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Full text of "... Le trésor des humbles"

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LE TRÉSOR DES ÏÏUMRLES 



IL A ÛTi TIRÉ DE CET OUVRAGE : 

Neuf exemplaires 

sur Japon impérial, numérolés de i à g, et vingt exemplaires 

sur Hollande van Gelder, numérotés de lo à 2g. 

JUSTIFICATION DU TIRAGE I 




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris 
la Suède et la Norwège. 



MAURICE MAETERLINCK 



Le 



Trésor des Humble 



GINQUANTE-QUATRIÂME ÉDITION 



PARIS 
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE 

ZSVI, RTK DE CONoi, XXVI 



MOrVIII 



500039 



A ]\ÎADAME GEORGETTE LEBLANC 



LE SILENCli 



THEMOn DR5 UUMOt.Eil 



petites perplexités, essaie donc de retenir ta lan* 
gue durant an jour ; et le lendemain, comniii 
tes desseins et tes devoirs seront plus clairs I 
Quels débris et quelles ordures ces ouvriers 
muels n'ont-ils pas halaytSs en toi-même, tandis 
que les bruits inutiles du dehors n'entraient 
plus l La parole est trop souvent, non comme lo 
disait le Français, Tart de cacher la pensée, 
mais l'art d'étoufTer et de suspendre la pensée, 
eu sorte qu'il n'en reste plus à cacher, La parole 
est grande, elle aussi; mais ce n*est pas ce qu'il 
y a déplus grand. Comme l'affirme rinscrîption 
suisse : Sprechen ist Silbern, Schioeigen Ut 
Golden^ la parole est d'argent, et le silence est 
d'or, ou, comme il vaudrait mieux le dire : La 
parole est du temps, le silence de TéterniLé. 

« Les abeilles ne travaillent que dans Tobs- 
curîtë, la pensée ne Lravaiile que dans le silence, 
et la vertu dans le secret... » 

11 ne faut pas croire que la parole serve ja- 
mais aux com munira lions yéritables entre les 



LE SILVNCe 



tt 



èlrcs. Les lèvres ou la langue peuvent repré* 
senler Tâme de la même manière qu'un chiffre 
ou un niiméro d'ordre représente une peinture 
de Memlinckj par exemple, maïs dH que nous 
avons TTaîment quelque chose â nous dire^ 
nous sommes obligés de nous taire; et si, dans 
ces momenlSj nous résistons aux ordres in\isi- 
Lies el pressants du silence, nous avons fait une 
perte éternelle que les plus grands trésors de la 
sagesse humaine ne pourront réparer, car nous 
avons perdu Toccasion d'écouter une autre âme 
et de donner un instant d'existence à la nôtre; 
et il y a bien des \des où de telles occasions ne 
ee présentent pas deux fois... 

Nous ne parlons qu'aux heures où nous ne 
vivons pas, dans les moments où nous ne vou- 
Ions pas apercevoir nos frères et où nous nous 
sentons à une grande distance de la réalité. Et 
dès que nous parlons, quelque chose nous pré- 
vient que des portes divines se ferment quelque 
part. Aussi sommes-nous très avares du silence, 




ïM mison des bumblis 



et les plus imprudents d'enlie nous ne se taisent 
pas avec le premier venu. L'inslinct des vérités 
surhumaines qaa nous possédons tous nous 
avertit qu^il est dangereux de se taire avec quel- 
qu'un que l'on désire ne pus connaître ou que 
Ton n'aime point; car les paroles passent entre 
les hommes, mais le silence, s'il a eu un mo- 
ment l'occasion d*être actif, ne s'efface jamais, 
et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque 
trace, n'est faite que de silence. Souvenez-vous 
icî^ dans ce silence auquel il faut avoir recours 
encore, afin que lui-même s'explique par lui- 
même ; et s'il vous est donné de descendre un 
instant en votre âme jusqu'aux profondeurs 
haJiilées par les anges, ce qu'avant tout vous 
vous rappellerez d'un être aimé profondement, 
ce n'est pas les paroles qu'il a dites ou les gestes 
qu'il a faits, mais les silences que vous avez vécus 
ensemble ; car c'est la qualité de ces silences 
qui seule a rdvélé la qualité de votre amour et 
de vos âmes. 




Je ne m'approche ici que du silence actifs car 
il y a un silence passif, qui n'est que le reflet 
du sommeil, de la mort ou de rinexislence. 
C'est le silence qui dort ; et tandis qu*il som- 
meille, il est moins redoutable encore que la 
parole; mais une circonstance inattendue peut 
réveiller soudain, et alors c'est son frère, le 
grand silence actif, qui s'intronise. Soyez en 
garde. Deux âmes vont s'atteindre, les parois 
vont céder, des dig:ues vont se rompre, et la vie 
ordinaire va faire place aune vie où toutdevient 
très grave, où tout est sans défense, où plus 
rien n'ose rire, où plus rien n'obéît, où plus rien 
ne s'oublie,,. 

Et c^est parce qu'aucun de nous n'ignore 
cette sombre puissance et ses jeux dangereux 
que nous avons une peur si profonde du silence. 
Nous supportons à la rigueur le silence isolé, 
notre propre silence : mais le silence de plu- 
sieurs, le silence multiplié, et surtout le silence 
d'une foule est un fardeau surnaturel dont les 




I* 



LE TftésÛR DES HLNBf ES 



âmes les plus fortes redouleul le poids inexpli- 
cable. Nous usons une grande partie de notre 
vie à rechercher les lieux où le silence ne règne 
pas. Dès que deux ou trois hommes se rencon- 
trent, ils ne songent qu'à bannir Tinvisible 
ennemi, car combien d'amitiés ordinaires n'ont 
d'autres fondements que la haine du silence? Et 
si, malgré tous les efforts, il réussit à se glisser 
entre des êtres assemblés, ces êtres tourneront 
la tête avec inquiétude, du côté solennel des 
choses que Ton n'aperçoit pas, et puis ils s'en 
iront bientôt, cédant la place à Tinconnu, et ils 
s'éviteront à l'avenir, parce qu'ils craignent que 
la lutte séculaire ne devienne vaine une fois de 
plus, et que IW d'eux ne soit de ceux, peut- 
être, qui ouvrent en secret la porte à l'adver- 
saire... 

La plupart d^entre nous ne comprennent et 
n'admeltent le silence que deux ou trois fois dans 
leur vie. Ils n'osent accueillir cet hôte impéné- 
trable que dans des circonstances solennelles, 



LE $rLE^{CR 



i5 



maïs presque tous, alors, raccueillent digne- 
ment; caries plus misérables mêmes ont dans 
leur existence des moments où ils savent a^ir 
comme s'ils savaient déjà ce que savent les 
dieux. Rappelez-vous le jour où vous rencon- 
trâtes sans terreur votre premier silence. L'heure 
eBrayanle avait sonné; et il venait au devant de 
votre âme. Vous l'avez vu monter des gouflfrcâ 
de laviedonton neparle pas, et des profondeurs 
de la mer intérieure de beauté ou d'horreur, et 
vous n'avez pas fui.,. C'était à un retour, sur 
le seuil d*un départ, au cours d'une grande joie, 
à côté d'une mort ou au bord d'un mallieur, Sou- 
venez-vous de ces minutes où toutes les pierre- 
ries secrètes se révèlent et où les vérités endor- 
mies se réveillent en sursaut ; et dltes-raoi si le 
silence, alors, n'était pas bon et nécessaire, si 
les caresses de Tennemi sans cesse poursuivi 
n'étaient pas des caresses divines ? Les baisers 
du silence malheureux — car c'est surtout dans 
le malheur que le Silence nous embrasse — ne 



i6 



Ls Tnéson D£S hlmjiles 



peuvent plus s*oubIier; el c'est pourquoi ceux 
qui les ont connus plus souvent que les autres 
valent mieux que les autres. Ils savent seuls, 
peut-être, sur quelles eaux muettes et profon- 
des repose la mince écorcede la vie quotidienne, 
ils sont allés plus près de Dieu, et les pas qu'ils 
ont faits du côté des lumières sont des pas qui 
ne se perdent plus; car l'âme est une chose qui 
peut ne pas monter, mais qui ne peut jamais 
descendre.,. 

« Silence, le grand Empire du silence, » s'écrie 
encore Carijfle — qui connut si bien cet empire 
de la vie qui nous porte — « plus haut que les 
étoiles, plus profond que le royaume de la Mort 1.,. 
Le silence et les nobles hommes silencieux!... 
Us sont épars çà et là, chacun dans sa province, 
pensant en silence, travaillant en silence, et les 
journaux du matin n'en parlent point.,. Us sont 
le sel même de la terre, et le pays qui n'a pas 
de ces hommes ou qui en a trop peu n'est pas 
en bonne voie,.. C*cst une forêt qui n*a pas de- 



II: 



1»° 



racines f qui est toute tournée en feuilles et en 
branches, et qui bientôt doit se faner et n'être 
plus une forêt.., » 

MaU le silence véritable, qui est plus grand 
encore et qu'il est plus difficile d'approcher que 
le silence matériel dont nous parle Carlyle, 
n'est pas un de ces dieux qui peuvent aban- 
donner les hommes. Il nous entoure de tous 

lés, il est le fond de notre vie sous-entendue, 

dès que l'un de nous frappe en tremblant à 
l'une des portes de l'abîme, c'est toujours le 
même silence attentif qui ouvre cette porte. 

Ici encore nous sommes tous ég^aux devant la 
chose sans mesure ; et le silence du roi ou de 
Fesclave, en face de la mort, de la douleur ou 
de 1 amour, a le même ^nsage, et cache sous 

n manteau împcnélrablo des trésors identi- 
ques* Le secret de ce silence-là, qui est le 
silence essentiel et le refuse inviolable de nos 
âmes, ne se perdra jamais, et si le premier-né 
des hommes rencontrait le dernier habitant de la 




i8 



LB TRisôm Dcs KtTiiaua 



terre, fls setaîraîent de la même façon dans les 
baîsers,les terreurs ou les larmes, ils se tairaient 
de la même façon dans tout ce qui doit être 
entendu sans mensonges, et malç^ré t^nt de sîè- 
cJeR, ils comprendraient en même temps, comme 
sUs avaient dormi dans le même berceau, ce 
que les lèvres n'apprendront pas à dire avant la 
fin du monde..* 

Dès que les lèvres dorment, les âmes se 
rév*eillent et se mettent àTœuvre; c^r le silence 
est Télëment plein de surprises, de dangers et 
de bonheur, dans lequel les âmes se possèdent 
librement* Si vous voulez vraiment vous livrer 
à quelqu'un, taisez-vous : et si vous avez peur 
de vous taire avec lui, — à moins que celte 
crainte ne soit la crainte ou Favarîce au^risle 
de Tamour qui espère des prodiges — fuyez-le, 
car votre âme déjà sait à quoi s'en tenir. Il est 
des êtres avec qui le plus grand des héros n'ose- 
rait pas se taire, et des âmes qui n'ont rien à 
cacher cependant tremblent que certaines âmeA| 



les découvrent. Il en est d*aiitrcs aussi qui n*ont 
pas de silence, et qui tuent le silence autour 
d'eux; et ce sont les seuls êtres quî passent 
^Taîmcnt inaperçus. Ils ne parviennent pas à 
traverser la zone nh^rlFilrice, la grande zone de 
la lumière ferme et fidèle. Nous ne pouvons 
nous faire une idée exacte de celui qui ne s'est 
jamais tu* On dirait que son âme n'a pas eu de 
visage. « Nous ne nous connaissons pas encore, 
m'écrivait quelqu'un que j'aimaîs entre tous, 
nous n'avons pas encore osé nous taire ensem- 
ble. » Et c'était vrai; déjà nous nous aimions 
si profondément que nous avions eu peur de 
répreuve surhmnaîne- Et chaque fois que le si- 
lence, ançc des vérités suprêmes et messager de 
Tinconnu spécial de chaque amour, descendait 
entre nous, nos âmes à genoux semblaient de* 
mander grâce et implorer encore quelques heu- 
res de mensonges innocents, quelques heures 
d'ignorance ou quelques heures d'enfance... Et 
néanmoins il faut que son heure vienne. Il t^st le 




L£ Tniifrll DES OVSBt^S 



soleil de f'amoar et il mûrit les fruits de Tâme, 
comme l'autre soletl les fruits de notre terre* , 
Mais ce n'est pas sâus raison que les homiaes 
le redoutent ; car on ne sait jamais quelle sera 
la qualité du silence qui va naître. Si toutes les 
paroles se ressemblent, tous les silences diffèrent, 
et la plupart du temps toute une destinée dépend 
de la quuliié de ce premier silence que deux 
âmes vont former. Des mélanges ont lieu, on 
ne sait où, car les réservoirs du silence sont 
sjltiés bien au«dc5sus des réservoirs de la pen- 
sée ; et le breuvage iropré^'u devient sinistrement 
amer ou profondément doux. Deux âmes admi- 
rables et d*égale puissance peuvent donner nais- 
sance à un silence hostile, et se feront dans les 
ténèbres une guerre sans merci, au lieu que 
rame d'un forçat viendra se iaire divinement 
avec l'âme d'une vierge. On ne sait rien d'avance, 
et tout ceci se passe dans un ciel qui ne pré- 
vient jamais ; et c^cst pourquoi les amants les 
plus tendres retardent bien souvent jusqu'aux 



dernières heures la solennelle entrée du grand 
révélateur des profondeurs deFètre».. 

C'est qu^ils savent aussi — car Tamour véri- 
table ramène les plus frivoles au centre de la vie 
— c'est qu'ils savent aussi que tout le reste 
était des jeux d^enfant tout autour de l'enceinte, 
et que c'est maintenant que les murailles tom- 
bent et que l'existence est ouverte. Leur silence 
vaudra ce que valent les dieux qu'ils renferment 
et s'ils ne s'entendent pas dans ce premier 
silence, leurs âmes ne pourront pas s'aimer, car 
le silence ne se transforme point. Il peut monter 
ou bien descendre entre deux âmes, mais sa 
nature ne changera jamais; et jusqu'à la mort 
des amants, il aura l'attitude, la forme et la 
puissance qu'il avait au moment où, pour la pre- 
mière fois, il entra dans la chambre. 

A mesure qu'on avance dans la vie, on s'aper- 
çoit que tout a lieu selon je ne sais quelle 
entente préalable dont on ne souffle mot, à 
laquelle on ne pense même pas, mais dont on 



sait pourtant qu'elle existe quelque part, au- 
dessus de nos têtes. Le plus inefficace d'entre les 
hommes sourit, aux premières rencontres, 
comme s'il était le vieux complice du destin de 
ses frères. Et dans le domaine où nous sommes, 
ceux-là mêmes qui savent parler le plus profon- 
dément sentent le mieux que les mots n'expri- 
ment jamais les relations réelles et spéciales 
qu'il y a entre deux êtres. Si je vous parle en ce 
moment des choses les plus graves, de Famour, 
de la mort ou de la destinée, je n*atteîns pas la 
mort, Tamour ou le destin, et malgré mes efforts, 
il restera toujours entre nous une vérilc qui n'est 
pas dite, qu'on n'a même pas l'idée de dire, 
et cependant cette vérité qui n'a pas eu de 
voix aura seule vécu un instant entre nous, et 
nous n'avons pas pu songer à autre chose. 
Cette vérité, c*est noire vérité sur la mort, le 
destin ou l'amour; et nous n'avons pu Tentrevoir 
qu'en silence* Et rien, si ce n'est le silence, 
n'aura eu d'importance, a Mes sceurs, dit 




une enfant dans un conte de fées, vous avez 
chacune votre pensée secrète et je venx la con- 
naître. » Nous aussi nous avons quelque chose 
que Ton voudrait connaître, mais elle se cache 
bien plus haut que la pensée secrète; c'est notre 
silence secret. Mais les questions sont inutiles. 
Toute agitation d'un esprit sur ses gardes de- 
vient même un obstacle à la seconde vîe qui vit 
dans ce secret ; et pour savoir ce qui existe réel- 
lementj il faut cultiver le silence entre soi, car 
ce n'est qu'en lui que s'entr'ouvrent un instant les 
fleurs inattendues et éternelles, qui changent 
de forme et de couleur selon Tâme à côté de 
laquelle on se trouveXes âmes se pèsent dans le 
silence, comme For et l'argent se pèsent dans 
Feau pure, et les paroles que nous prononçons 
n'ont de sens que grâce au silence où elles bai- 
g^ient. Si je dis à quelqu*un que je Faîme^ il ne 
comprendra pas ce que j'ai dit à mille autres 
peut-être ; mais le silence qui suivra, si je l'aime 
en effet, montrera jusqu'où plongèrent aujour- 





LE TlIKSOR OKS IHJftrOLKS 



it liui les racines de ce mot, et fera naître une 
rcrlilade silencieuse à son tour, et ce silence et 
cette certilade ne seront pas deux fois les mêmes 
dans une vie,.. 

N'est-ce pas le silence qui détermine et qui 
fixe la saveur de l'amour? S'il était privé du 
silence, Tamour n'aurait ni goût ni parfums éter- 
nels. Qoi de nous n*a connu ces minutes 
muettes qui séparaient les lèvres pour réunir les 
âmes? Il faut les rechercher sans cesse. Il n'y a 
pas de silence plus docile que le silence de Ta- 
mour : et c'est vraiment le seul qui ne soit qu'à 
nous seuls* Les autres grands silences, ceux de 
la mort, de la douleur ou du destin, ne nous 
appartiennent pas. Ils s'avancent vers nous, du 
fond des événements, à l'heure qu'ils ont choisie, 
et ceux qu'ils ne rencontrent pas n'ont pas de 
reproches à se faire. Mais nous pouvons sortir à 
la rencontre des silences de l'amour. Ils atten- 
dent nuit et jour au seuil de notre porte et ils sont 
aussi beaux que leurs frères. Grâce à eux, ceux 



LE SILENCE 25 



qui n'ont presque pas pleuré peuvent vivre avec 
les âmes aussi intimement que ceux qui furent 
très malheureux; et c'est pourquoi ceux qui 
aimèrent beaucoup savent aussi des secrets que 
d'autres ne savent pas; car il y a, dans ce que 
taisent les lèvres de l'amitié et de l'amour 
profonds et véritables, des milliers et des milliers 
de choses que d'autres lèvres ne pourront jamais 
taire.. • 



LE RÉVEIL DE L'AME 



il 

LE RÉVEIL DE L'AME 



Un temps viendra peut-être, et bien des cho- 
ses annoncent qu'il approche, un temps viendra 
peut-être où nos âmes s'apercevront sans l'in- 
termédiaire de nos sens. Il est certain que le 
domaine de l'âme s'étend chaquejour davantage. 
Elle est bien plus près de notre être visible et 
prend à tous nos actes une part bien plus grande 
qu'il y a deux ou trois siècles. On dirait que 
nous approchons d'une période spirituelle. Il y 
a dans l'histoire un certain nombre de périodes 
analogues, où l'âme, obéissant à des lois incon- 
nues, remonte, pour ainsi dire, à la surface 
de l'humanité et manifeste plus directement son 
existence et sa puissance. Cette existence et 

a. 




cette puissance se révèlent de mille mnmêrcs 
inaltenfiiicset diverses. Il semble qu'en ces mo- 
lli en ts rhiimanîté ait éié sur le point, de sou- 
li^'er un peu le lourd fardeau de la matière. Il 
y règne une sorte de soulagement spirituel ; et 
les lois de la nature les plus dures et les plus 
inflexibles fléchissent çà et là, Les hommes sont 
plus près d'cux-mâmcs et plus près de leurs 
frères; ils se reg-ardenl et s'aiment plus grave- 
ment et plus intimement. Ils comprennent plus 
tendrement et plus profondément, l'enfant^ la 
femme, les animaux, les plantes et les choses. 
Les statues, les peintures, les écrits qu'ils nous 
ont laissés ne sont peut-être pas parfaits; mais je 
ne sais quelle puissance et quelles grâces secrè- 
tes y demeurent à jamais vivantes et captives. Il 
devait y avoir, dans les regards des ôtrcs, une 
fraternité et des espérances mystérieuses ; et 
l'on trouve partout, à côté des traces de la vie 
ordinaire, les traces ondoyantes d'une autre vie 
qu'on ne s'explique pas. 



I 



LB ni^VEIL UV, I*A)lt 



Si 



Ce que nous savons de Tancicnnc Egypte per- 
met de supposer qu*cUc traversa l'une de ces 
périodes spirituelles» A une ëpoqne 1res reculée 
derhistoircdcrinde,râme doit s'être approrliéc 
de la surface de la vie jusqu'à un point qu'elle 
n'atteignit jamais pins; et les restes ou les sou- 
venirs de sa présence presque immédiate y pro- 
duisent encore aujourd'hui d^étranges plidno- 
mènes. II y a bien d'autres moments du même 
genre où réléraent spirituel paraît lutter au fond 
de rburaanité comme un noyé qui se débat sous 
les eaux d'un grand fleuve. Rappelez-vous la 
Perse, par exemple, Alexandrie et les deux siè- 
cles mystiques du moyen-âge. 

En revanche, il y a des siècles parfaits où Tin- 
tellijence et la beauté régnent très purement^ 
mais où Fàme ne se montre point. Ainsi» elle 
est très loin delà Grèce et de Rome, du xvu« et 
du xviii^ siècle français» (Du moins, de la sur- 
face de ce dernier siècle, car ses profondeurs, 
avec Claude de Saint-Martin, Cagliostro, qui est 




plus grave qu'on ne croit, Pascalis et tant d'au- 
tres,nous cachent encore bien des mystères.) On 
ne sait pas pourquoi, mais quelque chose n'est 
pas là ; des communications secrètes sont cou- 
pées, et la beauté ferme les yeux. 11 est bien dif- 
ficile d'exprimer ceci par des mots et de dire 
pour quelles raisons l'atmosphère de divinité et 
de fatalité qui entoure les drames grecs ne sem- 
ble pas Tatmosphère véritable de l'âme. On dé^ 
couvre à Thorizon de ces tragédies admirables 
un mystère permanent et vénérable aussi; mais 
oe n'est pas le mystère attendri, fraternel et si 
profondément actif que nous trouvons en main- 
tes œuvres moins grandes et moins belles* Et 
plus près de nous, si Racine est le poète infail- 
lible du cœur de la femme, qui oserait nous dire 
qu'il ait jamais fait un pas vers son àmc? Que 
me répondrez-vous si je vous interroge sur 
l'âme d'Andiomaque ou de Britannicus? Leai 
personnages de Racine ne se comprennent queJ 
par ce qu'ils expriment; et pas un mot ne perce] 



LE aÊVEIL DE L'A»K 



33 



les digues de la mer. Ils sont effroyablement 
seuls à la surface d*une planète qui ne tourne 
plus dans le ciel. Ils ne peuvent pas se taire, ou 
ils ne seraient plus. Ils n'ont pas de principe 
invisible y et Fon croirait qu'une substance iso- 
lante a été interposée entre leur esprit et eux- 
mêmes, entre la vie qui touche à tout ce qui 
existe et la vie qui ne touche qu'au moment fugi- 
tif d*une passion, d'une douleur, d'un désir. Il 
ya vraiment des siècles où l*âme se rendort et 
où personne ne s'en inf^uièle plus. 
I Aujourd'hui, il est clair qu'elle fait de grands 
'efforts. Elle se manifeste partout d'une manière 
anormale, impérieuse et pressante, comme si 
un ordre avait été donné et qu'elle n'eût plus 
de temps à perdre. Elle doit se préparer à une 
lutte décisive, et nul ne peut prévoir tout ce qui 
dépendra de la victoire ou de la fuite. Jamais 
peut-être elle n^a mis en œuvre des forces plus 
diverses et plus irrdsislibles.On dirait qu'elle se 
trouve acculée à un mur invisible, et Ton ne sait 



sî c'est Ta^onie oii une vie nouvelle qui Tagîte, 
Je Tie parlerai pas des puissances occiillesj qui 
se réveillent autour de nous : du magnétisme, 
de la lélépatliie, de la lévitation, des propriclés 
insoupçonnées de la matière radiante cl de mille 
autres phénomènes qui ébranlent les sciences 
officielles. Ces choses sont connues de tous et se 
conslatcnt aisément. Encore ne sonl-elles pro- 
bablement rien h côté de ce qui s'opère en réa- 
lité, car Fàme est comme un dormeur qui, du 
fond de ses songes, fait d'immenses efforts pour 
remuer un bras ou soulever une paupière. 

En d'autres régions, où la foule est moins 
attentive, elle agit plus efficacement encore, 
quoique celte action soit moins sensible aux 
yeux qui ne sont pas accoutumés à voir. Ne 
dirait-on pas que sa voix est sur le point de per- 
cer d'un cri suprême les derniers sons de Ter- 
reur qui Tenveloppent encore dans la musique; 
et sentît-on jamais plus lourdement le poids 
sacré d'une présence invisible qu'en tel les œuvres 



de certains peintres étrangers? Entin, dans les 
littératures, ne constate-l-on point que quelques 
somnaets s^cclairent çà et là d'une lueur d'une 
toute autre nature que les lueurs les plus étranges 
des littératures antérieures ? On approche de 
je ne sais quelle transformation du silence, et le 
sublime positif qui a régné jusfiu'îci paraît près 
de finir. Je ne m'arrête pas sur ce sujet parce 
qu'il est trop tôt pour parler clairement de ces 
choses; maïs je croîs que rarement une occasion 
plus impérieuse d'affranchissement spirituel fut 
offerte à notre humanité. Même, par moments, 
cela ressemble à un ultimatum; et c'est pour- 
quoi il importe de ne rien négliger pour saisir 
cette occasion menaçante qui est de la nature 
des songes qui se perdent sans retour si on ne 
les fixe pas immédiatement* 11 faut être prudent; 
ce n'est pas sans raison que notre âme s'agite. 

Mais celte agilalton, qu'on ne remarque clai- 
rement que sur les hauts plateaux spéculatifs de 
rexistence, se manifeste peut-être aussi et sans 



33 



LB nucsoa i>cs buiiblks 



que l'on s*cn doute dans les senlters les plus 
ordinaires de la vie; car nulle fleur ne s'ouvre 
sur les Uauleurs qui ne finisse par tomber dans 
la vallée. Est-elle tombée déjà? Je ne sais. Tou- 
jours esl4I que nous constatons dans la vie quo- 
tidienne, entre les êtres les plus humbles, des 
rapports mystérieux et directs, des phénomènes 
spirituels, et des rapprochements d'âmes dont on 
ne parlait guère en d'autres temps. Eidstaient-ils 
moins indéniablement avant nous? Il faut le croi- 
re, car, à toutes les époques, il y eut des hommes 
qui allèrent jusqu'au fond des relations les plus 
secrètes de la vie et qui nous ont transmis tout 
ce qu'ils ont appris sur les cœurs, les esprits et 
les âmes de leur temps» Il est probable que ces 
mêmes rapports existaient alors; mais ils ne 
pouvaient avoir la force fraîche et générale 
qu'ils ont en ce moment; ils n'étaient pas des- 
cendus jusqu'au fond de Thumanité, sans quoi 
ils eussent arrêté les regards de ces sages qui 
les ont passés sous silence. Et ici, je ne parle 



LE fl£VUL lïK I^XSIA 



plus du « spîriUsme scientifique », de ses phé- 
nomènes de Iclépatliie, de « malériaUsation », 
ni d^autres manifestations que j'énumérais tout 
à l'heure. Il s'agit d'événements et d'interven- 
tions d'âme qui ont lieu sans relâche dans Te- 

slence la plus terne des êtres les plus oublieux 
de leurs droits éternels. Il s'agit aussi d'une psy- 
chologie tout autre que la psychologie habi- 
tuellc,laquelle a usurpé le beau nom de Psyché^ 
puisqu'en réalité elle ne s'inquiète que des phé- 
nomènes spirituels les plus étroitement liés à la 
matière. II s'agit, en un mot, de ce que devrait 
nous révéler une psychologie transcendante qui 
s'occuperait des rapports directs qu'il y a d'âme 
à âme entre les hommes et de la sensibilité ainsi 
(jue de lai présence extraordinaire de notre âme. 
Cette étudcj qui élèvera Thonime d'un degré, est 
à peine commencée, et elle ne lardera pas à ren- 
dre inadmissible la psychologie élémentaire qui 
a régné jusqu'à ce jour. 

Cette psychologie immédiate, descendant des 

4 



inoiaagïies, envalûi déjà les plus pelilci^ vallées 
et sa présence se remarque jusque dans les plus 
médiocres écrits. Rien «éprouve plus ckdrenieiil 
que la pression de l'âme a augmente dans Thu- 
mauilé générale, et que son action mystérieuse 
s'est vulgarisée. Nous effleurons ici des choses 
à peu près indicibles, et Ton ne peut donner que 
des exemples incomplets et grossiers. En voici 
deux ou trois qui sont élémentaires et sensibles ; 
autrefois, s'il était question, un moment, d*ua 
pressentiment, de Fimpression étrange d'une 
entrevue ou d'un regard, d'une décision qui 
était prise du côté inconnu delà raison humaine, 
d'une intervention ou d*une force inexplicable 
et cependant comprise, des lois secrètes de Tan- 
iipathie ou de la sympathie, des affinités élec- 
tives ou instinctives, de rinfluence prépondé- 
rante de choses qui nY*taient pas dites,on ne s'ar- 
rêtait pas à ces problèmes, qui, d'ailleurs, s'of- 
fraient assez mrenicntà l'inquiétude du penseur. 
On ne semblait les rencontrer que par hasard. On 



LK JlEVKJl. US l'aéIÇ 



30 



ne soupçonnait pas de quel poids religieux ils 
pèsent sans relâche sur la yie ; et Ton se hâtait 
, de revenir aux jeux habituels des passions et 
des événements extérieurs. 

Ces phénomènes spirituels, dont les plus 
grands^ les plus pensifs d^entre nos frères s'oc- 
cupaient à peine autrefois, les plus petits s'en 
B inquiètent aujourd'hui ; et cela prouve une fois 
de plus que Tâme humaine est une plante d'une 
unité parfaite, et que toutes ses branches, lors- 
que rheure est venue, fleurissent en même 
temps. Le paysan à qui le don d'exprimer ce 
qu'il y a dans son âme serait brusquement ac- 
corde exprimerait en ce moment des choses qui 
ne se trouvaient pas encore dans Tâme de Ra- 
cine- Et c'est ainsi que des hommes d'un génie 
bien inférieur à celui de Shakespeare ou de 
Racine ont entrevu une vie secrètement lumi- 
neuse dont celle que ces maîtres avaient uni- 
quement connue n'était que le revers. C'est qu'il 
ne suffit pas qu'une grande âme isolée s'agite 



4<» 



LM TRÉSOn SKS HaMBLSS 



çà el là, dans l'espace ou le temps* Elle fera 
peu de chose si elle n'est pas aidée. EUe est 
la fleur des multitudes. Il faut qu'elle arrive au 
moment où l'océan des âmes s'inquiète tout 
entier,et si elle est venue dans rinstant du som- 
meil, elle ne pourra parler que des songes du 
sommeil* Hamlet, afin de prendre un exemple 
illustre entre tous, Hamlet, dans Elseneur, 
s'avance à chaque instant jusqu'au bord du 
réveil,et cependant, malgré la sueur glaciale qui 
couronne son front pâle, il y a des mots qu'il 
ne parvient pas à nous dire et qu'il pourrait 
sans doute prononcer aujourd'hui, parce qui 
l'âme du vagabond lui-même ou du voleur qui'' 
passe Taiderait à parler, Hamlet, lorsqu'il re- 
garde Claudius ou sa mère, apprendrait à pré- 
sent ce qu'il ne savait pas, parce qu'il semble 
queles âmes nes'enveloppeutdéjàplusdu même 
nombre de voiles. Savez- vous bien — et c'est 
une vérité inquiétante et étrange — savez-vous 
bien que si vous n*êtes pas bon, il est plus que 



probable que votre présence Icproclame aujour- 
dliui cent fois plus clairement qu'elle ne l'eiH 
fait il y a deux ou trois siècles ?Savez-vous bien 
que si vous avez attristé une seule âme ce matin, 
l'àrae de ce paysan avec qui vous allez vous 
entretenir de Toragc ou des pluies, a été avertie 
avant même que sa main ait entr*ouverl la porte? 
Assumez le visage d un saint, d'un martyr, d'un 
héros, Tceil |de Tenfant qui vous rencontre ne 
vous saluera pas du même regard inaccessible si 
vous portez en vous une pensée mauvaise, une 
injustice ou les larmes d'un frère. Il y a cent 
ans, son âme eût peut-être passé à côté de la 
vôtre, înattenlive.,. 

En vérité, il devient difficile de nourrir dans 
son cœur, à Tabrî des regards, une haine, de 
Tenvie ou une trahison, tant les âmes les plus 
indifférentes sont sans cesse sur leurs gardes 
tout autour de notre être. Nos ancêtres ne nous 
ont pas parlé de ces choses, et nous constatons 
que la vie où nous nous agitons est absolument 




4a 



LE TRÉSOR BE9 BlTUBLEfl 



dîPFérente delà vîe qu'ils ont peinte. Ont-ils trom- 
pé ou ne savaîcnt-ils pas ? Les signes et les mots 
ne servent plus de rien, et presque lout se décide 
dans les cercles mystiques d'une simple pré- 
sence. 

