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Full text of "Lettres de Fadette"

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in  2012  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lettresdefadette03fade 


Lettres 


DE 


Fadette 


TROISIEME  SERIE 


MONTRÉAL 

IMPRIMÉ    AU   "DEVOIB" 

1916 

bibliotheca 

avions» 


*v 


Une  seule  Lumière  ! 

Dans  le  crépuscule  blafard  de  janvier,  la 
disparition  subite  du  soleil  sans  chaleur 
laisse  l'âme  transie,  nostalgique  de  lumière 
et  de  vie  chaude! 

Cette  fin  de  jour  dans  l'ombre  froide,  c'est 
un  peu  un  avertissementt  de  fin  de  vie,  et 
pour  échapper  à  l'angoisse  que  le  rappel  de 
la  mort  fait  naître,  nos  âmes  chimériques  se 
réfugient  dans  l'irréel  de  leurs  rêves  ou  l'en- 
volé de  leurs  souvenirs,  et  pendant  que  re- 
vivent en  elle  les  joies  perdues  et  que  se  tis- 
sent les  bonheurs  inaccessibles,  le  noir  enva- 
hit tout,  dehors,  où  le  ciel  est  sans  étoiles,  et 
dedans,  où  l'on  ne  distingue  plus  rien...  et 
quand,  soudain,  une  main  bienfaisante  fait 
jaillir  de  la  lumière,  c'est  avec  une  impres- 
sion très  complexe  de  regret  et  de  soulage- 
ment que  l'on  revient  des  pays  d'ombres. 

Hier  soir,  quand  une  seule  fleur  de  l'élec- 
trolier  s'illumina,  je  pensai  en  voyant  les 
autres  éteintes  au  candélabre  d'Isabelle 
d'Esté. 

Elle  était  une  grande  dame  de  la  Renais- 
sance, riche  de  tous  les  dons  de  l'esprit,  de 
la  beauté  et  de  la  fortune:  entourée  d'artis- 
tes, de  poètes,  d'admirateurs  fervents,  elle  fit 
le  tour  des  gloires  humaines  et  des  bonheurs 
fragiles  pour  revenir  à  la  seule  lumière  divi- 


LETTRES  DE  FADETTE 


ne,  et  le  dernier  emblème  qu'elle  adopta  fut 
un  candélabre  à  sept  branches  toutes  éteintes, 
sauf  une  qui  sympbolisait  la  foi,  avec  cette 
inscription:  "Unum  sufficit  in  tenebris". 

Et  cette  lumière  unique  qui  lui  suffisait, 
ce  n'était  plus  celle  de  Virgile  ou  de  Pétrar- 
que, ni  celle  de  la  poésie  et  des  arts,  ni  même 
celle  de  l'amour  humain,  mais  celle  de  la 
foi. 

"Une  seule  lumière  suffit  dans  les  ténè- 
bres" . . .  Nous  le  croyons  en  théorie,  mais 
nous  ne  vivons  pas  suivant  cette  croyance, 
de  là  tous  nos  essais  d'éclairage  artificiel . . . 

C'est  que  nous  passons  dans  la  vie  en  re- 
gardant sans  voir,  en  entendant  sans  com- 
prendre: nous  ne  saisissons  pas  le  sens  de  la 
vie,  de  ses  épreuves,  de  ses  joies,  de  ses  amer- 
tumes et  nous  ne  cherchons  pas  le  pourquoi 
profond  des  volontés  divines. 

Notre  âme  taciturne  et  muette  traverse,  in- 
dolente, les  manifestations  providentielles 
faites  pour  l'éclairer  et  l'instruire.  Hautaine 
et  révoltée  dans  l'épreuve,  elle  questionne  les 
desseins  de  Dieu;  ébranlée  et  inquiète,  elle 
s'affaisse  craintive  devant  ses  menaces,  et 
quand  tout  va  bien,  elle  s'élance  joyeuse, 
légère,  se  laisse  vivre  comme  dans  une  fête, 
en  ne  pensant  ni  aux  larmes  d'hier  ni  à 
l'incertitude  de  demain. 

Et  la  vie  s'en  va  ainsi,  et  souvent  l'ombre 
des  soirs  nous  fait  l'âme  triste  et  les  matins 
froids  nous  trouvent  dolentes. 

"A  quoi  bon  vivre  sa  vie  si  on  ne  la  corn- 


LETTRES  DE  FADETTE 


prend  pas?  On  se  dresse  hors  du  néant  com- 
me une  montagne,  comme  un  arbre,  comme 
une  fleur,  où  Ton  passe  entre  ses  bords  com- 
me une  tempête  ou  un  orage,  mais  l'on  n'est 
pas  une  âme!" 

Toutes  les  vies  pourtant  ont  un  sens  pro- 
fond et  une  importance  dont  il  faut  prendre 
conscience  pour  en  faire  quelque  chose  de 
bon. . .  mais  je  crois  bien  qu'une  seule  lumiè- 
re nous  le  fera  voir  et  c'est  celle  qui  "suffit 
à  éclairer  les  ténèbres".  Nous,  que  le  mys- 
tère tourmente  et  si  souvent  tente,  pourquoi 
n'allumerions-nous  pas  bien  vite  dans  notre 
vie  le  flambeau  merveilleux  qui  les  éclairera 
tous ...  et  ensuite  nous  attendrons  avec  dou- 
ceur: on  dit  qu'après  avoir  cru  sans  voir, 
l'âme  en  vient  presque  à  voir  ce  qu'elle  a  cru 
tant  les  voiles  sont    transparents, 


II 


Si  chacun  se  mêlait  de  ses  affaires  ! 

J'ai  demandé  à  une  femme:  "Quel  est  votre 
idéal  d'un  bon  mari?" 

Qu'il  soit  intelligent  et  bon,  qu'il  m'aime 
et  qu'il  se  mêle  de  ses  affaires!" 

J'ai  posé  la  même  question  à  un  homme  : 
"Qu'elle  soit  fine  et  douce,  qu'elle  m'aime  et 
qu'elle  ne  fasse  pas  trop  de  questions!". 

Voilà  donc  que  les  deux  réclament  la  liberté 
de  se  retourner  sans  être  appelés  à  expliquer 
pourquoi. 


LETTRES  DE  FADETTE 


Ils  ont  cent  fois  raison,  et  j'admets,  avec 
Tune,  qu'un  mari  tatillon  est  insupportable, 
et  avec  l'autre,  qu'une  femme  questionneuse 
est  bien  gênante! 

Mais  l'avantage  du  mari,  c'est  qu'il  ne  ré- 
pond que  ce  qui  lui  convient  à  sa  femme 
questionneuse,  tandis  que  vis-à-vis  un  homme 
qui  se  mêle  de  ce  qiù  ne  le  regarde  pas  dans 
la  maison,  la  femme  est  sans  défense. 

C'est  quelquefois  laid  une  femme  curieu- 
se.. .  mais  il  y  a  la  manière,  vous  savez!  Et 
maintes  affaires  inextricables  s'arrangent 
quand  elle  y  fourre  son  petit  nez  et  qu'elle  est 
fine  et  délicate,  et  le  mari  n'a  qu'à  s'applaudir 
alors  de  la  curiosité  de  sa  femme  qu'il  a  com- 
mencé par  redouter.  Mais  l'intervention  des 
hommes  dans  la  conduite  de  la  maison  est 
toujours  gauche  et  indiscrète,  et  j'aimerais  à 
leur  dire  ce  que  je  pense  d'eux  avec  preuves 
à  l'appui.  Mais  c'est  difficile  de  les  atteindre 
et  de  les  connaître,  car,  ces  monstres  sont 
souvent  attentifs  et  gracieux  avec  les  autres 
femmes  et  réservent  leurs  talents  de  détecti- 
ves grincheux  pour  l'embêtement  de  leurs 
pauvres  petites  femmes  qui  ne  peuvent  échap- 
per à  leurs  enquêtes  tyranniques. 

Ecoutez  donc,  cher  monsieur  1  Votre  femme 
va-t-elle  au  bureau  voir  comment  vous  y  con- 
duisez vos  affaires?  Si  vous  la  laissiez  gou- 
verner sa  maison  à  sa  guise!  Elle  s'y  entend 
et  alors  c'est  inutile  d'intervenir.  Ou  elle 
manque  d'expérience,  mais  en  avez-vous  plus 
qu'elle?  Vos  critiques  risquent  de  tomber  à 


LETTRES  DE  FADETTE 


faux,  vos  conseils  d'être  ridicules,  et  laissez- 
moi  vous  le  dire  en  confidence,  ils  ne  sont  ja- 
mais suivis! 

Si  votre  femme  est  toute . . .  neuve,  laissez- 
la  doucement  s'habituer  à  sa  tâche  nouvelle 
et  soyez  bon  prince,  en  songeant  qu'on  vous 
aime  tant  et  qu'on  est  assez  jeune  pour  être 
excusable  d'un  peu  de  gaucherie. 

Vous  avez  aimé  votre  fiancée  pour  ses  grâ- 
ces de  fleur,  ne  vous  attendez  pas  que,  du  jour 
au  lendemain,  elle  se  transforme  en  légume 
qui  court  d'instinct  se  jeter  dans  le  pot  au 
feu! 

Donc,  que  chacun  se  mêle  de  ses  affaires, 
ce  qui  n'exclut  ni  la  confiance,  ni  les  bonnes 
petites  confidences,  ni  la  direction  du  plus 
sage,  ni  les  conseils  délicats  de  la  meilleure; 
mais  que  chacun  laisse  à  l'autre  un  peu  de 
latitude  dans  sa  sphère  propre  et  cette  liberté 
précieuse  qui  est  un  trésor  que  personne  ne 
consent  à  perdre  sans  se  sentir  bien  malheu- 
reux! 

III 

Les  Moineaux 

J'attendais  avec  découragement  les  idées 
qui  ne  venaient  pas. . .  et  les  moineaux,  eux, 
menaient  grand  bruit  autour  de  ma  fenêtre 
pour  me  rappeler  à  mes  devoirs  habituels. 
Je  viens  donc  de  leur  distribuer  les  miettes 
de  pain  que  je  leur  réserve  après  chaque  re- 
pas.   Ils  viennent  sur  le  rebord  extérieur  de 


LETTRES  DE  FADETTE 


ma  fenêtre  que  je  laisse  ouverte,  et  si  je  ne 
bouge  pas,  ma  présence  ne  les  dérange  pas. 
Ils  sautillent,  agités,  avides  et  roublards  en 
diable.  Tout  à  l'heure,  pendant  que  l'un 
d'eux,  la  queue  tournée,  piquait  dans  une 
belle  mie,  un  autre,  passant  vivement  près  de 
lui,  déroba  le  morceau  avec  une  dextérité 
merveilleuse.  Le  pauvre  volé  tournait  sa  pe- 
tite tête  de  droite  et  de  gauche  d'un  air 
penaud  si  absolument  humain  que  je  riais. . . 
tout  bas,  afin  de  ménager  sa  susceptibilité  et 
de  ne  pas  l'effaroucher.  Moi  je  les  aime  les 
moineaux.  —  "Les  vulgaires  et  sales  moi- 
neaux?" demandent  les  petites  snobs. 

Oui,  les  braves,  petits  moineaux  qui  ont 
le  courage  d'affronter  une  misère  très  longue 
à  travers  nos  froids  si  terribles.  Avec  leurs 
gros  becs  et  leurs  grosses  pattes,  ils  man- 
quent d'élégance  et  de  distinction,  oui,  ils 
sont  bien  "peuple"  !  Affairés,  effrontés,  avides, 
batailleurs  et  rageurs,  ils  paraissent  se  piail- 
ler beaucoup  de  gros  mots  et  d'injures,  mais 
ils  m'amusent  et  ils  m'intéressent.  Quels 
arrivistes I  "Ote-toi  de  là  que  je  m'y  mette!" 
Les  avez-vous  vus  dégringoler  ceux  qui  occu- 
pent la  place  qu'ils  ambitionnent? 

Mais  tout  cela  n'est  pas  bien  beau,  dites- 
vous,  et  peu  fait  pour  attirer  la  sympathie? 
Que  voulez-vous,  je  les  aime  malgré  leurs  dé- 
fauts et  non  à  cause  de  leurs  défauts,  et  je 
comprends  toutes  leurs  faiblesses,  même  leur 
vilaine  jalousie  et  leur  brutalité  pour  les  jolis 
oiseaux  qui  ont  fui  aux  premières  brises  ru- 


LETTRES  DE  FADETTE 


des,  et  qui,  ayant  passé  l'hiver  sous  des  ciels 
très  doux,  reviennent  l'été,  bâtir  leurs  nids 
dans  les  arbres  où  les  pauvres  moineaux  ont 
grelotté  sous  la  neige  et  les  frimas,  et  qu'ils 
considèrent  comme  leur  propriété. 

Tous  les  hommes  ne  feraient-ils  pas  com- 
me les  moineaux  que  nous  accusons  d'être 
inhospitaliers  et  querelleurs? 

Ah!  ce  ne  sont  pas  des  idéalistes,  pas  plus 
que  ne  le  sont  les  pauvres  gens  qui  gagnent 
leur  pain  au  jour  le  jour,  à  la  sueur  de  leur 
front  ! 

Mais  ils  sont  actifs,  téméraires  et  surtout 
ils  restent  avec  nous!  Sans  eux  nos  hivers 
seraient  bien  désolés... 

Quand  le  soleil  brille,  et  qu'en  ouvrant  la 
fenêtre,  vous  les  entendez  gaminer  dans  les 
branches  dépouillées,  ne  vous  arrive-t-il  pas 
de  penser  que  c'est  à  vous  qu'ils  adressent 
des  encouragements  narquois  et  des  promes- 
ses tapageuses  d'un  printemps  lointain,  hélas, 
mais  certain? 

Ce  sont  aussi  de  fameux  philosophes,  ces 
pauvres  moineaux  calomniés!  Ils  se  conten- 
tent d'une  vie  modeste:  ils  n'ont  ni  le  talent 
musical,  ni  la  parure  brillante,  ni  les  instincts 
de  déplacement  élégant  des  oiseaux  aristo- 
crates, mais  leur  belle  humeur  ne  les  aban- 
donne jamais,  et  sous  la  pluie,  la  neige  ou 
l'azur,  ils  vont  leur  petit  train  sans  se  dé- 
courager... et  ça  peu  d'hommes  peuvent  se 
vanter  d'en  faire  autant! 


LETTRES  DE  FADETTE 


Mais  voilà  que  vous  avez  tous  deviné  que 
je  vous  parle  si  longtemps  des  moineaux 
parce  que  je  ne  sais  quoi  vous  dire! 


IV 


Le  livre  de  la  Vie 

Je  me  vois  encore,  toute  petite  fille,  sous 
les  arbres  d'un  vieux  jardin,  lisant  dans  un 
conte  de  fées,  d'un  livre  d'images  qu'on  feuil- 
letait sans  se  lasser,  car  chaque  image  fuyant 
sous  les  doigts  qui  tournaient  la  page,  était 
remplacée  aussitôt  par  une  image  nouvelle. . . 
j'en  ai  rêvé  toute  mon  enfance  de  ce  livre 
inépuisable  et  j'ai  bien  souhaité  le  posséder! 

Je  ne  savais  pas,  comme  je  le  sais  mainte- 
nant, que  l'Univers  est  un  livre  de  ce  genre: 
chaque  page  qui  fuit  avec  le  soir  est  rempla- 
cée par  une  autre  différente  que  nous  igno- 
rions, à  laquelle  succède  une  nouvelle  que 
nous  ne  soupçonnons  pas. 

Et  il  y  a  des  gens,  et  si  nombreux,  qui  ne 
voient  que  des  ressemblances  dans  les  jours 
qui  passent!  Quand  je  les  entends  m' avouer 
cela,  je  sais  que:  "ils  ont  des  yeux  et  ils  ne 
voient  pas,  ils  ont  des  oreilles,  et  ils  n'enten- 
dent pas",  tout  comme  les  idoles  païennes 
dont  parle  la  Bible. 

C'est  que  tout  change  constamment  en  nous 
et  autour  de  nous,  et  si  nous  étions  plus 
attentifs  à  ces  transformations  nous  serions 
émerveillés  de  feuilleter  le  livre  de  la  vie. 


LETTRES  DE  FADETTE 


Comme  dans  la  nature,  pour  les  arbres  et 
les  plantes,  il  y  a  dans  l'âme  humaine  des 
floraisons  soudaines,  après  des  jours  de  tra- 
vail mystérieux  et  invisible:  tout  à  coup  elle 
a  des  aperçus  lumineux,  elle  comprend,  elle 
se  rend  compte  que  chaque  heure  de  chaque 
jour  la  prépare  à  l'imprévu,  la  seule  chose 
certaine  de  nos  vies  changeantes. 

Ceux  qui  regardent  pour  "voir",  qui  écou- 
tent pour  "entendre",  et  qui  observent  pour 
"deviner"  et  "comprendre",  n'ont  jamais 
trouvé  la  vie  monotone  même  s'ils  ont  beau- 
coup à  se  plaindre  de  sa  dureté.  Ils  consi- 
dèrent la  nature  un  peu  comme  une  personne 
dont  ils  sollicitent  la  sympathie  et  dont  ils 
redoutent  l'hostilité,  et  les  choses  sont  pour 
eux  des  compagnons  qui  peuplent  leur  soli- 
tude et  dont  ils  cherchent  à  pénétrer  l'âme 
inconnue.  En  étudiant  les  hommes  autour 
d'eux,  ils  peuvent  les  voir  se  dérouler,  se 
replier,  se  modifier  selon  les  circonstances, 
et  c'est  un  jeu  d'un  intérêt  suprême,  l'occu- 
pation même  de  Dieu  qui  voit  l'humanité 
suivre  le  plan  qu'il  lui  a  tracé;  mais  pour 
nous  il  y  a  des  surprises,  et  des  étonnements 
devant  les  âmes  dont  nous  pensions  avoir 
pénétré  le  secret.  Les  âmes  changent  de  for- 
mes comme  les  nuages  et  de  nuances  comme 
la  neige  que  les  aveugles  croient  être  tou- 
jours blanche. 

C'est  une  de  leurs  nombreuses  erreurs!  J'ai 
vu  la  neige  rose  dans  les  couchers  de  soleil 
et  bleue  dans  les  nuits  lumineuses;  je  l'ai 


10  LETTRES  DE  FADETTE 

vue  mauve  dans  les  jours  adoucis  où  se  devi- 
nent des  menaces  de  tempête;  je  l'ai  vue  grise 
et  mauvaise,  ou  blanche  et  endormie,  ou  ter- 
ne et  sans  reflets,  ou  éblouissante  à  nous 
aveugler  ! 

Vous  pensez  aussi,  peut-être,  que  la  neige 
est  toujours  une  chose  froide?  Mais,  ne  l'a- 
vez-vous  pas  vue  tomber  légère  comme  des 
duvets,  ouatant  les  creux,  remplissant  les 
vides?  Ne  l'avez-vous  pas  sentie  molle  aux 
pieds  et  douce  aux  joues  comme  une  caresse, 
une  jolie  caresse  divine  qui  vous  met  au  cœur 
de  la  chaleur  et  de  la  joie?  Ahl  le  livre  du 
conte  de  fées  est  là,  à  notre  portée,  mais 
trop  indolents  pour  le  lire  attentivement, 
nous  laissons  la  vie  en  tourner  les  pages,  et, 
dédaigneux,  nous  y  jetons  à  peine  les  yeux: 
"J'ai  déjà  vu  cela!  Ce  n'est  que  du  soleil,  du 
vent,  un  tourbillon  de  neige,  des  hommes  et 
des  femmes  qui  passent...  toutes  les  larmes 
sont  semblables  et  tous  les  sourires  se  res- 
semblent... cela  ne  m'intéresse  pas...  que 
la  vie  est  monotone!" 

Etonnons-nous  après  cela  de  toutes  les  in- 
compréhensions humaines  et  de  tous  les  ma- 
lentendus tragiques! 

Quand  apprendrons-nous  à  voir,  à  enten- 
dre, à  sentir?  Quand  éveillerons-nous  notre 
âme  engourdie  et  notre  corps  qui  ne  sait  pas 
se  servir  de  ses  facultés? 

Nous  ressemblons  trop  aux  chenilles  qui 
se  traînent  dans  leur  misère...  Savent-elles 
qu'il  peut  leur  pousser  des  ailes  pour  s'en- 


LETTRES  DE  FADETTE  11 

voler  dans  l'espace?...  A  nous  aussi  et  nous 
le  savons,  mais  nous  n'y  pensons  pas!  De- 
mandons des  ailes,  cherchons-les,  et  quand 
nous  les  aurons  trouvées,  ne  redevenons  plus 
des  chenilles! 


"Et  là-bas  il  vit  une  petite  lumière...'9 

Beaucoup  d'entre  nous  font  de  longs  et 
fatigants  voyages  dans  les  régions  noires. 
Nous  allons  curieux,  inquiets  et  bientôt  las, 
questionnant  en  vain  pour  comprendre  les 
choses  obscures,  et  dans  le  mystère  qui  nous 
enveloppe  et  l'inconnu  qui  nous  régit,  nous 
ressemblons  à  de  pauvres  êtres  égarés  et  dé- 
couragés qui  renoncent  à  trouver  leur  che- 
min. 

Mais  comme  dans  le  joli  conte  de  notre 
enfance,  une  petite  lueur  apparaît,  bien  loin, 
bien  loin,  elle  nous  attire  et  nous  nous  rele- 
vons: nous  marchons  vers  elle,  oubliant  l'in- 
connu qui  nous  tourmentait  si  fort.  A  me- 
sure que  la  lumière  grandit,  nous  marchons 
avec  plus  de  vaillance,  nous  abandonnons  les 
sentiers  où  nous  avions  voulu  éviter  la  foule 
que  nous  dédaignions,  et  nous  voilà  sur  la 
grande  route,  vers  la  lumière  qui  nous  attire 
toujours. 

Dans  l'action,  en  faisant  notre  devoir  sans 
chercher  à  le  discuter  ou  à  comprendre  pour- 
quoi il  nous  fut  imposé,  nous  montons,  nous 


12  LETTRES  DE  FADETTE 

atteignons  des  hauteurs  où  l'on  respire  mieux, 
où  Ton  comprend  plus  facilement  ce  qu'il  est 
utile  de  comprendre,  où  nous  renonçons  hum- 
blement à  pénétrer  les  secrets  de  Dieu. 

Je  me  disais  toutes  ces  choses,  hier,  devant 
un  coucher  de  soleil  si  beau  que  le  vent  qui 
passait  s'est  arrêté  pour  contempler  la  beauté 
des  choses  touchées  par  les  rayons  de  feu. 
Oui,  si  nous  étions  plus  humbles,  nous  serions 
plus  simples,  et  si  nous  étions  plus  simples, 
nous  serions  meilleurs.  Au  lieu  de  spéculer 
sur  les  mystères  troublants  de  la  vie,  nous 
aiderions  les  autres  à  vivre  et  nous  cherche- 
rions à  faire  de  notre  vie  une  chose  complète 
et  harmonieuse. 

Il  est  tant  d'heures  où  le  surnaturel  se 
dégage  de  nous,  de  la  réalité  autour  de  nous, 
de  toutes  les  choses  qui  nous  frôlent,  que 
cette  sensation  de  la  présence  Divine  devrait 
nous  rendre  confiants  et  calmes  entre  les 
mains  de  Dieu  comme  le  petit  enfant  dans 
les  bras  de  sa  mère. 

Voilà  que  bientôt  nous  jouirons  du  prin- 
temps qui  se  prépare  à  rayonner,  à  chanter, 
à  fleurir...  tout  le  mystère  qui  transforme 
la  terre  ne  nous  inquiétera  pas  cependant, 
nous  l'accepterons,  ravis,  et  il  nous  suffira 
de  nous  sentir  bien  vivants  dans  la  douceur 
de  l'air  et  la  beauté  des  choses,  et  c'est  bien 
ainsi. 

Ne  nous  tourmentons  pas  davantage  des 
autres  secrets  de  Dieu:  Il  ne  nous  a  pas  de- 
mandé de  comprendre  mais  de  L'aimer  et  de 


LETTRES  DE  FADETTE  13 

nous  aimer  les  uns  les  autres.  Quand  nous 
aurons  bien  pénétré  le  sens  de  ce  comman- 
dement, nos  vies  seront  transformées.  Il  n'y 
a  pas  de  jours  inutiles,  il  n'y  a  pas  de  cha- 
grins perdus,  il  n'y  a  pas  de  joies  vaines; 
chaque  minute  de  la  vie  nous  est  donnée  pour 
en  faire  quelque  chose,  et  si  nous  perdons 
lamentablement  notre  temps  en  recherches 
oiseuses  nous  ne  le  retrouverons  pas. 

On  nous  a  souvent  dit  cela:  nous  l'avons  lu 
et  entendu,  mais  sans  intelligence,  jusqu'au 
jour,  où,  d'un  point  plus  élevé  où  nous  som- 
mes parvenus  sans  nous  en  douter,  nous  le 
sentons. 

Après,  tout  va  bien  et  rien  ne  se  perd  plus: 
l'âme  est  éveillée,  active  et  occupée,  car 
il  y  a  en  ce  monde  "beaucoup  de  choses  à 
faire  et  peu  de  choses  à  savoir." 


VI 


Bon  sens 

C'est  La  Bruyère  qui  a  dit  que  les  bonnes 
actions  rafraîchissent  le  sang.  Rien  de  plus 
vrai:  en  nous  sentant  un  peu  bons,  nous  som- 
mes contents  de  nous,  partant  plus  heureux 
et  mieux  disposés  vis-à-vis  des  autres.  Et 
de  suite  voilà  la  vie  renouvelée,  plus  belle  et 
plus  bonne  à  aimer. 

Rien  de  pire  pour  la  vie  active  que  de 
s'affaiblir  dans  la  liturgie  larmoyante.  Lais- 
sons aux  antiennes  plaintives  "la  vallée  de 


14  LETTRES  DE  FADETTE 

larmes",  "la  malice  des  hommes  livrés  aux 
embûches  du  démon",  et  ne  nous  alanguis- 
sons  pas  dans  les  gémissements  quand  nous 
avons  besoin  de  tant  de  virilité  et  de  con- 
fiance pour  vivre  une  vie  qui  ne  soit  pas 
manquée. 

L'espérance  est  une  vertu,  une  des  vertus 
théologales,  et  je  n'ai  vu  nulle  part  que  la 
tristesse  fut  une  vertu,  pas  même  une  qualité. 
Elle  est  une  conséquence  de  tout  ce  qui  va 
de  travers  dans  le  monde;  j'admets  qu'elle 
entre  en  nous  sans  nous  consulter;  ce  que  je 
ne  puis  admettre,  c'est  qu'elle  s'y  installe, 
car,  encore  un  coup,  il  faut  de  la  sérénité  et 
de  la  force  dans  cette  vie  qu'il  s'agit  non  de 
subir,  mais  d'accepter  vaillamment  et  avec 
gratitude,  puisqu'elle  est  un  bienfait  de  Dieu 
pour  nous. 

J'en  veux  à  certaine  littérature  pieuse  qui 
nous  accable  et  nous  écrase  sous  son  dégoût 
de  ce  qui  est  humain  et  qui  veut  nous  con- 
vaincre que  le  ciel  seul  importe.  Le  ciel! 
Certes,  c'est  un  beau  but  et  je  nous  souhaite 
à  tous  d'y  aller.  Mais  c'est  sur  cette  terre  que 
nous  vivons  et  Dieu  l'a  faite  belle  afin  que 
nous  l'aimions;  Il  nous  a  donné  un  corps 
aussi  bien  qu'une  âme  et  nous  devons  justice 
aux  deux. 

Il  est  dangereux,  lorsque  chaque  jour  nous 
apporte  son  combat  sur  le  chemin  abrupt  de 
la  vie,  de  chercher  à  s'anéantir,  de  se  com- 
plaire dans  le  mépris  du  monde  où  dans  le 
débarras  des  choses  extérieures. 


LETTRES  DE  FADETTE  15 

Le  monde  est  rempli  d'âmes  humaines,  dans 
lesquelles  il  y  a  des  rayons  divins:  elles  sont 
toutes  intéressantes,  et  puisque  nous  n'avons 
pas  le  droit  d'en  mépriser  une  seule,  où  pre- 
nons-nous celui  de  les  mépriser  en  bloc? 

Ce  ne  sont  pas  ceux  qui  soupirent  sans 
cesse  "hélas!  hélas!"  qui  font  du  bien.  Ce 
sont  ceux  qui  croient  au  bien,  qui  jugent  avec 
indulgence,  qui  savent  faire  la  part  de  la 
faiblesse  humaine  et  qui  ont  compris  que 
l'humanité  peinante  et  méritante  est  admira- 
ble. 

Oui,  admirable,  et  si  vous  ne  le  croyez  pas, 
ô  pleureurs,  observez  mieux  autour  de  vous. 
Voyez  ces  journaliers  qui  font  crier  la  pierre 
sous  leurs  marteaux,  ces  autres  en  équilibre 
sur  des  échaufaudages,  rôtis  par  le  soleil  ou 
engourdis  par  le  froid;  ces  cy  cl  opes  qui  pa- 
raissent flamber  à  travers  les  braises  des  for- 
ges; ces  laboureurs  déchirant  la  terre  pour 
lui  confier  la  semence;  la  multitude  des  fem- 
mes travaillant,  enfantant,  se  sacrifiant,  infa- 
tigables et  dévouées  jusqu'au  bout  de  leurs 
forces,  et  osez  parler  de  la  malice  des  hom- 
mes: ceux  qui  le  font  n'ont  pas  vu  leur  rési- 
gnation, leur  courage,  leur  bonne  humeur. 

Admirons-la  et  aimons-la,  l'humanité,  et 
que  chacune  de  nous,  prenant  exemple  sur 
elle,  vive  dans  le  présent. 

Les  mécontents  de  leur  époque  ont  toujours 
existé.  La  phrase  "Dans  les  tristes  temps  où 
nous  vivons"  est  une  phrase  de  tous  les 
temps. 


16  LETTRES  DE  FADETTE 

Le  passé  est  beau  dans  son  lointain.  Il  est 
embelli  par  la  légende,  le  roman,  l'art,  la  poé- 
sie et  par  notre  imagination.  Ce  beau  passé 
quand  il  était  le  présent  a  connu  ceux  qui 
disaient:  "Dans  les  tristes  temps  où  nous 
vivons!" 

Et  dans  cinquante  ans  nous  serons  ce  passé 
vertueux  et  admirable  que  nos  petit-fils  en- 
tendront vanter  par  les  pessimistes  de  leur 
époque.    Cela  me  faire  rire...  et  vous? 

VII 

Le  Printemps  entre  chez  moi 

L'air  est  tiède  ce  matin,  les  rayons  du  soleil, 
avant  d'entrer  dans  ma  chambre,  ont  allumé 
des  étoiles  qui  dansent  sur  les  petites  vagues 
froides,  et  parmi  leurs  scintillements  passent 
des  morceaux  de  glace  que  le  courant  entraî- 
ne. Dans  l'éther  lumineux,  un  oiseau  lance 
des  roulades  joyeuses,  un  rêve  de  bonté  et 
d'amour  traverse  l'espace.  Le  regard  perdu 
dans  l'infini  souriant  du  matin,  j'écoute,  et 
mes  mains  distraites  froissent  une  feuille 
de  géranium  qui  embaume. . .  mais  c'est  bien 
une  corneille  que  je  viens  d'entendre,  et  voici 
qu'une  autre  lui  répond...  leur  zèle  est  im- 
prudent, j'ai  peur,  car  le  Printemps  est  un 
seigneur  capricieux  qui  s'annonce  plusieurs 
fois  et  fait  bien  des  façons  avant  d'arriver! 

De  toutes  les  maisons  plantées  dans  les  sa- 
pins, vis-à-vis,  s'élèvent  des  fumées  blanches 


LETTRES  DE  FADETTE  17 

qui  ondoient  comme  de  grandes  plumes  en 
montant  vers  le  ciel. 

Le  silence  serait  parfait  sans  le  bruit  mono- 
tone de  l'eau,  quelques  voix  d'oiseaux  et  un 
bruissement  à  peine  perceptible,  comme  un 
grésillement  de  la  lumière.  Le  joli  tableau 
que  je  regarde  ressemble  tant  à  ceux  que  cha- 
que année  met  devant  mes  yeux,  que  je  perds 
la  notion  du  temps  et  que  je  feuillette  comme 
dans  un  livre  illustré  tous  les  printemps  pas- 
sés. 

Aucun  souvenir  distinct  pourtant  ne  se 
dessine.  Ce  sont  des  impressions  indéfinissa- 
bles, fugaces,  qui  disparaissent  si  je  m'appli- 
que à  les  saisir.  Je  me  sens  seulement  bien 
vivante  au  milieu  de  tous  ces  printemps  dis- 
parus qui  passent  comme  des  vivions  légères 
autour  de  moi  et  en  moi,  sans  que  je  puisse 
en  retenir  aucune.  Et  je  comprends  bientôt 
que  c'est  l'âme  même  du  Printemps  qui  est 
entrée  ici  et  je  la  retrouve  avec  un  bonheur 
grave  aussi  près  des  larmes  que  du  sourire. 

La  fête  sera  complète,  ma  voisine  s'est  mise 
au  piano  et  par  la  fenêtre  ouverte  m'arrivent 
les  premières  notes  de  cette  sonate  de  Grieg 
que  j'aime  tant,  parce  que  pour  moi,  elle  est 
comme  le  poëme  de  la  vie  que  j'y  retrouve 
toute,  depuis  les  premiers  sons  lents  et  ber- 
ceurs,  doux  comme  le  chant  des  berceaux  où 
les  petits  enfants  dorment,  ignorant  le  monde 
où  ils  viennent  d'entrer  et  leur  âme  qui  n'est 
pas  encore  éveillée. 

La   mesure   s'anime:   c'est   l'éveil,   la   joie 


18  LETTRES  DE  FADETTE 

inconsciente,  puis  la  chanson  :  la  cadence 
joyeuse  s'accentue,  se  précipite  et  devient 
la  danse  folle,  le  tourbillon  léger  où  passent 
la  jeunesse,  l'enthousiasme,  le  plaisir  qui 
éclate  en  un  air  de  fête. 

Un  arrêt  subit,  une  attente,  quelques  notes 
douces  qui  tremblent  et  vaguement,  le  rêve 
s'esquisse,  chante,  s'attendrit,  et  l'amour 
enfin  palpite  dans  les  longs  traits  passion- 
nés qui  alternent,  s'appellent  et  se  répondent. 

Peu  à  peu  le  chant  devient  plus  égal,  tou- 
jours tendre,  mais  avec  une  nuance  distinc- 
tement triste,  et  les  grandes  phrases  lentes 
disent  le  calme  poignant  des  premières  soli- 
tudes rencontrées,  des  désillusions  ironiques, 
des  séparations  tragiques  où  tombent  ces  lar- 
mes du  cœur  dont  on  voudrait  mourir. 

Voilà  enfin  la  mélodie  finale  qui  résume 
tout:  elle  monte  en  s'élargissant,  forte  et  su- 
blime comme  un  souffle  d'en  haut,  comme  un 
geste  de  l'infinie  miséricorde  s'ouvrant  pour 
recevoir  l'âme  lasse  des  choses  de  la  terre, 
et  la  dernière  note  lancée  s'arrête  haletante, 
vibrant  tout  entière  de  tant  de  vie  évoquée. 

...Le  silence  m'arrache  brusquement  à 
cette  rêverie  où  s'est  écoulé  peut-être  bien 
du  temps:  le  ciel  s'est  obscurci,  un  nuage  en 
passant  sur  l'eau  lui  donne  une  teinte  plom- 
bée, et  l'air  froid  qui  entrait  avec  la  musique 
me   fait   frissonner. 

Mais  n'étais-je  pas  devant  ces  feuilles  épar- 
ses   sur  ma   table   dans   l'intention   de  vous 


LETTRES  DE  FADETTE  19 

écrire   une   lettre   bien   sage,   une   lettre   de 
carême   finissant? 

fOh!  l'incorrigible  Fadette  qui  rêve  avec  le 
Printemps,  se  grise  de  musique  et  oublie  la 
chronique  !   L'excuserez-vous  ?T 

VIII 

Le  cœur  de  Marie-Anne 

Ce  matin  de  Vendredi  sait,  il  n'était  pas 
cinq  heures,  quand  le  père  Michon  qui  em- 
plissait la  cuisine  de  son  impatience,  cria  de 
sa  plus  grosse  voix  :  "Vite,  la  p'tite!  On  a  une 
grosse  journée  à  prendre  à  la  cabane!  Les 
érables  ont  dû  couler  comme  des  fontaines, 
et  j'ai  quasiment  regret  d'avoir  pas  passé  la 
nuit  au  bois.  J'étais  rendu!  Un  homme,  c'pas 
une  machine!" 

Pendant  qu'il  parlait,  Marie-Anne  dégrin- 
golait l'escalier,  fraîche  comme  l'aube  et  vive 
comme  un  coup  de  brise. 

Et  ils  s'en  allèrent  à  l'érablière,  par  les 
chemins  défoncés,  le  bonhomme  fumant  pla- 
cidement sa  pipe,  et  la  jeune  fille,  distraite, 
toute  au  rêve  intérieur  qui  n'était  pas  gai. 

Dans  le  ciel  délicat,  encore  teinté  d'aurore, 
des  petits  nuages  roses  s'éparpillaient  com- 
me des  pétales  de  fleur;  l'air  pur  et  froid 
se  parfumait,  en  approchant  du  bois,  de  la 
bonne  odeur  de  la  sève  nouvelle,  s'activant 
à  habiller  de  vert  le  pauvre  petit  Printemps, 
tombé  tout  nu  et  grelottant  dans  les  premiè- 


20  LETTRES  DE  FADETTE 

res  heures  d'Avril.  —  Il  fallut  pourtant  se 
mettre  au  travail,  surveiller  le  feu,  guetter  la 
cuisson  du  sirop,  répondre  aux  hommes 
affairés,  préparer  le  repas...  Marie-Anne 
avait  tout  juste  le  courage  d'être  là,  de  se  taire 
et  d'obéir  machinalement  aux  ordres  de  son 
père. 

Elle  ne  pouvait  se  distraire  de  cette  obses- 
sion du  chagrin  récent  qui  nous  prend  tout 
le  cœur,  tout  l'esprit  et  jusqu'aux  pensées 
par  lesquelles  nous  espérions  y  échapper,  qui 
les  tourne  et  retourne  à  sa  manière  et  nous 
fait  mal  avec.  Tout  devient  douloureux  alors, 
et  les  grosses  plaisanteries  des  travailleurs 
donnaient  à  Marie-Anne  l'envie  de  sangloter. 

— Que  veut  dire  l'abandon  de  Pierre  depuis 
trois  semaines?  Elle  en  goûte  l'amertume 
jusque  dans  la  petite  musique  fine  des  gouttes 
d'eau  tombant,  pressées,  dans  les  chaudières 
vides,  car  leur  refrain  lui  rappelle  Fan  der- 
nier, la  partie  de  Sucre  où  Pierre  et  elle  ont 
découvert  leur  mutuelle  sympathie. 

Son  cœur  franc  et  clair  comme  l'eau  des 
sources  s'est  donné  avec  la  confiance  d'une 
enfant,  avec  la  tendresse  d'un  cœur  jeune 
privé  des  caresses  maternelles,  et  c'est  à  tra- 
vers son  pur  amour  qu'elle  a  vu  un  Pierre 
chimérique,  à  qui  elle  a  prêté  ses  qualités  à 
elle,  sans  se  douter,  la  pauvre  petite,  que 
Pierre  est  d'une  autre  race  qu'elle  au  phy- 
sique et  au  moral. 

Et  pourtant...  elle  a  senti  obscurément 
cette  différence  entre  eux;  sans  vouloir  se 


LETTRES  DE  FADETTE  21 

l'avouer,  elle  a  eu  peur  de  la  grossièreté  qu'il 
cachait  mal,  et,  devinant  instinctivement  son 
incompréhension,  elle  n'a  jamais  voulu  l'ap- 
profondir, de  crainte  de  voir  se  briser  le  beau 
rêve  auquel  elle  se  cramponne  aujourd'hui 
avec  un  commencement  d'épouvante. 

Elle  est  toute  simple  et  n'analyse  pas 
cela  bien  clairement:  au  contraire,  elle  essaie 
de  faire  taire  les  voix  intérieures  avertisseu- 
ses, et,  pour  cela,  elle  évoque  les  attentions, 
les  mots  d'amour,  toute  la  griserie  des  joies 
passées. . . 

Au  cours  de  ses  réflexions,  elle  avise  un 
moule  brillant,  et  une  idée  de  petite  fille  lui 
inspire  un  projet  aussitôt  réalisé  qu'imaginé. 

Et  le  soir,  en  grand  mystère,  elle  enveloppe 
d'un  papier  soyeux  le  beau  cœur  de  sucre 
blond  et  dentelé:  elle  l'attache  d'une  faveur 
rose,  et  l'ayant  caché  dans  un  vieux  journal, 
elle  obtient  de  son  petit  frère  qu'il  le  portera 
demain  chez  Pierre,  à  une  bonne  lieue  de 
chez  elle. 

