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LE TRÉSOR DES ÏÏUMRLES
IL A ÛTi TIRÉ DE CET OUVRAGE :
Neuf exemplaires
sur Japon impérial, numérolés de i à g, et vingt exemplaires
sur Hollande van Gelder, numérotés de lo à 2g.
JUSTIFICATION DU TIRAGE I
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris
la Suède et la Norwège.
MAURICE MAETERLINCK
Le
Trésor des Humble
GINQUANTE-QUATRIÂME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
ZSVI, RTK DE CONoi, XXVI
MOrVIII
500039
A ]\ÎADAME GEORGETTE LEBLANC
LE SILENCli
THEMOn DR5 UUMOt.Eil
petites perplexités, essaie donc de retenir ta lan*
gue durant an jour ; et le lendemain, comniii
tes desseins et tes devoirs seront plus clairs I
Quels débris et quelles ordures ces ouvriers
muels n'ont-ils pas halaytSs en toi-même, tandis
que les bruits inutiles du dehors n'entraient
plus l La parole est trop souvent, non comme lo
disait le Français, Tart de cacher la pensée,
mais l'art d'étoufTer et de suspendre la pensée,
eu sorte qu'il n'en reste plus à cacher, La parole
est grande, elle aussi; mais ce n*est pas ce qu'il
y a déplus grand. Comme l'affirme rinscrîption
suisse : Sprechen ist Silbern, Schioeigen Ut
Golden^ la parole est d'argent, et le silence est
d'or, ou, comme il vaudrait mieux le dire : La
parole est du temps, le silence de TéterniLé.
« Les abeilles ne travaillent que dans Tobs-
curîtë, la pensée ne Lravaiile que dans le silence,
et la vertu dans le secret... »
11 ne faut pas croire que la parole serve ja-
mais aux com munira lions yéritables entre les
LE SILVNCe
tt
èlrcs. Les lèvres ou la langue peuvent repré*
senler Tâme de la même manière qu'un chiffre
ou un niiméro d'ordre représente une peinture
de Memlinckj par exemple, maïs dH que nous
avons TTaîment quelque chose â nous dire^
nous sommes obligés de nous taire; et si, dans
ces momenlSj nous résistons aux ordres in\isi-
Lies el pressants du silence, nous avons fait une
perte éternelle que les plus grands trésors de la
sagesse humaine ne pourront réparer, car nous
avons perdu Toccasion d'écouter une autre âme
et de donner un instant d'existence à la nôtre;
et il y a bien des \des où de telles occasions ne
ee présentent pas deux fois...
Nous ne parlons qu'aux heures où nous ne
vivons pas, dans les moments où nous ne vou-
Ions pas apercevoir nos frères et où nous nous
sentons à une grande distance de la réalité. Et
dès que nous parlons, quelque chose nous pré-
vient que des portes divines se ferment quelque
part. Aussi sommes-nous très avares du silence,
ïM mison des bumblis
et les plus imprudents d'enlie nous ne se taisent
pas avec le premier venu. L'inslinct des vérités
surhumaines qaa nous possédons tous nous
avertit qu^il est dangereux de se taire avec quel-
qu'un que l'on désire ne pus connaître ou que
Ton n'aime point; car les paroles passent entre
les hommes, mais le silence, s'il a eu un mo-
ment l'occasion d*être actif, ne s'efface jamais,
et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque
trace, n'est faite que de silence. Souvenez-vous
icî^ dans ce silence auquel il faut avoir recours
encore, afin que lui-même s'explique par lui-
même ; et s'il vous est donné de descendre un
instant en votre âme jusqu'aux profondeurs
haJiilées par les anges, ce qu'avant tout vous
vous rappellerez d'un être aimé profondement,
ce n'est pas les paroles qu'il a dites ou les gestes
qu'il a faits, mais les silences que vous avez vécus
ensemble ; car c'est la qualité de ces silences
qui seule a rdvélé la qualité de votre amour et
de vos âmes.
Je ne m'approche ici que du silence actifs car
il y a un silence passif, qui n'est que le reflet
du sommeil, de la mort ou de rinexislence.
C'est le silence qui dort ; et tandis qu*il som-
meille, il est moins redoutable encore que la
parole; mais une circonstance inattendue peut
réveiller soudain, et alors c'est son frère, le
grand silence actif, qui s'intronise. Soyez en
garde. Deux âmes vont s'atteindre, les parois
vont céder, des dig:ues vont se rompre, et la vie
ordinaire va faire place aune vie où toutdevient
très grave, où tout est sans défense, où plus
rien n'ose rire, où plus rien n'obéît, où plus rien
ne s'oublie,,.
Et c^est parce qu'aucun de nous n'ignore
cette sombre puissance et ses jeux dangereux
que nous avons une peur si profonde du silence.
Nous supportons à la rigueur le silence isolé,
notre propre silence : mais le silence de plu-
sieurs, le silence multiplié, et surtout le silence
d'une foule est un fardeau surnaturel dont les
I*
LE TftésÛR DES HLNBf ES
âmes les plus fortes redouleul le poids inexpli-
cable. Nous usons une grande partie de notre
vie à rechercher les lieux où le silence ne règne
pas. Dès que deux ou trois hommes se rencon-
trent, ils ne songent qu'à bannir Tinvisible
ennemi, car combien d'amitiés ordinaires n'ont
d'autres fondements que la haine du silence? Et
si, malgré tous les efforts, il réussit à se glisser
entre des êtres assemblés, ces êtres tourneront
la tête avec inquiétude, du côté solennel des
choses que Ton n'aperçoit pas, et puis ils s'en
iront bientôt, cédant la place à Tinconnu, et ils
s'éviteront à l'avenir, parce qu'ils craignent que
la lutte séculaire ne devienne vaine une fois de
plus, et que IW d'eux ne soit de ceux, peut-
être, qui ouvrent en secret la porte à l'adver-
saire...
La plupart d^entre nous ne comprennent et
n'admeltent le silence que deux ou trois fois dans
leur vie. Ils n'osent accueillir cet hôte impéné-
trable que dans des circonstances solennelles,
LE $rLE^{CR
i5
maïs presque tous, alors, raccueillent digne-
ment; caries plus misérables mêmes ont dans
leur existence des moments où ils savent a^ir
comme s'ils savaient déjà ce que savent les
dieux. Rappelez-vous le jour où vous rencon-
trâtes sans terreur votre premier silence. L'heure
eBrayanle avait sonné; et il venait au devant de
votre âme. Vous l'avez vu monter des gouflfrcâ
de laviedonton neparle pas, et des profondeurs
de la mer intérieure de beauté ou d'horreur, et
vous n'avez pas fui.,. C'était à un retour, sur
le seuil d*un départ, au cours d'une grande joie,
à côté d'une mort ou au bord d'un mallieur, Sou-
venez-vous de ces minutes où toutes les pierre-
ries secrètes se révèlent et où les vérités endor-
mies se réveillent en sursaut ; et dltes-raoi si le
silence, alors, n'était pas bon et nécessaire, si
les caresses de Tennemi sans cesse poursuivi
n'étaient pas des caresses divines ? Les baisers
du silence malheureux — car c'est surtout dans
le malheur que le Silence nous embrasse — ne
i6
Ls Tnéson D£S hlmjiles
peuvent plus s*oubIier; el c'est pourquoi ceux
qui les ont connus plus souvent que les autres
valent mieux que les autres. Ils savent seuls,
peut-être, sur quelles eaux muettes et profon-
des repose la mince écorcede la vie quotidienne,
ils sont allés plus près de Dieu, et les pas qu'ils
ont faits du côté des lumières sont des pas qui
ne se perdent plus; car l'âme est une chose qui
peut ne pas monter, mais qui ne peut jamais
descendre.,.
« Silence, le grand Empire du silence, » s'écrie
encore Carijfle — qui connut si bien cet empire
de la vie qui nous porte — « plus haut que les
étoiles, plus profond que le royaume de la Mort 1.,.
Le silence et les nobles hommes silencieux!...
Us sont épars çà et là, chacun dans sa province,
pensant en silence, travaillant en silence, et les
journaux du matin n'en parlent point.,. Us sont
le sel même de la terre, et le pays qui n'a pas
de ces hommes ou qui en a trop peu n'est pas
en bonne voie,.. C*cst une forêt qui n*a pas de-
II:
1»°
racines f qui est toute tournée en feuilles et en
branches, et qui bientôt doit se faner et n'être
plus une forêt.., »
MaU le silence véritable, qui est plus grand
encore et qu'il est plus difficile d'approcher que
le silence matériel dont nous parle Carlyle,
n'est pas un de ces dieux qui peuvent aban-
donner les hommes. Il nous entoure de tous
lés, il est le fond de notre vie sous-entendue,
dès que l'un de nous frappe en tremblant à
l'une des portes de l'abîme, c'est toujours le
même silence attentif qui ouvre cette porte.
Ici encore nous sommes tous ég^aux devant la
chose sans mesure ; et le silence du roi ou de
Fesclave, en face de la mort, de la douleur ou
de 1 amour, a le même ^nsage, et cache sous
n manteau împcnélrablo des trésors identi-
ques* Le secret de ce silence-là, qui est le
silence essentiel et le refuse inviolable de nos
âmes, ne se perdra jamais, et si le premier-né
des hommes rencontrait le dernier habitant de la
i8
LB TRisôm Dcs KtTiiaua
terre, fls setaîraîent de la même façon dans les
baîsers,les terreurs ou les larmes, ils se tairaient
de la même façon dans tout ce qui doit être
entendu sans mensonges, et malç^ré t^nt de sîè-
cJeR, ils comprendraient en même temps, comme
sUs avaient dormi dans le même berceau, ce
que les lèvres n'apprendront pas à dire avant la
fin du monde..*
Dès que les lèvres dorment, les âmes se
rév*eillent et se mettent àTœuvre; c^r le silence
est Télëment plein de surprises, de dangers et
de bonheur, dans lequel les âmes se possèdent
librement* Si vous voulez vraiment vous livrer
à quelqu'un, taisez-vous : et si vous avez peur
de vous taire avec lui, — à moins que celte
crainte ne soit la crainte ou Favarîce au^risle
de Tamour qui espère des prodiges — fuyez-le,
car votre âme déjà sait à quoi s'en tenir. Il est
des êtres avec qui le plus grand des héros n'ose-
rait pas se taire, et des âmes qui n'ont rien à
cacher cependant tremblent que certaines âmeA|
les découvrent. Il en est d*aiitrcs aussi qui n*ont
pas de silence, et qui tuent le silence autour
d'eux; et ce sont les seuls êtres quî passent
^Taîmcnt inaperçus. Ils ne parviennent pas à
traverser la zone nh^rlFilrice, la grande zone de
la lumière ferme et fidèle. Nous ne pouvons
nous faire une idée exacte de celui qui ne s'est
jamais tu* On dirait que son âme n'a pas eu de
visage. « Nous ne nous connaissons pas encore,
m'écrivait quelqu'un que j'aimaîs entre tous,
nous n'avons pas encore osé nous taire ensem-
ble. » Et c'était vrai; déjà nous nous aimions
si profondément que nous avions eu peur de
répreuve surhmnaîne- Et chaque fois que le si-
lence, ançc des vérités suprêmes et messager de
Tinconnu spécial de chaque amour, descendait
entre nous, nos âmes à genoux semblaient de*
mander grâce et implorer encore quelques heu-
res de mensonges innocents, quelques heures
d'ignorance ou quelques heures d'enfance... Et
néanmoins il faut que son heure vienne. Il t^st le
L£ Tniifrll DES OVSBt^S
soleil de f'amoar et il mûrit les fruits de Tâme,
comme l'autre soletl les fruits de notre terre* ,
Mais ce n'est pas sâus raison que les homiaes
le redoutent ; car on ne sait jamais quelle sera
la qualité du silence qui va naître. Si toutes les
paroles se ressemblent, tous les silences diffèrent,
et la plupart du temps toute une destinée dépend
de la quuliié de ce premier silence que deux
âmes vont former. Des mélanges ont lieu, on
ne sait où, car les réservoirs du silence sont
sjltiés bien au«dc5sus des réservoirs de la pen-
sée ; et le breuvage iropré^'u devient sinistrement
amer ou profondément doux. Deux âmes admi-
rables et d*égale puissance peuvent donner nais-
sance à un silence hostile, et se feront dans les
ténèbres une guerre sans merci, au lieu que
rame d'un forçat viendra se iaire divinement
avec l'âme d'une vierge. On ne sait rien d'avance,
et tout ceci se passe dans un ciel qui ne pré-
vient jamais ; et c^cst pourquoi les amants les
plus tendres retardent bien souvent jusqu'aux
dernières heures la solennelle entrée du grand
révélateur des profondeurs deFètre»..
C'est qu^ils savent aussi — car Tamour véri-
table ramène les plus frivoles au centre de la vie
— c'est qu'ils savent aussi que tout le reste
était des jeux d^enfant tout autour de l'enceinte,
et que c'est maintenant que les murailles tom-
bent et que l'existence est ouverte. Leur silence
vaudra ce que valent les dieux qu'ils renferment
et s'ils ne s'entendent pas dans ce premier
silence, leurs âmes ne pourront pas s'aimer, car
le silence ne se transforme point. Il peut monter
ou bien descendre entre deux âmes, mais sa
nature ne changera jamais; et jusqu'à la mort
des amants, il aura l'attitude, la forme et la
puissance qu'il avait au moment où, pour la pre-
mière fois, il entra dans la chambre.
A mesure qu'on avance dans la vie, on s'aper-
çoit que tout a lieu selon je ne sais quelle
entente préalable dont on ne souffle mot, à
laquelle on ne pense même pas, mais dont on
sait pourtant qu'elle existe quelque part, au-
dessus de nos têtes. Le plus inefficace d'entre les
hommes sourit, aux premières rencontres,
comme s'il était le vieux complice du destin de
ses frères. Et dans le domaine où nous sommes,
ceux-là mêmes qui savent parler le plus profon-
dément sentent le mieux que les mots n'expri-
ment jamais les relations réelles et spéciales
qu'il y a entre deux êtres. Si je vous parle en ce
moment des choses les plus graves, de Famour,
de la mort ou de la destinée, je n*atteîns pas la
mort, Tamour ou le destin, et malgré mes efforts,
il restera toujours entre nous une vérilc qui n'est
pas dite, qu'on n'a même pas l'idée de dire,
et cependant cette vérité qui n'a pas eu de
voix aura seule vécu un instant entre nous, et
nous n'avons pas pu songer à autre chose.
Cette vérité, c*est noire vérité sur la mort, le
destin ou l'amour; et nous n'avons pu Tentrevoir
qu'en silence* Et rien, si ce n'est le silence,
n'aura eu d'importance, a Mes sceurs, dit
une enfant dans un conte de fées, vous avez
chacune votre pensée secrète et je venx la con-
naître. » Nous aussi nous avons quelque chose
que Ton voudrait connaître, mais elle se cache
bien plus haut que la pensée secrète; c'est notre
silence secret. Mais les questions sont inutiles.
Toute agitation d'un esprit sur ses gardes de-
vient même un obstacle à la seconde vîe qui vit
dans ce secret ; et pour savoir ce qui existe réel-
lementj il faut cultiver le silence entre soi, car
ce n'est qu'en lui que s'entr'ouvrent un instant les
fleurs inattendues et éternelles, qui changent
de forme et de couleur selon Tâme à côté de
laquelle on se trouveXes âmes se pèsent dans le
silence, comme For et l'argent se pèsent dans
Feau pure, et les paroles que nous prononçons
n'ont de sens que grâce au silence où elles bai-
g^ient. Si je dis à quelqu*un que je Faîme^ il ne
comprendra pas ce que j'ai dit à mille autres
peut-être ; mais le silence qui suivra, si je l'aime
en effet, montrera jusqu'où plongèrent aujour-
LE TlIKSOR OKS IHJftrOLKS
it liui les racines de ce mot, et fera naître une
rcrlilade silencieuse à son tour, et ce silence et
cette certilade ne seront pas deux fois les mêmes
dans une vie,..
N'est-ce pas le silence qui détermine et qui
fixe la saveur de l'amour? S'il était privé du
silence, Tamour n'aurait ni goût ni parfums éter-
nels. Qoi de nous n*a connu ces minutes
muettes qui séparaient les lèvres pour réunir les
âmes? Il faut les rechercher sans cesse. Il n'y a
pas de silence plus docile que le silence de Ta-
mour : et c'est vraiment le seul qui ne soit qu'à
nous seuls* Les autres grands silences, ceux de
la mort, de la douleur ou du destin, ne nous
appartiennent pas. Ils s'avancent vers nous, du
fond des événements, à l'heure qu'ils ont choisie,
et ceux qu'ils ne rencontrent pas n'ont pas de
reproches à se faire. Mais nous pouvons sortir à
la rencontre des silences de l'amour. Ils atten-
dent nuit et jour au seuil de notre porte et ils sont
aussi beaux que leurs frères. Grâce à eux, ceux
LE SILENCE 25
qui n'ont presque pas pleuré peuvent vivre avec
les âmes aussi intimement que ceux qui furent
très malheureux; et c'est pourquoi ceux qui
aimèrent beaucoup savent aussi des secrets que
d'autres ne savent pas; car il y a, dans ce que
taisent les lèvres de l'amitié et de l'amour
profonds et véritables, des milliers et des milliers
de choses que d'autres lèvres ne pourront jamais
taire.. •
LE RÉVEIL DE L'AME
il
LE RÉVEIL DE L'AME
Un temps viendra peut-être, et bien des cho-
ses annoncent qu'il approche, un temps viendra
peut-être où nos âmes s'apercevront sans l'in-
termédiaire de nos sens. Il est certain que le
domaine de l'âme s'étend chaquejour davantage.
Elle est bien plus près de notre être visible et
prend à tous nos actes une part bien plus grande
qu'il y a deux ou trois siècles. On dirait que
nous approchons d'une période spirituelle. Il y
a dans l'histoire un certain nombre de périodes
analogues, où l'âme, obéissant à des lois incon-
nues, remonte, pour ainsi dire, à la surface
de l'humanité et manifeste plus directement son
existence et sa puissance. Cette existence et
a.
cette puissance se révèlent de mille mnmêrcs
inaltenfiiicset diverses. Il semble qu'en ces mo-
lli en ts rhiimanîté ait éié sur le point, de sou-
li^'er un peu le lourd fardeau de la matière. Il
y règne une sorte de soulagement spirituel ; et
les lois de la nature les plus dures et les plus
inflexibles fléchissent çà et là, Les hommes sont
plus près d'cux-mâmcs et plus près de leurs
frères; ils se reg-ardenl et s'aiment plus grave-
ment et plus intimement. Ils comprennent plus
tendrement et plus profondément, l'enfant^ la
femme, les animaux, les plantes et les choses.
Les statues, les peintures, les écrits qu'ils nous
ont laissés ne sont peut-être pas parfaits; mais je
ne sais quelle puissance et quelles grâces secrè-
tes y demeurent à jamais vivantes et captives. Il
devait y avoir, dans les regards des ôtrcs, une
fraternité et des espérances mystérieuses ; et
l'on trouve partout, à côté des traces de la vie
ordinaire, les traces ondoyantes d'une autre vie
qu'on ne s'explique pas.
I
LB ni^VEIL UV, I*A)lt
Si
Ce que nous savons de Tancicnnc Egypte per-
met de supposer qu*cUc traversa l'une de ces
périodes spirituelles» A une ëpoqne 1res reculée
derhistoircdcrinde,râme doit s'être approrliéc
de la surface de la vie jusqu'à un point qu'elle
n'atteignit jamais pins; et les restes ou les sou-
venirs de sa présence presque immédiate y pro-
duisent encore aujourd'hui d^étranges plidno-
mènes. II y a bien d'autres moments du même
genre où réléraent spirituel paraît lutter au fond
de rburaanité comme un noyé qui se débat sous
les eaux d'un grand fleuve. Rappelez-vous la
Perse, par exemple, Alexandrie et les deux siè-
cles mystiques du moyen-âge.
En revanche, il y a des siècles parfaits où Tin-
tellijence et la beauté régnent très purement^
mais où Fàme ne se montre point. Ainsi» elle
est très loin delà Grèce et de Rome, du xvu« et
du xviii^ siècle français» (Du moins, de la sur-
face de ce dernier siècle, car ses profondeurs,
avec Claude de Saint-Martin, Cagliostro, qui est
plus grave qu'on ne croit, Pascalis et tant d'au-
tres,nous cachent encore bien des mystères.) On
ne sait pas pourquoi, mais quelque chose n'est
pas là ; des communications secrètes sont cou-
pées, et la beauté ferme les yeux. 11 est bien dif-
ficile d'exprimer ceci par des mots et de dire
pour quelles raisons l'atmosphère de divinité et
de fatalité qui entoure les drames grecs ne sem-
ble pas Tatmosphère véritable de l'âme. On dé^
couvre à Thorizon de ces tragédies admirables
un mystère permanent et vénérable aussi; mais
oe n'est pas le mystère attendri, fraternel et si
profondément actif que nous trouvons en main-
tes œuvres moins grandes et moins belles* Et
plus près de nous, si Racine est le poète infail-
lible du cœur de la femme, qui oserait nous dire
qu'il ait jamais fait un pas vers son àmc? Que
me répondrez-vous si je vous interroge sur
l'âme d'Andiomaque ou de Britannicus? Leai
personnages de Racine ne se comprennent queJ
par ce qu'ils expriment; et pas un mot ne perce]
LE aÊVEIL DE L'A»K
33
les digues de la mer. Ils sont effroyablement
seuls à la surface d*une planète qui ne tourne
plus dans le ciel. Ils ne peuvent pas se taire, ou
ils ne seraient plus. Ils n'ont pas de principe
invisible y et Fon croirait qu'une substance iso-
lante a été interposée entre leur esprit et eux-
mêmes, entre la vie qui touche à tout ce qui
existe et la vie qui ne touche qu'au moment fugi-
tif d*une passion, d'une douleur, d'un désir. Il
ya vraiment des siècles où l*âme se rendort et
où personne ne s'en inf^uièle plus.
I Aujourd'hui, il est clair qu'elle fait de grands
'efforts. Elle se manifeste partout d'une manière
anormale, impérieuse et pressante, comme si
un ordre avait été donné et qu'elle n'eût plus
de temps à perdre. Elle doit se préparer à une
lutte décisive, et nul ne peut prévoir tout ce qui
dépendra de la victoire ou de la fuite. Jamais
peut-être elle n^a mis en œuvre des forces plus
diverses et plus irrdsislibles.On dirait qu'elle se
trouve acculée à un mur invisible, et Ton ne sait
sî c'est Ta^onie oii une vie nouvelle qui Tagîte,
Je Tie parlerai pas des puissances occiillesj qui
se réveillent autour de nous : du magnétisme,
de la lélépatliie, de la lévitation, des propriclés
insoupçonnées de la matière radiante cl de mille
autres phénomènes qui ébranlent les sciences
officielles. Ces choses sont connues de tous et se
conslatcnt aisément. Encore ne sonl-elles pro-
bablement rien h côté de ce qui s'opère en réa-
lité, car Fàme est comme un dormeur qui, du
fond de ses songes, fait d'immenses efforts pour
remuer un bras ou soulever une paupière.
En d'autres régions, où la foule est moins
attentive, elle agit plus efficacement encore,
quoique celte action soit moins sensible aux
yeux qui ne sont pas accoutumés à voir. Ne
dirait-on pas que sa voix est sur le point de per-
cer d'un cri suprême les derniers sons de Ter-
reur qui Tenveloppent encore dans la musique;
et sentît-on jamais plus lourdement le poids
sacré d'une présence invisible qu'en tel les œuvres
de certains peintres étrangers? Entin, dans les
littératures, ne constate-l-on point que quelques
somnaets s^cclairent çà et là d'une lueur d'une
toute autre nature que les lueurs les plus étranges
des littératures antérieures ? On approche de
je ne sais quelle transformation du silence, et le
sublime positif qui a régné jusfiu'îci paraît près
de finir. Je ne m'arrête pas sur ce sujet parce
qu'il est trop tôt pour parler clairement de ces
choses; maïs je croîs que rarement une occasion
plus impérieuse d'affranchissement spirituel fut
offerte à notre humanité. Même, par moments,
cela ressemble à un ultimatum; et c'est pour-
quoi il importe de ne rien négliger pour saisir
cette occasion menaçante qui est de la nature
des songes qui se perdent sans retour si on ne
les fixe pas immédiatement* 11 faut être prudent;
ce n'est pas sans raison que notre âme s'agite.
Mais celte agilalton, qu'on ne remarque clai-
rement que sur les hauts plateaux spéculatifs de
rexistence, se manifeste peut-être aussi et sans
33
LB nucsoa i>cs buiiblks
que l'on s*cn doute dans les senlters les plus
ordinaires de la vie; car nulle fleur ne s'ouvre
sur les Uauleurs qui ne finisse par tomber dans
la vallée. Est-elle tombée déjà? Je ne sais. Tou-
jours esl4I que nous constatons dans la vie quo-
tidienne, entre les êtres les plus humbles, des
rapports mystérieux et directs, des phénomènes
spirituels, et des rapprochements d'âmes dont on
ne parlait guère en d'autres temps. Eidstaient-ils
moins indéniablement avant nous? Il faut le croi-
re, car, à toutes les époques, il y eut des hommes
qui allèrent jusqu'au fond des relations les plus
secrètes de la vie et qui nous ont transmis tout
ce qu'ils ont appris sur les cœurs, les esprits et
les âmes de leur temps» Il est probable que ces
mêmes rapports existaient alors; mais ils ne
pouvaient avoir la force fraîche et générale
qu'ils ont en ce moment; ils n'étaient pas des-
cendus jusqu'au fond de Thumanité, sans quoi
ils eussent arrêté les regards de ces sages qui
les ont passés sous silence. Et ici, je ne parle
LE fl£VUL lïK I^XSIA
plus du « spîriUsme scientifique », de ses phé-
nomènes de Iclépatliie, de « malériaUsation »,
ni d^autres manifestations que j'énumérais tout
à l'heure. Il s'agit d'événements et d'interven-
tions d'âme qui ont lieu sans relâche dans Te-
slence la plus terne des êtres les plus oublieux
de leurs droits éternels. Il s'agit aussi d'une psy-
chologie tout autre que la psychologie habi-
tuellc,laquelle a usurpé le beau nom de Psyché^
puisqu'en réalité elle ne s'inquiète que des phé-
nomènes spirituels les plus étroitement liés à la
matière. II s'agit, en un mot, de ce que devrait
nous révéler une psychologie transcendante qui
s'occuperait des rapports directs qu'il y a d'âme
à âme entre les hommes et de la sensibilité ainsi
(jue de lai présence extraordinaire de notre âme.
Cette étudcj qui élèvera Thonime d'un degré, est
à peine commencée, et elle ne lardera pas à ren-
dre inadmissible la psychologie élémentaire qui
a régné jusqu'à ce jour.
Cette psychologie immédiate, descendant des
4
inoiaagïies, envalûi déjà les plus pelilci^ vallées
et sa présence se remarque jusque dans les plus
médiocres écrits. Rien «éprouve plus ckdrenieiil
que la pression de l'âme a augmente dans Thu-
mauilé générale, et que son action mystérieuse
s'est vulgarisée. Nous effleurons ici des choses
à peu près indicibles, et Ton ne peut donner que
des exemples incomplets et grossiers. En voici
deux ou trois qui sont élémentaires et sensibles ;
autrefois, s'il était question, un moment, d*ua
pressentiment, de Fimpression étrange d'une
entrevue ou d'un regard, d'une décision qui
était prise du côté inconnu delà raison humaine,
d'une intervention ou d*une force inexplicable
et cependant comprise, des lois secrètes de Tan-
iipathie ou de la sympathie, des affinités élec-
tives ou instinctives, de rinfluence prépondé-
rante de choses qui nY*taient pas dites,on ne s'ar-
rêtait pas à ces problèmes, qui, d'ailleurs, s'of-
fraient assez mrenicntà l'inquiétude du penseur.
On ne semblait les rencontrer que par hasard. On
LK JlEVKJl. US l'aéIÇ
30
ne soupçonnait pas de quel poids religieux ils
pèsent sans relâche sur la yie ; et Ton se hâtait
, de revenir aux jeux habituels des passions et
des événements extérieurs.
Ces phénomènes spirituels, dont les plus
grands^ les plus pensifs d^entre nos frères s'oc-
cupaient à peine autrefois, les plus petits s'en
B inquiètent aujourd'hui ; et cela prouve une fois
de plus que Tâme humaine est une plante d'une
unité parfaite, et que toutes ses branches, lors-
que rheure est venue, fleurissent en même
temps. Le paysan à qui le don d'exprimer ce
qu'il y a dans son âme serait brusquement ac-
corde exprimerait en ce moment des choses qui
ne se trouvaient pas encore dans Tâme de Ra-
cine- Et c'est ainsi que des hommes d'un génie
bien inférieur à celui de Shakespeare ou de
Racine ont entrevu une vie secrètement lumi-
neuse dont celle que ces maîtres avaient uni-
quement connue n'était que le revers. C'est qu'il
ne suffit pas qu'une grande âme isolée s'agite
4<»
LM TRÉSOn SKS HaMBLSS
çà el là, dans l'espace ou le temps* Elle fera
peu de chose si elle n'est pas aidée. EUe est
la fleur des multitudes. Il faut qu'elle arrive au
moment où l'océan des âmes s'inquiète tout
entier,et si elle est venue dans rinstant du som-
meil, elle ne pourra parler que des songes du
sommeil* Hamlet, afin de prendre un exemple
illustre entre tous, Hamlet, dans Elseneur,
s'avance à chaque instant jusqu'au bord du
réveil,et cependant, malgré la sueur glaciale qui
couronne son front pâle, il y a des mots qu'il
ne parvient pas à nous dire et qu'il pourrait
sans doute prononcer aujourd'hui, parce qui
l'âme du vagabond lui-même ou du voleur qui''
passe Taiderait à parler, Hamlet, lorsqu'il re-
garde Claudius ou sa mère, apprendrait à pré-
sent ce qu'il ne savait pas, parce qu'il semble
queles âmes nes'enveloppeutdéjàplusdu même
nombre de voiles. Savez- vous bien — et c'est
une vérité inquiétante et étrange — savez-vous
bien que si vous n*êtes pas bon, il est plus que
probable que votre présence Icproclame aujour-
dliui cent fois plus clairement qu'elle ne l'eiH
fait il y a deux ou trois siècles ?Savez-vous bien
que si vous avez attristé une seule âme ce matin,
l'àrae de ce paysan avec qui vous allez vous
entretenir de Toragc ou des pluies, a été avertie
avant même que sa main ait entr*ouverl la porte?
Assumez le visage d un saint, d'un martyr, d'un
héros, Tceil |de Tenfant qui vous rencontre ne
vous saluera pas du même regard inaccessible si
vous portez en vous une pensée mauvaise, une
injustice ou les larmes d'un frère. Il y a cent
ans, son âme eût peut-être passé à côté de la
vôtre, înattenlive.,.
En vérité, il devient difficile de nourrir dans
son cœur, à Tabrî des regards, une haine, de
Tenvie ou une trahison, tant les âmes les plus
indifférentes sont sans cesse sur leurs gardes
tout autour de notre être. Nos ancêtres ne nous
ont pas parlé de ces choses, et nous constatons
que la vie où nous nous agitons est absolument
4a
LE TRÉSOR BE9 BlTUBLEfl
dîPFérente delà vîe qu'ils ont peinte. Ont-ils trom-
pé ou ne savaîcnt-ils pas ? Les signes et les mots
ne servent plus de rien, et presque lout se décide
dans les cercles mystiques d'une simple pré-
sence.
