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Full text of "Lettres persanes; Grandeur et décadence des Romains; Politique des Romains .."

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University  of  Toronto 


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Montesquieu. 


'   LETTRES   PERSANES 


GRANDEUR   ET   DÉCADENCE 

DES    ROMAINS 


POLITIQUE  DES  ROMAINS 


LUTETIA 

Introduction  par 

EMILE    FAGUET 

DE.    l'académie    française 


Paris 
Nelson,  Editeurs 

189,   rue   Saint  -  Jacques 

Londres,  K!dimbourg  et  New-York 


■^3 


ÉDITION   LUTETIA 


Publiée  sous  la  direction  de 

EMILE     FAGUET 
de  l'Académie  française 


INTRODUCTION 


Montesquieu  est  considéré  généralement,  et  il  doit 
l'être  en  effet,  comme  le  créateur  de  la  littérature 
politique  en  France.  La  littérature  politique  est  la 
littérature  qui  s'occupe  des  conditions  d'existence  et 
des  conditions  de  développement  des  peuples.  En 
tant  que  science,  elle  s'appelle  la  sociologie.  Mon- 
tesquieu est  un  sociologue  qui  en  même  temps,  ce  qui 
arrive  quelquefois,  est  un  grand  écrivain. 

Il  a  écrit  trois  ouvrages,  à  ne  tenir  compte  que  de 
ceux  qui  sont  importants  :  les  Lettres  Persanes,  les 
Considérations  sur  les  causes  de  la  grandeur  des  Ro- 
mains et  de  leur  décadence,  V Esprit  des  Lois. 

Les  Lettres  Persanes  sont  des  satires  en  prose  sur 
la  France  du  commencement  du  xviii®  siècle,  sur 
ses  mœurs,  sur  ses  préjugés,  sur  ses  sottises.  C'est 
un  livre  analogue  aux  Caractères  de  La  Bruyère  et 
qui,  souvent,  semble  les  continuer.  Il  est  extrêmement 
spirituel,  piquant,  divertissant  et  aigu.  Les  tableaux 
et  plus  encore  les  portraits  y  sont  vifs  et  extrême- 

V 


INTRODUCTION. 


ment  divertissants.  Mais  il  faut  ajouter  que  ce  livre, 
déjà,  ne  laisse  pas  d'être  profond.  Les  idées  princi- 
pales y  sont  déjà  qui  seront  développées  et  mises  en 
toute  leur  lumière  dans  VEsprit  des  Lois.  Montes- 
quieu repense;  il  creuse,  mais  il  n'évolue  pas.  Ses 
idées  directrices  n'ont  pas  changé  depuis  sa  jeunesse 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 

La  grandeur  et  la  décadence  des  Romains  était 
destinée,  dans  la  pensée  de  Montesquieu,  à  être  un 
chapitre  de  VEsprit  des  Lois.  Montesquieu  a  donné 
ce  chapitre  à  part  à  cause  de  son  importance.  C'est 
un  ouvrage  qui  ressortit  à  ce  qu'on  a  appelé  depuis 
«  la  philosophie  de  l'histoire  »  ;  autrement  dit  c'est 
un  ouvrage  d'histoire  où  l'auteur  s'attache  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  général  dans  l'histoire,  c'est-à-dire 
à  l'enchaînement  des  causes  probables  et  des  pro- 
bables effets.  Montesquieu  y  fait  preuve  de  pénétra- 
tion, de  sagacité,  d'une  grande  intelligence  des 
mœurs  et  des  caractères  des  hommes.  Il  y  montre 
admirablement  les  effets  de  l'avidité,  de  «  l'avarice  » 
incoercible  d'un  peuple  que  ses  succès  ont  enivré 
et  comme  déchaîné  à  travers  le  monde  et  qui  a  su 
tout  vaincre  excepté  lui-même  ;  et  son  ouvrage  est 
ainsi,  en  même  temps  qu'un  grand  tableau,  une  grande 
leçon  sur  laquelle,  à  toutes  les  époques  de  l'humanité, 
les  grandes  nations  doivent  méditer. 

La  pensée  complète  de  Montesquieu  est  dans 
VEsprit  des  Lois.  VEsprit  des  Lois  est  une  sociologie 
complète.  C'est  comme  un  élargissement  du  précé- 

VI 


INTRODUCTION. 


dent  livre.  Si  les  Considérations  étaient  un  examen 
des  causes  de  la  grandeur  des  Romains  et  des  causes 
de  leur  décadence,  V Esprit  des  Lois  est  un  examen 
des  causes  de  la  grandeur  et  des  causes  de  la  décadence 
de  tous  les  peuples.  Au  fond  V Esprit  des  Lois  est  une 
pathologie  sociale.  Ce  qui  y  est  surtout  étudié  ce 
sont  les  maladies  qui  s'attaquent  à  la  complexion 
des  peuples  et  qui  les  font  peu  à  peu  ou  rapidement 
périr.  Chez  tel  peuple  c'est  la  démagogie,  chez  tel 
autre  c'est  l'aristocratie  trop  fermée  et  trop  égoïste, 
chez  tel  autre  c'est  le  despotisme,  qui  est  l'élément 
initial  et  permanent  de  ruine  et  de  mort.  Et  c'est 
une  chose  admirable  comme  Montesquieu  saisit  et 
isole  le  principe  du  mal  et  en  suit  pas  à  pas  les  dé- 
veloppements et  les  progrès. 

C'est  là  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  partie  des- 
criptive et  proprement  historique  du  livre.  Il  y  a,  non 
pas  à  part,  mais  répandu  et  disséminé  dans  tout  son 
cours,  une  partie  didactique,  c'est-à-dire  où  Montes- 
quieu indique  au  moins  et  souvent  affirme  ce  qu'il 
veut,  ce  qu'il  croit  bon,  ce  qu'il  recommande.  A  cet 
égard  le  principe  ou  plutôt  le  sentiment  devenu 
idée  d'où  part  Montesquieu  n'est  pas  autre  chose 
que  l'horreur  du  despotisme.  De  ce  sentiment  les 
Lettres  Persanes  étaient  déjà  toutes  pleines.  Montes- 
quieu était  né  à  la  vie  intellectuelle  sur  la  fin  du 
règne  de  Louis  XIV,  et  du  superbe  despote  il  avait 
gardé  une  idée  et  un  souvenir  où  dominaient  l'indigna- 
tion et  l'horreur. 


.INTRODUCTION. 


Aussi  le  fond  de  Montesquieu  a  toujours  été  la 
haine  du  despotisme,  c'est-à-dire  du  gouvernement 
d'un  seul,  et,  en  tant  qu'auteur  didactique,  ce  qu'il 
s'est  toujours  demandé  c'est  :  «Que  faut-il  pour 
éviter  le  gouvernement  d'un  seul  ?  » 

Ce  qu'il  faut,  selon  lui,  ce  sont  les  différentes 
choses  suivantes  : 

Des  pouvoirs  intermédiaires  entre  le  chef  de  l'État 
et  le  peuple,  c'est-à-dire  des  groupes  dépendant  du 
chef  de  l'État  ;  mais  ayant  une  certaine  autonomie 
et  un  certain  pouvoir  (noblesse,  clergé,  magistrature), 
et  c'est  en  cela  que  Montesquieu  est  et  reste  aristo- 
crate. 

La  séparation  des  pouvoirs  dirigeants,  c'est-à-dire 
la  séparation  du  pouvoir  qui  fait  les  lois,  du  pouvoir 
qui  les  exécute  et  du  pouvoir  judiciaire.  Il  ne  faut 
pas  que  le  roi  soit  législateur  ;  il  ne  faut  pas  que  le 
pouvoir  législatif  exécute  les  lois  ;  et  il  ne  faut  pas 
que  le  pouvoir  qui  juge  fasse  les  lois.  Il  faut,  en  un 
mot,  pour  que  l'autorité  ne  soit  pas  despotique, 
qu'elle  soit  divisée. 

C'est  la  théorie  du  gouvernement  complexe.  Il 
n'est  pas  douteux  que  Montesquieu  ne  l'ait  trouvée 
dans  Aristote  et  aussi  dans  Cicéron  ;  mais  il  est 
évident  aussi  qu'il  l'a  trouvée,  suffisamment  précise, 
dans  la  constitution  anglaise  et  dans  la  pratique  du 
gouvernement  anglais.  Montesquieu  est  un  admirateur 
et  un  élève  libre  et  indépendant  de  l'Angleterre. 

Tous  ses  ouvrages  sont  pénétrés  de  l'amour  de  la 


.INTRODUCTION. 


liberté.  Montesquieu  est  le  père  du  libéralisme  en 
France.  Il  a  cru,  peut-être  trop,  que  l'individu  est 
un  principe  de  force  nationale  qu'il  faut  le  plus 
possible  laisser  indépendant  et  autonome  pour  que, 
pour  le  plus  grand  bien  de  la  collectivité,  il  mette 
en  jeu  tout  ce  qu'il  a  en  lui  de  puissances.  Montes- 
quieu est  profondément  individualiste  avec,  de  plus, 
cette  conviction  que  l'individu  doit  s'encadrer  dans 
des  agrégations  naturelles,  dans  des  groupements 
volontaires  qui  multiplient  ses  forces  en  même 
temps  qu'ils  les  disciplinent. 

Rien  de  plus  juste.  Ce  qui  restait  à  faire  après 
Montesquieu,  c'était  reconnaître,  tout  en  les  limitant, 
les  droits  aussi  et  les  autorités  légitimes  et  nécessaires 
du  pouvoir  central,  et  c'est  ce  que  les  successeurs  et 
héritiers  de  Montesquieu,  Benjamin  Constant  par 
exemple,  se  sont  appliqués  à  faire. 

Les  talents  littéraires  de  Montesquieu  sont  de 
premier  ordre.  Élève,  cela  se  sent,  des  hommes  du 
xvii^  siècle  qui  n'ont  pas  visé  à  l'éloquence,  élève 
des  Saint-Évremont  et  des  La  Bruyère,  il  a  d'abord 
l'esprit,  le  trait,  la  pointe  (dans  le  bon  sens  du  mot), 
quelque  chose  de  pénétrant  et  d'aigu.  Il  écrit  en 
épigrammes  sans  presque  y  songer  ou  du  moins  sans 
le  chercher  et  il  est  comme  naïvement  ingénieux.  Il 
a  de  plus  et  comme  par  suite  le  style  à  formules, 
vigoureusement  ramassé  et  contracté  et  qui  semble 
frapper  la  sentence  comme  une  médaille.  Une  sen- 
tence  est  comme    une    épigramme    grave.    Montes- 


.INTRODUCTION. 


quieu  y  excelle.  Son  style  est  rarement  imagé  et 
Montesquieu  n'est  pas  un  poète,  mais  il  a  la  force, 
la  vigueur  et  l'autorité.  Montesquieu  était  magistrat  : 
il  a  le  style  d'un  magistrat  réfléchi,  autoritaire,  un 
peu  hautain  et  aussi  qui  se  souvient  d'avoir  été 
avocat  agressif  et  spirituel,  et  souvent  aussi  il  s'élève 
facilement  et  sans  effort  à  la  plus  haute  et  à  la  plus 
libre  éloquence. 

Le  retentissement  de  son  œuvre  a  été  immense. 
Dès  son  apparition  V Esprit  des  Lois  occupa  tous  les 
esprits.  Voltaire  l'admira  et  aussi  prétendit  le  réfuter 
en  partie.  Jean- Jacques  Rousseau  en  fut  si  ému 
qu'il  écrivit  le  Contrat  social  avec,  on  peut  le  dire, 
les  yeux  continuellement  fixés  sur  l'ouvrage  de  Mon- 
tesquieu. Le  Contrat  social  est  l'antithèse  et  l'anta- 
goniste de  V Esprit  des  Lois.  Au  libéralisme  il  oppose 
l'omnipotence  de  l'État,  à  l'aristocratisme  la  dé- 
mocratie presque  pure,  à  la  pondération  et  à  l'équi- 
libre des  pouvoirs  un  pouvoir  unique  qui,  seulement, 
au  lieu  du  pouvoir  royal,  sera  la  souveraineté  du 
peuple  ;  à  la  constitution  anglaise  analysée  avec 
éloge  et  évidemment  recommandée  par  Montesquieu, 
une  constitution  analogue  à  l'antique  constitution 
athénienne.  A  partir  du  Contrat  social  il  y  eut  en 
France  deux  écoles  politiques  principales  :  l'école 
libérale  dérivant  de  Montesquieu,  l'école  démocra- 
tique procédant  de  Jean- Jacques  Rousseau. 

Sous  la  Révolution  française  l'influence  de  Mon- 
tesquieu est  très  grande  encore  et  inspire  plusieurs 


INTRODUCTION. 


lois,  notamment  de  l'Assemblée  nationale.  Elle 
inspire  particulièrement  la  Déclaration  des  droits  de 
r homme  et  du  citoyen. 

Plus  tard  on  sait  assez  que  l'influence  de  Jean- 
Jacques  Rousseau  prévalut  et  que  la  souveraineté 
du  peuple  devint  chez  les  Français  une  espèce  de 
dogme.  Cependant  le  parti  libéral,  qui  n'a  jamais 
cessé  d'exister  en  France,  est  resté  Adèle  aux  pensées 
directrices  de  Montesquieu  et  a  toujours  cherché  à 
maintenir  la  séparation  et  la  pondération  des  pouvoirs 
et  les  droits  de  l'individu,  c'est  à  savoir  les  deux 
choses  qui  sont  la  garantie  même  de  la  liberté  politique. 

Toute  politique  à  part,  Montesquieu  reste  un  des 
plus  grands  hommes  de  la  littérature  française  et 
de  la  pensée  française.  Il  a  fait  entrer  la  sociologie 
dans  la  littérature  comme  les  Pascal  et  les  Bossuet 
y  avaient  fait  entrer  la  théologie.  Il  a  revêtu  d'une 
forme  nette,  précise  et  éclatante  des  idées  jusqu'à 
lui  abstraites  et  comme  enveloppées  en  elles-mêmes. 
Il  a  comme  rendu  vivantes  des  théories  sèches  jusqu'à 
lui  et  comme  inanimées  dans  leur  dessin  maigre  et 
aride.  Il  a  surtout  compris  que  les  théories  politiques 
sont  sans  portée  sur  les  esprits  et  sans  efficace  si 
elles  ne  sortent  pas  de  l'histoire  ou  ne  s'appuient  pas 
sur  l'histoire,  et  jamais  il  n'a  cessé  ni  omis  d'être 
tout  à  la  fois  un  théoricien  qui  suit  des  idées  et  un 
historien  qui  les  montre  vivantes  et  palpables  dans 
les  faits  soit  anciens  soit  contemporains.  Il  est  un 
théoricien  historien  et  un  historien  à  qui  l'histoire 


INTRODUCTION. 


donne  des  idées  générales.  Il  y  a  dans  cela  toute 
.'  une  méthode  que  l'on  fera  toujours  bien  de  suivre  ; 
il  y  a  de  plus  un  génie  qui  lui  était  particulier  et 
qu'il  garde,  mais  dont  on  peut  s'inspirer  du  moins 
et  recevoir  la  salutaire  et  forte  influence.  Comme 
savant,  comme  homme  de  pensée,  comme  homme 
d'imagination  dans  les  idées,  comme  écrivain  enfin 
ingénieux  et  puissant,  Montesquieu  est  un  des  plus 
grands  esprits  de  l'humanité. 

EMILE   FAGUET. 


LETTRES   PERSANES 

Pages 

Quelques  réflexions  sur  les  Lettres  Persanes  .        19 
Introduction    .......        23 

Lettres  Persanes       ......       25 

GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 
DES  ROMAINS 

I.   Commencements  de  Rome.  Ses  guerres     333 

II.   De  l'art  de  la  guerre  chez  les  Romains     342 

III.  Comment  les  Romains  purent  s'agrandir     348 

IV.  Des  Gaulois.    De  Pyrrhus.    Parallèle   de 

Carthage      et      de      Rome.      Guerre 
d'Annibal .  .         .         .         .         «352 


V.  De  l'état  de  la  Grèce,  de  la  ^^lacédoine, 
de  la  Syrie  et  de  l'Egypte,  après 
l'abaissement  des  Carthaginois  .         .     364 


14  TABLE 

Pages 

VI.   De  la  conduite  que  les  Romains  tinrent 

pour  soumettre  tous  les  peuples      .     375 

VIL  Comment  Mithridate  put  leur  résister     387 

VI IL   Des  divisions  qui  furent  toujours  dans 

la  ville 390 

IX.   Deux  causes  de  la  perte  de  Rome     .     397 

X.  De  la  corruption  des  Romains  .         .     403 

XL   De  Sylla.  De  Pompée  et  César  .     406 

XII.  De  l'état  de   Rome  après  la  mort  de 

César       .         .         .         .         .         .419 

XIII.  Auguste      .....  .     425 

XIV.  Tibère 434 

XV.  Des  empereurs  depuis  Caïus   Caligula 

jusqu'à  Antonin       ....     440 

XVI.  De  l'état   de  l'empire  depuis  Antonin 

jusqu'à  Probus  .         .  .         «451 

XVII.  Changement  dans  l'État     .         .         .     463 

XVIII.   Nouvelles     maximes     prises     par    les 

Romains  .....     472 

XIX.  Grandeur  d'Attila.  Cause  de  l'établisse- 
ment des  barbares.  Raisons  pourquoi 
l'empire  d'Occident  fut  le  premier 
abattu 479 


TABLE  15 

Pages 

XX.  Des   conquêtes   de  Justinien.    De   son 
gouvernement .... 


XXL   Désordes  de  l'empire  d'Orient    . 

XXIL  Faiblesse  de  l'empire  d'Orient    . 

XXIIL   Raison  de  la  durée  de  l'empire  d'Orient 
Sa  destruction 


488 
498 

504 

S16 


Dissertation  sur  la  Politique  des  Romains 

DANS  LA  Religion 525 


LETTRES    PERSANES 


QUELQUES    REFLEXIONS    SUR 
LES   LETTRES   PERSANES 

Rien  n'a  plu  davantage  dans  les  Lettres  Persanes 
que  d'y  trouver,  sans  y  penser,  une  espèce  de  roman. 
On  en  voit  le  commencement,  le  progrès,  la  fin  : 
les  divers  personnages  sont  placés  dans  une  chaîne 
qui  les  lie.  A  mesure  qu'ils  font  un  plus  long  séjour 
en  Europe,  les  mœurs  de  cette  partie  du  monde 
prennent  dans  leur  tête  un  air  moins  merveilleux 
et  moins  bizarre  ;.et  ils  sont  plus  ou  moins  frappés 
de  ce  bizarre  et  de  ce  merveilleux,  suivant  la  dif- 
férence de  leurs  caractères.  D'un  autre  côté,  le 
désordre  croît  dans  le  sérail  d'Asie  à  proportion  de 
la  longueur  de  l'absence  d'Usbek,  c'est-à-dire  à 
mesure  que  la  fureur  augmente,  et  que  l'amour 
diminue. 

D'ailleurs  ces  sortes  de  romans  réussissent 
ordinairement,  parce  que  l'on  rend  compte  soi- 
même  de  sa  situation  actuelle  ;  ce  qui  fait  plus 
sentir  les  passions  que  tous  les  récits  qu'on  en  pour- 
rait faire.  Et  c'est  une  des  causes  du  succès  de 
quelques  ouvrages  charmants  qui  ont  paru  depuis 
les  Lettres  Persanes. 

Enfin,  dans  les  romans  ordinaires,  les  digressions 
ne  peuvent  être  permises  que  lorsquelles  forment 
elles-mêmes  un  nouveau  roman.  On  n'y  saurait 
mêler   de    raisonnements,  parce   que,  aucuns  des 

30 


20  LETTRES  PERSANES 

personnages  n'y  ayant  été  assemblés  pour  raisonner, 
cela  choquerait  le  dessein  et  la  nature  de  l'ouvrage. 
Mais,  dans  la  forme  de  lettres,  où  les  acteurs  ne 
sont  pas  choisis,  et  où  les  sujets  qu'on  traite  ne  sont 
dépendants  d'aucun  dessein  ou  d'aucun  plan  déjà 
formé,  l'auteur  s'est  donné  l'avantage  de  pouvoir 
joindre  de  la  philosophie,  de  la  politique  et  de  la 
morale  à  un  roman,  et  de  lier  le  tout  par  une  chaîne 
secrète  et  en  quelque  façon  inconnue. 

Les  Lettres  Persanes  eurent  d'abord  un  débit  si 
prodigieux,  que  les  libraires  mirent  tout  en  usage 
pour  en  avoir  des  suites.  Ils  allaient  tirer  par  la 
manche  tous  ceux  qu'ils  rencontraient  :  «  Monsieur, 
disaient-ils,  faites-moi  des  Lettres  Persanes.  » 

Mais  ce  que  je  viens  de  dire  sufht  pour  faire  voir 
qu'elles  ne  sont  susceptibles  d'aucune  suite,  encore 
moins  d'aucun  mélange  avec  des  lettres  écrites 
d'une  autre  main,  quelque  ingénieuses  qu'elles 
puissent  être. 

Il  y  a  quelques  traits  que  bien  des  gens  ont 
trouvés  bien  hardis  ;  mais  ils  sont  priés  de  faire 
attention  à  la  nature  de  cet  ouvrage.  Les  Persans 
qui  doivent  y  jouer  un  si  grand  rôle  se  trouvaient 
tout  à  coup  transplantés  en  Europe,  c'est-à-dire 
dans  un  autre  univers.  Il  y  avait  un  temps  où  il 
fallait  nécessairement  les  représenter  pleins  d'igno- 
rance et  de  préjugés  :  on  n'était  attentif  qu'à 
faire  voir  la  génération  et  le  progrès  de  leurs  idées. 
Leurs  premières  pensées  devaient  être  singulières  : 
il  semblait  qu'on  avait  rien  à  faire  qu'à  leur  donner 
l'espèce  de  singularité  qui  peut  compatir  avec  de 
l'esprit  ;  on  n'avait  à  peindre  que  le  sentiment 
qu'ils  avaient  eu  à  chaque  chose  qui  leur  avait 
paru  extraordinaire.  Bien  loin  qu'on  pensât  à 
intéresser  quelque  principe  de  notre  religion,  on 
ne  se  soupçonnait  pas  même  d'imprudence.  Ces 


LETTRES   PERSANES  21 

traits  se  trouvent  toujours  liés  avec  le  sentiment 
de  surprise  et  d'étonnement,  et  point  avec  l'idée 
d'examen,  et  encore  moins  avec  celle  de  critique. 
En  parlant  de  notre  religion,  ces  Persans  ne  doivent 
pas  paraître  plus  instruits  que  lorsqu'ils  parlaient 
de  nos  coutumes  et  de  nos  usages  ;  et,  s'ils  trouvent 
quelquefois  nos  dogmes  singuliers,  cette  singularité 
est  toujours  marquée  au  coin  de  la  parfaite  igno- 
rance des  liaisons  qu'il  y  a  entre  ces  dogmes  et 
nos  autres  vérités. 

On  fait  cette  justification  par  amour  pour  ces 
grandes  vérités,  indépendamment  du  respect  pour 
le  genre  humain,  que  l'on  n'a  certainement  pas  voulu 
frapper  par  l'endroit  le  plus  tendre.  On  prie  donc 
le  lecteur  de  ne  pas  cesser  un  moment  de  regarder 
les  traits  dont  je  parle  comme  des  effets  de  la  sur- 
prise de  gens  qui  devaient  en  avoir,  ou  comme  des 
paradoxes  faits  par  des  hommes  qui  n'étaient  pas 
même  en  état  d'en  faire.  Il  est  prié  de  faire  attention 
que  tout  l'agrément  consistait  dans  le  contraste 
éternel  entre  les  choses  réelles  et  la  manière  sin- 
guHère,  naïve  ou  bizarre,  dont  elles  étaient  aperçues. 
Certainement  la  nature  et  le  dessein  des  Lettres 
Persanes  sont  si  à  découvert  qu'elles  ne  tromperont 
jamais  que  ceux  qui  voudront  se  tromper  eux- 
mêmes. 


INTRODUCTION 

Je  ne  fais  point  ici  d'épître  dédicatoire,  et  je  ne 
demande  point  de  protection  pour  ce  livre  :  on  le 
lira,  s'il  est  bon  ;  et,  s'il  est  mauvais,  je  ne  me  soucie 
pas  qu'on  le  lise. 

J'ai  détaché  ces  premières  lettres  pour  essayer  le 
goût  du  public  :  j'en  ai  un  grand  nombre  d'autres 
dans  mon  portefeuille,  que  je  pourrai  lui  donner 
dans  la  suite. 

Mais  c'est  à  condition  que  je  ne  serai  pas  connu  : 
car,  si  l'on  vient  à  savoir  mon  nom,  dès  ce  moment 
je  me  tais.  Je  connais  une  femme  qui  marche  assez 
bien,  mais  qui  boite  dès  qu'on  la  regarde.  C'est 
assez  des  défauts  de  l'ouvrage,  sans  que  je  présente 
encore  à  la  critique  ceux  de  ma  personne.  Si  l'on 
savait  qui  je  suis,  on  dirait  :  Son  livre  jure  avec 
son  caractère  ;  il  devrait  employer  son  temps  à 
quelque  chose  de  mieux,  cela  n'est  pas  digne  d'un 
homme  grave.  Les  critiques  ne  manquent  jamais 
ces  sortes  de  réflexions,  parce  qu'on  les  peut  faire 
sans  essayer  beaucoup  son  esprit. 

Les  Persans  qui  écrivent  ici  étaient  logés  avec 
moi  ;  nous  passions  notre  vie  ensemble.  Comme  ils 
me  regardaient  comme  un  homme  d'un  autre 
monde,  ils  ne  me  cachaient  rien.  En  effet,  des  gens 
transplantés  de  si  loin  ne  pouvaient  plus  avoir  de 
secrets.  Ils  me  communiquaient  la  plupart  de  leurs 
lettres;  je  les  copiai.  J'en  surpris  même  quelques- 
unes,  dont  ils  se  seraient  bien  gardés  de  me  faire 


24  LETTRES  PERSANES 

confidence,  tant  elles  étaient  mortifiantes  pour  la 
vanité  et  la  jalousie  persane. 

Je  ne  fais  donc  que  l'office  de  traducteur  :  toute 
ma  peine  a  été  de  mettre  l'ouvrage  à  nos  mœurs. 
J'ai  soulagé  le  lecteur  du  langage  asiatique  autant 
que  je  l'ai  pu,  et  l'ai  sauvé  d'une  infinité  d'expressions 
sublimes  qui  l'auraient  ennuyé  jusque  dans  les  nues. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  lui. 
J'ai  retranché  les  longs  compliments,  dont  les 
Orientaux  ne  sont  pas  moins  prodigues  que  nous  ; 
et  j'ai  passé  un  nombre  infini  de  ces  minuties  qui 
ont  tant  de  peine  à  soutenir  le  grand  jour,  et  qui 
doivent  toujours  mourir  entre  deux  amis. 

Si  la  plupart  de  ceux  qui  nous  ont  donné  des 
recueils  de  lettres  avaient  fait  de  même,  ils  auraient 
vu  leur  ouvrage  s'évanouir. 

Il  y  a  une  chose  qui  m'a  souvent  étonné  ;  c'est 
de  voir  ces  Persans  quelquefois  aussi  instruits  que 
moi-même  des  mœurs  et  des  manières  de  la  nation, 
jusqu'à  en  connaître  les  plus  fines  circonstances, 
et  à  remarquer  des  choses  qui,  je  suis  sûr,  ont 
échappé  à  bien  des  Allemands  qui  ont  voyagé  en 
jFrance.  J'attribue  cela  au  long  séjour  qu'ils  y  ont 
fait  :  sans  compter  qu'il  est  plus  facile  à  un  Asiatique 
de  s'instruire  des  mœurs  des  Français  dans  un  an, 
qu'il  ne  l'est  à  un  Français  de  s'instruire  des  mœurs 
des  Asiatiques  dans  quatre  ;  parce  que  les  uns  se 
livrent  autant  que  les  autres  se  communiquent  peu. 

L'usage  a  permis  à  tout  traducteur,  et  même  au 
plus  barbare  commentateur,  d'orner  la  tête  de  sa 
version  ou  de  sa  glose  du  panégyrique  de  l'original, 
st  d'en  relever  l'utiHté,  le  mérite  et  l'excellence.  Je 
ne  l'ai  point  fait  :  on  en  devinera  facilement  les 
raisons.  Une  des  meilleures  est  que  ce  serait  une 
chose  très  ennuyeuse,  placée  dans  un  lieu  déjà  très 
ennuyeux  de  lui-même,  je  veux  dire  une  préface. 


LETTRES    PERSANES 


Lettre  I.  —  Usbek  a  son  ami  Rustan. 
A  Ispahan. 

NOUS  n'avons  séjourné  qu'un  jour  à  Com. 
Lorsque  nous  eûmes  fait  nos  dévotions  sur  le 
tombeau  de  la  vierge^  qui  a  mis  au  monde  douze 
prophètes,  nous  nous  remîmes  en  chemin  ;  et  hier, 
vingt-cinquième  jour  de  notre  départ  d'Ispahan, 
nous  arrivâmes  à  Tauris. 

Rica  et  moi  sommes  peut-être  les  premiers  parmi 
les  Persans  quej/envie  de  savoir  ait  fait  sortir  de 
leur  pays,  et  qui  aient  renoncé  aux  douceurs  d'une 
vie  tranquille  gour  aller  chercher  laborieusement 
la_sagesse. 

Nous  sommes  nés  dans  un  ro3'aume  florissant  ; 
mais  nous  n'avons  pas  cru  que  ses  bornes  fussent 
celles  de  nos  connaissances,  et  que  la  lumière 
orientale  dût  seule  nous  éclairer. 

Mande-moi  ce  que  Ton  dit  de  notre  vo^-age  ;  ne 
me  flatte  point.  Je  ne  compte  pas  sur  un  grand 
nombre  d'approbateurs.  Adresse  ta  lettre  à  Erzeron, 
où  je  séjournerai  quelque  temps.  Adieu,  mon  cher 
Rustan.  Sois  assuré  qu'en  quelque  lieu  du  monde 
où  je  sois,  tu  as  un  ami  fidèle. 

De  Tauris,  le  15  de  la  lune  de  saphar,  1711, 
1  Fatime,  fille  de  Mahomet. 


26  LETTRES   PERSANES 

Lettre  IL  —  Usbek  au  premier  eunuque 

NOIR. 

A  son  sérail  d'Ispahan. 

Tu  es  le  gardien  fidèle  des  plus  belles  femmes  de 
Perse  ;  je  t'ai  confié  ce  que  j'avais  dans  le  monde  de 
plus  cher  :  tu  tiens  en  tes  mains  les  clefs  de  ces  portes 
fatales  qui  ne  s'ouvrent  que  pour  moi.  Tandis  que 
tu  veilles  sur  ce  dépôt  précieux  de  mon  cœur,  il  se 
repose  et  jouit  d'une  sécurité  entière.  Tu  fais  la 
garde  dans  le  silence  de  la  nuit  comme  dans  le 
tumulte  du  jour.  Tes  soins  infatigables  soutiennent 
la  vertu  lorsqu'elle  chancelle.  Si  les  femmes  que 
tu  gardes  voulaient  sortir  de  leur  devoir,  tu  leur 
en  ferais  perdre  l'espérance.  Tu  es  le  fléau  du  vice 
et  la  colonne  de  la  fidélité. 

Tu  leur  commandes  et  leur  obéis.  Tu  exécutes 
aveuglément  toutes  leurs  volontés,  et  leur  fais 
exécuter  de  même  les  lois  du  sérail  ;  tu  trouves  de 
la  gloire  à  leur  rendre  les  services  les  plus  vils  ;  tu 
te  soumets  avec  respect  et  avec  crainte  à  leurs 
ordres  légitimes  ;  tu  les  sers  comme  l'esclave  de 
leurs  esclaves.  Mais,  par  un  retour  d'empire,  tu 
commandes  en  maître  comme  moi-même,  quand  tu 
crains  le  relâchement  des  lois  de  la  pudeur  et  de  la 
modestie. 

Souviens- toi  toujours  du  néant  d'où  je  t'ai  fait 
sortir,  lorsque  tu  étais  le  dernier  de  mes  esclaves, 
pour  te  mettre  en  cette  place  et  te  confier  les  délices 
de  mon  cœur  :  tiens-toi  dans  un  profond  abaisse- 
ment auprès  de  celles  qui  partagent  mon  amour  ; 
mais  fais-leur  en  même  temps  sentir  leur  extrême 
dépendance.  Procure-leur  tous  les  plaisirs  qui 
peuvent  être  innocents  ;  trompe  leurs  inquiétudes  ; 


LETTRES   PERSANES  27 

amuse-les  par  la  musique,  les  danses,  les  boissons 
délicieuses  ;  persuade-leur  de  s'assembler  souvent. 
Si  elles  veulent  aller  à  la  campagne,  tu  peux  les  y 
mener  :  mais  fais  faire  main-basse  sur  tous  les  hom- 
mes qui  se  présenteront  devant  elles.  Exhorte-les  à  la 
propreté,  qui  est  l'image  de  la  netteté  de  l'âme  : 
parle-leur  quelquefois  de  moi.  Je  voudrais  les  re- 
voir dans  ce  Heu  charmant  qu'elles  embellissent. 
Adieu. 

De  Tauris,  le  i8  de  la  lune  de  saphar,  1711. 


Lettre  IIL  —  Zachi  a  Usbek. 
A  Tauris. 

Nous  avons  ordonné  au  chef  des  eunuques  de 
nous  mener  à  la  campagne  ;  il  te  dira  qu'aucun 
accident  ne  nous  est  arrivé.  Quand  il  fallut  traverser 
la  rivière  et  quitter  nos  litières,  nous  nous  mîmes, 
selon  la  coutume,  dans  des  boîtes  :  deux  esclaves 
nous  portèrent  sur  leurs  épaules,  et  nous  échap- 
pâmes à  tous  les  regards. 

Comment  aurais-je  pu  vivre,  cher  Usbek,  dans 
ton  sérail  d'Ispahan  ;  dans  ces  lieux  qui,  me  rap- 
pelant sans  cesse  mes  plaisirs  passés,  irritaient  tous 
les  jours  mes  désirs  avec  une  nouvelle  violence? 
J'errais  d'appartements  en  appartements,  te  cher- 
chant toujours,  et  ne  te  trouvant  jamais,  mais 
rencontrant  partout  un  cruel  souvenir  de  ma  féUcité 
passée.  Tantôt  je  me  voyais  en  ce  Heu  où,  pour  la 
première  fois  de  ma  vie,  je  te  reçus  dans  mes  bras  ; 
tantôt  dans  celui  où  tu  décidas  cette  fameuse 
querelle  entre  tes  femmes.  Chacune  de  nous  se 
prétendait  supérieure  aux  autres  en  beauté  :  nous 
nous  présentâmes  devant  toi,  après  avoir  épuisé 


28  LETTRES   PERSANES 

tout  ce  que  l'imagination  peut  fournir  de  parures 
et  d'ornements  :  tu  vis  avec  plaisir  les  miracles  de 
notre  art  ;  tu  admiras  jusqu'où  nous  avait  em- 
portées l'ardeur  de  te  plaire.  Mais  tu  fis  bientôt 
coder  ces  charmes  empruntés  à  des  grâces  plus 
naturelles  ;  tu  détruisis  tout  notre  ouvrage  :  il 
fallut  nous  dépouiller  de  ces  ornements  qui  t'étaient 
devenus  incommodes  ;  il  fallut  paraître  à  ta  vue 
dans  la  simplicité  de  la  nature.  Je  comptai  pour 
rien  la  pudeur  ;  je  ne  pensai  qu'à  ma  gloire.  Heureux 
Usbek  !  que  de  charmes  furent  étalés  à  tes  yeux  ! 
Nous  te  vîmes  longtemps  errer  d'enchantements  en 
enchantements  :  ton  âme  incertaine  demeura  long- 
temps sans  se  fixer  ;  chaque  grâce  nouvelle  te 
demandait  un  tribut  )  nous  fûmes  en  un  moment 
toutes  couvertes  de  tes  baisers  ;  tu  portas  tes  curieux 
regards  dans  les  lieux  les  plus  secrets  ;  tu  nous  fis 
passerenun  instant  dans  mille  situations  différentes; 
toujours  denouveaux  commandements,  et  une  obéis- 
sance toujours  nouvelle.  Je  te  l'avoue,  Usbek,  une 
passion  encore  plus  vive  que  l'ambition  me  fit  sou- 
haiter de  te  plaire.  Je  me  vis  insensiblement  devenir 
la  maîtresse  de  ton  cœur  ;  tu  me  pris,  tu  me  quittas  ; 
tu  revins  à  moi,  et  je  sus  te  retenir  :  le  triomphe 
fut  tout  pour  moi,  et  le  désespoir  pour  mes  rivales.  Il 
nous  sembla  que  nous  fussions  seuls  dans  le  monde  : 
tout  ce  qui  nous  entourait  ne  fut  plus  digne  de 
nous  occuper.  Plût  au  ciel  que  mes  rivales  eussent 
eu  le  courage  de  rester  témoins  de  toutes  les  marques 
d'amour  que  je  reçus  de  toi  !  Si  elles  avaient  bien 
vu  mes  transports,  elles  auraient  senti  la  différence 
qu'il  y  a  de  mon  amour  au  leur;  elles  auraient  vu 
que,  si  elles  pouvaient  disputer  avec  moi  de  charmes, 
elles  ne  pouvaient  pas  disputer  de  sensibilité... 
Mais  où  suis- je  ?  Où  m'emmène  ce  vain  récit  ? 
C'est  un  malheur  de  n'être  point  aimée  ;  mais  c'est 


LETTRES   PERSANES  29 

un  affront  de  ne  l'être  plus.  Tu  nous  quittes, 
Usbek,  pour  aller  errer  dans  des  climats  barbares. 
Quoi  !  tu  comptes  pour  rien  Tavantage  d'être 
aimé  !  Hélas  !  tu  ne  sais  pas  même  ce  que  tu  perds  ! 
Je  pousse  des  soupirs  qui  ne  sont  point  entendus  ! 
mes  larmes  coulent,  et  tu  n'en  jouis  pas  !  il  semble 
que  l'amour  respire  dans  le  sérail,  et  ton  insen- 
sibilité t'en  éloigne  sans  cesse  !  Ah  !  mon  cher  Usbek, 
si  tu  savais  être  heureux  ! 

Du  sérail  de  Fatmé,  le  21  de  la  lune  de  maharram,  1711. 


Lettre  IV.  —  Zéphis  a  L^sbek. 

A  Erzeron. 

Enfin  ce  monstre  noir  a  résolu  de  me  désespérer. 
Il  veut  à  toute  force  m'ôter  mon  esclave  Zélide, 
ZéHde  qui  me  sert  avec  tant  d'affection,  et  dont  les 
adroites  mains  portent  partout  les  ornements  et 
les  grâces.  Il  ne  lui  suffit  pas  que  cette  séparation 
soit  douloureuse,  il  veut  encore  qu'elle  soit  dés- 
honorante. Le  traître  veut  regarder  comme  criminels 
les  motifs  de  ma  confiance  ;  et  parce  qu'il  s'ennuie 
derrière  la  porte,  où  je  le  renvoie  toujours,  il  ose 
supposer  qu'il  a  entendu  ou  vu  des  choses  que  je  ne 
sais  pas  même  imaginer  !  Je  suis  bien  malheureuse  ! 
Ma  retraite  ni  ma  vertu  ne  sauraient  me  mettre  à 
l'abri  de  ses  soupçons  extravagants  :  un  vil  esclave 
vient  m'attaquer  jusque  dans  ton  cœur,  et  il  faut 
que  je  m'y  défende  !  Non,  j'ai  trop  de  respect  pour 
moi-même  pour  descendre  jusqu'à  des  justifications  : 
je  ne  veux  d'autre  garant  de  ma  conduite  que  toi- 
même,  que  ton  amour,  que  le  mien,  et,  s'il  faut  te  le 
dire,  cher  Usbek,  que  mes  larmes. 

Du  sérail  de  Fatmé,  le  29  de  la  lune  de  maharram,  1711. 


30  LETTRES   PERSANES 

Lettre  V.  —  Rustan  a  Usbek. 

A  Erzeron. 

Tu  es  le  sujet  de  toutes  les  conversations 
dlspahan  ;  on  ne  parle  que  de  ton  départ.  Les  uns 
l'attribuent  à  une  légèreté  d'esprit,  les  autres  à 
quelque  chagrin  :  tes  amis  seuls  te  défendent,  et  ils 
ne  persuadent  personne.  On  ne  peut  comprendre 
que  tu  puisses  quitter  tes  femmes,  tes  parents,  tes 
amis,  ta  patrie,  pour  aller  dans  des  climats  in- 
connus aux  Persans.  La  mère  de  Rica  est  incon- 
solable ;  elle  te  demande  son  fils,  que  tu  lui  as,  dit- 
el'le,  enlevé.  Pour  moi,  mon  cher  Usbek,  je  me  sens 
naturellement  porté  à  approuver  tout  ce  que  tu 
fais  :  mais  je  ne  saurais  te  pardonner  ton  absence  ; 
et  quelques  raisons  que  tu  m'en  puisses  donner, 
mon  cœur  ne  les  goûtera  jamais.  Adieu.  Aime-moi 
toujours. 

D'Ispahan,  le  28  de  la  lune  de  rebiab  i,  1711. 


Lettre  VT.  —  Usbek  a  son  ami  Nessir. 
A  Ispahan. 

A  une  journée  d'Érivan  nous  quittâmes  la  Perse 
pour  entrer  dans  les  terres  de  l'obéissance  des 
Turcs.  Douze  jours  après  nous  arrivâmes  à  Erzeron, 
où  nous  séjournerons  trois  ou  quatre  mois. 

Il  faut  que  je  te  l'avoue,  Nessir  ;  j'ai  senti  une 
douleur  secrète  quand  j'ai  perdu  la  Perse  de  vue 
et  que  je  me  suis  trouvé  au  milieu  des  perfides 
Osmanhns.  A  mesure  que  j'entrais  dans  les  pays  de 
ces  profanes,  il  me  semblait  que  je  devenais  profane 
moi-même. 


LETTRES   PERSANES  31 

Ma  patrie,  ma  famille,  mes  amis,  se  sont  présentés 
à  mon  esprit  ;  ma  tendresse  s'est  réveillée  ;  une 
certaine  inquiétude  a  achevé  de  me  troubler,  et  m'a 
fait  connaître  que,  pour  mon  repos,  j'avais  trop 
entrepris. 

Mais  ce  qui  afflige  le  plus  mon  cœur,  ce  sont  mes 
femmes.  Je  ne  puis  penser  à  elles  que  je  ne  sois  dé- 
voré de  chagrin. 

Ce  n'est  pas,  Nessir,  que  je  les  aime  :  je  me  trouve 
à  cet  égard  dans  une  insensibilité  qui  ne  me  laisse 
point  de  désirs.  Dans  le  nombreux  sérail  où  j 'ai  vécu, 
j'ai  prévenu  l'amour,  et  l'ai  détruit  par  lui-même  : 
mais,  de  ma  froideur  même,  il  sort  une  jalousie 
secrète  qui  me  dévore.  Je  vois  une  troupe  de  femmes 
laissées  presque  à  elles-mêmes  ;  je  n'ai  que  des  âmes 
lâches  qui  m'en  répondent.  J'aurais  peine  à  être 
en  sûreté  si  mes  esclaves  étaient  fidèles  :  que 
serait-ce  s'ils  ne  le  sont  pas  ?  Quelles  tristes  nouvelles 
peuvent  m'en  venir  dans  les  pays  éloignés  que 
je  vais  parcourir  !  C'est  un  mal  où  mes  amis  ne 
peuvent  porter  de  remède  :  c'est  un  lieu  dont  ils 
doivent  ignorer  les  tristes  secrets;  et  qu'y  pour- 
raient-ils faire  ?  N'aimerais-je  pas  mille  fois  mieux 
une  obscure  impunité  qu'une  correction  éclatante  ? 
Je  dépose  en  ton  cœur  tous  mes  chagrins,  mon  cher 
Nessir  :  c'est  la  seule  consolation  qui  me  reste  dans 
l'état  où  je  suis. 

D'Erzeron,  le  lo  de  la  lune  de  rebiab  2,  1711. 


Lettre  VIL  —  Fatmé  a  Usbek. 

A  Erzeron. 

Il  y  a  deux  mois  que  tu  es  parti,  mon  cher  Usbek, 
et,  dans  l'abattement  où  je  suis,  je  ne  puis  pas  me 


32  LETTRES   PERSANES 

le  persuader  encore.  Je  cours  tout  le  sérail  comme 
si  tu  y  étais;  je  ne  suis  point  désabusée.  Que  veux- 
tu  que  devienne  une  femme  qui  t'aime,  qui  était 
accoutumée  à  te  tenir  dans  ses  bras,  qui  n'était 
occupée  que  du  soin  de  te  donner  des  preuves  de 
sa  tendresse,  libre  par  l'avantage  de  sa  naissance, 
esclave  par  la  violence  de  son  amour  ? 

Quand  je  t'épousai,  mes  yeux  n'avaient  point 
encore  vu  le  visage  d'un  homme  :  tu  es  le  seul  en- 
core dont  la  vue  m'ait  été  permise  ;  car  je  ne  compte 
point  au  rang  des  hommes  ces  eunuques  affreux 
dont  la  moindre  imperfection  est  de  n'être  poi??^ 
Jiommes.  Quand  je  compare  la  beauté  de  ton  visaii» 
avec  la  difformité  du  leur,  je  ne  puis  m'empêcj;-:^ 
de  m'estimer  heureuse.   Mon  imagination   ne 
fournit  point  d'idée  plus  ravissante  que  les  char 
enchanteurs  de  ta  personne.  Je  te  le  jure,  Usbt 
quand  il  me  serait  permis  de  sortir  de  ce  lieu  - 
je  suis  enfermée  par  la  nécessité  de  ma  conditic^ 
quand  je  pourrais  me  dérober  à  la  garde  qui  m'ei 
vironne  ;  quand  il  me  serait  permis  de  choisir  parm 
tous  les  hommes  qui  vivent  dans  cette  capital 
des  nations  ;  Usbek,  je  te  le  jure,  je  ne  choidraiï, 
que  toi.  Il  ne  peut  y  avoir  que  toi  dans  le  monde 
qui  mérites  d'être  aimé. 

Ne  pense  pas  que  ton  absence  m'ait  fait  négligi 
une  beauté  qui  t'est  chère.  Quoique  je  ne  doiv 
être  vue  de  personne,  et  que  les  ornements  dont  i 
me  pare  soient  inutiles  à  ton  bonheur,  je  cherclu 
cependant  à  m'entretenir  dans  l'habitude  de  plaire  . 
je  ne  me  couche  point  que  je  ne  me  sois  parfumé^ 
des  essences  les  plus  délicieuses.  Je  me  rappelle  ce 
temps  heureux  où  tu  venais  dans  mes  bras  ;  un 
songe  flatteur  qui  me  séduit  me  montre  ce  cher 
objet  de  mon  amour  ;  mon  imagination  se  perd 
dans  ses  désirs,  comme  elle  se  flatte  dans  ses  espé- 


LETTRES   PERSANES  33 

rances.  Je  pense  quelquefois  que,  dégoûté  d'un 
pénible  voyage,  tu  vas  revenir  à  nous  ;  la  nuit  se 
passe  dans  des  songes  qui  n'appartiennent  ni  à  la 
veille  ni  au  sommeil  :  je  te  cherche  à  mes  côtés,  et 
il  me  semble  que  tu  me  fuis  ;  enfin  le  feu  qui  me 
dévore  dissipe  lui-m.ême  ces  enchantements  et 
rappelle  mes  esprits.  Je  me  trouve  pour  lors  si 
animée...  Tu  ne  le  croirais  pas,  Usbek;  il  est  im- 
possible de  vivre  dans  cet  état  :  le  feu  coule  dans 
mes  veines.  Que  ne  puis- je  t 'exprimer  ce  que  je 
sens  si  bien  !  et  comment  sens- je  si  bien  ce  que  je 
"e  puis  t'exprimer  ?  Dans  ces  moments,  Usbek,  je 

i^nnerais  l'empire  du  monde  pour  un  seul  de  tes 

,users.  Qu'une  femme  est  malheureuse  d'avoir 
sifT»  désirs  si  violents,  lorsqu'elle  est  privée  de  celui 
Tr:>ftï  peut  seul  les  satisfaire  ;  que,  livrée  à  elle- 
^îlériie,  n'ayant  rien  qui  puisse  la  distraire,  il  faut 
i;oi'elle  vive  dans  l'habitude  des  soupirs  et  dans  la 
7'-  eur  d'une  passion  irritée  ;  que,  bien  loin  d'être 
■lEureuse,  elle  n'a  pas  même  l'avantage  de  ser\'ir 
il  la  félicité  d'un  autre  :  ornement  inutile  d'un 
■sÊrail,  gardée  pour  l'honneur,  et  non  pas  pour 
à'e  bonheur  de  son  époux  ! 

Vous   êtes   bien   cruels,   vous   autres   hommes  ! 

rous  êtes  charmés  que  nous  ayons  des  désirs 
•^e  nous  ne  puissions  pas  satisfaire  ;  vous  nous 
traitez  comme  si  nous  étions  insensibles,  et  vous 
3çriez  bien  fâchés  que  nous  le  fussions  ;  vous 
<^xoyez  que  nos  désirs,  si  longtemips  mortifiés, 
'feront  irrités  à  votre  vue.  Il  y  a  de  la  peine  à  se 
éaire  aimer  ;  il  est   plus   court  d'obtenir  de  notre 

.empérament  ce  que  vous  n'osez  espérer  de  votre 
mérite. 

Adieu,  mon  cher  Usbek,  adieu.  Compte  que  je 
ne  vis  que  pour  t' adorer  :   mon   âme  est  toute 
pleine  de  toi  ;  et  ton  absence,  bien  loin  de  te  faire 
2 


34  LETTRES   PERSANES 

oublier,  animerait  mon  amour  s'il  pouvait  devenir 
plus  violent. 

Du  sérail  d'Iapahan,  le  13  de  la  lune  de  rebiab  i,  1711. 


Lettre  VIII.  —  Usbek  a  son  ami  Rustan. 
A  Ispahan. 

Ta  lettre  m'a  été  rendue  à  Erzeron,  où  Je  suis. 
Je  m'étais  bien  douté  que  mon  départ  ferait  du 
bruit  ;  je  ne  m'en  suis  point  mis  en  peine.  Que 
veux-tu  que  je  suive,  la  prudence  de  mes  ennemis, 
ou  la  mienne  ? 

Je  parus  à  la  cour  dès  ma  plus  tendre  jeunesse  ; 
je  puis  le  dire,  mon  cœur  ne  s'y  corrompit  point  : 
je  formai  même  un  grand  dessein,  j'osai  y  être 
vertueux.  Dès  que  je  connus  le  vice,  je  m'en  éloi- 
gnai ;  mais  je  m'en  approchai  ensuite,  pour  le 
démasquer.  Je  portai  la  vérité  jusqu'au  pied  du 
trône;  j'y  parlai  un  langage  jusqu'alors  inconnu; 
je  déconcertai  la  flatterie,  et  j'étonnai  en  même 
temps  les  adorateurs  et  l'idole. 

Mais  quand  je  vis  que  ma  sincérité  m'avait 
fait  des  ennemis  ;  que  je  m'étais  attiré  la  jalousie 
des  ministres  sans  avoir  la  faveur  du  prince  ;  que, 
dans  une  cour  corrompue,  je  ne  me  soutenais  plus 
que  par  une  faible  vertu,  je  résolus  de  la  quitter. 
Je  feignis  un  grand  attachement  pour  les  sciences  ; 
et,  à  force  de  feindre,  il  me  vint  réellement.  Je  ne 
me  mêlai  plus  d'aucunes  affaires  ;  et  je  me  retirai 
dans  une  maison  de  campagne.  Mais  ce  parti 
même  avait  ses  inconvénients  :  je  restais  toujours 
exposé  à  la  malice  de  mes  ennemis,  et  je  m'étais 
presque  ôté  les  moyens  de  m'en  garantir.  Quelques 


LETTRES   PERSANES  35 

avis  secrets  me  firent  penser  à  moi  sérieusement  : 
je  résolus  de  m'exiler  de  ma  patrie,  et  ma  retraite 
même  de  la  cour  m'en  fournit  un  prétexte  plausible. 
J'allai  au  roi  ;  je  lui  marquai  l'envie  que  j'avais 
de  m'instruire  dans  les  sciences  de  l'Occident  ; 
je  lui  insinuai  qu'il  pourrait  tirer  de  l'utilité  de 
mes  voyages  :  je  trouvai  grâce  devant  ses  yeux  ; 
je  partis,  et  je  dérobai  une  victime  à  mes  ennemis. 

Voilà,  Rustan,  le  véritable  motif  de  mon  voyage. 
Laisse  parler  Ispahan  ;  ne  me  défends  que  devant 
ceux  qui  m'aiment.  Laisse  à  mes  ennemis  leurs 
interprétations  malignes  :  je  suis  trop  heureux 
que  ce  soit  le  seul  mal  qu'ils  me  puissent  faire. 

On  parle  de  moi  à  présent  :  peut-être  ne  serai- je 
que  trop  oublié,  et  que  mes  amis...  Non,  Rustan, 
je  ne  veux  point  me  livrer  à  cette  triste  pensée  : 
je  leur  serai  toujours  cher  ;  je  compte  sur  leur 
fidélité  comme  sur  la  tienne. 

D'Erzeron,  le  20  de  la  lime  de  gemmadi  2,  1711. 


Lettre  IX.  ■ —  Le  premier  eunuque  a  Ibbi. 
A  Erzeron, 

Tu  suis  ton  ancien  maître  dans  ses  voyages  ; 
tu  parcours  les  provinces  et  les  royaumes  ;  les 
chagrins  ne  sauraient  faire  d'impression  sur  toi  : 
chaque  instant  te  montre  des  choses  nouvelles  ; 
tout  ce  que  tu  vois  te  récrée  et  te  fait  passer  le 
temps  sans  le  sentir. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  moi  qui,  enfermé  dans 
une  affreuse  prison,  suis  toujours  environné  des 
mêmes  objets,  et  dévoré  des  mêmes  chagrins. 
Je  gémis  accablé  sous  le  poids  des  soins  et  des 


36  LETTRES   PERSANES 

inquiétudes  de  cinquante  années  ;  et,  dans  le  cours 
d'une  longue  vie,  je  ne  puis  pas  dire  avoir  eu  un 
jour  serein  et  un  moment  tranquille. 

Lorsque  mon  premier  maître  eut  forme  le  cruel 
projet  de  me  coniïer  ses  femmes,  et  m'eut  obligé, 
par  des  séductions  soutenues  de  mille  menaces, 
de  me  séparer  pour  jamais  de  moi-même,  las 
de  servir  dans  les  emplois  les  plus  pénibles,  je 
comptai  sacrifier  mes  passions  à  mon  repos  et  à 
ma  fortune.  Malheureux  que  j'étais  !  mon  esprit 
préoccupé  me  faisait  voir  le  dédommagement  et 
non  pas  la  perte  :  j'espérais  que  je  serais  délivré 
des  atteintes  de  l'amour  par  l'impuissance  de  le 
satisfaire.  Hélas  !  on  éteignit  en  moi  l'effet  des 
passions  sans  en  éteindre  la  cause  ;  et,  bien  loin 
d'en  être  soulagé,  je  me  trouvai  environné  d'objets 
qui  les  irritaient  sans  cesse.  J'entrai  dans  le  sérail, 
où  tout  m'inspirait  le  regret  de  ce  que  j'avais 
perdu  :  je  me  sentais  animé  à  chaque  instant  ; 
mille  grâces  naturelles  semblaient  ne  se  découvrir 
à  ma  vue  que  pour  me  désoler  ;  pour  comble  de 
malheurs,  j'avais  toujours  devant  les  yeux  un 
homme  heureux.  Dans  ce  temps  de  trouble,  je 
n'ai  jamais  conduit  une  femme  dans  le  Ht  de  mon 
maître,  je  ne  l'ai  jamais  déshabillée,  que  je  ne  sois 
rentré  chez  moi  la  rage  dans  le  cœur,  et  un  affreux 
désespoir  dans  l'âme. 

Voilà  comme  j'ai  passé  ma  misérable  jeunesse. 
Je  n'avais  de  confident  que  moi-même.  Chargé 
d'ennuis  et  de  chagrins,  il  me  les  fallait  dévorer  : 
et  ces  mêmes  femmes  que  j'étais  tenté  de  regarder 
avec  des  yeux  si  tendres,  je  ne  les  envisageais 
qu'avec  des  regards  sévères  ;  j'étais  perdu  si  elles 
m'avaient  pénétré  «quel  avantage  n'en  auraient- 
elles  pas  pris  ! 

Je  me  souviens  qu'un  jour  que  je  mettais  ime 


LETTRES   PERSANES  37 

femme  dans  le  bain,  je  me  sentis  si  transporté 
que  je  perdis  entièrement  la  raison,  et  que  j'osai 
porter  ma  main  dans  un  lieu  redoutable.  Je  crus 
à  la  première  réflexion  que  ce  jour  était  le  dernier 
de  mes  jours.  Je  fus  pourtant  assez  heureux  pour 
échapper  à  mille  morts  ;  mais  la  beauté  que  j'avais 
faite  confidente  de  ma  faiblesse  me  vendit  bien 
cher  son  silence  ;  je  perdis  entièrement  mon  auto- 
rité sur  elle  ;  et  elle  m'a  obhgé  depuis  à  des  con- 
descendances qui  m'ont  exposé  mille  fois  à  perdre 
la  vie. 

Enfin  les  feux  de  la  jeunesse  ont  passé  ;  je  suis 
vieux  ;  et  je  me  trouve,  à  cet  égard,  dans  un  état 
tranquille  ;  je  regarde  les  femmes  avec  indif- 
férence, et  je  leur  rends  bien  tous  leurs  mépris,  et 
tous  les  tourments  qu'elles  m'ont  fait  souffrir. 
Je  me  souviens  toujours  que  j'étais  né  pour  les 
commander  ;  et  il  me  semble  que  je  redeviens 
homme  dans  les  occasions  où  je  leur  commande 
encore.  Je  les  hais  depuis  que  je  les  envisage  de 
sens  froid,  et  que  ma  raison  me  laisse  voir  tou.tes 
lem's  faiblesses.  Quoique  je  les  garde  pour  un  autre, 
le  plaisir  de  m.e  faire  obéir  me  donne  une  joie  se- 
crète ;  quand  je  les  prive  de  tout,  il  me  semble  que 
c'est  pour  moi,  et  il  m'en  revient  toujours  une 
satisfaction  indirecte  :  je  me  trouve  dans  le  sérail 
comme  dans  \m  petit  empire  ;  et  mon  ambition,  la 
seule  passion  qui  me  reste,  se  satisfait  un  peu.  Je 
vois  avec  plaisir  que  tout  roule  sur  moi,  et  qu'à 
tous  les  instants  je  suis  nécessaire  ;  je  me  charge 
volontiers  de  la  haine  de  toutes  ces  femmes,  qui 
m'affermit  dans  le  poste  où  je  suis.  Aussi  n'ont- 
elles  pas  affaire  à  un  ingrat  :  elles  me  trouvent 
au-devant  de  tous  leurs  plaisirs  les  plus  innocents  ; 
je  me  présente  toujours  à  elles  comme  une  bar- 
rière inébranlable  ;  elles  forment  des  projets,  et 


38  LETTRES   PERSANES 

je  les  arrête  soudain  ;  je  m'arme  de  refus  ;  je  me 
hérisse  de  scrupules  ;  je  n'ai  jamais  dans  la  bouche 
que  les  mots  de  devoir,  de  vertu,  de  pudeur,  de 
modestie.  Je  les  désespère,  en  leur  parlant  sans 
cesse  de  la  faiblesse  de  leur  sexe,  et  de  l'autorité 
du  maître  ;  je  me  plains  ensuite  d'être  obligé  à  tant 
de  sévérité  ;  et  je  semble  vouloir  leur  faire  entendre 
que  je  n'ai  d'autre  motif  que  leur  propre  intérêt, 
et  un  grand  attachement  poiu  elles. 

Ce  n'est  pas  qu'à  mon  tour  je  n'aie  un  nombre 
infini  de  désagréments,  et  que  tous  les  jours  ces 
femmes  vindicatives  ne  cherchent  à  renchérir  sur 
ceux  que  je  leur  donne.  Elles  ont  des  revers  ter- 
ribles. Il  y  a  entre  nous  comme  un  flux  et  un  reflux 
d'empire  et  de  soumission  :  elles  font  toujours 
tomber  sur  moi  les  emplois  les  plus  humi hauts  ; 
elles  affectent  un  mépris  qui  n'a  point  d'exemple  ; 
et,  sans  égard  pour  ma  vieillesse,  elles  me  font 
lever,  la  nuit,  dix  fois  pour  la  moindre  bagatelle  ; 
je  suis  accablé  sans  cesse  d'ordres,  de  commande- 
ments, d'emplois,  de  caprices  ;  il  semble  qu'elles 
se  relayent  pour  m' exercer,  et  que  leurs  fantaisies 
se  succèdent.  Souvent  elles  se  plaisent  à  me  faire 
redoubler  de  soins  ;  elles  me  font  faire  de  fausses 
confidences  ;  tantôt  on  vient  me  dire  qu'il  a  paru 
un  jeune  homme  autour  de  ces  murs  ;  une  autre 
fois  qu'on  a  entendu  du  bruit,  ou  bien  qu'on  doit 
rendre  une  lettre  :  tout  ceci  me  trouble  ;  et  elles 
rient  de  ce  trouble  ;  elles  sont  charmées  de  me  voir 
ainsi  me  tourmenter  moi-même.  Une  autre  fois 
elles  m'attachent  derrière  leur  porte,  et  m'y  en- 
chaînent nuit  et  jour.  Elles  sa\Tnt  bien  feindre  des 
maladies,  des  défaillances,  des  frayeurs  :  elles  ne 
manquent  point  de  prétexte  pour  me  mener  au 
point  où  elles  veulent.  11  faut,  dans  ces  occasions, 
une  obéissance  aveugle  et  une  complaisance  sans 


LETTRES   PERSANES  39 

bornes  :  un  refus  dans  la  bouche  d'un  homme  comme 
moi  serait  une  chose  inouïe,  et  si  je  balançais  à 
leur  obéir,  elles  seraient  en  droit  de  me  châtier. 
J'aimerais  autant  perdre  la  vie,  mon  cher  Ibbi, 
que  de  descendre  à  cette  humiliation. 

Ce  n'est  pas  tout  :  je  ne  suis  jamais  sûr  d'être 
un  instant  dans  la  faveur  de  mon  maître,  j'ai 
autant  d'ennemies  dans  son  cœiu",  qui  ne  songent 
qu'à  me  perdre  :  elles  ont  des  quarts  d'heure  où 
je  ne  suis  point  écouté,  des  quarts  d'heure  où  Ton 
ne  refuse  rien,  des  quarts  d'heure  où  j'ai  toujours 
tort.  Je  mène  dans  le  lit  de  mon  maître  des  femmes 
irritées  :  crois-tu  que  l'on  y  travaille  pour  moi, 
et  que  mon  parti  soit  le  plus  fort  ?  J'ai  tout  à 
cramdre  de  leurs  larmes,  de  leurs  soupirs,  de  leurs 
embrassements,  et  de  leurs  plaisirs  même  :  elles 
sont  dans  le  lieu  de  leurs  triomphes  ;  leurs 
charmes  me  deviennent  terribles  :  les  services 
présents  effacent  dans  un  moment  tous  mes 
services  passés  ;  et  rien  ne  peut  me  répondre  d'un 
maître  qui  n'est  plus  à  lui-même. 

Combien  de  fois  m'est-il  arrivé  de  me  coucher 
dans  la  faveur,  et  de  me  lever  dans  la  disgrâce  ! 
Le  jour  que  je  fus  fouetté  si  indignement  autour  du 
sérail,  qu'avais-je  fait  ?  Je  laisse  une  femme  dans 
les  bras  de  mon  maître  :  dès  qu'elle  le  vit  enflammé, 
elle  versa  un  torrent  de  larmes  ;  elle  se  plaignit, 
et  ménagea  si  bien  ses  plaintes,  qu'elles  augmen- 
taient à  mesure  de  l'amoiu:  qu'elle  faisait  naître. 
Comment  aurais- je  pu  me  soutenir  dans  un  mo- 
ment si  critique  ?  Je  fus  perdu  lorsque  je  m'y 
attendais  le  moins  ;  je  fus  la  victime  d'une  négo- 
ciation amoureuse,  et  d'un  traité  que  les  soupirs 
avaient  fait.  Voilà,  cher  Ibbi,  l'état  cruel  dans  lequel 
j'ai  toujours  vécu. 

Que  tu  es  heureux  î  tes  soins  se  bornent  unique- 


40  LETTRES   PERSANES 

ment  à  la  personne  d'Usbek.  Il  t'est  facile  de  lui 
plaire  et  de  te  maintenir  dans  sa  faveur  jusques  au 
dernier  de  tes  jours. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  deruicr  de  la  lune  de  saphar,  1711. 


Lettre  X.  —  Mirza  a  son  a:\ii  Usbek. 
A  Erzeron. 

Tu  étais  le  seul  qui  pût  me  dédommager  de  l'ab- 
sence de  Rica  ;  et  il  n'y  avait  que  Rica  qui  pût 
me  consoler  de  la  tienne.  Tu  nous  manques,  Usbek  : 
tu  étais  l'âme  de  notre  société.  Qu'il  faut  de  violence 
pour  rompre  les  engagements  que  le  cœur  et  l'esprit 
ont  formés  ! 

Nous  disputons  ici  beaucoup  ;  nos  disputes  rou- 
lent ordinairement  sur  la  morale.  Hier  on  mit  en 
question  si  les  hommes  étaient  heureux  par  les 
plaisirs  et  les  satisfactions  des  sens  ou  par  la 
pratique  de  la  vertu.  Je  t'ai  souvent  ouï  dire  que 
les  hommes  étaient  nés  pour  être  vertueux,  et  que 
la  justice  est  une  qualité  qui  leur  est  aussi  propre 
que  l'existence.  Explique-moi,  je  te  prie,  ce  que 
tu  veux  dire. 

J'ai  parlé  à  des  moUaks,  qui  me  désespèrent  avec 
leurs  passages  de  l'Alcoran  :  car  je  ne  leur  parle 
pas  comme  vrai  croyant,  mais  comme  homme, 
comme  citoyen,  comme  père  de  famille.  Adieu. 

D'Ispahan,  le  dernier  de  la  lune  de  saphar,  1711. 


LETTRES   PERSANES  41 

Lettre  XL  —  Usbek  a  Mirza. 
A  Ispahan. 

Tu  renonces  à  ta  raison  pour  essayer  la  mienne  ; 
tu  descends  jusqu'à  me  consulter  ;  tu  me  crois 
capable  de  t'instruire.  ^lon  cher  Mirza,  il  y  a  une 
chose  qui  me  flatte  encore  plus  que  la  bonne  opinion 
que  tu  as  conçue  de  moi  :  c'est  ton  amitié  qui  me  la 
procure. 

Pour  remplir  ce  que  tu  me  prescris,  je  n'ai  pas 
cru  devoir  employer  des  raisonnements  fort  ab- 
straits. Il  y  a  de  certaines  vérités  qu'il  ne  suffit 
pas  de  persuader,  mais  qu'il  faut  encore  faire  sentir  ; 
telles  sont  les  vérités  de  morale.  Peut-être  que  ce 
morceau  d'histoire  te  touchera  plus  qu'une  philo- 
sophie subtile. 

Il  y  avait  en  Arabie  un  petit  peuple,  appelé 
Troglodyte,  qui  descendait  de  ces  anciens  Troglo- 
dytes qui,  si  nous  en  croyons  les  historiens,  ressem- 
blaient plus  à  des  bétes  qu'à  des  hommes.  Ceux-ci 
n'étaient  point  si  contrefaits  ;  ils  n'étaient  point 
velus  comme  des  ours,  ils  ne  sifflaient  point,  ils 
avaient  deux  yeux  ;  mais  ils  étaient  si  méchants 
et  si  féroces,  qu'il  n'y  avait  parmi  eux  aucun  prin- 
cipe d'équité  ni  de  justice. 

Ils  avaient  un  roi  d'une  origine  étrangère,  qui, 
voulant  corriger  la  méchanceté  de  leur  naturel,  les 
traitait  sévèrement  ;  mais  ils  conjurèrent  contre  lui, 
le  tuèrent,  et  exterminèrent  toute  la  famille  royale. 

Le  coup  étant  fait,  ils  s'assemblèrent  pour  choisir 
un  gouvernement  ;  et,  après  bien  des  dissensions, 
ils  créèrent  des  magistrats.  ]Mais  à  peine  les  eurent- 
ils  élus,  qu'ils  leur  devinrent  insupportables  ;  et 
ils  les  massacrèrent  encore. 
2a 


42  LETTRES  PERSANES 

Ce  peuple,  libre  de  ce  nouveau  joug,  ne  consulta 
plus  que  son  naturel  sauvage.  Tous  les  particuliers 
convinrent  qu'ils  n'obéiraient  plus  à  personne  ; 
que  chacun  veillerait  uniquement  à  ses  intérêts, 
sans  consulter  ceux  des  autres. 

Cette  résolution  unanime  flattait  extrêmement 
tous  les  particuliers.  Ils  disaient  :  «  Qu'ai- je  affaire 
d'aller  me  tuer  à  travailler  pour  des  gens  dont  je  ne 
me  soucie  point  ?  Je  penserai  uniquement  à  moi. 
Je  vivrai  heureux  ;  que  m'importe  que  les  autres 
le  soient  ?  Je  me  procurerai  tous  mes  besoins  ; 
et,  pourvu  que  je  les  aie,  je  ne  me  soucie  point 
que  tous  les  autres  Troglod^i;es  soient  misérables.  & 

On  était  dans  le  mois  où  l'on  ensemence  les  terres; 
chacun  dit  :  «  Je  ne  labourerai  mon  champ  que  pour 
qu'il  me  fournisse  le  blé  qu'il  me  faut  pour  me  nour- 
rir ;  une  plus  grande  quantité  me  serait  inutile  : 
je  ne  prendi-ai  point  de  la  peine  pour  rien.  t> 

Les  terres  de  ce  petit  royaume  n'étaient  pas 
de  même  nature  ;  il  y  en  avait  d'arides  et  de  mon- 
tagneuses ;  et  d'autres  qui,  dans  un  terrain  bas, 
étaient  arrosées  de  plusieurs  ruisseaux.  Cette  année 
la  sécheresse  fut  très  grande,  de  manière  que  les 
terres  qui  étaient  dans  les  lieux  élevés  manquèrent 
absolument,  tandis  que  celles  qui  purent  être  ar- 
rosées furent  très  fertiles  :  ainsi  les  peuples  des 
montagnes  périrent  presque  tous  de  faim  par  la 
dureté  des  autres,  qui  leur  refusèrent  de  partager 
la  récolte. 

L'année  d'ensuite  fut  très  pluvieuse  :  les  lieux 
élevés  se  trouvèrent  d'une  fertilité  extraordinaire, 
et  les  terres  basses  furent  submergées.  La  moitié  du 
peuple  cria  une  seconde  fois  famine  ;  mais  ces 
misérables  trouvèrent  des  gens  aussi  durs  qu'ils 
l'avaient  été  eux-mêmes. 