En  revenant  du  marché,  Pierre,  un  peu  gris, 
trouve  donc  le  souvenir  de  sa  petite  amie. 
Il  le  jette  d'abord  dédaigneusement  sur  la 
table,  puis,  se  ravisant:  "Tiens!  Tiens!  le 
cœur  de  la  p'tite  Marie-Anne,  ça  ferait  un 
beau  présent  pas  cher  pour  Léa!  J'y  porterai 
demain." 

De  ses  gros  doigts  gourds,  il  refait  gauche- 
ment le  paquet,  le  met  dans  sa  poche  de  "ca- 
pot", et  il  ne  donne  pas  une  pensée  à  Marie- 


22  LETTRES  DE  FADETTE 

Anne  qui  attend  chez  elle,  anxieuse,  et  espère 
tout  de  ce  rappel  discret. 

Léa  et  Pierre  ont  mangé  ensemble  le  cœur 
de  la  pauvre  petite  qui  a  pleuré  toutes  ses 
larmes  à  la  fin  de  ce  jour  de  Pâques.  Elle  se 
serait  vite  consolée,  si  elle  avait  pu  deviner 
comme  Dieu  est  bon  de  la  préserver  de  Pier- 
re ! 

Mais  elle  ne  sait  pas...  nous  ne  savons 
jamais  que  longtemps  après! 


IX 


Pour  les  Aveugles  ! 

Le  ciel  est  toute  splendeur  et  toute  lumière. 
Les  vagues,  gonflées  par  la  débâcle  ont  des 
tons  étranges  d'ombre  dure  et  de  lueurs  roses 
que  leur  prête,  pour  un  moment,  le  soleil  qui 
disparaît.  Je  ne  vois  que  le  ciel  et  l'eau,  et 
là-bas,  la  rive  brune  qui  s'illumine  magique- 
ment  aussi. 

Une  paix  immense  plane  sur  toutes  les 
choses  et  pénètre  mon  âme.  C'est  la  prière 
du  soir  de  la  journée,  se  retirant  dans  une 
telle  beauté  que  je  regrette  infiniment  les 
laideurs  et  les  petitesses  que  j'y  ai  mises. 
Pendant  qu'émerveillée  de  Dieu  et  de  son  so- 
leil, je  contemple  le  tableau  familier  et  cepen- 
dant jamais  vu  ainsi,  je  porte  la  main  à  mes 
yeux  en  pensant  aux  aveugles  éternellement 
dans  le  noir,  pour  qui  n'existent  ni  les  loin- 
tains transparents,  ni  la  voûte  bleue,  ni  le 


LETTRES  DE  FADETTE  23 

large  horizon,  et  une  émotion  grave  me  saisit 
en  concevant  tout  à  coup  cette  éternité  de 
désolation  dans  l'obscurité. 

Je  les  vois  patients  et  chercheurs,  se  créant 
en  eux-mêmes  le  monde  inconnu  qui  semble 
familier  aux  autres,  et  soudain,  le  souvenir 
d'une  prière  qui  me  fut  faite  il  y  a  déjà  long- 
temps me  traverse  l'esprit  et  me  trouble,  car 
il  ressemble  à  un  remords. 

Une  amie  inconnue  de  Fadette  lui  deman- 
dait de  s'intéresser  et  d'intéresser  ses  lectri- 
ces à  l'œuvre  de  la  Bibliothèque  Braille, 
insuffisante  pour  les  besoins  des  aveugles 
de  Nazareth. 

Il  y  a  deux  moyens  de  nous  aider,  me 
disait-elle:  l'un  en  apprenant  la  méthode  pour 
écrire  chez  soi,  l'autre  en  allant  dicter  des 
livres  en  noir  aux  femmes  aveugles  de  l'ins- 
titut. 

Il  y  a  trois  ans,  les  religieuses  de  Nazareth 
firent  un  appel  à  la  charité  féminine,  et  quoi- 
que les  "copistes"  et  les  "dicteuses"  n'aient 
pas  été  nombreuses,  il  s'ajouta,  par  suite  de 
leur  dévouement,  un  bon  nombre  de  volumes 
à  la  bibliothèque  des  aveugles. 

On  se  demandera  peut-être  pourquoi  ce 
travail  ne  serait  pas  fait  par  l'imprimerie? 
Tout  simplement  parce  que  les  imprimés  en 
relief  coûtent  très  cher,  et  si  la  charité  active 
de  leurs  bienfaiteurs  ne  voyait  pas  à  leur  pro- 
curer des  manuscrits,  les  aveugles  pourraient 
considérer  la  lecture  comme  un  luxe  presque 
inaccessible. 


24  LETTRES  DE  F  A  DETTE 

Cette  œuvre  de  charité  à  laquelle  on  vous 
invite  est  divinement  belle,  et  si  bien  faite 
pour  tenter  des  cœurs  de  femmes,  que  j'ai 
l'espoir  que  ma  suggestion  inspirera  à  quel- 
ques-unes d'aller  à  Nazareth. 

Là,  elles  se  rendront  compte  clairement  de 
ce  qu'on  leur  demande  et  elles  connaîtront 
les  aveugles  si  intéressants  et  si  merveilleu- 
sement doués.  Les  ténèbres  qui  pèsent  sur 
leur  cerveau  comme  des  nuages  opaques  peu- 
vent être  percés:  ils  le  sentent  et  ils  sont 
pleins  d'aspirations  ardentes  vers  l'inconnu 
qu'ils  pressentent  derrière  le  voile  épais. 
Vous  seriez  la  main  qui  écarte  le  voile,  les 
yeux  qui  se  prêtent  à  eux  pour  remplacer 
leurs  pauvres  yeux  éteints,  et  si,  par  votre 
travail  et  votre  dévouement,  ils  devinent  un 
aspect  encore  incompris  du  monde  invisible 
pour  eux,  comme  vous  serez  heureuses  et 
lières  ! 

C'est  maintenant  aux  anges  à  répondre,  et 
en  femme  très  curieuse  je  me  demande  com- 
bien il  y  en  aura? 


X 


Si  nous  pouvions  le  croire  ! 

Le  délicieux  Satan  de  Milton  dit  avec  beau- 
coup d'esprit  pour  un  ange  congédié  qu'il 
porte  son  bonheur  en  lui. 

C'est  vrai:  il  y  a  des  êtres  heureux  par  na- 
ture, comme  il  y  en  a  qui  sont  malheureux. 


LETTRES  DE  FADETTE  25 

Ils  sont  heureux  ou  malheureux  en  dehors 
de  toute  circonstance  extérieure  par  le  seul 
fait  d'exister.  Le  même  paysage,  la  même 
mélodie  jette  l'un  dans  l'extase  et  fait  san- 
gloter l'autre. 

Nous  connaissons,  vous  et  moi,  des  person- 
nages qui  portent  la  joie  en  elle  et  la  projet- 
tent autour  d'elles  comme  de  la  lumière,  les 
graphologues  les  appellent  des  rayonnants. 
Est-ce  trouvé  cette  expression  !  Elle  les  expri- 
me admirablement.  D'autres  pauvres  âmes 
traînent  à  leur  suite  une  ombre  qui  éteint 
toute  joie  sur  son  passage.  Il  faut  les  plain- 
dre et  essayer  de  ne  pas  leur  ressembler,  ô 
mes  sœurs  plaignardes,  ô  mes  frères  gro- 
gnons ! 

Après  tout,  c'est  facile  d'être  heureux,  et 
cela  dépend  plus  de  nous  que  nous  ne  le 
croyons.  Il  est  bien  entendu  que  je  ne  vous 
promets  pas  une  vie  exempte  de  chagrins, 
mais  je  vous  dis  que  les  plus  vives  souffrances 
peuvent  être  suivies  d'aussi  vives  réactions 
de  la  volonté;  je  vous  dis  que  l'habitude  d'ac- 
cepter doucement  la  vie  donne  à  l'âme  une 
merveilleuse  légèreté  qui  ressemble  à  la  joie 
à  s'y  méprendre,  et  je  vous  assure  que  l'ac- 
tion étant  en  elle-même  une  jouissance,  tant 
que  vous  agirez  courageusement,  vous  ne 
serez  pas  tout  à  fait  malheureux. 

Et  puis,  les  grands  malheurs  aussi  bien  que 
les  grands  bonheurs,  sont  les  accidents  de 
cette  vie,  qui  se  déroule  ordinairement  dans 
une  monotonie  médiocre  qu'il  dépend  de  nous 


26  LETTRES  DE  FADETTE 

de  faire  acceptable  à  nous-mêmes  et  à  ceux 
qui  dépendent  de  nous. 

J'ai  souvent  à  la  mémoire  cette  si  jolie 
nouvelle  de  Bazin,  où  il  nous  explique  Grise, 
cet  autre  lui-même,  qui  est  en  son  âme  et 
avec  qui  il  cause  et  discute.  —  "Qui  donc  est- 
elle?  —  Quelque  chose  qui  est  en  nous  tous, 
le  compagnon  qui  parle  quand  nous  som- 
mes seuls;  en  vérité,  je  le  crois,  une  moitié 
de  mon  âme,  la  plus  libre  et  la  plus  jeune. 
Ni  les  souvenirs  ne  l'arrêtent,  ni  l'expérience 
ne  l'assagit.  Elle  est  celle  qui  va  devant, 
qui  bat  la  campagne  et  qui  voit  tandis  que 
l'autre  écoute  et  juge.  Ceux  qu'elle  aime 
avec  nous  sont  deux  fois  aimés,  je  l'appelle 
Grise  et  je  me  défie  d'elle,  et  je  m'amuse 
quand  elle  chante  en  moi." 

Nous  n'avons  pas  baptisé  cette  âme  de 
notre  âme,  mais  celui  qui  s'habitue  à  s'entre- 
tenir avec  elle  ne  connaît  pas  l'ennui  qui 
nait  de  l'isolement.  Rien  n'aide  à  être  heu- 
reux comme  de  se  sentir  approuvé  par  cet 
autre  nous-même,  et  si  nous  nous  en  occu- 
pions davantage,  nous  vivrions  une  vie  inté- 
rieure plus  profonde,  et  nous  éviterions  l'é- 
parpillement  qui  nuit  tant  au  bonheur. 

Enfin,  puisqu'il  suffit  de  se  croire  malheu- 
reux pour  l'être  réellement,  nous  devrions 
être  heureux  en  croyant  que  nous  le  som- 
mes. Et  nous  le  sommes  toujours  relative- 
ment à  ceux  qui  sont  dénués  de  tout  et  aux- 
quels nous  ne  pensons  pas  assez  comme  étant- 
des  êtres  vivants    et  tout  près  de  nous. 


LETTRES  DE  FADETTE  27 

La  ville  est  remplie  de  pauvres  qui  ont 
faim  et  froid,  qui  sont  abandonnés,  exilés 
peut-être,  et  qui,  à  titre  d'étrangers  sont 
encore  plus  ignorés  que  d'autres.  Et  c'est 
quelque  chose,  —  vous  n'y  avez  peut-être 
jamais  pensé  —  d'avoir  l'usage  de  ses  yeux 
et  de  ses  membres . . .  c'est  quelque  chose  de 
vous  sentir  dans  le  grand  beau  monde  quand 
nous  savons  que  Dieu  le  gouverne,  s'occupe  de 
nous  incessamment,,  et  qu'il  nous  aime  com- 
me nous  aimons  nos  enfants.  Alors,  je  vous 
le  demande,  pourquoi  être  malheureux? 

XI 

Heures  précieuses 

Il  y  a,  dans  la  vie,  des  moments  d'intimité 
rare  et  exquise  où  il  vous  a  semblé  tenir 
une  âme  entre  vos  mains,  et  qu'elle  battait 
comme  le  cœur  d'un  petit  oiseau,  un  peu 
effaré  mais  qui  se  rassure  à  la  douceur  de 
votre  paume. 

C'est  quelquefois  le  commencement  d'une 
grande  amitié,  l'heure  où  deux  âmes  se  re- 
connaissent et  se  comprennent;  c'est  quel- 
quefois une  illumination  soudaine,  une  con- 
fiance imprévue,  qui  naît  au  cours  d'une 
amitié  ordinaire,  et  alors  elle  se  transforme 
et  devient  ce  qu'elle  doit  être:  deux  cœurs 
qui  s'atteignent  et  se  donnent  mutuellement 
la  liberté  de  se  pénétrer  sans  qu'il  puisse  y 
avoir  apparence   d'indiscrétion. 

Ceux  qui  n'ont  jamais  connu  cette  minute 


28  LETTRES  DE  FADETTE 

ne  savent  rien  de  l'amitié,  et  devraient,  sans 
tarder,  se  mettre  à  la  recherche  d'un  autre 
mot  qui  exprimerait  les  relations  banales  et 
familières  de  la  vie  quotidienne,  avec  des 
êtres  qu'ils  tutoient  mais  qui  leur  sont  étran- 
gers. 

Cette  miraculeuse  amitié,  née  à  l'instant 
où  vous  avez  lu  dans  les  profondeurs  de 
l'autre  âme,  en  lui  ouvrant  toute  la  vôtre, 
amènera-t-elle,  entre  vous,  une  grande  inti- 
mité? Pas  toujours...  pas  nécessairement. 

Après  s'être  livrées  dans  un  moment  d'é- 
motion, les  âmes  habituées  au  silence  s'y  ren- 
ferment de  nouveau,  mais  elles  ne  sont  plus 
les  solitaires  d'avant.  Elles  savent  que,  quel- 
que part,  soit  tout  près,  soit  très  loin,  existe 
un  être  qui  les  a  devinées,  qui  a  vu  "le  visage 
de  leur  âme",  et  qui,  désormais,  les  com- 
prend quoi  qu'ils  fassent,  quoi  qu'ils  disent, 
et  si  bien,  qu'au  besoin,  ils  les  expliqueraient 
à  d'autres  qui  les  méconnaissent.  Tout  cela 
paraît  subtil  et  un  peu  mystérieux,  cependant 
beaucoup  de  femmes  et  quelques  hommes 
me  comprendront. 

D'autres  hausseront  dédaigneusement  les 
épaules.  Ce  sont  ceux  qui  laissent  dormir 
leurs  âmes  ou  refusent  d'écouter  sa  voix 
qu'ils  étouffent  sous  des  raisonnements  mé- 
diocres et  des  points  de  vue  pratiques  qu'ils 
confondent  avec  la  sagesse. 

Ceux-là  vivent  dans  un  bien-être  satisfait, 
et  appellent  leurs  "amis"  tous  ceux  qui  con- 
tribuuent  à  rendre  leur  vie  plus   agréable: 


LETTRES  DE  FADETTE  29 

ils  n'ont  jamais  pensé  à  voir,  si  c'est  visible; 
à  deviner,  si  c'est  dissimulé,  ce  que  peuvent 
couvrir  les  apparences. 

Le  genre  d'esprit  des  femmes  les  porte 
naturellement  aux  analyses  de  sentiment,  et 
leur  intuition  leur  sert  admirablement  aux 
évaluations  morales;  aussi,  celles  qui  sont 
attentives  ont-elles  l'occasion  et  le  bonheur 
d'arriver  à  cette  entente  dans  l'amitié  qui 
n'est  après  tout  que  l'intelligence  des  âmes 
entre  elles. 

On  se  demande,  avec  étonnement,  pourquoi 
les  femmes  ne  se  servent  pas  davantage  de 
leur  don  de  pénétration  pour  connaître  l'âme 
de  leurs  enfants?  C'est  vraiment  d'elles  que 
l'on  pourrait  dire,  en  toute  vérité,  qu'elles 
"tiennent  dans  leurs  mains"  des  petites  âmes 
toutes  neuves  où  il  n'y  a  rien  encore.  Sous 
In  chaleur  de  leur  tendresse,  l'âme  de  l'en- 
fant s'entr'ouvre  lentement,  se  déroule  peu 
à  peu,  et  il  semble  que,  puisqu'elles  y  mettent 
ce  qu'elles  veulent,  elles  doivent  facilement 
en  suivre  le  développement,  et  n'avoir  qu'à 
lire  à  mesure  que  la  vie  s'imprime  dans  ces 
âmes  et  les  façonne. 

Comment  se  fait-il  alors,  que,  trop  sou- 
vent, il  vient  un  moment  où  l'âme  de  la  jeune 
fille  se  referme  pour  sa  mère  comme  ces 
anciens  livres  à  cadenas  dont  la  clef  serait 
perdue?  La  mère  ne  "sait"  plus  son  enfant, 
et  l'enfant,  devenue  ce  que  j'entendais  drô- 
lement appelé  par  l'une  d'elles  "un  petit 
comprimé",  se  dérobe  à  toutes  les  investi- 
gations./ 


30  LETTRES  DE  FADETTE 

La  mère  se  désole,  l'enfant  aussi  quelque- 
fois... Qui  a  tort?  Peut-être  personne;  faut- 
il  absolument  que  quelqu'un  ait  tort  quand 
il   arrive  un  malheur? 

XII 

Ohé!  les  gens  pratiques! 

"Soyons  pratiques  1  Nous  ne  sommes  pas 
assez  pratiques."  —  Voici  le  grand  cri  de  la 
plupart  de  nos  hommes  canadiens,  et  il  nous 
fait  frissonner  d'appréhension,  nous  qui  les 
trouvons  déjà  si  terre-à-terre,  si  peu  ins- 
truits et  si  contents  de  leur  médiocrité! 

Plus  pratiques!  Aurons-ils  davantage  les 
yeux  à  terre,  les  pieds  dans  la  poussière,  les 
mains  dans  leurs  poches . . .  quand  ce  n'est 
pas  dans  celles  des  autres? 

Il  est  bon  d'aider  son  pays  et  de  savoir  y 
admirer  ce  qu'il  s'y  fait  de  bon  et  de  bien, 
mais  il  est  dangereux  de  s'aveugler  sur  nos 
petits  côtés  et  nos  grosses  lacune  et  de  crier 
comme  des  paons  quand  quelqu'un  s'avise 
de  nous  critiquer  et  de  nous  juger  tels  que 
nous  sommes  et  non  tels  que  nous  croyons 
être.  Si  au  moins  je  pouvais  dire:  "Tels  que 
nous  voulons  être!"  Cela  supposerait  un 
idéal!  Les  gens  pratiques  en  lèvent  les  épau- 
les! A  force  de  vouloir  être  pratiques  pour- 
tant, les  Canadiens  croient  pouvoir  se  pasr 
ser  d'instruction,  de  goût,  de  principes  et  de 
cœur. 


LETTRES  DE  FADETTE  31 

Etre  pratique,  d'après  un  grand  nombre 
d'entre  eux,  c'est  donner  à  un  garçon  une 
instruction  sommaire  qui  lui  permette  de 
gagner  sa  vie  à  seize  ans,  quand  les  mêmes 
parents  dépensent  des  sommes  extravagantes 
pour  que  leur  fille  soit  vêtue  comme  une 
millionnaire. 

Etre  pratique,  c'est  être  prêt  à  toutes  les 
compromissions  "pourvu  que  ça  paye".  C'est 
applaudir  aux  succès  des  gens  habiles  qui 
dupent  les  gens  naïfs!  C'est  épouser  une  fille 
riche  que  Ton  n'aime  pas;  c'est  fréquenter 
des  gens  tarés  dont  l'influence  peut  être 
utile. 

Quand  on  est  pratique,  on  nargue  les  élans 
généreux  et  les  enthousiasmes  élevés:  on  a 
honte  de  paraître  sensible  et  bon,  et  quand 
on  est  très  jeune,  on  pose  au  jeune  monstre 
qui  ne  croit  ni  à  Dieu,  ni  au  diable,  ni  à  la 
vertu  des  femmes. 

Le  but  de  ces  gens  très  positifs,  c'est  d'ar- 
river au  succès  matériel  par  tous  les  moyens, 
pourvu  qu'ils  ne  conduisent  pas  à  la  prison. 

Mais  alors,  pourquoi,  en  vertu  de  ce  même 
sens  pratique  érigé  en  divinité,  n'éviterait-on 
pas  les  écueils  contre  lesquels  se  brisent 
infailliblement  tous  les  efforts  vers  le  succès? 
J'ai  nommé  le  jeu  et  l'ivrognerie,  ces  deux 
ennemis  qui  guettent  les  jeunes  gens  au  sor- 
tir du  collège,  qui  les  détournent  des  études 
sérieuses  et  les  poussent  à  l'abrutissement. 
Les  hommes  supérieurement  pratiques  sont- 
ils  plus  vigilants  que  les  autres  pour  préser- 


32  LETTRES  DE  FADETTE 

ver  leurs  fils,  ou  sont-ils,  au  contraire,  par 
l'exemple  qu'ils  leur  donnent,  des  initiateurs 
à  la  vie  de  plaisir? 

Qu'il  s'en  perd,  de  pauvres  enfants,  qui, 
sous  prétexte  de  se  divertir,  s'habituent  in- 
sensiblement à  boire:  c'est  d'abord  une  fois 
en  passant,  puis,  les  occasions  se  multiplient, 
et  le  jeune  homme,  dominé  par  un  sot  amour- 
propre,  n'ose  refuser  les  compagnons  plus 
aguerris  et  déjà  fêtards. 

Poussé  par  cette  vanité  de  la  jeunesse  qui 
n'est  pas  encore  complètement  dégagée  des 
timidités  de  l'enfance  et  veut  les  cacher,  il 
s'applique  à  imiter  les  pires  modèles  et  sa 
gloire  serait  de  les  dépasser! 

Il  n'a  pas  honte  du  mal  qu'il  fait,  mais  du 
bien  qu'on  pourrait  le  soupçonner  de  faire! 
Il  rougit  d'être  délicat  et  sensible:  il  se  ca- 
che pour  entrer  dans  une  église:  il  n'a  pas  le 
courage  de  protester  quand,  devant  lui,  on 
insulte  les  gens  et  les  choses  vénérables.  Il 
s'affiche  en  mauvaise  compagnie,  moins  parce 
qu'il  s'y  plait  que  parce  que  cela  le  pose.  Il 
rivalise  de  sottises  avec  les  plus  fous  et  d'ex- 
travagances avec  les  plus  dépensiers,  et  com- 
me les  fonds  viennent  à  manquer,  il  joue. 

Et  ce  sont  vos  fils,  ô  gens  pratiques,  qui 
n'avez  que  le  souci  de  "faire"  de  l'argent. 
"Oh!  cela  n'a  qu'un  temps",  dites-vous  avec 
calme.  Mais  ce  temps  dure  peut-être  assez 
pour  que  votre  fils  contracte  des  habitude? 
tyranniques,  et  qu'à  vingt-quatre  ans  il  soit 
fini?  Il  ne  sera  peut-être  jamais  qu'un  inca- 


LETTRES  DE  FADETTE  33 

pable,  un  irresponsable,  et  aussi,  un  hypo- 
crite, quand  il  aura  constaté  que  l'étalage  de 
ses  vices  ne  lui  vaut  rien. 

0  gens  pratiques!  Me  plaçant  à  votre  seul 
point  de  vue  pécuniaire  et  social,  je  vous 
demande  si,  de  toutes  vos  forces,  vous  ne 
devriez  pas  combattre  ces  dangers  sur  les- 
quels vous  vous  aveuglez?  Vous  avez  fait 
votre  fortune,  vous,  et  après,  vous  avez  "joui 
de  la  vie".  Eux,  vos  enfants,  jouissent  de  la 
vie  d'abord  et  ensuite  dissiperont  votre  for- 
tune: ils  ne  sont  pas  des  hommes.  Ne  voyez- 
vous  pas  qu'ils  deviendront  votre  honte? 

XIII 

Pour  que  l'amour  dure  ! 

Vous  me  dites,  Madame,  que  votre  mari 
vous  aime  et  vous  me  demandez  ce  qu'il  y  a 
à  faire  pour  qu'il  vous  aime  toujours?  Je  me 
sens  bien  impuissante  à  vous  donner  la  re- 
cette infaillible  qui  assurerait  ce  prodige;  si 
elle  existait,  ce  serait  le  paradis  sur  la  terre, 
car  le  ciel,  ce  sera  l'harmonie  et  l'amour  uni- 
versels. 

Au  lieu  d'aimer  à  tort  et  à  travers  comme 
ici-bas,  nous  serons  toujours  dans  l'ordre  et 
je  me  figure  que  le  rythme  des  âmes  ressem- 
blera à  celui  des  astres... 

Toute  une  soirée  j'avais  rêvé  au  sujet  de 
votre  jolie  lettre,  et  j'avais  décidé  de  n'y  pas 
répondre  puisque  je  ne  pouvais  le  faire  utile- 


34  LETTRES  DE  FADETTE 

ment,  mais  ce  matin,  en  feuilletant  une  revue 
américaine,  je  tombe  sur  un  amusant  article 
qui  traite  de  l'importante  question.  En  m'en 
inspirant  je  vous  satisferai  peut-être  et  j'évite 
toutes  les  responsabilités.  L'auteur,  après 
plusieurs  constatations  générales,  affirme  que 
l'homme  a  été  inconstant  jusqu'ici,  parce  que 
la  femme  s'est  bornée  "à  l'amuser,  à  lui  plaire, 
à  l'inspirer  et  à  le  rendre  heureux".  C'est 
déjà  bien  joli,  il  me  semble  et  le  "roi  de  la 
création",  comme  elle  l'appelle,  n'a  pas  lieu 
de  se  plaindre? 

"Tout  cela,  reprend  l'auteur,  n'est  rien  ou 
presque  rien,  si  la  femme  ne  franchit  pas 
encore  un  échelon  et  ne  devient  pas  quelque 
chose  de  plus."  —  Ce  quelque  chose,  c'est  la 
camarade  de  l'homme,  sa  camarade  avisée  et 
sa  conseillère  sagace  dans  la  pratique  de  la 
vie. 

En  fine  observatrice,  elle  insiste  sur  plu- 
sieurs traits  de  la  nature  masculine  qu'il 
importe  aux  femmes  de  bien  connaître  pour 
arriver  au  succès. 

Miss  Hart  parle  de  la  beauté  avec  un  dé- 
dain que  je  suis  loin  de  partager,  et  malgré 
tous  ses  discours,  il  n'en  reste  pas  moins  vrai 
et  prouvé  que  l'homme  est  et  sera  surtout 
attiré  par  la  beauté  de  la  femme.  Mais  il  est 
prouvé  également  que  la  beauté  même  pâlit 
par  la  force  de  l'habitude,  et  que  les  femmes 
doivent  chercher  d'autres  moyens  de  retenir 
l'amour. 

Cette  Américaine  n'est  pas  flatteuse  pour 
les  hommes  et  c'est  sa  pensée  que  je  traduis. 


LETTRESjDE  FADETTE  35 

Elle  veut  que  les  femmes  apprennent  à  écou- 
ter, car,  dit-elle,  "tous  les  hommes  sont  ravis 
par  le  don  de  leur  propre  voix.  Ils  aiment  à 
rencontrer  une  personne  muette  et  crédule 
à  qui  ils  peuvent  parler  d'eux-mêmes,  de  leurs 
ambitions,  de  leurs  travaux,  de  leurs  goûts, 
de  leurs  manies.  Peu  d'hommes  sont  bril- 
lants; ils  sont  reconnaissants,  sans  se  l'a- 
vouer, à  la  femme  qui  leur  donne  l'occasion 
d'apparaître  sous  leur  meilleur  jour.  Une 
femme  qui  sait  faire  cadeau  de  son  esprit 
à  un  homme  a  fait  beaucoup  pour  s'assurer 
sa  conquête." 

Elle  prétend  que,  non  seulement  l'homme 
est  séduit,  par  la  douceur,  mais  qu'il  aime  la 
flatterie  car  "il  est  essentiellement  vaniteux". 
La  faiblesse  féminine  est  pour  lui  la  flatterie 
suprême,  car  elle  souligne  et  proclame  la 
dépendance  de  la  femme.  Soyez  indépen- 
dante, conseille  ce  philosophe  en  jupon,  mais 
gardez-vous  de  paraître  telle.  La  plus  rapide 
façon  d'éveiller  l'intérêt  d'un  homme  est  de 
paraître  en  dépendre.  Le  plus  sûr  moyen 
de  gagner  sa  bonne  volonté  est  de  ne  pas 
douter  qu'il  soit  capable  de  tout.  Un  homme 
se  haussera,  à  force  d'efforts,  à  la  hauteur 
d'un  idéal  de  femme;  mais  qu'elle  ne  lui  laisse 
jamais  soupçonner  qu'elle  sait  à  quel  point 
il  est  faible,  si  elle  ne  veut  pas  qu'il  lui  mon- 
tre qu'il  peut  être  plus  faible  encore. 

Puis  les  hommes  aiment  la  gaieté  qui  les 
repose,  la  patience  qui  les  surprend,  la  séré- 
nité à  l'état  d'atmosphère  ambiant.    Une  fem- 


36  LETTRES  DE  FADETTE 

me  doit  encore  apprendre  à  connaître  la  puis- 
sance de  l'habitude,  et  si  elle  veut  réformer, 
qu'elle  ne  cherche  pas  à  corriger  un  défaut, — 
ce  qui  est  à  peu  près  impossible,  —  mais 
qu'elle  essaie  de  remplacer  une  habitude 
mauvaise  par  une  bonne  habitude. 

Enfin,  il  est  inutile,  paraît-il,  pour  vous 
attacher  un  homme,  de  jouer  le  rôle  d'ange 
ou  d'en  prendre  transitoirement  l'apparence. 
"Gardez  vos  défauts,  les  hommes  ne  vous  en 
aimeront  pas  moins  s'ils  n'en  sont  pas  gênés". 
Ici  je  me  permets  de  faire  observer  que  les 
défauts  féminins  comme  les  défauts  mascu- 
lins sont  généralement  incommodes,  et  je 
mets  une  restriction  à  ce  petit  conseil  dou- 
teux. 

Le  conclusion  de  ce  long  article  que  je  n'ai 
fait  qu'esquisser,  c'est  que  l'homme  ressem- 
ble à  un  violon  dont  les  sons  varient  d'après 
les  mains  qui  en  jouent,  et  que  même  les 
Stradivarius  peuvent,  dans  des  mains  vul- 
gaires, se  comporter  comme  de  vulgaires 
crincrins.  Alors,  mes  amies,  vous  n'avez  qu'à 
devenir  des  artistes  pour  jouer  des  qualités 
et  des  défauts  des  hommes.  Appliquez-vous 
à  les  étudier,  à  les  deviner,  et  si  après  cela 
vous  n'avez  pas  réussi,  vous  aurez  tout  de 
même  appris  beaucoup  de  choses  intéres- 
santes, non  seulement  sur  eux  mais  sur  vous- 
mêmes. 


LETTRES  DE  FADETTE  37 


XIV 

Le  Monstre 

"Le  moi  est  haïsable",  a-t-on  dit,  mais  on 
dit  tant  de  choses!  Et  celui  qui  a  dit  cela 
trouvait,  comme  vous  et  moi,  que  c'est  le 
"moi"  des  autres  qui  est  haïssable,  et  il  aimait 
beaucoup  son  "moi"  à  lui. 

On  a  discuté  et  on  discutera  toujours  sur 
l'égoïsme  comparé  des  hommes  et  des  fem- 
mes. Discuter  fait  passer  le  temps  mais  ne 
sert  à  rien,  au  fond. 

Il  y  a  des  égoïstes  des  deux  sexes  et  nous 
en  connaissons  de  plus  détestables  les  uns 
que  les  autres. 

L'égoïsme  que  nous  connaissons  moins  et 
dont  nous  nous  gardons  bien  de  parler,  est 
celui  que  nous  soignons  tendrement  au  fond 
du  moi  haïssable  que  nous  aimons  tant. 
L'égoïsme,  c'est  le  culte  du  moi,  et  qui  n'a 
pas  de  dévotion  pour  soi?  Elle  est  plus  ou 
moins  fervente,  plus  ou  moins  encombrante, 
et  ceux  qui  se  défendent  de  cette  dévotion-là 
sont  pires  que  les  autres:  car  ils  s'aveuglent 
sur  eux-mêmes,  et  ils  sont  égoïstes  sans  s'en 
apercevoir.  Ils  sont  sur  le  chemin  qui  les 
mène  à  l'égoïsme  parfait. 

Connaissez-vous  un  franc  égoïste?  C'est  un 
laide  chose!  D'abord  il  manque  d'intelli- 
gence. L'intelligence  suppose  de  la  largeur 
de  vues,  de  l'adaptabilité,  et  le  vrai  égoïste 


38  LETTRES  DE  FADETTE 

ne  sort  jamais  de  la  coquille  de  ses  petites 
idées  et  de  ses  habitudes  routinières. 

Vaniteux  et  suffisant,  il  ne  voit  que  lui,  ne 
trouve  personne  à  sa  hauteur,  aussi  comme  il 
s'admire,  comme  il  se  vante  et  comme  il  s'ai- 
me! 

Ce  qui  lui  plaît  doit  nécessairement  plaire 
aux  autres,  et  s'il  a  faim,  il  faut  que  sa  femme 
mange!  Quand  il  est  malade,  les  bien  portants 
ne  peuvent  pas  rire,  et  si  les  autres  sont  ma- 
lades, cela  ne  vaut  pas  la  peine  de  s'y  arrêter, 
c'est  de  l'imagination! 

Un  égoïste  de  ce  calibre  est  absolu:  il  ne 
sait  voir  ni  à  droite,  ni  à  gauche,  et  cela 
n'importe  pas.  Il  se  voit,  lui,  le  centre,  vers 
lequel  tout  doit  converger:  il  utilise  le  talent 
des  autres,  il  accapare  leur  temps,  il  profite 
de  leur  malheur,  il  se  réjouit  des  maladresses 
et  de  l'incurie  de  ceux  qui  ne  réussissent  pas 
dans  la  vie. . . 

Essayez  de  lui  dire  qu'à  côté  de  son  mons- 
trueux égoïsme  des  fiertés  sont  blessées,  des 
libertés  sont  opprimées,  des  cœurs  sont  écra- 
sés, toute  la  joie  est  éteinte  ! 

Il  vous  taxera  de  calomnie  et  d'injustice,  il 
protestera  de  toutes  ses  forces;  au  besoin,  il 
vous  prouvera  que  les  pauvres  autres  que  vous 
plaignez  sont  des  privilégiés  de  vivre  dans 
son  rayon  et  de  servir  à  son  auguste  bonheur. 
Et  il  continuera  son  chemin  dans  la  vie  la 
tête  haute,  le  talon  sonnant,  rempli  et  fier  de 
lui-même,  et  jamais,  au  grand  jamais,  il  ne 
prendra  souci  des  destinées  humaines  qui  ont 


LETTRES  DE  FADETTE  39 

été  piétinées  par  son  insouciance  et  son  aveu- 
gle égoïsme. 

XV 

Le  Pin  parlant 

Le  jour  de  "ma"  lettre  n'est  pas  toujours 
un  jour  de  fête,  mes  amis! 

Quand  j'ai  quelque  chose  à  vous  dire,  ça 
va  tout  seul,  mais  ce  matin  après  avoir  écrit: 
"Lettre  de  Fadette",  rien  ne  venait.  Ma 
feuille  «e  couvrit  peu  à  peu  de  petits  person- 
nages en  goguette,  d'oiseaux  fantastiques,  de 
fleurs  échevelées,  de  zigzags  mystérieux . . . 
plus  je  crayonnais,  plus  insaisissables  se  fai- 
saient les  idées. 

Je  pense  qu'il  faisait  trop  beaul  Les  vagues 
jaseuses  riaient  sous  les  caresses  du  soleil, 
les  arbres  se  saluaient  en  se  murmurant  des 
choses  réjouissantes  et  toutes  ces  voix  de 
dehors  me  disaient:  "Es-tu  bête!  Plante  donc 
là  ta  plume!" 

Je  fus  lâche  devant  la  tentation,  et  je  la 
plantai  là,  ma  plume!  Et  sans  remords,  avec 
un  cœur  léger  comme  l'air  ambiant,  je  partis 
pour  le  chemin  vert...  Ah!  si  vous  le  con- 
naissiez, le  chemin  vert,  vous  comprendriez 
qu'on  abandonne  pour  lui  une  pièce  aux  qua- 
tre murs  tapissés  de  brun! 

Je  marchais  sur  la  mousse,  en  cueillant 
d'étranges  petites  orchidées  semblables  à  des 
clochettes  tourmentées  enfilées  dans  du  ve- 
lours vert,  des  jacinthes  bleues,  des  ancolies 


40  LETTRES  DE  FADETTE 

toutes  frémissantes  sur  leurs  longues  tiges,  et 
des  petites  primevères  et  des  herbes  folles, 
et  des  fougères  frêles  pas  encore  toutes  dé- 
roulées. . .  Je  marchais  dans  le  vent  parfumé 
et  dans  le  bon  soleil,  et  au  bout  de  mon  che- 
min, devinez  ce  que  je  trouvai?  Je  vous  le 
donne  en  mille! 

Ma  lettre,  mes  amis!  ou,  plus  exactement, 
le  sujet  de  ma  lettre,  qui,  au  rebours  de  toute 
morale  bien  faite,  m'attendait  pour  me  récom- 
penser de  ma  belle  flânerie  et  de  ma  grande 
paresse! 

Et  elle  n'est  pas  banale,  "mon  sujet",  avec 
ses  yeux  clairs,  son  nez  retroussé,  ses  che- 
veux fous  autour  d'un  teint  et  d'un  sourire! 
Un  sourire  qui  fait  de  la  lumière. 

Je  la  surpris  se  regardant  dans  un  miroir 
grand  comme  la  main,  suspendu  par  une 
ficelle  au  mur  crépi  d'une  cuisine  où  j'étais 
entrée  par  la  porte  grande  ouverte. 

Elle  rougit  en  me  reconnaissant,  toute  con- 
fuse d'avoir  été  prise  à  se  contempler.  — Non, 
madame,  plus  un  œuf  à  la  maison.  Le  père 
les  a  tous  portés  à  la  ville  dré  le  matin. 

Rien  à  faire,  alors;  je  me  lève  pour  partir. 
Elle  me  suit,  donne  un  tour  de  clef  à  sa  porte, 
et  me  confie  qu'elle  fera  un  bout  de  chemin 
avec  moi,  car  elle  s'en  va  à  une  source 
qu'elle  nomme  "La  ressource  du  Pin  Par- 
lant". 

Et  vous  comprenez  que  je  questionne,  ravie 
de  ce  nom  qui  rappelle  le  beau  temps  des 
fées.    Il  paraît   que   ce  Pin   merveilleux  va 


LETTRES  DE  FADETTE  41 

révéler  à  Marie  les  intentions  de  son  amou- 
reux, car  on  a  un  amoureux  quoiqu'on  ait 
tout  juste  dix-huit  ans!  Et  cet  amoureux  ne 
parfe  pas  beaucoup,  et  Marie  voudrait  bien 
savoir  ce  qu'en  pense  le  Pin  Parlant,  et  alors, 
elle  va  le  lui  demander. 

N'allez  pas  croire  que  je  vous  invente  une 
histoire.     Non,  c'est  arrivé,  et  ce  matin  même. 

Marie  veut  donc  savoir  si  elle  épousera  le 
beau  Louison  et  quand?  Et  elle  croit  ferme- 
ment avoir  une  réponse  à  la  source. 

Et  voilà  comment  elle  s'y  prendra  pour  se 
faire  faire  ces  grandes  prédictions.  Elle  atta- 
chera, avec  un  cordon  rose  qu'elle  me  montra, 
un  paquet  d'aiguilles  de  pin:  elle  les  placera 
sur  les  pierres  de  la  source,  et  elle  s'éloignera 
discrètement  pendant  une  heure,  et  sans  re- 
garder ce  qui  se  passe  à  la  "ressource".  A  son 
retour,  la  position  des  aiguilles  dégringolées 
la  renseignera  sur  le  secret  de  son  avenir. 

J'ai  connu  des  jeunes  filles,  en  ville,  qui 
consultaient  de  vilaines  diseuses  de  bonne 
aventure,  j'aime  bien  mieux  les  fillettes  qui 
font  causer  le  Pin  Parlant,  et  je  n'ai  aucune 
défiance  contre  les  esprits  qui  jonglent  avec 
des  aiguilles  de  pin. 

Je  revins  emportant  avec  moi  la  vision  de 
ce  cœur  ingénu  et  pur,  qui  raconte  tout  haut 
ses  rêves  et  se  trouve  jolie  dans  un  miroir 
de  dix  sous.  Et  cette  primitive  évoqua  le 
souvenir  d'une  Fadette  très,  très  lointaine 
qui,  elle  aussi,  était  confiante  et  crédule,  avec 
tant   de   tendresse   au   cœur   qu'elle   adorait 


42  LETTRES  DE  FADETTE 

même  les  roses,  et  tant  de  bonheur  qu'elle  en 
avait  des  ailes,  et  de  tels  désespoirs  qu'elle 
se  prenait  pour  une  héroïne  des  contes  qu'elle 
aimait  tant. 

Quand  on  veut  du  vrai  bon,  sans  ombres, 
sans  regrets,  on  écarte  tous  les  autres  sou- 
venirs, et  ceux  de  l'enfance  se  détachent  ra- 
dieux comme  des  soleils,  doux  comme  des 
caresses  maternelles,  avec  le  commencement 
de  profondeur  et  de  mystère  d'une  âme  qui 
prend  conscience  d'elle-même. 