L^ancîenne volonté, elle aussi, la vieille volon- 
té si bien connue et si logique, se transforme à 
son tour et subitle contact immédiat de grandes 
lois înexplicalilcs et profondes. Il n'y a presque 
plus de refuges et les hommes se rapprochent. 
Ils se jugent par-dessus les paroles el les actes, 
et jusque par-dessus les pensées, car ce qu'ils 
voient sans le comprendre est situé bien au delà 
du domaine des pensées. Et c'est l'une des 
grandes marques auxquelles on reconnaît les 
périodes spirituelles dont je parlais tantôt. On 
sent de tous côtés oue les relations de la vîe 
ordinaire commencent à changer, et les plus jeu- 
nes d'entre nous parlent et agissent déjà tout 
autrement que les hommes de la génération qui 
les précc'de. Une foule de conventions, d'usages, 



?1 



Lt liévEIL DE L'ABfS 43 

— — — — — — — . \ 

de voiles et d'intermédîaires înutiles retombent 
aux abîmes, et presque tous, sans le savoir, nous 
ne nous jugeons plus que selon l'invisible. Si 
j'entre pour la première fois dans votre cham- 
bre, vous ne prononcerez point, d'après les lois 
les plus profondes de la psychologie pratique, 
la sentence secrète que tout homme prononce en 
présence d'un homme. Vous ne parviendrez pas 
à me dire où vous êtes allé pour savoir qui je 
suis, mais vous me reviendrez, chargé du poids 
de certitudes ineffables. Votre père, peut-être, 
m'eût jugé autrement et se serait trompé. II faut 
croire que Thomme va bientôt toucher l'homme 
et que Tatmosphèrc va changer. Avons-nous 
fait, comme le dit Claude de Saint-Martin, le 
grand « philosophe inconnu », avons-nous fait 
un c( pas de plus sur la route instructive et lumi- 
neuse de la simplicité des êtres » ? Attendons 
en silence ; peut-être allons-nous percevoir avant 
peu « le murmure des dieux ». 



LES AVERTIS 



III 

LES AVERTIS 



Ils sont connus de la plupart des hommes et 
presque toutes les mères les ontvus. Ils sont peut- 
être indispensables comme toutes les douleurs, 
et ceux qui ne les ont pas approchés sont moins 
doux, moins tristes et moins bons. 

Ils sont étranges. Ils semblent plus près de la 
vie que les autres enfants et ne rien soupçonner, 
et cependant leurs yeux ont une certitude si 
profonde, qu'il faut qu'ils sachent tout et qu'ils 
aient eu plus d'un soir le temps de se dire leur 
secret. Au moment où leurs frères tâtonnent 
encore autour d'eux entre la naissance et la vie, 
ils se sont déjà reconnus, ils sont déjà debout, 



4» 



LX TBisOR OCS Bmilt.BS 



les mains et l'âme prêtes. A la hâte, sagement 
et minutienscment, ils se préparent à virre, el 
œlle hâte est lésine que les mères, à leur insu 
discrt-tcs confidentes de loutce qui ne se dît pas, 
osent à peine regarder. 

Souvent, nous n'avons pas le temps de les 
apercevoir; ils s'en vont sans rien dire et ceux- 
là nous demeurent à jamais inconnus. Mais 
d'autres s'attardent un peu, nous regardent en 
souriant attentivement, semblent sur le point 
d*avouer qu*ils ont tout compris, et puis, vers la 
vingtième année, s'éloignent à la hâte, en étouf- 
fant leurs pas, comme s'ils venaient de décou- 
vrir qu'ils s'étaient trompés de demeure et qu'ils 
allaient passer leur vie parmi des hommes qu'ils 
ne connaissaient pas, 

Eux-mêmes ne disent presque rien et s'entou- 
rent d'un nuage au moment où Us se sentent 
blessés et où l'homme est sur le point de les at^ 
teindre. H y a quelques jours, ils semblaient être 
au milieu de nous, et ce soir, tout à coup, ifs 



sonl si loin que nous n'osons plus les reconnat- 
Ire ni les inlcrroger. lis sont là, presque de l'au- 
tre côté de la vie, et Ton sent que c'est Theure 
enfin d*affirnier une chose plus graye, ilus hu- 
maine, plus réelle et plus profonde que ramitié, 
la pîlié ou l'amour; une chose qui bat mortelle- 
ment deraile tout au fond de la gorge, et qu'on 
ignore, et qu'on n'a jamais dite, et qu'il n'est 
plus possible de dire, car tant de vies se passent 
à se taire 1.,, Et le temps presse; et qui de nous 
n'a attendu ainsi jusqu'au moment où Ton ne 
^pouvait plus lui répondre? 

Pourquoi sont-îls venus et pourquoi s'en vont- 
ils ? Ne naissent-ils que pour nous affirmer que 
la vie n'a pas de but? A quoi serl-il d'interroger , 
puisqu'on ne répondrajamais ? J'ai été plusieurs^l 
fois témoin de ces choses, et un jour je les ai 
vues de si près que je ne savais plus s'il s'agis- 
sait d'un autre ou de moi-même. . . 

Un frère est mort ainsi. On eût dît que lui 
seul avait été prévenu, sans le savoir, tandis que 



5û 



LE Tné<Oft DES HrjMBLR» 



nous savions peut-être quelque chose sans avoir 
reçu cet avertissement organique qu'il recelait 
depuis lespremiers jours, A quoi dîstîn^e-t-on les 
êtres sur lesquel s va poser u n événement très grave? 
Rien n'est visible et cependant nous voyons tout. 
Ils ont peur de nous^ parce que nous les aver- 
tissons sans cesse et malgré nous; et à peine les 
avons-nous abordés qu'ils sentent qîie nous réa- 
gissons contre leur nvenir. Nous cachons quel- 
que chose à la phipart des hommes et nous 
ignorons nous-mêmes ce que nous leur cachons, 
llpasse, entre deux êtres qui se rencontrent pour 
la première fois, d'élranges secrets de vie et de 
mort ; et bien d'autres secrets qui n'ont pas 
encore de nom, maïs qui s'emparent immédia- 
tement de notre attitude, de nos regards et de 
notre visage; et lorsque nous serrons les mains 
d'un ami, notre âme a des indiscrétions qui ne 
s'arrêtent peut-être pas sitr le s<^nîl de cette vie. 
Il se peut qu'il n'y ait aucune arrière-pensée 
» entre deux hommes, mala il y a des chosos plus 



LE» AVSHTIS 



5i 



impérieuses et plus profondes que la pensée.^ 
Nous ne sommes pas maîlres de ces dons in- 
connus el nous trahissons sans cesse le prophète 
qui ne sait pas parler. Nous ne sommes jamais 
avec les autres tels que nous sommes avec nous- 
mêmes, ni même tels que nous sommes avec eux 
dans Tobscurîté et nos regards se transforment 
selon le passé et ravcnir qu'ils aperçorvent, et 
c'est pourquoi nous vivons malgré nous sur nos 
gardes.En rencontrant ceux qnî ne vivront pas, 
ce n*est pas eux que nous voyons, mais ce qui 
va leur arriver. Ils voudraient nous tromper 
pour se tromper. Ilsfnnt tout pour nous dérouter 
et cependant, à travers leur sourire et leur ar- 
deur à vivre, rëvénement transparaît déjà comme 
s'il était le soutien et la raison même de leur 
existence. Une fois de plus, la mort les a trahis, 
et ils voient avec tristesse que nous avons tout vu 
et qu'ily a des voix qui ne peuvent se tairct 

Qui dira la force des événements et s'ils sont 
nous-mêmes ou si nous ne sommes qu'eux?Nais-. 



Ls miaou des humbles 



setït-ils de nous, ou bien naîssons-nous d'eux ? 
Les allîrons-nous, ou nous atLirenl-îIs? Les 
transforiTïons-nous ou nous transformenUils ? 
Ne se trompent-ils jamais ? Pourquoi vien- 
nent-ils à nous comme Fabeille à la ruche et la 
colombe au colombier; et où se réfugieuL ceux 
qui ne nous Iroiivenl pas au rendez-vous? D'où 
viennent-îlsà noire rencontre; et pourquoi nous 
ressemblent-ils comme des frères? Agissent-ils 
dans le passé ou dans ravenîr et les plus puis- 
sants sont-ils ceux qui ne sont plus ou ceux qui 
ne sont pas encore ? Est-ce hier ou demain qui 
nous transfigure? Qui de nous ne passe la plus 
grande partie de sa vîeà l'ombre d'un événement 
qui|n'a pas encoreeu lieu? J*ai vu ces graves alti- 
tudes, cette marche qui semblait avoir un but 
trop prochain, ce pressentiment des grands 
froids et cet œil qui ne se laissait pas distraire, 
en ceux mêmes dont la fin devait être acciden- 
telle et sur qui la mort allait s'abaltre inopiné- 
ment du dehors. Et cependant, ils se hâtaient 



autant que leurs frères qoî la portaient en eux» 
Ils avaient le même visage. A eux aussi la vie 
semblait plus sérieuse qu'à ceux qui doivent 
vivre. Ils agissaient avec la même attention silrc 
et silencieuse .Ils n'avaîcntplusdetempsà perdre, 
ils devaient être prêts à lamême heure : tant cet 
événement qu'un prophète n'aurait pu prévoir 
était, à leur insu, la vie même de leur vie. 

C'est noire mort qui guide notre vie et notre 
vie n'a d'autre but que notre mort. Notre mort 
est le moule où se coule notre vie et c'est elle qui 
a formé notre visage. II ne faudrait faire que 
le portrait des morts, car eux seuls sont eux- 
mêmes et se montrent un instant tels qu'ils sont. 
Et quelle vie ne s'éclaire dans la pure, froide et 
simple lumière qui tombe sur Toreiller des der- 
nières heures ? Est-ce cette même lumière qui 
baigne déjà ces visages d'enfants lorsqu'ils nous 
sourient fixement, et qui nous impose uu silence 
qui ressemble à celui de la chambre où quel- 
qu'un se lait pour toujours? Lorsque je me 




M 



L.G TA^SOR DES HUMBLES 



rappelle ceux que j^aî connus et que la même 
mort menait tous par la main, je vois une 
troupe d'enfants, d adolescentes et d'adolescents 
qui semblent sortir de la môme maison. Ils sont 
déjà frères et sœurs, et l'on dirait qu'ils se 
reconnaissent entre eux à des marques que nous 
ne voyons pas, et qu'ils se font, au moment où 
nous ne les observons plus, le signe du silence. 
Ce sont les enfants attentifs de la mort précoce» 
Au collège, nous les discernions obscurément. 
Ils semblaient se cliercher et se fuir à la fois 
comme ceux qui ont la même infirmité. On les 
voyait à Técart sous les arbres du jardin. Ils 
avaient la môme gravité sous un sourire plus 
interrompu et plus immatériel que le nôtre, et 
je ne sais quel air d'avoir peur de trahir un 
secret. Presque toujours, ils se taisaient lorsque 
ceux qui devaient vivre s'approchaient de leur 
groupe. Parlaient-ils déjà de Févénement, ou 
kien savaient-ils que Tévénement parlait à tra*j 
fers eux et malgré eux, et l'entouraient-ils aîns 



LES AVKHtlS 



55 



afin de le cacher aux yeux îndilKrcnts? Ils scm- ^ 
Liaient par moments nous regarder du haut 
d'une lour; et bien qu'ils fussent plus faibles 
que nous, nous n'osions pas les molester* Il est 
vrai que rien n'est caché ; et vous tous qui me 
rencontrez, vous savez ce que j'ai fait et ce que 
je ferai, vous savez ce que je pense et ce que 
j'ai pensé; vous savez exactement le jour où je 
dois mourir, maïs vous n'avez pas encore trouvé 
le moyen de le dire, filt-ce à voix basse et à 
votre propre cceur. Nous avons Thabilude de 
passer sous silence tout ce que notre main n'at- 
teint pas, et peut-être saurions-nous trop de 
choses si nous savions tout ce que nous savons. 
Nous vivons à côté de noire véritable vie et nous 
sentons que nos pensées les plus intimes et les 
plus profondes môme ne nous regardent pas, 
car nous sommes autre chose que nos pensées 
et que nos rêves. Et ce n'est qu'à certains mo- 
ments et presque par distraction que nous vivons 
nous-mêmes. Quel jour deviendrons-nous ce 



56 



LE Taéi^on tiBS HuninLEfl 



que nous sommes ? En atlendant, nous étions 
devant eux comme devant des étrangers. Ils inli- 
rnîdaîent notre vie. Parfois ils se promenaient 
avec nous par les corridors et les cours, et nous 
avions peine à les suivre. Parfois ils se mê- 
laient à nos jeux, et le jeu ne semblait plus le 
même. Quelques-uns ne trouvaient pas leurs 
frères. Ils erraient seuls au milieu de nos cris et 
n'avaient pas d'amis parmi ceux qui n'allaient 
pas mourir. Et cependant nous les aimions^ et 
aucun visage n'était plus amical que le leur. 
Qu'y avait-îl entre eux et nous et qu'y a-t-il entre 
nous tous? Au fond de quelle mer de mystères 
vivons-nous? Ici régnait aussi cet amour qui 
ne s'exprime plus parce qu'il ne participe pas à 
la vie de ce monde. Il ne supporterait peut-être 
aucune épreuve, il semble à chaque instant 
trahi, et la moindre amitié ordinaire a Tair de 
le vaincre, et cependant sa vie est plus pro- 
fonde que nous-mêmes et peut-être ne nous 
semble-l-îl indifférent que parce qu'il se sait 



Les ^VETATlâ 



57 



F érservé pour des temps plus longs et plus sûrs- 
^H il oe parle pas ici parce qu'il sait qu'il parlera 
^F plus tard; et ce n'est jamais ceux que nous 
embrassons que nous aimons le plus profonde» 
ment. Il y a ainsi une part de la vie, — et c'est 
la meilleure, la plus pure et la plus grande, — 
qui ne se mêle pas à la vie ordinaire, et les yeux 
des amants eux-mêmes ne percent presque 
jamais cette digue de silence et d'amour. 
^H Ou bien les laissions-nous seuls parce que, 
^^ quoique plus jeunes, ils étaient nos aînës?,,. 
Savions-nous qu'ils n'avaient pas le même âge 
et les redoutions-nous comme des juges? Leurs 
regards étaient déjà moins mobiles que les 
nôtres, et lorsqu'ils s'iippuyaient,par hasard,sur 
nos aglLations, elles s'apaisaient sans raison, et 
un silence incompréhensible s'étendait un ins- 
tant. Nous nous retournions ; ils nous obser- 
vaient et riaient sérieusement. Je me rappelle le 
visage de deux d'entre eux qu'une mort violente 
attendait. Mais presque tous étaient timides et 



LA MORALE MYSTIQUE 



IV 



LA MOILVLli MYSTIQUE 



Il n'est que trop vrai que les pensées que 
nous avons donnent une forme arbitraire aux 
mouvements invisibles des royaumes intérieurs. 
II y a ainsi mille et mille certitudes qui sont les 
reines voiliies qui nous guident à travers Texis- 
tence et dont nous ne parvenons pas à parler. 
Dès que nous exprimons quoique chose, nous le 
diminuons étrangement. Nous croyons avoir 
plongé jusqu'au fond des abimes et quand nous 
remontons à la surface, la goutte d'eau qui scin- 
tille au bout de nos doigts pâles ne ressemble 
plus à la mer d'où elle sort* Nous croyons avoir 
découvert une grotte aux trésors merveilleux j 



LE TTLEl^On OÇS DUMBL«9 



et quand uous reveuons au jour, nous u avons 
emporté que des pierreries fausses et des mor- 
ceaux de verre; et cependant le trésor brille 
invariablement dans les ténèbres. Il y a quelque 
chose d'imperméable entre nous-mêmes et notre 
âmcj et, à certains moments, dit Emerson^ 
I <( nous en arrivons à désirer ardemment la souf- 
france dans l'espoir que, là enfin, nous trouve- 
rons de la réalité et sentirons les pointes aîjfuës 
let les angles de la vérité ». 

J*ai dit ailleurs que les âmes semblent se rap- 
procher : et cela n'a d'autre valeur que la va- 
leur que peut avoir une impression permanente, 
mais obscure, qu'il est bien difficile d'étayer sur 
des faits,car les faits ne sont que les vagabonds, 
les espions ou les traînards des grandes forces 
qu'on ne voit pas. Et pourtant. Ton dirait que, 
plus profondément peut-être que nospères, nous 
sentons, par instants, que ce n'est pas en pré- 
sence de nous seuls que nous sommes. Ceux qui 
ne croient en aucun dieu aussi bien que les 



LA IMOnALB MYSTIQITE 



ÙZ 



autres n'agissent pas en eux-mênies comme s'ils 
étaient sûrs d'élre seuls. Il y a une surveillance 
générale f]U! s*exerce ailleurs que dans les ténè- 
bres indulgentes de la conscience de chaque 
homme. Est-il vrai que les vases spirituels soient 
moins strictement scellés qu'autrefois et que les 
oscillations de la mer intérieure deviennent plus 
puissantes? Je ne sais; tout au plus pouvons- 
nous constater que nous n'attachons plus la 
même importance à un certain nombre de fautes 
traditionnelles, et c'est déjà le signe d'une con-^ 
quête spirituelle. 

II semble que notre morale se transforme el 
qu'elle s'avance à petits pas vers des contrées 
plus hautes qu'on ne voit pas encore. Et c'est 
pourquoi le moment est peut-être venu de se 
poser quelques questions nouvelles. Qu'arrive- 
rait-il, par exemple, si notre âme devenait visi- 
ble tout à coup et qu'elle dût s'avancer au milieu 
^e ses sœurs assemblées, dépouillée de ses voi- 
es, mais chargée de ses pensées les plus secrètes 



64 



LE TIvâsOR DES «UMDLE3 



et tratnani à sa suite les actes les plus mysté^ 
îeux de sa vie que rien ne pouvait exprimer? 
De quoi rougi rai t-clle ? Que voudrait-elle ca- 
cher? Irait-elle, comme une femme pudîrjuc, 
jrler le long manteau de ses cheveux sur les 
péchés sans nombre de la chair? Elle les a îg^no- 
rés, et ces péchés ne Font jamais atteinte» Ils 
ont été commis à mille lieues de son trône, et 
l'âme du Sodomite même passerait au milieu dei 
la foule sans se douter de rien, et portant dansi 
ses yeux le sourire transparent de Fenfant. Elle: 
n'est pas intervenue, elle poursuivait sa vie du 
côté des lumières, et c*est de cette vie seule 
qu'elle se souviendra. 

Quels péchés et quels crimes ordinaires aura- 
t-elle pu commettre? A-t-elle trahi, a-t-elle 
trompé, a-t-elle menti ? A-t-elle fait souffrir et 
a-t-elle fait pleurer? Où était-elle tandis que: 
celui-ci livrait son frère aux ennemis ? Elle san- 
glotait peut-être loin de lui, et, à partir de ce 
moment, elle sera devenue plus profonde et plus 



LA MORALE MYSTK^UK 



belle. Elle n'aura point honte de ce qu'elle n'a 
pas ftiit; et elle peut rester pure au centre d'un 
grand meurtre. Souvent, elle transforme en 
clartés intérieures tout le mal auquel il faut bîcn 
qu'elle assiste. Tout dépend d'un principe invisi- 
ble el de là naît sans doute Tinexplicable indul- 
gence des dieux* 

Et notre indulgence, elle aussi. Nous ne pou- 
vons nous empêcher de pardonner; et quand la 
mort, « la grande réconciliatrice », a passé, qui 
de nous ne tombe sur les genoux et ne fait en 
silence sur l'âme délaissée le geste du pardon? 
Si je viens me pencher sur le corps immobile 
de mon pire ennemi, croyez-vous donc qu'en 
regardant ces lèvres pâles qui m'ont calomnié, 
ces yeux éteints qui firent pleurer les miens, et 
ces mains froides qui m'ont peut-être torturé, je 
songe encore à la vengeance? Tout a étépayé par 
la mort au passage. L'âme ne me doit plus rien 
et instinctivement je la mets au-dessus des torts 
les plus cruels et des fautes les plus graves, (Que 



4 

1 



i 



m 



LE rn^.roR de^buBiS 



cet înslîiîcl est admirable et sîg-nîficalîf !) Et sî 
je regrette quelque chose, ce n'est pas de ne 
pouvoir faire souffrir à mou tour, maïs peut-être 
de D^avoîr pas aimé suffisamment ou pardonné 
plus tôt. 

On dirait quedéjà nous comprenons ces choses 
tout au fond de nous-mêmes. Ce n'est pas sur 
leurs actes, et ce n'est même pas d'après leurs 
pensées les plus secrètes que nous jugeons nos 
frères, car les pensées secrètes ne sont pas tou- 
jours illisibles; et nous allons bien au delà de 
rillisible. Un homme aura commis tous les cri- 
mes réputés les plus vils sans que le plus grand 
de ces crimes altère un seul instant le souffle de 
fraîcheur et de pureté immatérielle qui entoure 
sa présence ; au lieu que l'approche d'un mar- 
ijT OU d'un sage pourra couvrir notre âme d'é- 
paisses et insupportables ténèbres. Un héros ou 
un saint choisira son amî au milieu des visages 
sur lequels se lit sans peine l'habitude de toutes 
les pensées basses, et ne se sentira pas dans' 



n une atmosphère fraternelle ou humaine » à 
cfttéd'un autre être dont le front s'ilhimînc des 
rôycs les plus hauts cl les plus magnanimes, 
Qn'est-ce que cela Kig^nifie? et quelles nouvelles 
CCS choses apportent-elles ? Il y a donc des lois 
plus profondes que celles qui président aux actes 
et aux pensées? Que nous a-t-on appriset pour- 
quoi agissons-nous toujours selon des règles 
dont on ne parle pas et qui seules sont sûres? 
Car Von peut affirmer qu'ici, malgré les appa- 
rences, le héros et le saint neseeont point trom- 
pés* Hsn^ont fait qu'obéir, et si le saint est trahi 
et vendu par l'homme qu'il a choisi, quelque 
chose d'inébranlable restera cependant, qui lui 
dira qu'il n'y eut pas d'erreur et qu'il n'a rien à 
regretter. L'âme n'oubliera jamais que Taulrc 
âme était claire,.. 

Tandis que Ton remue la pierre presque incon- 
nue qui cou\Te ces mystères, on respire l'odeur 
trop forte del'abjme et les mots en môme temps 
que les pensées tombent autour de nous comme 



GS 



LE TuésOll 1>E3 RUMBLSfl 



des mouches empoisonnées. La vie intérieure 
elle-même paraît une petite chose auprès de ces 
profondeurs inyariables. Sercz-rpus fier, cnpré^ 
sence d'un ange, d'être celui qui n'a jamais eu 
tortet n'existc-t'il pas une innocence inférieure? 
Lorsque Jésus lit les pensées mîsérahlcs des 
Pharîsîens qui entourent le paralytique de Ca- 
pharnaum, êtcs-vous sûr qu'il juge aussi leur 
âme d'un coup d'œil analogue^ qu'il la con- 
damne en même temps et qull n'aperçoive pas, 
par delà ces pensdcs» une clarté peut-être inal- 
térable ? Et serait-il un Dieu si sa condamnation 
était irrévocable? Mais pourquoi parle-t-il 
comme s*il s'arrêtait au dehors? La pensée Is 
plus basse ou l'idée la plus noble laîssera-t-elle^ 
une trace sur le pivot de diamant? Quel Dieu, 
s'il est vraiment sur les hauteurs, pourra s*empê- 
cher de sourire à nos fautes les plus graves, 
comme on sourit aux jeux des petits chiens pur 
le tapis ? et que serait un Dieu qui ne sourirait 
pas? Croyez-vous que vous prendrez lapeîne, si 



LA MOHALE «YâTigtJE 



ca 



TOUS devenez vraiment pur, de soustraire aux 
regards des ançes assembles les petits mobiles 
de vos grandes actions? Et pourtant n'y a-t*il 
pas en nous plus d'une chose qui peut faillir aux 
yeux des dieux assis sur la montagne? Il est sAr 
qu'il y en a, et notre âme n'ignore pas qu'elle 
aura des comptes à rendre. Elle vit sans rien 
dire, sous la main d'un grand juge dont nous ne 
parvenons pas à saisir les sentences. Mars quels 
seront ces comptes? Où trouver la morale quile 
dise? Y a-t-il une morale mystërîeusô qui règne 
en des régions plus lointaines que celles de nos 
pensées; et un astre central que nous ne voyons 
pas et dont nos plus secrets désirs ne sont que 
tes planètes impuissantes? Existe-t-il, au centre 
de notre être^un arbre transparent dont toutes 
nos actions et toutes nos vertus ne sont que 
les fleurs et les feuilles éphémères ? Au fond, 
nous ignorons quel mal notre âme peut com- 
mettre et nous ne savons pas encore de quoi 
nous rougirions devant une intelligence supé^ 



70 



LS TRésOft DJ£S HUMBLES 



ricure on devant une autre âme; et cependant 
qui de nous se trouve pur et ne redoute pas ub 
juge? et quelle âme n'a pas peur d'une autre 
âme? 



Ici, nous ne sommes plus dans les vallées con- 
nues de la vie animale ou psychique. Nous arri^ 
vous aux portes de la troisième enceinte : celle" 
de la vie divine des mystiques. Ce n'est qu'en 
tâtonnant qu'on en franchi! le seuil. Et puis, le 
seuil franchi, où sont les certitudes ? Où se 
cachent ces lois admirables que, sans relâche, 
nous transgressons peut-être sans que notre 
conscience le soupçonne, bien que notre âme 
soit avertie ? Et d*où provenait donc Fombre de 
ces transgressions mystérieuses qui sVtendait 
parfois sur notre vîe et la rendait soudain sî 
redoutable à vivre? Quels sont les grands péchés 
spirituels que nous pouvons commet tre? Au- 



UÂ MOnALE MYSTJ2U» 



7* 



rons-nous lioiite il*avoîr luUé coalre notre ânie 
ou notre âme iulte-t-elle învisiblement contre 
Dieu? Et cette lutte est-elle silencieuse à tel 
point que pas un soupir ne force les parois ? 
Y a-t-il un moment où nous pouvons entendre 
la reine aux lèvres closes? Elle se lait sans 
espoir dans tous les événements de la surface, 
mais n'en est-il pas d'autres que Ton remarque 
à peine et qui touchent cependant à des forces 
éternelles et profondes ? Voici quelqu'un qui 
meurt, qui regarde ou qui pleure ; un autre qui 
s*approche pour la première fois ou votre ennemi 
qui passe ; u'est-ce point alors qu elle chuchote 
peut-être? Et si vous récouliez, tandis que déjà 
vous n'aimez plus dans Tavenir Tami auquel 
vous souriez en ce moment? Mais tout cela n'est 
rien et n'approche même pas des clartés exté- 
rieures de Tabîme. Il n'est pas possible de par- 
ler de ces choses^ parce qu'on est trop seul, 
« Actuellement y dit Novalis, l'âme ne bouge que 
çà et là; quand donc remuera-t-elle entière- 



72 



LE TIVÊSOIX OES UUltQLfiS 



menl, et quand Hitimanîlé commencera-l-elle à 
prendre conscience en masse? n C'est à cette 
condition seulement que quelques-uns appren- 
dronl quelque chose. Il faut attendre patiem- 
ment que cette conscience supérieure se forme 
peu à peu. II se peut qu'alors Fun de ceux qui 
viendront parvienne à exprimer ce que nous 
sentons tous de ce côté de l'âme, qui est comme 
la face de la lune qu'on n'a pas aperçue depuis 
le commencement du monde. 



SUR LES FEMMES 



SUR LES FEMMES 



En ces domaînes ausiî, les loîs sont incon- 
nues. Au-dessus de nos têtes brille, au centre 
du ciel, Tétoile de l'amour qui nous est destîtié ; 
et toutes nos amours naîtront, jusqu'à la fln^ 
dans les rayons et Tatmosphère de cette étoile. 
Nous aurons beau choisir à droite ou bien à 
gauche^ sur les hauteurs ou bien dans les bas- 
fonds; nous aurons beau, pour sortir de ce cer- 
cle enchanté que nous sentons autour de tous 
les actes de noire vie, violer notre instinct et 
tenter de choisir contre le choix de notre étoile, 
nous élirons toujours la femme descendue de 
Fastre invariable. Et si, comme don Juan, nous 



ea eml>nis5aoji nulle et trois, kmiqiie Tiendra le 
soir où les bras se délieni et oà les lèvm se 
séparent, ncfos reconoaltroos cpie c^est encore la 
même femme, la bonne on la roanraise, la ten- 
dre oa la cmelle, Taimante on llnfidèle, qui se 
lient derant noi»... 

En Térité, nous ne sortons jamais dn petit 
cercle de clarté qne notre destinée tra^!e anlonr 
de nos pas, et l'on dirait que les bommes les plas 
éloignés connaissent la nuance et félendae de 
cet annean infranchissable. Ces! la teinte de 
ces rayons spirituels qu'Us aperçoîfent tout 
d'a)>ord et qui fait qu'ils nous tendent la main 
en souriant oc qu'ils la retirent arec crainte* 
Noos nous connaissons tous dans une atmos- 
pli^e supérieure, et l'idée que je me fais d'un 
inconnu participe immédiatement à une vérité 
mystérieuse et plus profonde que la vérité 
matérielle. Oui de nous n*a éprouvé ces choses 
qui se passent dans les régions impénétrables de 
l*bumanité presque astrale? Si vous recevez une 



SUR LES F CM usa 



77 



le tire venue du fond d'une lie perdue dans le 
grand cœur des océans, et écrite par une main 
dont vous ignorez rcxistence, êtes-vous bien 
sûr que ce soit un inconnu qui vous écrive et 
n'éprouvez-vous pas, dans le moment que vous 
lisez, sur rame qui vous rencontre ainsi — les 
dieux savent seuls dans quelles sphères — des 
certitudes plus infaillibles et plus graves que 
toutes les certitudes ordinaires? Et, d'un autre 
côté, croyez-vous que cette âme, qui songeait à 
la vôtre, au hasard de l'espace et du temps, 
n'avait pas, elle aussi, des certitudes analog^ucs? 
Il y a de toutes parts d étranges reconnaissan- 
ces, et nous ne pouvons pas cacher notre exis^ 
tence. Rien ne semble jeter sur les liens subtils 
qui doivent exister entre toutes les âmes un 
jour plus spécial que ces petits mystères qui 
accompagnent rechange de quelques lettres 
entre deux inconnus. C'est peut-être une des 
étroites fentes, — misérable sans doute, mais il 
en est si peu que nous devons nous contenter 



,8 



1.1 TRiaOR DES HUKBLIS 



desluearsles plus pâles, — c'est peut-être une 
des étroites fentes dans la porte de ténèbres par 
où nous pouvons soupçonner un instant ce qui 
doit se passer dans la grotte des trésors qui ne 
furent jamais découverts. Examinez la corres- 
pondance passive d'un homme et vous y trouvez 
je ne sais quelle unité singulière. Je ne connais 
ni celui-ci ni celuî-là qui m'interrogent ce matin, 
et cependant je sais déjà que je ne pourrai pas 
répondre au premier de la même manière que je 
vais répondre au second, J*aî vu quelque chose 
d'invisible- Et, à mon tour, si quelqu'un m'écrit 
que je n'ai jamais aperçu, je suis sûr que sa 
lettre n'est pas exactement la même que celle 
qu'il eût écrite à Famî qui me regarde en ce 
moment. Il y aura toujours une différence spiri- 
tuelle insaisissable* C'est le signe de l'âme qui 
salue invîsîblement une autre âme. 11 faut croire! 
que nous nous connaissons dans des régions 
que nous ne savons pas et que nous possédons 
une patrie commune où nous allons, où nous 



noua retrouvong el d*où nous revenons sans 
peinr. 

C'est aussi dans celte patrie commune que 
nous clioîsîssons nos amantes, et c'est pourquoi 
nous ne nous trompons pas et nos amantes ne 
se trompent pas nonplus. Le royaumedc l'amour 
est avant tout le grand royaume des cerliludes, 
parce que c'est celui oCi les âmes ont le plus de 
loisirs Jcîjclles n'ont vraiment pas autre chose à 
faire qu'à se reconnaître, à s'admîrer profondé- 
ment et à s*interroger,les larmes dans les yeux, 
comme de jeunes sœurs qui se retrouvent, tan* 
dis que les bras s'entrelacent et que les lèvres 
s'entre-croîsent si loin d'elles... Elles ont enfin 
le temps de se sourire et de vivre un inslantpour 
elles-mêmes dans la trêve de la vie dure et quo- 
tidienne; et c'est peut-être des hauteurs de ce 
sourire et de ces regards indicibles que se ré- 
pandy sur les minutes les plus fades deTamour, 
le sel mystérieux qui conserve î\ jamais le sou- 
venir de la rencontre de deux bouches,,. 



