCRITS  55 

dans  ce  texte  ne  sont  pas  autre  chose  que  les  développements 
qui   suivent,  dans  la  Physique  même,  jusqu'à  219  a,  2. 

2°  Zeller  reconnaît  avec  la  plus  grande  impartialité  que 
certains  textes  (notamment  Polit.  III,  6,  1278  b,  30  et 
Eth.  N.  VI,  4,  déb.)  souffrent  une  autre  interprétation  que 
la  sienne;  que,  pris  en  eux-mêmes,  ils  pourraient  renvoyer 
même  à  l'opinion  commune.  Il  y  en  a  deux,  Polit.  VII,  1, 
1323  a.  21  et  Eth.  Nie.  I,  13,  1102  a,  26,  qui  lui  paraissent 
appuyer  très  fortement  son  opinion  :  ils  disent  tous  les  deux 
qu'il  faut  se  servir  de  ce  qui  a  été  établi  dans  les  discours 
exotériques.  Or  cela  ne  peut  pas  s'appliquera  l'opinion  com- 
mune, ni  même  à  des  discussions  orales  d'Aristote;  car  il 
n'est  pas  vraisemblable  qu'Aristote  ait  pu  renvoyer  d'une 
façon  si  pressante  et  si  précise  à  de  simples  paroles,  c'est- 
à-dire  à  quelque  chose  d'instable  et  d'un  peu  vague  :  les 
indications  qu'il  s'agit  d'employer  doivent  être  très  définies 
et  très  faciles  à  retrouver  dans  leur  intégrité.  Ajoutons  que 
la  vraie  raison  sur  laquelle  compte  Zeller,  c'est  que  son 
interprétation  est  d'accord  avec  la  tradition  qui  remonte 
au-delà  d'Andronicus.  —  Mais,  quelle  que  soit  la  force  de 
ces  raisons,  quelque  satisfaction  qu'il  faille  en  fin  de  compte 
trouver  moyen  de  leur  donner,  le  texte  déjà  mentionné  de 
la  Physique  est  pour  l'interprétation  de  Zeller  une  pierre 
d'achoppement  surlaquelle  elle  se  disloque.  Zeller  convient 
très  franchement  que,  dans  ce  texte,  èÇtùrsputol  Xoyot  ne  peut 
pas  signifier  les  ouvrages  donnés  au  public.  Dès  lors  il 
devient  malaisé  de  soutenir  que  la  même  expression  pré- 
sente  ailleurs  cette  signilication,  directement  et  par  soi  (1). 

3°  L'interprétation  de  Ch.  Thurot  ne  se  suffit  peut-être 
pas  à  elle-même.  Mais  elle  a  le  mérite,  comme  le  dit  l'au- 
tour, de  s'appliquera  tous  les  textes.  Ch.  Thurot  prend  pour 
point  de  départ  le  texte  d'Eudème  {Eth.  Eud.  I,  8,  1211 
b,  22)  où  l'expression  ê^wcepuol  Aoyo».  est  opposée  à  Xoyoi 
xatx'a  ©iXouoçptav.  Quel  est  l'opposé  de  ©iX<OT©«ta  dans  Aris- 
tote?  C'est  o-.aAEXT'.x/j,  la  discussion  des  opinions  com- 
munes, fondée  sur  des  opinions  communes  oYsvoôÇwv. 
Donc  l'expression   en  question  signilie  :   discussions  dia- 

(1)  Voir  Zeller,  il«J,  2  (119-122). 


56  LE    SYSTÈME    d'âBISTOTE 

lectiques.  Cette  interprétation  reçoit  une  confirmation  écla- 
tante du  texte  de  la  Physique  :  les  è^tarepixol  Xoyoi  sont  ici 
sous  nos  yeux  ;  ce  sont  des  opinions  sur  le  temps,  qui  ne 
se  déduisent  pas  du  11  è<m  du  temps.  L'interprétation  s'ap- 
plique à  tous  les  textes  déjà   mentionnés  de  l'Éthique  à 
Nicomaque  et  de  la  Politique  et,  en  outre,  à  Mclaph.  M. 
1,  1076  «,  28.  Il  y  a  plus  :  l'interprétation  convient  encore 
très  bien  à  un  texte  voisin  des  précédents  (Pol.  I,  o,  12o4  a. 
33)  et  dans  lequel  Zeller  croit  évident  que  les  mots  èÇwTe- 
pwctorspaç  craé^etoç  signifient  une  recherche  étrangère  à  la 
question  présente.  En  analysant  le  passage,  Thurot  montre 
au  contraire  combien  son  interprétation  s'y  adapte.  Enfin  il 
y  a,  à  propos  de  Phys.  I,  2,  un  texte  d'Eudème  que  Zel- 
ler cite  comme  une  preuve  concluante  du  fait  que  sçojts- 
p'./o;  a  parfois  dans  Aristote  le  sens  que  nous  venons   de 
dire,  ce  dont  par  conséquent  il  faudrait  tirer  une   objection 
contre  Thurot.  Il  s'agit  de  discuter  la  doctrine  éléatique  de 
l'unité  de  l'être  :  Aristote  montre  que,  s'il  est  un  en  tant 
que  continu,  il  est,  en  vertu  même  de  l'essence  du  continu, 
plusieurs   aussi.  Puis,  dans  une    sorte   de  parenthèse,  il 
passe  incidemment  à  une  difficulté  tirée  non  plus  de  l'es- 
sence du  continu,  mais  de  la  relation  du  tout  et  des  par- 
ties, prise   en  général  :  ïyv.  S'àwjptav,  écrit-il  (185  b,  11), 
•.Ttoç  Se  où  fipoç  tov  Xovov.  Ce  qu'Eudème  traduit  par  sçco7£- 
c'.y.Àj   owropia.  Simplicius,    qui  cite  le   fragment  d'Eudème, 
estime  qu'il  s'agit  en  effet  d'une  discussion  dialectique  (8ta- 
Às/.T'.xr,   [xâXXov  oua-a).  Or   l'expression  d'Aristote,   où    rcpôç 
rpvXéyov,  ainsi  rendue  par  Eudème,  signifie  :  qui  ne  sera/p- 
porte  pas  à  la  définition  du  continu  (1).  —  Ainsi  l'interpré- 
tation de  Thurot  ne  rencontre  d'obstacle  dans  aucun  texte. 
Est-ce  à  dire  pourtant  qu'elle  satisfasse  complètement  ?  Il 
ne  le  semble  pas.  Car  il  reste  toujours,  d'une  part,  que  les 
remarques  de  Zeller  sur  la  vraisemblance  d'un  renvoi  à  des 
textes  définis,  connus  et  faciles  à  trouver,  donc  à  des  ouvra- 
ges  publiés,  n'est  pas  sans  force.  Et,  d'autre  part,  il  y  a 


(1)  Thurot,  op.  cit.,  209-212,  219,  milieu.  Zeller,  118,  n.  2.  Le  texte 
d'Eudème  (fr.  6  Spengel)  est  cité  par  Simplic.  Phys.,  85,  25-30,  cf. 
83,  24-27.  Diels. 


LES   DIVERSES    CLASSES    Dl.S    ECRITS  0/ 

l'autorité  de  la  tradition.  La  vérité  semble  être  tout 
d'abord,  comme  le  pense  Ravaisson,  que  les  discussions 
dialectiques  auxquelles  renvoie  Aristote  étaient  des  dis- 
cussions écrites  et  n'étaient,  en  aucun  cas,  des  discus- 
sions orales.  Mais  il  faut  ajouter  autre  chose.  Ces  écrits, 
dans  lesquels  Aristote  employait  la  méthode  dialectique, 
étaient  par  là-même  des  ouvrages  destinés  au  public,  des 
ouvrages  qui  avaient  été  publiés.  Thurot  a  donc  raison  : 
l'expression  è^ayrepixol  /.ôyc.  désigne  un  caractère  interne 
de  certaines  productions  d'Aristote.  Toutefois  Aristote  dési- 
gne en  même  temps  par  là,  d'une  façon  indirecte,  mais  non 
moins  naturelle  pour  cela,  des  ouvrages  publiés.  Remar- 
quons que  cette  interprétation  est,  plus  qu'aucune  autre, 
d'accord  avec  la  tradition.  Car  les  commentateurs  disent 
bien,  de  temps  en  temps,  que  les  discours  exotériques  sont 
des  ouvrages  dialectiques  :  Aulu-Gelle  dit  qu' Aristote  ensei- 
gnait dans  ses  livres  exotériques  facultatem  argutiarum, 
et  Strabon,  que  les  ouvrages  exotériques  permettaient 
exclusivement  (téo-etç  ):ri-/.-jb;Zi'.y,  travail  essentiellement  dia- 
lectique par  opposition  à  ©iXo<ro<pétv  TcpqvuaTixuç  (p.  52). 

Puisque  les  écrits  exotériques  coïncident  ainsi  avec  les 
ouvrages  publiés,  quelle  était  donc  la  situation  des  écrits 
acroamatiques,  c'est-à-dire  en  somme  de  toute  notre  collec- 
tion aristotélicienne?  Il  faut,  semble-t-il,  répondre,  avec 
Zeller,  qu'ils  n'ont  pas  été  publiés  dans  toute  la  force  du 
terme  avant  la  mort  d'Aristote,  mais  que  cependant  ils 
n'étaient  pas  restés  complètement  inédits,  c'est-à-dire  qu'ils 
avaient  été  publiés  pour  les  besoins  et  dans  l'enceinte  de 
l'Ecole  péripatéticienne.  Le  fait  le  plus  considérable,  parmi 
ceux  qui  doivent  nous  porter  à  croire  que  les  écrits  acroa- 
matiques n'avaient  pas  été  vraiment  publiés  avant  la  mort 
d'Aristote,  «'est  la  manière  dont  ces  écrits  se  réfèrent  les 
uns  aux  autres.  Les  références  d'un  écrit  à  l'autre  s'entre- 
croisent, et  cela  non  pas  quelquefois  et  par  exception,  mais 
d'une  façon  constante.  Les  Topiques  ont  dû  être  écrits  avant 
les  Analytiques,  et  ils  sont  fréquemment  cités  par  les  Ana- 
lytiques (voy.  Bonitz,  Ind.  102  a,  .VI.  :)7,  ."!!)).  Mais,  à  leur 
t<mr.  Les  Analytiques  sont  cités  quatre  fois  dans  les  Topi- 
ques.  Le  D<:  cœlo  renvoie    à  propos  de  la  droite   et  de  la 


58  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

gauche  du  monde)  au  De  incessu  animaiium  qui  lui 
est  postérieur.  Les  Météorologiques  qui,  à  la  fin  de  leur 
premier  chapitre,  annoncent  pour  plus  tard  les  recher- 
ches sur  les  êtres  vivants,  citent  pourtant  le  De  sensu 
(ev  toïç  Tisplxàs  alarB7j<Teiç).  Le  Hepl  coutw?  est  promis  comme 
un  ouvrage  futur  dans  les  Parva  naturalia  et  dans  d'autres 
ouvrages  qui  citent  T  H  isltiiré  des  animaux;  or  Y  Histoire 
des  animaux  cite  le  II.  cdutûv  comme  un  ouvrage  déjà  com- 
posé. Le  traité  Des  parties  des  animaux  est  cité  une  fois 
dans  La  marche  des  animaux,  et  à  son  tour  La  marche  des 
animaux  cite  trois  fois  le  traité  Des  parties  des  animaux. 
Ces  références  qui  se  croisent  sont  trop  nombreuses  pour 
qu'on  puisse  admettre  que  le  futur  et  le  passé  y  ont  été  mis 
à  la  place  l'un  de  l'autre  par  l'inadvertance  des  copistes,  et 
elles  sont  trop  intimement  unies  au  contexte,  au  moins  dans 
plusieurs  cas,  pour  qu'on  puisse  les  regarder  comme  des 
interpolations  (1).  Mais,  si  c'est  bien  Aristote  qui  les  a  pla- 
cées dans  ses  ouvrages,  il  faut  donc  qu'il  les  ait  eus  tous  à 
la  fois  sous  la  main  et  à  sa  disposition,  c'est-à-dire  qu'il  n'ait 
pas  eu  à  compter  avec  le  fait  que  les  uns  étaient  publiés, 
quand  il  composait  les  autres.  C'est  dire  que  les  écrits 
acroamatiques  n'ont  pas  été  à  proprement  parler  publiés  du 
temps  d' Aristote. — L'examen  du  passage  célèbre  par  lequel 
se  terminent  les  SoojwtmcoI  sAsy/o',,  et  avec  eux  tout  YOrga- 
non,  conduit  à  la  même  conclusion.  Aristote  s'y  adresse 
à  des  lecteurs,  mais  aussi  à  ses  auditeurs,  et  évidemment 
les  lecteurs  auxquels  il  s'adresse  ne  sont  pas  le  public,  puis- 
qu'il convie  les  lecteurs  à  travailler  avec  lui  à  l'améliora- 
tion de  sa  logique,  ou  au  moins  des  Topiques  (2)  :  ce  sont 
peut-être  des  auditeurs  de  demain.  L'ouvrage  est  donc 
publié  pour  l'usage  d'un  cercle  restreint.  Le  livre  A  de  la 
Métaphysique,  ou  Ttepl  tcôv  -ocray  coç  Xeyofiiywv,  si  souvent  cité 
par  Aristote  comme  un  ouvrage  qu'on  a  en  mains,  n'a  pour- 

(4)  Voir  Zeller,  p.  126  sqq.,  principalement  427,  3,  4  ;  428,  4,  3,  4  ; 
429  et  n.  2. 

(2)  33,  fin  :  et  <?k  «savsrcu  Osowatjisvoiç  JfAtv...  éVeiv  r\  ptiOo<?oç  txavw; 
îrapà  t«ç  aD.xç  rrpuyuciTziixç.  rà;  ix  7r«pac?o'a,£(o;  rçuÇnfiSvaç,  )oitôv  àv  èt>3 
7râvrwv  iipùv  :h  rwv  ijx.pou.pi.evav  'épyov  rdtç  ftèv  nuo</lùîip.p.ivtiç,  rf/Z  jaîÇo^ou 
vvyyjûpnv  -oie  iï'vjpnp.évoiç.  nollyv  îyjiv  yjàpiv. 


LES   DIVERSES    CLASSES    DES    ÉCRITS  59 

tant  pas  pu  être  donné  au  grand  public  tel  qu'il  est,  sans 
entrée  en  matière  ni  conclusion  (1).  Enfin  les  négligences 
du  style,  les  répétitions  et,  d'autre  part,  l'existence  parfois 
d'une  double  rédaction,  comme  pour  le  livre  II  du  Traité  de 
l'cime,  s'expliquent  au  mieux  dans  l'hypothèse  d'une  demi- 
publication.  —  Cette  demi  publication  est  d'ailleurs  la 
mesure  exacte  à  laquelle  il  faut  s'en  tenir.  D'une  part  en 
effet  les  écrits  scientifiques,  tels  que  nous  les  possédons, 
sont  plus  que  des  notes  personnelles  destinées  à  des  leçons. 
D'abord  ils  sont  trop  soigneusement  articulés',  malgré  leurs 
imperfections,  pour  n'être  que  cela.  Ensuite  le  système  de 
renvois  dont  nous  avons  parlé  eût  été  sans  utilité  pour 
l'usage  personnel  de  l'auteur.  D'autre  part,  à  moins  que  par 
impossible  les  cours  d'Aristote  aient  été  dictés,  ce  qui  d'ail- 
leurs nous  ramènerait  au  même  point,  on  ne  peut  admettre 
que  les  traités  que  nous  lisons  ne  soient  que  des  rédactions 
d'élèves  :  ils  sont  pour  cela  trop  détaillés  et  surtout  trop 
chargés  de  détails  fins  et  subtils.  Une  seconde  raison  du  reste 
plaide  très  fort  contre  cette  hypothèse:  c'est  qu'Eudème  et 
Théophraste,  dans  des  lettres  dont  nous  aurons  l'occasion  de 
parler  (p.  70),  s'entretiennent  du  texte  de  la  Physique  :  il  exis- 
tait donc  un  texte  arrêté  et  authentiquement  aristotélicien 
de  cet  ouvrage  (2).  Ainsi  nous  sommes  ramenés  à  conclure 
que  les  écrits  acroamatiques  ont  été,  de  la  part  d'Aristote, 
l'objet  d'une  demi-publication.  Demi-publication  pour  les 
écrits  scientifiques;  publication  complète  pour  les  écrits  dia- 
lectiques et,  parla,  populaires,  tel  était  en  somme l'étatdes 
ouvrages  d'Aristote  à  sa  mort.  Nous  avons  dit  au  reste  que 
certains  ouvrages  scientifiques  étaient  incontestablement 
inachevés,  tels  la  Métaphysique  et  la  Politique.  Peut-être 
même  aucun  ouvrage  scientifique  n'avait-il  reçu  la  dernière 
main,  puisque  la  demi-publication  permettait  un  demi- 
achèvement  et  qu'elle  laissait  ainsi  le  champ  toujours 
ouvert  aux  corrections. 


(1)  Zeller,  p.  132. 

(2)  Zeller,  [>.  132-  13S. 


CINQUIEME  LEÇON 


HISTOIRE   DES  ÉCRITS   SCIENTIFIQUES   D'ARISTOTE. 
DATE   DE  LEUR  COMPOSITION 


Nous  avons  vu  que  les  écrits  scientifiques  d'Aristote. 
s'ils  ont  été  publiés,  n'ont  pourtant  pas  dû  être  l'objet 
d'une  publication  complète.  C'est  ce  fait  de  n'avoir  été 
qu'à  demi  publiés  qui  a  permis,  au  sujet  de  ces  ouvrages, 
la  naissance  du  célèbre  récit  de  Strabon  et  de  Plutarque  (1). 

Résumons  d'abord  ce  récit  et  donnons  les  renseigne- 
ments indispensables  sur  les  personnages,  qu'il  met  en 
scène.  — Voici  d'abord  ce  que  dit  Strabon.  A  Scepsis  (ville 
de  la  Troade)  étaient  nés  deux  philosophes  socratiques  (c'est- 
à-dire  sans  doute  deux  disciples  de  Platon),  Eraste  et  Coris- 
cos.  Le  fils  de  Coriscos,  Nélée,  fut  lui-même  le  disciple 
d'Aristote,  puis  de  Théophraste.  Théophraste  lui  laissa  sa 
propre  bibliothèque,  qui  renfermait  celle  d'Aristote.  Nélée 
emporta  cette  bibliothèque  à  Scepsis  où  elle  tomba  entre  les 
mains  de  ses  héritiers,  gens  ignorants  (ISuiraxiç  àvOp(o-o».;). 
Ceux-ci,  pour  soustraire  les  livres  aux  recherches  des 
Attales  de  Pergame,  les  enfermèrent  dans  un  souterrain. 
Plus  tard  (2)  la  famille  les  vendit  très  cher  à  Apellicon 
de  Téos.  L'humidité  et  les  vers  les  avaient  fort  endom- 
magés, sans  parler  du  désordre  où  ils  étaient  tombés  après 
la  mort  de  Nélée.   Apellicon  les  fît  copier  et   les   édita. 

(1)  On  trouvera  les  textes  de  Strabon  (XIII,  i,  54)  et  de  Plutarque 
(  Vie  de  Sylla,  c.  26)  dans  les  Fragmenta  philosophorum  graecorum 
de  Mullach  (Coll.  Didot),  III,  p.  294  sq.,  n.  8  et  9,  ou  dans  Ritter  et  Prel- 
ler8.  no  367. 

(2)  Théophraste  meurt  vers  287.  Les  Attales  régnent  de  241  à  129. 
Sylla  prend  Athènes  en  86. 


HISTOIRE    DES    ÉCBITS    SCIENTIFIQUES  61 

Mais,  comme  c'était  un  bibliophile  plutôt  qu'un  philo- 
sophe (<pt)v6êi.êXoç  aâXXov  7,  oiXôçoooq),  il  combla  mal 
(àva-A-r, 0(7)7  oùx  eu)  les  lacunes  causées  par  les  vers.  Pen- 
dant que  les  manuscrits  d'Aristote  et  de  Théophraste  pour- 
rissaient à  Scepsis.  les  successeurs  de  Théophraste,  n'ayant 
en  mains  que  quelques-uns  des  ouvrages  exotériques, 
étaient  réduits  à  cultiver  la  dialectique  plutôt  que  la  phi- 
losophie. Ceux  qui  vinrent  après  eux  (c'est-à-dire  sans 
doute  les  Péripatéticiens  qui  purent  se  servir  de  l'édition 
d'Apellicon)  philosophèrent  et  atistoèélisèrent  mieux, 
bien  que,  la  plupart  du  temps,  ils  fussent  réduits  à  parler 
par  conjecture  à  cause  de  la  multiplicité  des  fautes  de 
l'édition.  Rome  contribua  à  son  tour  au  mauvais  état  des 
textes.  En  effet  Sylla,  après  la  prise  d'Athènes  et  la  mort 
d'Apellicon.  transporta  à  Rome  la  bibliothèque  de  celui-ci. 
Là  le  grammairien  Tyrannion,  qui  avait  du  goût  pour 
Aristote,  trouva  moyen  de  se  faire  communiquer  les 
manuscrits.  Avec  le  concours  de  certains  libraires  il  lit 
faire  des  copies.  Mais  les  scribes  étaient  mauvais  et  les 
copies  n'étaient  même  pas  collationnées,  comme  il  arrive 
quand  on  ne  songe  qu'à  la  veute. 

Voici  maintenant  ce  que  Plutarque  ajoute  au  récit  de 
Strabon.  A  son  retour  d'Asie,  où  il  était  allé  battre  Mithri- 
date,  Sylla,  parti  d'Ephèse  pour  Athènes,  prend  la  biblio- 
thèque d'Apellicon,  <•  dans  laquelle  se  trouvaient  la  plupart 
des  ouvrages  d'Aristote  et  de  Théophraste,  qui  jusqu'alors 
n'étaient  pas  clairement  connus  du  grand  nombre.  »  On 
dit  que.  la  bibliothèque  ayant  été  transportée  à  Rome  (1), 
If  grammairien  T\  rannion  donna  ses  soins  à  beaucoup  des 
manuscrits  et  que  par  lui  Andronicus  de  Rhodes  ayant  été 
mis  en  possession  de  copies  en  lit  une  édition  et  écrivit  les 
labiés  (-'//-//.sel  qui  circulent  maintenant.  Les  anciens 
Péripatéticiens,  gens  de  mérite  et  de  savoir,  paraissent 
d'avoir  connu  qu'en  petit  nombre  et  inexactement  les 
écrits  d'Aristote  et  de  Théophraste,  à  cause  de  l'ignorance 
des  héritiers  de  Nélée. 

Complétons  ces  deux  récits  par  quelques  iniseiijnemeuts 

(1)  Le  retour  'le  Sylla  se  place  en  83. 


62  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

sur  Andronicus,  Tyrannion  et  Apellicon.  —  Nous  savons 
les  noms  des  huit  premiers  successeurs  d'Aristote  :  Théo- 
phraste,  Straton,  Lycon,  Ariston  de  Céos,  Gritolaùs,  Dio- 
dore  de  Tyr,  Eurymneus.  Nous  ignorons  quels  furent  le 
neuvième  et  le  dixième.  Andronicus  fut  le  onzième  (1). 
Comme  le  îtepl  ^aôtôv,  petit  recueil  de  définitions  quasi 
stoïciennes,  n'est  plus  attribué  à  Andronicus,  non  plus 
que  la  paraphrase  de  YÉthique  à  Nicomaque  qu'on  a 
rendue  à  Héliodore  (2),  les  renseignements  que  nous  pos- 
sédons sur  lui  sont  plutôt  rares  et  confus.  Peut-être  est-il 
permis  de  croire  que,  à  la  différence  de  Gritolaùs  par 
exemple,  il  avait  enseigné  que  l'âme  n'est  ni  corporelle, 
ni  située  dans  un  lieu,  ni  divisible  :  ce  qui  donnerait  à  pen- 
ser qu'il  avait  retrouvé  le  sens  de  la  notion  aristotéli- 
cienne de  la  forme  (3).  En  dehors  de  cela,  nous  ne  connais- 
sons plus  que  des  noms  d'ouvrages  et  quelques  détails  de 
son  travail  d'éditeur.  Il  avait  écrit  un  De  divisions,  que 
Porphyre  avait  jugé  digne  d'être  reproduit  intégralement 
dans  son  commentaire  du  Sophiste  de  Platon  (4-).  Simpli- 
cius  le  cite  comme  ayant  commenté  les  Catégories,  et  des 
références  du  même  Simplicius  peuvent  faire  penser  qu' An- 
dronicus avait  écrit  un  commentaire  de  la  Physique  (5). 
Quant  à  son  travail  d'éditeur,  dont  il  avait  rendu  compte 
dans  un  livre  spécial,  il  est  certain  qu'il  a  fait  époque  (6). 

(1)  Zeller,  p.  806  sqq.,  901  sqq.,  922-934  et  M  l4,  642,  5.  Pour  le 
rang  d' Andronicus  dans  la  diadochie  des  Scolarques,  cf.  Elias  (p8.~ 
Davidj  1  48,  19,  Busse  (Schol.  24  «,  '20)  et  Ammonius,  ffermen.  5,  28  sq., 
Busse. 

(2)  Sur  le  n.  îraôato  et  la  paraphrase  de  V Et/tique,  insérés  par  Mul- 
lach  dons  le  t.  III  des  Fragm.  philos,  gr.,  p.  570,  et  p.  363-569, 
voir  Zeller  III  2'\  644.  4  (deuxième  partie  de  la  note).  Sur  Héliodore, 
voir  supra,  p.  50,  n.  2. 

(3)  Mullach,  ibid.,  p.  298,  n.  33  et  Zeller,  646,  1.  Ce  dernier,  il  est 
vrai,  n'interprète  pas  les  témoignages  dans  le  même  sens;  ceux-ci  du 
reste  s'accordent  mal  entre  eux.  Sur  la  conception  de  1  âme  chez  Gri- 
tolaùs, voir  Zeller  II  23,  929,  2. 

(4)  Témoignage  de  Boèce,  De  divisione,  début  (Migne,  Patr.  lat., 
64,  II,  col.  875);  cf.  Mullach,  ibid. 

(5)  Categ.  26,  17;  30,  3  (cf.  139,  32),  Kalbfleisch,  éd.  etPhys.,  440, 
44  ;  450,  46;  924,  20,  Diels.  Cf.  Mullach,  ibid. 

(6)  Voir  le  texte  d'Aulu-Gelle,  cité  n.  suiv.,  et  peut-être  une  allusion 


HISTOIRE    DES    ÉCRITS    SCIENTIFIQUES  63 

Cependant  on  est  porté  à  se  défier  de  la  pénétration  et 
du  jugement  d'un  critique  qui  admet,  non  seulement  l'au- 
thenticité des  prétendues  Catégories  d'Archytas,  mais  celle 
des  deux  lettres  d'Alexandre  et  d'Aristote  sur  la  publication 
des  écrits  acroamatiques  (1),  tandis  qu'il  proclame  l'inau- 
thenticité  du  Itepl  £  par)  y  s 'la;  sur  une  unique  et  bien  faible 
raison,  à  savoir  que  cet  ouvrage  qualifie  les  voYjjjia-ra  de 
7-^Jir/j.y-x  ty;ç  <W/ t[<,  ce  qui  est  contraire  au  Traité  de  Vâme% 
de  sortequ'il  faudrait  choisir  entre  l'un  et  l'autre  pour  l'au- 
thenticité. Reconnaissons  qu'il  paraît  mieux  inspiré  lors- 
qu'il condamne  les  Postprédicaments  (2). 

Selon  Plutarque,  Tyrannion  était  un  athénien  qui,  pour 
échapper  à  la  tyrannie  d'Anstion,  s'était  réfugié  à  Amisus 
(sur  le  Pont-Euxin),  où  il  passait  pour  un  habile  gram- 
mairien. Lorsque  la  ville  toucha  au  pouvoir  de  Lucullus, 
en  72  dans  la  dernière  guerre  contre  Mithridate  (74-67), 
Tyrannion,  plus  ou  moins  explicitement  réduit  en  escla- 
vage, fut  donné  par  Lucullus  à  son  lieutenant  Muréna  qui 
le  lui  demandait.  A  son  retour  à  Rome  (peut-être  en  66 
avec  Lucullus),  Muréna  l'affranchit.  En  57,  d'après  deux 
lettres  de  Cicéron  {ad  Qu.  fr.  II,  1;  ad  Att.  IV,  4,  8), 
Tyrannion  instruisait  les  fils  de  Cicéron  et  donnait  ses 
soins  à  la  bibliothèque  de  celui-ci.  Suidas  nous  dit  qu'il 
mourut  vieux,  mais  le  chiffre  de  l'Olympiade  est  défiguré 
par  une  faute  d'écriture.  En  supposant  que  Tyrannion  ait  eu 
quarante  ans  ea  72,  il  en  avait  cinquante-cinq  en  l'an  57. 


à  cet  ouvrage  dans  Simpl.  Phys.  1)23,  9,  Diels.  —  Porphyre  (Vie  de 
Plotin,  c.  2-t  s.  in.)  dit  qu'il  a  rangé  les  écrits  de  Plotin,  non  dans  l'or- 
dre chronologique,  mais  d'après  les  matières,  imitant  en  cela  Andro- 
nicus,  qui  n  réparti  eu  traités  les  ''dits  d'Aristote  et  de  Théophraste 
el  réuni  lis  matières  voisines  (r«;  ol^da.-  ùno^iTz^  d$  raûrô*  cruvaw«- 
yeiv) . 

(1)  Anlu-Gelle  lYoct.  Au.  XX.  r;  :  exempta  utrarumgue  literarum 
Bumpia  ex  Andronici  philosophi  libro,  subdidi.  Cf.  Mullach,  p.  :.".'"., 
n.  3. 

(2)  Sur  ces  opinions  d  Audronicus,  en  outre  des  références  à  Ammo- 
niuset  à  Alexandre  données  p.  27,  1  e1  28,  1,  voir  Boèce,  De  interpr. 
éd.  2a,  liv.  l  (Migne,  <ii,  II,  col.  397  B)  et,  en  ce  qui  concerne  les 
Postprédicaments,  Simplicius,  <:<it.  :î7'.*,  8-12,  Kalbfl.  Cf.  Mullach, 
III,  p.  2!>7  sq,  et  Zellcr,  Il  i\  (59.  1  ;  67,  1  et  III  2\  643,  I. 


64  LE    SYSTÈME    D  ARISTOTE 

C'est  donc,  au  plus  tard,  vers  la  moitié  du  dernier  siècle 
av.  J.-C.  qu'il  a  pu  faire  ses  travaux  sur  Aristote  (1). 

Nos  renseignements  sur  Apellicon  nous  viennent 
d'Athénée  (2).  Celui-ci  raconte,  d'après  Posidonius  et  dans 
un  esprit  malveillant,  l'histoire  d'Athénion  (celui  que  Plu- 
tarque  dans  la  Vie  de Sylla appelle  Aristion),  qui  gagna  les 
Athéniens  à  la  cause  de  Mithridate  et  gouverna  Athènes 
jusqu'à  la  prise  de  la  ville  par  Sylla.  Sans  être  un  des 
chefs  de  l'Ecole  péripatéticienne,  c'était,  comme  d'ailleurs 
son  père,  de  même  nom  que  lui,  un  péripatéticien.  Par 
sympathie  philosophique,  il  choisit  pour  un  de  ses  lieute- 
nants Apellicon  de  Téos.  Apellicon  fut  hattu  à  Délos  par  le 
romain  Orobius,  ce  qui  explique  très  bien  la  mainmise  de 
Sylla  sur  la  bibliothèque  d'Apellicon.  Si  l'on  en  croit  Athé- 
née, c'était,  non  à  proprement  parler  un  philosophe,  mais  un 
aventurier  ayant  du  goût  pour  la  philosophie  et  en  général 
pour  les  livres,  et  qui,  dit-il,  avait  volé,  dans  le  Mètrôon  où 
ils  étaient  déposés,  des  originaux  de  décrets  du  peuple 
athénien.  La  part  faite  des  intentions  malveillantes  de 
Posidonius,  il  semble  que  nous  sommes  en  présence  d'un 
simple  amateur,  peu  capable  de  mener  à  bien  une  édition 
d'Aristote. 

Mettons-nous  maintenant  en  face  du  récit  traditionnel  et 
examinons-en  la  valeur.  Pour  cela,  ramenons -le  d'abord  à 
sa  source.  Nous  avons  trouvé  le  récit  dans  Strabon  et  dans 
Plutarque.  Il  est  aussi  dans  Suidas,  mais  celui-ci  ne  fait 
évidemment  que  compiler  Plutarque.  Plutarque,  comme 
on  l'a  vu,  ajoute  un  seul  détail  à  ceux  que  nous  donne 
Strabon,  et  il  est  vrai  que  c'est  un  détail  capital,  la  men- 
tion d'Andronicus  et  de  ses  travaux.  Mais,  comme  Plutar- 
que utilise  peu  après  dans  la  Vie  de  Sylla,  au  sujet  d'un 
incident  du  séjour  de  Sylla  à  Athènes,  les  mémoires  histo- 
riques de  Strabon,  la  conjecture  de  Stahr  est  vraisemblable  : 
le  passage  relatif  à  Andronicus  peut  venir  aussi  de  cet 
ouvrage.  Ainsi   Strabon  demeure,  pour  le  récit    qui  nous 


(1)  Plut.,  Lucullus,  19.  Cf.  Zeller.  III  2',  643,  2  et  II  l3.  139,  1. 
,2)  Deipnosoph.,  V,  48  53  (cf.  47.  211  d,  où  Athénée  désigne  sa 
source),  surtout  p.  214  d.  Cf.  Zeller,  Il  23,  p.  934,  n.  3. 


HISTOIRE    DES    ÉCRITS    SCIENTIFIQUES  65 

occupe,  notre  seul  et  unique  témoin  (1).  Où.  Strabon  avait-il 
puisé?  Ce  n'est  pas  sans  cloute  dans  Tyrannion  :  il  mal- 
traite trop  son  édition  ;  sur  ce  point  Zeller  a  raison.  Mais, 
malgré  Zeller,  on  ne  voit  pas  de  raison  sérieuse  qui 
empêche  de  croire  que  ce  soit  dans  Andronicus.  Car  dire  que 
les  Péripatéticiens  venus  après  Apellicon  ont  sans  doute 
mieux  fait  que  leurs  prédécesseurs,  mais  ont  été  réduits 
pourtant,  à  cause  des  fautes  du  texte,  à  parler  par  conjec- 
ture, ce  n'est  pas  leur  rapporter  le  mérite  de  la  restaura- 
tion du  Péripatétisme  et  l'enlever  à  Andronicus.  Encore 
moins  peut-on,  pour  cette  raison  que  les  Péripatéticiens 
en  question  sont  exaltés  aux  dépens  d'Andronicus,  refuser 
d'admettre,  avec  Grote,  que  Strabon  s'est  documenté 
auprès  du  disciple  d'Andronicus,  le  péripatéticien  Boèthus 
de  Sidon.  Puisque  Strabon  nous  dit  qu'il  a  étudié,  en 
même  temps  que  Boèthus, la  philosophie  péripatéticienne  (2), 
il  nous  semble  indubitable  que  Boèthus  est  la  source  de 
Strabon.  Il  faut  convenir  qu'une  telle  origine  serait  propre 
à  donner  au  récit  de  Strabon  une  autorité  considérable. 
Quoi  que  nous  ayons  à  dire  contre  ce  récit,  il  faudra  bien, 
pour  ne  pas  manquer  à  toute  vraisemblance,  que  nous  y 
reconnaissions  quelques  faits  exacts,  bien  que  peut-être 
mal  interprétés. 

Nous  savons  par  le  testament  de  Théophraste  (3)  que 
Théophraste  a  légué  sa  bibliothèque  à  Nélée.  Pour  ce  qui 
est  du  sort  ultérieur  de  cette  bibliothèque,  nous  ne  sommes 
pas  forcés  d'admettre  que  Nélée  s'en  soit  dessaisi;  car,  si, 
d'après  Athénée  Ptolémée  Philadelphie  lui  a  acheté  tous 
«es  livres  '  i  et  les  a  transportés  à  Alexandrie,  d'une  part, 
le  même  Athénée,  nous  l'avons  vu,  raconte  qu' Apellicon  a 
eu  eu  su  possession  la  bibliothèque  d'Aristote  et  de  Théo- 
phraste. Et  d'autre  pari,  Athénée  ne  se  contredit  peut-être 


(1)  Stahr,  Atisto/eiia,  Il  {die Schicksale  der  aristotel.  Schriften, 

.  p.  23.  a.  Zeller,  139,  2. 

(2)  Strabon,  \YI.  2,  21,  p.  757.  Cf.  Grote,  Aristotle,  1,  p.  .'ii;  Mul- 
làch,  p.  297,  n.  27  et  Zeller.  III  i'.  606,  l  s.  fin.  (607). 

iinns  mogèno,  V, 52.  Cf.  Zeller,  II.  2»,  I  il 
U)  Athénée,  I,  4,  :\  b.  Cf.  Mullaeh,  p.  295,  n.  il  *.  fin. 

Aristote  5 


60  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

pas;  car,  comme  le  suppose  Mullach  (1),  Nélée  n'avait 
peut-être  vendu  que  des  copies.  Ce  qui  est  plus  embar- 
rassant, c'est  la  suite  du  récit  :  les  manuscrits  enfermés 
dans  un  souterrain  pour  les  soustraire  à  l'avidité  des  rois 
de  Pergame.  Comment  ces  ignorants  ne  les  avaient-ils  pas 
vendus  auparavant,  et,  si  on  voulait  les  leur  prendre,  com- 
ment y  attachaient- ils  du  prix?  On  peut  admettre  qu'ils 
défendaient  leur  tranquillité  ;  surtout  il  faut  se  dire  que 
nous  ignorons  le  détail  et  la  complication  des  circonstan- 
ces. Reste  enfin  une  dernière  question,  qui  est  la  plus 
épineuse  de  toutes  :  c'est  que,  si  les  manuscrits  des  héri- 
tiers de  Nélée  étaient  les  originaux,  Andronicus  ne  se  soit 
pas  servi  de  leur  autorité.  Or  il  n'invoque  pas  cette  auto- 
rité pour  résoudre  la  question  de  l'authenticité  de  VHermê- 
neia  et,  d'autre  part,  non  seulement  nous  ne  trouvons  pas 
dans  les  commentateurs  d'indications  portant  qu' Androni- 
cus ait  recouru  aux  manuscrits  en  question  pour  fixer  des 
leçons  douteuses,  mais  même  nous  possédons  un  texte 
important  de  Dexippe  (2),  où  les  diverses  copies  auxquelles 
recourt  Andronicus  sont  mises  les  unes  et  les  autres  sur 
le  même  plan.  Disons,  sur  le  premier  point,  que  les  manu- 
scrits d'Aristote  pouvaient  être  indiscernablement  mêlés 
avec  ceux  de  Théophraste.  Sur  le  second  point,  une  réponse 
est  difficile  ;  peut-être  toutefois  peut-on  essayer  celle-ci  : 
parmi  les  copies  étrangères  à  la  bibliothèque  de  Nélée  il  y 
en  avait  d'excellentes,  tandis  que  les  manuscrits  originaux 
étaient  dans  un  état  assez  déplorable  pour  être  de  peu 
d'utilité.  Qu'on  eût  dû  quand  même  les  utiliser  pour  cer- 
tains détails,  c'est  là  une  obligation  qui  ne  s'imposait  pas 
à  la  conscience  d'un  ancien,  comme  à. la  nôtre.  —  En 
somme,  pour  déférer  à  l'autorité  considérable  de  la  source 
de  Strabon,  on  peut,  bien  que  non  sans  peine,  admettre  les 
faits  positifs  articulés  dans  le  récit  de  celui-ci. 

Mais  ce  qu'il  est  impossible  d'accepter,  c^st  l'assertion 
négative  que  les  œuvres  scientifiques  d'Aristote  n'existaient 


(1)  Mullach,  p.  295  b,  s.  med. 

(2)  Catég.  21,  18  sq.,  Busse  {Comm.  g>\  IV,  2  :  p.  25  Spengel  ; 
Schol.  42  a,  30).  Cf.  Zellev,  p.  142,  n.  1. 


HISTOIRE    DES    ÉCRITS    SCIENTIFIQUES  67 

que  dans  la  bibliothèque  de  Nélée.  Une  assertion  négative 
de  ce  genre  est  en  principe  bien  plus  difficile  à  avérer  que 
l'assertion  d'un  fait  positif.  Nous  sommes  peut-être  en 
présence  d'une  méprise  de  Strabon,  dupe  de  quelque 
hyperbole  de  Boèthus.  On  ne  lisait  guère  l'Aristote  scien- 
tifique, même  dans  l'Ecole  péripatéticienne  dégénérée.  La 
découverte  d'Apellicon  serait  venue  remettre  à  la  mode 
cet  Aristote.  Peu  connu  avant  cette  découverte  et  les 
travaux  d'Andronicus,  il  sera  devenu,  pour  Strabon,  tout  à 
fait  inconnu.  Songeons,  du  reste,  que  par  là  Strabon  se 
donnait  une  explication  de  la  médiocrité  notoire  dans 
laquelle  était  tombée  l'Ecole  péripatéticienne.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  n'est  pas  admissible  que  les  œuvres  scientifiques 
d'Aristote  aient  disparu  à  la  mort  de  Théophraste.  Les 
raisons  abondent  pour  l'établir.  Indiquons  d'abord  l'ordre 
dans  lequel  nous  présenterons  les  principales.  Il  y  a  une 
raison  négative  et  des  raisons  positives  :  parmi  celles-ci, 
l'une  est  indirecte  ;  les  autres  sont  directes  et,  soit  généra- 
les, soit  spéciales. 

La  raison  négative  est  le  silence  qu'ont  gardé,  sur  la 
découverte  d'Apellicon,  les  commentateurs  et  les  écrivains 
qui  se  sont  occupés  d'Aristote.  Comment  Simplicius,  qui 
aime  l'érudition,  comment  Alexandre  lui-même  n'ont-ils 
rien  dit  de  cette  découverte,  si,  avant  elle,  l'Aristote  scienti- 
fique était  vraiment  perdu  ?  Comment  surtout  Cicéron,  qui 
parle  souvent  d'Aristote  et  qui  a  si  bien  connu  Tyrannion, 
n'a-t-il  rien  dit  de  cette  renaissance  d'Aristote?  Enfin  Her- 
mippe,  dans  son  livre  sur  Aristote,  n'aurait  pas  manqué 
de  raconter  la  disparition  romanesque  dos  écrits  d'Aristote, 
et  Diogènc  aurait,  encore  moins,  manqué  d'en  reproduire 
le  récit  (1). 

Parmi  les  raisons  positives,  la  raison  indirecte  est  celle 
qui  résulte  de  la  fondation  d'une  grande  bibliothèque  à 
Alexandrie.  Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  (p.  I  ï  sq.)  de 
rappeler  l'ardeur  que  des  faussaires  mettaient  à  fabriquer, 
parce  qu'ils  comptaient  sur  un  bon  prix,  de  prétendus 
ouvrages  d'Aristote.  Ils  ne  l'auraient  pas  fait  s'il  avait  été 

(1)  Zeller,  p.  142  et  14(i,  n.  3. 


68  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

de  notoriété  publique  que  les  livres  d'Aristote  étaient 
enfermés  à  Scepsis.  D'autre  part  au  nombre  des  premiers 
et  principaux  organisateurs  de  la  bibliothèque  alexandrine, 
on  sait  qu'il  faut  compter  Démétrius  de  Phalère.  Or  Démé- 
trius  était  le  disciple  de  Théophraste.  Comment  eût-il 
négligé  de  procurer  à  la  bibliothèque  les  ouvrages  de  son 
maître  et  d'Aristote  ?  Si  le  catalogue  des  œuvres  d'Aristote, 
conservé  par  Diogène,  vient  d'Hermippe  et  représente  l'in- 
ventaire du  fonds  aristotélicien  de  la  bibliothèque  d'Alexan- 
drie, ce  fonds  contenait  beaucoup  des  ouvrages  scientifiques 
d'Aristote.  Mais  il  y  a  plus.  Laissons  de  côté  ce  catalogue  : 
il  paraît  certain  du  moins  qu'Hermippe  avait  dressé  un 
catalogue  des  œuvres  de  Théophraste  (1)  ;  or,  puisque  les 
œuvres  de  Théophraste  auraient  eu  le  même  sort  que 
celles  d'Aristote,  il  ne  l'aurait  pas  pu,  si  le  récit  de  Strabon 
était  exact  (2). 

Passons  aux  raisons  directes.  Il  y  en  a  de  générales,  il 
y  en  a  de  spéciales.  —  Les  raisons  spéciales  consisteront 
dans  les  références  à  tel  ou  tel  ouvrage  d'Aristote,  que  nous 
pourrons  relever  dans  les  auteurs,  entre  Théophraste  et  la 
découverte  d'Apellicon.  —  Les  raisons  générales  consistent 
dans  les  preuves  que  nous  avons,  soit  du  fait  que  la  doctrine 
scientifique  d'Aristote  a  été  connue,  pendant  la  même 
période,  dans  l'École  péripatéticienne  et  ailleurs,  soit  du  fait 
qu'il  y  a  eu  en  dehors  de  la  bibliothèque  de  Théophraste 
des  copies  d'Aristote  en  circulation.  —  Que  la  doctrine 
scientifique  d'Aristote  ait  été  connue  des  autres  écoles  phi- 
losophiques c'est  ce  qui  résulte  des  indices  suivants.  Antio- 
chus,  dans  Cicéron,  montre  bien,  à  travers  beaucoup  de 
contre-sens  une  certaine  connaissance  d'Aristote.  On  nous  dit 
encore  que  Posidonius,  dans  ses  opinions  sur  la  physique 


(1)  Zeller,  p.  1-46,  n.  2  et  810,  n.  3. 

(2)  Ajoutons  qu'il  y  a,  sur  la  bibliothèque  d'Alexandrie  et  à  propos 
des  livres  d'Aristote  et  de  Théophraste,  une  petite  phrase  d'Athénée 
qui  mérite  peut-être  de  l'attention  (citée  dans  Mullach,  p.  295,  n.  11 

fin)  :  Tcxp'  ou  [de  Nélée]  7V«vtcc  [r«  p&\ix\...  7rptâpi£voç  6  ï)U-i3<xnôç  Sa<T<- 
"kevs  riro)ve^«toç,  QikdSelfOç  Se  ènixlyv,  psrù  twv  'A6rjv/j6év  xat  twv  utto 
r¥d$o\j  tiq  tàv  xeùyjv  'AX£Ç«vo*pet«v  jj.zrriyxyi.  Notons  spécialement,  pour 
nous  en  souvenir  tout  à  l'heure,  les  derniers  mots. 


HISTOIRE    DES    ÉCRITS    SCIENTIFIQUES  69 

i  puaixoç  Xévoç)  principalement,  s'est  beaucoup  rapproché 
d'Aristote  (1),  et  Cicéron  nous  rapporte  ailleurs  que  Pané- 
tius  avait  sans  cesse  à  la  bouche  Aristote  et  Théophraste. 
Enfin  ce  même  Cicéron  nous  apprend  que  le  stoïcien 
Hérille  de  Carthage,  disciple  indépendant  de  Zenon,  a 
incliné  sur  certains  points  de  morale  vers  le  Péripatétisme. 
Les  Mégariques,  qui,  du  vivant  d'Aristote,  avaient  été  pour 
lui  des  adversaires  acharnés,  ont  continué,  après  lui,  leur 
polémique  contre  sa  doctrine.  Nous  savons  que  le  dernier 
des  Mégariques,  Stilpon  a  écrit  un  dialogue  intitulé  Aris- 
tote. De  son  côté  enfin  l'épicurien  Hermarque  avait  écrit 
un  -pôç  'ApwTOTéXTjv.  Nous  enfermons-nous  maintenant 
dans  l'Ecole  d'Aristote  ?  Cicéron  nous  assure  que  Crito- 
laûs  a  voulu  imiter  les  anciens  maîtres  de  l'École,  c'est-à- 
dire  Théophraste  et  Aristote  (2).  Mais  le  grand  fait  qui 
prouve  que  les  livres  d'Aristote  n'ont  pas  disparu  avec 
Théophraste,  c'est  l'activité  philosophique  de  son  succes- 
seur Straton.  Ce  penseur,  le  plus  original  entre  les  Péri- 
patéticiens,  a  tantôt  suivi,  tantôt  contredit  Aristote,  et  il  ne 
pouvait  sans  doute  ni  l'un  ni  l'autre,  sans  se  référer  d'une 
façon  précise  aux  textes  du  maître.  Nous  verrons  tout  à 
l'heure  qu'il  y  a  là  plus  qu'une  présomption.  —  On  possède, 
avons-nous  dit,  des  preuves  qu'il  y  avait  des  copies 
d'Aristote  en  dehors  de  la  bibliothèque  de  Théophraste. 
D'abord,  les  deux  lettres  apocryphes,  accueillies  par 
Andronicus,  montrent  qu'il  était  de  notoriété  publique 
qu'Aristote  avait  publié,  au  moins  dans  une  certaine 
mesure,  ses  écrits  scientifiques.  D'autre  part,  dans  l'Ecole 
de  Théophraste  qui  comptait,  semble-t-il,  un  grand  nom- 
bre d'élèves  (3),  comment  aurait-on  pu  se  passer  de 
copies  d'Aristote  ?  N'était-ce  pas  le  premier  instrument  de 


1 1)  VoirZeller,  III  a*, 899,  I. 

(2)  Cf.  Zeller,  p.  146 sq.  —  Les  textes  de  Cicéron  sont,  dans  L'ordre 
où  ils  ont  été  allégués,  De  fin.  V,  85,  73  ;  IV.,  38,  7i»;  V,5,  I  i.  Pour  les 
deux  autres  faits. Cf.  Diog.  La.  II,  1Î0  et  X,  25. 

(3)  Diog.  parle  (V,  37)  de  deux  mille  élèves,  s;ms  qu'on  puisse 
savoir  s'il  s'agit  du  nombre  des  élèves  pendant  toute  la  durée  de  l'en- 
seignement  de  Théophraste,  ou  de  son  auditoire  à  un  moment  donné. 
Cf.  /Hier.  p.  807, -4. 


70  LE    SYSTÈME   d'aRISTOTE 

travail?  De  plus,  parmi  les  disciples  immédiats  d'Aris- 
tote,  qui  ont  sans  doute  été  nombreux  eux  aussi,  il  y  en  a 
qui  ont  écrit.  Par  exemple  Phanias,  Dicéarque  et  Aristo- 
xène.  Ils  avaient  sans  doute  en  main  les  ouvrages  du 
maître  :  c'étaient  autant  de  sources  d'où  on  pouvait  recueil- 
lir ces  ouvrages,  ou  au  moins  des  copies  de  ces  ouvrages. 
Enfin  nous  voici  en  face  de  ce  qui  constitue  pour  nous,  dans 
l'ordre  de  raisons  que  nous  exposons,  l'argument  capital 
et  décisif.  Après  la  mort  d'Aristote,  que  ce  soit  immédiate- 
ment ou  non,  Eudème  avait  quitté  Athènes.  Nous  ne 
savons  pas  où  il  s'était  fixé,  mais  il  n'est  pas  invraisem- 
blable que  c'ait  été  dans  Rhodes,  sa  patrie.  Remarquons  en 
passant  que,  puisqu'il  nous  dit,  dans  un  fragment  de  sa 
Physique,  que,  à  en  croire  les  Pythagoriciens,  un  temps 
reviendra  où  il  parlera  de  nouveau  devant  son  auditoire, 
assis,  tenant  à  la  main  la  baguette  du  professeur,  Eudème 
avait  une  école,  dans  laquelle  sans  doute  n'auront  pas  man- 
qué les  copies  d'Aristote  (1).  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  der- 
nier point,  un  fait  est  certain,  c'est  qu'Eudème,  séparé  de 
Théophraste,  lui  écrit  pour  le  consulter  sur  le  texte  de  la 
Physique.  Le  fait  est  établi  par  la  réponse  de  Théophraste 
citée  par  Simplicius  (2).  Si  maintenant  nous  songeons  que, 
d'après  Athénée  (cf.  p.  68,  n.  2),  ce  n'est  pas  seulement 
d'Athènes,  mais  encore  de  Rhodes,  que  Ptolômée  Philadel- 
phe  avait  acquis  ses  collections,  nous  serons  tentés  de 
penser  que  la  bibliothèque  d'Eudème  a  passé  dans  celle 
d'Alexandrie.  Dans  tous  les  cas,  elle  constituait  pour  les 
copistes  une  source  indépendante  de  la  bibliothèque  de 
Théophraste. 

Terminons  en  relevant,  dans  les  auteurs  étrangers  au 
Péripatétisme,  puis  dans  les  Péripatéticiens,  quelques-unes 
des  références  les  plus  incontestables  aux  ouvrages  d'Aris- 
tote. Nous  laisserons  de  côté  la  mention  faite  dans  le  cata- 
logue de  Diogène  d'un  grand  nombre  des  ouvrages  compo- 


(t)  Fr.  51,  Spengel,  ap.  Simplic.  P/iys.  732,  24,  Diels.  Cf.  Zeller, 
p.  869,  4  et  871,  4. 

(2  Phys.  923.  10,  Diels  {Schol.  404  b,  12):uarè/>  un  hreffrs&aç  xsXeww 
m  yoâ-i/ai  xai  «rroTTêt).«t  ex  rôv  $vcrixâv,  vjroi  îvù  où  Huvtqvc  h... 


HISTOIRE   DES    ÉCRITS    SCIENTIFIQUES  71 

sant  notre  collection  aristotélicienne.  Zeller  ne  relève  pas 
de  références  à  YHerméneia  en  dehors  de  la  mention  qui  en 
est  faite  dans  le  catalogue.  Nous  croyons  que  la  doctrine, 
si  purement  aristotélicienne,  qu'a  professée  Épicure  sur  les 
propositions  touchant  le  futur  (1),  ne  peut  s'expliquer  que 
si  Epicure  avait  sous  les  yeux  le  chapitre  9  de  Y  tienne neia. 
Les  Topiques  ont  été,  d'après  Alexandre,  connus  de  Stra- 
ton  (2).  La  Rhétorique  a  été  employée  par  l'auteur  de  la 
Rhétorique  à  Alexandre  et  par  Démétrius,  auteur  du 
De  elocutione,  et,  avant  lui,  par  un  certain  Archédème,  que 
cite  Démétrius  et  qui  est  peut-être  le  stoïcien  de  ce 'nom. 
Un  disciple  d'Euûème,  Damasus,  cite  les  trois  livres  icepl 
xivïiwewç,  c'est-à-dire  les  livres  V,  VI  et  VIIÏ  de  la  Physi- 
que. D'après  des  indications  de  Simplicius,  nous  voyons 
que  le  même  ouvrage  a  été  employé  par  Straton  et  par 
Posidonius.  Les  Météorologiques  ont  été  employés,  selon 
Simplicius,  par  l'un  et  l'autre  philosophe.  Il  faut  ajouter 
sans  doute  qu'ils  l'ont  été  par  Epicure.  L Histoire  des  ani- 
maux a  été  remaniée  par  Aristophane  de  Byzance,  et  ou  en 
avait  fait  un  abrégé  populaire  très  usité  dans  la  période 
alexandrine.  Non  seulement  Eudème  et  l'auteur  de  la 
grande  Morale  ont  connu  Y  Éthique  ;  il  faut  ajouter  qu'elle  a 
été  connue  aussi  d'Antiochus  d'Ascalon;  car,  dans  le  V°  livre 
du  De  fiiuhusi-lO  s.  in.,  55),  on  trouve  une  réplique  du  pas- 
su-"  connu  sur  Endymion  (X,  8,  1178  ô,  20),  sans  parler 
de  la  formule  :  rita  heata  non  beatissima,  qui,  selon  Cicé- 
ron,  revient  sans  cesse  chez  Antiochus,  et  où  l'on  retrouve 
un  écho  des  déclarations  de  Y  Éthique  sur  la  nécessité  des 
biens  du  corps  et  des  biens  extérieurs  pour  compléter  le 
bonheur  de  la  vie  (3).  L'auteur  du  1er  livre  de  notre  Éco- 
nomique, que  connaît  déjà  Philodème,  a  eu  sous  les  yeux 
la,  Politique,  dont  Dicéarque,  dans  son  Trtpo&ticus,  s'est 
également  servi.  Les  ico\cxetat  ont  été  beaucoup  mises  à 
profit   pendant  la    période    alexandrine.   Enfin    les  gram- 


I)  Gicéron,  De  fato,  21  et  37. 

(t)  Alex   Top.  340,  3,  Walli.'s  {Sehol.  281  h,  $)',  cf.  Zeller,  148,  7. 

(3)  De  fin.  V,  27.81  (cf.  24,  71)  el  ailleurs,  par  ex.  Arad,  pr.  11.43, 

134  el  Tusc.  V,  8,  22  sq.  Voir  Eth.  Nié.  I,  il,  1 101  a,  0-21,  X,  <J  et  al. 


72  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

mairiens    alexandrins    ont  bien    connu   la    Poétique   (1). 

Ainsi  il  est  donc  établi  que  les  écrits  scientifiques  d'Aris- 
tote  n'ont  jamais  cessé  d'être  dans  les  mains  des  savants. 
C'est  le  cas  de  dire  que,  si  le  récit  de  Strabon  est 
vrai  dans  ce  qu'il  affirme,  il   est  faux  dans   ce    qu'il  nie. 

Pour  en  finir  avec  les  questions  d'histoire  relatives  aux 
écrits  scientifiques  d'Aristote,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à 
dire  quelques  mots  sur  la  date  à  laquelle  ces  écrits  ont  été 
composés.  On  peut  d'abord  établir  aisément  que,  dans  leur 
ensemble,  ils  appartiennent  sans  exception  au  second 
séjour  d'Aristote  à  Athènes  (335/4-323).  Si  en  effet  on 
peut  prouver  de  quelques-uns  d'entre  eux  qu'ils  appar- 
tiennent à  cette  période,  la  preuve  s'étend  à  tous  en  vertu 
du  lien  étroit  que  nous  avons  signalé  entre  eux.  Aristote 
fait  souvent  allusion,  dans  ses  ouvrages  scientifiques,  à  la 
ville  d'Athènes,  ou  même  au  Lycée,  comme  au  lieu  où  il  se 
trouve,  par  exemple  dans  les  Catégories,  les  Premiers  ana- 
lytiques, la  Physique,  la  Métaphysique,  la  Rhétorique. 
Ajoutons  qu'une  observation  de  couronne  boréale  dans  les 
Météorologiques  se  rapporte  convenablement  à  la  latitude 
d'Athènes  d'après  le  calcul  d'Ideler  (2).  Il  s'ensuit  que 
tous  ses  ouvrages  scientifiques  ont  été  composés  à 
Athènes.  Dès  lors,  pour  prouver  qu'ils  l'ont  été  pendant 
le  second  séjour,  il  suffit  de  relever  dans  les  textes 
l'indication  de  quelques  faits  postérieurs  au  premier 
séjour  Or  il  y  en  a  de  tels  en  abondance.  Voici  quel- 
ques-uns des  plus  frappants.  Les  Météorologiques  mention- 
nent une  comète  qui  fut  visible  à  Athènes  sous  l'archontat 
de  Nicomaque,  c'est-à-dire  en  341  avant  J.-C.  La  Rhéto- 
rique (II,  23,  1397  b,  31)  fait  incontestablement  allusion  à 
la  demande  que  Philippe  adressa  aux  Thébains  pendant  la 
seconde  Guerre  Sacrée  de  passer  par  leur  territoire  pour 
envahir  l'Attique  (339).  La  Politique  (V,  10.  1311  h,  2)  fait 
allusion  à  l'assassinat  de  Philippe  (336).  Enfin  voici  une 
indication  qui,  par  elle  seule,  serait  concluante.  L'Histoire 


(1)  Zeller,  p.  148,  n.  8  ;  449,  3,  4.  5 :  150,  3,  4,  7,  8  :  loi  et  n.  1,  :>. 
4;  152,  1,  2. 

(2)  Zeller,  p.  155,  n.  1. 


CHRONOLOGIE    DES    ÉCRITS    SCIENTIFIQUES  73 

des  animaux  ne  peut  avoir  été  écrite  avant  le  moment  où 
les  Macédoniens  ont  vu  des  éléphants,  c'est-à-dire  avant 
la  bataille  d'Arbèles  (331)  (t). 

Pour  ce  qui  est  de  la  date  propre  de  chacun  des  écrits  il 
n'y  a  pas  un  très  grand  intérêt  à  la  déterminer,  parce  que 
la  pensée d'Aristote,  telle  que  nous  la  connaissons,  est  une 
pensée  arrêtée  et  non  pas  en  développement,  comme  celle  de 
Platon.  Toutefois  il  est  possible  d'arriver  à  quelques  déter- 
minations assez  probables,  parce  que,  malgré  les  renvois 
réciproques,  le  nombre  de  ces  renvois  est  pourtant,  dans 
la  totalité,  une  quantité  assez  faible.  D'autre  part,  il  est 
naturel  de  penser  que  l'ordre  systématique  des  matières  à 
dû  en  principe  déterminer  l'ordre  de  composition.  Pour 
ces  raisons,  les  ouvrages  de  logique,  à  l'exception  de  YHer- 
méneia,  semblent  être  venus  les  premiers.  Les  Seconds 
analytiques  annoncent  expressément  la  Physique.  Les 
Météorologiques  disent  d'une  façon  précise,  au  début,  qu'a- 
près la  Physique  viennent,  et  dans  cet  ordre,  le  De  caelo, 
la  De  generatione  et  corruptione,  les  Météorologiques.  On 
ne  pent  décider  si  le  Traité  de  rame,  avec  les  Parva  natu- 
ralia,  vient  avant  les  traités  biologiques  ou  si  c'est  l'inverse. 
Enfin  les  traités  sur  la  morale  et  la  politique  pourraient 
avoir  précédé  ceux  qui  concernent  les  sciences  de  la  nature. 
Zeller  pense  que,  pour  obéir  aux  exigences  de  son  système, 
Aristote,  qui  fait  reposer  la  morale  sur  la  physique,  a  dû 
écrire  l'Éthique  et  la  Politique  en  dernier  lieu  (2). 


(1)  Zeller,  p.  154,  n.  4. 

(2)  Zeller,  p.  157,  n.  2  ;  188,  n.  i  :  158  sq. 


SIXIEME  LEÇON 


POINT  DE  DÉPART  DE   LA  PENSÉE  DARISTOTE. 
DIVISIONS   DU    SYSTÈME.    PLAN    DE    L'EXPOSITION 


Le  réalisme  des  Physiologues  avait  rencontré  beaucoup 
de  difficultés  lorsque  Socrate  parut.  Par  exemple,  les 
Éléates  avaient  été  fortement  choqués  par  l'insaisissabilité 
des  choses  sensibles  :  si  ces  choses  sont,  comment  se  fait- 
il  que  ce  qui  est  blanc  se  trouve  noir  et  que  ce  qui  est  chaud 
se  trouve  froid  ?  Devant  cette  impossibilité  de  savoir  ce 
qu'une  chose  est  et  ce  qu'elle  n'est  pas.  les  hommes  sont 
condamnés  à  admettre  le  oui  après  avoir  admis  le  non  et, 
comme  disait  Parménide,  à  revenir  sur  leurs  pas  et  à 
tourner  sur  eux-mêmes  (1).  D'autre  part,  s'il  y  a  une 
réalité  véritable,  alors  les  sens  ne  la  donnent  pas.  La  neige, 
étant  composée  d'eau,  est  noire  malgré  nos  yeux,  disait 
Anaxagore  (2)  ;  les  qualités,  autres  que  la  figure,  la  position 
et  l'ordre,  sont  des  conventions,  disait  Démocrite  (3),  pen- 
dant que,  de  son  côté,  la  critique  de  Zenon  ne  laissait  pas 
subsister  grand  chose  de  ces  qualités  privilégiées,  puisque 
Zenon  ruinait  la  représentation  de  l'étendue,  leur  commun 
support.  Aussi  les  philosophes  se  plaignaient-ils  communé- 
ment de  l'incertitude  delà  connaissance,  et  particulièrement 
de  l'insuffisance  des  sens.  Enfin  le  mal  s'accroissait  encore 
par  la  contradiction  mutuelle  des  doctrines,  dont  Gorgias, 

(1)  Ritter  et  Preller,  8«  éd.,  textes  147  et  115;  Fragm.  der  Vorso- 
kratiker,  de  H.  Diels  (2eéd.),'Mclissus,  fr.  8.  Parménide,  fr.  6,  v.  6-9 
(48-51,  Karsten). 

(2)  Sextus,  Hyp.  Pyrrh.  I.  33  et  Cic.  Acad.  If.  34,  100,  textes  cités 
dans  Ritter  et  Preller,  161  b  et  dans  Vors.  46  A,  97). 

(3)  Vorsokr.,  ch.  55,  B  texte  125  p.  408,  17. 


POINT    DE    DÉPART    DE    LA.    PENSÉE    d'aRISTOTE  75 

plus  que  tout  autre,  se  chargeait  de  dégager  le  résultat.  — 
Pour  toutes  ces  raisons  négatives,  et  peut-être  aussi  pour 
une  raison  positive,  à  savoir  l'avènement  de  la  géométrie, 
un  penseur  de  la  dernière  moitié  du  ve  siècle  devait  se 
sentir  poussé  à  quitter  le  point  de  vue  des  Physiologues, 
à  chercher  d'autres  objets  de  pensée  que  les  choses  sensi- 
bles. Socrate  était  tout  spécialement  disnosé  pour  céder  à 
cette  pression  du  milieu  pensant,  puisque,  d'autre  part,  il 
était  porté  à  s'intéresser  aux  questions  morales.  La  tem- 
pérance, la  justice,  la  piété,  sur  la  nature  desquelles  il  avait 
le  désir  de  s'éclairer,  étaient  précisément  des  objets  oppo- 
sés à  ceux  des  physiologues  :  c'étaient  des  choses  spiri- 
tuelles. Ces  nouveaux  objets,  disons-nous,  étaient  opposés 
à  ceux  des  Physiologues.  Voici  en  effet  les  principaux 
caractères  qu'ils  présentent.  D'abord  ils  sont  composés, 
non  pas  de  parties  intégrantes,  comme  dira  l'Ecole,  ils 
sont  composés  de  parties  ou  inférieures  ou  subjectives.  On 
fait  la  partition  d'une  table  ou  d'une  pierre  en  des  planches 
et  des  pieds,  en  des  morceaux  de  pierre.  Mais  la  vertu,  par 
exemple,  se  diversifie  par  la  division  en  des  vertus  spécia- 
les :  courage,  tempérance,  justice  etc.  D'un  autre  coté,  par 
l'analyse,  la  vertu  se  résout  en  des  parties  d'autre  sorte, 
mais  qui  sont  aussi  loin  que  les  précédentes  d'être  des 
parties  intégrantes  juxtaposées  dans  l'étendue  :  c'est,  par 
exemple,  une  disposition  permanente,  une  disposition  «le 
l'âme,  une  disposition  à  agir,  à  agir  dans  le  sens  de  la  per- 
Fection.  etc.  En  second  lieu,  les  objets  de  la  spéculation 
socratique  sont  des  oniversaux.  El  cela  pour  deux  raisons. 
La  première,  c'est  que,  puisqu'on  s'entend,  au  moins  dans 
une  certaine  mesure,  quand  on  parle  des  choses  morales, 
la  justice  par  exemple  est  la  môme  en  deux  ou  plusieurs 
esprits  individuels.  La  seconde  raison,  c'est  que,  quand  on 
s'enfermerait  dans  un  seul  esprit,  on  trouverait,  dans  les 
objets  moraux  qui  sont  en  lui,  des  éléments  communs  : 
ainsi  la  vertu  est  un  élément  commun  au  courage  et  a  la 
tempérance,  le  courage  est  un  élément  commun  au  cou- 
rage  civil  et  au  courage  militaire,  etc.  En  troisième  lieu,  les 
parties  dont  se  composent  les  objets  de  la  spéculation 
socratique  se  commandent  les  unes  los  autres.  D'abord,  le 


76  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

tout  entraîne  et  suppose  les  parties  ;  au  moins  le  tout  qu'on 
analyse  entraîne  et  suppose  les  parties  qui  le  constituent  : 
ainsi  la  vertu  suppose  ses  éléments.  Ensuite,  les  parties 
s'assemblent  dans  un  certain  ordre  pour  former  le  tout  : 
elles  constituent  le  tout,  mais  le  tout  par  exemple  préside 
pour  ainsi  dire  à  leur  groupement,  car,  pour  constituer  la 
vertu,  chaque  élément  vient  à  son  heure  et  à,  sa  place.  — 
De  cette  conception  de  l'objet  découle  naturellement  chez 
Socrate  celle  de  la  méthode.  La  méthode  consistera  en 
deux  procédés  capitaux.  Le  premier  consistera  à  dégager 
une  vertu  ou  un  vice  des  représentations  que  s'en  font  les 
divers  esprits,  ou  des  divers  exemples  que  croit  en  aper- 
cevoir un  même  esprit.  Le  second  procédé  consistera  à 
montrer  le  passage  d'une  vertu  spéciale  à  une  vertu  plus 
large,  par  exemple  des  espèces  du  courage  au  courage  lui- 
même,  ou  bien  d'une  vertu  générale  aux  vertus  plus  par- 
ticulières ;  ou  bien  enfin  à  montrer  le  passage  d'une  vertu 
à  un  exemple  de  cette  vertu. 

La  philosophie  du  concept  n'est  pas  autre  chose  que  la 
généralisation  de  cette  conception  de  l'objet  et  de  cette  con- 
ception de  la  méthode.  Elle  consiste  essentiellement  à 
penser  que  tous  les  objets  sont  constitués  comme  les  objets 
moraux,  ou,,  en  un  mot,  que  tous  les  objets  sont  des 
choses  spirituelles  ;  que  la  méthode  applicable  à  la  con- 
naissance de  tous  les  objets  est  la  même  que  celle  qui  con- 
vient à  la  connaissance  des  choses  morales.  Cette  généra- 
lisation, à  la  fois  de  la  conception  socratique  de  l'objet  et  de  la 
méthode  de  Socrate,  est  essentiellement  l'œuvre  de  Platon. 
Sans  doute  cette  généralisation  a  ajouté  beaucoup  de  dif- 
ficultés au  système.  Mais  le  système  en  contenait  déjà  par 
lui-même,  qu'elles  fussent  solubles  ou  non,  et  la  générali- 
sation platonicienne,  si  elle  a  aidé  à  les  faire  ressortir,  ne 
les  a  pas  créées.  La  philosophie  socratique  dont  nous  venons 
de  rappeler  les  principaux  traits  n'était  elle-même  qu'une 
esquisse  :  il  y  a  bien  des  questions  inévitables  qu'elle  ne 
posait  pas.  La  philosophie  du  concept  débute  par  nous  pré- 
senter le  monde  comme  une  hiérarchie  de  concepts,  et  la 
méthode  comme  un  passage  progressif  ou  régressif  d'un 
degré  à  l'autre  de  la  hiérarchie.  Mais,  au  point  de  vue  de 


POINT    DR    DÉPART    DK    LA    PENSÉE    h'ARISTOTE  77 

l'objet,  où  se  trouve  le  maximum  de  réalité  ?  Est-ce  dans 
le  plus  général  ou,  au  contraire,  dans  le  plus  particulier  ?  Au 
point  de  vue  de  la  méthode,  est-ce  le  général  ou,  au  con- 
traire, le  particulier  qui  explique  le  plus  de  choses,  et  d'autre 
part,  question  liée  à  la  précédente,  est-ce  sur  l'extension 
ou,  au  contraire,  sur  la  compréhension  des  concepts  que  les 
procédés  d'explication  se  fondent  ?  C'est  dans  ces  deux  ou 
trois  points  que  se  résume  la  difficulté  interne  de  la  philo- 
sophie du  concept,  et  c'est  à  la  résoudre  que  cette  philoso- 
phie consacrera  la  majeure  partie  de  ses  efforts.  —  Elle 
commence  par  penser  que  c'est  l'universel  qui  est  le  plus 
réel  et  le  plus  explicatif,  et  du  même  coup  elle  fait  prédo- 
miner le  point  de  vue  de  l'extension.  On  sait  que  pour  Pla- 
ton les  plus  hautes  réalités  sont  l'Un  et  l'Etre,  qu'il  consi- 
dère comme  des  genres ,-^et  rton  comme  des  individus  ou 
quelque  chose  qui  y  ressemble,  et  on  sait  que,  pour  lui,  le 
propre  de  la  science  est  de  voir  beaucoup  d'espèces  sous 
l'étendue  du  genre  (1).  —  Pourquoi  la  philosophie  du 
concept  a-t-elle  ainsi  débuté  ?  Il  y  en  a  au  moins  trois  rai- 
sons faciles  à  apercevoir.  1°  L'universel  est  en  même  temps 
le  simple  ;  or  il  est  clair  que  le  simple,  puisqu'il  débar- 
rasse l'esprit  de  la  multiplicité  des  déterminations  spé- 
ciales, est  pour  lui  un  objet  commode,  qui  lui  permet  de 
satisfaire  avec  le  moins  de  frais  possible  son  besoin  de 
rationalité.  2°  Le  procédé  régressif  qui  nous  conduit  à 
l'universel  est  à  la  fois  sûr  et  facile  ;  il  était  donc  naturel 
que  l'on  commençât  par  admettre  que  savoir  c'est  réduire 
le  particulier  au  général.  3°  La  résolution  du  complexe 
en  simple  est  ce  qui  ressemble  le  plus  à  la  méthode  des 
l'hysiologues  :  c'en  est  la  transposition  la  plus  immédiate. 
Thaïes  faisait,  lui  aussi,  des  réductions  :  il  ramenait,  à  sa 
façon,  c'est-à-dire  par  une  analyse  réelle,  les  divers  modes 
des  choses  à  la  terre.  Mais,  si  cette  prééminence  de  l'uni- 
versel dans  l'ordre  de  l'être  et  dans  celui  du  savoir  était 
naturelle  au  début  de  la  philosophie  du  concept,  ceux-là 
mêmes  qui  la  consacraient  sentaient  bien  qu'elle  ne  répon- 
dait pas  à  tous  les  besoins  de  la  pensée.  Et  c'est  pourquoi, 

(1)  />'('/).  7,  ;>37  C  :  ô  uh>  */«o  (xvvotttixo;  ^tXAIXTtXO;,  6  Si  aï,  oj. 


78  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

dans  l'ordre  du  savoir,  à  côté  de  la  régression  Platon 
essaie,  peut-être  même  avec  le  sentiment  de  son  impor- 
tance supérieure,  la  progression  du  simple  vers  le  com- 
plexe et  de  l'universel  vers  le  particulier.  C'est  pourquoi 
aussi,  dans  l'ordre  de  l'être,  il  a  déjà  le  sentiment  de  l'im- 
portance de  la  cause  finale,  c'est-à-dire  de  la  subordination 
des  parties  au  tout  ou  du  simple  au  complexe.  Mais  sa 
méthode  de  division  et  sa  conception  des  causes  finales 
sont,  en  même  temps  peut-être  que  les  plus  intéressants, 
les  points  les  plus  délicats  du  système. 

Voilà  en  somme  où  en  était  la  philosophie  du  concept 
au  moment  où  Aristote  a  commencé  de  penser  par  lui- 
même.  Il  se  rattache  à  cette  philosophie  avec  pleine  con- 
science. Le  point  de  vue  des  anciens  est  à  ses  yeux  un 
point  de  vue  dépassé,  et  il  se  compte  lui-même  parmi  les 
Platoniciens  (1).  Il  se  rattache  à  Platon  par  son  idée  de 
l'objet  de  la  science  et  par  sa  méthode.  En  effet  l'objet  de 
la  science  pour  Aristote,  ce  qui  est  s-wt7)~6v,  c'est  bien 
l'élément  conceptuel  des  choses,  et  même  c'est  souvent  cet 
élément  en  tant  que  conçu  sous  l'aspect  de  l'universel,  c'est- 
à-dire  de  ce  qui  est  commun  à  plusieurs.  La  science  saisit 
dans  une  espèce,  qui  est  elle-même  de  l'universel  encore, 
une  hiérarchie  de  genres  qui,  à  plus  forte  raison,  sont  tous 
des  universaux.  D'autre  part,  les  opérations  de  la  nature, 
celles  du  moins  qui  sont  saisissables  et  n'ont  pas  leur 
principe  dans  un  arrière-fond  mystérieux,  sont  pour  Aris- 
tote des  processus  logiques  et,  dans  celle  de  leurs  parties 
qu'il  considère  volontiers  comme  la  plus  essentielle,  des 
régressions  du  complexe  au  simple.  Pour  ce  qui  est  de  la 
méthode,  elle  est,  d'une  manière  générale,  .chez  Aristote 
comme  chez  Platon,  logique  et  notionnelle  :  c'est-à-dire 
qu'elle  vise  à  définir  et  à  enchaîner  des  concepts.  Elle 
est  raisonnante,  au  point  de  paraître  quelquefois  raison- 
neuse. Et,  si  nous  considérons  le  procédé  qui  est  propre  à 
Aristote,  la  démonstration,  nous  voyons  qu'il  s'appuie  sur 
le  concept  et  que,  après  tout,  il  n'est  que  la  réalisation  d'un 
idéal  plus  ou  moins  confusément  entrevu   par   Socrate. 

(1)  Cf.  Zeller,  II  V,  15,  3  et  supra,  p.  8,  n.  i. 


POINT    DE    DÉPART    DE    LA    PENSÉE    d'aRISTOTE  79 

«  C'est  avec  raison,  dit-il,  que  Socrate  cherchait  l'essence  ; 
car  ii  cherchait  à  faire  des  syllogismes,  et  le  principe  des 
syllogismes  c'est  l'essence  »  (1). 

Cependant  Aristote,  tout  socratique  et  platonicien  qu'il 
est,  a  pourtant  en  lui  quelque  chose  du  sentiment  réaliste 
des  anciens  et  du  goût  pour  un  réalisme  qui  est,  en  un  sens, 
l'opposé  de  celui  de  Platon.  De  là  certains  traits  mar- 
quants de  sa  manière  de  penser,  et  dans  l'ordre  de  1  être, 
et  dans  l'ordre  de  la  science.  Dans  l'ordre  de  l'être,  Aristote 
pense  dès  l'abord,  et  très  décidément,  avec  les  anciens  que 
l'être  c'est  l'individu.  Par  suite,  il  estime  que,  en  dehors  de 
l'individu,  le  plus  réel  est  ce  qui  s'en  rapproche  le  plus, 
savoir  le  complexe.  Dans  Tordre  de  la  science,  la  direction 
réaliste  de  sa  pensée  se  marque  d'une  double  façon. 
D'abord  les  universaux  dont  part  la  démonstration  ne  sont 
pas  les  genres  les  plus  généraux  :  ce  sont  au  contraire  des 
genres  déjà  complexes,  irréductibles  entre  eux,  des  univer- 
saux riches  de  contenu.  D'un  autre  coté,  Aristote  fait  une 
part  à  l'expérience,  soit  en  tant  que  la  sensation  est  pour  la 
raison  une  manière  d'exercer  son  pouvoir  d'intuition,  soit 
même  en  tant  que  la  sensation  a  pour  fonction  de  saisir  le 
contingent.  L'esprit  expérimental  est  même  si  développé 
chez  Aristote  qu'il  faut  voir  en  lui  le  plus  puissant  des  pro- 
moteurs de  la  science  expérimentale  chez  les  anciens.  C'est 
grâce  à  lui  et  à  son  école,  qu'il  y  a  eu  dans  l'antiquité,  eu 
dehors  de  l'astronomie,  une  certaine  somme  de  connaissan- 
ces sur  les  phénomènes  naturels  et  quelque  soupçon  de  la 
méthode  propre  aux  sciences  de  la  nature  (cf.  infra). 

11  y  a  donc  eu  dans  la  pensée  d'Aristote  deux  tendances 
opposées,  bien  que  la  tendance  prédominante  ait  été  la  ten- 
dance conceptuelle.  A-t-il  réussi  à  compléter  la  philosophie 
du  concept  par  la  conciliation  de  ces  deux  tendances,  et  à 
idre,  en  y  faisant  entrer  des  éléments  réalistes  assimi- 
lables, la  difticulté  interne  que  cette  philosophie  avaii  laissé 
voir  chez  Socrate  et  chez  Platon  \  C'est  ce  que  nous  recher- 
cherons plus  tard  seulement.  Nous  voulions  marquer  le 


(1)  Metaph.   M    i.    1U78  0,  23  :  cttivoi  tftiïkirftn  î^otei  ro  ?i  ;;tto. 
OvYkoviÇtaQat  vota  i^nru,  WYi   it  t«ï  (TvXkvYtttftiu  ~à  rt  sttiv. 


80  LE    SYSTÈME    DARISTOTE 

point  d'où  part  la  pensée  d'Aristote  et  indiquer  les  direc- 
tions dans  lesquelles  cette  pensée  s'engage.  A  essa}^er  de 
faire  plus,  nous  anticiperions  fâcheusement  sur  l'exposition 
de  sa  doctrine.  Fâcheusement  ;  car,  ou  bien  nous  serions 
obscurs  pour  être  courts,  ou  bien  nous  devrions  entrer  dans 
des  développements  où  nous  épuiserions  d'avance  tout 
l'intérêt  que  peut  offrir  l'étude  de  la  pensée  aristotélicienne. 

Cependant  nous  ne  pouvons  commencer  notre  exposition 
sans  indiquer  le  plan  que  nous  suivrons.  Or  un  auteur 
méthodique  et  dogmatique  comme  Aristote  n'a  pu  manquer 
d'ordonner  lui-même  sa  pensée  suivant  un  plan.  De  sorte 
que  la  première  chose  à  faire  est  de  chercher  comment  se 
divise,  d'après  Aristote  lui-même,  la  philosophie  aristoté- 
licienne. C'est  là  une  question  vraiment  préliminaire. 

Nous  n'avons  pas  à  faire  beaucoup  de  fond  sur  l'indica- 
tion que  nous  donnent  les  Topiques,  au  livre  I,  ch.  14 
(105  b,  19-29),  d'après  laquelle  les  problèmes  et  les  propo- 
sitions se  répartissent  en  trois  classes  :  morales,  physiques, 
logiques.  Ce  qui  rendrait  cette  division  spécieuse,  c'est 
qu'elle  n'est  pas  autre  chose  que  la  division  de  la  philoso- 
phie qui  devient  classique  avec  les  Stoïciens.  Mais,  d'abord, 
le  passage  où  elle  est  énoncée  est  isolé  dans  Aristote;  Fau- 
teur n'y  insiste  pas  ;  il  n'y  rattache  aucune  subdivision.  En 
outre,  il  nous  prévient  lui-même  qu'une  telle  division  prend 
les  choses  très  en  gros  (o>ç  zôny  îtEpiXaëeïv).  Nous  trouve- 
rons chez  lui  des  déclarations,  autrement  expresses  et 
appuyées,  dans  un  autre  séné. 

Chez  les  commentateurs,  nous  trouvons  très  constam- 
ment une  division  bipartite.  La  philosophie  se  divise  d'après 
eux  en  théorique  et  pratique.  C'est  l'opinion  d'Ammonius, 
de  Simplicius,  de  Philopon  et,  avant  eux  tous,  celle  d'Ale- 
xandre. Elias  (le  pseudo-David),  pour  pousser  jusqu'au  bout 
cette  classification,  rapproche  même  expressément  la  Poé- 
tique de  la  Rhétorique ,  et  il  rapporte  celle-ci,  comme  celle- 
là,  à  un  ordre  de  recherches  qui  ne  fait  pas  partie  intégrante 
de  la  philosophie  (1).  La  même  division  se  retrouve  dans 

(1)  Cf.  Zeller,  p.  177,  n.  1  et  Elias  (ps.  David)  in  Cat.  116.  32, 
Busse  {Schol.  25  b,  16-20) 


DIVISIONS    DU    SYSTÈME  81 

Eudème  et  chez  l'auteur  du  livre  a  de  la  Métaphysique  : 
Eudème,  au  début  de  sa  Morale  (I,  1,  1214  a,  8)  oppose, 
comme  il  est  naturel  en  pareil  lieu,  les  sciences  qui  n'ont 
pour  but  que  la  connaissance  et  celles  qui  ont  pour  but 
quelque  résultat  dans  le  monde  de  l'action  ;  le  livre  a  déclare 
que  la  science  théorétique  a  pour  objet  la  vérité,  la  science 
pratique,  un  epyov  (1,  993  b,  19).  Il  y  a  plus,  la  division  est 
dans  Aristote  lui-même.  Le  premier  chapitre  de  l'Ethique  à 
Nicomaque  (1095  a,  5)  oppose  yvwtiç  et  -pâç^,  et  d'autres 
textes  du  même  ouvrage  reproduisent  en  d'autres  termes 
la  même  distinction  (J).Mais  une  telle  opposition,  qui  s'im- 
pose au  point  de  vue  de  la  morale  aristotélicienne  et  qu'Aris- 
tote  ne  pouvait  éviter  d'énoncer,  no  peut  pas  passer  pour 
une  classification.  Si  Eudème  et  l'auteur  du  livre  a  ont 
voulu  indiquer  une  classification,  ils  n'ont  songé  qu'à  une 
classification  sommaire  et  abrégée,  réunissant  dans  le  second 
groupe  deux  choses,  voisines  sans  doute,  mais  dont  ils  sont 
bien  loin  d'insinuer  qu'on  ne  saurait  les  distinguer.  Ils  insi- 
nuent plutôt  qu'il  y  a  une  distinction  à  faire.  Car  l'auteur  du 
livre  a,  au  lieu  de  dire  que  la  science  pratique  a  pour  but  une 
7tpâÇiç,  dit  qu'elle  a  pour  but  un  epvov,  terme  qui  signifie  aussi 
bien  ['action  que  l'œuvre  extérieure  produite  par  l'action  (2). 
Eudème,  de  son  côté,  dit  (1214  a,  11)  que  les  connaissances, 
qui  n'ont  pas  pour  objet  le  connaître  seul,  travaillent  rcepl 
Tàç  •/-/, ersu  -/.-A  îrepl  vhç  -rzzy.lv.^.  Comme  il  y  a  assurément 
beaucoup  de  différence  entre  xttJo-u;  et  TepâÇiç,  on  peut  dire 
qu'ici  le  second  membre  de  la  division  est  presque  subdi- 
visé. En  somme  donc,  ce  serait  tout  au  plus  chez  les  com- 
mentateurs que  la  division  bipartite  se  présenterait  comme 
complète  et  suffisante.  Et  encore  rien  ne  paraît  garantir 
qu'ils  lui  aient  conféré  une  valeur  absolue,  au  lieu  de  lui 
reconnaître  simplement  de  la  commodité  pour  l'organisa- 
tion de  leur  enseignement. 

La  vraie  division  des  sciences,  suivant  Aristote,  esl  tripar- 
titc  Cette  division,  qui  est  très  expressément  rappelée  en 
deux  endroits  des  Topiques^  VI,  6,  14fta,15etXNI,  I.  Vu  a, 

(1)  II,  2  déb.  et  X,  10  s.  in.  (1119  a,  35). 
-'    lionitz,  /«e/.  av.  285  h,  1 . 

Aristote  ('. 


82  LE    SYSTÈME   D' ARISTOTE 

10),  dans  le  VIe  livre  de  la  Morale  à  Nicomaque  (3-5,  et 
notamment  ch.  2,  1139  a,  27),  est  exposée  dans  le  premier 
chapitre  du  livre  E  de  la  Métaphysique  et  dans  le  chapitre 
correspondant  du  livre  K  (ch.  7).  Aristote,  comme  on  sait, 
distingue  trois  grandes  classes  de  sciences  :  les  sciences 
théorétiques,  les  sciences  pratiques  et  les  sciences  poéti- 
ques (1).  Les  sciences  théorétiques  n'ont  pour  objet  que  le 
savoir  même  ou  la  vérité.  Les  sciences  poétiques  ont  pour 
objet  la  production  d'une  œuvre  extérieure  à  l'agent,  tan- 
dis que  les  sciences  pratiques  n'ont  pour  fin  que  l'action 
elle-même  (Éth.  Nie.  VI,  4  déb.  ;  cf.  I,  1  début).  Les  textes 
allégués  du  livre  E  et  du  livre  K  de  la  Métaphysique  ajou- 
tent que  les  sciences  théorétiques  se  subdivisent  en  trois  : 
mathématiques,  physique  et  théologie.  Pour  la  subdivision 
du  second  groupe,  nous  en  parlerons  un  peu  plus  tard. 
Remarquons  pour  le  moment  que  les  trois  grands  groupes 
sont  distingués  par  Aristote,  non  seulement  avec  la  préci- 
sion, mais  encore  avec  la  constance,  qui  indiquent  une 
doctrine  élaborée  et  arrêtée. 

Cela  n'a  pas  empêché  Zeller  de  prétendre  (2)  que  cette 
classification  ne  doit  pas  être  considérée  comme  l'expres- 
sion définitive  et  complète  de  la  pensée  d' Aristote.  Cette 
pensée  serait  restée  flottante  sur  la  question,  et,  pour  orga- 
niser une  exposition  de  la  philosophie  aristotélicienne,  nous 
ne  saurions  trouver  un  sûr  appui  dans  une  classification 
en  partie  inexistante. 

Nous  croyons  qu'un  examen  des  objections  de  Zeller 
nous  montrera  qu'il  se  trompe.  Le  principe  de  ces  objec- 
tions est  que  les  divisions  et  les  subdivisions  de  la  classifi- 
cation généralement  attribuée  à  Aristote  ne  s'appliquent 
pas  bien  aux  œuvres  qu'Aristote  nous  a  laissées.  Nous  allons 
voir  en  détail  ce  qu'il  faut  penser  de  cette  assertion.  Mais, 
tout  d'abord  et  à  prendre  les  choses  en  général,  on  con- 
viendra qu'il  est  peut-être  excessif  d'exiger  que  les  œuvres 
d'un  auteur  répondent  point  pour  point  à  la  classification 
des  sciences  telle  que  la  comprend  cet  auteur.  Et  en  effet, 


(1)  Cf.  Zeller,  p.  177,  n.  5. 

(2)  P.  181-183. 


DIVISIONS    DU    SYSTÈME  83 

pour  classer  les  sciences,  on  se  place  nécessairement  au 
point  de  vue  de  l'idéal,  on  suppose  les  sciences  étudiées 
dans  toutes  leurs  parties  et  toutes  les  parties  distinguées 
d'une  façon  rigoureuse,  sans  admettre  que  des  raisons  de 
commodité  puissent  conduire  à  fondre  entre  elles  certaines 
parties.  Or  il  est  trop  clair  qu'un  penseur,  fût-ce  Aristote, 
peut  toujours  être  empêché  d'accomplir  tout  son  pro- 
gramme, ou  entraîné  à  négliger  en  fait  certaines  distinc- 
tions qu'il  accepte  en  droit,  à  réunir  par  exemple  dans  un 
même  ouvrage  des  matières  qui  régulièrement  auraient 
dû  faire  l'objet  de  plusieurs. 

Venons  maintenant  au  détail  des  objections  de  Zeller. 
La  première  est  que,  si  les  sciences  poétiques  ont  formé 
pour  Aristote  un  groupe  vraiment  distinct,  il  est  singulier 
que  nous  ne  trouvions  dans  ses  œuvres,  pour  représenter 
ce  groupe,  qu'un  seul  ouvrage  traitant  d'un  art  très  spé- 
cial, savoir  la  Poétique.  —  On  peut  admettre  que  la  Poéti- 
que est  le  seul  représentant  du  groupe  ;  du  moins  ni  le 
traité  de  la  médecine  (lotcputà),  ni  celui  sur  l'agriculture,  etc. 
ne  sont  authentiques  (cf.  p.  43).  Mais  bien  des  raisons  pou- 
vaient porter  Aristote  à  se  dispenser  d'écrire  une  technolo- 
gie. D'une  part,  il  ne  devait  pas  lui  sembler  très  urgent 
pour  l'éducation  d'hommes  libres  de  réfléchir  sur  des  arts 
essentiellement  illibéraux,  dont  il  partageait,  au  moins  en 
partie,  le  mépris  avec  tout  son  milieu.  D'un  autre  coté, 
la  matière  d'une  telle  technologie  ne  pouvait  être  réunie 
qu'au  prix  de  très  longs  efforts  ;  et  il  aurait  fallu  en  outre 
prendre  l'élaboration  par  la  base  puisqu'il  n'y  avait  pas 
de  travaux  préparatoires,  ceux  des  Sophistes  étant  sans 
doute  purement  dialectiques  et  ne  pouvant  guère  compter. 
Au  reste,  dans  la  nature,  un  seul  individu  suffirait  au 
besoin  pour  représenter  un  ordre,  au  besoin  un  embran- 
chement ou  un  règne,  et  Zeller  même  est  obligé  de  l'aire 
une  place  à  part  à  la  Poétique  (1).  Mais  est-il  bien  sûr 
qu'on  se  trompe  quand  on  joint  d'autres  ouvrages  à  la 
Poétique^  pour  représenter  le  groupe?  Sans  doute  Aristote 
rattache  très  étroitement  la  rhétorique  à  la  dialectique,  et 

(1)  P.  *83,  -vers  le  bas. 


84  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

il  ne  peut  être  question  de  séparer  ces  deux  disciplines. 
Mais  Ravaisson  n'avait  peut-être  pas  tort  de  les  ranger  Tune 
et  l'autre  parmi  les  sciences  poétiques  (1).  Zeller  avoue 
qu' Aristote  parle  de  la  rhétorique  comme  de  la  théorie 
d'un  art  :  qu'il  fasse  de  cet  art  un  moyen  de  la  politique, 
cela  ne  l'empêche  pas  d'être  en  lui-même  un  art.  Aristote 
dit  quelque  part  que  la  stratégie  est  un  moyen  de  la  politi- 
que et  il  a  dû  penser  de  même  de  la  tactique  navale  ;  or 
celle-ci  a  pour  instrument  les  navires  que  produit  l'art, 
assurément  poétique,  du  constructeur  de  navires  (2). 

La  seconde  objection  de  Zeller  porte  spécialement  sur  la 
subdivision  des  sciences  théorétiques.  Les  mathématiques, 
dit  Zeller,  ne  sont  pas  représentées  dans  l'œuvre  d'Aristote; 
et  d'autre  part  il  appelle  la  physique,  par  opposition  à  la 
philosophie  première,  philosophie  seconde,  Seurépa  cçaXo- 
aro©(a  :  s'il  avait  compté  les  mathématiques,  il  aurait  dû 
appeler  la  physique  philosophie  troisième.  —  Mais  Aris- 
tote ne  pouvait,  ni  se  dispenser  de  compter  les  mathémati- 
ques parmi  les  sciences  théorétiques,  ni  leur  faire  une  place 
dans  sa  philosophie  proprement  dite,  dans  le  système  dont 
ses  traités  sont  l'exposition  rédigée.  En  effet,  il  réagissait 
de  toutes  ses  forces  contre  ces  prolongements  métaphysi- 
ques des  mathématiques,  qui  constituaient  toute  la  philo- 
sophie des  Platoniciens  de  son  temps  (3).  D'autre  part  les 
mathématiques,  s'étaient  en  fait,  séparées  de  la  philoso- 
phie :  il  y  a  des  géomètres  non  philosophes  au  temps 
d'Aristote.  Eudème,  l'historien  des  mathématiques,  dit  de 
l'un  d'eux,  Hippocrate  de  Chios,  que,  partout  ailleurs  qu'en 
géométrie,  il  était  lent  d'esprit  et  sans  intelligence,  ^'Àa;  xoti 
à-ppiov,  c'est-à-dire  sans  doute  qu'il  n'entendait  rien  à  la 
philosophie  [Éth.  Eud.,  VIII,  14,  1247  «,  17).  Aristote 
meurt  en  322,  Euclide  fleurit  sous  le  premier  des  Ptolémées 
vers  320.  Il  suffisait  donc  pour  Aristote  de  faire  une  philo- 
sophie des  mathématiques,  et  c'est  à  quoi  il  ne  manque  pas. 


(1)  Essai  sur  la  Métaphysique  d'Aristote,  I,  p.  III,  liv.  I,  ch.  2, 
p.  252 

(2)  Zeller,  p.  180,  n.  2. 

(3)  Metaph.  A,  9,  992  a,  32  :  yéyove  tù  ^«O^aro:  -oïç  vùv  r>  fù.oaooia.. 


DIVISIONS   DU    SYSTÈME  8-> 

Mais,  comme,  d'après  cette  philosophie,  l'objet  des  mathé- 
matiques est  tiré  par  abstraction  de  l'objet  de  la  physique 
et  ne  consiste  nullement  en  des  essences  séparées,  il  est 
tout  naturel  que  la  physique  représente  à  elle  seule  tout  ce 
qui  n'est  pas  la  philosophie  première  et  qu'elle  reçoive  le 
nom  de  91X00-09  la  Seutépa. 

C'est  sur  la  subdivision  des  sciences  pratiques  que  Zèller 
dirige  sa  troisième  objection.  La  subdivision  de  ces  scien- 
ces en  éthique,  politique  et  économique  n'est  pas  d'Aris- 
toto,  dit-il,  mais  des  Péripatéticiens,  Et  il  pense  qu'il  v  en 
a  plusieurs  preuves  :  ainsi  Aristote  traite  en  fait  de  l'éco- 
nomique, non  pas  dans  notre  Économique,  qui  est  apocry- 
phe, mais  dans  le  livre  I  de  la  Politique  (1).  —  La  remar- 
que est  exacte  ;  mais  elle  prouverait  simplement  qu'Aristote 
a  cru  pouvoir  réunir  dans  un  même  ouvrage  la  politique 
et  l'économique,  et  non  que  celle-ci,  dans  un  plan  idéal 
du  savoir,  ne  pouvait  pas  constituer  à  ses  yeux  une  subdi- 
vision distincte.  —  Aristote,  dit  encore  Zeller,  a,  au  début 
de  V Éthique  (1,  1094  b,  2).  compté  l'économique  avec  la 
stratégie  et  la  rhétorique  parmi  les  arts  qui  sont  les  ser- 
viteurs de  la  politique.  —  Il  faut  répondre  que  la  classifica- 
tion et  les  rapports  de  subordination  répondent  à  deux 
points  de  vue  différents;  que  l'éthique  est,  elle  aussi  pour 
Aristote  subordonnée  à  Ja  politique,  ce  qui  ne  l'empêche 
pas  sans  doute  de  compter  à  part  dans  le  groupe  des 
sciences  pratiques  et,  en  tout  cas,  d'être  l'objet  d'un 
ouvrage  distinct.  —  Selon  Zeller,  il  n'y  aurait  rien  à  con- 
clure du  passage  du  livre  VI  de  YÉtkique  (9,  1142  a,  9)  (2) 
dans  lequel  Aristote  distingue  de  la  prudence  qui  a 
rapport  au  bien  de  l'individu  et  appartient  à  l'éthique, 
l'économie  et  la  cité.  On  ne  pourrait  rien  conclure  de  ce 
passaire,  parce  que,  à  la  page  précédente,  Aristote,  au  lieu 
d'opposer  l'économique  à  la  politique,  aurait  fait  de  la  pre- 
mière une  partie  de  la  seconde.  —  Mais  il  n'est  pas  vraisem- 
blable qu'Aristote  soit  ainsi  contredit  à  quelques  lignes  île 
distance,  et  le  passage  8,  1141  />,  23  sqq.,  n'a  pas  le  sens 

(1)  Zeller,  p.  182, n.  3. 

(2)  y.atr'.i  ii'.}-  9Ùx  £CT'.  t6  «vrov  tu  Otviu  ot/.ovotuaç  ov<î  dcvtu  7roÀtTlta(. 


86  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

que  lui  prête  Zeller  (1).  Pour  marquer  que  la  prudence,  au 
sens  large,  n'est  pas  restreinte  à  la  vie  individuelle,  Aris- 
tote  dit  que  c'est  elle  au  fond  qui,  sous  le  nom  de  politi- 
que, règle  la  moins  individuelle  de  toutes  les  vies,  la  vie 
de  la  cité.  Mais  Aristote  ne  dit  pas  que  la  vie  de  la  cité  est 
toute  la  vie  collective.  Lors  donc  que,  quelques  lignes  plus 
bas,  il  mentionne  à  son  tour  l'économie  comme  un  domaine 
où  règne  la  prudence  au  sens  large,  ce  n'est  pas  une  sub- 
division de  la  politique  qu'il  désigne,  c'est  un  territoire 
voisin  de  celui  de  la  politique.  Donc  le  premier  texte  garde 
toute  sa  signification  et  contient  bien  la  triple  distinc- 
tion de  l'éthique,  de  l'économique  et  de  la  politique. 
Observons  d'ailleurs  que  ce  texte  est  confirmé  par  les 
deux  premiers  chapitres  de  la  Politique  (voir  notamment 
le  début  du  ch.  2)  :  il  est  bien  connu  qu 'Aristote  fait  sortir 
la  tî6X'.;  de  l'oîxoç,  la  cité  de  l'association  familiale,  premier 
groupement  naturel  des  individus.  Ce  premier  groupement 
naturel  parait  tout  indiqué  pour  être  l'objet  d'une  science 
à  part.  Enfin  Zeller  est  bien  obligé  d'avouer  (2)  que  la  dis- 
tinction de  l'économique  et  de  la  politique  est  dans  Eudème. 
Eudème  en  effet,  après  avoir  dit  que  le  bien  c'est  la  fin  en 
tout  art,  et  notamment  dans  l'art  qui  est  le  maître  de  tous, 
continue  en  ces  termes  :  auvt\  B'èaxX  tto^tTutT,  xal  oueovop.opq 
xattppowic-tç  (i.  c.  ^Ounj)  (Eth.  Eud.  I,  S,  1218  b,  13).  Des 
insinuations  d'Aristote,  appuyées  par  une  assertion  nette 
d'Eudème,  équivalent  à  une  déclaration  expresse  d'Aristote. 
Mais  la  dernière  et  capitale  objection  de  Zeller,  à  propos 
de  laquelle  nous  allons  ajouter  à  la  classification  d'Aristote 
telle  que  nous  l'avons  résumée,  un  complément  indispen- 
sable, est  fondée  sur  ce  que  cette  classification  ne  fait  pas 
de  place  à  la  logique.  Il  serait  inadmissible,  selon  Zeller, 
qu' Aristote,  après  tant  de  soins  donnés  à  la  logique,  ne 
l'eût  pas  comptée  comme  une  partie  intégrante  de  son 
système.  Sans  doute  tous  les  commentateurs,  depuis 
Alexandre  (3),  professent  que  la  logique  n'est  pas  une  par- 

(1)  P.  181  sq.  ;  notes  6  de  la  p.  181  et  1  de  la  p.  182. 

(2)  P.  181,  n.  6. 

(3)  P.  182,  n.  5.  Cf.  Alexandre,  commentaire  des  An.  pt\,  début 
(Schol.  141a,  19,  24). 


DIVISIONS   DU    SYSTÈME  87 

tie,  mais  seulement  un  instrument  (opvavov),  de  la  philoso- 
phie. Une  telle  opinion  ne  peut  pas  être  d'Aristote.  — 
D'abord  cette  opinion  remonterait  très  haut  parmi  les 
commentateurs,  puisqu' Alexandre  dit  qu'elle  a  été  profes- 
sée O-o  tùv  apvaitùv.  Et  d'autre  part  pourquoi,  comme 
dit  le  même  Alexandre,  un  instrument  serait-il  quelque 
chose  de  moins  considérable  qu'une  partie  de  la  philoso- 
phie (1)?  Zeller  trouve  que  c'est  un  mauvais  expédient  de 
dire,  avec  Ravaisson,  que  la  logique  n'est  que  la  forme  de 
la  science.  C'est  une  science,  dit-il,  c'est  la  science  de  la 
forme  (2).  Admettons  sa  correction  à  la  formule  de  Ravais- 
son ;  il  reste  que  l'objet  de  la  logique  est  un  objet  à  part. 
Au  lieu  d'être  un  objet  naturel,  comme  celui  de  la  métaphy- 
sique, de  la  physique  ou  même  des  mathématiques,  c'est 
un  objet  subjectif.  C'est  une  raison  suffisante  pour  qu'Aris- 
tote  ne  l'ait  pas  mis  sur  le  même  plan  que  les  autres. 
Ajoutons  que,  de  l'aveu  de.  Zeller  (3),  la  logique  d'Aristote 
n'est  pas,  comme  on  dirait  en  termes  hégéliens,  la  science, 
de  l'idée,  mais  simplement  une  méthodologie.  Cette  appré- 
ciation très  exacte  est  bien  près,  quoi  qu'en  pense  Zeller, 
d'équivaloir  à  l'aveu  que  la  logique  est  bien  pour  Aristote 
un  instrument  des  sciences,  plutôt  qu'une  science  dans 
toute  la  force  du  terme.  Enfin  il  existe  en  ce  sens  une  affir- 
mation d'Aristote,  éclaircie  et  corroborée  par  un  passage 
du  livre  a.  La  déclaration  en  question  se  trouve  dans  le  cha- 
pitre 3  du  livre  r  de  la  Métaphysique  (4).  Après  avoir  dit 
qu'aucune  science  particulière  ne  s'occupe  des  axiomes 
communs  à  toutes  les  sciences,  Aristote  ajoute  que  tout  ce 
que  certains  philosophes  prétendent,  lorsqu'ils  parlent  des 
exigences  qu'on  devrait  apporter  pour  l'admission  de  la 
vérité  des  axiomes,  provient  d'une  ignorance  des  «  analy- 
tiques »  :  il  faut  en  effet,  dit-il,  connaître  les  «  analytiques  » 

(1)  la  Pr.  Anal.  3,  3;  4,  30,  éd.  Wfcllies (Comm.  gr.  Il,  1);  Schoi. 
i41  a,  30  ;  b,  24. 

(2)  Zeller,  p.  d82,  n.  8  ;  cf.  Rataisson  Essai  I,  252  sq.,  264  sq. 

(3)  P.  182,  vers  le  bas. 

(4)  1005  b,  2-5  :  ôu<x  (Tgy^ïtooûcrt  t»v  XtyôvTWV  rwirç  ^epï  t^;  àïr.Q-ia;, 
ôv  rpoîTov  dû  v.nooé^î'jOai,  St  ù.itatiïzv(Tiav  rwv  ôveçXvrtxâv  tovto  «îowffiv 
Siï  yàp  r.tpi  TO-Jrwv  rt/.nv  Trpoïrriara^î'voyç,  ùXkb.  txi)  «xovovra;  Çrjrstv. 


88  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

avant  d'aborder  les  sciences  et  non  pas,  au  moment  où  Ton 
entreprend  de  suivre  des  leçons  sur  une  science,  chercher  à 
part  soi  ce  qu'on  aurait  dû  apprendre  dans  les  «  analyti- 
ques ».  L'auteur  du  livre  a  dit  de  son  côté  :  «  Il  faut  donc 
avoir  appris  quelles  exigences  on  doit  apporter  pour 
admettre  les  assertions  en  chaque  espèce  de  sciences  ;  car  il 
est  absurde  de  chercher  à  la  fois  les  vérités  d'une  certaine 
science  et  quelle  est  la  manière  d'être  de  cette  science  »  (1). 
On  résumera  exactement  ces  deux  textes,  semble-t-il,  en 
disant  que  la  logique  est  une  propédeutique.  C'est  au  fond 
ce  qu'ont  soutenu  les  commentateurs,  et  c'est  tout  ce  qu'il 
faut  pour  justifier  l'absence  de  la  logique  dans  la  classifica- 
tion des  sciences  aux  livres  E  et  K  de  la  Métaphysique. 

Donc,  d'une  manière  générale,  cette  classification  doit  être 
considérée  comme  exprimant  exactement  le  plan  de  la  phi- 
losophie, tel  qu'Aristote  l'a  conçu  et,  par  conséquent,  c'est 
elle  qu'il  convient  de  prendre  comme  guide  pour  l'ordre  à 
suivre  dans  l'exposition  de  la  doctrine  d'Aristote.  Il  faut  se 
garder  de  remplacer  cet  ordre,  vraiment  historique,  par  un 
ordre  soi-disant  meilleur,  ainsi  que  le  fait  Zeller.  Au  reste 
cet  ordre  artificiel  revient  en  partie  à  celui  qu'indique  la 
classification  d'Aristote.  Car  Zeller  répartit  son  étude  en 
cinq  parties  successives  :  logique,  métaphysique,  sciences 
de  la  nature,  recherches  morales  (auxquelles  Zeller  rat- 
tache la  rhétorique  comme  dépendance  de  la  politique), 
théorie  de  l'art.  Il  n'y  a  qu'un  point  sur  lequel,  en  défini- 
tive, Zeller  s'écarte  gravement  de  l'ordre  aristotélicien.  Il 
place  la  métaplrysique  avant  les  sciences  de  la  nature,  et 
sa  raison  est  que  l'on  ne  peut  comprendre  la  doctrine  sans 
la  théorie  des  causes,  la  distinction  de  l'acte  et  de  la  puis- 
sance et  que  ce  genre  de  questions  est  évidemment  méta- 
physique (2).  Mais  cette  dernière  assertion  est,  au  point  de 
vue  aristotélicien,  une  hérésie.  La  théorie  des  quatre  cau- 
ses et  -la  distinction  de  la  puissance  et  de  l'acte  sont  des 
généralités  qu'Aristote  développe  là  où  il  en  a  besoin  pour 


(1)  3,  995  a,  12-14  :  Sib  Seï  77E7r«i<?£Û<r9ai  ttûç  ëxaora  «7r<x?êy.7£'ov,  w; 
aroîrov  au'/  ÇyjteZi/  srrtorïja/jv  y.cà  roo-ov  67rtOTïju>îs. 

(2)  P.'  183  vers  le  bas  et  sqq.' 


PLAN    DE    L'EXPOSITION  89 

l'étude  de  la  nature,  si  tant  est  qu'il  ne  s'y  réfère  pas  dans 
sa  logique  même.  Mais  la  métaphysique  n'a  pas  ces  géné- 
ralités pour  objet.  Elle  en  reprend  l'examen  sans  doute  ; 
seulement  c'est  pour  leur  donner  un  fondement,  non  pour 
les  poser  et  les  éclaircir  en  elles-mêmes.  Que  de  cette 
manière  de  faire  il  résulte  des  répétitions,  la  chose  est  incon- 
testable. Cependant  il  ne  faudrait  pas  sacrifier  à  un  avantage 
accessoire  la  vérité  dans  l'enchaînement  des  parties  de  la 
doctrine  d'Aristote.  Nous  mettrons  donc,  comme  Aristote 
lui-même  l'a  fait,  car  il  allait  des  phénomènes  à  leur  expli- 
cation (1),  les  sciences  de  la  nature  avant  la  métaphysique. 

(1)  Cf.  Zeller,  p.  165,  n.  2;  dans  cette  note,  il  renvoie  à  Meta.  A, 
9,  992  a,  24  ;  De  caelo,  III,  7,  306  a,  16;  De  an.  I,  4,  402  a,  46  (cf. 
5,409  b.  11  sqq.). 


SEPTIÈME  LEÇON 


NATURE  DE  LA  LOGIQUE.  —  LES  CATÉGORIES 


De  quelque  manière  qu'il  faille  ensuite  interpréter  plus 
précisément  cette  expression  vague,  tout  le  monde  doit 
convenir  que  la  logique  est  une  réflexion,  et  même  un 
ensemble  de  réflexions,  sur  les  procédés  de  la  pensée.  Or  un 
tel  ensemble  de  réflexions  suppose  avant  lui,  d'abord,  l'exer- 
cice naturel  et  irréfléchi  de  la  pensée,  ensuite,  la  formation 
d'un  grand  nombre  de  réflexions  isolées  sur  lesdits  procé- 
dés. Ces  deux  conditions  préalables  de  l'apparition  de  la 
logique  ont  été  réalisées  par  les  prédécesseurs  d'Aristote. 
Au  moment  où  la  pensée  passe  de  l'action  ou,  pour  mieux 
dire,  de  l'imitation  esthétique  de  l'action,  de  l'activité  de  jeu, 
au  savoir,  elle  est  bien  près  de  réfléchir  sur  elle-même. 
Car,  dès  qu'elle  aura  créé,  soit  une  science,  soit  une  cer- 
taine somme  d'explications  visant  à  être  scientifiques,  la 
pensée  trouvera  inévitablement  dans  cette  création,  c'est- 
à-dire  en  elle-même,  un  nouvel  objet  de  savoir.  Aussi  les 
premières  réflexions  sur  les  procédés  de  la  pensée  appa- 
raissent-elles de  bonne  heure  dans  le  développement  mer- 
veilleusement rapide,  de  la  pensée  grecque  entre  Thaïes  et 
Socrate.  A  peine  les  penseurs  grecs  ont-ils  commencé  la 
constitution  de  la  géométrie  et,  d'autre  part,  rassemblé  un 
certain  nombre  d'hypothèses  physiques,  que  la  réflexion 
de  la  pensée  sur  elle-même  commence  de  se  faire  jour  : 
telles  sont  les  plaintes  des  Physiologues  sur  la  faiblesse  des 
moyens  de  connaître  et  notamment  sur  la  faiblesse  des 
sens  ;  telle  est  encore  la  découverte,  que  fait  Parménide,  d'un 
véritable  critère  de  la  vérité,  avec  son  principe  :  e<mv  r\  où* 


XVTURE   DE    LA  LOGIQUE  91 

Ib-riv  (1),  puisque  tout  cela  suppose,  et  même  comme  à 
demi  dégagée,  une  certaine  notion  de  la  science.  Avec 
Socrate  et  Platon,  pendant  que  d'autre  part  la  géométrie 
achève  de  se  constituer,  les  réflexions  de  la  pensée  sur 
elle-même  s'accroissent  tout  à  coup  prodigieusement  en 
importance  et  en  nombre.  Il  s'en  faut  de  peu  qu'elles  se 
réunissent  chez  Platon  en  un  corps  de  doctrine.  Toutefois 
ce  n'est  pas  lui,  c'est  Aristote  qui  opère  avec  pleine  cons- 
cience l'abstraction  du  procédé  hors  de  ses  applications  et 
qui  réduit  définitivement  en  un  sj^stème  les  réflexions 
abstraites  rassemblées.  Aristote  lui-même  s'est  rendu 
compte  et  de  ce  qu'il  devait  en  la  matière,  à  ses  prédéces 
seurs,  ou  du  moins  à  Socrate,  et  de  son  originalité  comme 
créateur  de  la  logique.  Les  deux  textes  auxquels  il  faut  se 
référer  à  ce  propos  parlent  de  la  dialectique  plutôt  que  de 
la  logique  en  général,  et  cela  est  vrai,  semble-t-il,  même 
du  second,  par  lequel  se  termine  VOrganon.  Mais  on  com- 
prendra plus  tard,  quand  on  saura  comment  Aristote  défi- 
nit la  dialectique,  que  c'est  précisément  dans  celte  partie  de 
la  logique  qu'on  voit  le  mieux  à  quel  degré  d'abstraction  il 
a  dû  s'élever  pour  dégager  les  lois  du  raisonnement.  Le 
premier  texte  est  au  chap.  4  du  livre  M  de  la  Métaphysi- 
que, 1078  b,  25-27  :2)  :  Socrate  ne  sait  pas  encore  séparer 
le  syllogisme  d'avec  l'essence  dont  le  syllogisme  part  ni 
se  rendre  compte  qu'on  bâtirait  aussi  bien  un  syllogisme 
en  partant  d'une  essence  fictive  opposée  à  l'essence  réelle, 
et  que  ce  syllogisme  conclurait  aussi  légitimement  que 
l'autre,  bien  que  d'une  manière  opposée.  L'autre  texte,  De 
sophisticis  elenchû,  34,  184  a,  8-b  3,  n'est  pas  moins 
net  (3).  Aristote  se  reconnaît,  et  c'est  à  juste  titre,  comme 
le  fondateur  de  la  logique. 


(I)    Vorsokr.  fr.  S,   v.   ib  sq.  (v.  70,  Karslen)  :    ...  r,  Jg  xpfatc  nspt 

(i)  A  la  suite  du  texte  cité  p.  79,  n.  1:  J/a>«XTix^  yùp  ter;çùî  o-J-m 
tôt'  flv,  uorn  SàvaaQcti  xcù  ;/wpi?  toû  tî  îoti  rênicnrrfa  J~t7xon;tv,  xai  twv 
HavTÎwv  il  o  a.jz/1  îniT-rrxri. 

(3)  Kcù  nepi  aïv  rùyj  pr.roov/.'.Vj  i>r.r,ctyj.  iro/Aà  xai  ira).suà  Ta  Ifyâptva, 
nipi  S'î  To-j  avX).o~(iÇEr7Qca  7ravTt^*>ç  ojosj  û%otm  npôrapw  iYio  Xfattv,  à^).' 
y  rpiëy  Çqroûvrc;  7r<Aùv  xj>6vov  nrovoûftrv.  On  peut,  il  est  vrai,  connue 


92  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

Quelle  conception  s'est-il  faite  de  cette  science  qu'il  a 
fondée  ?  Nous  dirons  tout  à  l'heure  qu'il  y  a  de  l'empirisme 
dans  la  logique  d'Aristote,  et  comment  en  eût-il  été  autre- 
ment dans  une  science  qui  débutait?  Mais  il  ne  résulte 
aucunement  de  là  qu'Aristote  ait  conçu  la  logique  comme 
un  prolongement  de  la  psychologie.  Un  disciple  des  Sophis- 
tes aurait  pu  entreprendre  de  décrire,  par  exemple,  la  suc- 
cession des  états  d'esprit  par  lesquels  passe  un  géomètre 
qui  établit  un  théorème.  Mais  rien  n'est  et  ne  devait  être 
plus  loin  des  intentions  d'Aristote,  disciple  de  Socrate  et 
de  Platon.  Il  conçoit  l'objet  de  la  science  comme  étant  le 
nécessaire,  et  la  logique  comme  faisant  connaître  les  pro- 
cédés nécessaires  de  cette  pensée  du  nécessaire.  Reste  seu- 
lement à  savoir  en  quoi  consistent  ces  procédés  nécessai- 
res, dont  la  logique  entreprend  l'étude  théorique  ou 
enseigne  le  maniement  pratique. 

La  manière  la  plus  simple  de  donner  à  la  logique  un 
objet  nécessaire,  c'est  de  la  considérer  comme  formelle. 
Et  l'on  a  dit  effectivement  qu'Aristote  est  un  des  parti- 
sans de  la  logique  formelle.  Si  l'on  sait  prendre  avec  quel- 
que rigueur  cette  notion  d'une  logique  formelle,  elle  doit 
s'interpréter,  semble-t-il,  dans  le  sens  adopté  par  Hamil- 
ton.  Dire  que  la  logique  est  formelle,  cela  veut  dire  qu'elle 
est  la  science  de  l'accord  de  la  pensée  avec  elle-même,  ou 
de  la  conséquence.  La  pensée  apporterait  avec  elle  la  loi 
de  non-contradiction,  et,  sans  s'inquiéter  du  contenu  quel- 
conque des  notions  et  des  propositions,  elle  les  transfor- 
merait sans  autre  souci  que  de  ne  pas  se  contredire  ;  la 
logique  serait  la  science  des  lois  de  ces  transformations, 
toutes  lois  dérivées  de  celle  de  non-contradiction.  Cette 
manière  de  voir  est  étrangère  à  Aristote.  Il  n'a  aucunement 
l'idée  d'une  loi  de  non-contradiction  qui  flotterait  au-des- 
sus des  choses.  La  loi  de  non- contradiction  est  pour  lui 
une  nécessité,  non  de  la  pensée,  mais  des  essences  mêmes, 

nous  l'avons  indiqué  tout  à  l'heure,  croire  avec  Thurot  (op.  cit.  App.  1  : 
Aristote  s'est  il  désigné  comme  l'auteur  de  la  théorie  du  syllogisme  ? 
p.  195-197)  que  ce  texte  se  rapporte  ;'i  la  dialectique  plutôt  qu'à  la 
logique. 


NATURE    DE    LA    LOGlyUE  93 

un  principe  qui  est  à  l'œuvre  dans  les  choses.  On  doit 
même  ajouter  que  ce  principe  n'est  pas,  au  fond,  une  géné- 
ralité qui,  dans  le  monde  des  essences,  soit  comme  une 
essence  qui  enveloppe  et  pénètre  des  essences  subordon- 
nées. La  loi  de  non-contradiction  prend  en  chaque  sorte 
d'essences,  ou  même  on  chaque  essence,  un  caractère 
spécial  :  c'est,  par  exemple,  l'impair  comme  impair  qui 
repousse  la  division  par  un  multiple  quelconque  de  deux. 
Chaque  essence  a  sa  loi  de  non-contradiction,  à  elle  adap- 
tée et  à  elle  propre.  Ainsi,  pour  Aristote,  la  logique  n'est 
pas  même  formelle  en  ce  sens  qu'elle  aurait  pour  objet  un 
genre  suprêmement  général  et  qui  envelopperait  tous 
les  autres.  —  Il  est  vrai  qu'Aristote  a  faitf  dans  les  Pre- 
miers analytiques,  une  théorie  du  syllogisme,  dans  laquelle 
cette  forme  essentielle  du  raisonnement  apparaît  comme 
dégagée  de  tout  contenu.  Mais  d'abord  il  faudra  deman- 
der  à  la  métaphysique  si  le  syllogisme  est,  à  proprement 
parler  un  procédé  général,  ou  s'il  n'est  pas  seulement  l'équi- 
valent d'un  procédé  général.  Ensuite  les  Premiers  analy- 
tiques ne  sont  pas  toute  la  logique  d'Aristote.  Le  syllo- 
gisme, tel  qu'ils  l'étudient,  convient  indistinctement  à  toutes 
les  sciences  et,  qui  plus  est,  à  la  dialectique  aussi  bien  qu'à 
la  science.  Mais,  à  côté  des  Premiers,  il  y  a  les  Seconds 
analytiques  ;  ou  plutôt  ce  sont  ceux-ci  qui  sont  la  cause 
finale  de  ceux-là.  Or  les  Seconds  analytiques  étudient  non 
plus  tout  syllogisme,  mais  le  syllogisme  démonstratif 
seulement,  c'est-à-dire  celui  qui  s'adapte  aux  exigences 
de  l'objet  de  la  science. 

Aristote,  ainsi  opposé  à  la  logique  formelle,  aurait-il 
donc  absorbé  la  logique  dans  la  métaphysique  et  conçu  la 
Logique  comme  la  science  de  la  pensée  nécessaire  en  tant 
qu'identique  avec  l'être,  en  un  mot  à  peu  près  comme  les 
Hégéliens, qui  la  définissent  la  science  de  l'idée  pure?  Les 
notions,  prises  en  elles-mêmes  et  élevées  au-dessus  des 
contingences  du  inonde  sensible,  se  constitueraient  et  s'en- 
chaîneraient d'une  façon  nécessaire;  cette  constitution  et 
cet  enchaînement  des  idées  pures  seraient  L'objet  du  savoir, 
ou  le  savoir  puisque  c'est  tout  un,  et  la  logique  serait 
elle-même  l'idée  de  ce  savoir.  La  constitution  de  cette  idée 


94  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

et  son  expansion  en  enchaînements  d'idées  subordonnées 
seraient  bien  entendu,  eux  aussi  nécessaires,  et  si  étrangers 
à  toute  contingence  qu'ils  se  feraient  comme  au-dessus  de 
l'individu  et  sans  l'intervention  de  l'individu.  —  Bien  que 
Prantl  ait  essayé  de  retrouver  une  conception  de  ce  genre 
dans  Aristote  (1)  on  peut  affirmer  qu'elle  n'est  pas  aristo- 
télicienne. Aristote  a  dit  sans  doute  que  la  science  est 
identique  à  son  objet.  Mais  cette  identité  s'explique  plutôt 
par  l'absorption  de  la  pensée  dans  son  objet,  que  par  le 
fait  que  l'objet  serait  luiymême,  au  fond,  un  moment  de  la 
pensée.  Ensuite,  Aristote  n'étant  pas  notionaliste  jusqu'au 
bout  à  la  façon  de  Hegel,  ou  même  de  Platon,  l'être  sur 
lequel  porte  la  métaphysique  n'est  pas  le  même  que  celui 
sur  lequel  portent  les  autres  sciences  et  la  logique  :  l'être 
de  la  métaphysique  est  une  substance  première  ;  l'être 
qu'atteignent  les  autres  sciences  en  tant  qu'elles  raisonnent, 
et  par  conséquent  l'être  qu'atteint  la  logique,  n'est  jamais 
en  somme  que  quelque  substance  seconde.  Si  donc  on 
pouvait  dire,  en  un  sens,  que  chez  Aristote  la  logique  est 
la  science  de  l'idée,  il  ne  s'ensuivrait  pas  qu'elle  serait  la 
science  de  l'être.  Ce  serait  plutôt  le  contraire.  Enfin,  un 
peu  peut-être  par  le  sentiment,  qui  ne  lui  est  pas  tout  à 
fait  étranger,  qu'il  y  a  au  fond  de  l'individu  de  la  liberté, 
et  beaucoup  par  la  raison  qu'il  est  disposé,  étant  dans  une 
certaine  mesure  empiriste,  à  faire  une  part  à  la  contingence 
brute,  Aristote,  en  fin  de  compte,  distingue  le  connaître  et 
l'être  et  estime  que  la  connaissance  est  l'œuvre  de  l'indi- 
vidu, ou  du  moins  qu'elle  se  fait  dans  l'individu  et  ne  se 
laisse  pas  détacher  de  lui,  si  ce  n'est  par  abstraction.  C'est 
donc  le  savoir  humain,  et  en  tant  qu'humain,  que  sa  logi- 
que prend  pour  objet.  A  la  vérité  le  savoir  vise,  au  néces- 
saire, mais  c'est  en  l'extrayant  du  contingent,  et  la  logi- 
que étudie  les  procédés,  nécessaires  en  eux-mêmes,  par 
lesquels  le  nécessaire  est  extrait  du  contingent.  Mais  ces 
procédés  nécessaires  s'accomplissent  au  milieu  des  opéra- 
tions psychologiques  de  l'individu  et  ne  s'en  séparent  que 
par  abstraction.  C'est  pourquoi  la  logique,  aux  yeux  d'Aris- 

(1)  Prantl,  Geschichte  der  Logik,  I,  136;  cf.  Zeller,  p.  187,  n.  I. 


NATURE  DE    LA   LOGIQUE  95 

tote,  est  la  science  d'un  savoir  qui  n'est  pas  identique  à 
l'être,  mais  qui  constitue,  en  face  de  l'être,  un  ordre  distinct. 
Et  c'est  pourquoi  aussi  la  logique,  qui  ne  serait  déjà  que  la 
théorie  du  savoir,  n'est  pas  même  purement  et  simplement 
théorique  :  elle  n'étudie  pas  des  lois  suivant  lesquelles  le 
savoir  se  constituerait  automatiquement  et  de  lui-même  ; 
elle  formule  plutôt  des  règles  dont  l'application  réussit, 
encore  que  ces  règles  soient,  bien  entendu,  fondées  en  rai- 
son. En  un  mot,  la  logique  n'est  pas  une  science  pure  ;  elle 
garde  quelque  chose  d'un  art.  C'est  bien  ce  qu'entendaient 
les  Péripatéticiens  en  disant  qu'elle  est  un  instrument  pour 
faire  la  science.  On  pourrait  dire  encore  qu'elle  est  pour 
Aristote  une  science  normative  :  autre  façon  d'indiquer 
qu'elle  s'adresse  à  l'individu  et  le  regarde  comme  l'auteur 
de  la  connaissance.  Ainsi,  pour  Aristote,  la  logique  est  bien 
distincte  de  la  métaphysique,  de  la  métaphysique  propre- 
ment dite  et  comme  il  l'entend,  ou  science  de  l'être.  Il  faut 
remarquer  en  revanche  qu'elle  ne  se  distingue  pas,  ou 
qu'elle  se  distingue  mal  pour  lui,  de  ce  que  nous  appelons 
la  théorie  de  la  connaissance.  11  n'a  pas  songé  à  mettre  à 
part  de  la  métaphysique  et  de  la  logique  à  la  fois,  pour  en 
faire  une  science  purement  théorique,  l'étude  de  la  connais- 
sance quant  à  sa  portée  et  à  sa  valeur  :  la  théorie  de  la 
connaissance  est  restée  mêlée  pour  lui  avec  la  logique. 
Valeur  de  la  science  et  procédés  pour  obtenir  la  science, 
cela  réuni  fait  l'objet  d'une  seule  étude.  Mais  dans  cette 
étude  la  principale  place  revient  aux  procédés  pour  obtenir 
la  science. 

C'est  bien  comme  la  connaissance  de  ces  procédés  que 
les  textes  d' Aristote  nous  invitent  à  nous  représenter  la 
logique.  Voici  trois  considérations,  empruntées  à  Zeller  (1), 
qui  l'établissent  assez  bien  :  1°  l'objet  de  la  dialectique  est 
de  nous  enseigner  à  déduire,  sur  toutes  sortes  de  sujets,  des 
syllogismes  fondés   sur  des  prémisses  plausibles   (2).  En 

(1)  Zeller,  p.  185-187. 

(2)  Top.  I,  1  <léb.  :  ri  ftsv  tioqOcti;  t»;;  -o^axzùoL^  aéOoâoj  sûptfv,  «y' 
^4  QWtltrifttêtt  vuXkovlÇtiTdcu  ittpl  rcavroç  ro-j  irportOcvrot  xooS).riu.<x.7o;  î£ 
ÎMÂÇeuv,  /.où  «Jro'.  Voyov  ùni%WT€Ç  uloOij  tp«û[Uv  v-Evavrtov.  —  3.  dëb.  :  iÇoum 
o;  Ttkieoç  -e;j  u.ïfJoào'j.  ÔT«*  ov-oiw;  'iyj.tu.fj  ûvrctp  i-\  oqroptxrji  xoù  ioLTOir.rjq 


96  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

vertu  de  la  correspondance  qui  existe  entre  la  dialectique  et 
l'analytique,  celle-ci  doit  nous  mettre  en  possession  des 
moyens  de  déduire  des  syllogismes  fondés  sur  des  prémisses 
nécessaires.  2°  L'ensemble  des  traités  de  logique  d'Aristote 
donne  bien  l'impression  que  ce  qui  commande  tout  le  reste, 
c'est  l'étude  du  procédé  qui  procure  la  science,  savoir  la 
démonstration  ;  et  d'ailleurs  le  début  des  Premiers  analy- 
tiques eux-mêmes  indique  que  tel  est  bien  l'objet  de  la 
recherche  d'Aristote  logicien  (I).  3°  La  Rhétorique  (I,  A, 
1359  b,  10)  nous  parle  d'une  fotaAutUttq  stcwt/"^/;,  ce  qui  est 
le  nom  authentique  de  la  logique  selon  Aristote.  Or  qu'est- 
ce  que  àvaÀiisiv  ?  C'est  ramener  une  chose  à  ses  éléments, 
ou  en  général  à  ses  conditions.  L'avaXotoo)  |«urni[«ï,  c'est 
donc  la  science  qui  nous  apprend  à  remonter  aux  causes, 
c'est-à-dire  à  constituer  la  science.  —  En  somme  donc  la 
logique  d'Aristote  est  une  méthodologie,  à  laquelle  est 
intimement  unie  une  théorie  de  la  connaissance. 

Le  plan  de  la  logique  d'Aristote  suit  immédiatement  de 
cette  manière  de  la  concevoir.  Déjà  nous  avons  vu,  dans 
le  début  des  Premiers  analytiques,  quelque  chose  qui  res- 
semble fort  à  une  indication  de  ce  plan.  Philopon  ne  fait 
que  développer  cette  indication  dans  le  passage  suivant  où 
le  plan  en  question  est  présenté  de  la  façon  la  plus  sûre  et 
la  plus  lumineuse  (2)  :  «  Nous  voulons  connaître  la  démons- 
tration. Mais  la  démonstration  est  une  sorte  de  syllogisme  ; 
nous  devons  donc  chercher,  avant  de  nous  attacher  à  la 
démonstration,  ce  que  c'estquele  syllogisme  pur  et  simple. 
Le  syllogisme  pur  et  simple  est,  comme  l'indique  son  nom, 
quelque  chose  de  composé...  Il  faut  donc  commencer  par 


'/.«(.    T&iv    TOIQV'MV     <?VVKUï(»V.     TO'JTO    S'iVri     TO    SX.     TOOV     bj§ iyOU.VJ OiV   7T01ÊÎV   « 

7roocuooûu.e0a. 

(i)  I,  1  déb.  :  TT/swrov  stTTEcv  mai  ri.  y.a'i  rivo;  êotîv  rt  o~-/.é-li:<  on  ~êot 
iiroSei^fj  x«t  èniarv) >xr,i  coToosiXTix^ç. 

(2)  Schol.  38  a,  15.  A  la  vérité,  le  morceau  que  Brandis  a  publié 
dans  les  Scholia  sous  le  nom  de  Philopon,  appartient  au  commen- 
taire des  Catég.  qu'on  désigne  sous  le  nom  d'Ammonius  (cf.  p.  51, 
n.  1  et  Busse,  p.  X)  ;  encore  faut-il  noter  que  le  texte  suivi  par  Bran- 
dis dans  ce  passage  n'est  peut-être  pas  le  meilleur  (p.  H,  1  et  dans 
Vappar.  crit.  1.  3). 


LES   CATÉGORIES  97 

apprendre  de  quels  éléments  il  se  compose  :  ces  éléments 
sont  les  propositions.  Celles-ci  se  composent  de  sujets  et 
d'attributs.  »  Ainsi  nous  sommes  amenés  à  considérer 
comme  l'objet  initial  de  la  logique  l'étude  des  notions 
séparées  dont  la  proposition  est  l'assemblage.  En  un  mot 
la  logique  doit  débuter  par  l'étude  des  catégories.  C'est 
cette  étude  qui  va  maintenant  nous  occuper. 

Les  catégories  ont  pour  caractère  extérieur  —  et  c'est  ce 
caractère  qui  leur  assigne  leur  place  au  début  de  la  logique 
—  d'être  des  choses  qui  sont  dites  en  dehors  de  toute  liai- 
son (1). 

Mais  que  sont  ces  choses  qui  sont  dites  en  dehors  de 
toute  liaison  ?  D'abord,  ce  ne  sont  pas  des  mots  ;  ce  sont  des 
notions.  C'est  ce  qu'indique,  à  notre  avis,  le  début  des  Caté- 
gories. Ce  début  en  effet  est  la  distinction  des  opovuua  et  des 
TJvojvj;j.a.  Si  Aristote  fait  ici  cette  distinction  des  homonymes 
et  des  synonymes,  c'est  sans  doute  afin  de  nous  avertir  qu'il 
ne  faut  pas  considérer  comme  se  rangeant  sous  la  même 
catégorie  les  choses  qui  n'ont  en  commun  que  le  nom.  Par 
exemple  un  homme  et  un  homme  en  peinture  ne  sont  pas 
l'un  et  l'autre  des  substances  ;  mais  le  premier  seul  est  une 
substance  (2). 

Ainsi  les  catégories  sont  des  notions.  Mais  quelle  sorte 
de  notions  ?  11  ne  faut  pas  songer  un  instant  à  y  voir  avec 
Kant  des  formes  de  la  pensée,  fût-ce  des  formes  subjecti- 
ves d'attribut,  et  non  de  jugement  ou  d'attribution;  car  ce 
subjectivisme  est  étranger  aux  anciens,  et  à  Aristote  plus 
qu'à  aucun  autre. 

Rangeons  donc  les  catégories  parmi  les  notions  qui 
expriment  quelque  chose  de  l'être,  et,  pour  trouver  ce 
qu'elles  en  expriment,  considérons  d'abord  le  mot  même 
de  catégorie.  Le  sens  classique  du  mot  xa-r^yops^v.  comme 
terme  technique  chez  Aristote,  est  celui  à' at tribut' r.  On  ne 
voit  point  que  le  mot  signifie  jamais  énoncer.  Ainsi  une  caté- 

(1)  Cdt.  2  dtib.  :  :wv  XgYopmriv  r«  un  x«rà  ffvjAirXox^v  Xtycrett,  rà 
q'oLjvj  Tvarr/ox/jç.  rà  fùv  ouv  /.arà  QtffA7rXoxi$v  oiov  avOo'.j-oç  racygt,  avdoeu- 
7roç  vtxcjç,  Tvt  o  âviu  avu.T:/o/.ô;  otov  âv6/9&>7ro(j  jîo'j;,  -.n/ti,  ytxâ. 

(2)  Les  noms  dérivés  indiquent  les  modes  de  le  substance,  les  autres 

u'ios. 
Aristote  7 


98  LE    SYSTÈME    n'ARISTOTE 

gorie,  ce  serait  un  attribut  (1).  —  On  peut  faire  à  cette  manière 
de  voir  deux  objections,  dont  la  première  est  facile  à  lever  et 
dont  la  seconde  ne  porte  pas,  —  parce  qu'elle  prouverait 
trop.  La  première  objection,  c'est  qu'un  attribut  fait  partie 
d'une  proposition  et  qu'une  catégorie  est  une  notion  prise  à 
part.  —  Sans  doute,  répondrons-nous,  une  catégorie  n'est 
pas  un  attribut  dans  sa  fonction  d'attribut  ;  mais  c'est  une 
notion  qui  peut  devenir  un  attribut.  —  La  seconde  objec- 
tion est  que  la  première  des  catégories,  ou  la  substance, 
est  précisément  ce  qui  ne  peut  être  attribut  de  rien.  —  On 
pourrait  dire  que  la  substance  seconde  s'attribue  à  la  sub- 
stance première  comme  sujet  (Cat.  5,  2  a,  19),  et  que  la 
substance  première  peut  elle-même  devenir  attribut  par 
accident  :  cette  chose  blanche  est  Socrate  (Pr.  an.  I,  27, 
43  a,  33).  Mais  ces  deux  réponses  seraient  sans  valeur.  Ce 
qu'il  faut  dire,  c'est  qu'il  est  impossible  de  trouver  une 
notion  qui  convienne  à  la  fois  aux  autres  catégories  et  à  la 
substance,  que  dès  lors  celle-ci  constituera  toujours  un 
ordre  à  part  et  que  tout  ce  qu'on  peut  faire  est  de  définir 
l'ensemble  des  autres  catégories  :  autrement  il  n'y  aura 
aucune  définition  possible  des  catégories  en  général.  Peut- 
être  d'autre  part  faudrait-il  ajouter  que,  si  les  catégories 
renferment  la  substance,  ce  ne  serait  du  moins  que  la 
substance  seconde.  En  effet  la  science  discursive,  qui  pro- 
cède par  notions,  par  attribution  d'universaux  à  un  sujet, 
ne  peut  pas  porter  sur  un  être  qui  n'a  rien  de  commun 
avec  les  universaux.  Cette  substance  ne  peut  jamais  être 
que  la  substance  seconde,  et  non  pas  la  substance  première. 
Sous  ces  réserves  donc  les  catégories  sont  des  attributs 
possibles,  et,  selon  la  distinction  que  fait  le  2e  chapitre  des 
Catégories,  elles  sont  xa9'  yiroxetpévou,  et  non  èv  ûjcoxst.ijivfo. 
Etre  ev  uTroxs'.piévco,  c'est  résider  dans  un  sujet,  sinon  à  titre 
de  partie  intégrante  de  ce  sujet,  du  moins  comme  devant 
y  trouver  un  siège  et  un  support  :  ainsi  la  grammaire  est 


(1)  Pr.  anal.  I,  27,  43  a,  29  :  il  y  a  des  êtres  qui  ne  sont  attributs 
de  rien  ;  il  y  en  a  d'autres  qui  sont  attributs,  mais  ne  reçoivent  pas 
d'attributs  antérieurs  à  eux.  rà  cTcor«  pzv  xar'  «Xktd-j  y.azr,yopiïToci,  xecTCt 
âï  toûtwv  %Kkx  npÔTîpov  où  xa-nyoptirou. 


LES    CATÉGORIES  99 

dans  l'âme.  Ce  qui  est,  comme  les  catégories,  xa9'  utzoy.z:- 
aivo'j,  ce  qui  est  attribut  d'un  .mjet,  c'est  ce  qui  admet  des 
parties  subjectives  (des  espèces  subordonnées),  ou  ce  qui 
peut  entrer  comme  partie  logique  dans  la  compréhension 
d'une  notion  ;  en  un  mot  c'est  un  genre.  Les  catégories  sont 
donc  des  genres  et,  de  fait,  Aristote  les  appelle  souvent 
les  genres  de  l'être,  xk  yévr\  toû  5vroç(i).  — Qu'est-ce  mainte- 
nant qu'un  genre  pour  Aristote  ?  C'est  quelque  chose  qui 
peut  se  retrouver,  à  titre  de  fond  commun,  en  plusieurs 
termes  différents  ;  ces  termes,  sous  l'aspect  considéré,  diffè- 
rent par  le  plus  et  le  moins  seulement  :  ainsi  les  oiseaux, 
voilà  un  genre.  Et  par  contre  on  ne  fait  pas  un  genre  avec 
de  simples  ressemblances  de  rapports  :  ainsi  les  plumes  et 
les  écailles  sont  les  unes  à  l'oiseau  ce  que  les  autres  sont 
au  poisson,  mais  cela  n'autorise  pas  à  faire  rentrer,  quant 
à  l'enveloppe  qui  les  revêt,  les  poissons  et  les  oiseaux  dans 
un  même  genre  [De  part.  an.  I,  \  déb.).  Ainsi  un  genre 
est  un  contenu  réellement  commun;  un  genre  est,  autant 
que  cela  est  possible  à  un  universel,  quelque  chose  de 
réel.  Puisque  les  catégories  sont  des  genres,  elles  sont 
donc  chacune  un  élément  réellement  commun  dans  les  cho- 
ses qui  participent  de  chacune  ;  elles  expriment  des  déter- 
minations réelles  de  l'être. 

Mais,  si  les  catégories  sont  des  genres,  ce  sont  des  genres 
qui  ont  quelque  chose  de  caractéristique.  Elles  diffèrent  des 
autres  genres  en  ce  qu'elles  sont  les  genres  /es  plus  géné- 
raux possibles.  Comme  le  disait  le  passage  des  Premiers 
analytiques  que  nous  avons  cité  tout  à  l'heure,  elles  sont 
les  premiers  attributs  des  choses.  Ce  caractère  des  catégo- 
ries est  ce  qui  en  fait  le  mieux  saisir  la  signification  et 
l'importance.  Pour  Platon  il  semble  que,  depuis  les  indivi- 
dus jusqu'à  rUn  et  à  l'Être,  il  n'y  avait  qu'une  seule  et 
(inique  hiérarchie  de  genres  et  d'espèces,  avec  un  genre 
suprême  qui  se  retrouvait  jusque  dans  les  dernières  espèces. 
Aristote  rompt  absolument  avec  cette  manière  de  voir.  Il 
divise  l'être  en  plusieurs  genres    irréductibles  ri    incom- 


(1)  En  quoi  faisant,  il  est  clair  qu'il   ne   prétend  pas  faire  de  la 
substance  un  genre. 


100  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

municables.  Ces  genres  sontdéjà  très  généraux  sans  doute, 
et  ainsi  le  savoir,  qui  porte  toujours  sur  des  universaux, 
pourra  s'élever  très  haut.  Mais  il  n'y  aura  pas  d'universel 
suprême  et  unique  d'où  l'on  puisse  faire  découler  tout  le 
reste.  Il  y  aura  des  genres  coordonnés  entre  eux,  sans  pas- 
sage de  1  un  à  l'autre  (1). 

Cette  irréductibilité  des  catégories  assure  la  réalité 
qu'elles  possèdent  comme  genres,  puisqu'il  n'est  plus  à 
craindre  qu'elles  soient,  comme  le  genre  suprême  unique 
de  Platon,  vidées  de  tout  contenu  par  une  abstraction  sans 
limites.  Cependant,  en  tant  qu'elles  sont,  malgré  tout  très 
générales,  les  catégories  d'Aristote  peuvent  être  appelées 
formelles,  dans  un  sens  qui  approche  de  celui  où  l'on 
parle  d'une  logique  formelle.  Elles  peuvent  aussi  être  qua- 
lifiées de  déterminations  logiques.  Et  en  effet  le  logique  pour 
Aristote,  c'est  ce  qui  est  très  général  :  c'est  en  ce  sens  qu'il 
oppose  une  recherche  logique,  ÇrjTeïv  Xoyixwç,  à  des  consi- 
dérations spéciales,  Xôyoî.  càxeïoi  (Bonitz,  Ind.  432  6,  o). 
Aussi  est-ce  avec  raison  que  le  traité  des  Catégories  figure 
parmi  les  ouvrages  de  logique,  et  Zeller  a  commis  un  con- 
tre-sens en  voulant  renvoyer  la  théorie  des  catégories  à  la 
métaphysique.  Il  est  bien  entendu  qu'il  n'y  a  rien  de  pure- 
ment formel  et  de  purement  logique  dans  Aristote  ;  mais  les 
catégories  sont  justement  ce  qu'il  yade  plus  formel  et  de 
plus  logique,  ce  qui  en  thèse  générale  est  le  plus  éloigné  de 
l'individu.  Or  c'est  sur  un  individu  que  roule  la  métaphy- 
sique. 

De  la  nature  des  catégories  découlent  plusieurs  consé- 
quences, qui  permettent  de  lever  certaines  objections  ou 
d'éclaircir  la  pensée  d'Aristote.  —  Puisque  les  catégories 
sont  des  genres,  c'est-à-dire  quelque  chose  qui  a  un  contenu 
réel,  Aristote  a  dû  en  exclure,  ainsi  qu'il  l'a  fait,  l'Un  et 
l'Etre  qui  n'ont  aucun  contenu  parce  qu'ils  conviennent  à 
tout  (2).  Ce  sont  ces  termes  qui  s'élèvent  au-dessus  des  caté- 

(1)  Metaph.  A,  28  fin  :  oùdï  ykp  Taùra  «vaquerai  o'Jr  et;  «lïyly.  orr' 
tîq  h  rt.  Cf.  K,  9,  1065  6,  8  et  Phys.  III,  1,  200  b,  34. 

(2)  Voir  p.  ex.  Metaph.  B,  3,  998  b,  21  :  raùra  yàp  (l'Un  et  l'Etre) 
xari  7r«vrwv  f/,«) terra  *> é+r'-r,, ^j-,-^^^*..^,  x  ^■'■■v  »7n,i  -g  §\  T^j  ovzuv  o-'Jze  70  ev 
oCzt  to  5v  etvat  "yévoç 


LES    CATÉGORIES  101 

gories  que  l'Ecole  appellera  termini  transcendent  aies.  —  En 
tant  que  les  catégories  sont  quelque  chose  de  réel  et  d'on- 
tologique, elles  excluent  en  outre  des  déterminations  sub- 
jectives comme  le  vrai  et  le  faux,  comme  l'acte  et  la  puis- 
sance, comme  ce  que  l'École  appelle  les  prédicables  :  le 
genre,  l'espèce,  la  différence,  le  propre  et  l'accident,  ou 
comme  la  matière  et  la  forme.  On  peut  dire  d'ailleurs  que 
le  vrai  et  le  faux,  l'acte  et  la  puissance  conviendraient  à 
tout,  comme  l'Un  et  l'Etre.  —  En  tant  que  les  catégories 
sont  formelles  ou  très  générales,  elles  excluent  pareillement 
les  déterminations  plus  concrètes,  par  exemple  le  mou- 
vement qui  est  une  détermination  proprement  physique. 
Le  quand  et  le  où,  r.o-zk  et  ttoG,  peuvent  appartenir  à  tous 
les  êtres  réels,  même  à  l'individu  suprême,  car  il  est  éter- 
nel, àîi,  et  il  enveloppe  le  premier  ciel,  domaine  propre  du 
divin.  —  Enfin,  puisque  les  catégories  ne  peuvent  se 
déduire  d'aucun  genre,  il  est  clair  qu'Aristote  ne  pouvait 
que  les  recueillir  empiriquement.  Lés  tentatives  pour  trouver 
le  fil  conducteur  dont  il  se  serait  servi  sont  arbitraires.  La 
première  en  date  et  la  plus  spécieuse  est  celle  de  Trendelen- 
burg. Pour  lui  la  table  aristotélicienne  des  catégories  se 
fonde  sur  une  classification  des  parties  du  discours  :  l'où<na, 
la  substance,  correspond  au  substantif;  la  qualité,  à  l'ad- 
jectif; la. quantité,  aux  noms  de  nombre;  icpôç  ~\,  par  rap- 
port à,  à  toutes  les  formes  comparatives  et  relatives  ;  noté  et 
-où,  quand  et  où,  aux  adverbes  de  temps  et  de  lieu;  -ote7.v, 
-ï/rys'.v,  xeîa-Ôau,  agir,  pâtir,  être  dans  tel  état,  aux  verbes 
actifs,  passifs  et  intransitifs  ;  v/i'.v,  à  la  signification  pro- 
pre du  parfait  grec,  exprimant  l'état  que  le  sujet  possède 
comme  résultat  d'une  action  accomplie.  Mais  il  convient 
tout  d'abord  d'observer  qu'il  n'y  a  pas  trace  chez  Aristote 
d'une  telle  classification  des  parties  du  discours.  De  [il us 
le  parallélisme  de  cette  classification  avec  la  table  des  caté- 
gories est  loin  d'être  aussi  exact  que  le  donne  à  enten- 
dre Trendelenburg  :  c'est  ce  qui  apparaît  avec  évidence, 
notamment  dans  le  cas  de  la  relation  (1). 

(1)  Trendelenburg,  Geschiehte  der  Kategoritnlehre  (1er  Vol.  des 
ffistorische  Beitrâge,  i>.  23  sqq.,  194  sq.),  1846,  et  Elément  a  logices 


102  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

La  liste  des  catégories  telle  que  la  donne  Aristote,  par 
exemple  au  début  du  chapitre  4  des  Catégories,  est  une  énu- 
mération  ordonnée  empiriquement  :  1°  substance,  2°  quan- 
tité, 3°  qualité,  4°  relation,  5°  où,  6°  quand,  7°  situation, 
8° avoir, 9° action,  \d°  passion  (\).  Mais  cette  énumération  est 
considérée  par  lui  comme  complète  et  comme  exacte:  il  est 
persuadé  qu'il  a  trouvé  le  nombre  vrai  des  catégories  ou,  dans 
tous  les  cas,  le  nombre  le  plus  vraisemblable,  car  cette  liste, 
exception  faite  pourtant  de  Y  avoir  et  de  la  situation,  se 
retrouve  entière  en  plusieurs  endroits  (2).  Quant  aux 
cinq  notions  dont  il  est  question  à  la  fin  des  Catégo- 
ries, à  partir  du  chap.  12  :  opposé,  antérieur,  simultané, 
mouvement,  avoir  au  sens  d'être  propriétaire  de  quelque 
chose,  on  a  vu  (p.  27)  que  cette  partie  du  traité,  les  Post- 
prédicaments,  doit  être  tenue  pour  inauthentique. 

Le  développement  qu'Aristote  a  consacré  à  ses  dix 
catégories  est  tout  à  fait  inégal  en  étendue,  même  propor- 
tionnelle :  presque  rien  sur  wotsw  et  icow^eiy,  rien  sur  -où, 
tzoté,  È'ye-.v,  ni,  en  somme,  sur  xeto-Oat,  (3).  Pour  les  autres 
catégories,  sauf  pour  la  subs|ance,  le  développement  est 
quelquefois  de  peu  d'intérêt,  souvent  hâtif  et  artificiel.  Rien 
de  difficile,  il  est  vrai,  comme  une  définition  de  notions,  et 
Aristote  avait  encore  bien  peu  de  prédécesseurs. 

La  substance  est  étudiée  au  chapitre  5.  Aristote  com- 

Arisloteleae,  8e  éd.,  p.  56  sq.  —  Cf.  Zeller,  p.  264,  n.  2,  où  l'on  trou- 
vera sur  la  question  des  indications  plus  complètes. 

(1)  Twv  xarà  ittiSutix*  cr-juTr'/oxrçv  le^oy-évu-j  tx.x<7~o-j  QTOiaua'îav  cvuatvsi 
i  7T0T0V  ri  rrotov  ri  tvoo;  rtr]  noù  y  kotï  rj  /.£Î<r6xt  r;  î/ivj  f]  tto'.îï-j  r,  tz«.'T~/jiv. 

(2)  Cf.  Zeller,  p'.  263,  n.  1  et  p.  266,  n.  3. 

(3)  Cat.  ch.  9  :  7roisîvet  nirgu*  admettent  la  contrariété  (ér/t  a  uffer, 
refroidir  ;  être  échauffé,  être  refroidi),  ainsi  que  le  plus  et  le  moins. 
Le  xEïT0ai  (11  b,  8  sq.)  se  dénomme  *r«pMvûfu»ç  «776  rûs  0é<t£mv;  c'est 
pourquoi  on  en  a  parlé  au  chapitre  de  la  relation.  Cf.  7.  6  b,  41-14  : 
«vxx/t«riç,  ot«<ti;,  -/.ixOédpK.  'le  coucher,  la  station  droite  ou  assise)  sont 
des  positions,  des  fts'«siç,  mais  non  oc/kxsêtôo»,  eerrôat,  xaôvjo'Sat  [être 
couché,  être  debout,  être  assis  dont  les  noms  peuvent  sembler  en 
effet  déj'ivés  de  ceux  des  Sfrets  correspondantes,  et  8;'cri;  est  un  k/jôs  Tt  ; 
un  autre  exemple  mettrait  ceci  très  clairement  en  lumière,  à  l'envers, 
retiverse.  —  Sur  tto-j,  r>o~i,  ij^stv  Aristote  se  borne  à  déclarer  que 
manifestement  il  n'y  arien  d'autre  à  dire,  sinon  à  rappeler  les  exem- 
ples donnés  antérieurement. 


LES   CATÉGORIES  103 

mence  par  distinguer  entre  les  substances  premières 
et  les  substances  secondes  \déb.  à  2  #,  19).  Parmi  les 
substances  secondes,  l'espèce  est  plus  substance  que  le 
genre  (2  b,  7-28).  Il  n'y  a  d'ailleurs  que  les  espèces  et  les 
genres  qui  soient  des  substances  secondes,  parce  que  seuls 
ils  expriment  l'essence  des  substances  premières,  quand 
on  dit  par  exemple  de  tel  homme,  substance  première,  que 
c'est  un  homme,  un  animal  ;  au  contraire,  des  termes  tels 
que  blanc,  (il)  court  etc.  ne  donnent  pas  l'essence  (b,  29- 
3  a,  6).  Tandis  que  la  substance  première  n  est,  comme 
on  l'a  vu,  ni  èv  ûtcoxei^svio  ni  xaO'  uitoxeipévou,  le  sujet  ne 
pouvant  être  ni  dans  un  sujet  ni  attribut  d  un  sujet,  la 
substance  seconde  en  revanche  n'est  pas  Iv  •j-oxî'.usvw,  car 
l'homme  n'est  pas  partie  ou  fonction  de  tel  homme  parti- 
culier, mais  elle  est  xa6'  uwoxetjiévou  (a,  7-21).  De  plus  la 
substance  seconde  ne  signifie  pas  le  particulier  et  l'indivi- 
duel, "réôe  Tt,  elle  est  un  universel,  plus  ou  moins  d'ailleurs 
selon  qu'il  s'agit  de  l'espèce  ou  du  genre  et  selon  le  degré 
d'élévation  de  ce  genre.  Elle  signifie  une  qualification,  un 
îtoviv,  à  savoir  le  icowv  de  la  substance  première,  mais  non 
un  -o'.ôv  qui  ne  soit  que  cela,  comme  le  blanc  par  exemple 
(3  b,  10-23).  Ajoutons  que  les  substances,  tant  premières 
que  secondes,  n'ont  pas  de  contraires  (b,  24-32)  et  qu'elles 
n'admettent  pas  le  plus  et  le  moins  (à,  33-4  a,  9).  Enfin 
ce  qui,  plus  que  tout,  est  le  propre  de  la  substance,  c'est 
l'aptitude  à  recevoir  en  elle  les  contraires,  tandis  que  cette 
aptitude  fait  défaut  à  toutes  les  autres  catégories  :  il  est 
impossible  en  effet  qu'une  couleur,  une  action,  sans  perdre 
leur  unité  et  leur  identité  numériques,  c'est-à-dire  leur 
individualité,  soient  le  sujet  de  contraires,  comme  blanc 
et  noir,  bon  et  mauvais  (4  a,  10,  ad  fin.)  (1). 