XVI 

U  Ouragan 

Ce  n'est  plus  le  jour  et  ce  n'est  pas  encore 
la  nuit.  Les  montagnes  ont  pris  des  teintes 
violettes,  puis  sont  devenues  grises;  elles 
s'affacent  et  semblent  s'évaporer.  Les  vagues 
soulevées  se  brisent  dans  l'ombre  sur  les 
galets  de  la  grève,  et  du  large,  accourt  le  vent 
qui  donne  de  la  voix.  Des  nuages  menaçants 
roulent,  noirs  et  rapides:  on  les  sent  peser 
lourds  et  humides  sur  les  épaules ...  et  on 
attend...  on  attend  dans  une  angoisse  in- 
quiète qu'ils  s'ouvrent  pour  livrer  passage  à 
la  tempête  qui  se  prépare. 

Plus  bas,  dans  la  vallée,  les  lumières  du 
village  voisin  s'allument  une  à  une,  la  rue  est 
déserte  et  hors  le  vent,  tout  se  tait.  Lui 
s'élève:  des  rafales  brusques  passent  en  sif- 
flant, et  dans  les  accalnùes,  une  plainte  adou- 
cie, continue,  se  fait  entendre  et  ressemble  à 


LETTRES  DE  FADETTE  43 

un  sanglot  lointain.  Puis  le  vent  reprend 
rude  et  puissant:  il  soulève  le  sable  en  tour- 
billons, il  secoue  et  courbe  les  arbres  dans 
des  mouvements  affolés,  et  quand  il  cesse  un 
instant,  la  même  voix  frêle  de  détresse  re- 
prend en  sourdine:  elle  gémit,  elle  pleure, 
et  elle  met  dans  le  cœur  l'émoi  d'une  défail- 
lance. On  la  reconnaît:  c'est  la  voix  éternelle 
de  la  douleur  à  travers  les  âges.  Aussi  an- 
cienne que  le  vent,  elle  fut  d'abord  la  douleur 
des  choses  brisées,  dispersées  et  tourmentées, 
puis  elle  devint  la  douleur  humaine  qui  ne 
cesse  de  se  lamenter.  Couverte  par  le  fra- 
cas des  éléments,  par  l'agitation  de  la  vie 
matérielle,  elle  n'élève  pas  la  voix,  et  plus 
elle  est  sourde,  plus  elle  est  profonde.  Elle 
est  partout,  comme  le  vent,  et  nul  coin  de  la 
terre  ne  l'a  pas  entendue,  car  sans  elle,  les 
hommes  ne  seraient  pas  des  hommes  mais 
des  dieux. 

Voilà  la  tempête  déchaînée:  je  n'entends 
plus  la  voix  qui  pleure,  mais  des  milliers  de 
voix  qui  vocifèrent  dans  la  nuit.  Tout  est 
chaos:  les  nuages  bousculés  s'écrasent,  se 
confondent,  se  dépassent,  et  leur  masse  for- 
midable paraît  saisie  de  vertige.  L'un  d'eux, 
chargé  de  grêle,  crève  au  milieu  des  autres, 
et  les  grêlons  crépitent  assourdissants,  ils 
roulent  et  bondissent  sur  le  toît  comme  des 
génies  malfaisants.  J'allume  ma  lampe  car 
je  commence  à  avoir  peur  d'être  seule  au 
milieu  d'un  tel  tapage,  et  peu  à  peu  je  me 
rassure,  car  cette  petite  chose  qui  m'éclaire 
a  une  âme  qui  me  parle  et  je  ne  sens  plus 


44  LETTRES  DE  FADETTE 

ma  solitude.  Sur  le  livre  entr'ouvert,  sur 
les  portraits  familiers,  le  cercle  blond  se 
pose,  et  tout  autour  la  lueur  rose  de  l'abat- 
jour  met  une  ombre  tiède  et  attendrie. 

C'est  bon  d'être  dans  la  pièce  close,  à  l'abri 
des  choses  brutales  qui  vagabondent  dans 
l'espace,  et  des  choses  méchantes  qui,  sans 
trêve,  sortent  du  noir  que  des  éclairs  fulgu- 
rants déchirent  sans  l'éclairer.  La  grande 
horloge  va  toujours  d'un  mouvement  mono- 
tone et  doux:  un  grain  de  sable  suffirait  à 
l'arrêter,  mais  elle  défie  la  tempête  qui  gron- 
de sans  l'attendre. 

Je  rêve  des  cœurs  humains,  de  tout  ce 
qui  les  garde  et  les  protège  contre  les 
haines  et  les  séductions  du  mal...  et  je 
vois  les  affections  de  femme  comme  des 
réfugiés  bénis  où  jeunes  et  vieux  ont  be- 
soin de  se  mettre  à  l'abri.  Les  mères, 
les  épouses,  les  fiancées,  les  sœurs  et  les 
amies  comprennent-elles  assez  que  c'est  vers 
elles  qu'ils  viendront,  les  forts,  quand  la  tem- 
pête les  menacera,  quand  ils  seront  las  ou 
découragés?  Si  elle  le  comprenaient,  ne  se- 
raient-elles pas  toujours  au  poste,  gardien- 
nes fidèles  du  foyer,  prêtes  à  les  accueillir? 
Il  y  en  a  tant  qui  n'y  sont  jamais! 

XVII 

De  l'éducation 

J'ai  lu  autrefois  un  livre  très  curieux. 
C'était  l'aventure  d'une  femme  découvrant  en 


LETTRES  DE  FADETTE  45 

elle  quatre  personnalités  distinctes  et  succes- 
sives qui  passaient  le  temps  à  se  combattre, 
à  se  quereller,  et  au  milieu  de  ces  disputes 
et  de  ces  tempêtes,  l'héroïne  menait  une  vie 
très  accidentée  où  l'ange  et  le  diable  avaient 
chacun  leurs  jours. 

Je  ne  me  souviens  plus  si  le  livre  était  bien 
écrit,  mais  j'ai  toujours  gardé  le  souvenir  de 
cette  histoire  qui  m'intéressait  par  son  côté 
psychologique  si  vrai,  car  n'est-ce  pas,  au 
fond,  l'histoire,  de  notre  personnalité  tombée 
en  anarchie?  lequel  d'entre  nous  peut  se 
vanter  de  n'avoir  pas  éprouvé  en  lui  ce  con- 
flit d'instincts  et  de  sentiments  qui  s'éveillent 
sous  la  poussée  des  circonstances,  et  d'où  sor- 
tent l'héroïsme  ou  la  lâcheté,  la  sagesse  ou 
la  folie  ?J? 

£Tous  nous  assistons  aux  débats  et  aux  dis- 
cussions de  l'ange  et  du  diable  en  nous,  et 
tous  nous  avons  une  conscience  éveillée, 
attentive,  clairvoyante,  qui  voit  bien  le  dan- 
ger sans  toujours  savoir  ou  vouloir  l'éviter.*] 

Chez  les  natures  foncièrement  bonnes  mais 
faibles,  le  danger  s'accroît  du  manque  de  ré- 
sistance, et  de  concessions  en  concessions, 
d'entraînements  en  entraînements,  elles  arri- 
vent parfois  à  atteindre  le  fond  de  l'abîme  où 
les  attire  leur  diable:  elles  y  tombent  sans 
lutte  et  elles  sont  perdues  sans  presque  avoir 
eu  conscience  de  leur  chute. 

Et  on  lit  encore  mieux  dans  les  âmes  que 
dans  les  livres  le  bienfait  d'une  volonté  forte 
et  exercée  qui  sait  résister,  et  au  besoin,  com- 


46  LETTRES  DE  FADETTE 

battre.  Cette  force  combative  devrait  être 
développée  chez  les  enfants:  on  cherche  le 
plus  souvent  à  la  faire  disparaître. 

Pour  ma  part  j'aime  mieux  un  petit  révolté 
qui  se  cabre  d'instinct  sous  le  joug,  que  ces 
natures  passives  qui  subissent  sans  dire  mot, 
en  courbant  la  tête,  toutes  les  tyrannies  et 
toutes  les  exigences. 

Le  premier  est  plus  difficile  à  former:  il 
y  faut  beaucoup  de  fermeté  douce  et  tenace, 
mais  s'il  est  bien  élevé,  dans  toute  la  force 
du  mot  et  de  la  chose,  il  fera  un  homme  qui 
saura  ce  qu'il  veut,  qui  ne  subira  pas  les 
influences  presque  inconsciemment,  qui  saura 
enfin  se  résister  à  lui-même  aussi  bien  que 
résister  aux  autres. 

Ceux  qui  tombent  aux  pires  dégradations 
sont  les  mous,  les  lâches,  les  oisifs,  les  irré- 
solus, et  il  n'est  pas  d'efforts  que  nous  ne 
devions  faire  pour  faire  grandir  chez  les  en- 
fants l'initiative  et  la  conscience  de  leur 
force,  afin  qu'ils  sentent  la  possibilité  de 
résister  à  tout  ce  que  réprouvent  leur  cons- 
cience  et  leur   cœur. 

Vous  pensez  bien  que  les  pauvres  parents 
qui  font  devant  leurs  enfants  cet  humiliant 
avœu:  "Je  ne  puis  en  venir  à  bout",  n'auront 
pas  un  brillant  succès  dans  cette  formation 
sérieuse  d'un  caractère!  Je  le  répète  et  on  me 
croira  sans  peine,  c'est  difficile  de  développer 
la  force  en  demandant  l'obéissance  et  de 
faire  céder  la  volonté  sans  la  bri°2r.  J'é- 
prouve   toujours    une    impression     pénible 


LETTRES  DE  FADETTE  47 


quand  j'entends  parler  de  briser  une  volonté: 
quelle  erreur!  Il  faut  la  diriger,  ce  qui  est 
bien  différent. 

Quelle  insouciance  est  apportée  générale- 
ment à  cette  grande  œuvre  de  l'éducation  par 
les  jeunes  mères  pour  qui  les  enfants  sont 
de  jolies  poupées  avec  lesquelles  elles  jouent 
jusqu'à  ce  qu'elles  deviennent  de  vrais  petits 
diables.  Alors,  elles  les  éloignent  et  deman- 
dent aux  éducateurs  et  aux  religieuses  d'en 
faire  des  anges.  Et  elles  s'en  lavent  les 
mains  1  Croyez-moi,  mesdames,  aucun  dévoue- 
ment, aucune  sollicitude  étrangère  ne  pourra 
jamais  refaire  le  commencement  négligé  par 
vous.  L'âme  de  votre  enfant  se  sentira  tou- 
jours d'avoir  été  moralement  orpheline  pen- 
dant ses  premières   années. 

XVIII 

Flânerie 

L'air  est  transparent,  le  soleil  descend  au 
milieu  d'un  embrasement  rose;  dans  le  jar- 
din, le  jet  d'eau  monte  joyeusement  pendant 
que  les  ombres  s'allongent  et  que  les  roses 
embaument.  Tout  sent  bon  et  tout  chante 
sous  le  ciel  qui  se  décolore.  La  fine  odeur 
des  foins  coupés,  les  parfums  du  jardin  et  du 
bois  voisin  nous  grisent,  et  nonchalamment 
nous  rêvons.  Sur  le  chemin  gris,  devant 
nous,  passent  des  hommes  et  des  femmes, 
leur  fourche  sur  l'épaule...   ils  reviennent 


48  LETTRES  DE  FADETTE 

du  champ,  et  le  vent  rafraîchi  souffle  sur  leur 
fatigue  avec  un  bruit  d'ailes  qui  s'agitent. 

La  douceur  du  soir  nous  pénètre.  Sans 
volonté,  sans  désir,  presque  sans  pensée,  nous 
demeurons  à  demi-étendus  sur  les  fauteuils 
de  la  galerie,  à  peine  conscients  des  bonsoirs 
des  travailleurs  qui  saluent  poliment  notre 
paresse  béate. 

Et  soudain,  le  son  de  la  cloche  tombe  dans 
le  silence  et  nous  tire  brusquement  de  la  som- 
nolence où  nous  glissions.  Les  glas  tintent 
lugubrement,  et  nos  cœurs  se  serrent,  car 
nous  pensons  au  pauvre  petit  soldat  tué  en 
Belgique  et  dont  le  service  sera  chanté  de- 
main ...  et  à  la  mère  qui  se  désole  tout  près 
...  et  à  toutes  les  mères  d'Europe  et  d'Amé- 
rique qui  tremblent  et  qui  pleurent  I 

Oui,  pendant  que  nous  nous  laissons  être 
heureux  ici,  la  guerre  continue  furieuse  là- 
bas.  Les  hommes  se  tuent,  les  blessés  ago- 
nisent dans  les  hôpitaux,  tout  comme  l'au- 
tomne dernier  et  plus  encore! 

Mais  notre  sympathie  ne  s'exprime  plus 
qu'en  exclamations  apitoyées!  Oh!  je  le  sais, 
vous  allez  protester  et  me  dire:  "Nous  avons 
travaillé  tout  l'hiver,  nous  avons  donné  et 
même  beaucoup,  et  nous  ne  sommes  pas 
égoïstes. . ."  En  êtes-vous  bien  sûres?  et  notre 
élan  n'est-il  pas  bien  arrêté?  Cependant,  le 
besoin  dure,  le  malheur  augmente  et  logique- 
ment, les  secours  doivent  continuer  et  même 
se   multiplier. 

Il  faudra  beaucoup  de  lainages  et  de  tri- 
cots cet  automne,  et  c'est  maintenant  qu'il 


LETTRES  DE  FADETTE  49 

faut  les  préparer,  et  au  lieu  de  flâner  comme 
nous  le  faisions  ce  soir,  ne  perdons  pas  une 
minute,  mes  amies,  et<  tricotons  pour  tous  les 
soldats  qui  auront  si  froid  en  novembre! 

Ahl  défions-nous  de  nos  beaux  discours 
sympathiques,  des  jolis  mouvements  de  sen- 
sibilité qui  nous  mettent  les  larmes  aux  yeux; 
tout  ce  remuement  d'émotion  nous  donne 
peut-être  l'impression  que  nous  avons  beau- 
coup de  cœur;  c'est  une  illusion  si  nous 
pleurons  de  pitié  sans  bouger  un  doigt  pour 
donner  du  secours. 

N'être  pas  méchante,  ce  n'est  pas  nécessai- 
rement être  bonne.  La  bonté  est  active,  dé- 
vouée, désintéressée,  et  les  phrases  et  les  lar- 
mes n'avanceront  pas  beaucoup  tous  les  mal- 
heureux qu'il  est  de  notre  devoir  d'aider. 

Afin  de  ne  pas  troubler  notre  quiétude,  nous 
préférons  ne  pas  nous  arrêter  longtemps  à 
cette  pensée  de  la  guerre  qui  nous  obsédait 
il  y  a  quelques  mois. 

Nous  serions-nous  donc  habituées  à  l'hor- 
reur de  la  souffrance  et  de  la  misère? 

Je  ne  veux  pas  le  croire,  nous  nous  repo- 
sions seulement.  Maintenant,  c'est  fait,  et 
nous  serons  bonnes.  Et  n'oublions  pas  que 
nous  ne  le  serions  pas,  en  courant  après  le 
plaisir  et  en  fuyant  tout  ce  qui  ressemble  à 
une  gêne  ou  à  un  effort. 


50      LETTRES  DE  FADETTE 

XIX 

Un  sermon  en  musique 

J'entendais  dernièrement,  pour  la  seconde 
fois,  la  splendide  "Neuvième  symphonie"  de 
Beethoven,  magistralement  exécutée  par  des 
artistes,  des  artistes  touchés  jusqu'au  fond 
de  l'âme  par  la  joie  divine  qui  s'en  dégage 
et  nous  la  transmettant,  vibrante  et  belle, 
comme  une  action  de  grâce  à  la  Yie  elle- 
même. 

Et  c'est  miraculeux,  que  de  toutes  ses  dé- 
tresses, Beethoven  ait  pu  faire  sortir  cet 
hymne  triomphal  si  grandiosement  serein. 

Infortune  matérielle,  ennuis  de  famille,  so- 
litude morale,  amours  irréalisés  et  la  suprê- 
me épreuve,  cette  surdité  qui  le  murait  en  lui- 
même  et  lui  dérobait  en  partie  son  propre 
génie,  ne  voilà-t-il  pas  le  bilan  de  la  vie  du 
grand  musicien?  Une  âme  faible  se  fût  jetée 
dans  le  désespoir,  lui,  fut  vraiment  purifié 
et  divinisé  par  la  douleur;  il  s'en  servit  com- 
me d'ailes  immenses  qui  relevèrent  au-dessus 
de  lui-même.  La  souffrance  ne  l'empêcha  pas 
d'aimer  la  vie  d'un  amour  démesuré  dont 
l'écho  ravit  encore  le  monde  d'admiration, 
et  dont  cette  Neuvième  Symphonie  semble 
l'expression  la  plus  parfaite. 

Dans  la  vie  des  grands  hommes  nous  pou- 
vons souvent  puiser  du  courage  et  du  goût 
à  vivre.  Sans  cesse,  elle  nous  fournit  l'occa- 
sion de  comparer  nos  jours  trop  légers  avec 


LETTRES  DE  FADETTE  51 

ces  existences  toutes  chargées,  et  nous  déplo- 
rons alors  notre  inaction,  la  mesquinerie  de 
notre  destin  que  nous  pouvons  élargir  pour- 
tant, en  l'acceptant  bravement  tel  qu'il  est 
au  lieu  de  le  subir  en  nous  lamentant  sur 
notre  triste  sort!  Si  l'on  vit  avec  son  intelli- 
gence, son  activité,  son  cœur,  toute  son  âme, 
on  n'a  pas  l'occasion  de  trouver  sa  vie  "terne 
et  plate",  comme  me  l'écrivait  ces  jours-ci, 
une  lointaine  amie  inconnue  qui  voudrait 
faire  des  choses  héroïques  pour  "sortir  de  la 
banalité  qui  l'étouffé." 

Ma  petite  amie,  le  premier  des  héroïsmes 
c'est  d'accepter  la  vie  telle  qu'elle  nous  est 
faite  par  les  circonstances  permises  par  Dieu. 
Oh!  ce  n'est  pas  un  héroïsme  à  panaches  et  à 
fanfares  qui  attire  l'attention  et  provoque 
les  applaudissements.  C'est  un  héroïsme 
obscur,  continue,  manifesté  dans  les  plus  pe- 
tites choses:  comme  un  génie  bienfaisant,  il 
embellit  tout  ce  qu'il  touche,  colore  les  vies 
ternes,  féconde  les  vies  stériles,  et  donne  de 
l'air  aux  âmes  étouffées  par  la  banalité. 

Laisser  filer  ses  jours  dans  le  gris,  se  désin- 
téresser de  tout  parce  que  notre  milieu  ne 
nous  convient  pas,  c'est  vraiment  une  lâcheté 
et  le  fait  d'un  "cœur  mou",  comme  disait  la 
vieille. 

C'est  nous-mêmes  qui  devons  donner  sa 
valeur  à  notre  vie  et  au  lieu  de  dédaigner 
la  vôtre,  appliquez-vous  à  en  dégager  la  beau- 
té et  à  l'aimer. 

Voulez-vous  une  bonne  recette  pour  être 
heureuse?  .! 


52  j  v        LETTRES  DE  FADETTE 

<r' 

^Ayez  foi  dans  la  vie,  acceptez-en  tous  les 

devoirs,  cherchez  toutes  ses  joies  et  vous  n'at- 
tendrez pas  longtemps  un  bonheur  paisible 
qui  saura  vous  trouver  au  milieu  des  occu- 
pations les  plus  humbles. 

Ceux  qui  ont  une  vie  manquée  ne  sont  pas 
ceux  qui  ont  beaucoup  d'épreuves,  ce  sont 
ceux  qui  n'aiment  pas  la  vie  et  qui  se  fati- 
guent et  fatiguent  les  autres  de  leurs  lamen- 
tations sur  ce  qui  "devrait  être!" 

Là!  vous  direz  que  je  n'ai  pas  de  sympa- 
thie! 

XX 

La  sympathie 

Nous  étions  en  petit  comité,  hier,  sous  les 
grands  arbres  qui,  en  frissonnant,  secouaient 
leurs  feuilles  sur  nos  têtes,  et  nous  parlions 
du  mystérieux  instinct  qu'est  la  sympathie. 
Chacune  émettait  son  idée  et  il  s'est  dit  de 
bien  jolies  choses,  car  on  sait  que  si  les  fem- 
mes raisonnent  peu  leurs  impressions,  elles 
ont  le  don  de  les  rendre  vivantes  à  ceux  à 
qui  elles  en  font  part. 

Et  le  sujet  nous  intéressait  toutes:  la  sym- 
pathie joue  dans  la  vie  féminine  un  rôle  si 
considérable  1  Elle  décide  de  nos  choix,  et 
par  eux  de  notre  bonheur.  Elle  décide  avec 
une  liberté  complète,  sans  tenir  compte  de 
la  fortune,  du  rang,  des  raisons  de  conve- 
nance ou  d'intérêt.  Aussi  y  a-t-il  des  attrac- 
tions déraisonnables,  et  les  Grecs,  pour  en 


LETTRES  DE  FADETTE  53 


fixer  les  causes,  ont  eu  recours  à  un  subter- 
fuge: ils  ont  bandé  les  yeux  de  l'Amour  et 
mis  ensuite  toutes  ses  erreurs  sur  le  compte 
de  la  cécité! 

Contre  cette  boutade,  /plusieurs  protestè- 
rent, et  prétendirent  que  si  la  passion  est 
aveugle,  la  sympathie  est  clairvoyante  et 
devine  généralement  juste.  Je  suis  de  cette 
opinion/'/  Et  plus  les  âmes  sont  délicatement 
impressionnables,  plus  leurs  intuitions  sont 
rapides  et  sûres. 

Mais  où  nous  étions  toutes  d'accord,  c'est 
qu'on  nous  plaît  ou  qu'on  nous  déplaît  avant 
d'avoir  ouvert  la  bouche,  pour  des  raisons 
que  nous  ne  saurions  toujours  formuler  et 
que  nous  exprimons  par  le  fameux  "parce 
que"  qui  fait  sourire  dédaigneusement  les 
hommes  si  raisonnables  qui  ont  la  préten- 
tion de  tout  expliquer...  on  sait  avec  quel 
succès,  parfois! 

Nous  expliquons  moins,  c'est  vrai,  mais 
nous  sentons,  nous  voyons  et  nous  vivons  nos 
sympathies.  Ne  semble-t-iljpas,  en  effet,  que 
la  sympathie  soit  comme  Lia  vision  de  l'en- 
dedans  d'une  âme  pareille  à  la  nôtre;  douce- 
ment elle  nous  tire  à  elle  car  elle  nous  devine 
aussO 

Cette  prescience  porte  immédiatement  les 
âmes  à  se  chercher  dans  tout  ce  qui  les  ré- 
vèle, et  si  elles  s'abandonnent  à  cette  curio- 
sité, alors  commence  un  des  plus  charmants 
moments  de  la  vie. 

On  se  connaît  à  peine  mais  on  se  devine. 
On  parle...  et  chacun  fait  juste  la  réponse 


54  LETTRES  DE  FADETTE 

attendue  par  l'autre.  On  n'achève  pas  sa 
phrase  et  l'autre  la  complète.  On  se  tait,  et 
les  esprits,  suivant  le  même  chemin,  s'aper- 
çoivent avec  une  surprise  ravie,  par  un  mot 
semblable  dit  dans  le  même  moment,  qu'ils 
ne  se  sont  pas  quittés. 

L'une  écoute  l'autre  dire  ce  qu'elle  a  tou- 
jours pensé,  et  cet  écho  d'une  âme  qui  est  la 
voix  d'une  autre  âme,  crée  une  harmonie  si 
parfaite,  que  bientôt,  les  deux  voix  n'en  font 
qu'une;  elles  sont  fondues  ensemble  dans  la 
douceur  de  cette  sympathie  magique. 

Bientôt  le  temps  n'a  plus  de  signification 
pour  eux,  c'est  un  mot!  Ils  oublient  que  six 
mois  auparavant  ils  ignoraient  l'existence 
l'un  de  l'autre.  Si  vous  exprimiez  une  sur- 
prise sur  l'intimité  si  promptement  établie 
entre  eux,  ils  vous  répondraient:  "Nous  ne 
nous  trouvons  pas,  nous  nous  retrouvons, 
nous  nous  cherchions,  nous  nous  atten- 
dions.". . .  Et  c'est  peut-être  vrai?  Qu'en  sa- 
vons-nous? C'est  un  plaisir  bien  délicat  que 
cette  découverte  graduelle  d'un  être  vers  le- 
quel vous  conduit  une  sympathie  intelli- 
gente et  qui  cherche. 

J'ai  parlé  de  ressemblances;  encore  faut-il 
qu'elles  ne  soient  pas  trop  grandes.  Les 
divergences  entre  elles,  fournissent,  au  con- 
traire, l'élément  mystérieux,  la  part  d'inconnu 
qui  tente  toujours  les  âmes  humaines,  et  cette 
dernière  condition  est,  hélas,  facilement  réa- 
lisable! Les  âmes  sont  si  inconnaissables  et 
armées    de   tant   de   ressorts   inconnus,   que 


LETTRES  DE  FADETTE  55 

la  part  d'imprévu  reste  intacte  dans  celles 
que  nous  croyons  connaître  le  mieux.  C'est 
un  peu  triste,  puisque  nous  avons  toujours 
l'inquiétude  de  ce  que  nous  ignorons . . .  mais 
en  y  réfléchissant,  cette  tristesse  est  peut-être 
un  de  nos  bonheurs!  L'impossibilité  de  lire 
couramment  dans  les  âmes  les  uns  des  autres 
est  peut-être  une  des  plus  sages  bénédictions 
du  ciel. 

XXI 

L'éteignoir 

Un  hasard  m'a  ramenée,  après  quinze  ans, 
dans  cette  ancienne  maison  de  vieille  petite 
ville  où  pas  un  clou  n'a  été  changé.  Parmi 
les  meubles  reluisants  et  dans  le  décor  raide 
et  péniblement  correct,  la  même  femme  aus- 
tère, plus  sèche  et  plus  ridée  qu'autrefois, 
impose  sa  volonté  inflexible  aux  deux  jeunes 
filles  d'antan  qu'elle  traite  encore  comme 
des  enfants,  ne  leur  laissant  pas  la  moindre 
initiative  et  les  privant  de  toute  liberté  per- 
sonnelle. 

C'est  le  même  intérieur  clos,  fermé  au 
soleil  et  aux  bruits  du  dehors,  où,  au  lieu 
de  vivre,  végètent  les  trois  femmes:  elles 
tuent  le  temps  à  coups  de  plumeau  et  d'ai- 
guille, et  elles  se  laissent  tuer  lentement  par 
lui. 

Je  revois  dans  le  passé  les  fillettes  vives 
et  espiègles,  cherchant  déjà  à  se  dérober  aux 
sévères   surveillances  de   leur    mère,    et  je 


56  LETTRES  DE  FADETTE 

pleurerais  de  pitié  en  constatant  ce  qu'elles 
sont  devenues  dans  la  vie  cloîtrée  et  com- 
primée à  laquelle  elles  ont  dû  finir  par  se 
soumettre. 

L'aînée  passe  à  peine  la  trentaine:  c'est 
une  vieille  femme!  Tout  le  long  du  jour, 
quand  elle  ne  souffle  pas  sur  d'invisibles 
poussières,  elle  se  tâte  le  pouls,  la  tête  et 
l'estomac,  concentrant  l'intérêt  de  sa  vie  à 
se  découvrir  un  mal  nouveau  et  un  remède 
approprié. 

La  seconde,  d'une  nature  ardente,  active  et 
très  intelligente,  a  essayé  d'arracher  un  peu 
d'indépendance  à  l'inintelligent  despotisme 
de  sa  mère,  mais  elle  s'est  usé  les  ailes  à 
frapper  contre  les  barreaux  de  sa  cage...  la 
main  de  fer  a  écarté  les  amies,  réglé  les  sor- 
ties, rempli  les  heures  d'occupations  ma- 
nuelles, honni  les  livres,  et  peu  à  peu  les  en- 
thousiasmes juvéniles  se  sont  éteints,  et  les 
élans  charitables  se  sont  arrêtés.  On  a  jeté 
tant  d'eau  froide  sur  cette  âme  ardente, 
qu'elle  dort  maintenant  sous  les  cendres  ac- 
cumulées de  ses  désappointements,  de  ses 
rêves  et  de  son  morne  ennui. 

J'ai  passé  trois  jours  dans  cette  maison  : 
moralement  et  physiquement  on  y  étouffe. 
Ma  présence  donna  cependant  un  peu  d'air  à 
la  seule  vivante  de  ce  sarcophage  meublé. 
Un  soir  elle  me  fit  le  récit  simple  et  navrant 
de  sa  vie  manquée.  Les  années  de  pension  ! 
furent  les  seules  années  heureuses:  elle  ne 
connut  ni  les  plaisirs,  ni  l'insouciance  heu- 


LETTRES  DE  FADETTE  57 

reuse  de  la  jeunesse.  Elle  se  fut  peut-être 
mariée,  —  elle  est  douce  et  tendre,  —  mais 
elle  n'eut  jamais  l'occasion  de  rencontrer  un 
jeune  homme.  Elle  eut  pu  avoir  une  amie, 
mais  toutes  les  intimités  étaient  proscrites: 
on  n'allait  nulle  part  et  les  invitations  étaient 
refusées.  Du  1er  janvier  au  31  décembre 
tournait  la  roue  des  occupations  manuelles 
avec  un  répit,  le  dimanche,  pour  aller  à  l'é- 
glise, et  trois  ou  quatre  fois  par  année,  pour 
faire  une  cérémonieuse  tournée  de  visites 
indispensables.  Pas  de  voyages,  pas  même 
de  réunions  familiales,  la  vie  plus  austère 
que  celle  du  cloître  où  tout  est  illuminé  et  i 
vivifié  par  l'intimité  de  Dieu.  Dans  cette 
inhospitalière  demeure,  Dieu  est  un  hôte  im- 
posant, mais  II  est  craint  plutôt  qu'il  n'est 
aimé  et  on  va  Le  voir  parce  que  c'est  une 
obligation  ! 

J'entends  encore  l'écho  de  sa  dernière 
plainte:  "Moi,  vous  savez,  tout  m'est  égal 
maintenant.  Tout  se  tait  dans  mon  âme;  la 
pensée,  la  prière,  les  regrets,  les  rêves. . .  j'ai 
vingt-huit  ans  et  je  me  sens  vieille,  si  vieille, 
que  cela  ne  me  chagrine  même  pas  de  l'être! 
Je  veux  vous  dire  une  chose  qui  vous  paraî- 
tra peut-être  monstrueuse,  et  cependant,  il 
ne  faudrait  pas  avoir  trop  mauvaise  opinion 
de  moi!  La  semaine  dernière  mourut  une  de 
nos  voisines.  Elle  était  de  mon  âge,  nous 
nous  connaissions  bien,  et  sa  mort  presque 
subite  me  fit  vraiment  de  la  peine...  com- 
ment comprendrez-vous,  alors,  que  j'ai  "joui" 


58  LETTRES  DE  FADETTE 

de  cette  tristesse,  des  larmes  que  je  versais 
librement,  des  stations  dans  la  chambre  mor- 
tuaire, de  l'émotion  profonde  qui  me  boule- 
versait: "mon  cœur  n'est  pas  tout  à  fait 
mort!"  me  disais-je.  Mais  ensuite,  en  y  ré- 
fléchissant, j'ai  eu  horreur  de  l'espèce  de 
plaisir  que  j'ai  pris  à  ce  malheur...  et  j'ai 
bien  vu  que  mon  cœur  est  bien  mort. . .  j'ai 
trop  épousseté,  c'est  évident  I" 

Et  son  pauvre  petit  rire  saccadé  finit  dans 
un  sanglot. 

Ma  pauvre  petite  âme,  vous  êtes  bien  vi- 
vante encore,  mais  on  est  en  train  de  vous 
tuer.  Oh!  pouvoir  vous  faire  franchir  le 
cercle  magique  où  vous  enferme  l'incons- 
ciente étroitesse  d'une  mère  qui  se  croît  irré- 
prochable et  qui  se  scandaliserait  si  on  l'ac- 
cusait d'avoir  été  cruelle  et  injuste  en  met- 
tant sous  le  boisseau  la  jeunesse,  la  beauté 
et  l'intelligence  de  ses  filles,  pour  les  vouer, 
comme  elle-même,  à  ces  seules  occupations 
ménagères,  incessantes  et  inutiles  et  qui  ne 
s'imposaient  pas  puisque  la  famille  vit  dans 
l'aisance. 

Mais  écoutez  bien.  On  ne  peut  vous  sortir 
de  votre  cadre,  mais  votre  âme  est  à  vous, 
indépendante  et  libre,  susceptible  d'une  vie 
profonde  et  intense  que  personne  ne  peut 
vous  enlever.  Vous  n'y  avez  pas  assez  réflé- 
chi, et  vous  vous  êtes  abandonnée  un  peu 
lâchement,  sans  résistance  et  sans  lutte.  Il 
faut  vous  réveiller,  recréer  en  vous  de  l'es- 
pérance: c'est  de  la  vie  nouvelle.    Affirmez 


LETTRES  DE  FADETTE 59 

un  peu  vos  droits  et  réclamez  au  moins  des 
livres,  de  bons  livres  qui  agrandiront  et  élè- 
veront votre  âme  au-dessus  des  petitesses  qui 
vous  étreignent. 

Croyez  bien  que  l'avenir  n'est  pas  entiè- 
rement déterminé  par  le  passé  connu  de 
vous,  et  soyez  prête  à  l'accueillir  en  demeu- 
rant très  vivante  comme  on  doit  l'être  à  votre 
âge.  Vous  n'avez  pas  été  créée  pour  épous- 
seter,  uniquement.  Préparez-vous  à  autre 
chose:  gardez  dans  votre  coeur  un  coin  de 
verdure  et  de  jeunesse,  pour  y  semer  un  jour 
une  plante  nouvelle...   et  attendez! 

XXII 

Incertitude 

Dehors,  la  rafale  effeuille  les  arbres,  la 
pluie  fouette  les  vitres,  un  brouillard  s'étend 
sur  tout,  et  comme  les  nuages  au  vent,  mes 
pensées  roulent,  et  ce  mouvement  les  déchire 
et  les  disperse. 

Tout  se  confond:  impression  de  solitude, 
souvenirs,  projets,  un  peu  de  lassitude  do- 
mine l'ensemble,  et  mes  idées  ressemblent  à 
des  petits  personnages  agités  qui  sautille- 
raient en  se  bousculant  entre  mes  meubles 
et  dans  l'ombre  des  tentures. 

J'en  voudrais  arrêter  une,  et  la  voir  sous 
tous  ses  aspects,  pour  avoir  quelque  chose 
à  vous  dire!  Ce  n'est  pas  chose  si  facile!  Je 
vous  ai  déjà  tant  conté  mes  impressions  et 
fait  tant  de  confidences,  —  sans  parler  des 


60  LETTRES  DE  FADETTE 

petits  conseils,  —  que  ce  soir,  j'ai  l'impres- 
sion que  je  vous  ennuie,  que  je  me  répète 
et  que  je  ferais  mieux  de  me  taire. 

Hélas  î  je  ne  suis  pas  libre  de  le  faire  et 
l'inexorable  jeudi  approche!  Après  avoir  in- 
terrogé le  ciel  menaçant,  et  soupiré  en  voyant 
les  feuilles  tourbillonner  avant  de  tomber 
dans  la  boue,  je  reviens  à  mon  fauteuil  et  je 
renonce  à  trouver  un  "sujet"  intéressant. 

J'écoute  la  respiration  de  la  lampe,  le  chu- 
chotement de  la  pendule;  c'est,  tout  autour 
de  moi,  les  petites  choses  et  les  petits  bruits 
familiers  qui  m'environnent  d'une  atmos- 
phère de  douceur  et  de  sincérité.  C'est  le 
cher  chez  moi,  et  d'y  être  si  bien  ne  me  fait 
pas  oublier  les  pauvres  gens  chassés  de  leurs 
foyers  dans  tous  les  pays  envahis. 

Eux  aussi,  il  y  a  un  an,  se  trouvaient  en 
sécurité  chez  eux,  et  croyaient  y  habiter  tou- 
jours et  y  mourir...  la  guerre  les  a  surpris 
avec  ses  horreurs  et  ses  misères:  ils  n'ont 
plus  ni  maisons,  ni  meubles,  ni  chers  souve- 
nirs. La  famille  a  été  brutalement  divisée 
et  chaque  minute  peut  faire  la  séparation 
définitive. 

Et  nous  aussi,  demain,  pouvons  être  atteints 
par  le  malheur  qui  nous  sépare  des  nôtres 
et  nous  déracine  des  endroits  aimés.  Nous 
ignorons  ce  que  nous  réservent  même  les 
jours  prochains. . .  c'est  le  mystère  de  la  vie! 

Et  nous  vivons  tous  dans  ce  mystère:  mys- 
tère de  l'avenir,  mystère  des  autres  et  de 
leurs  pensées,  mystère  de  notre  propre  cœur 
et  de  ses  volontés! 


LETTRES  DE  FADETTE  61 

A  certains  moments,  nous  sentons  intoléra- 
blement  l'oppression  de  cet  inconnu  qui  est 
partout  autour  de  nous:  dans  toutes  les  âmes 
et  dans  tous  les  yeux,  dans  toutes  les  choses 
et  dans  toutes  les  heures. 

Le  présent  ne  peut  nous  renseigner  sur  le 
lendemain,  et  toujours  l'imprévu  arrive. 
Quand  nous  sommes  accablés  par  ce  mystère 
incessant,  Dieu  qui  est  si  grand,  doit  avoir 
bien  pitié  de  nous  qui  nous  sentons  si  petits 
et  si  faibles,  et  comme  perdus  dans  toute 
cette  ombre!... 

XXIII 

Entre  amies 

Il  faisait  froid  hier  soir:  le  vent  du  Nord 
s'était  levé  et  rugissait  parmi  les  sapins:  à 
sa  voix  se  mêlait  celle  des  vagues  furieuses 
déferlant  sur  les  grosses  roches  de  la  grève. 
Mais  de  tout  cela  se  dégageait  pour  moi  une 
impression  de  force,  et  non  de  tristesse,  car, 
dans  le  ciel  pur,  les  étoiles  étincelaient,  et 
la  lune  montant  derrière  les  hautes  monta- 
gnes  éclairait  magiquement   leurs   sommets. 

Je  fus  donc  surprise  d'entendre  mon  amie 
soupirer  d'une  voix  lasse:  "Que  c'est  déso- 
lant, ce  vent,  il  me  glace!  Voyez-le  essayer 
d'arracher  les  feuilles,  secouer  les  choses 
frêles,  charrier  tout  ce  qu'il  peut  soulever! 
Il  est  méchant  comme  la  vie  qui  remplit  nos 
cœurs  d'amours  et  d'amitiés  précieuses,  et 


62  LETTRES  DE  FADETTE 

qui   nous  les   arrache   dans   des  tourmentes 
comme  celles-ci!" 

Et  la  voilà  qui  me  parle  de  l'amertume  des 
séparations  volontaires  ou  imposées,  des  dé- 
ceptions que  nous  préparent  nos  espoirs  et 
nos  confiances:  elle  me  fait  une  peinture 
poussée  au  noir  du  désappointement  que 
nous  sommes  pour  les  autres  et  de  celui 
qu'ils  sont  pour  nous. . . 

Il  me  semblait  entendre  l'écho  de  mes  pro- 
pres plaintes  aux  jours  gris  où  c'est  mon 
tour  d'être  accablée  par  la  vie,  mais  hier  soir^ 
le  vent  bienfaisant  me  soufflait  de  la  philo- 
sophie sereine,  et  à  la  dernière  exclamation 
de  mon  amie:  "Je  la  déteste  la  Vie!"  Je  ré- 
pondis vivement  : — "Des  mots!  Des  mots,  ma 
petite!  et  la  preuve,  c'est  que  vous  aimeriez 
mieux,  tous  les  ans,  au  lieu  de  vieillir,  rajeu- 
nir d'une  année,  c'est-à-dire  avoir  l'espoir  de 
vivre  plus  longtemps,  pas  vrai?  — Elle  ne 
répondit  pas,  et  je  repris,  conciliante  :  — Vous, 
comme  moi,  disons  un  tas  de  choses  que  nous 
ne  croyons  pas!  Chacune  notre  tour,  nous 
nous  plaignons  de  la  vie,  mais  nous  l'aimons 
quand  même.  Et  nous  avons  raisons.  Le 
bon  Dieu  a  voulu  que  nous  aimions  la  vie,  et 
Il  a  si  bien  réussi,  qu'il  n'y  a  que  les  fous 
qui  se  tuent!  La  vie  est  bonne,  et  la  Sagesse, 
ce  serait  de  ne  pas  attendre  d'être  menacés 
de  la  perdre  pour  s'en  apercevoir. 