8o 



LB TRESOR DES HUMBLES 



lyiais je ne parle ici que de l'amour prédes- 
tînc et vénlable. Lorsque nous retrouvons une 
de celles que le sort nous a réservées et qu'il a 
fait sortir du fond des grandes villes spirituelles 
où nous vivons sans le savoir, pour l'envoyer au 
carrefour de la route par où nous devrons pas- 
ser à rheure dite, nous sommes avertis dès le 
premier regard- Quelques-uns tentent alors de 
violer le sort. Il se peut que nous mettions fu- 
rieusement les mains sur les paupières pour ne 
plus voir ce qu^il a fallu voir et qu'en luttant de 
toutes nos petites forces contre des forces éter- 
nelles nous parvenions à traverser la route pour 
aller vers une autre envoyée qui n*est pas là 
pour nous. Mais nous aurons beau faire, nous 
ne réussirons pas à « agiter Teau morte dans 
les grandes cuves de l'avenir ». Il n'arrivera 
rien ; la force pure des hauteurs ne voudra pas 
descendre et ces baisers et ces heures Inutiles 
refuseront de s'ajouter aux heures el auxbalser^ 
réels de notre vie,t, 




La destinée ferme parfois les yeux, mais elle 
sait bien que nous lui reviendrons le soir, el que 
c'est elle qui doit avoir le dernier mot. Elle peut 
fermer les yeux, mais le temps qu'eUe les ferme 
est du temps qui se perd... 

Il semble que la femme soit plus que nous 
sujette aux dcstiaces. Elle les subit avec une 
simplicité bien plus grande* Elle ne lutte ja- 
mais sincèrement contre elles. Elle est encore 
plus près de Dieu el se livre avecmoins de réserve 
à Taclion pure du mystère* Et c est pour cette 
raison, sans doute^ que tous les événements où 
elle se môle à notre vie paraissent nous ramener 
vers quelque chose qui ressemble aux sources 
mêmes du Destin* Cest près d'elles surtout que 
l'on a, par moments, eu passant, « un clair 
pressentiment » d'une vie qui ne semble pas 
toujom*s parallèle à la vie apparente. Elle nous 
rapproche des portes de notre être. Oui sait 
si ce n'est pas dans un de ces instants profonds 
qu'ils dormirent sur son sein que les héros 




8» 



LE TRESOR DES HUHBLEfl 



apprirent la force et la fidélité de leur étoile, et 
sî riiomme qui n'a pas reposé sur le cœnr d'une 
femme aura jamais le sent ment exact de Tavcnir? 
Nous entrons une fois de plus dans les cer- 
cles troublés de la conscience supérieure* Ali l 
qu'il est vrai qu'ici aussi « la soi-disant psycho* 
log-îe est une de ces larves qui ont usurpé, dans 
le sanctuaire, la place réservée aux images véri- 
tables des dieux » t Car il ne s'agit pas toujours 
de la surface ; il ne s'agît même pas des arrière- 
pensées les plus graves. Croyez-vous donc que 
dans l'amour il n'y ait que des pensées, des actes 
et des paroles, et que les âmes ne sortent pas 
de ces prisons? Ai-je besoin de savoir sî celle 
que j'embrasse aujourd'hui est jalouse et fidèle, 
rieuse ou triste, sincère ou bien perfide? Vous 
imaginez-vous que ces petits mots misérables 
vont monter jusqu'aux cimes où nos âmes sont 
assises et où notre destin s'accomplît en silence? 
Que m'importe qu'elle me parle de pluie ou de 
bijoux, de plumes ou d'aiguilles, et qu'elle ait 



8tm LKl FEMMES 



sa 



raîr de ne pas me comprendre; croyez-vons que 
j'aie soif dune parole sublime, lorsque je sens 
qu'une âme me reçardc dans Tâme, et que je ne 
sache pas que les plus admirablespenst^es n'ont 
pas le droit de relever la tête en face des mys- 
tères? je suis toujours au bord de l'océan; et si 
j'étais Platon, Pascal ou Michel-Ange, et que 
mon amante meparUU de ses pendants d'oreilles, 
tout ce que je dirais, tout ce qu'elle me dirait, 
flotterait avec le môme aspect sur les profon- 
deurs de la mer intérieure, que nous contem- 
plons l'un dans Tautre, Ma pensée la plus haute 
ne pèsera pas plus dans les balances de la vie 
ou de Tamour que les trois petits mots que Ten- 
fant qui m'aimait m'aura dits sur ses bagnes 
d'argent, sur son collier de perles ou de mor- 
ceaux de verre.*- 

C'est nous qui ne comprenons pas, parce que 
nous sommes toujoursdans les bas-fonds de notre 
intelligence, 11 suffit de monter jusqu'aux pre- 
mières neiges de la montagnej et toutes les iné- 



galités s'aplanissent sous la main purificatrice 
de riiorizon qui s'ouvre. Quelle différence y a-t- 
il alors enlre une parole de Marc-Aurèle et la 
phrase de Tenfanl ([ul constate qu'il fait froid? 
Soyons humbles et sachons distinguer raccîdent 
de Fcssence Jl ne faut pas que « des bâtons flot- 
tants )> nous fassent oublier les prodij,^es de 
Tabîme. Les pensées les plus belles et les idées 
les plus basses n'allèrent pas plus l'aspect éter- 
nel de notre âme que les Hlnialayas ouïes gouffres 
ne modifient, au milieu des étoiles du ciel, l'as- 
pect de notre terre. Un regard, un baiser, et lu 
certitude d'une présence invisible et puissante : 
tout est dit; et je sais que je suis aux côtes 
d'une égale... 

Mais régale est vraiment admirable et étrange; 
et, dès qu'elle aime, la dernière des filles pos- 
sède quelque chose que nous n'avons jamais, 
parce que, dans sa pensée, l'amour est toujours 
éternel. Est-ce pour cette raison qu'elles ont 
toutes, avec les puissances pi imitives, des rap- 



SUR LES FEMMES 85 



ports qui nous sont interdits? Les meilleurs d'en- 
tre nous se trouvent presque toujours à de gran- 
des distances de leurs trésors de la seconde 
enceinte ; et, lorsqu^un moment solennel de la 
vie exige un des joyaux de ce trésor, ils ne se 
souviennent plus des sentiers qui y mènent, et ils 
offrent en vain des bijoux faux de leur intelli- 
gence à la circonstance impérieuse et qui ne se 
trompe pas. Mais la femme n'oublie point le 
chemin de son centre, et, que je la surprenne 
dans l'opulence ou la misère, dans l'ignorance ou 
dans la science, dans la honte ou la gloire; si je 
lui dis un mot qui sorte réellement des gouffres 
vierges de mon âme, elle saura retrouver les 
sentiers mystérieux qu'elle n'a jamais perdus de 
vue, et, sans hésitations, elle me rapportera 
simplement, du fond des inépuisables réserves 
de Tamour, une parole, un regard ou un geste 
qui sera aussi pur que le mien. On dirait que son 
âme est toujours à portée de sa main ; elle est prôtc, 
jour et nuit, à répondre aux plus hautes exigen- 



ces d'une autre âme; et la rançon de lapins pau- 
vre ne se distingue pas de la rançon des reines,. • 
Approchons-nous avec respect des plus petites 
et des plus fières, de celles qui sont distraites et 
de celles qui songent, de celles qui rient encore 
et de celles qui pleurent ; car elles savent des 
hoses que nous ne savons pas, et elles ont une 
lampe que nous avons perdue. Elles habitent au 
pied même de Flnévi table et en connaissent 
mieux que nous les chemins. Et c'est pourquoi 
elles ont des certitudes étonnantes et des gravi- 
tes admirables, et Ton voit bien que, dans leurs 
moindres actes, elles se sentent soutenues par 
les mains sûres et fortes des grands dieux. Tout 
à rheure, j'affirmais qu'elles nous rapprochaient 
des portes de notre être, et vr; ' iient Ton croi- 
rait que toutes nos relations avec elles ont lieu 
par rentrebâi ment de cette porte primitive 
et dans les chuchotcmcjils încomprdhensîbles 
qui accompagnèrent sans doute la naissance des 
choses, alors qu'on ne parlait encore qu à voLx 



Sun Les FEniiteB 



basse, de peur de ne pas entendre une défense 
ou un ordre îtnpréru.,. 

Elle ne francliîra pas le scuîl de cette porte, et 
elle nous attend du cAté intérieur, où se Irott-* 
vent les sources. Et lorsque nous venons frapper 
du dehors, et qu'elle ouvre, sa maîn n'aban- 
donne jamais la clé ni le vantail. Elle regarde 
un instant l'envoyé qui s'approche, et, dans ce 
bref momcntj elle a appris tout ce qu'il faut 
apprendre, et les années futures ont tressai ilî 
jusqu'à k fin des temps... Qui nous dira ce que 
contient le premier regard de Tamour, « cette 
bavette magique qui est faite d'un rayon de 
lumière brisée », rayon qui est sorti du foyer 
éternel de notre être, qui a transfiguré deux 
âmes et les a rajeunies de vingt siècles? La porte 
s'ouvre encore ou se referme; ne faites plus 
aucun effort, car tout est décidé. Elle sait. Elle ne 
tiendra plus compte de vos actions, de vos paro- 
les, de vos pensées^ et si elle les surveille encore, 
clic ne le fera plus qu'en souriant ; et elle rejet- 




lera, sans le savoir, tout ce qui ne vient pas 
confirmer les certitudes de ce prcxiûer regard. 
Et si vous croyez Tindulre en erreur, sachez 
bien qu'elle a raison contre vous-même et que 
c'est vous seul qui errez, car vous êtes plus réel- 
lement ce que vous êtes à ses yeux que ce que 
vous croyez ôtre en votre âme, alors môme qu elle 
se trompe sans cesse sur le sens d'un sourire, 
d'un geste ou d'une larme.-t 

Trésors caches, qui n'ont même pas de nom ! . .• 
Je voudrais que tous ceux qui éprouvèrent qu'elles 
sont mauvaises le proclamassent à leur tour et 
nous disent leurs raisons^cl sî ces raisons sont pro • 
fondes, nous serons étonnés et nous irons bien 
luiu dans le mystère. Elles sont vraiment les sœurs 
voilées de toutes les grandes choses qu'on ne 
voit pas* Elles sont vraiment les plus proches 
parentes de l'infini qui nous entoure cl, seules, 
savent encore lui sourire avec la grâce familière 
de l'enfant qui ne craint pas son père. Elles con- 
servent ici-bus, comme un joyau céleste et îiiu- 



lîle, le sel pur de votre âme; et si elles s'en 
allaient, l'esprit régnerait seul sur un désert. Elles 
ont encore les émotions divines des premiers 
jours, et leurs racines trempent bien plus direc- 
tement que les nôtres dans tout ce qui n'eut 
jamais de limites. Je plains vraijnent ceux qui se 
plaignent d'elles, car ils ne savent pas sur quelles 
hauteurs se trouvent les baisers véritables. Et 
cependant, qu'elles semblent peu de chose quand 
les hommes les regardent en passant ! Ils les 
voient s'agiter, au fond de leurs [)etites demeu- 
res ; celle-ci se penche un peu; là-bas, Tautrc 
sanglote; une troisième chante, et la dernière 
brode; et pasun ne comprend ce qu'elles font L., 
Ils viennent les visiter, comme on visite des cho- 
ses qui sourient; ils ne s'approchent d'elles que 
l'esprit aux aguets, et Tâme ne peut entrer que 
par le plus grand des hasards. Ils interrogent 
avec méfiance; elles ne leur disent rien parce 
qu'elles savent déjà; et voici qu'ils s'en vont en 
haussant les épaules, persuadés qu'elles ne com-. 



go 



ut TRES DU DES BUMBLSS 



prennent pas... a Maïs qu'ont-elles besoin de 
comprendre ceci, nous répond le poêle, quH 
a toujours raison ; qn'ont-elles besoin de 
comprendre ces âmes bienheureuses qui ont 
choisi la part la meilleure et qui, telles qu'une 
pure flamme dVmour en ce monde terrestre, ne 
resplendissent que sur le faîte des temples ou à 
la cime des navires errants, en signe du feu 
céleste qui inonde toutes choses? Bien souvent, 
ces enfants qui aiment surprenncntjCn des heures 
sacrées, d*aduiîrables secrets de la nature et les 
révèlent avec une ingénuité inconsciente. Le 
savant les suit à la trace pour recueillir tous les 
joyaux qu'en leur innocence et leur joie elles ont 
semés par les routes, Le poète, qui sent ce qu'elles 
sentent, rend grâce à leur amour et cherche, par 
ses chants, à transplanter cet amour, germe de 
Tâge d'or, en d'auti es temps et en d'autres con» 
trées. » Car ce qu'il a dît des mystiques s'appli- 
que surtout aux femmes qui nous ont conservé 
jusqu'ici le sens mystique sur notre terre, 



RUYSBROECK UADMIRABLE 



VI 



RUYSBROEG?C L'ADMIRABLE 



Un grand nombre d'œuvres sont plus réguliè- 
rement belles que ce livre de Ruysbroeck FAd- 
mîrable. Un grand nombre de mystiques sont 
plus efficaces et plus opportuns : Swedenborg j 
et Novalis, entre plusieurs. Il est fort probable' 
que ses écrits ne répondent que rarement aux 
besoins d*aujourd'hui. D'un autre côté, je con- 
nais peu d'auteurs plus maladroits que lui; ir 
s'ëgare par moments en d'étranges puérilités ; 
et les vingt premiers chapitres de fOrmment 
des Noces spirituelles^ bien qu'ils soient une 
préparation peut-être nécessaire, ne renferment 
guère que de tièdes et pieux lieux communs. Il 



LB TuéjiOIi DKS SUMBL^l 



n a extérieurement aucun ordre, aucuae logique 
scolastîque. Il se répète souveot, et semble par- 
fols se contredire* 11 joint Fignorance d'un enfant 
à la science de quelqu'un qui serait revenu de la 
mort. Il a une syntaxe tétanique qui m'a mis 
plus d'une fois en sueur. Il introduit une image 
et Toublie, Il emploie même un certain nombre 
d'images irréalisables ; et ce phénomène, anor- 
mal dans une œuvre de bonne foi, ne peut s'ex- 
pliquer que par sa gaucherie ou sa hâte extra- 
ordinaire* Il ignore la plupart des artifices de la 
parole et ne peut parler que de l'ineffable. Il 
ignore presque toutes les habitudes, les habiletés 
et les ressources de la pensée philosophique , et 
il est astreint à ne penser qu'à rincogitable. 
Lorsqu'il nous parle de son petit jardin mona- 
cal, il a de la peine à nous dire suffisamment ce 
qui s'y passe ; il écrit alors comme un enfant. Il 
entreprend de noui apprendre ce qui se passe 
en Uîeu, et il écrit des pages que Platon n'aurait 
pu écrire. Il y a de toutes parts une dispropor- 



nUlSliUOECK L ADMIRABLB 



î)5 



f tion monstrueuse entre la science et Tignorance, 
entre la force et le désir. Il ne faut pas s'atten- 
dre à une œuvre littéraire : vous n*apercevrez 
autre chose que le vol convulsif d'un aîgle ivre, 
aveugle et ensanglanté au-dessus de cimes nei- 
geuses. J'ajouterai un dernier mot eu manière 
d'avertissement fraternel. Il m'est arrivé de lire 
des œuvres qui passent pour fort abstruses : Les 
Disciples à SaFs et les Fragments^ de Novalîs, 
par exemple; les Biographialitteraria et VAmi^ 
de Samuel Taylor Coleridge; le Timée^ de Pla- 
ton ; les Ennéades^ de Plotîn ; les Noms divins^ 
de Saint Denys TAréopagite ; VAurora^ da 
grand mystique allemand Jacob Bœhme, avec 
qui notre auteur a plus d'une analogie. Je n'ose 
pas dire que les œuvres de Ruysbroeck soient 
plus abstruses que ces œm^es^maîs on leur par- 
donne moins volontiers leur abstrusion, parce 
qu'il s'agit ici d'un inconnu en qui nous n'avons 
pas confiance dès rabord. II me semblait indis- 
pensable de prévenir honnt Icment les oisifs sur 



iA 



LE TnfiSOIV DES HTJMIILSS 



le seuU de ce temple sans architecture ; car cette 
traduction n'a été entreprise que pour la satis- 
faction de quelques platoniciens. Je croîs que 
tous ceux qui n'ont pas vécu dans rintimîté de 
Platon et des néo-platoniciens d'Alexandrie ni- 
ront pas bien avant dans cette lecture. Ils croi- 
ront entrer dans le vide ; ils auront la sensation 
d'une chute uniforme dans un abîme sans fond, 
entre des rochers noirs et lisses. Il n'y a dans 
ce livre ni air ni lumière ordinaires, et c'est un 
séjour spirituel insupportable ù ceux qui ne s'y 
sont pas préparés. Il ne faut pas y entrer par 
curiosité littéraire ; il n'y a guère de bihelols, et 
les botanistes de Timage n^y trouveront pas 
plus de fleurs que sur les banquises du pôle» Je 
leur dis que c'est un désert illimité, où ils mour- 
ront de soif. Ils y trouveront fort peu de phra- 
ses que l'on puisse prendre en mains pour les 
admirer à la manière des littérateurs ; ce sont 
des jets de flammes ou des blocs de glace. N'al- 
lez pas chercher des roses en Islande. II se peut 



* 



AlTYSBnOECK LADUmABLB 



97 



que quelque corolle allende enire deux iceberg-s, 
et îl y a, en effet, des explosions sinçuUèrcSides 
expressions inconnues, des similitudes inouïes, 
maïs elles ne paieront pas le temps perdu à les 
venir cueillir de si loin. Il faul, avant d'entrer 
icîj être dans un état philosophique aussi diffé- 
rent de l'état ordinaire que rétatde veille diffère 
du sommeil ; et Porphyre, dans ses Principes de 
la théorie des intelligibles ^ semble avoir écrit 
l'avertissement le nhis propre à être mis en lête 
de cette œuvre : « Parrintelligcnce, on dit beau- 
coup de choses du principe qui est supérieur à 
l'intelligence. Mais on en a Tintuilion bien mieux 
par une absence de pensée que par la pensée. 
Il en est de cette idée comme de celle du sommeil 
dont on parle jusqu'à un certain point àTétat de 
veille, mais dont on n'acquiert la connaissance 
et la perception que par le sommeil. En effet, le 
semblable n'est connu que par le semblable, et 
la condition de toute connaissance est que le 
sujet devienne semblable àFobjet. » Je le réj)ète, 

7 



^M TRésoa des uuiisles 



il est bien difficile de comprendre ceci sans pré- 
paration ; et je croîs que, malgré nos études 
préparatoires, une grande partie de ce mysti- 
cisme nous paraîtra purement thcorifjue, et que 
la plupart de ces expériences de psychologie sur- 
naturellene nous seront accessibles qu'en qualité 
de spectateurs, ^imagination philosophique est 
une faculté d'éducation très lente. Nous sommes 
ici, tout à coup, aux confins de la pensée hu- 
maine et bien au delà du cercle polaire de Tes- 
prît- Il y fait extraordinairemeat froid; il y fait 
extraordinaîrement sombre, et cependant, vous 
n'y trouverez autre chose que des flammes et 
de la lumière. Mais à ceux qui arrivent, sans 
avoir exercé leur âme à ces perceptions nouvel- 
les, cette lumière et ces flammes sont aussi obs- 
cures et aussi froides que si elles étaient peintes. 
Il s'agit ici de la plus exacte des sciences, il s'agit 
de parcourir les caps les plus âpres et les plus 
inhabitables du divin « Connais-toi toi-mérae n 
et le soleil de minuit règne sur la mer houleuse 



où la psychologie de l'homme se mêle à la psy- 
chologie de Dieu. Il importe de s'en souvenir 
sans cesse; il s\agîl ici d'une science 1res pro- 
fonde, il ne s'agit pas d*un songe. Les songes 
ne sont pas unanimes ; les songes n*ont pas de 
racines, tandis que la fleur incandescente de la 
métaphysîqne divine, épanouie ici, a ses racines 
roystcrieuses dans la Perse et dans Flnde, dans 
l'Egypte et la Grèce. Et cependant, elle semble 
inconsciente comme une fleur et ignore ses 
racines. Malheureusement, il nous est à peu 
près impossible de nous mettre dans la posittoa 
de rame qui, sans efl^ort, a conçu celte science j 
nous ne pouvons lapercevoir ab inird et la 
reproduire en nous-mêmes. II nous manque ce 
qu'Emerson appellerait la même « spontanéilé 
centrale », Nous ne pouvons plus transformer 
ces idées en notre propre substance ; et, tout au 
plus, nous est-il possible d'en approuver, du 
dehors, les prodigieuses expériences, qui ne sont 
à la portée que d'un très petit nombre d'âmes 



100 



I£ Tn&^ÛH DES aLl&tSLES 



dansla durée d'un sjslème plaoé taire. « Il o'estpas 
légitime, dit Plotiu, de s'enquérir d'où provient 
cette science intuitive, connue si c'était une chose 
dépendant du lieu et du mouvement ; car cela 
n'approche pas d'ici, ni ne part de là, pour aller 
ailleurs; mais cela apparaît ou n'apparaît pas» 
En sorte qu'il ne faut pas le poursuivre dans 
l'intention d'en découvrir les sources secrètes, 
mais il faut altendrc en silence jusqu'à ce que 
cela brille soudainement sur nous, en nous pré- 
parant au spectacle sacré, comme Fœil attend 
patiemment le lever du soleil, » Et ailleurs il 
ajoute : « Ce n'est pas par l'imagination ni par 
le raisonnement, obligé de tirer lui-même ses 
principes d'ailleurs, que nous nous représentons 
les intelligibles (c'est-à-dîre ce qui est là-liaul) : 
c'est par la faculté que nous avons de les eom 
templer, faculté qui nous permet iFcn parler 
ici-bas. Nous les voyons donc en éveillant eu 
nous, ici-bas, la môme puissance que nous de- 
vons éveiller en nous quand nous sommes dans 



RUYSBROfiCK L ADMIRABLE 



le monde intelligible. Nous ressemblons à un 
homme qui, ^gravissant le sommet d'un rocher, 
apercevrait, par sojiTt^ârd, les objets invisibles 
pour ceux qui ne sont pas nioiités .avec liri: )> . 
Mais, bien que tous les êtres, depuis la pîèrre' et' 
la plante jusqu'à Thomme, soient des contempla- 
tions, ce sont des contemplations inconscientes, 
et il nous est bien difficile de retrouver en nous 
quelque souvenir de l'activité antérieure de la fa- 
culté morte. Nous sommes semblables ici à l'œil 
dans l'image néo-platonicienne : « Il s'éloigne 
de la lumière pour voir les ténèbres, et, par cela 
même, il ne voit pas; car il ne peut voir les ténè- 
bres avec la lumière, et cependant, sans elle, il 
ne voit pas ; de cette manière,en ne voyant pas, 
il voit les ténèbres autant qu'il est naturellement 
capable de les voir. » 

Je sais le jugement que la plupart des hom- 
mes porteront sur ce livre. Ils y verront l'œuvre 
d'un moine halluciné,d'un solitaire hagard et d'un 
ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y 

7- 



LK Tnéson des rumbliea 



verront un rêve extravagant cl noîr, traversé de 
grands éclairs, et rien de plus* C'est l'idée ordî- 
naîrc-que Ton se' fait des mjsiiqoes; et on oublie 
trop souvent que toute certitude est en eux seuls. 
Au surplus^ s'il est vrai, comme on l'a dît, que 
touthommcest un Shakespeare dans ses songes, 
il faudrait se demander si tout homme, dans sa 
vie, n'est pas un mystique informulé, raille fois 
plus transcendai; lai que tous ceux qui se sont 
circonscrîtspar la parole. Quelle est l'action de 
l'homme dont le dernier mobile n'est pas mysti- 
que? Et rœilderamant ou de la mère, par exera- 
plcj n'est-îl pas mille fois plus abstrus, impéné- 
trable et plus mystique que ce li\Te, pauvre et 
ex]»licable, après tout, comme tous les livres, qui 
ne sont jamais que des mystères morts, dont 
rhorîzon ne se renouvelle plus? Si nous ne com- ■ 
prenonspas ceci^ c'est peut-être que nous ne com- 
prenons plusrîcn. Mais pour en revenir à notre 
auleur, quelques-uns rcconnattront sans peine^l 
que, loin d'être affolé par la faim^ la solitude et la^ 




[fièvre, ce moîne possédait, au contraire, un des 
plus sages, des plus exacts et des plus subtils 
organes phîlosopbîques qui aient jamais existd, 
n vivait, nous dît-on, en sa cabane de Groenen- 
dael, au milieu de la forêt de Soignes. C'était à 
à Centrée de l'un des siècles les plus sauvages du 
moyen âge : le quatorzième. II ignorait le grec 
et pput-èire le latio* 11 était seul et pauvre. Et 
cependant, au fond de cette obscure forêt bra- 
bançonne, son âme, ignorante et simple, reçoit, 
sans qu'elle le sache, les aveuglants refietsde tous 
les sommets solitaires et mystérieux de la pensée 
humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la 

! Grèce; il sait le soufisme de la Perse,le brahma- 
nisme de l'Inde et le bouddlûsme du Thibet; et 
gon ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de 
siècles ensevelis etprévoitla science de siècles qui 
ne sont pas nds.Jepourraisciterdes pages entières 
de Platon,de PI tin, de Porphyre, des livres Zends, 
des Gnostiques et de hi Kabbale, dont la subs- 
tance presque divine se retrouve, intacte, dans 



Ia4 



tX TaIsOR des QOmLES 



les écrits de Thumble prêtre flamand. 11 y a ici 
UVtrariges cuïncidences et des unauimilés ioquié- 
tantes». Il y a plus; il semble, par moments, avoir 
exactement supposé la plupart de ses prédéces- 
seurs iocoimus ; et de moine que Plotia com- 
mence son austère voyage au carrefour où Pla- 
ton effrayé «'est arrêté et s'est agenouillé, on 
pourrait direque Ruysbroeck a réveillé, après un 
repos de plusieurs siècles, non pas ce genre de 
pensée, car ce genre de pensée ne sommeille 
jamais, maïs ce genre de parole qui s'était en- 
dormi sur les montagnes où Plotin ébloui l'avait 
aljandonnéense mettant les mains sur les yeux, 
comme devant un immense incendie. 

Mais l'organisme de leur pensée diffère étran- 
gement. Platon et Plolin sont avant tout les prin- 
ces de la dialectique, lis arrivent au mysticisme 
par la science du raisonnement. Ils font usage de 
leur âme discursive et semblent se défier de leur 
âmeinluitive ou contemplative. Le raisonnement 
se conte/npb dans le miroir du raisonnement et 



AUYSSnOECK L ADMIRABLE 



loS 






eflorcc de demeurer indifférent à rintrusion de 
tous les autres reflets. Il continue sou cours 
comme un fleuve d'eau douce au milieu de la 
mer, avec le pressentimeat d'une absorption 
prochaine, Ici^ nous retrouvons au contraire les 
habitudes de la pensée asiatique ; Fâme intuitive 
règne seule au-dessus de réparation discursive 
des idées par les mots. Les fers du rêve sont tom- 
bés, Est-ce moins sûr? Nul ne saurait le dire. Le 
miroir de riuleHigence humatne est entièrement 
inconnu dans ce livre j mais il existe un autre 
miroir, plus sombre et plus profondj que nous 
recelons au plus intime de notre être ; aucun dé- 
tail ne s'y voit distinctement et les mots ne peu- 
vent se tenir à sa surface ; rintellîgence le bri- 
serait si elle y reflétait un instant sa lumière pro- 
fane; mais autre chose s'y montre par moments; 
trce Tâme? est-ce Dieu lui-même? ou lun et 

autre àla fois? On ne le saura jajnais; et cepen- 
dant ces appai'itious presque invisibles sont les 
uniques et etleclives souveraines de la vie du plus 




to6 



LK TBÉSOIl DKS BUMBÎ-ES 



încrëdulc et du plus aveuçle d'entre nous. Ici, 
vous n'apercevrez autre chose que les mîroîle- 
menls obscurs de ce miroir; el comme son Iré- 
gor est inépuisable, ces mîroilemenls ne ressem- 
blent à aucun de ceux que nous avons ëprouvéi 
en nous-mêmes ; et, malgré tout, leur cerlîtude 
paraît extraordînaîre. Et c*est pourquoi je ne 
sais rien déplus effrayant que ce livre de bonne 
fou II n'yapas au monde une notion psychologi- 
que, une expérience métaphysique, une întuitioi 
mystique, si al)struses, si profondes et si inat- 
tendues qu'elles puissent être, qu'il ne nous soit 
possible, s'il le faut, de reproduire et de faire 
vivre un instant en nous-mêmes, afin de nous 
assurer de leur identité humaine ; mais ici, nous 
sommes semblables au père aveugle qui ne peut 
plus se rappeler le visage de ses enfants. Au- 
cune de ces pensées n'a Taspecl filial ou fraternel 
d'une pensée de la terre ; nous semblons avoir 
perdu Tcxpérience de Dieu, et cependant tout 
nous affirme que nous ne sommes pas entrés 



aUYSDIlOSCK L'\DMmADt-« 



107 



I 



dans la maison des songes. Faut-il s'écrier avec 
Novalis que le temps n'est plus où l'esprit de 
Dieu était compréhensible et que le sens du 
monde esta jamais perdu? Qu'autrefois tout 
était apparition de TEsprit, mais qu'a ujourd^lmî 
nous n'apercevons que des reflets morts que nous 
ne comprenons plus^ et que nous vivons unique- 
ment sur les fruîtsde temps meilleurs? 

