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Lettres
DE
Fadette
TROISIEME SERIE
MONTRÉAL
IMPRIMÉ AU "DEVOIB"
1916
bibliotheca
avions»
*v
Une seule Lumière !
Dans le crépuscule blafard de janvier, la
disparition subite du soleil sans chaleur
laisse l'âme transie, nostalgique de lumière
et de vie chaude!
Cette fin de jour dans l'ombre froide, c'est
un peu un avertissementt de fin de vie, et
pour échapper à l'angoisse que le rappel de
la mort fait naître, nos âmes chimériques se
réfugient dans l'irréel de leurs rêves ou l'en-
volé de leurs souvenirs, et pendant que re-
vivent en elle les joies perdues et que se tis-
sent les bonheurs inaccessibles, le noir enva-
hit tout, dehors, où le ciel est sans étoiles, et
dedans, où l'on ne distingue plus rien... et
quand, soudain, une main bienfaisante fait
jaillir de la lumière, c'est avec une impres-
sion très complexe de regret et de soulage-
ment que l'on revient des pays d'ombres.
Hier soir, quand une seule fleur de l'élec-
trolier s'illumina, je pensai en voyant les
autres éteintes au candélabre d'Isabelle
d'Esté.
Elle était une grande dame de la Renais-
sance, riche de tous les dons de l'esprit, de
la beauté et de la fortune: entourée d'artis-
tes, de poètes, d'admirateurs fervents, elle fit
le tour des gloires humaines et des bonheurs
fragiles pour revenir à la seule lumière divi-
LETTRES DE FADETTE
ne, et le dernier emblème qu'elle adopta fut
un candélabre à sept branches toutes éteintes,
sauf une qui sympbolisait la foi, avec cette
inscription: "Unum sufficit in tenebris".
Et cette lumière unique qui lui suffisait,
ce n'était plus celle de Virgile ou de Pétrar-
que, ni celle de la poésie et des arts, ni même
celle de l'amour humain, mais celle de la
foi.
"Une seule lumière suffit dans les ténè-
bres" . . . Nous le croyons en théorie, mais
nous ne vivons pas suivant cette croyance,
de là tous nos essais d'éclairage artificiel . . .
C'est que nous passons dans la vie en re-
gardant sans voir, en entendant sans com-
prendre: nous ne saisissons pas le sens de la
vie, de ses épreuves, de ses joies, de ses amer-
tumes et nous ne cherchons pas le pourquoi
profond des volontés divines.
Notre âme taciturne et muette traverse, in-
dolente, les manifestations providentielles
faites pour l'éclairer et l'instruire. Hautaine
et révoltée dans l'épreuve, elle questionne les
desseins de Dieu; ébranlée et inquiète, elle
s'affaisse craintive devant ses menaces, et
quand tout va bien, elle s'élance joyeuse,
légère, se laisse vivre comme dans une fête,
en ne pensant ni aux larmes d'hier ni à
l'incertitude de demain.
Et la vie s'en va ainsi, et souvent l'ombre
des soirs nous fait l'âme triste et les matins
froids nous trouvent dolentes.
"A quoi bon vivre sa vie si on ne la corn-
LETTRES DE FADETTE
prend pas? On se dresse hors du néant com-
me une montagne, comme un arbre, comme
une fleur, où Ton passe entre ses bords com-
me une tempête ou un orage, mais l'on n'est
pas une âme!"
Toutes les vies pourtant ont un sens pro-
fond et une importance dont il faut prendre
conscience pour en faire quelque chose de
bon. . . mais je crois bien qu'une seule lumiè-
re nous le fera voir et c'est celle qui "suffit
à éclairer les ténèbres". Nous, que le mys-
tère tourmente et si souvent tente, pourquoi
n'allumerions-nous pas bien vite dans notre
vie le flambeau merveilleux qui les éclairera
tous ... et ensuite nous attendrons avec dou-
ceur: on dit qu'après avoir cru sans voir,
l'âme en vient presque à voir ce qu'elle a cru
tant les voiles sont transparents,
II
Si chacun se mêlait de ses affaires !
J'ai demandé à une femme: "Quel est votre
idéal d'un bon mari?"
Qu'il soit intelligent et bon, qu'il m'aime
et qu'il se mêle de ses affaires!"
J'ai posé la même question à un homme :
"Qu'elle soit fine et douce, qu'elle m'aime et
qu'elle ne fasse pas trop de questions!".
Voilà donc que les deux réclament la liberté
de se retourner sans être appelés à expliquer
pourquoi.
LETTRES DE FADETTE
Ils ont cent fois raison, et j'admets, avec
Tune, qu'un mari tatillon est insupportable,
et avec l'autre, qu'une femme questionneuse
est bien gênante!
Mais l'avantage du mari, c'est qu'il ne ré-
pond que ce qui lui convient à sa femme
questionneuse, tandis que vis-à-vis un homme
qui se mêle de ce qiù ne le regarde pas dans
la maison, la femme est sans défense.
C'est quelquefois laid une femme curieu-
se.. . mais il y a la manière, vous savez! Et
maintes affaires inextricables s'arrangent
quand elle y fourre son petit nez et qu'elle est
fine et délicate, et le mari n'a qu'à s'applaudir
alors de la curiosité de sa femme qu'il a com-
mencé par redouter. Mais l'intervention des
hommes dans la conduite de la maison est
toujours gauche et indiscrète, et j'aimerais à
leur dire ce que je pense d'eux avec preuves
à l'appui. Mais c'est difficile de les atteindre
et de les connaître, car, ces monstres sont
souvent attentifs et gracieux avec les autres
femmes et réservent leurs talents de détecti-
ves grincheux pour l'embêtement de leurs
pauvres petites femmes qui ne peuvent échap-
per à leurs enquêtes tyranniques.
Ecoutez donc, cher monsieur 1 Votre femme
va-t-elle au bureau voir comment vous y con-
duisez vos affaires? Si vous la laissiez gou-
verner sa maison à sa guise! Elle s'y entend
et alors c'est inutile d'intervenir. Ou elle
manque d'expérience, mais en avez-vous plus
qu'elle? Vos critiques risquent de tomber à
LETTRES DE FADETTE
faux, vos conseils d'être ridicules, et laissez-
moi vous le dire en confidence, ils ne sont ja-
mais suivis!
Si votre femme est toute . . . neuve, laissez-
la doucement s'habituer à sa tâche nouvelle
et soyez bon prince, en songeant qu'on vous
aime tant et qu'on est assez jeune pour être
excusable d'un peu de gaucherie.
Vous avez aimé votre fiancée pour ses grâ-
ces de fleur, ne vous attendez pas que, du jour
au lendemain, elle se transforme en légume
qui court d'instinct se jeter dans le pot au
feu!
Donc, que chacun se mêle de ses affaires,
ce qui n'exclut ni la confiance, ni les bonnes
petites confidences, ni la direction du plus
sage, ni les conseils délicats de la meilleure;
mais que chacun laisse à l'autre un peu de
latitude dans sa sphère propre et cette liberté
précieuse qui est un trésor que personne ne
consent à perdre sans se sentir bien malheu-
reux!
III
Les Moineaux
J'attendais avec découragement les idées
qui ne venaient pas. . . et les moineaux, eux,
menaient grand bruit autour de ma fenêtre
pour me rappeler à mes devoirs habituels.
Je viens donc de leur distribuer les miettes
de pain que je leur réserve après chaque re-
pas. Ils viennent sur le rebord extérieur de
LETTRES DE FADETTE
ma fenêtre que je laisse ouverte, et si je ne
bouge pas, ma présence ne les dérange pas.
Ils sautillent, agités, avides et roublards en
diable. Tout à l'heure, pendant que l'un
d'eux, la queue tournée, piquait dans une
belle mie, un autre, passant vivement près de
lui, déroba le morceau avec une dextérité
merveilleuse. Le pauvre volé tournait sa pe-
tite tête de droite et de gauche d'un air
penaud si absolument humain que je riais. . .
tout bas, afin de ménager sa susceptibilité et
de ne pas l'effaroucher. Moi je les aime les
moineaux. — "Les vulgaires et sales moi-
neaux?" demandent les petites snobs.
Oui, les braves, petits moineaux qui ont
le courage d'affronter une misère très longue
à travers nos froids si terribles. Avec leurs
gros becs et leurs grosses pattes, ils man-
quent d'élégance et de distinction, oui, ils
sont bien "peuple" ! Affairés, effrontés, avides,
batailleurs et rageurs, ils paraissent se piail-
ler beaucoup de gros mots et d'injures, mais
ils m'amusent et ils m'intéressent. Quels
arrivistes I "Ote-toi de là que je m'y mette!"
Les avez-vous vus dégringoler ceux qui occu-
pent la place qu'ils ambitionnent?
Mais tout cela n'est pas bien beau, dites-
vous, et peu fait pour attirer la sympathie?
Que voulez-vous, je les aime malgré leurs dé-
fauts et non à cause de leurs défauts, et je
comprends toutes leurs faiblesses, même leur
vilaine jalousie et leur brutalité pour les jolis
oiseaux qui ont fui aux premières brises ru-
LETTRES DE FADETTE
des, et qui, ayant passé l'hiver sous des ciels
très doux, reviennent l'été, bâtir leurs nids
dans les arbres où les pauvres moineaux ont
grelotté sous la neige et les frimas, et qu'ils
considèrent comme leur propriété.
Tous les hommes ne feraient-ils pas com-
me les moineaux que nous accusons d'être
inhospitaliers et querelleurs?
Ah! ce ne sont pas des idéalistes, pas plus
que ne le sont les pauvres gens qui gagnent
leur pain au jour le jour, à la sueur de leur
front !
Mais ils sont actifs, téméraires et surtout
ils restent avec nous! Sans eux nos hivers
seraient bien désolés...
Quand le soleil brille, et qu'en ouvrant la
fenêtre, vous les entendez gaminer dans les
branches dépouillées, ne vous arrive-t-il pas
de penser que c'est à vous qu'ils adressent
des encouragements narquois et des promes-
ses tapageuses d'un printemps lointain, hélas,
mais certain?
Ce sont aussi de fameux philosophes, ces
pauvres moineaux calomniés! Ils se conten-
tent d'une vie modeste: ils n'ont ni le talent
musical, ni la parure brillante, ni les instincts
de déplacement élégant des oiseaux aristo-
crates, mais leur belle humeur ne les aban-
donne jamais, et sous la pluie, la neige ou
l'azur, ils vont leur petit train sans se dé-
courager... et ça peu d'hommes peuvent se
vanter d'en faire autant!
LETTRES DE FADETTE
Mais voilà que vous avez tous deviné que
je vous parle si longtemps des moineaux
parce que je ne sais quoi vous dire!
IV
Le livre de la Vie
Je me vois encore, toute petite fille, sous
les arbres d'un vieux jardin, lisant dans un
conte de fées, d'un livre d'images qu'on feuil-
letait sans se lasser, car chaque image fuyant
sous les doigts qui tournaient la page, était
remplacée aussitôt par une image nouvelle. . .
j'en ai rêvé toute mon enfance de ce livre
inépuisable et j'ai bien souhaité le posséder!
Je ne savais pas, comme je le sais mainte-
nant, que l'Univers est un livre de ce genre:
chaque page qui fuit avec le soir est rempla-
cée par une autre différente que nous igno-
rions, à laquelle succède une nouvelle que
nous ne soupçonnons pas.
Et il y a des gens, et si nombreux, qui ne
voient que des ressemblances dans les jours
qui passent! Quand je les entends m' avouer
cela, je sais que: "ils ont des yeux et ils ne
voient pas, ils ont des oreilles, et ils n'enten-
dent pas", tout comme les idoles païennes
dont parle la Bible.
C'est que tout change constamment en nous
et autour de nous, et si nous étions plus
attentifs à ces transformations nous serions
émerveillés de feuilleter le livre de la vie.
LETTRES DE FADETTE
Comme dans la nature, pour les arbres et
les plantes, il y a dans l'âme humaine des
floraisons soudaines, après des jours de tra-
vail mystérieux et invisible: tout à coup elle
a des aperçus lumineux, elle comprend, elle
se rend compte que chaque heure de chaque
jour la prépare à l'imprévu, la seule chose
certaine de nos vies changeantes.
Ceux qui regardent pour "voir", qui écou-
tent pour "entendre", et qui observent pour
"deviner" et "comprendre", n'ont jamais
trouvé la vie monotone même s'ils ont beau-
coup à se plaindre de sa dureté. Ils consi-
dèrent la nature un peu comme une personne
dont ils sollicitent la sympathie et dont ils
redoutent l'hostilité, et les choses sont pour
eux des compagnons qui peuplent leur soli-
tude et dont ils cherchent à pénétrer l'âme
inconnue. En étudiant les hommes autour
d'eux, ils peuvent les voir se dérouler, se
replier, se modifier selon les circonstances,
et c'est un jeu d'un intérêt suprême, l'occu-
pation même de Dieu qui voit l'humanité
suivre le plan qu'il lui a tracé; mais pour
nous il y a des surprises, et des étonnements
devant les âmes dont nous pensions avoir
pénétré le secret. Les âmes changent de for-
mes comme les nuages et de nuances comme
la neige que les aveugles croient être tou-
jours blanche.
C'est une de leurs nombreuses erreurs! J'ai
vu la neige rose dans les couchers de soleil
et bleue dans les nuits lumineuses; je l'ai
10 LETTRES DE FADETTE
vue mauve dans les jours adoucis où se devi-
nent des menaces de tempête; je l'ai vue grise
et mauvaise, ou blanche et endormie, ou ter-
ne et sans reflets, ou éblouissante à nous
aveugler !
Vous pensez aussi, peut-être, que la neige
est toujours une chose froide? Mais, ne l'a-
vez-vous pas vue tomber légère comme des
duvets, ouatant les creux, remplissant les
vides? Ne l'avez-vous pas sentie molle aux
pieds et douce aux joues comme une caresse,
une jolie caresse divine qui vous met au cœur
de la chaleur et de la joie? Ahl le livre du
conte de fées est là, à notre portée, mais
trop indolents pour le lire attentivement,
nous laissons la vie en tourner les pages, et,
dédaigneux, nous y jetons à peine les yeux:
"J'ai déjà vu cela! Ce n'est que du soleil, du
vent, un tourbillon de neige, des hommes et
des femmes qui passent... toutes les larmes
sont semblables et tous les sourires se res-
semblent... cela ne m'intéresse pas... que
la vie est monotone!"
Etonnons-nous après cela de toutes les in-
compréhensions humaines et de tous les ma-
lentendus tragiques!
Quand apprendrons-nous à voir, à enten-
dre, à sentir? Quand éveillerons-nous notre
âme engourdie et notre corps qui ne sait pas
se servir de ses facultés?
Nous ressemblons trop aux chenilles qui
se traînent dans leur misère... Savent-elles
qu'il peut leur pousser des ailes pour s'en-
LETTRES DE FADETTE 11
voler dans l'espace?... A nous aussi et nous
le savons, mais nous n'y pensons pas! De-
mandons des ailes, cherchons-les, et quand
nous les aurons trouvées, ne redevenons plus
des chenilles!
"Et là-bas il vit une petite lumière...'9
Beaucoup d'entre nous font de longs et
fatigants voyages dans les régions noires.
Nous allons curieux, inquiets et bientôt las,
questionnant en vain pour comprendre les
choses obscures, et dans le mystère qui nous
enveloppe et l'inconnu qui nous régit, nous
ressemblons à de pauvres êtres égarés et dé-
couragés qui renoncent à trouver leur che-
min.
Mais comme dans le joli conte de notre
enfance, une petite lueur apparaît, bien loin,
bien loin, elle nous attire et nous nous rele-
vons: nous marchons vers elle, oubliant l'in-
connu qui nous tourmentait si fort. A me-
sure que la lumière grandit, nous marchons
avec plus de vaillance, nous abandonnons les
sentiers où nous avions voulu éviter la foule
que nous dédaignions, et nous voilà sur la
grande route, vers la lumière qui nous attire
toujours.
Dans l'action, en faisant notre devoir sans
chercher à le discuter ou à comprendre pour-
quoi il nous fut imposé, nous montons, nous
12 LETTRES DE FADETTE
atteignons des hauteurs où l'on respire mieux,
où Ton comprend plus facilement ce qu'il est
utile de comprendre, où nous renonçons hum-
blement à pénétrer les secrets de Dieu.
Je me disais toutes ces choses, hier, devant
un coucher de soleil si beau que le vent qui
passait s'est arrêté pour contempler la beauté
des choses touchées par les rayons de feu.
Oui, si nous étions plus humbles, nous serions
plus simples, et si nous étions plus simples,
nous serions meilleurs. Au lieu de spéculer
sur les mystères troublants de la vie, nous
aiderions les autres à vivre et nous cherche-
rions à faire de notre vie une chose complète
et harmonieuse.
Il est tant d'heures où le surnaturel se
dégage de nous, de la réalité autour de nous,
de toutes les choses qui nous frôlent, que
cette sensation de la présence Divine devrait
nous rendre confiants et calmes entre les
mains de Dieu comme le petit enfant dans
les bras de sa mère.
Voilà que bientôt nous jouirons du prin-
temps qui se prépare à rayonner, à chanter,
à fleurir... tout le mystère qui transforme
la terre ne nous inquiétera pas cependant,
nous l'accepterons, ravis, et il nous suffira
de nous sentir bien vivants dans la douceur
de l'air et la beauté des choses, et c'est bien
ainsi.
Ne nous tourmentons pas davantage des
autres secrets de Dieu: Il ne nous a pas de-
mandé de comprendre mais de L'aimer et de
LETTRES DE FADETTE 13
nous aimer les uns les autres. Quand nous
aurons bien pénétré le sens de ce comman-
dement, nos vies seront transformées. Il n'y
a pas de jours inutiles, il n'y a pas de cha-
grins perdus, il n'y a pas de joies vaines;
chaque minute de la vie nous est donnée pour
en faire quelque chose, et si nous perdons
lamentablement notre temps en recherches
oiseuses nous ne le retrouverons pas.
On nous a souvent dit cela: nous l'avons lu
et entendu, mais sans intelligence, jusqu'au
jour, où, d'un point plus élevé où nous som-
mes parvenus sans nous en douter, nous le
sentons.
Après, tout va bien et rien ne se perd plus:
l'âme est éveillée, active et occupée, car
il y a en ce monde "beaucoup de choses à
faire et peu de choses à savoir."
VI
Bon sens
C'est La Bruyère qui a dit que les bonnes
actions rafraîchissent le sang. Rien de plus
vrai: en nous sentant un peu bons, nous som-
mes contents de nous, partant plus heureux
et mieux disposés vis-à-vis des autres. Et
de suite voilà la vie renouvelée, plus belle et
plus bonne à aimer.
Rien de pire pour la vie active que de
s'affaiblir dans la liturgie larmoyante. Lais-
sons aux antiennes plaintives "la vallée de
14 LETTRES DE FADETTE
larmes", "la malice des hommes livrés aux
embûches du démon", et ne nous alanguis-
sons pas dans les gémissements quand nous
avons besoin de tant de virilité et de con-
fiance pour vivre une vie qui ne soit pas
manquée.
L'espérance est une vertu, une des vertus
théologales, et je n'ai vu nulle part que la
tristesse fut une vertu, pas même une qualité.
Elle est une conséquence de tout ce qui va
de travers dans le monde; j'admets qu'elle
entre en nous sans nous consulter; ce que je
ne puis admettre, c'est qu'elle s'y installe,
car, encore un coup, il faut de la sérénité et
de la force dans cette vie qu'il s'agit non de
subir, mais d'accepter vaillamment et avec
gratitude, puisqu'elle est un bienfait de Dieu
pour nous.
J'en veux à certaine littérature pieuse qui
nous accable et nous écrase sous son dégoût
de ce qui est humain et qui veut nous con-
vaincre que le ciel seul importe. Le ciel!
Certes, c'est un beau but et je nous souhaite
à tous d'y aller. Mais c'est sur cette terre que
nous vivons et Dieu l'a faite belle afin que
nous l'aimions; Il nous a donné un corps
aussi bien qu'une âme et nous devons justice
aux deux.
Il est dangereux, lorsque chaque jour nous
apporte son combat sur le chemin abrupt de
la vie, de chercher à s'anéantir, de se com-
plaire dans le mépris du monde où dans le
débarras des choses extérieures.
LETTRES DE FADETTE 15
Le monde est rempli d'âmes humaines, dans
lesquelles il y a des rayons divins: elles sont
toutes intéressantes, et puisque nous n'avons
pas le droit d'en mépriser une seule, où pre-
nons-nous celui de les mépriser en bloc?
Ce ne sont pas ceux qui soupirent sans
cesse "hélas! hélas!" qui font du bien. Ce
sont ceux qui croient au bien, qui jugent avec
indulgence, qui savent faire la part de la
faiblesse humaine et qui ont compris que
l'humanité peinante et méritante est admira-
ble.
Oui, admirable, et si vous ne le croyez pas,
ô pleureurs, observez mieux autour de vous.
Voyez ces journaliers qui font crier la pierre
sous leurs marteaux, ces autres en équilibre
sur des échaufaudages, rôtis par le soleil ou
engourdis par le froid; ces cy cl opes qui pa-
raissent flamber à travers les braises des for-
ges; ces laboureurs déchirant la terre pour
lui confier la semence; la multitude des fem-
mes travaillant, enfantant, se sacrifiant, infa-
tigables et dévouées jusqu'au bout de leurs
forces, et osez parler de la malice des hom-
mes: ceux qui le font n'ont pas vu leur rési-
gnation, leur courage, leur bonne humeur.
Admirons-la et aimons-la, l'humanité, et
que chacune de nous, prenant exemple sur
elle, vive dans le présent.
Les mécontents de leur époque ont toujours
existé. La phrase "Dans les tristes temps où
nous vivons" est une phrase de tous les
temps.
16 LETTRES DE FADETTE
Le passé est beau dans son lointain. Il est
embelli par la légende, le roman, l'art, la poé-
sie et par notre imagination. Ce beau passé
quand il était le présent a connu ceux qui
disaient: "Dans les tristes temps où nous
vivons!"
Et dans cinquante ans nous serons ce passé
vertueux et admirable que nos petit-fils en-
tendront vanter par les pessimistes de leur
époque. Cela me faire rire... et vous?
VII
Le Printemps entre chez moi
L'air est tiède ce matin, les rayons du soleil,
avant d'entrer dans ma chambre, ont allumé
des étoiles qui dansent sur les petites vagues
froides, et parmi leurs scintillements passent
des morceaux de glace que le courant entraî-
ne. Dans l'éther lumineux, un oiseau lance
des roulades joyeuses, un rêve de bonté et
d'amour traverse l'espace. Le regard perdu
dans l'infini souriant du matin, j'écoute, et
mes mains distraites froissent une feuille
de géranium qui embaume. . . mais c'est bien
une corneille que je viens d'entendre, et voici
qu'une autre lui répond... leur zèle est im-
prudent, j'ai peur, car le Printemps est un
seigneur capricieux qui s'annonce plusieurs
fois et fait bien des façons avant d'arriver!
De toutes les maisons plantées dans les sa-
pins, vis-à-vis, s'élèvent des fumées blanches
LETTRES DE FADETTE 17
qui ondoient comme de grandes plumes en
montant vers le ciel.
Le silence serait parfait sans le bruit mono-
tone de l'eau, quelques voix d'oiseaux et un
bruissement à peine perceptible, comme un
grésillement de la lumière. Le joli tableau
que je regarde ressemble tant à ceux que cha-
que année met devant mes yeux, que je perds
la notion du temps et que je feuillette comme
dans un livre illustré tous les printemps pas-
sés.
Aucun souvenir distinct pourtant ne se
dessine. Ce sont des impressions indéfinissa-
bles, fugaces, qui disparaissent si je m'appli-
que à les saisir. Je me sens seulement bien
vivante au milieu de tous ces printemps dis-
parus qui passent comme des vivions légères
autour de moi et en moi, sans que je puisse
en retenir aucune. Et je comprends bientôt
que c'est l'âme même du Printemps qui est
entrée ici et je la retrouve avec un bonheur
grave aussi près des larmes que du sourire.
La fête sera complète, ma voisine s'est mise
au piano et par la fenêtre ouverte m'arrivent
les premières notes de cette sonate de Grieg
que j'aime tant, parce que pour moi, elle est
comme le poëme de la vie que j'y retrouve
toute, depuis les premiers sons lents et ber-
ceurs, doux comme le chant des berceaux où
les petits enfants dorment, ignorant le monde
où ils viennent d'entrer et leur âme qui n'est
pas encore éveillée.
La mesure s'anime: c'est l'éveil, la joie
18 LETTRES DE FADETTE
inconsciente, puis la chanson : la cadence
joyeuse s'accentue, se précipite et devient
la danse folle, le tourbillon léger où passent
la jeunesse, l'enthousiasme, le plaisir qui
éclate en un air de fête.
Un arrêt subit, une attente, quelques notes
douces qui tremblent et vaguement, le rêve
s'esquisse, chante, s'attendrit, et l'amour
enfin palpite dans les longs traits passion-
nés qui alternent, s'appellent et se répondent.
Peu à peu le chant devient plus égal, tou-
jours tendre, mais avec une nuance distinc-
tement triste, et les grandes phrases lentes
disent le calme poignant des premières soli-
tudes rencontrées, des désillusions ironiques,
des séparations tragiques où tombent ces lar-
mes du cœur dont on voudrait mourir.
Voilà enfin la mélodie finale qui résume
tout: elle monte en s'élargissant, forte et su-
blime comme un souffle d'en haut, comme un
geste de l'infinie miséricorde s'ouvrant pour
recevoir l'âme lasse des choses de la terre,
et la dernière note lancée s'arrête haletante,
vibrant tout entière de tant de vie évoquée.
...Le silence m'arrache brusquement à
cette rêverie où s'est écoulé peut-être bien
du temps: le ciel s'est obscurci, un nuage en
passant sur l'eau lui donne une teinte plom-
bée, et l'air froid qui entrait avec la musique
me fait frissonner.
Mais n'étais-je pas devant ces feuilles épar-
ses sur ma table dans l'intention de vous
LETTRES DE FADETTE 19
écrire une lettre bien sage, une lettre de
carême finissant?
fOh! l'incorrigible Fadette qui rêve avec le
Printemps, se grise de musique et oublie la
chronique ! L'excuserez-vous ?T
VIII
Le cœur de Marie-Anne
Ce matin de Vendredi sait, il n'était pas
cinq heures, quand le père Michon qui em-
plissait la cuisine de son impatience, cria de
sa plus grosse voix : "Vite, la p'tite! On a une
grosse journée à prendre à la cabane! Les
érables ont dû couler comme des fontaines,
et j'ai quasiment regret d'avoir pas passé la
nuit au bois. J'étais rendu! Un homme, c'pas
une machine!"
Pendant qu'il parlait, Marie-Anne dégrin-
golait l'escalier, fraîche comme l'aube et vive
comme un coup de brise.
Et ils s'en allèrent à l'érablière, par les
chemins défoncés, le bonhomme fumant pla-
cidement sa pipe, et la jeune fille, distraite,
toute au rêve intérieur qui n'était pas gai.
Dans le ciel délicat, encore teinté d'aurore,
des petits nuages roses s'éparpillaient com-
me des pétales de fleur; l'air pur et froid
se parfumait, en approchant du bois, de la
bonne odeur de la sève nouvelle, s'activant
à habiller de vert le pauvre petit Printemps,
tombé tout nu et grelottant dans les premiè-
20 LETTRES DE FADETTE
res heures d'Avril. — Il fallut pourtant se
mettre au travail, surveiller le feu, guetter la
cuisson du sirop, répondre aux hommes
affairés, préparer le repas... Marie-Anne
avait tout juste le courage d'être là, de se taire
et d'obéir machinalement aux ordres de son
père.
Elle ne pouvait se distraire de cette obses-
sion du chagrin récent qui nous prend tout
le cœur, tout l'esprit et jusqu'aux pensées
par lesquelles nous espérions y échapper, qui
les tourne et retourne à sa manière et nous
fait mal avec. Tout devient douloureux alors,
et les grosses plaisanteries des travailleurs
donnaient à Marie-Anne l'envie de sangloter.
— Que veut dire l'abandon de Pierre depuis
trois semaines? Elle en goûte l'amertume
jusque dans la petite musique fine des gouttes
d'eau tombant, pressées, dans les chaudières
vides, car leur refrain lui rappelle Fan der-
nier, la partie de Sucre où Pierre et elle ont
découvert leur mutuelle sympathie.
Son cœur franc et clair comme l'eau des
sources s'est donné avec la confiance d'une
enfant, avec la tendresse d'un cœur jeune
privé des caresses maternelles, et c'est à tra-
vers son pur amour qu'elle a vu un Pierre
chimérique, à qui elle a prêté ses qualités à
elle, sans se douter, la pauvre petite, que
Pierre est d'une autre race qu'elle au phy-
sique et au moral.
Et pourtant... elle a senti obscurément
cette différence entre eux; sans vouloir se
LETTRES DE FADETTE 21
l'avouer, elle a eu peur de la grossièreté qu'il
cachait mal, et, devinant instinctivement son
incompréhension, elle n'a jamais voulu l'ap-
profondir, de crainte de voir se briser le beau
rêve auquel elle se cramponne aujourd'hui
avec un commencement d'épouvante.
Elle est toute simple et n'analyse pas
cela bien clairement: au contraire, elle essaie
de faire taire les voix intérieures avertisseu-
ses, et, pour cela, elle évoque les attentions,
les mots d'amour, toute la griserie des joies
passées. . .
Au cours de ses réflexions, elle avise un
moule brillant, et une idée de petite fille lui
inspire un projet aussitôt réalisé qu'imaginé.
Et le soir, en grand mystère, elle enveloppe
d'un papier soyeux le beau cœur de sucre
blond et dentelé: elle l'attache d'une faveur
rose, et l'ayant caché dans un vieux journal,
elle obtient de son petit frère qu'il le portera
demain chez Pierre, à une bonne lieue de
chez elle.
En revenant du marché, Pierre, un peu gris,
trouve donc le souvenir de sa petite amie.