Je  prêche  ici  pour  moi  comme  pour  vous, 
j'ai  mes  heures  de  lâcheté  aussi,  et  quand 
une  parole  raisonnable  m'encourage,  je  me 
ressaisis. 


LETTRES  DE  FADETTE  63 

Souvent  nous  sommes  la  cause  de  nos 
maux,  soit  que  nos  désirs  soient  irréalisables, 
soit  que  notre  sort  nous  paraisse  terne  et  au- 
dessous  de  ce  que  nous  croyons  mériter. 
Est-ce  que,  pour  la  plupart,  nous  ne  dési- 
rons pas  vivre  ailleurs  que  là  où  nous  som- 
mes fixés? 

Quand  un  bon  jardinier  plante  ses  arbus- 
tes et  ses  fleurs,  il  choisit  avec  soin,  pour 
chacune,  l'endroit  d'ombre  ou  de  soleil  qui 
convient  à  sa  croissance. . .  Sûrement,  le  bon 
Dieu  est  aussi  intelligent  que  le  jardinier, 
et  là  où  il  nous  a  plantés  ou  transplantés, 
Il  ne  nous  demanderait  pas  de  fleurir,  d'être 
heureux,  si  ce  n'était  pas  possible?  Eh  bien, 
voici  ce  que  nous  voudrions  nous  faire  croi- 
re! "Je  n'ai  pas  assez  de  soleil!  — C'est  la  cha- 
leur qui  me  sèche!  —  Il  pleut  trop  ou  il  ne 
pleut  pas  assez!",  crions-nous  pour  nous 
excuser  d'être  des  plantes  chétives.  Ce  n'est 
pas  vrai.  Dans  notre  petit  jardin  nous  avons 
tout  ce  qu'il  faut  pour  croître  et  donner  des 
fruits,  mais  il  faut  le  vouloir  et  cesser  de 
désirer  d'être  ailleurs. 

Vous  dites  que  nous  désappointons  ceux 
qui  nous  aiment . . .  oui,  si  nous  nous  aimons 
plus  que  nous  ne  les  aimons,  et  cela  nous 
arrive  souvent,  hélas!  Et  quand  ce  sont  eux 
qui  nous  désappointent,  n'est-ce  pas  parce 
que  nous  attendons  trop  d'eux,  et  que  nous 
nous  sommes  illusionnés  sur  leur  compte? 

Je  crois  que  dans  la  création  de  notre  bon- 
heur, qui  est  toujours  une    œuvre    person- 


64  LETTRES  DE  FADETTE 

nelle,.  il  doit  entrer  beaucoup  de  bon  sens 
et  une  grande  sincérité.  Qnand  on  se  con- 
naît à  fond,  on  n'a  pas  l'audace  d'exiger  de 
ses  amis  qu'ils  ne  fassent  jamais  d'erreurs! 
Si  nous  étions  plus  simples,  nous  ne  nous 
défierions  ni  de  nos  amis,  ni  de  nous-mêmes. 
Au  lieu  de  nous  demander  si  nous  les  désap- 
pointons, nous  nous  contenterions  de  les 
aimer  en  le  leur  prouvant  dans  toutes  les 
circonstances,  et  en  appréciant  ce  qu'ils  font 
pour  nous  sans  la  vilaine  arrière-pensée  qu'ils 
auraient  pu  faire  davantage. 

Un  long  silence,  puis  je  repris  doucement: 
Les  tristesses  inévitables,  les  grands  malheurs 
ne  peuvent  être  évités,  et  il  nous  semble  à 
certaines  heures  terribles  que  nous  ne  sorti- 
rons jamais  de  leur  ombre.  C'est  une  erreur. 
Toute  douleur  s'apaise  avec  le  temps ,  les 
deuils  les  plus  cruels  deviennent  légers  à 
porter,  et  j'ai  déjà  pensé  que  cet  oubli  relatif 
était  une  honte  pour  nous.  Je  ne  le  crois  plus. 
Dieu  permet  à  la  douleur  de  passer  mais  il 
ne  veut  pas  qu'elle  demeure,  car  pour  vivre, 
il  faut  du  courage  et  la  tristesse  prolongée 
le  mine  et  nuit  à  l'accomplissement  de  notre 
devoir. 

Et  tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire  je  le 
sens  et  je  le  comprends  mieux  dans  la  soli- 
tude et  le  recueillement  de  la  campagne.  Toute 
la  beauté,  toute  la  lumière  du  dehors,  m'en- 
trent dans  l'âme  et  me  permettent  de  voir  et 
d'entendre  la  vérité  que  me  parle. 


LETTRES  DE  FADETTE  65 

XXIV 

Comme  nous  les  oublions  ! 

Dans  une  grande  boîte  remplie  de  lettres, 
je  cherchais  un  papier,  quand,  d'une  enve- 
loppe ouverte,  s'échappèrent  en  voltigeant 
comme  des  papillons  noirs,  un  nombre  de 
cartes  mortuaires.  Sur  chacune  de  ces  ima- 
ges, je  lisais:  "Souvenez-nous  de",  —  "A  la 
mémoire  de,"  —  "N'oubliez  pas  dans  vos 
prières." 

Et  d'hier,  de  deux  ans,  de  cinq  ans,  de  dix 
ans,  de  plus  longtemps  encore,  surgirent 
les  noms  de  ces  disparus  connus  et  aimés  et 
cependant  presque  oubliés. 

Hélas,  l'oubli  fait  toujours  son  œuvre  désa- 
grégeante dans  les  cours  humains,  les  pau- 
vres petits  cœurs  humains  qui  peuvent  bien 
quelquefois  être  fidèles  à  un  grand  amour,  à 
une  amitié  profonde,  mais  qui  oublient  si  fa- 
cilement les  affections  délicates  et  charman- 
tes rencontrées  sur  leur  route  et  qui  la  semè- 
rent de  joies  exquises. 

Je  prenais  ces  images  une  à  une,  et  des 
figures  familières  me  souriaient,  j'entendais 
leur  voix,  et  en  lisant  les  texte  des  psaumes, 
au  bas  de  leur  nom,  j'y  voyais  figurées  les 
qualités  qui  me  les  avaient  fait  aimer.  —  La 
droiture  de  son  caractère  a  fait  l'honneur  de 
sa  vie.  —  Il  combattit  le  bon  combat.  —  Frap- 
pée par  la  main  de  Dieu,  elle  n'a  connu  ni 


66  LETTRES  DE  FADETTE 

la  plainte  ni  le  murmure.  —  Elle  ne  semblait 
vivre  que  pour  les  autres. 

Que  les  vivants  sont  égoïstes  et  oublieux  I 
Je  le  constatais  avec  une  tristesse  navrée  en 
comptant  toutes  ces  cartes,  tous  ces  "Souve- 
nez-vous" si  nécessaires  et  qui  ne  suffisent 
pas  hélas  à  préserver  de  l'oubli  les  pauvres 
morts. 

Je  me  rappelais  les  foules  qui  se  pressent 
dans  les  chambres  mortuaires,  les  masses  de 
fleurs,  les  centaines  de  messes,  les  regrets  et 
les  larmes  sincères,  la  tristesse  douloureuse 
des  enterrements,  les  retours  désolés  du  cime- 
tière quand  tout  est  fini! 

Tout  est  fini,  bien  plus  que  nous  ne  le  pen- 
sons dans  les  jours  de  deuil. . .  la  vie  recom- 
mence pendant  que  les  morts  dorment,  et  elle 
s'empare  de  nos  vies,  de  nos  cœurs,  et  peu 
à  peu  les  vides  sont  comblés,  et  les  chères 
amitiés  s'effacent  et  sont  à  peine  distinctes 
dans  le  brouillard  du  passé... 

Il  faut  peut-être  qu'il  en  soit  ainsi,  puis- 
qu'il faut  vivre  et  que  pour  vivre  bien  il  faut 
aimer  la  vie.  Et  comment  pourrions-nous 
aimer  la  vie  si  nous  vivions  tellement  avec 
le  souvenir  des  morts  que  le  commerce  des 
vivants  nous  serait  importun? 

En  reprenant  contact  avec  ces  amis  d'au- 
trefois je  n'y  ai  trouvé  que  de  la  douceur. 
Ils  savent  tout,  maintenant,  et  ils  nous  com- 
prennent mieux  que  nous  ne  le  faisons  nous- 
mêmes. 

Je  ne  conçois  pas  qu'on  puisse  nier  l'im- 
mortalité des  âmes.    Il  me  semble  impossi- 


LETTRES  DE  FADETTE  67 

ble  d'en  douter,  moins  pour  les  raisons  qu'en 
donnent  les  philosophes  et  les  théologiens 
que  par  les  impressions  les  plus  simples  de 
la  vie  quotidienne.  En  nous,  autour  de  nous, 
tout  nous  crie  l'existence  d'une  autre  vie:  la 
fragilité  de  nos  affections  et  l'infini  de  nos 
rêves,  notre  soif  d'unité  et  notre  besoin  de 
perfection,  la  dualité  qui  agite  nos  âmes  jus- 
qu'au dernier  soupir,  ce  qu'il  y  a  en  nous 
d'irrassasiable  et  d'impossible  à  satisfaire; 
tout  cela  fait  de  nous  des  mortels  conscients 
de  leur  immortalité,  qui  sentent  que  cette  vie 
n'est  que  le  portique  du  temple  mystérieux 
et  désirable  où  nous  espérons  entrer  un  jour 
mais  dont  nous  avons  peur  parce  que  c'est  la 
Mort  qui  nous  en  ouvre  la  porte.  Afin  d'ou- 
blier que  nous  y  allons,  nous  pensons  peu  à 
ceux  qui  sont  entrés  et  qui  nous  attendent. 

Les  chers  esprits  évoqués  par  nous  aux 
jours  de  solitude  comprennent  sûrement  cette 
grande  faiblesse  des  vivants,  et  ils  pardonnent 
avec  une  indulgence  intelligente  nos  oublis 
qui  viennent  de  nos  lâchetés. 

XXV 

Les  maladroits 

Je  suis  une  petite  personne  pacifique,  très 
féminine,  pas  féministe  pour  deux  sous,  et 
j'admets  sans  répugnance  la  théorie  de  la 
domination  masculine.  Encore  ne  faudrait- 
il  pas  y  mettre  d'exagération,  et  je  proteste 
contre  la  superbe  de  l'homme  orgueilleux  qui, 


68  LETTRES  DE  FADETTE 

se  proclamant  le  maître  de  la  femme,  tremble 
sans  cesse  qu'elle  ne  lui  échappe  et  ne  vou- 
drait pas  qu'elle  se  soustraie,  si  peu  que  ce 
soit,  à  son  influence.  C'est  une  pure  extra- 
vagance et  la  cause  d'une  foule  de  petites 
tyrannies  insupportables  et  propres  à  révol- 
ter les  femmes  qui  ne  sont  pas  des  saintes 
auréolées. 

Ces  grands  despotes  dont  je  veux  faire  le 
procès  aujourd'hui  se  défient  des  amies,  des 
lectures,  des  œuvres  de  charité,  de  l'étude  de 
la  musique,  des  réunions  mondaines  ou  reli- 
gieuses, et  tenant  leur  femme  bien  enfermée 
dans  une  belle  cage  dorée,  ils  sont  surpris 
et  offensés  si  elle  ose  trouver  l'esclavage  dur 
et  la  prison  monotone. 

Messieurs,  ne  vous  êtes-vous  jamais  avisés, 
que  là  où  vos  beaux  discours  et  vos  com- 
mandements échouent  à  faire  accepter  dou- 
cement cette  main-mise  absolue,  l'amour 
réussit  miraculeusement?  La  femme  qui  aime 
discute  peu:  elle  admire  son  grand  homme 
les  yeux  fermés  et  elle  se  soumet  facilement 
à  toutes  ses  exigences.  Alors,  rien  de  plus 
simple  que  d'établir  votre  empire!  Soyez 
aimable  et  l'on  vous  aimera,  soyez  admirable 
et  l'on  vous  admirera  et  vos  femmes  seront 
dociles  comme  des  agneaux. 

Mais  n'allez  pas  croire  qu'en  étant  grin- 
cheux, autoritaires  et  détestables  vous  aurez 
des  femmes  soumises!   C'est  par  trop   naïf! 

D'ailleurs,  seigneurs  jaloux,  quoi  que  vous 
fassiez,  la  femme,  même  celle  qui  vous  aime, 


LETTRES  DE  FADETTE  69 

vous  échappera  toujours  par  quelque  côté, 
et  cela,  à  son  insu  et  sans  l'avoir  voulu. 

Elle  a  des  ailes  qui  vous  manquent:  qu'il 
s'agisse  d'idéal  ou  d'amour,  comme  elle  est 
guidée  par  le  sentiment  et  que  l'égoïsme  lui 
nuit  moins  qu'à  vous,  elle  a  tôt  fait  de  vous 
dépasser.  Ne  lui  en  veuillez  pas,  plaignez-la 
plutôt;  c'est  la  source  de  ses  plus  cruels  dé- 
sappointements. Vous  oubliez  trop  sa  déli- 
catesse et  sa  sensibilité.  Si  vous  étiez  un 
peu  attentifs,  vous  devineriez  la  prière  sans 
parole,  l'appel  timide,  le  serrement  de  cœur, 
la  tristesse  et  l'inquiétude  déguisées  sous  le 
sourire. 

Le  bruit  de  vos  paroles  rudes,  le  lointain 
de  vos  réponses,  l'absence  évidente  de  votre 
cœur  effarouchent  la  confidence  nécessaire, 
et  involontairement  mais  sûrement,  vous  bri- 
sez un  à  un  les  liens  délicats  qui  reliaient 
votre  âme  à  cette  âme  de  femme  qui  comptait 
uniquement  sur  vous  et  qui  s'attendait  à  être 
traitée  au  moins  d'égale  à  égal. 

XXVI 

La  pierre  des  bavardes 

Il  y  a  au  Musée  historique  de  la  ville  d'Or- 
léans une  curieuse  tête  de  pierre  sculptée, 
elle  est  très  laide,  un  peu  plus  grande  que 
demi-nature:  ce  n'est  pas  le  débris  d'une  sta- 
tue décapitée,  mais  un  objet  complet,  dont  le 
crâne  dénudé  porte  un  anneau,  dans  lequel 
passe  une  chaîne  de  fer  forte  et  courte.    Au- 


70  LETTRES  DE  FADETTE 

dessous,  un  cartouche,  avec  l'inscription  en 
caractères  gothiques  : 

"On  m'appelle  la  Pierre  des  Bavardes 
Bien  connue  des  mauvaises  langues. 
Qui  est  d'humeur  querelleuse,  médisante, 
Sera  contraint  de  me  porter   par   la  ville." 

En  effet,  porter  cette  pierre  au  cou  était 
un  châtiment  en  usage  au  treizième  siècle, 
et  il  était  spécialement  réservé  aux  femmes 
"qui  disent  vilain  laid  à  autrui  et  d'autrui." 

Ce  "vilain  laid",  vous  l'avez  deviné,  c'é- 
taient les  injures,  imprécations,  médisances 
et  calomnies  que  les  femmes  du  Moyen-Age 
ne  se  gênaient  pas  de  répandre,  et  que  les 
législateurs  de  l'époque,  animés  du  désir  de 
les  mettre  à  la  raison,  punissaient  en  les  con- 
damnant soit  à  l'amende,  soit  à  porter  cette 
pierre  lourde  et  grimaçante  à  leur  cou,  pen- 
dant qu'on  les  promenait  par  la  ville,  expo- 
sées aux  sarcasmes  et  à  la  risée  de  la  popu- 
lation. 

Il  est  heureux  pour  les  Commères  de  nos 
jours  qu'il  ne  soit  plus  question  de  cette  peine 
infamante  et  ridicule,  car  nous  verrions  sou- 
vent cette  grotesque  cérémonie  dans  les  rues 
de  nos  villes  et  de  nos  villégiatures  à  la 
mode,  où  les  femmes  désœuvrées  et  bavar- 
des deviennent  méchantes  à  faire  frémir  ceux 
qui  les  écoutent! 

Ces  femmes  sont  des  petits  carnassiers  à 
qui  il  faut  des  âmes  toutes  vives  à  dévorer: 


LETTRES  DE  FADETTE  71 

elles  recherchent  de  préférence  celles  dont 
la  beauté  et  le  charme  les  relèguent  au  se- 
cond plan.  Ces  monstres  étranges  et  cruels 
ont  les  cheveux  soyeux,  la  peau  fine  et  des 
griffes  roses;  elles  vous  happent  une  répu- 
tation au  passage  et  la  dévorent  dans  l'espace 
d'un  clin  d'œil. 

Elles  trouvent  à  dire  du  "vilain  laid"  de 
toutes  leurs  connaissances  et  de  toutes  celles 
qu'elles  nomment  hypocritement  leurs  amies 
et  qu'elles  mangent  allègrement  en  prenant 
le  ciel  à  témoin  du  regret  qu'elles  en  ont. 

Il  se  fait  ainsi,  sur  les  plages  et  sur  les  ga- 
leries, de  la  chronique  scandaleuse  qui  n'é- 
pargne personne.  Aucune  réputation  n'est  à 
l'abri  des  insinuations  perfides,  des  accusa- 
tions catégoriques,  et  tout  cela  basé  sur  de 
simples  suppositions  répétées  et  colportées 
par  ces  méchantes  personnes  qui  se  croient 
vertueuses!  Oui,  voilà  le  comble!  C'est  au 
nom  de  la  vertu  qu'elles  font  ce  vil  et  cruel 
métier  d'attaquer  et  de  condamner  tout  le 
monde.  Que  ne  savent-elles  jusqu'à  quel 
point  elles-mêmes  sont  méprisées  par  les  hon- 
nêtes gens  qui  parlent  moins  de  leur  vertu 
mais  pratiquent  mieux  la  charité  ! 

Rien  de  plus  pénible  que  d'être  forcé  d'en- 
tendre ces  tristes  propos.  Une  grande  tris- 
tesse vous  saisit  à  rencontrer  tant  de  malice. 
Vous  ne  pouvez  invoquer  ni  la  passion,  ni  la 
faiblesse  pour  excuser  ces  mauvais  cœurs 
et  ces  mauvaises  langues:  non,  c'est  la  mé- 
chanceté humaine  qui  déborde,  qui  mord,  qui 


72  LETTRES  DE  FADETTE 

déchire,  et  vous  en  avez  peur,  et  vous  vou- 
driez n'avoir  rien  entendu,  car  votre  con- 
fiance dans  la  bonté  féminine  est  ébranlée 

XXVII 

Simples  réflexions 

Quels  êtres  étranges  nous  sommes,  si  lé- 
gers, si  insouciants,  du  mystère  dans  lequel 
nous  vivons! 

Comme  des  enfants  qui  ferment  les  yeux 
en  voiture  et  ne  s'inquiètent  ni  du  chemin  à 
suivre,  ni  du  but  à  atteindre,  nous  allons,  sans 
penser  à  autre  chose  qu'au  présent:  quand 
nous  envisageons  l'avenir,  c'est  pour  le  rêver 
très  beau,  le  voir  à  une  lumière  qui  trans- 
forme les  êtres,  les  choses  et  nous-mêmes! 

Et  nous  allons  ainsi,  incapables  d'arrêter 
une  seconde,  de  prolonger  les  heures  douces, 
d'abréger  les  heures  cruelles,  nous  poursui- 
vons le  chemin  inconnu  où  il  faut  toujours 
avancer,  gais  ou  désolés,  menés  par  des  lois 
auxquelles  nul  ne  saurait  échapper;  mais  ja- 
mais corrigés  de  notre  insouciance,  nous  pre- 
nons les  ombres  pour  d,es  réalités  et  ne  recon- 
naissons celles-ci  que  lorsqu'elles  nous  étrei- 
gnent  rudement. 

On  nous  dit,  comme  aux  enfants:  "Voici  le 
meilleur  chemin,  ne  t'en  écarte  pas,  il  y  a  du 
danger  à  droite  et  à  gauche."  Nous  partons 
bien  disposés,  mais  il  est  monotone  le  bon 
chemin,  et  les  sentiers  de  traverse  que  nous 


LETTRES  DE  FADETTE  73 

rencontrons  sont  bien  séduisants:  nous  nous 
y  attardons,  riant  des  sages  qui  voulaient  nous 
en  détourner.  "Ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils 
perdent,  nous  disons-nous,  et  les  fous  ce  sont 
eux!" 

Ça  va  bien  quelque  temps,  nous  sommes 
non  seulement  heureux  et  libres,  mais  très 
bons  aussi,  et  nous  nous  en  vantons  à  qui 
veut  l'entendre. 

Cependant,  en  suivant  la  lumière  fuyante 
des  Chimères  que  nous  poursuivons,  nous 
arrivons  à  un  sol  mouvant  qui  nous  in- 
quiète, et  en  nous  désaltérant  aux  sour- 
ces empoisonnées,  voilà  que  nous  sentons 
notre  faiblesse . . .  nous  commençons  à  avoir 
peur,  nous  soupçonnons  la  possibilité  d'être 
entraînés  plus  loin  que  nous  ne  le  voudrions; 
volontiers  nous  reviendrions  au  bon  chemin 
monotone  et  abandonné.  Mais  voilà,  nous 
serions  seuls,  et  nos  compagnons  se  moque- 
raient de  nous.  Lâches,  mal  à  l'aise,  nous 
poursuivons  la  route  que  nous  savons  ne  pas 
être  la  bonne,  un  peu  dégoûtés  de  ce  qui  nous 
avait  séduits,  mais  incapables  de  la  seule  ré- 
solution qui  nous  sauverait.  Ne  voilà-t-il  pas 
l'histoire  de  presque  tous? 

Et  quelle  que  soit  la  route  suivie,  nous  se- 
rions écrasés  par  notre  ignorance  de  tout,  si 
nous  réfléchissions  un  peu  sérieusement.  Nous 
ne  connaissons  ni  la  vie,  ni  la  mort,  ni  le 
cœur  de  nos  amis,  ni  le  nôtre.  Nous  ne  sa- 
vons rien  de  demain  qui  peut  être  notre  der- 
nier jour...  est-ce  que  cela  nous  empêche 
de  gaspiller  l'aujourd'hui? 


74  LETTRES  DE  FADETTE 

Nous  constatons  notre  propre  inconstance 
et  notre  égoïsme,  est-ce  que  cela  nous  empê- 
che d'attribuer  à  ceux  que  nous  aimons  une 
puissance  de  fidélité  et  de  dévouement  sur- 
humains, et  de  les  trouver  impardonnables 
quand  ils  nous  déçoivent? 

Nous  sommes  si  inconséquents  et  si  puérils 
que  nous  ne  nous  en  rendons  pas  même 
compte ...  et  quand  nous  commençons  à  voir 
clair,  à  comprendre,  c'est  que  nous  sommes 
près  de  nous  en  aller  au  fond  du  mystère . . . 
et  jamais  nous  n'en  reviendrons  pour  l'expli- 
quer aux  autres,  et  ils  continueront  d'être 
inconséquents  et  puérils! 

XXVIII 

Désespoir 

La  soirée  est  douce,  remplie  de  chansons 
et  de  parfums:  on  dirait  la  prière  des  oiseaux 
et  l'encens  de  la  terre,  avant  que  s'en  aille 
dans  la  nuit  la  journée  lumineuse  et  chaude. 
Les  rayons  du  couchant  allument  des  moires 
roses  sur  le  grand  lac  immobile,  et  les  pins, 
tout  autour,  ressemblent  à  une  foule  grave 
et  recueillie  attendant  patiemment  quelqu'un 
qui  va  venir. 

Elle  attend  aussi,  la  pauvre  fille,  au  bord 
des  eaux  profondes  ou  a  disparu  son  fiancé: 
les  recherches  ont  été  vaines  et  le  lac  ne 
rend  pas  sa  victime. . .  Que  cherche-t-elle  de 
ses  yeux  navrés  et  tristes?  Croit-elle  retrou- 
ver la  dernière  pensée  de  son  ami  à  qui  un 


LETTRES  DE  FADETTE  75 

petit  salut  souriant  a  été  son  adieu  éternel? 

Elle  ne  sait  peut-être  pas  pourquoi,  mais 
il  lui  faut  suivre  la  trace  de  ses  derniers  pas, 
le  sillage  indéfini  que  laisse  derrière  elle  l'âme 
qui  a  été  brusquement  arrachée  à  la  vie,  la 
poursuivre  à  l'endroit  où  elle  a  vibré  déses- 
pérément avant  de  tomber  dans  l'éternité! 

Elle  est  seule  dans  ce  petit  village  perdu, 
et  seule  dans  le  monde  entier!  Personne  ne 
soupçonne  que  le  disparu  était  son  fiancé; 
les  autres  jeunes  filles  de  la  pension  rient 
entre  elles  de  son  "air  tragique",  et  la  trou- 
vent mal  mise. 

Personne  ne  s'occupe  d'elle  et  ne  peut 
deviner  que  sa  douleur  silencieuse  et  exaltée 
devient  un  danger  pour  sa  raison.  L'eau 
l'attire,  elle  passe  des  heures  à  vouloir  pé- 
nétrer son  mystère.  Depuis  quelques  jours 
elle  devrait  retourner  en  ville,  à  son  travail, 
et  des  lettres  du  bureau  la  rappellent:  elle  les 
lit  distraitement  et  les  met  de  côté,  indiffé- 
rente à  tout.  Sa  raison  de  vivre  s'enténè- 
bre,  le  but  si  doucement  rêvé  n'existe  plus, 
et  elle  glisse  peu  à  peu  dans  l'inconscience. 

Ce  n'est  pas  de  la  révolte,  ce  n'est  pas  un 
chagrin  violent,  c'est  une  obsession  maladi- 
ve qui  lui  fait  passer  des  journées  entières  à 
fixer  les  vagues,  qui,  inlassablement,  roulent 
les  unes  sur  les  autres  sans  aller  nulle  part 
dans  ce  lac  sans  issue.  Voilà  qu'après  les 
journées,  elle  passe  là  ses  soirées,  guettant 
un  signe,  évoquant  une  vision  qu'elle  trem- 
ble  d'apercevoir.    L'ombre   se   peuple   pour 


76  LETTRES  DE  FADETTE 

elle  de  plaintes  et  d'appels  plaintifs,  et  ses 
crises  de  désespoir  et  de  terreur  se  compli- 
quant de  détresses  physiques,  détruisent  tou- 
te espèce  d'équilibre,  et  le  corps  suit  l'âme 
dans  cette  course  à  l'abîme. 

On  l'aperçoit  rarement  à  la  pension,  et  pas 
une  des  désœuvrées  qui  l'habitent  n'a  la  cha- 
rité de  s'approcher  de  l'enfant,  nulle  ne  s'in- 
quète  de  l'éclat  de  ses  yeux,  de  sa  pâleur,  de 
son  apparence  étrange.  Elle  ne  dort  plus  et 
s'alimente  à  peine,  et  c'est  machinalement  à 
présent  qu'elle  continue  à  se  traîner  près  du 
lac.  Couchée  sur  le  sable,  immobile,  elle 
ne  souffre  même  pas  et  elle  ne  sait  plus  pour- 
quoi elle  est  là.  La  faiblesse  l'envahit,  et 
elle  glisse  dans  une  somnolence  étrange  et 
douce:  des  roseaux  et  des  joncs,  des  vagues 
et  du  vent  sortent  de  graves  harmonies,  des 
fredons  légers  qui  la  bercent,  les  herbes 
mouillées  l'effleurent  de  leur  caresse  fraîche, 
et  elle  rêve  qu'elle  s'en  va  vers  son  ami,  qu'il 
est  là  tout  près,  qu'il  lui  fait  signe  de  venir, 
et  un  soir,  péniblement,  elle  se  lève  et  s'a- 
vance, les  mains  en  avant,  tendues  vers  l'om- 
bre évoquée  par  sa  fièvre...  l'eau  bat  ses 
genoux,  elle  avance  encore,  et  l'eau  monte, 
frappe  sa  poitrine,  lui  arrache  un  halète- 
ment; un  court  arrêt  et  elle  repart,  fait  encore 
quelques  pas  et  s'abat,  s'abîme  dans  l'eau, 
sans  une  plainte,  sans  un  cri. 

Des  promeneurs  qui  l'ont  vue  de  loin  l'ont 
prise  pour  une  baigneuse  et  ne  s'en  inquiè- 
tent qu'en  la  voyant  disparaître.    Quand  elle 


LETTRES  DE  FADETTE  77 


est  ramenée  à  terre  il  est  trop  tard:  sa  pau- 
vre âme  désemparée  a  trouvé  le  grand  repos. 

A  la  pension,  le  lendemain  ,il  n'était  ques- 
tion que  de  ces  deux  noyades,  où  l'on  voyait 
deux  drames  distincts.  Il  est  si  rare  que 
nous  connaissions  de  façon  exacte  la  nature 
et  la  valeur  des  choses  I  N'est-il  venu  à  la 
pensée  d'aucune  de  ces  femmes,  qu'elles 
avaient  été  égoïstes,  indifférentes  et  aveu- 
gles, et  aucune  d'elles  n'aura-t-elle  un  vague 
remords  d'avoir  vécu  des  semaines  près  de 
cette  tristesse  sans  lui  offrir  de  la  simple 
sympathie  humaine? 

XXIX 

Ma  vieille  cousine 

Depuis  quelques  jours,  je  suis  chez  une  très 
vieille  parente  que  j'appelle  ma  tante  et  que 
j'aime  en  l'admirant,  ce  qui  est  la  plus  haute 
manière  d'aimer.  Elle  marche  avec  peine  et 
sa  figure  ridée  est  toute  petite  dans  l'auréole 
de  ses  jolies  coiffes  d'autrefois.  Son  esprit 
est  alerte,  son  cœur  renferme  des  trésors  de 
délicatesse  et  de  bonté  intelligente,  et  je  re- 
cueille toutes  ses  paroles  avec  le  sentiment 
que  jamais  plus  je  ne  rencontrerai  un  juge- 
ment aussi  éclairant  et  une  sagesse  aussi 
persuasive. 

Elle  me  disait  ce  matin:  "Gomme  on  est 
heureux   quand   il   fait   aussi   beau   temps  1" 


78  LETTRES  DE  FADETTE 

Je  la  regardai,  hésitant  à  répondre  et  elle 
devina  ma  pensée:  "Tu  crois  peut-être,  que 
lorsqu'on  est  ratatinée  et  usée  comme  moi, 
il  ne  suffit  pas  d'un  beau  soleil  pour  donner 
du  bonheur?  C'est  une  erreur,  ma  fille.  En 
fait  de  bonheur,  je  me  contente  plus  facile- 
ment que  toi...  Vous  autres,  les  gens  d'au- 
jourd'hui, vous  compliquez  trop  les  choses, 
et  à  force  de  chercher  le  pourquoi  des  pour- 
quoi, vous  perdez  toutes  vos  chances  de  jouir 
tout  simplement  de  ce  que  le  bon  Dieu  nous 
donne  avec  tant  de  magnificence.  A  la  ville 
surtout,  vous  méconnaissez  les  joies  simples, 
et  vous  ignorez  les  meilleurs  amis  des  cam- 
pagnards: notre  soleil,  notre  jardin,  notre 
ciel,  nos  blés  d'un  vert  si  tendre  d'abord, 
et  que  j'ai  vu  mûrir  depuis  des  jours,  du 
fond  de  mon  fauteuil.  Tiens,  regarde-les  qui 
s'inclinent  et  se  relèvent,  ne  dirait-on  pas 
les  vagues  d'un  océan  d'or?" 

Je  la  laissais  penser  tout  haut  et  une  émo- 
tion complexe  m'emplissait  les  yeux  de  lar- 
mes. 

Sa  chère  âme  qui  se  rythme  si  parfaite- 
ment aux  mouvements  de  la  nature  semble 
se  préparer  d'elle-même  aux  harmonies  plus 
hautes,  et  une  souffrance  naissait  de  l'an- 
goisse de  la  perdre. . .  puis,  je  sentais  comme 
si  je  l'eusse  vue,  la  complaisance  de  Dieu 
pour  ce  cœur  droit  et  simple  qui  s'est  élargi 
dans  le  sacrifice  et  les  larmes,  et  qui  ne 
trouve  à  la  fin  d'une  vie  d'épreuves  que  des 
paroles  de  reconnaissance  et  de  louanges.    A 


LETTRES  DE  FADETTE  79 


ma  vénération  s'ajoutait  de  la  confusion,  — 
vous  la  comprenez  sans  explication,  -—  et 
aussi,  une  curiosité  de  pénétrer  plus  intime- 
ment cette  âme  si  belle.  —Mais  n'avez-vous 
jamais  été  malheureuse,  ma  cousine? 

—J'ai  eu  de  grands  chagrins,  mais  je  n'ai 
pas  été  malheureuse,  parce  que  je  ne  me  suis 
jamais  sentie  abandonnée  de  Dieu.  Avec  un 
ami  comme  Lui,  on  sait  que  tout  finira  par 
s'arranger,  et  corne  on  le  connaît  plus 
intelligent  que  soi,  on  ne  s'inquiète  pas  des 
moyens  qu'il  prendra  pour  améliorer  nos 
affaires.  Quand  tu  étais  toute  petite  tu  ve- 
nais à  moi  en  pleurs  me  tendre  ta  poupée 
cassée,  et  tu  criais:  "La  coller,  tantan,  la 
coller!"  Dès  que  la  blessée  était  entre  ses 
mains,  tu  retournais  à  tes  jeux  consolée  et 
confiante. 

J'ai  agi  de  la  sorte  avec  le  bon  Dieu:  je  Lui 
tendais  mes  bonheurs  brisés.  Dès  que  je  les 
Lui  avais  confiés  j'attendais  doucement  qu'il 
me  les  raccommodât.  Il  est  tout  puissant  et 
Il  nous  aime,  pourquoi  tant  nous  tourmen- 
ter? Crois-moi,  mon  enfant,  si  nous  Le 
laissions  faire,  notre  vie  serait  meilleure 
et  plus  calme. 

C'est  en  nous  préoccupant  trop  de  notre 
bonheur  que  nous  nous  rendons  malheureux. 
Si  tu  voulais  essayer  ce  qui  m'a  si  bien 
réussi,  ta  plume  ne  suffirait  pas  à  dire  et  à 
redire,  qu'après  tout,  il  n'y  a  rien  de  plus 
facile  et  de  plus  simple  que  d'être  heureux." 

Pour  vous,  mes  amis  qui  peut-être  me  res- 


80  LETTRES  DE  FADETTE 

semblez  plus  qu'à  la  si  bonne  cousine,  j'ai 
transcrit  à  peu  près  textuellement  ces  déli- 
cieux conseils,  je  vous  les  adresse  avec  le 
vœu  qu'ils  vous  conduisent  tout  droit  au 
paradis,  par  des  chemins  où  vous  ne  vous 
sentirez  jamais  abandonnés  si  vous  avez 
appris  à  y  marcher  en  compagnie  de  l'Ami 
dont  la  chère  âme  parle  avec  une  confiance 
si  communicative! 

XXX 

Parlez  d'eux  ! 

Eh  bien,  je  les  ai  reçus  les  reproches 
attendus,  devinés  dans  l'air!  On  m'accuse 
d'être  bien  sévère  pour  les  femmes  et  par- 
tiale pour  les  hommes. . .  Etant  donné  qu'on 
vit  dans  l'illusion  sur  soi-même  et  sur  les 
autres,  je  ne  me  doutais  pas  de  celai  Je  me 
sens  si  indulgente  pour  nous,  et  je  vois  si 
clairement  les  défauts  des  hommes!  L'amie 
inconnue  qui  me  critique,  me  somme  de  dire 
'"honnêtement,  sans  parti-pris,  en  toute  vé- 
rité", si  je  trouve  les  hommes  supérieurs  aux 
femmes,  en  quoi,  et  comment. 

Ce  qui  veut  dire,  à  qui  sait  lire  une  lettre 
féminine,  qu'on  s'attend  à  ce  que  je  fasse  ici 
un  grand  éloge  des  femmes!  Et  j'aborde  en- 
core une  fois  le  délicat  problème  discuté 
depuis  si  longtemps  et  qui  ne  sera  jamais 
résolu  sur  cette  planète. 


LETTRES  DE  FADETTE  81 

Les  hommes  se  croiront  toujours  supé- 
rieurs aux  femmes  qm  ne  l'admettront  ja- 
mais. 

Si,  au  moins,  cette  séculaire  rivalité  engen- 
drait une  émulation  dans  la  course  vers  le 
bien  intellectuel  et  moral,  le  monde  serait 
transformé. 

Il  faut  bien  avouer  que  nous  sommes  loin 
de  ces  belles  démonstrations! 

Les  hommes  affirment  bien  haut  leur  su- 
périorité, mais  ils  entendent  que  les  femmes 
les  croient  sur  parole,  et  ils  ne  s'inquiètent 
guère  de  prouver  qu'ils  sont  plus  sages,  plus 
honnêtes  et  meilleurs.  Ne  voit-on  pas,  au 
contraire,  que  sentant  en  eux  des  lacunes  du 
côté  de  la  bonne  volonté,  ils  ont  établi  deux 
morales  et  se  sont  réservé  toutes  les  indul- 
gences. 

Ils  parlent  très  bien  de  l'honnêteté,  mais 
ils  la  pratiquent  avec  des  restrictions:  tel 
homme  qui  ne  déroberait  pas  un  sou  à  son 
voisin,  lui  prend  sa  femme  sans  scrupules! 

Ils  sont  tous  d'accord  pour  honnir  l'ivro- 
gnerie dans  ce  qu'elle  a  de  dégradant,  mais 
combien  s'y  acheminent  en  s'alcoolisant 
insensiblement. 

Ils  se  disent  catholiques,  mais  ils  n'en  font 
les  gestes  que  lorsque  cela  ne  les  dérange 
pas.  Un  peu  dé  paresse  le  dimanche,  et  ils 
omettent  la  messe;  une  invitation  à  dîner 
le  vendredi  et  l'abstinence  est  mise  de  côté. . . 

Je  ne  continuerai  pas  à  citer  des  exemples: 
nous  voyons  assez  qu'ils  ne  se  mettent  pas 


82  LETTRES  DE  FADETTE 

beaucoup  en  peine  d'accorder  leur  conduite 
avec  leurs  beaux  discours. 

On  accuse  la  femme  d'illogisme,  il  est  ce- 
pendant un  point  où  elle  est  plus  logique 
que  l'homme:  c'est  dans  l'application  de  ses 
principes.  "Encore  faut-il  qu'elle  en  ait", 
disent  les  malins. 

C'est  vrai.  Mais  les  femmes  qui  n'ont  pas 
de  principes  ne  posent  pas  à  la  vertu.  Elles 
auraient  même  honte  qu'on  les  croie  reli- 
gieuses  ou  sages . . . 

I  Et  les  honnêtes  femmes  ne  transigent  pas 
avec  le  mal,  même  quand  ça  ferait  leur 
affaire:  elles  ne  volent  pas  et  elles  ne  sont 
pas  coquettes;  elles  ne  boivent  pas  et  n'en- 
couragent pas  à  boire;  elles  pratiquent  leur 
religion  scrupuleusement  et  n'omettent  pas 
sans  remords  leurs  obligations   essentielles. 

Je  ne  ferai  qu'indiquer  aussi  les  différences 
entre  le  dévouement  et  la  charité  des  deux. 

Les  hommes  souscrivent,  souvent  en  bou- 
gonnant, aux  bonnes  œuvres  qu'ils  trouvent 
trop  nombreuses;,  les  femmes  y  consacrent 
leur  temps,  leur  travail  et  leur  cœur.  Elles 
sont  inlassables  et  si  ingénieuses  pour  inté- 
resser et  amuser  les  indifférences  masculi- 
nes! 

Alors,  la  femme  serait-elle  supérieure  à 
l'homme?  Moralement,  elle  a  des  supériori- 
tés sur  lui;  intellectuellement,  il  en  a  sur 
elle,  mais  cela  ne  paraît  pas  toujours! 

Moi,  je  trouve  ces  comparaisons  idiotes  et 
inutiles. . .  et  ce  que  je  vois  de  plus  clair  dans 


LETTRES  DE  FADETTE  83 

tout  ceci,  c'est  qu'hommes  et  femmes  de- 
vraient mieux  s'entendre  puisqu'ils  ne  se 
passent  pas  les  uns  des  autres! 

XXXI 

Un  appel 

"Je  vous  en  prie,  m'écrivait-on  dernière- 
ment, engagez  vos  lectrices,  qui  passent  l'été 
à  se  reposer  et  à  s'amuser,  à  ne  pas  oublier 
que  l'automne  ramènera  la  lamentable  pro- 
cession des  misères  et  des  maladies  chez  les 
pauvres.  Tant  de  femmes  et  de  jeunes  filles 
ont  de  la  fortune  et  ne  font  rien  de  leurs 
dix  doigts.  Elles  gaspillent  l'argent  folle- 
ment, et  leur  temps  passe  elles  ne  savent 
comment,  à  la  recherche  de  plaisirs  qui  ne 
les  amusent  même  pas,  pendant  que  nos 
œuvres  de  charité  manquent  d'argent  et  de 
travailleuses!" 