Je croîs qu'il faut s'avouer humblement que h 
clef de ce livre ne se trouve pas sur les routes 
ordinaires de l'esprit humain. Cette clef n'est 
pas deslinée à des portes terrestres et U faut la 
mériter en s'éloignant autant que possible delà 
terre. Un seul guide se rencontre encore en ces 
carrefours solitaires et peut nous donner les 
dernières indications vers ces mystérieuses îles de 
feu et ces Islandes de l'abstraction etdefaraour; 
c'est Plotin qui s'est efforcé d'analyser, par Fin- 
telligence humaine, la faculté divine qui règne 
ici. Il a t*prouvé, ce que nous appelons d'un 
mot qui n'explique rien, les mômes extases, qui 



ne sont, au fond, que le comniencemenl delà 
découverte complète de notre être; et au rnilreu 
de leurs troubles et de leurs ténèbres, il n'a pas? 
fermé un înslant l'œil interrogateur du psycho- 
logue qui cliercLe à se rendre compte des pbé- 
noménes les plus insolites deson âme. Il est ainsi 
le dernier môle d'où nous puissions compren^ 
dreunpeules ragues et Thorizon de cette mer 
obscure. Il s'efforce de prolonger les sentiers de 
rinteiligence ordinaire, jusqu^au cceur de ces 
dévastations, et c'est pourquoi il faut y revenir 
sans cesse; car il est le seul mystique analytique, 
A ceux que tenteraient ces prodigieuses excur- 
sions, je veux donner ici une des pages où il a 
essayé d'expliquer l'organisme de cette faculté 
divine de Fînlrospectionp 

it Dans rintuilion intellectuelle, dit-il, Tinlel- 
lîgence voit les objets intelligibles, au moyen de 
la lumière que répand sur eux le Premier, et, 
en voyant ces objets, elle voit réellement la lu- 
mière intelligible. Mais, comme elle accord^ 



son attention aux objets éclaires, elle ne voit 
pas bien nettement le principe qui les éclaire; sî, 
m contraire, elle oublie les objets qu'elle voit 
pour ne contempler que la clarté qui les rend 
visibles, elle voit la lumière mâme et le principe 
de la lumière. Mais ce n'est pasliors d'elle-même 
que rînteliigence contemple la lumiÈre intelli- 
gible. Elle ressemble alors à rœil qui, sans con* 
sidérer une lumière extérieure et étrangère, 
avant même de Tapercevoir, est soudain frappé 
par une clarté qui lui est propre, ou par un rayon 
Iqui jaillit de lui-même et lui apparaît au milieu 
des ténèbres ; il en est de même quand FœH, 
pour ne rien voir des autres objets, ferme ses 
paupières et tire de lui-mâme sa lumière, ou 
^ que, pressé par la main, il aperçoit la lumière 
\qvLil a en lui. Alors, sans rien voir d'extérieur, 
il voit ; il voit même plus qu'à tout autre mo- 
ment, car il voit la lumière. Les autres objets 
qu'il voyait auparavant, tout en étant lumineux, 
n'étaient pas la lumière même. De même, quand 



Lt TAICSOJl DE» llUiÉULCfl 



rinlclligence ferme l'œil en quelque sorte aux 
autres objets, qu'elle se concentre en elle-même, 
en ne voyant rîenj elle voit non une lumière 
étrangère qui brille dans des formes étrangères, 
mais sa propre lumière qui, tout àcoup, rayonne 
intérieurement d*une pure clarté. 

a 11 faut, nous dit4I encore, que Fâme qui 
étudie Dieu s'en forme une idée en cherchant à 
le connaître; il faut ensuite que, sachant à quelle 
grande chose elle veut s'unir, et persuadée 
qu'elle trouvera la béatitude dans cette union, 
elle se plonge dans les profondeurs de la divi- 
nité, jusqu'à ce que, au lieu de se contempler, de 
contempler le monde intelligible, elle devienne 
elle-même un objet de conlcniplation et brille 
de la clarté des conceptions qui ont là-haut Icl^ 
source. » 

C'est à peu près tout ce que la sagesse hu- 
maine peut nous dire ici; c'est à peu près tout 
ce que le iirince des métaphysiques Iraacendan- 
talcs a pu exprimer ; quant aux autres explica- 



RUYSnnOl^CLK L'ADMIBlilM 



lions, il faut que uuus les trouvions en nous- 
mêmes dans les profondeurs où toute explication 
s'anéantit dans son expression. Car ce n'est pas 
seulement au ciel et sur la terre, c'est surtout on 
nous-mêmes qu il y a plus de choses que n'en 
peuvent contenir toutes les philosopliles, et dès 
que nous ne sommes plus obligés de formuler 
ce qull y a de mystérieux en nous, nous sommes 
plus profonds que tout ce qui a été écrit, et plus 
grands que tout ce qui existe, 

I Maintenant, si j'ai traduit cecî^ c'est unique- 
ment parce que je crois que les écrits des mys- 
tiques sont les plus purs diamants du prodigieux 
trésor de l'humanité ; bien qu'une traduction 
soit peut-être inutile, car rexpérience semble 
prouver qull importe assez peu que le mystère 
de rincarnalion d'une pensée s'accomplisse dans 
la lumière ou dans les ténèbres ; il suffit qu'il ait 
eu lieu. Mais, quoi qu'il en puisse être, les véri- 

[lës mystiques ont sur les vérités ordinaires un 
privilège étrange; elles ne peuvent ni vieillir ni 



IT2 



LB TR^SÛH DES IIUMBLKS 



mourir. Il n'y a pas une vérité qui ne soit, \m 
maUn, descendue sur ce monde, admirable de 
force et de jeunesse et couverte de la fraîche et 
merveilleuse rosée propre aux choses qui n*ont 
pas encore été dîtes; parcourez aujourd'hui les 
infirmeries de Tâme humaine où toutes viennent 
mourir tous les jours, vous n*y trouverez jamais 
une seule pensée mystique. Elles ont l'immunité 
des anges de Swedenborg qui avancent conti- 
nuellement vers le printemps de leur jeunesse, 
en sorte que les anges les plus vieux paraissent 
les plus jeunes; et qu'elles viennent de Tlnde, de 
la Grèce ou du Nord, elles n'ont ni patrie ni 
anniversaire et partout où nous les rencontrons, 
elles semblent immobiles et actuelles comme 
Dieu même. Une oeuvre ne vieillît qu^en propor- 
tion de son antimysticisme ; et c'est pourquoi ce 
livre ne porte aucune date. Je sais qu'il est 
anormalement noir, maïs je croîs qu'un auteur 
sincère et de bonne foi n'est jamais obscur au 
sens éternel de ce mot, parce qu'il se comprend 




KUVltBnOEGK L ADMIRABLE 



iiS 



u 



m 



^nd- 



itoujours lui-mîiûie et mûnîinciit au delà de ce 
qu'il dit. Les idées artificielles seules s*élèvcnt 
en de réelles ténèbres et ne prospèrent qu'aux 
ipoques littéraires et dans la mauvaise fol de 

îècles trop conscients, lorsque la pensée do 
récrivain demeure en deçà de ce qu'il exprime. 
Là, c'était Tombre féconde d'une forêt et ici 

;*cfit robscurité d*ua caveau, où n'éclosent que 
de sombres parasites. Il faut tenir compte aussi 
de ce monde inconnu que ses phrases devaient 

clairer à travers les doubles et pauvres vitres 

e corne des mots et des pensées. Les mots, 
ainsi qu'on Fa fait remarquer, ont été inventés 
pour les usages ordinaires de la vie, et ils sont 
malheureux, inquiets et étonnés comme des 
vagabonds autour d'un trône, lorsque, de temps 
en tempS| quelque âme royale les mène ailleurs. 
Et, d'un autre côté, la pensée est-elle jamais 
l'image exacte du je ne sais quoi qui Fa fait naî- 
tre, et n'est-ce pas toujours Tombre d'une lutte 
que nous voyons en elle, semblable à celle de 




Jacob avec lange, et confuse en proportion de 
la taîllc de l'âme et de Tang-e? Malheur à nous, 
dit Carhle, si nous n'avons en nous que ce que 
nous pouvons exprimer et faire voir! Je sais 
qu'il y a, sur ces pages, l'ombre portée d'objets 
que nous ne nous rappelons pas avoir vus, dont 
le moine ne s'arrête pas à élucider l'usage, et 
que nous ne reconnaîtrons que lorsque nous 
verrons les objets eux-mêmes de l'autre côté de 
la yîe ; mais, en attendant, cela nous a fait 
regarder au loin, et c'est beaucoup. Je sais 
encore que maintes de ses plirases noltent à peu 
près comme de transparents glaçons sur Tinco- 
lorc mer du silence, maïs elles existent; elles 
ont été séparées des eaux, et c'est assez. Je sais 
enfin que les étranges plantes qu'il a cultivées 
sur les cimes de l'esprit sont entourées de 
nuages spéciaux, mais ces nuages n'oflensent 
que ceux qui regardent d'en bas, et si Ton a eu 
le courage de monter, on s'aperçoit qu'ils sont 
ratmospbère même de ces plantes, et la seule 



4 

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>:ii 



RUYSBROECK l'aDMIRABLB I I 5 



OÙ elles pussent éclore à Tabri de rinexîstence. 
Car c'est une végétation si subtile qu'elle se dis- f 

tîngue à peine du silence où elle a puisé ses sucs 
et où elle semble encline à se dissoudre. Toute 

cette œuvre, d'ailleurs, est comme un verre .^"^ ! 

grossissant, appliqué sur la ténèbre et le silence; 
parfois on ne discerne pas immédiatement l'ex- 
trémité des idées qui y trempent encore. C'est ' 
de l'invisible qui transparaît par moment, et il .,]■ -^ 
faut évidemment quelque attention à guetter ses 
retours. Ce livre n'est pas trop loin de nous ; il • "; 
est probablement au centre même de notre 
humanité ; mais c'est nous qui sommes trop loin 
de ce livre ; et s'il nous paraît décourageant 
comme le désert, si la désolation de l'amour 

divin y semble terrible et la soif des sommets f 

insupportable, ce n'est pas l'œuvre qui est trop 
ancienne, mais nous, qui sommes trop vieux 
peut-être, et tristes et sans courage, comme des 
vieillards autour d'un enfant; et c'est un autre 
mystique, Plotin, le grand mystique païen qui a 



probablemeot raison contre nous, lorsqu'il dit à 
ceux qui se plaignent de ne rien voir sur les 
hauteurs de Tintrospeclion : et II faut d'abord 
rendre Torgane de la vision analogue cl sembla* 
ble à l'objet qu'il doit contempler. Jamais l'œil 
n'eût aperçu le soleil, s'il n'avait d'abord pris la 
forme du soleil j de même l'âme ne saurait voir 
la beauté, si d*abord elle ne devenait belle elle- 
même^ et tout homme doit commencer par se 
rendre beau et divin pour obtenir là vue du 
beau et de la divinité, » 



VII 
EMERSON 



« Une seule chose importe, dit Novalis, c^cst 
la recherche de notre moi transcendantal. » Ce 
moi, nous Tapercevons par moments dans les 
paroles de Dieu, dans celles des poètes et des 
sages, au fond de quelques joies et de quelques 
douleurs, dans le sommeil, Tamour et les mala- 
dies, et en des conjonctures inattendues, où de 
loin il nous fait signe et nous montre du doigt 
nos relations avec Funivers. Quelques sages ne 
s'attachèrent qu'à cette recherche et ils écrivi- 
rent ces livres où ne règne que l'extraordinaire. 
« Qu'y a-t-il qui vaille dans les livres, dit notre 
auteur, si ce n'est le transcendantal et l'extraor- 



LE TliESOa liES IILftlBLES 



dinaire? » Ils étaient comme des peintres s'elTor- 
çBnt desaisirune ressemblance dans les ténèbres. 
Les uns tracèrent des images abstraites, irès 
grandes mais presque indistinctes. Les autres 
parvinrent à fixer une attitude ou un geste ha- 
bituel de la vie supérieure. Plusieurs îmagînè- 
renl des élres étranges. Il n'existe pas un grand 
nombre de ces images. Elles ne se ressemblent 
jamais. QuelL|ues-unes sont très belles, ci ceux 
qui ne les ont pas vues tont pareils toute leur 
vie à des hommes qui ne seraient jamais sortis 
vers le milieu du jour. Il en est dont les lignes 
pont plus pures que les lignes du ciel ; et alors, 
ces figures nous paraissent si lointaines que 
nous ignorons si elles vivent ou si elles furent 
transcrites selon nous-mêmes. Elles sont Uœu- 
vre des mystiques purs, et l'homme ne s'y re- 
connaît pas encore. D*autrcs, qu'on nomme les 
poètes, nous parlèrent indirectement de ces 
choses. Une troisième classe de penseurs, éle- 
vant d'un degré le vieux mythe des centaures, 



nous a donné de cette identité occulte une image 
plus accessible en mêlant les lignes de notre moi 
apparent à celles de notre moi supérieur. Le vi- 
sage de notre âme divine y sourit par moments 
par-dessus Tépaule de sa sœur, Tâme humaine 
inclinée aux humbles besognes de la pensée ; 
cl ce sourire, qui nous fait entrevoir en passant 
tout ce qu'il y a par delà la pensée, importe seul 
dans les œuvres des hommes... 

Ils ne sont pas nombreux ceux qui nous mon- 
trèrent que riiomme est plus grand et plus pro- 
fond que l'homme, et qui parvinrent à fixer 
ainsi quelques-unes des allusions éternelles que 
nous rencontrons à chaque instant par la vie, 
dans un gcste^ dans un signe, dans un regard, 
dans une parole, dans un silence et dans les 
événements qui nous entourent. La science de 
la grandeur humaine est la plus étrange des 
sciences. Nul d'entre les hommes ne Tignore ; 
mais presque tous ne savent pas qu'ils la possè- 
dent. L^enfant qui me rencontre ne sera pas 



LE TnÂSOa DKS nUMIlKKS 



capable de dire à sa mère ce qu'il a vu j et ce- 
pendant, dès que son œil a touche ma présence, 
il sait Ion! ce que je suis, tout ce que j'ai été, 
tout ce que je serai, aussi bien que mon frère 
et trois fois mieux que moî-mêmc. Il me connaît 
immédiatement dans le pnssé et l'avenir, dans 
ce monde-ci et dans les autres, et ses yeux à 
leur tour me révèlent le rôle que je joue dans 
Tunivers et dans l'éternité. Les âmes infaillibles 
se sont enlrejugécs ; et dès que son regard a 
admis mon regard, mon visage, mon attitude, 
et tout rinfini qui les entoure et dont ils sont les 
interprètes, il sait à quoi s*en tenir; et bien qu'il 
ne distinî^ie pas encore la couronne d'un empe- 
reur de la besace d'un mendiant, il m*a connu, 
un moment, aussi exactement que Dieu. 

Il est vrai que nous agissons déjà comme des 
dieux, et toute notre vie se passe au milieu de 
certitudes et d'infaillibilités infinies. Maïs nous 
sommes des aveugles qui jouons avec des pierre- 
ries le long des routes; et cet homme qui frapjïc 



EMERSON 123 



à ma porte dépense, au moment où il me salue, 
d'aussi merveilleux trésors spirituels que le 
prince que j'aurais arraché à la mort. Je lui ou- 
vre ; et en un instant il voit à ses pieds, comme 
du haut d'une tour, tout ce qui a lieu entre deux 
âmes. La paysanne à qui je demande le chemin, 
je la juge aussi profondément que si je lui de- 
mandais la vie de ma mère, et son âme m'a 
parlé aussi intimement que celle de ma fiancée. 
Elle remonta, en hâte, jusqu'aux plus grands 
mystères, avant de me répondre ; puis elle m'a 
dit tranquillement, sachant tout à coup ce que 
j'étais, qu'il fallait prendre à gauche le sentier 
du village. Si je passe une heure au milieu d'une 
foule, j'ai jugé mille fois, sans rien dire et sans 
y songer un moment, les vivants et les morts, et 
lequel de ces jugements sera réformé au dernier 
jour? Il y a dans celte chambre cinq ou six êtres 
qui parlent de la pluie et du beau temps ; mais 
au-dessus de cette conversation misérable, six 
êmes ont un entrelien dont nulle sagesse humaine 




le pourrait approcher sans danger; et bîea 
qu'elles parlent à travers leurs regards, leurs 
mainsjleur visage et toute leur présence^ils igno- 
reront toujours ce qu'elles ont dit* II faut cepen- 
dant qu'ils attendent la fin de rinsaisissable dia- 
IloguCj et c'est pourquoi ils ont je ne sais quelle 
|oie mystérieuse dans leur ennui, sans connaître 
ice qui écoute en eux toutes les lois de la vie, de 
la mort et de l'amour qui passent comme des 
fleuves intarissables autour de la maison. 

»U eu est ainsi partout et toujours. Nous ne 
ivons que selon notre ôtretranscendanlal, dont 
les actions et les pensées percent à chaque ins* 
iiàiii Fenveloppe qui nous entoure. Je vais voir 
aujourd'hui un ami que je n'ai jamais vu, mais 
^jc connais sou œuvre et je sais que son âme est 
^extraordinaire et qa*il a passé sa vie à la mani- 
■festcr aussi exactement que possible selon le 
^pevûu^ des intelligences supérieures. Je suis plein 
d*inquiëtudcs, et c'est une heure solennelle. Il 
entre ; et toutes les explications qu'il nouH a 




données durant un grand nombre d années tom- 
bent en poussière au mouyemerit de la porte qui 
s'ouvre sur sa présence. Il n'est pas ce qu'ilcroit 
ôlre. Il est d'une autre nature que ses pensées. 
Une fois de plus nous conslatons que les émis- 
saires deTespril Bont toujours infidèles. Il a dit 
sur son âme des choses très profondes; maisca 
ce petit instant qui sépare le regard qui s'arrête 
du regard qui s'éloigne, j'ai appris tout ce qu'il 
ne pourra jamais dire et tout ce qu'il ne pourra 
jamais faire vivre en son esprit. Il m'appartient 
désormais sans retour. Autrefois nous étions 
unis par la pensée. Aujourd'hui, une chose 
mille et mille fois plus mystérieuse que la pen- 
sée nous livre Fun à l'autre . Il y a des années 
et des années que nous attendions ce moment ; 
cl ?oilà que nous sentons que tout est inutile, 
et, pour ne pas avoir peur du silence, nous qui 
nous étions préparés à nous montrer des trésors 
secrets cl prodigieux, nous nous entretenons de 
l'heure qui sonne ou du soleil qui se couche, afin 



120 



LE lUESOll DES UClinLBî* 



de donner à nos âmes le temps de s*admîrcr et 

de s*élrclndre dans nn autre silence que le mur* 
mure des lèvres et de la pensée ne pourra pas 
troubler... 

Au fond, nous ne vivons que d'âme à âme et 
nous sommes des dieux qui s^ignorent. S*îl m*est 
impossible ce soir de supporter ma solitude, et 
si je descends parmi les hommes, ils me diront 
que ToTûge vient d'abattre leurs poires ou que 
les dernières gelées ont fermé le port. Est-ce 
pour cela que je suis venu? Et cependant, je 
m'en irai tantôt, l'r^me aussi satîsi^iite et aussi 
pleine de force et de trésors nouveaux que si 
j'avais passé ces heures avec Platon^ Socrate et 
Marc-Aurèle. Ce que disait leur bouche ne s'en-^ 
tendait pas à côté de ce que proclamait leur pré- i 
sence, et il est impossible à T homme de n'être 
pas grand et admirable. Ce que pense la pensée 
n'a aucune importance à côté de la vérité que 
nous sommes et qui s'affirme en silence; et si, 
après cinquante ans de solitude, Epîctète, Gœthc 



127 



et saint Paul abordaient en mon Ile, ils ne 
pourraient me dire que ce que me dirait en 
même temps et plus immudialement peut-être 
le petit mousse de leur navire, 

I En vérité, ce quUl y a de plus étrange dans 
rhommc, c'est sa gravité et sa sagesse cachées. 
Le plus frivole ne rit jamais réellement parmi 
nous, et malgré ses efforts ne parvient pas à 

'perdre une minute, car Tâme humaine est atten- 
tive et ne fait rien d'inutile. Ernst ist das 
Leben, la vie est grave et au fond de notre être 
notre âme na pas encore souri. De 1 autre côté 
de nos agitations involontaires y nous menons 
une existence merveilleuse, immobile et très 
Dure et très sûre, à laquelle font sans cesse 
allusion les mains qui se tendent, les yeux qui 
s'ouvrent, les regards qui se rencontrent. 
Tous nos organes sont les complices mysti- 

' ques d'un être supérieur, et ce n'est jamais un 
homme, c'est une âme que nous avons connue. 

■ Je n'ai pus vu ce pauvre qui implorait l'au- 



i9ê 



LB TIlésOA DES UUMfiLES 



mône sur les marches de mon seuil ; maïs j'ape: 
cevais aulrc chose : en nos yeux, deux desLînéei 
idunliques se saluaient et s'ainiaient , et, au 
moment où il tendait la main, la petite porle de 
la maison s'cntr'ouvraiL un instant sur la mer. 
« Dans mes rapports avec mon entant, dit 
Emerson, le grec, le latin, tout ce que je sais 
tout Tor que je possède ne me servent de rien 
ce que j'ai d'âme importe seul. Si j'ai une 
volonté, il oppose sa volonté à la mienne, une 
contre une, et me laisse, si je veux, la honte 
d'abuser de ma force en le frappant] mais si 
je renonce à ma volonté, et si j'agis au nom de 
rame, la plaçant comme arbitre entre nous 
deux, à travers ses jeunes yeux regarde 
mémo, âme ; il révère et il aime avec moi, » 

Mais s*ii est vrai que le dernier d'entre nous 
ne peut faire le moindre geste sans tenir compte 
de l'âme et des royaumes spirituels où eli 
règne, il est vrai aussi que les plus sages ne 
songent presque jamais à rinCni que déplace 



II 



3aupière qui s'ou^tc, une léte qaî s'incline, 
uoe main qui se ferme. Nous vivons si loin de 
nous-ni<îmes que nous ignorons presque tout 
ce qui se passe à Thorizon de notre être. Nous 
errons au hasard dans la vallt!e, sann nous 

rdouter que tous nos çestes sont reproduits cl 
acquièrent leur signification sur le sommet de la 
montagne 7 et il faut par moments que quel- 
qu'un vienne nous dire ; Levez les yeux, voyez 
ce que vous êtes, voyez ce que vous faites ; ce 
n'est pas ici que nous vivons; c'est là-haut que 
lous sommes. Ce regard échangé dans Tombre; 

'^ccs paroles qui n'avaient pas de sens au pied de 
la montagne, voyez ce qu'ils deviennent et ce 
qu'ils signifient par delà la neige des cimes; et 
comme nos mains» que nous croyons si failles et 
si petites, atteignent Dieu à chaque instant^ sans 
le savoir, 

\ Quelques-uns sont venus nous frapper ainsi 
sur l'épaule en nous montrant du doigt ce qui 
ge passe sur les glaciers du mystère* Ils ne sont 




I 



pas nombreux. Il y en a trois ou quatre en ce 
siècle. Il y en a cinq ou six dans les autres; 
tout ce qu'ils ont pu nous dire n'est rien ai 
regard de ce qui a lieu et de ce que notre ânn 
n'ignore pas. Mais qu'importe? Ne sommes^ 
nous pas semblables à un homme qui a perdi 
les yeux dans les premières années de so: 
enfance? Il a vu le spectacle innombrable dei 
êtres. Il a vu le soleil, la mer et la forêt. Main- 
tenant, ces merveilles se trouvent à jamais dans 
sa sulistance; et si vous en parlez, que pourrez- 
vous lui dire, et que seront vos pauvres mots 
à côté de la clairière, de la tempête et de Tau- 
rore qui vivent encore au fond de son esprit 
de sa chair? Il vous écoutera, cependant, avei 
une joie ardente et étonnée, et bien qu'il sache' 
tout, et que vos paroles représentent ce qu'il sait 
plus imparfaitement qu'un verre d^eau ne repré- 
sente un grand fleuve^ les petites phrases impuis- 
santes qui tombent de la bouche des hommes 
illumineront un instant l'océan, la lumière et les 



1 



u- 

I 



t«ER?Oîf 



sombres feuillages qui dormaient au milieu des 
ténèbres sous ses paupières mortes. 

Les faces de ce « moi transcendantal w^donl 
parle Novalisj sont probablement innombrables 
et aucun des moralistes mystiques n'est parvenu 
à étudier la même. Swedenborg-, Pascal, Novalis, 
Hello et quelques autres examinent nos rapports 
avec un infini abstrait, subtil et très lointain. Ils 
nous mènent sur des montagnes dont tous les 
sommets ne nous semblent pas naturelset habi- 
tables et où nous respirons souvent avec peine. 
Gœtbe accompagne notre âme sur les rivages de 
la mer de la Sérénité. Marc-Aurêle la fait asseoir 
au penchant des collines humaines de la bonté 
parl'aîte et lasse, et sous les feuillages trop 
lourds de la résignation sans espoir, Carljle, le 
frère spirituel dTmerson, qui en ce siècle nous 
avertit à Tautre extrémité de la vallée, fait pas- 
ser comme des éclairs les seuls moments héroï- 
ques de notre être, sur le fond d'ombre et d'o- 
rage d'un inconnu sans cesse monstrueux. 11 



i:5% 



LE TIXËSOn DES nUMBLES 



nous mène comme un troupeau afTole par les 
tempêtes vers les pâturages ignorés et sulfu- 
reax< Il nous pousse au plus profond des ténè- 
bres qu'il a découvertes avec joie, et qu'éclaire 
seule Tétoile intermittente et violente des héros 
et nous y alxindonne, avec un mauvais rire, 
aux vastes représailles des mystères. 

Mais en même temps, voîci Emerson, le bon 
pasteur matinal des prés pâles et verls d*un 
optimisme nouveau, naturel et plausible. Il ne 
nous conduit pas du côté des abîmes. Il ne nous 
fait pas sortir de l'humble clos familier, parce 
que le glacier, la mer, les neiges étemelles, le 
palais, l'étable, le poêle éteint du pauvre et lo 
Ht du malade, tout est situé sous le même ciel, 
purifié par les mêmes puissances infinies. 

11 est venu pour plusieurs au moment où il 
fallait venir et à Fiustant où ils avaient mortelle- 
ment besoin d'explications nouvelles. Les heuredj 
héroïques sont moins apparentes, celles de Tab- 
négation ne sont pas encore revenues; il ne nous 



EMERSON 



j33 



reste plus que la vie quolidienne, et cependant 
nous ne pouvons pas vivre sans grandeur. Il a 
donné un sens presque acceptable à cette vie qui 
n'avait plus ses horizons traditionnels, et peut- 
être a-t'il pu nous montrer qu'elle est assez 
étrange, assez profonde et assez grande pour 
n'avoir besoin d^autre but qu'elle-même. Il n'en 
sait pas plus que les autres; mais il affirme avec 
plus de courage, et il a confiance dans le mys- 
tère. Il faut vivre, vous tous qui traversez des 
jours et des années sans actions, sans pensées, 
sans lumière, parce que votre vie, malgré tout, 
est incompréhensible et divine. Il faut vivre, 
parce que nul n'a le droit de se soustraire aux 
événements spiriUiels des semaines banales» Il 
faut vivre, parce qu'il n'y a pas d'heures sans 
miracles intimes et sans significations ineffables. 
Il faut vivrCj parce qu'il n^ a pas un acte, pas un 
mot, pas un geste qui échappe à des revendica- 
tions inexplicables en un monde « où il y a beau- 
coup de choses à faire, et peu de choses à savoir » , 

9 



i34 



LB THEâOn D&S HUMBLES 



Il n'y a ni grande ni pelite vie, et Faction de 
Rëgulus ou de Léonidas n'a aucane importance 
lorsque je la compare à un moment de l'exis- 
tence secrète de mon âme. Elle ponvait faire ce 
qu'ils ont fait ou ne pas le faire, ces choses ne 
l'atteignent pas; et Tânie de ReguluSj lorsqu'il 
s'en retournait à Garthage, ëlait probablement 
aussi distraite et aussi indifférente que celle de 
l'ouvrier qui s'en va vers Fusine. Elle est trop 
loin de toutes nos actions; elle est trop loin de 
toutes nos pensées. Elle vît seule, au fond de 
nouSj une vie qu'elle ne dit pas ; et des hau- 
teurs où elle règne, la variété des existences ne 
se distingue plus. Nous marchons accablés sous 
le poids de notre âme et il n'y a pas de propor- 
tion eiitre elle et nous. Elle ne songe peut-être 
jamais à ce que nous faisons et cela se lit sur 
sur notre visage. Si Fon pouvait demander à une 
intelligence d'un autre monde quelle est Fexpres- 
sion synthétique de la face des hommes^ elle 
répondrait, sans doute, après les avoir vus dans 



CM£KSON 



i35 



leurs joies, dans leurs douleurs et dans leurs 
inquîéiades: Ils ont Pair de songer à autre 
chose. Soyez grand, soyez sage el éloquent ; 
l'âme du pauvre qui tend la main au coin du 
pont ne sera pas jalouse, mais la vôtre lui 
enviera peut-être son silence. Le héros a besoin 
de Tapproljalion de Thomme ordinaire, mais 
riionirac ordinaire ne demande pas l'approba- 
tîon du héros et il poursuit sa vie sans inquié- 
tude, comme celui qui a tous ses trésors en lieu 
sûr, « Lorsque parle SocralCj dît Emerson, Lysis 
et Ménéxène n'éprouvent aucune honte de leur 
silence. Eux aussi ils sont grands. Et Socrate 
s'en réfère à eux et les aime tandis qu'il parle, 
parce que tout homme renferme et est la vérité 
même qu'articule un homme éloquent. Mais en 
rhomme éloquent, à cause de cela même qu'il 
peut articuler, il semble que cette vérité réside 
déjà moins; et c*est pourquoi il se tourne vers 
ces silencieux admirables, avec une déférence 
et un respect plus grands.» 



i 



r 



i3Ô 



LE TRÉSOR UES HUAIOLKS 



L'homme est avide d'explications. Il faut qu'on 
lui montre sa vie. Il se réjouit lorsqu'il trouve 
quelque part rinterprétalion exacte d*un petit 
geste qu'il a fait il y a viogl-cinq ans. Ici il n'y a 
pas de pcUt geste ; il y a la plupart des altiludes 
de notre âme quotidienne. Vous n'y trouverez 
pas le caractère éternel de la pensée de Maro 
Aurùle, Mais Marc-Aurèle, c'est la pensée par 
excellence. D'ailleurs, qui de nous mène la vie 
de Maix-Aurèle? Ici, c'est l'homme et rien de 
plus, Il n'est pas arbitrairement agrandi ; seule- 
ment, il est plus près de nous que d'habitude. 
C'est Jean qui taille ses arbres, c'est Pierre qui 
hdtit sa maison, c'est vous qui me parlez de la 
moisson, c'est moi qui vous donne la main; 
mais nous sommes mis au point où nous tou- 
chons aux dieux et nous sommes étonnés de ce 
que nous faisons. Nous ne savions pas que toutes 
les puissances de Tâme étaient présentes, noua 
ne savions pas que toutes les lois de Tunivers 
attendaient autour de nous ; et nous nous 



iSj 



retournons, et nous nous regardons sans rien 
dire comme des gens qui ont yu un miracle, 
—^ Emerson est venu affirmer avec sLmplîcitiî 
H cette grandeur égale et secrète de uotre vie. Il 
H nous a entourés de silence et d'admiration* il a 
^ mis un trait de lumière sous les pas de l'artisan 
qui sort de l'atelier. Il nous a nioalré toutes les 

I forces du ciel et de la terre, occupées à souleni;* 
le seuil sur lequel deux voisins parlent de Teau 
qui tombe ou du vent qui s'élève, et au-dessus de 
deux passants qui s'abordent, il nous fait voir 
le visage d'un Dieu qui sourit au visage d'un 
Dieu, 11 est plus près que nul autre de notre vie 
babituellc. Il est Tavertisseur le plus attentif, le 
plus assidu, le plus probe, le plus méticuleux, 
le plus humain peul-êlre. Il est le sage des jours 
ordinaires, et les jours ordinaires sont en somme 
H la substance de notre être. Plus d'une année 
s'écoule sans passions, sans vertus, sans miracles. 
Apprenez-nous à vénérer les petites heures de la 
vie. Si j*ai pu agir ce mutin selon l'esprit de 



i38 



LS Tn#,SOFi DRS H17NDL1!4 



Marc-Aurèle, ne venez pas souligner mes actions, 
car je sais, moi aussi, qu'il est arrivé quelque 
chose. Maïs si je croîs avoir perdu ma journée 
en misérables entreprises, et si vous pouvez 
me prouver que j*ai vécu cependant aussi pro- 
fondément qu'un héros j et que mon âme n'a pas 
perdu ses droits^ vous aurez fait plus que si 
vous m'aviez persuadé de sauver aujourd'hui 
mon ennemi, car vous avez augmenté en moi 
la somme, la grandeur et le désir de la \îe ; et 
demain, peut-être, je saurai vivre avec respect» 



VIII 
NOVALIS (i) 



« Les hommes marchent par des chemins 
divers j qui les suit et les compare verra naître 
d'étranges figures, » dit notre auteur. J'ai choisi 
trois de ces hommes dont les routes nous 
mènent sur trois cimes différentes. J^ai vu 
miroiter à l'horizon des œuvres de Ruyshroeck 
les pics les plus bleuâtres de l'âme, tandis qu'en 
celles d'£merson les sommets plus humbles du 
cœur humain s'arrondissaient irrégulièrement. 
Ici, nous nous trouvons sur les crêtes aiguës et 
souvent dangereuses du cerveau ; mais il y a des 
retraites pleines d'une ombre délicieuse entre 

(i) Fragment de la préface à la traduction des Disciples à Sats. 



l!;t 



LK inÉSÛn DES HUUBLES 



les inégalités verdoyantes de ces crèlcs, et 
Fatniosphère y est d'un înaltérable cristal. 

Il est admiralJe de voir combien les voies de 
rame humaine divergent vers Tinaccessible. Il 
faut suivre un moment les traces des trois âmes 
que je viens de nommer. Elles sont allées, cha- 
cune de son côté, bien au delà des C43rcles sûrs 
de la conscience ordinaire, et chacune d'elles 
a rencontré des vérités qui ne se ressemblent pas 
et que nousdevonscepcndant accueillir comme des 
sœurs prodigues et retrouvées» Une vérité cachée 
est ce qui nous fait vivre. Nous sommesses escla- 
ves inconscients et muets, et nous nous trouvons 
enchaînés tant qu'elle n'a point paru. Maïs si l'un 
de ces êtres extraordinaires, qui sont les antennes 
de Tâme humaine innombrablement une, la soup- 
çonne un instant, en tâtonnant dans les ténèbres, 
les derniers d'entre nous,par je ne sais quel con- 
tre-coup subit et inexplicable, se sentent libérés 
de quclquechosc; une vérité nouvelle plus haute, 
plus pure cl plus mystérieuse prend la place de 






celle qui s'est vue découverte et qui fuU saiis 
retour, et IVime de tous, sans que rien le trahisse 
au deliorSj inaugure une ère plus sereine et 
célèbre de profondes fôtes où nous ne prenons 
qu'une part tardive et très lointaine. Et je crois 
que c'est de la sorte qu'elle monte et s'en va vers 
un but qu^elle est seule à connailre. 

Tout ce que l'on peut dire n'est rien en soi . 
Mettez dans un plateau de la balance toutes les 
paroles des grands sages, et dans l'autre plateau 

sagesse inconsciente de cet enfant qui passe, 
et vous verrez que ce que Platon, Marc-Aurèle, 
Schopenhauer et Pascal nous ont révélé ne sou- 
lèvera pas d'une ligne les grands trésors de Fia- 
conscience, car l'enfant qui se tait est mille fois 
plus sage que Marc-Aurèle qui parle. Et cepen- 
dant, si Marc-Aurèle n'avait pas écrit les douze 
livres de ses Méditations, une partie des trésors 
Ignorés que notre enfant renferme ne serait pas 
la même. Il n'est peut-être pas possible de parler 
claîi*ement de ces choses, mais ceux qui savent 




iM 



f.E thesoh nia nn«BiE9 



e'interroger assez profondément et vhTC, ne fut- 
ce que le temps d*un éclair, selon leur être inté- 
gral, sentent que cela est. Il se peut que Ton 
découvre un jour les raisons pour lesquelles, si 
Platon, Swedenborg* ou Plotin n'avaient pas 
existé, Tânie du paysan qui ne les a pas lus et 
n'en a jamais entendu parler ne serait pas ce 
qu^elle est infailliblement aujourd'hui. Mais quoi 
qu'il en puisse être, aucune pensée ne se perdit 
jamais pour aucune âme, et qui dira les parties 
de nous-mêmes qui ne vivent que g:râce h des 
pensées qui ne furent jamais exprimées ? Noire 
conscience a plus d'un degré, et les plus sageSj 
ne s'inquiètent que de noire conscience à peu 
près inconsciente parce qu'elle est sur le point 
de devenir divine. Augmenter cette conscience 
transcendanlale semble avoir été toujours le 
désir inconnu et suprômedes hommes, II importe 
peu qu'ils llgnorent, car ils ignorent tout, et 
cependant ils agissent en leur âme aussi sage- 
ment que les plus sages, 11 est vrai que la plu- 



./;:> 



pari des hommes ne doivent vivre un moment 
qu'à l'instant où ils meurent. Eu attendant, 
cette conscience ne s'augmente qu'en augmen- 
tant rinexplicable autour de nous. Nous cher- 
chons à connaître pour apprendre à ne pas 
connaître. Nous ne nous grandissons qu'en 
grandissant les mystères qui nous accablent, et 
nous sommes des esclaves qui ne peuvent entre- 
tenir en eux le désir de vivre qu'à condition 
d'alourdir, sans se décourager jamais, le poids 
sans pitié de leurs chaînes... 