(1)  Ce  morceau  est  d'une  importance  capitale  :  en  voici  le  début 
(a,  10-21)  :  fiuktvru  o-  to\ov  7Â;  •û<r£a(  âoxti  sîvai  ro  tccJtôv  xsu  îv  àoiOuû 
ryj  rûv  tveatrUtv  ei>a»  ocy.Tixov,  oIoj  érri  jxkv  r&iv  gTa),«v  oùx  Slj  i/oi  ri;  ro 
Toioûro  frpotvcyxstv,  ôa-j.  ulï]  tiavj  oùaiat,  ô  iv  ùoiQuû  ôv  twv  ivavTtuv  âix.- 
Tt/.ov  èariv,  o'ov  ro  yo'Luv-,  o  iariv  iv  xa'e.  rccvràv  Toi  àoiGuù,  ovx  carat 
fovxôv  y.y.i  (jô.av,  oùS'  n  ajrii  itpâZii  xai  p.irx  :w  àotOuû  oJ/.  tarai  ycrj),»j 
xai  TT:o-j'j<xia.  '  wcaOrw;  Sï  xai  ini  -u>v  i'ù.'.rj,  ôtu  fx/j  ùatv  oùo'iai,  h  âé  yt 
o-Jai.%  iv  /.ni  reevrâv  àoiOu.'y  5v  oextixov  râv  évavrtwv  jotîv,  oFov  6  riç  âvOaco- 


104  LE    SYSTÈME   d'àRISTOTE 

Passons  aux  catégories  autres  que  la  substance.  —  La 
quantité,  le  ttoo-ôv  (c.  6)  comporte  deux  distinctions  impor- 
tantes :  1°  la  distinction  de  la  quantité  discrète  (ttot.  Swopw- 
jjievov),  les  nombres,  les  éléments  du  discours,  et  de  la  quan- 
tité continue  (tcoo-ov  o-uveyéç),  constituée  par  des  parties  dont 
les  extrémités  sont  communes,  ligne,  surface,  solide,  temps, 
lieu  (déb.  —  5  «,  14);  2°  la  distinction  entre  les  quanta 
formés  de  parties  qui  ont  une  position  les  unes  par  rapport 
aux  autres  (ex  Géo-tv  syévviov  tioo^  aXkr^ka  -ttôv  Iv  aOroïç 
|ioplwv),  ainsi  les  lignes,  les  surfaces  etc.,  et  d'autre  part 
les  quanta  qui  ne  sont  pas  formés  de  telles  parties  (oùx  s; 
syôvrtov  Oéc'.v),  la  série  des  nombres,  les  moments  du 
temps,  les  mots  du  discours  (a,  15-37).  Aristote  distingue 
encore  entre  les  ïtoc-à  xa9  auxà,  dont  il  vient  d'être  ques- 
tion, et  les  uoa-à  xatà  a-u^ësêrjxôç  :  ainsi  c'est  par  accident  que 
la  couleur,  l'action,  le  mouvement  sont  des  quanta,  en  tant 
que  l'une  s'étend  sur  la  surface,  que  les  autres  se  déploient 
dans  le  temps  {a,  37 — b,  10).  Le  tcoo-ôv  n'admet  pas  la 
contrariété  :  peu  et  beaucoup,  grand  et  petit  sont  des 
relatifs  ;  c'est  surtout  par  rapport  au  lieu  que  la  quantité 
offre  l'apparence  de  la  contrariété,  ainsi  le  haut  et  le 
bas,  etc.  (b,  11— -6  a,  18).  Il  n'y  a  pas  davantage  place 
ici  pour  le  plus  et  le  moins  :  une  longueur  de  trois  cou- 
dées ne  peut  pas  être  plus  longue  qu'une  autre  longueur  de 
trois  coudées  (b,  19-25).  Enfin  ce  qui  caractérise  propre- 
ment la  quantité,  c'est  renonciation  égal,  inégal;  partout 
ailleurs  il  ne  peut  être  question  que  de  similitude  {b,  26 
ad  fin.}.  —  Le  relatif  ou  ~p6ç  ti  est  étudié  dans  le  ch.  7.  Est 
relatif  ce  qui  se  réfère  à  autre  chose  (xrcep  è<mv  érspcov...  -/, 
-repô^  êtepov)  :  double  de,  semblable  à,  plus  grand  que,  etc. 
Parmi  les  relatifs,  il  faut  compter  les  dispositions  peruia- 
nentes  (eÇiç)  ou  passagères  (oiâ9scr!.<;  ;  cf.  8,  8  b,  27),  la 
sensation,  la  science,  la  position  (déb.  —  6  b,  14).  Certains 
relatifs,  vertu  et  vice,  science  et  ignorance,  admettent  des 
contraires,  mais  non  certains  autres  :  double,  triple 
(b,  15-19).  Il  en  est  de  même  pour  le  plus  et  le  moins  ;  car, 

7roç,  sî;  -Ac/.i  6  wjtôî  wi,  ôts  ukv  Ivjy.b;  67't  $k  aî).aç  yiverai,  xat  Gepjxoç  y.w. 
^/u^po;,  xa't  yau).oç  /.ai   tttov (Jato;. 


LES    CATÉGORIES  105 

s'il  y  a  des  degrés  dans  la  similitude,  par  contre  le  double 
ne  peut  être  plus  ou  moins  double  (6,  20-26).  Tout  relatif, 
bien  énoncé,  a  son  corrélatif  (ivtvo-rpéipov)  :  maître,  esclave, 
double,  moitié  (ô,  27-7  6,  14).  Entre  les  corrélatifs  il  y  a 
souvent,  comme  dans  les  deux  exemples  précédents, 
simultanéité  naturelle  (5ja«  rr,  tpiiréi)  ;  mais  il  n'en  est  pas 
toujours  ainsi,  car  l'objet  de  la  science  ou  de  la  sensation 
(to  èrcwTïjTov,  70  aMrffoywv)  peut  exister  antérieurement  à 
l'une  ou  à  l'autre.  D'autre  part,  tandis  que  la  non-existence 
ou  la  suppression  de  l'objet  entraîne  celle  de  la  faculté 
corrélative,  la  réciproque  n'est  pas  vraie  (1)(^.  15-8  a.  12). 
Enfin  c'est  une  question  (àiropta)  de  savoir  si  le  relatif  est 
seulement  ce  qui  se  réfère  à  autre  chose.  Si  en  effet  le  rela- 
tif peut  être  quelque  chose  de  plus  que  ce  rapport,  alors 
au  moins  les  substances  secondes  seront  quelquefois  des 
relatifs;  car  la  tête  et  la  main,  non  en  tant  que  telle  ou 
telle  [ce  seraient  alors  des  substances  premières),  mais 
en  tant  que  tète  et  que  main,  seront  la  tète  et  la  main 
du  corps.  Toutefois  la  vérité  est  que  tout  l'être  du  rela- 
tif est  proprement  dans  la  relation  (8  a,  32,  39  :  l<m  Se 
to  etvtti  70'.;  -po;  7'.  7a'J70v  :w  itpôç  ~'.  ruoç  sye'.v)  et  que 
qui  sait  un  des  termes  sait  le  tout  de  l'autre  :  par  exemple, 
le  doubie  est  le  double  de  ce  qui  en  est  la  moitié  ;  au  con- 
traire la  connaissance  de  la  tète  et  de  la  main  ne  donne 
pas  la  connaissance  totale  du  corps  (a,  13  ad  fin.).  —  La 
qualité,  le  to'.ôv  (c.  8)  a  plusieurs  acceptions.  Une  pre- 
mière espèce  comprend  Y'içi^  et  la  o'.àôsa-'.;,  que  nous  avons 
déjà  ou  ù  mentionner  à  propos  des  relatifs  :  de  la  première 
Àristote  donne  comme  exemples  la  science,  la  vertu;  de 
la  seconde,  la  chaleur  et  le  refroidissement,  la  maladie  et 
la  santé  (déb.  9  a,  Kl).  En  second  lieu,  c'est  l'aptitude  ou 
l'inaptitude  naturelles  à  faire,  à  subir  une  action  ou  à  y 
résister  (8ûvau,tç  ©ua"txY|  r\  àojvay.a  to'j  fcotîpreu  7'.  paôicoç  y, 
uijSèv  -;j.z-fi':t)  :  ainsi  L'aptitude  à  courir  facilement  dans 
un  coureur;  chez  l'homme  sain  ou  L'homme  maladif ,  l'ap- 
titude ou  l'inaptitude  à  n'être  pas  affecté  par  les  causes  de 

(l;   TO   ufo  iirtffTTJTÔv  XiutptQsv   SUVKVOUÛli  ri.-J  ir.l'JZ r,u.T,-j.    r,    ni  i-f.-.c/t-C. 

.  -  fltôv  oO  avvuveupzï. 


106  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

maladie;  dur  et  mou,  c'est  l'aptitude  ou  l'inaptitude  à 
résister  à  la  division  (9  a,  14-27).  Viennent  ensuite  les 
qualités  affectives  (xcaÔTiTixil  Tcoiô-ïr^eç),  les  unes  étant  les 
qualités  diverses  qui  affectent  les  sens  (saveurs,  tempéra- 
tures), les  autres  exprimant  les  affections  de  leur  sujet,  la 
rougeur  par  exemple  ou  la  pâleur,  car  le  sujet  rougit  ou 
pâlit  parce  qu'il  est  affecté  (àiso  TtiOouç,  oCa  tzôlHoç)  (6,  28-10 a, 
10).  Dans  la  quatrième  espèce  de  tcgiôv  Aristote  range  la 
figure  (cry^aa,  ^opcp-^),  ainsi  le  droit  et  le  courbe  (1)  (10  a, 
11-24).  C'est,  observe-t-il  encore,  du  nom  de  chaque  qua- 
lité que  dérive,  au  moins  quand  la  langue  est  complète, 
le  nom  du  quaie  correspondant  (àTtoTrjçTïoiGr^To?  Ttapwvjjjiw; 
"Xéysxat.  tô  tcolov)  :  blancheur,  blanc,  justice,  juste,  etc. 
(a,  27-6,  îl).  Ajoutons  que,  dans  la  plupart  des  cas,  la 
qualité  admet  aussi  bien  la  contrariété  que  le  plus  et  le 
moins  (b,  12-11  a,  14).  Enfin  le  propre  de  la  qualité,  c'est 
d'être  dite  semblable  ou  dissemblable  (a.  15-19).  Il  n'y  a 
d'ailleurs  aucun  inconvénient  à  faire  entrer,  comme  on  l'a 
fait,  dans  la  qualité  des  déterminations  que  nous  avons 
comptées  parmi  les  relatifs,  à  savoir  des  scsiç  et  des  Ô'.aôéc-siç. 
Le  quale  en  effet  est  essentiellement  ce  qui  appartient  à  un 
sujet  individuel,  et  ce  sont  les  qualités  de  ce  sujet  qui  font 
son  individualité;  or  ce  qui  est  individuel  n'est  pas  relatif 
(a,  20  ad  fin.).  La  remarque  est  importante;  elle  exprime 
bien  le  caractère  des  catégories  aristotéliciennes  :  ce  ne 
sont  pas  des  morceaux  réalistiquement  découpés  dans  les 
choses,  ce  sont,  des  points  de  vue  sur  les  choses,  et  une 
même  chose  peut  être  envisagée  à  différents  points  de 
vue. 

Du  traité  des  Catégories  il  faut  rapprocher  le  livre  A  de 
la  Métaphysique  qui  contient  parfois  des  indications  plus 
intéressantes  et  plus  mûres.  Mais  peut-être  est-ce  en  partie 
volontairement  qu'Aristote  s'est  borné  dans  le  traité  des 
Catégories  à  des  indications  très  imparfaites.  Car,  si  selon 


(1}  Il  exclut  du  nrotov  des  déterminations  telles  que  rare  et  dense, 
rude  et  lisse  :  elles  signifient  plutôt,  selon  lui,  la  position  réciproque 
des  parties  constituantes  (plus  ou  moins  éloignées  par  ex.)  et  sont  par 
conséquent  de  l'ordre  du  7rpoç  ri. 


LES    CATÉGORIES  107 

toute  apparence  ce  traité  était  l'introduction  à  tout  le  cours 
de  philosophie,  il  s'adressait  à  des  auditeurs  non  prépa- 
rés. Quoi  qu'il  en  soit,  ni  le  sens  et  la  portée  générale  de 
la  doctrine  des  catégories,  ni  la  nature  de  chaque  catégorie 
n'ont  été  déterminés  avec  une  précision  suffisante  par 
notre  traité  et  ces  lacunes  n'ont  été  ailleurs  qu'imparfaite- 
ment comblées  par  Aristote. 


HUITIEME  LEÇON 


LE  CONCEPT 


Le  plan  de  la  logique  d'Aristote  est  en  gros  facile  à  sai- 
sir. L'objet  final  de  la  logique  étant  l'ensemble  des  procé- 
dés scientifiques  et,  avant  tout,  la  démonstration,  il  faut 
que  la  logique  s'occupe  des  éléments  dont  la  hiérarchie 
constitue  la  démonstration,  c'est-à-dire  du  syllogisme,  de  la 
proposition  ou  du  jugement,  du  terme  ou  du  concept. 
Mais,  lorsqu'on  veut  considérer  ce  plan  d'un  peu  près,  on 
trouve  qu'il  n'est  pas  parfaitement  net.  En  effet  le  syllogisme 
suppose  des  opérations  élémentaires  qui  produisent  les  pro- 
positions et  les  termes.  Entre  ces  trois  opérations  l'ordre 
hiérarchique  est  visible.  Examinons  au  contraire  la  démons- 
tration et  le  syllogisme.  La  démonstration  n'est  pas  une 
opération  nouvelle  et  plus  composée,  dont  le  syllogisme 
soit  l'élément  ;  c'est  seulement  un  syllogisme  dont  les  pré- 
misses sont  d'une  nature  particulière.  Mais,  s'il  y  a  deux 
sortes  de  syllogismes,  il  y  a  sans  doute  aussi  deux  sortes  de 
propositions  ;  ou,  pour  mieux  dire,  puisque  c'est  le  caractère 
propre  de  ses  prémisses  qui  fait  que  le  syllogisme  scientifi- 
que est  scientifique,  il  est  indubitable  qu'il  y  a  deux  sortes 
de  propositions,  les  unes  scientifiques  et  les  autres,  non. 
Comment  n'en  serait-il  pas  de  même  des  termes?  Comment 
n'y  aurait-il  pas  des  concepts  scientifiques  et  des  concepts 
non  scientifiques?  Ainsi,  ce  qu'Aristote  aurait  dû  faire,  ce 
n'est  pas  de  superposer  la  démonstration  au  syllogisme  et, 
médiatement,  aux  éléments  du  syllogisme  ;  il  aurait  dû 
diviser  toutes  les  opérations  de  la  logique  en  scientifiques 
et  non  scientifiques.  Nous  aurions  eu  d'une  partie  concept, 


PLAN    DK    L'ÉTUDE    DE    LA    LOGIQUE  109 

le  jugement  et  le  raisonnement  scientifiques  ;  de  l'autre,  le 
concept,  le  jugement  et  le  raisonnement  dialectiques.  Et, 
quant  aux  relations  de  ces  deux  hiérarchies  entre  elles,  il 
aurait  fallu  dire,  semble-t-il,  pour  traiter  ce  point  confor- 
mément à  l'esprit  du  système,  que  les  trois  opérations  dia- 
lectiques sont  des  analogues,  des  imitations  des  trois  opé- 
rations scientifiques,  en  ajoutant  que,  si  les  trois  opérations 
scientifiques  sont  les  premières  en  soi,  ce  sont  au  contraire 
les  trois  opérations  dialectiques  qui  sont  les  premières  par 
rapport  à  nous.  Pour  présenter  les  choses  sous  un  autre 
aspect,  moins  aristotélique  peut-être  quoique  plus  tradition- 
nel, on  peut  dire  qu'Aristote  aurait  dû  dédoubler  chacune 
des  trois  opérations  en  une  opération  scientifique  et  une 
opération  formelle,  c'est-à-dire  assez  générale  pour  s'adap- 
ter à  un  autre  contenu  encore  que  le  contenu  scientifique. 
Mais,  de  quelque  façon  qu'on  présente  le  dédoublement  des 
opérations  logiques,  il  est  sûr  que,  pour  obtenir  la  clarté 
partout,  il  aurait  fallu  dédoubler  les  trois  opérations.  Or, 
en  fait,  le  dédoublement  n'a  été  vraiment  accompli  par 
Aristotc  que  pour  une  seule,  le  syllogisme.  Cela  étant,  on 
éprouve  quelque  embarras  pour  savoir  par  où  il  convient 
de  commencer  une  étude  systématique  de  la  logique  d' Aris- 
tote.  Peut-on  aborder  tout  de  suite  le  syllogisme  pur  et 
simple  ?  Faut-il  essayer  de  dégager  des  quelques  indications 
que  nous  possédons  une  théorie  dialectique  ou  formelle  du 
jugement  et  du  concept?  Ou  bien  enfin  faut-il  donner  la 
théorie  du  jugement  et  du  concept  scientifiques? 

En  réalité  il  semble  bien  qu'Aristote,  après  le  traité  des 
Catégories  comme  prélude,  a  commencé  sa  logique  par  les 
Premiers  analytiques.  Car  le  LTepl  IpjxTivsMu;  semble  avoir  été 
ajouté  après  coup  ;  et  môme,  si  certains  chapitres  contien- 
nent des  allusions  àDiodorelc  iMégarique,  il  devient  absolu- 
ment certain  que  l'ouvrage  appartient  aux  dernières  années 
de  la  vie  d'Aristote  (cf.  p.  28,  n.  2).  Mais  il  est  pourtant  impos- 
sible, quoi  qu'on  en  ait,  de  traiter  du  syllogisme  sans  s'ap- 
puyer sur  uno  théorie,  au  moins  ébauchée,  du  jugement  et 
du  concept.  Aussi  Aristoto  n'a-t-il  pu  éviter,  au  début  des 
Premiers  analytiques,  quelques  considérations  sur  ces  deux 
points..  Elles  occupent  les  trois  premiers  chapitres  et  voici 


110  LE    SYSTÈME   d'aRISTOTE 

en  quoi  elles  consistent.  Il  faut,  avoue  Aristote,  déterminer 
ce  que  c'est  qu'une  proposition  et  ce  que  c'est  qu'un  terme 
(t«1  i<m  tz?6tol<j^  xai  xi  opoç,  24  a,  11).  Une  proposition  est 
un  discours  qui  affirme  quelque  chose  de  quelque  chose,  ou 
qui  nie  quelque  chose  de  quelque  chose  (1).  Cette  affirma- 
tion ou  cette  négation  est,  soit  universelle,  soit  particulière, 
soit  indéfinie  (ib.  a,  16-22).  Un  terme  est  ce  en  quoi  se 
résout  la  proposition,  c'est  à  savoir  l'attribut  et  le  sujet, 
soit  que  l'être  s'y  ajoute,  soit  que  le  non-être  en  soit  séparé 
(24  b,  16-18)  (2).  Dans  le  chap.  2  Aristote  résume  la  théo- 
rie de  la  conversion  des  propositions  simples.  Dans  le 
chap.  3  il  s'occupe  de  la  conversion  des  modales.  Ces  consi- 
dérations, si  peu  de  place  qu'Aristote  leur  accorde,  mon- 
trent qu'il  faut,  de  toute  nécessité,  commencer  la  logique 
aristotélicienne  par  le  jugement  et  le  concept. 

Devra-t-on  maintenant  essayer  de  reconstituer,  pour  en 
faire  les  deux  premiers  chapitres  de  la  logique,  une  théorie 
dialectique  ou  formelle  du  concept  et  du  jugement,  en  réser- 
vant pour  plus  tard  la  théorie  du  concept  et  du  jugement 
scientifiques?  En  ce  qui  concerne  la  théorie  du  jugement, 
on  n'aurait  d'autre  ressource  que  de  développer  verbale- 
ment les  indications  que  nous  venons  de  rapporter  au 
sujet  de  la  proposition.  Mais  ce  développement  verbal  lais- 
serait forcément  subsister  beaucoup  d'obscurité  sur  les 
points  importants  et  serait  dès  lors  de  peu  de  profit.  En  ce 
qui  concerne  le  concept,  il  en  serait  encore  de  même.  A  la 
vérité,  on  pourrait  ajouter  à  l'explication  bien  obscure  de 
la  nature  des  termes,  telle  que  nous  venons  de  la  recueil- 
lir, les  indications  qu'Aristote  donne  ailleurs  sur  la  défini- 
tion de  mots.  Voici  le  passage  le  plus  net  peut-être  de 
ceux  où  il  indique,  toujours  brièvement,  la  distinction  de 
la  définition  de  mots  et  de  la  définition  de  choses  (3).  D'après 


(1)  a,  16  sq.  :  jrporetfftç  fùv  ovv  lori  "Xo'yoç.  X«T«p<mxô$  h  «7roj>anxoi; 
tivo;  xotrâ  tivoç. 

(2)  ôpoy  iïsxotkû  tic,  ôv  Stcà'jîzou  y  iipozo.tjiç,,  oîov  rô  T£  xKTir/opoûpevov 
xcà  rô  x'/.ô'  ou  XKT'/r/opîiTai,  rj  Trooariôc^êvoy  v?  (Jtatpou^svou  sivai  xai  tx>7 
eivat. 

(3)  An.  post.  II,  1,  92  ô,  5  :  rà  ykp  pô  m  oôSdç,  oïïvj  S  ti  êart'v,  à>>« 


LE    CONCEPT  111 

ce  passage,  une  définition  de  mot  c'est  la  définition  d'une 
essence  fictive.  Si  une  telle  essence  fictive  est  prise  au 
sérieux  par  un  habile  homme  ou  par  l'opinion  d'un  grand 
nombre  d'hommes,  elle  devient  un  objet  considérable  de 
raisonnements,  de  raisonnements  dialectiques.  D'ailleurs, 
fût-il  simplement  l'illusion  d'un  homme  isolé  et  sans  impor- 
tance, que  le  bouc-cerf  pourrait  encore  servir  de  fondement 
à  des  syllogismes,  savoir  à  des  syllogismes  qui  constitue- 
raient une  démonstration  par  l'absurde.  Ainsi,  en  dehors 
des  essences  réelles,  Aristote  sait  bien  qu'il  y  a  des  essen- 
ces imaginaires,  et  que  les  unes  comme  les  autres  peuvent 
servir  de  termes  dans  des  syllogismes.  Mais  cette  considé- 
ration, jointe  à  la  définition  du  terme  que  nous  traduisions 
tout  à  l'heure,  constitue,  semble-t-il,  tout  ce  qui  chez 
Aristote  pourrait  servir  à  établir  une  théorie  formelle  ou 
dialectique  du  concept.  Dans  une  telle  théorie  on  trouve- 
rait moins  de  lumière  encore  que  dans  la  théorie  formelle  du 
jugement. 

Aristote,  au  moins  dans  ses  premiers  ouvrages  scientifi- 
ques, n'a  pas  traité  de  la  proposition  pour  elle-même,  et  il 
semble  bien  que  jamais  il  n'a  traité  du  concept  pour  lui- 
même.  C'est  pour  cela  que,  au  point  de  vue  formel,  ses 
indications  se  réduisent  à  si  peu  de  chose.  Et  c'est  pour- 
quoi, môme  au  point  de  vue  scientifique  ou  métaphysique, 
elles  ne  sont  pas  encore  très  abondantes.  Par  conséquent 
donc  il  ne  faut  pas  hésiter  à  étudier,  au  début  même  de  la 
logique,  le  jugement  et  le  concept  au  point  de  vue  réel. 
C'est  seulement  ainsi  qu'on  pourra  obtenir,  parle  rappro- 
chement d'éléments  en  nombre  suffisant,  un  peu  de  clarté. 
Au  reste,  même  dans  les  Premiers  analytiques,  l'unique 
ouvrage  où  Aristote  ait  fait  quelque  chose  qui  approche  de 
la  logique  formelle,  les  considérations  matérielles  intervien- 
nent  sans  cesse  :  témoin,  entre  autres,  le  fait  qu'Aristote 
s'occupe  tout  de  suite  des  propositions  modales. 

Nous  allons  donc  nous  demander  qmeUes  sont  les  vues 
d'Aristote  sur  le  concept.  Comme  il  n'en  fait  la  théorie  que 

Tt  fz'ey  Tfiuaiv:s  6  /o'yo;  ~'r,  rô  ôvouoCj  ôr«v  îïk'o  rpayc^ctoo;,  ri  8  içvi  rpecys- 
y.KfOi,  à#ôvKTOV  tï'liva.1. 


112  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

d'une  manière  incidente  et  accessoirement,  nous  ne  trou- 
vons pas  chez  lui  de  définition  expresse  du  concept.  11 
a  bien  un  nom  pour  le  désigner,  à  savoir  le  mot  Xàyoç 
(voy.  Bonitz,  Ind.  434  a,  13  sqq.).  Mais  ce  nom  même,  il 
le  remplace  le  plus  souvent  par  des  équivalents  et,  dans 
tous  les  cas,  Aristote  n'y  ajoute  pas  de  définition.  Pour 
obtenir  une  définition  extérieure  du  concept  qui  puisse  nous 
servir  de  point  de  départ,  nous  sommes  réduits  à  l'extraire 
de  ce  que  nous  savons  touchant  le  rôle  de  concept  dans  le 
syllogisme.  Le  syllogisme  se  compose  de  propositions  et 
les  propositions  se  composent  de  termes.  Dans  cette  marche 
régressive  du  complexe  au  simple,  le  terme,  une  fois  retiré 
du  syllogisme,  puis  de  la  proposition  elle-même,  se  présente 
comme  une  chose  qui  a  cessé  d'être  en  relations  avec 
d'autres  et  qui  est  prise  en  elle-même.  Autrement  dit,  la 
définition  extérieure  du  concept  semble  n'être  pas  autre 
chose  que  celle  de  la  catégorie.  Le  concept  est  quelque 
chose  de  aveu  a-uu.7:Aox^ç  Xeyojjievov.  Et  de  fait  nous  verrons 
qu'il  y  a  des  concepts  de  toutes  les  catégories. 

Mais,  si  le  concept  correspond  ainsi  à  une  chose  prise 
en  elle-même  et  exprime  la  chose  en  elle-même,  il  est  clair 
qu'il  représente  la  nature  de  la  chose,  puisque,  retirée  des 
relations  où  elle  entre,  la  chose  n'a  plus  en  elle  que  sa 
propre  nature.  Le  concept  est  donc  l'expression  par  un 
seul  mot  de  la  définition  de  la  chose,  ou  bien  encore  il  est 
l'essence  de  la  chose  dans  la  pensée.  Nous  nous  rendrons 
compte  en  avançant  que  c'est  bien  ainsi  qu'Aristote  se 
représente  le  concept.  Mais,  pour  y  arriver,  il  nous  faut, 
sous  les  généralités  extérieures  par  lesquelles  nous  venons 
de  caractériser  le  concept,  mettre  des  déterminations  pré- 
cises ;  il  nous  faut  voir  de  quoi  se  compose  le  concept  et 
comment  il  s'établit. 

Platon  avait  déjà  insisté  sur  ce  premier  point,  que,  lors- 
qu'on voulait  exprimer  la  nature  d'une  chose,  il  fallait 
exclure  les  accidents  au  sens  propre  du  mot,  les  attributs 
accidentels.  Sur  ce  point  Aristote  regarde  la  cause  comme 
entendue.  Il  donne  la  définition  de  \ accident  dans  un  assez 
grand  nombre  de  textes,  dont  un  des  plus  nets  est  peut- 
être  celui  des  Topiques,  I,  5  :  l'accident  est  un  attribut  de  la 


LE    CONCEPT  113 

chose  qui  peut  lui  appartenir  ou  ne  pas  lui  appartenir  (1). 
Mais  c'est  à  peine  s'il  indique  que  l'accident  ne  doit  pas 
entrer  dans  la  notion,  tant  la  chose  lui  paraît  évidente  et 
facile  à  déduire  de  la  définition  même  de  l'accident.  Tout 
au  plus  se  contente-t-il  d'opposer  l'accident  ou  par  soi,  au 
xaT  auto,  ou,  comme  il  le  fait  ailleurs,  à  l'oùo-ia  (2). 

xMais  ce  n'est  pas  seulement  l'accident,  c'est-à-dire  le 
prédicat  non  essentiel,  qui  n'est  pas  constitutif  du  concept  ; 
c'est  encore  le  prédicat  qui,  fondé  dans  l'essence,  n'appar- 
tient pourtant  pas  à  l'essence.  Car  Aristote  distingue  nette- 
ment de  l'essence  les  prédicats  dérivés,  que  le  raisonne- 
ment sait  dégager  et  qu'il  a  précisément  pour  fonction  de 
dégager  de  l'essence  (3). 

De  même  encore  le  propre  n'entre  pas  dans  le  concept. 
Le  propre,  au  sens  étroit  du  mot,  est  une  détermination 
qui  n'appartient  qu'à  une  seule  chose  et  appartient  à  cette 
chose  dans  toute  son  extension,  de  sorte  qu'il  se  récipro- 
que avec  la  chose.  Malgré  cette  identité  d'extension  il  n'y 
a  pas  identité  de  nature  :  le  propre  est  au  contraire  traité 
par  Aristote  comme  une  marque  extérieure  et  comme  une 
'détermination    superficielle   qui    n'entre  pas  en   ligne  de 


(1)  lUi  b,  4  :  <xup.6îëïjxoç  dé  Éartv  q  uyjo'ev  usv  toùtwv  éazi,  y.rtrz  ôpoq 
j.r.ri  ïotov  !J.r,-i  Y£VO(,  i>nv.pyj.t  ôz  rw  npcéyuaxi,  /.ai  ô  êvoé^srat  ÙTido-^siv 
ôraioOy  £vi  xai  -■•>  ocûrûxat  i*à  Ûjr«p^siv,oZbvTÔxsi8>jff0ou  htoé^stcu  ûirâp^scv 
rivt  :w  aurai  r.cti  ur,  ÙTTÛoyiu.  oj^oico;  iïï  /.ai  to  Xfuxâv  '  rô  yàp  avTo  où  dira 
x&j).-Jît  ôtî  uîv  ).guxôv  6t£  ôï  u.n  kijv.vj  zl-j'xi.  îexi  Se  rwv  rov  a-juot€r,y.0T0<; 
opiffuàv  o  ttûzepoç  'pù.rito-j  ■  toù  uev  yào  npûrou pqdsvroç  àvayxaïov,  Et  ■j.ùJ.u 
Ttç  vuvqffeiv,  7Tpo£t06vai  tï  loriv  ôpoç  xai  ye'voç  /.ai  t<?tov,  6  <Ts  ^EÙyeoo; 
KÙTOT*AVjç  éctti  npoç  7?  yvci>piÇetv  ri  — jt    étti  r6  XîYOfASvOv  xc.0    6CUT0.  —  Cf. 

d'autres  références  dans  Zeller,  p.  204,  n.  4. 

(2)  i'ar  ex.  Metaph.  r,  4,  1007  a,  31  :  -ojtw  y«p  fiuptorett  oOo-iaxai 
to  auuâeSijxé;  •  to  yàù  'iivaov  -<■»  àvôpcinw  (TUu6«6t)X8V,  pti  eOTi  uni  Xbuxoç, 
y/,  o,/  5««p  «uxov  (Cf.  A,  7  début).  Ou  encore  Anal.  post.  1,  22,  84  «, 
84-30.  Voir  Th.  \\  aitz,  Organon  II,  203. 

(3)  Metaph.  A,  30  .v.  /î».,  10:i.:j6,  3U  :  XtYKWt  ii  /.ai  âX5u»ç  ffuuljlêflxoç, 
ttOV   5ff«  jTrv.rjyiL  î/.kttoj  xaô  aûrô  u^  îv  rij  oJTta  ovtk,  afov  t-o  rptviùvftJ  to 

ipÔàç  e/e'v.  Cf.  .■!//.  post-  I,  G,  75  r/,  18  :  rûv  oè  ffvaêtëïjxoTwv  a^ 
xab  aura..,  o;/.  ïortv  iffumiaq  ctirofffcxrixi).  7,  7.'i  /;,  1  :  :«  x«'/  a^rà  »ua- 
fc6qxor«  JjjXoî  r,  àjrô<f«iÇ»{.  Dans  Mpta/ih.  V,  2,  1004  b,  a,  Aristote  se 
s.m-i  de  l'expression  wtfflij  /.«o'  «ûr«;  ef.  Bonite,  âfetaphys.  Il,  «</  loc. 
[p.  181)  et  ici  même  infra*  p.  240. 

Aristote  B 


114  LE    SYSTÈME    D' ARISTOTE 

compte   lorsqu'il   s'agit   de    se   faire    une    notion    d'une 
chose  (1). 

Sur  quoi  donc  porte  le  concept,  puisque  ce  n'est  ni  sur 
l'accident,  ni  sur  l'attribut  nécessaire  mais  dérivé,  ni  sur  le 
propre?  C'est  évidemment  sur  l'oùoâa,  la  substance.  C'est  ce 
qu'Aristote  exprime  ordinairement  en  disant  qu'il  n'y  a  défi- 
nition que  de  Foùo-ia  (Bonitz,  Ind.  525  a,,  8).  Mais  ce  n'est 
pas  encore  là  une  manière  assez  précise  de  déterminer  l'ob- 
jet du  concept  et,  par  cet  objet,  la  nature  du  concept  ;  car  le 
concept  n'est,  bien  entendu,  que  le  reflet  de  son  objet. 
L'objet  du  concept,  si  l'on  veut  le  déterminer  avec  la  plus 
grande  précision,  n'est  donc  pas  seulement  l'oùo-îa,  c'est  une 
sorte  particulière  d'oùc-'la.  C'est  Fouo-ta  en  tant  qu'elle  exclut 
la  composition,  en  tant  qu'elle  est  simple.  Aristote  nous  dit 
en  effet  qu'il  y  a  identité  entre  la  chose  prise  en  elle-même, 
entre  chaque  chose,  c'est-à-dire  entre  la  chose  en  tant 
qu'objet  du  concept,  et  la  quiddité  de  la  chose,  lorsque  la 
chose  considérée  est  une  izpwzy\  ouata.  En  d'autres  termes, 
une  chose  est  vraiment  elle-même,  elle  est  vraiment  objet 
de  concept  lorsqu'elle  est  une  substance  première,  Tvpûuvj 
oùcrla  (2).  —  Qu'est-ce  maintenant  qu'une  Tcpwtvj  oùcâa?  Il 
est  clair  que  l'expression  n'a  aucunement  le  même  sens  que 
dans  le  chap.  5  des  Catégories  (cf.  p.  103).  Aristote  nous 
explique  d'ailleurs  aussitôt  ce  qu'il  entend  :  une  où<na  est 
première  quand  elle  n'est  pas  attachée  à  autre  chose  qu'elle- 
même,  quand  elle  n'est  pas  quelque  chose  dans  autre 
chose  (3).  Mais,  ainsi  définie,  une  Tcptlrrr,  ou«na  est  la  même 
chose  que  les  ojzXcL,  les  natures  simples  dont  parle  ailleurs 
Aristote.  Car  ce  qui  caractérise  ces  natures  simples,  c'est 
précisément   qu'il   n'y   a   en    elles   aucune    composition, 


(1)  Top.  I,  5,  102  a,  18  :  ïoiov  cS"sariv  h  p.o  êriïoï  to  ri  rçv  twoti,  pàvu» 
d'vTTxpyji  xai  v.vr ixx-oyooEÏTui  toù  nociyfiixroi;,  oTov  lâiov  àvôpwTrou  to  Yp«p- 
panx/ji;  ivj'j.i  ^î/rtxôv  •  si  yv.p  avGjW7r6;  sari,  •yoauot.aTixvj;  Jczrtxo;  sari,  xai 
si  ypuuuc/.Tty.ïjç  s?îxTtx6ç  ïortv,  avôpwTroç  îazcv. 

(2)  Metaph.  Z,  11  s.  fin.,  1037  a,  33  :  xai  on  rô  tL  %•»  dvuixai  ix«a-nv 
tnï  rtvwi>  pàv  raùrov,  ÛGnep  èizi  twv  xpùrMv  QÙatûv,  olov  xgcj^ttvaotïk  *<**• 
xapvTtukérvïTi  elvcti,  si  ttùcôtïj  sazi-j. 

(3)  Jbid.  b,  3  sq.  :  Xe'yw  Sï  Tzpoizrrj  h  p.r,  léyezat  :ù  â).)o  sv  ûXXm  sivou 
xkî  vnoY.ziu.iv(o  &j;ûXvj. 


LE  CONCEPT  115 

aucune  trace  d'une  chose  rapportée  à   une  autre.  Et  en 
effet,  dune  part,  Aristote  fait  du  mot  ôl-kH  un  synonyme 
de  Ta   xi  z?-'.  (1),    et,  d'autre  part,  il  oppose  ces  natures 
simples  au  groupe  formé  par  un  sujet  et  un  attribut  et 
l'acte  mental  qui  saisit  ces  natures  simples,  au  jugement  (2). 
La  simplicité  des  natures  simples  n'est  d'ailleurs  aucu- 
nement affaire  de  relation  et  de  point  de  vue  ;  c'est  une 
simplicité  essentielle,  ou,  mieux  encore,  en  prenant  l'épi- 
thète  dans  toute  sa  force,  une  simplicité  réelle.  C'est  ce  dont 
on  se  rend  compte,  si  l'on  songe  aux  deux  acceptions  dans 
lesquelles  Aristote  paraît  avoir  pris  ces  expressions  d'a-Aà, 
d'ào'.abîTa  d'àstivGera,  choses  simples,  indivisibles,  incom- 
posées. —  En  un  sens  les  natures  simples  sont  pour  lui 
toutes  les  formes  pures  sans  exception.  Il  parle  d'une  unité 
et  d'une  indivisibilité  qui  consistent,  sans  plus,  dans  le  fait 
de  tomber  d'an  seul  coup  sous  la  pensée  et  d'être  formelle- 
ment ou  spécifiquement  une  seule  chose  (3)  ;  et  le  chap.  6  du 
livre  111  du  De  anima  se  termine  par  la  déclaration  qu'il 
faut  considérer  comme  des  indivisibles  tout  ce  qui  est  sans 
matière,  ô?a  avsu  uÀ-^ç  (4).  Prise  en  ce  sens,  la  simplicité  de 
la  nature  simple  n  exclut,  pas  plus  que  celle  de  la  monade  de 
Leibniz,  un  certain  genre  de  composition.  C'est  en  ce  sens 
assurément,  que  le  plus  réel  des  êtres,  celui  dont  la  nature  a 
le  plus  de  richesse,  est  une  nature  simple.  Mais,  même  ainsi 
entendue,  la  simplicité  n'est  sûrement  pas  identique  à  celle 
qui  résulterait  de  l'unification,  toujours  extérieure,  d'une 
matière   concrète  ou    presque    concrète    et  d'une    forme, 
comme  par  exemple  la  simplicité  de  l'essence  de  l'homme 
ou  du  camus.  La  simplicité  d'une  forme  pure,  même  lors- 
que cette  forme  contient  une  matière  logique,  est  une  sim- 
plicité interne  et  nécessaire,  précisément  parce  que  l'ab- 
sence de  matière,  dans  l'acception  propre  du  mot  matière, 
supprime  toute  espèce  de  distance  entre  les  parties  de  la 
forme,  qui  dès  lors  se  pénètrent  et  s'unifient.  —  Quoi  qu'il 

fi)  Metaph.  c->,  10  ;  E,  4, 4027  *,  27.  Cf.  Bonite,  Metaph.  II,  410  sq. 
(aj  Vo.y.  par  ex.,  outre  Metaph.  0,  10,  De  un.  III,  G,  430  b,  26. 

(3)  Par  ex.  Metaph.  I,  1,  1052  a,  34  ;  De  An.  III,  6,  430  b,  14. 

(4)  Cf.  aussi  Metaph.  II,  6  fin.  (passage  suspect  à  la  vérité,  à  partir 
de  1045  b,  19). 


116  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

en  soit  du  reste,  peu  importe.  Car  Aristote  a  encore  une 
autre  manière  plus  fondamentale  de  comprendre  la  simpli- 
cité des  natures  simples.  Le  type  primitif  de  ces  natures 
ne  comporte  même  pas  de  matière  logique.  Au-dessus  des 
natures  simples,  qui  le  sont  à  la  façon  du  cercle,  lequel  a 
une  matière  logique  savoir  le  genre  figure  plane,  il  y  a  les 
natures  simples  qui  sont  immédiatement  ce  qui  s'appelle 
unes,  savoir,  avec  quelques  autres  également  primitives 
et  irréductibles,  ces  notions  qui  n'ont  pas  de  genre  :  l'être 
et  les  catégories,  substance,  qualité,  etc.  (1).  La  simplicité 
des  natures  simples  ainsi  comprises  se  distingue  absolu- 
ment d'une  unité  de  point  de  vue  et  de  rapport;  cette  sim- 
plicité n'est  plus  une  affaire  de  point  de  vue  :  c'est  une 
réalité  par  soi.  S'il  en  est  ainsi,  l'objet  du  concept  est  une 
chose  prise  en  elle-même  ou  un  terme,  c'est-à-dire  une 
essence,  c'est-à-dire  une  nature  simple,  c'est-à-dire  quel- 
que chose  qui  est  simple  inévitablement  et  par  soi. 

Mais  de  la  nature  de  son  objet  suit  immédiatement  celle 
du  concept,  avec  celle  de  l'acte  par  lequel  il  est  conçu  : 
au  vor,TÔv  simple  correspondent  un  vô^ua  simple  et  une 
voVjeriç  simple.  Le  concept  est  une  intuition  dans  toute  la 
force  du  terme.  Il  n'y  a  en  lui  aucune  discursion.  C'est 
une  intuition,  intellectuelle  bien  entendu;  et,  enfin  de 
compte,  il  n'y  en  a  sans  doute  pas  d'autre.  Qu'elle  soit 
intellectuelle,  cela  ne  l'empêche  pas  d'être  aussi  véritable- 
ment, et  même,  a  coup  sûr,  plus  véritablement,  étrangère  à 
toute  discursion  que  l'intuition  sensible,  qui  peut  cependant 
servir  ici  de  terme  de  comparaison,  comme  étant  quelque 
chose  de  plus  connu  pour  nous.  Le  concept  est,  pour  repren- 
dre les  termes  par  lesquels  le  De  anima  et  la  Métaphysique 
qualifient  la  perception  des  natures  simples,  une  intuition 
comparable  à  la  vision  d'un  objet  propre  de  la  vue,  ou  encore 
à  l'acte  de  toucher  (2) . 

(1)  Metaph.  H,  6,  1045  a,  33  :  sort  c?î  t/?ç  ÛAv;ç  o  pb  voijTiij  ij  S'utabrirr,, 
xc/.i  uhti  toS  ïôyov  to  jt/kv  û).u  to  S'hèp'/tid  zgzvj,  oJlq-j  à  xûxaoç  aX.rjuoL  zn'mz- 
oov.  ôaa  Si  j^à  zyzi  vtoï»,  fxvjrg  vo»jt/;v  uriTE  aitrOqrijv,  z\ih\>^  ôjtîo  iv  ri  éffftv 
êxaarov,  dùcnzzp  xcà  omp  6v  tt,  to  roo'e,  to  notov,  to  tto<70v.  Cf.  Bonilz, 
Metaph.,  Il,  ad  toc.  et,  sur  toute  la  théorie  des  notions  simples, 
Rodier,  Aristote.  Traité  de  l'âme,  II,  473-476. 

(2)  De  an.  III,  6  fin,  430  b,  29  :  «À),'  uxrnzp  ro  ôpàv  zov  i§io\i  àXijÔéç, 


LE    CONCEPT  117 

Nous  venons  de  voir  ce  qu'est  le  concept  quand  on  le 
prend  sous  sa  forme  rigoureusement  propre.  Et  c'est  sous 
cet  aspect  qu'il  fallait  commencer  par  le  considérer  pour 
bien  comprendre  que.  aux  yeux  d'Aristote,  il  y  a  entre  lui  et 
tout  ce  qui  est  opération  discursive  une  distinction,  non  pas 
de  degré,  mais  de  nature.  Car  autrement  nous  aurions  pu 
croire  que  le  concept,  selon  Aristote,  est  quelque  chose 
comme  une  discursion  ramassée  et  unifiée.  Or  c'eût  été  là 
une   manière    de   voir   insuffisamment  précise,   à  laquelle 
aurait  échappé  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  propre  dans  le  con- 
cept. —  Mais,  si  le  concept  est,  en  lui-même  et  primitive- 
ment, une  opération  et  presque  une  chose  à  part,  dont  l'unité 
n'est  pas  ceiie  d'un  rapport  ou,  autrement  dit,  d'une  fonc- 
tion, il  est  impossible  cependant  à  toute  doctrine  de  ne  pas 
reconnaître,  à  côté   de   ce  type  essentiel  et  primitif,   une 
autre  sorte  de   concepts.  Le  concept,  comme  aperception 
absolument  simple,  peutbien  rester  l'idéal  de  tout  concept  : 
au-dessous  de  cet  idéal,  si  l'on  ne  veut  pas  que  presque 
toute  la  réalité  échappe  aux  concepts,  force  est  bien  d'ad- 
mettre des  concepts  moins  radicalement  distincts  des  opéra- 
tions discursives,  et  dont  la  simplicité  ne  soit  plus  autre 
chose  que  celle  d'un  rapport  et  d'une  fonction.  —  Nous 
allons  tout  à  l'heure  passer  en  revue  ces  concepts  de  second 
ordre.    Avant    de  le  faire,    n'oublions  pas   de   remarquer 
qu'Aristoteabien  le  sentiment  de  la  parenté  entre  l'intuition 
et  la  discursion  et  qu'il  a  su  assigner  le  point  où  elles  pas- 
sent, pour  ainsi  dire,  l'une  dans  l'autre.  Nous  aurons  pro- 
chainement à  dire  que  la  définition  se  compose  du  genre  et 
de  la  différence  ;  peut-être  ne  faut-il  pas  prendre  cette  for- 
um!" au  pied  de  la  lettre,  au  moins  lorsque  la  définition 
s'applique   à    certains   objets    tout    intelligibles   :  à  parler 
exactement,  le  genre  est  dans  certains  cas,  ainsi  qu'un  l'a 
fait  remarquer,  enveloppé  dans  la  différence  et  ne  fait  qu'un 
elle  (1).  Cependant,  même   lorsque  la  différence  ne 


si  oâvQpwtOi  ~o  Xsvxôv   h   an,  &0x   'x't.r/ji;  xti,  ovnuf    i/j.i  ôiu.    v.jvj  vAlg;. 
Metapk.  h,    iu,   |0:,i  h.  :i:\,  25  :  itïX  lort  ro  pb  àX*0ï«.„  Brytiv...,  rà 
i'icyvoiïv  'j.n  Biyycivuv,  Cf.  infra  leÇOQ  X\l. 
(1)  KoditT,  op.  cit.,  Il,  i».  175  s.  in. 


118  LE    SYSTÈME   d'aïUSTOTE 

peut  se  concevoir  sans  le  genre,  Aristote  admet  qu'il  faut 
procéder  comme  si  la  séparation  était  possible.  Et,  en  con- 
séquence, il  proclame  que  toute  définition  est  un  dis- 
cours (1).  Mais,  d'autre  part,  le  discours  qu'est  la  définition 
n'est  pas  discursif  en  réalité.  Car,  comme  disent  les  Seconds 
analytiques  (II,  3,  90  b,  33),  tandis  que  toute  démonstra- 
tion, par  exemple,  aboutit  à  attribuer  quelque  chose  à  autre 
chose,  il  n'y  a  dans  la  définition  aucune  attribution  de  cette 
espèce,  puisque  les  deux  termes  sont  identiques  :  èv  Bè  t<j> 
op'-o-fj-û  o'jSèv  eTepov  l'épou  xarriyopeiTat.  Ainsi,  par  la  défi- 
nition, le  passage  s'établit  entre  l'intuition  et  la  discursion, 
entre  le  concept  et  le  jugement.  La  possibilité  de  traduire 
une  intuition  par  un  jugement  donne  à  penser  qu'on  peut 
réciproquement  traduire  un  jugement  par  un  concept.  Ceci 
n'équivaut  pas  à  dire  que  les  deux  opérations  ne  diffèrent 
qu'en  degré.  Néanmoins  cela  prépare  bien  à  comprendre 
que,  dans  certains  cas,  le  concept  pourra  se  rapprocher  du 
jugement  et  n'être  plus  que  l'unité  fonctionnelle  d'une 
diversité. 

Aux  natures  simples,  tant  à  celles  qui  le  sont  au  point  de 
n'avoir  pas  même  de  matière  logique,  qu'à  celles  qui  sont 
simples  comme  étant  de  pures  quiddités  bien  qu'elles  enve- 
loppent des  parties  logiques,  s'opposent  les  natures  com- 
posées ;  aux  obcXâ,  les  choses  doubles,  qui  ne  s'expriment 
qu'au  moyen  d'une  addition  de  quelque  détermination  à  un 
sujet.  L'opposition  marquée,  Aristote  se  demande  aussitôt 
s'il  y  a  définition,  autant  dire  s'il  y  a  concept,  de  ces  natu- 
res composées  (2).  Bien  que  la  distinction  et  la  question 
ainsi  posées  visent  littéralement  les  substances  compo- 
sées seules,  l'opposition  et  la  question  peuvent  être  géné- 
ralisées, et  il  s'agit  de  savoir  si  les  choses  composées  en 
général,  même  quand  ces  composés  sont  autre  chose  que 
des  substances,  admettent  des  définitions  ou  donnent  lieu 

(i)  Top.  J,  5,  102  a,  2  :  ô<70i  ^'orrwo-oùv  q-jqu'xzi  rrtv  K77Ô<Jo!7iv  7toioùvtcu, 
ârjlov  ù>ç  où*  «7roc?i<?oa<7iv   o'jtol  tôv  tov   npi-ypxTo;  ôptffuov,   ènudri   îrà? 

épl<7U.0Ç  XOYOÇ  TtÇ  SGTIV. 

(2)  Metaph.  Z,  5  déb.  :  ïyti  d'ÙKopim,  èxv  rtç  fnà  yy  âoiapiov  ecvcu  tov 

ix  7rpo<70s'(7Sto;  làyov,  Ttvo;  l'arai  ôpttfpio;  twv  oï>%  àn/tûv  ôtXkK  wjdeovM- 
jxÉvuy  ;  ix  npovQéaîvt;  yàp  av«yx/j  ân'kovv. 


LE    CONCEPT  119 

à  des  concepts.  Evidemment  il  faut  distinguer  plusieurs  cas. 
Non  moins  évidemment,  le  premier  est  celui  des  substan- 
ces composées.  Nous  n'avons  pas  à  exposer  pour  le  moment 
la  théorie  de  la  substance,  et  il  suffira  d'indiquer  qu'il  y  a 
pour  Aristote  des  substances,  ou  au  moins  une  substance, 
toutes  formelles,  et,  d'autre  part,  des  substances  qui  sont 
formées  par  la  réunion  d'une  matière  et  d'une  forme,  ce 
qu'il  appelle  criivoXoç  où-ia.  Y  a-t-il  donc  définition  ou  con- 
cept d'une  o-ùvoXoç  ooerta,  d'un  homme,  par  exemple,  qui  est 
composé  d'un  corps  et  d'une  âme  ?  Aristote  est  certaine- 
ment tenté  de  répondre  qu'il  n'y  a  définition  des  substances 
composées  que  par  leur  forme.  Ainsi,  pour  définir  ou  con- 
cevoir un  homme,  on  ne  définirait  ou  on  ne  concevrait  que 
l'âme  (1).  Si  cette  formule  voulait  dire  que  l'âme  est  tout 
l'homme,  parce  qu'elle  implique  tout  le  reste  de  l'homme, 
savoir  un  corps  organique  dune  certaine  espèce,  en  tant 
que  ce  corps  est  considéré  en  général  et  non  comme  un 
corps  individuel,  on  pourrait  la  considérer  comme  donnant 
la  pensée  définitive  d'Aristote.  Mais  alors  elle  ne  différerait 
que   verbalement  de  la  conclusion  à  laquelle  nous  allons 
aboutir  tout  à  l'heure.  Si  au  contraire  la  formule  signifie 
qu'il  faut  prendre  l'âme  en  elle-même,  la  définir  d'une  façon 
toute  logique,  à  la  manière,  par  exemple,  de  celui  qui  défi- 
nirait, la  maison  sans  tenir  compte  des  pierres,  du  bois  et 
des  tuiles  et  comme  un  abri  protecteur  contre  les  intempé- 
ries [De  cm.,  I,  1,403  b,  3  sqq.),  alors  la  formule  n'exprime 
pas  la  pensée  définitive  d'Aristote.  Car  les  substances  com- 
posées sont  dos  substances;  donc  elles  ont  une;  unité  et,  par- 
tant, il  faut  bien  qu'il  y  en  ait  un  concept.  .Mais  l'établisse- 
ment de  ta  définition  ou  du  concept  no  va  pas  sans  difficulté. 
Les  substances  composées  sont  comparables  à  ces  attributs 
qui  enveloppent  leur  sujet.  Ce  n'est  pas  là,  pour  Aristote, 
le  cas  de  tous  les  attributs  ;  c'est  celui  des  attributs  qui  par 
soi  appartiennent  à  un  sujet;  le  sujet  ne  les  possède  pus 
par  lui-même,  mais  au  contraire  c'est  eux   qui,  par  eux- 


(1)  Metaph.  />,  II.  1037  <i,  26  :  ratûmc  [sc-  ~r-^  *"vq>ou  owoiatç]  Si 
'/eori  Ktùi  Xôyof  xâi  eux  ïz-u.  u.-.-%  tùv  yàp  rfj;  ùïr,;  ovx  ?<rriv,  ùapurrov 
yùp,  xxrà  rijv  nptàviv  o'ovvloo)  i<rztv,  olo-j  àvOp'JTrou  6  ~ci  ^vy${  Xoyoç, 


120  LE    SYSTÈME    d'aRISÏOTE 

mêmes,  se  rapportent  à  leur  sujet  :  ainsi  le  pair,  l'impair, 
le  premier,  le  divisible  sont  des  attributs  qui  enveloppent  le 
nombre  (1)  ;  le  camus,  to  cu|j.6v,  qui  sert  ordinairement 
d'exemple  à  Aristote  (Bonitz,  Ind.  680  a,  40),  suppose 
comme  sa  matière  et  son  siège  un  nez.  Or,  comment  défi- 
nir de  tels  attributs  et,  par  exemple,  le  camus  ?  Si  «  camus  » 
veut  dire  «  nez  camus  » ,  ce  qu'on  aura  à  définir  c'est  en  réalité 
«  nez  camus  »,  et  il  faudra  dire  que  c'est  «  un  nez,  nez  con- 
cave »  (2).  Cette  répétition,  inévitable  si  l'on  veut  être  exact, 
décèle  la  dualité  invincible  qui  se  cache  au  fond  des  attri- 
buts dont  il  s'agit  et,  par  conséquent,  au  fond  des  cnivoXot 
ouo-.  dont  le  cas  est  exactement  le  même.  Cependant, 
malgré  cette  difficulté,  il  faut  bien  dire  qu'il  y  a  définition 
ou  concept  des  substances  composées,  mais  c'est  d'une 
autre  façon  que  des  quiddités  pures  ;  car  le  mot  de  défini- 
tion se  prend  en  plusieurs  sens  (Metaph.  Z,  5,1031  â,  8). 
Dans  le  chap.  2  du  livre  H  de  la  Métaphysique,  Aristote 
explique  qu'il  y  a  trois  sortes  de  définitions  :  par  la  matière, 
par  la  forme,  par  la  réunion  des  deux  (3).  La  définition  par 
réunion  de  la  matière  et  de  la  forme  est  même  si  bien  une 
définition  légitime  que  c'est  la  manière  de  définir  propre  à 
l'une  des  trois  sciences  théorétiques,  c'est-à-dire  à  la  physi- 
que (4). 

(1)  An.  post.  I,  4,  73  a,  37  :  xcù  oixotç  rwv  switocp^évriav  «uroî;  aura 
[ces  deux  derniers  mots  désignent  les  sujets]  b  rw  "kôyn  svunKp^ovtri 

tw  Tt  Ictti  oîïj/OÙyTt,  olov  ~b  eùQù  'j—v.pyîi  ■{oc/y.u.rj  Y.y.ï  to  Trsptyejoe'ç,  x«i  tô 
Tîeotrrôv  xal  âprtov  àpiOuù...  •/.ai  tt«o"i  roOrotç  sv\nrKp%ov(tiv  i-j  -'o  l.àyta  ~y 
Tt  irsnv  Xiyovri  ëvQx  u.ïvypxy.uii  è'vOa  Japifyiô?.  Cf.  Metaph.  A,  18,  '1022  a, 

27-29. 

(2)  Metaph.  Z,  5,  1030  a,  28  :  tl  fiev  yàp  to  «ùrô  èan  tji-j.h   plç  x*î 

XOt/ï}    OtÇ,    TO    a'JTÔ    SOTKÏ    TO    <7lp;ÔV    /.XI    TO    /.ollo-J   '    il    3ï    UT,     Slk    TO    C'.OUVaTOV 

£tvat  zlmvj  to  Gip.bv  aveu  rou  npdy piaroç  ou  lori  tt«9o;  xaô'ocurô  (eare  Y*p 
tô  ctuôv  xoi^ôtïjç  ev  pivi),  tô  ptvà  <riui)ï>  eiiretv  ij  où/.  Êrjrtv  ij  $i:  to  c.ùtô 
so"T«t  £Îpv;pcsvov,  pi;  ûtç  xoiàïj  •  r/  yàp  pi;  ^  cmÀ  pi?  pi?  xoD.ïj  serrât. 

(3)  1043  «,  14  :  cîtô  r<iv   opi&fiévcàv   oi  p.'sy  ïéyo-j-zç,  ri   lartv  otxia,  orc 
),i9ot  lùdv^Qt  çû)i«,  rrçv  ouvaptst  ot/.tav  ).Eyouo"tv,  u).ïj  yàp  t«ùt«  '  oi  $c  «y^ïtov 

GV.ETTaCTtXÔV     0"wp;«TWV     XCÙ     2£01}pSC?6)V,    V?     Tt    â').).0     TOIOÙTO     7rp00"ÔEVT£?,    TVJV 

svgpyzia.  ~kéyov<Tw  ■  oî  cTany  w  récura  cruvTÎ0e«TSî  tàv  rpîrvjv  xai  nôv  £/.  Toûtwv 
oùo"tav. 

(4)  Z)e  .4n.  I,  1,  403  6,  7  :  tî;ouv  6  puo-ixô?  roûrwv  [de  celui  qui  défi- 
nit par  la  fin,  ou  par  la  matière,  ou  par  la  forme  réalisée  dans  la 


LE   CONCEPT  121 

Par  une  première  extension  il  y  a  définition  ou  concept 
des  substances  composées,  aussi  bien  que  des  quiddités. 
Cette  première  extension  est  suivie  de  plusieurs  autres.  Et 
d'abord,  il  y  a  définition  ou  concept  des  choses  qui  tombent 
sous  les  autres  catégories,  aussi  bien  que  des  substances.  La 
manière  dont  Aristote  l'explique  nous  fait  pénétrer  très 
avant  dans  sa  pensée  et  nous  permet  de  comprendre  com- 
ment, d'une  façon  générale,  il  peut  et  doit  y  avoir  définition 
et  concept  d'autre  chose  que  des  quiddités.  L'être  Se  dit  en 
leurs  sais,  savoir  selon  chacune  des  catégories.  N'y  a- 
t-il  rien  qui  rattache  ces  sens  les  uns  aux  autres  ?  Certes 
il  n'y  a  pas  d'élément  commun,  entre  les  diverses  catégo- 
ries. Mais  chacune  d'elles  se  rapporte1  au  même  terme  pri- 
mordial et  c'est  ce  rapport  à  un  même  terme  qui  fait  qu'il 
y  a  de  l'être  dans  chacune  des  catégories  :  entre  une  plante 
médicinale,  un  instrument  médical,  une  œuvre  médicale  il 
n'y  a  pas  d'élément  commun  ;  mais  chacun  de  ces  termes 
se  rapporte  à  un  même  terme  primordial,  l'art  de  produire 
la  santé.  C'est  précisément  la  même  chose  pour  les  catégo- 
ries par  rapport  à  la  substance  :  chacune,  pour  ainsi  dire, 
imite  selon  sa  mesure  la  substance.  Et  c'est  pour  cela  que, 
à  côté  de  la  définition  ou  du  concept  de  la  substance,  il  y 
aura  des  définitions  ou  des  concepts  de  la  qualité,  de  la 
quantité,  etc.  (1). 

Non  seulement  il  y  a  définition  ou  concept  des  qualités, 
des  quantités  etc.  ;  il  y  a  définition  du  groupe  formé  par  un 
sujet  et  un  attribut.  En  principe  cela  paraît  impossible,  car 
il  y  a  là  quelque  chose  de  multiple  et  de  disjoint,  qu'on 

matière  et  en  vue  de  la  fin]  :  irânpov  ômoï  7t,-j  GXuv,  rov  Si  Xoyov  âyvoàiv, 
1  6  7«pi  rov  Xôyov   pâvov  [comme  fait  le  dialecticien]  ;  r,  u.iïùo-j  6  î; 

RUOOZV. 

(1)  Metapfl.  Z,  4,  1030  a,  17  :  h  xai  6  6pt7uo;  ûanip  /.xi  70  ri  î/jtl 
>rXsovflcyâ;  Xtfvtrac  '  xat  '{'J-°  ~°  T'  forw  ïw«  fùv  rpàrrov  vriftaivu  rr,v  o'J^txv 
xat  rô  TorJe  te.  dcXXw  o'sxa<rrov  tôï  xacràyopouiM'voJV,  tcogov,  noiov  xai  ôt« 
J'ù'A  -roiy.-jxa..   '•tr>r.io  yà.o  ro  ri  it~vj  jr.xy/ii  Tt&qrtv  u/X  où^  ou.oir.i-,  iXXà 

■■    CT'.'lT'.j;  TO'.;  S'inOflivOiÇ,   0J7'.)  XOtî  :  0  71.  Ï77I.-J  X.K/:>;  U.VJ  70  o'jii'j   irùç 

(?£  roï;  a/"/oi;.  Cf.  Unité  la  lin  du  chap.  à  partir  de  à,  3.">  sqq.  et  r. 
Hr/r'b.  (l'exemple  des  choses  médicinales  ou  médicales  qui  sont,  dites 
rroo;  ro  'jj7o  x«1  ;v,  oûti  ôfiûwyuwç  sîfri  xy'/  ïv)  ;  voir  encore  To/J.  I,  0, 
103  6,  23-37. 


122  LE   SYSTÈME   DARISTOTE 

peut  bien  désigner  si  Ton  veut  par  un  nom  unique,  comme 
le  mot  «  Iliade  »  désigne  les  vingt-quatre  chants  d'Homère  ; 
mais  le  mot  employé  ne  constituera  pas  plus  un  concept  que 
le  mot«  Iliade  »  {Metaph.  Z,  4, 1030  a,  2-17).  Cependant Aris- 
tote,  parmi  les  différents  sens  de  l'être,  compte,  en  le  rappro- 
chantdes  catégories,  l'être  comme  copule  (1).  Ainsi  la  liai- 
son :  «  l'homme  est  blanc  »  est  quelque  chose  qui  est.  Nous  ne 
sommes  donc  pas  surpris  d'entendre  Aristote  déclarer  qu'il 
y  a  définition  ou  concept  de  l'homme  blanc  {Metaph.  Z, 
k  fin.).  Enfin  il  y  a  définition  ou" concept  du  groupe  formé, 
non  plus  par  un  sujet  et  un  attribut,  mais  par  une  manière 
d'être  qui,  au  lieu  d'être  attribuée  à  un  sujet,  est  placée 
dans  un  sujet,  comme  un  élément  dans  une  chose  à  laquelle 
il  vient  s'ajouter  comme,  ou  presque  comme,  une  partie 
intégrante.  Aristote  cite  et  accueille  des  définitions  de 
cette  sorte  données  par  Archytas  :  le  silence  des  vents 
(v7|vejjua),  c'est  le  repos  de  la  masse  de  l'air;  le  calme 
(yaX7]V7)),  c'est  l'égalité  de  niveau  dans  la  mer  (2). 

Nous  pouvons  dire  maintenant,  d'une  manière  générale 
qu'il  y  a  définition  ou  concept  de  tout  ce  qui  n'est  pas  seu- 
lement juxtaposé,  comme  les  vers  de  Y  Iliade,  mais  de  tout 
discours  qui  est  un,  et  il  y  a  autant  de  sens  de  l'un  que  de 
sens  de  l'être  (3).  Nous  étions  partis  du  concept  comme 
chose;  nous  voyons  depuis  longtemps  se  développer  les 
diverses  formes  du  concept  comme  fonction.  S'il  faut  ne  pas 
oublier  qu'il  n'existe  que  parce  qu'il  imite,  d'une  manière 
prochaine  ou  éloignée,  le  concept  absolument  simple,  dont 


(1)  Metaph.  Z,  4,  1030  a,  25  sq.  :  certains  disent  que  le  non-être 
est,  parce  qu'il  est  non-être.  Cf.  Bonitz,  Metaph.  II,  ad  loc,  p.  310. 

(2)  .Metaph.  H,  2,  1043  a,  19-25  (à  la  suite  du  passage  cité  p.  120, 
n.  3)  ;  cf.  B,  3,  998  b,  12  sq.  :  êteooç  §"évt«.t  6  <?ià  rwv  yi-jw  ôoict/aoç 
xoî  6  îiEyw  IÇ  w  é'otiv  ivvnc/.p£Ô-J7M-j.  Sur  ht  ujroxetfiévw  par  opposition  à 
x«8'  vnox.uu.evov,  voir  Categ.  2,  1  a,  20  sqq.  ;  cf.  p.  98  sq. 

(3)  Metaph.  Z,  4,  1030  b,  4  :  ix£Ïvo  âï  yavepôv  ô'rt  6  7rpcÔ7w;  /.ai  à^w; 
ôpta^oç  xai  tq  ri  r;v  etvai  rwv  oùoxûv  saTtv.  ov  {jlïjv  ccXkx  xeù  t&jv  a),).wv 
[ôaoîw;]  tari,  tt^tiv  où  KpÙTMi'  où  yào  ùvciyxt),  ihi  rovzo  ftGâjXSV,  rowrflU 
6pc<7u.ov  £iv«t  5  àv  ).6yw  zo  aôro  Grrjaatv«,  «).).à  rtvt  ^6yw'  rovro  (TÈàysvôçq, 
/xi?  tw  eruvegfsï  wcr^so  vj  D.iàç  a  ô<xa  <7v»Siuu.(,j,  oùX  éàv  ôtay^ùç,  Xéysrat  ro  îv 
to  (5"îv  Xsyerat  ojamp  ro  6V  rà  (?'ov  ro  uèv  to^£  rt,  ro  Je  Troffov,.  ~o  <îk  770tov 
Tt  o~t)  paivei. 


LE    CONCEPT  123 

l'objet  est  une  quiddité  indécomposable,  c'est  cependant  ce 
concept- fonction,  ce  concept  unité  d'une  multiplicité,  qui 
occupe  dans  le  système  le  plus  de  place  et  celui  dont  la 
logique  et  la  dialectique  s'occupent  en  fait  à  peu  près  uni- 
quement. En  effet  le  concept  absolument  simple  est 
quelque  chose  de  tout  fait  :  on  ne  le  construit  ni  ne  le 
reconstruit  en  aucun  sens.  Il  en  est  autrement  du  concept 
relativement  simple.  Indiquons  comment  il  se  constitue 
d'après  Aristote. 

La  définition  ou  le  concept  porte  sur  l'espèce  et  résulte 
de  la  réunion  du  genre  prochain  et  des  différences  (1).  Le 
genre  est  ce  en  quoi  deux  choses,  diversifiées  par  des  diffé- 
rences spécifiques,  sont  essentiellement  identiques  {Meta.  I, 
8,  1057  b,   37),  ou  encore  ce  qui  est  commun  à  plusieurs 
espèces,  mais  de  telle  façon  que  ce  soit  iin  élément  essen- 
tiel de  ces  espèces,  quelque  chose  qui  puisse   s'attribuer  à 
elles  dans  la  catégorie  de  la  substance  (ev  tw  xi  èori  xotyi- 
vopoujiêvov),   quelque    chose    qu'on  puisse  donner  comme 
réponse  à  la  question  :  qu'est-ce  qu'une  certaine  espèce, 
par  exemple  qu'est-ce  que  l'homme  ?  On  répondra  :  c'est 
un  animal,  et  en  effet   «  animal  »   est  bien  le  genre  de 
«  homme  »  {Top.  I,  5,  102  a,  31  sqq.)  (2).  Le  genre  tient 
donc  une  place  considérable  dans  la  définition  ou  le  concept. 
Il  tient  une  place  considérable  en  ce  qu'il  est  la  première 
basedu  concept(3).  Mais  la  différence  joue  un  rôle  qui  n'est 
pas  moins  considérable  ;  car,  étant  ce  qu'il  y  a  de  plus  propre 
à  une  chose,  elle  est  ce  qui  est  le  plus  constitutif  de  l'être  de 
la  chose.  C'est  pourquoi  Aristote  va  quelquefois  jusqu'à  dire 
que  ce  qui  constitue  le  concept  d'une  chose,  c'est  l'ensem- 
ble des  différences  ou,  ce  qui  revient  au  môme,  la  dernière 
différence.  Mais   il  faut  observer  qu'il  entend  par  là,  non 
les    différences   prises    abstraitement,    mais   bien  en  tant 
qu'elles  enveloppent  le  genre  comme  leur  base  (4).  A  la 


(1)  Mttaph.  Z,  12,  4037  b,  29  sq.  Cf.  7.A\o.v,  p.  206,  n.  1. 

(2)  Cf.  Zellcr,  p.  205,  n.  2. 

(3)  Top.  VI,  5,  142  b,  27  :  tô  <îk  yjvos  ^oOAsrai  tô  ri  Î7zl  tngucuvttv, 

(4)  Cf.  Zcller,  p.  207,  n.  i. 


124  LE    SYSTÈME    d'aïUSTOTE 

prendre  abstraitement,  en  effet,  une  différence  peut  n'être 
pas  propre  à  son  espèce,  et  c'est  seulement  en  réunissant 
plusieurs  différences  les  unes  aux  autres,  et  surtout  en 
réunissant  les  différences  avec  le  genre,  que  l'on  constitue 
un  ensemble  de  caractères  qui  a  exactement  la  même 
extension  que  l'objet  à  définir  ou  concevoir,  et  qui  en 
exprime  adéquatement  la  nature.  Ainsi  le  nombre  trois 
est  un  nombre  impair,  premier  dans  les  deux  sens,  c'est-à- 
dire  qui  n'est  ni  un  produit  ni  une  somme  de  nombres  ;  le 
caractère  d  être  premier  dans  les  deux  sens  appartient  aussi 
au  nombre  deux  ;  mais  d'être  en  même  temps  impair  et 
premier  dans  les  deux  sens,  cela  n'appartient  qu'au  nombre 
trois  (1).  Ainsi  les  différences  unies  au  genre  constituent 
un  propre  du  déiini  qui  se  réciproque  avec  lui  (2).  Du  reste 
les  différences  ne  sont  nullement  des  dénominations  exter- 
nes :  tout  comme  le  genre,  elles  s'attribuent  à  leur  sujet  en 
tcô  v.  è<rct  (3).  Parle  moyen  du  genre  et  delà  différence  on 
reconstitue  donc,  à  l'aide  d'éléments  antérieurs  à  elle  et 
en  soi  plus  connus  qu'elle  [Top.  VI,  3,  141  b,  25-34), 
l'o'jo-îa  de  la  chose  à  définir  ou  concevoir. 

Pour  achever  de  nous  rendre  compte  de  la  nature  du 
concept,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  nous  demander  de  quelle 
sorte  d'oùo-ia  il  est  ici  question.  Qu'est-ce,  en  d'autres 
termes,  qui  est  saisi  dans  le  concept,  quelle  est  la  valeur 
ontologique  du  concept  ?  Considérons  deux  aspects  du 
concept  ou  de  Yo'jy'ia  sur  laquelle  il  porte  :  d'abord  l'unité 
du  concent,  ensuite  son  contenu. 

L'unité  du  concept  est  conçue  par  Aristote  sur  le  modèle 

(1)  An.  pont.  II.  13,  96  a,  33-6,  1  :  ...  wv  [se.  râa  :jr.yp-/o-j-.wj  '-'■'  '':' 
ôpiffpw]  ïxxarov  uïj  ï~:  tt'/.ho-j  -jTzri.p'iii.  â~«vr«  <?k  fXÀ  ztzï  rf.-'ov  ry.'jrr,-J  y/p 
«voéyxVî  oùaivy  îhzi  roO  Koûyaotroe,.  oXo-j  roicioi  :jr.âpy^ti  r.d^r,  xtà.  Ci. 
ïrendelenburg,  Elem.  loq.  Aristot.  8  §  57,  p.  144  sq. 

(2)  Top.  I,  4,  principalement  101  b,  18  :  vy-i  y«p  tï.-j  oiy.yooa.-j  m; 
ojtco  ^vjvat.-j  6uo0  T'o  yeyee  rscxrsov.  ir.v.  Se  zoj  iSiou  ~.ô  fis»  ~b  ri  r,v  etvat 
cvj^aiv-t,  ~.o  3'o-j  Trjotatvst,  diripnaQv  to  ï^io-j  eiç  aptyw  rà  ^poiipxuivx 
pépij,  /.où  Y.x/.tio-dcû  to  U.Ï-J  76  ~i  r,-J  Eiveei  ffujaaïvov  ôpo;,  v->.  Cf.  8,  103  b, 
7-16.  Voir  plus  haut,  p.  113  sq. 

(3)  Top.  VI,  6,  144  a,  2i  :  ovSeftia  yàp  Jtâyopà  twv  y.arà  c-jao£Çr;y.6ç 
•J-xo^Qvrwv  ziri,  /.y.by.r.ip  oùSï  to  Yg'vo;"  3w  yàp  èitOé/^ery.'.  z'r.v  oiy.yopu.-J 
■j—u.p/zvj  rm  y.a.1  p\i)  ii-KÛoytvj . 


LE   CONCEPT  125 

de  la  chose.  Le  concept,  au  moins  le  concept  des  choses 
qui  admettent  quelque  composition,  doit  être  un,  parce  que 
la  chose  conçue  est  une  {Metaph.  Z,  11,  1037  «,  18).  Or  la 
chose  est  une  parce  que  la  forme  et  la  matière  sont  faites 
pour  s'unir,  et  l'unité  de  la  définition  ou  du  concept  s'ex- 
plique, elle  aussi,  par  ce  rapport,  d'espèce  réelle,  entre  la 
matière  et  la  forme  {Metaph.  H,  6).  Le  genre  joue  le  rôle  de 
matière,  la  différence,  celui  de  forme  {Metaph.  A,  24, 
1023  b,  2  ;  cf.  Bonitz,  Ind.  787  a,  19).  Mais,  quoique 
d'espèce  réelle,  la  relation  de  matière  et  de  forme  est  bien 
générale  et  bien  souple,  et,  lorsqu'elle  s'applique  au  genre 
et  à  la  différence,  elle  n'est  plus  guère  peut-être  qu'une 
métaphore. 

Passons  à  la  considération  du  contenu  du  concept.  Le 
chapitre  10  du  livre  Z  de  la  Métaphysique  cherche  lon- 
guement ce  que  sont  les  parties  que  peut  contenir  la  défi- 
nition ou  le  concept.  Et  il  répond  que  ces  parties  sont  des 
parties  de  la  forme.  Sans  doute,  si  toute  substance  était 
pour  Aristote,  comme  sa  substance  suprême,  une  substance 
formelle,  on  pourrait  dire  que  des  parties  formelles  peuvent 
bien  être  en  même  temps  des  parties  substantielles,  dans  le 
sens  le  plus  propre  du  mot  substantiel.  Mais  on  sait  d'autre 
part  qu'il  n'y  a  pour  Aristote  qu'une  seule  substance 
formelle,  à  savoir  précisément  la  substance  suprême.  — 
Au  reste,  et  c'est  ce  qui  achève  de  préciser  la  signification 
de  l'expression  «  parties  de  la  forme  »,  ces  parties  sont 
toutes,  selon  Aristote,  des  universaux.  Sans  doute  il  ne 
faut  pas  se  méprendre  et  attribuer  au  point  de  vue  de 
I  extension  chez  Aristote  une  prédominance  absolue  :  il  s'en 
faut  bien  que  les  genres  et  les  espèces  soient  chez  lui  des 
titres  de  classe.  D'autre  part,  en  effet,  l'universel  lui-même, 
tel  qu'il  le  définit,  n'est  [tas  seulement  un  universel.  Car 
Aristote  distingue  de  la  Façon  la  plus  notte  entre  le  xarà 
icavréç  et  le  xa8'  *ut6,  que  nous  alloua  voir  entrer  dans  la 
notion  du  xa86Xou  (1).  11   déclare   que,  quand  on  sait  par 

(1)  An.  post.  I,  i,  l'A  li,  Mf  :  rô  fitv  &uv  xorà  Travrôj  x«i  xocO'aârd  ftw- 
pf<r8u  >v  TOÙTOv...  Cette  distinction,  entre  x«rà  rcavroç  «  (ohitr- 

tnent  »  et  k«6'  «Ord  •  par  soi  »,  es1  exposée  dans  le  développement  qui 

précède,  à  partir  de  7:<  a,  28. 


126  LE    SYSTÈME   d'àBISTOTE 

énumération  complète  de  tous  les  cas,  on  ne  sait  pas  véri" 
tablement,  de  la  façon  à  laquelle  il  réserve  la  qualification 
d'universelle  (1).  Le  véritable  universel,  c'est,  dit-il,  ce 
qui  n'est  pas  seulement  xa-rà  Ttavrôç,  mais  encore  xa9' 
auto  (2).  D'autre  part,  Aristote  pense  certainement,  comme 
l'a  fait  Alexandre,  par  exemple,  dans  le  morceau  de  ses 
'Adopta',  xal  Xuisiç  (I,  3)  qui  est  intitulé  :  ^ivcov  ewiv  o\  op  wjjuh  ;, 
que  les  définitions  portent  sur  un  ensemble  de  caractères 
dont  l'existence  en  plus  ou  moins  d'exemplaires  est  assez 
indifférente  (8, 12-17,  éd.  Bruns,  21,6,  éd.  Spengel;  cf.  infra, 
leçon  XXI).  — Mais  il  y  a  une  contre-partie.  D'abord,  l'ex- 
tension tend  à  être  quelque  chose  de  plus  qu'un  signe  et  un 
moyen  de  contrôle  de  la  compréhension.  Car  il  y  a  chez  Aris- 
tote cette  étrange  notion  du  d)ç  èrel  to  îtoXu,  c'est-à-dire  de  ce 
qui  se  reproduit  avec  une  certaine  fréquence,  et  ce  commen- 
cement de  constance  suffit,  sans  autre  raison,  à  faire  de  la 
chose  qui  en  porte  le  caractère  un  opposé  de  l'accident  (3). 
Ensuite,  ce  qui  est  plus  significatif  encore,  il  n'y  a  pas 
selon  Aristote  de  définition  ou  de  concept  du  singulier  : 
tous  les  prédicats  qu'on  peut  attribuer  à  une  chose  singu- 
lière ont,  ou  au  moins  sont  susceptibles  d'avoir,  de  l'exten- 
sion ;  s'il  y  avait  plus  d'un  soleil,  le  second  soleil  répéterait 
le  premier  ;  donc  le  concept  de  soleil  est  un  concept  géné- 
ral (4).  Les  caractères  qui  entrent  dans  les  concepts  sont 

(1)  Ibid.  5,  74  a,  30  :  où  yùp  n  rpiyuvov  ot<?sv,  tù$s  Ttàv  rpLyatvov,  à).). 
A  xar  «piBuov  x«t'  elfaç  S'où  r.w.  Il  peut  y  avoir  dans  la  connaissance 
totalité  numérique  résultant  de  rénumération  complète  (dSévai  xar' 
upi.bu.Qv),  il  n'y  a  pas  connaissance  d'un  tout  spécifiquement  un(eiSii»xi 

xa:'  zlâoç). 

(2)  Ibid.  4,  73  6,  26  (suite  du  texte  cité  dans  l'avant-dernière  note)  : 

xaOô/ou  âï  Xéyu  ô  âv  x«rà  Travroç  te  -jndpy^  xoù  x«6'  ctjto  x«i  ïj  auro.  fx-jzpbv 
âpu  ôt(  ôia.  xaôoXou,  sÇ  ècneiyxxti  xj-nùpyzi  -oïç,  v:pd^u.a.avj.  to  xaO'aûrô  <iî 
Y.o.1  y  aùro  tcvj-ôj... 

(3)  Voy.  par  ex.  Metaph.  A,  30  dèb.  :  cf.  Zeller,  p.  166,  n.  1.  pour 
d'autres  références. 

(-4)  Metaph.  Z,  15,  1040  a,  33  :  m  ô<7«  [on  ne  se  trompe  pas  seule- 
ment en  attribuant  à  ces  substances  éternelles  uniques  des  caractères 
qu'elles  pourraient  perdre  sans  cesser  d'être  ce  qu'elles  sont,  mais 
encore  en  ce  que  les  caractères  allégués  sont  tels  que...]  en  a).).ov 
vjSiytrv.i.  otov  iàv  ârîooç  ycV/jrai  rotoùroç,  <J/jAov  â~i  çlioç  larai  ■  xoivoçâpa 
6  À670;.  Cf.  Bonitz,  ad  loc.  et  Zeller,  p.  212,  n.  4. 


LE   CONCEPT  127 

donc  tous   des  universaux.  Le  contenu   du  concept  n'est 
donc  pas  substantiel  au  sens  le  plus  profond  du  mot. 

Par  conséquent,  les  genres  et  les  différences  ont  beau 
être  attribués  aux  choses  dans  la  catégorie  du  xi  ecrci,  ils 
ont  beau,  par  leur  assemblage,  reconstituer  des  ovcrîai,  ces 
ôuctai  non  seulement  ne  sont  pas  le  réel,  mais  même  ne 
sont  pas  des  équivalents  complets  du  réel.  Le  traité  des 
Catégories  dit  excellemment  que  le  genre  et  la  différence 
signilient  une  sorte  particulièrement  élevée  de  tcoiov,  le 
•rcoiov  de  la  substance  (1).  Le  même  traité  dit  encore  très 
bien  que  les  genres  et  les  espèces  des  substances  premières, 
c'est-à-dire  ici  des  individus,  sont  aux  genres  et  espèces  dans 
les  autres  catégories,  ce  que  les  substances  premières  sont 
elles-mêmes  par  rapport  aux  autres  catégories  (ibid.,  3  a, 
1-4).  En  un  mot  le  concept  n'atteint  pas  les  substances:  il 
n'atteint  pas  même  toute  l'essence  des  substances,  si  par 
essence  on  entend  tout  ce  qui  constitue  la  nature  d'un  être. 
La  réalité  de  l'individu  ne  se  définit  pas  et  ne  se  conçoit 
pas,  sauf  l'exception  de  l'individu  suprême.  La  réalité  de 
l'individu  lui  vient  de  la  matière,  non  de  la  matière  qui  est 
un  universel  et  entre  comme  telle  dans  les  définitions  et 
les  concepts,  mais  de  la  matière  concrète,  celle  qui  n'est 
pas  des  pierres  et  du  bois  en  général,  mais  cette  pierre  et 
ce  bois.  Nous  nous  heurtons  pour  la  première  fois  à  la 
dualité  du  connaître  et  de  l'être,  que  nous  retrouverons 
sans  cesse  chez  Aristote.  Et  pourtant  il  a  bien  vu  lui-même 
que,  si  les  quiddités  et  les  choses  font  deux,  il  n'y  aura 
pas  de  science  des  êtres  et  que  ce  dont  il  y  aura  science  ne 
sera  pas  (2). 


(1)  5,  3  b,  19  :  ~o  'je  il'joi  /.ai  to  yî'vo;  ntal  oJniu-j  ro  ttoiov  Ufopi^îi  ' 
■kqiol-j  yûp  7vju  oûfft'av  tnjfiatvei.  Cl.  p.  10  >. 

(2)  Metaph.   Z,  G,   1031   b,   3  :  x«<  d  u'vj  «xolùvyi-jai.  «a).«X«uv  [il 
s'agit  dos  Idées  platoniciennes,  qaidditéa  sr'/H/n'rs  des  choses],  rwv  pto 

oOx  «7T«t  ixiarnufi,  rà  J'oùx  ïcttx>.  ovr«.    Vuir  t'/l/TO,  leçOD  XXI. 


NEUVIÈME  LEÇON 


L'OPPOSITION    DES   CONCEPTS 


Il  y  a,  pour  une  philosophie  conceptuelle,  deux  métho- 
des suivant  lesquelles  les  concepts  peuvent  s'enchaîner. 
La  première  est  la  méthode  analytique,  par  laquelle  on 
retrouve  dans  une-  notion  les  éléments  qu'elle  suppose. 
C'est  de  cette  méthode  qu'Aristote  a  été  le  premier  théori- 
cien rigoureux.  L'autre  méthode  ne  pouvait  être  décou- 
verte, ni  surtout  être  mise  en  pleine  lumière,  avant  que 
Kant  eût  défini  l'analyse  et  la  synthèse.  Le  principe  de 
cette  méthode,  dont  les  successeurs  de  Kant  se  sont  avisés, 
est  l'opposition  des  concepts.  Quelque  forme  particulière 
qu'elle  revête,  elle  doit  toujours,  en  effet,  revenir  à  faire 
remarquer  qu'un  concept  ne  se  sépare  pas  d'un  concept 
opposé,  et  à  réunir  les  deux  opposés  dans  une  synthèse. 
L'opposition  des  concepts  constitue  donc,  pour  une  philo- 
sophie conceptuelle  qui  emploie  la  méthode  synthétique, 
une  question  capitale.  On  comprend  en  outre  qu'une  philo- 
sophie, qui,  sans  en  concevoir  nettement  l'idée,  aurait  eu 
quelque  soupçon  de  la  méthode  synthétique,  n'aurait  pu 
manquer  de  pressentir  en  même  temps  l'importance  du 
problème  de  l'opposition  des  concepts.  Platon,  avec  sa 
méthode  de  division,  si  inadéquate  d'ailleurs  à  la  tâche 
qu'il  lui  assigne,  a  eu  le  soupçon  dont  nous  parlons  ;  car  la 
différence  est  un  opposé  du  genre,  l'espèce,  une  synthèse 
des  deux,  et,  par  conséquent,  c'est  sans  surprise  que  nous 
rencontrons  chez  lui,  sinon  une  théorie  générale  de  l'oppo- 
sition, du  moins  l'esquisse,  déjà  très  ferme,  d'une  doctrine 
solide  et  circonspecte  touchant  cette  sorte  capitale  d'oppo- 


l'opposition  des  concepts  129 

sition  qui  s'appelle  la  contradiction.  La  position  d'Aristote 
est  bien  différente.  Il  ne  connaît  pas  d'autre  enchaînement 
rationnel  entre  les  concepts  que  renchaînement  analytique. 
La  principale  raison  qu'il  y  ait  de  méditer  sur  l'opposition 
des  concepts  n'existait  donc  pas  pour  lui.  Cependant  on 
trouve  chez  lui  une  théorie  de  l'opposition  des  concepts, 
qui,  malgré  ses  imperfections,  est  considérable  et  à  laquelle 
l'esprit  humain  paraît  s'être  tenu  jusqu'au  temps  de 
Kant.  D'une  part,  en  effet,  les  Scolastiques  se  sont  conten- 
tés sans  doute  de  fixer  la  doctrine  d'Aristote  dans  des  for- 
mules encore  plus  arrêtées  que  les  siennes.  On  peut  voir, 
par  exemple  dans  le  Lexicon  de  Signoriello  (1),  qu'Albert 
le  Grand  ne  fait  que  résumer  très  nettement,  mais  aussi 
très  littéralement,  Aristote.  D'autre  part  Hamiiton,  pour 
qui  la  philosophie  post-kantienne  n'existe  pas,  mais  qui 
possède,  hors  de  là,  une  connaissance  extrêmement  éten- 
due de  la  littérature  logique,  ne  signale  rien  qui  dépasse 
les  vues  d'Aristote,  et  la  doctrine  qu'il  fait  sienne  n'est,  en 
somme,  qu'un  appauvrissem'ent  de  celle  d'Aristote  ;  c'est 
celle  d'Aristote  réduite  aux  exigences  de  la  logique  for- 
melle (2). 

Comment  donc  Aristote  a-t-il  été  amené  à  spéculer  assez 
sur  l'opposition  des  concepts,  pour  en  donner  une  théorie 
qui  a  si  longtemps  régné  et  dont  certaines  parties  méritent 
de  durer  encore?  Les  raisons  qui  appelaient  l'attention 
d'Aristote  sur  l'opposition  sont,  semble-t-il,  au  nombre  de 
trois.  D'abord  les  contraires,  qui  jouent  un  grand  rôle 
dans  la  physique  des  Aoté-socratiques,  n'en  jouent  pas 
un  moins  considérable  dans  celle  d'Aristote.  Tout  châti- 
ment, selon  lui,  va  d'un  opposé  à  un  autre,  et  notamment 
û'wn  contraire  à  un  contraire.  Il  fallait  donc,  pour  fonder 
sa  théorie  du  changement,  qu'il  délinît  les  opposés,  et 
(ju'il  déterminât  les  rapports   possibles  des  opposés  entre 


{i)  Signoriello,  Lexicon  peripateticum philosophico-theologicum, 
in  quo  echolasticorutn  distinctiones  rt  effata  praecipua  explican- 

tur  'VA.  de  I8K1).  p.  tiîi  Bq. 
(2)  Lectures  on  lo<ii<\  Lee  t.  .XII,  Il  42,  l,  W3  2*6  (J«  éd.,  Mansel  el 

Veitch,  1860). 

Aristote  9 


130  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

eux,  et  aussi,  dans  le  cas  où  il  y  en  a,  avec  les  termes  inter- 
médiaires. En  second  lieu,  quelles  que  soient,  quand  on 
y  regarde  de  près,  les  incertitudes  de  la  doctrine  sur  ce 
point,  Aristote  a  bien  reconnu  que  le  passage  de  l'un  à 
l'autre  des  opposés  est  un  procédé  de  la  pensée,  qui  ne 
saurait  se  confondre  avec  aucun  autre  et  qu'on  ne  saurait 
laisser  passer  inaperçu.  Par  différentes  formules  il  a  très 
fréquemment  indiqué  que  la  pensée  ne  peut  séparer  les 
opposés  et  qu'ils  sont  l'objet  dune  seule  et  même  con- 
naissance. Il  ne  dit  pas  seulement,  considérant  une  espèce 
d'opposés  :  «  la  science  des  contraires  est  une  »,  mais,  d'une 
manière  tout  à  fait  générale  :  «  c'est  à  une  seule  et  même 
science  qu'il  appartient  de  spéculer  sur  les  opposés  »  (1). 
Enfin  la  troisième  raison  est  sans  doute  la  principale.  Le 
problème  de  l'attribution  a  été,  pour  plusieurs  des  Sophistes 
et  pour  deux  ou  trois  des  petites  Ecoles  socratiques,  une 
question  capitale,  pour  ne  pas  dire  la  question  capitale. 
Platon  en  avait  senti  toute  l'importance,  bien  que  la 
solution  lui  en  parût  facile  et  que  les  négations  d'An- 
tisthène  lui  semblassent  des  pauvretés  (Soph.  251  b). 
Aristote  connaît  le  problème  comme  son  maître.  Il  parle 
d'Antisthène,  qui  voulait  qu'on  énonçât  chaque  chose  sépa- 
rément sans  lui  rapporter  d'autre  attribut  que  son  concept 
propre  (2).  Il  mentionne  dans  la  Physique  l'embarras  des 
derniers  prédécesseurs  de  Socrate,  du  sophiste  Lycophron 
notamment,  en  face  de  l'attribution  ;  car  ces  philosophes 
redoutent  d'être  obligés,  en  l'admettant,  de  professer  qu'une 
même  chose  est  à  la  fois  une  et  plusieurs  (3).  Devant  l'im- 
possibilité de  l'attribution,  toute  spéculation  fût  du  même 


(1)  tû-j  ivavftwv  a-lv.  OU  vj  KÙtiJ  iisi'j-rlu:c,  —  lii&i  ïm<T-i)tJ.r,£  TKvnxeiusvft 
eewpjja-^.  Cf.  Boni'tz,  Ind.  247  a,  43  et  64  a,  27. 

(2)  Metaph.  A,  30,  1024  b,  32  :  Sià  'Avwaflsvijî  weto  r3jî0uç,  fuiik» 
àÇtwv  ).ev/£a-8ca  tiI^v  :w  oixsîw  ).6y<i>  sv  i<f   évôç...  Cf.  H,  3,  1043  b,  23-28. 

(3)  Phys.  I,  2,  485  b,  25  :  âôoouoouvro  §t  x«i  oi  vartooi  :«v  ào^aiwv 
Ô7tw;  y.fj  âaa  yé-Ji)TXi  avroî;  rà  kÙto  hi  xai.  To'/lci..  iïiô  xxi  oi  f/isv  ~o  ïg-vj 
«yet^ov,  ûcrnsp  Avxoypcov,  oi  Se  rrçv  Xe£cv  ptereppvôjxiÇov,  art  6  av0pw77o;  o-j 
Xsuxoç  sary»  àXXà  XcXeûxwrae,  o'j$t  pa(?iÇo<)v  sariv  âiO.à  Ba<?îÇgt,  ïva  pr,  irore 
rà  S<rrt  7rpoTâ7rrovTs;  7roA).à  eivcci  7Totwai  ro  év,  wç  uovayâiç  /eyousvou  roù 
évài  ri  ro-j  ovroç.  Cf.  Metaph.  H,  6,  1045  b,  7  sqq.  et  Bonitz,  ad  loc. 


l'opposition  des  concepts  131 

coup  devenue  impossible.  Il  fallait  donc  qu'Aristote,  dût-il 
pour  cela  se  contenter  de  renouveler  à  sa  façon  les  arguments 
de  Platon,  fît  voir  que  l'attribution  est  possible.  Nous  ne 
disons  pas  qu'il  était  obligé,  ni  encore  moins  qu'il  ait  réussi, 
à  montrer  sur  quoi  se  fonde,  dans  ce  qu'elle  a  de  positif, 
toute  attribution  non  tautologique.  Nous  disons  seulement 
qu'il  lui  fallait  établir  que  l'attribution  n'est  pas  impossi- 
ble. Or,  comme  il  nous  l'indique  lui-même  dans  le  passage 
de  la  Physique  que  nous  avons  cité,  les  difficultés  élevées 
contre  la  possibilité  de  l'attribution  venaient  de  l'Eléatisme. 
Dans  l'Eléatisme,  elles  venaient  de  la  manière  dont  Parmé- 
nide  avait  compris  la  contradiction.  L'être  est,  disait-il,  et 
tout  ce  qui  est  en  dehors  de  lui,  à  un  titre  quelconque  et  en 
quelque  sens  que  ce  soit,  tout  cela  est  une  négation  absolue 
de  l'être.  Pour  faire  voir  que  l'attribution  n'est  pas  impos- 
sible, Aristote  était-  donc  forcé  de  déterminer  le  sens  de 
l'opposition  contradictoire,  et  par  suite  il  était  même  con- 
duit à  réfléchir  sur  l'opposition  en  général.  Voilà  pour 
quelles  raisons  nous  trouvons  chez  lui  toute  une  théorie 
de  l'opposition. 

En  l'absence  du  rospî  ivT'./.s'.aÉvwv,  dont  il  ne  nous  reste 
que  bien  peu  de  chose,  les  deux  textes  principaux  relative- 
ment à  cette  théorie  sont  les  chap.  10  et  11  des  Catégi 
et  le  chap.  A  du  livre  I  de  la  Métaphysique.  Aux  chap.  10  et 
11,  les  Catégories  ne  sont  plus,  il  est  vrai,  que  ce  qu'on  a 
appelé  les  Poït-préclicamcnts,  et  nous  avons  vu  (p.  27)  que 
les  Post-prédicaments  ne  sont  pas  une  partie  intégrante 
du  traité  des  Café  go  ries,  tel  qu'Aristote  l'avait  primitive- 
ment écrit  ou  conçu.  Mais  le  morceau  qui  nous  intér 
porte  tout  à  fait  la  marque  aristotélicienne,  et,  si  par  has;ird 
il  n'était  pas  d'Aristotc  lui-même,  il  faudrait  qu'il  fût  de 
«phraste  ou  d'Eudème.  On  peut  l'employer  sans  scru- 
pule. 

Il  y  a,  nous  dit  Aristote,  quatre  sortes  <1  opposition  :  celle 
des  relatifs,  celle  des  contraires,  celle  de  [&  privation  et  de 
Y  habitude,  celle  de  X  affirmation  et  de  la  négation.  Le  dou- 
ble et  la  moitié  sont  opposés  comme  des  relatifs  ;  le  mal  et 
le  bien,  comme  des  contraires  ;  la  cécité  et  la  vue  comme 
la  privation  et  l'habitude;  «  il  est  assis  »,  «  il  n'est  pas 


132  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

assis  »,  comme  l'affirmation  et  la  négation  (1).  Ce  dénom- 
brement des  oppositions  est,  chez  Aristote,  classique  et 
définitif.  Il  y  a  quatre  oppositions,  comme  il  y  a  dix  catégo- 
ries. Il  est  vrai  cependant  que  le  chap.  10  du  livre  A  de  la 
Métaphysique  mentionne  deux  oppositions  de  plus  :  savoir 
celle  du  point  de  départ  et  du  terme  de  la  génération  et  de 
la  corruption  (è£  t5v  xal,  elç  à  ea-^a-ra  al  yevéo-et.;  xal  çOopaO, 
puis  celle  d'un  contraire  extrême  et  d'un  intermédiaire,  par 
exemple  du  blanc  et  du  jaune.  Mais  la  première  de  ces 
deux  sortes  d'oppositions  se  ramène  facilement  à  la  con- 
tradiction et  la  seconde,  à  la  contrariété  (2). 

Parcourons  successivement  les  quatre  sortes  d'opposi- 
tion. —  Sur  l'opposition  des  relatifs,  prise  en  elle-même, 
Aristote  est  toujours  excessivement  bref,  et  le  chapitre  de 
cette  sorte  d'opposition  ne  prend  quelque  étendue  que 
quand  on  y  rapporte  les  développements,  qu' Aristote  con- 
sacre ailleurs  à  montrer  que  l'opposition  des  contraires  et 
celle  de  l'habitude  et  de  la  privation  ne  se  ramènent  point 
à  celle  là.  Cette  brièveté  se  comprend  du  reste,  au  point  de 
vue  d'Aristote.  En  effet  un  relatif  n'est  ce  qu'il  est  que  par 
son  corrélatif.  Tout  relatif  se  dit  de  son  corrélatif,  ou 
comme  étant  pour  son  corrélatif,  ou,  en  général,  comme  se 
référant  de  quelque  manière  que  ce  soit  à  son  corrélatif.  Le 
double  est  le  double  de  la  moitié  ;  la  connaissance  est  la 
connaissance  du  connaissable  ;  le  connaissable  est  connais- 
sablé  pour  la   connaissance  (3).   Mais,  si  un  relatif  n'est 


(1)  Cat.  10,  Mb,  17  :  KiytTui  êi  ètêoov  érépcti  u.vtix.zït9ou  rerpa^w;,  r, 
w;  tk  ttooç  ri,  rj  w;  t«  Ivocvti'k,  rç  wç  vj  orépwt;  xai  ïÇiç,  y  wc  xaT«^«aiî 
xai  ùnàyouriç.  àvTÎxsirat  3ï  ïxaarov  rwv  toiovtmv.  coç  TÛrcw  eÎttsîv,  w;  u.ïj  rà 
npài  ti,  olov  tÔ  <?i7r),«cr tov  tw  iiiiiaei,  wç  â's  rà  évavTia,  oîov  tô  xkxôv  rû 
«yaôw,  wç  as  rà  xarà  arépriGVJ  xai  éÇtv,  olov  T'jyAo'rïj?  xai  oi|/iç,  wç  Sï 
xar«y«<7£ç  xai  «7r6^>«(Tfç;  olov  xaôrçTai  —  où  xa'ôvjTai. 

(2)  Cf.  Bonitz,  Metaph.  II,  ad  loc,  p.  247  ;  et  plus  haut  :  «...  tôt  esse 
gênera  [se.  oppositionwri]  tamquam  certum  et  exploratum  ponit 
pariter  ac  causarum  vel  categoriarumnumerxim...  » 

(3)  Cat.  10,  11  b,  24  :  ô'o-a  pùv  ouv  wç  rà  7rp6ç  ti  «vuxerrai,  aura 
aTTep  fort  tûv  àvTixêipisveov  léytTui  y  ônuaovv  âMwç  Trpèç  aùr«,  oîov  tô 
S inlda tov ,  aura  ôrreo  lart'v,  STÉpou  Sinkâciov  léyzrui  '  tivôç  yàp  6*t7r)l«o"tov. 
xai  rç  iiziGïiip.1)  Se  rw  £7rio"TïjT<â  w;  rà  7ro6ç  rt  «vrixEirat,  xai  ÀÉ'/Erat  ye  « 
èViorïjpr/;  aura  ônep  larri  tov  £7tio"T'/îtoù.  xai  tô  Ituotïîtôv  Je  aùrè  Ô7rtp  è&vï 


l'opposition  des  concepts  133 

ce  qu'ilest  que  par  référence  à  son  opposé,  il  est  clair  que 
l'opposition  des  deux  corrélatifs  ne  fait  qu'un  avec  leur 
nature.  Il  n'y  a  pas  besoin  d'établir  que  les  corrélatifs  sont 
des  opposés  :  ils  sont  tels  évidemment  et  par  définition. 
Passons  à  l'opposition  des  contraires.  Pas  plus  que  l'op- 
position de  l'habitude  et  de  la  privation,  comme  nous  le 
verrons  ci-après,  l'opposition  des  contraires  ne  se  confond 
avec  l'opposition  des  relatifs.  D'abord,  les  choses  qui  s'op- 
posent comme  des  contraires  n'ont  pas  leur  essence  dans 
le  rapport  qu'elles  soutiennent  l'une  avec  l'autre.  On  dit 
bien  que  l'une  est  le  contraire  de  l'autre  ;  on  ne  dit  pas  que 
l'une  est  ce  qu'elle  est,  de  l'autre,  ou  par  rapport  à  l'autre  ; 
on  dit,  par  exemple,  que  le  bien  est  le  contraire  du  mal, 
que  le  blanc  est  le  contraire  du  noir;  on  ne  dit  pas  que  le 
bien  est  le  bien  du  mal,  ni  que  le  blanc  est  le  blanc  du  noir, 
comme  on  disait  que  le  double  est  le  double  de  la  moi- 
tié (1).  En  second  lieu,  les  corrélatifs  sont  ontologiquement 
simultanés  (2).  Il  en  est  tout  différemment  des  contraires  : 
ils  peuvent  être  l'un  sans  l'autre,  ou  quelquefois  même  ils 
s'excluent  réciproquement  :  si  tous  les  êtres  animés  se 
portent  bien,  alors  il  n'y  a  pas  de  place  pour  la  maladie  ;  si 
Socrate  se  porte  bien,  il  est  impossible  qu'il  soit  simultané- 
ment malade  (Cat.  11,  14  a,  7-14).  Voilà  comment  l'opposi- 
tion des  contraires  se  distingue  de  celle  des  corrélatifs  ;  nous 
verrons  prochainement  comment  elle  se  distingue  de  l'oppo- 
sition contradictoire  et  de  l'opposition  de  l'habitude  avec  la 
privation.  —  Pour  aller  au  fond  de  la  nature  de  l'opposi  tion  de 
contrariété,  voyons  comment  il  fautdéfinir  les  contraires.  La 
définitiou  la  plus  vague  qu'on  puisse  donner  des  contraires 
est  celle  qui  est  présentée  comme  traditionnelle  dans  Yuthi- 


ttooî  zo  kvrixtiuevov  "kiyerai,  zh'J  IrrtOTiQjutiqv  •  zo  yètp  ïnnznzo-j  rivi  Xsvrrccc 

£7rioTïjrov,  zr,  int9Tr)jvn, 

(4)  Ibid.  b,  IJ2  :  ôva  oxj-j  àvrixtiTai  wç  zù  7rpo;  ri,  ctjzù  âmp  iortv 
rrtooov  /ï/îzui  h  ÔKMtriïo'KOZï  ttoo;  oiïlri'/ot.  t.iyira.i.  rà  Se  û(  zù  tvavTfa,  aOrà 
tt'tv  insp  iiz'u  oûoajzâf  npôç  â).Xïj).«  Xtyrrat,  ivavrta  ixivzoï  uù.ti\m-j  Àêvarat  ' 
o-jz-  yào  zo  mvrSôv  zov  x«xov  ïiyîzc/.i  àyc.Oov,  à)/.'  tvavrtov,  o-jts  zo  XlUXÔV 
toO  pAavo;  Xsuxôv,  à)).'  hotvriov. 

(2)  Ibid.  7,  7  b,   ITi  :  $o/.ù  o;  zà   irpét   XI   âua   zfj  fxiirti  «vat...  Cf. 

infrct)  p.  iil. 


134  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

que  à  Nicomaque,  III,  8,  1108  b,  33  :  «  On  appelle  contraires 
des  termes  qui  sont  éloignés  l'un  de  l'autre  au  maximum  » 
(xà  ô£7rXewrov  àirévovTa  àXX7]Xwv  Ivavx'la  opiÇovrat).  Cette  défi- 
nition très  extérieure  est  d'accord  avec  cette  idée  que  le  pre- 
mier type  delà  contrariété  doit  être  cherché  dans  l'espace  (1). 
Mais  il  est  clair  que  le  caractère  d'éloignement  maximum 
ne  suffit  pas  à  définir  les  contraires  ;  car,  comme  dit  la 
Métaphysique  (1, 4,  1055  a,  6  ;  p.  135,  n.  5),  il  n'y  a  point  de 
contrariété  entre  des  choses  qui  sont  trop  diverses,  trop 
étrangères  l'une  à  l'autre  pour  être  comparables,  entre  des 
à<rjj/.êXT1Ta.  Il  faut  donc  chercher  quelque  chose  de  commun 
entre  les  deux  contraires.  Ce  quelque  chose  de  commun 
peut  être  l'identité  de  sujet  (2).  Mais  l'identité  de  sujet  se 
ramène,  en  vertu  de  la  parenté  de  la  matière  et  du  genre,  à 
Y  identité  de  genre.  C'est  bien  celle-ci  qu'Aristote  va  finir 
par  faire  entrer  dans  la  définition  des  contraires.  Toutefois 
il  y  a  chez  lui  sur  ce  point,  au  moins  avant  l'époque,  sans 
doute  tardive,  à  laquelle  il  écrit  le  livre  I  de  la  Métaphysi- 
que, beaucoup  d'hésitation.  Simplicius  nous  dit  (3)  que, 
dans  le  rcepl  àvrixci^évcov,  Aristote  examinait  et  redressait 
une  vieille  définition  des  contraires,  ainsi  conçue  :  oo-a  ev  tû 
yévet  itXswTOV  àXX7)Xa>v  SiacpépovTa.  Puisque  la  correction 
d'Aristote  a  consisté,  selon  la  remarque  du  commentateur,  à 
remplacer  èv  Ttp  yévet.  par  ev  T<j>  aùry  yévet.,  les  mots  ht  :w 
yeveine  pouvaient  signifier  que  ceci  :  pour  que  deux  termes, 
très  éloignés  l'un  de  l'autre,  soient  des  contraires,  il  faut 
qu'ils  diffèrent  le  plus  possible  quant  au  genre.  Autrement 
dit,  des  genres  peuvent  être  contraires  l'un  à  l'autre,  le 


(1)  Cat.  6,  6  a,  12  :  jx«Xiot«  <?i  y  îv«vti6tuî  toû  tt6<tov  jrept  tov  rÔ7rov 
(?oxeî  CnvoCo^eiv.  zà  vc/.p  ôi'jro  tw  x«rw  Ivavriov  Tt^éact,  nôv  Trpôç  rô  uéaov 
ydtpoaf  xâroo  léyovzzç  Sià.  tô  Tzltiarviv  toj  [iégu  8iv.GTa.avj  npbç,  rà  nipuru. 
zoù  xcm7uou  tha.t.  ïoi/.uvi  aï  xoù  rov  rwv  £Xknv  ivavTÎuv  ôoi<rp.9w  utzo  toùtwv 

ETClfioeiV.  .. 

(2)  Ibid.  11.  14  a,  15  :  âijlov  Se  Sri  xaî  nep\  tkjtov  rj  eïSeï  h  yéuu, 
Tzéfwx.z  ■yîvstrQai  t^  ivavTtff.  vâaoç  p.e-j  yUp  xai  iiyieix  ev  «rwaart  £<ûou, 
Xsuxor/jç  (?'t  xal  pùcmloL  Ô.TÙMC,  é'v  <jùy.avi,  <Jixaio<rJvïj  t?è  xai  ào  ixia  Iv  Tpv~/.ï 
«v9pw7rou. 

(3)  Fr.  115  (Rose),  1497  6,  3-14  (de  son  commentaire  des  Catégo- 
ries, 387,  21,  27,  éd.  Kalbfleisch).  Sur  le  nepi  «yrtxstac'vwv,  voir  supra. 


l'opposition  des  concepts  135 

seul  élément  commun  nécessaire  pour  qu'il  y  ait  contra- 
riété consistant  seulement  en  ce  que  les  opposés  doivent 
être  des  genres  de  l'être,  et  non  pas  des  termes  d'un  autre 
ordre  que  les  genres,  par  exemple  des  termes  transcenden- 
taux  comme  l'être  et  le  néant.  Et  de  fait,  nous  lisons  dans  les 
Catégories  et  dans  le  livre  A  de  la  Métaphysique  que  les  con- 
traires peuvent  appartenir  à  des  genres  différents  (1).  Mais 
déjà  dans  les  Catégories  (2)  Aristote  donne  la  définition  pré- 
cise avec  sv  xw  y.\)-(»  yévet,  et  il  la  présente  même  comme  tradi- 
tionnelle ou  usuelle.  Enfin,  dans  la  Métaphysique  (I,  4  déb.), 
il  identifie  la  contrariété  avec  la  «  différence  »  maxima,  et  il 
fait  voir  que  la  différence  maxima  est,  du  même  coup,  la 
différence  parfaite  ou  complète  (TeXeia  Suwpopà);  car  il  n'y 
a  rien  dans  le  genre  au-delà  de  ce  qui  y  est  au  maximum 
de  distance  (3  .  11  n'y  a  nul  doute  que  la  définition  ici  don- 
née soit  l'expression  de  la  pensée  définitive  dTAristote.  Non 
seulement  cela  résulte  de  la  date  du  livre  I  de  la  Métaphysi- 
que et  du  caractère  de  maturité  qu'il  présente  (4)  ;  cela 
résulte  encore  de  ce  qu' Aristote  nous  laisse  voir  la  raison 
et  la  source  de  la  définition  dont  il  s'agit.  Il  définit  les  con- 
traires en  vue  de  la  physique  et  en  fonction  de  considéra- 
tions physiques  (o).  Ainsi  les  termes  qui  s'opposent  comme 

(1)  Metaph .   A,  10,  1018  a,  25  :  èvauria  Àgygrae  r«  -z  \xh  <?uv*r«  âtxa 

T'Ji    KVTM    KKOIÎVXI   T&V    itàfSOOVTtùV   /KT5(    76VÛÇ,    /.OÙ   T'A    7r),EÎ0T0V    iJlXCp ÉOOVTa 

~.w  iv  ?-.)  cor  o  yevsi,  v.xi  rù.  7r*,;t7Tov  dictféoojrtx.  rr-yj   'j~o  rijv  aJrrjv  ojvatuv 

[comme  exemple  de  contraires  de  cet  ordre,  on  pourrait  citer  lasanté 
et  la  maladie],  xa'c  wv  c,  Çtayopà  ueytornj  ii  c/k1ù;  t)  xarà  ye'voç  y  xar' 
e^Joç.  Qat.  il,  14  o,  19  :  Ujy.yr.n  <?s  ircéwT*  rà  svavria  r,  iv  rw  aùrû  •yrfvte 
Etvat  îj  ev  rot;  ;jv.'jtLoi;  yévtdtv,  t)  «-jrà  yéwïj  sîvttc.  /ev/.ov  acv  yào  x«i  u.éïocv 
vj  T'T)  kOtÛ  yrvci  (yoû>y.x  yào  corwv  ro  ytvoç),  (?ix«io<rJj»)  <?e  xat  àc?<xia  év 
toïç  ivavTtOi;  yhïiu  (toj  y.s./  y«o  ocoet/;,  toù  <?e  xaxia  to  yÉvo<;)  ■  âyaOov  <Ts 
/'/.i  xaxôv  o ûx  î'tti.v  iv  ysvtt,  «Va'  aOrà  ruyjçâvw  ygviq  rtvù»  ovra. 

(2)  Caf.  6,  H  a,  17  (;ï  la  suite  du  texte  cité  p.  134,  n.  i)  :  rà  yàp 
ir^gfarov  v'ù f,~),',ïj  vcdrrqxôrat  rwv  n  râ  kût£  y«vie  rvavrt'a  ootÇovrae. 

(3)  £~et  c?;  OlUfépsiv  ïj'ii/ixv.i  c/j.'/r,'/'-»  ~v.  JutysoovTa  7t^eîov  x«t  é'/kttov, 
ÏCTI   tiç  x«t  ptyivzr,  Siayoov.,  xai  Tav->jv  ).£y.>  ivavrt'wo-tv.  Cf.    un  peu  plus 

bas.  1055  a,  10-16,  la  définition  de  la  riÀcfa  fftopopâ. 

(4)  VoirZeller,  p.  215,  milieu  (n.  4  de  la  p.  214). 

(5)  Mf'Uiph.  I,  4,  1055  a,  6  :  t<z  piev  yv.oyîju  âtxfépo-jru.  oOx  ê^ei  é(?ov 
etç  aV/yj/a,  «)."/.  ùniyst  rcXê'ov  xai  à(jûp:6iï;r«  ■  toïç  a'et^îi  Jtayt'oouartv  «t 
yEvîCEiç  ex  rùv  tvavTÉwv  eïtiv  wç  fffyâruy...   Cf.  6.  11. 


136  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

contraires,  ce  sont  les  extrêmes  d'un  même  genre  :  pair  et 
impair,  blanc  et  noir.  Ce  sont  là  du  moins  les  termes  pri- 
mitivement constitutifs  de  l'opposition  de  contrariété.  Car 
il  y  a  des  oppositions  dérivées,  mais  elles  se  fondent  tou- 
jours sur  la  primitive  (1).  L'opposition  du  jaune  et  du  gris 
se  fonderait  sur  ce  que  les  deux  termes  renferment  (tcô  ïy  eiv), 
l'un,  plus  de  clair,  et  l'autre,  plus  de  sombre.  Une  autre  sorte 
d'opposition  de  contrariété  dérivée  est  celle  dont  parlent 
les  Catégories  (10 ,  13  b,  12-15)  :  Socrate  est  en  santé,  Socrate 
est  malade.  En  passant,  signalons  tout  de  suite  que,  à  pro- 
pos de  l'babitude  et  de  la  privation,  il  faudra  reconnaître 
aussi,  au-dessous  de  l'opposition  primitive,  des  oppositions 
dérivées  (Cat.  10,  12  b,  1-5  et  13  b,  22  sq.). 

Le  sens  de  l'opposition  de  l'habitude  et  de  la  privation 
dépend  naturellement  de  la  définition  de  l'habitude  et  de  la 
privation.  Aristote,  dans  le  chap.  22  du  livre  A  de  la  Méta- 
physique (jusqu'à  1022  é,  29),  et  même  par  voie  d'allusion 
dans  le  chap.  4  du  livre  I  (1055  b,  4  sq.),  distingue  trois  con- 
ceptions delà  privation  :  ne  pas  posséder  un  attribut  suscep- 
tible d'être  possédé,  mais  sans  queJe  sujet  soit  fait  pour  le 
posséder  :  c'est  en  ce  sens  que  la  plante  est  privée  d'yeux  ;  — 
ne  pas  posséder  un  attribut  qu'on  est  fait,  soi  ou  son  genre, 
pour  posséder  :  c'est  en  ce  sens  que  l'homme  aveugle  d'une 
part,  la  taupe  d'autre  part  (car  la  taupe  appartient  au  genre 
animal),  sont  privés  de  la  vue;  — ne  pas  posséder  un  attri- 
but au  temps  et  sous  toutes  les  conditions  dans  lesquels  on 
est  fait  pour  le  posséder.  Il  est  clair  que  c'est  la  définition 
la  plus  précise  qu'il  faut  choisir  comme  représentant  véri- 
tablement la  nature  de  la  privation  selon  Aristote.  Le  type 
de  l'opposition  de  l'habitude  et  de  la  privation  c'est  la 
cécité  et  la  vue,  dans  un  sujet  fait  pour  jouir  de  la  vue  et  à 
l'époque  où  il  doit  en  jouir.  —  Mais  le  point  capital,  à  pro- 
pos de  cette  opposition,  c'est  de  la  distinguer  des  trois 
autres  sortes  d'opposition. 

Pour  ce  qui  est  de  la  distinction  d'avec  l'opposition  des 


(l)  Ibid.,  a,  35  :  t«  <To).Xk  svavrîa  xarà  raùra  Xs^Ôjjffsrat,  rà  fte»  zcô 
£y£Eiv,  rà  oe  t<£>  iroteïv  ri  itovôrvuà  etvai,  rà  Sï  zii  /vi^îi;  etvat  xat  «jro§o).ac 
TOÛtwv  17  aA).wv  èvavTiwv. 


l'opposition  dks  concepts  137 

relatifs,  elle  peut  être  brièvement  exposée.  On  dit  «  le  dou- 
ble de  la  moitié  »,  on  ne  dit  pas  «  la  cécité  de  la  vue  », 
et,  quand  même  cette  expression  serait  de  mise,  il  est  sûr 
que  sa  réciproque  «  la  vue  de  la  cécité  »  serait  toujours 
inacceptable,  tandis  qu'on  dit  également  bien  «  le  double 
de  la  moitié  »,  «  la  moitié  du  double  »  [Çat.  10,  12  6,16-25). 
La  différence  entre  l'opposition  de  l'habitude  et  de  la  pri- 
vation et  l'opposition  contradictoire  est  déjà  un  peu  plus 
compliquée.  En  premier  lieu,  il  faut  dire  que  l'opposi- 
tion de  l'habitude  avec  la  privation,  même  quand  il  s'agit 
d'une  privation  du  premier  type  (la  plante  privée  de  la  vue), 
se  distingue  de  la  contradiction  en  ce  qu'elle  est  une  contra- 
diction déterminée,  une  contradiction  dans  laquelle  on  ne 
considère  pas  seulement  un  prédicat  et  sa  négation,  mais  où 
le  prédicat  et  sa  négation  sont  pris  en  tant  qu'ils  se  rap- 
portent à  un  certain  sujet.  Tandis  que  l'opposition  contra- 
dictoire :  «  est  assis»,  «  n'est  pas  assis  »  peut  exprimer  un 
simple  fait,  l'affirmation  ou  la  négation  d'un  prédicat  acci- 
dentel, l'opposition  de  la  vue  avec  la  cécité  tourne  autour 
d'un  sujet  (oTsp7j<nç  os  xal  e£iç  as-'ôtx'.  [jubv  tcsoI  taùtôv  Tt  xt/>. 
Cal.  10,  12  a,  26-29  dont  on  considère  les  exigences,  même 
impossibles.  Cette  opposition  est  une  contradiction  qui  ne 
se  sépare  pas  de  la  nature  du  sujet  (cuveiXiifijjiivr)  ~ù  osx.t'-.xcô). 
Lorsqu'on  dit  que  la  plante  est  privée  de  la  vue,  on  n'ex- 
prime pas  sans  doute  l'absence  d'un  attribut  que  la  plante 
devrait  posséder,  mais  (telle  semble  être  du  moins  la  pen- 
sée d'Aristote)  on  n'exprime  pas  non  plus  la  simple  absence 
de  la  vue  dans  la  plante,  on  exprime  que  cette  absence  est 
une  limitation,  une  impuissance  de  sa  nature  :  et  une 
imperfection,  voulue  par  la  nature  d'un  sujet,  reste  cepen- 
dant une  imperfection.  Lorsque  la  privation  est  prise  dans 
son  sens  propre,  il  est  bien  plus  évident  encore  que  ce  qui 
s'oppose  ii  l'habitude,  ce  n'est  pas  une  simple  négation, 
mais  une  négation  qui  contrarie  les  exigences  du  sujet  (1). 

(t)  Metaph.  I,  4,  1053  h.  'A  :  ri  0i  ttîo»j<xi;  kvTitpotvii  ri;  ivzcj  ■  r.yxo 
to  ùorjy-o-j  o/.w;  iyttv,  r,  ô  eu  mfwtôi  ;/.''•'  ''■^  *XV>  *ffT*|»TjT*l  h  ô).&>;  r, 
7rw;  ûfoptaBh  •  -o'ùc/.y'-i;  yàp  r,o i)  roùro  Xjvoucv.  w<nt«|B  oiriflqrai  iiftlv  iv 
ô).Xot;  !  .illusion,  soit  à  la  fuUpwii  OU  btkoyi  rwv  îvavrtcuv,  k  laquelle 
Arislote  renvoie  3.  1031  a,  30'ou  r,  2,  1004  a,  2,  soit  à  A.  88;  cette 


138 


LE   SYSTÈME   d'aMSTOTE 


En  second  lieu,  l'habitude  et  la  privation  ne  s'opposent  pas 
entre  elles,  quant  à  la  vérité,  de  la  même  manière  que  l'af- 
firmation et  la  négation.  Prenons  une  opposition  dérivée 
entre  l'habitude  et  la  privation  :  «  Socrate  voit  »,  «  Socrate 
est  aveugle  ».  Si  le  sujet  n'existe  pas,  alors  les  deux  oppo- 
sés sont  faux  l'un  comme  l'autre.  Si  le  sujet  existe,  il  ri  est 
pas  nécessaire  en  tout  temps  qu'il  possède  l'un  ou  l'autre 
des  opposés  ;  car,  quand  Socrate  n'est  pas  encore  fait  pour 
posséder  la  vue  (c'est-à-dire  sans  doute  quand  Socrate  est 
encore  un  embryon),  il  ne  possède  pas  la  vue  et  on  ne  peut 
pas  dire  non  plus  qu'il  en  est  privé.  Dans  l'opposition  con- 
tradictoire, si  le  sujet  existe,  il  faut  en  tout  temps  qu'il  pos- 
sède l'un  ou  l'autre  des  opposés  :  Socrate  est  ou  n'est  pas 
malade.  Si  le  sujet  n'existe  pas,  l'un  des  deux  opposés  est 
faux,  l'autre  vrai  ;  car,  lorsque  Socrate  n'existe  pas,  il  est 
faux  que  Socrate  soit  malade  (Cat.  10,  136,  20-35). 

C'est  de  l'opposition  de  contrariété  qu'il  est  le  plus  difficile 
de  distinguer  l'opposition  de  l'habitude  avec  la  privation. 
Certains  contraires  n'admettent  pas  entre  eux  de  terme 
moyen;  dans  ce  cas,  en  tout  temps,  il  faut  que  l'un  ou  l'autre 
appartienne  au  sujet  :  tels,  par  exemple,  la  santé  et  la  mala- 
die, le  pair  et  l'impair.  Certains  autres  contraires  admettent 
entre  eux  des  termes  moyens  ;  dans  ce  cas,  il  n'est  néces- 
saire en  aucun  temps  que  l'un  ou  l'autre  des  deux  appar- 
tienne au  sujet  :  ainsi  il  n'est  jamais  nécessaire  qu'un  sujet 
soit  chaud  ou  froiu,  noir  ou  blanc,  car  il  peut  être  tiède,  ou 
jaune.  Il  n'y  a  à  cette  règle  qu'une  exception  :  il  peut  se 
faire,  en  effet,  que  l'un  de  ces  contraires  qui  admettent 
entre  eux  des  termes  moyens  soit  indéfectiblement  caracté- 
ristique d'un  certain  sujet  ;  ainsi  le  feu  est  toujours  chaud 
et  la  neige  est  toujours  blanche.  — Ces  manières  d'être  des 
contraires  ne  se  retrouvent  pas  dans  l'habitude  et  la  priva- 
tion. Il  n'est  pas  nécessaire  en  tout  temps  que  l'habitude  ou 
la  privation  appartienne  au  sujet  :  cela  n'est  nécessaire  que 
dans  le  temps  où  le  sujet  doit  jouir  de  l'habitude.  Donc  le 


dernière  référence  est  seule  indiquée  par  Bonitz,  Metaph.,  p.  433]. 

TW    (JîXTlXW. 


l'opposition  des  concepts  139 

cas  de  l'habitude  et  de  la  privation  n'est  pas  le  même  que 
celui  des  contraires  qui  n'admettent  pas  entre  eux  de  terme 
moyen.  —  Mais  l'habitude  et  la  privation  ne  se  comportent 
pas  non  plus  comme  les  contraires  qui  admettent  des  termes 
moyens  ;  car,  lorsque  le  temps  est  arrivé  où  le  sujet  doit  jouir 
de  l'habitude,  alors  il  n"y  a  pas  de  milieu  :  il  faut  qu'il  ait 
l'habitude  ou  la  privation.  —  Reste  le  cas  où  un  contraire 
appartient  nécessairement  à  son  sujet  à  l'exclusion  de  l'au- 
tre contraire,  comme  la  chaleur  au  feu  :  rien  de  pareil  pour 
l'habitude  et  la  privation,  car  c'est  toujours  la  privation 
ou  l'habitude,  indéterminément,  et  non  celle-ci  plutôt  que 
celle-là,  qui  doit  appartenir  au  sujet  (Cai.  10,  12  b,  26-13 
a,  17).  —  D'autre  part,  le  devenir  peut  aller  indifféremment 
de  l'un  des  contraires  à  l'autre,  du  froid  au  chaud  comme 
du  chaud  au  froid  ;  mais  le  devenir  va  de  l'habitude  à  la 
privation,  et  jamais  de  la  privation  à  l'habitude  :  de  chauve 
ou  ne  devient  pas  chevelu,  et,  quand  on  a  perdu  ses  dents, 
on  ne  les  retrouve  plus  (ibid.  13  a,  18-36).  Ainsi  l'opposi- 
tion de  la  privation  avec  l'habitude  se  distingue  de  l'oppo- 
sition de  contrariété.  —  Il  est  vrai  que  dans  certains  cas  la 
privation  et  l'habitude  admettent  un  terme  moyen.  Mais  ce 
ne  sont  plus  l'habitude  et  la  privation  proprement  dites  et 
telles  que  nous  les  avons  considérées.  C'est  cette  espèce  par- 
ticulière d'habitude  et  de  privation  qui  se  confond  avec 
les  contraires  (Metaph.  I,  4,  1055  b,  8-11)  ;  c'est  cette 
espèce  d'habitude  et  de  privation  dont  le  sujet  et  la  notion 
ne  sont  pas  bien  précisés.  Par  exemple  l'homme  peut  n'être 
ni  bon  ni  méchant  :  le  bien  et  le  mal  appartiennent  à  des 
genres  différents,  et  Aristote  pense  sans  doute  que  sous 
l'idée  d'homme  sont  compris  les  enfants  encore  sans  rai- 
son, aussi  bien  que  les  adultes  (voir  ibid.  1055  b,  20  — fin 
du  chap.). 

Nous  arrivons  enfin  à  l'opposition  de  contradiction.  On 
a  déjà  vu  que,  pour  donner  un  exemple  de  cette  espèce  d'op- 
position, Aristote  a  pris  un  verbe  à  la  troisième  personne 
de  l'indicatif,  sans  négation  d'une  part,  et,  de  l'autre,  avec 
légation  :  xàOy.xa».,  ou  xàO-riTai.  Pour  la  définir,  il  dit  que  les  ter- 
mes en  sont  opposés  comme  l'affirmation  et  la  négation  :  wç 
xaTà'ja<nç  xal  ocTrôjaT'.ç  (Cat .  10,  13  a,  37).  Et  il  insiste  en 


140  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

disant  que  les  autres  oppositions  ont  lieu  entre  des  termes, 
sans  liaison,  aveu  trupTiX©^?-  tandis  que  la  contradiction, 
ràvTÛpao'iç,  est  l'opposition  de  deux  liaisons  de  termes,  disons 
de  deux  propositions  ou  de  deux  jugements  (ibid.  b,  10). 
Voilà  du  moins  ce  que  l'opposition  de  contradiction  est  pri- 
mitivement. C'est  seulement  par  dérivation  qu'il  y  a  oppo- 
sition entre  les  termes  ou  choses,  qui  sont  sous  le  discours 
affîrmatif  et  le  discours  négatif,  c'est-à-dire  entre  les  con- 
cepts dans  lesquels  on  peut  substantifier  l'affirmation  et  la 
négation  :  ainsi  entre  xaQTycrQai  et  jjitj  xaÔ^o-Qat,  qui  substan- 
tilient  JcàO^Tat  et  où  xàQr/m  (1).  Toutefois  Aristote  se  mon- 
tre très  prudent  dans  l'extension  qu'il  fait  de  l'opposition 
contradictoire  des  propositions  aux  termes.  S'il  passe  sans 
hésitation  des  indicatifs  aux  infinitifs,  il  est  très  réservé 
quand  il  s'agit  de  passer  aux  substantifs.  Il  n'opposerait 
pas  comme  contradictoires  avôpwrcûç  et  oùx  avôpwTtoç  :  on 
sait  qu'il  appelle  cette  dernière  expression  un  ovojxa  àôpw-- 
tov,  une  expressiou  indéfinie  (Hermen.  2,  16  «,  30;  cf. 
p.  163;,  tant  il  est  loin  d'y  voir  une  négation  précise  de 
àvQpoMçôç.  Il  faut  reconnaître  cependant  (2)  qu'il  étend  à  des 
termes  substantifs  la  qualification  d'opposés  contradictoi- 
res ;  car,  dans  la  Physique  par  exemple  (V,  3,  227  a,  7-10), 
il  désigne  sous  le  nom  d'àvf  L<pa<nç  l'opposition  des  points  de 
départ  et  d'arrivée  de  la  génération  et  de  la  corruption,  qui 
sont  l'être  et  le  non-être.  — Mais  primitivement  l'opposition 
contradictoire  reste  celle  de  deux  jugements.  Aussi  a-t-elle 
pour  caractère  propre  et  privilégié  de  séparer  le  vrai  du  faux, 
l'un  ou  l'autre  des  deux  opposés  contradictoires  étant  vrai 
et  l'autre  faux  (Cat.  10,  13  b,  33-35).  Comme  les  relatifs,  les 
contraires,  les  habitudes  et  les  privations  sont  des  termes  et 


(1)  Cat.  10,  i'ï  6,  6  :  o-jx  ïaxt  Se  oùâs  zo  ùnà  rijv  v.r:of  va  i-j  xat  y.v.roi~ 
fvaiv  ÙT7Qf uaiq  xat  xccTaya<7i<;  •  vj  pikv  yàp  xaraçsaaiç  Xô'/Oî  ïi~ï  xarawarixo; 
xai  >j  ùnàfxcni;  /oyoç  v.K0<j>uzf/.6;,  rwv  ai  ùtio  tàv  xaT«ya<xiv  xai  à-àfc/.çu/ 
oùSh  è&ri  ).6yo;.  Xévsrat  <Jk  xai  -v.ïitv  ùvrixiloQy.i  a/À  17/01;  w;  Av.Tv.yv.Gi; 
xai  uKoyv.aiç  •  xai  yào  èni  toûtwv  6  -oorcoç  t^ç  KVTtdscreo);  ô  viràç.  w;  y«û 
7tot£  h  xara^aatç  npôç,  ryv  c/.nàyvaiv  àvrixecrat,  o?on  to  xadiQTat  ~w  ov 
xaôïjTai,  oûrw  xai  to  uy'  sxotîoov  npày^u.  Kvrt'xeiTat,  ~ô  x.uQïj<tQki  t&  uri 
xa&rja-Ôai. 

(2)  Avec  Zeller,  p.  21€i,  n.  2. 


l'opposition  des  concepts  141 

non  des  discours,  il  est  impossible  qu'ils  soient  vrais  ou 
faux  [ibid.  b,  3-12).  Mais  il  y  a  plus  :  lorsque  les  contraires, 
lorsque  l'habitude  et  la  privation  prennent  dans  des  opposi- 
tions dérivées  l'aspect  de  discours,  ils  ne  participent  pas 
pour  cela  au  privilège  des  contradictoires.  Nous  avons 
déjà  vu  (p.  138)  que  l'un  de  ces  deux  opposés  :  «  Socrate 
est  bien  portant  »,  «  Socrate  est  malade  »,  ou  de  ces  deux 
autres  :  «  Socrate  voit  »,  «  Socrate  est  aveugle  »  n'est  pas 
nécessairement  vrai,  pendant  que  l'autre  serait  faux  (ibid. 
b,  12-27). 

INous  venons  de  parcourir  les  quatre  sortes  d'opposition 
et  nous  avons  vu  combien  Aristote  s'applique  à  les  distin- 
guer. Mais,  s'il  les  distingue,  il  reconnaît  aussi  entre  elles 
une  parenté.  Le  lien  de  parenté  n'est  pas  dégagé  dans  les 
deux  chapitres  des  Catégories.  Malgré  cela,  les  quatre  oppo- 
sitions sont  exposées  dans  un  ordre  assurément  voulu  et 
considéré  comme  rationnel.  La  contradiction  ou  l'opposi- 
tion des  relatifs  n'est  pas  mise  au  milieu  des  deux  autres, 
et  celles-ci  ne  sont  pas  placées  au  commencement  ou  à  la 
lin.  On  commence  par  l'opposition  des  relatifs,  on  passe  à 
celle  des  contraires,  de  là  à  celle  de  l'habitude  avec  la  pri- 
vation, pour  aboutir  à  celle  des  contradictoires.  Dans  le 
chap.  4  du  livre  I  de  la  Métaphysique,  cette  classification 
hiérarchique,  dont  on  aperçoit  alors  tout  le  sens,  est  rem- 
placée par  l'indication  expresse  d'une  filiation.  L'opposition 
la  plus  absolue  est  celle  des  contradictoires.  Celle  de  l'habi- 
tude avec  la  privation  est  une  limitation  de  la  précédente. 
Limitée  à  son  tour,  l'opposition  de  l'habitude  avec  la  priva- 
tion devient  l'opposition  de  contrariété.  C'est  donc  au  der- 
nier rang  qu'il  faut  placer  l'opposition  des  relatifs,  et,  si 
telle  est  forcément  sa  place,  c'est  assurément,  dans  la  pen- 
sée d'Aristote  bien  qu'il  ne  le  dise  pas,  parce  que  cette 
opposition  est  celle  qui  contient  le  moins  de  négation  (  1  ). 
Ainsi   pour  Aristote  chaque  sorte  d'opposition  n'est   pas 


(I)  105?)  a,  38  ;  b,  3  et  14  :  ù  Si)  kvtîxïitcu  u'ev  «yriyao-iç  v.'xi  n-éùr,(jic, 
xoù  gvavrtOTïjç  xai  rà  7rpo<;  rt,  to-jt&jv  oï  tcoûtov  àyrtyaffiç...  q  oï  9Ttpi)7iç 
ù-jzifxaiç  rtç  scrrtv...  o/j/ov  ôrt  »j  ukv  ÉvavTcuo't;  TTeor;o"iç  âv  rtç  et/j  7rà<r&:, 
   iï's  aréjavjffiç  tcxwç  où  nâau  èvavTior*;;. 


142  LE    SYSTÈME   d'âRISTOTE 

quelque  chose  d'isolé.  A  ses  vues  pénétrantes  sur  chacune 
des  oppositions  il  a  joint  une  vue  d'ensemble,  qui  est  com- 
plexe en  même  temps  qu'elle  est  ample,  puisque  la  liste  des 
oppositions  n'est  pas  seulement  une  collection,  mais  un 
système. 

Il  nous  reste  à  reconnaître  les  défauts  et  à  faire  ressortir 
les  mérites  et  la  portée  de  cette  théorie  considérable.  La 
partie  la  plus  faible  qu'elle  présente  est  assurément  celle 
qui  concerne  l'opposition  de  l'habitude  avec  la  privation. 
Cette  sorte  d'opposition  ne  se  distingue  pas  sans  peine  de 
la  contradiction^  ni  surtout  de  la  contrariété. 

Occupons-nous  d'abord  du  premier  point.  Sans  doute  on 
ne  saurait,  en  principe,  maintenir  trop  énergiquement  le  pri- 
vilège qu'Aristote  a  si  justement  attribué  à  l'opposition  con- 
tradictoire, de  partager  le  vrai  et  le  faux.  Sans  doute  encore 
il  est  exact  que,  si  le  sujet  n'existe  pas,  les  deux  opposés 
«  Socrate  voit  »,  «  Socrate  est  aveugle  »  sont  faux  tous  les 
deux,  ou  plutôt  peut-être  ne  sont  ni  vrais  ni  faux.  Mais  le 
privilège  de  l'opposition  contradictoire  s'étend-il  assez  loin 
pour  qu'on  puisse  dire  que,  des  deux  contradictoires 
«  Socrate  est  malade  »  et  «  Socrate  n'est  pas  malade  »,  la 
seconde  est  vraie  et  la  première  fausse,  quand  le  sujet 
n'existe  pas  ?  Il  n'y  a  guère  de  raison  pour  faire  ici  un  sort 
différent  à  l'opposition  des  contradictoires  et  à  celle  de 
l'habitude  avec  la  privation.  Dans  l'espèce,  aucune  des 
deux  propositions  contradictoires  n'est  ni  vraie  ni  fausse, 
et  par  conséquent  il  n'y  a  pas  lieu  de  chercher  ici  à  dis- 
tinguer entre  les  deux  sortes  d'opposition.  —  Toutefois 
ce  défaut  serait  véniel.  En  voici  un  autre  qui  paraît  plus 
grave.  On  a  fait  remarquer  (1)  que  la  privation  au  premier 
sens  (la  privation  de  la  vue  pour  la  plante)  ne  se  distingue 
pas  de  la  négation  et  que,  par  conséquent,  toute  différence 
entre  l'opposition  de  l'habitude  avec  la  privation,  et Top- 
p*«ition  contradictoire  tombe.  Sans  doute  Aristote  entend 
que,  même  dans  ce,  cas,  le  sujet  entre  en  ligne  de  compte, 
que  la  contradiction  est  ici  a-uvsiXïjjAjjiiv/i  — cp  Ssxtixw.  Cepen- 
dant, en  tant  que  la  plante  est  prise  comme  plante  et  non 

(1)  Zeller,  p.  216,  n.  7,  vers  le  commencement. 


l'opposition  des  concepts  143 

comme  un  sujet  vague,  capable  en  principe  de  recevoir,  ou  au 
moins  de  demander,  tous  les  attributs  positifs,  toutes  les  per- 
fections, la  plante  n'exclut  pas  moins  d'elle  la  vue,  que  l'être 
tout  parfait,  univers  ou  Dieu,  exclut  le  néant.  La  plaute 
comme  plante,  telle  qu'Aristote  la  définit  (ce  qui  possède 
une  âme  végétative  et  jamais  une  âme  sensitive),  ne  peut 
rien  avoir  de  commun  avec  la  vue.  Il  est  donc  juste  de 
dire  que  l'opposition  de  l'habitude  et  de  la  privation  ne  se 
distingue  pas  ici  de  la  contradiction.  Assurément  on  pourra 
remarquer  après  cela  que  la  plante  comme  plante  n'est 
qu'une  abstraction,  parce  que  la  plante  n'est  pas  un  être 
complet  et  fait  partie  d'un  ensemble.  Mais  personne  ne 
voudrait  soutenir,  et  Aristote  soutiendrait  moins  que  per- 
sonne, qu'on  n'a  pas  le  droit  de  considérer,  sous  les  réser- 
ses  voulues,  une  abstraction  comme  un  être  complet  et 
d'admettre  que,  en  un  sens,  tout  ce  qui  est  en  dehors  de 
cette  abstraction  est,  quant  à  elle,  négation  pure  ou  néant. 
Il  n'importe  pas  d'ailleurs  extrêmement  que  la  priva- 
tion au  premier  sens  se  distingue  mal  de  la  négation  ;  car 
la  vraie  privation  est  la  privation  au  troisième  sens.  Celle-là 
se  distingue  de  la  négation.  Mais  par  malheur,  quand  la 
privation  est  prise  au  troisième  sens,  c'est  de  l'opposition 
de  contrariété  que  l'opposition  de  l'habitude  et  de  la  priva- 
tion ne  se  distingue  plus.  Remarquons  d'abord  que,  lors- 
qu'Aristote  veut  distinguer  la  contrariété  de  la  privation, 
son  argument  le  plus  clair  est  un  argument  extérieur  ;  il 
recourt  à  une  considération  physique  :  il  dit  que  les  con- 
traires sont  cette  espèce  d'habitude  et  de  privation  qui 
constituent  les  extrêmes  du  mouvement  {Metaph.  1,  4, 
1055  ô,  11-15).  Nous  retrouverons  d'ailleurs  ce  point  tout 
à  l'heure  sous  un  aspect  plus  particulier.  En  second  lieu,  il 
y  a  de  l'inconséquence  dans  l'une  des  allégations  qu'Aris- 
tote apporte  pour  distinguer  la  privation  de  la  contrariété. 
Il  allègue,  comme  on  a  vu  (p.  139),  qu'une  contrariété,  c'est 
une  opposition  de  privation  et  d'habitude  qui  admettrait 
des  termes  moyens,  car  quelquefois  les  contraires  admet- 
tent entre  eux  des  termes  moyens  ;  et  il  ajoute  qu'il  y  a 
place  pour  des  termes  moyens  quand  le  sujet  de  l'habitude 
et  de  la  privation  n'est  pas  défini  (Jbid.  à,  3  sq.  et  20-26). 


144 


LE    SYSTEME    D  ARISTOTE 


Mais  il  y  a  méprise  :  une  opposition  d'habitude  et  de  priva- 
tion, dont  le  sujet  est  indéfini,  ne  saurait  être  une  contra- 
riété, puisque  le  sujet  d'une  contrariété  est  défini.  —  Voici 
des  difficultés  plus  graves  (1).  Selon  Aristote,  ceux  des  con- 
traires qui  n'admettent  pas  de  termes  moyens  s  excluent  l'un 
l'autre  en  tout  temps,  tandis  que  l'habitude  et  la  privation 
s'excluent  seulement  en  un  temps  déterminé,  savoir  dans  le 
temps  où  le  sujet  doit  jouir  de  l'habitude.  Mais,  quand  ce 
temps  n'est  pas  arrivé,  il  ne  peut  être  question  ni  d'habitude 
ni  de  privation,  de  sorte  que  la  différence,  indiquée  par 
Aristote  entre  les  contraires  sans  terme  moyen  et  l'opposi- 
tion de  l'habitude  et  de  la  privation,  s'évanouit.  En  second 
lieu,  Aristote  avance  que,  dans  le  temps  où  le  sujet  doit 
normalement  jouir  de  l'habitude,  il  faut  que  le  sujet  ait 
l'habitude  ou  en  soit  privé,  sans  terme  moyen  possible, 
tandis  que  certains  contraires  admettent  des  termes  moyens. 
Mais  il  n'estpas  exact  qu'il  n'y  ait  jamais  de  terme  moyen 
entre  l'habitude  et  la  privation  :  entre  la  vue  et  la  cécité  par 
exemple,  il  y  a  tous  les  degrés  de  lamaurose.  Ajoutons 
qu'Aristote  a  eu  tort  d'affirmer  que  jamais  une  habitude  ne 
peut  appartenir  indéfectiblement  à  un  sujet,  comme  le 
chaud  au  feu  ou  le  blanc  à  la  neige.  Ailleurs  en  effet  (De 
an.  III,  13,  435  b,  4),  il  professe  qu'il  y  a  une  sensibilité 
que  l'animal  ne  peut  perdre  sans  mourir,  savoir  la  sensibi- 
lité tactile.  Enfin  il  est  inexact  que  le  devenir  ne  puisse  aller 
que  de  l'habitude  à  la  privation  :  Chrysippe,  en  face  de  cer- 
tains cas  où  la  vue,  après  une  disparition  momentanée, 
était  restaurée  au  moyen  d'une  ponction  (uapaxévurunç),  se 
demandait  s'il  fallait  appeler  aveugles,  pendant  leur  maladie, 
les  malades  qu'on  pouvait  ainsi  guérir  (2)  ;  quand  l'homme 
perd  ses  dents  de  lait,  une  seconde  dentition  vient  rem- 
placer celle  qui  disparait,  etc.  La  nature  est  plus  complexe 
que  ne  le  suppose  la  doctrine  d' Aristote  sur  l'opposition 
d'habitude  avec  la  privation.  Nous  pouvons  remarquer  en 


(1)  Pour  ce  qui  suit  sur  la  contrariété  et  la  privation,  voir  Zeller, 
p.  217  (n.  7  de  la  p.  216). 

(2)  Ap.  Simplicius  in  Caleg.  401,  7,  éd.  Kalbfleisch  (Schol.  86  a,  30  : 
Arnira,  Stoicorum  veterum  fragmenta  II,  n.  178). 


l'opposition  des  concepts  145 

passant  que,  dans  sa  théorie  de  l'opposition,  on  saisit  un 
des  vices  généraux  de  la  philosophie  conceptuelle,  telle 
qu'il  en  use.  Il  entreprend  d'appliquer  aux  choses  les  plus 
concrètes  les  concepts  abstraits  de  sa  théorie  de  l'opposition. 
Il  ne  songe  pas  qu'il  faudrait  commencer  par  analyser  et 
définir  les  choses  concrètes,  et  il  met  sur  le  même  pied, 
comme  exemples  de  contraires,  avec  le  pair  et  l'impair,  la 
santé  et  la  maladie.  — Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  de  cette 
remarque,  il  est  certain  que  l'opposition  de  l'habitude  avec 
la  privation  se  distingue  très  mal  de  la  contradiction  et  sur- 
tout de  la  contrariété.  A  vrai  dire,  il  faut  supprimer  cette 
sorte  d'opposition  pour  ne  laisser  subsister  que  l'opposition 
des  relatifs,  celle  des  contraires  et  celle  des  contradic- 
toires. 

Peut-être  même  faut-il  supprimer  une  distinction  de  plus. 
Car  il  semble  que  les  contraires  se  ramènent  aux  corrélatifs 
et  que  l'opposition  de  relation,  prenant  une  importance 
qu'Aristote  n'a  pas  soupçonnée,  doit  être  regardée  comme 
le  type  et  l'élément  fondamental  de  toute  espèce  d'opposi- 
tion. Selon  Aristote,  on  ne  dit  pas  «  la  vue  de  la  cécité  ».  ni 
«  le  blanc  du  noir  »,  tandis  qu'on  peut  dire  «  le  double  de  la 
moitié  »,  ou  réciproquement,  et  aussi  «  le  connaissable  pour 
la  connaissance  ».  La  différence  vient,  dans  la  pensée  d' Aris- 
tote, de  ce  que  les  deux  corrélatifs  sont  réels  tous  les  deux, 
et  l'un  autant  que  l'autre,  alors  que  l'un  des  contraires  est 
négatif.  Si  l'on  dresse,  dit-il,  une  table  de  contraires,  on 
s'aperçoit  que  l'une  des  colonnes  ou  séries  d'opposés  n'est 
que  la  privation  de  l'autre  série  :  twv  svav-rûov  y,  srspa 
au<noL^ia  ct^cyjct^  {Metaph.  l\  2,  1004  6,  27).  Mais  Aris- 
tote contredit  ailleurs  cette  doctrine  :  dans  le  De  genera- 
tione  et  corruptione  (II,  2,  329  b,  24)  il  reconnaît  au  froid 
et  au  sec  un  pouvoir  positif  d'agir  ;  dans  le  De  partibus 
ùnimaliitm  (II,  3,  649  a,  18)  il  convient  que,  dans  certains 
cas.  le  froid  est  une  nature  et  non  une  privation  (1).  Du 
reste,  c'est  parce  que  les  contraires  sont  réels  tous  les  deux, 
que  la  contrariété  ne  se  confond  pas  avec  la  contradiction. 

(1)  70  ^ij/ooj  yûo-tç  ri;  «/.).'  où  ors/aDoi;  (otiv.  Cf.  Zeller,  lin  de  la 
n.  7  de  la  p.  216  (p.  218). 

Aristote  10 


146  LE   SYSTÈME   d'àMSTOTE 

Si  les  deux  contraires  sont  réels,  les  différences  de  langage 
invoquées  par  Aristote  ne  peuvent  plus  être  de  très  grande 
conséquence.  La  preuve  d'ailleurs  qu'il  ne  faut  pas  s'y  fier, 
c'est  que  eertains.opposés,  qu'Aristote  range  parmi  les  con- 
traires, se  laissent  appliquer  les  mêmes  formes  de  langage 
que  les  corrélatifs.  Aristote  serait  obligé  de  déployer  beau- 
coup de  subtilités  peu  solides  pour  nous  empêcher  de  dire  «  le 
droit  du  gauche  »  et  «  le  bas  du  haut»).  —  Cependant  il  s'en 
faut,  aux  yeux  d' Aristote,  que,  pour  ramener  les  contraires 
aux  corrélatifs,  ce  soit  assez  d'avoir  établi  que  la  seconde 
série  des  contraires  a,  comme  l'autre,  de  la  réalité.  Car  cette 
réalité  des  seconds  contraires,  on  peut  soutenir  qu'elle 
n'est  pas  analogue  à  celle  des  corrélatifs  qui  répondent  aux 
relatifs.  Un  commentateur  des  Catégories  qui  se  plaisait  à 
faire  des  objections,  Nicostrate  (1),  avait  bien  cru  s'aper- 
cevoir que  les  contraires,  comme  les  corrélatifs,  s'intro- 
duisent l'un  l'autre  dans  la  pensée  et  que,  dès  lors,  il  n'y  a 
plus  entre  les  uns  et  les  autres  de  différence  radicale.  A 
cela  Simplicius  répond  que  Nicostrate  a  confondu  les  con- 
traires, en  tant  qu'il  y  a  entre  eux  contrariété,  avec  la  réa- 
lité qui  est  sous  les  contraires.  Autrement  dit,  dans  l'opi- 
nion de  Simplicius,  les  contraires  sont  des  corrélatifs  quant 
à  la  forme,  mais  non  quant  à  la  matière,  quant  au  contenu 
qui  est  sous  cette  forme  (2).  Cette  réponse  de  Simplicius 
nous  apparaîtra  comme  l'expression  fidèle  de  la  pensée 
d' Aristote  pour  peu  que  nous  nous  reportions  aux  Catégo- 
ries (3).  Mais,  dans  l'espèce,  la  pensée  d' Aristote  est  peu 
conforme  aux  principes  qui  d'ordinaire  la  dirigent.  En  effet 
cette  séparation  delà  contrariété  et  de  son  contenu  rappelle 
les  abstractions  violentes  dans  lesquelles  se  complaisent  les 
partisans  de  la  logique  formelle  ou  du  formalisme  kantien, 
et  elle  ouvre  la  porte  aux  difficultés  qu'amènent  après  elles 
ces  deux  manières  de  voir.  Pourquoi  appliquer  la  forme  de 


(1)  Sur  ce  personnage,  voir  le  début  du  commentaire  de  Simplicius 
sur  les  Catégories,  1,  18  sqq.,  éd.  Kalbfl.  (passage  traduit  par  Bouil- 
let,  les  Ennéades  de  Plotin,  III,  630). 

(2)  Ibid.  385,  4-12,  K.  (Sckol.  82  b,  26). 

(3)  Voir  10,  11  b,  32-35,  texte  cité  p.  133,  n.  1. 


l'opposition  des  concepts  147 

la  contrariété  au  noir  et  au  blanc,  si  rien  ne  prédestine  le 
noir  et  le  blanc  à  recevoir  cette  forme  ?  Il  faut  donc,  en  bonne 
doctrine  aristotélicienne,  comme  aussi  en  vérité,  que  le  noir 
et  le  blanc,  et  en  général  tous  les  contraires,  soient  jus- 
qu'au fond  imprégnés  de  contrariété,  que  le  contenu  de 
chacun  deux  ne  se  comprenne  que  par  le  contenu  de  son 
opposé.  Si  cette  conclusion  est  juste,  nous  avons  réussi 
cette  fois  à  ramener,  quant  à  son  élément  générique,  la 
contrariété  à  la  corrélation.  —  De  là  suivent  des  consé- 
quences importantes.  Il  ne  reste  plus  en  présence  que  deux 
sortes  d'opposition  :  la  corrélation  et  la  contradiction.  Or, 
cela  étant,  la  corrélation  devient  l'élément  fondamental  et 
partout  présent  de  l'opposition.  En  effet  ce  rôle  ne  peut  être 
joué  par  la  contradiction  ;  car,  si  l'on  prend  en  eux-mêmes 
des  termes  contradictoires,  ils  apparaissent  comme  entière- 
ment isolés  l'un  de  l'autre,  et  on  ne  comprend  pas  comment 
une  pareille  opposition  est  en  même  temps  une  liaison.  Au 
contraire  on  comprend  que,  si  c'est  une  loi  fondamentale 
de  la  pensée  que  dépasser  d'un  corrélatif  à  l'autre,  la  pen- 
sée puisse  épuiser  progressivement  toutes  les  corrélations, 
jusqu'à  ce  que  cette  loi  expire  enfin  dans  une  dernière  cor- 
rélation où  l'un  des  corrélatifs  est  la  négation  pure  et  sim- 
ple de  l'autre.  De  cette  façon  l'idée  d'Aristote  se  trouve 
conservée,  que  les  oppositions  forment  un  système  :  le  sys- 
tème est  seulement  réduit  à  deux  articles  principaux.  — 
L'opposition  de  corrélation  peut  et  doit  d'ailleurs  se  sub- 
diviser autant  que  besoin  est.  Car  cette  opposition  est  infi- 
niment plus  souple  et  plus  complexe  qu'Aristote  ne  l'a  cru. 
S'il  est  vrai,  comme  il  l'a  bien  vu,  que  les  corrélatifs  ne 
sont  que  l'un  par  rapport  à  l'autre,  il  faut  se  garder  de 
prendre  dans  un  sens  trop  étroit  la  proposition,  qu'il  a 
d'ailleurs  entourée  lui-même  de  quelques  restrictions  prur 
dentés,  que  les  corrélatifs  sont  simultanés  par  nature  {Cat.  7, 
7  b,  15;  cf.  p.  133,  n.  2).  Cela  ne  peut  pas  signifier  que 
les  corrélatifs  existent  toujours  dans  le  même  temps,  ni 
même  qu'ils  possèdent  toujours  autant  de  réalité  l'un  que 
l'autre.  Aristote  a  bien  soin  de  no  pas  compter  parmi  les 
relatifs  l'antérieur  et  le  postérieur;  cependant  il  est  clair 
que  c'est  là  une  séparation  artificielle  et  qu'il  n'y  a  d'avant 


148  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTK 

et  d'après  que  par  corrélation.  D'autre  part  des  termes 
comme  la  cause  et  l'effet,  et  en  général  la  condition  et  le 
conditionné,  sont  des  corrélatifs,  et  cependant  la  relation 
même  qui  les  lie  signifie  que  l'un  dépend  de  l'autre. 