Un  des  principauj-:  liabitants  avait  une  femme  fort 


LETTRES   PERSANES  43 

belle  ;  son  voisin  en  devint  amoureux,  et  l'enleva  : 
il  s'émut  une  grande  querelle  ;  et,  après  bien  des 
injures  et  des  coups,  ils  convinrent  de  s'en  re- 
mettre à  la  décision  d'un  Troglodyte  qui,  pendant 
que  la  république  subsistait,  avait  eu  quelque 
crédit.  Ils  allèrent  à  lui,  et  voulurent  lui  dire  leurs 
raisons.  «  Que  m'importe,  dit  cet  homme,  que  cette 
femme  soit  à  vous,  ou  à  vous  ?  J'ai  mon  champ  à 
labourer  ;  je  n'irai  peut-être  pas  employer  mon 
temps  à  terminer  vos  différends  et  à  travailler 
à  vos  affaires,  tandis  que  je  négh gérai  les  miennes. 
Je  vous  prie  de  me  laisser  en  repos,  et  de  ne  m' im- 
portuner plus  de  vos  querelles.  »  Là-dessus  il  les 
quitta,  et  s'en  alla  travailler  ses  terres.  Le  ravisseur, 
qui  était  le  plus  fort,  jura  qu'il  mourrait  plutôt 
que  de  rendre  cette  femme  ;  et  l'autre,  pénétré  de 
l'injustice  de  son  voisin  et  de  la  dureté  du  juge, 
s'en  retournait  désespéré,  lorsqu'il  trouva  dans  son 
chemin  une  femme  jeune  et  belle,  qui  revenait  de^ 
la  fontaine  :  il  n'avait  plus  de  femme,  celle-là  lui' 
plut  ;  et  elle  lui  plut  bien  davantage  lorsqu'il 
apprit  que  c'était  la  femme  de  celui  qu'il  avait 
voulu  prendre  pour  juge,  et  qui  avait  été  si  peu 
sensible  à  son  malheur.  Il  l'enleva,  et  l'emmena  dans 
sa  maison. 

Il  y  avait  un  homme  qui  possédait  un  champ  assez 
fertile,  qu'il  cultivait  avec  grand  soin  :  deux  de  ses 
voisins  s'unirent  ensemble,  le  chassèrent  de  sa 
maison,  occupèrent  son  champ  ;  ils  firent  entre 
eux  une  union  pour  se  défendre  contre  tous  ceux 
qui  voudraient  l'usurper  ;  et  effectivement  ils  se 
soutinrent  par  là  pendant  plusieurs  mois.  Mais 
un  des  deux,  ennuyé  de  partager  ce  qu'il  pouvait 
avoir  tout  seul,  tua  l'autre,  et  devint  seul  maître 
du  champ.  Son  empire  ne  fut  pas  long  :  deux 
autres   Troglodytes  vinrent    l'attaquer;    et  il  se 


44  LETTRES   PERSANES 

trouva  trop  faible  pour  se  défendre,  et  il  fut 
massacre. 

Un  Troglodyte  presque  tout  nu  vit  de  la  laine 
qui  était  à  vendre  :  il  en  demanda  le  prix  ;  le  mar- 
chand dit  en  lui-même  :  «  Naturellement  je  ne 
devrais  espérer  de  ma  laine  qu'autant  d'argent 
qu'il  en  faut  pour  acheter  deux  mesures  de  blé  ; 
mais  je  la  vais  vendre  quatre  fois  davantage,  afin 
d'avoir  huit  mesures.  »  Il  fallut  en  passer  par  là 
et  payer  le  prix  demandé.  «Je  suis  bien  aise,  dit  le 
marchand  ;  j'aurai  du  blé  à  présent.  —  Que  dites- 
vous?  reprit  l'acheteur  :  vous  avez  besoin  de  blé  ? 
J'en  ai  à  vendre  :  il  n'y  a  que  le  prix  qui  vous  éton- 
nera peut-être  ;  car  vous  saurez  que  le  blé  est 
extrêmement  cher,  et  que  la  famine  règne  presque 
partout  :  mais  rendez-moi  mon  argent,  et  je  vous 
donnerai  une  mesure  de  blé,  car  je  ne  veux  pas 
m'en  défaire  autrement,  dussiez-vous  crever  de 
faim.  & 

Cependant  une  maladie  cruelle  ravageait  la 
contrée.  Un  médecin  habile  y  arriva  du  pays  voisin, 
et  donna  ses  remèdes  si  à  propos,  qu'il  guérit  tous 
ceux  qui  se  mirent  dans  ses  mains.  Quand  la 
maladie  eut  cessé,  il  alla  chez  tous  ceux  qu'il 
avait  traités  demander  son  salaire;  mais  il  ne 
trouva  que  des  refus  :  il  retourna  dans  son  pays,  et 
il  y  arriva  accablé  des  fatigues  d'un  si  long  voyage. 
Mais  bientôt  après  il  apprit  que  la  même  maladie 
se  faisait  sentir  de  nouveau,  et  affligeait  plus  que 
jamais  cette  terre  ingrate.  Ils  allèrent  à  lui  cette 
fois,  et  n'attendirent  pas  qu'il  vînt  chez  eux. 
«  Allez,  leur  dit-il,  hommes  injustes,  vous  avez 
dans  l'âme  un  poison  plus  mortel  que  celui 
dont  vous  voulez  guérir  ;  vous  ne  méritez  pas 
d'occuper  une  place  sur  la  terre,  parce  que 
vous  n'avez  point  d'humanité,  et  que  les  règles 


LETTRES   PERSANES  45 

de  l'équité  vous  sont  inconnues  :  je  croirais  offenser 
les  dieux,  qui  vous  punissent,  si  je  m'opposais  à 
la  justice  de  leur  colère.  !> 

D'Erzeron,  le  3  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1711. 


Lettre  XIL  —  Usbek  au  même. 

A  Ispahan. 

Tu  as  vu,  mon  cher  Mirza,  comment  les  Troglo- 
dytes périrent  par  leur  méchxanceté  même,  et 
furent  les  victimes  de  leurs  propres  injustices. 
De  tant  de  familles,  il  n'en  resta  que  deux  qui 
échappèrent  aux  malheurs  de  la  nation.  Il  y 
avait  dans  ce  pays  deux  hommes  bien  singuliers  : 
ils  avaient  de  l'humanité  ;  ils  connaissaient  la 
justice  ;  ils  aimaient  la  vertu  ;  autant  liés  par  la 
droiture  de  leur  cœur  que  par  la  corruption  de 
celui  des  autres,  ils  voyaient  la  désolation  générale, 
et  ne  la  ressentaient  que  par  la  pitié  :  c'était  le , 
motif  d'une  union  nouvelle.  Ils  travaillaient  avec 
une  sollicitude  commune  pour  l'intérêt  commun  ; 
ils  n'avaient  de  différends  que  ceux  qu'une  douce 
et  tendre  amitié  faisait  naître  ;  et,  dans  l'endroit 
du  pays  le  plus  écarté,  séparés  de  leurs  compa- 
triotes indignes  de  leur  présence,  ils  menaient  une 
\ie  heureuse  et  tranquille  :  la  terre  semblait  pro- 
duire d'elle-même,  cultivée  par  ces  vertueuses 
mains. 

Ils  aimaient  leurs  femmes,  et  ils  en  étaient 
tendrement  chéris.  Toute  leur  attention  était 
d'élever  leurs  enfants  à  la  vertu.  Ils  leur  repré- 
sentaient sans  cesse  les  malheurs  de  leurs  com- 
patriotes, et  leur  mettaient  devant  les  yeux  cet 


46  LETTRES   PERSANES 

exemple  si  touchant  ;  ils  leur  faisaient  surtout 
sentir  que  l'intérêt  des  particuliers  se  trouve 
toujours  dans  l'intérêt  commun  ;  que  vouloir  s'en 
séparer,  c'est  vouloir  se  perdre  ;  que  la  vertu  n'est 
point  une  chose  qui  doive  nous  coûter  ;  qu'il  ne 
faut  point  la  regarder  comme  un  exercice  pénil)le  ; 
et  que  la  justice  pour  autrui  est  une  charité  pour 
nous. 

Ils  eurent  bientôt  la  consolation  des  pères  ver- 
tueux, qui  est  d'avoir  des  enfants  qui  leur  res- 
semblent. Le  jeune  peuple  qui  s'éleva  sous  leurs 
yeux  s'accrut  par  d'heureux  mariages  :  le  nombre 
augmenta,  l'union  fut  toujours  la  même;  et  la 
vertu,  bien  loin  de  s'affaibHr  dans  la  multitude, 
fut  fortifiée  au  contraire  par  un  plus  grand  nombre 
d'exemples. 

Qui  pourrait  représenter  ici  le  bonheur  de  ces 
Troglodytes?  Un  peuple  si  juste  devait  être  chéri 
des  dieux.  Dès  qu'il  ouvrit  les  yeux  pour  les 
connaître,  il  apprit  à  les  craindre;  et  la  religion 
vint  adoucir  dans  les  mœurs  ce  que  la  nature  y 
avait  laissé  de  trop  rude. 

Ils  instituèrent  des  fêtes  en  l'honneur  des  dieux. 
Les  jeunes  filles,  ornées  de  fleurs,  et  les  jeunes 
garçons,  les  célébraient  par  leurs  danses  et  par  les 
accords  d'une  musique  champêtre  ;  on  faisait 
ensuite  des  festins,  où  la  joie  ne  régnait  pas  moins 
que  la  frugalité.  C'était  dans  ces  assemblées  que 
parlait  la  nature  naïve  ;  c'est  là  qu'on  apprenait  à 
donner  le  cœur  et  à  le  recevoir  ;  c'est  là  que  la 
pudeur  virginale  faisait  en  rougissant  un  aveu 
surpris,  mais  bientôt  confirmé  par  le  consentement 
des  pères  ;  et  c'est  là  que  les  tendres  mères  se 
plaisaient  à  prévoir  de  loin  une  union  douce  et 
fidèle. 

On  allait  au  temple  pour  demander  les  faveurs 


LETTRES   PERSANES  47 

des  dieux  :  ce  n'était  pas  les  richesses  et  une 
onéreuse  abondance  ;  de  pareils  souhaits  étaient 
indignes  des  heureux  Troglodytes  ;  ils  ne  savaient 
les  désirer  que  pour  leurs  compatriotes.  Ils  n'étaient 
au  pied  des  autels  que  pour  demander  la  santé  de 
leurs  pères,  l'union  de  leurs  frères,  la  tendresse 
de  leurs  femmes,  l'am.our  et  l'obéissance  de  leurs 
enfants.  Les  filles  y  venaient  apporter  le  tendre 
sacrifice  de  leur  cœur,  et  ne  leur  demandaient 
d'autre  grâce  que  celle  de  pouvoir  rendre  un 
Troglodyte  heureux. 

Le  soir,  lorsque  les  troupeaux  quittaient  les 
prairies,  et  que  les  bœufs  fatigués  avaient  ramené 
la  charrue,  ils  s'assemblaient  ;  et,  dans  un  repas 
frugal,  ils  chantaient  les  injustices  des  premiers 
Troglodytes,  et  leurs  malheurs;  la  vertu  renaissante 
avec  un  nouveau  peuple,  et  sa  félicité  :  ils  chan- 
taient ensuite  les  grandeurs  des  dieux,  leurs  faveurs 
toujours  présentes  aux  hommes  qui  les  implorent, 
et  leur  colère  inévitable  à  ceux  qui  ne  les  craignent 
pas  ;  ils  décrivaient  ensuite  les  délices  de  la  vie 
cham.pêtre,  et  le  bonheur  d'une  condition  toujours 
parée  de  l'innocence.  Bientôt  ils  s'abandonnaient 
à  un  sommeil  que  les  soins  et  les  chagrins  n'in- 
terrompaient jamais. 

La  nature  ne  fournissait  pas  moins  à  leurs 
désirs  qu'à  leurs  besoins.  Dans  ce  pays  heureux  la 
cupidité  était  étrangère;  ils  se  faisaient  des  présents, 
où  celui  qui  donnait  croyait  toujours  avoir  l'avan- 
tage. Le  peuple  troglodyte  se  regardait  comme 
une  seule  famille  :  les  troupeaux  étaient  presque 
toujours  confondus  ;  la  seule  peine  qu'on  s'épar- 
gnait ordinairement,  c'était  de  les  partager. 

D'Erzeron,  le  6  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1711, 


48  LETTRES   PERSANES 


Lettre  XIIL  —  Usbek  au  même. 

Je  ne  saurais  assez  te  parler  de  la  vertu  des 
Troglodytes.  Un  d'eux  disait  un  jour  :  «  Mon  père 
doit  demain  labourer  son  champ  ;  je  me  lèverai 
deux  heures  avant  lui  ;  et,  quand  il  ira  à  son 
champ,  il  le  trouvera  tout  labouré.  » 

Un  autre  disait  en  lui-même  :  «Il  me  semble 
que  ma  sœur  a  du  goût  pour  un  jeune  Troglodyte 
de  nos  parents;  il  faut  que  je  parle  à  mon  père,  et 
que  je  le  détemiine  à  faire  ce  mariage.  » 

On  vint  dire  à  un  autre  que  des  voleurs  avaient 
enlevé  son  troupeau  :  «  J'en  suis  bien  fâché,  dit-il, 
car  il  y  avait  une  génisse  toute  blanche  que  je 
voulais  offrir  aux  dieux.  » 

On  entendait  dire  à  un  autre  :  «  Il  faut  que 
j'aille  au  temple  remercier  les  dieux  ;  car  mon  frère, 
que  mon  père  aime  tant,  et  que  je  chéris  si  fort,  a 
recouvré  la  santé.  » 

Ou  bien  :  «  Il  y  a  un  champ  qui  touche  celui  de 
mon  père,  et  ceux  qui  le  cultivent  sont  tous  les 
jours  exposés  aux  ardeurs  du  soleil  ;  il  faut  que 
j'aille  y  planter  deux  arbres,  afin  que  ces  pauvres 
gens  puissent  aller  quelquefois  se  reposer  sous 
leur  ombre.  » 

Un  jour  que  plusieurs  Troglodytes  étaient 
assemblés,  un  vieillard  parla  d'un  jeune  homme 
qu'il  soupçonnait  d'avoir  commis  une  mauvaise 
action,  et  lui  en  fit  des  reproches.  «  Nous  ne  croyons 
pas  qu'il  ait  commis  ce  crime,  dirent  les  jeunes 
Troglodytes  ;  mais,  s'il  Fa  fait,  puisse-t-il  mourir 
le  dernier  de  sa  famille  !  » 

On  vint  dire  à  un  Troglodyte  que  des  étrangers 
avaient  pillé  sa  maison  et  avaient  tout  emporté. 
«  S'ils  n'étaient  pas  injustes,  répondit-il,  je  souhai- 


LETTRES   PERSANES  49 

terais  que  les  dieux  leur  en  donnassent  un  plus 
long  usage  qu'à  moi.  » 

Tant  de  prospérités  ne  furent  pas  regardées 
sans  envie  :  les  peuples  voisins  s'assemblèrent  ;  et, 
sous  un  vain  prétexte,  ils  résolurent  d'enlever 
leurs  troupeaux.  Dès  que  cette  résolution  fut  con- 
nue, les  Troglodytes  envoyèrent  au-devant  d'eux 
des  ambassadeurs,  qui  leur  parlèrent  ainsi  : 

«  Que  vous  ont  fait  les  Troglodytes  ?  Ont-ils 
enlevé  vos  femmes,  dérobé  vos  bestiaux,  ravagé  vos 
campagnes?  Non  :  nous  sommes  justes,  et  nous 
craignons  les  dieux.  Que  voulez-vous  donc  de  nous  ? 
Voulez-vous  de  la  laine  pour  vous  faire  des  habits  ? 
Voulez-vous  du  lait  de  nos  troupeaux,  ou  des 
fruits  de  nos  terres  ?  Posez  bas  les  armes  ;  venez 
au  milieu  de  nous,  et  nous  vous  donnerons  de 
tout  cela.  Mais  nous  jurons,  par  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sacré,  que,  si  vous  entrez  dans  nos  terres 
comme  ennemis,  nous  vous  regarderons  comme 
un  peuple  injuste,  et  que  nous  vous  traiterons 
comme  des  bêtes  farouches.  » 

Ces  paroles  furent  renvoyées  avec  mépris  ;  ces 
peuples  sauvages  entrèrent  armés  dans  la  terre 
des  Troglodytes,  qu'ils  ne  croyaient  défendus  que 
par  leur  innocence. 

Mais  ils  étaient  bien  disposés  à  la  défense.  Ils 
avaient  mis  leurs  femmes  et  leurs  enfants  au  milieu 
d'eux.  Ils  furent  étonnés  de  l'injustice  de  leurs 
ennemis,  et  non  pas  de  leur  nombre.  Une  ardeur 
nouvelle  s'était  emparée  de  leur  cœur  :  l'un 
voulait  mourir  pour  son  père,  un  autre  pour  sa 
femme  et  ses  enfants,  celui-ci  pour  ses  frères, 
celui-là  pour  ses  amis,  tous  pour  le  peuple  troglo- 
dyte ;  la  place  de  celui  qui  expirait  était  d'abord 
prise  par  un  autre,  qui,  outre  la  cause  commune, 
avait  encore  une  mort  particulière  à  venger. 


50  LETTRES   PERSANES 

Tel  fut  le  combat  de  l'injustice  et  de  la  vertu. 
Ces  peuples  lâches,  qui  ne  cherchaient  que  le 
butin,  n'eurent  pas  honte  de  fuir;  et  ils  cédèrent 
à  la  vertu  des  Troglodytes,  même  sans  en  être 
touchés. 

D'Erzeron,  le  9  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1711. 


Lettre  XIV.  —  Usbek  au  même. 

Comme  le  peuple  grossissait  tous  les  jours,  les 
Troglodytes  crurent  qu'il  était  à  propos  de  se 
choisir  un  roi  :  ils  convinrent  qu'il  fallait  déférer 
la  couronne  à  celui  qui  était  le  plus  juste  ;  et  ils 
jetèrent  tous  les  yeux  sur  un  vieillard  vénérable 
par  son  âge  et  par  une  longue  vertu.  Il  n'avait  pas 
voulu  se  trouver  à  cette  assemblée;  il  s'était 
retiré  dans  sa  maison,  le  cœur  serré  de  tristesse. 

Lorsqu'on  lui  envoya  des  députés  pour  lui 
apprendre  le  choix  qu'on  avait  fait  de  lui  :  «A 
Dieu  ne  plaise,  dit-il,  que  je  fasse  ce  tort  aux 
Troglodytes,  que  l'on  puisse  croire  qu'il  n'y  a 
personne  parmi  eux  de  plus  juste  que  moi  !  Vous 
me  déférez  la  couronne  ;  et,  si  vous  le  voulez 
absolument,  il  faudra  bien  que  je  la  prenne  ;  mais 
comptez  que  je  mourrai  de  douleur  d'avoir  vu  en 
naissant  les  Troglodytes  libres,  et  de  les  voir 
aujourd'hui  assujettis.  »  A  ces  mots  il  se  mit  à 
répandre  un  torrent  de  larmes.  «  Malheureux  jour  ! 
disait-il  ;  et  pourquoi  ai- je  tant  vécu  ?  »  Puis  il 
s'écria  d'une  voix  sévère  :  «  Je  vois  bien  ce  que 
c'est,  ô  Troglodytes  !  votre  vertu  commence  à 
vous  peser.  Dans  l'état  où  vous  êtes,  n'ayant  point 
de  chef,  il  faut  que  vous  soyez  vertueux  malgré 
vous  ;  sans  cela  vous  ne  sauriez  subsister,  et  vous 


LETTRES   PERSANES  51 

tomberiez  dans  le  malheur  de  vos  premiers  pères. 
Mais  ce  joug  vous  paraît  trop  dur  :  vous  aimez 
mieux  être  soumis  à  un  prince,  et  obéir  à  ses  lois 
moins  rigides  que  vos  mœurs.  Vous  savez  que 
pour  lors  vous  pourrez  contenter  votre  ambition, 
acquérir  des  richesses  et  languir  dans  une  lâche 
volupté  ;  et  que,  pourvu  que  vous  évitiez  de 
tomber  dans  les  grands  crimes,  vous  n'aurez  pas 
besoin  de  la  vertu.  »  Il  s'arrêta  un  moment,  et  ses 
larmes  coulèrent  plus  que  jamais.  «  Et  que  pré- 
tendez-vous que  je  fasse  ?  Comment  se  peut-il 
que  je  commande  quelque  chose  à  un  Troglodyte  ? 
Voulez-vous  qu'il  fasse  une  action  vertueuse, 
parce  que  je  la  lui  commande,  lui  qui  la  ferait  tout 
de  même  sans  moi,  et  par  le  seul  penchant  de  la 
nature?  O  Troglodj^tes  !  je  suis  à  la  fin  de  mes 
jours,  mon  sang  est  glacé  dans  mes  veines,  je  vais 
bientôt  revoir  vos  sacrés  aïeux  :  pourquoi  voulez- 
vous  que  je  les  afflige,  et  que  je  sois  obligé  de  leur 
dire  que  je  vous  ai  laissés  sous  un  autre  joug 
que  celui  de  la  vertu,  » 

D'Erzeron,  le  lo  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1711. 


Lettre  XV.  —  Le  premier  eunuque 
A  Jarox,  eunuque  noir. 

A  Erzeron. 

Je  prie  le  ciel  qu'il  te  ramène  dans  ces  lieux, 
et  te  dérobe  à  tous  les  dangers. 

Quoique  je  n'aie  guère  jamais  connu  cet  engage- 
ment qu'on  appelle  amitié,  et  que  je  me  sois 
enveloppé  tout  entier  dans  moi-même,  tu  m'as 
cependant  fait  sentir  que  j'avais  encore  un  cœur  ; 


52  LETTRES   PERSANES 

et,  pendant  que  j'étais  de  bronze  pour  tous  ces 
esclaves  qui  vivaient  sous  nies  lois,  je  voyais 
croître  ton  enfance  avec  plaisir. 

Le  temps  vint  où  mon  maître  jeta  sur  toi  les 
yeux.  Il  s'en  fallait  bien  que  la  nature  eût  encore 
parlé  lorsque  le  fer  te  sépara  de  la  nature.  Je  ne 
te  dirai  point  si  je  te  plaignis,  ou  si  je  sentis  du 
plaisir  à  te  voir  élevé  jusqu'à  moi.  J'apaisai  tes 
pleurs  et  tes  cris.  Je  crus  te  voir  prendre  une 
seconde  naissance,  et  sortir  d'une  servitude  où 
tu  devais  toujours  obéir,  pour  entrer  dans  une 
servitude  où  tu  devais  commander.  Je  pris  soin 
de  ton  éducation.  La  sévérité,  toujours  inséparable 
des  instructions,  te  fit  longtemps  ignorer  que  tu 
m'étais  cher.  Tu  me  l'étais  pourtant  ;  et  je  te  dirai 
que  je  t'aimais  comme  un  père  aime  son  fils,  si 
ces  noms  de  père  et  de  fils  pouvaient  convenir  à 
notre  destinée. 

Tu  vas  parcourir  les  pays  habités  par  les  chré- 
tiens, qui  n'ont  jamais  cru.  Il  est  impossible  que 
tu  n'y  contractes  bien  des  souillures.  Comment  le 
prophète  pourrait-il  te  regarder  au  milieu  de  tant 
de  millions  de  ses  ennemis  ?  Je  voudrais  que  mon 
maître  fît  à  son  retour  le  pèlerinage  de  la  Mecque  : 
vous  vous  purifieriez  tous  dans  la  terre  des  anges. 
Du  sérail  d'Ispahan,  le  lo  de  la  luae  de  gemmadi  2,  171 1. 


Lettre  X\T.  —  Usbek  au  mollak 
Méhémet-Ali,  gardien  des  trois  tombeaux. 

A  Co7n. 

Pourquoi    vis-tu     dans    les    tombeaux,     di\ân 
mollak.?  Tu  es  bien  plus  fait  pour  le  séjour  des 


LETTRES   PERSANES  53 

étoiles.  Tu  te  caches  sans  doute  de  peur  d'ob- 
scurcir le  soleil  :  tu  n'as  point  de  taches  comme 
cet  astre  ;  mais,  comme  lui,  tu  te  couvres  de 
nuages. 

Ta  science  est  un  abîme  plus  profond  que  l'océan  ; 
ton  esprit  est  plus  perçant  que  Zufagar,  cette  épée 
d'Hah,  qui  avait  deux  pointes  ;  tu  sais  ce  qui  se 
passe  dans  les  neuf  chœurs  des  puissances  célestes  ; 
tu  lis  l'Alcoran  sur  la  poitrine  de  notre  divin 
prophète  ;  et,  lorsque  tu  trouves  quelque  passage 
obscur,  un  ange,  par  son  ordre,  déploie  ses  ailes 
rapides,  et  descend  du  trône  pour  t'en  révéler  le 
secret. 

Je  pourrais  par  ton  moyen  avoir  avec  les  séra- 
phins une  intime  correspondance  :  car  enfin, 
treizième  iman,  n'es-tu  pas  le  centre  où  le  ciel  et 
la  terre  aboutissent,  et  le  point  de  communica- 
tion entre  l'abîme  et  l'empyrée  ? 

Je  suis  au  milieu  d'un  peuple  profane  :  permets 
que  je  me  purifie  avec  toi  ;  souÔre  que  je  tourne 
mon  visage  vers  les  lieux  sacrés  que  tu  habites  ; 
distingue-moi  des  méchants,  comm.e  on  distingue, 
au  lever  de  l'aurore,  le  filet  blanc  d'avec  le  filet 
noir  ;  aide-moi  de  tes  conseils  ;  prends  soin  de 
mon  âme  ;  enivre-la  de  l'esprit  des  prophètes  ; 
nourris-la  de  la  science  du  paradis,  et  permets  que 
je  mette  ses  plaies  à  tes  pieds.  Adresse  tes  lettres 
sacrées  à  Erzeron,  où  je  resterai  quelques  mois. 
D'Erzeron,  le  ii  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1711. 


Lettre  XYll.  —  Usbek  au  même. 

Je   ne   puis,    divin    mollak,    calmer   mon    im- 
patience :  je  ne  saurais  attendre  ta  subhme  réponse. 


54  LETTRES   PERSANES 

J'ai  des  doutes,  il  faut  les  fixer  :  je  sens  que  ma 
raison  s'égare  ;  ramène-la  dans  le  droit  chemin  ; 
viens  m 'éclairer,  source  de  lumière  ;  foudroie  avec 
ta  plume  divine  les  difficultés  que  je  vais  te  pro- 
poser ;  fais-moi  pitié  de  moi-même,  et  rougir  de  la 
question  que  je  vais  te  faire. 

D'où  vient  que  notre  législateur  nous  prive  de 
la  chair  de  pourceau,  et  de  toutes  les  viandes  qu'il 
appelle  im.mondes  ?  D'où  vient  qu'il  nous  défend 
de  toucher  un  corps  mort,  et  que,  pour  purifier 
notre  âme,  il  nous  ordonne  de  nous  laver  sans 
cesse  le  corps  ?  Il  me  semble  que  les  choses  ne  sont 
en  elles-mêmes  ni  pures  ni  impures  :  je  ne  puis 
concevoir  aucune  qualité  inhérente  au  sujet  qui 
puisse  les  rendre  telles.  La  boue  ne  nous  parait 
sale  que  parce  qu'elle  blesse  notre  vue,  ou  quel- 
que autre  de  nos  sens  ;  mais,  en  elle-même,  elle  ne 
l'est  pas  plus  que  l'or  et  les  diamants.  L'idée  de 
souillure,  contractée  par  l'attouchement  d'un 
cadavre,  ne  nous  est  venue  que  d'une  certaine 
répugnance  naturelle  que  nous  en  avons.  Si  les 
corps  de  ceux  qui  ne  se  lavent  point  ne  blessaient 
ni  l'odorat  ni  la  vue,  comment  aurait-on  pu 
s'imaginer  qu'ils  fussent  impurs  ? 

Les  sens,  divin  mollak,  doivent  donc  être  les 
seuls  juges  de  la  pureté  ou  de  l'impureté  des 
choses.  Mais,  comme  les  objets  n'affectent  point 
les  hommes  de  la  même  manière  ;  que  ce  qui  donne 
une  sensation  agréable  aux  uns,  en  produit  une 
dégoûtante  chez  les  autres,  il  suit  que  le  témoi- 
gnage des  sens  ne  peut  servir  ici  de  règle,  à  moins 
qu'on  ne  dise  que  chacun  peut  à  sa  fantaisie  déci- 
der ce  point,  et  distinguer,  pour  ce  qui  le  concerne, 
les  choses  pures  d'avec  celles  qui  ne  le  sont  pas. 

Mais  cela  même,  sacré  mollak,  ne  renverserait-il 
pas    les    distinctions    établies    par    notre    divin 


LETTRES   PERSANES  55 

prophète,  et  les  points  fondamentaux  de  la  loi  qui 
a  été  écrite  de  la  main  des  anges  ? 

D'Erzeron,  le  20  de  la  lune  de  gemmadi  2,  171 1. 


Lettre  XVIIL  —  Méhémet-Ali,  serviteur 
des  prophètes,  a  usbek. 

A  Erzeron. 

Vous  nous  faites  toujours  des  questions  qu'on  a 
faites  mille  fois  à  notre  saint  prophète.  Que  ne 
lisez-vous  les  traditions  des  docteurs  ?  que  n'allez- 
vous  à  cette  source  pure  de  toute  intelligence? 
vous  trouveriez  tous  vos  doutes  résolus. 

Malheureux  !  qui  toujours  embarrassés  des 
choses  de  la  terre,  n'avez  jamais  regardé  d'un  œil 
fixe  celles  du  ciel,  et  qui  révérez  la  condition  des 
mollaks  sans  oser  ni  l'embrasser  ni  la  suivre  ! 

Profanes  !  qui  n'entrez  jamais  dans  les  secrets 
de  l'Éternel,  vos  lumières  ressemblent  aux  ténèbres 
de  l'abîme,  et  les  raisonnements  de  votre  esprit 
sont  comme  la  poussière  que  vos  pieds  font  élever 
lorsque  le  soleil  est  dans  son  midi,  dans  le  mois 
ardent  de  chahban. 

Aussi  le  zénith  de  votre  esprit  ne  va  pas  au 
nadir  de  celui  du  moindre  des  immaums^  YotiQ 
vaine  philosophie  est  cet  éclair  qui  annonce  l'orage 
et  l'obscurité  :  vous  êtes  au  milieu  de  la  tempête, 
et  vous  errez  au  gré  des  vents. 

Il  est  bien  facile  de  répondre  à  votre  difficulté  : 
il  ne  faut  pour  cela  que  vous  raconter  ce  qui 
arriva  un  jour  à  notre  saint  prophète,  lorsque 
tenté  par  les  chrétiens,  éprouvé  par  les  juifs,  il 
confondit  également  les  uns  et  les  autres. 

1  Ce  mot  est  plus  en  usage  chez  les  Tiurcs  que  chez  les  Persans. 


56  LETTRES   PERSANES 

Le  juif  Abdias  Ibesalon^  lui  demanda  pourquoi 
Dieu  avait  défendu  de  manger  de  la  chair  de 
pourceau.  «  Ce  n'est  pas  sans  raison,  reprit  le 
prophète  :  c'est  un  animal  immonde  ;  et  je  vais 
vous  en  convaincre.  »  Il  fit  sur  sa  main,  avec  de  la 
boue,  la  figure  d'un  homme  ;  il  le  jeta  à  terre,  et 
lui  cria  :  «  Levez-vous.  »  Sur-le-champ  un  homme 
se  leva,  et  dit  :  «Je  suis  Japhet,  fils  de  Noé.  — 
Avais-tu  les  cheveux  aussi  blancs  quand  tu  es 
mort  ?  lui  dit  le  saint  prophète.  —  Non,  répondit-il  : 
mais,  quand  tu  m'as  réveillé,  j'ai  cru  que  le  jour 
du  jugement  était  venu  ;  et  j'ai  eu  une  si  grande 
frayeur,  que  mes  cheveux  ont  blanchi  tout  à 
coup.  —  Or  çà,  raconte-moi,  lui  dit  l'envoyé  de 
Dieu,  toute  l'histoire  de  l'arche  de  Noé.  »  Japhet 
obéit,  et  détailla  exactement  tout  ce  qui  s'était 
passé  les  premiers  mois  ;  après  quoi  il  parla  ainsi  : 

«  Nous  mîmes  les  ordures  de  tous  les  animaux 
dans  un  côté  de  l'arche  ;  ce  qui  la  fit  si  fort  pencher 
que  nous  en  eûmes  une  peur  mortelle,  surtout  nos 
femmes,  qui  se  lamentaient  de  la  belle  manière. 
Notre  père  Noé  ayant  été  au  conseil  de  Dieu,  il  lui 
commanda  de  prendre  l'éléphant,  et  de  lui  faire 
tourner  la  tête  vers  le  côté  qui  penchait.  Ce  grand 
animal  fit  tant  d'ordures, qu'il  en  naquit  un  cochon.» 
Croyez-vous,  Usbek,  que  depuis  ce  temps-là  nous 
nous  en  soyons  abstenus,  et  que  nous  l'ayons  re- 
gardé comme  un  animal  immonde  ! 

«  Mais,  comme  le  cochon  remuait  tous  les  jours 
ces  ordures,  il  s'éleva  une  telle  puanteur  dans 
l'arche,  qu'il  ne  put  lui-même  s'empêcher  d'éter- 
nuer  ;  et  il  sortit  de  son  nez  un  rat,  qui  allait  ron- 
geant tout  ce  qui  se  trouvait  devant  lui  :  ce  qui 
devint  si  insupportable  à  Noé,  qu'il  crut  qu'il 
était  à  propos  de  consulter  Dieu  encore.  Il  lui  or- 

^  Tradition  mahométane. 


LETTRES   PERSANES  57 

donna  de  donner  au  lion  un  grand  coup  sur  le 
front,  qui  éternua  aussi,  et  fit  sortir  de  son  nez  un 
chat.»  Croyez- vous  que  ces  animaux  soient  encore 
immondes  ?  Que  vous  en  semble  ? 

Quand  donc  vous  n'apercevez  pas  la  raison  de 
l'impureté  de  certaines  choses,  c'est  que  vous  en 
ignorez  beaucoup  d'autres,  et  que  vous  n'avez 
pas  la  connaissance  de  ce  qui  s'est  passé  entre 
Dieu,  les  anges  et  les  hommes.  Vous  ne  savez 
pas  l'histoire  de  l'éternité  ;  vous  n'avez  point  lu 
les  livres  qui  sont  écrits  au  ciel  ;  ce  qui  vous  en  a 
été  révélé  n'est  qu'une  petite  partie  de  la  biblio- 
thèque divine  ;  et  ceux  qui,  comme  nous,  en  ap- 
prochent de  plus  près,  tandis  qu'ils  sont  en  cette 
vie,  sont  encore  dans  l'obscurité  et  les  ténèbres. 
Adieu,  Mahomet  soit  dans  votre  cœur  ! 

De  Com,  le  dernier  de  la  lune  de  chahban,  1711. 


Lettre  XIX. — Usbek  a  son  ami  Rustan. 
A  Ispahan. 

Nous  n'avons  séjourné  que  huit  jours  à  Tocat  : 
après  trente-cinq  jours  de  marche  nous  sommes 
arrivés  à  Smyrne. 

De  Tocat  à  Smyrne  on  ne  trouve  pas  une  seule 
ville  qui  mérite  qu'on  la  nomme.  J'ai  vu  avec 
étonnement  la  faiblesse  de  l'empire  des  Osmanlins. 
Ce  corps  malade  ne  se  soutient  pas  par  un  régime 
doux  et  tempéré,  mais  par  des  remèdes  violents,  qui 
l'épuisent  et  le  minent  sans  cesse. 

Les  bâchas,  qui  n'obtiennent  leurs  emplois  qu'à 
force  d'argent,  entrent  ruinés  dans  les  provinces 
et  les  ravagent  comme  des  pays  de  conquête.  Une 
milice  insolente  n'est  soumise  qu'à  ses  caprices. 
Les  places  sont  démantelées,  les  villes  désertes,  les 


58  LETTRES   PERSANES 

campagnes  désolées,  la  culture  des  terres  et  le  com- 
merce entièrement  abandonnés. 

L'impunité  règne  dans  ce  gouvernement  sévère  : 
les  chrétiens  qui  cultivent  les  terres,  les  juifs  qui 
lèvent  les  tributs,  sont  exposés  à  mille  violences. 

La  propriété  des  terres  est  incertaine,  et  par 
conséquent  l'ardeur  de  les  faire  valoir  ralentie  :  il 
n'y  a  ni  titre  ni  possession  qui  vaille  contre  le 
caprice  de  ceux  qui  gouvernent. 

Ces  barbares  ont  tellement  abandonné  les  arts, 
qu'ils  ont  négligé  jusques  à  l'art  militaire.  Pendant 
que  les  nations  d'Europe  se  raffinent  tous  les  jours, 
ils  restent'  dans  leur  ancienne  ignorance,  et  ils  ne 
s'avisent  de  prendre  leurs  nouvelles  inventions 
qu'après  qu'elles  s'en  sont  servies  mille  fois  contre 
eux. 

lis  n'ont  nulle  expérience  sur  la  mer,  nulle  habi- 
leté dans  la  manœuvre.  On  dit  qu'une  poignée  de 
chrétiens  sortis  d'un  rocher  ^  font  suer  tous  les 
Ottomans,  et  fatiguent  leur  empire. 

Licapables  de  faire  le  comm.erce,  ils  souffrent 
presque  avec  peine  que  les  Européens,  toujours 
laborieux  et  entreprenants,  viennent  le  faire  :  ils 
croient  faire  grâce  à  ces  étrangers  de  permettre 
qu'ils  les  enrichissent. 

Dans  toute  cette  vaste  étendue  de  pays  que  j'ai 
traversée,  je  n'ai  trouvé  que  Smyrne  qu'on  puisse 
regarder  comme  une  ville  riche  et  puissante.  Ce  sont 
les  Européens  qui  la  rendent  telle,  et  il  ne  tient  pas 
aux  Turcs  qu'elle  ne  ressemble  à  toutes  les  autres. 

Voilà,  cher  Rustan,  une  juste  idée  de  cet  empire, 
qui,  avant  deux  siècles,  sera  le  théâtre  des  triomphes 
de  quelque  conquérant. 

De  Smyrne,  le  2  de  la  lune  de  rhamazan,  1711. 
^  Les  chevaliers  de  Malte. 


LETTRES   PERSANES  59 

Lettre  XX.  —  Usbek  a  Zachi,  sa  femme. 
Au  sérail  d'Ispahan. 

Vous  m'avez  offensé,  Zachi  ;  et  je  sens  dans  mon 
cœur  des  mouvements  que  vous  devriez  craindre, 
si  mon  éloignement  ne  vous  laissait  le  temps  de 
changer  de  conduite  et  d'apaiser  la  violente  ja- 
lousie dont  je  suis  tourmenté. 

J'apprends  qu'on  vous  a  trouvée  seule  avec 
Nadir,  eunuque  blanc,  qui  payera  de  sa  tête  son 
infidélité  et  sa  perfidie.  Comment  vous  êtes-vous 
oubliée  jusqu'à  ne  pas  sentir  qu'il  ne  vous  est  pas 
permis  de  recevoir  dans  votre  chambre  un  eunuque 
blanc,  tandis  que  vous  en  avez  de  noirs  destinés  à 
vous  servir  ?  Vous  avez  beau  me  dire  que  des  eunu- 
ques ne  sont  pas  des  hom.mes,et  que  votre  vertu  vous 
met  au-dessus  des  pensées  que  pourrait  faire  naître 
en  vous  une  ressemblance  imparfaite,  cela  ne  sufîit  ni 
pour  vous  ni  pour  moi  :  pour  vous,  parce  que  vous 
faites  une  chose  que  les  lois  du  sérail  vous  défen- 
dent ;  pour  moi,  en  ce  que  vous  m'ôtez  l'honneur, 
en  vous  exposant  à  des  regards  ;  que  dis-je,  à  des 
regards  ?  peut-être  aux  entreprises  d'un  perfide  qui 
vous  aura  souillée  par  ses  crimes,  et  plus  encore 
par  ses  regrets  et  le  désespoir  de  son  impuis- 
sance. 

Vous  me  direz  peut-être  que  vous  m'avez  été 
toujours  fidèle.  Eh!  pouviez-vous  ne  l'être  pas? 
Comment  auriez-vous  trompé  la  vigilance  des 
eunuques  noirs,  qui  sont  si  surpris  de  la  vie  que 
vous  menez  ?  Comment  auriez-vous  pu  briser  ces 
verrous  et  ces  portes  qui  vous  tiennent  enfermée  ? 
Vous  vous  vantez  d'une  vertu  qui  n'est  pas  libre; 
et  peut-être  que  vos  désirs  impurs  vous  ont  ôté 


6o  LETTRES   PERSANES 

mille  fois  le  mérite  et  le  prix  de  cette  fidélité  que 
vous  vantez  tant. 

Je  veux  que  vous  n'ayez  point  fait  tout  ce  que 
j'ai  lieu  de  soupçonner  ;  que  ce  perfide  n'ait  point 
porté  sur  vous  ses  mains  sacrilèges  ;  que  vous  ayez 
refusé  de  prodiguer  à  sa  vue  les  délices  de  son 
maître  ;  que,  couverte  de  vos  habits,  vous  ayez  laissé 
cette  faible  barrière  entre  lui  et  vous  ;  que,  frappé 
lui-même  d'un  saint  respect,  il  ait  baissé  les  yeux  ; 
que  manquant  à  sa  hardiesse,  il  ait  tremble  sur  les 
châtiments  qu'il  se  prépare  :  quand  tout  cela  serait 
vrai,  il  ne  l'est  pas  moins  que  vous  avez  fait  une 
chose  qui  est  contre  votre  devoir.  Et,  si  vous  l'avez 
violé  gratuitement  sans  remplir  vos  inclinations 
déréglées,  qu'eussiez- vous  fait  pour  les  satisfaire  ? 
Que  feriez-vous  encore  si  vous  pouviez  sortir  de 
ce  lieu  sacré,  qui  est  pour  vous  une  dure  prison, 
comme  il  est  pour  vos  compagnes  un  asile  favorable 
contre  les  atteintes  du  vice,  un  temple  sacré  où 
votre  sexe  perd  sa  faiblesse,  et  se  trouve  invin- 
cible, malgré  tous  les  désavantages  de  la  nature  ? 
Que  feriez-vous  si,  laissée  à  vous-même,  vous  n'aviez 
pour  vous  défendre  que  votre  amour  pour  moi,  qui 
est  si  grièvement  offensé,  et  votre  devoir,  que 
vous  avez  si  indignement  trahi  ?  Que  les  m.œurs  du 
pays  où  vous  vivez  sont  saintes,  qui  vous  arrachent 
à  l'attentat  des  plus  vils  esclaves  !  Vous  devez  me 
rendre  grâce  de  la  gêne  où  je  vous  fais  vivre,  puis- 
que ce  n'est  que  par  là  que  vous  méritez  encore  de 
vivre. 

Vous  ne  pouvez  souffrir  le  chef  des  eunuques, 
parce  qu'il  a  toujours  les  yeux  sur  votre  conduite, 
et  qu'il  vous  donne  ses  sages  conseils.  Sa  laideur, 
dites-vous,  est  si  grande  que  vous  ne  pouvez  le 
voir  sans  peine  ;  comme  si,  dans  ces  sortes  de 
postes,  on  mettait  de  plus  beaux  objets.  Ce  qui 


LETTRES   PERSANES  6i 

vous  afflige  est  de  n'avoir  pas  à  sa  place  l'eunuque 
blanc  qui  vous  déshonore. 

Mais  que  vous  a  fait  votre  première  esclave  ? 
Elle  vous  a  dit  que  les  familiarités  que  vous  preniez 
avec  la  jeune  Zélide  étaient  contre  la  bienséance  : 
voiià  la  raison  de  votre  haine. 

Je  devrais  être,  Zachi,  un  juge  sévère  ;  je  ne  suis 
qu'un  époux  qui  cherche  à  vous  trouver  innocente. 
L'amour  que  j'ai  pour  Roxane,  ma  nouvelle  épouse, 
m'a  laissé  toute  la  tendresse  que  je  dois  avoir  pour 
vous,  qui  n'êtes  pas  moins  belle.  Je  partage  mon 
amour  entre  vous  deux  ;  et  Roxane  n'a  d'autre 
a\^antage  que  celui  que  la  vertu  peut  ajouter  à  la 
beauté. 

De  Siiiyme,  le  12  de  la  lune  de  zilcadé,  1711. 


Lettre  XXI.  —  Usbek  au  premier  eunuque 

BLANX. 

Vous  devez  trembler  à  l'ouverture  de  cette 
lettre,  ou  plutôt  vous  le  de^4ez  lorsque  vous  souf- 
frîtes la  perfidie  de  Nadir.  Vous  qui,  dans  une  vieil- 
lesse froide  et  languissante,  ne  pouvez  sans  crime 
lever  les  yeux  sur  les  redoutables  objets  de  mon 
amour  ;  vous  à  qui  il  n'est  jamais  permis  de  mettre 
un  pied  sacrilège  sur  la  porte  du  lieu  terrible  qui 
les  dérobe  à  tous  les  regards,  vous  souffrez  que 
ceux  dont  la  conduite  vous  est  confiée  aient  fait 
ce  que  vous  n'auriez  pas  la  témérité  de  faire,  et 
vous  n'apercevez  pas  la  foudre  toute  prête  à 
tomber  sur  eux  et  sur  vous  ? 

Et  ciui  êtes-vous,  que  de  vils  instruments  que  je 
puis  briser  à  ma  fantaisie  ;  qui  n'existez  qu'autant 
que  vous  savez  obéir  ;  qui  n'êtes  dans  le  monde 
que  pour  vivre  sous  mes  lois,  ou  pour  mourir  dès 


62  LETTRES   PERSANES 

que  je  l'ordonne  ;  qui  ne  respirez  qu'autant  que 
mon  bonheur,  mon  amour,  ma  jalousie  môme,  ont 
besoin  de  votre  bassesse  ;  et  enfin  qui  ne  pouvez 
avoir  d'autre  partage  que  la  soumission,  d'autre 
âme  que  mes  volontés,  d'autre  espérance  que  ma 
félicité  ? 

Je  sais  que  quelques-unes  de  mes  femmes  souffrent 
impatiemment  les  lois  austères  du  devoir  ;  que  la 
présence  continuelle  d'un  eunuque  noir  les  ennuie  ; 
qu'elles  sont  fatiguées  de  ces  objets  affreux,  qui 
leur  sont  donnés  pour  les  ramener  à  leur  époux  ; 
je  le  sais  :  mais  vous  qui  vous  prêtez  à  ce  désordre, 
vous  serez  puni  d'une  manière  à  faire  trembler 
tous  ceux  qui  abusent  de  ma  confiance.  * 

Je  jure  par  tous  les  prophètes  du  ciel,  et  par 
Hali,  le  plus  grand  de  tous,  que,  si  vous  vous 
écartez  de  votre  devoir,  je  regarderai  votre  \'ie 
comme  celle  des  insectes  que  je  trouve  sous  mes 
pieds. 

De  Sm^Trne,  le  13  de  la  lune  de  zilcadé,  1711. 


Lettre  XXIL — Jaron  au  premier  eunuque. 

A  mesure  qu'Usbek  s'éloigne  du  sérail,  il  tourne 
sa  tête  vers  ses  femmes  sacrées  ;  il  soupire,  il  verse 
des  larmes  ;  sa  douleur  s'aigrit,  ses  soupçons  se 
fortifient.  Il  veut  augmenter  le  nombre  de  leurs 
gardiens.  Il  va  me  renvoyer,  avec  tous  les  noirs  qui 
l'accompagnent.  Il  ne  craint  plus  pour  lui  ;  il  craint 
pour  ce  qui  lui  est  mille  fois  plus  cher  que  lui- 
même. 

Je  vais  donc  \âvre  sous  tes  lois,  et  partager  tes 
soins.  Grand  Dieu  !  qu'il  faut  de  choses  pour  rendre 
un  seul  homme  heureux  ! 

La  nature  semblait  avoir  mis  les  femmes  dans 


LETTRES   PERSANES  63 

ia  dépendance,  et  les  en  avoir  retirées  :  le  désordre 
naissait  entre  les  deux  sexes,  parce  que  leurs  droits 
étaient  réciproques.  Nous  sommes  entrés  dans  le 
plan  d'une  nouvelle  harmonie  :  nous  avons  mis 
entre  les  femmes  et  nous  la  haine  ;  et,  entre  les 
hommes  et  les  femmes,  l'amour. 

Mon  front  va  devenir  sévère.  Je  laisserai  tomber 
des  regards  sombres.  La  joie  fuira  de  mes  lèvres. 
Le  dehors  sera  tranquille,  et  l'esprit  inquiet.  Je 
n'attendrai  point  les  rides  de  la  vieillesse  pour  en 
montrer  les  chagrins. 

J'aurais  eu  du  plaisir  à  suivre  mon  maître  dans 
l'Occident  ;  mais  ma  volonté  est  son  bien.  Il  veut 
que  je  garde  ses  femmes  ;  je  les  garderai  avec  fidélité. 
Je  sais  comment  je  dois  me  conduire  avec  ce  sexe 
qui,  quand  on  ne  lui  permet  pas  d'être  vain,  com- 
mence à  devenir  superbe,  et  qu'il  est  moins  aisé 
d'humilier  que  d'anéantir.  Je  tom_be  sous  tes  re- 
gards. 

De  Siii\Tae,  le  12  de  la  lune  de  zilcadé,  1711, 


Lettre  XXIîL  —  L^sbek  a  son  ami  Ibben. 
A  Smyrne, 

Nous  sommes  arrivés  à  Livoume  dans  quarante 
joirrs  de  navigation.  C'est  une  ville  nouvelle  ;  elle 
est  un  témoignage  du  génie  des  ducs  de  Toscane, 
qui  ont  fait  d'un  village  marécageux  la  ville  dltalie 
la  plus  florissante. 

Les  femmes  y  jouissent  d'une  grande  liberté  : 
elles  peuvent  voir  les  hommes  à  travers  certaines 
fenêtres  qu'on  nomme  jalousies  ;  elles  peu\'ent 
sortir  tous  les  jours  avec  quelques  vieilles  qui  les 


64  LETTRES   PERSANES 

accompagnent  ;  elles  n'ont  qu'un  \'oile  \  Leurs 
beaux-frères,  leurs  oncles,  leurs  neveux  peuvent 
les  voir  sans  que  le  mari  s'en  formalise  presque 
jamais. 

C'est  un  grand  spectacle  pour  un  mahométan 
de  voir  pour  la  première  fois  une  ville  chrétienne. 
Je  ne  parle  pas  des  choses  qui  frappent  d'abord 
tous  les  yeux,  comme  la  différence  des  édifices, 
des  habits,  des  principales  coutumes  :  il  y  a,  jusque 
dans  les  moindres  bagatelles,  quelque  chose  de 
singulier  que  je  sens,  et  que  je  ne  sais  pas  dire. 

Nous  partirons  demain  pour  Marseille  :  notre 
séjour  n'y  sera  pas  long.  Le  dessein  de  Rica  et  le 
mien  est  de  nous  rendre  incessamment  à  Paris, 
qui  est  le  siège  de  l'empire  de  l'Europe.  Les  voya- 
geurs cherchent  toujours  les  grandes  villes,  qui  sont 
une  espèce  de  patrie  commune  à  tous  les  étrangers. 
Adieu;  sois  persuadé  que  je  t'aimerai  toujours. 

De  Livourne,  le  12  de  la  lune  de  saphar,  1712. 


Lettre  XXIV.  —  Rica  a  Ibben. 

Nous  som.mes  à  Paris  depuis  un  mois,  et  nous 
avons  toujours  été  dans  un  mouvement  continuel. 
Il  faut  bien  des  affaires  avant  qu'on  soit  logé,  qu'on 
ait  trouvé  les  gens  à  qui  on  est  adressé,  et  qu'on 
se  soit  pourvu  des  choses  nécessaires,  qui  man- 
quent toutes  à  la  fois. 

Paris  est  aussi  grand  qu'Ispahan  :  les  maisons 
y  sont  si  hautes  qu'on  jurerait  qu'elles  ne  sont 
habitées  que  par  des  astrologues.  Tu  juges  bien 
qu'une  ville  bâtie  en  l'air,  qui  a  six  ou  sept  maisons 
les  unes  sur  les  autres,  est  extrêmement  peuplée  ; 

1  Les  Persanes  en  ont  quatre. 


LETTRES   PERSANES  65 

et  que,  quand  tout  le  monde  est  descendu  dans  la 
rue,  il  s'y  fait  un  bel  embarras. 

Tu  ne  le  croirais  pas  peut-être,  depuis  un  mois 
que  je  suis  ici,  je  n'y  ai  encore  vu  marcher  per- 
sonne. Il  n'y  a  point  de  gens  au  monde  qui  tirent 
mieux  parti  de  leur  m.achine  que  les  Français  ;  ils 
courent  ;  ils  volent  :  les  voitures  lentes  d'Asie,  le 
pas  réglé  de  nos  chameaux,  les  feraient  tomber  en 
syncope.  Pour  moi,  qui  ne  suis  point  fait  à  ce 
train,  et  qui  vais  souvent  à  pied  sans  changer 
d'allure,  j'enrage  quelquefois  comme  un  chrétien  : 
car  encore,  passe  qu'on  m'éclabousse  depuis  les 
pieds  jusqu'à  la  tête,  mais  je  ne  puis  pardonner  les 
coups  de  coude  que  je  reçois  réguhèrement  et 
périodiquement.  Un  homme  qui  vient  après  moi 
et  qui  me  passe  me  fait  faire  un  demi-tour  ;  et  un 
autre  qui  me  croise  de  l'autre  côté  me  remet 
soudain  où  le  premier  m'avait  pris  ;  et  je  n'ai  pas 
fait  cent  pas,  que  je  suis  plus  brisé  que  si  j'avais 
fait  dix  lieues. 

Ne  crois  pas  que  je  puisse,  quant  à  présent,  te 
parler  à  fond  des  mioeurs  et  des  coutumes  euro- 
péennes :  je  n'en  ai  moi-même  qu'une  légère  idée, 
et  je  n'ai  eu  à  peine  que  le  temps  de  m'étonner. 

Le  roi  de  France  est  le  plus  puissant  prince  de 
l'Europe.  Il  n'a  point  de  mines  d'or  comme  le  roi 
d'Espagne  son  voisin  ;  mais  il  a  plus  de  richesses 
que  lui,  parce  qu'il  les  tire  de  la  vanité  de  ses 
sujets,  plus  inépuisable  que  les  mines.  On  lui  a  vu 
entreprendre  ou  soutenir  de  grandes  guerres,  n'ayant 
d'autres  fonds  que  des  titres  d'honneur  à  vendre  ; 
et,  par  un  prodige  de  l'orgueil  humain,  ses  troupes 
se  trouvaient  payées,  ses  places  munies,  et  ses 
flottes  équipées. 

D'ailleurs  ce  roi  est  un  grand  magicien  :  il  exerce 
son  empire  sur  l'esprit  même  de  ses  sujets  ;  il  les 
3 


66  LETTRES   PERSANES 

fait  penser  comme  il  veut.  S'il  n'a  qu'un  million 
d'écus  dans  son  trésor,  et  qu'il  en  ait  besoin  de 
deux,  il  n'a  qu'à  leur  persuader  qu'un  écu  en  vaut 
deux,  et  ils  le  croient.  S'il  a  une  guerre  difficile  à 
soutenir,  et  qu'il  n'ait  point  d'argent,  il  n'a  qu'à 
leur  mettre  dans  la  tête  qu'un  morceau  de  papier 
est  de  l'argent,  et  ils  en  sont  aussitôt  convaincus. 
Il  va  même  jusqu'à  leur  faire  croire  qu'il  les  guérit 
de  toutes  sortes  de  maux  en  les  touchant,  tant  est 
grande  la  force  et  la  puissance  qu'il  a  sur  les  esprits. 

Ce  que  je  dis  de  ce  prince  ne  doit  pas  t 'étonner  : 
il  y  a  un  autre  magicien  plus  fort  que  lui,  qui  n'est 
pas  moins  maître  de  son  esprit  qu'il  l'est  lui-même 
de  celui  des  autres.  Ce  magicien  s'appelle  le  pape  : 
tantôt  il  lui  fait  croire  que  trois  ne  sont  qu'un; 
que  le  pain  qu'on  mange  n'est  pas  du  pain,  ou  que 
le  vin  qu'on  boit  n'est  pas  du  vin,  et  mille  autres 
choses  de  cette  espèce. 

Et  pour  le  tenir  toujours  en  haleine  et  ne  point 
lui  laisser  perdre  l'habitude  de  croire,  il  lui  donne 
de  temps  en  temps  pour  l'exercer  de  certains  ar- 
ticles de  croyance.  Il  y  a  deux  ans  qu'il  lui  envoya 
un  grand  écrit  qu'il  appela  constitution'^,  et  voulut 
obliger,  sous  de  grandes  peines,  ce  prince  et  ses 
sujets  de  croire  tout  ce  qui  y  était  contenu.  Il 
réussit  à  l'égard  du  prince,  qui  se  soumit  aussitôt 
et  donna  l'exemple  à  ses  sujets  ;  mais  quelques-uns 
d'entre  eux  se  révoltèrent,  et  dirent  qu'ils  ne  vou- 
laient rien  croire  de  tout  ce  qui  était  dans  cet  écrit. 
Ce  sont  les  femmes  qui  ont  été  les  motrices  de  toute 
cette  révolte,  qui  divise  toute  la  cour,  tout  le 
royaume  et  toutes  les  familles.  Cette  constitution 
leur  défend  de  lire  un  livre  que  tous  les  chrétiens 
disent  avoir  été  apporté  du  ciel  :  c'est  proprement 

^  La  bulle  UnigefvUus. 


LETTRES   PERSANES  67 

leur  Alcoran.  Les  femmes,  indignées  de  l'outrage 
fait  à  leur  sexe,  soulèvent  tout  contre  la  constitu- 
tion :  elles  ont  mis  les  hommes  de  leur  parti,  qui, 
dans  cette  occasion,  ne  veulent  point  avoir  de 
pri\'ilège.  Il  faut  pourtant  avouer  que  ce  moufti 
ne  raisonne  pas  mal  ;  et,  par  le  grand  Hali  !  il  faut 
qu'il  ait  été  instruit  des  principes  de  notre  sainte 
loi  :  car,  puisque  les  femmes  sent  d'une  création 
inférieure  à  la  nôtre,  et  que  nos  prophètes  nous 
disent  qu'elles  n'entreront  point  dans  le  paradis, 
pourquoi  faut-il  qu'elles  se  m.êlent  de  lire  un  livre 
qui  n'est  fait  que  pour  apprendre  le  chemin  du 
paradis  ? 

J'ai  ouï  raconter  du  roi  des  choses  qui  tiennent 
du  prodige,  et  je  ne  doute  pas  que  tu  ne  balances  à 
les  croire. 

On  dit  que,  pendant  qu'il  faisait  la  guerre  à  ses 
voisins,  qui  s'étaient  tous  ligués  contre  lui,  il  avait 
dans  son  royaume  un  nombre  innom.brable  d'en- 
nemxis  invisibles  qui  l'entouraient  ;  on  ajoute  qu'il 
les  a  cherchés  pendant  plus  de  trente  ans,  et  que 
malgré  les  soins  infatigables  de  certains  dervns  qui 
ont  sa  confiance,  il  n'en  a  pu  trouver  un  seul.  Ils 
vivent  avec  lui  :  ils  sont  à  sa  cour,  dans  sa  capi- 
tale, dans  ses  troupes,  dans  ses  tribunaux  ;  et  ce- 
pendant on  dit  qu'il  aura  le  chagrin  de  mourir  sans 
les  avoir  trouvés.  On  dirait  qu'ils  existent  en 
général,  et  qu'ils  ne  sont  plus  rien  en  particuher  : 
c'est  un  corps,  mais  point  de  membres.  Sans  doute 
que  le  ciel  veut  punir  ce  prince  de  n'avoir  pas  été 
assez  modéré  envers  les  ennemis  qu'il  a  vaincus, 
puisqu'il  lui  en  donne  d'invisibles,  et  dont  le  génie 
et  le  destin  sont  au-dessus  du  sien. 

Je  continuerai  à  t 'écrire,  et  je  t'apprendrai  des 
choses  bien  éloignées  du  caractère  et  du  génie 
persan.  C'est  bien  la  même  terre  qui  nous  porte 


68  LETTRES   PERSANES 

tous  deux  ;  mais  les  hommes  du  pays  où  je  vis, 
et  ceux  du  pays  où  tu  es,  sont  des  hommes  bien 
différents. 

De  Paris,  le  4  de  la  lune  de  rebiab  2,  1712. 


Lettre  XXV.  —  Usbek  a  Ibben. 
A  Smyrne. 

J'ai  reçu  une  lettre  de  ton  neveu  Rhédi  :  il  me 
mande  qu'il  quitte  Smyrne,  dans  le  dessein  de  voir 
l'Italie  ;  que  l'unique  but  de  son  voyage  est  de 
s'instruire,  et  de  se  rendre  par  là  plus  digne  de 
toi.  Je  te  félicite  d'avoir  un  neveu  qui  sera  quelque 
jour  la  consolation  de  ta  vieillesse. 

Rica  t'écrit  une  longue  lettre  ;  il  m'a  dit  qu'il  te 
parlait  beaucoup  de  ce  pays-ci.  La  vivacité  de  son 
esprit  fait  qu'il  saisit  tout  avec  promptitude  ;  pour 
moi,  qui  pense  plus  lentement,  je  ne  suis  pas  en 
état  de  te  rien  dire. 

Tu  es  le  sujet  de  nos  conversations  les  plus 
tendres  :  nous  ne  pouvons  assez  parler  du  bon 
accueil  que  tu  nous  as  fait  à  Smyrne,  et  des  ser- 
vices que  ton  amitié  nous  rend  tous  les  jours. 
Puisses-tu,  généreux  Ibben,  trouver  partout  des 
amis  aussi  reconnaissants  et  aussi  fidèles  que  nous  ! 

Puissé-je  te  revoir  bientôt,  et  retrouver  avec  toi 
ces  jours  heureux  qui  coulent  si  doucement  entre 
deux  amis  !  Adieu  ! 

De  Paris,  le  4  de  la  lune  de  rebiab  2,  1712. 


LETTRES   PERSANES  69 

Lettre  XXVL  —  Usbek  a  Roxane. 

,  Alt  sérail  d'Ispahan. 

Que  vous  êtes  heureuse,  Roxane,  d'être  dans  le 
doux  pays  de  Perse,  et  non  pas  dans  ces  climats 
empoisonnés  où  Ton  ne  connaît  ni  la  pudeur  ni  la 
vertu  !  Que  vous  êtes  heureuse  !  Vous  vivez  dans 
mon  sérail  comme  dans  le  séjour  de  l'innocence,  in- 
accessible aux  attentats  de  tous  les  humains  ;  vous 
vous  trouvez  avec  joie  dans  une  heureuse  impuis- 
sance de  faillir  ;  jamais  homme  ne  vous  a  souillée 
de  ses  regards  lascifs  ;  votre  beau-père  même,  dans 
la  Hberté  des  festins,  n'a  jamais  vu  votre  belle 
bouche  :  vous  n'avez  jamais  manqué  de  vous  at- 
tacher un  bandeau  sacré  pour  la  couvrir.  Heureuse 
Roxane  !  quand  vous  avez  été  à  la  campagne,  vous 
avez  toujours  eu  des  eunuques  qui  ont  marché 
devant  vous  pour  donner  la  mort  à  tous  les  témé- 
raires qui  n'ont  pas  fui  votre  vue.  Moi-même,  à 
qui  le  ciel  vous  a  donnée  pour  faire  mon  bonheur, 
quelle  peine  n'ai-je  pas  eue  pour  me  rendre  maître 
de  ce  trésor,  que  vous  défendiez  avec  tant  de  con- 
stance !  Quel  chagrin  pour  moi,  dans  les  premiers 
jours  de  notre  mariage,  de  ne  pas  vous  voir  !  Et 
quelle  impatience  quand  je  vous  eus  vue  !  Vous  ne 
la  satisfaisiez  pourtant  pas  ;  vous  l'irritiez  au  con- 
traire par  les  refus  obstinés  d'une  pudeur  alarmée  : 
vous  me  confondiez  avec  tous  ces  hommes  à  qui 
vous  vous  cachez  sans  cesse.  Vous  souvient-il  de  ce 
jour  où  je  vous  perdis  parmi  vos  esclaves,  qui  me 
trahirent,  et  vous  dérobèrent  à  mes  recherches  ? 
Vous  souvient-il  de  cet  autre  où,  voyant  vos  larmes 
impuissantes,  vous  employâtes  l'autorité  de  votre 
mère  pour  arrêter  les  fureurs  de  mon  amour  ?  Vous 


70  LETTRES   PERSANES 

souvient-il,  lorsque  toutes  les  ressources  vous  man- 
quèrent, de  celles  que  vous  trouvâtes  dans  votre 
courage  ?  Vous  mîtes  le  poignard  à  la  main,  et 
menaçâtes  d'immoler  un  époux  qui  vous  aimait, 
s'il  continuait  à  exiger  de  vous  ce  que  vous 
chérissez  plus  que  votre  époux  même.  Deux  mois 
se  passèrent  dans  ce  combat  de  l'amour  et  de  la  vertu. 
Vous  poussâtes  trop  loin  vos  chastes  scrupules  : 
vous  ne  vous  rendîtes  pas  même  après  avoir  été 
vaincue  ;  vous  défendîtes  jusqu'à  la  dernière  ex- 
trémité une  virginité  mourante  :  vous  me  regar- 
dâtes comme  un  ennemi  qui  vous  avait  fait  un 
outrage,  non  pas  comme  un  époux  qui  vous  avait 
aimée  ;  vous  fûtes  plus  de  trois  mois  que  vous 
n'osiez  me  regarder  sans  rougir  :  votre  air  confus 
semblait  me  reprocher  l'avantage  que  j'avais  pris. 
Je  n'avais  pas  même  une  possession  tranquille  ; 
vous  me  dérobiez  tout  ce  que  vous  pouviez  de  ces 
charmes  et  de  ces  grâces  ;  et  j 'étais  enivré  des  plus 
grandes  faveurs  sans  avoir  obtenu  les  moindres. 

Si  vous  aviez  été  élevée  dans  ce  pays-ci,  vous 
n'auriez  pas  été  si  troublée.  Les  femmes  y  ont 
perdu  toute  retenue  :  elles  se  présentent  devant  les 
hommes  à  visage  découvert,  comme  si  elles  vou- 
laient demander  leur  défaite  ;  elles  les  cherchent  de 
leurs  regards  ;  elles  les  voient  dans  les  mosquées, 
les  promenades,  chez  elles  même  ;  l'usage  de  se  faire 
servir  par  des  eunuques  leur  est  inconnu.  Au  lieu 
de  cette  noble  simplicité  et  de  cette  aimable  pudeur 
qui  règne  parmi  vous,  on  voit  une  impudence 
brutale  à  laquelle  il  est  impossible  de  s'accoutumer. 

Oui,  Roxane,  si  vous  étiez  ici,  vous  vous  sen- 
tiriez outragée  dans  l'affreuse  ignominie  où  votre 
sexe  est  descendu  ;  vous  fuiriez  ces  abominables 
lieux,  et  vous  soupireriez  pour  cette  douce  retraite, 
où  vous  trouvez  l'innocence,  où  vous  êtes  sûre  de 


LETTRES   PERSANES  71 

vous-même,  où  nul  péril  ne  vous  fait  trembler,  où 
enfin  vous  pouvez  m'aimer  sans  craindre  de  perdre 
jamais  Tamour  que  vous  me  devez. 

Quand  vous  relevez  l'éclat  de  votre  teint  par  les 
plus  belles  couleurs  ;  quand  vous  vous  parfumez 
tout  le  corps  des  essences  les  plus  précieuses  ; 
quand  vous  vous  parez  de  vos  plus  beaux  habits  ; 
quand  vous  cherchez  à  vous  distinguer  de  vos  com- 
pagnes par  les  grâces  de  la  danse  et  par  la  douceur 
de  votre  chant  ;  que  vous  combattez  gracieusement 
avec  elles  de  charmes,  de  douceur  et  d'enjouement, 
je  ne  puis  pas  m'imaginer  que  vous  ayez  d'autre 
objet  que  celui  de  me  plaire  ;  et  quand  je  vous  vois 
rougir  modestement,  que  vos  regards  cherchent  les 
miens,  que  vous  vous  insinuez  dans  mon  cœur  par 
des  paroles  douces  et  flatteuses,  je  ne  saurais, 
Roxane,  douter  de  votre  amour. 

Mais  que  puis-je  penser  des  femmes  d'Europe  ? 
L'art  de  composer  leur  teint,  les  ornements  dont 
elles  se  parent,  les  soins  qu'elles  prennent  de  leur 
personne,  le  désir  continuel  de  plaire  qui  les 
occupe,  sont  autant  de  taches  faites  à  leur  vertu 
et  d'outrages  à  leurs  époux. 

Ce  n'est  pas,  Roxane,  que  je  pense  qu'elles 
poussent  l'attentat  aussi  loin  qu'une  pareille  con- 
duite devrait  le  faire  croire,  et  qu'elles  portent  la 
débauche  à  cet  excès  horrible,  qui  fait  frémir,  de 
violer  absolument  la  foi  conjugale.  Il  y  a  bien  peu 
de  femmes  assez  abandonnées  pour  porter  le  crime 
si  loin  :  elles  portent  toutes  dans  leur  cœur  un  cer- 
tain caractère  de  vertu  qui  y  est  gravé,  que  la 
naissance  donne,  et  que  l'éducation  affaiblit,  mais 
ne  détruit  pas.  Elles  peuvent  bien  se  relâcher  des 
devoirs  extérieurs  que  la  pudeur  exige  ;  mais, 
quand  il  s'agit  de  faire  les  derniers  pas,  la  nature 
se  révolte.  Aussi,  quand  nous  vous  enfermons  si 


72  LETTRES   PERSANES 

étroitement,  que  nous  vous  faisons  garder  par  tant 
d'esclaves,  que  nous  gênons  si  fort  vos  désirs 
lorsqu'ils  volent  trop  loin,  ce  n'est  pas  que  nous 
craignions  la  dernière  infidélité,  mais  c'est  que  nous 
savons  que  la  pureté  ne  saurait  être  trop  grande,  et 
que  la  moindre  tache  peut  la  corrompre. 

Je  vous  plains,  Roxane.  Votre  chasteté,  si  long- 
temps éprouvée,  méritait  un  époux  qui  ne  vous  eût 
jamais  quittée,  et  qui  pût  lui-même  réprimer  les 
désirs  que  votre  seule  vertu  sait  soumettre. 

De  Paris,  le  7  de  la  luue  de  rhégeb,  1712. 


Lettre  XX VIL  —  Usbek  a  Nessir. 
A  Ispahmi. 

Nous  sommes  à  présent  à  Paris,  cette  superbe 
rivale  de  la  ville  du  soleil  \ 

Lorsque  je  partis  de  Smyrne,  je  chargeai  mon 
ami  Ibben  de  te  faire  tenir  une  boite  où  il  y  avait 
quelques  présents  pour  toi  :  tu  recevras  cette  lettre 
par  la  même  voie.  Quoique  éloigné  de  lui  de  cinq 
ou  six  cents  lieues,  je  lui  donne  de  mes  nouvelles 
et  je  reçois  des  siennes  aussi  facilement  que  s'il 
était  à  Ispahan  et  moi  à  Com.  J'envoie  mes  lettres 
à  Marseille,  d'où  il  part  continuellement  des  vais- 
seaux pour  Smyrne  ;  de  là  il  envoie  celles  qui  sont 
pour  la  Perse  par  les  caravanes  d'Arméniens  qui 
partent  tous  les  jours  pour  Ispahan. 

Rica  jouit  d'une  santé  parfaite  :  la  force  de  sa 
constitution,  sa  jeunesse  et  sa  gaieté  naturelle,  le 
mettent  au-dessus  de  toutes  les  épreuves. 

Mais,  pour  moi,  je  ne  me  porte  pas  bien  :  mon 

1  Ispahan. 


LETTRES   PERSANES  ^-x 

corps  et  mon  esprit  sont  abattus  ;  je  me  livre  à 
des  réflexions  qui  deviennent  tous  les  jours  plus 
tristes  ;  ma  santé,  qui  s'affaiblit,  me  tourne  vers 
ma  patrie,  et  me  rend  ce  pays-ci  plus  étranger. 

Mais,  cher  Nessir,  je  te  conjure,  fais  en  sorte  que 
mes  femmes  ignorent  l'état  où  je  suis.  Si  elles 
m'aiment,  je  veux  épargner  leurs  larmes  ;  et,  si 
eUes  ne  m. 'aiment  pas,  je  ne  veux  point  augmenter 
leur  hardiesse. 

Si  mes  eunuques  me  croyaient  en  danger,  s'ils 
pouvaient  espérer  l'impunité  d'une  lâche  com- 
plaisance, ils  cesseraient  bientôt  d'être  sourds  à  la 
voix  flatteuse  de  ce  sexe  qui  se  fait  entendre  aux 
rochers  et  remue  les  choses  inanimées. 