L'histoire de ces chaînes merveilleuses est 
Tunique histoire de nous-mêmes ; car nous ne 
sommes qu*un mystère, et ce que nous savons 
n'est pas intéressant. Elle n'est pas longue jus- 
qu'ici; elle lient en quelques pages, et Ton dirait 
que les meilleurs ont eu peur d'y songer. Com- 
bien peu osèrent s'avancer jusqu'aux extrémités 
de la pensée humaine I et dites-nous les noms 
de ceux qui y restèrent quelques heures... Plus 
d'un nous l'a promise et quelques autres l'^n- 



i/|6 



LE -riv£f;oii des dumisles 



ireprirent un moment, mais peu opn's Us per- 
daient tour à tour la force qu'il faut pour vivre 
ici, ils retombaient du côté de la vie extérieure 
et dans les champs connus de la raison humaine, 
« et tout flottait de nouveau, comme autrefois, 
devant les yeux n. 

En vérité, c'est qu*il est difficile d'interroger 
son âme et de reconnaître sa petite voix d*enfant 
au milieu des clameurs inutiles qui Tcntourent. 
El, cependant, que les autres efforts de Tesprit 
importent peu quand on y songe, et comme 
notre vie ordinaire se passe loin de nous 1 On 
dirait que là-bas n'apparaissent que nos sembla- 
bles des heures vides, distraites et stériles; maïs 
îd, c'est le seul point fixe de notre être et le 
lieu même de la vie. Il faut s'y réfug:ier sans 
cesse* Nous savons tout le reste avant qu'on 
nous Tait dit; mais, ici, nous apprenons bien 
plus que tout ce qu'on peut dire; et c'est au 
moment oii la plirase s'arrête et où les mots 
ee cachent, que notre regard inquiété rencontre 




tout à coup, à travers les années et les siècles, 
'un autre regard qui Tattendait patiemment sur 
le chemin de Dieu, Les paupières clignent en 
môme temps, les yeux se mouillent de la rosée 
douce et terrible d'un mystère identique, et nous 
savons que nous ne sommes plus seuls sur la 
route sans fin..* 
I Mais quels livres nous parlent de ce lieu de la 
vîe î Les métaphysiques vont à peine jusqu'aux 
frontières, et celles-ci dépassées, en vérité que 
reste-t-il? Quelques mystiques qui semblent fous, 
parce qu'ils représenteraient probablement la 
nature même de la pensée de Thomme, s'il avait 
le loisir ou la force d'être an homme véritable. 
Parce que nous aimons avant tous les maîtres 
de la raison ordinaire : Kant, Spinoza, Scho- 
penhauer et quelques autres, ce n'est pas un mo- 
tif pour repousser les maîtres d'une rai son diffé- 
rente qui est une raison fraternellcjelle aussi, et 
qui sera peut-être notre raison future. En atten- 
dant, ils nous ont dit des choses qui nous étaient * 





indispensables* Ouvrez le plus profond des mo- 
ralistes ou des psjchoIog:uc5 ordinaires, il vous H| 
parlera de l'amour, de la haine, de Torgueil et 
dc& autres passions de notre cœur; et ces cho- 
peuventnous plaire un instant, comme des fleurs 
d<^tacliées de leur tige. Mais notre \ie réelle et 
invariable se passe à mille lieues de Tamour et à 
cent mille lieues de l'orgueil. Nous possédons un 
morplus profond et plus inépuisable que le moi 
despassions ou de la raison pure. II ne s'agit pas 
de nous dire ce que nous éprouvons lorsque 
notre maîtresse nous abandonne. Elle s'en va 
aujourd'hui; nos yeux pleurent, mais notre âme 
ne pleure pas. Il se peut qu'elle apprenne Tévé* 
nement et qu'elle le transforme en lumière, car 
tout ce qui tombe en elle irradie. II se peut aussi 
qu'elle l'ignore; et dès lors à quoi sert d'en 
parler? Il faut laisser ces petites choses à ceux 
qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si 
j*ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin, 
croyez-vous que j'aie acquis des pensées qui me 



"4d 



I 



I 



fassent homme davantage et que les anges dont 
il faut s'approclier jour et nuit me trouveront plus 
beau? Tout ce qui ne va pas au delà de la sagesse 
expérimentale et quotiJienne ne nous appartient 
pas et n'est pas digne de notre âme. Tout ce 
qu'on peut apprendre sans angoisse nous dimi- 
nue, Je sourirai péniblement si vous parvenez à 
me prouver que je fus égoïste jusque dans le 
sacrifice de mon bonheur et de itia vie; mais 
qu'est-ce que Tégoïsme au regard de tant d'au- 
tres choses toutes-puissantes que je sens vivre 
en moi d'une vie indicible? Ce n'est pas sur le 
seuil des passions que se trouvent les lois pures 
de notre être. Il arrive un moment où les plié- 
nomèncs delà conscience habituelle, qu'on pour- 
rait appeler la conscience passionnelle ou la 
conscience des relations du premier degré, ne 
nous profitent plus et n'atteignent plus notre vîe. 
J'accorde que cette conscience soit souvent inté- 
ressante par quelque cûté, et qu'il soit néces- 
saire d'enconnaîLre les plis. Maisc'est une plante 



L 



lOO 



LE TRKSOH DES HUACDLBS 



de la surface, et ses racines ont peur du grand 
feu central de noire être. Je puis commettre un fl 
crime sans que le moindre souffle incline la plus 
petite llanime de ce feu; et, d*un autre côté, un 
regard échange, une pensée qui ne parvient pas 
à éclore, une minute qui passe sans rien dire, 
peut Tagiter en tourbillons terribles au fond de « 
SCS retraites et le faire déborder sur ma vie. H 
Notre âme ne juge pas comme nous ; c'est une 
chose capricieuse et cachée. Elle peut être atteinte H 
par un souffle et ignorer une tempclc* II faut 
chercher ce qui ralleini ; tout est là, car c'est là 
que nous sommes. 

Ainsîj et pour en revenir à celte conscience 
ordinaire qui règne à de grandes distances de 
notre âme, je sais plus d'un esprit que la mer- 
veilleuse peinture de la jalousie d'Othello, par 
exemple, n'élonne plus. Elleestdéfinitive dansles 
premiers cercles de riiomnie. Elle demeure admi- 
rable, pourvu que Ton ait soin de n'oumr ni por- 
tes ni fenèlresi sans quoi Timage tomberait en 



i5r 



poussière au vent de tout Finconnu qiiî attend au 
dehnrs. Nous écoutons le dialogue du More et 
de Desdt^raone comme une chose parfaite, maïs 
sans pouvoir nous empêcher de songer à des 
choses plus profondes. Que le guerrier d'Afrique 
soît trompé ou non par la noble Vénitienne, il 
a une autre vie* Il doit se passer dans son âme 
et autour de son être, au moment môme de ses 
soupçons les plus misérables et de ses colères 
les plus brutales, des événements mille fois plus 
sublimes, que ses rugissements ne peuvent point 
troubler, et à travers les agitations superficielles 
de la jalousie se poursuit une existence inalté- 
rable que le génie de Thomme n'a montrée jus- 
qu'ici qu^en passant, 

Est-<c de laque naît la tristesse qui monte des 
chefs-d'œuvre? Les poètes ne purent les écrire 
qu*à la condition de fermer leurs yeux aux hori- 
zons terribles et d'imposer silence aux voix trop 
graves et trop nombreuses de leur tJmc, S'ils ne 
Pavaient pas fait, ils eussent perdu courage* 



Rico D'est pt&M 



d phs deomuit qii' 



im 



TOtX 



cheM^CEinffe, pane i]ve liea ne ■«■ 
llmpmasMKm de llioiiiiiie à pcoKlfc co w ac ic nce ^ 
de sa çrxBdectr el de sa itignile- El s 
ne oous aTertlssait ipie les plus beBe 
fiOQl riea au regard de lomeeqw aou 
licii ne Qoos dîmiaiieraïl davanli^ge. 

« L'âme, dît Emersoa, est snpàieia^ k œ 
qu'on petit saroir d'elle el plus sa^e qu'aocime 
de ses œii?res. Le g:raiid poêle ooos £ui sealîr 



valeur. 



alors 



propre valeur, el alors nous «timoiis 
moins ce qtill a réalisé. La meilleure diose qoH 
nous apprenne c'est le dédain de tool ce qo*U a 
fait. Shakespeare nocis emporte en un si snblime 
coarani d'intellîgenlc acûvilé qu'il nous sugfçère 
ridée d'une ricbesse à cùié de laquelle la sienne 
semlite paarre, et alors nous sentons que l'œii- 
T?e sublime qu'il a créée, et qu'à d'autres mo- 
ments nous élevons à la hauteur d'une poésie 
rjd^lanl par clle-ménie, n'appartient pas plus 
profondémetii à la nature réelle des choses que 



i53 



Fonibrc fugitive du passant sur un rocher, n 
Les cris sublimes des grands poèmes et des 
grandes tragédies ne sont autre chose que des 
cris mystiques qui n'appartiennent pas à la vie 
extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies. Ils 
jaillissent un instant de la vie intérieure et nous 
font espérer je ne sais quoi d'inattendu et que 
nous attendons cependant avec tant d*impa- 
lience! jusqu'à ce que les passions trop connues 
les recouvrent encore de leur neîge,. .C'est en ces 
moments-là que Thumanilé s'est mise un instant 
en présence d'ellc-raêmej comme un homme en 
présence d'un ange. Or il importe qu'elle se mette 
le plus souvent possible en présence d'elle-même 
pour savoir ce qu'elle est. Si quelque être d'un 
autre monde descendait parmi nous et nous de- 
mandait les fleurs suprêmes de notre âme et les 
titres de noblesse de laterre/quc lui donnerions- 
nous? Quelques-uns apporteraient les pliiloso- 
phes sans savoir ce quMls font. J'ai oublié quel 
autre a répondu qu'il offrirait Othello, le Rot 




LK Tnéson oiss nuifiiLits 



Lear et Hamhi, Eh bien, non, nous ne somnn 
pas cela ! et je crois que notre âme irait moud 
de honte au fond de notre chair, parce qu'ell 
n'îçnore pas que ses trésors visibles ne sont pâ 
faits pour être ouverts aux yeux des étrançeï 
et ne confîennent que des pierreries fausses, L 
plus humble d'entre nous, aux instants soliiain 
où il sait ce qu'il faut que Ton sache, se sent t 
droit de se faire représenter par autre cho! 
qu'un chef-d'œuvre» Nous sommes des étri 
invisibles. Nous n'aurions rien à dire à Tenvoj 
céleste ni rien à lui faire voir, et nos plus bell^ 
choses nous paraîtraient subitement pareilles 
CCS pauvres reliques familiales qui nous send 
lilaîent si précieuses au fond de leur tiroir et qi 
deviennent si misénibles lorsqu'on les sort u^ 
instant de leur ombre pour les montrer à que 
que indifférent. Nous sommes des êtres învî^ 
blés qui ne vivent qu'en eux-mêmes, et le vis 
leur attentif s'en irait sans se douter jamais < 
ce qu'il eiU pu voir, à moins qu'en ce morac] 



worAi,îs 



notre àme indulgente n'intervienne. Elle fuit si 
volontiers devant les petites choses, et Ton a 
tant de peine à la retrouver dans la yie qu'on 
a peur de Tappeler à Falde. Et, cependant, elle 
est toujours pressente et jamais ne se trompe ni 
ne trompe une fois qu'elle est mise en demeure. 
Elle montrerait à l'émissaire inattendu les mains 
jointes de Thomme, ses yeux si pleins de songes 
qui n*ont môme pas de nom et ses lèvres qui ne 
peuvent rien dire ; et peut-être que Tautre, s'il 
est digne de comprendre^ n'oserait plus interro- 
ger— 

Mais s'il lui fallait d'autres preuves, elle le 
mènerait parmi ceux dont les œuvres touchent 
presque au silence. Elle ouvrirait la porte des 
domaines où quelques-uns Faimèrent pour elle- 
même, sans s'inquiéter des petits gestes de son 
corps. Ils monteraient tous deux sur les hauts 
plateaux solitaires où la conscience s'élève d'un 
degré et où tous ceux qui ont Tinquiétude d'eux* 
mêmes rôdent attentivement autour de Tanneau 



m iiiéson Ohs utiiBLEs 



monstrueux qui relie le inonde apparent à nos 
mondes supérieurs. Elle irait avec lui aux limites 
de Thoinme ; car c'est à l*endroit où Thomnie 
semble sur le point de finir que probablement il 
commence ; et ses parties essentielles et intipui- 
sables ne se trouvent que dans l'invisible, au il 
faut qu'il se guette sans cesse* C'est sur ces hau-^ 
tours seules qu'il y a des pensées que l'âme peut 
avouer et des idées qui lui ressemblent et qui 
sont aussi impérieuses qu'elle-même. C'est là qua^ 
rhumanîté a régné un instant, et ces pîcs faible- 
ment éclairés sont peut-être les seules lueurs qui 
signalent la terre dans les espaces spirituels. 
Leurs reflets ont vraiment la couleur de notre 
âme. Nous sentons que les passions deresprilet 
du cœur, aux yeux d'une intelligence étrangère, 
ressembleraient à des querelles de clochers; mais 
dans leurs œuvres, les hommes dont je parle 
sont sortis du petit village des passions, et ils 
ont dit des choses qui peuvent intéresser ceux- 
qui ne sont pas de lu paroisse terrestre. Il ne 



i57 



faut pas que notre humanité s'agite exclusive- 
ment au fond de soi comme un troupeau de tau- 
pes. Il importe qu'elle vive comme si un jour 
elle devait rendre compte de sa vie à des frères 
aillés. L'esprit replié sur lui-même D*est qu'une 
célébrité locale qui fait sourire le voyageur. Il y 
a autre chose que l'esprit, et ce n'est pas resprît 
qui nous allie à Funivers, 11 est temps qu*on ne 
le confonde plus avec Tâme, Il ne s'agit pas de ce 
qui se passe entre nous, mais ce de qui a lieu en 
nous, au-dessus des passions et de la raison. Si 
je n^offre à rintellîgcncc étrangère que La Ro- 
chefoucauld, LichtenbergjMeredith ou Stendhal, 
elle me regardera comme je regardes au fond 
d'une ville morte^ le bourgeois sans espoir qui 
me parle de sa rue, de son mariage ou de son in- 
dustrie. Quel ange demandera à Titus pourquoi 
il n'a pas épousé Bérénice et pourquoi Andro- 
maque s'est promise à Pyrrhus? Que représente 
Bérénice, si je la compare à ce qu'il y a d'invi- 
sible dans la mendiante qui m*arréle ou la 




proslîtuëc qui me fait signe ? Une parole mys- 
tique peut seule, par moments, représenter un 
être Inimam ; maïs notre âme n'est pas dans 
ces autres réglons sans ombres et sans abî- 
mes; et vous-mêmes, vous y arrêtez-vous aux 
heures graves où la vie s'appesantit sur votre 
épaule ? Uhorame n'est pas dans ces choses, et 
cependant ces choses sont parfaites. Mais il faut 
n'en parler qu'entre soi, et il est convenable de 
s'en iatre si quelque visiteur frappe le soîr à 
noire porte. Maïs si ce même visiteur me sur- 
prend au moment où mon âme cherche la clef 
de ses trésors les plus proches dans Pascal, 
Emerson ou Hello, ou, d'un autre côté, dans 
cpielques-uns de ceux qui eurent Tinquiétude de 
la beauté très pure, je ne fermerai pas le livre 
en rougissant; et peut-être que lui-même y pren- 
dra quelque idée d*un être fraternel condamné 
au silence, ou saura, tout au moins, que nous 
ne fûmes pas tous des habitants satisfaits de la 
terre. 




IX 

LE TRAGIQUE QUOTIDIEN 



Il y a un Iragtqoc quotidien qui est bien plus 
réel, bien plus profond et bien plus conforme à 
notre être vcri table que le tragique des grandes 
aventures, 11 est facile de le sentir, mais il n'est 
pas aisé de le montrer, parce que ce tragique 
essentiel n'est pas simplement matériel ou psy- 
chologique. 11 ne s'agit plus ici de la lutte déter- 
minée d'un être contre un être^ de la lutte d'un 
désir contre un autre désir ou de Té ternel com- 
bat de la passion et du devoir. Il s'agirait plutôt 
de faire voir ce qu'il y a d'étonnant dans le fait 
seul de vivre. Il s'agirait plutôt de faire voir 
l'existence d'une âme en elle-même, au milieu 



109 



LIE TliiSÛR DES BUMBI.CS 



d'une immensité qui n'est jamais înaclive* Il s'a- 
girait plutôt de faire entendre, par-dessus les 
dialogues ordinaires de la raison et des senti- 
ments, le dialogue plus solennel et ininterrompu 
de rêtre et de sa destinée. 11 s'agirait plutôt de 
nous faire suî\Te les pas hésitants et douloureux 
d'un être qui s'approche ou s'éloigne de sa vérité, 
de sa beauté ou de son Dieu. Il s'agirait encore 
de noua montrer et de nous faire entendre raille 
clioses analogues que les poêles tragiques nous 
ont fait entrevoir en passant. Mais voici îe point 
essentiel : ce qu'il nous ont fait entrevoir en 
passant ne pourrait-on tenter de le montrer 
avant le reste? Ce qu on entend sous le roi Lear, 
sous Macbeth, sous Hamlet, par exemple, le 
chant mystérieux de rinfinij le silence menaçant 
des âmes ou des Dieux, rëternité qui gronde à 
rhorîzon, la destinée ou la fatalité qu'on aper- 
çoit intérieurement sans que l'on puisse dire à 
quels signes on la reconnaît, ne pourrait»on, par 
je ne sais quelle interversion des rôles, les rap- 



^i " I im III 



U TRAGIQUE QUOTIDIEM 



lC3 



procher de nous tandis qu'on éloignerait les 
acteurs? EsUîl donc hasardeux d^affirmerqne le 
véritable tragique de la ^îe, le tragique normal, 
profond et général, ne commence qu'au moment 
où ce qu*on appelle les aventures, les douleurs 
et les dangers sont passés? Le bonheur n'auraît- 
il pas le bras plus long que le malheur et cer- 
taines de ses forces ne s' approcheraîent-elles pas 
davantag^e de Tâme humaine? Faut-îl absolu- 
ment hurler comme les Atrîdes pour qu'un Dieu 
éternel se montre en notre vie et ne vient-îl pas 
jamais s'asseoir sous rîmmobilité de notre lampe? 
N'est-ce pas la tranquillité qui est terrible lors- 
qu'on y réfléchit et que les astres la surveillent; et 
le sens de la vie se développe-t-il dans le tumulte 
ou le silence? N'est-ce pas quand on nous dit à la 
fin des histoires « Ils furent heureux » que la 
grande inquiétude devrait faire son entrée? Qn'ar- 
rîve-t41 tandis qu'ils sont heureux? Est-ce que le 
bonheur ou un simple instant de repos ne décou- 
vre pas des choses plus sérieuses et plus stables 



M 



LE TniSOR DES IIXJMBLES 



que ragitation des passions? N^est-cc pas alors 
que la marche du temps et bien d'autres marches 
plus secrètes devlepuent enfin visibles et que les 
heures se précipitent? EstH:e que tout ceci n'at- 
teint pas des fibres plus profondes que le coup 
tle poignard des drames ordinaires? N'est-ce 
pas quand un homme se croît à l'abri de la mort 
extérieure que l'étrange et silencieuse tragédie 
de Ictre et de rimmensité ouvre vraiment les 
portes de son thédlreî Est-ce tandis que je fuis 
devant une épée nue que mcm existence atteint 
son point le plus intéressant? Est-ce toujours 
dans un baiser qu'elle est la plus sublime? N'y- 
a-t-ii pas d'autres moments où Ton entend des 
voix plus permanentes et plus pures? Votre âme 
ne fleuriUelIc qu'au fond des nuits d'orage? On 
dirait qu'on Ta cru jusqu'ici. Presque tous nos 
auteurs tragiques n'aperçoivent que la vie d'au- 
trefois; et Ton peut anirnierquc tout notre théâ- 
tre est anachronique et que Fart dramatique 
retarde du m^me nombre d'années que la sculp- 



^^^^^^^^^ LE TRAGIQUE OL'OTIDIEÎÎ rG3 ^^M 




H ture. Il n'en est pas de même de la bonne peîn- \ W^ 


^M ture et de la bonne musique^ par exemple, qui If 


^B^s^j 


^ ont su démêler et reproduire les traits plus cachés, 1 


^^^B8B 


mais non moins graves et éLoonants de la vie d'au- 1 


^^^^^^1 


L jourd'liui. Elles ont observé que cette vie n'avait 1 


^BIH^^H 


H perdu en surface décorative que pour gagner en W 


H ^1 


profondeur, en signification intime et en gravité B^_ 


H ^M 


spirituelle. Un bon peintre ne peindra plus ^^n 


H ^1 


Marins vainqueur des Cimbres ou Tassassinat du ' 


1 ^1 


duc de Guise, parce que la psychologie de la vie* 


H H 


H toire ou du meurtre est élémentaire et exception- ' 
Belle, et que le vacarme inutile d'un acte violent , 


H ^M 


m H 


étouffe la voix plus profonde, mais liésitanlc et * i 


■ 1 


discrète, des êtres et des choses* Il représentera J 1 


■ 1 


' une maison perdue dans la campagne, une porte 1 1 


■ ^Ê 


ouverte au bout d'un corridor, un visage ou des ^ 1 


■ ^M 


B mains au repos; et ces simples images pourront 1 


1 H 


ajouter quelque chose à notre conscience de la 1 


1 H 


vie; ce qui est un bien qu'il n'est plus possible H 


1 ^M 


de perdre. H 


1 ^1 


^^ Mais nos auteurs tragiques, de même que les H 


ï 



iG'i 



us TRESOR DES Ill'MDI.ES 



peintres médiocres qui s'allardent à la peinture 
d'histoire, placent loutrinlcrêl de leurs œuvres 
dans la violence de l'anedocte qu'ils reproduisent. 
Et ils prétendent nous divertir au même genre 
d'actes qui réjouissaient des barbares à qui les 
attentats, les meurtres et les trahisons qu'ils 
représentent étaient habituels* Tandis que la 
plupart de nos vies se passent loin du sang, des 
cris etdes épées^ et que les larmes deg hommes 
sont devenues silencieuses, invisibles et presque 
spîrituelics... 

Lorsque je vais au théâtre, il me semble que 
je me retrouve quelques heures au milieu de mes 
ancêtres, qui avaient de la vie une conception 
simple, sèche et brutale, que je ne me rappelle 
plus et à laquelle je ne puis plus prendre part. 
J'y vois un mari trompé qui lue sa femme, une 
femme qui empoisonne son amant^ un fils qui 
venge son père, un père qui immole ses enfants, 
des enfants qui font mourir leur père, des rois 
assassinés, des vierges violées, des bourgeois 



%% TRAGIQUE QUOTrDriW 



167 



emprisonnés, et tout le buLlime U'adiiiûiiuel, 
maîsj hélas ! sî superficiel et si malériel,du sang^, 
des larmes exttîrieures et de la mort. Que peu- 
vent me dire des êtres qui n'ont qu'une idée fixe 
et qui n'ont pas le temps de vivre parce qu'il leur 
faut mettre à mort un rival ou une maîtresse ? 

J'étais venu dans l'espoir de voir quelque cliose 
de la vie rattachée à ses sources et à ses mystères 
par des liens que je n'ai Toccasion ni la force 
d'apercevoir tous les jours. J*étaîs venu dans 
l'espoir d'entrevoir un moment la beauté, la 
grandeur et la gravité de mon humble existence 
quotidienne. J'espérais qu'on m^aurait montré 
je ne sais quelle présence, quelle puissance ou 
quel dieu qui vit avec moi dans ma chambre. 
J'attendais je ne sais quelles minutes supérieures 
que je vis sans les connaître au milieu de mes 
plus misérables heures; et je n'ai le plus sou- 
vent découvert qu'un homme qui m'a dit longue- 
ment pourquoi il est jaloux, pourquoi il empoi- 
sonne ou pourquoi il se lue. 



iC6 



L« TRÉSOR OMS « WOOT 



J'admire Othello, mais il ne me paraît pi 
vivre de Tau^sle vie quotidienne d'un Ilamle 
qui a le temps de vivre parce qu'il n'agit pal 
Othello est admirablement jaloux. Mais n'est^c 
peut-être pas une vieille erreur de penser q 
c'est aux moments où une telle passion et d'au 
Ires d'une ëgale violence nous possèdent qu 
nous vivons véritablement? II m'est arrivé d 
croire qu'un vieillard assis dans son fauteui 
attendant simplement sous la lampe,écoutant sau 
le savoir toutes les lois éternelles qui régner 
autour de sa maison, interprétant sans le coid 
prendre ce qu'il y a dans le silence des porti 
et des fenêtres et dans la petite vobc de 
lumière, subissant la présence de son âme et 
sa destinée, inclinant un peu la tête, sans 
douter que toutes les puissances de ce mond 
interviennent et veillent dans la chambjj 
comme des servantes attentives, ignorant qn 
le soleil lui-même soutient au-dessus de l'abtiiQi 
la petite table sur laquelle î! «ï'rr'"%"d(*^ et r^r 



LS TIUGIQL'E ^UOTÎDIE?f 



t6} 



n'y a pas un astre du ciel ni une force de Pâme 
qui soient indiffërcnls au mouvement d'une pau- 
pière qui retombe ou d'une pensée qui s'élève, — 
il m'est arrivé decroirc que ce vieillard immobile 
vivait, en réalité, d'une vie plus profonde, plus 
humaine et plus générale que Tamant qui étran- 
gle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une 
victoire ou « Tépoux qui venge son honneur »• 
On me dira peut-être qu'une vie immobile ne 
serait guère visible, qu'il faut bien Tanîmer de 
quelques mouvements et que ces mouvements 
variés et acceptables ne se trouvent que dans le 
petit nombre de passions employées jusqu'ici. Je 
ne sais s'il est vrai qu'un théâtre statique soit 
impossible. Il me semble même qu'il existe. La 
plupart des tragédies d'Eschyle sont des tragé- 
dies immobiles. Je ne parle pas de Prométhée 
et des Suppliantes où rien n'arrive; mais toute 
la tragédie des Choéphores^^v est cependant le 
plus terrible drame de rantîquité, piétine comme 
un mauvais rôve devant le tombeau d'Agamera- 

ti 



170 



LB Tftéson DES mjïr6t.ia 



non, jusqu'à ce que le iiteurUe jauliisao, i:uiuu.M^ 
un ëclaîr, de l'accumulation des prières qui se 
replient sans cesse sur elles-mômes. Examinez à 
ce point de vue quelques autres des plus belles 
tragédies des anciens : les Euménides^ Anii-- 
ffone, Electre^ Œdipe à ColoneAi Us ont admiré, 
dît Racine dans sa préface de Bérénice, ils ont 
admiré VAjax de Sophocle^ qui n'est autre 
chose qu'Ajax qui se tue de regret à cause de la 
fureur où il est tombé après le refus qu'on lui a 
fait des armes d'Achille. Us ont admiré le P/u- 
tociêtej dont tout le sujet est Ulysse qui vient 
pour surprendre les flèches d'Hercule. U Œdipe 
môme, quoique tout plein de reconnaissances, 
est moins chargé de matière que la plus simple 
tragédie de nos jours, » 

Est-ce autre chose que la vie à peu près im- 
mobile? D'habitude, il n'y a même pas d'action 
psychologique, qui est mille fois supérieure à 
Inaction matérielle et qui semble indispensable, 
mais qu'ils parviennent néanmoins à supprimer 



LE TRAGt<2UE QUOTIDIEN 



171 



00 à réduire d'une façon rnervenicuse, pour ne 
laisser sulisisler d'autre înlcrôt que celui qu'ins* 
pire lasîlualîon de riiomme dans Tunivers. Ici, 
nous ne sommes plus chez les barliares, et 
Thomme ne s'ogite pas plus au milieu de pas- 
sions élémentaires qui ne sont pas les seules cho- 
ses îniéressanles qu'il y ait en lui. On a le temps 
de le voir en repos. Il ne s'agit plus d'un mo- 
ment exceptionnel et violent de Fexislence, raaia 
de l^îstênce elle-même. Il est mille et raille lois 
plus puissantes ci plus Yéncrables que les lois 
des passions; mais ces lois lentes, discrètes et 
silencieuses, comme tout ce qui est doué d une 
force irrésistible, ne s'aperçoivent et ne s'enten- 
dent que dans le demi-jour et le recueillement 
des heures tranquilles de la vie. 

Lorsque Ulysse et Néoptolème viennent de- 
mander à Pliîloctète les armes d'Hercule, leur 
action en elle-même est aussi simple et aussi 
indifférente que celle d'un homme de nos jours 
qui entre dans une maison pour y visiter un 



lya 



lâK TnCSOn DES ffUMBLSS 



malade, d*un voyageur qui frappe à la porlG 
d'une auberge ou d'une mère qui attend au coin 
du feu le retour de son enfant, Sophocle marque 
en passant d*un trait rapide le caractère de ses 
liëros. Maïs ne peut-on pas affirmer que l'inté- 
rêt principal de la tragédie ne se trouve pas dans 
la lutte qu'on y voit entre rhabileté et la loyauté, 
entre le désir de la patrie, la rancune el Tentête- 
mcnt de Torgueil ? 11 y a autre chose ; et c*est 
revistence supi^rieure de Thomme qu'il s'agît de 
faire voir. Le poète ajoute à la vie ordinaire un 
je ne sais quoi qui est le secret des poètes, et 
tout à coup elle apparaît dans sa prodigieuse 
grandeur, dans sa soumission aux puissances 
inconnues, dans ses relations qui ne finissent 
pas, et dans sa nnsèrc solennelle. Un chimiste 
laisse tomber quelques gouttes mystérieuses 
dans uu vase qui ne semble contenir que de Teau 
claire : et aussitôt un monde de cristaux s'élève 
jusqu'aux bords et nous révèle ce qu'il y avait 
en suspens dans ce vase, où nos yeux incomplets 



n'avaient rien aperçu. Ainsi dans Philoctèie^ il 
semble que la petite psychologie des trois per- 
sonnages principaux ne forme que les parois 
du vase qui contient Tcau claire^ qui est la vie 
ordinaire dans laquelle le poète va laisser tom- 
Ler les gouttes révélatrices de son génie... 