L^ancîenne volonté, elle aussi, la vieille volon-
té si bien connue et si logique, se transforme à
son tour et subitle contact immédiat de grandes
lois înexplicalilcs et profondes. Il n'y a presque
plus de refuges et les hommes se rapprochent.
Ils se jugent par-dessus les paroles el les actes,
et jusque par-dessus les pensées, car ce qu'ils
voient sans le comprendre est situé bien au delà
du domaine des pensées. Et c'est l'une des
grandes marques auxquelles on reconnaît les
périodes spirituelles dont je parlais tantôt. On
sent de tous côtés oue les relations de la vîe
ordinaire commencent à changer, et les plus jeu-
nes d'entre nous parlent et agissent déjà tout
autrement que les hommes de la génération qui
les précc'de. Une foule de conventions, d'usages,
?1
Lt liévEIL DE L'ABfS 43
— — — — — — — . \
de voiles et d'intermédîaires înutiles retombent
aux abîmes, et presque tous, sans le savoir, nous
ne nous jugeons plus que selon l'invisible. Si
j'entre pour la première fois dans votre cham-
bre, vous ne prononcerez point, d'après les lois
les plus profondes de la psychologie pratique,
la sentence secrète que tout homme prononce en
présence d'un homme. Vous ne parviendrez pas
à me dire où vous êtes allé pour savoir qui je
suis, mais vous me reviendrez, chargé du poids
de certitudes ineffables. Votre père, peut-être,
m'eût jugé autrement et se serait trompé. II faut
croire que Thomme va bientôt toucher l'homme
et que Tatmosphèrc va changer. Avons-nous
fait, comme le dit Claude de Saint-Martin, le
grand « philosophe inconnu », avons-nous fait
un c( pas de plus sur la route instructive et lumi-
neuse de la simplicité des êtres » ? Attendons
en silence ; peut-être allons-nous percevoir avant
peu « le murmure des dieux ».
LES AVERTIS
III
LES AVERTIS
Ils sont connus de la plupart des hommes et
presque toutes les mères les ontvus. Ils sont peut-
être indispensables comme toutes les douleurs,
et ceux qui ne les ont pas approchés sont moins
doux, moins tristes et moins bons.
Ils sont étranges. Ils semblent plus près de la
vie que les autres enfants et ne rien soupçonner,
et cependant leurs yeux ont une certitude si
profonde, qu'il faut qu'ils sachent tout et qu'ils
aient eu plus d'un soir le temps de se dire leur
secret. Au moment où leurs frères tâtonnent
encore autour d'eux entre la naissance et la vie,
ils se sont déjà reconnus, ils sont déjà debout,
4»
LX TBisOR OCS Bmilt.BS
les mains et l'âme prêtes. A la hâte, sagement
et minutienscment, ils se préparent à virre, el
œlle hâte est lésine que les mères, à leur insu
discrt-tcs confidentes de loutce qui ne se dît pas,
osent à peine regarder.
Souvent, nous n'avons pas le temps de les
apercevoir; ils s'en vont sans rien dire et ceux-
là nous demeurent à jamais inconnus. Mais
d'autres s'attardent un peu, nous regardent en
souriant attentivement, semblent sur le point
d*avouer qu*ils ont tout compris, et puis, vers la
vingtième année, s'éloignent à la hâte, en étouf-
fant leurs pas, comme s'ils venaient de décou-
vrir qu'ils s'étaient trompés de demeure et qu'ils
allaient passer leur vie parmi des hommes qu'ils
ne connaissaient pas,
Eux-mêmes ne disent presque rien et s'entou-
rent d'un nuage au moment où Us se sentent
blessés et où l'homme est sur le point de les at^
teindre. H y a quelques jours, ils semblaient être
au milieu de nous, et ce soir, tout à coup, ifs
sonl si loin que nous n'osons plus les reconnat-
Ire ni les inlcrroger. lis sont là, presque de l'au-
tre côté de la vie, et Ton sent que c'est Theure
enfin d*affirnier une chose plus graye, ilus hu-
maine, plus réelle et plus profonde que ramitié,
la pîlié ou l'amour; une chose qui bat mortelle-
ment deraile tout au fond de la gorge, et qu'on
ignore, et qu'on n'a jamais dite, et qu'il n'est
plus possible de dire, car tant de vies se passent
à se taire 1.,, Et le temps presse; et qui de nous
n'a attendu ainsi jusqu'au moment où Ton ne
^pouvait plus lui répondre?
Pourquoi sont-îls venus et pourquoi s'en vont-
ils ? Ne naissent-ils que pour nous affirmer que
la vie n'a pas de but? A quoi serl-il d'interroger ,
puisqu'on ne répondrajamais ? J'ai été plusieurs^l
fois témoin de ces choses, et un jour je les ai
vues de si près que je ne savais plus s'il s'agis-
sait d'un autre ou de moi-même. . .
Un frère est mort ainsi. On eût dît que lui
seul avait été prévenu, sans le savoir, tandis que
5û
LE Tné<Oft DES HrjMBLR»
nous savions peut-être quelque chose sans avoir
reçu cet avertissement organique qu'il recelait
depuis lespremiers jours, A quoi dîstîn^e-t-on les
êtres sur lesquel s va poser u n événement très grave?
Rien n'est visible et cependant nous voyons tout.
Ils ont peur de nous^ parce que nous les aver-
tissons sans cesse et malgré nous; et à peine les
avons-nous abordés qu'ils sentent qîie nous réa-
gissons contre leur nvenir. Nous cachons quel-
que chose à la phipart des hommes et nous
ignorons nous-mêmes ce que nous leur cachons,
llpasse, entre deux êtres qui se rencontrent pour
la première fois, d'élranges secrets de vie et de
mort ; et bien d'autres secrets qui n'ont pas
encore de nom, maïs qui s'emparent immédia-
tement de notre attitude, de nos regards et de
notre visage; et lorsque nous serrons les mains
d'un ami, notre âme a des indiscrétions qui ne
s'arrêtent peut-être pas sitr le s<^nîl de cette vie.
Il se peut qu'il n'y ait aucune arrière-pensée
» entre deux hommes, mala il y a des chosos plus
LE» AVSHTIS
5i
impérieuses et plus profondes que la pensée.^
Nous ne sommes pas maîlres de ces dons in-
connus el nous trahissons sans cesse le prophète
qui ne sait pas parler. Nous ne sommes jamais
avec les autres tels que nous sommes avec nous-
mêmes, ni même tels que nous sommes avec eux
dans Tobscurîté et nos regards se transforment
selon le passé et ravcnir qu'ils aperçorvent, et
c'est pourquoi nous vivons malgré nous sur nos
gardes.En rencontrant ceux qnî ne vivront pas,
ce n*est pas eux que nous voyons, mais ce qui
va leur arriver. Ils voudraient nous tromper
pour se tromper. Ilsfnnt tout pour nous dérouter
et cependant, à travers leur sourire et leur ar-
deur à vivre, rëvénement transparaît déjà comme
s'il était le soutien et la raison même de leur
existence. Une fois de plus, la mort les a trahis,
et ils voient avec tristesse que nous avons tout vu
et qu'ily a des voix qui ne peuvent se tairct
Qui dira la force des événements et s'ils sont
nous-mêmes ou si nous ne sommes qu'eux?Nais-.
Ls miaou des humbles
setït-ils de nous, ou bien naîssons-nous d'eux ?
Les allîrons-nous, ou nous atLirenl-îIs? Les
transforiTïons-nous ou nous transformenUils ?
Ne se trompent-ils jamais ? Pourquoi vien-
nent-ils à nous comme Fabeille à la ruche et la
colombe au colombier; et où se réfugieuL ceux
qui ne nous Iroiivenl pas au rendez-vous? D'où
viennent-îlsà noire rencontre; et pourquoi nous
ressemblent-ils comme des frères? Agissent-ils
dans le passé ou dans ravenîr et les plus puis-
sants sont-ils ceux qui ne sont plus ou ceux qui
ne sont pas encore ? Est-ce hier ou demain qui
nous transfigure? Qui de nous ne passe la plus
grande partie de sa vîeà l'ombre d'un événement
qui|n'a pas encoreeu lieu? J*ai vu ces graves alti-
tudes, cette marche qui semblait avoir un but
trop prochain, ce pressentiment des grands
froids et cet œil qui ne se laissait pas distraire,
en ceux mêmes dont la fin devait être acciden-
telle et sur qui la mort allait s'abaltre inopiné-
ment du dehors. Et cependant, ils se hâtaient
autant que leurs frères qoî la portaient en eux»
Ils avaient le même visage. A eux aussi la vie
semblait plus sérieuse qu'à ceux qui doivent
vivre. Ils agissaient avec la même attention silrc
et silencieuse .Ils n'avaîcntplusdetempsà perdre,
ils devaient être prêts à lamême heure : tant cet
événement qu'un prophète n'aurait pu prévoir
était, à leur insu, la vie même de leur vie.
C'est noire mort qui guide notre vie et notre
vie n'a d'autre but que notre mort. Notre mort
est le moule où se coule notre vie et c'est elle qui
a formé notre visage. II ne faudrait faire que
le portrait des morts, car eux seuls sont eux-
mêmes et se montrent un instant tels qu'ils sont.
Et quelle vie ne s'éclaire dans la pure, froide et
simple lumière qui tombe sur Toreiller des der-
nières heures ? Est-ce cette même lumière qui
baigne déjà ces visages d'enfants lorsqu'ils nous
sourient fixement, et qui nous impose uu silence
qui ressemble à celui de la chambre où quel-
qu'un se lait pour toujours? Lorsque je me
M
L.G TA^SOR DES HUMBLES
rappelle ceux que j^aî connus et que la même
mort menait tous par la main, je vois une
troupe d'enfants, d adolescentes et d'adolescents
qui semblent sortir de la môme maison. Ils sont
déjà frères et sœurs, et l'on dirait qu'ils se
reconnaissent entre eux à des marques que nous
ne voyons pas, et qu'ils se font, au moment où
nous ne les observons plus, le signe du silence.
Ce sont les enfants attentifs de la mort précoce»
Au collège, nous les discernions obscurément.
Ils semblaient se cliercher et se fuir à la fois
comme ceux qui ont la même infirmité. On les
voyait à Técart sous les arbres du jardin. Ils
avaient la môme gravité sous un sourire plus
interrompu et plus immatériel que le nôtre, et
je ne sais quel air d'avoir peur de trahir un
secret. Presque toujours, ils se taisaient lorsque
ceux qui devaient vivre s'approchaient de leur
groupe. Parlaient-ils déjà de Févénement, ou
kien savaient-ils que Tévénement parlait à tra*j
fers eux et malgré eux, et l'entouraient-ils aîns
LES AVKHtlS
55
afin de le cacher aux yeux îndilKrcnts? Ils scm- ^
Liaient par moments nous regarder du haut
d'une lour; et bien qu'ils fussent plus faibles
que nous, nous n'osions pas les molester* Il est
vrai que rien n'est caché ; et vous tous qui me
rencontrez, vous savez ce que j'ai fait et ce que
je ferai, vous savez ce que je pense et ce que
j'ai pensé; vous savez exactement le jour où je
dois mourir, maïs vous n'avez pas encore trouvé
le moyen de le dire, filt-ce à voix basse et à
votre propre cceur. Nous avons Thabilude de
passer sous silence tout ce que notre main n'at-
teint pas, et peut-être saurions-nous trop de
choses si nous savions tout ce que nous savons.
Nous vivons à côté de noire véritable vie et nous
sentons que nos pensées les plus intimes et les
plus profondes môme ne nous regardent pas,
car nous sommes autre chose que nos pensées
et que nos rêves. Et ce n'est qu'à certains mo-
ments et presque par distraction que nous vivons
nous-mêmes. Quel jour deviendrons-nous ce
56
LE Taéi^on tiBS HuninLEfl
que nous sommes ? En atlendant, nous étions
devant eux comme devant des étrangers. Ils inli-
rnîdaîent notre vie. Parfois ils se promenaient
avec nous par les corridors et les cours, et nous
avions peine à les suivre. Parfois ils se mê-
laient à nos jeux, et le jeu ne semblait plus le
même. Quelques-uns ne trouvaient pas leurs
frères. Ils erraient seuls au milieu de nos cris et
n'avaient pas d'amis parmi ceux qui n'allaient
pas mourir. Et cependant nous les aimions^ et
aucun visage n'était plus amical que le leur.
Qu'y avait-îl entre eux et nous et qu'y a-t-il entre
nous tous? Au fond de quelle mer de mystères
vivons-nous? Ici régnait aussi cet amour qui
ne s'exprime plus parce qu'il ne participe pas à
la vie de ce monde. Il ne supporterait peut-être
aucune épreuve, il semble à chaque instant
trahi, et la moindre amitié ordinaire a Tair de
le vaincre, et cependant sa vie est plus pro-
fonde que nous-mêmes et peut-être ne nous
semble-l-îl indifférent que parce qu'il se sait
Les ^VETATlâ
57
F érservé pour des temps plus longs et plus sûrs-
^H il oe parle pas ici parce qu'il sait qu'il parlera
^F plus tard; et ce n'est jamais ceux que nous
embrassons que nous aimons le plus profonde»
ment. Il y a ainsi une part de la vie, — et c'est
la meilleure, la plus pure et la plus grande, —
qui ne se mêle pas à la vie ordinaire, et les yeux
des amants eux-mêmes ne percent presque
jamais cette digue de silence et d'amour.
^H Ou bien les laissions-nous seuls parce que,
^^ quoique plus jeunes, ils étaient nos aînës?,,.
Savions-nous qu'ils n'avaient pas le même âge
et les redoutions-nous comme des juges? Leurs
regards étaient déjà moins mobiles que les
nôtres, et lorsqu'ils s'iippuyaient,par hasard,sur
nos aglLations, elles s'apaisaient sans raison, et
un silence incompréhensible s'étendait un ins-
tant. Nous nous retournions ; ils nous obser-
vaient et riaient sérieusement. Je me rappelle le
visage de deux d'entre eux qu'une mort violente
attendait. Mais presque tous étaient timides et
LA MORALE MYSTIQUE
IV
LA MOILVLli MYSTIQUE
Il n'est que trop vrai que les pensées que
nous avons donnent une forme arbitraire aux
mouvements invisibles des royaumes intérieurs.
II y a ainsi mille et mille certitudes qui sont les
reines voiliies qui nous guident à travers Texis-
tence et dont nous ne parvenons pas à parler.
Dès que nous exprimons quoique chose, nous le
diminuons étrangement. Nous croyons avoir
plongé jusqu'au fond des abimes et quand nous
remontons à la surface, la goutte d'eau qui scin-
tille au bout de nos doigts pâles ne ressemble
plus à la mer d'où elle sort* Nous croyons avoir
découvert une grotte aux trésors merveilleux j
LE TTLEl^On OÇS DUMBL«9
et quand uous reveuons au jour, nous u avons
emporté que des pierreries fausses et des mor-
ceaux de verre; et cependant le trésor brille
invariablement dans les ténèbres. Il y a quelque
chose d'imperméable entre nous-mêmes et notre
âmcj et, à certains moments, dit Emerson^
I <( nous en arrivons à désirer ardemment la souf-
france dans l'espoir que, là enfin, nous trouve-
rons de la réalité et sentirons les pointes aîjfuës
let les angles de la vérité ».
J*ai dit ailleurs que les âmes semblent se rap-
procher : et cela n'a d'autre valeur que la va-
leur que peut avoir une impression permanente,
mais obscure, qu'il est bien difficile d'étayer sur
des faits,car les faits ne sont que les vagabonds,
les espions ou les traînards des grandes forces
qu'on ne voit pas. Et pourtant. Ton dirait que,
plus profondément peut-être que nospères, nous
sentons, par instants, que ce n'est pas en pré-
sence de nous seuls que nous sommes. Ceux qui
ne croient en aucun dieu aussi bien que les
LA IMOnALB MYSTIQITE
ÙZ
autres n'agissent pas en eux-mênies comme s'ils
étaient sûrs d'élre seuls. Il y a une surveillance
générale f]U! s*exerce ailleurs que dans les ténè-
bres indulgentes de la conscience de chaque
homme. Est-il vrai que les vases spirituels soient
moins strictement scellés qu'autrefois et que les
oscillations de la mer intérieure deviennent plus
puissantes? Je ne sais; tout au plus pouvons-
nous constater que nous n'attachons plus la
même importance à un certain nombre de fautes
traditionnelles, et c'est déjà le signe d'une con-^
quête spirituelle.
II semble que notre morale se transforme el
qu'elle s'avance à petits pas vers des contrées
plus hautes qu'on ne voit pas encore. Et c'est
pourquoi le moment est peut-être venu de se
poser quelques questions nouvelles. Qu'arrive-
rait-il, par exemple, si notre âme devenait visi-
ble tout à coup et qu'elle dût s'avancer au milieu
^e ses sœurs assemblées, dépouillée de ses voi-
es, mais chargée de ses pensées les plus secrètes
64
LE TIvâsOR DES «UMDLE3
et tratnani à sa suite les actes les plus mysté^
îeux de sa vie que rien ne pouvait exprimer?
De quoi rougi rai t-clle ? Que voudrait-elle ca-
cher? Irait-elle, comme une femme pudîrjuc,
jrler le long manteau de ses cheveux sur les
péchés sans nombre de la chair? Elle les a îg^no-
rés, et ces péchés ne Font jamais atteinte» Ils
ont été commis à mille lieues de son trône, et
l'âme du Sodomite même passerait au milieu dei
la foule sans se douter de rien, et portant dansi
ses yeux le sourire transparent de Fenfant. Elle:
n'est pas intervenue, elle poursuivait sa vie du
côté des lumières, et c*est de cette vie seule
qu'elle se souviendra.
Quels péchés et quels crimes ordinaires aura-
t-elle pu commettre? A-t-elle trahi, a-t-elle
trompé, a-t-elle menti ? A-t-elle fait souffrir et
a-t-elle fait pleurer? Où était-elle tandis que:
celui-ci livrait son frère aux ennemis ? Elle san-
glotait peut-être loin de lui, et, à partir de ce
moment, elle sera devenue plus profonde et plus
LA MORALE MYSTK^UK
belle. Elle n'aura point honte de ce qu'elle n'a
pas ftiit; et elle peut rester pure au centre d'un
grand meurtre. Souvent, elle transforme en
clartés intérieures tout le mal auquel il faut bîcn
qu'elle assiste. Tout dépend d'un principe invisi-
ble el de là naît sans doute Tinexplicable indul-
gence des dieux*
Et notre indulgence, elle aussi. Nous ne pou-
vons nous empêcher de pardonner; et quand la
mort, « la grande réconciliatrice », a passé, qui
de nous ne tombe sur les genoux et ne fait en
silence sur l'âme délaissée le geste du pardon?
Si je viens me pencher sur le corps immobile
de mon pire ennemi, croyez-vous donc qu'en
regardant ces lèvres pâles qui m'ont calomnié,
ces yeux éteints qui firent pleurer les miens, et
ces mains froides qui m'ont peut-être torturé, je
songe encore à la vengeance? Tout a étépayé par
la mort au passage. L'âme ne me doit plus rien
et instinctivement je la mets au-dessus des torts
les plus cruels et des fautes les plus graves, (Que
4
1
i
m
LE rn^.roR de^buBiS
cet înslîiîcl est admirable et sîg-nîficalîf !) Et sî
je regrette quelque chose, ce n'est pas de ne
pouvoir faire souffrir à mou tour, maïs peut-être
de D^avoîr pas aimé suffisamment ou pardonné
plus tôt.
On dirait quedéjà nous comprenons ces choses
tout au fond de nous-mêmes. Ce n'est pas sur
leurs actes, et ce n'est même pas d'après leurs
pensées les plus secrètes que nous jugeons nos
frères, car les pensées secrètes ne sont pas tou-
jours illisibles; et nous allons bien au delà de
rillisible. Un homme aura commis tous les cri-
mes réputés les plus vils sans que le plus grand
de ces crimes altère un seul instant le souffle de
fraîcheur et de pureté immatérielle qui entoure
sa présence ; au lieu que l'approche d'un mar-
ijT OU d'un sage pourra couvrir notre âme d'é-
paisses et insupportables ténèbres. Un héros ou
un saint choisira son amî au milieu des visages
sur lequels se lit sans peine l'habitude de toutes
les pensées basses, et ne se sentira pas dans'
n une atmosphère fraternelle ou humaine » à
cfttéd'un autre être dont le front s'ilhimînc des
rôycs les plus hauts cl les plus magnanimes,
Qn'est-ce que cela Kig^nifie? et quelles nouvelles
CCS choses apportent-elles ? Il y a donc des lois
plus profondes que celles qui président aux actes
et aux pensées? Que nous a-t-on appriset pour-
quoi agissons-nous toujours selon des règles
dont on ne parle pas et qui seules sont sûres?
Car Von peut affirmer qu'ici, malgré les appa-
rences, le héros et le saint neseeont point trom-
pés* Hsn^ont fait qu'obéir, et si le saint est trahi
et vendu par l'homme qu'il a choisi, quelque
chose d'inébranlable restera cependant, qui lui
dira qu'il n'y eut pas d'erreur et qu'il n'a rien à
regretter. L'âme n'oubliera jamais que Taulrc
âme était claire,..
Tandis que Ton remue la pierre presque incon-
nue qui cou\Te ces mystères, on respire l'odeur
trop forte del'abjme et les mots en môme temps
que les pensées tombent autour de nous comme
GS
LE TuésOll 1>E3 RUMBLSfl
des mouches empoisonnées. La vie intérieure
elle-même paraît une petite chose auprès de ces
profondeurs inyariables. Sercz-rpus fier, cnpré^
sence d'un ange, d'être celui qui n'a jamais eu
tortet n'existc-t'il pas une innocence inférieure?
Lorsque Jésus lit les pensées mîsérahlcs des
Pharîsîens qui entourent le paralytique de Ca-
pharnaum, êtcs-vous sûr qu'il juge aussi leur
âme d'un coup d'œil analogue^ qu'il la con-
damne en même temps et qull n'aperçoive pas,
par delà ces pensdcs» une clarté peut-être inal-
térable ? Et serait-il un Dieu si sa condamnation
était irrévocable? Mais pourquoi parle-t-il
comme s*il s'arrêtait au dehors? La pensée Is
plus basse ou l'idée la plus noble laîssera-t-elle^
une trace sur le pivot de diamant? Quel Dieu,
s'il est vraiment sur les hauteurs, pourra s*empê-
cher de sourire à nos fautes les plus graves,
comme on sourit aux jeux des petits chiens pur
le tapis ? et que serait un Dieu qui ne sourirait
pas? Croyez-vous que vous prendrez lapeîne, si
LA MOHALE «YâTigtJE
ca
TOUS devenez vraiment pur, de soustraire aux
regards des ançes assembles les petits mobiles
de vos grandes actions? Et pourtant n'y a-t*il
pas en nous plus d'une chose qui peut faillir aux
yeux des dieux assis sur la montagne? Il est sAr
qu'il y en a, et notre âme n'ignore pas qu'elle
aura des comptes à rendre. Elle vit sans rien
dire, sous la main d'un grand juge dont nous ne
parvenons pas à saisir les sentences. Mars quels
seront ces comptes? Où trouver la morale quile
dise? Y a-t-il une morale mystërîeusô qui règne
en des régions plus lointaines que celles de nos
pensées; et un astre central que nous ne voyons
pas et dont nos plus secrets désirs ne sont que
tes planètes impuissantes? Existe-t-il, au centre
de notre être^un arbre transparent dont toutes
nos actions et toutes nos vertus ne sont que
les fleurs et les feuilles éphémères ? Au fond,
nous ignorons quel mal notre âme peut com-
mettre et nous ne savons pas encore de quoi
nous rougirions devant une intelligence supé^
70
LS TRésOft DJ£S HUMBLES
ricure on devant une autre âme; et cependant
qui de nous se trouve pur et ne redoute pas ub
juge? et quelle âme n'a pas peur d'une autre
âme?
Ici, nous ne sommes plus dans les vallées con-
nues de la vie animale ou psychique. Nous arri^
vous aux portes de la troisième enceinte : celle"
de la vie divine des mystiques. Ce n'est qu'en
tâtonnant qu'on en franchi! le seuil. Et puis, le
seuil franchi, où sont les certitudes ? Où se
cachent ces lois admirables que, sans relâche,
nous transgressons peut-être sans que notre
conscience le soupçonne, bien que notre âme
soit avertie ? Et d*où provenait donc Fombre de
ces transgressions mystérieuses qui sVtendait
parfois sur notre vîe et la rendait soudain sî
redoutable à vivre? Quels sont les grands péchés
spirituels que nous pouvons commet tre? Au-
UÂ MOnALE MYSTJ2U»
7*
rons-nous lioiite il*avoîr luUé coalre notre ânie
ou notre âme iulte-t-elle învisiblement contre
Dieu? Et cette lutte est-elle silencieuse à tel
point que pas un soupir ne force les parois ?
Y a-t-il un moment où nous pouvons entendre
la reine aux lèvres closes? Elle se lait sans
espoir dans tous les événements de la surface,
mais n'en est-il pas d'autres que Ton remarque
à peine et qui touchent cependant à des forces
éternelles et profondes ? Voici quelqu'un qui
meurt, qui regarde ou qui pleure ; un autre qui
s*approche pour la première fois ou votre ennemi
qui passe ; u'est-ce point alors qu elle chuchote
peut-être? Et si vous récouliez, tandis que déjà
vous n'aimez plus dans Tavenir Tami auquel
vous souriez en ce moment? Mais tout cela n'est
rien et n'approche même pas des clartés exté-
rieures de Tabîme. Il n'est pas possible de par-
ler de ces choses^ parce qu'on est trop seul,
« Actuellement y dit Novalis, l'âme ne bouge que
çà et là; quand donc remuera-t-elle entière-
72
LE TIVÊSOIX OES UUltQLfiS
menl, et quand Hitimanîlé commencera-l-elle à
prendre conscience en masse? n C'est à cette
condition seulement que quelques-uns appren-
dronl quelque chose. Il faut attendre patiem-
ment que cette conscience supérieure se forme
peu à peu. II se peut qu'alors Fun de ceux qui
viendront parvienne à exprimer ce que nous
sentons tous de ce côté de l'âme, qui est comme
la face de la lune qu'on n'a pas aperçue depuis
le commencement du monde.
SUR LES FEMMES
SUR LES FEMMES
En ces domaînes ausiî, les loîs sont incon-
nues. Au-dessus de nos têtes brille, au centre
du ciel, Tétoile de l'amour qui nous est destîtié ;
et toutes nos amours naîtront, jusqu'à la fln^
dans les rayons et Tatmosphère de cette étoile.
Nous aurons beau choisir à droite ou bien à
gauche^ sur les hauteurs ou bien dans les bas-
fonds; nous aurons beau, pour sortir de ce cer-
cle enchanté que nous sentons autour de tous
les actes de noire vie, violer notre instinct et
tenter de choisir contre le choix de notre étoile,
nous élirons toujours la femme descendue de
Fastre invariable. Et si, comme don Juan, nous
ea eml>nis5aoji nulle et trois, kmiqiie Tiendra le
soir où les bras se délieni et oà les lèvm se
séparent, ncfos reconoaltroos cpie c^est encore la
même femme, la bonne on la roanraise, la ten-
dre oa la cmelle, Taimante on llnfidèle, qui se
lient derant noi»...
En Térité, nous ne sortons jamais dn petit
cercle de clarté qne notre destinée tra^!e anlonr
de nos pas, et l'on dirait que les bommes les plas
éloignés connaissent la nuance et félendae de
cet annean infranchissable. Ces! la teinte de
ces rayons spirituels qu'Us aperçoîfent tout
d'a)>ord et qui fait qu'ils nous tendent la main
en souriant oc qu'ils la retirent arec crainte*
Noos nous connaissons tous dans une atmos-
pli^e supérieure, et l'idée que je me fais d'un
inconnu participe immédiatement à une vérité
mystérieuse et plus profonde que la vérité
matérielle. Oui de nous n*a éprouvé ces choses
qui se passent dans les régions impénétrables de
l*bumanité presque astrale? Si vous recevez une
SUR LES F CM usa
77
le tire venue du fond d'une lie perdue dans le
grand cœur des océans, et écrite par une main
dont vous ignorez rcxistence, êtes-vous bien
sûr que ce soit un inconnu qui vous écrive et
n'éprouvez-vous pas, dans le moment que vous
lisez, sur rame qui vous rencontre ainsi — les
dieux savent seuls dans quelles sphères — des
certitudes plus infaillibles et plus graves que
toutes les certitudes ordinaires? Et, d'un autre
côté, croyez-vous que cette âme, qui songeait à
la vôtre, au hasard de l'espace et du temps,
n'avait pas, elle aussi, des certitudes analog^ucs?
Il y a de toutes parts d étranges reconnaissan-
ces, et nous ne pouvons pas cacher notre exis^
tence. Rien ne semble jeter sur les liens subtils
qui doivent exister entre toutes les âmes un
jour plus spécial que ces petits mystères qui
accompagnent rechange de quelques lettres
entre deux inconnus. C'est peut-être une des
étroites fentes, — misérable sans doute, mais il
en est si peu que nous devons nous contenter
,8
1.1 TRiaOR DES HUKBLIS
desluearsles plus pâles, — c'est peut-être une
des étroites fentes dans la porte de ténèbres par
où nous pouvons soupçonner un instant ce qui
doit se passer dans la grotte des trésors qui ne
furent jamais découverts. Examinez la corres-
pondance passive d'un homme et vous y trouvez
je ne sais quelle unité singulière. Je ne connais
ni celui-ci ni celuî-là qui m'interrogent ce matin,
et cependant je sais déjà que je ne pourrai pas
répondre au premier de la même manière que je
vais répondre au second, J*aî vu quelque chose
d'invisible- Et, à mon tour, si quelqu'un m'écrit
que je n'ai jamais aperçu, je suis sûr que sa
lettre n'est pas exactement la même que celle
qu'il eût écrite à Famî qui me regarde en ce
moment. Il y aura toujours une différence spiri-
tuelle insaisissable* C'est le signe de l'âme qui
salue invîsîblement une autre âme. 11 faut croire!
que nous nous connaissons dans des régions
que nous ne savons pas et que nous possédons
une patrie commune où nous allons, où nous
noua retrouvong el d*où nous revenons sans
peinr.
C'est aussi dans celte patrie commune que
nous clioîsîssons nos amantes, et c'est pourquoi
nous ne nous trompons pas et nos amantes ne
se trompent pas nonplus. Le royaumedc l'amour
est avant tout le grand royaume des cerliludes,
parce que c'est celui oCi les âmes ont le plus de
loisirs Jcîjclles n'ont vraiment pas autre chose à
faire qu'à se reconnaître, à s'admîrer profondé-
ment et à s*interroger,les larmes dans les yeux,
comme de jeunes sœurs qui se retrouvent, tan*
dis que les bras s'entrelacent et que les lèvres
s'entre-croîsent si loin d'elles... Elles ont enfin
le temps de se sourire et de vivre un inslantpour
elles-mêmes dans la trêve de la vie dure et quo-
tidienne; et c'est peut-être des hauteurs de ce
sourire et de ces regards indicibles que se ré-
pandy sur les minutes les plus fades deTamour,
le sel mystérieux qui conserve î\ jamais le sou-
venir de la rencontre de deux bouches,,.