Et  me  voilà  prête  à  vous  crier,  comme  les 
prédicateurs  ambulants  du  Moyen-Age,  non 
pas:  "Faites  pénitence!",  mais:  "Faites  la 
charité  !" 

On  a  besoin  de  l'argent  que  vous  dépensez 
sans  compter,  des  vêtements  qui  encombrent 
vos  armoires,  des  victuailles  qui  se  gaspil- 
lent dans  vos  cuisines!  On  a  besoin  de  vous, 
de  vos  bonnes  paroles,  de  votre  activité! 

"Les  gens  du  monde  n'ont  pas  de  cœur!" 
me  disait  avec  indignation  une  ardente  direc- 
trice d'œuvre. 


84  LETTRES  DE  FADETTE 

Et  j'ai  protesté,  j'ai  dit  que  souvent  ils 
ignorent  qu'on  a  besoin  d'eux,  ils  ne  savent 
comment  s'y  prendre  pour  aider  les  pau- 
vres . . .  — "Alors,  dites-leur  de  venir  à  nous 
qui  travaillons,  qui  visitons  les  pauvres,  qui 
connaissons  leurs  besoins. . ." 

Et  celle-là  aussi,  mes  amies,  me  deman- 
dait de  faire  appel  aux  trésors  de  pitié  que 
renferme  tout  cœur  de  vraie  femme. 

Si,  dans  les  cinémas  où  vous  perdez  beau- 
coup de  temps  et  d'argent,  on  pouvait  faire 
défiler  sous  vos  yeux  les  seuls  malheureux 
visités  par  les  dames  de  l'Assistance  mater- 
nelle, par  exemple,  vous  verriez  des  misères 
que  vous  n'avez  jamais  soupçonnées!  De  pau- 
vres femmes  malades  qui  n'ont  pas  même  un 
lit,  des  bébés  enveloppés  dans  de  vieux  chif- 
fons, des  garde-manger  vides,  et  des  petits 
affamés  qui  pleurent  pour  avoir  du  pain. 
Vous  ne  croyez  donc  pas  à  cette  misère  dont 
on  vous  parle  si  souvent?  Ou  peut-être  préfé- 
rez-vous l'ignorer  afin  de  n'être  pas  troublées 
dans  votre  petite  vie  égoïste  et  vide?  Alors 
vous  n'auriez  pas  de  cœur?  comme  le  disait 
cette  femme  charitable  qui  consacre  le  meil- 
leur de  sa  vie  à  ses  pauvres. 

Je  vous  pose  la  question,  vous  pouvez  y 
répondre  tout  en  flânant  sur  la  grève  en  robe 
écourtée  et  en  souliers  pointus  1  Vous  décou- 
vrirez peut-être  que  vous  n'êtes  qu'un  man- 
nequin bien  habillé  ou  une  poupée  comme 
celles  des  contes  d'Hoffmnann  qu'il  faut  re- 
monter à  la  manivelle  pour  la  faire  agir? 


LETTRES  DE  FADETTE  85 

Et  pourtant...  pourtant,  j'ai  confiance... 
sous  vos  airs  évaporés  il  y  a  peut-être  quel- 
ques pensées  sérieuses,  et  votre  âme  assou- 
pie peut  se  réveiller  et  alors  vous  seriez 
transformée!  Ne  le  voulez-vous  pas? 

C'est  si  vrai,  voyez-vous,  que  la  religion, 
toute  la  religion  tient  dans  la  charité.  Je 
pense  souvent  à  saint  Jean  qui  ne  savait  plus 
que  répéter:  "Aimez-vous  les  uns  les  au- 
tres!" La  religion  toute  simple,  toute  vraie, 
toute  hue  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les 
vagues  religiosités  qui  tentent  trop  d'âmes 
pures  et  molles,  c'est  d'aimer  Dieu  et  de  Lui 
rendre  ce  que  nous  lui  devons,  et  d'aimer 
les  autres  et  de  les  aider  de  tout  notre  pou- 
voir. C'est  simple  et  beau  comme  tout  ce 
qui  est  vrai.  C'est  la  religion  qui  enseigne 
toutes  les  pitiés;  c'est  la  religion  des  hum- 
bles, des  faibles,  des  petits,  celle  du  p&uvre 
publicain  et  celle  du  bon  Samaritain. 

0  petites  âmes  puériles  1  Vous  assourdissez 
saint  Antoine  de  demandes  saugrenues,  de 
promesses  vaines  pour  obtenir  des  faveurs 
que  vous  n'oseriez  avouer  peut-être!  Faites 
mieux,  jouez  vous-mêmes  le  rôle  de  celle  qui 
donne  et  qui  aide:  vous  y  gagnerez,  non  pas 
les  grâces  que  vous  sollicitez  peut-être,  mais 
une  âme  bien  vivante  et  bien  belle. 

Et  avec  elle  vous  ferez  toute  la  charité 
matérielle  et  morale  qu'on  attend  de  vous. 
Vous  pouvez  exercer  cette  dernière  même 
si  vous  êtes  pauvre  comme  Job!  Et  vous  le 
devez:  sur  votre  chemin,  vous  rencontrerez 


86  LETTRES  DE  FADETTE 

toujours  quelqu'un  à  consoler...  et  donner 
de  l'espoir  à  un  cœur  endolori,  c'est  peut-être 
plus  beau  que  de  donner  un  morceau  de  pain 
à  un  affamé. 

Mes  petites  et  mes  grandes  amies,  semez 
à  pleines  mains  l'argent  de  votre  bourse  et 
la  pitié  de  votre  âme.  Faites  régner  dans 
votre  cœur  un  idéal  si  noble,  si  généreux 
et  si  pur  qu'à  votre  contact  on  devienne  plus 
heureux. 

Et  surtout  croyez  à  la  régénération  des 
âmes  par  les  âmes  meilleures.  Il  faut  vous 
persuader  que  votre  charité  sera  victorieuse 
et  que  vous  soulagerez  beaucoup  de  misères 
physiques  et  morales.  Mais  soyez  patientes 
comme  le  semeur:  il  sait  bien  qu'il  faut  que 
le  grain  germe  invisible  avant  de  percer  la 
terre.  Vous  croirez  quelquefois  que  vos  se- 
cours ou  vos  conseils  sont  inutiles:  non,  ayez 
la  foi,  ne  vous  découragez  pas:  tout  ce  que 
vous  semez  lèvera,  vous  le  verrez,  et  si  vous 
ne  le  voyez  pas,  soyez  assurées  que  le  bien 
que  vous  faites  n'est  pas  perdu. 

XXXII 

Petites  curieuses 

Elles  étaient  trois:  jeunes,  fraîches  et  ba- 
vardes, et  elles  allaient  en  tramway  chez 
une  vulgaire  chiromanciene,  dans  un  quar- 
tier douteux.  Je  les  entendais  se  raconter 
les  révélations  déjà  faites,  le  prix  des  consul- 


LETTRES  DE  FADETTE  87 

tations,  etc.  Je  n'ai  jamais  été  si  tentée  de 
faire  ce  que  je  m'interdis  toujours:  me  mêler 
de  ce  qui  ne  me  regarde  pas! 

Ces  prédictions  fantaisistes  sont  souvent 
très  nuisibles  aux  folles  imaginations,  et  je 
ne  conçois  pas  bien  que  la  délicatesse  d'une 
jeune  fille  ne  se  révolte  pas  à  la  seule  idée 
de  faire  lire  les  jolis  secrets  de  son  cœur 
par  ces  femmes  grossières. 

Il  faut  pourtant  reconnaître  que  c'est  une 
tentation  pour  les  jeunes  d'essayer  de  percer 
le  mystère  vers  lequel  nous  allons.  Il  me 
semble  que  celles  qui  ont  souffert  sont  moins 
curieuses:  elles  savent  que  pour  conserver 
leurs  forces,  il  faut  arriver  dans  le  malheur 
les  yeux  fermés  et  qu'une  longue  prévoyance 
minerait  leur  courage. 

Et  cependant,  il  s'en  trouve,  même  parmi 
celles-là,  qui  vont  toutes  tremblantes  con- 
sulter les  voyantes,  les  cartomanciennes  et 
autres  prétendues  prophétesses.  Est-ce  sim- 
ple inconséquence  humaine,  ou  compliqué 
illogisme  féminin,  ce  désir  de  livrer  leurs 
mains  à  l'étude  des  lignes  mystérieuses  de 
vie  et  d'amour,  de  déboires  et  de  succès,  et 
de  savoir,  ou  de  croire  savoir,  ce  qui  les 
attend  demain? 

Etrange  curiosité  des  âmes  humaines  qui 
demandent  à  la  graphologie  l'énigme  de  leur 
caractère,  à  la  chiromancie  le  mystère  de 
leur  avenir  et  qui  négligent  ou  redoutent  de 
descendre  dans  les  retraites  intimes  de  l'âme 
pour  y  voir  leurs  faiblesses  et  leurs  forces 


88  LETTRES  DE  FADETTE 

qui  feront  pourtant  cet  avenir  à  la  mesure 
de  leur  âme.  Porter  le  passé  et  le  présent, 
c'est  assez;  ne  convoitez  pas,  petits  filles  im- 
prudentes, d'y  ajouter  la  connaissance  du 
futur  —  dans  tous  les  sens! 

Le  deviner,  le  rêver  ,1e  créer  à  la  nuance 
de  vos  désirs,  ne  savez-vous  pas  que  c'est 
une  des  joies  les  plus  délicates  de  vos  heu- 
res douces? 

Pourquoi  vous  donner  l'inutile  appréhen- 
sion du  malheur  qui  vous  attend  au  tour- 
nant de  la  route? 

Pourquoi  enlever  au  bonheur  le  charme 
de  l'imprévu? 

Vous  ignorez  encore,  peut-être,  que  pour 
nos  cœurs  puérils,  le  bonheur  qui  n'est  plus 
nouveau  cesse  d'être  un  trésor:  on  s'y  habi- 
tue, on  n'y  pense  plus...  par  le  fait  même, 
ne  cesse-t-il  pas  d'être  un  bonheur? 

Non,  ne  consultez  pas  ces  vilaines  femmes; 
vous  chercheriez  à  donner  à  votre  vie  la  for- 
me de  leurs  mensonges  —  des  mensonges 
que  vous  payez  trop  cher,  je  vous  assure.  Je 
puis  bien  vous  dire,  moi,  ce  qu'il  sera  votre 
avenir? 

Il  sera  ce  que  vous  le  préparez  maintenant. 

Si  vous  saviez  quelle  puissance  vous  pos- 
sédez pour  commencer  à  créer  en  vous  une 
réserve  de  bonheur  où  vous  pourrez  puiser 
toujours! 

Que  votre  âme  vivante  et  profonde  s'unisse 
à  votre  volonté  dans  la  recherche  de  l'har- 
monie, l'harmonie  qui  naît  de  l'accord  entre 


LETTRES  DE  FADETTE  89 

votre  conscience  et  votre  devoir,  et  ce  sera 
toujours  en  votre  âme  une  source  inépuisa- 
ble de  joie  intérieure  que  nulle  épreuve  ne 
pourra  tarir. 

XXXIII 

Le  rêve  effacé 

Cet  après-midi  sombre,  j'allais  seule  par 
la  rue  presque  déserte,  j'étais  lasse  de  la  lutte 
contre  un  vent  froid  qui  me  coupait  la  res- 
piration, et  triste  de  la  tristesse  de  toutes  les 
choses  frissonnantes  qui  gémissaient  dans 
l'air. . <  j'avais  l'impression  d'avoir  déjà  vécu 
cette  minute,  dans  un  décor  identique  et  avec 
mon  âme  d'aujourd'hui...  oui,  c'était  bien 
cela,  et,  de  la  rue,  tout  près,  il  était  venu 
une  mendiante  à  qui  j'avais  fait  l'aumône. . . 
Machinalement  j'ouvris  ma  bourse  pour  y 
chercher  de  la  monnaie,  et,  en  relevant  la 
tête,  j'aperçus,  débouchant  de  la  rue  voisine, 
une  petite  vieille  serrée  dans  un  châle  rapié- 
cé, ridée,  misérable  et  pâle  comme  l'ombre 
même  de  mon  rêve!  Je  lui  donnai  des  sous 
et  je  continuai  mon  chemin:  mon  rêve  était 
effacé. 

0  esprits  forts,  ô  gens  qui  raisonnez  tout, 
vous  souriez  et  vous  me  trouvez  bien  pué- 
rile d'avoir  cette  croyance  qui  n'est  pas  acces- 
sible au  raisonnement  puisqu'elle  tient  aux 
états  mystérieux  de  l'âme.  Et  pourtant  qui 
parmi  vous  n'a  pas  eu  de  ces  réminiscences, 
et    qui    ne    s'est   dit    à   un    moment  donné: 


90  LETTRES  DE  FADETTE 

"Où  donc  ai -je  été  chercher  telle  pensée? 
D'où  m'est  venu  ce  pressentiment?..." 

Comme  j'aimerais  saisir  la  trame  flottante 
des  songes,  dévider  leur  fil  ténu,  parfiler 
nœud  par  nœud  les  ramages  qu'ils  brodent 
dans  les  voiles  du  sommeil  I  Que  ce  serait 
charmant  de  savoir  ce  qu'il  passe,  à  mon  insu, 
de  ma  vie  dans  mes  rêves  et  de  mes  rêves 
dans  ma  vie . . .  mystérieux  enlacement  que 
tous  observent  et  que  chacun  explique  à  sa 
manière. 

;  Pour  l'imagination  populaire,  crédule  et 
naïvement  fataliste,  les  songes  sont  des  pré- 
sages* (ils  ont  des  "signifiances",  comme  ils 
disent  joliment,  et  ils  sont  comme  des  images 
anticipées  de  ce  qu'ourdit  le  destin  dans 
l'ombre  de  l'inconnu.  Ils  ont  des  interpré- 
tations toutes  trouvées  pour  une  variété  de 
rêves,  ils  sont  inquiets  ou  rassurés  suivant 
les  "signifiances"  découvertes,  et  les  plus 
mauvais  augures  sont  détruits  par  le  "rêve 
effacé".  {Sans  attacher  une  importance  dé- 
mesurée a  mes  rêves,  ils  m'intéressent,  et  ils 
m'ont  quelquefois  annoncé  une  lettre,  fait 
attendre  une  visite  imprévue  qui  venait;! je 
les  considère  comme  des  heures  heureuses 
d'émancipation  de.  mon  âme,  faisant  auda- 
cieusement  des  incursions  dans  les  domaines 
inaccessibles  où  elle  entrevoit  vaguement  ce 
qui  devrait  lui  être  cachée  encore. 

Quand  j'étais  enfant,  j'ai  reçu  la  croyance 
du  "rêve  effacé"  sans  explication.  Pour  une 
fleur  donnée,  un  froncement  de  sourcils,  je 


LETTRES  DE  FADETTE  91 

m'écriais  :  "Mon  rêve  est  effacé".  Plus  tard, 
ma  raison  a  repoussé  cette  naïveté,  mais  à 
certains  jours  mes  rêves  qui  se  réalisant, 
—  comme  hier,  —  font  la  nique  à  ma  raison 
scandalisée!  / 

Le  rêve  tissé  dans  l'ombre  et  le  silence  avec 
des  souvenirs  et  des  aspirations,  le  rêve  qui 
est  le  refus  obstiné  de  l'esprit  de  s'anéantir 
dans  le  sommeil  est  étrangement  mystérieux. 
Il  est  peut-être  le  vestibule  du  grand  au-delà 
vers  lequel  nous  allons  jour  par  jour,  heure 
par  heure,  oublieux  et  insouciants  dans  l'ac- 
tion, mais  curieux  et  troublés,  dès  que  notre 
âme,  s'isolant  du  tumulte  extérieur,  cherche 
à  deviner  l'impénétrable. 

Les  rêves  m'impressionnent  parce  que,  de- 
vant eux,  mon  âme  sent  l'envahissement  du 
mystère  et  comme  un  frisson  d'inconnu,  et 
rien  ne  m'ôtera  de  l'esprit  que,  lorsque  nous 
rêvons,  nous  sommes  sur  la  limite  des  deux 
mondes,  le  visible  où  nous,  sommes,  et  l'in- 
visible où  nous  allons . . .  /Les  sages  qui  me 
font  l'honneur  de  me  lire  s'écrieront  sûre- 
ment: O  Fadette  illogique,  qui  mettez  les 
autres  en  garde  contre  les  sciences  occultes 
et  qui  croyez  si  naïvement  à  vos  propres 
rêves!  ~ 

Je  leur  tire  ma  révérence.  I 


92  LETTRES  DE  FADETTE 

XXXIV 

Boudoir  er  grognoir 

Quand  je  ne  sais  quoi  vous  dire,  je  vais 
me  promener,  et  il  arrive  presque  toujours 
que  je  rencontre  sur  mon  chemin  ma  petite 
chronique  toute  faite:  je  n'ai  qu'à  l'écrire. . . 
alors,  c'est  souvent  de  l'esprit  des  autres  que 
je  vous  sers,  vous  en  doutiez-vous,  chers  lec- 
teurs? 

Hier,  chez  Morgan,  une  petite  femme  bien 
fatiguée  achetait  des  meubles. ..  je  lui  dis  un 
mot,  puis  beaucoup  de  mots,  parce  que  son 
commis  s'était  éclipsé  et  que  le  mien  n'était 
pas  encore  arrivé. . .  "et  alors,  me  disait-elle, 
je  choisis  pour  mon  mari  qui  ne  peut  pas  ve- 
nir lui-même  et  je  voudrais  tant  que  ce  petit 
salon  fût  de  son  goût!...  il  veut  un  coin  à 
lui!  — Son  boudoir?  fis-je  en  souriant.  — Il 
ne  boude  jamais,...  mais  il  grogne  quelque- 
fois... — Son  grognoir,  alors?...  — S'il  pou- 
vait y  rester  pour  grogner!  dit-elle  en  riant. 

Et  je  pensai  en  la  laissant  à  la  boutade 
de  Max  O'Rell  qui  voulait  assurer  la  paix  des 
ménages  en  mettant  les  femmes  dans  leur 
boudoir,  les  hommes  dans  leur  grognoir  jus- 
qu'à ce  que  les  nuages  fussent  dissipés. 

Max  O'Rell  n'est  évidemment  pas  de  la  race 
des  grognons:  il  saurait  qu'on  n'enferme 
pas  un  homme  qui  veut  grogner! 

Une  femme  de  mauvaise  humeur  aime  la 
solitude  de  son  petit  salon:  elle  s'y  réfugie 
pour  calmer  ses  nerfs,  pour  réfléchir,  et  aussi 


LETTRES  DE  FADETTE  93 

pour  se  cacher,  car  elle  a  honte  de  se  sentir 
si  maussade.  Et  peu  à  peu,  entre  toutes  les 
choses  familières  et  douces,  témoins  d'heures 
heureuses,  elle  mijote  de  bons  petits  remords 
salutaires. 

Mais  à  l'homme  qui  grogne,  il  faut  un  audi- 
toire. Grogner  tout  seul...  c'est  bon  pour 
Tanimal  que  je  préfère  ne  pas  nommer! 

Les  hommes,  eux,  grognent  pour  être  en- 
tendus, et  il  leur  faut  de  l'espace;  ils  gro- 
gnent avec  plus  de  facilité  et  de  conviction, 
si,  au  cours  de  leurs  arpentages,  ils  trou- 
vent quelques  nouveaux  sujets  de  critique. 
Oh!  ils  ne  sont  pas  difficles,  et  tout  leur  sert; 
une  broderie  qui  traîne,  un  journal  disparu, 
un  gant  décousu,  un  bouton  qui  branle,  un 
porte-monnaie  oublié  sur  un  meuble. . .  voilà 
plus  qu'il  n'en  faut  pour  alimenter  leur  be- 
soin de  trouver  à  redire! 

Ils  deviennent  parfois  si  puérils,  si  enfan- 
tins, qu'ils  sont  parfaitement  ridicules:  ils 
le  sentent  et  leur  irritation  s'en  augmente. 
Mais  l'embarras,  quand  ils  ont  commencé, 
c'est  qu'ils  ne  savent  pas  comment  finir!  Il 
ne  reste  que  la  ressource  de  sortir  de  la  mai- 
son, en  tirant  la  porte  avec  fracas,  pour  bien 
marquer  qu'ils  reviendront  pour  grogner 
encore! 

Donc,  n'instituons  pas  le  grognoir,  la  pro- 
menade vaut  mieux,  et  pendant  qu'elle  dure, 
on  soigne  le  dîner,  on  fait  un  brin  de  toilette, 
on  essaie  de  s'imaginer  que  l'homme  qui  va 
revenir  est  le  mari  de  la  lune  de  miel,  et  on 


94  LETTRES  DE  FADETTE 

i'aitentd...  sans  en  avoir  l'air.  Au  piano, 
c'est  un  bon  endroit,  propre  à  faire  oublier 
le^départ,  et  c'est  important  I 
iTjS'il  revient  affamé,  il  y  a  des  chances  pour 
que  le  dîner  ait  raison  de  sa  mauvaise  hu- 
meur. Au  café,  il  dirait  volontiers:  "Etais-je 
bête,  tout  à  l'heure!"  Mais  il  résiste  à  cette 
impulsion  intelligente.  Un  vrai  grognon 
n'admet  jamais  qu'il  ait  eu  tort  de  grogner! 
Cela  engagerait  son  avenir,  et  je  suppose  que 
grogner  est  une  volupté  qu'il  faut  éprouver 
pour  la  bien  comprendre. 

La  plupart  des  femmes,  tout  en  trouvant 
l'homme  grognon  très  désagréable,  s'en  amu- 
sent beaucoup  et  ne  regrettent  que  de  ne 
pouvoir  leur  rire  franchement  au  nez.  C'est 
si  amusant  de  les  voir,  eux,  si  importants, 
devenus  si  déraisonnables,  si  enfantinement 
grincheux,  si  ridicules  !  S'ils  pouvaient  se  voir 
et  s'entendre...  ils  désireraient  un  grognoir 
pour  s'y  cacher!  ! 

XXXV 


Une  halte  dans  l'église 

Dans  l'église  déserte  j'entrai  hier  vers  la 
fin  du  jour.  J'étais  fatiguée,  triste,  avec  un 
immense  désir  d'arrêter  de  vivre,  sans  mour- 
rir,  pour  me  reposer! 

Dans  une  telle  disposition,  la  prière  n'est 
pas  longue:  elle  se  borne  à  déposer  son  âme 
accablée  devant  Celui  qui  sait. 


■* 


LETTRES  DE  FADETTE  95 

Je  me  laissais  donc  tout  simplement  péné- 
trer par  la  douceur  du  silence  et  de  l'ombre 
qui  envahissait  l'église,  quand  l'orgue  se  mit 
à  chanter.  Quelques  notes  de  plain-chant, 
des  arpèges  et  des  accords,  puis  la  mélodie 
s'éleva  très  douce  et  monta  peu  à  peu  en  un 
chœur  puissant  et  grandiose  de  voix  qui 
priaient  pour  toutes  les  âmes  de  la  terre 
qui  ne  savent  pas  prier,  et  pour  toutes  les 
âmes  de  l'au-delà  qui  ne  peuvent  plus  prier! 
Et  pendant  que  les  invocations  et  les  san- 
glots de  l'orgue  se  répercutaient  sous  les 
voûtes,  il  me  semblait  que  l'église  se  rem- 
plissait d'une  foule  invisible,  d'un  cortège 
d'âmes  accourues  pour  retrouver  les  gestes 
augustes  de  bénédiction  qui  protègent,  les 
paroles  divines  de  pardon  qui  sauvent,  et  au 
milieu  de  ce  glissement  d'êtres,  de  ces  chants, 
et  de  l'attente  frémissante,  l'âme  même  de 
l'église  palpita  et  répondit  jusqu'au  plus  pro- 
fond des  consciences  à  toutes  les  angoisses, 
à  tous  les  repentirs  et  à  tous  les  doutes. 

Après  un  silence,  l'orgue  avait  repris  en 
sourdine  la  mélodie  du  "Crucifix"  de  Faure. 
Belle  dans  sa  simplicité  un  peu  ancienne,  elle 
touchera  toujours  les  âmes  douloureuses! 

Vous  qui  souffrez,  vous  qui  pleurez,  vous 
qui  tremblez,  venez  à  Lui! 

C'était  la  réponse!  Et  par  toutes  ses  voix, 
l'église  appelait  à  Dieu  les  âmes,  les  pauvres 
âmes  humaines. 

L'orgue  se  tût. ..  j'entendis  le  pas  lourd  de 
l'organiste   descendant   l'escalier;   ce   n'était 


96  LETTRES  DE  FADETTE 

qu'un  rêve  de  plus  que  j'avais  eu...  dont  il 
ne  resterait  rien! 

L'air  était  doux  quand  je  sortis,  et  au  ciel 
pur  les  étoiles  brillaient  claires.  Les  gens 
pressés  montaient  à  l'assaut  des  tramways, 
les  petits  vendeurs  de  journaux  criaient  à  tue- 
tête,  la  vie  trépidante  agitait  toutes  les  pau- 
vres marionnettes,  et  je  marchais  lentement, 
comme  pour  protester  contre  tant  d'agita- 
tion. 

En  route  je  rencontrai  des  amies.  Les  unes 
revenaient  du  Ritz-Carlton  où  la  fête  au  profit 
de  l'Assistance  Maternelle  avait  eu  un  grand 
succès,  les  autres  rentraient  dîner  à  la  hâte, 
pour  retourner  après  à  l'exposition  de  pou- 
pées de  l'hôpital  Sainte-Justine.  Elles  étaient 
affairées,  fatiguées  et  heureuses,  et  j'eus 
honte  de  moi,  de  ma  lâcheté,  de  mon  inac- 
tion, et  ce  fut  bon  de  me  réveiller  dans  un 
remords  bienfaisant! 

De  tous  côtés,  en  ce  moment,  des  appels 
d'une  redoutable  éloquence  s'adressent  à  nos 
cœurs.  La  misère  est  partout.  Dans  les 
foyers  autrefois  heureux,  dans  les  hôpitaux 
d'ici,  dans  ceux  d'outremer,  et  il  y  a  vrai- 
ment autre  chose  à  faire  qu'à  rêver! 
\Les  femmes  charitables  dont  la  fortune,  le 
cœur  et  la  volonté  font  vivre  les  œuvres  de 
secours  ont  trouvé  le  vrai  chemin  qui  mène 
à  Dieu.  >  "Car  la  charité  contient  tout,  com- 
me le  dit  saint  Paul,  avec  des  accents  de  poé- 
sie surnaturelle.  Elle  seule  est  fluide  et  vi- 
vante, toute  grâce  et  tout  esprit,  sans  forme, 


LETTRES  DE  FADETTE 


mais  apte  à  pénétrer  toute  formej  Fléchis- 
sant s'il  est  bon  de  fléchir,  résistant  s'il  est 
bon  de  résister,  ferme  et  douce,  énergique  et 
suave,  elle  porte  tous  les  noms,  s'accommode 
de  tous  les  milieux;  elle  est  souple,  subtile, 
délicate,  pénétrante,  elle  est  joie  et  lumière, 
non  effort  et  tension,  puisqu'elle  est  amour, 
et  toutes  les  vertus  ne  sont  que  ses  attitu- 
des." 

XXXVI 

Conte  du  coin  du  feu 

La  veillée  s'avançait  et  tout  s'endormait 
dans  le  petit  village,  où,  à  l'automne,  l'Ange- 
lus  du  soir  est  l'un  des  derniers  bruits  du 
dehors.  Dans  la  grande  salle  où  mes  hôtes 
m'avaient  installée,  je  n'entendais  que  le  bruit 
égal  et  lent  du  lourd  balancier  de  l'horloge 
enfermé  dans  sa  boîte  de  chêne,  et  le  mur- 
mure du  chapelet  ronronné  dans  la  chambre 
voisine  par  les  deux  bons  vieux  qui  m'héber- 
geaient depuis  des  semaines  dans  ce  joli  pays 
du  nord. 

Une  belle  attisée  de  bois  franc  pétillait 
dans  l'énorme  poêle  et  les  rayons  de  la  flam- 
me montaient  et  descendaient,  découpant  sur 
la  muraille  et  les  meubles,  des  plaques  de 
lumière  rougeâtre  et  tremblante,  et  laissant 
de  ces  coins  d'ombre  sans  fond  qui  préoccu- 
pent et  attirent  le  regard. 

L'heure  était  douce  de  toute  la  tiédeur  de 
ce  bon  intérieur  où  ne  pénétrait  rien  de  la 


98  LETTRES  DE  FADETTE 

tristesse  du  froid  humide  qui  embuait  les 
vitres.  J'aurais  aimé  rester  seule  avec  mes 
pensées,  mais  leur  prière  finie,  les  deux  vieux 
revinrent  auprès  du  feu:  elle,  toute  menue, 
serrée  dans  son  châle  de  laine,  pour  tricoter 
"par  cœur";  lui,  pour  "tirer  une  touche"  et 
m'ofFrir  l'histoire  du  coin  du  feu  que  je  ré- 
clamais presque  tous  les  soirs.  Il  avait  tout 
un  répertoire  de  ce  qu'il  appelait  "des  peurs", 
où  la  vérité  et  la  fantaisie  se  mêlaient  d'une 
façon  étrange  et  saisissante. 

Il  racontait  merveilleusement:  je  vous  di- 
rai bien  son  histoire,  mais  je  ne  puis  vous 
faire  entendre  le  langage  pittoresque,  le  ton 
convaincu,  mystérieux,  qui  m'impressionnait 
malgré  mon  scepticisme  qu'il  sentait  et  qui 
l'indignait. 

"Il  y  a  bien  sûr  trente  ans,  —  c'était  en 
octobre  et  il  faisait  un  brouillard  glacé  com- 
me ce  soir,  —  que  le  curé,  revenant  des  ma- 
lades, trouva  sur  les  marches  du  presbytère, 
une  petite  fille  de  trois  à  quatre  ans,  enve- 
loppée dans  une  méchante  couverte  et  tran- 
sie de  froid  et  de  peur.  Pendant  deux  jours 
on  n'en  put  tirer  un  mot  et  on  la  crut  muette. 
Elle  n'était  ni  muette,  ni  infirme,  et  nos  voi- 
sins, des  habitants  riches  et  sans  enfants, 
offrirent  au  curé  de  l'élever,  car  malgré  tou- 
tes ses  recherches,  celui-ci  n'avait  pu  savoir 
d'où  elle  venait.  Il  se  passa  quatre  ou  cinq 
années,  puis,  je  ne  sais  ni  pourquoi,  ni  com- 
ment, le  bruit  se  répandit,  peu  à  peu,  que 
l'enfant  était  ensorcelée,  et  qu'on  lui  avait 
jeté  un  sort.     Elle  aurait  été  bien  jolie  si  elle 


LETTRES  DE  FADETTE  99 

n'eût  été  si  blême,  que  sans  ses  yeux  clairs  à 
la  manière  d'une  eau  qui  luit,  elle  eût  res- 
semblé à  une  déterrée. 

"Sauvage  comme  un  petit  chat  de  grange, 
elle  fuyait  les  autres  enfants  et  ne  savait  pas 
même  répondre  au  monde  honnête  qui  lui 
voulait  du  bien.  La  nuit,  elle  se  levait,  allait 
et  venait  par  la  maison,  et  elle  parlait  aux 
esprits;  elle  ne  marchait  pas  comme  le  monde 
en  vie,  elle  glissait  comme  une  ombre ...  et 
nos  voisins  étaient  bien  tourmentés  à  son 
sujet! 

"Quand  La  Grite  eut  à  peu  près  seize  ans, 
elle  parut  affaiblir:  elle  se  mourait  comme 
une  lampe  à  bout  d'huile  sans  qu'on  lui  con- 
nût de  maladie.  Mais  elle  continuait  de  va- 
gabonder, et  ses  parents  qui  ne  l'avaient  ja- 
mais contrariée,  la  laissaient  passer  le  plus 
clair  de  son  temps  dans  les  bois  qui  entou- 
raient les  quelques  maisons  du  village.  C'est 
vers  ce  temps  qu'il  commença  à  se  passer 
des  choses  bien  curieuses  chez  elle.  Des  fois, 
c'était,  dans  le  grenier,  comme  de  grosses 
boules  qui  roulaient  sur  le  plancher,  ou  bien, 
c'étaient,  dans  le  tuyau  du  poêle,  des  voix 
qui  jacassaient  ensemble,  ou  bien  encore, 
c'était  le  bruit  du  rouet  dans  la  chambre  où 
personne  ne  couchait.  C'était  évident  que  le 
diable  s'en  mêlait.  Tout  le  village  était  épeu- 
ré  et  les  parents  de  la  Grite  auraient  bien 
voulu  s'en  débarrasser,  —  honnêtement,  s'en- 
tend! 

"Mais  ce  n'était  pas  facile!  A  dix  lieues  à 
la  ronde,  on  n'eût  pas  trouvé  une  âme  assez 


100  LETTRES  DE  FADETTE 

hasardée  de  son  salut  pour  prendre  chez  soi 
une  fille  possédée,  et  on  voyait  de  plus  en 
plus  qu'elle  Tétait!  On  n'aurait  pas  eu,  non 
plus,  le  cœur  de  mettre  la  pauvre  innocente 
dehors,  tout  de  même!  Il  arriva  que  le  père 
Marouette,  le  meunier,  se  laissa  gagner  à  tra- 
vailler fort  avant  dans  la  nuit.  La  mouture 
pressait,  et  il  était  autour  de  minuit  quand 
il  revint  chez  lui  en  longeant  le  bord  de 
l'eau.  Entendant  un  bruit  de  rames,  il  se 
retourne,  et  les  cheveux  lui  en  dressent  sur 
la  tête,  quand  il  aperçoit  une  grande  barque 
toute  noire,  et  la  Grite,  morte,  étendue  au 
fond.  A  l'avant,  un  squelette  pointait  le  che- 
min, tandis  qu'un  autre  squelette  ramait  avec 
un  cliquetis  d'ossements.  Epouvanté,  le  père 
Marouette  voulut  se  sauver,  mais,  nix!  ses 
pieds  collaient  à  la  terre.  Il  écrasa  sur  place, 
et  au  matin  on  le  trouva  quasiment  mort. — 
Il  était  saoul,  peut-être?  fit  placidement  la 
vieille.  — Pour  dire  le  vrai,  le  père  prenait 
son  petit  coup  quelquefois,  mais  il  nous  a 
juré  que  cette  nuit-là  il  était  correct.  — Et  la 
Grite?  — Disparue,  ma  chère  Dame...  on  ne 
l'a  plus  revue. . .  puisque  le  diable  était  venu 
la  chercher,  c'est  pas  bien  étonnant. 
— Voyons,  Monsieur  François,  elle  a  dû  se 
noyer  ou  s'égarer  dans  la  montagne?  — Jus- 
tement ce  que  le  curé  nous  disait!  Il  nous 
força  de  la  chercher,  et  j'en  étais  de 
ceux-là,  mais  c'était  pas  la  peine,  allez!  On 
ne  va  pas  chez  le  diable  chercher  le  monde! 
Les  loups  l'auront  mangée,  fis-je,  entêtée. 
— Pour  des  loups,  il  y  en  avait  gros  dans  le 


LETTRES  DE  FADETTE  101 

temps,  et  un  moyen  loup  n'aurait  fait  qu'une 
bouchée  de  la  pauvre  Grite,  mais  je  vous  dis, 
moi,  que  les  loups  n'en  auraient  pas  voulu! 
C'était  le  bien  du  diable,  voyez-vous,  et  son 
bien  il  le  garde  pour  lui." 

XXXVII 

Mauvaise  humeur  féminine 

Quand  un  homme  témoigne  de  l'humeur, 
c'est  qu'il  en  a  et  il  la  manifeste  ouverte- 
ment. Personne  ne  le  tire  de  son  mutisme 
si  c'est  un  boudeur;  personne  n'échappe  à  ses 
boutades  si  c'est  un  grognon:  il  critique  à 
tort  et  à  travers,  il  gronde  et  tempête  et  il 
est  franchement  détestable  avec  tout  le 
monde. 

L'humeur  d'une  femme  est  chose  plus  com- 
pliquée, et  elle  ressemble  aux  statues  qui 
rient  d'un  côté  et  pleurent  de  l'autre,  car  elle 
se  choisit  généralement  une  victime.  Suppo- 
sons une  minute  que  ce  soit  son  mari.  Cela 
s'est  déjà  vu! 

Sombre  et  maussade  en  sa  présence,  elle 
devient  souriante  dès  qu'il  s'éloigne.  Pour 
lui  les  regards  durs,  les  haussements  d'é- 
paules dédaigneux,  les  airs  excédés  les  sou- 
pirs de  victime...  mais  cette  pauvre  per- 
sonne accablée  se  transforme  dès  qu'il  dis- 
parait :  gaie,  animée,  charmante,  elle  a  ou- 
blié tous  ses  maux! 

Joue-t-elle  donc  la  comédie?  Il  faut  bien 
avouer  qu'il  y  en  entre  une  bonne  part,  et 


102  LETTRES  DE  FADETTE 

c'est  pourquoi  la  mauvaise  humeur  féminine 
ne  m'inspire  pas  de  sympathie.  Cette  mau- 
vaise humeur  n'est  pas  la  suite  du  chagrin 
causé  par  un  autre,  mais  de  la  rancune  qu'elle 
en  conserve  et  du  dépit  qu'elle  veut  lui  en 
témoigner,  ou  bien,  /cette  mauvaise  humeur 
est  tout  simplement  l'expression  d'un  vilain 
caractère."! 

Je  ne  cesse  pas  de  m'étonner  que  la  finesse 
d'une  femme  ne  l'avertisse  pas  de  la  gau- 
cherie d'un  tel  procédé.  Croit-elle  amélio- 
rer ainsi  des  relations  déjà  tendues?  Si  son 
prestige  diminue,  pense-t-elle  le  rétablir  en 
étant  désagréable  et  revêche?  Ne  suit-elle 
pas  plutôt  un  instinct  aveugle  sans  se  de- 
mander à  quoi  il  la  mène? 

L'entêtement  accompagne  généralement  la 
mauvaise  humeur  féminine  et  rien  n'est  plus 
curieux  que  d'en  suivre  le  développement.  Il 
s'exerce  sur  la  première  chose  venue.  Au 
hasard  de  la  conversation,  elle  saisit  une 
occasion  de  contredire  et  cela  d'une  façon 
péremptoire,  absolue,  qui,  en  un  clin-d'œil 
devient  agressive  et  irritante.  Ecoutez-la, 
vous  ne  lui  trouverez  ni  bonne  foi,  ni  bon 
sens:/les  raisons  n'ont  aucune  prise  sur  elle, 
elle  contredit  sans  s'occuper  de  vous  blesser; 
pour  vous  tenir  tête,  elle  accumule  les  faus- 
setés et  les  sottises,  elle  ne  vous  concède  rien, 
et  elle  se  résigne  à  être  absurde  plutôt  que 
de  céder  d'une  ligne.  Si  ce  n'est  pas  une 
sotte,  son  irritation  s'augmente  de  la  confu- 
sion de  se  sentir  ridicule  et  fausse. 


LETTRES  DE  FADETTE  103 

Mettons  que  peu  de  femmes  aillent  aussi 
loin  dans  leurs  entêtements,  il  n'en  reste  pas 
moins  vrai  que  la  disposition  ordinaire  de 
la  femme  de  mauvaise  humeur  est  de  contre- 
dire, et  aussi,  qu'elle  peut  vous  faire  visage 
de  bois  à  la  maison  et  être  charmante  et 
gracieuse,  cinq  minutes  après,  avec  des  étran- 
gers. 

Lit'égalité  d'humeur  est  une  des  très  jolies 
qualités  de  la  femme,  et  avec  elle  on  trouve 
presque  toujours  la  simplicité  intelligente 
qui  sait  reconnaître  ses  torts  et  admettre  avec 
indulgence  les  erreurs  des  autres.J 

Les  discussions,  surtout  en  famille,,  ont 
plus  d'inconvénients  que  d'avantages.  Elles 
ne  servent  ni  à  éclairer  les  autres,  ni  à  s'a- 
méliorer soi-même:  elles  sont  irritantes  pour 
ceux  qui  discutent,  fatigantes  pour  ceux  qui 
écoutent.  (Alors  s'il  y  a  tant  à  gagner  à  nous 
taire,  nous  pourrions  l'essayer  plus  souvent 
peut-être  ?J 

XXXVIII 

Jour  des  morts 

Toute  la  nuit  et  toute  la  matinée,  le  vent 
furieux  a  couru  de  la  montagne  au  fleuve, 
arrachant  les  dernières  feuilles  qui  s'accro- 
chaient aux  branches  dépouillées;  et  mainte- 
nant on  ne  l'entend  plus,  et  sur  le  ciel  plom- 
bé, les  arbres  se  profilent  nus,  immobiles  et 
tragiques.     Rien  ne  sourit  et  rien  ne  bouge. 


104  LETTRES  DE  FADETTE 

Au  ciel  bas  pas  un  nuage,  les  chemins  pas- 
sent tout  noirs  entre  les  champs  dévastés,  les 
oiseaux  se  taisent,  les  portes  sont  fermées: 
on  dirait  l'endroit  inhabité. 