Il  ne  nous  reste  plus  à  examiner  dans  la  théorie  aristoté- 
licienne de  l'opposition  que  ce  qui  concerne  l'opposition 
contradictoire.  Sur  ce  point  capital  Aristote,  avec  l'aide  de 
Platon  il  faut  le  reconnaître,  s'est  élevé  à  la  vérité  défini- 
tive. On  doit  seulement  bien  comprendre  sa  doctrine.  Sui- 
vant une  manière  de  voir  encore  très  répandue  et  qu'on 
trouvera  exposée  par  exemple  dans  la  Logique  de  Benou- 
vier  (1),  un  terme  contradictoire  par  rapport  à  un  terme 
donné  est  simplement  celui  qui  est  autre.  Il  est  vrai  que 
Renouvier  ajoute  «  sous  un  même  rapport  ».  Mais  cette 
addition,  qui  rend  la  formule  à  peu  près  juste,  n'empêche 
pas  la  première  base  de  cette  formule  d'être  tout  à  fait 
vicieuse.  Or,  s'il  fallait  en  croire  Zeller,  c'est  sur  une  pareille 
base  qu'Aristote  aurait  assis  sa  définition  du  contradictoire. 
«  Si  deux  concepts  diffèrent  aussi  complètement  que  pos- 
sible, dit  Zeller  (p.  214),  ils  sont  opposés  à  titre  de  con- 
traires; s'il  se  trouve  simplement  que  l'un  n'est  pas  ce 
qu'est  l'autre  [die  blosse  Verschiedenheit),  ils  sont  opposés 
comme  contradictoires  ».  — Autantdire  qu'Aristote  a  défini 
la  contradiction  exactement  de  la  même  manière  que  Par- 
ménide.  Car,  pour  Parménide,  tout  ce  qui  est,  en  quelque 
sens  que  ce  soit,  autre  qu'une  notion  contredit  cette  notion  : 
tout  ce  qui  est  autre  que  l'être  est  non-être,  et  par  non- 
être  il  faut  entendre  quelque  chose  qui  nie  l'être,  quelque 
chose  qui  le  contredit.  Platon  reçoit  de  Parménide  cette 
expression  :  le  non-être,  et  il  lui  fait  signifier,  comme  Par- 
ménide, tout  ce  qui  est  en  dehors  de  l'être.  Mais  il  a  bien 
soin  de  distinguer,  dans  l'extension  du  non-être,  un  terme 
qui  serait  un  opposé  absolu  de  l'être,  opposé  absolu  dont  il 
ne  s'occupe  pas  (Soph.  258  e,  258  a-b)  ;  il  a  bien  soin  de 
distinguer,  parmi  les  genres  qui  sont  à  part  les  uns  des 

(1)  Essais  de  critique  générale.  1^  Essai.  Traité  de  logique  géné- 
rale et  de  logique  formelle,  2e  éd.,  I,  248  en  haut  (I,  p.  456,  de  la 
réimpression). 


l'oppositjon  des  concepts  149 

autres,    ceux  qu'on  ne  pourrait  réunir  sans  contradiction 
(ibid.  255  e,  252  cl)  et,  à  l'encontre  des  termes  contradic- 
toires ainsi    dégagés,   il  fait  ressortir  les  termes  qui  sont 
simplement  autres.  Il  a  donc  été  loin  de  confondre  l'autre 
avec  le  contradictoire  et  de  définir  le  second  par  le  premier. 
Si,  pour  désigner  l'opposé  absolu  de  l'être,  il  emploie  le 
mot  âvaycîov,  c'est  peut-être  simplement  que  son  vocabu- 
laire  est  encore  insuffisant  et   qu'il  n'a  pas  de  mot  pour 
signifier  le  contradictoire  en  le  distinguant  du  contraire. 
Quand  même  d'ailleurs  il  aurait  pensé  qu'un  opposé  absolu 
est  un   contraire,   resterait   toujours  qu'il  a  mis   tous  ses 
soins    à   marquer  une    différence   radicale    entre    ce    qui 
s'oppose  absolument  à  un  terme  donné  et  ce  qui  est  seule- 
ment autre   que   ce   terme.    —   Il    eût    été  bien    étrange 
qif  Aristote  ne  tînt  pas  compte  d'indications  si  pénétrantes 
et  si  nettes.  La  vérité  est  qu'il  les  a  mises  à  profit  et  qu'il 
a  défini  le  contradictoire  exactement  dans  le  même  esprit 
que  son  maître,  sauf  à  employer  un  langage  encore  plus 
précis.  D'abord,  il  évite  toute  confusion  entre  l'èvavcutXTiçet 
ï'àmooOTtç.  Entre  autres  preuves  qui  établissent  cela,  on  en. 
trouvera  une  particulièrement  manifeste  dans  le  fait  que  les 
mouvements  proprement  dits  sont  définis  chez  lui  par  la 
contrariété,  tandis  que  la  génération  et  la  corruption  sont 
définies    par  la   contradiction.    Mais    nulle    part    Aristote 
n'apparaît  mieux  comme  le  continuateur  magistral  de  la 
pensée  de  Platon  sur  la  contradiction,  que  dans  la  manière 
dont    il   présente   et   dénomme    cette   sorte    d'opposition. 
Certes  il  pouvait  chercher  la  contradiction  dans  une  oppo- 
sition entre  des  termes.  Pourtant  il  est  sûr  qu'il  a  trouvé 
le  moyen  d'être    plus  net,    en   procédant  autrement.    Le 
terme  oux   xvôptorcôç  lui   a  semblé  ambigu,  comme   à  Pla- 
ton le  terme  u.'r,  5v.  C'est  pourquoi  il  a  placé  le  siège  pri- 
mitif delà  contradiction  dans  les  propositions  et  donné  a  ce 
genre  d'opposition  le  nom  qu'elle  a  conservé,  sauf  trans- 
cription, ïvTtçowiç.  En  disant,  que  les  contradictoires  s'oppo- 
sent comme  l'affirmation  et  la  négation,  il  faisait  ressortir, 
d'une   façon   si   forte   qu'elle   semblait   rendre   impossibles 
toutes  les  méprises,  le  fait  que  de  deux  contradictoires  l'un 
est  la  négation   absolue   de  l'autre.    Une  telle   manière  de 


150  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

présenter  les  contradictoires  ne  ressemble  en  rien,  on  en 
conviendra,  à  celle  que  Zeller  a  mise  au  compte  d'Aristote,  à 
une  définition  de  la  contradiction  par  l'altérité. 

Cette  définition,  encore  une  fois,  était  précisément  Ter- 
reur et  le  danger  qu'il  fallait  éviter  à  tout  prix.  —  Que  cette 
définition  soit  une  erreur,  c'est  ce  qui  résulte  indirectement 
de  ses  conséquences  absurdes,  de  ce  que  nous  appelons  le 
danger  de  la  définition,  point  sur  lequel  nous  reviendrons 
tout  à  l'heure.  On  voit  aussi,  directement,  qu'être  autre 
qu'une  certaine  notion  et  nier  cette  notion,  ce  sont  choses 
fort  différentes.  D'abord  il  y  a,  à  côté  d'une  notion,  pour 
ainsi  dire,  une  foule  d'autres  notions  qui  jamais  ne  pour- 
ront lui  être  attribuées  et  qui  cependant  ne  la  nient  pas  et 
qu'elle  ne  nie  pas.  Tel  est  le  cas  des  notions  coordonnées 
et,  par  exemple,  des  différences  en  nombre  quelconque 
qui,  à  un  certain  moment  de  la  pensée,  s'ajoutent  simulta- 
nément à  un  même  genre  pour  constituer  autant  d'espèces 
qu'il  y  a  de  différences.  Ces  différences  sont  autres  les  unes 
que  les  autres  ;  mais,  si  elles  s'excluent,  ce  n'est  pas 
comme  l'affirmation  et  la  négation.  Prenons  ensuite  le  cas 
de  notions  hiérarchisées.  Les  notions  les  moins  complexes 
s'opposent  aux  plus  complexes  ;  mais  il  n'y  a  pas  entre 
elles  de  contradiction  :  il  y  en  a  si  peu  que  les  moins  com- 
plexes entreront  dans  les  plus  complexes  comme  leurs 
éléments.  A  regarder  les  choses  de  ce  point  de  vue,  on 
voit  qu'un  terme  contradictoire  n'apparaîtra  qu'au  sommet, 
ou  plutôt  au-delà  du  sommet  de  la  hiérarchie.  Car,  après 
avoir  épuisé  la  série  des  affirmations,  il  ne  restera  plus 
que  la  négation,  au  delà  de  l'être,  le  néant,  qu'on  ne  peut 
poser  qu'en  niant  l'être,  puisque  le  néant  n'a  point  de  con- 
tenu qui  lui  soit  propre.  Ainsi  l'altérité  et  la  contradiction 
ne  s'identifient  pas.  Ce  qui  fait  qu'on  les  confond  trop  sou- 
vent c'est  que,  par  abstraction,  toute  notion,  si  incomplète 
qu'elle  soit,  peut  se  poser  comme  complète,  et,  à  ce  titre, 
faire  considérer  tout  ce  qui  est  autre  qu'elle  comme  un 
néant  par  rapport  à  elle,  comme  quelque  chose  qui  n'est 
conçu  que  par  négation  d'elle.  Mais  remarquons  bien  que 
c'est  seulement  en  tant  qu'on  a  fermé  la  notion,  en  tant 
qu'on  en  a  fait  un  univers  et  un  absolu,  que  ce  qui  est 


l'opposition  des  concepts  151 

autre  qu'elle  est  devenu  une  négation  d'elle,  quelque  chose 
donc  qu'il  est  désormais  interdit  d'affirmer  d'elle  :  le  cheval 
en  tant  que  cheval  ne  court  pas,  et,  s'il  est  entendu  qu'on 
parle  du  cheval  en  tant  que  cheval,  on  se  contredit  en 
prononçant  que  le  cheval  court  ;  car  le  courir  c'est,  par 
rapport  au  cheval  en  tant  que  cheval,  quelque  chose  qui 
est  non-cheval,  et  rien  de  plus  ni  de  moins.  Mais,  avant 
qu'on  eût  fermé  la  notion  de  cheval,  le  courir  était,  par 
rapport  à  elle,  de  l'autre,  et  non  du  contradictoire.  Avec  de 
l'autre  on  peut,  en  fermant  une  notion,  faire  du  contradic- 
toire :  mais  l'autre  n'est  pas,  par  lui-même,  du  contradic- 
toire, et  par  conséquent  il  ne  saurait  servir  à  définir  le  con- 
tradictoire. —  Arrivons  au  danger  que  présente  une  telle 
manière  de  définir  le  contradictoire. 

Si  une  notion  est  contredite  par  tout  ce  qui  est  antre 
qu'elle,  alors  il  est  clair  que  toute  attribution  devient 
impossible.  On  peut  dire  qu'il  y  a  trois  sortes  de  jugement 
nou  tautologiques.  Il  y  a  d'abord  le  jugement  analvtique 
proprement  dit.  celui  qui  procède,  non  par  une  répétition, 
mais  par  une  décomposition  du  sujet.  Ensuite  il  est  permis 
de  distinguer  deux  espèces  de  jugements  synthétiques.  Les 
uns  ajoutent  au  sujet  un  prédicat  non  compris  dans  l'es- 
sence du  sujet,  comme  lorsqu  on  dit  :  «  le  cheval  court  », 
a  la  maison  est  blanche  ».  Les  autres  prennent  pour  sujet, 
au  lieu  d'une  notion  définie,  une  ébauche  de  notion,  une 
sorte  d'y,  un  nom  sans  contenu,  et  ils  poursuivent  la  con- 
stitution de  la  notion  du  sujet  en  enrichissant  d'attributs 
nouveaux  cette  notion  ébauchée.  Aucune  de  ces  trois  sortes 
de  jugement  non-tautologique  n'est  possible,  si  tout  ce  qui 
est  autre  est  contradictoire.  D'autre  part,  et  plus  évidem- 
ment encore  s'il  est  possible,  toute  conciliation  des  contrai- 
res est  impossible  ;  car  le  contraire  est  de  l'autre  et.  pour 
ainsi  dire,  plus  que  de  l'autre. 

Avec  la  théorie  d  Aristote,  non  seulement  toute  erreur 
est  redressée,  mais  tous  les  dangers  disparaissent.  Lu  ce 
qui  touche  à  la  conciliation  des  contraires,  il  y  a  peu  de 
chose  à  dire  :  Aristote  en  fait  disparaître  l'impossibilité  et 
c'est  un  grand  point  ;  cependant  on  pent  aller  jusqu'à  affir- 
mer qu'il  sait  concilier  les  contraires  régressivement  dans 


152  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

le  genre,  et  progressivement  en  composant  avec  les  con- 
traires extrêmes,  tels  que  le  noir  et  le  blanc,  des  termes 
moyens  comme  les  couleurs.  —  Relativement  à  l'attribu- 
tion, il  y  aurait  à  dire  beaucoup  plus.  On  ne  peut  pas  lui 
demander  d'avoir  connu  la  constitution  progressive  des 
essences  par  synthèse  des  attributs  :  c'était  déjà  beaucoup 
que  d'avoir  renversé  une  théorie  de  la  contradiction  qui 
aurait  déclaré  ou  supposé  une  telle  entreprise  contradic- 
toire et  impossible.  Quant  aux  jugements  qui  rapportent 
à  un  sujet  un  prédicat  non  essentiel,  du  moment  que  cha- 
que notion  n'était  pas  fermée  et  qu'il  pouvait  y  avoir, 
grâce  à  cela,  des  relations  de  causalité  entre  les  choses, 
on  entrevoyait  la  possibilité  de  jugements  tels  que  :  «  cette 
pierre  est  chaude  ».  Mais  c'est  surtout  la  possibilité  des 
jugements  analytiques,  des  jugements  par  décomposition, 
que  la  théorie  aristotélicienne  de  la  contradiction  permet- 
tait de  concevoir  pleinement.  Une  fois  que  les  genres  se  sont 
synthétiquement  combinés,  opération  dont  ni  Platon  ni 
Aristote  n'expliquent,  il  est  vrai,  la  partie  positive,  rien  de 
plus  légitime  et  de  plus  rationnel,  dans  la  doctrine  d'Aris- 
tote,  que  de  défaire  cette  opération.  Une  essence  n'est  pas. 
au  moins  en  règle  générale,  une  unité  absolue  qu'on  ne 
peut  que  mettre  en  équation  avec  elle-même.  Il  n'y  a 
nulle  contradiction  à  dire  qu'un  animal  est  une  substance 
animée  sensitive,  ou  que  deux  est  1  -f-  1.  Si  la  communi- 
cation des  genres  ne  se  construit  pas  a  priori,  elle  se 
constate  et  s'analyse  a  posteriori. 


DIXIEME  LEÇON 


LE  JUGEMENT 


Les  choses  qui  sont  les  objets  de  la  pensée  étant  les 
mêmes  pour  tous  les  hommes,  elles  provoquent  dans  les 
âmes  des  représentations  qui,  en  somme,  sont  partout  les 
mêmes.  Ces  représentations  sont  traduites  par  les  hommes 
au  moyen  des  signes  du  langage,  qui  sont  traduits  à  leur 
tour  par  ceux  de  l'écriture.  Les  signes  du  langage,  à  la 
différence  des  représentations,  ne  sont  pas  partout  les 
mêmes,  ils  varient  au  moins  avec  chaque  peuple,  et  cela 
se  comprend,  car  le  langage  n'est  pas  un  instrument  natu- 
rel de  la  pensée  et  c'est  par  convention  que  les  mots  dési- 
gnent les  représentations  (1).  Mais,  si  les  langues  diffèrent, 
elles  ont  pourtant  toutes  ceci  de  commun  qu'elles  sont 
chacune  une  traduction  des  états  de  la  pensée.  On  peut 
donc  s'aider  des  formes  du  langage  comme  d'un  moyen 
extérieur  pour  trouver  les  divers  états  de  la  pensée.  Or 
le  langage  présente  avant  tout  deux  aspects  qui  sautent 
aux  yeux  :  on  peut  considérer  en  lui  d'abord  les  mots  pris 
un  â  un  et  sans  lien,  les  noms  et  les  verbes  isolés  les  uns 
des  autres,  aveu  <TupKkoxrr\<;  comme  disent  les  Catégories- 
Ci  dèb.  ;  cf.  10,  13  6,  10}  ;  il  y  a  d'autre  part  la  liaison  des 
mots  entre  eux  et  celle-ci  constitue  le  discours.  Corrélati- 
vement, il  faut  distinguer  tes  pensées  isolées  et  les  peu 
dans  lesquelles  il  y  a  liaison,  soit  sous  forme  de  réunion, 
soit  sous  forme  de  séparation  (2 1.  Dans  les  pensées  isolées, 

(1)  Voir  ffermen.  1  déb.  6  16a,  il.  et,  sur  le  caractère  convention- 
nel du  langage,  ibid.  2  <h-h.  et  i.  17  a,    1   sq. 

(2)  Hermen,  1,  16  a,  i'i  s'j .  :  tùqv'j  ôvofiam  -x-j-b.  xal  -;j.  Â&Mft'ct fwxi 


154=  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

exemptes  de  composition  et  de  division,  nous  reconnaissons 
les  concepts,  ou  du  moins  le  type  essentiel  et  primordial  des 
concepts.  Les  pensées  dans  lesquelles  il  y  a  de  la  composition 
et  de  la  division  sont,  bien  que  le  mot  soit  étranger  à  la  langue 
d'Aristote,  les  jugements.  Ainsi,  tandis  que  le  concept  est 
essentiellement  quelque  chose  d'un  et  de  simple,  le  juge- 
ment est  essentiellement  quelque  chose  de  multiple  et" 
complexe.  Sans  doute  le  jugement  a  aussi  son  unité  et  on 
ne  peut  songer  à  le  définir  exclusivement  par  son  caractère 
de  multiplicité  et  de  complexité.  Mais,  d'une  part,  l'unité  du 
jugement  n'est  pas  naturelle,  mais  faite  ;  et,  de  l'autre,  bien 
qu'elle  puisse  avoir  un  fondement  dans  la  réalité,  elle 
provient  de  l'esprit,  elle  est  plus  subjective  que  l'unité  du 
concept  (1).  Nous  verrons  tout  à  l'heure  pourquoi  la  pensée 
discursive  est  plus  subjective  que  l'intellect  au  sens  étroit. 
Commençons  par  considérer  de  plus  près  la  composition 
et  la  division,  qui  sont  le  premier  caractère  du  jugement. 
Platon  avait  dit  que,  pour  constituer  le  discours,  il  faut  au 
moins  un  nom  et  un  verbe  (Soph.  262  a).  Au  fond  Aristote 
n'est  pas  d'un  autre  avis.  Sans  doute  il  dit  dans  la.  Portique 
(20,  1457  a,  24)  que  tout  discours  ne  se  compose  pas  d'un 
nom  et  d'un  verbe,  par  exemple  la  définition  de  l'homme  (2). 
Mais  Y Hermêneia  nous  dit  qu'un  tel  discours  n'est  pas  celui 
qu'il  faut,  comme  nous  verrons,  considérer  dans  une  théorie 
du  jugement,  qu'il  n'est  pas  un  Xôy'oç  à-oœavr-.xoç  (3).  Nous 
pouvons  donc  partir  de  ce  point  que,  pour  Aristote  comme 
pour  Platon,  un  jugement  suppose  l'assemblage  d'un  nom 
et  d'un  verbe.  —  Or  que  signifie  un  verbe?  Aristote  est 
très  frappé  du  fait  que  le  verbe  marque  les  temps  ;  cepen- 
dant il  ne  fait  pas  de  cela  la  fonction  principale  du  verbe  : 


(1)  De  An.  III,  6,  430  b,  5  :  to  â't  êv  noioùv,  touto  ô  vov;  Ixaarov.  et 
Metaph.  E,  A,  1027  b,  29  :  iirù  S'o  o-u^7r).ox7J  eotiv  xai  o  ô'tatûîa-tç  h 
Six-joia  èùX  ovx  èv  toZç  npc/.y[iu.<n... 

(2)  Par  où  il  faut  entendre,  semble-t-il.  le  second  terme  de  la  défi- 
nition :  animal  raisonnable  mortel.  Où  yào  ôc-nuc,  ).6yoç  êx  p^aâ-wv  xai 
ôvopxrwv  <<ûyxeiTat  olov  6  toù  «vÔow7roy  ôotapioç,  a).).  £-j$é%eza.i  aveu  pnpû- 
twv  etvat  ).5yov. 

(3)  5,  17  a,  11   :  xat  vào  6  toO  àv9ow;rou,  êàv  pi)  to  ïnxvi  t,  v;v  t?  zazou 

VJ   Tt    TOIOVTOV    TTpOGTt&y,    0V7TW  ^OyO?  à7T0»KVTtXÔ;. 


LE    JUGEMENT  155 

la  fonction  principale  du  verbe  est  précisément  d'indiquer /# 
composition,  de  marquer  que  quelque  chose  est  ajouté  à 
quelque  chose  (1).  Le  passage  de  YHermmeia  où  cette 
idée  est  exprimée,  et  dont  il  faut  rapprocher  un  texte  du  De 
anima  (2),  nous  fait  faire  un  pas  de  plus,  en  nous  montrant 
en  quoi  consiste  la  composition  que  marque  le  verbe,  c'est 
celle  de  l'attribut  avec  le  sujet.  —  Le  jugement  est  donc 
multiple,  en  ce  sens  qu'il  contient  deux  termes  distincts, 
un  sujet  et  un  attribut.  Tandis  que  dans  le  concept  on  ne 
saurait  distinguer  des  parties,  le  jugement  n'est  ce  qu'il 
est  qu'à  la  condition  de  mettre,  en  présence  deux  choses 
séparées  et  de  rapporter  l'une  à  l'autre.  Peu  importe  d'ail- 
leurs que  la  discursivité  de  l'opération  se  marque  par 
une  composition  ou  par  une  division  :  on  peut  dire  éga- 
lement que  juger  consiste  à  attribuer  un  prédicat  à  un 
sujet,  et  à  discerner  dans  l'unité  d'une  notion  qui  les  enve- 
loppait tous  les  deux  un  sujet  et  un  prédicat  (3).  Ce  qu'il 
faut  retenir  c'est  la  dualité  de  termes  qui  est  toujours  pré- 
sente dans  le  jugement. 

D'où  vient  cette  multiplicité  essentielle  du  jugement? 
Pour  répondre,  commençons  par  considérer  quelles  sont 
les  diverses  sortes  d'attributs  que  le  jugement  peut,  selon 
Aristote,  rapporter  à  un  sujet.  Il  y  a  trois  espèces  d'attri- 
buts. Il  y  a  d'abord  le  <TO^.&#/pcoç  xa(Tauv6,  l'attribut  qu'un 
lien  interne  et  nécessaire  rattache  au  sujet.  Mais  cette  sorte 
d'attribut  se  présente  sous  deux  formes  ;  car  ce  peut  être  la 


(1)  Hermetl,  3  déb.   ;   bviu.cn  oi  iffTi  rô  koo7ttiuc<î.j'>j  yjjwrj,   ou    izî'oo; 

OVOSV   S"!7fiCUVSt    JÇtofHÇ...    HÏOV    Ù-fltlOl  ILU    OVOUOC,   TÔ    S\  ÛYlOClVEt    fjr,U.(A  ' 

<7tij.rj.ijv  yv.a  to  ryj  jT.yr.yivj.  Cf.  De  An.  III,  t>,  430  a,  30  :  ce  qui 
caractérise,  par  opposition  à  l'intuition  infaillible  du  «impie,  le  mode 
do  pensée  qui  comporte  vérité  el  erreur  (voir  plus  loin,  y.  161),  ''est 

essentiellement  la  T-'r/jiTi.c,  :  z%j-v.  xs^atotffutva  nvrlùtrcui.,  '  «v  Si 
ysvoitnuv  h  ÏTiu.vjr,>j ,  rov  jqjôvov  -ooo~ewo^v  *a't  owriOslç.  Il  convient  de 
nietln-  Taccenlsur  les  mois  njj-ihi-on,  cruvnOtl;  Cf.  Poet.  20,  i  4T>7  a, 
14-IH. 

(2)  Hermen.,  loc.  cit.  (après  xr,>P^  b>  ^  S'I-)  :  *a'  ivm  [se.  rà  p-ôy-*] 
v.îï  twv  x«8'  i'ioo-j  Xsyoutvoiv  trrijiiZov.,.,  olov  tûv  xaO'  ùnoxsitié-joj  fi  h 
Ùno-Kiiué-JM.  De  An.  III,  t>,  430  h,  20  :  fan  <Vh  ukv  (paatç  rt  xara  tcjo;, 
rôrjnsp  r,  xktcôkt';,  /.où  oCtr/jt);  h  -Ihj'ic;  Ttâtrtt,.. 

(3)  De  An.  III,  0,  430  /;,  3  :  ivj'f/erai  (Sïxai  Jiai'oïcriv  yâvea  7ravra. 


156  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

notion  du  sujet  qui  renferme  dans  son  contenu  la  notion 
de  l'attribut  ;  et  ce  peut  être  au  contraire  la  notion  de  1  at- 
tribut qui  renferme  dans  son  contenu  la  notion  du  sujet. 
Ainsi  le  sujet  homme  renferme  dans  son  contenu  l'attribut 
animal:  et  d'autre  part  les  attributs  pair,  impair,  droit, 
circulaire  renferment  dans  leur  contenu  les  sujets  nombre 
ou  ligne.  Une  troisième  sorte  d'attribut  est  celle  qui  n'est 
pas  rattachée  au  sujet  par  un  lien  intrinsèque,  et  que  dési- 
gne proprement  le  mot  c-uu.êeë7)x6ç  :  telles  sont  pour  l'ani- 
mal la  qualité  d'être  blanc  ou  la  qualité  d'être  musicien  (1). 
Pour  cette  dernière  sorte  d'attribut  il  est  évident  qu'elle  est 
en  soi,  dans  l'ordre  des  choses  et  non  pas  seulement  rela- 
tivement à  nous,  «poç  t.^ôcç.  séparable  et  parfois  séparée 
de  son  sujet,  que  le  lien,  qui  rattache  l'attribut  au  sujet 
quand  il  y  a  lieu,  est  réel  sans  être  interne  ni  intrinsèque- 
ment nécessaire.  La  multiplicité,  dans  un  jugement  comme 
«  cet  animal  est  blanc  »  ou  «  cet  homme  est  musicien  »,  a 
sa  raison  dans  les  choses,  et,  s'il  y  a  quelque  chose  de  sur- 
prenant dans  les  jugements  accidentels,  ce  n'est  pas  qu'il  y 
ait  en  eux  de  la  multiplicité  ;  c'est  qu'ils  puissent  recevoir 
de  l'unité  Mais  lecas  des  jugements  constitués  avec  les  deux 
premières  sortes  d  attributs  est  bien  différent  :  ici  l'attribut 
n'est  pas  en  soi  séparé  ou  séparable  du  sujet  ;  c'est  la  pen- 
sée qui  sépare  ce  qui  dans  la  réalité  est  uni.  Pourquoi, 
maintenant,  cette  séparation  dans  la  pensée?  C'est  parce 
que  la  pensée  qui  juge  n'est  pas  complètement,  indépen- 
dante de  la  matière  ;  c'est  parce  que  cette  pensée  est  inter- 
médiaire entre  l'intelligible  et  le  sensible.  Nous  aurons 
l'occasion  de  voir  que  la  sensation,  suivant  Aristote,  est, 
ou  du  moins  veut  être  une  intellection,  mais  qu'elle  est 
astreinte  à  se  produire  en  tel  lieu,  en  tel  temps  et,  en 
outre,  dans  des  conditions  qui  impliquent  contingence, 
qu'elle  est  donc  bornée  et  coupée,  non  sans  arbitraire, 
spatialement  et  temporellement,  réduite  à  saisir  des  qua- 
lités isolées,  quand  même  ce  ne  sont  pas  des  qualités 
mutilées.  De  sorte  que,  si  nous  considérons  le  jugement 

(1)  An.  post.  I,  4,  73  a,  34—6,  5.  Cf.  Wailz,  Organon  II,  302-304. 
Voir  aussi  supra,  p.  112  sq.  et  p.  119  sq. 


LE    JUGEMENT  157 

comme  s'exerçant  sur  les  données  de  la  sensation,  il  est 
immédiatement  évident  qu'il  doit  contenir  de  la  multi- 
plicité. Mais,  si  nous  prenons  les  choses  par  l'extrémité 
inverse,  si  nous  considérons  le  passage  du  concept  au  juge- 
ment, il  nous  faut  bien  admettre  ici  encore  une  réfraction 
de  l'intelligible  à  travers  la  matière.  Ce  n'est  plus  par  la 
sensation  que  l'influence  brisante,  dispersiveet  contingente 
de  la  matière  s'exerce,  mais  c'est,  comme  nous  le  compren- 
drons mieux  quand  nous  aurons  étudié  directement  ces 
deux  fonctions,  par  l'imagination  et  la  mémoire.  Ou,  si 
l'on  veut,  c'est  pour  devenir  objet  d'imagination  et  de 
mémoire  que  le  concept  se  fragmente,  et  c'est  pour  rester 
dans  les  parties  les  plus  hautes  et  les  plus  intellectuelles  de 
l'opération,  qu'il  se  décompose  logiquement.  De  toute  façon 
le  jugement  implique,  par  suite  de  l'influence  de  la  matière, 
une  multiplicité  empirique  ou  tendant  à  le  devenir,  alors 
même  que  les  attributs  à  faire  entrer  dans  le  jugement 
sont  des  attributs  par  soi.  C'est  pourquoi  Aristote  a  pu 
comparer  l'œuvre  du  jugement  à  celle  que,  suivant  Empé- 
docle,  la  nature  accomplit  dans  la  production  des  êtres 
organisés  :  les  êtres  organisés  ne  sont  pas  sans  unité,  mais 
c'est  une  unité  faite  de  pièces  et  de  morceaux  (1). 

Comme  nous  avons  étudié  la  multiplicité  du  jugement, 
étudions  à  présent  son  unité.  On  peut  distinguer  dans  cette 
unité  deux  aspects  :  d'une  part  le  fondement  du  rapport 
entre  le  sujet  le  prédicat  dans  les  choses  :  d'autre  part  l'acte 
mental  qui  pose  ce  rapport.  — A  propos  du  rapport  entre  le 
sujet  et  le  prédicat  dans  les  choses,  nous  n'avons  guère 
qu'à  reprendre  d'un  autre  point  de  vue  ce  que  nous  avons 
dit  des  diverses  sortes  d'attributs.  Entre  certains  prédicats 
et  leur  sujet  il  y  a,  avons-nous  dit,  séparabilité  en  droit  et, 
en  fait,  parfois  séparation  :  l'union  de  ces  sortes  de  prédi- 
cats avec  leur  sujet  dans  les  choses  ne  peut  donc  être 
qu'une  union  de  fait  (2  .  Lorsqu'il  s'agit  au  contraire  des 

(1)  De  An.  III,  <i,  430  a,  27  :  v(r»Q$trtt  ru  Jiit  wt>(i£tuv  Aaittp  h  oytuv, 
xaO ''}.--.?,  Y.'i.-.vi'j/j.r,--,  ïyr,  v  f,  iroXkàv  ukv  xopffai  àvav£tvsc  iS\âaTi}vccv  . 
ÏTZcirce  <7vvt£9c<tô«i  ri)  »t/i«,  o-Jr'.»  xat  raùTa  xiyuotarutva  vwvlBntu...  Cf, 
p    155,  ii.  I. 

(i)  C'esl  ce  qù'Aristole  exprime  parfaitement  dans  la  définition  sui- 


158  LE    SYSTÈME   d'aRISTOTE 

attributs  par  soi,  l'union  du  prédicat  avec  le  sujet  sera 
fondée  sur  la  nature  même  des  deux  termes.  Alors,  dans 
l'un  des  deux  cas  qu'il  faut  distinguer  ici,  le  sujet  sera  dit 
être  contenu  dans  l'attribut  ;  dans  l'autre  cas,  le  plus  fré- 
quent et  le  plus  typique,  ce  sera  l'attribut  qui  sera  contenu 
dans  le  sujet.  Ce  rapport  s'exprime,  non  plus  seulement 
par  le  verbe  uïràp^eiv  avec  le  datif,  appartenir  à  (expression 
qui  s'applique  même  à  l'attribut  accidentel),  mais,  souvent 
du  moins,  parles  expressions  plus  précises  de  vTzxpysw  h  ou 
de  èvywàpvet.v,  être  dans  ou  immanent  à  (Bonitz,  Ind.,  789  a, 
12  et  257  a,  59).  A  ce  propos  faisons  en  passant  une  remar- 
que importante  :  pour  marquer  l'attribution  Aristote  ne  dit 
pas  «  B  est  A  »,  mais  «à A,  B  appartient,  tco  A  u-àcyst. 
B  »,  ou  «  sv  tcô  A  uTiàpys!.  B  ».  Or  cette  manière  de  s'ex- 
primer indique  qu'Aristote  interprète  le  jugement  en  com- 
préhension et  non  en  extension.  Quelque  part  qu'il  fasse 
ailleurs  à  la  quantité  logique,  et  nous  verrons  que  cette 
part  est  très  grande,  il  est  certain  que,  lorsqu'il  s'agit  de 
la  proposition,  Aristote  n'a  aucune  velléité  de  recourir  aux 
titres  de  classe,  ni  à  des  cercles  qui  représenteraient  l'ex- 
tension des  termes.  En  somme  donc  le  rapport,  qui  dans  la 
réalité  fonde  l'unité  du  jugement,  lorsqu'il  ne  s'agit  pas 
d'un  pur  rapport  de  fait,  est  un  rapport  d'immanence  de 
l'attribut  dans  la  compréhension  du  sujet,  ou  inversement. 
L'acte  mental  par  lequel  se  fait  pour  nous  l'unité  du 
jugement  est  l'affirmation  ou  la  négation.  Aristote  a  dégagé 
de  la  manière  la  plus  expresse  cette  caractéristique  du 
jugement.  Il  commence  par  opposer  les  discours  qui  ne 
sont  pas  des  jugements  à  ceux  qui  en  sont,  ou,  comme  il 
dit,  les  discours  qui  sont  déclaratifs,  owsecpœmxo»!,  à  ceux 
qui  ne  le  sont  pas.  Ces  derniers,  par  exemple  les  souhaits, 
sont  à  renvoyer  à  la  rhétorique  et  à  la  poétique  (1).  Ainsi 

vante  du  awaStS/jxo;  proprement  dit,  Mctaph.  A,  30  dêb.  :  o-jaSéo^xo; 

léyzrc/.i  ô  i>-xv.ayj.i  ttév  tivi  -/.cet  ukr.Q'ec,  eïnelv,  où  uévTOi  oùV  if  «v«yx7;;  ovr' 
hù  -o  r.o'hxi...  Cf.  Bonitz,  Ind.  714  a,  20. 

(1)  Hermen.  4,  17  a,  2  :  a7iro<pavTixôç  Se  ov  7rà;  [Xôyoçj,  «XV  lv  m  to 
«XïjQeûeiv  i)  ipsûc?£<7Ôai  iindoyet.  aux  sv  i-nv.ni  Se  virci.p%ei,  oîov  rt  eùyri)  /oyo; 
jze'v,  «XV  ours  àXvjô^ç  odre  tyevSriç.  oï  u£v  <x).),oi  àya'aO&xrav  •  p-/}Topix.îJiyùp 
G    îrotïjTtxÀç    oiy.eiorépcf.  rç    arxs'-^iç   •    ô    Se  ùnofotvrixbq  riji  vùv   Ô£wpî«ç.   Il 


LE    JUGEMENT  159 

un  jugement  pose  on  déclare  une  attribution.  Aristote 
ajoute  ensuite  que  tout  discours  déclaratif,  élémentaire  ou 
réduit  à  ses  plus  simples  éléments,  est,  soit  une  affirmation, 
soit  une  négation  (1).  — Mais,  si  Aristote  a  bien  vu  que  tout 
jugement  est  un  acte  d'affirmer  ou  de  nier,  il  n'a  pas  aussi 
nettement  aperçu  quel  est  dans  la  proposition,  expression 
du  jugement,  le  signe  qui  traduit  l'affirmation  ou  la  néga- 
tion ;  autrement  dit,  il  n'a  pas  dégagé  avec  toute  la  netteté 
désirable  la  copule  et  son  rôle.  Sans  doute  il  admet  la  décom- 
position du  verbe  en  attribut  et  copule,  et  il  reconnaît  qu'on 
peut  dire  indifféremment  :  àvf}p<o-o;  fîaStÇet  et  avOpwiroç  èVrt 
(JaSiÇwv  2).  Il  y  a  môme  un  passage  de  Y  Hermêneia  qui 
enseigne  que  le  verbe  être,  considéré  dans  l'un  de  ses  usa- 
ges, n'exprime  point  un  être  qu'on  puisse  prendre  en  lui- 
même  et  à  part  des  termes  qu'il  met  en  relation,  attendu 
que  sa  fonction  est  d'indiquer  la  oruvOscriç  (3).  On  ne  peut  pas 
mieux  définir,  semble-t-il,  l'être  comme  copule.  Cependant 
il  y  a  une  contre-partie.  Aristote  admet  bien  la  décompo- 
sition du  jugement  en  sujet,  attribut  et  copule  ;  mais  il  tient 
cette  décomposition  pour  facultative,  et  il  n'enseigne  nulle 
part  que  tout  jugement,  sans  exception,  doit  se  ramener  à 
ces  trois  éléments.  De  plus  il  se  plaît  à  prendre,  comme 
exemples  de  jugement,  des*jugements  d'existence  qu'il  ne 
décompose  pas  :  bctiv  av6pw-oç  [Herm.  10,  19  b,  15).  Enfin 
il  est  certain  que,  dans  le  verbe  èim,  le  sens  d'exister  et  celui 
qui  appartient  à  la  copule  se  confondent  pour  lui  étran- 
gement, au  premier  alinéa  du   chap.  10  de  Y  Hermêneia. 

convient,  bien  entendu,  pour  le  présent  de  réserver,  dans  ce  texlc, 
le  caractère  que  possède  ou  ne  possède  pas  le  discours  d'être  préci- 
sément vrai  ou  faux,  et  d'être  surtout  attentif  à  l'acte  mental  de 
VuitoyoLvaic,. 

(1)  IbiiL .  \>  défi.    :   ïa-i  $'t   il(    ttowtoî   ).6-/o;    à^oyxvrr/6;    jcarayafftç, 

EIT3C    «TTOVCTt;..  . 

(2)  ffermen.  12,  -1  b}  9  :  oùSsvyitp  diavipn  ùtïîï-j  âvdjMdTrov  3x<?i^;tv 
r,  âj'jû'.iiroj  3«oiÇov7«  thon.  De  même,  avec  quelques  autres  exemples, 
Melaph.  A,  7, 1017  a,  27-30.  Cf.  Phys.  1,  2,  183  b,  27-30  (voir  p.  130, 
n.  3). 

(3)  3,  16  b,  22  :  o'jSï  yxa  tô  etvai  h  pr,  ivttu  vqpcZày  étti  t«û  npxyux- 
toç,  oOrJ'  âv  ro  ôj  lfor»{  «ùro  xa9'  aura  yt).ov.  îawTo  fùv  yào  oJâtv  sari, 
TtooTfjQ'j.ut.'Jîi  iïï  tnrjBtaiv  riva,  îjv  dvîv  :wv  <jvyxtiu.i'Jorj  oùx.  fffTt  voiq cou. 


160 


LE    SYSTEME    D  ARISÏOTE 


Aristote  dans  ce  passage  distingue  les  jugements  où  il  n'y  a 
que  deux  éléments  :  eoriy  àv9po>Tcoç,  et  ceux  où  il  y  en  a  trois  : 
èVîi  obcaioç  àvOpcoTco;.  Mais  ce  dernier  jugement  paraît  bien 
signifier  :  «  il  existe  un  homme  juste  ».  Il  est  vrai  qu'on  passe 
peu  après  à  ce  jugement  :  7z5.q  sorlv  àv9po>7coç  oîxa'.oç,  où 
z?xL  ne  peut  plus  signifier  exister.  Mais  tout  ce  qu'on  peut 
conclure  de  là  c'est  qu'Aristote  mêle  très  confusément  les 
deux  sens  du  verbe  être  (1).  —  Ainsi  Aristote  n'a  pas  bien 
vu  comment  l'acte  d'affirmer  ou  de  nier  s'exprime  dans  le 
langage,  et  cela  implique  peut-être  qu'il  n'a  pas  eu  une  con- 
science aussi  haute  que  possible  de  l'hétérogénéité  de  l'acte 
d  affirmer  par  rapport  aux  éléments  qu'il  assemble,  c'est- 
à-dire  en  somme  de  l'indépendance  du  sujet  pensant.  Quoi 
qu'il  en  soit  de  cette  nuance  subtile,  Aristote  a  su  pour- 
tant dégager,  sinon  l'expression  de  cet  acte,  du  moins  l'acte 
qui  constitue  essentiellement  l'unité  du  jugement  dans 
l'esprit. 

De  ce  caractère  du  jugement,  qu'il  est  une  affirmation 
ou  une  négation,  un  dernier  caractère  découle  qui  achève 
de  définir  le  jugement  et  de  l'opposer  à  l'intuition,  surtout 
à  l'intuition  intellectuelle.  Une  affirmation,  c'est-à-dire  la 
position  d'un  rapport  entre  un  prédicat  et  un  sujet,  est  vraie 
ou,  aussi  bien,  fausse.  Si  l'idéal  est  de  penser  par  intuition, 
par  natures  simples,  sans  multiplicité,  c'est  que  dans  cette 
pensée  simple  et  non  pas  composée  il  n'y  a  pas  place  pour 
l'erreur.  Au  contraire  l'affirmation,  ou,  si  l'on  veut,  plus 
généralement  la  déclaration,  t'owrooavaiç,  étant  l'unité  d'une 
multiplicité,  est  sujette  à  faillir.  Qu'est-ce  que  la  vérité  et 
l'erreur  en  effet  ?  Dire  vrai,  c'est  dire  que  ce  qui  est  est,  et  que 
ce  qui  n'est  pas  n'est  pas  (2).  En  d'autres  termes,  la  vérité 
c'est  la  conformité  de  la  pensée  avec  les  choses.  Mais,  lorsque 
la  pensée  porte  sur  une  nature  simple,  comme  elle  ne  peut 


(1)  Telle  est  l'opinion  de  Waitz  (Org.  1,345,5.  med.  et  sq.)  dans 
son  commentaire  de  ce  passage  assez  obscur.  Sur  tout  ceci,  voir 
Zeller,  p,  221,  n.  % 

(2)  Metaph.  T,  7,  1041  b,  25  :  av?).ov  Si  Ttpùrov  uïv  ôjoto-auévotç  rï  tô 
«/7]6j;  /.«'t  -^êù^oç.  to  wè»  yùp  ).éyivj  rô  ov  fr<7  Etvai  r,  76  ai]  ov  sn/ca  ileùSo^, 
to  oè  to  ov  sivoci  xai  to  urç  ov  uii  stvai  «âïj&jç... 


LE    JUGEMENT  161 

pas  saisir  cette  nature  simple  autrement  que  tout  entière 
si  elle  la  saisit,  il  est  impossible  que  la  pensée  mette  ici 
du  sien  ;  elle  est  forcément  conforme  à  la  chose  (Metaph.  H, 
10),  Si  au  contraire  la  pensée  porte  sur  un  objet  qui  se 
divise  en  elle,  il  pourra  se  faire  que  la  pensée  ne  rapproche 
pas  les  morceaux  de  l'objet  comme  ils  sont  unis  dans  l'ob- 
jet. Toute  pensée  qui  procède  par  affirmation  et  négation 
est  donc  sujette  à  Terreur  :  elle  n'atteindra  la  vérité  que  si 
elle  reproduit  dans  les  liaisons  qu'elle  établit  les  liaisons 
des  choses  Mais  il  faut  ajouter  ici  une  contre-partie.  Si 
la  pensée  composée,  qui  procède  par  affirmation  et  néga- 
tion, est  au-dessous  de  la  pensée  simple  parce  que  l'affirma- 
tion et  la  négation  ouvrent  la  porte  à  l'erreur,  en  revanche 
cette  même  pensée  composée,  qui  affirme  ou  nie.  est  au- 
dessus  de  la  pensée  composée  qui  ne  fait  encore  ni  l'un  ni 
l'autre.  Cette  dernière  espèce  de  pensée  est  au-dessous  de 
la  vérité  et  de  l'erreur.  Le  bouc-cerf  est  une  pensée  com- 
posée ;  mais,  si  l'on  n'y  ajoute  aucun  verbe,  cette  pensée,  à 
la  différence  d'un  jugement,  n'est  ni  vraie  ni  fausse  (1).  Ce 
caractère  de  comporter  l'erreur,  mais  aussi  la  vérité,  achève 
de  définir  la  place  moyenne  qu'occupe  le  jugement  au- 
dessous  de  l'intellection  et  au-dessus  de  la  sensation. 

Après  avoir  essayé  d'apercevoir  quelque  chose  de  la 
nature  intime  du  jugement  selon  Aristote,  il  nous  reste, 
nous  plaçant  désormais  à  un  point  de  vue  plus  extérieur, 
à  étudier  les  différentes  sortes  de  propositions  et  les  diffé- 
rentes sortes  d'opérations  qu'on  peut  faire  sur  elles.  Tou- 
tefois nous  écarterons,  pour  maintenant  du  moins,  tout  ce 
qui  a  trait  à  la  modalité  des  propositions.  Cette'  élimina- 
tion faite,  nous  n'aurons  en  somme  à  parler  des  proposi- 
tions qu'à  deux  points  de  vue  :  celui  de  la  qualité  et  celui 
île  la  quantité. 

(lommençons  par  une  remarque  de  vocabulaire.  Nous 
avons  observé  plus  haut  qu' Aristote  n'avait  point  de 
tenue  qui  correspondît  exactement  à  notre  mot  de  juge- 

(I)  ffermen.  1.  ».  fin.  :  «al  yùp  6  Toay-).«^o^  ayftulvu  uî-j  «,  o'jr.u  S'a 

ut.r/jïç,    r.     l/ij'jo;.    èàv    'J.r,    zo    livfl»    r,    uc,    ilju.i    -gotteO/;  ,    r,    KirXûç   r,    ■/.'*-.:<. 

/Ù'JJOJ. 

Aristote  11 


162  LE    SYSTÈME   d'aHISTOTE 

ment  ;  les  mots  de  3ô£aet  d'OTO^-j/iç  (cf.  Bonitz,  Ind.  203  a, 
14;  800  a,  56)  eux-mêmes  sont  dans  ce  cas.  Au  contraire, 
pour  désigner  l'expression  du  jugement  ou  la  proposition, 
Aristote  est  en  possession  de  deux  termes  au  moins  : 
oMcotpoiva'iç  et  xpÔTaciç.  Mais  aTûôœavort.ç  désigne  la  proposition 
en  tant  qu'elle  est  prise  en  elle-même.  C'est  le  mot  qu'em- 
ploie YHermêneia,  quand  elle  ne  se  sert  pas,  ce  qu'elle 
fait  de  préférence,  de  l'un  ou  de  l'autre  des  termes  qui 
désignent  les  deux  divisions  de  l'àtcécpocva-tç  :  àïcôœao-iç  et 
xoçrà^aartç,  affirmation  et  négation.  L'usage  du  mot  Tcpotowrtç 
est  réservé  aux  Analytiques  et  aux  Topiques,  parce  que  ce 
mot  désigne  la  proposition  en  tant  qu'elle  est  destinée  à 
servir  de  prémisse  dans  un  syllogisme  (Cf.  Bonitz,  lnd.  650  a, 
36).  En  effet  une  icpôrao-iç  est  un  discours  qui  est  mis  en 
avant  (Tcporetvéjievoç)  par  celui  qui  veut  préparer  une  con- 
clusion. Sous  cette  réserve  de  la  destination  qu'elle  doit 
recevoir,  la  proposition  garde  d'ailleurs  toute  l'étendue  de 
son  sens  sous  la  désignation  de  ~p6-ao-iç  (1).  Comme  les 
Analytiques  et  YHermêneia  parlent  tous  les  deux  de  la 
nature  des  propositions  et  des  opérations  qu'on  peut  faire 
sur  elles,  nous  pouvons  nous  attendre  à  voir  Aristote 
employer,  sur  le  sujet  qui  va  nous  occuper,  un  double  lan- 
gage, sans  que  cette  dualité  d'expression  empè'che  en  rien 
l'unité  des  idées. 

La  brièveté  avec  laquelle  Aristote  procède  dans  les 
Premiers  analytiques  à  Tétude'  de  la  proposition  rend  dif- 
ficile de  dire  si  Aristote  commence  par  considérer  la  qua- 
lité ou  la  quantité  des  propositions  (I,  2  déb.).  Dans  YHer- 
mêneia  (c"h.  6),  la  considération  de  la  qualité  vient  la  pre- 
mière, et  tel  est  bien  l'ordre  rationnel.  On  sait  que  les 
logiciens  ont  appelé  qualité  des  propositions,  désignation 
étrangère  à  Aristote,  le  fait  qu'une  proposition  est  affirma- 
tive, négative,  ou  peut-être  encore  indéfinie.  Or  cette 
dénomination  est  moins  arbitraire  qu'on  ne  l'a  pensé  quel- 
quefois. Il  convient  en  effetde  remarquer  (2)  que,  lorsqu'on 

(i)  La  preuve  en  est  dans  la  définition  que  donnent  de  la  -poras-t; 
les  Premiers  analytiques,  I,  1,  24  a,  16  :  Tzoozuirti  ab  ovv  ê&ti  'iàyo<; 
•/.KTaytXTtxo;  o  ct.TïOfGLTix.o;  rivàç  x«t«  tivoç.  Ci.  Waitz,  Org.  I,  388. 

(2)  Avec  Trendelenburg,  El.  log.  Ar.  8,  §  4,  p.  59. 


LE    JUGEMENT  163 

demande  d'une  chose  quelle  elle  est,  c'est  sa  nature  ou 
son  essence  que  Ton  vise.  Or,  d'après  ce  que  nous  avons 
vu,  l'affirmation  ou  la  négation  est  bien,  dans  la  doctrine 
d'Aristote,  et  sans  doute  en  vérité,  l'essence  de  la  proposi- 
tion. Ajoutons,  pour  insister  sur  cette  idée,  qu'il  y  aurait 
encore  des  propositions  quand  il  n'y  aurait  pas  de  quan- 
tité logique,  mais  qu'il  n'y  en  aurait  plus  s'il  n'y  avait  plus 
d'affirmation  et  de  négation.  Ainsi  c'est  bien  du  point  de 
vue  de  la  qualité  qu'il  faut  d'abord  envisager  la  proposi- 
tion. Aristote,  à  ce  point  de  vue.  admet  deux  sortes  de  pro- 
positions {Ilermen.  et  Anal,  pr.,  IL  cill.)  :  les  affirmatives 
et  les  négatives,  et  il  n'en  admet  que  deux  sortes.  Il  connaît 
bien  les  propositions  formées  à  l'aide  de  ce  qu'il  appelle  les 
noms  indéfinis  (àôo'.TTGv  ovo[jt.oc,  cf.  p.  140),  comme  oùx  âv&poi- 
tto;  (Herm.  2, 16  a,  30)  :  par  exemple,  eo-ctv  ou* àv&oto-oç  et 
oùx  sortv  oOx  avôpuwroç  [ib.  10,  19  h,  10  et  16).  Mais  il  n'a  pas 
eu  l'idée  de  constituer  avec  ces  noms  indéfinis,  pris  comme 
sujets  ou  attributs,  des  jugements  indéfinis,  comme  l'ont 
fait  plus  tard  certains  logiciens;  ainsi  «  l'àme  est  non- 
mortelle  »,  pour  rappeler  l'exemple  de  Kant.  Les  jugements 
indéfinis  sont  un  contre-sens,  puisqu'ils  méconnaissent  le 
rôle  essentiel  de  la  copule  dans  le  jugement,  en  faisant 
porter  la  négation  sur  un  terme  et  non  sur  la  copule.  En 
refusant  d'admettre  ce  contre-sens,  Aristote  a  montré  qu'il 
avait,  en  fin  de  compte,  mieux  senti  le  rôle  de  la  copule 
que  ses  explications  ne  permettaient  de  l'espérer. 

Au  point  de  vue  de  la  quantité,  désignation  qui  lui  est 
aussi  étrangère  que  la  précédente,  Aristote  distingue  quatre 
sortes  de  propositions,  les  universelles  (aiitpo?«78iç  xoôôXoo), 
les  particulières  (ai  cv  [j.£pî'.),les  indéterminées  (al  ào'.opvrToi; 
(Pr.a/tal.\,  2déb.)  et  les  singulières  (1).  Les  indéterminées 
sont  des  propositions  dont  le  sujet  ne  porte  aucun  signe,  de 
quantité,  ni  -a,-,  ni  où  itâc  :  par  exemple  «  la  science  des  con- 
traires est  une  »,  ou  <;  le  plaisir  n'est  pas  un  bien  »(Pr.  anal . 


(4)  Celles-ci,  bien  qu'employé*!  dans  les  Analytiques,  ne  Sgurenl 
dans  une  classification  des  propositions  que   dans  VB'erméneit 
encore  assez  indirectement  :  ce  sont  celles  qui  ont  pour  sujel  des 
individus  ;  voir  Ilermen.  1,  dèb.  h  17  b,  3. 


164  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

I,  1,  24  a,  17-22).  Aristote  traite  les  singulières  comme 
des  universelles,  et  les  indéterminées  comme  des  particu- 
lières, ainsi  que  nous  aurons  l'occasion  de  le  constater  tout 
à  l'heure  (Voy.  Hermen.  7,  17  b,  26).  —  Cette  manière 
de  traiter  les  indéterminées  met  l'accent  sur  l'importance 
qu'Aristote  attribue  à  la  quantité  logique.  Nous  avons  vu 
qu'Aristote  interprète  les  propositions  en  compréhension, 
en  tant  du  moins  qu'il  s'agit  de  l'attribut.  Il  n'a  donc  aucune 
velléité  de  quantifier  l'attribut,  et  nous  verrons  qu'il  se  garde 
de  justifier  la  conversion  des  propositions  par  des  règles  telles 
que  celles  dont  se  sont  avisés  les  logiciens  du  Moyen-Age, 
à  savoir  que  l'attribut  des  affirmatives  est  particulier  et  celui 
des  négatives  universel.  Mais  cela  ne  Tapas  empêché  de  faire 
jouer  un  grand  rôle  dans  sa  logique  à  la  quantité  des  sujets 
et,  par  suite,  des  propositions.  Si  Aristote,  dans  sa  logi- 
que, s'était  placé  à  un  point  de  vue  exclusivement  rationa- 
liste, s'il  avait  voulu  que  les  sujets  des  propositions  fussent 
toujours  des  notions  parfaitement  définies,  ainsi  qu'il  arrive 
dans  les  mathématiques,  il  aurait  fait  bon  marché  de  la  quan- 
tité logique  et  considéré  la  proposition  indéterminée  comme 
le  vrai  type  de  la  proposition  logique.  On  dit  «  le  triangle 
vaut  deux  droits  »  ;  on  n'a  que  faire  de  dire  «  tous  les  triangles 
valent  deux  droits  ».  Il  en  est  autrement  quand  on  se  place 
avec  Aristote  à  un  point  de  vue  plus  empirique.  A  ce  point 
de  vue  il  faut  distinguer  tous  de  quelques,  et  c'est  même  là 
une  distinction  capitale.  Le  signe  «  quelques  »  est  la  carac- 
téristique d'une  détermination  empirique.  Si  nous  disons 
en  effet  <i  quelques  hommes  sont  blancs  »,  c'est  que  notre 
sujet  «  hommes  »  n'est  pas  ici  rigoureusement  déterminé. 
Si  nous  déterminions  rigoureusement  ce  sujet,  nous  pour- 
rions dire  «  l'homme  caucasique  est  blanc  ».  Mais  une  telle 
détermination  n'est  pas  possible  dans  tous  les  cas  ;  elle  ne 
l'est  pas  pour  les  cas  où  l'attribut  est  accidentel,  c'est-à-dire 
encore  pour  les  jugements  qui  n'ont  pas  et  ne  peuvent  pas 
avoir  d'autre  fondement  que  l'expérience.  Si  donc  il  y  a 
dans  la  connaissance  une  part  pour  l'expérience,,  et  surtout 
une  part  non  pas  seulement  provisoire,  mais  une  part  défi- 
nitive, c'est-à-dire  encore  s'il  y  a  de  la  contingence  dans  le 
monde,  il  faut  que  la  logique  tienne  compte  de  la  quantité 


LE    JUGEMENT  165 

des  propositions,  à  moins  qu'on  ne  veuille  prétendre  que 
la  logique  appliquée  à  une  matière  empirique  ne  peut  ren- 
dre aucun  service.  Il  faut  donc  donner  raison  à  Aristote, 
mais  pourtant  sous  cette  réserve  qu'il  a  peut-être  confondu 
l'accessoire  avec  le  principal  et  que  la  logique  de  pure 
compréhension,  d'où  serait  exclue  toute  considération  exten- 
sive.  en  un  mot  la  logique  portant  exclusivement  sur  des 
concepts  définis,  pourrait  bien  être  la  logique  normale  et 
primordiale. 

Sachant  ce  que  c'est  que  la  qualité  et  la  quantité  des 
propositions,  nous  pouvons  arriver  aux  deux  opérations 
qu'Aristote  pratique  sur  les  propositions,  savoir  l'opposi- 
tion et  la  conversion. 

Occupons-nous  d'abord  de  l'opposition  et  commençons 
par  l'opposition  qui  porte  sur  des  universelles  et  sur  des 
particulières.  Aristote  admet  ici  deux  sortes  d  opposition  : 
celle  des  contradictoires,  xvrtxeurôat  ayriacmxcôç;  et  celle  des 
contraires,  àvroeew-Bai  êvavriiwç.  L'opposition  contradictoire 
est  celle  qui  met  en  présence  une  affirmative  universelle  et 
une  négative  particulière  :  -■}.:  ivOpcoTOç  Xeuxôç,  où  -àç  ivSpwrcoç 
Âsjy.o;  [Hermen.  7,  17  b,  16).  Si  l'une  est  vraie,  l'autre  est 
nécessairement  fausse  et  inversement  (ibid.,  9  déb.).  L'op- 
position contraire  est  celle  de  deux  universelles,  l'une  affir- 
mative, l'autre  négative  :  -à;  àvOsco-oc  Xeuxéç,  oùSelç 
ïv6pa>rcoç Xevxdç {ibid . ,  7,  lac.  -rit.\.  Il  est  impossible  qu'elles 
soient  vraies  toutes  deux  (ibid.  10,  '20  a,  16  .  Mais  Aristote 
remarque  ailleurs  qu'elles  peuvent  être  fausses  toutes  deux 
(Pr.  anal.  II,  11,  62  a,  11  ad  fin.).  C'est  certainement 
cette  dernière  propriété  de  deux  universelles  opposées  par 
la  qualité  qui  a  fait  donner  par  Aristote  à  leur  opposition 
le  nom  de  contrariété.  En  effet,  il  y  aici  quelque  chose  qui 
rappelle  ce  qui  se  passe  quelquefois  dans  l'opposition  de 
termes  contraires,  savoir  qu'entre  ces  deux  termes  il  y  a 
un  terme  moyen,  par  exemple  entre  le  blanc  et  le  noir.  Une 
fois  admis  le  rôle  de  la  quantité  dans  les  propositions,  on 
voit  qu'il  y  a  une  proposition  moyenne  entre  les  deux 
universelles  opposées,  et  qu'un  attribut  qui  n'appartient 
pas  proprement  au  sujet  peut  lui  appartenir  pourtant  par 
accident,  de  sorte  qu'il  est  faux   de    «lire  que    l'attribut  en 


166 


LE    SYSTÈME   d' ARISTOTE 


question  appartienne  toujours  au  sujet  et  également  faux 
qu'il  ne  lui  appartienne  jamais.  —  Au  reste  Aristote  n'a 
pas  fait  expressément  l'analyse  que  nous  venons  d'essayer, 
et,  d'une  manière  générale,  on  peut  dire  qu'il  n'a  rien  fait 
pour  démontrer  l'opposition  des  propositions.  Cependant, 
s'il  est  impossible  de  démontrer  (1)  que  de  deux  contradic- 
toires, l'une  étant  vraie,  l'autre  est  fausse  et  réciproque- 
ment, il  est  en  revanche  facile  de  démontrer  que  deux 
contraires  ne  peuvent  être  vraies  toutes  deux,  ou  que  deux 
subcontraires  ne  peuvent  être  fausses  toutes  deux,  puisqu'on 
peut  passer  de  la  A'érité  d'une  universelle  à  la  vérité  de  la 
particulière  et  de  la  fausseté  d'une  particulière  à  celle  de 
l'universelle,  ce  qui  nous  ramène  au  cas  des  contradictoires. 
Aristote,  à  la  différence  des  logiciens  du  Moyen-Age,  a 
préféré  s'en  tenir  entièrement  à  une  vérification  par  des 
exemples.  —  Cette  remarque  faite,  revenons  aux  diverses 
espèces  d'opposition.  Nous  venons  de  parler  incidemment 
des  subcontraires.  Aristote  ne  connaît  pas  le  mot  (2), 
mais  il  connaît  la  chose  :  il  sait  qu'on  peut  mettre  en  face 
l'une  de  l'autre  deux  particulières  différentes  de  qualité,  et 
il  admet  qu'elles  peuvent  être  vraies  toutes  deux  (Hermen. 
10,  20  a,  19).  Il  ajoute  d'ailleurs  que  ce  ne  sont  point,  en 
réalité  et  quant  au  fond,  des  propositions  opposées,  qu'elles 
le  sont  seulement  dans  le  langage  (3).  Reste  l'opposition 
des  singulières  et  celle  des  indéterminées.  Aristote  admet 
que  les  singulières  opposées  se  comportent  comme  des  con- 
tradictoires et  que  les  indéterminées  se  comportent  comme 
des  particulières  (Hermen.  7,  17  6,  26-34).  —  Pour  ce  qui 


(4)  Car  une  prétendue  démonstration,  telle  que  celle  de  Rondelet, 
Théorie  des  propositions  modales  (Paris,  1861  ;  cf.  sa  thèse  latine 
de  4847),  p.  141,  démonstration  fondée  sur  le  principe  de  contradic- 
tion, est  une  évidente  pétition  de  principe. 

(2)  C'est  seulement  dans  Alexandre  qu'on  le  trouve,  An.  pr.  45, 
23,  éd.  Wallies  (Comm.  gr.  II,  4)  :  ôt«v  Sï  wo-iv  km  y.époi>i  ùafàrspxi 
Ivcc-jtLvj.,  ùvivoairieu  xa/oûvrai.  Voir  aussi  Ammonius  De  interpret .  92, 
21  ;  409,  49,  éd.  Busse  (IV,  5)  (Schol.  445  a,  15). 

(3)  Pr.  anal.  II,  45  S.  in.  :  tktyat  ipKVTtXfïfWVRÇ  eha.i  npoTÙazic,  /.ara 
ukv  ti?v  )é|tv  TïT7«oa;,  ...  xar'  «AïjÔstav  Sï  toeï;  '  tô  yxp  rat  ry  oi  rrvi 
xarà  Tvjv  /sÇiv  àvrtxstrat  povov. 


LE   JUGEMENT  167 

est  de  la  subalternation  des  propositions,  qui  n'est  pas  une 
opposition  véritable  quoi  que  semble  en  penser  quelque- 
fois la  logique  traditionnelle,  Aristote,  qui  ne  connaît  pas 
ce  nom  de  subalternes,  n'a  garde  de  compter  ici  une  espèce 
d'opposition.  Il  professe  d'ailleurs  que  l'universelle  con- 
tient virtuellement  la  particulière,  et  il  pense  certaine- 
ment que  celle-ci  se  conclut  de  celle-là  par  syllogisme. 

Pour  en  finir  avec  l'opposition  des  propositions,  il  n'y  a 
plus  qu'à  rappeler  l'exception  célèbre  qu'Aristote  admet  à 
la  règle  des  contradictoires,  lorsqu'il  s'agit  des  propositions 
portant  sur  des  futurs  contingents  (Hermen.  ch.  9).  Si  un 
événement  tel  qu'une  bataille  navale  est  contingent,  c'est-à- 
dire  peut  ou  non  se  produire,  de  deux  propositions  comme 
celles-ci  «  il  y  aura  demain,  — il  n'y  aura  pas  demain  une 
bataille  navale  »,  on  ne  peut  pas  dire  que,  si  l'une  est  vraie, 
l'autre  est  fausse,  ou  réciproquement.  Tout  ce  qu'on  peut 
affirmer,  c'est  qu'elles  s'excluent  indétermitoément.  A  suppo- 
ser vraie  l'une  quelconque  des  deux,  l'autre  est  fausse,  ou 
inversement.  Mais  on  ne  peut  pas  dire  dès  maintenant  que 
l'une  des  deux  déterminément,  celle-ci  plutôt  que  celle-là, 
soit  vraie  et  rejette  l'autre  dans  le  faux.  Car,  à  les  bien 
considérer,  ni  l'une  ni  l'autre  présentement  n'est  vraie  ou 
fausse.  Et  en  effet  :  «  les  discours  sont  vrais,  dit  Aristote 
rappelant  sa  définition  de  la  vérité,  entant  qu'ils  se  confor- 
ment aux  choses  »  (1).  Lors  donc  qu'un  événement  n'existe 
pas  encore,  et  qu'il  n'existe  même  pas  comme  préformé 
dans  sa  -cause  puisqu'il  est  contingent,  il  est  clair  qu'aucun 
discours  sur  cet  événement  ne  peut  être  ni  vrai  ni  faux  et 
qu'on  ne  peut  pas  dire  que,  tel  discours  opposé  étant  vrai, 
l'autre  est  faux  ou  inversement.  La  question  de  savoir  s'il 
y  a  réellement  des  futurs  contingents  est  tout  autre  ;  mais, 
s'il  y  en  a,  la  doctrine  d'Aristote  sur  l'application  du  prin- 
cipe de  contradiction  à  ces  futurs  est  seule  correcte  et 
rationnelle  (2). 


(1)  Hermen.  *K  19  a,  33  :  ...  ôuoiwç  ci  Xôyoi  &i)dtî(  C^j-kio  rà  rcpir/- 
uu-ck.  Pour  la  définition  de  la  vérité,  voir  supra,  p.  160. 

(2)  On  ne  comprend  pas  que  X<'1I<t,  p.  890,  o.  3.  trouve  préférable 
la  pauvreté  dont  s'étaient  avisés  les  Académiciens(cf.  Cicéron,  De  fato, 


168  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

La  seconde  opération  sur  les  propositions  est,  selon 
Aristote,  la  conversion  (avTwrpo:prï),  par  laquelle  le  sujet  et 
l'attribut  échangent  leurs  rôles  (Bonitz,  Ind.,  67  a,  1). 
Bien  qu'il  y  ait  des  sujets  naturels  et  des  attributs  natu- 
rels (1),  on  peut  pourtant,  sans  altérer  la  vérité,  renverser 
l'ordre  des  deux  termes,  pourvu  qu'on  se  conforme  à  certai- 
nes règles.  Toute  la  théorie  de  la  conversion,  dans  laquelle 
Aristote  ne  s'occupe  d'ailleurs  que  des  universelles  et  des  par- 
ticulières en  laissant  de  côté  les  indéterminées  et  les  singuliè- 
res (2),  est  contenue  dans  un  passage  extrêmement  dense  et 
court  des  Premiers  analytiques  (I,  2,  25  a,  14-26).  C'est  ce 
passage  qu'il  s'agit  de  présenter  sous  une  forme  suffisamment 
développée  (3).  Aristote  commence  par  la  conversion  de  l'uni- 
verselle négative.  La  proposition  Nul  B  n'est  A  se  convertit 
en  Nul  A  nest  B.  Voici  la  démonstration  d'Aristote.  Si  on 
nie  que  la  converse  soit  Nul  A  ri  est  B,  c'est-à-dire  si  l'on 
soutient  que  cette  proposition  est  fausse,  il  faudra  donc 
que  la  proposition  vraie,  la  converse  légitime,  soit  la  con- 
tradictoire de  Nul  A  ii  est  B,  à  savoir  Quelque  A  est  B. 
Appelons  Tout  Y  ce  Quelque  A  ;  nous  obtiendrons  ainsi  la 
proposition  Tout  Y  est  B.  D'autre  part,  comme  Tout  Y  est 
Quelque  A,  nous  pouvons  dire  que  Tout  Y  ey/ A  (c'est-à-dire 
quelque  A  est  A).  Nous  pouvons  donc  constituer,  le  syllo- 
gisme suivant  (4)  :  Tout  Y  est  A,  Tout  Y  est  B,  donc  Quelque 
B  est  A.  Mais  la  conclusion  de  ce  syllogisme  est  la  contra- 
dictoire de  la  proposition  à  convertir  Nul  B  ri  est  A  ;  la  con- 
clusion est  donc  fausse,   et  partant  il  faut  que  l'une  des 

12,  27-28),  qu'une  des  propositions  détenninément  est  déjà  vraie, 
savoir  celle  qui  se  trouvera  réalisée  fortuitement.  La  doctrine  par- 
faitement fondée  d'Aristote  était  une  réponse  aux  Mégariques,  qui 
croyaient  trouver  dans  le  principe  de  contradiction  la  base  suffisante 
d'un  fatalisme  logique  (cf.  Zeller,  ibid.). 

(1)  Cf.  Trendelenburg,  Elem.  log.  Ar. 8,  p.  68  (§  8  déb.)  :  ce  sont 
d'une  part  des  choses  singulières  et  qui  ne  peuvent  être  attributs, 
d'autre  part  les  genres  derniers  (les  catégories)  qui,  précisément 
parce  qu'ils  sont  derniers,  ne  peuvent  être  sujet  de  quelque  attribut 
plus  général. 

(2)  Cf.  Rondelet,  op.  cit.,  p.  108  sq. 

(3)  Ainsi  que  l'a  fait  Waitz,  p.  374. 

(4)  C'est  un  syllogisme  de  la  3«  figure,  en  dArAptl. 


LE    JUGEMENT  169 

prémisses  soit  fausse.  Or  la  prémisse  Tout  F  est  A  ne  peut 
être  fausse,  puisque  c'est  au  fond  une  proposition  identi- 
que. La  prémisse  fausse  est  donc  Tout  T  est  13.  Mais  cela 
revient  à  dire  que  la  proposition  Quelque  A  *est  B  est 
fausse.  Si  elle  l'est,  la  proposition  Nid.  A  n'est  B,  sa  con- 
tradictoire, est  donc  vraie  ;  c.  q.  f.  d.  —  A  l'aide  de  la 
conversion  de  l'universelle  négative,  désormais  acquise, 
Aristote  démontre  les  deux  autres  conversions,  celles  de 
l'universelle  etdela  particulière  affirmatives.  L'universelle 
affirmative  Tout  B  est  A  a  pour  converse  Quelque  A  est  B. 
Car,  si  Nul  A  /t'estB,  on  aura  par  conversion  Nul  B  n'est  A. 
Or  cette  dernière  proposition,  par  l'intermédiaire  de  la 
subalterne  Quelque  B  n'est  pas  A,  contredit  la  proposition 
à  convertir.  Donc  la  proposition  Nul  A  n'est  B  est  fausse 
et  c'est  sa  contradictoire  Quelque  A  est  B  qui  est  vraie  ; 
c.  q.  f.  d.  —  La  particulière  affirmative  Quelque  B  est  A 
a  pour  converse  Quelque  A  est  B.  Sinon,  en  effet,  la  converse 
sera  Nul  A  n'est  B,  laquelle,  à  son  tour,  a  pour  converse 
Nul  B  n'est  A.  Par  suite,  Quelque  B  n'est  pets  A  ;  ce  qui 
contredit  l'hypothèse,  etc.  —  Quant  à  la  conversion  de  la 
particulière  négative,  Aristote  ne.  l'admet  pas,  et  il  se  con- 
tente d'en  montrer  l'illégitimité  par  un  exemple.  Soit  la 
proposition  Quelque  animal  n'est  pas  homme;  il  n'est  pas 
nécessaire  que  Quelque  homme  ne  soit  pas  animal  ;  cela 
n'est  pas  nécessaire,  puisque  dans  l^spèce  cela  est  faux  et 
que  Tout  lu, m  me  est  au  i 'mal.  Aristote  n'examine  même 
pas  le  cas  où  l'on  voudrait  prendre  pour  converse  Nul  homme 
n'est  nmmal  :  c'était  inutile  en  effet,  puisque,  s'il  est  déjà 
faux  que  Quelque  homme  ne  soit  pas  animal,  il  doit  être 
plus  faux  encore  que  Nul  homme  ne  soit  animal.  Bien 
entendu.  Aristote  ignore  la  conversion  par  contraposition 
et  n'essaie  pas  de  s'en  servir  pour  convertir  la  particulière 
négative  (i). 

Nous  verrons  en  étudiant  le  syllogisme  quel  inconvénient 
gravo  présente  la  manière  dont  Aristote  démontre  les  con- 


(1)  Voir  Logique  de  Port  Royal  (é  i-  Charlesj  1869),  p.  229,  n   3  : 
îorte  de  conversion  consiste,  comme  on  suit,  a  mettre  ui 
ni  chaque  terme  el  &  transposer  les  len 


170  LE    SYSTÈME   d'aRISTOTE 

versions.  Théophraste  et  Eudème,  puis  Alexandre,  ont 
essayé  d'en  trouver  une  autre  (1).  Selon  Théophraste  et 
Eudème,  dire  que  la  totalité  de  B  est  séparée  de  la  totalité 
de  A  (Nul  B  n'est  A),  cela  revient  à  dire  que  la  totalité 
de  A  est  séparée  de  la  totalité  de  B,  et  par  conséquent  la 
converse  est,  sans  difficulté,  Nui  A  n'est  B.  Mais,  ou  bien 
Théophraste  et  Eudème  se  représentent  les  termes  de  la 
proposition  par  des  cercles  et  font  un  appel  à  l'intuition,  et 
alors  ils  n'apportent  qu'un  exemple  et  non  une  démonstra- 
tion ;  ou  bien  ils  commettent  une  évidente  pétition  de 
principe.  Alexandre  a,  semble-t-il,  été  beaucoup  plus  heu- 
reux. Si,  dit-il,  la  converse  de  Nul  B  n'est  A  n'est  pas 
Nul  A  nest  B,  ce  sera  donc  Quelque  A  est  B.  Mais,  en  par- 
tant de  cette  dernière  proposition  et  delà  proposition  à  con- 
vertir, nous  obtenons  le  syllogisme  suivant  (2)  :  Nul  B 
n'est  A  ;  Quelque  A  est  B  ;  donc  Quelque  A  n'est  pas  A.  La 
conclusion  est  absurde.  Donc  la  prémisse  Quelque  A  est  B 
est  fausse,  et  sa  contradictoire  Nui  A  n'est  B  est  vraie; 
«.  q.  f.  d. 

Indépendamment  de  lamodalité,  que  nousavons  réservée, 
la  qualité  et  la  quantité  sont  les  seuls  aspects  de  la  propo- 
sition dont  Aristote  se  soit  occupé.  Il  n'a  rien  dit  de  ce  que 
les  logiciens  postérieurs  ont  appelé  la  relation.  Il  ignore 
tout  à  fait  la  division  des  jugements  en  catégoriques,  hypo- 
thétiques et  disjonctifs.  L'expression  de  7tp6towtç  xar^yopix^ 
revient  souvent  chez  lui,  mais  elle  signifie  proposition 
affirmative  (3).  Sous  la  réserve  qui  a  été  faite,  nous  avons 
donc  achevé  l'étude  du  jugement  selon  Aristote. 

(1)  Cf.  Rondelet,  op.  cit.,  p.  155-157.  Pour  les  opinions  de  Théo- 
phraste et  d'Eudème,  cf.  Alexandre,  An.  pr.  31,  4-10,  cf.  34,  13,  éd. 
Wallies  ;   pour  la  démonstration  propre  d'Alexandre,  ibid.  34,  15-20. 

(2)  Syllogisme  de  la  ire  figure,  en  fKrIO. 

(3)  Voir  Trendelenburg.  op.  cit.,  p.  69. 


ONZIEME  LEÇON 


LE  RAISONNEMENT 


Pour  autant  qu'elle  ne  se  ramène  pas  à  l'intellection,  la 
sensation  n'est  pas  un  savoir,  car  elle  n'est  ni  vraie  ni 
fausse  ;  l'intuition  intellectuelle  est  le  suprême  savoir,  inac- 
cessible à  l'erreur  ;  le  jugement,  qui  est  vrai  ou  faux,  n'est 
par  lui-môme  ni  un  savoir  ni  l'opposé  :  il  est  plutôt  une 
simple  position  ou  affirmation  contingente.  C'est  seule- 
ment dans  l'opération  supérieure  de  la  pensée  discursive, 
dans  le  raisonnement,  que  la  science  reparaît.  Tout  ensei- 
gnement de  nature  discursive,  qu'il  soit  donné  ou  reçu, 
comme  dit  le  début  des  Seconds  analytiques,  et  par  là  il 
faut  entendre  toute  science,  car  ce  qui  s'enseigne  et  s'apprend 
est  science  (Eth.  Nie.  VI,  3,  1139  b,  25),  toute  science  dis- 
cursive donc  et  même  tout  ce  qui  imite  la  science  discur- 
sive, provient,  soit  par  le  syllogisme,  soit  par  l'induction, 
d'une  connaissance  antérieure.  En  d'autres  termes,  la  science 
discursive  se  fonde  sur  une  connaissance  antérieure  où  elle 
trouve  une  garantie  que  le  simple  jugement  ne  présentait 
pas.  et  l'opération,  par  laquelle  la  science  se  fait  en  s'ap- 
puyant  sur  les  connaissances  antérieures,  est  le  raisonne- 
ment. Car  l'induction,  sur  laquelle  nous  aurons  à  revenir 
plus  tard,  participe  elle  aussi  de  la  nature  du  raisonnement, 
et,  quant  au  syllogisme,  il  est  pour  Aristote  le  type  du  rai- 
sonnement par  excellence.  C'est  le  syllogisme  que  nous 
allons  étudier  dans  cette  leçon,  en  essayant  tout  d'abord  de 
voir  comment  et  pourquoi  une  conclusion  est  quoique  chose 
de  scientifique,  alors  qu'on  ne  peut  pas  en  dire  autant  d'un 
jugement,  puis  aussi  de  dégager  le  principe  du  syllogisme 


172  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

et,  par  là,  de  déterminer  dans  quel  ordre  de  choses  il  est 
permis  de  chercher  des  liaisons  syllogistiques  ;  enfin  nous 
exposerons  ce  qu'on  appelle  proprement  la  théorie  du  syl- 
logisme. Nous  écarterons  tout  ce  qui  a  trait  aux  syllogis- 
mes à  propositions  modales. 

On  sait  comment  Aristote  a  défini  le  syllogisme.  Cette 
définition  extérieure  fait  ressortir,  sans  l'approfondir  encore, 
le  caractère  auquel  nous  nous  sommes  référé  dans  tout  ce 
que  nous  venons  de  dire,  à  savoir  que  le  syllogisme  part  de 
certaines  données  pour  en  dégager  par  ses  propres  forces 
des  connaissances  enveloppées  dans  ces  données  (1).  Les 
choses  qu'il  faut  poser  pour  qu'une  autre  s'ensuive,  ce  sont 
deux  prémisses  et  trois  termes.  D'une  seule  proposition 
aucune  autre  chose  ne  s'ensuit  :  il  en  faut  deux,  et  encore 
telles  qu'elles  aient  un  élément  commun.  Les  deux  propo- 
sitions que  les  logiciens  du  Moyen-Age  nomment  les  pré- 
misses s'appellent  ordinairement  chez  Aristote  al  rçpotà- 
c-ô'.ç,  ou  encore  Ta  Êkaam^aTa,  parfois  al  6ito9édre#.ç  ;  celle  que 
nous  nommons  la  majeure  s'appelle  ri  tcowttj  irpoTao-tç,  la 
mineure  est  oeurépa,  sTspa,  TëXeuT&ià  tz^ôxcutiç.  La  conclu- 
sion s'appelle  <n>|ATOpaar{jux.  Les  deux  prémisses,  devant 
avoir  un  élément,  c'est-à-dire  un  terme,  qui  leur  soitcom- 
mun,  renferment  trois  termes.  Ceux  qui  ne  sont  pas  com- 
muns s'appellent  chez  Aristote  les  extrêmes,  toc  àxpa  :  l'un, 
notre  majeur, est  to  [jlsïÇôv  ou  to  Tcpôkov  axpov,  l'autre,  notre 
mineur,  est  to  eXarcôv  ou  eavatov  axpov.  Celui  qui  est  com- 
mun   est  6  picoç  ô'poç  ou  to  jjLécrov  (2). 

C'est  en  considérant  le  rôle  du  moyen- terme  que  nous 
pouvons  nous  faire  une  idée  de  la  nature  intime  du  syllo- 

(1)  An.  pr.  1. 1,  24  b,  18  :  GvWo-pauvc,  §é  ïtjn  ),oyoç  iv  <>j,  reôsvrwy  rtvwv, 
è'repôv  -t  twv  xecuévcuv  le  Kvayxvjç  rjuu.Sa.vjzi  -rji  -aura  ù-jc/.t.  léyu  oï  -'•> 
zocùroc  Etvoa  tô  Siv.  tc/.vto.  (7Vj^6c.îv£tv  to  pt/j^evàç  ëlfwôev  ôoou  npoaiïîî-j  ttaôç 
TÔ  yevê'cÔat  to  àvayx.«îov. 

(2)  /foc?.  23,  40  b,  30-41  à,  13  ;  25,  42  a,  31-40  : ...  ira;  c-w.Àoyto-ao; 
l'arat  o^tà  zptù-j  ô'owv  povov.  to-jtou  J'ôvtoç  p&vépou,  <?»jaov  m;  xai  i/.  ^ôp 
T.oo-:'J.nz(ii-t  '  ot  yào  rosi;  ôoot,  c?vo  tïoqtc/.gsiç...  Sur  ôoo;,  voir  1.  24  />. 
16  cité  p.  110,  n.  2.  Pour  la  terminologie  d'Aristote,  voy.  Zeller, 
p.  -226,  n.  4  et  7  et  Bonitz,  Index  189  6,  11  (Stda-r^oc)  ;  796  6,  59 
(•Jîro&t'o-ciç)  ;  651  6,  26  (irporaotç)  ;  717  a,  34  (G\j;j.népK7u»)  ;  457  «,  36 
(^c'o-o;  ô'foç,  to  p.£o-ov). 


LE    RAISONNEMENT  173 

gisme.  Le  moyen  n'est  pas  seulement  «  celui  des  termes 
qui  est  dans  les  deux  prémisses  »  [An.  pr.  I,  32,  47  a, 
38).  On  commence  à  entrevoir  quelque  chose  de  sa  fonc- 
tion, quand  on  dit  qu'il  relie  entre  eux  les  deux  actes  d  at- 
tribuer qui  constituent  les  prémisses  (1).  Mais  il  y  a  plus  à 
dire.  Le  savoir  se  formule  dans  des  propositions  qui  sont 
des  conclusions  de  syllogismes  ;  telle,  par  exemple,  cette 
proposition  que  l'angle  inscrit  dans  un  demi-cercle  est 
droit.  Cette  proposition  consiste  à  attribuer  le  majeur  du 
syllogisme  au  mineur.  Or,  entant  que  cette  proposition  est 
la  conclusion  d'un  syllogisme,  elle  possède  un  caractère 
qui  lui  fait  défaut  quand  on  la  considère  comme  un  simple 
jugement  :  c'est  que  l'attribut  y  a  été  rattaché  au  sujet  par 
une  raison.  Et  cette  raison,  c'est  précisément  le  moyen- 
terme  qui  la  représente  :  xh  [ièv  yap  autov  xb  <jà?w  (Sec. 
anal.  II,  2,  90  a,  6).  Dans  l'exemple  choisi,  le  moyen,  terme 
c'est  le  fait  que  l'angle  inscrit  est  égal  à  la  moitié  de  deux 
angles  droits  (car,  comme  on  peut  le  démontrer  d'autre 
part,  l'angle  inscrit  au-dessus  du  diamètre  intercepte  un  arc 
égal  à  celui  qui  sert  de  mesure  à  deux  angles  droits),  et  le 
syllogisme  est  le  suivant  :  La  moi/h}  de  deux  angles  droits 
est  un  angle  droit  :  or  l'angle  inscrit  dans  le  demi-cercle 
est  lu  moitié  de  deux  angles  droits,;  donc,  etc.  Le  moyen- 
terme,  tout  en  exprimant  une  condition  nécessaire  et  suffi- 
sante, n'est  donc  pas  ici  une  notion  proprement  dite,  un 
tout,  mais  au  contraire  une  partie,  un  élément,  quelque 
chose  qui  indique  décomposition;  bref  c'est  ce  qu'Aristote 
appelle  une  cause  matérielle.  Mais  il  n'importe  :  cette  cause 
matérielle  joue  dans  l'espèce  le  même  rôle  qu'une  autre 
sorte  de  cause.  Le  plus  souvent  d'ailleurs  ce  que  le  moyen 
exprime,  c'est  la  cause  motrice,  la  cause  finale,  la  cause 
formelle  ou  essence  :  trois  sortes  de  causes  qui,  connue  dit 
un  p;issuge  célèbre  de  la  Physique^  se  ramènent  à  une 
Beule,  savoir  la  lormo  (2).  De  sorte  que  le  moyen,  raison 


([)  Unit.  i;i.   il  <i.   il  :  '.nri  Kr,--ioj  xi  fiiaov   ùttfoh,   S   ?vvaytt  ràç 
XMTqyoptaç. . . 
(2)  II,  7,  198  a,  -i  :  .    .  xi  ;îoo;,  rô  x.tv$9m,  xà  oj  iv;x«.  Ipytreu^'g  rà 

rpta  (i$  h  KO/J.ùxi;. 


174  LE  SYSTÈME    d'àRISTOTE 

de  la  conclusion  ou,  plus  explicitement,  de  l'attribution  du 
majeur  au  mineur  dans  la  conclusion,  c'est  l'essence,  ou, 
dans  le  cas  le  plus  défavorable,  quelque  chose  qui,  dans 
l'accomplissement  de  la  fonction  voulue,  peut  servir  de 
substitut  à  l'essence  (cf.  Sec.  anal.  ch.  2  et  11).  Nous  com- 
prenons par  là  tout  le  sens  de  cette  proposition  familière  à 
Aristote,  que  l'essence  est  le  principe  du  syllogisme  (1).  Et 
enfin  cette  proposition  achève  de  nous  faire  comprendre  la 
nature  intime  du  syllogisme  :  ce  qui  dans  le  jugement  était 
rapporté  l'un  à  l'autre  comme  attribut  à  sujet,  sans  moyen- 
terme  et  sans  raison,  trouve  dans  le  syllogisme  sa  raison,  et, 
d'autre  part,  la  raison  apportée  par  le  syllogisme  c'est, 
sous  les  espèces  de  l'essence,  l'objet  propre  de  l'intellection, 
la  nature  simple  sans  multiplicité.  La  discursion,  qui  avait 
d'abord,  dans  le  jugement,  brisé  l'unité  de  l'intuition,  se  rap- 
proche de  l'intuition.  Ou,  corrélativement,  la  multiplicité 
sensible,  déjà  quelque  peu  ramassée  dans  le  jugement, 
achève  de  se  concentrer  à  la  lumière  et  sous  l'influence  de 
l'intuition  intellectuelle.  Le  syllogisme,  c'est  donc  en  somme 
la  discursion  recevant  une  raison,  et  par  là,  puisque  cette 
raison  est  une  nature  simple,  ramenée  ou  élevée  autant  que 
possible  à  l'unité  de  l'intuition.  —  Le  résultat  de  cette  ana- 
lyse peut  être  confirmé  par  une  contre-épreuve.  Si  l'on 
compare  au  syllogisme  une  prétendue  méthode  de  raison- 
nement qui,  malgré  ses  prétentions,  n'aboutit  pas,  on  verra 
que  son  imperfection  vient  de  l'absence  du  moyen-terme. 
IS'ous  trouvons  précisément,  selon  Aristote.  l'exemple  d'une 
telle  méthode  dans  la  division  platonicienne.  Comment  pro- 
cède-t-elle  ?  Tous  les  êtres  sont  animés  ou  inanimés  ;  ran- 
geons l'homme  parmi  les  êtres  animés.  Tout  animal  est 
terrestre  ou  aquatique  ;  rangeons  l'homme  parmi  les  ani- 
maux terrestres.  Et,  en  continuant  ainsi,  nous  obtiendrons 
tous  les  caractères  de  l'homme.  Mais,  dit  Aristote,  tout  ce 
qu'on  pourrait  conclure,  c'est,  dans  le  premier  cas,  que 
l'homme,  étant  un  être,  est  animé  ou  inanimé,  et,  dans  le 


(1)  Metaph.  M,  4,  1078  b,  24  :  àpyr,  iïï  t<ûv  o-v/.Xoyto-piwv  -à  zi  èartv. 
Z,  9,  1,034  a,  31  :  ...  ûimep  Iv  rolç,  ffv/.^ovia'ixciZ;  tt«v?wv  ù-pyjri  r>  oùaix. 
ex  yUp  to-j  ré  èartv  oi  aulloyiiruoi  eiirtv. . .  Cf.  A?l.  post.  II,  3  début. 


LE   RAISONNEMENT  175 

second,  que  l'homme,  étant  un  animal,  est  terrestre  ou  aqua- 
tique. Le  surplus,  l'attribution  à  l'homme  de  tel  caractère 
à  l'exclusion  du  caractère  opposé,  au  lieu  de  le  démontrer, 
on  le  (I finaude  à  la  bonne  volonté  de  l'interlocuteur,  on  le 
postule  (o  uèv  yào  o£T.  SetÇat,  aiTeïtai).  Et  pourquoi  ?  parce 
que  le  seul  moyen-terme  qu'il  y  ait  ici  (tous  les  êtres,  ou, 
au  degré  suivant,  tous  les  animaux)  n'est  pas  celui  dont  on 
pourrait  tirer  ce  qu'on  a  besoin  de  conclure.  C'est  un  moyen 
trop  général,  qui  ne  permet  qu'une  conclusion  trop  générale. 
Le  moyen  qu'il  faudrait,  l'essence  de  l'homme,  seule  capa- 
ble de  fournir  les  attributs  qu'on  entreprend  d'établir,  est 
absent.  En  réalité  donc  il  n'y  a  pas  de  moyen,  pas  de  raison, 
pas  de  preuve  ni  d'explication,  et,  en  conséquence  de  cette 
absence  de  moyen,  la  division  est  «  comme  un  syllogisme 
impuissant  »  (olov  «<rôeyy|ç  aruXXoywpwç)  [An.  pr.  I,  31,  du 
début  à  40  b,  37;  cf.  An.  post.  IL  5,  du  début  à  91  b,  27). 
Ainsi  ce  qu'Aristote  reproche  à  la  division  platonicienne,  ce 
qui  l'empêche  selon  lui  d'être  concluante,  c'est  qu'elle  ne 
renferme  pas  de  moyen-terme,  et  certes,  quel  que  soit  le 
mérite  de  la  division  platonicienne  comme  promesse  et 
ébauche  d'une  méthode  progressive,  dont  on  peut  regret- 
ter que  toute  idée  manque  chez  Aris-tote,  le  reproche  est 
exact.  Le  moyen-terme  que  comporte  sans  doute  la 
méthode  progressive,  Platon  ne  sait  pas  le  dégager  et,  telle 
qu'il  la  présente,  sa  division  ne  conclut  pas.  Donc  la  grande 
idée  qui  fait  tout  l'essentiel  du  syllogisme,  c'est  précisé- 
ment celle  qui  fait  défaut  chez  Platon,  c'est  l'idée  que  rai- 
sonner consiste  à  donner  une  raison,  à  fonder  sur  une  rai- 
son l'union  des  deux  termes  du  jugement;  c'est  L'idée  de 
la  preuve  et  de  L'explication,  l'idée  de  l'affirmation  ou  de  la 
négation  médiat  i- 

Maintenant  que  nous  voilà  fixés  sur  la  nature  du  syllo- 
gisme, au  moins  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  intérieur  cf.  de 
plus  capital,  nous  devons  nous  demander  comment  le  syl- 
•  me  accomplit  son  processus,  ce.  qui  l'autorise  à  con- 
clure, bref  quel  est  le  principe  «lu  syllogisme.  A  la  vérité, 
nous  ne  devrions  pas  paraître  aborder  ici  une  question  nou- 
velle. C'est  la  même  question  qui  devrait  se  continuer.  Ce 
qui  rend  possible  la  marche  du  syllogisme  devrait  résul- 


176  LE    SYSTÈME    DA.RISTOTE 

ter  de  la  nature  du  syllogisme,  et  ainsi  nous  devrions  n'avoir 
qu'à  tirer  ici  les  conséquences  des  vérités  que  nous  avons 
énoncées  tout  à  l'heure.  Puisque  le  moyen  contient  toute 
l'essence  et  tout  le  secret  du  syllogisme,  il  devrait  suffire 
de  poursuivre  l'analyse  de  la  nature  du  moyen-terme,  pour 
en  faire  sortir  le  principe  qui  fonde  le  syllogisme  et  qui  en 
rend  la  marche  possible.  Et  cependant  c'est  en  somme  une 
•question  nouvelle  que  nous  abordons,  et  le  principe  du 
syllogisme,  tel  qu'Aristote  l'a  compris,  ne  se  conclut  pas 
purement  et  simplement  de  ce  que  nous  savons  déjà  du 
rôle  qu'il  accorde  au  moyen.  Cela  vient  de  ce  qu'il  y  a  dans 
la  théorie  aristotélicienne  du  syllogisme,  et  d'une  manière 
générale  dans  toute  la  logique  d'Aristote,  une  constante 
dualité.  Lorsqu'on  nous  dit  que  le  mo}^en  est  l'élément 
commun  des  deux  prémisses,  qu'il  est  la  raison  de  l'union 
du  mineur  et  du  majeur,  nous  sommes  portés  à  croire  que 
le  moyen  est  pour  Aristote  une  notion  dans  le  contenu  de 
laquelle  le  contenu  de  deux  autres  notions  s'identifie.  Et 
nous  sommes  confirmés  dans  cette  manière  de  voir,  quand 
nous  songeons  qu'Aristote  emprunte  de  préférence  ses 
exemples  de  syllogisme  démonstratif  aux  mathématiques, 
quand  nous  nous  reportons  notamment  à  l'exemple  dont 
il  se  sert  pour  nous  faire  comprendre  que  l'égalité  de  l'an- 
gle inscrit  dans  le  demi-cercle  à  un  droit  se  prouve  par  ce 
moyen-terme  :  un  angle  de  deux  demi-droits.  Et  certes  la 
manière  de  voir  en  question  n'est  pas  fausse  :  elle  exprime 
bien  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  dans  la  pensée  d' Aristote, 
théoricien  de  la  démonstration.  Pourtant  elle  ne  s'accorde 
pas  toujours  avec  la  lettre  de  la  théorie  de  la  démonstra- 
tion, et  surtout  elle  est  contredite  par  les  déclarations 
d' Aristote,  théoricien  du  syllogisme  proprement  dit.  ïren- 
delenburg  a  présenté,  comme  étant  le  principe  du  syllo- 
gisme suivant  Aristote,  la  formule  suivante  :  «  Tout  ce  qui 
s'affirme  de  l'attribut  devra  s'affirmer  aussi  du  sujet»  (1). 
Cette  formule  donne  le  principe  du  syllogisme  au  point  de 


(1)  Cdteg.  5,  3  b,  4  :  ôtra  yùp  xscrà  toù  y.a.royopovp.évoxj  léytrui  xài 
xarà  toCi  ÛTroxeifxÉvou  onQ/iaerui.  Cf.  Trendelenburg,  Elem.  log.  Aris- 
totel.  8,  p.  93  (§  23).  ' 


LE    RAISONNEMENT  177 

Vue  du  contenu  des  notions,  comme  nous  disions  tout  à 
l'heure,  bref  au  point  de  vue  de  la  compréhension.  Mais, 
d'une  part,  il  ne  s'agit  nullement  du  syllogisme  dans  le 
passage  des  Catégories  d'où  Trendelenburg  a  extrait  cette 
formule;  c'est  donc  par  accident  qu'Aristote  a  écrit,  dans  ce 
passage,  une  proposition  qui  pourrait  servir  de  principe  au 
syllogisme.  D'autre  part,  lorsqu'il  s'agit  de  formuler  en 
connaissance  de  cause  le  principe  du  syllogisme,  Aristote 
tient  un  langage  tout  différent.  On  sait  que  les  logiciens  du 
Moyen-Age  ont  fondé  le  syllogisme  sur  un  principe  qu'ils 
appelaient  diclum  de  omni  et  nul  lu.  La  source  de  cette 
expression  est  certainement  dans  la  fin  du  premier  chapitre 
du  livre  I  des  Premiers  analytiques  \'l\b,  26),  où  Aristote 
explique  ce  que  c'est  que  «  d'être  dit  de  tous  et  de  n'être  dit 
d'aucun  ».  Quant  au  principe  lui-même  que  les  explications 
en  question  sont  destinées  à  préparer,  il  faut  plutôt  le  cher- 
cher dans  un  autre  passage  que  nous  indiquerons  tout  à 
l'heure  (Au.  pr.  I,  4,  25  b,  32).  —  Voyons  les  explications 
préparatoires  d'Aristote  et  tâchons  d'en  saisir  l'impor- 
tance (1).  «  Dire  qu'une  chose  est  dans  la  totalité  d'une 
autre,  et  dire  qu'une  chose  est  attribuée  à  une  autre,  celle-ci 
étant  prise  universellement,  c'est  même  chose.  Et  nous 
disons  qu'une  chose  qui  reçoit  un  attribut  est  prise  univer- 
sellement, lorsqu'il  est  impossible  de  rencontrer  aucune 
partie  du  sujet  dont  la  seconde  chose  ne  se  dise  pas.  De 
même  pour  l'expression  :  n'être  attribué  à  aucun.  »  Ne 
nous  occupons  ni  du  dernier  membre  de  phrase  :  «  de 
même  etc.  »,  où  les  sous-entendus  peuvent  être  aisément 
rétablis  avec  un  peu  d'attention  et  où  il  y  a  plus  de  brièveté 
que  d'obscurité.  Ne  nous  occupons  pas  non  plus  de  la 
phrase  qui  précède  :  «  Et  nous  disons...  »,  car  elle  est  fort 
claire.  Restent  la  première  phrase  et  surtout  l'expression  ht 
oa()  l'.v/'.,  «  être  dans  la  totalité  d'une  chose  ».  Elle  no  signi- 
fie pas  que  l'attribut  est  dans  tout  le  sujet;  car  alors  cette 


I     .1/'.  ///•.  I,  1,  i-'-i  i)y  26  :  rô  o:-  iv  ôaaj  uveti  rrcoov  iripeu  xai  -à  xarà 
tt'/.-j-'j;  x«Ti)yopita0ae  Sarcaou    âârtoov  rttùrov  écttiv.    Aiyouev  dï  -6   xurù. 
XGtTTjyopctffOat,   orco    umi'tv    h   Xa6c?v  rwv  tov   jr.o/.iiu.ïJryj,  x«0'  ou 
reritpov  où  As £01; errreci     x«i  to  /.«?«  ui)o tvô(  ûffaûrtu;. 

Aristote  12 


178  LE  SYSTÈME  d'a.RISTOTE 

première  expression  serait  si  rigoureusement  synonyme  de 
la  suivante  et  si  exactement  calquée  sur  elle  mot  à  mot,  qu'il 
n'y  aurait  pas  besoin  d'explication.  De  plus  ce  sens  du  mot 
èv  ne  s'accorderait  pas  avec  celui  que  nous  serons  forcé  de 
lui  reconnaître  tout  à  l'heure  dans  les  locutions  comme 
[iio-ov  elvat  sv  oX<j>  ~y  Tcpw-a),  sayaTov  slvai  sv  oào)  xw  |J^s-a>, 
uiarov  èaTtv  h  àXXw,  aXXo  èarxiv  ev  uléctw.  L'expression  sv 
ÔXo>  ne  signifie  pas  non  plus,  et  cela  commence  à  nous 
intéresser  davantage,  que  l'attribut  est  dans  la  compréhen- 
sion de  son  sujet,  comme  un  caractère  est  dans  la  totalité 
des  caractères,  ou  dans  l'essence.  Cette  signification  est  ici 
inadmissible,  parce  qu'elle  ne  s'accorderait  pas  avec  le  sens 
du  mot  sv  dans  les  locutions  que  nous  venons  de  signaler. 
Il  faut  donc  (1)  que  sv  oAy  eïvouait  le  sens  de  «  être  dans  la 
totalité  extensive  de  »,  «  être  dans  l'extension  de  »  (2). 
Ainsi,  lorsqu'Aristote,  théoricien  du  syllogisme,  dit  :  «  Tel 
attribut  appartient  à  tel  sujet  pris  universellement  »,  il  faut 
traduire  :  «  Tel  sujet  pris  universellement  est  dans  l'exten- 
sion de  tel  attribut  »,  ou  encore  :  «  le  sujet  est  une  espèce 
dont  l'attribut  est  le  genre  ».  Mais  qu'est-ce  à  dire?  Cela  signi- 
fie qu'Aristote,  qui  s'était  placé  au  point  de  vue  de  la  com- 
préhension dans  la  théorie  de  la  proposition,  passe  à  celui 
de  l'extension  dans  la  théorie  du  syllogisme.  —  Ce  chan- 
gement de  front  est  naturellement  de  la  plus  haute  impor- 
tance. En  effet  le  principe  du  syllogisme,  le  dictum  de 
omni  et  nullo,  bien  loin  de  ressembler  à  la  formule  acciden- 


ts Comme  ledit  Trendelenburg,  Elem.  tog.  Ar.  8,  p.  94 sq.  (§24), 
approuvé  par  Boniiz,  Ind.  505  b,  13; 

(2)  Ce  sens,  comme  le  fait  remarquer  Trendelenburg,  ibid.,  con- 
corde avec  celui  de  iv  dans  un  passage  des  Catégories,  5,  2  a,  1 5 - J 7 
(les  substances  secondes  sont  les  espèces  et  leurs  genres,  h  olc,  ûStaiv 

aï  7rpco7wç  O'jfxica  Is^oasvoci  {jircipy^ovrjL   . .  .  oïov  6  Ttç  âv0p«7ro?  sv  eïc?si  ftèv 

Û7r«p^et  -à  «y0pw7rw. . .),  et,  dans  un  passage  de  la  Physique,  IV,  3, 
début,  où  ce  sens  est  précisé  par  un  rapprochement  avec  le  sens 
opposé  :  il  y  a  plusieurs  acceptions  de  la  formule  â).).o  h  cLWm,  la  par- 
tie est  dans  le  tout,  le  tout  d'autre  part  est  dans  les  parties,  ou  encore 
w;  6  âLvQpùïKOç  sv  Çww  xai  ôlùi  slâo^  sv  ysvsi,  ou  bien  enfin  wç  ro  ■yr./os  iv 
tw  sïdsi  x«t  ÔAwç  rô  fxî'po^  zoû  ûSouç,  iv  tw  toù  sï^ov;  /oyw  [ut  sv,  dit 
Trendel.,  modo  generi  speciem  subesse,  modo  genus  formae  inesse 
indicei]. 


LE    RAISONNEMENT  179 

telle  du  chap.  odes  Catégories  (d.  p.  174,  n.  1),  sera  une  pure 
affaire  d'extension.  Ce.principe,  nous  ne  le  trouvons  formulé 
qu'à  propos  de  la  première  figure  du  syllogisme.  Mais 
nous  comprendrons  prochainement  que,  pour  Aristote,  le 
principe  de  la  première  figure  est  le  principe  du  syllogisme, 
parce  qu'il  n'y  a  que  la  première  figure  qui  vaille.  Voici 
donc  le  principe  [Prem.  anal.  I,  4.  25  ô,  32)  :  «  Lorsque  trois 
termes  sont  entre  eux  dans  de  tels  rapports  que  le  mineur 
soit  dans  l'extension  du  moyen  et  que  le  moyen  soit  dans 
l'extension  du  majeur,  ou  au  contraire  n'y  soit  pas.  alors  il 
y  a  nécessairement  syllogisme  [littéralement  syllogisme 
des  extrêmes]  parfait  »  (1). 

De  cette  manière  de  concevoir  le  principe  du  syllogisme 
découlent  des  conséquences  qui  méritent  l'attention.  D'une 
part,  le  syllogisme  n'est  pas  autre  chose  que  la  subalterna- 
tiou  d'une  proposition  universelle  ;  car,  puisqu'il  s'agit 
uniquement  d'extension  et,  par  conséquent,  d'un  passage  du 
général  au  particulier,  le  mineur  n'est  qu'un  autre  nom  de 
quelques  exemplaires  du  moyen  :  Tous  les  hommes  sont 
morte! s  ;  or  quelques  hommes  sont  hommes  ;  donc  quelques 
hommes  sont  mortels.  Le  syllogisme  devient  ainsi  assez 
insignifiant,  et  peut-être  même  est-il  bien  près  d'être  une 
pétition  de  principe.  On  dirait  qu'Aristote  a  pressenti  ce 
dernier  danger;  car,  lorsqu'il  énumère  dans  les  Topiques 
les  diverses  sortes  de  pétition  de  principe,  il  écrit  en  passant 
cette  phrase  curieuse  :  «  Lorsqu'il  s'agit  de  démontrer 
quelque  chose  de  particulier,  on  le  postule  en  termes  uni- 
versels. Par  exemple,  s'il  s'agit  de  démontrer  que  la  science 
des  contraires  est  une,  on  prend  pour  admis  qu'il  y  a  une 
seule  science  dos  opposés.  Il  semble  alors  que  ce  qu'il  fal- 
lait démontrer  à  part,  on  le  postule  en  compagnie  de  plu- 
sieurs autres  choses  »   (2).    Sans  doute  au  fond   Aristote 

(1)  Orsc»  ouv  ôpoi  rpsïç  ovr-.>;  ;/.'>>'<■  Moç  xXÀqXov;  '.".ttî  rôv  t^/atov  iv 
/.'  r&  j-iTy  kcù  rôv  tiivov  h  ô".)  T'ô  irourod  r,  taxi  r,  ur,  zl-j-xt,  Kvayxq 
y,,j    ttvece  i-j<  i'j-jiti.tj  -ùit/jj. 

(2)  VIII,  13,  ICiii  <(,  1  :  ...  otco  /.ara  uip©{  nirj  K7T09(l£a(  xaOoÀov  n< 
oÙtctc,  orjj  iT.i/^now  ôrt  T'.jv  rwotVTÎoiv  UÏOL  izia-r,  j.c,,  5Xtt{  tw  KVTUUtatVMV 
«ÇiMTîiî  piav  «tvctt  •  c?oxtî  y*,0  °  £'J;'-  A%fj  <tû*'  BtZÇai  x i 7 '  i'/J'o-*  «irdtaOxt 
irAitàvuv. 


180  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

est  convaincu  de  la  validité  du  syllogisme,  et  il  la  défen- 
drait par  bonnes  raisons;  mais  ce  serait  peut-être  en  reve- 
nant au  point  de  vue  de  la  compréhension,  et  ce  double  jeu, 
qui  est  au  fond  de  sa  pensée,  enlève  à  celle-ci  beaucoup 
de  fermeté.  —  Une  autre  conséquence  du  point  de  vue  de 
l'extension  est  peut-être  plus  grave  encore  que  la  précé- 
dente. Si  le  syllogisme  est  une  subsomption  médiate,  il 
s'ensuit  qu'il  n'est  à  sa  place  que  dans  le  domaine  des 
genres  et  des  espèces.  En  effet  qu'est-ce  que  le  moyen- 
terme  ou  la  raison,  à  ce  point  de  vue?  C'est  une  classe  qui 
est  subsumée  sous  une  autre  et  à  laquelle  on  en  subsume 
une  dernière.  Ce  qui  explique,  c'est  donc  l'universel  en 
tant  qu'universel  ;  le  mineur  reçoit  le  majeur  comme  attri- 
but, parce  que  le  mineur  est  une  espèce  du  moyen, 
qui  était  déjà  une  espèce  du  majeur.  Voilà  le  syllogisme 
purement  extensif,  et  il  est  immédiatement  évident  qu'il 
ne  peut  s'appliquer  qu'à  des  termes  qui  se  subordonnent 
l'un  à  l'autre  en  extension.  Mais,  quand  môme  on  en 
reviendrait  à  interpréter  la  majeure  en  compréhension, 
lui  donnant  ainsi  le  sens  d'une  loi  :  tous  les  hommes 
meure?i/,  et  non  plus  d'une  classification  :  tous  les  hommes 
sont  un  groupe  dans  la  classe  des  mortels,  si  pourtant  la 
mineure  reste  encore  interprétée  en  extension  (et  il  le  faut 
bien  pour  ne  pas  sortir  tout  à  fait  de  la  logique  extensive), 
le  champ  d'application  du  syllogisme  demeurera  aussi  res- 
treint. En  effet  la  mineure  subsumera  le  mineur  sous  le 
moyen;  c'est-à-dire  que  le  moyen  sera  une  classe,  et  le 
mineur,  une  subdivision  ou  un  individu  de  cette  classe. 
Nous  retombons  toujours  sur  l'idée  que  c'est  l'universel 
qui  explique  et  que  ce  qui  est  expliqué,  c'est  le  particulier  : 
toujours   une  subordination  d'espèce  à  genre  (1).  Au  fond 

(1)  Aristole  semble  bien  cou  venir  de  cetle  conséquence  :  cf. 
Metaph.  M,  10.  1080  b,  34  :  o-j  ynp  yiyveTOU  aj't.loytaui'j;  on.  roo£  rô 
Toïy&jvov  dvo  ôpftoûç,  si  a 77  7vàv  rot'ywvov  dvo  ôpQuïz,  oj<T  ôrt  oài  6  av&pw7ro; 
Çwov,  ù  p.'À  7râ;  dvbpwKoç  Çwov.  An.  post .  I,  31,  87  b,  38  :  r>  0 j-utt/ju/j 
tw  t6  xK&oAouyvwoi^tv  sartv.  Le  passage  de  la  Métaphysique  que  nons 
venons  de  citer  est  d'autant  plus  significatif  qu'il  fait  parlie  d'un 
développement  dont  l'objet  est  d'établir  que,  si  les  Idées  platonicien- 
nes sont  des  choses  singulières  et.  non  des  universaux,  il  ne  peut  pas 
y  en  avoir  de  connaissance  scientifique. 


LE   RAISONNEMENT  181 

donc  Aristote  aurait  dû  reconnaître  que  les  mathématiques 
échappent  au  syllogisme,  puisque  les  essences  mathémati- 
ques sont  singulières  ;  il  aurait  dû  prévoir  et  accueillir  tout 
le  fond  des  objections  de  Descartes  contre  le  syllogisme. 
S'il  n'en  a  rien  fait,  c'est,  d'une  part,  qu'il  n'a  pas  bien  vu 
que  les  essences  mathématiques  sont  singulières  ;  d'autre 
part  et  surtout,  c'est  que  l'universel  a  chez  lui  un  double 
sens,  que  ce  n'est  pas  seulement  ce  qui  s'étend  à  tous  les 
membres  d  une  classe,  que  c'est  aussi  ce  qu'une  essence 
possède  par  soi.  Cela  revient  à  dire,  encore  une  fois,  qu'il 
passe  subrepticement  du  point  de  vue  de  l'extension  à 
celui  de  la  compréhension.  Mais  il  est  acquis  qu'en  inter- 
p  ré  tant  le  syllogisme  en  extension,  ce  qui  est  sa  doctrine 
consciente  et  avouée,  il  diminue  singulièrement  la  portée 
de  l'opération.  Ce  n'est  plus  du  tout  la  portée  sans  limite 
qu'il  lui  conférait,  lorsqu'il  jugeait  suffisant,  pour  définir  le 
syllogisme  de  lidentilier  avec  l'acte  d'enchaîner  par  une 
raison  ou  de  médiatiser. 

Cette  remarque  terminée,  reprenons  les  choses  où  nous 
en  étions  arrivés  après  avoir  exposé  le  principe  du  syllo- 
gisme et  passons  à  la  théorie  logique  de  cette  opération.- Il 
s'agit,  bien  entendu,  de  ce  qu'on  appelle  le  syllogisme  sim- 
ple et  catégorique.  Nous  avons  écarté  les  syllogisme 
propositions  modales  et,  quant  aux  syllogismes  hypothéti- 
ques et  disjonctifs,  Aristote  ne  les  connaît  pas  (1). 

Nous  avons  dit  que  le  principe  <lu  syllogisme,  tel  qu'il 
;i  été  énoncé  plus  haut,  est  le  principe  même  de  la  pre- 
mière ligure.  11  y  a  donc  syllogisme  de  la  première  figure 
1 7'//>;/a)  lorsque  le  moyen  est  dans  l'extension  du  majeur  ou 
n'y  est  pas),  et  que  le  mineur  est  dans  IVxtension  du  moyen. 


d)  Voit-  Zeller,  p.  21's.   ±  Notons    en   ;> iss.i ni    que   l'expression 

jvïùo'/icrfAbi  i%  Û7rod(7g<»;  ii.'  signifie  pas  syllogisme  hypothétique,  mais 

syllogisme  doni   la  conclusion  s'appuie  sur  t/n>'/<//,>  ■  ,, ,,) 

.  V-,  ail/,  i,  i^T.  ad  An.  pr,  I.  23,  40  b,     ■  our  l'expo- 

sition  de  la  théorie  logique  'lu  BjlJogisme  ainsi  délimitée,  nous 

à  profit  une  étude,  très  claire  ci  généralemenl  très  exacte,  de 
M.  Fonsegrive,  La  théorie  <///  syllogisme  catégorique  d'après 
tote,  Annales  de  la  :  es  Lettres  de  Bordeaux,  3e  année,  1881, 

!>.  393-410. 


182  feP    SYSTÈME    D  ARISTOTE 

Par  son  extension  le  l'Jioyen  se  place  donc  ici  entre  le 
majeur  et  le  mineur  (xal'  ~ï  tiérsi  ylvsrat  [x&roVj  An.  jrr.  I, 
4,  25  6,  36).  On  traduira!'/;  donc  la  pensée  d'Aristote  en 
symbolisant  le  rapport  des  t'fois  termes,  dans  la  première 
figure,  par  trois  cercles  concentriques  dont  le  plus  intérieur 
serait  le  mineur,  le  plus  extérieui>  le  majeur  et  l'intermé- 
diaire, le  moyen.  On  peut  dire  encore  pour  définir  la  pre- 
mière figure,  en  se  plaçant  au  point  de  Vue,  moins  techni- 
que selon  Aristote,  de  la  compréhension,  qye  le  majeur  A 
y  est  l'attribut  de  tout  le  moyen  B  et  que  le  moyen  B  y  est 
l'attribut  de  tout  le  mineur  T.  —  Nous  n'avons  plus  main- 
tenant qu'à  déterminer  les  modes  de  la  première  figure. 
Aristote  ne  considère  les  combinaisons  possibles  entre 
quatre  sortes  de  propositions  que  dans  les  prémisses  :  il 
laisse  de  côté  avec  raison  les  conclusions,  et  cela  lui  fait  seu- 
lement 16  modes  possibles  à  examiner,  au  lieu  de  64,  dans 
chaque  figure.  Il  commence  constamment  par  examiner  les 
modes  à  prémisses  universelles  et  passe,  ensuite  seulement, 
à  ceux  qui  contiennent  des  particulières.  La  détermination 
des  modes  de  la  première  figure  est  contenue  dans  le  chap.  i 
(An.pr.l).  Aristote  admet  comme  évidemment  justifiés  par 
le  principe  de  la  première  figure  les  deux  modes  dont  les 
prémisses  sont,  comme  on  a  dit  au  Moyen-Age,  AA  et  EA. 
Tout  B  est  A,  Tout  T  est  B,  donc.  Tout  T  est  A  ;  —  Nui  B 
n'est  A,  Tout  T  est  B,  donc  Nui  T  n'est  A.  Ce  sont  les  modes 
qu'on  a  appelés  bArbArA  et  cElArEnt.  Viennent  ensuite 
les  modes  AE  et  EE.  Aristote  les  rejette,  en  faisant  voir  sur 
des  exemples  (exemples  qu'il  ébauche  seulement,  en  indi- 
quant des  triades  de  termes  concrets  avec  lesquels  on  peut 
construire  des  syllogismes)  qu'ils  admettent,  en  partant  de 
prémisses  vraies,  des  conclusions,  tantôt  vraies,  tantôt 
fausses,  c'est-à-dire  des  conclusions  qui  ne  sont  pas  néces-  l 
saires,  des  conclusions  accidentelles  qui  ne  sont  pas  des^ 
conclusions.  AE  peut,  avec  les  termes  anima/,  homme,  ch> 
val,  donner  lieu  à  une  conclusion  fausse  :  Tout  homme  est  \ 
animal)  Aucun  cheval  n'est  homme  ;  Aucun  cheval  n'est  ani- 
mal. Avec  un  autre  exemple  il  donne  une  conclusion  vraie  : 
Tout  homme  est  animal',  Aucune  pierre  n'est  homme; 
Aucune  pierre  n'est  animal.  Le  mode  EE  admet  une  conclu- 


LE    RAISONNEMENT  183 

sion  vraie  avec  l'exemple  :  Aucune  lig ne  n'est  science  ; 
Aucune  unité  n'est  ligne  ;  Aucune  unité  n'est  science.  Avec 
l'exemple  suivant,  il  a  une  conclusion  fausse  :  Aucune  ligne 
n'est  science;  La  médecine  n'est  pas  ligne',  La  médecine 
n'est  pas  science.  Parmi  les  modes  où  l'une  des  prémisses 
est  particulière,  Aristote  conserve  AI  et  El,  soit  dArlI  et 
fErlO.  Par  la  même  méthode  que  précédemment,  c'est-à- 
dire  en  s 'appuyant  sur  des  exemples,  Aristote  rejette  les 
modes  IA,  OA,  1E,  AO,  EO.  Il  ne  dit  rien  du  mode  OE, 
auquel  d'ailleurs  rien  n'empêche  d'appliquer  le  même  pro- 
cédé, et  enfin  il  rejette  en  bloc  les  modes  dont  les  deux 
prémisses  seraient  particulières,  en  indiquant  des  termes 
concrets  qui  permettraient  d'obtenir  dans  ces  modes  des 
conclusions  vraies  et  des  conclusions  fausses. 

La  seconde  ligure  est  ainsi  définie  :  «  Lorsqu'un  même 
terme  appartient  h  l'un,  pris  universellement,  et  n'appartient 
pas  à  l'autre,  pris  universellement,  ou  lorsqu'il  appartient 
ou  n'appartient  pas  tant  à  l'un  qu'à  l'autre  des  deux  termes, 
pris  universellement,  cette  figure,  je  l'appelle  la  seconde. 
Ce  que  j'appelle  le  moyen  dans  cette  figure,  c'est  le  terme 
qui  est  l'attribut  des  deux  autres,  les  deux  extrêmes  sont 
ses  sujets  ;  le  majeur  est  celui  qui,  par  son  extension, 
approche  le  plus  du  moyen,  et  le  mineur  est  celui  qui,  par 
son  extension,  s'éloigne  le  plus  du  moyen.  Le  moyen  est 
en  dehors  des  extrêmes,  et  sa  place,  quanta  l'extension,  est 
la  première.  »  [An.  jrr.  I,  5,  déh.)  Le  moyen  est  en  dehors 
des  extrêmes,  parce  qu'il  n'est  pas  sujet  de  l'un  et  attribut 
de  l'autre.  Mais  cela  n'empêche  pas  de  comparer  les  trois 
termes  sous  le  rapport  de  la  quantité.  Etant  deux  fois 
attribut,  c'est-à-dire  deux  fois  genre,  le  moyen  a  plus  d'ex- 
tension que  les  extrêmes,  et  d'autre  part  le  majeur  a  plus 
d'extension  que  le  mineur,  puisque,  dans  la  conclusion,  il 
est  son  attribut  ou  son  genre.  —  Cherchons  maintenant 
les  modes  valables.  Soit  d'abord  cESÀrE  :  Nul  N  n'est  M  ; 
Tout  H  est  M  ;  donc  Nul  E  n'est  N.  Ce  mode  est  valable; 
en  effet  il  se  ramène,  par  la  conversion,  de  la  majeure, 
au  mode  cElArEnt  de    la  première  ligure  (1).    Le   modo 

(1)  Cf.  An.  pr.  I,  [j,  27  a,  12  :  ■/■:'/ivrl7xt.  yùç>  irctXiv  tô  ttowtov  cr/TJaa. 


184 


LE    SYSTEME    D  ARISTOTE 


cAmEstrES  etlemode  fEStlnO  sont  bons  aussi,  parce  qu'ils 
se  ramènent  à  cElArEnt  et  à  fErlO.  Le  mode  bArOcO  est 
bon  lui-même,  parce  qu'on  le  ramène  aussi,  non  plus,  il 
est  vrai,  par  transposition  de  prémisses  et  conversion,  mais 
par  une  réduction  à  l'absurde,  au  mode  bArbArA.  Quant 
aux  modes  non  concluants,  Aristote  les  rejette,  en  procédant 
absolument  de  la  même  manière  que  pour  la  première 
figure. 

Voici  la  définition  de  la  troisième  (1)  :  «  Si  un  même 
terme,  pris  universellement,  a  comme  attribut  l'un  des  deux 
autres  termes  et  n'a  pas  l'autre,  ou  si,  toujours  pris  uni- 
versellement, il  a  tous  les  deux  comme  attributs,  ou  n'a  ni 
l'un  ni  l'autre,  une  telle  figure,  je  l'appelle  la  troisième.  Je 
nomme  moyen  le  terme  qui  est  ici  le  sujet  des  deux  attri- 
buts ;  je  nomme  extrêmes  les  deux  attributs;  majeur,  celui 
qui,  par  son  extension,  est  le  plus  loin  du  11103-en;  mineur, 
celui  qui  en  est  le  plus  près.  Le  moyen  est  en  dehors  des 
extrêmes,  et,  par  sa  place  sous  le  rapport  de  la  quantité,  il 
est  le  dernier.  »  (An.  pr.  I,  6,  début)  Le  moyen  a  la  plus 
petite  extension,  parce  qu'il  est  deux  fois  sujet,  et  le  majeur 
en  a  plus  que  le  mineur,  parce  qu'il  est,  dans  la  conclusion, 
son  attribut.  Le  mode  dArAptl  :  Tout  S  est  U  ;  Tout  ï  est  P  : 
donc  Quelque  P  est  II,  est  bon,  parce  qu'il  se  ramène  à 
dArlI.  Même  procédé  de  démonstration  pour  ffilAptOn, 
dlsAmls,  dAtlsl  et  fErlsOn  ;  pour  bOcArdO,  on  a  recours 
à  la  réduction  à  l'impossible.  Les  modes  non  concluants 
sont  rejetés  par  le  même  procédé  que  dans  les  deux  pre- 
mières figures.  —  De  même  que  la  seconde  figure  n'ad- 
mettait que  des  conclusions  négatives,  de  même  celle-ci 
n'en  admet  que  de  particulières  (Ibid.  5  fin  et  b'  fin). 

Aristote  ne  parle  pas  d'une  quatrième  figure.  Ce  n'est 
sans  doute  pas  par  oubli.  C'est  parce  que,  à  bien  considérer 
les  définitions  des  trois  premières  figures,  on  voit  que  ces 
trois  premières  figures  épuisent  toutes  les  combinaisons 
possibles  des  termes  entre  eux.  En  effet  x\ristote  définit  au 

(1)  On  remarquera  qu'ici,  comme  à  propos  de  la  2e  figure,  la  défi- 
nition est  conçue  de  manière  à  ne  pas  écarter  les  modes  faux.  On 
remarquera  aussi  qu'elle  omet,  par  négligence,  de  faire  une  place 
aux  modes  dlsAmls  et  dAtlsl. 


LE    RAISONNEMENT  185 

fond  les  trois  figures  par  les  rapports  d'extension  entre  les 
extrêmes  et  le  moyen.  Or  il  est  clair  qu'il  n'y  a  que  trois 
cas  possibles  :  le  moyen-terme  est,  soit  d'une  extension 
intermédiaire,  soit  le  plus,  soit  le  moins  étendu  des  trois 
termes.  Sans  doute  Aristote  ne  se  fait  pas  faute,  nous 
l'avons  vu,  de  caractériser  aussi  les  figures  par  la  place 
grammaticale  du  moyen  dans  les  prémisses;  mais  c'est  là 
une  considération  accessoire  et  non  pas  fondamentale.  Par 
conséquent  on  est  fondé  à  dire  (1)  que,  quand  Galion  a 
inventé  la  quatrième  figure,  il  n'a  pas  complété  la  classifi- 
cation (J'Aristote,  mais  avancé  une  classification  nouvelle, 
fondée  sur  un  principe  tout  différent. 

Reste  à  considérer  les  rapports  des  deux  dernières 
figures  avec  la  première.  Les  syllogismes  des  deux  der- 
nières figures  sont  tous  imparfaits  [An.  pr.  I,  5,  "28  a,  * 
et  6,  29  a,  14)  ;  ceux  de  la  première  figure,  au  contraire, 
sont  tous  parfaits  (4,  26  /;,  28).  Un  syllogisme  parfait 
est  celui  qui,  en  dehors  de  ce  qui  est  posé  clans  ses  pré- 
misses, n'a  besoin  de  rien  pour  que  Yévirfenee  du  lien 
nécessaire  qui  rattache  la  conclusion  aux  prémisses  appa- 
raisse ;  par  contre,  le  syllogisme  imparfait  est  celui  qui  a 
besoin  qu'on  dégage  de  ses  prémisses  quelques  relations 
qui  y  sont  impliquées,  mais  non  pas  posées  (2).  Si  les 
syllogismes  de  lapremière  figure  sont  évidents,  c'est  assu- 
rément par  la  place  qu'y  occupe  le  moyeu  qui,  au  point 
de  vue  de  l'extension,  est  contenu  d'une  part  et  contenant 
de  l'autre.  Si  les  syllogismes  des  deux  dernières  figures 
manquent  d'évidence,  c'est  que  le  moyen  n'y  occupe  pas 
la  même  situation;  et  enfin,  s'ils  renferment,  mais  impli- 
citement, tout  ce  qu'il  faut  pour  conclure,  cela  signifie  que 
leur  moyen  peut  recevoir  par  un  traitement  convenaluV,  la 
position  privilégiée  qui  caractérise  celui  de  la  première 
figure.  Un  peut  se   demander  comment  «les  conversions 


(1)  Trendelenburg,  AV.  log.  Ar.  L03  sq.  (§  28). 

In.  /))•.  I,  1,  2i  h,  %i  :  -ù-ivj  uzv  ouv  /.'///■>  nvWoyia u.b\>  rôv  /x»>o*i- 

y-i/ï,   Se  -;yj  KûoaStiy.nm  r,  svà$  »v,  à  ïa-.i  psv  y.-ju-^y.ot.iy.  <?tà  rù« 

ÙltOXtlUtvu'J  Ôa<UV,   OÙ  UtyV  l'ur,j:-yj.  <?l«  naorÛOttùV, 


186  LE    SYSTÈME    d'aRJSTOTE 

qui  font  passer  les  termes  de  la  place  de   genre  à  celle 
d'espèce  peuvent  ne  pas  dénaturer,  bien  loin  de  les  traduire 
en  plus  clair,  les   rapports  des  termes.  Mais   on  se  rend 
aisément  compte  que,  en  changeant  de  place,  le  moyenne 
change  pas  de   quantité.   En  effet,   lorsqu'il   s'agit  de  la 
seconde  figure,  on  convertit  une  négative  universelle,  et  le 
moven,  devenu  sujet,  reste  universel  ;  lorsqu'il   s'agit  de 
la  troisième  figure,  le  moyen  dont  on  change  la  position 
n'est  pas  celui  qui  est  pris  universellement,  de  sorte  que  le 
changement  est  sans  influence  sur  le  rapport  des  termes. 
Mais,  si  la   transformation  qu'Aristote  fait  subir  au  syllo- 
gisme peut  se  comprendre  en  elle-même,  elle  n'en  constitue 
pas  moins  dans  la  logique  aristotélicienne  une  grave  inco- 
hérence, en  même  temps  que,  si  l'on  revient  à  la  considérer 
une  fois  de  plus  en  elle-même,  on  découvre  qu'elle  est  une 
erreur.  La  réduction  des  syllogismes   des  deux  dernières 
figures  à  la  première  constitue,  disons-nous,  une  incohé- 
rence. En  effet  cette  réduction  se  fait  au  moyen  de  con- 
versions de  propositions.  Or  Aristote,  et  en  cela  il  n'a  pas 
eu  tort,  n'a  pas  admis,  comme  l'ont  fait  les  logiciens  du 
Moyen- Age,    que   la  conversion    constitue   une  inférence 
immédiate,  ayant  son  évidence  propre  et  ne  demandant 
point  à  être  fondée  sur  une  démonstration  syllogistique. 
Comme  nous  l'avons  vu,  il  démontre  syllogistiquement  les 
conversions.  Or,  pour  démontrer  la  conversion  de  l'univer- 
selle négative,  qui  sert  ensuite  à  démontrer  les  deux  autres 
conversions,  il  a  recours  à  un  raisonnement  par  l'absurde, 
dont  la  partie  syllogistique  est  un  syllogisme  endArAptl, 
c'est-à-dire  un  mode  de  la  troisième  ligure.  Comment  donc, 
après  cela,  recourir  à  la  conversion  pour  ramener  les  deux 
dernières  figures  à  la  première?  C'est  évidemment  commet- 
tre un  cercle  vicieux.  Maintenant  il  est  vrai  qu'Alexandre, 
en  démontrant  autrement  les  conversions  (ainsi  que  nous 
l'avons  indiqué  p.  170),  a  réussi  à  affranchir  la  logique 
aristotélicienne  de  ce  cercle  vicieux.  Mais  il  n'a  peut-être  pas 
par  là  assez  fait  encore.  Car,  en  regardant  les  choses  de  plus 
près,  Ramus,  Leibnitz,  M.  Lachelier  ont  pu  faire  voir  que 
les  conversions  étaient,  à  vrai  dire,  des  syllogismes  de  la 
deuxième  et  de  la  troisième  figure  et  que  chacune  de  ces 


LE    RAISONNEMENT  187 

figures  avait  son  principe  et  son  évidence  propres.  Reste 
toutefois  que  la  première  figure  qui,  comme  Aristote  l'a 
justement  remarqué,  permet  seule  des  conclusions  de  toute 
nature  (An,  pr.  I,  4  fin),  affirmatives  aussi  bien  que  néga- 
tives, universelles  aussi  bien  que  particulières,  est  la  plus 
importante  de  toutes  et  que  de  celle-là  Aristote  a  constitué 
la  théorie  définitive,  autant  du  moins  que  cela  est  possible 
du  point  de  vue  de  l'extension. 


DOUZIÈME  LEÇON 


LES  SYLLOGISMES  MODAUX 


On  se  ferait  une  idée  très  inexacte  de  celui  des  livres  de 
YOrganon  qui  est  consacré  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  les 
questions  les  plus  purement  logiques,  c'est-à-dire  des  Pre- 
miers analytiques,  si  Ton  se  figurait  que  cet  ouvrage  ne 
contient  pas  beaucoup  d'autres  choses  que  la  théorie  du 
syllogisme  simple,  avec  les  indications  sommaires  qu'elle 
suppose  sur  les  propositions.  Après  avoir  rappelé  les  prin- 
cipaux traits  de  la  théorie  du  syllogisme,  Zeller  continue 
(p.  229-231)  :  «  Aristote  a  aussi  expliqué  tout  au  long 
comment  la  science  doit  se  servir  de  ces  formes  du  raison- 
nement [les  figures  du  syllogisme]  et  quelles  sont  alors  les 
fautes  à  éviter.  Il  montre  d'abord  quelles  sont  les  thèses 
les  plus  difficiles  à  établir  et  les  plus  faciles  à  réfuter,  et 
réciproquement  [Pr.  anal .  I,  26]  ;  il  donne  ensuite  les 
règles  à  suivre  dans  la  recherche  des  prémisses  qui  sont 
requises  pour  la  démonstration  d'une  conclusion,  étant 
données  la  qualité  et  la  quantité  de  cette  dernière  [ch.  ?/- 
29],  et  il  profite  de  l'occasion  pour  faire  de  la  méthode  pla- 
tonicienne de  la  division  l'objet  de  quelques  critiques 
[ch.  SI]  ;  puis  il  indique  en  détail  les  principes  à  observer 
et  les  procédés  à  suivre  pour  construire,  avec  la  matière  de 
la  démonstration  ainsi  trouvée,  des  syllogismes  exacts  et 
réguliers  [ch.  32-46].  Il  s'occupe  en  outre  de  la  portée  des 
divers  syllogismes,  c'est-à-dire  l'étendue  [explicite  ou 
implicite]  de  leurs  conclusions  [Pr.  anal.  II,  i],  des  syl- 
logismes à  prémisses  fausses  [ch.  2-4],  de  la  démonstra- 
tion en  cercle  [démontrer  l'une  des  prémisses  à  l'aide  de  la 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  189 

(■(inclusion  et  de  la  converse  de  l'autre  prémisse]  [ch.  5-7], 
de  la  réciprocation  du  syllogisme  [c'est-à-dire  de  la  des- 
truction d'une  des  prémisses  par  l'union  de  /'autre  avec 
t'a  contradictoire  ou  la  contraire  de  la  conclusion]  [ch.  8- 
10  ,  do  la  réfutation  d'une  proposition  par  ses  conséquen- 
ces \ch.  11-14],  des  syllogismes  que  l'on  peut  obtenir  en 
prenant  les  opposées  des  prémisses  d'un  syllogisme  donné 
[ch:  15],  des  nombreuses  fautes  qu'on  peut  commettre  en 
raisonnant  et  des  moyens  de  les  éviter  [p.  ex.  la  pétition 
de  principe  [ch.  16-22].  Il  recherche  enfin  ces  moyens  de 
preuve  qui  ne  constituent  pas  des  démonstrations  au  sens 
étroit  [p.  ex.  l'induction,  l'exemple,  le  syllogisme  fondé 
sur  des  signes],  pour  analyser  le  procédé  caractéristique  de 
raisonnement  que  chacun  d'eux  représente  [ch.  23-21].  » 
Nous  reviendrons  sur  linduction.  Mais,  si  nous  sommes 
forcés  de  laisser  de  côté  tout  le  reste  de  ce  qui  est  traité 
dans  les  Premiers  analytiques,  nous  voulons  du  moins,  à 
l'étude  du  syllogisme  simple,  joindre  celle  des  syllogismes 
modaux.  —  La  théorie  des  syllogismes  modaux,  avec  les 
éléments  sur  la  théorie  des  propositions  modales  qui  y  sont 
joints,  constitue  une  des  parties  les  plus  difficiles  et  les 
moins  connues  des  Premiers  analytiques,  Cette  théorie, 
hautement  caractéristique  de  la  manière  d'Aristote,  traite 
d'ailleurs  des  questions,  dont  quelques-unes  sont  impor- 
tantes et  dont  les  autres  sont  curieuses.  Il  est  important  de 
savoir  à  quelles  conditions,  en  mélangeant  des  prémisses 
de  diverses  sortes,  on  peut  obtenir  une  conclusion  néces- 
saire ou  une  conclusion  contingente.  Et  il  est  au  moins 
curieux  de  voir  quels  syllogismes  l'introduction  de  la  moda- 
lité dans  les  prémisses  peut  retrancher  ou  ajouter  aux  qua- 
torze types  qu  Aristote  reconnaît  comme  concluants  dans 
le  syllogisme  ordinaire. 

Nous  passerons  rapidement  sur  la  théorie  des  proposi- 
tions modales,  d'autant  que,  chemin  faisant,  nous  retrou- 
verons 1rs  points  importants  au  moment  où  Aristote,  ayant 
besoin  de  s'en  servir,  les  établit.  Mous  suivrons  do  près  au 
contrairo  le  texte  de  l'auteur  dans  l'étude  des  syllogismes 
modaux  [Pr.  anal.  1,  9-22),  Car  notre  but  principal  est  de 
permettre  à  qui  le  voudrait  de  lire,  sans  trop  de  temps  ni 


190  LE   SYSTÈME  d'àKISTOTE 

d'efforts,  cette  portion  ardue  des  Premiers  analytiques. 
Aristote  ignore  l'emploi  du  mot  xpo-rcoç,  courant  chez  les 
commentateurs,  pour  désigner  les  modes  ou  modalités.  Il 
n'a  même  donné  nulle  part,  semble-t-il,  une  définition  de  la 
modalité  en  général.  S'il  fallait  en  croire  un  grand  nombre 
de  commentateurs  et  notamment  Ammonius,  Philopon  et 
Boèce,  un  mode  serait  un  adverbe  quelconque  joint  à  la 
proposition  simple.  Ainsi  :  Socrate  discute,  proposition 
simple,  deviendrait  une  proposition  modale  quand  on  dirait 
par  exemple  :  Socrate  discute  bien.  A  ce  compte,  il  y 
aurait  une  infinité  de  modes  et  de  modales  (1).  Mais  cette 
conséquence,  que  les  commentateurs  en  question  avouent 
du  reste,  soulève  une  grosse  difficulté  qui  amène  à  douter 
de  la  légitimité  de  leur  définition.  S'il  y  a  une  infinité  de 
modes,  pourquoi  Aristote  s'occupe-t-il  de  deux  modes  seu- 
lement, le  nécessaire  et  le  contingent?  Comment  y  a-t-il 
intérêt  à  parler  de  ces  deux  là,  quand  il  faut  bien  négliger 
tous  les  autres  ?  Et,  si  cet  intérêt  est  réel,  d'où  vient  aux 
deux  modes  dont  il  s'agit  leur  privilège  ?  La  vérité  semble 
bien  être  qu'Aristote,  et  avec  lui  Alexandre,  n'auraient 
jamais  souscrit  à  la  définition  que  nous  venons  de  rappeler. 
Si  Aristote  traite  de  deux  modes  seulement,  c'est  sans 
doute  qu'il  n'y  en  a  pour  lui  que  deux,  et  non  pas  que  ces 
deux  ont  un  privilège.  Pour  expliquer  qu'il  y  ait  deux 
modes  privilégiés,  on  a  cru  pouvoir  leur  reconnaître  un 
caractère  qui,  croyons-nous,  est  essentiel  à  tout  mode  selon 
Aristote.  Ce  caractère,  dit-on,  c'est  que  les  modes  privi- 
légiés concernent,  non  pas  la  matière,  mais  la  forme  (2). 
—  Il  y  a  là  une  idée  juste,  à  condition  toutefois  qu'on  la  pré- 
sente autrement.  En  disant  que  la  logique  est  formelle,  il 
est  possible  d'entendre  par  là  qu'elle  n'a  pas  de  valeur 
objective.  Elle  n'aurait  pas  de  valeur  objective  :  1°  parce 
que  les  notions  qui  servent  de  termes  dans  les  raisonne- 

(1)  Voir  Rondelet,  Théorie  logique  des  propositions  modales, 
p.  10  et  42-14  —Ammonius  in  Hermen.  214,  25  sqq.  230,  10  Busse  ; 
Philopon.  An.  pr.  304,  28-30  éd.  Wallies  :  Boèce,  in  Hermen.  l**éd. 
II,  12  déb.  (Migne,  64  II,  col.  362  G). 

(2)  Ibid.,  p.  59-66;  Alexandre,  An.  pr.  20,  2-4;  270,  1-28,  329, 
31  sqq. 


LES    SYLLOGISMES  MODAUX  191 

ments  seraient  des  créations  subjectives  de  l'esprit  et  cons- 
titueraient, tout  au  plus,  des  signes  tout  à  fait  inadéquats 
des  réalités  auxquelles  elles  correspondent  ;  2°  parce  que 
les  rapports  établis  par  l'esprit  entre  les  notions,  celles-ci 
fussent-elles  objectives,  ne  seraient  pas  des  rapports  de 
même  espèce  que  ceux  qui  sont  à  l'œuvre  dans  la  nature. 
A  prendre  les  choses  de  cette  façon,  Aristote  refuserait 
complètement  d'admettre  que  la  logique  est  formelle,  et 
qu'on  puisse  établir  qu'une  certaine  détermination  relève 
de  la  logique  en  disant  que  cette  détermination  est  une 
pure  question  de  forme.  iNon  seulement  il  croît  que  les  rap- 
ports sur  lesquels  roule  la  logique  sont  des  rapports  natu- 
rels, que  la  nature  syllogise  comme  l'esprit;  mais  il  ne 
songe  guère  à  douter  que  les  notions  prises  pour  termes 
de  nos  syllogismes  puissent  ne  pas  être  adéquates.  C'est 
sur  un  double  acte  de  confiance  dans  les  rapports  et  daus 
les  notions  que  repose  précisément  la  méthode  de  démons- 
tration par  les  exemples,  que  nous  avons  vu  Aristote 
employer  dans  la  théorie  du  syllogisme  ordinaire,  que  nous 
allons  le  voir  employer  dans  la  théorie  du  syllogisme 
modal.  Lorsqu'une  conclusion  syllogistique  s'accorde  avec 
la  conclusion  tirée  par  la  nature,  le  syllogisme  est  logi- 
quement légitime  ;  si  la  nature  ne  conclut  pas  comme  lui, 
c'est  qu'il  ne  vaut  rien.  Ainsi,  en  donnant  au  mot  de  formel 
le  sens  qui  vient  de  nous  occuper,  nous  ne  saurions  dire, 
pour  caractériser  les  modes,  qu'ils  sont  aux  yeux  d' Aristote 
quelque  chose  de  formel  (1).  —  Mais  le  mot  de  formel 
comporte  une  autre  acception  encore,  et,  quoique  mal 
démêlée,  c'est  cette  acception  qui  est  au  fond  de  la  pensée 
que  nous  examinons  et  qui  la  rend  en  partie  juste.  Prenons 
la  proposition  et  le  raisonnement  en  eux-mêmes.  11  est 
entendu  qu'ils  sont  quelque  chose  d'objectif,  et  quant  à  leurs 
termes,  et  quant  aux  rapports  de  ces  termes.  Cependant, 
malgré  leur  commune  objectivité,  nous  pouvons  distinguer 


(1)  Zeller,  p.  223,  a  grandement  raison  de  dire  que  la  nécessité  et 
la  contingence  qu' Aristote  a  en  vue  dans  sa  théorie  des  modales  con- 
cernent les  choses,  et  non  pas  un  aspect  subjectil  de  la  pensée  qui 


192  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

l'an  de  l'autre  ces  deux  éléments  de  la  pensée  jugeante 
et  raisonnante.  La  distinction  faite,  nous  appellerons  les 
termes  matière,  et  nous  appellerons  forme  les  rapports. 
Dans  une  proposition,  par  conséquent,  la  forme  ce  sera  ce 
qui  est  exprimé  par  la  copule  et  nous  pourrons  dire  que  ce 
qui  caractérise  chez  Aristote,  soit  les  modes  privilégiés, 
soit,  pour  mieux  dire,  les  modes,  c'est  qu'ils  concernent 
le  rapport  du  prédicat  au  sujet,  qu'ils  portent  sur  la  copule. 
Et  nous  verrons  tout  de  suite  par  là,  les  rapports  étant 
beaucoup  plus  généraux  que  les  termes,  comment  il  est 
possible  de  faire  une  théorie  des  modes,  puisque  le  risque 
de  se  perdre  dans  l'infinité  sera  écarté.  Or,  que  les  modes 
selon  Aristote,  et  non  pas  à  vrai  dire  des  modes  privilégiés 
mais  tous  les  modes,  concernent  le  rapport  du  prédicat  au 
sujet  et  portent  sur  la  copule,  c'est  ce  qui  nous  paraît 
incontestable  (I).  Au  reste  le  fait  qu'Aristote,  pour  dire  qu'il 
y  a  des  modes,  dit  qu'il  y  a  des  propositions  contingentes, 
comme  il  y  a  des  propositions  exprimant  simplement  le  l'ait 
que  le  prédicat  existe  ou  n'existe  pas  par  rapport  au  sujet, 
ce  l'ait  est  suffisamment  éloquent  (Pr.  an.  1,  2  déb.,  cf. 
8  déb.).  Car,  si  la  forme,  c'est-à-dire  l'essence  de  la  propo- 
sition, c'est  le  rapport  et  la  copule,  caractériser  la  moda- 
lité en  disant  que  c'est  une  manière  d'être  de  la  proposi- 
tion, cela  revient  bien  à  professer  que  le  mode  porte  sur  la 
copule. 

Voilà  donc  ce  que  c'est  qu'un  mode  en  générai  pour 
Aristote.  Quant  aux  espèces  de  modalité,  elles  sont  au 
nombre   de  deux,   lorsque   du   moins    on   ne  compte  pas 

(1)  iiondelet,  qui  croit  qu'Aristote,  tout  ou  n'ayant  pas  eu  la  con- 
science de  cetie  opinion,  en  a  eu  pourtant  le  soupçon,  renvoie,  pour 
prouver  l'existence  de  ce  soupçon,  à  deux  passages  des  Pr.  anal., 
dont  le  meilleur  ne  nous  semble  pas  très  probant.  Aristote  dit  bien 
dans  ce  passage,  I,  3,  25  b,  21,  que  le  mot  sjoi/jzui  est  a  mettre  sur 
le  même  x*ang  que  le  motèVrt  (rà  jùp  kvoé/trui  Twi<mv  ôuoto>;  7*r?îTai). 
Malheureusement  tout  ce  qu'il  s'agit  d  établir  dans  le  passage,  c'est 
qu'une  proposition  où  figure  ivoé-^èrai  est  une  proposition  affirmative, 
comme  celle  où  figure  êort.  De  même,  et  plus  clairement  peut-être, 
dans  le  second  passage,  I,  13,  32  b,  1-3.  Et  il  y  a  encore  assez  loin  île 
là  à  l'idée  que  le  mot  ivSèyviai  n'est,  au  fond,  qu'un  adverbe  portant 
sur  la  copule.  Voir  Rondelet,  p.  65,  n.  1. 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  193 

pour  une  espèce  de  modalité  le  caractère  que  prend  la  pro- 
position simple,  en  tant  que  cette  proposition  est  opposée 
aux  autres  modales.  Les  deux  modes  reconnus  par  Ari3- 
tote  sont  le  nécessaire  et  le  contingent.  —  La  notion  du 
nécessaire  semble  à  Aristote,  à  tort  ou  à  raison,  si  claire 
par  elle-même  que,  dans  les  Premiers  analytiques,  il  ne  la 
définit  pas.  Il  dit  ailleurs  que  le  nécessaire  est  ce  qui  ne 
peut  pas  être  autrement,  ttô  p.-/]  èvosyôijLevov  aAAw;  sys'.v,  et 
que  le  premier  type  en  est  la  nature  simple,  qui  en  effet 
n'a  et  ne  saurait  avoir  qu'une  seule  manière  d'être 
{Metaph.  A,  5;  cf.  Bonitz,  lnd.  42  «,  50).  —  La  définition 
du  contingent  est  plus  délicate.  Il  y  revient  à  plusieurs  fois 
dans  les  Premiers  analytiques  (notamment  I,  3,  25  a,  37 
et  13,  32  a,  18).  Le  mot  que  nous  traduisons  par  contin- 
gent est  to  £vosyô;ji£vov.  Entre  ce  mot  et  celui  de  Suva^ôv,  il 
semble  malaisé  de  faire  une  différence  (1).  Au  sens  propre, 
nous  disent  les  Premiers  analytiques  (I,  13,  32  <z,  18)  le 
contingent  (svosy&|Asvov)  est  ce  qui  n'est  pas  nécessaire,  et 
qui  peut  être  supposé  exister  sans  qu'il  y  ait  à  cela  d'ini- 


(1)  Wailz,  I,  375-377  (ad  25  a,  37),  que  nous  sommes  un  peu  surpris 
de  voir  approuvé  par  Bonitz  (Metaph.,  ad  0,  3,  4017  a,  20),  croit,  il 
est  vrai,  apercevoir  entre  l'un  et  l'autre  une  différence  capitale  : 
Vivôeyàuevov  serait  ce  qui  est  logiquement  possible,  ce  que  nous  pou- 
vons concevoir  sans  contradiction,  tandis  que  le  «Juvoctov  serait  ce  qui 
est  ontologiquement  possible,  ce  qui  peut  être  sans  qu'il  y  ait  incohé- 
rence dans  les  choses.  Waitz  va  même  jusqu'à  identifier  Ysv$vxpitiW* 
d'Arislote  avec  le  problématique  de  Kant.  Mais  ce.  rapprochement,  à 
lui  seul,  est  un  sûr  indice  d'erreur.  Et  d'ailleurs  comment  Waitz 
ferait-il  pour  donner  un  sens  subjectif,  ou  du  moins  mental,  au  mot 
fjSiyia(iui  dans  un  passage  tel  que  celui-ci,  du  ch.  13,  livre  I,  des  Pr. 
anal.  '?  Il  y  a,  y  dit  Aristote,  deux  sortes  d'iv£tf;gcer0«f,  celui  qui  concerne 
les  choses  de  la  nature,  les  choses  qui  arrivent  le  plus  souvent  sans 
être  nécessaires,  comme  lorsqu'on  dit:Èvoï;££<7Ôai7ô  TrohowjOai  <xv9pw7rov 
(32  b,  16),  et  celui  qui  concerne  les  faits  de  fortune  et  de  hasard, 
comme  lorsqu'on  dit  :  nityiaBou  tô  [3«<?iÇeiv  Çûov  r,  ro  |3«o  iÇouro,-  ynfofatt 
o-siffuov  (32  6,  11).  De  même  encore  pour  le  passage  célèbre  de  YUer- 
méneia,  où  il  est  dit  des  événements,  en  les  opposant  précisément  à 
nos  discours  et  à  nos  pensées,  ônàrtû'  trvyi  xoù  r«  faturim  vjSiyi<j^xt 
(9,  19  a,  32  :  ...  inti  OfAoiwç  ot  Àoyot  ù/.r/jti;  ûmttpirù  nou^aocra,  c?q).ov 
Û7i  otoc  oûto)ç  ï%ti  w<TT£  o-nà-zif  xz\ .  )  ?  11  n'y  a  donc  pas  de  différence  à 
faire,  au  moins  sous  cet  aspect,  entre  svJs^ojitivov  et  cJuvarov. 
Aristoto  13 


104  LE    SYSTEME    d'aRISTOTE 

possibilité.  Or  c'est  presque  littéralement  dans  les  mêmes 
termes  que  le  possible  (ouvarôv)  est  défini  par  la  Métaphysi- 
que (0,3,  1047  a,  24)  (1).  Cette  définition  assurément  n'est 
pas  irréprochable,  elle  contient  un  cercle  évident.  Malgré 
cela,  il  faut  reconnaître  que  la  notion  aristotélicienne  du 
contingent  est  parfaitement  précise  :  le  contingent  est  ce 
qui  peut  également  être  et  n'être  pas.  Tel  est  du  moins  le 
sens  propre  de  la  notion.  C'est  dans  un  autre  sens  que 
l'on  dit,  en  parlant  du  réel  et  même  du  nécessaire,  qu'ils 
sont  possibles,  et  èvosysa-ûa».  ne  doit  plus  alors  se  traduire 
par  «  être  contingent  »  (Pr.  an.,  fin  du  texte  cité). 

A  côté  des  propositions  assertoriques  (toû  jTràcys'.v),  il  y  a 
donc  des  propositions  nécessaires  \xoû  se  àvàprçç urcàp^eiv)  : 
«  Il  est  nécessaire  que...  »  et  des  propositions  contingen- 
tes (xoù  evSl^effBai  ûitâp^etv)  :  «  Il  est  possible  que...  » 
Lorsqu'on  veut  opposer  les  propositions  modales,  il  faut 
faire  attention  à  deux  points.  D'abord  l'opposition  doit 
porter  sur  le  mode.  A  la  proposition  :  Il  est  nécessaire  que 
telle  chose  ait  telle  qualité,  il  ne  faut  pas  donner  comme 
contradictoire  :  a  II  est  nécessaire  que  telle  chose  n'ait  pas 
telle  qualité»  ;  la  vraie  contradictoire  est  :  Il  n'est  pas  néces- 
saire etc.  De  même  pour  les  contingentés  (2).  Mais,  pour 
celles-ci,  il  y  a  plus  à  dire.  Une  contingente  :  Il  est  possible 
que  tout  B  soif  A,  peut  toujours  subir  une  opération 
qu'Aristote  appelle  du  même  nom  que  la  conversion 
(àyr'.crrpocpT]),  mais  qu'il  faut  pourtant  se  garder  de  confon- 
dre avec  elle  :  c'est  la  transformation  de  l'affirmative  qui 
suit  le  mode  en  négative,  ou  réciproquement.  Ainsi  :  //  est 
possible  que  tout  B  soit  A,  et  :  //  est  possible  que  nul  B  ne 


(1)  Pr.    an .,   toc.  cit.  :   Xêyea  o'ïjoiyin'iu.i  x«i  ro  sv^sjrôfisvov,  ov    un 

TjTO;    U-JV.y/.'S.io-j.    rSÔSWTOÇ    o'i/~V.pyiL-J,    oCâbi    £<7T«'.   OL'JL    tout'   kovvgctov    •    ro 

vàp   kvxyxaïov   ôjiwwôawç   ij^éyjrdui  '/.iyouî-j.    Metapfl.    t.    cit.  :  ê<7TC  3ï 

dwXTÔV    -TJ-O.     '■>    S'JSJ  -J-'J.CZO   r,    SvépyÇKt   OU   /.ï'/z7UL   Ï/J-VJ   ~'f,'J    'jJJV-'J.l-j,    OVOÇV 

l-y-.'j.i  uojju-o'j.  \fj'ji  o'oï.o-j,  et  JwktÔv  xaOijsOai  sceei  ïjoî/j-ui  xaô^ffÔKt, 
Toù-ro  ïy.-j  ûiri/.cçr,  zo  xa0ï5i-Ô«t,  oCd'ev  ëgtou  «Sûvoito-j . . .  Voir  le  commen- 
taire de  Bonitz  [Metaph.  II,  p.  387)  sur  ce  dernier  texte  ;  il  appelle 
l'attention  sur  le  cercle  que  comporte  la  définition  aristotélicienne  du 
contingent. 