8o
LB TRESOR DES HUMBLES
lyiais je ne parle ici que de l'amour prédes-
tînc et vénlable. Lorsque nous retrouvons une
de celles que le sort nous a réservées et qu'il a
fait sortir du fond des grandes villes spirituelles
où nous vivons sans le savoir, pour l'envoyer au
carrefour de la route par où nous devrons pas-
ser à rheure dite, nous sommes avertis dès le
premier regard- Quelques-uns tentent alors de
violer le sort. Il se peut que nous mettions fu-
rieusement les mains sur les paupières pour ne
plus voir ce qu^il a fallu voir et qu'en luttant de
toutes nos petites forces contre des forces éter-
nelles nous parvenions à traverser la route pour
aller vers une autre envoyée qui n*est pas là
pour nous. Mais nous aurons beau faire, nous
ne réussirons pas à « agiter Teau morte dans
les grandes cuves de l'avenir ». Il n'arrivera
rien ; la force pure des hauteurs ne voudra pas
descendre et ces baisers et ces heures Inutiles
refuseront de s'ajouter aux heures el auxbalser^
réels de notre vie,t,
La destinée ferme parfois les yeux, mais elle
sait bien que nous lui reviendrons le soir, el que
c'est elle qui doit avoir le dernier mot. Elle peut
fermer les yeux, mais le temps qu'eUe les ferme
est du temps qui se perd...
Il semble que la femme soit plus que nous
sujette aux dcstiaces. Elle les subit avec une
simplicité bien plus grande* Elle ne lutte ja-
mais sincèrement contre elles. Elle est encore
plus près de Dieu el se livre avecmoins de réserve
à Taclion pure du mystère* Et c est pour cette
raison, sans doute^ que tous les événements où
elle se môle à notre vie paraissent nous ramener
vers quelque chose qui ressemble aux sources
mêmes du Destin* Cest près d'elles surtout que
l'on a, par moments, eu passant, « un clair
pressentiment » d'une vie qui ne semble pas
toujom*s parallèle à la vie apparente. Elle nous
rapproche des portes de notre être. Oui sait
si ce n'est pas dans un de ces instants profonds
qu'ils dormirent sur son sein que les héros
8»
LE TRESOR DES HUHBLEfl
apprirent la force et la fidélité de leur étoile, et
sî riiomme qui n'a pas reposé sur le cœnr d'une
femme aura jamais le sent ment exact de Tavcnir?
Nous entrons une fois de plus dans les cer-
cles troublés de la conscience supérieure* Ali l
qu'il est vrai qu'ici aussi « la soi-disant psycho*
log-îe est une de ces larves qui ont usurpé, dans
le sanctuaire, la place réservée aux images véri-
tables des dieux » t Car il ne s'agit pas toujours
de la surface ; il ne s'agît même pas des arrière-
pensées les plus graves. Croyez-vous donc que
dans l'amour il n'y ait que des pensées, des actes
et des paroles, et que les âmes ne sortent pas
de ces prisons? Ai-je besoin de savoir sî celle
que j'embrasse aujourd'hui est jalouse et fidèle,
rieuse ou triste, sincère ou bien perfide? Vous
imaginez-vous que ces petits mots misérables
vont monter jusqu'aux cimes où nos âmes sont
assises et où notre destin s'accomplît en silence?
Que m'importe qu'elle me parle de pluie ou de
bijoux, de plumes ou d'aiguilles, et qu'elle ait
8tm LKl FEMMES
sa
raîr de ne pas me comprendre; croyez-vons que
j'aie soif dune parole sublime, lorsque je sens
qu'une âme me reçardc dans Tâme, et que je ne
sache pas que les plus admirablespenst^es n'ont
pas le droit de relever la tête en face des mys-
tères? je suis toujours au bord de l'océan; et si
j'étais Platon, Pascal ou Michel-Ange, et que
mon amante meparUU de ses pendants d'oreilles,
tout ce que je dirais, tout ce qu'elle me dirait,
flotterait avec le môme aspect sur les profon-
deurs de la mer intérieure, que nous contem-
plons l'un dans Tautre, Ma pensée la plus haute
ne pèsera pas plus dans les balances de la vie
ou de Tamour que les trois petits mots que Ten-
fant qui m'aimait m'aura dits sur ses bagnes
d'argent, sur son collier de perles ou de mor-
ceaux de verre.*-
C'est nous qui ne comprenons pas, parce que
nous sommes toujoursdans les bas-fonds de notre
intelligence, 11 suffit de monter jusqu'aux pre-
mières neiges de la montagnej et toutes les iné-
galités s'aplanissent sous la main purificatrice
de riiorizon qui s'ouvre. Quelle différence y a-t-
il alors enlre une parole de Marc-Aurèle et la
phrase de Tenfanl ([ul constate qu'il fait froid?
Soyons humbles et sachons distinguer raccîdent
de Fcssence Jl ne faut pas que « des bâtons flot-
tants )> nous fassent oublier les prodij,^es de
Tabîme. Les pensées les plus belles et les idées
les plus basses n'allèrent pas plus l'aspect éter-
nel de notre âme que les Hlnialayas ouïes gouffres
ne modifient, au milieu des étoiles du ciel, l'as-
pect de notre terre. Un regard, un baiser, et lu
certitude d'une présence invisible et puissante :
tout est dit; et je sais que je suis aux côtes
d'une égale...
Mais régale est vraiment admirable et étrange;
et, dès qu'elle aime, la dernière des filles pos-
sède quelque chose que nous n'avons jamais,
parce que, dans sa pensée, l'amour est toujours
éternel. Est-ce pour cette raison qu'elles ont
toutes, avec les puissances pi imitives, des rap-
SUR LES FEMMES 85
ports qui nous sont interdits? Les meilleurs d'en-
tre nous se trouvent presque toujours à de gran-
des distances de leurs trésors de la seconde
enceinte ; et, lorsqu^un moment solennel de la
vie exige un des joyaux de ce trésor, ils ne se
souviennent plus des sentiers qui y mènent, et ils
offrent en vain des bijoux faux de leur intelli-
gence à la circonstance impérieuse et qui ne se
trompe pas. Mais la femme n'oublie point le
chemin de son centre, et, que je la surprenne
dans l'opulence ou la misère, dans l'ignorance ou
dans la science, dans la honte ou la gloire; si je
lui dis un mot qui sorte réellement des gouffres
vierges de mon âme, elle saura retrouver les
sentiers mystérieux qu'elle n'a jamais perdus de
vue, et, sans hésitations, elle me rapportera
simplement, du fond des inépuisables réserves
de Tamour, une parole, un regard ou un geste
qui sera aussi pur que le mien. On dirait que son
âme est toujours à portée de sa main ; elle est prôtc,
jour et nuit, à répondre aux plus hautes exigen-
ces d'une autre âme; et la rançon de lapins pau-
vre ne se distingue pas de la rançon des reines,. •
Approchons-nous avec respect des plus petites
et des plus fières, de celles qui sont distraites et
de celles qui songent, de celles qui rient encore
et de celles qui pleurent ; car elles savent des
hoses que nous ne savons pas, et elles ont une
lampe que nous avons perdue. Elles habitent au
pied même de Flnévi table et en connaissent
mieux que nous les chemins. Et c'est pourquoi
elles ont des certitudes étonnantes et des gravi-
tes admirables, et Ton voit bien que, dans leurs
moindres actes, elles se sentent soutenues par
les mains sûres et fortes des grands dieux. Tout
à rheure, j'affirmais qu'elles nous rapprochaient
des portes de notre être, et vr; ' iient Ton croi-
rait que toutes nos relations avec elles ont lieu
par rentrebâi ment de cette porte primitive
et dans les chuchotcmcjils încomprdhensîbles
qui accompagnèrent sans doute la naissance des
choses, alors qu'on ne parlait encore qu à voLx
Sun Les FEniiteB
basse, de peur de ne pas entendre une défense
ou un ordre îtnpréru.,.
Elle ne francliîra pas le scuîl de cette porte, et
elle nous attend du cAté intérieur, où se Irott-*
vent les sources. Et lorsque nous venons frapper
du dehors, et qu'elle ouvre, sa maîn n'aban-
donne jamais la clé ni le vantail. Elle regarde
un instant l'envoyé qui s'approche, et, dans ce
bref momcntj elle a appris tout ce qu'il faut
apprendre, et les années futures ont tressai ilî
jusqu'à k fin des temps... Qui nous dira ce que
contient le premier regard de Tamour, « cette
bavette magique qui est faite d'un rayon de
lumière brisée », rayon qui est sorti du foyer
éternel de notre être, qui a transfiguré deux
âmes et les a rajeunies de vingt siècles? La porte
s'ouvre encore ou se referme; ne faites plus
aucun effort, car tout est décidé. Elle sait. Elle ne
tiendra plus compte de vos actions, de vos paro-
les, de vos pensées^ et si elle les surveille encore,
clic ne le fera plus qu'en souriant ; et elle rejet-
lera, sans le savoir, tout ce qui ne vient pas
confirmer les certitudes de ce prcxiûer regard.
Et si vous croyez Tindulre en erreur, sachez
bien qu'elle a raison contre vous-même et que
c'est vous seul qui errez, car vous êtes plus réel-
lement ce que vous êtes à ses yeux que ce que
vous croyez ôtre en votre âme, alors môme qu elle
se trompe sans cesse sur le sens d'un sourire,
d'un geste ou d'une larme.-t
Trésors caches, qui n'ont même pas de nom ! . .•
Je voudrais que tous ceux qui éprouvèrent qu'elles
sont mauvaises le proclamassent à leur tour et
nous disent leurs raisons^cl sî ces raisons sont pro •
fondes, nous serons étonnés et nous irons bien
luiu dans le mystère. Elles sont vraiment les sœurs
voilées de toutes les grandes choses qu'on ne
voit pas* Elles sont vraiment les plus proches
parentes de l'infini qui nous entoure cl, seules,
savent encore lui sourire avec la grâce familière
de l'enfant qui ne craint pas son père. Elles con-
servent ici-bus, comme un joyau céleste et îiiu-
lîle, le sel pur de votre âme; et si elles s'en
allaient, l'esprit régnerait seul sur un désert. Elles
ont encore les émotions divines des premiers
jours, et leurs racines trempent bien plus direc-
tement que les nôtres dans tout ce qui n'eut
jamais de limites. Je plains vraijnent ceux qui se
plaignent d'elles, car ils ne savent pas sur quelles
hauteurs se trouvent les baisers véritables. Et
cependant, qu'elles semblent peu de chose quand
les hommes les regardent en passant ! Ils les
voient s'agiter, au fond de leurs [)etites demeu-
res ; celle-ci se penche un peu; là-bas, Tautrc
sanglote; une troisième chante, et la dernière
brode; et pasun ne comprend ce qu'elles font L.,
Ils viennent les visiter, comme on visite des cho-
ses qui sourient; ils ne s'approchent d'elles que
l'esprit aux aguets, et Tâme ne peut entrer que
par le plus grand des hasards. Ils interrogent
avec méfiance; elles ne leur disent rien parce
qu'elles savent déjà; et voici qu'ils s'en vont en
haussant les épaules, persuadés qu'elles ne com-.
go
ut TRES DU DES BUMBLSS
prennent pas... a Maïs qu'ont-elles besoin de
comprendre ceci, nous répond le poêle, quH
a toujours raison ; qn'ont-elles besoin de
comprendre ces âmes bienheureuses qui ont
choisi la part la meilleure et qui, telles qu'une
pure flamme dVmour en ce monde terrestre, ne
resplendissent que sur le faîte des temples ou à
la cime des navires errants, en signe du feu
céleste qui inonde toutes choses? Bien souvent,
ces enfants qui aiment surprenncntjCn des heures
sacrées, d*aduiîrables secrets de la nature et les
révèlent avec une ingénuité inconsciente. Le
savant les suit à la trace pour recueillir tous les
joyaux qu'en leur innocence et leur joie elles ont
semés par les routes, Le poète, qui sent ce qu'elles
sentent, rend grâce à leur amour et cherche, par
ses chants, à transplanter cet amour, germe de
Tâge d'or, en d'auti es temps et en d'autres con»
trées. » Car ce qu'il a dît des mystiques s'appli-
que surtout aux femmes qui nous ont conservé
jusqu'ici le sens mystique sur notre terre,
RUYSBROECK UADMIRABLE
VI
RUYSBROEG?C L'ADMIRABLE
Un grand nombre d'œuvres sont plus réguliè-
rement belles que ce livre de Ruysbroeck FAd-
mîrable. Un grand nombre de mystiques sont
plus efficaces et plus opportuns : Swedenborg j
et Novalis, entre plusieurs. Il est fort probable'
que ses écrits ne répondent que rarement aux
besoins d*aujourd'hui. D'un autre côté, je con-
nais peu d'auteurs plus maladroits que lui; ir
s'ëgare par moments en d'étranges puérilités ;
et les vingt premiers chapitres de fOrmment
des Noces spirituelles^ bien qu'ils soient une
préparation peut-être nécessaire, ne renferment
guère que de tièdes et pieux lieux communs. Il
LB TuéjiOIi DKS SUMBL^l
n a extérieurement aucun ordre, aucuae logique
scolastîque. Il se répète souveot, et semble par-
fols se contredire* 11 joint Fignorance d'un enfant
à la science de quelqu'un qui serait revenu de la
mort. Il a une syntaxe tétanique qui m'a mis
plus d'une fois en sueur. Il introduit une image
et Toublie, Il emploie même un certain nombre
d'images irréalisables ; et ce phénomène, anor-
mal dans une œuvre de bonne foi, ne peut s'ex-
pliquer que par sa gaucherie ou sa hâte extra-
ordinaire* Il ignore la plupart des artifices de la
parole et ne peut parler que de l'ineffable. Il
ignore presque toutes les habitudes, les habiletés
et les ressources de la pensée philosophique , et
il est astreint à ne penser qu'à rincogitable.
Lorsqu'il nous parle de son petit jardin mona-
cal, il a de la peine à nous dire suffisamment ce
qui s'y passe ; il écrit alors comme un enfant. Il
entreprend de noui apprendre ce qui se passe
en Uîeu, et il écrit des pages que Platon n'aurait
pu écrire. Il y a de toutes parts une dispropor-
nUlSliUOECK L ADMIRABLB
î)5
f tion monstrueuse entre la science et Tignorance,
entre la force et le désir. Il ne faut pas s'atten-
dre à une œuvre littéraire : vous n*apercevrez
autre chose que le vol convulsif d'un aîgle ivre,
aveugle et ensanglanté au-dessus de cimes nei-
geuses. J'ajouterai un dernier mot eu manière
d'avertissement fraternel. Il m'est arrivé de lire
des œuvres qui passent pour fort abstruses : Les
Disciples à SaFs et les Fragments^ de Novalîs,
par exemple; les Biographialitteraria et VAmi^
de Samuel Taylor Coleridge; le Timée^ de Pla-
ton ; les Ennéades^ de Plotîn ; les Noms divins^
de Saint Denys TAréopagite ; VAurora^ da
grand mystique allemand Jacob Bœhme, avec
qui notre auteur a plus d'une analogie. Je n'ose
pas dire que les œuvres de Ruysbroeck soient
plus abstruses que ces œm^es^maîs on leur par-
donne moins volontiers leur abstrusion, parce
qu'il s'agit ici d'un inconnu en qui nous n'avons
pas confiance dès rabord. II me semblait indis-
pensable de prévenir honnt Icment les oisifs sur
iA
LE TnfiSOIV DES HTJMIILSS
le seuU de ce temple sans architecture ; car cette
traduction n'a été entreprise que pour la satis-
faction de quelques platoniciens. Je croîs que
tous ceux qui n'ont pas vécu dans rintimîté de
Platon et des néo-platoniciens d'Alexandrie ni-
ront pas bien avant dans cette lecture. Ils croi-
ront entrer dans le vide ; ils auront la sensation
d'une chute uniforme dans un abîme sans fond,
entre des rochers noirs et lisses. Il n'y a dans
ce livre ni air ni lumière ordinaires, et c'est un
séjour spirituel insupportable ù ceux qui ne s'y
sont pas préparés. Il ne faut pas y entrer par
curiosité littéraire ; il n'y a guère de bihelols, et
les botanistes de Timage n^y trouveront pas
plus de fleurs que sur les banquises du pôle» Je
leur dis que c'est un désert illimité, où ils mour-
ront de soif. Ils y trouveront fort peu de phra-
ses que l'on puisse prendre en mains pour les
admirer à la manière des littérateurs ; ce sont
des jets de flammes ou des blocs de glace. N'al-
lez pas chercher des roses en Islande. II se peut
*
AlTYSBnOECK LADUmABLB
97
que quelque corolle allende enire deux iceberg-s,
et îl y a, en effet, des explosions sinçuUèrcSides
expressions inconnues, des similitudes inouïes,
maïs elles ne paieront pas le temps perdu à les
venir cueillir de si loin. Il faul, avant d'entrer
icîj être dans un état philosophique aussi diffé-
rent de l'état ordinaire que rétatde veille diffère
du sommeil ; et Porphyre, dans ses Principes de
la théorie des intelligibles ^ semble avoir écrit
l'avertissement le nhis propre à être mis en lête
de cette œuvre : « Parrintelligcnce, on dit beau-
coup de choses du principe qui est supérieur à
l'intelligence. Mais on en a Tintuilion bien mieux
par une absence de pensée que par la pensée.
Il en est de cette idée comme de celle du sommeil
dont on parle jusqu'à un certain point àTétat de
veille, mais dont on n'acquiert la connaissance
et la perception que par le sommeil. En effet, le
semblable n'est connu que par le semblable, et
la condition de toute connaissance est que le
sujet devienne semblable àFobjet. » Je le réj)ète,
7
^M TRésoa des uuiisles
il est bien difficile de comprendre ceci sans pré-
paration ; et je croîs que, malgré nos études
préparatoires, une grande partie de ce mysti-
cisme nous paraîtra purement thcorifjue, et que
la plupart de ces expériences de psychologie sur-
naturellene nous seront accessibles qu'en qualité
de spectateurs, ^imagination philosophique est
une faculté d'éducation très lente. Nous sommes
ici, tout à coup, aux confins de la pensée hu-
maine et bien au delà du cercle polaire de Tes-
prît- Il y fait extraordinairemeat froid; il y fait
extraordinaîrement sombre, et cependant, vous
n'y trouverez autre chose que des flammes et
de la lumière. Mais à ceux qui arrivent, sans
avoir exercé leur âme à ces perceptions nouvel-
les, cette lumière et ces flammes sont aussi obs-
cures et aussi froides que si elles étaient peintes.
Il s'agit ici de la plus exacte des sciences, il s'agit
de parcourir les caps les plus âpres et les plus
inhabitables du divin « Connais-toi toi-mérae n
et le soleil de minuit règne sur la mer houleuse
où la psychologie de l'homme se mêle à la psy-
chologie de Dieu. Il importe de s'en souvenir
sans cesse; il s\agîl ici d'une science 1res pro-
fonde, il ne s'agit pas d*un songe. Les songes
ne sont pas unanimes ; les songes n*ont pas de
racines, tandis que la fleur incandescente de la
métaphysîqne divine, épanouie ici, a ses racines
roystcrieuses dans la Perse et dans Flnde, dans
l'Egypte et la Grèce. Et cependant, elle semble
inconsciente comme une fleur et ignore ses
racines. Malheureusement, il nous est à peu
près impossible de nous mettre dans la posittoa
de rame qui, sans efl^ort, a conçu celte science j
nous ne pouvons lapercevoir ab inird et la
reproduire en nous-mêmes. II nous manque ce
qu'Emerson appellerait la même « spontanéilé
centrale », Nous ne pouvons plus transformer
ces idées en notre propre substance ; et, tout au
plus, nous est-il possible d'en approuver, du
dehors, les prodigieuses expériences, qui ne sont
à la portée que d'un très petit nombre d'âmes
100
I£ Tn&^ÛH DES aLl&tSLES
dansla durée d'un sjslème plaoé taire. « Il o'estpas
légitime, dit Plotiu, de s'enquérir d'où provient
cette science intuitive, connue si c'était une chose
dépendant du lieu et du mouvement ; car cela
n'approche pas d'ici, ni ne part de là, pour aller
ailleurs; mais cela apparaît ou n'apparaît pas»
En sorte qu'il ne faut pas le poursuivre dans
l'intention d'en découvrir les sources secrètes,
mais il faut altendrc en silence jusqu'à ce que
cela brille soudainement sur nous, en nous pré-
parant au spectacle sacré, comme Fœil attend
patiemment le lever du soleil, » Et ailleurs il
ajoute : « Ce n'est pas par l'imagination ni par
le raisonnement, obligé de tirer lui-même ses
principes d'ailleurs, que nous nous représentons
les intelligibles (c'est-à-dîre ce qui est là-liaul) :
c'est par la faculté que nous avons de les eom
templer, faculté qui nous permet iFcn parler
ici-bas. Nous les voyons donc en éveillant eu
nous, ici-bas, la môme puissance que nous de-
vons éveiller en nous quand nous sommes dans
RUYSBROfiCK L ADMIRABLE
le monde intelligible. Nous ressemblons à un
homme qui, ^gravissant le sommet d'un rocher,
apercevrait, par sojiTt^ârd, les objets invisibles
pour ceux qui ne sont pas nioiités .avec liri: )> .
Mais, bien que tous les êtres, depuis la pîèrre' et'
la plante jusqu'à Thomme, soient des contempla-
tions, ce sont des contemplations inconscientes,
et il nous est bien difficile de retrouver en nous
quelque souvenir de l'activité antérieure de la fa-
culté morte. Nous sommes semblables ici à l'œil
dans l'image néo-platonicienne : « Il s'éloigne
de la lumière pour voir les ténèbres, et, par cela
même, il ne voit pas; car il ne peut voir les ténè-
bres avec la lumière, et cependant, sans elle, il
ne voit pas ; de cette manière,en ne voyant pas,
il voit les ténèbres autant qu'il est naturellement
capable de les voir. »
Je sais le jugement que la plupart des hom-
mes porteront sur ce livre. Ils y verront l'œuvre
d'un moine halluciné,d'un solitaire hagard et d'un
ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y
7-
LK Tnéson des rumbliea
verront un rêve extravagant cl noîr, traversé de
grands éclairs, et rien de plus* C'est l'idée ordî-
naîrc-que Ton se' fait des mjsiiqoes; et on oublie
trop souvent que toute certitude est en eux seuls.
Au surplus^ s'il est vrai, comme on l'a dît, que
touthommcest un Shakespeare dans ses songes,
il faudrait se demander si tout homme, dans sa
vie, n'est pas un mystique informulé, raille fois
plus transcendai; lai que tous ceux qui se sont
circonscrîtspar la parole. Quelle est l'action de
l'homme dont le dernier mobile n'est pas mysti-
que? Et rœilderamant ou de la mère, par exera-
plcj n'est-îl pas mille fois plus abstrus, impéné-
trable et plus mystique que ce li\Te, pauvre et
ex]»licable, après tout, comme tous les livres, qui
ne sont jamais que des mystères morts, dont
rhorîzon ne se renouvelle plus? Si nous ne com- ■
prenonspas ceci^ c'est peut-être que nous ne com-
prenons plusrîcn. Mais pour en revenir à notre
auleur, quelques-uns rcconnattront sans peine^l
que, loin d'être affolé par la faim^ la solitude et la^
[fièvre, ce moîne possédait, au contraire, un des
plus sages, des plus exacts et des plus subtils
organes phîlosopbîques qui aient jamais existd,
n vivait, nous dît-on, en sa cabane de Groenen-
dael, au milieu de la forêt de Soignes. C'était à
à Centrée de l'un des siècles les plus sauvages du
moyen âge : le quatorzième. II ignorait le grec
et pput-èire le latio* 11 était seul et pauvre. Et
cependant, au fond de cette obscure forêt bra-
bançonne, son âme, ignorante et simple, reçoit,
sans qu'elle le sache, les aveuglants refietsde tous
les sommets solitaires et mystérieux de la pensée
humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la
! Grèce; il sait le soufisme de la Perse,le brahma-
nisme de l'Inde et le bouddlûsme du Thibet; et
gon ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de
siècles ensevelis etprévoitla science de siècles qui
ne sont pas nds.Jepourraisciterdes pages entières
de Platon,de PI tin, de Porphyre, des livres Zends,
des Gnostiques et de hi Kabbale, dont la subs-
tance presque divine se retrouve, intacte, dans
Ia4
tX TaIsOR des QOmLES
les écrits de Thumble prêtre flamand. 11 y a ici
UVtrariges cuïncidences et des unauimilés ioquié-
tantes». Il y a plus; il semble, par moments, avoir
exactement supposé la plupart de ses prédéces-
seurs iocoimus ; et de moine que Plotia com-
mence son austère voyage au carrefour où Pla-
ton effrayé «'est arrêté et s'est agenouillé, on
pourrait direque Ruysbroeck a réveillé, après un
repos de plusieurs siècles, non pas ce genre de
pensée, car ce genre de pensée ne sommeille
jamais, maïs ce genre de parole qui s'était en-
dormi sur les montagnes où Plotin ébloui l'avait
aljandonnéense mettant les mains sur les yeux,
comme devant un immense incendie.
Mais l'organisme de leur pensée diffère étran-
gement. Platon et Plolin sont avant tout les prin-
ces de la dialectique, lis arrivent au mysticisme
par la science du raisonnement. Ils font usage de
leur âme discursive et semblent se défier de leur
âmeinluitive ou contemplative. Le raisonnement
se conte/npb dans le miroir du raisonnement et
AUYSSnOECK L ADMIRABLE
loS
eflorcc de demeurer indifférent à rintrusion de
tous les autres reflets. Il continue sou cours
comme un fleuve d'eau douce au milieu de la
mer, avec le pressentimeat d'une absorption
prochaine, Ici^ nous retrouvons au contraire les
habitudes de la pensée asiatique ; Fâme intuitive
règne seule au-dessus de réparation discursive
des idées par les mots. Les fers du rêve sont tom-
bés, Est-ce moins sûr? Nul ne saurait le dire. Le
miroir de riuleHigence humatne est entièrement
inconnu dans ce livre j mais il existe un autre
miroir, plus sombre et plus profondj que nous
recelons au plus intime de notre être ; aucun dé-
tail ne s'y voit distinctement et les mots ne peu-
vent se tenir à sa surface ; rintellîgence le bri-
serait si elle y reflétait un instant sa lumière pro-
fane; mais autre chose s'y montre par moments;
trce Tâme? est-ce Dieu lui-même? ou lun et
autre àla fois? On ne le saura jajnais; et cepen-
dant ces appai'itious presque invisibles sont les
uniques et etleclives souveraines de la vie du plus
to6
LK TBÉSOIl DKS BUMBÎ-ES
încrëdulc et du plus aveuçle d'entre nous. Ici,
vous n'apercevrez autre chose que les mîroîle-
menls obscurs de ce miroir; el comme son Iré-
gor est inépuisable, ces mîroilemenls ne ressem-
blent à aucun de ceux que nous avons ëprouvéi
en nous-mêmes ; et, malgré tout, leur cerlîtude
paraît extraordînaîre. Et c*est pourquoi je ne
sais rien déplus effrayant que ce livre de bonne
fou II n'yapas au monde une notion psychologi-
que, une expérience métaphysique, une întuitioi
mystique, si al)struses, si profondes et si inat-
tendues qu'elles puissent être, qu'il ne nous soit
possible, s'il le faut, de reproduire et de faire
vivre un instant en nous-mêmes, afin de nous
assurer de leur identité humaine ; mais ici, nous
sommes semblables au père aveugle qui ne peut
plus se rappeler le visage de ses enfants. Au-
cune de ces pensées n'a Taspecl filial ou fraternel
d'une pensée de la terre ; nous semblons avoir
perdu Tcxpérience de Dieu, et cependant tout
nous affirme que nous ne sommes pas entrés
aUYSDIlOSCK L'\DMmADt-«
107
I
dans la maison des songes. Faut-il s'écrier avec
Novalis que le temps n'est plus où l'esprit de
Dieu était compréhensible et que le sens du
monde esta jamais perdu? Qu'autrefois tout
était apparition de TEsprit, mais qu'a ujourd^lmî
nous n'apercevons que des reflets morts que nous
ne comprenons plus^ et que nous vivons unique-
ment sur les fruîtsde temps meilleurs?
Je croîs qu'il faut s'avouer humblement que h
clef de ce livre ne se trouve pas sur les routes
ordinaires de l'esprit humain. Cette clef n'est
pas deslinée à des portes terrestres et U faut la
mériter en s'éloignant autant que possible delà
terre. Un seul guide se rencontre encore en ces
carrefours solitaires et peut nous donner les
dernières indications vers ces mystérieuses îles de
feu et ces Islandes de l'abstraction etdefaraour;
c'est Plotin qui s'est efforcé d'analyser, par Fin-
telligence humaine, la faculté divine qui règne
ici. Il a t*prouvé, ce que nous appelons d'un
mot qui n'explique rien, les mômes extases, qui
ne sont, au fond, que le comniencemenl delà
découverte complète de notre être; et au rnilreu
de leurs troubles et de leurs ténèbres, il n'a pas?
fermé un înslant l'œil interrogateur du psycho-
logue qui cliercLe à se rendre compte des pbé-
noménes les plus insolites deson âme. Il est ainsi
le dernier môle d'où nous puissions compren^
dreunpeules ragues et Thorizon de cette mer
obscure. Il s'efforce de prolonger les sentiers de
rinteiligence ordinaire, jusqu^au cceur de ces
dévastations, et c'est pourquoi il faut y revenir
sans cesse; car il est le seul mystique analytique,
A ceux que tenteraient ces prodigieuses excur-
sions, je veux donner ici une des pages où il a
essayé d'expliquer l'organisme de cette faculté
divine de Fînlrospectionp
it Dans rintuilion intellectuelle, dit-il, Tinlel-
lîgence voit les objets intelligibles, au moyen de
la lumière que répand sur eux le Premier, et,
en voyant ces objets, elle voit réellement la lu-
mière intelligible. Mais, comme elle accord^
son attention aux objets éclaires, elle ne voit
pas bien nettement le principe qui les éclaire; sî,
m contraire, elle oublie les objets qu'elle voit
pour ne contempler que la clarté qui les rend
visibles, elle voit la lumière mâme et le principe
de la lumière. Mais ce n'est pasliors d'elle-même
que rînteliigence contemple la lumiÈre intelli-
gible. Elle ressemble alors à rœil qui, sans con*
sidérer une lumière extérieure et étrangère,
avant même de Tapercevoir, est soudain frappé
par une clarté qui lui est propre, ou par un rayon
Iqui jaillit de lui-même et lui apparaît au milieu
des ténèbres ; il en est de même quand FœH,
pour ne rien voir des autres objets, ferme ses
paupières et tire de lui-mâme sa lumière, ou
^ que, pressé par la main, il aperçoit la lumière
\qvLil a en lui. Alors, sans rien voir d'extérieur,
il voit ; il voit même plus qu'à tout autre mo-
ment, car il voit la lumière. Les autres objets
qu'il voyait auparavant, tout en étant lumineux,
n'étaient pas la lumière même. De même, quand
Lt TAICSOJl DE» llUiÉULCfl
rinlclligence ferme l'œil en quelque sorte aux
autres objets, qu'elle se concentre en elle-même,
en ne voyant rîenj elle voit non une lumière
étrangère qui brille dans des formes étrangères,
mais sa propre lumière qui, tout àcoup, rayonne
intérieurement d*une pure clarté.
a 11 faut, nous dit4I encore, que Fâme qui
étudie Dieu s'en forme une idée en cherchant à
le connaître; il faut ensuite que, sachant à quelle
grande chose elle veut s'unir, et persuadée
qu'elle trouvera la béatitude dans cette union,
elle se plonge dans les profondeurs de la divi-
nité, jusqu'à ce que, au lieu de se contempler, de
contempler le monde intelligible, elle devienne
elle-même un objet de conlcniplation et brille
de la clarté des conceptions qui ont là-haut Icl^
source. »
C'est à peu près tout ce que la sagesse hu-
maine peut nous dire ici; c'est à peu près tout
ce que le iirince des métaphysiques Iraacendan-
talcs a pu exprimer ; quant aux autres explica-
RUYSnnOl^CLK L'ADMIBlilM
lions, il faut que uuus les trouvions en nous-
mêmes dans les profondeurs où toute explication
s'anéantit dans son expression. Car ce n'est pas
seulement au ciel et sur la terre, c'est surtout on
nous-mêmes qu il y a plus de choses que n'en
peuvent contenir toutes les philosopliles, et dès
que nous ne sommes plus obligés de formuler
ce qull y a de mystérieux en nous, nous sommes
plus profonds que tout ce qui a été écrit, et plus
grands que tout ce qui existe,
I Maintenant, si j'ai traduit cecî^ c'est unique-
ment parce que je crois que les écrits des mys-
tiques sont les plus purs diamants du prodigieux
trésor de l'humanité ; bien qu'une traduction
soit peut-être inutile, car rexpérience semble
prouver qull importe assez peu que le mystère
de rincarnalion d'une pensée s'accomplisse dans
la lumière ou dans les ténèbres ; il suffit qu'il ait
eu lieu. Mais, quoi qu'il en puisse être, les véri-
[lës mystiques ont sur les vérités ordinaires un
privilège étrange; elles ne peuvent ni vieillir ni
IT2
LB TR^SÛH DES IIUMBLKS
mourir. Il n'y a pas une vérité qui ne soit, \m
maUn, descendue sur ce monde, admirable de
force et de jeunesse et couverte de la fraîche et
merveilleuse rosée propre aux choses qui n*ont
pas encore été dîtes; parcourez aujourd'hui les
infirmeries de Tâme humaine où toutes viennent
mourir tous les jours, vous n*y trouverez jamais
une seule pensée mystique. Elles ont l'immunité
des anges de Swedenborg qui avancent conti-
nuellement vers le printemps de leur jeunesse,
en sorte que les anges les plus vieux paraissent
les plus jeunes; et qu'elles viennent de Tlnde, de
la Grèce ou du Nord, elles n'ont ni patrie ni
anniversaire et partout où nous les rencontrons,
elles semblent immobiles et actuelles comme
Dieu même. Une oeuvre ne vieillît qu^en propor-
tion de son antimysticisme ; et c'est pourquoi ce
livre ne porte aucune date. Je sais qu'il est
anormalement noir, maïs je croîs qu'un auteur
sincère et de bonne foi n'est jamais obscur au
sens éternel de ce mot, parce qu'il se comprend
KUVltBnOEGK L ADMIRABLE
iiS
u
m
^nd-
itoujours lui-mîiûie et mûnîinciit au delà de ce
qu'il dit. Les idées artificielles seules s*élèvcnt
en de réelles ténèbres et ne prospèrent qu'aux
ipoques littéraires et dans la mauvaise fol de
îècles trop conscients, lorsque la pensée do
récrivain demeure en deçà de ce qu'il exprime.