Dans  ce  décor  désolé,  toute  la  tristesse  de 
ce  jour  des  Morts,  grelottant  et  brumeux,  fait 
jaillir  des  larmes,  de  vaines  larmes  sorties 
des  profondeurs  de  tous  nos  désespoirs! 

0  la  mort  vivante  des  jours  qui  ne  sont 
plus!  O  la  mort  à  jamais  muette  de  ceux  à 
qui  nous  disions:  nous  ne  nous  séparerons 
jamais. 

Ils  ont  disparu  dans  l'au-de-là  mystérieux 
et  nous  avons  vécu  sans  eux;  nous  les  ai- 
mions tant,  et  nous  avons  pu  être  heureux 
sans  eux! 

Et  dans  les  cimetières,  devant  ces  tom- 
bes remplies  de  morts  qui  furent  aimés,  ou- 
bliés et  remplacés,  une  révolte  nous  soulève 
contre  la  cruauté  de  la  destinée  humaine  qui 
voue  la  vie  à  tant  de  larmes  et  la  mort  à  tant 
d'abandon! 

Dans  notre  fièvre  de  vivre,  nous  oublions 
trop  les  morts! 

Nous  nous  plaignons  de  l'inconstance  et  de 
l'infidélité  des  vivants,  comme  les  morts  au- 
raient bien  plus  le  droit  de  se  plaindre  de  nos 
défaillances  et  de  l'insuffisance  de  nos 
cœurs!  Mais  j'aime  mieux  croire  qu'étant 
dans  l'infini,  ils  comprennent  et  excusent  le 
fini  des  pauvres  petites  âmes  terrestres.  Et 
c'est  parce  qu'ils  nous  comprennent  si  bien 
qu'ils  pourraient  nous  aider  puissamment  si 


LETTRES  DE  FADETTE  105 

nous  savions  rester  en  communion  avec  eux. 
Ils  savent  maintenant  le  secret  des  grands 
pourquoi  qui  font  gémir  l'humanité,  ils  com- 
prennent le  divin  et  le  surnaturel  que  nous 
cherchons  si  fort  à  ne  pas  percevoir  autour 
de  nous;  avec  leur  seule  âme  dépouillée  des 
imperfections  mortelles  et  des  ignorances 
humaines,  comme  ils  nous  parleraient  si  nous 
les  interrogions! 

Le  souvenir  de  leur  vie  si  bien  remplie  ou 
si  brusquement  arrêtée  ferait  naître  en  nous 
une  inquiétude  salutaire.  Regardant  notre 
vie,  ce  que  nous  avons  fait  en  regard  de  ce 
que  nous  avons  voulu  faire,  nous  sentirions 
qu'il  faut  nous  hâter  d'agir,  car  nous  igno- 
rons quel  temps  nous  sera  encore  accordé. 
J'arrivai  au  cimetière  en  méditant  ainsi.  Tout 
était  mort  autour...  partout...  Le  ciel  lui- 
même  semblait  une  chose  éteinte  couvert 
d'un  linceul  gris.  Je  frissonnai  comme  si  la 
mort  eût  touché  mon  cœur  et  je  sentis  pro- 
fondément la  désolation  de  ce  cimetière  d'où 
si  peu  de  prières  s'élèvent  à  cette  heure  tar- 
dive. 

Soudain,  un  rayon  du  soleil  couchant  fit 
une  trouée,  dans  ce  gris,  souleva  les  atomes 
humides  suspendus  en  l'air,  les  fit  scintiller 
et  mit  dans  l'espace  comme  la  tombée  de  lar- 
mes pleurées  doucement.  Puis  le  rayon  se 
posa  sur  le  grand  Christ  du  Calvaire  qui  en 
recueillit  toute  la  lumière  et  devint  un  Christ 
resplendissant  dont  les  bras  étendus  bénis- 
saient les  morts  et  appelaient  les  vivants. 


106  LETTRES  DE  FADETTE 

A  genoux  devant  lui,  je  sentis  une  gran- 
de douceur  pénétrer  dans  mon  âme  avec  la 
conviction  qu'il  garde  et  aime  les  uns  et  les 
autres,  et  qu'il  faut  avoir  confiance,  comme 
les  petits  enfants  avec  leur  mère. 

XXXIX 

Nous  passons  .  .  . 

Je  regardais  sur  le  ciel  les  nuages  flotter, 
s'éloigner,  se  rapprocher,  se  détacher  en  fines 
mousselines  ou  se  fondre  en  des  formes  tour- 
mentées. Puis  cet  ondoiement  s'immobilisa, 
et  là,  sous  mes  yeux,  se  dessina  une  cité... 
une  cité  fantastique,  grise  et  mauve,  où  se 
dressaient  des  palais,  des  tours  crénelées, 
des  églises  à  clochetons,  de  longues  flèches 
d'argent,  et  sur  ces  coupoles  et  ces  murail- 
les, la  lumière  rouge  et  or  du  soleil  couchant 
accrochait  des  bannières  et  des  oriflammes. 
C'était  une  grande  ville  en  fête! 

Et  pendant  que  j'essayais  de  tout  voir  de 
cette  création  merveilleuse,  la  lumière  peu  à 
peu  se  voila;  la  cité  aérienne,  ses  tours  coif- 
fées de  nuages,  ses  châteaux  et  ses  cathédra- 
les s'effritèrent  dans  l'espace;  les  étoiles  se 
mirent  à  briller  parmi  leurs  ruines,  et  der- 
rière la  montagne  de  neige,  la  lune  claire  et 
froide  monta  dans  l'azur  nettoyé. 

C'est  le  même  ciel,  toujours,  mais  les  nua- 
ges n'ont  fait  qu'y  passer,  et  c'est  le  monde, 
toujours  le  même  monde,  où  nos  vies  passent 


LETTRES  DE  FADETTE  107 

et  s'effacent!  Elles  passent,  nos  vies,  en  tra- 
çant des  dessins  plus  ou  moins  vagues,  que 
les  autres  regardent  avec  plus  ou  moins  d'in- 
térêt, puis  elles  disparaissent  dans  l'infini, 
mais  nos  âmes  durent! 

Et  quand  on  sait  qu'aucune  ne  meurt,  que, 
depuis  le  commencement,  toutes  les  âmes  qui 
ont  animé  des  corps  humains  n'ont  fait  que 
traverser  de  l'autre  côté,  qu'aucune  n'a  pu 
être  anéantie,  que  par-delà  la  vie  elles  sont 
toutes  vivantes  dans  la  gloire,  ou  dans  l'at- 
tente, ou  dans  la  souffrance,  un  indicible 
frisson  nous  saisit  devant  ce  mystère  de  l'in- 
fini! 

Songez  donc!  Depuis  la  création  comme 
il  y  en  a  eu  des  hommes,  et  tant  que  la  terre 
existera,  comme  il  y  en  aura!  Et  sans  trêve, 
les  âmes  s'en  iront  peupler  l'au-delà  dont  la 
mort  leur  ouvre  la  porte! 

Je  savais  cela,  vous  aussi,  mais  je  n'y  avais 
jamais  assez  pensé  pour  "le  voir"  comme  ce 
soir,  et  j'ai  eu  peur!  J'ai  joint  les  mains  en 
disant:  "Mon  Dieu!'*  comme  le  petit  enfant 
appelle  sa  mère  quand  il  est  effrayé. 

Et  je  pense  qu'il  est  venu,  puisque,  dans 
l'ombre  qui  envahissait  ma  chambre,  le  cal- 
me a  succédé  à  l'angoisse  qui  était  une  défian- 
ce, un  doute  de  la  puissance  divine  de  conci- 
lier ce  qui  nous  semble  contradictoire. 

Puisque  nous  ne  trouverions  jamais  en 
nous  la  possibilité  de  désirer  faire  mal  à  ceux 
que  nous  aimons,  de  les  désappointer  volon- 
tairement, encore  moins  de  les  tromper,  ne 


108  LETTRES  DE  FADETTE 

faisons-nous  pas  une  injure  grave  à  Dieu  qui 
a  fait  la  tendresse  de  nos  cœurs  humains,  de 
Le  soupçonner  de  dureté,  de  dureté  éternelle? 
Et  je  n'ai  plus  été  malheureuse.  Nous  com- 
prendrons plus  tard,  quand  pour  nous  aussi 
la  porte  s'ouvrira... 

XL 

La  soldanelle 

Il  neige  et  je  suis  un  peu  paresseuse.  Le 
silence  est  si  grand,  dehors  et  dedans,  que 
j'entends  le  frolis  des  flocons  de  neige  qui 
se  pressent  dans  les  vitres  comme  s'ils  de- 
mandaient de  leur  ouvrir. . .  c'est  joli  toute 
cette  neige  qui  monte  le  long  des  pentes,  s'ar- 
rondit en  dôme  sur  les  clôtures  et  les  objets 
dont  elle  reproduit  les  formes  en  courbes  si 
moelleuses!  Les  branches  sont  garnies  de 
moineaux:  transis,  le  cou  dans  la  plume,  en 
petites  boules  noires,  ils  frissonnent  dans  la 
mousse  blanche  qui  épaissit. 

J'ai  pris  un  livre  que  mes  doigts  effeuillent 
distraitement,  pendant  que  je  regarde  dehors, 
toute  au  plaisir  de  flâner  si  doucement.  Une 
fleur  séchée  glisse  du  livre  sur  ma  main,  et 
voilà  que  mes  pensées  qui  se  dispersaient 
comme  la  neige  folle,  commencent  à  vivre 
autour  de  cette  activité  faite  fleur  que  l'on 
appelle  la  soldanelle.  La  vie  de  cette  petite 
plante  ressemble  à  un  conte  de  fée  par  son 
côté  merveilleux,  et  à  un  cours  de  morale 
par  son  côté  profond. 


LETTRES  DE  FADETTE  109 

La  soldanelle  est  une  plante  des  Alpes  qui 
vit  aux  grandes  altitudes.  Quand  l'hiver 
achève,  que  le  soleil  est  chaud  sans  avoir 
encore  fondu  les  neiges,  cette  impatiente  pe- 
tite fleur,  devançant  toutes  les  autres,  com- 
mence à  pousser  sous  la  terre  gelée.  Par 
un  miracle  d'énergie,  elle  se  fait  jour  à  tra- 
vers les  couches  de  glace,  et  l'on  voit  bientôt 
deux  petites  cloches  jumelles,  exquises  de 
fraîcheur  et  de  fragilité,  se  balancer  au-dessus 
de  la  glace  qui  souvent,  pendant  les  nuits 
froides,  se  reforme  autour  de  la  tige  verte. 

Et  le  procédé  employé  par  la  soldanelle 
pour  se  frayer  un  chemin  dans  la  glace?  Elle 
la  fait  fondre  par  la  chaleur  dont  ses  feuilles 
sont  à  la  fois  la  réservoir  et  le  foyer. 

C'est  un  miracle  qui  se  reproduit  assez 
exactement  chez  certaines  âmes  vivant  égale- 
ment sur  les  hauteurs.  Ne  connaissez-vous 
pas  de  vaillantes  et  patientes  soldanelles,  qui, 
après  avoir  accumulé  dans  leur  cœur  des  ré- 
serves de  chaleur  aimante  et  de  patience 
généreuse,  finissent  par  avoir  raison  des 
cœurs  glacés? 

Lentement,  sous  l'indifférence  et  la  froi- 
deur, elles  ont  poussé  leurs  tiges  frêles,  et 
peu  à  peu,  par  la  force  du  rayonnement  de 
leur  cœur  ardent  et  tenace,  elles  franchissent 
les  obstacles  qui  paraissaient  insurmontables, 
pour  s'épanouir  dans  le  bonheur  si  chère- 
ment conquis,  et  leur  grâce  redonne  la  vie  à 
des  cœurs  qui  se  croyaient  gelés  à  tout  ja- 
mais. 


110  LETTRES  DE  FADETTE 

Ce  qui  fait  la  force  étrange  de  la  solda- 
nelle,  c'est  sa  prévoyance:  tout  l'été,  elle  a 
chargé  ses  feuilles,  recueilli  le  combustible 
qu'elle  brûle  quand  vient  la  saison  de  vivre 
et  de  grandir  malgré  les  forces  contraires. 

I  Les  jeunes  filles  devraient  imiter  la  fleur 
mystérieuse.  Quand  la  vie  leur  sourit,  que 
les  hommages  les  couronnent,  qu'elles  sont 
comme  des  petites  déesses  dont  les  désirs 
sont  des  ordres,  elles  oublient  trop  que  le 
printemps  est  une  saison  courte,  que  les 
temps  rudes  viendront,  et  qu'alors  la  déesse 
recevra  plus  d'ordres  qu'elles  n'en  donnera; 
elle  sera  souvent  transie  par  le  froid  si  elle 
n'a  pas,  en  temps  opportun,  fait  une  ample 
provision  de  douceur,  de  bonté  chaude,  de 
gaieté  rayonnante  qui  défient  le  froid  des 
cœurs  atteints  par  l'indifférence  dont  souf- 
frent, par  accès,  les  cœurs  d'hommes  ordi- 
naires! 

La  bêtise  serait  alors  de  renoncer  triste- 
ment au  bonheur  qui  fait  mine  de  s'enfuir. 
Elles  furent  conquises,  à  leur  tour  de  con- 
quérir, et  en  vraies  petites  soldanelles,  de 
percer  les  neiges  et  les  glaces,  et  de  fleurir 
dans  l'amour  qu'elles  auront  regagné  ou  ré- 
veillé à  force  de  grâce  patiente  et  de  bonté 
indulgente  et  tendre. 

Ah!  mes  chères  petites  amies!  Avant  de 
vous  jeter  dans  l'aventure  du  mariage,  étu- 
diez la  botanique!  Vous  ignoriez  sans  doute 
que  c'est  une  science  bienfaisante  et...  pra- 
tique! 


LETTRES  DE  FADETTE  111 

XLI 

Nous  changeons  .  .  . 

Nous  serions  bien  surpris,  si  au  bout  de 
chaque  année  nous  pouvions  voir  distincte- 
ment ce  que  nous  ont  appris  ces  douze  mois... 
et  qui  sait,  si,  au  bout  de  dix  ans,  nous  re- 
connaîtrions notre  âme  tant  elle  a  évolué  et 
parfois  s'est  transformée.  Mais  nous  réflé- 
chissons si  peu  que  nous  ne  savons  pas  de 
quelle  manière  elle  a  subi  l'enseignement 
quotidien  de  la  vie,  la  leçon  des  choses  vues 
et  comparées,  l'exemple  des  existences  cou- 
doyées, l'influence  si  puissante  des  grandes 
affections,  l'impitoyable  morale  du  temps  qui 
va,  sans  arrêt,  au  milieu  de  nos  joies  et  de  nos 
détresses. 

Non,  nous  nous  croyons  toujours  les  mê- 
mes, surtout  si  la  vie,  nous  emportant  dans 
son  tourbillon,  nous  a  enlevé  le  loisir  et  la 
curiosité  de  tourner  nos  yeux  en  dedans. 
Cependant  nous  sommes  autres.  Meilleurs? 
Quelquefois,  la  souffrance  affine  une  âme  et 
vit-on  dix  ans  sans  souffrir?...  Pires?... 
oui,  si  nous  ne  sommes  pas  meilleurs:  la  dou- 
leur qui  n'élève  pas  l'âme  la  rétrécit  et  la 
durcit. 

Mais,  puisque  nous  nous  modifions  tant 
sans  le  vouloir,  sans  même  le  savoir,  de  quel- 
les transformations  morales  ne  serions-nous 
pas   capables    consciemment    et   volontaire- 


112  LETTRES  DE  FADETTE 

ment?  Cela  ne  vous  ouvre-t-il  pas  des  hori- 
zons   infinis? 

Quand  nous  sommes  las  et  tristes,  et  très 
souvent,  parce  que  nous  créons  en  nous  la 
fatigue  et  les  chagrins,  il  est  bon  de  pouvoir 
nous  dire  qu'il  dépend  de  nous  d'être  plus 
intelligents,  meilleurs  et  plus  aptes  au  bon- 
heur. 

Je  vous  ai  déjà  exprimé  le  regret,  que  parmi 
tant  de  professeurs,  il  n'y  eût  pas  de  profes- 
seurs de  joie  pour  apprendre  aux  aveugles 
de  ce  monde  à  voir  les  joies  qu'ils  dédaignent. 
Pourquoi  ne  serions-nous  pas  nos  propres 
professeurs  de  joie? 

Nous  le  deviendrions  en  nous  appliquant 
à  ne  laisser  perdre  autour  de  nous  aucune 
parcelle  de  beauté  et  de  bonté.  Dieu  en  a  mis 
partout,  mais  il  faut  avoir  l'âme  bien  éveil- 
lée, bien  vivante,  pour  les  sentir  et  les  devi- 
ner, et  le  bien,  deviné  chez  ceux,  quelquefois, 
que  Ton  était  porté  à  dédaigner,  c'est  la 
plainte  chétive  mise  au  soleil  qui  retige  et 
fleurit.  Soyons  attentifs. . .  et  au  lieu  de  gé- 
mir: "La  vie  est  triste,  les  hommes  sont  mé- 
chants!...", efforçons-nous  de  faire  la  vie 
meilleure  en  découvrant  la  bonté  cachée  chez 
tous!  Beaucoup,  beaucoup  de  femmes  sont 
tristes  parce  que  leur  âme  est  vide...  elles 
ont  cessé  d'aimer  parce  qu'elles  sont  désap- 
pointées, et  leur  tristesse  les  tue  et  tue  aussi 
leur  entourage!  Elles  pourraient  vivre  pour- 
tant et  faire  vivre  aussi  si  elles  le  voulaient! 
Leur  cœur  fragile  qui  paraît  brisé  se  rempli- 


LETTRES  DE  FADETTE  113 

rait  à  nouveau  d'un  amour  plus  large,  de  cha- 
rité qui  s'épanouirait  dans  le  dévouement  vi- 
vant, au  lieu  de  mourir  lentement  dans  l'ac- 
ceptation morne  de  devoirs  détestés.  Qu'elles 
y  pensent,  qu'elles  méditent  la  parole  du 
sage  : 

"0  femmes!  Gardez-nous  la  beauté  du  monde!" 
XLII 

Noël 

Demain  ce  sera  Noël ...  un  autre  de  ces 
Noëls  qui  passent  et  s'en  vont,  si  semblables 
par  ce  qu'ils  remuent  en  nous  de  meilleur,  si 
différents  par  les  changements  que  la  vie 
nous  apporte  entre  chacun  d'eux. 

Quand,  d'un  clocher  à  l'autre,  les  carillons 
de  minuit  se  répondent  en  chantant  Noël, 
ils  éveillent  en  notre  âme  toutes  les  choses 
douces  et  tristes  qui  sommeillaient,  et  si,  dans 
le  silence  de  la  veillée  de  Noël,  on  est  recueilli 
et  attentif,  elles  font  notre  âme  plus  vivante: 
renouvelée,  libérée  des  entraves  quotidien- 
nes, c'est  dans  une  grande  lumière  qu'elle 
regarde  passer  sa  vie.  Est-ce  d'en  voir  ainsi 
se  dérouler  la  suite,  qu'elle  arrive  à  compren- 
dre que  tout  est  bien,  et  que  nos  pires  épreu- 
ves furent  des  bénédictions  si  elles  nous  ren- 
dirent meilleurs? 

Oui,  depuis  le  berceau  où  nous  apprenions 
à  vivre  dans  la  chaude  tendresse  maternelle, 
jusqu'à  la  fin,  dont  le  mystère  insondable  ne 


114  LETTRES  DE  FADETTE 

nous   effraie  plus,  tout  est  bien   et  Dieu  a 
raison. 

Il  a  toujours  raison,  c'est  entendu,  mais 
c'est  de  le  sentir  en  son  cœur  qui  met  l'âme 
dans  la  paix,  la  paix  divine  promise  par  les 
anges  de  Bethléem  aux  hommes  de  bonne 
volonté! 

Et  ne  voilà-t-il  pas  une  bonne  préparation 
pour  entrer  dans  l'inconnu  de  l'année  nou- 
velle? Le  bonheur  que  nous  nous  souhaitons 
les  uns  aux  autres,  que  nous  attendons  avec 
un  espoir  inlassable  pour  ceux  que  nous  ai- 
mons et  pour  nous-même,  nous  paraît  tout 
de  même  bien  incertain.  Sous  nos  vœux 
souriants,  il  y  a  l'angoisse  vague  des  maux 
possibles,  probables  même  si  l'on  en  croit 
l'expérience  passée.  Il  ne  serait  pas  bon  de 
céder  à  cette  tentation  d'inquiétude...  elle 
est  inutile  et  nuisible.  En  jetant  un  coup 
d'œil  sur  le  chemin  parcouru,  nous  y  rencon- 
trons rarement  les  épreuves  redoutées  et  les 
joies  rêvées...  ce  sont  d'autres  bonheurs, 
d'autres  chagrins,  toujours  de  l'imprévu 
joyeux  ou  triste  qui  a  surgi  dans  les  vies 
même  les  plus  calmes.  Alors  à  quoi  bon  se 
tourmenter? 

Au  lieu  de  regarder  bien  loin  dans  l'ave- 
nir, regardons  en  nous-mêmes:  voyons  les 
forces  vives  qui  sauront  accueillir  bravement 
ce  qui  nous  est  réservé.  Il  ne  nous  sera  rien 
imposé  que  nous  ne  puissions  supporter  puis- 
que nous  avons  confiance  en  Dieu.  Et  avoir 
confiance  en  Dieu  c'est  également  avoir  con- 


LETTRES  DE  FADETTE  115 

fiance  en  soi,  dans  les  autres,  dans  la  vie, 
et  aller  de  l'avant,  courageux  et  actifs,  prê- 
tant de  notre  énergie  à  ceux  qui  en  manquent 
donnant,  avec  notre  sourire,  notre  foi  tran- 
quille à  ceux  qui  refusent  de  croire  la  vie 
bonne.  S'ils  pouvaient  comprendre  qu'il  faut 
l'aimer  pour  qu'elle  nous  traite  doucement! 

XLIII 

Les  écoles  d'Ontario 

C'est  dimanche,  et  je  vous  écris  dans  l'in- 
quiétude de  ce  qui  se  passera  demain  à 
Ottawa.  Lentement,  logiquement,  les  événe- 
ments se  sont  déroulés  jusqu'à  cette  crise 
tragique,  et  des  jeunes  filles,  des  femmes  souf- 
friront pour  une  cause  de  laquelle  nous  nous 
sommes  peut-être  trop  désintéressées,  ici,  en- 
dormies dans  la  sécurité  que  nous  pensions 
acquise  pour  toujours. 

Cette  sécurité  était  faite  en  partie  de  notre 
impuissance  à  croire  à  tant  de  mesquinerie 
et  d'injustice  des  gouvernants  d'Ontario,  qui, 
lâchement,  veulent  écraser  les  petits  et  les 
faibles,  ou  du  moins,  ceux  qu'ils  jugent  tels. 
Tant  pis  pour  eux,  les  gouvernants!  Ils  y  per- 
dent notre  estime  et  leur  prestige  et  nous  n'y 
perdrons  rien,  puisque  nous  ne  céderons  pas. 

Les  Français  d'Ontario,  conscients  de  leur 
droit,  attachés  à  leur  langue,  les  défendent 
contre  tous  et  contre  tout,  dans  une  révolte 
que  partage  tout  Canadien-français  digne  de 
ce  nom. 


116  LETTRES  DE  F  A  DETTE 

Il  me  semble  que  les  femmes  de  la  pro- 
vince de  Québec  ont  été  lentes  à  s'éveiller  à 
la  réalité  du  drame  qui  se  joue  dans  l'Ontario, 
et  que  les  luttes  de  ces  trois  dernières  années 
les  ont  laissées  indifférentes.  Il  y  a  de  bril- 
lantes exceptions  que  je  me  dispense  de  nom- 
mer: comme  moi  vous  les  connaissez  et  vous 
les  admirez.  Mais,  en  général,  peu  de  fem- 
mes ont  été  au  courant  des  événements  qui 
préparaient  la  crise  actuelle,  et  celles  qui 
savaient  ne  comprenaient  pas  très  bien,  peut- 
être,  que  notre  vie  française  qui  est  notre  vie 
nationale,  notre  vraie  vie,  était  en  jeu. 

Mais  rien  ne  vaut  les  leçons  en  action,  et 
la  vaillance  et  le  patriotisme  des  Français 
de  l'Ontario  ouvriront  les  yeux  des  Fran- 
çaises du  Québec,  et  toutes  ensemble,  ani- 
mées du  même  esprit,  nous  ferons  ce  qu'il 
faut  pour  demeurer  français  dans  l'Ontario 
où  l'on  nous  persécute,  et  dans  le  Québec,  où 
nous  glissions  mollement  aux  concessions 
dangereuses.  L'une  d'elles,  c'est  notre  facilité 
à  parler  l'anglais  de  préférence  au  français 
quand  ce  n'est  pas  nécessaire. 
[^Certes,  il  faut  apprendre  l'anglais  et  le  bien 
parler,  quand  ce  ne  serait  que  pour  prouver 
notre  supériorité  sur  les  Anglais  incapables 
d'apprendre  le  français  et  qui  s'en  excusent 
en  prétendant  que  nous  ne  parlons  pas  le 
français  de  France! 

Ne  nous  gênons  pas  pour  leur  dire  que 
leur  ignorance  seule  peut  leur  faire  débiter 
de  pareilles  inepties,  mais   ayons  la  sincé- 


LETTRES  DE  FADETTE  117 

rite  de  reconnaître  que  nous  sommes  sou- 
vent inexcusables  de  n'être  pas  plus  soi- 
gneux de  notre  langage  et  que  certaines  de 
nos  négligences  et  de  nos  ignorances  sont 
coupables^/ 

N'est-ce  pas  révoltant!  Pendant  que  le  sang 
canadien-français  coule  sur  les  champs  de 
bataille  anglais,  les  Anglais  fanatiques  em- 
pêchent les  enfants  de  ces  braves  soldats 
d'apprendre  le  français  dans  leurs  propres 
écoles. 

Il  n'y  avait  vraiment  rien  à  faire  qu'à  ré- 
sister: ce  ne  sera  pas  la  première  fois,  ni  la 
dernière! 

Dans  cette  résistance,  apportons  aux  Cana- 
diens d'Ontario  notre  sympathie  et  notre 
conviction  et  qu'ils  sentent  que  nous  leur 
sommes  étroitement  unis!  Et  la  communion 
une  fois  établie  produira  des  vibrations  puis- 
santes qui  soulèveront  les  opinions  larges  et 
généreuses  et  feront  tomber  tous  les  obsta- 
cles. 

XLIV 

Dans  un  couvent 

Passer  de  l'agitation  du  monde,  du  tourbil- 
lon de  vos  propres  pensées,  du  bruit  des  allées 
et  venues  des  autres  qui  vous  donnent  tant 
de  fatigue  quand  vous  êtes  faible,  à  la  vie 
d'un  couvent  si  tranquille  qu'on  s'y  entend 
respirer,  voilà  une  aventure  qui  vous  donne 
la  sensation  d'avoir  été  transportée  dans  un 
pays  enchanté. 


118  LETTRES  DE  FADETTE 

Je  faisais  part  de  cette  impression  à  une 
jeune  femme  américaine,  pensionnaire  de 
hasard,  comme  moi,  de  ce  ravissant  couvent 
où  tout  est  silencieux  et  froid  même  quand 
le  soleil  brille!  Chaque  pièce  ensoleillée  res- 
semble à  une  glacière  où  la  lumière  serait 
venue  se  rafraîchir,  et  cependant  les  calorifè- 
res donnent  une  température  égale  et  agréa- 
ble. C'est  un  soleil  éblouissant  qui  rayonne, 
mais  sur  ces  murs  blancs,  ces  rideaux  blancs, 
ces  parquets  cirés,  les  rayons  sont  fragiles 
et  sans  chaleur.  Ma  compagne  est  protes- 
tante et  un  peu  poète  et  elle  me  répondit: 
Oui,  c'est  un  palais  enchanté  habité  par  des 
princesses  qui  dorment.  Quand  on  leur  cou- 
pa les  cheveux,  avant  de  les  coucher  dans 
leur  cercueil,  quand  on  ramena  sur  leur 
figure,  comme  un  linceul,  leur  voile  de  pro- 
fesse, elles  s'endormirent...  et  leur  sommeil 
dure ...  Le  prince  qui  viendra  les  réveiller 
pasera  à  travers  les  ronces  et  les  épines  com- 
battant les  géants  du  Désespoir,  les  dragons 
du  Regret,  et  il  les  tuera. . .  et  les  princesses 
attendent  ce  prince  et  c'est  la  Mort. 

C'est  pour  cette  heure  de  liberté  qu'elles 
respirent  et  qu'elles  prient  jusqu'au  moment 
de  leur  délivrance. 

Chaque  soir  elles  se  disent  qu'un  jour  a 
passé  qui  les  rapproche  de  l'instant  de  l'ar- 
rivée du  Prince  qui  leur  ouvrira  les  yeux. 

Elles  dorment,  les  princesses  :  vous  me 
direz  qu'elles  prient?  Oui,  presque  toute  la 
journée,  mais  comme  font  ceux  qui  parlent 


LETTRES  DE  FADETTE  119 

dans  leur  sommeil:  c'est  un  murmure  inco- 
hérent et  doux,  de  mots  si  souvent  répétés, 
que  leur  signification  en  est  usée!  Regardez 
les  princesses  remuer  les  lèvres  pour  psal- 
modier les  vêpres:  elles  rythment  les  psaumes 
d'une  voix  si  égale,  si  monotone,  que  je  suis 
sûre  que  le  ruisseau  bavard,  sous  nos  fenê- 
tres, a  plus  conscience  de  sa  course  sur  les 
cailloux,  qu'elles,  du  mouvement  de  leurs 
lèvres  articulant  les  syllabes  latines.  Jamais, 
Madame,  je  n'avais  imaginé  une  vie  si  étran- 
ge, si  douce  mais  si  inconsciente!  On  se  croit 
dans  une  autre  planète ...  et  c'est  ça  qui  re- 
pose! conclut-elle  d'un  air  las. 
Lj[e  l'avais  écoutée  sans  l'interrompre,  amu- 
sée et  charmée  par  ce  conte  gracieux,  mais 
un  peu  scandalisée  de  cette  incompréhen- 
sion absolue  de  la  vie  intérieure,  de  la  vie 
religieuse,  qui  font  de  toutes  celles  qu'elle 
appelle  des  princesses  endormies,  des  âmes 
si  vivantes,  si  ardentes,  qu'à  leur  contact  on 
respire  Dieu,  Dieu  dont  elles  vivent  et  qu'elles 
exhalent.  Sans  doute  le  ciel  les  attire,  mais 
elles  aiment  la  vie  où  Dieu  les  veut  et  comme 
Il  la  fait  pour  elle!! 

[  Elles  prient,  et  leur  inlassable  et  vivante 
prière  accompagne  une  activité  qui  s'exerce 
au  profit  de  toutes  les  faiblesses  et  de  toutes 
les  misères  humaines:  vieillards  qu'elles  hé- 
bergent, orphelins  qu'elles  recueillent,  mala- 
des qu'elles  soignent,  morts  qu'elles  ense- 
velissent, enfants  qu'elles  instruisent!  Et 
celles-ci?  Ces  contemplatives?  Oh!  non,  elles 


120  LETTRES  DE  FADETTE 

ne  dorment  pas!  Elles  s'offrent  en  silencieux 
et  brûlant  holocauste  pour  ceux  qui  vivent 
dans  le  monde  comme  s'il  n'y  avait  ni  Dieu, 
ni  âme,  ni  vie  future  !  felles  ne  dorment  pas, 
ces  saintes!  Elles  gouïënt,  dès  maintenant, 
les  choses  éternelles  qu'elles  trouveront  au- 
delà  de  la  mort.  Des  profanes  comme  nous 
se  figurent  difficilement  l'intensité  de  vie  inté- 
rieure des  âmes  à  ce  point  purifiéesjj 

A  son  tour,  ma  compagne  écoutait,  éton- 
née, elle  entrevoyait,  peut-être  pour  la  pre- 
mière fois,  Dieu  présent,  l'Invisible  rendu 
sensible  aux  âmes  de  lumière. 

XLV 

Dans  un  rayon 

Dans  le  large  rayon  de  soleil  qui  traverse 
la  pièce,  une  infinité  d'atomes  lumineux  dan- 
sent, montent  et  descendent;  ils  paraissent 
retenus  dans  la  bande  de  lumière  par  une 
force  irrésistible,  et  je  pense  que  chacune 
de  nos  vies  est  fixée  dans  un  rayon,  où  flot- 
tent ainsi  toutes  les  joies  et  toutes  les  dou- 
leurs qui  nous  sont  destinées.  Que  de  germes 
de  souffrance  ou  de  bonheur  se  fixent  sur 
nous,  à  notre  insu,  dont  nous  vivons,  que  nous 
respirons,  sans  le  savoir...  que  d'autres  s'a- 
gitent autour  de  nous  qui  ne  seront  pas  des 
joies  vivantes  et  des  chagrins  cruels,  parce 
qu'ils  ne  pénétreront  jamais  au-delà  de  la 
surface  de  nos  cœurs.  C'est  en  ce  sens  que 
bonheur  ou  malheur  sont  choses  si  relatives. 


LETTRES  DE  FADETTE  121 

Le  bonheur  que  nous  ignorons  ne  nous  rend 
pas  heureux,  et  si  les  plus  grands  malheurs 
ne  font  pas  saigner  notre  cœur,  ils  n'existent 
pas  en  réalité;  ce  sont  des  fantômes  qui 
errent  autour  de  nous:  nous  fermons  les 
yeux,  ils  disparaissent,  nous  n'y  pensons 
plus! 

La  mort  est  un  malheur . . .  mais  que  de 
mortalités  ne  rendent  pas  malheureux  ceux 
qui  devraient  s'affliger! 

Et  dans  un  autre  ordre  d'idées,  ce  qui 
enchante  votre  voisin  vous  causerait  de  l'en- 
nui, et  ce  qui  vous  fait  pleurer  le  laisserait 
bien  indifférent! 

Car  est-il  rien  au  monde  de  plus  person- 
nel, de  plus  "incommunicable"  qu'une  âme? 

Aussi  ne  faut-il  pas  se  flatter  d'avoir  péné- 
tré l'âme,  toute  l'âme  de  nos  amis.  Nous 
connaissons  ce  qu'ils  veulent  bien  nous  en 
livrer  et  peut-être  un  peu  plus,  si  nous 
sommes  bien  perspicaces,  mais  ces  âmes  ont 
des  profondeurs  ignorées  d'eux-mêmes,  et  le 
mystère  et  l'imprévu  qu'ils  y  découvrent 
chaque  jour  leur  causent  de  l'inquiétude  et  de 
l'effarement.  Comment  croire  sérieusement, 
alors,  que  nous,  du  dehors,  pouvons  tout 
deviner! 

Rien  ne  démontre  plus  cette  impuissance 
des  autres  à  connaître  la  véritable  physio- 
nomie des  âmes,  que  les  appréciations  va- 
riées que  nous  entendons  émettre  au  sujet 
de  ceux  que  nous  connaissons  bien  et  que 
nous  aimons. 


122  LETTRES  DE  FADETTE 

Nous  sommes  stupéfaits  des  accusations 
futiles  ou  graves  portées  contre  eux;  nous 
ne  les  trouvons  même  pas  fondées  sur  des 
apparences,  nos  protestations  soulèvent  tant 
d'incrédulité,  que  nous  nous  taisons  devant 
l'absolue  inutilité  d'un  plaidoyer  dont  le  seul 
résultat  serait  de  remuer  un  peu  d'air  autour 
de  nos  paroles. 

Gomme  il  faudrait  être  prudents,  réserver 
nos  propres  jugements  sur  ceux  qui  vivent 
autour  de  nous! 

C'est  difficile  à  cause  des  élans  de  sympa- 
thie qui  entrent  en  jeu  pour  nous  induire  en 
illusion  ou  nous  jeter  dans  l'injustice! 

"Regardons  avec  des  yeux  d'amour  et  nous 
épellerons  des  choses  sublimes."  Oui,  c'est 
bien  vrai,  et  le  contraire  aussi! 

La  sympathie-instinct  donne  ces  yeux  d'a- 
mour, visionnaires  de  "choses  sublimes", 
et  chimériques,  défions-nous-en! 

Certes,  je  veux  des  yeux  d'amour  pour  re- 
garder ceux  que  j'aime,  mais  c'est  la  sympa- 
thie-sentiment qui  doit  me  les  donner:  ils 
regarderont  avec  attention,  ils  aimeront  l'âme 
qui  m'attire  parce  qu'ils  l'auront  comprise, 
et  ils  verront  les  "choses  sublimes"  cachées 
aux  profanes. 

Un  nuage  a  éteint  la  bande  de  lumière  rose, 
les  atomes  ne  sont  plus  visibles...  il  y  a 
longtemps  que  je  bavarde! 


LETTRES  DE  FADETTE  123 

XLVI 

La  petite  sœur  de  charité 

La  petite  Sœur  Saint-Benoit  est  une  de  mes 
amies.  Quand  elle  apprit  que  je  passerais 
l'été  à  X,  elle  me  pria  d'aller  voir  son  oncle, 
vieux  et  infirme,  mais  "si  intelligent  et  si  bon, 
que  vous  ferez  cette  belle  charité  avec  un 
vrai  plaisir",  dit-elle.  J'ai  donc  fait  la  con- 
naissance du  vieux  monsieur,  puis  je  gagnai 
son  amitié  en  lui  disant  du  bien  de  Sœur 
Saint-Benoît,  et  dernièrement,  il  me  raconta 
la  simple  et  tragique  histoire  de  sa  pauvre 
vie,  illuminée  quelques  années  par  la  pré- 
sence d'une  enfant  dont  le  départ  l'a  encore 
laissé  seul,  mais,  cette  fois,  résigné  et  patient. 

"Ma  petite  Marie,  madame,  avait  deux  ans 
quand  mourut  sa  mère:  c'était  ma  sœur  et 
l'enfant  n'avait  pas  d'autre  parent  que  moi. 
Je  l'apportai  ici,  me  demandant,  ahuri,  ce  que 
j'en  ferais  bien!  J'étais  un  singulier  protec- 
teur! Déjà  vieux,  infirme,  pas  riche,  sauvage 
comme  un  ours,  laid . . .  comme  vous  voyez, 
je  vivais  seul,  redoutant  les  sympathies  in- 
tempestives autant  que  la  malveillance.  J'a- 
vais eu  une  enfance  pénible:  les  gamins  de 
mon  âge  s'étaient  tant  moqués  de  ma  bosse 
et  de  ma  petite  taille,  que  je  m'étais  sauvé 
du  collège  dans  un  accès  de  désespoir.  L'an- 
cien curé  d'ici,  chez  qui  je  me  réfugiai,  et  qui 
comprit  et  eut  pitié  de  ma  misère  morale, 
me  garda  chez  lui,  m'enseigna  tout  ce  qu'il 


124  LETTRES  DE  FADETTE 

savait,  et  poussa  la  charité  jusqu'à  vivre  assez 
longtemps  pour  que  je  puisse  me  tirer  d'af- 
faires tout  seul.  J'avais  recueilli  un  petit 
héritage  qui  me  rendit  propriétaire  de  cette 
maison:  j'y  vécus  bien  des  années  entre  mes 
livres  et  mes  fleurs.  Je  n'aimais  personne, 
personne  ne  m'aimait,  et  j'en  voulais  à  toute 
l'humanité  d'avoir  une  taille  de  nain  et  une 
bosse  sur  le  dos! 

Mais  quand  la  petite  se  mit  à  m'aimer,  à 
m'appeler  "mon  beau  vieux  Nonc",  je  me 
transformai.  J'oubliai  ma  difformité  et  la 
malice  des  hommes,  j'eus  un  magnifique  dé- 
dain de  l'impression  que  je  créais.  Et  même, 
Dieu  me  pardonne,  je  me  souviens  que  lors- 
que je  me  promenais  avec  la  menotte  de  la 
petite  dans  la  mienne,  je  poussai  la  fatuité 
jusqu'à  me  croire  un  objet  d'envie. 

Elle  grandissait  et  j'étudiais,  ravi,  le  déve- 
loppement de  cette  petite  âme  humaine,  la 
première  dont  je  m'approchais.  J'y  découvris 
le  germe  de  mes  curiosités,  de  mes  inquiétu- 
des, de  mes  aspirations,  j'y  vis  ma  sensibi- 
lité encore  affinée,  et  je  n'eus  plus  d'autre 
intérêt  dans  la  vie  que  la  chère  mignonne. 
Elle  était  intelligente  et  sérieuse,  attirée  com- 
me moi  vers  le  mystère  de  l'infini:  elle  ne  se 
lassait  pas  de  me  questionner;  moi,  pauvre 
homme,  j'étudiais  encore,  et  je  répondais  de 
mon  mieux,  mais  si  peu  bien,  en  somme, 
qu'elle  est  allée  dans  la  maison  de  Dieu,  Lui 
demander  à  Lui-même  ses  secrets! 