Aussi, n'est-ce pas dans les actes, mais dans 
les paroles, que se trouvent la beauté et la gran- 
deur des belles et grandes tragédies. Est-ce 
seulement dans les paroles qui accompagnent et 
expliquent les actes qu'elles se trouvent? Non ; 
il faut qu'il y ait autre chose que le dialogue exté- 
rieurement nécessaire. Il n'y a guère que les 
paroles qui semblent d'abord inutiles qui comp- 
tent dans une œuvre. C*est en elles que se trouve 
son âme. A côté du dialogue indispensable, il y 
a presque toujours un autre dialogue qui semble 
superllu. Examinez attentivement et vous verrez 
que c'est le seul queTârae écoute profondément, 
parce que c'est en cet endroit seulement cju^on 
lui parle. Vous reconnaîtrez aussi que c'est la 



t74 



ts ntc^oa fiss vuhiilss 



qiialili! et Télendae de ce dialogue inutile qui 
diîlermîoe la qualité et la portée ineffable de 
Fœuvrc, Il est certain que, dans les drames ordi- 
naires, le dialogue indispensable ne répond pas 
du tout à la réalité ; et ce qui fait la beauté 
mystérieuse des plus belles tragédies se trouve 
tout juste dans les paroles qui se disent à côté 
de la vérité stricte et apparente. Elle se trouve 
dans les paroles qui sont conformes à une vérité 
plus profonde et incomparablement plus voisine 
de rftmc invisible qui soutient le poème. On peut 
même affirmer que le poème se rapproche de la 
beauté et d*une vérité supérieure dans la mesure 
où il élimine les paroles qui expliquent les 
actes pour remplacer par des paroles qui expli- 
quent non pas cequ'on appelle un « état d'âme i», 
mais je ne sais quels efforts insaisissables et 
incessants des âmes vers leur beauté et vers leur 
vérité. C*est dans cette mesure aussi qu'il se 
rapproche de la vie véritable. Il arrive à tout 
homme dans la vie quotidienne d'avoirà dénouer 



LE TRAGTQUÏ QUOTIDIEN 



175 



par des paroles une situation très g^rave. Son- 
gez-y un instant. Est-ce toujours en ces moments, 
esl-cc même d'ordinaire ce que tous dîtes ou ce 
cju'on vous répond qui importe le plus ? Est-ce 
que d'autres forces, d'autres paroles qu'on nVn- 
lend pas ne sont pas mises en jeu qui détermi- 
nent l'événement? Ce que je dis compte souvent 
pour peu de chose; mais ma présence, l'attitude 
de mon âme, mon avenir et mon passé, ce qui 
naîtra de moi, ce qui est mort en moi, une pen- 
sée secrète, les astres qui m'approuvent, ma des- 
tinée, mille et mille mystères qui m^envîronncnt, 
et vous entourent, voilà ce qui vous parle en ce 
moment tragique et voilà ce qui me répond. 
Sous chacun de mes mots et sous chacun des 
vôtres, il y a tout ceci, et c*est ceci surtout que 
nous voyons, et c'est ceci surtout que nous en- 
tendons malgré nous* Si vous êtes venu, vous, 
a l'époux outragé »>, « l'amant trompé w, « la 
femme abandonnée ï» , dans le dessein de me tuer, 
ce ne sont pas mes supplications les phis élo- 



queutes qui pourront arrêter voire bras. Mais 
il se peut que vous rencontriez alors Tune de ces 
forces inattendues et que mon âme, qui sait 
qu'elles veillent autour de moi, vous dise un mot 
secret qui vous désarme. Voilà les sphères où« 
Jcs avenlrires se décident, voilà le dialogue donê" 
il faudrait qu'on entendit récho. Et c'est cet 
écho qu'on entend en effet, — extrêmement 
affaibli et variable, il est vrai, — dans quelques- 
unes des grandes œuvres dont je parlais tantôt- 
Mais ne pourrait-on pas tenter de se rapprocher 
davantage de ces sphères où tout se passe « en 
réalité » ? 

II semble qu*on veuille le tenter, Il y a quel- 
que temps, à propos du drame d'Ibsen où l'on 
cutcnd le plus tragiquement ce dialogue a du 
second degré », à propos de Solness le Cons- 
tracteur^ j'essayais plus maladroitement encore 
de percer ces secrets. Pourtant, ce sont des 
traces analogues de la main du même aveugle 
sur le même mm* et qui se dirigent aussi vers 



LS TRAGIQUS QUOTIDIETT 



177 



les mêmes lueurs. Dans Solness^ disaîs-je, 
qu'est-ce que le poète a ajoute à la vie poor 
qu'elle nous apparaisse si étrange, si profonde 
et si inquiétante sous sa put5 ri li lé extérieure? Il 
n'est pas facile de le découvrir et le vieux maitre 
garde plus d'un secret. Il semble même que ce 
qu'il a voulu dire ne soit que peu de chose au 
regard de ce qu'il lui a fallu dire. Il a donné la 
liberté à certaines puissances de Tâme qui 
n'avaient jamais été libres et peut-être a-t-il été 
possL^dc par elles. « Voyez-vous^ Hildc, s'cx- 
clame Solness, voyez-vous I II y a de la sorcel- 
lerie en vous tout comme en moi. C'est celte 
sorcellerie qui fait agir les puissances du dehors. 
Et II faut s'y prêter. Qu'on le veuille ou non, 
aie faut. » 

Il y a delà sorcellerie en eux comme eu nous 
ious< Hilde et Solness sont, je pense, les premiers 
héros qui se scTitent vivre un instant dansl'at- 
mosphère de l'âme, et cette vie essentielle qn'ibî 
ont découverte en eux, par delà leur vie ordi- 



izt 



LE ThESOlV DES HUÎJBI ES 



iiaîrcjles épouvante. Ililde etSolness sont deux 
âmes qui ont entrevu leur sUiiution dans la vie 
vcrilable. II y a plus d'une manière deconnallre 
un homme. Je prends^ par exemple, deux ou 
trois êlrcs que je vois à peu près tous les jours. 
II est probable que longtemps je ne les distin-^ 
guerai que par leurs gestes, leurs habitudes exté- 
rieures, ou intérieures, leur manière de sentir, 
d'agir et de penser. Maïs, en toute amitié un 
peu longue, il arrive un moment mystérieux où 
nous apercevons, pour ainsi dire, la situation 
exacte de notre ami par rapport à rinconnu qui 
r€ntoure,el ratlitude de la destinée envers lui. 
C'est à partir de ce moment qu'il nous appar- 
tient véritablement. Nous avons vu une fois pour 
toutes de quelle façon les événements se condui- 
ront à son égard. Nous savons que celui-ci aura 
Lcause retirer aufonddeses demeures et se tenir 
aussi immobile que possible dans la crainte d'agi- 
ter quelque chose dans les grands réservoirs de 
Tavcnir, sa prudence ne servira de rien, et les 



]8d 



LE TRESOR t)KS HUMBLES 



qu'il ne nous est pas possible de comprendre... 

Je crois quHilde et Solness se trouvent dans 
cet état et s'aperçoivent de cette façon. Leurs 
propos ne ressemblent à rien de ce que nous 
avons entendu jusqu'ici, parce que le poète a 
tenté de mêler dans une même expression le 
dialogue intérieur et extérieur. Il règne dans ce 
drame soranambuliquejenesaîs quelles puissan- 
ces nouvelles. Tout ce qui s'y dit cache et décou- 
vre à la fois les sources d'une vie inconnue. Et si 
nous sommes étonnés par moments, ii ne faut 
pas perdre de vue que notre âme est souvent, à 
nos pauvres yeux, une puissance très folle, et 
qu'il y a en l'hommi^ bien des régions plus fé- 
condes, plus profondes et plus intéressantes que 
celles de la raison ou de rinlelligeuce.». 



^^^^^^^^^x ^^^^^^^^^H 1 


^^^^^^^^^^^i^^^^^^^l 




B^^B 


On pourrait dire que, de siècle en siècle^ un ^^ 


I 1 


poète tragique (( a parcouruj la torche de la poé- H^^ 


H ^1 


SIC à la maîii, les labyrinthes du destin )>. Ils ont 


H ^1 


fixé de cette façon,chacun selon les forces de sou 


H ^^H 


heure,râme des annales humaines; et ils ont fait 


H ^^H 


ainsi de Thistoire divine. C'est en eux seuls que 


1 ^^H 


Ton peut suivre les variations sans nombre de la 


■ ^1 


grande puissance immuable, Etil est intéressant 


■ ■ 


de les suivre; car le plus pur de l'âme des peu- 


1 ^1 


ples se trouve peut-être au fond de l'idée qu'ils 1 


■ ^1 


se sont faîte de cette puissance. Elle ne mourut 


■ ^^ 


jatnais entièrement, mais il y a des moments où 


■ ^1 


elle s'agite à peine et, dans ces moments-là, ou 


■ ^1 


remarque cjue la vie n'est ni très forte ni très 


1 ^1 


profonde, Elle ne fut adorée qu'une seule fois 


1 H 




^1 


^^ r 


■■^J 



i84 



LB Tai^soa dbs tJUMiiLca 



sans partage. Elle était alors, pour les dieux 
mémeSf un épouvantable mystère. Il est Hssez 
étrange de constater que IV'poque où la divinité 
sans visage parut la plus terrible cila plus incom- 
préhensible, fut l'époque la plus belle de Thuma- 
nité; et que ce fut le plus heureux des peuples 
qui se représenta le destin sous Taspect le plus 
redoutalîle. 

Il semble qu'il y ait une force secrète en celte 
idée; ou que cette îdf^e soit le sîg^ne d'une force. 
Est-ce que Thomme grandit dans la mesure où 
il reconnaît la grandeur de f inconnu qui le do- 
mine ; ou est-ce Tînconnu qui grandit en prc 
portion de rhorame ? Aujourd'hui, Ton dirait 
que l'idée du destin se réveille. Peut-être n'est- 
il pas inutile d'aller à sa recherche. Mais oh le 
Irouve-l-on ? Aller à la recherche du desl in, 
n^cst-ce pas aller à la recherche des tristesses 
humaines? Il n'y a pas de destin de la joie; il 
n'y a pas d'étoile heureuse. Celle qu'on appelle 
ainsi est une étoile qui patiente. II importe d*ail* 



L'érofLK 



i85 



lenrs que noos sortions parfois à la recherche de 
nos tristesses, afin de les connaître et de les ad- 
mirer, alors même que la g;rande masse informe 
de noire destinée ne serait pas an bout, 

C est la manière la plus efficace de sortir à la 
recherche de soi-même; car on peut dire que 
nous ne Talons que ce que valent nos inquiétu- 
des et nos mélancolies. A mesure que nous avan- 
çons, elles deviennent plus profondes, plus no- 
bles et plus belles, et Marc-Aurèle est le plus 
admirable des hommes, parce que mieux qu'un 
autre il a compris ce que noire âme a rais dans 
le pauvre sourire résigné qu'elle doit avoir au 
fond de nous, lien est de même des tristesses de 
riinmanité. Elles suivent une route qui ressem- 
ble à celle de nos tristesses ; mais elle est plus 
long:ue et plus sûre et doit mener à des patries 
que les derniers venus connaîtront seuls. Elle, 
part aussi de la douleur physique; elle virut 
de passer par la crainte des dieux et s'arrête 
aujourd'hui autour d'un nouveau g'ouffre dont les 



îCG 



LK TKESOR OH3 «UMOUl'S 



meilleurs d'enlre nous n*ont pas encore sondé 
les profondeurs. 

Chaque siècle aîme une autre douleur; parce 
que chaque siècle voituu autre destin. Il est cer- 
tain que nous ne nous intciressons plus comme 
autrefois aux catastrophes de nos passions ; et les ^H 
plus tragiques chefs-d'œuvre dupasse sont d'une ^ 
qualité de tristesse inférieure à celle de nos tris- 
tesses d'aujourd'hui. Ils ne nous atleignent plus 
qu'indirectement par ce que nos réflexions et la 
noblesse nouvelle que la douleur de vivre a 
acquise en nous-nicmes ajoutent aux simples 
accidents de lahatne ou de l'amour qu'Us repro* 
duisent devant nous, 

11 semble^ par moments, que nous soyons au 
bord d'un pessimisme nouveau, mystérieux et 
peut-ôtre très pur. Les sages les plus terribles, 
Schupenhauer, Carlyle, les Russes, les Scandi- 
naves, et le bon optimiste Emerson, lui aussi 
(car rien n'est plus décourageant qu'un optimiste; 
volontaire), ont passé sans expliquer notre m 



L nrraiLB 



187 



tf 



k 



lancolie* Nous sentons qu'il y a sous toutes les 
raisons qu'ils ont essaye de nous dire bien d'au- 
tres raisons plus profondes qu'ils n'ont pu décou- 
vrir» La tristesse de Tliomme, qui depuis leur 
venue paraissait déjà belle, peut s'ennoblir 
encore infiniment, jusqu'à ce qu'un être de gt^nie 
profère enfin le dernier niot de la douleur qui 
nous purifiera peut-être entièrement».. 

En attendant, nous sommes entre les mains 
de puissances étranges, et nous sommes sur le 
point de soupçonner leurs intentions. Au temps 
des grands tragiques de Tère nouvelle^ au teinps 
de Shakespeare, de Racine et de ceux qui les 
suivent, ou croit que les malheurs viennent tous 
des passions diverses de notre cœur- La catas- 
trophe ne flotte pas entre deux mondes : elle 
vient d'ici pour aller là ; et Ton sait d'où elle 
sort. L'homme est toujours le maître. Au temps 
des Grecs il Télait beaucoup moins, et la fata- 
lité régnait sur les hauteurs. Mais elle était inac- 

s^îble et nul riV>sait Hnterrojer, Aîijoiird'huî, 



tS8 



LE TElésOR DES BUMBLKS 



c'est elle qu'on mlerpelle, et c'est peol-êîre là 
le grand signe qui marque le théâtre nouveau. 
On ne s'arrête plus aux effets du malheur, mais 
au malltcur lui-mcme, et l'on veut savoir son 
essence et ses lois. Ce qui était la préoccupation 
inconsciente des premiers tragiques ctcc qtiî for- 
mait Fombre solennelle qui entourait à leur insu 
les gestes secs et violents de la mort extérieure, 
la nature même du malheur, est devenu le point 
central des drames les plus récents et le foyeraux 
lueurs équivoques autour duquel tournent les 
^mcs des hommes et des femmes. Et Ton a fait 
un pas du côté du mystère pour regarder en face 
les terreurs de la vie. 

Il serait intéressant de rechercher sous quel ' 
angle nos derniers tragiques semblent envisager 
le mallieur, qui est le fond de tous les poèmes 
dramatiques* Ils le voient de plus près que les 
Grecs et le pénètrent davantage dans les ténèbres 
ft.'condes de son cercle intérieur, C^est peut-être 
une divinité identique. Mais ils l'ignorent pins 



LKTOTLS 



1»^ 



intimement. D'oùvienl-il^ où va-t4l et pourquoi 
descend-il? Les Grecs le demandaient à peine, 
Esl-il inscrit en nous ou nutt-il en m^me temps 
que nous-raémes? Est-ce lui qui s'avarce à notre 
rencontre ou bien est-il appelé par de 5 voix que 
nous nourrissons tout au fond de n< tre être et 
qui sont de connivence avec lui ? Il fa idraît pou- 
voir observer des cimes d'un autre monde les 
allures d'un homme auquel doit arri ^er quelque 
grande douleur ; et quel homnic ne ti availle sans 
le savoir à forger la douleur qui ser Ji le pivot de 
sa vie? 

Les paysans écossais ont un mot qui pourrait 
s'appliquer à toutes les existences. Dans leurs 
légendes ils appellent Fey l'état d'un homme 
qu'une sorte d'iiTésistihle impulsion intérieure 
entraîne^ malgré tous ses efforts, n;al';ré tous les 
conseils et les secours, vers une inévitable catas- 
trophe. C'est ainsi que Jacques I*^^j le Jacques 
de Catherine Douglas, était Fey en allant, mal- 
gré les présages terribles de la t-irre, de r«^nfer 



LS Tn^SOli DSS Ut.'MCUES 



cl du ciclj passer les fêtes de Noël dans le som- 
bre château de Perlhj où ratteudait son assassin, 
le traître Robert Graeme. Qui de nous, s'il se 
rappelle les circonstances du malheur le plus 
décisif de sa vie, ne s'est senti possédé de la 
sorte ?I1 est bien entendu que je ne parle ici que 
de malheurs actifs, de ceux qu^il eût été possible 
d'éviter; car il est des malticurs passifs, comme 
la mort d'un être adoré, qui nous rencontrent 
simplement et sur lesquels nos mouvements ne 
sauraient avoir aucune influence. Souvenez-vous 
du jour fatal de votre vie. Qui de nous n'a été 
prévenu; cl bien qu'il nous semble aujourd'hui 
que toute la destinée eiit pu être changée par un 
pas qu'on n'aurait point fait, une porte qu'un 
n'aurait pas ouverte, une main qu'on n'aurait 
pas levée, qui de nous n'a lutté vainement sans 
fon*e cl sans espoir sur la crête des parois de 
rabîme,contre une force invrsiLle et qui parais- 
sait sans puissance? 

Le soufllc de cette porte que j'ai ouverte, un 



L l£tOïL8 



igi 



soir, devait éteindre à jamais mon bonheur, 
comme il aurait éteint une lampe débile ; et main- 
lenant, lorsque j'y songe, je ne puis pas me dire 
que je ne savais pas,.. Et cependant, rien d*im- 
portant ne m^avait amené sur le seuil. Je pou- 
vais m'en aller en Iiaussunt les épaules, aucune 
raison liumaine ne pouvait me forcer ù frapper 
au vantail,.. Aucune raison humaine j rien que 
la destinée*.. 



Cela ressemble encore à la fatalité d'Œdipe, 
et pourtant c'est déjà autre chose* On pourrait 
dii^e que c'est cette fatalité aperçue ab intra. H 
y a des puissances mystérieuses qui régnent eu 
nous-mêmes et qui semblent d'accord avec lus 
aventures. Nous portons tous des ennemies dans 
notre âme. Elles savent ce qu'elles font et ce 



iga 



LE TnÊSOn DRS HUMBUKS 



qiiVllcs nous font faire ; el lorsfjii'elles nous 
conduisent a IV'vénementj elles nous prévien- 
nent à deniî-mots, trop peu pour nous arrêlcr 
sur la route, mais assez pour nous fîiire regret- 
ter, lorsqu'il sera trop lard, de n'avoir pas écoulé 
plus altenlivemenl leurs conseils indécis et mo- 
queurs. Où vculeni-elles en venir, ces puissan- 
ces cpii di^sîrent notre perte comme si elles 
élaîeni indépendantes cl ne përissaienl pas avec 
nous^ encore qu'elles ne vivent qu*cn nous ? 
Qu'esl</e qui met en mouvcmenl tous les com- 
plices de Funivers qui se nourrissent de noire 
Seings ? I 

L'homme pour qui a sonné riieure malheu- 
reuse csl pris dans un tourhillon que l*on n'a- 
perçoit pas, et depuis des années ces puissances 
combinent les innomI)ral)les incidents qui doî- 
\cnt l'amener à la minute nécessaire, au point 
précis où les larmes rattcndent. Rappelez-vous 
tous vosefTorls et vos pressentiments. Rappelez- 
vouslcs secours inutiles, Rnppclez-vous aussi les 



L'iroiLs 



193 



bonnes circonstances apitoyées qui ont tenté de 
TOUS barrer la route et que vous avez repoussées 
comme des mendiantes importunes. C'étaient, 
pourtant, de pauvres sœurs timides qui vou- 
laîenl vous sauver et qui se sont éloi^ées sans 
rien dire; trop faillies el trop petites pour hitter 
contre les clioses décidées, Dieu sait où... 

Le itiallicur est à peine accompli que nous 
avons la sensation étrange d*avoir obéi à une loi 
éternelle; et je ne sais quel soulagement mysté- 
rieux, au sein des plus grandes douleurs, nous 
récompense de notre obéissance. Nous ne nous 
appartenons jamais plus intimement qu*au len- 
demain d'une catastrophe irréparable. Il semble 
alorsquenous nous soyons retrouvés etquenous 
ayons reconquis une partie inconnue et néces- 
saire de notre être. Il se fait un apaisement 
singulier. Depuis des jours, et presque à notre 
insu» tandis que nous pouvions sourire aux visa- 
ges et aux fleurs, les forces rebelles de notre 
âme luttaient terriblement sur le bord de l'a- 



vA 



LE tnÉHOR DEâ HOïlBLES 



bîme, et mainlenant que nous sommes au fond, 
tout respire librement. 

Elles lultent ainsi, sans répit, en chacune de 
nos âmes ; et nous voyons parfois, mais sans 
y prendre garde, car nous n'ouvrons les yeux 
qu'aux cltoses sans importance, l'ombre de ces 
combats où notre volonté ne p(!ut intervenir. 
Si je suis avec des amis, il se peut qu*au milieu 
des paroles et des éclats de rire une chose qui 
n'est pas de ce moride ordinaire passe soudain 
sur la face de Tun d'eux. Un silence sans motit 
régnera tout à coup : et tous regarderont, sans 
le savoir, l'espace d'un instant, avec les yeux de 
Tâme. Après quoi, les sourires et les mots, qui 
avaient disparu comm» les grenouilles effrayées 
d*on grand lac, remonteront, plus violents, à 
la surface. Maïs TinvisiLle, ici comme en tout 
Heu, a perçu son tribut. Quelque chose a com- 
pris qu'une lutte était finie^qu'une étoile se levait 
ou tombait et qu'une destinée venaitde se fixer... 

Elle élait peut-être fixée ; et qui sait si la lutte 



L*èTOILE ï fj5 ^^'S^^m 


Bl 


n'est pas ua simulacre 1 Si je pousse aujourd'iiui ! 


^^^^..JÉ 


la porte de la maison où je dois rencontrer les 


^^I^B^I 


premiers sourires d'une tristesse qui ne finira *^HI 


I^^^^^^H 


plus, je fais ces choses depuis plus longtemps 


SS^^^^l 


qu'on ne croît, A quoi sert-il de cultiver un moi ' 


^H^^^^^l 


sur lequel nous n'avons presque aucune iiilluen- 


^^^^^^^H 


ce? C'est notre étoile qu'il nous faut observer. ' 


B^^^^^^H 


Elle est bonne ou mauvaise; elle est pâle ou ^ 




puissante ; et toutes les forces de la mer n'y ' 


^^^^^^^Ê 


pourraient rien chaugcr. Quelques-uns qui peu^ i 


^^H^^^^l 


vent avoir confiance en elle jouent avec elle 


H ^^H 


comme avec une boule de verre. Ils la lancent et la 


B ^^H 


risquent où ils veulent ; elle reviendra toujours, | 


H ^M 


fidèle, dans leurs mains. Ils savent bien qu'elle 1 


H ^1 


1 ne peut se briser. Mais il en est tant d'autres qui 1 


■ ^Ê 


ne peuvent lever un regard vers la leur sans 1 


■ ^M 


qu elle se détache du finnament et qu'elle tombe 1 


I ^Ê 


en pousiiicre à leurs pieds., • 1 


■ ^M 


Mais il est dangereux d'y songer : car sou- m 


1 ^M 


vent c'est le signe qu'elle est sur le point de s'é- 1 


^M 


teindre.,. H 


1 1 



Nous nous trouvons ici dans les abfmes de la 
fiuU et nous j attendons ce qui doit nniirer* Il 
ne s'y agît plus de volonté, nous sommes à mllfe 
lieues au-dessus d'elle, et dans une ri^gion où 
la volonté même est le fruit le plus mùr du des- 
tinai nefautpas s'en plaindre; nouss:tvons déjà 
quelque chose et nous avons découvert quelques- 
unes des habitudes du hasard. Nous attendons 
comme Toîselcur qui observe les moeurs des 
oiseaux migratoires et quand un événenicnl est 
signalé à riïorizon, nous n'ignorons pasqu/il n*y 
restera pas solitaire et que ses frères vont s'a- 
kfiatlre par bandes au même endroit. Nous avons 
appris vaguement qu'ils semblent allîrés par C(T- 
[laines pensées et par certaines âmes et qu'il y 
ra des ôtres qui détournent leur vol, comme il y 
' en a d'autres qui les font accourir des quatre 
coins du monde. 

Nous savons surtout que certaines idées sont 
[extrêmement dangereuses, qu'il suffit de se 
[croire un instant à l'abri pour appeler la fou- 



l/ÛTOÎUi 



Tî>7 



dre, et que le bonheur forme un vide dans 
lequel ne lardent pas à se pr(?cipî(er les larmes. 
Au hout de quelque lemps^ nous discernons 
aussi leurs prëférences. Nous remarquons bîen- 
lolquc SI nous faisons quelques pas sur la roule 
de la vie, à coté de Fun de nos frères, les babi^ 
tudes du hasard ne seront plus les mêmes, tan- 
dis qu'avec cet autre des événements d'une na- 
ture invariable viendront régulièrement à la ren- 
contre de notre existence. Nous éprouvons qu'il 
y a des êtres qui protègent dans l'inconnu, et 
d'autres qui y mettent en péril ; qu'il y en a qui 
endormentetd'aulres qui réveillent Tavcnir. Nous 
soupçonnons encore que les choses naissent 
faibles d'abord, puisent en nous leur force, et 
qu'en toute aventure il y a une brève minute 
oii notre instinct nous avertit que nous sommes 
encore les maîtres du destin. Enfin, quelques- 
uns osent nous affirmer qu'on peut apprendre à 
être heureux, qu*à mesure que nous devenons 
meilleurs nous rencontrons des hommes qui s'a- 



ffiB 



LE Tn£*Oll DKS HUMULES 



niéliorentj qu'un être qui est bon attire irrésisti- 
blement des événements aussi bons que lui- 
même, et qu'en une âme belle le tiasard le plus 
triste se transforme en beauté... 

Qui donc n'a éprouvé que la bonté fait signe 
à la bonté, et que ce sont toujours les mêmes 
pour qui Ton se dévoue et les mêmes qu'on tra- 
hit ? SI la même douleur frappe à deux portes 
qui se touchent, agira-t-ellc de façon identique 
dans la maison du juste et dans celle de Fia* 
juste; et si vous êtes pur, vos malheurs ne seront- 
ils pas purs? N'est-ce pas dominer ravenir que 
d'avoir su transformer le passé en quelques sou- 
rires un peu tristes? Et ne semble-t-il pas que, 
dans rinévilable même, nous puissions retarder 
quelque chose? Est-ce que de grands hasards 
ne dorment pas, qu'un mouvement trop brusque 
réveille à Fhorizon, et ce malheur serait-il 
arrivé aujourd'hui, si des pensées en fête n'a- 
vaient fait trop de bruit dans votre âme ce ma- 
tin? Est-ce là tout c^ que notre sagesse a pu 



glaner dans ces ténèbres ? Qui donc oserait dire 
qu'il y a dans ces régions des vërités plus fermes? 
En alteridantj il faut savoir sourlrCj il faut savoir 
pleurer dans le silence d'une bonté très humble. 
Au-dessus de ces choses s'élève peu à peu la 
face inachevée du destin d'aujourd'hui. Une 
petite partie du voile qui la couvrait jadis a été 
écartée, et dans la partie découverte, nous avons 
reconnu, non sans inquiétude, d'un côté, la 
puissance de ceux qui ne vivent pas encore^ 
et, de l'autre côté, la puissance des morts. Au 
fond, ilnya là qu'un éloigiiement nouveau du 
mystère. Nous avons agrandi la main de glace 
du destin ; et voici que les mains de nos fils qui 
ne sont pas encore nés se joignent dans son 
ombre aux mains de nos ancêtres. II y avait un 
acte que nous croyions l'asile de toutes nos liber, 
tés, el l'amour demeurait le suprême refuge de 
tous ceux qui sentaient ti^op durement les chaînes 
de la vie- Ici du moins, nous disions-nous, et 
dans risulemcnt de ce temple secret, personne 



300 



Ll TRésOn Li£3 UL:vmLEd 



I 



n'entre avec nous. Ici nous pouvons respirer un 
instant ; ici notre âme règne enfin et elle a choisi 
librement dans ce qui est le cenlrc de la liberté 
même. Mais maintenant, on est venu dire que ce 
n'est pas pour notre propre compte rpie nous 
aimons. On est venu nous dire que, dans le 
temple même de Tamour^ nous obéissons aux 
ordres invariables d'une foule invisible. On est 
venu nous dire que nous sommes à mille siècles 
de nous-mêmes, quand nous choisissons notre 
amante et que le premier baiser du fiancé n*est 
que le sceau que des milliers de mains qui deman- 
dent à naître imposent sur la bouche de la mère 
qu'ils désirent. Et d'un autre côté nous savons 
que les morts ne meurent pas. Nous savons à 
présent que ce n*est plus autour de nos ég^lises, 
mais dans toutes nos maisons, dans toutes nos 
habitudes qu'ils se trouvent. Qu'il n'y a pas un 
gcste^ une pensée, un péché, une larme ou un 
atonie de la conscience acquise qui se perde dans 
les profondeurs de la terre ; el qu*au plus insî- 



20H 



LE TUK^.OU DES «U.NSniES 



du cote des fronliôres, « SL nous sommes bru- 
taux et barbares, ajoute-t-H, la fatalité prend 
une forme brutale et barbare. Quand nous nous 
raffinons, nos échecs se raffinent aussi* Si nous 
nous élevons à une culture spirituelle, Fanta- 
gonisme prend une forme spirituelle. » Il est 
peut-être yraî que notre âme, à mesure qu'elle 
s'élève, purifie le destin ; bien qu'il soit vrai 
aussi que les mêmes tristesses nous menacent, 
qui menacent les sauvages. Mais nous en avons 
d autres quHs ne soupçonnent pas ; et Tesprit 
ne s'élève que pour en découvrir d'autres encore, 
à tous les horizons, « Nous appelons destin tout 
ce qui nous limite. » Tâchons que le destin ne 
soit pas trop étroit. II est beau d'augmenter ses 
tristesses, puisque c'est élargir sa conscience qui 
est l'unique endroit où Ton se sente vivre* Et 
c'est aussi le seul moyen de remplir son suprême 
devoir envers les autres mondes, puisque c*est 
probablement à nous seuls qu*il incombe d'aug- 
menter la conscience de la Terre. 





P 


w^^^^^^^T^ 




II 


M^ji 




■M 


IHH 


^^^^^LA BONTÉ INVISIBLE ^^^^H 


mu 


^^^^1 


1 C'est une chose, me dit un soir ce sage que 


n 


^^^^1 


j'avais rencontré par hasard au bord de I*océan 


M 


^^^^^^^^H 


qu'on cnleiidaîl à peiiie, c*est une chose que Ton 


m 


^^^^^^^H 


n'aperçoit pas et sur laquelle personne n'a l'air 




^^^^^^^^1 


de compter ; et cependant je crois que c'est Tune 




^^^^^^^^H 


des forces qui conservent les êtn;s. Les dieux 




^^^^^^^^H 


dont nous sommes nés se manifestent en nous 


• ijj 


^^^^^^^^H 


de mille façons diverses ; maïs cette bonté 


m 


^P^^^^l 


' secrète qu'on n'a pas remarquée et dont nul n'a 




■ ^^^1 


parlé assez directement est peut-être le signe le 




I ^^^1 


plus pur de leur ™ éternelle. On ne sait d'où 




^^^H 


elle vient. Elle est là simplement qui sourît sur 




^^^H 


le seuil de nos âmes ; et ceux en qui elle sourit 




^^^H 


le plus profondément ou le plus fréquemment, 


M 


^^^1 


nous feront suulTrir jour et nuit s'ils le veulent, 


rî 


^^^^H 


i3 


j 


' 1 



306 



LS Tuïvson DES norBiiS 



sans qii*il nous soit possible de ne plus les aimer.*. 
Elle n'est pas de ce monde et cependant se 
mêle à la plupart de nos agitations. Elle ne se 
donne m^me pas la peine de se montrer dans 
un regard ou une larme p Elle se cache au con- 
traire pour des raisons qu'on ne devine pas. On 
dirait qu'elle a peur d'user de sa puissance. Elle 
sait que ses mouvements les plus involontaires 
feront naître autour d'elle des choses immortelles; 
et nous sommes avares des choses immortelles. 
Pourquoi donc craîgnons-nous ainsi d'épuiser 
le ciel qui est en nous? Nous n'osons pas agir 
selon le Dieu qui nous anime. Nous redoutons 
ce qui ne s'explique pas par un geste ou un mot; 
et nous fermons les yeux sur ce que nous faisons 
malgré nous dans l'empire où les explications 
sont superflues. D'où vient donc la timidité du 
divin dans les hommes? On dirait vraiment que 
plus un mouvement de Fâme s'approche du 
divin, plus nous niellons de soin à le dissimuler 
aux regards de nos frères. L'homme ne serait- 



LA CONTE tNVlSEBLB 



307 



il pas autre chose qo'un dieu qui aurall peur? 
ou bien nous est-îl diffendu de trahir des puis» 
sances supérieures ? Tout ce qui n'appartient pas 
â ce monde trop visible a l'humilité tendre de la 
fillette infirme que sa mère n^appcllepas lorsque 
des étrangers entrent dans la maison. Et c'est 
pourquoi noire bonté secrète n*a jamais franchi 
jusquici les portes silencieuses de notre âme» 
Elle vît en nous comme une prisonnière à qui 
l'on a défendu d'approcher des barreaux. Du 
reste, il ne faut pas qu'elle en approche. U suf- 
fit qu'elle soit là. Elle a beau se cacher, dès 
qu'elle lève la tète, qu'elle déplace un anneau de 
ses cliaînes ou qu'elle ouvre la main, la prison 
s'illumine, les soupiraux s'enlr'ouvrent à la 
pression des clartés intérieures^ il y a tout à coup 
un abîme ple*n d'anges agiles entre les paroles 
et les êtres, tout se tait, les regards se détour- 
nent un instant et deux âmes s'embrassent en 
pleurant sur le seuil... 