Là, c'était Tombre féconde d'une forêt et ici
;*cfit robscurité d*ua caveau, où n'éclosent que
de sombres parasites. Il faut tenir compte aussi
de ce monde inconnu que ses phrases devaient
clairer à travers les doubles et pauvres vitres
e corne des mots et des pensées. Les mots,
ainsi qu'on Fa fait remarquer, ont été inventés
pour les usages ordinaires de la vie, et ils sont
malheureux, inquiets et étonnés comme des
vagabonds autour d'un trône, lorsque, de temps
en tempS| quelque âme royale les mène ailleurs.
Et, d'un autre côté, la pensée est-elle jamais
l'image exacte du je ne sais quoi qui Fa fait naî-
tre, et n'est-ce pas toujours Tombre d'une lutte
que nous voyons en elle, semblable à celle de
Jacob avec lange, et confuse en proportion de
la taîllc de l'âme et de Tang-e? Malheur à nous,
dit Carhle, si nous n'avons en nous que ce que
nous pouvons exprimer et faire voir! Je sais
qu'il y a, sur ces pages, l'ombre portée d'objets
que nous ne nous rappelons pas avoir vus, dont
le moine ne s'arrête pas à élucider l'usage, et
que nous ne reconnaîtrons que lorsque nous
verrons les objets eux-mêmes de l'autre côté de
la yîe ; mais, en attendant, cela nous a fait
regarder au loin, et c'est beaucoup. Je sais
encore que maintes de ses plirases noltent à peu
près comme de transparents glaçons sur Tinco-
lorc mer du silence, maïs elles existent; elles
ont été séparées des eaux, et c'est assez. Je sais
enfin que les étranges plantes qu'il a cultivées
sur les cimes de l'esprit sont entourées de
nuages spéciaux, mais ces nuages n'oflensent
que ceux qui regardent d'en bas, et si Ton a eu
le courage de monter, on s'aperçoit qu'ils sont
ratmospbère même de ces plantes, et la seule
4
ê
>:ii
RUYSBROECK l'aDMIRABLB I I 5
OÙ elles pussent éclore à Tabri de rinexîstence.
Car c'est une végétation si subtile qu'elle se dis- f
tîngue à peine du silence où elle a puisé ses sucs
et où elle semble encline à se dissoudre. Toute
cette œuvre, d'ailleurs, est comme un verre .^"^ !
grossissant, appliqué sur la ténèbre et le silence;
parfois on ne discerne pas immédiatement l'ex-
trémité des idées qui y trempent encore. C'est '
de l'invisible qui transparaît par moment, et il .,]■ -^
faut évidemment quelque attention à guetter ses
retours. Ce livre n'est pas trop loin de nous ; il • ";
est probablement au centre même de notre
humanité ; mais c'est nous qui sommes trop loin
de ce livre ; et s'il nous paraît décourageant
comme le désert, si la désolation de l'amour
divin y semble terrible et la soif des sommets f
insupportable, ce n'est pas l'œuvre qui est trop
ancienne, mais nous, qui sommes trop vieux
peut-être, et tristes et sans courage, comme des
vieillards autour d'un enfant; et c'est un autre
mystique, Plotin, le grand mystique païen qui a
probablemeot raison contre nous, lorsqu'il dit à
ceux qui se plaignent de ne rien voir sur les
hauteurs de Tintrospeclion : et II faut d'abord
rendre Torgane de la vision analogue cl sembla*
ble à l'objet qu'il doit contempler. Jamais l'œil
n'eût aperçu le soleil, s'il n'avait d'abord pris la
forme du soleil j de même l'âme ne saurait voir
la beauté, si d*abord elle ne devenait belle elle-
même^ et tout homme doit commencer par se
rendre beau et divin pour obtenir là vue du
beau et de la divinité, »
VII
EMERSON
« Une seule chose importe, dit Novalis, c^cst
la recherche de notre moi transcendantal. » Ce
moi, nous Tapercevons par moments dans les
paroles de Dieu, dans celles des poètes et des
sages, au fond de quelques joies et de quelques
douleurs, dans le sommeil, Tamour et les mala-
dies, et en des conjonctures inattendues, où de
loin il nous fait signe et nous montre du doigt
nos relations avec Funivers. Quelques sages ne
s'attachèrent qu'à cette recherche et ils écrivi-
rent ces livres où ne règne que l'extraordinaire.
« Qu'y a-t-il qui vaille dans les livres, dit notre
auteur, si ce n'est le transcendantal et l'extraor-
LE TliESOa liES IILftlBLES
dinaire? » Ils étaient comme des peintres s'elTor-
çBnt desaisirune ressemblance dans les ténèbres.
Les uns tracèrent des images abstraites, irès
grandes mais presque indistinctes. Les autres
parvinrent à fixer une attitude ou un geste ha-
bituel de la vie supérieure. Plusieurs îmagînè-
renl des élres étranges. Il n'existe pas un grand
nombre de ces images. Elles ne se ressemblent
jamais. QuelL|ues-unes sont très belles, ci ceux
qui ne les ont pas vues tont pareils toute leur
vie à des hommes qui ne seraient jamais sortis
vers le milieu du jour. Il en est dont les lignes
pont plus pures que les lignes du ciel ; et alors,
ces figures nous paraissent si lointaines que
nous ignorons si elles vivent ou si elles furent
transcrites selon nous-mêmes. Elles sont Uœu-
vre des mystiques purs, et l'homme ne s'y re-
connaît pas encore. D*autrcs, qu'on nomme les
poètes, nous parlèrent indirectement de ces
choses. Une troisième classe de penseurs, éle-
vant d'un degré le vieux mythe des centaures,
nous a donné de cette identité occulte une image
plus accessible en mêlant les lignes de notre moi
apparent à celles de notre moi supérieur. Le vi-
sage de notre âme divine y sourit par moments
par-dessus Tépaule de sa sœur, Tâme humaine
inclinée aux humbles besognes de la pensée ;
cl ce sourire, qui nous fait entrevoir en passant
tout ce qu'il y a par delà la pensée, importe seul
dans les œuvres des hommes...
Ils ne sont pas nombreux ceux qui nous mon-
trèrent que riiomme est plus grand et plus pro-
fond que l'homme, et qui parvinrent à fixer
ainsi quelques-unes des allusions éternelles que
nous rencontrons à chaque instant par la vie,
dans un gcste^ dans un signe, dans un regard,
dans une parole, dans un silence et dans les
événements qui nous entourent. La science de
la grandeur humaine est la plus étrange des
sciences. Nul d'entre les hommes ne Tignore ;
mais presque tous ne savent pas qu'ils la possè-
dent. L^enfant qui me rencontre ne sera pas
LE TnÂSOa DKS nUMIlKKS
capable de dire à sa mère ce qu'il a vu j et ce-
pendant, dès que son œil a touche ma présence,
il sait Ion! ce que je suis, tout ce que j'ai été,
tout ce que je serai, aussi bien que mon frère
et trois fois mieux que moî-mêmc. Il me connaît
immédiatement dans le pnssé et l'avenir, dans
ce monde-ci et dans les autres, et ses yeux à
leur tour me révèlent le rôle que je joue dans
Tunivers et dans l'éternité. Les âmes infaillibles
se sont enlrejugécs ; et dès que son regard a
admis mon regard, mon visage, mon attitude,
et tout rinfini qui les entoure et dont ils sont les
interprètes, il sait à quoi s*en tenir; et bien qu'il
ne distinî^ie pas encore la couronne d'un empe-
reur de la besace d'un mendiant, il m*a connu,
un moment, aussi exactement que Dieu.
Il est vrai que nous agissons déjà comme des
dieux, et toute notre vie se passe au milieu de
certitudes et d'infaillibilités infinies. Maïs nous
sommes des aveugles qui jouons avec des pierre-
ries le long des routes; et cet homme qui frapjïc
EMERSON 123
à ma porte dépense, au moment où il me salue,
d'aussi merveilleux trésors spirituels que le
prince que j'aurais arraché à la mort. Je lui ou-
vre ; et en un instant il voit à ses pieds, comme
du haut d'une tour, tout ce qui a lieu entre deux
âmes. La paysanne à qui je demande le chemin,
je la juge aussi profondément que si je lui de-
mandais la vie de ma mère, et son âme m'a
parlé aussi intimement que celle de ma fiancée.
Elle remonta, en hâte, jusqu'aux plus grands
mystères, avant de me répondre ; puis elle m'a
dit tranquillement, sachant tout à coup ce que
j'étais, qu'il fallait prendre à gauche le sentier
du village. Si je passe une heure au milieu d'une
foule, j'ai jugé mille fois, sans rien dire et sans
y songer un moment, les vivants et les morts, et
lequel de ces jugements sera réformé au dernier
jour? Il y a dans celte chambre cinq ou six êtres
qui parlent de la pluie et du beau temps ; mais
au-dessus de cette conversation misérable, six
êmes ont un entrelien dont nulle sagesse humaine
le pourrait approcher sans danger; et bîea
qu'elles parlent à travers leurs regards, leurs
mainsjleur visage et toute leur présence^ils igno-
reront toujours ce qu'elles ont dit* II faut cepen-
dant qu'ils attendent la fin de rinsaisissable dia-
IloguCj et c'est pourquoi ils ont je ne sais quelle
|oie mystérieuse dans leur ennui, sans connaître
ice qui écoute en eux toutes les lois de la vie, de
la mort et de l'amour qui passent comme des
fleuves intarissables autour de la maison.
»U eu est ainsi partout et toujours. Nous ne
ivons que selon notre ôtretranscendanlal, dont
les actions et les pensées percent à chaque ins*
iiàiii Fenveloppe qui nous entoure. Je vais voir
aujourd'hui un ami que je n'ai jamais vu, mais
^jc connais sou œuvre et je sais que son âme est
^extraordinaire et qa*il a passé sa vie à la mani-
■festcr aussi exactement que possible selon le
^pevûu^ des intelligences supérieures. Je suis plein
d*inquiëtudcs, et c'est une heure solennelle. Il
entre ; et toutes les explications qu'il nouH a
données durant un grand nombre d années tom-
bent en poussière au mouyemerit de la porte qui
s'ouvre sur sa présence. Il n'est pas ce qu'ilcroit
ôlre. Il est d'une autre nature que ses pensées.
Une fois de plus nous conslatons que les émis-
saires deTespril Bont toujours infidèles. Il a dit
sur son âme des choses très profondes; maisca
ce petit instant qui sépare le regard qui s'arrête
du regard qui s'éloigne, j'ai appris tout ce qu'il
ne pourra jamais dire et tout ce qu'il ne pourra
jamais faire vivre en son esprit. Il m'appartient
désormais sans retour. Autrefois nous étions
unis par la pensée. Aujourd'hui, une chose
mille et mille fois plus mystérieuse que la pen-
sée nous livre Fun à l'autre . Il y a des années
et des années que nous attendions ce moment ;
cl ?oilà que nous sentons que tout est inutile,
et, pour ne pas avoir peur du silence, nous qui
nous étions préparés à nous montrer des trésors
secrets cl prodigieux, nous nous entretenons de
l'heure qui sonne ou du soleil qui se couche, afin
120
LE lUESOll DES UClinLBî*
de donner à nos âmes le temps de s*admîrcr et
de s*élrclndre dans nn autre silence que le mur*
mure des lèvres et de la pensée ne pourra pas
troubler...
Au fond, nous ne vivons que d'âme à âme et
nous sommes des dieux qui s^ignorent. S*îl m*est
impossible ce soir de supporter ma solitude, et
si je descends parmi les hommes, ils me diront
que ToTûge vient d'abattre leurs poires ou que
les dernières gelées ont fermé le port. Est-ce
pour cela que je suis venu? Et cependant, je
m'en irai tantôt, l'r^me aussi satîsi^iite et aussi
pleine de force et de trésors nouveaux que si
j'avais passé ces heures avec Platon^ Socrate et
Marc-Aurèle. Ce que disait leur bouche ne s'en-^
tendait pas à côté de ce que proclamait leur pré- i
sence, et il est impossible à T homme de n'être
pas grand et admirable. Ce que pense la pensée
n'a aucune importance à côté de la vérité que
nous sommes et qui s'affirme en silence; et si,
après cinquante ans de solitude, Epîctète, Gœthc
127
et saint Paul abordaient en mon Ile, ils ne
pourraient me dire que ce que me dirait en
même temps et plus immudialement peut-être
le petit mousse de leur navire,
I En vérité, ce quUl y a de plus étrange dans
rhommc, c'est sa gravité et sa sagesse cachées.
Le plus frivole ne rit jamais réellement parmi
nous, et malgré ses efforts ne parvient pas à
'perdre une minute, car Tâme humaine est atten-
tive et ne fait rien d'inutile. Ernst ist das
Leben, la vie est grave et au fond de notre être
notre âme na pas encore souri. De 1 autre côté
de nos agitations involontaires y nous menons
une existence merveilleuse, immobile et très
Dure et très sûre, à laquelle font sans cesse
allusion les mains qui se tendent, les yeux qui
s'ouvrent, les regards qui se rencontrent.
Tous nos organes sont les complices mysti-
' ques d'un être supérieur, et ce n'est jamais un
homme, c'est une âme que nous avons connue.
■ Je n'ai pus vu ce pauvre qui implorait l'au-
i9ê
LB TIlésOA DES UUMfiLES
mône sur les marches de mon seuil ; maïs j'ape:
cevais aulrc chose : en nos yeux, deux desLînéei
idunliques se saluaient et s'ainiaient , et, au
moment où il tendait la main, la petite porle de
la maison s'cntr'ouvraiL un instant sur la mer.
« Dans mes rapports avec mon entant, dit
Emerson, le grec, le latin, tout ce que je sais
tout Tor que je possède ne me servent de rien
ce que j'ai d'âme importe seul. Si j'ai une
volonté, il oppose sa volonté à la mienne, une
contre une, et me laisse, si je veux, la honte
d'abuser de ma force en le frappant] mais si
je renonce à ma volonté, et si j'agis au nom de
rame, la plaçant comme arbitre entre nous
deux, à travers ses jeunes yeux regarde
mémo, âme ; il révère et il aime avec moi, »
Mais s*ii est vrai que le dernier d'entre nous
ne peut faire le moindre geste sans tenir compte
de l'âme et des royaumes spirituels où eli
règne, il est vrai aussi que les plus sages ne
songent presque jamais à rinCni que déplace
II
3aupière qui s'ou^tc, une léte qaî s'incline,
uoe main qui se ferme. Nous vivons si loin de
nous-ni<îmes que nous ignorons presque tout
ce qui se passe à Thorizon de notre être. Nous
errons au hasard dans la vallt!e, sann nous
rdouter que tous nos çestes sont reproduits cl
acquièrent leur signification sur le sommet de la
montagne 7 et il faut par moments que quel-
qu'un vienne nous dire ; Levez les yeux, voyez
ce que vous êtes, voyez ce que vous faites ; ce
n'est pas ici que nous vivons; c'est là-haut que
lous sommes. Ce regard échangé dans Tombre;
'^ccs paroles qui n'avaient pas de sens au pied de
la montagne, voyez ce qu'ils deviennent et ce
qu'ils signifient par delà la neige des cimes; et
comme nos mains» que nous croyons si failles et
si petites, atteignent Dieu à chaque instant^ sans
le savoir,
\ Quelques-uns sont venus nous frapper ainsi
sur l'épaule en nous montrant du doigt ce qui
ge passe sur les glaciers du mystère* Ils ne sont
I
pas nombreux. Il y en a trois ou quatre en ce
siècle. Il y en a cinq ou six dans les autres;
tout ce qu'ils ont pu nous dire n'est rien ai
regard de ce qui a lieu et de ce que notre ânn
n'ignore pas. Mais qu'importe? Ne sommes^
nous pas semblables à un homme qui a perdi
les yeux dans les premières années de so:
enfance? Il a vu le spectacle innombrable dei
êtres. Il a vu le soleil, la mer et la forêt. Main-
tenant, ces merveilles se trouvent à jamais dans
sa sulistance; et si vous en parlez, que pourrez-
vous lui dire, et que seront vos pauvres mots
à côté de la clairière, de la tempête et de Tau-
rore qui vivent encore au fond de son esprit
de sa chair? Il vous écoutera, cependant, avei
une joie ardente et étonnée, et bien qu'il sache'
tout, et que vos paroles représentent ce qu'il sait
plus imparfaitement qu'un verre d^eau ne repré-
sente un grand fleuve^ les petites phrases impuis-
santes qui tombent de la bouche des hommes
illumineront un instant l'océan, la lumière et les
1
u-
I
t«ER?Oîf
sombres feuillages qui dormaient au milieu des
ténèbres sous ses paupières mortes.
Les faces de ce « moi transcendantal w^donl
parle Novalisj sont probablement innombrables
et aucun des moralistes mystiques n'est parvenu
à étudier la même. Swedenborg-, Pascal, Novalis,
Hello et quelques autres examinent nos rapports
avec un infini abstrait, subtil et très lointain. Ils
nous mènent sur des montagnes dont tous les
sommets ne nous semblent pas naturelset habi-
tables et où nous respirons souvent avec peine.
Gœtbe accompagne notre âme sur les rivages de
la mer de la Sérénité. Marc-Aurêle la fait asseoir
au penchant des collines humaines de la bonté
parl'aîte et lasse, et sous les feuillages trop
lourds de la résignation sans espoir, Carljle, le
frère spirituel dTmerson, qui en ce siècle nous
avertit à Tautre extrémité de la vallée, fait pas-
ser comme des éclairs les seuls moments héroï-
ques de notre être, sur le fond d'ombre et d'o-
rage d'un inconnu sans cesse monstrueux. 11
i:5%
LE TIXËSOn DES nUMBLES
nous mène comme un troupeau afTole par les
tempêtes vers les pâturages ignorés et sulfu-
reax< Il nous pousse au plus profond des ténè-
bres qu'il a découvertes avec joie, et qu'éclaire
seule Tétoile intermittente et violente des héros
et nous y alxindonne, avec un mauvais rire,
aux vastes représailles des mystères.
Mais en même temps, voîci Emerson, le bon
pasteur matinal des prés pâles et verls d*un
optimisme nouveau, naturel et plausible. Il ne
nous conduit pas du côté des abîmes. Il ne nous
fait pas sortir de l'humble clos familier, parce
que le glacier, la mer, les neiges étemelles, le
palais, l'étable, le poêle éteint du pauvre et lo
Ht du malade, tout est situé sous le même ciel,
purifié par les mêmes puissances infinies.
11 est venu pour plusieurs au moment où il
fallait venir et à Fiustant où ils avaient mortelle-
ment besoin d'explications nouvelles. Les heuredj
héroïques sont moins apparentes, celles de Tab-
négation ne sont pas encore revenues; il ne nous
EMERSON
j33
reste plus que la vie quolidienne, et cependant
nous ne pouvons pas vivre sans grandeur. Il a
donné un sens presque acceptable à cette vie qui
n'avait plus ses horizons traditionnels, et peut-
être a-t'il pu nous montrer qu'elle est assez
étrange, assez profonde et assez grande pour
n'avoir besoin d^autre but qu'elle-même. Il n'en
sait pas plus que les autres; mais il affirme avec
plus de courage, et il a confiance dans le mys-
tère. Il faut vivre, vous tous qui traversez des
jours et des années sans actions, sans pensées,
sans lumière, parce que votre vie, malgré tout,
est incompréhensible et divine. Il faut vivre,
parce que nul n'a le droit de se soustraire aux
événements spiriUiels des semaines banales» Il
faut vivre, parce qu'il n'y a pas d'heures sans
miracles intimes et sans significations ineffables.
Il faut vivrCj parce qu'il n^ a pas un acte, pas un
mot, pas un geste qui échappe à des revendica-
tions inexplicables en un monde « où il y a beau-
coup de choses à faire, et peu de choses à savoir » ,
9
i34
LB THEâOn D&S HUMBLES
Il n'y a ni grande ni pelite vie, et Faction de
Rëgulus ou de Léonidas n'a aucane importance
lorsque je la compare à un moment de l'exis-
tence secrète de mon âme. Elle ponvait faire ce
qu'ils ont fait ou ne pas le faire, ces choses ne
l'atteignent pas; et Tânie de ReguluSj lorsqu'il
s'en retournait à Garthage, ëlait probablement
aussi distraite et aussi indifférente que celle de
l'ouvrier qui s'en va vers Fusine. Elle est trop
loin de toutes nos actions; elle est trop loin de
toutes nos pensées. Elle vît seule, au fond de
nouSj une vie qu'elle ne dit pas ; et des hau-
teurs où elle règne, la variété des existences ne
se distingue plus. Nous marchons accablés sous
le poids de notre âme et il n'y a pas de propor-
tion eiitre elle et nous. Elle ne songe peut-être
jamais à ce que nous faisons et cela se lit sur
sur notre visage. Si Fon pouvait demander à une
intelligence d'un autre monde quelle est Fexpres-
sion synthétique de la face des hommes^ elle
répondrait, sans doute, après les avoir vus dans
CM£KSON
i35
leurs joies, dans leurs douleurs et dans leurs
inquîéiades: Ils ont Pair de songer à autre
chose. Soyez grand, soyez sage el éloquent ;
l'âme du pauvre qui tend la main au coin du
pont ne sera pas jalouse, mais la vôtre lui
enviera peut-être son silence. Le héros a besoin
de Tapproljalion de Thomme ordinaire, mais
riionirac ordinaire ne demande pas l'approba-
tîon du héros et il poursuit sa vie sans inquié-
tude, comme celui qui a tous ses trésors en lieu
sûr, « Lorsque parle SocralCj dît Emerson, Lysis
et Ménéxène n'éprouvent aucune honte de leur
silence. Eux aussi ils sont grands. Et Socrate
s'en réfère à eux et les aime tandis qu'il parle,
parce que tout homme renferme et est la vérité
même qu'articule un homme éloquent. Mais en
rhomme éloquent, à cause de cela même qu'il
peut articuler, il semble que cette vérité réside
déjà moins; et c*est pourquoi il se tourne vers
ces silencieux admirables, avec une déférence
et un respect plus grands.»
i
r
i3Ô
LE TRÉSOR UES HUAIOLKS
L'homme est avide d'explications. Il faut qu'on
lui montre sa vie. Il se réjouit lorsqu'il trouve
quelque part rinterprétalion exacte d*un petit
geste qu'il a fait il y a viogl-cinq ans. Ici il n'y a
pas de pcUt geste ; il y a la plupart des altiludes
de notre âme quotidienne. Vous n'y trouverez
pas le caractère éternel de la pensée de Maro
Aurùle, Mais Marc-Aurèle, c'est la pensée par
excellence. D'ailleurs, qui de nous mène la vie
de Maix-Aurèle? Ici, c'est l'homme et rien de
plus, Il n'est pas arbitrairement agrandi ; seule-
ment, il est plus près de nous que d'habitude.
C'est Jean qui taille ses arbres, c'est Pierre qui
hdtit sa maison, c'est vous qui me parlez de la
moisson, c'est moi qui vous donne la main;
mais nous sommes mis au point où nous tou-
chons aux dieux et nous sommes étonnés de ce
que nous faisons. Nous ne savions pas que toutes
les puissances de Tâme étaient présentes, noua
ne savions pas que toutes les lois de Tunivers
attendaient autour de nous ; et nous nous
iSj
retournons, et nous nous regardons sans rien
dire comme des gens qui ont yu un miracle,
—^ Emerson est venu affirmer avec sLmplîcitiî
H cette grandeur égale et secrète de uotre vie. Il
H nous a entourés de silence et d'admiration* il a
^ mis un trait de lumière sous les pas de l'artisan
qui sort de l'atelier. Il nous a nioalré toutes les
I forces du ciel et de la terre, occupées à souleni;*
le seuil sur lequel deux voisins parlent de Teau
qui tombe ou du vent qui s'élève, et au-dessus de
deux passants qui s'abordent, il nous fait voir
le visage d'un Dieu qui sourit au visage d'un
Dieu, 11 est plus près que nul autre de notre vie
babituellc. Il est Tavertisseur le plus attentif, le
plus assidu, le plus probe, le plus méticuleux,
le plus humain peul-êlre. Il est le sage des jours
ordinaires, et les jours ordinaires sont en somme
H la substance de notre être. Plus d'une année
s'écoule sans passions, sans vertus, sans miracles.
Apprenez-nous à vénérer les petites heures de la
vie. Si j*ai pu agir ce mutin selon l'esprit de
i38
LS Tn#,SOFi DRS H17NDL1!4
Marc-Aurèle, ne venez pas souligner mes actions,
car je sais, moi aussi, qu'il est arrivé quelque
chose. Maïs si je croîs avoir perdu ma journée
en misérables entreprises, et si vous pouvez
me prouver que j*ai vécu cependant aussi pro-
fondément qu'un héros j et que mon âme n'a pas
perdu ses droits^ vous aurez fait plus que si
vous m'aviez persuadé de sauver aujourd'hui
mon ennemi, car vous avez augmenté en moi
la somme, la grandeur et le désir de la \îe ; et
demain, peut-être, je saurai vivre avec respect»
VIII
NOVALIS (i)
« Les hommes marchent par des chemins
divers j qui les suit et les compare verra naître
d'étranges figures, » dit notre auteur. J'ai choisi
trois de ces hommes dont les routes nous
mènent sur trois cimes différentes. J^ai vu
miroiter à l'horizon des œuvres de Ruyshroeck
les pics les plus bleuâtres de l'âme, tandis qu'en
celles d'£merson les sommets plus humbles du
cœur humain s'arrondissaient irrégulièrement.
Ici, nous nous trouvons sur les crêtes aiguës et
souvent dangereuses du cerveau ; mais il y a des
retraites pleines d'une ombre délicieuse entre
(i) Fragment de la préface à la traduction des Disciples à Sats.
l!;t
LK inÉSÛn DES HUUBLES
les inégalités verdoyantes de ces crèlcs, et
Fatniosphère y est d'un înaltérable cristal.
Il est admiralJe de voir combien les voies de
rame humaine divergent vers Tinaccessible. Il
faut suivre un moment les traces des trois âmes
que je viens de nommer. Elles sont allées, cha-
cune de son côté, bien au delà des C43rcles sûrs
de la conscience ordinaire, et chacune d'elles
a rencontré des vérités qui ne se ressemblent pas
et que nousdevonscepcndant accueillir comme des
sœurs prodigues et retrouvées» Une vérité cachée
est ce qui nous fait vivre. Nous sommesses escla-
ves inconscients et muets, et nous nous trouvons
enchaînés tant qu'elle n'a point paru. Maïs si l'un
de ces êtres extraordinaires, qui sont les antennes
de Tâme humaine innombrablement une, la soup-
çonne un instant, en tâtonnant dans les ténèbres,
les derniers d'entre nous,par je ne sais quel con-
tre-coup subit et inexplicable, se sentent libérés
de quclquechosc; une vérité nouvelle plus haute,
plus pure cl plus mystérieuse prend la place de
celle qui s'est vue découverte et qui fuU saiis
retour, et IVime de tous, sans que rien le trahisse
au deliorSj inaugure une ère plus sereine et
célèbre de profondes fôtes où nous ne prenons
qu'une part tardive et très lointaine. Et je crois
que c'est de la sorte qu'elle monte et s'en va vers
un but qu^elle est seule à connailre.
Tout ce que l'on peut dire n'est rien en soi .
Mettez dans un plateau de la balance toutes les
paroles des grands sages, et dans l'autre plateau
sagesse inconsciente de cet enfant qui passe,
et vous verrez que ce que Platon, Marc-Aurèle,
Schopenhauer et Pascal nous ont révélé ne sou-
lèvera pas d'une ligne les grands trésors de Fia-
conscience, car l'enfant qui se tait est mille fois
plus sage que Marc-Aurèle qui parle. Et cepen-
dant, si Marc-Aurèle n'avait pas écrit les douze
livres de ses Méditations, une partie des trésors
Ignorés que notre enfant renferme ne serait pas
la même. Il n'est peut-être pas possible de parler
claîi*ement de ces choses, mais ceux qui savent
iM
f.E thesoh nia nn«BiE9
e'interroger assez profondément et vhTC, ne fut-
ce que le temps d*un éclair, selon leur être inté-
gral, sentent que cela est. Il se peut que Ton
découvre un jour les raisons pour lesquelles, si
Platon, Swedenborg* ou Plotin n'avaient pas
existé, Tânie du paysan qui ne les a pas lus et
n'en a jamais entendu parler ne serait pas ce
qu^elle est infailliblement aujourd'hui. Mais quoi
qu'il en puisse être, aucune pensée ne se perdit
jamais pour aucune âme, et qui dira les parties
de nous-mêmes qui ne vivent que g:râce h des
pensées qui ne furent jamais exprimées ? Noire
conscience a plus d'un degré, et les plus sageSj
ne s'inquiètent que de noire conscience à peu
près inconsciente parce qu'elle est sur le point
de devenir divine. Augmenter cette conscience
transcendanlale semble avoir été toujours le
désir inconnu et suprômedes hommes, II importe
peu qu'ils llgnorent, car ils ignorent tout, et
cependant ils agissent en leur âme aussi sage-
ment que les plus sages, 11 est vrai que la plu-
./;:>
pari des hommes ne doivent vivre un moment
qu'à l'instant où ils meurent. Eu attendant,
cette conscience ne s'augmente qu'en augmen-
tant rinexplicable autour de nous. Nous cher-
chons à connaître pour apprendre à ne pas
connaître. Nous ne nous grandissons qu'en
grandissant les mystères qui nous accablent, et
nous sommes des esclaves qui ne peuvent entre-
tenir en eux le désir de vivre qu'à condition
d'alourdir, sans se décourager jamais, le poids
sans pitié de leurs chaînes...