Toute  petite,  quand  elle  eut  compris  que 
tout  dans  la  nature  est  vie  et  mort,  elle  donna 


LETTRES  DE  FADETTE  125 

une  âme  à  toutes  les  choses.  Avons-nous 
devisé  ensemble  sur  l'angoisse  des  arbres  qui 
soupirent  dans  l'espace,  sans  que  nous,  étran- 
gers à  leur  langage,  puissions  deviner  ce 
qu'ils  désirent  ou  regrettent!  Nous  observions 
les  oiseaux,  leurs  voyages,  leurs  fêtes,  leurs 
nids  remplis  de  beaux  œufs  couleur  de  pier- 
res précieuses.  Pour  elle  les  fleurs  avaient 
un  visage  et  elle  leur  parlait  comme  à  des 
petites  personnes.  Elle  aimait  toutes  les  bê- 
tes avec  une  sollicitude  touchante.  Patiem- 
ment, nous  cherchions  ensemble  ce  qui  peut 
s'élaborer  dans  ces  cervelles  obscures,  au 
fond  de  ce  rêve  dont  ils  ne  s'éveillent  jamais: 
idées  sans  conscience  qui  n'ont  pas  de  mots 
pour  s'exprimer. 

Le  soir  où  je  lui  appris  que  les  étoiles  ont 
des  noms,  comme  les  fleurs,  elle  fut  charmée. 
Son  regard  plongeant  dans  la  transparence 
profonde,  elle  apprenait  à  les  distinguer,  et 
son  cri  de  joie  quand  elle  réussissait  était  tel, 
qu'on  aurait  dit  qu'elle  cueillait  l'étoile  et 
s'en  emparait!  Une  nuit  que  je  m'étais  laissé 
entraîner  à  lui  parler  des  myriades  de  soleils 
semés  dans  l'espace,  si  nombreux  que  leurs 
pointillements  se  confondent  en  des  lueurs 
lactées,  si  lointains  que  leurs  flèches  de  lu- 
mière percent  l'éther  pendant  des  années 
avant  de  pénétrer  dans  nos  pupilles,  je  la 
sentis  se  serrer  contre  moi  et  m'étreindre, 
comme  si  la  terre  eût  manqué  sous  ses  pieds: 
c'était  le  grand  frisson  de  l'infini  qui  venait 
d'envahir  sa  petite  âme  trop  faible  pour  de 
si  écrasantes  visions:  "Rentrons,  dit-elle,  j'ai 
peur!" 


126  LETTRES  DE  FADETTE 

Mais  les  années  passèrent,  son  âme  grandit 
en  s'emplissant  de  Dieu  et  en  s'habituant  à 
l'infini...  et  un  jour,  avec  des  précautions 
délicates  et  une  douceur  cruelle,  l'enfant  me 
demanda  sa  liberté  pour  l'offrir  à  Dieu... 
je  fus  atterré;  mais  qu'avais-je  à  dire?  Elle 
n'était  même  pas  à  moi ...  et  puis,  avec  elle 
j'avais  appris  bien  des  choses,  et  l'une  d'elles, 
que  je  ne  pouvais  la  disputer  à  Dieu.  Un 
soir,  elle  partit  et  je  fus  tout  seul,  comme 
avant! 

Mais  quand  on  a  vécu  avec  les  anges,  on 
ne  doute  pas  de  l'existence  du  ciel,  et  quand 
on  est  vieux  comme  moi,  on  le  voit  tout  près; 
ma  petite  Marie  prie  bien,  je  sais,  pour  que 
j'y  aie  une  place  pas  loin  d'elle,  car  c'est  bien 
triste  de  ne  plus  la  voir  ici  I" 

0  ce  "tragique"  quotidien!  Si  on  est  atten- 
tif on  le  sent  gémir  dans  toutes  les  âmes 
humaines,  surtout  celles  qui  se  sont  renfer- 
mées dans  le  silence.  Quelquefois,  au  con- 
tact d'une  sympathie  vraie,  ces  âmes  s'ou- 
vrent et  livrent  leur  secret  douloureux.  Ce 
remuement  de  la  souffrance  soulage  les  uns, 
blesse  les  autres,  mais  fait  toujours  du  bien 
à  qui  apprend  de  plus  en  plus  les  âmes,  la 
vie,  les  voies  mystérieuses  de  la  Providence. 
Pourquoi  était-elle  venue  dans  cette  vie  iso- 
lée, la  petite  Marie?  Pour  mettre  Dieu  dans 
l'âme  du  vieux  savant,  puis  elle  est  partie 
parce  que  d'autres  âmes  avaient  besoin  de 
Dieu  aussi,  et  que  Sœur  Saint-Benoît  pouvait 
le  leur  révéler.  i 


LETTRES  DE  FADETTE  127 


XLVII 

Autour  du  feu 

Une  fin  d'après-midi  dans  le  salon  tiède  et 
fleuri  de  narcisses  au  cœur  d'or;  le  feu  brûle 
doucement  en  jetant  des  lueurs  roses  dans 
l'ombre  qui  envahit  la  pièce...  Nous  som- 
mes quatre  qui  avons  dédaigné  le  bridge  de 
rigueur  pour  philosopher  à  notre  manière  en 
remontant  aux  méfaits  de  la  première  Eve 
et  à  la  lâcheté  du  premier  Adam,  qui  repoussa 
la  responsabilité  de  la  faute  partagée  et  qui 
cria  comme  un  enfant  peureux:  "Ce  n'est  pas 
ma  faute!  C'est  elle!"  Vrai,  j'aime  mieux  Eve 
qu'Adam,  il  eut  un  piteux  rôle,  le  roi  de  la 
création! 

Un  petit  silence  où  flottent  des  pensées  qui 
frémissent,  et  l'une  de  nous  s'avise  de  de- 
mander: "Avez-vous  jamais  pensé  qui  vous 
voudriez  être  si  vous  n'étiez  pas  vous?" 

Cela  vous  étonnera  peut-être,  aucune  ne 
put  trouver  quelqu'un  qui  lui  parut,  "en  tout", 
préférable  à  elle-même.  Notez  bien,  je  vous 
prie,  les  mots  "en  tout"  qui  nous  défendront 
contre  l'accusation  d'une  vanité  indue  et  d'une 
prétention  exagérée. 

pL'une  nous  plaît  par  sa  grâce  et  son  charme, 
nous  admirons  l'intelligence  d'une  autre,  et 
la  beauté  d'une  troisième  nous  paraît  envia- 
ble. Volontiers,  nous  cueillerions  un  peu 
d'exquis  à  toutes  les  femmes  que  nous  admi- 
rons pour  nous  faire  une  personnalité  idéale, 


128  LETTRES  DE  FADETTE 

mais  en  face  du  rêve  irréalisable  nous  con- 
cluons après  des  délibérations  amusantes  que 
nous  préférons  être  nous-mêmes. 

Etre  "soi"  est  donc  un  élément  de  satis- 
faction dont  on  pourrait  tirer  un  meilleur 
parti  en  cherchant,  d'abord,  à  ne  pas  trop 
nous  maltraiter  et,  ensuite,  à  nous  rendre  de 
plus  en  plus  aimable. 

Nous  sommes  quelquefois  trop  sévères 
pour  nous-mêmes:  nous  nous  ingénions  à 
nous  critiquer  et  à  nous  décourager.  Nous 
comparons  notre  rêve  qui  plane  à  nos  pe- 
tites actions  qui  cheminent,  et  nous  nous 
faisons  croire  que  nous  n'avons  rien  fait 
parce  que  nous  n'avons  rien  à  montrer,  que 
notre  vie  est  nulle  parce  que  notre  rôle  est 
effacé.     C'est    faux   et   c'est   injuste. 

L'erreur  est  d'ignorer  que  tout  être  qui 
remplit  sa  tâche  ou  son  devoir  d'état,  —  com- 
me vous  voudrez  l'appeler,  —  est  dans  la  vé- 
rité et  ne  saurait  être  inutile.  L'injustice, 
c'est  de  ne  pas  comprendre  qu'on  n'est  pas 
tenu  à  faire  plus  que  "son  possible".  Ne 
soyons  pas  plus  exigeants  que  le  bon  Dieu! 

Quand  on  peut  se  dire:  "Je  fais  tout  ce  que 
je  peux",  il  faut  être  satisfait  de  cela  qui  est 
très  bon,  et  demeurer  dans  la  sérénité  qui 
fait  la  vie  belle  même  si  elle  est  remplie  de 
médiocrités.  Il  est  nécessaire  d'avoir  foi  en 
soi-même  pour  faire  œuvre  qui  compte ...  et 
pour  cela,  il  faut  bien  se  connaître:  se  ren- 
dre compte  de  ses  défauts  est  sage,  mais  se 
rendre  compte  de  ses  qualités  l'est  tout  au- 


LETTRES  DE  FADETTE  129 

tant.  Quand  nous  avons  fait  le  calcul  de  nos 
lacunes  et  de  nos  faiblesses,  mettons  en  re- 
gard la  somme  de  nos  forces  qui  sont  nos 
richesses. 

Les  craintifs,  les  hésitants,  ceux  qui  se  dé- 
fient trop  d'eux-mêmes  vont  sûrement  à  la 
défaite  dans  toutes  les  luttes  où  l'on  ne  peut 
compter  que  sur  soi-même. 

XLVIII 

Sur  le  mariage 

Enfin  l'Hiver  s'en  va!  Il  n'y  a  pas  à  admi- 
rer la  nature  en  ce  moment  et  on  ne  peut 
guère  s'exclamer  que  sur  la  quantité  de  boue 
dans  laquelle  on  force  les  habitants  d'une 
ville  civilisée  à  patauger!  Et  cependant  le 
soleil  sème  de  la  joie,  et  l'air  vous  caresse, 
et  les  fiancés  tendent  leurs  mains  vers  Pâ- 
ques pour  saisir  le  bonheur  dont  ils  rêvent 
depuis   si  longtemps. 

De  tout  mon  cœur  je  leur  souhaite  toute  la 
félicité  possible,  mais  je  ne  puis  m'empêcher 
de  penser  que  de  conjuger  assidûment  le 
verbe  aimer  ne  peut  seul  la  leur  assurer.  Les 
jeunes  mariés  sont  généralement  mal  prépa- 
rés pour  la  vie  à  deux  et  ils  entrent  dans  le 
mariage  avec  des  idées  inconciliables. 

La  jeune  fille,  si  libre  pourtant  dans  sa 
famille,  rêve  d'une  plus  grande  indépendan- 
ce, et  elle  se  heurte  gauchement  à  un  homme 
qui  a  la  naïveté  de  croire  que  sa  volonté  sera 


130  LETTRES  DE  FADETTE 

la  loi  joyeusement  observée  parce  que  c'est 
lui  qui  l'impose. 

Je  suis  bien  d'avis,  pour  ma  part,  qu'un 
homme  intelligent,  délicat,  assez  "supérieur" 
pour  s'occuper  moralement  de  sa  femme,  la 
façonnerait  telle  qu'il  la  souhaite.  Seule- 
ment je  suis  forcée  de  reconnaître  que  les 
maris  ont  rarement  cette  bonne  influence 
parce  que,  en  général,  ils  sont  au-dessous  de 
leur  rôle.  Plaçant  toute  leur  supériorité  dans 
leur  qualité  de  mari,  ils  perdent  de  vue  le 
danger  d'être  jugés  par  des  yeux  clairvoyants 
que  l'amour  tient  moins  longtemps  fermés 
que  la  plupart  ne  se  l'imaginent:  ils  ne  se 
donnent  aucune  peine  pour  conserver  l'amour 
qu'ils  considèrent  leur  appartenir  de  droit, 
et  ils  exigent  de  leur  femme  toutes  les  per- 
fections humaines  et  surhumaines  dont  ils 
donnent  l'exemple  comme  nous  savons! 

Aussi  faut-il  voir  filer  leur  prestige  et  l'a- 
mour qu'ils  inspiraient  remplacé  par  l'amer- 
tume et  la  rancune!  Et  voilà  l'histoire  de 
bien  des  amoureux  que  l'approche  de  Pâ- 
ques jetait  en  extase  et  que  les  neiges  de  Noël 
verront  pleurer. 

Cette  triste  histoire  se  modifierait  cepen- 
dant, si  on  faisait  comprendre  au  jeune  hom- 
me que  sa  prétention  peut  bien  le  gonfler 
à  en  crever,  mais  qu'elle  n'empêchera  pas  sa 
femme  de  le  juger  "à  sa  valeur";  et  à  la  jeune 
fille,  que  dans  cette  question  du  bonheur  à 
créer  et  à  conserver,  il  ne  faut  pas  tout  laisser 
à  l'impulsion  et  au  hasard. 


LETTRES  DE  FADETTE  131 

La  plupart  n'ont  pas  prévu  d'avance  la  vie 
qu'elles  auraient  et  la  ligne  de  conduite  à 
suivre,  et  il  arrive,  ou  qu'elles  se  laissent 
aller  au  courant  des  choses,  et,  amoureuses 
et  dociles,  ne  réfléchissant  jamais,  elles  per- 
mettent à  leur  mari  de  les  annihiler  et  per- 
dent ainsi  toute  l'influence  que  plus  de  per- 
sonnalité leur  eût  donnée.  Ou,  au  contraire, 
elles  apportent  avec  elles  un  fagot  d'idées 
toutes  faites  dont  elles  ne  veulent  rien  céder, 
ce  qui  les  rend  intolérantes  et  tracassières. 

Entre  ces  deux  voies  dont  l'une  mène  à 
l'écrasement  total  et  l'autre  à  la  dislocation, 
il  y  a  un  chemin  à  suivre  et  il  serait  bon  de 
l'étudier   d'avance. 

L'entente  et  l'affection  sont  choses  rares  et 
précieuses:  il  faut  vous  en  persuader  tous 
les  deux  pour  les  entretenir  avec  soin  et 
adresse.  Sachez  qu'on  doit  à  propos  tenir 
à  ses  idées  ou  les  faire  céder,  sacrifier  ses 
goûts  ou  savoir  s'y  prendre  pour  qu'on  y 
satisfasse,  choisir  son  moment  pour  dire  ou 
obtenir  certaines  choses,  être  tolérant  et  sa- 
voir s'arrêter  avant  la  faiblesse. 

\J£t  tout  cela  s'apprend  par  la  réflexion, 
l'habitude  d'observer  et  de  voir  au-delà  de  la 
surface  des  choses,  par  la  faculté  de  prévoir 
la  conséquence  de  ses  actes ..  .1  Mais  alors, 
c'est  toute  une  éducation  à  faire?  Certaine- 
ment, et  n'attendez  pas  de  la  faire  aux  dé- 
pens de  la  paix  de  votre  foyer  et  de  votre 
bonheur  à  tous  deux . . .  Amen  ! 


132  LETTRES  DE  FADETTE 


XLIX 

Confession 

Tout  mystérieux,  incompréhensible  et  com- 
pliqués que  nous  soyons,  nous  ne  le  savons 
qu'un  peu  tard  dans  la  vie,  quand  nous  avons 
souffert  des  étranges  jugements  portés  sur 
nous  et  quand  nous  nous  sommes  trompés 
en  jugeant  les  autres. 

On  ne  livre  à  personne,  pas  même  à  sa 
plume,  le  dernier  mot  de  sa  nature.  Notre 
âme  ressemble  à  ces  coffrets  à  double  fond 
dont  le  dessus  est  seul  accessible  à  tous  : 
ils  se  croient  bien  fixés  sur  la  nature  des 
objets  que  le  coffret  renferme,  alors  qu'il  y  a, 
sous  ce  qu'ils  voient,  une  cachette  dont  nul 
que  le  propriétaire  ne  soupçonne  l'exis- 
tence. 

Ceux  même  qui  nous  aiment  le  plus  ne 
font  qu'entrevoir  à  travers  leur  sympathie, 
ce  qu'ils  croient  ou  désirent  être  nos  qua- 
lités. Voilà  pourquoi,  quand  ils  cessent  de 
nous  aimer,  ils  trouvent  mille  raisons  d'ex- 
pliquer et  de  justifier  leur  inconstance. 

Nous  ne  sommes  pas  devenus  imparfaits 
du  jour  au  lendemain,  mais  ils  ont  cessé  de 
nous  regarder  avec  complaisance. 

Et  ces  courants  de  sympathie  et  d'antipa- 
thie des  mêmes  personnes  pour  les  mêmes 
personnes  se  trouvent  dans  toutes  les  affec- 
tions humaines,  qu'elles  se  nomment  amour 
ou  amitié:  ils  sont  la  cause  des  plus  grandes 


LETTRES  DE  FADETTE  133 

injustices,  puisque  ce  qui  plaisait  quand  nous 
aimions,  fatigue  et  ennuie  quand  nous  n'ai- 
mons plus.  Alors  ce  n'est  pas  nous  qui 
nous  modifions  quand  nous  plaisons  moins, 
c'est  l'autre  qui  nous  retire  son  affection,  et 
avec  elle,  tout  le  prestige  dont  elle  nous  re- 
vêtait à  ses  yeux. 

Nous  causions  de  cela,  mon  amie  et  moi, 
auprès  d'un  beau  feu  où  les  souvenirs  de  tant 
de  déceptions  devinées  se  dessinaient  dans 
les  longues  flammes  bleues:  nous  n'étions  pas 
tristes,  peut-être,  mais  émues  et  pensives,  en 
frôlant  tout  l'inconu  des  retraites  profondes 
de  nos  âmes. 

"Et  cependant,  avoua  mon  amie,  nous  som- 
mes quelquefois  moins  aimées  parce  que  nous 
devenons  moins  bonnes  à  aimer...  Moi  qui 
vous  parle,  j'ai  éprouvé  pendant  un  certain 
temps  quelque  chose  qui  ressemblait  à  de 
l'antipathie  pour  mon  mari:  il  m'agaçait  tel- 
lement que  je  me  tenais  à  quatre  pour  ne  pas 
l'égratigner.  — Et  comment  vous  êtes-vous 
guérie  de  cette  maladie,  fis-je  en  riant,  car 
vous  me  paraissez  bien  unis  et  heureux  main- 
tenant? — En  découvrant  que  c'était  moi- 
même  qui  devenais  grincheuse  et  insupporta- 
ble. Au  travers  des  difficultés  inséparables 
et  laborieuses  des  premières  années  de  mé- 
nage, je  m'étais  laissé  envahir  par  le  mécon- 
tentement et  l'amertume,  et  c'est  à  travers 
ces  fumées  que  je  voyais  mon  mari.  Il  était 
le  même,  ni  mieux  ni  pire,  qu'à  l'époque  de 
notre  mariage,  mais,  étant  devenue  détesta- 


134  LETTRES  DE  FADETTE 

ble  moi-même,  je  ne  pouvais  plus  l'endurer! 
Et  j'étais  en  train  de  le  lasser  et  de  lui  faire 
oublier  qu'il  m'avait  tant  aimée.  M'étant 
éveillée  à  la  réalité,  je  me  mis  à  l'œuvre  pour 
reconquérir  mon  bonheur,  mon  mari,  et  mon 
amabilité!  Ce  fut  dur:  il  fallut  lutter  contre 
mes  nerfs,  la  faiblesse  physique,  l'habitude 
prise  d'exprimer  mes  mécontentements,  tou- 
tes mes  petites  lâchetés  morales. . .  D'une  se- 
maine à  l'autre  je  me  sentais  redevenir  la  moi 
d'autrefois.  Et  quand  enfin  j'eus  repris  pos- 
session de  ma  meilleure  âme,  j'y  retrouvai 
mon  amour  pour  mon  mari,  le  cher  bon,  qui 
jouissait  de  l'amélioration  sans  trop  chercher 
d'où  elle  venait.  Il  avait  failli  être  détesté, 
sans  s'en  douter  heureusement  et  simplement 
parce  que  j'étais  méchante!" 

Cette  confidence  me  fit  beaucoup  réfléchir, 
et  je  me  suis  dit  depuis  qu'elle  peut  être 
utile  à  ceux  qui  voient  s'éteindre  en  eux 
des  lumières,  et  qui,  dans  les  ténèbres,  pleu- 
rent des  bonheurs  qui  ne  sont  pas  perdus 
encore,  mais  qu'il  faudrait  saisir  fortement 
pour  les  conserver. 

LI 

Semaine  sainte 

Le  train  file  entre  les  champs  jaunes  aux 
sillons  durs,  d'où  sortiront  bientôt  des  her- 
bes fines  et  des  blés  légers...  mais  les  tein- 
tes d'automne  sur  ces  terres  d'avril  font  ou- 
blier la   sève   montante,   et   dans   le   wagon 


LETTRES  DE  FADETTE  135 

fermé  on  ne  sent  pas  la  douceur  du  vent 
qui  incline  les  branches  nues.  La  tristesse 
du  paysage  s'harmonise  bien  avec  les  souve- 
nirs sacrés  de  la  Semaine  Sainte  que  nous 
finissons. 

Et  pourtant,  c'est  dans  l'éblouissement  de 
lumière  d'un  printemps  d'Orient  que  Jésus 
vécut  ses  derniers  jours  et  qu'il  connut  jus- 
qu'au fond  la  méchanceté  des  hommes.  Et 
toute  la  beauté  du  monde  extérieur  lui  rendit 
peut-être  plus  pénible  encore  la  laideur  des 
cœurs  humains. 

Car  Jésus  était  homme,  et  le  divin  en  lui 
n'atténua  pas  les  tristesses  et  les  douleurs 
de  son  humanité. 

Il  prêchait  la  loi  d'amour  pendant  que  la 
haine  de  ses  compatriotes  montait  autour  de 
lui;  Il  les  guérissait,  Il  les  consolait  et  les 
aimait  pendant  qu'ils  méditaient  sa  perte.  La 
trahison  de  Judas,  le  reniement  de  Pierre,  la 
lâcheté  de  ses  disciples  le  remplirent  d'une 
angoisse  indicible:  nous  le  lisons  dans  les 
récits  évangéliques  avec  un  cœur  froid:  c'est 
que  nous  oublions  trop  qu'il  souffrit  cette 
détresse  et  cette  passion  avec  son  cœur  et  sa 
nature  d'homme.  — Je  pense  aussi  aux  amitiés 
féminines  qui  entourèrent  Jésus:  délicates 
et  aimantes,  ces  âmes  se  livrèrent  sans  ré- 
serve à  l'action  pure  du  mystère  qui  éma- 
nait de  Lui.  Eurent-elles  l'intuition  d'une 
présence  invisible  et  puissante,  et  cela  les  fit- 
elles  inébranlables  dans  leur  fidélité?  Ou  leur 
suffisait-il  d'aimer  Jésus  pour  qu'aucun  doute 


136  LETTRES  DE  FADETTE 

ne  les  effleurât,  et  qu'inaccessibles  à  la  peur 
qui  faisait  fuir  les  apôtres,  elles  demeuras- 
sent tout  près  de  Lui  sur  la  croix,  l'aimant 
dans  la  mort  comme  dans  la  vie? 

Marthe  était  là  avec  les  autres ...  la  douce 
et  patiente  Marthe,  à  qui  Jésus  avait  dit  la 
grande  et  mystérieuse  parole:  "Tu  te  préoc- 
cupes de  beaucoup  de  choses,  Marthe,  et  une 
seule  est  nécessaire." 

Une  seule!  Et  les  Marthe  d'aujourd'hui  l'ou- 
blient comme  celle  d'autrefois.  Et  au  milieu 
des  choses  secondaires  qui  absorbent  leur 
vie,  elles  négligent  la  seule  chose  nécessaire: 
la  vie  profonde  de  leur  âme. 

Marthe  ne  fut  pas  froissée  de  ce  que  lui 
disait  Jésus:  elle  était  trop  vraiment  son  amie 
pour  ne  pas  comprendre  que  ce  n'était  pas 
un  blâme  de  Jésus  mais  un  appel  à  se  rap- 
procher de  lui  en  se  pénétrant  davantage  de 
son  esprit. 

Il  arrive  que  de  vrais  amis  disent  la  même 
vérité  aux  âmes  trop  terrestres:  ils  ont  moins 
d'onction  et  de  douceur,  celles  qui  les  enten- 
dent ont  moins  d'intelligence  aimante  et  d'hu- 
milité que  Marthe,  et  les  transformations 
sont  lentes. 

Mais  elles  finissent  par  se  faire,  et  nous  de- 
vrions bénir  ceux  qui  nous  arrêtent,  fût-ce 
brusquement,  au  milieu  de  "beaucoup  de 
choses  qui  nous  préoccupent",  pour  nous  dire 
de  ces  paroles  qui  ne  s'oublient  pas:  elles 
nous  poursuivent,  elles  nous  hantent  et  nous 
donnent  la  nostalgie  de  "la  seule  chose  né- 
cessaire." 


LETTRES  DE  FADETTE  137 

Le  train  roule  toujours  dans  la  nuit  com- 
mençante: je  ne  distingue  plus  rien  dehors, 
mais  en  moi  je  sens  vivre  tant  de  pensées 
bonnes  et  fortes  entendues  souvent  sans  que 
mon  esprit  distrait  ne  les  ait  remarquées: 
elles  ont,  quand  même,  en  silence,  habité  mon 
âme,  elles  y  ont  creusé  un  profond  et  mysté- 
rieux chemin,  et  m'ont  conduite  à  la  convic- 
tion, que  si  l'on  peut  ignorer  la  vérité,  on 
n'a  pas  le  droit  de  la  rejeter  ou  de  l'oublier 
après  l'avoir  "vue"  et  comprise. 

LU 

La  politesse  des  Canadiens 

S'il  suffisait  de  faire  un  joli  tapage  pour 
affirmer  une  vérité,  il  aurait  été  incontesta- 
blement prouvé,  hier,  à  ce  thé  intime,  que  les 
Canadiens  ont  perdu  cette  fine  fleur  de  poli- 
tesse qui  croissait  ici  il  y  a  cinquante  ans. 

Oui,  messieurs,  on  vous  traita  avec  sévé- 
rité, mais  il  ne  tient  qu'à  vous  de  prouver 
qu'on  fut  injuste. 

Une  bonne  petite  âme  essaya  de  vous  dé- 
fendre: une  clameur  couvrit  sa  voix  indul- 
gente: toutes  parlaient  à  la  fois,  et  à  travers 
les  exclamations,  les  éclats  de  rire,  les  fusées 
d'esprit,  se  firent  jour  des  anecdotes  comi- 
ques, des  exemples  illustrés  et  mimés  de  man- 
ques d'égards,  de  réponses  cavalières,  de 
paresse  à  se  déranger,  des  messieurs  dits 
bien  élevés,  que  mes  amies  ont  l'occasion  de 
rencontrer  sans  sortir  de  la  bonne  société. 


138  LETTRES  DE  FADETTE 

Votre  procès,  messieurs,  fut  mené  avec  vi- 
gueur et  entrain:  l'une  se  plaignit  des  hom- 
mes d'affaires  qui,  appelés  au  téléphone  par 
des  femmes,  leur  parlent  sur  le  ton  qu'ils 
prendraient  avec  leur  garçon  de  bureau. 
— "Quand  nous  dérangeons  ces  messieurs 
pourtant,  disait  la  dame,  c'est  que  nous  y 
sommes  obligées,  et  ils  nous  le  font  vraiment 
trop  regretter  I" 

Ils  sont  pressés,  occupés,  risqua  la  bonne 
petite  âme.  — D'être  polis  ne  leur  ferait  pas 
perdre  un  temps  notable,  lui  fût-il  répondu. 

Et  une  autre:  "Pouvez-vous  m'expliquer 
pourquoi  un  homme  cesse  d'être  poli  avec 
une  femme  uniquement  parce  que  c'est  la 
sienne?  La  lune  de  miel  passée,  il  ne  sait  plus 
ni  la  débarrasser  d'un  paquet,  ni  ouvrir  une 
porte  pour  elle,  ni  la  remercier  d'un  service, 
ni  différer  d'opinion  avec  elle  sans  lui  dire 
des  choses  désagréables.  Et  pourtant  il  sait 
mieux:  il  l'a  prouvé  avant  son  mariage  avec 
sa  fiancée,  et  depuis,  avec  les  autres  femmes. . 
son  sans-façon,  son  manque  de  courtoisie 
sont  réservés  à  sa  femme...  — C'est  qu'il 
l'aime  tant,  et  que  les  hommes  sont  des  êtres 
si  logiques! — ricana  une  malicieuse  personne. 

— "Mais,  reprend  la  bonne  petite  âme,  les 
femmes  qui  souffrent  ainsi  de  l'impolitesse 
des  hommes  sont-elles  donc  irréprochables? 
Tous  les  jours,  ont  voit  des  hommes  heurter 
et  bousculer  des  femmes,  sans  s'en  excuser, 
c'est  vrai,  mais  tous  les  jours  aussi,  on  voit 
des  femmes  accepter  dans  le  tramway  la  place 


LETTRES  DE  FADETTE  139 

offerte  par  les  hommes  sans  daigner  les  re- 
mercier par  un  mot  ou  un  salut."  Ce  fut 
admis,  et  aussi,  qu'au  fond  de  ce  laisser-aller 
général,  on  trouve  un  formidable  égoïsme. 

Etre  poli,  c'est  penser  aux  autres  et  se  dé- 
ranger pour  eux:  les  êtres  très  égoïstes  ne 
sauraient  être  bien  polis.  Satisfaits  et  sou- 
riants tant  que  les  autres  font  les  frais  et 
les  avances  aimables,  ils  se  retirent  dès  que 
c'est  à  leur  tour  de  s'oublier.  Arrangez-vous, 
ce  n'est  plus  leur  affaire,  et  si  les  vôtres  vont 
mal,  tant  pis  pour  vous!  Autrefois  on  a  écrit 
des  Canadiens:  "C'est  un  peuple  de  gentils- 
hommes.'* 

Hélas,  nous  ne  méritons  plus  ce  joli  com- 
pliment, du  moins  c'est  ce  qui  ressortait  de 
l'amusante  discussion  d'hier  où  le  mot  de  la 
fin  fut  dit  par  la  grand'mère  de  notre  hôtesse, 
une  exquise  vieille  dame  qui  avait  écouté  en 
silence  et  qui  prit  la  parole  quand  les  jeunes 
furent  à  bout  de  souffle.  — "Ne  vous  étonnez 
pas  que  les  hommes  d'aujourd'hui  soient  si 
peu  polis:  si  vous  n'y  veillez,  mes  enfants, 
ceux  de  demain  seront  pires.  On  ne  se  don- 
ne plus  la  peine  d'élever  les  enfants,  ils  pous- 
sent comme  ils  peuvent.  On  tolère  leur  sans- 
gêne  et  leur  impertinence  avec  les  parents, 
leur  grossièreté  avec  les  domestiques,  leur 
brusquerie  et  leur  rudesse  entre  eux.  Ils  en- 
trent au  collège  où  ils  sont  instruits  sans 
être  éduqués  et  ils  vont  ensuite  à  l'Université  ! 
Il  n'y  en  a  pas  une,  parmi  vous,  qui  ne  faites 
un  détour  pour  ne  pas  passer  devant  les  étu- 


140  LETTRES  DE  FADETTE 

diants,  tapageurs  et  grossiers  qui  se  croient 
chez  eux  sur  le  pavé  de  la  rue,  et  s'imaginent 
être  très  spirituels  quand  ils  interpellent  les 
passants  et  gênent  la  circulation.  Et  l'Uni- 
versité est  la  dernière  étape,  presque,  avant 
le  mariage!  Où  donc  voulez-vous  que  les  jeu- 
nes gens  aient  appris  la  politesse? 

Mes  petites  dames,  il  n'y  a  que  vous  pour 
nous  sauver  de  la  grossièreté  vulgaire  qui 
nous  envahit.  Les  personnes  parfaitement 
polies  sont  celles  qui  ont  été  bien  élevées  dans 
leur  famille.  Les  bonnes  manières  s'héritent 
et  sont  enseignées  surtout  par  l'exemple. 
C'est  donc  à  vous  de  faire  mieux  que  celles 
qui  ont  élevé  les  hommes  que  vous  critiquez 
avec  raison."  Elle  avait  un  petit  air  nar- 
quois . . .  Elle  n'est  pas  facile  la  tâche  qu'elle 
nous  indique,  mais  elle  est  possible,  vous 
savez! 

LIV 

A  celles  qui  travaillent 

J'ai  beaucoup  d'amies  inconnues  et  char- 
mantes: elles  m'écrivent  quelquefois  pour  me 
faire  des  confidences  qui  appellent  des  ré- 
ponses, et  j'essaie  dans  ma  causerie  hebdo- 
madaire de  leur  dire  un  mot  qui  les  atteigne 
et  les  aide  peut-être...  oh!  très  peu,  à  la 
manière  d'un  rayon  ou  d'un  sourire  qui  font 
des  éclairs  de  lumière  dans  le  noir.  Quand 
je  passe  dans  les  rues,  je  me  dis  que  je  frôle 


LETTRES  DE  FADETTE  141 

là  aussi  des  sympathies,  de  celles  qui  me 
lisent,  et  qui  attendent  de  moi  autre  chose 
que  ce  que  je  leur  offre,  et  alors  je  voudrais 
avoir  le  pouvoir  de  lire  dans  ces  âmes  pour 
me  faire  dicter  par  leurs  besoins  mes  pau- 
vres petites  lettres  qui  seraient  alors  utiles 
et  bienfaisantes. 

J'ai  eu  cette  impression  très  vive,  l'autre 
matin  entre  huit  et  neuf  heures,  dans  un 
tramway  qui  se  remplissait  de  jeunes  filles 
allant  à  leur  travail;  j'ai  été  frappée  par  l'ab- 
sence de  gaieté  sur  leurs  frais  visages.  Je 
crus  que  le  ciel  gris  déteignait  sur  leur 
humeur,  et  je  renouvelai  l'expérience  par 
une  journée  lumineuse  et  tiède,  mais  avec  le 
même  résultat!  Et  je  suis  prise  de  pitié  pour 
cette  jeunesse  si  grave,  et  je  voudrais  dire  à 
chacune  la  belle  parole  d'Henri  Bordeaux: 
"Pour  être  heureuse  il  faut  se  donner  brave- 
ment à  la  vie."  Pas  à  la  vie  qu'on  rêve, 
mes  petites  amies,  mais  à  celle  qui  est  la 
vôtre;  il  faut  s'y  donner  sans  envie  ni  ran- 
cune contre  personne,  sans  amertume  con- 
tre notre  sort. 

De  toute  condition,  si  modeste  soit-elle,  ac- 
ceptée courageusement  avec  toutes  ses  obli- 
gations, rejaillit,  sur  celle  qui  l'occupe,  beau- 
coup de  considération  et  de  dignité. 

La  plus  jolie  forme  de  courage  c'est  la 
gaieté:  c'est  celle  du  brave  soldat  français, 
c'est  celle  de  tant  de  femmes  qui  cachent 
sous  leurs  sourires  de  si  douloureux  secrets, 
et  pour  qui  le  rire  n'est  que  la  pudeur  des 


142  LETTRES  DE  FADETTE 

larmes.  Se  donner  bravement  à  la  vie,  c'est 
avoir  ce  courage  gai  et  la  force  de  chercher 
son  bonheur  dans  le  travail  et  le  devoir 
accomplis. 

Nous  ne  devrions  jamais  oublier  qu'un  des 
privilèges  et  une  des  puissances  les  plus  re- 
doutables de  notre  âme,  mais  aussi  une  des 
plus  enviables,  c'est  de  poser  son  empreinte 
sur  les  âmes  voisines  et  de  communiquer  à 
d'autres  une  part  de  ses  joies  ou  de  ses  souf- 
frances. 

Votre  jeunesse  est  une  grâce  et  une  force. 
Auprès  de  vous,  au  même  comptoir,  dans  le 
même  bureau,  il  y  a  de  pauvres  êtres  usés, 
vieillis  par  la  tristesse  et  le  travail;  donnez- 
leur  de  vos  richesses,  prodiguez  autour  de 
vous  votre  sourire  et  le  rayonnement  de  vo- 
tre jeunesse.  Ils  sont  trop  las  pour  chercher 
la  joie,  ils  ne  croient  plus  à  son  existence, 
apportez-leur  celle  qui  est  en  vous  et  ils  vous 
béniront. 

Cette  joie,  retrouvez-la  si  vous  l'avez  per- 
due, puisque  vous  avez  l'espérance  de  l'ave- 
nir et  l'espérance  de  l'amour,  le  vrai  amour 
créateur  du  foyer,  dons  vous  rêvez  les  soirs 
de  printemps  quand  vous  vous  sentez  trop 
isolées  dans  la  grande  ville  bruyante. 

C'est  pour  attendre  cet  amour  que  vous 
êtes  pauvre  et  que  vous  êtes  fière.  C'est  en 
y  pensant  que  vous  vous  en  allez  tous  les 
jours,  à  l'aurore,  travailler,  peiner  et  garder 
votre  cœur;  c'est  cet  amour  espéré  qui  vous 
rend  jolies,  douces  et  joyeuses,  car  vous  sa- 


LETTRES  DE  FADETTE  143 

vez  qu'il  viendra  un  jour  et  que  vous  jetterez 
dans  ses  mains,  comme  une  moisson  de  fleurs, 
tant  de  tendresses  jalousement  gardées  pour 
celui,  qui,  en  prenant  votre  cœur,  vous  de- 
mandera toute  votre  vie. 

Ah!  n'enviez  pas  les  oisives  et  les  inutiles 
qui  ont  trop  souvent  la  tête  vide  et  le  cœur 
sec!  Comme  vous  leur  êtes  supérieures,  chè- 
res petites  travailleuses,  qui  ne  devez  qu'à 
vous  le  pain  qui  vous  nourrit  et  la  robe  qui 
vous  habille! 

Relevez  votre  jolie  tête,  portez-la  bien  haut, 
et  bravement,  donnez-vous  à  la  vie  en  lui 
disant  qu'elle  vous  doit  une  revanche.  Elle 
vous  la  donnera  sûrement  si  vous  l'aimez  telle 
qu'elle  se  présente. 

Admirez  les  richesses  qui  ne  sont  pas  pour 
vous,  aimez  les  plaisirs  dont  vous  n'avez 
qu'une  si  mince  part,  et  n'enviez  ni  les  unes 
ni  les  autres.  Soyez  heureuses,  vous,  dans 
la  Beauté,  Dieu  l'a  faite  pour  vous  et  per- 
sonne ne  vous  l'enlèvera . . .  elle  est  partout 
autour  de  vous,  elle  remplit  votre  âme.  Précé- 
dées de  votre  rêve,  marchez  donc  allègrement 
dans  la  gloire  de  votre  jeunesse  vaillante  et 
pure! 

LV 

Fadette  enseigne  l'hérésie 

C'est  une  histoire  triste  que  je  vous  con- 
terai aujourd'hui,  toutes  les  mamans  pleure- 
ront car  c'est  l'histoire  d'un  petit  enfant  qui 
mourut  de  chagrin. 


144  LETTRES  DE  FADETTE 

Son  père  et  sa  mère  furent  emportés  par 
la  typhoïde  il  y  a  deux  ans.  Il  fut  recueilli 
ici,  au  village,  par  la  tante  de  son  père,  vieille 
femme  avare,  égoïste  et  dure  qui  ne  le  prit 
pas  par  charité,  mais  pour  toucher  la  pen- 
sion que  le  tuteur  payait  sans  la  connaître. 

Il  avait  sept  ans  quand  il  arriva:  blond, 
vif  comme  un  oiseau,  il  avait  de  beaux  yeux 
caressants,  les  jolis  gestes  d'un  enfant  bien 
élevé  et  un  peu  gâté.  Intelligent,  développé 
pour  son  âge,  il  était  d'une  sensibilité  un  peu 
morbide  qui  se  reflétait  dans  sa  physionomie 
si  mobile.  Il  eût  fallu,  pour  l'élever,  de  l'af- 
fection, de  la  douceur  et  de  la  fermeté.  Hélas! 
cette  vieille  femme  n'avait  à  lui  donner  aucun 
de  ces  trésors!  Elle  entreprit  ce  qu'elle  appe- 
lait son  éducation.  C'était  une  ancienne 
maîtresse  d'école  et  elle  voulut  essayer  avec 
lui  d'un  système  qui  tendait  à  l'éteindre 
pour  le  rendre  sage! 

Il  était  grondé  s'il  courait  dans  la  maison, 
puni  s'il  renversait  une  chaise  ou  tachait  ses 
bardes:  soumis  à  un  règlement  inflexible, 
toujours  seul,  privé  d'affection,  il  désapprit 
le  rire  et  devint  silencieux,  gauche  et  triste. 
Sa  tante  lui  parlait  pour  commander,  gron- 
der, instruire  et  l'entretenir  des  diables! 

Les  diables  étaient  le  grand  facteur  dans 
cette  belle  éducation.  Ils  entraient  en  scène 
pour  le  moindre  délit  et  le  pauvre  petit 
homme  avait  aussi  peur  d'eux  que  de  sa 
tante. 