Il le jette d'abord dédaigneusement sur la
table, puis, se ravisant: "Tiens! Tiens! le
cœur de la p'tite Marie-Anne, ça ferait un
beau présent pas cher pour Léa! J'y porterai
demain."
De ses gros doigts gourds, il refait gauche-
ment le paquet, le met dans sa poche de "ca-
pot", et il ne donne pas une pensée à Marie-
22 LETTRES DE FADETTE
Anne qui attend chez elle, anxieuse, et espère
tout de ce rappel discret.
Léa et Pierre ont mangé ensemble le cœur
de la pauvre petite qui a pleuré toutes ses
larmes à la fin de ce jour de Pâques. Elle se
serait vite consolée, si elle avait pu deviner
comme Dieu est bon de la préserver de Pier-
re !
Mais elle ne sait pas... nous ne savons
jamais que longtemps après!
IX
Pour les Aveugles !
Le ciel est toute splendeur et toute lumière.
Les vagues, gonflées par la débâcle ont des
tons étranges d'ombre dure et de lueurs roses
que leur prête, pour un moment, le soleil qui
disparaît. Je ne vois que le ciel et l'eau, et
là-bas, la rive brune qui s'illumine magique-
ment aussi.
Une paix immense plane sur toutes les
choses et pénètre mon âme. C'est la prière
du soir de la journée, se retirant dans une
telle beauté que je regrette infiniment les
laideurs et les petitesses que j'y ai mises.
Pendant qu'émerveillée de Dieu et de son so-
leil, je contemple le tableau familier et cepen-
dant jamais vu ainsi, je porte la main à mes
yeux en pensant aux aveugles éternellement
dans le noir, pour qui n'existent ni les loin-
tains transparents, ni la voûte bleue, ni le
LETTRES DE FADETTE 23
large horizon, et une émotion grave me saisit
en concevant tout à coup cette éternité de
désolation dans l'obscurité.
Je les vois patients et chercheurs, se créant
en eux-mêmes le monde inconnu qui semble
familier aux autres, et soudain, le souvenir
d'une prière qui me fut faite il y a déjà long-
temps me traverse l'esprit et me trouble, car
il ressemble à un remords.
Une amie inconnue de Fadette lui deman-
dait de s'intéresser et d'intéresser ses lectri-
ces à l'œuvre de la Bibliothèque Braille,
insuffisante pour les besoins des aveugles
de Nazareth.
Il y a deux moyens de nous aider, me
disait-elle: l'un en apprenant la méthode pour
écrire chez soi, l'autre en allant dicter des
livres en noir aux femmes aveugles de l'ins-
titut.
Il y a trois ans, les religieuses de Nazareth
firent un appel à la charité féminine, et quoi-
que les "copistes" et les "dicteuses" n'aient
pas été nombreuses, il s'ajouta, par suite de
leur dévouement, un bon nombre de volumes
à la bibliothèque des aveugles.
On se demandera peut-être pourquoi ce
travail ne serait pas fait par l'imprimerie?
Tout simplement parce que les imprimés en
relief coûtent très cher, et si la charité active
de leurs bienfaiteurs ne voyait pas à leur pro-
curer des manuscrits, les aveugles pourraient
considérer la lecture comme un luxe presque
inaccessible.
24 LETTRES DE F A DETTE
Cette œuvre de charité à laquelle on vous
invite est divinement belle, et si bien faite
pour tenter des cœurs de femmes, que j'ai
l'espoir que ma suggestion inspirera à quel-
ques-unes d'aller à Nazareth.
Là, elles se rendront compte clairement de
ce qu'on leur demande et elles connaîtront
les aveugles si intéressants et si merveilleu-
sement doués. Les ténèbres qui pèsent sur
leur cerveau comme des nuages opaques peu-
vent être percés: ils le sentent et ils sont
pleins d'aspirations ardentes vers l'inconnu
qu'ils pressentent derrière le voile épais.
Vous seriez la main qui écarte le voile, les
yeux qui se prêtent à eux pour remplacer
leurs pauvres yeux éteints, et si, par votre
travail et votre dévouement, ils devinent un
aspect encore incompris du monde invisible
pour eux, comme vous serez heureuses et
lières !
C'est maintenant aux anges à répondre, et
en femme très curieuse je me demande com-
bien il y en aura?
X
Si nous pouvions le croire !
Le délicieux Satan de Milton dit avec beau-
coup d'esprit pour un ange congédié qu'il
porte son bonheur en lui.
C'est vrai: il y a des êtres heureux par na-
ture, comme il y en a qui sont malheureux.
LETTRES DE FADETTE 25
Ils sont heureux ou malheureux en dehors
de toute circonstance extérieure par le seul
fait d'exister. Le même paysage, la même
mélodie jette l'un dans l'extase et fait san-
gloter l'autre.
Nous connaissons, vous et moi, des person-
nages qui portent la joie en elle et la projet-
tent autour d'elles comme de la lumière, les
graphologues les appellent des rayonnants.
Est-ce trouvé cette expression ! Elle les expri-
me admirablement. D'autres pauvres âmes
traînent à leur suite une ombre qui éteint
toute joie sur son passage. Il faut les plain-
dre et essayer de ne pas leur ressembler, ô
mes sœurs plaignardes, ô mes frères gro-
gnons !
Après tout, c'est facile d'être heureux, et
cela dépend plus de nous que nous ne le
croyons. Il est bien entendu que je ne vous
promets pas une vie exempte de chagrins,
mais je vous dis que les plus vives souffrances
peuvent être suivies d'aussi vives réactions
de la volonté; je vous dis que l'habitude d'ac-
cepter doucement la vie donne à l'âme une
merveilleuse légèreté qui ressemble à la joie
à s'y méprendre, et je vous assure que l'ac-
tion étant en elle-même une jouissance, tant
que vous agirez courageusement, vous ne
serez pas tout à fait malheureux.
Et puis, les grands malheurs aussi bien que
les grands bonheurs, sont les accidents de
cette vie, qui se déroule ordinairement dans
une monotonie médiocre qu'il dépend de nous
26 LETTRES DE FADETTE
de faire acceptable à nous-mêmes et à ceux
qui dépendent de nous.
J'ai souvent à la mémoire cette si jolie
nouvelle de Bazin, où il nous explique Grise,
cet autre lui-même, qui est en son âme et
avec qui il cause et discute. — "Qui donc est-
elle? — Quelque chose qui est en nous tous,
le compagnon qui parle quand nous som-
mes seuls; en vérité, je le crois, une moitié
de mon âme, la plus libre et la plus jeune.
Ni les souvenirs ne l'arrêtent, ni l'expérience
ne l'assagit. Elle est celle qui va devant,
qui bat la campagne et qui voit tandis que
l'autre écoute et juge. Ceux qu'elle aime
avec nous sont deux fois aimés, je l'appelle
Grise et je me défie d'elle, et je m'amuse
quand elle chante en moi."
Nous n'avons pas baptisé cette âme de
notre âme, mais celui qui s'habitue à s'entre-
tenir avec elle ne connaît pas l'ennui qui
nait de l'isolement. Rien n'aide à être heu-
reux comme de se sentir approuvé par cet
autre nous-même, et si nous nous en occu-
pions davantage, nous vivrions une vie inté-
rieure plus profonde, et nous éviterions l'é-
parpillement qui nuit tant au bonheur.
Enfin, puisqu'il suffit de se croire malheu-
reux pour l'être réellement, nous devrions
être heureux en croyant que nous le som-
mes. Et nous le sommes toujours relative-
ment à ceux qui sont dénués de tout et aux-
quels nous ne pensons pas assez comme étant-
des êtres vivants et tout près de nous.
LETTRES DE FADETTE 27
La ville est remplie de pauvres qui ont
faim et froid, qui sont abandonnés, exilés
peut-être, et qui, à titre d'étrangers sont
encore plus ignorés que d'autres. Et c'est
quelque chose, — vous n'y avez peut-être
jamais pensé — d'avoir l'usage de ses yeux
et de ses membres . . . c'est quelque chose de
vous sentir dans le grand beau monde quand
nous savons que Dieu le gouverne, s'occupe de
nous incessamment,, et qu'il nous aime com-
me nous aimons nos enfants. Alors, je vous
le demande, pourquoi être malheureux?
XI
Heures précieuses
Il y a, dans la vie, des moments d'intimité
rare et exquise où il vous a semblé tenir
une âme entre vos mains, et qu'elle battait
comme le cœur d'un petit oiseau, un peu
effaré mais qui se rassure à la douceur de
votre paume.
C'est quelquefois le commencement d'une
grande amitié, l'heure où deux âmes se re-
connaissent et se comprennent; c'est quel-
quefois une illumination soudaine, une con-
fiance imprévue, qui naît au cours d'une
amitié ordinaire, et alors elle se transforme
et devient ce qu'elle doit être: deux cœurs
qui s'atteignent et se donnent mutuellement
la liberté de se pénétrer sans qu'il puisse y
avoir apparence d'indiscrétion.
Ceux qui n'ont jamais connu cette minute
28 LETTRES DE FADETTE
ne savent rien de l'amitié, et devraient, sans
tarder, se mettre à la recherche d'un autre
mot qui exprimerait les relations banales et
familières de la vie quotidienne, avec des
êtres qu'ils tutoient mais qui leur sont étran-
gers.
Cette miraculeuse amitié, née à l'instant
où vous avez lu dans les profondeurs de
l'autre âme, en lui ouvrant toute la vôtre,
amènera-t-elle, entre vous, une grande inti-
mité? Pas toujours... pas nécessairement.
Après s'être livrées dans un moment d'é-
motion, les âmes habituées au silence s'y ren-
ferment de nouveau, mais elles ne sont plus
les solitaires d'avant. Elles savent que, quel-
que part, soit tout près, soit très loin, existe
un être qui les a devinées, qui a vu "le visage
de leur âme", et qui, désormais, les com-
prend quoi qu'ils fassent, quoi qu'ils disent,
et si bien, qu'au besoin, ils les expliqueraient
à d'autres qui les méconnaissent. Tout cela
paraît subtil et un peu mystérieux, cependant
beaucoup de femmes et quelques hommes
me comprendront.
D'autres hausseront dédaigneusement les
épaules. Ce sont ceux qui laissent dormir
leurs âmes ou refusent d'écouter sa voix
qu'ils étouffent sous des raisonnements mé-
diocres et des points de vue pratiques qu'ils
confondent avec la sagesse.
Ceux-là vivent dans un bien-être satisfait,
et appellent leurs "amis" tous ceux qui con-
tribuuent à rendre leur vie plus agréable:
LETTRES DE FADETTE 29
ils n'ont jamais pensé à voir, si c'est visible;
à deviner, si c'est dissimulé, ce que peuvent
couvrir les apparences.
Le genre d'esprit des femmes les porte
naturellement aux analyses de sentiment, et
leur intuition leur sert admirablement aux
évaluations morales; aussi, celles qui sont
attentives ont-elles l'occasion et le bonheur
d'arriver à cette entente dans l'amitié qui
n'est après tout que l'intelligence des âmes
entre elles.
On se demande, avec étonnement, pourquoi
les femmes ne se servent pas davantage de
leur don de pénétration pour connaître l'âme
de leurs enfants? C'est vraiment d'elles que
l'on pourrait dire, en toute vérité, qu'elles
"tiennent dans leurs mains" des petites âmes
toutes neuves où il n'y a rien encore. Sous
In chaleur de leur tendresse, l'âme de l'en-
fant s'entr'ouvre lentement, se déroule peu
à peu, et il semble que, puisqu'elles y mettent
ce qu'elles veulent, elles doivent facilement
en suivre le développement, et n'avoir qu'à
lire à mesure que la vie s'imprime dans ces
âmes et les façonne.
Comment se fait-il alors, que, trop sou-
vent, il vient un moment où l'âme de la jeune
fille se referme pour sa mère comme ces
anciens livres à cadenas dont la clef serait
perdue? La mère ne "sait" plus son enfant,
et l'enfant, devenue ce que j'entendais drô-
lement appelé par l'une d'elles "un petit
comprimé", se dérobe à toutes les investi-
gations./
30 LETTRES DE FADETTE
La mère se désole, l'enfant aussi quelque-
fois... Qui a tort? Peut-être personne; faut-
il absolument que quelqu'un ait tort quand
il arrive un malheur?
XII
Ohé! les gens pratiques!
"Soyons pratiques 1 Nous ne sommes pas
assez pratiques." — Voici le grand cri de la
plupart de nos hommes canadiens, et il nous
fait frissonner d'appréhension, nous qui les
trouvons déjà si terre-à-terre, si peu ins-
truits et si contents de leur médiocrité!
Plus pratiques! Aurons-ils davantage les
yeux à terre, les pieds dans la poussière, les
mains dans leurs poches . . . quand ce n'est
pas dans celles des autres?
Il est bon d'aider son pays et de savoir y
admirer ce qu'il s'y fait de bon et de bien,
mais il est dangereux de s'aveugler sur nos
petits côtés et nos grosses lacune et de crier
comme des paons quand quelqu'un s'avise
de nous critiquer et de nous juger tels que
nous sommes et non tels que nous croyons
être. Si au moins je pouvais dire: "Tels que
nous voulons être!" Cela supposerait un
idéal! Les gens pratiques en lèvent les épau-
les! A force de vouloir être pratiques pour-
tant, les Canadiens croient pouvoir se pasr
ser d'instruction, de goût, de principes et de
cœur.
LETTRES DE FADETTE 31
Etre pratique, d'après un grand nombre
d'entre eux, c'est donner à un garçon une
instruction sommaire qui lui permette de
gagner sa vie à seize ans, quand les mêmes
parents dépensent des sommes extravagantes
pour que leur fille soit vêtue comme une
millionnaire.
Etre pratique, c'est être prêt à toutes les
compromissions "pourvu que ça paye". C'est
applaudir aux succès des gens habiles qui
dupent les gens naïfs! C'est épouser une fille
riche que Ton n'aime pas; c'est fréquenter
des gens tarés dont l'influence peut être
utile.
Quand on est pratique, on nargue les élans
généreux et les enthousiasmes élevés: on a
honte de paraître sensible et bon, et quand
on est très jeune, on pose au jeune monstre
qui ne croit ni à Dieu, ni au diable, ni à la
vertu des femmes.
Le but de ces gens très positifs, c'est d'ar-
river au succès matériel par tous les moyens,
pourvu qu'ils ne conduisent pas à la prison.
Mais alors, pourquoi, en vertu de ce même
sens pratique érigé en divinité, n'éviterait-on
pas les écueils contre lesquels se brisent
infailliblement tous les efforts vers le succès?
J'ai nommé le jeu et l'ivrognerie, ces deux
ennemis qui guettent les jeunes gens au sor-
tir du collège, qui les détournent des études
sérieuses et les poussent à l'abrutissement.
Les hommes supérieurement pratiques sont-
ils plus vigilants que les autres pour préser-
32 LETTRES DE FADETTE
ver leurs fils, ou sont-ils, au contraire, par
l'exemple qu'ils leur donnent, des initiateurs
à la vie de plaisir?
Qu'il s'en perd, de pauvres enfants, qui,
sous prétexte de se divertir, s'habituent in-
sensiblement à boire: c'est d'abord une fois
en passant, puis, les occasions se multiplient,
et le jeune homme, dominé par un sot amour-
propre, n'ose refuser les compagnons plus
aguerris et déjà fêtards.
Poussé par cette vanité de la jeunesse qui
n'est pas encore complètement dégagée des
timidités de l'enfance et veut les cacher, il
s'applique à imiter les pires modèles et sa
gloire serait de les dépasser!
Il n'a pas honte du mal qu'il fait, mais du
bien qu'on pourrait le soupçonner de faire!
Il rougit d'être délicat et sensible: il se ca-
che pour entrer dans une église: il n'a pas le
courage de protester quand, devant lui, on
insulte les gens et les choses vénérables. Il
s'affiche en mauvaise compagnie, moins parce
qu'il s'y plait que parce que cela le pose. Il
rivalise de sottises avec les plus fous et d'ex-
travagances avec les plus dépensiers, et com-
me les fonds viennent à manquer, il joue.
Et ce sont vos fils, ô gens pratiques, qui
n'avez que le souci de "faire" de l'argent.
"Oh! cela n'a qu'un temps", dites-vous avec
calme. Mais ce temps dure peut-être assez
pour que votre fils contracte des habitude?
tyranniques, et qu'à vingt-quatre ans il soit
fini? Il ne sera peut-être jamais qu'un inca-
LETTRES DE FADETTE 33
pable, un irresponsable, et aussi, un hypo-
crite, quand il aura constaté que l'étalage de
ses vices ne lui vaut rien.
0 gens pratiques! Me plaçant à votre seul
point de vue pécuniaire et social, je vous
demande si, de toutes vos forces, vous ne
devriez pas combattre ces dangers sur les-
quels vous vous aveuglez? Vous avez fait
votre fortune, vous, et après, vous avez "joui
de la vie". Eux, vos enfants, jouissent de la
vie d'abord et ensuite dissiperont votre for-
tune: ils ne sont pas des hommes. Ne voyez-
vous pas qu'ils deviendront votre honte?
XIII
Pour que l'amour dure !
Vous me dites, Madame, que votre mari
vous aime et vous me demandez ce qu'il y a
à faire pour qu'il vous aime toujours? Je me
sens bien impuissante à vous donner la re-
cette infaillible qui assurerait ce prodige; si
elle existait, ce serait le paradis sur la terre,
car le ciel, ce sera l'harmonie et l'amour uni-
versels.
Au lieu d'aimer à tort et à travers comme
ici-bas, nous serons toujours dans l'ordre et
je me figure que le rythme des âmes ressem-
blera à celui des astres...
Toute une soirée j'avais rêvé au sujet de
votre jolie lettre, et j'avais décidé de n'y pas
répondre puisque je ne pouvais le faire utile-
34 LETTRES DE FADETTE
ment, mais ce matin, en feuilletant une revue
américaine, je tombe sur un amusant article
qui traite de l'importante question. En m'en
inspirant je vous satisferai peut-être et j'évite
toutes les responsabilités. L'auteur, après
plusieurs constatations générales, affirme que
l'homme a été inconstant jusqu'ici, parce que
la femme s'est bornée "à l'amuser, à lui plaire,
à l'inspirer et à le rendre heureux". C'est
déjà bien joli, il me semble et le "roi de la
création", comme elle l'appelle, n'a pas lieu
de se plaindre?
"Tout cela, reprend l'auteur, n'est rien ou
presque rien, si la femme ne franchit pas
encore un échelon et ne devient pas quelque
chose de plus." — Ce quelque chose, c'est la
camarade de l'homme, sa camarade avisée et
sa conseillère sagace dans la pratique de la
vie.
En fine observatrice, elle insiste sur plu-
sieurs traits de la nature masculine qu'il
importe aux femmes de bien connaître pour
arriver au succès.
Miss Hart parle de la beauté avec un dé-
dain que je suis loin de partager, et malgré
tous ses discours, il n'en reste pas moins vrai
et prouvé que l'homme est et sera surtout
attiré par la beauté de la femme. Mais il est
prouvé également que la beauté même pâlit
par la force de l'habitude, et que les femmes
doivent chercher d'autres moyens de retenir
l'amour.
Cette Américaine n'est pas flatteuse pour
les hommes et c'est sa pensée que je traduis.
LETTRESjDE FADETTE 35
Elle veut que les femmes apprennent à écou-
ter, car, dit-elle, "tous les hommes sont ravis
par le don de leur propre voix. Ils aiment à
rencontrer une personne muette et crédule
à qui ils peuvent parler d'eux-mêmes, de leurs
ambitions, de leurs travaux, de leurs goûts,
de leurs manies. Peu d'hommes sont bril-
lants; ils sont reconnaissants, sans se l'a-
vouer, à la femme qui leur donne l'occasion
d'apparaître sous leur meilleur jour. Une
femme qui sait faire cadeau de son esprit
à un homme a fait beaucoup pour s'assurer
sa conquête."
Elle prétend que, non seulement l'homme
est séduit, par la douceur, mais qu'il aime la
flatterie car "il est essentiellement vaniteux".
La faiblesse féminine est pour lui la flatterie
suprême, car elle souligne et proclame la
dépendance de la femme. Soyez indépen-
dante, conseille ce philosophe en jupon, mais
gardez-vous de paraître telle. La plus rapide
façon d'éveiller l'intérêt d'un homme est de
paraître en dépendre. Le plus sûr moyen
de gagner sa bonne volonté est de ne pas
douter qu'il soit capable de tout. Un homme
se haussera, à force d'efforts, à la hauteur
d'un idéal de femme; mais qu'elle ne lui laisse
jamais soupçonner qu'elle sait à quel point
il est faible, si elle ne veut pas qu'il lui mon-
tre qu'il peut être plus faible encore.
Puis les hommes aiment la gaieté qui les
repose, la patience qui les surprend, la séré-
nité à l'état d'atmosphère ambiant. Une fem-
36 LETTRES DE FADETTE
me doit encore apprendre à connaître la puis-
sance de l'habitude, et si elle veut réformer,
qu'elle ne cherche pas à corriger un défaut, —
ce qui est à peu près impossible, — mais
qu'elle essaie de remplacer une habitude
mauvaise par une bonne habitude.
Enfin, il est inutile, paraît-il, pour vous
attacher un homme, de jouer le rôle d'ange
ou d'en prendre transitoirement l'apparence.
"Gardez vos défauts, les hommes ne vous en
aimeront pas moins s'ils n'en sont pas gênés".
Ici je me permets de faire observer que les
défauts féminins comme les défauts mascu-
lins sont généralement incommodes, et je
mets une restriction à ce petit conseil dou-
teux.
Le conclusion de ce long article que je n'ai
fait qu'esquisser, c'est que l'homme ressem-
ble à un violon dont les sons varient d'après
les mains qui en jouent, et que même les
Stradivarius peuvent, dans des mains vul-
gaires, se comporter comme de vulgaires
crincrins. Alors, mes amies, vous n'avez qu'à
devenir des artistes pour jouer des qualités
et des défauts des hommes. Appliquez-vous
à les étudier, à les deviner, et si après cela
vous n'avez pas réussi, vous aurez tout de
même appris beaucoup de choses intéres-
santes, non seulement sur eux mais sur vous-
mêmes.
LETTRES DE FADETTE 37
XIV
Le Monstre
"Le moi est haïsable", a-t-on dit, mais on
dit tant de choses! Et celui qui a dit cela
trouvait, comme vous et moi, que c'est le
"moi" des autres qui est haïssable, et il aimait
beaucoup son "moi" à lui.
On a discuté et on discutera toujours sur
l'égoïsme comparé des hommes et des fem-
mes. Discuter fait passer le temps mais ne
sert à rien, au fond.
Il y a des égoïstes des deux sexes et nous
en connaissons de plus détestables les uns
que les autres.
L'égoïsme que nous connaissons moins et
dont nous nous gardons bien de parler, est
celui que nous soignons tendrement au fond
du moi haïssable que nous aimons tant.
L'égoïsme, c'est le culte du moi, et qui n'a
pas de dévotion pour soi? Elle est plus ou
moins fervente, plus ou moins encombrante,
et ceux qui se défendent de cette dévotion-là
sont pires que les autres: car ils s'aveuglent
sur eux-mêmes, et ils sont égoïstes sans s'en
apercevoir. Ils sont sur le chemin qui les
mène à l'égoïsme parfait.
Connaissez-vous un franc égoïste? C'est un
laide chose! D'abord il manque d'intelli-
gence. L'intelligence suppose de la largeur
de vues, de l'adaptabilité, et le vrai égoïste
38 LETTRES DE FADETTE
ne sort jamais de la coquille de ses petites
idées et de ses habitudes routinières.
Vaniteux et suffisant, il ne voit que lui, ne
trouve personne à sa hauteur, aussi comme il
s'admire, comme il se vante et comme il s'ai-
me!
Ce qui lui plaît doit nécessairement plaire
aux autres, et s'il a faim, il faut que sa femme
mange! Quand il est malade, les bien portants
ne peuvent pas rire, et si les autres sont ma-
lades, cela ne vaut pas la peine de s'y arrêter,
c'est de l'imagination!
Un égoïste de ce calibre est absolu: il ne
sait voir ni à droite, ni à gauche, et cela
n'importe pas. Il se voit, lui, le centre, vers
lequel tout doit converger: il utilise le talent
des autres, il accapare leur temps, il profite
de leur malheur, il se réjouit des maladresses
et de l'incurie de ceux qui ne réussissent pas
dans la vie. . .
Essayez de lui dire qu'à côté de son mons-
trueux égoïsme des fiertés sont blessées, des
libertés sont opprimées, des cœurs sont écra-
sés, toute la joie est éteinte !
Il vous taxera de calomnie et d'injustice, il
protestera de toutes ses forces; au besoin, il
vous prouvera que les pauvres autres que vous
plaignez sont des privilégiés de vivre dans
son rayon et de servir à son auguste bonheur.
Et il continuera son chemin dans la vie la
tête haute, le talon sonnant, rempli et fier de
lui-même, et jamais, au grand jamais, il ne
prendra souci des destinées humaines qui ont
LETTRES DE FADETTE 39
été piétinées par son insouciance et son aveu-
gle égoïsme.
XV
Le Pin parlant
Le jour de "ma" lettre n'est pas toujours
un jour de fête, mes amis!
Quand j'ai quelque chose à vous dire, ça
va tout seul, mais ce matin après avoir écrit:
"Lettre de Fadette", rien ne venait. Ma
feuille «e couvrit peu à peu de petits person-
nages en goguette, d'oiseaux fantastiques, de
fleurs échevelées, de zigzags mystérieux . . .
plus je crayonnais, plus insaisissables se fai-
saient les idées.
Je pense qu'il faisait trop beaul Les vagues
jaseuses riaient sous les caresses du soleil,
les arbres se saluaient en se murmurant des
choses réjouissantes et toutes ces voix de
dehors me disaient: "Es-tu bête! Plante donc
là ta plume!"
Je fus lâche devant la tentation, et je la
plantai là, ma plume! Et sans remords, avec
un cœur léger comme l'air ambiant, je partis
pour le chemin vert... Ah! si vous le con-
naissiez, le chemin vert, vous comprendriez
qu'on abandonne pour lui une pièce aux qua-
tre murs tapissés de brun!
Je marchais sur la mousse, en cueillant
d'étranges petites orchidées semblables à des
clochettes tourmentées enfilées dans du ve-
lours vert, des jacinthes bleues, des ancolies
40 LETTRES DE FADETTE
toutes frémissantes sur leurs longues tiges, et
des petites primevères et des herbes folles,
et des fougères frêles pas encore toutes dé-
roulées. . . Je marchais dans le vent parfumé
et dans le bon soleil, et au bout de mon che-
min, devinez ce que je trouvai? Je vous le
donne en mille!
Ma lettre, mes amis! ou, plus exactement,
le sujet de ma lettre, qui, au rebours de toute
morale bien faite, m'attendait pour me récom-
penser de ma belle flânerie et de ma grande
paresse!
Et elle n'est pas banale, "mon sujet", avec
ses yeux clairs, son nez retroussé, ses che-
veux fous autour d'un teint et d'un sourire!
Un sourire qui fait de la lumière.
Je la surpris se regardant dans un miroir
grand comme la main, suspendu par une
ficelle au mur crépi d'une cuisine où j'étais
entrée par la porte grande ouverte.
Elle rougit en me reconnaissant, toute con-
fuse d'avoir été prise à se contempler. — Non,
madame, plus un œuf à la maison. Le père
les a tous portés à la ville dré le matin.
Rien à faire, alors; je me lève pour partir.
Elle me suit, donne un tour de clef à sa porte,
et me confie qu'elle fera un bout de chemin
avec moi, car elle s'en va à une source
qu'elle nomme "La ressource du Pin Par-
lant".
Et vous comprenez que je questionne, ravie
de ce nom qui rappelle le beau temps des
fées. Il paraît que ce Pin merveilleux va
LETTRES DE FADETTE 41
révéler à Marie les intentions de son amou-
reux, car on a un amoureux quoiqu'on ait
tout juste dix-huit ans! Et cet amoureux ne
parfe pas beaucoup, et Marie voudrait bien
savoir ce qu'en pense le Pin Parlant, et alors,
elle va le lui demander.
N'allez pas croire que je vous invente une
histoire. Non, c'est arrivé, et ce matin même.
Marie veut donc savoir si elle épousera le
beau Louison et quand? Et elle croit ferme-
ment avoir une réponse à la source.
Et voilà comment elle s'y prendra pour se
faire faire ces grandes prédictions. Elle atta-
chera, avec un cordon rose qu'elle me montra,
un paquet d'aiguilles de pin: elle les placera
sur les pierres de la source, et elle s'éloignera
discrètement pendant une heure, et sans re-
garder ce qui se passe à la "ressource". A son
retour, la position des aiguilles dégringolées
la renseignera sur le secret de son avenir.
J'ai connu des jeunes filles, en ville, qui
consultaient de vilaines diseuses de bonne
aventure, j'aime bien mieux les fillettes qui
font causer le Pin Parlant, et je n'ai aucune
défiance contre les esprits qui jonglent avec
des aiguilles de pin.
Je revins emportant avec moi la vision de
ce cœur ingénu et pur, qui raconte tout haut
ses rêves et se trouve jolie dans un miroir
de dix sous. Et cette primitive évoqua le
souvenir d'une Fadette très, très lointaine
qui, elle aussi, était confiante et crédule, avec
tant de tendresse au cœur qu'elle adorait
42 LETTRES DE FADETTE
même les roses, et tant de bonheur qu'elle en
avait des ailes, et de tels désespoirs qu'elle
se prenait pour une héroïne des contes qu'elle
aimait tant.
Quand on veut du vrai bon, sans ombres,
sans regrets, on écarte tous les autres sou-
venirs, et ceux de l'enfance se détachent ra-
dieux comme des soleils, doux comme des
caresses maternelles, avec le commencement
de profondeur et de mystère d'une âme qui
prend conscience d'elle-même.