Adieu,  Nessir.  J'ai  du  plaisir  à  te  donner  des 
marques  de  ma  confiance. 

De  Paris,  le  5  de  la  luae  de  chahban,  1712. 


Lettre  XXVIIL  —  Rica  a  *=^*. 

Je  vis  hier  une  chose  assez  singulière,  quoiqu'elle 
se  passe  tous  les  jours  à  Paris. 

Tout  le  peuple  s'assemble  sur  la  fin  de  l'après- 
dînée,  et  va  jouer  une  espèce  de  scène  que  j'ai 
entendu  appeler  comédie.  Le  grand  mouvement 
est  sur  une  estrade  qu'on  nomme  le  théâtre.  Aux 
deux  côtés  on  voit,  dans  de  petits  réduits  qu'on 
nomme  loges,  des  hommes  et  des  femmes  qui 
jouent  ensemble  des  scènes  muettes,  à  peu  près 
comme  celles  qui  sont  en  usage  en  notre  Perse. 

Tantôt  c'est  une  amante  affligée  qui  exprime  sa 

langueur  ;  tantôt  une  autre,  avec  des  yeux  vifs 

et  un  air  passionné,  dévore  des  yeux  son  amant, 

qui  la  regarde  de  même  :  toutes  les  passions  sont 

3« 


74  LETTRES   PERSANES 

peintes  sur  les  visages,  et  exprimées  avec  une 
éloquence  qui  n'en  est  que  plus  vive,  pour  être 
muette.  Là  les  actrices  ne  paraissent  qu'à  demi- 
corps,  et  ont  ordinairement  un  manchon,  par 
modestie,  pour  cacher  leurs  bras.  Il  y  a  en  bas  une 
troupe  de  gens  debout  qui  se  moquent  de  ceux 
qui  sont  en  haut  sur  le  théâtre,  et  ces  derniers 
rient  à  leur  tour  de  ceux  qui  sont  en  bas. 

Mais  ceux  qui  prennent  le  plus  de  peine  sont 
quelques  gens  qu'on  prend  pour  cet  effet  dans  un 
âge  peu  avancé  pour  soutenir  à  la  fatigue.  Ils  sont 
obligés  d'être  partout  ;  ils  passent  par  des  en- 
droits qu'eux  seuls  connaissent,  montent  avec  une 
adresse  surprenante  d'étage  en  étage;  ils  sont  en 
haut,  en  bas,  dans  toutes  les  loges;  ils  plongent 
pour  ainsi  dire  ;  on  les  perd,  ils  reparaissent  ; 
souvent  ils  quittent  le  lieu  de  la  scène  et  vont 
jouer  dans  une  autre.  On  en  voit  même  qui,  par 
un  prodige  qu'on  n'aurait  osé  espérer  de  leurs 
béquilles,  marchent,  et  vont  comme  les  autres. 
Enfin  on  se  rend  à  des  salles  où  l'on  joue  une 
comédie  particulière  :  on  commence  par  des 
révérences  ;  on  continue  par  des  embrassades.  On 
dit  que  la  connaissance  la  plus  légère  met  un 
homme  en  droit  d'en  étouffer  un  autre  :  il  semble 
que  le  lieu  inspire  de  la  tendresse.  En  effet,  on  dit 
que  les  princesses  qui  y  régnent  ne  sont  point 
cruelles  ;  et,  si  on  excepte  deux  ou  trois  heures 
par  jour,  où  elles  sont  assez  sauvages,  on  peut 
dire  que  le  reste  du  temps  elles  sont  traitables,  et 
que  c'est  une  ivresse  qui  les  quitte  aisément. 

Tout  ce  que  je  te  dis  ici  se  passe  à  peu  près  de 
même  dans  un  autre  endroit  qu'on  nomme  l'Opéra  : 
toute  la  différence  est  que  l'on  parle  à  l'un  et 
chante  à  l'autre.  Un  de  mes  amis  me  mena  l'autre 
jour  dans  la  loge  où  se  déshabillait  une  des  prin- 


LETTRES   PERSANES  75 

cipales  actrices.  Nous  fîmes  si  bien  connaissance 
que  le  lendemain  je  reçus  d'elle  cette  lettre  : 

«  Monsieur, 

«  Je  suis  la  plus  malheureuse  fille  du  monde  ; 
j'ai  toujours  été  la  plus  vertueuse  actrice  de 
l'Opéra.  Il  y  a  sept  ou  huit  mois  que  j'étais  dans 
la  loge  où  vous  me  vîtes  hier  :  comme  je  m'habil- 
lais en  prêtresse  de  Diane,  un  jeune  abbé  vint 
m'y  trouver  ;  et,  sans  respect  pour  mon  habit 
blanc,  mon  voile  et  mon  bandeau,  il  me  ravit  mon 
innocence.  J'ai  beau  lui  exagérer  le  sacrifice  que 
je  lui  ai  fait,  il  se  met  à  rire,  et  me  soutient  qu'il 
m'a  trouvée  très  profane.  Cependant  je  suis  si 
grosse  que  je  n'ose  plus  me  présenter  sur  le  théâtre  : 
car  je  suis,  sur  le  chapitre  de  l'honneur,  d'une 
délicatesse  inconcevable;  et  je  soutiens  toujours 
qu'à  une  fille  bien  née  il  est  plus  facile  de  faire 
perdre  la  vertu  que  la  modestie.  Avec  cette  dé- 
licatesse, vous  jugez  bien  que  ce  jeune  abbé  n'eût 
jamais  réussi,  s'il  ne  m'avait  promis  de  se  marier 
avec  moi  :  un  motif  si  légitime  me  fit  passer  sur 
les  petites  formalités  ordinaires,  et  commencer 
par  où  j'aurais  dû  finir.  Mais,  puisque  son  in- 
fidélité m'a  déshonorée,  je  ne  veux  plus  vivre  à 
l'Opéra,  où,  entre  vous  et  moi,  l'on  ne  me  donne 
guère  de  quoi  vivre  :  car,  à  présent  que  j'avance 
en  âge,  et  que  je  perds  du  côte  des  charmes,  ma 
pension,  qui  est  toujours  la  même,  semble  diminuer 
tous  les  jours.  J'ai  appris  par  un  homme  de  votre 
suite  que  l'on  faisait  un  cas  infini,  dans  votre  pays, 
d'une  bonne  danseuse,  et  que,  si  j'étais  à  Ispahan, 
ma  fortune  serait  aussitôt  faite.  Si  vous  vouliez 
m'accorder  votre  protection,  et  m'emmener  avec 
vous  dans  ce  pays-là,  vous  auriez  l'avantage  de 
faire  du  bien  à  une  fille  qui,  par  sa  vertu  et  sa 


76  LETTRES   PERSANES 

conduite,  ne  se  rendrait  pas  indigne  de  vos  bontés. 
Je  suis...  » 

De  Paris,  le  2  de  la  lune  de  chalval,  1712. 


Lettre  XXIX.  —  Rica  a  Ibben. 
A  Smyrne. 

Le  pape  est  le  chef  des  chrétiens.  C'est  une  vieille 
idole  qu'on  encense  par  habitude.  Il  était  autrefois 
redoutable  aux  princes  mêmes,  car  il  les  déposait 
aussi  facilement  que  nos  magnifiques  sultans  dé- 
posent les  rois  d'Irimette  et  de  Géorgie.  Mais  on 
ne  le  craint  plus.  Il  se  dit  successeur  d'un  des 
premiers  chrétiens,  qu'on  appelle  saint  Pierre  :  et 
c'est  certainement  une  riche  succession,  car  il  a 
des  trésors  immenses  et  un  grand  pays  sous  sa 
domination. 

Les  évêques  sont  des  gens  de  loi  qui  lui  sont 
subordonnés,  et  ont  sous  son  autorité  deux  fonc- 
tions bien  différentes.  Quand  ils  sont  assemblés, 
ils  font,  comme  lui,  des  articles  de  foi  ;  quand  ils 
sont  en  particulier,  ils  n'ont  guère  d'autre  fonction 
que  de  dispenser  d'accomplir  la  loi.  Car  tu  sauras 
que  la  religion  chrétienne  est  chargée  d'une 
infinité  de  pratiques  très  difficiles  ;  et,  comme  on  a 
jugé  qu'il  est  moins  aisé  de  remplir  ses  devoirs 
que  d'avoir  des  évêques  qui  en  dispensent,  on  a 
pris  ce  dernier  parti  pour  l'utilité  publique  :  de 
sorte  que,  si  on  ne  veut  pas  faire  le  rhamazan,  si 
on  ne  veut  pas  s'assujettir  aux  formalités  des 
mariages,  si  on  veut  rompre  ses  vœux,  si  on  veut  se 
marier  contre  les  défenses  de  la  loi,  quelquefois 
môme  si  on  veut  revenir  contre  son  serment,  on 
va  à  l'évêque  ou  au  pape,  qui  donne  aussitôt  la 
dispense. 


LETTRES   PERSANES  77 

Les  évêques  ne  font  pas  des  articles  de  foi  de 
leur  propre  mouvement.  Il  y  a  un  nombre  infini 
de  docteurs,  la  plupart  dervis,  qui  soulèvent  entre 
eux  mille  questions  nouvelles  sur  la  religion  :  on 
les  laisse  disputer  longtemps,  et  la  guerre  dure 
jusqu'à  ce  qu'une  décision  vienne  la  terminer. 

Aussi  puis-je  t'assurer  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de 
royaume  où  il  y  ait  eu  tant  de  guerres  civiles  que 
dans  celui  du  Christ. 

Ceux  qui  mettent  au  jour  quelque  proposition 
nouvelle  sont  d'abord  appelés  hérétiques.  Chaque 
hérésie  a  son  nom,  qui  est,  pour  ceux  qui  y  sont 
engagés,  comme  le  mot  de  ralliement.  5lais  n'est 
hérétique  qui  ne  veut  :  il  n'y  a  qu'à  partager  le 
différend  par  la  moitié,  et  donner  une  distinction 
à  ceux  qui  l'accusent  d'hérésie  ;  et,  quelle  que  soit 
la  distinction,  intelligible  ou  non,  elle  rend  un 
homme  blanc  comme  de  la  neige,  et  il  peut  se  faire 
appeler  orthodoxe. 

Ce  que  je  te  dis  est  bon  pour  la  France  et  l'Alle- 
magne :  car  j'ai  ouï  dire  qu'en  Espagne  et  en 
Portugal  il  y  a  de  certains  dervis  qui  n'entendent 
point  raillerie,  et  qui  font  brûler  un  homme  comme 
de  la  paille.  Quand  on  tombe  entre  les  mains  de 
ces  gens-là,  heureux  celui  qui  a  toujours  prié  Dieu 
avec  de  petits  grains  de  bois  à  la  main,  qui  a  porté 
sur  lui  deux  morceaux  de  drap  attachés  à  deux 
rubans,  et  qui  a  été  quelquefois  dans  une  province 
qu'on  appelle  la  Galice  !  sans  cela  un  pauvre  diable 
est  bien  embarrassé.  Quand  il  jurerait  comme  un 
païen  qu'il  est  orthodoxe,  on  pourrait  bien  ne  pas 
demeurer  d'accord  des  qualités,  et  le  brûler  comme 
hérétique  :  il  aurait  beau  donner  sa  distinction; 
point  de  distinction  ;  il  serait  en  cendres  avant 
que  l'on  eût  seulement  pensé  à  l'écouter. 

Les  autres  juges  présument    qu'un  accusé  est 


j^  LETTRES   PERSANES 

innocent;  ceux-ci  le  présument  toujours  coupable. 
Dans  le  doute,  ils  tiennent  pour  règle  de  se  détermi- 
ner du  côté  de  la  rigueur  :  apparemment  parce  qu'ils 
croient  les  hommes  mauvais  ;  mais,  d'un  autre  côté, 
ils  en  ont  si  bonne  opinion,  qu'ils  ne  les  jugent 
jamais  capables  de  mentir  ;  car  ils  reçoivent  le 
témoignage  des  ennemis  capitaux,  des  femmes  de 
mauvaise  vie,  de  ceux  qui  exercent  une  profession 
infâme.  Ils  font  dans  leur  sentence  un  petit  compli- 
ment à  ceux  qui  sont  revêtus  d'une  chemise  de 
soufre,  et  leur  disent  qu'ils  sont  bien  fâchés  de  les 
voir  si  mal  habillés,  qu'ils  sont  doux,  qu'ils  ab- 
horrent le  sang,  et  sont  au  désespoir  de  les  avoir 
condamnés  ;  mais,  pour  se  consoler,  ils  confisquent 
tous  les  biens  de  ces  malheureux  à  leur  profit. 

Heureuse  la  terre  qui  est  habitée  par  les  enfants 
des  prophètes  !  Ces  tristes  spectacles  y  sont  incon- 
nus. La  sainte  religion  que  les  anges  y  ont  apportée 
se  défend  par  sa  vérité  même  ;  elle  n'a  point  besoin 
de  ces  moyens  violents  pour  se  maintenir. 

De  Paris,  le  4  de  la  lune  de  chalval,  1712. 


Lettre  XXX.  —  Rica  au  même. 

A   Smyrne. 

Les  habitants  de  Paris  sont  d'une  curiosité  qui 
va  jusqu'à  l'extravagance.  Lorsque  j'arrivai,  je  fus 
regardé  comme  si  j'avais  été  envoyé  du  ciel  :  vieil- 
lards, hommes,  femmes,  enfants,  tous  voulaient  me 
voir.  Si  je  sortais,  tout  le  monde  se  mettait  aux 
fenêtres  ;  si  j'étais  aux  Tuileries,  je  vo3^ais  aussitôt 
un  cercle  se  former  autour  de  moi  ;  les  femmes 
mêmes  faisaient  un  arc-en-ciel  nuancé  de  mille 


LETTRES   PERSANES  79 

couleurs,  qui  m'entourait.  Si  j'étais  aux  spectacles, 
je  voyais  aussitôt  cent  lorgnettes  dressées  contre 
ma  figure  :  enfin,  jamais  homme  n'a  tant  été  vu 
que  moi.  Je  souriais  quelquefois  d'entendre  des 
gens  qui  n'étaient  presque  jamais  sortis  de  leur 
chambre,  qui  disaient  entre  eux  :  «  Il  faut  avouer 
qu'il  a  l'air  bien  persan.  »  Chose  admirable  !  je 
trouvais  de  mes  portraits  partout  ;  je  me  voyais 
multiplié  dans  toutes  les  boutiques,  sur  toutes 
les  cheminées,  tant  on  craignait  de  ne  m 'avoir 
pas  assez  vu. 

Tant  d'honneurs  ne  laissent  pas  d'être  à  charge  : 
je  ne  me  croyais  pas  un  homme  si  curieux  et  si 
rare  ;  et,  quoique  j'aie  très  bonne  opinion  de  moi, 
je  ne  me  serais  jamais  imaginé  que  je  dusse  trou- 
bler le  repos  d'une  grande  ville  où  je  n'étais  point 
connu.  Cela  me  fit  résoudre  à  quitter  l'habit  persan, 
et  à  en  endosser  un  à  l'européenne,  pour  voir  s'il 
resterait  encore  dans  ma  physionomie  quelque 
chose  d'admirable.  Cet  essai  me  fit  connaître  ce 
que  je  valais  réellement.  Libre  de  tous  les  ornements 
étrangers,  je  me  vis  apprécié  au  plus  juste.  J'eus 
sujet  de  me  plaindre  de  mon  tailleur,  qui  m'avait 
fait  perdre  en  un  instant  l'attention  et  l'estime 
publique  ;  car  j'entrai  tout  à  coup  dans  un  néant 
affreux.  Je  demeurais  quelquefois  une  heure  dans 
une  compagnie  sans  qu'on  m'eût  regardé  et  qu'on 
m'eût  mis  en  occasion  d'ouvrir  la  bouche  ;  mais, 
si  quelqu'un  par  hasard  apprenait  à  la  compagnie 
que  j'étais  Persan,  j'entendais  aussitôt  autour  de 
moi  un  bourdonnement  :  «  Ah  !  ah  !  monsieur  est 
Persan  !  C'est  une  chose  bien  extraordinaire  ! 
Comment  peut-on  être  Persan  ?  » 

De  Paris,  le  6  de  la  lune  de  chalval,  1712. 


8o  LETTRES  PERSANES 

Lettre  XXXI.  —  Rhédi  a  Usbek. 
A  Paris. 

Je  suis  à  présent  à  Venise,  mon  cher  Usbek. 
On  peut  avoir  vu  toutes  les  villes  du  monde, 
et  être  surpris  en  arrivant  à  Venise  :  on  sera  tou- 
jours étonné  de  voir  une  ville,  des  tours  et  des 
mosquées  sortir  de  dessous  l'eau,  et  de  trouver 
un  peuple  innombrable  dans  un  endroit  où  il  ne 
devrait  y  avoir  que  des  poissons. 

Mais  cette  ville  profane  manque  du  trésor  le 
plus  précieux  qui  soit  au  monde,  c'est-à-dire 
d'eau  vive  :  il  est  impossible  d'y  accomplir  une 
seule  ablution  légale.  Elle  est  en  abomination  à 
notre  saint  prophète,  et  il  ne  la  regarde  jamais  du 
haut  du  ciel  qu'avec  colère. 

Sans  cela,  mon  cher  Usbek,  je  serais  charmé  de 
vivre  dans  une  ville  où  mon  esprit  se  forme  tous 
les  jours.  Je  m'instruis  des  secrets  du  com- 
merce, des  intérêts  des  princes,  de  la  forme  de 
leur  gouvernement  ;  je  ne  néglige  pas  même  les 
superstitions  européennes  ;  je  m'applique  à  la 
médecine,  à  la  physique,  à  l'astronomie  ;  j'étudie 
les  arts  ;  enfin  je  sors  des  nuages  qui  couvraient 
mes  yeux  dans  le  pays  de  ma  naissance. 

De  Venise,  le  i6  de  la  lune  de  chalval,  1712. 


Lettre  XXXIL  —  Rica  a  ***. 

J'allai  l'autre  jour  voir  une  maison  où  l'on  entre- 
tient environ  trois  cents  personnes  assez  pauvre- 
ment. J'eus  bientôt  fait,  car  l'égUse  ni  les  bâtiments 


LETTRES   PERSANES  8i 

ne  méritent  pas  d'être  regardés.  Ceux  qui  sont  dans 
cette  maison  étaient  assez  gais  ;  plusieurs  d'entre 
eux  jouaient  aux  cartes,  ou  à  d'autres  jeux  que  je  ne 
connais  point.  Comme  je  sortais,  un  de  ces  hommes 
sortait  aussi  ;  et  m'ayant  entendu  demander  le 
chemin  du  Marais,  qui  est  le  quartier  le  plus  éloigné 
de  Paris  :  «  J'y  vais,  me  dit-il,  et  je  vous  y  conduirai  ; 
suivez-moi  !  »  Il  me  mena  à  merveille,  me  tira  de 
tous  les  embarras,  et  me  sauva  adroitement  des 
carrosses  et  des  voitures.  Nous  étions  prêts  d'ar- 
river, quand  la  curiosité  me  prit.  «  Mon  bon  ami,  lui 
dis-je,  ne  pourrais-je  point  savoir  qui  vous  êtes? 
—  Je  suis  aveugle,  monsieur,  me  répondit-il.  — 
Comment  !  lui  dis-je,  vous  êtes  aveugle  !  Et  que  ne 
priiez- vous  cet  honnête  homme  qui  jouait  aux 
cartes  avec  vous  de  nous  conduire  ?  —  Il  est  aveugle 
aussi,  me  répondit-il  :  il  y  a  quatre  cents  ans  que 
nous  sommes  trois  cents  aveugles  dans  cette  maison 
où  vous  m'avez  trouvé.  Mais  il  faut  que  je  vous 
quitte  ;  voilà  la  rue  que  vous  demandiez  ;  j  e  vais 
me  mettre  dans  la  foule  ;  j'entre  dans  cette  éghse, 
où,  je  vous  jure,  j'embarrasserai  plus  les  gens 
qu'ils  ne  m'embarrasseront.  » 

De  Paris,  le  17  de  la  lune  de  chalval,  1712. 


Lettre  XXXIII.  —  Usbek  a  Rhédi. 
A   Venise. 

Le  vin  est  si  cher  à  Paris,  par  les  impôts  que 
l'on  y  met,  qu'il  semble  qu'on  ait  entrepris  d'y 
faire  exécuter  les  préceptes  du  divin  Alcoran,  qui 
défend  d'en  boire. 

Lorsque  je  pense  aux  funestes  effets  de  cette 
hqueur,   je  ne  puis   m'empêcher   de  la  regarder 


821  LETTRES   PERSANES 

comme  le  présent  le  plus  redoutable  que  la  nature 
ait  fait  aux  hommes.  Si  quelque  chose  a  flétri 
la  vie  et  la  réputation  de  nos  monarques,  c'a  été 
leur  intempérance  ;  c'est  la  source  la  plus  empoi- 
sonnée de  leurs  injustices  et  de  leurs  cruautés. 

Je  le  dirai,  à  la  honte  des  hommes  :  la  loi  interdit 
à  nos  princes  l'usage  du  vin,  et  ils  en  boivent  avec 
un  excès  qui  les  dégrade  de  l'humanité  même  ; 
cet  usage  au  contraire  est  permis  aux  princes 
chrétiens,  et  on  ne  remarque  pas  qu'il  leur  fasse 
faire  aucune  faute.  L'esprit  humain  est  la  contradic- 
tion même.  Dans  une  débauche  licencieuse,  on  se 
révolte  avec  fureur  contre  les  préceptes  ;  et  la  loi 
faite  pour  nous  rendre  plus  justes  ne  sert  souvent 
qu'à  nous  rendre  plus  coupables. 

Mais  quand  je  désapprouve  l'usage  de  cette 
liqueur  qui  fait  perdre  la  raison,  je  ne  condamne 
pas  de  même  ces  boissons  qui  l'égayent.  C'est  la 
sagesse  des  Orientaux  de  chercher  des  remèdes 
contre  la  tristesse  avec  autant  de  soin  que  contre 
les  maladies  les  plus  dangereuses.  Lorsqu'il  arrive 
quelque  malheur  à  un  Européen,  il  n'a  d'autre 
ressource  que  la  lecture  d'un  philosophe  qu'on 
appelle  Sénèque  ;  mais  les  Asiatiques,  plus  sensés 
qu'eux  et  meilleurs  physiciens  en  cela,  prennent 
des  breuvages  capables  de  rendre  l'homme  gai, 
et  de  charmer  le  souvenir  de  ses  peines. 

Il  n'y  a  rien  de  si  affligeant  que  les  consolations 
tirées  de  la  nécessité  du  mal,  de  l'inutilité  des 
remèdes,  de  la  fatalité  du  destin,  de  l'ordre  de  la 
Providence,  et  du  malheur  de  la  condition  hu- 
maine. C'est  se  moquer  de  vouloir  adoucir  un  mal 
par  la  considération  que  l'on  est  né  misérable  : 
il  vaut  bien  mieux  enlever  l'esprit  hors  de  ses 
réflexions,  et  traiter  l'homme  comme  sensible,  au 
lieu  de  le  traiter  comme  raisonnable. 


LETTRES   PERSANES  83 

L'âme,  unie  avec  le  corps,  en  est  sans  cesse 
tyrannisée.  Si  le  mouvement  du  sang  est  trop  lent, 
si  les  esprits  ne  sont  pas  assez  épurés,  s'ils  ne  sont 
pas  en  quantité  suffisante,  nous  tombons  dans 
î'accablem.ent  et  dans  la  tristesse  ;  mais,  si  nous 
prenons  des  breuvages  qui  puissent  changer  cette 
disposition  de  notre  corps,  notre  âme  redevient 
capable  de  recevoir  des  impressions  qui  l'égayent, 
et  elle  sent  un  plaisir  secret  de  voir  sa  machine 
reprendre,  pour  ainsi  dire,  son  mouvem.ent  et  sa  vie. 

De  Paris,  le  25  de  la  lune  de  zilcadé,  1713. 


Lettre  XXXH'.  —  Usbek  a  Ibben. 
A  Smyrne. 

Les  femmes  de  Perse  sont  plus  belles  que  celles 
de  France,  mais  celles  de  France  sont  plus  jolies.  Il 
est  difficile  de  ne  point  aimer  les  premières,  et  de 
ne  se  point  plaire  avec  les  secondes  :  les  unes  sont 
plus  tendres  et  plus  modestes,  les  autres  sont  plus 
gaies  et  plus  enjouées. 

Ce  qui  rend  le  sang  si  beau  en  Perse,  c'est  la  vie 
réglée  que  les  femmes  y  mènent  :  elles  ne  jouent 
ni  ne  veillent,  elles  ne  boivent  point  de  vin,  et  ne 
s'exposent  presque  jamais  à  l'air.  Il  faut  avouer 
que  le  sérail  est  plutôt  fait  pour  la  santé  que  pour 
les  plaisirs  :  c'est  une  vie  unie,  qui  ne  pique  point; 
tout  s'y  ressent  de  la  subordination  et  du  devoir  ; 
les  plaisirs  mêmes  y  sont  graves,  et  les  joies  sévères, 
et  on  ne  les  goûte  presque  jamais  que  comme  des 
marques  d'autorité  et  de  dépendance. 

Les  hommes  mêmes  n'ont  pas  en  Perse  la  même 
gaieté    que  les  Français  :  on  ne  leur  voit  point 


84  LETTRES   PERSANES 

cette  liberté  d'esprit  et  cet  air  content  que  je  trouve 
ici  dans  tous  les  états  et  dans  toutes  les  conditions. 

C'est  bien  pis  en  Turquie,  où  l'on  pourrait  trouver 
des  familles  où,  de  père  en  fils,  personne»n'a  ri  depuis 
la  fondation  de  la.  monarchie. 

Cette  gravité  des  Asiatiques  vient  du  peu  de 
commerce  qu'il  y  a  entre  eux  :  ils  ne  se  voient  que 
lorsqu'ils  y  sont  forcés  par  la  cérémonie.  L'amitié, 
ce  doux  engagement  du  cœur,  qui  fait  ici  la  douceur 
de  la  vie,  leur  est  presque  inconnue  ;  ils  se  retirent 
dans  leurs  maisons,  où  ils  trouvent  toujours  une 
compagnie  qui  les  attend  ;  de  manière  que  chaque 
famille  est,  pour  ainsi  dire,  isolée  des  autres. 

Un  jour  que  je  m'entretenais  là-dessus  avec  un 
homme  de  ce  pays-ci,  il  me  dit  :  «  Ce  qui  me  choque 
le  plus  de  vos  mœurs,  c'est  que  vous  êtes  obligés  de 
vivre  avec  des  esclaves  dont  le  cœur  et  l'esprit  se 
sentent  toujours  de  la  bassesse  de  leur  condition. 
Ces  gens  lâches  affaiblissent  en  vous  les  sentiments 
de  la  vertu  que  l'on  tient  de  la  nature,  et  ils  les 
ruinent  depuis  l'enfance  qu'ils  vous  obsèdent. 

«  Car  enfin,  défaites- vous  des  préjugés  :  que  peut- 
on  attendre  de  l'éducation  qu'on  reçoit  d'un  misé- 
rable qui  fait  consister  son  honneur  à  garder  les 
femmes  d'un  autre,  et  s'enorgueiUit  du  plus  vil 
emploi  qui  soit  parmi  les  humains  ;  qui  est  mépri- 
sable par  sa  fidélité  même,  qui  est  la  seule  de  ses 
vertus,  parce  qu'il  y  est  porté  par  envie,  par 
jalousie  et  par  désespoir  ;  qui,  brûlant  de  se  venger 
des  deux  sexes  dont  il  est  le  rebut,  consent  à  être 
tyrannisé  par  le  plus  fort,  pourvu  qu'il  puisse  déso- 
ler le  plus  faible  ;  qui,  tirant  de  son  imperfection, 
de  sa  laideur  et  de  sa  difformité  tout  l'éclat  de  sa 
condition,  n'est  estimé  que  parce  qu'il  est  indigne 
de  l'être  ;  qui  enfin,  rivé  pour  jamais  à  la  porte  où  il 
est  attaché,  plus  dur  que  les  gonds  et  les  verrous 


LETTRES   PERSANES  85 

qui  la  tiennent,  se  vante  de  cinquante  ans  de  vie 
dans  ce  poste  indigne,  où,  chargé  de  la  jalousie  de 
son  maître,  il  a  exercé  toute  sa  bassesse  ?  » 

De  Paris,  le  14  de  la  lune  de  zilhagé,  1713. 


Lettre  XXXV. — Usbek  a  Gemchid,  son  cousin, 

DERVIS  DU  BRILLANT  MONASTÈRE  DE    TAURIS. 

Que  penses-tu  des  chrétiens,  sublime  dervis  ? 
Crois-tu  qu'au  jour  du  jugement  ils  seront  comme 
les  infidèles  Turcs,  qui  serviront  d'ânes  aux  juifs,  et 
seront  menés  par  eux  au  grand  trot  en  enfer  ? 
Je  sais  bien  qu'ils  n'iront  point  dans  le  séjour  des 
prophètes,  et  que  le  grand  Kali  n'est  point  venu  pour 
eux.  Mais,  parce  qu'ils  n'ont  pas  été  assez  heureux 
pour  trouver  des  mosquées  dans  leur  pays,  crois-tu 
qu'ils  soient  condamnés  à  des  châtiments  éternels, 
et  que  Dieu  les  punisse  pour  n'avoir  pas  pratiqué 
une  religion  qu'il  ne  leur  a  pas  fait  connaître  ?  Je 
puis  te  le  dire  :  j'ai  souvent  examiné  ces  chrétiens  ; 
je  les  ai  interrogés  pour  voir  s'ils  avaient  quelque 
idée  du  grand  Hali,  qui  était  le  plus  beau  de  tous  les 
hommes  ;  j'ai  trouvé  qu'ils  n'en  avaient  jamais 
ouï  parler. 

Ils  ne  ressemblent  point  à  ces  infidèles  que  nos 
saints  prophètes  faisaient  passer  au  fil  de  l'épée 
parce  qu'ils  refusaient  de  croire  aux  miracles  du 
ciel  :  ils  sont  plutôt  comme  ces  malheureux  qui 
vivaient  dans  les  ténèbres  de  l'idolâtrie  avant  que 
la  divine  lumière  vînt  éclairer  le  visage  de  notre 
grand  prophète. 

D'ailleurs,  si  on  examine  de  près  leur  religion, 
on  y  trouvera  comme  une  semence  de  nos  dogmes. 


86  LETTRES   PERSANES 

J'ai  souvent  admiré  les  secrets  de  la  Providence, 
qui  semble  les  avoir  voulu  préparer  par  là  à  la 
conversion  générale.  J'ai  ouï  parler  d'un  livre  de 
leurs  docteurs,  intitulé  la  Polygamie  triomphante, 
dans  lequel  il  est  prouvé  que  la  polygamie  est  or- 
donnée aux  chrétiens.  Leur  baptême  est  l'image 
de  nos  ablutions  légales  ;  et  les  chrétiens  n'errent 
que  dans  l'efficacité  qu'ils  donnent  à  cette  première 
ablution,  qu'ils  croient  devoir  suffire  pour  toutes 
les  autres.  Leurs  prêtres  et  leurs  moines  prient 
comme  nous  sept  fois  le  jour.  Ils  espèrent  de  jouir 
d'un  paradis  où  ils  goûteront  mille  déhces  par  le 
moyen  de  la  résurrection  des  corps.  Ils  ont,  comme 
nous,  des  jeûnes  marqués,  des  mortifications 
avec  lesquelles  ils  espèrent  fléchir  la  miséricorde 
divine.  Ils  rendent  un  culte  aux  bons  anges,  et  se 
méfient  des  mauvais.  Ils  ont  une  sainte  crédulité 
pour  les  miracles  que  Dieu  opère  par  le  ministère 
de  ses  serviteurs.  Ils  reconnaissent,  comme  nous, 
l'insuffisance  de  leurs  mérites,  et  le  besoin  qu'ils 
ont  d'un  intercesseur  auprès  de  Dieu.  Je  vois  par- 
tout le  mahométisme,  quoique  je  n'y  trouve 
point  Mahomet.  On  a  beau  faire,  la  vérité  s'échappe 
et  perce  toujours  les  ténèbres  qui  l'environnent.  Il 
viendra  un  jour  où  l'Éternel  ne  verra  sur  la  terre 
que  de  vrais  croyants.  Le  temps,  qui  consume  tout, 
détruira  les  erreurs  mêmes.  Tous  les  hommes  seront 
étonnés  de  se  voir  sous  le  même  étendard  :  tout, 
jusques  à  la  loi,  sera  consommé  ;  les  divins  exem- 
plaires seront  enlevés  de  la  terre,  et  portés  dans  les 
célestes  archives. 

De  Paris,  le  20  de  la  lune  de  zilhagé,  171 3. 


LETTRES   PERSx\NES  ^y 

Lettre  XXXVL — Usbek  a  Rhédi. 
A   Venise. 

Le  café  est  très  en  usage  à  Paris  :  il  y  a  un  grand 
nombre  de  maisons  publiques  où  on  le  distribue. 
Dans  quelques-unes  de  ces  maisons,  on  dit  des 
nouvelles  ;  dans  d'autres,  on  joue  aux  échecs. 
Il  y  en  a  une  où  l'on  apprête  le  café  de  telle  manière 
qu'il  donne  de  l'esprit  à  ceux  qui  en  prennent  : 
au  moins,  de  tous  ceux  qui  en  sortent,  il  n'y  a  per- 
sonne qui  ne  croie  qu'il  en  a  quatre  fois  plus  que 
lorsqu'il  y  est  entré. 

Mais  ce  qui  me  choque  de  ces  beaux  esprits,  c'est 
qu'ils  ne  se  rendent  pas  utiles  à  leur  patrie,  et 
qu'ils  amusent  leurs  talents  à  des  choses  puériles. 
Par  exemple,  lorsque  j'arrivai  à  Paris,  je  les  trouvai 
échauffés  sur  une  dispute  la  plus  mince  qui  se  puisse 
imaginer  :  il  s'agissait  de  la  réputation  d'un  vieux 
poète  grec  dont,  depuis  deux  mille  ans,  on  ignore 
la  patrie,  aussi  bien  que  le  temps  de  sa  mort. 
Les  deux  parties  avouaient  que  c'était  un  poète 
excellent  :  il  n'était  question  que  du  plus  ou  du 
moins  de  mérite  qu'il  fallait  lui  attribuer.  Chacun 
en  voulait  donner  le  taux  ;  mais,  parmi  ces  distribu- 
teurs de  réputation,  les  uns  faisaient  meilleur  poids 
que  les  autres  :  voilà  la  querelle.  Elle  était  bien  vive, 
car  on  se  disait  cordialement  de  part  et  d'autre  des 
injures  si  grossières,  on  faisait  des  plaisanteries  si 
amères,  que  je  n'admirais  pas  moins  la  manière 
de  disputer  que  le  sujet  de  la  dispute.  Si  quelqu'un, 
disais-je  en  moi-même,  était  assez  étourdi  pour 
aller  devant  l'un  de  ces  défenseurs  du  poète  grec 
attaquer  la  réputation  de  quelque  honnête  citoyen, 
il  ne  serait  pas  mal  relevé  ;  et  je  crois  que  ce  zèle  si 


88  LETTRES   PERSANES 

délicat  sur  la  réputation  des  morts  s'embraserait 
bien  pour  défendre  celle  des  vivants  !  Mais,  quoi 
qu'il  en  soit,  ajoutais-je,  Dieu  me  garde  de  m'attirer 
jamais  l'inimitié  des  censeurs  de  ce  poète,  que  le 
séjour  de  deux  mille  ans  dans  le  tombeau  n'a  pu 
garantir  d'une  haine  si  implacable  !  Ils  frappent  à 
présent  des  coups  en  l'air  :  mais  que  serait-ce  si  leur 
fureur  était  animée  par  la  présence  d'un  ennemi  ? 
Ceux  dont  je  te  viens  de  parler  disputent  en  langue 
vulgaire  ;  et  il  faut  les  distinguer  d'une  autre  sorte 
de  disputeurs  qui  se  servent  d'une  langue  barbare 
qui  semble  ajouter  quelque  chose  à  la  fureur  et  à 
l'opiniâtreté  des  combattants.  Il  y  a  des  quartiers 
où  l'on  voit  comme  une  mêlée  noire  et  épaisse  de 
ces  sortes  de  gens  ;  ils  se  nourrissent  de  distinctions  ; 
ils  vivent  de  raisonnements  obscurs  et  de  fausses 
conséquences.  Ce  métier,  où  l'on  devrait  mourir 
de  faim,  ne  laisse  pas  de  rendre.  On  a  vu  une  nation 
entière  chassée  de  son  pays,  traverser  les  mers  pour 
s'établir  en  France,  n'emportant  avec  elle,  pour 
parer  aux  nécessités  de  la  vie,  qu'un  redoutable 
talent  pour  la  dispute.  Adieu. 

De  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  zilhagé,  171 3. 


Lettre  XXXVII.  —  Usbek  a  Ibben. 

A  Smyrne. 

Le  roi  de  France  est  vieux.  Nous  n'avons  point 
d'exemple  dans  nos  histoires  d'un  monarque  qui 
ait  si  longtemps  régné.  On  dit  qu'il  possède  à  un 
très  haut  degré  le  talent  de  se  faire  obéir  :  il  gouverne 
avec  le  même  génie  sa  famille,  sa  cour,  son  Etat.  On 
lui  a  souvent  entendu  dire  que,  de  tous  les  gou- 
vernements du  monde,  celui  des  Turcs,  ou  celui  de 


LETTRES   PERSANES  89 

notre  auguste  sultan,  lui  plairait  le  mieux  :  tant  il 
fait  de  cas  de  la  politique  orientale. 

J'ai  étudié  son  caractère,  et  j'y  ai  trouvé  des 
contradictions  qu'il  m'est  impossible  de  résoudre  : 
par  exemple,  il  a  un  ministre  qui  n'a  que  dix-huit 
ans  1,  et  une  maîtresse  qui  en  a  quatre-vingts  ^  ;  il 
aime  sa  religion,  et  il  ne  peut  souffrir  ceux  qui 
disent  qu'il  la  faut  obser\^er  à  la  rigueur  ;  quoiqu'il 
fuie  le  tumulte  des  villes,  et  qu'il  se  communique 
peu,  il  n'est  occupé  depuis  le  matin  jusqu'au  soir 
qu'à  faire  parler  de  lui  ;  il  aime  les  trophées  et  les 
victoires,  mais  il  craint  autant  de  voir  un  bon 
général  à  la  tête  de  ses  troupes  qu'il  aurait  sujet  de 
le  craindre  à  la  tête  d'une  armée  ennemie.  Il  n'est, 
je  crois,  jamais  arrivé  qu'à  lui  d'être  en  même 
temps  comblé  de  plus  de  richesses  qu'un  prince 
n'en  saurait  espérer,  et  accablé  d'une  pauvreté 
qu'un  particulier  ne  pourrait  soutenir. 

Il  aime  à  gratifier  ceux  qui  le  servent  ;  mais  il 
paye  aussi  libéralement  les  assiduités,  ou  plutôt 
l'oisiveté  de  ses  courtisans,  que  les  campagnes  labo- 
rieuses de  ses  capitaines  ;  souvent  il  préfère  un  . 
homme  qui  le  déshabille,  ou  qui  lui  donne  la  ser- 
viette lorsqu'il  se  met  à  table,  à  un  autre  qui  lui 
prend  des  villes  ou  lui  gagne  des  batailles  :  il  ne 
croit  pas  que  la  grandeur  souveraine  doive  être 
gênée  dans  la  distribution  des  grâces  ;  et,  sans  exa- 
miner si  celui  qu'il  comble  de  biens  est  homme 
de  mérite,  il  croit  que  son  choix  va  le  rendre  tel  ; 
aussi  lui  a-t-on  vu  donner  une  petite  pension  à  un 
homme  qui  avait  fui  deux  lieues,  et  un  beau  gou- 
vernement à  un  autre  qui  en  avait  fui  quatre. 

Il  est  magnifique,  surtout  dans  ses  bâtiments  : 
il  y  a  plus  de  statues  dans  les  jardins  de  son  palais 

^  Barbezieux.  —  ^  ^ime  de  Mainteaon. 


90  LETTRES   PERSANES 

que  de  citoyens  dans  une  grande  ville.  Sa  garde  est 
aussi  forte  que  celle  du  prince  devant  qui  tous  les 
trônes  se  renversent  ;  ses  armées  sont  aussi  nom- 
breuses, ses  ressources  aussi  grandes,  et  ses  finances 
aussi  inépuisables. 

De  Paris,  le  7  de  la  lune  de  maharram,  1713. 


Lettre  XXXVIII.  —  Rica  a  Ibben. 

A  Smyrne. 

C'est  une  grande  question  parmi  les  hommes  de 
savoir  s'il  est  plus  avantageux  d'ôter  aux  femmes 
la  liberté  que  de  la  leur  laisser.  Il  me  semble  qu'il 
y  a  bien  des  raisons  pour  et  contre.  Si  les  Européens 
disent  qu'il  n'y  a  pas  de  générosité  à  rendre  mal- 
heureuses les  personnes  que  l'on  aime,  nos  Asia- 
tiques répondent  qu'il  y  a  de  la  bassesse  aux 
hommes  de  renoncer  à  l'empire  que  la  nature  leur 
a  donné  sur  les  femmes.  Si  on  leur  dit  que  le  grand 
nombre  des  femmes  enfermées  est  embarrassant, 
ils  répondent  que  dix  femmes  qui  obéissent  em- 
barrassent moins  qu'une  qui  n'obéit  pas.  Que  s'ils 
objectent  à  leur  tour  que  les  Européens  ne  sauraient 
être  heureux  avec  des  femmes  qui  ne  leur  sont  pas 
fidèles,  on  leur  répond  que  cette  fidéhté  qu'ils  van- 
tent tant  n'empêche  point  le  dégoût  qui  suit  tou- 
jours les  passions  satisfaites  ;  que  nos  femmes  sont 
trop  à  nous  ;  qu'une  possession  si  tranquille  ne 
nous  laisse  rien  à  désirer  ni  à  craindre  ;  qu'un  peu 
de  coquetterie  est  un  sel  qui  pique  et  prévient  la 
corruption.  Peut-être  qu'un  homme  plus  sage  que 
moi  serait  embarrassé  de  décider  :  car,  si  les  Asia- 
tiques  font    fort   bien   de   chercher   des   moyens 


LETTRES   PERSANES  91 

propres  à  calmer  leurs  inquiétudes,  les  Européens 
font  fort  bien  aussi  de  n'en  point  avoir. 

Après  tout,  disent-ils,  quand  nous  serions  mal- 
heureux en  qualité  de  maris,  nous  trouverions 
toujours  moyen  de  nous  dédommager  en  qualité 
d'amants.  Pour  qu'un  homme  pût  se  plaindre 
avec  raison  de  l'infidélité  de  sa  femme,  iï  faudrait 
qu'il  n'y  eût  que  trois  personnes  dans  le  monde  ; 
ils  seront  toujours  à  but  quand  il  y  en  aura  quatre. 

C'est  une  autre  question  de  savoir  si  la  loi  natu- 
relle soumet  les  femmes  aux  hommes.  «  Non,  me 
disait  l'autre  jour  un  philosophe  très  galant  :  la 
nature  n'a  jamais  dicté  une  telle  loi.  L'empire  que 
nous  avons  sur  elles  est  une  véritable  tyrannie  : 
elles  ne  nous  l'ont  laissé  prendre  que  parce  qu'elles 
ont  plus  de  douceur  que  nous,  et  par  conséquent 
plus  d'humanité  et  de  raison.  Ces  avantages,  qui 
devaient  sans  doute  leur  donner  la  supériorité  si 
nous  avions  été  raisonnables,  la  leur  ont  fait  perdre, 
parce  que  nous  ne  le  sommes  point.  » 

Or,  s'il  est  vrai  que  nous  n'avons  sur  les  femmes 
qu'un  pouvoir  tyrannique,  il  ne  l'est  pas  moins 
qu'elles  ont  sur  nous  un  empire  naturel,  celui  de  la 
beauté,  à  qui  rien  ne  résiste.  Le  nôtre  n'est  pas  de 
tous  les  pays  ;  mais  celui  de  la  beauté  est  universel. 
Pourquoi  aurions-nous  donc  un  privilège  ?  Est-ce 
parce  que  nous  sommes  les  plus  forts  ?  Mais  c'est 
une  véritable  injustice.  Nous  employons  toutes 
sortes  de  moyens  pour  leur  abattre  le  courage. 
Les  forces  seraient  égales  si  l'éducation  l'était  aussi. 
Éprouvons-les  dans  les  talents  que  l'éducation 
n'a  point  affaibhs,  et  nous  verrons  si  nous  sommes 
si  forts. 

Il  faut  l'avouer,  quoique  cela  choque  nos  mœurs  :  . 
chez  les  peuples  les  plus  polis  les  femmes  ont  tou- 
jours eu  de  l'autorité  sur  leurs  maris  ;   elle  fut 


92  LETTRES   PERSANES 

établie  par  une  loi  chez  les  Égyptiens  en  l'honneur 
d'Isis,  et  chez  les  Babyloniens  en  l'honneur  de 
Sémiramis.  On  disait  des  Romains  qu'ils  comman- 
daient à  toutes  les  nations,  mais  qu'ils  obéissaient 
à  leurs  femmes.  Je  ne  parle  point  des  Sauromates, 
qui  étaient  véritablement  dans  la  servitude  de  ce 
sexe  ;  ils  étaient  trop  barbares  pour  que  leur  exem- 
ple puisse  être  cité. 

Tu  verras,  mon  cher  Ibben,  que  j'ai  pris  le  goût 
de  ce  pays-ci,  où  l'on  aime  à  soutenir  des  opinions 
extraordinaires  et  à  réduire  tout  en  paradoxe. 
I,e  prophète  a  décidé  la  question,  et  a  réglé  les 
droits  de  l'un  et  de  l'autre  sexe.  «Les  femmes,  dit- 
il,  doivent  honorer  leurs  maris  :  leurs  maris  les 
doivent  honorer  ;  mais  ils  ont  l'avantage  d'un 
degré  sur  elles.  » 

De  Paris,  le  26  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1713- 

Lettre  XXXIX.  —  Hagi  i  Ibbi  au  juif 
Ben  Josué,  prosélyte  mahométan. 

A  Smyrne. 

Il  me  semble,  Ben  Josué,  qu'il  y  a  toujours  des 
signes  éclatants  qui  préparent  à  la  naissance  des 
hommes  extraordinaires  ;  comme  si  la  nature 
souffrait  une  espèce  de  crise,  et  que  la  puissance 
céleste  ne  produisît  qu'avec  effort. 

Il  n'y  a  rien  de  si  merveilleux  que  la  naissance 
de  Mahomet.  Dieu,  qui  par  les  décrets  de  sa  Pro- 
\idence  avait  résolu  dès  le  commencement  d'en- 
voyer aux  hommes  ce  grand  prophète  pour  enchaî- 
ner Satan,  créa  une  lumière  deux  mille  ans  avant 
Adam,  qui,  passant  d'élu  en  élu,  d'ancêtre  en  an- 

1  Hagi  est  un  homme  qui  a  fait  le  pèlerinage  de  la  Mecque. 


LETTRES   PERSANES  93 

cêtre  de  Mahomet,  parvint  enfin  jusques  à  lui, 
comme  un  témoignage  authentique  qu'il  était 
descendu  des  patriarches. 

Ce  fut  aussi  à  cause  de  ce  même  prophète  que 
Dieu  ne  voulut  pas  qu'aucun  enfant  fût  conçu  que 
la  nature  de  la  femme  ne  cessât  d'être  immonde,  et 
que  le  membre  viril  ne  fût  livré  à  la  circoncision. 

Il  vint  au  monde  circoncis,  et  la  joie  parut  sur 
son  \asage  dès  sa  naissance  ;  la  terre  trembla  trois 
fois,  comme  si  elle  eût  enfanté  elle-même  ;  toutes 
les  idoles  se  prosternèrent  ;  les  trônes  des  rois  furent 
renversés  ;  Lucifer  fut  jeté  au  fond  de  la  mer  ; 
et  ce  ne  fut  qu'après  avoir  nagé  pendant  quarante 
jours  qu'il  sortit  de  l'abîme,  et  s'enfuit  sur  le  mont 
Cabès,  d'où,  avec  une  voix  terrible,  il  appela  les 
anges. 

Cette  nuit.  Dieu  posa  un  terme  entre  l'homme  et 
la  femme,  qu'aucun  d'eux  ne  put  passer.  L'art  des 
magiciens  et  nécromans  se  trouva  sans  vertu.  On 
entendit  une  voix  du  ciel  qui  disait  ces  paroles  : 
«  J'ai  envoyé  au  monde  mon  ami  fidèle.  » 

Selon  le  témoignage  d'Isben  Aben,  historien 
arabe,  les  générations  des  oiseaux,  des  nuées,  des 
vents,  et  tous  les  escadrons  des  anges,  se  réunirent 
pour  élever  cet  enfant,  et  se  disputèrent  cet  avan- 
tage. Les  oiseaux  disaient  dans  leurs  gazouillements 
qu'il  était  plus  commode  qu'ils  relevassent,  parce 
qu'ils  pouvaient  plus  facilement  rassembler  plu- 
sieurs fruits  de  divers  lieux.  Les  vents  murmuraient 
et  disaient  :  «  C'est  plutôt  à  nous,  parce  que  nous 
pouvons  lui  apporter  de  tous  les  endroits  les  odeurs 
les  plus  agréables.  —  Non,  non,  disaient  les  nuées, 
non  ;  c'est  à  nos  soins  qu'il  sera  confié,  parce  que 
nous  lui  ferons  part  à  tous  les  instants  de  la  fraî- 
cheur des  eaux.  &  Là-dessus  les  anges  indignés 
s'écriaient  :  «  Que  nous  restera- t-il  donc  à  faire  ?  ô 


94  LETTRES   PERSANES 

Mais  une  voix  du  ciel  fut  entendue,  qui  termina 
toutes  les  disputes  :  «  Il  ne  sera  point  ôté  d'entre  les 
mains  des  mortels,  parce  que  heureuses  les  mamelles 
qui  l'allaiteront,  et  les  mains  qui  le  toucheront,  et 
la  maison  qu'il  habitera,  et  le  lit  où  il  reposera  !  » 

Après  tant  de  témoignages  si  éclatants,  mon  cher 
Josué,  il  faut  avoir  un  cœur  de  fer  pour  ne  pas  croire 
sa  sainte  loi.  Que  pouvait  faire  davantage  le  ciel 
pour  autoriser  sa  mission  divine,  à  moins  que  de 
renverser  la  nature  et  de  faire  périr  les  hommes 
même  qu'il  voulait  convaincre  ? 

De  Paris,  le  20  de  la  lune  de  rhégeb,  171 3. 


Lettre  XL.  —  Usbek  a  Ibben. 
A  Smyrne. 

Dès  qu'un  grand  est  mort,  on  s'assemble  dans  une 
mosquée,  et  l'on  fait  son  oraison  funèbre,  qui  est 
un  discours  à  sa  louange,  avec  lequel  on  serait  bien 
embarrassé  de  décider  au  juste  du  mérite  du  défunt. 

Je  voudrais  bannir  les  pompes  funèbres.  Il  faut 
pleurer  les  hommes  à  leur  naissance,  et  non  pas  à 
leur  mort.  A  quoi  servent  les  cérémonies  et  tout 
l'attirail  lugubre  qu'on  fait  paraître  à  un  mourant 
dans  ses  derniers  moments,  les  larmes  même  de  sa 
famille,  et  la  douleur  de  ses  amis,  qu'à  lui  exagérer 
la  perte  qu'il  va  faire  ? 

Nous  sommes  si  a\^eugles  que  nous  ne  savons 
quand  nous  devons  nous  affliger  ou  nous  réjouir  : 
nous  n'avons  presque  jamais  que  de  fausses  tris- 
tesses ou  de  fausses  joies. 

Quand  je  vois  le  Mogol,  qui  toutes  les  années  va 
sottement  se  mettre  dans  une  balance  et  se  faire 
peser  comme  un  bœuf  ;  quand  je  vois  les  peuples  se 


LETTRES   PERSANES  95 

réjouir  de  ce  que  ce  prince  est  devenu  plus  matériel, 
c'est-à-dire  moins  capable  de  les  gouverner,  j'ai 
pitié,  Ibben,  de  l'extravagance  humaine. 

De  Paris,  le  20  de  la  lune  de  rhégeb,  1713. 


Lettre  XLL  —  Le  premier  eunuque  noir 

A  USBEK. 

Ismaël,  un  de  tes  eunuques  noirs,  vient  de  mourir, 
magnifique  seigneur  ;  et  je  ne  puis  m'empêcher 
de  le  remplacer.  Comme  les  eunuques  sont  extrême- 
ment rares  à  présent,  j'avais  pensé  de  me  servir 
d'un  esclave  noir  que  tu  as  à  la  campagne  ;  mais 
je  n'ai  pu  jusqu'ici  le  porter  à  souffrir  qu'on  le  con- 
sacrât à  cet  emploi.  Comme  je  vois  qu'au  bout  du 
compte  c'est  son  avantage,  je  voulus  l'autre  jour 
user  à  son  égard  d'un  peu  de  rigueur  ;  et,  de  concert 
avec  l'intendant  de  tes  jardins,  j'ordonnai  que  mal- 
gré lui  on  le  mît  en  état  de  te  rendre  les  services  qui 
flattent  le  plus  ton  cœur,  et  de  vivre  comme  moi 
dans  ces  redoutables  lieux  qu'il  n'ose  pas  même 
regarder  ;  mais  il  se  mit  à  hurler  comme  si  on  avait 
voulu  l'écorcher,  et  fit  tant  qu'il  échappa  de  nos 
mains,  et  évita  la  fatal  couteau.  Je  viens  d'appren- 
dre qu'il  veut  t' écrire  pour  te  demander  grâce, 
soutenant  que  je  n'ai  conçu  ce  dessein  que  par  un 
désir  insatiable  de  vengeance  sur  certaines  railleries 
piquantes  qu'il  dit  avoir  faites  de  moi.  Cependant 
je  te  jure  par  les  cent  mille  prophètes  que  je  n'ai 
agi  que  pour  le  bien  de  ton  service,  la  seule  chose 
qui  me  soit  chère,  et  hors  laquelle  je  ne  regarde  rien. 
Je  me  prosterne  à  tes  pieds. 

Du  sérail  de  Fatmé,  le  7  de  la  luiae  de  niaharram,  1713. 


96  LETTRES   PERSANES 

Lettre  XLIL  —  Pharan  a  Usbek,  son 

SOUVERAIN  seigneur. 

Si  tu  étais  ici,  magnifique  seigneur,  je  paraîtrais 
à  ta  vue  tout  couvert  de  papier  blanc  ;  et  il  n'y  en 
aurait  pas  assez  encore  pour  écrire  toutes  les  in- 
sultes que  ton  premier  eunuque  noir,  le  plus  méchant 
de  tous  les  hommes,  m'a  faites  depuis  ton  départ. 

Sous  prétexte  de  quelques  railleries  qu'il  prétend 
que  j'ai  faites  sur  le  malheur  de  sa  condition,  il 
exerce  sur  ma  tête  une  vengeance  inépuisable  ; 
il  a  animé  contre  moi  le  cruel  intendant  de  tes 
jardins,  qui  depuis  ton  départ  m'oblige  à  des  tra- 
vaux insurmontables,  dans  lesquels  j'ai  pensé 
mille  fois  laisser  la  vie  sans  perdre  un  moment  l'ar- 
deur de  te  servir.  Combien  de  fois  ai- je  dit  en  moi- 
même  :  «  J'ai  un  maître  rempli  de  douceur,  et  je 
suis  le  plus  malheureux  esclave  qui  soit  sur  la 
terre  !  » 

Je  te  l'avoue,  magnifique  seigneur,  je  ne  me  cro- 
yais pas  destiné  à  de  plus  grandes  misères  :  mais  ce 
traître  d'eunuque  a  voulu  mettre  le  comble  à  sa 
méchanceté.  Il  y  a  quelques  jours  que,  de  son  auto- 
rité privée,  il  me  destina  à  la  garde  de  tes  femmes 
sacrées,  c'est-à-dire  à  une  exécution  qui  serait  pour 
moi  mille  fois  plus  cruelle  que  la  mort.  Ceux  qui 
en  naissant  ont  eu  le  malheur  de  recevoir  de  leurs 
cruels  parents  un  traitement  pareil,  se  consolent 
peut-être  sur  ce  qu'ils  n'ont  jamais  connu  d'autre 
état  que  le  leur  ;  mais  qu'on  me  fasse  descendre  de 
l'humanité  et  qu'on  m'en  prive,  je  mourrais  de  dou- 
leur si  je  ne  mourais  pas  de  cette  barbarie. 

J'embrasse  tes  pieds,  sublime  seigneur  dans  une 
Immilité  profonde.  Fais  en  sorte  que  je  sente  les 
effets  de  cette  vertu  si  respectée,  et  qu'il  ne  soit  pas 


LETTRES   PERSANES  97 

dit  que  par  ton  ordre  il  y  ait  sur  la  terre  un  maJ- 
heureux  de  plus. 

Des  jardins  de  Fatmé,  le  7  de  la  lune  de  maharram,  171 3. 


Lettre  XLIIL  —  Usbek  a  Pharax. 

Aux  jardins  de  Fatmé. 

Recevez  la  joie  dans  votre  cœur,  et  reconnaissez 
ces  sacrés  caractères  ;  faites-les  baiser  au  grand 
eunuque  et  à  l'intendant  de  mes  jardins.  Je  leur 
défends  de  mettre  la  main  sur  vous  jusqu'à  mon 
retour  ;  dites-leur  d'acheter  l'eunuque  qui  manque. 
Acquittez-vous  de  votre  devoir  comme  si  vous 
m'aviez  toujours  devant  les  yeux  ;  car  sachez  que 
plus  mes  bontés  sont  grandes,  plus  vous  serez  puni 
si  vous  en  abusez. 

De  Paris,  le  25  de  la  lune  de  rhégeb,  1713. 


Lettre  XLIV.  —  Usbek  a  Rhédi. 
A  Venise. 

Il  y  a  en  France  trois  sortes  d'états  :  l'Église, 
l'épée  et  la  robe.  Chacun  a  un  mépris  souverain 
pour  les  deux  autres  ;  tel,  par  exemple,  que  i  on 
devrait  mépriser  parce  qu'il  est  un  sot  ne  l'est  sou- 
vent que  parce  qu'il  est  homme  de  robe. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  plus  vils  artisans  qui  ne 
disputent  sur  l'excellence  de  l'art  qu'ils  ont  choisi  ; 
chacun  s'élève  au-dessus  de  celui  qui  est  d'une  pro- 
fession différente,  à  proportion  de  l'idée  qu'il  s'est 
faite  de  la  supériorité  de  la  sienne. 

Les  hommes  ressemblent  tous,  plus  ou  moins,  à 
cette  femme  de  la  province  d'Érivan,  qui,  ayant 
4 


98  LETTRES   PERSANES 

reçu  quelque  grâce  d'un  de  nos  monarques,  lui 
souhaita  mille  fois,  dans  les  bénédictions  qu'elle  lui 
donna,  que  le  ciel  le  fît  gouverneur  d'Erivan. 

J'ai  lu,  dans  une  relation,  qu'un  vaisseau  français 
ayant  relâché  à  la  côte  de  Guinée,  quelques  hommes 
de  l'équipage  voulurent  aller  à  terre  acheter  quel- 
ques moutons.  On  les  mena  au  roi,  qui  rendait  la 
justice  à  ses  sujets  sous  un  arbre.  Il  était  sur  son 
trône,  c'est-à-dire  sur  un  morceau  de  bois,  aussi 
fier  que  s'il  eût  été  assis  sur  celui  du  grand  Mogol  ; 
il  avait  trois  ou  quatre  gardes  avec  des  piques  de 
bois  ;  un  parasol  en  forme  de  dais  le  couvrait  de 
l'ardeur  du  soleil  ;  tous  ses  ornements  et  ceux  de  la 
reine  sa  femme  consistaient  en  leur  peau  noire  et 
quelques  bagues.  Ce  prince,  plus  vain  encore  que 
misérable,  demanda  à  ces  étrangers  si  l'on  parlait 
beaucoup  de  lui  en  France.  Il  croyait  que  son  nom 
devait  être  porté  d'un  pôle  à  l'autre  ;  et,  à  la  diffé-- 
rence  de  ce  conquérant  de  qui  on  a  dit  qu'il  a^iait  fait 
taire  toute  la  terre,  il  croyait,  lui,  qu'il  devait  faire 
parler  tout  l'univers. 

Quand  le  kan  de  Tartarie  a  dîné,  un  héraut  crie 
que  tous  les  princes  de  la  terre  peuvent  aller  dîner, 
si  bon  leur  semble  ;  et  ce  barbare,  qui  ne  mange  que 
du  lait,  qui  n'a  pas  de  maison,  qui  ne  vit  que  de  bri- 
gandage, regarde  tous  les  rois  du  monde  comme  ses 
esclaves,  et  les  insulte  réguHèrement  deux  fois  par 
jour. 

De  Paris,  le  28  de  la  luue  de  rhégeb,  iJ'^Z- 


Lettre  XLV.  —  Rica  a  Usbek. 

Hier  matin,  comme  j'étais  au  lit,  j'entendis  frap- 
per rudement  à  ma  porte,  qui  fut  soudain  ouverte 


LETTRES   PERSANES  99 

ou  enfoncée  par  un  homme  avec  qui  j'avais  lié 
quelque  société,  et  qui  me  parut  tout  hors  de  lui- 
même. 

Son  habillemient  était  beaucoup  plus  que  mo- 
deste ;  sa  perruque  de  travers  n'avait  pas  même  été 
peignée  ;  il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  faire  recoudi-e 
son  pourpoint  noir,  et  il  avait  renoncé  pour  ce  jour- 
là  aux  sages  précautions  avec  lesquelles  il  avait 
coutume  de  déguiser  le  délabrement  de  son  équipage. 

«  Levez- vous,  me  dit-il;  j'ai  besoin  de  vous  tout 
aujourd'hui  ;  j'ai  mille  emplettes  à  faire,  et  je  serai 
bien  aise  que  ce  soit  avec  votis  :  il  faut  première- 
ment que  nous  allions  à  la  rue  Saint-Honoré  parler 
à  un  notaire  qui  est  chargé  de  vendre  une  terre  de 
cinq  cent  mille  li\Tes  ;  je  veux  qu'il  m'en  donne  la 
préférence.  En  venant  ici,  je  me  suis  arrêté  un  mo- 
ment au  faubourg  Saint-Gennain,  où  j'ai  loué  un 
hôtel  deux  mille  écus,  et  j'espère  passer  le  contrat 
aujourd'hui.  & 

Dès  que  je  fus  habillé,  ou  peu  s'en  fallait,  mon 
homme  me  lit  précipitamment  descendre  :  «  Com- 
mençons par  aller  acheter  un  carrosse,  et  établissons 
d'abord  l'équipage.  »  En  effet,  nous  achetâmes  non 
seulement  un  carrosse,  mais  encore  pour  cent  mille 
francs  de  marchandises  en  moins  d'une  heure  ;  tout 
cela  se  fit  promptement,  parce  que  mon  homme  ne 
marchanda  rien,  et  ne  compta  jamais  :  aussi  ne  dé- 
plaça-t-il  pas.  Je  rêvais  sur  tout  ceci  ;  et,  quand 
j'examinais  cet  hom.m.e,  je  trouvais  en  lui  une  com- 
plication singulière  de  richesses  et  de  pauvreté  :  de 
manière  que  je  ne  savais  que  croire.  Mais  enfin  je 
rompis  le  silence,  et  le  tirant  à  quartier  je  lui  dis  : 
«  Monsieur,  qui  est-ce  qui  payera  tout  cela  ?  — 
Moi,  me  dit-il  ;  venez  dans  ma  chambre  ;  je  vous 
montrerai  des  trésors  immenses  et  des  richesses 
enviées  des  plus  grands  monarques;  mais  elles  ne  le 


100  LETTRES   PERSANES 

seront  pas  de  \^ous,  qui  les  partagerez  toujours  avec 
moi.  »  Je  le  suis.  Nous  grimpons  à  son  cinquième 
étage,  et  par  une  échelle  nous  nous  guindons  à  un 
sixième  qui  était  un  cabinet  ouvert  aux  quatre 
vents,  dans  lequel  il  n'y  avait  que  deux  ou  trois 
douzaines  de  bassins  de  terre  remplis  de  diverses 
liqueurs.  «  Je  me  suis  levé  de  grand  matin,  me  dit-il, 
et  j'ai  fait  d'abord  ce  que  je  fais  depuis  vingt-cinq 
ans,  qui  est  d'aller  visiter  mon  œuvre  :  j'ai  vu  que 
le  grand  jour  était  venu  qui  devait  me  rendre  plus 
riche  qu'homme  qui  soit  sur  la  terre.  Voyez-vous 
cette  liqueur  vermeille  ?  elle  a  à  présent  toutes  les 
qualités  que  les  philosophes  demandent  pour  faire 
la  transmutation  des  métaux.  J'en  ai  tiré  ces  grains 
que  vous  voyez,  qui  sont  de  vrai  or  par  leur  couleur, 
quoique  un  peu  imparfait  par  leur  pesanteur.  Ce 
secret,  que  Nicolas  Flamel  trouva  mais  que  Ray- 
mond Lulle  et  un  million  d'autres  cherchèrent 
toujours,  est  venu  jusques  à  moi,  et  je  me  trouve 
aujourd'hui  un  heureux  adepte.  Fasse  le  ciel  que  je 
ne  me  serve  de  tant  de  trésors  qu'il  m'a  communi- 
qués, que  pour  sa  gloire  !  » 

Je  sortis  et  je  descendis,  ou  plutôt  je  me  pré- 
cipitai par  cet  escalier,  transporté  de  colère,  et 
laissai  cet  homme  si  riche  dans  son  hôpital.  Adieu, 
mon  cher  Usbek.  J'irai  te  voir  demain,  et,  si  tu 
veux,  nous  reviendrons  ensemble  à  Paris. 

De  Paris,  le  dernier  de  la  luue  de  rhégeb,  171 3. 


Lettre  XL\T.  —  Usbek  a  Rhédi. 

A  Vejiise. 

Je  vois  ici  des  gens  qui  disputent  sans  fin  sur  la 
religion  ;  mais  il  semble  qu'ils  combattent  en  même 
temps  à  qui  l'observera  le  moins. 


LETTRES   PERSANES  loi 

Non  seulement  ils  ne  sont  pas  meilleurs  chré- 
tiens, mais  même  meilleurs  citoyens  ;  et  c'est  ce 
qui  me  touche  :  car,  dans  quelque  religion  qu'on 
vive,  l'observation  des  lois,  l'amour  pour  les  hom- 
mes, la  piété  envers  les  parents,  sont  toujours  les 
premiers  actes  de  religion. 

En  effet,  le  premier  objet  d'un  homme  religieux 
ne  doit-il  pas  être  de  plaire  à  la  Divinité  qui  a 
établi  la  religion  qu'il  professe  ?  Mais  le  moyen  le 
plus  sûr  pour  y  parvenir  est  sans  doute  d'observer 
les  règles  de  la  société  et  les  devoirs  de  l'humanité. 
Car,  en  quelque  religion  qu'on  vive,  dès  qu'on  en 
suppose  une,  il  faut  bien  que  l'on  suppose  aussi  que 
Dieu  aime  les  hommes,  puisqu'il  établit  une  re- 
ligion pour  les  rendre  heureux  ;  que,  s'il  aime  les 
hommes,  on  est  sûr  de  lui  plaire  en  les  aimant 
aussi  ;  c'est-à-dire  en  exerçant  envers  eux  tous  les 
devoirs  de  la  charité  et  de  l'humanité,  et  en  ne 
violant  point  les  lois  sous  lesquelles  ils  vivent. 

On  est  bien  plus  sûr  par  là  de  plaire  à  Dieu 
qu'en  observant  telle  ou  telle  cérémonie  :  car  les 
cérémonies  n'ont  point  un  degré  de  bonté  par  elles- 
mêmes  ;  elles  ne  sont  bonnes  qu'avec  égard  et 
dans  la  supposition  que  Dieu  les  a  commandées  ; 
mais  c'est  la  matière  d'une  grande  discussion  :  on 
peut  facilement  s'y  tromper,  car  il  faut  choisir 
celles  d'une  religion  entre  celles  de  deux  mille. 

Un  homme  faisait  tous  les  jours  à  Dieu  cette 
prière  :  «  Seigneur,  je  n'entends  rien  dans  les  dis- 
putes que  l'on  fait  sans  cesse  à  votre  sujet  ;  je 
voudrais  vous  servir  selon  votre  volonté  ;  mais 
chaque  homme  que  je  consulte  veut  que  je  vous 
serve  à  la  sienne.  Lorsque  je  veux  vous  faire  ma 
prière,  je  ne  sais  en  quelle  langue  je  dois  vous 
parler.  Je  ne  sais  pas  non  plus  en  quelle  posture 
je  dois  me  mettre  :  l'un  dit  que  je  dois  vous  prier 


102  LETTRES   PERSANES 

debout  ;  l'autre  veut  que  je  sois  assis  ;  l'autre 
exige  que  mon  corps  porte  sur  mes  genoux.  Ce 
n'est  pas  tout  :  il  y  en  a  qui  prétendent  que  je 
dois  me  laver  tous  les  matins  avec  de  l'eau  froide  ; 
d'autres  soutiennent  que  vous  me  regarderez  avec 
horreur  si  je  ne  me  fais  pas  couper  un  petit  mor- 
ceau de  chair.  Il  m'arriva  l'autre  jour  de  manger 
un  lapin  dans  un  caravansérail  :  trois  hommes  qui 
étaient  auprès  de  là  me  firent  trembler  ;  ils  me 
soutinrent  tous  trois  que  je  vous  avais  grièvement 
offensé  :  run\  parce  que  cet  animal  était  immonde  ; 
l'autre-,  parce  qu'il  était  étouffé;  l'autre  enfin ^ 
parce  qu'il  n'était  pas  poisson.  Un  brachmane  qui 
passait  par  là,  et  que  je  pris  pour  juge,  me  dit  : 
«  Ils  ont  tort,  car  apparemment  vous  n'avez  pas 
«  tué  vous-même  cet  animal.  —  Si  fait,  lui  dis-je. 
«  —  Ah  !  vous  avez  commis  une  action  abo- 
«  minable,  et  que  Dieu  ne  vous  pardonnera  jamais, 
«  me  dit-il  d'une  voix  sévère  :  que  savez- vous  si 
«  l'âme  de  votre  père  n'était  point  passée  dans 
«  cette  bête  ?  »  Toutes  ces  choses,  Seigneur,  me 
jettent  dans  un  embarras  inconcevable  :  je  ne  puis 
remuer  la  tête  que  je  ne  sois  menacé  de  vous 
offenser  ;  cependant  je  voudrais  vous  plaire,  et 
employer  à  cela  la  vie  que  je  tiens  de  vous.  Je  ne 
sais  si  je  me  trompe  ;  mais  je  crois  que  le  meilleur 
moyen  pour  y  parvenir  est  de  vivre  en  bon  citoyen 
dans  la  société  où  vous  m'avez  fait  naître,  et  en 
bon  père  dans  la  famille  que  vous  m'avez  donnée.  > 

De  Paris,  le  S  de  la  lune  de  chahban,  1713- 
1  Un  juif.  —  ^  Un  Turc.  —  ^  jj^  Arménien. 


LETTRES   PERSANES  103 

Lettre  XLVIL  —  Zachi  a  Usbek. 
A  Parts. 

J'ai  une  grande  nouvelle  à  t' apprendre  :  je  me 
suis  réconciliée  avec  Zéphis  ;  le  sérail,  partagé 
entre  nous,  s'est  réuni.  Il  ne  manque  que  toi  dans 
ces  lieux,  où  la  paix  règne  :  viens,  mon  cher  Usbek, 
viens  y  faire  triompher  l'amour. 

Je  donnai  à  Zéphis  un  grand  festin,  où  ta  mère, 
tes  femmes,  et  tes  principales  concubines,  furent 
invitées  ;  tes  tantes  et  plusieurs  de  tes  cousines 
s'y  trouvèrent  aussi  ;  elles  étaient  venues  à  cheval, 
couvertes  du  sombre  nuage  de  leurs  voiles  et  de 
leurs  habits. 