(2)  Voir  llertnen.  ch.  12  et  Rondelet,  p.  401  sq. 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  195 

soit  A,  sont  deux  propositions  parfaitement  équivalentes  et 
dont  chacune  est  impliquée  dans  l'autre.  Lors  donc  qu'on 
veut  prendre  la  contradictoire  d'une  contingente,  il  faudrait 
lui  opposer  à  la  fois  deux  propositions.  Chacune  de  ces 
propositions  commencerait  par  la  négation,  ou  l'équivalent 
de  la  négation,  du  mode  contingent  ;  mais  l'une  serait 
suivie  d'une  affirmative,  l'autre,  d'une  négative.  A  la  contin- 
gente :  //  est  possible  que  tout  B  soit  A,  il  faudrait  opposer 
à  la  fois  :  //  est  nécessaire  que  tout  B  soit  A,  et  :  //  est 
nécessaire  que  nul  BnesoitA{Pr.  anal.î,  17).  —  Pour  ce 
qui  est  de  la  conversion,  les  nécessaires  suivent  les  mêmes 
lois  que  les  assertoriques  (Pr.  anal.  I,  3  déb.  —  25  a,  36)  : 
Il  est  nécessaire  que  nul  B  ne  soit  A,  //  est  nécessaire  que 
nul  A  ne  soit  B.  Le  cas  des  contingentes  est  différent. 
Sans  doute  les  affirmatives  contingentes  suivent  les  mêmes 
lois  que  les  affirmatives  assertoriques  (ib.  25  a,  37-/y,  3). 
Mais,  pour  les  négatives,  c'est  autre  chose.  Si  les  contin- 
gentes, qui  n'ont  des  contingentes  que  le  nom  et  qui  por- 
tent en  réalité  sur  le  nécessaire  (comme  quand  on  dit  :  // 
est  possible  que  nul  homme  ne  soit  cheval),  suivent  les 
mêmes  lois  que  les  assertoriques  négatives,  et  lorsqu'elles 
sont  universelles,  et  lorsqu'elles  sont  particulières,  par 
contre  les  vraies  contingentes  se  comportent  d'une  autre 
manière.  S'il  s'agit  de  contingentes  portant  sur  les  faits 
naturels,  non  nécessaires  mais  se  produisant  le  plus  sou- 
vent, les  négatives  particulières  se  convertissent,  tandis 
que  les  assertoriques  ne  se  convertissent  pas  ;  et,  ce  qui  est 
bien  plus  important,  les  contingentes  négatives  universelles 
portant  sur  les  faits  naturels  ne  se  convertissent  pas  (25  6, 
3-19);  non  plus  d'ailleurs  que  quelque  sorte  de  vraies 
contingentes  négatives  universelles  que  ce  soit  (17,  30  6, 
3."> —  37  a,  32).  C'est  un  point  capital  que  nous  retrouverons 
plus  loin. 

Ces  préliminaires  étant  posés,  arrivons  aux  Syllogismes 
modaux. 

Les  syllogismes,  «iont  Les  deux  prémisses  seront  des  néces- 
saires, se  comporteront,  sauf  la  réserve  que    nous  ferons 
tout  à  l'heure,  comme  les  syllogismes  dont  les  deux  pré 
misses  sont  des  assertoriques.  En  ''(Tel  les  rapports  diaclu- 


196  LE  SYSTÈME    d'àRISTOTE 

sion  entre  les  termes  sont  parfaitement  correspondants  ici 
et  là,  et  les  lois  de  la  conversion  sont  les  mêmes  ;  ce  qui 
permet  de  réduire  les  syllogismes  des  deux  dernières  figu- 
res à  ceux  de  la  première,  de  la  même  façon  que  pour  les 
syllogismes  simples.  Toute  la  différence  entre  le  syllo- 
gisme simple  et  le  syllogisme  à  deux  prémisses  nécessai- 
res, c'est  que,  dans  celui-ci,  les  trois  propositions  seront 
modifiées  par  les  mots  :  Il  est  nécessaire  que...  ou  :  //  est 
nécessaire  que...  ne  pas.  La  seule  réserve  à  faire  porte  sur 
les  modes  bArOcO  et  bOcArdO.  Pour  les  démontrer  par 
l'absurde,  il  faudrait  commencer  par  prendre  la  contradic- 
toire des  conclusions  contestées.  Or  ces  contradictoires  de 
propositions  nécessaires  seraient  des  propositions  contin- 
gentes, par  exemple  :  Il  est  possible  que  tout  T  soit  B.  Les 
syllogismes  où  ces  contradictoires  entreraient  auraient  donc 
une  prémisse  nécessaire  et  une  prémisse  contingente.  Mais 
nous  n'apprendrons  que  plus  tard  (ch.  16)  à  manier  de  tels 
syllogismes.  Il  faut  donc  démontrer  les  deux  modes  en 
question  par  ecthèse,  c'est-à-dire  en  mettant  en  lumière,  à 
l'aide  d'un  nom,  la  partie  du  mineur  dont  le  moyen  est 
nié  (2e  figure),  ou  la  partie  du  moyen  dont  le  majeur  est 
nié  (3e  figure)  (1).  Soit  le  syllogisme  en  bArOcO  : 

//  est  nécessaire  que  tout  B  soit  A  ; 

Or  il  est  nécessaire  que  quelque  F  ne  soit  pas  A  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  quelque  T  ne  soit  pas  B. 

Appelons  A  la  partie  de  r  dont  A  est  nié  avec  nécessité, 
nous  aurons  le  syllogisme  suivant,  en  cAmEstrEs  : 

//  est  nécessaire  que  tout  B  soit  A; 

Or  il  est  nécessaire  que  nul  A  ne  soit  A  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  nul  A  ne  soit  B. 

Comme  Tout  A  est  identique  à  Quelque  T  du  syllogisme 
primitif,  le  sens  de  la  nouvelle  conclusion  est  donc  que  :  // 
est  nécessaire  que  quelque  T  ne  soit  pas  B  ;  c.  q.  f.  d.  — 
Soit  maintenant  un  syllogisme  en  bOcArdO  : 

(1)  Voir  Waitz,  ad  28  a,  23  et  30  a,  8  (I,  390  sq.  et  394  sq.). 


LES  SYLLOGISMES    MODAUX  197 

//  est  nécessaire  que  quelque  V  ne  soit  pas  A  ; 

Or  il  est  nécessaire  que  tout  F  soit  B  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  quelque  B  ne  soit  pas  A. 

Appelons  A  la  partie  de  F  dont  A  est  nié  avec  nécessité,  et 
convertissons  notre  mineure  de  façon  à  pouvoir  écrire  : 
//  est  nécessaire  que  quelque  B  soit  T,  et  par  conséquent  : 
//  est  nécessaire  que  quelque  B  soit  A.  Nous  aurons  le 
syllogisme  suivant,  en  fErlO  : 

Il  est  nécessaire  que  nul  A  ne  soit  A; 

Or  il  est  nécessaire  que  quelque  B  soit  A  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  quelque  B  ne  soit  pas  A. 

c.  q.  f.  d.  (ch.  8).  —  Au  rapport  de  Théophraste,  dans 
Alexandre  (1),  certains  préféraient  démontrer  par  l'absurde 
les  syllogismes  à  deux  prémisses  nécessaires,  enbArOcO  et 
en  bOcArdO,  en  renvoyant  seulement  cette  démonstration 
à  plus  tard,  soit  après  le  chapitre  16.  On  comprend  par  quel 
scrupule  de  méthode  Aristote  a  été  d'un  autre  avis. 

Occupons-nous  maintenant  des  syllogismes  de  la  pre- 
mière figure,  ayant  une  prémisse  assertorique  et  une  pré- 
misse nécessaire. 

Si  la  majeure,  affirmative  ou  négative,  est  une  néces- 
saire, la  conclusion  est  une  nécessaire  : 

//  est  nécessaire  que  tout  B  soit  A  ; 

Or  tout  T  est  B  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  tout  T  soit  A. 

Telle  doit  bien  être  la  modalité  de  la  conclusion.  En  effet, 
dit  Aristote,  T  n'est  pas  autre  chose  que  Quelque  B,  et 
nous  pouvons  dire,  dans  un  langage  un  peu  différent  du 
sien  que  la  conclusion  n'est  que  la  subalterne  de  la 
majeure.  —  Si  c'est  la  mineure  qui  est  nécessaire  (mineure 
qui  est  toujours  affirmative  dans  la  première  figure),  que  la 
majeure  assertorique  soit  d'ailleurs  affirmative  ou  négative, 
la  conclusion  n'est  pas  uno  nécessaire.  Cela  se  démontro 

(t)  C.ï.  liondelet,  p.  223,  n.  3;  Alex.  l'r.  an.  123,  18-24,  éd.  Wallies. 


198  LE  SYSTÈME   DARISTOTE 

d'abord    par   l'absurde    au    moyen    d'un     syllogisme    en 
dArAptl-dArll,   si  la  conclusion  doit  être  affirmative  ;  au 
moyen  d'un  syllogisme  en  cEl  ArEnt,  si  elle  doit  être  négative . 
Soit,  en  effet,  par  exemple,  une  conclusion  nécessaire  affir- 
mative :  //  est  nécessaire  que   tout  T  soit  A,    jointe  à  la 
mineure  du  syllogisme  primitif  :  Or  il  est  nécessaire  que 
tout  T  soit  B,  elle  donne  la  conclusion  :  Donc  il  est  néces- 
saire que   quelque  B  soit  A.    Mais  cette   conclusion    est 
fausse,  car  dans  notre  majeure  primitive  :  Tout  B  est  A, 
A,    au  lieu   d'être  un  attribut  nécessaire,   n'est  peut-être 
qu'un  attribut  contingent,  et  il  s'est  pu  que  nul  B  ne  fût  A, 
ou  il  peut  arriver  que  nul   B  ne  soit  A.  D'autre  part,  la 
démonstration    par    l'exemple  établit  aussi   que,  dans   la 
conclusion  :  //  est  nécessaire   que   tout  T  soit  A  (ou  que 
nul  T  ne  soit  A),  le  caractère  de  nécessité  est  usurpé.  En 
effet,   avec  les   trois  termes   :    se  mouvoir  —  animal  — 
homme,  on  verra  que,  par  exemple,  la  conclusion  affirma- 
tive :  //  est  nécessaire  que  tout  homme  se  meuve,  est  con- 
traire à  la    vérité,    la    vérité  étant  seulement   que  tout 
homme  se  meut  (ch.  9  cléb.  —  30  «,  33).  —  Les  syllogis- 
mes à  conclusion  particulière  suivent  les  mêmes  lois,  et 
les  démonstrations     seraient    les    mêmes.   Pour  prouver 
qu'un  syllogisme  en  fErlO  dont  la  mineure  est  nécessaire 
ne  saurait  conclure  par  une  nécessaire,  il  faudrait  se  servir 
des  termes  :  se  mouvoir  —  animal  —  blanc  (30  a,  33-/>,  6). 
Considérant  toujours  des  syllogismes  dont  une  prémisse 
est    assertorique    et    l'autre    nécessaire,    passons    de   la 
première  ligure  à  la  seconde.  Si  la  prémisse  nécessaire  est 
négative,  la  conclusion  est  une  nécessaire  ;  autrement  ce 
n'est  qu'une  assertorique.  En  effet,  dans  le  premier  cas,  un 
syllogisme    en  cEsArE  se  ramènera  à  un  syllogisme  en 
cElArEnt,  où  la  nécessaire  sera  majeure,  et  un  syllogisme 
encAmEstrEs  se  ramènera  au  même  mode  cElArEnt,  dans 
lequel  la  nécessaire  sera  encore  une  fois  majeure.  Dans  le 
second  cas,  la  réduction    de  cEsArE  et   de  cAmEstrEs  à 
cElArEnt  donnera  des   syllogismes  où  la  nécessaire  sera 
mineure.  On  peut  d'ailleurs  démontrer  par  l'absurde  que, 
dans  le  cas  qui  nous  occupe,  la  conclusion  ne  saurait  être 
une  nécessaire.  Soient  par  exemple  les  deux  prémisses  sui- 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  199 

vantes  d'un  syllogisme  en  CxVmEstrEs  :  //  est  nécessaire 
que  tout  B  soit  A.  Or  ma'  Y  n'est  A  ;  admettons  que  la 
conclusion  soit  celle-ci  :  II  est  nécessaire  que  nul  Y  ne 
soit  B  ;  convertissons-la  et  convertissons  aussi  la  majeure 
de  notre  syllogisme  ;  avec  ces  deux  converses,  nous  aurons 
le  syllogisme  suivant  : 

//  est  nécessaire  que  nul  B  ne  soit  F; 

Or  il  est  nécessaire  que  quelque  A  soit  B  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  quelque  A  soit  Y. 

Mais  dans  la  proposition  :  nul  A  n'est  r,  converse  de  notre 
mineure  primitive,  r  n'est  peut-être  pas  un  prédicat  néces- 
sairement nié  de  A  et  peut-être  s'est-il  pu  que  tout  A  fût 
F,  ou  est-il  possible  dans  l'avenir  que  tout  S.  soit  Y  Enfin 
on  peut  encore  recourir  à  la  démonstration  par  un  exem- 
ple. Si  nous  posons  :  //  est  nécessaire  que  tout  homme  soit 
animai;  Or  nul  être  blanc  n'est  animal,  la  conclusion  ne 
devra  pas  être  :  II  est  nécessaire  que  nul  être  blanc  ne 
soit  homme.  Car  il  es};  possible  que  quelques  êtres  blancs 
soient  hommes,  et  cela  parce  qu'il  est  possible  aussi  que 
quelques  êtres  blancs  soient  des  animaux,  quand  même  en 
fait  il  se  trouverait  qu'aucun  être  blanc  n'est  animal 
(ch.  10  dèb.  —  30  6,  40).  —  Pour  ce  qui  est  des  syllogis- 
mes à  conclusion  particulière,  si  la  prémisse  nécessaire  est 
négative  et  universelle,  la  conclusion  sera  une  nécessaire. 
.Mémo  démonstration  que  dans  le  cas  où  les  deux  prémisses 
sont  universelles,  c'est-à-dire  réduction  à  la  première  ligure  : 
ŒstinO-fErlO.  Si  l;i  prémisse  nécessaire  est  affirmative  et 
universelle  (bArOcO),  la  conclusion  n'est  pas  une  néces- 
saire. Cela  -e  démontre  à  l'aide  de  la  même  triade  de  ternies 
qui  nous  a  servi  quand  les  deux  prémisses  étaient  univer- 
selles :  animal  —homme  —  être  blanc.  Si  la  aécessaire  est 

iive   mais   particulière  (dAfQcO),    la    conclusion 
pas  nécessaire,  delà  se  démontre  à  l'aide  des  mêmes  ternies. 
dit  Arislole.  Mais  d'autres  termes  seraient  préférables,  par 
exemple  :  infaillible  —  sage  —  homme  (.il  a.  1-17). 

Pour  en  linir  avec  les  syllogismes  dont  l'une   des   pré- 
misses es1  nécessaire  et  l'autre  assertorique,  reste  à  nous 


200  LE   SYSTÈME   d'àïUSTOTE 

occuper  de  ceux  de  ces  syllogismes  qui  appartiennent  à  la 
3e  figure.  Lorsque  les  deux  prémisses  sont  universelles  et 
affirmatives,  si  l'une  quelconque  est  une  nécessaire,  la 
conclusion  est  une  nécessaire.  En  effet,  on  aura  des  syl- 
logismes, l'un  en  dArAptl,  l'autre  voisin  de  dArAptl.  Si 
c'est  la  majeure  qui  y  est  nécessaire,  la  conversion  de  la 
mineure  donnera  un  syllogisme  de  la  lre  figure,  dont  nous 
savons  qu'il  conclut  par  une  nécessaire.  Si  c'est  la  mineure 
qui  est  nécessaire,  le  syllogisme  sera,  pour  ainsi  dire,  en 
dApAmlp  :  on  ne  touchera  pas  à  cette  mineure,  on  conver- 
tira la  majeure,  on  la  transposera  pour  en  faire  la  mineure 
et  l'on  aura  le  même  syllogisme  delà  lre  figure  que  dans  le 
cas  précédent  ;  on  n'aura  qu'à  convertir  la  conclusion.  — 
Lorsque  la  prémisse  nécessaire  est  négative,  la  conclusion 
est  une  nécessaire.  En  effet  un  tel  syllogisme  sera  en 
fElAptOn  (car,  dans  la  3e  figure,  il  n'y  a  pas  de  mineure 
négative)  ;  il  se  réduira  à  un  syllogisme  en  fErlO,  où  la 
prémisse  nécessaire  sera  majeure  et  où  la  conclusion  ne 
sera  en  somme,  pouvons-nous  dire,  que  la  subalterne  de 
la  majeure.  —  Si  la  nécessaire  est  affirmative  et  l'autre 
prémisse  négative,  la  conclusion  n'est  pas  une  nécessaire. 
En  effet,  dans  un  tel  syllogisme,  la  nécessaire  sera  mineure 
(puisque  dans  la  3e  figure  la  mineure  est  affirmative)  ;  en 
la  convertissant,  on  aura  un  syllogisme  de  la  lre  figure 
(fElAptOn-iErlO),  dont  nous  savons  que  la  conclusion  ne 
peut  pas  être  une  nécessaire  (cf.  30  a,  33).  En  outre  on 
peut  recourir  à  une  démonstration  par  l'exemple  avec  les 
termes  :  éveillé  ■ —  animal  —  cheval.  Soit  :  Nul  cheval  n'est 
éveillé  ;  Or  il  est.  nécessaire  que  tout  cheval  soit  animal. 
La  conclusion  :  II  est  nécessaire  que  nul  anima!  ne  soit 
éveillé,  serait  contraire  à  la  vérité.  Tout  ce  qui  peut  être 
vrai,  c'est  qu'il  se  trouve  que  nul  animal  n'est  éveillé 
(ch.  11  déb.  à  31  b,  10). 

Arrivons  aux  syllogismes  dont  l'une  des  prémisses  est 
particulière.  Les  deux  prémisses  étant  affirmatives,  si  la 
nécessaire  est  l'universelle,  la  conclusion  sera  nécessaire. 
En  effet  les  syllogismes  répondant  à  ces  conditions  seront 
en  dlsAmls  et  en  dAtlsï.  Ils  se  ramèneront  tous  les  deux 
à  des  syllogismes  en  dArlI,   où  la  nécessaire  universelle 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  201 

sera  majeure.  —  Si  la  nécessaire  est  la  particulière,  une 
fois  le  syllogisme  ramené  à  la  lre  figure  (dArlI),  la  néces- 
saire ne  pourra  être  que  mineure.  Du  reste,  on  peut  aussi 
faire  une  démonstration  par  l'exemple  avec  les  termes 
treille  —  bipède  —  animal.  La  conclusion  :  //  est  néces- 
saire que  quelque  bipède  soit  éveillé,  qu'on  prétendrait 
déduire,  soit  en  dlsAmls,  soit  en  dAtlsï,  est  évidemment 
contraire  à  la  vérité,  puisque  celle-ci  est  seulement  que 
quelques  bipèdes  sont  éveillés.  —  Si  la  prémisse  nécessaire 
est  l'universelle  négative,  la  conclusion  sera  une  néces- 
saire. Car  le  syllogisme  sera  en  fErlsOn;  il  se  ramène  par 
conséquent  à  un  syllogisme  en  fErlO,  où  la  nécessaire  sera 
majeure.  —  Si  c'est  l'affirmative,  soit  universelle  (bOcAr- 
dO),  soit  particulière  (fErlsOn),  qui  est  la  nécessaire,  alors 
la  conclusion  n'est  pas  une  nécessaire.  En  effet,  le  syllo- 
gisme en  fErlsOn  une  fois  ramené  à  fErlO,  la  nécessaire 
sera  mineure.  Et  d'autre  part,  pour  le  syllogisme  en  bO- 
cArdO,  et  aussi  bien  d'ailleurs  pour  le  syllogisme  en  fErl- 
sOn, une  démonstration  par  l'exemple  est  facile.  Dans  le  pre- 
mier cas,  nous  aurons  les  prémisses  suivantes  :  Quelque 
homme  n'est  pas  éveillé  ;  Il  est  nécessaire  que  tout  homme 
soit  animal.  La  vérité  ne  nous  permet  pas  de  conclure  : 
//  est  nécessaire  que  quelque  animal  ne  soit  pas  éveillé. 
La  vérité  permet  seulement  la  conclusion  :  Quelque  ani- 
mal n'eet  pas  éveillé.  Dans  le  second  cas,  nous  aurons  les 
prémisses  :  Nul  être  blanc  n'est  éveillé  ;  Il  est  nécessaire 
(pie  quelque  être  blanc  soit  animal.  Pour  rester  dans  le 
vrai  il  no  nous  est  pas  permis  de  conclure  :  Il  est  accessoire 
que  quelque  animal  ne  soit  pas  éveillé,  mais  simplement  : 
que/que  anima!  n'est  pas  éveillé.  —  Enfin,  si  la  nécessaire 
est  négative  niais  particulière  (bOcArdO),  la  conclusion 
n'est  pas  une  nécessaire.  En  effet,  soient  les  prémisses  :  // 
est  nécessaire  que  quelque  animal  soit  bipède,  (h-  tout  uni- 
malsemeut  La  seule  conclusion  vraie  est  :  Quelque  être 
(pii  se  meut  est  bipède,  et  non  pas  :  //  est  nécessaire  que 

quelque    être  qui  si'    meut   SOÎt  bipède  (il,  Bl  h,    Il  —  13, 

:i2  b,  3). 

Nous  devons  maintenant  aborder  la  partie  la  plus  déli- 
cate do  la  théorie  des  syllogismes  modaux,  celle  où  inter- 


202  LE    SYSTÈME   d'àRISTOTE 

viennent  les  propositions  contingentes.  Lorsque  nous  con- 
cluons que  :  /7  est  possible  que  tout  Y  soit  A,  notre  raison 
peut  être  que  A  est  un  attribut  possible  de  B  et  que  B  est, 
assertoriquement,  un  attribut  de  I\  ou  bien  que  A  est  un 
attribut  possible  de  B  et  que  B  est  un  attribut  possible  de  T. 
Bien  que,  dans  ce  second  cas,  le  raisonnement  ait  quelque 
chose  de  plus  compliqué,  en  ce  qu'il  superpose  une  possi- 
bilité à  une  autre,  tandis  que,  dans  le  premier,  une  seule 
possibilité  intervient,  cependant,  au  point  de  vue  de  la 
théorie  des  syllogismes  modaux,  un  syllogisme  à  deux  pré- 
misses contingentes  est  moins  compliqué  qu'un  syllogisme 
où  il  entre  une  prémisse  contingente  et  une  prémisse  asser- 
torique.  C'est  pourquoi  nous  commencerons  par  les  syllo- 
gismes à  deux  prémisses  contingentes  (32  /;,  23-37,  fin  du 
ch.  13).  Aristote  étudie  d'abord  les  syllogismes  a  deux 
prémisses  contingentes  de  la  première  figure,  puis  les  syl- 
logismes dont  l'une  des  prémisses  seulement  est  contin- 
gente, dans  la  première  figure  également.  Viennent  ensuite 
les  mêmes  sjdlogismes  de  la  seconde  et  enfin  de  la  troi- 
sième figure. 

Considérons  donc  les  syllogismes  à  deux  prémisses  con- 
tingentes de  la  lre  figure.  Les  modes  bArbArA  et  cElArEnt 
sont  des  syllogismes  parfaits  et  évidents,  parce  que  ce  qui 
se  peut  de  l'attribut,  lequel  se  peuj,  du  sujet,  se  peut  du 
sujet.  De  même  les  modes  dArïï  et  fErlO.  Comme  on  peut 
transformer  une  contingente  négative  en  une  affirmative, 
le  mode  AE  est  recevable,  parce  qu'on  le  transforme  en 
AA  (1);  de  même  le  mode  EE  qui  devient  EA  (ou,  si 
Ton  veut,  AA)-;  de  même  le  mode  AO,  qui  devient  01  ;  de 
même  enfin  à  coup  sûr,  bien  qu'Aristote  ne  le  dise 
pas  (2),  le  mode  EO,  transformable  en  AI  (ch.  14  dêb.  — 
33  a,  34).  —  Si  la  majeure  est  particulière,  quelle  que  soit 
sa  qualité  et  quelles  que  soient  d'ailleurs  la  quantité  et  la 
qualité  de  la  mineure,  il  n'y  a  pas  de  conclusion.  Posons 
que  :  Quelque  B  est  A.  Peut  être  B  a-t-il  plus  d'extension 


(1)  Et  non  en  AI,  comme  l'admet,  sans  qu'on   voie  pourquoi,  Ron- 
delet, p.  241  } 
(2j  Voy.  Waitz,  ad  33  «,  34  (l,  407)  et  Rondelet,  loc.  cit. 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  203 

que  A  ;  autrement  dit,  peut-être  certains  B  ne  sont-ils  pas 
A.  Si  T  est  pris  parmi  ces  certains  B,  tout  F  aura  beau 
être  B,  T  ne  sera  pas  pour  cela  A.  S'il  s'agit  de  proposi- 
tions contingentes,  on  ne  pourra  pas  dire  :  //  est  possible 
que  tout  T  soit  A,  ni,  non  plus  :  //  est  possible  que  nul  Y  ne 
soit  A,  parce  que  telle  est  la  nature  des  contingentes  que 
cette  négative  est  simplement  une  autre  forme  de  l'afiir- 
mative  et  qu'elle  ne  peut  avoir  de  sens  que  si  cette  affir- 
mative en  a  un  (1)  (33  a,  34-6,  17).  —  En  somme,  lorsque 
les  prémisses  sont  universelles  (ou  plutôt  lorsque  la 
majeure  est  universelle),  qu'il  y  ait  d'ailleurs  une  affirma- 
tive dans  les  prémisses  ou  qu'elles  soient  négatives  toutes 
deux,  il  y  a  syllogisme;  seulement,  dans  le  dernier  cas,  le 
syllogisme  est  imparfait,  puisqu'il  faut,  pour  le  rendre  con- 
cluant, quelque  chose  de  plus  que  les  prémisses,  savoir  la 
transformation  de  l'une  d'elles,  la  mineure,  en  une  affir- 
mative (33  b,  Lx-24,  fin  du  eh.  14). 

Cette  règle  est  encore  très  simple.  Les  syllogismes  de  la 
1"'  figure  dont  l'une  des  prémisses  est  contingente  et 
l'autre  assertorique  sont  plus  compliqués.  Si  la  majeure 
est  contingente,  on  a  des  syllogismes  à  conclusion  con- 
tingente (comme  cela  a  toujours  lieu  d'ailleurs  dans  les 
syllogismes  où  l'une  des  prémisses  est  assertorique  et  l'autre 
contingente),  et  ces  syllogismes  sont  tous  parfaits  et  évi- 
dents. Aristote  se  contente  d'en  donner  des  exemples  en 
désignant  les  termes  par  les  lettres  consacrées,  en  faisant 
la  majeure  tour  h.  tour  affirmative  et  négative.  —  Si  c'est 
la  mineure  qui  est  contingente,  alors  les  syllogismes  vali- 
des sont  tous  imparfaits,  et  de  plus,  dans  ceux  qui  doivent 


(1)    \  'marque,  peu!  r  au  <  as  Où  la 

in  mu.'  est  affirmative.  Le  cas  où  elle  est  négative  est  pins  délicat, 

irce  que  le  moyen  terni»  parait  être  pria  une  Poia universellement, 

i'où  possibilité  <!  une  conclusion    El  ou  aurait  'i<:  la  peine  :<  démon- 

ite  évidemment  a  îci  eu  vue,  à  savoir  que,  même  dans 

cas,  dès  que  la  majeure  es'  particulière,  il  n'y  a  pas  de  conclusion, 

larce  que  véritablement  ii  n'y  a  pas  de  moyen  terme.  La  règle  sco- 

ïaslique.  que  la  mineure  doit  rire  affirmative  dans  la   l'a  figure,  se 

Remontre  par  la  quanti!.'  du  majeur  et  non  par  celle  au  moyen; 

vov.  par  ex.  L  tgique  de  Port-Royal,  :t'  partie,  cb.  5,  vers  Ip  début. 


204  LE    SYSTÈME   D'ARISTOTE 

conclure  négativement,  la  conclusion,  au  lieu  d'être  une 
contingente  au  sens  propre,  énonce  seulement  une  non 
nécessité  pour  tous  ou  pour  quelques-uns  (ch.  15  déb.  — 
33  6,40). 

Occupons-nous  d'abord  du  cas  où  la  conclusion  est  affir- 
mative. Aristote  renouvelle  sans  la  prouver  l'affirmation 
que  les  syllogismes  dont  il  s'agit  sont  imparfaits,  et,  avant 
d'entreprendre  la  démonstration  des  conclusions  impar- 
faites, il  établit  une  sorte  de  lemme(l),  qui  va  lui  permet- 
tre de  simplifier  cette  démonstration  en  remplaçant  une 
contingente  par  une  assertorique.  Nous  pouvons  avoir  des 
liaisons  de  la  forme  :  Si  A  est  possible,  B  est  possible,  aussi 
bien  que  de  la  forme  :  Si  A  est,  B  est  ;  et,  une  liaison  de  la 
première  forme  étant  posée,  il  y  aurait  contradiction  à  ce 
que  A  fût  possible  sans  entraîner  la  possibilité  de  B.  A 
représente  ici  un  couple  de  deux  prémisses.  Or, «pour 
qu'une  conclusion  possible  résulte  de  prémisses  possibles, 
il  n'est  pas  nécessaire  que  ces  prémisses  soient  vraies  ;  il 
suffit  qu'elles  soient  possibles,  quoique  fausses  (34  #,  1-33). 
Cela  posé,  soit  un  syllogisme  à  conclusion  affirmative  dont 
la  majeure  est  assertorique  et  la  mineure,  contingente  : 

Tout  B  est  A  ; 

Or  il  est  possible  que  tout  T  soit  B  ; 

Donc  il  est  possible  que  tout  T  soit  A. 

Nous  avons  à  démontrer  la  conclusion  par  l'absurde. 
Mais,  en  vertu  de  la  remarque  qui  précède,  nous  pourrons 
prendre  pour  mineure  de  notre  syllogisme  par  l'absurde, 
au  lieu  de  la  contingente  :  Il  est  possible  que  tout  T  soit  B, 
l'assertorique  :  Tout  F  est  B.  Il  est  indispensable  que  nous 
le  fassions,  puisque  autrement  notre  syllogisme  par  l'ab- 
surde serait  du  même  type  que  le  syllogisme  à  démontrer. 
Et  nous  pouvons  le  faire,  car,  s'il  est  vrai  que  notre  mineure 
assertorique  est  fausse  (attendu  que  a  posse  adactumnon 
valet  consequentia),  elle  reste  possible.  La  conclusion,  qui 
doit  énoncer  une  possibilité,  ne  sera  donc  pas  altérée  du 

(1)  Ce  lemme  a  échappé  à  Rondelet,  p.  253. 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  205 

fait  de  notre  mineure,  et,  si  la  conclusion  exprime  en  ter- 
mes de  possibilité  quelque  chose  d'impossible,  cette  impos- 
sibilité ne  pourra  venir  que  de  la  majeure.  Voici  donc 
notre  syllogisme  par  l'absurde,  syllogisme  de  la  3e  figure  : 

//  n'est  pas  possible  que  tout  Y  soit  A  ; 

Or  tout  Y  est  B  ; 

Donc  il  n'est  pas  possible  que  quelque  B  soit  A. 

La  conclusion  est  absurde,  puisqu'elle  contredit  notre 
première  majeure  :  Tout  B  est  A  ;  donc  notre  première 
conclusion  est  démontrée.  Au  reste  notre  syllogisme  de  la 
3e  figure  peut  à  son  tour  se  démontrer  par  l'absurde  en 
bArbArA.  Nous  dirions  : 

II  est  possible  que  tout  B  soit  A  ; 

Or  tout  T  est  B  ; 

Donc  il  est  possible  que  tout  Y  soit  A 

(34  «,34-34  6,  6)  (1). 

Nous  venons  de  justifier  les  syllogismes  à  mineure  con- 
tingente, lorsque  la  conclusion  est  affirmative.  Lorsque  la 
conclusion  est  négative,  avons  nous  dit,  la  conclusion  n'est 
plus  une  véritable  contingente  :  elle  énonce  seulement  une 
non-nécessité..  Voici  comment  cela  s'établit.  Nous  pren- 
drons un  exemple,  au  lieu  des  simples  lettres  que  donne 
Aristote.  Soit  le  syllogisme  suivant  : 

Nul  sage  n'est  envieux; 

Or  il  est  possible  que  tous  les  hommes  soient  sages  ; 

Donc  il  est  possible  que  nul  homme  ne  soit  envieux. 

(4)  Le  sens  des  cinq  lignes  (34  b,  2-6)  consacrées  à  celte  dernière 
démonstration  par  l'absurde,  est  assez  difficile  à  établir.  Waitz  (ad 
34  b,  3,  p.  4M)  pense  qu'il  s'agit  d'une  autre  forme  de  la  première 
démonstration.  Mais  il  est  obligé  d'admettre  qu'Aristote  s'est  trompé. 
Gomme,  au  point  où  nous  en  sommes,  nous  ne  savons  rien  encore  de 
la  valeur  d'un  syllogisme  en  fElAptOn  dont  une  des  prémisses  est 
contingente  et  l'autre  asserlorique,  Aristote  peut  avoir  songé  à  lever 
tout  scrupule  en  faisant  remarquer  qu'un  tel  syllogisme  se  démontre 
au  besoin  par  l'absurde.  Et  peu  importe  qu'il  y  ait  a  une  telle  démons- 
tration des  difficultés,  puisqu'Aristote  a  bien  entrepris  de  démontrer 
par  l'absurde  le  mode  bOcArdO.  Cf.  21,  39  a,  32. 


206  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

Ce  syllogisme  doit  être  démontré  par  l'absurde.  Nous  pren- 
drons comme  mi  neure  l'assertorique,  fausse  mais  non  impos- 
sible :  Tous  les  hommes  sont  sages.  Pour  majeure,  il  nous 
faut  la  contradictoire  de  la  conclusion  contestée.  Cette  con- 
tradictoire ne  peut  pas  être  :  //  est  possible  que  tous  les 
hommes  soient  envieux;  car  ce  ne  serait  là  que  notre  con- 
clusion transformée  de  négative  en  affirmative,  comme 
peut  toujours  l'être  une  contingente.  La  contradictoire 
cherchée  sera  donc  :  II  n'est  pas  possible  que  nul  homme 
ne  soit  envieux,  c'est-à-dire  plus  clairement  :  //  est  néces- 
saire que  quelques  hommes  soient  envieux.  Notre  syllo- 
gisme par  l'absurde  sera  donc  le  suivant  (3e  figure)  : 

//  est  nécessaire  que  quelques  hommes  soient  envieux  ; 

Or  tous  les  hommes  sont  sages  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  quelques  sages  soient  envieux. 

Mais  la  plus  vraie  contradictoire  de  la  majeure  de  ce 
dernier  syllogisme  n'est  pas  la  conclusion  contestée  :  //  est 
possible  que  nul  homme  ne  soit  envieux.  Cette  contradic- 
toire la  plus  vraie,  c'est  :  II  n'est  pas  nécessaire  que  tous 
les  hommes  soient  envieux.  C'est  donc  cette  proposition-ci 
seulement  que  nous  avons  démontrée.  Donc,  d'une  manière 
générale,  les  syllogismes  comme  celui  dont  nous  avons  cher- 
ché à  démontrer  la  conclusion  ne  peuvent  établir  qu'une 
non-nécessité.  Mais  la  non-nécessité  est  bien  différente 
de  la  contingence.  Le  non-nécessaire  peut  n'être  pas  pos- 
sible :  il  n'est  pas  nécessaire  que  2  et  2  fassent  5  ;  cela  est 
même  impossible.  Une  proposition  de  la  forme  :  //  n'est 
pas  nécessaire  que...  exclut  seulement  la  nécessaire  affir- 
mative :  //  est  nécessaire  que...  ;  mais  elle  n'exclut  pas  : 
//  est  impossible  que  2  et  2  fassent  5,  ni  même  :  //  est 
possible  que  2  et  2  fassent  ou  même  ne  fassent  pas  5  (1). 
D'ailleurs,  reprend  Aristote,  on  peut  démontrer  par  des 
exemples  que  les  syllogismes  du  type  qui  nous  occupe  ne 
peuvent  prouver,  ni  la  contingence  (car  leur  prétendue  con- 

(1)  Voir  Pacius,  In  Anal.  pr.  lib.  1,  Cùmmenfarius  analyticus, 
in  cap.  XV,  2e  éd.  Francfort,  45'j7,  p.  148  a  (trac),  dans  Rondelet, 
p.  230). 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  207 

clusion  est  quelquefois  une  proposition  qui,  prise  dans  sa 
vérité,  est  une  nécessaire),  ni  la  nécessité  (car  leur  préten- 
due conclusion  est  quelquefois  une  proposition  qui,  dans 
sa  vérité,  est  une  contingente).  Reste  donc  qu'ils  sont  capa- 
bles d'établir  la  non-nécessité  et  rien  d'autre.  Voici  les 
exemples  d'Aristote  (1).  Le  syllogisme  suivant  donne  une 
conclusion  qui,  en  vérité,  est  une  nécessaire  : 

Nul  être  pensant  n'est  corbeau; 

Or  il  est  possible  que  tout  homme  soit  un  être  pensant  ; 

Donc  il  est  possible  que  nul  homme  ne  soit  corbeau. 

La  vérité  est  :  //  est  nécessaire  que  nul  homme  rie  soit 
corbeau.  Inversement,  un  autre  syllogisme  donne  une  con- 
clusion qui,  dans  sa  vérité,  est  une  contingente  : 

Nulle  science  ne  se  meut  ; 

Or  il  est  possible  que  tout  homme  soit  science; 
•  Donc  il  est  possible  qur  nul  homme  ne  se  meuve. 

Un  type  de  syllogisme  qui  paraît  conclure  indifférem- 
ment par  la  nécessité  ou  par  la  contingence  ne  peut,  en 
réalité,  conclure  ni  par  l'une  ni  par  l'autre.  11  ne  saurait 
donc,  à  vrai  dire,  conclure  que  par  la  non-nécessité  (34  />, 
19-35  a,  2). 

Nous  venons  de  voir  quels  sont  les  modes  concluants  à 
conclusion  universelle.  Passons  à  ceux  de  la  même  espèce 
qui  ne  concluent  pas,  ou  du  moins  ne  concluent  pas  sans 
qu'on  transforme  une  des  prémisses.  Si,  dans  la  mineure,  la 
proposition  qui  dépend  du  mode  est  négative  (AL),  ou  si 
la  proposition  qui,  dans  la  mineure,  dépend  du  mode  et, 
d'autre  part,  la  majeure  assertorique,  sont  négatives  toutes 
doux  (KL),  il  n'y  a  pas  de  conclusion,  à  moins  qu'on  ne 
transforme  les  mineures  en  affirmatives.  Si  la  négation  dans 
la  mineure  porte  sur  le  mode  :  Or.  il  n'est  pas  possible 
que..,  que  la  majeure  assertorique  soit  négative  ou  m 


(1)  Observons  qur  du  reste  ces  exemples  ne  Le  satisfaisaient  pas 
pleinement,  puisqu'il  a  noté  qu'il  conviendrait  de  prendre  'f',;  t.  nues 
meilleurs,  35  a,  2j  cf.  Waitz,  ad  loc.  (p.  -iii). 


208  LE    SYSTÈME   d'aJUSTOTE 

qu'elle  soit  affirmative,  il  n'y  a  aucune  manière  d'obtenir 
une  conclusion;  car  on  ne  peut  pas  alors  changer  la  qualité 
des  mineures,  et  des  syllogismes  en  cElErEnt  ou  même  en 
cAlErEnt  sont  inadmissibles.  On  montrerait,  en  prenant 
par  exemple  les  termes  blanc  —  animal  —  neige  et  blanc 

—  animal  —  poix,  que  de  tels  syllogismes  concluraient 
aussi  bien  le  faux  et  le  vrai  (35  a,  3-24). 

Lorsque,  avec  une  majeure  contingente  et  universelle, 
soit  affirmative,  soit  négative,  la  mineure  est  une  asserto- 
rique  affirmative  particulière,  tout  se  passe  comme  si  la 
mineure  était  universelle  (dArlI,  fErlO).  —  Lorsque  la 
majeure  est  une  assertorique  universelle  et  la  mineure  une 
contingente  particulière,  que  les  prémisses  diffèrent  ou  non 
en  qualité,  il  y  a  toujours  syllogisme,  à  condition  de  trans- 
former, au  besoin,  la  mineure  de  négative  en  affirmative. 
Mais  le  syllogisme  est  toujours  imparfait,  et  il  faut  le 
démontrer  par  l'absurde.  —  Si  la  majeure  est  particulière, 
qu'elle  soit  affirmative  ou  négative,  assertorique  ou  con- 
tingente, quelle  que  soit  alors  la  nature  de  la  mineure,  ii 
n'y  a  pas  de  conclusion.  En  effet,  dans  tous  ces  cas,  en 
prenant  les  deux  triades  de  termes  que  nous  avons  indi- 
quées dernièrement,  on  aurait  de  prétendus  syllogismes,  qui 
concluraient  aussi  bien  le  faux  et  le  vrai  (35  a,  25-6,  19). 

En  somme,  avec  une  majeure  universelle,  il  y  a  toujours 
une  conclusion  ;  avec  une  majeure  particulière,  il  n'y  en  a 
jamais  (1)  (35  b,  20-22,  fin  du  chap.  15). 

Les  syllogismes  où  l'une  des  prémisses  est  nécessaire  et 
l'autre  contingente  se  comportent,  naturellement,  d'une 
façon  analogue  à  ceux  que  nous  venons  d'étudier.  —  Avec 
une  majeure  nécessaire  et  une  mineure  contingente, 
toutes  les  deux  affirmatives  et  universelles,  on  obtient  un 
syllogisme  à  conclusion  contingente,  mais  imparfait  et  qu'il 
faut  démontrer  par  l'absurde  (ch.  16,  35  6,  37  —  36  a,  2). 

—  Si,  toutes  les  autres  conditions  restant  les  mêmes,  la 
majeure  est  négative,  la  conclusion  est  une  assertorique 


(1)  Toutefois  la  majeure  aurait  beau  être  universelle,  il  n'y  aurait 
pas  de  conclusion,  si  la  mineure  était  une  assertorique  négative  ;  voy. 
35  6,  8  et  Waitz,  ad  35  b,  21  (p.  414). 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  209 

négative.  La  démonstration  par  l'absurde  ne  va  pas  sans 
quelque  complication.  Voici  ce  type  de  syllogisme  : 

//  est  nécessaire  qu'aucun  B  ne  soit  A  ; 
Or  il  est  possible  que  tout  T  soit  B  ; 
Donc  nul  T  n'est  A. 

Voici  maintenant  la  démonstration  par  l'absurde.  On  y 
prend  pour  majeure  la  converse  de  la  majeure  primitive  et, 
pour  mineure,  la  contradictoire  de  la  conclusion  à  démon- 
trer : 

//  est  nécessaire  que  nul  A  ne  soit  B  ; 

Or  tout  T  est  A  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  nul  Y  ne  soit  B. 

La  conclusion  est  la  contradictoire  de  la  mineure  primi- 
tive (36  «,  7-15).  —  Une  majeure  contingente  et  une 
mineure  nécessaire,  toutes  deux  affirmatives  et  universel- 
les, donnent  un  syllogisme  à  conclusion  contingente,  par- 
fait et  évident  (36  a,  2-7).  —  Si,  les  autres  conditions  restant 
les  mêmes,  la  majeure  est  négative,  le  syllogisme  est  par- 
fait; en  conséquence,  la  conclusion  suit  la  nature  de  la 
majeure  (cf.  36  «,  21)  et  est  une  contingente  négative; 
elle  ne  saurait  être  une  nécessaire  négative  (cf.  35  6,  32- 
36): 

Il  est  possible  que  nul  B  ne  soif  A; 
Or  il  est  nécessaire  que  tout  T  soit  B  ; 
Donc  il  est  possible  que  nul  T  ne  soit  A. 

On  ne  pourrait  pas  arriver  à  démontrer  par  l'absurde  la 
soi-disant  conclusion  :  //  est  nécessaire  que  nul  l  ne  soit 
A.  En  effet,  la  contradictoire  de  cette  soi-disant  conclusion 
est  :  //  est  possible  que  que/que  r  soit  A.  Jointe  avec  la 
mineure  de  notre  syllogisme,  elle  donne  un  syllogisme  de  la 
3''  ligure,  dont  la  conclusion  est  (cf.  ch.  22  déb.)  :  //  est 
possible  que  quelque  l>  soit  A,  proposition  qui,  bien  loin 
de  contredire  la  majeure  de  notre  syllogisme  primitif,  no 
fait  au  contraire  que  la  traduire  sous  un  aspect  complé- 
mentaire. Si  c'est  avec  la  majeure  du  syllogisme  primitif 

Aristot'î  14 


210  LE    SYSTÈME   d'aRISTOTE 

qu'on  joint  la  proposition  :  //  est  possible  que  quelque 
F  soit  A,  on  constitue  les  prémisses,  toutes  deux  contin- 
gentes, d'un  syllogisme  de  la  2e  figure.  Or  un  tel  syllo- 
gisme ne  conclut  pas  (cf.  17  déb.)  (36  a,  15-25).  —  Lors- 
que la  mineure  est  négative  et  contingente,  en  transformant 
cette  négative  en  affirmative,  on  a  un  syllogisme  imparfait 
semblable  en  tout  à  celui  que  nous  avons  reconnu  le  pre- 
mier (36  a,  25-27).  Si  la  négation,  dans  la  mineure,  porte 
sur  le  mode  (Il  est  impossible  qu'aucun  T  soit  B).  le  syl- 
logisme est  impossible  (36  «,  27  sq.).  —  Lorsque,  les 
deux  prémisses  étant  négatives,  la  mineure  est  contingente, 
on  obtient,  en  transformant  cette  mineure  en  une  affirma- 
tive, un  syllogisme  en  cElArEnt,  à  conclusion  contingente 
et  imparfaite  ;  si  la  mineure  est  la  nécessaire,  il  n'y  a  pas 
de  conclusion.  Gela  se  démontre  à  l'aide  des  deux  triades 
de  termes  dont  nous  nous  sommes  servis  tout  à  l'heure  :  on 
obtient  avec  l'une  une  conclusion  fausse  et,  avec  l'autre, 
une  conclusion  vraie  (36  a,  28-31). 

Lorsque  l'une  des  prémisses  est  particulière  (ce  ne  peut 
être,  dans  la  lre  figure,  que  la  mineure),  si  c'est  la  nécessaire 
qui  est  négative  (et  majeure,  car,  dans  la  lre  figure,  la 
mineure  est  toujours  affirmative),  la  conclusion  est  une 
assertorique  négative  et  le  syllogisme,  étant  imparfait,  doit 
être  démontré  par  l'absurde.  Voici  ce  type  de  syllogisme  : 

//  est  nécessaire  que  nul  B  ne  soit  A  ; 
Or  il  est  possible  que  quelque  F  soit  B  ; 
Donc  quelque  V  n'est  pas  A. 

Dans  la  démonstration  par  l'absurde,  on  prend  pour 
majeure  la  converse  de  la  majeure  primitive  et,  pour 
mineure,  la  contradictoire  de  la  conclusion  à  démontrer  : 

II  est  nécessaire  que  nul  A  ne  soit  B  ; 

Or  tout  T  est  A  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  nul  F  ne  sait  B. 

(36  a,  32-39).  — Si,  les  autres  conditions  restant  les  mêmes 
quo  dans  le  cas  précédent,  c'est  la  mineure  qui  est  néces- 
saire, la  conclusion  n'est  pas  une  assertorique,  mais  une 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  211 

contingente  ;  car  le  syllogisme,  de  même  que  dans  le  cas 
correspondant  où  les  deux  prémisses  sont  universelles, 
est  parfait,  et  la  nature  de  la  conclusion,  dit  Àristote,  se 
démontre  de  même  (36  b,  2)  (1).  —  Lorsque,  les  deux 
prémisses  étant  affirmatives,  c'est  la  mineure  qui  est  con- 
tingente et  particulière,  la  conclusion  est  une  contingente, 
comme  dans  le  premier  syllogisme  (cf.  p.  208)  du  présent 
chapitre  16  (36  6,  2)  ;  mais  elle  est  particulière  au  lieu  d'être 
universelle  (2). 

Avec  une  majeure  particulière,  nécessaire  ou  contin- 
gente, et  une  mineure  universelle,  nécessaire  ou  contin- 
gente, quelle  que  soit  la  qualité  des  prémisses,  il  n'y  a  pas 
de  conclusion.  De  même,  si  les  prémisses  sont  toutes  deux 
des  indéterminées  ou  des  particulières.  L'invalidité  de  ces 
divers  syllogismes  se  démontre  par  des  exemples,  qui  don- 
nent indifféremment  des  conclusions  vraies  et  des  conclu- 
sions fausses.  Aristote  indique  les  triades  de  termes  dont 
il  faudrait  se  servir  dans  chaque  cas  (36  6,  3-18). 

Les  divers  types  de  syllogismes  avec  une  prémisse 
nécessaire  et  l'autre  contingente  peuvent  tous  être  mis  en 
parallèle  avec  les  syllogismes  dont  l'une  des  prémisses  est 
assertorique  et  l'autre,  contingente.  La  seule  différence  est 
que,  avec  une  assertorique  négative  (majeure),  la  conclu- 
sion était  contingente,  tandis  que,  avec  une  nécessaire 
négative  (majeure),  la  conclusion  peut  être  présentée 
comme  assertorique,  aussi  bien  que  comme  contingente. 
Tous  ces  syllogismes,  ajoute  Aristote,  sont  imparfaits  (3)  ; 
ils  se  complètent  par  les  différents  types  de  syllogismes 
que  nous  avons  employés  à  cet  effet  (par  exemple  des  syl- 
logismes de  la  3e  figure)  (36  />,  19-2o  ;  cf.  p.  203-208). 

Nous  en  avons  fini  avec  les  syllogismes  de  la  première 


(t)  Si,  an  lieu  d'être  aégatiTe,  la  majeur'  était  affirmative  ;  la 
conclusion  serait  aussi  une  contingente. 

(î)  Aristote  ne  parle  pas  du  ras  où  la  mineure  serait  négative  ;  OK 
il  est  évident  qu'il  tant  alors  transformer  cette  négative  en  une  affir- 
mative et  eela  nous  ramène  au  cas  précédent. 

(:$i  Non  pas  tous,  mais  seulement  'ceux  dont  la  mineure  est  une 
Contingente.  Cf.  l'hilopon,  An.  pr.  205,  38  éd.  Wailiee  [Schot.  166a. 
31). 


212  LE    SYSTÈME   u'aRISTOTE 

figure;  passons  à  ceux  de  la  seconde.  Deux  prémisses  con- 
tingentes, soit  affirmatives,  soit  négatives,  soit  universel- 
les, soit  particulières,  ne  donnent  jamais  de  conclusion. 
Lorsqu'une  des  prémisses  est  assertorique  ou  nécessaire,  si 
cette  assertorique  ou  cette  nécessaire  est  négative  et  uni- 
verselle, il  y  a  toujours  syllogisme;  autrement,  non  (ch.  17 
dèb.  —  36  b,  34). 

Afin  de  pouvoir  démontrer  ces  règles,  Aristote  a  besoin 
d'un  lemme,  à  savoir  que  la  contingente  négative  (univer- 
selle) ne  se  convertit  pas  :  II  est  possible  que  nul  B  ne  soit 
A  ;  la  converse  serait  :  II  est  possible  que  nul  A  ne  soit  B. 
Mais  cette  dernière  proposition  se  transforme  de  plein  droit 
en  l'affirmative  :  II  est  possible  que  tout  A  soit  B.  Or  il  n'est 
pas  nécessaire  qu'un  attribut,  affirmé  d'un  sujet,  se  récipro- 
que avec  ce  sujet  (1).  Il  peut  même  arriver  que  l'attribut 
de  la  prétendue  converse  doive,  en  partie,  être  nié  de  son 
soi-disant  sujet  :  II  est  possible  que  nul  homme  ne  soit  blanc  ; 
mais  :  II  est  nécessaire  que  quelques  êtres  blancs  ne  soient 
pas  des  hommes,  bien  loin  qu'on  puisse  dire  :  II  est  possi- 
ble que  nul  être  blanc  ne  soit  homme.  —  On  pourrait  son- 
ger à  une  démonstration  par  l'absurde.  On  dirait  :  suppo- 
sons fausse  la  converse  :  /7  est  possible  que  nul  A  ne  soit 
B.  Sa  contradictoire  sera  :  77  n'est  pas  possible  que  nul  A 
ne  soit  B.  Or  cette  contradictoire  signifie  :  Il  est  nécessaire 
que  quelque  A  soit  B  ;  d'où  se  tire,  par  conversion  simple,  la 
proposition  :  Il  est  nécessaire  que  quelque  B  soit  A,  laquelle 
contredit  la  proposition  que  nous  avions  à  convertir.  Donc 
la  proposition  :  Il  n'est  pas  possible  que  nul  A  ne  soit  B, 
est  fausse,  et  sa  contradictoire  :  Il  est  possible  que  nul  A  ne 
soit  B,  est  bien,  comme  il  fallait  l'établir,  la  vraie  converse. 
Mais,  malgré  la  première  apparence,  cette  prétendue 
démonstration  par  l'absurde  est  sans  valeur.  En  effet  la 
proposition  :  Il  est  nécessaire  que  quelque  A  soit  B,  n'est 
pas  la  traduction  unique  et  incontestable  de  la  proposition  : 
Il  n'est  pas  possible  que  nid  A  ne  soit  B.  Car  cette  dernière 
proposition  comporte,  bien  qu'avec  peine  au  point  de  vue 

(1)  Sauf  dans  des  cas  exceptionnels,  il  n'y  a  pas  de  conversion,  au 
moins  pas  de  conversion  simple,  de  l'universelle  affirmative. 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  213 

de  la  langue,  et,  dans  tous  les  cas,  elle  devrait  comporter, 
un  autre  sens.  La  converse  que  nous  cherchons  est  une  con- 
tingente ;  il  faudrait  donc,  pour  bien  faire,  que  sa  contra- 
dictoire fût  aussi  une  contingente,  c'est-à-dire  enveloppât, 
elle  aussi,  la  dualité,  l'ambiguïté,  du  oui  et  du  non.  C'est 
pourquoi,  outre  le  sens  que  nous  avons  vu,  la  proposition  : 
Il  n'est  pas  possible  que  nul  A  ne  soit  B,  doit  être  encore 
capable  du  suivant  :  Ce  n'est  pas  une  possibilité  que  nul  A 
ne  soit  B,  c'est-à-dire  :  On  n'a  pas  le  droit  d'affirmer  que 
nul  A  ne  soit  B,  et  on  n'en  a  pas  le  droit  parce  que,  préci- 
sément, il  est  nécessaire  (et  non  pas  contingent)  que  quel- 
que A  ne  soit  pas  B.  Ainsi  la  proposition  :  //  n'est  pas 
,  possible  que  nul  A  ne  soit  B,  implique  :  //  est  nécessaire 
que  quelque  A  ne  soit  pas  B,  aussi  bien  qu'elle  implique  : 
//  est  nécessaire  que  quelque  A  soit  B.  Par  conséquent, 
'   ces  deux  dernières  propositions  sont,  au  même  titre,  les 
,  contradictoires    de    la    prétendue    converse    qu'on    veut 
^  démontrer.    Pour    que    la    démonstration    par    l'absurde 
aboutît,   il    faudrait    que    l'on    tirât  une  absurdité    de  la 
|- négative  :  //  est  nécessaire  que  quelque  A  ne  soit  pas  B, 
»  aussi  bien  que  de  l'affirmative  :  Il  est  nécessaire  que  quel- 
que A  soit  B  (1).  Or  de  la  négative  il  ne  résulte  rien  qui 
i  contredise   la  proposition  à  convertir.   En  somme   on  ne 
saurait  prouver,  fût-ce  par  l'absurde,  que  les  contingentes 
négatives  se  convertissent.  Elles  ne  se   convertissent  pas 
,  (36  />,  35-37  a,  31). 

Pourvus  de  ce  lemme,  revenons  aux  syllogismes  de  la 
2e  figure.  Deux  prémisses  contingentes  universelles,  dont 
l'une  est  négative,  ne  donnent  pas  de  conclusion.  Soient 
ces  deux  prémisses  :  //  est  possible  que  nul  B  ne  soi/  A; 
//  est  possible  que  tout  Y  suit  A.  La  négative  ne  peut  se 
convertir,  et,  par  conséquent,  on  ne  peut  ramener  ce  pré- 
tendu syllogisme  à  un  syllogisme  de  la  lre  figure  (cEsArE- 
cfilArEnt).  On  ne  saurait  d'ailleurs  recourir  à  une  démons- 

Itration  par  l'absurde.  La  conclusion  à  démontrer  serait  : 
//  est  possible  que  nul  Y  m-  s<,it  |{.  Prenant  pour  majeure 


(i)  Cf.  Wailz,  Orr/ation,  I,  41!*  s.j. 


214 


LE    SYSTÈME   d'aRISTOTE 


celle  du  syllogisme  contesté  et,  pour  mineure,  la  contra- 
dictoire de  la  conclusion  contestée,  nous  aurions  : 

//  est  possible  que  nul  B  ne  soit  A  ; 
Or  il  est  possible  que  tout  Y  soit  B  ; 
Donc  il  est  possible  que  nul  V  ne  soit  A. 

Or  cette  conclusion  n'est  pas  la  contradictoire,  elle  n'est 
que  l'aspect  complémentaire  de  la  proposition  :  //  est  pos- 
sible que  tout  V  soit  A  (37  «,  32-37).  —  D'une  manière 
générale,  tout  syllogisme  de  la  2e  figure,  à  deux  prémisses 
contingentes,  devrait  avoir  une  conclusion  contingente,  soit 
affirmative,  soit  négative.  Or  on  démontre  par  des  exem- 
ples que  la  prétendue  conclusion  contingente  affirmative 
est,  dans  sa  vérité,  une  proposition  qui  énonce  une  impos- 
sibilité et  que  la  prétendue  conclusion  contingente  néga- 
tive est,  dans  sa  vérité,  une  proposition  nécessaire  néga- 
tive : 

77  est  possible  que  tout  homme  soit  blanc  ; 
Or  il  est  possible  que  tout  cheval  soit  blanc  ; 
Donc  il  est  possible  que  tout  cheval  soit  homme. 

Il  est  possible  que  tout  homme  soit  blanc  ; 

Or  il  est  possible  que  nul  cheval  ne  soit  blanc  ; 

Donc  il  est  possible  que  nul  cheval  ne  soit  homme. 

Quand  on  donnerait  une  autre  place  à  la  négative  dans 
les  prémisses,  quand  les  prémisses  seraient  négatives  tou- 
tes deux,  on  pourra  toujours  démontrer,  en  se  servant  de 
la  même  triade  de  termes,  qu'il  n'y  a  pas  de  conclusion. 
Pareillement,  si  l'une  des  prémisses  est  particulière  ou 
indéterminée,  ou  si  les  deux  prémisses  le  sont.  Donc  il  n'y 
a  pas  de  syllogisme  de  la  2e  figure  à  deux  prémisses  con- 
tingentes (37  a,  38-6,  18,  fin  du  ch.  17). 

Qu'advient-il  lorsqu'une  des  prémisses  est  assertorique? 
Admettons  que  l'une  d'elles  est  négative.  Si  cette  négative 
est  la  contingente,  il  n'y  a  pas  de  conclusion,  quelle  que 
soit  d'ailleurs  la  quantité  des  prémisses.  Cela  se  démontre 
à  l'aide  de  la  triade  précédente.  Si  c'est  l'assertorique  qui 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  215 

est  négative,  il  y  a  syllogisme  ;  car,  par  la  conversion  de 
cette  assertorique  (cEsArE),  et,  s'il  le  faut,  en  outre  parla 
transposition  des  prémisses  et  la  conversion  de  la  conclu- 
sion (1)  (cAmEstrEs),  on  aura  un  syllogisme  de  la  première 
figure  (cElArEnt).  —  Quand  les  deux  prémisses  sont  néga- 
tives, on  transforme  la  contingente  en  une  affirmative.  — 
Si  les  prémisses  sont  affirmatives  toutes  deux,  pas  de  con- 
clusion. Cela  peut  se  démontrer  à  l'aide  des  deux  triades 
de  termes  :  bien  jjorta.nt —  animal —  homme,  et  :  bien  por- 
tant —  cheval  —  homme  (2).  En  effet,  avec  ces  triades,  on 
construira  des  syllogismes  concluant  par  des  propositions 
qui  sont,  dans  leur  vérité,  Tune  assertorique  et  l'autre 
impossible,  quand  elles  devraient  être  contingentes  toutes 
deux,  et,  d'autre  part,  l'une  des  soi-disant  conclusions  est 
vraie,  l'autre  fausse  (ch.  18  déb.-M  h,  38). 

Pour  ce  qui  est  des  syllogismes  à  conclusion  particulière, 
si  la  prémisse  assertorique  est  la  négative,  on  la  convertit 
et  l'on  obtient  un  syllogisme  de  la  l,e  figure,  comme  dans 
le  cas  où  la  conclusion  est  universelle.  Si  les  deux  pré- 
misses sont  négatives,  et  si  celle  des  deux  qui  est  univer- 
selle est  l'assertorique.  en  transformant  la  contingente  en 
une  affirmative,  en  convertissant  la  négative  assertorique 
et.  au  besoin,  en  transposant  les  prémisses,  on  aura  un  syl- 
logisme de  la  lle  figure  (fEstlnO  ou  flmEsnO-fErlO).  Dans 
le  cas  où,  les  autres  conditions  restant  les  mêmes,  l'asser- 
torique serait  particulière,  il  n'y  aurait  pas  de  syllogisme  : 
on  le  démontreraità  l'aide  des  mêmes  triades  de  termes  que 
précédemment  (3).  Par  le  même  procédé   on  ferait  voir 


(1)  Cf.  Waitz,ad37*,  89  (p.  m). 

(2)  Dans  lus  triades  destinées  à  constituer  <los  syllogismes  de  !a 
|fi  Bgure,  Aristote  met  en  tête  de  la  triade  le  moyen,  parce  qu'il  est 
le  terme  le  plus  étendu  ;  cl',  f'r.  anul.  1,  N,  "21  n,  il). 

('A)  Un  syllogisme  en  OEO,  une  luis  ramené  ;ï  la  combinaison  OAO, 
lurrait,  par  transposition  <les  prémisses,  devenir  un  syllogisme  il 
lAjrOcO.  ÂjrLstote  regarde  sans  doute  ce  mode  comme  indémontrable 
ir  l'absurde,  el  d'ailleurs  il  faudreM  encore,  avant  d'entreprendre 
démonsirationi  convertir  la  conclusion.  Il  es!  vrai  qu'Ari&toie 
adnid  que  les  contingentes  négatives  particulières  se  convertissent 
quelquefois.  Vby.  plus  baut  p.  !'.!■'»  et  Pr.  anal,  I,  '.},  '25  b,  17. 


216  LE    SYSTÈME   D'ARISTOTE 

que  deux  prémisses  particulières  ne  donnent  pas  de  con- 
clusion (37  bt  39-38  a,  12,  fin  du  ch.  18). 

Nous  nous  trouvons  maintenant  en  présence  des  syllo- 
gismes de  la  2e  figure  dont  l'une  des  prémisses  est  une 
nécessaire  et  l'autre,  une  contingente.  Admettons  que  l'une 
d'elles  est  négative.  Si  c'est  la  nécessaire,  et  que  celle-ci 
soit  la  majeure,  on  la  convertira  et  on  aura  un  syllogisme 
de  la  lre  figure.  Si  la  nécessaire  négative  est  mineure,  il 
faudra  de  plus  transposer  les  prémisses  et  convertir  la 
conclusion.  Mais  la  conclusion  n'est  pas  seulement  une  con- 
tingente, c'est  aussi  bien  une  assertorique.  Cela  se  démon- 
tre par  l'absurde.  Les  prémisses  du  syllogisme  étant  :  // 
est  nécessaire  que  nul  B  ne  soit  A;  II  est  possible  que  tout 
T  soit  A.  supposons  que  la  conclusion  ne  soit  pas  :  Nul  T 
n'est  B;  ce  sera  donc  :  Quelque  Y  est  B.  Cette  proposition, 
comme  mineure,  avec  la  proposition  :  //  est  possible  que 
nul  B  ne  soit  A  comme  majeure,  donnera  la  conclusion  : 
//  est  possible  que  quelque  T  ne  soit  pas  A,  ce  qui  contre- 
dit la  conclusion  du  syllogisme  primitif  (1)  (ch."19  déb.- 
38  a,  26).  —  Lorsque  la  prémisse  nécessaire  est  affirma- 
tive, qu'elle  soit  d'ailleurs  majeure  ou  mineure  (cf.  38  b, 
4  sq.),  et  si  la  contingente  est  négative,  il  n'y  a  pas  de 
syllogisme.  1°  La  conclusion  ne  saurait  être  une  contingente. 
Soient  en  effet  les  prémisses  :  II  est  possible  que  nul  homme 

(1)  On  ne  voit  pas  de  quel  droit  Aristote  substitue  la  contingente  : 
77  est  possible  que  nul  B  ne  soit  A  à  la  nécessaire  :  77  est  nécessaire 
que  nul  B  ne  soit  A.  On  pensera  peut-être  qu'il  aurait  dû  prendre 
pour  majeure  de  son  syllogisme  par  l'absurde  celte  proposition  néces- 
saire :  car  la  conclusion  :  77  est  nécessaire  que  quelque  T  ne  soit 
pas  A,  aurait  contredit  elle  aussi,  ajoutera-t-on,  la  mineure  :  77  est 
possible  que  tout  T  soit  A.  Mais  cette  contradiction,  unilatérale  et 
incomplète  (cf.  17,  37  a,  24),  est  sans  valeur,  et  ainsi  le  défaut  n'au- 
rait fait  que  se  déplacer.  Aristote  ne  peut  pas  plus  présenter  une 
nécessaire  unique  (c'est-à-dire  prise  à  part  de  sa  contradictoire)  comme 
contredisant  une  contingente,  qu'il  n'avait  le  droit  de  regarder  une 
contingente  comme  impliquée  dans  une  nécessaire  et  de  dire  que  ce 
qui  est  nécessaire  est  a  fortiori  contingent.  La  démonstration  par 
l'absurde  pourrait  bien  ici  être  impossible.  Et,  si  la  conclusion  d'un 
syllogisme  dont  la  mineure  est  contingente  peut  être,  dans  certains 
cas,  autre  cbose  qu'une  contingente,  c'est  par  un  autre  procédé  qu'il 
conviendrait  de  l'établir. 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  217 

ne  soit  blanc  ;  Il  est  nécessaire  que  tout  cygne  soit  blanc. 
La  vérité  exigerait  que  la  conclusion  fût  :  //  est  nécessaire 
que  7iul  cygne  ne  soit  homme.  2°  La  conclusion  ne  saurait 
pourtant  être  une  nécessaire.  Car,  pour  obtenir  une  con- 
clusion nécessaire,  il  faut  que  les  deux  prémisses  soient 
des  nécessaires.  Or,  dans  l'espèce,  nous  ne  trouvons  même 
pas  réalisée  la  condition  qui  permet  d'obtenir,  comme  con- 
clusion, non  pas  une  nécessaire,  mais  une  simple  asserto- 
rique,  à  savoir  que  celle  des  deux  prémisses  qui  est  une  néces- 
saire, pendant  que  l'autre  est  une  contingente,  soit  néga- 
tive (1).  3°  Nous  ne  pouvons  pas  obtenir  une  conclusion 
assertorique  négative.  Car,  des  deux  prémisses  suivantes  : 
//  est  possible  que  nul  animal  ne  se  meuve  ;  Il  est  néces- 
saire gué  tout  être  éveillé  se  meuve,  on  ne  peut  pas  con- 
clure que  :  Nul  être  éveillé  n'est  animal,  puisque  la  vérité 
est  que  tout  être  éveillé  est  nécessairement  un  animal. 
4°  Enfin,  puisque  nous  avons  vu  que,  avec  les  termes 
homme,  blanc  et  cygne,  la  conclusion  qu'exigerait  la  vérité 
serait  une  nécessaire  négative,  il  est  clair  que  nous  ne  sau- 
rions obtenir,  comme  conclusion,  aucune  des  trois  sortes 
d'affirmatives  qui  s'opposent  à  la  nécessaire  négative  et 
qui  sont  condamnées  à  être  fausses  dès  que  cette  néga- 
tive est  vraie,  ni  la  nécessaire,  ni  l'assertorique,  ni  la  con- 
tingente affirmatives  (2)  (38  a,  26-6,  o).  —  Si  les  deux 
prémisses  sont  négatives,  on  transformera  la  contingente 
en  une  affirmative,  qu'elle  soit  d'ailleurs  mineure  (cEsArE), 
ou  majeure  (cAmtëstrEs),  et  l'on  aura  un  syllogisme  de  la 
1IC  figure  (38  b,  6-13).  —  Si  les  deux  prémisses  sont  affir- 
matives, il  n'y  aura  pas  de  syllogisme.  En  effet  la  conclu- 
sion ne  peut  être  ni  une  assertorique  négative,  ni  une 
nécessaire  négative,  puisqu'il  n'y  a  pas  de  proposition,  soit 
de  l'une,  soit  de  l'autre  espèce,  parmi  les  prémisses.  D'au- 
tre part  on  ne  saurait  conclure  par  une  contingente  néga- 
tive. Car,  des  prémisses  suivantes  :  //  est  nécessaire  que 
tout  cygne  soit  blanc  ;  1/  est  possible  que  tout  homme  soit 
blanc,  la  vérité  exigerait  que  l'on  tirât  comme  conclusion  : 


(1)  Waitz,  ad  38  a,  37  (p.  421  sq.). 

(2)  Ibid.,  ad  38  ù,  3  (p.  422  sq.). 


218  LE  SYSTÈME   d'àMSTOTE 

//  est  nécessaire  que  nul  homme  ne  soit  cygne,  proposition 
nécessaire  négative.  Enfin,  puisqu'une  conclusion  néces- 
saire négative  s'imposerait  au  nom  de  la  vérité,  il  est  clair 
qu'on  ne  peut  songer  à  aucune  des  trois  sortes  de  conclu- 
sion affirmative  que  celle-ci  condamne  à  la  fausseté  : 
nécessaire,  assertorique,  contingente  (38  b,  13-23). 

Envisageons  les  syllogismes  à  conclusion  particulière. 
Si  la  prémisse  nécessaire  est  négative  et  universelle  (car  la 
nécessaire  négative  particulière  ne  se  convertit  pas),  il  y  a 
syllogisme  [comme  plus  haut,  38  «,  13-26].  Si  la  prémisse 
nécessaire  est  affirmative,  il  n'y  a  pas  de  syllogisme  [comme 
plus  haut,  38  #,26-6,5].  De  même,  si  les  deux  prémisses  sont 
affirmatives  [comme  plus  haut,  38  b,  13-23].  Si  les  deux 
prémisses  sont  négatives  et  que  la  nécessaire  soit  l'univer- 
selle, il  y  a  syllogisme  [comme  plus  haut  38  b,  6-13].  Si 
les  deux  prémisses  sont  des  particulières  ou  des  indétermi- 
nées, il  n'y  a  pas  de  syllogisme  ;  cela  se  démontre  par  la 
même  triade  de  termes  que  plus  haut  [38  b,  13-23]  (38  b, 
24-37). 

En  somme,  pour  qu'il  y  ait  syllogisme  avec  une  néces- 
saire et  une  contingente,  il  faut  que  la  nécessaire  soit  uni- 
verselle et  négative  (1).  Les  syllogismes,  dont  l'une  des 
prémisses  est  nécessaire  et  l'autre  contingente,  se  laissent 
mettre  en  parallèle  avec  ceux  dont  l'une  des  prémisses  est 
assertorique  et  l'autre  contingente.  Ils  sont  d'ailleurs 
imparfaits  et  doivent  être  réduits  à  la  l,e  figure  (38  b,  38- 
39  «,  3,  fin  du  ch.  19). 

Les  syllogismes  de  la  3e  figure  sont  beaucoup  plus  sou- 
vent concluants  que  ceux  de  la  2e.  Si  les  deux  prémisses 


(1)  Car  voici  ce  qu'on  peut  dire  dans  le  système  d'Àristote  :  si  la 
nécessaire  est  particulière,  elle  ne  peut  être  (pie  mineure  en  passant 
à  la  Ire  figure,  et  d'ailleurs  il  faudra,  pour  jouer  ce  rôle,  qu'elle  soit 
affirmative  ;  donc  ii  faudrait  convertir,  pour  en  faire  la  majeure  dans 
la  Ire  figure,  la  prémisse  contingente  négative  de  la  2e  figure  :  con- 
version impossible.  Si  la  prémisse  nécessaire  est  universelle  affirma- 
tive, elle  ne  pourra  être  que  mineure  dans  la  ire  figure,  puisque,  dans 
cette  figure,  la  majeure  seule  peut  être  négative.  Ainsi  il  faudrait 
convertir  la  prémisse  négative  contingente  du  syllogisme  de  la 
2e  figure  pour  en  faire  la  majeure  du  syllogisme  de  la  tre,  etc. 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  219 

sont  contingentes,  on  si  l'une  est  contingente,  l'autre, 
assertorique,  la  conclusion  est  contingente.  Si  l'une  des 
prémisses  est  contingente  et  l'autre,  nécessaire,  quand  la 
nécessaire  est  affirmative,  la  conclusion  est  contingente  ; 
quand  la  nécessaire  est  négative,  la  conclusion  est  une 
assertorique  négative  (ch.  20  déb.-39  a,  13). 

Lorsque,  dans  un  syllogisme  dont  les  deux  prémisses 
sont  contingentes,  toutes  les  deux,  ou  l'une  d'elles,  sont  affir- 
matives, le  syllogisme  est  concluant.  II  est  en  effet  du  mode 
dArAptl  ou  du  mode  fElAptOn,  et  se  ramène  aisément  à 
dÀrlI  ou  à  ŒrlO  (39  a,  14-23).  —  Quand  les  deux  prémisses 
sont  négatives,  on  en  transforme  une  en  affirmative  (39  a, 
23-28).  — Parmi  les  syllogismes  dont  l'une  des  prémisses 
est  particulière,  Aristote  reconnaît  les  modes  dAtlsI, 
dlsAmls  et  fErlsOn.  Quant  à  bOcArdO,  il  n'en  dit  rien. 
Pour  le  démontrer  par  l'absurde,  il  faudrait  prendre  la  con- 
tradictoire d'une  contingente  négative  (39  a,  28-38).  — Lors- 
que les  deux  prémisses  sont  négatives,  on  transforme  l'une 
d'elles  en  une  affirmative  (39  a,  38-/;,  2).  —  Avec  deux 
particulières  ou  deux  indéterminées,  il  n'y  a  pas  de  con- 
clusion. En  effet,  avec  les  deux  triades  :  animal  —  homme 
—  blanc,  et  cheval  —  homme  —  blanc  (le  moyen  est  ici  le 
dernier  des  termes  énoncés),  on  construit  des  syllogismes, 
dont  le  premier  conclut  par  une  proposition  qui  est,  dans  sa 
vérité,  une  nécessaire  affirmative,  et  le  second,  par  une  pro- 
position qui  est,  dans  sa  vérité,  une  nécessaire  négative 
(39  6,  2-6,  fin  du  ch.  20). 

Avec  l'une  des  prémisses  contingente  et  l'autre  asserto- 
rique, il  y  a  conclusion,  toujours  contingente,  dans  les 
mêmes  cas  que  quand  les  deux  prémisses  sont  contingen- 
tes. Seulement  chacun  des  modes  concluants  (affirmatifs), 
par  exemple  dArAptl  et  fElAptOn,  est  double,  puisque  les 
prémisses  peuvent  se  combiner  de  deux  façons  différentes. 
Si  la  mineure  est  contingente  et  négative,  ou  si  les  deux 
prémisses  sont  négatives,  ou  transforme  la  mineure  contin- 
gente en  une  affirmative  (car  il  n'y  a  pas  dans  la  3*  ligure 
de  mineures  négatives)  (ch.  21  dcb.-'M)  />,  2">). 

Lorsqu'une  des  prémisses  est  particulière,  si  toutes  les 
deux  sont  affirmatives,  on  a  des  syllogismes  en  dAtlsI  et 


220  LE    SYSTÈME   d'âRISTOTE 

dlsAmls.  Si  c'est  l'universelle  qui  est  négative,  on  a  le 
mode  fErlsOn.  Si  c'est  la  particulière  qui  est  négative,  la 
conclusion  se  démontre  par  l'absurde  (bOcArdO)  : 

Quelque  Y  n'est  pas  A  ; 

Or  il  est  possible  que  tout  Y  soit  B  ; 

Donc  il  est  possible  que  quelque  B  ne  soit  pas  A. 

Prenant  la  contradictoire  de  la  conclusion,  il  vient  : 

Il  est  nécessaire  que  tout  B  soit  A  ; 

Or  tout  Y  est  B  ; 

Donc  il  est  nécessaire  que  tout  Y  soit  A. 

Conclusion  qui  contredit  la  majeure  du  syllogisme  pri- 
mitif (1)  (39  i,  26-39). 

Avec  deux  prémisses  particulières  ou  indéterminées,  il 
n'y  a  pas  de  conclusion.  Cela  se  démontrerait  à  l'aide  des 
deux  triades  qui  ont  servi  à  la  fin  du  chap.  20.  Aristote  ne 
dit  rien  (2)  des  modes  à  conclusion  universelle  qu'il  fau- 
drait rejeter  :  il  se  contente  d'assurer  qu'on  pourrait  en 
démontrer  l'invalidité  en  recourant,  encore  une  fois,  aux 
deux  mêmes  triades  de  termes  (40  a,  1-3,  fin  du  ch.  21). 

Restent  enfin  les  syllogismes  de  la  3e  figure  dont  l'une 
des  prémisses  est  nécessaire  et  l'autre  contingente.  Lors- 
que les  deux  prémisses  sont  affirmatives,  la  conclusion  est 
une  contingente.  Lorsque  celle  des  deux  prémisses  qui  est 
négative  est  la  nécessaire,  la  conclusion  peut  se  présenter 
comme  une  assertorique,  aussi  bien  que  comme  une  con- 
tingente. La  conclusion,  pas  plus  que  dans  les  autres  figu- 
res, ne  peut  jamais  être  une  nécessaire,  même  négative 
(chap.  22  déb.-AO  a,  11). 

Deux  prémisses  affirmatives,  que  la  nécessaire  soit 
majeure  ou  non,  donnent  des  syllogismes  en  dArAptl- 
dArlI  (40  a,  11-18).  —  Avec  une  prémisse  affirmative  et  une 


(1)  Aristote  entreprend  ici,  indûment  et  malgré  ce  qu'il  a  dit  au 
ch.  17,  37  a,  9-30,  de  prendre  la  contradictoire  d'une  contingente 
négative;  cf.  supra,  p.  195  et  213. 

(2)  Cf.  Waitz,  adiO  a,  2  (p.  425). 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  221 

négative,  que  ce  soit  la  nécessaire  qui  soit  l'affirmative  ou 
que  ce  soit  la  contingente,  on  a  des  syllogismes  en  f  ElÀptOn- 
fErlO.  Par  la  conversion  de  la  mineure,  qui  procure  la 
réduction  à  la  lre  figure,  la  mineure  est  inévitablement 
particularisée.  C'est  pour  cela  que  la  conclusion  est  parti- 
culière dans  la  lre  figure,  et  c'est  parce  que  la  conclusion 
est  particulière  dans  la  lre  figure,  qu'elle  ne  saurait  aussi  être 
que  particulière  dans  la  3e.  —  Lorsque  la  nécessaire  néga- 
tive est  mineure,  il  n'y  a  pas  de  conclusion.  En  effet,  d'une 
part,  des  deux  prémisses  suivantes  :  //  est  possible  que 
tout  cheval  dorme  ;  Or  il  est  nécessaire  que  nul  cheval  ne 
soit  homme  endormi,  la  vérité  voudrait  que  l'on  conclût  : 
//  est  nécessaire  que  tout  homme  endormi  dorme.  D'autre 
part,  de  ces  deux  autres  prémisses  :  //  est  possible  que 
tout  cheval  dorme  ;  Or  il  est  nécessaire  que  nul  cheval  ne 
soit  homme  éveillé,  la  vérité  voudrait  que  l'on  conclût  : 
//  est  nécessaire  que  nul  homme  éveillé  ne  dorme.  Or  ces 
deux  conclusions,  exigées  par  la  vérité,  excluent  la  con- 
clusion que  les  règles  demanderaient,  savoir  une  conclu- 
sion contingente  négative.  Puisque  les  conclusions  vraies 
sont  nécessaires,  il  ne  saurait  y  avoir  place  pour  une  con- 
clusion contingente,  et,  puisque  les  conclusions  vraies  sont, 
l'une  négative,  mais  l'autre  affirmative,  on  ne  saurait  dire 
qu'une  conclusion  négative  est  de  droit  (1).  —  Si  la  mineure 
est  négative,  mais  contingente,  les  prémisses  donnent  la 
combinaison  AE,  inadmissible  dans  la  3°  ligure.  Mais,  en 
transformant  la  mineure  contingente  en  une  affirmative,  on 
obtient  un  syllogisme  endArÀptl-dArlI  (40  «,  18-38)  (2).  — 

(1)  il  faut,  40  a,  30-:i8,  corriger  le  texte  de  Wailz  et  lire  :  û/reoç- 
Innoi-xuQtvStùv  Avùptoini,  puis  ûmoç-inîtoç-sypriyopùç  iïjf}po>no^  (au  lieu 
de  rattacher,  comme  fait  Wailz,  xafiiuifov  e(  iypvyopùq  à  unro;j  ;  ci'. 
Philopon,  An.  pr.,  lelemme  235,  22  sq.  el  236, 3-9,  éd.  Wallies(£cAo/. 
169  a,  24).  Arislote  a  pensé  ses  deux  syllogismes  dans  la  i'«  ligure, 
et  non  dans  la  3'  connue  nous  les  présentons  :  on  s'en  apercevra  si 
l'on  convertit  nos  mineures,  qui  offriront  alors  un  sens  bien  plus 
naturel.  C'est  parce  qu' Arislote  songeait  à  la  lre  figure,  que  les  moyens 
sont,  dans  le  texte,  énoncés  entre  lis  deux  antres  termes. 

(2)  Arislote  n'examine  pas  le  cas  où  les  deux  prémisses  sont  néga- 
tives. Il  n'y  lait  même  pas  allusion,  quoi  qu'en  pense  Waitz,  ad  il)  a, 
33  (p.  420).  Lorsque  la  mineure  est  contingente,  on  est  évidemment 
ramené  au  cas  précédent.  Autrement,  il  n'y  a  pas  de  conclusion. 


222  LE   SYSTÈME   d'aïUSTOTE 

Dans  les  syllogismes  à  conclusion  particulière,  la  conclusion 
est  contingente  si  les  deux  prémisses  sont  affirmatives  ;  elle 
estassertorique  négative,  si  la  prémisse  nécessaire  est  néga- 
tive; tout  se  passe  ici  comme  précédemment  [22  déb.,  à 
40  a,  11]  (40  a,  39-6,  6).  —  Si  les  deux  prémisses  sont 
affirmatives,  on  aura  les  modes  dAtls!  et  dlsAmïs,  qu'on 
démontrera  en  dArlI  (40  b,  6-8).  Si  la  mineure  universelle 
négative  est  nécessaire,  il  n'y  a  pas  de  conclusion  (comme 
40  a,  35-38,  et  même  démonstration).  Si  la  mineure  univer- 
selle négative  est  contingente,  en  la  transformant  en  une 
affirmative,  il  y  a  syllogisme  [comme  ci-dessus  40  «,  33]  (1) 
(40  6,8-16)". 

Nous  venons  de  suivre  Aristote  pas  à  pas  dans  son  étude 
des  syllogismes  modaux.  Cette  étude  eût  demandé  beaucoup 
de  corrections  et  de  simplifications.  Nous  nous  bornerons 
à  la  résumer  en  rassemblant  et  en  condensant  les  règles, 
trop  éparses  et  trop  prolixes,  qu'Aristote  a  données  chemin 
faisant. 

Il  n'y  a  rien  à  dire  des  syllogismes  à  deux  prémisses 
nécessaires,  puisqu'ils  se  comportent  en  tout  comme  les  syl- 
logismes à  deux  prémisses  assertoriques.  Considérons  donc, 
pour  commencer  : 

I.  —  Les  syllogismes  dont  l'une  des  prémisses  est 
nécessaire  et  l'autre,  assertorique. 

4K  figure.  Lorsque  la  prémisse  nécessaire  est  majeure, 
la  conclusion  est  une  nécessaire  ;  lorsque  la  prémisse  néces- 
saire est  mineure,  la  conclusion  est  une  assertorique.  Le 
premier  point  se  démontre  en  remarquant  que  la  conclu- 
sion n'est  en  réalité  que  la  subalterne  de  la  majeure  :  le 
second,  par  l'absurde  et  par  l'exemple. 

2e  figure.  Pour  que  la  conclusion  soit  une  nécessaire, 


(1)  Peu  importe  que  ce  soit  la  mineure  qui  soit  universelle,  ou 
la  majeure  ;  ce  qui  est  requis,  c'est  que  la  mineure  puisse  devenir 
affirmative.  Lorsque  la  mineure  contingente  est  universelle,  elle 
donne.,  par  transformation,  un  syllogisme  en  dlsAmïs;  si  elle  était 
particulière,  elle  donnerait  un  syllogisme  en  dAtlsI. 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  223 

il  faut  que,  dans  les  prémisses,  la  nécessaire  soit  une  néga- 
tive universelle  ;  car  c'est  à  cette  condition  seulement  que 
cette  prémisse  pourra  être  majeure,  après  réduction  à  la 
lie  figure.  —  Démonstration  par  l'absurde  ou  par  des 
exemples  pour  le  cas  où,  la  prémisse  nécessaire  étant 
mineure  dans  la  lre  figure,  la  conclusion  est  une  asserto- 
rique. 

3*  figure.  Pour  que  la  conclusion  soit  une  nécessaire,  il 
faut  que  la  prémisse  nécessaire  soit  universelle,  et,  dans 
le  cas  où  l'une  des  prémisses  est  négative,  il  faut  que  la 
prémisse  nécessaire  soit,  non  seulement  universelle,  mais 
encore  négative  ;  car  c'est  à  ces  conditions  que  la  réduc- 
tion à  la  lrc  ligure  donnera  des  syllogismes  où  la  néces- 
saire soit  majeure. 

II.  —  Syllogismes  dont  les  deux  prémisses  sont 
contingentes. 

I1'"  figure.  La  conclusion  est  toujours  contingente;  pour 
qu'il  y  ait  conclusion,  il  faut  et  il  suffit  que  la  majeure  soit 
universelle,  quelle  que  soit  d'ailleurs  la  qualité  des  propo- 
sitions, puisqu'on  peut  toujours  transformer  une  proposi- 
tion contingente  négative  en  une  contingente  affirmative. 

III.  —  Syllogismes  dont  l'une  des  prémisses  est  contingente 
et  l'autre,  assertorique. 

1™  figure  La  conclusion  est  toujours  contingente  ;  seule- 
ment, lorsqu'elle  est  négative,  elle  n'énonce  à  vrai  dire 
qu'une  non-nécessité.  Si  ta  prémisse  contingente  (prémisse 
universelle,  car  il  faut  qu'elle  soit  telle  pour  pouvoir  être 
majeure  dans  la  1"' ligure)  est  majeure,  la  conclusion  esi  con- 
tingente, comme  subalterne  de  la  majeure.  Si  la  prémisse 
contingente  est  mineure,  le  syllogisme  est  imparfait,  et  il 
faut  le  démontrer  par  l'absurde.  Déplus,  si  la  conclusion  doit 
être  négative,  cette  conclusion  pose  seulement  la  non-néces- 
sité :  ce  n'est  pas  une  vraie  contingente. 

La  mineure  ne  pouvant  jamais  être  négative  dans  la 
lr''  ligure,  il    n'y  a  pas  de   conclusion  avec   une    mineure 


224  LE    SYSTÈME    d'àRISÏOTE 

assertorique  négative;  s'il  y  a  une  conclusion  avec  une 
mineure  négative  contingente,  c'est  parce  qu'on  transforme 
la  mineure  négative  en  une  affirmative;  sous  cette  réserve, 
il  y  a  toujours  une  conclusion  avec  des  prémisses  quelcon- 
ques, dès  que  la  majeure  est  universelle. 

IV.  —  Stjllogismes  dont  l'une  des  prémisses 
est  contingente  et  l'autre,  nécessaire. 

j™  figure.  La  conclusion  n'est  pas  toujours  une  contin- 
gente ;  c'est  parfois,  si  l'on  préfère  la  présenter  ainsi  (cf. 
ch.  16  fin),  une  assertorique. 

Lorsque  la  contingente  est  mineure,  le  syllogisme  est 
imparfait  et  la  conclusion  est  contingente  ;  cependant,  lors- 
que la  mineure  contingente,  qui  doit  toujours  en  fin  de 
compte  être  affirmative,  est  jointe  à  une  majeure  négative, 
la  conclusion  peut  être  présentée  comme  une  assertorique 
négative. 

Lorsque  la~Vprémisse  contingente  est  majeure,  le  syllo- 
gisme est  parfait,  et  la  conclusion  est  une  contingente. 

Avec  une  mineure  négative  contingente,  on  peut  obtenir 
une  conclusion,  grâce  à  la  transformation  de  cette  mineure 
en  une  affirmative. 

V.  —  Syllogismes  de  la  2e  figure  avec  deux  prémisses  con- 
tingentes, ou  une  prémisse  contingente  et  l'autre,  soit 
assertorique,  soit  nécessaire. 

Lorsque  les  deux  prémisses  sont  contingentes,  il  n'y  a 
jamais  de  conclusion.  Pour  qu'il  y  ait  syllogisme,  il  faut 
que  ce  soit  la  prémisse  assertorique,  ou  la  prémisse  néces- 
saire, qui  soit  universelle  et  négative  ;  »car  cette  prémisse 
peut  seule  devenir  majeure  dans  les  modes  cElArEnt  et 
fErlO  de  la  lre  figure,  auxquels  se  ramènent  les  syllogismes 
de  la  2e  figure  ;  elle  le  peut  seule,  car  les  négatives  univer- 
selles contingentes  ne  se  convertissent  pas.  —  L'invalidité 
des  syllogismes  en  bArOcO  se  démontre  par  des  exemples 
exclusivement.  —  Dans  les  syllogismes  où  les  deux  pré- 


LES    SYLLOGISMES    MODAUX  225 

misses  seraient  négatives,  la  contingente  se  transformerait 
en  une  affirmative. 

Dans  les  syllogismes  où  la  prémisse  nécessaire  est  une 
universelle  négative,  la  conclusion  est  une  assertorique. 

VI.  —  Syllogismes  de  la  3e  figure,  avec  deux  prémisses 
contingentes,  ou  une  prémisse  contingente  et  famtre, 
soit  assertorique,  soit  nécessaire. 

Lorsque  les  deux  prémisses  sont  contingentes,  la  conclu- 
sion naturellement  est  contingente.  A  part  cela,  et  aussi 
qu'on  peut  obtenir  une  conclusion  lorsque  la  mineure  est 
négative,  ou  lorsque  les  prémisses  sont  négatives  toutes 
deux  (car  l'une  d'elles,  contingente  négative,  peut  toujours 
être  transformée  en  affirmative),  —  les  modes  concluants 
sont  les  mêmes  et  se  démontrent  de  la  même  manière  que 
dans  le  syllogisme  assertorique,  par  réduction  à  la  lre  figure. 
Le  mode  bOcArdO,  dont  Aristote  ne  dit  rien,  ne  peut  sans 
doute  se  démontrer  par  l'absurde. 

Lorsque  l'une  des  prémisses  est  contingente  et  l'autre 
assertorique,  la  conclusion  est  contingente.  Les  modes 
concluants  sont  les  mêmes  que  dans  le  syllogisme  asserto- 
rique, sauf  que  chacun  se  dédouble,  puisque  la  contingente 
peut  être,  soit  majeure,  soit  mineure,  et  qu'il  y  a  des  svl- 
logismes  à  mineure  négative  contingente,  ou  à  deux  pré- 
misses négatives.  Aristote  oublie  qu'il  ne  peut  démontrer 
par  l'absurde  le  mode  bOcArdO. 

Si  l'une  des  prémisses  est  contingente  et  l'autre  néces- 
saire, les  modes  concluants  sont  les  mêmes  que  dans  le  cas 
précédent  Les  conclusions  affirmatives  sont  contingentes. 
Pour  ce  qui  est  des  conclusions  négatives,  elles  sont  con- 
tingentes, si,  dans  les  prémisses»  c'est  la  nécessaire  qui  est 
affirmative  ;  elles'sont,  si  l'on  veut,  assertoriques,  lorsque, 
dans  les  prémisses,  la  nécessaire  est  négative. 


Aristote 


TREIZIEME  LEÇON 


LA  DIALECTIQUE  ET  LA  SCIENCE 


De  la  logique  aristotélicienne,  nous  avons  étudié  une 
partie,  celle  qu'Aristote  appelle  Y  Analytique,  dont  le  point 
capital,  auquel  tous  les  autres  sont  subordonnés,  est  la 
théorie  du  syllogisme.  Mais  le  syllogisme  a  deux  emplois 
principaux  :  il  est  l'instrument  de  la  science,  quand  il  est 
assujetti  à  employer  des  prémisses  qui  expriment  entre 
leur  sujet  et  leur  prédicat  des  rapports  particulièrement 
profonds  et,  par  suite,  particulièrement  certains  ;  lorsque, 
sans  changer  de  nature  en  lui-même,  il  s'applique  à  des 
propositions  qui  ne  jouissent  pas  des  mêmes  privilèges,  il 
est  l'instrument  de  la  Dialectique.  Par  conséquent,  pour 
continuer  notre  étude  de  la  logique  aristotélicienne,  nous 
devons  dire  ce  que  sont  la  science  et  la  dialectique. 

Pour  définir  la  dialectique,  Aristote,  au  commencement  de 
l'ouvrage  qu'il  consacre  à  cet  art,  dit  qu'il  s'agit  pour  lui, 
dans  l'ouvrage  en  question,  de  trouver  une  méthode  grâce 
à  laquelle  on  soit  capable  sur  tout  problème,  c'est-à-dire 
sur  toute  question  posée  de  telle  façon  qu'elle  demande 
une  réponse  par  oui  ou  par  non  (1),  de  raisonner  d'après 
des  opinions  ou  prémisses  plausibles  et,  si  l'on  joue  le  rôle 
de  répondant,  de  ne  pas  se  contredire  (2).  Avant  d'appro- 

(1)  Top.  I,  4,  101  b,  28  :  $ia.oipzi  <?«  rô  npôGlyucc.  xoù  h  7ro6raffi;  :w 
TûÔ7rw.  oûyw  uvj  ycr.p  oijOsvtoç,  v.pû  ye  rô  Çùov  7rsÇôv  Sijzovv  ôoio^o;  sortv 
KvQpùnov  ;  xai  «.où.  ys  to  Çwov  yévoç  sari  zoû  «vBpâtnov  ;  irpârcLUiç  ytvETjci. 
E«v  as  ttotsoov  rô  Çwov  tïeÇo'j  Sîtzo'jv  ôpi'jp.oç  Èariv  kvBpûirov  vj  oC  ;  TzpàSlr.ux 
ytvsTat. 

(2)  Ibid.  I,  1  déb.  :  h  |*«v  7rpo'0g<7t?  t>jç  îrpay/xarsîa;  péQoSov  eûptïv,  ày' 


LA    DIALECTIQUE   D'APRÈS   «    LES  TOPIQUES    »  227 

fondir  cette  définition,  complétons-la  en  donnant  une  indi- 
cation sommaire  du  contenu  de  l'ouvrage  consacré  par 
Aristote  à  la  dialectique.  —  La  dialectique  consiste  d'abord 
pour  le  répondant,  et  implicitement  pour  l'interrogeant  lui- 
même,  à  ne  pas  se  contredire  :  or  la  science  de  l'analytique 
nous  a  appris  à  rester  d'accord  avec  nous-même,  et,  sur  ce 
point  strictement  pris,  Àiïstpte  n'a  rien  à  ajouter.  Mais  il 
reste  à  nous  approvisionner  d'opinions  pour  développer 
l'opinion  fondamentale  qui  sert  de  point  de  départ  à  la 
recherche  dialectique.  Puisqu'il  s'agit  d'opinions  et  non  pas 
de  la  réalité  des  choses,  ce  n'est  pas  dans  la  nature  propre 
de  chaque  chose  que  nous  devons  chercher  nos  dévelop- 
pements. Ce  qu'il  faut,  c'est  que  nous  ayons  des  moyens 
de  suggestion  pour  retrouver  ou,  au  besoin,  pour  trouver, 
autour  d'un  sujet  quelconque,  une  abondance  d'opinions. 
Nous  obtiendrons  ces  moyens  de  suggestion,  si  nous  parve- 
nons à  grouper  sous  certains  chefs  généraux  tout  ce  qu'on 
peut  se  proposer  de  dire  sur  un  sujet  quelconque.  Or  toute 
proposition  et  tout  problème  portent,  relativement  au  terme 
qui  est  sujet  dans  la  proposition  ou  dans  le  problème,  sur 
le  genre,  le  propre  ou  l'accident  qu'on  peut  donner  pour 
attributs  au  sujet.  On  pourrait  songer  aussi  à  la  différence  : 
comme  elle  est  quelque  chose  qui  touche  de  près  au  genre 
(6ç  outfa'v  yevoajv),  on  peut  la  ranger  à  côté  du  genre.  D'autre 
part,  le  propre  a  deux  acceptions  :  c'est  un  caractère  qui 
n'appartient  qu'à  un  sujet,  sans  cependant  être  essentiel, 
ou  bien  c'est  l'essence  même  qui  s'exprime  par  la  définition. 
Nous  devons  donc  considérer  tout  problème  comme  se 
référant  en  définitive  à  quatre  objets  :  le  propre,  la  défini- 
tion, le  genre,  l'accident  {Top.  I,  4,  jusqu'à  101  />,  25).  Si 
donc  nous  formulons  des  propositions  très  générales  se 
référant  à  ces  quatre  objets,  telles  que  celles-ci  par  exem- 
ple (1)  :  «  Quand  le  contraire  d'un  accident  convient  au 
contraire  d'un  sujet,  l'accident  convient  au  sujet  [si  la  vertu 

If  'jjjctouîOu  i7'j).)oyi£co-0ai  Ktûl  7ravrôç  TOÛ  7toot£0*vtoç  v:opS'/,r,uxro;  t; 
IvJôçwv,  /.v.i  a'jzoi  /o'yov  ùni%QVTti  urçOiv  ipovftn  ùitonnlov.  Cf.  pour 
d'autres  textes  Honitz,  Ind.  183  a,  27. 

(1)  Cf.  i.li.  Thurot,  Kiudcs  sur  Aristote  (IV.  De  la  Dialectique  et 
de  la  Rhétorique),  p.  164. 


228  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

est  utile,  le  vice  est  nuisible)  »,  ou  :  «  Quand  la  définition  ne 
convient  pas  à  tout  le  défini,  l'attribut  (la  définition)  ne 
convient  pas  au  sujet  (le  défini)  »,  nous  aurons  ce  qu'Aris- 
tote  appelle  des  lieux  (totto-.).  Aristote  n'a  point  défini 
le  «  lieu  »  dans  son  livre  sur  la  dialectique.  Mais  il  l'a 
défini  en  matière  de  rhétorique,  et,  malgré  certaines  diffé- 
rences, l'analogie  est  étroite  entre  la  dialectique  et  la  rhéto- 
rique. Un  lieu,  dit-il  dans  la  Rhétorique,  est  ce  en  quoi 
coïncident  une  multitude  de  raisonnements  oratoires,  c'est- 
à-dire  leur  source  commune.  Théophraste  dit  d'ailleurs 
plus  clairement  :  «  Le  lieu  est  un  principe  ou  élément,  dans 
lequel,  lorsque  nous  y  appliquons  notre  réflexion,  nous 
puisons  des  principes  [c'est-à-dire  des  prémisses]  applicables 
à  des  objets  particuliers  ;  le  lieu  est  quelque  chose  de  déter- 
miné, en  tant  qu'il  est  une  circonscription  [c 'est-à-dire  une 
classe],  mais,  relativement  aux  objets  particuliers,  il  est 
indéterminé  »  (1).  Pour  réduire  la  dialectique  en  art,  la 
principale  chose  à  faire,  comme  on  voit,  était  de  la  rame- 
ner tout  entière  à  certains  «  lieux  »,  groupés  autour  de  cer- 
tains chefs.  On  comprend  maintenant  quel  est  en  gros  le 
contenu  de  l'ouvrage  consacré  par  Aristote  à  la  dialectique, 
et,  en  même  temps,  on  voit  pourquoi  cet  ouvrage  s'appelle 
les  Topiques. 

Ces  indications  données,  revenons  à  la  définition  de  la  dia- 
lectique et  tâchons  devoir  quel  jour  elle  projette  sur  les 
idées  d' Aristote  relativement  à  la  théorie  delà  connaissance 
La  conception  aristotélicienne  de  la  dialectique  exprime,  par 
opposition,  une  conception  déjà  très  mûre  et,  en  un  sens, 
définitive  de  la  science,  une  conception  qui  peut  pécher 
encore,  sans  doute,  par  étroitesse  et  surtout  par  cette  intran- 
sigeance qui  s'attache  d'ordinaire  aux  conceptions  nouvel- 
les, mais  une  conception  dans  laquelle  le  caractère  le  plus 

(d)  Aristote,  Rhet.  II,  26,  d403  a,  18  :  rà  yùp  corô  Àî'yw  azoïyjlo'j  x«i 
T07rov  •  É'ortv  yUa  otoi^sïov  xoù  T07roç,  £tç  ô  7ro}./à  iv9v^>j /xara  iuni^rîL. 
Cf.  Bonitz,  Ind.  767  a,  5d,  où  la  référence  à  Théophraste  est  indiquée. 
Voici  la  définition  de  celui-ci  :  sari  yùp  6  to7to;  àpyr,  ztç  xcù  crTot^eïov 

U'/  Q-J    >KJ*ê«VOpl£V    TKÇ    77£j3 1    £Xa(770V   Up%Û(i,    £7Tl<T?JJ<7KVTcÇ    T1JV     âl'J.VOlUJ,     TJJ 

nzpiypxyfi  pvj  6ùpi<ru.évo>z,  roxj  âk  xk9'  Sxâorec  àojOtGTwç  (Alex.  Top.  5,  21- 
26  ;  426,13,  éd.  Wallies  [Schol.  252  a,  12]). 


LA    DIALECTIQUE    ET    LÀ    SCIENCE  229 

essentiel  de  l'objet  est  nettement  saisi.  —  Les  premiers 
penseurs  grecs,  jusqu'aux  Eléates  et  aux  Sophistes,  avaient 
découvert  et  affirmé  des  propositions  hardies,  et  certes  ils 
tenaient  ces  propositions  pour  des  vérités.  Mais  il  y  a  bien 
de  la  distance  entre  le  fait  de  poursuivre  des  vérités  et  celui 
de  s'interroger  sur  la  nature  de  la  vérité  en  elle-même/ 
Pour  des  esprits  primitifs,  la  vérité  se  confond  très  proba- 
blement avec  l'opinion  collective  ;  car  cette  opinion  se  pré- 
sente, non  seulement  avec  une  forte  autorité,  mais  encore 
avec  une  infaillibilité  relative.  Prendre  conscience  de  ce 
qu'est  le  vrai  comme  vrai,  ce  n'est  rien  de  moins  que 
secouer  le  joug"  de  l'opinion  collective  et  de  ses  succédanés. 
L'avènement  de  la  dialectique  marque  le  début  de  cet 
affranchissement,  et  la  définition  de  la  dialectique  comme 
radicalement  distincte  de  la  science  en  marque  la  première 
et  la  plus  décisive  consécration.  Interroger  et  répondre  sur 
une  opinion,  c'est  au  moins  vouloir  la  tirer  au  clair,  c'est- 
à-dire  la  dégager  de  tout  ce  qui  n'est  pas  elle  et  en  démê- 
ler les  conséquences.  Ce  n'est  pas  encore  discuter  l'autorité, 
mais  c'est  se  rendre  compte  de  l'étendue  et  des  limites  de 
ses  affirmations.  De  là  à  les  discuter  il  n'y  a  qu'un  pas,  et, 
en  fait,  le  pas  paraît  avoir  été  immédiatement,  ou  presque 
immédiatement,  franchi.  Les  entretiens  dans  lesquels  on 
commentait  les  prescriptions  de  la  sagesse  traditionnelle, 
par  exemple  ceux  du  maître  d'école  qui  commentait  les 
poèmes  d'Homère,  étaient  quelque  chose  comme  de  pre- 
miers essais  de  dialectique,  et  il  peut  se  faire  que  cette  dia- 
lectique rudimcntaire  n'ait  eu  aucune  velléité  destructive. 
Mais  le  premier  dialecticien  un  peu  conscient  de  lui- 
même,  celui  auquel  Aristote  attribue  l'invention  de  la 
iialectique,  à  savoir  Zenon  (1),  celui-là  se  proposa  déli- 
bérément, non  pas  seulement  de  tirer  au  clair,  mais  bien 
de  réfuter,  le  sens  commun.  En  un  sens  il  fut  plus  hardi  que 
Socrate,  à  qui  Aristote  réserve  ailleurs  le  mérite  d'avoir  été 
le  premier  dialecticien  (2).  Socrate,  peut-être  parce  qu'il 
s'occupait  de  questions  morales,  donna,  au  moins  souvent, 

(4)  V :•..".{,  liSi  /,,  28 el  36. 

(-_'    Metaph.  A,  (i,  '.I.X7  h,  32  :  o>.  yùp  ~  c).txrtx>};  oJ  u£?. 


230  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

pour  objet  à  Fart  du  dialogue  de  reconnaître  l'état  exact 
de  l'opinion  commune.  La  conversation  régulière  devait 
aboutir  à  se  mettre  d'accord  sur  certains  points,  ces  points 
étant  tenus  pour  vrais,  précisément  parce  qu'on  s'accordait 
et  parce  qu'on  établissait  que  l'opinion  commune,  au  moins 
implicitement,  s'accordait  à  leur  sujet.  Il  est  vrai  que,  d'au- 
tre part,  Socrate  osait  parfois  se  détacher  de  l'opinion  com- 
mune et  qu'il  disait  se  distinguer  en  cela  des  Sophistes  :  il 
se  qualifiait  alors  d'auToopyoç  tï{ç  cpOcoa-ocpiaç.  Mais,  lors 
même  qu'il  s'assignait  un  pareil  rôle,  il  ne  cessait  pas  de 
penser  que  l'art  du  dialogue  était  la  méthode  unique  et 
suffisante  de  la  philosophie.  Chez  Platon,  la  part  de  la  pen- 
sée proprement  dite,  indépendante  de  l'opinion  collective, 
est  beaucoup  plus  grande  que  chez  Socrate.  On  se  rappelle, 
par  exemple,  ce  passage  du  Gorgias  (472  ah  ;  cf.  482  c,  521 
de)  où  le  Socrate  de  Platon  dit  qu'on  réunira  facilement 
contre  lui  les  voix  de  tous  les  hommes  qui  font  autorité 
en  Grèce,  mais  qu'il  est,  quoique  seul,  d'un  autre  avis.  Et, 
à  un  point  de  vue  plus  proprement  spéculatif,  on  sait  com- 
ment l'Idée  de  Platon,  source  de  toute  science,  est  loin 
d'être  la  notion  moyenne  et  courante,  puisqu'elle  est  même 
d'un  autre  monde  que  l'humanité.  Cependant  une  confusion 
persiste.  Le  dialectique  est  toujours  présentée  comme  la 
méthode  du  véritable  savoir,  et  elle  est  définie  à  la  fois 
comme  l'art  de  bien  interroger  et  de  bien  répondre,  et. 
d'autre  part,  comme  l'art  de  réunir  et  de  diviser  dans 
l'ordre  des  Idées.  Le  dialogue,  forme  extérieure  de  la  dia- 
lectique, est  d'ailleurs  maintenu  jusqu'à  la  fin.  bien  que  non 
sans  atténuation,  comme  le  seul  procédé  de  recherche  qui 
convienne  à  la  philosophie.  —  La  définition  de  la  dialecti- 
que, telle  que  la  formule  Aristote,  met  fin  à  toute  hésita- 
tion et  consacre,  par  opposition,  la  rupture  entre  la  science 
et  les  thèses  fondées  sur  l'autorité.  La  dialectique  est  fondée 
sur  l'opinion,  sur  l'opinion  qui  est  reconnue  pour  ce  qu'elle 
est.  Par  suite  il  n'y  a  plus  rien  de  commun,  au  moins  direc- 
tement, entre  la  recherche  de  la  vérité  et  la  dialectique.  La 
méthode  unique  de  Socrate  et  de  Platon  se  dédouble  défi- 
nitivement. La  méthode  scientifique  ne  consiste  plus  en 
aucune  façon  à  dégager  entre  interlocuteurs  un  point  sur 


LA    DIALECTIQUE   ET    LA    SCIENCE  231 

lequel  on  s'accorde.  Elle  n'a  plus  rien  à  voir  avec  l'art  du 
dialogue.  Et  de  son  côté  l'art  du  dialogue,  et  plus  généra- 
lement l'art  de  raisonner  sur  des  opinions,  n'a  plus  pour 
but  la  découverte  de  la  vérité. 

Mais  à  la  dialectique,  ainsi  restreinte  à  sa  véritable 
notion,  iVristote,  et  c'est  ce  qui  nous  reste  à  montrer,  ne 
laisse  pas  de  reconnaître  un  rôle  encore  considérable.  Elle 
n'a  pas  directement  pour  objet  la  découverte  de  la  vérité. 
Nous  allons  voir  cependant  qu'elle  y  contribue.  Pour  pou- 
voir jouer  ce  rôle,  il  faut  d'abord  que,  si  elle  n'a  pas  le  vrai 
pour  objet  propre,  elle  participe  pourtant  d'une  certaine 
manière  à  la  vérité.  C'est  effectivement  ce  qui  a  lieu.  Aris- 
tote  distingue  avec  soin  la  dialectique  de  Y  éristique  et  de  la 
sophistique,  deux  arts  faux  qui  n'en  font  qu'un;  car  Aris- 
tote  définit  le  sophisme  en  l'appelant  précisément  «  raison- 
nement éristique  »  (1).  Il  y  a  presque  la  même  distance  entre 
un  dialecticien  et  un  éristique  qu'entre  un  géomètre  et  un 
faiseur  de  fausses  figures  (2).  Qu'est-ce  en  effet  qu'un  dis- 
cours éristique  ou  sophistique?  C'est  celui  qui  raisonne  juste 
en  partant  de  prémisses  qui  n'ont  que  l'apparence  d'être  des 
opinions,  car  le  plus  léger  examen  découvre  d'ordinaire  que 
personne  ne  saurait  sérieusement  les  professer  ;  ou  bien  c'est 
le  discours  qui,  en  partant  d'opinions  ou  de  soi-disant  opi- 
nions, raisonne  faux  (Top.  I,  1,  100  b,  23-101  a,  1  ;  cf.  IX, 
ch.  2).  La  dialectique  participe  donc  de  la  vérité  en  ce  qu'elle 
raisonne  juste,  et  on  peut  même  dire  encore  qu'elle  en  par- 
ticipe, ou  approche  d'en  participer,  en  tant  qu'elle  a  pour 
prémisses  des  propositions  qui  sont  au  moins  plausibles  (3). 

Avant  ainsi  sa  vérité  partielle  et  relative,  la  dialectique, 
par  ses  trois  usages,  peut  contribuer  à  la  recherche  ou, 
d'autres  fois,  à  la  transmission  de  la  vérité.  Les  trois  usa- 


(1)  Top.  VIII,  11,  162  a,  1G  :  <7oyi<7p:a  <?k  Tvlloyia^ioi;  kpiTTixo;.  Toute 
la  différence  est  que  l'éristicpie  poursuit  seulement  la  victoire  dans  la 
dispute,  lundis  (jue  le  sophiste  vise  la  gloire  ou  la  richesse.  Top.  IX 
{Soph.  el.),  11,  171  6,23-31. 

(2)  Ibid.  171  b,  34  :  o  o'èoi'jzi/.o;  Èori  ttw;  owtmc  é'%mv  7rp6ç  tov  ô^ta- 
n/.-r/.'yj  ',>;  ô  ftsuooypoLfQç  77005  tov  ytuuErptxov. 

(3)  'Top.  I,  1,  100  0,  21  :  ?v£oÇa  oï  rù.  foxovvTa  rrào-iv  rj  rotç  trXlfarorc 
r,  roï;  TO'^ût;... 


232  LE   SYSTÈME   D' ARISTOTE 

ges  de  la  dialectique  selon  Aristote  sont  de  s'exercer  à 
la  pensée,  d'apprendre  à  redresser  son  interlocuteur  en 
prenant  pour  prémisses  des  opinions  qu'il  admet  lui-même, 
enfin  de  venir  en  aide,  dans  certains  cas,  aux  sciences 
véritables,  à  celles  qui  entrent  dans  l'encyclopédie  du 
savoir  ou,  autrement  dit,  dans  la  philosophie  (1).  —  Pour 
ce  qui  est  du  second  usage  nous  venons  de  l'indiquer  assez 
clairement,  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  rien  ajouter  (cf.  Metaph. 
T,  5, 1009  a,  16sqq.).  —  Il  n'y  aurait  pas  non  plus  beaucoup 
de  développements  à  donner  au  sujet  du  premier  usage,  si 
Aristote  n'avait  vraiment  considéré  sous  ce  chef  que  des 
exercices  de  pensée.  On  devrait  se  contenter  de  dire  avec 
lui,  dans  ce  passage  des  Topiques  où  il  définit,  comme  on 
l'a  vu,  les  fonctions  de  la  dialectique  :  «  Qu'elle  soit  utile 
pour  s'exercer  à  penser,  cela  est  évident  de  soi  ;  car,  si 
nous  sommes  en  possession  d'une  méthode,  nous  pourrons 
raisonner  avec  plus  de  facilité  sur  une  question  proposée.  » 
Mais  à  la  yu^vacria,  à  l'exercice,  Aristote  attache  étroite- 
ment la  iretpa,  l'examen  [Top.  VIII,  5,  déb.  et  11,  161  a, 
25)  (2).  Cette  partie,  ou  cette  fonction,  de  la  dialectique, 
qui  mérite  le  nom  de  TOtpoKrcuo),  consiste  à  examiner  celui 
qui  se  donne  comme  possédant  une  science,  et  cette  épreuve 
peut  être  faite  même  par  quelqu'un  qui  ne  sait  pas,  puis- 
qu'elle procède  à  la  manière  de  toute  opération  dialectique, 
sans  se  référer  au  contenu  propre  de  la  science  dont  il 
s'agit  (cf.  Top.  IX  (Soph.  e/'.),  8  dèb.  ;  11,  171  />,  4  et  172  a, 
21).  Cette  fonction,  parente  de  la  réfutation  socratique,  est 
évidemment  très  importante.  —  Elle  ne  le  cède  en  impor- 
tance qu'au  troisième  usage  de  la  dialectique,  qui  est  relatif 
aux  sciences.  Cet  usage  se  dédouble  :  d'une  part,  nous 
dit  Aristote  (3),  la  dialectique  sert  à  poser  les  owospiat  et, 

(1)  Ibid.  2,  101  a,  26  :  êori  Sri  r.pbq  rpioc,  Ttpàc,  yvfzvairiav,  r.po;  -«; 
vjtvj^zic,,  npàç  tkç  y.arà  yùoaofiu-J  67ri<777$u(z;  '  oti  fiSV  ovv  Tcpàç  yvu.-JUGia.-j 
jfOïicrifAo;,  l£  aurcôv  xarayave'ç  sari  '  ptiÔoiîov  yùp  £%ovtzc  pàov  mpï  roi» 
■xpoTsèé-jzoç,  Ï7ii%eipeîv  6\»v»j<76p:£âa.  xt>.  Cf.  infra,  n.  3  et  p.  234,  n.  1 . 

(2)  etrzt  Se  y  Sicxlcxrix.ii  •nzipaari/.y  Tapi  wv  vj  filoGoyio.  yywptoTt/.vi,  dit 
un  texte  connu  de  la  Métaphysique,  r,  2,  1004  b,  25. 

(3)  Top.  I,  2,  101  a,  34  :  irpàc,  as  rà;  xarà  piXoiroyiav  S7u<77/;u«;,  Ôti 

dvVKUÎVOl    7TOOÇ  «piyÔTEOK   SlIXTtOpr,  CTCU    pàûV   £V    £XK(7TO(Ç    y.SCTO'J/OUsSa   Tà).Y3^r: 

xecî  tot|/î'JiJo;.  êti  Se  7rpè;rà  rrowTa  twv  ttsoï  ïxaarïjv  ÊTUOTijpiUV  àp^o-j. 


LA    DIALECTIQUE    ET    LA    SCIENCE  233 

d'autre  part,  elle  aide  à  découvrir  les  premiers  principes  de 
chaque  science.  Une  ootopLa,  c'est  la  mise  en  présence  de 
deux  opinions,  contraires  et  également  raisonnées.  en 
réponse  à  une  même  question  (Il  On  sait  que,  pour  Aristote, 
toute  recherche  scientifique  doit  être  précédée  d'un  exposé 
des  x7Eopûu  ;  d'autant  que  la  solution  des  difficultés  (eùreopia), 
suggérée  par  les  difficultés,  est  la  vérité  même  [Metaph.  B, 
1,  déb.)  (2).  De  fait,  on  sait  que  les  ouvrages  d' Aristote 
commencent  le  plus  souvent  par  une  introduction  consa- 
crée aux  oncopiou  :  tels  le  livre  I  de  le  Physique,  le  livre  I  du 
De  anima  et  le  livre  B  de  la  Métaphysique  ou,  pour  mieux 
dire,  tels  les  deux  premiers  livres  de  la  Métaphysique,  car 
l'histoire  des  doctrines  dans  le  livre  A  n'est  pas  autre  chose 
qu'un  premier  recueil  d'àitopUu.  D'une  manière  générale, 
l'historien  chez  Aristote  est  subordonné  au  dialecticien  :  il 
n'expose  les  doctrines  de  ses  devanciers  que  pour  en 
extraire  les  àicopiai  dont  il  a  besoin  pour  préparer  ses  solu- 
tions. Cette  fonction  de  la  dialectique  est,  cela  va  sans  dire, 
d'une  extrême  importance  dans  l'Aristotélisme.  Et  on  peut 
dire  qu'elle  est  importante  aux  yeux  de  l'esprit  humain. 
En  effet,  nous  avons  ajouté  à  la  critique  dialectique  d 'Ai  is- 
tote  une  autre  manière  de  mettre  à  l'épreuve  les  concepts 
scientifiques.  Nous  admettons  que  des  concepts,  qui  ne  sont 
pas  seulement  à  la  porte,  mais  à  l'intérieur  de  la  science, 
peuvent  être  insuffisants  et  sujets  à  réforme  :  c'est  le  déve- 
loppement même  de  la  science  et  l'usage  scientifique  de  ces 
concepts  qui  en  décèle  les  imperfections.  Aristote  se  faisait 
de  la  science  une  conception  trop  idéale  et  trop  rigide  pour 
songer  à  cette  sorte  de  critique  des  concepts.  Mais  sa  cri- 
tique dialectique,  non  seulement  a  joué  un  rôle  considéra- 
ble à  une  époque  où,  n'inventant  pas,  on  n'avait  pas  autre 
chose  à  faire  que  de  pratiquer  cette  critique  ;  mais  elle  a 

(1)  Top.  VI.  B,   14")  b,  I  7  :  ...  ~r.\  pnroataç  SàEetsv    »  tmvn~ir.hv    stSai 
r,  T-.jv  htecvrltùv  r.Torr,;  Àovieraûv  '  otco  yitp  sn  koyiÇeusvotç  t,u.vj 

ÔU0tO>;     XTT«VT«    DCUV7JTGCJ    A'/.')'     fKttXtpOV     •jijil'l'J.l,     KITOÙOÛjiS»    'iT.T.i'j'. . 

Sup.  Cf.  VIII,  li,  162  a,  17  ;  !  la  suite  du  texte  cité  au  débul  de  la 

n.  i,  p.  231)  :  «Troonjua  'h  <TuXkoyi9U.6i   j';j  i/.rc/.o;  ccvrt9a?gu;. 

(2)  Voir  leste  -  par  Waita  dans  son  commentai] 
j,ost.  11,3,  9    <■.  38  {Org.  Il,  p.  384  Bq.). 


234  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

peut-être  encore  un  rôle  à  jouer.  Après  tout,  manier  con- 
venablement cette  critique,  c'est  ce  que  nous  appelons 
aujourd'hui  savoir  penser.  —  Le  dernier  usage  attribué  par 
Aristote  à  la  dialectique  n'a  qu'une  importance  plus  étroi- 
tement aristotélique  ;  mais  il  ne  laisse  pas  de  soulever  une 
question  intéressante  sur  les  fondements  de  la  doctrine. 
Ce  dernier  usage,  on  l'a  vu,  consiste  en  ce  qu'elle  nous 
aide  à  découvrir  les  principes  des  sciences.  En  effet,  dit 
Aristote,  chaque  science  est  spéciale,  et  les  principes  sont 
en  chacune  ce  qui  est  rationnellement  antérieur  à  tout 
le  reste.  Il  est  donc  impossible  de  raisonner  sur  les  princi- 
pes d'une  science  en  se  fondant  sur  des  prémisses  emprun- 
tées à  cette  science.  Par  conséquent,  nous  ne  saurions  rai- 
sonner sur  les  principes  qu'en  nous  servant  de  la  dialectique, 
qui  n'a  aucun  objet  déterminé  (1).  En  fait,  c'est  en  raison- 
nant dialectiquement,  fait  observer  Thurot,  qu' Aristote,  au 
livre  F  de  la  Métaphysique,  établit  le  principe  de  contradic- 
tion. Par  la  même  voie,  Zeller  va  jusqu'à  dire  que  les  opi- 
nions comblent  pour  Aristote  les  lacunes  et  abrègent  les 
longueurs  interminables  de  l'induction  (2).  C'est-à-dire 
qu'Aristote  puiserait  les  principes  des  sciences  dans  les 
opinions,  et  non  dans  les  choses.  Mais,  ainsi  entendue,  la 
pensée  d' Aristote  nous  paraît  dénaturée.  Il  n'est  pas  permis 
d'oublier  que  l'induction  ne  se  fonde  pas  toujours,  pour 
Aristote,  sur  une  énumération  ;  qu'elle  est  au  contraire, 
comme  l'établit  le  dernier  chapitre,  si  connu,  des  Seconds 
analytiques,  une  intuition  qui  saisit  l'universel  dans  la 
sensation.  Si  donc  la  dialectique  sert  à  l'établissement  des 
principes,  ce  ne  peut  être  qu'indirectement.  Le  principe  de 
contradiction  lui-même,   pour  lequel,  en   raison  de    son 


(1)  Top.  I,  2,  101  «,  36  :  la  dialectique,  dit  Aristoie,  a  encore  pour 
objet,  dans  son  troisième  usage,  les  principes  des  sciences  (pour  le 
texte,  cf.  p.  232,  n.  3  fin  :  sx  ftev  ykp  rôv  oï/.ziwj  twv  xarà  xt4-j  ■xoozzOïï'yy.-j 

£7TH7T7Jcr/JV    «O^ÛV    kiïilVXTOV    etTTEÎV     Zt    7T£Ol   «I/Ttôv,     'ÈTZilS'h     7rpWT0Cl     Ul     C/O^OÙ 

ûndivTw  siai,   c?ià  <?k  râv  îrgpi  éy.v.aza.  £vt?6Çwv  àvayxvj  -kzoï  kÛt<%>v  SiÙSivj. 
toûto  ci'tiJtov  t,  {XtxluTTK  oixiïov  "ïjç  9tod.ex.-iz/Jz  iaTtv   •   ï\i- ca~ 'tx.it  yc/.o   ovgq. 

(2)  Thurot,  op.  cit.  (III.  De  la  Dialectique  et  delà  Science),  p.  132- 
134  ;  Zeller,  p.  242  sq. 


LA   SCIENCE  235 

extrême  généralité  et  de  sa  compréhension  extrêmement 
réduite,  la  thèse  de  Zeller  serait  plus  spécieuse  que  pour 
aucun  autre,  ne  fait  pas  exception.  Au  chap.  4  du  livre  T 
(1006  a,  11)  de  la  Métaphysique,  Aristote  parle  d'établir  le 
principe  de  contradiction  par  réfutation t  (àttoSelÇat  sÂsy/-'.- 
xcôc)  :  par  réfutation,  c'est  assurément  d'une  manière  indi- 
recte. La  dialectique,  à  propos  de  chaque  principe,  nous 
•  apprend  surtout  où  il  ne  faut  pas  le  chercher.  Les  élimina- 
tions convenables  étant  opérées  par  elle,  l'œil  de  la  pensée 
ne  s'égare  plus  ;  il  va  droit,  dans  la  sensation,  au  principe 
qui  servira  de  base  à  la  science.  Mais,  en  l'absence  de  cette 
sensation  et  de  l'intuition  intellectuelle  qui  s'y  applique,  le 
principe  n'existerait  pas  pour  nous.  C'est  une  proposition 
célèbre  des  Seconds  analytiques  (1)  que,  si  une  espèce  de 
sensation  nous  manque,  une  science  disparaît  avec  elle. 
Au  reste  il  est  vrai  qu'une  opinion  a  toujours  chance  d'être 
une  vérité,  et  qu'elle  a  d'autant  plus  de  chances  qu'elle  est 
plus  répandue  ;  car  l'esprit  humain  va  naturellement  vers 
la  vérité  (2).  Mais  les  opinions  ne  remplacent  pas  pour 
cela  l'intuition  intellectuelle,  et  la  vraie  doctrine  d' Aristote 
sur  les  principes  sera  toujours  celle  que  résume  la  propo- 
sition célèbre  :  ~/.z;.-i~y.:  vojv  ihzi  twv  àpycov  (Eth.  Nie.  VI. 
G  fin).  Si  Aristote  avait  professé  la  doctrine  que  lui  prête 
Zeller,  il  aurait  contredit  la  distinction  capitale  qu'il  a  si 
définitivement  aperçue  et  posée  entre  la  dialectique  et  la 
science. 

Nous  venons  de  voir  combien  la  science  se  distingue  delà 
dialectique.  La  dialectique  ne  touche  pas  directement  les 
choses  et  peut,  tout  au  plus,  procurer  sur  le  vrai  des  vues 
probables,  probables  parce  qu'après  tout  il  y  a  des  chances 
pour  que  le  coup  d'œil  de  la  majorité  des  hommes  ou  celui 
des  habiles  gens  ne  portent  pas  entièrement  à  faux.  I.a 
science  au  contraire  est  caractérisée  par  une  certitude  com- 
plète et  immuable  (3).  Cependant  la  science,   selon  Aris- 


(1)  I,    18    déb.  :   .  .  .   û  Ttç  «ÏTO/iTt;   î/j.i'i/jir.vj .  mayxij    v.uï  ïr.ii-  irxr.-j 

(2)  Cf.  Les  lexics  cités  pu  Zeller,  p.  343,  ri.  3. 

(3)  Top.  V,  2,  130  Ik  15  :  ...  ÎJtiffr4f*Hî  liw»    'j-Kokri-bu  &/xirebrttar«« 


236  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

tote,  n'est  pas  ou  ne  veut  pas  être  d'un  autre  monde  que  le 
monde  sensible.  En  effet,  d'abord,  elle  part  des  phénomè- 
nes, et,  si  elle  ne  les  prend  pas  pour  objet,  elle  trouve  du 
moins  son  objet  en  eux,  puisque  les  formes  intelligibles  sont 
immanentes  dans  le  sensible  et  non  pas  séparées.  Ensuite, 
la  science  part  des  pensées  de  l'individu  ;  car  c'est  de  l'ex- 
périence et  de  la  routine  que  se  dégagent  l'art  et  la  science 
{An.post.  II,  19,  100  a,  6  etMetaph.  A,  1,  981  a,  2). 

Mais  la  science  et  son  objet,  bien  qu'ayant  des  attaches 
avec  le  monde  sensible,  sont,  malgré  tout,  d'un  autre  ordre, 
sinon  d'un  autre  monde.  Si  la  science  est,  quant  au  sujet 
pensant,  une  suite  de  jugements  qui  s'imposent  à  la  convic- 
tion, c'est  qu'elle  est,  en  elle-même,  la  connaissance  par 
raison  ou  médiation  et,  par  conséquent,  la  connaissance 
de  l'ordre  de  dépendance  ou  de  la  nécessité  des  choses.  Ce 
caractère  dominateur  de  la  science,  déjà  aperçu,  au  moins 
à  l'arrière-plan,  par  Platon,  est  définitivement  saisi  et  fixé 
par  Aristote,  grâce  à  la  notion  nouvelle  et  supérieure  qu'il 
s'est  faite  de  la  preuve  et  de  l'explication.  Toutefois  il  est 
manifeste  qu'il  ne  reste  encore  que  trop  platonicien  et 
qu'il  mêle  à  sa  notion  propre  de  la  science  un  élément  qui 
lui  vient  de  son  maître  et  de  Socrate.  Aristote  définit  ordi- 
nairement la  science  en  disant  qu'elle  consiste  à  connaître 
par  la  cause.  Il  professe  aussi  qu'elle  est  la  connaissance 
du  nécessaire.  Mais,  d'un  autre  côté,  il  dit  qu'elle  est  la  con- 
naissance de  l'universel,  et  il  identifie  la  cause  avec  l'uni- 
versel. Nous  allons  voir  que  cette  façon  de  présenter  les 
choses  révèle  une  véritable  dualité  dans  la  pensée  d'Aris- 
tote  et  qu'elle  jette  l'incertitude  et  l'obscurité  sur  sa  con- 
ception de  la  science,  qui  était  en  principe  et  qu'il  aurait 
pu  maintenir  si  nette. 

Il  n'y  a  en  effet  pour  lui  de  science  que  de  l'universel, 
et  il  n'y  en  a  point  de  l'individuel.  Si  on  prend  ces  ternies 
dans  leur  sens  extensif,  cela  signifie  donc  qu'il  ne  peut  y 
avoir  de  connaissance  scientifique  d'une  chose  ou  d'un  fait 
qui  ne  se  répéterait  pas  et  que,  par  cela  qu'une  chose  ou 

vttô  ).o'yov...  Cf.  4,  433  b,  29  ;  134  a,  4-4  et  Eth.  Nie.  VI,  6  déb.  Voir 
Hodier,  Aristote,  Traité  de  l'Ame,  II,  p.  404  s.  med. 


LA    SCIENCE  "237 

an  fait  est  unique,  il  est  exclu  de  la  science.  Corrélative- 
ment, il  faut  alors  que  ce  qui  rend  une  chose  ou  un  fait 
connaissable  scientifiquement,  ce  soit  la  constance  avec 
laquelle  ils  se  répètent  :  manière  aussi  empirique  que  plato- 
nicienne de  comprendre  la  science;  car,  en  dépit  d'intui- 
tions plus  profondes,  les  mêmes  que  chez  Aristote  avec 
cette  différence  qu'elles  sont  encore  moins  dégagées,  la 
conception  de  la  science  chez  Platon  est  encore  primitive, 
rudimentaire  et  extérieure.  Cette  conception  tout  extensive 
paraît  bien  compter  sérieusement  dans  la  pensée  d'Aristote, 
puisque  nous  le  voyons  admettre  que,  s'il  n'y  a  de  science, 
au  plus  haut  sens  du  mot,  que  de  l'universel,  il  y  a  pour- 
tant aussi  une  certaine  science  de  ce  qui  arrive  le  plus  sou- 
vent, c'est-à-dire,  à  ce  qu'il  semble,  de  ce  qui,  sans  attein- 
dre à  la  constance,  en  approche  (1).  C'est  par  une  double 
conséquence  de  cette  part  considérable  faite  à  l'universel 
dans  la  définition  de  la  science,  que  la  science,  telle  que  la 
conçoit  Aristote,  est  à  peu  près  bornée  au  point  de  vue  sta- 
tique et  qu'elle  risque,  en  opposition  avec  le  fond  même  de 
l'esprit  aristotélicien,  d'expliquer  le  supérieur  par  l'infé- 
rieur. —  Le  premier  point  est  évident.  L'universel,  dégagé 
de  la  comparaison  de  tous  les  cas,  est  un  résidu  mort.  L'ex- 
plication des  cas  particuliers  revient  à  reconnaître  en  eux 
la  présence  de  ce  résidu  inerte.  Pourquoi  tel  être  ou  tel  fait 
est-il  ou  arrive-t-il  de  telle  ou  telle  façon?  C'est  parce  que 
le  type  de  tel  être  a  toujours  été  tel,  ou  la  place  de  ce  fait 
parmi  d'autres  toujours  telle.  Le  devenir  est  par  là  éliminé, 
non  expliqué.  De  fait,  chez  Aristote  comme  chez  Platon, 
l'essence  est  éternelle,  et,  la  cause  motrice  se  ramenant 
elle-même  à  l'essence,  ce  qui  se  produit  s'explique  en 
disant  que,  quant  à  ce  qu'il  y  a  en  elle  d'universel,  la  chose 
produite  a  toujours  été.  En  prenant  donc  la  pensée  d'Aris- 
tote sous  cet  aspect,  on  trouve  qu'elle  ne  rend  aucun  compte 
du  mouvement  et  du  progrès  des  choses.  —  Elle  ne  rend  pas 
compte  davantage  de  leur  diversité,  et  c'est  là  ce  qui  nous 
faisait  dire  tout  à  l'heure  qu'Aristote  risquait  d'expliquer  le 


(1)  Metaph.  K,  8,  \m\  a,  it;  :   An.  post.  I,  30,  87  h,  ÎS-J5.   Cf. 
Zeller,  p.  232,  n.  5  et  supra,  \>.   120,  h.  3. 


238  LE    SYSTEME    d'ARISTOTE 

supérieur  par  l'inférieur.  En  effet  le  plus  général  est  aussi 
le  plus  simple  et  le  plus  vide,  de  sorte  que,  s'il  faut  expli- 
quer par  le  plus  général,  ce  qu'il  y  a  de  spécifique  dans  les 
choses  ne  recevra  en  somme  aucune  explication.  Bien 
entendu,  cette  tendance  est  sans  cesse  tenue  en  échec  par 
la  tendance  opposée.  —  Cette  lutte  des  deux  tendances 
apparaîtra  dans  deux  commentaires  assez  différents  qu'Aris- 
tote  donne  lui-même  de  sa  formule,  que  savoir  c'est  con- 
naître par  la  TcpwTr)  alrloc  ou,  comme  il  dit  aussi,  par  l'àxpé- 
xx-zov  amov  (Phys.  II,  3  dèb.  et  195  b,  21).  Il  est  admis 
que,  afin  de  pouvoir  servir  de  moyen-terme  dans  la  démons- 
tration, la  cause  doit  être  antérieure  à  ce  qu'il  s'agit  d'ex- 
pliquer et  qu'elle  ne  doit  pas  être  médiatisée  par  d'autres 
causes  (An*  post.  I,  2,  71  6,  19  et  9,  76  a,  19).  Mais  ce 
qu'il  s'agit  de  savoir,  c'est  si  la  cause  qui  est  antérieure  et 
non  médiatisée  est  la  cause  la  plus  élevée  possible  dans  la 
hiérarchie  de  l'extension,  ou  si,  au  contraire,  ce  doit  être  la 
cause  la  plus  riche  possible  en  compréhension,  celle  qui 
rend  compte  sans  autre  condition  du  plus  grand  nombre 
possible  des  caractères  de  l'objet.  L'incertitude  est  grande. 
Aristote  entend  certainement,  quelquefois  au  moins,  par  cau- 
ses premières  les  causes  les  plus  éloignées  des  faits  à  expli- 
quer :  telles  les  premières  causes  de  la  nature,  dont  il  est 
question  au  début  des  Météorologiques.  Ne  dit-il  pas  d'ail- 
leurs que  l'universel,  objet  de  la  science  et  identique  à  la 
cause,  est  ce  qui  est  le  plus  loin  de  la  sensation,  c'est-à-dire 
du  particulier  (An.  post.  I,  2,  72  a,  1)'?  Mais  il  y  a  une 
contre-partie.  Voici  en  effet  ce  que  nous  lisons  dans  la 
Métaphysique  :  «Lors  donc  qu'on  cherche  la  cause,  comme 
la  cause  se  dit  en  plusieurs  sens,  il  faut  indiquer  toutes  les 
causes  possibles.  Par  exemple,  quelle  est  la  cause  maté- 
rielle de  l'homme  ?  Ne  sont-ce  pas  les  menstrues?  Quelle 
est  sa  cause  motrice  ?  N'est-ce  pas  la  semence  ?  Quelle  est 
sa  cause  formelle  ?  La  quiddité  de  l'homme.  Quelle  est  la 
cause  finale  ?  La  fin  de  l'homme.  Ces  deux  dernières  cau- 
ses n'en  font  d'ailleurs  peut-être  qu'une  seule.  Quoiqu'il  en 
soit,  il  faut  indiquer  les  causes  les  plus  rapprochées.  Quelle 
est  la  matière?  Ce  n'est  pas  le  feu  ou  la  terre,  c'est  la 
matière  propre.  Voilà  comment  il  faut  procéder  au  sujet 


LA    SCIENCE  239 

des  substances  naturelles  et  générables,  si  Ton  veut  procéder 
correctement,  puisque  tels  sont  le  nombre  et  la  nature  des 
causes  et  qu'on  doit  chercher  les  causes  »  (1).  —  On  voit 
comment  Aristote  est  poussé  dans  deux  directions  opposées, 
pour  n'avoir  pas  dégagé  son  propre  point  de  vue  de  celui 
de  son  maître.  Il  est  à  croire  qu'il  les  concilie  tous  les  deux, 
autant  que  faire  se  peut,  en  admettant  que  l'universel,  qu'il 
s'agitd'invoquer  comme  cause  d'une  classe  de  phénomènes, 
est  pourtant  restreint  aux  limites  de  cette  classe  :  c'est  le 
terme  le  plus  universel,  mais  parmi  des  termes  spécifique- 
ment déterminés.  Gela  s'accorde  avec  la  doctrine  fameuse, 
qu'il  n'est  pas  possible  de  passer  d'un  genre  à  un  autre  et 
de  démontrer  une  science  plus  concrète  par  les  principes 
d'une  science  plus  abstraite  sans  rien  ajouter  à  ces  principes 
[An.  post.  I,  7),  propositions  dans  lesquelles  s'affirme  le  plus 
véritable  esprit  d' Aristote.  L'universel  d'où  part  la  démons- 
tration scientifique  n'est  jamais  que  la  définition,  laquelle 
est,  par  construction,  spécifique  et  contient  au  besoin  les 
caractères  de  l'espèce  dernière  elle-même.  Cela  n'empêche 
pas  que  le  point  de  vue  de  l'extension  tendait  à  orienter 
dans  un  autre  sens  la  théorie  aristotélicienne  de  la  science. 
Mais  il  faut  reconnaître,  non  seulement  que  le  point  de 
vue  delà  compréhension  s'est  imposé  en  majeure  partie  à 
Aristote,  mais  encore  qu'il  devait  s'imposer  à  lui .  Sans  doute, 
au-dessous  do  l'espèce  dernière  il  reste  encore  l'individu,  et 
décidément  la  science  aristotélicienne  ne  l'atteint  pas  :  excep- 
tion grave,  car  à  vrai  dire  le  déterminisme  de  la  nature  est 
individuel,  ou  du  moins  les  notions  qu'il  enchaîne  et  l'en- 
chaînement qu'il  met  entre  elles  sont  sans  extension,  ou  bien 
encore  n'ont  de  l'extension  qu'à  titre  tout  à  iait  accessoire. 
Il  est  donc  fâcheux  qu'Aristote  s'en  soit  tenu  à  la  théorie 

(1)  H,  4,  1 04 4  a,  32  :  ôrxv  9y  ri;  ^tirr,  ri  to  aïrtov,  inù  7r),govaj£&K 
a'tTiK  ).s'y£Tat,  7râ<xaç  Oiï  Xfyliv  rà;  ïjOiyoy.i-Jrx;  caria;,  <hov  à-jQpu-o-j  ri; 
iric  '■>;  ~S):n  ;  '/.pu  t«  xarajxiqvta.  ri  o'r.t;  xtvoûv  ;  ko  a  rà  aitipfiei.  ri  o'ùç 
;  to  ri  flv  levai,  ri  â'ù>;  ov  ivsxa ;  ro  reÀo;.  tao;  (?ï  r«ur«  iuifu  rà 
:Ùto.  Siï  <?è  rà  rovÛTOTB  aïriu  Xlyltv.  ri;  c,  û)./j  ;  pn  nûo  r,  y%v,  «À).à  -njv 
îtov.  r.ïpi  pitv  etn  rà;  oJaixàç  ovTiaç  xa't  TKWflTàî  àvàyxvj  ojtw  lUTttvat, 
Ttç  (Urnaigt  ôûflûç,  Ûlttp  ci.pv.  aïriu  rz  Txjra  xai  roffaura  xai  osî  rv. 
îtik  yvwotÇEiv. 


240  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

platonicienne' de  l'individuation  et  n'ait  pas  essayé  de  trai- 
ter l'individu  comme  une  espèce  dernière.  Néanmoins,  si 
les  faits  élémentaires  et  les  lois  élémentaires  qui  consti- 
tuent les  individus  sont  hiérarchiquement  superposés,  et 
si  même  souvent  ils  peuvent,  au  moins  par  abstraction, 
être  considérés  comme  se  répétant  en  plusieurs  exemplai- 
res, il  y  a  là,  sous  forme  d' universaux,  toute  une  partie  du 
savoir  que  la  doctrine  d'Aristote  n'excluait  pas.  Connaître 
la  réalité  jusqu'aux  espèces  dernières,  c'est  déjà  en  con- 
naître une  très  grande  partie.  Or  la  théorie  d'Aristote,  et 
plus  encore  l'esprit  de  l'Aristotélisme,  assurent  à  la  science 
la  possession  de  ce  domaine.  Au  fond  Aristote  sent  très 
bien  que  le  plus  complexe  est  le  plus  réel,  et  c'est  bien  le 
complexe,  jusqu'à  l'individu  exclusivement,  qu'il  propose 
à  la  science  de  connaître.  Les  universaux  qu'elle  prend  pour 
objets  sont,  comme  nous  l'avons  vu,  des  universaux  très 
chargés  de  contenu.  La  définition  même  de  l'universel, 
telle  que  la  donne  Aristote,  introduit  explicitement  le  néces- 
saire, puisque  l'universel  n'est  pas  seulement  le  xatà  Tcavrôç, 
mais  en  plus  le  xaQ'auro  (1).  La  vraie  définition  de  la  science 
n'est  donc  pas  connaissance  de  l'universel,  mais  connais- 
sance par  les  causes  (2)  ;  de  même,  la  rareté  est  plutôt  le 
signe  que  le  fond  de  l'accident  (3). 

En  définitive,  par  conséquent,  l'Aristotélisme,  lorsqu'on 
le  considère  dans  son  esprit  et  dans  sa  vérité,  enveloppe 
une  théorie  de  la  science  qui  ne  le  réduit  pas  à  se  payer 
d'abstractions  creuses,  comme  on  pouvait  le  craindre  chez 
Platon.  Reste  seulement,  mais  ce  sont  là  des  reproches 
d'un  autre  ordre,  que  la  science  aristotélicienne  est  conçue 
exclusivement  sur  le  type  des  mathématiques,  seule  science 
explicative  qu' Aristote  ait  pu  voir  fonctionner,  que  l'idée 
de  cause  proprement  dite  est  absente  de  la  science  d'Aris- 
tote, remplacée  qu'elle  est  par  l'idée  de  raison;  qu'enfin 


(1)  An.  post.  I,   4,  surtout  73  b,  25  sqq.  ;  pour  les  textes,  voir 
plus  haut  p.  125,  n.  1  et  p.  126,  n.  2. 

(2)  Ibid.  31,  88  a,  5  :   tô  <?£  xaflo7ov  ripiov,  ôti  Sr,\ol  ro  oftrtov. 

(3)  Ibid.  6   déb.  et  fin,  par  ex.  74  b,  6,  12  :  ...  -«  <?i  *«$'  «j-v. 
■jttc<p%ovtu  KvayxaîK  rotç  7rp«yjzot(nv...  t«  ok  <xufi(i£ëv;x6TK  ovx  «vayxcua. 


LA    SCIENCE  241 


Aristote  n'a  guère  la  notion  d'une  science  inductive  :  la 
connaissance  inductive  ne  lui  apparaît  certainement  que 
comme  quelque  chose  de  provisoire,  et  la  science  est 
coextensive  à  la  démonstration. 


Aristote  16 


QUATORZIÈME  LEÇON 


LES  AXIOMES,  LES  DÉFINITIONS,  L'INDUCTION 

D'après  ce  que  nous  avons  vu  dans  la  leçon  précédente, 
la  science  et  la  démonstration  sont  pour  Aristote  des  ter- 
mes à  peu  près  coextensifs  :  c'est  à  peine  si  l'on  peut  par- 
ler d'une  science  qui  ne  serait  pas  démonstrative.  Mais 
cela  ne  signifie  pas  que,  pour  établir  la  science,  il  n'y  ait 
qu'à  recourir  à  la  démonstration  seule,  ou,  autrement  dit, 
que  la  science  soit  le  seul  mode  de  connaissance  et  qu'elle 
se  suffise  à  elle-même.  La  vérité  est,  au  contraire,  que  le 
domaine  de  la  démonstration  et  de  la  science  est,  non  seule- 
ment fini,  mais  encore  borné,  c'est-à-dire  entouré  par  une 
autre  espèce  de  connaissance  où  la  démonstration  et  la 
science  trouvent  leur  point  de  départ  et  leur  terme.  Si  l'on 
ne  pouvait  connaître  que  ce  qui  est  démontré,  ou  bien  il 
faudrait  démontrer  circulairement  la  conséquence  par  son 
principe  et  le  principe  par  sa  conséquence,  et  cela  en  pre- 
nant le  mot  de  démontrer  dans  le  même  sens  la  première 
fois  et  la  seconde,  ou  bien  il  faudrait  remonter  à  l'infini  de 
principe  en  principe.  Mais  la  démonstration  circulaire,  qui 
ne  serait  d'ailleurs  possible  qu'avec  des  propositions  sus- 
ceptibles de  se  réciproquer,  s'abîmerait  dans  l'insignifiance 
de  la  tautologie,  et  la  régression  à  l'infini  équivaudrait  à 
un  aveu  de  l'impossibilité  de  la  science  (An.  post.  I,  3).  La 
vérité  est  que  la  série  des  propositions  par  lesquelles  s'éta- 
blit la  science  est  finie.  En  premier  lieu,  si  nous  voulons 
nous  élever  dans  l'échelle  des  prédicats,  nous  aboutissons 
finalement  à  des  genres  derniers.  Si,  en  second  lieu,  nous 


LA    CONNAISSANCE    IMMÉDIATE  243 

nous  proposons  inversement  de  descendre  du  plus  général 
au  plus  particulier,  nous  aboutissons  à  des  espèces  derniè- 
res et  aux  individus.  Enfin  on  ne  saurait  interposer  entre 
un  mineur,  ou  sujet,  et  un  majeur,  ou  attribut,  une  infi- 
nité de  moyens-termes  ;  car,  si  les  attributs  qu'un  sujet 
possède  par  soi  sont  en  nombre  uni,  le  plus  dérivé  de  tous 
ces  attributs,  médiatisé  par  tous  les  autres,  ne  l'est  jamais 
que  par  un  nombre  fini  de  moyens  {ibid.  I, 19-22)  (1).  Mais 
dire  que  la  série  des  propositions  par  lesquelles  on  arrive 
aux  conclusions  dernières  est  finie,  cela  revient  à  professer 
qu'il  y  a  un  autre  savoir  que  le  démonstratif,  puisque  la 
démonstration  suppose  avant  elle  des  points  de  départ  et 
aboutit  à  des  termes  devant  lesquels  elle  expire.  —  Cette 
connaissance,  dans  laquelle  la  science  proprement  dite 
plonge  par  ses  deux  extrémités,  nous  pouvons  dire  que 
c'est  la  connaissance  immédiate.  Ce  nom  de  connaissance 
immédiate,  si  plein  de  signification  chez  Aristote,  s'appli- 
que expressément  aux  pensées  qui  fournissent  à  la  science 
ses  points  de  départ.  Implicitement  il  convient  aussi  aux 
pensées  qui  marquent  le  terme  de  la  démonstration.  Car  les 
termes  derniers,  les  soya-a,  synonymes  des  xa^IxoKrra,  sont, 
comme  les  termes  primordiaux,  étrangers  à  la  discursion 
et,  comme  eux,  relèvent  de  l'intellect,  bien  que,  à  la  diffé- 
rence des  termes  primordiaux,  ils  tombent  sous  la  sensa- 
tion (2).  Nous  verrons  d'ailleurs  à  propos  de  l'induction, 
que  les  ïtrycesa  sont  principes  à  leur  façon  comme  sources 
des  principes.  Il  était  donc  juste  de  dire  que  la  science  est 
bornée  de  part  et  d'autre  par  la  connaissance  immédiate. 
—  Aussi,  après  avoir  étudié  la  notion  de  la  science  suivant 
Aristote,  avons-nous  à  nous  occuper  aujourd'hui  du  savoir 
immédiat,  en  tant  qu'il  vient  en  aide  à  la  science.  Do  ce 
point  de  vue  apparaît  l'unité  du  triple  objet  de  notre  leçon  : 
les  axiomes,  les  définitions,  l'induction. 


(!)  Voir  Zeller,  p.  234,  n.  8 et  p.  - 

(2)  Eth.  Sic  VI,  !),  I  \H  a,  28  :  ...  ro-j  i-r/'/rov,  o5  OVX  ?<mv  îziirriur, 
kX)  atffÔTjffiç...  12,  1 1  i'.\  a,  )ir>  :  xat  yùpr&v  irpuruv  ôowv  x%i  t'.jv  itryjâirm 
toûç  ëoti  avX  a-j  >.6yo;.,.  Sur  l'éqnivaleuce  de  r«  x«9'  ixourrot  et  de  ~v. 
îi'/'j.-.'j,  cf.  Bonitz,  Ind.  289  6,  39-! 


244  LE    SYSTÈME   DARISTOTE 

Pour  étudier  les  axiomes,  nous  commencerons  par  les 
distinguer  de  tout  ce  qui  n'est  pas  eux,  et  notamment  des 
définitions.  Si,  en  essayant  ensuite  de  pénétrer  la  nature 
des  axiomes,  nous  sommes  amenés  à  rapprocher  ce  que 
nous  aurons  d'abord  séparé,  nous  tâcherons  de  ne  pas 
tomber  pour  cela  dans  une  contradiction. 

Les  principes  immédiats,  ou  traités  comme  immédiats, 
dont  partent  les  démonstrations  sont  de  plusieurs  espèces, 
et  les  axiomes  constituent  seulement  l'une  de  ces  espèces. 
Il  y  a  d'abord  les  thèses  (9é<rsiç)  et  les  axiomes.  —  Les  thè- 
ses se  divisent  en  deux  classes.  D'une  part  en  effet  il  faut 
compter  sous  le  nom  de  thèses  proprement  dites  les  défini- 
tions, en  tant  qu'elles  posent  le  sens  d'un  mot  (xi  <nr)jjia£vei). 
Ainsi  envisagées,  les  définitions  ne  touchent  pas  à  la  ques- 
tion d'existence,  elles  n'affirment  pas  la  réalité  de  leur 
objet.  Par  exemple  définir  l'unité,  dire  qu'on  entend  par 
unité  l'indivisible  dans  l'ordre  de  la  quantité  estime  chose  ; 
affirmer  que  l'unité  existe  est  autre  chose.  Que  la  défini- 
tion, dans  l'acception  étroite  que  nous  venons  d'indiquer, 
doive  être  étrangère  à  toute  question  d'existence,  c'est  ce 
que  l'on  comprend  sans  peine,  dès  qu'on  se  reporte  à  la 
constitution  même  de  la  définition.  En  effet  l'existence  se 
pose  par  une  proposition.  Or,  puisqu'une  définition 
n'énonce  pas  une  attribution,  attendu  que  l'attribut  n'y  est 
qu'un  équivalent  du  sujet,  il  ne  saurait  donc  y  avoir  posi- 
tion d'existence  dans  la  définition  strictement  dite  (An, 
post.  I,  2,  72  a,  I  i-24  et  II,  3,  90  b,  34)  (1  ).  Sans  doute,  les  : 
définitions  ayant  pour  but  d'atteindre  le  xi  sort.,  l'ouata,  c'est- 
à-dire  le  réel,  il  ne  se  peut,  en  fin  de  compte,  qu'une  affir- 
mation d'existence  ne  vienne  pas  s'adjoindre  à  la  définition. 
On  ne  peut  pas  dire  ce  quest  (xi  sort)  le  bouc-cerf,  puisqu'il 
n'est  rien  :  aussi  la  définition  toute  nominale  qu'on  en 

(1)  Cf.  Thémistius,  commentaire  des  An.  post.  p.  11,  1 ,  éd .  Spengel 
(bibl.  Teubner)  :  x«iroi  sirsrai  ui-j  uxtzoïc,  aoù  êivki  tô  npùyaa  o-j  liyoyai 
tov  opitruàv,  càX  où  roùro  /.éyouai  iTpoi}yovu.évtoç,  «),).«  roùro  f/.ev  ùirûpjra 
c-yuësêvjxôç,  irpor,yoiiu.évuç  Je  ri  èo*rt  't.èyovai  '  roitq  yv.p  ôpio'p.o-ji  f*ov«fl 
ijvviév  Kl  <?st.  ïïtb  xoci  èmopyo~suv  av  tiç,  et  TToorauiç  ôlus;  ô  ooicru.6q  '  i.voov- 
vKfxsî  yùp  tu  ôvot/iecn  xa<  f^éo  yïarj  'àoiotots'Xïjç  ov  ÀKuêâvsi  ro  ù-jui  r,  u.r, 
Eivat. 