XVI
U Ouragan
Ce n'est plus le jour et ce n'est pas encore
la nuit. Les montagnes ont pris des teintes
violettes, puis sont devenues grises; elles
s'affacent et semblent s'évaporer. Les vagues
soulevées se brisent dans l'ombre sur les
galets de la grève, et du large, accourt le vent
qui donne de la voix. Des nuages menaçants
roulent, noirs et rapides: on les sent peser
lourds et humides sur les épaules ... et on
attend... on attend dans une angoisse in-
quiète qu'ils s'ouvrent pour livrer passage à
la tempête qui se prépare.
Plus bas, dans la vallée, les lumières du
village voisin s'allument une à une, la rue est
déserte et hors le vent, tout se tait. Lui
s'élève: des rafales brusques passent en sif-
flant, et dans les accalnùes, une plainte adou-
cie, continue, se fait entendre et ressemble à
LETTRES DE FADETTE 43
un sanglot lointain. Puis le vent reprend
rude et puissant: il soulève le sable en tour-
billons, il secoue et courbe les arbres dans
des mouvements affolés, et quand il cesse un
instant, la même voix frêle de détresse re-
prend en sourdine: elle gémit, elle pleure,
et elle met dans le cœur l'émoi d'une défail-
lance. On la reconnaît: c'est la voix éternelle
de la douleur à travers les âges. Aussi an-
cienne que le vent, elle fut d'abord la douleur
des choses brisées, dispersées et tourmentées,
puis elle devint la douleur humaine qui ne
cesse de se lamenter. Couverte par le fra-
cas des éléments, par l'agitation de la vie
matérielle, elle n'élève pas la voix, et plus
elle est sourde, plus elle est profonde. Elle
est partout, comme le vent, et nul coin de la
terre ne l'a pas entendue, car sans elle, les
hommes ne seraient pas des hommes mais
des dieux.
Voilà la tempête déchaînée: je n'entends
plus la voix qui pleure, mais des milliers de
voix qui vocifèrent dans la nuit. Tout est
chaos: les nuages bousculés s'écrasent, se
confondent, se dépassent, et leur masse for-
midable paraît saisie de vertige. L'un d'eux,
chargé de grêle, crève au milieu des autres,
et les grêlons crépitent assourdissants, ils
roulent et bondissent sur le toît comme des
génies malfaisants. J'allume ma lampe car
je commence à avoir peur d'être seule au
milieu d'un tel tapage, et peu à peu je me
rassure, car cette petite chose qui m'éclaire
a une âme qui me parle et je ne sens plus
44 LETTRES DE FADETTE
ma solitude. Sur le livre entr'ouvert, sur
les portraits familiers, le cercle blond se
pose, et tout autour la lueur rose de l'abat-
jour met une ombre tiède et attendrie.
C'est bon d'être dans la pièce close, à l'abri
des choses brutales qui vagabondent dans
l'espace, et des choses méchantes qui, sans
trêve, sortent du noir que des éclairs fulgu-
rants déchirent sans l'éclairer. La grande
horloge va toujours d'un mouvement mono-
tone et doux: un grain de sable suffirait à
l'arrêter, mais elle défie la tempête qui gron-
de sans l'attendre.
Je rêve des cœurs humains, de tout ce
qui les garde et les protège contre les
haines et les séductions du mal... et je
vois les affections de femme comme des
réfugiés bénis où jeunes et vieux ont be-
soin de se mettre à l'abri. Les mères,
les épouses, les fiancées, les sœurs et les
amies comprennent-elles assez que c'est vers
elles qu'ils viendront, les forts, quand la tem-
pête les menacera, quand ils seront las ou
découragés? Si elle le comprenaient, ne se-
raient-elles pas toujours au poste, gardien-
nes fidèles du foyer, prêtes à les accueillir?
Il y en a tant qui n'y sont jamais!
XVII
De l'éducation
J'ai lu autrefois un livre très curieux.
C'était l'aventure d'une femme découvrant en
LETTRES DE FADETTE 45
elle quatre personnalités distinctes et succes-
sives qui passaient le temps à se combattre,
à se quereller, et au milieu de ces disputes
et de ces tempêtes, l'héroïne menait une vie
très accidentée où l'ange et le diable avaient
chacun leurs jours.
Je ne me souviens plus si le livre était bien
écrit, mais j'ai toujours gardé le souvenir de
cette histoire qui m'intéressait par son côté
psychologique si vrai, car n'est-ce pas, au
fond, l'histoire, de notre personnalité tombée
en anarchie? lequel d'entre nous peut se
vanter de n'avoir pas éprouvé en lui ce con-
flit d'instincts et de sentiments qui s'éveillent
sous la poussée des circonstances, et d'où sor-
tent l'héroïsme ou la lâcheté, la sagesse ou
la folie ?J?
£Tous nous assistons aux débats et aux dis-
cussions de l'ange et du diable en nous, et
tous nous avons une conscience éveillée,
attentive, clairvoyante, qui voit bien le dan-
ger sans toujours savoir ou vouloir l'éviter.*]
Chez les natures foncièrement bonnes mais
faibles, le danger s'accroît du manque de ré-
sistance, et de concessions en concessions,
d'entraînements en entraînements, elles arri-
vent parfois à atteindre le fond de l'abîme où
les attire leur diable: elles y tombent sans
lutte et elles sont perdues sans presque avoir
eu conscience de leur chute.
Et on lit encore mieux dans les âmes que
dans les livres le bienfait d'une volonté forte
et exercée qui sait résister, et au besoin, com-
46 LETTRES DE FADETTE
battre. Cette force combative devrait être
développée chez les enfants: on cherche le
plus souvent à la faire disparaître.
Pour ma part j'aime mieux un petit révolté
qui se cabre d'instinct sous le joug, que ces
natures passives qui subissent sans dire mot,
en courbant la tête, toutes les tyrannies et
toutes les exigences.
Le premier est plus difficile à former: il
y faut beaucoup de fermeté douce et tenace,
mais s'il est bien élevé, dans toute la force
du mot et de la chose, il fera un homme qui
saura ce qu'il veut, qui ne subira pas les
influences presque inconsciemment, qui saura
enfin se résister à lui-même aussi bien que
résister aux autres.
Ceux qui tombent aux pires dégradations
sont les mous, les lâches, les oisifs, les irré-
solus, et il n'est pas d'efforts que nous ne
devions faire pour faire grandir chez les en-
fants l'initiative et la conscience de leur
force, afin qu'ils sentent la possibilité de
résister à tout ce que réprouvent leur cons-
cience et leur cœur.
Vous pensez bien que les pauvres parents
qui font devant leurs enfants cet humiliant
avœu: "Je ne puis en venir à bout", n'auront
pas un brillant succès dans cette formation
sérieuse d'un caractère! Je le répète et on me
croira sans peine, c'est difficile de développer
la force en demandant l'obéissance et de
faire céder la volonté sans la bri°2r. J'é-
prouve toujours une impression pénible
LETTRES DE FADETTE 47
quand j'entends parler de briser une volonté:
quelle erreur! Il faut la diriger, ce qui est
bien différent.
Quelle insouciance est apportée générale-
ment à cette grande œuvre de l'éducation par
les jeunes mères pour qui les enfants sont
de jolies poupées avec lesquelles elles jouent
jusqu'à ce qu'elles deviennent de vrais petits
diables. Alors, elles les éloignent et deman-
dent aux éducateurs et aux religieuses d'en
faire des anges. Et elles s'en lavent les
mains 1 Croyez-moi, mesdames, aucun dévoue-
ment, aucune sollicitude étrangère ne pourra
jamais refaire le commencement négligé par
vous. L'âme de votre enfant se sentira tou-
jours d'avoir été moralement orpheline pen-
dant ses premières années.
XVIII
Flânerie
L'air est transparent, le soleil descend au
milieu d'un embrasement rose; dans le jar-
din, le jet d'eau monte joyeusement pendant
que les ombres s'allongent et que les roses
embaument. Tout sent bon et tout chante
sous le ciel qui se décolore. La fine odeur
des foins coupés, les parfums du jardin et du
bois voisin nous grisent, et nonchalamment
nous rêvons. Sur le chemin gris, devant
nous, passent des hommes et des femmes,
leur fourche sur l'épaule... ils reviennent
48 LETTRES DE FADETTE
du champ, et le vent rafraîchi souffle sur leur
fatigue avec un bruit d'ailes qui s'agitent.
La douceur du soir nous pénètre. Sans
volonté, sans désir, presque sans pensée, nous
demeurons à demi-étendus sur les fauteuils
de la galerie, à peine conscients des bonsoirs
des travailleurs qui saluent poliment notre
paresse béate.
Et soudain, le son de la cloche tombe dans
le silence et nous tire brusquement de la som-
nolence où nous glissions. Les glas tintent
lugubrement, et nos cœurs se serrent, car
nous pensons au pauvre petit soldat tué en
Belgique et dont le service sera chanté de-
main ... et à la mère qui se désole tout près
... et à toutes les mères d'Europe et d'Amé-
rique qui tremblent et qui pleurent I
Oui, pendant que nous nous laissons être
heureux ici, la guerre continue furieuse là-
bas. Les hommes se tuent, les blessés ago-
nisent dans les hôpitaux, tout comme l'au-
tomne dernier et plus encore!
Mais notre sympathie ne s'exprime plus
qu'en exclamations apitoyées! Oh! je le sais,
vous allez protester et me dire: "Nous avons
travaillé tout l'hiver, nous avons donné et
même beaucoup, et nous ne sommes pas
égoïstes. . ." En êtes-vous bien sûres? et notre
élan n'est-il pas bien arrêté? Cependant, le
besoin dure, le malheur augmente et logique-
ment, les secours doivent continuer et même
se multiplier.
Il faudra beaucoup de lainages et de tri-
cots cet automne, et c'est maintenant qu'il
LETTRES DE FADETTE 49
faut les préparer, et au lieu de flâner comme
nous le faisions ce soir, ne perdons pas une
minute, mes amies, et< tricotons pour tous les
soldats qui auront si froid en novembre!
Ahl défions-nous de nos beaux discours
sympathiques, des jolis mouvements de sen-
sibilité qui nous mettent les larmes aux yeux;
tout ce remuement d'émotion nous donne
peut-être l'impression que nous avons beau-
coup de cœur; c'est une illusion si nous
pleurons de pitié sans bouger un doigt pour
donner du secours.
N'être pas méchante, ce n'est pas nécessai-
rement être bonne. La bonté est active, dé-
vouée, désintéressée, et les phrases et les lar-
mes n'avanceront pas beaucoup tous les mal-
heureux qu'il est de notre devoir d'aider.
Afin de ne pas troubler notre quiétude, nous
préférons ne pas nous arrêter longtemps à
cette pensée de la guerre qui nous obsédait
il y a quelques mois.
Nous serions-nous donc habituées à l'hor-
reur de la souffrance et de la misère?
Je ne veux pas le croire, nous nous repo-
sions seulement. Maintenant, c'est fait, et
nous serons bonnes. Et n'oublions pas que
nous ne le serions pas, en courant après le
plaisir et en fuyant tout ce qui ressemble à
une gêne ou à un effort.
50 LETTRES DE FADETTE
XIX
Un sermon en musique
J'entendais dernièrement, pour la seconde
fois, la splendide "Neuvième symphonie" de
Beethoven, magistralement exécutée par des
artistes, des artistes touchés jusqu'au fond
de l'âme par la joie divine qui s'en dégage
et nous la transmettant, vibrante et belle,
comme une action de grâce à la Yie elle-
même.
Et c'est miraculeux, que de toutes ses dé-
tresses, Beethoven ait pu faire sortir cet
hymne triomphal si grandiosement serein.
Infortune matérielle, ennuis de famille, so-
litude morale, amours irréalisés et la suprê-
me épreuve, cette surdité qui le murait en lui-
même et lui dérobait en partie son propre
génie, ne voilà-t-il pas le bilan de la vie du
grand musicien? Une âme faible se fût jetée
dans le désespoir, lui, fut vraiment purifié
et divinisé par la douleur; il s'en servit com-
me d'ailes immenses qui relevèrent au-dessus
de lui-même. La souffrance ne l'empêcha pas
d'aimer la vie d'un amour démesuré dont
l'écho ravit encore le monde d'admiration,
et dont cette Neuvième Symphonie semble
l'expression la plus parfaite.
Dans la vie des grands hommes nous pou-
vons souvent puiser du courage et du goût
à vivre. Sans cesse, elle nous fournit l'occa-
sion de comparer nos jours trop légers avec
LETTRES DE FADETTE 51
ces existences toutes chargées, et nous déplo-
rons alors notre inaction, la mesquinerie de
notre destin que nous pouvons élargir pour-
tant, en l'acceptant bravement tel qu'il est
au lieu de le subir en nous lamentant sur
notre triste sort! Si l'on vit avec son intelli-
gence, son activité, son cœur, toute son âme,
on n'a pas l'occasion de trouver sa vie "terne
et plate", comme me l'écrivait ces jours-ci,
une lointaine amie inconnue qui voudrait
faire des choses héroïques pour "sortir de la
banalité qui l'étouffé."
Ma petite amie, le premier des héroïsmes
c'est d'accepter la vie telle qu'elle nous est
faite par les circonstances permises par Dieu.
Oh! ce n'est pas un héroïsme à panaches et à
fanfares qui attire l'attention et provoque
les applaudissements. C'est un héroïsme
obscur, continue, manifesté dans les plus pe-
tites choses: comme un génie bienfaisant, il
embellit tout ce qu'il touche, colore les vies
ternes, féconde les vies stériles, et donne de
l'air aux âmes étouffées par la banalité.
Laisser filer ses jours dans le gris, se désin-
téresser de tout parce que notre milieu ne
nous convient pas, c'est vraiment une lâcheté
et le fait d'un "cœur mou", comme disait la
vieille.
C'est nous-mêmes qui devons donner sa
valeur à notre vie et au lieu de dédaigner
la vôtre, appliquez-vous à en dégager la beau-
té et à l'aimer.
Voulez-vous une bonne recette pour être
heureuse? .!
52 j v LETTRES DE FADETTE
<r'
^Ayez foi dans la vie, acceptez-en tous les
devoirs, cherchez toutes ses joies et vous n'at-
tendrez pas longtemps un bonheur paisible
qui saura vous trouver au milieu des occu-
pations les plus humbles.
Ceux qui ont une vie manquée ne sont pas
ceux qui ont beaucoup d'épreuves, ce sont
ceux qui n'aiment pas la vie et qui se fati-
guent et fatiguent les autres de leurs lamen-
tations sur ce qui "devrait être!"
Là! vous direz que je n'ai pas de sympa-
thie!
XX
La sympathie
Nous étions en petit comité, hier, sous les
grands arbres qui, en frissonnant, secouaient
leurs feuilles sur nos têtes, et nous parlions
du mystérieux instinct qu'est la sympathie.
Chacune émettait son idée et il s'est dit de
bien jolies choses, car on sait que si les fem-
mes raisonnent peu leurs impressions, elles
ont le don de les rendre vivantes à ceux à
qui elles en font part.
Et le sujet nous intéressait toutes: la sym-
pathie joue dans la vie féminine un rôle si
considérable 1 Elle décide de nos choix, et
par eux de notre bonheur. Elle décide avec
une liberté complète, sans tenir compte de
la fortune, du rang, des raisons de conve-
nance ou d'intérêt. Aussi y a-t-il des attrac-
tions déraisonnables, et les Grecs, pour en
LETTRES DE FADETTE 53
fixer les causes, ont eu recours à un subter-
fuge: ils ont bandé les yeux de l'Amour et
mis ensuite toutes ses erreurs sur le compte
de la cécité!
Contre cette boutade, /plusieurs protestè-
rent, et prétendirent que si la passion est
aveugle, la sympathie est clairvoyante et
devine généralement juste. Je suis de cette
opinion/'/ Et plus les âmes sont délicatement
impressionnables, plus leurs intuitions sont
rapides et sûres.
Mais où nous étions toutes d'accord, c'est
qu'on nous plaît ou qu'on nous déplaît avant
d'avoir ouvert la bouche, pour des raisons
que nous ne saurions toujours formuler et
que nous exprimons par le fameux "parce
que" qui fait sourire dédaigneusement les
hommes si raisonnables qui ont la préten-
tion de tout expliquer... on sait avec quel
succès, parfois!
Nous expliquons moins, c'est vrai, mais
nous sentons, nous voyons et nous vivons nos
sympathies. Ne semble-t-iljpas, en effet, que
la sympathie soit comme Lia vision de l'en-
dedans d'une âme pareille à la nôtre; douce-
ment elle nous tire à elle car elle nous devine
aussO
Cette prescience porte immédiatement les
âmes à se chercher dans tout ce qui les ré-
vèle, et si elles s'abandonnent à cette curio-
sité, alors commence un des plus charmants
moments de la vie.
On se connaît à peine mais on se devine.
On parle... et chacun fait juste la réponse
54 LETTRES DE FADETTE
attendue par l'autre. On n'achève pas sa
phrase et l'autre la complète. On se tait, et
les esprits, suivant le même chemin, s'aper-
çoivent avec une surprise ravie, par un mot
semblable dit dans le même moment, qu'ils
ne se sont pas quittés.
L'une écoute l'autre dire ce qu'elle a tou-
jours pensé, et cet écho d'une âme qui est la
voix d'une autre âme, crée une harmonie si
parfaite, que bientôt, les deux voix n'en font
qu'une; elles sont fondues ensemble dans la
douceur de cette sympathie magique.
Bientôt le temps n'a plus de signification
pour eux, c'est un mot! Ils oublient que six
mois auparavant ils ignoraient l'existence
l'un de l'autre. Si vous exprimiez une sur-
prise sur l'intimité si promptement établie
entre eux, ils vous répondraient: "Nous ne
nous trouvons pas, nous nous retrouvons,
nous nous cherchions, nous nous atten-
dions.". . . Et c'est peut-être vrai? Qu'en sa-
vons-nous? C'est un plaisir bien délicat que
cette découverte graduelle d'un être vers le-
quel vous conduit une sympathie intelli-
gente et qui cherche.
J'ai parlé de ressemblances; encore faut-il
qu'elles ne soient pas trop grandes. Les
divergences entre elles, fournissent, au con-
traire, l'élément mystérieux, la part d'inconnu
qui tente toujours les âmes humaines, et cette
dernière condition est, hélas, facilement réa-
lisable! Les âmes sont si inconnaissables et
armées de tant de ressorts inconnus, que
LETTRES DE FADETTE 55
la part d'imprévu reste intacte dans celles
que nous croyons connaître le mieux. C'est
un peu triste, puisque nous avons toujours
l'inquiétude de ce que nous ignorons . . . mais
en y réfléchissant, cette tristesse est peut-être
un de nos bonheurs! L'impossibilité de lire
couramment dans les âmes les uns des autres
est peut-être une des plus sages bénédictions
du ciel.
XXI
L'éteignoir
Un hasard m'a ramenée, après quinze ans,
dans cette ancienne maison de vieille petite
ville où pas un clou n'a été changé. Parmi
les meubles reluisants et dans le décor raide
et péniblement correct, la même femme aus-
tère, plus sèche et plus ridée qu'autrefois,
impose sa volonté inflexible aux deux jeunes
filles d'antan qu'elle traite encore comme
des enfants, ne leur laissant pas la moindre
initiative et les privant de toute liberté per-
sonnelle.
C'est le même intérieur clos, fermé au
soleil et aux bruits du dehors, où, au lieu
de vivre, végètent les trois femmes: elles
tuent le temps à coups de plumeau et d'ai-
guille, et elles se laissent tuer lentement par
lui.
Je revois dans le passé les fillettes vives
et espiègles, cherchant déjà à se dérober aux
sévères surveillances de leur mère, et je
56 LETTRES DE FADETTE
pleurerais de pitié en constatant ce qu'elles
sont devenues dans la vie cloîtrée et com-
primée à laquelle elles ont dû finir par se
soumettre.
L'aînée passe à peine la trentaine: c'est
une vieille femme! Tout le long du jour,
quand elle ne souffle pas sur d'invisibles
poussières, elle se tâte le pouls, la tête et
l'estomac, concentrant l'intérêt de sa vie à
se découvrir un mal nouveau et un remède
approprié.
La seconde, d'une nature ardente, active et
très intelligente, a essayé d'arracher un peu
d'indépendance à l'inintelligent despotisme
de sa mère, mais elle s'est usé les ailes à
frapper contre les barreaux de sa cage... la
main de fer a écarté les amies, réglé les sor-
ties, rempli les heures d'occupations ma-
nuelles, honni les livres, et peu à peu les en-
thousiasmes juvéniles se sont éteints, et les
élans charitables se sont arrêtés. On a jeté
tant d'eau froide sur cette âme ardente,
qu'elle dort maintenant sous les cendres ac-
cumulées de ses désappointements, de ses
rêves et de son morne ennui.
J'ai passé trois jours dans cette maison :
moralement et physiquement on y étouffe.
Ma présence donna cependant un peu d'air à
la seule vivante de ce sarcophage meublé.
Un soir elle me fit le récit simple et navrant
de sa vie manquée. Les années de pension !
furent les seules années heureuses: elle ne
connut ni les plaisirs, ni l'insouciance heu-
LETTRES DE FADETTE 57
reuse de la jeunesse. Elle se fut peut-être
mariée, — elle est douce et tendre, — mais
elle n'eut jamais l'occasion de rencontrer un
jeune homme. Elle eut pu avoir une amie,
mais toutes les intimités étaient proscrites:
on n'allait nulle part et les invitations étaient
refusées. Du 1er janvier au 31 décembre
tournait la roue des occupations manuelles
avec un répit, le dimanche, pour aller à l'é-
glise, et trois ou quatre fois par année, pour
faire une cérémonieuse tournée de visites
indispensables. Pas de voyages, pas même
de réunions familiales, la vie plus austère
que celle du cloître où tout est illuminé et i
vivifié par l'intimité de Dieu. Dans cette
inhospitalière demeure, Dieu est un hôte im-
posant, mais II est craint plutôt qu'il n'est
aimé et on va Le voir parce que c'est une
obligation !
J'entends encore l'écho de sa dernière
plainte: "Moi, vous savez, tout m'est égal
maintenant. Tout se tait dans mon âme; la
pensée, la prière, les regrets, les rêves. . . j'ai
vingt-huit ans et je me sens vieille, si vieille,
que cela ne me chagrine même pas de l'être!
Je veux vous dire une chose qui vous paraî-
tra peut-être monstrueuse, et cependant, il
ne faudrait pas avoir trop mauvaise opinion
de moi! La semaine dernière mourut une de
nos voisines. Elle était de mon âge, nous
nous connaissions bien, et sa mort presque
subite me fit vraiment de la peine... com-
ment comprendrez-vous, alors, que j'ai "joui"
58 LETTRES DE FADETTE
de cette tristesse, des larmes que je versais
librement, des stations dans la chambre mor-
tuaire, de l'émotion profonde qui me boule-
versait: "mon cœur n'est pas tout à fait
mort!" me disais-je. Mais ensuite, en y ré-
fléchissant, j'ai eu horreur de l'espèce de
plaisir que j'ai pris à ce malheur... et j'ai
bien vu que mon cœur est bien mort. . . j'ai
trop épousseté, c'est évident I"
Et son pauvre petit rire saccadé finit dans
un sanglot.
Ma pauvre petite âme, vous êtes bien vi-
vante encore, mais on est en train de vous
tuer. Oh! pouvoir vous faire franchir le
cercle magique où vous enferme l'incons-
ciente étroitesse d'une mère qui se croît irré-
prochable et qui se scandaliserait si on l'ac-
cusait d'avoir été cruelle et injuste en met-
tant sous le boisseau la jeunesse, la beauté
et l'intelligence de ses filles, pour les vouer,
comme elle-même, à ces seules occupations
ménagères, incessantes et inutiles et qui ne
s'imposaient pas puisque la famille vit dans
l'aisance.
Mais écoutez bien. On ne peut vous sortir
de votre cadre, mais votre âme est à vous,
indépendante et libre, susceptible d'une vie
profonde et intense que personne ne peut
vous enlever. Vous n'y avez pas assez réflé-
chi, et vous vous êtes abandonnée un peu
lâchement, sans résistance et sans lutte. Il
faut vous réveiller, recréer en vous de l'es-
pérance: c'est de la vie nouvelle. Affirmez
LETTRES DE FADETTE 59
un peu vos droits et réclamez au moins des
livres, de bons livres qui agrandiront et élè-
veront votre âme au-dessus des petitesses qui
vous étreignent.
Croyez bien que l'avenir n'est pas entiè-
rement déterminé par le passé connu de
vous, et soyez prête à l'accueillir en demeu-
rant très vivante comme on doit l'être à votre
âge. Vous n'avez pas été créée pour épous-
seter, uniquement. Préparez-vous à autre
chose: gardez dans votre coeur un coin de
verdure et de jeunesse, pour y semer un jour
une plante nouvelle... et attendez!
XXII
Incertitude
Dehors, la rafale effeuille les arbres, la
pluie fouette les vitres, un brouillard s'étend
sur tout, et comme les nuages au vent, mes
pensées roulent, et ce mouvement les déchire
et les disperse.
Tout se confond: impression de solitude,
souvenirs, projets, un peu de lassitude do-
mine l'ensemble, et mes idées ressemblent à
des petits personnages agités qui sautille-
raient en se bousculant entre mes meubles
et dans l'ombre des tentures.
J'en voudrais arrêter une, et la voir sous
tous ses aspects, pour avoir quelque chose
à vous dire! Ce n'est pas chose si facile! Je
vous ai déjà tant conté mes impressions et
fait tant de confidences, — sans parler des
60 LETTRES DE FADETTE
petits conseils, — que ce soir, j'ai l'impres-
sion que je vous ennuie, que je me répète
et que je ferais mieux de me taire.
Hélas î je ne suis pas libre de le faire et
l'inexorable jeudi approche! Après avoir in-
terrogé le ciel menaçant, et soupiré en voyant
les feuilles tourbillonner avant de tomber
dans la boue, je reviens à mon fauteuil et je
renonce à trouver un "sujet" intéressant.
J'écoute la respiration de la lampe, le chu-
chotement de la pendule; c'est, tout autour
de moi, les petites choses et les petits bruits
familiers qui m'environnent d'une atmos-
phère de douceur et de sincérité. C'est le
cher chez moi, et d'y être si bien ne me fait
pas oublier les pauvres gens chassés de leurs
foyers dans tous les pays envahis.
Eux aussi, il y a un an, se trouvaient en
sécurité chez eux, et croyaient y habiter tou-
jours et y mourir... la guerre les a surpris
avec ses horreurs et ses misères: ils n'ont
plus ni maisons, ni meubles, ni chers souve-
nirs. La famille a été brutalement divisée
et chaque minute peut faire la séparation
définitive.
Et nous aussi, demain, pouvons être atteints
par le malheur qui nous sépare des nôtres
et nous déracine des endroits aimés. Nous
ignorons ce que nous réservent même les
jours prochains. . . c'est le mystère de la vie!
Et nous vivons tous dans ce mystère: mys-
tère de l'avenir, mystère des autres et de
leurs pensées, mystère de notre propre cœur
et de ses volontés!
LETTRES DE FADETTE 61
A certains moments, nous sentons intoléra-
blement l'oppression de cet inconnu qui est
partout autour de nous: dans toutes les âmes
et dans tous les yeux, dans toutes les choses
et dans toutes les heures.
Le présent ne peut nous renseigner sur le
lendemain, et toujours l'imprévu arrive.
Quand nous sommes accablés par ce mystère
incessant, Dieu qui est si grand, doit avoir
bien pitié de nous qui nous sentons si petits
et si faibles, et comme perdus dans toute
cette ombre!...
XXIII
Entre amies
Il faisait froid hier soir: le vent du Nord
s'était levé et rugissait parmi les sapins: à
sa voix se mêlait celle des vagues furieuses
déferlant sur les grosses roches de la grève.
Mais de tout cela se dégageait pour moi une
impression de force, et non de tristesse, car,
dans le ciel pur, les étoiles étincelaient, et
la lune montant derrière les hautes monta-
gnes éclairait magiquement leurs sommets.
Je fus donc surprise d'entendre mon amie
soupirer d'une voix lasse: "Que c'est déso-
lant, ce vent, il me glace! Voyez-le essayer
d'arracher les feuilles, secouer les choses
frêles, charrier tout ce qu'il peut soulever!
Il est méchant comme la vie qui remplit nos
cœurs d'amours et d'amitiés précieuses, et
62 LETTRES DE FADETTE
qui nous les arrache dans des tourmentes
comme celles-ci!"
Et la voilà qui me parle de l'amertume des
séparations volontaires ou imposées, des dé-
ceptions que nous préparent nos espoirs et
nos confiances: elle me fait une peinture
poussée au noir du désappointement que
nous sommes pour les autres et de celui
qu'ils sont pour nous. . .
Il me semblait entendre l'écho de mes pro-
pres plaintes aux jours gris où c'est mon
tour d'être accablée par la vie, mais hier soir^
le vent bienfaisant me soufflait de la philo-
sophie sereine, et à la dernière exclamation
de mon amie: "Je la déteste la Vie!" Je ré-
pondis vivement : — "Des mots! Des mots, ma
petite! et la preuve, c'est que vous aimeriez
mieux, tous les ans, au lieu de vieillir, rajeu-
nir d'une année, c'est-à-dire avoir l'espoir de
vivre plus longtemps, pas vrai? — Elle ne
répondit pas, et je repris, conciliante : — Vous,
comme moi, disons un tas de choses que nous
ne croyons pas! Chacune notre tour, nous
nous plaignons de la vie, mais nous l'aimons
quand même. Et nous avons raisons. Le
bon Dieu a voulu que nous aimions la vie, et
Il a si bien réussi, qu'il n'y a que les fous
qui se tuent! La vie est bonne, et la Sagesse,
ce serait de ne pas attendre d'être menacés
de la perdre pour s'en apercevoir.
Je prêche ici pour moi comme pour vous,
j'ai mes heures de lâcheté aussi, et quand
une parole raisonnable m'encourage, je me
ressaisis.
LETTRES DE FADETTE 63
Souvent nous sommes la cause de nos
maux, soit que nos désirs soient irréalisables,
soit que notre sort nous paraisse terne et au-
dessous de ce que nous croyons mériter.