Le  lendemain  nous  partîmes  pour  la  campagne, 
où  nous  espérions  être  plus  hbres  ;  nous  mon- 
tâmes sur  nos  chameaux,  et  nous  nous  mîm.es 
quatre  dans  chaque  loge.  Comme  la  partie  avait 
été  faite  brusquement,  nous  n'eûmes  pas  le  tem.ps 
d'envoyer  à  la  ronde  annoncer  le  courrouc  ;  mais 
le  premier  eunuque,  toujours  industrieux,  prit 
une  autre  précaution  :  car  il  joignit  à  la  toile  qui 
nous  empêchait  d'être  vues  un  rideau  si  épais 
que  nous  ne  pouvions  absolument  voir  personne. 

Quand  nous  fûmes  arrivées  à  cette  rivière  qu'il 
faut  traverser,  chacune  de  nous  se  mit,  selon  la 
coutume,  dans  une  boîte,  et  se  fit  porter  dans  le 
bateau  ;  car  on  nous  dit  que  la  rivière  était  pleine 
de  monde.  Un  curieux,  qui  s'approcha  trop  près 
du  lieu  où  nous  étions  enfermées,  reçut  un  coup 
mortel  qui  lui  ôta  pour  jamais  la  lumière  du  jour  ; 
un  autre,  qu'on  trouva  se  baignant  tout  nu  sur 
le  rivage,  eut  le  même  sort  ;  et  tes  fidèles  eunuques 
sacrifièrent  à  ton  honneur  et  au  nôtre  ces  deux 
infortunés. 


104  LETTRES  PERSANES 

Mais  écoute  le  reste  de  nos  aventures.  Quand 
nous  fûmes  au  milieu  du  fleuve,  un  vent  si  impé- 
tueux s'éleva  et  un  nuage  si  affreux  couvrit  les 
airs  que  nos  matelots  commencèrent  à  déses- 
pérer. Effrayées  de  ce  péril,  nous  nous  évanouîmes 
presque  toutes.  Je  me  souviens  que  j'entendis 
la  voix  et  la  dispute  de  nos  eunuques,  dont  les 
uns  disaient  qu'il  fallait  nous  avertir  du  péril  et 
nous  tirer  de  notre  prison  ;  mais  leur  chef  soutint 
toujours  qu'il  mourrait  plutôt  que  de  souffrir  que 
son  maître  fût  ainsi  déshonoré,  et  qu'il  enfon- 
cerait un  poignard  dans  le  sein  de  celui  qui  ferait 
des  propositions  si  hardies.  Une  de  mes  esclaves, 
toute  hors  d'elle,  courut  vers  moi  déshabillée, 
pour  me  secourir;  mais  un  eunuque  noir  la  prit 
brutalement,  et  la  fit  rentrer  dans  l'endroit  d'où 
elle  était  sortie.  Pour  lors  je  m'évanouis,  et  ne 
revins  à  moi  que  lorsque  le  péril  fut  passé. 

Que  les  voyages  sont  embarrassants  pour  les 
femmes  !  Les  hommes  ne  sont  exposés  qu'aux 
dangers  qui  menacent  leur  vie  ;  et  nous  sommes  à 
tous  les  instants  dans  la  crainte  de  perdre  notre  vie 
ou  notre  vertu.  Adieu,  mon  cher  Usbek.  Je  t'ado- 
rerai toujours. 

Du  sérail  de  Fatmé,  le  2  de  la  lune  de  rhamazan,  171 3- 


Lettre  XLVIIL  —  Usbek  a  Rhédi. 

A  Venise. 

Ceux  qui  aiment  à  s'instruire  ne  sont  jamais 
oisifs.  Quoique  je  ne  sois  chargé  d'aucune  affaire 
importante,  je  suis  cependant  dans  une  occupa- 
tion continuelle.  Je  passe  ma  vie  à  examiner; 
j'écris  le  soir  ce  que  j'ai  remarqué,  ce  que  j'ai  vu. 


LETTRES   PERSANES  105 

ce  que  j'ai  entendu  dans  la  journée  :  tout  m'in- 
téresse, tout  m'étonne;  je  suis  comme  un  enfant 
dont  les  organes  encore  tendres  sont  vivemxent 
frappés  par  les  moindres  objets. 

Tu  ne  le  croirais  pas  peut-être  :  nous  sommes 
reçus  agréablement  dans  toutes  les  compagnies  et 
dans  toutes  les  sociétés.  Je  crois  devoir  beaucoup  à 
l'esprit  vif  et  à  la  gaieté  naturelle  de  Rica,  qui  fait 
qu'il  recherche  tout  le  monde,  et  qu'il  en  est 
également  recherché.  Notr^e  air  étranger  n'offense 
plus  personne  ;  nous  jouissons  m.ême  de  la  surprise 
où  l'on  est  de  nous  trouver  quelque  pohtesse  : 
car  les  Français  n'imaginent  pas  que  notre  climat 
produise  des  hommes.  Cependant,  il  faut  l'avouer, 
ils  valent  la  peine  qu'on  les  détrompe. 

J'ai  passé  quelques  jours  dans  une  maison  de 
campagne  auprès  de  Paris,  chez  un  homme  de 
considération  qui  est  ravi  d'avoir  de  la  compagnie 
chez  lui.  Il  a  une  femme  fort  aimable,  et  qui  joint 
à  une  grande  modestie  une  gaieté  que  la  vie  re- 
tirée ôte  toujours  à  nos  dames  de  Perse. 

Étranger  que  j'étais,  je  n'avais  rien  de  mieux  à 
faire  que  d'étudier,  selon  ma  coutume,  sur  cette 
foule  de  gens  qui  y  abordaient  sans  cesse,  dont  les 
caractères  me  présentaient  toujours  quelque  chose 
de  nouveau.  Je  remarquai  d'abord  un  homme  dont 
la  sim.phcité  me  plut  ;  je  m'attachai  à  lui,  il  s'at- 
tacha à  moi  :  de  sorte  que  nous  nous  trouvions 
toujours  l'un  auprès  de  l'autre. 

Un  jour  que,  dans  un  grand  cercle,  nous  nous 
entretenions  en  particulier,  laissant  les  conver- 
sations générales  à  elles-même  :  «  Vous  trouverez 
peut-être  en  moi,  lui  dis- je,  plus  de  cturiosité  que 
de  politesse  ;  mais  je  vous  supplie  d'agréer  que  je 
vous  fasse  quelques  questions  :  car  je  m'ennuie  de 
n'être  au  fait  de  rien,  et  de  vivre  avec  des  gens  que 
4a 


io6  LETTRES   PERSANES 

je  ne  srairais  démêler.  Mon  esprit  travaille  depuis 
deux  jours  ;  il  n'y  a  pas  un  seul  de  ces  hommes  qui 
ne  m'ait  donné  la  torture  plus  de  deux  cents  fois  ; 
et  cependant  je  ne  les  devinerais  de  mille  ans  : 
ils  me  sont  plus  invisibles  que  les  femmes  de  notre 
grand  monarque.  —  Vous  n'avez  qu'à  dire,  me 
répondit-il,  et  je  vous  instruirai  de  tout  ce  que  vous 
souhaiterez  ;  d'autant  mieux  que  je  vous  crois 
homme  discret,  et  que  vous  n'abuserez  pas  de  ma 
confiance. 

« — Qui  est  cet  homme,  lui  dis-je,  qui  nous  a 
tant  parlé  des  repas  qu'il  a  donnés  aux  grands,  qui 
est  si  familier  avec  vos  ducs,  et  qui  parle  si  souvent 
à  vos  ministres,  qu'on  me  dit  être  d'un  accès  si 
difficile  ?  Il  faut  bien  que  ce  soit  un  homme  de 
qualité  ;  mais  il  a  la  physionomie  si  basse,  qu'il 
ne  fait  guère  honneur  aux  gens  de  qualité  ;  et 
d'ailleurs  je  ne  lui  trouve  point  d'éducation.  Je 
suis  étranger  ;  mais  il  me  semble  qu'il  y  a  en 
général  une  certaine  politesse  commune  à  toutes 
les  nations  ;  je  ne  lui  trouve  point  de  celle-là  : 
est-ce  que  vos  gens  de  qualité  sont  plus  mal  élevés 
que  les  autres  ?  — •  Cet  homme,  me  répondit-il 
en  riant,  est  un  fermier;  il  est  autant  au-dessus 
des  autres  par  ses  richesses  qu'il  est  au-dessous 
de  tout  le  monde  par  sa  naissance  ;  il  aurait  la 
meilleure  table  de  Paris,  s'il  pouvait  se  résoudre  à 
ne  manger  jamais  chez  lui.  Il  est  bien  imper- 
tinent, comme  vous  voyez  ;  mais  il  excelle  par  son 
cuisinier  :  aussi  n'en  est-il  pas  ingrat,  car  vous 
avez  entendu  qu'il  l'a  loué  tout  aujoiud'hui. 

«  —  Et  ce  gros  homme  vêtu  de  noir,  lui  dis-je, 
que  cette  dame  a  fait  placer  auprès  d'elle,  com- 
ment a-t-il  un  habit  si  lugubre  avec  un  air  si  gai 
et  un  teint  si  fleuri  ?  Il  sourit  gracieusement  dès 
qu'on  lui  parle  ;  sa  parure  est  plus  modeste,  mais 


LETTRES   PERSANES  107 

plus  arrangée  que  celle  de  vos  femmes.  —  C'est, 
me  répondit-il,  un  prédicateur,  et,  qui  pis  est, 
un  directeur.  Tel  que  vous  le  voyez,  il  en  sait 
plus  que  les  maris  ;  il  connaît  le  faible  des  femmes  : 
elles  savent  aussi  qu'il  a  le  sien,  —  Comment  !  dis- 
je,  il  parle  toujours  de  quelque  chose  qu'il  appelle 
la  grâce  ?  —  Non  pas  toujours,  me  répondit-il  : 
à  l'oreille  d'une  jolie  femme,  il  parle  encore  plus 
volontiers  de  sa  chute  ;  il  foudroie  en  pubhc, 
mais  il  est  doux  comme  un  agneau  en  particuhen 
—  Il  me  sem.ble,  dis-je  pour  lors,  qu'on  le  dis- 
tingue beaucoup,  et  qu'on  a  de  grands  égards 
pour  lui.  —  Comment  !  si  on  le  distingue  !  C'est 
un  homme  nécessaire  ;  il  fait  la  douceur  de  la  vie 
retirée  :  petits  conseils,  soins  officieux,  visites 
marquées  ;  il  dissipe  un  mal  de  tête  mieux 
qu'homme  du  monde  :  c'est  un  homme  excellent. 

«  —  Mais,  si  je  ne  vous  importune  pas,  dites- 
moi  qui  est  celui  qui  est  vis-à-vis  de  nous,  qui 
est  si  mal  habillé,  qui  fait  quelquefois  des  gri- 
maces, et  a  un  langage  différent  des  autres  ;  qui  n'a 
pas  d'esprit  pour  parler,  mais  parle  pour  avoir  de 
l'esprit  ?  —  C'est,  me  répondit-il,  un  poète,  et  le 
grotesque  du  genre  humain.  Ces  gens-là  disent 
qu'ils  sont  nés  ce  qu'ils  sont;  cela  est  vrai,  et  aussi 
ce  qu'ils  seront  toute  leur  vie,  c'est-à-dire  presque 
toujours  les  plus  ridicules  de  tous  les  hommes  : 
aussi  ne  les  epargne-t-on  point;  on  verse  sur  eux 
le  mépris  à  pleines  mains.  La  famine  a  fait  entrer 
celui-ci  dans  cette  maison  ;  et  il  y  est  bien  reçu 
du  maître  et  de  la  maîtresse,  dont  la  bonté  et  la 
politesse  ne  se  démentent  à  l'égard  de  personne  ; 
il  fît  leur  épithalame  lorsqu'ils  se  marièrent  :  c'est 
ce  qu'il  a  fait  de  mieux  en  sa  vie  ;  car  il  s'est 
trouvé  que  le  mariage  a  été  aussi  heureux  qu'il 
l'a  prédit. 


io8  LETTRES   PERSANES 

«  Vous  ne  le  croiriez  pas  peut-être,  ajouta-t-il, 
entêté  comme  vous  êtes  des  préjugés  de  l'Orient  : 
il  y  a  parmi  nous  des  mariages  heureux,  et  des 
femmes  dont  la  vertu  est  un  gardien  sévère.  Les 
gens  dont  nous  parlons  goûtent  entre  eux  une  paix 
qui  ne  peut  être  troublée  ;  ils  sont  aimés  et  estimés 
de  tout  le  monde  ;  il  n'y  a  qu'une  chose,  c'est  que 
leur  bonté  naturelle  leur  fait  recevoir  chez  eux  toute 
sorte  de  monde  :  ce  qui  fait  qu'ils  ont  quelquefois 
mauvaise  compagnie.  Ce  n'est  pas  que  je  les  dés- 
approuve ;  il  faut  vivre  avec  les  gens  tels  qu'ils 
sont  :  les  gens  qu'on  dit  être  de  bonne  compagnie 
ne  sont  souvent  que  ceux  dont  le  vice  est  plus 
raffiné  ;  et  peut-être  qu'il  en  est  comme  des  poi- 
sons, dont  les  plus  subtils  sont  aussi  les  plus  dan- 
gereux. 

«  —  Et  ce  vieux  homme,  lui  dis-je  tout  bas,  qui 
a  l'air  si  chagrin  ?  Je  l'ai  pris  d'abord  pour  un 
étranger  ;  car,  outre  qu'il  est  habillé  autrement 
que  les  autres,  il  censure  tout  ce  qui  se  fait  en 
France,  et  n'approuve  pas  votre  gouvernement.  — 
C'est  un  vieux  guerrier,  me  dit-il,  qui  se  rend 
mémorable  à  tous  ses  auditeurs  par  la  longueur 
de  ses  exploits.  Il  ne  peut  souffrir  que  la  France 
ait  gagné  des  batailles  où  il  ne  se  soit  pas  trouvé, 
ou  qu'on  vante  un  siège  où  il  n'ait  pas  monté  à 
la  tranchée  ;  il  se  croit  si  nécessaire  à  notre  his- 
toire, qu'il  s'ima.gine  qu'elle  finit  où  il  a  fini;  il 
regarde  quelques  blessures  qu'il  a  reçues  comme  la 
dissolution  de  la  monarchie  ;  et,  à  la  différence  de 
ces  philosophes  qui  disent  qu'on  ne  jouit  que  du 
présent,  et  que  le  passé  n'est  rien,  il  ne  jouit  au 
contraire  que  du  passé,  et  n'existe  que  dans  les 
campagnes  qu'il  a  faites  ;  il  respire  dans  les  temps 
qui  se  sont  écoulés,  comme  les  héros  doivent  vivre 
dans  ceux  qui  passeront  après  eux.  —  Mais  pour- 


LETTRES   PERSANES  109 

quoi,  dis-je,  a-t-il  quitté  le  service?  — Il  ne  l'a  point 
quitté,  me  répondit-il;  mais  le  service  l'a  quitté;  on 
Ta  employé  dans  une  petite  place  où  il  racontera 
ses  aventures  le  reste  de  ses  jours  :  mais  il  n'ira 
jamais  plus  loin  :  le  chemin  des  honneurs  lui  est 
fermé.  —  Et  pourquoi  cela?  lui  dis-je. — Nous 
avons  une  maxime  en  France,  me  répondit-il  ; 
c'est  de  n'élever  jamais  les  ofhciers  dont  la  patience 
a  langui  dans  les  emplois  subalternes  ;  nous  les 
regardons  comme  des  gens  dont  l'esprit  s'est 
comme  rétréci  dans  les  détails,  et  qui,  par  une 
habitude  de  petites  choses,  sont  devenus  inca- 
pables des  plus  grandes.  Nous  croyons  qu'un  homme 
qui  n'a  pas  les  qualités  d'un  général  à  trente  ans 
ne  les  aura  jamais  ;  que  celui  qui  n'a  pas  ce  coup 
d'œil  qui  montre  tout  d'un  coup  un  terrain  de 
plusieurs  lieues  dans  toutes  ses  situations  diffé- 
rentes, cette  présence  d'esprit  qui  fait  que  dans 
une  victoire  on  se  sert  de  tous  ses  avantages,  et 
dans  un  échec  de  toutes  ses  ressources,  n'acquerra 
jamais  ces  talents  :  c'est  pour  cela  que  nous  avons 
des  emplois  brillants  pour  ces  hommes  grands  et 
sublimes  que  le  ciel  a  partagés  non  seulement  d'un 
cœur,  mais  aussi  d'un  génie  héroïque,  et  des  em- 
plois subalternes  pour  ceux  dont  les  talents  le  sont 
aussi.  De  ce  nombre  sont  ces  gens  qui  ont  vieilli 
dans  une  guerre  obscure  :  ils  ne  réussissent  tout 
au  plus  qu'à  faire  ce  qu'ils  ont  fait  toute  leur  vie  ; 
et  il  ne  faut  point  commencer  à  les  charger  dans 
le  temps  qu'ils  s'affaiblissent.  & 

Un  moment  après,  la  curiosité  me  reprit,  et  je 
lui  dis  :  «  Je  m'engage  à  ne  vous  plus  faire  de  ques- 
tions si  vous  voulez  encore  souffrir  celle-ci.  Qui  est 
ce  grand  jeune  homme  qui  a  des  cheveux,  peu 
d'esprit  et  tant  d'impertinence  ?  D'où  vient  qu'il 
parle  plus  haut  que  les  autres,  et  se  sait  si  bon 


no  LETTRES   PERSANES 

gré  d'être  au  monde  ?  —  C'est  un  homme  à  bonnes 
fortunes,  »  me  répondit-il.  A  ces  mots  des  gens 
entrèrent,  d'autres  sortirent,  on  se  leva,  quelqu'un 
vint  parler  à  mon  gentilhomme,  et  je  restai  aussi 
peu  instruit  qu'auparavant.  Mais,  un  moment 
après,  je  ne  sais  par  quel  hasard  ce  jeune  homme 
se  trouva  auprès  de  moi  ;  et,  m' adressant  la 
parole  :  «  Il  fait  beau  ;  voudriez- vous,  monsieur, 
faire  un  tour  dans  le  parterre  ?  »  Je  lui  répondis  le 
plus  civilement  qu'il  me  fut  possible,  et  nous  sor- 
tîmes ensemble.  «  Je  suis  venu  à  la  campagne,  me 
dit-il,  pour  faire  plaisir  à  la  maîtresse  de  la  maison, 
avec  laquelle  je  ne  suis  pas  mal.  Il  y  a  bien  cer- 
taine femme  dans  le  monde  qui  pestera  un  peu, 
mais  qu'y  faire  ?  Je  vois  les  plus  jolies  femmes  de 
Paris  ;  mais  je  ne  me  fixe  pas  à  une,  et  je  leur  en 
donne  bien  à  garder  :  car,  entre  vous  et  moi,  je 
ne  vaux  pas  grand' chose.  —  Apparemment,  mon- 
sieur, lui  dis-je,  que  vous  avez  quelque  charge  ou 
quelque  emploi  qui  vous  empêche  d'être  plus  assidu 
auprès  d'elles.  —  Non,  monsieur  :  je  n'ai  d'autre 
emploi  que  de  faire  enrager  un  mari,  ou  déses- 
pérer un  père  ;  j'aime  à  alarmer  une  femme  qui 
croit  me  tenir,  et  la  mettre  à  deux  doigts  de  sa 
perte.  Nous  sommes  quelques  jeunes  gens  qui 
partageons  ainsi  tout  Paris,  et  l'intéressons  à  nos 
moindres  démarches.  —  A  ce  que  je  comprends, 
lui  dis-je,  vous  faites  plus  de  bruit  que  le  guerrier 
le  plus  valeureux,  et  vous  êtes  plus  considéré 
qu'un  grave  magistrat.  Si  vous  étiez  en  Perse, 
vous  ne  jouiriez  pas  de  tous  ces  avantages  :  vous 
deviendriez  plus  propre  à  garder  nos  dames  qu'à 
leur  plaire.  »  Le  feu  me  monta  au  visage  ;  et  je 
crois  que  pour  peu  que  j'eusse  parlé,  je  n'aurais 
pu  m' empêcher  de  le  brusquer. 

Que  dis-tu  d'un  pays  où  l'on  tolère  de  pareilles 


LETTRES   PERSANES  m 

gens,  et  où  l'on  laisse  vivre  un  homme  qui  fait 
un  tel  métier  ?  où  l'infidélité,  la  trahison,  le  rapt, 
la  perfidie  et  l'injustice  conduisent  à  la  con- 
sidération ?  où  l'on  estime  un  homme  parce  qu'il 
ôte  une  fille  à  son  père,  une  femme  à  son  mari,  et 
trouble  les  sociétés  les  plus  douces  et  les  plus 
saintes  ?  Heureux  les  enfants  d'HaU  qui  défendent 
leurs  familles  de  l'opprobre  et  de  la  séduction  î 
La  lumière  du  jour  n'est  pas  plus  pure  que  le  feu 
qui  brûle  dans  le  cœur  de  nos  femmes  ;  nos  filles 
ne  pensent  qu'en  tremblant  au  jour  qui  doit 
les  priver  de  cette  vertu  qui  les  rend  semblables 
aux  anges  et  aux  puissances  incorporelles.  Terre 
natale  et  chérie,  sur  qui  le  soleil  jette  ses  premiers 
regards,  tu  n'es  point  souillée  par  les  crimes  hor- 
ribles qui  obligent  cet  astre  à  se  cacher  dès  qu'il 
paraît  dans  le  noir  Occident  ! 

De  Paris,  le  5  de  la  lune  de  rhamazan,  1713- 


Lettre  XLIX.  —  Rica  a  Usbek. 


Étant  l'autre  jour  dans  ma  chambre,  je  vis  entrer 
un  dervis  extraordinairement  habillé.  Sa  barbe 
descendait  jusqu'à  sa  ceinture  de  corde  ;  il  avait 
les  pieds  nus  ;  son  habit  était  gris,  grossier,  et 
en  quelques  endroits  pointu.  Le  tout  me  parut  si 
bizarre,  que  ma  première  idée  fut  d'envoyer 
chercher  un  peintre  pour  en  faire  ime  fantaisie. 

Il  me  fit  d'abord  un  grand  compliment  dans 
lequel  il  m'apprit  qu'il  était  homme  de  mérite,  et 
de  plus  capucin.  «  On  m'a  dit,  ajouta-t-il,  monsieur, 
que  vous  retournez  bientôt  à  la  cour  de  Perse,  où 
vous  tenez  un  rang  distingué.  Je  viens  vous  de- 


112  LETTRES   PERSANES 

mander  votre  protection,  et  vous  prier  de  nous 
obtenir  du  roi  une  petite  habitation  auprès  de 
Casbin  pour  deux  ou  trois  religieux.  —  Mon  père, 
lui  dis- je,  vous  voulez  donc  aller  en  Perse  ?  —  Moi, 
monsieur  1  me  dit-il  ;  je  m'en  donnerai  bien  de 
garde.  Je  suis  ici  provincial,  et  je  ne  troquerais 
pas  ma  condition  contre  celle  de  tous  les  capucins 
du  monde.  —  Et  que  diable  me  demandez-vous 
donc  ?  —  C'est,  me  répondit-il,  que  si  nous  avions 
cet  hospice,  nos  pères  d'Italie  y  enverraient  deux 
ou  trois  de  leurs  religieux.  —  Vous  les  connaissez 
apparemment,  ces  religieux?  — Non,  monsieur,  je 
ne  les  connais  pas.  —  Eh  morbleu  !  que  vous 
importe  donc  qu'ils  aillent  en  Perse  ?  C'est  un 
beau  projet  de  faire  respirer  l'air  de  Casbin  à 
deux  capucins  1  cela  sera  très  utile  et  à  l'Europe 
et  à  l'Asie  !  il  est  fort  nécessaire  d'intéresser  là 
dedans  des  monarques  !  voilà  ce  qui  s'appelle  de 
belles  colonies  !  Allez  ;  vous  et  vos  semblables 
n'êtes  point  faits  pour  être  transplantés,  et  vous 
ferez  bien  de  continuer  à  ramper  dans  les  endroits 
où  vous  vous  êtes  engendrés.  » 

De  Paris,  le  15  de  la  lune  de  rhainazan,  171 3- 


Lettre  L.  —  Rica  a  ***. 

J'ai  vu  des  gens  chez  qui  la  vertu  était  si  natu- 
relle, qu'elle  ne  se  faisait  pas  même  sentir  ;  ils 
s'attachaient  à  leur  devoir  sans  s'y  plier,  et  s'y 
portaient  comme  par  instinct  ;  bien  loin  de  relever 
par  leurs  discours  leurs  rares  qualités,  il  semblait 
qu'elles  n'avaient  pas  percé  jusqu'à  eux.  Voilà  les 
gens  que  j'aime  ;  non  pas  ces  gens  vertueux  qui 
semblent  être  étonnés  de  l'être,  et  qui  regardent 


LETTRES   PERSANES  113 

une  bonne  action  comme  un  prodige  dont  le  récit 
doit  surprendre. 

Si  la  modestie  est  une  vertu  nécessaire  à  ceux 
à  qui  le  ciel  a  donné  de  grands  talents,  que  peut-on 
dire  de  ces  insectes  qui  osent  faire  paraître  un 
orgueil  qui  déshonorerait  les  plus  grands  hommes  ? 

Je  vois  de  tous  côtés  des  gens  qui  parlent  sans 
cesse  d'eux-mêmes  ;  leurs  conversations  sont  un 
miroir  qui  présente  toujours  leur  impertinente 
figure  ;  ils  vous  parleront  des  moindres  choses  qui 
leur  sont  arrivées,  et  ils  veulent  que  l'intérêt 
qu'ils  y  prennent  les  grossisse  à  vos  yeux  ;  ils  ont 
tout  fait,  tout  vu,  tout  dit,  tout  pensé  :  ils  sont  un 
modèle  universel,  un  sujet  de  comparaisons  iné- 
puisable, une  source  d'exemples  qui  ne  tarit  jamais. 
Oh  !  que  la  louange  est  fade  lorsqu'elle  réfléchit 
vers  le  heu  d'où  elle  part  ! 

Il  y  a  quelques  jours  qu'un  homme  de  ce  carac- 
tère nous  accabla  pendant  deux  heures  de  lui,  de 
son  mérite  et  de  ses  talents  ;  mais,  comme  il  n'y  a 
point  de  mouvement  perpétuel  dans  le  monde,  il 
cessa  de  parler.  La  conversation  nous  revint  donc, 
et  nous  la  prîmes. 

Un  homme  qui  paraissait  assez  chagrin  com- 
mença par  se  plaindre  de  l'ennui  répandu  dans  les 
conversations.  «  Quoi  !  toujours  des  sots  qui  se 
peignent  eux-mêmes,  et  qui  ramènent  tout  à  eux  ? 
—  Vous  avez  raison,  reprit  brusquement  notre 
discoureur  ;  il  n'y  a  qu'à  faire  comme  moi  :  je  ne 
me  loue  jamais  ;  j'ai  du  bien,  de  la  naissance,  je 
fais  de  la  dépense,  mes  amis  disent  que  j'ai  quelque 
esprit  ;  mais  je  ne  parle  jamais  de  tout  cela  :  si  j'ai 
quelques  bonnes  qualités,  celle  dont  je  fais  le  plus 
de  cas,  c'est  ma  modestie.  » 

J'admirais  cet  impertinent  ;  et,  pendant  qu'il 
parlait  tout  haut,  je  disais  tout  bas  :  «  Heureux 


114  LETTRES   PERSANES 

celui  qui  a  assez  de  vanité  pour  ne  dire  jamais  de 
bien  de  lui,  qui  craint  ceux  qui  l'écoutent,  et  ne 
compromet  point  son  mérite  avec  l'orgueil  des 
autres  !  » 

De  Paris,  le  20  de  la  lune  de  rhamazan,  171 3. 


Lettre  LL  —  Nargum,  envoyé  de  Perse  en 
moscovie,  a  usbek. 

A  Paris. 

On  m'a  écrit  d'Ispahan  que  tu  avais  quitté  la 
Perse,  et  que  tu  étais  actuellement  à  Paris.  Pour- 
quoi faut-il  que  j'apprenne  de  tes  nouvelles  par 
d'autres  que  par  toi  ? 

Les  ordres  du  roi  des  rois  me  retiennent  depuis 
cinq  ans  dans  ce  pays-ci,  où  j'ai  terminé  plusieurs 
négociations  importantes. 

Tu  sais  que  le  czar  est  le  seul  des  princes  chré- 
tiens dont  les  intérêts  soient  mêlés  avec  ceux  de  la 
Perse,  parce  qu'il  est  ennemi  des  Turcs  comme  nous. 

Son  empire  est  plus  grand  que  le  nôtre  :  car  on 
compte  deux  mille  lieues  depuis  Moscou  jusqu'à  la 
dernière  place  de  ses  Etats  du  côté  de  la  Chine. 

Il  est  le  maître  absolu  de  la  vie  et  des  biens  de  ses 
sujets,  qui  sont  tous  esclaves,  à  la  réserve  de  quatre 
familles.  Le  lieutenant  des  prophètes,  le  roi  des 
rois,  qui  a  le  ciel  pour  marchepied,  ne  fait  pas  un 
exercice  plus  redoutable  de  sa  puissance. 

A  voir  le  climat  affreux  de  la  Moscovie,  on  ne 
croirait  jamais  que  ce  fût  une  peine  d'en  être  exilé  : 
cependant,  dès  qu'un  grand  est  disgracié,  on  le 
relègue  en  Sibérie. 

Comme  la  loi  de  notre  prophète  nous  défend  de 
boire  du  vin,  celle  du  prince  le  défend  aux  Mos- 
covites. 


LETTRES   PERSANES  115 

Us  ont  une  manière  de  recevoir  leurs  hôtes  qui 
n'est  point  du  tout  persane.  Dès  qu'un  étranger 
entre  dans  une  maison,  le  mari  lui  présente  sa 
femme,  l'étranger  la  baise,  et  cela  passe  pour  une 
politesse  faite  au  mari. 

Quoique  les  pères,  au  contrat  de  mariage  de 
leurs  filles,  stipulent  ordinairement  que  le  mari  ne 
les  fouettera  pas,  cependant  on  ne  saurait  croire 
combien  les  femmes  moscovites  aiment  à  être  bat- 
tues :  elles  ne  peuvent  comprendre  qu'elles  possè- 
dent le  cœur  de  leur  mari  s'il  ne  les  bat  comme  il 
faut.  Une  conduite  opposée  de  sa  part  est  une 
marque  d'indifférence  impardonnable.  Voici  une 
lettre  qu'une  d'elles  écrivit  dernièrement  à  sa 
mère  : 

«  Ma  chère  mère, 

«  Je  suis  la  plus  malheureuse  femme  du  monde  ; 
il  n'y  a  rien  que  je  n'aie  fait  pour  me  faire  aimer  de 
mon  mari,  et  je  n'ai  jamais  pu  y  réussir.  Hier, 
j'avais  mille  affaires  dans  la  maison  ;  je  sortis,  et  je 
demeurai  tout  le  jour  dehors  :  je  crus,  à  mon  retour, 
qu'il  me  battrait  bien  fort  ;  mais  il  ne  me  dit  pas 
un  seul  mot.  Ma  sœur  est  bien  autrement  traitée  : 
son  mari  la  roue  de  coups  tous  les  jours  ;  elle  ne 
peut  pas  regarder  un  homme,  qu'il  ne  l'assomme 
soudain  :  ils  s'aiment  beaucoup  aussi,  et  ils  vivent 
de  la  meilleure  intelligence  du  monde. 

«  C'est  ce  qui  la  rend  si  fière  :  mais  je  ne  lui  don- 
nerai pas  longtemps  sujet  de  me  mépriser.  J'ai 
résolu  de  me  faire  aimer  de  mon  mari  à  quelque 
prix  que  ce  soit  :  je  le  ferai  si  bien  enrager,  qu'il 
faudra  bien  qu'il  me  donne  des  marques  d'amitié. 
Il  ne  sera  pas  dit  que  je  ne  serai  pas  battue,  et  que 
je  vivrai  dans  la  maison  sans  que  l'on  pense  à  moi. 
La   moindre   chiquenaude   qu'il   me   donnera,   je 


ii6  LETTRES   PERSANES 

crierai  de  toute  ma  force,  afin  qu'on  s'imagine  qu'il 
y  va  tout  de  bon  ;  et  je  crois  que  si  quelque  voisin 
venait  au  secours,  je  l'étranglerais.  Je  vous  supplie, 
ma  chère  mère,  de  vouloir  bien  représenter  à  mon 
mari  qu'il  me  traite  d'une  manière  indigne.  Mon 
père,  qui  est  un  si  honnête  homme,  n'agissait  pas 
de  même  ;  et  il  me  souvient,  lorsque  j'étais  petite 
fille,  qu'il  me  semblait  quelquefois  qu'il  vous  ai- 
mait trop.  Je  vous  embrasse,  ma  chère  mère.  » 

Les  Moscovites  ne  peuvent  point  sortir  de  l'em- 
pire, quand  ce  serait  pour  voyager.  Ainsi,  séparés 
des  autres  nations  par  les  lois  du  pays,  ils  ont  con- 
servé leurs  anciennes  coutumes  avec  d'autant  plus 
d'attachement  qu'ils  ne  croyaient  pas  qu'il  fût 
possible  qu'on  en  pût  avoir  d'autres. 

Mais  le  prince  qui  règne  à  présent  a  voulu  tout 
changer  ;  il  a  eu  de  grands  démêles  avec  eux  au 
sujet  de  leur  barbe  :  le  clergé  et  les  moines  n'ont 
pas  moins  combattu  en  faveur  de  leur  ignorance. 

Il  s'attache  à  faire  fleurir  les  arts,  et  ne  néglige 
rien  pour  porter  dans  l'Europe  et  l'Asie  la  gloire 
de  sa  nation,  oubliée  jusqu'ici  et  presque  unique- 
ment connue  d'elle-même. 

^  Inquiet  et  sans  cesse  agité,  il  erre  dans  ses  vastes 
États,  laissant  partout  des  marques  de  sa  sévérité 
naturelle. 

Il  les  quitte  comme  s'ils  ne  pouvaient  le  contenir, 
et  va  chercher  dans  l'Europe  d'autres  provinces  et 
de  nouveaux  royaumes. 

Je  t'embrasse,  mon  cher  Usbck.  Donne-moi  de 
tes  nouvelles,  je  te  conjure. 

De  Moscou,  le  2  de  la  lune  de  chalval,  1713. 


LETTRES   PERSANES  117 

Lettre  LIL  —  Rica  a  Usbek. 


J'étais  l'autre  jour  dans  une  société  où  je  me 
divertis  assez  bien.  Il  y  avait  là  des  femmes  de 
tous  les  âges  :  une  de  quatre-vingts  ans,  une  de 
soixante,  une  de  quarante,  laquelle  avait  une 
nièce  qui  pouvait  en  avoir  vingt  ou  vingt-deux. 
Un  certain  instinct  me  fit  approcher  de  cette  der- 
nière, et  elle  me  dit  à  l'oreille  :  «  Que  dites-vous  de 
ma  tante,  qui  à  son  âge  veut  avoir  des  amants,  et 
fait  encore  la  jolie  ?  —  Elle  a  tort,  lui  dis-je  :  c'est 
un  dessein  qui  ne  convient  qu'à  vous.  »  Un  moment 
après,  je  me  trouvai  auprès  de  sa  tante,  qui  me  dit  : 
«  Que  dit  es- vous  de  cette  femme  qui  a  pour  le 
moins  soixante  ans,  qui  a  passé  aujourd'hui  plus 
d'une  heure  à  sa  toilette  ?  —  C'est  du  temps  perdu, 
lui  dis-je  ;  il  faut  avoir  vos  charmes  pour  devoir 
y  songer.  »  J'allai  à  cette  malheureuse  femme  de 
soixante  ans,  et  la  plaignais  dans  mon  âme,  lors- 
qu'elle me  dit  à  l'oreille  :  «  Y  a-t-il  rien  de  si  ridicule? 
voyez  cette  femme  qui  a  quatre-vingts  ans,  et  qui 
met  des  rubans  couleur  de  feu  ;  elle  veut  faire  la 
jeune,  et  elle  y  réussit  :  car  cela  approche  de  l'en- 
fance. »  Ah  !  bon  Dieu,  dis-je  en  moi-même,  ne 
sentirons-nous  jamais  que  le  ridicule  des  autres? 
C'est  peut-être  un  bonheur,  disais- je  ensuite,  que 
nous  trouvions  de  la  consolation  dans  les  faiblesses 
d'autrui.  Cependant  j'étais  en  train  de  me  divertir, 
et  je  dis  :  Nous  avons  assez  monté  ;  descendons  à 
présent,  et  com.mençons  par  la  vieille  qui  est  au 
sommet.  «  Madame,  vous  vous  ressemblez  si  fort, 
cette  dame  à  qui  je  viens  de  parler  et  vous,  qu'il 
semble  que  vous  soyez  deux  sœurs  ;  et  je  ne  crois 
pas  que  vous  soyez  plus  âgées  l'une  que  l'autre.  — 


ii8  LETTRES  PERSANES 

Eh  !  vraiment,  monsieur,  me  dit-elle,  lorsque  l'une 
mourra,  l'autre  devra  avoir  grand' peur  :  je  ne  crois 
pas  qu'il  3^  ait  d'elle  à  moi  deux  jours  de  différence.» 
Quand  je  tins  cette  femme  décrépite,  j'allai  à  celle 
de  soixante  ans  ;  «  Il  faut,  madame,  que  vous  dé- 
cidiez un  pari  que  j'ai  fait;  j'ai  gagé  que  cette  dame 
et  vous,  lui  montrant  la  femme  de  quarante  ans, 
étiez  de  même  âge.  —  Ma  foi,  dit-elle,  je  ne  crois 
pas  qu'il  y  ait  six  mois  de  différence.  »  Bon,  m'y 
voilà  ;  continuons.  Je  descendis  encore,  et  j'aDai  à 
la  femme  de  quarante  ans  :  «  Madame,  faites-moi 
la  grâce  de  me  dire  si  c'est  pour  rire  que  vous  ap- 
pelez cette  demoiselle,  qui  est  à  l'autre  table,  votre 
nièce.  Vous  êtes  aussi  jeune  qu'elle  ;  elle  a  même 
quelque  chose  dans  le  visage  de  passé  que  vous 
n'avez  certainement  pas  ;  et  ces  couleurs  vives  qui 
paraissent  sur  votre  teint...  —  Attendez,  me  dit- 
elle  :  je  suis  sa  tante  ;  mais  sa  mère  avait  pour  le 
moins  vingt-cinq  ans  plus  que  moi  ;  nous  n'étions 
pas  de  même  lit;  j'ai  ouï  dire  à  feu  ma  sœur  que  sa 
ûUe  et  moi  naquîmes  la  même  année.  —  Je  le  disais 
bien,  madame  ;  et  je  n'avais  pas  tort  d'être  étonné.  » 
Mon  cher  Usbek,  les  femmes  qui  se  sentent  finir 
d'avance  par  la  perte  de  leurs  agréments  voudraient 
reculer  vers  la  jeunesse.  Eh  1  comment  ne  cher- 
cheraient-elles pas  à  tromper  les  autres  ?  Elles  font 
tous  leurs  efforts  pour  se  tromper  elles-mêmes,  et 
se  dérober  à  la  plus  affligeante  de  toutes  les  idées. 

De  Paris,  le  3  de  la  lune  de  chalval,  1713. 


Lettre  LIIL  —  Zélis  a  Usbek. 

A  Paris. 

Jamais  pas?ion  n'a  été  plus  forte  et  plus  vive  que 
■celle  de  Cosrou,  eunuque  blanc,  pour  mon  esclave 


LETTRES   PERSANES  119 

Zélide  ;  il  la  demande  en  mariage  avec  tant  de 
fureur  que  je  ne  puis  la  lui  refuser.  Et  pourquoi 
ferais-] e  de  la  résistance  lorsque  sa  mère  n'en  fait 
pas,  et  que  Zélide  elle-m.ême  paraît  satisfaite  de 
ridée  de  ce  mariage  imposteur  et  de  l'ombre  vaine 
qu'on  lui  présente  ? 

Que  veut-elle  faire  de  cet  infortuné,  qui  n'aura 
d'un  mari  que  la  jalousie  ;  qui  ne  sortira  de  sa 
froideur  que  pour  entrer  dans  un  désespoir  inutile  ; 
qui  se  rappellera  toujours  la  mémoire  de  ce  qu'il  a 
été,  pour  la  faire  souvenir  de  ce  qu'il  n'est  plus;  qui, 
toujours  prêt  à  se  donner,  et  ne  se  donnant  jamais, 
se  trompera,  la  trompera  sans  cesse,  et  lui  fera 
essuyer  à  chaque  instant  tous  les  malheurs  de  sa 
condition  ? 

Et  quoi  !  être  toujours  dans  les  images  et  dans 
les  fantômes  !  ne  vivre  que  pour  imaginer  !  se 
trouver  toujours  auprès  des  plaisirs,  et  jamais  dans 
les  plaisirs  !  languissante  dans  les  bras  d'un  mal- 
heureux, au  lieu  de  répondre  à  ses  soupirs,  ne  ré- 
pondre qu'à  ses  regrets  ! 

Quel  mépris  ne  doit-on  pas  avoir  pour  un  homme 
de  cette  espèce,  fait  uniquement  pour  garder,  et 
jamais  pour  posséder  !  Je  cherche  l'amour,  et  je  ne 
le  vois  pas. 

Je  te  parle  librement,  parce  que  tu  aimes  ma 
naïveté,  et  que  tu  préfères  mon  air  libre  et  ma  sen- 
sibihté  pour  les  plaisirs  à  la  pudeur  feinte  de  mes 
compagnes. 

Je  t'ai  ouï  dire  mille  fois  que  les  eunuques  goûtent 
avec  les  fem.mes  une  sorte  de  volupté  qui  nous  est 
inconnue  ;  que  la  nature  se  dédommage  de  ses 
pertes  ;  qu'elle  a  des  ressources  qui  réparent  le 
désa.vantage  de  leur  condition;  qu'on  peut  bien  ces- 
ser d'être  homme,  mais  non  pas  d'être  sensible  ;  et 
que,  dans  cet  état,  on  est  comme  dans  un  troisième 


120  LETTRES   PERSANES 

sens,  où  l'on  ne  fait  pour  ainsi  dire  que  changer  de 
plaisirs. 

Si  cela  était,  je  trouverais  Zélide  moins  à  plaindre. 
C'est  quelque  chose  de  vivre  avec  des  gens  moins 
malheureux. 

Donne-moi  tes  ordres  là-dessus,  et  fais-moi 
savoir  si  tu  veux  que  le  mariage  s'accomplisse  dans 
le  sérail.  Adieu. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  5  de  la  lune  de  chalval,  171 3. 


Lettre  LIV.  —  Rica  a  Usbek. 
y^  ***^ 

J'étais  ce  matin  dans  ma  chambre,  laquelle, 
comm.e  tu  sais,  n'est  séparée  des  autres  que  par  une 
cloison  fort  mince,  et  percée  en  plusieurs  endroits  ; 
de  manière  qu'on  entend  tout  ce  qui  se  dit  dans  la 
chambre  voisine.  Un  homme,  qui  se  promenait  à 
grands  pas,  disait  à  un  autre  :  «  Je  ne  sais  ce  que 
c'est,  mais  tout  se  tourne  contre  moi  ;  il  y  a  plus  de 
trois  jours  que  je  n'ai  rien  dit  qui  m'ait  fait  hon- 
neur; et  je  me  suis  trouvé  confondu  pêle-mêle  dans 
toutes  les  conversations  sans  qu'on  ait  fait  la 
moindre  attention  à  moi,  et  qu'on  m'ait  deux  fois 
adressé  la  parole.  J'avais  préparé  quelques  saillies 
pour  relever  mon  discours  ;  jamais  on  n'a  voulu 
souffrir  que  je  les  fisse  venir.  J'avais  un  conte  fort 
joli  à  faire  ;  mais,  à  mesure  que  j'ai  voulu  l'ap- 
procher, on  l'a  esquivé  comme  si  on  l'avait  fait 
exprès.  J'ai  quelques  bons  mots  qui  depuis  quatre 
jours  vieillissent  dans  ma  tête  sans  que  j'en  aie 
pu  faire  le  moindre  usage.  Si  cela  continue,  je  crois 
qu'à  la  fin  je  serai  un  sot  ;  il  semble  que  ce  soit  mon 
étoile,  et  que  je  ne  puisse  m'en  dispenser.  Hier 


LETTRES   PERSANES  121 

j'avais  espéré  de  briller  avec  trois  ou  quatre  vieilles 
femmes  qui  certainement  ne  m'imposent  point,  et  je 
devais  dire  les  plus  jolies  choses  du  monde  :  je  fus 
plus  d'un  quart  d'heure  à  diriger  ma  conversation  ; 
mais  elles  ne  tinrent  jamais  un  propos  suivi,  et 
elles  coupèrent,  comme  des  parques  fatales,  le 
fil  de  tous  mes  discours.  Veux-tu  que  je  te  dise  ?  la 
réputation  de  bel  esprit  coûte  bien  à  soutenir.  Je 
ne  sais  comment  tu  as  fait  pour  y  parvenir.  —  Il 
me  vient  dans  l'idée  une  chose,  reprit  l'autre  : 
travaillons  de  concert  à  nous  donner  de  l'esprit  ; 
associons-nous  pour  cela.  Nous  nous  dirons  chacun 
tous  les  jours  de  quoi  nous  devons  parler  ;  et  nous 
nous  secourrons  si  bien  que,  si  quelqu'un  vient  nous 
interrompre  au  milieu  de  nos  idées,  nous  l'attire- 
rons nous-mêmes  ;  et,  s'il  ne  veut  pas  venir  de  bon 
gré,  nous  lui  ferons  violence.  Nous  conviendrons 
des  endroits  où  il  faudra  approuver,  de  ceux  où  il 
faudra  sourire,  des  autres  où  il  faudra  rire  tout  à 
fait  et  à  gorge  déployée.  Tu  verras  que  nous  don- 
nerons le  ton  à  toutes  les  conversations,  et  qu'on 
admirera  la  vivacité  de  notre  esprit  et  le  bonheur 
de  nos  réparties.  Nous  nous  protégerons  par  des 
signes  de  tête  mutuels.  Tu  y  brilleras  aujourd'hui, 
demain  tu  seras  mon  second.  J'entrerai  avec  toi 
dans  une  maison,  et  je  m'écrierai  en  te  montrant  : 
«  Il  faut  que  je  vous  dise  une  réponse  bien  plaisante 
«que  monsieur  vient  de  faire  à  un  homme  que 
«nous  avons  trouvé  dans  la  rue.  ?>  Et  je  me  tour- 
nerai vers  toi  :  «  Il  ne  s'y  attendait  pas  ;  il  a  été 
«  bien  étonné.  »  Je  réciterai  quelques-uns  de  mes 
vers,  et  tu  diras  :  «  J'y  étais  quand  il  les  fit  ;  c'était 
«  dans  un  souper,  et  il  ne  rêva  pas  un  moment.  » 
Souvent  même  nous  nous  raillerons  toi  et  moi  ;  et 
l'on  dira  :  «  Voyez  comme  ils  s'attaquent,  comme 
«ils  se  défendent;  ils  ne  s'épargnent  pas;  voyons 


122  LETTRES   PERSANES 

«  comme  il  sortira  de  là  ;  à  merveille  I  quelle  pré- 
«  sence  d'esprit  I  voilà  une  véritable  bataille.  & 
Mais  on  ne  dira  pas  que  nous  nous  étions  escar- 
mouches la  veille.  Il  faudra  acheter  de  certains 
livres,  qui  sont  des  recueils  de  bons  mots,  composés 
à  l'usage  de  ceux  qui  n'ont  pas  d'esprit,  et  qui 
en  veulent  contrefaire  ;  tout  dépend  d'avoir  des 
modèles.  Je  veux  qu'avant  six  mois  nous  soyons  en 
état  de  tenir  une  conversation  d'une  heure  toute 
remplie  de  bons  mots.  Mais  il  faudra  avoir  une 
attention  ;  c'est  de  soutenir  leur  fortune  :  ce  n'est 
pas  tout  que  de  dire  un  bon  mot,  il  faut  le  répandre 
et  le  semer  partout  ;  sans  cela,  autant  de  perdu  ;  et 
je  t'avoue  qu'il  n'y  a  rien  de  si  désolant  que  de 
voir  une  jolie  chose  qu'on  a  dite,  mourir  dans 
l'oreille  d'un  sot  qui  l'entend.  Il  est  vrai  que  sou- 
vent il  y  a  une  compensation,  et  que  nous  disons 
aussi  bien  des  sottises  qui  passent  incognito  ;  et  c'est 
la  seule  chose  qui  peut  nous  consoler  dans  cette 
occasion.  Voilà,  mon  cher,  le  parti  qu'il  nous  faut 
prendre.  Fais  ce  que  je  te  dirai,  et  je  te  promets 
avant  six  mois  une  place  à  l'Académie  :  c'est  pour  te 
dire  que  le  travail  ne  sera  pas  long  ;  car  pour  lors  tu 
pourras  renoncer  à  ton  art  ;  tu  seras  homme  d'es- 
prit, malgré  que  tu  en  aies.  On  remarque  en  France 
que,  dès  qu'un  homme  entre  dans  une  compagnie, 
il  prend  d'abord  ce  qu'on  appelle  l'esprit  du  corps  : 
tu  en  seras  de  même  ;  et  je  ne  crains  pour  toi  que 
l'embarras  des  applaudissements.  » 

De  Paris,  le  6  de  la  lune  de  zilcadé,  1714. 


LETTRES   PERSANES  123 

Lettre  LV.  —  Rica  a  Ibben. 

A  Smyr}ie. 

Chez  les  peuples  d'Europe,  le  premier  quart 
d'heure  du  mariage  aplanit  toutes  les  difficultés  ; 
les  dernières  faveurs  sont  toujours  de  même  date 
que  la  bénédiction  nuptiale  :  les  femmes  n'y  font 
point  comme  nos  Persanes,  qui  disputent  îe  ter- 
rain quelquefois  des  mois  entiers  ;  il  n'y  a  rien  de  si 
plénier  :  si  elles  ne  perdent  rien,  c'est  qu'elles  n'ont 
rien  à  perdre.  Mais  on  sait  toujours,  chose  honteuse  î 
le  moment  de  leur  défaite  ;  et,  sans  consulter  les 
astres,  on  peut  prédire  au  juste  l'heure  de  la  nais- 
sance de  leurs  enfants. 

Les  Français  ne  parlent  presque  jamais  de  leurs 
femmes  :  c'est  qu'ils  ont  peur  d'en  parler  devant 
des  gens  qui  les  connaissent  mieux  qu'eux. 

Il  y  a  parmi  eux  des  hommes  très  malheureux 
que  personne  ne  console  :  ce  sont  les  maris  jaloux  ; 
il  y  en  a  que  tout  le  monde  hait  :  ce  sont  les  maris 
jaloux  ;  il  y  en  a  que  tous  les  hommes  méprisent  : 
ce  sont  encore  les  maris  jaloux. 

Aussi  n'y  a-t-il  point  de  pays  où  ils  soient  en  si 
petit  nombre  que  chez  les  Français.  Leur  tran- 
quillité n'est  pas  fondée  sur  la  confiance  qu'ils  ont 
en  leurs  femmes  ;  c'est  au  contraire  sur  la  mauvaise 
opinion  qu'ils  en  ont.  Toutes  les  sages  précautions 
des  Asiatiques,  les  voiles  qui  les  couvrent,  les 
prisons  où  elles  sont  détenues,  la  vigilance  des 
eunuques,  leur  paraissent  des  moyens  plus  propres 
à  exercer  l'industrie  de  ce  sexe  qu'à  la  lasser.  Ici 
les  maris  prennent  leur  parti  de  bonne  grâce,  et 
regardent  les  infidélités  comme  des  coups  d'une 
étoile  inévitable.  Un  mari  qui  voudrait  seul  pos- 
séder sa  femme  serait  regardé  comme  im  pertur- 


124  LETTRES   PERSANES 

bateiir  de  la  joie  publique,  et  comme  im  insensé  qui 
voudrait  jouir  de  la  lumière  du  soleil  à  l'exclusion 
des  autres  hommes. 

Ici  un  mari  qui  aime  sa  femme  est  un  homme  qui 
n'a  pas  assez  de  mérite  pour  se  faire  aimer  d'une 
autre  ;  qui  abuse  de  la  nécessité  de  la  loi  pour  sup- 
pléer aux  agréments  qui  lui  manquent  ;  qui  se  sert 
de  tous  ses  avantages  au  préjudice  d'une  société 
entière  ;  qui  s'approprie  ce  qui  ne  lui  avait  été 
donné  qu'en  engagement,  et  qui  agit  autant  qu'il 
est  en  lui  pour  renverser  une  convention  tacite  qui 
fait  le  bonheur  de  l'un  et  de  l'autre  sexe.  Ce  titre  de 
mari  .d'une  jolie  femme,  qui  se  cache  en  Asie  avec 
tant  de  soin,  se  porte  ici  sans  inquiétude.  On  se 
sent  en  état  de  faire  diversion  partout.  Un  prince 
se  console  de  la  perte  d'une  place  par  la  prise  d'une 
autre  :  dans  le  temps  que  le  Turc  nous  prenait 
Bagdad,  n'enlevions-nous  pas  au  Mogol  la  forte- 
resse de  Candahar  ? 

Un  homme  qui  en  général  souffre  les  infidéhtés 
de  sa  femme  n'est  point  désapprouvé  ;  au  con- 
traire, on  le  loue  de  sa  prudence  :  il  n'y  a  que  les 
cas  particuliers  qui  déshonorent. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  des  dames  vertueuses, 
et  on  peut  dire  qu'elles  sont  distinguées  ;  mon  con- 
ducteur me  les  faisait  toujours  remarquer  :  mais 
elles  étaient  toutes  si  laides,  qu'il  faut  être  un  saint 
pour  ne  pas  haïr  la  vertu. 

Après  ce  que  je  t'ai  dit  des  mœurs  de  ce  pays-ci, 
tu  t'imagines  facilement  que  les  Français  ne  s'y 
piquent  guère  de  constance.  Ils  croient  qu'il  est 
aussi  ridicule  de  jurer  à  une  femme  qu'on  l'aimera 
toujours  que  de  soutenir  qu'on  se  portera  toujours 
bien,  ou  qu'on  sera  toujours  heureux.  Quand  ils 
promettent  à  une  femme  qu'ils  l'aimeront  toujours, 
ils  supposent  qu'elle,  de  son  côté,  leur  promeL  d'être 


LETTRES   PERSANES  125 

toujours  aimable  ;  et,  si  elle  manque  à  sa  parole, 
ils  ne  se  croient  plus  engagés  à  la  leur. 

De  Paris,  le  7  de  la  lune  de  zilcadé,  1714. 


Lettre  L\T.  —  Usbek  a  Iebex. 
A  Smyrne. 

Le  jeu  est  très  en  usage  en  Europe  :  c'est  un  état 
que  d'être  joueur  ;  ce  seul  titre  tient  lieu  de  nais- 
sance, de  bien,  de  probité  ;  il  met  tout  homme  qui 
le  porte  au  rang  des  honnêtes  gens,  sans  examen, 
quoiqu'il  n'y  ait  personne  qui  ne  sache  qu'en 
jugeant  ainsi  il  s'est  trompé  très  souvent;  mais 
on  est  convenu  d'être  incorrigible. 

Les  femmes  y  sont  surtout  très  adonnées.  Il  est 
vrai  qu'elles  ne  s'y  livrent  guère  dans  leur  jeu- 
nesse que  pour  favoriser  une  passion  plus  chère; 
mais,  à  mesure  qu'elles  vieillissent,  leur  passion  pour 
le  jeu  semble  rajeunir,  et  cette  passion  rempHt  tout 
le  vide  des  autres. 

Elles  veulent  ruiner  leurs  maris;  et,  pour  y 
parvenir,  elles  ont  des  moyens  pour  tous  les  âges, 
depuis  la  plus  tendre  jeunesse  jusqu'à  la  vieil- 
lesse la  plus  décrépite  :  les  habits  et  les  équipages 
commencent  le  dérangement,  la  coquetterie  l'au- 
gmente, le  jeu  l'achève. 

J'ai  vu  souvent  neuf  ou  dix  femmes,  ou  plutôt 
neuf  ou  dix  siècles,  rangées  autour  d'une  table  ; 
je  les  ai  vues  dans  leurs  espérances,  dans  leurs 
craintes,  dans  leurs  joies,  surtout  dans  leurs  fu- 
reurs :  tu  aurais  dit'  qu'elles  n'auraient  jamris  le 
temps  de  s'apaiser,  et  que  la  vie  allait  les  quitter 
avant    leur   désespoir  ;    tu   aurais   été   en   doute 


126  LETTRES   PERSANES 

si  ceux  qu'elles  payaient  étaient  leurs  créanciers  ou 
leurs  légataires. 

Il  semble  que  notre  saint  prophète  ait  eu  princi- 
palement en  vue  de  nous  priver  de  tout  ce  qui  peut 
troubler  notre  raison  :  il  nous  a  interdit  T  usage 
du  vin,  qui  la  tient  ensevelie  ;  il  nous  a,  par  un 
précepte  exprès,  défendu  les  jeux  de  hasard;  et, 
quand  il  lui  a  été  impossible  d'ôter  la  cause  des 
passions,  il  les  a  amorties.  L'amour  parmi  nous 
ne  porte  ni  trouble  ni  fureur  ;  c'est  une  passion 
languissante  qui  laisse  notre  âme  dans  le  calme  : 
la  pluralité  des  femmes  nous  sauve  de  leur  empire  ; 
elle  tempère  la  violence  de  nos  désirs. 

De  Paris,  le  i8  de  la  lune  de  zilhagé,  1714. 


Lettre  LVïL  —  Usbek  a  Rhédi. 
A  Venise. 

Les  libertins  entretiennent  ici  un  nombre  infini 
de  filles  de  joie,  et  les  dévots  un  nombre  innom- 
brable de  dervis.  Ces  dervis  font  trois  vœux, 
d'obéissance,  de  pauvreté  et  de  chasteté.  On  dit 
que  le  premier  est  le  mieux  observé  de  tous  ;  quant 
au  second,  je  te  réponds  qu'il  ne  l'est  point  :  je 
te  laisse  à  juger  du  troisième. 

Mais,  quelque  riches  que  soient  ces  dervis,  ils 
ne  quittent  jamais  la  qualité  de  pauvres  ;  notre 
glorieux  sultan  renoncerait  plutôt  à  ses  ma- 
gnifiques et  sublimes  titres  :  ils  ont  raison,  car  ce 
titre  de  pauvres  les  empêche  de  l'être. 

Les  médecins,  et  quelques-uns  de  ces  dervis  qu'on 
appelle  confesseurs,  sont  toujours  ici  ou  trop 
estimés  ou  trop  méprisés  ;  cependant  on  dit  que 


LETTRES   PERSANES  127 

les  héritiers  s'accommodent  mieux  des  médecins 
que  des  confesseurs. 

Je  fus  l'autre  jour  dans  un  couvent  de  ces  dervis. 
Un  d'entre  eux,  vénérable  par  ses  cheveux  blancs, 
m'accueillit  fort  honnêtement  ;  et  après  m' avoir 
fait  voir  toute  la  maison,  il  me  mena  dans  le  jaxdin 
où  nous  nous  mîmes  à  discourir,  a  Mon  père,  lui 
dis-je,  quel  em^ploi  avez-vous  dans  la  communauté? 
—  Monsieur,  me  répondit-il  avec  un  air  très 
content  de  ma  question,  je  suis  casuiste,  —  Ca- 
suiste  !  repris- je  :  depuis  que  je  suis  en  France,  je 
n'ai  pas  ouï  parler  de  cette  charge.  —  Eh  quoi  1 
vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  qu'un  casuiste  ?  Eh 
bien  !  écoutez,  je  vais  vous  en  donner  une  idée  qui 
ne  vous  laissera  rien  à  désirer.  Il  y  a  deux  sortes  de 
péchés  :  de  mortels,  qui  excluent  absolument  du 
paradis  ;  de  véniels,  qui  offensent  Dieu  à  la  vérité, 
mais  ne  l'irritent  pas  au  point  de  nous  priver  de 
la  béatitude.  Or,  tout  notre  art  consiste  à  bien  dis- 
tinguer ces  deux  sortes  de  péchés  ;  car,  à  la 
réserve  de  quelques  libertins,  tous  les  chrétiens 
veulent  gagner  le  paradis  ;  m.ais  il  n'y  a  guère 
personne  qui  ne  le  veuille  gagner  à  meilleur  marché 
qu'il  est  possible.  Quand  on  connaît  bien  les  péchés 
mortels,  on  tâche  de  ne  pas  commettre  de  ceux-là, 
et  l'on  fait  son  affaire.  Il  y  a  des  hommes  qui  n'as- 
pirent pas  à  une  si  grande  perfection  ;  et,  comme  ils 
n'ont  point  d'ambition,  ils  ne  se  soucient  pas  des 
premières  places  :  aussi  ils  entrent  en  paradis  le 
plus  juste  qu'ils  peuvent  ;  pourvu  qu'ils  y  soient, 
cela  leur  sufht  :  leur  but  est  de  n'en  faire  ni  plus 
ni  moins.  Ce  sont  des  gens  qui  ravissent  le  ciel 
plutôt  qu'ils  ne  l'obtiennent,  et  qui  disent  à  Dieu  : 
«  Seigneur,  j'ai  accompli  les  conditions  à  la  rigueur  ; 
«  vous  ne  pouvez  vous  empêcher  de  tenir  vos  pro- 
«  messes  ;  comme  je  n'en  ai  pas  fait  plus  que  vous 


128  LETTRES   PERSANES 

«  n'en  avez  demande,  je  vous  dispense  de  m'en 
«  accorder  plus  que  vous  n'en  avez  promis.  & 

«  Nous  sommes  donc  des  gens  nécessaires,  mon- 
sieur. Ce  n'est  pas  tout  pourtant  ;  vous  allez  bien 
voir  autre  chose.  L'action  ne  fait  pas  le  crime,  c'est 
la  connaissance  de  celui  qui  la  commet  :  celui 
qui  fait  un  mal,  tandis  qu'il  peut  croire  que  ce 
n'en  est  pas  un,  est  en  sûreté  de  conscience  ;  et 
comme  il  y  a  un  nombre  infini  d'actions  équivoques, 
un  casuiste  peut  leur  donner  un  degré  de  bonté 
qu'elles  n'ont  point,  en  les  qualifiant  telles  ;  et, 
pourvu  qu'il  puisse  persuader  qu'elles  n'ont  pas 
de  venin,  il  le  leur  ôte  tout  entier. 

«Je  vous  dis  ici  le  secret  d'un  métier  où  j'ai 
vieilli  ;  je  vous  en  fais  voir  les  raffinements  :  il  y 
a  un  tour  à  donner  à  tout,  m.ême  aux  choses  qui 
en  paraissent  le  moins  susceptibles.  —  Mon  père, 
lui  'dis~je,  cela  est  fort  bon;  mais  comment  vous 
accommodez-vous  avec  le  ciel  ?  Si  le  grand  sophi 
avait  à  sa  cour  un  homme  qui  fît  à  son  égard  ce  que 
vous  faites  contre  votre  Dieu,  qui  mît  de  la  difté- 
rence  entre  ses  ordres,  et  qui  apprît  à  ses  sujets 
dans  quel  cas  ils  doivent  les  exécuter,  et  dans  quel 
autre  ils  peuvent  les  violer,  il  le  ferait  empaler 
sur  l'heure.  ï>  Je  saluai  mon  dervis,  et  le  quittai 
sans  attendre  sa  réponse. 

De  Paris,  le  23  de  la  lune  de  maharram,  1714. 


Lettre  L\Tn.  —  Rica  a  Rhédi. 

A  Venise. 

A  Paris,  mon  cher  Rhédi,  il  y  a  bien  des  métiers. 
Là,  un  homme  obligeant  vient,  pour  im  peu  d'ar- 
gent, vous  offrir  le  secret  de  faire  de  l'or. 


LETTRES   PERSANES  129 

Un  autre  vous  promet  de  vous  faire  coucher  avec 
les  esprits  aériens,  pourvu  que  vous  soyez  seule- 
ment trente  ans  sans  voir  de  femmes. 

Vous  trouverez  ensuite  des  devins  si  habiles, 
qu'ils  vous  diront  toute  votre  vie,  pourvu  qu'ils 
aient  seulement  eu  un  quart  d'heure  de  conversa- 
tion avec  vos  domestiques. 

Des  femmes  adroites  font  de  la  virginité  une 
fleur  qui  périt  et  reneât  tous  les  jours,  et  se  cueille 
la  centième  fois  plus  douloureusement  que  la 
première. 

Il  y  en  a  d'autres  qui,  réparant  par  la  force  de 
leur  art  toutes  les  injures  du  temps,  savent  rétablir 
sur  un  visage  une  beauté  qui  chancelle,  et  même 
rappeler  une  femme  du  sommet  de  la  vieillesse 
pour  la  faire  redescendre  jusqu'à  la  jeunesse  la 
plus  tendre. 

Tous  ces  gens-là  vivent  ou  cherchent  à  vivre 
dans  une  ville  qui  est  la  mère  de  l'invention. 

Les  revenus  des  citoyens  ne  s'y  afferment 
point  :  ils  ne  consistent  qu'en  esprit  et  en  industrie  ; 
chacun  a  la  sienne,  qu'il  fait  valoir  de  son  mieux. 

Qui  voudrait  nombrer  tous  les  gens  de  loi  qui 
poursuivent  le  revenu  de  quelque  mosquée,  aurait 
aussitôt  compté  les  sables  de  la  mer  et  les  esclaves 
de  notre  monarque. 

Un  nombre  infini  de  maîtres  de  langues,  d'arts 
et  de  sciences,  enseignent  ce  qu'ils  ne  savent  pas  ; 
et  ce  talent  est  bien  considérable,  car  il  ne  faut  pas 
beaucoup  d'esprit  pour  montrer  ce  qu'on  sait  ; 
mais  il  en  faut  infiniment  pour  enseigner  ce  qu'on 
ignore. 

On  ne  peut  mourir  ici  que  subitement  :  la  mort 

ne  saurait  autrement  exercer  son  empire  ;  car  il 

y  a  dans  tous  les  coins  des  gens  qui  ont  des  remèdes 

infaillibles  contre  toutes  les  maladies  imaginables, 

5 


I30  LETTRES   PERSANES 

Toutes  les  boutiques  sont  tendues  de  filets  in- 
visibles où  se  vont  prendre  tous  les  acheteurs. 
L'on  en  sort  pourtant  quelquefois  à  bon  marché  : 
une  jeune  marchande  cajole  un  homme  une  heure 
entière  pour  lui  faire  acheter  un  paquet  de  cure- 
dents. 

Il  n'y  a  personne  qui  ne  sorte  de  cette  ville  plus 
précautionné  qu'il  n'y  est  entré  :  à  force  de  faire 
part  de  son  bien  aux  autres,  on  apprend  à  le  con- 
server ;  seul  avantage  des  étrangers  dans  cette 
ville  enchanteresse. 

De  Paris,  le  lo  de  la  lime  de  saphar,  1714. 


Lettre  LIX.  —  Rica  a  Usbek. 
^  *** 

J'étais  l'autre  jour  dans  une  maison  où  il  y 
avait  un  cercle  de  gens  de  toute  espèce  ;  je  trouvai 
la  conversation  occupée  par  deux  vieilles  femmes 
qui  avaient  en  vain  travaillé  tout  le  matin  à  se 
rajeunir.  «  Il  faut  avouer,  disait  une  d'entre  elles, 
que  les  hommes  d'aujourd'hui  sont  bien  différents 
de  ceux  que  nous  voyions  dans  notre  jeunesse  : 
ils  étaient  polis,  gracieux,  complaisants  ;  mais  à 
présent  je  les  trouve  d'une  brutalité  insupportable. 
—  Tout  est  changé,  dit  pour  lors  un  homme  qui 
paraissait  accablé  de  goutte  ;  le  temps  n'est  plus 
comme  il  était  :  il  y  a  quarante  ans  tout  le  monde  se 
portait  bien,  on  marchait,  on  était  gai,  on  ne  de- 
mandait qu'à  rire  et  à  danser  ;  à  présent  tout  le 
monde  est  d'une  tristesse  insupportable.  »  Un 
moment  après,  la  conversation  tourna  du  côté  de 
la^  politique.  «  î^Iorbleu  !  dit  un  vieux  seigneur, 
l'État  n'est  plus  gouverné  :  trouvez-moi  à  présent 


LETTRES   PERSANES  131 

un  ministre  comme  M.  Colbert.  Je  le  conn?Jssais 
beaucoup,  ce  M.  Colbert  ;  il  était  de  mes  amis  ; 
il  me  faisait  toujours  psiyev  de  mes  pensions  avant 
qui  que  ce  fût  :  le  bel  ordre  qu'il  y  avait  dans  les 
finances  !  tout  le  monde  était  à  son  aise  ;  mais  au- 
jourd'hui je  suis  ruiné.  —  Monsieur,  dit  pour  lors 
un  ecclésiastique,  vous  parlez  là  du  temps  le  plus 
miraculeux  de  notre  invincible  monarque  ;  y  a-t-il 
rien  de  si  grand  que  ce  qu'il  faisait  alors  pour  dé- 
truire l'hérésie  ?  —  Et  comptez-vous  pour  rien 
l'abolition  des  duels  ?  dit  d'un  air  content  un  autre 
homme  qui  n'avait  point  encore  parlé.  —  La  re- 
marque est  judicieuse,  me  dit  quelqu'un  à  l'oreille, 
cet  hom-me  est  charmé  de  l'édit,  et  il  l'obser^^e 
si  bien,  qu'il  y  a  six  mois  qu'il  reçut  cent  coups 
de  bâton  pour  ne  le  pas  \ioler.  & 

Il  me  semble,  Usbek,  que  nous  ne  jugeons  jamais 
des  choses  que  par  un  retour  secret  que  nous  faisons 
sur  nous-mêmes.  Je  ne  suis  pas  surpris  que  les 
nègres  peignent  le  diable  d'une  blancheur  éblouis- 
sante, et  leurs  dieux  noirs  comme  du  charbon  ;  que 
la  Vénus  de  certains  peuples  ait  des  mamelles  qui 
lui  pendent  jusques  aux  cuisses  ;  et  qu'enfin  tous 
les  idolâtres  aient  représenté  leurs  dieux  avec  une 
figure  humaine  et  leur  aient  fait  part  de  toutes 
leurs  inchnations.  On  a  dit  fort  bien  que,  si  les  tri- 
angles faisaient  un  dieu,  ils  lui  donneraient  trois 
côtés. 

Mon  cher  Usbek,  quand  je  vois  des  hommes  qui 
rampent  sur  un  atome,  c'est-à-dire  la  terre,  qui 
n'est  qu'un  point  de  l'univers,  se  proposer  directe- 
ment pour  modèles  de  la  Providence,  je  ne  sais 
comment  accorder  tant  d'extravagance  avec  tant 
de  petitesse. 

De  Paris,  le  14  de  la  lune  de  saphar,  1714. 


132  LETTRES   PERSANES 

Lettre  LX.  —  Usbek  a  Ibben. 
A  Smyrne. 

Tu  me  demandes  s'il  y  a  des  juifs  en  France  : 
sache  que  partout  où  il  y  a  de  l'argent  il  y  a  des 
juifs.  Tu  me  demandes  ce  qu'ils  y  font  :  précisément 
ce  qu'ils  font  en  Perse  ;  rien  ne  ressemble  plus  à 
un  juif  d'Asie  qu'un  juif  européen. 

Ils  font  paraître  chez  les  chrétiens,  comme  parmi 
nous,  une  obstination  invincible  pour  leur  religion, 
qui  va  jusqu'à  la  fohe. 