L'histoire de ces chaînes merveilleuses est
Tunique histoire de nous-mêmes ; car nous ne
sommes qu*un mystère, et ce que nous savons
n'est pas intéressant. Elle n'est pas longue jus-
qu'ici; elle lient en quelques pages, et Ton dirait
que les meilleurs ont eu peur d'y songer. Com-
bien peu osèrent s'avancer jusqu'aux extrémités
de la pensée humaine I et dites-nous les noms
de ceux qui y restèrent quelques heures... Plus
d'un nous l'a promise et quelques autres l'^n-
i/|6
LE -riv£f;oii des dumisles
ireprirent un moment, mais peu opn's Us per-
daient tour à tour la force qu'il faut pour vivre
ici, ils retombaient du côté de la vie extérieure
et dans les champs connus de la raison humaine,
« et tout flottait de nouveau, comme autrefois,
devant les yeux n.
En vérité, c'est qu*il est difficile d'interroger
son âme et de reconnaître sa petite voix d*enfant
au milieu des clameurs inutiles qui Tcntourent.
El, cependant, que les autres efforts de Tesprit
importent peu quand on y songe, et comme
notre vie ordinaire se passe loin de nous 1 On
dirait que là-bas n'apparaissent que nos sembla-
bles des heures vides, distraites et stériles; maïs
îd, c'est le seul point fixe de notre être et le
lieu même de la vie. Il faut s'y réfug:ier sans
cesse* Nous savons tout le reste avant qu'on
nous Tait dit; mais, ici, nous apprenons bien
plus que tout ce qu'on peut dire; et c'est au
moment oii la plirase s'arrête et où les mots
ee cachent, que notre regard inquiété rencontre
tout à coup, à travers les années et les siècles,
'un autre regard qui Tattendait patiemment sur
le chemin de Dieu, Les paupières clignent en
môme temps, les yeux se mouillent de la rosée
douce et terrible d'un mystère identique, et nous
savons que nous ne sommes plus seuls sur la
route sans fin..*
I Mais quels livres nous parlent de ce lieu de la
vîe î Les métaphysiques vont à peine jusqu'aux
frontières, et celles-ci dépassées, en vérité que
reste-t-il? Quelques mystiques qui semblent fous,
parce qu'ils représenteraient probablement la
nature même de la pensée de Thomme, s'il avait
le loisir ou la force d'être an homme véritable.
Parce que nous aimons avant tous les maîtres
de la raison ordinaire : Kant, Spinoza, Scho-
penhauer et quelques autres, ce n'est pas un mo-
tif pour repousser les maîtres d'une rai son diffé-
rente qui est une raison fraternellcjelle aussi, et
qui sera peut-être notre raison future. En atten-
dant, ils nous ont dit des choses qui nous étaient *
indispensables* Ouvrez le plus profond des mo-
ralistes ou des psjchoIog:uc5 ordinaires, il vous H|
parlera de l'amour, de la haine, de Torgueil et
dc& autres passions de notre cœur; et ces cho-
peuventnous plaire un instant, comme des fleurs
d<^tacliées de leur tige. Mais notre \ie réelle et
invariable se passe à mille lieues de Tamour et à
cent mille lieues de l'orgueil. Nous possédons un
morplus profond et plus inépuisable que le moi
despassions ou de la raison pure. II ne s'agit pas
de nous dire ce que nous éprouvons lorsque
notre maîtresse nous abandonne. Elle s'en va
aujourd'hui; nos yeux pleurent, mais notre âme
ne pleure pas. Il se peut qu'elle apprenne Tévé*
nement et qu'elle le transforme en lumière, car
tout ce qui tombe en elle irradie. II se peut aussi
qu'elle l'ignore; et dès lors à quoi sert d'en
parler? Il faut laisser ces petites choses à ceux
qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si
j*ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin,
croyez-vous que j'aie acquis des pensées qui me
"4d
I
I
fassent homme davantage et que les anges dont
il faut s'approclier jour et nuit me trouveront plus
beau? Tout ce qui ne va pas au delà de la sagesse
expérimentale et quotiJienne ne nous appartient
pas et n'est pas digne de notre âme. Tout ce
qu'on peut apprendre sans angoisse nous dimi-
nue, Je sourirai péniblement si vous parvenez à
me prouver que je fus égoïste jusque dans le
sacrifice de mon bonheur et de itia vie; mais
qu'est-ce que Tégoïsme au regard de tant d'au-
tres choses toutes-puissantes que je sens vivre
en moi d'une vie indicible? Ce n'est pas sur le
seuil des passions que se trouvent les lois pures
de notre être. Il arrive un moment où les plié-
nomèncs delà conscience habituelle, qu'on pour-
rait appeler la conscience passionnelle ou la
conscience des relations du premier degré, ne
nous profitent plus et n'atteignent plus notre vîe.
J'accorde que cette conscience soit souvent inté-
ressante par quelque cûté, et qu'il soit néces-
saire d'enconnaîLre les plis. Maisc'est une plante
L
lOO
LE TRKSOH DES HUACDLBS
de la surface, et ses racines ont peur du grand
feu central de noire être. Je puis commettre un fl
crime sans que le moindre souffle incline la plus
petite llanime de ce feu; et, d*un autre côté, un
regard échange, une pensée qui ne parvient pas
à éclore, une minute qui passe sans rien dire,
peut Tagiter en tourbillons terribles au fond de «
SCS retraites et le faire déborder sur ma vie. H
Notre âme ne juge pas comme nous ; c'est une
chose capricieuse et cachée. Elle peut être atteinte H
par un souffle et ignorer une tempclc* II faut
chercher ce qui ralleini ; tout est là, car c'est là
que nous sommes.
Ainsîj et pour en revenir à celte conscience
ordinaire qui règne à de grandes distances de
notre âme, je sais plus d'un esprit que la mer-
veilleuse peinture de la jalousie d'Othello, par
exemple, n'élonne plus. Elleestdéfinitive dansles
premiers cercles de riiomnie. Elle demeure admi-
rable, pourvu que Ton ait soin de n'oumr ni por-
tes ni fenèlresi sans quoi Timage tomberait en
i5r
poussière au vent de tout Finconnu qiiî attend au
dehnrs. Nous écoutons le dialogue du More et
de Desdt^raone comme une chose parfaite, maïs
sans pouvoir nous empêcher de songer à des
choses plus profondes. Que le guerrier d'Afrique
soît trompé ou non par la noble Vénitienne, il
a une autre vie* Il doit se passer dans son âme
et autour de son être, au moment môme de ses
soupçons les plus misérables et de ses colères
les plus brutales, des événements mille fois plus
sublimes, que ses rugissements ne peuvent point
troubler, et à travers les agitations superficielles
de la jalousie se poursuit une existence inalté-
rable que le génie de Thomme n'a montrée jus-
qu'ici qu^en passant,
Est-<c de laque naît la tristesse qui monte des
chefs-d'œuvre? Les poètes ne purent les écrire
qu*à la condition de fermer leurs yeux aux hori-
zons terribles et d'imposer silence aux voix trop
graves et trop nombreuses de leur tJmc, S'ils ne
Pavaient pas fait, ils eussent perdu courage*
Rico D'est pt&M
d phs deomuit qii'
im
TOtX
cheM^CEinffe, pane i]ve liea ne ■«■
llmpmasMKm de llioiiiiiie à pcoKlfc co w ac ic nce ^
de sa çrxBdectr el de sa itignile- El s
ne oous aTertlssait ipie les plus beBe
fiOQl riea au regard de lomeeqw aou
licii ne Qoos dîmiaiieraïl davanli^ge.
« L'âme, dît Emersoa, est snpàieia^ k œ
qu'on petit saroir d'elle el plus sa^e qu'aocime
de ses œii?res. Le g:raiid poêle ooos £ui sealîr
valeur.
alors
propre valeur, el alors nous «timoiis
moins ce qtill a réalisé. La meilleure diose qoH
nous apprenne c'est le dédain de tool ce qo*U a
fait. Shakespeare nocis emporte en un si snblime
coarani d'intellîgenlc acûvilé qu'il nous sugfçère
ridée d'une ricbesse à cùié de laquelle la sienne
semlite paarre, et alors nous sentons que l'œii-
T?e sublime qu'il a créée, et qu'à d'autres mo-
ments nous élevons à la hauteur d'une poésie
rjd^lanl par clle-ménie, n'appartient pas plus
profondémetii à la nature réelle des choses que
i53
Fonibrc fugitive du passant sur un rocher, n
Les cris sublimes des grands poèmes et des
grandes tragédies ne sont autre chose que des
cris mystiques qui n'appartiennent pas à la vie
extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies. Ils
jaillissent un instant de la vie intérieure et nous
font espérer je ne sais quoi d'inattendu et que
nous attendons cependant avec tant d*impa-
lience! jusqu'à ce que les passions trop connues
les recouvrent encore de leur neîge,. .C'est en ces
moments-là que Thumanilé s'est mise un instant
en présence d'ellc-raêmej comme un homme en
présence d'un ange. Or il importe qu'elle se mette
le plus souvent possible en présence d'elle-même
pour savoir ce qu'elle est. Si quelque être d'un
autre monde descendait parmi nous et nous de-
mandait les fleurs suprêmes de notre âme et les
titres de noblesse de laterre/quc lui donnerions-
nous? Quelques-uns apporteraient les pliiloso-
phes sans savoir ce quMls font. J'ai oublié quel
autre a répondu qu'il offrirait Othello, le Rot
LK Tnéson oiss nuifiiLits
Lear et Hamhi, Eh bien, non, nous ne somnn
pas cela ! et je crois que notre âme irait moud
de honte au fond de notre chair, parce qu'ell
n'îçnore pas que ses trésors visibles ne sont pâ
faits pour être ouverts aux yeux des étrançeï
et ne confîennent que des pierreries fausses, L
plus humble d'entre nous, aux instants soliiain
où il sait ce qu'il faut que Ton sache, se sent t
droit de se faire représenter par autre cho!
qu'un chef-d'œuvre» Nous sommes des étri
invisibles. Nous n'aurions rien à dire à Tenvoj
céleste ni rien à lui faire voir, et nos plus bell^
choses nous paraîtraient subitement pareilles
CCS pauvres reliques familiales qui nous send
lilaîent si précieuses au fond de leur tiroir et qi
deviennent si misénibles lorsqu'on les sort u^
instant de leur ombre pour les montrer à que
que indifférent. Nous sommes des êtres învî^
blés qui ne vivent qu'en eux-mêmes, et le vis
leur attentif s'en irait sans se douter jamais <
ce qu'il eiU pu voir, à moins qu'en ce morac]
worAi,îs
notre àme indulgente n'intervienne. Elle fuit si
volontiers devant les petites choses, et Ton a
tant de peine à la retrouver dans la yie qu'on
a peur de Tappeler à Falde. Et, cependant, elle
est toujours pressente et jamais ne se trompe ni
ne trompe une fois qu'elle est mise en demeure.
Elle montrerait à l'émissaire inattendu les mains
jointes de Thomme, ses yeux si pleins de songes
qui n*ont môme pas de nom et ses lèvres qui ne
peuvent rien dire ; et peut-être que Tautre, s'il
est digne de comprendre^ n'oserait plus interro-
ger—
Mais s'il lui fallait d'autres preuves, elle le
mènerait parmi ceux dont les œuvres touchent
presque au silence. Elle ouvrirait la porte des
domaines où quelques-uns Faimèrent pour elle-
même, sans s'inquiéter des petits gestes de son
corps. Ils monteraient tous deux sur les hauts
plateaux solitaires où la conscience s'élève d'un
degré et où tous ceux qui ont Tinquiétude d'eux*
mêmes rôdent attentivement autour de Tanneau
m iiiéson Ohs utiiBLEs
monstrueux qui relie le inonde apparent à nos
mondes supérieurs. Elle irait avec lui aux limites
de Thoinme ; car c'est à l*endroit où Thomnie
semble sur le point de finir que probablement il
commence ; et ses parties essentielles et intipui-
sables ne se trouvent que dans l'invisible, au il
faut qu'il se guette sans cesse* C'est sur ces hau-^
tours seules qu'il y a des pensées que l'âme peut
avouer et des idées qui lui ressemblent et qui
sont aussi impérieuses qu'elle-même. C'est là qua^
rhumanîté a régné un instant, et ces pîcs faible-
ment éclairés sont peut-être les seules lueurs qui
signalent la terre dans les espaces spirituels.
Leurs reflets ont vraiment la couleur de notre
âme. Nous sentons que les passions deresprilet
du cœur, aux yeux d'une intelligence étrangère,
ressembleraient à des querelles de clochers; mais
dans leurs œuvres, les hommes dont je parle
sont sortis du petit village des passions, et ils
ont dit des choses qui peuvent intéresser ceux-
qui ne sont pas de lu paroisse terrestre. Il ne
i57
faut pas que notre humanité s'agite exclusive-
ment au fond de soi comme un troupeau de tau-
pes. Il importe qu'elle vive comme si un jour
elle devait rendre compte de sa vie à des frères
aillés. L'esprit replié sur lui-même D*est qu'une
célébrité locale qui fait sourire le voyageur. Il y
a autre chose que l'esprit, et ce n'est pas resprît
qui nous allie à Funivers, 11 est temps qu*on ne
le confonde plus avec Tâme, Il ne s'agit pas de ce
qui se passe entre nous, mais ce de qui a lieu en
nous, au-dessus des passions et de la raison. Si
je n^offre à rintellîgcncc étrangère que La Ro-
chefoucauld, LichtenbergjMeredith ou Stendhal,
elle me regardera comme je regardes au fond
d'une ville morte^ le bourgeois sans espoir qui
me parle de sa rue, de son mariage ou de son in-
dustrie. Quel ange demandera à Titus pourquoi
il n'a pas épousé Bérénice et pourquoi Andro-
maque s'est promise à Pyrrhus? Que représente
Bérénice, si je la compare à ce qu'il y a d'invi-
sible dans la mendiante qui m*arréle ou la
proslîtuëc qui me fait signe ? Une parole mys-
tique peut seule, par moments, représenter un
être Inimam ; maïs notre âme n'est pas dans
ces autres réglons sans ombres et sans abî-
mes; et vous-mêmes, vous y arrêtez-vous aux
heures graves où la vie s'appesantit sur votre
épaule ? Uhorame n'est pas dans ces choses, et
cependant ces choses sont parfaites. Mais il faut
n'en parler qu'entre soi, et il est convenable de
s'en iatre si quelque visiteur frappe le soîr à
noire porte. Maïs si ce même visiteur me sur-
prend au moment où mon âme cherche la clef
de ses trésors les plus proches dans Pascal,
Emerson ou Hello, ou, d'un autre côté, dans
cpielques-uns de ceux qui eurent Tinquiétude de
la beauté très pure, je ne fermerai pas le livre
en rougissant; et peut-être que lui-même y pren-
dra quelque idée d*un être fraternel condamné
au silence, ou saura, tout au moins, que nous
ne fûmes pas tous des habitants satisfaits de la
terre.
IX
LE TRAGIQUE QUOTIDIEN
Il y a un Iragtqoc quotidien qui est bien plus
réel, bien plus profond et bien plus conforme à
notre être vcri table que le tragique des grandes
aventures, 11 est facile de le sentir, mais il n'est
pas aisé de le montrer, parce que ce tragique
essentiel n'est pas simplement matériel ou psy-
chologique. 11 ne s'agit plus ici de la lutte déter-
minée d'un être contre un être^ de la lutte d'un
désir contre un autre désir ou de Té ternel com-
bat de la passion et du devoir. Il s'agirait plutôt
de faire voir ce qu'il y a d'étonnant dans le fait
seul de vivre. Il s'agirait plutôt de faire voir
l'existence d'une âme en elle-même, au milieu
109
LIE TliiSÛR DES BUMBI.CS
d'une immensité qui n'est jamais înaclive* Il s'a-
girait plutôt de faire entendre, par-dessus les
dialogues ordinaires de la raison et des senti-
ments, le dialogue plus solennel et ininterrompu
de rêtre et de sa destinée. 11 s'agirait plutôt de
nous faire suî\Te les pas hésitants et douloureux
d'un être qui s'approche ou s'éloigne de sa vérité,
de sa beauté ou de son Dieu. Il s'agirait encore
de noua montrer et de nous faire entendre raille
clioses analogues que les poêles tragiques nous
ont fait entrevoir en passant. Mais voici îe point
essentiel : ce qu'il nous ont fait entrevoir en
passant ne pourrait-on tenter de le montrer
avant le reste? Ce qu on entend sous le roi Lear,
sous Macbeth, sous Hamlet, par exemple, le
chant mystérieux de rinfinij le silence menaçant
des âmes ou des Dieux, rëternité qui gronde à
rhorîzon, la destinée ou la fatalité qu'on aper-
çoit intérieurement sans que l'on puisse dire à
quels signes on la reconnaît, ne pourrait»on, par
je ne sais quelle interversion des rôles, les rap-
^i " I im III
U TRAGIQUE QUOTIDIEM
lC3
procher de nous tandis qu'on éloignerait les
acteurs? EsUîl donc hasardeux d^affirmerqne le
véritable tragique de la ^îe, le tragique normal,
profond et général, ne commence qu'au moment
où ce qu*on appelle les aventures, les douleurs
et les dangers sont passés? Le bonheur n'auraît-
il pas le bras plus long que le malheur et cer-
taines de ses forces ne s' approcheraîent-elles pas
davantag^e de Tâme humaine? Faut-îl absolu-
ment hurler comme les Atrîdes pour qu'un Dieu
éternel se montre en notre vie et ne vient-îl pas
jamais s'asseoir sous rîmmobilité de notre lampe?
N'est-ce pas la tranquillité qui est terrible lors-
qu'on y réfléchit et que les astres la surveillent; et
le sens de la vie se développe-t-il dans le tumulte
ou le silence? N'est-ce pas quand on nous dit à la
fin des histoires « Ils furent heureux » que la
grande inquiétude devrait faire son entrée? Qn'ar-
rîve-t41 tandis qu'ils sont heureux? Est-ce que le
bonheur ou un simple instant de repos ne décou-
vre pas des choses plus sérieuses et plus stables
M
LE TniSOR DES IIXJMBLES
que ragitation des passions? N^est-cc pas alors
que la marche du temps et bien d'autres marches
plus secrètes devlepuent enfin visibles et que les
heures se précipitent? EstH:e que tout ceci n'at-
teint pas des fibres plus profondes que le coup
tle poignard des drames ordinaires? N'est-ce
pas quand un homme se croît à l'abri de la mort
extérieure que l'étrange et silencieuse tragédie
de Ictre et de rimmensité ouvre vraiment les
portes de son thédlreî Est-ce tandis que je fuis
devant une épée nue que mcm existence atteint
son point le plus intéressant? Est-ce toujours
dans un baiser qu'elle est la plus sublime? N'y-
a-t-ii pas d'autres moments où Ton entend des
voix plus permanentes et plus pures? Votre âme
ne fleuriUelIc qu'au fond des nuits d'orage? On
dirait qu'on Ta cru jusqu'ici. Presque tous nos
auteurs tragiques n'aperçoivent que la vie d'au-
trefois; et Ton peut anirnierquc tout notre théâ-
tre est anachronique et que Fart dramatique
retarde du m^me nombre d'années que la sculp-
^^^^^^^^^ LE TRAGIQUE OL'OTIDIEÎÎ rG3 ^^M
H ture. Il n'en est pas de même de la bonne peîn- \ W^
^M ture et de la bonne musique^ par exemple, qui If
^B^s^j
^ ont su démêler et reproduire les traits plus cachés, 1
^^^B8B
mais non moins graves et éLoonants de la vie d'au- 1
^^^^^^1
L jourd'liui. Elles ont observé que cette vie n'avait 1
^BIH^^H
H perdu en surface décorative que pour gagner en W
H ^1
profondeur, en signification intime et en gravité B^_
H ^M
spirituelle. Un bon peintre ne peindra plus ^^n
H ^1
Marins vainqueur des Cimbres ou Tassassinat du '
1 ^1
duc de Guise, parce que la psychologie de la vie*
H H
H toire ou du meurtre est élémentaire et exception- '
Belle, et que le vacarme inutile d'un acte violent ,
H ^M
m H
étouffe la voix plus profonde, mais liésitanlc et * i
■ 1
discrète, des êtres et des choses* Il représentera J 1
■ 1
' une maison perdue dans la campagne, une porte 1 1
■ ^Ê
ouverte au bout d'un corridor, un visage ou des ^ 1
■ ^M
B mains au repos; et ces simples images pourront 1
1 H
ajouter quelque chose à notre conscience de la 1
1 H
vie; ce qui est un bien qu'il n'est plus possible H
1 ^M
de perdre. H
1 ^1
^^ Mais nos auteurs tragiques, de même que les H
ï
iG'i
us TRESOR DES Ill'MDI.ES
peintres médiocres qui s'allardent à la peinture
d'histoire, placent loutrinlcrêl de leurs œuvres
dans la violence de l'anedocte qu'ils reproduisent.
Et ils prétendent nous divertir au même genre
d'actes qui réjouissaient des barbares à qui les
attentats, les meurtres et les trahisons qu'ils
représentent étaient habituels* Tandis que la
plupart de nos vies se passent loin du sang, des
cris etdes épées^ et que les larmes deg hommes
sont devenues silencieuses, invisibles et presque
spîrituelics...
Lorsque je vais au théâtre, il me semble que
je me retrouve quelques heures au milieu de mes
ancêtres, qui avaient de la vie une conception
simple, sèche et brutale, que je ne me rappelle
plus et à laquelle je ne puis plus prendre part.
J'y vois un mari trompé qui lue sa femme, une
femme qui empoisonne son amant^ un fils qui
venge son père, un père qui immole ses enfants,
des enfants qui font mourir leur père, des rois
assassinés, des vierges violées, des bourgeois
%% TRAGIQUE QUOTrDriW
167
emprisonnés, et tout le buLlime U'adiiiûiiuel,
maîsj hélas ! sî superficiel et si malériel,du sang^,
des larmes exttîrieures et de la mort. Que peu-
vent me dire des êtres qui n'ont qu'une idée fixe
et qui n'ont pas le temps de vivre parce qu'il leur
faut mettre à mort un rival ou une maîtresse ?
J'étais venu dans l'espoir de voir quelque cliose
de la vie rattachée à ses sources et à ses mystères
par des liens que je n'ai Toccasion ni la force
d'apercevoir tous les jours. J*étaîs venu dans
l'espoir d'entrevoir un moment la beauté, la
grandeur et la gravité de mon humble existence
quotidienne. J'espérais qu'on m^aurait montré
je ne sais quelle présence, quelle puissance ou
quel dieu qui vit avec moi dans ma chambre.
J'attendais je ne sais quelles minutes supérieures
que je vis sans les connaître au milieu de mes
plus misérables heures; et je n'ai le plus sou-
vent découvert qu'un homme qui m'a dit longue-
ment pourquoi il est jaloux, pourquoi il empoi-
sonne ou pourquoi il se lue.
iC6
L« TRÉSOR OMS « WOOT
J'admire Othello, mais il ne me paraît pi
vivre de Tau^sle vie quotidienne d'un Ilamle
qui a le temps de vivre parce qu'il n'agit pal
Othello est admirablement jaloux. Mais n'est^c
peut-être pas une vieille erreur de penser q
c'est aux moments où une telle passion et d'au
Ires d'une ëgale violence nous possèdent qu
nous vivons véritablement? II m'est arrivé d
croire qu'un vieillard assis dans son fauteui
attendant simplement sous la lampe,écoutant sau
le savoir toutes les lois éternelles qui régner
autour de sa maison, interprétant sans le coid
prendre ce qu'il y a dans le silence des porti
et des fenêtres et dans la petite vobc de
lumière, subissant la présence de son âme et
sa destinée, inclinant un peu la tête, sans
douter que toutes les puissances de ce mond
interviennent et veillent dans la chambjj
comme des servantes attentives, ignorant qn
le soleil lui-même soutient au-dessus de l'abtiiQi
la petite table sur laquelle î! «ï'rr'"%"d(*^ et r^r
LS TIUGIQL'E ^UOTÎDIE?f
t6}
n'y a pas un astre du ciel ni une force de Pâme
qui soient indiffërcnls au mouvement d'une pau-
pière qui retombe ou d'une pensée qui s'élève, —
il m'est arrivé decroirc que ce vieillard immobile
vivait, en réalité, d'une vie plus profonde, plus
humaine et plus générale que Tamant qui étran-
gle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une
victoire ou « Tépoux qui venge son honneur »•
On me dira peut-être qu'une vie immobile ne
serait guère visible, qu'il faut bien Tanîmer de
quelques mouvements et que ces mouvements
variés et acceptables ne se trouvent que dans le
petit nombre de passions employées jusqu'ici. Je
ne sais s'il est vrai qu'un théâtre statique soit
impossible. Il me semble même qu'il existe. La
plupart des tragédies d'Eschyle sont des tragé-
dies immobiles. Je ne parle pas de Prométhée
et des Suppliantes où rien n'arrive; mais toute
la tragédie des Choéphores^^v est cependant le
plus terrible drame de rantîquité, piétine comme
un mauvais rôve devant le tombeau d'Agamera-
ti
170
LB Tftéson DES mjïr6t.ia
non, jusqu'à ce que le iiteurUe jauliisao, i:uiuu.M^
un ëclaîr, de l'accumulation des prières qui se
replient sans cesse sur elles-mômes. Examinez à
ce point de vue quelques autres des plus belles
tragédies des anciens : les Euménides^ Anii--
ffone, Electre^ Œdipe à ColoneAi Us ont admiré,
dît Racine dans sa préface de Bérénice, ils ont
admiré VAjax de Sophocle^ qui n'est autre
chose qu'Ajax qui se tue de regret à cause de la
fureur où il est tombé après le refus qu'on lui a
fait des armes d'Achille. Us ont admiré le P/u-
tociêtej dont tout le sujet est Ulysse qui vient
pour surprendre les flèches d'Hercule. U Œdipe
môme, quoique tout plein de reconnaissances,
est moins chargé de matière que la plus simple
tragédie de nos jours, »
Est-ce autre chose que la vie à peu près im-
mobile? D'habitude, il n'y a même pas d'action
psychologique, qui est mille fois supérieure à
Inaction matérielle et qui semble indispensable,
mais qu'ils parviennent néanmoins à supprimer
LE TRAGt<2UE QUOTIDIEN
171
00 à réduire d'une façon rnervenicuse, pour ne
laisser sulisisler d'autre înlcrôt que celui qu'ins*
pire lasîlualîon de riiomme dans Tunivers. Ici,
nous ne sommes plus chez les barliares, et
Thomme ne s'ogite pas plus au milieu de pas-
sions élémentaires qui ne sont pas les seules cho-
ses îniéressanles qu'il y ait en lui. On a le temps
de le voir en repos. Il ne s'agit plus d'un mo-
ment exceptionnel et violent de Fexislence, raaia
de l^îstênce elle-même. Il est mille et raille lois
plus puissantes ci plus Yéncrables que les lois
des passions; mais ces lois lentes, discrètes et
silencieuses, comme tout ce qui est doué d une
force irrésistible, ne s'aperçoivent et ne s'enten-
dent que dans le demi-jour et le recueillement
des heures tranquilles de la vie.
Lorsque Ulysse et Néoptolème viennent de-
mander à Pliîloctète les armes d'Hercule, leur
action en elle-même est aussi simple et aussi
indifférente que celle d'un homme de nos jours
qui entre dans une maison pour y visiter un
lya
lâK TnCSOn DES ffUMBLSS
malade, d*un voyageur qui frappe à la porlG
d'une auberge ou d'une mère qui attend au coin
du feu le retour de son enfant, Sophocle marque
en passant d*un trait rapide le caractère de ses
liëros. Maïs ne peut-on pas affirmer que l'inté-
rêt principal de la tragédie ne se trouve pas dans
la lutte qu'on y voit entre rhabileté et la loyauté,
entre le désir de la patrie, la rancune el Tentête-
mcnt de Torgueil ? 11 y a autre chose ; et c*est
revistence supi^rieure de Thomme qu'il s'agît de
faire voir. Le poète ajoute à la vie ordinaire un
je ne sais quoi qui est le secret des poètes, et
tout à coup elle apparaît dans sa prodigieuse
grandeur, dans sa soumission aux puissances
inconnues, dans ses relations qui ne finissent
pas, et dans sa nnsèrc solennelle. Un chimiste
laisse tomber quelques gouttes mystérieuses
dans uu vase qui ne semble contenir que de Teau
claire : et aussitôt un monde de cristaux s'élève
jusqu'aux bords et nous révèle ce qu'il y avait
en suspens dans ce vase, où nos yeux incomplets
n'avaient rien aperçu. Ainsi dans Philoctèie^ il
semble que la petite psychologie des trois per-
sonnages principaux ne forme que les parois
du vase qui contient Tcau claire^ qui est la vie
ordinaire dans laquelle le poète va laisser tom-
Ler les gouttes révélatrices de son génie...
Aussi, n'est-ce pas dans les actes, mais dans
les paroles, que se trouvent la beauté et la gran-
deur des belles et grandes tragédies. Est-ce
seulement dans les paroles qui accompagnent et
expliquent les actes qu'elles se trouvent? Non ;
il faut qu'il y ait autre chose que le dialogue exté-
rieurement nécessaire. Il n'y a guère que les
paroles qui semblent d'abord inutiles qui comp-
tent dans une œuvre. C*est en elles que se trouve
son âme. A côté du dialogue indispensable, il y
a presque toujours un autre dialogue qui semble
superllu. Examinez attentivement et vous verrez
que c'est le seul queTârae écoute profondément,
parce que c'est en cet endroit seulement cju^on
lui parle. Vous reconnaîtrez aussi que c'est la
t74
ts ntc^oa fiss vuhiilss
qiialili! et Télendae de ce dialogue inutile qui
diîlermîoe la qualité et la portée ineffable de
Fœuvrc, Il est certain que, dans les drames ordi-
naires, le dialogue indispensable ne répond pas
du tout à la réalité ; et ce qui fait la beauté
mystérieuse des plus belles tragédies se trouve
tout juste dans les paroles qui se disent à côté
de la vérité stricte et apparente. Elle se trouve
dans les paroles qui sont conformes à une vérité
plus profonde et incomparablement plus voisine
de rftmc invisible qui soutient le poème. On peut
même affirmer que le poème se rapproche de la
beauté et d*une vérité supérieure dans la mesure
où il élimine les paroles qui expliquent les
actes pour remplacer par des paroles qui expli-
quent non pas cequ'on appelle un « état d'âme i»,
mais je ne sais quels efforts insaisissables et
incessants des âmes vers leur beauté et vers leur
vérité. C*est dans cette mesure aussi qu'il se
rapproche de la vie véritable. Il arrive à tout
homme dans la vie quotidienne d'avoirà dénouer
LE TRAGTQUÏ QUOTIDIEN
175
par des paroles une situation très g^rave. Son-
gez-y un instant. Est-ce toujours en ces moments,
esl-cc même d'ordinaire ce que tous dîtes ou ce
cju'on vous répond qui importe le plus ? Est-ce
que d'autres forces, d'autres paroles qu'on nVn-
lend pas ne sont pas mises en jeu qui détermi-
nent l'événement? Ce que je dis compte souvent
pour peu de chose; mais ma présence, l'attitude
de mon âme, mon avenir et mon passé, ce qui
naîtra de moi, ce qui est mort en moi, une pen-
sée secrète, les astres qui m'approuvent, ma des-
tinée, mille et mille mystères qui m^envîronncnt,
et vous entourent, voilà ce qui vous parle en ce
moment tragique et voilà ce qui me répond.