Est-ce que, pour la plupart, nous ne dési-
rons pas vivre ailleurs que là où nous som-
mes fixés?
Quand un bon jardinier plante ses arbus-
tes et ses fleurs, il choisit avec soin, pour
chacune, l'endroit d'ombre ou de soleil qui
convient à sa croissance. . . Sûrement, le bon
Dieu est aussi intelligent que le jardinier,
et là où il nous a plantés ou transplantés,
Il ne nous demanderait pas de fleurir, d'être
heureux, si ce n'était pas possible? Eh bien,
voici ce que nous voudrions nous faire croi-
re! "Je n'ai pas assez de soleil! — C'est la cha-
leur qui me sèche! — Il pleut trop ou il ne
pleut pas assez!", crions-nous pour nous
excuser d'être des plantes chétives. Ce n'est
pas vrai. Dans notre petit jardin nous avons
tout ce qu'il faut pour croître et donner des
fruits, mais il faut le vouloir et cesser de
désirer d'être ailleurs.
Vous dites que nous désappointons ceux
qui nous aiment . . . oui, si nous nous aimons
plus que nous ne les aimons, et cela nous
arrive souvent, hélas! Et quand ce sont eux
qui nous désappointent, n'est-ce pas parce
que nous attendons trop d'eux, et que nous
nous sommes illusionnés sur leur compte?
Je crois que dans la création de notre bon-
heur, qui est toujours une œuvre person-
64 LETTRES DE FADETTE
nelle,. il doit entrer beaucoup de bon sens
et une grande sincérité. Qnand on se con-
naît à fond, on n'a pas l'audace d'exiger de
ses amis qu'ils ne fassent jamais d'erreurs!
Si nous étions plus simples, nous ne nous
défierions ni de nos amis, ni de nous-mêmes.
Au lieu de nous demander si nous les désap-
pointons, nous nous contenterions de les
aimer en le leur prouvant dans toutes les
circonstances, et en appréciant ce qu'ils font
pour nous sans la vilaine arrière-pensée qu'ils
auraient pu faire davantage.
Un long silence, puis je repris doucement:
Les tristesses inévitables, les grands malheurs
ne peuvent être évités, et il nous semble à
certaines heures terribles que nous ne sorti-
rons jamais de leur ombre. C'est une erreur.
Toute douleur s'apaise avec le temps , les
deuils les plus cruels deviennent légers à
porter, et j'ai déjà pensé que cet oubli relatif
était une honte pour nous. Je ne le crois plus.
Dieu permet à la douleur de passer mais il
ne veut pas qu'elle demeure, car pour vivre,
il faut du courage et la tristesse prolongée
le mine et nuit à l'accomplissement de notre
devoir.
Et tout ce que je viens de vous dire je le
sens et je le comprends mieux dans la soli-
tude et le recueillement de la campagne. Toute
la beauté, toute la lumière du dehors, m'en-
trent dans l'âme et me permettent de voir et
d'entendre la vérité que me parle.
LETTRES DE FADETTE 65
XXIV
Comme nous les oublions !
Dans une grande boîte remplie de lettres,
je cherchais un papier, quand, d'une enve-
loppe ouverte, s'échappèrent en voltigeant
comme des papillons noirs, un nombre de
cartes mortuaires. Sur chacune de ces ima-
ges, je lisais: "Souvenez-nous de", — "A la
mémoire de," — "N'oubliez pas dans vos
prières."
Et d'hier, de deux ans, de cinq ans, de dix
ans, de plus longtemps encore, surgirent
les noms de ces disparus connus et aimés et
cependant presque oubliés.
Hélas, l'oubli fait toujours son œuvre désa-
grégeante dans les cours humains, les pau-
vres petits cœurs humains qui peuvent bien
quelquefois être fidèles à un grand amour, à
une amitié profonde, mais qui oublient si fa-
cilement les affections délicates et charman-
tes rencontrées sur leur route et qui la semè-
rent de joies exquises.
Je prenais ces images une à une, et des
figures familières me souriaient, j'entendais
leur voix, et en lisant les texte des psaumes,
au bas de leur nom, j'y voyais figurées les
qualités qui me les avaient fait aimer. — La
droiture de son caractère a fait l'honneur de
sa vie. — Il combattit le bon combat. — Frap-
pée par la main de Dieu, elle n'a connu ni
66 LETTRES DE FADETTE
la plainte ni le murmure. — Elle ne semblait
vivre que pour les autres.
Que les vivants sont égoïstes et oublieux I
Je le constatais avec une tristesse navrée en
comptant toutes ces cartes, tous ces "Souve-
nez-vous" si nécessaires et qui ne suffisent
pas hélas à préserver de l'oubli les pauvres
morts.
Je me rappelais les foules qui se pressent
dans les chambres mortuaires, les masses de
fleurs, les centaines de messes, les regrets et
les larmes sincères, la tristesse douloureuse
des enterrements, les retours désolés du cime-
tière quand tout est fini!
Tout est fini, bien plus que nous ne le pen-
sons dans les jours de deuil. . . la vie recom-
mence pendant que les morts dorment, et elle
s'empare de nos vies, de nos cœurs, et peu
à peu les vides sont comblés, et les chères
amitiés s'effacent et sont à peine distinctes
dans le brouillard du passé...
Il faut peut-être qu'il en soit ainsi, puis-
qu'il faut vivre et que pour vivre bien il faut
aimer la vie. Et comment pourrions-nous
aimer la vie si nous vivions tellement avec
le souvenir des morts que le commerce des
vivants nous serait importun?
En reprenant contact avec ces amis d'au-
trefois je n'y ai trouvé que de la douceur.
Ils savent tout, maintenant, et ils nous com-
prennent mieux que nous ne le faisons nous-
mêmes.
Je ne conçois pas qu'on puisse nier l'im-
mortalité des âmes. Il me semble impossi-
LETTRES DE FADETTE 67
ble d'en douter, moins pour les raisons qu'en
donnent les philosophes et les théologiens
que par les impressions les plus simples de
la vie quotidienne. En nous, autour de nous,
tout nous crie l'existence d'une autre vie: la
fragilité de nos affections et l'infini de nos
rêves, notre soif d'unité et notre besoin de
perfection, la dualité qui agite nos âmes jus-
qu'au dernier soupir, ce qu'il y a en nous
d'irrassasiable et d'impossible à satisfaire;
tout cela fait de nous des mortels conscients
de leur immortalité, qui sentent que cette vie
n'est que le portique du temple mystérieux
et désirable où nous espérons entrer un jour
mais dont nous avons peur parce que c'est la
Mort qui nous en ouvre la porte. Afin d'ou-
blier que nous y allons, nous pensons peu à
ceux qui sont entrés et qui nous attendent.
Les chers esprits évoqués par nous aux
jours de solitude comprennent sûrement cette
grande faiblesse des vivants, et ils pardonnent
avec une indulgence intelligente nos oublis
qui viennent de nos lâchetés.
XXV
Les maladroits
Je suis une petite personne pacifique, très
féminine, pas féministe pour deux sous, et
j'admets sans répugnance la théorie de la
domination masculine. Encore ne faudrait-
il pas y mettre d'exagération, et je proteste
contre la superbe de l'homme orgueilleux qui,
68 LETTRES DE FADETTE
se proclamant le maître de la femme, tremble
sans cesse qu'elle ne lui échappe et ne vou-
drait pas qu'elle se soustraie, si peu que ce
soit, à son influence. C'est une pure extra-
vagance et la cause d'une foule de petites
tyrannies insupportables et propres à révol-
ter les femmes qui ne sont pas des saintes
auréolées.
Ces grands despotes dont je veux faire le
procès aujourd'hui se défient des amies, des
lectures, des œuvres de charité, de l'étude de
la musique, des réunions mondaines ou reli-
gieuses, et tenant leur femme bien enfermée
dans une belle cage dorée, ils sont surpris
et offensés si elle ose trouver l'esclavage dur
et la prison monotone.
Messieurs, ne vous êtes-vous jamais avisés,
que là où vos beaux discours et vos com-
mandements échouent à faire accepter dou-
cement cette main-mise absolue, l'amour
réussit miraculeusement? La femme qui aime
discute peu: elle admire son grand homme
les yeux fermés et elle se soumet facilement
à toutes ses exigences. Alors, rien de plus
simple que d'établir votre empire! Soyez
aimable et l'on vous aimera, soyez admirable
et l'on vous admirera et vos femmes seront
dociles comme des agneaux.
Mais n'allez pas croire qu'en étant grin-
cheux, autoritaires et détestables vous aurez
des femmes soumises! C'est par trop naïf!
D'ailleurs, seigneurs jaloux, quoi que vous
fassiez, la femme, même celle qui vous aime,
LETTRES DE FADETTE 69
vous échappera toujours par quelque côté,
et cela, à son insu et sans l'avoir voulu.
Elle a des ailes qui vous manquent: qu'il
s'agisse d'idéal ou d'amour, comme elle est
guidée par le sentiment et que l'égoïsme lui
nuit moins qu'à vous, elle a tôt fait de vous
dépasser. Ne lui en veuillez pas, plaignez-la
plutôt; c'est la source de ses plus cruels dé-
sappointements. Vous oubliez trop sa déli-
catesse et sa sensibilité. Si vous étiez un
peu attentifs, vous devineriez la prière sans
parole, l'appel timide, le serrement de cœur,
la tristesse et l'inquiétude déguisées sous le
sourire.
Le bruit de vos paroles rudes, le lointain
de vos réponses, l'absence évidente de votre
cœur effarouchent la confidence nécessaire,
et involontairement mais sûrement, vous bri-
sez un à un les liens délicats qui reliaient
votre âme à cette âme de femme qui comptait
uniquement sur vous et qui s'attendait à être
traitée au moins d'égale à égal.
XXVI
La pierre des bavardes
Il y a au Musée historique de la ville d'Or-
léans une curieuse tête de pierre sculptée,
elle est très laide, un peu plus grande que
demi-nature: ce n'est pas le débris d'une sta-
tue décapitée, mais un objet complet, dont le
crâne dénudé porte un anneau, dans lequel
passe une chaîne de fer forte et courte. Au-
70 LETTRES DE FADETTE
dessous, un cartouche, avec l'inscription en
caractères gothiques :
"On m'appelle la Pierre des Bavardes
Bien connue des mauvaises langues.
Qui est d'humeur querelleuse, médisante,
Sera contraint de me porter par la ville."
En effet, porter cette pierre au cou était
un châtiment en usage au treizième siècle,
et il était spécialement réservé aux femmes
"qui disent vilain laid à autrui et d'autrui."
Ce "vilain laid", vous l'avez deviné, c'é-
taient les injures, imprécations, médisances
et calomnies que les femmes du Moyen-Age
ne se gênaient pas de répandre, et que les
législateurs de l'époque, animés du désir de
les mettre à la raison, punissaient en les con-
damnant soit à l'amende, soit à porter cette
pierre lourde et grimaçante à leur cou, pen-
dant qu'on les promenait par la ville, expo-
sées aux sarcasmes et à la risée de la popu-
lation.
Il est heureux pour les Commères de nos
jours qu'il ne soit plus question de cette peine
infamante et ridicule, car nous verrions sou-
vent cette grotesque cérémonie dans les rues
de nos villes et de nos villégiatures à la
mode, où les femmes désœuvrées et bavar-
des deviennent méchantes à faire frémir ceux
qui les écoutent!
Ces femmes sont des petits carnassiers à
qui il faut des âmes toutes vives à dévorer:
LETTRES DE FADETTE 71
elles recherchent de préférence celles dont
la beauté et le charme les relèguent au se-
cond plan. Ces monstres étranges et cruels
ont les cheveux soyeux, la peau fine et des
griffes roses; elles vous happent une répu-
tation au passage et la dévorent dans l'espace
d'un clin d'œil.
Elles trouvent à dire du "vilain laid" de
toutes leurs connaissances et de toutes celles
qu'elles nomment hypocritement leurs amies
et qu'elles mangent allègrement en prenant
le ciel à témoin du regret qu'elles en ont.
Il se fait ainsi, sur les plages et sur les ga-
leries, de la chronique scandaleuse qui n'é-
pargne personne. Aucune réputation n'est à
l'abri des insinuations perfides, des accusa-
tions catégoriques, et tout cela basé sur de
simples suppositions répétées et colportées
par ces méchantes personnes qui se croient
vertueuses! Oui, voilà le comble! C'est au
nom de la vertu qu'elles font ce vil et cruel
métier d'attaquer et de condamner tout le
monde. Que ne savent-elles jusqu'à quel
point elles-mêmes sont méprisées par les hon-
nêtes gens qui parlent moins de leur vertu
mais pratiquent mieux la charité !
Rien de plus pénible que d'être forcé d'en-
tendre ces tristes propos. Une grande tris-
tesse vous saisit à rencontrer tant de malice.
Vous ne pouvez invoquer ni la passion, ni la
faiblesse pour excuser ces mauvais cœurs
et ces mauvaises langues: non, c'est la mé-
chanceté humaine qui déborde, qui mord, qui
72 LETTRES DE FADETTE
déchire, et vous en avez peur, et vous vou-
driez n'avoir rien entendu, car votre con-
fiance dans la bonté féminine est ébranlée
XXVII
Simples réflexions
Quels êtres étranges nous sommes, si lé-
gers, si insouciants, du mystère dans lequel
nous vivons!
Comme des enfants qui ferment les yeux
en voiture et ne s'inquiètent ni du chemin à
suivre, ni du but à atteindre, nous allons, sans
penser à autre chose qu'au présent: quand
nous envisageons l'avenir, c'est pour le rêver
très beau, le voir à une lumière qui trans-
forme les êtres, les choses et nous-mêmes!
Et nous allons ainsi, incapables d'arrêter
une seconde, de prolonger les heures douces,
d'abréger les heures cruelles, nous poursui-
vons le chemin inconnu où il faut toujours
avancer, gais ou désolés, menés par des lois
auxquelles nul ne saurait échapper; mais ja-
mais corrigés de notre insouciance, nous pre-
nons les ombres pour d,es réalités et ne recon-
naissons celles-ci que lorsqu'elles nous étrei-
gnent rudement.
On nous dit, comme aux enfants: "Voici le
meilleur chemin, ne t'en écarte pas, il y a du
danger à droite et à gauche." Nous partons
bien disposés, mais il est monotone le bon
chemin, et les sentiers de traverse que nous
LETTRES DE FADETTE 73
rencontrons sont bien séduisants: nous nous
y attardons, riant des sages qui voulaient nous
en détourner. "Ils ne savent pas ce qu'ils
perdent, nous disons-nous, et les fous ce sont
eux!"
Ça va bien quelque temps, nous sommes
non seulement heureux et libres, mais très
bons aussi, et nous nous en vantons à qui
veut l'entendre.
Cependant, en suivant la lumière fuyante
des Chimères que nous poursuivons, nous
arrivons à un sol mouvant qui nous in-
quiète, et en nous désaltérant aux sour-
ces empoisonnées, voilà que nous sentons
notre faiblesse . . . nous commençons à avoir
peur, nous soupçonnons la possibilité d'être
entraînés plus loin que nous ne le voudrions;
volontiers nous reviendrions au bon chemin
monotone et abandonné. Mais voilà, nous
serions seuls, et nos compagnons se moque-
raient de nous. Lâches, mal à l'aise, nous
poursuivons la route que nous savons ne pas
être la bonne, un peu dégoûtés de ce qui nous
avait séduits, mais incapables de la seule ré-
solution qui nous sauverait. Ne voilà-t-il pas
l'histoire de presque tous?
Et quelle que soit la route suivie, nous se-
rions écrasés par notre ignorance de tout, si
nous réfléchissions un peu sérieusement. Nous
ne connaissons ni la vie, ni la mort, ni le
cœur de nos amis, ni le nôtre. Nous ne sa-
vons rien de demain qui peut être notre der-
nier jour... est-ce que cela nous empêche
de gaspiller l'aujourd'hui?
74 LETTRES DE FADETTE
Nous constatons notre propre inconstance
et notre égoïsme, est-ce que cela nous empê-
che d'attribuer à ceux que nous aimons une
puissance de fidélité et de dévouement sur-
humains, et de les trouver impardonnables
quand ils nous déçoivent?
Nous sommes si inconséquents et si puérils
que nous ne nous en rendons pas même
compte ... et quand nous commençons à voir
clair, à comprendre, c'est que nous sommes
près de nous en aller au fond du mystère . . .
et jamais nous n'en reviendrons pour l'expli-
quer aux autres, et ils continueront d'être
inconséquents et puérils!
XXVIII
Désespoir
La soirée est douce, remplie de chansons
et de parfums: on dirait la prière des oiseaux
et l'encens de la terre, avant que s'en aille
dans la nuit la journée lumineuse et chaude.
Les rayons du couchant allument des moires
roses sur le grand lac immobile, et les pins,
tout autour, ressemblent à une foule grave
et recueillie attendant patiemment quelqu'un
qui va venir.
Elle attend aussi, la pauvre fille, au bord
des eaux profondes ou a disparu son fiancé:
les recherches ont été vaines et le lac ne
rend pas sa victime. . . Que cherche-t-elle de
ses yeux navrés et tristes? Croit-elle retrou-
ver la dernière pensée de son ami à qui un
LETTRES DE FADETTE 75
petit salut souriant a été son adieu éternel?
Elle ne sait peut-être pas pourquoi, mais
il lui faut suivre la trace de ses derniers pas,
le sillage indéfini que laisse derrière elle l'âme
qui a été brusquement arrachée à la vie, la
poursuivre à l'endroit où elle a vibré déses-
pérément avant de tomber dans l'éternité!
Elle est seule dans ce petit village perdu,
et seule dans le monde entier! Personne ne
soupçonne que le disparu était son fiancé;
les autres jeunes filles de la pension rient
entre elles de son "air tragique", et la trou-
vent mal mise.
Personne ne s'occupe d'elle et ne peut
deviner que sa douleur silencieuse et exaltée
devient un danger pour sa raison. L'eau
l'attire, elle passe des heures à vouloir pé-
nétrer son mystère. Depuis quelques jours
elle devrait retourner en ville, à son travail,
et des lettres du bureau la rappellent: elle les
lit distraitement et les met de côté, indiffé-
rente à tout. Sa raison de vivre s'enténè-
bre, le but si doucement rêvé n'existe plus,
et elle glisse peu à peu dans l'inconscience.
Ce n'est pas de la révolte, ce n'est pas un
chagrin violent, c'est une obsession maladi-
ve qui lui fait passer des journées entières à
fixer les vagues, qui, inlassablement, roulent
les unes sur les autres sans aller nulle part
dans ce lac sans issue. Voilà qu'après les
journées, elle passe là ses soirées, guettant
un signe, évoquant une vision qu'elle trem-
ble d'apercevoir. L'ombre se peuple pour
76 LETTRES DE FADETTE
elle de plaintes et d'appels plaintifs, et ses
crises de désespoir et de terreur se compli-
quant de détresses physiques, détruisent tou-
te espèce d'équilibre, et le corps suit l'âme
dans cette course à l'abîme.
On l'aperçoit rarement à la pension, et pas
une des désœuvrées qui l'habitent n'a la cha-
rité de s'approcher de l'enfant, nulle ne s'in-
quète de l'éclat de ses yeux, de sa pâleur, de
son apparence étrange. Elle ne dort plus et
s'alimente à peine, et c'est machinalement à
présent qu'elle continue à se traîner près du
lac. Couchée sur le sable, immobile, elle
ne souffre même pas et elle ne sait plus pour-
quoi elle est là. La faiblesse l'envahit, et
elle glisse dans une somnolence étrange et
douce: des roseaux et des joncs, des vagues
et du vent sortent de graves harmonies, des
fredons légers qui la bercent, les herbes
mouillées l'effleurent de leur caresse fraîche,
et elle rêve qu'elle s'en va vers son ami, qu'il
est là tout près, qu'il lui fait signe de venir,
et un soir, péniblement, elle se lève et s'a-
vance, les mains en avant, tendues vers l'om-
bre évoquée par sa fièvre... l'eau bat ses
genoux, elle avance encore, et l'eau monte,
frappe sa poitrine, lui arrache un halète-
ment; un court arrêt et elle repart, fait encore
quelques pas et s'abat, s'abîme dans l'eau,
sans une plainte, sans un cri.
Des promeneurs qui l'ont vue de loin l'ont
prise pour une baigneuse et ne s'en inquiè-
tent qu'en la voyant disparaître. Quand elle
LETTRES DE FADETTE 77
est ramenée à terre il est trop tard: sa pau-
vre âme désemparée a trouvé le grand repos.
A la pension, le lendemain ,il n'était ques-
tion que de ces deux noyades, où l'on voyait
deux drames distincts. Il est si rare que
nous connaissions de façon exacte la nature
et la valeur des choses I N'est-il venu à la
pensée d'aucune de ces femmes, qu'elles
avaient été égoïstes, indifférentes et aveu-
gles, et aucune d'elles n'aura-t-elle un vague
remords d'avoir vécu des semaines près de
cette tristesse sans lui offrir de la simple
sympathie humaine?
XXIX
Ma vieille cousine
Depuis quelques jours, je suis chez une très
vieille parente que j'appelle ma tante et que
j'aime en l'admirant, ce qui est la plus haute
manière d'aimer. Elle marche avec peine et
sa figure ridée est toute petite dans l'auréole
de ses jolies coiffes d'autrefois. Son esprit
est alerte, son cœur renferme des trésors de
délicatesse et de bonté intelligente, et je re-
cueille toutes ses paroles avec le sentiment
que jamais plus je ne rencontrerai un juge-
ment aussi éclairant et une sagesse aussi
persuasive.
Elle me disait ce matin: "Gomme on est
heureux quand il fait aussi beau temps 1"
78 LETTRES DE FADETTE
Je la regardai, hésitant à répondre et elle
devina ma pensée: "Tu crois peut-être, que
lorsqu'on est ratatinée et usée comme moi,
il ne suffit pas d'un beau soleil pour donner
du bonheur? C'est une erreur, ma fille. En
fait de bonheur, je me contente plus facile-
ment que toi... Vous autres, les gens d'au-
jourd'hui, vous compliquez trop les choses,
et à force de chercher le pourquoi des pour-
quoi, vous perdez toutes vos chances de jouir
tout simplement de ce que le bon Dieu nous
donne avec tant de magnificence. A la ville
surtout, vous méconnaissez les joies simples,
et vous ignorez les meilleurs amis des cam-
pagnards: notre soleil, notre jardin, notre
ciel, nos blés d'un vert si tendre d'abord,
et que j'ai vu mûrir depuis des jours, du
fond de mon fauteuil. Tiens, regarde-les qui
s'inclinent et se relèvent, ne dirait-on pas
les vagues d'un océan d'or?"
Je la laissais penser tout haut et une émo-
tion complexe m'emplissait les yeux de lar-
mes.
Sa chère âme qui se rythme si parfaite-
ment aux mouvements de la nature semble
se préparer d'elle-même aux harmonies plus
hautes, et une souffrance naissait de l'an-
goisse de la perdre. . . puis, je sentais comme
si je l'eusse vue, la complaisance de Dieu
pour ce cœur droit et simple qui s'est élargi
dans le sacrifice et les larmes, et qui ne
trouve à la fin d'une vie d'épreuves que des
paroles de reconnaissance et de louanges. A
LETTRES DE FADETTE 79
ma vénération s'ajoutait de la confusion, —
vous la comprenez sans explication, -— et
aussi, une curiosité de pénétrer plus intime-
ment cette âme si belle. —Mais n'avez-vous
jamais été malheureuse, ma cousine?
—J'ai eu de grands chagrins, mais je n'ai
pas été malheureuse, parce que je ne me suis
jamais sentie abandonnée de Dieu. Avec un
ami comme Lui, on sait que tout finira par
s'arranger, et corne on le connaît plus
intelligent que soi, on ne s'inquiète pas des
moyens qu'il prendra pour améliorer nos
affaires. Quand tu étais toute petite tu ve-
nais à moi en pleurs me tendre ta poupée
cassée, et tu criais: "La coller, tantan, la
coller!" Dès que la blessée était entre ses
mains, tu retournais à tes jeux consolée et
confiante.
J'ai agi de la sorte avec le bon Dieu: je Lui
tendais mes bonheurs brisés. Dès que je les
Lui avais confiés j'attendais doucement qu'il
me les raccommodât. Il est tout puissant et
Il nous aime, pourquoi tant nous tourmen-
ter? Crois-moi, mon enfant, si nous Le
laissions faire, notre vie serait meilleure
et plus calme.
C'est en nous préoccupant trop de notre
bonheur que nous nous rendons malheureux.
Si tu voulais essayer ce qui m'a si bien
réussi, ta plume ne suffirait pas à dire et à
redire, qu'après tout, il n'y a rien de plus
facile et de plus simple que d'être heureux."
Pour vous, mes amis qui peut-être me res-
80 LETTRES DE FADETTE
semblez plus qu'à la si bonne cousine, j'ai
transcrit à peu près textuellement ces déli-
cieux conseils, je vous les adresse avec le
vœu qu'ils vous conduisent tout droit au
paradis, par des chemins où vous ne vous
sentirez jamais abandonnés si vous avez
appris à y marcher en compagnie de l'Ami
dont la chère âme parle avec une confiance
si communicative!
XXX
Parlez d'eux !
Eh bien, je les ai reçus les reproches
attendus, devinés dans l'air! On m'accuse
d'être bien sévère pour les femmes et par-
tiale pour les hommes. . . Etant donné qu'on
vit dans l'illusion sur soi-même et sur les
autres, je ne me doutais pas de celai Je me
sens si indulgente pour nous, et je vois si
clairement les défauts des hommes! L'amie
inconnue qui me critique, me somme de dire
'"honnêtement, sans parti-pris, en toute vé-
rité", si je trouve les hommes supérieurs aux
femmes, en quoi, et comment.
Ce qui veut dire, à qui sait lire une lettre
féminine, qu'on s'attend à ce que je fasse ici
un grand éloge des femmes! Et j'aborde en-
core une fois le délicat problème discuté
depuis si longtemps et qui ne sera jamais
résolu sur cette planète.
LETTRES DE FADETTE 81
Les hommes se croiront toujours supé-
rieurs aux femmes qm ne l'admettront ja-
mais.
Si, au moins, cette séculaire rivalité engen-
drait une émulation dans la course vers le
bien intellectuel et moral, le monde serait
transformé.
Il faut bien avouer que nous sommes loin
de ces belles démonstrations!
Les hommes affirment bien haut leur su-
périorité, mais ils entendent que les femmes
les croient sur parole, et ils ne s'inquiètent
guère de prouver qu'ils sont plus sages, plus
honnêtes et meilleurs. Ne voit-on pas, au
contraire, que sentant en eux des lacunes du
côté de la bonne volonté, ils ont établi deux
morales et se sont réservé toutes les indul-
gences.
Ils parlent très bien de l'honnêteté, mais
ils la pratiquent avec des restrictions: tel
homme qui ne déroberait pas un sou à son
voisin, lui prend sa femme sans scrupules!
Ils sont tous d'accord pour honnir l'ivro-
gnerie dans ce qu'elle a de dégradant, mais
combien s'y acheminent en s'alcoolisant
insensiblement.
Ils se disent catholiques, mais ils n'en font
les gestes que lorsque cela ne les dérange
pas. Un peu dé paresse le dimanche, et ils
omettent la messe; une invitation à dîner
le vendredi et l'abstinence est mise de côté. . .
Je ne continuerai pas à citer des exemples:
nous voyons assez qu'ils ne se mettent pas
82 LETTRES DE FADETTE
beaucoup en peine d'accorder leur conduite
avec leurs beaux discours.
On accuse la femme d'illogisme, il est ce-
pendant un point où elle est plus logique
que l'homme: c'est dans l'application de ses
principes. "Encore faut-il qu'elle en ait",
disent les malins.
C'est vrai. Mais les femmes qui n'ont pas
de principes ne posent pas à la vertu. Elles
auraient même honte qu'on les croie reli-
gieuses ou sages . . .
I Et les honnêtes femmes ne transigent pas
avec le mal, même quand ça ferait leur
affaire: elles ne volent pas et elles ne sont
pas coquettes; elles ne boivent pas et n'en-
couragent pas à boire; elles pratiquent leur
religion scrupuleusement et n'omettent pas
sans remords leurs obligations essentielles.
Je ne ferai qu'indiquer aussi les différences
entre le dévouement et la charité des deux.
Les hommes souscrivent, souvent en bou-
gonnant, aux bonnes œuvres qu'ils trouvent
trop nombreuses;, les femmes y consacrent
leur temps, leur travail et leur cœur. Elles
sont inlassables et si ingénieuses pour inté-
resser et amuser les indifférences masculi-
nes!
Alors, la femme serait-elle supérieure à
l'homme? Moralement, elle a des supériori-
tés sur lui; intellectuellement, il en a sur
elle, mais cela ne paraît pas toujours!
Moi, je trouve ces comparaisons idiotes et
inutiles. . . et ce que je vois de plus clair dans
LETTRES DE FADETTE 83
tout ceci, c'est qu'hommes et femmes de-
vraient mieux s'entendre puisqu'ils ne se
passent pas les uns des autres!
XXXI
Un appel
"Je vous en prie, m'écrivait-on dernière-
ment, engagez vos lectrices, qui passent l'été
à se reposer et à s'amuser, à ne pas oublier
que l'automne ramènera la lamentable pro-
cession des misères et des maladies chez les
pauvres. Tant de femmes et de jeunes filles
ont de la fortune et ne font rien de leurs
dix doigts. Elles gaspillent l'argent folle-
ment, et leur temps passe elles ne savent
comment, à la recherche de plaisirs qui ne
les amusent même pas, pendant que nos
œuvres de charité manquent d'argent et de
travailleuses!"
Et me voilà prête à vous crier, comme les
prédicateurs ambulants du Moyen-Age, non
pas: "Faites pénitence!", mais: "Faites la
charité !"