Ce n'est pas une chose qui vient de notre 



terre ; eC loolês le9 descriptions ne ^errinûcni 
de rien* Il fout que cens qui Teulenl roc com- 
prendre aient aussi ea eux-mêmes, le même 
point stmible. Si tous n'aTez jamais éprouvé 
dans la Ti%' la poissante de voirt bonté inuisMe, 
n'allez pas plos aTanI ; ce serait inulîie. Mais en 
esl-il rraimenf qui n'deni pas ëprouYe celle 
pctissanoe ; el le^ pires dVnlre naus ne furent- 
ils jamais inrisible tient bons? Je ne sais ; il j a 
tant d'èlrea en ce monde qui ne scmgent pas à 
autre chose qu'à décourager le divin dans leur 
âme. n saTât d'un inslaut de répit, cependant, 
pour que le divin se redn^sse, et les plus mé- 
chants mêmes ne sont pas sans cesse sur leurs 
gardes ; et c'est pourquoi, &uls doute, tant de 
méchants sont bons sans quVu le voie, tandis 
que bien des sages et bien des sûnts ne sont pas 
invisiblement bons..* 

J'ai fait souffrir plus d^une fois, ajouta-t-il, 
comme tout être fait souffrir autour de lui. J'ai fait 
souffrir pdrce que nous sommes dans un monde 



LA DON'ie INViSIDLF^ 



2a<) 



OÙ tout se lient par des fils invisibles, ilans uu 

monde où personne n'est seul; et qucle jçeste le 
plus doux de la bontd ou de ramour blesse sou- 
vent tant dinnocence à nos côtés I — J*ai fait 
sûufîrîr aussi, parce que les meilleurs et les plus 
tendres ont quelquefois besoin de rechercher je 
ne sais quelle partie d'eux-mêmes dans la dou- 
leur d'autrui. Il y a vraiment des graines qui ne 
germent en notre ârae que sous la pluie des 
larmes que Ton n^pand à cause de nous; et ce- 
pendant ces graines produisent de bonnes fleurs 
et des fruits salutaires. Que voulez-vous? c'est 
une loi que nous n'avons pas faite ; et je^ ne sais 
si j Miserais aimer Thomme qui n'aurait fait pieu- 
rer personne. Bien souvent ceux qui aimèrent le 
mieux firent souffrir le plus, car on ne sait quelle 
cruauté attendrie et timide est d'ordinaire la 
sœur inquiète de l'amour. L*amour cherche eu 
tout lieu des preuves de l'amour et ces premières 
preuves, qui n'est enclin à les trouver d'abord 
dans les pleurs de laimée î 

i3. 



t.E THi!:40lV DiiS UtJMBLKa 



La mort même ne pourrait pas suffire à ras- i 
Gurer Famant s'il osait écouter les exigences de 
Tamour; car rinstaut de la mort semble trop 
bref à Fintime cruauté de Famour; par delà la 
morlj il y a ]»lace encore pour une mer de dou- 
tes; et ceux qui meurent ensemble ne meurent 
I cul-élre pas sans inquii^ttides. Il fout ici de lon- 
gues cL lentes larmes. La douleur est le premier 
aliment de Famour; et tout amour qui ne s'est 
pas nourri d'un i»eu de douleur pure meurt I 
comme le nouveau-né que Fou voudrait nourrir 
comme on nouiTit un homme. Aimerez-vous de 
la mémo façon celle qui toujours vous fit sou- 
rire et celle qui parfois vous fit pleurer? 11 faut, 
liélas 1 que Famour pleure et bien souvent, c'est 
dans le moment même où les sanglots s'élèvent 
que les cliaîues de Famour se forgent et se trem- 
pent pour la vie.., 

J ai fait soufi'rii' ainsi parce que j'aimais, pour- 
suivit-il, jVi fait souffrir aussi parce que jen'ai- 
T'iî»U u\uii. Mrîs, quelle différence cnti^e les deux I 



hk nUKlà IS VISIBLE 



311 



doulears ! Ici, les lentes larmes de Faraour 
éprouvé semblaient savoir dtîjà, tout au fond 
d'elles-mêmes, qu'elles arrosaient en nos deux 
âmes jointes quelque chose d'indicible, et là ces 
pauvres larmes savaient de leur cOlé qu'elles 
tombaieut seules sur un désert. Mais c'est dans 
ces moments où 1 ame est vraiment tout oreille 
ou tout âme plutôt, que j'ai reconnu la puissance 
d'une bouté invisible qui savait accorder aux 
mallieureuses larmes de Famour qui mourait les 
illusions divines de Famour qui va naître. N'eû- 
les-vous jamais un de ces tristes soirs où les 
baisers découragés ue pouvaient plus sourire et 
où Fâme sentait enfin qu'elle s'était trompée? 
Les paroles ne sonnaient plus qu'à grand'peiue 
dans Fair froid de la séparation définitive; vous 
alliez vous éloigner pour toujours, et les mains 
presque inanimées se tendaieut vers Fadieu des 
départs sans retour, lorsque Fàme, tout à coup, 
faisait sur elle-même un mouvement insaisis- 
iable. L'âme voisine s'éveillait à Fiastant sur 



il 




les sommets de Pêtre, quelque chose naissait bien 
plus haut que l'amour des amants fatigués, et 
les corps avaient beau s'écarter, les âmes désor- 
mais n'allaient plus onblier qu'elles s'étaient 
regardées un instant par-dessus des montagnes 
qu'elles n^avaîent jamais \Tics, et que, l'espace 
d'un clin d'œil, elles avaient été bonnes d'une 
bonté qu'elles ne connaissaient pas encore... 

Quel est donc ce mouvement mystérieux dont 
je ne parle ici qu'à propos de Tamonr, mais qui 
peut avoir lieu dans les plus petites circonstances 
de la vie? Est-ce je ne sais quel sacrificeou quel 
embrassemcnt intérieur, le désir très profond 
d'être âme pour une âme, ou le sentiment sans 
cesse attendri de la présence d'une vie invisible 
et égale à la nôtre! Est-ce tout ce qu'il y a d'ad- 
mirable et de triste danslc fait seul de vivre, et 
i*aspecl delà vie une et indivisible qui dans ces 
moments-là inonde tout notre être î— Je 11- 
gnorc, maïs c'est vraiment alors que Ton sent 
qu'il y a quelque part une force inconnue, 



LA BONTE INVtSIBÏ.tt 



ii3 



que nous sommes les trtfsors de je ne sais que 
Dieu <iùi aime tout, que pas un geste de ce Dieu 
ne passe inaperçu, et que Ton est enfin dans la 

Ilpdgîon des choses qui ne trahissent pas.,. 
i U est vrai que de la naissance à la mort nous 
ne sortons jamais de celte rëgîon définitive, maïs 
nous errons en Dieu comme de pauvres som- 
nambules, ou comme des aveugles qui cherchent 
épcrdumcnt le temple dans lequel ils se trou- 
yent. Nous sommes là, dans la vie, homme contre 
homme, âme contre àmeet lesjuurs elles nuits se 
passent sous lesarmes.Nous ne nous voyons pas, 
nous ne nous touchons pas. Nous ne voyons ja- 
mais que des boucliers et des casques et nous 
ne touchons rien que le fer et le bronze. Maïs 
qu'une petite circonstance venue de la sîmi)licité 
du ciel lasse un instant tomber les armes, n'y-a- 
t-il pas toujours des larmes sous le casque, des 
sourires d'enfant derrière le bouclier et n*apcr- 
^oiiHDn pas une autre vérité î 
11 réiltîchit encore; puis il reprit plus triste^ 




3l4 



ts tniSsoa t)Es humbles 




ment : Une femme, je croyais vous le dire tout à 
l'heure, une femme que j'ai fait souffrir malgré 
moi, — car les plus atlcnlifs répandent sans le 
savoir autour d*eux de la souffrance — une 
femme que j'ai fait souffrir malgré moi m'a 
révélé un soir la puissance souveraine de cetle 
invisible bonté. Il faut avoir souffert pour être 
bon ; mais peut-élre faut-îlque Ton ait fait souf- 
frir pour devenir meilleur. Je réprouvai ce soir. 
Je me sentais arrivé seul en celle triste zonedcs 
baisers où ilseml>lc que Ton visite déjà les caba- 
nes des pauvres, tandis que Tamante attardc^c 
sourit encore dans les palais des premiers jours* 
L'amour selon les hommes se mourait entre 
nouscomme un enfant frappé d'un mal qui vient 
on ne sait d* où et qui ne peut avoir pitié. Nous 
ne nous sommes rien dît. Je ne pourrais même 
plus me rappeler à quoi je songeais en ce mo- 
ment si grave, A des choses sans doute insigni- 
fiantes. Au dernier visage rencontre, à la clarté 
tremblaule d'une tau terne au coin du quai désert| 



i 



1 LA BOiVlÊ INVISIBTB 2 1 5 «ji^^^l 


^^^^^^^I^^^SS^^^I 


et cependant, tout a eu lieu dang une lumière ^^H 


mille fois plus pure et mille fois plus haute que P^" 


S^^s^s^l 


si toutes les forces de la pitié et de Famour aux- 


^^^IB^^^I 


quelles je commande dans mes pensées et dans ^ 


^^^^^^^H 


mon cœur fussent intervenues. Nous nous som- 


^^PH^^^H 


' mes quitlé^sans rien dire, mais nous avons com- 


^y ^^H 


pris en même temps notre pensée inexprimable. 


H ^^1 


Nous savons maintenant qu'un autre amour est 


^H ^^ 


né qui n'a plus besoin des paroles, des petits 


H H 


soins et des sourires de Tamour ordinaire. Nous 


H ^1 


ne nous sommes plus revus, nous ne nous rever- 


^B ^1 


rons peut-âtre plus avant des siècles. « Il nous .^^ 


H ^1 


faudra^ sans doute, oublier bien des choses, en I^H 


H ^Ê 


apprendre bien d autres, à travers tous les mon- P4 


H 1 


1 des par lesquels nous aurons à passer, » avant É 


H 1 


de nous retrouver dans le même mouvement ■! 


B ^1 


d'âme qui eut lieu ce soîr-ià j mais nous avons 


W ^1 


le temps d'attendre... 


D ^1 


Aussi, depuis ce jour, aî-je salué en tout L'eu, i. , 


■ ^1 


et jusqu'au fond des moments les plus âpres, la 


1 ^1 


présence bienfaisante de cette puissance mcr- 


^^^1 



2t6 



LE TEESaa DES BtTMtttBS 



veilleuse. Il suffit, qu'on TaU vue clairciucnl une 
seule fois, pour qu'on ne puisse plus éviter son 
\isag^e,Vous la %*errcz sourire bien souvent dans 
les dernières retraites de la liaîne et jusqu*au 
fond des plus cruelles larmes. Et cependant elle 
ne se monlrc pas aux yeux de noire corps. Dès 
qu'elle se manifeste par un acte extérieur, elle 
chang'c de nature ; et nous ne sommes plus dans 
la vërilé selon Tâme, mais dans une sorte de 
mensonge selon les hommes, La bonté et l'a- 
mour qui ne signorcnt pas n'ont aucune action 
sur les âmes parce qu'ils sont sortis des rojau- 
mes où ellesvivent;mais tant qu'ils sont aveugles 
ils pourraient attendrirjusqu'au Dcslinlui-môme. 
J'ai cx)nnu plus d'un liouime qui accomplissait 
toutes les œuvres de bonté ci de miséricorde 
sans atteindre une seule ilmc; cl j'en aï connu 
d'autres qui semblaient vivre dans le mensonge 
el rînjuslice sans écarter ces ratmes âmes et sîms 
faire naître un seul instant l'idée qu'ils ne fus- 
sent pas bons, II y a plus; ceux niiîmes qui ne 



L4 DONTE INVISIBLE 



ai7 



VOUS coitiiaisserit point et à qui Ton rapporte 
simplement vos actes de bonté et vos œuvres d'a- 
lïiourj si vous n'êtes pas bon selon la bonté in- 
visible, se douteront de quelque chose, et ne se- 
ront jamais atteints dans lesprofontleurs de leur 
être* Comme s^ii y avait quelque part un endroit 
où tout se pèse en présence des esprits; ou bien, 
là-bas, de Tautre côté de la nuit, un réservoir 
de certitudes où le troupeau muet des âmes va 
s'abreuver chaque matin* 

Peut-être ne sait-on pas encore ce que veut 
dire le mot aimer. Il y a en nous des vies où 
nous aimons sans le savoir* Aimer ainsi, ce n'est 
pas seulement avoir pitié, se sacrifier intérieure- 
ment, vouloir aider et rendre heureux, c'est une 
cliose mille fois plus profonde que les mots 
humains les plus suaves, les plus agiles et les 
plus forts ne peuvent pas rejoindre. On dirait par 
moments que c'est un souvenir furtif,mais extrê- 
mement pénétrant de la grande unité primitive. 
Il y a dans cet amour une force à laquelle rienne 

>4 



2l8 



ut TRÊSOa DCâ BUMBLEâ 



peut résister. Qui de nous, s'il înlerroge du cùlé 
des lumières que d'ordinaire on ne regarde pas, 
qui de nous ne retrouve en lui-même le souve- 
nir de certaines œuvres étranges de cette force ? 
Qui de nous, tout à coup^ aux côtés d'un être 
indifférent peut-être, n'a senti survenir quelque 
chose que personne n'appelait? Etait-ce Tâme 
ou bien la vie qui se retournait sur eUe-mêrae 
comme un dormeur qui se réveille î Je ne sais j 
vous oe le saviez pas non plus et personne n'en 
parlait ; mais vous ne vous sépariez pas comme 
si rien n*était arrivé. 

Aimer ainsi c'est aimer selon l'âme ; et îl n'y 
a pas d'âme qui ne réponde à cet amour. Car 
l'âme humaine est un convive affamé depuis des 
siècles ; el il ne faut jamais qu'on Tappelle deux 
fois au festin nuptial* 

Toutes les âmes de nos frères rôdent sans 
cesse autour de nous, en quête d un baiser, et 
n'attendent qu'un signe. Mais combien d'êtres 
n'ont jamais osé faire un de ces signes dans 



I»A BONTE INViaiBLB 



^'9 



leur viel C'est le maUieor de toute notre exis- 
tence, que nous vivions ainsi à Técart de notre 
âme, et que nous ayons peur de ses moindres 
mouvements. Si nous lui permettions de sourire 
franchement dans son silence et sa lumiùrejnous 
vivrions déjà d'une vie éternelle. Il suffit de consi- 
dérer un instant ce qu'elle parvient à faire dans 
les rares minutes où nous ne songeons pas à 
renchaîner comme une folle; dans Tamour, par 
exemple, où nous la laissons quelquefois s'ap- 
procher des grillages de la vie extérieure. Et ne 
faudrait-il pas, selon la vérité première^ que 
dans la vie, tous les êtres se sentissent en face 
de nous comme Tamante en face de Tamant ? 

Cette invisible et divine bonté dont je ne parle 
ici que parce qu'elle est un des signes les plus 
sûrs et les plus proches de racttvîté incessante 
de notre âme, cette invisible et divine bonté 
ennoblit d^une façon définitive tout ce qu'elle a 
touché sans le savoir. Que tous ceux qui se plai- 
gnent d'un être descendent en eux-mêmes et se 



230 



LE TREâOn D£9 UUMftLAS 



demandent s'ils furent jamais bons en présence 
de cet être. Quant à moi, je n'ai jamais rencon- 
tré quelqu'un à câté de qui j'ai senti s'émouvoir 
ma bonté invisible, qui ne soit devenu, à l'ins- 
tant raéniCj meilleur que moi-même. Soyez bons 
dans les profondeurs et vous verrez que ceux 
qui vous entourent deviendront bons jusqu'aux 
mômes profondeurs. Rien ne répond plus in- 
failliblement au cri secret de la bonté que le cri 
secret de la bonté voisine. Tandis que vous êtes 
bons activement dans l'invisible, tous ceux qui 
vous approchent feront, sans le savoir, des cho- 
ses qu'ils ne pourraient pas faire à côté d*un 
autre homme. Il y a là une force qui n*a pas de 
nom ; une rivalité spirituelle qui est irrésistible. 
On dirait que c'est exaclemeat ici que se trouve 
lepoînl le plus sensible de nos âmes; car il y a de 
ces âmes qui semblent avoir oublié qu'elles exis- 
tent, et avoir renoncé à tout ce qui élève un être; 
maïs quand elles sont atteintes en cet endroit, 
elles se redressent toutes; et dans les champs 



LA BONTE INVISIBLB 



321 



divins de la bonté secrète, la plus humble des 
Imes ne supporte pas la défaîte. 

El cependant, il est possible que rien ne change 
dans la vie queFon voit; mais est-ce cela seul 
qui importe, et n'existons*nous vraiment que par 
dt^s actes que l'on peut prendre en main comme 
les cailloux de la grandVoute? si vous vous de- 
mandez, comme il faut^ nous dit-on, se le deman- 
derchaquesoîr : « Ou'aî-je fait dlmmortel aujour- 
d'hui ? » esL-ce toujours du côté des choses que 
ron peut compter, peser et mesurer sans er- 
reur, qu'il vous faut chercher tout d'abord? Il est 
possible que vous répandiez des larmes extraor- 
dinaires, que vous remplissiez un cœur de certi- 
tudesînouïes,et que vous rendiez la vie éternelle 
à une âme sans que personne s'en aperçoive, 
sans que vous-même vous le sachiez. Il est pos- 
sible que rien ne change; il est possible qu'à 
Pépreuve tout s'écroule et que cette bonté cède à 
la moindre crainte. Il n'importe. Quelque chose 
in a eu lieu; et notre Dieu doit avoir souri 



2?a 



u tniaoK dbs acMiLtii 



quelque part. N'est-ce peut-être paa to but sa- 
prème de la vit de faire renaître ainsi llnexpli- 
cable en nous; et savons-nous ce que nous ajou- 
tons à nous-mêmes lorsque nous réveillons un 
peu de l'încomprtSheosîble qui dort dans tous 
les coins? Ici, vous avez réveillé Paraour qui ne 
se rendort plus. L'âme que votre âme a regardée 
et qui a versé avec vous les saintes larmes de la 
joie solennelle que l'on n'aperçoitpas, ne vous en 
voudra pas au milieu des tortures» Elle n'aura 
même pas besoin de pardonner. Elle est si 
sûred'on ne sait quoi que rien ne pourra désor- 
mais eifacer ou pâlir son sourire intérieur; car 
rien ne pourra séparer deux âmes qui, durant un 
in3lauL| « ont été bonnes ensemble »• 



XII 
LA VIE PROFONDE 



Il est bon de rappeler aux hommes que le 
plus humble d'entre eux «a le pouvoir de sculp- 
ler^ d'après un modèle dîvui qu^ll ne choisit pas, 
une grande personnalité morale, composée en 
parties égales et de lui et de Tidéal ; et que ce 
qui vit avec une pleine réalité, assurément c'est 
cela )>• 

Il faut que tout homme trouve pour lui-même 
une possibilité particulière de vie supérieure 
dans rhumble et incvitable réalité quotidienne^ 
Il n'y a pas de but plus noble à notre vie. Ce 
qui nous distingue les uns des autres, ce sont 
les rapports que nous avons avec l'inSni, Le 

14* 



aa6 



LX THÊBOa DBS HUafBLKS 



Iiiîros n'est plus grand que le misérable quî mar^ 
clie à ses côtés, que parce qu'à un cerlaîn mo- 
ment de son existence il a eu une conscience plus 
vive de Fun de ces rapports, S*j1 est vrai que la 
création ne s'arrête pas à l'homme et que des 
êtres supérieurs et invisibles nous entourent; 
ces êtres ne nous sont supérieurs que parce qu'ils 
ont avec Fînfini des rapports que nous ne pou- 
vons môme pas soupçonner. 

Il nous est possible de multiplier ces rapports. 
Dans la vie de tout homme il y a eu un jour où 
le cîel s'est ouvert de lui-même et c'est presque 
toujours de cet instant que date la véritable per* 
sonnalitë spirituelle d'un être. C'est en cet ins- 
tant que s'est formé sans doute l'invisible et l'é- 
ternel visage que nous montrons sans le savoir 
aux anges et aux âmes. Mais pour la plupart des 
hommes le cîel ne s'ouvre ainsi que par hasard. 
Ils n'ont pas choisi le visage par où les anges les 
reconnaissent dansFinfini, et ils ne savent pas 
ennoblir et purifier ses traits. Ils ne sont nés que 





^^^^P Uk YTH PAOrONDK ^37 


if- - 


^^H H'irni* îriiA n titip frî^fpQQA H'ivtia f /krT*Aiii!* nn rl^nriA ^^^^^1 


t^^^ u uuijJU'io^ V4, uiic; m Jotcsot;]^ 14 uiic iciicui UU il Uiic I^^^^H 


\^^^^^^^m 


t^ pensée accidentelle. ""^^ 


1 ^*^5* 


^P Nous naissons véritablement le jotir où pour \ 


^^ 


la première fois nous sentons profondément qu'il IW 


■ 


y a quelque chose de grave et d'inattendu dans 


k- 


la ide- Les uns constatent tout à coup qu'ils ne 


1 « V 


sont pas seuls sous le ciel. Les autres en don- 


nant un baiser ou en versant une larme s'aper- 


B^ r ^^^1 


çoîvent brusquement que « la source de tout ce 


L> H 


qu'il y a de meilleur et de saint depuis Funi- 


■ *^ ^H 


vers jusqu'à Dieu est caché derrière une nuit 




pleine d'étoiles trop lointaines »; un troisième a 1 


1 H 


vu une main divine s'étendre entre sa joie et 1 


L» ^1 


son malheur ; et un autre a compris que les 1 


WÊ ^1 


morts ont raison . Un autre a eu pitié, un autre 1 


^m ^1 


a admiré et un autre a eu peur, Bien souvent il 1 


H H 


^Bne faut presque rien; un mot, un geste, une 1 


V H 


^petite chose qui n'est même pas une pensée. 1 


■ 1 


^H « Auparavant je t'aimais comme un frère, dît 1 


■ ^1 


^'un héros de Shakespeare devant un acte qu'il 1 


1 H 


^^ admire ; auparavant je t'aimais comme un fi'êre, M 


II 



228 



1^ TAéSOn DES irUMOLKS 



maïs à présent je le respecte comme mon âme.» 
Il esl probable que ce jour-là un être vint au 
monde. 

Nous pouvons naître ainsi plus d'une fois ; et 
à chacune de ces naissances nous nous rappro^ H 
chons un peu de notre Dieu. Mais presque tous 
nous nous contentons d'attendre qu'un événe<*^H 
ment plein d'une lumière irrésistible pénètre ^* 
violemment dans nos ténèbres et nous éclaire 
malgré nous* Nous attendons je ne sais quelle 
coïncidence heureuse, où les yeux de notre âme 
sont ouverts par hasard dans le moment oi quel- 
que chose d'extraordinaire nous arrive. Mais il 
y a delà lumière dans tout ce qui arrive; et les 
plus grands des hommes n'ont été grands quej 
parce qu'ils avaient Thabitude d'ouvrir les yeux 
à toutes les lumières* Est-il donc nécessaire que 
votre mère agonise dans vos bras, que vos 
enfants périssent dans un naufrage et que vous- ^ 
même vous passiez à cùté de la mort pour que i 
vous appreniez enfm que vous êtes dans 



lA VI* PnnFOKDK 



aag 



monde inconiprcfiensible où vous vous trou- 
vez pour toujours, et où un Dieu qu'on ne voit 
pas demeure éternellement seul avec ses créa- 
tures? Est-il donc nécessaire que votre fiancée 
meure dans un incendie ou qu'elle disparaisse 
sous vos yeux dans les profondeurs vertes de 
rOcéan, pour que vous entrevoyiez un instant 
que les dernières limites du royaume de Taraour 
vont peut-être bien au delà des flanmies presque 
invisibles de Mira, d'AIlaïr et de la Clicvelure 
de Bérénice? Si vous aviez ouvert les yeux, n au- 
riez-vous pas pu voir dans un baiser ce que vous 
apercevez aujourd'hui dans une catastrophe ? 
Faut-0 que la douleur réveille ainsi à coups de 
lance les souvenirs divins qui dorment dans nos 
âmes? Le sage n'a pas besoin de ces secousses. 
Il regarde une larme, le geste d'une vierge, une 
goutte d'eau qui tombe ; il écoute une pensée 
qui passe, presse la main d*un frère, s'appro- 
che d'une lèvre, les yeux ouverts etTâme ouverte 
aussi. Il y peut voir sans cesse ce que vous 



i3o 



U TlliSOa DES HUMBL8B 



n'avez entrern qn^on instant ; et un sourire laî 
apprendra sans peine ce qu'une tempête et la 
maîn raéme de la mort ont dû vous révéler. 

Car, qu'est-ce, au fond, que tout ce qu'on 
appelle « Sagesse », « Verlu », « Héroïsme n et 
<( les heures sublimes, et les grands moment* d 
de la vîe, si ce n'est les moments où Ton est 
sorti plus ou moins de soi-même, et où Ton a pu 
s'arrêter, ne fût-ce qu'une minute, sur le pas 
de Tune des portes éternelles d'où l'on voit que 
le plus petit cri, la pensée la pluspâleet le geste 
le plus &iible ne tombent pas dans le néant; ou 
bien que s'ils y tombent, cette chute même est 
61 immense qu'elle suffit à donner un caractère 
auguste à notre vie? Pourquoi attendez-vous 
que le firmameut s'ouvre au fracas de la foudre? 
Il faut être attentif aux minutes heureuses où il 
s'ouvre en silence; et il s'ouvre sans cesse. Vous 
cherchez Dieu dans votre vie, et Dieu n'appa- 
raft pas, nous dites^vous. Mais quelle vie n'a 
pus des niiUiers d'heures semblables à l'heure de 



2^2 



tB TKâsOE DES EUUBLG3 



toujours ? Les héros et les saints n'ont pas fait 
autre chose. Ah ! vraiment, nous attendons un 
peu trop dans l'existence, comme les aveugles 
de la k^g-ende qui avaient fait un long^ voyage 
pour venir écouler leur Dieu, Ils s'étaient assis 
sur les marches, et quand quelqu'un leur deman- 
dait ce qu'ils faisaient sur le parvis du sanc- 
tuaire ; « Nous attendons, rëpondaîent-îls, en 
secouant la têle^ et Dieu n'a pas dit encoreunseul 
mot. » Mais ils n'avaient pas vu que les portes 
d'airain du temple étaient fermées et ils ne 
savaient pas que la voix.de leur Dieu remplis- 
sait rédifice. Notre Dieu ne cesse point un ins- 
tant de parler ; mais personne ne songe à 
enlrouvrîr les portes. Et cependant, si Ton vou- 
lait y prendre garde, il ne serait pas difficile 
d'écouter, à propos de tout acte, le mot que 
Dieu doit dire. 

Nous vivons tous dans le sublime. Dana quoî 
donc voulez-vous que nous vivions ? I! n'y a pas 
d'autre lieu de la vie. Ce qui nous manque^ C€ ne 



LA VIS PAOPO:(DS 



a^3 



sont pas les occasions de vi\Te dans le ciel, c'est 
Ta lien lion et le recueillement ; et c'est un peu 
d'ivresse d'âme» Si vous n'avez qu'une petite 
chambre, croyez-vous que Dieu ne soit pas là 
aussi ; et qu'il soit impossible d'y mener une vie 
un peu haute? si vous vous plaigniez d'être seul, 
que rien ne vous arrive, que personne ne vous 
aime, que vous n'aimiez personne, croyez- 
vous que les mois ne trompent pas ? qu*il soit 
possible d'être seul, que l'amour soit une chose 
que Ton sait, une chose que Ton voit ; et que les 
événements se pèsent comme l'or et l'argent 
des rançons? Est-ce qu'une pensée vivante, — • 
qu'elle soîtaltière ou pauvre, peu importe, dès 
qu'elle vient de votre âme elle est grande pour 
vous, — est-ce qu'un haut désir ou simplement 
un moment d'attention solennelle à la vie ne 
peuvent pas entrer dans une petite chambre ? 
Et si vous n'aîmez pas ou qu'on ne vous aime 
pas, et que pourtant vous puissiez voir avec une 
certaine force que mille choses sont belles, que 



m 



IM Tl\iS0n DES HUMBLE9 



Tâme est grande et que la vie est grave presque 
icdiciblcment, n'est-ce pas aussi beau que si l^on 
vous aimait ou que si vous aimiez? Et si le ciel 
lui-même vous est caché, « le grand cîel étoîlë, 
dît le poètej ne s*ëlend-il pas malgré tout sur 
votre âme sous la forme de la mort ?..- » Tout 
ce qui nous arrive est divinement grand et nous 
sommes toujours au centre d'un grand monde. 
Mais il faudrait s'habituer à vivre comme un ange 
qui vient de naître, comme une femme qui aime 
ou comme un homme qui va mourir. Si vous 
saviez que vous mourrez ce soir ou simplement 
que vous allez vous éloigner pour toujours, ver- 
riez-vous une dernière fois les êtres et les choses 
comme vous les avez vus jusqu'à ce jour? 
et n'aimcriez-vous pas comme vous n'avez 
jamais aimé ? Est-ce la bonté ou la méchanceté 
des apparences qui grandirait autour de vous? 
Est-ce la beauté ou la laideur des âmes que vous 
auriez le don d'apercevoir ? Est-ce que tout, 
Jusqu'au mal même et aux souffrances, ne 



i^ vtx pnOFONiyt 



%Z5 



transforme pas alors en tiE amour plein de lar 
mes 1res douces ? Esl-ce que chaque occasion de 
pardonner, comme Fa dît un sage, n'enlève pas 
quelque chose à Famertomedu départ ou à celle 
de lamorl? Et cependant, dons ces clartés de la 
tristesse ou de la mort, est-ce vers la vérité on 
vers Terreur que l'on a fait les derniers pas qu'il 
soit permis de faire î 

Sont-celes virants ou les mourants qui savent 
voir et ont raison? ah! bienheureux ceux qui 
ont pensé, ceux qui ont parlé, ceux qui ont agi 
de manière à recevoir Tapprobation de ceux qui 
vont mourir ou qu'une grande douleur a rendus 
clairvoyants I II n*y a pas de récompense plus 
douce pour le sage que personne n'écoutait dans 
la vie. Si vous avez vécu dans la beauté obscure, 
ne vous inquiétez pas. Une heure de suprême 
justice finit toujours par sonner dans le cœur 
de tout homme ; et le malheur ouvre des yeux 
qui ne s'ouvraient jamais. Qui sait si vous ne 
passez pas en ce moment sur Fâme d'un mou- 



â35 



LIS TnésOR DES HUMBLES 



ranl comme l'ombre de celui qui connaissait 
déjà la vérité? N'est-ce peut-être pas sur le lit 
des agonisants que se tresse la véritable et la 
plus précieuse couronne du sage, du héros et de 
tous ceux qui ont sa vivre gravement dans les 
hautes, pures et discrètes tristesses de la vie 
selon Fâme ? 

« La Mortj dît Lavater, n'embellit pas seule- 
ment notre forme inanimée ; mats la seule pen- 
sée de la mort donne une forme plus belle à la 
vie elle-même. » Et de même, toute pensée infinie 
comme la mort embellit notre vie, Mais il ne 
faut pas qu'on s'y trompe. Tout homme a de 
nobles pensées qui passent comme de grands 
oiseaux blancs sur son cœur. Hélas I elles ne 
comptent pas ; ce sont des étrangères que Ton 
est étonné de voir et qu'on écarte d'un geste 
importuné. Elles n'ont pas le temps d'atteindre 
notre vie. Pour que notre âme devienne grave et 
profonde comme celle des anges, il ne suffit pas 
d'entrevoir un instant l'univers dans l'ombre de 



LJl VIE PHOFONDÏ 



287 



la mort ou de l'éternité, dans la lumière de la joie 
ou daus les flammes de la beauté et de ramour. 
Tout être a eu de ces moments qui n'ont laissé 
en lui qu'une poignée de cendres inutiles. Il ne 
sutfit pas d'un hasard; il faut une habitude» Il 
faut apprendre à vivre dans la beauté et dans la 
gravité coutuniières. Dans la vie, les êtres les 
plus bas distinguent parfaitement quelle est la 
chose noble et belle qull faudrait faire ; mais 
cette chose noble et belle n'a pas assez de force 
en euxX'est cette force invisible et abstraite que 
nous devons tâcher d'augmenter par avance. Et 
celte force ne s'augmente qu'en ceux qui ont pris 
lluibitude de s'asseoir plus souvent que les au- 
tres sur les sommets où la vie gagne Fâme et 
d'où Ton voit que tout acte et que toute pensée 
est infaiHlblcment liée à quelque chose de grand 
et d'immortel* Regardez les hommes et les cho- 
ses selon la forme et le désir de votre œil inté- 
rieur, mais n'oubliez jamais que Fombre qu'ils 
projettent en passant sur la colline ou sur le 



4 






LE TTieSOn DEB BUMUI.ES 



mur n'est que Tîmage passagère d'une ombre 
plus puissante qui s^ëtend comme Taile d'un 
cygne impérissable sur toute Ame qui s'approche 
de leur âme. Ne croyez pas que de telles pensées 
soient simplement des ornements et qu'elles 
n'aient aucune influence sur la vie de ceux qui 
les admettent. Il importe bien moins de trans- 
former sa vie que de l'apercevoir, car elle se 
transforme d'elle-môme dès qu'elle a été vue. Ces 
pensées dont je parle forment le trésor secret de 
l'héroïsme et le jour où la vie nous oblige à 
ouvrir ce trésor, nous sommes étonnés de n'y 
plus trouver d'autres forces que celles qui nous 
poussent vers la beauté parfaite. Il ne faut plus, 
alors, qu'un grand roi meure pour nous rappe- 
ler (( que le monde ne finit pas aux portes des 
maisons » ; et la plus petite chose suffit à enno- 
blir une âme chaque soir. 