AXIOMES    ET    DÉFINITIONS.    LES    POSTULATS  245 

donne  est-elle  un  acte  imparfait,  qui  appelle  un  complément. 
Ce  complément  s'obtient,  soit,  lorsque  le  défini  a  une  cause, 
en  faisant  entrer  la  cause  dans  la  définition  et,  par  cette 
cause,  la  réalité  ;  soit,  lorsque  le  défini  est  quelque  chose 
de  premier,  en  ajoutant  à  la  définition  au  sens  étroit  l'affir- 
mation de  l'existence  de  son  objet,  que  cette  existence  se 
trouve  alors  affirmée  purement  et  simplement,  ou  qu'on 
dispose,  pour  la  rendre  manifeste,  de  quelque  procédé 
autre  qu'un  recours  à  une  cause,  puisque  l'objet  n'en  a 
point.  Ainsi  le  mathématicien,  en  même  temps  qu'il  définit 
l'unité,  pose  l'existence  de  l'unité  ;  le  physicien,  en  même 
temps  qu'il  définit  le  froid  et  le  chaud,  en  proclame  l'exis- 
tence sur  le  témoignage  delà  sensation  [An.  post.  II,  7, 
92  b,  5-8  ;  9;  I,  10,  76  b>  16-19).  Mais,  lorsque  la  position 
de  l'existence  s'ajoute  ainsi  à  celle  de  la  signification  du 
nom,  nous  nous  trouvons  en  présence  de  la  seconde  classe 
des  thèses,  les  hypothèses,  dont  le  nom  convient  surtout 
lorsque  l'existence  du  défini  n'est  pas  pleinement  évi- 
dente (1).  La  proposition  par  laquelle  débute  l'arithméti- 
cien, énonçant  ce  qu'il  entend  par  unité  et  qu'il  y  a  des 
'  unités,  est  une  intôOea-fc;  (2).  Il  faut  compter  aussi,  à  côté 
des  uicoOsaretç,  les  postulats  (a'-yjv.a-a)  :  un  postulat  en  elfet 
est  une  proposition  démontrable  qu'on  se  dispense  de 
démontrer,  ou  bien,  dans  un  sens  plus  précis  et  plus  inté- 
ressant, c'est  une  proposition  indémontrable  que  le  maître 
uemande  au  disciple  de  lui  accorder,  bien  qu'il  y  répugne. 
C'est  donc  une  proposition  qui,  comme  I'Ottc-Osct'.;,  enve- 
loppe attribution  et  existence  [An.  post.  [,  10,  76  6,  27-34). 
—  L'axiome  s'oppose  à  l'avnjfxùc  en  ce  qu'il  est  conforme  à 
(opinion  du  disciple,  et  de TuitàOscriç  en  ce  qu'il  va  jusqu'à 
l'imposer  à  l'esprit  (3).  11  s'oppose  aux  thèses  proprement 

(i)  Ibirf.,  37,  G  :  oO  yùp  ùizoTibiTut  a  puctxôç  slvui  n  Seoixôv  h  <pvyo6v, 
iarpoç  elvui  zi  «v9pw7rëiov  aeoua,  a//'  6  ys  àpiduijTCXÔç  koi.Quqv  vtto- 
Tiôcrai  xai  fiovxoa  ■  où  yùp  âuoc'u;  z/.'jujr,;  r,  toûtcuv  oûirc'a. 

(2)  .1//.  post.  I,  2,  72  a,  18  :  Qéveeaç  d'il  (itv  ôïroTspovowv  rûv  fiopiaiv 
fijq  v.nofd'Jizrj^  1v.[j.&c/.-jov<7ix,  otov  Xsyiu  ~o  sivaî  ri.  r,  ro  ai)  ttvat  rt,  •j~ 
r.  S'&vsv,  zo'j-ov,  6pi<7uoç.  10,  70  b,  35  :  oi.  fùv  ouv  opot  oùx  sivlv  ûiro6ca,ft( 
(ov<?ev  yào  thou  r,  u'n  ta'yovTat),  où.)'  èv  ruïq  npotûasaw  ui  Curoôs'aiiç.   raùç 
0  0'>oj ;  uovov  l'jvtgïOai  $=î  '  toOto  ô'ovjj   ûïrôOsiTiç... 

(S)  76  ù/.  10,  76  A.  23  :  oùx  ëor*  J'ÙTrôôstnç  oOiT  afr/jua.  5  kvccvxij  iZva< 
cti'  «  Jro  xai  cToxsîv  àvavxij. 


246  LE    SYSTÈME    d'aRTSTOTE 

dites  ou  définitions,  d'abord  en  ce  qu'il  est  impossible  que 
celui  qui  doit  apprendre  quoi  que  ce  soit  ne  le  possède  pas 
par  devers  lui,  tandis  que  la  définition  peut  venir  du  maî- 
tre (1).  Ensuite,  se  rapprochant  par  là  des  uitoOéc-siç  et  des 
oÙT7]|jiaTa,  il  s'oppose  aux  définitions  en  ce  qu'il  est  une 
proposition  enveloppant  l'existence.  En  même  temps  que 
l'existence,  les  axiomes  enveloppent  bien  une  significa- 
tion ;  mais  elle  est  si  claire  qu'il  n'y  a  pas  besoin  de  l'expli- 
quer :  il  n'y  a  pas  besoin  par  exemple  d'expliquer  le  sens 
de  l'axiome  «  Si  de  deux  quantités  égales  on  retranche  des 
quantités  égales,  etc.  »  [An.  post.  I,  10,  76  ô,  20).  C'est 
donc  bien  le  rapport  d'existence  qui  est  la  partie  maîtresse 
de  l'axiome.  De  plus,  les  matériaux  de  chaque  science  se 
rangent  sous  trois  chefs  :  le  genre,  ou  la  définition  pre- 
mière qui  est  le  sujet  duquel  (rapt  ô)  il  s'agit  de  démon- 
trer quelque  chose,  les  attributs  par  soi  (toc  u-àoyov-a 
xaOV.'Jxà  ou  encore  zk  TcàQyjxaQ'  au-ûà,  cf.  p.  113,  n.  3)  qu'il 
s'agit  de  reconnaître  au  sujet  dans  la  conclusion,  enfin  les 
axiomes  d'après  lesquels  (è£  wv)  s'enchaîne  la  démonstration. 
Or,  lorsqu'Aristote,  du  second  de  ces  chefs,  relativement 
auquel  tout  ce  que  chaque  science  suppose  est  v.  o7i[xaivet,, 
distingue  les  deux  autres  chefs,  savoir  le  genre  premier  et 
les  axiomes',  il  dit  que  ce  sont  là,  pour  chaque  science, 
oo-a  elvai  TÊÔerai  [An.  post.  I,  10,  76  fr,  12).  Mais  il  ne  faut 
pas  entendre  par  là,  à  propos  des  axiomes,  qu'ils  existent 
dans  l'esprit  ou  même  dans  les  choses.  On  doit  entendre 
qu'ils  expriment  et  posent  de  l'existence  ;  car  autrement 
on  ne  comprendrait  plus  comment  Aristote  pourrait  les 
rapprocher  des  intoSéo-eiç,  dont  la  fonction  est  précisément 
de  poser  l'existence  d'une  Géciç,  l'existence  de  l'unité  par 
exemple. 

Après  avoir  déterminé  extérieurement  la  nature  de 
l'axiome  en  le  comparant  avec  les  thèses,  les  hypothèses  et 
les  postulats,  tâchons  d'y  pénétrer  plus  avant.  Tandis  que  le 


(1)  Ibid.  2,  72  b.,  4-4  :  «wéaou  S'upyjic,  ov^XoytartxiBç  ôso-w  fùv  )iyw  $v 
ut6  JTtt  oeï£ki,  ut)i'  «vaV/tn  ïjretv  rov  fxaÔijTOUEVOT  ti  *  riv  o'ccvàyxy  é/ji-j 
ràv  értoùy  u.aQt>  vopevov,  «£c<uu«  *  é'ari  yùp  evta  roiaûTa  •  rovToyàp  fiukuti 
£7Ù  roîç  Totoûroiç  ci&>6«psv  O'JOpLO.  léyeiv . 


LES    AXIOMES  247 

genre  sur  lequel  porte  une  science  et  les  attributs,  nécessai- 
res mais  dérivés,  qu'il  s'agit  de  rapporter  démonstrative- 
ment  à  ce  genre,  sont  pour  chaque  science  des  principes 
propres,  les  axiomes  ont  ce  caractère  capital  d'être,  au 
contraire,  des  principes  communs  à  toutes  les  sciences  : 
si  bien  que  l'expression  t«  xo'.và  est  synonyme  du  mot 
iÇubjMtta  (An.  post.  I,  10,  76  a,  37;  11,  77  a,  26).  Il  faut 
même  dire  plus.  Aristote  ne  donne  pas  de  liste  des  axio- 
mes, mais  il  les  rattache  tous,  en  un  sens,  au  principe  de 
contradiction  [Mciaph.  V,  3,  1005  b,  11  ad  fin.).  S'il  fallait 
prendre  au  pied  de  la  lettre  ce  caractère  de  généralité  des 
axiomes,  et  de  généralité  absolue  du  plus  fondamental 
d'entre  eux,  les  axiomes  étant  des  propositions  portant  sur 
l'existence,  il  se  trouverait  que  l'existence  primordiale  serait 
celle  des  plus  hautes  généralités.  Mais  il  n'y  a  là  qu'une 
apparence.  En  tant  qu'il  joue  un  rôle  dans  une  science,  un 
axiome  se  restreint  aux  limites  du  genre  sur  lequel  porte 
cette  science  :  il  devient  quelque  chose  de  numérique  ou 
de  géométrique  par  exemple  en  arithmétique  ou  en  géo- 
métrie. La  généralité  des  axiomes  n'est  qu'une  généralité 
d'analogie  (1).  Cette  formule  nous  apporte  la  lumière.  Si 
la  généralité  des  axiomes  signifie  seulement  une  identité 
de  rapport  entre  les  relations  d'existence  dans  les  diffé- 
rents genres  de  l'être,  nous  comprenons  tout  de  suite  que 
les  axiomes  n'ont  pas  leur  fondement  dans  une  universalité 
vide.  C'est  ce  qu'Aristote  enseigne  très  explicitement,  en 
nous  disant  à  quelle  science  il  appartient  de  spéculer  sur 
les  axiomes.  Si  les  axiomes  étaient,  au  fond,  des  généralités 
vides,  ils  ne  pourraient  relever  d'aucune  science  propre- 
ment dite,  ils  ne  pourraient  être  étudiés  et  établis  quo  par 
la  dialectique  (An,  post.  I,  11,  77  a,  29;  Metaph.  B,  2, 
996  />,  26  ;  V,  2,  1001  b,  17).  Or  nous  avons  déjà  eu  occa- 
sion de  voir  (p.  234)  que  la  dialectique  ne  concourt  qu'in- 
directement à   l'établissement  du    principe    de    contradio 

(1)  Ibid.  10,  76  a,  '.\H  :  ...  xotvà  oï  xter'  avoàoyîav,  i-ù  yorisiuo-j  yt 
ifftti  -j  T-.)  J770  ?r,v  ïr:n-r,ar,j  yévtt.  iSta  u'vj  ocov  "(oxaçt^-j  Et'vca  roiavcTt, 
à  to  eùOO,  xoivà  <îk  oîov  70  «  ''tx  ùnb  Zarwv  âv  ùféïr),  art  ïaa.  rà  )oi7r«  ■•. 
eavov  o'-./.c/.ttoj  -oj-'-fj  070v  ht  t'.j  ys'vst  •  tcoto  yc/.o  ~'jir,Tii,  x/.v  uri  xarà 
tfltVTWV  'l.'/.'jr,  a».'  ïr.i  'J.vrzOw   pôvov,  rw  d'ùpibpr.ziY.y  '-n'  Ètj3(0uàv, 


248 


LE    SYSTEME   D'ARISTOTE 


tion.  Avec  la  plus  grande  énergie  Aristote  affirme  qu'il  y  a 
une  science,  une  science  portant  sur  un  genre  déterminé, 
qui  étudie  et  fonde  les  axiomes.  Cette  science,  c'est  la 
science  de  l'être  en  tant  qu'être,  laquelle,  au  lieu  d'avoir 
pour  objet  un  universel,  porte  au  contraire  sur  ce  qu'il  y  a 
de  moins  général  (1).  Nous  ne  ferons  que  commenter  la 
pensée  d'Aristote,  en  disant  que  les  axiomes  expriment  au 
fond  la  relation  de  l'être  en  tant  qu'être  avec  lui-même,  ou, 
si  l'on  veut,  la  première  et  plus  élémentaire  propriété  de 
l'être  en  tant  qu'être.  Après  avoir  paru  très  éloigné  de  la 
définition,  prise  du  moins  au  sens  strict,  l'axiome  se  rap- 
proche, presque  jusqu'à  l'identification,  de  la  définition  de 
l'être.  Mais  c'est  que,  dans  la  définition  d'un  pareil  objet, 
la  signification  et  l'existence  sont,  pour  ne  pas  dire  plus, 
beaucoup  moins  indépendantes  l'une  de  l'autre  que  lorsqu'il 
s'agit  d'un  objet  appartenant  au  monde. 

Puisque  les  deux  choses,  tout  en  restant,  bien  entendu, 
assez  distinctes  pour  être  considérées  chacune  à  part,  sont 
plus  voisines  qu'on  ne  le  croirait  au  premier  abord,  nous 
passons  naturellement  de  la  théorie  des  axiomes  à  celle  des 
définitions.  Nous  considérerons  les  définitions  surtout  en 
tant  qu'elles  sont  la  source,  ou  l'une  des  deux  sources,  de 
la  démonstration,  et  tel  est  bien  leur  principal  rôle  dans  la 
pensée  d'Aristote.  Nous  verrons  cependant  que  les  défini- 
tions sont  aussi,  en  un  sens  (2),  le. but  de  la  science.  Car 
la  définition  exprime  le  concept,  et  le  concept  c'est  l'essence, 
laquelle  ne  fait  qu'un  avec  la  raison  d'être.  Or  le  but  de  la 
science  est  bien  d'arriver  à  dégager  les  raisons  d'être  de 
chaque  chose.  Peut-être  toutefois  vaut-il  mieux  dire  que  la 
définition  est  la  science  même  en  tant  que  la  science  se 
fait  ;  car  la  science,  une  fois  faite,  se  compose  plutôt  d'un 
ensemble  de  conclusions,  dans  lesquelles  un  attribut  est 
affirmé  d'un  sujet  sans  que  la  raison  d'être  de  l'attribution 


(1)  Metaph.  r,  3,  jusqu'à  1005  b,  11,  notamment  le  début  :  Xsxtww 

<?è  Tzàzspov  jxiàç  y  érépc/.ç  znn7T/iu.ï}<;  r.zpi  rz  twv  £v  rot;  ux6»jfA«<ri  xa/o'juîvwv 
à£twp.«T«v  xaî  nzoi  -çc,  oiktîkç.  Et  plus  bas,  «,  27  :  dUar'  lirei  $ij\ov  ô-( 
7,  ovrec  jxy.oyji  r.<i.Qi  (toOto  yàp  avroî;  rô  xotvôv),  roO  -toi  ro  ov  f,  ov 
yvwpî^ovroç  xai  ntpï  tojtwv  Iotiv  'h  Qsoipia. 

(2)  Gomme  le  dit  Zeller,  p.  251. 


LES    DÉFINITIONS    ET    LA    DÉMONSTRATION  249 

puisse  figurer  dans  ces  conclusions.  Ce  qui  est  sûr,  c'est 
qu'Aristote  a  très  justement  senti,  sinon  très  nettement  for- 
mulé, la  parenté  de  la  démonstration  et  de  la  définition.  Il 
distingue  d'abord  fortement  entre  les  deux  choses.  Il  n'y  a 
pas  définition  de  tout  ce  dont  il  y  a  démonstration  ;  car  on 
démontre  des  propositions  négatives,  des  propositions  par- 
ticulières, des  propositions  exprimant  des  attributions  de 
prédicats  dérivés,  tandis  que  la  définition  est  toujours  affir- 
mative, universelle  et  a  pour  objet,  au  lieu  des  propriétés, 
l'essence.  Inversement,  il  n'y  a  pas  démonstration  de  tout 
ce  dont  il  y  a  définition;  car  nous  n'ignorons  pas  que  la 
démonstration  part,  au  moins  quelquefois,  de  définitions 
indémontrables  [An.  post.  II,  3,  jusqu'à  90  b,  27).  Il  faut 
même  dire,  d'une  manière  générale,  qu'une  définition  ne 
comporte  pas  de  démonstration.  En  effet  définir  c'est  indi- 
quer l'essence,  et  la  démonstration  suppose  l'essence,  au 
lieu  d'y  aboutir.  Et  ce  à  quoi  la  démonstration  aboutit, 
c'est  à  l'établissement  d'une  propriété  ;  or  les  propriétés 
sont  quelque  chose  de  dérivé  et  ne  figurent  point  directe- 
ment dans  l'essence,  objet  de  la  définition.  De  plus  l'essence 
et  la  définition  qui  l'exprime  ne  sont  pas  au  fond  des  affir- 
mations, tandis  que  la  démonstration  établit  l'existence 
d'un  attribut  dans  un  sujet  {ibid.  90  b,  28,  jusqu'à  la  fin  du 
chap.).  Enfin  on  peut  aisément  se  rendre  compte  qu'il  est 
impossible  de  constituer  un  syllogisme  propre  à  donner 
comme  conclusion  une  définition.  Il  s'agit,  dans  un  svllo- 
gisme,  de  substituer  le  majeur  au  moyen  comme  attribut  du 
mineur.  Mais,  si  le  majeur  doit  exprimer  tout  le  contenu 
du  mineur  dans  la  définition  soi-disant  obtenue  comme 
conclusion,  il  faut  déjà  que,  dans  la  mineure,  le  moyen 
exprime  aussi  tout  le  contenu  du  mineur.  La  mineure  et 
la  conclusion  ne  feront  donc  qu'une  seule  et  même  propo- 
sition sous  deux  formes,  ou,  autrement  dit,  le  majeur  et  le 
moyen  ne  seront  que  deux  noms  différents  de  l'essence  du 
mineur  (.1//.  post.  II,  4).  —  On  peut  traduire  encore  la 
pensée  d'Aristote  dans  les  ternies  suivants  :  lo  syllogisme 
trouve  lo  majeur  dans  le  contenu  du  mineur  par  l'inter- 
médiaire du  moyen  ;  du  moment  que  c'est  tout  le  contenu 
du  mineur  qu'il  s'agit  d'attribuer  au  mineur,  il  n'y  a  plus 


250  LE    SYSTÈME    D'àRISTOTE 

d'intermédiaire  possible.  On  est,  du  commencement  à  la 
fin  de  l'opération,  devant  le  contenu  total  du  mineur,  et,  au 
lieu  d'un/f"  marche  analytique,  on  ne  peut  plus  accomplir 
qu'une  stagnation  dans  la  tautologie.  Ainsi  la  définition  et 
la  démonstration  sont  bien  différentes  l'une  de  l'autre,  et 
les  définitions  ne  se  démontrent  pas.  —  11  faut  même  ajou- 
ter qu'il  n'y  a  p*as  de  procédé  discursif  pour  les  établir. 
Nous  savons  déjà  (cf.  p.  174  sq.)  que  la  division  platonicienne 
est  incapable  de  prouver  une  définition,  puisqu'elle  postule 
l'esseDce  au  lieu  de  la  conclure  [An.  post.  II,  5,  jusqu'à 
91  b,  27).  Et,  quant  à  l'induction,  elle  peut  bien  établir,  en 
faisant  valoir  l'absence  d'exemples  contraires,  que  toujours 
tels  caractères  appartiennent  à  tel  sujet  ;  mais  c'est  là  éta- 
blir un  fait,  une  proposition  d'existence  et  non  pas  l'essence, 
c'est-à-dire  un  rapport  interne- d'identité  entre  le  sujet  et 
l'attribut  {An.  post.,  II,  7,  92  a,  37-ô,  1). 

Cependant,  si  la  définition  est  différente  du  raisonnement 
et  ne  peut  être,  à  proprement  parler,  établie  par  le  raison- 
nement, il  faut  reconnaître  qu'elle  peut,  dans  une  certaine 
mesure,  se  démontrer  et  que,  d'autre  part,  sa  nature  se 
rapproche  singulièrement  de  celle  de  la  démonstration. 
Aristote  articule  ici  les  cadres  de  sa  doctrine  avec  la  plus 
grande  netteté.  Il  y  a,  nous  dit-il,  trois  sortes  de  défini- 
tions :  l'une  est  le  discours  indémontrable  qui  exprime 
l'essence  ;  la  seconde  est  le  syllogisme  de  l'essence  et  ne 
diffère  de  la  démonstration  que  par  la  manière  de  se  pré- 
senter ;  la  troisième  est  la  conclusion  de  la  démonstration 
de  l'essence  (1).  Pour  commenter  ces  déclarations  précises, 
il  faut  tout  d'abord  rappeler  la  distinction  capitale  entre  les 
définitions  premières  et  celles  qui  ne  le  sont  pas.  C'est  cette 
distinction  qu'établit  la  phrase  par  laquelle  débute  le  petit 
chapitre  9  du  IIe  livre  des  Seconds  analytiques,  auquel 
nous  avons  déjà  renvoyé  (p.  245)  (2).  Il  est  clair  que  les 

(1)  An.  post.  II,  41,  94  #,  11  :  êffTtv  âoa  ô&ia-uo;  et;  uèv  ~).6yo<;  toû  tî 
èartv  u-junàdïi/.TOç,  et;  Se  <7v),),oytt7uô;  roi*  tî  ègtj,  TTT&xrst  otaoEowv  zijç 
«7ro<?etÇswç,  zplroq  â's.  tvj;  toù  tî  iartv  «7toc?£Îçsw;  <jv^néf>x<ju.u. 

(2)  93  b,  21  :  sort  as  r<wv  f*b  krBpov  ti  aêrtov,  twv  <î'o-jx  êotiv.  mots 
ot'ho-j  o-.i  xat  twv  ri  e<m  rà  fxèv  âuecra  xaî  àoyjxi  cfatv,  à  xat  etvai  xcà  tî 
eariv  ûrroGéffôcu  âîï  y  ôCxlov  rpono'J  »«vêoà  7rotij<reci. 


LES    DÉFINITIONS    ET    LA    DÉMONSTRATION  251 

définitions  premières  ne  peuvent  être  démontrées,  puis- 
qu'elles sont  premières.  D'autre  part,  elles  ne  peuvent  pas 
être  au  fond  des  démonstrations,  parce  que  les  essences 
premières  sont  simples.  Elles  sont  simples,  car,  si  on  pou- 
vait distinguer  des  parties  dans  une  essence  première,  elle 
ne  serait  plus  première  :  ce  seraient  ses  parties  qui  le 
seraient.  Or  nous  savons  que  les  natures  simples  ne  se 
prêtent  à  aucune  discursion.  Mais  les  définitions  dérivées 
se  comportent  tout  autrement  que  les  définitions  premières. 
Sans  doute,  si  l'on  considère  une  définition  dans  son  tout, 
elle  est  toujours,  sous  cet  aspect,  une  sorte  de  nature  simple, 
et  c'est  bien  pour  cela  que,  comme  nous  l'avons  vu,  on  ne 
démontre  jamais,  à  proprement  parler,  une  définition  quel- 
conque. Pourtant  une  définition  peut  être  composée  et,  en 
ce  sens,  dérivée.  Elle  est  composée,  dès  qu'on  peut  y  dis- 
tinguer des  parties,  une  forme  et  une  matière.  Dès  lors  on 
peut  démontrer  lune  de  ses  parties  par  l'autre,  à  savoir  la 
matière  par  la  forme.  Telle  est  du  moins  la  formule  qu'em- 
ploient les  commentateurs  (1).  La  formule  traduit  d'ailleurs 
exactement  la  pensée  d'Aristote,  comme  nous  pouvons  le 
voir  en  nous  reportant  au  livre  Z  de  la  Métaphysique  : 
a  Lorsqu'on  cherche  le  pourquoi,  on  cherche  toujours 
pourquoi  telle  chose  est  attribut  de  telle  autre...  Chercher 
pourquoi  une  chose  est  elle-même,  ce  n'est  rien  chercher... 
On  peut  vouloir  chercher  pourquoi  l'homme  est  un  animal 
de  telle  sorte  :...  c'est  donc  qu'on  cherche  pourquoi  telle 
chose  est  attribut  de  telle  autre...  Par  exemple  :  pour- 
quoi tonne-t-il  ?  Cela  veut  dire  :  pourquoi  se  produit-il  du 
bruit  <luns  les  nuages?  Car,  de  cette  façon,  ce  qu'on  cher- 
che, c'est  pourquoi  telle  chose  s'attribue  à  une  autre.  On 
cherche  encore  pourquoi  telles  choses,  à  savoir  des  tuiles 
et  des  pierres,  sont  une  maison.  Il  est  donc  évident  que  ce 
qu'on  cherche,  «'est  la  cause,  c'est-à-dire,  pour  parler  logi- 
quement, la  quiddité...  il  est  donc  clair  qu'on  cherche 
pourquoi  In  matière  a  telle  /"nue  ;  par  exemple,  pourquoi 
ces  matériaux  sont-ils  une  maison^  La  réponse  est  :  parce 


(1)  Voir  Philopon,  An.  post.  366,  «  Wallies  (XIII,  3  ;  Schol.  1 

7)  et  les  scljolies  réunies  par  Waitz,  I,  p.  58,  <ul  93  a,  4. 


252  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

que  à  ces  matériaux  appartient  la  quiddité  de  la  maison... 
ainsi  on  cherche  la  cause  de  la  matière  et  cette  cause  c'est 
la  forme  par  laquelle  la  matière  est  quelque  chose,  je  veux 
dire  ici  une  maison  (1)  ».  Ainsi,  lorsqu'une  essence  n'est 
plus  première,  lorsqu'on  peut  y  distinguer  une  matière  et 
une  forme,  la  matiè/e  de  l'essence  peut  se  démontrer  par 
la  forme.  Or  par  là  s'expliquent  les  deux  dernières  des 
trois  sortes  de  définition  que  nous  avons  vu  Aristote  énu- 
mérer  tout  à  l'heure.  La  troisième  sorte  de  définition,  nous 
disait-il,  est  la  conclusion  de  la  démonstration  de  l'essence. 
Le  traité  De  l'âme  (II,  2,  413  a,  16-20)  nous  fait  compren- 
dre ce  dont  il  s'agit  au  moyen  d'un  exemple  et  d'une  oppo- 
sition. Si  l'on  demande  ce  que  c'est  que  de  carrer  un  rec- 
tangle à  côtés  inégaux,  on  pourra  dire  que  c'est  trouver  un 
rectangle  à  côtés  égaux  équivalent  au  rectangle  donné.  C'est 
là  une  définition  qui  est  en  tout  comparable  à  la  conclusion 
d'un  syllogisme  ;  car  elle  énonce  un  fait  (o~>.),  un  résultat, 
sans  en  donner  la  raison.  Les  meilleures  définitions,  les 
définitions  complètes,  ajoute  Aristote,  ne  sont  point  ainsi 
constituées.  Au  fait  elles  ajoutent  la  raison  :  carrer,  ce 
n'est  pas  seulement  arriver  au  résultat  que  nous  avons  dit, 
c'est  trouver  une  moyenne  proportionnelle,  d'où  se  déduit 
le  résultat  voulu.  Dans  ce  dernier  cas,  la  définition  est  ce 
que  nous  avons  vu  Aristote  appeler  le  syllogisme  de 
l'essence,    ne   différant   de  la  démonstration    que   par  la 


(1)  17,  101-1  a,  10  :  {Tiîtbïtki  <?e  ~o  c?eà  ri  v.ïzï  ovtwî,  oi.v.  ri  vù.o  A'Ùm 
rtvi  y~do/ji  ;  ...  ro  p.kv  owv  Siv.  ri  goto  Èctiv  goto,  6ù$fj  ïn-.<  'irc-.ivj... 
Çr-.-c^zii  $'&v  rtç  Siv.  ri  6  a.vbpy>Tzo:  Ion  Çôov  ro'.ovot...  ri  xpa  v.v.rr/.  rivoç 
ÇvjTcî  3 iv.  ri  jTTV.oyzL...  olov  <Ji«  ri  fipovrif  \  oiv.  ri  -fyovoz,  yiyjzrvi  £v  rolç 
•jzvzrjfj  •  allô  yc/.Q  oûrwç  v.v.r  v.'ù.o-j  hrti  ro  lc\ro-'j\j.z-JO'j .  v.vl  Siv.  ri  rv.oi, 
oioj  îrÀcvôot  -/.ai  \LQoi,  oixix  lorîv  ;  cj/vvzpdv  rotvuv  on  Çr,rzî  ro  v.ïrio-j  '  rovro 
o  ïo-rï  ro  ri  yy  etvat,  6>-  zixzlv  Xoytxôç  [phrase  peut-être  interpolée  :  c'est 
du  moins  l'opinion  du  Ps.  Alex.  S40,  38  Hd,  510,  13  Bz,  suivie  par 
Christ,  mais  la  suite  ne  paraît  pas  justifier  cette  opinion]...  âijlov  an 
on  rr,j  "j):r,v  Ccirïï.  ôiv.  ri.  ri  ètrriv  "  oïov  oïxiv.  ~«.Si  Siv.  ri  ;  on.  v—v.oyzi  à 
Jjy  oiy.iv.  zIjv.l..,  ojcttï  ro    «i'riov  'Çr.rzïrv.i  ?/;;  û),»;ç  '    rovro  8'iati  ro   zlooq 

[c'est  à  tort,  semble-t-il,  que  Christ  a  mis  ces  derniers  mots  entre  cro- 
chets, comme  varia  lectio  de  ceux  qu'on  trouve  plus  loin  :  rovro  S'h 
o-jo-iv..)  S>  ri  larvj  ■  ...  Voy.  aussi  H,  3,  1043  b,  28  et  An.  post.  II, 
8  jusqu'à  93  a,  13. 


l'induction  .  253 

manière  de  se  présenter.  Le  syllogisme  n'établit  pas  alors 
l'essence,  chose  impossible  ;  il  rend  l'essence  manifeste  en 
la  présentant  comme  la  cause  de  la  conclusion,  laquelle 
conclusion  ne  peut  jamais  être  qu'une  partie  secondaire  et 
subordonnée  de  l'essence  (1).  On  pourrait  dire  que  la 
démonstration  est  la  définition  déployée  et  que  la  définition 
est  la  démonstration  concentrée.  Ce  qui  résulte  de  là,  c'est 
que  la  définition  des  essences  composées,  lorsqu'elle  est 
complètement  formulée,  est  toujours  génétique,  et  c'est  cela 
même  qu'exprime  sous  une  forme  logique  la  proposition 
connue  que  la  définition  se  fait  par  le  genre  et  la  différence  ; 
car  le  genre  et  la  différence,  c'est  l'ensemble  des  conditions 
nécessaires  et  suffisantes  du  défini  (2).  A  son  tour,  cette 
nature  :_<''nétique  et  hiérarchique  de  la  définition  fait  com- 
prendre comment  la  division  platonicienne,  qui  était  impuis- 
sante à  prouver  la  définition,  est  la  méthode  propre  à  la 
découvrir  (.4//.  post,  II,  5,  91  />,  28  jusqu'à  la  fin  du  chap.). 
Mais,  malgré  le  caractère  génétique  de  la  définition  des 
essences  composées,  malgré  la  parenté  de  la  définition  avec 
la  démonstration  lorsqu'il  s'agit  de  ces  essences,  le  dernier 
mot  comme  le  premier  de  la  théorie  aristotélicienne  de  la 
définition,  c'est  que  la  définition,  non  seulement  des  essences 
simples,  mais  même  des  essences  composées,  ne  se  déduit 
pas,  ne  se  dérive  pas,  qu'elle  constitue,  en  d'autres  termes, 
une  connaissance  immédiate. 

C'était  déjà  le  cas  des  axiomes.  Xous  allons  voir  que 
c'est  aussi,  en  fin  de  compte,  le  cas  des  connaissances 
inductives. 

Le  rùle  de  l'induction  dans  la  philosophie  d'Aristote  est 
bien  connu.  Tout  enseignement  et  tout  acte  d'apprendre  de 
nature  discursive  partent  de  connaissances  antérieures. 
Pour  le  syllogisme  notamment,  il  est  manifeste  qu'il  part 
de  certains  principes.  .Mais  selon  Aristote  il  n'y  a  pas  de 
principes  innés.  Ll  faut  donc  que  ces  connaissances  univer- 
selles sur  lesquelles  s'appuie  le  syllogisme  soient  acquises, 


(i)    Ail.     pOSt.     IL     S.     'Xi     h.      |6     :      ...     7JA"y-(.'.'7//,:     J.lJ     TOÛ     T<     IvtOt    Qj 

ytvsrai  w$'  c/.-ooeiii: .  .  . 

Vov.  Zeller,  p   255  et  les  noies. 


254  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

Elles  sont  acquises  par  l'induction.  Celle-ci  à  son  tour 
suppose  d'ailleurs  quelque  chose  avant  elle,  à  savoir,  dans 
la  mesure  du  moins  où  elle  s'en  distingue,  la  sensation  (1). 
Ayant  pour  rôle  de  fournir  l'universel,  l'induction  se  défi- 
nit naturellement  pour  Aristote  le  passage  du  particulier 
au  général  (2). 

La  doctrine  sur  l'induction  présenfe  deux  points  princi- 
paux qu'on  ne  peut  pas  du  reste  distinguer  absolument  : 
la  théorie  logique  et,  pour  ainsi  dire,  le  mécanisme  de 
l'induction,  puis  l'interprétation  approfondie  de  l'induction. 

La  théorie  logique  de  l'induction  est  contenue  dans  un 
passage  célèbre  et  difficile  des  Premiers  Analytiques  (II,  23). 
Nous  allons  d'abord  le  traduire,  nous  essayerons  ensuite  de 
l'expliquer  :  «  L'induction  et  le  syllogisme  inductif,  dit 
Aristote,  consistent  à  conclure,  en  s'appuyant  sur  le  second 
des  extrêmes  [le  mineur],  que  l'autre  extrême  est  attribut 
du  moyen.  Par  exemple  B  étant  moyen  entre  A  et  r,  on 
montrera,  en  s'appuyant  sur  r,  que  A  appartient  à  B. 
C'est  ainsi  en  effet  que  nous  constituons  nos  inductions. 
Supposons  qu'on  désigne  par  A  le  fait  de  vivre  longtemps, 
par  B  celui  d'être  sans  fiel,  par  T  les  êtres  particuliers  qui 
vivent  longtemps,  savoir  :  homme,  cheval,  mulet.  Cela 
posé,  r  dans  foute  son  extension  possède  l'attribut  A,  car 
tout  animal  sans  fiel  vit  longtemps.  Mais  r,  dans  toute 
son  extension,  a  aussi  pour  attribut  B,  le  fait  d'être  sans 
fiel.  Si  donc  r  se  réciproque  avec  B,  ce  moyen-terme 
n'ayant  pas  plus  d'extension  que  F,  il  faut  que  B  possède 
l'attribut  A.  Nous  avons  en  effet  montré  antérieurement 
[22,  68  a,  21]  que,  si  deux  attributs  appartiennent  au 
même  sujet  et  que  cet  extrême  se  réciproque  avec  l'un 
d'eux,  celui  'des  deux  attributs  qui,  par  la  réciprocation, 
aura  pris  la  place  du  sujet  possédera  l'autre  attribut.  Il  faut 
ici  penser  r  comme  composé  de  tous  les  êtres  particuliers 
à  considérer,  car  l'induction  doit   se  faire  par  le  moyen 


(1)  An.  post.  I,  1  début  et  48,  81  b,  S  ad  fin.;  Eth.  Nie.  VI,  3, 
1139  b,  26-31  ;  Mdtaph.  A,  9,  992  b,  30-33. 

(2)  Top.  I,  12,  405  a,   13  :  ...  ma.ytoyii  <?s  h  k^ô  twv  x«tû'  Ixatffoj»  éni 


l'induction  255 

d'eux  tous.  —  Cette  espèce  de  syllogisme  sert  à  se  procu- 
rer des  propositions  primordiales  et  immédiates.  Là  en  effet 
où  il  y  a  un  moyen-terme,  le  syllogisme  s'appuie  sur  ce 
moyen-'terme  ;  là  où  il  n'y  en  a  pas,  le  syllogisme  se  fait 
par  induction.  Et  d'une  certaine  façon  le  syllogisme  s'op- 
pose à  l'induction  ;  car  la  première  sorte  de  syllogisme 
montre,  en  s'appuyant  sur  le  moyen,  que  le  premier  des 
extrêmes  appartient  à  l'autre  extrême,  tandis  que  l'induc- 
tion montre  à  l'aide  du  mineur  que  l'autre  extrême  appar- 
tient au  moyen.  Dans  l'ordre  de  la  nature,  le  syllogisme 
qui  s'appuie  sur  le  moyen  est  plus  primordial  et  plus  connu, 
mais  pour  nous  le  syllogisme  inductif  est  plus  clair  »  (1). 
Ce  passage  a  été  l'objet  d'explications  laborieuses  (2). 
Voici  celle  que  nous  proposons.  Pour  nous  les  mots  :  Si 
donc  F  se  réciproque  avec  B...  jusqu'à  possédera  l'autre 
attribut,  équivalent  à  ceci  :  T  se  réciproquant  avec  B,  la 
mineure  :  Tous  les  animaux  sans  fiel  sont  l'homme,  le  che- 
val et  le  mulet  s'ajoutera  à  la  majeure  qui  était  la  conclu- 
sion du  syllogisme  déductif  :  Vhomme,  le  cheval  et  le 
mulet  vivent  longtemps .  —  Or  cette  sorte  de  syllogisme  est 
possible  malgré  la  dénaturation  qu'y  subit  le  moyen,  puis- 


(1)  68  b,  15  jusqu'à  la  fin  du  ch.  :  ènnyiayi)  fùv  o-3v  êert  /.où  6  ï\ 
ï~ «yor'/j;  T'j/AC/VfT^o;  to  oV>.  toù  itipov  Oztîoov  A*.pçv  rw  itêttta  o-j),).oyi- 
rrv.i'iv.i,  olo-j  si  rwv  Ar  figffov  to  B,  <?i«  tov  T  Sùiai  rô  A  T'y  B  vrroio^ov  . 
O'jro)  yàp  RotvùasQvt  rà;  è7rayr«>Y«Ç.  oïov  ?OTO)  to  A  ftaxpttôtovi.  rô  ï-S  ta  B  to 
y^olii-j  ur,  ï/oj.  i'j  y  ae  T  to  v.ab'  hv&OTW  uu/.pbZio-j,  OÏO'J  '/.jOomtzo;  xc; 
îtt^o;  y.7.\  lijiw'ovo;.  -y  or,  I'  b'/.'o  'j-v.oyu  to  A  '  7râv  yào  to  â%okov  uaxpo- 
6tOV,  à/,///.  ■/.:'.'>  ?6  }',,  -b  ur,  iyi'.'J  yj-tlr,-j,  iravrt  J-'/.oy-r.  ry  T.  -t  ouv  KVTt- 
trrpéfsi  to  r  T'.)  Il  xoci  ui  vmprsivei  to  uîto-j,  àcveéyxij  vo  A  ~y  \\  ÛTrapygtv. 
3i$iv/-y.i.  yàp  ttpirspov  Sri  Scu  iï-'jo  d~rx  r<ù  ujry  wTrapyi)  v.cli  npôç  Bi'spO'J 
KUV&v  xvTLGTpifrt  to  ot/.oov.  ÔTt  ry  Ki/TtOToittoVTt  /.«'t  Ov.Tîpov  ùttûo^îl  :ùv 
XKT/îyooov'ifv.jv.  $tl  os  vofîv  to  V  to  k\  àjravroav  tmj  xk#'  Sxocotov  o-uyxêi- 
ftgvov  •  /;  yào  ïr.v.^'.r/i,  9  ta  iteévfftiv.  —  £0-tc  o'o  Toto-jToç  o"-j/).oy.o"ao;  t»?  ; 
jrpÛTJj;  xsci  Kus'ffou  7tootx7jo>;  ■  2>v  pkv  vàp  j'art  uîto-j,  Siàroù  hêtrou  b 
<t->//o--'.7(xo,-,  'o'j  os  y.»:  io-T'.,  oY  Ê7raY4>Y7Jç.  xal  rpéirov  Ttvà  àvrtxctrec  a 
tKcc{b>yo  ry  o-jM.oyi.V'j.y  '  ô  uvj  yào  £tà  tov  uévou  tô  âxpov  rqî  toîtm 
Oft'xvua'tv,  jj  oi  o'.à  tov  xpirOM  tô  àxpov  :w  uî'ovy.  ^jtïi  ai»  ou»  ttootsûo; 
xcu  '/j'.ioi.u.-,>-.ioo;  o  oi.'j.  roû    tiiion   VvWoYLÇpLOÇ,   Âttîv  ^'ivapyïTTîoo;  ô  o^ta 

Tfl;  É7T«y-'  ■;. 

(2)  Par  exemple,  Haroilton,  Lectures  on  logie,  Append.  VI 11  dl. 
865-369). 


256  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

que  nous  avons  vu  que,  d'une  manière  générale,  si  un  sujet 
qui  possède  deux  attributs  se  réciproque  avec  l'un  deux, 
celui-ci  possède  le  second  de  ces  attributs.  Cela  posé,  le 
sens  du  passage  d'Aristote  nous  paraît  être  le  suivant.  Si 
nous  nous  supposons  placés  au  point  de  vue  de  l'ordre  de 
la  nature,  nous  ferons  ce  syllogisme  : 

Tous  les  animaux  sans  fiel  vivent  longtemps  ; 

Or  l'homme,  le  cheval  et  le  mulet  sont  des  animaux  sans 
fiel  ; 

Donc  t  homme,  le  cheval  et  le  mulet  vivent  longtemps. 

Soit  :  B  est  A,  T  est  B,  r  est  A.  Le  moyen,  le  fait  que 
certains  animaux  sont  sans  fiel,  est,  comme  dans  tout  syl- 
logisme constitué  conformément  à  l'ordre  de  la  nature,  la 
raison  véritable  de  la  conclusion.  C'est  lui  qui  prouve  et 
explique  que  le  majeur  est  l'attribut  du  mineur.  Mais, 
quand  il  y  a  lieu  d'induire,  nous  ne  sommes  pas  en  pos- 
session de  l'ordre  de  la  nature  [An.  post.  I,  2,  71  h,  33  sqq.  ; 
Phys.  I,  l  déb.).  L'induction  est,  comme  le  dit  expressé- 
ment Aristote  à  la  fin  de  notre  texte,  une  opération  inverse 
et  relative  à  nous  :  nous  en  trouverons  donc  l'expression 
syllogistique  en  renversant  le  syllogisme  conforme  à  Tor- 
dre de  la  nature  ;  de  la  conclusion  nous  ferons  la  majeure, 
puis,  dans  la  mineure,  nous  ferons  du  moyen  le  mineur, 
tandis  que  le  mineur,  à  son  tour,  deviendra  le  moyen. 
Ainsi  nous  montrerons  à  l'aide  du  mineur  que  le  majeur 
est  un  attribut  du  moyen,  ou  du  moins  de  ce  qui  est  le 
moyen  dans  le  syllogisme  conforme  à  l'ordre  de  la  nature. 
Mais,  pour  qu'il  soit  possible  de  mettre  ainsi  le  mineur  à 
la  place  du  moyen,  il  faut  que  le  moyen  n'ait  pas  plus  d'ex- 
tension, car  il  pourra  se  réciproquer  avec  lui  et  il  pourra 
recevoir  pour  attribut  le  majeur.  Or  pour  cela  il  faut  que 
le  mineur  embrasse  tous  les  individus  de  la  classe  repré- 
sentée par  le  moyen.  En  d'autres  termes  l'induction  ne 
peut  s'exprimer  sous  forme  syllogistique  que  dans  le  cas 
où  elle  se  fait  par  énumération  complète.  Voici  donc  com- 
ment se  présente  le  syllogisme  inductif  : 

L'homme,  le  cheval  et  le  mulet  vivent  longtemps  ; 

Or  tous  les  animaux  sans  fiel  sont  l'homme,  le  cheval  et 
le  mulet; 


l'induction  257 

Donc  tous  1rs  animaux  sans  fiel  vivent  longtemps. 

Soit  :  Y  est  A,  B  est  r,  B  est  A.  Il  est  clair  que  l'homme, 
le  cheval  et  le  mulet  ne  constituent  pas  un  moyen-terme 
réel,  conforme  à  l'ordre  de  la  nature.  Car,  si  nous  deman- 
dons pourquoi  les  animaux  sans  fiel  vivent  longtemps,  on 
répondra  :  précisément  "parée  qu'ils  sont  sans  fiel. 

Pour  compléter  l'explication  du  texte  d'Aristote,  il  ne 
nous  reste  plus  qu'à  nous  demander  ce  qu'il  pense  de  la 
valeur  de  son  exemple,  et  surtout  s'il  croit  véritablement 
avoir  apporté  une  énumération  complète  des  animaux  sans 
fiel.  La  proposition  que  tous  les  animaux  sans  fiel  vivent 
longtemps  est  véritablement  une  loi  aux  veux  d'Aristote. 
Le  traité  Des  parties  dos  animaux  (IV,  2,  677  a,  15-//,  1 1 
dit  que  l'absence  de  fiel  peut  être  une  cause,  ou  au 
moins  un  signe  de  longévité.  Et  on  comprend  en  effet  qu'il 
en  soit  ainsi  dans  la  physiologie  aristotélicienne.  Le  foie, 
si  riche  en  vaisseaux  sanguins,  est,  grâce  à  l'afflux  du  sarm, 
doué  d'une  haute  température  et  joue,  par  suite,  un  rôle 
considérable  dans  la  digestion  ou  coction  des  aliments  (cf. 
ibid.j  111.  7.  070  a,  20).  Or  la  vésicule  biliaire  est  destinée 
à  recevoir  les  produits  excrémentiels  qui  peuventse  dégager 
du  foie  et  du  sang  qu'il  contient.  L'absence  de  cette  vési- 
cule, d'autant  qu'elle  coïncide  avec  une  belle  couleur  et  une 
saveur  douce  dans  le  tissu  du  foie,  indique  la  pureté  de  cet 
organe.  C'est  pourquoi,  conclut  Aristote,  certains  des 
anciens  ont  eu  raison  de  dire  que  les  animaux  sans  fiel 
vivent  [dus  longtemps,  puisqu'on  aperçoit  que  l'état  d'un 
organe  aussi  important  que  le  foie  peut  influer  sur  la  vie 
d»>  L'animal.  —  Pour  ce  qui  est  de  1'énumération  qui  cons- 
titue le  moyen  du  syllogisme  inductif,  c'est  par  fiction,  on 
n'en  peut  douter,  (ju  Aristote  l'a  considérée  comme  com- 
plète. L'Histoire  des  animaux  (II,  15,  506  a,  20)  nous 
apprend  qu'un  certain  nombre  d'animaux  (une  espère  de 
cerfs,  les  daims,  les  phoques,  les  dauphins,  d'autres  encore 
n'ont  pas  de  fiel.  Les  mêmes  observations  sont  répétées  et 
accompagnées  d'autres  analogues  dans  le  chapitre  des 
Parties  des  animaux  que  nous  avons  cité  (cf.  IV,  2,  676  />, 
20  sqq.  .  La  présence  et  l'absence  de  fiel,  v  est-il  dit.  se 
rencontreraient  l'une  et  l'autre  dans  un  même  genre  et 
Aristote  17 


258  LE   SYSTÈME   d'a.RIST0TE 

parfois  dans  la  même  espèce  :  c'est  ainsi  que  certains  hom- 
mes auraient  un  fiel,  d'autres  non. 

La  théorie  de  l'induction,  que  nous  venons  d'exposer 
d'après  les  Premiers  analytiques,  contient  de  précieuses 
indications,  même  sur  la  nature  profonde  de  l'opération 
inductive,  par  exemple  lorsqu'on  nous  dit  que  c'est  une 
opération  inverse,  relative  à  nous,  et  dans  laquelle  il  n'y 
a  pas  de  moyen,  ou  du  moins  pas  de  moyen-terme  vérita- 
ble. Mais  cette  théorie  est  pourtant  bien  loin  de  résoudre 
tout  le  problème  de  l'induction.  Puisqu'Aristote  ne  prend 
pas  au  sérieux  la  possibilité  d'une  énumération  complète 
des  faits  qui  tombent  sous  la  loi,  il  reste  à  se  demander 
comment  il  conçoit,  dans  la  réalité  de  la  vie  logique  de 
l'esprit,  le  passage  du  particulier  à  l'universel.  Si  vraiment 
Aristote  a  pris  au  pied  de  la  lettre  sa  définition  de  l'induc- 
tion, s'il  s'agit  pour  lui  littéralement  d'un  passage  du  par- 
ticulier au  général,  il  faut  dire  qu'il  n'a  pas  résolu  le  pro- 
blème, ou  plutôt  qu'il  ne  l'a  même  pas  posé  (i).  Mais, 
malgré  l'apparence,  le  point  de  vue  d' Aristote  n'est  pas 
celui  de  l'extension,  ou  du  moins  ce  n'est  pas,  dans  la 
théorie  de  l'induction,  son  principal  point  de  vue.  Nous 
avons  déjà  eu  l'occasion  d'indiquer  (cf.  p.  125  sq.,  236  sqq.) 
que  l'universel  chez  lui  n'est  pas  seulement  ce  qui  se  dit 
de  tous,  que  c'est  encore,  et  surtout,  le  nécessaire.  Si  cela 
est,  le  vrai  problème  de  l'induction  consiste,  pour  lui,  à 
apercevoir  le  nécessaire  derrière  le  contingent,  et  il  ne 
s'agit  plus  de  passer  de  quelques-uns  à  tous.  Le  dernier 
mot  d'Aristote  sur  l'induction  est  donc  (2)  dans  le  dernier 
chapitre  si  connu  des  Seconds  analytiques  et  dans  les  pas- 
sages analogues.  Induire,  c'est  se  servir  de  la  sensation 
comme  d'une  intuition  rationnelle  :  v.uxv\  S'«ra  voûç,  comme 
dit  le  VIe  livre  de  la  Morale  à  Nicomaque  (12,  11-43  ô,  5). 
Dans  un  acte  singulier,  l'esprit  saisit  le  nécessaire  qui  est 

(1)  Tel  est  le  reproche  que  lui  adresse  Zeller  (p.  245),  en  l'adou- 
cissant d'ailleurs  par  cette  remarque  que  le  problème  n'a  été  nette- 
ment posé  par  personne  avant  Mill  et  que  Mi  11  n'a  su  le  résoudre  que 
par  une  contradiction. 

(2)  Comme  l'a  indiqué  M.  Lachelier,  Fondement  de  l'induction 
p.  7  (de  la  2e  édition). 


l'induction  259 

aussi    singulier,    et   l'universalité   n'est  qu'une   propriété 
secondaire  qui  se  déduit  de  la  nécessité. 

Cette  solution  des  problèmes  de  l'induction  et  de  l'ori- 
gine des  principes  par  une  intuition  de  l'intellect  dans  la 
sensation  est  assurément  trop  facile.  Peut-être  imposée  à 
Aristote  par  l'état  rudimentaire  des  méthodes  d'observa- 
tion et  d'expérience  à  son  époque,  elle  Fa,  en  retour, 
encouragé  à  se  contenter  à  peu  de  frais  en  matière  d'expé- 
rience, non  qu'il  n'ait  accumulé  beaucoup  de  faits  exacts  et 
qu'il  n'en  ait  même  discuté  quelques-uns  avec  sagacité; 
mais,  à  côté  de  faits  bien  observés,  il  accueille  souvent  des 
observations  étrangement  fausses  (1).  Il  en  eût  été  autre- 
ment, il  aurait  fait  plus  d'efforts  pour  avérer  scrupuleuse- 
ment les  faits,  s'il  avait  pensé  que  chaque  fait  compte 
comme  un  signe  de  la  loi  et  que  c'est  par  leur  ensemble, 
par  leur  liaison,  par  le  détail  exact  de  leurs  circonstances 
que  les  faits  prouvent  la  loi.  Mais  quels  qu'en  soient  les 
défauts  à  cet  égard,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  l'importance 
de  la  théorie  de  l'induction  et  de  l'origine  des  principes,  en 
tant  qu'on  rapproche  cette  théorie  de  l'ensemble  de  la  phi- 
losophie aristotélicienne.  En  mettant  à  la  base  de  la  science 
le  singulier,  elle  rapproche  assez  près  l'une  de  l'autre  l'on- 
tologie, qui  est  individualiste,  et  la  théorie  de  la  connais- 
sance. Sans  doute  il  reste  du  Platonisme  dans  celle-ci.  11 
en  reste  peut-être  moins  qu'on  ne  le  pense  quelquefois. 

(1)  Cf.  Zeller,  p.  245-251.  On  trouvera   p.  248,   n.  3   plusieurs 
pxemples  d'observations  dont  l'inexactitude  est  surprenante. 
ainsi,  le  fait  vaut  ici  d'être  rappelé,  qu*  Aristote  admet  que  certains 
hommes  ont  un  fiel  et  que  d'autres  en  sont  dépourvus,  Départ,  an. 
î,  î,  676  b,  31. 


QUINZIÈME  LEÇON 


LES  QUATRE  CAUSES;   LE  HASARD 

Nous  avons  déjà  vu  que  savoir,  c'est  d'une  manière 
générale,  connaître  par  la  cause  ou  raison  et  que  la  cause 
ou  raison  d'un  fait,  c'est-à-dire  de  l'attribution  d'un  pré- 
dicat à  un  sujet,  c'est  ce  qui  médiatise  cette  attribution, 
c'est  le  moyen-terme  du  syllogisme  démonstratif.  Nous 
quittons  maintenant  la  logique  pour  entrer  dans  la  science 
proprement  dite  ou,  pour  mieux  dire,  dans  la  science  des 
ehoses  concrètes,  puisqu'Aristote  laisse  de  côté  la  science 
abstraite  ou  mathématique.  Comme,  dans  la  science  des 
choses  concrètes,  c'est  par  la  science  de  la  nature  que 
commence  Aristote,  nous  passons  de  la  logique  a  la  physi- 
que. Or,  au  moment  où  nous  accomplissons  ce  passage,  le 
premier  objet  qui  doive  nous  occuper  c'est  évidemment  la 
théorie  des  causes  ;  car  nous  avons  à  compléter,  à  rendre 
plus  concrète  la  détermination  générale  de  la  cause  dont 
nous  avons  pu  nous  contenter  en  logique  (p.  173).  Nous 
étudierons  donc  aujourd'hui  le  déterminisme  de  la  nature 
tel  que  le  comprend  Aristote,  en  étudiant  aussi  par  consé- 
quent la  lacune  que  présente  selon  lui  ce  déterminisme, 
c'est-à-dire  le  hasard. 

Le  but  que  se  propose  la  physique  est,  dit  Aristote,  de 
savoir  [Phys.  II,  3,  194  /;,  17)  ;  en  d'autres  termes  c'est 
une  science  théorétique  et  non,  comme  la  morale,  une 
science  pratique.  Or,  puisque  savoir  c'est  connaître  par  la 
cause  première,  c'est-à-dire  immédiate,  nous  devons  cher- 
cher les  causes  de  la  génération  et  de  la  corruption  et,  ei 


MATIÈRE    ET    FORME  261 

général,  de  tout  changement  physique  et  par  conséquent 
nous  avons  à  voir  quelle  est  la  nature  des  causes  et  com- 
bien il  faut  compter  d'espèces  de  causes  (ibid. ,  déb.  du  chap.). 
Aristote,  comme  on  sait,  compte  quatre  sortes  de  causes  : 
la  matière,  la  forme,  le  moteur,  la  fin  (ibid.)  (1).  Ces  qua- 
tre sortes  de  causes  se  divisent  en  deux  classes,  les  deux 
premières  et  les  deux  dernières  se  rangeant  naturellement 
ensemble.  Nous  avons  donc  d'abord  à  nous  occuper  de  la 
matière  et  de  la  forme.  Après  avoir  cherché  à  les  définir 
l'une  et  l'autre  et  à  déterminer  ce  qu'est  leur  relation 
mutuelle,  nous  indiquerons  quel  est  leur  rôle,  en  tant 
qu'on  les  considère  spécialement  comme  causes. 

C'est  en  étudiant  le  problème  du  changement  qu'Aristote 
a  été  amené  à  créer  dans  ce  qu'ils  ont  de  plus  original  les 
deux  concepts  de  forme  et  surtout  de  matière  (2),  C'est  donc 
seulement  quand  nous  exposerons  la  théorie  du  change- 
ment que  nous  pourrons  comprendre  tout  à  fait  le  sens  de 
ces  deux  concepts.  Mais  nous  pouvons  dès  maintenant 
indiquer  en  gros  comment  la  forme  et  la  matière  sont 
requises  par  le  changement  ;  et,  d'autre  part,  nous  pouvons 
nous  rendre  compte  de  ce  que  sont  la  forme  et  la  matière 
à  tous  les  autres  points  de  vue.  Nous  insisterons  d'abord 
sur  la  matière.  — Le  changement  suppose  en  premier  lieu 
une  chose,  un  sujet  qui  change  ;  en  d'autres  termes,  il 
faut,  dans  le  changement,  quelque  chose  qui  soit  indépen- 
dant de  l'attribut  qui  disparaît  et  de  celui  qui  apparaît.  Si 
le  changement  se  réduisait  à  la  succession  de  deux  états 
qui  ne  seraient  les  états  de  rien,  à  la  succession  du  blanc, 
au  noir  par  exemple,  selon  Aristote  il  n'y  aurait  plus  de 
changement.  En  effet  le  changement  ne  se  comprend  que 
par  une  permanence  qui  s'y  oppose,  et,  si  l'on  considère  un 
changement  en  lui-même   sans   se    reporter  à  un  repère 

(1)  Cf.  Metaph.  A,  3  déb.   Pour  les  différents  synonymes,   voir 

Honii/,  /////.  22  b,  29  el  610  a,  9.  Le  plus  intéressant  es!  noi.nztxàv 
Rrtov  pour  désigner  le  moteur. 

(2)  Voir  les  trois  derniers  chapitres  «lu  livre  I  de  la  Physique  et 
Metaph.  II,  5,  10i4  />,  27  :  o0<?'î  nravro{  7//j  éttiv  kaV  ôffwv  yivtvti  Ittc 
xoci  a*7«6o).(ô  sic  £k\n\a.  'ôtol  iï'âvi'j  rov  urr«©e&Xiiv  ëinv  à  f**i,  ovx  j'tt'. 
Wtwv  û>»j .  Cf.  BonitZj  Ind.  783  n.  \  s(|i|. 


262  LE    SYSTÈME   d'aRISTOTE 

extérieur,  sans  sortir  du  phénomène  individuel  constitué 
par  un  passage  donné  du  noir  au  blanc,  il  faut  que  la  per- 
manence requise  réside  dans  ou  sous  ce  phénomène  même. 
Il  y  aura  donc  sous  le  changement  quelque  chose  qui  ne 
change  pas.  En  second  lieu,  ce  quelque  chose  qui  a  per- 
sisté sous  le  changement,  et  qui  possédera  l'attribut  apporté 
par  le  changement  comme  il  possédait  l'autre  attribut, 
n'est  pourtant  pas  quelque  chose  qui  reste  indifférent  sous 
le  changement  et  n'en  soit  pas  affecté.  Il  faut  que  l'attribut 
apporté  par  le  changement  convienne  à  la  chose,  c'est-à- 
dire,  pour  considérer  ici  cette  relation  de  convenance  sous 
son  aspect  négatif,  il  faut  que  l'attribut  apporté  par  le 
changement  fasse  défaut  dans  la  chose  avant  le  change- 
ment, il  faut  que  cet  attribut  soit  une  détermination  qui 
manque  à  la  chose.  Ainsi  la  matière,  dans  le  changement, 
est  sujet  et  de  plus  sujet  indéterminé.  —  Ces  deux  carac- 
tères de  la  matière,  nous  pouvons  les  lui  retrouver  par 
une  analyse  faite  du  point  de  vue  statique.  Considérons 
une  chose  artificielle  qui  ait  de  l'unité  et,  dans  une  cer- 
taine mesure  du  moins,  constitue  un  être.  Soit,  par  exem- 
ple, une  statue.  Nous  apercevons  facilementquecettecho.se 
est  un  composé  (c7Jvoâov).  En  effet  la  statue  est  limitée  par 
des  surfaces,  dont  la  combinaison  représente  la  figure  d'un 
personnage,  réel  ou  idéal.  Mais,  d'autre  part,  il  y  a  sous 
ces  surfaces  quelque  chose  dont  la  statue  est  faite,  de  l'ai- 
rain par  exemple.  Si  nous  enlevions  ces  surfaces  une  aune, 
la  statue  perdrait  tout  ce  qui  la  détermine  ;  mais  il  resterait 
quelque  chose  qui  lui  sert  de  sujet  et  qui  même,  en  un 
sens,  pourrait  paraître  ce  qu'il  y  a  en  elle  de  plus  substan- 
tiel, puisque  c'est  ce  qui  persiste  le  plus  obstinément  sous 
les  abstractions  successives  qu'on  fait  subir  à  la  chose.  Si, 
au  lieu  d'une  chose  artificielle,  nous  considérions  mainte- 
nant une  de  ces  substances  sensibles  véritables  dont  per- 
sonne ne  conteste  l'existence  (cf.  Melaph.  A,  1, 1069  a,  30), 
un  animal,  une  plante,  un  corps  simple  tel  que  de  l'eau  ou 
du  feu,  nous  pourrions  répéter  la  même  analyse.  Nous 
pourrions  toujours  par  la  pensée  regarder  la  chose  comme 
composée  des  déterminations  et  de  ce  qui  est  déterminé, 
puis  enlever  les  déterminations.  Comme  résidu  de  l'opéra- 


MATIÈRE    ET    FORME  263 

tion  nous  trouverions  toujours,  après  avoir  éliminé  les 
déterminations  dont  l'ensemble  est  précisément  ce  qu'on 
appelle  la  forme,  une  chose  indéterminée  qui  peut  à  sa 
façon  prétendre,  comme  l'être  composé  ou  comme  la 
forme  de  cet  être,  au  titre  d'oùc-ia.  Cet  indéterminé,  c'est, 
encore  une  fois,  la  matière;  si  bien  qu'on  peut  définir  la 
matière  en  disant  que  c'est  ce  qui  par  soi  n'est  ni  qualité, 
ni  quantité,  ni  aucune  autre  des  déterminations  de  l'être  (1). 
—  Nul  caractère  n'est  plus  apparent  ni  plus  général  dans  la 
matière  que  cette  indétermination.  C'est  en  la  définissant 
par  lui  qu'Aristote  a  pu  généraliser,  comme  il  l'a  fait, 
l'idée  de  matière  pour  transporter  cette  idée  du  domaine 
du  réel  dans  celui  des  abstraits,  dire  qu'il  y  a  une  matière 
intelligible  (3Xt)  vo/.tO  comme  il  y  a  une  matière  sensible, 
qu'il  y  a  notamment  une  matière  des  choses  mathémati- 
ques, à  savoir  l'étendue  où  se  tracent  et  s'individualisent 
les  figures  et  que,  dans  la  définition,  tandis  que  les  diffé- 
rences sont  formes,  le  genre  est  matière  (2).  —  Mais  la 
matière  n'est  pas  seulement  le  fond  tout  négatif  sur  lequel 
viennent  se  poser  les  déterminations.  Il  y  a  encore  en  elle 
quelque  chose  de  relativement  positif,  bien  que  cela  reste 
négatif  encore  si  on  le  compare  avec  la  forme.  Pour  assi- 
gner ce  nouveau  caractère,  il  faut  que  nous  retournions 
encore  au  devenir.  Si  la  détermination  que  le  changement 
apporte  à  la  matière  était  en  elle,  avant  le  changement, 
simplement  quelque  chose  qu'elle  ne  possède  pas,  en  enten- 
dant cette  non-possession  comme  une  négation  absolue, 
alors,  quand  la  détermination  serait  apportée  à  la  matière, 
elle  lui  resterait  étrangère.  Pour  que  la  matière  se  l'appro- 
prie, il  faut,  en  quelque  sorte,  que  la  détermination  ait  été" 
en  elle  avant  d'v  être.  En  d'autres  termes,  la  matière  c'est 


(\)  Metaph.  Z,  3,  surtout  1029  a,  16  :  4XX4  ffhv  ùvoupo-j'xéjij  pugxfttfc 

fatÇéfisvov  ûttô  rouTwv,  côoTS  rr,v  j/cj  Kvecyxq  çaivëirOai  uwt)\>  ovfffav  oJtoj 
Txorrovi/évoiç.  't.iyv  r;'j),/jv  ô  xoc-0'  côr r,-j  uotî  ri  u/;-e  tto<tov  ar,ri  £).')o 
uc'jïj  '/iy-rou  ofç  dotarui  76  ov. 

Voir,  pour  le  premier  point,  ibid.  lu,  1086  a,  9:  41,  403G  b. 
10,  iu:<r,  a, 'a  el  lf,«t,  pour  le  second  point,  Honitz,  ln,l.  7S7  <i% 
49  et  supra,  p.  115  et  123  ;  voir  aussi  |».  268,  n.  4. 


2ê4  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

la  puissance.  On  sait  du  reste  qu'Aristote  ne  définit  pas  à 
proprement  parler  la  puissance  et  qu'il  se  contente  de  dire 
qu'exister  en  acte,  c'est  exister  autrement  que  ce  que  nous 
appelons  exister  en  puissance  ;  après  quoi  il  donne  des 
exemples  :  tel,  dit-il,  un  Hermès  dans  le  bloc  de  bois  d'où 
on  le  tirera,  telle  la  moitié  d'une  ligne  dans  le  tout,  tel  le 
savant  qui  spécule  dans  le  savant  qui  ne  spécule  pas  (1). 
Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'assimilation  de  la 
matière  avec  la  puissance  fait  ressortir  très  clairement  ce 
qu'il  y  a  de  relativement  positif  dans  la  matière,  ce  qu'il  y 
a  de  positif,  nous  venons  de  l'indiquer.  Que  ce  positif  ne  le 
soit  que  relativement,  c'est  ce  qui  ressort  du  fait  que  la 
puissance  est  inférieure  à  l'acte  et  de  cet  autre  fait  voisin, 
que  la  puissance  est  essentiellement  ambiguë,  capable  d'être 
une  certaine  détermination  et  le  contraire  de  celle-ci  (2).  — 
En  somme  la  matière  est  le  sujet  indéterminé  et  potentiel 
de  toutes  les  déterminations. 

Mais,  pour  nous  faire  une  idée  suffisante  de  la  matière, 
il  faut  reprendre  et  commenter  les  trois  caractères  que 
nous  avons  dégagés,  et  peut-être  même  les  compléter  par 
un  autre.  Il  est  évident  que  les  deux  derniers,  savoir  l'in- 
détermination et  la  virtualité  sont  des  relatifs  ;  car  il  n'y  a 
d'indéterminé  que  par  rapport  au  déterminé,  ni  de  puis- 
sance que  par  rapport  à  un  acte  ;  et  d'ailleurs  il  est  certain 
que  le  devenir  d'où  ces  caractères  sont,  en  fin  de  compte, 
dégagés  est  quelque  chose  qui  ressemble  fort  à  une  rela- 
tion. Le  cas  du  premier  caractère  est  assez  différent.  La 
matière  est  un  sujet  :  s'il  faut  prendre  la  formule  au  pied 
de  la  lettre,  il  va  falloir  faire  d'elle  quelque  chose  d'absolu. 


(4)  Metaph.  ©,  6,  4048  a,  39  :  ïteu  S'il  ivspyewe  tô  ùtiko^h-j  zà  ^pày^a., 
u"À  outm;  Momp  léyopsv  dvi/ciusi  •  liyopizv  S's  Svjku.zi  oZov  év  tw  Çû).w 
'Eofxijv  xat  Èv  t^  ôly  r/jv  vjpu<mav,  ôzi  àfoupzBûr,  âv,  y.at  ini<jzr)[i0'jv.  /.où 
tq-j  p\y  Gswpoûvra,  sàv  Juvarôç  ri  ôswpijo-at  '  to  §ï  èvtpysiu.  Cf.  Bonitz. 
Metaph.,  ad  loc.  (11,392-394).' 

(2)  Sur  l'identité  de  la  matière  avec  la  puissance,  voir  Metaph.  H, 
4,  4042  a,  27  :  vïyv  â'e  Xs'yw  ri  pi)  voiïe  ri  oixtk  hepyiia.  Swàpst  sot'c  zoo-: 
rt  (cf.  Zeller,  p.  348,  n.  4)  ;  sur  l'ambiguïté  de  la  puissance,  ibid.  6, 
8,  4050  b,  8  :  7ràcra  <5uvapiç  «ua  rij;  àvTupâffîtoç  éartv,  et  la  suite  (cf. 
Zeller,  p.  337,  n.  3). 


MATIERE    ET    FORME 


265 


Nous  verrons  tout  à  l'heure  si  Aristote  a  pu  se  dispenser 
d'attribuer  à  la  matière  toute  espèce  de  réalité  substantielle. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que,  lorsqu'il  appelle  la 
matière  un  sujet  (yicoxeCuevov)',  et  même  une  oao-ux,  il  n'en- 
tend pourtant  pas  la  mettre  sur  le  même  pied  que  les  indi- 
vidus ou  substances  premières,  ni,  qui  plus  est,  sur  le  même 
pied  que  les  genres  ou  substances  secondes.  Dans  le  chapi- 
tre même  de  la  Métaphysique  (Z.  3)  où  il  fait  valoir  le  plus 
fortement  les  titres  de  la  matière  à  passer  pour  un  sujet, 
il  ajoute  tout  de  suite  qu'il  est  impossible  que  la  matière 
soit  un  sujet  à  la  rigueur,  et  cela  pour  cette  raison  que  la 
caractéristique  universellement  admise  d'un  sujet  ou  d'une  . 
substance,  c'est  d'exister  seul  et  séparé,  tandis  que  la 
matière  a  toujours  besoin  d'être  rattachée  à  autre  chose 
pour  exister  (1029  a,  26-30).  Et  ailleurs  (Metaph.  X  3. 
1070  a,  9),  il  dit  que  la  matière  n'apparaît  comme  une  sub- 
stance que  par  un  prestige  de  l'imagination  :  -zoot  tt  ouo-A 
tw  octtyeo'Gat.  On  ne  peut  pas  mieux  dire  que  la  matière 
n'existe  pas  en  soi.  Il  faut  donc  regarder  la  formule  célèbre 
de  la  Physique  (II,  2,  194  b,  9)  comme  exprimant  le  meil- 
leur de  la  pensée  d' Aristote  sur  la  matière  :  tÛ>v  icpôç  -:  r, 
\j\r\.  De  cette  formule  suivent  aussitôt  des  conséquences 
capitales  au  point  de  vue  de  l'être  et  à  celui  de  la  connais- 
sance. Au  point  de  vue  de  l'être,  si  la  matière  est  quelque 
chose  de  relatif,  un  simple  corrélatif  de  la  forme,  comme  il 
y  a  certainement  diverses  sortes  de  formes,  suivant  les 
catégories,  et  aussi  divers  degrés  de  perfection  dans  cha- 
que catégorie  de  formes  et  notamment  dans  les  substances, 
il  y  a  plusieurs  espèces  de  matière,  par  exemple  celle  de 
la  quantité,  celle  de  la  qualité,  etc.  et  surtout  il  y  a  des 
matières  de  divers  degrés.  Comme  ajoute  la  Physique* 
après  l'énoncé  de  la  formule  qui  vient  de  nous  occuper  : 
■jjj .(.)  yècp  etûet,  aXXrj  ûXïj.  L'être  animé  capable  d'intellection 
a  pour  matière  l'être  animé  sensitif,  celui-ci  l'être  animé 
végétatif  et  celui-ci,  le  mixte,  le  mixte  enfin,  l'élément  (1). 
On  peut  craindre  un  moment  que  quelque  embarras  com- 
mence au-dessous  de  ce  ternier  terme  ;  car.  l'élément  étanl 

(1)  Cf.  Zeller,  p.  326,  n.  i. 


266  LE    SYSTÈME   d'àRISTOTE 

encore  un  composé  de  forme  et  de  matière,  il  -faut  bien  se 
mettre  en  présence  de  la  matière  de  l'élément,  de  la  matière 
première  (1).  Toutefois  cette  matière  première  ne  se  pré- 
sente jamais  séparée  d'une  forme  :  un  élément  peut  se 
transformer,  comme  nous  le  verrons  plus  tard,  en  un  autre 
élément  ;  jamais  on  ne  saurait  descendre  dans  .l'échelle  de 
l'être  au-dessous  de  l'élément  (2).  Ainsi  la  matière,  c'est 
bien  toujours  quelque  chose  qui  est  inférieur  d'nn  degré  à 
la  forme  dans  l'échelle  ontologique,  sans  qu'il  soit  possible 
de  sortir  de  cette  corrélation.  Au  point  de  vue  de  la  con- 
naissance, la  matière,  n'étant  qu'un  relatif,  ne  peut  pas  plus 
être  connue  par  soi  qu'elle  n'était  capable  d'exister  par  soi. 
On  ne  saurait  dire,  en  la  montrant  du  doigt  pour  ainsi  dire  : 
voilà  la  matière.  La  matière  n'est  connue  que  par  égalité 
de  rapport  ou  analogie  :  ce  que  l'airain  est  à  la  statue,  ce 
que  le  lit  est  au  bois,  voilà  ce  qu'est  la  matière  par  rap- 
port à  la  substance,  à  l'être  concret  et  réel  (.?■). 

Aristote  paraît  donc  bien  loin  de  voir  dans  la  matière 
une  chose,  ni  une  notion  en  soi.  Ajoutons  même  que,  par 
cela  que  la  matière  est  au-dessous  de  son  corrélatif  dans 
l'ordre  de  l'être  et  dans  celui  de  la  connaissance,  elle  n'est 
pas  vraiment  et  à  la  rigueur  un  corrélatif  de  la  forme.  Aris- 
tote met  les  corrélatifs  sur  la  même  ligne  ;  la  matière  est 
donc  plutôt  peut-être  un  contraire  qu'un  corrélatif  de  la 
forme,  un  contraire  figurant  dans  la  table  des  contraires 
du  côté  des  négations  (4).  La  matière  est  un  moindre 
être   et,  à  la  limite,  une  négation.  Pourtant  Aristote,    à 


(1)  TrpûT-Q  ii).r,,  par  opposition  à  la  matière  prochaine,  relative  à 
chacune  des  formes  à  laquelle  elle  touche,  ïayjs-fi  v).r,  ou,  comme 
disent  les  commentateurs,  Kpocrsysarûxti  tftg  ;  voir  Zeller,  p.  320,  n.  2. 

(2)  De  Gen.  et  corr.  II,  1,  329  a,  24  :  éjtsîç  <?£  yopsy  ub  il^L  zivu. 
•j~):r,v  Twv  (Kua'/Twj  zoyj  oàvOyrtov,  otXkx  taÛTjjv  oj  yjj->oi<j-ïtv  «).).'  v.ù  ixer1 
evKVTtwsrjw;,  sÇ  r,;  yLvsrut  rà  xa/ovuîva  ffroiysta.  Cf.  Zeller,  p.  32-4,  n.  2. 

(3)  Melaph.  Z,  10,  1036  a,  8  :  vj  <Tûàvj  ôfyvwînroç  x«6'  àûxbt  (cf. 
Zeller,  p.  323,  n.  1)  ;  Phys.  I,  7,  191  a,l  :  h  S'jr.oAiiu.é^n  wûc-iç  ïit«j-.-orri 
xar'  «va/o'/tav.  u{  yàp  7:06;  àv?otavr«  ya/.Aot  r,  7rpà;  xÀîvïjv  £viov  vj  npài 
tw  £Xaw  ti  twv  l^ovrrov  u.op'fnv  c  ûiig  xc<i  ~6  6iu.op'fO-j  gyst  no'rj  )<x%ùj  ttjv 
p.op'fTi'J,  ourw;  au-*}  xpoç,  O'iiTÎav   'éyei  xcù  7rpà;  to<?£  ri  xai  to  av. 

(4)  Cf.  Metaph.  r,  2.  1004  b,  26-29;  K,  9,  1066  a,  15  sq.  ;  Y,  7, 
1072  a,  30-32  (voir  Bonitz.  Ind.  736  b,  57). 


MATIÈRE    ET  FORME  267 

d'autres  égards,  attribue  à  la  matière,  du  moins  implicite- 
ment, une  réalité  positive.  Lorsqu'il  invoque  la  matière 
comme  apportant  avec  elle  le  hasard  dans  le  monde  (1), 
lorsqu'il  fait  d'elle  la  cause  des  erreurs  de  la  nature  et  de 
la  production  des  monstres  (De  gen.  an.  IV,  10,  778  «,  6-9), 
il  y  a  moyen  peut-être  de  ramener  le  pouvoir  de  la  nature 
à  un  défaut,  à  une  pure  négation.  Mais,  d'autres  fois,  cette 
réduction  devient  impossible.  Par  exemple  (2)  la  généra- 
tion, et  la  différence  clés  sexes  qui  en  est  la  condition,  sont 
quelque  chose  de  positif  au  plus  haut  degré  dans  le  sys- 
tème d'Aristote,  puisque  c'est  par  elles  que  se  réalise  l'éter- 
nité des  espèces.  Il  est  donc  bien  difficile  d'admettre  qu'il 
soit  permis  à  Aristote  d'expliquer  par  la  matière,  sans  lui 
prêter  une  action  positive,  la  production  de  la  différence 
des  sexes.  —  Mais  surtout  le  point  difficile  est  la  théorie 
de  l'individuation.  L'individu  est  seul  réel  dans  l'ontologie 
aristotélicienne.  Or  l'individu,  lorsqu'il  s'agit  du  moins  de 
l'individu  composé  de  forme  et  de  matière,  est  individualisé 
par  sa  matière  (3).  Voilà  la  matière  qui  devient  source 
de  réalité.  Le  sujet,  la  substance,  ont  bien  l'air  d'être  au 
fond  la  matière.  —  Quoi  qu'il  en  soit  il  n'y  a  là  qu'une 
imperfection  de  la  pensée  d'Aristote.  Ce  n'est  pas  son  inten- 
tion délibérée  et  directe  de  faire  de  la  matière  une  réalité 
véritable.  Il  ne  pouvait  pas  vouloir  lui  conférer  la  réalité, 
non  seulement  parce  que  la  théorie  de  la  connaissance  le 
force  à  mettre  l'universel  au-dessus  du  particulier,  mais 
parce  que,  en  laissant  de  côté  toute  la  question  de  l'univer- 
sel, son  ontologie  est  en  elle-même,  après  tout,  conceptua- 
liste  ou  idéaliste  et  que  le  concept,  fùt-il  singulier,  a  pour 
essence  d'être  un  autrement  que  par  juxtaposition,  unité 
qui  fait  l'être  et  qui  précisément  manqué  à  la  matière.  Car 
Aristote  n'est  pas  loin,  à  certains  moments,  de  définir  la 
matière  par  un  caractère  que   nous  n'avons    pas   encore 

(\)  Metapk.  E,  2,  1027  a,   13  :  mtte  iTTca  r,  û>ij  r,  hd 'iyou.hr,  -nuov.  ro 
TÎ  rà  ttqVj  a).).wç  tov  <T\iu.(ji6r)xÔTOç  c/.irio:. 

(2    Comme  le  l'ail  remarquer  Zeller,  p.  336",  pu  basetsq. 

(3)  Par  ex.  De  Caelo,  \,  9.  278  a,  19  :  ...  ôcmv  c  oJorfc  h  "An  l<nlv, 

ix\*i.>.)  /.ai  ïr.vpv.  ?vt«  ?à  âpoios£i}.  Cf.  /''lier,  [>.  33!)  et,  pour  d'autres 
textes,  l-  ■  )iiz.  IikI.  786  a,  52. 


268  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

signalé,  mais  qui,  tout  au  fond  de  sa  pensée,  a  pour  lui 
presque  autant  d'importance  que  pour  les  Platoniciens. 
Plotin,  comme  on  sait,  s'est  plu  à  nommer  la  matière  le 
multiple,  atoXAa.  Or,  dans  le  passage  du  livre  A  de  la  Méta- 
physique où  nous  l'avons  vu  (p.  265)  déclarer  que  la  sub- 
stantialité  de  la  matière  n'est  qu'un  prestige  de  l'imagina- 
tion, Aristote  ajoute  tout  de  suite  que  ce  qui  caractérise  la 
matière  et  le  sujet,  c'est  d'être  un  assemblage  et  de  n'avoir 
pas  d'unité  naturelle  :  oç-a  yàp  |<mv  ô.'or,  v.al  \xr\  orujjupucjei,  -jay, 
v.y\  •j-oxeî;j.£.vov  (1). 

Après  ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  matière,  nous 
sommes  dispensés  d'insister  longuement  sur  la  forme, 
puisque  les  deux  choses  sont  corrélatives  et  que  la  science 
des  opposés  est  une.  Dans  le  changement,  la  forme  est  ce 
que  la  matière  devient  (2).  Au  point  de  vue  de  l'analyse 
statique,  la  forme  est  le  déterminé  (3)  et,  dans  les  choses 
abstraites,  elle  est  la  différence  (4).  Pour  retourner  au 
devenir,  elle  est  l'acte  (o).  Au  point  de  vue  de  la  connais- 
sance, elle  est  le  connaissable  par  soi  (6).  Au  point  de 
vue  de  l'être,  elle  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  réel  (7).  Enfin, 
si  elle  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  réel  aux  yeux  d'Aristote,  cela  x 
résulte  en  quelque  sorte  de  la  définition  même  de  la  philo- 
sophie conceptualiste.  Tandis  que  la  matière  est  le  multiple, 
le  dispersé,  la  forme  est  ce  qui  existe  réellement  parce  que 
ce  n'est  point  un  assemblage  de  parties.  En  un  mot  la  forme, 
qui  est  déjà  quelque  chose  de  l'esprit,  est,  comme  une  for- 


(1)  Voir  aussi  le  texte,  cité  2  le  leçon  de  A,  8,  1074  a,  33. 

(2)  o  7797s  ixsfvij  [r;  -jlr,]  yiyverat.  o  yiyvsTOLt,  £t;  ô.  Voj.  les  textes  dans 
Zeller,  p.  314,  n.  2. 

(3)  Phys.  III,  7,  207  a,  33  :  ■n-piiyjri/.i  yào  w;  ri  û)>v;  èvroç  to  ârretpov, 
nsptixst  Se  -o  tlâoç.  Cf.  De  Caelo,  IV,  4,  312  a,  12. 

(4)  Phys.  I,  4,  187  o,  19  :  ...  dix'jopùz  xoù  sïâo.  Départ,  an.  I,  3, 
643  a,  24  :  fort  d'h  Sioupopà  r6  zlôoz  kv  ?/j  -j'it,.  Voir&tfpra,  p.  263,  n.  2. 

(5)  Metaph.  0,  8.  1050  b,  2  :  fsivspàv  ô-i  r,   o'jtlu  xsù  to  stoo;  btipytia. 
hru.  Cf.  Zeller,  p.  318,  n.  4. 

(6)  Ibid.   r,  5,   1010  a,  25   :    ...  xarà  ~o  ùooi   £it«.-j-u  yiyvùnrxoatv. 
Cf.  Bonitz,  Ind.  219  n,  33-37. 

(7)  Par  ex.  Metaph.  Z,  3,  1029  a,  o  :  ...  se  ro  dSo^  -f^  ùXuç  ttootcoo-j 
xai  uà/).oy  ov,  x«i  ro\J  éÇ  kttfQîv  [le  composé  de  matière  et  de  forme, 

70    OVVOXov]  7TG07Î50V    eT7«f.   ê IV.  70V    KVTOV   lù'/OJ . 


LA    THÉORIE    DES    CAUSES  269 

mule  célèbre  le  dit  de  l'esprit,  la  quantité  supprimée.  Il  va 
de  soi  qu'il  y  a  une  hiérarchie  des  formes  et  des  actes, 
comme  il  y  en  a  une  des  matières  et  des  puissances  (1). 
A  peu  près  édifiés  sur  les  notions  de  la  matière  et  de  la 
forme,  nous  n'avons  plus  qu'à  revenir  à  la  théorie  des 
causes  et  à  considérer  la  matière  et  la  forme  dans  leur  rôle 
de  causes,  et  cela  tout  d'abord  en  tant  qu'elles  sont  causes 
sous  leur  dénomination  propre  et  expresse  de  cause  maté- 
rielle et  de  cause  formelle  (2).  La  forme  est  cause,  cela  va 
sans  dire,  dans  les  choses  abstraites  avant  tout.  Dans  les 
choses  immobiles,  c'est-à-dire  mathématiques,  nous  dit 
Aristote,  le  pourquoi  se  ramène  enfin  à  la  quiddité  et  à  la 
définition  qui  l'exprime  ;  on  trouve  en  dernière  analyse  le 
pourquoi  de  telle  propriété  d'une  figure  dans  la  définition 
du  droit  ou  du  commensurable  par  exemple  (3).  Mais  il 
ne  faudrait  pas  croire  que  la  cause  formelle,  proprement 
et  expressément  dite,  n'ait  pas  son  rôle  en  physique. 
D'abord  il  y  a,  parmi  les  sciences  physiques,  des  sciences 
qui  se  constituent  au  moyen  de  l'introduction  d'une  don- 
née concrète  au  milieu  de  relations  mathématiques  (4)  : 
telles  l'astronomie,  l'optique,  l'acoustique  ou,  comme  dit 
Aristote,  l'harmonique.  L'exemple  d'une  explication  par  la 
cause  formelle,  qui  se  présente  le  premier  à  la  pensée  d' Aris- 
tote au  chapitre  3  du  11°  livre  de  la  Physique,  est  justement 
emprunté  à  l'harmonique  :  l'octave  s'explique  par  sa  cause 
tonnelle,  à  savoir  le  rapport  de  2  à  1.  Mais,  jusque  dans 
les  sciences  les  plus  franchement  physiques,  la  cause  for- 
melle, et  cela  sous  son  nom  propre,  a  sa  place.  Il  n'y  a  pas 
de  doute  que  les  définitions  des  éléments  en  physique,  de 


(1)  Outre  le  passage  si  connu  du  f)r  an.  Il,  1.  (12  a.  10  (to  I 
'mtkiyuot,   v.ui  roûro  ot/vi;,  ?6  u'sv  m;  f7rtffTijfi>i,  rd  <?'■);  rô  BtMOtlv),  voir 

Bonitz,  Ind.  254  a,  14). 

Voir  surtout  Paya.  Il,  3  el  \fetapfl.  A,  3  déb.  et  A.  2  ;  il  y  ;i 
d  ailleurs  presque  toujours  identité  littérale  entre  ce  dernier  texte  el 
celui  île  la  Physique. 

(3)  P/t>/s.  Il,  7,  198  a,  10'  :  h  yàp  it«  ri  ri  êorw  otyecysreti  ro  Siv.  ri. 
i': /'j.'.ryj  iv  Toi;  c/./.tvcroi;,  otov  h  TOÎÇ  uc/.'j r4  ■/■(/. 7 rj  (aç  ôptfffMV  yfe>  "OÙ  tùQioç 
/.  TUfi^Utpou  <i  'xû.o-j  rivoç  mdytTou  ïffjjarow),... 

(4)  An.  post.  I.  27;  7,  75  b,  12-17;  Phys.  Il  déb.  a  M  a,  12. 


270  LE    SYSTÈME    DARISTOTE 

l'animal  en  biologie,  de  l'âme  en  psychologie  servent  sans 
cesse  de  principes  d'explication.  —  Quant  à  la  cause  maté- 
rielle, si  elle  peut  par  exception  intervenir  en  mathémati- 
ques [An.  posl.  II,  11,  94  a,  24),  il  est  clair  que  c'est  en 
physique  surtout  qu'on  y  fait  appel.  Aristote  emprunte  le 
plus  souvent  des  exemples  de  cause  matérielle  au  domaine 
de  l'art,  parce  que  c'est  son  procédé  constant  de  comparer 
la  nature  avec  l'art  :  c'est  pour  cela  qu'il  dit  que  la  matière, 
c'est  l'airain  d'une  statue,  l'argent  d'une  tasse,  le  bois  d'un 
lit  :  aussi  bien  eût-il  pu  dire  que  Ja  matière  des  métaux 
est  l'eau  [Meleorol.  IV,  10,  389  «,  7),  que  la  matière  des 
os,  des  tendons  et  des  poils  est  la  terre  [De  an.  I,  5,  410  a, 
30).  Mais  la  cause  matérielle,  pour  Aristote,  ce  n'est  pas 
seulement  les  matériaux  dont  une  chose  est  faite,  bien  qu'il 
aime  à  insister  sur  le  caractère  d'immanence  que  possède 
la  matière  plus  encore  que  la  forme  et  qui  fait  de  cette 
espèce  d'apyrj,  plus  encore  que  de  la  forme,  un  cnrot^elov; 
par  cause  matérielle  Aristote  entend  aussi  tout  ce  qui  est 
condition  nécessaire  de  l'apparition  d'un  produit  de  la 
nature,  ce  sans  quoi  la  chose  ne  serait  pas,  oj  o.ùx  aveu  (1). 
Cela  étend  singulièrement  le  champ  de  la  cause  matérielle. 
Aussi  la  retrouverons-nous  dans  ce  qui  suit. 

La  cause  matérielle  et  la  cause  formelle  proprement  dites 
sont  des  causes  immanentes,  des  éléments  des  choses  et  non 
des  déterminants  du  devenir,  et  c'est  pour  cela  que,  après 
Aristote  et  dès  les  Stoïciens,  ce  sont  les  principes  qu'on  a 
le  moins  volontiers  considérés  comme  des  causes.  Quant  à 
lui,  Aristote  s'est  bien  gardé  d'omettre  ce  qu'on  a  regardé 
après  lui  comme  les  causes  par  excellence,  savoir  les  prin- 
cipes extérieurs  à  l'objet  produit  et  qui  en  provoquent  seu- 
lement la  production.  Mais,  comme  nous  le  verrons,  ces 
principes  extérieurs,  loin  d'être  pour  lui  les  causes  par 
excellence,  ne  sont  encore  que  la  forme  et,  quand  l'un 
d'eux  s'oppose  à  l'autre  comme  plus  formel,  la  forme  et 


(1)  Pour  le  premier  caractère  (par  ex.    Phi/s.   II.  3,  194  b,  24  : 

uXnov  ...   ~ô   i\  oZ  yivezcr.i   ri  ivvKâp%0V70<;),   cf.   Zeller,  p.  327,  n .    1  et 

Bonitz,  Ind.  702  a,  18,  44  ;  pour  ^second,  Phys.  II,  9,  200  a,  6,  9, 
14  et  Zeller,  p.  331  et  n.  1. 


s 

: 

s 


LA  THÉORIE  DES  CAUSES  271 

la  matière  (1).  Malgré  la  part  considérable  qu'Aristote 
fait  au  devenir,  il  obéit  encore  à  la  tendance  du  conceptua- 
lisme  platonicien,  qui  était  de  ramener,  comme  on  dirait 
dans  le  langage  d'Aug.  Comte,  le  dynamique  au  statique. 

Les  deux  causes  extérieures  à  l'objet  ou  au  fait  produit 
sont  le  moteur  ci  la  fin.  —  Il  y  a  dans  Aristote,  au  sujet 
de  la  cause  motrice,  un  certain  nombre  de  textes  où  on  le 
voit  approcher  assez  près  de  la  notion  de  cause  proprement 
dite  ou  mécanique,  notion  déjà  dégagée  en  partie  par 
Démocrite.  Dans  le  traité  de  la  Génération  des  animaux 
(V,  8,  fin),  Aristote  parle  de  choses  qui  arrivent  pi  evexà 
tû'j  yj.'/.'zç  àvàvx.y^  xai  o'.à  t/,v  avuotv  Siy  x'.v/^'.x^v.  Au  livre  H 
de  la  Métaphysique  (4,  1044  ù,  9-12)  il  se  demande  quelles 
sont  les  causes  en  jeu  dans  la  production  d'une  éclipse  de 
lune.  Il  n'y  a  pas  là  de  matière,  il  y  a  seulement  un  patient, 
la  lune.  Le  phénomène  n'a  sans  doute  aucune  fin.  Pour 
l'expliquer,  il  n'y  a  qu'à  chercher  quelle  est  la  cause  qui  fait 
disparaître  la  lumière  à  la  surface  de  la  lune.  Cette  cause, 
à  savoir  l'interposition  de  la  terre,  est- une  cause  purement 
motrice  (xvcwv  wç  x'.v^av).  Nous  trouvons  aussi  la  cause 
proprement  dite,  assez  bien  mise  à  part,  dans  le  passage  de 
ses  œuvres  où  Aristote  a  poussé  le  plus  loin  qu'il  lui  était 
possible  l'analyse  de  la  causalité  (Metaph.  Z,  7,  1032  //,  15- 
30  i  Dans  une  génération,  c'est-à-dire  daus  la  production, 
et  même,  en  l'espèce,  dans  la  production  artilicielle  d'un 
phénomène,  il  faut,  dit-il,  distinguer  deux  parties  :  l'une 
s'appelle  la  pensée  (vôt^-.c),  la  réflexion  sur  la  nature  da 
phénomène  et  ses  conditions,  l'autre  est  la  réalisation 
(-oiï,-'.,-)  du  phénomène,  et  c'est  dans  cette  seconde  partie 
qu'on  voit  à  l'œuvre  l'agent,  l'efficient  qui  fait  commencer 
e  mouvement  {-h  stovoûv  k*1  ôQev  y.y/z-y.:  r\  xiwt\9\q).  Cette 
seconde  partie  serait  d'ailleurs  la  même,  si  la  première 
n'existait  pas  et  si  l'efficient  qui  fait  commencer  le  mou- 
vement était  fourni  par  le  hasard.  Soit  donc,  par  exemple,  à 
produire  la  santé  dans  un  corps  affecté  d'une  certaine  mala- 
die. Il  faut,  dans  ce  corps,  rétablir  l'équilibre  du  froid  et  du 

(\)  Voir  Zcller,  p.  327-330.  Mclapk.  A,   1,    I0!:<  (/.  1!»  :  mfa»  ift 
>  Kpjçâv]  ai  fùv  èvjr:ûp%>ï\i!T(xi  ziivt,  ai  S't  ïxro;. 


272  LE    SYSTÈME    d'aIUSTOTE 

chaud.  Pour  cela  que  faut-il  ?  L'échauffer.  Pour  l'échauf- 
fer, il  faut  faire  telle  chose,  opérer  par  exemple  un  mouve- 
ment de  friction.  Alors  la  réalisation  commence  par  ce  terme 
qui  a  été  le  dernier  dans  l'analyse  à  laquelle  s'est  livrée  la 
pensée.  Maintenant  ce  terme,  premier  dans  la  réalisation, 
qu'est-il  par  rapport  au  résultat  qui  va  s'ensuivre?  Il  est  ce 
qui  produit  une  partie  de  la  santé,  ou  le  réchauffement,  et 
ainsi  il  est  lui-même  une  partie  de  la  santé  (1).  Aristote  isole 
assez  bien  dans  ce  passage  la  cause  proprement  dite.  Mais, 
la  causalité  une  fois  isolée,  il  ne  l'étudié  plus  en  elle-même. 
La  courte  aualyse  qu'il  en  donne  en  une  ligne  et  demie 
(b,  28  sq.),  ou  bien  n'atteint  pas  ce  qu'il  s'agirait  d'attein- 
dre, car  il  y  a  notamment,  une  ligne  plus  haut,  un  certain 
sTO-rat  dans  lequel,  sous  l'idée  de  consécution,  se  cache  une 
relation  proprement  causale  ;  ou  bien,  pour  autant  qu'il  y 
a  analyse,  la  causalité  est,  avec  la  notion  de  partie,  rame- 
née à  autre  chose.  Elle  est  ramenée  à  la  cause  matérielle  : 
r,  vàp  uX-rç  fiépoç,  est-il  dit  un  peu  plus  bas  (2).  Suivant  en 
cela  Socrate  et  Platon,  c'est  à  la  matière  qu  Aristote  assi- 
mile la  cause  nécessaire  (3).  Après  cette  réduction  des 
causes  nécessaires  à  la  matière,  il  ne  reste  plus  qu'un  pas 
à  franchir  pour  faire  disparaître  complètement  ce  que  la 
nécessité  mécanique  peut  avoir  de  spécifique.  Il  reste  à 

(1)  Nous  citerons  seulement  les  dernières  lignes  du  passage,  b,  26- 
30  :  h  ftsouor'/j;  roîvuv  ij  ht  r<p  crâftscTi  r,  fisooç  r?,ç  ùyuiaq  c  êrcsrflct  ri 
«jT/j  roioûrev  6  sert  uspo;  rtjc,  ùyteiuç,  [à  savoir  l'équilibre  du  froid  et  du 
chaud]  ...  to'jto  d'Ëa^KTO-j  zb  îtoiouv  ~b  p.ipoç,  v.y.i  u.jzo  n&çuépoç  eotî  zr,; 
ùyteiixç  x«i  z'tjç,  otxifaç  oiov  os  lidoi,  xcà   riJv  vJlorj.  Après  ïrsyjxzo-j  (b,  28), 

nous  pensons  qu'il  faut,  avec  Alexandre  (Metaph.  492.  11  Hayd.  459, 
26  Bz),  supprimer  èati,  qui  manque  du  reste  dans  le  ms  E  (Paris.  1853), 
et  qu'on  doit,  à  la  ligne  suivante,  lire  avec  Bonitz  (Met.  II,  p.  323)  : 
«  jro  7twç  pépoç  (au  lieu  de  zb  ovtmç  pépo<;),  mais  en  conservant,  ce  que 
ne  fait  pas  Bonitz,  après  7roioùv,  les  motsro  uépoç.  —  Pour  ce  qui  con- 
cerne la  cause  motrice,  voir  Zeller,  p.  333,  n.  1. 

(2)  Voici  en  effet  la  suite  du  passage  :  wore...  k<?vv«tov  yevêaQat  si 
wTvj  Tzpovxdp%ot.  on  pkv  ouv  zi  fAs'poç  é\  àvâyxïjî  -j-'Àplu.  pavepov  '  r.  yàp 
■j'k-i)  pipoz  •  gvùïrâpvei  yàp  /.où  yiyverat  ajT>j  [elle  est  sujet  de  la  généra- 
tion] (6,  30-1033  o,i). 

(3)  Phys.  Il,  9,  200  «,  30  :  yeraepôv  §Tt  ô:i  ro  KvotYxaïov  b  zoîc,  fvtrt- 
xoîç  zb  M£  v/.ïj  Iz-yôuévov  y.cà  ai   xiv/J7E>:  Kt   raOrr};,   Cf.  Zeller,    loi  . 

(tin  de  l'avant-dernière  note). 


LA   THÉORIE   DES  CAUSES  273 

expliquer  cette  nécessité,  ou  aussi  bien  la  matière,  puis- 
que c'est  la  même  chose.  La  nécessité  dont  il  s'agit,  Aris- 
tote  l'explique  en  en  faisant  une  nécessité  hypothétique, 
c'est-à-dire  une  nécessité  qui  n'existe  que  si  le  résultat  du 
processus  causal  est  tout  d'abord  posé.  La  nécessité  des 
Physiologues  n'est,  vraiment,  que  l'envers  de  la  nécessité. 
La  santé  nécessite  l'équilibre  du  froid  et  du  chaud,  celui-ci 
nécessite  la  production  de  chaleur,  celle-ci  nécessite  le 
mouvement  qui  la  produit.  La  nécessité  va  à  vrai  dire  du 
conséquent  à  l'antécédent,  et  non  de  l'antécédent  au  consé- 
quent (Pays.  II,  9  déb.).  Il  n'y  a  qu'un  cas  où  l'on  puisse 
parler  d'une  détermination  nécessaire  du  conséquent  par 
l'antécédent,  attribuer  à  l'antécédent  la  nécessité  absolu- 
ment :  c'est  le  cas  où  les  phénomènes  considérés  forment 
un  cycle  :  soit  par  exemple  la  production  de  la  pluie  par 
les  nuages  et  des  nuages  par  la  pluie  (De  Gen.  et  corr., 
fin,  19e  leçon,  à  la  lin).  Mais  si,  dans  ce  cas,  la  nécessité  de 
l'ensemble  rejaillit  sur  chacune  des  parties,  on  voit  bien, 
par  ce  cas  lui-même,  que  jamais  les  parties  d'un  devenir 
ne  possèdent,  comme  parties,  la  nécessité  et  la  vertu  néces- 
sitante; car,  dans  un  cycle,  il  n'y  a  ni  commencement  ni 
terme,  et,  par  conséquent,  il  n'y  a  plus  aucune  partie  qui 
ne  soit  qu'une  partie  :  chacune  est,  à  sa  façon,  le  tout.  Donc 
la  nécessité  vient  toujours  du  terme  de  la  causalité,  et  jamais 
de  son  origine.  Dès  lors  nous  comprenons  la  façon  dont 
Aristote  présente,  en  fin  de  compte,  la  causalité  motrice  ou 
efficiente.  La  phase  de  la  réalisation  s'atténue  jusqu'à  dis- 
paraître. Ce  qui  produit  la  santé,  ce  n'est  pas  le  mouvement 
de  l'opérateur,  c'est  en  somme  la  santé  :  c'est  la  santé 
telle  qu'elle  est  dans  l'intellect  du  médecin,  et,  si  dans  le 
domaine,  non  plus  de  l'art  mais  de  la  nature,  nous  consi- 
dérons un  agent  et  un  patient,  nous  voyons  que  l'action 
consiste  en  ce  que  l'agent  qui  est  en  possession  de  la  forme 
informe  le  patient,  soit  en  lui  transmettant  la  forme,  soit 
plutôt  en  éveillant  chez  lui  la  forme  qui  y  sommeille  à 
l'état  virtuel  (1). 

(1)  Meiaph.,  foc.  cit.,  103:2  b,  H  :  mttî  orupStclvit  -oo7rov  rtvà  ÎÇ 
iyului  ndv  vyitton  ylyvtcrQu...  De  Gen.  et  corr .  I,  7,  surtout  321  «,  9-1 1. 
Cf.  Zeller,  p.  328,  o.  i. 

Aristote  18 


274 


LE   SYSTÈME   d'aRISTOTE 


La  causalité  que  nous  venons  d'exposer,  après  avoir 
commencé  par  promettre,  avec  Aristote,  que  ce  serait  la 
causalité  motrice  ou  efficiente,  c'est,  sous  un  autre  titre,  la 
causalité  de  la  forme.  En  passant  à  .la  causalité  finale,  ce 
sera  encore  le  même  processus  que  nous  allons  retrouver. 
Enumérant  les  quatre  causes  du  début  du  traité  De  la 
génération  des  animaux,  Aristote  dit  de  la  fin  et  de  l'es- 
sence qu'il  faut  les  considérer  toutes  les  deux  comme  ne 
faisant  qu'un,  à  peu  de  chose  près.  Et  en  effet  la  différence 
des  deux  choses  ne  peut  consister  pour  lui  qu'en  une 
nuance  :  la  fin,  c'est  la  forme  non  encore  possédée  et  qui  se 
cherche,  ou  vers  laquelle  aspirent  la  puissance  et  la 
matière.  D'autre  part  Aristote  incline  évidemment  vers  la 
cause  finale  la  cause  formelle,  lorsqu'il  donne  à  celle-ci  le 
nom  de  modèle  (1).  L'activité  que  nous  avons  décrite  sous 
le  nom  d'activité  motrice  ou  efficiente,  n'étant  que  la  réa- 
lisation de  la  forme,  était  donc  déjà  téléologïque,  et  nous 
n'avons  rien  de  nouveau  à  dire  sur  la  causalité  finale. 
Cette  causalité  a  son  type  le  plus  accessible  pour  nous  dans 
la  production  des  œuvres  de  l'art.  Et  c'est  à  cette  produc- 
tion qu'Aristote  se  réfère  sans  cesse  pour  la  faire  compren- 
dre. Mais  notre  art  n'est  après  tout  qu'un  cas  particulier 
d'un  art  plus  général  et  plus  profond,  et  la  présence  en  nous 
de  la  délibération  et  de  la  conscience  ne  change  pas  l'es- 
sentiel de  la  procédure.  Le  rapport  des  antécédents  et  des 
conséquents  est  le  même  dans  la  nature  et  dans  l'art.  Si 
nous  remarquons  en  outre  qu'un  art  vraiment  digne  de  son 
nom,  un  art  parfait,  ne  délibère  pas,  nous  devrons  donc 
dire  que  la  finalité  dans  la  nature  est  identique  à  l'art,  sauf 
qu'elle  est  immanente  à  l'objet  produit.  Lorsqu'un  homme 
se  guérit  lui-même,  il  agit  comme  la  finalité  naturelle. 
Mettons  l'art  de  la  construction  navale  dans  le  bois  :  nous 
aurons  exactement  cette  finalité  {Phys.  II,  8,  199  a,  18sqq. 
et  199/;,  26  à  la  fin  du  ch.). 

La  théorie  aristotélicienne  des  causes  aboutit  donc  bien 
à  la  conclusion  que  nous  avions  annoncée.  Toutes  les 
causes  se  ramènent  à  la  forme  et  à  la  matière.  Le  moteur 


(1)  Phys.  II,  3,  194  b,  26  :  ...  zo  slSos  xa't  -o  irapa^sr/txa. 


LE    DÉTERMINISME  275 

et  la  fin  ne  font  qu'un  avec  la  forme  (1)  et,  de  son  côté, 
la  matière  joue  le  rôle  de  tout  ce  qui  est  nécessité  venue 
d'en  bas,  de  tout  ce  qui  est  vis  a  tergo. 

Mais  le  déterminisme  a  beau  être  ainsi  simplifié,  il  n'est 
pas  pour  cela  unifié.  Parce  que  la  matière  y  joue  un  rôle 
irréductible,  le  déterminisme  se  trouve  imparfait.  Nous 
touchons  ici  à  l'un  des  points  les  plus  obscurs  de  la  philo- 
sophie d'Àristote.  II  y  a  deux  façons  dont  la  matière  rend 
le  déterminisme  imparfait.  Voici  la  première.  Dépourvue 
par  elle-même  de  tout  pouvoir  de  produire,  de  déterminer 
quelque  effet  que  ce  soit,  la  matière,  comme  nous  l'avons 
vu,  reçoit  de  la  fin  et  de  la  forme  un  pouvoir  de  provoquer 
comme  antécédent  des  conséquents.  La  nécessité  vient 
résider  en  elle,  comme  le  mouvement  réside  dans  le  mû  et 
non  dans  le  moteur  ;  et  dès  lors  on  peut  dire  que  la  matière 
est  une  cause  nécessaire  ou  nécessitante  :  sv  yàp  trj  :Th-ri  xh 
ivaYxatov  (Phys.  II,  9  200  a,  14).  Mais  cette  nécessité  qui 
lui  vient  du  dehors,  la  matière  la  reçoit  h  sa  façon.  Il  y  a 
dans  la  matière  un  manque  de  souplesse,  une  espèce  de 
raideur.  Quand  elle  reçoit  un  pouvoir,  elle  ne  le  reçoit  pas 
pour  l'employer  uniquement  à  réaliser  la  fin  :  elle  en  reçoit 
la  lettre  et  non  l'esprit.  Par  exemple,  la  fonction  d'une 
scie  étant  ce  qu'elle  est,  il  faut  que  la  Scie  soit  de  telle 
figure,  et  de  plus  il  faut  qu'elle  soit  de  fer  {Phys.,  ihid.  a, 
10).  Il  faut  qu'elle  soit  de  fer  afin  de  couper  ;  mais  le  fer  ne 
se  dépouille  pas  de  ses  autres  aptitudes  en  entrant  dans  la 
scie  :  il  y  entre  en  bloc,  en  apportant  aussi  son  aptitude  à 
rouiller  et  il  pourra  arriver  que  la  scie  soit  détruite  préci- 
sément parce  qu'elle  est  de  fer  :  ce  qui  faisait  sa  force  peut 
faire,  par  accompagnement,  sa  faiblesse.  Cet  exemple,  qui 
n'est  pas  d'Aristote  mais  qui  est  analogue  à  d'autres  qu'il 
emploie,  rend  bien  sa  pensée.  «  Certaines  choses  étant 
telles,  dit-il,  une  foule  d'autres  surviennent  accidentelle- 
ment parce  que  ces  choses  sont  telles  »  (2).  Nous  -avons 
fait  le  possible  pour  présenter  la   raideur  de    la    matière 


(1)  P/iya.  Il,  7,  198  a,  %i   :   Ifr/vcttt  St  rà  rpi'x  si;  h  r.oilùy.i^. 

(2)  Dp  part.  an.  IV,  2,  (177  <i,   18  :   ...  rtvdiv  ôvtwv  rotowrwv  inpa.  è; 
«vay/.'Cî  ffu|w6atv«e  <?ià  raùra  iro^a.   Cf.  Zeller,  p.  33:'»,  n.  i. 


276  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

comme  quelque  chose  de  négatif.  Mais  c'est  plutôt  l'ana- 
lyse d'une  quantité  négative  que  d'un  simple  zéro.  Il  y  a 
donc  quelque  chose  comme  un  déterminisme  propre  à  la 
matière,  qui  se  pose  à  côté  du  déterminisme  venu  de  la 
forme.  L'imperfection  du  déterminisme  total  vient,  à  ce 
pomt  de  vue,  d'un  conflit  entre  les  deux  déterminismes. 
Mais  la  matière  a  encore  une  autre  façon  de  rendre  le  déter- 
minisme imparfait.  Elle  est,  nous  l'avons  vu,  essentielle- 
ment ambiguë,  toujours  partagée  entre  deux  contraires  ; 
car  telle  est  la  nature  de  la  puissance,  nature  avec  laquelle 
la  sienne  propre  se  confond.  Sans  doute  Aristote  dit  que 
toutes  les  puissances  dépourvues  de  raison  (oXoyoti  Buvà{jieiç) 
(Metaph.  é,  2  1046  b,  2),  ou  au  moins  beaucoup  de  ces 
puissances  {Hermen.  13,  22  b,  39),  ne  sont  capables  que 
d'un  seul  effet,  à  la  différence  des  forces  douées  de  raison 
qui  sont  capables  de  l'un  ou  de  l'autre  de  deux  actes 
opposés.  Mais  d'abord  on  voit  que  certaines  puissances 
irrationnelles  restent  ambiguës  par  elles-mêmes  ;  et  d'ail- 
leurs elles  le  demeurent  toutes,  ou  presque  toutes,  indirec- 
tement. En  effet  une  puissance  naturelle  est  presque  tou- 
jours instable  et  à  la  merci  du  changement.  Il  n'y  a  donc 
guère  de  chose  sensible  sur  laquelle  on  puisse  compter  pour 
produire  tel  ou  tel  effet.  Des  effets  attendus  ne  se  produi- 
ront pas  et  d'autres  inattendus  se  produiront.  Ainsi,  d'une 
part,  en  tant  que  la  nécessité  devient  dans  la  matière  quel- 
que chose  de  brutal,  d'autre  part,  en  tant  qu'il  y  a  de  l'am- 
biguïté dans  la  matière,  le  déterminisme  est  rendu  impar- 
fait. Ces  deux  façons  dont  la  matière  rend  le  déterminisme 
imparfait  peuvent-elles  se  ramener  à  l'unité?  L'unification 
semble  assez  difficile.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  déterminisme 
est  imparfait.  Nous  arrivons  à  la  théorie  du  hasard,  qu'il 
nous  reste  à  résumer. 

Elle  est  exposée  dans  les  chapitres  4  à  6  du  IIe  livre  de  la 
Physique.  Aristote  commence  par  réfuter  deux  objections 
contre  l'existence  du  hasard  et  par  établir  que  le  hasard 
existe.  On  invoquait  d'abord  le  fait  qu'aucun  des  anciens 
philosophes  n'avait  songé  à  compter  cette  cause  parmi 
celles  qu'il  admettait.  Aristote  répond  que  ce  silence  est 
d'autant  moins  probant  que  les  philosophes  dont  il  s'agit, 


LE    HASARD  277 

et  par  exemple  Empédocle,  invoquaient  à  l'occasion  l'ao 
tion  du  hasard  (4,  195  b,  36  et  19!)  a,  16).  Une  autre 
objection,  que  nous  savons  par  Eudème  être  de  Démo- 
crite  (1),  est  plus  sérieuse.  Il  y  a  toujours,  énonce-t-elle, 
une  cause  déterminée  de  tout  événement  :  par  exemple, 
rencontrer  quelqu'un  sur  la  place  publique  sans  y  compter 
a  pour  cause  qu'on  s'est  rendu  sur  la  place  publique  afin 
de  faire  un  achat.  Aristote  ne  conteste  pas  l'assertion  de 
Démocrite  ;  mais  elle  ne  fait,  remarque-t-il.  que  nous  por- 
ter encore  plus  à  croire  à  l'existence  du  hasard.  Car  on  a 
beau  connaître  la  cause  dont  il  s'agit,  le  fait  de  la  rencon- 
tre apparaît  néanmoins  comme  un  hasard -(196  a,  11).  Le 
fait  de  hasard  a  d'ailleurs  une  caractéristique  sur  laquelle 
tout  le  monde  tombe  d'accord.  Tout  le  monde  parle  de  faits 
rares,  défaits  exceptionnels,  et  tout  le  monde  entend  parla 
des  faits  de  hasard,  tellement  que  les  deux  expressions  se 
réciproquent.  Et  qu'il  y  ait,  pour  répondre  à  cette  caracté- 
risation  verbale,  des  faits  réels,  c'est  ce  qui  résulte,  d'une 
part,  de  ce  que  l'existence  incontestée  de  faits  constants,  ou 
défaits  arrivant  la  plupart  du  temps,  requiert  par  opposi- 
tion l'existence  de  laits  rares,  et,  d'autre  part,  de  ce  que 
nous  constatons  dans  notre  expérience  la  présence  de  tels 
faits  (>)  déb.  à  196  b,  17).  —  Remarquons  que  la  caractéris- 
tique invoquée  par  Aristote,  et  qui  relève  du  point  de  vue 
de  l'extension,  est  extrêmement  défectueuse.  Il  se  peut 
qu'un  faitde  hasard  soit,  au  moins  en  général,  un  fait  rare. 
Mais,  quoi  qu'Aristote  en  dise,  il  n'y  a  pas  réciprocité.  S'il 
parvient  à  dire  sur  le  hasard  des  choses  qui  portent,  c'est 
grâce  à  L'emploi  des  expressions  «  par  accident  »,  «  acci- 
dentel »,  auxquelles  il  donne  le  sens,  non  pas  de  rare, 
mais  de  contingent.  11  faut  d'ailleurs  signaler  que,  si  Aris- 
tote se  plaît  à  insister  Bur  ce  caractère  de  rareté  dans  les 
exemples  de  faits  fortuits  qu'il  allègue,  ce  caractère  ne 
tient  en  revanche  aucune  place  dans  sa  définition  du 
hasard.  —  Cette  définition,  Aristote  l'applique  à  une 
espèce  du  hasard;  mais  peu  importe  :elle  contient  tous  les 


(1)  Voir  Zeller,  I»,  8<;s-x72  et  surtoul  871,  I  (tr.  Ir.  II.  304-307 

30ti,  4). 


278  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

caractères  essentiels  du  hasard.  Aristote  distingue,  comme 
on  sait,  le  hasard  en  général  [xo  aù-ïô^aTov)  et,  dans  l'exten- 
sion de  celui-ci,  une  espèce  particulière  de  faits  fortuits, 
ceux  qui  se  produisent  dans  le  domaine  de  la  pratique 
humaine  et  qu'il  appelle  des  effets  de  la  fortune  (xà  omco 
"'■J'/r^ç)  (ch.  6).  Or,  au  lieu  de  définir  le  hasard,  c'est  la  for- 
tune qu'il  définit  ;  mais  on  voit  que  peu  importe  et  que 
la  fortune,  si  elle  surajoute  à  ceux  du  hasard  un  caractère 
propre,  doit  contenir  tous  les  éléments  constitutifs  du 
hasard.  La  définition  est  la  suivante  :  «  La  fortune  est  la 
cause  par  accident  de  faits  susceptibles  d'être  des  fins, 
quand  ces  faits  relèveraient  de  la  pensée  et  du  choix  »  (1). 
Il  suffit  de  supprimer  le  caractère  de  relever  de  la  pensée 
pour  avoir  la  définition  du  hasard  en  général,  et  de  rem- 
placer la  pensée  par  la  nature  pour  avoir  la  définition  du 
hasard  au  sens  étroit,  en  tant  qu'il  est,  dans  le  genre,  l'es- 
pèce opposée  à  la  fortune.  Le  caractère  de  rareté  laissé  de 
côté,  on  voit  que  le  hasard  est  pour  Aristote  constitué  par 
deux  éléments.  D'abord  il  faut  que  ce  qui  sera  un  fait  de 
hasard  soit  en  principe  susceptible  d'être  une  fin,  soit  de 
l'homme,  soit  de  la  nature  :  tel  le  fait  de  rencontrer  un  débi- 
teur sur  la  place  publique,  comme  dit  la  Physique,  ou  de 
trouver  un  trésor,  comme  dit  la  Métaphysique  (A,  30), 
second  exemple  qui  est  devenu  classique  et  se  retrouve 
jusque  chez  Cournot.  Il  faut  ensuite  que  ce  fait  susceptible 
d'être  une  fin  soit  pourtant  arrivé  sans  avoir  été  effective- 
ment pris  pour  fin.  Déterminé  par  des  causes  à  tout  autre 
égard,  il  n'en  a  pourtant  pas  en  tant  qu'il  est  susceptible 
d'être  une  fin.  Capable  de  relever  dune  activité  téléologi- 
que,  il  n'a  pourtant  été  produit  par  aucune  activité  téléo- 
logique,  ou  du  moins  par  aucune  activité  qui  ait  été  téléo- 
logique  en  tant  qu'elle  l'a  produit.  Ea  d'autres  termes, 
l'activité  productrice  d'un  fait  de  hasard  n'est  téléologique 
que  par  accident  :  elle  réalise,  sans  le  poursuivre  comme 
une  fin,  un  événement  qui  pourrait  être  une  fin.  Le  hasard 
est  la  cause  que  nous  mettons  à  la  place  de  l'activité  téléo- 

(1)  Phys.  II,  5,  197  «,  5  :  ...  h  viiyjri  airla  xarà  avuSeêuxoç  «  roïç 
•/arà  7roo«ips<rtv  rwv  gvsxcc  rou. 


LE   HASARD  279 

logique,  absente  en  l'espèce,  et  c'est  pour  cela  que  nous 
parlons  d'heureux  hasard,  de  bonne  et  de  mauvaise  for- 
tune (5,  197  a,  2o,'zùyri  y.^-yJr/^  çpaûXT)  ;  z:j-r/:.y.).  Le  hasard 
est  donc  sans  réalité,  et  d'autre  part  réel.  Il  est  sans  réalité, 
en  tant  qu'on  voudrait  en  faire  une  cause  efficiente  posi- 
tive, une  activité  agissant  pour  des  fins  en  dehors  de  la 
nature  ou  de  la  pensée.  Mais  il  est  réel,  en  tant  qu'il 
signifie  l'absence  d'une  activité  téléologique,  là  où  la  pré- 
sence d'une  telle  activité  semblerait  requise  ;  car  cette 
absence  est  un  fait  qui  n'a  rien  d'imaginaire  (o,  197  a,  10-17). 


SEIZIÈME  LEÇON 


L'INFINI,  L'ESPACE,   LE  VIDE,   LE  TEMPS 

La  physique  a  pour  objet  le  changement,  avec  tout  ce 
qu'il  implique  en  fait  d'êtres  et  de  relations  sensibles. 
Aristote,  dans  celui  de  ses  ouvrages  par  lequel  il  ouvre  la 
série  de  ses  spéculations  physiques,  commence  donc  par 
montrer  comment  le  changement  est  possible,  puis  par 
définir  le  principe  du  mouvement,  et  ensuite  les  diverses 
espèces  du  changement.  Mais,  arrivé  à  ce  dernier  point, 
il  ne  continue  pas  immédiatement  l'étude  du  changement 
et  du  mouvement.  Avant  de  pénétrer  jusqu'au  cœur  de  ces 
phénomènes  fondamentaux,  il  s'arrête  pour  s'occuper  de 
certaines  généralités  qui  doivent,  dit-il,  être  étudiées  avant 
les  déterminations  plus  spéciales  du  changement  et  du 
mouvement.  Le  mouvement  en  effet  est,  suivant  l'opinion 
générale,  quelque  chose  de  continu  ;  or  le  continu  est  le 
premier  siège  de  l'infini.  De  plus,  toujours  suivant  l'opi- 
nion générale,  le  mouvement  n'est  pas  possible  sans  l'es- 
pace, sans  le  vide  et  sans  le  temps.  Une  fois  donc  qu'il  a 
indiqué  la  définition  du  mouvement  et  les  espèces  du  chan- 
gement, Aristote  étudie  l'infini,  l'espace,  le  vide  et  le 
temps  (Phys.  III,  1  déb.  à  200  b,  25).  Comme  ces  quatre 
choses  ne  supposent,  parmi  les  caractères  du  changement 
et  du  mouvement,  que  les  plus  extérieurs  et  les  moins 
contestés,  il  n'y  a  sans  doute  aucun  inconvénient  à  en  pré- 
senter d'abord  la  théorie  de  façon  à  pouvoir  suivre  après 
cela,  d'un  trait,  celle  du  mouvement. 

Il  y  a  cinq  raisons  de  penser  que  l'infini  existe.  D'abord 


l'infini  281 

l'infinité  est  un  caractère  essentiel  du  temps.  Ensuite  les 
grandeurs  mathématiques  se  divisent  à  l'infini.  En  troi- 
sième lieu  on  peut  penser  qu'il  faut  un  infini  pour  alimen- 
ter sans  fin  la  génération  des  substances.  De  plus  on  peut 
penser  que  toute  limite  suppose  un  au  delà,  de  sorte  qu'on 
s'avance  sans  fin  au  delà  d'une  limite,  puis  d'une  autre. 
Enfin,  comme  la  pensée  va  toujours  de  l'avant,  la  série  des 
nombres,  l'accroissement  des  grandeurs  ou  étendues 
mathématiques,  la  progression  dans  un  espace  extérieur  au 
monde  apparaissent  comme  autant  d'infinis  (Phys.  III,  4, 
203  à,  15-25). 

Comment  donc  faut-il  concevoir  l'existence  de  l'infini  ? 
L'infini  existe-t-il  en  lui-même  et  par  lui-même  sans  sup- 
port d'aucune  sorte,  de  façon  à  ce  qu'il  soit  une  substance  ? 
Ainsi  l'ont  envisagé  les  Pythagoriciens  et  Platon.  Mais 
l'infini  n'est  infini  que  s'il  est  divisible  et  constitué  par 
une  infinité  de  parties  ;  car  autrement  il  ne  s'opposerait  au 
fini  que  comme  appartenant  à  un  autre  genre  :  il  serait 
infini  comme  la  voix  est  invisible.  Le  véritable  infini  est 
donc  divisible.  Or  la  divisibilité  n'existe  que  dans  la  gran- 
deur ou  dans  la  pluralité  (1).  C'est  dire  que  l'infini  n'est  pas 
une  chose  en  soi,  que  c'est  un  simple  attribut  de  la  gran- 
deur et  du  nombre  (5  déb.  à  204  a,  19;  4,  203  a,  4).  Si 
d'ailleurs  l'infini,  en  même  temps  qu'il  serait  une  sub- 
stance, était  pourtant  divisible,  chacune  de  ses  parties, 
retenant  la  nature  de  la  substance  à  laquelle  elle  appar- 
tiendrait, serait  elle-même  infinie  :  de  sorte  que,  dans 
l'unité  de  l'infini,  il  y  aurait  une  pluralité  d'infinis  (5,  204 
a,  20-26).  L'infini  existera-t-il  donc  en  tant  que  qualité 
d'un  support,  ainsi  que  l'ont  pensé,  sans  aucune  exception, 
tous  ceux  des  Physiologues  qui  ont  cru  à  l'existence  de 
l'infini  (4,  203  a\  1b)  ?  Contre  cette  thèse  les  arguments 
d  Aristoto  sont  de  deux  sortes.  Comme  il  entend  examiner 
l'infini  en  physicien  (5,  204  b,  1),  c'est  à  ses  arguments  les 
plus  physiques  (œucnxôiç  jjiétXXov  204  l>,  10)  qu'il  attache  le 
plus  d'importance,  et  c'est  d'eux  qu'il  parle  en  dernier  lieu. 
Pour  nous   au  contraire,  ce  sont  les  arguments  les  plus 

(I)  /'ht/s.  III,  5,  204  a,  Il  :  ro  ykp  Smtptxiv  r,  itr/ifjo;  tarai  y  ir)U}6of. 


282 


LE    SYSTEME    D  ARISTOTE 


logiques,  bien  que  déjà  physiques  à  quelque  degré  dans  la 
pensée  d'Aristote  (Aoy.xwç  b,  4),  qui  nous  intéressent  le  plus, 
aussi  les  réserverons-nous  pour  la  fin.  —  Voyons  ses  argu- 
ments les  plus  physiques.  Le  corps  infini  des  Physiologues 
est-il  composé  ?  Si  chacun  des  éléments  qui  le  composent 
est  fini,  le  tout  est  fini.  D'autre  part,  il  est  impossible 
qu'ils  soient  tous  infinis  ;  car  un  infini  ne  laisse  pas  de 
place  pour  autre  chose  que  lui.  Enfin,  si,  les  autres  éléments 
étant  finis;  l'un  d'eux  est  infini,  cet  élément,  fût-il  le  moins 
agissant  de  tous,  l'emportera  pourtant  sur  tous  les  autres 
et  les  ramènera  à  sa  propre  nature  ;  de  sorte  que,  dans  ces 
conditions,  il  n'y  aura  pas  de  composé  possible  (5,  204  b, 
10-23).  Le  corps  infini  serait  donc  un  corps  simple.  Mais 
il  n'y  a  pas  de  corps  simple  unique,,  soit  qu'on  entende  par 
là  l'un  des  quatre  éléments,  tel  le  feu  d'Heraclite,  soit  au 
contraire  qu'il  s'agisse  de  l'Infini  d'Anaximandre,  supérieur 
aux  quatre  éléments.  Un  tel  corps  n'existe  pas,  puisqu'on 
ne  l'a  jamais  aperçu  au  terme  d'aucune  corruption  (5,  204 
b\  22-205  a,  7  ;  cf.  4,  203  b,  10).  Mais  l'argument  physique 
qu'Aristote  estime  le  plus  considérable,  parmi  ceux  qu'il 
oppose  à  l'existence  de  l'infini,  est  certainement  celui 
qu'il  tire  de  sa  doctrine  sur  le  lieu.  Tout  corps  a  un  lieu 
naturel.  Or  un  lieu  est  quelque  chose  de  déterminé  et  de 
fini.  Le  haut  et  le  bas,  qui  sont  des  déterminations  spatia- 
les, réelles  en  soi  et  non  pas  seulement  par  rapport  à  une 
position  que  nous  occupons,  n'auraient  aucun  sens  dans 
l'infini.  Ils  désignent  des  régions  limitées  de  l'espace  :  le 
haut,  c'est  ce  qui  est  éloigné  du  bas  au  maximum,  et  le 
bas  est  ce  au-dessous  de  quoi  on  ne  peut  descendre,  et, 
d'autre  part,  ce  qui  occupera  le  bas  sera  séparé  par  une 
limite  ou  par  des  intermédiaires  de  ce  qui  occupera  le  haut. 
Dans  ces  conditions  il  n'est  pas  possible  que  rien  de  cor- 
porel soit  infini  (5,  205  a,  8-fin  du  ch.).  —  Restent  main- 
tenant les  arguments  moins  physiques  et  plus  logiques 
que  nous  avions  ajournés.  Il  y  en  a  deux.  Le  premier  se 
fonde  sur  la  définition  du  corps  en  général.  Qu'est-ce 
qu'un  corps  ?  C'est  ce  qui  est  limité  par  une  surface. 
D'après  cela  il  ne  saurait  y  avoir  de  corps  infini,  que  ce 
corps  soit  d'ailleurs  sensible  ou  qu'il  soit  intelligible,  c'est- 


l'infini  283 

à-dire  mathématique.  Le  second  argument  s'appuie  sur  la 
nature  du  nombre.  Considérons,  non  pas  la  série  des  nom- 
bres, mais  un  nombre  réalisé  et  existant  par  lui-même 
.y.v/(oy.7'xi\>oç),  un  tel  nombre  ne  peut  pas  être  infini.  En 
effet  un  nombre,  c'est  ce  qui  est  nombrable  ou  ce  qui  est 
déjà  nombre  ;  dans  le  cas  même  où  un  nombre  est  seule- 
ment quelque  chose  de  nombrable,  puisque  ce  nombrable 
peut,  par  définition,  être  nombre,  le  nombre  n'est  pas 
infini.  S'il  l'était,  ce  serait  donc  qu'on  peut  accomplir  et 
achever  le  parcours  de  l'infini  ;  car  nombrer,  c'est  parcourir 
(5,  204  />,  5-10).  Et  dans  le  VIIIe'  livre  de  la  Physique,  expo- 
sant une  forme  nouvelle  qu'on  avait  donnée  à  l'argument 
zénonien  de  la  dichotomie,  Aristote  dit  :  «  de  cette  façon, 
quand  le  mobile  a  parcouru  la  totalité  de  la  ligne,  il  arrive 
qu'il  a  nombre  un  nombre  infini  ;  mais  cela,  d'un  commun 
accord,  est  impossible  »  (1).  Ainsi  il  est  démontré  que  l'in- 
fini n'existe  pas,  du  moins  au  sens  plein  du  mot  exister. 

Cependant  il  est  impossible  de  nier  d'une  façon  absolue 
l'existence  de  l'infini.  En  effet,  si  nous  nous  reportons  aux 
cinq  raisons  que  nous  avons  indiquées  d'admettre  l'infini, 
on  voit  que  certaines  se  laissent  écarter,  et  non  toutes.  Il 
n'y  a  pas  besoin  d'un  infini  pour  alimenter  la  génération 
des  substances,  parce  que  cette  génération  est  circulaire  : 
la  génération  d'un  élément  est  la  corruption  d'un  autre  :  on 
passe  ainsi  sans  fin  d'un  élément  à  l'autre  (8,  208  a,  8-11). 
Il  n'est  pas  exact  que  toute  limite  suppose  un  au-delà, 
attendu  que  être  limité  et  toucher  à  autre  chose  sont  des 
notions  qui  ne  se  confondent  pas  :  car  la  première  de  ces 
notions  ne  signifie  pas,  comme  la  seconde,  une  relation 
(ihirf.,  11-14).  La  marche  en  avant  de  la  pensée  ne  prouve 
rien  quant  à  la  réalité  de  l'infini  ;  car  le  fait  de  penser 
qu'un  homme  se  trouve  en  dehors  de  la  ville  ne  prouve 
pas  qu'il  se  trouve  effectivement  à  cet  endroit  (ibid.,  1  5-19). 
.Mais  les  autres  raisons  d'admettre  l'infini  subsistent.  Il  faut 
bi<;n  que  le  temps  n'ait  ni  commencement  ni  tin,  que  les 
grandeurs  se  divisent  en  grandeurs  à  l'infini,  que  la  série 

(1)  8,  263  a,  9  :  ...  aSori  ote/.Oovro;  njv  tkyv  âirccpov  ttvftSetltu  hpi9ui)- 


284  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

des  nombres  soit  infinie  (ch.  6,  déb.).  La  seconde  de  ces 
raisons  surtout  est  puissante  ;  elle  est  la  vraie  raison  d'être 
de  l'infini.  En  effet  la  grandeur,  c'est-à-dire  avant  tout 
l'étendue,  ne  se  compose  pas  de  points  qui  se  toucheraient, 
puisque,  se  touchant,  les  points  se  confondraient,  de  sorte 
qu'avec  autant  de  points  qu'on  voudra  on  n'aurait  jamais 
qu'un  seul  point.  Donc  les  points,  dans  la  grandeur,  sont 
séparés  l'un  de  l'autre  (cf.  par  ex.  Gen.  et  corr.  I,  3,  317  a, 
11).  Cela  revient  à  dire  que  la  grandeur  est  composée  de 
parties  qui  sont  situées  les  unes  par  rapport  aux  autres 
(Cat.  6,  déb.),  ou,  comme  nous  disons  en  langage  moderne, 
extérieures  les  unes  aux  autres.  Mais  des  parties  extérieu- 
res les  unes  aux  autres  ne  feraient  pas  un  tout,  ou  quel- 
que chose  d'un,  si  elles  ne  faisaient  que  se  suivre,  fût-ce 
en  se  touchant  ;  il  faut  encore  qu'elles  soient  continues 
l'une  avec  l'autre  (1),  car  la  continuité  consiste  précisément 
dans  l'identité  de  limite  entre  choses  qui  se  suivent,  une 
même  limite  étant  terme  d'une  partie  et  commencement  de 
l'autre  (2).  Il  suit  de  là,  d'une  part,  qu'il  n'y  a  pas  de 
morceaux  isolés  l'un  de  l'autre  dans  une  grandeur,  mais, 
d'autre  part  aussi,  qu'on  pourrait  partout  opérer  l'isole- 
ment de  deux  parties  en  dédoublant  leur  commune  limite. 
En  un  mot  une  grandeur  est  essentiellement  divisible  à 
l'infini  :  il  n'y  a  pas  de  lignes  insécables  (5,  206  a,  17).  — 
Puis  donc  qu'on  ne  peut  se  passer  de  l'infini  et  qu'il  ne 
peut  non  plus  exister  au  sens  plein,  il  faut  lui  reconnaître 
une  existence  inférieure  à  l'existence  pleine,  et  cependant 
distincte  du  néant.  Ce  mode  intermédiaire  d'existence, 
qu'Aristote  reconnaît  d'une  manière  générale  et  dont  la 
solution  du  problème  de  l'infini  n'est  qu'une  application 
particulière,  c'est  la  puissance.  L'infini,  qui  ne  saurait 
exister  en  acte,  existe  en  puissance.  Mais  il  faut  voir  de 
quelle  sorte  de  puissance  il   s'agit.  Une  statue  existe  en 

(1)  Metaph.  K,  12,  1069  a,  7  :  ...  daïov  ôtt  zb  avvz-^ec,  èv  to-Jtocç  è; 
wy  sv  Tt  TTs'yuxs  yîyvîo-ftcu  x«r«  r^v  TÛvai|/tv. 

(2)  Phys.  V,  3,  227  a,  10  :  zb  Sï  «tuve^èç  sort  p'ev  ô-mf,  j^opsvov  rc 
[contigu  ;  le  texte  correspondant  de  Meta,  l.  cit.,  a,  5  ajoute  x  «axo*- 

a-vov],  ).s'yw  (J'etvca  auv£%éi,   orav  rayro  yï'vflT«t  y.ai   h  zà  s'xarî'poy  nipocz 


l'infini  285 

puissance  dans  un  bloc  de  marbre.  Sous  les  conditions 
voulues  cette  puissance  deviendra  acte,  et  nous  aurons  sous 
les  yeux  un  Hermès,  par  exemple,  complètement  réalisé. 
Tel  ne  saurait  être  le  cas  de  l'infini,  puisque  précisément 
il  ne  peut  jamais  exister  en  acte.  L'espèce  de  puissance 
qu'il  est  reste  toujours  une  puissance.  Nous  verrons  plus 
tard  qu'il  y  a  au  moins  une  autre  puissance  de  cette  sorte, 
à  savoir  le  mouvement;  car  il  est  passage  entre  deux 
extrêmes  et  s'évanouit  dès  qu'il  atteint  son  terme.  Comme 
le  mouvement,  l'infini  n'est  rien  de  substantiel  ;  il  est  tou- 
jours en  voie  de  génération  ou  de  corruption.  En  langage 
moderne,  nous  dirions  que  c'est  un  processus  (1).  Ainsi 
compris,  non  seulement  l'infini  n'est  que  matière  ;  il  est 
même  moins  encore  :  il  est  privation  dans  ce  sujet  ou 
matière  qu'est  le  continu  (2).  Il  convient  de  le  définir,  non 
pas  par  un  attribut  positif,  mais  par  une  négation.  Au  lieu 
qu'il  soit,  comme  on  l'a  dit,  ce  en  dehors  de  quoi  il  n'y  a 
rien,  il  est  au  contraire  ce  en  dehors  de  quoi  il  y  a  tou- 
jours quelque  chose  (6,  207  a,  1).  Anaximandre,  lorsqu'il 
lui  reconnaissait  un  prestige  particulier  (c-sy-vÔTr^),  le  défi- 
nissait de  la  manière  positive,  et  c'était  se  tromper  entière- 
ment (ibid.  207  a,  17-21  ;  cf.  4,  203  6,  10-15).  L'infini  est 
l'imparfait,  car  le  parfait  c'est  l'achevé  (207  a,  10-15  . 
Aussi  la  nature  évite-t-ele  partout  l'infini  autant  qu'elle 
peut,  puisque  ce  qu'elle  vise  c'est  un  terme  fixe  {De  yen. 
an.  I,  1,  715  b,  14).  —  En  conséquence  de  cette  manière 
de  comprendre  l'infini,  Aristote  rejette,  bien  entendu, 
l'infini  de  composition  (to  xoxot  r^v  -pô^Osa-'-v  à-s'.pov),  en  ce 
sens  qu'on  pourrait,  par  la  composition,  réaliser  un  tout 
infini.  Il  n'y  a  point  de  corps  infini.  Le  ciel  est  fini  et  nous 
avons  vu  que  le  fait  d'être  limité  ne  suppose  pas  un  au- 
delà.  Le  seul  infini  qui  mérite  considération  est  celui  de  la 
division  (xarv.  Btaipeo-'.v   ou  occpaipécei)  toujours   inachevée. 

(1)  Phi/s.  III,  6,  206  a,  14-Ô,  '.l  ;  riions  seulement  quelques  liynes  : 
Ctzzi  t6  'XT.iio'-yj  où  itï  Xa/xêccvew  m;  zoiïe  ri,  oîov  iv0pw7rov  h  otxûcv,  «'/.à' 
m(  nuéoy.  liysrv.i  xat  o  ceyûv,  ot?  zo  uvttt  oj^  m;  ovuta  ri;  yiyovn,  à'/./.'  ùù 
Èv  ytvitrtt  /.ai  fOopù...  (a,  29-39 

(2)  Ibid.,  7,  207  b,  Mb  :  ...  '■>$  'Sir,  to  owritpov  îotw  uïtio-j,  xai...  ro  tùv 
itv«t  aÙTÛ  <Tripr><xti,  rà  Stxttf}'  «vto  ùimxti[Mm  xi  rvviyic  xal  <U?0i)rôv. 


286  LE    SYSTÈME   D'AEISTOTE 

S'il  y  a  un  infini  de  composition,  c'est  celui  qui  serait 
l'inverse  de  l'infini  de  division  (6,  206  b,  3-6  et  24-27). 

Les  théories  de  l'espace,  du  vide  et  du  temps  sont  expo- 
sées suivant  cet  ordre  dans  le  IVe  livre  de  la  Physique. 

Le  mot  dont  se  sert  Aristote,  pour  désigner  l'espace  est 
Toroç.  Ce  mot  signifie  plutôt  encore  le  lieu  que  l'espace. 
C'est  que  pour  Aristote,  comme  on  verra,  il  n'y  a  pas  d'au- 
tre espace  que  le  lieu.  Peut-être  nous  arrivera-t-il  d'ailleurs 
d'employer  alternativement  les  deux  termes. 

L'étude  de  l'espace  s'impose  au  physicien,  d'abord  parce 
que  tout  être,  ou  du  moins  tout  être  sensible  (Phys.  IV,  1, 
208  b,  28),  est  dans  l'espace  et  parce  que  le  mouvement 
local  est  le  premier  et  le  plus  général  des  mouvements 
(ibid.,  déb.  duch.).  C'est  d'ailleurs,  dit  Aristote,  une  étude 
nouvelle  ;  car  les  philosophes  antérieurs  n'ont  point  résolu 
les  difficultés  que  soulève  la  nature  de  l'espace,  puisque 
Platon  seul  a  essayé  de  dire  ce  qu'il  est,  et  ils  n'ont  même 
pas,  à  l'exception  de  Zenon  d'Elée,  appelé  l'attention  sur 
quelques-unes  au  moins  de  ces  difficultés  (1,  208  a,  32  et 
2,  209  b,  17).  Relativement  à  l'existence  de  l'espace  il  n'y 
a  pas  de  contestation,  bien  que  peut-être  il  pût  y  en  avoir 
quand  on  a  compris  les  difficultés  que  soulève  sa  nature. 
Mais  l'existence  de  l'espace  se  présente  tout  de  suite  comme 
fortement  appuyée  sur  deux  faits,  qui  sont  d'ailleurs  con- 
nexes. L'un  est  la  substitution  d'un  corps  à  l'autre  dans  an 
même  lieu  (àvTifxeTà<rtra<rtç)  ;  l'autre  est  le  mouvement  local 
(1,  208  b,  1-8  et  4,  211  à,  11-17).  Par  ces  deux  faits  l'es- 
pace se  détache  des  corps  et  se  pose  en  lui-même.  Puis  un 
troisième  fait  survient,  qui  achève  de  faire  ressortir  la  réalité 
de  l'espace,  une  réalité  très  proprement  physique  cette  fois 
et,  pour  ainsi  dire,  qualitative  :  caractère  qu'Aristote 
exprime  en  disant  que  l'espace  possède  ttvoc  8uvap.iv.  Le 
fait  en  question  est  l'existence  dans  l'espace  de  détermina- 
tions qui  lui  sont  essentielles  et  qui  apparaissent  comme 
la  cause,  ou  l'une  des  causes,  du  mouvement  naturel  des 
corps  :  le  droit  et  le  gauche  et  surtout  le  haut  et  le  bas 
(1,  208  b,  8-22).  La  réalité  de  l'espace  paraît  si  bien  établie 
par   ces  divers  faits  qu'on  peut  songer  un  moment  à  se 


l'espace  287 

demander  s'il  n'est  pas  le  premier  et  le  plus  fondamental 
des  êtres  (ibid.  208  b,  29-209  a,  2). 

Mais  il  faut  voir  quelles  difficultés  on  rencontre  quand 
on  entreprend  d'assigner  sa  nature.  Comme  il  a,  ou  parait 
avoir,  les  trois  dimensions,  cette  propriété,  qu'il  partage 
avec  les  corps,  fait  qu'on  est  tenté  tout  d'abord  de  voir  en 
lui  un  corps,  bien  que,  comme  nous  l'avons  dit,  il  se  dis- 
tingue des  corps.  Cependant,  s'il  est  un  corps,  il  y  aura, 
ou  il  pourra  y  avoir,  deux  corps  à  la  fois  dans  le  même  lieu 
[ibid.  209  a,  2-7).  D'ailleurs  il  faut  un  lieu  pour  les  sur- 
faces et  les  autres  limites,  aussi  bien  que  pour  les  corps  ; 
l'espace,  puisqu'il  est  ainsi  requis  par  des  choses  abstrai- 
tes, ne  serait  donc  pas  une  chose  concrète,  et,  par  consé- 
quent, ne  serait  pas  un  corps.  Néanmoins  l'espace  a  une 
grandeur  réelle  et  non  pas  seulement  idéale.  Or  avec  des 
êtres  de  raison  on  ne  fait  aucune  grandeur  réelle  (ix  oï  :wv 
votjTwv  oùSèv  yiverat  péyzhoq)  [ibid.  209  a,  8-18).  Admettons 
que  l'espace  soit  le  contenant  des  corps  :  deux  difficultés 
vont  se  présenter.  D'abord  il  faudra  se  demander  avec 
Zenon  dans  quoi  est  l'espace,  si  tout  être  est  dans  l'espace 
(209  «,  23-26).  En  second  lieu,  si  l'espace  est  un  être, 
que  faut-il  penser  de  l'espace  qui  sert  de  lieu  aux  êtres 
en  voie  d'accroissement?  Comme  le  lieu  d'un  corps  doit 
être  de  même  étendue  que  ce  corps,  l'espace  va  donc 
avoir  sa  croissance,  comme  l'être  en  voie  d'accroissement 
qu'il  renferme  (209  a,  26-29)  ?  —  Il  convient  évidem- 
ment de  distinguer  deux  sortes  de  lieux  :  le  lieu  qui  est 
commun  à  plusieurs  corps,  comme  quand  on  dit  que  la 
terre  est  dans  le  ciel;  parce  qu'elle  est  dans  l'air,  qui  est 
lui-même  dans  le  ciel  (t6ikx;  xoivoç),  et  le  lieu  propre  (toit»; 
'.o.o-i,  celui  où  chaque  chose  est  immédiatement  contenue 
(2,  déb.).  Mais,  cette  distinction  faite,  le  lieu  qui  mérite 
vraiment  son  nom,  le  lieu  propre,  va  apparaître  connue 
embrassant  et  limitant  le  corps  qu'il  contient,  c'est-à-dire 
comme  la  forme  de  ce  corps  (2,  209  6,  1-5).  Or,  d'autre  part, 
en  tant  qu'il  parait  posséder  les  dimensions  de  l'étendue 
(G'.àcnrr.ua  toù  [jl^ysOo'j^ >,  c'est-à-dire  en  tant  qu'il  parait 
s'étendre  entre  les  limites,  l'espace  se  présente  comme  étant 
la  matière  des  choses,  et  telle  est  précisément  la  première 


288 


LE    SYSTEME    D  ABISTOTE 


en  date  des  conceptions  définies  de  l'espace,  la  concep- 
tion de  Platon  dans  le  Timée  (209  b,  5-17).  Il  est  donc  dif- 
ficile de  connaître  la  nature  de  l'espace  (209,  b,  17-20),  et 
même  les  difficultés  de  se  faire  de  l'espace  une  conception 
quelconque  sont  telles  qu'on  pourrait  aller  jusqu'à  douter 
de  l'existence  de  l'espace  (1  fin). 

Quelque  embarras  que  puissent  causer  les  difficultés 
ainsi  rassemblées,  leur  exposition,  et  aussi  Tordre  dans 
lequel  elles  sont  rangées,  préparent  une  solution.  Cette 
solution,  qui  sera  fournie  par  une  bonne  définition  de  l'es- 
pace, Aristote  achève  de  s'en  rapprocher  en  considérant 
une  dernière  fois,  et  de  plus  près,  les  deux  tentatives  oppo- 
sées pour  définir  l'espace,  ou  par  la  forme,  ou  par  la  matière, 
et  en  cherchant  dans  une  distinction  des  divers  sens  de 
l'expression  «  être  dans  quelque  chose  »  un  moyen  de 
mieux  préciser  l'idée  du  rapport  spatial  de  contenu  à  con- 
tenant et  d'écarter  la  difficulté  proposée  par  Zenon.  —  Les 
difficultés  sur  la  nature  de  l'espace  qu'Aristote  a  eu  soin 
de  ranger  à  la  suite  et  au-dessus  de  toutes  les  autres  sont 
celles  que  soulève  l'application  à  cette  essence  des  idées  de 
matière  et  de  forme.  Et  en  effet,  tout  en  nous  laissant 
encore  loin  du  but,  il  est  incontestable  que  la  tentative 
d'employer  ces  deux  notions  à  définir  l'espace  nous  pré- 
pare à  comprendre  ce  qu'il  est  effectivement.  L'espace  ne 
peut  pas  être  la  matière  des  choses,  parce  qu'il  les  enve- 
loppe et  les  limite,  tandis  que  la  matière  est  l'indéfini  qui 
est  entre  les  limites  (2,  209  b,  31).  Mais  il  y  a  une  raison 
commune  qui  empêche  l'espace  d'être  forme  comme  d'être 
matière,  c'est  qu'une  forme  et  une  matière  sont  l'une  et 
l'autre  inséparables  de  la  substance  dont  elles  sont  éléments. 
Au  contraire,  en  vertu  du  fait  capital  de  l'àv-r'.pîTâaTaa-'.;,  l'es- 
pace, au  lieu  d'être  une  partie  ou  une  habitude  des  corps, 
est  séparé  des  corps  {^top\.<jzbç  6  tottoç  sxàsTou)  [ibicl .  209  6, 
17-20).  —  Si  maintenant  nous  essayons  de  nous  rendre 
compte  avec  quelque  exactitude  de  ce  qu'il  faut  entendre 
par  «  être  dans  quelque  chose  »,  nous  allons  voir  se  préciser 
notre  conclusion  que  l'espace  n'est  ni  la  matière,  ni  laforme, 
et  qu'il  est  distinct  de  ce  qu'il  renferme.  L'expression 
«  être  dans  »  a  évidemment  beaucoup  de  sens  :  par  exem- 


l'espace  289 

pie,  le  sujet  est  dans  l'attribut,  c'est-à-dire  dans  l'extension 
de  l'attribut,  et  l'attribut  est  dans  le  sujet,  c'est-à-dire  dans 
la  compréhension  du  sujet;  et  même  le  sort  des  Grecs  est 
dans  les  mains  du  roi  de  Macédoine.  Mais  le  sens  le  plus 
propre  de  «  être  dans  »,  c'est  celui  qui  se  rapporte  à  l'es- 
pace. Or,  à  ce  point  de  vue,  que  faut-il  entendre  par  l'ex- 
pression dont  il  s'agit?  Peut-on  dire  qu'une  chose  est  dans 
elle-même?  Oui,  si  on  considère  une  chose  qui  se  divise 
en  deux  parties  :  dire,  par  exemple,  qu'une  amphore  de  vin 
est  dans  elle-même,  c'est  dire  que  le  vin,  d'une  part,  et, 
d'autre  part,  l'amphore  sont,  à  titre  de  parties,  dans  le 
tout  qu'est  l'amphore  de  vin.  En  un  mot  on  dit  très  bien  : 
dans  une  amphore  de  vin,  dans  le  volume  total  que  fait 
une  amphore  de  vin,  il  y  a  l'amphore  et  le  vin,  il  y  a  place 
pour  l'amphore  et  le  vin.  Mais  une  chose  ne  peut  être  mise 
ainsi  dans  elle-même  que  médiatement,  grâce  à  l'interven- 
tion de  l'idée  de  totalité,  opposée  à  celle  des  parties  Si,  au 
contraire,  on  considère  une  chose  en  bloc,,  et  si  l'on  se 
demande  ce  qu'on  entend  lorsqu'on  dit  que  cette  chose 
est  immédiatement  dans  quelque  chose,  on. s'aperçoit  que 
ce  quelque  chose  est  une  autre  chose,  que  c'est  une  chose 
extérieure  à  celle  qui  est  dans  elle,  que  c'est  «  comme  un 
vase  »  (1).  Quanta  la  difficulté  soulevée  par  Zenon,  à  savoir 
dans  quoi  sera  l'espace,  question  à  laquelle  il  faut  bien 
répondre  sous  peine  de  se  perdre  dans  un  procès  à  l'infini, 
la  réponse  est  que  l'espace  est  dans  autre  chose  que  lui  : 
mais  que  Zenon  a  cru  à  tort  que  l'expression  «  ètro  dans  » 
devait  continuer  à  recevoir,  quand  on  l'applique  au  tout 
même  de  l'espace,  son  sens  propre  ou  spatial.  Le  tout  de  l'es- 
pace est  dans  autre  chose  comme  une  propriété  est  dans 
un  sujet,  une  habitude  dans  une  matière,  une  limite  dans 
le  corps  qu'elle  limite  (3,  210  6,  22-27;  cf.  5,  212  b,  27  sq). 
Ouoi  qu  il  en  soit  d'ailleurs  de  cette  difficulté,  la  détermi- 


(1)  Cl).  'A  ot  surtout  210  a,  23  :  ircop^vtu  S'&v  rt;,  v.ou  xkï  u'jto  rt  iv 
icturù  ïvdiyi-'j.L  lïvcu...  Si/'h^  <ïz  tout'  forlv,  ïjtoi  x«0"  c'j-.o  [>'//».  TTflÙTWç] 
h    xa9'   stcoov,   ôrav  u'ïj  yùo   n   [tooiv  roO   Skov   ro  h    u  xai  to  h   rovrtu, 
't.ey  Or,  vît  ou  ro  o'/.o-j  sv  iv.iny...  ;  b,  S  cl  21   :  on  pùrv  ojv  èeoûvarov  iv 
Tt  ti-iv.i  Ttpiûrwç,  SO-ov. 

Aristote  10 


290  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

nation  du  sens  propre  de  l'expression  «  être  dans  »  nous 
fait  voir  une  fois  de  plus  que  l'espace  n'est  ni  matière  ni 
même  forme  (3,  fin). 

Grâce  à  cette  préparation,  nous  voilà  mis  en  mesure  et 
en  demeure  d'apercevoir  la  véritable  nature  de  l'espace. 
Nous  touchons  à  la  définition  exacte,  capable  de  rendre 
compte  de  toutes  les  propriétés  et  de  résoudre  toutes  les 
difficultés  que  nous  avons  signalées  (-4  déb.).  L'espace, 
avons-nous  dit,  est  «  comme  un  vase  ».  C'est  là  une  méta- 
phore sans  doute,  mais  si  juste  qu'elle  exprime  adéquate- 
ment la  nature  de  l'espace,  à  l'exception  d'un  seul  trait.  Un 
vase  se  transporte,  l'espace  non  :  un  vase  c'est  un  lieu 
transportable  ;  l'espace  est  un  vase  qu'on  ne  peut  mou- 
voir (  J  ).  Il  n'y  a  qu'à  traduire  cette  image  en  termes  abstraits 
pour  obtenir  la  définition  cherchée  :  «  L'espace  est  la  limite 
immobile  et  immédiate  du  contenant  »  (2).  La  proposition 
que  cette  limite  est  immédiate  veut  dire  qu'elle  enveloppe 
sans  aucun  intermédiaire  le  contenu.  Il  faut  bien  compren- 
dre d'ailleurs  que  la  limite,  ainsi  caractérisée,  du  contenant 
est  contiguë  (iyôuîvov)  et  non  pas  continue  (cuve^éç)  avec 
celle  du  contenu.  Il  ne  peut  y  avoir  ici  continuité  :  il  faut  que 
le  contenant  et  le  contenu  soient  séparés  l'un  de  l'autre, 
autrement  il  n'v  aurait  pas  rapport  de  contenu  à  contenant 
mais  de  partie  à  tout.  Mais,  si  la  continuité  est,  comme 
nous  le  savons,  une  identité  de  limite,  la  contiguïté  est  sim- 
plement une  coïncidence  de  limites  (3),  et  la  coïncidence 
n'empêche  pas  la  dualité. 

Cette  définition  de  l'espace  rend  évidemment  compte  des 
propriétés  et  résout  les  difficultés  signalées  par  Aristote. 
Parmi  les  difficultés  qu'elle  peut  soulever  à  son  tour,  il  y  en 
a  une  qu'Aristote  s'est  efforcé  de  résoudre,  mais  dont,  par 


(t)  2,  209  b,  28  :  oo/.il  yào  toiojtg  ti  si-joli  6  toîto;  oTov  zo  «y'/£t0v  : 
A,  212  a,  14  :  son  o'oJtxîo  tù  àyysïov  707ro;  uErawoo'flro'ç,  oûrw  x«i  6  707ro; 
ayy  îïov  «i/erax hr,  to-j  . 