On a besoin de l'argent que vous dépensez
sans compter, des vêtements qui encombrent
vos armoires, des victuailles qui se gaspil-
lent dans vos cuisines! On a besoin de vous,
de vos bonnes paroles, de votre activité!
"Les gens du monde n'ont pas de cœur!"
me disait avec indignation une ardente direc-
trice d'œuvre.
84 LETTRES DE FADETTE
Et j'ai protesté, j'ai dit que souvent ils
ignorent qu'on a besoin d'eux, ils ne savent
comment s'y prendre pour aider les pau-
vres . . . — "Alors, dites-leur de venir à nous
qui travaillons, qui visitons les pauvres, qui
connaissons leurs besoins. . ."
Et celle-là aussi, mes amies, me deman-
dait de faire appel aux trésors de pitié que
renferme tout cœur de vraie femme.
Si, dans les cinémas où vous perdez beau-
coup de temps et d'argent, on pouvait faire
défiler sous vos yeux les seuls malheureux
visités par les dames de l'Assistance mater-
nelle, par exemple, vous verriez des misères
que vous n'avez jamais soupçonnées! De pau-
vres femmes malades qui n'ont pas même un
lit, des bébés enveloppés dans de vieux chif-
fons, des garde-manger vides, et des petits
affamés qui pleurent pour avoir du pain.
Vous ne croyez donc pas à cette misère dont
on vous parle si souvent? Ou peut-être préfé-
rez-vous l'ignorer afin de n'être pas troublées
dans votre petite vie égoïste et vide? Alors
vous n'auriez pas de cœur? comme le disait
cette femme charitable qui consacre le meil-
leur de sa vie à ses pauvres.
Je vous pose la question, vous pouvez y
répondre tout en flânant sur la grève en robe
écourtée et en souliers pointus 1 Vous décou-
vrirez peut-être que vous n'êtes qu'un man-
nequin bien habillé ou une poupée comme
celles des contes d'Hoffmnann qu'il faut re-
monter à la manivelle pour la faire agir?
LETTRES DE FADETTE 85
Et pourtant... pourtant, j'ai confiance...
sous vos airs évaporés il y a peut-être quel-
ques pensées sérieuses, et votre âme assou-
pie peut se réveiller et alors vous seriez
transformée! Ne le voulez-vous pas?
C'est si vrai, voyez-vous, que la religion,
toute la religion tient dans la charité. Je
pense souvent à saint Jean qui ne savait plus
que répéter: "Aimez-vous les uns les au-
tres!" La religion toute simple, toute vraie,
toute hue qui n'a rien de commun avec les
vagues religiosités qui tentent trop d'âmes
pures et molles, c'est d'aimer Dieu et de Lui
rendre ce que nous lui devons, et d'aimer
les autres et de les aider de tout notre pou-
voir. C'est simple et beau comme tout ce
qui est vrai. C'est la religion qui enseigne
toutes les pitiés; c'est la religion des hum-
bles, des faibles, des petits, celle du p&uvre
publicain et celle du bon Samaritain.
0 petites âmes puériles 1 Vous assourdissez
saint Antoine de demandes saugrenues, de
promesses vaines pour obtenir des faveurs
que vous n'oseriez avouer peut-être! Faites
mieux, jouez vous-mêmes le rôle de celle qui
donne et qui aide: vous y gagnerez, non pas
les grâces que vous sollicitez peut-être, mais
une âme bien vivante et bien belle.
Et avec elle vous ferez toute la charité
matérielle et morale qu'on attend de vous.
Vous pouvez exercer cette dernière même
si vous êtes pauvre comme Job! Et vous le
devez: sur votre chemin, vous rencontrerez
86 LETTRES DE FADETTE
toujours quelqu'un à consoler... et donner
de l'espoir à un cœur endolori, c'est peut-être
plus beau que de donner un morceau de pain
à un affamé.
Mes petites et mes grandes amies, semez
à pleines mains l'argent de votre bourse et
la pitié de votre âme. Faites régner dans
votre cœur un idéal si noble, si généreux
et si pur qu'à votre contact on devienne plus
heureux.
Et surtout croyez à la régénération des
âmes par les âmes meilleures. Il faut vous
persuader que votre charité sera victorieuse
et que vous soulagerez beaucoup de misères
physiques et morales. Mais soyez patientes
comme le semeur: il sait bien qu'il faut que
le grain germe invisible avant de percer la
terre. Vous croirez quelquefois que vos se-
cours ou vos conseils sont inutiles: non, ayez
la foi, ne vous découragez pas: tout ce que
vous semez lèvera, vous le verrez, et si vous
ne le voyez pas, soyez assurées que le bien
que vous faites n'est pas perdu.
XXXII
Petites curieuses
Elles étaient trois: jeunes, fraîches et ba-
vardes, et elles allaient en tramway chez
une vulgaire chiromanciene, dans un quar-
tier douteux. Je les entendais se raconter
les révélations déjà faites, le prix des consul-
LETTRES DE FADETTE 87
tations, etc. Je n'ai jamais été si tentée de
faire ce que je m'interdis toujours: me mêler
de ce qui ne me regarde pas!
Ces prédictions fantaisistes sont souvent
très nuisibles aux folles imaginations, et je
ne conçois pas bien que la délicatesse d'une
jeune fille ne se révolte pas à la seule idée
de faire lire les jolis secrets de son cœur
par ces femmes grossières.
Il faut pourtant reconnaître que c'est une
tentation pour les jeunes d'essayer de percer
le mystère vers lequel nous allons. Il me
semble que celles qui ont souffert sont moins
curieuses: elles savent que pour conserver
leurs forces, il faut arriver dans le malheur
les yeux fermés et qu'une longue prévoyance
minerait leur courage.
Et cependant, il s'en trouve, même parmi
celles-là, qui vont toutes tremblantes con-
sulter les voyantes, les cartomanciennes et
autres prétendues prophétesses. Est-ce sim-
ple inconséquence humaine, ou compliqué
illogisme féminin, ce désir de livrer leurs
mains à l'étude des lignes mystérieuses de
vie et d'amour, de déboires et de succès, et
de savoir, ou de croire savoir, ce qui les
attend demain?
Etrange curiosité des âmes humaines qui
demandent à la graphologie l'énigme de leur
caractère, à la chiromancie le mystère de
leur avenir et qui négligent ou redoutent de
descendre dans les retraites intimes de l'âme
pour y voir leurs faiblesses et leurs forces
88 LETTRES DE FADETTE
qui feront pourtant cet avenir à la mesure
de leur âme. Porter le passé et le présent,
c'est assez; ne convoitez pas, petits filles im-
prudentes, d'y ajouter la connaissance du
futur — dans tous les sens!
Le deviner, le rêver ,1e créer à la nuance
de vos désirs, ne savez-vous pas que c'est
une des joies les plus délicates de vos heu-
res douces?
Pourquoi vous donner l'inutile appréhen-
sion du malheur qui vous attend au tour-
nant de la route?
Pourquoi enlever au bonheur le charme
de l'imprévu?
Vous ignorez encore, peut-être, que pour
nos cœurs puérils, le bonheur qui n'est plus
nouveau cesse d'être un trésor: on s'y habi-
tue, on n'y pense plus... par le fait même,
ne cesse-t-il pas d'être un bonheur?
Non, ne consultez pas ces vilaines femmes;
vous chercheriez à donner à votre vie la for-
me de leurs mensonges — des mensonges
que vous payez trop cher, je vous assure. Je
puis bien vous dire, moi, ce qu'il sera votre
avenir?
Il sera ce que vous le préparez maintenant.
Si vous saviez quelle puissance vous pos-
sédez pour commencer à créer en vous une
réserve de bonheur où vous pourrez puiser
toujours!
Que votre âme vivante et profonde s'unisse
à votre volonté dans la recherche de l'har-
monie, l'harmonie qui naît de l'accord entre
LETTRES DE FADETTE 89
votre conscience et votre devoir, et ce sera
toujours en votre âme une source inépuisa-
ble de joie intérieure que nulle épreuve ne
pourra tarir.
XXXIII
Le rêve effacé
Cet après-midi sombre, j'allais seule par
la rue presque déserte, j'étais lasse de la lutte
contre un vent froid qui me coupait la res-
piration, et triste de la tristesse de toutes les
choses frissonnantes qui gémissaient dans
l'air. . < j'avais l'impression d'avoir déjà vécu
cette minute, dans un décor identique et avec
mon âme d'aujourd'hui... oui, c'était bien
cela, et, de la rue, tout près, il était venu
une mendiante à qui j'avais fait l'aumône. . .
Machinalement j'ouvris ma bourse pour y
chercher de la monnaie, et, en relevant la
tête, j'aperçus, débouchant de la rue voisine,
une petite vieille serrée dans un châle rapié-
cé, ridée, misérable et pâle comme l'ombre
même de mon rêve! Je lui donnai des sous
et je continuai mon chemin: mon rêve était
effacé.
0 esprits forts, ô gens qui raisonnez tout,
vous souriez et vous me trouvez bien pué-
rile d'avoir cette croyance qui n'est pas acces-
sible au raisonnement puisqu'elle tient aux
états mystérieux de l'âme. Et pourtant qui
parmi vous n'a pas eu de ces réminiscences,
et qui ne s'est dit à un moment donné:
90 LETTRES DE FADETTE
"Où donc ai -je été chercher telle pensée?
D'où m'est venu ce pressentiment?..."
Comme j'aimerais saisir la trame flottante
des songes, dévider leur fil ténu, parfiler
nœud par nœud les ramages qu'ils brodent
dans les voiles du sommeil I Que ce serait
charmant de savoir ce qu'il passe, à mon insu,
de ma vie dans mes rêves et de mes rêves
dans ma vie . . . mystérieux enlacement que
tous observent et que chacun explique à sa
manière.
; Pour l'imagination populaire, crédule et
naïvement fataliste, les songes sont des pré-
sages* (ils ont des "signifiances", comme ils
disent joliment, et ils sont comme des images
anticipées de ce qu'ourdit le destin dans
l'ombre de l'inconnu. Ils ont des interpré-
tations toutes trouvées pour une variété de
rêves, ils sont inquiets ou rassurés suivant
les "signifiances" découvertes, et les plus
mauvais augures sont détruits par le "rêve
effacé". {Sans attacher une importance dé-
mesurée a mes rêves, ils m'intéressent, et ils
m'ont quelquefois annoncé une lettre, fait
attendre une visite imprévue qui venait;! je
les considère comme des heures heureuses
d'émancipation de. mon âme, faisant auda-
cieusement des incursions dans les domaines
inaccessibles où elle entrevoit vaguement ce
qui devrait lui être cachée encore.
Quand j'étais enfant, j'ai reçu la croyance
du "rêve effacé" sans explication. Pour une
fleur donnée, un froncement de sourcils, je
LETTRES DE FADETTE 91
m'écriais : "Mon rêve est effacé". Plus tard,
ma raison a repoussé cette naïveté, mais à
certains jours mes rêves qui se réalisant,
— comme hier, — font la nique à ma raison
scandalisée! /
Le rêve tissé dans l'ombre et le silence avec
des souvenirs et des aspirations, le rêve qui
est le refus obstiné de l'esprit de s'anéantir
dans le sommeil est étrangement mystérieux.
Il est peut-être le vestibule du grand au-delà
vers lequel nous allons jour par jour, heure
par heure, oublieux et insouciants dans l'ac-
tion, mais curieux et troublés, dès que notre
âme, s'isolant du tumulte extérieur, cherche
à deviner l'impénétrable.
Les rêves m'impressionnent parce que, de-
vant eux, mon âme sent l'envahissement du
mystère et comme un frisson d'inconnu, et
rien ne m'ôtera de l'esprit que, lorsque nous
rêvons, nous sommes sur la limite des deux
mondes, le visible où nous, sommes, et l'in-
visible où nous allons . . . /Les sages qui me
font l'honneur de me lire s'écrieront sûre-
ment: O Fadette illogique, qui mettez les
autres en garde contre les sciences occultes
et qui croyez si naïvement à vos propres
rêves! ~
Je leur tire ma révérence. I
92 LETTRES DE FADETTE
XXXIV
Boudoir er grognoir
Quand je ne sais quoi vous dire, je vais
me promener, et il arrive presque toujours
que je rencontre sur mon chemin ma petite
chronique toute faite: je n'ai qu'à l'écrire. . .
alors, c'est souvent de l'esprit des autres que
je vous sers, vous en doutiez-vous, chers lec-
teurs?
Hier, chez Morgan, une petite femme bien
fatiguée achetait des meubles. .. je lui dis un
mot, puis beaucoup de mots, parce que son
commis s'était éclipsé et que le mien n'était
pas encore arrivé. . . "et alors, me disait-elle,
je choisis pour mon mari qui ne peut pas ve-
nir lui-même et je voudrais tant que ce petit
salon fût de son goût!... il veut un coin à
lui! — Son boudoir? fis-je en souriant. — Il
ne boude jamais,... mais il grogne quelque-
fois... — Son grognoir, alors?... — S'il pou-
vait y rester pour grogner! dit-elle en riant.
Et je pensai en la laissant à la boutade
de Max O'Rell qui voulait assurer la paix des
ménages en mettant les femmes dans leur
boudoir, les hommes dans leur grognoir jus-
qu'à ce que les nuages fussent dissipés.
Max O'Rell n'est évidemment pas de la race
des grognons: il saurait qu'on n'enferme
pas un homme qui veut grogner!
Une femme de mauvaise humeur aime la
solitude de son petit salon: elle s'y réfugie
pour calmer ses nerfs, pour réfléchir, et aussi
LETTRES DE FADETTE 93
pour se cacher, car elle a honte de se sentir
si maussade. Et peu à peu, entre toutes les
choses familières et douces, témoins d'heures
heureuses, elle mijote de bons petits remords
salutaires.
Mais à l'homme qui grogne, il faut un audi-
toire. Grogner tout seul... c'est bon pour
Tanimal que je préfère ne pas nommer!
Les hommes, eux, grognent pour être en-
tendus, et il leur faut de l'espace; ils gro-
gnent avec plus de facilité et de conviction,
si, au cours de leurs arpentages, ils trou-
vent quelques nouveaux sujets de critique.
Oh! ils ne sont pas difficles, et tout leur sert;
une broderie qui traîne, un journal disparu,
un gant décousu, un bouton qui branle, un
porte-monnaie oublié sur un meuble. . . voilà
plus qu'il n'en faut pour alimenter leur be-
soin de trouver à redire!
Ils deviennent parfois si puérils, si enfan-
tins, qu'ils sont parfaitement ridicules: ils
le sentent et leur irritation s'en augmente.
Mais l'embarras, quand ils ont commencé,
c'est qu'ils ne savent pas comment finir! Il
ne reste que la ressource de sortir de la mai-
son, en tirant la porte avec fracas, pour bien
marquer qu'ils reviendront pour grogner
encore!
Donc, n'instituons pas le grognoir, la pro-
menade vaut mieux, et pendant qu'elle dure,
on soigne le dîner, on fait un brin de toilette,
on essaie de s'imaginer que l'homme qui va
revenir est le mari de la lune de miel, et on
94 LETTRES DE FADETTE
i'aitentd... sans en avoir l'air. Au piano,
c'est un bon endroit, propre à faire oublier
le^départ, et c'est important I
iTjS'il revient affamé, il y a des chances pour
que le dîner ait raison de sa mauvaise hu-
meur. Au café, il dirait volontiers: "Etais-je
bête, tout à l'heure!" Mais il résiste à cette
impulsion intelligente. Un vrai grognon
n'admet jamais qu'il ait eu tort de grogner!
Cela engagerait son avenir, et je suppose que
grogner est une volupté qu'il faut éprouver
pour la bien comprendre.
La plupart des femmes, tout en trouvant
l'homme grognon très désagréable, s'en amu-
sent beaucoup et ne regrettent que de ne
pouvoir leur rire franchement au nez. C'est
si amusant de les voir, eux, si importants,
devenus si déraisonnables, si enfantinement
grincheux, si ridicules ! S'ils pouvaient se voir
et s'entendre... ils désireraient un grognoir
pour s'y cacher! !
XXXV
Une halte dans l'église
Dans l'église déserte j'entrai hier vers la
fin du jour. J'étais fatiguée, triste, avec un
immense désir d'arrêter de vivre, sans mour-
rir, pour me reposer!
Dans une telle disposition, la prière n'est
pas longue: elle se borne à déposer son âme
accablée devant Celui qui sait.
■*
LETTRES DE FADETTE 95
Je me laissais donc tout simplement péné-
trer par la douceur du silence et de l'ombre
qui envahissait l'église, quand l'orgue se mit
à chanter. Quelques notes de plain-chant,
des arpèges et des accords, puis la mélodie
s'éleva très douce et monta peu à peu en un
chœur puissant et grandiose de voix qui
priaient pour toutes les âmes de la terre
qui ne savent pas prier, et pour toutes les
âmes de l'au-delà qui ne peuvent plus prier!
Et pendant que les invocations et les san-
glots de l'orgue se répercutaient sous les
voûtes, il me semblait que l'église se rem-
plissait d'une foule invisible, d'un cortège
d'âmes accourues pour retrouver les gestes
augustes de bénédiction qui protègent, les
paroles divines de pardon qui sauvent, et au
milieu de ce glissement d'êtres, de ces chants,
et de l'attente frémissante, l'âme même de
l'église palpita et répondit jusqu'au plus pro-
fond des consciences à toutes les angoisses,
à tous les repentirs et à tous les doutes.
Après un silence, l'orgue avait repris en
sourdine la mélodie du "Crucifix" de Faure.
Belle dans sa simplicité un peu ancienne, elle
touchera toujours les âmes douloureuses!
Vous qui souffrez, vous qui pleurez, vous
qui tremblez, venez à Lui!
C'était la réponse! Et par toutes ses voix,
l'église appelait à Dieu les âmes, les pauvres
âmes humaines.
L'orgue se tût. .. j'entendis le pas lourd de
l'organiste descendant l'escalier; ce n'était
96 LETTRES DE FADETTE
qu'un rêve de plus que j'avais eu... dont il
ne resterait rien!
L'air était doux quand je sortis, et au ciel
pur les étoiles brillaient claires. Les gens
pressés montaient à l'assaut des tramways,
les petits vendeurs de journaux criaient à tue-
tête, la vie trépidante agitait toutes les pau-
vres marionnettes, et je marchais lentement,
comme pour protester contre tant d'agita-
tion.
En route je rencontrai des amies. Les unes
revenaient du Ritz-Carlton où la fête au profit
de l'Assistance Maternelle avait eu un grand
succès, les autres rentraient dîner à la hâte,
pour retourner après à l'exposition de pou-
pées de l'hôpital Sainte-Justine. Elles étaient
affairées, fatiguées et heureuses, et j'eus
honte de moi, de ma lâcheté, de mon inac-
tion, et ce fut bon de me réveiller dans un
remords bienfaisant!
De tous côtés, en ce moment, des appels
d'une redoutable éloquence s'adressent à nos
cœurs. La misère est partout. Dans les
foyers autrefois heureux, dans les hôpitaux
d'ici, dans ceux d'outremer, et il y a vrai-
ment autre chose à faire qu'à rêver!
\Les femmes charitables dont la fortune, le
cœur et la volonté font vivre les œuvres de
secours ont trouvé le vrai chemin qui mène
à Dieu. > "Car la charité contient tout, com-
me le dit saint Paul, avec des accents de poé-
sie surnaturelle. Elle seule est fluide et vi-
vante, toute grâce et tout esprit, sans forme,
LETTRES DE FADETTE
mais apte à pénétrer toute formej Fléchis-
sant s'il est bon de fléchir, résistant s'il est
bon de résister, ferme et douce, énergique et
suave, elle porte tous les noms, s'accommode
de tous les milieux; elle est souple, subtile,
délicate, pénétrante, elle est joie et lumière,
non effort et tension, puisqu'elle est amour,
et toutes les vertus ne sont que ses attitu-
des."
XXXVI
Conte du coin du feu
La veillée s'avançait et tout s'endormait
dans le petit village, où, à l'automne, l'Ange-
lus du soir est l'un des derniers bruits du
dehors. Dans la grande salle où mes hôtes
m'avaient installée, je n'entendais que le bruit
égal et lent du lourd balancier de l'horloge
enfermé dans sa boîte de chêne, et le mur-
mure du chapelet ronronné dans la chambre
voisine par les deux bons vieux qui m'héber-
geaient depuis des semaines dans ce joli pays
du nord.
Une belle attisée de bois franc pétillait
dans l'énorme poêle et les rayons de la flam-
me montaient et descendaient, découpant sur
la muraille et les meubles, des plaques de
lumière rougeâtre et tremblante, et laissant
de ces coins d'ombre sans fond qui préoccu-
pent et attirent le regard.
L'heure était douce de toute la tiédeur de
ce bon intérieur où ne pénétrait rien de la
98 LETTRES DE FADETTE
tristesse du froid humide qui embuait les
vitres. J'aurais aimé rester seule avec mes
pensées, mais leur prière finie, les deux vieux
revinrent auprès du feu: elle, toute menue,
serrée dans son châle de laine, pour tricoter
"par cœur"; lui, pour "tirer une touche" et
m'ofFrir l'histoire du coin du feu que je ré-
clamais presque tous les soirs. Il avait tout
un répertoire de ce qu'il appelait "des peurs",
où la vérité et la fantaisie se mêlaient d'une
façon étrange et saisissante.
Il racontait merveilleusement: je vous di-
rai bien son histoire, mais je ne puis vous
faire entendre le langage pittoresque, le ton
convaincu, mystérieux, qui m'impressionnait
malgré mon scepticisme qu'il sentait et qui
l'indignait.
"Il y a bien sûr trente ans, — c'était en
octobre et il faisait un brouillard glacé com-
me ce soir, — que le curé, revenant des ma-
lades, trouva sur les marches du presbytère,
une petite fille de trois à quatre ans, enve-
loppée dans une méchante couverte et tran-
sie de froid et de peur. Pendant deux jours
on n'en put tirer un mot et on la crut muette.
Elle n'était ni muette, ni infirme, et nos voi-
sins, des habitants riches et sans enfants,
offrirent au curé de l'élever, car malgré tou-
tes ses recherches, celui-ci n'avait pu savoir
d'où elle venait. Il se passa quatre ou cinq
années, puis, je ne sais ni pourquoi, ni com-
ment, le bruit se répandit, peu à peu, que
l'enfant était ensorcelée, et qu'on lui avait
jeté un sort. Elle aurait été bien jolie si elle
LETTRES DE FADETTE 99
n'eût été si blême, que sans ses yeux clairs à
la manière d'une eau qui luit, elle eût res-
semblé à une déterrée.
"Sauvage comme un petit chat de grange,
elle fuyait les autres enfants et ne savait pas
même répondre au monde honnête qui lui
voulait du bien. La nuit, elle se levait, allait
et venait par la maison, et elle parlait aux
esprits; elle ne marchait pas comme le monde
en vie, elle glissait comme une ombre ... et
nos voisins étaient bien tourmentés à son
sujet!
"Quand La Grite eut à peu près seize ans,
elle parut affaiblir: elle se mourait comme
une lampe à bout d'huile sans qu'on lui con-
nût de maladie. Mais elle continuait de va-
gabonder, et ses parents qui ne l'avaient ja-
mais contrariée, la laissaient passer le plus
clair de son temps dans les bois qui entou-
raient les quelques maisons du village. C'est
vers ce temps qu'il commença à se passer
des choses bien curieuses chez elle. Des fois,
c'était, dans le grenier, comme de grosses
boules qui roulaient sur le plancher, ou bien,
c'étaient, dans le tuyau du poêle, des voix
qui jacassaient ensemble, ou bien encore,
c'était le bruit du rouet dans la chambre où
personne ne couchait. C'était évident que le
diable s'en mêlait. Tout le village était épeu-
ré et les parents de la Grite auraient bien
voulu s'en débarrasser, — honnêtement, s'en-
tend!
"Mais ce n'était pas facile! A dix lieues à
la ronde, on n'eût pas trouvé une âme assez
100 LETTRES DE FADETTE
hasardée de son salut pour prendre chez soi
une fille possédée, et on voyait de plus en
plus qu'elle Tétait! On n'aurait pas eu, non
plus, le cœur de mettre la pauvre innocente
dehors, tout de même! Il arriva que le père
Marouette, le meunier, se laissa gagner à tra-
vailler fort avant dans la nuit. La mouture
pressait, et il était autour de minuit quand
il revint chez lui en longeant le bord de
l'eau. Entendant un bruit de rames, il se
retourne, et les cheveux lui en dressent sur
la tête, quand il aperçoit une grande barque
toute noire, et la Grite, morte, étendue au
fond. A l'avant, un squelette pointait le che-
min, tandis qu'un autre squelette ramait avec
un cliquetis d'ossements. Epouvanté, le père
Marouette voulut se sauver, mais, nix! ses
pieds collaient à la terre. Il écrasa sur place,
et au matin on le trouva quasiment mort. —
Il était saoul, peut-être? fit placidement la
vieille. — Pour dire le vrai, le père prenait
son petit coup quelquefois, mais il nous a
juré que cette nuit-là il était correct. — Et la
Grite? — Disparue, ma chère Dame... on ne
l'a plus revue. . . puisque le diable était venu
la chercher, c'est pas bien étonnant.
— Voyons, Monsieur François, elle a dû se
noyer ou s'égarer dans la montagne? — Jus-
tement ce que le curé nous disait! Il nous
força de la chercher, et j'en étais de
ceux-là, mais c'était pas la peine, allez! On
ne va pas chez le diable chercher le monde!
Les loups l'auront mangée, fis-je, entêtée.
— Pour des loups, il y en avait gros dans le
LETTRES DE FADETTE 101
temps, et un moyen loup n'aurait fait qu'une
bouchée de la pauvre Grite, mais je vous dis,
moi, que les loups n'en auraient pas voulu!
C'était le bien du diable, voyez-vous, et son
bien il le garde pour lui."
XXXVII
Mauvaise humeur féminine
Quand un homme témoigne de l'humeur,
c'est qu'il en a et il la manifeste ouverte-
ment. Personne ne le tire de son mutisme
si c'est un boudeur; personne n'échappe à ses
boutades si c'est un grognon: il critique à
tort et à travers, il gronde et tempête et il
est franchement détestable avec tout le
monde.
L'humeur d'une femme est chose plus com-
pliquée, et elle ressemble aux statues qui
rient d'un côté et pleurent de l'autre, car elle
se choisit généralement une victime. Suppo-
sons une minute que ce soit son mari. Cela
s'est déjà vu!
Sombre et maussade en sa présence, elle
devient souriante dès qu'il s'éloigne. Pour
lui les regards durs, les haussements d'é-
paules dédaigneux, les airs excédés les sou-
pirs de victime... mais cette pauvre per-
sonne accablée se transforme dès qu'il dis-
parait : gaie, animée, charmante, elle a ou-
blié tous ses maux!
Joue-t-elle donc la comédie? Il faut bien
avouer qu'il y en entre une bonne part, et
102 LETTRES DE FADETTE
c'est pourquoi la mauvaise humeur féminine
ne m'inspire pas de sympathie. Cette mau-
vaise humeur n'est pas la suite du chagrin
causé par un autre, mais de la rancune qu'elle
en conserve et du dépit qu'elle veut lui en
témoigner, ou bien, /cette mauvaise humeur
est tout simplement l'expression d'un vilain
caractère."!
Je ne cesse pas de m'étonner que la finesse
d'une femme ne l'avertisse pas de la gau-
cherie d'un tel procédé. Croit-elle amélio-
rer ainsi des relations déjà tendues? Si son
prestige diminue, pense-t-elle le rétablir en
étant désagréable et revêche? Ne suit-elle
pas plutôt un instinct aveugle sans se de-
mander à quoi il la mène?
L'entêtement accompagne généralement la
mauvaise humeur féminine et rien n'est plus
curieux que d'en suivre le développement. Il
s'exerce sur la première chose venue. Au
hasard de la conversation, elle saisit une
occasion de contredire et cela d'une façon
péremptoire, absolue, qui, en un clin-d'œil
devient agressive et irritante. Ecoutez-la,
vous ne lui trouverez ni bonne foi, ni bon
sens:/les raisons n'ont aucune prise sur elle,
elle contredit sans s'occuper de vous blesser;
pour vous tenir tête, elle accumule les faus-
setés et les sottises, elle ne vous concède rien,
et elle se résigne à être absurde plutôt que
de céder d'une ligne. Si ce n'est pas une
sotte, son irritation s'augmente de la confu-
sion de se sentir ridicule et fausse.
LETTRES DE FADETTE 103
Mettons que peu de femmes aillent aussi
loin dans leurs entêtements, il n'en reste pas
moins vrai que la disposition ordinaire de
la femme de mauvaise humeur est de contre-
dire, et aussi, qu'elle peut vous faire visage
de bois à la maison et être charmante et
gracieuse, cinq minutes après, avec des étran-
gers.
Lit'égalité d'humeur est une des très jolies
qualités de la femme, et avec elle on trouve
presque toujours la simplicité intelligente
qui sait reconnaître ses torts et admettre avec
indulgence les erreurs des autres.J
Les discussions, surtout en famille,, ont
plus d'inconvénients que d'avantages. Elles
ne servent ni à éclairer les autres, ni à s'a-
méliorer soi-même: elles sont irritantes pour
ceux qui discutent, fatigantes pour ceux qui
écoutent. (Alors s'il y a tant à gagner à nous
taire, nous pourrions l'essayer plus souvent
peut-être ?J
XXXVIII
Jour des morts
Toute la nuit et toute la matinée, le vent
furieux a couru de la montagne au fleuve,
arrachant les dernières feuilles qui s'accro-
chaient aux branches dépouillées; et mainte-
nant on ne l'entend plus, et sur le ciel plom-
bé, les arbres se profilent nus, immobiles et
tragiques. Rien ne sourit et rien ne bouge.
104 LETTRES DE FADETTE
Au ciel bas pas un nuage, les chemins pas-
sent tout noirs entre les champs dévastés, les
oiseaux se taisent, les portes sont fermées:
on dirait l'endroit inhabité.