La  rehgion  juive  est  un  vieux  tronc  qui  a 
produit  deux  branches  qui  ont  couvert  toute  la 
terre  :  je  veux  dire  le  mahométisme  et  le  chris- 
tianisme :  ou  plutôt  c'est  une  mère  qui  a  engendré 
deux  filles  qui  l'ont  accablée  de  mille  plaies  ;  car, 
en  fait  de  religion,  les  plus  proches  sont  les  plus 
grandes  ennemies.  Mais,  quelque  mauvais  traite- 
ments qu'elle  en  ait  reçus,  elle  ne  laisse  pas  de  se 
glorifier  de  les  avoir  mises  au  monde  ;  elle  se  sert 
de  l'une  et  de  l'autre  pour  embrasser  le  monde 
entier,  tandis  que  d'un  autre  côté  sa  vieillesse 
vénérable  embrasse  tous  les  temps. 

Les  juifs  se  regardent  donc  comme  la  source 
de  toute  sainteté  et  l'origine  de  toute  religion  ;  ils 
nous  regardent  au  contraire  comme  des  hérétiques 
qui  ont  changé  la  loi,  ou  plutôt  comme  des  juifs 
rebelles. 

Si  le  changement  s'était  fait  insensiblement,  ils 
croient  qu'ils  auraient  été  facilement  séduits  ; 
mais,  comme  il  s'est  fait  tout  à  coup  et  d'une  ma- 
nière violente,  comme  ils  peuvent  marquer  le  jour 
et  l'heure  de  l'une  et  de  l'autre  naissance,  ils  se 
scandalisent  de  trouver  en  nous  des  âges,  et  se 


LETTRES   PERSANES  133 

tiennent  fermes  à  une  religion  que  le  monde  même 
n'a  pas  précédée. 

Ils  n'ont  jamais  eu  dans  l'Europe  un  calme 
pareil  à  celui  dont  ils  jouissent.  On  commence 
à  se  défaire  parmi  les  chrétiens  de  cet  esprit  d'in- 
tolérance qui  les  animait  :  on  s'est  mal  trouvé 
en  Espagne  de  les  avoir  chassés,  et  en  France  d'a- 
voir fatigué  des  chrétiens  dont  la  croyance  différait 
un  peu  de  celle  du  prince.  On  s'est  aperçu  que  le 
zèle  pour  les  progrès  de  la  religion  est  différent  de 
l'attachement  qu'on  doit  avoir  pour  elle,  et  que, 
pour  l'aimer  et  l'observer,  il  n'est  pas  nécessaire 
de  haïr  et  de  persécuter  ceux  qui  ne  l'observent 
pas. 

Il  serait  à  souhaiter  que  nos  musulmans  pensas- 
sent aussi  sensément  sur  cet  article  que  les  chré- 
tiens, que  l'on  pût  une  bonne  fois  faire  la  paix 
entre  Hali  et  Abubeker,  et  laisser  à  Dieu  le  soin 
de  décider  des  mérites  de  ces  saints  prophètes. 
Je  voudrais  qu'on  les  honorât  par  des  actes  de 
vénération  et  de  respect,  et  non  pas  par  de  vaines 
préférences  ;  et  qu'on  cherchât  à  mériter  leur 
faveur,  quelque  place  que  Dieu  leur  ait  marquée, 
soit  à  sa  droite,  ou  bien  sous  le  marchepied  de  son 
trône. 

De  Paris,  le  1 8  de  la  lune  de  saphar,  1714. 


Lettre  LXL  —  Usbek  a  Rhédi. 

A   Venise. 

J'entrai  l'autre  jour  dans  une  église  fameuse 
qu'on  appelle  Notre-Dame;  pendant  que  j'admi- 
rais ce  superbe  édifice,  j'eus  occasion  de  m'entre- 
tenir  avec  un  ecclésiatique  que  la  curiosité  y  avait 


134  LETTRES   PERSANES 

attiré  comme  moi.  Lca  conversation  tomba  sur  la 
tranquillité  de  sa  profession.  «  La  plupart  des  gens, 
me  dit-il,  envient  le  bonheur  de  notre  état  ;  et  ils 
ont  raison  :  cependant  il  a  ses  désagréments;  nous 
ne  sommes  point  si  séparés  du  monde,  que  nous 
n'y  soyons  appelés  en  mille  occasions  ;  là,  nous 
avons  un  rôle  très  difficile  à  soutenir. 

«  Les  gens  du  monde  sont  étonnants  ;  ils  ne  peu- 
vent souffrir  notre  approbation  ni  nos  censures  : 
si  nous  les  voulons  corriger,  ils  nous  trouvent  ri- 
dicules ;  si  nous  les  approuvons,  ils  nous  regardent 
comme  des  gens  au-dessous  de  notre  caractère. 
Il  n'y  a  rien  de  si  humiliant  que  de  penser  qu'on  a 
scandalisé  les  impies  mêmes.  Nous  sommes  donc 
obligés  de  tenir  une  conduite  équivoque,  et  d'im- 
poser aux  libertins,  non  pas  par  un  caractère 
décidé,  mais  par  l'incertitude  où  nous  les  mettons 
de  la  manière  dont  nous  recevons  leurs  discours. 
Il  faut  avoir  beaucoup  d'esprit  pour  cela  ;  cet  état 
de  neutrahté  est  difficile  :  les  gens  du  monde,  qui 
hasardent  tout,  qui  se  livrent  à  toutes  leurs  saillies, 
qui,  selon  le  succès,  les  poussent  ou  les  abandon- 
nent, réussissent  bien  mieux. 

«  Ce  n'est  pas  tout  :  cet  état  si  heureux  et  si 
tranquille,  que  l'on  vante  tant,  nous  ne  le  con- 
servons pas  dans  le  monde.  Dès  que  nous  y  parais- 
sons, on  nous  fait  disputer  ;  on  nous  fait  entre- 
prendre, par  exemple,  de  prouver  l'utilité  de  la 
prière  à  un  homme  qui  ne  croit  pas  en  Dieu,  la 
nécessité  du  jeûne  à  un  autre  qui  a  nié  toute  sa 
vie  l'immortalité  de  l'âme  :  l'entreprise  est  labo- 
rieuse, et  les  rieurs  ne  sont  pas  pour  nous.  Il  y  a 
plus  :  une  certaine  envie  d'attirer  les  autres  dans 
nos  opinions  nous  tourmente  sans  cesse,  et  est 
pour  ainsi  dire  attachée  à  notre  profession.  Cela 
est  aussi  ridicule  que  si  on  voyait  les  Européens 


LETTRES   PERSANES  135 

travailler,  en  faveur  de  la  nature  humaine,  à 
blanchir  le  visage  des  Africains.  Xous  troublons 
l'État,  nous  nous  tourmentons  nous-mêmes  pour 
faire  recevoir  des  points  de  religion  qui  ne  sont 
point  fondamentaux  :  et  nous  ressemblons  à  ce 
conquérant  de  la  Chine,  qui  poussa  ses  sujets  à 
une  révolte  générale  pour  les  avoir  voulu  obliger 
à  se  rogner  les  cheveux  ou  les  ongles. 

«  Le  zèle  même  que  nous  avons  pour  faire  rem- 
plir à  ceux  dont  nous  sommes  chargés  les  devoirs 
de  notre  sainte  religion  est  souvent  dangereux,  et 
il  ne  saurait  être  accompagné  de  trop  de  prudence. 
Un  empereur  nommé  Théodose  ht  passer  au  fil 
de  l'épée  tous  les  habitants  d'une  ville,  même  les 
femmes  et  les  petits  enfants  :  s'étant  ensuite  pré- 
senté pour  entrer  dans  une  église,  un  évêque  nommé 
Ambroise  lui  fit  fermer  les  portes  comme  à  un 
meurtrier  et  un  sacrilège  ;  et  en  cela  il  fit  une  action 
héroïque.  Cet  empereur,  ayant  ensuite  fait  la  péni- 
tence qu'un  tel  crime  exigeait,  ayant  été  admis 
dans  l'éghse,  alla  se  placer  parmi  les  prêtres.  Le 
même  évêque  l'en  fit  sortir  ;  et  en  cela  il  commit 
l'action  d'un  fanatique  et  d'un  fou  :  tant  il  est 
vrai  que  l'on  doit  se  défier  de  son  zèle.  Qu'im.por- 
tait  à  la  religion  ou  à  l'État  que  ce  prince  eût  ou 
n'eût  pas  une  place  parmi  les  prêtres  ?  » 

De  Paris,  le  i"  de  la  lune  de  rebiab  i,  171 4. 


Lettre  LXÏL  —  Zélis  a  Usbek. 

A  Paris. 

Ta  fille  ayant  atteint  sa  septième  année,  j'ai 
cru  qu'il  était  temps  de  la  faire  passer  dans  les 
appartements  intérieurs  du  sérail,  et  de  ne  point 


136  LETTRES   PERSANES 

attendre  qu'elle  ait  dix  ans  pour  la  confier  aux 
eunuques  noirs.  On  ne  saurait  de  trop  bonne  heure 
priver  une  jeune  personne  des  libertés  de  l'en- 
fance, et  lui  donner  une  éducation  sainte  dans  les 
sacrés  murs  où  la  pudeur  habite. 

Car  je  ne  puis  être  de  l'avis  de  ces  mères  qui  ne 
renferment  leurs  filles  que  lorsqu'elles  sont  sur  le 
point  de  leur  donner  un  époux  ;  qui,  les  condam- 
nant au  sérail  plutôt  qu'elles  ne  les  y  consacrent, 
leur  font  embrasser  violemment  une  manière  de 
vie  qu'elles  auraient  dû  leur  inspirer.  Faut-il 
tout  attendre  de  la  force  de  la  raison,  et  rien 
de  la  douceur  de  l'habitude  ? 

C'est  en  vain  que  l'on  nous  parle  de  la  subordina- 
tion où  la  nature  nous  a  mises  :  ce  n'est  pas  assez 
de  nous  la  faire  sentir,  il  faut  nous  la  faire  prati- 
quer, afin  qu'elle  nous  soutienne  dans  ce  temps 
critique  où  les  passions  commencent  à  naître 
et  à  nous  encourager  à  l'indépendance. 

Si  nous  n'étions  attachées  à  vous  que  par  le 
devoir,  nous  pourrions  quelquefois  l'oublier  ;  si 
nous  n'y  étions  entraînées  que  par  le  penchant, 
peut-être  un  penchant  plus  fort  pourrait  l'affaiblir. 
Mais,  quand  les  lois  nous  donnent  à  un  homme, 
elles  nous  dérobent  à  tous  les  autres,  et  nous  met- 
tent aussi  loin  d'eux  que  si  nous  en  étions  à  cent 
mille  lieues. 

La  nature,  industrieuse  en  faveur  des  hommes, 
ne  s'est  pas  bornée  à  leur  donner  des  désirs  ;  elle 
a  voulu  que  nous  en  eussions  nous-mêmes,  et 
que  nous  fussions  des  instruments  animés  de  leur 
félicité  ;  elle  nous  a  mises  dans  le  feu  des  passions, 
pour  les  faire  vivre  tranquilles  :  s'ils  sortent  de 
leur  insensibilité,  elle  nous  a  destinées  à  les  y  faire 
rentrer  sans  que  nous  puissions  jamais  goûter 
cet  heureux  état  où  nous  les  mettons. 


LETTRES   PERSANES  137 

Cependant,  Usbek,  ne  t'imagine  pas  que  ta 
situation  soit  plus  heureuse  que  la  mienne;  j'ai 
goûté  ici  mille  plaisirs  que  tu  ne  connais  pas. 
Mon  imagination  a  travaillé  sans  cesse  à  m'en  faire 
connaître  le  prix  ;  j'ai  vécu  et  tu  n'as  fait  que  lan- 
guir. 

Dans  la  prison  même  où  tu  me  retiens,  je  suis 
plus  libre  que  toi.  Tu  ne  saurais  redoubler  tes 
attentions  pour  me  faire  garder,  que  je  ne  jouisse 
de  tes  inquiétudes  ;  et  tes  soupçons,  ta  jalousie, 
tes  chagrins,  sont  autant  de  marques  de  ta  dépen- 
dance. 

Continue,  cher  Usbek  ;  fais  veiller  sur  moi  nuit 
et  jour,  ne  te  fie  pas  même  aux  précautions  ordi- 
naires ;  augmente  mon  bonheur  en  assurant  le 
tien,  et  sache  que  je  ne  redoute  rien  que  ton 
indifférence. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  2  de  la  lune  de  rebiab  i,  1714. 

Lettre  LXIII.  —  Rica  a  Usbek. 


Je  crois  que  tu  veux  passer  ta  vie  à  la  campagne. 
Je  ne  te  perdais  au  commencement  que  pour  deux 
ou  trois  jours  ;  et  en  voilà  quinze  que  je  ne  t'ai 
vu  !  Il  est  vrai  que  tu  es  dans  une  maison  char- 
mante ;  que  tu  y  trouves  une  société  qui  te  con- 
vient ;  que  tu  y  raisonnes  tout  à  ton  aise  :  il  n'en 
faut  pas  davantage  pour  te  faire  oublier  tout 
l'univers. 

Pour  moi,  je  mène  à  peu  près  la  même  vie  que 
tu  m'as  vu  mener;  je  me  répands  dans  le  monde, 
et  je  cherche  à  le  connaître  :  mon  esprit  perd  in- 
sensiblement tout  ce  qui  lui  reste  d'asiatique,  et 
5« 


138  LETTRES   PERSANES 

se  plie  sans  effort  aux  mœurs  européennes.  Je  ne 
suis  plus  si  étonné  de  voir  dans  une  maison  cinq 
ou  six  femmes  avec  cinq  ou  six  hommes,  et  je 
trouve  que  cela  n'est  pas  mal  imaginé. 

Je  le  puis  dire,  je  ne  connais  les  femmes  que 
depuis  que  je  suis  ici  ;  j'en  ai  plus  appris  dans  un 
mois  que  je  n'aurais  fait  en  trente  ans  dans  un 
sérail. 

Chez  nous  les  caractères  sont  tous  uniformes, 
parce  qu'ils  sont  forcés  :  on  ne  voit  point  les  gens 
tels  qu'ils  sont,  mais  tels  qu'on  les  oblige  d'être  : 
dans  cette  servitude  du  cœur  et  de  l'esprit  on  n'en- 
tend parler  que  la  crainte,  qui  n'a  qu'un  langage,  et 
non  pas  la  nature,  qui  s'exprime  si  différemment, 
et  qui  paraît  sous  tant  de  formes. 

La  dissimulation,  cet  art  parmi  nous  si  pratiqué 
et  si  nécessaire,  est  ici  inconnue  ;  tout  parle,  tout  se 
voit,  tout  s'entend  ;  le  cœur  se  montre  comme  le 
visage  :  dans  les  mœurs,  dans  la  vertu,  dans  le  vice 
même,  on  aperçoit  toujours  quelque  chose  de  naïf. 

Il  faut  pour  plaire  aux  femmes  un  certain  talent 
différent  de  celui  qui  leur  plaît  encore  davantage  : 
il  consiste  dans  une  espèce  de  badinage  dans  l'es- 
prit, qui  les  amuse  en  ce  qu'il  semble  leur  pro- 
mettre à  chaque  instant  ce  qu'on  ne  peut  tenir  que 
dans  de  trop  longs  intervalles. 

Ce  badinage,  naturellement  fait  pour  les  toilettes, 
semble  être  venu  à  former  le  caractère  général  de 
la  nation  :  on  badine  au  conseil  ;  on  badine  à  la  tête 
d'une  armée  ;  on  badine  avec  un  ambassadeur. 
Les  professions  ne  paraissent  ridicules  qu'à  propor- 
tion du  sérieux  qu'on  y  met  :  un  médecin  ne  le  serait 
plus  si  ses  habits  étaient  moins  lugubres,  et  s'il 
tuait  ses  malades  en  badinant. 

De  Paris,  le  lo  de  la  Ivine  de  rebiab  i,  171 4. 


LETTRES   PERSANES  139 

Lettre  LXIV.  —  Le  chef  des  eunuques  noirs 

A   USBEK. 

A  Paris. 

Je  suis  dans  un  embarras  que  je  ne  saurais 
t'exprimer,  magnifique  seigneur;  le  sérail  est  dans 
un  désordre  et  une  confusion  épouvantable  ;  la 
guerre  règne  entre  tes  femmes,  tes  eunuques  sont 
partagés  ;  on  n'entend  que  plaintes,  que  murmures, 
que  reproches  ;  mes  remontrances  sont  méprisées  ; 
tout  semble  permis  dans  ce  temps  de  licence  ;  je 
n'ai  plus  qu'un  vain  titre  dans  le  sérail. 

Il  n'y  a  aucune  de  tes  femmes  qui  ne  se  juge  au- 
dessus  des  autres  par  sa  naissance,  par  sa  beauté, 
par  ses  richesses,  par  son  esprit,  par  ton  amour, 
et  qui  ne  fasse  valoir  quelques-uns  de  ces  titres-là 
pour  avoir  toutes  les  préférences  :  je  perds  à 
chaque  instant  cette  longue  patience  avec  laquelle 
néanmoins  j'ai  eu  le  malheur  de  les  mécontenter 
toutes  ;  ma  prudence,  ma  complaisance  même, 
vertu  si  rare  et  si  étrangère  dans  le  poste  que 
j'occupe,  ont  été  inutiles. 

Veux-tu  que  je  te  découvre,  magnifique  seigneur, 
la.  cause  de  tous  ces  désordres  ?  Elle  est  toute  dans 
ton  cœur  et  dans  les  tendres  égards  que  tu  as  pour 
elles.  Si  tu  ne  me  retenais  pas  la  main  ;  si  au  lieu 
de  la  voie  des  remontrances  tu  me  laissais  celle 
des  châtiments  ;  si  sans  te  laisser  attendrir  à  leurs 
plaintes  et  à  leurs  larmes  tu  les  envoyais  pleurer 
devant  moi,  qui  ne  m'attendris  jamais,  je  les  façon- 
nerais bientôt  au  joug  qu'elles  doivert  porter,  et  je 
lasserais  leur  humeur  impérieuse  et  indépendante. 

Enlevé  dès  l'âge  de  quinze  ans  du  fond  de  l'Afri- 
que, ma  patrie,  je  fus  d'abord  vendu  à  un  maître 


140  LETTRES   PERSANES 

qui  avait  plus  de  vingt  femmes  ou  concubines. 
Ayant  juge  à  mon  air  grave  et  taciturne  que  j'étais 
propre  au  sérail,  il  ordonna  que  l'on  achevât  de 
me  rendre  tel,  et  me  fit  faire  une  opération  pénible 
dans  les  commencements,  mais  qui  me  fut  heureuse 
dans  la  suite,  parce  qu'elle  m'approcha  de  l'oreille 
et  de  la  confiance  de  mes  maîtres.  J'entrai  dans  ce 
sérail,  qui  fut  pour  moi  un  nouveau  monde.  Le 
premier  eunuque,  l'homme  le  plus  sévère  que 
j'aie  vu  de  ma  vie,  y  gouvernait  avec  un  empire 
absolu.  On  n'y  entendait  parler  ni  de  divisions,  ni 
de  querelles  ;  un  silence  profond  régnait  partout  ; 
toutes  ces  femmes  étaient  couchées  à  la  même 
heure  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre,  et  levées  à  la 
même  heure  ;  elles  entraient  dans  le  bain  tour  à 
tour,  elles  en  sortaient  au  moindre  signe  que  nous 
leur  en  faisions  :  le  reste  du  temps  elles  étaient 
presque  toujours  enfermées  dans  leurs  chambres. 
Il  avait  une  règle,  qui  était  de  les  faire  tenir  dans 
une  grande  propreté,  et  il  avait  pour  cela  des  atten- 
tions inexprimables  :  le  moindre  refus  d'obéir  était 
puni  sans  miséricorde.  «  Je  suis,  disait-il,  esclave  : 
mais  je  le  suis  d'un  homme  qui  est  votre  maître  et 
le  mien,  et  j'use  du  pouvoir  qu'il  m'a  donné  sur 
vous  :  c'est  lui  qui  vous  châtie,  et  non  pas  moi,  qui 
ne  fais  que  prêter  ma  main.  »  Ces  femmes  n'entraient 
jamais  dans  la  chambre  de  mon  maître  qu'elles  n'y 
fussent  appelées  :  elles  recevaient  cette  grâce  avec 
joie,  et  s'en  voyaient  privées  sans  se  plaindre. 
Enfin  moi,  qui  étais  le  dernier  des  noirs  dans  ce 
sérail  tranquille,  j'étais  mille  fois  plus  respecté  que 
je  ne  le  suis  dans  le  tien,  où  je  les  commande  tous. 
Dès  que  ce  grand  eunuque  eut  connu  mon  génie, 
il  tourna  les  yeux  de  mon  côté  ;  il  parla  de  moi  à 
mon  maître,  comme  d'un  homme  capable  de 
travailler  selon  ses  vues,  et  de  lui  succéder  dans  le 


LETTRES   PERSANES  141 

poste  qu'il  remplissait  ;  il  ne  fut  point  étonné  de 
ma  grande  jeunesse  ;  il  crut  que  mon  attention  me 
tiendrait  lieu  d'expérience.  Que  te  dirai-je  ?  je  fis 
tant  de  progrès  dans  sa  confiance,  qu'il  ne  faisait 
plus  difficulté  de  me  confier  les  clefs  des  lieux 
terribles  qu'il  gardait  depuis  si  longtemps.  C'est 
sous  ce  grand  maître  que  j'appris  l'art  difficile  de 
commander,  et  que  je  me  formai  aux  maximes  d'un 
gouvernement  inflexible  :  j'étudiai  sous  lui  le 
cœur  des  femmes  ;  il  m'apprit  à  profiter  de  leurs 
faiblesses  et  à  ne  point  m' étonner  de  leurs  hauteurs. 
Souvent  il  se  plaisait  de  me  les  faire  exercer  même, 
et  de  me  les  faire  conduire  jusqu'au  dernier  retran- 
chement de  l'obéissance  ;  il  les  faisait  ensuite 
revenir  insensiblement,  et  voulait  que  je  parusse 
pour  quelque  temps  plier  moi-même.  ]\Iais  il  fallait 
le  voir  dans  ces  moments  où  il  les  trouvait  tout  près 
du  désespoir,  entre  les  prières  et  les  reproches  !  il 
soutenait  leurs  larmes  sans  s'émouvoir.  «  Voilà, 
disait-il  d'un  air  content,  comment  il  faut  gouverner 
les  femmes  :  leur  nombre  ne  m'embarrasse  pas  ;  je 
conduirais  de  même  toutes  celles  de  notre  grand 
monarque.  Comment  un  homme  peut-il  espérer  de 
captiver  leur  cœur,  si  ses  fidèles  eunuques  n'ont 
commencé  par  soumettre  leur  esprit  ?  » 

Il  avait  non  seulement  de  la  fermeté,  mais  aussi 
de  la  pénétration.  Il  lisait  leurs  pensées  et  leurs 
dissimulations  :  leurs  gestes  étudiés,  leur  visage 
feint,  ne  lui  dérobaient  rien.  Il  savait  toutes  leurs 
actions  les  plus  cachées  et  leurs  paroles  les  plus 
secrètes.  Il  se  servait  des  unes  pour  connaître  les 
autres,  et  il  se  plaisait  à  récompenser  la  moindre 
confidence.  Comme  elles  n'abordaient  leur  mari 
que  lorsqu'elles  étaient  averties,  l'eunuque  y 
appelait  qui  il  voula.it,  et  tourna.it  les  yeux  de  son 
maître   sur   celles   qu'il   avait   en   vue  ;    et   cette 


142  LETTRES   PERSANES 

distinction  était  la  récompense  de  quelque  secret 
révélé.  Il  avait  persuadé  à  son  maître  qu'il  était 
du  bon  ordre  qu'il  lui  laissât  ce  choix,  afin  de  lui 
donner  une  autorité  plus  grande.  Voilà  comme  on 
gouvernait,  magnifique  seigneur,  dans  un  sérail 
qui  était,  je  crois,  le  mieux  réglé  qu'il  y  eût  en 
Perse. 

Laisse-moi  les  mains  libres  ;  permets  que  je  me 
fasse  obéir  :  huit  jours  remettront  l'ordre  dans  le 
sein  de  la  confusion  :  c'est  ce  que  ta  gloire  demande 
et  que  ta  sûreté  exige. 

De  ton  sérail  d'Ispahan,  le  9  la  lune  de  rebiab  1,  1714. 


Lettre  LXV.  —  Usbek  a  ses  femmes. 
Ati  sérail  d'Ispahan. 

J'apprends  que  le  sérail  est  dans  le  désordre,  et 
qu'il  est  rempli  de  querelles  et  de  divisions  intes- 
tines. Que  vous  recommandai-je  en  partant,  que 
la  paix  et  la  bonne  intelligence  ?  Vous  me  le  pro- 
mîtes :  était-ce  pour  me  tromper  ? 

C'est  vous  qui  seriez  trompées  si  je  voulais  suivre 
les  conseils  que  me  donne  le  grand  eunuque,  si  je 
voulais  employer  mon  autorité  pour  vous  faire 
vi\Te  comme  mes  exhortations  le  demandaient  de 
vous. 

Je  ne  sais  me  servir  de  ces  moyens  violents  que 
loi-sque  j'ai  tenté  tous  les  autres.  Faites  donc  en 
votre  considération  ce  que  vous  n'avez  pas  voulu 
faire  à  la  mienne. 

Le  premier  eunuque  a  grand  sujet  de  se  plaindre  ; 
il  dit  que  vous  n'avez  aucun  égard  pour  lui.  Com- 
ment pouvez-vous  accorder  cette  conduite  avec 
la  modestie   de  votre  état  ?    N'est-ce  pas   à  lui 


LETTRES   PERSANES  143 

que  pendant  mon  absence  votre  vertu  est  confiée  ? 
C'est  un  trésor  sacré  dont  il  est  le  dépositaire. 
Mais  ces  mépris  que  vous  lui  témoignez  font  voir 
que  ceux  qui  sont  chargés  de  vous  faire  vivre  dans 
les  lois  de  l'honneur  vous  sont  à  charge. 

Changez  donc  de  conduite,  je  vous  prie,  et  faites 
en  sorte  que  je  puisse  une  autre  fois  rejeter  les 
propositions  que  l'on  me  fait  contre  votre  liberté 
et  votre  repos. 

Car  je  voudrais  vous  faire  oublier  que  je  suis, 
votre  maître,  pour  me  souvenir  seulement  que  je 
suis  votre  époux. 

De  Paris,  le  5  de  la  lune  de  chahban,  1714. 


Lettre  LXW.  —  Rica  a  ***. 

On  s'attache  ici  beaucoup  aux  sciences  ;  mais 
je  ne  sais  si  on  est  fort  savant.  Celui  qui  doute  de 
tout  comme  philosophe,  n'ose  rien  nier  comme 
théologien  :  cet  homme  contradictoire  est  toujours 
content  de  lui,  pourvu  qu'on  convienne  des  qua- 
lités. 

La  fureur  de  la  plupart  des  Français,  c'est  d'avoir 
de  l'esprit  ;  et  la  fureur  de  ceux  qui  veulent  avoir 
de  l'esprit,  c'est  de  faire  des  livres. 

Cependant  il  n'y  a  rien  de  si  mal  imaginé  :  la 
nature  semblait  avoir  sagement  pourvu  à  ce  que 
les  sottises  des  hommes  fussent  passagères,  et  les 
livres  les  immortalisent.  Un  sot  devrait  être  content 
d'avoir  ennuyé  tous  ceux  qui  ont  vécu  avec  lui  ;  il 
veut  encore  tourmenter  les  races  futures  ;  il  veut 
que  sa  sottise  triomphe  de  l'oubli  dont  il  aurait  pu 
jouir  comme  du  tombeau  ;  il  veut 'que  la  postérité 
soit  informée  qu'il  a  vécu,  et  qu'elle  sache  à  jam.ais 
qu'il  a  été  un  sot. 


144  LETTRES   PERSANES 

De  tous  les  auteurs  il  n'y  en  a  point  que  je  mé- 
prise plus  que  les  compilateurs,  qui  vont  de  tous 
côtés  chercher  des  lambeaux  des  ouvrages  des  au- 
tres, qu'ils  plaquent  dans  les  leurs  comme  des  pièces 
de  gazon  dans  un  parterre  :  ils  ne  sont  point  au- 
dessus  de  ces  ouvriers  d'imprimerie  qui  rangent  des 
caractères,  qui,  combinés  ensemble,  font  un  livre 
où  ils  n'ont  fourni  que  la  main.  Je  voudrais  qu'on 
respectât  les  livres  originaux  ;  et  il  me  semble 
que  c'est  une  espèce  de  profanation  de  tirer  les 
pièces  qui  les  composent  du  sanctuaire  où  elles  sont, 
pour  les  exposer  à  un  mépris  qu'elles  ne  méritent 
point. 

Quand  un  homme  n'a  rien  à  dire  de  nouveau, 
que  ne  se  tait-il  ?  Ou'a-t-on  affaire  de  ces  doubles 
emplois?  —  Mais  je  veux  donner  un  nouvel  ordre.  — 
Vous  êtes  un  habile  homme  :  c'est-à-dire  que  vous 
venez  dans  ma  bibliothèque  et  vous  mettez  en 
bas  les  livres  qui  sont  en  haut,  et  en  haut  ceux 
qui  sont  en  bas  ;  et  vous  avez  fait  un  chef-d'œuvre  ! 

Je  t'écris  sur  ce  sujet,  ***,  parce  que  je  suis  outré 
d'un  livre  que  je  viens  de  quitter,  qui  est  si  gros 
qu'il  semblait  contenir  la  science  universelle  ; 
mais  il  m'a  rompu  la  tête  sans  m'avoir  rien  appris. 
Adieu. 

De  Paris,  le  8  de  la  lune  de  chahban,  1714. 


Lettre  LX\n:L  —  Ibben  a  Usbek. 
A  Paris. 

Trois  vaisseaux  sont  arrivés  ici  sans  m'avoir 
apporté  aucune  de  tes  nouvelles  !  Es-tu  malade  ? 
ou  te  plais-tu  à  m'inquiéter  ? 

Si  tu  ne  m'aimes  pas  dans  un  pays  où  tu  n'es  lié 


LETTRES   PERSANES  145 

à  rien,  que  sera-ce  au  milieu  de  la  Perse,  et  dans  le 
sein  de  ta  famille  ?  Mais  peut-être  que  je  me 
trompe  ;  tu  es  assez  aimable  pour  trouver  partout 
des  amis  ;  le  cœur  est  citoyen  de  tous  les  pays  : 
comment  une  âme  bien  faite  peut-elle  s'empêcher 
de  former  des  engagements  ?  Je  te  l'avoue,  je  res- 
pecte les  anciennes  amitiés  ;  mais  je  ne  suis  pas 
fâché  d'en  faire  partout  de  nouvelles. 

En  quelque  pays  que  j'aie  été,  j'y  ai  vécu  comme 
si  j'avais  dû  y  passer  ma  vie  :  j'ai  eu  le  même 
empressement  pour  les  gens  vertueux,  la  même 
compassion  ou  plutôt  la  même  tendresse  pour  les 
malheureux,  la  même  estime  pour  ceux  que  la 
prospérité  n'a  point  aveuglés.  C'est  mon  caractère, 
Usbek  ;  partout  où  je  trouverai  des  hommes,  je  me 
choisirai  des  amis. 

Il  y  a  ici  un  Guèbre  qui,  après  toi,  a,  je  crois,  la 
première  place  dans  mon  cœur  :  c'est  l'âme  de  la 
probité  même.  Des  raisons  particulières  l'ont 
obligé  de  se  retirer  dans  cette  ville,  où  il  vit  tran- 
quille du  produit  d'un  trafic  honnête  avec  une 
femme  qu'il  aime.  Sa^ie  est  toute  marquée  d'ac- 
tions généreuses  ;  et,  quoiqu'il  cherche  la  vie  ob- 
scure, il  y  a  plus  d'héroïsme  dans  son  cœur  que 
dans  celui  des  plus  grands  monarques. 

Je  lui  ai  parlé  mille  fois  de  toi  ;  je  lui  montre  toutes 
tes  lettres  ;  je  remarque  que  cela  lui  fait  plaisir,  et 
je  vois  déjà  que  tu  as  un  ami  qui  t'est  inconnu. 

Tu  trouveras  ici  ses  principales  aventures  :  quelque 
répugnance  qu'il  eût  à  les  écrire,  il  n'a  pu  les  re- 
fuser à  mon  amitié,  et  ie  les  confie  à  la  tienne. 


HISTOIRE    D  APHERIDON    ET    D  ASTARTE. 

Je  suis  né  parmi  les  Guèbres,  d'une  rehgion  qui 
est  peut-être  la  plus  ancienne  qui  soit  au  monde. 


146  LETTRES   PERSANES 

Je  fus  si  malheureux  que  l'amour  me  vint  avant  la 
raison.  J'avais  à  peine  six  ans,  que  je  ne  pouvais 
vivre  qu'avec  ma  sœiu*  ;  mes  yeux  s'attachaient 
toujours  sur  elle  ;  et  lorsqu'elle  me  quittait  un 
moment,  elle  les  retrouvait  baignés  de  larmes  : 
chaque  jour  n'augmentait  pas  plus  mon  âge  que 
mon  amour.  Mon  père,  étonné  d'une  si  forte 
sympathie,  aurait  bien  souhaité  de  nous  marier 
ensemble,  selon  l'ancien  usage  des  Guèbres  intro- 
duit par  Cambyse  ;  mais  la  crainte  des  mahomé- 
tans,  sous  le  joug  desquels  nous  vivons,  empêche 
ceux  de  notre  nation  de  penser  à  ces  alliances 
saintes  que  notre  religion  ordonne  plutôt  qu'elle  ne 
permet,  et  qui  sont  des  images  si  naïves  de  l'union 
déjà  formée  par  la  nature. 

Mon  père,  voyant  donc  qu'il  aurait  été  dangereux 
de  suivre  mon  inclination  et  la  sienne,  résolut 
d'éteindre  une  flamme  qu'il  croyait  naissante, 
mais  qui  était  déjà  à  son  dernier  période  :  il  pré- 
texta un  voyage,  et  m'emmena  avec  lui,  laissant 
ma  sœur  entre  les  mains  d'une  de  ses  parentes  ; 
car  ma  mère  était  morte  dépuis  deux  ans.  Je  ne 
vous  dirai  point  quel  fut  le  désespoir  de  cette 
séparation  :  j'embrassai  ma  sœur  toute  baignée  de 
larmes  ;  mais  je  n'en  versai  point,  car  la  douleur 
m'avait  rendu  comme  insensible.  Nous  arrivâmes 
à  Téflis  ;  et  mon  père,  ayant  confié  mon  éducation 
à  un  de  nos  parents,  m'y  laissa  et  s'en  retourna 
chez  lui. 

Quelque  temps  après,  j'appris  qu'il  avait,  par  le 
crédit  d'un  de  ses  amis,  fait  entrer  ma  sœur  dans  le 
beiram  du  roi,  où  elle  était  au  service  d'une  sultane. 
Si  l'on  m'avait  appris  sa  mort,  je  n'en  aurais  pas 
été  plus  frappé  ;  car,  outre  que  je  n'espérais  plus  de 
la  revoir,  son  entrée  dans  le  beiram  l'avait  rendue 
mahomctane  ;  et  elle  ne  pouvait  plus,  suivant  le 


LETTRES   PERSANES  147 

préjugé  de  cette  religion,  me  regarder  qu'avec 
horreur.  Cependant,  ne  pouvant  plus  vivre  à 
Téflis,  las  de  moi-même  et  de  la  vie,  je  retournai 
à  Ispahan.  Mes  premières  paroles  furent  amères  à 
mon  père  ;  je  lui  reprochai  d'avoir  mis  sa  fille  en 
un  lieu  où  l'on  ne  peut  entrer  qu'en  changeant  de 
religion.  «  Vous  avez  attiré  sur  votre  famille,  lui  dis- 
je,  la  colère  de  Dieu  et  du  soleil  qui  vous  éclaire  : 
vous  avez  plus  fait  que  si  vous  aviez  souillé  les 
éléments,  puisque  vous  avez  souillé  l'âme  de  votre 
fille,  qui  n'est  pas  moins  pure  :  j'en  mourrai  de  dou- 
leur et  d'amour  ;  mais  puisse  ma  mort  être  la  seule 
peine  que  Dieu  vous  fasse  sentir  !  )>  A  ces  mots,  je 
sortis  ;  et  pendant  deux  ans  je  passai  ma  vie  à  aller 
regarder  les  murailles  du  beiram,  et  considérer  le 
lieu  où  ma  sœur  pouvait  être,  m'exposant  tous  les 
jours  mille  fois  à  être  égorgé  par  les  eunuques  qui 
font  la  ronde  autour  de  ces  redoutables  lieux. 

Enfin  mon  père  mourut  ;  et  la  sultane  que  mxa 
sœur  servait,  la  voyant  tous  les  jours  croître  en 
beauté,  en  devint  jalouse,  et  la  maria  avec  un 
eunuque  qui  la  souhaitait  avec  passion.  Par  ce 
moyen,  ma  sœur  sortit  du  sérail,  et  prit  avec  son 
eunuque  une  maison  à  Ispahan. 

Je  fus  plus  de  trois  mois  sans  pouvoir  lui  parler  ; 
l'eunuque,  le  plus  jaloux  de  tous  les  hommes,  me 
remettant  toujours,  sous  divers  prétextes.  Enfin 
j'entrai  dans  son  beiram,  et  il  me  lui  fit  parler  au 
travers  d'une  jalousie.  Des  yeux  de  lynx  ne  l'au- 
raient pas  pu  découvrir,  tant  elle  était  enveloppée 
d'habits  et  de  voiles  ;  et  je  ne  la  pus  reconnaître 
qu'au  son  de  sa  voix.  Quelle  fut  mon  émotion  quand 
je  me  vis  si  près  et  si  éloigné  d'elle  !  Je  me  contrai- 
gnis, car  j'étais  examiné.  Quant  à  elle,  il  me  parut 
qu'elle  versa  quelques  larmes.  Son  mari  voulut  me 
faire  quelques  mauvaises  excuses  ;  mais  je  le  traitai 


148  LETTRES   PERSANES 

comme  le  dernier  des  esclaves.  Il  fut  bien  embar- 
rassé quand  il  vit  que  je  parlai  à  ma  sœur  une  langue 
qui  lui  était  inconnue  :  c'était  l'ancien  persan,  qui 
est  notre  langue  sacrée.  «  Quoi  !  ma  sœur,  lui 
dis- je,  est-il  vrai  que  vous  avez  quitté  la  religion 
de  vos  pères  ?  Je  sais  qu'entrant  au  beiram  vous 
avez  dû  faire  profession  du  mahométisme;  mais, 
dites-moi,  votre  cœur  a-t-il  pu  consentir,  comme 
votre  bouche,  à  quitter  une  religion  qui  me  permet 
de  vous  aimer  ?  Et  pour  qui  la  quittez-vous,  cette 
religion  qui  doit  nous  être  si  chère  ?  pour  un  misé- 
rable encore  flétri  des  fers  qu'il  a  portés,  qui,  s'il 
était  homme,  serait  le  dernier  de  tous.  —  Mon 
frère,  dit-elle,  cet  homme  dont  vous  parlez  est 
mon  mari  ;  il  faut  que  je  l'honore,  tout  indigne 
qu'il  vous  paraît  ;  et  je  serais  aussi  la  dernière 
des  femmes  si...  —  Ah  !  ma  sœur,  lui  dis-je,  vous 
êtes  Guèbre  ;  il  n'est  ni  votre  époux,  ni  ne  peut 
l'être  :  si  vous  êtes  fidèle  comme  vos  pères,  vous  ne 
devez  le  regarder  que  comme  un  monstre.  —  Hélas  ! 
dit-elle,  que  cette  rehgion  se  montre  à  moi  de  loin  ! 
à  peine  en  savais-je  les  préceptes,  qu'il  les  fallut 
oublier.  Vous  voyez  que  cette  langue  que  je  vous 
parle  ne  m'est  plus  familière,  et  que  j'ai  toutes  les 
peines  du  monde  à  m'exprimer  ;  mais  comptez  que 
le  souvenir  de  notre  enfance  me  charme  toujours  ; 
que,  depuis  ce  temps-là,  je  n'ai  eu  que  de  fausses 
joies  ;  qu'il  ne  s'est  pas  passé  de  jour  que 
je  n'aie  pensé  à  vous;  que  vous  avez  eu  plus 
de  part  que  vous  ne  croyez  à  mon  mariage, 
et  que  je  n'y  ai  été  déterminée  que  par 
l'espérance  de  vous  revoir.  Mais  que  ce  jour  qui 
m'a  tant  coûté  va  me  coûter  encore  !  Je  vous  vois 
tout  hors  de  vous-même  ;  mon  mari  frémit  de  rage 
et  de  jalousie  :  je  ne  vous  verrai  plus  ;  je  vous  parle 
sans  doute  pour  la  dernière  fois  de  ma  vie  :  si  cela 


LETTRES   PERSANES  149 

était,  mon  frère,  elle  ne  serait  pas  longue.  s>  A  ces 
mots  elle  s'attendrit;  et,  se  voyant  hors  d'état  de 
tenir  la  conversation,  elle  me  quitta  le  plus  désolé 
de  tous  les  hommes. 

Trois  ou  quatre  jours  après  je  demandai  à  voir 
ma  sœur  :  le  barbare  eunuque  aurait  bien  voulu 
m'en  empêcher  ;  rnais,  outre  que  ces  sortes  de  maris 
n'ont  pas  sur  leurs  femmes  la  même  autorité  que 
les  autres,  il  aimait  si  éperdument  ma  sœur,  qu'il 
ne  savait  rien  lui  refuser.  Je  la  vis  encore  dans  le 
même  lieu  et  dans  le  même  équipage,  accompagnée 
de  deux  esclaves  ;  ce  qui  me  fit  avoir  recours  à 
notre  langue  particulière.  «  Ma  sœur,  lui  dis-je,  d'où 
vient  que  je  ne  puis  vous  voir  sans  me  trouver  dans 
une  situation  affreuse  ?  Les  murailles  qui  vous  tien- 
nent enfermée,  ces  verrous  et  ces  grilles,  ces  misé- 
rables gardiens  qui  vous  obser^^ent,  me  mettent  en 
fureur.  Comment  avez-vous  perdu  la  douce  liberté 
dont  jouissaient  vos  ancêtres?  Votre  mère,  qui 
était  si  chaste,  ne  donnait  à  son  mari,  pour  garant 
de  sa  vertu,  que  sa  vertu  même  :  ils  vivaient  heu- 
reux l'un  et  l'autre  dans  une  confiance  mutuelle  ; 
et  la  simplicité  de  leurs  mœurs  était  pour  eux  une 
richesse  plus  précieuse  mille  fois  que  le  faux  éclat 
dont  vous  semblez  jouir  dans  cette  maison  somp- 
tueuse. En  perdant  votre  rehgion,  vous  avez  perdu 
votre  liberté,  votre  bonheur,  et  cette  précieuse 
égahté  qui  fait  l'honneur  de  votre  sexe.  Mais  ce  qu'il 
y  a  de  pis  encore,  c'est  que  vous  êtes,  non  pas  la 
femme,  car  vous  ne  pouvez  pas  l'être,  mais  l'esclave 
d'un  esclave  qui  a  été  dégradé  de  l'humanité.  — 
Ah  !  mon  frère,  dit-elle,  respectez  mon  époux,  res- 
pectez la  religion  que  j'ai  embrassée  :  selon  cette 
religion,  je  n'ai  pu  vous  entendre  ni  vous  parler  sans 
crime.  —  Quoi  !  ma  sœur,  lui  dis-je,  tout  transporté, 
vous  la  croyez  donc  véritable  cette  religion  ?  — 


150  LETTRES   PERSANES 

Ah  !  dit-elle,  qu'il  me  serait  avantageux  qu'elle  ne 
le  fût  pas  !  Je  fais  pour  elle  un  trop  grand  sacrifice 
pour  que  je  puisse  ne  la  pas  croire  ;  et  si  mes 
doutes...  »  A  ces  mots  elle  se  tut.  «  Oui,  vos  doutes, 
ma  sœur,  sont  bien  fondés,  quels  qu'ils  soient. 
Qu'attendez- vous  d'une  religion  qui  vous  rend 
malheureuse  dans  ce  monde-ci,  et  ne  vous  laisse 
point  d'espérance  pour  l'autre  ?  Songez  que  la 
nôtre  est  la  plus  ancienne  qui  soit  au  monde  ; 
qu'elle  a  toujours  fleuri  dans  la  Perse,  et  n'a  pas 
d'autre  origine  que  cet  empire,  dont  les  commence- 
ments ne  sont  point  connus  ;  que  ce  n'est  que  le 
hasard  qui  y  a  introduit  le  mahométisme;  que 
cette  secte  y  a  été  établie,  non  par  la  voie  de  la  per- 
suasion, mais  de  la  conquête.  Si  nos  princes  naturels 
n'avaient  pas  été  faibles,  vous  verriez  régner  en- 
core le  culte  de  ces  anciens  mages.Transportez-vous 
dans  ces  siècles  reculés  :  tout  vous  parlera  du  magis- 
me,  et  rien  de  la  secte  mahométane,  qui,  plusieurs 
milliers  d'années  après,  n'était  pas  même  dans  son 
enfance.  —  Mais,  dit-elle,  quand  ma  rehgion  serait 
plus  moderne  que  la  vôtre,  elle  est  au  moins  plus 
pure,  puisqu'elle  n'adore  que  Dieu  ;  au  heu  que  vous 
adorez  encore  le  soleil,  les  étoiles,  le  feu,  et  même 
les  éléments.  —  Je  vois,  ma  sœur,  que  vous  avez 
appris  parmi  les  musulmans  à  calomnier  notre  sainte 
religion.  Nous  n'adorons  ni  les  astres  ni  les  éléments, 
et  nos  pères  ne  les  ont  jamais  adorés  ;  jamais  ils 
ne  leur  ont  élevé  des  temples  ;  jamais  ils  ne  leur  ont 
offert  des  sacrifices.  Ils  leur  ont  seulement  rendu  rm 
culte  religieux,  mais  inférieur,  comme  à  des  ouvrages 
et  des  manifestations  de  la  Divinité.  Mais,  ma  sœur, 
au  nom  de  Dieu  qui  nous  éclaire,  recevez  ce  livre 
sacré  que  je  vous  porte  :  c'est  le  livre  de  notre 
législateur  Zoroastre;  lisez-le  sans  prévention;  rece- 
vez dans  votre  cœur  les  rayons  de  lumière  qui  vous 


LETTRES   PERSANES  151 

éclaireront  en  le  lisant  ;  souvenez-vous  de  vos  pères, 
qui  ont  si  longtemps  honoré  le  soleil  dans  la  ville 
sainte  de  Balk  ;  et  eniin  souvenez-vous  de  moi,  qui 
n'espère  de  repos,  de  fortune,  de  vie,  que  de  votre 
changement.  »  Je  la  quittai  tout  transporté,  et  la 
laissai  seule  décider  la  plus  grande  affaire  que  je 
pusse  avoir  de  ma  vie. 

J'y  retournai  deux  jours  après.  Je  ne  lui  parlai 
point  ;  j'attendis  dans  le  silence  l'arrêt  de  ma  vie 
ou  de  ma  mort.  «Vous  êtes  aimé,  mon  frère,  me 
dit-elle,  et  par  une  Guèbre.  J'ai  longtemps  combattu; 
mais,  dieux  !  que  l'amour  lève  de  difficultés  !  que  je 
suis  soulagée  !  Je  ne  crains  plus  de  vous  trop  aimer  ; 
je  puis  ne  mettre  point  de  bornes  à  mon  amour  ; 
l'excès  même  en  est  légitime.  Ah  !  que  ceci  convient 
bien  à  l'état  de  mon  cœur  !  Mais  vous,  qui  avez  su 
rompre  les  chaînes  que  mon  esprit  s'était  forgées, 
quand  romprez-vous  celles  qui  me  lient  les  mains  ? 
Dès  ce  mom.ent  je  me  donne  à  vous  :  faites  voir,  par 
la  promptitude  avec  laquelle  vous  m'accepterez, 
combien  ce  présent  vous  est  cher.  Mon  frère,  la  pre- 
mière fois  que  je  pourrai  vous  embrasser,  je  crois 
que  je  mourrai  dans  vos  bras.  »  Je  n'exprimerais 
jamais  bien  la  joie  que  je  sentis  à  ces  douces  paroles  : 
je  me  crus  et  je  me  vis  en  effet,  en  un  instant,  le 
plus  heureux  de  tous  les  hommes  ;  je  vis  presque 
accomplir  tous  les  désirs  que  j'avais  formés  en 
vingt-cinq  ans  de  vie,  et  évanouir  tous  les  chagrins 
qui  me  l'avaient  rendue  si  laborieuse.  Mais,  quand 
je  me  fus  un  peu  accoutumé  à  ces  douces  idées,  je 
trouvai  que  je  n'étais  pas  si  près  de  mon  bonheur 
que  je  m'étais  figuré  tout  à  coup,  quoique  j'eusse 
surmonté  le  plus  grand  de  tous  les  obstacles.  Il 
fallait  surprendre  la  vigilance  de  ses  gardiens  ;  je 
n'osais  confier  à  personne  le  secret  de  ma  vie  ;  il 
fallait  que  nous  fissions  tout  elle  et  moi  :  si  je  man- 


152  LETTRES   PERSANES 

quais  mon  coup  je  courais  risque  d'être  empalé  ; 
mais  je  ne  voyais  pas  de  peine  plus  cruelle  que  de 
le  manquer.  Nous  convînmes  qu'elle  m'enverrait 
demander  ime  horloge  que  son  père  lui  avait  laissée, 
et  que  j'y  mettrais  dedans  une  lime  pour  scier  les 
jalousies  d'une  fenêtre  qui  donnait  dans  la  rue,  et 
une  corde  nouée  pour  descendre  ;  que  je  ne  la  ver- 
rais plus  dorénavant,  mais  que  j'irais  toutes  les 
nuits  sous  cette  fenêtre  attendre  qu'elle  pût  exécu- 
ter son  dessein.  Je  passai  quinze  nuits  entières  sans 
voir  personne,  parce  qu'elle  n'avpjt  pas  trouvé  le 
temps  favorable.  Enfin,  la  seizième,  j'entendis  une 
scie  qui  travaillait  ;  de  temps  en  temps  l'ouvrage 
était  interrompu  ;  et  dans  ces  intervalles  ma  frayeur 
était  inexprimable.  Enfin,  après  une  heure  de  tra- 
vail, je  la  vis  qui  attachait  la  corde  ;  elle  se  laissa 
aller,  et  glissa  dans  mes  bras.  Je  ne  connus  plus  le 
danger,  et  je  restai  longtemps  sans  bouger  de  là  ;  je 
la  conduisis  hors  de  la  ville,  où  j'avais  un  cheval 
tout  prêt  ;  je  la  mis  en  croupe  derrière  moi, 
et  m'éloignai,  avec  toute  la  promptitude  imagina- 
ble, d'un  lieu  qui  pouvait  nous  être  si  funeste. 
Nous  arrivâmes  avant  le  jour  chez  un  Guèbre,  dans 
un  lieu  désert  où  il  était  retiré,  vivant  frugalement 
du  travail  de  ses  mains  ;  nous  ne  jugeâmes  pas  à 
propos  de  rester  chez  lui  ;  et,  par  son  conseil,  nous 
entrâmes  dans  une  épaisse  forêt,  et  nous  nous  mîmes 
dans  le  creux  d'un  vieux  chêne,  jusqu'à  ce  que  le 
bruit  de  notre  évasion  se  fût  dissipé.  Nous  vivions 
tous  deux  dans  ce  séjour  écarté,  sans  témoins,  nous 
répétant  sans  cesse  que  nous  nous  aimerions  tou- 
jours, attendant  l'occasion  que  quelque  prêtre 
guèbre  pût  faire  la  cérémonie  du  mariage  prescrite 
par  nos  livres  sacrés.  «  Ma  sœur,  lui  dis-je,  que  cette 
union  est  sainte  !  la  nature  nous  avait  unis,  notre 
sainte  loi  va  nous  unir  encore.  »  Enfin  un  prêtre  vint 


LETTRES   PERSANES  153 

calmer  notre  impatience  amoureuse.  Il  fit  dans  la 
maison  du  paysan  toutes  les  cérémonies  du  mariage; 
il  nous  bénit,  et  nous  souhaita  mille  fois  toute  la 
vigueur  de  Gustaspe  et  la  sainteté  de  THchoraspe. 
Bientôt  après  nous  quittâmes  la  Perse,  où  nous 
n'étions  pas  en  sûreté,  et  nous  nous  retirâmes  en 
Géorgie.  Nous  y  vécûmes  un  an,  tous  les  jours  plus 
charmés  l'un  de  l'autre.  Mais  comme  mon  argent 
allait  finir,  et  que  je  craignais  la  misère  pour  ma 
sœur,  non  pas  pour  moi,  je  la  quittai  pour  aller 
chercher  quelque  secours  chez  nos  parents.  Jamais 
adieu  ne  fut  plus  tendre.  Mais  mon  voyage  me  fut 
non  seulement  inutile,  mais  funeste  :  car,  ayant 
trouvé  d'un  côté  tous  nos  biens  confisqués,  de 
l'autre  mes  parents  presque  dans  l'impuissance  de 
me  secourir,  je  ne  rapportai  d'argent  précisément 
que  ce  qu'il  fallait  pour  mon  retour.  Mais  quel  fut 
mon  désespoir  !  je  ne  trouvai  plus  ma  sœur.  Quel- 
ques jours  avant  mon  arrivée,  desTartares  avaient 
fait  une  incursion  dans  la  ville  où  elle  était  :  et, 
comme  ils  la  trouvèrent  belle,  ils  la  prirent,  et  la 
vendirent  à  des  juifs  qui  allaient  en  Turquie,  et  ne 
laissèrent  qu'une  petite  fille  dont  elle  était  accou- 
chée quelques  mois  auparavant.  Je  suivis  ces  juifs, 
et  les  joignis  à  trois  lieues  de  là  :  mes  prières,  mes 
larmes,  furent  vaines  ;  ils  me  demandèrent  tou- 
jours trente  tomans,  et  ne  se  relâchèrent  jamais  d'un 
seul.  Après  m'être  adressé  à  tout  le  monde,  avoir 
imploré  la  protection  des  prêtres  turcs  et  chrétiens, 
je  m'adressai  à  un  marchand  arménien  ;  je  lui 
vendis  ma  fille,  et  me  vendis  aussi,  pour  trente-cinq 
tomans.  J'allai  aux  juifs;  je  leur  donnai  trente 
tomans,  et  portai  les  cinq  autres  à  ma  sœur, 
que  je  n'avais  pas  encore  vue.  «  Vous  êtes  libre, 
lui  dis-je,  ma  sœur,  et  je  puis  vous  embrasser  : 
voilà  cinq   tomans  que  je   vous  porte  ;    j'ai  du 


154  LETTRES   PERSANES 

regret  qu'on  ne  m'ait  pas  acheté  davantage. 
■ —  Quoi  !  dit-elle,  vous  vous  êtes  vendu  ?  —  Oui, 
lui  dis- je.  —  Ah  !  malheureux  !  qu'avez- vous  fait  ? 
N'étais-je  pas  assez  infortunée,  sans  que  vous  tra- 
vaillassiez à  me  le  rendre  davantage  ?  Votre  liberté 
me  consolait,  et  votre  esclavage  va  me  mettre  au 
tombeau.  Ah  !  mon  frère,  que  votre  amour  est 
cruel  !  Et  ma  fille  ?  je  ne  la  vois  point.  —  Je  l'ai 
vendue  aussi,  »  lui  dis- je.  Nous  fondîmes  tous  deux 
en  larmes,  et  n'eûmes  pas  la  force  de  nous  rien  dire. 
Enfin  j'allai  trouver  mon  maître,  et  ma  sœur  y 
arriva  presque  aussitôt  que  moi  ;  elle  se  jeta  à  ses 
genoux.  «  Je  vous  demande,  dit-elle,  la  servitude 
comme  les  autres  vous  demandent  la  liberté  ; 
prenez-moi  :  vous  me  vendrez  plus  cher  que  mon 
mari.  »  Ce  fut  alors  qu'il  se  fit  un  combat  qui  ar- 
racha les  larmes  des  yeux  de  mon  maître.  «  Mal- 
heureux !  dit-elle,  as-tu  pensé  que  je  pusse  accepter 
ma  liberté  aux  dépens  de  la  tienne  ?  Seigneur,  vous 
voyez  deux  infortunés  qui  mourront  si  vous  nous 
séparez.  Je  me  donne  à  vous,  payez-moi  ;  peut- 
être  que  cet  argent  et  mes  services  pourront  quel- 
que jour  obtenir  de  vous  ce  que  je  n'ose  vous 
demander.  Il  est  de  votre  intérêt  de  ne  nous  point 
séparer;  comptez  que  je  dispose  de  sa  vie.  »  L'Ar- 
ménien était  un  homme  doux,  qui  fut  touché  de 
nos  malheurs.  «  Servez-moi  l'un  et  l'autre  avec  fidé- 
lité et  avec  zèle,  et  je  vous  promets  que  dans  un  an 
je  vous  donnerai  votre  liberté.  Je  vois  que  vous  ne 
méritez,  ni  l'un  ni  l'autre,  les  malheurs  de  votre 
condition.  Si,  lorsque  vous  serez  libres,  vous  êtes 
aussi  heureux  que  vous  le  méritez,  si  la  fortune 
vous  rit,  je  suis  certain  que  vous  me  satisferez  de 
la  perte  que  je  souffrirai.  »  Nous  embrassâmes  tous 
deux  ses  genoux,  et  le  suivîmes  dans  son  voyage. 
Nous   nous   soulagions    l'un  et  l'autre   dans   les 


LETTRES   PERSANES  155 

travaux  de  la  servitude,  et  j'étais  charmé  lorsque 
j'avais  pu  faire  l'ouvrage  qui  était  tombé  à  ma 
sœur. 

La  fin  de  l'année  arriva  :  notre  maître  tint  sa 
parole,  et  nous  délivra.  Nous  retournâmes  à  Téflis  : 
là  je  trouvai  un  ancien  ami  de  mon  père,  qui  exer- 
çait avec  succès  la  médecine  dans  cette  ville  ;  il  me 
prêta  quelque  argent  avec  lequel  je  fis  quelque 
négoce.  Quelques  affaires  m'appelèrent  ensuite  à 
Smyrne,  où  je  m'établis.  J'y  vis  depuis  six  ans,  et 
j'y  jouis  de  la  plus  aimable  et  de  la  plus  douce 
société  du  monde  :  l'union  règne  dans  ma  famille, 
et  je  ne  changerais  pas  ma  condition  pour  celle  de 
tous  les  rois  du  monde.  J'ai  été  assez  heureux  pour 
retrouver  le  marchand  arménien  à  qui  je  dois  tout, 
et  je  lui  ai  rendu  des  services  signalés. 

De  SmjTTue,  le  27  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1714. 


Lettre  LXVTIL  —  Rica  a  Usbek. 


J'allai  l'autre  jour  dîner  chez  un  homme  de  robe 
qui  m'en  avait  prié  plusieurs  fois.  Après  avoir 
parlé  de  bien  des  choses,  je  lui  dis  :  «  Monsieur,  il 
me  paraît  que  votre  métier  est  bien  pénible.  —  Pas 
tant  que  vous  vous  imaginez,  répondit-il  :  de  la 
manière  dont  nous  le  faisons,  ce  n'est  qu'un  amuse- 
ment. —  Mais  comment  !  n'avez- vous  pas  toujours 
la  tête  remplie  des  affaires  d'autrui  ?  n'êtes-vous 
pas  toujours  occupé  de  choses  qui  ne  sont  point 
intéressantes  ?  —  Vous  avez  raison  ;  ces  choses  ne 
sont  point  intéressantes,  car  nous  nous  y  intéressons 
si  peu  que  rien  ;  et  cela  même  fait  que  le  métier 
n'est  pas  si  fatigant  que  vous  dites.  »  Quand  je  vis 


156  LETTRES   PERSANES 

qu'il  prenait  la  chose  d'une  manière  si  dégagée,  je 
continuai,  et  lui  dis  :  «  Monsieur,  je  n'ai  point  vu 
votre  cabinet.  —  Je  le  crois,  car  je  n'en  ai  point. 
Quand  je  pris  cette  charge,  j'eus  besoin  d'argent 
pour  payer  mes  provisions  ;  je  vendis  ma  biblio- 
thèque ;  et  le  libraire  qui  la  prit,  d'un  nombre  pro- 
digieux de  volumes,  ne  me  laissa  que  mon  livre  de 
raison.  Ce  n'est  pas  que  je  les  regrette  :  nous  autres 
juges  ne  nous  enflons  point  d'une  vaine  science. 
Qu'avons-nous  à  faire  de  tous  ces  volumes  de  lois  ? 
Presque  tous  les  cas  sont  hypothétiques  et  sortent 
de  la  règle  générale.  —  ^lais  ne  serait-ce  pas,  mon- 
sieur, lui  dis-je,  parce  que  vous  les  en  faites  sortir  ? 
Car  eniin  pourquoi  cliez  tous  les  peuples  du  monde 
y  aurait-il  des  lois  si  elles  n'avaient  pas  leur  appli- 
cation, et  comment  peut-on  les  appliquer  si  on  ne 
les  sait  pas  ?  —  Si  vous  connaissiez  le  Palais,  reprit 
le  magistrat,  vous  ne  parleriez  pas  comme  vous  le 
faites  :  nous  avons  des  livres  vivants,  qui  sont  les 
avocats  ;  ils  travaillent  pour  nous  et  se  chargent  de 
nous  instruire.  —  Et  ne  se  chargent-ils  pas  aussi 
quelquefois  de  vous  tromper  ?  lui  repartis-je.  Vous 
ne  feriez  donc  pas  mal  de  vous  garantir  de  leurs 
embûches.  Ils  ont  des  armes  avec  lesquelles  ils  atta- 
quent votre  équité  :  il  serait  bon  que  vous  en  eussiez 
aussi  pour  la  défendre,  et  que  vous  n'allassiez  pas 
vous  mettre  dans  la  mêlée,  habillés  à  la  légère, 
parmi  des  gens  cuirassés  jusqu'aux  dents.  » 

De  Paris,  le  13  de  la  lune  de  chahban,  1714- 


Lettre  LXIX.  —  Usbek  a  Rhédi. 

A  Venise. 

Tu  ne  te  serais  jamais  imaginé  que  je  fusse  devenu 
plus  métaphysicien  que  je  ne  l'étais  :  cela  est  pour- 


LETTRES   PERSANES  157 

tant  ;  et  tu  en  seras  convaincu  quand  tu  auras 
essuyé  ce  débordement  de  ma  philosophie. 

Les  philosophes  les  plus  sensés  qui  ont  réfléchi 
sur  la  nature  de  Dieu  ont  dit  qu'il  était  un  être  sou- 
verainement parfait;  mais  ils  ont  extrêmement  abusé 
de  cette  idée.  Ils  ont  fait  une  énumération  de  toutes 
les  perfections  différentes  que  l'homme  est  capable 
d'avoir  et  d'imaginer,  et  en  ont  chargé  l'idée  de  la 
Divinité,  sans  songer  que  souvent  ces  attributs 
s'entr'empêchent,  et  qu'ils  ne  peuvent  subsister 
dans  un  même  sujet  sans  se  détruire. 

Les  poètes  d'Occident  disent  qu'un  peintre^  ayant 
voulu  faire  le  portrait  de  la  déesse  de  la  beauté,  as- 
sembla les  plus  belles  Grecques,  et  prit  de  chacune 
ce  qu'eUe  avait  de  plus  gracieux,  dont  il  fit  un  tout 
pour  ressembler  à  la  plus  belle  de  toutes  les  déesses. 
Si  un  homme  en  avait  conclu  qu'elle  était  blonde  et 
brune,  qu'elle  avait  les  yeux  noirs  et  bleus,  qu'elle 
était  dcuce  et  hère,  il  aurait  passé  pour  ridicule. 

Souvent  Dieu  manque  d'une  perfection  qui  pour- 
rait lui  donner  une  grande  imperfection  ;  mais  il 
n'est  jamais  limité  que  par  lui-même  :  il  est  lui- 
même  sa  nécessité.  Ainsi,  quoique  Dieu  soit  tout- 
puissant,  il  ne  peut  pas  violer  ses  promesses,  ni 
tromper  les  hommes.  Souvent  même  l'impuissance 
n'est  pas  dans  lui,  mais  dans  les  choses  relatives  ; 
et  c'est  la  raison  pourquoi  il  ne  peut  pas  changer 
les  essences. 

Ainsi  il  n'y  a  point  sujet  de  s'étonner  que  quel- 
ques-uns de  nos  docteurs  aient  osé  nier  la  prescience 
infinie  de  Dieu,  sur  ce  fondement,  qu'elle  est  in- 
compatible avec  sa  justice. 

Quelque  hardie  que  soit  cette  idée,  la  métaphy- 
sique s'y  prête  merveilleusement.  Selon  ses  prin- 
cipes, il  n'est  pas  possible  que  Dieu  prévoie  les 

1  Zeuxls. 


158  LETTRES   PERSANES 

choses  qui  dépendent  de  la  détermination  des 
causes  libres,  parce  que  ce  qui  n'est  point  arrivé 
n'est  point,  et  par  conséquent  ne  peut  être  connu  ; 
car  le  rien,  qui  n'a  point  de  propriétés,  ne  peut  être 
aperçu  :  Dieu  ne  peut  point  lire  dans  une  volonté 
qui  n'est  point,  et  voir  dans  l'âme  une  chose  qui 
n'existe  point  en  elle  ;  car,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  soit 
déterminée,  cette  action  qui  la  détermine  n'est 
point  en  elle. 

L'âme  est  l'ouvrière  de  sa  détermination  ;  mais 
il  y  a  des  occasions  où  elle  est  tellement  indéter- 
minée qu'elle  ne  sait  pas  même  de  quel  côté  se 
déterminer.  Souvent  même  elle  ne  le  fait  que  pour 
faire  usage  de  sa  liberté  ;  de  manière  que  Dieu  ne 
peut  voir  cette  détermination  par  avance  ni  dans 
l'action  de  l'âme,  ni  dans  l'action  que  les  objets 
font  sur  elle. 

Comment  Dieu  pourrait-il  prévoir  les  choses 
qui  dépendent  de  la  détermination  des  causes 
libres  ?  Il  ne  pourrait  les  voir  que  de  deux  manières  : 
par  conjecture,  ce  qui  est  contradictoire  avec  la 
prescience  infinie  ;  ou  bien  il  les  verrait  comme  des 
effets  nécessaires  qui  suivraient  infailliblement 
d'une  cause  qui  les  produirait  de  même,  ce  qui 
est  encore  plus  contradictoire  ;  car  l'âme  serait 
libre  par  la  supposition  ;  et,  dans  le  fait,  elle  ne 
le  serait  pas  plus  qu'une  boule  de  billard  n'est 
libre  de  se  remuer  lorsqu'elle  est  poussée  par  une 
autre. 

Ne  crois  pas  pourtant  que  je  veuille  borner  la 
science  de  Dieu.  Conome  il  fait  agir  les  créatures  à 
sa  fantaisie,  il  connaît  tout  ce  qu'il  veut  connaître. 
Mais,  quoiqu'il  puisse  voir  tout,  il  ne  se  sert  pas 
toujours  de  cette  faculté  ;  il  laisse  ordinairement 
à  la  créature  la  faculté  d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  pour 
lui  laisser  celle  de  mériter  ou  de  démériter  :  c'est 


LETTRES   PERSANES  159 

pour  lors  qu'il  renonce  au  droit  qu'il  a  d'agir  sur 
elle,  et  de  la  déterminer.  Mais  quand  il  veut 
savoir  quelque  chose,  il  la  sait  toujours,  parce  qu'il 
n'a  qu'à  vouloir  qu'elle  arrive  comme  il  la  voit, 
et  déterminer  les  créatures  conformément  à  sa 
volonté.  C'est  ainsi  qu'il  tire  ce  qui  doit  arriver  du 
nombre  des  choses  purement  possibles,  en  fixant  par 
ses  décrets  les  déterminations  futures  des  esprits, 
et  les  privant  de  la  puissance  qu'il  leur  a  donnée 
d'agir  ou  de  ne  pas  agir. 

Si  l'on  peut  se  servir  d'une  comparaison  dans 
une  chose  qui  est  au-dessus  des  comparaisons, 
un  monarque  ignore  ce  que  son  ambassadeur  fera 
dans  une  affaire  importante  :  s'il  le  veut  savoir,  il 
n'a  qu'à  lui  ordonner  de  se  comporter  d'une  telle 
manière,  et  il  pourra  assurer  que  la  chose  arrivera 
comme  il  la  projette. 

L'Alcoran  et  les  livres  des  juifs  s'élèvent  sans 
cesse  contre  le  dogme  de  la  prescience  absolue  : 
Dieu  y  paraît  partout  ignorer  la  détermination 
future  des  esprits  ;  et  il  semble  que  ce  soit  la  pre- 
mière vérité  que  Moïse  ait  enseignée  aux  hommes. 

Dieu  met  Adam  dans  le  paradis  terrestre,  à 
condition  qu'il  ne  mangera  pas  d'un  certain  fruit  : 
précepte  absurde  dans  un  être  qui  connaîtrait  les 
déterminations  futures  des  âmes  ;  car  enfin  un 
tel  être  peut-il  mettre  des  conditions  à  ses  grâces 
sans  les  rendre  dérisoires  ?  C'est  comme  si  un  hom- 
me qui  aurait  su  la  prise  de  Bagdad  avait  dit  à  un 
autre  :  «  Je  vous  donne  mille  écus  si  Bagdad  n'est 
pas  pris.  »  Ne  ferait-il  pas  là  une  bien  mauvaise 
plaisanterie  ? 

Mon  cher  Rhédi,  pourquoi  tant  de  philosophie  ? 
Dieu  est  si  haut  que  nous  n'apercevons  pas  même 
ses  nuages.  Nous  ne  le  connaissons  bien  que  dans 
ses  préceptes.  Il  est  immense,  spirituel,  infini.  Que 


i6o  LETTRES   PERSANES 

sa  grandeur  nous  ramène  à  notre  faiblesse.  S'hu- 
milier toujours,  c'est  l'adorer  toujours. 

De  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  chahban,  1714. 


Lettre  LXX.  —  Zélis  a  LTsbek. 

A  Paris. 

Soliman,  que  tu  aimes,  est  désespéré  d'un  affront 
qu'il  vient  de  recevoir.  Un  jeune  étourdi,  nommé 
Suphis,  recherchait  depuis  trois  mois  sa  fille  en 
mariage  :  il  paraissait  content  de  la  figure  de  la 
fille  sur  le  rapport  et  la  peinture  que  lui  en  avaient 
faits  les  femmes  qui  l'avaient  vue  dans  son  en- 
fance ;  on  était  convenu  de  la  dot,  et  tout  s'était 
passé  sans  aucun  incident.  Hier,  après  les  pre- 
mières cérémonies,  la  fille  sortit  à  cheval,  accom- 
pagnée de  son  eunuque,  et  couverte,  selon  la  cou- 
tume, depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds.  Mais,  dès 
qu'elle  fut  arrivée  devant  la  maison  de  son  mari 
prétendu,  il  lui  fit  fermer  la  porte,  et  il  jura  qu'il 
ne  la  recevrait  jamais  si  on  n'augmentait  la  dot. 
Les  parents  accoururent,  de  côté  et  d'autre,  pour 
accommoder  l'affaire  ;  et,  après  bien  de  la  résis- 
tance, ils  firent  convenir  Soliman  de  faire  un  petit 
présent  à  son  gendre.  Enfin,  les  cérémonies  du 
mariage  accomplies,  on  conduisit  la  fille  dans  le 
lit  avec  assez  de  violence  ;  mais  une  heure  après 
cet  étourdi  se  leva  furieux,  lui  coupa  le  visage  en- 
plusieurs  endroits,  soutenant  qu'elle  n'était  pas 
vierge,  et  la  renvo3^a  à  son  père.  On  ne  peut  pas 
être  plus  frappé  qu'il  l'est  de  cette  injure.  Il  y  a 
des  personnes  qui  soutiennent  que  cette  fille  est 
innocente.  Les  pères  sont  bien  malheureux  d'être 


LETTRES   PERSANES  i6i 

exposés  à  de  tels  affronts  î  Si  pareil  traitement 
arrivait  à  ma  fille,  je  crois  que  j'en  mourrais  de 
douleur.  Adieu. 

Du  sérail  de  Fatmé,  le  9  de  la  liine  de  gemmadi  i,  1714. 


Lettre  LXXI.  —  Usbek  a  Zélis. 