(2)  4,  212  a,  20  :  ...  ~i  to-j  TZcpiéy^o-j-ro;  Trepaç   ixhvrvu  noôtrov,  roûr' 

la-VJ  6    707TOÇ. 

(3)  Ibid.,  211  a,  33  :  h  ykp  :w  aùrw  rà  sV^ara  twv  âîtropevwv.  La 
contiguïté,  c'est  le  contact  joint  à  la  consécution  ;  cf.  Mefapfi.  K.  ii, 
1069  a.  1  ou  Phys.  V,  3,  227  a,  6  :  a  é^ojtsvov  »  9%  5  x»  îit;  3v  k*t»t«i. 


l'espace  291 

malheur.,  il  n'a  donné  qu'une  solution  assez  obscure.  Que 
l'univers  ne  soit  pas  dans  l'espace  parce  qu  il  n'y  a  rien 
au-delà  du  ciel  (5  déh.  et  212  /;  8-10),  c'est  là  une  doctrine 
qu'on  peut  contester,  mais  qui  est  du  moins  parfaitement 
nette.  Ce  qui  interdit  à  Aristote  de  nous  laisser  sur  cette 
impression  de  netteté,  c'est  que  le  ciel  se  meut  ;  or  se 
mouvoir  c'est  se  détacher  d'une  limite  contiguè.  Assuré- 
ment le  ciel  est  immobile  en  ce  sens  qu'il  n'est  animé 
d'aucun  mouvement  de  transport.  Mais  il  se  meut  circulai- 
rement.  Si  donc  on  considère  une  partie  de  la  sphère  du 
premier  ciel,  cette  partie  change  de  lieu  et,  à  plus  forte  rai- 
son, a  un  lieu.  Ce  lieu,  nous  dit  Aristote,  c'est  la  limite 
immobile  continue  au  premier  mû.  La  difficulté  est  de 
comprendre  à  quoi  appartient  cette  limite,  puisqu'il  n'y  a 
rien  en  dehors  du  premier  ciel.  Sans  doute  la  limite  dû  pre- 
mier ciel  peut  se  dédoubler  par  la  pensée  et,  sous  un  de  ses 
aspects,  toucher  seulement  le  premier  ciel.  Seulement  une 
limite  idéale  n'en  est  pas  une  pour  Aristote,  c'est  an  attri- 
but sans  sujet  il). 

Le  caractère  de  la  doctrine  d' Aristote  sur  l'espace,  et  ce 
qui  en  fait  la  force,  est  justement  de  ne  pas  se  payer  d'ab- 
stractions en  nuise  de  notions  complètes.  Assurément  c'est 
un  esprit  réalistique  qui  anime  sa  théorie,  et  c'est  à  parler 
aux  sens  et  à  l'imagination  qu'il  s'est  attaché,  plutôt  qu'à 
satisfaire  la  raison.  Toutefois,  sous  quelque  inspiration  que 
c'ait  été,  il  y  avait  du  mérite  à  ne  pas  faire  de  l'espace  un 
être.  Il  ne  serait  pas  juste  de  reprocher  à  Aristote  de  n'avoir 
pas  assez,  dégagé  et  assez  abstrait  la  notion  d'espace,  si 
l'on  entend  par  là  qu'il  n'a  pas  considéré  l'espace  comme  un 
pur  intervalle  sans  limites,  comme  un  vague  milieu  homo- 
gène. C'ot  justement  lace  qu'il  o/a  pas  voulu  faire.  L'es- 
pace, pour  lui.  est  si  peu  l'intervalle  ijifil  n'est  même  pas 
l'intervalle    limité;  c'est    exclusivement    la  limite.    Voilà 

(I)  Pftys.  IV .  5,  il2  b,   lu  :  T'ai,  roûrç  x«ti  r*f»ra<  iorl 

TOtç  U'jÇii.îi-,  •  mooj  'i'J.0  ITI69U  iyitxrVOV  ''-ij  UUUtitûN  Uttiv,  IN  ;  ;7Tt  <Tô 
TQ7ÎOÇ  O'J/    0    Û'JpOVOî,    OL//CA    TOV    OV0CCVOÛ    71    M     Ï9V9X9V    Y.U.Ï    KITTOfACVOV    70V 

■/.ijt-oj  ffoijxKTff;  7rép«;  ipspoûv...  —  Le  texte  du  De  cû  lo  (V,  S)  auquel 
Zellerfati  allusion  (p.  M8,  î)  est  indiqué  d'une  façon  erronée  el  nous 
ne  l'avons  pas  trouvé. 


292  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

pourquoi  sa  doctrine  de  l'espace  est  plutôt  une  doctrine  du 
lieu,  conception  unilatérale  sans  doute,  mais  nette  et  forte. 
Comme  plus  tard  Leibnitz,  il  a  laissé  dans  l'ombre,  autant 
qu'il  l'a  pu,  le  caractère  quantitatif  de  l'espace,  ce  qui 
répond  d'ailleurs  chez  lui  à  la  répugnance  que  nous  lui  avons 
vu  éprouver  contre  l'infini. 

C'est  le  même  esprit  que  nous  allons  retrouver  dans  ses 
théories  du  vide,  puis  du  temps. 

Anaxagore  s'est  inutilement  attaché  à  démontrer  que  le 
vide  ne  consiste  pas  dans  l'absence  de  tout  corps  autre  que 
l'air  et  que  l'air  est  lui-même  un  corps.  Le  vide  vrai,  celui 
que  tout  le  monde  entend  par  le  mot  vide,  c'est  le  vide  de 
Leucippe  et  de  Démocrite,  une  étendue  (Siàarrjfjia)  autre 
que  les  corps  (6,  213  a,  22-213  b,  2).  Bref  le  vide  c'est  le 
lieu  privé  de  contenu,  le  lieu  privé  de  corps  (6  déb.  et 
7  déb.).  Les  deux  grandes  raisons  qu'on  croit  avoir  d'ad- 
mettre le  vide  sont  que,  sans  le  vide,  le  mouvement  serait 
impossible  (6,  213  b,  4-7)  et  que,  sans  le  vide,  seraient 
impossibles  aussi  les  changements  de  densité  dans  les 
corps.  Comment  expliquer  par  exemple  que,  dans  un  vase 
rempli  de  cendre,  on  puisse  faire  tenir  encore  autant  d'eau 
que  s'il  n'y  avait  pas  de  cendre  et,  par  conséquent,  dou- 
bler la  quantité  de  matière  contenue  dans  le  vase  (2i3  bs 
14-22)? 

Mais  ces  raisons  ne  valent  pas,  et  l'existence  du  vide  est 
plus  qu'inutile  :  elle  est  inadmissible.  Le  mouvement  local 
n'exige  pas  le  vide  ;  car  ce  mouvement  peut  s'expliquer 
par  le  fait  que  certains  des  corps  se  retirent  à  mesure  que 
d'autres  avancent,  les  uns  prenant  la  place  des  autres, 
comme  il  arrive  dans  les  tourbillons  qu'on  observe  dans 
les  liquides  (7,  214  a,  28-32).  Le  mouvement  local  n'est 
pas  d'ailleurs  le  seul  mouvement  :  l'altération,  qui  est  la 
transformation  en  masse  d'un  corps  donné  sans  transport  de 
cette  masse,  resterait  possible  dans  le  plein  en  tout  état  de 
cause  (214  a,  26-28).  Et  ce  n'est  pas  tout.  Bien  loin  d'être 
requis  par  le  mouvement,  le  vide  rendrait  le  mouvement 
impossible,  et  cela  établit  que  le  vide  n'existe  pas.  Si  l'on 
suppose  un  corps  placé  dans  le  vide,  le  vide,  en  s'ouvrant 
à  lui,  au  lieu  de  le  mettre  en  mouvement,  l'empêchera  de  se 


LE    VIDE 


293 


mouvoir  ;  car  le  corps  n'aura  pas  de  raison  pour  aller  dans 
une  direction  plutôt  que  dans  une  autre  (8,  214  b,  28-215 
a,  1).  Il  ne  pourrait  pas  y  avoir  de  mouvement  forcé  (r\ 
ptatoç  y.'lyy, <riç),  c'est-à-dire  contre  nature  (irocpoc  '.s jo-'.v),  s'il 
n'y  avait  auparavant  des  mouvements  naturels  ;  or  comment 
y  aurait-il  des  mouvements  naturels  dans  le  vide  infini  où 
il  n'existe  ni  haut  ni  bas  (8,  215  a,  1-14)  ?  Viennent  ensuite 
deux  arguments,  aussi  erronés  que  célèbres,  et  qui  repo- 
sent l'un  et  l'autre  sur  ce  fait  qu'Aristote  ne  soupçonnait 
pas  la  notion  de  masse.  Le  premier  se  ramène  en  somme  à 
ceci  :  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  un  mobile  parcourt 
un  milieu  avec  d'autant  plus  de  vitesse  que  ce  milieu  est 
moins  résistant,  c'est-à-dire,  dans  l'hypothèse  du  vide,  moins 
plein.  Si  nous  supposons  que,  dans  les  conditions  indi- 
quées, un  mobile  ait  à  traverser  un  espace  absolument  vide, 
la  résistance  de  ce  milieu  étant  comme  zéro  par  rapport  à 
un  nombre,  il  faudra  que  le  mobile  le  parcoure  avec  une 
vitesse  infinie  (215  a,  24-216  a,  11).  Le  second  argument 
prend  pour  point  do  départ  que  les  vitesses  de  chute  d'un 
corps  grave  (ou  d'ascension  d'un  corps  léger)  sont  propor- 
tionnelles aux  poids  (ou  à  la  légèreté)  de  ces  corps,  et  que 
la  raison  de  cette  loi  des  vitesses  serait  qu'un  corps  pesant, 
par  exemple,  écarte  d'autant  mieux  les  obstacles  qu'il  pèse 
davantage.  Comme  il  n'y  a  pas  de  résistance  dans  le  vide 
absolu,  deux  corps  de  poids  différent  y  tomberaient  avec 
des  vitesses  égales  (216  «,  11-21).  Pour  ce  qui  est  des 
changements  de  densité,  ils  peuvent  s'expliquer  parce  qu'un 
corps  «ii  chasse  un  autre,  comme  on  expulse  un  noyau  en 
pressant  un  fruit  (Èxicop7ivîÇeiv)  :  ainsi  fait  sans  doute,  par 
rapport  à  l'air,  l'eau  qu'on  verse  dans  un  vase  rempli  de 
cendre  (7,  214  a,  \ïl-l>,  1).  Enfin  les  changements  de  gran- 
deur ne  s'expliquent  pas  par  une  introduction  ou  une  éli- 
mination de  vides  dans  un  corps,  mais  par  le  moyen  de 
l'altération  qui  entraîne  par  elle-même  des  changements  do 
grandeur  :  la  grandeur  d'un  corps  est  fonction  de  sa  qualité, 
et,  la  qualité  changeant,  la  grandeur  change  du  même 
coup.  Vax  d'autres  termes,  il  y  a,  au  sens  propre,  des  con- 
densations et  des  raréfactions  (9,  217  a,  21-6,  11 ,  surtout  les 
quatre  dernières  lignes).  —  Mais,   quoi    quo  vaillent   les 


294  LH    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

réponses  et  les  objections  d'Aristote  que  nous  venons  de 
résumer,  sa  vraie  raison  contre  le  vide  est  simplement 
que  sa  théorie  de  l'espace  condamne  le  vide.  Si  en  effet 
le  lieu  est  un  contenant  et,  par  conséquent,  ne  va  jamais 
sans  un  contenu,  il  est  clair  qu'il  ne  saurait  y  avoir  d'es- 
pace qui  ne  soit  rempli  (1). 

Après  celle  du  vide,  simple  corollaire  de  l'espace,  vient 
naturellement  l'étude  du  temps,  puisque,  comme  on  va 
voir,  le  temps  a  d'étroits  rapports  avec  l'espace  dans  la  con- 
ception d'Aristote. 

On  pourrait  penser  que  le  temps  n'existe  pas  ou  existe  à 
peine  quand  on  réfléchit  à  son  instabilité.  Il  n'est  jamais, 
puisque  l'avenir  n'est  pas  encore,  que  le  passé  n'est  plus  et 
que  le  présent  est  insaisissable.  L'instant  lui-même,  limite 
du  temps,  paraît  incapable  d'exister,  parce  qu'il  doit  être 
toujours  autre.  Cependant  il  est  impossible  de  fixer  le  temps  : 
ce  serait  le  détruire  que  de  mettre  ensemble  hier  et  aujour- 
d'hui (10,  217  ù,  32-218  a,  30).  De  fait,  Aristote  se  gardera 
bien  de  faire  du  temps  un  être. 

Qu'est-il  ?  L'opinion  suivant  laquelle  il  serait  la  sphère 
même  de  l'univers  ne  vaut  pas  d'être  examinée.  Mais  est- 
il,  comme  on  l'a  dit  aussi,  le  mouvement  de  l'univers  ? 
C'est  impossible  ;  car,  s'il  y  avait  plusieurs  univers,  il  fau- 
drait alors  admettre  plusieurs  temps  (10,  218  a,  30-21S  6,9). 
Cependant,  qu'il  ne  soit  pas  le  mouvement  de  l'univers, 
l'opinion  générale  l'admettrait  encore  :  ce  qu'elle  veut  sur- 
tout, c'est  que  le  temps  soit  un  mouvement.  Par  malheur, 
un  mouvement  est  une  propriété  de  son  mobile,  tandis  que 
le  temps  est  commun  à  tous  les  mouvements,  indépendant 
des  mouvements,  pourrait  dire  Aristote,  comme  l'espace 
l'est  des  corps.  De  plus  un  mouvement  est  rapide  ou  lent: 
le  temps  au  contraire  a  un  cours  uniforme  (218  b,  9-20). 

Tout  en  n'étant  pas  mouvement,  le  temps  esL  insépara- 
ble du  mouvement.  La  preuve  en  est  facile  à  faire.  Ceux 

(1)  Ibid.,  7,  214  a,  10  :   î~û  S's  izzoï  twtou  ttiupiGTat,  xoi    ro  xenrô 

«VK-J/XÏJ  T077&V    ÎVJI/.1    II.   ÏJXTLV   I^TSflUjagVOV    'jV'J.O.TO:,   70770;  $'i   V.O.Ï   TTOj;   £774  7.W. 

rrrô;  oiîx  sforiv  ûptiTax,  yavEûôv  ôrt  oJrro  ùev  xîvov  ovx  ecrrj.v,  oûre  k^woiotov 
oO're  XEjçr»ptfl"uli»ov  ■  tô  y-so  jcsvo»  où  twuk  «).),«  BtûjxKTOç  ow.vrtiy.et.  j3oû).£-ai 
£4v«t.  oib  xai  76  -/evôv  Joxei  zi.  shunt,  ôrt  xoù  6  totto:  v.y.'i  §iù  -%-jry.. 


LE    TKMPS  295 

qui  s'endorment  dans  le  temple  de  Sardes  rattachent  l'ins- 
tant dn  réveil  à  l'instant  où  iis  se  sont  endormis,  et.  n'ayant 
le  sentiment  d'aucun  changement  survenu  entre  les  deux, 
ils  se  figurent  qu'il  ne  s'est  écoulé  aucun  temps  pendant 
leur  sommeil.  Si  donc,  pour  percevoir  le  temps,  il  faut 
percevoir  du  changement,  il  faut  conclure  de  là  que,  dans 
la  réalité,  s'il  n'y  a  pas  de  changement,  il  n'y  a  pas  de 
tempe  (il  déb.  à*219  a,  2). 

La  proposition  qu'il  faut  prendre  pour  point  de  départ 
quand  on  cherche  la  nature  du  temps,  est  par  conséquent 
que  le  temps  est  inséparable  du  mouvement.  N'étant  pas  le 
mouvement  lai-même,  il  faut  qu'il  soit  quelque  chose  du 
mouvement  (-.\-.-f,z  xwvio-etdç)  (219  a,  2-10).  Reste  à  déter- 
miner cette  vue  encore  vague.  Le  temps  suit  le  mouvement, 
le  mouvement  suit  l'étendue.  De  là  il  résulte  que  l'étendue 
confère  sa  continuité  au  mouvement,  celle-ci  au  temps, 
qui  se  trouve  être  ainsi  un  continu.  D'autre  part,  la  même 
liaison  du  temps  avec  l'étendue  par  l'intermédiaire  du 
mouvement  fait  que  le  temps  est  caractérisé  par  l'antérieur 
et  le  postérieur.  En  effet  il  y  a  dans  l'espace  et,  par  suite, 
dans  le  mouvement,  de  l'arrière  et  de  l'avant.  Ce  Ttpône^ 
cet  ûerrepov  de  l'étendue  et  du  mouvement  se  retrouvent 
dans  le  temps  et,  matériellement,  ils  sont  la  même  chose 
dans  les  trois  choses.  Seulement  dans  le  temps  leur  quid- 
dité  est  autre  :  ils  ne  sont  plus  l'avant  et  l'arrière  ;  ils 
deviennent,  comme  on  peut  le  dire  en  français,  l'antérieur  et 
le  postérieur.  Or.  quand  nous  distinguons  ainsi  de  l'anté- 
rieur et  du  postérieur,  que  faisons  nous  ?  ,\ous  distinguons 
des  phases  dans  le  mouvement,  nous  le  déterminons  en 
enfermant  entre  des  instants  comme  limites  un  intervalle 
différent  d'eux  ([xercdj'j  u  xàrcôv  skepov  .  Le  temps  n'est  donc 
pas  autre  chose  que  le  mouvement,  déterminé  par  des  ins- 
tants (219  a,  10-30).  Cela  pose,  il  n'y  a  plus  qu'à  dé{ 
la  définition  abstraite  du  temps.  «  Le  temps  est  le  nombre 
du  mouvement,  suivant  l'antérieur  et  le  postérieur  ■>,  c'est- 
à-dire  que  le  temps  consiste  dans  des  phases,  distinguées 
l'une  de  l'autre  comme  venant  l'une  après  l'autre  et,  par 
conséquent,  àombrées  ;   car  distinguer  dans  la  quantité, 


296  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

c'est  immédiatement  nombrer  (1).  Le  nombre  dont  il  s'agit 
est  d'ailleurs,  bien  entendu,  non  pas  le  nombre  nombrant 
ou  purement  arithmétique,  c'est  un  nombre  nombre  analo- 
gue à  des  objets  comptés  (219  b,  2-9).  Mais  cela  n'empêche 
pas  qu'il  est  différent  du  mouvement  et  que  cela  lui  con- 
fère une  suffisante  indépendance. 

Ayant  ainsi  défini  le  temps  par  le  nombre,  Aristote  se 
pose  une  question  restée  célèbre.  Il  n'y  a,  dit-il,  qu'une 
puissance  capable  de  nombrer,  et  c'est  l'âme.  L'existence 
du  temps  dépendrait  donc  de  celle  de  l'âme  ?  Aristote 
répond  affirmativement  (14,  223  a,  16-29).  Sans  doute  il  ne 
faut  pas  voir  là  déjà  toute  faite  (2)  une  théorie  idéaliste  du 
temps.  Toutefois  il  est  incontestable  qu'Aristote,  incon- 
sciemment et  malgré  lui,  fait  ici  un  pas  vers  l'idéalisme.  Et 
cela  s'explique  très  bien.  D'une  part,  il  ne  veut  pas  voir 
dans  le  temps  une  entité  séparée,  et  pour  autant  il  s'éloi- 
gne d'un  certain  genre  de  réalisme,  celui  qui  se  plait  à 
réaliser  des  abstractions.  D'autre  part,  s'il  est  vrai  qu'il 
met  le  temps  dans  un  sujet  conçu  par  lui  d'une  manière 
réalistique,  à  savoir  le  mouvement,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  le  temps  est,  par  rapport  à  ce  sujet,  quelque  chose 
de  plus  formel  et  de  plus  actuel  que  la  forme  même  du 
mouvement.  De  ce  chef,  le  temps  se  rapproche  forcément 
des  choses  de  l'âme.  Ce  n'est  d'ailleurs  ici  que  l'aboutisse- 
ment de  la  même  tendance  déjà  observée  par  nous  à  pro- 
pos de  l'espace.  Bien  que,  dans  le  temps,  Aristote  admette 
l'intervalle  en  même  temps  que  la  limite,  il  n'y  a  pas  de 
doute  que  c'est  la  limite  qui  prédomine.  Or,  en  définissant 
l'espace  et  le  temps  par  les  limites,  on  tend  à  en  faire  des 
relations  et,  qu'on  le  veuille  ou  non,  cela  conduit  à  en 
faire  des  choses  de  l'âme. 


(1)  11,  219  b,  1  :  touto  yt&p  tarai  a  jçpôvoç,  àoiSab;  /.l-jcvî',!:  xarà  ~o 

Tlf/OZipû-J   Y.U.I  ÛOTEOOV. 

(2)  Ainsi  que  l'observe  avec  raison  Zeller,  p.  401  sq. 


DIX-SEPTIÔIE  LEÇON 


LA  NATURE  ET  LE  MOUVEMENT 

La  théorie  des  causes,  puis  celles  de  l'infini,  de  l'espace, 
du  vide  et  du  temps  n'étaient  encore  que  des  préliminaires 
de  la  physique.  Nous  sommes  maintenant  en  face  du  phé- 
nomène fondamental  de  la  physique,  le  phénomène  du 
changement,  et  de  la  cause  primordiale  et  spécifique  de  ce 
phénomène,  la  nature.  Nous  étudierons  donc  dans  cette 
lec"on  la  nature  et  le  changement. 

Ainsi  que  son  nom  l'indique,  la  physique  a  pour  objet 
propre  la  nature  ;  en  d'autres  termes,  se  proposant  de  con- 
naître par  les  causes  comme  toute  science,  la  cause  à 
laquelle  elle  veut  ramener,  au  moins  en  dernière  analyse, 
les  phénomènes  qu'elle  étudie,  c'est  la  nature.  Un  phéno- 
mène physique  aura  reçu  son  explication  la  plus  profonde 
quand  on  aura  fait  voir  qu'il  a  sa  source  dans  ce  principe 
qu'on  appelle  la  nature  Qu'est-ce  donc  que  la  nature  ?Pour 
le  dire  en  gros  d'abord,  la  nature  est  un  princ;  ne  de 

mouvement  et  de  repos. 

La  première  question  qu'il  faut  se  poser,  semble-t-il, 
après  avoir  ainsi  indiqué  d'une  façon  sommaire  en  quoi 
consiste  la  nature,  c'est  celle  de  savoir  si  la  nature  existe. 
Nous  nous  souvenons  en  effet  qu'une  science,  selon  Aris- 
tote,  commence  par  une  définition  de  mots  et  que  cette 
science  doit  ensuite  supposer  ou  établir  d'une  façon  quel- 
conque qu'une  réalité  répond  à  la  définition  proposée.  La 
physique  paraît  donc  avoir  pour  première  tâche  d'établir 
qu'il  existe  telle  chose  qu'une  nature.  Comme  il  n'y  a  pas 


298      .  LE    SYSTÈME    D  ARISTOTE 

de  cause  de  mouvement  sans  mouvement,  ni  de  mouvement 
sans  mobile,  la  question  se  diviserait  en  deux:  y  a-t-il  des 
choses  en  mouvement  et,  comme  la  cause  de  ce  mouve- 
ment, une  nature  ?  A  la  première  partie  de  la  question,  Aris- 
tote répond  en  somme  dans  les  chapitres  2  et  3  du  premier 
livre  de  la  Physique,  et  aussi  dans  tous  les  passages  où  il 
s'occupe  des  arguments  de  Zenon  (VI,  2  et  9;  YHÏ,  8).  On 
sait  qu'il  réfute  Zenon  avec  le  plus  grand  soin  au  moven 
de  la  distinction  de  l'infini  en  acte  et  de  l'infini  en  puis- 
sance. Mais,  au  premier  livre  de  la  Physique,  où  il  réfute 
aussi  la  doctrine  éléatique  de  l'immobilité,  il  procède  plus 
sommairement  et  il  consacre  plus  de  développement  à 
l'examen  de  la  doctrine  de  l'unité  de  l'être  qu'à  celle  de 
l'immobilité.  C'est  que  l'examen  des  thèses  éléatiques  ne 
lui  paraît  pas  relever  proprement  de  la  physique.  Tout  en 
reconnaissant  que  l'étude  de  ces  thèses  a  son  intérêt  (î  )  et 
qu'il  peut  arriver  à  leurs  auteurs  de  soulever  par  accident 
des  difficultés  vraiment  physiques,  il  estime  que  le  physi- 
cien n'a  pas  à  discuter  longuement  avec  eux.  Cela  revient 
à  dire  que  le  physicien  n'a  pas  à  établir  les  principes  de  la 
physique.  Pourtant  on  ne  voit  pas  que,  comme  métaphy- 
sicien, Aristote  se  soit  davantage  préoccupé  de  les  établir. 
La  vérité  est  que  l'existence  d'êtres  en  mouvement  lui 
parait  aller  de  soi.  Il  n'y  a  pas  même  besoin  d'en  apporter 
une  démonstration  indirecte  en  réfutant  ceux  qui  le  nient. 
Il  existe  des  êtres  en  mouvement  :  l'induction,  c'est-à-dire 
l'expérience,  le  prouve  de  la  façon  la  plus  manifeste 
(2,  185  #,12-14).  — Lorsque,  au  IIe  livre  de  la  Physique, 
Aristote  arrive  à  la  seconde  partie  de  la  question,  à  savoir 
l'existence  de  la  nature  sous  le  mouvement  et  les  mobiles, 
il  procède  encore  de  la  même  façon.  On  n'a  qu'à  considérer 
ceux  des  êtres  qui  sont  dits  exister  par  nature,  des  ani- 
maux, des  plantes,  des  corps  simples  :  on  constate  de  la 
manière  la  plus  évidente  que  ces  êtres  présentent  avec  les 
autres  une  différence  marquée  qui  est  précisément  de  se 


(i)  Pliijs.  ï.  2,  ISS  a.  20  :  1/j.i  yUo  '^ù.oTO'fLuv  ï>  ov.-'yi;.  Le  mot 
yù.oTaoia  a  ici  le  sens  de  iuvesttQGtio,  lout  ;'i  fait  comme  dans  PoL 
III,  12',  4282  b,  23  :  cf.  Bonitz,  Ind.  820  b,  58. 


LA    NATURE  299 

mouvoir  par  eux-mêmes.  Et  Aristote  conclut  qu'on  ferait 
preuve  de  faiblesse  intellectuelle  en  demandant  une 
démonstration  de  l'existence  de  la  nature  :  aveugle  qui  ne 
la  voit  pas  (1,  I9â  b,  12  et  193  a,  1-9).  Sans  doute  il  ne 
faut  pas  oublier  qu'Aristote  essaie  ailleurs  de  l'aire  sentir 
que,  contrairement  à  la  prétention  de  Démocrite,  des  mou- 
vements toujours  reçus  du  dehors  et  toujours  dépourvus 
de  cause  interne  sont  en  réalité  des  mouvements  sans  cause 
[Phys.  VIII,  1  fur,.  Néanmoins  on  peut  trouver  qu'il  passe 
un  peu  vite  sur  la  réalité  de  la  nature,  c'est-à-dire  sur  la 
condamnation  du  mécanisme  et  l'affirmation  du  dynamisme  ; 
car  il  ne  s'agit  de  rien  de  moins.  Mais,  à  y  l)ien  réfléchir,  ce 
n'est  pas  une  constatation  des  sens  qui  fonde  l'existence  de 
la  nature  dans  le  système  d'Aristote;  c'est  tout  l'esprit  de 
ce.  système.  La  nature  ne  se  constaterait  pas,  qu'elle  n'en 
serait  pas  moins  incontestable,  péripatétiquement  parlant  ; 
car  tout  autre  principe  du  mouvement  est  inintelligible  : 
c'est  par  elle  seule  que  le-mouvement  peut  être  compris. 

La  question  de  l'existence  de  la  nature  ainsi  réglée,  il 
nous  faut  revenir  à  la  notion  de  la  nature  et  tâcher  de 
l'approfondir.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  sans  raison  que 
Zeller  se  plaint  qu'Aristote  ne  nous  donne  pas  assez  d'ex- 
plications lorsque  nous  voulons  nous  faire  une  idée  précise 
de  la  nature  (1).  Quoique  la  pensée  d'Aristote  reste  peut- 
être  moins  vague  que  celte  remarque  donnerait  à  le  croire, 
il  est  sur  que  Zeller  signale  justement  plusieurs  incertitudes 
et  obscurités.  Le  mot  de  ojc-u  chez  Aristote  ne  désigne  pas 
seulement  le  principe  île  mouvement  qui  se  trouve  dans 
un  objet  concret  limité,  tel  qu'un  bloc  d'airain  ou  une 
motte  de  terre,  et,  d'autre  part,  i!  ne  désigne  pas  non  plus 
le  principe  moteur  d'une  •  d'objets-  En  d'autres 

termes  il  y  a,  ou  il  semble  y  avoir,  une  nature  universelle 
et,  d'autre  part,  plusieurs  sortes  de  nature.  Lorsque,  au 
VIIIe  livre  de  la    .".  i    déà.),  Aristote  dit  que  le 

mouvement  éternel  es!  comme  une  vie  (\v^  êtres  qui 
existent  par  nature  (xpicet.)  :  lorsqu'il  énonce  la  proposition 
fameuse  que  Dieu  et   la  nature  ne  font  rien    en  vain    [De 

(I)  Voir  Zeller.  p.  38G.  en  bas,  à  389. 


300  LE    SYSTÈME   d'àRISTOTE 

caelo,  I,  1  fin)  ou  quand  il  écrit  [Polit.  I,  o,  1254  b,  27) 
que  la  nature  veut  faire  des  corps  différents  à  l'homme 
libre  et  à  l'esclave,  assurément  ce  qu'il  entend  par  nature, 
c'est  une  force  partout  répandue  dans  le  monde,  envelop- 
pant tous  les  individus.  Or  la  nature  ainsi  entendue  est 
évidemment  un  pouvoir  malaisé  à  définir.  C'est  presque 
une  divinité  ou  une  âme  du  monde,  capable  de  toutes  les 
tâches  parce  qu'elle  n'est  spécialement  affectée  à  aucune, 
parce  qu'elle  n'est  attachée  à  aucun  être  en  particulier. 
Cependant,  si  Aristote  admet  une  àme  dans  chaque  sphère 
céleste,  il  est  certain  qu'il  ne  saurait  admettre  une  âme  du 
monde  qui  circulerait  de  corps  en  corps,  au  lieu  de  résider 
immuablement  en  un  corps  déterminé.  Il  ne  faut  donc  pas 
chercher  à  interpréter  dans  un  sens  panthéistique  la  nature 
universelle  d'Aristote.  Il  convient  d'y  voir  surtout  une 
métaphore.  Toutefois,  si  c'est  peu  de  chose  de  plus  qu'une 
métaphore,  c'est  bien  quelque  chose  de  plus.  Lorsqu'il 
s'agit  d'un  animal  ou  d'une  plante,  le  principe  interne  de 
mouvement,  qui  d'ailleurs  s'appelle  exactement  âme,  et 
non  pas  nature,  ce  principe  est  individualisé  par  le  corps, 
ou  au  moins  comme  le  corps  très  déterminé  où  il  a  son 
siège.  Quand,  au  contraire,  il  s'agit  de  la  nature  plus  pro- 
prement dite,  du  principe  de  mouvement  des  corps  inorga- 
niques et  par  exemple  des  corps  simples,  on  comprend  que 
ce  principe  devienne  quelque  chose  d'un  peu  flottant.  Car 
une  motte  de  terre  n'a  pas  une  individualité  marquée  et  sa 
nature  est,  si  l'on  peut  dire,  un  morceau  de  celle  de  toute 
la  terre  (1).  D'un  autre  côté,  le  mot  nature  désigne  collec- 
tivement plusieurs  espèces  de  principes  moteurs.  Lorsque, 
par  exemple,  Aristote  écrit  la  proposition  fameuse  :  oj  -xtoc 
•Vj/Yj  oûo-tç  (De  part.  an.  I,  1,  641  6,  9),  ses  paroles  impli- 
quent certainement  que  certaines  âmes  sont  des  moteurs 
comparables  à  la  nature,  objets,  comme  la  nature  au  sens 
étroit,  des  études  du  physicien.  C'est  que  peut-être  bien  y 
a-t-il  quelque  chose  de  commun,  un  genre  commun  aux 
divers  principes  moteurs  immanents.  Quoi  qu'il  en  soit  et 


(1)  Sur  ces  incertitudes  de  la  signification  du  mot  y-'71*'  °f*  Bondi, 
Ind.  836  a,  48. 


LÀ   NATURE  301 

à  quelques  rapprochements  que  nous  devions  être  conduits 
tout  à  l'heure,  il  est  certain  que  la  nature,  au  sens  techni- 
que où  Aristote  l'entend,  n'est  pas  plus  le  principe  moteur 
d'un  être  organisé  qu'elle  n'est  un  pouvoir  sans  siège 
défini. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  que  d'écarter  ces  incertitudes  et 
ces  obscurités  un  peu  extérieures.  Il  y  a  autre  chose  à  faire, 
et  Aristote  nous  fournit  d'autres  précisions  pour  détermi- 
ner l'idée  de  nature.  «  La  nature,  dit  Aristote,  est  un  prin- 
cipe et  une  cause  de  mouvement  et  de  repos  pour  la  chose 
en  quoi  elle  réside  immédiatement  et  à  titre  d'attribut 
essentiel,  et  non  pas  accidentel,  do  cette  chose  •>  (1).  Un 
premier  éclaircissement  de  cette  définition  va  résulter  pour 
nous  d'un  commentaire  quasi  littéral  de  ses  divers  éléments. 
—  Tout  d'abord,  comment  la  nature  est-elle  un  principe 
de  repos  en  même  temps  que  de  mouvement  ?  La  nature 
n'est  quelquefois  qu'un  principe  de  mouvement  :  il  y  a 
en  effet  un  élément,  l'éther,  qui  circule  sans  cesse  en  vertu 
de  sa  nature.  Lors  donc  qu'Aristole  écrit  que  la  nature  est 
un  principe  de  mouvement  et  de  repos,  il  faut  entendre  : 
de  mouvement  ou  de  repos.  Mais  peu  importe.  Ce  qui 
demande  explication,  c'est  que  le  repos  ait,  aux  yeux  d'Aris- 
tote,  besoin  d'un  principe.  Ce  n'est  pas  parce  qu'il  consi- 
dère le,  repos  comme  un  état  d'équilibre  entre  des  forces 
opposées  C'est  pourtant  parce  que  le  repos  participe  en 
quelque  façon  du  mouvement.  Il  ne  faut  pas  confondre  en 
effet  le  repos  avec  une  immobilité  quelconque.  Ce  qui  n'est 
pas  susceptible  de  mouvement  est  immobile,  mais  n'est 
pas  eu  repos.  Le  repos  est  l'immobilité  de  ce  qui  pourrait 
être  mû.  Le  repos  est  donc  postérieur  au  mouvement  (2). 
Lu  un  mot  il  est  la  privation  du  mouvement,  et,  comme 
toute  privation,  il  n'est  pas  une  pure  négation,  mais  une 
négation  déterminée.  C'est  pourquoi  le  repos  ne  peut  s'ex- 
pliquer que  par  une  certaine  intervention  du  principe   du 

) 

(1)  PhyS.  II.  \,  H*2  h,  20:  ...  oûani  rr,;  -vvtï'o;  ùy/.'i;  Ttv6;zîù  CctTfof 
to-j  xiv(Z?9«(  xeù  qptftsûi  h  <'■>  •j-v.pyji  iraairruç  xetô'  «Oro  x«i  ai]  /.ol-U 
auftSiêm*oç,  Cf.  Zeller,  p.  386,  a.  0. 

(2)  Ibid.  III,  2,  202  a.  i  ;  u  yùp  q  y.i-jr,'7i^  jr.yy/:.<.,  toj7-;>  r,  âxtvqfffa 
lia.   \  III,  '.I.  2<>0'  a,  27  :  ...  h  3k  i-.'Xiic,  if9«pfuvn  xivj;7iç. 


302  LE    SYSTÈME   DARISTOTE 

mouvement.  —  Un  second  caractère  de  la  nature,  c'est 
d'être  un  principe  de  mouvement  pour  la  chose  en  quoi 
elle  réside,  un  principe  interne  ou  immanent.  C'est  par  là 
que  la  nature  se  distingue  de  l'art.  Bien  que  l'art  accom- 
plisse des  œuvres  que  ne  fait  pas  la  nature,  il  n'est  cepen- 
dant qu'une  imitation  de  la  nature  (Phi/s.  II,  8,  199  a,  15 
et  2,  194  «,  21),  et  la  chose  artificielle  se  distingue  de  l'être 
naturel,  précisément  par  cette  infériorité  qu'elle  est  figée  et 
ne  tend  vers  aucune  destinée  ultérieure,  qu'elle  est,  en 
d'autres  termes,  privée  de  toute  spontanéité  :  un  manteau 
ou  un  lit  ne  renferme,  comme  tel,  aucun  principe  qui  le 
porte  à  changer  ;  si  une  chose  artificielle  tend  à  changer  ce 
n'est  pas  en  tant  qu'elle  est  ce  qu'elle  est,  c'est  en  tant  que 
faite  de  terre,  d'eau  ou  de  quelque  mixte  (Phys.  II,  1,  192 
/>,  15-20).  Un  médecin  qui  se  guérit  lui-même  se  rapproche 
de  la  nature  en  ce  que  le  principe  de  son  action  est  en  lui 
[ibid.  8  fin).  Nous  allons  voir  pourtant  qu'il  n'atteint  pas 
encore  au  degré  de  perfection  de  la  nature  ;  mais  enfin, 
pour  autant  que  le  principe  de  son  action  est  interne  et 
spontané,  il  est  comparable  à  la  nature.  En  résumé,  pour 
comprendre  le  sens  et  la  portée  du  caractère  d'immanence 
qui  appartient  à  la  nature,  il  suffit  de  dire  avec  le  livre  À 
de  la  Métaphysique  (3,  1070  a,  7)  :  «  l'art  est  principe  en 
une  autre  chose  (àpyy,  sv  à/.Xw ),  la  nature  est  principe  dans 
la  chose  même  (àp%"/|  h  j'.Otw)  ».  —  Nous  venons  d'indi- 
quer qu'il  manque  encore  quelque  chose  au  médecin  qui 
se  guérit  lui-même,  pour  être  principe  de  son  action  comme 
la  nature  l'est  des  mouvements  qu'elle  imprime  à  l'être 
naturel.  Ce  qui  manque  au  médecin  qui  se  guérit  lui-même, 
c'est  de  posséder  le  principe  de  son  action  en  tant  qu'il 
est  le  sujet  qui  subit  et  en  qui  se  développe  cette  action. 
C'est  par  accident  que  l'agent  et  le  sujet  de  la  guérison  se 
trouvent  ici  ne  faire  qu'un.  La  nature  au  contraire  est 
dans  le  mobile  en  tant  que  ce  mobile  est  ce  qu'il  est,  c'est- 
à-dire  un  sujet  apte  à  être  mû,  et  réciproquement  la  nature, 
de  même  qu'elle  est  exigée  par  le  mobile  auquel  elle  est 
unie,  exige  ce  mobile  (1).  —  Enfin  la  nature  est  dans  son 

{{)  Phys.  I!.  !.  192  h,  8§-ÎÉ6    Cf   ïbëinià.  paraphr.  Phys.   158, 
25  sqq.  Spèiagel 


LA    .NATURE  303 

sujet  immédiatement,  en  même  temps  qu'essentiellement. 
L'art  de  gouverner  les  navires,  pourrait-on  dire,  n'est  pas 
dans  le  navire  comme  une  nature,  non  seulement  parce 
qu'il  n'appartient  pas  essentiellement  an  navire,  mais 
encore  parce  qu  il  est  dans  le  navire  grâce  à  un  intermé- 
diaire, à  savoir  Je  pilote.  Un  attribut  immédiat  n'est  pas 
toujours  d'ailleurs  un  attribut  essentiel  :  par  exemple  une 
vertu  dans  une  âme,  ou  une  couleur  dans  la  surface  d'un 
corps.  Mais  réciproquement  aussi  un  attribut  essentiel 
n'est  pas  toujours  un  attribut  immédiat.  Par  exemple  l'éga- 
lité de  la  somme  de  ses  angles  à  deux  droits  est  un  attribut 
essentiel  de  l'isocèle;  ce  n'est  pourtant  pas  un  attribut 
immédiat,  puisqu'il  n'appartient  à  l'isocèle  que  par  l'inter- 
médiaire du  triangle  (1). 

Le  commentaire  que  nous  venons  de  donner  de  chacun 
des  termes  contenus  dans  la  définition  de  la  nature  a  sûre- 
ment précisé  pour  nous  le  sens  de  cette  définition.  Cependant 
il  nous  reste  encore  un  progrès  à  faire.  Il  s'agit,  si  l'ou 
veut,  de  reprendre  d'une  manière  moins  littérale  l'explica- 
tion du  caractère  que  possède  la  nature,  d'être  un  attribut 
essentiel  de  son  sujet,  c'est-à-dire  d'être  contenue  dans  l'es- 
sence de  ce  sujet  ou  de  contenir  ce  sujet  dans  son  essence. 
C'est  autour  de  ce  caractère  en  effet  que  tourne  l'impor- 
tante et  laborieuse  discussion  dans  laquelle  Aristote  dis- 
tingue, sans  séparer  ces  deux  aspects,  la  nature  comme 
matière  et  la  nature  comme  forme.  C'est  à  peine  si,  de  la 
double  conception  de  la  nature  :  la  nature  est  matière,  la 
nature  est  forme,  Aristote  prend  la  première  à  son  compte, 
même  en  lui  attribuant  un  rôle  aussi  subordonné  qu'on 
voudra.  Pour  énoncer  cette  conception,  il  emploie  les  mots 
BoxeÏ,  ).i--i-v.:  {Phys.  II,  1,  19;î  (7,  0  et  28),  et  il  ne  donne 
expressément  que  deux  arguments  très  faibles,  empruntés 
l'un  au  sophiste  Antiphon,  l'autre  aux  Physiologues  en 
général.  enfouissez  un  lit,  avait  dit  Antiphon,  et,  s'il  résulte 
de  là  quelque  génération,  ce  sera  du  bois  et  non  un  lit  qui 
naîtra.  Donc  ce  qui  est  la  nature,  c'est  ce  qui  est  le  [dus 
loin  de  la  forme,  c'est  ce  qui  persiste  te  plus  à  travers  le 

(I)  Voir  Simplicittei  Phy$.  267,  23-3ÎDiels. 


304  LE    SYSTÈME    d'àRISTOÏE 

changement,  c'est  la  matière.  Et  les  Physiologues  étaient 
évidemment  dans  la  même  conviction,  puisque  ce  qu'ils 
appelaient  la  nature  de  toutes  choses,  c'était  le  corps  dans 
lequel  se  résolvent  les  autres  [ibid.  193  «,  9-28).  Il  est 
visiblement  facile  d'objecter  à  Antiphon  qu'il  ne  peut 
mettre  une  forme  artificielle  sur  le  même  pied  qu'une 
forme  naturelle  (ibid.  193  6,8-12)  (1).  Et  il  est  évident  aussi 
qu'Aristote  ne  manque  pas  de  bonnes  raisons  pour  réfuter 
le  matérialisme  des  Physiologues.  Mais  il  y  a  bien  autre 
chose  à  dire,  du  point  de  vue  aristotélicien,  en  faveur  de 
la  conception  de  la  nature  comme  matière.  Puisque  la 
nature  est  un  principe  de  mouvement,  il  faut  bien  qu'elle 
s'applique  à  un  mobile.  C'est  même  là  la  raison  profonde 
pour  laquelle  les  objets  sur  lesquels  porte  la  physique  sont 
des  corps  et  des  corps  concrets.  En  effet,  un  mobile  est 
forcément  quelque  chose  d'étendu  ;  cela  résulte,  comme 
nous  le  comprendrons  tout  à  l'heure,  de  la  notion  du 
mouvement.  De  plus  c'est  un  étendu  d'une  autre  espèce 
que  les  lignes,  les  surfaces  et  les  volumes  mathémati- 
ques, précisément  parce  qu'on  ne  fait  pas  mouvoir  des 
limites  sans  contenu  (2).  Ce  n'est  pas  tout  :  la  nature 
n'est  pas  seulement  dans  le  mobile  ;  elle  est  forcément 
un  aspect  de  ce  mobile.  Car  il  n'y  a  point  de  mouve- 
ment sans  mobilité,  et,  pour  que  la  nature  soit  la  cause 
suffisante  en  même  temps  que  nécessaire  du  mouve- 
ment, il  faut  que  la  mobilité  soit  en  elle,  qu'il  y  ait  en 
elle  de  la  puissance,  en  un  mot  qu'elle  ait,  et  même  qu'elle 
soit  de  la  matière.  —  D'autre  part,  bien  entendu,  comme 
Aristote  se  plaît  à  l'établir,  la  nature  est  forme.  Le  mou- 
vement est  la  réalisation  d'une  forme,  et  c'est  seulement 


(1)  Passage  délicat,  dans  lequel  il  faut,  à  la  ligne  H,  supprimer  le 
mot  Té'/yti,  que  ïhémistius  (163,  18  Sp.)  et  Philopon  (209,  31  Yilelli) 
ne  commentent  pas,  et  qui  est  d'ailleurs  absent  du  teste,  tel  que  le 
i-ite  Simplicius  (p.  278,  30  D.).  Le  même  commentateur  a  certaine- 
ment lu  (278,  11)  les  mots  ôrt  y-'votr'  dtv...  %'Ao-j  (b,  10  sq.),  que  Prantl 
met  h  tort  entre  crochets  sur  la  seule  autorité  du  ms  E.  Enfin,  avec 
tous  les  mss.  saut  E,  il  faut  lire  à  la  1.  12  yivsrai  yUo,  leçon  confirmée 

■îpressément  par  Simplicius  (277,  20),  et  non  ytvsrecî  ~;ï. 

(2)  Voir  Zeller,  p.  384,  n.  3  et  p.  385,  n.  1,  2,  3. 


LE    CHANGEMENT  305 

quand  une  chose  est  informée  qu'on  reconnaît  qu'elle  est 
en  possession  de  sa  nature.  L'analogie  des  choses  arti- 
ficielles peut  ici  être  invoquée  et  témoigne  d'une  manière 
frappante  :  un  lit  n'est  tel  que  quand  il  a  reçu  la  forme  du 
lit  ;  c'est  cette  forme  qui  le  fait  et  qui  l'a  fait  lit.  De  même 
c'est  par  leur  forme  que  la  chair  et  l'os  sont  devenus  ce 
qu'ils  sont.  Le  principe  générateur,  c'est  le  principe  même 
qui  caractérise  et  définit,  c'est  la  forme.  C'est  l'homme  qui 
engendre  l'homme  ;  du  moins,  en  tant  que  nature,  c'est 
l'homme  contenu  à  l'état  de  principe  actif  dans  la 
semence  {ibid.  193  a,  30  b,  12)  (I).  En  conséquence  le  phy- 
sicien, au  lieu  de  s'interdire  la  recherche  de  la  forme,  fera 
de  cette  recherche  au  contraire  le  principal  objet  de  ses 
spéculations  (cf.  par  exemple  Phys.  II,  7).  Mais,  lors- 
qu'Aristote  a  énoncé  toutes  ces  propositions  anti-maté- 
rialistes et  y  a  insisté,  il  est  bien  forcé  de  ne  pas  oublier 
qu'elles  ont  une  contre-partie.  Prise  en  elle-même,  la 
forme  est  immobile  comme  le  premier  moteur  :  c'est  un 
principe  qui  meut  naturellement,  mais  qui  n'est  pas  natu- 
rel [ibid.  7,  198  a,  35).  Et  en  effet  prendre  la  forme  en 
elle-même,  c'est  la  séparer.  Et  une  forme  séparée  ne  peut 
pas  être  une  nature,  puisqu'elle  n'est  plus  immanente.  — 
La  nature  est  donc  bien  quelque  chose  d'ambigu  entre  la 
matière  et  la  forme,  et  le  dernier  mot  d'Aristote  sur  la 
nature  est  bien  dans  les  lignes  suivantes  du  2°  chapitre  du 
livre  II  de  la  Physique  (194  a,  12-15)  :  «  La  nature  avant 
donc  deux  sens,  celui  de  forme  et  celui  de  matière,  il  faut 
l'étudier  de  la  même  manière  que  nous  chercherions  l'es- 
sence du  camus,  et,  par  conséquent,  des  objets  de  cette 
sorte  ne  sont  ni  sans  matière,  ni  pourtant  considérés  sous 
leur  aspect  matériel  (2)  ». 

De  la  nature,  cause  suprême  des  phénomènes  naturels 
en  tant  qu'on  ne  s'élève  pas  au-dessus  du  monde  jusqu'à 
l'objet  do  la  philosophie  première,  passons  à  ces  phénomè- 

(1)  De  pari.  an.    I,  1,  640  l>.  28  :   h  yàp  «atà   riv    fxo/jynv  -fJTtS 

XVOUtrifia  rc;    'Ai/.rj;  BVffMttÇ. 

(2)  lit*  a,  12  :  êrrît  $"r,  fJ7i;  6i/'o;,  ro  n  tïioi  xaî  r.  ukv,  ■>;  kv  v 
moi  ffiuôrijro;  axoiroûtcv  ~i  îartv,  oûru  Ocupvriov.  cjtt'  o'J~'  dbrj  ûXnç  rdt 
potaûra  oïn  /.«?>.  -i-.j  û7.ijv. 

Ari-lot»  20 


306  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

nés  eux-mêmes,  ou  du  moins  à  ce  qui  est  leur  fond  com- 
mun, c'est-à  dire  au  changement. 

Les  Eléates  avaient  nié  radicalement  toute  espèce  de 
changement  par  cette  raison  qu'un  changement  quelcon- 
que serait,  disaient-ils,  création  de  ce  qui  n'est  pas,  ou 
annihilation  de  ce  qui  est,  et  que  l'être,  puisqu'il  est,  ne 
saurait  ni  sortir  du  néant,  ni  y  tomber.  La  première  tache 
que  rencontre  Aristote  est  donc  de  faire  voir  que  le  chan- 
gement est  possible  et  comment  il  l'est.  Aux  Eléates,  ou  à 
ceux  de  leurs  imitateurs  qui  niaient  la  légitimité  de  l'attri- 
bution, Aristote  répondait  en  distinguant  plusieurs  sens 
ou  plusieurs  aspects  de  l'être,  en  divisant  l'être  en  plu- 
sieurs genres  ou  catégories.  C'est  d'une  manière  tout  à 
fait  analogue  qu'il  établit  la  possibilité  du  changement  en 
générai.  Il  ne  fait  que  transporter  au  temps,  pour  ainsi 
dire,  la  pluralité  de  l'être.  De  même  que  l'être  a  plusieurs 
aspects  simultanés,  il  a  successivement  plusieurs  degrés 
de  réalité.  Si  les  anciens  avaient  connu  cette  vérité,  ils  ne  se 
seraient  pas  effrayés  devant  la  raison  invoquée  par  Parmé- 
nide  pour  nier  le  devenir.  Ils  auraient  répondu  que,  sans 
doute.,  rien  ne  peut  provenir  du  non-ètre  absolu  ni  s'y 
abîmer,  mais  que  tout  peut  sortir  de  ce  non-être  relatif 
que  sont  la  puissance  et  la  matière  ;  car  la  puissance  et  la 
matière  sont  du  non-être  sans  doute,  en  tant  qu'elles  ne 
sont  pas  la  chose  que  le  devenir  doit  appeler  à  l'acte,  mais 
elles  ne  sont  pas  un  néant;  elles  sont  de  l'être  en  tant 
qu'elles  sont  déjà  quelque  chose  d'autre  que  ce  qui  va 
naître  et  même  en  tant  qu'elles  sont  déjà  comme  une  pro- 
messe et  une  ébauche  de  ce  qui  va  naître  [Phys.  I.  8,  sur- 
tout le  début  du  ch.). 

Mais,  ainsi  présentée,  en  tant  seulement  qu'elle  fournit 
une  solution  générale  au  problème  du  devenir,  la  doctrine 
aristotélicienne  est  loin  de  livrer  tout  son  sens.  Il  s'agit  de 
comprendre  qu'elle  ne  se  borne  pas  à  remplacer  la  néga- 
tion éléatique  par  une  affirmation  quelconque  du  change- 
ment, et  que,  tout  au  contraire,  elle  vise  à  instituer  le 
changement  dans  toute  la  profondeur  que  cette  notion 
possède.  Pour  cela,  il  faut  voir  comment  la  conception 
aristotélicienne  s'oppose  aux   conceptions  incomplètes  du 


LE    CHANGEMENT  307 

changement,  et  comment,  aux  négations  partielles  que  ces 
conceptions  impliquent,  elle  entreprend  de  substituer  une 
affirmation  pleine  et  entière.  La  négation  absolue  des  Éléales 
n'avait  été  admise  nulle  part  en  dehors  de  leur  école,  mais 
on  avait  essayé  par  des  conceptions  bâtardes  d'accommo- 
der le  changement  avec  la  logique  de  Parménide.  Les 
mécanistes,  d'une  part,  et,  de  l'autre,  quelques-uns  des 
Socratiques,  les  Mégariques  notamment,  avaient  adopté 
des  conceptions  de  cette  espèce.  Selon  les  mécanistes. 
qu'il  s'agisse  d'Empédocle  et  d  Anaxagore  ou  bien  de 
Démocrite,  il  n'y  a  rien  de  tel  que  ce  qu'Aristote  appellera 
l'altération  :  il  n'y  a,  selon  l'excellente  formule  d'Empé- 
docle, que  mélange  et  séparation  d'éléments,  en  eux-mêmes 
immuables.  Et,  quant  au  mouvement  local,  sa  nature  est 
gravement  atteinte,  au  moins  dans  l'Atomisme,  par  le  fait 
que  les  mobiles  sont  des  indivisibles  qui  ne  peuvent  se 
déplacer  que  tout  d'une  pièce.  C'est  précisément  à  bannir  du 
changement  la  continuité,  à  le  composer  de  limites  sans 
intervalles,  de  xtY^fjtxxTcc  comme  dit  Aristote,  que  certains 
Socratiques,  et  notamment  les  Mégariques,  se  sont  atta- 
chés. La  doctrine  des  lignes  insécables  chez  Xénocrale 
entraînait  évidemment  une  doctrine  discontinuiste  du 
changement  et -Plaiton  lui-même,  le  jour  où  il  s'est  mis  le 
plus  directement  en  face  du  problème,  a  répondu  que  le 
changement  se  faisait  brusquement  et  sans  transiliou  dans 
l'instant  (I  .  Diodore  Cronos  ne  l'ait  qu'exprimer  sous  leur 
forme  achevée  de  pareilles  tendances  quand  il  dit  que 
jamais  rien  ne  se  meut  et  que  le  mouvement,  à  quelque 
moment  qu'on  l'observe,  se  présente  toujours  comme  quel- 
que chose  de  passé  et  d'accompli  (2).  Les  mécanistes  et  les 
Mégariques  aboutissaient  les  uns  et  les  autres  à  rem;  I 
le   changement    par-    une    succession    d'états    discontinus. 


(i)  Pùrtnen.  156  '/  e  :  ...  o  èÇaûfvyi  «vnij  ;-r>7t:...  u?-uî-j  -.. 

n-'i.i7it4%,  iv  Xpovfci  v'jotji  oÔt«,  gai  il;  raûrijy  ai  auï  ï/.  tc/jt/i;  70  rr 
UVOVftCJQu  uirc/.%u/.).£i.  ïr.ï  70  î<77«vai  /ai  ?6  Ï77Ô;  i;:t  ro  Mtwîo'âcsL, 

.•.  <'t  corr.  I,  s,  notamment 
M  el  b,  '■'■'  12,  Pour  la  théorie  -i.:  ceux  quïcompo- 

lenl  l<  s  mouvements  avec  des  xonjutotraj  roir  Phys.  VI,  1,  2M  a,  6-10 
Mil  h.  .'iO-241  a,  6 


308  LE    SYSTÈME  d'àRISTOTE 

Aristote  estime  que  c'est  là  une  négation  détournée  du 
changement,  et,  contre  cette  négation  détournée  et  plus 
subtile,  comme  contre  la  négation  directe  et  brutale  des 
Eléates,  il  entreprend  de  rétablir  le  changement  dans  son 
intégrité.  Si  la  doctrine  qu'il  professe  à  cet  égard  n'est 
pas  nouvelle  en  ce  sens  qu'on  peut  dire  qu'elle  est  déjà 
dans  ceux  des  Pr^siologues  qu'on  qualifie  de  dynamistes, 
toujours  est-il  qu' Aristote  est  le  premier  qui  ait  analysé 
la  notion  du  changement  et  qui,  avant  de  l'admettre, 
en  ait  pris  pleine  conscience.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  essentiel 
dans  le  changement  aux  yeux  d'Aristote,  ce  ne  sont  pas 
les  deux  contraires  qui  lui  servent  de  limites,  c'est  l'inter- 
valle de  progrès  qui  s'étend  entre  ces  deux  limites,  et  cet 
intervalle  est,  selon  lui,  continu.  Nous  devons  donc  repren- 
dre ces  deux  points,  c'est-à-dire  considérer  dans  le  chan- 
gement l'intervalle,  puis  la  continuité  de  cet  intervalle. 

Le  changement,  disons-nous,  n'est  pas,  d'après  Aristote, 
une  substitution  d'un  être  ou  d'un  état  à  un  autre  :  c'est 
un  passage  entre  les  deux  extrêmes.  Réduit  à  la  pure  idée 
d'un  remplacement  successif,  il  est  clair  en  effet  que  le 
changement  s'évanouit.  En  effet,  changer  c'est  devenir 
autre  ;  ce  n'est  pas  faire  place  à  autre  chose.  En  d'autres 
termes,  le  changement  implique  unité  et  liaison  entre  les 
deux  limites  qui  le  circonscrivent.  Il  faut,  pour  qu'il  y  ait 
changement  au  vrai  sens  du  mot,  qu'il  y  ait  entre  l'ancien 
état  de  choses  et  le  nouveau  une  certaine  communion. 
Cette  communion  se  présente  à  Aristote  sous  un  double 
aspect.  Elle  lui  paraît  supposer  d'abord  un  rapport  entre 
les  deux  limites,  et  ensuite  un  sujet  unique  sous  les  termes 
de  ce  rapport.  Il  faut  d'abord  un  rapport  entre  les  limi- 
tes. En  effet  ces  limites  ne  sont  pas  des  termes  quelcon- 
ques :  tout  ne  provient  pas  de  tout.  Bien  loin  de  là  : 
l'être  déterminé  auquel  le  changement  aboutit  est  l'op- 
posé d'un  non-être  déterminé.  Les  deux  extrêmes  sont  des 
contraires  dont  l'un  est  une  «  privation  »  et  l'autre  une 
«  habitude  »  ;  bref  ce  sont  des  corrélatifs  et,  de  ce  chef,  il 
y  a  entre  eux  une  certaine  communauté,  la  communauté 
du  genre  (Phys.  I,  5,  188  a,  31-/>,  26).  Mais  cette  com- 
munauté, en  tant  qu'on  la  ramènerait  à  un  pur  rapport, 


CHANGEMENT  ET  MOUVEMENT  309 

ne  suffit  pas  selon  Aristote.  Il  faut  la  concréter  en  un 
sujet.  D'abord,  en  effet,  la  privation  n'est  rien;  elle  a  donc 
besoin  d'un  support,  de  quelque  chose  qui  existe  déjà.  Ce 
quelque  chose  de  positif,  en  un  sens  c'est  ia  puissance  et, 
un  peu  plus  concrètement  parlant,  la  matière.  Car  la  puis- 
sance d'une  habitude  est  déjà  cette  habitude,  puisqu'elle 
n'en  est  pas  seulement  la  négation  et  qu'elle  en  est,  de  plus, 
la  promesse.  D'autre  part,  les  contraires  n'agissent  pas 
l'un  sur  l'autre,  ces  pures  limites  se  remplacent  l'une  l'au- 
tre :  il  faut  quelque  chose  où  elles  se  remplacent.  Bien 
entendu,  c'est  en  vain  qu'on  voudrait  convaincre  Aristote 
que  le  rapport  des  deux  termes  suffit  par  lui-même  à 
constituer  le  sujet  demandé.  Cette  conception  idéaliste  est 
étrangère  à  sa  pensée  et  il  donne  à  sa  matière  l'existence 
d'une  chose  en  soi.  Néanmoins,  comme  cette  réalisation  de 
la  matière  est  pleine  de  difficultés,  Aristote,  en  analysant 
aussi  profondément  qu'il  l'a  fait  le  problème  du  change- 
ment et  en  montrant  avec  raison  que  ce  phénomène  implique 
une  communauté  entre  les  deux  extrêmes,  Aristote  pour- 
rait bien  avoir  travaillé  au  profit  de  l'idéalisme.  Cette  idée 
de  puissance,  de  chose  incertaine  et  ambiguë,  risque  fort 
de  ne  pouvoir  subsister  ailleurs  que  dans  l'esprit  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  changement,  s  il  existe,  est  avant 
tout  un  intervalle,  un  passage,  un  progrès.  De  plus  ce  pro- 
grès est  continu.  Au  livre  VI  de  la  Physique-,  en  même 
temps  qu'il  réfute  les  philosophes  qui  veulent  composer  le 
mouvement  avec  des  xw^para,  Aristote  établit  avec  insis- 
tance que  le  mouvement  est  continu.  Mais  ce  caractère  de 
continuité  s'affirme  déjà  avec  beaucoup  de  relief  dans  la 
définition  du  mouvement  telle  qu'on  la  lit  au  ch.  1  du 
livre  111  de  la  Physique  :  «  Le  mouvement,  dit-il,  est  l'acte 
de  ce  qui  est  en  puissance  en  tant  que  cela  est  en  puis- 

(1)  Sur  la  matière  sujet  du  changement,  voir  principalement  les 
textes  suivants  :  i<>  La  privation  n'a  pas  d'être,  Phys.  I,  9,  192  a,  3-6: 

tjlieïç  oùv  yàp  ûXlflV  y.  eu  OTëVflTiv  (TC0ÔV  ycniitj  ftvat,  x«L  roOrwv  to  u'cj  qC/. 
ôv  thon  xarà  9-ju6e6*)xô;,  «Jv  2À*V,  tàv  as  iripr,afj  xuO'  u-jzr.J,  xcù  rr/j 
tùv  t'(yji  x«t  oJaiw  ««ç,  t^v  G).tjv,  t/,v  6ï  griciQcrtv  oiSuttèùç.  2o  7,  190  b, 
Z'.i  :  un*  ù)lrj}r,H  yàp  mcv^itv  râvavrfa  &£ûvecrov.  3°  Le  couple  des  con- 
traires suppose  un  sujet,  5.  189  «,  37-32;  cf.  7,  190  h,  *3'*7, 


310  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

sance  »  (1).  La  définition  exprime  d'abord  excellemment 
le  caractère  d'indétermination,  de  fluctuation  et  de  demi- 
réalité  du  changement  (2).  Mais  pourquoi  le  mouvement 
est-il  ainsi  quelque  chose  d'inachevé  ?  Sans  doute  c'est 
parce  qu'il  est  un  passage.  C'est  aussi  parce  .que  ce  passage 
est  continu  et,  partant,  enveloppe  l'infini.  L'infinité  le  con- 
damne à  être  une  puissance  qui  ne  peut  pas  avoir  d'autre 
acte  que  de  se  développer  comme  puissance.  De  ce  côté 
encore  A  ris  to  te  tend,  malgré  lui,  vers  l'idéalisme.  Quelle 
que  soit  d'ailleurs  la  conclusion  dernière  qu'il  faille  don- 
ner à  son  analyse  du  changement,  que  ce  phénomène  com- 
porte ou  non  une  existence  autre  que  mentale,  toujours 
est-il  qu'Aristote  en  a  dégagé  l'essence  avec  une  pénétra- 
tion et  une  logique  parfaites.  Le  changement  est  bien  le 
passage  progressif  et  continu  qu'il  a  dit. 

Pour  achever  la  théorie  générale  du  changement  dans 
ce  qu'elle. a  de  proprement  physique,  il  ne  nous  reste  plus 
qu'à  exposer  la  division  de  ce  phénomène  en  ses  diverses 
espèces.  Nous  avons  jusqu'ici  employé  comme  synonymes 
les  mots  de  changement  et  de  mouvement  et  c'est  là  une 
manière  de  faire  dont  Aristote  lui-même  donne  l'exem- 
ple (3).  Cependant,  lorsque  ces  mots  sont  considérés  dans 
leur  usage  vraiment  technique,  ils  n'ont  plus  le  même 
sens.  Le  mot  de  changement  est  un  terme  générique  qui 
comprend  le  changement  proprement  dit  et  les  différentes 
espèces  de  mouvement.  Tandis  que  le  mouvement  se 
déroule  toujours  entre  des  contraires  et,  par  conséquent, 
dans  l'enceinte  d'un  même  genre,  le  changement  a  lieu  entre 
des  termes  bien  plus  radicalement  opposés  :  il  a  lieu  entre 
l'être  et  le  néant.  En  d'autres  termes,  le  changement  porte 
sur  la  production  ou  la  destruction  d'une  substance.  Aris- 
tote l'appelle  génération  et  corruption  (^évecriç  jcxl  cpGov/i. 

(1)  201  a,  10  :  ...  h  roù  Suvâuei  6-j-o;  vj-ii.iyziu,  r,  roioûrov,  xivr,vit 
èvrvj...  b,  4  :  ...  h  ~o~j  ovvaro'J,  rj  ^uvarov,  hrvtXéyttet  toe&tpov  on  xîvjjoï; 
iawv.  Cf.  Zellcr,  p.  351,  n.  1  et' 353,  n.  t. 

(2)  Phys .  III,  2,  201  b,  31  :  ...  h  t«  wv^fft;  ïvéû'(ei«.  tiiv  n;  thaï  $qxù, 
v-zlr,^  Se. 

(3)  Voir  dans  Zellei*,  p.  352,  n.  3,  l'indication  do  divers  textes  où 
Aristote  donne  à  xîvvcnç  le  sens  de  u.£T«êo)>vj  (p.  ex.  Phys.  III,  1,  201  a, 
9-19),  ou  bien  emploie  ces  deux  mots  comme  synonymes. 


LES    ESPÈCES   DU    MOUVEMENT  311 

Puisqu'il  reste,  à  le  prendre  en  général,  dans  les  limites  de 
l'être,  et  que  d'autre  part,  considéré  sous  ses  divers  aspects, 
il  se  déroule   à  l'intérieur  d'un    genre,    le  mouvement  se 
divise  en  espèces  d'après  la  liste  des  catégories.  Mais  il  n'y 
a  pas  mouvement  dans  chacune  des   catégories.   Aristote 
montre  en  particulier  qu'il  n'y  a  pas  mouvement  dans  la 
relation,  ni  dans  l'agir  et  le  pàtir  (Bkys.  V,  2  déb.).  Il  n'y 
a  pas   mouvement   dans  l'agir  et  le  pàtir,  parce  que  cela 
Reviendrait  à  dire  qu'il   y  a  mouvement  du  mouvement  : 
ce  qui,  selon  Aristote,  est  un  non-sens.  Pour  ce  qui  est  de 
la  relation,  elle  ne  comporte   pas   le    mouvement,    parce 
qu'on  peut  changer  deux   relatifs  en  opérant  sur  un  seul 
d'entre  eux.  La  raison  donnée  par  Aristote  est  intéressante, 
puisqu'elle  montre  qu'il  considère  le  mouvement   comme 
une  propriété  du  mobile,  évitant  4e  se  placer  jamais  à  ce 
que  nous  appelons  le  point  de  vue  cinématique.  Les  catégo- 
ries qui  ne  comportent  pas  le  mouvement  éliminées,  il  en 
reste  trois  dans  lesquelles  il  peut  s'opérer  :  la  qualité,  la 
quantité  et  le  lieu.  Le  mouvement  dans  la  quantité,  c'est-à- 
dire  i  ement  et  le  ■'■3"-^)> 
va  d'une  grandeur  inférieure  à  la  normale  à  la  grandeur 
normale,  ou  inversement.  C'est  dire  qu'il  s'applique  exclu- 
sivement, ou  au  moins  le  plus  proprement,  aux  êtres  orga- 
nisés pour  lesquels  il  y  a  une  taille  exigée  par  leur  nature. 
Le  mouvement    dans  la    qualité,   lequel  se   subdivise  en 
autant  d'espèces  qu'il  y  a  de  qualités  sensibles,  va  d'un 
contraire  qualitatif  à  un  autre,   par  exemple  du   noir  au 
blanc,  ou  même  du  gris  au  blanc,  ou  à  tout  autre  terme 
moins  extrême    que   le    blanc.    Ce   mouvement    s'appelle 
Y  altération  (àX/vO'/os-.;).  Le  mouvement  selon  le  lieu  va  en 
rai  d'un  endroit  à  un  autre  (icéflev  ton.)  i  Etk.  Nû  .  X,  3, 
1J74  a,  30)  et,  plus  spécialement,  d'un  des  contrat! 
l'autre  dans  la  catégorie  du  lieu  :  de  l'arriére  à  l'avant,  du 
dmil  au  gauche,  do  haut  au  Itas,  Aristote,  qui  parait  inau- 
gurer le  mot  comme  tenue  technique,  lui  donne  le  nom 
de  translation  (oopi)  (1).  Des  trois  sortes  de  mouvements 

Sur  fouie  cette  division  des  mouvanonta  et  sur  le 
voir  Phys.  Y,  {  à  partir  de  1M  0,  33  et  eh.  2. 


312  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

la  plus  fondamentale  est  la  translation  ;  car  elle  se  retrouve 
sous  tous  les  autres  mouvemeuts.  Mais  on  se  tromperait  du 
tout  au  tout,  si  l'on  pensait  qu'Aristole  réduit  les  deux 
autres  mouvements  à  la  translation.  Elle  ne  fait  que  leur 
servir  de  condition  et  de  base,  et  visiblement,  dans  la  pen- 
sée d'Aristote,  le  plus  important  des  mouvements  est 
l'altération.  Cela  se  comprend  sans  peine.  Car,  si  le  mouve- 
ment en  général  est  bien  pour  lui  ce  que  nous  avons  cru,  il 
est  clair  que  c'est  dans  l'altération  que  se  trouve  le  type  par- 
fait du  mouvement.  C'est  en  elle  qu'on  assiste  le  mieux  à 
l'actualisation  progressive  d'une  forme  qui  n'était  d'abord 
que  puissance.  Les  trois  sortes  de  mouvement,  et  peut- 
être  même  le  changement,  sont  au  reste  susceptibles  de  se 
distinguer  tous  en  mouvement  naturel  (xctxôt  yûstv)  et  mou- 
vement forcé  (jivj,  fâwuoç),  Le  mouvement  forcé  est  celui 
qui  est  contraire  à  la  nature  (~aox  cpy<nv).  Quant  au  mouve- 
ment naturel,  c'est  celui  qui  a  son  principe  dans  la  vJ?1.; 
et  par  conséquent  c'est  le  mouvement  primordial  (1). 

La  génération  et  la  corruption  concernent,  avons-nou3 
dit,  les  substances  elles-mêmes,  ou,  comme  dit  Aristote,  le 
changement  va  de  sujet  à  non-sujet  ou  inversement.  Si 
Ton  prenait  cette  déclaration  au  pied  de  la  lettre,  si  l'on 
pensait  que  les  limites  du  changement  proprement  dit  sont 
vraiment  deux  contradictoires,  il  s'ensuivrait  que  la  doc- 
trine d'Aristote  serait  trop  étroite  pour  en  rendre  compte, 
et  que  le  problème  reparaîtrait  qui  avait  effrayé  ses  prédé- 
cesseurs :  comment  quelque  chose  peut-il  naître  du  néant 
ou  s'y  perdre?  Mais  les  déclarations  expresses  d'Aristote 
établissent  qu'il  n'y  a  jamais  pour  lui,  bien  qu'il  emploie  ces 
expressions,  de  génération  ni  de  corruption  absolues  (2)  : 
il  n'y  a  jamais  que  passage  d'une  forme  à  l'autre  de  la 
matière.  Ceci,  il  est  vrai,  soulève  une  autre  difficulté,  mais 
moins  grave.  La  génération  et  la  corruption  se   trouvent 

(1)  Phys.  IV,  S,  215  a,  1  :  irpârov  uh  ovv,  Sri  itâvu  seivïjo-iç  r,  {Jia  f] 
Aa.rU  fxxriv.  âvâyxvj  S'âv  kîo  à  ^Siato t,  siyecc  xat  rijv  xarà  dvoiv  •  r,  uïj  yàp 
(Jtaioç  irapà  fûaiv  êariv,  h  Sï  kv.où.  tpjçvj  ùtrrépa,  rv;ç  xarà  yûsiv.  Cf.  V,  G, 
230  a,  29-31. 

(2)  De  Gêner,  et  corr.  I,  3;  cf.  2,  déb.  :  oïu;  -.-.  Si  moi  yevistàn; 
xat  fftopiç  zôi  «7r),ij;  >îxtî'ov... 


LES    ESPÈCES    DU    MOUVEMENT  313 

singulièrement  rapprochées  de  l'altération,  et  il  est  diffi- 
cile de  distinguer  entre  le  cas  où  une  chose,  pour  parler 
le  langage  des  commentateurs,  devient  oXXolov  et  celui 
où  elle  devient  aXXo,  c'est-à-dire  une  autre  substance. 
Le  seul  recours  est  évidemment  celui  que  suggère  Sim- 
plicius  (1),  à  savoir  que  la  forme  substantielle  se  com- 
pose de  toutes  les  formes  partielles  que  peuvent  pro- 
duire plusieurs  altérations  successives  ou  simultanées 
et  que,  quand  les  altérations  sont  toutes  réunies,  la 
forme  substantielle  se  constitue  alors  comme  leur  tout, 
comme  leur  tout  qui  est  à  la  fois  elles  toutes  et  plus 
qu'elles  toutes.  C'est  d'ailleurs  à  peu  près  exactement  ce 
que  dit  Aristote  dans  un  passage  intéressant  du  VIP  livre 
de  la  Physique^  passage  qui  nous  fait  aussi  mieux  com- 
prendre comment  la  translation,  ainsi  que  nous  le  disions 
tout  à  l'heure,  peut  être  à  la  base  des  autres  mouvements 
sans  les  absorber  en  elle.  Peu  de  textes  décèlent  aussi  bien 
l'esprit  indéfectiblement  hiérarchique  de  la  philosophie 
aristotélicienne  :  «  Il  est  nécessaire  peut-être,  dit  Aristote, 
que  la  génération  se  produise  en  conséquence  de  quelque 
altération,  par  exemple  en  conséquence  d'une  raréfaction 
ou  d'une  condensation,  d'un  échauffement  ou  d'un  refroi- 
dissement de  la  matière.  Mais,  malgré  cela,  être  engendré 
n'est  pas  être  altéré,  la  génération  n'est  pas  altération  ». 
Et,  quelques  lignes  plus  bas,  Aristote  ajoute  que  la  géné- 
ration est,  par  rapport  aux  mouvements  qui  en  sont  les 
conditions  nécessaires,  comme  le  comble  et  la  toiture  de 
tuiles,  qui  achèvent  une  maison  <2  . 

Telle  est  la  partie  purement  physique  de  la  théorie  du 

(1)  Phys.  i>s2.  18-29  Diels  :  la  génération  et  la  corruption   vu  x«9' 

av7Ô  Tov  iloojc,  kTzh,  ù'ù.ù  xarà  r«Ç  TO-J  £(!?'/j;  OLuyopù;  [pour  le  feu  p.  ex., 

la  chaleur,  la  sécheresse,  le  mouvement  vers  le  haut].  pdtipopm» 

ma   îxclvoiv    un     v.Yrr.i.r.fj  ffUfiaOltoirat   rj   cioo;,    tiiirio  xoù  tv^o^ov/ct-ôv 


STTl*/  IV  ê 


(2)  3|  246  n,  'i  :  «a)//  yivtvBcu  fùv  ïjw:  ïxccctov  àvavxeclov  k"a)oioj^£vo-j 
Ttvo';,  oîbv  r$(vXV)Ç  7Tuxvou!/ivYj;  o  fUtvouucyqç  q  r)ioj.ui:jou.ïjr, (  r,  rpvYOfx^v^?, 
o-j  pévrot  -.'j.  ytvôpcvei  yz  vJlruo'Jrc/.'.,  oùô'  i\  vrvffft;  u-jtw  idîkoiwxlç  £<77tv. 
(t,  17  :  ...  ojOï  to  ri;;  otxt'aç  rtltlupa  ).£'/ouev  îtXkofoow  [iro-ov  m(ùp  ù  6 
SotYXÔç  xsti  ô  xeoauo;  à.)loi'oii.:,  r,  v  Opiyy.oj\ii-jr,  v.cti  xîoauoOa-'vyj  «)).ojov- 
-■j.i  iCù.U  p.h  7!/iiov7ai   y  O'.xia)... 


314  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

mouvement  en  général  et  de  la  cause  du  mouvement  d'après 
Aristote.  Cette  théorie  est  marquée  d'un  caractère  dyna- 
miste  et  vitaliste  très  prononcé.  Nous  avons  même  vu  qu'elle 
tend  à  devenir,  malgré  elle,  idéaliste.  C'est  le  résultat 
naturel  de  l'effort  qu'a  fait  Aristote  pour  aller  dans  toute 
cette  théorie  au  plus  profond  et  au  plus  réel.  Mais  il  s'est 
trompé  gravement  en  pensant  que,  pour  établir  dans  ses 
droits  ce  plus  profond  et  ce  plus  réel,  il  fallait  sacrifier  le 
mécanisme.  Nulle  part  il  ne  donne  à  penser  qu'il  s'est  avisé 
de  l'idée  de  Leibnitz,  à  savoir  qu'il  faut  conserver  le  méca- 
nisme et  qu'il  suffit  de  le  subordonner. 


DIX-HUITIÈME  LEÇON 


LE  MOUVEMENT  ET  LE  PREMIER  MOTEUR 


La  $u?ix7)  àxpôao-tç  est  destinée  à  exposer  ce  qu'il  y  a  de 
fondamental  aux  yeux  d'Aristote  dans  les  phénomènes 
naturels  et  dans  leurs  causes.  Or  ce  n'est  pas  par  leurs 
détails  secondaires  que  ces  phénomènes  et  ces  causes  se 
rattachent  à  la  philosophie  première  :  c'est  par  ce  qui  con- 
stitue leur  fond  commun.  Voilà  pourquoi  Aristote  n'attend 
pas  d'avoir  achevé  la  physique  pour  en  montrer  le  lien 
avec  la  métaphysique.  Avant  de  passer  à  l'étude  spécifique 
des  divers  phénomènes  naturels  et  de  leurs  causes,  étude 
qui  est  l'objet  du  De  cae/o,  du  De  generatione  et  conup- 
tione  et  de  tous  les  traités  qui  suivent  sur  les  choses,  non 
vivantes  et  vivantes,  du  monde  sublunaire,  il  s'élève,  dans 
le  dernier  livre  de  la  £>ucrtati?j  ixpôouru;  elle-même,  non  seu- 
lement jusqu'au  phénomène  le  plus  haut  entre  les  phéno- 
mènes naturels,  jusqu'au  mouvement  le  plus  parfait  de 
tous,  mais  encore  jusqu'à  la  source  de  ce  phénomène, 
.-à-dire  jusqu'à  une  cause  dont  l'action  seule  est  natu- 
relle, tandis  que  cette  cause  prise  en  elle-même  ne  l'est 
plus  (I  i.  Et  en  effet,  tout  en  agissant  dans  la  nature  (ce  qui 
va  de  soi,  car  le  mouvement,  actualisation  du  nmbil 
dans  le  mobile  [Pays.  IN,  »i  déb.J),  cetic  eaux-  n'es!  pas 
dans  la  nature  ou,  autrement  dit,  n'est  [tas  une  nature, 
parce  qu'elle  est  h  forme  en  pleine  possession  d'elle-même, 

(1)   Pkys.   II,  7,   196  n,  '.\:>  :  •?'—'/.'   'h   y   uv^ou   ai  xivovtoci  fuatnûç, 
(uj  i,   êréaa  où  fxKTizri.., 


316  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

de  sorte  qu'il   n'y  a  point  de  matière  attachée  à  elle  et 
qu'elle  n'est  point  un  principe  immanent  (1). 

Le  dernier  livre  de  la  ^ua-tx-/)  axpoounç  est  donc  déjà  pres- 
que une  étude  de  métaphysique  :  «  La  connaissance  de  la 
vérité  sur  ce  point  [c'est-à-dire  non  pas  même  encore  sur 
la  cause  suprême  du  mouvement,  mais  sur  l'éternité  du 
mouvement  et  la  manière  dont  il  faut  l'entendre]  sera  utile, 
dit  Aristote,  non  seulement  pour  la  science  de  la  nature, 
mais  encore  pour  l'étude  dont  l'objet  est  le  premier  prin- 
cipe »  (2).  Ainsi  la  $vorù<7j  oxpéaciç  touche  immédiatement  à 
la  métaphysique.  Pourtant  elle  n'entre  pas  dans  le 
domaine  de  la  métaphysique  proprement  dite,  et  l'on  aurait 
tort  de  croire  que  le  livre  VIII  de  la  Physique  fait  double 
emploi  avec  le  livre  A  de  la  Métaphysique.  D'abord  eu  effet 
la  ^'jo-w/)  àxpciao-!.;,  comme  nous  le  verrons,  si  elle  établit 
l'existence  du  premier  principe,  n'en  détermine  la  nature 
que  d'une  façon  incomplète  et  même  négative.  Sans  doute 
elle  nous  dit  bien,  et  surtout  elle  suppose  constamment, 
que  le  premier  principe  est  forme  et  purement  forme.  Tou- 
tefois ce  qu'elle  fait  ressortir,  c'est  l'aspect  négatif  de  ce 
principe  formel.  Elle  nous  dit  qu'il  est  sans  étendue.  Elle 
ne  nous  dit  pas  que  cet  être  inétendu,  c'est  l'esprit.  Seul 
le  livre  A  de  la  Métaphysique  développera  cette  détermi- 
nation positive  du  premier  principe.  Mais  il  y  a  plus.  Le 
dernier  livre  de  la  Physique, et  la  Métaphysique  diffèrent 
dans  la  démonstration  de  l'existence  même  du  premier 
principe.  Il  s'agit  sans  doute  dans  la  Métaphysique  d'expli- 
quer l'action  des  êtres  naturels,  c'est-à-dire  le  mouvement. 
Cependant  ce  n'est  là  que  l'objet  accessoire  de  la  Méta- 
physique. Son  objet  principal  est  de  rendre  compte  des 
substances  mêmes,  le  mouvement  s'expliquant  ensuite  par 
les  âmes  elles  natures,  formes  immanentes  des  substances. 
Le  premier  principe  est  donc  proprement,  dans  la  Métaphy- 


(1)  où  yàp  s%£i  xivv;<7cm;  «p^v  iv  «vry,  ajoute  Arisfote  immédiate- 
ment après  les  mots  cités  dans  la  note  précédente. 

(2)  Phys.  VIII,  5,  251  a,  5  :   npô  spyou  yup  où  uovov  tt(oôç   tjîv  irs/st 
yÛTêw;  Oeoapim  \8ii-j  t-qv  à)/2$eiav,  à).).à  xai  npô;  rijv  uédoiïov  tt?v  moi  r/;ç 

Ûp%i}q  TVJÎ   7TO&ITU1Ç  . 


l'existence  du  premier  moteur  317 

signe,  la  cause,  la  raison  d'être  des  substances  et,  seule- 
ment d'une  façon  indirecte,  la  cause  du  mouvement.  Ce 
qui  peut  masquer  la  différence  entre  le  point  de  vue  de  la 
<î>'ja-'.xy,  à/.ooao-'.çet  celui  de  la  Métaphysique-,  c'est  la  manière 
dont  se  présente  pour  Aristote  l'explication  des  substances. 
Les  substances  ne  peuvent  être  créées;  car,  aux  yeux 
d"  Aristote,  la  création  n'a  aucun  sens.  La  matière  est  éter- 
nelle, la  forme  l'est  aussi,  et  à  plus  forte  raison.  Expliquer 
une  substance  ne  peut  donc  plus  signifier  qu'une  chose  : 
c'est  montrer  comment  telle  matière  prend  telle  forme. 
Mais  la  matière  prend  une  forme  par  le  mouvement  et, 
quand  il  s'agit  d'une  forme  substantielle,  par  la  génération. 
Le  principe  qui  rend  compte  des  substances  n'est  donc 
qu'un  principe  moteur.  Mais  la  démonstration  de  l'existence 
du  premier  moteur  a  déjà  été  donnée  par  la  Physique  et, 
par  conséquent,  il  se  trouve  que,  sur  ce  point,  la  Métaphy- 
sique trouve  la  tâche  toute  faite.  De  fait  le  livre  A  ne  fait 
que  reprendre  ou  résumer  la  démonstration  de  la  «l'uc-.xr, 
œxpoowiç.  Cela  n'empêche  pas  que  c'est  seulement  par  un 
détour  que  les  deux  ouvrages  arrivent  en  fin  de  compte  à 
coïncider  en  ce  qui  regarde  la  démonstration  du  premier 
moteur. 

Telle  que  le  présente  le  VIIIe  livre  de  la  Physique  et  telle 
que  nous  voudrions  l'exposer,  cette  démonstration  est  lon- 
gue et  laborieuse.  Peut-être  ne  sera-t-il  pas  inutile  d'en 
tracer  d'abord  le  sommaire.  Aristote  établit  en  premier  lieu 
l'éternité  du  mouvement  et  réfute  les  objections  qu'on  y  a 
faites  (eh.  1  et  *2).  11  examine  ensuite  si  et  jusqu'à  quel  point 
les  divers  êtres  participent  à  l'immobilité  et  au  mouvement 
(ch.  3).  Après  ces  préliminaires,  la  démonstration  propre- 
ment dite  commence.  Les  êtres  naturels  eux-mêmes  ont 
besoin  d'êjtre  nuis  par  quelque  chose  (ch.  4).  Entre  le  der- 
nier mû  et  le  premier  moteur  il  peut  y  avoir  des  intermé- 
diaires ;  mais  on  doit  aboutir  à  un  premier  moteur,  que 
celui-ci  se  meuve  lui-même  ou  soit  immobile.  Mettons 
qu'on  aboutisse  à  un  moteur  qui  se  meut  lui-même;  un  tel 
moteur  se  décompose  en  un  mû  purement  mû  et  un  moteur 
immobile.  Ajoutons  que  l'existence  d'un  moteur  immobile 
apparaît  en  outre  directement  comme  rationnelle  et  néces 


318 


LE    SYSTEME    D  ARISTOTE 


saire  (ch.  5).  Le  premier  moteur,  ou  les  premiers  moteurs, 
est  éternel,  ou  sont  éternels  ;  s'il  y  a  un  mouvement  con- 
tinu et  dès  lors  vraiment  éternel,  il  faut  au  moins  un  moteur 
(ch.  6).  Quel  est  le  mouvement  dont  meut  le  premier 
moteur?  C'est  une  translation,  et  la  translation  circulaire, 
seule  capable  de  continuité  (ch.  7).  Cette  translation  circu- 
laire est  infinie  (ch.  8).  Elle  est  le  premier,  le  plus  parfait 
des  mouvements  (ch.  9).  N'est-il  pas  possible  que  quelque 
chose  soit  mû  sans  une  action  permanente  et  sans  cesse 
renouvelée  du  moteur,  et  même  que  le  mouvement  de  cette 
chose  soit  continu  ?N'est.il  pas  possible  qu'un  moteur  mû 
meuve  d'un  mouvement  continu  ?  Le  premier  moteur  est 
inétendu  (ch.  10). 

Reprenons  un  à  un  les  divers  articles  de  la  démonstration, 
et  tout  d'abord  voyons  comment  Aristote  établit  l'éternité 
du  mouvement.  Tous  les  physiciens,  par  cela  même  qu'ils 
sont  des  physiciens,  supposent  le  mouvement.  Mais  au 
sujet  de  son  éternité  ils  ne  s'accordent  pas.  Ceux  qui 
admettent  une  infinité  de  mondes  naissant  et  périssant  à 
l'infini  admettent  aussi  l'éternité  du  mouvement  ;  ceux  qui 
n'admettent  qu'un  seul  monde  sans  éternité,  ou  même  plu- 
sieurs mondes  sans  éternité,  regardent  en  conséquence  le 
mouvement  comme  n'étant  pas  éternel,  et  alors  ils  pensent 
ou  bien,  comme  Anaxagore,  que  le  mouvement  a  été  pré- 
cédé d'un  repos  sans  durée  déterminée,  ou  bien,  comme 
Empédocle,  que  le  repos  et  le  mouvement  se  succèdent  par 
périodes  (1,  déb.-25\  «,  5).  Il  faut  reprendre  la  question. 
Considérons  le  mouvement  en  nous  attachant  surtout  au 
mobile.  En  vertu  de  la  définition  du  mouvement  comme 
actualisation  du  mobile,  il  faut,  pour  qu'il  y  ait  mouvement, 
qu'il  y  ait  des  mobiles.  Ceux-ci  sont  donc  soit  engendrés, 
soit  éternels.  S'ils  sont  engendrés,  alors  leur  génération 
constitue  un  changement,  et  même,  puisque  la  génération 
suppose  le  mouvement  proprement  dit,  un  mouvement 
avant  le  soi-disant  commencement  du  mouvement.  Si  les 
mobiles  sont  éternellement  préexistants,  le  repos  est  anté- 
rieur au  mouvement  ;  or  c'est  ce  qui  ne  se  peut,  parce  que 
le  repos  n'est  que  la  privation  du  mouvement.  Donc,  pour 
produire  le  repos,  il  a  fallu  un  premier  changement,  et  il  y 


ÉTERNITÉ    DY    MOUVEMENT  319 

a  changement  avant  le  changement  (2ol  a,  5-28).  Atta- 
chons-nous maintenant  à  considérer  le  moteur.  Tout  agent 
est  en  somme  capable  de  produire  un  effet  ou  son  opposé, 
suivant  l'attitude  réciproque  de  l'agent  et  du  patient,  et, 
par  conséquent,  l'agent  n'a  vrai  ment  la  puissance  d'agir,  et  le 
patient  celle  de  pâtir,  que  lorsqu'ils  sont  en  présence  et  dans 
le  voisinage  l'un  de  l'autre.  L'absence  de  mouvement  s'ex- 
plique  donc  parce  que  le  patient  et  l'agent  sont  éloignés  l'un 
de  l'autre.  Par  suite  il  faudra,  pour  faire  commencer  le 
mouvement,  un  mouvement  qui  les  rapproche,  et  ce  mou- 
vement sera  antérieur  au  commencement' du  mouvement 
ia,  28-è,  10).  —  Nous  venons  de  parler  d'un  commence- 
ment du  mouvement  et  d'une  durée  venant  après  ce  com- 
mencement. Mais  il  n'y  a  pas  d'antérieur  et  de  postérieur 
sans  le  temps,  et.  d'autre  part,  pas  de  temps  sans  le  mou- 
vement, puisqu'il  n'est  que  le  nombre  du  mouvement.  Si 
donc  le  temps  est  éternel,  le  mouvement  l'est  aussi.  Or 
c'est  à  tort  que  Platon  a  contesté  l'éternité  du  temps,  que 
Démocrite  tenait  au  contraire,  ajuste  titre,  pour  évidente. 
En  effet  il  n'y  a  pas  de  temps  sans  l'instant  :  or  l'instant,  le 
présent,  est  un  milieu  entre  deux  intervalles  ;  au  commence- 
ment d'un  avenir,  il  est  également  le  terme  d'un  passé. 
C est-à-dire  que  le  temps  n'a  pas  commencé,  ni,  par  consé- 
quent, le  mouvement  (251  A,  10-28).  —  Ce  qui  précède 
démontre  que  le  mouvementest  sans  commencement.  Il  faut 
dire  aussi  qu'il  est  sans  lin.  En  effet,  si  le  mû  et  le  moteur 
disparaissaient  comme  tels,  il  resterait  en  présence  les  sujets 
capables  d'être  mus  et  de  mouvoir,  de  sorte  que  le  mouve- 
ment devrait  recommencer  (\  \.  Pour  anéantir  ces  sujets,  il 
faudrait  ie  ;ï  cette  corruption  ;  cette  cause  serait 

elle-même  corruptible,  et  ainsi  à  l'infini,  de  sorte  qu'il  ne 
Brait  jamais  d'y  avoir  du  mouvement (/>,  28-"2,")*2  a,  3).  — 
Le  mouvement  est  donc  éternel.  Anaxagnre  et  Empédocle 
le  faisaient  commence;  sans  raison  et  même,  selon  le  pre- 
mier de  ces  philosophes,  il  n'y  avait  aucune  loi  de  su 
sion  entre  le  règne  do  repos  el  relui  du  mouvement,  ni 


'iun  o'esl  paa  rigoureuse,  puisqi  el  le 

nt  pourraient,  par  '  '  n  «le  l'autre. 


320  LE    SYSTÈME    bARlSTOTE 

aucune  proportion  entre  les  temps  occupés  par  le  repos, 
d'une  part,  et,  de  l'autre,  par  le  mouvement.  A  cet  arbi- 
traire et  à  ce  désordre  de  doctrines  artificielles,  qui  ne 
peuvent  évidemment  rien  avoir  de  commun  avec  la  nature, 
puisque  celle-ci  n'agit  jamais  sans  raison  ni  sans  régularité, 
la  démonstration  de  l'éternité  du  mouvement  met  fin.  Mais 
l'éternité  du  mouvement  est  bien  loin  d'être  une  réponse 
dernière  au  problème  que  soulève  l'existence  du  mouve- 
ment. Ce  fut  un  tort  chez  Démocrite  que  de  ramener  toute 
explication  des  choses  naturelles  à  cette  formule  :  cela  est 
ainsi,  parce  que  cela  se  faisait  déjà  ainsi  antérieurement. 
Les  seules  vérités  éternelles  dont  il  n'y  ait  pas  à  rendre  rai- 
son sont  les  principes.  Nulle  autre  vérité  n'est  dispensée 
par  son  éternité  de  produire  ses  raisons  :  la  somme  des 
angles  d'un  triangle  est  éternellement  égale  à  deux  droits  ; 
mais  il  y  a  dans  l'essence  du  triangle  une  raison  de  cette 
vérité  éternelle.  Ainsi  nous  avons  à  rechercher  la  cause  du 
mouvement  éternel  (2o2  a,  3  à  la  fin  du  chap.). 

Avant  de  nous  y  appliquer,  il  convient  toutefois  de 
répondre  aux  objections  qu'on  peut  élever  contre  l'éternité 
du  mouvement.  Elles  sont  au  nombre  de  trois  :  1°  Tout 
mouvement  est  borné  par  son  point  de  départ  et  par  son 
terme;  donc  il  n'y  a  point  de  mouvement  infini,  c'est-à-dire 
point  de  mouvement  éternel  ;  2°  si  le  mouvement  était  éter- 
nel, nous  ne  verrions  pas  certains  sujets,  et  tout  d'abord  des 
choses  inanimées,  commencer  de  se  mouvoir  lorsqu'un 
moteur  extérieur  intervient  ;  3°  les  êtres  animés  présen- 
tent d'une  manière  bien  plus  frappante  encore  ce  spectacle 
d'un  mouvement  commençant  :  ce  qui  est  possible  dans  le 
petit  monde  qu'est  l'animal  doit  l'être  aussi  dans  le  monde 
et,  au  besoin  même,  si  l'on  pouvait  admettre  l'existence 
d'un  tel  être,  dans  l'Infini  (2  déb. -2o2  b,  28).  —  La  première 
objection  repose  sur  un  fait  exact,  mais  indûment  géné- 
ralisé. Il  y  a  beaucoup  de  mouvements  finis.  Et  certains 
mouvements,  tel  par  exemple  celui  d'une  corde  qui  rend 
pendant  un  certain  temps  le  même  son,  ne  consistent  que 
dans  une  succession  de  mouvements,  pareils  entre  eux 
mais  différents,  et  ne  sauraient  passer  pour  constituer  un 
mouvement  numériquement  un.  Mais  cela  n'empêche  pas 


OBJECTIONS    ET  RÉPONSES  321 

qu'il  puisse  exister  d'autre  part  un  mouvement  continu  et 
un  et,  dès  lors,  capable  d'être  éternel  (b,  28-253  a,  2).  — 
De  même  la  seconde  objection  ne  prouve  pas  que  le  moteur 
externe,  qui  détermine  le  commencement  du  mouvement 
dans  une  chose  inanimée,  n'ait  pas  lui-même,  ou  ne  sup- 
pose pas,  un  mouvement  éternel.  Reste,  il  est  vrai,  à  se 
demander  pourquoi  ce  mouvement  éternel  n'entraîne  pas 
dans  tous  les  mobiles  auquel  il  se  communique  un  autre 
mouvement  éternel.  Mais  se  poser  cette  question,  ce 
n'est  plus  contester  qu'il  puisse  v  avoir  quelque  part  un 
mouvement  éternel  :  c'est  se  demander  pourquoi  certains 
êtres  sont  susceptibles  d'être  toujours  en  mouvement, 
et  d'autres  non,  et  c'est  précisément  le  problème  qui 
se  pose  à  l'entrée  de  la  présente  recherche  (253  a,  2-7). 
—  La  troisième  objection  est  la  plus  spécieuse.  Mais 
l'opinion  que  les  animaux  se  mettent  en  mouvement 
sans  aucun  moteur  externe  est  fausse.  En  effet  le  milieu 
entretient  sans  cesse  dans  les  corps  qui  font  partie  de  la 
constitution  de  l'animal  quelque  mouvement  ;  car  tantôt 
l'animal  est  chauffé  ou  refroidi,  mouillé  ou  séché,  et  non 
par  son  propre  fait.  Ce  qui  dépend  de  lui  en  effet,  c'est 
seulement  de  se  mouvoir  selon  le  lieu.  Or,  dans  la  production 
même  du  mouvement  local,  l'action  du  milieu  intervient. 
Parmi  les  mouvements  que  le  milieu  imprime  à  l'animal, 
il  y  en  a  qui  meuvent  l'intelligence  et  le  désir,  ces  moteurs 
du  mouvement  local.  Qu'il  en  soit  ainsi,  nous  en  avons  la 
preuve  par  ce  qui  se  passe  dans  le  sommeil.  L'animal 
n'éprouve  alors  aucun  mouvement  sensitif;  mais  la  respi- 
ration, la  digestion,  l'imagination,  le  froid  et  le  chaud 
reçus  du  dehors,  entretiennent  en  lui  certains  mouvements 
qui,  comme  on  l'explique  dans  le  Traité  du  sommeil 
(ch.  3  dé/).),  provoquent,  quand  ils  sont  d'une  certaine 
nature,  le  réveil  de  l'animal  et,  par  suite,  le  recommen- 
cement de  la  sensation  (253  a,  7  à  la  (in  du  chap.).  — 
Aristote,  comme  il  l'annonce,  retrouvera  plus  tard,  au 
cours  de  son  développement,  ces  objections  et  ces  répon- 
ses. Pour  le  moment  il  passe  à  la  question  que  la  seconde 
objection  lui  a  fourni  l'occasion  de  signaler  :  comment  se, 

Aristote  fi 


322  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

fait-il  qu'il  y  ait  pour  certains  êtres  des  intermittences  de 
mouvement  et  de  repos? 

Tout  est  éternellement  immobile,  ou  tout  est  éternelle- 
ment en  mouvement,  *ou  encore  certaines  choses  se 
meuvent  et  d'autres  sont  en  repos.  Cette  dernière  hypo- 
thèse se  subdivise  à  son  tour  de  la  façon  suivante  :  les 
choses  qui  se  meuvent  éternellement,  et  celles  qui  sont  en 
repos,  y  sont  éternellement  ;  ou  bien  il  y  a  pour  toutes  des 
alternatives  de  mouvement  et  de  repos  ;  ou  bien  enfin  cer- 
taines choses  sont  éternellement  immobiles,  certaines 
autres  éternellement  en  mouvement,  et  d'autres  encore, 
tantôt  en  moiïvement  et  tantôt' en  repos.  Voilà  tous  les  cas 
qu'on  peut  concevoir.  Le  but  et  le  terme  de  l'étude  que 
nous  poursuivons  seront  atteints  si  nous  établissons  que, 
de  tous  ces  cas,  c'est  le  dernier  qui  se  présente  et  doit  se 
présenter  dans  la  réalité  (3  dê6.-2&3  a,  32).  —  La  doc- 
trine de  l'immobilité  universelle  repose  sur  une  erreur  de 
jugement,  puisqu'elle  veut  substituer  l'entendement  aux 
sens  dans  une  question  qui  est  du  domaine  de  ceux-ci.  En 
supprimant  tout  mouvement  elle  supprime  la  nature  entière, 
en  croyant  peut-être  n'en  supprimer  qu'une  partie  ;  ce  n'est 
pas  la  physique  seule  qu'elle  rend  impossible,  mais  presque 
toutes  les  sciences  et  toutes  les  opinions;  car  ces  doux 
manières  de  connaître  supposent  presque  toujours  le  mou- 
vement. Enfin  le  physicien  n'est  pas  obligé  de  la  réfuter  ; 
car  la  physique  part  de  la  donnée  du  mouvement  253  a. 
32-A,  6).  —  Lés  partisans  du  mouvement  universel  s'éloi- 
gnent moins  de  l'esprit  de  la  physique.  Mais,  selon  Aristote 
qui  nous  livre,  en  les  réfutant,  des  aperçus  intéressants  et 
de  conséquence  sur  sa  dynamique,  ces  penseurs  se  trom- 
pent gravement  dans  le  raisonnement  qu'ils  emploient 
pour  soutenir  leur  thèse  là  où  elle  ne  peut  plus  s'autoriser 
du  témoignage  des  sens.  D'après  les  partisans  du  mouve- 
ment universel,  lorsque  les  sens  ne  nous  montrent  plus  de 
mouvement,  il  y  en  a  encore  ;  et  ils  raisonnent  comme  ceux 
qui  croient  à  la  division  infinie  en  acte  du  décroissement 
d'une  pierre  sous  l'action  des  gouttes  d'eau,  ou  de  la  fente 
d'une  pierre  par  l'effet  d'une  racine  qui  se  développe  dans 
une  fissure.  De  ce  qu'une  certaine  quantité  de  gouttes  d'eau 


HYPOTHÈSES    SUB    LE    MOUVEMENT  ^23 

a  enlevé  pendant  tel  temps  telle  quantité  de  pierre,  ils 
infèrent  que  la  moitié  de  cette  quantité  de  pierre  a  été  enle- 
vée par  la  moitié  de  la  quantité  de  gouttes  d'eau.  Mais  il 
en  est  ici  comme  dans  l'action  de  tirer  à  sec  un  navire.  On 
ne  saurait  admettre,  selon  Aristote,  qui  évidemment  ne 
distingue  pas  entre  les  résistances  et  la  masse,  que,  si  tel 
nombre  d'hommes  fait  avancer  le  navire  avec  telle  vitesse, 
une  partie  quelconque  de  ce  nombre  d'hommes  le  fera  avan- 
cer avec  une  vitesse  proportionnellement  réduite.  Il  estime 
que,  si  le  nombre  des  hommes  employés  est  trop  faible, 
aucune  vitesse  ne  pourra  être,  en  quelque  hypothèse  que 
ce  soit,  imprimée  au  navire  (i).  II  faut  donc  s'en  tenir  au 
témoigna-»'  des  sens  et  ne  pas  chercher,  sous  un  mouve- 
ment donné,  une  infinité  de  mouvements  élémentaires,  ni, 
par  conséquent,  vouloir  remplacer  l'immobilité,  quand  les 
sens  la  constatent,  par  dos  mouvements  élémentaires 
insensibles.  La  divisibilité  des  sujets  qui  subissent  le 
décroissemeUt  ou  l'altération  n'entraîne  pas  la  division  de 
ces  opérations  elles-mêmes.  L'altération  par  exemple  peut 
avoir  lieu  d'un  seul  coup  (àtilpôa  ytysTa».), c'est-à-dire  qu'elle 
peut  s'attaquer  simultanément  à  toutes  les  parties  d'un 
sujet  :  telle  la  congélation.  Cela  posé,  il  est  facile  de 
réfuter  la  doctrine  du  mouvement  universel.  Une  altéra- 
tion a  un  commencement,  un  milieu  et  un  terme.  On  cons- 
tate «les  repos  quant  à  l'altération.  On  en  constate  au>si 
quant  à  la  translation.  Kt  ie  repos  dans  la  translation  est 
même  nécessaire  pour  tous  les  corps  qui  ont  atteint  leur 
lieu  naturel  rii:}  //,  6-254  '/.  3).  —  Puisque  le  mouve- 
ment universel  est.  en  lin  de  compte,  inacceptable  comme 
l'immobilité  universelle,  devons-nous  admettre  qu'il  va  des 
cho>i  llemenl  immobiles,  d'autres  éternellement  en 

mouvement,  et  qu'il  n'y  en  a  point  qui  passent  par  des 
alternatives  de  mouvement  et  de  repos?  Cette  hypothèse 
est  condamné!  .  comme   les  précédentes,   par  le  témoignage 


(1)  ci',  f'/ii/s.  VII,  .'».  250  '/.  15-49.  —  Le  passage  que  nous  analy- 
sons est  un  peu  confus,  parce  qu'Aristote  entremôle  la  division  d'une 
fiction  dans  le  temps  avec  la  division  d'une  force  el  'le  ses  effets  en 
parties,  cl  nous  en  avons  Bimpliflé  l'exposition. 


324  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

des  sens.  En  effet  nous  constatons  dans  certains  cas  qu'un 
même  sujet  subit  les  changements  dont  nous  venons  de 
parler  dans  l'énoncé  de  l'hypothèse,  c'est-à-dire  que  tantôt 
son  repos  se  change  en  mouvement,  et  tantôt  son  mouve- 
ment en  repos.  D'ailleurs  nier  la  possibilité  de  ces  alter- 
natives, c'est  nier  aussi  la  possibilité  de  certains  mouve- 
ments dont  l'existence  nous  est  garantie  par  l'évidence 
sensible,  savoir  la  translation  forcée  et  l'accroissement  : 
la  translation  forcée,  parce  que  celle-ci  suppose  avant  elle 
le  repos  du  mobile  en  son  lieu;  l'accroissement,  parce  que 
l'accroissement  résulte  de  la  nutrition,  qui  implique  la 
translation  forcée,  puisque  la  nutrition  transporte  en  haut 
ou  horizontalement  des  aliments,  c'est-à-dire  des  corps 
lourds  dont  le  mouvement  naturel  est  vers  le  bas.  Enfin 
l'hypothèse  a  pour  conséquence  immédiate  de  nier  la  géné- 
ration et  la  corruption,  puisque  ces  deux  opérations  font 
précisément  arriver  à  l'être  ce  qui  n'était  pas  et  passer  au 
non-être  ce  qui  était.  Ainsi  il  n'y  aurait  rien  qui  commen- 
çât ou  qui  cessât  d'être.  Si  l'on  rétablit  la  génération  et  la 
corruption,  on  rétablit  les  alternatives  de  mouvement  et 
de  repos  ;  car  tout  mouvement  peut  s'interpréter  comme 
une  génération  ou  une  corruption  partielles.  Il  est  donc 
clair  que  certaines  choses  tantôt  se  meuvent  et  tantôt  sont 
en  repos  (254  a,  3-15).  —  Reprenons  une  dernière  fois 
l'énumération  de  toutes  les  hypothèses  possibles.  Cela  nous 
permet  d'ajouter,  en  passant,  contre  l'hypothèse  de  l'im- 
mobilité universelle,  que  reconnaître  au  mouvement  le 
titre  de  phénomène  imaginaire  et  d'objet  d'une  opinion 
fausse,  c'est  avouer  qu'il  existe  effectivement,  puisque 
l'imagination  et  l'opinion  sont  des  mouvements  (1).  Nous 
verrons  en  outre  qu'il  ne  nous  reste  plus  qu'une  hypothèse 
à  examiner,  à  savoir  que  toutes  les  choses  sans  exception 
passeraient  par  des  alternatives  de  mouvement  et  de  repos. 
Désormais  notre  recherche  tendra  à  établir  que,  si  certai- 
nes choses  sont  tantôt  en  mouvement  et  tantôt  en  repos, 
ce  n'est  pas  là  le  sort  commun  de  toutes  choses  et  qu'il  y 

(1)  Cf.  De  an.  III,  3,  428  b,  10  sqq.  :  ...    h    §ï  ^«vrao-t'a  xivqfftç  nç 
SoY.tl  avca .  ,  . 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEUR  325 

a  aussi  des  choses  toujours  en  mouvement  et  des  choses 
toujours  en  repos,  ou  plutôt  toujours  immobiles  (1)  (254  a, 
15  à  la  fin  du  chap.). 

Jusqu'ici  Aristote  n'a  fait  que  poser  les  préliminaires  de 
la  démonstration  du  premier  moteur.  A  présent  il  va  enta- 
mer cette  démonstration  proprement  dite.  Le  premier 
point  qu'il  va  établir,  c'est  que  toute  chose  mue  l'est  par 
quelque  chose,  c'est-à-dire  qu'il  faut  distinguer,  de  quelque 
façon  que  la  distinction  doive  se  préciser  plus  tard,  entre 
le  moteur  et  le  mû.  Laissant  de  côté  les  choses  mues  par 
accident,  considérons  les  choses  qui  sont  réellement  le 
sujet  d'un  mouvement.  Ces  choses  peuvent  se  diviser, 
d'une  part,  en  choses  mues  par  elles-mêmes  et  choses  mues 
par  autre  chose  ;  d'autre  part,  en  choses  mues  par  nature 
et  chosos  mues  d'un  mouvement  forcé  ou  contraire  à  la 
nature.  —  Mais  il  est  à  la  fois  urgent  et  délicat  d'établir  des 
rapports  exacts  entre  ces  deux  classifications.  Dire  qu'une 
chose  est  mue  par  elle-même  et  qu'elle  est  mue  par  nature, 
cela  semble  ne  faire  qu'un,  puisque  la  nature  est  un  prin- 
cipe interne  de  mouvement.  A  leur  tour,  les  choses  qui  sont 
mues  par  autre  chose  coïncident  aisément  avec  les  choses 
mues  contre  nature,  puisque  le  moteur  qui  meut  un 
mobile  contrairement  à  la  nature  de  ce  mobile  est,  par 
définition,  extérieur  à  lui.  Cependant  tout  ce  qui  est  mû 
par  nature  n'est  pas  mû  par  soi.  Sans  doute  tout  ce  qui 
est  mû  par  soi  (o:p'  éauroG)  est  mû  par  nature.  Ainsi,  bien 
que  parfois  certaines  parties  des  animaux  soient  mues  con- 
trairement à  la  nature,  comme  lorsque  des  parties  ter- 
reuses de   l'animal    sont  portées  vers  le  haut  au  moyen 

(1)  n'/.i'i'i-j  'h  Kxtvqra  ii-vj  oui,  dit  Thémistius,  dans  sa  paraphrase 
de  la  Phys.  420,  17  S[>.  Il  esl  hautement  probable  que  c'esl  par  négli- 
gence  qu'Arislote  a  écrit  ici  (254  h.  :{)  :  r«  i'^pstiù-j  «si.  Au  début  du 
eh.  (253  a,  29),  il  avait  écrit  :  r«  fùv  ùù...  Kxîvvjra  itvat.  Au  surplus 
tout  l'ensemble  du  livre  VIII  nous  oblige  à  croire  qu'il  s'agil  dans  Ba 
pensée  du  moteur  immobile,  et  non  pas  de  la  terre,  toujours  en 
repos  au  centre  du  monde.  Car  quel  intérêt  majeur  y  aurait-il  à 
appeler  si  fortement  l'attention  sur  elle  '.'  Le  repos  de  la  terre  ne  joue 
aucun  rôle  dans  la  démonstration  du  principe  premier  du  mouve- 
ment. Le  rôle  le  plus  inférieur  est  joué  par  la  sphère  de  la  lune, 
représentant  le  mû  qui  ne  meul  plus  rien. 


326  LE    SYSTÈME    DARISTOTE 

d'un  saut,  ou  lorsque  des  organes  sont  détournés  de  leur 
position  ou  de  leur  fonction  normales,  les  mains  par 
exemple  étant  employées  à  marcher,  il  faut  dire  que,  dans 
son  tout,  l'animal  se  meut  conformément  à  la  nature  et 
par  nature.  Mais,  si  tout  ce  qui  est  mû  par  soi  est  mû 
par  nature,  la  réciproque  n'est  pas  vraie.  Car  être  mû  par 
soi  c'est  encore  bien  autre  chose  que  d'être  mû  par 
nature.  Etre  mû  par  soi  cela  n'appartient  qu'aux  êtres 
animés  et  implique  l'égale  possibilité  de  continuer  de  se 
mouvoir  et  de  s'arrêter.  Or  ce  mouvement,  qu'Aristote 
aurait  pu  qualifier  de  libre  pour  en  faire  ressortir  le  carac- 
tère distinctif,  ce  mouvement  libre  n'appartient  pas  aux 
êtres  naturels,  mais  inanimés.  Il  faut  donc,  en  définitive, 
classer  les  êtres  quant  au  mouvement  en  êtres  mus  par 
nature  et  en  même  temps  par  soi,  êtres  mus  par  mature 
sans  être  mus  par  soi.  susceptibles  par  conséquent  d'être 
mus  en  quelque  façon  par  autre  chose,  et  enfin  êtres  mus 
contrairement  à  la  nature  et,  dès  lors,  par  autre  chose. 
C'est  dans  la  dernière  classe  qu'apparaît  le  plus  irréfraga- 
blement  cette  vérité  qu'un  être  mû  est  mû  par  quelque 
chose.  Mais  la  même  vérité  ressort  encore  assez  bien  de  la 
considération  des  êtres  qui  se  meuvent  par  soi  dans  toute 
la  force  du  terme.  Car  ce  qui  les  meut  a  beau  être  dans  eux, 
on  n'est  cependant  pas  tenté  de  le  confondre  avec  ce  qui  est 
mû  :  l'âme  se  présente  tout  de  suite  comme  l'analogue  du 
matelot  qui  meut  le  navire.  On  ne  rencontre  l'obscurité  et 
l'incertitude  que  quand  on  arrive  aux  êtres  mus  par  nature 
sans  être  mus  par  soi  :  il  est  difficile  de  voir  comment 
ceux-là  sont  mus  par  quelque  chose  i  ofé£.-25a  a.  2;  cf. 
2ôo  a,  5-11).  —  Le  mouvement  de  ces  êtres  n'est  pas  un 
mouvement  forcé  ;  et  cependant  ou  ne  peut  leur  attribuer 
le  mouvement  libre,  ni  même  discerner  d'aucune  façon,  dans 
leur  essence  d'êtres  continus  et  homogènes  (c-uve^s?  u  xal 
yj'j.-s'jiç),  un  agent  qui  meut  et  un  patient  qui  est  mû. 
Toutefois  il  y  a  une  solution  à  la  difficulté.  Elle  est  fournie 
par  la  distinction  de  divers  degrés  dans  l'acte  ou  dans  la 
puissance.  Celui  qui  apprend  et  celui  qui  possède  la  science 
sans  se  livrer  présentement  à  la  spéculation  sont  tous  les 
deux  en  puissance  par  rapporta  la  science.  Seule  la  science 


DÉMONSTRATION    DU    PHEKIER    HOTEUB  327 

qui  s'exerce  est  pleinement  actuelle.  Pourtant  celui  qui 
possède  la  science  sans  ajouter  l'usure  à  l'habitude  n'est 
plus  en  puissance,  par  rapport  à  la  science,  dans  le  même 
sens  que  celui  qui  apprend.  Il  a  déjà  un  premier  degré 
d'actualité.  La  science  est  en  lui,  et,  si  rien  ne  l'en  empê- 
che, si  par  exemple  la  volonté  ne  l'arrête  pas.  cette  science 
passera  à  l'acte  plein  de  la  spéculation.  En  somme  il  y  a 
trois  degrés  dans  l'échelle  de  la  puissance  et  de  l'acte.  On 
peut  donc  distinguer  trois  degrés  dans  l'existence  d'un 
corps  simple.  11  y  a  par  exemple  le  feu  existant  en  puis- 
sance dans  l'air  :  il  est  au  feu  réalisé  comme  celui  qui 
apprend  est  à  la  science.  Il  y  a  ensuite  le  feu  réalisé,  à  qui 
il  manque  encore  d'être  dans  son  lieu  propre  :  à  ce  cl 
le  feu  est  comparable  à  la  science  en  habitude;  il  se  rendra 
en  son  lieu  propre,  si  rien  ne  l'en  empêche.  Il  v  a  enfin  le 
feu  en  train  de  brûler  dans  son  lieu  propre.  Mais,  s'il  en  est 
ainsi,  on  peut  dire  qu'un  corps  naturel  comporte  double- 
ment d'être  mû  par  quelque  chose.  Le  feu  est  mû  d'abord 
par  l'agent  qui  l'actualise  ;  il  est  mù  ensuite,  s'il  v  a  lieu, 
par  la  cause  qui  supprime  l'obstacle  par  lequel  il  était 
empêché  de  gagner  son  lieu  propre  ;  car  renverser  la 
colonne  qui  soutient  un  corps  grave  ou  enlever  la  pierre 
qui  maintient  sous  l'eau  une  outre  gonflée,  c'est  bien  encore 
mouvoir  le  grave  ou  le  léger.  Et,  quant  au  mouvement 
propre  du  corps  simple,  celui  par  lequel  ce  corps,  devenu 
lui-même,  va  se  placer  ou  son  lieu,  ce  mouvement, qui  nous 
intéresse  ici  particulièrement,  n'est  que  la  suite  de  celui 
par  lequel  l'agent  initial  fait  apparaître,  par  exemple  dans 
le  feu  en  puissance,  c'e$t-à-dire  dans  l'air,  la  tonne  ou  habi- 
tude du  fou.  Le  mouvement  naturel  dos  éléments  a  donc 
sou  moteur,  et  même  son  moteur  externe.  Ainsi  la  propo- 
sition est  vraie  sans  exception,  que  tout  ce  qui  est  mû  est  mù 
par  quelque  chose    225  a,  2  a  la  tin  du  ehap.). 

Ouelle  conclusion  faut-il  tirer  de  cette  proposition  relati- 
vement à  la  condition  et.  à  la  manière  d'être  du  moteur? 
C'est  ce  qu'il  s'agit  maintenant  de  rechercher.  Que  tout  soit 
uni  par  quelque  chose,  cela  comporte  deux  sons.  On  peut 
entendre,  on  que  le  nui  reçoit  immédiatement  l'action  du 
moteur,  ou  qu'il  la  reçoit  par  l'intermédiaire  d'un  moteur- 


328  LE    SYSTÈME    DARISTOTE 

mû,  ou  de  plusieurs  moteurs-mus.  Soit  la  seconde  hypo- 
thèse :  une  pierre  est  mue  par  un  levier,  le  levier  par  la 
main,  la  main  par  l'homme.  Comme  il  faut  que  la  série  des 
intermédiaires  soit  finie,  on  arrive  à  un  moteur  premier,  ou 
qui  meut  directement.  Si  celui-ci  est  mû  par  quelque 
chose,  il  faut  que  ce  soit  par  lui-même  (5  déb.-2od  a,  21). 
Supposé  que  l'on  renverse  en  quelque  sorte  la  procédure 
précédente  et  que,  au  lieu  de  remonter  du  mû  au  moteur,  on 
essaye  de  partir  du  moteur  pour  aboutir  au  mû,  on  voit 
bien  encore  que  l'on  ne  peut  aboutir,  si  la  série  des  inter- 
médiaires n'est  pas  finie,  qu'il  est  nécessaire  de  s'arrêter  et 
que,  par  conséquent,  le  moteur  d'où  on  est  parti  est  bien  un 
moteur  premier  (256  a,  21-/>,  3),  —  Un  nouvel  argument 
ya  nous  conduire  à  la  même  conclusion.  Supposons  que 
toute'chose  mue  le  soit  par  un  moteur-mù.  De  deux  cho- 
ses l'une  :  ou  bien  ce  moteur-mù  est  mù  par  accident,  ou 
bien  il  est  nécessaire  qu'il  soit  en  mouvement,  encore  que 
son  mouvement  soit  emprunté.  Dans  le  premier  cas.  ht 
supposition  que  le  moteur-mù  ne  serait  pas  en  mouvement 
peut  être  fausse  et  condamnée  par  les  faits;  pourtant  elle 
reste  possible  (cf.  De  caelo  I,  12,  281  b,  2  sqq.)  ;  par  suite, 
il  serait  possible  aussi  que  le  mouvement  ne  fût  pas  ;  or 
nous  savons  que  le  mouvement  est  nécessaire  (256  b,  3-13  . 
Dans  le  second  cas,  on  se  heurte  à  des  difficultés  non 
moins  graves.  Sans  doute,  si  le  moteur-mù  est  nécessai- 
rement en  mouvement  bien  que  son  mouvement  soit 
emprunté,  le  mouvement  nécessaire  du  monde  ne  reçoit 
aucune  atteinte.  Mais  quel  mouvement  possède  le  moteur- 
mù?  Est-ce  celui  qu'il  communique?  Ce  serait  concevable 
si  les  moteurs-mus  recevaient  eux-mêmes  le  mouvement 
en  question  d'un  moteur  d'un  autre  ordre.  Mais  l'hypothèse 
est  précisément  qu'il  n'y  a  que  des  moteurs-mus.  Si  donc 
le  moteur-mù  est  mû  lui-même  du  mouvement  qu'il  com- 
munique, autant  dire  que  ce  qui  enseigne  la  géométrie 
l'apprend  en  même  temps.  La  forme  à  transmettre  n'est 
possédée  nulle  part.  Dira-t-on  que  le  moteur- mû  est  mù 
d'un  autre  mouvement  que  celui  qu'il  communique  ;  qu'il 
imprime  une  translation  par  exemple,  et  que  lui-même, 
pendant  ce  temps,  n'est  pas  transporté,  qu'il  est  altéré  : 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEUR  329 

que  le  moteur-mù  qui  l'altère  subit  à  son  tour  L'accroisse- 
ment, et  non  l'altération?  Comme  les  espèces  de  mouve- 
ment sont  en  nombre  fini  et  que  force  est  bien  de  s'arrêter,  il 
y  aura  dans  la  série  des  moteurs-mus  un  moteur  altéré,  en 
même  temps  que  le  dernier  d'entre  eux  jouera  le  rôle  d'al- 
térant. La  contradiction,  un  instant  éloignée,  reparait. 
L'absurdité  de  la  doctrine  selon  laquelle  tout  moteur  est 
mû  se  manifeste  d'ailleurs  plus  clairement  encore  de  la 
façon  suivante.  Si  tout  ce  qui  est  susceptible  de  mouvoir 
est  susceptible  d'être  mû,  il  faudra  que,  soit  directement 
soit  indirectement,  tout  ce  qui  est  capable  de  guérir  soit 
guéri,  tout  ce  qui  est  capable  de  bâtir,  bâti.  Donc  il  est 
impossible  qu'il  n'y  ait  que  des  moteurs-mus,  c'est-à-dire 
des  moteurs  intermédiaires.  II  faut  qu'il  v  ait  un  moteur 
immobile,  ou,  si  le  premier  moteur  est  mû,  il  faut  du 
muins  qu'il  ne  soit  mù  que  par  lui-même  (256  //,  27-2o7 
a,  271.  —  Accommodons-nous  de  la  dernière  hypothèse,  et 
voyons  comment  se  meut  un  moteur  qui  se  meut  lui-même. 
Tout  mobile  est  continu  et  divisible  ;  un  moteur-mû  peut 
donc  se  diviser:  or,  sous  peine  d'être  mû  du  même  mou- 
vement que  celui  qu'il  donne,  il  faut  qu'il  se  divise  en  une 
partie  mue  et  une  partie  motrice.  D'ailleurs,  comme 
moteur,  il  est  en  possession  d'une  forme  ;  il  ne  peut  donc 
pas  être  en  même  temps  mobile,  c'est-à-dire  privé  de  la 
Tonne  dont  il  s'agit  et  seulement  capable  de  la  recevoir. 
Donc  il  faut  distinguer  dans  le  moteur  qui  se  meut  lui- 
même  ce  qui  meut  et  ce  qui  est  mù.  Dira-t-on  que  les 
parties  du  moteur  qui  se  meut  lui-même  sont  toutes  mues 
et  motrices  à  la  fois,  parce  qu'elles  se  meuvent  réciproque- 
ment? Mais  alors  le  mouvement  et  la  forme  n'ont  plus 
d'où  partir.  D'ailleurs,  si  chaque  partie  n'a  pas  de  soi, 
mais  tire  de  l'autre,  le  mouvement,  alors  le  mouvement  est 
en  chacune  d'elles  accidentel,  c'est-à-dire  que  le  mouve- 
ment pourrait  ne  pas  exister.  Enfin  chacune  dvs  parties 
recevrait  de  l'autre  le  même  mouvement  qu'elle  lui  donne. 
Quant  à  prétendre  que  c'est  seulement  une  partie  du 
moteur  qui  se  meut  elle-même,  cela  n'avance  à  rien,  puis 
que  cette  partie  devient  le  moteur  se  mouvant  lui-même  et 
que  les  mêmes  difficultés  renaissent  à   son   sujet.  Donc  le 


330  LE    SYSTÈME    d'.VRISTOTE 

moteur  qui  se  meut  lui-même  ne  reçoit  de  lui-même  sou 
mouvement  que  par  accident.  Il  se  meut  lui-même  en  tant 
que  le  mobile  est  chez  lui  considéré  comme  indistinct  du 
moteur.  Mais  en  réalité  il  contient  une  partie  mué  et  une 
partie  motrice  immobile  (257  a  27-258  a,  5).  —  On  arrive 
a  la  même  conclusion  en  considérant  quels  éléments  il  faut 
pour  constituer  une  chose  se  mouvant  elle-même.  Elle  peut 
renfermer  une  partie  F.  susceptible  d'être  retranchée  parce 
que  cette  partie  était  purement  mue.  Le  ^este  ÀB  est  encore 
une  chose  se  mouvant  elle-même.  Si  la  partie  A  est  telle 
qu'on  ne  puisse  la  supprimer  sans  supprimer  le  mouve- 
ment, A  était  donc  un  moteur  immobile,  et  B,  un  pur 
mobile.  Il  n'y  avait  point  unité  entre  ces  deux  parties,  elles 
ne  faisaient,  que  se  toucher,  ou  du  moins  le  moteur  touchait 
le  mobile  (1).  Si  l'on  peut  retrancher  quelque  chose  de  A  et 
de  B  sans  empêcher  le  mouvement  de  subsister  dans  les 
parties  restantes  et  contigo.es  d'A  et  de  B,  les  tout  s  A  et  B 
n'en  étaient  pas  moins  en  acte,  et,  avant  que  la  division 
changeât  la  nature  des  fragments  enlevés,  les  parties  inté- 
grantes du  moteur  qui  se  meut  lui-même.  D'ailleurs,  si 
l'on  veut  dire  que  le  tout  AB  n'est  pas  immédiatement  un 
moteur  qui  se  meut  lui-même  et  qu'il  n'est  cela  que  par  la 
présence  en  lui  d'une  partie  de  A  et  d'une  partie  de  B,  le 
moteur  se  mouvant  soi-même,  ainsi  dégagé,  reste  toujours 
composé  d'un  moteur  immobile  et  d'un  mù  (258  a,  o-l>.  4). 
Il  est  donc  évident  que  le  moteur  premier  est  immobile, 
soit  qu'on  arrive  directement  à  ce  moteur  immobile,  soit 
qu'on  le  dégage  par  analvse  du  moteur  se  mouvant  lui- 
même.  —  Cette  conclusion  est  de  nature  à  satisfaire  la 
raison.  Car  voici  une  considération  particulièrement  frap- 
pante d'où  résulte  directement  l'existence  d'un  moteur 
immobile.  Nous  constatons  l'existence  de  moteurs-mus  et 
d'un  mù  qui  ne  meut  plus  rien  :  il  est  donc  rationnel,  pour 
ne  pas  dire  nécessaire,  qu'il  existe  un  moteur  immobile.  Ce 
que  le  mù  purement  mù  est  au  moteur-mù,  le  moteur-mû 
doit  l'être  au  moteur  immobile.  Anaxagore  a  eu  le  senti- 


'-■ 


fi)  L'agent  doit  toujours  toucher  le   patient:  mais  la    réciproque 
H' si   pas  vraie,  De  {/en.  et  rorr.  I.  (i,  3i3  a,  \jÏ-o>. 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEUR  331 

ment  de  cette  vérité  quand  il  a  voulu  que  l'esprit,  qui  est 
chez* lui  le  moteur,  fût  impassible  et  sans  mélange  (256  (>. 
13-27)1, 

J-  étude  de  la  proposition  que  tout  ce  qui  est  mù  l'est 
par  quelque  chose  nous  a  conduits  à  reconnaître  que  le 
mouvement  ne  s'expliquerait  pas  sans  un  moteur  immo- 
bile. Mais  le  mouvement  est  éternel.  11  faut  donc,  pour 
l'expliquer,  un  moteur  immobile  éternel.  Sans  doute  il 
peut  v  avoir  des  moteurs  immobiles  qui  ne  soient  pas  éter- 
nels. Car  ces  moteurs,  tout  en  ayant  une  existence  bornée 
dans  le  temps,  peuvent,  puisque  ce  sont  des  formes,  naître 
et  périr  autrement  que  par  génération  et  corruption,  c'est- 
à-dire  sans  changement  ni  mouvement.  Il  ne  s'agit  donc 
pas  de  réclamer  l'éternité  pour  tous  les  moteurs  immo- 
biles. Mais  il  est  impossible  que  tous  les  moteurs  immo- 
biles soient  sujets  à  commencer  et  à  finir.  Car  l'apparition 
et  ii  disparition  perpétuelles  de  ces  moteurs,  et  aussi  la  per- 
péluité  de  la  génération  et  de  la  corruption  des  corps  aux- 
quels ils  sont  liés,  doivent  recevoir  une  explication.  Or  ni 
l'un  quelconque  des  moteurs  immobiles  transitoires,  ni 
leur  ensemble,  qui  est  successif  et  discontinu,  ne  peuvent 
fournir  l'explication  requise.  11  faut,  donc  au  moins  un 
moteur  immobile  éternel,  qui  enveloppe  cette  inimité  de 
moteurs  immobiles  transitoires.  Et  même,  s'il  y  a  plusieurs 
mouvements  éternels,  il  faudra  autant  de  moteurs  éternels 
que  de  mouvements  éternels.  11  en  faudra,  de  préférence, 
un  nombre  lini,  ou  un  seul.  Or  un  seul  suflit,  qui  sera  le 
principe  du   mouvement  ôv>  autres.  Ce  moteur  immobile 


(l)i  ni.  qui  a  ses  analogues  dans  la  Metap/i.  A, 

T.  h)T2  a.  -i\  26  el  le  De  an.  III.  [<>,  433  b,  13-15  (cf.  Zeller, 
<;l  n.  3),  se  trouve  placé  dans  la  Physique  entre  la  première  el  là 
seconde  partie  d'un  argument  destin  '•  à  prouver  l'existence  dn  moteur 
se  mouvanl  lui-même,  et,  d'autre  pari,  la  transition  par  laquelle  le 
ne  peul  pas  êtjje  considérée  comme  se  référanl  aux 
mots  qui  précèdenl  dans  le  lexte.  On  semble  donc  très  autorisé  à 
Buivre  l'exemple  de  plusieurs  commentateurs,  el  notamment  de  Thé- 
mistius  (  i^c»,  10  ;  429,  ■i  Sp.),  <|ui,  malgré  l'opposition  d'Alexandre, 
transposent  ce  passage  après  la  lin  du  eh  5.  Cf.  Simplicios,  PAys. 
4224,  Î6  Diels  {Schol.  433  6,  36). 


332  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

éternel,  à  la  différence  des  autres  moteurs  immobiles  ne 
sera  pas  même  mù  par  accident,  à  la  manière  d'une  âme 
(6  déb.-m2oS)  a,  13).  —  Une  seconde  preuve  de  l'éternité  du 
moteur  immobile  se  tire  de  la  nature  même  du  mouvement 
éternel.  Nous  avons  établi  que  le  mouvement  est  éternel. 
Mais,  pour  être  éternel,  il  faut  qu'un  mouvement  soit  con- 
tinu ;  pour  être  continu,  il  faut  qu'il  soit  un,  et  non  pas  une 
suite  de  plusieurs  mouvements  ;  pour  être  un,  il  faut  qu'un 
mouvement  porte  sur  un  mobile  unique,  et,  de  plus,  pro- 
vienne d'un  seul  et  même  moteur;  car  un  mouvement  pro- 
venant d'une  série  de  moteurs  qui  se  succèdent  n'est  pas 
un.  Dans  ces  conditions,  l'éternité  du  mouvement  entraine 
celle  d'un  moteur  immobile  (259  r/,  13-20).  —  Enfin  l'exis- 
tence éternelle  d'un  moteur  immobile  résulte  encore  de  la 
manière  d'être  des  autres  moteurs  immobiles.  Ce  que  nous 
avons  entrepris  de  prouver,  ce  n'est  pas  qu'il  y  a  des  prin- 
cipes de  mouvement  et  de  repos  ;  car  l'existence  évidente 
d'êtres  qui  sont  tantôt  en  mouvement  et  tantôt  en  repos 
implique  incontestablement  l'existence  de  tels  moteurs. 
Nous  voulons  établir  qu'il  y  a  un  moteur  aussi  éternel 
qu'immobile  et  un  mobile  éternellement  en  mouvement. 
Pour  y  arriver,  nous  avons  montré  que,  toute  chose  mue 
l'étant  par  quelque  chose,  il  doit  y  avoir  des  moteurs 
immobiles,  ou  au  moins,  pour  commencer,  des  moteurs 
se  mouvant  eux-mêmes.  Or  les  êtres  animés  sont  évidem- 
ment des  moteurs  se  mouvant  eux-mêmes,  et.  par  consé- 
quent, c'est  chez  eux  qu'on  est  tenté  de  chercher  d'abord 
les  moteurs  immobiles  enveloppés  dans  l'existence  des 
moteurs  se  mouvant  eux-mêmes.  Mais  le  moteur  immo- 
bile des  êtres  animés,  celui  qui  leur  donne  le  mouvement 
qui  dépend  d'eux-mêmes,  lame  en  un  mot,  ne  meut  que  du 
seul  mouvement  local,  et  ce  mouvement,  il  ne  le  leur  donne 
que  pendant  des  durées  limitées  et  pan  accès.  Si  bien  que 
c'est  même  le  spectacle  du  mouvement  local  des  animaux 
qui  a  suggéré  l'opinion  fausse  que  le  mouvement  peut 
commencer  absolument  et  de  rien.  Sans  doute  il  y  a  bien 
dans  les  animaux  un  mouvement  continu  et  qui  est  la 
condition  profonde  de  leur  mouvement  local.  Mais  ce 
mouvement,  dû  aux  aliments  et  à  d'autres  agents,  ne  pro- 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEI  R  333 

vient  pas  du  moteur  immobile  de  l'animal;  il  provient  au 
contraire  du  dehors.  De  plus  le  moteur  immobile  de  l'ani- 
mal, ou  l'âme,  est  mû  en  quelque  façon  malgré  son  immo- 
bilité. Il  est  mû  par  accident.  L'âme  se  fait  changer  de 
lieu  accidentellement  en  déplaçant  son  corps,  comme  un 
homme  pourrait  se  déplacer  avec  un  levier.  Il  en  résulte 
que  l'âme,  se  trouvant  transportée  dans  une  certaine  région 
du  lieu,  mouvra  désormais  pour  faire  sortir  le  corps  de 
cette  région  et  le  faire  passer  dans  une  autre.  En  un  mot 
le  mouvement  qu'elle  imprimera  sera  conditionné  par  le 
lieu  où  elle  s'est  accidentellement  transportée.  Mais  un 
tel  mouvement  ne  saurait  être  continu,  ni,  par  conséquent, 
éternel.  Pour  produire  un  mouvement  éternel,  il  faut  un 
moteur  qui  reste  toujours  en  soi-même  et  dans  le  même 
lieu.  C'est  seulement  avec  un  tel  moteur,  restant  toujours 
dans  le  même  rapport  à  l'égard  de  son  mobile,  qu'il  peut 
y  avoir  un  mouvement  immortel  et  sans  pauses.  Sans 
doute,  si  ce  moteur,  par  l'intermédiaire  de  son  mobile 
propre,  transmet  son  mouvement  à  des  mobiles  avant 
eux-mêmes  des  moteurs  immobiles,  ces  derniers  moteurs 
seront  mus  par  accident.  Toutefois  leur  condition  ne  sera 
pas  pareille  à  celle  de  l'âme,  parce  que  le  mouvement  reçu 
n'empêchera  pas  leur  mouvement  propre  de  rester  ce  qu'il 
est,  c'est-à-dire  continu  et  éternel.  On  voit  donc  que  l'âme 
des  animaux  ne  peut  pas  être  le  moteur  immobile  dont  on 
a  besoin  pour  expliquer  l'éternité  du  mouvement  et  qu'il  y 
faut  un  moteur  immobile  éternel  (259  «,  20-/;,  31).  —  A  ce 
moteur  immobile  éternel  doit  obéir  immédiatement  un 
mobile  éternel,  par  l'intermédiaire  duquel  le  reste  soit  mû. 
En  effet  il  \  a  de  la  génération  et  de  la  corruption  dans  une 
partie  du  monde.  Or  elles  ne  peuvent  être  produites  direc- 
tement par  le  moteur  immobile,  attendu  que,  étant  tou- 
jours le  même  par  rapport  aux  choses,  il  ne  saurait  leur 
imprimer  qu'un  mouvement  unique.  Le  premier  mobile, 
au  contraire,  ne  conserve  pas  toujours  le  même  rapport 
avec  les  choses,  puisqu'il  est  mû.  11  peut  donc  mouvoir 
un  autre  mobile  d'un  mouvement  qui  admette  des  chan- 
gements de  position  dans  le  mobile  qui  est  le  sujet  de  ce 
mouvement.  Ce  second  mobile,  passant  par  des  positions 


331  LE    SYSTÈME    d'aIUSTOTE 

opposées  et  devenant  par  là  le  principe  de  formes  oppo- 
sées, c'est-à-dire  du  chaud  et  du  froid,  provoque  les  alter- 
natives de  la  génération  et  de  la  corruption  (239  />,  32- 
260  a,  10).  Le  problème  que  nous  avions  posé  au  com- 
mencement de  cette  discussion  (ch.  3  déb.)  a  maintenant 
reçu  une  solution  complète.  Il  y  a  des  choses  éternellement 
immobiles,  parce  qu'il  faut  quelque  moteur  premier;  il  y 
a  des  choses  éternellement  mues  parce  qu'elles  sont  mues 
par  le  moteur  immobile  ;  il  y  a  des  choses  tantôt  mues  et 
tantôt  immobiles,  parce  qu'elles  sont  mues  par  un  moteur 
qui  est  lui-même  déjà  mû  (260  «,  11  à  la  fin  du  chap.). 

Nous  venons  d'établir  l'éternité  du  premier  nmteur 
immobile  et  d'indiquer  qu'il  donne  un  mouvement  inva- 
riable éternel  à  un  premier  mobile,.  Cependant  nous  lais- 
serons de  côté  cette  indication  et  nous  chercherons,  en 
reprenant  la  question  pour  elle-même,  quel  est  le  mouve- 
ment dont  meut  le  premier  moteur.  Y  a-t-il  un  mouve- 
ment continu,  et,  s'il  y  a  un  tel  mouvement,  ce  mouvement 
est-il  le  premier?  S'il  faut  répondre  affirmativement,  il  est 
clair  que  ce  sera  de  ce  mouvement  là  que  mouvra  le  pre- 
mier moteur.  —  Des  trois  mouvements  :  accroissement,  alté- 
ration, translation,  c'est  celle-ci  qui  est  première.  L'accrois- 
sement suppose  l'altération;  car  l'aliment,  d'abord  contraire 
à  ce  dont  il  est  l'aliment,  doit  finalement  lui  être  rendu 
semblable.  Mais,  pour  que  l'agent  altère,  il  faut  rappro- 
cher l'agent  et  le  patient.  Donc  la  translation  est  première. 
Et  si,  parmi  les  translations,  il  y  en  a  une  qui  soit  pre- 
mière, c'est  celle-ci  qui  est  le  premier  de  tous  les  mouve- 
ments (7  déô.-yïïQ  A,  7).  —  En  outre,  de  toutes  les  affections 
qualitatives,  la  première  est  la  raréfaction  et  la  condensa- 
tion ;  car  toutes  les  autres  déterminations  de  qualité  pas- 
sent pour  se  ramener  à  celle-là.  Or  raréfaction  et  conden- 
sation, c'est  réunion  et  dispersion,  et,  par  conséquent, 
mouvement  local.  De  leur  côté,  l'accroissement  et  le 
décroissement  sont  des  changements  de  grandeur  dans  le 
lieu  et,  sous  ce  rapport,  apparaissent  d'une  façon  directe 
comme  des  mouvements  locaux  (260  /;,  7-15).  —  Enfin  il  y  a 
trois  sens  du  mot  premier  et  l'on  peut  établir  que  la  trans- 
lation est,  parmi  les   mouvements,  première  en  ces  trois 


DÉMONSÏRATIOH    DU    PREMIER   MOTEUR  335 

sens.  Est  premier  :   1°  ce  qui  est  supposé  par  autre  chose 
et  ne  suppose  pas   cette  autre  chose  ;  2°   ce  qui  est  anté- 
rieur dans  le  temps  ;  3°  ce  qui  a  le  plus  de  valeur  ontolo- 
gique. 1°  C'est,  nous  le  savons,   une  nécessité  qu'il  y  ait 
perpétuellement  du  mouvement.  La  nature,  tendant  tou- 
jours au  meilleur,  satisfera  à   cette  nécessité  par  un  mou- 
vement continu  plutôt  que  par  une  conséeution  de  mouve- 
ments, pourvu  seulement  qu'un  mouvement  continu  soit 
possible.  Supposons  pour  le  moment,  sauf  à  donner  plus 
tard  une  démonstration,  et  cette  possibilité,  et  que  le  mou- 
vement continu  ne  peut  être  qu'une   translation.  Comme 
aucun  mouvement  ne  saurait  se  produire  sans  reposer  sur 
le  mouvement  continu,  si  le  mouvement  continu  est  une 
translation,  la  translation  sera  donc  première.  2°  Les  étre< 
éternels,  puisqu'ils  ne  naissent  ni  ne  varient,  ne   peuvent 
se  mouvoir  que  du  mouvement  local.  Il  est   vrai  que,  si 
nous  considérons  des  individus  vénérables  et  corruptibles, 
la  génération  apparaît  comme  le  premier  des  changements  : 
car.  avant  do  subir  l'accroissement  et   l'altération,  il    faut 
d'abord    que    les  sujets   existent,  et  le  mouvement  local 
est  même   celui  que    chaque   animal  possède   en    dernier 
lieu.    Mais,  outre  qu'un  individu  engendré  suppose  avant 
lui   un  générateur  appartenant   à   la  même   espèce  et  que 
celui-ci,  animal  adulte,   jouissait  déjà  du  mouvement  local, 
il  n'est  [ias  possible  de  s'en  tenir    à.  la  considération   des 
sujets  engendrés  ;  car,  si  le  mouvement  ne  comportait  que 
de  Iris  sujets,   le  mouvement  ne  serait  [tas  éternel,  ce  qui 
est  impossible.  Par  conséquent,  non  seulement  aucun  des 
mouvements  consécutifs  à  la  génération,  accroissement, 
altération,  et,  ajouterons-nous,  mouvement  local  de  l'indi- 
vidu, enfin  corruption,  ne  saurait  être  premier,   mais  la 
génération  même  ne  saurait  être  première.  'A1  Ce  qui,  sui- 
vant   l'ordre    chronologique,    apparaît    le    dernier   dans    le 

développement  des  êtres  engendrés  est  outologiquenlenl 
le  premier  :  tel  est  le  cas  >\\\  mouvemehl  local.  D'autre 
part,  ce  mouvement  est  le  seul  qui  n'ajoute  ni  n'enlève 
rien  à  l'essence  des  êtres,  différanl  en  cela  de  l'accroissemenl 
et  de  l'altération.  Lutin  ce  mouvement  est  celui  que  nous 

attribuons  au   moteur  se  mouvant    lui  inème.  c'est  à-dire   à 


336  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTK 

l'âme,  moteur  que  nous  considérons  volontiers  comme  le 
premier  de  tous  (260  b,  15-261  a,  26). 

La  translation  est  donc  première.  Mais  puisqu'il  y  a 
plusieurs  espèces  de  translation,  quelle  espèce  de  transla- 
tion est  première?  En  répondant  à  la  question,  nous  mon- 
trerons la  vérité  d'une  proposition  que  nous  avons  suppo- 
sée, savoir  qu'il  peut  y  avoir  un  mouvement  continu  et 
éternel.  Aucun  mouvement  autre  que  la  translation  ne 
peut  être  continu.  En  effet  tous  les  mouvements  et  chan- 
gements sont  limités  par  des  termes.  Donc,  avant  le 
commencement  de  chaque  changement,  le  sujet  était 
immobile  dans  l'état  ou  le  lieu  opposés  à  ceux  vers  les- 
quels tend  le  changement.  VA  il  est  impossible  qu'il  en 
soit  autrement  ;  car  le  sujet  serait  engagé  à  la  fois  dans 
deux  changements  opposés  ;  et  peu  importe  comment 
on  entendra  ici  l'opposition,  pourvu  qu'elle  entraine  l'in- 
compatibilité des  deux  déterminations  qu'on  qualifie  d'op- 
posées. —  D'ailleurs  il  paraîtrait  absurde  qu'un  être  lût 
engendré  pour  périr  immédiatement  après,  et  de  même, 
par  une  généralisation  conforme  à  l'esprit  de  la  nature, 
pour  les  autres  mouvements  (261  #,  27-fin  du  ch.).    • 

Mais,  si  les  mouvements  autres  que  la  translation  sont 
incapables  d'être  continus,  il  y  a,  parmi  les  translations,  un 
mouvement  qui,  étant  un  et  continu,  peut  être  infini, 
savoir  la  translation  circulaire.  Le  mouvement  local  com- 
porte trois  sortes  de  trajectoires  :  le  cercle,  la  droite,  ou 
une  ligne  mixte,  une  courbe  qui  participe  à  la  fois  de  la 
droite  et  du  cercle  (1).  Si  l'une  des  deux  trajectoires  sim- 
ples exclut  la  continuité  du  mouvement  qui  la  suit,  de 
même  en  sera-t-il  des  trajectoires  composées.  Or  un  mobile 
qui  suit  une  droite  finie  ne  se  meut  pas  d'un  mouvement 
continu,  du  moins  au  delà  d'un  certain  temps  ;  car,  arrivé 
à  une  extrémité  de  la  droite,  il  faut,  pour  se  mouvoir 
encore,  que  le  mobile  revienne  sur  lui-même,  et  un  mou- 
vement qui  revient  sur  lui-même  est  l'assemblage  de  deux 
mouvements  contraires  ;  contraires,  puisqu'ils  sont  définis 

(1)  Telle,  par  exemple,  que  l'hélice  ;  cf.  un  extrait  du  commentaire 
de  Damascius  sur  De  caelo  1,  dans  Schol .  455  b,  22. 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEUR  337 

chacun  par  des  déterminations  contraires  du  lieu  :  haut, 
bas,  etc.  Or  nous  savons  déjà  qu'un  mouvement  continu, 
c'est-à-dire  un,  exige  un  mobile  unique,  une  durée  une  ou 
ininterrompue,  et  exclut  tout  changement  dans  l'espèce  du 
mouvement.  Mais  un  mouvement  qui  revient  sur  lui-même 
contient  deux  espèces  de  mouvement,  c'est-à-dire  deux 
mouvements  contraires.  La  preuve  que  les  deux  mouve- 
ments en  question  sont  bien  des  mouvements  contraires, 
c'est  que  deux  mouvements  rectilignes  inverses  l'un  de 
l'autre  s'empêchent  mutuellement,  et  la  preuve  que  l'arrêt 
du  mobile  résulte  bien  de  la  contrariété  des  deux  mouve- 
ments, et  non  de  la  figure  de  la  trajectoire,  c'est  que  tout 
se  passe  de  même  sur  un  cercle,  encore  que  chacun  des 
deux  mouvements  considérés  soit  continu,  du  moins  dans 
ses  limites,  et  n'aitpoint  eu  à  subir  de  retour  sur  soi.  Ajou- 
tons qu'un  mouvement  ascensionnel  et  un  mouvement 
horizontal,  lorsqu'ils  se  rencontrent,  ne  s'empêchent  pas. 
Donc  deux  mouvements  inverses  suivant  une  droite  sont 
bien  des  mouvements  contraires.  —  Maintenant,  il  est  plus 
évident  encore  que  le  mouvement  qui  revient  sur  lui-même 
ne  se  fait  pas  dans  un  temps  un.  Et  cela  est  vrai  de  tout 
mouvement  dans  lequel  le  mobile  revient  sur  lui-même,  le 
mouvement  eût-il  lieu  sur  un  cercle  ;  car,  remarquons-le, 
il  ne  faut  pas  confondre  le  mouvement  qui  s'accomplit  sur 
un  cercle,  sans  le  parcourir  complètement,  avec  le  mouve- 
ment circulaire.  Un  mouvement  qui  revient  sur  lui-même 
ne  se  fait  pas  dans  un  temps  un,  parce  qu'il  y  a  une  pause 
entre  les  deux  parties  du  mouvement,  ainsi  que  le  montrent 
non  seulement  les  sens,  mais  encore  la  raison.  Voici  la 
démonstration.  On  peut,  sur  la  trajectoire  d'un  mouve- 
ment rectiligne  fou  de  tout  autre  mouvement  assimilable), 
distinguer  trois  points  :  le  point  de  départ,  le  point  d'ar- 
rivée et  un  point  médian.  (<e  point  médian  est  lui-même 
à  son  tour,  par  rapport  aux  deux  mouvements  qu'il  sépare, 
à  la  fois  terme  et  point  de  départ:  il  est  un  numériquement  ; 
logiquement  il  est  deux.  Ou  encore,  il  existe  comme  milieu 
en  puissance  seulement,  mais  non  en  acte  :  il  devient  milieu 
en  acte,  si,  par  lui,  on  sépare  deux  mouvements  de  sorte 
qu'il  soit  le  terme  de  l'un  et  le  commencement  de  l'autre. 
Aristote  -2 


338  LE   SYSTÈME   DARISTOTE 

S'il  ne  joue  pas  ce  double  rôle,  on  peut  bien  dire,  en  par- 
lant du  point  médian,  que  le  mobile  y  est  en  un  certain 
instant;  on  ne  peut  dire  que  le  mobile  y  arrive  et  en 
repart.  Si  l'on  pose  que  le  mobile  arrive  au  point  médian 
et  en  repart,  alors  le  mobile  s'arrêtera  entre  les  deux  actions, 
et  il  y  aura  entre  elles  un  intervalle,  c'est-à-dire  un  temps. 
Et  ainsi  le  mobile  sera  en  repos  au  point  médian.  Si  la 
pensée  veut  assigner  le  point  médian,  elle  le  dédoublera 
aussi,  tout  comme  ferait  un  mobile,  et  elle  fera  du  point 
assigné  un  point  d'arrivée  et  un  point  de  départ.  Comme 
s'éloigner  suppose  qu'on  est  arrivé  et  comme  arriver  sup- 
pose un  départ  futur  ou  un  séjour  futur,  si  l'on  peut  dire 
que  le  mobile  s'éloigne  de  son  point  de  départ  et  qu'il 
arrive  à  son  terme,  c'est  qu'on  envisage,  antérieurement 
au  départ  et  postérieurement  au  fait  de  toucher  le  but,  un 
repos  du  mobile  en  chacun  des  deux  points  extrêmes.  En 
somme,  arriver  en  un  point  et  s'en  éloigner,  cela  n'est  pos- 
sible pour  un  mobile  qu'à  la  condition  d'être  en  repos 
pendant  un  temps  qui  sépare  les  deux  actes.  —  A  cette  doc- 
trine on  fera  sans  doute  une  objection.  Si  les  deux  actes 
sont  séparés  par  un  temps,  il  en  résulte,  dira-t-on,  une 
absurdité.  En  effet,  soient  deux  lignes  égales  E  et  Z,  ou, 
en  les  désignant  d'une  façon  plus  complète,  ET  et  ZH  ; 
soient  deux  mobiles,  se  mouvant  d'un  mouvement  continu 
et  sans  arrêt,  avec  des  vitesses  égales  entre  elles  et  con- 
stantes, A  sur  ET  et  A  sur  ZH.  Gomme  on  peut  toujours, 
sur  le  parcours  d'un  mobile,  prendre  un  point  où  ce  mobile 
arrive  et  d'où  il  s'éloigne  dans  sa  course,  nous  prendrons 
un  tel  point  sur  ET,  soit  B.  Maintenant  A  et  A  partent  en 
même  temps  de  E  et  de  Z,  et,  pendant  que  A  est  en  B,  A  pour- 
suit son  mouvement  vers  H.  Or,  dans  ces  conditions, 
A  arrivera  plus  tôt  en  H  que  A  en  Y  ;  car  A  part  et  s'éloigne  du 
point  de  ZH  qui  correspond  à  B,  plus  tôt  que  A  de  B,  puis- 
que V  séjourne  et  se  repose  en  B.  Mais  il  est  absurde  que 
deux  mobiles  ayant  des  vitesses  égales  ne  franchissent  pas 
dans  le  même  temps  des  distances  égales.  Cette  consé- 
quence absurde  résulte  bien  de  ce  ,qu'on  admet  un  inter- 
valle de  temps  entre  arriver  en  un  point  et  s'en  éloigner; 
c'est  bien  parce  que  A  n'arrive  pas  en  B  et  ne  s'en  éloigne 


DÉMONSTRATION    Dl     PREMIER    MOTEUR  330 

pas  en  même  temps,  qu'il  retarde  sur  A  :  s'il  faisait   ces 
Jeux  choses  en  même  temps,  il  est  clair  qu'il  ne  retarderait 
plus  ;  mais,  dès  qu'on   admettra   qu'il   ne  les  fait  pas  en 
même  temps,  il  faudra  nécessairement  que  A  retarde,  et  son 
retard  ne  saurait  provenir  que  de  ce  qu'il  s'arrêterait    en 
route,  puisque,  par  hypothèse,  il  se  meut  sans  arrêt.  Ainsi, 
lorsqu'on  soutient  qu'un  mobile  ne  peut  arriver  en  un  point 
et  s'en  éloigner  sans  un  intervalle  de  temps,  on  aboutit  à 
cette  conséquence  absurde  que.  dans  le  même  temps,  des 
mobiles  doués  d'égales  vitesses  ne  parcourent  pas  des  dis- 
tances égales.  —  A  cette  objection,  voici  ce  qu'il  faut  répon- 
dre. Si  l'on  pose  que  -\  arrive  en  B  et.  par  conséquent,  qu'il 
devra  s'en  éloigner,   il  en  résultera  la  conséquence  qu'on 
signale.  Mais  il  ne  faut  pas  dire  que,  pendant  que  A  pour- 
suit son  mouvement  de  7.  vers  il,  A  arrive  en  1$  pour  s'en 
éloigner,  deux  actes  qu'il  ne  pourrait  en  elïet  accomplir  que 
l'un  après   l'autre.  Ce  qu'il  faut   dire,  c'est  que  A  est  au 
point  B  en  un  instant,  et  non  dans  un  temps.  On  n'a  pas  le 
droit,  quand  on  considère  un  mouvement  continu,  de  par- 
ler, comme  on  l'a  fait,  d'un  point  intermédiaire  où  ie  mobile 
arrive  et  d'où  il  s'éloigne  ;  car  par  là  même  on  détruit  la 
continuité  du    mouvement   que    l'on   admettait  par  hypo- 
thèse. Et  C*est  dans  cette  prétention  illégitime,  non  dans  la 
doctrine  qu'il  y  a  toujours  un  intervalle  de  temps  entre  les 
actes  d'arriver  ci  de  s'éloigner,  qu'est  la  source  de  l'absur- 
dité dont  on  voulait  rendre  cette  doctrine  responsable.  .Mais 
le  mouvement  d'un  mobile  qui  revient  sur  lui-méim 
bien  différent  d  un  mouvement  continu.  Lorsqu'il  s'agit  du 
premier  de  ces  mouvements,  il  faut  dire  que  le  mobile  arrive 
au   tenue   d<    la    ligne  et  s'en  éloigne    de   nouveau.   Par 
exemple,  si  un  mobile  II    se    meut  de  bas  en   haut  vei>  A. 
puis,  de  là,  revenant  sur  lui-même,  se  meut  de  haut  en 
bas,  le  mobile  se  comporte  au  point  A  comme  si  ce  point 
étaitdouble  :  c'est,  pour  lui.  un  terme  et  un  commencement, 
et,  pour  cette   raison,  il  s'y  arrête.  On  doit   dire  qu'il   arrive 

en  A  et  s  en  éloigne.  El  il  ne  peu!  pas  faire  les  deux  choses 
en  même  temps  ;  car  arriver  en  un  point,  c'est  v  être,  et 
s'en  éloigner,  <Vsf  n'y  être  plus,  br  un  mobile  ne  saurait 
'tre  à  la  lois  et  n'être  pas  en  un  même  point.  Nous  ne 


340  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

pouvons  plus  ici  tenir  le  langage  que  nous  appliquions  tout  à 
["heure  au  mouvement  continu.  Le  point  culminant  n'est 
pas  en  puissance,  comme  un  simple  point  de  passage  ;  il 
est  en  acte.  L'arrivée  du  mobile  y  est  donc  aussi  un  acte  et, 
de  même,  le  nouveau  départ  du  mobile.  Le  point  est  réel- 
lement double  et  la  présence  du  mobile  en  lui  occupe  une 
durée  qui  coupe  le  mouvement.  Donc  il  ne  peut  y  avoir 
sur  une  droite  de  mouvement  continu  infini  ou  éternel 
(8  déb.-Zm  a,  3). 