Dans ce décor désolé, toute la tristesse de
ce jour des Morts, grelottant et brumeux, fait
jaillir des larmes, de vaines larmes sorties
des profondeurs de tous nos désespoirs!
0 la mort vivante des jours qui ne sont
plus! O la mort à jamais muette de ceux à
qui nous disions: nous ne nous séparerons
jamais.
Ils ont disparu dans l'au-de-là mystérieux
et nous avons vécu sans eux; nous les ai-
mions tant, et nous avons pu être heureux
sans eux!
Et dans les cimetières, devant ces tom-
bes remplies de morts qui furent aimés, ou-
bliés et remplacés, une révolte nous soulève
contre la cruauté de la destinée humaine qui
voue la vie à tant de larmes et la mort à tant
d'abandon!
Dans notre fièvre de vivre, nous oublions
trop les morts!
Nous nous plaignons de l'inconstance et de
l'infidélité des vivants, comme les morts au-
raient bien plus le droit de se plaindre de nos
défaillances et de l'insuffisance de nos
cœurs! Mais j'aime mieux croire qu'étant
dans l'infini, ils comprennent et excusent le
fini des pauvres petites âmes terrestres. Et
c'est parce qu'ils nous comprennent si bien
qu'ils pourraient nous aider puissamment si
LETTRES DE FADETTE 105
nous savions rester en communion avec eux.
Ils savent maintenant le secret des grands
pourquoi qui font gémir l'humanité, ils com-
prennent le divin et le surnaturel que nous
cherchons si fort à ne pas percevoir autour
de nous; avec leur seule âme dépouillée des
imperfections mortelles et des ignorances
humaines, comme ils nous parleraient si nous
les interrogions!
Le souvenir de leur vie si bien remplie ou
si brusquement arrêtée ferait naître en nous
une inquiétude salutaire. Regardant notre
vie, ce que nous avons fait en regard de ce
que nous avons voulu faire, nous sentirions
qu'il faut nous hâter d'agir, car nous igno-
rons quel temps nous sera encore accordé.
J'arrivai au cimetière en méditant ainsi. Tout
était mort autour... partout... Le ciel lui-
même semblait une chose éteinte couvert
d'un linceul gris. Je frissonnai comme si la
mort eût touché mon cœur et je sentis pro-
fondément la désolation de ce cimetière d'où
si peu de prières s'élèvent à cette heure tar-
dive.
Soudain, un rayon du soleil couchant fit
une trouée, dans ce gris, souleva les atomes
humides suspendus en l'air, les fit scintiller
et mit dans l'espace comme la tombée de lar-
mes pleurées doucement. Puis le rayon se
posa sur le grand Christ du Calvaire qui en
recueillit toute la lumière et devint un Christ
resplendissant dont les bras étendus bénis-
saient les morts et appelaient les vivants.
106 LETTRES DE FADETTE
A genoux devant lui, je sentis une gran-
de douceur pénétrer dans mon âme avec la
conviction qu'il garde et aime les uns et les
autres, et qu'il faut avoir confiance, comme
les petits enfants avec leur mère.
XXXIX
Nous passons . . .
Je regardais sur le ciel les nuages flotter,
s'éloigner, se rapprocher, se détacher en fines
mousselines ou se fondre en des formes tour-
mentées. Puis cet ondoiement s'immobilisa,
et là, sous mes yeux, se dessina une cité...
une cité fantastique, grise et mauve, où se
dressaient des palais, des tours crénelées,
des églises à clochetons, de longues flèches
d'argent, et sur ces coupoles et ces murail-
les, la lumière rouge et or du soleil couchant
accrochait des bannières et des oriflammes.
C'était une grande ville en fête!
Et pendant que j'essayais de tout voir de
cette création merveilleuse, la lumière peu à
peu se voila; la cité aérienne, ses tours coif-
fées de nuages, ses châteaux et ses cathédra-
les s'effritèrent dans l'espace; les étoiles se
mirent à briller parmi leurs ruines, et der-
rière la montagne de neige, la lune claire et
froide monta dans l'azur nettoyé.
C'est le même ciel, toujours, mais les nua-
ges n'ont fait qu'y passer, et c'est le monde,
toujours le même monde, où nos vies passent
LETTRES DE FADETTE 107
et s'effacent! Elles passent, nos vies, en tra-
çant des dessins plus ou moins vagues, que
les autres regardent avec plus ou moins d'in-
térêt, puis elles disparaissent dans l'infini,
mais nos âmes durent!
Et quand on sait qu'aucune ne meurt, que,
depuis le commencement, toutes les âmes qui
ont animé des corps humains n'ont fait que
traverser de l'autre côté, qu'aucune n'a pu
être anéantie, que par-delà la vie elles sont
toutes vivantes dans la gloire, ou dans l'at-
tente, ou dans la souffrance, un indicible
frisson nous saisit devant ce mystère de l'in-
fini!
Songez donc! Depuis la création comme
il y en a eu des hommes, et tant que la terre
existera, comme il y en aura! Et sans trêve,
les âmes s'en iront peupler l'au-delà dont la
mort leur ouvre la porte!
Je savais cela, vous aussi, mais je n'y avais
jamais assez pensé pour "le voir" comme ce
soir, et j'ai eu peur! J'ai joint les mains en
disant: "Mon Dieu!'* comme le petit enfant
appelle sa mère quand il est effrayé.
Et je pense qu'il est venu, puisque, dans
l'ombre qui envahissait ma chambre, le cal-
me a succédé à l'angoisse qui était une défian-
ce, un doute de la puissance divine de conci-
lier ce qui nous semble contradictoire.
Puisque nous ne trouverions jamais en
nous la possibilité de désirer faire mal à ceux
que nous aimons, de les désappointer volon-
tairement, encore moins de les tromper, ne
108 LETTRES DE FADETTE
faisons-nous pas une injure grave à Dieu qui
a fait la tendresse de nos cœurs humains, de
Le soupçonner de dureté, de dureté éternelle?
Et je n'ai plus été malheureuse. Nous com-
prendrons plus tard, quand pour nous aussi
la porte s'ouvrira...
XL
La soldanelle
Il neige et je suis un peu paresseuse. Le
silence est si grand, dehors et dedans, que
j'entends le frolis des flocons de neige qui
se pressent dans les vitres comme s'ils de-
mandaient de leur ouvrir. . . c'est joli toute
cette neige qui monte le long des pentes, s'ar-
rondit en dôme sur les clôtures et les objets
dont elle reproduit les formes en courbes si
moelleuses! Les branches sont garnies de
moineaux: transis, le cou dans la plume, en
petites boules noires, ils frissonnent dans la
mousse blanche qui épaissit.
J'ai pris un livre que mes doigts effeuillent
distraitement, pendant que je regarde dehors,
toute au plaisir de flâner si doucement. Une
fleur séchée glisse du livre sur ma main, et
voilà que mes pensées qui se dispersaient
comme la neige folle, commencent à vivre
autour de cette activité faite fleur que l'on
appelle la soldanelle. La vie de cette petite
plante ressemble à un conte de fée par son
côté merveilleux, et à un cours de morale
par son côté profond.
LETTRES DE FADETTE 109
La soldanelle est une plante des Alpes qui
vit aux grandes altitudes. Quand l'hiver
achève, que le soleil est chaud sans avoir
encore fondu les neiges, cette impatiente pe-
tite fleur, devançant toutes les autres, com-
mence à pousser sous la terre gelée. Par
un miracle d'énergie, elle se fait jour à tra-
vers les couches de glace, et l'on voit bientôt
deux petites cloches jumelles, exquises de
fraîcheur et de fragilité, se balancer au-dessus
de la glace qui souvent, pendant les nuits
froides, se reforme autour de la tige verte.
Et le procédé employé par la soldanelle
pour se frayer un chemin dans la glace? Elle
la fait fondre par la chaleur dont ses feuilles
sont à la fois la réservoir et le foyer.
C'est un miracle qui se reproduit assez
exactement chez certaines âmes vivant égale-
ment sur les hauteurs. Ne connaissez-vous
pas de vaillantes et patientes soldanelles, qui,
après avoir accumulé dans leur cœur des ré-
serves de chaleur aimante et de patience
généreuse, finissent par avoir raison des
cœurs glacés?
Lentement, sous l'indifférence et la froi-
deur, elles ont poussé leurs tiges frêles, et
peu à peu, par la force du rayonnement de
leur cœur ardent et tenace, elles franchissent
les obstacles qui paraissaient insurmontables,
pour s'épanouir dans le bonheur si chère-
ment conquis, et leur grâce redonne la vie à
des cœurs qui se croyaient gelés à tout ja-
mais.
110 LETTRES DE FADETTE
Ce qui fait la force étrange de la solda-
nelle, c'est sa prévoyance: tout l'été, elle a
chargé ses feuilles, recueilli le combustible
qu'elle brûle quand vient la saison de vivre
et de grandir malgré les forces contraires.
I Les jeunes filles devraient imiter la fleur
mystérieuse. Quand la vie leur sourit, que
les hommages les couronnent, qu'elles sont
comme des petites déesses dont les désirs
sont des ordres, elles oublient trop que le
printemps est une saison courte, que les
temps rudes viendront, et qu'alors la déesse
recevra plus d'ordres qu'elles n'en donnera;
elle sera souvent transie par le froid si elle
n'a pas, en temps opportun, fait une ample
provision de douceur, de bonté chaude, de
gaieté rayonnante qui défient le froid des
cœurs atteints par l'indifférence dont souf-
frent, par accès, les cœurs d'hommes ordi-
naires!
La bêtise serait alors de renoncer triste-
ment au bonheur qui fait mine de s'enfuir.
Elles furent conquises, à leur tour de con-
quérir, et en vraies petites soldanelles, de
percer les neiges et les glaces, et de fleurir
dans l'amour qu'elles auront regagné ou ré-
veillé à force de grâce patiente et de bonté
indulgente et tendre.
Ah! mes chères petites amies! Avant de
vous jeter dans l'aventure du mariage, étu-
diez la botanique! Vous ignoriez sans doute
que c'est une science bienfaisante et... pra-
tique!
LETTRES DE FADETTE 111
XLI
Nous changeons . . .
Nous serions bien surpris, si au bout de
chaque année nous pouvions voir distincte-
ment ce que nous ont appris ces douze mois...
et qui sait, si, au bout de dix ans, nous re-
connaîtrions notre âme tant elle a évolué et
parfois s'est transformée. Mais nous réflé-
chissons si peu que nous ne savons pas de
quelle manière elle a subi l'enseignement
quotidien de la vie, la leçon des choses vues
et comparées, l'exemple des existences cou-
doyées, l'influence si puissante des grandes
affections, l'impitoyable morale du temps qui
va, sans arrêt, au milieu de nos joies et de nos
détresses.
Non, nous nous croyons toujours les mê-
mes, surtout si la vie, nous emportant dans
son tourbillon, nous a enlevé le loisir et la
curiosité de tourner nos yeux en dedans.
Cependant nous sommes autres. Meilleurs?
Quelquefois, la souffrance affine une âme et
vit-on dix ans sans souffrir?... Pires?...
oui, si nous ne sommes pas meilleurs: la dou-
leur qui n'élève pas l'âme la rétrécit et la
durcit.
Mais, puisque nous nous modifions tant
sans le vouloir, sans même le savoir, de quel-
les transformations morales ne serions-nous
pas capables consciemment et volontaire-
112 LETTRES DE FADETTE
ment? Cela ne vous ouvre-t-il pas des hori-
zons infinis?
Quand nous sommes las et tristes, et très
souvent, parce que nous créons en nous la
fatigue et les chagrins, il est bon de pouvoir
nous dire qu'il dépend de nous d'être plus
intelligents, meilleurs et plus aptes au bon-
heur.
Je vous ai déjà exprimé le regret, que parmi
tant de professeurs, il n'y eût pas de profes-
seurs de joie pour apprendre aux aveugles
de ce monde à voir les joies qu'ils dédaignent.
Pourquoi ne serions-nous pas nos propres
professeurs de joie?
Nous le deviendrions en nous appliquant
à ne laisser perdre autour de nous aucune
parcelle de beauté et de bonté. Dieu en a mis
partout, mais il faut avoir l'âme bien éveil-
lée, bien vivante, pour les sentir et les devi-
ner, et le bien, deviné chez ceux, quelquefois,
que Ton était porté à dédaigner, c'est la
plainte chétive mise au soleil qui retige et
fleurit. Soyons attentifs. . . et au lieu de gé-
mir: "La vie est triste, les hommes sont mé-
chants!...", efforçons-nous de faire la vie
meilleure en découvrant la bonté cachée chez
tous! Beaucoup, beaucoup de femmes sont
tristes parce que leur âme est vide... elles
ont cessé d'aimer parce qu'elles sont désap-
pointées, et leur tristesse les tue et tue aussi
leur entourage! Elles pourraient vivre pour-
tant et faire vivre aussi si elles le voulaient!
Leur cœur fragile qui paraît brisé se rempli-
LETTRES DE FADETTE 113
rait à nouveau d'un amour plus large, de cha-
rité qui s'épanouirait dans le dévouement vi-
vant, au lieu de mourir lentement dans l'ac-
ceptation morne de devoirs détestés. Qu'elles
y pensent, qu'elles méditent la parole du
sage :
"0 femmes! Gardez-nous la beauté du monde!"
XLII
Noël
Demain ce sera Noël ... un autre de ces
Noëls qui passent et s'en vont, si semblables
par ce qu'ils remuent en nous de meilleur, si
différents par les changements que la vie
nous apporte entre chacun d'eux.
Quand, d'un clocher à l'autre, les carillons
de minuit se répondent en chantant Noël,
ils éveillent en notre âme toutes les choses
douces et tristes qui sommeillaient, et si, dans
le silence de la veillée de Noël, on est recueilli
et attentif, elles font notre âme plus vivante:
renouvelée, libérée des entraves quotidien-
nes, c'est dans une grande lumière qu'elle
regarde passer sa vie. Est-ce d'en voir ainsi
se dérouler la suite, qu'elle arrive à compren-
dre que tout est bien, et que nos pires épreu-
ves furent des bénédictions si elles nous ren-
dirent meilleurs?
Oui, depuis le berceau où nous apprenions
à vivre dans la chaude tendresse maternelle,
jusqu'à la fin, dont le mystère insondable ne
114 LETTRES DE FADETTE
nous effraie plus, tout est bien et Dieu a
raison.
Il a toujours raison, c'est entendu, mais
c'est de le sentir en son cœur qui met l'âme
dans la paix, la paix divine promise par les
anges de Bethléem aux hommes de bonne
volonté!
Et ne voilà-t-il pas une bonne préparation
pour entrer dans l'inconnu de l'année nou-
velle? Le bonheur que nous nous souhaitons
les uns aux autres, que nous attendons avec
un espoir inlassable pour ceux que nous ai-
mons et pour nous-même, nous paraît tout
de même bien incertain. Sous nos vœux
souriants, il y a l'angoisse vague des maux
possibles, probables même si l'on en croit
l'expérience passée. Il ne serait pas bon de
céder à cette tentation d'inquiétude... elle
est inutile et nuisible. En jetant un coup
d'œil sur le chemin parcouru, nous y rencon-
trons rarement les épreuves redoutées et les
joies rêvées... ce sont d'autres bonheurs,
d'autres chagrins, toujours de l'imprévu
joyeux ou triste qui a surgi dans les vies
même les plus calmes. Alors à quoi bon se
tourmenter?
Au lieu de regarder bien loin dans l'ave-
nir, regardons en nous-mêmes: voyons les
forces vives qui sauront accueillir bravement
ce qui nous est réservé. Il ne nous sera rien
imposé que nous ne puissions supporter puis-
que nous avons confiance en Dieu. Et avoir
confiance en Dieu c'est également avoir con-
LETTRES DE FADETTE 115
fiance en soi, dans les autres, dans la vie,
et aller de l'avant, courageux et actifs, prê-
tant de notre énergie à ceux qui en manquent
donnant, avec notre sourire, notre foi tran-
quille à ceux qui refusent de croire la vie
bonne. S'ils pouvaient comprendre qu'il faut
l'aimer pour qu'elle nous traite doucement!
XLIII
Les écoles d'Ontario
C'est dimanche, et je vous écris dans l'in-
quiétude de ce qui se passera demain à
Ottawa. Lentement, logiquement, les événe-
ments se sont déroulés jusqu'à cette crise
tragique, et des jeunes filles, des femmes souf-
friront pour une cause de laquelle nous nous
sommes peut-être trop désintéressées, ici, en-
dormies dans la sécurité que nous pensions
acquise pour toujours.
Cette sécurité était faite en partie de notre
impuissance à croire à tant de mesquinerie
et d'injustice des gouvernants d'Ontario, qui,
lâchement, veulent écraser les petits et les
faibles, ou du moins, ceux qu'ils jugent tels.
Tant pis pour eux, les gouvernants! Ils y per-
dent notre estime et leur prestige et nous n'y
perdrons rien, puisque nous ne céderons pas.
Les Français d'Ontario, conscients de leur
droit, attachés à leur langue, les défendent
contre tous et contre tout, dans une révolte
que partage tout Canadien-français digne de
ce nom.
116 LETTRES DE F A DETTE
Il me semble que les femmes de la pro-
vince de Québec ont été lentes à s'éveiller à
la réalité du drame qui se joue dans l'Ontario,
et que les luttes de ces trois dernières années
les ont laissées indifférentes. Il y a de bril-
lantes exceptions que je me dispense de nom-
mer: comme moi vous les connaissez et vous
les admirez. Mais, en général, peu de fem-
mes ont été au courant des événements qui
préparaient la crise actuelle, et celles qui
savaient ne comprenaient pas très bien, peut-
être, que notre vie française qui est notre vie
nationale, notre vraie vie, était en jeu.
Mais rien ne vaut les leçons en action, et
la vaillance et le patriotisme des Français
de l'Ontario ouvriront les yeux des Fran-
çaises du Québec, et toutes ensemble, ani-
mées du même esprit, nous ferons ce qu'il
faut pour demeurer français dans l'Ontario
où l'on nous persécute, et dans le Québec, où
nous glissions mollement aux concessions
dangereuses. L'une d'elles, c'est notre facilité
à parler l'anglais de préférence au français
quand ce n'est pas nécessaire.
[^Certes, il faut apprendre l'anglais et le bien
parler, quand ce ne serait que pour prouver
notre supériorité sur les Anglais incapables
d'apprendre le français et qui s'en excusent
en prétendant que nous ne parlons pas le
français de France!
Ne nous gênons pas pour leur dire que
leur ignorance seule peut leur faire débiter
de pareilles inepties, mais ayons la sincé-
LETTRES DE FADETTE 117
rite de reconnaître que nous sommes sou-
vent inexcusables de n'être pas plus soi-
gneux de notre langage et que certaines de
nos négligences et de nos ignorances sont
coupables^/
N'est-ce pas révoltant! Pendant que le sang
canadien-français coule sur les champs de
bataille anglais, les Anglais fanatiques em-
pêchent les enfants de ces braves soldats
d'apprendre le français dans leurs propres
écoles.
Il n'y avait vraiment rien à faire qu'à ré-
sister: ce ne sera pas la première fois, ni la
dernière!
Dans cette résistance, apportons aux Cana-
diens d'Ontario notre sympathie et notre
conviction et qu'ils sentent que nous leur
sommes étroitement unis! Et la communion
une fois établie produira des vibrations puis-
santes qui soulèveront les opinions larges et
généreuses et feront tomber tous les obsta-
cles.
XLIV
Dans un couvent
Passer de l'agitation du monde, du tourbil-
lon de vos propres pensées, du bruit des allées
et venues des autres qui vous donnent tant
de fatigue quand vous êtes faible, à la vie
d'un couvent si tranquille qu'on s'y entend
respirer, voilà une aventure qui vous donne
la sensation d'avoir été transportée dans un
pays enchanté.
118 LETTRES DE FADETTE
Je faisais part de cette impression à une
jeune femme américaine, pensionnaire de
hasard, comme moi, de ce ravissant couvent
où tout est silencieux et froid même quand
le soleil brille! Chaque pièce ensoleillée res-
semble à une glacière où la lumière serait
venue se rafraîchir, et cependant les calorifè-
res donnent une température égale et agréa-
ble. C'est un soleil éblouissant qui rayonne,
mais sur ces murs blancs, ces rideaux blancs,
ces parquets cirés, les rayons sont fragiles
et sans chaleur. Ma compagne est protes-
tante et un peu poète et elle me répondit:
Oui, c'est un palais enchanté habité par des
princesses qui dorment. Quand on leur cou-
pa les cheveux, avant de les coucher dans
leur cercueil, quand on ramena sur leur
figure, comme un linceul, leur voile de pro-
fesse, elles s'endormirent... et leur sommeil
dure ... Le prince qui viendra les réveiller
pasera à travers les ronces et les épines com-
battant les géants du Désespoir, les dragons
du Regret, et il les tuera. . . et les princesses
attendent ce prince et c'est la Mort.
C'est pour cette heure de liberté qu'elles
respirent et qu'elles prient jusqu'au moment
de leur délivrance.
Chaque soir elles se disent qu'un jour a
passé qui les rapproche de l'instant de l'ar-
rivée du Prince qui leur ouvrira les yeux.
Elles dorment, les princesses : vous me
direz qu'elles prient? Oui, presque toute la
journée, mais comme font ceux qui parlent
LETTRES DE FADETTE 119
dans leur sommeil: c'est un murmure inco-
hérent et doux, de mots si souvent répétés,
que leur signification en est usée! Regardez
les princesses remuer les lèvres pour psal-
modier les vêpres: elles rythment les psaumes
d'une voix si égale, si monotone, que je suis
sûre que le ruisseau bavard, sous nos fenê-
tres, a plus conscience de sa course sur les
cailloux, qu'elles, du mouvement de leurs
lèvres articulant les syllabes latines. Jamais,
Madame, je n'avais imaginé une vie si étran-
ge, si douce mais si inconsciente! On se croit
dans une autre planète ... et c'est ça qui re-
pose! conclut-elle d'un air las.
Lj[e l'avais écoutée sans l'interrompre, amu-
sée et charmée par ce conte gracieux, mais
un peu scandalisée de cette incompréhen-
sion absolue de la vie intérieure, de la vie
religieuse, qui font de toutes celles qu'elle
appelle des princesses endormies, des âmes
si vivantes, si ardentes, qu'à leur contact on
respire Dieu, Dieu dont elles vivent et qu'elles
exhalent. Sans doute le ciel les attire, mais
elles aiment la vie où Dieu les veut et comme
Il la fait pour elle!!
[ Elles prient, et leur inlassable et vivante
prière accompagne une activité qui s'exerce
au profit de toutes les faiblesses et de toutes
les misères humaines: vieillards qu'elles hé-
bergent, orphelins qu'elles recueillent, mala-
des qu'elles soignent, morts qu'elles ense-
velissent, enfants qu'elles instruisent! Et
celles-ci? Ces contemplatives? Oh! non, elles
120 LETTRES DE FADETTE
ne dorment pas! Elles s'offrent en silencieux
et brûlant holocauste pour ceux qui vivent
dans le monde comme s'il n'y avait ni Dieu,
ni âme, ni vie future ! felles ne dorment pas,
ces saintes! Elles gouïënt, dès maintenant,
les choses éternelles qu'elles trouveront au-
delà de la mort. Des profanes comme nous
se figurent difficilement l'intensité de vie inté-
rieure des âmes à ce point purifiéesjj
A son tour, ma compagne écoutait, éton-
née, elle entrevoyait, peut-être pour la pre-
mière fois, Dieu présent, l'Invisible rendu
sensible aux âmes de lumière.
XLV
Dans un rayon
Dans le large rayon de soleil qui traverse
la pièce, une infinité d'atomes lumineux dan-
sent, montent et descendent; ils paraissent
retenus dans la bande de lumière par une
force irrésistible, et je pense que chacune
de nos vies est fixée dans un rayon, où flot-
tent ainsi toutes les joies et toutes les dou-
leurs qui nous sont destinées. Que de germes
de souffrance ou de bonheur se fixent sur
nous, à notre insu, dont nous vivons, que nous
respirons, sans le savoir... que d'autres s'a-
gitent autour de nous qui ne seront pas des
joies vivantes et des chagrins cruels, parce
qu'ils ne pénétreront jamais au-delà de la
surface de nos cœurs. C'est en ce sens que
bonheur ou malheur sont choses si relatives.
LETTRES DE FADETTE 121
Le bonheur que nous ignorons ne nous rend
pas heureux, et si les plus grands malheurs
ne font pas saigner notre cœur, ils n'existent
pas en réalité; ce sont des fantômes qui
errent autour de nous: nous fermons les
yeux, ils disparaissent, nous n'y pensons
plus!
La mort est un malheur . . . mais que de
mortalités ne rendent pas malheureux ceux
qui devraient s'affliger!
Et dans un autre ordre d'idées, ce qui
enchante votre voisin vous causerait de l'en-
nui, et ce qui vous fait pleurer le laisserait
bien indifférent!
Car est-il rien au monde de plus person-
nel, de plus "incommunicable" qu'une âme?
Aussi ne faut-il pas se flatter d'avoir péné-
tré l'âme, toute l'âme de nos amis. Nous
connaissons ce qu'ils veulent bien nous en
livrer et peut-être un peu plus, si nous
sommes bien perspicaces, mais ces âmes ont
des profondeurs ignorées d'eux-mêmes, et le
mystère et l'imprévu qu'ils y découvrent
chaque jour leur causent de l'inquiétude et de
l'effarement. Comment croire sérieusement,
alors, que nous, du dehors, pouvons tout
deviner!
Rien ne démontre plus cette impuissance
des autres à connaître la véritable physio-
nomie des âmes, que les appréciations va-
riées que nous entendons émettre au sujet
de ceux que nous connaissons bien et que
nous aimons.
122 LETTRES DE FADETTE
Nous sommes stupéfaits des accusations
futiles ou graves portées contre eux; nous
ne les trouvons même pas fondées sur des
apparences, nos protestations soulèvent tant
d'incrédulité, que nous nous taisons devant
l'absolue inutilité d'un plaidoyer dont le seul
résultat serait de remuer un peu d'air autour
de nos paroles.
Gomme il faudrait être prudents, réserver
nos propres jugements sur ceux qui vivent
autour de nous!
C'est difficile à cause des élans de sympa-
thie qui entrent en jeu pour nous induire en
illusion ou nous jeter dans l'injustice!
"Regardons avec des yeux d'amour et nous
épellerons des choses sublimes." Oui, c'est
bien vrai, et le contraire aussi!
La sympathie-instinct donne ces yeux d'a-
mour, visionnaires de "choses sublimes",
et chimériques, défions-nous-en!
Certes, je veux des yeux d'amour pour re-
garder ceux que j'aime, mais c'est la sympa-
thie-sentiment qui doit me les donner: ils
regarderont avec attention, ils aimeront l'âme
qui m'attire parce qu'ils l'auront comprise,
et ils verront les "choses sublimes" cachées
aux profanes.
Un nuage a éteint la bande de lumière rose,
les atomes ne sont plus visibles... il y a
longtemps que je bavarde!
LETTRES DE FADETTE 123
XLVI
La petite sœur de charité
La petite Sœur Saint-Benoit est une de mes
amies. Quand elle apprit que je passerais
l'été à X, elle me pria d'aller voir son oncle,
vieux et infirme, mais "si intelligent et si bon,
que vous ferez cette belle charité avec un
vrai plaisir", dit-elle. J'ai donc fait la con-
naissance du vieux monsieur, puis je gagnai
son amitié en lui disant du bien de Sœur
Saint-Benoît, et dernièrement, il me raconta
la simple et tragique histoire de sa pauvre
vie, illuminée quelques années par la pré-
sence d'une enfant dont le départ l'a encore
laissé seul, mais, cette fois, résigné et patient.
"Ma petite Marie, madame, avait deux ans
quand mourut sa mère: c'était ma sœur et
l'enfant n'avait pas d'autre parent que moi.
Je l'apportai ici, me demandant, ahuri, ce que
j'en ferais bien! J'étais un singulier protec-
teur! Déjà vieux, infirme, pas riche, sauvage
comme un ours, laid . . . comme vous voyez,
je vivais seul, redoutant les sympathies in-
tempestives autant que la malveillance. J'a-
vais eu une enfance pénible: les gamins de
mon âge s'étaient tant moqués de ma bosse
et de ma petite taille, que je m'étais sauvé
du collège dans un accès de désespoir. L'an-
cien curé d'ici, chez qui je me réfugiai, et qui
comprit et eut pitié de ma misère morale,
me garda chez lui, m'enseigna tout ce qu'il
124 LETTRES DE FADETTE
savait, et poussa la charité jusqu'à vivre assez
longtemps pour que je puisse me tirer d'af-
faires tout seul. J'avais recueilli un petit
héritage qui me rendit propriétaire de cette
maison: j'y vécus bien des années entre mes
livres et mes fleurs. Je n'aimais personne,
personne ne m'aimait, et j'en voulais à toute
l'humanité d'avoir une taille de nain et une
bosse sur le dos!
Mais quand la petite se mit à m'aimer, à
m'appeler "mon beau vieux Nonc", je me
transformai. J'oubliai ma difformité et la
malice des hommes, j'eus un magnifique dé-
dain de l'impression que je créais. Et même,
Dieu me pardonne, je me souviens que lors-
que je me promenais avec la menotte de la
petite dans la mienne, je poussai la fatuité
jusqu'à me croire un objet d'envie.
Elle grandissait et j'étudiais, ravi, le déve-
loppement de cette petite âme humaine, la
première dont je m'approchais. J'y découvris
le germe de mes curiosités, de mes inquiétu-
des, de mes aspirations, j'y vis ma sensibi-
lité encore affinée, et je n'eus plus d'autre
intérêt dans la vie que la chère mignonne.
Elle était intelligente et sérieuse, attirée com-
me moi vers le mystère de l'infini: elle ne se
lassait pas de me questionner; moi, pauvre
homme, j'étudiais encore, et je répondais de
mon mieux, mais si peu bien, en somme,
qu'elle est allée dans la maison de Dieu, Lui
demander à Lui-même ses secrets!