Je  plains  Soliman,  d'autant  plus  que  le  mal  est 
sans  remède,  et  que  son  gendre  n'a  fait  que  se 
servir  de  la  liberté  de  la  loi.  Je  trouve  cette  loi 
bien  dure  d'exposer  ainsi  l'honneur  d'une  famille 
aux  caprices  d'un  fou.  On  a  beau  dire  que  l'on  a 
des  indices  certains  pour  connaître  la  vérité  ; 
c'est  une  vieille  erreur  dont  on  est  aujourd'hui 
revenu  parmi  nous  ;  et  nos  médecins  donnent  des 
raisons  invincibles  de  l'incertitude  de  ces  preuves. 
Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  chrétiens  qui  ne  les  regar- 
dent comme  chimériques,  quoiqu'elles  soient 
clairement  établies  par  leurs  livres  sacrés,  et  que 
leur  ancien  législateur  en  ait  fait  dépendre  l'inno- 
cence ou  la  condamnation  de  toutes  les  filles. 

J'apprends  avec  plaisir  le  soin  que  tu  te  donnes 
de  l'éducation  de  la  tienne.  Dieu  veuille  que  son 
mari  la  trouve  aussi  belle  et  aussi  pure  que  Fatima  ; 
qu'elle  ait  dix  eunuques  pour  la  garder  ;  qu'elle 
soit  l'honneur  et  l'ornement  du  sérail  où  elle  est 
destinée  ;  qu'elle  n'ait  sur  sa  tête  que  des  lambris 
dorés,  et  ne  marche  que  sur  des  tapis  superbes  ! 
Et,  pour  comble  de  souhaits,  puissent  mes  yeux 
la  voir  dans  toute  sa  gloire  ! 

De  Paris,  le  5  de  la  lune  de  chalval,  1714. 


i62  LETTRES   PERSANES 

Lettre  LXXIL  —  Rica  a  Usbek. 


Je  me  trouvai  l'autre  jour  dans  une  compagnie 
où  je  vis  un  homme  bien  content  de  lui.  Dans  un 
quart  d'heure,  il  décida  trois  questions  de  morale, 
quatre  problèmes  historiques,  et  cinq  points  de 
physique.  Je  n'ai  jamais  vu  un  décisionnaire  si 
universel  ;  son  esprit  ne  fut  jamais  suspendu  par 
le  moindre  doute.  On  laissa  les  sciences  :  on  parla 
des  nouvelles  du  temps  :  il  décida  sur  les  nouvelles 
du  temps.  Je  voulus  l'attraper,  et  je  dis  en  moi- 
même  :  «Il  faut  que  je  me  mette  dans  mon  fort  ;  je 
vais  me  réfugier  dans  mon  pays.  »  Je  lui  parlai 
de  la  Perse  ;  mais  à  peine  lui  eus- je  dit  quatre 
mots,  qu'il  me  donna  deux  démentis,  fondés  sur 
l'autorité  de  MM.  Tavernier  et  Chardin.  «  Ah  ! 
bon  Dieu  !  dis- je  en  moi-même,  quel  homme  est-ce 
là  ?  Il  connaîtra  tout  à  l'heure  les  rues  d'Ispahan 
mieux  que  moi  !  »  Mon  parti  fut  bientôt  pris  :  je 
me  tus,  je  le  laissai  parler,  et  il  décide  encore. 

De  Paris,  le  8  de  la  lune  de  zilcadé,  1715. 


Lettre  LXXIII.  —  Rica  a  ***» 

J'ai  ouï  parler  d'une  espèce  de  tribunal  qu'on 
appelle  l'Académie  française.  Il  n'y  en  a  point  de 
moins  respecté  dans  le  monde  :  car  on  dit  qu'aus- 
sitôt qu'il  a  décidé,  le  peuple  casse  ses  arrêts,  et 
lui  impose  des  lois  qu'il  est  obligé  de  suivre. 

Il  y  a  quelque  temps  que,  pour  fixer  son  autorité, 
il  donna  un  code  de  ses  jugements.  Cet  enfant  de 
tant  de  pères  était  presque  vieux  quand  il  naquit  ; 


LETTRES   PERSANES  163 

et,  quoiqu'il  fût  légitime,  un  bâtard,  qui  avait  déjà 
paru,  l'avait  presque  étouffé  dans  sa  naissance. 

Ceux  qui  le  composent  n'ont  d'autre  fonction 
que  de  jaser  sans  cesse  ;  l'éloge  va  se  placer  comme 
de  lui-même  dans  leur  babil  étemel  ;  et  sitôt  qu'ils 
sont  initiés  dans  ses  mystères,  la  fureur  du  pané- 
gyrique vient  les  saisir,  et  ne  les  quitte  plus. 

Ce  corps  a  quarante  têtes,  toutes  remplies  de 
figures,  de  métaphores  et  d'antithèses  ;  tant  de 
bouches  ne  parlent  presque  que  par  exclamation  : 
ses  oreilles  veulent  toujours  être  frappées  par  la 
cadence  et  l'harmonie.  Pour  les  yeux,  il  n'en  est 
pas  question  :  il  semble  qu'il  soit  fait  pour  parler, 
et  non  pas  pour  voir.  Il  n'est  point  ferme  sur  ses 
pieds  ;  car  le  temps,  qui  est  son  fléau,  l'ébranlé  à 
tous  les  instants,  et  détruit  tout  ce  qu'il  a  fait.  On 
a  dit  autrefois  que  ses  mains  étaient  avides  ;  je  ne 
t'en  dirai  rien,  et  je  laisse  décider  cela  à  ceux  qui 
le  savent  mieux  que  moi. 

Voilà  des  bizarreries,  ***,  que  l'on  ne  voit  point 
dans  notre  Perse.  Nous  n'avons  point  l'esprit  porté 
à  ces  établissements  singuliers  et  bizarres  :  nous 
cherchons  toujours  la  nature  dans  nos  coutumes 
simples  et  nos  manières  naïves. 

De  Paris,  le  27  de  la  lune  de  zilhagé,  1715. 


Lettre  LXXIV.  —  Rica  a  Usbek. 

Il  y  a  quelques  jours  qu'un  homme  de  ma  con- 
naissance me  dit  :  «  Je  vous  ai  promis  de  vous 
produire  dans  les  bonnes  maisons  de  Paris  ;  je 
vous  mène  à  présent  chez  un  grand  seigneur  qui 


i64  LETTRES  PERSANES 

est  un  des  hommes  du  royaume  qui  représentent 
le  mieux. 

« —  Que  cela  veut-il  dire,  monsieur?  est-ce  qu'il 
est  plus  poli,  plus  affable  qu'un  autre  ?  —  Ce 
n'est  pas  cela,  me  dit-il.  —  Ah  !  j'entends  :  il  fait 
sentir  à  tous  les  instants  la  supériorité  qu'il  a  sur 
tous  ceux  qui  l'approchent  ;  si  cela  est,  je  n'ai  que 
faire  d'y  aller  ;  je  prends  déjà  condamnation,  et 
je  la  lui  passe  tout  entière.  » 

Il  fallut  pourtant  marcher  ;  et  je  vis  un  petit 
homme  si  fier,  il  prit  une  prise  de  tabac  avec  tant 
de  hauteur,  il  se  moucha  si  impitoyablement,  il 
cracha  avec  tant  de  flegme,  il  caressa  ses  chiens 
d'une  manière  si  offensante  pour  les  hommes,  que 
je  ne  pouvais  me  lasser  de  l'admirer  :  «  Ah  !  bon 
Dieu!  dis-je  en  moi-même,  si,  lorsque  j'étais  à  la 
cour  de  Perse,  je  représentais  ainsi,  je  représen- 
tais un  grand  sot  !  »  Il  aurait  fallu,  Usbek,  que  nous 
eussions  eu  un  bien  mauvais  naturel  pour  aller 
faire  cent  petites  insultes  à  des  gens  qui  venaient 
tous  les  jours  chez  nous  nous  témoigner  leur  bien- 
veillance. Ils  savaient  bien  que  nous  étions  au- 
dessus  d'eux  ;  et,  s'ils  l'avaient  ignoré,  nos  bien- 
faits le  leur  auraient  appris  chaque  jour.  N'ayant 
rien  à  faire  pour  nous  faire  respecter,  nous  faisions 
tout  pour  nous  rendre  aimables  ;  nous  nous  com- 
muniquions aux  plus  petits  :  au  milieu  des  gran- 
deurs, qui  endurcissent  toujours,  ils  nous  trou- 
vaient sensibles  ;  ils  ne  voyaient  que  notre  cœur 
au-dessus  d'eux  ;  nous  descendions  jusqu'à  leurs 
besoins.  Mais  lorsqu'il  fallait  soutenir  la  majesté 
du  prince  dans  les  cérémonies  publiques,  lorsqu'il 
fallait  faire  respecter  la  nation  aux  étrangers, 
lorsque  enfin,  dans  les  occasions  périlleuses,  il 
fallait  animer  les  soldats,  nous  remontions  cent 
fois  plus  haut  que  nous  n'étions  descendus  ;  nous 


LETTRES   PERSANES  165 

ramenions  la  fierté  sur  notre  visage,  et  l'on  trouvait 
quelquefois  que  nous  représentions  assez  bien. 

De  Paris,  le  lo  de  la  lune  de  saphar,  1715- 


Lettre  LXXV.  —  Usbek  a  Rhédi. 

A   Venise. 

Il  faut  que  je  te  l'avoue,  je  n'ai  point  remarqué 
chez  les  chrétiens  cette  persuasion  vive  de  leur 
religion  qui  se  trouve  parmi  les  musulmans.  Il 
y  a  bien  loin  chez  eux  de  la  profession  à  la  croyance, 
de  la  croyance  à  la  conviction,  de  la  conviction  à 
la  pratique.  La  religion  est  moins  un  sujet  de  sancti- 
fication qu'un  sujet  de  disputes  qui  appartient  à 
tout  le  monde.  Les  gens  de  cour,  les  gens  de  guerre, 
les  femm.es  même,  s'élèvent  contre  les  ecclé- 
siastiques, et  leur  demandent  de  leur  prouver  ce 
qu'ils  sont  résolus  de  ne  pas  croire.  Ce  n'est  pas 
qu'ils  se  soient  déterminés  par  raison,  et  qu'ils 
aient  pris  la  peine  d'examiner  la  vérité  ou  la  faus- 
seté de  cette  religion  qu'ils  rejettent  :  ce  sont  des 
rebelles  qui  ont  senti  le  joug,  et  l'ont  secoué 
avant  de  l'avoir  connu.  Aussi  ne  sont-ils  pas  plus 
fermes  dans  leur  incrédulité  que  dans  leur  foi  ;  ils 
vivent  dans  un  flux  et  reflux  qui  les  porte  sans  cesse 
de  l'un  à  l'autre.  Un  d'eux  me  disait  un  jour  :  «Je 
crois  l'immortalité  de  l'âme  par  semestre  ;  mes 
opinions  dépendent  absolument  de  la  constitu- 
tion de  mon  corps  ;  selon  que  j'ai  plus  ou  moins 
d'esprits  animaux,  que  mon  estomac  digère  bien 
ou  mal,  que  l'air  que  je  respire  est  subtil  ou  gros- 
sier, que  les  viandes  dont  je  me  nourris  sont  lé- 
gères ou  solides,  je  suis  spinosiste,  socinien,  catho- 


i66  LETTRES   PERSANES 

lique,  impie  ou  dévot.  Quand  le  médecin  est  auprès 
de  mon  lit,  le  confesseur  me  trouve  à  son  avantage. 
Je  sais  bien  empêcher  la  religion  de  m' affliger 
quand  je  me  porte  bien  ;  mais  je  lui  permets  de  me 
consoler  quand  je  suis  malade  :  lorsque  je  n'ai 
plus  rien  à  espérer  d'un  côté,  la  religion  se  pré- 
sente et  me  gagne  par  ses  promesses  ;  je  veux  bien 
m'y  livrer,  et  mourir  du  côté  de  l'espérance.  » 

Il  y  a  longtemps  que  les  princes  chrétiens  affran- 
chirent tous  les  esclaves  de  leurs  États,  parce, 
disaient-ils,  que  le  christianisme  rend  tous  les  hom- 
mes égaux.  Il  est  vrai  que  cet  acte  de  religion 
leur  était  très  utile  :  ils  abaissaient  par  là  les  sei- 
gneurs, de  la  puissance  desquels  ils  retiraient  le 
bas  peuple.  Ils  ont  ensuite  fait  des  conquêtes  dans 
des  pays  où  ils  ont  vu  qu'il  leur  était  avantageux 
d'avoir  des  esclaves  ;  ils  ont  permis  d'en  acheter 
et  d'en  vendre,  oubliant  ce  principe  de  rehgion 
qui  les  touchait  tant.  Que  veux-tu  que  je  te  dise  ? 
Vérité  dans  un  temps,  erreur  dans  im  autre.  Que 
ne  faisons-nous  comme  les  chrétiens  ?  Nous  sommes 
bien  simples  de  refuser  des  établissements  et  des 
conquêtes  faciles  dans  des  climats  heureux  ^ 
parce  que  l'eau  n'est  pas  assez  pure  pour  nous 
laver  selon  les  principes  du  saint  Alcoran  ! 

Je  rends  grâces  au  Dieu  tout-puissant,  qui  a 
envoyé  Hali  son  grand  prophète,  de  ce  que  je 
professe  une  religion  qui  se  fait  préférer  à  tous  les 
intérêts  humains,  et  qui  est  pure  comme  le  ciel, 
dont  elle  est  descendue. 

De  Paris,  le  13  de  la  lune  de  saphar,  171 5. 

^  Les  mahométans  ne  se  soucient  point  de  prendre  Venise, 
parce  qu'ils  n'y  trouveraient  point  d'eau  pour  leurs  purifications. 


LETTRES   PERSANES  167 

Lettre  LXXM.  —  Usbek  a  son  ami  Ibben. 
A  Smyrne, 

Les  lois  sont  furieuses  en  Europe  contre  ceux 
qui  se  tuent  eux-mêmes.  On  les  fait  mourir,  pour 
ainsi  dire,  une  seconde  fois  ;  ils  sont  traînés  indigne- 
ment par  les  rues  ;  on  les  note  d'infamie  ;  on  con- 
fisque leurs  biens. 

Il  me  paraît,  Ibben,  que  ces  lois  sont  bien  in- 
justes. Quand  je  suis  accablé  de  douleur,  de  misère, 
de  mépris,  pourquoi  veut-on  m'empêcher  de  mettre 
fin  à-  mes  peines,  et  me  priver  cruellement  d'un 
remède  qui  est  en  mes  mains  ? 

Pourquoi  veut-on  que  je  travaille  pour  une 
société  dont  je  consens  de  n'être  plus  ;  que  je  tienne 
malgré  moi  une  convention  qui  s'est  faite  sans  moi  ? 
La  société  est  fondée  sur  un  avantage  mutuel  ; 
mais  lorsqu'elle  me  devient  onéreuse,  qui  m'em- 
pêche d'y  renoncer  ?  La  vie  m'a  été  donnée  comme 
une  faveur  ;  je  puis  donc  la  rendre  lorsqu'elle  ne 
l'est  plus  :  la  cause  cesse,  l'effet  doit  donc  cesser 
aussi. 

Le  prince  veut-il  que  je  sois  son  sujet  quand  je 
ne  retire  point  les  ava.ntages  de  la  sujétion  ?  Mes 
concitoyens  peuvent-ils  demander  ce  partage 
inique  de  leur  utilité  et  de  mon  désespoir  ?  Dieu, 
différent  de  tous  les  bienfaiteurs,  veut-il  me  con- 
damner à  recevoir  des  grâces  qui  m'accablent  ? 

Je  suis  obligé  de  suivre  les  lois  quand  je  vis  sous 
les  lois;  mais,  quand  je  n'y  vis  plus,  peuvent-elles 
me  lier  encore  ? 

Mais,  dira-t-on,  vous  troublez  l'ordre  de  la  Pro- 
vidence. Dieu  a  uni  votre  âme  avec  votre  corps,  et 
vous  l'en  séparez  :  vous  vous  opposez  donc  à  ses 
desseins,  et  vous  lui  résistez. 


i68  LETTRES   PERSANES 

Que  veut  dire  cela?  Troublé-je  l'ordre  de  la 
Providence  lorsque  je  change  les  modifications  de 
la  matière,  et  que  je  rends  carrée  une  boule  que 
les  premières  lois  du  mouvement,  c'est-à-dire  les 
lois  de  la  création  et  de  la  conservation,  avaient 
faite  ronde?  Non,  sans  doute  :  je  ne  fais  qu'user 
du  droit  qui  m'a  été  donné  ;  et,  en  ce  sens,  je  puis 
troubler  à  ma  fantaisie  toute  la  nature  sans  que  l'on 
puisse  dire  que  je  m'oppose  à  la  Providence. 

Lorsque  mon  âme  sera  séparée  de  mon  corps, 
y  aura-t-il  moins  d'ordre  et  moins  d'arrangement 
dans  l'univers  ?  Croyez- vous  que  cette  nouvelle 
combinaison  soit  moins  parfaite  et  moins  dépen- 
dante des  lois  générales,  que  le  monde  y  ait  perdu 
quelque  chose,  et  que  les  ouvrages  de  Dieu  soient 
moins  grands,  ou  plutôt  moins  immenses  ? 

Croyez-vous  que  mon  corps,  devenu  un  épi  de 
blé,  un  ver,  un  gazon,  soit  changé  en  un  ouvrage 
de  la  nature  moins  digne  d'elle,  et  que  mon  âme, 
dégagée  de  tout  ce  qu'elle  avait  de  terrestre,  soit 
devenue  moins  sublime  ? 

Toutes  ces  idées,  mon  cher  Ibben,  n'ont  d'autre 
source  que  notre  orgueil.  Nous  ne  sentons  point 
notre  petitesse  ;  et,  malgré  qu'on  en  ait,  nous  vou- 
lons être  comptés  dans  l'univers,  y  figurer,  et  y 
être  un  objet  important.  Nous  nous  imaginons 
que  l'anéantissement  d'un  être  aussi  parfait  que 
nous  dégraderait  toute  la  nature  ;  et  nous  ne  con- 
cevons pas  qu'un  homme  de  plus  ou  de  moins  dans 
le  monde,  que  dis-je?  tous  les  hommes  ensemble, 
cent  millions  de  terres  comme  la  nôtre,  ne  sont 
qu'un  atome  subtil  et  délié  que  Dieu  n'aperçoit 
qu'à  cause  de  l'immensité  de  ses  connaissances. 

De  Paris,  le  15  de  la  lune  de  saphar,  1715. 


LETTRES   PERSANES  169 

Lettre  LXXVIL  —  Ibben  a  Usbek. 
A  Paris. 

Mon  cher  Usbek,  il  me  semble  que,  pour  un  vrai 
musulman,  les  malheurs  sont  moins  des  châti- 
ments que  des  menaces.  Ce  sont  des  jours  bien  pré- 
cieux que  ceux  qui  nous  portent  à  expier  les 
offenses.  C'est  le  temps  des  prospérités  qu'il  fau- 
drait abréger.  Que  servent  toutes  ces  impatiences, 
qu'à  faire  voir  que  nous  voudrions  être  heureux, 
indépendamiment  de  celui  qui  donne  les  félicités, 
parce  qu'il  est  la  félicité  m.ême  ? 

Si  un  être  est  composé  de  deux  êtres,  et  que  la 
nécessité  de  conserver  l'union  marque  plus  la  sou- 
mission aux  ordres  du  Créateur,  on  en  a  pu  faire 
une  loi  religieuse  ;  si  cette  nécessité  de  conserver 
l'union  est  un  meilleur  garant  des  actions  des 
hommes,  on  en  a  pu  faire  une  loi  civile. 

De  Smyme,  le  dernier  jour  de  la  lune  de  saphar,  1715. 

Lettre  LXXVIIL  —  Rica  a  Usbek. 
j  ^,^^ 

Je  t'envoie  la  copie  d'une  lettre  qu'un  Fran- 
çais qui  est  en  Espagne  a  écrite  ici  ;  je  crois  que 
tu  seras  bien  aise  de  la  voir. 

«Je  parcours  depuis  six  mois  l'Espagne  et  le 
Portugal,  et  j  e  vis  parmi  des  peuples  qui,  méprisant 
tous  les  autres,  font  aux  seuls  Français  l'honneur 
de  les  haïr. 

<i  La  gravité  est  le  caractère  brillant  des  deux 
6a 


170  LETTRES   PERSANES 

nations  :  elle  se  manifeste  principalement  de  deux 
manières,  par  les  lunettes  et  par  la  moustache. 

«  Les  lunettes  font  voir  démonstrativement  que 
celui  qui  les  porte  est  un  homme  consommé  dans 
les  sciences  et  enseveli  dans  de  profondes  lectures, 
à  un  tel  point  que  sa  vue  s'en  est  affaiblie  ;  et  tout 
nez  qui  en  est  orné  ou  chargé  peut  passer,  sans  con- 
tredit, pour  le  nez  d'un  savant. 

«  Pour  la  moustache,  elle  est  respectable  par 
elle-même,  et  indépendamment  des  conséquences  ; 
quoique  pourtant  on  ne  laisse  pas  d'en  tirer  souvent 
de  grandes  utilités  pour  le  service  du  prince  et 
l'honneur  de  la  nation,  comme  le  fit  bien  voir  un 
fameux  général  portugais  dans  les  Indes  ^  ;  car,  se 
trouvant  avoir  besoin  d'argent,  il  se  coupa  une  de 
ses  moustaches,  et  envoya  demander  aux  habitants 
de  Goa  vingt  mille  pistoles  sur  ce  gage  :  elles  lui 
furent  prêtées  d'abord,  et  dans  la  suite  il  retira 
sa  moustache  avec  honneur. 

«  On  conçoit  aisément  que  des  peuples  graves 
et  flegmatiques  comme  ceux-là  peuvent  avoir  de  la 
vanité  ;  aussi  en  ont-ils.  Ils  la  fondent  ordinaire- 
ment sur  deux  choses  bien  considérables.  Ceux 
qui  vivent  dans  le  continent  de  l'Espagne  et  du 
Portugal  se  sentent  le  cœur  extrêmement  élevé, 
lorsqu'ils  sont  ce  qu'ils  appellent  de  vieux  chré- 
tiens, c'est-à-dire  qu'ils  ne  sont  pas  originaires  de 
ceux  à  qui  l'inquisition  a  persuadé  dans  ces  derniers 
siècles  d'embrasser  la  religion  chrétienne.  Ceux 
qui  sont  dans  les  Indes  ne  sont  pas  moins  flattés 
lorsqu'ils  considèrent  qu'ils  ont  le  sublime  mérite 
d'être,  comme  ils  disent,  hommes  de  chair  blanche. 
Il  n'y  a  jamais  eu  dans  le  sérail  du  Grand-Seigneur 
de  sultane  si  orgueilleuse  de  sa  beauté  que  le  plus 

*  Jean  de  Castro. 


LETTRES   PERSANES  171 

\'ieux  et  le  plus  vilain  mâtin  ne  Test  de  la  blancheur 
olivâtre  de  son  teint,  lorsqu'il  est  dans  une  ville 
du  Mexique,  assis  sur  sa  porte,  les  bras  croisés. 
Un  homme  de  cette  conséquence,  une  créature  si 
parfaite  ne  travaillerait  pas  pour  tous  les  trésors 
du  monde,  et  ne  se  résoudrait  jamais,  par  une  vile 
et  mécanique  industrie,  de  compromettre  l'hon- 
neur et  la  dignité  de  sa  peau. 

«  Car  il  faut  savoir  que  lorsqu'un  homme  a  un 
certain  mérite  en  Espagne,  comme,  par  exemple, 
quand  il  peut  ajouter  aux  qualités  dont  je  viens  de 
parler  celle  d'être  le  propriétaire  d'une  grande 
épée,  ou  d'avoir  appris  de  son  père  l'art  de  faire 
jurer  une  discordante  guitare,  il  ne  travaille  plus  : 
son  honneur  s'intéresse  au  repos  de  ses  membres. 
Celui  qui  reste  assis  dix  heures  par  jour  obtient 
précisément  la  moitié  plus  de  considération  qu'un 
autre  qui  n'en  reste  que  cinq,  parce  que  c'est  sur 
les  chaises  que  la  noblesse  s'acquiert. 

«  Mais  quoique  ces  invincibles  ennemis  du  travail 
fassent  parade  d'une  tranquillité  philosophique,  ils 
ne  l'ont  pourtant  pas  dans  le  cœur;  car  ils  sont 
toujours  amoureux.  Ils  sont  les  premiers  hommes 
du  monde  pour  mourir  de  langueur  sous  la  fenêtre 
de  leurs  maîtresses  ;  et  tout  Espagnol  qui  n'est 
pas  enrhumé  ne  saurait  passer  pour  galant. 

«Ils  sont  premièrement  dévots,  et  secondement 
jaloux.  Ils  se  garderont  bien  d'exposer  leurs  femmes 
aux  entreprises  d'un  soldat  criblé  de  coups,  ou 
d'un  magistrat  décrépit  ;  mais  ils  les  enfermeront 
avec  un  novice  fervent  qui  baisse  les  yeux,  ou  un 
robuste  franciscain  qui  les  élève. 

«Ils  connaissent  mieux  que  les  autres  le  faible 
des  femmes;  ils  ne  veulent  pas  qu'on  leur  voie 
le  talon,  et  qu'on  les  surprenne  par  le  bout  des 
pieds  :  ils  savent  que  l'imagination  va  toujours. 


172  LETTRES   PERSANES 

que  rien  ne  l'amuse  en  chemin  ;  elle  arrive,  et  là 
on  était  quelquefois  averti  d'avance. 

«  On  dit  partout  que  les  rigueurs  de  l'amour  sont 
cruelles  ;  elles  le  sont  encore  plus  pour  les  Espagnols. 
Les  femmes  les  guérissent  de  leurs  peines  ;  mais  elles 
ne  font  que  leur  en  faire  changer,  et  il  leur  reste 
souvent  un  long  et  fâcheux  souvenir  d'une  passion 
éteinte. 

«Ils  ont  de  petites  politesses  qui  en  P^rance 
paraîtraient  mal  placées  :  par  exemple,  un  capi- 
taine ne  bat  jamais  son  soldat  sans  lui  en  demander 
permission  ;  et  l'inquisition  ne  fait  jamais  brûler 
un  juif  sans  lui  faire  ses  excuses. 

«  Les  Espagnols  qu'on  ne  brûle  pas  paraissent  si 
attachés  à  l'inquisition,  qu'il  y  aurait  de  la  mau- 
vaise humeur  de  la  leur  ôter.  Je  voudrais  seulement 
qu'on  en  établît  une  autre,  non  pas  contre  les 
hérétiques,  mais  contre  les  hérésiarques  qui  attri- 
buent à  de  petites  pratiques  monacales  la  même 
efficacité  qu'aux  sept  sacrements,  qui  adorent  tout 
ce  qu'ils  vénèrent,  et  qui  sont  si  dévots  qu'ils 
sont  à  peine  chrétiens. 

«  Vous  pourrez  trouver  de  l'esprit  et  du  bon  sens 
chez  les  Espagnols  ;  mais  n'en  cherchez  point  dans 
leurs  livres.  Voyez  une  de  leurs  bibliothèques,  les 
romans  d'un  côté,  et  les  scolastiques  de  l'autre  : 
vous  diriez  que  les  parties  en  ont  été  faites  et  le 
tout  rassemblé  par  quelque  ennemi  secret  de  la 
raison  humaine. 

«  Le  seul  de  leurs  livres  qui  soit  bon  est  celui  qui  a 
fait  voir  le  ridicule  de  tous  les  autres. 

«Ils  ont  fait  des  découvertes  immenses  dans  le 
nouveau  monde,  et  ils  ne  connaissent  pas  leur  pro- 
pre continent  :  il  y  a  sur  leurs  rivières  tel  port  qui 
n'a  pas  encore  été  découvert,  et  dans  leurs  mon- 
tagnes des  nations  qui  leur  sont  inconnues. 


LETTRES   PERSANES  173 

«  Ils  disent  que  le  soleil  se  lève  et  se  couche 
dans  leur  pays  :  mais  il  faut  dire  aussi  qu'en  faisant 
sa  course  il  ne  rencontre  que  des  campagnes  ruinées 
et  des  contrées  désertes.  » 

Je  ne  serais  pas  fâché,  Usbek,  de  voir  une  lettre 
écrite  à  Madrid  par  un  Espagnol  qui  voyagerait  en 
France  ;  je  crois  qu'il  vengerait  bien  sa  nation. 
Quel  vaste  champ  pour  un  homme  flegmatique 
et  pensif  !  Je  m'imagine  qu'il  commencerait  ainsi 
la  description  de  Paris  : 

«  Il  y  a  ici  une  maison  où  l'on  met  les  fous  :  on 
croirait  d'abord  qu'elle  est  la  plus  grande  de  la 
ville  ;  non  :  le  remède  est  bien  petit  pour  le  mal. 
Sans  doute  que  les  Français,  extrêmement  décriés 
chez  leurs  voisins,  enferment  quelques  fous  dans 
une  maison,  pour  persuader  que  ceux  qui  sont 
dehors  ne  le  sont  pas.  » 

Je  laisse  là  mon  Espagnol.  Adieu,  mon  cher 
Usbek. 

De  Paris,  le  17  de  la  lune  de  saphar,  1715. 


Lettre  LXXIX.  —  Usbek  a  Rhédi. 
A   Venise. 

La  plupart  des  législateurs  ont  été  des  hommes 
bornés  que  le  hasard  a  mis  à  la  tête  des  autres,  et 
qui  n'ont  presque  consulté  que  leurs  préjugés  et 
leurs  fantaisies. 

Il  semble  qu'ils  aient  méconnu  la  grandeur  et  la 
dignité  même  de  leur  ouvrage  :  ils  se  sont  amusés 
à  faire  des  institutions  puériles,  avec  lesquelles  ils 
se  sont  à  la  vérité  conformés  aux  petits  esprits, 
mais  décrédités  auprès  des  gens  du  bon  sens. 


174  LETTRES   PERSANES 

Ils  se  sont  jetés  dans  des  détails  inutiles  ;  ils  ont 
donné  dans  les  cas  particuliers  :  ce  qui  marque 
un  génie  étroit  qui  ne  voit  les  choses  que  par 
parties,  et  n'embrasse  rien  d'une  vue  générale. 

Quelques-uns  ont  affecté  de  se  servir  d'une  autre 
langue  que  la  vulgaire  ;  chose  absurde  pour  un  fai- 
seur de  lois  :  comment  peut-on  les  observer,  si  elles 
ne  sont  pas  connues  ? 

Ils  ont  souvent  aboli  sans  nécessité  celles  qu'ils 
ont  trouvé  établies,  c'est-à-dire  qu'ils  ont  jeté 
les  peuples  dans  les  désordres  inséparables  des 
changements. 

Il  est  vrai  que,  par  une  bizarrerie  qui  vient  plutôt 
de  la  nature  que  de  l'esprit  des  hommes,  il  est 
quelquefois  nécessaire  de  changer  certaines  lois. 
Mais  le  cas  est  rare  ;  et,  lorsqu'il  arrive,  il  n'y 
faut  toucher  que  d'une  main  tremblante  :  on  y  doit 
observer  tant  de  solennité,  et  apporter  tant  de 
précautions,  que  le  peuple  en  conclue  naturelle- 
ment que  les  lois  sont  bien  saintes,  puisqu'il  faut 
tant  de  fonnalités  pour  les  abroger. 

Souvent  ils  les  ont  faites  trop  subtiles,  et  ont 
suivi  des  idées  logiciennes  plutôt  que  l'équité 
naturelle.  Dans  la  suite  elles  ont  été  trouvées 
trop  dures  ;  et,  par  un  esprit  d'équité,  on  a  cru 
devoir  s'en  écarter  ;  mais  ce  remède  était  un 
nouveau  mal.  Quelles  que  soient  les  lois,  il  faut 
toujours  les  suivre,  et  les  regarder  comme  la  con- 
science publique,  à  laquelle  celle  des  particuliers 
doit  se  conformer  toujours. 

Il  faut  pourtant  avouer  que  quelques-uns  d'entre 
eux  ont  une  attention  qui  marque  beaucoup  de 
sagesse  ;  c'est  qu'ils  ont  donné  aux  pères  une  grande 
autorité  sur  leurs  enfants  :  rien  ne  soulage  plus  les 
magistrats,  rien  ne  dégarnit  plus  les  tribunaux, 
rien  enfin  ne  répand  plus  de  tranquilhté  dans  un 


LETTRES   PERSANES  175 

État,    où  les  mœurs   font   toujours   de  meilleurs 
citoyens  que  les  lois. 

C'est  de  toutes  les  puissances  celle  dont  on 
abuse  le  moins  ;  c'est  la  plus  sacrée  de  toutes  les 
magistratures  ;  c'est  la  seule  qui  ne  dépend  pas  des 
conventions,  et  qui  les  a  même  précédées. 

On  remarque  que,  dans  les  pays  où  l'on  met  dans 
les  mains  paternelles  plus  de  récompenses  et  de 
punitions,  les  familles  sont  mieux  réglées  :  les  pères 
sont  l'image  du  Créateur  de  l'univers,  qui,  quoi- 
qu'il puisse  conduire  les  hommes  par  son  amour, 
jie  laisse  pas  de  se  les  attacher  encore  par  les  motifs 
de  l'espérance  et  de  la  crainte. 

Je  ne  finirai  pas  cette  lettre  sans  te  faire  remar- 
quer la  bizarrerie  de  l'esprit  des  Français.  On  dit 
qu'ils  ont  retenu  des  lois  romaines  un  nombre  infini 
de  choses  inutiles,  et  même  pis  ;  et  ils  n'ont  pas 
pris  d'elles  la  puissance  paternelle,  qu'elles  ont 
établie  comme  la  première  autorité  légitime. 

De  Paris,  le  i8  de  la  lune  de  saphar,  1715. 


Lettre  LXXX.  —  Le  grand  eunuque 

A   USBEK. 

A  Paris. 

Hier  des  Arméniens  menèrent  au  sérail  une  jeune 
esclave  de  Circassie,  qu'ils  voulaient  vendre.  Je 
la  fis  entrer  dans  les  appartements  secrets,  je  la 
déshabillai,  je  l'examinai  avec  les  regards  d'un 
juge;  et  plus  je  l'examinai,  plus  je  lui  trouvai  de 
grâces.  Une  pudeur  virginale  semblait  vouloir 
les  dérober  à  ma  vue;  je  vis  tout  ce  qu'il  lui  en 
coûtait  pour  obéir  :  elle  rougissait  de  se  voir  nue. 


176  LETTRES   PERSANES 

même  devant  moi,  qui,  exempt  des  passions  qui 
peuvent  alarmer  la  pudeur,  suis  inanimé  sous  l'em- 
pire de  ce  sexe,  et  qui,  ministre  de  la  modestie  dans 
les  actions  les  plus  libres,  ne  porte  que  de  chastes 
regards,  et  ne  puis  inspirer  que  l'innocence. 

Dès  que  je  l'eus  jugée  digne  de  toi,  je  baissai 
les  yeux,  je  lui  jetai  un  manteau  d'écarlate,  je  lui 
mis  au  doigt  un  anneau  d'or,  je  me  prosternai  à  ses 
pieds,  je  l'adorai  comme  la  reine  de  ton  cœur. 
Je  payai  les  Arméniens;  je  la  dérobai  à  tous  les 
yeux.  Heureux  Usbek  !  tu  possèdes  plus  de 
beautés  que  n'en  enferment  tous  les  palais  d'Orient. 
Quel  plaisir  pour  toi  de  retrouver  à  ton  retour  tout 
ce  que  la  Perse  a  de  plus  ravissant,  et  de  voir  dans 
ton  sérail  renaître  les  grâces  à  mesure  que  le  temps 
et  la  possession  travaillent  à  les  détruire  ! 

Du  sérail  de  Fatmé,  le  jer  de  la  lune  de  rebiab  i,  1715. 


Lettre  LXXXL  —  Usbek  a  Rhédi. 
A  Venise, 

Depuis  que  je  suis  en  Europe,  mon  cher  Rhédi, 
j'ai  vu  bien  des  gouvernements.  Ce  n'est  pas  comme 
en  Asie,  où  les  règles  de  la  politique  se  trouvent 
partout  les  mêmes. 

J'ai  souvent  pensé  en  moi-même  pour  savoir  quel 
de  tous  les  gouvernements  était  le  plus  conforme  à 
la  raison.  Il  m'a  semblé  que  le  plus  parfait  est  celui 
qui  va  à  son  but  à  moins  de  frais,  et  qu'ainsi  celui 
qui  conduit  les  hommes  de  la  manière  qui  convient 
le  plus  à  leur  penchant  et  à  leur  inclination  est  le 
plus  parfait. 

Si,  dans  un  gouvernement  doux,  le  peuple  est 


LETTRES   PERSANES  177 

aussi  soumis  que  dans  un  gouvernement  sévère, 
le  premier  est  préférable,  puisqu'il  est  plus  conforme 
à  la  raison,  et  que  la  sévérité  est  un  motif  étranger. 

Compte,  mon  cher  Rhédi,  que  dans  un  État  les 
peines  plus  ou  moins  cruelles  ne  font  pas  que  l'on 
obéisse  plus  aux  lois.  Dans  les  pays  où  les  châti- 
m.ents  sont  modérés,  on  les  craint  comme  dans  ceux 
où  ils  sont  tyranniques  et  affreux. 

Soit  que  le  gouvernement  soit  doux,  soit  qu'il 
soit  cruel,  on  punit  toujours  par  degrés,  on  inflige 
un  châtiment  plus  ou  moins  grand  à  un  crime 
plus  ou  moins  grand.  L'imagination  se  plie 
d'elle-même  aux  mœurs  du  pays  où  l'on  vit  : 
huit  jours  de  prison,  ou  une  légère  amende, 
frappent  autant  l'esprit  d'un  Européen  nourri  dans 
un  pays  de  douceur  que  la  perte  d'un  bras  intimide 
un  Asiatique.  Ils  attachent  un  certain  degré  de 
crainte  à  un  certain  degré  de  peine,  et  chacun  la 
partage  à  sa  façon  :  le  désespoir  de  l'infamie  vient 
désoler  un  Français  qu'on  vient  de  condamner  à 
une  peine  qui  n'ôterait  pas  un  quart  d'heure  de 
sommeil  à  un  Turc. 

D'ailleurs,  je  ne  vois  pas  que  la  police,  la  justice 
et  l'équité  soient  mieux  observées  en  Turquie,  en 
Perse,  chez  le  Mogol,  que  dans  les  républiques  de 
Hollande,  de  Venise,  et  dans  l'Angleterre  même  ; 
je  ne  vois  pas  qu'on  y  commette  moins  de  crimes, 
et  que  les  hommes,  intimidés  par  la  grandeur  des 
châtiments,  y  soient  plus  soumis  aux  lois. 

Je  remarque  au  contraire  une  source  d'injustice 
et  de  vexations  au  miheu  de  ces  mêmes  États. 

Je  trouve  même  le  prince,  qui  est  la  loi  même, 
moins  maître  que  partout  ailleurs. 

Je  vois  que,  dans  ces  moments  rigoureux,  il  y  a 
toujours  des  mouvements  tumultueux,  où  personne 
n'est  le  chef,  et  que,  quand  une  fois  l'autorité  vio- 


178  LETTRES   PERSANES 

lente  est  méprisée,  il  n'en  reste  plus  assez  à  per- 
sonne pour  la  faire  revenir  ; 

Que  le  désespoir  même  de  l'impunité  confirme 
le  désordre,  et  le  rend  plus  grand  ; 

Que,  dans  ces  États,  il  ne  se  forme  point  de  petite 
révolte,  et  qu'il  n'y  a  jamais  d'intervalle  entre  le 
murmure  et  la  sédition  ; 

Qu'il  ne  faut  point  que  les  grands  événements  y 
soient  préparés  par  de  grandes  causes  ;  au  contraire, 
le  m.oindre  accident  produit  une  grande  révolution, 
souvent  aussi  imprévue  de  ceux  qui  la  font  que  de 
ceux  qui  la  souffrent. 

Lorsque  Osman,  empereur  des  Turcs,  fut  déposé, 
aucun  de  ceux  qui  com.mirent  cet  attentat  ne  son- 
geait à  le  commettre  ;  ils  demandaient  seulement  en 
suppliant  qu'on  leur  fît  justice  sur  quelque  grief  : 
une  voix,  qu'on  n'a  jamais  connue,  sortit  de  la  foule 
par  hasard  ;  le  nom  de  Mustapha  fut  prononcé,  et 
soudain  Mustapha  fut  empereur. 

De  Paris,  le  2  de  la  lune  de  rebiab  i,  1715. 


Lettre  LXXXII.  —  Nargum,  envoyé  de  Perse 
en  moscovie,  a  usbek. 

A  Paris, 

De  toutes  les  nations  du  monde,  mon  cher  Us- 
bek,  il  n'y  en  a  pas  qui  ait  surpassé  celle  des 
Tartares  ni  en  gloire  ni  dans  la  grandeur  des  con- 
quêtes. Ce  peuple  est  le  vrai  dominateur  de  l'uni- 
vers ;  tous  les  autres  semblent  être  faits  pour  le 
servir  :  il  est  également  le  fondateur  et  le  destruc- 
teur des  empires  ;  dans ,  tous  les  temps  il  a  donne 
sur  la  terre  des  marques  de  sa  puissance  ;  dans 
tous  les  âges  il  a  été  le  fléau  des  nations. 


LETTRES   PERSANES  179 

Les  Tartares  ont  conquis  deux  fois  la  Chine,  et 
ils  la  tiennent  encore  sous  leur  obéissance. 

Ils  dominent  sur  les  vastes  pays  qui  forment 
l'empire  du  Mogol. 

Maîtres  de  la  Perse,  ils  sont  assis  sur  le  trône 
de  Cyrus  et  de  Gustaspe.  Ils  ont  soumis  la  Mos- 
covie.  Sous  le  nom  de  Turcs,  ils  ont  fait  des  con- 
quêtes immenses  dans  TEurope,  l'Asie  et  l'Afrique  ; 
et  ils  dominent  sur  ces  trois  parties  de  l'univers. 

Et,  pour  parler  de  temps  plus  reculés,  c'est 
d'eux  que  sont  sortis  presque  tous  les  peuples  qui 
ont  renversé  l'empire  romain. 

Qu'est-ce  que  les  conquêtes  d'Alexandre  en 
comparaison  de  celles  de  Gengiskan  ? 

Il  n'a  manqué  à  cette  victorieuse  nation  que  des 
historiens  pour  célébrer  la  mémoire  de  ses  mer- 
veilles. 

Que  d'actions  immortelles  ont  été  ensevelies 
dans  l'oubli  !  que  d'empires  par  eux  fondés,  dont 
nous  ignorons  l'origine  !  Cette  belliqueuse  nation, 
uniquement  occupée  de  sa  gloire  présente,  sûre 
de  vaincre  dans  tous  les  temps,  ne  songeait  point 
à  se  signaler  dans  l'avenir  par  la  mémoire  de  ses 
conquêtes  passées. 

De  Moscou,  le  4  de  la  lune  de  rebiab  i,  1715. 


Lettre  LXXXIII.  —  Rica  a  Ibben. 

A  Smyrne. 

Quoique  les  Français  parlent  beaucoup,  il  y  a 
cependant  parmi  eux  une  espèce  de  dervis  taci- 
turnes qu'on  appelle  chartreux.  On  dit  qu'ils  se 
coupent  la  langue  en  entrant  dans  le  couvent;  et 


i8o  LETTRES   PERSANES 

on  souhaiterait  fort  que  tous  les  autres  dervis  se 
retranchassent  de  même  tout  ce  que  leur  profession 
leur  rend  inutile. 

A  propos  de  gens  taciturnes,  il  y  en  a  de  bien 
plus  singuliers  que  ceux-là,  et  qui  ont  un  talent 
bien  extraordinaire  :  ce  sont  ceux  qui  savent  parler 
sans  rien  dire,  et  qui  amusent  une  conversation 
pendant  deux  heures  de  temps  sans  qu'il  soit 
possible  de  les  déceler,  d'être  leur  plagiaire,  ni  de 
retenir  un  mot  de  ce  qu'ils  ont  dit. 

Ces  sortes  de  gens  sont  adorés  des  femmes  : 
mais  ils  ne  le  sont  pourtant  pas  tant  que  d'autres 
qui  ont  reçu  de  la  nature  l'aimable  talent  de  sou- 
rire à  propos,  c'est-à-dire  à  chaque  instant,  et  qui 
portent  la  grâce  d'une  joyeuse  approbation  sur 
tout  ce  qu'elles  disent. 

Mais  ils  sont  au  comble  de  l'esprit  lorsqu'ils  sa- 
vent entendre  finesse  à  tout,  et  trouver  mille  petits 
traits  ingénieux  dans  les  choses  les  plus  communes. 

J'en  connais  d'autres  qui  se  sont  bien  trouvés 
d'introduire  dans  les  conversations  les  choses  ina- 
nimées, et  d'y  faire  parler  leur  habit  brodé,  leur  per- 
ruque blonde,  leur  tabatière,  leur  canne  et  leurs 
gants.  Il  est  bon  de  com^mencer  de  la  rue  à  se  faire 
écouter  par  le  bruit  du  carrosse,  et  du  marteau  qui 
frappe  rudement  la  porte  :  cet  avant-propos  pré- 
vient pour  le  reste  du  discours  ;  et  quand  l'exorde 
est  beau,  il  rend  supportables  toutes  les  sottises 
qui  viennent  ensuite,  mais  qui  par  bonheur  arri- 
vent trop  tard. 

Je  te  promets  que  ces  petits  talents,  dont  on  ne 
fait  aucun  cas  chez  nous,  servent  bien  ici  ceux  qui 
sont  assez  heureux  pour  les  avoir,  et  qu'un  homme 
de  bon  sens  ne  brille  guère  devant  ces  sortes  de 
gens. 

De  Paris,  le  6  de  la  lune  de  rebiab  2,  1715. 


LETTRES   PERSANES  i8i 

Lettre  LXXXIV. — L'sbek  a  Rhédi. 
A   Venise. 

S'il  y  a  un  Dieu,  mon  cher  Rhédi,  il  faut  néces- 
sairement qu'il  soit  juste  :  car,  s'il  ne  l'était  pas, 
il  serait  le  plus  mauvais  et  le  plus  imparfait  de 
tous  les  êtres. 

La  justice  est  un  rapport  de  convenance  qui  se 
trouve  réellement  entre  deux  choses  ;  ce  rapport 
est  toujours  le  même,  quelque  être  qui  le  considère, 
soit  que  ce  soit  Dieu,  soit  que  ce  soit  un  ange,  ou 
enfin  que  ce  soit  un  homme. 

Il  est  vrai  que  les  hommes  ne  voient  pas  toujours 
ces  rapports  ;  souvent  même  lorsqu'ils  les  voient, 
ils  s'en  éloignent,  et  leur  intérêt  est  toujours  ce 
qu'ils  voient  le  mieux.  La  justice  élève  sa  voix  ; 
mais  elle  a  peine  à  se  faire  entendre  dans  le  tu- 
multe des  passions. 

Les  hommes  peuvent  faire  des  injustices,  parce 
qu'ils  ont  intérêt  de  les  commettre,  et  qu'ils  aiment 
mieux  se  satisfaire  que  les  autres.  C'est  toujours 
par  un  retour  sur  eux-mêmes  qu'ils  agissent  :  nul 
n'est  mauvais  gratuitement;  il  faut  qu'il  y  ait  une 
raison  qui  détermine,  et  cette  raison  est  toujours 
une  raison  d'intérêt. 

^lais  il  n'est  pas  possible  que  Dieu  fasse  jamais 
rien  d'injuste  ;  dès  qu'on  suppose  qu'il  voit  la 
justice,  il  faut  nécessairement  qu'il  la  suive;  car, 
comme  il  n'a  besoin  de  rien,  et  qu'il  se  suffit  à  lui- 
même,  il  serait  le  plus  méchant  de  tous  les  êtres, 
puisqu'il  le  serait  sans  intérêt. 

Ainsi,  quand  il  n'y  aurait  pas  de  Dieu,  nous 
devrions  toujours  aimer  la  justice;  c'est-à-dire 
faire  nos  efforts  pour  ressembler  à  cet  être  dont 


i82  LETTRES   PERSANES 

nous  avons  une  si  belle  idée,  et  qui,  s'il  existait, 
serait  nécessairement  juste.  Libres  que  nous  serions 
du  joug  de  la  religion,  nous  ne  devrions  pas  l'être 
de  celui  de  l'équité. 

Voilà,  Rhédi,  ce  qui  m'a  fait  penser  que  la  justice 
est  éternelle,  et  ne  dépend  point  des  conventions 
humaines  ;  et,  quand  elle  en  dépendrait,  ce  serait 
une  vérité  terrible  qu'il  faudrait  se  dérober  à 
soi-même. 

Nous  somme  entourés  d'hommes  plus  forts  que 
nous  :  ils  peuvent  nous  nuire  de  mille  manières 
différentes  ;  les  trois  quarts  du  temps  ils  peuvent 
le  faire  impunément.  Quel  repos  pour  nous  de  savoir 
qu'il  y  a  dans  le  cœur  de  tous  ces  hommes  un 
principe  intérieur  qui  combat  en  notre  faveur,  et 
nous  met  à  couvert  de  leurs  entreprises  ! 

Sans  cela  nous  devrions  être  dans  une  frayeur 
continuelle  ;  nous  passerions  devant  les  hommes 
comme  devant  les  lions  ;  et  nous  ne  serions  jamais 
assurés  un  moment  de  notre  vie,  de  notre  bien,  ni 
de  notre  bonheur. 

Toutes  ces  pensées  m'animent  contre  ces  doc- 
teurs qui  représentent  Dieu  comme  un  être  qui  fait 
un  exercice  tyrannique  de  sa  puissance  ;  qui  le 
font  agir  d'une  manière  dont  nous  ne  voudrions 
pas  agir  nous-mêmes,  de  peur  de  l'offenser  ;  qui  le 
chargent  de  toutes  les  imperfections  qu'il  punit  en 
nous  ;  et,  dans  leurs  opinions  contradictoires,  le 
représentent  tantôt  comme  un  être  mauvais,  tan- 
tôt comme  un  être  qui  hait  le  mal  et  le  punit. 

Quand  un  homme  s'examine,  quelle  satisfaction 
pour  lui  de  trouver  qu'il  a  le  cœur  juste  !  Ce  plaisir, 
tout  sévère  qu'il  est,  doit  le  ravir  :  il  voit  son  être 
autant  au-dessus  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas  qu'il  se 
voit  au-dessus  des  tigres  et  des  ours.  Oui,  Rhédi,  si 
j'étais  sûr  de  suivre  toujours  inviolablement  cette 


LETTRES   PERSANES  183 

équité  que  j'ai  devant  les  j^eux,  je  me  croirais  le 
premier  des  hommes. 

De  Paris,  le  i^r  de  la  lune  de  gemmadi  i,  I7i5' 


Lettre  LXXXV.  —  Rica  a  ***. 

Je  fus  hier  aux  Invalides  :  j'aimerais  autant 
avoir  fait  cet  établissement,  si  j'étais  prince,  que 
d'avoir  gagné  trois  batailles.  On  y  trouve  partout 
la  main  d'un  grand  monarque.  Je  crois  que  c'est  le 
lieu  le  plus  respectable  de  la  terre. 

Quel  spectacle  que  de  voir  dans  un  même  lieu 
rassemblées  toutes  ces  victimes  de  la  patrie,  qui 
ne  respirent  que  pour  la  défendre,  et  qui,  se  sentant 
le  même  cœur  et  non  pas  la  même  force,  ne  se 
plaignent  que  de  l'impuissance  où  elles  sont  de  se 
sacrifier  encore  pour  elle  ! 

Quoi  de  plus  admirable  que  de  voir  ces  guerriers 
débiles,  dans  cette  retraite,  observer  une  discipline 
aussi  exacte  que  s'ils  y  étaient  contraints  par  la 
présence  d'un  ennemi,  chercher  leur  dernière  sa- 
tisfaction dans  cette  image  de  la  guerre,  et  par- 
tager leur  cœur  et  leur  esprit  entre  les  devoirs  de  la 
religion  et  ceux  de  l'art  militaire  ! 

Je  voudrais  que  les  noms  de  ceux  qui  meurent 
pour  la  patrie  fussent  écrits  et  conservés  dans  les 
temples,  dans  des  registres  qui  fussent  comme  la 
source  de  la  gloire  et  de  la  noblesse. 

De  Paris,  le  15  de  la  lune  de  gemmadi  i,  171 5. 


i84  LETTRES   PERSANES 

Lettre  LXXXVL  —  Usbek  a  Mirza. 
A  Ispahan. 

Tu  sais,  Mirza,  que  quelques  ministres  de  Cha- 
Soliman  avaient  formé  le  dessein  d'obliger  tous  les 
Arméniens  de  Perse  de  quitter  le  royaume,  ou  de  se 
faire  mahométans,  dans  la  pensée  que  notre  em- 
pire serait  toujours  pollué  tandis  qu'il  garderait 
dans  son  sein  ces  infidèles. 

C'était  fait  de  la  grandeur  persane  si  dans  cette 
occasion  l'aveugle  dévotion  avait  été  écoutée. 

On  ne  sait  comme  la  chose  manqua.  Ni  ceux  qui 
firent  la  proposition,  ni  ceux  qui  la  rejetèrent,  n'en 
connurent  les  conséquences  :  le  hasard  fit  l'office 
de  la  raison  et  de  la  politique,  et  sauva  l'empire 
d'un  péril  plus  grand  que  celui  qu'il  aurait  pu  courir 
de  la  perte  de  trois  batailles  et  de  la  prise  de  deux 
villes. 

En  proscrivant  les  Arméniens,  on  pensa  dé- 
truire en  un  seul  jour  tous  les  négociants  et  presque 
tous  les  artisans  du  royaume.  Je  suis  sûr  que  le 
grand  Cha-Abas  aurait  mieux  aimé  se  faire  couper 
les  deux  bras  que  de  signer  un  ordre  pareil,  et 
qu'en  envoyant  au  Mogol  et  aux  autres  rois  des 
Indes  ses  sujets  les  plus  industrieux,  il  aurait  cru 
leur  donner  la  moitié  de  ses  États. 

Les  persécutions  que  nos  mahométans  zélés  ont 
faites  aux  Guèbres  les  ont  obligés  de  passer  en 
foule  dans  les  Indes,  et  ont  privé  la  Perse  de  cette 
laborieuse  nation,  si  appliquée  au  labourage,  qui 
seule,  par  son  travail,  était  en  état  de  vaincre  la 
stérilité  de  nos  terres. 

Il  ne  restait  à  la  dévotion  qu'un  second  coup  à 
faire  :  c'était  de  ruiner  l'industrie  ;  moyennant  quoi 


LETTRES   PERSANES  185 

l'empire  tombait  de  lui-même,  et  avec  lui,  par  une 
suite  nécessaire,  cette  même  religion  qu'on  voudrait 
rendre  si  florissante. 

S'il  faut  raisonner  sans  prévention,  je  ne  sais, 
Mirza,  s'il  n'est  pas  bon  que  dans  un  Etat  il  y  ait 
plusieurs  religions. 

On  remarque  que  ceux  qui  vivent  dans  des  re- 
ligions tolérées  se  rendent  ordinairement  plus 
utiles  à  leur  patrie  que  ceux  qui  vivent  dans  la 
religion  dominante,  parce  que  éloignés  des  hon- 
neurs, ne  pouvant  se  distinguer  que  par  leur  opulence 
et  leurs  richesses,  ils  sont  portés  à  en  acquérir  par 
leur  travail,  et  à  embrasser  les  emplois  de  la  société 
les  plus  pénibles. 

D'ailleurs,  comme  toutes  les  religions  contiennent 
des  préceptes  utiles  à  la  société,  il  est  bon  qu'elles 
soient  observées  avec  zèle.  Or,  qu'y  a-t  -il  de  plus 
capable  d'animer  ce  zèle  que  leur  multiplicité  ? 

Ce  sont  des  rivales  qui  ne  se  pardonnent  rien. 
La  jalousie  descend  jusqu'aux  particuliers  :  chacun 
se  tient  sur  ses  gardes,  et  craint  de  faire  des  choses 
qui  déshonoreraient  son  parti,  et  l'exposeraient  aux 
mépris  et  aux  censures  impardonnables  du  parti 
contraire. 

Aussi  a-t-on  toujours  remarqué  qu'une  secte  nou- 
velle, introduite  dans  un  État,  était  le  moj^en  le 
plus  sûr  pour  corriger  tous  les  abus  de  l'ancienne. 

On  a  beau  dire  qu'il  n'est  pas  de  l'intérêt  du 
prince  de  souffrir  plusieurs  religions  dans  son  État  : 
quand  toutes  les  sectes  du  monde  viendraient  s'y 
rassembler,  cela  ne  lui  porterait  aucun  préjudice, 
parce  qu'il  n'y  en  a  aucune  qui  ne  prescrive  l'obéis- 
sance et  ne  prêche  la  soumission. 

J'avoue  que  les  histoires  sont  remplies  des  guer- 
res de  religion  ;  mais  qu'on  y  prenne  bien  garde, 
ce  n'est  point  la  multiplicité  des  religions  qui  a 


i86  LETTRES   PERSANES 

produit  ces  guerres,  c'est  l'esprit  d'intolérance  qui 
animait  celle  qui  se  croyait  la  dominante. 

C'est  cet  esprit  de  prosélytisme  que  les  Juifs  ont 
pris  des  Égyptiens,  et  qui  d'eux  est  passé  comme 
une  maladie  épidémique  et  populaire  aux  maho- 
métans  et  aux  chrétiens. 

C'est  enfin  cet  esprit  de  vertige  dont  les  progrès 
ne  peuvent  être  regardés  que  comme  une  éclipse 
entière  de  la  raison  humaine. 

Car  enfin,  quand  il  n'3^  aurait  pas  de  l'inhumanité 
à  affliger  la  conscience  des  autres,  quand  il  n'en 
résulterait  aucun  des  mauvais  effets  qui  en  germent 
à  milliers,  il  faudrait  être  fou  pour  s'en  aviser. 
Celui  qui  veut  me  faire  changer  de  religion  ne  le  fait 
sans  doute  que  parce  qu'il  ne  changerait  pas  la 
sienne  quand  on  voudrait  l'y  forcer  :  il  trouve  donc 
étrange  que  je  ne  fasse  pas  une  chose  qu'il  ne  ferait 
pas  lui-même  peut-être  pour  l'empire  du  monde. 

De  Paris,  le  26  de  la  lune  de  gemmadi  i,  i7i5- 


Lettre  LXXXVIL  —  Rica  a  ***. 

II  semble  ici  que  les  familles  se  gouvernent  toutes 
seules.  Le  mari  n'a  qu'une  ombre  d'autorité  sur 
sa  femme,  le  père  sur  ses  enfants,  le  maître  sur  ses 
esclaves.  La  justice  se  mêle  de  tous  leurs  différends  ; 
et  sois  sûr  qu'elle  est  toujours  contre  le  mari  jaloux, 
le  père  chagrin,  le  maître  incommode. 

J'allai  l'autre  jour  dans  le  Heu  où  se  rend  la 
justice.  Avant  que  d'y  arriver,  il  faut  passer  sous 
les  armes  d'un  nombre  infini  de  jeunes  marchandes 
qui  vous  appellent  d'une  voix  trompeuse.  Ce 
spectacle  d'abord  est  assez  riant;  mais  il  devient 
lugubre  lorsqu'on  entre  dans  les  grandes  salles,  où 


LETTRES   PERSANES  187 

l'on  ne  voit  que  des  gens  dont  l'habit  est  encore  plus 
grave  que  la  figure.  Enfin  on  entre  dans  le  lieu 
sacré  où  se  révèlent  tous  les  secrets  des  familles,  et 
où  les  actions  les  plus  cachées  sont  mises  au  grand 
jour. 

Là,  une  fille  modeste  vient  avouer  les  tourments 
d'une  virginité  trop  longtemps  gardée,  ses  combats, 
et  sa  douloureuse  résistance  :  elle  est  si  peu  fière  de 
sa  victoire,  qu'elle  menace  toujours  d'une  défaite 
prochaine  ;  et,  pour  que  son  père  n'ignore  plus  ses 
besoins,  elle  les  expose  à  tout  le  peuple. 

Une  femme  effrontée  vient  ensuite  exposer  les 
outrages  qu'elle  a  faits  à  son  époux,  comme  une 
raison  d'en  être  séparée. 

Avec  une  modestie  pareille,  une  autre  vient  dire 
qu'elle  est  lasse  de  porter  le  titre  de  femme  sans  en 
jouir  :  elle  vient  révéler  les  mystères  cachés  dans  la 
nuit  du  mariage  ;  elle  veut  qu'on  la  livre  aux  regards 
des  experts  les  plus  habiles,  et  qu'une  sentence  la 
rétablisse  dans  tous  les  droits  de  la  virginité.  Il  y 
en  a  même  qui  osent  défier  leurs  maris,  et  leur  de- 
mander en  public  un  combat  que  les  témoins  ren- 
dent si  difficile  :  épreuve  aussi  flétrissante  pour 
la  femme  qui  la  soutient  que  pour  le  mari  qui  y 
succombe. 

Un  nombre  infini  de  filles  ravies  ou  séduites  font 
les  hommes  beaucoup  plus  mauvais  qu'ils  ne  sont. 
L'amour  fait  retentir  ce  tribunal  ;  on  n'y  entend 
parler  que  de  pères  irrités,  de  filles  abusées,  d'a- 
mants infidèles  et  de  maris  chagrins. 

Par  la  loi  qui  y  est  observée,  tout  enfant  né  pen- 
dant le  mariage  est  censé  être  au  mari  :  il  a  beau 
avoir  de  bonnes  raisons  pour  ne  pas  le  croire,  la  loi 
le  croit  pour  lui,  et  le  soulage  de  l'examen  et  des 
scrupules. 

Dans  ce  tribunal,  on  prend  les  voix  à  la  majeure  ; 


i88  LETTRES   PERSANES 

mais  on  a  reconnu  par  expérience  qu'il  vaudrait 
mieux  les  recueillir  à  la  mineure  ;  et  cela  est  bien 
naturel,  car  il  y  a  très  peu  d'esprits  justes,  et  tout 
le  monde  convient  qu'il  y  en  a  une  infinité  de  faux. 

De  Paris,  le  i"  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1715. 


Lettre  LXXXVIIL  —  Rica  a  ***. 

On  dit  que  l'homme  est  un  animal  sociable.  Sur 
ce  pied-là,  il  me  paraît  que  le  Français  est  plus 
homme  qu'un  autre,  c'est  l'homme  par  excellence  ; 
car  il  semble  être  fait  uniquement  pour  la  société. 

Mais  j'ai  remarqué  parmi  eux  des  gens  qui  non 
seulement  sont  sociables,  mais  sont  eux-mêmes  la 
société  universelle.  Ils  se  multiplient  dans  tous  les 
coins,  et  peuplent  en  un  instant  les  quatre  quartiers 
d'une  ville  :  cent  hommes  de  cette  espèce  abondent 
plus  que  deux  mille  citoyens  ;  ils  pourraient  ré- 
parer aux  yeux  des  étrangers  les  ravages  de  la  peste 
ou  de  la  famine.  On  demande  dans  les  écoles  si  un 
corps  peut  être  en  un  instant  en  plusieurs  lieux  : 
ils  sont  une  preuve  de  ce  que  les  philosophes  met- 
tent en  question. 

Ils  sont  toujours  empressés,  parce  qu'ils  ont 
l'affaire  importante  de  demander  à  tous  ceux  qu'ils 
voient  où  ils  vont  et  d'où  ils  viennent. 

On  ne  leur  ôterait  jamais  de  la  tête  qu'il  est  de 
la  bienséance  de  visiter  chaque  jour  le  public  en 
détail,  sans  compter  les  visites  qu'ils  font  en  gros 
dans  les  lieux  où  l'on  s'assemble  ;  mais,  comme  la 
voie  en  est  trop  abrégée,  elles  sont  comptées  pour 
rien  dans  les  règles  de  leur  cérémonial. 

Ils  fatiguent  plus  les  portes  des  maisons  à  coups 
de  marteau  que  les  vents  et  les  tempêtes.  Si  l'on 
allait  examiner  la  liste  de  tous  les  portiers,  on  y 


LETTRES   PERSANES  189 

trouverait  chaque  jour  leur  nom  estropié  de  mille 
manières  en  caractères  suisses.  Ils  passent  leur  vie 
à  la  suite  d'un  enterrement,  dans  des  compliments 
de  condoléance,  ou  dans  des  félicitations  de  ma- 
riage. Le  roi  ne  fait  point  de  gratification  à  quelqu'un 
de  ses  sujets  qu'il  ne  leur  en  coûte  une  voiture  pour 
lui  en  aller  témoigner  leur  joie.  Enfin,  ils  reviennent 
chez  eux,  bien  fatigués,  se  reposer  pour  pouvoir 
reprendre  le  lendemain  leurs  pénibles  fonctions. 

Un  d'eux  mourut  l'autre  jour  de  lassitude,  et  on 
mit  cette  épitaphe  sur  son  tombeau  :  «  C'est  ici 
que  repose  celui  qui  ne  s'est  jamais  reposé.  Il  s'est 
promené  à  cinq  cent  trente  enterrements.  Il  s'est 
réjoui  de  la  naissance  de  deux  mille  six  cent  quatre- 
vingts  enfants.  Les  pensions  dont  il  a  féhcité  ses 
amis,  toujours  en  des  termes  différents,  montent  à 
deux  millions  six  cent  mille  livres  ;  le  chemin  qu'il 
a  fait  sur  le  pavé,  à  neuf  mille  six  cents  stades  ; 
celui  qu'il  a  fait  dans  la  campagne,  à  trente-six. 
Sa  conversation  était  amusante  ;  il  avait  un  fonds 
tout  fait  de  trois  cent  soixante-cinq  contes  ;  il 
possédait  d'ailleurs,  depuis  son  jeune  âge,  cent  dix- 
huit  apophthegmes  tirés  des  anciens,  qu'il  em- 
ployait dans  les  occasions  brillantes.  Il  est  mort 
enfin  à  la  soixantième  année  de  son  âge.  Je  me  tais, 
voyageur  ;  car  comment  pourrais- je  achever  de 
te  dire  ce  qu'il  a  fait  et  ce  qu'il  a  vu  ?  )> 

De  Paris,  le  3  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1715. 


Lettre  LXXXIX.  —  Usbek  a  Rhédi. 

A  Venise. 

A  Paris  règne  la  liberté  et  l'égalité.  La  naissance, 
la  vertu,  le  mérite  même  de  la  guerre,  quelque 


190  LETTRES   PERSANES 

brillant  qu'il  soit,  ne  sauve  pas  un  homme  de  la 
foule  dans  laquelle  il  est  confondu.  La  jalousie  des 
rangs  y  est  inconnue.  On  dit  que  le  premier  de 
Paris  est  celui  qui  a  les  meilleurs  chevaux  à  son 
carrosse. 

Un  grand  seigneur  est  un  homme  qui  voit  le  roi, 
qui  parle  aux  ministres,  qui  a  des  ancêtres,  des 
dettes  et  des  pensions.  S'il  peut  avec  cela  cacher  son 
oisiveté  par  un  air  empressé,  ou  par  un  feint  attache- 
m_ent  pour  les  plaisirs,  il  croit  être  le  plus  heureux 
de  tous  les  hommes. 

En  Perse,  il  n'y  a  de  grands  que  ceux  à  qui  le 
monarque  donne  quelque  part  au  gouvernement. 
Ici,  il  y  a  des  gens  qui  sont  grands  par  leur  nais- 
sance ;  mais  ils  sont  sans  crédit.  Les  rois  font  com- 
me ces  ouvriers  habiles  qui,  pour  exécuter  leurs 
ouvrages,  se  servent  toujours  des  machines  les 
plus  simples. 

La  faveur  est  la  grande  divinité  des  Français.  Le 
ministre  est  le  grand  prêtre,  qui  lui  offre  bien  des 
victimes.  Ceux  qui  l'entourent  ne  sont  point  ha- 
billés de  blanc  :  tantôt  sacrificateurs,  et  tantôt 
sacrifiés,  ils  se  dévouent  eux-mêmes  à  leur  idole 
avec  tout  le  peuple. 

De  Paris,  le  9  de  la  lune  de  geimnadi  2,  1715. 


Lettre  XC.  —  Usbek  a  Ibben. 

A  Smyrne. 

Le  désir  de  la  gloire  n'est  point  différent  de  cet 
instinct  que  toutes  les  créatures  ont  pour  leur  con- 
servation. Il  semble  que  nous  augmentons  notre 
être  lorsque  nous  pouvons  le  porter  dans  la  mé- 


LETTRES   PERSANES  191 

moire  des  autres  :  c'est  une  nouvelle  vie  que  nous 
acquérons,  et  qui  nous  devient  aussi  précieuse  que 
celle  que  nous  avons  reçue  du  ciel. 

Mais  comme  tous  les  hommes  ne  sont  pas  égale- 
ment attachés  à  la  vie,  ils  ne  sont  pas  aussi  égale- 
ment sensibles  à  la  gloire.  Cette  noble  passion  est 
bien  toujours  gravée  dans  leur  cœur  ;  mais  l'ima- 
gination et  l'éducation  la  modifient  de  mille 
manières. 

Cette  différence,  qui  se  trouve  d'homme  à  hom- 
me, se  fait  encore  plus  sentir  de  peuple  à  peuple. 

On  peut  poser  pour  maxime  que  dans  chaque 
État  le  désir  de  la  gloire  croit  avec  la  liberté  des 
sujets,  et  diminue  avec  elle  :  la  gloire  n'est  jamais 
compagne  de  la  servitude. 

Un  homme  de  bon  sens  me  disait  l'autre  jour  : 
«  On  est  en  France,  à  bien  des  égards,  plus  libre 
qu'en  Perse  ;  aussi  y  aime-t-on  plus  la  gloire.  Cette 
heureuse  fantaisie  fait  faire  à  un  Français,  avec 
plaisir  et  avec  goût,  ce  que  votre  sultan  n'obtient 
de  ses  sujets  qu'en  leur  mettant  sans  cesse  devant 
les  yeux  les  supplices  et  les  récompenses. 

«Aussi,  parmi  nous,  le  prince  est-il  jaloux  de 
l'honneur  du  dernier  de  ses  sujets.  Il  y  a  pour  le 
maintenir  des  tribunaux  respectables  :  c'est  le 
trésor  sacré  de  la  nation,  et  le  seul  dont  le  souverain 
n'est  pas  le  maître,  parce  qu'il  ne  peut  l'être  sans 
choquer  ses  intérêts.  Ainsi,  si  un  sujet  se  trouve 
blessé  dans  son  honneur  par  son  prince,  soit  par 
quelque  préférence,  soit  par  la  moindre  marque  de 
mépris,  il  quitte  sur-le-champ  sa  cour,  son  emploi, 
son  service,  et  se  retire  chez  lui. 

«  La  différence  qu'il  y  a  des  troupes  françaises 
aux  vôtres,  c'est  que  les  unes,  composées  d'esclaves 
naturellement  lâches,  ne  surmontent  la  crainte  de 
la  mort  que  par  celle  du  châtiment,  ce  qui  produit 


192  LETTRES   PERSANES 

dans  Fâme  un  nouveau  genre  de  terreur  qui  la  rend 
comme  stupide  ;  au  lieu  que  les  autres  se  présen- 
tent aux  coups  avec  délice,  et  bannissent  la  crainte 
par  une  satisfaction  qui  lui  est  supérieure. 

«  Mais  le  sanctuaire  de  l'honneur,  de  la  répu- 
tation et  de  la  vertu,  semble  être  établi  dans  les 
républiques,  et  dans  les  pays  où  l'on  peut  pro- 
noncer le  mot  de  patrie.  A  Rome,  à  Athènes,  à 
Lacédémone,  l'honneur  payait  seul  les  services  les 
plus  signalés.  Une  couronne  de  chêne  ou  de  laurier, 
une  statue,  un  éloge,  était  une  récompense  im- 
mense pour  une  bataille  gagnée  ou  une  ville  prise. 