Ici  Aristote  intercale  une  remarque  importante  sur  la 
continuité  de  l'espace  et  du  temps  et  sur  la  réponse  qu'il 
convient  de  faire,  en  définitive,  aux  arguments  de  Zenon. 
Il  est  sans  doute  impossible  de  nombrer  l'infini.  Mais  c'est 
en  voulant  nombrer  qu'on  crée  précisément  dans  le  con- 
tinu, qui  en  lui-même  n'est  que  divisible,  des  divisions 
effectives.  Car  nombrer,  c'est  s'arrêter  et  dédoubler  chaque 
limite  pour  séparer  une  fin  et  un  commencement.  C'est  un 
accident  pour  la  ligne  que  d'apparaître  comme  composée  dis- 
continûment  de  moitiés  et  de  moitiés  de  moitiés  :  son  essence 
et  sa  quiddité  sont  autres.  Il  en  est  du  temps  de  même 
que  de  l'espace  :  la  limite  entre  le  passé  et  l'avenir  leur 
est  commune.  Lors  donc  que  l'on  considère  dans  le  temps 
un  devenir  effectif,  il  faut  toujours  regarder  la  limite  der- 
nière du  temps  consacré  à  ce  devenir  comme  appartenant 
déjà  au  temps  qui  suit.  Ce  qui  emploie  tout  le  temps  A  à 
devenir  blanc  est  déjà  blanc  au  terme  de  ce  temps,  c'est-à- 
dire  au  commencement  du  temps  qui  suit.  Si  l'on  remplace 
cette  limite  commune  par  une  distinction  de  parties  sépa- 
rées et  chacune  indivisible,  il  faudra,  entre  le  temps  A, 
employé  tout  entier  à  la  génération  du  blanc,  et  le  temps 
suivant,  où  la  chose  est  blanche,  insérer  un  nouveau  temps 
pendant  lequel  la  chose  passera  de  l'état  de  devenir  à  celui 
d'immobilité.  Mais  il  n'y  a  point  ainsi  de  temps  interca- 
laire :'  la  limite  du  temps  antérieur  est  déjà  le  commence- 
ment du  temps  qui  suit  et  qui  est,  avec  le  précédent,  con- 
tinu, et  non  pas  contigu  comme  un  indivisible  lest  avec 
un  autre  indivisible.  Et  la  preuve  que  le  moment  où  le 
devenir  atteint  son  terme  n'est  pas  un  temps  distinct  du 
temps  précédent,  mais  une  limite,  c'est  que,  si  l'on  ajoute 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEUR  341 

ce  moment  au  temps  qu'a  duré  le  devenir,  cela  ne  l'ait  pas 
plus  de  temps  (263  a,  i-26i  a,  6  . 

Nous  avons  donné  les  raisons  les  plus  propres,  tirées  de 
la  nature  de  la  droite  et  du  mouvement  qui  la  parcourt, 
pour  établir  qu'un  mouvement  rectiligne  ne  peut  pas  en  se 
prolongeant  rester  continu  et,  partant,  infini.  Voici  d'autres 
raisons  plus  logiques,  tirées  de  la  considération  des  diverses 
espèces  de  mouvement  prises  en  général.  —  Un  mouvement 
continu,  à  quelque  moment  qu'on  le  prenne,  tend  vers  son 
terme.  Si  donc  le  mouvement  ascensionnel  de  A  vers  r  et 
le  mouvement  inverse  forment  un  mouvement  continu,  le 
mobile,  dès  qu'il  part  de  A,  va  aussi  vers  A  tout  en  allant 
vers  r  :  c'est-à-dire  qu'il  est  animé  à  la  fois  de  deux  mouve- 
ments contraires  ;  et,  d'autre  part,  il  s'éloigne  de  V  avant  d'y 
être  parvenu.  Pour  éviter  ces  impossibilités,  il  faut  que  le 
mobile  se  repose  en  T;  le  mouvement  est  donc  coupé  par 
une  pause  et,  partant,  n'est  plus  un.  C'est  là  le  sort  com- 
mun de  tous  les  mouvements  non  circulaires,  en  y  compre- 
nant la  translation  (264û,  7-21).  — L'argument  suivant,  dit 
Aristote.  est  plus  général  encore  :  cela,  sans  doute,  parce 
que  l'argument  se  fonde,  non  seulement  sur  la  considéra- 
tion de  tous  les  mouvements,  mais  encore  sur  l'incompatibi- 
lité, tout  à  fait  générale,  de  la  privation  et  de  l'habitude. 
Les  mouvements  inverses  sur  une  droite  sont  contraires 
entre  eux.  et  des  mouvements  contraires  ne  peuvent  appar- 
tenir en  même  temps  à  un  mobile.  Donc  le  mobile  ne  reçoit 
les  deux  mouvements  inverses  que  l'un  après  l'autre. 
Mais,  comme  ce  qui  ne  se  meut  pas  d'un  certain  mouve- 
ment, étant  pourtant  apte  à  le  recevoir,  en  est  privé,  et  que 
cette  privation  est,  en  chaque  espèce  de  mouvement,  le 
repos  approprié,  un  mobile  qui  revient  sur  lui-même  es! 
donc  en  repos  au  point  de  retour  i20ï  a,  21-b,  1).  —  Lu  lin 
un  dernier  argument,  plus  propre  et  moins  logique,  vise 
spécialement  l'altération.  1°  Le  moment  où  l'un  des  con- 
traires a  achevé  de  se  corrompre  et  celui  où  l'autre  con- 
traire est  présent  ne  font  qu'un.  Mais,  si  le  mouvement 
vers  le  blanc  et  le  mouvement  à  partir  du  blanc  forment 
un  seul  mouvement,  le  moment  où  la  corruption  du  non- 
blanc  est  achevée,  celui  où  le  blanc  est  présent,  et  celui  où 


342  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

le  non-blanc  reparaît  de  nouveau,  ne  font  qu'un  seul 
moment.  2°  Si  deux  altérations  inverses  n'étaient  pas  sépa- 
rées par  un  repos,  leur  limite  médiane  leur  serait  commune 
comme  un  instant  l'est  au  passé  et  à  l'avenir  dans  le  temps 
continu  :  le  blanc  et  le  noir  se  confondraient  sur  cette 
limite  (264  b,  1-9). 

A  la  différence  des  mouvements  qui  impliquent  retour 
du  mobile  sur  lui-même,  la  translation  circulaire  est  tou- 
jours une  et  continue  et,  partant,  infinie.  En  effet  le 
mobile  se  meut  à  partir  de  A  et  vers  A  d'un  seul  et  même 
élan,  sans  pour  cela  recevoir  à  la  fois  des  mouvements 
contraires.  Car  ce  n'est  pas  tout  mouvement  allant  vers 
un  point  qui  est  contraire  à  tout  mouvement  partant  de  ce 
point,  c'est  seulement  une  certaine  espèce  de  tels  mouve- 
ments :  c'est,  par  exemple,  un  mouvement  rectiligne  et  son 
inverse,  tels  les  mouvements  qui  se  font  suivant  un  dia- 
mètre, attendu  que  les  deux  extrémités  du  diamètre,  étant 
aussi  éloignées  que  possible  l'une  de  l'autre,  répondent  à 
la  définition  des  contraires.  Le  mouvement  circulaire 
échappe,  pour  sa  part,  à  toute  opposition  ;  il  peut  donc 
être  continu  et  sans  lacune.  Ce  qui  produit  la  discontinuité 
du  mouvement  rectiligne,  c'est  que  ce  mouvement  a  ton-" 
jours  un  terme  et  un  commencement  distincts  entre  eux  et 
actuels  ;  au  contraire,  le  mouvement  circulaire  va  d'un 
point  à  ce  même  point.  Il  n'y  a  donc  pas,  sur  son  trajet, 
de  point  où  il  doive  arriver  pour,  ensuite,  s'en  éloigner  et 
où  périsse  sa  continuité.  Et,  pas  plus  qu'il  ne  se  com- 
pose de  mouvements  distincts  les  uns  des  autres  comme 
inverses  l'un  de  l'autre,  pas  plus  il  ne  se  compose  d'une 
répétition  de  mouvements.  Si  l'on  peut  dire,  en  effet, 
que  le  mouvement  circulaire  ,va  d'un  point  à  ce  même 
point,  on  peut  dire,  en  un  sens  différent, qu'il  va  toujours  vers 
un  point  autre,  qu'il  est  toujours  nouveau.  Tout  le  monde 
dira,  au  contraire,  que  le  mouvement  qui  suit  une  droite 
ou  une  courbe  non  fermée  se  répète  et  repasse  plusieurs 
fois  par  les  mêmes  points.  Or  quelle  est  la  raison  qui  fait 
qu'un  mouvement  de  cette  espèce  repasse  plusieurs  fois 
par  les  mêmes  points?  Pour  qu'on  puisse  dire  qu'un 
mobile   repasse   plusieurs  fois   par  les   mêmes  points  ou 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEUR  343 

recommence  plusieurs  fois  le  même  mouvement,  il  faut 
que  le  lieu,  et  en  général  le  domaine  de  son  mouvement, 
soit  fini:  car,  de  la  sorte,  chaque  trajet  entre  les. extré- 
mités constitue  un  mouvement  distinct,  puisqu'on  ne  peut, 
identifier  des  mouvements  contraires.  Mais,  quand  le 
mobile  suit  un  cercle,  comme  sur  une  telle  ligne  le  com- 
mencement coïncide  avec  le  terme  (t),  ou  plutôt,  comme 
tout  point  peut  être  commencement  et  terme,  ce  qui  équi- 
vaut à  dire  qu'aucun  ne  l'est,  il  est  impossible  de  prendre 
à  part  un  certain  parcours  du  mobile  et,  par  conséquent, 
de  dire  que  le  mobile  recommence  ce  parcours.  D'autre 
part,  il  résulte  de  la  coïncidence  du  commencement  et  du 
terme  dans  le  mouvement  circulaire  que  ce  mouvement 
est  parfait.  Tandis  que  tout  mouvement  rectiligne  peut 
être  prolongé,  le  mouvement  circulaire  n'est  pas  suscep- 
tible d'augmentation.  La  distinction  entre  les  mouvements 
comme  repassant  et  ne  repassant  pas  par  les  mêmes  points 
peut  foire  voir  en  outre  que  les  mouvements  autres  que 
le  mouvement  local  ne  sont  pas  moins  condamnés  que 
les  translations  non  circulaires  à  ne  jamais  former  un 
mouvement  susceptible  de  rester  continu  en  se  pro- 
longeant :  altération,  accroissement  et  décroissement. 
génération  et  corruption,  chacune  de  ces  espèces  de 
changement  comporte  que  le  mobile  passe  itéra ti ve- 
ulent par  les  termes  intermédiaires  entre  les  extrêmes, 
ou.  dans  tous  les  cas.  par  les  extrêmes.  De  tels  mou- 
vements, puisqu'ils  se  répètent,  ne  sauraient  former  un 
mouvement  continu  infini.  Les  Physiolognes  se  soûl  donc 
trompés  eu  parlant  d'un  mouvement  éternel  des  corps 
sensibles  :  car  ils  entendaient  par  ce  mouvement  des  alté- 
rations, des  accroissements  et  des  décroissements,  des 
générations  et  des  corruptions.  Ainsi  il  est  établi  que  la 
translation  circulaire!  seule  est  un  mouvement  continu 
infini  (264  A.  '.>  à  la  lin  du  chap.).  —  Cette  infinité  du 
mouvement,  rendue  possible  par  la  continuité,  implique 
essentiellement,  remarquons-le,  qu'on  ne  nombre  pas  le 


(I    Idée  emppantée,  au  moins  m  partie,  h   VIcméon  :  cf.  Zeller 

P,  490,  !  :  191,  I  Mr.  lr.  1  I  i). 


344  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

mouvement.  Elle  n'est  pas  contraire  aux  principes  de 
l'Aristotélisme.  Mais  il  semble  qu'on  n'en  puisse  dire  autant 
de  l'infinité  du  temps,  puisque  le  temps  est  essentielle- 
ment nombre.  Peut-être  devrait-on  entendre  que  le  temps 
proprement  dit  est  toujours  fini  et  que  c'est  seulement  le 
temps  en  puissance,  la  possibilité  de  nombrer,  qui,  comme 
sa  matière  nombrable,  le  mouvement,  est  infini. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  venons  de  voir  que  la  transla- 
tion circulaire  est  infinie.  Nous  allons  voir  qu'elle  est  pre- 
mière, et  cela  en  raison  de  sa  valeur  ontologique.  Les  deux 
mouvements  locaux  simples,  le  circulaire  et  le  rectiligne, 
sont  antérieurs  au  mouvement  composé  de  l'un  et  de 
l'autre.  A  son  tour,  la  translation  circulaire  a  la  priorité 
sur  la  translation  rectiligne.  Elle  est  première  parce  qu'elle 
est  plus  simple  et  plus  parfaite.  Elle  est  plus  parfaite  : 
en  effet  la  translation  rectiligne  n'est  pas  infinie,  1°  parce 
qu'il  n'y  a  pas  de  droite  infinie,  2°  parce  que  l'infini  ne 
peut  se  parcourir.  Etant  donc  finie,  la  translation  circu- 
laire, à  moins  de  se  prolonger  par  le  retour  du  mobile  sur 
lui-même  (mais  cela  lui  ôte  l'unité)  est  imparfaite  et  péris- 
sable. Or  le  parfait  et  l'impérissable  sont  antérieurs  à 
l'imparfait  et  au  périssable,  à  la  fois  ouaet,  Xôytp  et  '/fôvco 
(9  déb.-2Q5  a,  24).  D'ailleurs  le  mouvement  susceptible 
d'éternité  est  forcément  antérieur  à  tous  les  autres  ;  car 
les  mouvements  qui  ne  sont  pas  éternels  supposent  le  repos 
avant  eux,  et  le  repos,  privation  du  mouvement,  c'est  du 
mouvement  qui  a  péri  (265  a,  24-27).  —  Arrivé  ici,  Aristote, 
avant  de  donner  de  nouvelles  raisons  de  l'antériorité  de  la 
translation  circulaire,  revient  sur  la  continuité  de  cette 
translation  et  la  déduit  de  la  perfection  de  sa  trajectoire. 
Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'il  arrive  que  la  translation 
circulaire  est  une  et  continue,  tandis  que  la  translation 
rectiligne  ne  l'est  pas.  En  effet  la  translation  rectiligne  a 
des  limites  qui  sont  autant  de  lieux  de  repos  pour  le  mobile, 
et  ces  limites  sont  sur  la  droite  elle-même.  La  transla- 
tion circulaire  est  sans  limite:  car  où  serait  sa  limite? 
Tout  point  du  cercle  est  également  point  de  départ,  milieu 
et  terme,  ce  qui  fait  que  le  mobile  est  toujours  et  n'est 
jamais  à  son  point  de  départ  et  à  son  terme.  C'est  pour- 


DÉMONSTRATION    DI     PREMIER   MOTEUR  3 4S 

quoi  la  sphère  est  en  repos,  en  même  temps  qu'elle  se 
meut  à  un  autre  égard.  Elle  est  en  repos,  parce  qu'elle 
garde  le  même  lieu.  La  cause  de  ces  propriétés  de  la  trans- 
lation circulaire  et  de  sa  trajectoire,  c'est  qu'elles  n'ontpoint 
de  limites  qui  résident  en  elles.  Le  commencement,  le 
milieu,  le  terme  du  cercle,  rien  de  tout  cela  n'est  dans  le 
cercle.  C'est  le  centre  qui  est  tout  cela  :  le  commencement, 
parce  que  le  cercle  s'éloigne  toujours  également  du  centre  ; 
le  terme,  parce  que  les  droites  les  plus  longues  à  partir  du 
cercle  sont  les  rayons.  Or  le  centre  n'est  pas  sur  la  ligne 
circulaire.  Aussi  le  mobile  ne  peut-il  atteindre  ce  point;  il 
n'a  donc  pas  où  se  reposer,  et,  d'autre  part,  le  mobile  est 
pourtant  iixe  parce  qu'il  tourne  toujours  autour  du  centre 
qui  ne  se  déplace  pas  (265  a,  27-^,  8).  —  Un  nouvel  argu- 
ment en  faveur  de  la  priorité  de  la  translation  circulaire 
se  tire  de  ce  qu'elle  sert  de  mesure  aux  autres  mouvements. 
Elle  sert  de  mesure  ;  car  c'est  le  mouvement  de  la  sphère 
des  fixes  qui,  en  un  sens,  mesure  le  temps  même,  puisque 
un  jour  et  une  nuit  ne  sont  pas  autre  chose  que  la  durée 
d'une  révolution  de  la  sphère  des  fixes.  Or,  en  tout  genre, 
c'est  le  primitif  qui  est  la  mesure  du  reste.  Donc  le  mou- 
vement circulaire  est  primitif.  Réciproquement,  parce  qu'il 
est  primitif,  il  peut  être  la  mesure  des  autres  mouvements 
■2C>'.')  h,  8-11).  —  Enfin  la  perfection  et,  par  conséquent,  la 
priorité  du  mouvement  circulaire  résultent  de  son  unifor- 
mité. En  effet,  sur  une  droite  la  translation  n'est  pas 
uniforme,  d'abord  parce  qu'un  mouvement  forcé  se  ralentit 
en  s'éloignunt  du  point  de  départ,  et  aussi  parce  qu'un  mou- 
vement naturel  s'accélère  à  mesure  que  le  mobile  appro- 
che de  son  lieu  naturel  (t).  La  translation  circulaire  ne 
comportant  ni  éloignement  d'un  point  de  départ,  ni  rap- 
procliement  d'un  point  d'arrivée,  est,  pour  celte  raison, 
uniforme.  L'uniformité,  régularité  parfaite,  est  une  mar- 
que d'excellence  et  une  raison  d'antériorité  (265  //,  11-16  ■ 
—  Ajoutons  que  la  priorité  de  la  translation,  sinon  de  la 


(1)  Seule,  cette  seconde  raison  de  la  non-uniformité  du  mouve- 
ment rectiligne  est  donnée  pan  Aristote.  La  première  esl  indiquée  par 
Simpliciua,  Phys.  i'Ml,  18-21  Diels. 


346  LE    SYSTÈME   d' ARISTOTE 

translation  circulaire,  est  attestée  par  les  Physiologues.  La 
Haine  et  l'Amitié  d'Empédocle,  puisque  l'une  sépare  et  que 
l'autre  réunit,  produisent  des  mouvements  locaux  ;  de 
même  l'Esprit  dWnaxagore,  qui  sépare.  Le  mouvement  des 
atomes  dans  le  vide  qui  s'ouvre  devant  eux,  mouvement 
qui  sert  de  base  aux  autres  mouvements  et  en  constitue  la 
vérité,  est  une  translation.  Les  raréfactions  et  condensations 
dont  parlent  d'autres  Physiologues  sont  encore  des  mouve- 
ments locaux.  Enfin  ceux  qui  regardent  l'âme  comme  le 
principe  suprême  du  mouvement  professent  encore  la  pri- 
mauté du  mouvement  local  ;  car  c'est  de  cette  sorte  de 
mouvement  que,  dit-on,  lame  se  meut  elle-même.  A  ces 
témoignages  des  Physiologues  celui  de  la  langue  pourrait 
se  joindre.  Car,  lorsqu'on  parle  de  se  mouvoir,  si  on  prend 
le  mot  dans  son  sens  propre,  on  entend  par  là  se  déplacer 
selon  le  lieu  (265  b,  17-266  a,  5).  —  En  résumé,  il  a  été 
établi  jusqu'ici  que  le  mouvement  est  éternel,  qu'il  faut. 
pour  rendre  compte  de  ce  mouvement,  un  premier  moteur, 
que  le  premier  mouvement  est  la  translation  circulaire,  que 
ce  mouvement  seul  est  capable  d'être  éternel  et  enfin  que  le 
premier  moteur  est  immobile  (a,  6  à  la  fin  du  ch.). 

Au  point  où  Aristote  est  parvenu,  il  ne  lui  reste  plus 
qu'à  couronner  sa  démonstration  par  le  théorème  impor- 
tant que  le  premier  moteur  immobile  est  au-dessus  de 
l'étendue.  L'établissement  de  ce  théorème  est  l'objet  prin- 
cipal du  dernier  chapitre  de  la  Physique.  Toutefois  ce  n'en 
est  pas  le  seul  objet.  Ce  chapitre  s'occupe  aussi,  en  l'inter- 
calant entre  les  preuves  du  théorème  et  les  conclusions  qui 
le  rappellent,  de  ladiscussionde  deux  objections.  Nous  com- 
mencerons par  le  développement  consacré  à  ces  objections. 
—  La  première  intéresse  le  fond  même  de  la  dynamique 
d'Aristote  et,  d'autre  part,  elle  amène  l'auteur  à  indiquer  la 
manière  dont  meut  le  moteur  immobile.  Aristote  ignore  la 
loi  d'inertie  ;  il  en  ignore  surtout  la  partie  qui  est  liée  à  la 
notion  de  masse.  Le  mouvement  lui  apparaît  donc  comme 
incapable  de  subsister  en  dehors  de  l'action  sans  cesse 
renouvelée  du  moteur,  et,  pour  maintenir  à  une  masse 
libre  une  vitesse  constante,  ce  moteur,  aux  yeux  d'Aristote, 
accomplit  un  travail  et  consomme  de  l'énergie.   Aussi   le 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEUR  347 

moteur  mécanique  doit-il  être  sans  cesse  attaché  au  mû  et 
Taccompauner  dans  tous  les  mouvements  qu'il  lui  commu- 
nique. Tirer,    pousser,    voiturer,   faire  tourner  le  mobile, 
voilà  tous  les  divers  modes  de  la  translation,  et  tous  impli- 
quent le  contact  ininterrompu   du  moteur  et  du   mobile 
entre  eux  {Ph>js.   VII,  2,  243  a,    15-18  et  244  b,  1  sq.). 
Cependant  il  y  a  dans  l'expérience  un  cas  frappant,  où  le 
mû    continue  de  se   mouvoir  après  qu'il  s'est  séparé   du 
moteur  :  il  s'agit  des  projectiles.  Serait-il  donc   vrai  que 
le  miî  pût  conserver  du  mouvement  indépendamment  du 
moteur  et  qu'un  moteur  mécanique  pût  agir  sans  partager 
tous  les  changements  du  mû?  Le  fait  semble  être  celui-ci  : 
les  projectiles  se  meuvent  quelque  temps  encore  et  même 
d'un   mouvement  qui,   dans   ses  limites  du  moins,  parait 
continu,  après  que  le  moteur  a  cessé  de  les  toucher.  Gom- 
ment expliquer  le  fait?  On  dira  que  le  moteur,  en  mettant 
le  projectile  en  mouvement,  a  mis  aussi  en  mouvementautre 
chose  qui  touche  le  projectile,  par  exemple  l'air.  Mais,  dès 
que  le  moteur  a'agit  plus  sur    l'air,  l'air  et  le  projectile 
devraient  s'arrêter.  Il  faut  dire  plutôt  que  le  moteur  com- 
munique de  proche  en  proche,  à  l'air  par  exemple,  non  pas 
seulement  du  mouvement,  mais  de  la  force  pour  mouvoir  : 
c'est  ainsi  que  l'aimant  donne  à  une  série  de  morceaux  de 
fer  la  puissance  d'attirer.  La  force  motrice  transmise  par 
le   moteur  vient   résider  dans   l'air  ou  dans  l'eau   et  elle  v 
persiste  quelque  temps.  Toutefois  cette  force  s'atténue  à 
mesure  qu'on  s'éloigne  du  moteur,  et  enfin  le  mouvement 
du  projectile  cesse,  parce  qu'un  moment  arrive  où  le  der- 
nier des  intermédiaires  n'a    plus   que  du   mouvement  sans 
réserve  de  force  et,  en  ce  sens,  n'est  plus  qu'un  nui  non- 
moteur.  Il  est  nécessaire  d'admettre  cette  délégation  de  la 
force  :  '■■<w  il  esi  impossible  d'expliquer  le  mouvement  d'un 
projectile  par  l'àvutirspiaroanç.  Sans  doute;  dans  un  tel  mou- 
vement,   les   parties   du   milieu    déplacé   passent   bien  de 
l'avantà  l'arrière  du  mû.  Seulement  il  v  a  la  un  effet  simul- 
tané avec    le  mouvement   du   projectile,   et  non    une  cause 
de  mouvement  (1).  Ainsi  la  continuation  du  mouvement 

I)     Le    p.lN^H.'C    dlÔ    SV    «*(&{...    '.">7T£     /.'Al.    ~V.'jil')VX,     L>!w     (I ,    II)    t'.».    qur 


348  LE  SYSTÈME    d'âRISTOTE 

d'un  projectile  s'explique  par  une  délégation  de  force  à  des 
moteurs  qui  meuvent  eux-mêmes  par  contact  ;  de  sorte 
que  le  mouvement  du  projectile  perd  son  apparence 
paradoxale.  Quant  à  la  continuité  de  ce  mouvement,  ce 
n'est  aussi  qu'une  apparence.  Car  il  est  imprimé,  non 
par  un  moteur  unique,  puisque  le  moteur  primitif  a  cessé 
de  toucher  le  mû,  mais  par  une  série  de  moteurs.  Ce 
n'est  donc  pas  dans  la  translation  des  projectiles  qu'il 
faut  chercher  un  mouvement  continu.  Cependant  il  est 
nécessaire  qu'il  y  en  ait  un  dans  le  monde.  Or  un  tel 
mouvement  suppose  comme  mobile  un  objet  étendu  uni- 
que et,  d'autre  part,  un  moteur  unique.  Si  ce  moteur  était 
mû,  il  serait  déjà  un  premier  mobile,  et,  de  plus,  il  faudrait 
qu'il  fût  mû  par  quelque  chose,  et  ainsi  il  ne  serait  pas  pre- 
mier moteur.  Comme  il  faut  s'arrêter,  le  moteur  du  mou- 
vement continu  est  nécessairement  immobile.  Exempt  de 
toute  participation  au  mouvement  du  mû,  il  meut  sans 
peine  et,  dès  lors,  il  peut  mouvoir  éternellement.  Par  une 
nouvelle  conséquence  de  l'immobilité  du  premier  moteur, 
le  mouvement  qu'il  donne  est  seul  uniforme  ou,  au  moins, 
le  plus  uniforme  de  tous.  Il  est  vrai  qu'il  faut  aussi  que  la 
situation  du  mobile  relativement  au  moteur  ne  change  pas 
parle  fait  du  mobile.  Pour  satisfaire  à  cette  condition,  le 
moteur  doit  siéger  au  centre,  ou  sur  la  périphérie  du 
mobile;  car  c'est  le  centre,  ou  la  périphérie,  qui  commande 
la  figure  géométrique  du  mobile.  Comme  la  périphérie  se 
meut  plus  vite  que  les  parties  voisines  du  centre,  puisque, 
dans  le  même  temps,  un  point  de  la  périphérie  décrit  une 
plus  grande  trajectoire;  comme  ce  sont  les  parties  les  plus 
proches  du  moteur  qui  doivent  se  mouvoir  le  plus  vite, 
c'est  donc  sur  la  périphérie  que  le  moteur  réside,  èxsî  apa 
to  x'.vq'jv  (10  déb.-2Ql  b,  9).  —  La  seconde  objection  dont 
s'occupe  Aristote  est  d'un  moindre  intérêt  ou,  dans  tous  les 
cas,  d'une  moindre  difficulté.  Ne  serait-il  pas  possible 
qu'un  moteur-mû  donnât  aussi  bien  qu'un  moteur  immo- 
bile un    mouvement  continu?  Supposons  que  le  moteur- 

nous  insérons  dans  le  développement  un  peu  plus  tôt  que  ne  fait 
Aristote,  doit  dans  tous  les  cas  être  considéré  comme  une  parenthèse. 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIER    MOTEUR  349 

mû  meuve  par  lui-même,  et  non  par  une  série  d'intermé- 
diaires, comme  nous  avons  vu  tout  à  l'heure  qu'il  arrive 
dans  le  cas  des  projectiles.  Même  dans  cette  hypothèse,  on 
ne  parviendra  pas  à  obtenir  la  continuité  du  mouvement  ; 
on  en  restera  toujours  à  une  série  de  mouvements  consé- 
cutifs ;  car,  le  moteur-mû  étant  divisible  comme  l'eau  et 
l'air,  il  ne  constituera  jamais  un  moteur  unique  :  au  fond, 
on  n'aura  avec  lui  qu'une  suite  de  moteurs.  Seul,  un  moteur 
immobile  peut  mouvoir  d'un  mouvement  continu,  parce 
que,  seul,  il  peut  être  vraiment  unique  (267  b,  9-17). 

Il  peut  être  vraiment  unique,  parce  qu'il  est  inétendu. 
Nous  voilà  au  théorème  qui  est  l'objet  principal  du  chapi- 
tre. Le  moteur  immobile  meut  d'un  mouvement  éternel, 
c'est-à-dire  infini  dans  le  temps.  Si  ce  moteur  a  de  l'éten- 
due, il  faut  que  ce  soit  une  étendue  finie  ou  une  étendue 
infinie.  Infinie,  cela  ne  se  peut,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'éten- 
due infinie,  comme  on  l'a  démontré  auparavant  dans  la 
première  partie  de  la  Physique  (III,  5).  L'étendue  du 
moteur  immobile  sera-t-elle  donc  finie?  Non,  car  une  éten- 
due finie  ne  comporte  pas  une  force  infinie,  et  il  est  impos- 
sible qu'une  force  finie  meuve  pendant  un  temps  infini 
(267  b  19  à  la  fin  du  chap.).  Pour  arriver  à  sa  conclusion 
finale,  que  le  moteur  immobile  est  inétendu,  Aristote  va 
donc  démontrer  successivement  :  1°  que  nulle  force  finie 
ne  peut  mouvoir  pendant  un  temps  infini  ;  2°  que  dans  une 
étendue  finie  réside  une  force  finie  ;  3°  qu'une  étendue  infi- 
nie serait  forcément  le  siège  d'une  force  infinie.  —  Aris- 
tide, démontre  cette  dernière  proposition  plutôt  que  sa 
réciproque,  parce  que,  dans  ses  trois  arguments,  il  ne  con- 
sidère jamais,  comme  il  importe  de  le  faire  remarquer,  que 
des  forces  attachées  à  l'étendue.  Et  en  effet,  s'il  considé- 
rait des  forces  sans  sujet  étendu,  il  ne  pourrait  évidemment 
pas  dire,  comme  nous  allons  le  voir  faire  tout  à  l'heure, 
qu'une  force  infinie  mouvrait  dans  un  temps  nul,  c'est-à- 
dire  hors  du  temps,  c'est-à-dire  encore  ne  mouvrait  pas, 
puisque  tout  mouvement  est  dans  le  temps  (1).  La  Force 
infinie  qu'est  eu  fait  le  premier  moteur  meut  réellement: 

(1)  /'/it/s.  VI,  4,  235  a.  Il   :  ...  iizuva  xivu<xn  u  /jow .  .  . 


350  LE  SYSTÈME    D'ARISTOTE 

elle  agit  naturellement,  bien  que  surnaturelle  ;  or  elle  meut 
pendant  un  temps  infini.  Telle  est  la  thèse  d'Aristote.  Donc 
c'est  seulement  une  force  inhérente  à  l'étendue,  qui  ne  peut 
être  infinie  sans  mouvoir  avec  une  vitesse  infinie.  C'est 
sans  doute  que  la  vraie  force  infinie  n'est  pas  composée  de 
parties.  Et  le  fait  est  que,  en  elle-même,  aux  yeux  d'Aris- 
tote, la  force  n'est  pas  divisible  :  nous  avons  vu  qu'un  effet, 
dynamique  en  tant  que  dynamique,  ne  se  décompose  pas 
en  parties,  ni  sa  cause  nou  plus.  Ainsi  c'est  seulement  dans 
l'hypothèse  où  la  force  serait  fonction  de  l'étendue  qu'on 
pourrait  la  diviser,  et  c'est  dans  cette  hypothèse  qu'Aristote 
argumente  au  passage  qui  nous  occupe.  Au  reste,  il  ne 
soupçonne  pas  sans  doute  combien  le  lien  entre  l'étendue 
et  l'énergie  est  extensible,  en  raison  de  ce  que  l'on  peut 
diminuer  autant  qu'on  veut  l'élément  masse  au  profit  de 
l'élément  vitesse.  Il  est  vrai  qu'Aristote  pourrait  toujours 
soutenir  que  c'est  seulement  à  un  point  de  vue  mathéma- 
tique et  abstrait  que  le  rapport  entre  l'énergie  et  retendue 
où  elle  réside  est  inassignable.  —  Etant  donc  bien  entendu 
qu'il  s'agit  de  forces  toujours  fonctions  de  l'étendue,  voici 
le  premier  argument  d'Aristote  :  nulle  force  finie  ne  peut 
mouvoir  pendant  un  temps  infini.  Supposons  qu'un 
moteur  A  meuve  un  mobile  B  pendant  un  temps  infini  I\ 
Prenons  une  partie  A  du  moteur  À;  elle  mouvra  une  par- 
tie E  du  mobile  B  pendant  un  temps  Z  qui  sera  fini,  car  il 
est  impossible  d'admettre  qu'une  force  moindre  mouvra 
autant  de  temps  qu'une  force  infinie  (1).  Mais,  en  ajoutant 
les  parties  A  et  E  à  elles-mêmes,  je  reconstituerai  les  touts 
finis  A  et  B,  et  jamais,  au  contraire,  le  temps  infini  Y.  Donc 
une  force  finie  ne  meut  que  pendant  un  temps  fini.  —  Le 
second  point  à  démontrer,  c'est  qu'une  étendue  finie  ne 
peut  contenir  une  force  infinie.  Posons  d'abord  qu'une  force 
plus  grande  produit  dans  le  même  temps  plus  d'effet  qu'une 
moindre,  qu'il  s'agisse  d'une  altération,  du  lancement  d'un 
projectile  etc.,  et  qu'une  force  infinie  produit  plus  d'effet 


(I)  Même  si,  comme  en  l'espèce,  on  essaie  de  compenser  la  dimi- 
nution de  la  force  par  celle  du  mobile;  car  il  faudrait  que  la  dimi- 
nution du  mobile  allât  jusqu'à  l'infini. 


DÉMONSTRATION    DU    PREMIEB    MOTEUR  3ol 

dans  le  même  temps  qu'une  foire  finie  quelconque.  Posons 
ensuite  que  le  temps  employé  par  une  force  infinie  pour 
produire  un  mouvement  ne  peut  être  qu'un  temps  assigna- 
ble, attendu  qu'il  n'y  a  point  de  mouvement  hors  du  temps. 
Cela  posé,  soient  A  le  temps  qu'exige  une  force  infinie 
pour  accomplir  son  effet,  et  AB  le  temps  plus  long-  qu'exige 
une  force  linie  pour  accomplir  le  sien.  En  ajoutant  cette 
force  à  elle-même,  on  constituera  une  force  d'une  inten- 
sité suffisante  pour  accomplir  le  même  effet  que  la  force 
infinie,  et  dans  le  même  temps  A.  Comme  cola  est  absurde, 
il  est  donc  impossible  qu'aucune  étendue  finie  possède 
une  force  infinie.  —  En  troisième  et  dernier  lieu,  Aristote 
démontre  que.  s'il  y  avait  une  étendue  infinie,  elle  possé- 
derait une  force  infinie.  11  remarque  d'abord  qu'une  force 
plus  grande  peut  résider  dans  une  étendue  moindre  que 
celle  qui  sert  de  base  à  une  force  plus  petite.  Ajoutons 
qu'il  sous-entend,  pour  simplifier,  que  les  forces  dont  il 
parle  sont  également  distribuées  entre  tous  les  points  de 
leurs  sujets  étendus.  Ces  conditions  établies,  la  démonstra- 
tion est  double.  1°  Soit  une  étendue  infinie  AH,  dont  la 
partie  HT  possède  une  force  qui,  pour  mouvoir  A,  exige  un 
temps  EZ.  Admettons  qu'une  force  double  exige  moitié 
moins  de  temps  pour  produire  le  même  effet  qu'une  force 
égale  à  l'unité.  La  force  possédée  par  le  double  de  I5T  mou- 
vra A  dans  un  temps  Z0,  moitié  de  EZ.  Et  ainsi  de  suite. 
Mais  jamais  je  n'épuiserai  l'étendue  AB,  et,  d'autre  part, 
le  temps  exige  pour  la  production  de  l'effet  diminuera  sans 
terme  d'une  façon  inversement  proportionnelle  à  l'accrois- 
sement de  la  force.  Donc  la  force  inhérente  à  AB  est  plus 
grande  qu'une  force  finie  quelconque,  et,  de  plus,  exige 
pour  produire  l'effet  un  temps  moindre  que  ne  ferait  une 
force  finie  quelconque,  c'est-à-dire  que,  pour  celle  double 
raison,  la  force  inhérente  à  AB  est  infinie.  2°  Plus  simple* 
nient,  si  la  force  inhérente  à  une  étendue  infinie  étail  finie, 
en  prenant  une  force  de  même  espèce,  c'est-à-dire  altérante, 
ou  locomotrice,  etc  .  on  mesurerait  cette  force,  autrement 
dit  on  ('épuiserait.  .Mais  cela  esl  absurde  :  il  faut  que  la 
force  eu  question  soit  infinie,  puisqu'il  est  impossible 
d'épuiser  une  étendue  infinie  el  que  la  force  réside  partout 


352  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

dans  cette  étendue.  Ainsi  une  force  infinie  ne  saurait 
être  attachée  à  une  étendue.  Donc,  de  même  qu'il  est 
immobile,  le  premier  moteur  est  inétendu.  C'est  là  le  der- 
nier mot  de  la  Physique,  et  il  nous  fait  décidément  sortir 
du  domaine  de  la  nature. 


DIX-NEUVIÈME  LEÇON 


LE  MONDE 


Après  avoir  achevé  la  théorie  générale  du  mouvement  et 
de  ses  causes  prochaines,  après  avoir  rattaché  cette  théorie 
à  la  philosophie  première,  Aristote  passe  à  l'étude  détail- 
lée des  êtres  naturels.  Cette  étude  se  divise  en  trois  parties  : 
l'étude  du  ciel,  qui  vient  d'abord,  est  suivie  de  celle  des 
êtres  générables  et  corruptibles.  Mais  celle-ci  comporte 
deux  subdivisions  :  l'une  est  consacrée  aux  choses  qui  ne 
vivent  pas,  l'autre  a  pour  objet  les  vivants.  L'étude  des 
êtres  vivants  commence  par  celle  de  l'àme,  et  c'est  seule- 
ment après  le  Nepl  'Vj/t,;  que  viennent  les  traités  de  biolo- 
gie proprement  dite.  A  cette  différence  près  qu'Aristote 
donne  place  dans  ce  livre  à  des  recherches  plus  spécialisées 
que  celles  dont  se  compose  sa  théorie  générale  du  mouve- 
ment, le  n.  tyuyfiS  joue  dans  l'étude  des  êtres  vivants  un 
rôle  parfaitement  analogue  à  celui  de  la  Œ'jo-ixt)  àxpéowrt; 
dans  l'étude  des  êtres  naturels  en  général.  11  s'agit  en  effet, 
dans  le  II.  'J^y/n;,  d'indiquer  les  principes  des  activités  vita- 
les de  chaque  degré,  et,  par  le  moyen  d'une  activité  supé- 
rieure qui  s'ajoute  aux  autres  activités  vitales  comme  leur 
couronnement,  de  rattacher  la  théorie  des  êtres  vivants  ù 
la  métaphysique.  Car,  de  même  qu'il  y  a  une  cause  motrice 
qui,  tout  en  produisant  des  effets  naturels,  n'est  plus  natu- 
relle, de  mêm6  il  y  a  une  âme  qui  n'appartient  plus  ;'i  la 
nature.  Pour  suivre  exactement  le  plan  d'Aristote,  nous 
devrions  donc  exposer  la  théorie  de  l'âme  avant  de  nous 
occuper  de  la  biologie.  Toutefois  il  n'y  aura  sans  douto  nul 
Aristote  23 


354  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

inconvénient,  après  avoir  reconnu  ce  qu'il  y  a  d'artificiel 
dans  cette  manière  de  procéder,  à  réunir  l'étude  des  êtres 
vivants  avec  celle  des  êtres  inorganiques,  pour  passer 
ensuite  seulement  à  l'étude  de  l'âme.  Aussi  bien  sommes- 
nous  obligés  de  nous  contenter  d'indications  rapides  relati- 
vement aux  vues  d'Aristote  sur  ces  deux  classes  d'êtres, 
de  même  d'ailleurs  qu'en  ce  qui  concerne  la  théorie  du 
ciel. 

Aristote  divise  le  monde  en  deux  régions  d'inégale  éten- 
due et  d'inégale  excellence.  Sur  la  terre  et  autour  de  la 
terre  se  passent  la  génération  et  la  corruption.  C'est  là 
l'endroit  qu'on  a  appelé,  après  Aristote,  le  monde  sublu- 
naire et  que  lui-même  désigne  par  les  mots  xàTG>  o-eX^vy.ç 
[Meteor.  I,  4,  fin).  Au-dessus  de  la.  lune,  àvw  xal  y-é/p'. 
o-eXr^v/js  (ibid.  3,  340  h,  6),  s'étend  une  région  immensément 
plus  vaste,  où  les  phénomènes  présentent  une  tout  autre 
régularité  et  où  les  vicissitudes  de  la  génération  et  de  la 
corruption  n'existent  pas  (1).  Nous  nous  occuperons  d'abord 
de  ce  monde  sidéral. 

Le  premier  point  qui  doive  appeler  l'attention  est  celui 
de  savoir  quelle  est  la  nature  substantielle  des  êtres  de  ce- 
monde  supra-lunaire.  La  question  est  d'ailleurs  pour  Aris- 
tote autrement  compliquée  qu'elle  ne  lestpourun  moderne. 
En  effet  les  substances  sensibles  éternelles  ne  sont  pas 
seulement  des  corps  :  ce  sont  des  êtres  animés.  Nous  avons 
donc  à  nous  demander,  d'une  part,  quel  est  le  corps  dont 
ces  substances  sont  faites,  et  ce  qu'il  faut  penser  de  l'âme 
qui  les  informe.  —  Pour  déterminer  l'essence  du  corps  dont 
les  astres  sont  faits  et  même,  plus  généralement,  pour 
déterminer  l'essence  des  éléments  dont  toutes  choses  sont 
faites,  Aristote,  dans  les  chapitres  2  et  3  du  livre  I  du 
De  caelo,  procède  d'une  manière  entièrement  déductive.  La 
nature,  dit-il,  est  un  principe  interne  de  mouvement,  et 
tous  les  corps  naturels  sont  mobiles.  D'autre  part,  il  ne 
peut  manquer  d'y  avoir  correspondance  entre  les  mouve- 
ments simples  et  les  corps  simples  :  un  corps  simple  doit 
se  mouvoir  d'un  mouvement  simple  et,   inversement,  un 

(4)  Voir  Zeller,  p.  460  et  n.  2,  où  des  textes  sont  cités. 


LE    MONDE    SIDÉRAL  355 

mouvement  simple  requiert  un  corps    simple.   On    peut 
donc    partir  de    la    considération    des   mouvements  pour 
déterminer  le  nombre  et  l'essence  des  corps  simples.    Or 
il  n'y  a  que  deux  sortes  de  mouvements  simples  :  le  circu- 
laire et  le  rectiligne.  Comme  le  mouvement  circulaire  est 
le  plus  parfait  des  mouvements,  il  doit  donc  servir  à  défi- 
nir le  plus  parfait  des  corps  simples.  Par  conséquent,  les 
astres  sont  faits  d'un  élément  que  sa  nature  meut  du  mou- 
vement circulaire  (1).  Cet  élément,  dont  le  mouvement,  en 
même  temps  que  circulaire,  est  éternel,  s'appelle  l'étheri  2). 
De  même  que  la  translation  circulaire  n'admet  en  elle  aucune 
contrariété,  de  mêmeFéther  n'a  pasde  contraire.  Déjà  exempt 
de  génération  et  de  corruption  parce  qu'il  doit  être  le  sujet 
d'un   mouvement  éternel,  il  l'est  encore  comme  n'ayant 
pas  de  contraire  ;  car  la  génération  suppose,  au  moins  par 
l'altération  quelle   implique,  le  passage  d'un  contraire  à 
l'autre.  Toujours  au  même  titre,  l'éther  est  non  seulement 
inaltérable,  mais  aussi  soustrait  à    l'accroissement  et  au 
décroissement  [ibiâ.  270  a,  13).  Bref  l'éther  n'admet  pas 
d'autre  changement  ni  mouvement  que  la  translation  cir- 
culaire, à  laquelle  il  est  destiné  à  servir  de  sujet  adéquat. 
C'est  pourquoi  il  mérite  d'être  appelé  divin  (3).  —  Cela, 
bien  entendu,  ne  signifie  nullement  que  l'éther  soit  en  lui- 
même  autre  chose  qu'un  corps  et  qu'il  recèle  des  puissances 
supérieures  à  celles  qui   peuvent  appartenir   à  un  corps. 
Nous  venons  de  voir  qu'il  a  une  nature.  Plus  parfaite  que 
celle  des  autres   éléments,   cette  nature  est    pourtant  du 
même  ordre,  et  elle  n'est  pas  motrice  à  un  autre  titre  que 
les   natures  des  corps   graves    et   des  corps  légers.    Mais 
l'éther  n'est  que  la  matière  des  êtres  sidéraux.   Nous  som- 


(1)  De  caelo  I,  2,  269  a,  5  :  •  ..  èaueyxeùov  cvjxL  ri  èrûjftcc  ôurAoûv  ô 
irifuxt  fipeaBoti  r^v  xûxXu  xivwtv  zarà  -r,j  tauroù  [awTOÛ  Prantl]  vOviv. 
Voir  ibid.  268  b,  13-19, 26-269  a,  9  ;  269  6,  2-6  3,  2TQ  b,  26,  jusqu'à 
lu  fin  ilu  chap. 

(2)  Kib-iip,  doul  l'érymologie  serait,  d'après  Arisioie,  i«i  0«v  (courir 
toujours)  ei  non  pas  *ï6«*  (brûler),  car  l'éther  n'i  rien  de  commun 
avec  le  feu  :  cf.  ibid.  3.  270  a.  4-25,  Voir  Zeller,  p.  437,  n.  5  et  6. 

(3)  Meleor.  I,  3,  33!)  b,  25   :  rô  yàp  v.ïi  s<ûfM  8«w  duo.    Otïo-j  n  rêjn 

Y'TVJ  .  .  . 


356  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

mes  portés  à  considérer  les  astres  comme  des  points  géo- 
métriques. C'est  une  erreur  :  ce  sont  des  êtres  animés  qui 
ont  une  vie,  Çor/j,  et  même  une  activité  pratique,  tcôô!^  (De 
caelo  II,  12,  292  a,  18),  et  tellement  même  qu'il  faut  les  con- 
sidérer comme  des  êtres  beaucoup  plus  divins  que  l'homme 
(Elh.  Nie.  VI,  7,  1141  a,  34).  Aussi  le  ciel,  animé  et  doué 
comme  tel  d'un  principe  de  mouvement,  jouit-il  éternelle- 
ment de  la  vie  la  plus  excellente  et  la  mieux  faite  pour  se 
suffire  à  elle-même  (1).  Il  n'est  donc  pas  douteux  qu'il  y 
ait  dans  le  monde  sidéral  pour  informer  l'éther,  simple 
corps  comme  les  autres  éléments,  des  âmes  et  même  des 
âmes  très  parfaites.  — Toutefois,  quand  nous  voulons  aller 
au  delà  de  ces  indications  générales,  nous  rencontrons  chez 
Aristote  un  assez  grand  nombre  d'obscurités  et  d'incerti- 
tudes. On  sait  que  les  astres,  selon  Aristote,  sont  attachés 
à  des  sphères,  et  que  ces  sphères  sont  corporelles  (2).  Mais 
Aristote  ne  nous  dit  pas  si  l'âme  appartient  à  l'astre  ou  à  la 
sphère,  ou  si  chacune  des  deux  choses  a  une  âme.  Comme 
l'astre  est  fixé  sur  la  sphère  et  que  c'est  celle-ci  seule  qui 
se  meut,  comme  d'ailleurs  Aristote  dit  positivement, 
nous  venons  de  le  voir,  que  le  ciel  est  animé,  il  est  hors 
de  doute  que  la  sphère  a  une  âme.  Peut-être  l'astre  n'en 
a-t-il  pas  d'autre  et  participe- t-il  seulement  à  celle-là, 
comme  l'œil  par  exemple  participe  à  l'âme  sensitive  de 
l'homme.  —  Mais,  cette  première  difficulté  écartée,  il  s'en 
présente  aussitôt  une  seconde  qui  est  plus  grave  et  dont 
l'examen  nous  fait  passer  de  la  question  de  la  substance 
des  êtres  sidéraux  à  celle  de  leur  mouvement.  Le  corps 
de  l'astre  et  de  la  sphère  est  fait  d'éther,  et  l'éther  a  une 
nature.  Quels  sont  donc  respectivement  le  rôle  de  la  nature 
de  l'éther  et  celui  de  chaque  âme  sidérale  dans  le  mouve- 
ment d'une  sphère  ?  Lorsqu'il  s'agit  d'un  animal  terrestre, 
son  âme  le  meut  autrement  que  ne  feraient  les  natures  de 
la  terre,  de  l'eau  et  du  feu  :  elle  meut  souvent  contre  ces 


(1)  De  caelo  II,  2,  285  a,  29  :   ...  6  <ToOp«vo;   zpfyux?'-,   *«'    ï/j-'- 

xtvvjasw;  âp^vjv .  .  .   I,  9,  279  a,  20  :  ...  àva),),oiwTa  xai  b.KV.Ht)  -r,*  KflffTfr 
syo-JToc  Çw/jv  xai  aOraox£TT«Tflv  dtazùtî  rôv  â7ravr«  ai-ûva. 

(2)  Ibid.  II,  12,  293  a,  7  :  ...  bmcota  S's  <tv«îou  râpe  «  rvyx&xt  Sv. 


LE    MONDE    SIDERAL 


357 


natures.  Une  sphère  sidérale  ne  peut  se  mouvoir  que  cir- 
culairement,  et  deux  principes  moteurs  immanents  sem- 
blent de  trop.  La  seule  ressource  est  de  dire,  avec  Alexan- 
dre (1),  que  la  nature  n'est  ici  que  puissance  par  rapport 
à  l'àme,  et  que  celle-ci  est  seule  le  principe  vraiment  actuel 
du  mouvement,  du  moins  au  point  de  vue  de  l'imma- 
nence. 

Il  s'en  faut  de  beaucoup  cependant  que  le  mouvement 
des  sphères  ne  soulève  pas  de  difficulté  plus  troublante  que 
celle-ci.  On  sait  que,  pour  Aristote,  le  moteur  des  sphères 
est,  en  fin  de  compte,  un  moteur  immobile.  Faut-il  enten- 
dre qu'il  v  a,  outre  le  premier  moteur  immobile,  d'autres 
moteurs  qui,  comme  lui,  ne  se  mouvraient  absolument 
pas,  même  par  accident,  et  qu'un  tel  moteur  serait  attaché 
à  chaque  sphère?  Malgré  la  peine  qu'on  éprouve,  lorsqu'on 
admet  ainsi  56  moteurs  transcendants,  à  comprendre  com- 
ment il  n'y  a  pourtant  qu'un  seul  d'entre  eux,  celui  du 
premier  ciel,  qui  mérite  pleinement  le  titre  de  Dieu,  c'est 
pourtant  peut-être  à  cette  interprétation  qu'il  faut  s'en 
tenir.  En  effet  elle  a  été  classique  chez  les  commentateurs 
d'Aristote,  et,  si  Alexandre,  dans  le  passage  que  nous 
avons  cité,  ne  nous  indique  pas  très  clairement  comment 
les  moteurs  secondaires  reçoivent  du  premier  leur  achève- 
ment et  leur  bien,  peut-être  trouverait-on  plus  de  lumière 
dans  cet  endroit  du  VIIIe  livre  de  la  Physique  (259  b,  28), 
où  Aristote  distingue  les  moteurs  immobiles,  accidentelle- 
ment mus  par  eux-mêmes,  et  les  moteurs  immobiles,  acci- 
dentellement mus  par  un  autre  ou  par  d'autres  moteurs. 
On  comprendrait  que  ce  mouvement  accidentel,  dont  ne 
peuvent  s'affranchir  les  55  moteurs  subordonnés,  moteurs 
dont  chacun  est  plus  esclave  à  mesure  qu'il  est  plus  infé- 
rieur, pût  suffire  à  hiérarchiser  les  moteurs  en  question 
par  rapport  à  Dieu  et  entre  eux.  Et  cela  expliquerait  que, 
dans  le  même   chapitre  de  la  Physique  (2;>(.)  a,    12).  Aris- 

(1)  Ou  le  Pseudo-Alexandre,  Metaph.  700,  31-707,   1    Hayd.,  082, 

4-10  Boiliiz,  SUrtOUl  :  .  .  .  tyovatv  c/.rro  ukv  rré;  nûo'fWf  al  a-ftxïpou  Tt)-j 
ujzofwx  x«t  àêt«OTOv  zxi  y.sr'  coro  to  stJo;  lniTi)$ti9Tvna  r.ab$  zo  xtvtïffOott, 
c.7ro   dk  7/;;    pnyrj^   zr,-'   plfra6artxi)v  hiùytiav,    npo;    t4-j   xzyJx.a.vi   $iU  nj* 


358  LE   SYSTÈME   d'àRISTOTE 

tote  ait  écrit  cette  affirmation  décidée,  dont  on  ne  trouve  pas 
l'équivalent  ait  89  chapitre  du  livre  A  de  la  Métaphysi- 
que :  wavovSè  -/.al  ev  (1). 

Quittons  maintenant  le  monde  sidéral  pour  passer  au 
monde  sublunaire.  Deux  caractères  très  généraux  de  ce 
monde  inférieur  doivent  d'abord  être  signalés.  Lepremier  est 
que  la  part  du  changement  et  même  du  désordre  y  est  con- 
sidérablement plus  grande  que  dans  le  monde  sidéral.  Aris- 
tote  avait  été  vivement  frappé  de  la  régularité  des  mouve- 
ments célestes  :  témoin  le  passage  du  IIe  livre  de  la  Physique 
(i,  196  h,  2)  où  il  reproche  à  Démocrite  d'avoir  regardé 
le  ciel  comme  sétant  constitué  au  hasard,  alors  que,  au 
contraire,  on  voit  bien,  dit  Aristote,  qu'il  y  a  du  hasard 
ailleurs,  tandis  que  manifestement  il  n'y  en  a  aucun  dans 
les  événements  du  ciel.  Si  les  moteurs  célestes  sont  des 
êtres  spirituels,  cela  n'entraîne  nullement  qu'il  y  ait  de  la 
contingence  dans  leur  manière  d'agir.  Leur  manière  d'agir 
est  parfaitement  simple,  et  elle  consiste  à  actualiser  dans 
le  mobile  la  seule  puissance  que  ce  mobile  enveloppe,  celle 
de  se  mouvoir  localement,  et  encore  de  la  seule  trans- 
lation circulaire.  Il  ne  faut  donc  redouter  ou  chercher 
aucune  indétermination  dans  les  phénomènes  sidéraux  (2). 


(i)  Zelier,  il  est.  vrai,  adopte  une  autre  interprétation  (p.  456,  n.  1)1 
Selon  lui,  les  moteurs  des  sphères  ne  sont  pas  autre  chose  que  leurs 
aines.  —  Mais,  d'une  part,  les  moteurs  des  sphères  seraient  alors  mus 
accidentellement  par  eux-mêmes,  et  nous  venons  de  voir  qu'Arislote 
paraît  bien  penser  que  les  moteurs  des  sphères  subordonnées  ne  sont 
mus  accidentellement  que  par  autre  chose.  D'autre  part,  et  surtout. 
si  les  moteurs  étaient  des  âmes,  celui  du  premier  ciel  serait  aussi  une 
Ame  ;  ou  du  moins,  à  supposer  que,  en  raison  de  sou  excellence  pro- 
pre, on  fût  autorisé  à  lui  faire  un  sort  spécial  et  à  le  regarder  comme 
seul  transcendant  parmi  les  moteurs,  le  premier  ciel  ne  devrait  pas 
avoir,  outre  ce  moteur,  une  âme  et  Aristote  ne  devrait  pas  parier, 
pour  le  premier  ciel,  d'une  existence  bienheureuse  distincte  de  celle 
de  Dieu  (cf.  Zelier,  p.  464,  n.  4).  Malgré  la  simplification  et  la  clarté 
que  l'interprétation  de  Zelier  introduirait  dans  la  doctrine  des 
moteurs,  il  semble  donc  malaisé  de  l'admettre  et  l'interprétation  clas- 
sique reste  comme  la  plus  probable. 

(2)  Voir  G.  Rodier,  Sur  la  cohérence  de  la  morale  stoïcienne, 
Année  philos.  1904  (XV.  1905),  p.  3.  —  Aristote  appelle  vkv  tottixij 


LE    MONDE    SUBLUNA1RE  359 

Au  contraire  les  phénomènes  sublunaires  admettent  beau- 
coup d'indétermination,  et  c'est  à  eux  que  songe  Aristote 
lorsqu'il  écrit  la  phrase  célèbre  :  Iv  oï  totjtôiç  [se.  toù;  txlfffa}- 
toîç)  ttoXat,  f|  ■cou  ttopierrou  ©ôa-iç  {Mclaph.  T,  5,  1010  a,  3). 
Non  seulement  il  y  a  dans  une  chose  physique  terrestre 
une  grande  part  de  matière,  c'est-à-dire  un  grand  nombre 
de  possibilités  diverses,  ce  qui  rend  les  phénomènes  phy- 
siques terrestres  extrêmement  compliqués  ;  chaque  possi- 
bilité est  encore  plus  ou  moins  limitée  par  la  concurrence 
de  la  possibilité  opposée,  tellement  môme  que  parfois,  la  pos- 
sibilité négative  se  développant  au  détriment  de  l'autre,  au 
lieu  du  résultat  normal  et  attendu  c'est  un  monstre  qui  est 
produit.  En  un  mot,  le  déterminisme  est  si  relâché  dans 
le  monde  sublunaire  que  ce  n'est  plus  de  nécessité  qu'il  y 
faut  parler,  mais  seulement  d'une  constance  approchée,  de 
ce  &ç  £-1  -:o  -o*A'j,  si  différent  de  ce  que  sera  plus  tard  pour 
les  Stoïciens  l'ordre  absolument  déterminé  de  la  nature  (1). 
Fussent-ils  absolument  réguliers  d'ailleurs,  les  phénomè- 
nes terrestres  resteraient  toujours  beaucoup  plus  chan- 
geants que  les  phénomènes  célestes.  La  translation  suivant 
les  contraires  dans  le  lieu,  l'altération,  l'accroissement  et 
le  décaissement,  exclus  par  la  nature  del'éther,  sont,  par 
contre,  impliqués  dans  la  nature  des  éléments  inférieurs; 
et,  par  dessus  tous  ces  mouvements,  les  choses  sublunaires 
supposent  encore  la  génération  et  la  corruption.  Ici  ce  ne 
sont  plus  les  événements  ou  phénomènes  seuls  qui  sont 
en  jeu  :  ce  sont  les  substances  mêmes.  Les  substances 
du  monde  sublunaire  naissent  et  périssent  ;  elles  sont, 
par  définition,  des  substances  sensibles  périssables.  — 
Le  second  caractère  très  général  qu'il  faut  relever  au 
sujet  des  choses  d'ici-bas,  c'est  que,  tandis  que  dans  le 
monde  sidéral  il  n  V  a,  mémo  parmi  les  substances  sen- 
sibles,   que    des    Aires    animés,     il    y   a   sur    la    terre    un 


cette  unique  puissance  qui  subsiste  encore  dans  les  êtres  sidéraux  :  cf. 
Metaph.  Il,  l,  1042  6,  5-7. 

M)  i  soiii  réunit  dans  W'aii./,  Org.  I,  378  el  408  (ad  ï.>  />, 

U  et  38  o,  V.)).  Cf.  en  outre  Bonitz,  Metaph,  II,  p.  28*  {ad  loi»;  A. 
24).  Voir  aussi  supra,  [>.  2-iO,  n.  \. 


360  LE    SYSTÈME    DARÏSTOTE 

grand  nombre  de  choses  sans  âme.  Il  y  a  d'abord  celles 
qui  n'ont  pas  d'unité  par  elles-mêmes,  celles  qui  ne  sont 
que  des  agrégats  (1)  et  parmi  lesquelles  il  faut  évidemment 
compter  les  choses  artificielles,  puisque  leur  unité  est 
extrinsèque.  Il  y  a  ensuite  les  choses  qui  ont  une  nature. 
Celles-ci  ont  une  véritable  unité,  et  les  choses  qui  les  possè- 
dent sont  des  êtres  ;  même,  comme  nous  l'avons  déjà 
remarqué  ailleurs  (p.  300),  le  principe  interne  qui  les  informe 
et  les  meut  n'est  pas  sans  analogie  avec  une  âme.  Toutefois 
non  seulement  une  nature  diffère  de  l'àme  sensitive  déjà 
consciente  ;  elle  diffère  encore  de  l'àme  végétative  dont 
l'action  est  autrement  souple  et  compliquée.  Force  est 
donc  de  distinguer  parmi  les  choses  et,  qui  plus  est,  parmi 
les  êtres  terrestres,  entre  ce  qui  est  animé  et  ce  qui  ne  l'est 
pas.  Cette  distinction  va  même  servir  de  cadre  à  ce  qui 
nous  reste  à  dire  sur  la  théorie  aristotélicienne  du  monde 
terrestre. 

Les  choses  inanimées  se  divisent  en  deux  groupes  :  d'une 
part,  les  éléments  ou  corps  simples  et,  de  l'autre,  les  mix- 
tes. —  Nous  avons  tout  à  l'heure  indiqué  la  méthode  dont 
Aristote  se  sert  dans  le  De  caelo  pour  déduire  les  éléments. 
Cette  méthode  s'applique,  bien  entendu,  aux  éléments  ter- 
restres comme  à  î'éther.  Des  deux  mouvements  simples,  le 
circulaire  et  le  rectiligne,  le  premier  réclame  comme  sujet 
et  caractérise  I'éther.  Le  mouvement  rectiligne  requiert  et 
sert  à  déterminer  les  autres  éléments.  A  la  différence  du 
mouvement  circulaire  qui  n'admet  point  en  lui  de  contra- 
riété, le  mouvement  rectiligne  se  définit  par  deux  contrai- 
res, le  haut  et  le  bas,  c'est-à-dire  la  périphérie  de  la  sphère 
du  monde  et  le  centre  de  cette  sphère  (De  caelo  I,  3,  270 
a,  17  ;  2,  269  a,  14  et  IV,  4,  312  a,  7).  Ce  qui  se  meut  vers 
le  haut,  c'est-à-dire  en  s'éloignant  du  centre,  c'est  le  léger  ; 
ce  qui  se  meut  vers  le  bas  ou  le  centre,  c'est  le  grave.  Il  y 
a  donc  dans  le  monde  sublunaire  deux  éléments  fonda- 
mentaux :  l'un,  le  grave,  n'est  autre  que  la  terre,  qui  est 


(i)  o-wpot.  Voir  les  textes  indiqués  par  Bonitz,  Melaph.  II,  3o7 
(ad  Z,  16,  1040  b,  9),  particulièrement  Z,  19,  10-41  b,  H  sq.  ;  H,  4, 
1044  a,  4  sq.  ;  6,  1045  a,  8-10. 


LES    ÉLÉMENTS  361 

au  centre  du  monde;  l'autre,  le  loyer,  est  le  feu  (De  caelo, 
IV,  2,  308  /;,  13).  Mais,  entre  le  grave  et  le  léger  absolus, 
il  fallait  un  grave  et  un  léger  relatifs.  Il  y  a  donc  dans  le 
monde  deux  éléments  secondaires  :  l'eau,  relativement 
lourde,  et  l'air,  relativement  léger  (1).  Ces  déterminations 
de  gravité  et  de  légèreté  sont  d'ailleurs  si  purement  quali- 
tatives, quoique  tirées  de  la  considération  du  mouvement 
local,  elles  sont  si  étrangères  à  toute  idée  de  quantité,  que, 
l'air  étant  léger  par  rapport  à  l'eau  bien  que  pesant  en 
lui-même  ou  par  rapport  au  feu,  un  corps  qui  contient  de 
l'air  sera,  par  rapport  à  l'eau,  d'autant  plus  léger  qu'il  con- 
tiendra plus  d'air,  fût-ce  sous  un  même  volume  [De  caelo, 
IV,  3-5)  (2).  —  Mais  il  y  a  une  autre  méthode  pour  éta- 
blir les  quatre  éléments  terrestres.  Cette  méthode,  moins 
générale  que  la  précédente  et  applicable  seulement  dans  le 
inonde  sublunaire,  consiste  à  partir  des  données  du  plus 
fondamental  des  sens,  le  toucher,  et  des  qualités  les  plus 
fondamentales  parmi  celles  que  le  toucher  nous  révèle,  en 
faisant  abstraction  toutefois  de  la  légèreté  et  de  la  pesan- 
teur. Les  qualités  tactiles  fondamentales,  une  fois  cette  éli- 
mination faite,  sont  le  chaud  et  le  froid,  le  sec  et  l'humide 
{De  g  en.  et  corr.  II,  2,  330  a,  24).  Les  autres  qualités  se 
ramènent  à  celles-là  :  tels  le  mou,  qui  dépend  dç  l'humide, 
et  le  dur,  qui  dépend  de  la  sécheresse  (ihid.,  329  6,  32,  330 
a,  8).  Les  qualités  fondamentales  sont  donc  au  nombre  de 
quatre.  Pour  avoir  les  éléments  il  suffît  de  combiner  ces 
qualités  deux  à  deux,  en  écartant  sur  les  six  combinaisons 
possibles  les  deux  qui  associeraient  les  contraires,  c'est-à- 
dire  des  termes  incompatibles.  Il  reste  le  chaud  et  le  sec, 
ou  le  feu  ;  le  chaud  et  l'humide,  ou  l'air;  le  froid  et  l'humide, 
ou  l'eau;  le  froid  et  le  sec,  ou  la  terre  (ih'nl.,  II,  3déôi). 
Il  n'y  a  pas  au-dessous  des  éléments  une  substance  con- 


(i)  De  caelo  IV,  4,  i!l2  a,  7  :   ...  rô  j3«pù  x«i  xoùytft   Jùo  èarrtv  ■  xai 

yÙ,Q    01    TÔirOl  tfÛO,    TO    UÏGOV    Xat    70    -7/a.roj.  ïij-l   oz    Sri    Tl   X«<    79   utr«;J 

roûrwv,  ô  ftjoôj  sxâfipov  «ÔtûSv  \éy$rai  dû-iooj  .  .  .  <?ià  rovro  ïttc  ts  xxt 
â).).o  fiepù  xu).  KoOfov,  olov  ûitùû  Y.cà  ù.r,o.  .  .  5,  312  a,  28  :  îtr«l  j"i<rriv  h 
jxq'jo-j  [le  feu]  o  irâcriv  inino\ù^ii  xat  h  [la  terre]  ô  k'Âqvj  ûçpi77«7«t, 
«vxy/.o    o\io  a/.Aa  ujv.i  '/.  /.ai   j'^iT-'x-ui.  nvi  z«t  faliroXecÇlt  rtvt. 

(2)  Voir  Zeller,  p.  4(0  en  bai. 


362  LE    SYSTÈME   DARISTOTE 

crête  plus  simple,  dans  laquelle  ils  puissent  se  résoudre  et 
dont  ils  proviendraient  tous  (ibiri.,  II,  5,  332  a,  26).  Ils  ne 
peuvent  que  se  transformer  les  uns  dans  les  autres  :  ce  qui 
est  rendu  possible  par  le  fait  que  chaque  élément  a  au 
moins  une  qualité  opposée  à  l'une  des  qualités  de  chaque 
autre  élément  (ibicl.,  II,  4,  331  a,  13)  et  parce  que  les  qua- 
lités se  divisent  en  actives,  le  chaud  et  le  froid,  et  passives, 
le  sec  et  l'humide  (Meteor.,  IV,  1  déb.).  De  cette  façon  la 
destruction  d'un  élément  est,  du  même  coup,  la  naissance 
d'un  autre  et  réciproquement,  la  matière  se  conservant 
sous  le  passage  des  formes  (De  gen.  et  corr.,  I,  3)  (1). 

Les  éléments  ne  tombent  jamais  à  l'état  de  pureté  sous 
l'observation  [ibid.,  II,  3,  330  h,  21)  et,  dans  tous  les  cas, 
ces  éléments  ne  sont  pas  les  seuls  corps  du  monde  terres- 
tre :  au-dessus  d'eux  sont  les  mixtes.  Aristote,  dans  sa 
théorie  de  la  mixtion  {De  gèn.  et  corr.,  I,  10),  montre  ta 
même  tendance  hiérarchique  qui  lui  fait  affirmer  en  thèse 
générale  que  la  forme  est  autre  que  ses  conditions,  la  forme 
de  la  syllabe  par  exemple,  autre  que  les  lettres  (Metap/t.. 
H,  3,  1043  b,  5-14),  et  la  même  préoccupation  de  la  qualité 
qui  inspire  sa  théorie  de  l'altération.  La  mixtion  n'est  pas 
un  mélange  mécanique  où  subsisteraient  dans  leur  nature 
première  Jes  éléments  juxtaposés,  comme  si  on  avait  mêlé 
de  l'orge  et  du  blé.  Les  éléments  mêlés  ne  subsistent  qu'en 
puissance  ;  leurs  formes  s'altèrent  réciproquement  et  une 
forme  nouvelle  prend  naissance.  En  un  mot  la  mixtion, 
pour  Aristote,  est  ce  que  nous  appelons  une  combinaison 
chimique,  à  condition  toutefois  qu'on  ne  limite  pas  cette 
notion  de  combinaison  par  des  réserves  d'atomiste. 

Les  éléments  et  les  mixtes  sont,  au  point  de  vue  de  la 
substance,  comme  les  deux  moments  du  monde  inanimé 
selon  Aristote.  Nous  ne  pouvons  songer  à  poursuivre  dans  le 
détail  l'explication  des  divers  mixtes  reconnus  par  Aristote, 
pas  plus  que,  nous  plaçant  au  point  de  vue  des  mouve- 
ments et  non  plus  de  la  substance,  nous  ne  pouvons  lui 
demander  comment  procèdent,  selon  lui,  dans  leurs  spéci- 


al) Surtout  318   a,  23  :  ...  rrçv    r&5£s  -/hoà-j  «Mou  thaï  yévetrùi  x«« 


LÀ    BIOLOGIE  363 

fications  dernières  les  mouvements  locaux,  les  altérations, 
les  générations  et  les  destructions.  C'est  surtout  dans  les 
Météorologiques,  dont  le  i*  et  dernier  livre,  assez  diffé- 
rent des  autres,  a  pour  objet  propre,  non  plus  les  phéno- 
mènes qui  se  passent  autour  de  la  terre,  mais  les  phéno- 
mènes qui  s'accomplissent  sur  la  terre  et  à  l'intérieur  de  la 
terre,  qu'il  faudrait  chercher  la  physique  spéciale  d'Aris- 
tote,  celle  où  il  s'efforce  de  suivre  les  faits  et  de  les  serrer 
de  près.  Tout  ce  qu'il  convient  de  faire,  c'est  de  signaler  la 
différence  assez  maftjuée  qui  sépare  cette  physique  spéciale 
des  spéculations  générales  de  l'auteur.  D'une  part,  quoique 
la  dialectique  n'en  soit  pas  absente,  l'expérience  y  occupe 
une  grande  place,  et,  d'un  autre  coté,  les  causes  auxquelles 
l'explication  des  phénomènes  est  demandée  sont  souvent 
moins  des  causes  formelles  et  finales  que  des  causes  motri- 
ces et  matérielles.  Il  y  a  là,  en  dehors  de  la  philosophie, 
c'est-à-dire  en  dehors  des  recherches  conduites  par  la 
méthode  notionnelle,  les  rudiments,  confus  sans  doute  et 
obscurs  et  erronés,  mais  en  revanche  déjà  très  abondants, 
d'une  physique  expérimentale  (1). 

Avec  les  mixtes  nous  sommes  parvenus  au  degré  le  plus 
élevé  du  monde  terrestre  inanimé.  Nous  passons  ensuite  au 
monde  des  vivants.  Ce  n'est  pas  dans  ce  domaine,  comme 
on  sait,  que  le  génie  d'Aristote  a  le  moins  brillé.  Sou- 
vent des  biologistes  de  profession  ont  célébré  l'étendue 
des  connaissances  d'Aristote  et  la  profondeur  de  ses 
vues.  Certaines  parties  de  {'Histoire  des  animaux  et  sur- 
tout les  traités  des  Parties  des  animaux  et  de  la  Géné- 
ration des  animaux  sont  rangés  par  ces  biologistes  au 
nombre  des  ouvrages  qui  font  le  plus  d'honneur  à  l'esprit 
humain  \'l). 

Résumons  d'abord  la  conception  aristotélicienne  de  la  vie. 
t  Parmi  les  corps  naturels,  dit  Aristote,  les  uns  ont  et  les 
autres   n'ont  pas  la    vie.  Nous  appelons  vie  le   l'ail,  de  se 


(1)  Voir  G.    Ltodier,   La   physique  de  Straton   de    Lampsaque 
(1891),  p.  124-127.  Cf.  aussi  plus  haut,  p.79el  p.  239. 

(2)  Voir,  par   exemple,  G.    Pouchet,  La  biologie  aristotélique 
(4885). 


364  LE    SYSTÈME   D*  ARISTOTE 

nourrir,  de  s'accroître  et  de  décroître  par  soi-même  »  (l). 
Comme  l'accroissement  n'est  possible  que  par  l'assimila- 
tion des  aliments,  c'est  donc  le  fait  de  se  nourrir  qui  est 
le  caractère  le  plus  élémentaire  et  le  plus  indispensable  du 
vivant.  «  On  ne  dirait  pas  mieux  aujourd'hui,  écrit 
M.  Pouchet  (2)...  Aristote  y  reconnaît  [dans  la  nutritivité] 
aussi  bien  que  nous  le  phénomène  fondamental  de  la  vie.  » 
Toutefois  il  faut  tâcher  de  ne  pas  se  méprendre.  Si  la  nutri- 
tion est  dans  l'être  vivant  quelque  chose  de  très  caracté- 
ristique et  de  très  indispensable,  elle  ne  constitue  pas 
pourtant  le  fond  et  le  secret  de  la  vie.  La  nutrition  en  effet, 
aux  yeux  d'Aristote,  n'est  pas,  pour  parler  le  langage 
moderne,  un  simple  phénomène  physico-chimique.  Cer- 
tains ont  pensé,  dit-il  (De  an.  II,  4,  416  a,  9),  que  le  feu 
explique  le  fait  de  la  nutrition,  et  lui-même  ne  se  fait  pas 
faute  d'appeler  la  digestion  une  coction  (-é-Liç)  et  d'invo- 
quer pour  en  rendre  compte  une  chaleur,  déjà  spéciale  il 
est  vrai,  la  chaleur  animale  (3).  Cela  n'empêche  pas  que 
le  feu,  bien  loin  de  suffire  à  l'explication,  n'est  ici  qu'une 
cause  adjuvante  (o-uvatTiov)  et  que  la  cause  véritable  est 
l'âme.  Et  comme  Aristote,  ainsi  que  nous  avons  eu  occa- 
sion de  l'indiquer  ailleurs  (p.  314),  n'a  pas  songé  à  con- 
server le  mécanisme  en  le  subordonnant  aux  autres 
causes,  l'àme  intervient  dans  la  fonction  élémentaire  de 
la  vie  tout  autrement  que  l'idée  directrice  de  Claude  Ber- 
nard :  on  peut  être  sûr  qu'elle  joue  le  rôle  d'une  cause  effi- 
ciente. Il  faut  donc,  à  vrai  dire,  définir  un  vivant  non  pas 
un  être  qui  se  nourrit,  mais  un  être  animé,  et  chercher  le 
principe  de  la  vie  dans  l'àme  :  sorti  8s  7)  ùvyr\  ~o-j  Çûvtoç 
onwjjux-poç  akia  xal  y-pyjn  (De  an.  II,  4,  415  b,  8).  Ainsi  Aris- 
tote est,  en  matière  de  théorie  de  la  vie,  ce  qu'on  appelle  un 
animiste.  A  plus  forte  raison  est-il,  comme  d'ailleurs  dans 
toute  sa  physique,  un  finaliste  décidé.  L'origine  d'un 
vivant,  comme  on  sait,  doit  toujours  être  cherchée,  d'après 

(i)  De  an.  II,  1,  412  a,  13  :  -r&iv  <?'»  yvaixâv  ri  uïv  ïyn  Çwcv,  ta  £'ovx 
tyji  ■  Çwiàv  <?k  ~kiyaaz-j  -r,-j  ôt  sotov  [ou  <?t'  etûroà]  rooyijv  x«t  aCf|»ffiv  scsci 
yèiffiv.  Cf.  2,  413'  a,  20  sqq. 

(2)  Op.  cit.,  p.  24. 

(3)  Pour  les  textes,  cf.  Bonitz,  lad.  591  a,  17. 


LA    BIOLOGIE  305 

Aristote,  dans  un  autre  vivant  de  même  espèce  qui  a 
imprimé  au  germe  un  mouvement  régulier  et  concerté  tel 
que  peut  le  donner  une  activité  finale  (cf.  p.  ex.  Metaph. 
A,  7.  1072  b,  30  et  De  g  en.  an.,  IL  1,  733  b,  23-734  b,  19;. 
Il  n'y  a  d'exception  que  pour  un  petit  nombre  d'êtres  infé- 
rieurs qui  peuvent,  par  génération  spontanée,  naître  de  la 
pourriture  [ihid.,  III,  11,  762  a,  8).  La  théorie  de  la  forma- 
tion des  vivants  au  moyen  d'une  réunion  accidentelle  d'or- 
ganes et  de  la  survivance  des  plus  aptes,  enseignée  par 
Empédocle,  est  réfutée  dans  tout  un  chapitre  de  la  Physique 
(II,  8).  Enfin  qu'est-ce  qu'un  corps  qui  a  la  vie  en  puis- 
sance, c'est-à-dire  considéré  à  part  de  l'âme  qui  est  sa 
forme  et  son  acte  ?  C'est  un  corps  organique,  autrement  dit 
un  corps  dans  lequel  l'âme  a  tous  les  instruments  qui  lui 
sont  nécessaires  pour  exercer  ses  fonctions  [De  an.  II,  1, 
412  a,  27-6,  IV  .  La  nature  apporte  d'ailleurs  le  plus  grand 
soin  et  la  plus  grande  sagesse  à  pourvoir  ainsi  les  âmes 
des  instruments  les  mieux  faits  pour  favoriser  leurs 
actions  :  à  l'éléphant,  qui  devait  vivre  dans  l'eau  autant 
que  dans  l'air,  elle  a  donné  une  trompe  pour  rendre  la 
respiration  facile  ;  à  chaque  espèce  d'oiseaux  elle  a  donné 
un  bec  approprié  au  genre  de  uourriture  requis,  etc.  (1). 
Quoi  qu'il  faille  penser  de  cette  profonde  théorie  de  la 
vie,  Aristote,  en  abordant  les  parties  moins  métaphysiques 
de  sa  biologie,  a  rencontré  nombre  d'idées  dont  la  valeur 
est  unanimement  reconnue.  L'une  des  plus  remarquables 
est  sa  distinction  des  IwmcomtWes  et  des  anhoméomères 
[Dp pari,  an.,  Il,  1).  Les  homéomères  sont  ces  parties  des 
vivants  qu'on  peut  diviser  en  parties  de  même  espèce,  tan- 
dis que  les  anhoméomères  se  résolvent  en  parties  dissem- 
blables entre  elles.  Parmi  les  homéomères,  on  peut  citer 
les  vaisseaux,  le  sang,  la  chair,  les  ongles,  les  poils,  la 
graisse,  etc.  Les  anhoméomères  sont  au  contraire  des  par- 
ties telles  que  le  visage  ou  la  main.  La  distinction  d  Aristote 
revient  donc  à  pou  près  à  celle  que  nous  faisons  entre  les 
tissus  et  les  organes,  et  on  comprend  tout  de  suite  que  la 
portée  en   est  immense.  De   même   que,    en  essayant  de 

(1)  Cf.  Zeller.  p.  48H.  n.  \i  H  p.  49:î,  n.  3. 


366  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

déterminer  les  fonctions  universelles  de  la  vie,  Aristote 
faisait  déjà  de  la  physiologie  générale,  de  même,  par  la 
distinction  qui  nous  occupe  et  par  les  développements  éten- 
dus qu'il  y  consacre,  il  fondait  l'anatomie  générale  (1). 
—  D'un  autre  côté,  Aristote  créait  aussi  l'anatomie  et  la 
physiologie  comparées.  Il  a  fait  dans  sa  métaphysique  le 
plus  grand  usage  de  l'idée  d'analogie,  c'est-à-dire  de  l'idée 
de  la  ressemblance  résultant  d'une  identité  de  rapports  et 
non  d'une  identité  générique.  Dans  sa  biologie  il  a  intro- 
duit la  même  idée  féconde,  et  il  s'est  plu  à  démêler  dans 
les  êtres  les  plus  divers  les  analogies  de  fonctions  et  d'or- 
ganes. L'instinct  des  animaux  est  l'analogue  de  notre  art. 
Quand  le  cœur  ou  les  poumons  font  défaut,  ils  sont  rem- 
placés par  des  organes  analogues.  Les  animaux  dépourvus 
de  sang  possèdent  un  liquide  analogue.  Les  cartilages  dans 
les  poissons,  les  carapaces  chez  d'autres  animaux  sont  les 
analogues  du  squelette  des  animaux  supérieurs.  Les  poils 
des  quadrupèdes  sont  les  analogues  des  plumes  des 
oiseaux.  La  racine  de  la  plante  est  l'analogue  de  la  bouche 
de  l'animal,  etc.  Ayant  ainsi  saisi  dans  la  nature  vivante  les 
éléments  communs  et  les  éléments  analogues,  Aristote  est 
disposé  à  voir  dans  l'ensemble  de  cette  nature  une  unité 
de  plan.  11  n'y  a  pas  pour  lui  de  filiation  entre  les  diverses 
formes  vivantes  :  manifestement  il  est  un  partisan  résolu 
de  la  fixité  et  presque  de  l'éternité  des  espèces.  Mais  les 
diverses  formes  vivantes  lui  paraissent  les  degrés  d'une 
seule  et  même  hiérarchie.  La  nature,  dit-il,  passe  graduel- 
lement des  êtres  inanimés  aux  êtres  animés  et  parmi 
ceux-ci  de  la  plante  à  l'animal.  La  plante  paraît  inanimée  si 
on  la  compare  à  l'animal,  et  toutefois  il  y  a  des  êtres  dont 
nous  ne  saurions  dire  au  juste  s'ils  sont  des  plantes  ou  des 
animaux  :  les  huîtres,  quand  on  les  compare  aux  animaux 
capables  de  se  déplacer,  sont  presque  des  végétaux.  Le 
plus  haut  terme  de  la  hiérarchie,  celui  dont  tous  les  autres 
ne  sont  que  des  ébauches,  et  auquel  il  faut  se  reporter 

(4)  Sur  les  parties  anhoméomères  de  l'organisme,  cf.  Bonitz,  Ind. 
510  b,  3-4.  — La  portée  de  cette  distinction  est  bien  marquée  par  Pou- 
chet,  op.  cit.,  p.  35. 


PLANTES    ET    ANIMAUX  367 

pour  juger  tous  les  autres,  ce  terme  supérieur,  c'est 
l'homme  (1). 

Nous  savons  que  le  véritable  ouvrage  d'Aristote  sur  les 
plantes  est  perdu  (cf.  p.  41).  C'est  donc  seulement  dans  ses 
autres  traités  que  nous  trouvons,  incidemment  indiquées, 
ses  opinions  sur  les  végétaux.  Ce  qui  caractérise  les 
plantes,  c'est  que,  tout  en  possédant  les  fonctions  élémen- 
taires de  la  vie,  celles  de  se  nourrir  et  de  se  reproduire, 
elles  ne  possèdent  que  celles-là,  ou,  en  d'autres  termes, 
n'ont  qu'une  âme  végétative.  Aussi  leur  essence  est-elle 
douée  d'une  faible  unité,  leurs  fonctions  et  leurs  organes 
sont-ils  peu  différenciés,  le  plan  de  leur  constitution,  impar- 
fait. Il  y  a  des  animaux  inférieurs  qu'on  peut  couper  en 
plusieurs  morceaux  sans  empêcher  la  vie  de  persister  dans 
les  morceaux  :  c'est  que  ces  animaux  ressemblent  à  une 
pluralité  d'animaux  juxtaposés  et  qu'ils  ont  en  puissance 
plusieurs  âmes.  Cette  manière  d'être,  exceptionnelle  dans 
le  règne  animal,  est  au  contraire  constante  chez  les  plantes. 
Le  sommeil  et  la  veille  ne  sont  point  chez  elles  différen- 
ciés ;  les  plantes  vivent  dans  un  sommeil  perpétuel.  Les 
fonctions  et  les  organes  sexuels  sont  chez  elles  réunis 
dans  le  même  individu  ;  et  en  effet  il  n'y  avait  pas  lieu 
à  une  différenciation  plus  grande,  puisque  la  plante  a 
exercé  toute  son  activité  et  atteint  tout  son  but,  lorsqu'elle 
s'est  reproduite.  D'une  manière  générale,  les  organes  de  la 
plante  sont  simples,  et  la  finalité  naturelle,  qui  n'y  est  pas 
méconnaissable,  ne  s'y  déploie  pourtant  pas  avec  la  même 
précision  que  chez  les  animaux.  Le  plan  de  la  structure  de 
la  plante  est  l'inverse  de  celui  de  l'animal,  puisqu'elle  a  les 
racines,  c'est-à-dire  la  bouche  située  vers  le  bas,  disposition 
qui  donne  la  plus  mauvais*,'  place  à  l'un  des  plus  excellents 
entre  les  organes.  Ajoutons  enlin  que  les  plantes  sont  sur- 
tout faites  de  terre,  le  plus  inférieur  des  cléments  (2). 

L'animal  se  définit  par  la  possession  de  l'âme  sensitive. 
11  n'y  a  point  d'animal  qui  n'ait  au  moins  le  toucher,  et  un 
grand  nombre  d'animaux,  au-dessous  do  l'homme,  se  dis 


(1)  Voir,  sur  ces  datera  |ioiiils^  Zelltu',  p.  591-505. 

(2)  Ibid.,  p.  509-312. 


368  LE    SYSTÈME    DABISTOTE 

tinguent  déjà  par  des  manifestations  mentales  assez 
élevées.  Au  lieu  de  se  nourrir  et  de  se  reproduire  simple- 
ment comme  la  plante,  l'animal  sent  et  parfois  imagine,  ce 
qui  entraîne  dans  sa  vie  une  énorme  complication.  A  cette 
vie  supérieure  répond  une  plus  grande  variété  et  une  plus 
grande  délicatesse  dans  les  tissus  et  les  organes.  Le  plus 
important  des  tissus  animaux  est  la  chair.  Il  est  le  plus 
important,  parce  qu'il  est  l'organe  du  tact,  ce  fondement 
de  la  vie  animale.  Quant  aux  organes,  le  principal  est  le 
cœur,  ou  ce  qui  en  tient  lieu.  Le  cœur,  qui  contient  le 
pneuma  source  de  la  chaleur  animale  et  siège  immédiat  de 
lame,  est  le  centre  de  l'organisme  animal.  Aussi  est-il  le 
premier  organe  qui  apparaisse  dans  l'embryon  (I)  et, 
quand  il  est  mis  hors  de  service,  la  mort  s'ensuit  immédia- 
tement. C'est  à  lui  aue  la  sensation  aboutit  et  c'est  de  lui 
que  le  mouvement  part,  il  a  d'ailleurs  une  autre  fonction 
encore,  qui  n'est  guère  moins  capitale  :  c'est  d'élaborer  le 
sang,  cette  nourriture  définitive  de  l'animal.  Le  cerveau, 
dont  Platon  s'était  exagéré  l'importance,  a  seulement  pour 
fonction,  ainsi  que  les  poumons,  de  rafraîchir  le  sang.  Les 
organes  digestifs,  c'est-à-dire  l'estomac,  aidé  d'ailleurs 
chez  certains  animaux  par  les  intestins  dont  le  rôle  ordi- 
naire est  cependant  d'éliminer  les  résidus  de  la  digestion, 
préparent  la  matière  de  laquelle  le  cœur  tirera  le  sang. 
Cette  matière  va  de  l'estomac  au  cœur  par  quelques-unes 
des  veines.  D'autres  portent  le  sang  du  cœur  dans  les  diffé- 
rentes parties  du  corps.  Aristote  n'a  d'ailleurs  pas  l'idée  de 
la  circulation  proprement  dite.  Le  squelette  sert  principale- 
ment à  la  locomotion.  Sauf  chez  les  animaux  inférieurs, 
tels  que  les  huîtres  et  les  zoophytes,  les  sexes  sont  différen- 
ciés. Le  mâle  est  l'être  parfait  :  il  joue  le  rôle  de  la  forme 
dans  la  génération  et  transmet  l'âme,  surtout  l'âme  sensi- 
tive.  La  femelle  est  l'animal  imparfait  qui  a  subi  un  arrêt 
de  développement  :  elle  joue  dans  la  génération  le  rôle  de 
la  matière.  Les  deux  liquides  séminaux,  à  savoir  la  semence 
et  les  menstrues  ou  ce  qui  en  tient  lieu,  sont  l'un  et  l'autre 


(1)  Arislote   avait  étudié  le  développement   du  poulet  dans  l'œuf, 
An.  hist.  VI,  3  (jusqu'à  562a,  20). 


CLASSIFICATION    ZOOLOGIQUE  369 

des  produits  très  élaborés  de  la  nutrition.  lis  ne  diffèrent 
qu'en  degré  :  le  liquide  mâle  complètement  achevé  est 
acte;  le  liquide  femelle  demeuré  imparfait  est  puissance. 
La  production  des  sexes  dans  la  génération  s'explique  par 
le  fait  que,  si  le  liquide  mâle  est  en  état  d'accomplir  toute 
sa  fonction,  c'est  un  être  parfait  ou  mâle  qui  est  engendré, 
tandis  que  c'est  une  femelle  qui  est  produite  dans  le  cas 
contraire    i  . 

Le  nombre  des  espèces  animales  étudiées  par  Aristote  a 
été  considérable  par  rapport  aux  circonstances  dans  les- 
quelles il  se  trouvait.  11  y  a  dans  l'Histoire  des  animaux 
400  espèces  qu'on  a  pu  identifier.  Aristote  avait  donc  dans 
ses  observations  la  base  étendue  et  solide  d'une  classifica- 
tion. Sa  classification  ou  ses  classifications  ne  sont  pas,  à 
vrai  dire,  poussées  très  loin  puisqu'elles  s'arrêtent  à  la 
délimitation  des  groupes  principaux,  à  quelque  chose 
comme  nos  types  ou  nos  classes.  Mais,  dans  ces  termes, 
elles  peuvent,  d'après  M.  Pouchet,  soutenir  la  comparai- 
son avec  le  Systema  nalurae  de  Linné,  et  encore  faut-il 
ajouter,  à  l'avantage  des  classifications  d'Aristote,  qu'elles 
visent  ;'i  être  naturelles.  Suivant  le  même  naturaliste, 
les  trois  caractères  sur  lesquels  se  fondent  les  divisions 
d'Aristote  sont  des  meilleurs  et  valent  ceux  que  nous  invo- 
quons aujourd'hui.  Os  caractères  sont  :  la  présence 
l'absence  de  sang;  le  milieu  qu'habite  l'animal;  son  mode 
de  reproduction.  Le  plus  grand  défaut  des  classifications 
aristotéliciennes,  c'est  qu'elles  sont  plusieurs  et  qu'elles 
accordent  pas  toujours  entre  elles.  Celui  qu'on  peul 
ensuite  leur  reprocher,  c'est  que  les  divers  groupes  distin- 
gués par  Aristote  ne  sont  pas  toujours  conçus  de  façon  à 
représenter  les  degrés  de  perfection  que  son  esprit  es 
tiellement  hiérarchique  s'est  plu  d'autre  part  à  signaler 
dans  le  règne  animal   '2  . 


(1)  Voir  Zeller,  p.  :»i:i  -.33. 

Pouchet,  op.  cit.,  p.  131  »qq.  ;  il  expose,  p.  122-125  deux 
classifications  d'Aristote  qui  sont  d'ailleurs  en  partie  concordantes. 
Cf.  aiissi  Zcllci'.  p.  559-561.  Celui-ci,  p.  •>t'»i  163,  insiste  principale- 
ment sur  le  second  défaut  dea  classifications  aristotéliciennes. 

Aristote 


370  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

Le  traité  De  la  génération  et  de  la  corruption  finit  sur 
une  grande  idée  essentiellement  aristotélicienne,  qui  se 
retrouve  aussi  très  souvent  dans  les  ouvrages  de  biologie 
et  qui  est  faite  pour  leur  servir  de  couronnement  naturel  : 
les  êtres  terrestres,  inanimés  ou  animés,  sont  sujets  à  la 
génération  et  à  la  corruption.  Tous  les  individus  naissent  et 
meurent.  Cependant  ces  êtres  qui  passent  ne  laissent  pas 
d'imiter  à  leur  façon  l'éternité  des  choses  du  ciel.  Les  choses 
et  les  phénomènes  du  domaine  inorganique  forment  des 
cycles,  dont  celui  de  la  pluie  et  des  nuages  fournit  excel- 
lemment le  type,  et  ces  cycles  sont  éternels.  De  même, 
parmi  les  êtres  animés,  chaque  plante  et  chaque  animal 
meurent  ;  mais  ils  produisent  un  autre  être  pareil  à  eux  et 
ainsi,  par  la  perpétuité  de  l'espèce,  ils  participent  eux  aussi 
à  l'éternité  (1). 


(1)  De  gen.  et  corr.  Il,  il,  et   surf  oui  à  partir  de  338  b,  1  :  si  yùp 

70  y.ùyJ.M  zfvoûaEvov  v.ii  ~.i  y.ivv.,  ocjy.y/.r,  y.v.i  toùtmv  xvxaoj  ivj'j.i  ~.'c,-j  xivfirtt», 
oiov  ri  g  à»w  yopàç  owflpjjçxûîllft»  6  viÀto;  coSi,  ïr.ii  rî'<C  ouro;  >  ovtoj;,  eei  WjMK 
oi'j.  Toûro  v.xjvJm  •/L'jQv-.a.i.  v.v'.i  «vwxauKTOvffW,  Tûû"»»  (J'oÛtm  yevojxjvwii  t.:Ô.uj 
~k  wjrà  TO-JTwv.  te  ouv  or,  -non  rà  j*sv  oîJtw  situerai,  otov  û<îaT8t  y.v.ï  Uï)p 
X'ix/'yj  yrjouzva,  x«i  et  asv  »ÈWç  êffTKt,  Oct  -j^ki,  x«i  si  uffst  yî,  (Jât  xoti  vs'yoç 
Eivat,  ivôpMzot  ps  xat  £sï«  oùx  ù-ju/.c/.utz7o-j'7cj  ef'ç  otvroûç,  »<rrs  7f«).w  yiiteaQou 
tov  «ùroy. . .  ei^  sùôù  <?k  i'or/.sv  sîvki  «ûrij  vj  ys'veffiç.  Qu'elle  comporte  ou 
non  la  réversibilité,  la  continuité  de  la  génération  ne  peut  être  d'ail- 
leurs que  spécifique  et  non  individuelle  ou  numérique  dans  les  choses 
dont  la  nature  est  périssable.  De  an.  II,  4,  415  a,  26  :  puaixûraTov 
yàp  rtâv  ïpytù-j  rot;  Çôfftv.  .  .  to  zrofÀ(7ai  £~£ûov  oïov  coro,  Çwov  otkv  Ç<ùov , 
yvrèv  <Te  oîutov,  t'y«  ïftw  «si  /.ai  rov  Oîtou  ugrivoûffêi/  ïj  <?iivavr«t  "  t.kj-.t.  yào 
èxdvou  oosysriy.i,  v.où  zazvjotj  svzy.x  ffpeÉrrgi  osa  JtjJarTet' xscrà  fJGi-j.  De  gen. 
anim.  II,  1,  731  6,  24-732  a,  i.  Cf.  Zeller.  p.  511,  n.  2.  ' 


VINGTIEME  LEÇON 


L'AME 


L'idée  de  hiérarchie  qui  inspire  toute  la  philosophie 
d'Aristote  est  particulièrement  présente  dans  sa  théorie  de 
rame,  et  en  même  temps  cette  idée,  dans  la  théorie  de 
l'âme  comme  ailleurs,  est  pourtant  tenue  en  échec  d'une 
façon  plus  ou  moins  manifeste  par  une  idée  toute  différente, 
que  l'idée  de  hiérarchie  avait  précisément  pour  destina- 
tion de  remplacer.  Les  Phvsiologues,  même  en  v  compre- 
nant les  Éîéates  jusqu'à  Métissas  inclusivement  (1).  et 
même  en  y  comprenant  Anaxagore  2).  n'avaient  soupçonné 
!  que  bien  faiblement  qu'on  pouvait  trouver  de  la  réalité 
dans  la  pensée  et  comment  il  fallait  définir  cette  réalité. 
L'existence  et  la  nature  de  cette  réalité,  c'est  la  philosophie 
du  concept  qui  les  découvre.  Elle  en  découvre  du  moins  la 
face  objective,  c'est-à-dire  que,  si  Socrate  et  Platon  ne 
songent  pas  à  définir  la  pensée  par  la  conscience  comme 
le  fera  Descartes,  s'ils  ne  s'avisent  pas  qu'il  n'y  a  pas  de 
pensée  sans  sujet,  ces  deux  philosophes  aperçoivent  lumi- 
neusement que  les  objets  de  la  pensée  sont  d'une  autre 
essence  que  les  choses  dont  s'occupent  les  Physiolo^ues. 
Les  objets  île  la  pensée  sont  incorporels,  ou.  selon  le  lan- 
gage qu'Aristote  emploie  pour  rendre  l'opinion  de  i'Iaton, 


(1)  Car  h-  fragm.  16  «le  Mullacb  (  Vorsokr.  »ch.  JO,  B  9,  p.  148,  19) 
Murait  n'être  qu'une  induction  <!••  Siraiplicius. 

(2)  Son  î»oûî  n'est  en  effH  que  «  la  plu-  tabtile  et  La  pl'is  pure  def 

fr.  G  Mullach  (  Vorsokr,  -  ch.  46,  !'>  12,  p.  318,  13). 


372  LE    SYSTÈME    d'âKISTOTE 

«  les  Idées  ne  sont  pas  dans  le  lieu  »  (1).  Aristote  ne  se 
fait  pas  une  notion  moins  forte  de  cette  nouvelle  sorte  de 
réalité  :  la  forme,  chez  lui,  est  aussi  supérieure  à  la  quan- 
tité que  l'Idée  platonicienne.  Mais  la  nouvelle  sorte  de  réa- 
lité n'avait  pas  remplacé  pour  Platon  l'ancienne  réalité 
des  Physiologues  ;  il  en  avait  seulement  fait  un  ordre  à 
part  de  l'ancien  qu'il  laissait  subsister.  Aristote  est  plus 
loin  encore  que  Platon,  s'il  se  peut,  de  réduire  toute  réalité 
à  celle  des  objets  de  la  pensée.  Pourtant  il  met  en  jeu,  pour 
remplacer  la  transcendance  platonicienne,  une  notion,  à 
lui  propre,  qui  n'aurait  pu  se  développer  complètement 
que  dans  l'hypothèse  d'un  monisme  idéaliste.  On  ne 
hiérarchise  bien  que  des  termes  homogènes,  homogènes 
du  moins  sous  le  rapport  où  on  les  considère  quand  on  en 
fait  une  hiérarchie.  Pour  que  la  hiérarchie  des  matières 
et  des  formes  suffît  véritablement  à  expliquer  ce  que 
d'autres  doctrines  expliquaient  ou  tendaient  à  expli- 
quer par  la  juxtaposition  de  réalités  d'ordres  divers,  il 
aurait  fallu  que  les  matières  et  les  formes  fussent  seule- 
ment les  degrés  divers  d'une  seule  et  même  réalité. 
Autrement  la  notion  de  hiérarchie  n'est  plus  à  sa  place,  ou 
au  moins  elle  n'y  est  pas  partout  dans  le  système  ;  car  à 
l'une  des  extrémités,  sous  le  nom  de  matière,  la  réalité  telle 
que  l'entendaient  les  Physiologues  se  pose  en  elle-même 
et,  à  l'autre  extrémité,  la  forme  s'isole  elle  aussi.  Dans 
toute  la  théorie  de  l'âme  d'Aristote,  nous  allons  voir  l'idée 
de  hiérarchie  résoudre  une  foule  de  difficultés,  et,  en  même 
temps,  des  difficultés  dernières  demeurer  insolubles,  parce 
que  ce  qu'Aristote  veut  demander  à  cette  idée,  c'est,  au 
bout  du  compte,  de  concilier  des  réalités  hétérogènes,  parce 
qu'il  est  demeuré  dualiste.  Aristote  n'a  jamais  essayé  d'ab- 
sorber l'étendue  ou  la  quantité  dans  la  nouvelle  réalité 
qu'avait  découverte  la  philosophie  conceptuelle  ;  il  ne  s'est 
pas  demandé  si  l'étendue  elle-même  ne  pouvait  pas  devenir 
un  objet  intelligible,  ou  plutôt,    quand  il  a  rencontré  la 


(1)  Phys.  IV,   2,  209  b,    33  :  HÀaTwvt  uïvtoi  Xexrsov...    <?ià  -i  ovx 
Èv  T07TW  rà  ïlSri .  .  .   III,  4,  203    a,  9  :    ...  [nr^i  r.o-j    eivbm   «vrac   [se.  T 


l'amb  373 

question  (1),  il  l'a  résolue  négativement.  La  matière  a 
iini  par  rester  pour  lui  en  dehors  delà  forme,  en  dépit  de  la 
vigueur  avec  laquelle  il  a  su  ramener  à  de  simples  diffé- 
rences de  degré  nombre  d'oppositions  moyennes. 

Parcourons  maintenant  les  principaux  points  de  la 
théorie  aristotélicienne  de  l'àme. 

Platon  avait  considéré  l'âme  comme  une  réalité  sépara- 
blc  du  corps,  et  corrélativement  il  avait  reconnu  au  corps 
une  existence  propre.  En  cela  il  avait  suivi  les  Pythagori- 
ciens, ces  premiers  défenseurs  du  dualisme  spiritualiste, 
qui  sans  doute  d'ailleurs  n'avaient  pas  pu  se  faire  de  l'exis- 
tence spirituelle  une  notion  bien  nette  et  bien  approfondie. 
Quoi  qu'il  en  soit  et  quelles  qu'aient  été  leurs  raisons,  ils 
avaient  professé  très  résolument  la  séparation  des  corps  et 
des  âmes.  Aristote,  qui  pourtant  sait  beaucoup  mieux  ce 
qu'est  l'existence  spirituelle,  ne  se  lasse  pas  d'élever  des 
objections  contre  le  dualisme  violent  des  Pythagoriciens  et 
même  de  Platon.  Il  ne  comprend  pas  comment  on  peut 
s'imaginer  qu'une  àme  quelconque  peut  venir  résider  dans 
un  corps  quelconque.  Cette  conception  familière  aux 
mythes  pythagoriciens  revient  à  peu  près  au  langage  d'un 
homme  qui  prétendrait  que  l'art  du  charpentier  peut  des- 
cendre dans  des  (lûtes  (2).  C'est  d'une  tout  autre  façon, 
quant  à  lui,  qu'il  a  défini  lame.  Il  ne  veut  pas  sans  doute 
qu'elle  soit  l'harmonie  du  corps  ;  car  l'harmonie  ou  l'as- 
semblage des  parties  est  quelque  chose  de  postérieur  et  de 
subordonné  [De  an.  I.  4  (/rf/.-\08  a,  28 |.  .Mais  l'àme  est 
l'entéléchie  première  d'un  corps  organique  qui  a  la  vie  en 
puissance  (3).  Un  corps  qui  a  la  vie  en  puissance  ou  un 
corps  organique,  c'est  la  même  chose  :  c'est  un  corps  qui 


;l)  Au  livre  /  de  la  Métaphysique,  10,  {().):,  h.  83-1036  a,  12  ;  cf. 
11,  1036  A.  4-7. 

De  un.  I.  :;.  -lo7  h,  \-i  jusqu'à  la  lin  du  ch.,  dont  voici  les  der- 
9  ligues  :  Kapanïrjticn  o*i  liyovatt  \sc.  oc  nvOxyopiy.oi  itv8ot,  b,  "2i\ 
I    û    rt;    yurr,    -r,j    riXTOVUC^v   et;   c/.-'AoJ;   i-jfi-'ji'jQv.i.  ■    Su  -/vo   '■'(,■>  ti'tu 
ri/yr,j  %pij<T$tU  roï;  opyavoi:,  ?àv  0*1  jj/c-j  tm  erûiUCTt. 

(3)  Ibid.  II,  \.  La  définition  de  l'âme  est  énoncée  412  a,  -21  :  ... 

n  ^t/j,  i'j'ij  vi-.ùiyj.i'x  r,   jroÛTi]  aùutcroi  yjo-ixoù  ivjâtut  (u4v  l^ovro?. 
rotovTo  or  ô  iv  Jj-j  ôpycaiVKQV, 


374  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

a  tout  ce  qu'il  faut  pour  servir  aux  fonctions  de  l'âme,  qui 
a  tout  ce  qu'il  faut,  non  pas  seulement  au  point  de  vue 
anatomique  comme  un  cadavre  exempt  de  lésions,  mais 
encore  au  point  de  vue  physiologique.  C'est  la  machine 
prête  à  fonctionner,  en  tant  qu'on  fait  abstraction  en  elle 
de  la  condition  la  plus  haute  qui  lui  donne  l'aptitude  à 
fonctionner.  Cette  aptitude  à  fonctionner  est  précisément 
ce  qu'Arisîote  appelle  l'entéléchie  première  du  corps.  Nous 
avons  vu  (p.  326)  que  l'acte  a  plusieurs  degrés.  Le  premier 
ou  le  plus  bas  est  celui  où  la  fonction  va  d'elle-même  pas- 
ser à  l'acte  plein,  pourvu  que  rien  d'extérieur  ne  l'en 
empêche.  C'est  en  un  mot  l'habitude  à  laquelle  il  ne  manque 
que  l'exercice  ou  usage.  Telle  est  l'âme,  puisque  l'àme 
n'exerce  pas  toujours  ses  fonctions,  témoin  l'âme  animale 
pendant  le  sommeil.  Ainsi  l'âme  a  pour  matière  un  corps 
organique  et  elle  n'est  pas  l'acte  le  plus  élevé  de  ce  corps. 
Mais  ces  déterminations,  quelque  importantes  qu'elles 
soient,  ne  sont  pourtant  que  secondaires  par  rapport  à 
l'idée  principale  de  la  définition  :  l'âme  est  la  forme  du 
corps.  Avec  cette  idée  tout  s'éclaire,  semble-t-il;  touchant 
la  nature  de  l'âme  et,  d'autre  part,  touchant  l'union  de 
l'âme  et  ses  rapports  avec  le  corps.  Lorsque  Platon  dit  que 
l'âme  est  un  mouvement  qui  se  meut  soi-même,  ou  Xéno- 
crate,  qu'elle  est  un  nombre  qui  se  meut  soi-même,  ces 
définitions  sont  sans  doute  d'une  métaphysique  plus  avan- 
cée que  l'âme  matérielle,  quoique  subtile,  de  Démocrite, 
ou  même  que  l'âme  des  Pythagoriciens.  Cependant  il 
subsiste  peut-être  encore  au  fond  des  conceptions  de  Platon 
et  de  Xénocrate  quelque  trace  de  matérialisme.  Au  con- 
traire la  définition  aristotélicienne  rompt  tout  à  fait  avec 
le  matérialisme.  Une  forme  n'est  à  aucun  degré  une  chose 
matérielle  :  l'âme  n'est  plus  aucunement  un  corps  dans  un 
corps.  De  Platon  et  d'Aristote,  c'est  certainement  celui-ci 
qui  se  fait  la  notion  la  moins  épaisse,  la  notion  la  plus 
idéaliste  de  l'âme.  Quant  à  la  question  des  rapports  de 
l'âme  avec  le  corps  et,  en  général,  de  l'union  de  l'âme  et 
du  corps,  elle  est  résolue  de  la  façon  la  plus  victorieuse. 
L'âme  partage  les  affections  du  corps,  comme  toute  forme 
partage  les  affections  de  sa  matière  ;  elle  ne  fait  qu'un  avec 


l'ami:  :37."> 

1-e  corps,  comme  toute  forme  avec  sa  matière,  puisque 
aussi  bien  la  matière  la  plus  prochaine  et  la  forme  sont  une 
seule  et  même  chose,  sauf  que  Tune  est  puissance  et  l'au- 
tre, acte  (1).  Le  retour  aux  âmes  séparées  chez  les  Alexan- 
drins, dans  la  Seolastique  et  chez  Descartes,  marquera 
certainement  un  recul  :  et  de  plus  il  donnera  lieu,  dans  la 
Scolastique,  a  une  incohérence,  puisque  les  philosophes 
de  1  Ecole  persisteront  à  donner  à  l'àme  le  titre  <$e 
forme  du  corps.  Mais,  si  victorieuse  que  soit  ici,  entre  les 
mains  d'Aristote,  l'idée  de  hiérarchie,  on  sent  bien  que 
les  difficultés  ultimes  ne  sont  pas  résolues.  11  est  posé,  il 
n'est  pas  démontré  que  la  forme  est  apte  à  unir  l'indéfinie 
multiplicité  de  l'étendue  qui  se  retrouve  toujours  au  fond 
de  la  matière  :  Aristote  ne  fait  rien  pour  montrer  que 
l'étendue  ne  serait  pas  pensable,  n'aurait  pas  de  réaiité 
concevable,  par  conséquent,  si  elle  ne  tombait  sous  les 
prises  de  la  forme,  démonstration  qui  impliquerait  la  non- 
e«ee  de  l'étendue  en  elle-même.  D'autre  part,  nous 
verrons  qu'un  moment  vient  où  Arislole  éprouve  l'irrésis- 
tible besoin  de  rompre  les  liens  de  l'unie,  ou  d'une  partie  de 
l'âme,  avec  cette  étendue  indomptée,  qui  morcelé  et  indivi- 
dualise obstinément  tout  ce  qui  tombe  eu  elle. 

Le  problème  <!e  l'unité  de  l'àme  en  elle-même  et  de  la 
diversité  de  ses  fonctions  ne  sort  pas  du  domaine  de  la 
forme.  Aussi,  dans  ce  domaine  boBOQgèae,  l'idée  de  hié- 
rarchie s'applique-t-elle  pleinement  et  fournit-elle  à  Aris- 
tote  une  doctrine  entièrement  rationnelle  et  satisfaisante, 
sauf  une  unique  relativement  à  l'âme  intellecLive. 

parce  que  les  autres  âmes,  tout  en  étant  des  formes,  sont 
pourtant  antre  ebose  que  des  formes  pures  et  ipielles  sont 
des  formes  attachées  à  la  matière.  Aristote  admet  trois 
âmes  :  l'àme  végétative,  l'âme  sensithe.  l'àme  raisonnable 
ou  intellecLive.  Ces  trois  âmes  ne  sont  pas  pour  lui  trois 
entités  séparées  et  .superposées.  Ce  sont  trois  degrés  d'une 
même  hiérarchie,  dans  laquelle  les  termes  inférieurs  peu- 
vent exister  seuls,  mais  où  les  termes  supérieurs  supposent 

(I)  Mrta/ih.  H,  G,  H>4.'i  h,  il  :  ït:l  #'...,  g  I<T£«TU  \i)ï)  y.ui  r,  ftOM*) 
tcot'>   /.y.'.  îv,  70  'i.-.j  îj  yj ■/:!.■_■  t'ftbCC. 


376  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

ce  qui  est  au-dessous  d'eux.  De  même,  dans  la  question,  à 
peine  différente,  des  fonctions  de  1  âme,  Platon  avait  séparé 
d'une  façon  matérielle,  matérielle  au  moins  indirectement, 
une  âme  concupiscible,  une  âme  irascible  et  une  âme  rai- 
sonnable. Aristote  ne  voit  dans  les  fonctions  psychiques 
que  les  manifestations  hiérarchisées,  et  au  besoin,  à  chaque 
degré  de  la  hiérarchie,  les  manifestations  coordonnées, 
d'une  seule  et  même  âme  (De  an.  III,  9,  432  a,  22).  — 
Nous  avons  désormais  à  rendre  compte  sommairement  de 
ses  opinions  sur  ces  fonctions  diverses.  Nous  disons  sur 
ces  fonctions  diverses,  plutôt  que  sur  ces  âmes  diverses. 
Car,  après  ce  que  nous  avons  dit  dans  la  leçon  précédente, 
nous  n'aurions  rien  d'essentiel  à  ajouter  sur  l'âme  végéta- 
tive, et  nous  avons  surtout  à  nous  occuper  des  fonctions 
diverses  de  l'âme  animale.  Cependant  il  y  a  quelque  analo- 
gie entre  la  connaissance  rationnelle  et  la  connaissance  sen- 
sible et  nous  verrons  que,  péripatétiquement  parlant,  ce 
n'est  pas  sans  difficulté  qu'on  décide  s'il  y  a  là  une  diversité 
de  fonctions,  ou  quelque  chose  de  plus.  Parlons  donc  pour 
le  moment  d'une  diversité  de  fonctions.  Comment  Aristote 
classe-t-il  par  grands  groupes  les  fonctions  de  l'âme?  Il  dit 
que,  selon  l'opinion  commune,  lame  est  caractérisée  par 
deux  fonctions  principales  :  la  pensée  et  la  production  du 
mouvement  local.  Sans  doute  cette  classification  ne  saurait 
embrasser  la  fonction  de  l'âme  nutritive,  et  sans  doute 
aussi  elle  ne  s'applique  même  pas  à  toute  âme  animale, 
puisque  certains  animaux  sentent,  sans  se  déplacer  1 
Cependant,  lorsqu'il  s'agit  de  l'âme  humaine  ou  de  l'âme 
des  animaux  supérieurs,  cette  manière  de  classer  les  fonc- 
tions psychiques  semble  bien  être  prise  à  son  compte  par 
Aristote  (2).  La  manière  dont  Aristote  envisage  le  plaisir 
prouve,  croyons-nous,  qui]  serait  peu  disposé  à  faire  de 
ce  que  nous  appelons  les  fails  affectifs  les  manifestations 

(1)  Ils  sont  dits  pévipc.  Cf.  G.  Rodier,  Aristote,  Traité  de  l'âme, 
II,  p.  197  sq.  ;  566  en  bas  ;  527  sq.  ;  153. 

(2)  De  an.  III,  9  deb .  :  ...  ~'n  tyv~/r,  y.xzù  <?ùo  'joic-rai  ow^uei;  ?,  twv 
Çwcov,  tw  te  xptrtxâj  5  Sicrjoiuç,  ïpyov  èar't  y.eà  aîaôjjarcwç,  x«i  tre  tù  xtvetv 
tàv  x«rà  -ônov  xtvïjcriv. . .  Cf.  3  déb.  et  I,  2,  403  b,  25  :  zà  'éu.^v%qv  Sri 
■zr/j  '/.•ty-'y/jiM  (Juoïv  usO.iotk  §ta.'féptrj  ^oy.ù}  <uvr)tr£i  -.1  xeei  7;]>  «iaflcôeTÇat. 


I.\    SKNSATION  377 

d'une  fonction  susceptible  d'être  placée  sur  le  même  pied 
que  les  deux  précédentes.  Nous  considérerons  donc  la 
classification  d'Aristote  comme  bipartite,  et  nous  parle- 
rons d'abord  de  la  pensée  ensuite  de  la  production  du 
mouvement. 

La  pensée  offre  plusieurs  degrés  hiérarchiques,  dont  le 
plus  inférieur  est  la  sensation.  Qu'est-ce  que  la  sensation? 
La  formule  connue,  qu'elle  est  l'acte  commun  de  la  sensibi- 
lité et  du  sensible,  ou  mieux  que  l'acte  de  la  sensibilité  et 
du  sensible  est  un  seul  et  même  acte,  est,  ou  peu  s'en  faut, 
une  définition  de  la  sensation.  Seulement  il  importe  de  bien 
comprendre  cette  formule.  Le  sensible  se  prend  en  plu- 
sieurs sens.  Il  y  a  d'une  part  les  sensibles  propres,  tels  que 
la  couleur  et  le  son,  et,  de  l'autre,  les  sensibles  communs  : 
mouvement,  repos,  nombre,  figure,  grandeur;  il  y  a  même 
les  sensibles  par  accident,  par  exemple  que  cette  chose 
blanche  est  le  fils  de  Diarès.  Précisément  parce  qu'ils  n'ont 
rien  de  commun  avec  autre  chose,  les  sensibles  propres 
sont  toujours  sentis  sans  erreur,  tandis  que  l'erreur  est 
possible  sur  les  sensibles  communs,  et  surtout  sur  les  sen- 
sibles par  accident  (De  an.  II,  G).  Dans  la  définition  de  la 
sensation,  c'est,  bien  entendu,  le  sensible  propre  qui  est 
principalement  pris  en  considération.  A  cette  distinction 
dans  les  sensibles  répondent  des  distinctions  dans  la  sen- 
sibilité. Il  y  a,  notamment,  d'un  côté  des  sens  spéciaux,  la 
vue,  l'ouïe,  etc.  et  un  sens  commun,  fond  indifférencié  de 
la  sensibilité.  Pour  définir  la  sensation  c'est  surtout  aux 
sens  spéciaux  qu'il  faut  songer.  Mais  ce  qu'il  importe  au 
plus  haut  point  et  ce  qu'il  est  le  moins  facile  de  compren- 
dre, c'est  la  signification  exacte  des  mots  acte  commun,  ou 
acte  unique  de  la  sensibilité  et  du  sensible.  Il  va  de  soi  que 
cela  ne  signifie  pas  une  coopération  quelconque  des  deux 
termes  dans  une  oeuvre  vaguement  indiquée.  Les  mots 
doivent  être  pris  dans  leur  sens  précis  et  technique.  T,ela 
estd  ailleurs  loin  de  suffire  ;  car  il  reste  à  savoir  comment 
l'acte  des  deux  termes  est  commun,  si  c'est  parce  que  l'un 
d'eux,  la  sensibilité  sans  doute,  n'a  pas  de  nature  propre 
et  n'est  qu'un  accident  du  sensible;  ou  si  les  deux  termes 
sont  bien  réels  l'un  et  l'autre  et  aboutissent,  chacun  par  un 


378  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

développement,  en  quelque  sorte  parallèle,  de  ses  puissan- 
ces, à  un  acte  qui  est  pareil  à  celui  de  l'autre  ;  ou  bien 
enfin  si  la  sensibilité  et  le  sensible  ne  sont  séparément  que 
des  puissances  et,  à  vrai  dire,  des  abstractions  dont  la  sen- 
sation, en  les  réunissant  dans  un  état  unique,  fait  une  réa- 
lité et  un  acte.  —  A  la  vérité,  la  pensée  d'Aristote  oscille 
entre  les  trois  conceptions.  D'une  part,  il  proteste  contre 
l'opinion  commune,  qui  voit  dans  la  sensation  une  altéra- 
tion du  sensitif  :  si  c'est  une  altération,  dit-il,  c'est  une 
altération  d'un  nouveau  genre,  àXAoûoa-u  tiç  ;  car  elle  ne 
change  pas  la  nature  de  l'altéré,  elle  ne  fait  que  le  rendre 
plus  lui-même  en  actualisant  ses  puissances  propres.  — 
Mais  Aristote  est  bien  loin  de  pousser  jusqu'au  bout  cette 
conception  paralléliste  ;  il  est  bien  loin  de  se  représenter 
l'action  du  sensible  sur  les  sens  comme  une  simple  occa- 
sion de  la  sensation.  La  vérité  est  tout  au  contraire  que  le 
sensible  actualise  la  sensibilité  par  une  action  parfaitement 
réelle.  La  sensation  est  dans  la  sensibilité  comme  le  mou- 
vement est  dans  le  mobile  :  il  y  a,  comme  nous  dirions  en 
langage  moderne,  une  action  transitive  du  sensible  sur  la 
sensibilité.  Et  la  sensibilité  est  si  bien  subordonnée  au  sen- 
sible que,  en  faisant  disparaître  la  première,  on  ne  sup- 
prime pas  le  dernier,  tandis  que  la  disparition  du  sensible 
entraine  celle  de  la  sensation  (2).  La  sensation,  de  ce  point 
de  vue,  apparaît  bien  comme  la  peinture  d'un  dehors  dans 
un  dedans,  ou  comme  l'impression  d'un  cachet  sur  la  cire. 
Parfois  Aristote  ne  semble  même  pas  très  éloigné  de  com- 
parer la  réception  d'une   sensation  à  celle    d'un  aliment. 

(1)  De  an.  II,  4,  415  b.  24  ;  5,  416  b,  34  ;  417  a,  30-6,  7  :  celle 
altération  est  un  passage  £/-  ~oû  ïyitv  ?v7v  tâcrbnvni  2j  tàv  ypxujuartKife, 
tx.-/)  êuspystv  ô'i::  70  suepyslv.  .  .  (jimoouv  yàp  yiyvsTxi  rô  ï~/j>~j  tv;v  ïr.irj-.c1u.rl-j, 
ottîo  y  ovx  ïrj-fj  c/X).oioû(j9a.t  (etj  aurô  yào  ri  iTTifoGiç  y.où  si;  IvTS^sjfstav)  h 
Ire/soy  yivoç  ôA\oi&wre<»s.  Cf.  Roclier,  op.  cit.,  p.  256,  p.  257  et  surtout 
p.  258  sq.  et  «60  (ad  Ml  b,  16-19). 

(2)  De  sensu,  2,  438  b,  22  :  to  ykp  nlaO/iro-j  èvepysïv  rcowï  tcj  «ïo-ftoja»». 
Dean.  III,  2,  426  a,  2  :  si  Sri  sax/.v  h  xîy/30-1;  v.où  ?,  vtoixiriç  y.où  to  nô&tu; 
sv  tm  -oto-juévM,  Kvâysqg  «ai  tov  ^oopov  xtù  ~rt-j  v.7.ùt,-j  r'C'J  *«t  êvépyeioeH  ev 

TJj   -Z.V.7Ù.  Sûvuy.CJ  SIVIX.1  "    h    yV.p    ZOJ    TTOIV/Tl/.O'J    y.où    suvrjTtxoù   évs'oyîia   ï-j    rw 

7r«o-^ovT£  syyh-rcf.i. . .  Cat .  7,  7  b,  36  :  ~o  v.î'j  yàp  aÎTÔjjTÔv  avatpsfle» 
(juv«v«tpet  tà-v  tSfBujstv,  r,  oï  rôarBjgctç  -ô  cniihr.zo-j  ov  trwuvixiaéï. 


LES    SKNSATln.NS    SPÉCIALES  379 

Seulement,  dit-il,  la  sensibilité,  au  lieu  de  recevoir  tout  le 
sensible,  matière  et  forme,  en  reçoit  la  forme  sans  la 
matière  il).  —  A  côté  de  cette  théorie  paralléliste  et  de 
eette  théorie  transi  ti  vis  te,  Aristote  paraît  bien  en  ébaucher 
une  troisième.  Dans  la  définition  même  de  la  sensation,  il 
dit  que  l'acte  de  la  sensibilité  et  celuidu  sensible  n'ont  pas  la 
même  quiddité,  -o  B'élyà&eO  xô  kuto  iùraïç  (Dean.  III,  2,  425 
b,  27)  ;  et  il  accuse  fortement  la  différence  des  deux  actes,  l'un 
étant,  par  exemple,  résonance,  <|<*cpoç  ou  (/oœ^o-iç,  et  l'autre, 
audition,  àxor-  ou  Sacoutriç  \])ean.  III,  2,  426  a,  8-26).  Mais 
il  ajoute  au  même  endroit  que  ces  deux  actes  sont  simul- 
tanés et  corrélatifs.  Or  on  sait  combien  est  étroite  pour 
Aristote  la  solidarité  ontologique  des  corrélatifs.  D'ail- 
leurs, si  les  deux  actes  diffèrent  par  la  quiddité,  ils  sont 
donc  un  numériquement  et  matériellement.  Autant  dire 
presque  qu'ils  sont  l'acte  d'une  seule  et  même  substance. 
Nous  sommes  donc  ici  en  présence  d'une  sorte  de  théorie 
de  l'identité.  La  sensibilité  et  le  sensible,  pris  à  part. 
ient  des  puissances  qui  viendraient  s'actualiser  dans  un 
moment  synthétique  et  hiérarchiquement  supérieur,  la 
sensation.  Voilà  encore  une  fois  à  l'œuvre  l'idée  de  hié- 
rarchie, et  la  voilà  encore  une  fois  condamnée  à  ne  pas 
lever  toute  la  difficulté  à  propos  de  laquelle  on  l'invoque, 
parce  que  ce  sont  deux  ordres,  deux  mondes  qu'elle  aurait 
à  réunir  et  non  deux  degrés  d'une  même  réalité.  Aristote, 
dans  sa  théorie  de  la  sensation,  ne  parvient  pas,  malgré 
ses  velléités,  à  sortir  du  dualisme  et  du  transitivisme. 

Le  nombre  des  sensibles  propres  détermine  celui  des  sens 
spéciaux.  A  l'exception  du  toucher,  qui  est  moins  un  sens 
qu'un  agrégat  de  sens  et  porte  sur  plusieurs  qualités,  qui 
ont  d'ailleurs  pour  caractère  commua  de  no  pouvoir  élre 
appréciées  qu'au  contact,  chaque  sens  porte  sur  une  qua- 
lité unique,  ou  plutôt  sur  un  couple  de  deux  contraires 
entre  lesquels  il  est  comme  une  moyenne  (usrâTqç),  ce  qui 

({)  1)0  an.  II.   12  dëb.  :    .  .  .   r,   u-v  cutOçti;  ii-.i  ro  oi/-i:.:oj  r»v  aÎTÔ/;- 
T'-.v  ùiïtov  /jïj  -f.;  J''i;,  t  t  j    -oj    voiïxtptiu 

MKt  TOÛ  yo-jTyj   <]i/j.rv.i  rô   Tr.'iiWj.  \ttftSdaiu  t's  ro  yjtuooùv   h  ~o  yj/J.xov-j 
T^/i'.ov,  iùX  ©ûjj  i,  /ojo-o;  h  /'/.ï/j>;.  ..   CI.  III,  11*.   434  6,  H-2'J  ;  II,  \'l. 

424  a,  ol-h.  3.  " 


380  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

lui  permet  de  pâtir  par  l'action  des  extrêmes  et  de  les 
apprécier  ;  ce  qui  fait  aussi  qu'il  ne  peut  supporter,  sans 
dommage  pour  lui,  qu'une  action  modérée  (De  an.  II, 
11,  424  a,  2;  12,  424  a,  28).  Le  nombre  des  couples 
ou  des  sortes  de  couples  de  qualités  sensibles  est  tel 
qu'il  y  a  cinq  sens  spéciaux  et  qu'il  ne  peut  y  en  avoir 
davantage  (ibid.  II,  0,  418  a,  11  ;  III,  1  déb.).  Le  plus 
élevé,  celui  qu'il  faudrait,  par  conséquent,  étudier 
comme  type,  est  la  vue  (1).  On  voit  à  plein,  à  propos  de  ce 
sens,  un  fait  caractéristique  qui  se  retrouvera,  bien  que 
moins  manifeste,  dans  tous  les  autres,  à  savoir  qu'il  faut, 
pour  que  la  sensation  se  produise,  un  milieu  interposé 
entre  ce  qui  sent  et  le  sensible.  Le  sens  commun,  dont 
nous  parlerons  tout  à  l'heure,  réside  dans  le  TtvsGua,  con- 
tenu lui-même  dans  le  cœur  (2)  ;  de  plus  chaque  sens  spé- 
cial a  un  organe  ou  sensorium  propre  :  l'œil,  l'oreille,  etc., 
qui  sont  d'ailleurs  en  communication  avec  le  sensorium 
central.  Or,  pour  qu'il  y  ait  sensation,  il  faut,  comme  on 
le  voit  manifestement  dans  la  vision,  que  le  sensible  ne 
touche  pas  immédiatement  le  sensorium.  Les  objets  colo- 
rés n'agissent  sur  l'œil  qu'à  travers  un  intermédiaire,  un 
milieu,  le  diaphane,  sorte  de  puissance  qui  se  trouve  dans 
l'air  et  dans  l'eau  (3).  De  même  l'ouïe  réclame  un  milieu 
que  les  commentateurs  appellent  le  o'.^/éz,  et  l'odorat  un 
autre  milieu  qu'ils  appellent  le  oloc-uov.  Le  goût  doit  par- 
tager à  cet  égard  le  sort  du  toucher.  Pour  ce  dernier, 
Aristote  s'attache   à  démontrer  qu'il  exige,  lui  aussi,  un 


(1)  Ibid.  III,  3,  429  a,  2  :  . . .  h  oiptç  pâîkiata.  oûaQvviç,  èort.  . . 

(2)  Voir  Rodier,  op.  cit.,  ad  II,  12,  424  a,  24  sq.  (II,  p.  332-334). 

(3)  De  an.  II,  7  et  principalement  418  b,  4-13,  26-419  a,  ! .  Sur  le 
diaphane  et  sur  la  théorie  des  couleurs,  voir  Rodier,  op.  cit..  p.  'iSl 
sq.  :  «  Le  visible,  c'est  la  couleur.  Mais,  pour  être  vue,  la  couleur  «toi  t 
agir  sur  le  diaphane,  et  sur  le  diaphane  éclairé.  Par  lui-même,  le 
diaphane,  véhicule  de  la  couleur,  est  invisible  et  incolore.  Cependant 
on  peut  dire,  en  un  sens,  qu'il  a  pour  couleur  la  lumière  et  que  son 
acte,  la  lumière,  est  visible.  »  La  lumière,  c'est  l'acte  du  diaphane 
indéterminé  ;  les  couleurs,  ce  sont  les  diaphanes  déterminés  qui  rési- 
dent dans  les  corps  et  qui  se  rapprochent  plus  ou  moins  du  blanc  ou 
du  noir,  selon  qu'ils  renferment  plus  ou  moins  de  feu  ou  de  terre,  de 
l'élément  brillant  ou  de  l'élément  obscur. 


LE    SENS    COMMUN  381 

milieu,  et  que  ce  milieu  c'est  la  chair,  instrument  du  tou- 
cher sans  doute,  mais  non  à  titre  de  sensorium.  Toute 
la  différence  avec  les  autres  sens  est  qu'ici  le  milieu  fait 
partie  du  sentant  lui-même  [De  an.  II,  11,  422  /;,  34-423 
b,  26). 

Sous  les  sens  spéciaux,  il  y  a  un  sens  commun  qui  a  trois 
fonctions  :  sentir  les  sensibles  communs  ;  constituer  par 
son  indifférenciation  l'unité  du  sensitif,  ou,  comme  nous 
dirions,  de  l'esprit  percevant  à  travers  la  diversité  des  sens 
et  des  sensations  spécialisés  ;  enfin  procurer  au  sentant  la 
conscience  de  sa  sensation.  Cette  dernière  fonction  est 
particulièrement  intéressante.  Elle  ne  peut  pas  relever  de 
chaque  sens  spécial  comme  spécial  ;  car  un  tel  sens  est 
tout  entier  absorbé  par  la  sensation  de  son  sensible  propre 
et  c'est  pourquoi,  dans  le  De  somno,  Aristote  a  dit  que  ce 
n'est  pas  par  la  .vue  qu'on  voit  qu'on  voit.  Mais,  dans  le 
De  anima,  il  dit  au  contraire  que  c'est  la  vue  qui  nous 
donne  le  sentiment  que  nous  voyons  (1).  Il  n'y  a  pas 
contradiction.  C'est  que  chaque  sens  spécialisé  plonge  par 
ses  racines  dans  le  sens  commun  :  par  ces  racines,  il  n'est 
plus  spécial,  il  est  quelque  chose  du  fond  même  de  la 
sensibilité.  Maintenant,  pourquoi  ce  fond  commun  de  la 
sensibilité  nous  donne-t-il,  outre  la  sensation,  la  conscience 
de  la  sensation  ou,  selon  l'expression  des  commentateurs, 
car  Aristote  n'a  pas  ici  de  mot  technique,  la  o-uvaûïOyiartç? 
G  est  qu'il  ne  devient  pas  tout  entier  la  l'orme  sensible.  Le 
sens  se  sent  donc  accessoirement  lui-même  (2)  ;  et,  s'il 
avait  son  objet  en  lui-même  comme  l'intellect  a  en  soi  les 
universaux  (3  .   il   serait  sensation  de  la  sensation.  Aris- 


(1)  De  sorm  o,  -,  i55  a,  12  sqq.  et  surtout  15  :  . .    5«t«  Si  rr;  xeci 

xom)  ^•'yj'j.\n\  «xO^OvQoOcrn  -nùacmi,  [se.  rul;  «i.TOrjTô<Ti.\,  y  xui  ô'i  bpâ  /ai 
ù/.vjzi  y.oiï  at<T0«v«Taj  •  OÙ  yào  Sri  t/j  yt  fytt  opa  en  bpèt.  .  .  Dr  an.  III, 
■i  déb.  :  de  deux  choses  l'une",  ?,  *<?  5-pa  «î<7(Jco£?tfai  on  ôpâ.  h  s'rïV/ |s<-. 
wtOctii]  ;  or  il  faut  nécessairement  que  •';  ■'■>'h  forai  r>3ç  o'^c-'.>;  (aùr/ 
?'.;  ïTTi/.t  K-jrr,;  ii'.'tfj,  te»),  car  la  seconde  hypothèse  aurait  pour  consé- 
quence la  régression  à  l'infini. 

(2)  Metaph.  A,  '.»,  1074  //,  Hri  :  peu'vtrai  'Txi.û  «Mou...  q  Ktffôïjo-tî..., 
istvTiJt  S'îv  itapÀùyiu, 

(3)  Vml.  107.rj  f/,  '\  :  oy/   iripov  owv  dtaof  roù  voowutfvtu  x«i  to-j  vo'j, 


382  LE    SYSTÈME    D  ARISTOTE 

tote  est  au  fond  si  réaliste  qu'il  exprime,  comme,  on  voit, 
dans  les  termes  les  plus  exprès  l'idée  que  la  conscience 
est  encore  une  sensation  on  perception,  une  connaissance 
de  la  connaissance  (1).  On  peut  dire  que  ici,  encore  une 
fois,  intervient  l'idée  de  hiérarchie  pour  expliquer  l'unité 
des  faits;  il  est  remarquable  seulement  que  l'unité  est 
demandée,  non  pas  au  terme  supérieur,  mais  au  terme 
inférieur  de  la  hiérarchie. 

Après  les  sens,  Aristote  étudie  les  facultés  imaginatives 
et  les  opérations  intellectuelles  les  plus  inférieures.  C'est 
toujours  l'idée  de  hiérarchie  qui  l'inspire,  la  sensation 
étant  avant  et  sans  doute  pour  l'imagination,  et  celle-ci 
étant  sûrement  en  vue  de  l'intellect.  Seulement  ici,  jus- 
qu'à ce  qu'il  soit  question  de  la  fonction  la  plus  élevée  de 
l'intellect,  cette  idée  est  parfaitement  dans  son  rôle,  puis- 
que nous  sommes  en  présence  d'une  série  de  termes  homo- 
gènes. —  Ni  dans  le  De  anima,  ni  dans  le  De  sensu,  Aris- 
tote ne  dit  un  mot  de  la  mémoire,  à  laquelle  il  a  consacré 
un  petit  traité  à  part.  C'est,  que  la  mémoire,  en  tant  que 
reproductive,  ne  se  distingue  pas  pour  Aristote  de  l'imagina- 
tion. Elle  ne  s'en  distingue  que  par  deux  caractères.  D'une 
part,  elle  est  la  possession  de  l'image,  en  tant  que  celle-ci 
est  considérée  comme  la  copie  de  ce  dont  elle  est  l'image, 
et,  d'un  autre  côté,  elle  enveloppe  la  conception  du  passé 
et  la  reconnaissance  (2).  Mais  ces  caractères  paraissent 
bien  dériver  de  l'intelligence,  encore  qu'Aristote  attribue  la 
mémoire  à  beaucoup  d'animaux,  sinon  à  tous  (3).  11  y  a, 
dans  tous  les  cas,  à  côté  de  la  mémoire,  une  fonction  qui 
est    proprement    humaine,    la   remémoration,    ky?.u.yrl<7::. 

ock  ult,  s/ji  jî.t,-j,  -q  rîÎto  Ëorat  /.ai  r,  vôvjatç  ~ôû  voovusvu  ata.  a,  10  :  0Ût*»ç 
3'ïyji  u.'j-.t)  Kyrçs  x  voijwiç. . .  Cf.  De  an.  III,  4,  430  a,  3. 

(1)  Sur  le  sens  commun,  voir  Rodier,  op.  cit.,  II,  p.  265-268  (ad 
De  an.  Il,  6,  418  a,  18). 

(2)  De  rne?n.  i,  fin  :  ...  ■ic/.'j-in-j.v-oz,  wç  ii-/.ovoç  où  yâvrafffiH,  ïiit... 
449  a,  22  :  Sii  yào  ôrav  sveayjj  xarà  ro  avijaosawffiv,  o-j7mz  ht  t>j  *\>v/J?i 
\ér/zvj,  Sri  •Kùàzzoot  vxBuasu  y  jjœ&ero  r,  bjoyiGSv. 

(3)  Cf.  Bonitz,  Metaph.  lî,  p.  38  {ad  980  a,  28).  —  Il  est" à  croire 
qu'Aristote  emploie  souvent  umay  pour  paurourioc,  par  exemple  quand 
il  parle  de  plusieurs  avyu.ou  qui  fusionnent  pour  constituer  kur.eioia. 
uîk  {An.  post.  Il,  19,  'lOO  a,  5). 


MÉMOIRE,    IMAGINATION,    INTELLECT  383 

Aristote  l'analyse  avec  soin  et  montre  à  ce  propos  com- 
ment l'homme  emploie,  pour  retrouver  ses  souvenirs,  ce 
que  nous  appelons  les  lois  de  l'association.  Aristote  con- 
naît les  trois  lois  de  ressemblance,  contraste  et  conti- 
nuité (1).  —  Sous  le  nom  de  mémoire,  ou  sous  son  nom 
propre,  l'imagination  est  la  faculté  de  lame  immédiate- 
ment supérieure  à  la  sensation.  L'imagination  est  une  sen- 
sation affaiblie,  ou  encore  elle  est  une  sensation  dépouillée 
de  sa  matière,  c'est-à-dire  sans  doute  affranchie  de  la  con- 
dition d'être  hic  et  nu  ne,  ou.  autrement  dit,  dépendante  de 
nsible;  et  on  voit  comment  elle  constitue  un  progrès 
et  un  élargissement  considérables  pour  la  vie  de  l'Ame.  Si 
l'on  considère  le  coté  physique  du  phénomène,  il  faut  dire 
que  l'imagination  consiste  en  une  trace  laissée  dans  les 
sensoria  parla  sensation,  ou  plutôt  encore  dans  un  mouve- 
ment qui  se  continue  après  la  sensation.  Mais  Alexandre 
fait  justement  observer  que  ce  n'est  pas  là  pour  Aristote 
toute  l'imagination,  qu'elle  est  aussi  quelque  chose  de  men- 
tal et  d'actif,  à  savoir  l'acte  de  la  faculté  Imaginative  elle- 
même  (2).  Quelle  que  soit  d'ailleurs  la  part  de  formalité 
et  d'activité  que  puisse  receler  l'imagination,  elle  est  pas- 
sive par  rapport  à  la  fonction  la  plus  élémentaire  de  l'in- 
telligence proprement  dite.  Aristote  marque  avec  force  ce 
degré  de  sa  hiérarchie.  Cette  l'onction  élémentaire,  F'j— ôa/.^'.ç, 
qui  répond  à  peu  près  à  ce  que  nous  appelons  jugement, 
atteint  déjà  l'universel  et,  d'autre  part,  comporte  vérité  et 
erreur,  deux  choses' au-dessous  desquelles  l'imagination 
demeui<\  De  VwÀ'ktityw  se  différencie  à  peine  la  odÇor.  Au- 
dessus  de  l'une  et  de  l'autre,  sont  la  prudence,  s,zWri<j-.ç, 
et  la  science  (3). 

Nous  voilà  parvenus  a  l'intellert,  ou  du  inoins  à  l'in- 
tellect  discursif.  Mais,  avant  de  nous  occuper  de  L'âme 
intell. jetive  en   elle-même,   nous  devons  noua   placer    un 


(1)  Dr  ment,  il,  et  surtout  451  //.  d8  :  ...  to  ift%r)<;  9ïjprJotxiv  -jor^a-j- 
T£;  euro  roy  jjj  ï;  k).).ow  rivôç,  xat  (/■/  ouoloy  à  rju.-j-i.o-j  r,  roû  <T\ivêyyv$. 

(2)  Voir  Roofieri  op.  <-it.,  il,  428-430 el  Alexandre,  De  <m.  es.  \t 
3u  Br. 

(3)  /  \  15).  Cf.  aussi  194  497. 


384  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

moment  à  un  point  de  vue  plus  historique  et  moins  des- 
criptif que  nous  n'avons  fait  jusqu'à  présent,  et  essayer 
d'indiquer  quelle  est,  selon  Aristote,  l'évolution  de  la  con- 
naissance. Il  va  de  soi  qu'Aristote  ne  distingue  pas  entre 
l'histoire  psychologique  de  la  pensée  et  ce  que  Fichte  en 
appellerait  l'histoire  pragmatique,  et  qu'il  s'attache  surtout 
à  ce  qui  intéresse  la  théorie  de  la  connaissance.  Toutefois, 
de  quelque  façon  qu'on  l'entende,  la  connaissance  a  pour 
Aristote  une  évolution,  qui  est  distincte  de  l'analyse  stati- 
que à  laquelle  nous  nous  sommes  livrés  avec  lui  en  traitant 
de  la  logique.  Pour  Aristote  toute  connaissance  commence 
avec  l'expérience  ou,  pour  mieux  dire,  avec  la  sensation, 
avec  la  sensation  en  tant  qu'elle  s'exerce  ici  et  maintenant 
et  paraît  avoir  pour  objet  un  individu  (1).  Car  Aristote 
repousse  la  réminiscence  platonicienne  ou,  en  général, 
l'innéité  proprement  dite,  et,  selon  lui,  le  problème  du 
Menait  se  résout  tout  autrement  (An.  pr.  II,  21,  67  a,  21). 
Toute  connaissance  part  d'une  connaissance  antérieure  : 
mais  cela  ne  signifie  pas  que  toute  connaissance  suppose 
une  autre  connaissance  toute  faite.  Le  problème  du  devenir 
de  la  connaissance  se  résout  par  les  mêmes  principes  que 
celui  du  devenir  en  général.  Nous  avons  vu  que.  grâce  à 
l'être  en  puissance,  nulle  réalité  ne  venait  du  non-être  pur, 
tout  en  pouvant  cependant,  en  un  sens  encore  très  positif, 
commencer  d'être.  Pareillement  nulle  connaissance  ne 
sort  d'un  néant  de  connaissance  ;  mais  la  connaissance  en 
acte  sort  de  la  connaissance  en  puissance.  La  connaissance 
universelle  est  en  puissance  dans  la  connaissance  indivi- 
duelle et  sensitive.  L'individu  commence  par  la  sensation 
et  actualise  peu  à  peu  l'universel  que  la  sensation  contient 
en  puissance.  Des  images  semblables  fusionnent  et  forment 
ainsi  une  image  composite  ou.  si  l'on  aime  mieux,  une 
routine.  Et  c'est  là  un  premier  universel,  auquel  il  ne  man- 
que plus  que  d'être  saisi  et  posé  comme  universel.  De  même 
que,  ontologiquement,  les  formes  intelligibles  sont  dans  les 


(i)  An.  post.  II,  19,  100  a,  17  :  ...  eùffôâv»rai  pev  [se.  h  fy~/jî\  t»  v.'xh' 
ï/.c.cttov,  ij  o'c/.iabr.Gi^  zoxi  z«6o}.ov  eotîv,  olo-j  yvôownrov,  vj.V  oO  Ka).7to-j 
«ïôpwîrou.  Cf.  De  an.  III,  7  déb.  et  infra,  p.  398  sq. 


l'intellect  383 

choses  sensibles,  de  même,  au  point  de  vue  de  la  connais- 
sance, la  notion  est  dans  la  sensation  (1).  Seulement  ni  la 
forme  n'est  un  produit  de  la  matière,  ni  la  notion  n'en  est 
un  de  la  sensation  et  de  l'imagination.  C'est  l'intellect  qui 
fait,  ou.  si  l'on  vent,  qui  est  les  notions.  Nous  voilà  en 
face  de  cette  fonction  qui  soulève  tant  de  problèmes  redou- 
tables. 

Contentons-nous  de  quelques  indications  sommaires,  en 
ayant  soin  toutefois  de  faire  sentir  les  incertitudes  où 
Aristote  nous  laisse.  Il  y  a  un  intellect  discursif  qui  est 
tout  voisin  de  l'imagination,  bien  que  déjà  supérieur  à  elle  : 
c'est,  à  vrai  dire,  la  faculté  dont  l'J-ÔAr,!/^  est  l'acte  2>. 
Nous  le  laisserons  de  côté  pour  nous  occuper  de  celui  qui 
correspond  à  la  v4q<rc^  twv  aSwupérwv  [ibid.  6,  déb.).  Cet 
intellect  a  plusieurs  degrés.  Il  en  a  deux  au  moins.  11  est, 
d'une  part,  l'intellect  passif  (roxfbiTUcéç),  l'intellect  qui 
devient  (t(J>  ïcàvra  yîyve<r^ai)  :  il  est  d'autre  part  l'intellect 
qui  fait  (tw  navra  reotetv)  (ibid.  chap.  o  .  L'intellect  passif, 
l'intellect  qui  devient,  n'est  par  lui-même  rien  d'actuel  : 
c'est  une  tablette  sur  laquelle  originairement  ii  n'y  a  rien 
décrit,  C'est  un  simple  réceptacle,  qui  ne  serait  pas  sans 
analogie  avec  la  matière  première,  puisque,  afin  de  ne  pas 
compromettre  la  vérité  ou,  comme  nous  dirions,  l'objec- 
tivité de  la  connaissance,  il  faut  qu'il  soit  entièrement 
indéterminé  (3).  Toutefois  il  est  clair  qu'il  doit,  à  la  diffé- 
de  la  matière,  ne  pas  individualiser  les  formes  qui 
tombent  en  lui,  et  c'est  peut-être  là  ce  qu'indique  Aristote 


(4)  Cf.  An.  posé.   I.  I  ;  II,  19  ;  Metaph.  A,  l  ;  Phys.  I.  1  déb  ;  />■■ 

On.   111,  K,  432  Cl,  4  :   .  .  .    ft  ri?:  noiT'    roi;  set 7 6 r, roîç  rà  -joc-'X   £TT'..  .  . 
431  b,  2  :  rà   'j.ïj  oùv   i':rJ  r,   ro  voijrotôy  b  roîç  yenixciautun  vmî.,  . 
Voir  p.  39b\  n.  X. 

_     De  an.  HT,  i,  HU  a .  23  :  Xéyw  fi  voira,  ■■<  t?t«vostr«i  xat  ûvoXsuc- 
■  j  //■■ 
laid,  n ,    15-29    :    arrxOîi   ar>a  où  stvact,  ^îxrtxov  âï  toj  £t<îo^  net) 
ni  rotoÙTov,  a).)-/,   ao    roCro..      Kvâyxu   àoa,    i-i>.   -x-jtk  -joîï,  ititiyij 
iliy.i  '-j77î  f*»o'  KÙTOÛ  etVCtl   yJTiv    ar/l i'j.'.%j  '//'/.'  r,   tcot/îv,  oti  JvraecTÔ 
II.  i  de  la  p.  387).  ..  /;.  30  :  ...  o-j-jxuu  --.<;  MTI  r'J.Jor.Tu  o  vq'j;,  &À) 
iu/v.j.  o-jOiJ,  Ttplv  x*  -j'y?, .  oi-  J'oûruf  ûstrta  rv  ypctuftccTt  t«>  u  utqOtv  0- 
ivT£)£/£f-/  ysypat[ifiévov...  Suc  ce  dernier  point,  cf.  Rodier,  op.  ci/.,  Il, 
p.  4:»7. 

A  ri-1 


386  LE  SYSTÈME    DARISTOTE 

en  disant    que   l'intellect  passif  est  lui-même  un  intelli- 
gible (1).  Quelque  supérieur  qu'il  soit  déjà  à  l'âme  sensi- 
tive  et  même  à  l'intellect  discursif,  l'intellect  passif  ne  peut 
évidemment  rien  penser  par  lui-même.   Il  faut  qu'il  soit 
actualisé  par  les  formes  intelligibles.  Mais  comment,  chez 
l'homme,  ces  formes  intelligibles  pourront-elles  actualiser 
l'intellect,  alors  qu'elles  ne  sont  elles-mêmes  rien  d'actuel, 
enveloppées    qu'elles  sont  dans  la  sensation  et   l'image  ? 
C'est  ici  qu'intervient  l'intellect  qui  fait,  le  voj>;  tiqiv\'u.xoç, 
comme  ont  dit  les  commentateurs.  Il  actualise  les  intelli- 
gibles enveloppés  dans  les  images  ;  et  en  ce  sens,  en  ce 
sens    limité   seulement,  il    fait   les  intelligibles.    Quant    à 
expliquer  comment  il  procède  pour  actualiser  les  intelli- 
gibles,  virtuellement  contenus  dans  les  images,  c'est   ce 
qu'Aristote  ne  fait  qu'au  moyen  d'une  comparaison.  L'in- 
tellect qui  fait  est,  dit-il,  comme  la  lumière  est  aux  couleurs 
dans   la  sensation  :  il  rend   l'intelligible    saisissable   (2). 
Cette  comparaison  ne  nous  avance  pas   beaucoup.   Reste 
toujours  qu'éclairer  est  une   action  et  qu'un  agent  n'agit 
que  parce  qu'il  possède  la  forme.  L'intellect  qui  fait  ne 
serait  donc  pas   autre  chose,   en  dernière  analyse,   que  la 
forme  intelligible  pure  et  déjà  séparée  :  cette  forme  séparée 
évoquerait,    appellerait  à  elle,  pour  ainsi   dire,  les  formes 
engagées  dans  la  matière  Imaginative.  Mais,  si  l'intellect 
qui  fait  est  forme  pure,  voilà  la  grave  question  de  sa  trans- 
cendance qui  se  pose.  La  pensée  proprement  humaine  sup- 
pose toujours   des    images    (3),    et,    partant,    est  corpo- 
relle ou  du  moins  elle  est  liée  au  corps,  forme  du  corps. 
L'intellect  actif,  qui  est  forme  pure,  n'a  plus  rien  de  com- 
mun avec  le  corps  :  il  pense  sans  organe.  Dès  lors  est-il 
encore  quelque  chose  de  nous  ?  Le  fait  est  qu'Aristote  lui 
prodigue  des  épithètes  qui  en  font  quelque  chose  de  surna- 

(i)  Ibid.  430  a.  2  :  xpù  cotoç  Sk  «wroç  îffrtv  Ù7--p  tU  vojjtk. 

(2)  Ibid.  5,  430  a,  15  :  ...  6  d's  [se.  -otoùroç  -joùz]  tw  7r«vr«  r.'jul-j, 
wç  îfiç  ztÇj  elov  ro  ywç  •  toôtcov  ycip  Ttvc.  vecii  ~o  yw;  t:oiîï  ~'j.  iïvvdy.îi  »VT« 
■fcprouuTa.  èvepyîia.  y_où>u.7.xot.. 