Toute petite, quand elle eut compris que
tout dans la nature est vie et mort, elle donna
LETTRES DE FADETTE 125
une âme à toutes les choses. Avons-nous
devisé ensemble sur l'angoisse des arbres qui
soupirent dans l'espace, sans que nous, étran-
gers à leur langage, puissions deviner ce
qu'ils désirent ou regrettent! Nous observions
les oiseaux, leurs voyages, leurs fêtes, leurs
nids remplis de beaux œufs couleur de pier-
res précieuses. Pour elle les fleurs avaient
un visage et elle leur parlait comme à des
petites personnes. Elle aimait toutes les bê-
tes avec une sollicitude touchante. Patiem-
ment, nous cherchions ensemble ce qui peut
s'élaborer dans ces cervelles obscures, au
fond de ce rêve dont ils ne s'éveillent jamais:
idées sans conscience qui n'ont pas de mots
pour s'exprimer.
Le soir où je lui appris que les étoiles ont
des noms, comme les fleurs, elle fut charmée.
Son regard plongeant dans la transparence
profonde, elle apprenait à les distinguer, et
son cri de joie quand elle réussissait était tel,
qu'on aurait dit qu'elle cueillait l'étoile et
s'en emparait! Une nuit que je m'étais laissé
entraîner à lui parler des myriades de soleils
semés dans l'espace, si nombreux que leurs
pointillements se confondent en des lueurs
lactées, si lointains que leurs flèches de lu-
mière percent l'éther pendant des années
avant de pénétrer dans nos pupilles, je la
sentis se serrer contre moi et m'étreindre,
comme si la terre eût manqué sous ses pieds:
c'était le grand frisson de l'infini qui venait
d'envahir sa petite âme trop faible pour de
si écrasantes visions: "Rentrons, dit-elle, j'ai
peur!"
126 LETTRES DE FADETTE
Mais les années passèrent, son âme grandit
en s'emplissant de Dieu et en s'habituant à
l'infini... et un jour, avec des précautions
délicates et une douceur cruelle, l'enfant me
demanda sa liberté pour l'offrir à Dieu...
je fus atterré; mais qu'avais-je à dire? Elle
n'était même pas à moi ... et puis, avec elle
j'avais appris bien des choses, et l'une d'elles,
que je ne pouvais la disputer à Dieu. Un
soir, elle partit et je fus tout seul, comme
avant!
Mais quand on a vécu avec les anges, on
ne doute pas de l'existence du ciel, et quand
on est vieux comme moi, on le voit tout près;
ma petite Marie prie bien, je sais, pour que
j'y aie une place pas loin d'elle, car c'est bien
triste de ne plus la voir ici I"
0 ce "tragique" quotidien! Si on est atten-
tif on le sent gémir dans toutes les âmes
humaines, surtout celles qui se sont renfer-
mées dans le silence. Quelquefois, au con-
tact d'une sympathie vraie, ces âmes s'ou-
vrent et livrent leur secret douloureux. Ce
remuement de la souffrance soulage les uns,
blesse les autres, mais fait toujours du bien
à qui apprend de plus en plus les âmes, la
vie, les voies mystérieuses de la Providence.
Pourquoi était-elle venue dans cette vie iso-
lée, la petite Marie? Pour mettre Dieu dans
l'âme du vieux savant, puis elle est partie
parce que d'autres âmes avaient besoin de
Dieu aussi, et que Sœur Saint-Benoît pouvait
le leur révéler. i
LETTRES DE FADETTE 127
XLVII
Autour du feu
Une fin d'après-midi dans le salon tiède et
fleuri de narcisses au cœur d'or; le feu brûle
doucement en jetant des lueurs roses dans
l'ombre qui envahit la pièce... Nous som-
mes quatre qui avons dédaigné le bridge de
rigueur pour philosopher à notre manière en
remontant aux méfaits de la première Eve
et à la lâcheté du premier Adam, qui repoussa
la responsabilité de la faute partagée et qui
cria comme un enfant peureux: "Ce n'est pas
ma faute! C'est elle!" Vrai, j'aime mieux Eve
qu'Adam, il eut un piteux rôle, le roi de la
création!
Un petit silence où flottent des pensées qui
frémissent, et l'une de nous s'avise de de-
mander: "Avez-vous jamais pensé qui vous
voudriez être si vous n'étiez pas vous?"
Cela vous étonnera peut-être, aucune ne
put trouver quelqu'un qui lui parut, "en tout",
préférable à elle-même. Notez bien, je vous
prie, les mots "en tout" qui nous défendront
contre l'accusation d'une vanité indue et d'une
prétention exagérée.
pL'une nous plaît par sa grâce et son charme,
nous admirons l'intelligence d'une autre, et
la beauté d'une troisième nous paraît envia-
ble. Volontiers, nous cueillerions un peu
d'exquis à toutes les femmes que nous admi-
rons pour nous faire une personnalité idéale,
128 LETTRES DE FADETTE
mais en face du rêve irréalisable nous con-
cluons après des délibérations amusantes que
nous préférons être nous-mêmes.
Etre "soi" est donc un élément de satis-
faction dont on pourrait tirer un meilleur
parti en cherchant, d'abord, à ne pas trop
nous maltraiter et, ensuite, à nous rendre de
plus en plus aimable.
Nous sommes quelquefois trop sévères
pour nous-mêmes: nous nous ingénions à
nous critiquer et à nous décourager. Nous
comparons notre rêve qui plane à nos pe-
tites actions qui cheminent, et nous nous
faisons croire que nous n'avons rien fait
parce que nous n'avons rien à montrer, que
notre vie est nulle parce que notre rôle est
effacé. C'est faux et c'est injuste.
L'erreur est d'ignorer que tout être qui
remplit sa tâche ou son devoir d'état, — com-
me vous voudrez l'appeler, — est dans la vé-
rité et ne saurait être inutile. L'injustice,
c'est de ne pas comprendre qu'on n'est pas
tenu à faire plus que "son possible". Ne
soyons pas plus exigeants que le bon Dieu!
Quand on peut se dire: "Je fais tout ce que
je peux", il faut être satisfait de cela qui est
très bon, et demeurer dans la sérénité qui
fait la vie belle même si elle est remplie de
médiocrités. Il est nécessaire d'avoir foi en
soi-même pour faire œuvre qui compte ... et
pour cela, il faut bien se connaître: se ren-
dre compte de ses défauts est sage, mais se
rendre compte de ses qualités l'est tout au-
LETTRES DE FADETTE 129
tant. Quand nous avons fait le calcul de nos
lacunes et de nos faiblesses, mettons en re-
gard la somme de nos forces qui sont nos
richesses.
Les craintifs, les hésitants, ceux qui se dé-
fient trop d'eux-mêmes vont sûrement à la
défaite dans toutes les luttes où l'on ne peut
compter que sur soi-même.
XLVIII
Sur le mariage
Enfin l'Hiver s'en va! Il n'y a pas à admi-
rer la nature en ce moment et on ne peut
guère s'exclamer que sur la quantité de boue
dans laquelle on force les habitants d'une
ville civilisée à patauger! Et cependant le
soleil sème de la joie, et l'air vous caresse,
et les fiancés tendent leurs mains vers Pâ-
ques pour saisir le bonheur dont ils rêvent
depuis si longtemps.
De tout mon cœur je leur souhaite toute la
félicité possible, mais je ne puis m'empêcher
de penser que de conjuger assidûment le
verbe aimer ne peut seul la leur assurer. Les
jeunes mariés sont généralement mal prépa-
rés pour la vie à deux et ils entrent dans le
mariage avec des idées inconciliables.
La jeune fille, si libre pourtant dans sa
famille, rêve d'une plus grande indépendan-
ce, et elle se heurte gauchement à un homme
qui a la naïveté de croire que sa volonté sera
130 LETTRES DE FADETTE
la loi joyeusement observée parce que c'est
lui qui l'impose.
Je suis bien d'avis, pour ma part, qu'un
homme intelligent, délicat, assez "supérieur"
pour s'occuper moralement de sa femme, la
façonnerait telle qu'il la souhaite. Seule-
ment je suis forcée de reconnaître que les
maris ont rarement cette bonne influence
parce que, en général, ils sont au-dessous de
leur rôle. Plaçant toute leur supériorité dans
leur qualité de mari, ils perdent de vue le
danger d'être jugés par des yeux clairvoyants
que l'amour tient moins longtemps fermés
que la plupart ne se l'imaginent: ils ne se
donnent aucune peine pour conserver l'amour
qu'ils considèrent leur appartenir de droit,
et ils exigent de leur femme toutes les per-
fections humaines et surhumaines dont ils
donnent l'exemple comme nous savons!
Aussi faut-il voir filer leur prestige et l'a-
mour qu'ils inspiraient remplacé par l'amer-
tume et la rancune! Et voilà l'histoire de
bien des amoureux que l'approche de Pâ-
ques jetait en extase et que les neiges de Noël
verront pleurer.
Cette triste histoire se modifierait cepen-
dant, si on faisait comprendre au jeune hom-
me que sa prétention peut bien le gonfler
à en crever, mais qu'elle n'empêchera pas sa
femme de le juger "à sa valeur"; et à la jeune
fille, que dans cette question du bonheur à
créer et à conserver, il ne faut pas tout laisser
à l'impulsion et au hasard.
LETTRES DE FADETTE 131
La plupart n'ont pas prévu d'avance la vie
qu'elles auraient et la ligne de conduite à
suivre, et il arrive, ou qu'elles se laissent
aller au courant des choses, et, amoureuses
et dociles, ne réfléchissant jamais, elles per-
mettent à leur mari de les annihiler et per-
dent ainsi toute l'influence que plus de per-
sonnalité leur eût donnée. Ou, au contraire,
elles apportent avec elles un fagot d'idées
toutes faites dont elles ne veulent rien céder,
ce qui les rend intolérantes et tracassières.
Entre ces deux voies dont l'une mène à
l'écrasement total et l'autre à la dislocation,
il y a un chemin à suivre et il serait bon de
l'étudier d'avance.
L'entente et l'affection sont choses rares et
précieuses: il faut vous en persuader tous
les deux pour les entretenir avec soin et
adresse. Sachez qu'on doit à propos tenir
à ses idées ou les faire céder, sacrifier ses
goûts ou savoir s'y prendre pour qu'on y
satisfasse, choisir son moment pour dire ou
obtenir certaines choses, être tolérant et sa-
voir s'arrêter avant la faiblesse.
\J£t tout cela s'apprend par la réflexion,
l'habitude d'observer et de voir au-delà de la
surface des choses, par la faculté de prévoir
la conséquence de ses actes .. .1 Mais alors,
c'est toute une éducation à faire? Certaine-
ment, et n'attendez pas de la faire aux dé-
pens de la paix de votre foyer et de votre
bonheur à tous deux . . . Amen !
132 LETTRES DE FADETTE
XLIX
Confession
Tout mystérieux, incompréhensible et com-
pliqués que nous soyons, nous ne le savons
qu'un peu tard dans la vie, quand nous avons
souffert des étranges jugements portés sur
nous et quand nous nous sommes trompés
en jugeant les autres.
On ne livre à personne, pas même à sa
plume, le dernier mot de sa nature. Notre
âme ressemble à ces coffrets à double fond
dont le dessus est seul accessible à tous :
ils se croient bien fixés sur la nature des
objets que le coffret renferme, alors qu'il y a,
sous ce qu'ils voient, une cachette dont nul
que le propriétaire ne soupçonne l'exis-
tence.
Ceux même qui nous aiment le plus ne
font qu'entrevoir à travers leur sympathie,
ce qu'ils croient ou désirent être nos qua-
lités. Voilà pourquoi, quand ils cessent de
nous aimer, ils trouvent mille raisons d'ex-
pliquer et de justifier leur inconstance.
Nous ne sommes pas devenus imparfaits
du jour au lendemain, mais ils ont cessé de
nous regarder avec complaisance.
Et ces courants de sympathie et d'antipa-
thie des mêmes personnes pour les mêmes
personnes se trouvent dans toutes les affec-
tions humaines, qu'elles se nomment amour
ou amitié: ils sont la cause des plus grandes
LETTRES DE FADETTE 133
injustices, puisque ce qui plaisait quand nous
aimions, fatigue et ennuie quand nous n'ai-
mons plus. Alors ce n'est pas nous qui
nous modifions quand nous plaisons moins,
c'est l'autre qui nous retire son affection, et
avec elle, tout le prestige dont elle nous re-
vêtait à ses yeux.
Nous causions de cela, mon amie et moi,
auprès d'un beau feu où les souvenirs de tant
de déceptions devinées se dessinaient dans
les longues flammes bleues: nous n'étions pas
tristes, peut-être, mais émues et pensives, en
frôlant tout l'inconu des retraites profondes
de nos âmes.
"Et cependant, avoua mon amie, nous som-
mes quelquefois moins aimées parce que nous
devenons moins bonnes à aimer... Moi qui
vous parle, j'ai éprouvé pendant un certain
temps quelque chose qui ressemblait à de
l'antipathie pour mon mari: il m'agaçait tel-
lement que je me tenais à quatre pour ne pas
l'égratigner. — Et comment vous êtes-vous
guérie de cette maladie, fis-je en riant, car
vous me paraissez bien unis et heureux main-
tenant? — En découvrant que c'était moi-
même qui devenais grincheuse et insupporta-
ble. Au travers des difficultés inséparables
et laborieuses des premières années de mé-
nage, je m'étais laissé envahir par le mécon-
tentement et l'amertume, et c'est à travers
ces fumées que je voyais mon mari. Il était
le même, ni mieux ni pire, qu'à l'époque de
notre mariage, mais, étant devenue détesta-
134 LETTRES DE FADETTE
ble moi-même, je ne pouvais plus l'endurer!
Et j'étais en train de le lasser et de lui faire
oublier qu'il m'avait tant aimée. M'étant
éveillée à la réalité, je me mis à l'œuvre pour
reconquérir mon bonheur, mon mari, et mon
amabilité! Ce fut dur: il fallut lutter contre
mes nerfs, la faiblesse physique, l'habitude
prise d'exprimer mes mécontentements, tou-
tes mes petites lâchetés morales. . . D'une se-
maine à l'autre je me sentais redevenir la moi
d'autrefois. Et quand enfin j'eus repris pos-
session de ma meilleure âme, j'y retrouvai
mon amour pour mon mari, le cher bon, qui
jouissait de l'amélioration sans trop chercher
d'où elle venait. Il avait failli être détesté,
sans s'en douter heureusement et simplement
parce que j'étais méchante!"
Cette confidence me fit beaucoup réfléchir,
et je me suis dit depuis qu'elle peut être
utile à ceux qui voient s'éteindre en eux
des lumières, et qui, dans les ténèbres, pleu-
rent des bonheurs qui ne sont pas perdus
encore, mais qu'il faudrait saisir fortement
pour les conserver.
LI
Semaine sainte
Le train file entre les champs jaunes aux
sillons durs, d'où sortiront bientôt des her-
bes fines et des blés légers... mais les tein-
tes d'automne sur ces terres d'avril font ou-
blier la sève montante, et dans le wagon
LETTRES DE FADETTE 135
fermé on ne sent pas la douceur du vent
qui incline les branches nues. La tristesse
du paysage s'harmonise bien avec les souve-
nirs sacrés de la Semaine Sainte que nous
finissons.
Et pourtant, c'est dans l'éblouissement de
lumière d'un printemps d'Orient que Jésus
vécut ses derniers jours et qu'il connut jus-
qu'au fond la méchanceté des hommes. Et
toute la beauté du monde extérieur lui rendit
peut-être plus pénible encore la laideur des
cœurs humains.
Car Jésus était homme, et le divin en lui
n'atténua pas les tristesses et les douleurs
de son humanité.
Il prêchait la loi d'amour pendant que la
haine de ses compatriotes montait autour de
lui; Il les guérissait, Il les consolait et les
aimait pendant qu'ils méditaient sa perte. La
trahison de Judas, le reniement de Pierre, la
lâcheté de ses disciples le remplirent d'une
angoisse indicible: nous le lisons dans les
récits évangéliques avec un cœur froid: c'est
que nous oublions trop qu'il souffrit cette
détresse et cette passion avec son cœur et sa
nature d'homme. — Je pense aussi aux amitiés
féminines qui entourèrent Jésus: délicates
et aimantes, ces âmes se livrèrent sans ré-
serve à l'action pure du mystère qui éma-
nait de Lui. Eurent-elles l'intuition d'une
présence invisible et puissante, et cela les fit-
elles inébranlables dans leur fidélité? Ou leur
suffisait-il d'aimer Jésus pour qu'aucun doute
136 LETTRES DE FADETTE
ne les effleurât, et qu'inaccessibles à la peur
qui faisait fuir les apôtres, elles demeuras-
sent tout près de Lui sur la croix, l'aimant
dans la mort comme dans la vie?
Marthe était là avec les autres ... la douce
et patiente Marthe, à qui Jésus avait dit la
grande et mystérieuse parole: "Tu te préoc-
cupes de beaucoup de choses, Marthe, et une
seule est nécessaire."
Une seule! Et les Marthe d'aujourd'hui l'ou-
blient comme celle d'autrefois. Et au milieu
des choses secondaires qui absorbent leur
vie, elles négligent la seule chose nécessaire:
la vie profonde de leur âme.
Marthe ne fut pas froissée de ce que lui
disait Jésus: elle était trop vraiment son amie
pour ne pas comprendre que ce n'était pas
un blâme de Jésus mais un appel à se rap-
procher de lui en se pénétrant davantage de
son esprit.
Il arrive que de vrais amis disent la même
vérité aux âmes trop terrestres: ils ont moins
d'onction et de douceur, celles qui les enten-
dent ont moins d'intelligence aimante et d'hu-
milité que Marthe, et les transformations
sont lentes.
Mais elles finissent par se faire, et nous de-
vrions bénir ceux qui nous arrêtent, fût-ce
brusquement, au milieu de "beaucoup de
choses qui nous préoccupent", pour nous dire
de ces paroles qui ne s'oublient pas: elles
nous poursuivent, elles nous hantent et nous
donnent la nostalgie de "la seule chose né-
cessaire."
LETTRES DE FADETTE 137
Le train roule toujours dans la nuit com-
mençante: je ne distingue plus rien dehors,
mais en moi je sens vivre tant de pensées
bonnes et fortes entendues souvent sans que
mon esprit distrait ne les ait remarquées:
elles ont, quand même, en silence, habité mon
âme, elles y ont creusé un profond et mysté-
rieux chemin, et m'ont conduite à la convic-
tion, que si l'on peut ignorer la vérité, on
n'a pas le droit de la rejeter ou de l'oublier
après l'avoir "vue" et comprise.
LU
La politesse des Canadiens
S'il suffisait de faire un joli tapage pour
affirmer une vérité, il aurait été incontesta-
blement prouvé, hier, à ce thé intime, que les
Canadiens ont perdu cette fine fleur de poli-
tesse qui croissait ici il y a cinquante ans.
Oui, messieurs, on vous traita avec sévé-
rité, mais il ne tient qu'à vous de prouver
qu'on fut injuste.
Une bonne petite âme essaya de vous dé-
fendre: une clameur couvrit sa voix indul-
gente: toutes parlaient à la fois, et à travers
les exclamations, les éclats de rire, les fusées
d'esprit, se firent jour des anecdotes comi-
ques, des exemples illustrés et mimés de man-
ques d'égards, de réponses cavalières, de
paresse à se déranger, des messieurs dits
bien élevés, que mes amies ont l'occasion de
rencontrer sans sortir de la bonne société.
138 LETTRES DE FADETTE
Votre procès, messieurs, fut mené avec vi-
gueur et entrain: l'une se plaignit des hom-
mes d'affaires qui, appelés au téléphone par
des femmes, leur parlent sur le ton qu'ils
prendraient avec leur garçon de bureau.
— "Quand nous dérangeons ces messieurs
pourtant, disait la dame, c'est que nous y
sommes obligées, et ils nous le font vraiment
trop regretter I"
Ils sont pressés, occupés, risqua la bonne
petite âme. — D'être polis ne leur ferait pas
perdre un temps notable, lui fût-il répondu.
Et une autre: "Pouvez-vous m'expliquer
pourquoi un homme cesse d'être poli avec
une femme uniquement parce que c'est la
sienne? La lune de miel passée, il ne sait plus
ni la débarrasser d'un paquet, ni ouvrir une
porte pour elle, ni la remercier d'un service,
ni différer d'opinion avec elle sans lui dire
des choses désagréables. Et pourtant il sait
mieux: il l'a prouvé avant son mariage avec
sa fiancée, et depuis, avec les autres femmes. .
son sans-façon, son manque de courtoisie
sont réservés à sa femme... — C'est qu'il
l'aime tant, et que les hommes sont des êtres
si logiques! — ricana une malicieuse personne.
— "Mais, reprend la bonne petite âme, les
femmes qui souffrent ainsi de l'impolitesse
des hommes sont-elles donc irréprochables?
Tous les jours, ont voit des hommes heurter
et bousculer des femmes, sans s'en excuser,
c'est vrai, mais tous les jours aussi, on voit
des femmes accepter dans le tramway la place
LETTRES DE FADETTE 139
offerte par les hommes sans daigner les re-
mercier par un mot ou un salut." Ce fut
admis, et aussi, qu'au fond de ce laisser-aller
général, on trouve un formidable égoïsme.
Etre poli, c'est penser aux autres et se dé-
ranger pour eux: les êtres très égoïstes ne
sauraient être bien polis. Satisfaits et sou-
riants tant que les autres font les frais et
les avances aimables, ils se retirent dès que
c'est à leur tour de s'oublier. Arrangez-vous,
ce n'est plus leur affaire, et si les vôtres vont
mal, tant pis pour vous! Autrefois on a écrit
des Canadiens: "C'est un peuple de gentils-
hommes.'*
Hélas, nous ne méritons plus ce joli com-
pliment, du moins c'est ce qui ressortait de
l'amusante discussion d'hier où le mot de la
fin fut dit par la grand'mère de notre hôtesse,
une exquise vieille dame qui avait écouté en
silence et qui prit la parole quand les jeunes
furent à bout de souffle. — "Ne vous étonnez
pas que les hommes d'aujourd'hui soient si
peu polis: si vous n'y veillez, mes enfants,
ceux de demain seront pires. On ne se don-
ne plus la peine d'élever les enfants, ils pous-
sent comme ils peuvent. On tolère leur sans-
gêne et leur impertinence avec les parents,
leur grossièreté avec les domestiques, leur
brusquerie et leur rudesse entre eux. Ils en-
trent au collège où ils sont instruits sans
être éduqués et ils vont ensuite à l'Université !
Il n'y en a pas une, parmi vous, qui ne faites
un détour pour ne pas passer devant les étu-
140 LETTRES DE FADETTE
diants, tapageurs et grossiers qui se croient
chez eux sur le pavé de la rue, et s'imaginent
être très spirituels quand ils interpellent les
passants et gênent la circulation. Et l'Uni-
versité est la dernière étape, presque, avant
le mariage! Où donc voulez-vous que les jeu-
nes gens aient appris la politesse?
Mes petites dames, il n'y a que vous pour
nous sauver de la grossièreté vulgaire qui
nous envahit. Les personnes parfaitement
polies sont celles qui ont été bien élevées dans
leur famille. Les bonnes manières s'héritent
et sont enseignées surtout par l'exemple.
C'est donc à vous de faire mieux que celles
qui ont élevé les hommes que vous critiquez
avec raison." Elle avait un petit air nar-
quois . . . Elle n'est pas facile la tâche qu'elle
nous indique, mais elle est possible, vous
savez!
LIV
A celles qui travaillent
J'ai beaucoup d'amies inconnues et char-
mantes: elles m'écrivent quelquefois pour me
faire des confidences qui appellent des ré-
ponses, et j'essaie dans ma causerie hebdo-
madaire de leur dire un mot qui les atteigne
et les aide peut-être... oh! très peu, à la
manière d'un rayon ou d'un sourire qui font
des éclairs de lumière dans le noir. Quand
je passe dans les rues, je me dis que je frôle
LETTRES DE FADETTE 141
là aussi des sympathies, de celles qui me
lisent, et qui attendent de moi autre chose
que ce que je leur offre, et alors je voudrais
avoir le pouvoir de lire dans ces âmes pour
me faire dicter par leurs besoins mes pau-
vres petites lettres qui seraient alors utiles
et bienfaisantes.
J'ai eu cette impression très vive, l'autre
matin entre huit et neuf heures, dans un
tramway qui se remplissait de jeunes filles
allant à leur travail; j'ai été frappée par l'ab-
sence de gaieté sur leurs frais visages. Je
crus que le ciel gris déteignait sur leur
humeur, et je renouvelai l'expérience par
une journée lumineuse et tiède, mais avec le
même résultat! Et je suis prise de pitié pour
cette jeunesse si grave, et je voudrais dire à
chacune la belle parole d'Henri Bordeaux:
"Pour être heureuse il faut se donner brave-
ment à la vie." Pas à la vie qu'on rêve,
mes petites amies, mais à celle qui est la
vôtre; il faut s'y donner sans envie ni ran-
cune contre personne, sans amertume con-
tre notre sort.
De toute condition, si modeste soit-elle, ac-
ceptée courageusement avec toutes ses obli-
gations, rejaillit, sur celle qui l'occupe, beau-
coup de considération et de dignité.
La plus jolie forme de courage c'est la
gaieté: c'est celle du brave soldat français,
c'est celle de tant de femmes qui cachent
sous leurs sourires de si douloureux secrets,
et pour qui le rire n'est que la pudeur des
142 LETTRES DE FADETTE
larmes. Se donner bravement à la vie, c'est
avoir ce courage gai et la force de chercher
son bonheur dans le travail et le devoir
accomplis.
Nous ne devrions jamais oublier qu'un des
privilèges et une des puissances les plus re-
doutables de notre âme, mais aussi une des
plus enviables, c'est de poser son empreinte
sur les âmes voisines et de communiquer à
d'autres une part de ses joies ou de ses souf-
frances.
Votre jeunesse est une grâce et une force.
Auprès de vous, au même comptoir, dans le
même bureau, il y a de pauvres êtres usés,
vieillis par la tristesse et le travail; donnez-
leur de vos richesses, prodiguez autour de
vous votre sourire et le rayonnement de vo-
tre jeunesse. Ils sont trop las pour chercher
la joie, ils ne croient plus à son existence,
apportez-leur celle qui est en vous et ils vous
béniront.
Cette joie, retrouvez-la si vous l'avez per-
due, puisque vous avez l'espérance de l'ave-
nir et l'espérance de l'amour, le vrai amour
créateur du foyer, dons vous rêvez les soirs
de printemps quand vous vous sentez trop
isolées dans la grande ville bruyante.
C'est pour attendre cet amour que vous
êtes pauvre et que vous êtes fière. C'est en
y pensant que vous vous en allez tous les
jours, à l'aurore, travailler, peiner et garder
votre cœur; c'est cet amour espéré qui vous
rend jolies, douces et joyeuses, car vous sa-
LETTRES DE FADETTE 143
vez qu'il viendra un jour et que vous jetterez
dans ses mains, comme une moisson de fleurs,
tant de tendresses jalousement gardées pour
celui, qui, en prenant votre cœur, vous de-
mandera toute votre vie.
Ah! n'enviez pas les oisives et les inutiles
qui ont trop souvent la tête vide et le cœur
sec! Comme vous leur êtes supérieures, chè-
res petites travailleuses, qui ne devez qu'à
vous le pain qui vous nourrit et la robe qui
vous habille!
Relevez votre jolie tête, portez-la bien haut,
et bravement, donnez-vous à la vie en lui
disant qu'elle vous doit une revanche. Elle
vous la donnera sûrement si vous l'aimez telle
qu'elle se présente.
Admirez les richesses qui ne sont pas pour
vous, aimez les plaisirs dont vous n'avez
qu'une si mince part, et n'enviez ni les unes
ni les autres. Soyez heureuses, vous, dans
la Beauté, Dieu l'a faite pour vous et per-
sonne ne vous l'enlèvera . . . elle est partout
autour de vous, elle remplit votre âme. Précé-
dées de votre rêve, marchez donc allègrement
dans la gloire de votre jeunesse vaillante et
pure!
LV
Fadette enseigne l'hérésie
C'est une histoire triste que je vous con-
terai aujourd'hui, toutes les mamans pleure-
ront car c'est l'histoire d'un petit enfant qui
mourut de chagrin.
144 LETTRES DE FADETTE
Son père et sa mère furent emportés par
la typhoïde il y a deux ans. Il fut recueilli
ici, au village, par la tante de son père, vieille
femme avare, égoïste et dure qui ne le prit
pas par charité, mais pour toucher la pen-
sion que le tuteur payait sans la connaître.
Il avait sept ans quand il arriva: blond,
vif comme un oiseau, il avait de beaux yeux
caressants, les jolis gestes d'un enfant bien
élevé et un peu gâté. Intelligent, développé
pour son âge, il était d'une sensibilité un peu
morbide qui se reflétait dans sa physionomie
si mobile. Il eût fallu, pour l'élever, de l'af-
fection, de la douceur et de la fermeté. Hélas!
cette vieille femme n'avait à lui donner aucun
de ces trésors! Elle entreprit ce qu'elle appe-
lait son éducation. C'était une ancienne
maîtresse d'école et elle voulut essayer avec
lui d'un système qui tendait à l'éteindre
pour le rendre sage!
Il était grondé s'il courait dans la maison,
puni s'il renversait une chaise ou tachait ses
bardes: soumis à un règlement inflexible,
toujours seul, privé d'affection, il désapprit
le rire et devint silencieux, gauche et triste.
Sa tante lui parlait pour commander, gron-
der, instruire et l'entretenir des diables!
Les diables étaient le grand facteur dans
cette belle éducation. Ils entraient en scène
pour le moindre délit et le pauvre petit
homme avait aussi peur d'eux que de sa
tante.
Imaginez un peu ses terreurs et ses déses-
poirs, lorsqu'enfermé dans sa chambre noire,
LETTRES DE FADETTE 145
tout seul dans son étage, il se sentait si aban-
donné et exposé aux fureurs de ces êtres sur-
naturels rôdant autour de lui et prêts à l'em-
porter au bout de leurs grandes fourches.