«  Là,  un  homme  qui  avait  fait  une  belle  action  se 
trouvait  suffisamment  récompensé  par  cette  action 
même.  Il  ne  pouvait  voir  un  de  ses  compatriotes 
qu'il  ne  ressentît  le  plaisir  d'être  son  bienfaiteur  ; 
il  comptait  le  nombre  de  ses  services  par  celui  de 
ses  concitoyens.  Tout  homme  est  capable  de  faire 
du  bien  à  un  homme  ;  mais  c'est  ressembler  aux 
dieux  que  de  contribuer  au  bonheur  d'une  société 
entière. 

«  Mais  cette  noble  émulation  ne  doit-elle  point 
être  entièrement  éteinte  dans  le  cœur  de  vos  Per- 
sans, chez  qui  les  emplois  et  les  dignités  ne  sont 
que  des  attributs  de  fantaisie  du  souverain  ?  La 
réputation  et  la  vertu  y  sont  regardées  comme  ima- 
ginaires, si  elles  ne  sont  accompagnées  de  la  faveur 
du  prince,  avec  laquelle  elles  naissent  et  meurent  de 
même.  Un  homme  qui  a  pour  lui  l'estime  publique 
n'est  jamais  sûr  de  ne  pas  être  déshonoré  demain. 
Le  voilà  aujourd'hui  général  d'armée  ;  peut-être 
que  le  prince  le  va  faire  son  cuisinier,  et  qu'il  n'aura 
plus  à  espérer  d'autre  éloge  que  celui  d'avoir  fait 
un  bon  ragoût.  » 

De  Paris,  le  15  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1715. 


LETTRES   PERSANES  193 

Lettre  XQ.  —  Usbek  au  même. 
A  Smyrne, 

De  cette  passion  générale  que  la  nation  française 
a  pour  la  gloire,  il  s'est  formé  dans  Tesprit  des  par- 
ticuliers un  certain  je  ne  sais  quoi  qu'on  appelle 
point  d'honneur  :  c'est  proprement  le  caractère  de 
chaque  profession  ;  mais  il  est  plus  marqué  chez 
les  gens  de  guerre,  et  c'est  le  point  d'honneur  par 
excellence.  Il  me  serait  bien  difficile  de  te  faire 
sentir  ce  que  c'est  :  car  nous  n'en  avons  point  pré- 
cisément d'idée. 

Autrefois  les  Français,  surtout  les  nobles,  ne 
suivaient  guère  d'autres  lois  que  celles  de  ce  point 
d'honneur  :  elles  réglaient  toute  la  conduite  de  leur 
vie  ;  et  elles  étaient  si  sévères  qu'on  ne  pouvait,  sans 
une  peine  plus  cruelle  que  la  mort,  je  ne  dis  pas  les 
enfreindre,  mais  en  éluder  la  plus  petite  disposition. 

Quand  il  s'agissait  de  régler  les  différends,  elles 
ne  prescrivaient  guère  qu'une  manière  de  décision, 
qui  était  le  duel,  qui  tranchait  toutes  les  difficultés  ; 
mais,  ce  qu'il  y  avait  de  mal,  c'est  que  souvent 
le  jugement  se  rendait  entre  d'autres  parties  que 
celles  qui  y  étaient  intéressées. 

Pour  peu  qu'un  homme  fût  connu  d'un  autre,  il 
fallait  qu'il  entrât  dans  la  dispute,  et  qu'il  pa3^ât 
de  sa  personne,  comme  s'il  avait  été  lui-même  en 
colère.  Il  se  sentait  toujours  honoré  d'un  tel  choix 
et  d'une  préférence  si  flatteuse  ;  et  tel  qui  n'aurait 
pas  voulu  donner  quatre  pistoles  à  un  homme  pour 
le  sauver  de  la  potence,  lui  et  toute  sa  famille,  ne 
faisait  aucune  difficulté  d'aller  risquer  pour  lui 
mille  fois  sa  vie. 

Cette  manière  de  décider  était  assez  mal  ima- 
7 


194  LETTRES   PERSANES 

ginée  ;  car,  de  ce  qu'un  homme  était  plus  adroit 
ou  plus  fort  qu'un  autre,  il  ne  s'ensuivait  pas  qu'il 
eût  de  meilleures  raisons. 

Aussi  les  rois  l'ont-ils  défendue  sous  des  peines 
très  sévères  ;  mais  c'est  en  vain  ;  l'honneur,  qui 
veut  toujours  régner,  se  révolte,  et  il  ne  reconnaît 
point  de  lois. 

Ainsi  les  Français  sont  dans  un  État  bien  violent  ; 
car  les  mêmes  lois  de  l'honneur  obligent  un  hon- 
nête homme  de  se  venger  quand  il  a  été  offensé  ; 
m.ais,  d'un  autre  côté,  la  justice  le  punit  des  plus 
cruelles  peines  lorsqu'il  se  venge.  Si  l'on  suit  les 
lois  de  l'honneur,  on  périt  sur  un  échafaud  ;  si  l'on 
suit  celles  de  la  justice,  on  est  banni  pour  jamais  de 
la  société  des  hommes  :  il  n'y  a  donc  que  cette 
cruelle  alternative,  ou  de  mourir  ou  d'être  indigne 
de  vivre. 

De  Paris,  le  i8  de  la  lune  de  gemmadi  2,  1715. 


Lettre  XCII.  —  Usbek  a  Rustan. 
A  Ispahan, 

Il  paraît  ici  un  personnage  travesti  en  ambassa- 
deur de  Perse,  qui  se  joue  insolemment  des  deux 
plus  grands  rois  du  monde.  Il  apporte  au  monarque 
des  Français  des  présents  que  le  nôtre  ne  saurait 
donner  à  un  roi  d'Imirette  ou  de  Géorgie  ;  et,  par 
sa  lâche  avarice,  il  a  flétri  la  majesté  des  deux 
empires. 

11  s'est  rendu  ridicule  devant  un  peuple  qui  pré- 
tend être  le  plus  poli  de  l'Europe  ;  et  il  a  fait  dire 
en  Occident  que  le  roi  des  rois  ne  domine  que  sur 
des  -barbares. 

11   a   reçu   des   honneurs   qu'il   semblait   avoir 


LETTRES   PERSANES  195 

voulu  se  faire  refuser  lui-même  ;  et,  comme  si  la 
cour  de  France  avait  eu  plus  à  cœur  la  grandeur 
persane  que  lui,  elle  l'a  fait  paraître  avec  di- 
gnité devant  un  peuple  dont  il  est  le  mépris. 

Ne  dis  point  ceci  à  Ispahan  :  épargne  la  tête 
d'un  malheureux.  Je  ne  veux  pas  que  nos  ministres 
le  punissent  de  leur  propre  imprudence  et  de 
l'indigne  choix  qu'ils  ont  fait. 

De  Paris,  le  dernier  de  la  luae  de  gemmadi  2,  1715, 


Lettre  XCIIL  —  Useek  a  Rkédî. 
A  Venise. 

Le  monarque  qui  a  si  longtemps  régné  n'est 
plus^  Il  a  bien  fait  parler  des  gens  pendant  sa 
vie  ;  tout  le  monde  s'est  tu  à  sa  mort.  Ferme  et 
courageux  dans  ce  dernier  moment,  il  a  paru 
ne  céder  qu'au  destin.  Ainsi  mourut  le  grand 
Cha-Abas,  après  avoir  rempli  toute  la  terre  de 
son  nom. 

Ne  crois  pas  que  ce  grand  événement  n'ait 
fait  faire  ici  que  des  réflexions  morales.  Chacun 
a  pensé  à  ses  affaires,  et  à  prendre  ses  avantages 
dans  ce  changement.  Le  roi,  arrière-petit-fils  du 
monarque  défunt,  n'ayant  que  cinq  ans,  un  prince 
son  oncle  a  été  déclaré  régent  du  royaume. 

Le  feu  roi  avait  fait  un  testament  qui  bornait 
l'autorité  du  régent.  Ce  prince  habile  a  été  au  parle- 
ment ;  et,  y  exposant  tous  les  droits  de  sa  naissance, 
il  a  fait  casser  la  disposition  du  monarque,  qui, 
voulant  se  survivre  à  lui-même,  semblait  avoir 
prétendu  régner  encore  après  sa  mort. 

^  Louis  XIV  moiorut  le  1^^  septembre  1715. 


196  LETTRES   PERSANES 

Les  parlements  ressemblent  à  ces  ruines  que  l'on 
foule  aux  pieds,  mais  qui  rappellent  toujours 
l'idée  de  quelque  temple  fameux  par  l'ancienne 
religion  des  peuples.  Ils  ne  se  mêlent  guère  plus 
que  de  rendre  la  justice  ;  et  leur  autorité  est 
toujours  languissante,  à  moins  que  quelque  con- 
joncture imprévue  ne  vienne  lui  rendre  la  force 
et  la  vie.  Ces  grands  corps  ont  suivi  le  destin  des 
choses  humaines  :  ils  ont  cédé  au  temps,  qui 
détruit  tout  ;  à  la  corruption  des  mœurs,  qui  a 
tout  affaibli  ;  à  l'autorité  suprême,  qui  a  tout 
abattu. 

Mais  le  régent,  qui  a  voulu  se  rendre  agréable 
au  peuple,  a  paru  d'abord  respecter  cette  image 
de  la  liberté  publique  ;  et,  comme  s'il  avait  pensé 
à  relever  de  terre  le  temple  et  l'idole,  il  a  voulu 
qu'on  les  regardât  comme  l'appui  de  la  monarchie 
et  le  fondement  de  toute  autorité  légitime. 

De  Paris,  le  4  de  la  lune  de  rhégeb,  1715. 


Lettre  XCIV.  —  Usbek  a  son  frère,  santon 
Au  monastère  de  Cashin. 

Je  m'humilie  devant  toi,  sacré  santon,  et  je 
me  prosterne  ;  je  regarde  les  vestiges  de  tes  pieds 
comme  la  prunelle  de  mes  yeux.  Ta  sainteté  est 
si  grande,  qu'il  semble  que  tu  aies  le  cœur  de 
notre  saint  prophète  ;  tes  austérités  étonnent  le 
ciel  même  ;  les  anges  t'ont  regardé  du  sommet  de 
la  gloire,  et  ont  dit  :  «  Comment  est-il  encore  sur 
la  terre,  puisque  son  esprit  e^^t  avec  nous,  et  vole 
autour  du  trône  qui  est  soutenu  par  les  nuées  ?  » 

Et  comment  ne  t'honorerais- je  pas,  moi  qui  ai 


LETTRES   PERSANES  197 

appris  de  nos  docteurs  que  les  dervis,  même  infi- 
dèles, ont  toujours  un  caractère  de  sainteté  qui 
les  rend  respectables  aux  vrais  croyants  ;  et  que 
Dieu  s'est  choisi  dans  tous  les  coins  de  la  terre 
des  âmes  plus  pures  que  les  autres,  qu'il  a  séparées 
du  monde  impie,  afin  que  leurs  mortifications  et 
leurs  prières  ferventes  suspendissent  sa  colère, 
prête  à  tomber  sur  tant  de  peuples  rebelles  ? 

Les  chrétiens  disent  des  merveilles  de  leurs 
premiers  santons,  qui  se  réfugièrent  à  milliers  dans 
les  déserts  affreux  de  la  Thébaïde,  et  eurent  pour 
chefs  Paul,  Antoine  et  Pacôme.  Si  ce  qu'ils  en 
disent  est  vrai,  leurs  vies  sont  aussi  pleines  de 
prodiges  que  celles  de  nos  plus  sacrés  immaums. 
Ils  passaient  quelquefois  dix  ans  entiers  sans  voir 
un  seul  homme  ;  mais  ils  habitaient  la  nuit  et 
le  jour  avec  des  démons  :  ils  étaient  sans  cesse 
tourmentés  par  ces  esprits  malins  ;  ils  les  trou- 
vaient au  lit,  ils  les  trouvaient  à  table  ;  jamais 
d'asile  contre  eux.  Si  tout  ceci  est  vrai,  santon 
vénérable,  il  faudrait  avouer  que  personne  n'aurait 
jamais  vécu  en  plus  mauvaise  compagnie. 

Les  chrétiens  sensés  regardent  toutes  ces  his- 
toires comme  une  allégorie  bien  naturelle,  qui  nous 
peut  servir  à  nous  faire  sentir  le  malheur  de  la 
condition  humaine.  En  vain  cherchons-nous  dans 
le  désert  un  état  tranquille,  les  tentations  nous 
suivent  toujours  ;  nos  passions,  figurées  par  les 
démons,  ne  nous  quittent  point  encore  ;  ces 
monstres  du  cœur,  ces  illusions  de  l'esprit,  ces 
vains  fantômes  de  l'erreur  et  du  mensonge,  se 
montrent  toujours  à  nous  pour  nous  séduire,  et 
nous  attaquent  jusque  dans  les  jeûnes  et  lescilices, 
c'est-à-dire  jusque  dans  notre  force  même. 

Pour  moi,  santon  vénérable,  je  sais  que  l'envoyé 
de  Dieu  a  enchaîné  Satan,  et  l'a  précipité  dans  les 


198  LETTRES   PERSANES 

abîmes  :  il  a  purifié  la  terre,  autrefois  pleine  de 
son  empire,  et  l'a  rendue  digne  du  séjour  des  anges 
et  des  prophètes. 

De  Paris,  le  9  de  la  lune  de  chahban,  1715. 


Lettre  XCV.  —  Usbek  a  Rhédi. 
A  Venise. 

Je  n'ai  jamais  ouï  parler  du  droit  public  qu'on 
n'ait  commencé  par  rechercher  soigneusement 
quelle  est  l'origine  des  sociétés  ;  ce  qui  me  paraît 
ridicule.  Si  les  hommes  n'en  formaient  point,  s'ils 
se  quittaient  et  se  fuyaient  les  uns  les  autres,  il 
faudrait  en  demander  la  raison,  et  chercher  pour- 
quoi ils  se  tiennent  séparés  ;  mais  ils  naissent  tous 
liés  les  uns  aux  autres  ;  un  fils  est  né  auprès  de 
son  père,  et  il  s'y  tient  :  voilà  la  société  et  la  cause 
de  la  société. 

Le  droit  public  est  plus  connu  en  Europe  qu'en 
Asie  ;  cependant  on  peut  dire  que  les  passions  des 
princes,  la  patience  des  peuples,  la  flatterie  des 
écrivains,  en  ont  corrompu  tous  les  principes. 

Ce  droit,  tel  qu'il  est  aujourd'hui,  est  une  science 
qui  apprend  aux  princes  jusqu'à  quel  point  ils 
peuvent  violer  la  justice  sans  choquer  leurs  in- 
térêts. Quel  dessein,  Rhédi,  de  vouloir,  pour  en- 
durcir leur  conscience,  mettre  l'iniquité  en  sys- 
tème, d'en  donner  des  règles,  d'en  former  des 
principes,  et  d'en  tirer  des  conséquences  ! 

La  puissance  illimitée  de  nos  sublimes  sultans, 
qui  n'a  d'autre  règle  qu'elle-même,  ne  produit 
pas  plus  de  monstres  que  cet  art  indigne  qui  veut 
faire  plier  la  justice,  tout  inflexible  qu'elle  est. 


LETTRES   PERSANES  199 

On  dirait,  Rhédi,  qu'il  y  a  deux  Justices  toutes 
différentes  :  l'une  qui  règle  les  affaires  des  par- 
ticuliers, qui  règne  dans  le  droit  civil  ;  l'autre  qui 
règle  les  différends  qui  surviennent  de  peuple  à 
peuple,  qui  tyrannise  dans  le  droit  public  ;  comme 
si  le  droit  public  n'était  pas  lui-même  un  droit 
civil,  non  pas  à  la  vérité  d'un  pays  particulier, 
mais  du  monde. 

Je  t'expliquerai  dans  ime  autre  lettre  mes  pen- 
sées là-dessus. 

De  Paris,  le  i^^  de  la  lune  de  zilhagé,  1716. 


Lettre  XC\T.  —  Usbek  au  même. 

Les  magistrats  doivent  rendre  la  justice  de 
citoyen  à  citoyen  :  chaque  peuple  la  doit  rendre 
lui-même  de  lui  à  un  autre  peuple.  Dans  cette 
seconde  distribution  de  justice,  on  ne  peut  em- 
ployer d'autres  maximes  que  dans  la  première. 

De  peuple  à  peuple,  il  est  rarement  besoin  de 
tiers  pour  juger,  parce  que  les  sujets  de  disputes 
sont  presque  toujours  clairs  et  faciles  à  terminer. 
Les  intérêts  de  deux  nations  sont  ordinairement 
si  séparés,  qu'il  ne  faut  qu'aimer  la  justice  pour  la 
trouver  :  on  ne  peut  guère  se  prévenir  dans  sa 
propre  cause. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  différends  qui  arri- 
vent entre  particuliers.  Comme  ils  vivent  en 
société,  leurs  intérêts  sont  si  mêlés  et  si  con- 
fondus, il  y  en  a  de  tant  de  sortes  différentes,  qu'il 
est  nécessaire  qu'un  tiers  débrouille  ce  que  la 
cupidité  des  parties  cherche  à  obscurcir. 

Il  n'y  a  que  deux  sortes  de  guerres  justes  :  les 
unes  qui  se  font  pour  repousser  un  ennemi  qui 


200  LETTRES   PERSANES 

attaque,  les  autres  pour  secourir  un  allié  qui  est 
attaqué. 

Il  n'y  aurait  point  de  justice  de  faire  la  guerre 
pour  des  querelles  particulières  du  prince,  à  moins 
que  le  cas  ne  fût  si  grave  qu'il  méritât  la 
mort  du  prince  ou  du  peuple  qui  l'a  commis.  Ainsi 
un  prince  ne  peut  faire  la  guerre  parce  qu'on  lui 
aura  refusé  un  honneur  qui  lui  est  dû,  ou  parce 
qu'on  aura  eu  quelque  procédé  peu  convenable  à 
l'égard  de  ses  ambassadeurs,  et  autres  choses  pa- 
reilles ;  non  plus  qu'un  particulier  ne  peut  tuer 
celui  qui  lui  refuse  le  pas.  La  raison  en  est  que, 
comme  la  déclaration  de  guerre  doit  être  un  acte 
de  justice,  dans  laquelle  il  faut  toujours  que  la 
peine  soit  proportionnée  à  la  faute,  il  faut  voir 
si  celui  à  qui  on  déclare  la  guerre  mérite  la  mort  : 
car,  faire  la  guerre  à  quelqu'un,  c'est  vouloir  le 
punir  de  mort. 

Dans  le  droit  public,  l'acte  de  justice  le  plus 
sévère,  c'est  la  guerre  ;  puisqu'elle  peut  avoir 
l'effet  de  détruire,  son  but  est  la  destruction  de  la 
société. 

Les  représailles  sont  du  second  degré  :  c'est  une 
loi  que  les  tribunaux  n'ont  pu  s'empêcher  d'ob- 
server, de  mesurer  la  peine  par  le  crime. 

Un  troisième  acte  de  justice  est  de  priver  un 
prince  des  avantages  qu'il  peut  tirer  de  nous, 
proportionnant  toujours  la  peine  à  l'offense. 

Le  quatrième  acte  de  justice,  qui  doit  être  le 
plus  fréquent,  est  la  renonciation  à  l'alliance  du 
peuple  dont  on  a  à  se  plaindre.  Cette  peine  répond 
à  celle  du  bannissement  établie  par  les  tribunaux, 
qui  retranche  les  coupables  de  la  société.  Ainsi, 
un  prince  à  l'alliance  duquel  nous  renonçons  est 
retranché  par  là  de  notre  société,  et  n'est  plus  un 
de  nos  membres. 


LETTRES   PERSANES  201 

On  ne  peut  pas  faire  de  plus  grand  affront  à 
un  prince  que  de  renoncer  à  son  alliance,  ni  lui 
faire  de  plus  grand  honneur  que  de  la  contracter. 
Il  n'y  a  rien  parmi  les  hommes  qui  leur  soit  plus 
glorieux  et  même  plus  utile  que  d'en  voir  d'autres 
toujours  attentifs  à  leur  conser^^ation. 

Mais  pour  que  l'alliance  nous  He,  il  faut  qu'elle 
soit  juste  :  ainsi  une  alliance  faite  entre  deux 
nations  pour  en  opprimer  une  troisième  n'est  pas 
légitime,  et  on  peut  la  violer  sans  crime. 

Il  n'est  pas  même  de  l'honneur  et  de  la  dignité 
du  prince  de  s'allier  avec  un  tyran.  On  dit  qu'un 
monarque  d'Egypte  fit  avertir  le  roi  de  Samos 
de  sa  cruauté  et  de  sa  tyrannie,  et  le  somma  de 
s'en  corriger  :  comme  il  ne  le  fit  pas,  il  lui  envoya 
dire  qu'il  renonçait  à  son  amitié  et  à  son  alliance. 

La  conquête  ne  donne  point  un  droit  par  elle- 
même.  Lorsque  le  peuple  subsiste,  elle  est  un  gage 
de  la  paix  et  de  la  réparation  du  tort  ;  et,  si  le 
peuple  est  détruit  ou  dispersé,  elle  est  le  monu- 
ment d'une  tyrannie. 

Les  traités  de  paix  sont  si  sacrés  parmi  les 
hommes,  qu'il  semble  qu'ils  soient  la  voix  de  la 
nature  qui  réclame  ses  droits.  Ils  sont  tous  légi- 
times lorsque  les  conditions  en  sont  teUes  que  les 
deux  peuples  peuvent  se  conserver  ;  sans  quoi, 
celle  des  deux  sociétés  qui  doit  périr,  privée  de 
sa  défense  naturelle  par  la  paix,  la  peut  chercher 
dans  la  guerre. 

Car  la  nature,  qui  a  établi  les  différents  degrés 
de  force  et  de  faiblesse  panni  les  hommes,  a  encore 
souvent  égalé  la  faiblesse  à  la  force  par  le  déses- 
poir. 

De  Paris,  le  4  de  la  lune  de  zilhagé,  1716. 


7« 


202  LETTRES   PERSANES 

Lettre  XCVIL  —  Le  premier  eunuque  a  Usbek. 
A  Paris. 

Il  est  arrivé  ici  beaucoup  de  femmes  jaunes  du 
royaume  de  Visapour  :  j'en  ai  acheté  une  pour 
ton  frère  le  gouverneur  de  Mazenderan,  qui  m'en- 
voya, il  y  a  un  mois,  son  commandement  sublime 
et  cent  tomans. 

Je  me  connais  en  femmes,  d'autant  mieux  qu'elles 
ne  me  surprennent  pas,  et  qu'en  moi  les  yeux  ne 
sont  point  troublés  par  les  mouvements  du  cœur. 

Je  n'ai  jamais  vu  de  beauté  si  singulière  et  si 
parfaite  :  ses  yeux  brillants  portent  la  vie  sur 
son  visage,  et  relèvent  l'éclat  d'une  couleur  qui 
pourrait  effacer  tous  les  charmes  de  la  Circassie. 

Le  premier  eunuque  d'un  négociant  d'Ispahan 
la  marchandait  avec  moi  ;  mais  elle  se  dérobait 
dédaigneusement  à  ses  regards,  et  semblait  cher- 
cher les  miens,  comme  si  elle  avait  voulu  me  dire 
qu'un  vil  marchand  n'était  pas  digne  d'elle,  et 
qu'elle  était  destinée  à  un  plus  illustre  époux. 

Je  te  l'avoue,  je  sens  dans  moi-même  une  joie 
secrète  quand  je  pense  aux  charmes  de  cette  belle 
personne  :  il  me  semble  que  je  la  vois  entrer  dans 
le  sérail  de  ton  frère  ;  je  me  plais  à  prévoir  l'étonne- 
ment  de  toutes  ses  femmes,  la  douleur  impérieuse 
des  unes,  l'affliction  muette  mais  plus  douloureuse 
des  autres,  la  consolation  maligne  de  celles  qui 
n'espèrent  plus  rien,  et  l'ambition  irritée  de  celles 
qui  espèrent  encore. 

Je  vais  d'un  bout  du  ro3^aume  à  l'autre  faire 
changer  tout  un  sérail  de  face.  Que  de  passions  je 
vais  émouvoir  !  que  de  craintes  et  de  peines  je 
prépare  ! 


LETTRES   PERSANES  203 

Cependant,  dans  le  trouble  du  dedans,  le  dehors 
ne  sera  pas  moins  tranquille  ;  les  grandes  révolu- 
tions seront  cachées  dans  le  fond  du  cœur  ;  les 
chagrins  seront  dévorés,  et  les  joies  contenues  ; 
l'obéissance  ne  sera  pas  moins  exacte,  et  les  règles 
moins  inflexibles  ;  la  douceur,  toujours  contrainte 
de  paraître,  sortira  du  fond  même  du  déses- 
poir. 

Nous  remarquons  que  plus  nous  avons  de 
femjnes  sous  nos  yeux,  moins  elles  nous  donnent 
d'embarras.  Une  plus  grande  nécessité  de  plaire, 
moins  de  facilité  de  s'unir,  plus  d'exemples  de 
soumission,  tout  cela  leur  forme  des  chaînes. 
Les  unes  sont  sans  cesse  attentives  sur  les  dé- 
marches des  autres  :  il  semble  que,  de  concert 
avec  nous,  elles  travaillent  à  se  rendre  plus  dé- 
pendantes ;  elles  font  presque  la  moitié  de  notre 
office,  et  nous  ouvrent  les  yeux  quand  nous  les 
fermons.  Que  dis-je?  elles  irritent  sans  cesse  le 
maître  contre  leurs  rivales  ;  et  elles  ne  voient  pas 
combien  elles  se  trouvent  près  de  celles  qu'on 
punit. 

Mais  tout  cela,  magnifique  seigneur,  tout  cela 
n'est  rien  sans  la  présence  du  maître.  Que  pouvons- 
nous  faire  avec  ce  vain  fantôme  d'une  autorité 
qui  ne  se  communique  jamais  tout  entière?  Nous 
ne  représentons  que  faiblement  la  moitié  de  toi- 
même  ;  nous  ne  pouvons  que  leur  montrer  une 
odieuse  sévérité.  Toi,  tu  tempères  la  crainte  par 
les  espérances  :  plus  absolu  quand  tu  caresses, 
que  tu  ne  l'es  quand  tu  menaces. 

Reviens  donc,  magnifique  seigneur,  reviens  dans 
ces  lieux  porter  partout  les  marques  de  ton  em- 
pire. Viens  adoucir  des  passions  désespérées  ; 
\-iens  ôter  tout  prétexte  de  faillir  ;  viens  apaiser 
l'amour  qui  murmure,  et  rendre  le  devoir  même 


204  LETTRES   PERSANES 

aimable  ;  viens  enfin  soulager  tes  fidèles  eunuques 
d'un  fardeau  qui  s'appesantit  chaque  jour. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  8  de  la  lune  de  zilhagé,  1716, 


Lettre  XCVHL  —  Usbek  a  Hassein,  dervis  de 

LA   MONTAGNE    DE   JaRON. 

O  toi,  sage  dervis,  dont  l'esprit  curieux  brille 
de  tant  de  connaissances,  écoute  ce  que  je  vais 
te  dire. 

Il  y  a  ici  des  philosophes  qui,  à  la  vérité,  n'ont 
point  atteint  jusqu'au  faîte  de  la  sagesse  orientale  ; 
ils  n'ont  point  été  ravis  jusqu'au  trône  lumineux  ; 
ils  n'ont  ni  entendu  les  paroles  ineffables  dont 
les  concerts  des  anges  retentissent,  ni  senti  les 
formidables  accès  d'une  fureur  divine  ;  mais, 
laissés  à  eux-mêmes,  privés  des  saintes  merveilles, 
ils  suivent  dans  le  silence  les  traces  de  la  raison 
humaine. 

Tu  ne  saurais  croire  jusqu'où  ce  guide  les  a 
conduits.  Ils  ont  débrouillé  le  chaos,  et  ont  ex- 
pliqué, par  une  mécanique  simple,  l'ordre  de 
l'architecture  divine.  L'auteur  de  la  nature  a 
donné  du  mouvement  à  la  matière  :  il  n'en  a  pas 
fallu  davantage  pour  produire  cette  prodigieuse 
variété  d'effets  que  nous  voyons  dans  l'univers. 

Que  les  législateurs  ordinaires  nous  proposent 
des  lois  pour  régler  les  sociétés  des  hommes,  des 
lois  aussi  sujettes  au  changement  que  l'esprit  de 
ceux  qui  les  proposent  et  des  peuples  qui  les 
observent  ;  ceux-ci  ne  nous  parlent  que  des  lois 
générales,  immuables,  étemelles,  qui  s'observent 
sans  aucune  exception,  avec  un  ordre,  une  régu- 
larité et  une  promptitude  infinie,  dans  l'im- 
mensité des  espaces. 


LETTRES  PERSANES  205 

Et  que  crois-tu,  homme  divin,  que  soient  ces 
lois  ?  Tu  t'imagines  peut-être  qu'entrant  dans  le 
conseil  de  l'Étemel,  tu  vas  être  étonné  par  la 
sublimité  des  mystères  ;  tu  renonces  par  avance 
à  comprendre  ;  tu  ne  te  proposes  que  d'admi- 
rer. 

Mais  tu  changeras  bientôt  de  pensée  :  elles 
n'éblouissent  point  par  un  faux  respect  ;  leur 
simplicité  les  a  fait  longtemps  méconnaître,  et 
ce  n'est  qu'après  bien  des  réflexions  qu'on  en  a 
vu  toute  la  fécondité  et  toute  l'étendue. 

La  première  est  que  tout  corps  tend  à  décrire 
une  ligne  droite,  à  moins  qu'il  ne  rencontre  quel- 
que obstacle  qui  l'en  détourne  ;  et  la  seconde, 
qui  n'en  est  qu'une  suite,  c'est  que  tout  corps  qui 
tourne  autour  d'un  centre  tend  à  s'en  éloigner, 
parce  que,  plus  il  en  est  loin,  plus  la  ligne  qu'il 
décrit  approche  de  la  Hgne  droite. 

Voilà,  sublime  dervis,  la  clef  de  la  nature  ; 
voilà  des  principes  féconds  dont  on  tire  des  con- 
séquences à  perte  de  vue,  comme  je  te  le  ferai  voir 
dans  une  lettre  particuHère. 

La  connaissance  de  cinq  ou  six  vérités  a  rendu 
leur  philosophie  pleine  de  miracles,  et  leur  a  fait 
faire  plus  de  prodiges  et  de  merveilles  que  tout 
ce  qu'on  nous  raconte  de  nos  saints  prophètes. 

Car  enfin  je  suis  persuadé  qu'il  n'y  a  aucun  de 
nos  docteurs  qui  n'eût  été  embarrassé,  si  on  lui 
eût  dit  de  peser  dans  une  balance  tout  l'air  qui 
est  autour  de  la  terre,  ou  de  mesurer  toute  l'eau 
qui  tombe  chaque  année  sur  sa  surface  ;  et  qui 
n'eût  pensé  plus  de  quatre  fois  avant  de  dire 
combien  de  lieues  le  son  fait  dans  une  heure  ; 
quel  temps  un  rayon  de  lumière  emploie  à  venir 
de  soleil  à  nous  ;  combien  de  toises  il  y  a  d'ici  à 
Saturne  ;  quelle  est  la  courbe  selon  laquelle  un 


2o6  LETTRES   PERSANES 

vaisseau  doit  être  taillé  pour  être  le  meilleur 
voilier  qu'il  soit  possible. 

Peut-être  que  si  quelque  homme  divin  avait 
orné  les  ouvrages  de  ces  philosophes  de  paroles 
hautes  et  sublimes,  s'il  y  avait  mêlé  des  figures 
hardies  et  des  allégories  mystérieuses,  il  aurait 
fait  un  bel  ouvrage  qui  n'aurait  cédé  qu'au  saint 
Alcoran. 

Cependant,  s'il  te  faut  dire  ce  que  je  pense,  je 
ne  m'accommode  guère  du  style  figuré.  Il  y  a 
dans  notre  Alcoran  un  grand  nombre  de  choses 
puériles  qui  me  paraissent  toujours  telles,  quoi- 
qu'elles soient  relevées  par  la  force  et  la  vie  de 
l'expression.  Il  semble  d'abord  que  les  livres 
inspirés  ne  sont  que  les  idées  divines  rendues  en 
langage  humain  ;  au  contraire,  dans  nos  livres 
saints,  on  trouve  le  langage  de  Dieu  et  les  idées 
des  hommes  :  comme  si,  par  un  admirable  caprice. 
Dieu  y  avait  dicté  les  paroles,  et  que  l'homme  eût 
fourni  les  pensées. 

Tu  diras  peut-être  que  je  parle  trop  librement 
de  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint  parmi  nous  ;  tu  croiras 
que  c'est  le  fruit  de  l'indépendance  où  l'on  vit  dans 
ce  pays.  Non  ;  grâces  au  ciel,  l'esprit  n'a  pas 
corrompu  le  cœur;  et,  tandis  que  je  vivrai,  Hali 
sera  mon  prophète. 

De  Paris,  le  15  de  la  lune  de  chahban,  171 6. 


Lettre   XCIX.    —   Usbek   a   Ibben. 

A  Smyrne. 

Il  n'y  a  point  de  pays  au  monde  où  la  fortune 
soit  si  inconstante  que  dans  celui-ci.  Il  arrive  tous 


LETTRES  PERSANES  207 

les  dix  ans  des  révolutions  qui  précipitent  le  riche 
dans  la  misère,  et  enlèvent  le  pauvre  avec  des 
ailes  rapides  au  comble  des  richesses.  Celui-ci  est 
étonné  de  sa  pauvreté,  celui-là  l'est  de  son  abon- 
dance. Le  nouveau  riche  admire  la  sagesse  de  la 
Providence  ;  le  pauvre,  l'aveugle  fatalité  du  destin. 

Ceux  qui  lèvent  les  tributs  nagent  au  miheu 
des  trésors  :  parmi  eux  il  y  a  peu  de  Tantales. 
Ils  commencent  pourtant  ce  mxétier  par  la  dernière 
m.isère.  Ils  sont  méprisés  comme  de  la  boue  pendant 
qu'ils  sont  pauvres  ;  quand  ils  sont  riches,  on  les 
estime  assez  :  aussi  ne  négligent-ils  rien  pour 
acquérir  de  l'estime. 

Ils  sont  à  présent  dans  ime  situation  bien  terrible. 
On  vient  d'établir  une  chambre  qu'on  appelle  de 
justice,  parce  qu'elle  va  leur  ravir  tout  leur  bien. 
Ils  ne  peuvent  ni  détourner  ni  cacher  leurs  effets  ; 
car  on  les  obhge  de  les  déclarer  au  juste,  sous  peine 
de  la  vie  :  ainsi  on  les  fait  passer  par  un  défilé 
bien  étroit,  je  veux  dire  entre  la  vie  et  leur  argent. 
Pour  comxble  d'infortune,  il  y  a  un  mûnistre  connu 
par  son  esprit,  qui  les  honore  de  ses  plaisanteries, 
et  badine  sur  toutes  les  délibérations  du  conseil.  On 
ne  trouve  pas  tous  les  jours  des  ministres  disposés 
à  faire  rire  le  peuple  ;  et  l'on  doit  savoir  bon  gré  à 
celui-ci  de  l'avoir  entrepris. 

Le  corps  des  laquais  est  plus  respectable  en 
France  qu'ailleurs  :  c'est  un  séminaire  de  grands 
seigneurs  ;  il  remplit  le  vide  des  autres  états. 
Ceux  qui  le  composent  prennent  la  place  des  grands 
m.alheureux,  des  magistrats  ruinés,  des  gentils- 
hommes tués  dans  les  fureurs  de  la  guerre  ;  et, 
quand  ils  ne  peuvent  pas  suppléer  par  eux-mêmes, 
ils  relèvent  toutes  les  grandes  maisons  par  le 
moyen  de  leurs  filles,  qui  sont  comme  une  espèce  de 
fumier  qui  engraisseles  terres  montagneuses  et  arides. 


2o8  LETTRES  PERSANES 

Je  trouve,  Ibben,  la  Providence  admirable  dans 
la  manière  dont  elle  a  distribué  les  richesses.  Si  elle 
ne  les  avait  accordées  qu'aux  gens  de  bien,  on  ne  les 
aurait  pas  assez  distinguées  de  la  vertu,  et  on  n'en 
aurait  plus  senti  tout  le  néant.  Mais,  quand  on 
examine  qui  sont  les  gens  qui  en  sont  les  plus  char- 
gés, à  force  de  mépriser  les  riches,  on  vient  enfin 
à  mépriser  les  richesses. 

De  Paris,  le  26  de  la  lune  de  maharram,  1717. 


Lettre   C.   —   Rica   a   Rhédi, 
A  Venise. 

Je  trouve  les  caprices  de  la  mode,  chez  les  Fran- 
çais, étonnants.  Ils  ont  oublié  comment  ils  étaient 
habillés  cet  été  ;  ils  ignorent  encore  plus  comment 
ils  le  seront  cet  hiver  ;  mais  surtout  on  ne  saurait 
croire  combien  il  en  coûte  à  un  mari  pour  mettre  sa 
femme  à  la  mode. 

Que  me  servirait  de  te  faire  une  description 
exacte  de  leur  habillement  et  de  leurs  parures? 
une  mode  nouvelle  viendrait  détruire  tout  mon 
ouvrage,  comme  celui  de  leurs  ouvriers  ;  et  avant 
que  tu  eusses  reçu  ma  lettre,  tout  serait  changé. 

Une  femme  qui  quitte  Paris  pour  aller  passer 
six  mois  à  la  campagne  en  revient  aussi  antique  que 
si  elle  s'y  était  oubHée  trente  ans.  Le  fils  méconnaît 
le  portrait  de  sa  mère,  tant  l'habit  avec  lequel 
elle  est  peinte  lui  paraît  étranger  ;  il  s'imagine  que 
c'est  quelque  Américaine  qui  y  est  représentée,  ou 
que  le  peintre  a  voulu  exprimer  quelqu'une  de  ses 
fantaisies. 

Quelquefois  les  coiffures  montent  insensiblement. 


LETTRES   PERSANES  209 

et  une  révolution  les  fait  descendre  tout  à  coup. 
Il  a  été  un  temps  que  leur  hauteur  immense 
mettait  le  visage  d'une  femme  au  milieu  d'elle- 
même  ;  dans  un  autre,  c'étaient  les  pieds  qui  oc- 
cupaient cette  place  ;  les  talons  faisaient  un 
piédestal  qui  les  tenait  en  l'air.  Qui  pourrait  le 
croire  ?  les  architectes  ont  été  souvent  obligés  de 
hausser,  de  baisser  et  d'élargir  leurs  portes,  selon 
que  les  parures  des  femmes  exigeaient  d'eux  ce 
changement  ;  et  les  règles  de  leur  art  ont  été  asser- 
vies à  ces  fantaisies.  On  voit  quelquefois  sur  un  visage 
une  quantité  prodigieuse  de  mouches,  et  elles 
disparaissent  toutes  le  lendemain.  Autrefois  les 
femmes  avaient  de  la  taille  et  des  dents;  aujourd'hui 
il  n'en  est  pas  question.  Dans  cette  changeante 
nation,  quoi  qu'en  dise  le  critique,  les  filles  se 
trouvent  autrement  faites  que  leurs  mères. 

Il  en  est  des  manières  et  de  la  façon  de  vivre 
comme  des  modes  :  les  Français  changent  de 
mœurs  selon  l'âge  de  leur  roi.  Le  monarque 
pourrait  même  parvenir  à  rendre  la  nation  grave, 
s'il  l'avait  entrepris.  Le  prince  imprime  le  caractère 
de  son  esprit  à  la  cour,  la  cour  à  la  ville,  la  ville  aux 
provinces.  L'âme  du  souverain  est  un  moule  qui 
donne  la  forme  à  toutes  les  autres. 

De  Paris,  le  8  de  la  lune  de  saphar,  1717. 


Lettre  CI.  —  Rica  au  même. 

Je  te  parlais  l'autre  jour  de  l'inconstance  prodi- 
gieuse des  Français  sur  leurs  modes.  Cependant  il 
est  inconcevable  à  quel  point  ils  en  sont  entêtés  : 
c'est  la  règle  avec  laquelle  ils  jugent  de  tout  ce  qui 
se  fait  chez  les  autres  nations  ;  ils  y  rappellent 


2IO  LETTRES   PERSANES 

tout  ;  ce  qui  est  étranger  leur  paraît  toujours  ridi- 
cule. Je  t'avoue  que  je  ne  saurais  giière  ajuster  cette 
fureur  pour  leurs  costumes  avec  l'inconstance  avec 
laquelle  ils  en  changent  tous  les  jours. 

Quand  je  te  dis  qu'ils  méprisent  tout  ce  qui  est 
étranger,  je  ne  te  parle  que  des  bagatelles  ;  car,  sur 
les  choses  importantes,  ils  semblent  s'être  méfiés 
d'eux-mêmes  jusqu'à  se  dégrader.  Ils  avouent  de 
bon  cœur  que  les  autres  peuples  sont  plus  sages, 
pourvu  qu'on  convienne  qu'ils  sont  mieux  vêtus  ; 
ils  veulent  bien  s'assujettir  aux  lois  d'une  nation 
rivale,  pourvu  que  les  perruquiers  français  décident 
en  législateurs  sur  la  forme  des  perruques  étran- 
gères. Rien  ne  leur  paraît  si  beau  que  de  voir  le 
goût  de  leurs  cuisiniers  régner  du  septentrion  au 
midi,  et  les  ordonnances  de  leurs  coiffeuses  portées 
dans  toutes  les  toilettes  de  l'Europe. 

Avec  ces  nobles  avantages,  que  leur  importe  que 
le  bon  sens  leur  vienne  d'ailleurs,  et  qu'ils  aient  pris 
de  leurs  voisins  tout  ce  qui  concerne  le  gouverne- 
ment politique  et  civil  ? 

Qui  peut  penser  qu'un  ro3^aume,  le  plus  ancien 
et  le  plus  puissant  de  l'Europe,  soit  gouverné, 
depuis  plus  de  dix  siècles,  par  des  lois  qui  ne  sont 
pas  faites  pour  lui  ?  Si  les  Français  avaient  été 
conquis,  ceci  ne  serait  pas  difficile  à  comprendre  ; 
mais  ils  sont  les  conquérants. 

Ils  ont  abandonné  les  lois  anciennes,  faites  par 
leurs  premiers  rois  dans  les  assemblées  générales 
de  la  nation  ;  et,  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que 
les  lois  romaines,  qu'ils  ont  prises  à  la  place,  étaient 
en  partie  faites  et  en  partie  rédigées  par  des  empe- 
reurs contemporains  de  leurs  législateurs. 

Et  afin  que  l'acquisition  fût  entière,  et  que  tout 
le  bon  sens  leur  vînt  d'ailleurs,  ils  ont  adopté  toutes 
les  constitutions  des  papes,   et  en  ont  fait  une 


LETTRES   PERSANES  211 

nouvelle  partie  de  leur  droit  :  nouveau  genre  de 
servitude. 

Il  est  vrai  que,  dans  les  derniers  temps,  on  a 
rédigé  par  écrit  quelques  statuts  des  villes  et 
des  provinces  ;  mais  ils  sont  presque  tous  pris  du 
droit  romain. 

Cette  abondance  de  lois  adoptées,  et,  pour  ainsi 
dire,  naturalisées,  est  si  grande  qu'elle  accable 
également  la  justice  et  les  juges.  Mais  ces  volumes 
de  lois  ne  sont  rien  en  comparaison  de  cette  armée 
effroyable  de  glossateurs,  de  commentateurs,  de 
compilateurs,  gens  aussi  faibles  par  le  peu  de 
justesse  de  leur  esprit  qu'ils  sont  forts  par  leur 
nombre  prodigieux. 

Ce  n'est  pas  tout  :  ces  lois  étrangères  ont  intro- 
duit des  formalités  qui  sont  la  honte  de  la  raison 
humaine.  Il  serait  assez  difficile  de  décider  si  la 
forme  s'est  rendue  plus  pernicieuse,  lorsqu'elle 
est  entrée  dans  la  jurisprudence,  ou  lorsqu'elle 
s'est  logée  dans  la  médecine  ;  si  elle  a  fait  plus  de 
ravages  sous  la  robe  d'un  jurisconsulte  que  sous  le 
large  chapeau  d'un  médecin  ;  et  si  dans  l'une  elle  a 
plus  ruiné  de  gens  qu'elle  n'en  a  tué  dans  l'autre. 

De  Paris,  le  12  de  la  lune  de  saphar,  171 7. 


Lettre   CIL   —   Usbek  a   *'^=*. 

On  parle  toujours  ici  de  la  constitution.  J'entrai 
l'autre  jour  dans  une  maison  où  je  vis  d'abord  un 
gros  homme  avec  un  teint  vermeil,  qui  disait  d'une 
voix  forte  :  «  J'ai  donné  mon  mandement  ;  je  n'irai 
point  répondre  à  tout  ce  que  vous  dites  ;  mais  lisez- 
le  ce  mandement,  et  vous  verrez  que  j'y  ai  résolu 
tous  vos  doutes.  Il  m'a  fallu  bien  suer  pour  le  faire. 


212  LETTRES   PERSANES 

dit-il  en  portant  la  main  sur  le  front  :  j'ai  eu  besoin 
de  toute  ma  doctrine  ;  et  il  m'a  fallu  lire  bien  des 
auteurs  latins.  —  Je  le  crois,  dit  un  homme  qui  se 
trouva  là,  car  c'est  un  bel  ouvrage  ;  et  je  défie  ce 
jésuite  qui  vient  si  souvent  vous  voir  d'en  faire  un 
meilleur.  —  Eh  bien,  lisez-le  donc,  reprit-il,  et  vous 
serez  plus  instruit  sur  ces  matières  dans  [un  quart 
d'heure  que  si  je  vous  en  avais  parlé  deux  heures.  » 
Voilà  comme  il  évitait  d'entrer  en  conversation  et 
de  commettre  sa  suffisance.  Mais,  comme  il  se  vit 
pressé,  il  fut  obligé  de  sortir  de  ses  retranchements; 
et  il  commença  à  dire  théologiquement  force  sottises, 
soutenu  d'un  dervis  qui  les  lui  rendait  très  respec- 
tueusement. Quand  deux  hommes  qui  étaient  là  lui 
niaient  quelque  principe,  il  disait  d'abord  :  «  Cela 
est  certain,  nous  l'avons  jugé  ainsi  ;  et  nous  sommes 
des  juges  infaillibles.  —  Et  comment,  lui  dis-je 
pour  lors,  êtes-vous  des  juges  infaillibles  ?  —  Ne 
voyez-vous  pas,  reprit-il,  que  le  Saint-Esprit  nous 
éclaire  ?  —  Cela  est  heureux,  lui  répondis- je,  car, 
de  la  manière  dont  vous  avez  parlé  tout  aujourd'hui, 
je  reconnais  que  vous  avez  grand  besoin  d'être 
éclairé.  » 

De  Paris,  le  1 8  de  la  lune  de  rebiab  i,  171 7. 


Lettre  CIII.  —  Usbek  a  Ibben. 

A  Smyrne. 

Les  plus  puissants  États  de  l'Europe  sont  ceux 
de  l'empereur,  des  rois  de  France,  d'Espagne  et 
d'Angleterre.  L'Italie  et  une  grande  partie  de 
l'Allemagne  sont  partagées  en  un  nombre  infini 
de  petits  États,  dont  les  princes  sont,  à  proprement 
parler,  les  martyrs  de  la  souveraineté.  Nos  glorieux 


LETTRES   PERSANES  213 

sultans  ont  plus  de  femmes  que  la  plupart  de  ces 
princes  n'ont  de  sujets.  Ceux  d'Italie,  qui  ne  sont 
pas  si  unis,  sont  plus  à  plaindre  ;  leurs  Etats  sont 
ouverts  comme  des  caravansérails,  où  ils  sont 
obligés  de  loger  les  premiers  qui  viennent  :  il 
faut  donc  qu'ils  s'attachent  aux  grands  princes,  et 
leur  fassent  part  de  leur  frayeur  plutôt  que  de  leur 
amitié. 

La  plupart  des  gouvernements  d'Europe  sont 
monarchiques,  ou  plutôt  sont  ainsi  appelés  ;  car 
je  ne  sais  pas  s'il  y  en  a  jamais  eu  véritablement 
de  tels  ;  au  moins  est-il  impossible  qu'ils  aient 
subsisté  longtemps  dans  leur  pureté.  C'est  un  État 
violent  qui  dégénère  toujours  en  despotisme  ou  en 
répubhque.  La  puissance  ne  peut  jamais  être 
également  partagée  entre  le  peuple  et  le  prince  ; 
l'équilibre  est  trop  difficile  à  garder  :  il  faut  que  le 
pouvoir  diminue  d'un  côté  pendant  qu'il  augmente 
de  l'autre  ;  mais  l'avantage  est  ordinairement  du 
côté  du  prince,  qui  est  à  la  tête  des  armées. 

Aussi  le  pouvoir  des  rois  d'Europe  est-il  bien 
grand,  et  on  peut  dire  qu'ils  l'ont  tel  qu'ils  le  veu- 
lent :  mais  ils  ne  l'exercent  point  avec  tant  d'éten- 
due que  nos  sultans  ;  premièrement,  parce  qu'ils 
ne  veulent  point  choquer  les  mœurs  et  la  religion 
des  peuples  ;  secondement,  parce  qu'il  n'est  pas  de 
leur  intérêt  de  le  porter  si  loin. 

Rien  ne  rapproche  plus  les  princes  de  la  condition 
de  leurs  sujets  que  cet  immense  pouvoir  qu'ils 
exercent  sur  eux  ;  rien  ne  les  soumet  plus  aux  revers 
et  aux  caprices  de  la  fortune. 

L'usage  où  ils  sont  de  faire  mourir  tous  ceux  qui 
leur  déplaisent,  au  moindre  signe  qu'ils  font,  ren- 
verse la  proportion  qui  doit  être  entre  les  fautes  et 
les  peines,  qui  est  comme  l'âme  des  États  et  l'har- 
monie des  empires  ;  et  cette  proportion,    scrupu- 


214  LETTRES   PERSANES 

leusement  gardée  par  les  princes  chrétiens,  leur 
donne  un  avantage  infini  sur  nos  sultans. 

Un  Persan  qui,  par  imprudence  ou  par  malheur, 
s'est  attiré  la  disgrâce  du  prince,  est  sûr  de  mourir  : 
la  moindre  faute  ou  le  moindre  caprice  le  met  dans 
cette  nécessité.  Mais,  s'il  avait  attenté  à  la  vie  de 
son  souverain,  s'il  avait  voulu  livrer  ses  places  aux 
ennemis,  il  en  serait  quitte  aussi  pour  perdre  la  vie  : 
il  ne  court  donc  pas  plus  de  risque  dans  ce  dernier 
cas  que  dans  le  premier. 

Aussi,  dans  la  moindre  disgrâce,  voyant  la  mort 
certaine,  et  ne  voyant  rien  de  pis,  il  se  porte  naturel- 
lement à  troubler  l'État,  et  à  conspirer  contre  le 
souverain,  seule  ressource  qui  lui  reste. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  grands  d'Europe,  à 
qui  la  disgrâce  n'ôte  rien  que  la  bienveillance  et  la 
faveur.  Ils  se  retirent  de  la  cour,  et  ne  songent  qu'à 
jouir  d'une  vie  tranquille  et  des  avantages  de  leur 
naissance.  Comme  on  ne  les  fait  guère  périr  que 
pour  le  crime  de  lèse-majesté,  ils  craignent  d'y 
tomber,  par  la  considération  de  ce  qu'ils  ont  à 
perdre,  et  du  peu  qu'ils  ont  à  gagner  ;  ce  qui  fait 
qu'on  voit  peu  de  révoltes,  et  peu  de  princes  morts 
d'une  mort  violente. 

Si,  dans  cette  autorité  illimitée  qu'ont  nos 
princes,  ils  n'apportaient  pas  tant  de  précautions 
pour  mettre  leur  vie  en  sûreté,  ils  ne  vivraient  pas 
un  jour  ;  et  s'ils  n'avaient  à  leur  solde  un  nombre 
innombrable  de  troupes  pour  tjTanniser  le  reste  de 
leurs  sujets,  leur  empire  ne  subsisterait  pas  un  mois. 

Il  n'y  a  que  quatre  ou  cinq  siècles  qu'un  roi  de 
France  ^  prit  des  gardes,  contre  l'usage  de  ces  temps- 
là,  pour  se  garantir  des  assassins  qu'un  petit  prince 
d'Asie^  avait  envoyés  pour  le  faire  périr  ;  jusque- 

^  Philippe  Auguste.  —  -  Le  Vieux  de  la  Montagne. 


LETTRES   PERSANES  215 

là  les  rois  avaient  vécu  tranquilles  au  milieu  de 
leurs  sujets,  comme  des  pères  au  milieu  de  leurs 
enfants. 

Bien  loin  que  les  rois  de  France  puissent  de  leur 
propre  mouvement  ôter  la  vie  à  un  de  leurs  sujets, 
comme  nos  sultans,  ils  portent  au  contraire  tou- 
jours avec  eux  la  grâce  de  tous  les  criminels  :  il 
suffit  qu'un  homme  ait  été  assez  heureux  pour  voir 
l'auguste  visage  de  son  prince,  pour  qu'il  cesse 
d'être  indigne  de  \'ivre.  Ces  monarques  sont  comme 
le  soleil,  qui  porte  partout  la  chaleur  et  la  vie. 

De  Paris,  le  8  de  la  lune  de  rebiab  2,  1717. 


Lettre  CIV.  —  Usbek  au  même. 

Pour  suivre  l'idée  de  ma  dernière  lettre,  voici 
à  peu  près  ce  que  me  disait  l'autre  jour  un  Européen 
assez  sensé  : 

«Le  plus  mauvais  parti  que  les  princes  d'Asie 
aient  pu  prendre,  c'est  de  se  cacher  comme  ils  font. 
Ils  veulent  se  rendre  plus  respectables  ;  mais  ils  font 
respecter  la  royauté,  et  non  pas  le  roi  ;  et  attachent 
l'esprit  des  sujets  à  un  certain  trône,  et  non  pas  à 
une  certaine  personne. 

«Cette  puissance  invisible  qui  gouverne  est  tou- 
jours la  même  pour  le  peuple.  Quoique  dix  rois,  qu'il 
ne  connaît  que  de  nom,  se  soient  égorgés  l'un  après 
l'autre,  il  ne  sent  aucune  différence  :  c'est  comme 
s'il  avait  été  gouverné  successivement  par  des 
esprits. 

«Si  le  détestable  parricide  de  notre  grand  roi 
Henri  IV  avait  porté  ce  coup  sur  un  roi  des  Indes, 
maître  du  sceau  royal  et  d'un  trésor  immense  qui 
aurait  semblé  amassé  pour  lui,  il  aurait  pris  tran- 


2l6  LETTRES   PERSANES 

quillement  les  rênes  de  l'empire,  sans  qu'un  seul 
homme  eût  pensé  à  réclamer  son  roi,  sa  famille  et 
ses  enfants. 

«On  s'étonne  de  ce  qu'il  n'y  a  presque  jamais  de 
changement  dans  le  gouvernement  des  princes 
d'Orient  ;  et  d'où  vient  cela,  si  ce  n'est  de  ce  qu'il 
est  tyrannique  et  affreux  ? 

«  Les  changements  ne  peuvent  être  faits  que  par  le 
prince  ou  par  le  peuple  ;  mais  là,  les  princes  n'ont 
garde  d'en  faire,  parce  que  dans  un  si  haut  degré 
de  puissance  ils  ont  tout  ce  qu'ils  peuvent  avoir  : 
s'ils  changeaient  quelque  chose,  ce  ne  pourrait  être 
qu'à  leur  préjudice. 

«Quant  aux  sujets,  si  quelqu'un  d'eux  forme 
quelque  résolution,  il  ne  saurait  l'exécuter  sur 
l'État  ;  il  faudrait  qu'il  contre-balançât  tout  à  coup 
une  puissance  redoutable  et  toujours  unique  ; 
le  temps  lui  manque  comme  les  moyens;  mais 
il  n'a  qu'à  aller  à  la  source  de  ce  pouvoir  ;  et  il  ne 
lui  faut  qu'un  bras  et  qu'un  instant. 

«  Le  meurtrier  monte  sur  le  trône  pendant  que  le 
monarque  en  descend,  tombe,  et  va  expirer  à  ses 
pieds. 

«Un  mécontent  en  Europe  songe  à  entretenir 
quelque  intelligence  secrète,  à  se  jeter  chez  les  enne- 
mis, à  se  saisir  de  quelque  place,  à  exciter  quelques 
vains  murmures  parmi  les  sujets.  Un  mécontent  en 
Asie  va  droit  au  prince,  étonne,  frappe,  renverse  :  il 
en  efface  jusqu'à  l'idée  ;  dans  un  instant,  l'esclave 
et  le  maître  ;  dans  un  instant,  usurpateur  et 
légitime. 

«  Malheureux  le  roi  qui  n'a  qu'une  tête  1  il  semble 
ne  réunir  sur  elle  toute  sa  puissance  que  pour 
indiquer  au  premier  ambitieux  l'endroit  où  il  la 
trouvera  tout  entière.  » 

De  Paris,  le  17  de  la  lune  de  rebiab  2,  171 7. 


LETTRES   PERSANES  217 

Lettre  CV.  —  Usbek  au  même. 

Tous  les  peuples  d'Europe  ne  sont  pas  également 
soumis  à  leurs  prince'S  :  par  exemple,  l'humeur 
impatiente  des  Anglais  ne  laisse  guère  à  leur  roi 
le  temps  d'appesantir  son  autorité.  La  soumission 
et  l'obéissance  sont  les  vertus  dont  ils  se  piquent 
le  moins.  Ils  disent  là-dessus  des  choses  bien  extra- 
ordinaires. Selon  eux,  il  n'y  a  qu'un  lien  qui  puisse 
attacher  les  hommes,  qui  est  celui  de  la  gratitude  : 
un  mari,  une  femme,  un  père  et  un  hls,  ne  sont  liés 
entre  eux  que  par  l'amour  qu'ils  se  portent,  ou  par 
les  bienfaits  qu'ils  se  procurent  ;  et  ces  motifs 
divers  de  reconnaissance  sont  l'origine  de  tous  les 
royaumes  et  de  toutes  les  sociétés. 

Mais  si  un  prince,  bien  loin  de  faire  vivre  ses  sujets 
heureux,  veut  les  accabler  et  les  détruire,  le  fonde- 
ment de  l'obéissance  cesse  ;  rien  ne  les  lie,  rien  ne 
les  attache  à  lui  ;  et  ils  rentrent  dans  leur  liberté 
naturelle.  Ils  soutiennent  que  tout  pouvoir  sans 
bornes  ne  saurait  être  légitime,  parce  qu'il  n'a 
jamais  pu  avoir  d'origine  légitime,  «  Car  nous  ne 
pouvons  pas,  disent-ils,  donner  à  un  autre  plus  de 
pouvoir  sur  nous  que  nous  n'en  avons  nous-mêmes  : 
or,  nous  n'avons  pas  sur  nous-mêmes  un  pouvoir 
sans  bornes  ;  par  exemple,  nous  ne  pouvons  pas 
nous  ôter  la  vie  :  personne  n'a  donc,  concluent-ils, 
sur  la  terre  un  tel  poTivoir.  » 

Le  crime  de  lèse-majesté  n'est  autre  chose,  selon 
eux,  que  le  crime  que  le  plus  faible  commet  contre 
le  plus  fort  en  lui  désobéissant,  de  quelque  manière 
qu'il  lui  désobéisse.  Aussi  le  peuple  d'Angleterre, 
qui  se  trouva  le  plus  fort  contre  un  de  leurs  rois, 
déclara-t-il  que  c'était  un  crime  de  lèse-majesté  à 
un  prince  de  faire  la  guerre  à  ses  sujets.  Ils  ont  donc 


2i8  LETTRES   PERSANES 

grande  raison  quand  ils  disent  que  le  précepte  de 
leur  Alcoran,  qui  ordonne  de  se  soumettre  aux 
puissances,  n'est  pas  bien  difficile  à  suivre,  puisqu'il 
leur  est  impossible  de  ne  le  pas  observer  ;  d'autant 
que  ce  n'est  pas  au  plus  vertueux  qu'on  les  oblige 
de  se  soumettre,  mais  à  celui  qui  est  le  plus  fort. 

Les  Anglais  disent  qu'un  de  leurs  rois  qui  avait 
vaincu  et  pris  prisonnier  un  prince  qui  s'était 
révolté  et  lui  disputait  la  couronne,  ayant  voulu 
lui  reprocher  son  infidélité  et  sa  perfidie  :  «  Il  n'y  a 
qu'un  moment,  dit  le  prince  infortuné,  qu'il  vient 
d'être  décidé  lequel  de  nous  deux  est  le  traître.  » 

Un  usurpateur  déclare  rebelles  tous  ceux  qui 
n'ont  point  opprimé  la  patrie  comme  lui  ;  et, 
croyant  qu'il  n'y  a  pas  de  loi  là  où  il  ne  voit 
point  de  juges,  il  fait  révérer  comme  des  arrêts  du 
ciel  les  caprices  du  hasard  et  de  la  fortune. 

De  Paris,  le  20  de  la  lune  de  rebiab  2,  1717. 


Lettre  CVL  —  Rhédi  a  Usbek. 
A  Paris. 

Tu  m'as  beaucoup  parlé  dans  une  de  tes  lettres 
des  sciences  et  des  arts  cultivés  en  Occident.  Tu 
me  vas  regarder  comme  un  barbare  ;  mais  je  ne 
sais  si  l'utilité  que  l'on  en  retire  dédommage  les 
hommes  du  mauvais  usage  que  l'on  en  fait  tous 
les  jours. 

J'ai  ouï  dire  que  la  seule  invention  des  bombes 
avait  ôté  la  liberté  à  tous  les  peuples  d'Europe. 
Les  princes  ne  pouvant  plus  confier  la  garde  des 
places  aux  bourgeois,  qui,  à  la  première  bombe,  se 
seraient  rendus,  ont  eu  un  prétexte  pour  entre- 


LETTRES   PERSANES  219 

tenir  de  gros  corps  de  troupes  réglés  avec  les- 
quelles ils  ont  dans  la  suite  opprimé  leurs  sujets. 

Tu  sais  que  depuis  l'invention  de  la  poudre  il 
vJy  a  plus  de  places  imprenables,  c'est-à-dire, 
Usbek,  qu'il  n'y  a  plus  d'asile  sur  la  terre  contre 
l'injustice  et  la  violence. 

Je  tremble  toujours  qu'on  ne  parvienne  à  la 
fin  à  découvrir  quelque  secret  qui  fournisse  une 
voie  plus  abrégée  pour  faire  périr  les  hommes, 
détruire  les  peuples  et  les  nations  entières. 

Tu  as  lu  les  historiens  ;  fais-y  bien  attention  : 
presque  toutes  les  monarchies  n'ont  été  fondées  que 
sur  l'ignorance  des  arts,  et  n'ont  été  détruites 
que  parce  qu'on  les  a  trop  cultivés.  L'ancien  em- 
pire de  Perse  peut  nous  en  fournir  un  exem.ple 
domestique. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  je  suis  en  Europe  ; 
mais  j'ai  ouï  parler  à  des  gens  sensés  des  ravages 
de  la  chimie.  Il  semble  que  ce  soit  un  quatrième 
fléau  qui  ruine  les  honmies  et  les  détruit  en  détail, 
mais  continuellement,  tandis  que  la  guerre,  la 
peste,  la  famine,  les  détruisent  en  gros,  mais  par 
interv^alles. 

Que  nous  a  servd  l'invention  de  la  boussole  et 
la  découverte  de  tant  de  peuples,  qu'à  nous  com- 
muniquer leurs  maladies  plutôt  que  leurs  richesses  ? 
L'or  et  l'argent  avaient  été  établis  par  une  conven- 
tion générale  pour  être  le  prix  de  toutes  les  mar- 
chandises et  un  gage  de  leur  valeur,  par  la  raison 
que  ces  métaux  étaient  rares  et  inutiles  à  tout 
autre  usage  :  que  nous  importait-il  donc  qu'ils 
devinssent  plus  communs,  et  que,  pour  marquer 
la  valeur  d'une  denrée,  nous  eussions  deux  ou 
trois  signes  au  lieu  d'un  ?  Cela  n'en  était  que  plus 
incommode. 

Mais,  d'un  autre  côté,  cette  invention  a  été  bien 


220  LETTRES   PERSANES 

pernicieuse  aux  paj^s  qui  ont  été  découverts.  Les 
nations  entières  ont  été  détruites  ;  et  les  hommes  qui 
ont  échappé  à  la  mort  ont  été  réduits  à  une  servi- 
tude si  rude  que  le  récit  en  a  fait  frémir  les  musul- 
mans. 

Heureuse  l'ignorance  des  enfants  de  Mahomet  ! 
Aimable  simplicité  si  chérie  de  notre  saint  pro- 
phète, vous  me  rappelez  toujours  la  naïveté  des 
anciens  temps,  et  la  tranquillité  qui  régnait  dans 
le  cœur  de  nos  premiers  pères. 

De  Venise,  le  2  de  la  lune  de  i-hamazan,  171 7. 


Lettre  CVIL  —  Usbek  a  Rhédi. 
A   Venise. 

Ou  tu  ne  penses  pas  ce  que  tu  dis,  ou  bien  tu 
fais  mieux  que  tu  ne  penses.  Tu  as  quitté  ta  patrie 
pour  t'instruire,  et  tu  méprises  toute  instruction  : 
tu  viens  pour  te  former  dans  un  pays  où  l'on 
cultive  les  beaux-arts,  et  tu  les  regardes  comme 
pernicieux.  Te  le  dirai-je,  Rhédi  ?  Je  suis  plus 
d'accord  avec  toi  que  tu  ne  l'es  avec  toi-même. 

As-tu  bien  réfléchi  à  l'état  barbare  et  mal- 
heureux où  nous  entraînerait  la  perte  des  arts  ? 
Il  n'est  pas  nécessaire  de  se  l'imaginer,  on  peut  le 
voir.  Il  y  a  encore  des  peuples  sur  la  terre  chez 
lesquels  un  singe  passablement  instruit  pourrait 
vivre  avec  honneur  ;  il  s'y  trouverait  à  peu  près 
à  la  portée  des  autres  habitants,  on  ne  lui  trouve- 
rait point  l'esprit  singulier  ni  le  caractère  bizarre  ; 
il  passerait  tout  comme  un  autre,  et  serait  distin- 
gué même  par  sa  gentillesse. 

Tu  dis  que  les  fondateurs  des  empires  ont  presque 


LETTRES   PERSANES  221 

tous  ignoré  les  arts.  Je  ne  te  nie  pas  que  des  peuples 
barbares  n'aient  pu,  comme  des  torrents  impétueux, 
se  répandre  sur  la  terre,  et  couvrir  de  leurs  armées 
féroces  les  royaumes  les  mieux  policés.  Mais 
prends-y  garde,  ils  ont  appris  les  arts,  ou  les  ont 
fait  exercer  aux  peuples  vaincus  ;  sans  cela  leur 
puissance  aurait  passé  comme  le  bruit  du  tonnerre 
et  des  tempêtes. 

Tu  crains,  dis-tu,  que  l'on  invente  quelque  ma- 
nière de  destruction  plus  cruelle  que  celle  qui  est 
en  usage.  Non  :  si  une  fatale  invention  venait  à 
se  découvrir,  elle  serait  bientôt  prohibée  par  le 
droit  des  gens  :  et  le  consentement  unanime  des 
nations  ensevelirait  cette  découverte.  Il  n'est 
point  de  l'intérêt  des  princes  de  faire  des  conquêtes 
par  de  pareilles  voies  :  ils-  doivent  chercher  des 
sujets,  et  non  pas  des  terres. 

Tu  te  plains  de  l'invention  de  la  poudre  et  des 
bombes  :  tu  trouves  étrange  qu'il  n'y  ait  plus  de 
place  imprenable  :  c'est-à-dire  que  tu  trouves 
étrange  que  les  guerres  soient  aujourd'hui  ter- 
minées plus  tôt  qu'elles  ne  l'étaient  autrefois. 

Tu  dois  avoir  remarqué,  en  lisant  les  histoires, 
que,  depuis  l'invention  de  la  poudre,  les  batailles 
sont  beaucoup  moins  sanglantes  qu'elles  ne  l'é- 
taient, parce  qu'il  n'y  a  presque  plus  de  mêlée. 

Et,  quand  il  se  serait  trouvé  quelque  cas  parti- 
culier où  un  art  aurait  été  préjudiciable,  doit-on 
pour  cela  le  rejeter  ?  Penses-tu,  Rhédi,  que  la 
religion  que  notre  saint  prophète  a  apportée  du 
ciel  soit  pernicieuse,  parce  qu'elle  servira  quelque 
jour  à  confondre  les  perfides  chrétiens  ? 

Tu  crois  que  les  arts  amollissent  les  peuples,  et 
par  là  sont  cause  de  la  chute  des  empires.  Tu 
parles  de  la  mine  de  celui  des  anciens  Perses,  qui 
fut  l'effet  de  leur  mollesse  :  mais  il  s'en  faut  bien 


222  LETTRES   PERSANES 

que  cet  exemple  décide,  puisque  les  Grecs,  qui  les 
subjuguèrent,  cultivaient  les  arts  avec  infiniment 
plus  de  soin  qu'eux. 

Quand  on  dit  que  les  arts  rendent  les  hommes 
efféminés,  on  ne  parle  pas  du  moins  des  gens 
qui  s'y  appliquent,  puisqu'ils  ne  sont  jamais  dans 
l'oisiveté,  qui,  de  tous  les  vices,  est  celui  qui  amollit 
le  plus  le  courage. 

Il  n'est  donc  question  que  de  ceux  qui  en  jouis- 
sent. Mais,  comme  dans  un  pays  policé  ceux  qui 
jouissent  des  commodités  d'un  art  sont  obligés 
d'en  cultiver  un  autre,  à  moins  que  de  se  voir  réduits 
à  une  pauvreté  honteuse,  il  s'ensuit  que  l'oisi- 
veté et  la  mollesse  sont  incompatibles  avec  les 
arts. 

Paris  est  peut-être  la  ville  du  monde  la  plus  sen- 
suelle, et  où  l'on  raffine  le  plus  sur  les  plaisirs  ;  mais 
c'est  peut-être  celle  où  l'on  mène  une  vie  plus  dure. 
Pour  qu'un  homme  vive  délicieusement,  il  faut  que 
cent  autres  travaillent  sans  relâche.  Une  femme 
s'est  mis  dans  la  tête  qu'elle  devait  paraître  à  une 
assemblée  avec  une  certaine  parure  :  il  faut  que 
dès  ce  moment  cinquante  artisans  ne  dorment 
plus,  et  n'aient  plus  le  loisir  de  boire  et  de  manger  ; 
elle  commande,  et  elle  est  obéie  plus  prompte- 
ment  que  ne  serait  notre  monarque,  parce  que 
l'intérêt  est  le  plus  grand  monarque  de  la  terre. 

Cette  ardeur  pour  le  travail,  cette  passion  de 
s'enrichir,  passe  de  condition  en  condition,  depuis 
les  artisans  jusqu'aux  grands.  Personne  n'aime  à 
être  plus  pauvre  que  celui  qu'il  vient  de  voir  immé- 
diatement au-dessous  de  lui.  Vous  vo5^ez  à  Paris 
un  homme  qui  a  de  quoi  vivre  jusqu'au  jour  du 
jugement,  qui  travaille  sans  cesse,  et  court  risque 
d'accourcir  ses  jours  pour  amasser,  dit-il,  de  quoi 
vivre. 


LETTRES   PERSANES  223 

Le  même  esprit  gagne  la  nation  ;  on  n'y  voit 
que  travail  et  qu'industrie.  Où  est  donc  ce  peuple 
efféminé  dont  tu  paries  tant  ? 

Je  suppose,  Rliédi,  qu'on  ne  souffrit  dans  un 
royaume  que  les  arts  absolument  nécessaires  à  la 
culture  des  terres,  qui  sont  pourtant  en  grand  nom- 
bre, et  qu'on  en  bannît  tous  ceux  qui  ne  servent 
qu'à  la  volupté  ou  à  la  fantaisie,  je  le  soutiens,  cet 
Etat  serait  le  plus  misérable  qu'il  y  eût  au  monde. 

Quand  les  habitants  auraient  assez  de  courage 
pour  se  passer  de  tant  de  choses  qu'ils  doivent  à 
leurs  besoins,  le  peuple  dépérirait  tous  les  jours; 
et  l'État  deviendrait  si  faible,  qu'il  n'y  aurait  si 
petite  puissance  qui  ne  fût  en  état  de  le  con- 
quérir. 