(3)  Ibid.  7,  431  a,  16  :  ...  Q'jSir.QTZ  vo£Ï  aveu  i/coTzcrua'ro;  i) 
^v/ij.  De  mem.  1,  449  b,  31-450  a,  5,  où  le  rôle  des  images  dans  la 
pensée  abstraite  est  bien  défini.  Cf.  Rodier.  op.  cit.,  494-i'JT. 


LE    PLAISIR  387 

turel  et  de  surhumain,  v.-y.'rr;.  ay.-  r,-,  iôdcvarov,  xtourv    I 
Et  ailleurs  il  déclare  qu'il  entre  du  dehors,  Qûpaâev,  dans  le 
corps  de  l'embryon  (2).  Le  inoins  qu'on  puisse  dire,  c'est 
que    l'intellect  qui  fait  semble  bien  être  un   autre   _ 
dïime  (3).  Des  commentateurs  et.  parmi  eux,  Alexandre    I 
estimeront  que  cet  intellect  est  Dieu   même    pensant  en 
nous.  Aristote  a  laissé  le  problème  sans  solution,  ou  plu- 
tôt peut-être  il  a  volontairement  évité  de  le  poser. 

Nous  en  avons  maintenant  fini  avec  la  théorie  de  la 
pensée  proprement  dite  ;  il  nous  reste  à  parler  de  la  fonc- 
tion motrice  de  l'ùme.  —  Toutefois  nous  devons  dire  d'abord 
quelques  mots  sur  la  théorie  du  plaisir.  Le  plaisir,  c'est- 
à-dire  le  seul  phénomène  affectif  dont  Aristote  ait  parlé  avec 
quelque  détail,  le  plaisir,  avons-nous  dit,  ne  constitue  pas 
dans  l'âme  un  ordre  à  part.  Nous  allons  voir  en  effet  qu'il 
tient  à  la  fois  à  la  pensée  et  ù  la  fonction  motrice,  surtout 
à  celle-ci  dont  il  n'est,  à  vrai  dire,  qu'un  accessoire.  Le  plai- 
sir ressemble  à  la  pensée  en  ce  qu'il  est  comme  elle  quel- 
que chose  d'actuel,  d'intemporel  et  d'un.  Aristote  le  com- 
pare spécialement  à  la  vision,  qui,  comme  on  sait,  était 
pour  lui  un  phénomène  instant*]  D'un   autre  côté. 


(4)  Suite  de  la  citation  du  Du  an.  dans  ratant-dernière  note.  43 
set  ovto;  ô  voùtj  y wûttrroç  xai  v.-v.';r,:  xeù  ktuyf,c,  -■;   . 

[plutôt  que  cf.  Rodier.  ad  toc.  p.  462 

uivw  rovfl'  h-.-.;  tari,  /.y.',  roûro  pava*  Ubdvaxn  xoù  kcomw.  4,  421)  a,  U  : 
ov-?-:   ■j.iulyOv.L  pjfoyov    xùrov  [il  s'agit   de  l'intellect  passif  i 
n.  3)  :  mais  c'est  encore  plus  vrai  de  l'intellect  actif;  voir  note  sui- 
vante] V&  rûuorrt  '  -  -,    s»  fiftoiTO,  /-,:.  %  av.j 
6pyav<n                                  -                   .  <  if  h,  4  s<\ . 
De  gen.  anim.  11,  :;.  73  i  ;'.  -7  :  Itincrm  is 

UCtlOliltOU  .■.V.iJji'.'i'    ttVRI   y  I/O;      'jjCJîj    jùû   BEI 

I)p  ur.  II.   S,  i'-iO  b,  25  :    ...    ieuu  i,  soi 

roûro  ftimv  s*&é%tzeu  /■■>'J:t:-'j/.i,  xaOcbru 
(4»  Par  exemple  D  .17  Brune  :  rocoûron  ni  fo  [i. 

xaù  :"qo;  /'"'>';  ivvxu  /.?«:  wjr" 

aïrio-  •.:    ;;:■    -V;.;.    :o    y.. 

/t'/y.   '///''/■  108,  22  :  ...   tûpcOni  mti  X*j 

oiov.v  /.«'.  Juvauîç   ri;  r/;  -  /;  uït;û'./.;   Ij/ï,;,  aV/  ;:  •./;•>  -   Qjûv. 

:ler,  III.  1%  Ki6,  3. 

(5)  £7A.    .V/V.  \,   3  (4)  J  b.    :  o'oxti  *//o   . 

ypovov  ri"/£'z   -îv«t, .     •  roiovrw  Pioutt»  teù  r,  .-  -■./..  . 


388  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

le  plaisir  dépend  de  la  fonction  motrice.  Le  plaisir  et  la 
douleur  sont  des  signes  qui  révèlent  la  présence  des  appé- 
tits :  si  on  voit  qu'un  animal  éprouve  des  plaisirs  et  des 
douleurs,  il  faut  en  induire  qu'il  a  des  appétits  (De  an.  III, 
11,  434  «,  2).  Le  plaisir  n'est  pas  une  fin  principale  :  c'est 
seulement  quelque  chose  qui  s'ajoute  à  la  fin,  j-'.ytvôpievôv 
t'.  réXoç  (l).  On  ne  peut  pas  mieux  indiquer  que  la  ten- 
dance est  antérieure  au  plaisir  et  son  fondement.  Nous 
désirons  l'accomplissement  de  la  fonction,  et  non  pas  pri- 
mordialement  le  plaisir.  Le  plaisir  dépend  si  bien  de  l'acti- 
vité qu'il  en  suit  toutes  les  espèces  et  se  partage  en  autant 
de  sortes  qu'elle,  et  vaut  uniquement  ce  qu'elle  vaut  (2). 
Enfin  toute  la  doctrine  d'Aristote  sur  le  plaisir  a  pour  sens 
que  c'est  l'activité  qui  est  première  et  que  le  plaisir  ne  se 
comprend  que  comme  le  retentissement  d'une  activité 
conforme  à  la  nature  (3). 

La  théorie  de  la  fonction  motrice  de  l'âme  n'est  pas  la 
partie  la  plus  claire  de  la  psychologie  d'Aristote.  A  la 
prendre  dans  ses  grandes  lignes,  on  peut  dire  quelle  est 
marquée  d'un  double  caractère,  qu'elle  est  à  la  fois 
intellectualiste  et  toute  pénétrée,  d'autre  part,  du  senti- 
ment que  le  désir  est  en  lui-même  quelque  chose  d'irré- 
ductible à  la  raison  et  qu'on  ne  peut  s'en  passer  dans  l'ex- 
plication du  mouvement  de  l'animal  raisonnable.  Le  désir 
est  l'organe  de  l'intellect  pratique  et,  par  conséquent,  quel- 
que chose  comme  la  matière  dont  cet  intellect  est  la  forme. 
Mais  les  deux  ordres  sont  difficiles  à  réunir  par  l'idée  de 
subordination  hiérarchique  de  l'un  à  l'autre.  Selon  Aris- 
tote,  c'est  la  pensée  qui,  dans  l'âme,  est  fondamentale,  et  la 
fonction  motrice  qui  est  dérivée.  Il  dit  dans  le  livre  A  de 


(1)  Eth.  Nie.  X,  4,  1174  b,  32  :  zù.ttoï  de  rvjv  evépyetecv  h  hdovii  ov^ 
wç   é'çt;   è-jVKc/.fi'/Q-jfjc/.,    ctkV  wç   iiriytyvousvàv  ti  té).o;  olov  rot;  xxuaîot;  ré 

woa...  Cf    G.  Kodier,  Éthique  à  iXicomaque,  livre  X  (Paria,  Delà- 
grave,  1897).  p.  97,  n.  2  {ad  4,  5,  1175  a,  15-19). 

(2)  Ibid  5  s.  in.  :  swsw  -s  yào  Ivzpyeioiz  o-3  yivsroti  7j<?ov7J,  rcàc-av  tî 
ÈvépvetMv  TE>.stoî  i)  r^ovô  .  .  ràç  Ivepyeîetç  t«;  JtayepoOeraç  tm  zïrjzi  i~o 
Sia.'fzci6'jroi'j  û5n  TelzLO-juOa.L.  Cf.  2  (3),  1173  b,  28  sqq. 

(3)  Ibid.  VII,  13  (12),  1153  a,  14  :  ...  >sxr£ov  [s.  eut.  shott  rît*  rjo- 
v>jv]  «  hioysiQLv  tvj;  xarà  yv<7iv  IÇîw;  »,  c/.jri  âï  roû  «  kItOctt/j  v.vsuno- 
(Jiotov  ».  Cf,  Rhet.  I,  11  déb. 


LE   DÉSIR  389 

la  Métaphysique  que  nous  désirons  parce  que  nous  nous 
représentons  le  désirable,  et  non  inversement,  et  il  s'efforce 
d'établir  au  même  endroit  que  c'est  le  suprême  intelligible 
qui  est  le  suprême  désirable  (1)  ;  car  l'excellence  ontolo- 
gique est  la  raison  qui  fait  qu'une  chose  est  bonne.  Aussi 
dans  le  De  Anima  (2)  présente-t-il  le  désir  et  l'aversion 
comme  étant  les  dérivés,  ou  tout  au  moins  les  analogues, 
de  l'affirmation  et  de  la  négation.  Désirer,  c'est  affirmer 
qu'une  chose  est  bonne;  éviter,  c'est  dire  que  la  chose 
n'est  pas  bonne.  Par  suite  encore  le  processus  moteur  se 
figure,  pour  Aristote,  par  une  opération  tout  intellectuelle, 
par  l'opération  intellectuelle  par  excellence,  par  le  syllo- 
gisme. Tel  genre  de  chose  est  désirable,  dit  soit  l'intellect, 
soit  l'opinion  pratique;  ceci  tombe  sous  le  genre  en  ques- 
tion, dit  de  son  côté  la  sensation  ;  l'action  suit  comme  la 
conclusion  de  ces  prémisses  :  il  faut  boire,  ceci  est  buvable 
et  l'animal  boit  (3).  Aristote  dit  encore,  et  c'est  une  façon 
à  peine  différente  de  présenter  les  choses,  que  le  désirable, 
moteur  immobile,  meut  le  désir  qui,  comme  moteur-mù, 
meut  à  sou  tour  le  corps,  simple  mobile  (4).  Le  moteur 
immobile  est  évidemment  ici  l'analogue  de  la  majeure,  le 


(1)7,  1072  a,  29  :  optyàusOu  dï  âtorL  Soxeï  [se.  xeàov]  ua).).ov  r.  oo/.-î 
oioti  oaêyàusQa  ■  v.oyr,  yùp  h  -jocti;.  a,  26  :  xtvsî  3z  tact  [i.  e.  où  xtvoû- 
fitvov  a,  ^*>;  to  opexfov,  y.ca  ro  vovTÔv  /.'.jv.  où  xrvoûusvov.  Cf.  Bonitz, 
Metaph.  II,  p.  496.  De  an.  III,  10,  433  a,  l-is<\<\..  22  :  . .  .  voûç  Si  6  hzv.6. 
toj  ).oy>.'Çou.zvo;  xeel  o  îxoc/.y-c/.q:...  xoù  rt  o'osÇtç  ïvexx  toj  -;/.iv.  '  o-j  yàp  h 
o*p»£iç,  uJ/rri  vo/r,  ro-j  irpscxrixoù  »où  ■  to  oii/rj.-ryj  r'y/j.  ~c-.  irpa'Çswç.  .  . 
jjj  Si  o  usv  -jrjj;  o-j  frxi.-jiTv.i  xtvJjv  aveu  ôoï'£-'.>; . ..  Cf.  !).  433  a.  1-3  et 
De  mo lu  uni  m .  6,  700  b,  23  :  ...  xtveî  itpâtrov  to  o'pexrôv  xeù  to  <?iavoï!TÔv. 
Voir  infra,  n.  4. 

(2)  De  an.  III,  7,  431  a,  II  :  ôtco  Je  y-c?j  q  Xvmjpov,  oôv  /^«y/o-a  >j 
Kiroyâou  j.v.  ■-  roû  ato-ôavsffôai  svgpYStee],  cmûxk  >7  optûyei.  Et  h.  .Me. 
VI.  2,  H 30  a,  21  :  c'ttiv  o'okio  ïj  Sittvoia  xara^aai?  /;  sbrocpafftç,  roûro  èv 

OpcÇtl   oir„-i.  ;  y.ai   fW/Ô.  ■  . 

'  (3)  /;///.  AVr.  VI,  5,  1 1  11  a,  23  31  ;  De  ww<u  a«tw.  7,  (ont  le  «lébut 
ci  particulièrement  701  r/.  32  :  rrore'ov  pot,  $  nrtdvpfa  icytt  •  toiJî  iJs 
7ror6v,  â  «ï^Oflit;  £t~ïv  i;  /;  Bavratffta  S  o  voOç  •  iû0ùf  rrtvst.  Cf.  Dé  <7/'. 
III,  Il  *.  /în.  (434  a,  16-19). 

(4)  /)<?«/;.  III,  10,  433  a,  27  àqq.  et  surtoul  6,  13-21.  Cf.  De  mofti 
unir».  6,  700  6,  3îi  sq.  :  to  ub  ou?  irpârov  ov  xivoûptvov  xtvit,  »)  t?*0|9iÇtç 
xat  ro  ôptxrcxôv  xtvovurwov  xivsï. 


390  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

moteur-mû,  celui  de  la  mineure,  et  le  mobile,  qui  ne  meut 
plus  rien,  est  l'analogue  de  la  conclusion.  En  revanche 
Aristote  reconnaît,  de  la  façon  la  plus  formelle,  non  seule- 
ment que  sans  le  désir  il  n'y  a  pas  de  mouvement  possible, 
mais  que  le  désirable  peut  être  un  faux  désirable  (1).  Le 
premier  de  ces  points  ne  soulève  pas  de  difficulté,  une  fois 
du  moins  qu'on  a  admis  que  l'excellence  ontologique  doit 
présenter  un  aspect  pratique  et  apparaître  comme  désira- 
ble ;  car,  au  surplus,  il  va  de  soi  que  le  désirable  éveille  le 
désir.  Mais,  si  le  désir  peut  être  provoqué  par  une  fausse 
représentation  du  désirable,  s'il  n'est  pas  indispensable  que 
ce  soit  l'intellect  pratique  qui  représente  quelque  chose 
comme  désirable,  si  l'opinion,  qui  est  faillible,  peut  rem- 
placer l'intellect,  alors  le  désir  n'est  plus  dépendant  du 
rationnel.  Ce  n'est  plus  qu'en  apparence  qu'il  relève  de 
l'intellect  ;  en  réalité  il  est  son  propre  maître,  et  il  peut 
commander  à  son  tour,  comme  il  arrive  dans  l'intempé- 
rance (2).  —  C'est  précisément  dans  cet  intervalle  entre 
le  désir  rationnel  et  le  désir  irrationnel  que  s'établit  la 
contingence.  On  sait  (cf.  p.  167)  avec  quelle  force  et  quelle 
logique  Aristote  en  affirme  l'existence  au  chapitre  9  de 
YHèrméneia  et  ailleurs.  Mais  sa  doctrine  de  la  liberté  n'est 
pas  aussi  nette  que  son  affirmation  de  la  contingence  (3). 

(i)  De  an.  III,  10  le  début  du  chapitre  et  433  a,  26-30. 

(2)  Ibid.  9,  433  a,  1  à  la  fin  du  ch.  :  l-.i  xoù  im-â-ro-j-o;  -où  voù 
x«l  Isyoùrrr.ç  ~'r,z  oiavoîa;  œsjyâtv  zi  "o  âtwxstii  ou  Kivsiroci,  c/X/.à  y.arà  njv 
hci&v filou  -pc/.rrîi,  oîbv  6  ôuepanjç...  k'ù.ù  ityv  oû<?'  h  opsÇiç  [t.  e.  h  à).oyoç 
6/DEçtç]  r«uTijç'xuDt«  TJ?ç  xivjjffawç  [du  mouvement  qui  noi:s  porte  vers 
l'objet  ou  nous  en  éloigne]  ■  oi  yàp  iyxparsîç  àpsyQfis-Joi  x«t  sîuSuttovvTSÇ 

OÙ   JTÛKTTOUfftV    W   ïyQiJGI.  T'flV^  Ojp.S§tV,  KAà'    àxo)vOU^OÛ!T£   TW  VU.   Ci.   '11,434   Gf, 

12-14.  Voir  Rodier,  op.  cit.,  il,  p.  535  sq.,  555-56l'et  212, 

(3)  Sur  la  contingence,  en  outre  de  Herm.  9,  voir  De  gen.  et 
Curr.  II.  Il,  337  .v,  R-9.  —  Le  nom  du  désir  rationnel  est.  dans  Aris- 
tote, jâoiibjffiç,  De  an.  III,  10,  433  a,  23  (à  la  suite  du  texte  cité 
p.  précéd.,  n  1)  :  r,  yàp  (ÎouXvjitiç  àpeÇtç  •  otûv  o*e  y.arà  tov  Aoyicruàv 
-/.L-jO-ut.,  /.où  y.a-v.  |SoûX7jfftv  xcveêrae.  9,  432  b,  5  :  h  ~.z  rw  ioytfTTtxw  yàp 
h  SoûV/jo-iç  ylvsrat,  xai  h  tS>  k\oyca  o  éirf6wltt«  xai  ô  9uuo$.  .  .  Cf.  Rodier, 
op.  cit.,  p.  532,  542.  —  De  la  j3o0/ïj<7i-,  se  distingue  la  Kpocdptmç,  qui 
est  la  volonté  proprement  dite,  bien  qu'elles  soient  très  voisines  l'une 
de  l'autre,  Eth.  Nie.  III,  4  (2),  1111  b,  19  :  oàlx  pojv  oùèe  pavlnnic,  yt 
[se.  h  -poci.pî'jii],  xulnep  aûvsyyvç  «atvousvov.  VI,  2,  1139  a,  31  :  7Tp«'^«ws 


l'acte  libre  391 

On  ne  voit  pas  très  bien  comment  l'action  libre  diffère,  soit 
d'un  fait  de  pur  hasard,  soit  d'une  action  déterminée  par  la 
raison.  Peut-être  la  pensée  d'Aristote  est-elle  déjà  celle  que 
plus  tard  exprimera  ouvertement  Alexandre,  à  savoir  que 
la  liberté  est  un  remède  à  la  contingence  et  que  l'action 
libre  est  une  initiative  violente  par  laquelle  le  sujet  se 
remet  sous  la  loi  de  la  raison,  en  sautant  par  dessus  les 
lacunes  dont  souffre  à  certains  moments  le  déterminisme 
rationnel  dans  le  monde  sublunaire  (1).  Dans  tous  les  cas, 


u';j  ovj  'J-oyj,  JTpoatpefftç,  ôOîv  r,  xîvïjctiç  à).).'  ovj*  o\>  vjz/.c/.,  —  oov.'.pinv  >;  9k 
ôpiif;  xai  ),6yo;  5  ivexa  Ttvoç.  h.  1  :  iïi'o  r,  ooiy.tiy.ôç  vo-j^  vj  ttoqcu'oî'ti;  r, 
opiiit  oiavojjTtxjj,  xai  r;  -roiv.'jTC  uoyrt  à*»8pwTroç.  La  ~povJ.oz<ji^  consiste 
en  un  choix  entre  nos  désirs  raisonnes  quant  aux  aeies  qui  sont  en 
notre  pouvoir  et  qui  sont  particulièrement  nos  actes  moraux,  ibid. 
HT,  5  (3),  1113  a,  9  :  ô'vroç  Sï  tov  Tzpoutpzroù  (iou/éuroj  oor/.ToO  frôv  lo' 
iflfûv,  xai  r,  irpoc/.Lû-rji;  an  îvc\  Bou^sutix^  opeÇtç  twv  r»'  tiuvj  ■  ht  roù  Boy* 
Ie-'j<tc/.<7B<xi  y«(3  xptvavrsç  ôpçyoueÔa  y./.tv.  tïjv  |3oû)suffiv.  7  (5),  1113  6,  6, 
11,  15  :  sy'  Âpûv  os  /.'/t  ^  iosrv?,  ôaotoi;  tTs  xai  â  xaxîa.  iv  otç  yàp  èy'  Oftïv 
tô  Trp«TTêtv,  -/ai  tô  j^à  jrp«rrsiv,  xai  sv  ol;  tô  oiy;,  xai  tô  val...  si  oè  if' 
rçuîv  rà  •/.«).«  7rp«TTStv  •/.xi  tm  alrrypd,  ôptotKÇ  ô*6  xai  to  y.vî  TrpeérTfftv,  roùro 
<Jj  jjv  to  kyaOoï;  y.v.'l  x«xoî;  stvat,  êy'  Jjpùv  apa  tô  ïr.in.v.ïii  x'ai  BaSXoeç 
Stvat...  uaxapto;  ptev  yào  ovôYtç  axwv,  y;  o'î  uoyQopia-  Éxotfffiov,  L'homme 
est  le  principe  et  le  père  (âp£*>,  ysvvïjDjç)  de  ses  actions,  comme  il 
l'est  de  ses  enfants  :  il  n'y  a  pas  lieu  de  remonter  à  d'autres  principes 
TTKpà  rà;  ;©'  rçpitv  ■  Su  xat  a«  aplati  w  flftïv,  xai  a-j-à  sa»'  ijpiîv  xai  îxouma. 
Cf.  Zeller,  p.  587-589  :  Bonitz,  Jntf.  633  6,  43  :  268  b.  23  ;  Rodier,  op. 
cit.,  87,  90  (arf406  6,  25). 

(1)  Ce  n'est  pas  dans  le  Zte  fato  qu'il  faut  chercher  l'exposition  la 
plus  forte  cl  la  plus  profonde  de  la  doctrine  d'Alexandre  sur  la 
liberté,  mais  plutôt  dans  les  deux  sections  du  De  anima  iibpr  aller 
qui  sont  intitulées  ràîrapà  'Apierrorslous  irepï  roù  I*'  -hy-u  (169,  33-173, 
16-175,  32  Bruns  ;  cf.  Ravaisson,  Essai,  Iï,  p.  309  sq.).  Il  y  a.  dit-il 
en  substance,  du  non-être  répandu  et  mélangé  dans  les  êtres  (trios 
le  domaine  de  ce  non-être  es1  réduil  :  c'est  le  domaine  des  faits  races 
(tô  hit'  ïkctTzov),  par  opposition  à  ioul  ce  qu'il  y  a  dans  l'univers  de 
fréquent  (ro  «?  ï~\  tô  nokù)  ou  même  de  nécessaire  :  c'est  en  outre 
seulement  le  domaine,  si  peu  étendu,  du  monde  sublunaire  Or  c'est 
ce  non-être  qui  l'ail  la  corruptibilité  des  êtres  qui  sont  dansée  monde, 
leur  faiblesse  et  leur  infirmité;  c'est  lui  qui  les  empêche  d'exister  et 
ter  toujours  dans  le  même  état.  Cette  part  de  non  être,  quand 
elle  se  rencontre  dans  les  cab*  sures  à  nous,  donne 

à  la  fortune  et  au  hasard  {?.  rvyj,,  -b  aÛToparov)  ;  quand  elle  se  ren- 
contre dans  les  causes  qui  sonl  en  nous-mêmes,  elle  fait  qu'il  y  a  des 
choses  qui  sont  eu  noire  pouvoir  (tk  s»'  r/jJ.-j)  et  dont  les  opposés  sont 


392  LE    SYSTÈME    d'aRISTOTE 

un  point  est  sûr,  c'est  que  l'action  libre  ne  vaut  pas  aux  yeux 
d'Aristote  l'action,  aussi  parfaitement  nécessaire  que  par- 
faitement rationnelle,  des  êtres  supérieurs  à  notre  monde. 
Et  il  est  sûr  aussi  que.  pour  les  êtres  de  notre  monde,  le 
principe  formel  n'est  pas  le  seul  moteur,  de  sorte  que  le 
mouvement  de  ces  êtres  ne  s'explique  pas  complètement 
en  disant  qu'ils  vont  vers  leur  perfection  et  leur  nature.  Ils 
diffèrent  de  cette  perfection  et  de  cette  nature  autrement 
encore  que  par  le  degré. 

également  possibles.  Noire  liberté  résulte  donc  d'une  faiblesse  et 
d'une  imperfection.  Mais  c'est  en  raison  même  de  cette  imperfection 
que  nous  désirons  et  voulons  le  bien  qui  nous  manque  (170,  20-171,  1, 
avec  la  correction  de  Bruns).  Ainsi  l'acte  libre,  en  tant  qu'il  nous 
remet  sous  l'autorité  delà  raison,  est  un  effort  pour  rétablir  en  nous 
et  dans  notre  conduite  l'uniformité  qui  caractérise  les  natures  éter- 
nelles et  nécessaires.  Voir  surtout  les  dernières  lignes  de  la  deuxième 
dissertation  :  ~v.?vj  yàp  àvQow— oi;  roï;  xarà  «J<7tv  rï  ïywavj  /.«'t  uçroo- 
foiz,  inï  tàv  -Apivi-j  te  xai  oCiptni-j  §vvx?w  UpEvIiit  xtï)oout6ou  xai  Juv«tôv 
ot  aurou.  âio  tzoù.w  xa^â;  ~oo:  upÉT'ôv  nswvxoron  çpaïAôrspov  tivî:  7tî»vx6- 
--.:  Kjxeîvouç  yiyvovTou  7ro).Xaxtç  ri&v  ïiiïstow  r/ji?  yûcrgs*ç  tairccpEvot  zr.  -v.r/ 
kÙt&v  z&ucLol  (175,  27-32). 


VINGT  ET  UNIEME  LEÇON 


LA  THEORIE  DE  L'ETRE 

Nous  avons  parcouru  la  logique  et  la  physique  d'Aristote. 
Or,  si  elle  suppose  le  réel,  attendu  que,  comme  théoricien 
des  méthodes  et.  à  plus  forte  raison,  comme  théoricien  de 
la  connaissance,  Aristote  répudie  le  formalisme,  la  logique 
n'est  pourtant  pas  l'ontologie  elle-même  :  elle  n'en  est 
qu'un  dérivé  et  même  une  contre-partie.  Pour  la  physique, 
s'il  est  sûr  qu'elle  porte  sur  le  réel,  et  cela  dans  un  sens 
très  fort  du  mot  de  réel,  puisque,  à  la  différence  des  mathé- 
matiques, elle  s'occupe  d'êtres  concrets  et  non  d'abstrac- 
tions,  elle  ne  spécule  pas  néanmoins  sur  ce  qu'il  y  a  de  plus 
central  et  de  plus  fondamental  dans  le  réel.  Elle  étudie  les 
accidents  des  suhstances  sensibles,  à  savoir  le  mouvement 
dans  ses  diverses  espèces;  elle  étudie  en  outre  la  nature, 
cause  du  mouvement  des  êtres  sensibles.  Mais,  si  la  nature, 
est  quelque  chose  de  la  substance,  ce  n'en  est  pas  encore  le 
fond  dernier,  puisque  la  nature  n'est  que  ce  qui  porte  l'être 
sensible  vers  son  acte  dernier,  la  terre  ou  le  feu  par  exem- 
ple vers  leur  lieu  naturel.  La  forme  elle-même,  vers 
laquelle  l'être  sensible  se  meut,  n'est  que  le  moteur,  rela- 
tivement ou  absolument  immobile,  de  cet  être  :  c'est-à-dire 
que,  dans  la  physique,  la  forme  apparaît  surtout  comme  fin  ; 
c'est-à-dire  encore  comme  tournée  vers  autre  chose  qu'elle- 
même.  Donc  la  physique  ne  s'attache  nulle  part  à  la  caté- 
gorie de  substance  prise  en  elle-même.  Ajoutons  enfin  que, 
assujettie  qu'elle  est  à  considérer  exclusivement  des  êtres 
sensibles,  la  physique  ne  pourrait  jamais  étudier  la  sub- 


394  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

stance  dans  toute  l'extension  de  cette  catégorie,  qu'elle  ne 
pourrait  pas  même  se  poser  la  question  de  savoir  s'il  v  a 
d'autres  substances  que  la  substance  sensible  ;  car,  si  elle 
aboutit  à  une  substance  surnaturelle,  c'est  sans  en  avoir 
délibéré  et  sans  l'avoir  cherchée.  La  physique  conduit  donc 
seulement  au  seuil  de  la  catégorie  de  substance.  Une  fois 
qu'elle  s'est  acheArée,  il  reste  au  philosophe  à  se  demander 
ce  qu'est  la  substance  comme  substance  et  en  thèse  géné- 
rale, puisqu'il  peut  y  avoir  une  substance  ou  des  substances 
supra  sensibles,  et  même  en  tant  qu'il  s'agit  de  décider  ce 
qu'est,  en  son  dernier  fond,  la  substance  sensible.  La  théo- 
rie de  la  substance  comme  substance  ou  de  l'être  en  tant 
qu'être  est  une  science  à  part,  la  science  suprême,  celle 
qu'Aristote  appelle  la  philosophie  première  et  qu'on  a 
appelée  après  lui  la  métaphysique. 

Il  est  bien  connu,  et  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de 
rappeler  (p.  93  sq.),  que  la  théorie  de  la  connaissance  et  la 
théorie  de  l'être  chez  Aristote  sont,  ou  paraissent  être  ani- 
mées chacune  d'un  esprit  différent.  Nous  allons  donc  com- 
mencer par  demander  à  la  théorie  de  la  connaissance  quelles 
sont  ses  conclusions,  et,  sans  dissimuler  le  désaccord  qui 
peut  exister  entre  elle  et  la  théorie  de  l'être,  nous  aurons 
soin  pourtant  de  signaler  tous  les  efforts  qu'elle  fait  pour 
s'accommoder  avec  celle-ci.  Nous  passerons  ensuite  à  la 
théorie  de  l'être  proprement  dite  et  nous  la  suivrons  jus- 
qu'à la  définition  du  premier  des  êtres. 

D'une  manière  générale,  la  théorie  de  la  connaissance 
d'Aristote  conclut  comme  celle  de  Platon  que  l'objet  de  la 
science  est  l'universel.  Cette  conclusion  revient  à  chaque 
page,  pour  ainsi  dire,  des  Seconds  analytiques.  Mais  il  ne 
faut  pas  la  prendre  en  gros  et  au  pied  de  la  lettre  :  ce  serait 
un  moyen  trop  commode  et  aussi  trop  injuste  et  trop  inintel- 
ligent de  se  préparer  à  mettre  Aristote  en  contradiction 
avec  lui-même.  Il  faut  voir  comment  il  explique,  complète 
et  corrige  cette  proposition.  Tout  d'abord  la  sorte  d'univer- 
sel que  réclame  la  science  n'est  pas  celle  que  Platon  avait 
cru.  En  effet,  pour  qu'il  y  ait  démonstration,  il  faut  qu'il  y 
ait  un  moyen-terme,  et,  pour  qu'il  y  ait  un  moyen-terme, 
il  faut  qu'il  y  ait  de  l'universel  ;  car  l'essence,  ou  la  défini- 


LA    THÉORIE    DE    LA    CONNAISSANCE  395 

tion,  ou  l'universel,  ce  sont  là  des  expressions  synonymes. 
Cependant  l'universel  qui  constitue  le  moyen-terme  du 
syllogisme  démonstratif  n"a  pas  besoin  d'être,  comme  l'Idée 
platonicienne,  extérieur  aux  choses.  Certes  le  moyen-terme 
est  constitué  par  ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  les  divers 
cas  dans  lesquels  se  présente  le  mineur  :  il  est  l'unité  de  ces 
divers  cas.  Cela  n'entraine  pas  qu'il  doive  exister  à  part  de 
ces  divers  cas  :  c'est  une  unité  immanente  aux  choses,  iv 
y.'j.-.'-j.  -o/.MÔv  ou  i-\  -oÀ/.ù>y,  non  une  unité  transcendante, 
iv  nctpkxk  TzoXkâ.  {Anal.  pont.  I,  Il  dëh.\.  Et.  si  cette  unité 
est  réalisée  quelque  part  en  dehors  des  termes  dont  elle  est 
l'unité,  ce  ne  peut  être  que  dans  l'âme  (1).  Mais  il  y  a  plus. 
Non  seulement  l'universel,  objet  de  la  science,  n'a  pas 
besoin,  pour  que  la  science  soit  possible,  d'être  une  chose 
à  part.  L'universel,  bien  considéré,  est  encore  différent  de 
ce  que  l'on  pourrait  croire  qu'il  est  au  premier  abord.  Sans 
doute  l'universel  est,  en  un  sens,  ce  qui  se  dit  de  plusieurs 
choses,  ce  qui  possède  une  extension  capable  d'envelopper 
tous  les  sujets  dans  lesquels  se  rencontre  l'attribut  ainsi 
désigné  comme  universel.  Cette  délinition  est  dans  Aris- 
tote  (2i  :  elle  tient  une  place  certaine  dans  sa  pensée. 
Elle  en  tient  si  bien  une  que,  comme  nous  l'avons  vu  ail- 
leurs (p.  127,  n.  2),  Aristote  objecte  un  moment  contre 
l'Idée  platonicienne  que  celle-ci  ne  peut  être  définie  et  con- 
nue en  tant  qu'elle  apparaît,  ainsi  qu'il  arrive  sous  un 
certain  aspect  ou  dans  certains  cas,  comme  un  individu 
d'une  nouvelle  sorte,  comme  un  être  intelligible  singulier. 
On  ne  définit  pas  le  singulier,  ocra,  [xovavàj  dit-il  à  la  fin  du 
cli.  18  du  livre  Z  de  la  Métaphysique.  Mais,  dans  ce  passage 
même,  il  finit  par  donner  à  son  objection  un  sens  autre 
que  celui  qu'on  aurait  attendu  en  commençant.  Les  carac- 

II)  !><•  en.  II,  5,  417  h,  23  :  ratura      •.   rà  xaOoXeu]  S'bt  </.'■>-. 
rç  yy/j,-  Cf.   III,   4.  '.   :  xai  u  r/:   oi  XeyovTtc  -•-,■•>  '^'->/SJ  stvau 

TÔ7TOV   .  .'j-.i  5X»  kAV  r,   vorçruaj,  otrra  ijrùi /-.<■/.  '/■'//.  SvvtifiH 

rà  lîJij.  VoirRodier,  op. cit.,  II.  p   161  et  439. 

(2)  Mctaph.  Z,  <:i,  1038  A.  Il  :  tu-o   yètp  XsyrrKC  xâôotav  ô  -"• 
■jt.j.'j /z>:j  rréyuxcv.  i,  1  '>,  29  :   rà  fùv  yàp  xaOoXou...  ovr« 

x«0o).ou  '•>;    -'i'/'/v.  jrsouyov  rà  ttctTttyoptîv9at  xaâ'  ixctorou  xai  h   /-«vra 
wç  fxaorov...  Cf.    lîonilz.  Ind .  356  A,  4  sqq. 


396 


LE    SYSTEME    D  ARfSTOTE 


tères  qui  entrent  dans  une  définition  n'ont  pas  toujours  de 
l'extension,  ils  sont  seulement  susceptibles  d'en  recevoir  :  è-' 
yXkvj  ïvos^eTas.  (1).  Cette  universalité  de  droit  est  assez  diffé- 
rente de  l'universalité  de  fait.  Si  elle  suffit,  on  peut  donc 
en  réalité  penser  un  concept  sans  extension.  C'est  si  bien 
là  au  fond  l'opinion  d'Aristote  que,  comme  nous  l'avons 
aussi  indiqué,  Alexandre  assigne  pour  objet  à  la  définition 
l'ensemble  des  caractères  qui  constituent  la  compréhension 
d'un  concept,  sans  qu'on  ait  à  se  demander  si  ce  concept  est 
ou  non  répété  en  plusieurs  exemplaires  (2).  D'ailleurs  l'acte 
essentiel  de  la  connaissance  n'est  pas,  nous  le  savons 
(p.  1  IGsqq.),  leÀôyosOii  la  discursion,  c'est  l'intuition.  Or,  si 
l'extension  est  naturellement  afférente  au  Xoyoç,  non  moins 
naturellement  l'intuition  est  un  acte  singulier.  La  preuve 
en  est  dans  le  rapprochement  qu'Aristote  établit  entre 
l'intellection  et  la  sensation.  D'une  part,  il  se  sert  de 
l'exemple  de  la  sensation  pour  faire  comprendre  l'inteilec- 
tion  des  indivisibles  ;  de  l'autre,  il  déclare  que  la  sensation 
qui  saisit  l'homme  dans  Callias  et  la  sensation  des  gens 
expérimentés  qui  savent  voir  sont  intellection  (3).   Lors 


(1)  Une  partie  de  ce  texte  a  été  citée  p.  126,  n.  4;  cf.  Bonitz, 
Metaph.  II,  p.  356.  L'Idée  platonicienne  est  un  véritable  individu  et, 
pour  cette  raison,  ne  peut  être  définie  :  voir  en  particulier  Metaph. 
M,  9,  1086  a,  32-35  et  Z,  15,  1040  a,  8-14  ;  b,  2  sq. 

(2)  Alexandre,  'knopiou  /.-A  Ivtntz,  I,  11  b,  23,  23-32  Bruns  (cf  supra, 
p.  126).  Voir  Rodier,  op.  cit..  II,  p.  19. 

(3)  Voir  p.  116,  n.  2.  Cf.,  en  outre  des  textes  cités  à  cet  endroit, 
De  an.  II.  4,  429  a,  13  :  i\  So  sari  rô  voetv  tûffiréo  -o  aiaQoLvstrQou,  r,  nùtryen 
[cf.  Rodier,  p.  436]  ri  Ofrô  to-j  vojîtoù  tj  ti  rotoûrov  étspov...  [cf.  p.  385, 
n.  3]  oiloimc,  é%£i'j,  MGT.zp  zà  uicrQ-on/Jj-j  rrpôq  rU  «.luBiixi,  oûrw  rôv  «ou» 
jrpôç  r«  voTiTci.  8,  432  a,  2  :  ...  ô  voyç  ùdoç  tiSw  -/ai  <j  ocïer9i}a-iç  ii$oç 
eçîfffiflTâv  [cf.  p.  379,  n.  i}.  C'est  à  l'aide  de  métaphores  emprun- 
tées au  contact  et  à  la  vision  qu'Aristote  décrit  l'intellection,  Metaph. 
0,  10, 1052  a,  3  :  ni  l'erreur,  qui  est  le  fait  d'une  synthèse  incorrecte, 
ni  l'ignorance  ne  sont  comparables  à  la  cécité,  ô  ukv  -/ko  ruy>6n}ç 
ioriv  <wç  $»  se  tô  voqrixsv  ô')m;  un  ïyj>i  itç.  A,  7,  1072  b,  20  :  l'intellect 
se  pense  lui-même  xarà  jxaTafojiptv  roû  vojjtoù...  Gr^ycôwv  x«i  voâv...  to 
7«o  ô*sxtixov  roû  »o«toù'  xaJ  ?«;  oû.«rÉa«  «où;.  Et  h.  Nie.  I,  4  (6).  1096  b, 
28  :  wç  '/«p  £v  o-w^art  o-k;,  b  ^Z'j?  vowç.;.  et  de  même  Top.  I,  17, 
108  a,  11.  —  Sur  le  rapport  de  l'intellection  et  des  intuitions  de  l'ex- 
périence, cf.  Eth.  Nie.  VI,  12  (11),  1143  b,  4,  H  :  Ix-tw»  x*6'  1™.i-.v. 


LA    THÉORIE   DE    LA    CONNAISSANCE  397 

donc  qu'il  dit  que  la  sensation,  ainsi  identifiée  avec  l'intel- 
lection,  a  pour  objet  l'universel  (r,  8'aîd)7i<uç  tou  xaOôXot*, 
An.  post.  II,  19,  100  a,  17),  l'universel  dont  il  s'agit  n'est 
plus  l'universel  extensif.  La  source  de  toute  connaissance 
inductive  et.  par  conséquent,  de  toute  connaissance,  puis- 
que ce  qui  ne  se  démontre  pas  se  connaît  par  induction,  la 
source  de  toute  connaissance  est  un  acte  qui  n'a  rien  à  voir 
avec  l'extension,  point  que  nous  avions  signalé  (p.  258)  dans 
la  leçon  sur  l'induction.  Enfin,  et  c'est  là  le  point  le  plus 
important  et  le  plus  décisif  de  tous,  l'universel  proprement 
dit,  l'universel  du  genre,  pris  ou  non  avec  extension,  n'est 
pas  le  seul  objet  de  la  connaissance.  Faisant  appel  à  l'idée 
d'analogie  que  nous  avons  déjà  rencontrée  chez  lui  plu- 
sieurs fois,  Aristote  montre  que,  quand  il  n'y  aurait  pas 
d'universel  générique,  la  science  ne  chômerait  pas  pour 
cela,  et  il  tend  même  parfois  à  ramener  l'universel  généri- 
que à  l'universel  analogique  :  «  Ce  n'est  pas  seulement, dit-il 
dans  le  livre  r  de  la  Métaphysique,  dans  les  choses  qui  ont 
un  caractère  commun  qu'il  faut  voir  l'objet  d'une  science  ; 
des  choses  rapportées  toutes  à  une  même  nature  consti- 
tuent aussi  un  pareil  objet  ;  car  ces  choses  ont,  à  leur  façon, 
un  caractère  commun.  Et  c'est  pourquoi  il  y  a  une  science 
des  êtres  en  tant  qu'êtres  ».  De  même  la  médecine  s'occupe 
de  tout  ce  qui  a  rapport  à  la  santé,  encore  qu'il  n'y  ait  pas 
à  proprement  parler  d'unité  générique  pour  relier  entre 
eux  l'agent,  l'instrument,  le  réceptacle  de  la  santé  il).  Si 


i  K£c6oÂou  •  rovTwv  ouv   Êfygtv  oîl  cûjQriçiv,  flt'jTic  S'kazi  vo-j;...  &Jo*rî 
ozl  rroo-j;/:  îtaaiv  x«è  itpè<rGu~ép<av  r,  soovtuMV  rc/.t;  Kvairoastxrotç 

'^■j.iiii.   /.«'.    o'jz/;.';    v>/_   flTTOV  T<àv   xito3si%îo>v  '   rJii/.  yio   ro   ïytiv   sx  -r,: 
èuKtipiui  dftfta  ôpàaiv  ooOâc.  Cf.  aussi  p.  ;>84,  n.  1. 

(1)  Metajth.  Y.  î  déb.  :  ro  S'ov  Xcyrrat  fin  noiXa/âf,  «).)à  -po;  h  /«i 
iu'ocv  rtvâ  mùaiv,  xat  où%  ôu&ivûfjuu;,  iÙJ  ÛTittp  xaè  ro  ùyutvàv  j.-ol-j  npôi 
CryUwc»,  ro  u.'u  -■■>  yu).«rrsev,  ro  Jg  rù  irotstv,  ri  -îj  rai  yvjutîov  jtvat  -r,- 
iyteiaç,  ro  o'ort  Six.rt7.Qv  xùrrjq  '  xeci  ro  iarptxov  jtûôç  îarotxiqv  ■  ...  ovr-.j 
Je...  r«f*èv..,  ôri  o /T'y  ôvt«  Xéysrat,  rà  o'ort  jt«Ô>]  oùfffaç,  rà  o'ôrt  60^6; 
£'.;  oJTt'av...  y.v.r)'}.-'.o  rij-j  /.ai  w5v  ûytstvàfo  «itkvtmv  ula  èrctTr^tx/j  sTri'v, 
ôuotfij;  roûro  y.c.t  îni  twv  '/V/,mv.  oO  yào  uôvov  râv  x.aO'  iv  Xnoutvam  hrio> 
rcy-ij;  larè  &«eop»jo'ae  u'-a;,  «>./à  xai  rân  ~oo;  utow  Xeyourvwv  yvaiv  '  xai 
yàû  raûra  rpo'jrov  r'và  '/-'/irai  xa0'  ï».  oijXov  ouv  ôr«  x<tl  rà  ôvt« 
ÔCWO^COH  Ô    8VT«  X7T«VT«.   Cf.    p.   121.   D.   i. 


398  LE    SYSTÈME    d'àRISTOTE 

nous  nous  rappelons  à  ce  propos  ce  que  nous  avons  dit 
(p.  247)  des  axiomes,  qui  ne  se  répètent  pas,  mais  se 
correspondent  d'un  genre  à  l'autre  de  l'être  et  trouvent  dans 
cette  correspondance  une  sufflsante  universalité,  nous 
voyons  qu'il  résulte  de  la  dernière  considération  à  laquelle 
nous  venons  de  nous  attacher,  comme  cela  résultait  déjà 
des  précédentes,  que  la  science  ne  réclame  pas  pour  objet 
aux  yeux  d'Aristote  des  universaux  proprement  dits.  Elle 
se  passe  parfaitement  de  l'élément  extensif  dans  les  genres, 
et  elle  se  passe  même  aussi  des  genres. 

On  arrive  à  un  résultat  identique  en  prenant  les  choses 
à  l'envers  pour  ainsi  dire,  et  en  portant  son  attention,  non 
plus  sur  ce  qui  est  propre,  mais  au  contraire  sur  ce  qui  est 
impropre,  selon  Aristote.  à  servir  d'objet  à  la  science  :  «  on 
ne  peut  pas  savoir  par  le  moyen  de  la  sensation  »,  «  la 
sensation  porte  sur  l'individuel,  la  science  sur  l'univer- 
sel »  (1).  Ainsi  ce  qui  est  impropre  à  servir  d'objet  à  la 
science,  c'est  le  sensible  ou  lindividuel.  Or  qu'est-ce  que 
le  sensible  ou  l'individuel  ?  Sans  doute,  en  un  sens,  c'est 
le  singulier,  et  c'est  même  ce  mot  qui  traduit  le  plus  litté- 
ralement l'expression  aristotélicienne  x«8'  Exaorov.  Cepen- 
dant il  faut  examiner  s'il  s'agit  bien  du  singulier  comme 
singulier.  Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  Aristote  dire  qu'on 
ne  définit  pas  So-a  •xovzyi.  et  telle  est  la  manière  vraiment 
précise  et  sans  ambiguïté  dont  il  convenait  de  désigner  le 
singulier  comme  singulier.  Mais  nous  avons  vu  aussi  que 
cette  singularité,  comme  telle,  n'allaitpas,  en  fin  de  compte, 
jusqu'à  empêcher  la  définition  et  la  science.  Nous  devons 
donc  ne  pas  entendre  trop  facilement  dans  le  sens  extensif 
les  expressions  par  lesquelles  Aristote  indique  la  raison  qui 
empêche  à  ses  yeux  la  sensation  de  donner  la  science  : 
«  Bien  que  la  sensation,  dit-il.  ait  pour  objet  ce  qui  est  de 
telle  espèce  et  non  cette  chose  particulière,  néanmoins  il 
est  inévitable  que  ce  soit  cette  chose  ici  et  maintenant  qui 


(i)  An.  posf.  I,  31  déb.  :  oJC:  tdsQvtretôq  éaru  ï-ls-y.siïv.i.  De  an.  II, 
5,  417  b.  22  :   ...  reav  x«0'  hut&îw  ?,  xxr'  tvépysicai  aïo'ôvjctç,  h  o' i-n iot car, 


LA    THÉORIE    DE   LA    CONNAISSANCE  399 

soit  sentie  »  (1).  Le  sensible  et  l'individuel,  en  tant  qu'im- 
propres à  la  science,  sont  donc  cette  chose  qui  est  perçue 
ici  et  maintenant.  En  d'autres  termes,  ce  qui  est  impropre 
à  la  science  est  caractérisé  par  le  fait  d'être  situé  en  tel  lieu 
et  en  tel  instant.  Or  pourquoi  ce  fait  est-il  rebelle  à  la 
science?  A  cette  question  il  n'y  a  qu'une  réponse  possible  : 
c'est  que,  par  lui-même  au  moins,  le  fait  d'être  en  tel  lieu 
et  en  tel  instant  est  arbitraire  et  sans  raison.  Assurément 
Aristote,  dans  sa  théorie  de  l'espace  et  du  temps,  a  été  bien 
loin  d'envisager  ces  deux  choses  comme  des  milieux  homo- 
gènes. Il  a  écarté  la  considération  de  l'intervalle  pour  voir 
exclusivement  les  limites.  Par  conséquent,  il  tend  à  réduire 
l'espace  et  le  temps,  comme  plus  tardLeibnitz,  à  des  ensem- 
bles de  relations.  Par  contre,  pourtant,  il  insiste  sur  la 
divisibilité  indéfinie  de  l'étendue  et,  par  suite,  du  temps. 
De  ce  chef  il  rétablit  l'homogénéité,  la  possibilité,  par 
conséquent,  de  poser  la  limite  où  on  veut  et  sans  autre 
raison.  Sa  pensée  se  porte  donc  sur  l'espace  et  le  temps 
homogènes  quand  il. dit  que  le  fait  d'être  ici  ou  là  est  carac- 
téristique de  l'individuel,  et  il  veut  dire,  en  dernier.'  ana- 
que  l'individuel  est  impropre  à  être  objet  de  science, 
parce  qu  il  est  sans  raison.  L'individuel  et  le  sensible  ne 
sont  pas,  à  vrai  dire,  des  choses  à  nulles  autres  pareilles: 
ce  sont  des  choses  contingentes.  —  De  ces  considérations 
directes  et  inverses  sur  l'ensemble  de  la  théorie  de  la  con- 
naissance d'Aristote,  nous  devons  conclure  en  somme  que 
ce  n'est  pas  par  l'universalité,  mais  bien  plutôt  par  la  néce§- 
sité  qu'il  définit  la  science,  que  ce  n'est  pas  par  l'idée  de  genre, 
mais  par  celle  de  raison  :  de  sorte  que  la  question  d  exten- 
sion n'a  pas  ici  grand  rôle  à  jouer  et  que  le  simple  fait  d'être 
seule  de  son  espèce  n'empêcherait  pas  une  chose  d'être 
connaissable  scientifiquement.  Cela  nous  mène  fort  loin  de 
la  théorie  platonicienne  de  la  connaissance,  peut-être  telle 
qu'elle  est  dans  sa  vérité,  en  tous  les  cas  telle  qu'Aristote 
la  comprend.   Et,  en  revanche,    sans  que  toutes  les  difti- 


(4)  An.  post.  (à  la  suite  ûo  la  pbrase  citée  note  précédente)  :  ii  yàp 
xci  fa?»  v  sttffSigffif  jûù  roioyJs  y.vj.  ur.  roûJs  rwo;.  kaV  tùa&«vta$*i  ja 
Kvetyxalov  r6<?«  ri  ■/.%'<.  no-j  *y 


400  LE    SYSTÈME    n'ARISTOTE 

cultes,  ni  encore  moins  toutes  les  hésitations,  soient  sup- 
primées, la  théorie  aristotélicienne  de  la  connaissance,  hien 
scrutée,  cesse  de  se  présenter  comme  destinée  à  contredire 
violemment  la  théorie  de  l'être.  Nous  ne  serons  pas,  sem- 
ble-t-il,  condamnés  à  professer,  ni  surtout  à  professer  sans 
réserve,  que  chez  Aristote  ce  qui  est  connu  n'est  pas  réel 
et  que  ce  qui  est  réel  n'est  pas  connu. 

Abordons  maintenant  la  théorie  de  l'être  elle-même.  La 
partie  négative  de  cette  théorie  est  célèbre  et  parfaitement 
nette.  Si  Aristote  a  pu  être  tout  près  parfois  de  reprendre 
pour  son  compte  la  doctrine  que  la  science  exige  comme 
objet  les  Idées  platoniciennes,  jamais,  dans  sa  théorie  de 
l'être,  il  n'a  cessé  de  combattre  le  Platonisme  et  de  soute- 
nir que  l'Idée,  bien  loin  d'être  la  réalité  suprême,  n'est 
nullement  capable  de  subsister  par  soi.  Il  ne  peut  être 
question  de  reproduire  ici  dans  son  entier  l'argumentation, 
indéfiniment  prolongée  et  variée,  d'Aristote  contre  la  réalité 
des  Idées.  Rappelons  seulement  quelques-unes  de  ses  rai- 
sons. L'Idée,  en  tant  qu'universel  extensif,  est  par  là-même, 
aux  yeux  de  Platon,  transcendante,  c'est-à-dire  douée 
d'une  existence  séparée  ;  car  ce  qui  est  commun  à  plusieurs 
choses  n'est,  comme  tel,  enfermé  dans  aucune  d'elles.  Pour 
Aristote,  c'est  précisément  là  un  caractère  qui  l'empêche 
d'être  une  réalité.  En  effet  l'essence  d'une  chose,  c'est  ce  qui 
est  propre  à  cette  chose.  Ou  bien  donc  toutes  les  choses  qui 
participent  d'une  Idée  ne  font  qu'une  seule  et  même  chose, 
ou  bien  l'Idée  qui  n'est  adéquate  à  aucune  des  choses  qui 
participent  d'elle  ne  saurait  en  être  l'essence  et  la  subs- 
tance [Melaph.  Z,  13,  1038  /;,  8-15).  Si  d'ailleurs  il  faut 
compter  une  Idée  partout  où  se  trouve  un  élément  commun 
à  deux  ou  plusieurs  choses,  ces  prétendues  réalités  seront 
en  nombre  infini.  En  effet  entre  les  hommes  et  l'Idée  de 
l'homme  il  y  a  quelque  chose  de  commun  ;  donc  il  existe 
une  nouvelle  réalité,  le  troisième  homme,  et,  oomme  il  y  a 
encore  quelque  chose  de  commun  entre  ce  troisième  homme 
et  les  autres  termes  au-dessus  desquels  il  s'est  élevé,  il 
faudra  ériger  une  réalité  de  plus,  et  ainsi  à  l'infini  (l).Lors- 

(1)  Voir  Bonitz,  Metaph.  II,  p.  111  sq. 


LA    THÉORIE    DE    L'ÊTRE  401 

qu'on  voudra  réunir  ces  diverses  réalités  pour  constituer 
avec  elles  une  réalité,  par  exemple  l'homme,  on  n'y  par- 
viendra jamais  car,  chacune  des  Idées,  qu'on  la  considère 
d'ailleurs  maintenant  ou  qu'on  ne  la  considère  pas  comme 
un  universel,  étant  un  être  à  part,  l'homme  sera  formé  du 
bipède,  du  pluripède,  de  l'animal  pourvu  de  pieds,  de 
l'animal,  etc.,  et  tout  cela,  au  lieu  de  faire  un  être,  ne  sera 
jamais  qu'un  agrégat  d'êtres  [Metaph.  '/.,  14).  Donc  les 
Idées  ne  sont  que  des  abstractions  :  il  est  impossible  que 
la  substance  et  ce  dont  elle  est  la  substance  soient  deux 
choses  à  part:  les  formes  intelligibles  sont  en  puissance 
dans  les  formes  sensibles,  et  il  n'y  a  rien  qui  existe  à  part 
des  choses  sensibles  et  étendues  (1).  Bref  Aristote  se 
montre  profondément  pénétré  de  l'esprit  nominaliste  lors- 
qu'il examine  la  conception  que  son  maître  s'est  faite  du 
réel.  Il  condamne  de  la  façon  la  plus  expresse  le  réalisme 
platonicien. 

Mais  cette  critique  du  réalisme  platonicien  n'est  encore 
qu'un  préambule,  et  il  s'agit  de  voir  comment  Aristote  a, 
pour  sa  part,  conçu  et  défini  le  réel.  Il  semble  qu'il  a  conçu 
et  défini  le  réel  de  deux  points  de  vue  différents,  celui  de 
la  sensation  et  celui  de  la  raison,  de  sorte  qu'il  restera  fina- 
lement à  se  demander  lequel  de  ces  deux  points  de  vue 
compte  le  plus  et  quel  est,  en  dernière  analyse,  aux  yeux 
d'Aristote,  le  réel  le  plus  réel.  —  Qu'Aristote  ait  regardé 
les  sens  comme  nous  révélant  des  réalités,  c'est  ce  qui  ne 
saurait  être  un  instant  mis  en  doute.  Rappelons-nous,  par 
exemple,  comment  il  prend  en  pitié  ceux  qui  voudraient 
contester  l'existence  des  êtres  naturels,  alors  que  leur  exis- 
tence nous  est  attestée  par  les  sens  (cf.  p.  21)9).  L'attitude 
des  Eléates  et  des  Mégariques,  qui  ne  veulent  pas  déférer 
au  témoignage  de  la  sensation,  est,  pense-t-il,  au-dessous 
de  la  critique.  Placé  k  ce  point  de  vue  sensualiste,  Aristote 


(1)  Metaph.  A,  «>,  991  b,  1  (M,5,i079  h,  :'>:>)  :  îr«  Joïiivj  «v  àowarov 

taxi  "/vol,  7/jv  o-jtlc/.-j  y.'/.i  ou  n  OÙ  via.  mt-ï  r:r.>;  XV  ai  i<?î'ai  zw  -auyav.rf.rj 
où  ace  t  J£»aiî  sisv  ;  Lie  (in.  III.  8,  432  a,  3  :  èrrei  aï  oùi't  npàyua  oùOiv  ïi-i 
zaoù.  -v.  utytàn,..  zù.  m'i.iOftZv.  y.î/'ooi'j'j.ij'iJ,  h  roi;  dozvi  rot;  KiafliîTOÎ;  t« 

VOfl75<    îlJTl. .  . 

Aristoto  26 


402  LE    SYSTÈME   DARISTOTE 

déclare  que  le  réel,  c'est  ce  qui  tombe  sous  la  sensatiou  ,  à 
savoir  le  sensible  et  l'individuel.  Qu'est-ce  que  la  sub- 
stance première,  la  seule  vraie  substance,  par  rapport  à 
laquelle  les  genres  n'ont  qu'une  substantialité  seconde  et 
empruntée?  C'est  un  homme  ou  un  cheval  :  voilà  ce  qui 
n'est  ni  attribut  d'un  sujet  ni  astreint  à  résider  dans  un 
sujet  (1)  ;  voilà  ce  qui  existe  en  soi-même  d'une  existence 
séparée.  Or  qu'est-ce  qui  fait  l'individualité  et  quel  est  le 
fond,  quelle  est  la  première  propriété  de  la  substance  pre- 
mière et  individuelle?  Ce  qui  fait  l'individualité,  le  carac- 
tère coextensif  à  elle,  c'est  l'unité  numérique  (2).  L'uni- 
versel commence  ou  finit  avec  l'espèce  dernière  :  au-des- 
'sous  d'elle,  il  y  a  l'infinité  des  individus  (3),  dont  chacun 
se  distingue  des  autres  parce  qu'il  est  comme  une  unité 
dans  un  nombre.  Aristote  ne  fait  qu'exprimer  autrement 
la  même  pensée  quand  il  dit  :  oo-a  àpi9p.w  icoXXà,  uXtjv  è'ysi 
(Metaph.  A  8,  1074  a,  33  ;  p.  268,  1).  De  sorte  que,  en  un 
mot,  sa  doctrine  de  l'individualité  revient  à  dire  que  ce 
qui  fait  l'individu  c'est  la  matière.  Se  demander  quel  est  le 
fond  dernier  de  la  substance  individuelle,  c'est  seulement 
se  poser  en  d'autres  termes  la  même  question  :  qu'est-ce 
que  l'individu  ?  La  réponse  d' Aristote  est  aussi  la  même.  La 
première  et  plus  fondamentale  propriété  de  la  substance, 
c'est,  étant  numériquement  une,  d'être  capable  de  recevoir 
comme  attributs  les  contraires  (Cat.  5,  àa,  10  ;  p.  103,  n.  1). 
Comme  ce  qui  reçoit  ainsi  les  contraires  sans  perdre  son 
unité  c'est  la  puissance  et  la  matière,  la  substance  indivi- 
duelle doit  donc  sa  première  et  plus  essentielle  propriété 
à  la  matière.  Par  conséquent,  voilà  la  réalité  du  sensible 
délinie  par  la  matière.  Ce  qui  réalise  les  uriiversaux,  c'est 
gu'ils  viennent  résider  dans  une  matière  ou,   pour  mieux 


(1)  Cat.  5  dc'b.  :  o-jtîv.  âé  sirtw  Â  Y.voirJjruzdi  ts  x«i  tïO'Ôtw:  xai  uvJlctu 
Xzyouévr,...,  otov  6  riz,  âvOpwTro;  o  ô   tic   Î-tto;.  Cf.  supra,  p.  103. 

(2)  Metaph.  B,  4,  999  b,  33  :  to  yàp  àpiô^w  h  h  -6  xaô'  Èxaarrcra 
Xiyetv  oiccfipsi  oùSiv.  ovrw  yào  léyopzv  ~o  xaO'  Ixkotov  ~b  àptSjxw  ev...  Cf. 
Cat.  ~2  s.  fin.  :  onrXùç  oz  rà  âro^a  xa/.  iv  àpiOpy  /.«:'  ojovjoz  ■jtïov.zl'j.ïjw 
Xéyeroti. .. 

(3)  Top.  H,  2;  109  6,  14:  <7X07tîcv  Sï  xar'  ûS-o  xa't  y.r,  zj  toi;  xneipoiç... 
Cf.  Platon,  Philèbe  16  d. 


LA    THÉORIE    DE    l'ÊTRE  403 

dire  encore,  dans  cette  matière  ;  car  une  matière  prise  en 
général  est  déjà  quelque  chose  de  formel. 

Mais  est-ce  donc  vraiment  cette  conception  de  la  réalité 
qu'Aristote  oppose  en  fin  de  compte  au  Platonisme  ?  Il  serait 
alors  tout.près  d'Antisthène.  Ce  pur  sensualisme  ne  saurait 
être  l'expression  définitive  de  sa  pensée.  A  vrai  dire,  lors- 
qu'on s'étonne  qu'Aristote  ait  eu  recours  à  la  matière  pour 
définir  le  réel,  il  faut  éviter  de  se  méprendre  et  ne  pas 
lui  faire  dire  que"  c'est  la  matière  comme  telle  qui  est  le 
réel.  Ce  qui  est  le  réel,  au  moment  de  la  pensée  d'Aristote 
qui  nous  occupe,  ce  n'est  ni  la  matière  ni  la  forme,  c'est 
le  composé  des  deux.  Le  ariSvoXov  est  pour  lui,  à  ce  moment, 
la  réalité  véritable.  Ces  pierres,  ce  bois  et  ces  tuiles,  infor- 
més par  la  détermination  générale  :  un  abri  contre  le  vent, 
la  pluie  et  la  chaleur;  et,  réciproquement,  cette  détermi- 
nation générale,  matérialisée  dans  ces  pierres,  ce  bois  et 
ces  tuiles,  voilà  le  réel  (cf.  De  an.  I,  1,  403  a.  29-6,  8).  La 
réalité  n'appartient  ni  à  la  forme,  ni  à  la  matière  :  toutes 
deux  y  contribuent,  et  il  n'y  a  de  réel  que  par  leur  union. 
C'est  ainsi  qu'il  faut  présenter  la  pensée  d'Aristote,  si  Ton 
veut  ne  pas  la  trahir.  Toutefois  cette  doctrine  de  concilia- 
tion n'empêche  pas  qu'il  est  permis  et  même  nécessaire  de 
se  demander  auquel  des  deux  facteurs  de  la  réalité  on  doit 
attribuer  la  contribution  la  plus  considérable  ;  elle  n'em- 
pêche pas  surtout  qu'il  faille  chercher  ailleurs  le  dernier 
mot  d'Aristote  sur  la  substance. 

Si  l'on  avait  proposé  à  Aristote  de  faire  de  la  sensation 
la  mesure  de  l'être,  on  se  représente  avec  quelle  vigueur 
il  aurait  repoussé  la  proposition.  Le  sensualisme  de  Pro- 
tagoras n'a  pas  d'adversaire  plus  déterminé  :  il  y  voit  avec 
raison  l'anéantissement  du  principe  de  contradiction  et, 
par  conséquent,  de  la  plus  essentielle  propriété  de  l'être 
(Metaph.  V  ï,  1007  6,  19-25  et  5  déb.).  Si  L'individualisme 
est  le  vrai,  ce  ne  peut  être  au  sens  où  il  s'accorde  avec 
le  sensualisme  de  Protagoras,  et  réciproquement  le  sensua- 
lisme qui  découle  de  la  vraie  théorie  individualiste  de  la 
substance  ne  saurait  être  celui  de  Protagoras.  De  l'ail,  rim 
de  plus  éloigné  du  sensualisme  de  Protagoras  que  le  sen- 
sualisme d'Aristote.  Le  sens  qui  ne  trompe  pas,  c'est,  selon 


404  LE    SYSTÈME    d' ARISTOTE 

Aristote,  celui  de  l'homme  normal  (1)  :  première  manière 
de  transformer  la  sensation  en  intuition  rationnelle  ;  et  la 
transformation  est  complète,  quand  on  nous  dit  que  la  sensa- 
tion a  pour  objet,  non  pas  -zb  -6oz,  mais  to  Toiôvoe,  et  qu'elle 
est  intellection  (cf.  p.  399,  n.  1).  Le  réel,  c'est  donc  ce  que 
saisit  l'intellect,  bien  plutôt  que  ce  n'est  ce  que  saisit  la 
sensation.  Corrélativement,  si  on  le  considère  en  lui-même 
et  non  plus  par*  rapport  à  nous,  le  réel  est  constitué  bien 
plutôt  encore  par  la  forme  que  par  la  matière.  Le  livre  Z  de 
la  Métaphysique  distingue  les  trois  sortes  de  substances  : 
la  matière,  le  composé  de  matière  et  de  forme  et  enfin  la 
substance  formelle,  et  c'est  celle-ci  qu'il  met  très  décidé- 
ment au  premier  rang.  Sans  doute  le  livre  Z  porte  sur  la 
substance  comme  objet  de  la  définition,  plutôt  que  sur  la 
substance  en  elle-même.  Cependant  le  livre  H,  qui  est  le 
complément  du  livre  Z,  est  d'un  caractère  ontologique,  et 
d'ailleurs  ce  caractère  marque  ia  fin  même  du  livre  Z.  On 
y  trouve  énoncée  une  conclusion  vers  laquelle  tend  en 
somme  toute  la  doctrine  d' Aristote  sur  la  puissance  et 
l'acte,  sur  la  matière  et  la  forme  :  la  forme  de  la  syllabe, 
distincte  des  éléments  de  la  syllabe,  est  la  cause  de  la  syl- 
labe. C'est  donc  la  forme  qui  est  la  substance  de  chaque 
chose,  parce  qu'elle  est  la  cause  première  de  l'être  de  cha- 
que chose  (2).  Ainsi,  à  considérer  les  substances  com- 
posées elles-mêmes,  on  voit  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  subs- 
tantiel en  elles  c'est  la  forme  :  la  matière  ne  joue  dans  la 
constitution  de  ces  réalités  qu'un  rôle  subordonné. 

Quand  même  d'ailleurs  la  part  de  la  forme  ne  serait  pas 
aussi  manifestement  prépondérante  dans  la  réalité  des  sub- 


(1)  Meiaph.  K,  G,  1062  b,  35  :  ...  o-joinors  yùp  -o  «îtô  yat-Jêtai  toJs 
ûkt  yï-jy.-j  roi;  3ï  ToùvàvTÎov,  fuj  $Ufd<xpy.éw»  xai  Xs^wênjug'vùjv  :w  hépae» 

TO   atO"9"/3T"flptOV    V.0Ù    X.piT'ÔpLOV   T&JV   ),££0ÉVT(UV  %Uf*kV. 

(2)  Z,  10, 1035  a,  2  :  ...  oOc-ta  Jj  xt  iïXit  /.ai  tô  eï<?oç  /.«î  ro  va  rovrwv... 
Sur  la  primauté  de  la  forme,  cf.  3,  1029  a,  5  (eilé  p  268,  n.  7).  — 
Ce  qui  fait  que  la  syllabe  est  quelque  chose  en  dehors  des  lettres, 
voyelles  ou  consonnes,  dont  elle  est  composée,  c'est  la  cause  qui  fait 
que  telle  matière  est  syllabe  et  précisément  telle  syllabe,  17,  1041  b, 
11  jusqu'à  la  fin  du  chapitre,  et  surtout  b,  27  :  oOo-ia  (J'sxâo-rou  ptv 

toùto  *   tovto  yào  KtTtOV  RUÛTOV  TOV  etvat. 


l'être  en  tant  qu'être  -405 

stances  composées,  cela  serait  de  peu  d'importance,  puis- 
que ces  substances  ne  sont  pas  encore  ce  qu'il  y  a  de  plus 
substantiel  et  que,  selon  Aristote,  l'être  en  tant  qu'être  ne 
doit  pas  être  cherché  parmi  elles,  ni  mémo,  à  proprement 
parler,  au  fond  d'aucune  d'entre  elles.  L'objet  de  la  philo- 
sophie première,  dit  Aristote,  est  l'être  en  tant  qu'être  (1). 
Mais   il   ne    faut   pas   croire    que    l'être    en    tant   qu'être 
est  un  universel,  un  caractère  commun  à  tous  les  êtres. 
Ici  Aristote  appelle  à  son  aide  une  dernière  fois  la  distinc- 
tion de  l'unité  générique  et  de  l'unité  d'analogie.  Tous  les 
êtres  ont  de  l'être.  Mais  ce  qu'ils  ont  de  l'être  n'est  pas 
une  partie,  même  conceptuelle,  de  l'être.  C'est  l'identité  du 
rapport  qu'ils  soutiennent,  chacun  avec  ses  attributs  ou  les 
autres   êtres,    et  du   rapport  que   soutient  l'être  en    tant 
qu'être  avec  ses  propres  prédicats.  Si  l'être,  en  tant  qu'il 
se  retrouve  à  propos  de  tous  les  êtres,  peut  être  dit  univer- 
sel, c'est  d'un  genre  particulier  d'universalité  :  il  est  uni- 
versel parce  qu'il  est  premier  et  fondement  d'analogie  (2). 
L'être  en  tant  qu'être,  étant  premier,  devient  un  type,  il 
est  imité  par  d'autres  êtres.  Chacun  d'eux  se  règle  sur  lui. 
Mais  il  est  h  part  d'eux  tous,  et  cela  réellement,  non  logi- 
quement ;  et  le  vrai  nom  de  la  philosophie  première,  c'est 
Théologie  (E,  1,   1026  a,   18).   En  un  mot,  l'objet  de  la 
philosophie    première    est  un   individu.  Or  cet  individu, 
comme  Aristote  le  répète  sans  cesse  avec  des  expressions 
diverses,  est  une  pure  forme  (cf.  p.  407,  n.  2).  11  est  une 
pure  forme,  parce  que  sa  fonction  est  d'expliquer  les  autres 
êtres  et  que  la  véritable  explication  consiste  à  invoquer  la 
fin  et,  en  dernière  analyse,  la  forme.  La  forme  explique 
tout  le  reste  et  se  suffit  à  elle-même. 

Nous  reviendrons  tout  à  l'heure  sur  l'être  en  tant  qu'être 
pour  le  considérer  en  lui-même  et  approfondir  son  essence. 
(  ummençons  par  comparer  cette  essence  avec  celle  des 
autres  êtres.  Que  les  autres  êtres  doivent  plus  ou  moins 


(1)  Metaplt.  r,  i   di'but  :  ït-u    ï-ivrour,    -i;   r)  Qzbipv.  ro  îv   r,    ov   *«'( 
?à  -ryj-.x  ÛTrapyovTB  x«0'  coro.  .  . 

(2)  Metaph.  F-,  1  fin  :  ...  xai  xaOoÀov  Q-jm;  ôzt  npùrr) .    l'our  l'uni- 
TCrsalité  d'analogie,  voir  p.  397,  n.  1. 


406  LE    SYSTÈME    D'ARISTOTE 

leur  réalité  à  la  forme,  cela,  avons-nous  dit,  importe  peu, 
puisque  le  premier  de  tous  les  êtres  est  forme  pure, 
de  sorte  que  la  suprématie  reste  inéluctablement  à  la 
forme.  Cependant  il  y  a  quelque  chose  de  choquant  dans  le 
fait  que  l'individu  suprême  soit  une  forme  pure,  tandis  que 
les  autres  sont  des  individus  précisément  par  leur  matière. 
C'est  là  dans  le  système  d'Aristote  une  incohérence  qu'on 
ne  peut  nier.  Mais  il  reste  à  savoir  si,  tout  en  étant  une 
vérité  historique,  elle  est  aussi  une  vérité  philosophique; 
si,  en  d'autres  termes,  elle  est  exigée  par  l'esprit  du  sys- 
tème. Il  semble  bien  qu'il  n'en  est  rien.  Tout  dans  le  sys- 
tème, nous  avons  essayé  de  le  montrer,  est  orienté  vers  la 
forme  comme  aussi  vers  l'affirmation  de  l'individu  ou, 
mieux  encore,  des  individus.  Le  point  faible,  nullement 
exigé  par  la  logique  de  la  doctrine,  est  la  théorie  de  l'indi- 
vidualité. Entre  les  deux  conceptions  de  l'individualité  qui 
se  trouvent  dans  la  lettre  d'Aristote,  une  seule  est  compa- 
tible avec  les  principes  directeurs  de  la  pensée  aristotéli- 
cienne :  l'individualité  de  Dieu  lui  vient  de  ce  qu'il  se  suffit  ; 
c'est  parce  qu'il  a  une  réalité  positive  pleinement  suffi- 
sante, qu'il  est  un  être  séparé  (1).  Au  contraire  c'est  par 
des  caractères  négatifs  que  s'expliquerait  l'individualité  des 
autres  individus  :  ce  privilège  de  l'existence  séparée,  qui 
est  en  lui-même  réellement  un  signe  d'excellence  et  de  réa- 
lité positive,  leur  viendrait  d'un  défaut.  Cette  manière  de 
voir  platonicienne  se  comprend  dans  Platon,  qui  ne  place 
pas  très  haut  dans  son  estime  l'individu.  On  ne  comprend 
pas  qu'Aristote  l'ait  adoptée.  La  logique  lui  aurait  conseillé 
d'en  adopter  une  autre.  Il  aurait  dû,  obéissant  au  mouve- 
ment d'ensemble  de  sa  pensée,  définir  tous  les  individus 
par  la  forme.  Parla  matière  il  aurait  pu  expliquer  pourquoi 


(1)  Metaph.  A,  7,  1073  a,  4  :  ...  gorty  oùaux.  -ic,  àtôtoç  xoù  àxtvrçroç 
v.v.'i  v.zyjiïcn<jy.iv(\  :wv  aîffô/jr&jv.  . .  Cf.  10  déb.  et  K,  1,  1064  a,  di'j,  1. 
Le  divin  est  ce  qui  se  suffit,  De  caelo  I,  9,  279  a,  21  :  ...  -r,-j  upiczriv 
ïyoj-v.  [se.  ràxîî  a,  18,  c'est-à-dire  les  natures  divines  qui  sont  au- 
dessus  du  premier  ciel]  Ç«àv  r.cà  <xvz«.px.i<T7d-rlv...  cf.  a,  35  ;  Eth.  Xie. 
X,  7,  1177  a,  27  :  ij  ts  Xeyope'vi]  «ÛTapxEtK  Trepi  riiv  OîwpvjTtzvjv  [se.  oia- 
ywy^v]  àv  enj,  et  la  vie  théorétique  est  précisément  celle  de  Dieu 
(Metaph.  A,  7,  1072  b,  14).  Cf.  aussi  Eth.  N.  I,  5  (7),  1097  b,  7  sq. 


l'être  en  tant  qu'être  407 

les  individus  sensibles  ne  sont  pas  des  dieux,  c'est-à-dire 
pourquoi  ils  ne  sont  pas  des  êtres  suffisamment  séparés, 
indépendants,  individuels  ;  car  ces  trois  mots  expriment  la 
môme  notion.  Il  ne  pouvait  demander  à  la  matière  d'expli- 
quer ce  qu'il  y  a  de  positif  dans  l'individu  :  un  tel  mode 
d'explication  revient  en  effet  à  traiter  l'individualité  comme 
une  infirmité.  Les  Platoniciens  d'Alexandrie,  qui  lui  doivent 
tant  d'ailleurs,  ont  été  plus  aristotéliciens  qu'Aristote 
quand,  éclairés,  il  est  vrai,  par  la  doctrine  stoïcienne  des 
raisons  séminales,  ils  ont  admis  une  Idée  de  Socrate,  une 
Idée  de  chaque  individu  (i).  Si  Âristote  avait  rompu  sur 
ce  point  avec  son  maître,  toute  sa  doctrine  de  l'être  se 
serait  aussitôt  éclairée  d'une  vive  lumière  et  développée 
d'un  bout  à  l'autre  dans  un  parfait  accord  avec  elle-même. 
Elle  eût  été  partout  anti-universaliste  ou  individualiste, 
sans  cesser  d'être  un  rationalisme,  puisqu'elle  eût  été  par- 
tout formaliste.  La  notion  de  la  forme,  complètement  rec- 
tifiée, eût  été  sans  hésitation  envisagée  du  point  de  vue  de 
la  compréhension. 

Mais  nous  n'avons  encore  fait  qu'esquisser  le  contour 
extérieur  de  l'individu  suprême.  11  faut  pénétrer  un  peu 
plus  avant  dans  son  essence,  nous  demander  ce  qu'est  au 
fond  l'être  en  tant  qu'être.  Ce  fond  de  l'être  en  tant  qu'être 
se  présente,  semble-t-il.  sous  trois  caractères  :  c'est  la 
forme,  la  forme   concrète.,  et  enfin  la  forme  vivante   (2). 

(Il  Voir  Plotin,  Ennéade  V,  vu,  par  ex.  1  :  ...   ei  pùsv  ksi  Soixpârijç 

XOÙ  'l'J/j,  ïw.oy-'j-j;,  ïircr.t  Uj-o<7',>/.pv-rt;  xetô'  ô  r,  ty*>~/Jr,  7.v.Hi/.v.G-.'/.  -/.ai 
îxî?  •  si  oovx  àst,  v'.û.'/.  5X'ÀOT£  a)./7î  ytvcTca  6  -oorcoov  Zoj/.oarvrç  olo-j  6 
llvtfcr/ooaç  y;  ri:  v.'/j.oç,  oùx.S'1  ô  y.c.5-'/.acr75<  o-jto:  v.v.v.il.  Sur  cette  concep- 
tion dans  la  doctrine  stoïcienne  des  raisons  séminales,  cf.  Némésius 
Nat.  hum.  38,  p.  277).  Arnini.  St.  rrt.  frrujm.  n.  625,  H,  p.  490,  16). 
(2)  C'est  la  forme  pure  et  l'acte  pur,  Metaph.  \,  8,  1074  a,  35  :  rà 
<Jî  ri  r,v  stvac  ov/.  i/u  û\ï)v  ro  irpûrov  '  hirs).é%eta  yao .  h  ioci.  y.-A  Xovu 
xaè  usjih'j.',  Ta  TrrjùTO-j  xjvoûv..  .  7,  1072  a,  25  :  ...  v.i'lm  xai  o-'j-ic/.  /.ai 
ivépyua  ovaa.  Cf.  />,  8  :  0,  1071  b,  19  sq.,  22  et  tûep.  C'est  une  forme 
vivante,  ibid.  7,  1072  b,  26  :  xeei  Ç<wi  fe  y'  jr.v.p/v.  •  h  yùp  -jq-j  hépytut 
Çwij,  sxïîvoç  oï  rt  i'jiry/et.'x  ■  ijipyn.x  os  r,  /.?.<)'  etùri)*  ixïivoti  Z'->'ô  ùpivm 
/.où  «tôto;.  ftxftvj  ai)  [Bonitz,  au  lieu  de  St]  rov  Qéôv  etvai  Çyo-j  ài<?tov 

aotTTOv,  ùtzî  Ç'-rï,  /.ai  ottùv  iwv/ji^  xai  oûvi.o;  ùfrapysi  t<7j  Oc'û.  roûro  yào  ô 
0eoç.  Cf.  6,  16  sq.  ;  /)e  eae/û  11," 3,  286  a,  0  ;  I,  9,  279  i  rw/wa, 

p.  précéd.,  note). 


408  LE    SYSTÈME    d'âRISTOTE 

Aristote  était  trop  pénétré  de  l'esprit  de  la  philosophie 
conceptuelle  pour  céder,  lorsqu'il  s'agissait  de  définir  la 
réalité  suprême,  à  la  tendance  qui  le  reporte  souvent  vers 
le  réalisme  des  Physiologues,  en  haine  de  celui  de  Platon.  Il 
fallait  bien  qu'il  définit  par  la  forme  le  principe  souveraine- 
ment explicatif  et  souverainement  réel.  C'est  ce  qu'il  a  fait 
de  la  façon,  non  seulement  la  plus  expresse,  mais  aussi  la 
plus  conséquente  et  la  plus  consciente.  Il  ne  se  contente 
pas  de  dire  sans  cesse  que  Dieu  est  tout  en  acte.  Il  écarte 
encore  de  lui  la  quantité  (1),  ce  qui,  à  moins  de  réussir  à 
rendre  intelligible  la  quantité  elle-même,  était  le  moyen 
décisif  de  donner  à  cet  être  des  êtres  une  essence  concep- 
tuelle. Si  les  Idées  de  Platon  ne  sont  pas  dans  le  lieu,  le 
premier  moteur  est  inétendu,  et  même,  puisqu'Aristote  dis- 
tingue du  temps  l'éternité,  Dieu,  tout  en  durant  peut-être, 
n'est  pas  dans  le  temps  au  sens  ordinaire  des  mots  (2).  Il 
est  donc  bien  entendu  qu'il  ne  reste  au  fond  de  l'être 
suprême  aucune  trace  de  matière  ou  de  support.  Mais  cette 
façon  de  définir  la  réalité  suprême  ne  constitue  pas,  par 
elle-même,  un  progrès   sur  Platon.  On  n'en  saurait  dire 


(1)  Voir  supra,  p.  4U2  le  texte  de  Metaph.  A,  8,  1074  a,  33  et  7, 
1073  a,  5- 11  :  dans  ce  dernier  passage  Aristote  renvoie  à  une  démon- 
stration antérieure,  #sJïçxtki  os  v.oà  on  pu'ysôoç  o-j^av  ï/jcj  hdéyzza.1 
rawTKjv  tàv  oùatav  [se.  tàv  àîiïtov  /.ai  âxcvqrov]  ;  c'est  celle  de  la  Physi- 
que, VIII,  10,  267  b,  17  à  la  fin  (voir  p.  349  sa;.). 

(2)  Pays.  IV,  12,  221  b,  3  :  .  . .  t«  «si  ovra,  r,  àsi  ôwtk,  oùx  êartv  iv 
Xpôv&ij  D'autre  part  les  natures  simples  qui  sont  l'objet  de  la  pensée 
divine  sont  pensées  dans  un  temps  indivisible,  De  an.  III,  6,  430  b, 
14  :  to  <Js  p.ri  x«rà  kqgo-j  c/.$iu.ioiro-j  à).).à  rû  eïiï&i  vozï  sv  Uâiuipézto  ypovM 
xai  ào iu.ipé-o>  zfjc,  i|»u%v5ç. . .  Ces  textes  permettent  de  comprendre  le 
remarquable  passage  sur  lequel  s'achève  le  ch.  9  de  Metaph.  A,  1075 
a,  5  :  ïzi  Sh  \i'nzi-a\.  uTtopix  si  trfc/QeTov  to  voovusvo-j  [l'objet  de  la  pen- 
sée divi7ié\  •  jxeTaS«X).o£  yv.p  3b  [la  pensée  divine]  sv  toîç  [lipsat  roy 
o1o-j.  ri  [mais  ne  faut-il  pas  dire  plutôt]  kStttipsrv»  7T«v  zb  ari  i'^ov 
v\yv  ;  âansp  6  iaiBpéitivoi  vôûç,  r,  6  ys  [ou  en  général  tout  intellect 
qui  a  pour  objer...]  twv  truyôsrwv,  ïyti  êv  rtvt  xpovw  [cf.  7,  1072  b, 
15,  25  :  pi.ix.pav  voôvov  rjp.lv,  iiç  flpuïç  ttots']'  où  yùp  Ê^ît  to  sv  sv  zcodi  c  sv 
zyâi  [se.  ^oovwj,  «/).'  sv  ôXw  Ttvi  rô  âpiarov,  ôv  aX).o  zt  [quoique  ce  par- 
fait soit  distinct  de  lui  ;  à  plus  forte  raison  si  ce  parfait  était  la 
pensée  même  qui  le  pense,  comme  c'est  le  cas  pour  Dieu}'  owtws  $  zxu 
uùjt)  «ûtvjç  r)  vovjui;  tôv  ânuvzot.  eùcôva.  Cf.  Bonitz,  Metaph.  II,  p.  517  sq. 


l'être  en  tant  qu'être  409 

autant  à  propos  du  second  caractère  fondamental  de 
l'être  en  tant  qu'être.  On  a  quelquefois  été  tenté  de  consi- 
dérer sa  nature  comme  très  abstraite,  et  le  fait  est  qu'Aris- 
tote  n'a  peut-être  pas  assez  fait  ressortir  combien,  dans  sa 
pensée,  l'être  en  tant  qu'être  est  loin  de  ressembler  à  l'être 
de  Parménide  ou  à  l'Idée  de  Platon.  En  dépit  de  tendances 
contraires,  l'Idée  de  Platon  est  d'autant  plus  réelle  qu'elle 
est  plus  générale,  c'est-à-dire  plus  vide.  La  forme  d'Àristote 
est  au  contraire  quelque  chose  de  concret  ;  car  l'espèce  a 
plus  d'être  que  le  genre  (1).  Dieu,  être  simple,  c'est-à-dire 
sans  parties,  comme  eût  avec  raison  commenté  Leibnitz, 
n'est  pas  pour  cela  un  être  sans  attributs.  C'est  au  con- 
traire l'être  souverainement  réel  (2).  Reste  enfin  un  der- 
nier caractère  de  l'être  en  tant  qu'être,  qui  suppose  les 
deux  autres  et  les  dépasse  en  excellence  et  en  significa- 
tion :  l'être  des  êtres,  c'est  l'esprit  (3),  Non  seulement 
Aristote  l'affirme,  mais  il  a  au  moins  le  sentiment,  sinon 
l'idée  adéquate,  de  la  portée  de  son  affirmation.  Sans  doute 
il  a  dit  quelque  part  que  la  pensée,  c'est  les  pensées  (4), 
ce  qui  paraîtrait  ramener  le  sujet  à*  l'objet,  même  après 
qu'il   n'est  plus  question  d'une  dualité  de  l'intelligible  et 


(1)  Ccit.  5,  2  b,1  '.  rûv  <?'î  OêUTSOwv  oûcrtûv  •j.y'ù.ryj  oûcicc  -o  ilooz  -rjj 
vevouç  •  è'yytovyào  rijç  tto'.jtv;;  Q»<r£aç  éorî». 

(2)  Il  l'est  en  tant  que  forme  pure  et  acte  pur,  fin  suprême  et 
bien  suprême,  et  c'est  pourquoi  il  se  suffit  ;ï  lui-même  (cf.  p.  406, 
n.  1).  Cf.  Metaph.  A.,  1,  1072  a,  27  :  ce  qui  est  souverainement  et 
immédiatement  intelligible  et  désirable,  autrement  dit  ce  qui  a  le 
plus  d'être,  est  uDe  seule  et  même  cbose  :  toûtuv  t«  -o-ôtx  t«  cor*,  a, 
31  sq.  :  ...  toûtvjç  [se.  -f,^  a-jcroi^ia;  rij;  yo'jjrjjç  y-y'j  sauniv]  r,  ouata 
-o:,—rlf  /.ai  raÛTUÇ  [se.  ~c;  ojil'xç,  r,  fteckiarcn  7TOWT1}]  r,  v.-'ir,  /.'/.<.  /.a?' 
Ivépyeuicv.  34-6,  1  :  dans  la  même  série  se  Irouvenl  le  bien  et  le  dési- 
rable par  soi,  xai  ïtrciv  xpiarov  ùlil  y  ôvôÀoyov  rà  ttûwtov.  b,  10  sq.  :  s| 
Kvctyxv;  £p«  •  au  sens  de  78  ai,  ïj'jiyoxïjryj  'j.'O.'.i;  uù'  ').-'/.'■>;,  13j  loTÎvbV 
xat  ç  u.'jv.v/.r,,  xoùùq,   xai  oSt-.j;  'M/jt- 

(3)  Ibicl.  9,  1074  b,  33  :  ...  -0  ûptaxov  ô  vouais  [lorsque,  au  lieu 
d'être,  comme  en  nous,  C  actualisation  d'une  puissance,  elle  est  la 
pensée  immédiatement  actuelle]*  erôtèv  àpa  voeî  [se.  6  «ovç],  ic««o  i-rri 
[se.  ô  woùç]  fo  xoartorov,  /.nci  éttiv  â  yôijfftî  vo/i7;'.>;  vôioffiç.  1075  a,  3  : 

OV;/    cTEOOV    OUV   OVT*0{    TOV    VOODUsVO'J    X«î    TOJ    VOÙ,    ÔO"«  firç    £££(  tftïJV,   TO   «VTQ 
£775(1   /.Kt  q   VOÏJTt;   TM   VQOUUCVU  Ut2«. 

(1)  Zte  «n.  I,  3,  407  a,l  :  h  $ï  vivais  ry.  vosuara. 


410  LE   SYSTÈME   d'àRISTOTE 

de  l'intelligent,  ni  d'une  action  exercée  sur  l'intellect  par 
l'intelligible.  Cependant  ce  n'est  pas  là,  semble- t-il,  le  der- 
nier mot  d'Aristote.  Il  affirme  trop  ériergiquement  la  vie  de 
Dieu  pour  en  revenir  à  faire  de  lui,  par  un  détour,  une  Idée 
platonicienne,  une  loi  morte.  Dieu,  pour  Aristote,  est  et 
reste  sujet  en  même  temps  qu'objet,  et  l'assertion  qu'il  est 
l'esprit  mérite  d'être  prise  dans  le  sens  le  plus  propre  et  le 
plus  plein.  S'il  est  vrai  que  les  autres  êtres  imitent  le  pre- 
mier des  êtres  (1),  on  voit  que  la  philosophie  concep- 
tuelle, idéalisme  tout  objectif  chez  Platon,  tend  déjà  forte- 
ment chez  Aristote  à  passer  à  l'idéalisme  complet,  pour 
qui  un  être  est  la  synthèse  d'un  objet  ou  d'un  sujet. 


(1)  De  caelo  I,  9,  279  a,  28:  ôfcv  [à  partir  de  celte  substance 
immortelle  et  divine  qui  est  la  fin  de  l'univers]  xat  zoï:  ôCù.oiç  è^jbtij- 
rsa,  roi;  ue-j  KxoiSésTfepo?,  roïç^'àixaupwç,  ri  sîvoû  tî  v.oà  Çijv  C'est  aussi 
sous  le  rapport  de  la  finalité  que  le  livre  A  de  la  Métaphysique,  envi- 
sage cette  action  du  modèle  suprême.,  7,  1072  b,  3.  1-i  :  xtveï  8ï  wç 
ipwasvov...  iv.  TOiaÛTîjç  y.ov.  ap'/Jô^  ripzrjTv.i  6  oûp«vô;xal  h  yuffiç.  Par  con- 
tre, dans  le  De  gen.  et  corr.  I,  3,  318  a,  1  sq..  il  la  considère  comme 
celle  d'une  cause  efGciente  :  o3<niç  S'ctï-rix;  uiïz  fiev  ôôîv  ritv  «pjf^v  etvotï 
yoLui-j  rijç  ■/ i-jï,n -.'■>;...  Cf.  7,  324  b,  43  sq.  où  les  deux  points  de  vue  sout 
expressément  opposés  l'un  à  l'autre. 


INDEX  ALPHABETIQUE 


N.  U.  —  Afin  de  ne  pas  briser  le  contenu  de  la  table  et  d'en  rendre 
V usage  plus  facile,  j'y  ai  introduit  les  mots  grecs  et  je  les  y  ai 
classes  à  leur  rang  alphabétique,  sans  tenir  compte  de  l'aspiration 
et  en  adoptant  les  équivalences  suivantes  :  y  =  g,  8  =:  th,  x  —  k, 
ç  =  x,  ç>  =  ph,  x  =  ^i  V  —  Ps-  —  Les  termes  techniques  grecs 
sont  accompagnés  de  leur  équivalent  français.  Z/astérisque  ren- 
voie au  mot  qui  en  est  suivi.  Les  chiffres  gras  signalent  les  pas- 
sages les  plus  importants.  —  Le  titre  des  ouvrages  d'Aristote  qui 
sont  mentionnés  dans  la  table  y  est  indiqué  en  italiques  et  d'après 
sa  traduction  française  ;  le  renvoi  permet  de  retrouver  le  titre 
grec.  Les  écrits  perdus  sont  précédés  du  signe  f  et  les  apocryphes 
placés  entre  crochets. 

ABSURDE  (démonstration  '  par  1'). 
ACADÉMICIENS  167-. 

ACCEPTIONS  (diversité  d')  (-07«^w;  *  Àr/ooisva)  de  l'être  ',  de  l'un  * 

121  sq.  Cf.  catégories. 
ACCIDENT,  —  eï,  ri>  ^esSv;x3ç ',  101,  112  sq.,  126,  156,  1572,  227, 

240,  277  sq.  Sensible  par  —  377. 
ACCROISSEMENT.  otwÇïjat^  opp.   décroissaient  ',  ySiat;,  311,  324, 

359.  364  sq. 
ACTE,  êvé/>Y«a>  opp.  puissance  '  :  relativité  264-266:  degrés  326  sq., 

HT i  ;  pur  407  sq.  —  88  sq.,  101,  268,  284  sq.,  306,  309  sq.,  358,  375. 

Cf.  sensation. 
ACTION,  jrp«§t«  ',  Si  ;  opp.  passion  '  273  ;  agir  (faire),  irotscv  ',  101  sq.; 

opp.  pâtir   311  ;  agent,  opp.  patient  319,  334:  actif,  opp.  passif 

(cf.  intellect,  qualités,  verbes)  ;  activité  388. 
ADJECTIF  101. 

AAIOPI2TOI  TTîoraTiï,  proposition  indéterminée  '. 
ADRASTE,  commentateur  d'Aristoi 
\  \  >'\  \M1.\   -jjTr/.r,,   'HoofrOùTy.,   Tuvtùtiuunri  r«  fatrucû  ',  inaptitude 

(impuissance)  naturelle,  déterminée  ou  liée  au  sujet  137*.  Cf.  apti- 
tude. 
AFFECTION,  -ù')o;,  106  ;  affectives  (qualités  '.  -kCujtixoù  Trotorïjrcî). 
AFFIRMATION,  *«r«y«<wç,  110,  162  sq.  :  opp.  négation  \  131, 139  sq., 


412  INDEX    ALPHABÉTIQUE 

149  sq.,  158-160,  161.  Cf.  désir, proposition  —  f  Sur  l'affirmation, 
et  la  négation  28,  31 .     , 

AGRÉGATS  360. 

AIR  361. 

AKPA  (t«),  les  extrêmes  '  ;  rô  «Kpôretrov  vï-io-j,  la  cause  *  première. 

AITEI20AI,  postuler:  cuTipu,  postulat  ". 

ALBERT  LE  GRAND  429.' 

ALCMÉON  de  Crotone  3131  :  f  Contre  Alcmëon,  21. 

ALEXANDRE  d'Àphrodise  225,  387,  3911,  396. 

ALEXANDRIE  (bibliothèque  d')  14,65.  68, 70.  Alexandrins  208, 375, 407. 

ALEX1NUS  de  Mégare  ',  28. 

A  A  MO  h  a).)/.»  I782.  —  «Moiov,  313. 

ALTÉRATION,  étttaucric,  292  sq.,  307,  311,  313,  334  sq.,  355,  359, 
362  sq..  378  ;  —  en  masse,  —  «ôpoa  323. 

AMA,  simultané  ', 

AMBIGUÏTÉ  de  la  puissance  '  264. 

AME  (  Traite  de  l)  k.  -hvy^i  38,  71,  353  ;  1. 1,  233.  —  Définition  373  sq.  ; 
fonctions  375-392  ;  —  et  corps  373-375,  386  sq.  ;  moteur  immobile 
de  l'animal  326,  335  sq.,  356  sq..  376;  mue  par  accident  332  sq.. 

.  357.  —  17,  19,  296,  300,  316,  353,  364,  395.  Cf.  désir,  intellect, 
monde,  nature,  pensée,  sensitif,  végétatif. 

ÀMMON1US  fils  dHermias  15' ,  51*. 

ANATKH  sÇ  wTroÔgVswç,  nécessité  '  hypothétique.  —  arrÂvat  328  sq. 

ANALOGIE  (universalité  d')  247,  397,  405,  cf.  121  (ëv  ').  Connaissance 
par  —  266.  —  en  biologie  366. 

ANALYTIQUES,  Premiers  et  seconds  28  sq.,  93  ;  Premiers  I,  ch.  1-3 
109  sq.,  188  sq.  —  et  logique  *  96,  226  sq.  Cf.  jugement,  méthode. 

ANAXAGORE  74,  292,  307,  318,  319  sq.,  330  sq.',  346,  371.  Physio- 
logues. 

ANÀXIMANDRE  282,  285.  Cf.  physiologues. 

ANDRONICUS  de  Rhodes  14,  15  sq.,  26  sq.,  32  sq.,  50»,  53,  61,  62  sq. 

ANEY  (to  où  oùx),  la  condition  '  nécessaire. 

ANHOMÉOMÈRES  (parties),  Cf.  homéomères. 

ANIMAL  366  sq.,  367-369  ;  le  mouvement  dans  F  —  321,  326,  332  sq., 
335.  Cf.  âme,  vie.  classification. 

ANIMISME  364. 

ANTÉRIEUR,  postérieur,  nporepav,  vc-tpov,  102,  147,  295,  319. 

ANTIKEI2»AI  «vTtaany.w;,  svkvtîwç,  opposition  contradictoire',  con- 
traire ' . 

ANTIMETAZTAS12,  ANTIHEYISTAm,  remplacement  *  mutuel  des  corps 
dans  le  lieu. 

ANTIOCHUS  d'Ascalon  68,  71. 

ANTI*A2I2  QiopiaQïïGu,  Gv>>iù:rlu.u.vjr,  :w  <?extixw  '.  contradiction  *  déter- 
minée, liée  au  sujet  '. 

ANTIPHON,  le  Sophiste  303  sq. 

ANTISTHÈNE  130,  403. 

ANTI2TPE*ON  corrélatif  *.  ANTI2TPO*H,  conversion  '. 


INDEX    ALPHABÉTIQUE  413 

A0PI2T0Z,  AAIOPirrOS,  indéfini  \ 
APELLICON  13,  60  sq.,  64. 
A*AIPE2EJ  âvstftov,  infini  *  de  division. 
Ali  \A  (r«),  les  natures  '  simples. 
APOLLODORE  d'Athènes  i\  17. 

AI10i»A2I2,  négation  '  ;  c/.-oyx  rr/A;  /.oyo;  Ttvôç  y.v.rv.  tivoç  110*. 

AI10*AN2I2,  ônroyecv  nxo; \6yoç,  déclaration  ".  discours  déclaratif. 

AUOPIA,  difficulté  ',  question. 

APPARTENIR  à.  ùjeàpx,™  '  avec  le  datif. 

APPÉTIT  388. 

APTITUDE  naturelle.  îûv«f*tS  fvaixr,  105  sq. 

ARISTOPHANE  de  Byzanee  71. 

ARISTOTE.  Biographie  2-12.  Testament  2  sq.,  14.  .Méthode  d'ensei- 
gnement 10-12,  57-50.  —  Ecrits  (leç.  II-V)  :  catalogues  13-16.  70  sq.  ; 
transmission  14,  60-72;  syntagmatiques  et  hypomnémaliques  45 
sq.  ;  publication  46-50,  57-59,  00  :  exotériques  et  ésotériques  ou 
acroamatiques  '  103,  17,  50-57;  chronologie  19,  22  sq.,  25,  29*, 
57  sq.,  72  sq.,  109,  134  sq.  —  Platonicien  5,  6-9,  17,  18  sq.,  20,  22, 
40-78  :  critique  de  Platon  '  20,  22  sq.,  400  sq. 

ARJSTOXÈNE  de  Tarente  3,  6,  70. 

ART  (ouvrages  sur  1)  44,  53  sq.  Fart.  236,  366  ;  et  la  nature  *  270, 
273  sq  .  278,  302,  305,  360. 

ASSERTORIQUES  (propositions  "),tow  ùnâpyjm (xarevouatz  r,  àwo'y.).  194. 

ASSOCIATION  des  idées  383. 

ASTRES  354-358.  Cf.  éther,  sphère*. 

A2TMBAHTA,  incomparables  134  sq. 

ATOMISME  307,  340.  Cf.  Leucippe,  Démocrite. 

ATTRIBUT  et  sujet  '  97,  98  sq.,  103,  110,  115,  155  sq.,  157  sq.,  402, 
409  ;—  essentiel  (ùncipxov  xot8'avr6,  246),  accidentel  ',  immédiat  301, 
303  ;  —  dérivé  essentiel  (îwc8oç,  ffuuSeg»xô«  '  xa^oÛTo)  113,  115,  245 
sq.  ;  —  enveloppant  le  sujet  (camus  ')  119  sq.,  305.  Quantification 
de  V—  161.  —  Attribution,  xarnyopta  '  :  problème  de  1—  118,  130 
L52,  I731,  306. 

AYTOMATON  (rà),  hasard  au  sens  propre. 

AUTORITÉ  229  sq. 

AUTRE  (altérité)  148-150. 

AVOIR  (posséder  '),  ixtlv>  ""  S'I- 

AXIOMES  («Çieôuora,  t«  xstvflé)  244-248.  398. 

BAS  e1  haut  104,  337,  360. 

BEAUCOUP  cl  peu  104. 

BIA10Z  xivijdtç,  mouvement'  forer-,  contre  nature  ". 

/;/A\V(f  Rédaction  des  tennis  de  Platon  sur  le)  T-,  18,  22,  33,  16. 

BIOLOGIE  ouvragesde)  88-41,  333.  -    257,  363-369  [cf.257  8q.)« 

BOÉTHUS  de  Sidon  365. 

CAMUS,  cf.  attribut. 

CATÉGORIES.  Traité  des  —  26  sq.,  100  sq.,  169,  130;  poslprédica- 
ments'.  -97-167,116,121,168*,  306;  par  rapport  au  concepl  "112; 


414  INDEX   ALPHABÉTIQUE 

au  mouvement  *  311.  —  Catégorique  (proposition)  170  (syllogisme) 
181. 
CAUSE  :  les  quatre  —s  88  sq.,  148,  173,  237  sq.,  251  sq*  253,  260-275, 

363  ;  motrice  35,  et  finale  4101.  —  nécessaire  *  270,  272  sq.,  275; 

adjuvante,  oryvaÎTiov,  364  ;  première  (irp&Ty  «trî«,  aïnov  àxpora-roy) 

260,  315;  prochaine  («ïnov  èyyÛTetTov)  238  sq.  Connaissance  par  la 

—  236,  238-240.  Dans  Platon  78.  Cf.  condition  ". 

CERCLE  (mouvement  *  en)  336,  345  sq.,  348.  Devenir  en  —  273,  283. 

Cf.  démonstration,  Euler. 
CHANGEMENT  (psra£o?tâ  310»)  129,  261  sq..  '280,  295,  297,  306-313, 

318  sq.,  358  sq.  Cf.  mouvement. 
CHAUD  et  froid  334,  361  sq.,  364. 
CHOIX,  xoouIoîvl;,  278,  3903. 
CHRYSIPPE  18,  144.  Cf.  Stoïciens. 
CICÉRON  19  sq.,  21,  32,  47  sq.,  55,  67  sq. 
CIEL  {Traité du),  «.oâpmtô,  36:  I,  ch .  2  et  3, 354.  Le  ciel  101,290  sq., 

oj3,  357,  358,  370. 
CINÉMATIQUE  311.  Cf.  dynamique. 

CLASSIFICATION  des  sciences  80-88,  180;  des  animaux  369. 
COMMUN  (sens,  sensible)  377,  381  sq.  Cf.  lieu. 
COMMUNICATION  des  genres  '. 
COMPARATIVES  (formes)  101. 
COMPLEXE  77-79. 

COMPOSÉ  (le),  tô  orûvoW,  262,  403.  —  153-155,  160  sq.  Cf.  infini. 
COMPRÉHENSION  77, 126, 158, 164  sq.,  177-182,  396,  407.  Extension  '. 
CONCEPT,   Xoyoç,  voyuu.   Leçon   VIII,   108-127;   154,   157,  248,  396. 

Philosophie  du  —   chez  Platon  et  chez  A.  76-80,  128,  145,  370  sq., 

408.  —  Conceptualisme  268  sq  ,  271.   Cf.  catégories,  définition, 

opposé. 
CONCLUSION.  wj.néf>«<i(i.u,  162,  171,  249  sq.,  253. 
CONCRET  (Sciences  du)  260. 
CONDENSATION  313,  334,  346.  Cf.  dense, 
CONDITION  148,  nécessaire,  cf.  âv-v,  cause. 
CONNAISSANCE  (théorie  de  la)  94,  96  sq. ,  394-400  ;  évolution  de  la  — 

384  sq.  Cf.  immédiat,  logique,  pensée. 
CONSCIENCE  371,  381  sq.  ' 
CONSTANT,  irotf  (wç  em  tô). 

T  CONSTITUTIONS  (Les).  La  constitution  d'Athènes,  43. 
CONTIGU,  èxôpevt»,  284,  290. 
CONTINGENCE,   to  èv^ô^vov,  94,  156  sq.,   164,  171,  258,  277  sq., 

358,  399  ;  des  futurs  167,  390  sq.   (cf.  hasard,    liberté).  —  Mode 

contingent,  toù  èvâéyjiâOxi  iiny.pyju. 
CONTINU,  owtfç,  2842,  307  sq.,  309  sq.  (Translation  '   circulaire) 

—  quantité  "  104.  Cf.  espace,  temps. 

CONTRADICTION,  kvzioastq  ',  opposition  *  de  concepts  129,  131-133, 
.     137  sq.,  139-141,  142  sq.,  145,  147,  148-151,  152  ;  de  propositions  ' 
165-167  —  délerminée,  Siopiifjzlact,  liée  au  sujet,  tTvvet'h)[iftéviQ  -ù 
facrtxp  ■  1371.  Principe  de  --  92  sq.,  234  sq.,  247,  312,  403.' 


INDEX    ALPHABÉTIQUE  415 

rRAPOSITION  (conversion  'par)  169. 

CONTRARIÉTÉ,  évavTi-ov,  —  u7t;,  opposition  "  de  concepts  131  sq., 
133-136,  138-140,  143-147,  148  sq.,  151  sq.,  310  sq.  ;  de  propositions 
163  ;  dans  les  catégories  1023,  103  sq.,  106  :  en  physique  129.,  135 
sq.,  309,  M55,  301  sq.,  373  sq.  Unité  de  la  science  des  — s  130, 
308.  Cf.  extrême.  —  f  Traité  et  Choix  des  contraires  31,  33,  137'. 

CONVERSION,  xif-icTpofi  ',  110.  164,  168-170.  185  sq.,  194  sq.,  212 
sq.,22l)'. 

COUPS  naturel  282  sq.  et  simple  327,  354  sq.  Cf.  âme. 

CORRÉLATIF,  àvrtffTpsyov  *,  105,  132  sq.,  145-148,  379.  Cf.  relatifs. 

COULEURS  3803,  386  [Traité  des  —1  37. 

COURBE  lOo,  330.  342. 

COUHNOT  278. 

CRÉATION  317. 

CRITOLAUS  02,  69. 

DANS  (être)  288-290. 

DÉCLARATION  K7rôy«vffi«  ',  160,  162;  discours  déclaratif  loi,  158  sq. 

DÉFINITION,  optepéi  Ils1;  119-127,  227  sq.,  239,  248-253,  394,  396. 
—  de  mots  et  de  choses  110  sq.  Cf.  concept,  démonstration,  fin, 
logique,  physique. 

AEKTIKONtûv  ÈvavTtuv,  le  sujet  '  des  contraires  '  (la  suhstanre  ').  Cf. 
àouvauta,  y.vri'jact;. 

DÉMÉTRIUS  dePhalère  68. 

DÉMOCRITE74,  277,  292,  299,307,  349  sq.,  358.  374,  21,40.  Cf.  Ato- 
ut isme. 

DÉMONSTRATION  11,  78  sq.,  93,  96,  108,  170,  240  sq.,  394  sq.  :  — 
et  définition  '  249-253;  —  circulaire  '  188  Bq.,  2-42,  248;—  par 
L'absurde  *  110  ;  —  par  réfutation  (itayxTixôç)  2^5.  Cf.  principes. 

DÉNOMINATION  dérivée,  jrccpùxupoî  kttô...,  102*,  100. 

DENSE,  —  ITÉ,  106,  293.  Cf.  condensation. 

DENYS  d'Haiicarnasse  47. 

DESCARTES  181,371,  375. 

DÉSIR,  désirable  321,  388-390;  -  et  affirmation  '  389  sq. 

DÉTERMINISME  260,  275  sq.,  359,  391  sq. 
184.  Cf.  cercle,  changement. 

DIALECTIQUE  (Ouvrages  sur  la)  21)  Bq.,  31*,  —méthode  52, 
01,  s.!  sq.,  91,  93,  93,    109  111,  226-228,  231-235,  247  sq.,  303.  — 
platonicienne  230. 

DIALO  ho.le  11.  54,  230  sq.    -  y  Dialogues  iTArist.  17-20. 

Cf.  23  sq.,  33,  42,  47  Bq.,  4!»  sq. 

alAll  i!\i    l  \       i,  les  préi  . 

M  \i-)i.:Ji,  disposition  '  \>  i 

DICÉARQUE  :?,  70,  71. 

DICHOTOMIE  283  (340).  Cf.  Zé 

D1CTUM  de  omniet  nullo  177  17'.). 

DIEU  34,  :::»7.  387,  406-410. 


416  INDEX   ALPHABÉTIQUE 

DIFFÉRENCE  spécifique  *  101,  117*sq.,  123-125,  127  sq.,  227,  263.  — 
parfaite  ou  complète,  rù.dx  Stayopâ.  135. 

DIFFICULTÉ,  question,  ùnopix,  405.'  232-234  {evnopiec  '). 

DIODORE  Gronos,  le  Mégarique  '  283,  109,  807. 

AIOTT  (tô),  le  pourquoi,  la  raison,  252. 

DISCOURS  118,  123, 140  sq.,  153, 156  ;  (parties  du)  101.  -  Discursion, 
discursif  116  sq.,  154.  171,  174,  243.  396,  Cf.  intellect  '. 

DISCRÈTE  (Quantité)  *.,  aiMpnuvjov  Troffov,  104. 

DISJONCTIF  (Jugement)  170;  (syllogisme)  181. 

DISPOSITION  :  permanente.  Hu  ;  passagère.  ViMiTt;,  104  106. 

DI  VIN  A  TION  (De  la)  par  le  sommeil  40. 

DIVISION,  méthode  platonic.  78, 128,  174  sq.,  188,  250,  253.  Divisibi- 
lité 281,284  (343  sq.).—  Siaipivzic,  de  Platon  22:  f  -  d'A.  33, 137\ 
Cf.  infini 

DROITE  336.  Ci",  courbe  ". 

DUALISME  372  sq..  379. 

&YNAMI2.  puissance  ',  aptitude  ';  ro  Swurâv,  le  possible  '. 

DUR  et  mou  106,  361. 

DYNAMISME  299,  314  :  -mique  d'A.  293.  322  sq.,  346-348  (349-352). 
Cf.  cinématique  '. 

EAU  361. 

EXEIN,  posséder,  avoir  *.  rô  i^o/xsvov,  le  contigu  *. 

ÉCONOMIQUE  (science)  85  sq."--  [Traité  de  V  — ]  43,  71,  85. 

ECTHÈSE,  £/.(k(7tÇ,  196. 

ÉC.AL  104. 

EITïTATON  oiïnov,  cause  '  prochaine. 

EKA2TON  (xaO')  singulier  *  ;  -k  •/.cQ"éx.>x.<j7y.,  syn.  r«  ïayjx-v.  ' 

EAÀTTON  (to),  le  mineur  '. 

ÉLÉATES  74,  229,  298,  306-308,  (322),  401.  Cf.  Xénophane,  Parme- 
ni  de,  Zenon,  Mélissus. 

ÈAErKTIKilS,  par  réfutation  (démonstration  '). 

ÉLÉMENT,  G-otyjïo-j,  265  sq.,  270,  282  sq.,  354,  360-362. 

EMPÉDOCLE  157,  277,  307,  318  sq.,  346.  Cf.  Physiologues. 

EMPIRISME  d'A.  92,  94,  101  sq.,  164. 

EN  xptQftû,  unité  numérique  ".  —  Ku-'ûoSudv,  choses  qui  possè- 
dent un  élément  commun,  opp.  7700;  -6  a-Jrô  xai  h,  qui  se  rappor- 
tent k  un  même  terme  (analogie  ')  1211,  3971.  é»  y.v-k  ou  î-i  ro/'/wv. 
opp.  jrapà  t«  77o).).à,  unité  *  immanente  et  transcendante  395.  Cf. 
spécifique. 

ENAEXOMElN'ONj  contingent  *  :  ftx  —  âuw;  ê%eiv,  nécessaire  '  ;  hSi- 
^£(râat,  être  possible  '  1931,  194. 

ENAOSA  (t«),  propositions  plausibles  30,  55,  95. 

ENEKA  (to  o3),  la  cause  '  finale. 

ENEPrEIA,  l'acte  *. 

ENTÉLÉCHIE  373  sq. 

ÉNUMÉRATION  complète  256-258,  x«r'àp,0u6v  126*  Cf.  h. 

ENYnAPXEIN,  être  immanent  *  à... 

ErurnrH,  induction  \ 


INDEX    ALPHABÉTIQUE  417 

ÉPICURE3,  6sq..  71. 

ÊRATOSTHÈNE  17. 

ÉRISTioUE  231. 

ERREUR  160,  377,  383,  3963.  Ci.  vrai. 

E2XATON  (to),  le  mineur  '  ;  rè  6o-^rt«  (xkO'jxkcttk  '),  les  termes  der- 
niers de  la  démonstration  *  2432  ;  ia/«rr-  ûAij,  matière  '  prochaine. 

ESPACE  -280,  k 86-292,  294  sq.,  340  sq.,"399. 

ESPÈCE  77  sq.,  101,  103,  123,  125,  128,  1782,  180,  409  ;  dernière  239 
sq..  243,  402.  Espèces  animales  306,  369. 

ESPRIT  316,  409  sq. 

ESSENCE  79,  91,  103,  413,  116,  121,  127,  173-175,  237,  248-250,  25-2, 
394  ;  simple  ou  composée  251,  253  ;  réelle  ou  fictive  110. 

ÉTAT  (être  dans  tel),  xsàrOac,  101. 

ÉTENDUE  372,  375.  Cf.  force. 

ÉTHBR  301,  355  sq.,  359  sq. 

ÉTHIQUE  à Nicomaque  (iO),[Éthique  dyEudèmc],[Gra?ide  morale  '} 
42  sq.,  71. 

ÊTRE,  t6  ôv,  -b  r6(?£  :  copule  122,  159  sq.,  163, 192;  acceptions  '  diver- 
ses 121,  398  (catégories  *)  ;  —  et  non-être  140,  148-151,  306,  391"  ;  — 
en  tant  qu'être  34,  77,  94,  99-101,  248,  394,  :i97,  400-410.  —  de 
Platon  78,  99.  Cf.  dans,  pensée. 

EUBULIDE  le  Mégarique  3,  6,  28. 

EUCLIDE  de  M  égare  "  6. 

EUCL1DE  le  géomètre  84. 

EUDÈ.ME  le  Platonicien  7».  Cf.  dialogues. 

EUDÈME  de  Rhodes  29,  34  sq.,  43,  55,  59,  70,  81,  84,  131,  170.  Cf. 
Ethique. 

EULER  (cercles  d')  158.  170,  182. 

EVIIOPIA,  la  solution  des  difficultés  ". 

EXAMEN  dialectique  ',  r.zïpa,  232. 

EXEMPLE  189,  191. 

EXERCICE  374  (hahitude  ')  ;  —  dialectique  "  de  la  pensée,  yjuvao-ia. 
232. 

ESIZ,  disposition  '  permanente,  habitude,  manière  d'être.  Cf.  ùuiôaviç. 

EXISTENCE  (position  de  Y)  245  sq.,  248. 

EXPÉRIENCE  236,  396'  ;  dans  Aristote  79,  259,  3(i:«. 

EXTENSION   I7.X-I.S2.   187;  point  de  vue    de  1'—  77,  125  sq.,236, 
238  sq.,  iris.  395-397,  39!);  être  dans  '  la  totalité  extensive  de  . 
okt>)  tivai  177  sq.,  179'. 

EXTRÊMES  :  contraires  *  132,  138  sq.,  152;  du  syllogisme,  -à  àxo*. 
172  ;  du  mouvement  143. 

PAIT  (le),  ro  on,  252. 

Fiai  361,  364,  393. 

FIGURE,  1/jriJ.u.,  u.op-jifi,'MS.  Cf.  èyllogiwne. 

FIN  278  sq.",  364  sq.,  405  (cause  finale)  ;  définition  par  la  -  120'. 

FONCTION  (unité  de).  Cf.  relatifs  '. 

FORCE  et  étendue  349-362.  Mouvement  '  forcé.  (Huiez  xb^ai;. 

A.iMote  27 


418  INDEX   ALPHABÉTIQUE 

FORME,  eiïoq,  et  matière  125,  261-269,  271-275:  substantielle  313, 
317  ;  intelligible  ou  sensible  401  ;  principe  générateur  305,  et  moteur 
392  sq.,  d'uuité  et  d'individualité  *,  404-407  ;  —  pure  et  séparée 
115,  315  sq.,  386  sq.,  405,  407-410.  —  173,  190,  192,  327,  372  sq., 
374  sq.  —  Formel;  logique  92  sq.,  111,  129,  146,  190-192,  393; 
dans  les  catégories  100  sq.,  109-111,  Formalisme  407  ;  —  Kantien  * 
446. 

FORTUNE,  Tûyji,  278  sq.  Cf.  hasard. 

FRÉQUENT  ;  cf.  wo>w. 

GALIEN  29,  185. 

GÉNÉRATION  et  corruption  (Traité  de  la)  36.  —  140,  149,  260,  281, 
283,  310  sq.,  312  sq.,  317  sq.,  324,  334  sq.,  353,  354  sq.,  359,  363. 
—  De  la  génération  des  animaux  41,  363.  —  365,  369  sq. 

GENRE,  yévoç,  rô  ri  *  sort  34,  77  sq.,  99  sq.  (incommunicabilité  des 
—,  ci.  239),  103,  117  sq.,  123  sq.  (—  prochain),  125  (est  matière  \ 
cf.  263),  128,  134  (identité  de  — ),  150,  152,  1782,  180,  227,  265, 
397  sq.,  402.  Cf.  catégorie,  espèce,  substance. 

TNilSIS,  connaissance,  opp.  jrpôpÇiç,  81. 

GORGIAS\{\  Contre),  21  ;  cf.  Mélissus. 

GRAND  et  petit. 104.  Grandeur  mathématique  281,  283  sq.  ;  chan- 
gement de  —  293. 

ITMNASIA,  exercice*  dialectique  de  la  pensée. 

HABITUDE,  %n{opp.  priration  *),  131-133,136-139,  140 sq.,  142-145, 
308,  327,  341,  374. 

HAMILTON.  92,  109. 

HASARD  193»,  260,  271,  276-279,  358,  391. 

HAUT  et  bas  \ 

HEGEL,  Hégéliens,  87,  93  sq. 

HÉRACLIQE  du  Pont63. 

HERACLITE  282.  Cf.  Physiologues. 

HÉRILLUSde  Carlhage  69. 

HERMARQUE  l'Épicurien  69. 

HERMÈNEIA  {De  l'expression  de  la  pensée)  14,  27  sq.,  73, 109,  166. 

HERMIPPE  de  Smyrne,  3,  41,  14  sq.,  67  sq. 

HIÉRARCHIE  70  sq.,  313,  371-373,  375  sq.,  379,  382,  388  -  des  cho- 
ses terrestres  303,  366,  369;  cf.  inférieur,  notion. 
.  HîPPOCRATEde  Chios,  mathématicien,  84. 

HISTOIRE  de  la  philosophie  dans  Aristote  35,  233. 

HISTOIRE  des  animaux  38,  71,  363. 

HOMÉOMÈRES  et  anhoméomères  (parties  des  animaux)  365  sq. 

f  HOMÉRIQUES  {Questions)  45. 

HOMONYMES  (termes),  éjAcâwgoç,  97,  121',  397'. 

HOMME  367,  humanité  (histoire  de  1')  20.  —  L'homme  engendre 
l'homme  (forme  ')  305,  335,  365. 

HUMIDE  et  sec  361  sq. 

HYPOTHÈSE,  TJ7To6i(Ttç  245  sq.  ;  hypothétique  (jugement)  170  ;  (syllo- 
gisme) 181.  Cf.  nécessité  '. 


INDEX   ALPHABÉTIQUE  419 

IDÉALISME  267,  296,  309  sq.,  314,  372,  374. 

IDÉES  platoniciennes  20, 127',  1801,  372,  395,  396',  400  sq.,  408,  409 

sq.    —  7  Sur  les  /i/e'es22sq. 
IMAGINATION  157,  324,  368,  382  sq.,384  sq.,  380.  Cf.  intellect. 
IMMANENT  (principe  ')  302,  305,  310,  357  ;  être  —  à...  svuw«px8«  ou 

•jitv.pyjîvj  '  i'j...  158.  Cf.  ev. 
IMMÉDIAT,  svôûç,  Tzpùru;  (unité  ').  Connaissance  — e  243. 
IMMOBILITÉ  301,  328\ 
IMPUISSANCE,  ùSvvaui*  \ 
INDÉFINI  :  expression  — e,  kôpitrrov  o-jo-j.*,  140,  163;  proposition  — e, 

162. 
INDÉPENDANCE,  atirapsia,  400. 
INDÉTERMINATION  :  des  propositions  MO,  163  sq.,  166,  108  ;  de  la 

matière  162  sq.  ;  dans  le  monde  *  sublunaire  358  sq.  Cf.  indéfini. 
INDIVIDUEL,  rotfs  ri,  77,  79,  94  sq.,  100,  103,  106,  236,  239  sq.,  265, 
300,  398  sq.,  402  ;  l'individu  suprême  101,  105,  127,  405-410.  Cf. 
forme,  matière. 
INDIVISIBLE  :   ligne  '  —  283,  307  (37);  —  de  mouvement,  *»qp«, 

307,  309.  Intellection  des —s  385.  396. 
INDUCTION,  IraywyÂ,  171,  189,  234,  241,  243,  250,  253-259,  298,  397. 
INÉTENDU  310,. 318  (le  premier  moteur  '). 
INFÉRIEUR  (explication  du  supérieur  par  1')  237  sq.,  282. 
INFINI,  i'rrstpov,  280  286,  292,  320,  344;  --  en  acte  et  en  puissance 
298,  322  sq.  ;  —    de   composition  (y.arà  Trpoc-ôea-tv)  et  de  division 
(xarà  oiv.Loisij,  ùy   v.tainci)  285  sq. 
INNE  >pas  de  principe  ')  253  sq.,259,  384. 
INSTANT,  ro  vww,  294  sq.,  319. 
INSTINCT  366. 

INTELLECT  J54,  243,  321,  382,  333-387;  —  pratique  388,  330  ;   — 
séparé  375,  386  sq.,  409  sq.  Intellection  150,  101,  171,  174;  intel- 
lective  (âme)  265,  375,  383.  Intelligible  156 sq.  ;  forme  —  236,  386  ; 
matière  —  263. 
INTEMPÉRANCE  390. 

INTERMÉDIAIRES  (moyen  terme  ")   cnlre  les  opposés   '    130,   132, 
138  sq  .  143  Bq.,  152,  105;  entre  le  premier  moteur  et  le  dernier 
nui  317,  :;:!S  ;  dans  lu  sensation  379-381. 
ICES  du  mouvement  322-325. 
INTERROGER  cl  répondre  220  sq..  230  sq. 
INTERVALLE  291,  296. 
INTUITION  7'.),  100,  171.  174,  390;   -  intellectuelle  et  sensible  110- 

118,  234  sq.,  258  Cf.  limite. 
ISOCRATE  9. 

JUGE  '/•-,!".;  ',  leç.  X;  nature  et  fonction  151,161-170,  mul- 

tiplicité  15    157,  et  unité  du  —  157-160;  analytique  et  synthéti- 
que 151  sq. 
K.WT  97,  128  sq.,  163,  193»;  et.  formalisme.  Su  de  -  129. 

KATA4AZI2,  affirmation'  '  ;  x«t«î»x  -v/.-j\  Xoyo^  nv«c  xara  rwoç  110'. 


420  INDEX    ALPHABÉTIQUE 

KATA  TTcoTo-:,  totalement,   125*,  240,  238.  —  aut    apiBpiv,  par  énu- 
mération  '  complète.  —  xa6»'  «J-6,  par  soi  (attribut  *).  x«Qr  ôcaorov, 
singulier  *  —  x«0'  h  '. 
KATHTOPEIN.-IA,  attribuer  ";  xarrr/opiu,  attribution  '. 
KA0OAOY  (-6),  l'universel  ',  126'. 

KEI2©\I,  être  dans  tel  état  *  Ksi(uîv«  (rà),  les  données  du  raisonne- 
ment 172'. 
KINHMATA,  indivisibles  *  de  mouvement. 
KOINA  (t«),  les  principes  communs,  les  axiomes  *.  —  h»  xoivm  ytyyà(te»6t 

loyoi  48  sq. 
KTHS1S.  opp.  yvojc-t;  ',  dist.  wpafiç  ",  81. 
LACHELIER  186. 
LANGAGE  153,  166. 
LEIBNITZ  US,  186,  292,  314,  399,  409. 
LEUCIPPE292.  CL  Atomisme. 
LIAISON    97,    102',    461    sq.    —    Termes   sans    —,    'hi\t   wfiirXoxijs 

lsy6u.iju  112, 140,  153.  Cf.  catégories. 
LIBERTÉ  94,  390-392.  —  Mouvement  libre  326. 

LIEU,  to-oç  :  propre  ou  commun  287,  327;  —  naturel  282,  286,  327. 
Adverbes  de  —  101, 104,  314.  Cf.  matière.  Les  lieux  dans  la  dialec- 
tique 2:27  sq. 
LIMITE  2S4,  290  sq.,  294  ;  cf.  intervalle. 
LISSE  1011. 

LOGIQUE  (ouvrages  sur  la  — )  26-31,  73.  Nature  90-97,  176,  180  sq.  : 
place  dans  la  science  86-88,  100.  Cf.  108,  111,  123,  260,  384,  393. 
Adj.  ;  une  recherche  —,  Çijtuv  ï*ytxw;   100;  une  définition  — ou 
formelle  '  119, 120*. 
AOros,  concept  ' . 
LOI  180,  257  sq. 

LOURU  et  léger  327,  360  sq    :  cf.  pesanteur. 
LUMIÈRE,  cf.  couleurs. 
LYCOPHRON  130. 
MAJEUR,  -o  ~ùù-ov,  tqilzïÇo-j,  172. 
MARCHE  {De  la)  des  animaux  41. 

MATHÉMATIQUES  82,  84  sq.,  87,  176,  181,  240,  260,  304.  393. 
MATIÈRE,  ÛU,  et  forme  '  156  sq.,  178, 190, 192,  260-268,  275  sq. ,  285, 
306,    30U,  317,  362,  372  sq.  ;  —  première  et  prochaine,  npùrr,, 
zrj/v-ri  -Tir,  266,  274;  —  logique  115  sq  ,  118,  127;  —  intelligible, 
yojjrjj  ûàij  203;  —  topique,  tottixà  ù//j  358  ;  principe  d'individuatiou 
127,  267,  385  sq.,  402  sq.,  406  sq.  ;  dans  les  catégories  265,  269. 
Ce  qui  est  sans  matière,  ô<ra  âvtu   û).tjç,   115,  316,  4093.  Cf.  genre, 
fj-j-ylu,  puissance- 
MÉCANISME  299,  307,  314,364. 
MÉGARIQUES  166,  1672,  307,  401.    Cf.  Alexinus,  Diodore  Cronos, 

Eubuiide,  Euclide,  Stilpon. 
MEILLEUR  (la  Nature  '  tend  au)  335. 
MEIZ.QN  (rô),  le  majeur  '.      ' 


INDEX   ALPHABÉTIQUE  421 

{MÊLISSUS  (Sur),  Xénophane  '  et  Gorgias  '  2ia,  46].  f  Contre 
Mélissusti.  —  371. 

MÉMOIRE  157,  382  sq.  —  De  la  —  et  de  la  remémoration  40. 

MEPEI  (iv),  le  particulier  '. 

MÉTAPHYSIQUE  87,  88  sq  .  391  —  La  —  32,  33-35,  46  :  58  sq.  AB 
233,  A  100.  269!,  ZH  404,  I  434  sq.,  A  315,  317.  Autres  ouvrages 
sur  la  —  33. 

MÉTÉOROLOGIQUES  (Les)  37,  303. 

MÉTHODE  30  ;  dans  la  philosophie  du  concept  76-78  ;  analytique  '  et 
synthétique  128  sq.  —  Méthodologie 87,  90. 

MINEUR  -o  éD.arrov,  zô  iayurrrj,  172. 

MIXTE,  mixtion  265,  362 'sq. 

MOBILE,  -ité  318  sq.,  322  sq.,  329,  332,  333  sq.,  348,  389  sq.  Cf. 
moteur,  mouvement. 

MODE, Tj»6«»ç  :  modal  :  proposition  110  sq.,  161,  170,  189-195;  syllo- 
gisme 172, 181  sq .,  le.:.  XII  188-225. 

MODÈLE  274,  405,  410  (121). 

MOINS  et  plus,  dans  les  catégories  1023,  103  sq.,  106. 

MONDE,  leç.  XIX,  353-370:  sans  commencement  20  :  sublunaire  et 
supralunaire  354,  358,  391  sq.  ;  hypothèses  diverses  318  sq.  ;  aine 
du  —  300  ;  le  petit  —  et  le  grand  320  —  [Un  monde] 

MONSTRES  207,  359. 

MORALE  (écrits  sur  la)  42  sq.,  73;  cf.  85.  Cf.  Éthique. 

MOTEUR  premier,  315-318,  325-352;  Cf.  34,  305,  357,  408.  Autres 
— s  318  sq.,  331-333,  357,  389  sq.  Cf.  cause,  mobile,  mouvement . 

MOUVEMENT  :  définition  309  sq.  ;  espèces  310-313;  naturel  et  fore- 293. 
•  '.12.  345;  par  soi  et  par  autre  chose  325-327 ;  par  accident  329,  332  : 
continu,  un  et  infini  880,  284  sq.,  290,  295,  321.  332,  334  sq.,  336- 
340,349-352;  éternel  299, 316  sq..  318-322;  êtres  en  -^298, 301,  355. 

—  Cf.  101  sq. ,  149.  292  (voyez  mobile,  moteur,  translation,  temps). 

—  il.  xtvTja-ewç,   Pkys.    V-VTII.  36.   —   [Du   mouvement  des  ani- 
maux'] 41. 

MOYEN-TERME,  ro  (tivov,  i  ui-ro;  [ôpoç],  11,  238,  394  sq  :  comme 
cause  173-175,  180;  dans  l'induction  '  nombre  fini  des  — * 

243;  connaissante  par  médiation  ou  raison  ' -■  399. 

NATURE  :  Ouvrages  sur  la  — -  36-42,  73;  s  ne  a  de  la  —  78  sq.  — 
297-305.  312,  322.  353,  401;  ordre  de  La  —  255-257,  260;  ses 
erreurs  2<i~.  359;  cause  hors  de  la  —  u'une  action  dans  la  — - 

■  sq.  :  —  et  âme  300,  310,  350,  300.  Natures  simples  114-116, 
160  sq.,  174,  193,  251.  408  sq.  ;  —  composées  118-123.  Cf.  art, 
déterminisme,  meilleur,  vain  (en). 

NÉCESSAIRE  92,  94,  96,  20»;,  236,  359,  392;  -  et  universel  258  sq., 
399.  — ■  Proposition  —,  rov  =.l  àvo^x»?  \tnipyjnv,  194  ;  mode  —  190, 
l'.)3.  —  Nécessité  hypothétique  el  nécessité  absolue  (cf.  coavx»i) 
273.  Cf.  cause. 

MON,  Urtàf*<rit,  HO,  H.i.  266. 

NÉLÉE60,  65. 


422  INDEX    ALPHABÉTIQUE 

NICOLAS  de  Damas  14,  33. 

NICOSTRATE  147. 

NOHMA,  concept;  voutôv,  objet  du  —  116;  voïj<tiç,  acte  par  lequel  il 
est  conçu  ib.  (cf.  pensée  *)  ;  voïjtâ  OXy?,  matière  *  intelligible. 

NOM  154;  —  indéfini  *.  Nominalisme  d'A.  401. 

NOMBRE  281,  283,  295  sq.,  343  sq.,  377;  —  idéal  20.  Noms  de  — 
101. 

NOTION  97,  102,  385  ;  —s  coordonnées,  hiérarchisées  150. 

NUMÉRIQUES  (unité  et  identité),  h  xedrayTov  àptSpâ,  103,  402. 

NUTRITION  324,  332  sq.,  334,  364,  368.  Nutritive  (âme  *)  ou  végé- 
tative *.  — f  De  la  nutrition  39. 

OBJET  75-77. 

OEUVRE  extérieure,  èpyov,  Troînjo-t:,  81  sq. 

orill  (ctvai  ev),  être  dans  la  totalité  extensive  '  de... 

ONTOLOGIE,  ontologique  389  sq.,  393  sq. 

OPINION,  8<%«  324,  390;  dans  ia  dialectique  227,  229-231,  234  sq.  : 
admise,  ùitoXwtytz,  162,  383. 

OPPOSÉ  102,  179;  — ition  des  concepts,  exposée  128-142  (cf.  contra- 
dictoires, contraires,  habitude,  relation),  examinée  142-152  ;  — 
des  propositions  165-170,  194  sq.,  2161.  —  f  Sur  les  —  31, 131,  1348- 
Cf.  intermédiaires. 

OPrANON,  instrument  :  —  de  la  Science  86  sq.  ;  —  en  biologie  365.  380. 

OPIZM02,  définition  \ 

OPOZ,  terme  *. 

OQF.N  H  KINHZIE,  cause  *  motrice  20. 

OTI  (tô),  le  fait  *. 

OU,  7toû,  catégorie,  101  sq. 

OY2IA,  substance  ;  7rpwr/j,  Svjziou,  première  et  seconde.  Ojo-îa  de  la 
matière  263,  265. 

PANÉTIUS  69. 

PANTHÉISME  300. 

PARMÉNIDE  90  sq.,  131,  148,  306  sq..  409.  Cf.  Éléatés. 

nAPftNYMOI  «.no...,  dénomination  '  dérivée. 

PAR  SOI,  xafl'aÛTé,  109,  113,  125,  240,  258. 

PARTICULIER,  év  ftépet,  77  ;  proposition  110,  162,  168:  passage  dû 
—  à  l'universel  254,  258. 

PARTIES  (Des)  des  animaux  40,  363. 

PARVA  naturalia,  collection,  39  sq. 

PASICLÈS  de  Rhodes,  35,  81. 

PASSION,  pâtir,  KÛayji-j,  101  sq.  ;  patient  (intellect  *).  ;  passif  {cf. 
qualité,  verbes)  Cf.  action. 

J1A0OS,  affection  *;  nuQ^ixciï  ■Koiirrtrzç,,  qualités'  -  ives  ;  ndBoi  xu6' 
auto,  attribut  *  dérivé  essentiel. 
•  I1EIPA,  l'examen  *  dialectique  ;  iziipMTixri,  la  dialectique  '. 

PENSÉE  et  être  "  94  sq.,  371  sq.  (cf.  connaissance)  ;  — ,  voua*?,  opp, 
■KQiyai%  271  ;  sans  organe  386  sq.  ;  la  —  est  les  pensées  4094. 

PÉR1PATÉTICIENS  85,  95  ;  îrsp&raroç,  -  rdv  63,  10  sq. 


INDEX    ALPHABÉTIQUE  123 

PESANTEUR  293.  Cf.  lourd. 

PÉTITION  DE  PRINCIPE  179,  189. 

PHANIAS  70. 

PHILOPON  (Jean)  151. 

PHILOSOPHIE  21  '  ;  —  première  33  sq.,  305,  394,  405,  et  seconde  84 
sq.  —  Qù.oaofîtx,  recherche  2981 . 

*OPA,  translation  '. 

't>T2I2,  nature  *  ;  fjnv.,  par  —  299  ;  xarà  on  7rapà  yû«v,  selon  ou  con- 
tre la—  312. 

PHYSIOLÔGUES  (Anfésocratiques)  74  sq.,  77,  90,  129,  273,  282,  303 
sq.,  305.  308,  343,  346,  371  sq.,  408. 

PHYSIQUE  (La)  34  sq.,  82,  84  sq.,  129,  135,  260,  280,  297  399,332  sq.. 
363.  393.  Définition  —  (par  la  matière)  120.  Cf.  nature.  -  La  Phti- 
sique 34,  36,  59,  269*,  353  sq.  ;  I  233,  III  280,  VIII  315  317  et 
leç.  XVIII. 

PLAISIR  376,  387  sq. 

PLANTES  366,  367  —  f  Traité  des  —  41 . 

PLATON  76-78.  91  sq.,94,99  sq..  H2,  128,  130  sq.,  148  sq.,  130  sq., 
148  sq..  152,  154,174  sq  ,  230,  236  sq  ,  239  sq.,  271  sq.,  281,286 
sq.,  307,  319,  371  sq.,  373  sq.,  376,  384,  394,  400  sq.,  407,  408-410. 

—  f  Extraits  de  Platon  par  A.  22,  47.  —  Platonisme  259,  390,  403 

—  Platoniciens  contemporains  d'A.  843  et  Alexandrins  *.  Arisfote  '. 
PLAUSIBLES  (propositions),  t«  bSofr  '. 

PLOTIN  268,  4071. 

PLUSIEURS  268,  402,  408'.  Cf.  un. 

PLUTARQUE61  sqq. 

PNEUMA  368,  380  —  [n.  7rv*ip«Toç]39. 

POETIQUE  (science)  82,  83  sq.  —  La  —  44,  84. 

noiElN,  agir,  faire  :  mlyaiç,  réalisation  "  'l'une  œuvre  ;  itoôjthiôv  kïtwv, 

cause  '  efficiente  ou  motrice. 
noiON(-o),  la  qualité  '. 

POLITIQUE  (écrits  sur  la)  43,  73.  La  —  43,  53  —  Science  —  84.  85  sq. 
[IOAT  (w?  î7ri  tô),  ce  qui  se  reproduit  avec  une  certaine  fréquence 

126,  193i,  49^  237,  359. 
noiAXili.  UyàfievK  (rà)  35,  68  sq.  Cf.  acceptions. 
POSIDONIUS  64,  68,71. 
POSITION,  9é<jt<  I023,  104. 
itoiON  (ro),  la  quantité   . 

POSSÉDER,  ïyjiv,  101  sq.  Cf.  avoir,  ."■-:,  habitude. 
POSSIBLE  {\e),  ro  Jwvorov,  193  sq.,  206. 
POSTPRÉDICAMENTS  (Les),  Catégories  '  ch.  10-15,  27.  10î. 
POSTULAT,  postuler,  «Irnfut, -$ ZvQat  175.  245  sq. 
nO&EN  nol,  d'ici  là.  Cf.  translation. 
POURQUOI  (le),  ->■  o'ori,  251  Bq.,  289. 
ih'M'matkia,  ensemble  doctrinal 80. 
PRATIQUES  (sciences)  82.  88  sq.  :  activité  pratique,  »/»ôÇi;,  si,  356. 

Cf.  intelhi  t. 


421  INDEX    ALPHABÉTIQUE 

PllÉDIGABLES  101 .  Cf.  attribut. 

PREMIER,  trois  sens  335,  344  sq. 

PRÉMISSES,  jrpoTscrttç,  iikttrii'^xct^  Û7rt©é<ms,  ùnokrityeis,  162,  172. 

PREUVE  11,  230. 

PRINCIPES  233,  234  sq.,  244.  247,320.  Cf.  immanent,  inné'. 

PRIVATION,  rcipyrtçi  285,  301.  Cf.  habitude. 

[PROBLÈMES  {Les)]  42,  40.  —  Problématique  1931. 

PROJECTILES  347  sq. 

PHOPOSITÎQNS  Kporouriq  :  théorie  des  —  161-165;  opérations  sur  les 
—  165-170.  Cf.  97,  108-112,  140,  149,  161  sq. 

PROPRE,  Mue  101,  113  sq.,  227.  Sensible  —  377. 

riPOS  «fjtàç,  par  rapport  à  nous,  109,  255-238. 

11PO20E2IN (x«rà)  âneipov,  infini  *  de  composition. 

nP02  TI  (rà),  les  relatifs  '  ;  npoç  ri  w»;  sx"v>  1°5- 

PROTAGORAS403. 

I1POTAXI2,  proposition  '  ;  rcporianc,,  les  prémisses  *. 

nPiTTON  (t6),  le  majeur.  Cf.  cause,  matière,  llpo-epov,  premier  '. 

PRUDENCE,  ypévflffiç,  85  sq.,  383. 

PSYCHOLOGIE  et  logique  92,  94.  Cf.  âme. 

PUISSANCE,  (WpuçCf.,  outre  les  renvois  à  acte",  263  sq.,  384,  402. 
Les — s  rationnelles  et .irrationnelles,  276 

PYTHAGORICIENS  373  sq.  —  f  Sur  les  —  21  sq.,  281. 

QUESTION,  knopiu,  difficulté  *. 

OU1DUITÉ,  to  -A  h  eheu,  114,  1J8,  120  sq.,  123,  127.  238.  251  sq., 
269 

QUINTILIEN  46  sq. 

RAISON  et  sensation  79,  376,  390-392,  401-404.  —  d'être  248  sq.,252: 
connaissance  par  —  ou  médiation  (moyen'-terme). 

RAISONNEMENT,  109,  113  et  leç.  XI,  171-187. 

RAMUS  186. 

RAPPORTS  (ressemblance  de)  99  ;  identité  de  — ,  universalité  d'ana- 
logie "  Cf.  npôç  ijudcç. 

RARE  opp.  fréquent  '  240.  277.  Opp.  dense  '. 

RATIONALISME  407. 

RÉEL,  réalité  76  sq.,  99,  101,  268,  314,  371  sq.,  400,  401-404;  Cf. 
logique  '  (111,  393).  L'être  le  plus  —  115,  405  410.  Réalisation  d'une 
œuvre,  ttoWs,  82,  271,  272  sq.  Réalisme  79,  291,  296,  401 . 

RÉFUTATION  (démonstration*  par). 

RÉGRESSION  à  l'infini  242(328,  348). 

RELATIFS,  rà  tt/jôç  ti,  27,  101,  1023,  104 sq..  1061.  Opposition  des  — 
131,  132  sq.,  136  sq.,  140  sq.,  145-148.  Unité  de  relation  ou  de 
fonction  115  sq.,  117  sq.,  122  sq.  Formes  — ives  101 .  Cf.  acte. 

REMINISCENCE  platonic.  19,  384 

l! EMPLACEMENT  successif,  9wnpi«T«ffTa^tç,  œj-impiç-yaic,,  280,  288, 
308.  407. 

RENOTJvIÉR  148. 

RENVOIS  d'A.  h  lui-même  57  sq.,  73  ;  —  des  Anciens  à  A.  70-72. 


INDEX    ALPHABÉTIQUE  426 

REPOS  301,  318,  328»,  338  sq.,  344  sq.,  377.  Cf.  immobilité,  mouve- 
ment. 

RESPIRATION  368.  Delà  respiration  40. 

RHÉTORIQUE  (ouvrages  sur  la)  31  sq.  La  —  40.  f  La  —  à  Théo* 
dette  32.  [La  —  à  Alexandre]  32,  53. 

ROUTINE236,  -284.  Cf.  expérience. 

SXHMA,  ligure  '. 

SCIENCE  78  sq.,  92, 105,  130, 171,  179,  232-235  (et  dialectique  '),  235- 
241,  242  sq.;  248,  326  sq.,  383,  394-400.  Cf.  classification. 

SCOLASTIQUE  (la)  101,  129,  164,  166,  172,  177,  182, 186,  375. 

SEMBLABLE,  similitude  106,  334. 

SENSATION,  sensible,  sensorium  :  théorie  générale  377-382  ;  contient 
l'universel  '  234  sq.,  243,  384',  396  sq.  ;  —  et science  '  398-400  ;  — 
et  intellection  '  386,  396,  401-404;  —  105,  161,  171,  234  sq.,  254, 
368,  384.  Cf.  accident,  commun,  intuition,  propre.  —  De  la  —  et 
des  sensibles  39.  —  Ame  sensitive  367,  375  sq.  (265,  360).  Sen- 
sualisme 401,  403  sq. 

SEXES  267,  367,  368  sq . 

SIGNE,  signification  245  sq.,  248. 

SIMPLE  77  sq.,  115  sq.  Proposition  —  110,  193;  syllogisme  —  481, 
189  ;  mouvement  — 354  sq.,  358  ;  corps  -  327,  354  sq. 

SIMULTANÉ,  à/ta,  102,  105. 

SINGULIER,  >•</'/  Èx«<ft<»,  126  sq.,  248,  259,  395  sq.,  398  sq.  Proposi- 
tion singulière  163  sq.,  166,  168. 

SITUATION,  xsîffflw,  102. 

SOCRATE  74.  75  sq..  78  sq.,  90-92.  229  sq.,  236,  272,  371.  Socrati- 
ques 130,  307. 

SOMMEIL  321,  367,  37  i.  —  Du  -  et  du  réoeil  40.  —  Des  songes,  ib. 

SOPHISTES  83,  92,  130,  229  sq.  Sophismes  231.  —  Réfutation  des 
arguments  sophistiques  30  (Topiques  ',  livre  IX). 

SOUVENT  (ce  qui  arrive  le  plus)  ttoàû  \ 

SPÉCIFIQUE  (unité)  ou  formelle,  sv  eïStt,  x«r'  stfoç  115.  126*. 

SPÉCULATION,  9«<»/»t«,  327. 

SPEUSIPPE6(21). 

SPHÈRES  300,  345,  356  sq.,  360. 

STEPHII2,  privation  '. 

STILPON  le  Mégarique  '  69. 

2TOIXJEION,  élémenl  '. 

STOÏCIENS  80,  -12*,  359,  407.  Cf.  Chrysippe. 

STRABÛN  52  sq.,60sqq.,  65. 

STRATON  de  Lampsaqueflî,  69,  71. 

STYLE  d'Aristote  19  sq.,  47. 

SUBALTERNES  107;  subalternation  179. 

SUBCONTRAIRES  f66. 

SUBJECTIVISME  97. 

SUBSOMPTION  180. 

SUBSTANCE,  t>v<rl*,\rà  xhit,  ri  xi  Lni.  Catégorie  <>*,  101.   102  sq., 


426  INDEX    ALPHABÉTIQUE 

121,  393  sq.  ;  première  et  seconde  94,  98,  103,  105,  1782,  265,  402; 
sujet  *  des  contraires  103,  309,  362,  402,  opp.  accident  113  ;  —  et 
concept  114,  127;  trois  sens  403;  sensible,  périssable  ou  non,  et 
suprasensibie  125,  354,  359  ;  composée  "  (unité  "  de  forme  et 
matière)  ou  formelle  119.  —  Cf.  127,  267  sq.,  312,  316  sq. 

SUBSTANTIF  101,  140. 

SUCCESSION  causale  272  sq.,  274  sq. 

SUJET,  tô  Û7Toy.£îpeuov  *,  rà  Szxziy.qj  '  ;  du  changement  261  sq.,  264  sq., 
267  sq.  ;  identité  de  —  134;  —  et  objet  371,  409  sq.  Cf.  «tfwvafu« 
attribut,  contradiction,  substance. 

2YMBEBHK.OZ,  accident  ',  attribut*. 

lYMIIEPAZrvlA,  conclusion  ". 

2YMriAOKH;  liaison*. 

SYNEXHZ,  continu  *. 

SYNOAON  (to),  o-uvôoç  q-jiLk,  substance  formée  par  la  réunion  dune 
matière  et  d'une  forme. 

2Y2TOIXIA,  série  ou  colonne  de  termes  145. 

SYLLA61. 

SYLLOGISME  :  nature  172-175  ;  principe  175-181  ;  figures  *  181-187. 
— s  modaux  *  ;  réciprocation  du  — 189  ;  fondé  sur  des  signes  ib.  ;  — 
de  l'essence  250,  252  sq.  ;  —  inductif  255;  —  du  désirable  389  sq. 
—  Cf.  79,  91,  93,  95  sq.,  96  sq.,  108  sq.,  110,  112,  162,  167,  226.  Cf. 
hypothèse. 

SYNONYMES,  t«  tsvym\i^}  97. 

TAUTOLOGIE  161. 

TAYTON  «ptôaw,  identité  numérique  *. 

TECHNOLOGIE  83. 

TEMPS  280  sq.,283,  294-296,  319,  340  sq.,  399,  408;  —  et  mouve- 
ment 319,  343  sq. 

TERMES  ôpoi,  108. 110, 112,  140:  du  syllogisme  172. 

TERRE  328,  354,  360  sq.  ;  élément  367. 

THALÈS  77,  90  Cf.  Physiologues. 

THÉOCRITEde  Chios  32,  83. 

THÉOLOGIE  34,  82,  405. 

THÉOPHRASTE  213,  28  sq.,31,  34,  37,  41  sq.,  59-61,  65,  68-70,  131, 
170. 

THÉORÉT'QUES  (sciences)  82,  84  sq. 

THÈSES,  bciuz,  244  sq.  ~-  Cf.  position.. 

TI  ion  (tô),  la  substance,  le  genre  —  zozirrj  ehou,  la  quiddité  *. 

TIMÉE  de  Tauroménium  3,  6  sq. 

TO  AE  zi  la  chose  individuelle  *  ;  roc?*  (rô),  la  substance  *  (416*)- 

TOPIQUE  30  sq.  —  Les  —s  29,  46  sq.,  226-228.  —  Cf.  matière. 

TOUCHER  361,  367  sq.,  379-380  sq.,3963. 

TOUT,  (ô).ov  *)  et  parties  75 sq.,  78.  Cf.  xarà  7ravr6ç, 

TRANSCENDANCE  372,  386  sq.,  395  :  transcendentaux  100  sq.,  135. 

TRANSLATION,  ?opd,  mOsv  mî,  311,  313  sq.,  321,  334-336;  —  recti- 
ligne  336-340,  341  sqq.,  355,  359  sq.  ;  circulaire  318,  342-346,349- 
352,  355,  358,  360. 


INDEX    ALPBABÉTHjt  K  427 

TPOnoz,  mode   . 
TYRANNION  53,  61,  63  sq. 

[S,  h  *,  100  sq.  ;  —  et  plusieurs  130  ;  unité  immédiate  (rJôùç  ômp  h  n) 
116  ;  numérique  "  :  immanente  et  transcendante  ;  —  d'analogie  *  : 
—  d'une  matière  et  d'une  forme  115, 119,  317,  403  sq.  —  L'  —  dans 
Platon  77,  99. 

UNIFORME  (mouvement)  345,  348. 

UNIVERSEL,  universaux.  «eflo^ou,  35,  75,  77-79,  99  sq.,  103, 125  sq., 
127,  180,  234  sq.,  258,  383,  394-400,  407  —  Propositions  —  les  110, 
163  sq.  — Cl.  analogie,  cause,  nécessaire,  seiisation. 

vriAPXEIN  avec  le  dat.,  appartenir  *  à  (svurrap^siv)  ;  vn-ap^ovra  xaô'  avri, 
attributs  '  essentiels.  Cf.  propositions  assertoriques  *. 

VHOKEIMENC^  (tô),  le  sujet  ";  BÏvat  x«0'  —  ou,  être  attribut  *  d'un  —  ; 
iv — ta,  résider  dans  un  —  98  sq.,  103. 

viim  ui'KIZ,  jugement  *  (383.  385)  ;  opinion*  admise,  prémisse  *. 

vno0EZI2,  hypothèse  *,  prémisse  *  ;  JÇ  — £<r£w;  («vâyxrç  "),  (o-u/Joy., 
syllogisme  fondé  sur  un  postulat  non  démontré). 

VAIN  (la  nature  ne  fait  rien  en)  299  sq.  (320). 

VASE  (l'espace  est  comme  un)  289  sq. 

VÉGÉTATIVE  (âme)  367,  375  sq.  (265,  360). 

VKRBES140,  154  sq..  199, 161;  —  actifs,  passifs,  intransitifs  101. 

VIDE  280,  292-294. 

VIE  353,  363-365  ;  le  vivant  suprême  407-410. 

VISION  380,387,  396'. 

VRAI  160,  167,  229,  231,  235.  Vérités  éternelles  320.  Cf.  erreur. 

VOLONTÉ  390*. 

XÉNOCRATE  fi,  8,  21,  307,  374. 

XKNOPHANE  (f  Contre  — )  21.  Cf.  Éléates. 

ZENON  d'Élée  '229,  283,  286,  287  sq.,  289,  298. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

AvANT-PltOPOS V 

I.  —  Vie  d'Aristote 1 

11.  —  Les  catalogues  des  écrits  d'Aristote.  Ses  écrits  non 
scientifiques,  ses  œuvres  de  jeunesse  et  en  parti- 
culier ses  dialogues 13 

III.  —  Ouvrages  scientifiques  d'Aristote 25 

IV.  —  Les  diverses  classes  des  écrits  d'Aristote.  Les  écrits 

publiés  et  les  autres 45 

V.  —  Histoire  des  écrits  scientifiques  d'Aristote.  Date  de 

leur  composition 60 

VI.  —  Point  de  départ  de  la  pensée  d'Aristote.  Divisions 

du  système.  Plan  de  l'exposition 74 

VII.  —  Nature  de  la  logique.  Les  catégories 90 

VIII.  —  Le  concept 108 

IX.  —  L'opposition  des  concepts 128 

X.   —  Le  jugement 153 

XI.  —  Le  raisonnement 171 

XII.  —  Les  syllogismes  modaux 188 

XIII .  —  Dialectique  et  science 226 

XIV.  —  Axiomes,  définitions,  induction 242 

XV.  —  Les  quatre  causes.  Le  hasard 260 

XVI.  —  L'infini,  l'espace,  le  vide,  le  temps 280 

XVII.  —  Nature  et  mouvement 297 

XVIII.  —  Le  mouvement  et  le  premier  moteur 3  J 

XIX.  —  Le  monde 

XX.  —  L'âme 31 

XXI.  —  Théorie  de  l'Être 39$ 

Index  alphabétique 4   ! 


LAVAI..     —    IMPBIMERIE    L.  BARNtOUri    ET   C". 


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THE  INSTITUTE  OF  MEDIAEVAl  S7UDIES 

10  ELMSLZY   PLACE 
TORONTO   5,   CANADA. 

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