Comme il dut appeler sa mère! Non, les morts
n'ont plus rien à faire avec les vivants puis-
qu'une mère ne peut venir doucement la nuit
rassurer son petit qui tremble!
Je l'ai vu souvent à l'église: il se tenait
droit comme un I, ce qui ne l'empêchait pas
d'être gourmande plusieurs fois pendant la
messe: de grosses larmes tombaient sur son
livre, et il ne faisait pas un geste pour les
essuyer.
Je le perdis de vue pendant quelques mois,
et quand je revins ce printemps il ressemblait
à un petit fantôme; il n'avait de vivant que
les yeux ... de grands yeux affamés, cher-
cheurs, un peu effarés, des yeux de petite
bête traquée.
Surmontant la répugnance que m'inspirait
la veille femme, j'arrivai, en flattant ses ma-
nies, à entrer assez familièrement chez elle,
non sans subir quelques rebuffades quand
je laissais trop paraître ma pitié pour le petit
malade. Car il était tout à fait malade et
on le voyait s'en aller de jour en jour. Je
lui portais des fleurs qu'il aimait et qu'elle
lui avait toujours défendu de cueillir dans
son jardin où elles se fanaient sur pied. Je
lui racontais des histoires, et quand la tante
disparaissait je le caressais comme sa mère
l'eût fait, et il se serrait dans mes bras en
fermant les yeux.
146 LETTRES DE FADETTE
Un jour j'avais renversé sur son lit un
panier de roses qui embaumaient, il plongea
son petit visage pâle dans les pétales parfu-
més: "Y aura-t-il des fleurs au ciel? — Oui,
mon chéri, des fleurs, des anges, mais il y
aura surtout papa, maman et grand'père . . .
— Je voudrais tant y aller! fit-il en joignant
les mains, et, plus bas: mais j'ai peur que les
diables m'empêchent d'y entrer... ma tante
dit que je suis souvent méchant, et qu'ils
me garderont avec eux pour l'éternité ... et
l'éternité, c'est long, vous savez, elle dit que
ça ne finit jamais!" m
Sa voix tremblait et ses yeux étaient pleins
de larmes. — Mon petit Lucien, tu ne sais donc
pas que tu es l'enfant du bon Dieu, c'est à Lui
que ta maman t'a donné au baptême, et II est
le plus Grand et le plus Fort, et II ne per-
mettra à personne de te prendre à Lui. Ne
pense plus aux diables. %
— J'en ai tant peur! Et il y en a beaucoup
vous savez, ici... partout... ils viennent la
nuit autour de moi ... et leurs yeux brû-
lent. . .
Il cacha sa figure sur mon épaule, il était
tout tremblant.
Alors, Dieu me pardonne, je lui enseignai
l'erreur. — Regarde-moi, mon petit Lucien et
crois-moi: il n'y a pas de diables, ce sont des
inventions de ta tante pour t'effrayer. Il y a
un ciel, et dans le ciel le bon Dieu, les anges,
et tous les bons qui sont devenus des saints.
Il buvait mes paroles: Et les méchants, où
vont-ils?
LETTRES DE FADETTE 147
— Ils deviennent bons avant de mourir,
Dieu leur pardonne et ils vont au ciel aussi.
— Vous êtes bien, bien sûre de cela? — Oui.
— Si je le demandais à monsieur le curé, di-
rait-il "sûr" qu'il n'y a pas de diables?
— Oui . . . demande-le-lui, il m'a dit qu'il ve-
nait te voir demain, pour te préparer à com-
munier... tu verras qu'il n'y a pas de dia-
bles!"
Quand je partis, il me dit avec son petit
sourire d'autrefois: "On ne le dira pas à ma
tante, pour les diables ... et comme je dor-
mirai bien... puisqu'il n'y en a pas!"
Je mis le curé au courant et il consentit
à ne pas me contredire. Nous ne devions
pas enseigner l'hérésie longtemps!
Trois jours après, le jour de sa première
communion, Lucien mourut et alla appren-
dre de l'autre côté pourquoi il avait été si
malheureux, lui qui n'était coupable que d'ê-
tre orphelin! r,
LVI
Nos filles
Se doute-t-on qu'un des grands obstacles à
l'effort personnel et à l'initiative privée des
jeunes filles se trouverait dans la simple et
prosaïque question d'argent? Ceci est vrai
même pour celles qui appartiennent à la
classe aisée.
Il est admis, élevé à la hauteur d'une sorte
de dogme, dans nos familles, qu'un jeune
148 LETTRES DE FADETTE
homme doit avoir son argent de poche: ses
cigarettes, ses journaux, ses plaisirs, ses
"politesses", sont reconnus des nécessités
pour lui, et à quinze ans une certaine indé-
pendance lui est acquise par la somme régu-
lièrement mise à sa disposition.
Quant à ses sœurs, c'est une autre histoire:
elles n'ont jamais un sou à elles: pour le
moindre achat, un cadeau insignifiant ou une
petite aumône, elles doivent demander de
l'argent et expliquer par le menu l'usage
qu'elles en feront. J'entends les bons pa-
rents indignés se récrier: "Mais nous les com-
blons, nous leur donnons des toilettes et des
bijoux: elles n'ont qu'à exprimer un désir
pour qu'il soit satisfait...
Faisons la port de l'exagération des bons
parents, et admettons ensuite que, même lors-
que les jeunes filles sont gâtées par eux, elles
préféreraient souvent à des cadeaux inutiles
et à des surprises qui ne leur plaisent pas,
un peu d'argent dont elles disposeraient à
leur guise.
J'entends encore le soupir triste d'une
jeune fille dont j'admirais la robe: "Oui, elle
est bien jolie, mais avec l'argent qu'elle coûte
j'aurais pris des leçons de chant pendant qua-
tre mois. — Vous le désirez beaucoup? — Je
le demande à mes parents depuis deux ans
et ils m'appellent extravagante, j'accepterais
pourtant d'être mise très simplement pour
avoir ce grand plaisir.
Mon humble opinion, c'est que les jeunes
filles devraient avoir la libre disposition d'une
LETTRES DE FADETTE 149
certaine somme avec laquelle elles s'habille-
raient et paieraient leurs menues fantaisies.
Elles apprendraient à leurs dépens à équili-
brer leur petit budget et à connaître la va-
leur de l'argent qu'elles ignorent totalement.
Pour quelques-unes, cinq dollars, ce n'est
rien, et avec vingt dollars, d'autres croient
pouvoir acheter tout ce qui les tente.
Et quand ces enfants prennent la direction
d'une maison, on leur reproche de ne pas
savoir acheter, contrôler les achats, régler
leurs dépenses d'après leur revenu! Où veut-
on qu'elles aient appris tout cela! Dans la
plupart des ménages dont l'équilibre et la
paix sont menacés par l'inexpérience et l'in-
curie des jeunes femmes, il ne serait que
juste d'établir les responsabilités des mères
qui ont oublié d'enseigner à leur fille à pen-
ser, à juger, à faire œuvre d'initiative per-
sonnelle. Mais aveuglés jusqu'au bout, loin
de se blâmer de leur erreur, elles la couron-
nent en taxant leur gendre de mesquinerie
s'il s'avise de protester contre le gaspillage
et la mauvaise administration de sa femme!
On ne le répétera jamais assez: le sacre-
ment de mariage ne donne pas la science
infuse, et une jeune fille qui ne sait rien ne
peut devenir, par la seule vertu du sacre-
ment, une personne économe et capable.
C'est donc aux mères de les former en
leur accordant chez elle une plus grande li-
berté d'action et en confiant peu à peu à
leur initiative une partie des responsabilités
d'une maîtresse de maison.
150 LETTRES DE FADETTE
Il faut pour cela que les jeunes filles vivent
chez elles, et voilà un autre côté de la ques-
tion.
Au risque d'en scandaliser plusieurs, je
vous dirai que, hors le cas de nécessité,
je n'admire pas du tout celles qui, sous pré-
texte "de faire quelque chose d'utile", s'éloi-
gnent de leur famille pour dépenser ailleurs
leur activité et faire jouir les étrangers de
leurs talents. L'occasion d'être utile et dé-
vouée ne manque pas dans la famille et les
mères ont tant compté sur leur fille pour qui
elles n'ont rien épargné!
Au point de vue de l'intérêt réel de l'en-
fant, il est clair que sa place est près de sa
mère, et j'ai bien peur que ses projets d'é-
mancipation ne cachent, sous des petits dis-
cours très sages, le désir d'échapper aux sur-
veillances maternelles et à la vie de famille
qu'elle trouve monotone et ennuyeuse.
LVII
Quand on ne sait pas quoi dire
La bonne, l'heureuse, l'inépuisable ressour-
ce que la température, à l'usage des pauvres
d'esprit et des intelligences paresseuses I" On
se figure généralement que Dieu a créé la
pluie, le soleil, la neige, toutes les vicissitu-
des des saisons pour les besoins de la terre,
les moissons et les fruits. C'est une erreur
profonde: il est évident que toutes ces péri-
péties n'ont d'autre but que de fournir un ali-
LETTRES DE FADETTE 151
ment intarissable, toujours le même, et tou-
jours nouveau, aux conversations des habi-
tants du globe. Sans cela, Seigneur, où en
serions-nous donc? Et comment les quatre-
vingt-dix-neuf centièmes des hommes se tire-
raient-ils d'affaire en société? On ne peut
songer sans frémir aux conséquences désas-
treuses qu'entraînerait la suppression de cet
inappréciable sujet! La moitié du monde se-
rait réduite au silence, et l'autre moitié fort
gênée dans ses entretiens."
En vérité, les changements de température
sont une création charmante et bien aimable
de la Providence. On cause d'autres choses,
je l'admets, on cause du cours de la Bourse,
des affaires du voisin, des singularités de la
voisine, de la couleur et de la forme de ses
chapeaux, de ses allées et venues ... et quand
on a fini, on recommence, et on dit toujours
les mêmes choses toujours aux mêmes per-
sonnes.
Cela fait comprendre un peu qu'on éprou-
ve le besoin de se dédommager avec les car-
tes, et il ne faut pas chercher d'autre expli-
cation de l'épidémie de Bridge qui sévit tou-
jours.
Si les hommes et les femmes prenaient la
peine de causer, et ne se croyaient pas obli-
gés, pour être aimables, d'être insignifiants,
puérils et monotones, nous verrions les fem-
mes du monde jouer aux cartes pour se dis-
traire, soit, de temps de temps, mais non en
faire l'abus qui les rend un peu ridicules, il
152 LETTRES DE FADETTE
faut l'avouer. On croirait vraiment que tout
le monde se met l'esprit à la torture pour dire
des riens. Les sujets sérieux effarouchent et
effrayent. Vous passeriez pour un professeur
ou pour une pédante, si vous osiez aborder,
en causant, des régions plus élevées que cette
sphère mitoyenne où s'endort paresseuse-
ment la conversation. C'est si gênant et si
dangereux de remuer une idée! Il est vrai
encore que pour remuer les idées, il faut en
avoir, et quand il pleut comme aujourd'hui,
elles se dissolvent, et... voilà pourquoi je
vous parle du temps et que je critique si à
propos ceux qui ne peuvent parler d'autre
chose I
C'est facile de critiquer les autres et
c'est avantageux! Je connais des sages qui
ne doivent leur réputation qu'à leur talent
de trouver à redire à tout et à tous! Ils sont
si convaincus de leur supériorité, voyez-vous,
qu'ils l'imposent aux autres par la seule force
de la suggestion.
Et puis? Et puis, c'est tout! Il continue
à pleuvoir. . .
LIX
Gardons nos anges sur la terre
En pleines grandes chaleurs! Sous le soleil
implacable les fleurs brûlent et les bébés
agonisent, et dans les maisons closes tant de
mères pleurent près des berceaux vides! Et
LETTRES DE FADETTE 153
il se trouve d'autres mères étranges pour
venir dire à ces désolées: "Vous êtes bien
heureuse! C'est un petit ange au ciel!"
JjQuand déracinera-t-on cette idée fausse
que l'on trouve presque généralement dans
la classe pauvre, et trop souvent aussi dans
la classe aisée, fque la perte d'un bébé est
une "chance", suivant leur déplorable expres-
sion, image de leur déplorable faux sens
chrétien !
Car il s'est trouvé des gens qui ont voulu
expliquer à la glorification de l'esprit reli-
gieux canadien ce misérable sentiment: "Ce
sont autant de petits anges", fait-on dire à
ces mères extraordinaires.
Allez voir comme on néglige et soigne sans
intelligence ces pauvres futurs anges, et vous
me direz si vous voyez là briller un sens
chrétien admirable?
Oh! non, il n'y a rien de beau dans cette
résignation passive qui laisse le bébé dépérir
sans même appeler le médecin. Ce n'est pas
de la foi, c'est une paresse et une indifférence
coupables, et il faut enseigner aux mères non
seulement à soigner leurs enfants, mais aussi
à vouloir qu'ils vivent; elles consentent trop
facilement à les voir mourir!
Et c'est là, certainement, une des causes de
la mortalité infantile, et elle en tue autant
que la chaleur et la qualité inférieure du lait.
/Les enfants sont donnés aux parents pour
qu'ils les élèvent: quand ils les perdent, c'est
un malheur, un grand malheur et jamais un
bonheur dont il convient de les féliciter!
154 LETTRES DE F A DETTE
Il est extraordinaire de se sentir obligée
d'exprimer une vérité si évidente et si natu-
relle dans un pays qui n'est pourtant pas un
pays de sauvages! |
La notion des "petits anges au ciel" nuit
singulièrement au bien-être "des anges sur
la terre", et elle a certainement contribué à
diminuer le sentiment maternel populaire. . .
pour en avoir la preuve pensez au nombre de
femmes pauvres qui vous disent tout tranquil-
lement: "J'ai eu huit enfants, mais j'ai eu la
chance d'en perdre quatre!" C'est tout sim-
plement scandaleux et cela relève autant de
la morale que de la religion bien comprise.
Il faudrait des apôtres pour faire l'édu-
cation maternelle des femmes qui mettent au
monde dix ou douze enfants et qui en élèvent
trois ou quatre en se réjouissant de la mort
des autres. Ce sentiment de soulagement
éprouvé à îa mort de leurs bébés est contre
nature, et pour peu qu'il s'y mêle de la né-
gligence consciente, il est criminel.
Les malheureuses petites mères qui ont
lutté pour sauver leur enfant malade, qui l'ont
veillé nuit et jour et qui l'ont perdu quand
même, sont indignées et révoltées devant cette
dureté de cœur des mères indifférentes ! Il y a
autre chose à faire que de les blâmer: elles
pèchent par ignorance, ces pauvres femmes,
dans une misère qu'il faut avoir vue pour la
réaliser, et c'est aux femmes instruites et
riches à chercher à les éclairer et à adoucir
leur vie. C'est un apostolat qui peut s'exer-
LETTRES DE FADETTE 155
cer autour de soi, et souvent parmi nos amies
de la classe aisée.
Car Tincurie des mères s'y manifeste éga-
lement quoique d'une façon différente. Les
conséquences en sont aussi fatales. On dit
que les pauvres ne savent pas alimenter leurs
enfants et c'est vrai; vous voyez chez les ri-
ches, une jeune femme se donner un mal
infini pour procurer au bébé la nourriture
convenable, et ensuite le confier à une bonne
insouciante qui le promène au grand soleil
par une chaleur de 90 degrés et plus. Si
l'enfant meurt d'une méningite, pensez-vous
que la mère s'accuse?
Il y aurait tant à dire sur le sujet! Je re-
çois souvent des lettres remplies d'élans gé-
néreux, de désirs d'être secourables et bon-
nes . . . Les occasions ne manquent pas, mes
amies: il faut non seulement les voir, mais
se hâter de les saisir, une à une, à mesure
qu'elles passent, ou bien ce sont d'autres qui
feront le bien que nous aurions dû faire.
LX
Par les chemins verts
Partout sur les chemins verts, à l'ombre
des vieux arbres, on rencontre les amoureux
tout en blanc: ils ont les yeux caressants et
des voix douces; ils marchent lentement et
paraissent ne rien voir qu'eux-mêmes: ils
sont vraiment les "deux qui vont ensemble",
156 LETTRES DE FADETTE
et on les regarde en souriant car ils sont
gentils, et on les aime de s'aimer! S'en vont-
ils pourtant vers la grande déception qui
brise tant de vies?... peut-être, hélas, peut-
être! On en a tant vus croire qu'ils ne pour-
raient vivre l'un sans l'autre en venir à ne
plus pouvoir se supporter!
Et pourquoi, sinon parce qu'ils ont cru
s'aimer et qu'ils ne se connaissaient pas et
n'aimaient que l'amour et leur chimère! Parmi
tous ces jeunes qui égrènent le chapelet d'a-
mour dans le vent qui chante, il y a trop
d'êtres légers et papillonnants qui n'ont ja-
mais été sérieux, et Dieu sait, pourtant, que
rien n'est plus grave que l'amour, et que s'il
n'atteint pas les profondeurs de l'âme il
n'existe pas.
La jeune fille est flattée des attentions
qu'elle reçoit, de l'admiration qu'elle provo-
que; à cela s'ajoute le joli plaisir de recevoir
son ami et de sortir avec lui, et le vilain
plaisir d'exciter ainsi l'envie de ses amies.
Après quelques semaines de ce passe-temps,
elle est convaincue qu'elle aime celui qui lui
fait la cour et qui lui a peut-être donné le
meilleur de son cœur, lui ! Et la voilà qui se
laisse aller sur la pente douce qui la conduit
au mariage: elle s'y prépare en respirant le
parfum des fleurs et en croquant des bon-
bons qu'il lui apporte sans songer à se de-
mander de quelles qualités et de quels dé-
fauts est fait l'homme qu'elle va jurer d'ai-
mer uniquement et à qui elle va promettre
d'obéir toujours?
LETTRES DE FADETTE 157
Ce bel amoureux peut-il être un bon mari?
Elle n'y pense pas. A-t-elle en lui une con-
fiance basée sur l'estime? Elle n'en sait rien.
Au moins, Paime-t-elle, d'un amour fait de
tendresse intelligente et de dévouement prêt
à l'action? Elle n'y a jamais réfléchi.
Elle va au mariage comme à une fête per-
pétuelle: c'est son trousseau qui l'occupe, et
ses cadeaux et tout le tralala!
jjÇertes elle répondrait à votre question
qu'elle aime son fiancé, mais elle parle de ce
qu'elle ignore: elle ne connaît ni son ami, ni
l'amour, ni la vie, ni elle-mêmej
Et lui? Se laisse-t-il prendre aux seuls
charmes extérieurs de sa petite amie? Croit-il
que filer le parfait amour le long des ruis-
seaux bavards ou marcher côte à côte dans
la vie toute leur vie, cela offre bien des points
de ressemblance? Sait-il si sa fiancée a du
bon sens, du cœur, et si elle l'aime vraiment?
S'il est intelligent et cultivé, a-t-il pensé qu'il
faut que sa femme puisse s'intéresser à ce
qui l'intéresse lui-même, s'il ne veut courir
de risque de s'ennuyer avec elle? Si elle ne
sait rien et ne lit jamais, si elle interrompt
par des questions niaises tous les essais de
conversations sérieuses, c'est plus grave qu'il
ne le croit: elle ne pourra jamais être son
amie, sa confidente et au besoin sa conseil-
lère.
Voilà à quoi il faudrait penser, chers amou-
reux, que je rencontre, tout en blanc, dans
les chemins fleuris: vous ne me voyez pas
quand je vous frôle en souriant à votre bon-
heur fragile . . ,
158 LETTRES DE FADETTE
XLI
Fleurs éphémères
Ma petite voisine n'est pas plus haute que
la table; elle est fine et jolie comme un bi-
jou, vive comme un coup de vente, volontaire
comme un petit Napoléon! Dès qu'une chose
la tente, il la lui faut, sans tarder. Or, hier,
elle vit dans le gazon des dandelions passé-
fleurs, et elle vint en courant, les bras tendus
vers ces fleurs légères et étranges. D'un geste
brusque elle les enlève, et à sa consterna-
tion, voilà tout leur duvet dispersé autour
d'elle. Tenace, elle en cueille encore, plus
doucement, cette fois, et elle plonge son nez
rose dans la soie duveteuse qui s'envole !
Alors, indignée, elle me crie: "C'est des fleurs-
semblant! Leurs plumes ne sont pas collées!"
Et en vraie femme, elle pleure toutes ses
larmes, et il faut la consoler avec des cares-
ses.
\Ahl qu'elle ressemble aux jeunes filles éle-
vées dans l'illusion d'un monde tel qu'il de-
vrait être et non tel qu'il est! S
Avec les intentions les plusf louables, on
leur a instillé dans l'âme un idéal qu'il serait
peut-être désirable d'atteindre, mais qui,
marchant côte à côte avec la réalité, en est
bien vite déconcerté et ébranlé, ^surtout si
l'idéal n'a jamais soupçonné qu'il est le rêve
et que la réalité est la vie/}
LETTRES DE FADETTE 159
Voilà donc nos petites filles élevées dans
l'ignorance complète de tout, dans un milieu
où la vertu et la perfection sont, ou parais-
sent être, l'apanage de tous. Il est évident
qu'en prenant contact avec les faits précis
et les gens vivants, il y aura des heurts,
car les jeunes filles ne sont ni prévenues de
ce qui les attend, ni préparées à accepter les
choses comme elles sont.
L'inconvénient grave de cet idéal, c'est qu'il
est dressé de toutes pièces au moyen de tou-
tes les perfections: mais on a oublié une
chose! C'est que c'est un homme ou une
femme qui doit le représenter!
L'être humain, quel qu'il soit, est sujet aux
doutes, aux défaillances et aux chutes, et
lorsque la jeunesse a élevé, loin du monde,
la statue de son rêve, et qu'elle lui découvre
des pieds d'argile, son enthousiasme trompé
est trop prompt à la croire changée en statue
de boue.
M^es jeunes sont entiers dans leurs juge-
ments, et ils ne sont pas indulgents. Quand
une jeune fille — par suite de son éducation
— ignore non seulement l'existence du mal,
mais celle des réalités de la vie, quand elle a
attribué à l'homme qu'elle aime toutes les
vertus qu'on lui a appris devoir seules le
rendre digne d'elle, et qu'elle le découvre
comme il est, avec des défauts et des quali-
tés, elle croit tout perdu parce que son idole
n'est qu'un homme !"J
On a négligé de^Tui apprendre ce qu'elle
est elle-même: un petit composé de beaucoup
160 LETTRES DE FADETTE
de faiblesses et d'imperfections. fil ne s'agis-
sait pas seulement de faire d'elle une petite
fille studieuse, sage et pieuse, il aurait fallu
lui apprendre à mieux observer, à réfléchir
davantage; il fallait la préparer à vivre, non
derrière les grilles d'un cloître, mais dans
un monde que personne ne refera et où il
faut voir clair pour marcher en sûretgj
Faisons donc comprendre aux jeunes que
nul n'est tout à fait bon ou tout à fait mau-
vais; que la somme des qualités laisse tou-
jours place au désappointement, et celle des
défauts à l'espoir d'une amélioration. Dé-
montrons-leur — et c'est facile, — que leurs
imperfections causent aux autres les mêmes
déceptions dont elles se plaignent. Et on
arrive à tout cela, moins avec des reproches
et des gronderies, qu'avec des raisonnaments
et des démonstrations pratiques.
Plus vous aidez la jeune fille à se connaî-
tre ele-même, en détruisant les jolies façades
qui lui masquent la vérité sur elle-même,
plus vous la rendez capable d'étudier et de
comprendre les autres, et par conséquent,
plus vous la disposez à l'indulgence. L'indul-
gence! Comment peut-on en manquer pour
les autres quand on se connaît bien soi-
même? Trop de jeunes ménages sont mal-
heureux parce que les jeunes femmes ne sont
pas des êtres raisonnables et qu'elles ne sont
pas, préparées à la vie sérieuse. On leur a
fait croire que la vie est toujours prête à
leur apporter un bonheur auquel elles pen-
sent avoir droit, et elles l'attendent avec foi,
LETTRES DE FADETTE 161
ce bonheur promis, sans se douter qu'elles
doivent l'édifier avec les ressources qu'elles
ont en elles.
Enseignons-leur donc que tout est le prix
de l'effort personnel, et que celui qui végète
dans sa mollesse s'amoindrit, s'efface, et finit
par ne plus compter. C'est aux parents, c'est
à tous ceux qui forment les jeunes de les
aimer sagement, de les éclairer délicatement,
de se servir de leur expérience pour ne pas
les abandonner au hasard des circonstances
sous prétexte de les ménager!
LXII
Tristesse
C'est un dimanche lamentable: il pleut, le
vent est plein de reproches... on voudrait
s'approcher d'un grand feu qui flambe . . .
J'ai laissé tomber mon livre: il est rempli
de mots sonores enfilés en mesure, mais l'âme
en est absente: sur la table s'empilent des
journaux, j'y lirais des récits de scandales,
les horreurs de la guerre, toute la misère
humaine! Je n'y trouverais rien pour me tirer
de la tristesse où j'enfonce. Les vêpres son-
nent: sous la pluie, et courbant le dos, les
gens pieux se rendent à l'église, et les gamins
aussi: ils n'entendent rien au latin des psau-
mes, et ils se feront des niches dans l'église
à moitié vide.
Indolente et lasse dans mon fauteuil, je
regarde la pluie qui fait des ronds dans l'eau,
162 LETTRES DE FADETTE
et je me dis machinalement: "Il faut pour-
tant trouver quelque chose à dire aux lecteurs
de Fadette!" Mais je ne trouve rien et je de-
vrais avoir des scrupules de vous faire parta-
ger l'impression opprimante qui se dégage
d'une grande solitude perdue dans le brouil-
lard.
Peut-être quelques-uns parmi vous auront
déjà senti profondément que malgré les ami-
tiés et les sympathies, chacun de nous est
terriblement seul en ce monde! Nous som-
mes parfois longtemps sans nous en douter,
nous sommes si entourés extérieurement ;
puis, subitement se fait l'angoissante révéla-
tion. Nous sentons tout à coup que nous
sommes hors d'atteinte de toute aide et de
toute consolation, et nous n'avons personne
à accuser, puisque c'est notre incapacité à
nous expliquer et à nous révéler qui nous
isole ainsi.
Quand vous avez voulu dire ce qui vous
consume en dedans: angoisse, doute, regret
ou joie profonde, avez-vous remarqué, sur
la figure de celui qui écoute, cette expres-
sion de non compréhension qui vous force à
reculer en vous-même? C'est dans ces mo-
ments que l'âme sent sa solitude, et qu'elle
entrevoit dans un éclair lumineux qu'elle sera
encore plus seule pour mourir qu'elle ne l'a
été pour vivre.
Je me dis souvent que nos morts, ceux dont
la pensée nous suit toujours, nous compren-
nent mieux que les vivants, et c'est très doux
LETTRES DE FADETTE 163
cette pensée, que Dieu en nous les enlevant
leur permet une union plus étroite avec nous.
Dans la première douleur de la séparation
nous ne pouvons comprendre cette intimité
nouvelle, ce n'est que plus tard, quand les
petites amitiés de la terre nous ont manqué,
que nous avons senti autour de nous et en
nous des voix connues qui dominent les ru-
meurs du monde et reprennent contact avec
tout ce qui nous intéressa ensemble, autre-
fois . . . mais comme ils voient tout de très
haut, ils nous élèvent avec eux dans les ré-
gions supérieures. Aimer toujours nos morts,
c'est savoir les entendre quand ils nous par-
lent.
Laissons pénétrer en nous la conviction,
qu'à notre tour, quand nous serons partis,
nous posséderons nos amis par tout le mys-
tère de leur âme qui n'aura plus de secrets
pour nous, et que nous pourrons leur être
plus secourables et plus bienfaisants que
maintenant.
Que cette pensée nous rende patients avec
ceux qui se taisent et indulgents pour ceux
qui ne comprennent pas très bien.
Il pleut toujours: à travers le grand silence
de la rue déserte m'arrivent les sons un peu
vagues de l'orgue grêle de la petite église. . .
les accords monotones arrêtent, puis, repren-
nent avec chaque psaume nouveau, et il me
semble que ma tristesse, comme un voile qui
se lève, se fond peu à peu dans une douceur
apaisante qui vient de très loin... peut-être
des bonheurs passés...
Table des matières
PAGES
Une seule Lumière! 1
Si chacun se mêlait de ses affaires! . . 3
Les Moineaux 5
Le livre de la Vie 8
"Et là-bas il vit une petite lumière. . ." . 11
Bon sens 13
Le Printemps entre chez moi . . . . 16
Le coeur de Marie-Anne 19
Pour les Aveugles! 22
Si nous pouvions le croire! 24
Heures précieuses 27
Ohé! les gens pratiques! 30
Pour que l'amour dure! 33
Le Monstre 37
Le Pin parlant 39
L'Ouragan 42
De T éducation 44
Flânerie 47
Un sermon en musique i50
La sympathie 52
L'éteignoir 55
Incertitude 59
Entre amies 61
Comme nous les oublions! 65
Les maladroits 67
La pierre des bavardes .69
Simples réflexions 72
PAGES
Désespoir 74
Ma vieille cousine 77
Parlez d'eux! 80
Un appel 83
Petites curieuses 86
Le rêve effacé 89
Boudoir et grog noir 92
Une halte dans l'église 94
Conte du coin du feu 97
Mauvaise humeur féminine 101
Jour des morts 103
Nous passons 106
La soldanelle 108
Nous changeons 111
Noël 113
Les écoles d'Ontario 115
Dans un couvent 117
Dans un rayon 120
La petite soeur de charité 123
Autour du feu 127
Sur le mariage 129
Confession 132
Semaine sainte 134
La politesse des Canadiens 137
A celles qui travaillent 140
Fadette enseigne l'hérésie 143
Nos filles 147
Quand on ne sait pas quoi dire . . .150
Gardons nos anges sur la terre . . .152
Par les chemins verts 155
Fleurs éphémères 158
Tristesse 161
^ — ->
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La Bibliothèque
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