Sous chacun de mes mots et sous chacun des
vôtres, il y a tout ceci, et c*est ceci surtout que
nous voyons, et c'est ceci surtout que nous en-
tendons malgré nous* Si vous êtes venu, vous,
a l'époux outragé »>, « l'amant trompé w, « la
femme abandonnée ï» , dans le dessein de me tuer,
ce ne sont pas mes supplications les phis élo-
queutes qui pourront arrêter voire bras. Mais
il se peut que vous rencontriez alors Tune de ces
forces inattendues et que mon âme, qui sait
qu'elles veillent autour de moi, vous dise un mot
secret qui vous désarme. Voilà les sphères où«
Jcs avenlrires se décident, voilà le dialogue donê"
il faudrait qu'on entendit récho. Et c'est cet
écho qu'on entend en effet, — extrêmement
affaibli et variable, il est vrai, — dans quelques-
unes des grandes œuvres dont je parlais tantôt-
Mais ne pourrait-on pas tenter de se rapprocher
davantage de ces sphères où tout se passe « en
réalité » ?
II semble qu*on veuille le tenter, Il y a quel-
que temps, à propos du drame d'Ibsen où l'on
cutcnd le plus tragiquement ce dialogue a du
second degré », à propos de Solness le Cons-
tracteur^ j'essayais plus maladroitement encore
de percer ces secrets. Pourtant, ce sont des
traces analogues de la main du même aveugle
sur le même mm* et qui se dirigent aussi vers
LS TRAGIQUS QUOTIDIETT
177
les mêmes lueurs. Dans Solness^ disaîs-je,
qu'est-ce que le poète a ajoute à la vie poor
qu'elle nous apparaisse si étrange, si profonde
et si inquiétante sous sa put5 ri li lé extérieure? Il
n'est pas facile de le découvrir et le vieux maitre
garde plus d'un secret. Il semble même que ce
qu'il a voulu dire ne soit que peu de chose au
regard de ce qu'il lui a fallu dire. Il a donné la
liberté à certaines puissances de Tâme qui
n'avaient jamais été libres et peut-être a-t-il été
possL^dc par elles. « Voyez-vous^ Hildc, s'cx-
clame Solness, voyez-vous I II y a de la sorcel-
lerie en vous tout comme en moi. C'est celte
sorcellerie qui fait agir les puissances du dehors.
Et II faut s'y prêter. Qu'on le veuille ou non,
aie faut. »
Il y a delà sorcellerie en eux comme eu nous
ious< Hilde et Solness sont, je pense, les premiers
héros qui se scTitent vivre un instant dansl'at-
mosphère de l'âme, et cette vie essentielle qn'ibî
ont découverte en eux, par delà leur vie ordi-
izt
LE ThESOlV DES HUÎJBI ES
iiaîrcjles épouvante. Ililde etSolness sont deux
âmes qui ont entrevu leur sUiiution dans la vie
vcrilable. II y a plus d'une manière deconnallre
un homme. Je prends^ par exemple, deux ou
trois êlrcs que je vois à peu près tous les jours.
II est probable que longtemps je ne les distin-^
guerai que par leurs gestes, leurs habitudes exté-
rieures, ou intérieures, leur manière de sentir,
d'agir et de penser. Maïs, en toute amitié un
peu longue, il arrive un moment mystérieux où
nous apercevons, pour ainsi dire, la situation
exacte de notre ami par rapport à rinconnu qui
r€ntoure,el ratlitude de la destinée envers lui.
C'est à partir de ce moment qu'il nous appar-
tient véritablement. Nous avons vu une fois pour
toutes de quelle façon les événements se condui-
ront à son égard. Nous savons que celui-ci aura
Lcause retirer aufonddeses demeures et se tenir
aussi immobile que possible dans la crainte d'agi-
ter quelque chose dans les grands réservoirs de
Tavcnir, sa prudence ne servira de rien, et les
]8d
LE TRESOR t)KS HUMBLES
qu'il ne nous est pas possible de comprendre...
Je crois quHilde et Solness se trouvent dans
cet état et s'aperçoivent de cette façon. Leurs
propos ne ressemblent à rien de ce que nous
avons entendu jusqu'ici, parce que le poète a
tenté de mêler dans une même expression le
dialogue intérieur et extérieur. Il règne dans ce
drame soranambuliquejenesaîs quelles puissan-
ces nouvelles. Tout ce qui s'y dit cache et décou-
vre à la fois les sources d'une vie inconnue. Et si
nous sommes étonnés par moments, ii ne faut
pas perdre de vue que notre âme est souvent, à
nos pauvres yeux, une puissance très folle, et
qu'il y a en l'hommi^ bien des régions plus fé-
condes, plus profondes et plus intéressantes que
celles de la raison ou de rinlelligeuce.».
^^^^^^^^^x ^^^^^^^^^H 1
^^^^^^^^^^^i^^^^^^^l
B^^B
On pourrait dire que, de siècle en siècle^ un ^^
I 1
poète tragique (( a parcouruj la torche de la poé- H^^
H ^1
SIC à la maîii, les labyrinthes du destin )>. Ils ont
H ^1
fixé de cette façon,chacun selon les forces de sou
H ^^H
heure,râme des annales humaines; et ils ont fait
H ^^H
ainsi de Thistoire divine. C'est en eux seuls que
1 ^^H
Ton peut suivre les variations sans nombre de la
■ ^1
grande puissance immuable, Etil est intéressant
■ ■
de les suivre; car le plus pur de l'âme des peu-
1 ^1
ples se trouve peut-être au fond de l'idée qu'ils 1
■ ^1
se sont faîte de cette puissance. Elle ne mourut
■ ^^
jatnais entièrement, mais il y a des moments où
■ ^1
elle s'agite à peine et, dans ces moments-là, ou
■ ^1
remarque cjue la vie n'est ni très forte ni très
1 ^1
profonde, Elle ne fut adorée qu'une seule fois
1 H
^1
^^ r
■■^J
i84
LB Tai^soa dbs tJUMiiLca
sans partage. Elle était alors, pour les dieux
mémeSf un épouvantable mystère. Il est Hssez
étrange de constater que IV'poque où la divinité
sans visage parut la plus terrible cila plus incom-
préhensible, fut l'époque la plus belle de Thuma-
nité; et que ce fut le plus heureux des peuples
qui se représenta le destin sous Taspect le plus
redoutalîle.
Il semble qu'il y ait une force secrète en celte
idée; ou que cette îdf^e soit le sîg^ne d'une force.
Est-ce que Thomme grandit dans la mesure où
il reconnaît la grandeur de f inconnu qui le do-
mine ; ou est-ce Tînconnu qui grandit en prc
portion de rhorame ? Aujourd'hui, Ton dirait
que l'idée du destin se réveille. Peut-être n'est-
il pas inutile d'aller à sa recherche. Mais oh le
Irouve-l-on ? Aller à la recherche du desl in,
n^cst-ce pas aller à la recherche des tristesses
humaines? Il n'y a pas de destin de la joie; il
n'y a pas d'étoile heureuse. Celle qu'on appelle
ainsi est une étoile qui patiente. II importe d*ail*
L'érofLK
i85
lenrs que noos sortions parfois à la recherche de
nos tristesses, afin de les connaître et de les ad-
mirer, alors même que la g;rande masse informe
de noire destinée ne serait pas an bout,
C est la manière la plus efficace de sortir à la
recherche de soi-même; car on peut dire que
nous ne Talons que ce que valent nos inquiétu-
des et nos mélancolies. A mesure que nous avan-
çons, elles deviennent plus profondes, plus no-
bles et plus belles, et Marc-Aurèle est le plus
admirable des hommes, parce que mieux qu'un
autre il a compris ce que noire âme a rais dans
le pauvre sourire résigné qu'elle doit avoir au
fond de nous, lien est de même des tristesses de
riinmanité. Elles suivent une route qui ressem-
ble à celle de nos tristesses ; mais elle est plus
long:ue et plus sûre et doit mener à des patries
que les derniers venus connaîtront seuls. Elle,
part aussi de la douleur physique; elle virut
de passer par la crainte des dieux et s'arrête
aujourd'hui autour d'un nouveau g'ouffre dont les
îCG
LK TKESOR OH3 «UMOUl'S
meilleurs d'enlre nous n*ont pas encore sondé
les profondeurs.
Chaque siècle aîme une autre douleur; parce
que chaque siècle voituu autre destin. Il est cer-
tain que nous ne nous intciressons plus comme
autrefois aux catastrophes de nos passions ; et les ^H
plus tragiques chefs-d'œuvre dupasse sont d'une ^
qualité de tristesse inférieure à celle de nos tris-
tesses d'aujourd'hui. Ils ne nous atleignent plus
qu'indirectement par ce que nos réflexions et la
noblesse nouvelle que la douleur de vivre a
acquise en nous-nicmes ajoutent aux simples
accidents de lahatne ou de l'amour qu'Us repro*
duisent devant nous,
11 semble^ par moments, que nous soyons au
bord d'un pessimisme nouveau, mystérieux et
peut-ôtre très pur. Les sages les plus terribles,
Schupenhauer, Carlyle, les Russes, les Scandi-
naves, et le bon optimiste Emerson, lui aussi
(car rien n'est plus décourageant qu'un optimiste;
volontaire), ont passé sans expliquer notre m
L nrraiLB
187
tf
k
lancolie* Nous sentons qu'il y a sous toutes les
raisons qu'ils ont essaye de nous dire bien d'au-
tres raisons plus profondes qu'ils n'ont pu décou-
vrir» La tristesse de Tliomme, qui depuis leur
venue paraissait déjà belle, peut s'ennoblir
encore infiniment, jusqu'à ce qu'un être de gt^nie
profère enfin le dernier niot de la douleur qui
nous purifiera peut-être entièrement»..
En attendant, nous sommes entre les mains
de puissances étranges, et nous sommes sur le
point de soupçonner leurs intentions. Au temps
des grands tragiques de Tère nouvelle^ au teinps
de Shakespeare, de Racine et de ceux qui les
suivent, ou croit que les malheurs viennent tous
des passions diverses de notre cœur- La catas-
trophe ne flotte pas entre deux mondes : elle
vient d'ici pour aller là ; et Ton sait d'où elle
sort. L'homme est toujours le maître. Au temps
des Grecs il Télait beaucoup moins, et la fata-
lité régnait sur les hauteurs. Mais elle était inac-
s^îble et nul riV>sait Hnterrojer, Aîijoiird'huî,
tS8
LE TElésOR DES BUMBLKS
c'est elle qu'on mlerpelle, et c'est peol-êîre là
le grand signe qui marque le théâtre nouveau.
On ne s'arrête plus aux effets du malheur, mais
au malltcur lui-mcme, et l'on veut savoir son
essence et ses lois. Ce qui était la préoccupation
inconsciente des premiers tragiques ctcc qtiî for-
mait Fombre solennelle qui entourait à leur insu
les gestes secs et violents de la mort extérieure,
la nature même du malheur, est devenu le point
central des drames les plus récents et le foyeraux
lueurs équivoques autour duquel tournent les
^mcs des hommes et des femmes. Et Ton a fait
un pas du côté du mystère pour regarder en face
les terreurs de la vie.
Il serait intéressant de rechercher sous quel '
angle nos derniers tragiques semblent envisager
le mallieur, qui est le fond de tous les poèmes
dramatiques* Ils le voient de plus près que les
Grecs et le pénètrent davantage dans les ténèbres
ft.'condes de son cercle intérieur, C^est peut-être
une divinité identique. Mais ils l'ignorent pins
LKTOTLS
1»^
intimement. D'oùvienl-il^ où va-t4l et pourquoi
descend-il? Les Grecs le demandaient à peine,
Esl-il inscrit en nous ou nutt-il en m^me temps
que nous-raémes? Est-ce lui qui s'avarce à notre
rencontre ou bien est-il appelé par de 5 voix que
nous nourrissons tout au fond de n< tre être et
qui sont de connivence avec lui ? Il fa idraît pou-
voir observer des cimes d'un autre monde les
allures d'un homme auquel doit arri ^er quelque
grande douleur ; et quel homnic ne ti availle sans
le savoir à forger la douleur qui ser Ji le pivot de
sa vie?
Les paysans écossais ont un mot qui pourrait
s'appliquer à toutes les existences. Dans leurs
légendes ils appellent Fey l'état d'un homme
qu'une sorte d'iiTésistihle impulsion intérieure
entraîne^ malgré tous ses efforts, n;al';ré tous les
conseils et les secours, vers une inévitable catas-
trophe. C'est ainsi que Jacques I*^^j le Jacques
de Catherine Douglas, était Fey en allant, mal-
gré les présages terribles de la t-irre, de r«^nfer
LS Tn^SOli DSS Ut.'MCUES
cl du ciclj passer les fêtes de Noël dans le som-
bre château de Perlhj où ratteudait son assassin,
le traître Robert Graeme. Qui de nous, s'il se
rappelle les circonstances du malheur le plus
décisif de sa vie, ne s'est senti possédé de la
sorte ?I1 est bien entendu que je ne parle ici que
de malheurs actifs, de ceux qu^il eût été possible
d'éviter; car il est des malticurs passifs, comme
la mort d'un être adoré, qui nous rencontrent
simplement et sur lesquels nos mouvements ne
sauraient avoir aucune influence. Souvenez-vous
du jour fatal de votre vie. Qui de nous n'a été
prévenu; cl bien qu'il nous semble aujourd'hui
que toute la destinée eiit pu être changée par un
pas qu'on n'aurait point fait, une porte qu'un
n'aurait pas ouverte, une main qu'on n'aurait
pas levée, qui de nous n'a lutté vainement sans
fon*e cl sans espoir sur la crête des parois de
rabîme,contre une force invrsiLle et qui parais-
sait sans puissance?
Le soufllc de cette porte que j'ai ouverte, un
L l£tOïL8
igi
soir, devait éteindre à jamais mon bonheur,
comme il aurait éteint une lampe débile ; et main-
lenant, lorsque j'y songe, je ne puis pas me dire
que je ne savais pas,.. Et cependant, rien d*im-
portant ne m^avait amené sur le seuil. Je pou-
vais m'en aller en Iiaussunt les épaules, aucune
raison liumaine ne pouvait me forcer ù frapper
au vantail,.. Aucune raison humaine j rien que
la destinée*..
Cela ressemble encore à la fatalité d'Œdipe,
et pourtant c'est déjà autre chose* On pourrait
dii^e que c'est cette fatalité aperçue ab intra. H
y a des puissances mystérieuses qui régnent eu
nous-mêmes et qui semblent d'accord avec lus
aventures. Nous portons tous des ennemies dans
notre âme. Elles savent ce qu'elles font et ce
iga
LE TnÊSOn DRS HUMBUKS
qiiVllcs nous font faire ; el lorsfjii'elles nous
conduisent a IV'vénementj elles nous prévien-
nent à deniî-mots, trop peu pour nous arrêlcr
sur la route, mais assez pour nous fîiire regret-
ter, lorsqu'il sera trop lard, de n'avoir pas écoulé
plus altenlivemenl leurs conseils indécis et mo-
queurs. Où vculeni-elles en venir, ces puissan-
ces cpii di^sîrent notre perte comme si elles
élaîeni indépendantes cl ne përissaienl pas avec
nous^ encore qu'elles ne vivent qu*cn nous ?
Qu'esl</e qui met en mouvcmenl tous les com-
plices de Funivers qui se nourrissent de noire
Seings ? I
L'homme pour qui a sonné riieure malheu-
reuse csl pris dans un tourhillon que l*on n'a-
perçoit pas, et depuis des années ces puissances
combinent les innomI)ral)les incidents qui doî-
\cnt l'amener à la minute nécessaire, au point
précis où les larmes rattcndent. Rappelez-vous
tous vosefTorls et vos pressentiments. Rappelez-
vouslcs secours inutiles, Rnppclez-vous aussi les
L'iroiLs
193
bonnes circonstances apitoyées qui ont tenté de
TOUS barrer la route et que vous avez repoussées
comme des mendiantes importunes. C'étaient,
pourtant, de pauvres sœurs timides qui vou-
laîenl vous sauver et qui se sont éloi^ées sans
rien dire; trop faillies el trop petites pour hitter
contre les clioses décidées, Dieu sait où...
Le itiallicur est à peine accompli que nous
avons la sensation étrange d*avoir obéi à une loi
éternelle; et je ne sais quel soulagement mysté-
rieux, au sein des plus grandes douleurs, nous
récompense de notre obéissance. Nous ne nous
appartenons jamais plus intimement qu*au len-
demain d'une catastrophe irréparable. Il semble
alorsquenous nous soyons retrouvés etquenous
ayons reconquis une partie inconnue et néces-
saire de notre être. Il se fait un apaisement
singulier. Depuis des jours, et presque à notre
insu» tandis que nous pouvions sourire aux visa-
ges et aux fleurs, les forces rebelles de notre
âme luttaient terriblement sur le bord de l'a-
vA
LE tnÉHOR DEâ HOïlBLES
bîme, et mainlenant que nous sommes au fond,
tout respire librement.
Elles lultent ainsi, sans répit, en chacune de
nos âmes ; et nous voyons parfois, mais sans
y prendre garde, car nous n'ouvrons les yeux
qu'aux cltoses sans importance, l'ombre de ces
combats où notre volonté ne p(!ut intervenir.
Si je suis avec des amis, il se peut qu*au milieu
des paroles et des éclats de rire une chose qui
n'est pas de ce moride ordinaire passe soudain
sur la face de Tun d'eux. Un silence sans motit
régnera tout à coup : et tous regarderont, sans
le savoir, l'espace d'un instant, avec les yeux de
Tâme. Après quoi, les sourires et les mots, qui
avaient disparu comm» les grenouilles effrayées
d*on grand lac, remonteront, plus violents, à
la surface. Maïs TinvisiLle, ici comme en tout
Heu, a perçu son tribut. Quelque chose a com-
pris qu'une lutte était finie^qu'une étoile se levait
ou tombait et qu'une destinée venaitde se fixer...
Elle élait peut-être fixée ; et qui sait si la lutte
L*èTOILE ï fj5 ^^'S^^m
Bl
n'est pas ua simulacre 1 Si je pousse aujourd'iiui !
^^^^..JÉ
la porte de la maison où je dois rencontrer les
^^I^B^I
premiers sourires d'une tristesse qui ne finira *^HI
I^^^^^^H
plus, je fais ces choses depuis plus longtemps
SS^^^^l
qu'on ne croît, A quoi sert-il de cultiver un moi '
^H^^^^^l
sur lequel nous n'avons presque aucune iiilluen-
^^^^^^^H
ce? C'est notre étoile qu'il nous faut observer. '
B^^^^^^H
Elle est bonne ou mauvaise; elle est pâle ou ^
puissante ; et toutes les forces de la mer n'y '
^^^^^^^Ê
pourraient rien chaugcr. Quelques-uns qui peu^ i
^^H^^^^l
vent avoir confiance en elle jouent avec elle
H ^^H
comme avec une boule de verre. Ils la lancent et la
B ^^H
risquent où ils veulent ; elle reviendra toujours, |
H ^M
fidèle, dans leurs mains. Ils savent bien qu'elle 1
H ^1
1 ne peut se briser. Mais il en est tant d'autres qui 1
■ ^Ê
ne peuvent lever un regard vers la leur sans 1
■ ^M
qu elle se détache du finnament et qu'elle tombe 1
I ^Ê
en pousiiicre à leurs pieds., • 1
■ ^M
Mais il est dangereux d'y songer : car sou- m
1 ^M
vent c'est le signe qu'elle est sur le point de s'é- 1
^M
teindre.,. H
1 1
Nous nous trouvons ici dans les abfmes de la
fiuU et nous j attendons ce qui doit nniirer* Il
ne s'y agît plus de volonté, nous sommes à mllfe
lieues au-dessus d'elle, et dans une ri^gion où
la volonté même est le fruit le plus mùr du des-
tinai nefautpas s'en plaindre; nouss:tvons déjà
quelque chose et nous avons découvert quelques-
unes des habitudes du hasard. Nous attendons
comme Toîselcur qui observe les moeurs des
oiseaux migratoires et quand un événenicnl est
signalé à riïorizon, nous n'ignorons pasqu/il n*y
restera pas solitaire et que ses frères vont s'a-
kfiatlre par bandes au même endroit. Nous avons
appris vaguement qu'ils semblent allîrés par C(T-
[laines pensées et par certaines âmes et qu'il y
ra des ôtres qui détournent leur vol, comme il y
' en a d'autres qui les font accourir des quatre
coins du monde.
Nous savons surtout que certaines idées sont
[extrêmement dangereuses, qu'il suffit de se
[croire un instant à l'abri pour appeler la fou-
l/ÛTOÎUi
Tî>7
dre, et que le bonheur forme un vide dans
lequel ne lardent pas à se pr(?cipî(er les larmes.
Au hout de quelque lemps^ nous discernons
aussi leurs prëférences. Nous remarquons bîen-
lolquc SI nous faisons quelques pas sur la roule
de la vie, à coté de Fun de nos frères, les babi^
tudes du hasard ne seront plus les mêmes, tan-
dis qu'avec cet autre des événements d'une na-
ture invariable viendront régulièrement à la ren-
contre de notre existence. Nous éprouvons qu'il
y a des êtres qui protègent dans l'inconnu, et
d'autres qui y mettent en péril ; qu'il y en a qui
endormentetd'aulres qui réveillent Tavcnir. Nous
soupçonnons encore que les choses naissent
faibles d'abord, puisent en nous leur force, et
qu'en toute aventure il y a une brève minute
oii notre instinct nous avertit que nous sommes
encore les maîtres du destin. Enfin, quelques-
uns osent nous affirmer qu'on peut apprendre à
être heureux, qu*à mesure que nous devenons
meilleurs nous rencontrons des hommes qui s'a-
ffiB
LE Tn£*Oll DKS HUMULES
niéliorentj qu'un être qui est bon attire irrésisti-
blement des événements aussi bons que lui-
même, et qu'en une âme belle le tiasard le plus
triste se transforme en beauté...
Qui donc n'a éprouvé que la bonté fait signe
à la bonté, et que ce sont toujours les mêmes
pour qui Ton se dévoue et les mêmes qu'on tra-
hit ? SI la même douleur frappe à deux portes
qui se touchent, agira-t-ellc de façon identique
dans la maison du juste et dans celle de Fia*
juste; et si vous êtes pur, vos malheurs ne seront-
ils pas purs? N'est-ce pas dominer ravenir que
d'avoir su transformer le passé en quelques sou-
rires un peu tristes? Et ne semble-t-il pas que,
dans rinévilable même, nous puissions retarder
quelque chose? Est-ce que de grands hasards
ne dorment pas, qu'un mouvement trop brusque
réveille à Fhorizon, et ce malheur serait-il
arrivé aujourd'hui, si des pensées en fête n'a-
vaient fait trop de bruit dans votre âme ce ma-
tin? Est-ce là tout c^ que notre sagesse a pu
glaner dans ces ténèbres ? Qui donc oserait dire
qu'il y a dans ces régions des vërités plus fermes?
En alteridantj il faut savoir sourlrCj il faut savoir
pleurer dans le silence d'une bonté très humble.
Au-dessus de ces choses s'élève peu à peu la
face inachevée du destin d'aujourd'hui. Une
petite partie du voile qui la couvrait jadis a été
écartée, et dans la partie découverte, nous avons
reconnu, non sans inquiétude, d'un côté, la
puissance de ceux qui ne vivent pas encore^
et, de l'autre côté, la puissance des morts. Au
fond, ilnya là qu'un éloigiiement nouveau du
mystère. Nous avons agrandi la main de glace
du destin ; et voici que les mains de nos fils qui
ne sont pas encore nés se joignent dans son
ombre aux mains de nos ancêtres. II y avait un
acte que nous croyions l'asile de toutes nos liber,
tés, el l'amour demeurait le suprême refuge de
tous ceux qui sentaient ti^op durement les chaînes
de la vie- Ici du moins, nous disions-nous, et
dans risulemcnt de ce temple secret, personne
300
Ll TRésOn Li£3 UL:vmLEd
I
n'entre avec nous. Ici nous pouvons respirer un
instant ; ici notre âme règne enfin et elle a choisi
librement dans ce qui est le cenlrc de la liberté
même. Mais maintenant, on est venu dire que ce
n'est pas pour notre propre compte rpie nous
aimons. On est venu nous dire que, dans le
temple même de Tamour^ nous obéissons aux
ordres invariables d'une foule invisible. On est
venu nous dire que nous sommes à mille siècles
de nous-mêmes, quand nous choisissons notre
amante et que le premier baiser du fiancé n*est
que le sceau que des milliers de mains qui deman-
dent à naître imposent sur la bouche de la mère
qu'ils désirent. Et d'un autre côté nous savons
que les morts ne meurent pas. Nous savons à
présent que ce n*est plus autour de nos ég^lises,
mais dans toutes nos maisons, dans toutes nos
habitudes qu'ils se trouvent. Qu'il n'y a pas un
gcste^ une pensée, un péché, une larme ou un
atonie de la conscience acquise qui se perde dans
les profondeurs de la terre ; el qu*au plus insî-
20H
LE TUK^.OU DES «U.NSniES
du cote des fronliôres, « SL nous sommes bru-
taux et barbares, ajoute-t-H, la fatalité prend
une forme brutale et barbare. Quand nous nous
raffinons, nos échecs se raffinent aussi* Si nous
nous élevons à une culture spirituelle, Fanta-
gonisme prend une forme spirituelle. » Il est
peut-être yraî que notre âme, à mesure qu'elle
s'élève, purifie le destin ; bien qu'il soit vrai
aussi que les mêmes tristesses nous menacent,
qui menacent les sauvages. Mais nous en avons
d autres quHs ne soupçonnent pas ; et Tesprit
ne s'élève que pour en découvrir d'autres encore,
à tous les horizons, « Nous appelons destin tout
ce qui nous limite. » Tâchons que le destin ne
soit pas trop étroit. II est beau d'augmenter ses
tristesses, puisque c'est élargir sa conscience qui
est l'unique endroit où Ton se sente vivre* Et
c'est aussi le seul moyen de remplir son suprême
devoir envers les autres mondes, puisque c*est
probablement à nous seuls qu*il incombe d'aug-
menter la conscience de la Terre.
P
w^^^^^^^T^
II
M^ji
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^^^^^LA BONTÉ INVISIBLE ^^^^H
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1 C'est une chose, me dit un soir ce sage que
n
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j'avais rencontré par hasard au bord de I*océan
M
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qu'on cnleiidaîl à peiiie, c*est une chose que Ton
m
^^^^^^^H
n'aperçoit pas et sur laquelle personne n'a l'air
^^^^^^^^1
de compter ; et cependant je crois que c'est Tune
^^^^^^^^H
des forces qui conservent les êtn;s. Les dieux
^^^^^^^^H
dont nous sommes nés se manifestent en nous
• ijj
^^^^^^^^H
de mille façons diverses ; maïs cette bonté
m
^P^^^^l
' secrète qu'on n'a pas remarquée et dont nul n'a
■ ^^^1
parlé assez directement est peut-être le signe le
I ^^^1
plus pur de leur ™ éternelle. On ne sait d'où
^^^H
elle vient. Elle est là simplement qui sourît sur
^^^H
le seuil de nos âmes ; et ceux en qui elle sourit
^^^H
le plus profondément ou le plus fréquemment,
M
^^^1
nous feront suulTrir jour et nuit s'ils le veulent,
rî
^^^^H
i3
j
' 1
306
LS Tuïvson DES norBiiS
sans qii*il nous soit possible de ne plus les aimer.*.
Elle n'est pas de ce monde et cependant se
mêle à la plupart de nos agitations. Elle ne se
donne m^me pas la peine de se montrer dans
un regard ou une larme p Elle se cache au con-
traire pour des raisons qu'on ne devine pas. On
dirait qu'elle a peur d'user de sa puissance. Elle
sait que ses mouvements les plus involontaires
feront naître autour d'elle des choses immortelles;
et nous sommes avares des choses immortelles.
Pourquoi donc craîgnons-nous ainsi d'épuiser
le ciel qui est en nous? Nous n'osons pas agir
selon le Dieu qui nous anime. Nous redoutons
ce qui ne s'explique pas par un geste ou un mot;
et nous fermons les yeux sur ce que nous faisons
malgré nous dans l'empire où les explications
sont superflues. D'où vient donc la timidité du
divin dans les hommes? On dirait vraiment que
plus un mouvement de Fâme s'approche du
divin, plus nous niellons de soin à le dissimuler
aux regards de nos frères. L'homme ne serait-
LA CONTE tNVlSEBLB
307
il pas autre chose qo'un dieu qui aurall peur?
ou bien nous est-îl diffendu de trahir des puis»
sances supérieures ? Tout ce qui n'appartient pas
â ce monde trop visible a l'humilité tendre de la
fillette infirme que sa mère n^appcllepas lorsque
des étrangers entrent dans la maison. Et c'est
pourquoi noire bonté secrète n*a jamais franchi
jusquici les portes silencieuses de notre âme»
Elle vît en nous comme une prisonnière à qui
l'on a défendu d'approcher des barreaux. Du
reste, il ne faut pas qu'elle en approche. U suf-
fit qu'elle soit là. Elle a beau se cacher, dès
qu'elle lève la tète, qu'elle déplace un anneau de
ses cliaînes ou qu'elle ouvre la main, la prison
s'illumine, les soupiraux s'enlr'ouvrent à la
pression des clartés intérieures^ il y a tout à coup
un abîme ple*n d'anges agiles entre les paroles
et les êtres, tout se tait, les regards se détour-
nent un instant et deux âmes s'embrassent en
pleurant sur le seuil...