Imaginez  un  peu  ses  terreurs  et  ses  déses- 
poirs, lorsqu'enfermé  dans  sa  chambre  noire, 


LETTRES  DE  FADETTE  145 

tout  seul  dans  son  étage,  il  se  sentait  si  aban- 
donné et  exposé  aux  fureurs  de  ces  êtres  sur- 
naturels rôdant  autour  de  lui  et  prêts  à  l'em- 
porter au  bout  de  leurs  grandes  fourches. 
Comme  il  dut  appeler  sa  mère!  Non,  les  morts 
n'ont  plus  rien  à  faire  avec  les  vivants  puis- 
qu'une mère  ne  peut  venir  doucement  la  nuit 
rassurer  son  petit  qui  tremble! 

Je  l'ai  vu  souvent  à  l'église:  il  se  tenait 
droit  comme  un  I,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas 
d'être  gourmande  plusieurs  fois  pendant  la 
messe:  de  grosses  larmes  tombaient  sur  son 
livre,  et  il  ne  faisait  pas  un  geste  pour  les 
essuyer. 

Je  le  perdis  de  vue  pendant  quelques  mois, 
et  quand  je  revins  ce  printemps  il  ressemblait 
à  un  petit  fantôme;  il  n'avait  de  vivant  que 
les  yeux ...  de  grands  yeux  affamés,  cher- 
cheurs, un  peu  effarés,  des  yeux  de  petite 
bête  traquée. 

Surmontant  la  répugnance  que  m'inspirait 
la  veille  femme,  j'arrivai,  en  flattant  ses  ma- 
nies, à  entrer  assez  familièrement  chez  elle, 
non  sans  subir  quelques  rebuffades  quand 
je  laissais  trop  paraître  ma  pitié  pour  le  petit 
malade.  Car  il  était  tout  à  fait  malade  et 
on  le  voyait  s'en  aller  de  jour  en  jour.  Je 
lui  portais  des  fleurs  qu'il  aimait  et  qu'elle 
lui  avait  toujours  défendu  de  cueillir  dans 
son  jardin  où  elles  se  fanaient  sur  pied.  Je 
lui  racontais  des  histoires,  et  quand  la  tante 
disparaissait  je  le  caressais  comme  sa  mère 
l'eût  fait,  et  il  se  serrait  dans  mes  bras  en 
fermant   les  yeux. 


146  LETTRES  DE  FADETTE 

Un  jour  j'avais  renversé  sur  son  lit  un 
panier  de  roses  qui  embaumaient,  il  plongea 
son  petit  visage  pâle  dans  les  pétales  parfu- 
més: "Y  aura-t-il  des  fleurs  au  ciel?  — Oui, 
mon  chéri,  des  fleurs,  des  anges,  mais  il  y 
aura  surtout  papa,  maman  et  grand'père . . . 
— Je  voudrais  tant  y  aller!  fit-il  en  joignant 
les  mains,  et,  plus  bas:  mais  j'ai  peur  que  les 
diables  m'empêchent  d'y  entrer...  ma  tante 
dit  que  je  suis  souvent  méchant,  et  qu'ils 
me  garderont  avec  eux  pour  l'éternité ...  et 
l'éternité,  c'est  long,  vous  savez,  elle  dit  que 
ça  ne  finit  jamais!"  m 

Sa  voix  tremblait  et  ses  yeux  étaient  pleins 
de  larmes.  — Mon  petit  Lucien,  tu  ne  sais  donc 
pas  que  tu  es  l'enfant  du  bon  Dieu,  c'est  à  Lui 
que  ta  maman  t'a  donné  au  baptême,  et  II  est 
le  plus  Grand  et  le  plus  Fort,  et  II  ne  per- 
mettra à  personne  de  te  prendre  à  Lui.  Ne 
pense  plus  aux  diables.  % 

— J'en  ai  tant  peur!  Et  il  y  en  a  beaucoup 
vous  savez,  ici...  partout...  ils  viennent  la 
nuit  autour  de  moi ...  et  leurs  yeux  brû- 
lent. . . 

Il  cacha  sa  figure  sur  mon  épaule,  il  était 
tout  tremblant. 

Alors,  Dieu  me  pardonne,  je  lui  enseignai 
l'erreur.  — Regarde-moi,  mon  petit  Lucien  et 
crois-moi:  il  n'y  a  pas  de  diables,  ce  sont  des 
inventions  de  ta  tante  pour  t'effrayer.  Il  y  a 
un  ciel,  et  dans  le  ciel  le  bon  Dieu,  les  anges, 
et  tous  les  bons  qui  sont  devenus  des  saints. 

Il  buvait  mes  paroles:  Et  les  méchants,  où 
vont-ils? 


LETTRES  DE  FADETTE  147 

— Ils  deviennent  bons  avant  de  mourir, 
Dieu  leur  pardonne  et  ils  vont  au  ciel  aussi. 
— Vous  êtes  bien,  bien  sûre  de  cela?  — Oui. 
— Si  je  le  demandais  à  monsieur  le  curé,  di- 
rait-il "sûr"  qu'il  n'y  a  pas  de  diables? 
— Oui . . .  demande-le-lui,  il  m'a  dit  qu'il  ve- 
nait te  voir  demain,  pour  te  préparer  à  com- 
munier... tu  verras  qu'il  n'y  a  pas  de  dia- 
bles!" 

Quand  je  partis,  il  me  dit  avec  son  petit 
sourire  d'autrefois:  "On  ne  le  dira  pas  à  ma 
tante,  pour  les  diables ...  et  comme  je  dor- 
mirai bien...  puisqu'il  n'y  en  a  pas!" 

Je  mis  le  curé  au  courant  et  il  consentit 
à  ne  pas  me  contredire.  Nous  ne  devions 
pas   enseigner  l'hérésie  longtemps! 

Trois  jours  après,  le  jour  de  sa  première 
communion,  Lucien  mourut  et  alla  appren- 
dre de  l'autre  côté  pourquoi  il  avait  été  si 
malheureux,  lui  qui  n'était  coupable  que  d'ê- 
tre orphelin!  r, 

LVI 

Nos  filles 

Se  doute-t-on  qu'un  des  grands  obstacles  à 
l'effort  personnel  et  à  l'initiative  privée  des 
jeunes  filles  se  trouverait  dans  la  simple  et 
prosaïque  question  d'argent?  Ceci  est  vrai 
même  pour  celles  qui  appartiennent  à  la 
classe  aisée. 

Il  est  admis,  élevé  à  la  hauteur  d'une  sorte 
de  dogme,  dans  nos   familles,  qu'un    jeune 


148  LETTRES  DE  FADETTE 

homme  doit  avoir  son  argent  de  poche:  ses 
cigarettes,  ses  journaux,  ses  plaisirs,  ses 
"politesses",  sont  reconnus  des  nécessités 
pour  lui,  et  à  quinze  ans  une  certaine  indé- 
pendance lui  est  acquise  par  la  somme  régu- 
lièrement mise  à  sa  disposition. 

Quant  à  ses  sœurs,  c'est  une  autre  histoire: 
elles  n'ont  jamais  un  sou  à  elles:  pour  le 
moindre  achat,  un  cadeau  insignifiant  ou  une 
petite  aumône,  elles  doivent  demander  de 
l'argent  et  expliquer  par  le  menu  l'usage 
qu'elles  en  feront.  J'entends  les  bons  pa- 
rents indignés  se  récrier:  "Mais  nous  les  com- 
blons, nous  leur  donnons  des  toilettes  et  des 
bijoux:  elles  n'ont  qu'à  exprimer  un  désir 
pour  qu'il  soit  satisfait... 

Faisons  la  port  de  l'exagération  des  bons 
parents,  et  admettons  ensuite  que,  même  lors- 
que les  jeunes  filles  sont  gâtées  par  eux,  elles 
préféreraient  souvent  à  des  cadeaux  inutiles 
et  à  des  surprises  qui  ne  leur  plaisent  pas, 
un  peu  d'argent  dont  elles  disposeraient  à 
leur  guise. 

J'entends  encore  le  soupir  triste  d'une 
jeune  fille  dont  j'admirais  la  robe:  "Oui,  elle 
est  bien  jolie,  mais  avec  l'argent  qu'elle  coûte 
j'aurais  pris  des  leçons  de  chant  pendant  qua- 
tre mois.  — Vous  le  désirez  beaucoup?  — Je 
le  demande  à  mes  parents  depuis  deux  ans 
et  ils  m'appellent  extravagante,  j'accepterais 
pourtant  d'être  mise  très  simplement  pour 
avoir  ce  grand  plaisir. 

Mon  humble  opinion,  c'est  que  les  jeunes 
filles  devraient  avoir  la  libre  disposition  d'une 


LETTRES  DE  FADETTE  149 

certaine  somme  avec  laquelle  elles  s'habille- 
raient et  paieraient  leurs  menues  fantaisies. 
Elles  apprendraient  à  leurs  dépens  à  équili- 
brer leur  petit  budget  et  à  connaître  la  va- 
leur de  l'argent  qu'elles  ignorent  totalement. 
Pour  quelques-unes,  cinq  dollars,  ce  n'est 
rien,  et  avec  vingt  dollars,  d'autres  croient 
pouvoir  acheter  tout  ce  qui  les  tente. 

Et  quand  ces  enfants  prennent  la  direction 
d'une  maison,  on  leur  reproche  de  ne  pas 
savoir  acheter,  contrôler  les  achats,  régler 
leurs  dépenses  d'après  leur  revenu!  Où  veut- 
on  qu'elles  aient  appris  tout  cela!  Dans  la 
plupart  des  ménages  dont  l'équilibre  et  la 
paix  sont  menacés  par  l'inexpérience  et  l'in- 
curie des  jeunes  femmes,  il  ne  serait  que 
juste  d'établir  les  responsabilités  des  mères 
qui  ont  oublié  d'enseigner  à  leur  fille  à  pen- 
ser, à  juger,  à  faire  œuvre  d'initiative  per- 
sonnelle. Mais  aveuglés  jusqu'au  bout,  loin 
de  se  blâmer  de  leur  erreur,  elles  la  couron- 
nent en  taxant  leur  gendre  de  mesquinerie 
s'il  s'avise  de  protester  contre  le  gaspillage 
et  la  mauvaise  administration  de  sa  femme! 

On  ne  le  répétera  jamais  assez:  le  sacre- 
ment de  mariage  ne  donne  pas  la  science 
infuse,  et  une  jeune  fille  qui  ne  sait  rien  ne 
peut  devenir,  par  la  seule  vertu  du  sacre- 
ment, une  personne  économe  et   capable. 

C'est  donc  aux  mères  de  les  former  en 
leur  accordant  chez  elle  une  plus  grande  li- 
berté d'action  et  en  confiant  peu  à  peu  à 
leur  initiative  une  partie  des  responsabilités 
d'une  maîtresse  de  maison. 


150  LETTRES  DE  FADETTE 

Il  faut  pour  cela  que  les  jeunes  filles  vivent 
chez  elles,  et  voilà  un  autre  côté  de  la  ques- 
tion. 

Au  risque  d'en  scandaliser  plusieurs,  je 
vous  dirai  que,  hors  le  cas  de  nécessité, 
je  n'admire  pas  du  tout  celles  qui,  sous  pré- 
texte "de  faire  quelque  chose  d'utile",  s'éloi- 
gnent de  leur  famille  pour  dépenser  ailleurs 
leur  activité  et  faire  jouir  les  étrangers  de 
leurs  talents.  L'occasion  d'être  utile  et  dé- 
vouée ne  manque  pas  dans  la  famille  et  les 
mères  ont  tant  compté  sur  leur  fille  pour  qui 
elles  n'ont  rien  épargné! 

Au  point  de  vue  de  l'intérêt  réel  de  l'en- 
fant, il  est  clair  que  sa  place  est  près  de  sa 
mère,  et  j'ai  bien  peur  que  ses  projets  d'é- 
mancipation ne  cachent,  sous  des  petits  dis- 
cours très  sages,  le  désir  d'échapper  aux  sur- 
veillances maternelles  et  à  la  vie  de  famille 
qu'elle  trouve  monotone  et  ennuyeuse. 

LVII 

Quand  on  ne  sait  pas  quoi  dire 

La  bonne,  l'heureuse,  l'inépuisable  ressour- 
ce que  la  température,  à  l'usage  des  pauvres 
d'esprit  et  des  intelligences  paresseuses  I"  On 
se  figure  généralement  que  Dieu  a  créé  la 
pluie,  le  soleil,  la  neige,  toutes  les  vicissitu- 
des des  saisons  pour  les  besoins  de  la  terre, 
les  moissons  et  les  fruits.  C'est  une  erreur 
profonde:  il  est  évident  que  toutes  ces  péri- 
péties n'ont  d'autre  but  que  de  fournir  un  ali- 


LETTRES  DE  FADETTE  151 

ment  intarissable,  toujours  le  même,  et  tou- 
jours nouveau,  aux  conversations  des  habi- 
tants du  globe.  Sans  cela,  Seigneur,  où  en 
serions-nous  donc?  Et  comment  les  quatre- 
vingt-dix-neuf  centièmes  des  hommes  se  tire- 
raient-ils d'affaire  en  société?  On  ne  peut 
songer  sans  frémir  aux  conséquences  désas- 
treuses qu'entraînerait  la  suppression  de  cet 
inappréciable  sujet!  La  moitié  du  monde  se- 
rait réduite  au  silence,  et  l'autre  moitié  fort 
gênée  dans  ses  entretiens." 

En  vérité,  les  changements  de  température 
sont  une  création  charmante  et  bien  aimable 
de  la  Providence.  On  cause  d'autres  choses, 
je  l'admets,  on  cause  du  cours  de  la  Bourse, 
des  affaires  du  voisin,  des  singularités  de  la 
voisine,  de  la  couleur  et  de  la  forme  de  ses 
chapeaux,  de  ses  allées  et  venues ...  et  quand 
on  a  fini,  on  recommence,  et  on  dit  toujours 
les  mêmes  choses  toujours  aux  mêmes  per- 
sonnes. 

Cela  fait  comprendre  un  peu  qu'on  éprou- 
ve le  besoin  de  se  dédommager  avec  les  car- 
tes, et  il  ne  faut  pas  chercher  d'autre  expli- 
cation de  l'épidémie  de  Bridge  qui  sévit  tou- 
jours. 

Si  les  hommes  et  les  femmes  prenaient  la 
peine  de  causer,  et  ne  se  croyaient  pas  obli- 
gés, pour  être  aimables,  d'être  insignifiants, 
puérils  et  monotones,  nous  verrions  les  fem- 
mes du  monde  jouer  aux  cartes  pour  se  dis- 
traire, soit,  de  temps  de  temps,  mais  non  en 
faire  l'abus  qui  les  rend  un  peu  ridicules,  il 


152  LETTRES  DE  FADETTE 

faut  l'avouer.  On  croirait  vraiment  que  tout 
le  monde  se  met  l'esprit  à  la  torture  pour  dire 
des  riens.  Les  sujets  sérieux  effarouchent  et 
effrayent.  Vous  passeriez  pour  un  professeur 
ou  pour  une  pédante,  si  vous  osiez  aborder, 
en  causant,  des  régions  plus  élevées  que  cette 
sphère  mitoyenne  où  s'endort  paresseuse- 
ment la  conversation.  C'est  si  gênant  et  si 
dangereux  de  remuer  une  idée!  Il  est  vrai 
encore  que  pour  remuer  les  idées,  il  faut  en 
avoir,  et  quand  il  pleut  comme  aujourd'hui, 
elles  se  dissolvent,  et...  voilà  pourquoi  je 
vous  parle  du  temps  et  que  je  critique  si  à 
propos  ceux  qui  ne  peuvent  parler  d'autre 
chose  I 

C'est  facile  de  critiquer  les  autres  et 
c'est  avantageux!  Je  connais  des  sages  qui 
ne  doivent  leur  réputation  qu'à  leur  talent 
de  trouver  à  redire  à  tout  et  à  tous!  Ils  sont 
si  convaincus  de  leur  supériorité,  voyez-vous, 
qu'ils  l'imposent  aux  autres  par  la  seule  force 
de   la   suggestion. 

Et  puis?  Et  puis,  c'est  tout!  Il  continue 
à  pleuvoir. . . 

LIX 

Gardons  nos  anges  sur  la  terre 

En  pleines  grandes  chaleurs!  Sous  le  soleil 
implacable  les  fleurs  brûlent  et  les  bébés 
agonisent,  et  dans  les  maisons  closes  tant  de 
mères  pleurent  près  des  berceaux  vides!  Et 


LETTRES  DE  FADETTE  153 

il  se  trouve  d'autres  mères  étranges  pour 
venir  dire  à  ces  désolées:  "Vous  êtes  bien 
heureuse!  C'est  un  petit  ange  au  ciel!" 
JjQuand  déracinera-t-on  cette  idée  fausse 
que  l'on  trouve  presque  généralement  dans 
la  classe  pauvre,  et  trop  souvent  aussi  dans 
la  classe  aisée,  fque  la  perte  d'un  bébé  est 
une  "chance",  suivant  leur  déplorable  expres- 
sion, image  de  leur  déplorable  faux  sens 
chrétien  ! 

Car  il  s'est  trouvé  des  gens  qui  ont  voulu 
expliquer  à  la  glorification  de  l'esprit  reli- 
gieux canadien  ce  misérable  sentiment:  "Ce 
sont  autant  de  petits  anges",  fait-on  dire  à 
ces  mères  extraordinaires. 

Allez  voir  comme  on  néglige  et  soigne  sans 
intelligence  ces  pauvres  futurs  anges,  et  vous 
me  direz  si  vous  voyez  là  briller  un  sens 
chrétien   admirable? 

Oh!  non,  il  n'y  a  rien  de  beau  dans  cette 
résignation  passive  qui  laisse  le  bébé  dépérir 
sans  même  appeler  le  médecin.  Ce  n'est  pas 
de  la  foi,  c'est  une  paresse  et  une  indifférence 
coupables,  et  il  faut  enseigner  aux  mères  non 
seulement  à  soigner  leurs  enfants,  mais  aussi 
à  vouloir  qu'ils  vivent;  elles  consentent  trop 
facilement  à  les  voir  mourir! 

Et  c'est  là,  certainement,  une  des  causes  de 
la  mortalité  infantile,  et  elle  en  tue  autant 
que  la  chaleur  et  la  qualité  inférieure  du  lait. 
/Les  enfants  sont  donnés  aux  parents  pour 
qu'ils  les  élèvent:  quand  ils  les  perdent,  c'est 
un  malheur,  un  grand  malheur  et  jamais  un 
bonheur  dont  il  convient  de  les  féliciter! 


154  LETTRES  DE  F  A  DETTE 

Il  est  extraordinaire  de  se  sentir  obligée 
d'exprimer  une  vérité  si  évidente  et  si  natu- 
relle dans  un  pays  qui  n'est  pourtant  pas  un 
pays  de  sauvages!  | 

La  notion  des  "petits  anges  au  ciel"  nuit 
singulièrement  au  bien-être  "des  anges  sur 
la  terre",  et  elle  a  certainement  contribué  à 
diminuer  le  sentiment  maternel  populaire. . . 
pour  en  avoir  la  preuve  pensez  au  nombre  de 
femmes  pauvres  qui  vous  disent  tout  tranquil- 
lement: "J'ai  eu  huit  enfants,  mais  j'ai  eu  la 
chance  d'en  perdre  quatre!"  C'est  tout  sim- 
plement scandaleux  et  cela  relève  autant  de 
la  morale  que  de  la  religion  bien  comprise. 
Il  faudrait  des  apôtres  pour  faire  l'édu- 
cation maternelle  des  femmes  qui  mettent  au 
monde  dix  ou  douze  enfants  et  qui  en  élèvent 
trois  ou  quatre  en  se  réjouissant  de  la  mort 
des  autres.  Ce  sentiment  de  soulagement 
éprouvé  à  îa  mort  de  leurs  bébés  est  contre 
nature,  et  pour  peu  qu'il  s'y  mêle  de  la  né- 
gligence consciente,  il  est  criminel. 

Les  malheureuses  petites  mères  qui  ont 
lutté  pour  sauver  leur  enfant  malade,  qui  l'ont 
veillé  nuit  et  jour  et  qui  l'ont  perdu  quand 
même,  sont  indignées  et  révoltées  devant  cette 
dureté  de  cœur  des  mères  indifférentes  !  Il  y  a 
autre  chose  à  faire  que  de  les  blâmer:  elles 
pèchent  par  ignorance,  ces  pauvres  femmes, 
dans  une  misère  qu'il  faut  avoir  vue  pour  la 
réaliser,  et  c'est  aux  femmes  instruites  et 
riches  à  chercher  à  les  éclairer  et  à  adoucir 
leur  vie.     C'est  un  apostolat  qui  peut  s'exer- 


LETTRES  DE  FADETTE  155 

cer  autour  de  soi,  et  souvent  parmi  nos  amies 
de  la  classe  aisée. 

Car  Tincurie  des  mères  s'y  manifeste  éga- 
lement quoique  d'une  façon  différente.  Les 
conséquences  en  sont  aussi  fatales.  On  dit 
que  les  pauvres  ne  savent  pas  alimenter  leurs 
enfants  et  c'est  vrai;  vous  voyez  chez  les  ri- 
ches, une  jeune  femme  se  donner  un  mal 
infini  pour  procurer  au  bébé  la  nourriture 
convenable,  et  ensuite  le  confier  à  une  bonne 
insouciante  qui  le  promène  au  grand  soleil 
par  une  chaleur  de  90  degrés  et  plus.  Si 
l'enfant  meurt  d'une  méningite,  pensez-vous 
que  la  mère  s'accuse? 

Il  y  aurait  tant  à  dire  sur  le  sujet!  Je  re- 
çois souvent  des  lettres  remplies  d'élans  gé- 
néreux, de  désirs  d'être  secourables  et  bon- 
nes . . .  Les  occasions  ne  manquent  pas,  mes 
amies:  il  faut  non  seulement  les  voir,  mais 
se  hâter  de  les  saisir,  une  à  une,  à  mesure 
qu'elles  passent,  ou  bien  ce  sont  d'autres  qui 
feront  le  bien  que  nous  aurions  dû  faire. 

LX 

Par  les  chemins  verts 

Partout  sur  les  chemins  verts,  à  l'ombre 
des  vieux  arbres,  on  rencontre  les  amoureux 
tout  en  blanc:  ils  ont  les  yeux  caressants  et 
des  voix  douces;  ils  marchent  lentement  et 
paraissent  ne  rien  voir  qu'eux-mêmes:  ils 
sont  vraiment  les  "deux  qui  vont  ensemble", 


156  LETTRES  DE  FADETTE 

et  on  les  regarde  en  souriant  car  ils  sont 
gentils,  et  on  les  aime  de  s'aimer!  S'en  vont- 
ils  pourtant  vers  la  grande  déception  qui 
brise  tant  de  vies?...  peut-être,  hélas,  peut- 
être!  On  en  a  tant  vus  croire  qu'ils  ne  pour- 
raient vivre  l'un  sans  l'autre  en  venir  à  ne 
plus  pouvoir  se  supporter! 

Et  pourquoi,  sinon  parce  qu'ils  ont  cru 
s'aimer  et  qu'ils  ne  se  connaissaient  pas  et 
n'aimaient  que  l'amour  et  leur  chimère!  Parmi 
tous  ces  jeunes  qui  égrènent  le  chapelet  d'a- 
mour dans  le  vent  qui  chante,  il  y  a  trop 
d'êtres  légers  et  papillonnants  qui  n'ont  ja- 
mais été  sérieux,  et  Dieu  sait,  pourtant,  que 
rien  n'est  plus  grave  que  l'amour,  et  que  s'il 
n'atteint  pas  les  profondeurs  de  l'âme  il 
n'existe  pas. 

La  jeune  fille  est  flattée  des  attentions 
qu'elle  reçoit,  de  l'admiration  qu'elle  provo- 
que; à  cela  s'ajoute  le  joli  plaisir  de  recevoir 
son  ami  et  de  sortir  avec  lui,  et  le  vilain 
plaisir  d'exciter  ainsi  l'envie  de  ses  amies. 
Après  quelques  semaines  de  ce  passe-temps, 
elle  est  convaincue  qu'elle  aime  celui  qui  lui 
fait  la  cour  et  qui  lui  a  peut-être  donné  le 
meilleur  de  son  cœur,  lui  !  Et  la  voilà  qui  se 
laisse  aller  sur  la  pente  douce  qui  la  conduit 
au  mariage:  elle  s'y  prépare  en  respirant  le 
parfum  des  fleurs  et  en  croquant  des  bon- 
bons qu'il  lui  apporte  sans  songer  à  se  de- 
mander de  quelles  qualités  et  de  quels  dé- 
fauts est  fait  l'homme  qu'elle  va  jurer  d'ai- 
mer uniquement  et  à  qui  elle  va  promettre 
d'obéir  toujours? 


LETTRES  DE  FADETTE  157 

Ce  bel  amoureux  peut-il  être  un  bon  mari? 
Elle  n'y  pense  pas.  A-t-elle  en  lui  une  con- 
fiance basée  sur  l'estime?  Elle  n'en  sait  rien. 
Au  moins,  Paime-t-elle,  d'un  amour  fait  de 
tendresse  intelligente  et  de  dévouement  prêt 
à  l'action?  Elle  n'y  a  jamais  réfléchi. 

Elle  va  au  mariage  comme  à  une  fête  per- 
pétuelle: c'est  son  trousseau  qui  l'occupe,  et 
ses  cadeaux  et  tout  le  tralala! 
jjÇertes  elle  répondrait  à  votre  question 
qu'elle  aime  son  fiancé,  mais  elle  parle  de  ce 
qu'elle  ignore:  elle  ne  connaît  ni  son  ami,  ni 
l'amour,  ni  la  vie,  ni  elle-mêmej 

Et  lui?  Se  laisse-t-il  prendre  aux  seuls 
charmes  extérieurs  de  sa  petite  amie?  Croit-il 
que  filer  le  parfait  amour  le  long  des  ruis- 
seaux bavards  ou  marcher  côte  à  côte  dans 
la  vie  toute  leur  vie,  cela  offre  bien  des  points 
de  ressemblance?  Sait-il  si  sa  fiancée  a  du 
bon  sens,  du  cœur,  et  si  elle  l'aime  vraiment? 
S'il  est  intelligent  et  cultivé,  a-t-il  pensé  qu'il 
faut  que  sa  femme  puisse  s'intéresser  à  ce 
qui  l'intéresse  lui-même,  s'il  ne  veut  courir 
de  risque  de  s'ennuyer  avec  elle?  Si  elle  ne 
sait  rien  et  ne  lit  jamais,  si  elle  interrompt 
par  des  questions  niaises  tous  les  essais  de 
conversations  sérieuses,  c'est  plus  grave  qu'il 
ne  le  croit:  elle  ne  pourra  jamais  être  son 
amie,  sa  confidente  et  au  besoin  sa  conseil- 
lère. 

Voilà  à  quoi  il  faudrait  penser,  chers  amou- 
reux, que  je  rencontre,  tout  en  blanc,  dans 
les  chemins  fleuris:  vous  ne  me  voyez  pas 
quand  je  vous  frôle  en  souriant  à  votre  bon- 
heur fragile . . , 


158  LETTRES  DE  FADETTE 


XLI 

Fleurs  éphémères 

Ma  petite  voisine  n'est  pas  plus  haute  que 
la  table;  elle  est  fine  et  jolie  comme  un  bi- 
jou, vive  comme  un  coup  de  vente,  volontaire 
comme  un  petit  Napoléon!  Dès  qu'une  chose 
la  tente,  il  la  lui  faut,  sans  tarder.  Or,  hier, 
elle  vit  dans  le  gazon  des  dandelions  passé- 
fleurs,  et  elle  vint  en  courant,  les  bras  tendus 
vers  ces  fleurs  légères  et  étranges.  D'un  geste 
brusque  elle  les  enlève,  et  à  sa  consterna- 
tion, voilà  tout  leur  duvet  dispersé  autour 
d'elle.  Tenace,  elle  en  cueille  encore,  plus 
doucement,  cette  fois,  et  elle  plonge  son  nez 
rose  dans  la  soie  duveteuse  qui  s'envole  ! 
Alors,  indignée,  elle  me  crie:  "C'est  des  fleurs- 
semblant!  Leurs  plumes  ne  sont  pas  collées!" 
Et  en  vraie  femme,  elle  pleure  toutes  ses 
larmes,  et  il  faut  la  consoler  avec  des  cares- 
ses. 

\Ahl  qu'elle  ressemble  aux  jeunes  filles  éle- 
vées dans  l'illusion  d'un  monde  tel  qu'il  de- 
vrait être  et  non  tel  qu'il  est!  S 

Avec  les  intentions  les  plusf  louables,  on 
leur  a  instillé  dans  l'âme  un  idéal  qu'il  serait 
peut-être  désirable  d'atteindre,  mais  qui, 
marchant  côte  à  côte  avec  la  réalité,  en  est 
bien  vite  déconcerté  et  ébranlé,  ^surtout  si 
l'idéal  n'a  jamais  soupçonné  qu'il  est  le  rêve 
et  que  la  réalité  est  la  vie/} 


LETTRES  DE  FADETTE  159 


Voilà  donc  nos  petites  filles  élevées  dans 
l'ignorance  complète  de  tout,  dans  un  milieu 
où  la  vertu  et  la  perfection  sont,  ou  parais- 
sent être,  l'apanage  de  tous.  Il  est  évident 
qu'en  prenant  contact  avec  les  faits  précis 
et  les  gens  vivants,  il  y  aura  des  heurts, 
car  les  jeunes  filles  ne  sont  ni  prévenues  de 
ce  qui  les  attend,  ni  préparées  à  accepter  les 
choses  comme  elles  sont. 

L'inconvénient  grave  de  cet  idéal,  c'est  qu'il 
est  dressé  de  toutes  pièces  au  moyen  de  tou- 
tes les  perfections:  mais  on  a  oublié  une 
chose!  C'est  que  c'est  un  homme  ou  une 
femme  qui  doit  le  représenter! 

L'être  humain,  quel  qu'il  soit,  est  sujet  aux 
doutes,  aux  défaillances  et  aux  chutes,  et 
lorsque  la  jeunesse  a  élevé,  loin  du  monde, 
la  statue  de  son  rêve,  et  qu'elle  lui  découvre 
des  pieds  d'argile,  son  enthousiasme  trompé 
est  trop  prompt  à  la  croire  changée  en  statue 
de  boue. 

M^es  jeunes  sont  entiers  dans  leurs  juge- 
ments, et  ils  ne  sont  pas  indulgents.  Quand 
une  jeune  fille  —  par  suite  de  son  éducation 
—  ignore  non  seulement  l'existence  du  mal, 
mais  celle  des  réalités  de  la  vie,  quand  elle  a 
attribué  à  l'homme  qu'elle  aime  toutes  les 
vertus  qu'on  lui  a  appris  devoir  seules  le 
rendre  digne  d'elle,  et  qu'elle  le  découvre 
comme  il  est,  avec  des  défauts  et  des  quali- 
tés, elle  croit  tout  perdu  parce  que  son  idole 
n'est  qu'un  homme  !"J 

On  a  négligé  de^Tui  apprendre  ce  qu'elle 
est  elle-même:  un  petit  composé  de  beaucoup 


160  LETTRES  DE  FADETTE 

de  faiblesses  et  d'imperfections. fil  ne  s'agis- 
sait pas  seulement  de  faire  d'elle  une  petite 
fille  studieuse,  sage  et  pieuse,  il  aurait  fallu 
lui  apprendre  à  mieux  observer,  à  réfléchir 
davantage;  il  fallait  la  préparer  à  vivre,  non 
derrière  les  grilles  d'un  cloître,  mais  dans 
un  monde  que  personne  ne  refera  et  où  il 
faut  voir  clair  pour  marcher  en  sûretgj 

Faisons  donc  comprendre  aux  jeunes  que 
nul  n'est  tout  à  fait  bon  ou  tout  à  fait  mau- 
vais; que  la  somme  des  qualités  laisse  tou- 
jours place  au  désappointement,  et  celle  des 
défauts  à  l'espoir  d'une  amélioration.  Dé- 
montrons-leur —  et  c'est  facile,  —  que  leurs 
imperfections  causent  aux  autres  les  mêmes 
déceptions  dont  elles  se  plaignent.  Et  on 
arrive  à  tout  cela,  moins  avec  des  reproches 
et  des  gronderies,  qu'avec  des  raisonnaments 
et  des  démonstrations  pratiques. 

Plus  vous  aidez  la  jeune  fille  à  se  connaî- 
tre ele-même,  en  détruisant  les  jolies  façades 
qui  lui  masquent  la  vérité  sur  elle-même, 
plus  vous  la  rendez  capable  d'étudier  et  de 
comprendre  les  autres,  et  par  conséquent, 
plus  vous  la  disposez  à  l'indulgence.  L'indul- 
gence! Comment  peut-on  en  manquer  pour 
les  autres  quand  on  se  connaît  bien  soi- 
même?  Trop  de  jeunes  ménages  sont  mal- 
heureux parce  que  les  jeunes  femmes  ne  sont 
pas  des  êtres  raisonnables  et  qu'elles  ne  sont 
pas,  préparées  à  la  vie  sérieuse.  On  leur  a 
fait  croire  que  la  vie  est  toujours  prête  à 
leur  apporter  un  bonheur  auquel  elles  pen- 
sent avoir  droit,  et  elles  l'attendent  avec  foi, 


LETTRES  DE  FADETTE  161 

ce  bonheur  promis,  sans  se  douter  qu'elles 
doivent  l'édifier  avec  les  ressources  qu'elles 
ont  en  elles. 

Enseignons-leur  donc  que  tout  est  le  prix 
de  l'effort  personnel,  et  que  celui  qui  végète 
dans  sa  mollesse  s'amoindrit,  s'efface,  et  finit 
par  ne  plus  compter.  C'est  aux  parents,  c'est 
à  tous  ceux  qui  forment  les  jeunes  de  les 
aimer  sagement,  de  les  éclairer  délicatement, 
de  se  servir  de  leur  expérience  pour  ne  pas 
les  abandonner  au  hasard  des  circonstances 
sous  prétexte  de  les  ménager! 

LXII 

Tristesse 

C'est  un  dimanche  lamentable:  il  pleut,  le 
vent  est  plein  de  reproches...  on  voudrait 
s'approcher  d'un  grand  feu  qui  flambe . . . 

J'ai  laissé  tomber  mon  livre:  il  est  rempli 
de  mots  sonores  enfilés  en  mesure,  mais  l'âme 
en  est  absente:  sur  la  table  s'empilent  des 
journaux,  j'y  lirais  des  récits  de  scandales, 
les  horreurs  de  la  guerre,  toute  la  misère 
humaine!  Je  n'y  trouverais  rien  pour  me  tirer 
de  la  tristesse  où  j'enfonce.  Les  vêpres  son- 
nent: sous  la  pluie,  et  courbant  le  dos,  les 
gens  pieux  se  rendent  à  l'église,  et  les  gamins 
aussi:  ils  n'entendent  rien  au  latin  des  psau- 
mes, et  ils  se  feront  des  niches  dans  l'église 
à  moitié   vide. 

Indolente  et  lasse  dans  mon  fauteuil,  je 
regarde  la  pluie  qui  fait  des  ronds  dans  l'eau, 


162  LETTRES  DE  FADETTE 

et  je  me  dis  machinalement:  "Il  faut  pour- 
tant trouver  quelque  chose  à  dire  aux  lecteurs 
de  Fadette!"  Mais  je  ne  trouve  rien  et  je  de- 
vrais avoir  des  scrupules  de  vous  faire  parta- 
ger l'impression  opprimante  qui  se  dégage 
d'une  grande  solitude  perdue  dans  le  brouil- 
lard. 

Peut-être  quelques-uns  parmi  vous  auront 
déjà  senti  profondément  que  malgré  les  ami- 
tiés et  les  sympathies,  chacun  de  nous  est 
terriblement  seul  en  ce  monde!  Nous  som- 
mes parfois  longtemps  sans  nous  en  douter, 
nous  sommes  si  entourés  extérieurement  ; 
puis,  subitement  se  fait  l'angoissante  révéla- 
tion. Nous  sentons  tout  à  coup  que  nous 
sommes  hors  d'atteinte  de  toute  aide  et  de 
toute  consolation,  et  nous  n'avons  personne 
à  accuser,  puisque  c'est  notre  incapacité  à 
nous  expliquer  et  à  nous  révéler  qui  nous 
isole  ainsi. 

Quand  vous  avez  voulu  dire  ce  qui  vous 
consume  en  dedans:  angoisse,  doute,  regret 
ou  joie  profonde,  avez-vous  remarqué,  sur 
la  figure  de  celui  qui  écoute,  cette  expres- 
sion de  non  compréhension  qui  vous  force  à 
reculer  en  vous-même?  C'est  dans  ces  mo- 
ments que  l'âme  sent  sa  solitude,  et  qu'elle 
entrevoit  dans  un  éclair  lumineux  qu'elle  sera 
encore  plus  seule  pour  mourir  qu'elle  ne  l'a 
été  pour  vivre. 

Je  me  dis  souvent  que  nos  morts,  ceux  dont 
la  pensée  nous  suit  toujours,  nous  compren- 
nent mieux  que  les  vivants,  et  c'est  très  doux 


LETTRES  DE  FADETTE  163 

cette  pensée,  que  Dieu  en  nous  les  enlevant 
leur  permet  une  union  plus  étroite  avec  nous. 
Dans  la  première  douleur  de  la  séparation 
nous  ne  pouvons  comprendre  cette  intimité 
nouvelle,  ce  n'est  que  plus  tard,  quand  les 
petites  amitiés  de  la  terre  nous  ont  manqué, 
que  nous  avons  senti  autour  de  nous  et  en 
nous  des  voix  connues  qui  dominent  les  ru- 
meurs du  monde  et  reprennent  contact  avec 
tout  ce  qui  nous  intéressa  ensemble,  autre- 
fois . . .  mais  comme  ils  voient  tout  de  très 
haut,  ils  nous  élèvent  avec  eux  dans  les  ré- 
gions supérieures.  Aimer  toujours  nos  morts, 
c'est  savoir  les  entendre  quand  ils  nous  par- 
lent. 

Laissons  pénétrer  en  nous  la  conviction, 
qu'à  notre  tour,  quand  nous  serons  partis, 
nous  posséderons  nos  amis  par  tout  le  mys- 
tère de  leur  âme  qui  n'aura  plus  de  secrets 
pour  nous,  et  que  nous  pourrons  leur  être 
plus  secourables  et  plus  bienfaisants  que 
maintenant. 

Que  cette  pensée  nous  rende  patients  avec 
ceux  qui  se  taisent  et  indulgents  pour  ceux 
qui  ne  comprennent  pas  très  bien. 

Il  pleut  toujours:  à  travers  le  grand  silence 
de  la  rue  déserte  m'arrivent  les  sons  un  peu 
vagues  de  l'orgue  grêle  de  la  petite  église. . . 
les  accords  monotones  arrêtent,  puis,  repren- 
nent avec  chaque  psaume  nouveau,  et  il  me 
semble  que  ma  tristesse,  comme  un  voile  qui 
se  lève,  se  fond  peu  à  peu  dans  une  douceur 
apaisante  qui  vient  de  très  loin...  peut-être 
des  bonheurs  passés... 


Table  des  matières 


PAGES 

Une  seule  Lumière! 1 

Si  chacun  se  mêlait  de  ses  affaires!  .     .  3 

Les  Moineaux 5 

Le  livre  de  la  Vie 8 

"Et  là-bas  il  vit  une  petite  lumière. . ."  .  11 

Bon  sens 13 

Le  Printemps  entre  chez  moi  .     .     .     .  16 

Le  coeur  de  Marie-Anne 19 

Pour  les  Aveugles! 22 

Si  nous  pouvions  le  croire! 24 

Heures  précieuses 27 

Ohé!  les  gens  pratiques! 30 

Pour  que  l'amour  dure! 33 

Le  Monstre 37 

Le  Pin  parlant 39 

L'Ouragan 42 

De  T éducation 44 

Flânerie 47 

Un  sermon  en  musique i50 

La  sympathie 52 

L'éteignoir 55 

Incertitude 59 

Entre  amies 61 

Comme  nous  les  oublions! 65 

Les  maladroits 67 

La  pierre  des  bavardes .69 

Simples  réflexions 72 


PAGES 

Désespoir 74 

Ma  vieille  cousine 77 

Parlez  d'eux! 80 

Un  appel 83 

Petites  curieuses 86 

Le  rêve  effacé 89 

Boudoir  et  grog  noir 92 

Une  halte  dans  l'église 94 

Conte  du  coin  du  feu 97 

Mauvaise  humeur  féminine 101 

Jour  des  morts 103 

Nous  passons 106 

La  soldanelle 108 

Nous  changeons 111 

Noël 113 

Les  écoles  d'Ontario 115 

Dans  un  couvent 117 

Dans  un  rayon 120 

La  petite  soeur  de  charité 123 

Autour  du  feu 127 

Sur  le  mariage 129 

Confession 132 

Semaine  sainte 134 

La  politesse  des  Canadiens 137 

A  celles  qui  travaillent 140 

Fadette  enseigne  l'hérésie 143 

Nos  filles 147 

Quand  on  ne  sait  pas  quoi  dire  .      .     .150 
Gardons  nos  anges  sur  la  terre  .      .      .152 

Par  les  chemins  verts 155 

Fleurs  éphémères 158 

Tristesse 161 


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