Mais ce n'est pas en vous disant que Dieu est 
grand et que vous vous mouvez dans ^a clarté, 
que vous vivrez dans la beauté et dans les pro- 




Et cependant, nous sommes en un monde où 
les moindres événemenls assument sans efTorts 
une beauté de plus en plus pure et de plus en 
plus haute. Rien ne se môle plus aisément que 
la terre et le ciel; et si vous avez rcg-ardc les 
étoiles avant d*cniljrasser votre amante, vous ne 
renibrassercz pas de la même manière que si 
vous aviez regardé les murs de votre chambre. 
Soyez sûr que le jour où vous vous êtes attardé 
à suivre un rayon de lumière à travers l'une des 
fentes de la porte de la vie, vous avez fait quel- 
que chose d'aussi grand que si vous aviez pansé 
les blessures d'un ennemi, cardans ce moment- 
là vous n*a%^iez plus d*ennemi. 

Il faut vivre à i'aiïùt de son Dieu^ car Dieu se 
cache; mais ses ruses, une fois qu'on les a recon- 
nues, semblent si souriantes et si simples! Un 
rien, dès lors, nous révèle sa présence, et la 
grandeur de notre vie tient à si peu de chose 1 
On trouve ainsi, dans les poètes, un vers qui, çà 
et là, au milieu des humbles événements de non 



± 



Ma 



LB Tnt^SOn DES HUMBLSS 



car les poèmes ont dû abandonner les deux 
grandes ailes du silence. II n'y a pas de jours 
pelîls. Il faut que cette îdëe descende dans notre 
vîe et qu'elle s'y transforme en substance. Il ne 
s'agit pas d'être triste. Petites joies, petits 
sourires et grande.^ larmes, tout cela occupe le 
même point dans Tespace et le temps. Vous 
pouvez jouer dans la vie aussi innocemment 
« qu'un enfant aulonr du lit d'un mort » et ce 
n'est pas les pleurs qui sont indispensables* Les 
sourires aussi bien que les larmes ouvrent les 
portes de l'autre monde. Allez, venez, sortes, 
vous trouverez ce qu'il vous faut dans les ténè- 
bres, mais n'oubliez jamais que vous êtes près 
des portes. 



Après ce long détour, j'en reviens à mon poîn 
de d<^part, à savoir « qu'il est bon de rappeler 
aux bommes que le plus humble d'entre eux a 



LA VIE PROFONDS 



lis 



le pouvoir de sculpter, d'après un modèle divin 
qu'il ne choisît pas, une grande personnalité 
iiiorale, composée en parties égales et de lui et 
de ridéal », Or, cette « grande personnalité 
morale » ne s'est jamais sculptée que dans les 
profondeurs de la vie; et la réserve de Fidéal 
nécessaire ne s'augmente que grâce à d'incessan- 
t^^s <ï révélations du divin ». Tout homme peut 
parvenir en esprit aux sommets de la vie ver- 
tueuse et savoir à tout moment ce qu'il faudrait 
faire pour agir comme un héros ouun saint. Mais 
ce n'est pas cela qui importe. Il faut que Tat- 
mosphère spirituelle se transforme à tel point 
autour de nous qu'elle finisse par ressembler à 
Tatmosphère des beaux pays du siècle d'or de 
Swedenborg, où Fair ne permettait pas au men- 
songe de sortir de la bouche. Il arrive alors un 
instant où le moindre mal que Ton voudrait faire 
tombe à nos pieds comme une balle de plomb 
sur un disque de bronze, et où presque tout 
se change, à notre insu, en beauté, en amour et 



i. 



LE TaÉSOn Diî,S MUMtlLJÏS 



en vérité. Mais cette atmosphère n'enveloppe 
que ceux qui ont eu soin d'aérer assez souvent 
leur vie en enlr'ouvrant parfois les portes de l'au- 
tre monde . C'est près de ces portes que Ton 
voit. C'est près de ces portes que l'on aime. Car 
aimer son prochain ce n'est pas seulement se 
donner tout à lui, servir, aider et secourir les 
autres. Il est possible que vous ne soyez ni bon, 
ni beau, ni noble au milieu des plus grands 
sacrifices, et la sœur de charité qui meurt au che- 
vet d'un typhîque a peut-être une âme rancu- 
nière, petite et misérable. Aimer son prochain 
dans les profondeurs stables, c'est aimer ce qu'il 
y a d'éternel dans les autres, car le prochain par 
excellence c'est ce qui se rapproche le plus de 
Dleu,c'cst»à-dîrc de ce qu'il y a de pur et de bon 
dans les hommes; et c'est seulement en vous 
tenant toujours autour des portes dont je parlais 
tantôt que vous découvrirez ce qu'il y a de divin 
dans les âmes* Alors vous pourrez dire avec le 
grand Jean-Paul : t< Lorsque je veux aimer très 



LA VIE PllOFONDK 



245 



tendrement une personne chère, et lui pardonner 
toute chose, je n'ai plus qu'à la reg:arder quel- 
que temps en silence. » Il faut apprendre à voir 
pour apprendre à aimer. « J'avais vécu durant 
plus de vingt ans aux côtés de ma sœur, rae 
disait un jour un ami, et je Vai vue pour la 
première fois au moment de la mort de notre 
mère, » Il avait fallu quHci aussi la mort ouvrît 
violemment une porte éternelle, pour que deux 
âmes s'aperçussent dans un rayon de la lumière 
primitive. En est-il un seul parmi vous qui ne soit 
pas environné de sœurs qu'il n'a pas vues? 

Heureuseraenl, en ceux-là mêmes qui voient 
le moins, il y a toujours quelque chose qui agit 
en silence comme s'ils avaient vu< Il est possi- 
ble qu'être bon ce ne soit qu'être en un peu de 
clarté, ce que tous sont dans les ténèbres- Voilà 
pourquoi, sans doute, il est utile que Ton s'ef- 
force d*élever sa vie et que Ton tende vers les 
sommets où l'on atteint à l'impossibilité de mal 
faire. Voilà pourquoi il est utile d'habituer son 

i5. 



s^S 



tl TnésOa DES HCMBLE3 



ceîl à regarder les évéDements et les hommes 
dans une atmosphère divine* Maïs cdamémc n*est 
pas indispensable; et que la différence, aux yeux 
trun Dieu, doit paraître petite I Nous sommes 
dans un monde où la vérité règne au fond des 
choses et où ce n'est pas la vérité, mais le men- 
songe, qui a besoin d'être expliqué. Si le bonheur 
de votre frère vous attriste, ne vous mépriser 
pas ; vous n'aurez pas un long chemin à par- 
courir pour trouver en vous-même quelque chose 
qu'il n'attristera pas» El si vous ne parcourez 
pas le chemin, peu importe; quelque chose no 
s*est pas attristé. 

Ceux qui ne songent à rien ont la même vérité 
que ceux qui songent à Dieu ; elle est un peu 
moins près du seuil, et voilà tout, « Même dans 
la vie la plus vulgaire, dit Renan, la part de ce 
que Fon fait pour Dieu est énorme. Lliom^ue le 
plus bas aime mieux être juste qu'injuste, tous 
nous adorons, nous prions bien des fois par 
jour sans le savoir.» Et Ton est étonne lorsqu'ua 



I.A TU PROFONDS 



i<7 



hasard nous révèle soudaîo l'importance de 
cette part divine. Il y a tout autour de nous des 
milliers et des milliers de pauvres êtres qui n'ont 
rien vu de Ijeau dans tonlc leur existence ; ils 
vont, ils Tiennent, dans Tobscurîté; on croit que 
tout est mort ; et personne n'y prend garde* Et 
puis voilà qu'un jour une simple parole, un 
silence împrdvu, une petite larme qui vient des 
sources mêTXies de la beauté, nous apprennent 
qu'ils ont trouvé moj'en dVlever, dans l'ombre 
de leur âme^ un idéal mille fois pins beau que 
les plus belles choses que leurs oreilles ont en- 
tendues et que leurs yeux ont vues. nobles et 
pâles idéaux du silence et de Tonibre 1 C'est 
vous surtout qui réveillez le sourire des anges 
et qui montez directement vers Dieu I Dans 
lelles cabanes innombrabIes,dans quelles cham- 
bres de misère, dans quelles prisons peut-être, 
ne vous nourrit-on pas en ce moment j des lar- 
mes et du sang le plus pur d'une pau\Te âme 
qui n'a jamais souri; de même que les abeilles, 



2/fi 



LK TaSSOR DES HUMIll.ES 



alors que loutes les fleurs sont mortes autour 
d'elles, offrent encore à celle qui doît ôtre leur 
reine, un mîel mille fois plus précieux que le 
mîcl qu^elles donnent à leurs petites sœurs de la 
yîe quotidienne... Qui de nous n^a rencontré 
plus d'une fois, le long des routes de la vie^ une 
âme abandonnée qui n'avait cependant pas 
perdu le courage d'allaiter ainsi dans les tén&- 
]>rcs une pensée plus divine et plus pure que 
toutes celles que tant d'autres avaient eu Toc^ 
casion d'aller choisir dans la lumière ?Icij aussi 
c'est la simplicité qui est Fesclave favorite de 
Dieu; et il suffit peut-être que quelques sag-es 
nignorent point ce qu'il faut ûiire, pour que le 
reste agisse comme s'il savait éiîfalcoient,.. 




LB TIVISOH DES ttUMALES 



et même dans la vie la plus basse elle ne meurt 
pas de faim. C'est qu^il n'y a pas de beauté qui 
passe complètement inaperçue. Il se peut qu'elle 
ne passe jamais que dans rinconscience, mais 
elle agit aussi puissamment dans la nuit qu'à la 
clarté du jour. Elle y procure une joie moins 
saisissable et c'est là la seule différence. Exami- 
nez les hommes les plus ordinaires, lorsqu'un 
peu de beauté vient frôler leurs ténèbres. Ils 
sont là, rassemblés n'importe où; et lorsqu'ils 
se trouvent réunis, sans qu'on sache pourquoi, 
il semble que leur premier soin soit de fermer 
d'abord les grandes portes de la vie. Chacun 
d'eux cependant, lorsqu'il était seul, a vécu plus 
d'une fois selon son âme. Il a aimé peut-être; il 
a souffert sans doute. Il a entendu lui aussi, 
inévitablement, « les sons de la contrée lointaine 
des Splendeurs et des Terreurs » et a su bien 
des soirs s'incliner en silence devant des lois 
plus profondes que la mer. Mais quand ils sont 
ensemble ils aiment à s'enivrer de choses biis» 



LA BSAUTiS INT^afEUIiS 



a53 



ses. Ils ont je ne sais quelle peur étrange de la 
■ beauté; et plus ils sont nombreux, plus ils en 
ont peur, comme ils ont peur du silence ou 
d'une vérité trop pure- Et cela est si vrai que 
s'il arrivait que Tun d'eux eût fait dans la jour- 
née une chose héroïque, il tâcherait de Tcxcuser 
' en attribuant à son acte des mobiles misérables» 
des mobiles qu'il prendrait dans la région infé- 
rieure où ils sont réunis. Ecoutez cependant : 
une parole haute et fière a été prononcée qui a 
rouvert en quelque sorte les sources de la vie. 
Une âme a osé se montrer un instant, telle 
qu'elle est dans l'amour, dans la douleur, devant 
la mort ou dans la solitude en présence des 
étoiles de la nuit, 11 y a de l'inquiétude et les 
faces s'étonnent ou sourient. Mais n'avcz-vous 
jamais senti en ces moments, avec quelle force 
unanime toutes les âmes admirent et comme la 
plus faible approuve indiciblement au fond de sa 
prison la parole qu'elle a reconnue semblable à 
elle-même? elles revivent brusquement dans leur 

16 



254 



L£ THÊSOn DES HUMBLES 



atmosphère primitive et normale; et si vous 
a^iez les oreilles des anges vous entendriez, j'en 
suis sûr, des applaudissements tout puissants 
dans le royaume des lumières admirables où 
elles vivent entre elles. Croyez-vous que si une 
parole analogue était prononcée chaque soir, les 
âmes les plus craintives ne s'enhardiraient pasj 
et que les hommes ne vivraient pas plus vërîta* 
blement ? Il ne faut même pas qu'une parole 
analogue revienne. Quelque chose de profond a 
eu lieu qui laissera des traces très profondes. 
L'âme qui a prononcé cette parole sera reconnue 
chaque soir par ses sœurs ; et sa seule présence 
va mettre désormais je ne sais quoi d'auguste 
sous les propos les plus insignifiants. Il y a eu 
en tout cas un changement que l'on ne peut 
déterminer. Les choses inférieures n'auront plus 
la même force exclusive et les âmes effrayées 
savent qu'il y a quelque part un refuge.., 

II est certain que les relations naturelles et 
primitives d'âme à âme sont des relations de 



LA BEAUTÉ lîrréRlEURl 



â55 



I 



I 



beauté, La beauté est le seul langage de nos 
âmes,. * Elles n^en comprennent pas d^autres, Eiles 
n*ont pas d'autre vie, elles ne peuvent produire 
autre chose, elles ne peuvent pas s'intéresser 
à autre chose. Et c'est pourquoi, toute penséo, 
toute parole, tout acte grand et beau est immé- 
diatement applaudi par Tâme la plus opprimée 
et la plus basse même, s'il est permis de dire 
qu'il y ait]des âmes basses. Elle n'a pas d'organe 
qui la relie à un autre élément et elle ne peut 
jugerque selon la beauté. Vous le voyez à chaque 
instant dans votre vie ; et vous-même, qui avez 
renié plus d'une fois la beauté, vous le savez 
aussi bien que ceux qui la cherchent sans cesse 
dans leur cœur. Si un jour vous avez profondé- 
ment besoin d'un autre être, irez-vous à celui 
qui a souri d'un sourire misérable quand la 
beauté passait? Irez-vous à celui qui a souillé 
d*un hochement de tête un acte généreux ou 
simplement une tendance pure î Peut-être étiez- 
vous de ceux qui l'approuvèrent ; mais dans ce 



LE thesor des humbles 




i 



moment grave où c'est la vérité cpii frappe à 
votre porte, vous vous tournerez vers cet autre 
qui a su s'incliner et aimer. Votre âme avait 
jugé dans ses profondeurs ; et c'est son juge- 
ment silencieux et infaillible, qui, trente années 
après peut-être, remonte à la surface, et vous 
envoie vers une sœur qui est plus vous que tout 
vous-même parce qu'elle a été plus près de la 
beauté. 

Il faut 81 peu de chose pour encourager taH 
beauté dans une âme. II faut si peu de chos^* 
pour réveiller les anges endormis» Il ne faut 
pcul*être pas réveiller — il suffit simplement de 
ne pas endormir. Ce n^est peut-être pas s'élever, 
mais descendre, qui demande des efforts. Est^re 
qu'il ne faut pas un effort pour ne songer qu'à 
des choses médiocres devant la mer ou en face 
de la nuit ? Et quelle âme ne sait pas qu'elle est 
toujours devant la mer et toujours en présence 
d'une nuit éternelle ? Si nous avions moins 
peur de la beauté, nous arriverions à ne plus 



LA Ofe.AUTÉ LNTÉnrRUtll 



aîi7 



trouver autre chose dans la vie, car, eu rialité, 
sous tout ce que l'on voit il n'y a que cela qui 
existe. Toutes les âmes le savent, toutes les 
âmes sont prêtes, mais où sont celles qui ne 
cachent pas leur beauté î H faut bien cepen- 
dant que Tune d'elles « commence )>• Pour- 
quoi ne pas oser êlre celle qui « commence » ? 
Toutes les autres sont là, avides autour de nous 
comme des petits enfants devant un palais 
merveilleux- Ils se pressent sur le seuil, ils chu- 
chotent, ils regardent par les fentes, mais n'osent 
pas pousser la porte. Ils attendent qu'une grande 
personne vienne ouvrîr^Maisla grande personne 
ne passe presque jamais. 

Et cependant que faudrait-il pour devenir âa 
grande personne qu'on espère? Presque rien. Les 
âmes ne sont pas exigeantes. Une pensée pres- 
que belle que vous ne dites pas et que vous nour- 
rissez en ce moment vous éclaire comme un vase 
transparent. Elles lar voient et vous accueilleront 
d une tout autre manière que si vous scm^îez à 

i6. 



!i58 



LE TniiSOlV DJLS HUKBLES 



tromper votre frère. On s'étonne quand ccrtaîng 
lionimes nous disent qu'ils n'ont jamais rencon- 
tré de laideur véritable et qu'ails ne savent pas 
encore ce que c'est qu'une âme basse. Maïs cela 
n'est pas étonnant. Ils « avaient commencé »>. 
C'est parce qu'eux-mêmes étaient beaux les pre- 
miers qu'ils appelaient à eux toute beauté qui 
passait^ comme un phare appelle les navires des 
quatre coins de rborizon. Il en est qui se plai- 
gnent des femmes, par exemple^ et qui ne son* 
gcnt pas que la première fois que vous rencon- 
trez une femme, il suffit d'une seule parole, d'une 
seule pensée qui nie ce qui est beau et ce qui est 
profond pour empoisonner à jamais aoire exis* 
tence dans son âme, « Pour moi, médit un jour 
un sage, je n'ai pas connu une seule femme qui 
ne m'ait apporté quelque chose de grand* )) II 
était grand d'abord, c'était là son secret. Il n'y a 
qu'une chose que Tâme ne pardonne jamais; c'est 
d'avoir été obligée de regarder, de coudoyer, 
de partager une action, une parole ou une pensée 



LA BEAUTi INrinlBURl 



aSg 



laîde. Elle ne peut pas le pardonner, car par- 
donner ici c'est se nier soi-môme. Et cependant, 
pour la plupart des Iiomnies^ être ingénieux, être 
fort, être habile, n'est-ce pas éloigner avant tout 
son âme de sa vle^ n'est-ce pas écarter avec soin 
toutes les tendances trop profondes? Ils agissent 
ainsi jusque dans Tamour môme ; et c'est pour- 
quoi la femme, qui est encore plus proche de la 
vérité, n'a presque jamais un instant de vie véri- 
table avec eux. On dirait qu'on a peur de re- 
joindre son âme et Ton a soin de se tenir à mille 
lieues de sa beauté. Il faudrait, au contraire, 
qu'on tentât de marclier devant soi. Pensez ou 
dîtes en ce moment des choses qui sont trop 
belles pour être vraies en vous; elles seront 
vraies demain si vous avez tenté de les penser 
ou de les dire ce soir. Tâchons d'être plus beaux 
que nous-mêmes ; nous ne dépasserons pas 
notre âme* On ne se trompe pas quand il s'agit 
de beauté silencieuse et cadiée. Du reste il im- 
porte assez peu qu'un être se trompe ou ne se 



26o 



LE TA£âOR DES flUMBLES 



trompe pas, du moment que la source inlérieure 
est bîeu claire. Maïs qiii donc songe à faîre le 
moindre effort qu'on ne voit pas? Et pourtant, 
nouH nous trouvons ici dans un domaine où tout 
est efficace parce que tout attend. Toutes les 
portes soûl ouvertes ; il n'y a qu'à les pousser; 
et le palais est plein de reines cnchatnées. Bien 
souvent il suffit d'un seul mot pour balayer des 
montagnes d*ordures. Pourquoi n'avoir pas le 
courage d* opposer à une question basse une 
réponse noble? Croyez-vous qu'elle passe com-^ 
plèlement inaperçue ou qu'elle n'éveille que de 
Tétonnement? Croyez- vous que cela ne se rap- 
proche pas davantage du dialogue naturel de 
deux âmes? On ne sait pas ce que cela encourage 
oudéiivre^Meme celui qui repousse cette réponse 
fciit un paSj malgré lui, vers sa propre beauté. 
Une chose belle ne meurt pas sans avoir purifié 
quelque chose. 11 n*y a pas de beauté qui bg 
perde. Il ne faut pas avok peur d'en semer par 
les roules. Elles y demeureront des semaines, 





^^^^^^^ gMâMaÉHM^K % t 


V ^^■■ijta^^l 


f 1^ BKAUTi iTfTéivivuni aôi 


Si 


^\ 


des années, maïs ne se dissolvent pas plus que 


le diamant et quelqu'un finira par passer, qui 


^^^^N 


V 4lfl 


les verra briller, qui les ramassera et s'en ira 


^^^^^1 


fil^^l 


heureux. Pourquoi donc arrêter en vous-mêmes 


^^^^H 


^^^H 


une parole belle et haute parce que vous croyez 


^^^H| 


^^^H 


que les autres ne vous comprendront pas? 


^^^BIS 


i^V^^^^^^^^^^^^H 


Pourquoi donc entraver un instant de bonté 


^^^Ê 


^^ 


supérieure qui naissait parce que vous pensez 


l^^y 


^1 


que ceux qui vous entourent n'en profiteront 


1^- 


^^ 


pas? Pourquoi donc réprimer un mouvement 


V^ % 


^1 


instinctif de votre âme vers les hauteurs parce 


ttj^gi 


^1 


que vous êtes parmi les gens de la vallée ? Est- 


^^m 


H 


1 ce qu'un sentiment profond perd son action 


ir^^^^^H 


^1 


dans les ténèbres ? Est-ce qu'un aveugle n^a pas 


^^V 


^1 


d'autres moyens que les yeux pour discerner 


^B 


^1 


ceux qui l'aiment de ceux qui ne Taiment pas? 


^1 


^1 


Est-ce que la beauté a besoin d'être comprise 


^B 


^1 


pour exister, et d'ailleurs croyez-vous qu'il n'y 


H 


^1 


ait pas en tout homme quelque chose qui com- 


iH 


^1 


' prenne bien au delà de ce qu'il a l'air de com- 


IH 


^B 


prendre, bien au delà aussi de ce qu'il croit 


y 


J 



26% 



LB TRiSOR DES CUMULES 



comprendre? « Môme aux plus misérables, me 
disait un jour Têtre le plus haut que j'aie eu 
le bonheur de connaître, même aux plus misé- 
rables je n'ai jamais le courage de répondre une 
chose laide ou médiocre. » Et j'ai \ti que cet 
être que j'ai suivi bien longtemps dans sa vie 
avait sur les âmes les plus obscures, les plus 
fermées, les plus aveugles, les plus rebelles 
même, une puissance inexpHcable, Car nulle 
bouche ne peut dire la puissance d'une âme 
qui s'cfForce de vivre en une atmosphère de 
beauté, et qui est activement belle en elle- 
même. Et n'est-ce pas, d'ailleurs, la quahté de 
cette activité qui rend la vie misérable ouj 
divine ? 

Si Ton pouvait aller au fond des choses, il 
n'est pas dit que Ton ne découvrirait pas que 
c'est la puissance de quelques âmes belles qui 
soutient les autres dans la vîc.N'est-ce pas l'idée 
que chacun se fait de quelques êtres choisis qui 
est la seule morale vivante et efficace? Mais dans 



m 



LE TIVÉSOA DES HUMBLES 



tel être, la beauté cesse d'être une belle chose 
morte qu'on montre aux étrangers ; mais elle 
prend soudain une vie impérieuse, et son acti- 
vité devient si naturelle que plus rîen ne résiste» 
C'est pourquoi songez-y; on n'est pas seul; il 
faut que les bons veillent - 

Plotin, au lirre VIII de la cinquième Ennéade, 
après avoir parlé de la « beauté intelligible », 
c'est-à-dire divine, conclut ainsi : «( Pour nous, 
nous sommes beaux lorsque nous nous apparte- 
nons à nous-mêmes; et laids quand nous nous 
abaissons à une nature inférieure. Nous sommes 
beaux encore quand nous nous connaissons et 
laids quand nous nous ignorons. » Or, ne Tou- 
bliont pas, nous sommes ici sur des montagnes 
où s'ignorer n'est pas tout simplement ne pas 
savoir ce qui arrive en nous quand nous sommes 
amoureux ou jaloux, timides ou envieux, heu- 
reux ou malheureux. S'ignorer, où nous sommes, 
c*est ignorer ce qui se passe de divin dans les 
hommes. Nous sommes laids quand nous nous 



LE TlïESnH DES HUMBLES 




d'entre nous la relèguent et où personne ne lui 
parle- Elle y fait ce qu'elle peut sans se plain- 
dre, et s'efforce d*arracher aux cailloux qu'on 
lui jette le noyau de lumière éternelle qu'ils 
renferment peut-être. Et tandis qu'elle s'appli- 
que, elle guette le moment où elle pourra mon- 
trer à une sœur plus aimée ou par hasard plus 
proche, les trésors laborieux qu'elle a amonce- 
lés. Mais il y a des milliers d'existences où nulle 
sœur ne la visite ; et où la vie l'a rendue si 
timide qu'elle s'en Ta sans rien dire, et sans 
avoir pu se parer une seule fois des plus hum- 
bles joyaux de son humble couronne.. • 

Et malgré tout, elle veille à toutes choses 
dans son ciel invisible. Elle avertit, elle aime» 
elle admire, elle attire, elle repousse, A chaque 
événement nouveau, elle remonte à la surface 
en attendant qu'on l'oblige à descendre, parce 
qu'elle passe pour importune et folle. Elle erre 
comme Kassandra sous le porche des Atridcs. 
Elle y dit sans cesse des paroles dont la vérité 



I. BEAUTE INTiHICUni 



^67 



môme n'est que Tombre, et personne ne Técoute, 
Si nous levons les yeux^ elle attend un rayon de 
soleil ou d'étoîle^ dont elle veut faire une pensée 
ou bien une tendance inconsciente et très pure* 
Et si nos yeux ne lui rapportent rien, elle saura 
Iransformcr sa pauvre déception en quelque 
chose d'ineffable qu'elle cachera jusqu'à la mort- 
Sî nous aimons, elle s'enivre de lumière derrière 
la porte close, et, tout en espérant, elle ne perd 
pas les heures; et cette lumière qui filtre par les 
fentes devient de la bonté, de la beauté ou de 
la vérité pour elle. Mais si la porte ne s'ouvre 
pas (et dans combien d'existences s'ouvre-t- 
elle?) elle s*en retourne en sa prison et son 
regret sera peut-être une vérité plus baute qu'on 
ne verra jamais, car nous sommes dans le lieu 
des transformations indicibles; et ce qui n*est 
pas né de ce côté^cî de la porte n'est pas perdu, 
mais ne se môle pas à cette vie... 

Je disais tout à l'heure qu'elle transforme en 
beauté iru petites choses qu'on lui donne. Il 



s68 



us inEsoa des humbles 



semble même, à mesure qu'on y songe, qu'elle 
n'ait pas d'autre raison d'être; et que toute son 
nclivîté s'emploie à réunir au fond de nous un 
trésor de beauté qu'on ne peut pas décrire. Est- 
ce que tout ne se changerait pas naturellement 
en beauté si nous ne venions pas troubler sans 
cesse le travail obstiné de notre âme ? Est-ce que 
le mal même ne devient pas précieux lorsqu'elle 
en a extrait le diamant profond du repentir? 
Ëst*ce que les ijijustices que vous avez commi- 
ses et les larmes que vous avez fait répandre ne 
finissent pas un jour par devenir, elles aussi, 
dans votre âme, de la lumière et de l'amour? 
Avez-vous jamais regardé en vous*mcme dans 
ce royaume des flammes purificatrices? On vous 
a fait un grand mal aujourd'hui; les gestes étaient 
petits, l'acte était baset triste, et vous avez pleuré 
dans la laideur. Pourtant, venez jeter un coup 
d'œîl dans votre âme quelques années après; el 
dites-moi si vous ne voyez pas sous le souvenir 
de cet acte (jucique chose qui est déjà plus pur 



LA BEAUTÉ INTLlllKtfttE uCq ^| 


Hn 


. qu'une pensée, je ne sais quelle force qu'on ne f 


^^^V^4| 


peut pas nommer, qui n'a aucun rapport avec 


^^^^IB^hI 


les forces ordinaires de ce monde, je ne sais 


^^l^^^^^^l 


quelle source « d'une autre vie » à laquelle vous 


- ^^^^^H 


pourrez boire sans répuiser^ jusqu'à vos der- 




niers jours. Et cependant vous n'aveac pas aidé 


l^^^H 


la reine infatigable; et vous songiezà autre chose 1 


i^ ^B 


tandis que l'acte se purifiait à votre insu dans 1 


■ 


le silence de votre être, et venait augmenter l'eau 1 


^^1 


précieuse de ce grand réservoir de vérité ou de ■ 


ï' '• m 


beauté, qui n'est pas agité comme le réservoir « 
moins profond des pensées vraies ou belles, 


^1 


^Ê 


mais demeure pour toujours à l'abri du souffle 


^t 


de la vie. 


^Ê 


« 11 n'y a pas un fait, pas un événement de 


^M 


notre existence, dit Emerson, qui tôt ou tard ne 


^M 


perdra pas sa forme inerte, adhésive et qui ne 


M ^1 


1 nous étonnera pas en prenant son essor, du fond 


■ ^1 


de notre corps, dans rEmpyréc. nEi cela est 


1 ^M 


vrai à un degré plus haut encore qu*Emcrson ne 1 


■ ^M 


l'avait peut-être prévu, car à mesure qu'on s'a- ■ 

M 


1 1 



^7** 



i^ Tuisoa DES nuvBLss 



vance en ces lieux, on dëcouvre des sphères plus 
divines. 

Où ne sait pas ce qu'elle est, cette activité 
sikmcieuse des âmes qui nous entourent* Vous 
avez dit une parole pure à un être quioe Tapas 
comprise. Vous Tavez crue perdue et vous n'y 
soui^iez plus. Mais un jour, par hasard, la parole 
remonte avec des transformations inouïes, et 
Ton peut voir les fruits inattendus qu'elle a por- 
tés dans les ténèbres; puis tout retombe dans le 
silence. Mais qu'importe? on apprend que rien 
ne se perd dans une âme et que les plus petites 
ont aussi leurs instants despleadeur.il n'y a pas 
à s'y tromper; les plus malheureux même et les 
plus dénués ont, en dépit d'eux-mêmes, tout au 
fond de leur être, un trésor de beauté qu'ils ne 
peuveatappauvrir.il s'ag;it simplement d'acqué- 
rir l'habitude d'y puiser. Il faut que la beauté 
ne demeure pas une fête isolée dans la vie, mais 
devienne une fête quotidienne. Il ne faut pas un 
grand effort pour* être admis parmi ceux <( dans 



LA BKAUT£ INTfimiURE 



271 



les yeux desquels la lerre en fleurs et les cieux 
éclatants n'entrent plus par parties iûfinitési- 
maies, mais eu masses sublimes Wjetje parle de 
fleurs et de cieux plus durables et plus purs que 
ceux qu'on aperçoit. Il y a mille canaux parlés- 
quels k beauté de notre âme peut monter jusqu'à 
notre pensée. Il y a surtout le canal admirable 
et central de l'amour» 

N'est-ce pas dans l'amour que se trouvent hn 
plus purs éléments de beauté que nous puissions 
offrir à Titme ? Il existe des êtres qui s'aiment 
ainsi dans la beauté. Aimer ainsi, c'est perdre 
peu à peu le sens de la laideur; c'est devenir 
aveugle à toutes les petites choses et ne plus 
entrevoii* que la fraîcheur et la virginité des âmes 
les plus humbles, Anner ainsi, c'est ne plus môme 
avoir besoin de pardonner. Aimer ainsi^ c'est 
ne plus rien pouvoir cacher parce qu'il n'y a plus 
rien que rame toujours présente ne transfoniie 
eu beauté. Aimer ainsi, c'est ne plus voirie mal 
que pour purifier Tindulgeucc et pour apprendre 



aya 



LE TU£bOa DES llLUntfcS 



à ne plus confondre le pfîclteur avec son péché. 
Aimer ainsi, c'est élever en soi tous ceux qui 
nous entourent sur des hauteurs où ils ne peu- 
Ycnt plus faillir et d'où une aclion liasse doit 
tomber de si haut iju'cu rencontrant k terre elle 
livre malgré elle son âme de diamant. Aimer 
ainsi, c'est transformer sans qu'on le sache, en 
moavemenls illimitésj les intentions les plus 
pelites qui veillent autour de nous. Aimer ainsi, 
c'est appeler tout ce qu'il y a de beau sur la terre, 
dans le ciel et dans Târae au festin de Tamour. 
Aimer ainsi, c'est exister devant un être tel qu'on 
existe devant Dieu. Aimer ainsi^ c'est évoquer 
au moindre geste la présence de son âme et de 
tous ses trésors. Il ne faut i»lusla mort, des mal- 
heurs ou des larmes pour que râmc apparaisse ; 
il suffit d*un sourire. Aimer ainsî^ c^est entrevoir 
la vérité dans le boulieur aussi profondément 
que quelques héros rontrevîrent aux clartés des 
plus Jurandes douleurs* Aimer ainsi, c'est ne 
plus distinguer la beauté qui se change en amour 



274 



LE TIlÉSOa DBS HUUHLES 



motion que doit te causer ce speclacle tu ne 
proclames pas qu'il est beau, et si, plongeant 
toû regard en toi-même, tu n'éprouves pas alors 
le charme de la beauté, c'est en yain que dans 
une pareille disposition tu chercherais la beauté 
intelligible ; car tu ne la chercherais qu'avec ce 
qui est impur et laid. Voilà pourquoi les dis- 
cours que nous tenons ici ne s'adressent pas à 
tous les hommes. Mais si tu as reconnu en toi 
la beauté, élève- toi à la réminiscence de la 
beauté intelligible,, , j> 



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POITIERS 



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7, rue Viclor-Hugo, 7