Ce n'est pas une chose qui vient de notre
terre ; eC loolês le9 descriptions ne ^errinûcni
de rien* Il fout que cens qui Teulenl roc com-
prendre aient aussi ea eux-mêmes, le même
point stmible. Si tous n'aTez jamais éprouvé
dans la Ti%' la poissante de voirt bonté inuisMe,
n'allez pas plos aTanI ; ce serait inulîie. Mais en
esl-il rraimenf qui n'deni pas ëprouYe celle
pctissanoe ; el le^ pires dVnlre naus ne furent-
ils jamais inrisible tient bons? Je ne sais ; il j a
tant d'èlrea en ce monde qui ne scmgent pas à
autre chose qu'à décourager le divin dans leur
âme. n saTât d'un inslaut de répit, cependant,
pour que le divin se redn^sse, et les plus mé-
chants mêmes ne sont pas sans cesse sur leurs
gardes ; et c'est pourquoi, &uls doute, tant de
méchants sont bons sans quVu le voie, tandis
que bien des sages et bien des sûnts ne sont pas
invisiblement bons..*
J'ai fait souffrir plus d^une fois, ajouta-t-il,
comme tout être fait souffrir autour de lui. J'ai fait
souffrir pdrce que nous sommes dans un monde
LA DON'ie INViSIDLF^
2a<)
OÙ tout se lient par des fils invisibles, ilans uu
monde où personne n'est seul; et qucle jçeste le
plus doux de la bontd ou de ramour blesse sou-
vent tant dinnocence à nos côtés I — J*ai fait
sûufîrîr aussi, parce que les meilleurs et les plus
tendres ont quelquefois besoin de rechercher je
ne sais quelle partie d'eux-mêmes dans la dou-
leur d'autrui. Il y a vraiment des graines qui ne
germent en notre ârae que sous la pluie des
larmes que Ton n^pand à cause de nous; et ce-
pendant ces graines produisent de bonnes fleurs
et des fruits salutaires. Que voulez-vous? c'est
une loi que nous n'avons pas faite ; et je^ ne sais
si j Miserais aimer Thomme qui n'aurait fait pieu-
rer personne. Bien souvent ceux qui aimèrent le
mieux firent souffrir le plus, car on ne sait quelle
cruauté attendrie et timide est d'ordinaire la
sœur inquiète de l'amour. L*amour cherche eu
tout lieu des preuves de l'amour et ces premières
preuves, qui n'est enclin à les trouver d'abord
dans les pleurs de laimée î
i3.
t.E THi!:40lV DiiS UtJMBLKa
La mort même ne pourrait pas suffire à ras- i
Gurer Famant s'il osait écouter les exigences de
Tamour; car rinstaut de la mort semble trop
bref à Fintime cruauté de Famour; par delà la
morlj il y a ]»lace encore pour une mer de dou-
tes; et ceux qui meurent ensemble ne meurent
I cul-élre pas sans inquii^ttides. Il fout ici de lon-
gues cL lentes larmes. La douleur est le premier
aliment de Famour; et tout amour qui ne s'est
pas nourri d'un i»eu de douleur pure meurt I
comme le nouveau-né que Fou voudrait nourrir
comme on nouiTit un homme. Aimerez-vous de
la mémo façon celle qui toujours vous fit sou-
rire et celle qui parfois vous fit pleurer? 11 faut,
liélas 1 que Famour pleure et bien souvent, c'est
dans le moment même où les sanglots s'élèvent
que les cliaîues de Famour se forgent et se trem-
pent pour la vie..,
J ai fait soufi'rii' ainsi parce que j'aimais, pour-
suivit-il, jVi fait souffrir aussi parce que jen'ai-
T'iî»U u\uii. Mrîs, quelle différence cnti^e les deux I
hk nUKlà IS VISIBLE
311
doulears ! Ici, les lentes larmes de Faraour
éprouvé semblaient savoir dtîjà, tout au fond
d'elles-mêmes, qu'elles arrosaient en nos deux
âmes jointes quelque chose d'indicible, et là ces
pauvres larmes savaient de leur cOlé qu'elles
tombaieut seules sur un désert. Mais c'est dans
ces moments où 1 ame est vraiment tout oreille
ou tout âme plutôt, que j'ai reconnu la puissance
d'une bouté invisible qui savait accorder aux
mallieureuses larmes de Famour qui mourait les
illusions divines de Famour qui va naître. N'eû-
les-vous jamais un de ces tristes soirs où les
baisers découragés ue pouvaient plus sourire et
où Fâme sentait enfin qu'elle s'était trompée?
Les paroles ne sonnaient plus qu'à grand'peiue
dans Fair froid de la séparation définitive; vous
alliez vous éloigner pour toujours, et les mains
presque inanimées se tendaieut vers Fadieu des
départs sans retour, lorsque Fàme, tout à coup,
faisait sur elle-même un mouvement insaisis-
iable. L'âme voisine s'éveillait à Fiastant sur
il
les sommets de Pêtre, quelque chose naissait bien
plus haut que l'amour des amants fatigués, et
les corps avaient beau s'écarter, les âmes désor-
mais n'allaient plus onblier qu'elles s'étaient
regardées un instant par-dessus des montagnes
qu'elles n^avaîent jamais \Tics, et que, l'espace
d'un clin d'œil, elles avaient été bonnes d'une
bonté qu'elles ne connaissaient pas encore...
Quel est donc ce mouvement mystérieux dont
je ne parle ici qu'à propos de Tamonr, mais qui
peut avoir lieu dans les plus petites circonstances
de la vie? Est-ce je ne sais quel sacrificeou quel
embrassemcnt intérieur, le désir très profond
d'être âme pour une âme, ou le sentiment sans
cesse attendri de la présence d'une vie invisible
et égale à la nôtre! Est-ce tout ce qu'il y a d'ad-
mirable et de triste danslc fait seul de vivre, et
i*aspecl delà vie une et indivisible qui dans ces
moments-là inonde tout notre être î— Je 11-
gnorc, maïs c'est vraiment alors que Ton sent
qu'il y a quelque part une force inconnue,
LA BONTE INVtSIBÏ.tt
ii3
que nous sommes les trtfsors de je ne sais que
Dieu <iùi aime tout, que pas un geste de ce Dieu
ne passe inaperçu, et que Ton est enfin dans la
Ilpdgîon des choses qui ne trahissent pas.,.
i U est vrai que de la naissance à la mort nous
ne sortons jamais de celte rëgîon définitive, maïs
nous errons en Dieu comme de pauvres som-
nambules, ou comme des aveugles qui cherchent
épcrdumcnt le temple dans lequel ils se trou-
yent. Nous sommes là, dans la vie, homme contre
homme, âme contre àmeet lesjuurs elles nuits se
passent sous lesarmes.Nous ne nous voyons pas,
nous ne nous touchons pas. Nous ne voyons ja-
mais que des boucliers et des casques et nous
ne touchons rien que le fer et le bronze. Maïs
qu'une petite circonstance venue de la sîmi)licité
du ciel lasse un instant tomber les armes, n'y-a-
t-il pas toujours des larmes sous le casque, des
sourires d'enfant derrière le bouclier et n*apcr-
^oiiHDn pas une autre vérité î
11 réiltîchit encore; puis il reprit plus triste^
3l4
ts tniSsoa t)Es humbles
ment : Une femme, je croyais vous le dire tout à
l'heure, une femme que j'ai fait souffrir malgré
moi, — car les plus atlcnlifs répandent sans le
savoir autour d*eux de la souffrance — une
femme que j'ai fait souffrir malgré moi m'a
révélé un soir la puissance souveraine de cetle
invisible bonté. Il faut avoir souffert pour être
bon ; mais peut-élre faut-îlque Ton ait fait souf-
frir pour devenir meilleur. Je réprouvai ce soir.
Je me sentais arrivé seul en celle triste zonedcs
baisers où ilseml>lc que Ton visite déjà les caba-
nes des pauvres, tandis que Tamante attardc^c
sourit encore dans les palais des premiers jours*
L'amour selon les hommes se mourait entre
nouscomme un enfant frappé d'un mal qui vient
on ne sait d* où et qui ne peut avoir pitié. Nous
ne nous sommes rien dît. Je ne pourrais même
plus me rappeler à quoi je songeais en ce mo-
ment si grave, A des choses sans doute insigni-
fiantes. Au dernier visage rencontre, à la clarté
tremblaule d'une tau terne au coin du quai désert|
i
1 LA BOiVlÊ INVISIBTB 2 1 5 «ji^^^l
^^^^^^^I^^^SS^^^I
et cependant, tout a eu lieu dang une lumière ^^H
mille fois plus pure et mille fois plus haute que P^"
S^^s^s^l
si toutes les forces de la pitié et de Famour aux-
^^^IB^^^I
quelles je commande dans mes pensées et dans ^
^^^^^^^H
mon cœur fussent intervenues. Nous nous som-
^^PH^^^H
' mes quitlé^sans rien dire, mais nous avons com-
^y ^^H
pris en même temps notre pensée inexprimable.
H ^^1
Nous savons maintenant qu'un autre amour est
^H ^^
né qui n'a plus besoin des paroles, des petits
H H
soins et des sourires de Tamour ordinaire. Nous
H ^1
ne nous sommes plus revus, nous ne nous rever-
^B ^1
rons peut-âtre plus avant des siècles. « Il nous .^^
H ^1
faudra^ sans doute, oublier bien des choses, en I^H
H ^Ê
apprendre bien d autres, à travers tous les mon- P4
H 1
1 des par lesquels nous aurons à passer, » avant É
H 1
de nous retrouver dans le même mouvement ■!
B ^1
d'âme qui eut lieu ce soîr-ià j mais nous avons
W ^1
le temps d'attendre...
D ^1
Aussi, depuis ce jour, aî-je salué en tout L'eu, i. ,
■ ^1
et jusqu'au fond des moments les plus âpres, la
1 ^1
présence bienfaisante de cette puissance mcr-
^^^1
2t6
LE TEESaa DES BtTMtttBS
veilleuse. Il suffit, qu'on TaU vue clairciucnl une
seule fois, pour qu'on ne puisse plus éviter son
\isag^e,Vous la %*errcz sourire bien souvent dans
les dernières retraites de la liaîne et jusqu*au
fond des plus cruelles larmes. Et cependant elle
ne se monlrc pas aux yeux de noire corps. Dès
qu'elle se manifeste par un acte extérieur, elle
chang'c de nature ; et nous ne sommes plus dans
la vërilé selon Tâme, mais dans une sorte de
mensonge selon les hommes, La bonté et l'a-
mour qui ne signorcnt pas n'ont aucune action
sur les âmes parce qu'ils sont sortis des rojau-
mes où ellesvivent;mais tant qu'ils sont aveugles
ils pourraient attendrirjusqu'au Dcslinlui-môme.
J'ai cx)nnu plus d'un liouime qui accomplissait
toutes les œuvres de bonté ci de miséricorde
sans atteindre une seule ilmc; cl j'en aï connu
d'autres qui semblaient vivre dans le mensonge
el rînjuslice sans écarter ces ratmes âmes et sîms
faire naître un seul instant l'idée qu'ils ne fus-
sent pas bons, II y a plus; ceux niiîmes qui ne
L4 DONTE INVISIBLE
ai7
VOUS coitiiaisserit point et à qui Ton rapporte
simplement vos actes de bonté et vos œuvres d'a-
lïiourj si vous n'êtes pas bon selon la bonté in-
visible, se douteront de quelque chose, et ne se-
ront jamais atteints dans lesprofontleurs de leur
être* Comme s^ii y avait quelque part un endroit
où tout se pèse en présence des esprits; ou bien,
là-bas, de Tautre côté de la nuit, un réservoir
de certitudes où le troupeau muet des âmes va
s'abreuver chaque matin*
Peut-être ne sait-on pas encore ce que veut
dire le mot aimer. Il y a en nous des vies où
nous aimons sans le savoir* Aimer ainsi, ce n'est
pas seulement avoir pitié, se sacrifier intérieure-
ment, vouloir aider et rendre heureux, c'est une
cliose mille fois plus profonde que les mots
humains les plus suaves, les plus agiles et les
plus forts ne peuvent pas rejoindre. On dirait par
moments que c'est un souvenir furtif,mais extrê-
mement pénétrant de la grande unité primitive.
Il y a dans cet amour une force à laquelle rienne
>4
2l8
ut TRÊSOa DCâ BUMBLEâ
peut résister. Qui de nous, s'il înlerroge du cùlé
des lumières que d'ordinaire on ne regarde pas,
qui de nous ne retrouve en lui-même le souve-
nir de certaines œuvres étranges de cette force ?
Qui de nous, tout à coup^ aux côtés d'un être
indifférent peut-être, n'a senti survenir quelque
chose que personne n'appelait? Etait-ce Tâme
ou bien la vie qui se retournait sur eUe-mêrae
comme un dormeur qui se réveille î Je ne sais j
vous oe le saviez pas non plus et personne n'en
parlait ; mais vous ne vous sépariez pas comme
si rien n*était arrivé.
Aimer ainsi c'est aimer selon l'âme ; et îl n'y
a pas d'âme qui ne réponde à cet amour. Car
l'âme humaine est un convive affamé depuis des
siècles ; el il ne faut jamais qu'on Tappelle deux
fois au festin nuptial*
Toutes les âmes de nos frères rôdent sans
cesse autour de nous, en quête d un baiser, et
n'attendent qu'un signe. Mais combien d'êtres
n'ont jamais osé faire un de ces signes dans
I»A BONTE INViaiBLB
^'9
leur viel C'est le maUieor de toute notre exis-
tence, que nous vivions ainsi à Técart de notre
âme, et que nous ayons peur de ses moindres
mouvements. Si nous lui permettions de sourire
franchement dans son silence et sa lumiùrejnous
vivrions déjà d'une vie éternelle. Il suffit de consi-
dérer un instant ce qu'elle parvient à faire dans
les rares minutes où nous ne songeons pas à
renchaîner comme une folle; dans Tamour, par
exemple, où nous la laissons quelquefois s'ap-
procher des grillages de la vie extérieure. Et ne
faudrait-il pas, selon la vérité première^ que
dans la vie, tous les êtres se sentissent en face
de nous comme Tamante en face de Tamant ?
Cette invisible et divine bonté dont je ne parle
ici que parce qu'elle est un des signes les plus
sûrs et les plus proches de racttvîté incessante
de notre âme, cette invisible et divine bonté
ennoblit d^une façon définitive tout ce qu'elle a
touché sans le savoir. Que tous ceux qui se plai-
gnent d'un être descendent en eux-mêmes et se
230
LE TREâOn D£9 UUMftLAS
demandent s'ils furent jamais bons en présence
de cet être. Quant à moi, je n'ai jamais rencon-
tré quelqu'un à câté de qui j'ai senti s'émouvoir
ma bonté invisible, qui ne soit devenu, à l'ins-
tant raéniCj meilleur que moi-même. Soyez bons
dans les profondeurs et vous verrez que ceux
qui vous entourent deviendront bons jusqu'aux
mômes profondeurs. Rien ne répond plus in-
failliblement au cri secret de la bonté que le cri
secret de la bonté voisine. Tandis que vous êtes
bons activement dans l'invisible, tous ceux qui
vous approchent feront, sans le savoir, des cho-
ses qu'ils ne pourraient pas faire à côté d*un
autre homme. Il y a là une force qui n*a pas de
nom ; une rivalité spirituelle qui est irrésistible.
On dirait que c'est exaclemeat ici que se trouve
lepoînl le plus sensible de nos âmes; car il y a de
ces âmes qui semblent avoir oublié qu'elles exis-
tent, et avoir renoncé à tout ce qui élève un être;
maïs quand elles sont atteintes en cet endroit,
elles se redressent toutes; et dans les champs
LA BONTE INVISIBLB
321
divins de la bonté secrète, la plus humble des
Imes ne supporte pas la défaîte.
El cependant, il est possible que rien ne change
dans la vie queFon voit; mais est-ce cela seul
qui importe, et n'existons*nous vraiment que par
dt^s actes que l'on peut prendre en main comme
les cailloux de la grandVoute? si vous vous de-
mandez, comme il faut^ nous dit-on, se le deman-
derchaquesoîr : « Ou'aî-je fait dlmmortel aujour-
d'hui ? » esL-ce toujours du côté des choses que
ron peut compter, peser et mesurer sans er-
reur, qu'il vous faut chercher tout d'abord? Il est
possible que vous répandiez des larmes extraor-
dinaires, que vous remplissiez un cœur de certi-
tudesînouïes,et que vous rendiez la vie éternelle
à une âme sans que personne s'en aperçoive,
sans que vous-même vous le sachiez. Il est pos-
sible que rien ne change; il est possible qu'à
Pépreuve tout s'écroule et que cette bonté cède à
la moindre crainte. Il n'importe. Quelque chose
in a eu lieu; et notre Dieu doit avoir souri
2?a
u tniaoK dbs acMiLtii
quelque part. N'est-ce peut-être paa to but sa-
prème de la vit de faire renaître ainsi llnexpli-
cable en nous; et savons-nous ce que nous ajou-
tons à nous-mêmes lorsque nous réveillons un
peu de l'încomprtSheosîble qui dort dans tous
les coins? Ici, vous avez réveillé Paraour qui ne
se rendort plus. L'âme que votre âme a regardée
et qui a versé avec vous les saintes larmes de la
joie solennelle que l'on n'aperçoitpas, ne vous en
voudra pas au milieu des tortures» Elle n'aura
même pas besoin de pardonner. Elle est si
sûred'on ne sait quoi que rien ne pourra désor-
mais eifacer ou pâlir son sourire intérieur; car
rien ne pourra séparer deux âmes qui, durant un
in3lauL| « ont été bonnes ensemble »•
XII
LA VIE PROFONDE
Il est bon de rappeler aux hommes que le
plus humble d'entre eux «a le pouvoir de sculp-
ler^ d'après un modèle dîvui qu^ll ne choisit pas,
une grande personnalité morale, composée en
parties égales et de lui et de Tidéal ; et que ce
qui vit avec une pleine réalité, assurément c'est
cela )>•
Il faut que tout homme trouve pour lui-même
une possibilité particulière de vie supérieure
dans rhumble et incvitable réalité quotidienne^
Il n'y a pas de but plus noble à notre vie. Ce
qui nous distingue les uns des autres, ce sont
les rapports que nous avons avec l'inSni, Le
14*
aa6
LX THÊBOa DBS HUafBLKS
Iiiîros n'est plus grand que le misérable quî mar^
clie à ses côtés, que parce qu'à un cerlaîn mo-
ment de son existence il a eu une conscience plus
vive de Fun de ces rapports, S*j1 est vrai que la
création ne s'arrête pas à l'homme et que des
êtres supérieurs et invisibles nous entourent;
ces êtres ne nous sont supérieurs que parce qu'ils
ont avec Fînfini des rapports que nous ne pou-
vons môme pas soupçonner.
Il nous est possible de multiplier ces rapports.
Dans la vie de tout homme il y a eu un jour où
le cîel s'est ouvert de lui-même et c'est presque
toujours de cet instant que date la véritable per*
sonnalitë spirituelle d'un être. C'est en cet ins-
tant que s'est formé sans doute l'invisible et l'é-
ternel visage que nous montrons sans le savoir
aux anges et aux âmes. Mais pour la plupart des
hommes le cîel ne s'ouvre ainsi que par hasard.
Ils n'ont pas choisi le visage par où les anges les
reconnaissent dansFinfini, et ils ne savent pas
ennoblir et purifier ses traits. Ils ne sont nés que
^^^^P Uk YTH PAOrONDK ^37
if- -
^^H H'irni* îriiA n titip frî^fpQQA H'ivtia f /krT*Aiii!* nn rl^nriA ^^^^^1
t^^^ u uuijJU'io^ V4, uiic; m Jotcsot;]^ 14 uiic iciicui UU il Uiic I^^^^H
\^^^^^^^m
t^ pensée accidentelle. ""^^
1 ^*^5*
^P Nous naissons véritablement le jotir où pour \
^^
la première fois nous sentons profondément qu'il IW
■
y a quelque chose de grave et d'inattendu dans
k-
la ide- Les uns constatent tout à coup qu'ils ne
1 « V
sont pas seuls sous le ciel. Les autres en don-
nant un baiser ou en versant une larme s'aper-
B^ r ^^^1
çoîvent brusquement que « la source de tout ce
L> H
qu'il y a de meilleur et de saint depuis Funi-
■ *^ ^H
vers jusqu'à Dieu est caché derrière une nuit
pleine d'étoiles trop lointaines »; un troisième a 1
1 H
vu une main divine s'étendre entre sa joie et 1
L» ^1
son malheur ; et un autre a compris que les 1
WÊ ^1
morts ont raison . Un autre a eu pitié, un autre 1
^m ^1
a admiré et un autre a eu peur, Bien souvent il 1
H H
^Bne faut presque rien; un mot, un geste, une 1
V H
^petite chose qui n'est même pas une pensée. 1
■ 1
^H « Auparavant je t'aimais comme un frère, dît 1
■ ^1
^'un héros de Shakespeare devant un acte qu'il 1
1 H
^^ admire ; auparavant je t'aimais comme un fi'êre, M
II
228
1^ TAéSOn DES irUMOLKS
maïs à présent je le respecte comme mon âme.»
Il esl probable que ce jour-là un être vint au
monde.
Nous pouvons naître ainsi plus d'une fois ; et
à chacune de ces naissances nous nous rappro^ H
chons un peu de notre Dieu. Mais presque tous
nous nous contentons d'attendre qu'un événe<*^H
ment plein d'une lumière irrésistible pénètre ^*
violemment dans nos ténèbres et nous éclaire
malgré nous* Nous attendons je ne sais quelle
coïncidence heureuse, où les yeux de notre âme
sont ouverts par hasard dans le moment oi quel-
que chose d'extraordinaire nous arrive. Mais il
y a delà lumière dans tout ce qui arrive; et les
plus grands des hommes n'ont été grands quej
parce qu'ils avaient Thabitude d'ouvrir les yeux
à toutes les lumières* Est-il donc nécessaire que
votre mère agonise dans vos bras, que vos
enfants périssent dans un naufrage et que vous- ^
même vous passiez à cùté de la mort pour que i
vous appreniez enfm que vous êtes dans
lA VI* PnnFOKDK
aag
monde inconiprcfiensible où vous vous trou-
vez pour toujours, et où un Dieu qu'on ne voit
pas demeure éternellement seul avec ses créa-
tures? Est-il donc nécessaire que votre fiancée
meure dans un incendie ou qu'elle disparaisse
sous vos yeux dans les profondeurs vertes de
rOcéan, pour que vous entrevoyiez un instant
que les dernières limites du royaume de Taraour
vont peut-être bien au delà des flanmies presque
invisibles de Mira, d'AIlaïr et de la Clicvelure
de Bérénice? Si vous aviez ouvert les yeux, n au-
riez-vous pas pu voir dans un baiser ce que vous
apercevez aujourd'hui dans une catastrophe ?
Faut-0 que la douleur réveille ainsi à coups de
lance les souvenirs divins qui dorment dans nos
âmes? Le sage n'a pas besoin de ces secousses.
Il regarde une larme, le geste d'une vierge, une
goutte d'eau qui tombe ; il écoute une pensée
qui passe, presse la main d*un frère, s'appro-
che d'une lèvre, les yeux ouverts etTâme ouverte
aussi. Il y peut voir sans cesse ce que vous
i3o
U TlliSOa DES HUMBL8B
n'avez entrern qn^on instant ; et un sourire laî
apprendra sans peine ce qu'une tempête et la
maîn raéme de la mort ont dû vous révéler.
Car, qu'est-ce, au fond, que tout ce qu'on
appelle « Sagesse », « Verlu », « Héroïsme n et
<( les heures sublimes, et les grands moment* d
de la vîe, si ce n'est les moments où Ton est
sorti plus ou moins de soi-même, et où Ton a pu
s'arrêter, ne fût-ce qu'une minute, sur le pas
de Tune des portes éternelles d'où l'on voit que
le plus petit cri, la pensée la pluspâleet le geste
le plus &iible ne tombent pas dans le néant; ou
bien que s'ils y tombent, cette chute même est
61 immense qu'elle suffit à donner un caractère
auguste à notre vie? Pourquoi attendez-vous
que le firmameut s'ouvre au fracas de la foudre?
Il faut être attentif aux minutes heureuses où il
s'ouvre en silence; et il s'ouvre sans cesse. Vous
cherchez Dieu dans votre vie, et Dieu n'appa-
raft pas, nous dites^vous. Mais quelle vie n'a
pus des niiUiers d'heures semblables à l'heure de
2^2
tB TKâsOE DES EUUBLG3
toujours ? Les héros et les saints n'ont pas fait
autre chose. Ah ! vraiment, nous attendons un
peu trop dans l'existence, comme les aveugles
de la k^g-ende qui avaient fait un long^ voyage
pour venir écouler leur Dieu, Ils s'étaient assis
sur les marches, et quand quelqu'un leur deman-
dait ce qu'ils faisaient sur le parvis du sanc-
tuaire ; « Nous attendons, rëpondaîent-îls, en
secouant la têle^ et Dieu n'a pas dit encoreunseul
mot. » Mais ils n'avaient pas vu que les portes
d'airain du temple étaient fermées et ils ne
savaient pas que la voix.de leur Dieu remplis-
sait rédifice. Notre Dieu ne cesse point un ins-
tant de parler ; mais personne ne songe à
enlrouvrîr les portes. Et cependant, si Ton vou-
lait y prendre garde, il ne serait pas difficile
d'écouter, à propos de tout acte, le mot que
Dieu doit dire.
Nous vivons tous dans le sublime. Dana quoî
donc voulez-vous que nous vivions ? I! n'y a pas
d'autre lieu de la vie. Ce qui nous manque^ C€ ne
LA VIS PAOPO:(DS
a^3
sont pas les occasions de vi\Te dans le ciel, c'est
Ta lien lion et le recueillement ; et c'est un peu
d'ivresse d'âme» Si vous n'avez qu'une petite
chambre, croyez-vous que Dieu ne soit pas là
aussi ; et qu'il soit impossible d'y mener une vie
un peu haute? si vous vous plaigniez d'être seul,
que rien ne vous arrive, que personne ne vous
aime, que vous n'aimiez personne, croyez-
vous que les mois ne trompent pas ? qu*il soit
possible d'être seul, que l'amour soit une chose
que Ton sait, une chose que Ton voit ; et que les
événements se pèsent comme l'or et l'argent
des rançons? Est-ce qu'une pensée vivante, — •
qu'elle soîtaltière ou pauvre, peu importe, dès
qu'elle vient de votre âme elle est grande pour
vous, — est-ce qu'un haut désir ou simplement
un moment d'attention solennelle à la vie ne
peuvent pas entrer dans une petite chambre ?
Et si vous n'aîmez pas ou qu'on ne vous aime
pas, et que pourtant vous puissiez voir avec une
certaine force que mille choses sont belles, que
m
IM Tl\iS0n DES HUMBLE9
Tâme est grande et que la vie est grave presque
icdiciblcment, n'est-ce pas aussi beau que si l^on
vous aimait ou que si vous aimiez? Et si le ciel
lui-même vous est caché, « le grand cîel étoîlë,
dît le poètej ne s*ëlend-il pas malgré tout sur
votre âme sous la forme de la mort ?..- » Tout
ce qui nous arrive est divinement grand et nous
sommes toujours au centre d'un grand monde.
Mais il faudrait s'habituer à vivre comme un ange
qui vient de naître, comme une femme qui aime
ou comme un homme qui va mourir. Si vous
saviez que vous mourrez ce soir ou simplement
que vous allez vous éloigner pour toujours, ver-
riez-vous une dernière fois les êtres et les choses
comme vous les avez vus jusqu'à ce jour?
et n'aimcriez-vous pas comme vous n'avez
jamais aimé ? Est-ce la bonté ou la méchanceté
des apparences qui grandirait autour de vous?
Est-ce la beauté ou la laideur des âmes que vous
auriez le don d'apercevoir ? Est-ce que tout,
Jusqu'au mal même et aux souffrances, ne
i^ vtx pnOFONiyt
%Z5
transforme pas alors en tiE amour plein de lar
mes 1res douces ? Esl-ce que chaque occasion de
pardonner, comme Fa dît un sage, n'enlève pas
quelque chose à Famertomedu départ ou à celle
de lamorl? Et cependant, dons ces clartés de la
tristesse ou de la mort, est-ce vers la vérité on
vers Terreur que l'on a fait les derniers pas qu'il
soit permis de faire î
Sont-celes virants ou les mourants qui savent
voir et ont raison? ah! bienheureux ceux qui
ont pensé, ceux qui ont parlé, ceux qui ont agi
de manière à recevoir Tapprobation de ceux qui
vont mourir ou qu'une grande douleur a rendus
clairvoyants I II n*y a pas de récompense plus
douce pour le sage que personne n'écoutait dans
la vie. Si vous avez vécu dans la beauté obscure,
ne vous inquiétez pas. Une heure de suprême
justice finit toujours par sonner dans le cœur
de tout homme ; et le malheur ouvre des yeux
qui ne s'ouvraient jamais. Qui sait si vous ne
passez pas en ce moment sur Fâme d'un mou-
â35
LIS TnésOR DES HUMBLES
ranl comme l'ombre de celui qui connaissait
déjà la vérité? N'est-ce peut-être pas sur le lit
des agonisants que se tresse la véritable et la
plus précieuse couronne du sage, du héros et de
tous ceux qui ont sa vivre gravement dans les
hautes, pures et discrètes tristesses de la vie
selon Fâme ?
« La Mortj dît Lavater, n'embellit pas seule-
ment notre forme inanimée ; mats la seule pen-
sée de la mort donne une forme plus belle à la
vie elle-même. » Et de même, toute pensée infinie
comme la mort embellit notre vie, Mais il ne
faut pas qu'on s'y trompe. Tout homme a de
nobles pensées qui passent comme de grands
oiseaux blancs sur son cœur. Hélas I elles ne
comptent pas ; ce sont des étrangères que Ton
est étonné de voir et qu'on écarte d'un geste
importuné. Elles n'ont pas le temps d'atteindre
notre vie. Pour que notre âme devienne grave et
profonde comme celle des anges, il ne suffit pas
d'entrevoir un instant l'univers dans l'ombre de
LJl VIE PHOFONDÏ
287
la mort ou de l'éternité, dans la lumière de la joie
ou daus les flammes de la beauté et de ramour.
Tout être a eu de ces moments qui n'ont laissé
en lui qu'une poignée de cendres inutiles. Il ne
sutfit pas d'un hasard; il faut une habitude» Il
faut apprendre à vivre dans la beauté et dans la
gravité coutuniières. Dans la vie, les êtres les
plus bas distinguent parfaitement quelle est la
chose noble et belle qull faudrait faire ; mais
cette chose noble et belle n'a pas assez de force
en euxX'est cette force invisible et abstraite que
nous devons tâcher d'augmenter par avance. Et
celte force ne s'augmente qu'en ceux qui ont pris
lluibitude de s'asseoir plus souvent que les au-
tres sur les sommets où la vie gagne Fâme et
d'où Ton voit que tout acte et que toute pensée
est infaiHlblcment liée à quelque chose de grand
et d'immortel* Regardez les hommes et les cho-
ses selon la forme et le désir de votre œil inté-
rieur, mais n'oubliez jamais que Fombre qu'ils
projettent en passant sur la colline ou sur le
4
LE TTieSOn DEB BUMUI.ES
mur n'est que Tîmage passagère d'une ombre
plus puissante qui s^ëtend comme Taile d'un
cygne impérissable sur toute Ame qui s'approche
de leur âme. Ne croyez pas que de telles pensées
soient simplement des ornements et qu'elles
n'aient aucune influence sur la vie de ceux qui
les admettent. Il importe bien moins de trans-
former sa vie que de l'apercevoir, car elle se
transforme d'elle-môme dès qu'elle a été vue. Ces
pensées dont je parle forment le trésor secret de
l'héroïsme et le jour où la vie nous oblige à
ouvrir ce trésor, nous sommes étonnés de n'y
plus trouver d'autres forces que celles qui nous
poussent vers la beauté parfaite. Il ne faut plus,
alors, qu'un grand roi meure pour nous rappe-
ler (( que le monde ne finit pas aux portes des
maisons » ; et la plus petite chose suffit à enno-
blir une âme chaque soir.
Mais ce n'est pas en vous disant que Dieu est
grand et que vous vous mouvez dans ^a clarté,
que vous vivrez dans la beauté et dans les pro-
Et cependant, nous sommes en un monde où
les moindres événemenls assument sans efTorts
une beauté de plus en plus pure et de plus en
plus haute. Rien ne se môle plus aisément que
la terre et le ciel; et si vous avez rcg-ardc les
étoiles avant d*cniljrasser votre amante, vous ne
renibrassercz pas de la même manière que si
vous aviez regardé les murs de votre chambre.
Soyez sûr que le jour où vous vous êtes attardé
à suivre un rayon de lumière à travers l'une des
fentes de la porte de la vie, vous avez fait quel-
que chose d'aussi grand que si vous aviez pansé
les blessures d'un ennemi, cardans ce moment-
là vous n*a%^iez plus d*ennemi.
Il faut vivre à i'aiïùt de son Dieu^ car Dieu se
cache; mais ses ruses, une fois qu'on les a recon-
nues, semblent si souriantes et si simples! Un
rien, dès lors, nous révèle sa présence, et la
grandeur de notre vie tient à si peu de chose 1
On trouve ainsi, dans les poètes, un vers qui, çà
et là, au milieu des humbles événements de non
±
Ma
LB Tnt^SOn DES HUMBLSS
car les poèmes ont dû abandonner les deux
grandes ailes du silence. II n'y a pas de jours
pelîls. Il faut que cette îdëe descende dans notre
vîe et qu'elle s'y transforme en substance. Il ne
s'agit pas d'être triste. Petites joies, petits
sourires et grande.^ larmes, tout cela occupe le
même point dans Tespace et le temps. Vous
pouvez jouer dans la vie aussi innocemment
« qu'un enfant aulonr du lit d'un mort » et ce
n'est pas les pleurs qui sont indispensables* Les
sourires aussi bien que les larmes ouvrent les
portes de l'autre monde. Allez, venez, sortes,
vous trouverez ce qu'il vous faut dans les ténè-
bres, mais n'oubliez jamais que vous êtes près
des portes.
Après ce long détour, j'en reviens à mon poîn
de d<^part, à savoir « qu'il est bon de rappeler
aux bommes que le plus humble d'entre eux a
LA VIE PROFONDS
lis
le pouvoir de sculpter, d'après un modèle divin
qu'il ne choisît pas, une grande personnalité
iiiorale, composée en parties égales et de lui et
de ridéal », Or, cette « grande personnalité
morale » ne s'est jamais sculptée que dans les
profondeurs de la vie; et la réserve de Fidéal
nécessaire ne s'augmente que grâce à d'incessan-
t^^s <ï révélations du divin ». Tout homme peut
parvenir en esprit aux sommets de la vie ver-
tueuse et savoir à tout moment ce qu'il faudrait
faire pour agir comme un héros ouun saint. Mais
ce n'est pas cela qui importe. Il faut que Tat-
mosphère spirituelle se transforme à tel point
autour de nous qu'elle finisse par ressembler à
Tatmosphère des beaux pays du siècle d'or de
Swedenborg, où Fair ne permettait pas au men-
songe de sortir de la bouche. Il arrive alors un
instant où le moindre mal que Ton voudrait faire
tombe à nos pieds comme une balle de plomb
sur un disque de bronze, et où presque tout
se change, à notre insu, en beauté, en amour et
i.
LE TaÉSOn Diî,S MUMtlLJÏS
en vérité. Mais cette atmosphère n'enveloppe
que ceux qui ont eu soin d'aérer assez souvent
leur vie en enlr'ouvrant parfois les portes de l'au-
tre monde . C'est près de ces portes que Ton
voit. C'est près de ces portes que l'on aime. Car
aimer son prochain ce n'est pas seulement se
donner tout à lui, servir, aider et secourir les
autres. Il est possible que vous ne soyez ni bon,
ni beau, ni noble au milieu des plus grands
sacrifices, et la sœur de charité qui meurt au che-
vet d'un typhîque a peut-être une âme rancu-
nière, petite et misérable. Aimer son prochain
dans les profondeurs stables, c'est aimer ce qu'il
y a d'éternel dans les autres, car le prochain par
excellence c'est ce qui se rapproche le plus de
Dleu,c'cst»à-dîrc de ce qu'il y a de pur et de bon
dans les hommes; et c'est seulement en vous
tenant toujours autour des portes dont je parlais
tantôt que vous découvrirez ce qu'il y a de divin
dans les âmes* Alors vous pourrez dire avec le
grand Jean-Paul : t< Lorsque je veux aimer très
LA VIE PllOFONDK
245
tendrement une personne chère, et lui pardonner
toute chose, je n'ai plus qu'à la reg:arder quel-
que temps en silence. » Il faut apprendre à voir
pour apprendre à aimer. « J'avais vécu durant
plus de vingt ans aux côtés de ma sœur, rae
disait un jour un ami, et je Vai vue pour la
première fois au moment de la mort de notre
mère, » Il avait fallu quHci aussi la mort ouvrît
violemment une porte éternelle, pour que deux
âmes s'aperçussent dans un rayon de la lumière
primitive. En est-il un seul parmi vous qui ne soit
pas environné de sœurs qu'il n'a pas vues?
Heureuseraenl, en ceux-là mêmes qui voient
le moins, il y a toujours quelque chose qui agit
en silence comme s'ils avaient vu< Il est possi-
ble qu'être bon ce ne soit qu'être en un peu de
clarté, ce que tous sont dans les ténèbres- Voilà
pourquoi, sans doute, il est utile que Ton s'ef-
force d*élever sa vie et que Ton tende vers les
sommets où l'on atteint à l'impossibilité de mal
faire. Voilà pourquoi il est utile d'habituer son
i5.
s^S
tl TnésOa DES HCMBLE3
ceîl à regarder les évéDements et les hommes
dans une atmosphère divine* Maïs cdamémc n*est
pas indispensable; et que la différence, aux yeux
trun Dieu, doit paraître petite I Nous sommes
dans un monde où la vérité règne au fond des
choses et où ce n'est pas la vérité, mais le men-
songe, qui a besoin d'être expliqué. Si le bonheur
de votre frère vous attriste, ne vous mépriser
pas ; vous n'aurez pas un long chemin à par-
courir pour trouver en vous-même quelque chose
qu'il n'attristera pas» El si vous ne parcourez
pas le chemin, peu importe; quelque chose no
s*est pas attristé.
Ceux qui ne songent à rien ont la même vérité
que ceux qui songent à Dieu ; elle est un peu
moins près du seuil, et voilà tout, « Même dans
la vie la plus vulgaire, dit Renan, la part de ce
que Fon fait pour Dieu est énorme. Lliom^ue le
plus bas aime mieux être juste qu'injuste, tous
nous adorons, nous prions bien des fois par
jour sans le savoir.» Et Ton est étonne lorsqu'ua
I.A TU PROFONDS
i<7
hasard nous révèle soudaîo l'importance de
cette part divine. Il y a tout autour de nous des
milliers et des milliers de pauvres êtres qui n'ont
rien vu de Ijeau dans tonlc leur existence ; ils
vont, ils Tiennent, dans Tobscurîté; on croit que
tout est mort ; et personne n'y prend garde* Et
puis voilà qu'un jour une simple parole, un
silence împrdvu, une petite larme qui vient des
sources mêTXies de la beauté, nous apprennent
qu'ils ont trouvé moj'en dVlever, dans l'ombre
de leur âme^ un idéal mille fois pins beau que
les plus belles choses que leurs oreilles ont en-
tendues et que leurs yeux ont vues. nobles et
pâles idéaux du silence et de Tonibre 1 C'est
vous surtout qui réveillez le sourire des anges
et qui montez directement vers Dieu I Dans
lelles cabanes innombrabIes,dans quelles cham-
bres de misère, dans quelles prisons peut-être,
ne vous nourrit-on pas en ce moment j des lar-
mes et du sang le plus pur d'une pau\Te âme
qui n'a jamais souri; de même que les abeilles,
2/fi
LK TaSSOR DES HUMIll.ES
alors que loutes les fleurs sont mortes autour
d'elles, offrent encore à celle qui doît ôtre leur
reine, un mîel mille fois plus précieux que le
mîcl qu^elles donnent à leurs petites sœurs de la
yîe quotidienne... Qui de nous n^a rencontré
plus d'une fois, le long des routes de la vie^ une
âme abandonnée qui n'avait cependant pas
perdu le courage d'allaiter ainsi dans les tén&-
]>rcs une pensée plus divine et plus pure que
toutes celles que tant d'autres avaient eu Toc^
casion d'aller choisir dans la lumière ?Icij aussi
c'est la simplicité qui est Fesclave favorite de
Dieu; et il suffit peut-être que quelques sag-es
nignorent point ce qu'il faut ûiire, pour que le
reste agisse comme s'il savait éiîfalcoient,..
LB TIVISOH DES ttUMALES
et même dans la vie la plus basse elle ne meurt
pas de faim. C'est qu^il n'y a pas de beauté qui
passe complètement inaperçue. Il se peut qu'elle
ne passe jamais que dans rinconscience, mais
elle agit aussi puissamment dans la nuit qu'à la
clarté du jour. Elle y procure une joie moins
saisissable et c'est là la seule différence. Exami-
nez les hommes les plus ordinaires, lorsqu'un
peu de beauté vient frôler leurs ténèbres. Ils
sont là, rassemblés n'importe où; et lorsqu'ils
se trouvent réunis, sans qu'on sache pourquoi,
il semble que leur premier soin soit de fermer
d'abord les grandes portes de la vie. Chacun
d'eux cependant, lorsqu'il était seul, a vécu plus
d'une fois selon son âme. Il a aimé peut-être; il
a souffert sans doute. Il a entendu lui aussi,
inévitablement, « les sons de la contrée lointaine
des Splendeurs et des Terreurs » et a su bien
des soirs s'incliner en silence devant des lois
plus profondes que la mer. Mais quand ils sont
ensemble ils aiment à s'enivrer de choses biis»
LA BSAUTiS INT^afEUIiS
a53
ses. Ils ont je ne sais quelle peur étrange de la
■ beauté; et plus ils sont nombreux, plus ils en
ont peur, comme ils ont peur du silence ou
d'une vérité trop pure- Et cela est si vrai que
s'il arrivait que Tun d'eux eût fait dans la jour-
née une chose héroïque, il tâcherait de Tcxcuser
' en attribuant à son acte des mobiles misérables»
des mobiles qu'il prendrait dans la région infé-
rieure où ils sont réunis. Ecoutez cependant :
une parole haute et fière a été prononcée qui a
rouvert en quelque sorte les sources de la vie.
Une âme a osé se montrer un instant, telle
qu'elle est dans l'amour, dans la douleur, devant
la mort ou dans la solitude en présence des
étoiles de la nuit, 11 y a de l'inquiétude et les
faces s'étonnent ou sourient. Mais n'avcz-vous
jamais senti en ces moments, avec quelle force
unanime toutes les âmes admirent et comme la
plus faible approuve indiciblement au fond de sa
prison la parole qu'elle a reconnue semblable à
elle-même? elles revivent brusquement dans leur
16
254
L£ THÊSOn DES HUMBLES
atmosphère primitive et normale; et si vous
a^iez les oreilles des anges vous entendriez, j'en
suis sûr, des applaudissements tout puissants
dans le royaume des lumières admirables où
elles vivent entre elles. Croyez-vous que si une
parole analogue était prononcée chaque soir, les
âmes les plus craintives ne s'enhardiraient pasj
et que les hommes ne vivraient pas plus vërîta*
blement ? Il ne faut même pas qu'une parole
analogue revienne. Quelque chose de profond a
eu lieu qui laissera des traces très profondes.
L'âme qui a prononcé cette parole sera reconnue
chaque soir par ses sœurs ; et sa seule présence
va mettre désormais je ne sais quoi d'auguste
sous les propos les plus insignifiants. Il y a eu
en tout cas un changement que l'on ne peut
déterminer. Les choses inférieures n'auront plus
la même force exclusive et les âmes effrayées
savent qu'il y a quelque part un refuge..,
II est certain que les relations naturelles et
primitives d'âme à âme sont des relations de
LA BEAUTÉ lîrréRlEURl
â55
I
I
beauté, La beauté est le seul langage de nos
âmes,. * Elles n^en comprennent pas d^autres, Eiles
n*ont pas d'autre vie, elles ne peuvent produire
autre chose, elles ne peuvent pas s'intéresser
à autre chose. Et c'est pourquoi, toute penséo,
toute parole, tout acte grand et beau est immé-
diatement applaudi par Tâme la plus opprimée
et la plus basse même, s'il est permis de dire
qu'il y ait]des âmes basses. Elle n'a pas d'organe
qui la relie à un autre élément et elle ne peut
jugerque selon la beauté. Vous le voyez à chaque
instant dans votre vie ; et vous-même, qui avez
renié plus d'une fois la beauté, vous le savez
aussi bien que ceux qui la cherchent sans cesse
dans leur cœur. Si un jour vous avez profondé-
ment besoin d'un autre être, irez-vous à celui
qui a souri d'un sourire misérable quand la
beauté passait? Irez-vous à celui qui a souillé
d*un hochement de tête un acte généreux ou
simplement une tendance pure î Peut-être étiez-
vous de ceux qui l'approuvèrent ; mais dans ce
LE thesor des humbles
i
moment grave où c'est la vérité cpii frappe à
votre porte, vous vous tournerez vers cet autre
qui a su s'incliner et aimer. Votre âme avait
jugé dans ses profondeurs ; et c'est son juge-
ment silencieux et infaillible, qui, trente années
après peut-être, remonte à la surface, et vous
envoie vers une sœur qui est plus vous que tout
vous-même parce qu'elle a été plus près de la
beauté.
Il faut 81 peu de chose pour encourager taH
beauté dans une âme. II faut si peu de chos^*
pour réveiller les anges endormis» Il ne faut
pcul*être pas réveiller — il suffit simplement de
ne pas endormir. Ce n^est peut-être pas s'élever,
mais descendre, qui demande des efforts. Est^re
qu'il ne faut pas un effort pour ne songer qu'à
des choses médiocres devant la mer ou en face
de la nuit ? Et quelle âme ne sait pas qu'elle est
toujours devant la mer et toujours en présence
d'une nuit éternelle ? Si nous avions moins
peur de la beauté, nous arriverions à ne plus
LA Ofe.AUTÉ LNTÉnrRUtll
aîi7
trouver autre chose dans la vie, car, eu rialité,
sous tout ce que l'on voit il n'y a que cela qui
existe. Toutes les âmes le savent, toutes les
âmes sont prêtes, mais où sont celles qui ne
cachent pas leur beauté î H faut bien cepen-
dant que Tune d'elles « commence )>• Pour-
quoi ne pas oser êlre celle qui « commence » ?
Toutes les autres sont là, avides autour de nous
comme des petits enfants devant un palais
merveilleux- Ils se pressent sur le seuil, ils chu-
chotent, ils regardent par les fentes, mais n'osent
pas pousser la porte. Ils attendent qu'une grande
personne vienne ouvrîr^Maisla grande personne
ne passe presque jamais.
Et cependant que faudrait-il pour devenir âa
grande personne qu'on espère? Presque rien. Les
âmes ne sont pas exigeantes. Une pensée pres-
que belle que vous ne dites pas et que vous nour-
rissez en ce moment vous éclaire comme un vase
transparent. Elles lar voient et vous accueilleront
d une tout autre manière que si vous scm^îez à
i6.
!i58
LE TniiSOlV DJLS HUKBLES
tromper votre frère. On s'étonne quand ccrtaîng
lionimes nous disent qu'ils n'ont jamais rencon-
tré de laideur véritable et qu'ails ne savent pas
encore ce que c'est qu'une âme basse. Maïs cela
n'est pas étonnant. Ils « avaient commencé »>.
C'est parce qu'eux-mêmes étaient beaux les pre-
miers qu'ils appelaient à eux toute beauté qui
passait^ comme un phare appelle les navires des
quatre coins de rborizon. Il en est qui se plai-
gnent des femmes, par exemple^ et qui ne son*
gcnt pas que la première fois que vous rencon-
trez une femme, il suffit d'une seule parole, d'une
seule pensée qui nie ce qui est beau et ce qui est
profond pour empoisonner à jamais aoire exis*
tence dans son âme, « Pour moi, médit un jour
un sage, je n'ai pas connu une seule femme qui
ne m'ait apporté quelque chose de grand* )) II
était grand d'abord, c'était là son secret. Il n'y a
qu'une chose que Tâme ne pardonne jamais; c'est
d'avoir été obligée de regarder, de coudoyer,
de partager une action, une parole ou une pensée
LA BEAUTi INrinlBURl
aSg
laîde. Elle ne peut pas le pardonner, car par-
donner ici c'est se nier soi-môme. Et cependant,
pour la plupart des Iiomnies^ être ingénieux, être
fort, être habile, n'est-ce pas éloigner avant tout
son âme de sa vle^ n'est-ce pas écarter avec soin
toutes les tendances trop profondes? Ils agissent
ainsi jusque dans Tamour môme ; et c'est pour-
quoi la femme, qui est encore plus proche de la
vérité, n'a presque jamais un instant de vie véri-
table avec eux. On dirait qu'on a peur de re-
joindre son âme et Ton a soin de se tenir à mille
lieues de sa beauté. Il faudrait, au contraire,
qu'on tentât de marclier devant soi. Pensez ou
dîtes en ce moment des choses qui sont trop
belles pour être vraies en vous; elles seront
vraies demain si vous avez tenté de les penser
ou de les dire ce soir. Tâchons d'être plus beaux
que nous-mêmes ; nous ne dépasserons pas
notre âme* On ne se trompe pas quand il s'agit
de beauté silencieuse et cadiée. Du reste il im-
porte assez peu qu'un être se trompe ou ne se
26o
LE TA£âOR DES flUMBLES
trompe pas, du moment que la source inlérieure
est bîeu claire. Maïs qiii donc songe à faîre le
moindre effort qu'on ne voit pas? Et pourtant,
nouH nous trouvons ici dans un domaine où tout
est efficace parce que tout attend. Toutes les
portes soûl ouvertes ; il n'y a qu'à les pousser;
et le palais est plein de reines cnchatnées. Bien
souvent il suffit d'un seul mot pour balayer des
montagnes d*ordures. Pourquoi n'avoir pas le
courage d* opposer à une question basse une
réponse noble? Croyez-vous qu'elle passe com-^
plèlement inaperçue ou qu'elle n'éveille que de
Tétonnement? Croyez- vous que cela ne se rap-
proche pas davantage du dialogue naturel de
deux âmes? On ne sait pas ce que cela encourage
oudéiivre^Meme celui qui repousse cette réponse
fciit un paSj malgré lui, vers sa propre beauté.
Une chose belle ne meurt pas sans avoir purifié
quelque chose. 11 n*y a pas de beauté qui bg
perde. Il ne faut pas avok peur d'en semer par
les roules. Elles y demeureront des semaines,
^^^^^^^ gMâMaÉHM^K % t
V ^^■■ijta^^l
f 1^ BKAUTi iTfTéivivuni aôi
Si
^\
des années, maïs ne se dissolvent pas plus que
le diamant et quelqu'un finira par passer, qui
^^^^N
V 4lfl
les verra briller, qui les ramassera et s'en ira
^^^^^1
fil^^l
heureux. Pourquoi donc arrêter en vous-mêmes
^^^^H
^^^H
une parole belle et haute parce que vous croyez
^^^H|
^^^H
que les autres ne vous comprendront pas?
^^^BIS
i^V^^^^^^^^^^^^H
Pourquoi donc entraver un instant de bonté
^^^Ê
^^
supérieure qui naissait parce que vous pensez
l^^y
^1
que ceux qui vous entourent n'en profiteront
1^-
^^
pas? Pourquoi donc réprimer un mouvement
V^ %
^1
instinctif de votre âme vers les hauteurs parce
ttj^gi
^1
que vous êtes parmi les gens de la vallée ? Est-
^^m
H
1 ce qu'un sentiment profond perd son action
ir^^^^^H
^1
dans les ténèbres ? Est-ce qu'un aveugle n^a pas
^^V
^1
d'autres moyens que les yeux pour discerner
^B
^1
ceux qui l'aiment de ceux qui ne Taiment pas?
^1
^1
Est-ce que la beauté a besoin d'être comprise
^B
^1
pour exister, et d'ailleurs croyez-vous qu'il n'y
H
^1
ait pas en tout homme quelque chose qui com-
iH
^1
' prenne bien au delà de ce qu'il a l'air de com-
IH
^B
prendre, bien au delà aussi de ce qu'il croit
y
J
26%
LB TRiSOR DES CUMULES
comprendre? « Môme aux plus misérables, me
disait un jour Têtre le plus haut que j'aie eu
le bonheur de connaître, même aux plus misé-
rables je n'ai jamais le courage de répondre une
chose laide ou médiocre. » Et j'ai \ti que cet
être que j'ai suivi bien longtemps dans sa vie
avait sur les âmes les plus obscures, les plus
fermées, les plus aveugles, les plus rebelles
même, une puissance inexpHcable, Car nulle
bouche ne peut dire la puissance d'une âme
qui s'cfForce de vivre en une atmosphère de
beauté, et qui est activement belle en elle-
même. Et n'est-ce pas, d'ailleurs, la quahté de
cette activité qui rend la vie misérable ouj
divine ?
Si Ton pouvait aller au fond des choses, il
n'est pas dit que Ton ne découvrirait pas que
c'est la puissance de quelques âmes belles qui
soutient les autres dans la vîc.N'est-ce pas l'idée
que chacun se fait de quelques êtres choisis qui
est la seule morale vivante et efficace? Mais dans
m
LE TIVÉSOA DES HUMBLES
tel être, la beauté cesse d'être une belle chose
morte qu'on montre aux étrangers ; mais elle
prend soudain une vie impérieuse, et son acti-
vité devient si naturelle que plus rîen ne résiste»
C'est pourquoi songez-y; on n'est pas seul; il
faut que les bons veillent -
Plotin, au lirre VIII de la cinquième Ennéade,
après avoir parlé de la « beauté intelligible »,
c'est-à-dire divine, conclut ainsi : «( Pour nous,
nous sommes beaux lorsque nous nous apparte-
nons à nous-mêmes; et laids quand nous nous
abaissons à une nature inférieure. Nous sommes
beaux encore quand nous nous connaissons et
laids quand nous nous ignorons. » Or, ne Tou-
bliont pas, nous sommes ici sur des montagnes
où s'ignorer n'est pas tout simplement ne pas
savoir ce qui arrive en nous quand nous sommes
amoureux ou jaloux, timides ou envieux, heu-
reux ou malheureux. S'ignorer, où nous sommes,
c*est ignorer ce qui se passe de divin dans les
hommes. Nous sommes laids quand nous nous
LE TlïESnH DES HUMBLES
d'entre nous la relèguent et où personne ne lui
parle- Elle y fait ce qu'elle peut sans se plain-
dre, et s'efforce d*arracher aux cailloux qu'on
lui jette le noyau de lumière éternelle qu'ils
renferment peut-être. Et tandis qu'elle s'appli-
que, elle guette le moment où elle pourra mon-
trer à une sœur plus aimée ou par hasard plus
proche, les trésors laborieux qu'elle a amonce-
lés. Mais il y a des milliers d'existences où nulle
sœur ne la visite ; et où la vie l'a rendue si
timide qu'elle s'en Ta sans rien dire, et sans
avoir pu se parer une seule fois des plus hum-
bles joyaux de son humble couronne.. •
Et malgré tout, elle veille à toutes choses
dans son ciel invisible. Elle avertit, elle aime»
elle admire, elle attire, elle repousse, A chaque
événement nouveau, elle remonte à la surface
en attendant qu'on l'oblige à descendre, parce
qu'elle passe pour importune et folle. Elle erre
comme Kassandra sous le porche des Atridcs.
Elle y dit sans cesse des paroles dont la vérité
I. BEAUTE INTiHICUni
^67
môme n'est que Tombre, et personne ne Técoute,
Si nous levons les yeux^ elle attend un rayon de
soleil ou d'étoîle^ dont elle veut faire une pensée
ou bien une tendance inconsciente et très pure*
Et si nos yeux ne lui rapportent rien, elle saura
Iransformcr sa pauvre déception en quelque
chose d'ineffable qu'elle cachera jusqu'à la mort-
Sî nous aimons, elle s'enivre de lumière derrière
la porte close, et, tout en espérant, elle ne perd
pas les heures; et cette lumière qui filtre par les
fentes devient de la bonté, de la beauté ou de
la vérité pour elle. Mais si la porte ne s'ouvre
pas (et dans combien d'existences s'ouvre-t-
elle?) elle s*en retourne en sa prison et son
regret sera peut-être une vérité plus baute qu'on
ne verra jamais, car nous sommes dans le lieu
des transformations indicibles; et ce qui n*est
pas né de ce côté^cî de la porte n'est pas perdu,
mais ne se môle pas à cette vie...
Je disais tout à l'heure qu'elle transforme en
beauté iru petites choses qu'on lui donne. Il
s68
us inEsoa des humbles
semble même, à mesure qu'on y songe, qu'elle
n'ait pas d'autre raison d'être; et que toute son
nclivîté s'emploie à réunir au fond de nous un
trésor de beauté qu'on ne peut pas décrire. Est-
ce que tout ne se changerait pas naturellement
en beauté si nous ne venions pas troubler sans
cesse le travail obstiné de notre âme ? Est-ce que
le mal même ne devient pas précieux lorsqu'elle
en a extrait le diamant profond du repentir?
Ëst*ce que les ijijustices que vous avez commi-
ses et les larmes que vous avez fait répandre ne
finissent pas un jour par devenir, elles aussi,
dans votre âme, de la lumière et de l'amour?
Avez-vous jamais regardé en vous*mcme dans
ce royaume des flammes purificatrices? On vous
a fait un grand mal aujourd'hui; les gestes étaient
petits, l'acte était baset triste, et vous avez pleuré
dans la laideur. Pourtant, venez jeter un coup
d'œîl dans votre âme quelques années après; el
dites-moi si vous ne voyez pas sous le souvenir
de cet acte (jucique chose qui est déjà plus pur
LA BEAUTÉ INTLlllKtfttE uCq ^|
Hn
. qu'une pensée, je ne sais quelle force qu'on ne f
^^^V^4|
peut pas nommer, qui n'a aucun rapport avec
^^^^IB^hI
les forces ordinaires de ce monde, je ne sais
^^l^^^^^^l
quelle source « d'une autre vie » à laquelle vous
- ^^^^^H
pourrez boire sans répuiser^ jusqu'à vos der-
niers jours. Et cependant vous n'aveac pas aidé
l^^^H
la reine infatigable; et vous songiezà autre chose 1
i^ ^B
tandis que l'acte se purifiait à votre insu dans 1
■
le silence de votre être, et venait augmenter l'eau 1
^^1
précieuse de ce grand réservoir de vérité ou de ■
ï' '• m
beauté, qui n'est pas agité comme le réservoir «
moins profond des pensées vraies ou belles,
^1
^Ê
mais demeure pour toujours à l'abri du souffle
^t
de la vie.
^Ê
« 11 n'y a pas un fait, pas un événement de
^M
notre existence, dit Emerson, qui tôt ou tard ne
^M
perdra pas sa forme inerte, adhésive et qui ne
M ^1
1 nous étonnera pas en prenant son essor, du fond
■ ^1
de notre corps, dans rEmpyréc. nEi cela est
1 ^M
vrai à un degré plus haut encore qu*Emcrson ne 1
■ ^M
l'avait peut-être prévu, car à mesure qu'on s'a- ■
M
1 1
^7**
i^ Tuisoa DES nuvBLss
vance en ces lieux, on dëcouvre des sphères plus
divines.
Où ne sait pas ce qu'elle est, cette activité
sikmcieuse des âmes qui nous entourent* Vous
avez dit une parole pure à un être quioe Tapas
comprise. Vous Tavez crue perdue et vous n'y
soui^iez plus. Mais un jour, par hasard, la parole
remonte avec des transformations inouïes, et
Ton peut voir les fruits inattendus qu'elle a por-
tés dans les ténèbres; puis tout retombe dans le
silence. Mais qu'importe? on apprend que rien
ne se perd dans une âme et que les plus petites
ont aussi leurs instants despleadeur.il n'y a pas
à s'y tromper; les plus malheureux même et les
plus dénués ont, en dépit d'eux-mêmes, tout au
fond de leur être, un trésor de beauté qu'ils ne
peuveatappauvrir.il s'ag;it simplement d'acqué-
rir l'habitude d'y puiser. Il faut que la beauté
ne demeure pas une fête isolée dans la vie, mais
devienne une fête quotidienne. Il ne faut pas un
grand effort pour* être admis parmi ceux <( dans
LA BKAUT£ INTfimiURE
271
les yeux desquels la lerre en fleurs et les cieux
éclatants n'entrent plus par parties iûfinitési-
maies, mais eu masses sublimes Wjetje parle de
fleurs et de cieux plus durables et plus purs que
ceux qu'on aperçoit. Il y a mille canaux parlés-
quels k beauté de notre âme peut monter jusqu'à
notre pensée. Il y a surtout le canal admirable
et central de l'amour»
N'est-ce pas dans l'amour que se trouvent hn
plus purs éléments de beauté que nous puissions
offrir à Titme ? Il existe des êtres qui s'aiment
ainsi dans la beauté. Aimer ainsi, c'est perdre
peu à peu le sens de la laideur; c'est devenir
aveugle à toutes les petites choses et ne plus
entrevoii* que la fraîcheur et la virginité des âmes
les plus humbles, Anner ainsi, c'est ne plus môme
avoir besoin de pardonner. Aimer ainsi^ c'est
ne plus rien pouvoir cacher parce qu'il n'y a plus
rien que rame toujours présente ne transfoniie
eu beauté. Aimer ainsi, c'est ne plus voirie mal
que pour purifier Tindulgeucc et pour apprendre
aya
LE TU£bOa DES llLUntfcS
à ne plus confondre le pfîclteur avec son péché.
Aimer ainsi, c'est élever en soi tous ceux qui
nous entourent sur des hauteurs où ils ne peu-
Ycnt plus faillir et d'où une aclion liasse doit
tomber de si haut iju'cu rencontrant k terre elle
livre malgré elle son âme de diamant. Aimer
ainsi, c'est transformer sans qu'on le sache, en
moavemenls illimitésj les intentions les plus
pelites qui veillent autour de nous. Aimer ainsi,
c'est appeler tout ce qu'il y a de beau sur la terre,
dans le ciel et dans Târae au festin de Tamour.
Aimer ainsi, c'est exister devant un être tel qu'on
existe devant Dieu. Aimer ainsi^ c'est évoquer
au moindre geste la présence de son âme et de
tous ses trésors. Il ne faut i»lusla mort, des mal-
heurs ou des larmes pour que râmc apparaisse ;
il suffit d*un sourire. Aimer ainsî^ c^est entrevoir
la vérité dans le boulieur aussi profondément
que quelques héros rontrevîrent aux clartés des
plus Jurandes douleurs* Aimer ainsi, c'est ne
plus distinguer la beauté qui se change en amour
274
LE TIlÉSOa DBS HUUHLES
motion que doit te causer ce speclacle tu ne
proclames pas qu'il est beau, et si, plongeant
toû regard en toi-même, tu n'éprouves pas alors
le charme de la beauté, c'est en yain que dans
une pareille disposition tu chercherais la beauté
intelligible ; car tu ne la chercherais qu'avec ce
qui est impur et laid. Voilà pourquoi les dis-
cours que nous tenons ici ne s'adressent pas à
tous les hommes. Mais si tu as reconnu en toi
la beauté, élève- toi à la réminiscence de la
beauté intelligible,, , j>
i
miBr
POITIERS
IMPRIMERIE BLAIS ET ROT,
7, rue Viclor-Hugo, 7