Je  pourrais  entrer  ici  dans  un  long  détail,  et 
te  faire  voir  que  les  revenus  des  particuliers  ces- 
seraient presque  absolument,  et  par  conséquent 
ceux  du  prince.  Il  n'y  aurait  presque  plus  de  rela- 
tion de  facultés  entre  les  citoyens  ;  cette  circu- 
lation de  richesses,  et  cette  progression  de  revenus 
qui  \àent  de  la  dépendance  où  sont  les  arts  les  uns 
des  autres,  cesseraient  absolument  ;  chacun  ne 
tirerait  de  revenu  que  de  sa  terre,  et  n'en  tirerait 
précisément  que  ce  qu'il  lui  faut  pour  ne  pas 
mourir  de  faim.  Mais,  comme  ce  n'est  pas  la  cen- 
tième partie  du  revenu  d'un  royaume,  il  faudrait 
que  le  nombre  des  habitants  diminuât  à  propor- 
tion, et  qu'il  n'en  restât  que  la  centième  partie. 

Fais  bien  attention  jusqu'où  vont  les  revenus  de 
l'industrie.  Un  fonds  ne  produit  annuellement  à 
son  maître  que  la  \'ingtième  partie  de  sa  valeur  ; 
mais,  avec  une  pistole  de  couleur,  un  peintre  fera 
un  tableau  qui  lui  en  vaudra  cinquante.  On  en 
peut  dire  de  mêmes  des  orfèvres,  des  ouvriers  en 
laine,  en  soie,  et  de  toutes  sortes  d'artisans. 


224  LETTRES   PERSANES 

De  tout  ceci  il  faut  conclure,  Rhédi,  que,  pour 
qu'un  prince  soit  puissant,  il  faut  que  ses  sujets 
vivent  dans  les  délices  ;  il  faut  qu'il  travaille  à  leur 
procurer  toutes  sortes  de  superfluités  avec  autant 
.d'attention  que  les  nécessités  de  la  vie. 

De  Paris,  le  14  de  la  lune  de  chalval,  171 7. 


Lettre  CVIIL  —  Rica  a  Ibben. 
A  Smyrne. 

J'ai  vu  le  jeune  monarque.  Sa  vie  est  bien  pré- 
cieuse à  ses  sujets  ;  elle  ne  l'est  pas  moins  à  toute 
l'Europe  par  les  grands  troubles  que  sa  mort  pour- 
rait produire.  Mais  les  rois  sont  comme  les  dieux  ; 
et,  pendant  qu'ils  vivent,  on  doit  les  croire  immor- 
tels. Sa  physionomie  est  majestueuse,  mais  char- 
mante :  une  belle  éducation  semble  concourir 
avec  un  heureux  naturel,  et  promet  déjà  un  grand 
prince. 

On  dit  que  l'on  ne  peut  jamais  connaître  le 
caractère  des  rois  d'Occident  jusqu'à  ce  qu'ils 
aient  passé  par  les  deux  grandes  épreuves  de  leur 
maîtresse  et  de  leur  confesseur.  On  verra  bientôt 
l'un  et  l'autre  travailler  à  se  saisir  de  l'esprit  de 
celui-ci  ;  et  il  se  livrera  pour  cela  de  grands  com- 
bats. Car,  sous  un  jeune  prince,  ces  deux  puis- 
sances sont  toujours  rivales  ;  mais  elles  se  con- 
cilient et  se  réunissent  sous  un  vieux.  Sous  un 
jeune  prince,  le  dervis  a  un  rôle  bien  difficile  à 
soutenir  :  la  force  du  roi  fait  sa  faiblesse  ;  mais 
l'autre  triomphe  également  de  sa  faiblesse  et  de 
sa  force. 

Lorsque  j'arrivai  en  France,  je  trouvai  le  feu 


LETTRES   PERSANES  225 

roi  absolument  gouverné  par  les  femmes  ;  et 
cependant,  clans  l'âge  où  il  était,  je  crois  que  c'était 
le  monarque  de  la  terre  qui  en  avait  le  moins  de 
besoin.  J'entendis  un  jour  une  femme  qui  disait  : 
«  Il  faut  que  Ton  fasse  quelque  chose  pour  ce 
jeune  colonel  ;  sa  valeur  m'est  connue  ;  j'en  par- 
lerai au  ministre.  »  Une  autre  disait  :  «  Il  est  sur- 
prenant que  ce  jeune  abbé  ait  été  oublié  ;  il  faut 
qu'il  soit  évêque  ;  il  est  homme  de  naissance,  et 
je  pourrais  répondre  de  ses  mœurs.  »  Il  ne  faut 
pas  pourtant  que  tu  t'imagines  que  celles  qui  te- 
naient ces  discours  fussent  des  favorites  du  prince  ; 
elles  ne  lui  avaient  peut-être  pas  parlé  deux  fois 
en  leur  vie  :  chose  pourtant  très-  facile  à  faire  chez 
les  princes  européens.  Mais  c'est  qu'il  n'y  a  personne 
qui  ait  quelque  emploi  à  la  cour,  dans  Paris,  ou 
dans  les  provinces,  qui  n'ait  une  femme  par  les 
mains  de  laquelle  passent  toutes  les  grâces  et 
quelquefois  les  injustices  qu'il  peut  faire.  Ces 
femmes  ont  toutes  des  relations  les  unes  avec  les 
autres,  et  forment  une  espèce  de  république  dont 
les  membres  toujours  actifs  se  secourent  et  se 
servent  mutuellement  :  c'est  comme  un  nouvel 
État  dans  l'État  ;  et  celui  qui  est  à  la  cour,  à  Paris, 
dans  les  provinces,  qui  voit  agir  des  ministres,  des 
magistrats,  des  prélats,  s'il  ne  connaît  les  femmes 
qui  les  gouvernent,  est  comme  un  homme  qui  voit 
bien  une  machine  qui  joue,  mais  qui  n*'en  connaît 
point  les  ressorts. 

Crois-tu,  Ibben,  qu'une  femme  s'avise  d'être 
la  maîtresse  d'un  ministre  pour  coucher  avec  lui  ? 
Quelle  idée  !  c'est  pour  lui  présenter  cinq  ou  six 
placets  tous  les  matins  ;  et  la  bonté  de  leur  naturel 
paraît  dans  l'empressement  qu'elles  ont  de  faire 
du  bien  à  une  infinité  de  gens  malheureux  qui  leur 
procurent  cent  mille  livres  de  rente. 
8 


226  LETTRES   PERSANES 

On  se  plaint  en  Perse  de  ce  que  le  royaume  est 
gouverné  par  deux  ou  trois  femmes  :  c'est  bien  pis 
en  France,  où  les  femmes  en  général  gouvernent, 
et  prennent  non  seulement  en  gros,  mais  même 
se  partagent  en  détail  toute  l'autorité. 

De  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  chalval,  171 7. 


Lettre  CIX.  —  Usbek  a  ***. 

Il  y  a  une  espèce  de  livres  que  nous  ne  connais- 
sons point  en  Perse,  et  qui  me  paraissent  ici  fort 
à  la  mode  :  ce  sont  les  journaux.  La  paresse  se  sent 
flattée  en  les  lisant  ;  on  est  ravi  de  pouvoir  par- 
courir trente  volumes  en  un  quart  d'heure. 

Dans  la  plupart  des  livres,  l'auteur  n'a  pas  fait 
les  compliments  ordinaires,  que  les  lecteurs  sont 
aux  abois  :  il  les  fait  entrer  à  demi-morts  dans  une 
matière  noyée  au  milieu  d'une  mer  de  paroles.  Celui- 
ci  veut  s'immortaliser  par  un  in-douze  ;  celui-là, 
par  un  in-quarto  :  un  autre,  qui  a  de  plus  belles 
inclinations,  vise  à  l'in-folio  ;  il  faut  donc  qu'il 
étende  son  sujet  à  proportion;  ce  qu'il  fait  sans 
pitié,  comptant  pour  rien  la  peine  du  pauvre 
lecteur,  qui  se  tue  à  réduire  ce  que  l'auteur  a  pris 
tant  de  peine  à  amplifier. 

Je  ne  sais»,  ***,  quel  mérite  il  y  a  à  faire  de  pareils 
ouvrages  :  j'en  ferais  bien  autant  si  je  voulais 
ruiner  ma  santé  et  un  libraire. 

Le  grand  tort  qu'ont  les  journalistes,  c'est  qu'ils 
ne  parlent  que  des  livres  nouveaux  :  comme  si 
la  vérité  était  jamais  nouvelle  !  Il  me  semble  que, 
jusqu'à  ce  qu'un  homme  ait  lu  tous  les  livres  an- 
ciens, il  n'a  aucune  raison  de  leur  préférer  les 
nouveaux. 


LETTRES   PERSANES  227 

Mais  lorsqu'ils  s'imposent  la  loi  de  ne  parler  que 
des  ouvrages  encore  tout  chauds  de  la  forge,  ils 
s'en  imposent  une  autre,  qui  est  d'être  très  ennu- 
3-eux.  Ils  n'ont  garde  de  critiquer  les  livres  dont 
ils  font  les  extraits,  quelque  raison  qu'ils  en  aient  ; 
et,  en  effet,  quel  est  l'homme  assez  hardi  pour 
vouloir  se  faire  dix  ou  douze  ennemis  tous  les 
mois  ? 

La  plupart  des  auteurs  ressemblent  aux  poètes, 
qui  souffriront  une  volée  de  coups  de  bâton  sans 
se  plaindre,  mais  qui,  peu  jaloux  de  leurs  épaules, 
le  sont  si  fort  de  leurs  ouvrages,  qu'ils  ne  sauraient 
soutenir  la  moindre  critique.  Il  faut  donc  bien  se 
donner  de  garde  de  les  attaquer  par  un  endroit  si 
sensible  ;  et  les  journalistes  le  savent  bien.  Ils  font 
donc  tout  le  contraire  :  ils  commencent  par  louer 
la  matière  qui  est  traitée  :  première  fadeur  ;  de  là 
ils  passent  aux  louanges  de  l'auteur  :  louanges 
forcées,  car  ils  ont  affaire  à  des  gens  qui  sent  en- 
core en  haleine,  tout  prêts  à  se  faire  faire  raison, 
et  à  foudroyer  à  coups  de  plume  un  téméraire 
journaliste. 

De  Paris,  le  5  de  la  liine  de  zilcadé,  1718. 


Lettre  CX.  —  Rica  a  ***. 

L'université  de  Paris  est  la  hlle  aînée  des  rois  de 
France,  et  très  aînée,  car  elle  a  plus  de  neuf  cents 
ans  :  aussi  rêve-t-elle  quelquefois. 

On  m'a  conté  qu'elle  eut,  il  y  a  quelque  temps, 
un  grand  démêlé  avec  quelques  docteurs  à  l'occa- 
sion de  la  lettre  Q  \  qu'elle  voulait  que  l'on  pro- 
nonçât comme  un  K.  La  dispute  s'échauffa  si  fort 

1  II  veut  parler  de  la  querelle  de  Ramus. 


228  LETTRES   PERSANES 

que  quelques-uns  furent  dépouillés  de  leurs  biens  : 
il  fallut  que  le  parlement  terminât  le  différend  ;  et 
il  accorda  permission,  par  un  arrêt  solennel,  à 
tous  les  sujets  du  roi  de  France  de  prononcer 
cette  lettre  à  leur  fantaisie.  Il  faisait  beau  voir  les 
deux  corps  de  l'Europe  les  plus  respectables  occupés 
à  décider  du  sort  d'une  lettre  de  l'alphabet  ! 

Il  semble,  mon  cher  ***,  que  les  têtes  des  plus 
grands  hommes  s'étrécissent  lorsqu'elles  sont 
assemblées,  et  que  là  où  il  y  a  plus  de  sages,  il  y 
ait  aussi  moins  de  sagesse.  Les  grands  corps  s'atta- 
chent toujours  si  fort  aux  minuties,  aux  formalités, 
aux  vains  usages,  que  l'essentiel  ne  va  jamais 
qu'après.  J'ai  ouï  dire  qu'un  roi  d'Aragon  ^  ayant 
assemblé  les  États  d'Aragon  et  de  Catalogne,  les 
premières  séances  s'employèrent  à  décider  en 
quelle  langue  les  délibérations  seraient  conçues  : 
la  dispute  était  vive,  et  les  États  se  seraient  rompus 
mille  fois,  si  l'on  n'avait  imaginé  un  expédient, 
qui  était  que  la  demande  serait  faite  en  langage 
catalan,  et  la  réponse  en  aragonais. 

De  Paris,  le  25  de  la  lune  de  zilhagé,  1718. 


Lettre  CXI.  —  Rica  a  ***. 

Le  rôle  d'une  jolie  femme  est  beaucoup  plus 
grave  que  l'on  ne  pense.  Il  n'y  a  rien  de  plus  sérieux 
que  ce  qui  se  passe  le  matin  à  sa  toilette,  au  milieu 
de  ses  domestiques  :  un  général  d'armée  n'emploie 
pas  plus  d'attention  à  placer  sa  droite  ou  son  corps 
de  réserve,  qu'elle  en  met  à  poser  une  mouche  qui 
peut  manquer,  mais  dont  elle  espère  ou  prévoit 
le  succès. 

^  Philippe  IV.  C'était  en  1610. 


LETTRES   PERSANES  229 

Quelle  gêne  d'esprit,  quelle  attention,  pour  con- 
cilier sans  cesse  les  intérêts  de  deux  rivaux,  pour 
paraître  neutre  à  tous  les  deux,  pendant  qu'elle 
est  livrée  à  Tun  et  à  l'autre,  et  se  rendre  média- 
trice sur  tous  les  sujets  de  plainte  qu'elle  leur  donne. 

Quelle  occupation  pour  faire  venir  parties  de 
plaisirs  sur  parties,  les  faire  succéder  et  renaître 
sans  cesse,  et  prévenir  tous  les  accidents  qui  pour- 
raient les  rompre  ! 

Avec  tout  cela,  la  plus  grande  peine  n'est  pas  de 
se  divertir,  c'est  de  le  paraître.  Ennuyez-les  tant  que 
vous  voudrez,  elles  vous  le  pardonneront,  pour\^ 
que  l'on  puisse  croire  qu'elles  se  sont  bien  réjouies. 

Je  fus,  il  y  a  quelques  jours,  d'un  souper  que  des 
femmes  firent  à  la  campagne.  Dans  le  chemin, 
elles  disaient  sans  cesse  :  «  Au  moins  il  faudra 
bien  rire  et  bien  nous  divertir.  » 

Nous  nous  trouvâmes  assez  mal  assortis,  et  par 
conséquent  assez  sérieux.  «  Il  faut  avouer,  dit  une 
de  ces  femmes,  que  nous  nous  divertissons  bien  : 
il  n'y  a  pas  aujourd'hui  dans  Paris  une  partie  si 
gaie  que  la  nôtre.  »  Comme  l'ennui  me  gagnait, 
une  femme  me  secoua,  et  me  dit  :  «  Eh  bien  !  ne 
sommes-nous  pas  de  bonne  humeur  ?  —  Oui,  lui 
répondis- je  en  bâillant  :  je  crois  que  je  crèverai  à 
force  de  rire.  »  Cependant  la  tristesse  triomphait 
toujours  des  réflexions  ;  et,  quant  à  moi,  je  m.e 
sentis  conduit  de  bâillement  en  bâillement  dans  un 
sommeil  léthargique  qui  finit  tous  mes  plaisirs. 

De  Paris,  le  ii  de  la  lune  de  maharram,  1718. 


Lettre  CXIL  —  Usbek  a  ***. 

Le  règne  du  feu  roi  a  été  si  long,  que  la  fin  en 
avait   fait   oubher   le   commencement.    C'est   au- 


230  LETTRES   PERSANES 

jourd'hui  la  mode  de  ne  s'occuper  que  des  événe- 
ments arrivés  dans  sa  minorité  ;  et  on  ne  lit  plus 
que  les  mémoires  de  ces  temps-là. 

Voici  le  discours  qu'un  des  généraux  de  la  ville 
de  Paris  prononça  dans  un  conseil  de  guerre  ;  et 
j'avoue  que  je  n'y  comprends  pas  grand'chose. 

«  Messieurs,  quoique  nos  troupes  aient  été  re- 
poussées avec  perte,  je  crois  qu'il  nous  sera  facile 
de  réparer  cet  échec.  J'ai  six  couplets  de  chanson 
tout  prêts  à  mettre  au  jour,  qui,  je  m'assure,  remet- 
tront toutes  choses  dans  l'équilibre.  J'ai  fait  choix 
de  quelques  voix  très  nettes,  qui,  sortant  de  la 
cavité  de  certaines  poitrines  très  fortes,  émouvront 
merveilleusement  le  peuple.  Ils  sont  sur  un  air 
qui  a  fait  jusqu'à  présent  un  effet  tout  particulier. 

«  Si  cela  ne  suffit  pas,  nous  ferons  paraître  une 
estampe  qui  fera  voir  Mazarin  pendu. 

«  Par  bonheur  pour  nous,  il  ne  parle  pas  bien 
français  ;  et  il  l'écorche  tellement,  qu'il  n'est  pas 
possible  que  ses  affaires  ne  déclinent.  Nous  ne  man- 
quons pas  de  faire  bien  remarquer  au  peuple  le 
ton  ridicule  dont  il  prononce.  Nous  relevâmes,  il 
y  a  quelques  jours,  une  faute  de  grammaire  si  gros- 
sière, qu'on  en  fit  des  farces  par  tous  les  carrefours. 

«  J'espère  qu'avant  qu'il  soit  huit  jours  le  peuple 
fera  du  nom  de  Mazarin  un  mot  générique  pour 
exprimer  toutes  les  bêtes  de  somme,  et  celles  qui 
servent  à  tirer. 

«  Depuis  notre  défaite,  notre  musique  l'a  si  fu- 
rieusement vexé  sur  le  péché  originel,  que,  pour  ne 
pas  voir  ses  partisans  réduits  à  la  moitié,  il  a  été 
obligé  de  renvoyer  tous  ses  pages. 

«  Ranimez- vous  donc,  reprenez  courage  ;  et 
soyez  sûrs  que  nous  lui  ferons  repasser  les  monts 
à  coups  de  sifflets.  » 

De  Paris,  le  4  de  la  lune  de  chahban,  1718. 


LETTRES   PERSANES  231 

Lettre  CXIIL  —  Rhédi  a  Usbek. 
A  Paris. 

Pendant  le  séjour  que  je  fais  en  Europe,  je  lis 
les  historiens  anciens  et  modernes  ;  je  compare 
tous  les  temps  ;  j'ai  du  plaisir  à  les  voir  passer, 
pour  ainsi  dire,  devant  moi  ;  et  j'arrête  surtout 
mon  esprit  à  ces  grands  changements  qui  ont 
rendu  les  âges  si  différents  des  âges,  et  la  terre  si 
peu  semblable  à  elle-même. 

Tu  n'as  peut-être  pas  fait  attention  à  une  chose 
qui  cause  tous  les  jours  ma  surprise.  Comment  le 
monde  est-il  si  peu  peuplé,  en  comparaison  de  ce 
qu'il  était  autrefois  ?  Comment  la  nature  a-t-elle 
pu  perdre  cette  prodigieuse  fécondité  des  premiers 
temps  ?  serait-elle  déjà  dans  sa  vieillesse,  et  tom- 
berait-elle de  langueur  ? 

J'ai  resté  plus  d'un  an  en  Italie,  où  je  n'ai  vu 
que  le  débris  de  cette  ancienne  Italie,  si  fameuse 
autrefois.  Quoique  tout  le  monde  habite  les  villes, 
elles  sont  entièrement  désertes  et  dépeuplées  :  il 
semble  qu'elles  ne  subsistent  encore  que  pour 
marquer  le  lieu  où  étaient  ces  cités  puissantes  dont 
l'histoire  a  tant  parlé. 

Il  y  a  des  gens  qui  prétendent  que  la  seule  ville 
de  Rome  contenait  autrefois  plus  de  peuple  qu'un 
grand  royaume  de  l'Europe  n'en  a  aujourd'hui.  Il 
y  a  eu  tel  citoyen  romain  qui  avait  dix,  et  même 
vingt  mille  esclaves,  sans  compter  ceux  qui  travail- 
laient dans  les  maisons  de  campagne  ;  et,  comme 
on  y  comptait  quatre  ou  cinq  cent  mille  citoyens, 
on  ne  peut  fixer  le  nombre  de  ses  habitants  sans 
que  l'imagination  ne  se  révolte. 

Il  y  avait  dans  la  Sicile  de  puissants  royaumes  et 


232  LETTRES   PERSANES 

des  peuples  nombreux  qui  en  ont  disparu  depuis  : 
cette  île  n'a  plus  rien  de  considérable  que  ses 
volcans. 

La  Grèce  est  si  déserte  qu'elle  ne  contient  pas  la 
centième  partie  de  ses  anciens  habitants. 

L'Espagne,  autrefois  si  remplie,  ne  fait  voir  au- 
jourd'hui que  des  campagnes  inhabitées  ;  et  la 
France  n'est  rien  en  comparaison  de  cette  ancienne 
Gaule  dont  parle  César. 

Les  pays  du  Nord  sont  fort  dégarnis  ;  et  il  s'en 
faut  bien  que  les  peuples  y  soient,  comme  autrefois, 
obligés  de  se  partager,  et  d'envoyer  dehors,  com- 
me des  essaims,  des  colonies  et  des  nations  entières 
chercher  de  nouvelles  demeures. 

La  Pologne  et  la  Turquie  en  Europe  n'ont  presque 
plus  de  peuples. 

On  ne  saurait  trouver  dans  l'Amérique  la  deux- 
centième  partie  des  hommes  qui  y  formaient  de  si 
grands  empires. 

L'Asie  n'est  guère  en  meilleur  état.  Cette  Asie 
Mineure  qui  contenait  tant  de  puissantes  monar- 
chies, et  un  nombre  si  prodigieux  de  grandes  villes, 
n'en  a  plus  que  deux  ou  trois.  Quant  à  la  grande  Asie, 
celle  qui  est  soumise  au  Turc  n'est  pas  plus  pleine  : 
et  pour  celle  qui  est  sous  la  domination  de  nos  rois, 
si  on  la  compare  à  l'état  florissant  où  elle  était 
autrefois,  on  verra  qu'elle  n'a  qu'une  très  petite 
partie  des  habitants  qui  y  étaient  sans  nombre  du 
temps  des  Xerxès  et  des  Darius. 

Quant  aux  petits  États  qui  sont  autour  de  ces 
grands  empires,  ils  sont  réellement  déserts  :  tels 
sont  les  royaumes  dlmirette,  de  Circassie  et  de 
Guriel.  Ces  princes,  avec  de  vastes  États,  comptent 
à  peine  cinquante  mille  sujets. 

L'Egypte  n'a  pas  moins  manqué  que  les  autres 
pays. 


LETTRES   PERSANES  233 

Enfin  je  parcours  la  terre,  et  je  n'y  trouve  que 
délabrement  :  je  crois  la  voir  sortir  des  ravages  de 
la  peste  et  de  la  famine. 

L'Afrique  a  toujours  été  si  inconnue,  qu'on  ne 
peut  en  parler  si  précisément  que  des  autres  parties 
du  monde  ;  mais,  à  ne  faire  attention  qu'aux  côtes 
de  la  Méditerranée  connues  de  tous  temps,  on  voit 
qu'elle  a  extrêmement  déchu  de  ce  qu'elle  était 
province  romaine.  Aujourd'hui  ses  princes  sont  si 
faibles,  que  ce  sont  les  plus  petites  puissances  du 
monde. 

x\près  un  calcul  aussi  exact  qu'il  peut  l'être  dans 
ces  sortes  de  choses,  j'ai  trouvé  qu'il  y  a  à  peine  sur 
la  terre  la  dixième  partie  des  hommes  qui  y  étaient 
du  temps  de  César.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant,  c'est 
qu'elle  se  dépeuple  tous  les  jours  ;  et  si  cela  continue, 
dans  dix  siècles  elle  ne  sera  qu'un  désert. 

Voilà,  mon  cher  Usbek,  la  plus  terrible  catas- 
trophe qui  soit  jamais  arrivée  dans  le  monde.  Mais 
à  peine  s'en  est-on  aperçu,  parce  qu'elle  est  arrivée 
insensiblement  et  dans  le  cours  d'un  grand  nombre 
de  siècles  ;  ce  qui  marque  un  vice  intérieur,  un  venin 
secret  et  caché,  une  maladie  de  langueur,  qui 
afflige  la  nature  humaine. 

De  Venise,  le  lo  de  la  lune  de  rhégeb,  1718. 


Lettre  CXIV.  —  Usbek  a  Rhédi. 

A   Venise. 

Le  monde,  mon  cher  Rhédi,  n'est  point  incor- 
ruptible ;  les  cieux  mêmes  ne  le  sont  pas  :  les  as- 
tronomes sont  des  témoins  oculaires  de  tous  les 
changements,  qui  sont  les  effets  bien  naturels  du 
mouvement  universel  de  la  matière. 
8fl 


234  LETTRES   PERSANES 

La  terre  est  soumise,  comme  les  autres  planètes, 
aux  mêmes  lois  des  mouvements  ;  elle  souffre  au 
dedans  d'elle  un  combat  perpétuel  de  ses  principes  : 
la  mer  et  le  continent  semblent  être  dans  une  guerre 
éternelle  ;  chaque  instant  produit  de  nouvelles 
combinaisons. 

Les  hommes,  dans  une  demeure  si  sujette  aux 
changements,  sont  dans  un  état  aussi  incertain  : 
cent  mille  causes  peuvent  agir,  dont  la  plus  petite 
peut  les  détruire,  et  à  plus  ïorte  raison  augmenter 
ou  diminuer  leur  nombre. 

Je  ne  parlerai  pas  de  ces  catastrophes  particu- 
lières, si  communes  chez  les  historiens,  qui  ont 
détruit  des  villes  et  des  royaumes  entiers  :  il  y  en  a 
de  générales,  qui  ont  mis  bien  des  fois  le  genre 
humain  à  deux  doigts  de  sa  perte. 

Les  histoires  sont  pleines  de  ces  pestes  univer- 
selles qui  ont  tour  à  tour  désolé  l'univers.  Elles 
pa,rlent  d'une,  entre  autres,  qui  fut  si  violente, 
qu'elle  brûla  jusqu'à  la  racine  des  plantes,  et  se  fit 
sentir  dans  tout  le  monde  connu,  jusqu'à  l'empire 
du  Catay  :  un  degré  de  plus  de  corruption  aurait, 
peut-être  en  un  seul  jour,  détruit  toute  la  nature 
humaine. 

Il  n'y  a  pas  deux  siècles  que  la  plus  honteuse  de 
toutes  les  maladies  se  fit  sentir  en  Europe,  en  Asie 
et  en  Afrique  ;  elle  fit  dans  très  peu  de  temps  des 
effets  prodigieux  :  c'était  fait  des  hommes  si  elle 
avait  continué  ses  progrès  avec  la  même  furie. 
Accablés  de  maux  dès  leur  naissance,  incapables 
de  soutenir  le  poids  des  charges  de  la  société,  ils 
auraient  péri  misérablement. 

Qu'aurait-ce  été  si  le  venin  eût  été  un  peu  plus 
exalté  ?  et  il  le  serait  devenu  sans  doute,  si  l'on 
n'avait  été  assez  heureux  pour  trouver  un  remède 
aussi  puissant  que  celui  qu'on  a  découvert.  Peut- 


LETTRES   PERSANES  235 

être  que  cette  maladie,  attaquant  les  parties  de  la 
génération,  aurait  attaqué  la  génération  même. 

Mais  pourquoi  parler  de  la  destruction  qui  au- 
rait pu  arriver  au  genre  humain  ?  n' est-elle  pas 
arrivée  en  effet,  et  le  déluge  ne  le  réduisit-il  pas  à 
une  seule  famille  ? 

Ceux  qui  connaissent  la  nature,  et  qui  ont  de 
Dieu  une  idée  raisonnable,  peuvent-ils  comprendre 
que  la  matière  et  les  choses  créées  n'aient  que  six 
mille  ans  ?  que  Dieu  ait  différé  pendant  toute 
l'éternité  ses  ouvrages,  et  n'ait  usé  que  d'hier  de  sa 
puissance  créatrice  ?  Serait-ce  parce  qu'il  ne  l'au- 
rait pas  pu,  ou  parce  qu'il  ne  l'aurait  pas  voulu  ? 
Mais,  s'il  ne  l'a  pas  pu  dans  un  temps,  il  ne  l'a  pas 
pu  dans  l'autre.  C'est  donc  parce  qu'il  ne  l'a  pas 
voulu.  Mais,  comme  il  n'y  a  point  de  succession 
dans  Dieu,  si  l'on  admet  qu'il  ait  voulu  quelque 
chose  une  fois,  il  l'a  voulu  toujours,  et  dès  le  com- 
mencement. 

Il  ne  faut  donc  pas  compter  les  années  du  monde  ; 
le  nombre  des  grains  de  sable  de  la  mer  ne  leur  est 
pas  plus  comparable  qu'un  instant. 

Cependant  tous  les  historiens  nous  parlent  d'un 
premier  père  ;  ils  nous  font  voir  la  nature  humaine 
naissante.  N'est-il  pas  naturel  de  penser  qu'Adam 
fut  sauvé  d'un  malheur  commun,  com.me  Noé  le  fut 
du  déluge,  et  que  ces  grands  événements  ont  été  fré- 
quents sur  la  terre  depuis  la  création  du  monde  ? 

Mais  toutes  les  destructions  ne  sont  pas  violentes. 
Nous  voyons  plusieurs  parties  de  la  terre  se  lasser 
de  fournir  à  la  subsistance  des  hommes  :  que  savons- 
nous  si  la  terre  entière  n'a  pas  des  causes  générales, 
lentes  et  imperceptibles,  de  lassitude  ? 

J'ai  été  bien  aise  de  te  donner  ces  idées  générales 
avant  de  répondre  plus  particulièrement  à  ta  lettre 
sur  la  diminution  des  peuples,  arrivée  depuis  dix- 


236  LETTRES   PERSANES 

sept  à  dix-huit  siècles.  Je  te  ferai  voir  dans  une 
lettre  suivante,  qu'indépendamment  des  causes 
physiques,  il  y  en  a  de  morales  qui  ont  produit  cet 
effet. 

De  Paris,  le  8  de  la  lune  dechahban,  1718. 


Lettre  CXV.  —  Usbek  au  même. 

Tu  cherches  la  raison  pourquoi  la  terre  est  moins 
peuplée  qu'elle  ne  l'était  autrefois  ;  et,  si  tu  y  fais 
bien  attention,  tu  verras  que  la  grande  différence 
vient  de  celle  qui  est  arrivée  dans  les  mœurs. 

Depuis  que  la  religion  chrétienne  et  la  mahomé- 
tane  ont  partagé  le  monde  romain,  les  choses  sont 
bien  changées  ;  il  s'en  faut  bien  que  ces  deux  re- 
ligions soient  aussi  favorables  à  la  propagation  de 
l'espèce  que  celle  de  ces  maîtres  de  l'univers. 

Dans  cette  dernière,  la  polygamie  était  défendue  ; 
et  en  cela  elle  avait  un  très  grand  avantage  sur  la 
religion  mahométane  ;  le  divorce  y  était  permis  ;  ce 
qui  lui  en  donnait  un  autre  non  moins  considérable 
sur  la  chrétienne. 

Je  ne  trouve  rien  de  si  contradictoire  que  cette 
pluralité  des  femmes  permise  par  le  saint  Alcoran, 
et  Tordre  de  les  satisfaire  ordonné  dans  le  même 
livre.  «  Voyez  vos  femmes,  dit  le  prophète,  parce 
que  vous  leur  êtes  nécessaires  comme  leurs  vête- 
ments, et  qu'elles  vous  sont  nécessaires  comme  vos 
vêtements.  »  Voilà  un  précepte  qui  rend  la  vie  d'un 
véritable  musulman  bien  laborieuse.  Celui  qui  a  les 
quatre  femmes  établies  par  la  loi,  et  seulement  au- 
tant de  concubines  et  d'esclaves,  ne  doit-il  pas 
être  accablé  de  tant  de  vêtements  ? 

«  Vos  femmes  sont  vos  labourages,  dit  encore  le 
prophète  ;  approchez- vous  donc  de  vos  labourages  : 


LETTRES   PERSANES  237 

faites  du  bien  pour  vos  âmes,  et  vous  le  trouverez 
un  jour.  » 

Je  regarde  un  bon  musulman  comme  un  athlète 
destiné  à  combattre  sans  relâche,  mais  qui,  bien- 
tôt faible  et  accablé  de  ses  premières  fatigues, 
languit  dans  le  champ  même  de  la  victoire,  et  se 
trouve,  pour  ainsi  dire,  enseveli  sous  ses  propres 
triomphes. 

La  nature  agit  toujours  avec  lenteur  et  pour  ainsi 
dire  avec  épargne  :  ses  opérations  ne  sont  jamais 
violentes.  Jusque  dans  ses  productions  elle  veut  de 
la  tempérance  ;  elle  ne  va  jamais  qu'avec  règle  et 
mesure  :  si  on  la  précipite,  elle  tombe  bientôt  dans 
la  langueur  ;  elle  emploie  toute  la  force  qui  lui  reste 
à  se  conserver,  perdant  absolument  sa  vertu  pro- 
ductrice et  sa  puissance  générative. 

C'est  dans  cet  état  de  défaillance  que  nous  met 
toujours  ce  grand  nombre  de  femmes,  plus  propres 
à  nous  épuiser  qu'à  nous  satisfaire.  Il  est  très 
ordinaire  parmi  nous  de  voir  un  homme  dans  un 
sérail  prodigieux  avec  un  très  petit  nombre  d'en- 
fants ;  ces  enfants  même  sont  la  plupart  du  temps 
faibles  et  malsains,  et  se  sentent  de  la  langueur 
de  leur  père. 

Ce  n'est  pas  tout  :  ces  femmes,  obligées  à  une  con- 
tinence forcée,  ont  besoin  d'avoir  des  gens  pour  les 
garder,  qui  ne  peuvent  être  que  des  eunuques;  la  re- 
ligion, la  jalousie,  et  la  raison  même,  ne  permettent 
pas  d'en  laisser  approcher  d'autres  :  ces  gardiens 
doivent  être  en  grand  nombre,  soit  afin  de  maintenir 
la  tranquillité  au  dedans  parmi  les  guerres  que  ces 
femmes  se  font  sans  cesse,  soit  enfin  pour  empêcher 
les  entreprises  du  dehors.  Ainsi  un  homme  qui  a 
dix  femmes  ou  concubines  n'a  pas  trop  d'autant 
d'eunuques  pour  les  garder.  Mais  quelle  perte  pour 
la  société  que  ce  grand  nombre  d'hommes  morts 


238  LETTRES   PERSANES 

dès  leur  naissance  !  quelle  dépopulation  ne  doit-il 
pas  s'ensuivre  ! 

Les  filles  esclaves  qui  sont  dans  le  sérail  pour 
servir  avec  les  eunuques  ce  grand  nombre  de  fem- 
mes, y  vieillissent  presque  toujours  dans  une  affli- 
geante virginité  :  elles  ne  pouvent  pas  se  marier 
pendant  qu'elles  y  restent  ;  et  leurs  maîtresses,  une 
lois  accoutumées  à  elles,  ne  s'en  défont  presque 
jamais. 

Voilà  comment  un  seul  homme  occupe  lui  seul 
tant  de  sujets  de  l'un  et  l'autre  sexe  à  ses  plaisirs, 
les  fait  mourir  pour  l'État,  et  les  rend  inutiles  à  la 
propagation  de  l'espèce. 

Constantinople  et  Ispahan  sont  les  capitales  des 
deux  plus  grands  empires  du  monde  :  c'est  là  que 
tout  doit  aboutir,  et  que  les  peuples,  attirés  de 
mille  manières,  se  rendent  de  toutes  parts.  Cepen- 
dant elles  périssent  d'elles-mêmes,  et  elles  seraient 
bientôt  détruites,  si  les  souverains  n'y  faisaient 
venir,  presque  à  chaque  siècle,  des  nations  entières 
pour  les  repeupler.  J'épuiserai  ce  sujet  dans  une 
autre  lettre. 

De  Paris,  le  13  de  la  lune  de  chahban,  1718. 


Lettre  CXVI.  —  Usbek  au  même. 

Les  Romains  n'avaient  pas  moins  d'esclaves  que 
nous  :  ils  en  avaient  même  plus  ;  mais  ils  en  fai- 
saient un  meilleur  usage. 

Bien  loin  d'empêcher  par  des  voies  forcées  la 
multiplication  de  ces  esclaves,  ils  la  favorisaient  au 
contraire  de  tout  leur  pouvoir  ;  ils  les  associaient  le 
plus  qu'ils  pouvaient  par  des  espèces  de  mariages. 
Par  ce  moyen,  ils  remplissaient  leurs  maisons  de 


LETTRES   PERSANES  239 

domestiques  de  tous  les  sexes,  de  tous  les  âges  ;  et 
l'État,  d'un  peuple  innombrable. 

Ces  enfants,  qui  faisaient  à  la  longue  la  richesse 
d'un  maître,  naissaient  sans  nombre  autour  de 
lui  :  il  était  seul  chargé  de  leur  nourriture  et  de  leur 
éducation.  Les  pères,  libres  de  ce  fardeau,  suivaient 
uniquement  le  penchant  de  la  nature,  et  multi- 
pliaient sans  craindre  une  trop  nombreuse  famille. 

Je  t'ai  dit  que  parmi  nous  tous  les  esclaves  sont 
occupés  à  garder  nos  femmes,  et  à  rien  de  plus  ; 
qu'ils  sont,  à  l'égard  de  l'État,  dans  une  perpé- 
tuelle léthargie  :  de  manière  qu'il  faut  restreindre  à 
quelques  hommes  libres,  à  quelques  chefs  de  famille, 
la  culture  des  arts  et  des  terres,  lesquels  même  s'y 
donnent  le  moins  qu'ils  peuvent. 

Il  n'en  était  pas  de  même  chez  les  Romains.  La 
république  se  ser\^ait  avec  un  avantage  infini  de  ce 
peuple  d'esclaves.  Chacun  d'eux  avait  son  pécule, 
qu'il  possédait  aux  conditions  que  son  maître  lui 
imposait  ;  avec  ce  pécule  il  travaillait,  et  se  tournait 
du  côté  où  le  portait  son  industrie.  Celui-ci  faisait 
la  banque  ;  celui-là  se  donnait  au  commerce  de  la 
mer  ;  l'un  vendait  des  marchandises  en  détail  ; 
l'autre  s'appliquait  à  quelque  art  mécanique,  ou 
bien  affermait  et  faisait  valoir  des  terres  :  mais  il 
n'37  en  avait  aucun  qui  ne  s'attachât  de  tout  son 
pouvoir  à  faire  profiter  ce  pécule,  qui  lui  procurait 
en  même  temps  l'aisance  dans  la  servitude  présente, 
et  l'espérance  d'une  hberté  future  :  cela  faisait  un 
peuple  laborieux,  animait  les  arts  et  l'industrie. 

Ces  esclaves,  devenus  riches  par  leurs  soins  et 
leur  travail,  se  faisaient  affranchir  et  devenaient 
citoyens.  La  république  se  réparait  sans  cesse,  et 
recevait  dans  son  sein  de  nouvelles  familles,  à 
mesure  que  les  anciennes  se  détruisaient. 

J'aurai  peut-être,  dans  mes  lettres  suivantes, 


240  LETTRES  PERSANES 

occasion  de  te  prouver  que  plus  il  y  a  d'hommes 
dans  un  État,  plus  le  commerce  y  fleurit;  je  prou- 
verai aussi  facilement  que  plus  le  commerce  y 
fleurit,  plus  le  nombre  des  hommes  y  augmente  : 
ces  deux  choses  s'entr'aidcnt  et  se  favorisent 
nécessairement. 

Si  cela  est,  combien  ce  nombre  prodigieux  d'es- 
claves, toujours  laborieux,  devait-il  s'accroître  et 
s'augmenter?  L'industrie  et  l'abondance  les  fai- 
saient naître  ;  et  eux,  de  leur  côté,  faisaient  naître 
l'abondance  et  l'industrie. 

De  Paris,  le  i6  de  la  lune  de  chaliban,  1718. 


Lettre  CXVIL  —  Usbek  au  même. 

Nous  avons  jusqu'ici  parlé  des  pays  mahométans, 
et  cherché  la  raison  pourquoi  ils  étaient  moins 
peuplés  que  ceux  qui  étaient  soumis  à  la  domination 
des  Romains  :  examinons  à  présent  ce  qui  a  pro- 
duit cet  effet  chez  les  chrétiens. 

Le  divorce  était  permis  dans  la  religion  païenne, 
et  il  fut  défendu  aux  chrétiens.  Ce  changement,  qui 
parut  d'abord  de  si  petite  conséquence,  eut  insen- 
siblement des  suites  terribles,  et  telles  qu'on  peut 
à  peine  les  croire. 

On  ôta  non  seulement  toute  la  douceur  du  ma- 
riage, mais  aussi  l'on  donna  atteinte  à  sa  fin  :  en 
voulant  resserrer  ses  nœuds,  on  les  relâcha  ;  et  au 
lieu  d'unir  les  cœurs,  comme  on  le  prétendait,  on 
les  sépara  pour  jamais. 

Dans  une  action  si  libre,  et  où  le  cœur  doit  avoir 
tant  de  part,  on  mit  la  gêne,  la  nécessité,  et  la 
fatalité  du  destin  môme.  On  compta  pour  rien  les 
dégoûts,    les    caprices    et    l'insociabilité    des    hu- 


LETTRES   PERSANES  241 

meurs  ;  on  voulut  fixer  le  cœur,  c'est-à-dire  ce 
qu'il  y  a  de  plus  variable  et  de  plus  inconstant  dans 
la  nature  :  on  attacha  sans  retour  et  sans  espérance 
des  gens  accablés  l'un  de  l'autre,  et  presque  toujours 
mal  assortis  ;  et  l'on  fit  comme  ces  tyrans  qui  fai- 
saient lier  les  hommes  vivants  à  des  corps  morts. 

Rien  ne  contribuait  plus  à  l'attachement  mutuel 
que  la  faculté  du  divorce  :  un  mari  et  une  femme 
étaient  portés  à  soutenir  patiemjnent  les  peines 
domestiques,  sachant  qu'ils  étaient  maîtres  de  les 
faire  finir  ;  et  ils  gardaient  souvent  ce  pouvoir  en 
main  toute  leur  vie  sans  en  user,  par  cette  seule 
considération  qu'ils  étaient  Hbres  de  le  faire. 

Il  n'en  est  pas  de  m^ême  des  chrétiens  que  leurs 
peines  présentes  désespèrent  pour  l'avenir.  Ils  ne 
voient  dans  les  désagréments  du  mariage  que  leur 
durée,  et,  pour  ainsi  dire,  leur  éternité  :  de  là  vien- 
nent les  dégoûts,  les  discordes,  les  mépris  ;  et  c'est 
autant  de  perdu  pour  la  postérité.  A  peine  a-t-on 
trois  ans  de  mariage,  qu'on  en  néglige  l'essentiel  ; 
on  passe  ensemble  trente  ans  de  froideur  :  il  se 
forme  des  séparations  intestines  aussi  fortes  et 
peut-être  plus  pernicieuses  que  si  elles  étaient 
publiques  :  chacun  vit  et  reste  de  son  côté,  et  tout 
cela  au  préjudice  des  races  futures.  Bientôt  un 
homme,  dégoûté  d'une  femme  étemelle,  se  livrera 
aux  filles  de  joie  :  commerce  honteux  et  si  con- 
traire à  la  société,  lequel,  sans  remphr  l'objet  du 
mariage,  n'en  représente  tout  au  plus  que  les 
plaisirs. 

Si  de  deux  personnes  ainsi  liées  il  y  en  a  une  qui 
n'est  pas  propre  au  dessein  de  la  nature  et  à  la 
propagation  de  l'espèce,  soit  par  son  tempérament, 
soit  par  son  âge,  elle  ensevelit  l'autre  avec  elle,  et  la 
rend  aussi  inutile  qu'elle  l'est  elle-même. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  l'on  voit  chez  les 


242  LETTRES   PERSANES 

chrétiens  tant  de  mariages  fournir  un  si  petit  nom- 
bre de  citoyens.  Le  divorce  est  aboli  ;  les  mariages 
mal  assortis  ne  se  raccommodent  plus  ;  les  femmes 
ne  passent  plus,  comme  chez  les  Romains,  suc- 
cessivement dans  les  mains  de  plusieurs  maris,  qui 
en  tiraient,  dans  le  chemin,  le  meilleur  parti  qu'il 
était  possible. 

J'ose  le  dire  :  si  dans  une  republique  comme 
Lacédémone,  où  les  citoyens  étaient  sans  cesse 
gênés  par  des  lois  singulières  et  subtiles,  et  dans 
laquelle  il  n'y  avait  qu'une  famille,  qui  était  la 
république,  il  avait  été  établi  que  les  maris  chan- 
ge?A,ssent  de  femmes  tous  les  ans,  il  en  serait  né 
un  peuple  innombrable. 

Il  est  assez  difficile  de  faire  bien  comprendre  la 
raison  qui  a  porté  les  chrétiens  à  abolir  le  divorce. 
Le  mariage,  chez  toutes  les  nations  du  monde,  est 
un  contrat  susceptible  de  toutes  les  conventions,  et 
on  n'en  a  dû  bannir  que  celles  qui  auraient  pu  en 
affaiblir  l'objet  ;  mais  les  chrétiens  ne  le  regardent 
pas  dans  ce  point  de  vue  :  aussi  ont-ils  bien  de  la 
peine  à  dire  ce  que  c'est.  Ils  ne  le  font  pas  consister 
dans  le  plaisir  des  sens  ;  au  contraire,  comme  je  te 
l'ai  déjà  dit,  il  semble  qu'ils  veulent  l'en  bannir  au- 
tant qu'ils  peuvent  ;  mais  c'est  une  image,  une 
figure,  et  quelque  chose  de  mystérieux  que  je  ne 
comprends  point. 

De  Paris,  le  19  de  la  lune  de  chahban,  1718. 


Lettre  CXVIII.  —  Usbek  au  même. 

La  prohibition  du  divorce  n'est  pas  la  seule  cause 
de  la  dépopulation  des  pays  chrétiens  :  le  grand 
nombre  d'eunuques  qu'ils  ont  parmi  eux  n'en  est 
pas  une  moins  considérable. 


LETTRES   PERSANES  243 

Je  parle  des  prêtres  et  des  dervis  de  l'un  et  de 
l'autre  sexe,  qui  se  vouent  à  une  continence  éter- 
nelle :  c'est  chez  les  chrétiens  la  vertu  par  excel- 
lence ;  en  quoi  je  ne  les  comprends  pas,  ne  sachant 
ce  que  c'est  qu'une  vertu  dont  il  ne  résulte  rien. 

Je  trouve  que  leurs  docteurs  se  contredisent 
manifestement  quand  ils  disent  que  le  mariage  est 
saint,  et  que  le  célibat,  qui  lui  est  opposé,  l'est 
encore  davantage,  sans  compter  qu'en  fait  de 
préceptes  et  de  dogmes  fondamentaux  le  bien  est 
toujours  le  mieux. 

Le  nombre  de  ces  gens  faisant  profession  de 
célibat  est  prodigieux.  Les  pères  y  condamnaient 
autrefois  les  enfants  dès  le  berceau  ;  aujourd'hui  ils 
s'y  vouent  eux-mêmes  dès  l'âge  de  quatorze  ans  : 
ce  qui  revient  à  peu  près  à  la  même  chose. 

Ce  métier  de  continence  a  anéanti  plus  d'hommes 
que  les  pestes  et  les  guerres  les  plus  sanglantes 
n'ont  jamais  fait.  On  voit  dans  chaque  maison 
religieuse  une  famille  étemelle  où  il  ne  naît  per- 
sonne, et  qui  s'entretient  aux  dépens  de  toutes  les 
autres.  Ces  maisons  sont  toujours  ouvertes  comme 
autant  de  gouffres  où  s'enseveHssent  les  races  fu- 
tures. 

Cette  politique  est  bien  différente  de  celle  des 
Romains,  qui  étabhssaient  des  lois  pénales  contre 
ceux  qui  se  refusaient  aux  lois  du  mariage,  et 
voulaient  jouir  d'une  liberté  si  contraire  à  l'utilité 
publique. 

Je  ne  te  parle  ici  que  des  pays  catholiques.  Dans 
la  religion  protestante,  tout  le  monde  est  en  droit  de 
faire  des  enfants  :  elle  ne  souffre  ni  prêtres  ni  der- 
vis ;  et  si,  dans  l'établissement  de  cette  rehgion  qui 
ramenait  tout  aux  premiers  temps,  ses  fondateurs 
n'avaient  été  accusés  sans  cesse  d'intempérance, 
il  ne  faut  pas  douter  qu'après  avoir  rendu  la  prati- 


244  LETTRES   PERSANES 

que  du  mariage  universelle,  ils  n'en  eussent  encore 
adouci  le  joug,  et  achevé  d'ôter  toute  la  barrière 
qui  sépare,  en  ce  point,  le  Nazaréen  et  Mahomet. 

Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  la  reli- 
gion donne  aux  protestants  un  avantage  infini  sur 
les  cathohques. 

J'ose  le  dire  :  dans  l'état  présent  où  est  l'Europe, 
il  n'est  pas  possible  que  la  religion  catholique  y 
subsiste  cinq  cents  ans. 

Avant  l'abaissement  de  la  puissance  d'Espagne, 
les  catholiques  étaient  beaucoup  plus  forts  que  les 
protestants.  Ces  derniers  sont  peu  à  peu  parvenus  à 
un  équilibre,  et  aujourd'hui  la  balance  commence  à 
l'emporter  de  leur  côté.  Cette  supériorité  augmen- 
tera tous  les  jours  :  les  protestants  deviendront 
plus  riches  et  plus  puissants,  et  les  catholiques  plus 
faibles. 

Les  pays  protestants  doivent  être,  et  sont  réelle- 
ment plus  peuplés  que  les  catholiques  :  d'où  il  suit, 
premièrement,  que  les  tributs  y  sont  plus  considéra- 
bles, parce  qu'ils  augmentent  à  proportion  de  ceux 
qui  les  payent  ;  secondement,  que  les  terres  y  sont 
mieux  cultivées  ;  enfin,  que  le  commerce  y  fleurit 
davantage,  parce  qu'il  y  a  plus  de  gens  qui  ont  une 
fortune  à  faire,  et  qu'avec  plus  de  besoins  on  a  plus 
de  ressources  pour  les  remplir.  Quand  il  n'y  a  que 
le  nombre  de  gens  suffisants  pour  la  culture  des 
terres,  il  faut  que  le  commerce  périsse  ;  et,  lorsqu'il 
n'y  a  que  celui  qui  est  nécessaire  pour  entretenir  le 
commerce,  il  faut  que  la  culture  des  terres  manque, 
c'est-à-dire  il  faut  que  tous  les  deux  tombent  en 
même  temps,  parce  que  l'on  ne  s'attache  jamais  à 
l'un  que  ce  ne  soit  aux  dépens  de  l'autre. 

Quant  aux  pays  catholiques,  non  seulement  la 
culture  des  terres  y  est  abandonnée,  mais  même 
l'industrie  y  est  pernicieuse  ;  elle  ne  consiste  qu'à 


LETTRES   PERSANES  245 

apprendre  cinq  ou  six  mots  d'une  langue  morte. 
Dès  qu'un  homme  a  cette  provision  par  devers  lui, 
il  ne  doit  plus  s'embarrasser  de  sa  fortune  :  il  trouve 
dans  le  cloître  une  vie  tranquille,  qui  dans  le  monde 
lui  aurait  coûté  des  sueurs  et  des  peines. 

Ce  n'est  pas  tout  :  les  dervis  ont  en  leurs  mains 
presque  toutes  les  richesses  de  l'État  ;  c'est  une 
société  de  gens  avares  qui  prennent  toujours,  et  ne 
rendent  jamais  ;  ils  accumulent  sans  cesse  des 
revenus  pour  acquérir  des  capitaux.  Tant  de 
richesses  tombent,  pour  ainsi  dire,  en  paralysie; 
plus  de  circulation,  plus  de  commerce,  plus  d'arts, 
plus  de  manufactures. 

Il  n'y  a  point  de  prince  protestant  qui  ne  lève  sur 
ses  peuples  beaucoup  plus  d'impôts  que  le  pape 
n'en  lève  sur  ses  sujets;  cependant  ces  derniers 
sont  misérables,  pendant  que  les  autres  vivent  dans 
l'opulence.  Le  comxmerce  ranime  tout  chez  les  uns, 
et  le  monachisme  porte  la  mort  partout  chez  les 
autres. 

De  Paris,  le  26  de  la  lune  de  chahban,  1718. 


Lettre  CXIX.  —  Usbek  au  même. 

Nous  n'avons  plus  rien  à  dire  de  l'Asie  et  de 
l'Europe  ;  passons  à  l'Afrique.  On  ne  peut  guère 
parler  que  de  ses  côtes,  parce  qu'on  n'en  connaît 
pas  l'intérieur. 

Celles  de  Barbarie,  où  la  religion  mahométane 
est  établie,  ne  sont  pas  si  peuplées  qu'elles  l'étaient 
du  temps  des  Romains,  par  les  raisons  que  nous 
avons  déjà  dites.  Quant  aux  côtes  de  la  Guinée, 
elles  doivent  être  furieusement  dégarnies  depuis 
deux  cents  ans  que  les  petits  rois,  ou  chefs  des 


246  LETTRES   PERSANES 

villages,  vendent  leurs  sujets  aux  princes  d'Europe, 
pour  les  porter  dans  leurs  colonies  en  Amérique. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  cette  Amérique, 
qui  reçoit  tous  les  ans  tant  de  nouveaux  habitants, 
est  elle-même  déserte,  et  ne  profite  point  des  pertes 
continuelles  de  l'Afrique.  Ces  esclaves,  qu'on  trans- 
porte dans  un  autre  climat,  y  périssent  à  milliers  ; 
et  les  travaux  des  mines  où  l'on  occupe  sans  cesse 
et  les  naturels  du  pays  et  les  étrangers,  les  exhalai- 
sons malignes  qui  en  sortent,  le  vif-argent  dont  il 
faut  faire  un  continuel  usage,  les  détruisent  sans 
ressource. 

Il  n'y  a  rien  de  si  extravagant  que  de  faire  périr 
un  nombre  innombrable  d'hommes  pour  tirer  du 
fond  de  la  terre  l'or  et  l'argent,  ces  métaux  d'eux- 
mêmes  absolument  inutiles,  et  qui  ne  sont  des 
richesses  que  parce  qu'on  les  a  choisis  pour  en  être 
les  signes. 

De  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  chahban,  1718. 


Lettre  CXX.  —  Usbek  au  même. 

La  fécondité  d'un  peuple  dépend  quelquefois  des 
plus  petites  circonstances  du  monde  ;  de  manière 
qu'il  ne  faut  souvent  qu'un  nouveau  tour  dans  son 
imagination  pour  le  rendre  beaucoup  plus  nom- 
breux qu'il  n'était. 

Les  Juifs,  toujours  exterminés  et  toujours 
renaissants,  ont  réparé  leurs  pertes  et  leurs  destruc- 
tions continuelles  par  cette  seule  espérance,  qu'ont 
parmi  eux  toutes  les  familles,  d'y  voir  naître  un  roi 
puissant  qui  sera  le  maître  de  la  terre. 

Les  anciens  rois  de  Perse  n'avaient  tant  de  milliers 
de  sujets  qu'à  cause  de  ce  dogme  de  la  rehgion  des 
mages,  que  les  actes  les  plus  agréables  à  Dieu  que 


LETTRES   PERSANES  247 

les  hommes  puissent  faire,  c'était  de  faire  un  enfant, 
labourer  un  champ,  et  planter  un  arbre. 

Si  la  Chine  a  dans  son  sein  un  peuple  si  prodigieux, 
cela  ne  vient  que  d'une  certaine  manière  de  penser  ; 
car,  comme  les  enfants  regardent  leurs  pères  comme 
des  dieux,  qu'ils  les  respectent  comme  tels  dès  cette 
vie,  qu'ils  les  honorent  après  leur  mort  par  des 
sacrifices  dans  lesquels  ils  croient  que  leurs  âmes, 
anéanties  dans  le  Tyen,  reprennent  une  nouvelle 
vie,  chacun  est  porté  à  augmenter  une  famille  si 
soumise  dans  cette  vie  et  si  nécessaire  dans  l'autre. 

D'un  autre  côté,  les  pays  des  mahométans  devien- 
nent tous  les  jours  déserts,  à  cause  d'une  opinion 
qui,  toute  sainte  qu'elle  est,  ne  laisse  pas  d'avoir  des 
effets  très  pernicieux  lorsqu'elle  est  enracinée  dans 
les  esprits.  Nous  nous  regardons  comme  des  voya- 
geurs qui  ne  doivent  penser  qu'à  une  autre  patrie  ; 
les  travaux  utiles  et  durables,  les  soins  pour  assurer 
la  fortune  de  nos  enfants,  les  projets  qui  tendent  au 
delà  d'une  vie  courte  et  passagère,  nous  paraissent 
quelque  chose  d'extravagant.  Tranquilles  pour  le 
présent,  sans  inquiétude  pour  l'avenir,  nous  ne 
prenons  la  peine  ni  de  réparer  les  édifices  publics, 
ni  de  défricher  les  terres  incultes,  ni  de  cultiver 
celles  qui  sont  en  état  de  recevoir  nos  soins  :  nous 
vivons  dans  une  insensibilité  générale,  et  nous  lais- 
sons tout  faire  à  la  Providence. 

C'est  un  esprit  de  vanité  qui  a  établi  chez  les 
Européens  l'injuste  droit  d'aînesse,  si  défavorable 
à  la  propagation,  en  ce  qu'il  porte  l'attention  d'un 
père  sur  un  seul  de  ses  enfants,  et  détourne  ses 
yeux  de  tous  les  autres  ;  en  ce  qu'il  l'oblige,  pour 
rendre  solide  la  fortune  d'un  seul,  de  s'opposer  à 
l'établissement  de  plusieurs  ;  enfin  en  ce  qu'il  détruit 
l'égalité  des  citoyens,  qui  en  fait  toute  l'opulence. 
De  Paris,  le  4  de  la  lune  de  rhamazan,  1718. 


248  LETTRES   PERSANES 

Lettre  CXXL  —  Usbek  au  :\iême. 

Les  pays  habités  par  les  sauvages  sont  ordinaire- 
ment peu  peuplés,  par  l'éloignement  qu'ils  ont 
presque  tous  pour  le  travail  et  la  culture  de  la  terre. 
Cette  malheureuse  aversion  est  si  forte  que,  lors- 
qu'ils font  quelque  imprécation  contre  quelqu'un 
de  leurs  ennemis,  ils  ne  lui  souhaitent  autre  chose 
que  d'être  réduit  à  labourer  un  champ,  croyant 
qu'il  n'y  a  que  la  chasse  et  la  pêche  qui  soient  un 
exercice  noble  et  digne  d'eux. 

Mais,  comme  il  y  a  souvent  des  années  où  la 
chasse  et  la  pêche  rendent  très  peu,  ils  sont  désolés 
par  des  famines  fréquentes  ;  sans  compter  qu'il 
n'y  a  pas  de  pays  si  abondant  en  gibier  et  en 
poisson  qui  puisse  donner  la  subsistance  à  un  grand 
peuple,  parce  que  les  animaux  fuient  toujours  les 
endroits  trop  habités. 

D'ailleurs,  les  bourgades  de  sauvages,  au  nombre 
de  deux  ou  trois  cents  habitants,  isolées  les  unes  des 
autres,  ayant  des  intérêts  aussi  séparés  que  ceux 
de  deux  empires,  ne  peuvent  pas  se  soutenir,  parce 
qu'elles  n'ont  pas  la  ressource  des  grands  États, 
dont  toutes  les  parties  se  répondent  et  se  secourent 
mutuellement. 

Il  y  a  chez  les  sauvages  une  autre  coutume  qui 
n'est  pas  moins  pernicieuse  que  la  première  :  c'est 
la  cruelle  habitude  où  sont  les  femmes  de  se  faire 
avorter,  afin  que  leur  grossesse  ne  les  rende  pas 
désagréables  à  leurs  maris. 

Il  y  a  ici  des  lois  terribles  contre  ce  désordre  ;  elles 
vont  jusqu'à  la  fureur.  Toute  fille  qui  n'a  point  été 
déclarer  sa  grossesse  au  magistrat  est  punie  de 
mort  si  son  fruit  périt  :  la  pudeur  et  la  honte,  les 
accidents  mêmes,  ne  l'excusent  jamais. 

De  Paris,  le  9  de  la  lune  de  rhamazan,  1718. 


LETTRES   PERSANES  249 


Lettre  CXXIL  —  Usbek  au  même. 

L'effet  ordinaire  des  colonies  est  d'affaiblir  les  pays 
d'où  on  les  tire,  sans  peupler  ceux  où  on  les  envoie. 

Il  faut  que  les  hommes  restent  où  ils  sont  :  il  y 
a  des  ma.ladies  qui  viennent  de  ce  qu'on  change  un 
bon  air  contre  un  mauvais  ;  d'autres  qui  viennent 
précisément  de  ce  qu'on  en  change. 

L'air  se  charge,  comme  les  plantes,  des  particules 
de  la  terre  de  chaque  pays.  Il  agit  tellement  sur 
nous,  que  notre  tempérament  en  est  fixé.  Lorsque 
nous  sommes  transportés  dans  un  autre  pays,  nous 
devenons  malades.  Les  liquides  étant  accoutumés 
à  une  certaine  consistance,  les  solides  à  une  certaine 
disposition,  tous  les  deux  à  un  certain  degré  de 
mouvement,  n'en  peuvent  plus  souffrir  d'autres,  et 
ils  résistent  à  un  nouveau  pli. 

Quand  un  pays  est  désert,  c'est  un  préjugé  de 
quelque  vice  particulier  de  la  nature  du  clim.at  : 
ainsi,  quand  on  ôte  les  hommes  d'un  ciel  heureux 
pour  les  envoyer  dans  un  tel  pays,  on  fait  précisé- 
ment le  contraire  de  ce  qu'on  se  propose. 

Les  Romains  savaient  cela  par  expérience  ;  ils 
reléguaient  tous  les  criminels  en  Sardaigne,  et  ils 
y  faisaient  passer  des  Juifs.  Il  fallut  se  consoler  de 
leur  perte  :  chose  que  le  mépris  qu'ils  avaient  pour 
ces  misérables  rendait  très  facile. 

Le  grand  Cha-Abas,  voulant  ôter  aux  Turcs  le 
moyen  d'entretenir  de  grosses  armées  sur  les 
frontières,  transporta  presque  tous  les  Arméniens 
hors  de  leur  pays,  et  en  envoya  plus  de  vingt  mille 
familles  dans  la  province  de  Guilan,  qui  périrent 
presque  toutes  en  très  peu  de  temps. 

Tous  les  transports  de  peuples  faits  à  Constanti- 
nople  n'ont  jamais  réussi. 


250  LETTRES   PERSANES 

Ce  nombre  prodigieux  de  nègres  dont  nous  avons 
parlé  n'a  point  rempli  l'Amérique. 

Depuis  la  destruction  des  Juifs  sous  Adrien,  la 
Palestine  est  sans  habitants. 

Il  faut  donc  avouer  que  les  grandes  destructions 
sont  presque  irréparables,  parce  qu'un  peuple  qui 
manque  à  un  certain  point  reste  dans  le  même  état  ; 
et  si  par  hasard  il  se  rétablit,  il  faut  des  siècles 
pour  cela. 

Que  si  dans  un  état  de  défaillance  la  moindre 
des  circonstances  dont  nous  avons  parlé  vient  à 
concourir,  non  seulement  il  ne  se  répare  pas,  mais 
il  dépérit  tous  les  jours,  et  tend  à  son  anéantisse- 
ment. 

L'expulsion  des  Maures  d'Espagne  se  fait  encore 
sentir  comme  le  premier  jour  :  bien  loin  que  ce 
vide  se  remplisse,  il  devient  tous  les  jours  plus 
grand. 

Depuis  la  dévastation  de  l'Amérique,  les  Espa- 
gnols, qui  ont  pris  la  place  de  ses  anciens  habitants, 
n'ont  pu  la  repeupler  ;  au  contraire,  par  une  fatalité 
que  je  ferais  mieux  de  nommer  une  justice  divine, 
les  destructeurs  se  détruisent  eux-mêmes,  et  se 
consument  tous  les  jours. 

Les  princes  ne  doivent  donc  point  songer  à  peu- 
pler de  grands  pays  par  des  colonies.  Je  ne  dis  pas 
qu'elles  ne  réussissent  quelquefois  ;  il  y  a  des  cli- 
mats si  heureux,  que  l'espèce  s'y  multiplie  toujours  : 
témoin  ces  îles  qui  ont  été  peuplées  par  des 
malades  que  quelques  vaisseaux  y  avaient  aban- 
donnés, et  qui  y  recouvraient  aussitôt  la  santé. 

Mais  quand  ces  colonies  réussiraient,  au  lieu 
d'augmenter  la  puissance,  elles  ne  feraient  que  la 
partager,  à  moins  qu'elles  n'eussent  très  peu 
d'étendue,  comme  sont  celles  que  l'on  envoie 
pour  occuper  quelque  place  pour  le  commerce. 


LETTRES   PERSANES  251 

Les  Carthaginois  avaient,  comme  les  Espagnols, 
découvert  l'Amérique,  ou  au  moins  de  grandes 
îles  dans  lesquelles  ils  faisaient  un  commerce 
prodigieux  ;  mais  quand  ils  virent  le  nombre  de 
leurs  habitants  diminuer,  cette  sage  répubUque 
défendit  à  ses  sujets  ce  commerce  et  cette  naviga- 
tion. 

J'ose  le  dire,  au  lieu  de  faire  passer  les  Espagnols 
dans  les  Indes,  il  faudrait  faire  repasser  les  Indiens 
et  tous  les  métifs  en  Espagne  ;  il  faudrait  rendre  à 
cette  monarchie  tous  ses  peuples  dispersés  ;  et,  si  la 
moitié  seulement  de  ces  grandes  colonies  se  conser- 
vait, l'Espagne  deviendrait  la  puissance  de  l'Europe 
la  plus  redoutable. 

On  peut  comparer  les  empires  à  un  arbre  dont 
les  branches  trop  étendues  ôtent  tout  le  suc  du 
tronc,  et  ne  servent  qu'à  faire  de  l'ombrage. 

Rien  ne  devrait  corriger  les  princes  de  la  fureur 
des  conquêtes  lointaines  que  l'exemple  des  Portu- 
gais et  des  Espagnols. 

Ces  deux  nations  ayant  conquis,  avec  une 
rapidité  inconcevable,  des  royaumes  immenses, 
plus  étonnées  de  leurs  victoires  que  les  peuples 
vaincus  de  leur  défaite,  songèrent  aux  moyens  de 
les  conserver,  et  prirent  chacune  pour  cela  une  voie 
différente. 

Les  Espagnols,  désespérant  de  retenir  les  nations 
vaincues  dans  la  fidélité,  prirent  le  parti  de  les 
exterminer,  et  d'y  envoyer  d'Espagne  des  peuples 
fidèles  :  jamais  dessein  horrible  ne  fut  plus  ponc- 
tuellement exécuté.  On  vit  un  peuple  aussi  nom- 
breux que  tous  ceux  de  l'Europe  ensemble,  dis- 
paraître de  la  terre  à  l'arrivée  de  ces  barbares,  qui 
semblèrent,  en  découvrant  les  Indes,  avoir  voulu 
en  même  temps  découvrir  aux  hommes  quel  était 
le  dernier  période  de  la  cruauté. 


252  LETTRES   PERSANES 

Par  cette  barbarie  ils  conservèrent  ce  pays  sous 
leur  domination.  Juge  par  là  combien  les  conquêtes 
sont  funestes,  puisque  Ic^  effets  en  sont  tels  : 
car  enfin  ce  remède  affreux  était  unique.  Comment 
auraient-ils  pu  retenir  tant  de  millions  d'hommes 
dans  l'obéissance  ?  Comment  soutenir  une  guerre 
civile  de  si  loin  ?  Que  seraient-ils  devenus,  s'ils 
avaient  donné  le  temps  à  ces  peuples  de  revenir  de 
l'admiration  où  ils  étaient  de  l'arrivée  de  ces 
nouveaux  dieux,  et  de  la  crainte  de  leurs  foudres  ? 

Quant  aux  Portugais,  ils  prirent  une  voie  tout 
opposée  ;  ils  n'employèrent  pas  les  cruautés  :  aussi 
furent-ils  bientôt  chassés  de  tous  les  pays  qu'ils 
avaient  découverts.  Les  Hollandais  favorisèrent 
la  rébellion  de  ces  peuples,  et  en  profitèrent. 

Quel  prince  envierait  le  sort  de  ces  conquérants  ? 
Qui  voudrait  de  ces  conquêtes  à  ces  conditions  ? 
Les  uns  en  furent  aussitôt  chassés  ;  les  autres  en 
firent  des  déserts,  et  rendirent  de  même  leur  propre 
pays. 

C'est  le  destin  des  héros  de  se  ruiner  à  conquérir 
des  pays  qu'ils  perdent  soudain,  ou  à  soumettre  des 
nations  qu'ils  sont  obligés  eux-mêmes  de  détruire  : 
comme  cet  insensé  qui  se  consumait  à  acheter  des 
statues  qu'il  jetait  dans  la  mer,  et  des  glaces  qu'il 
brisait  aussitôt. 

De  Paris,  le  i8  de  la  lune  de  rhamazan,  1718. 


Lettre  CXXIII. — Usbek  au  même. 

La  douceur  du  gouvernement  contribue  mer- 
veilleusement à  la  propagation  de  l'espèce.  Toutes 
les  républiques  en  sont  une  preuve  constante  ; 
et,  plus  que  toutes,  la  Suisse  et  la  Hollande,  qui 


LETTRES   PERSANES  253 

sont  les  deux  plus  mauvais  pays  de  l'Europe, 
si  l'on  considère  la  nature  du  terrain,  et  qui 
cependant  sont  les  plus  peuplés. 

Rien  n'attire  plus  les  étrangers  que  la  liberté, 
et  l'opulence  qui  la  suit  toujours  :  l'une  se  fait 
rechercher  par  elle-même,  et  les  besoins  attirent 
dans  les  pays  où  l'on  trouve  l'autre. 

L'espèce  se  multiplie  dans  un  pays  où  l'abon- 
dance fournit  aux  enfants,  sans  rien  diminuer  de 
la  subsistance  des  pères. 

L'égalité  même  des  citoyens,  qui  produit  ordi- 
nairement l'égalité  dans  les  fortunes,  porte  l'abon- 
dance et  la  vie  dans  toutes  les  parties  du  corps 
politique,  et  la  répand  partout. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  pays  soumis  au 
pouvoir  arbitraire  :  le  prince,  les  courtisans,  et 
quelques  particuliers,  possèdent  toutes  les  richesses, 
pendant  que  tous  les  autres  gémissent  dans  une 
pauvreté  extrême. 

Si  un  homme  est  mal  à  son  aise,  et  qu'il  sente 
qu'il  fera  des  enfants  plus  pauvres  que  lui,  il  ne  se 
mariera  pas  ;  ou  s'il  se  marie,  il  craindra  d'avoir 
un  trop  grand  nombre  d'enfants,  qui  pourraient 
achever  de  déranger  sa  fortune,  et  qui  descen- 
draient de  la  condition  de  leur  père. 

J'avoue  que  le  rustique  ou  paysan,  étant  une 
fois  marié,  peuplera  indifféremment,  soit  qu'il  soit 
riche,  soit  qu'il  soit  pauvre  ;  cette  considération 
ne  le  touche  pas  :  il  a  toujours  un  héritage  sûr  à 
laisser  à  ses  enfants,  qui  est  son  hoyau  ;  et  rien  ne 
l'empêche  de  suivre  aveuglément  l'instinct  de  la 
nature. 

Mais  à  quoi  sert  dans  un  État  ce  nombre  d'enfants 
qui  languissent  dans  la  misère  ?  Ils  périssent  presque 
tous  à  mesure  qu'ils  naissent  ;  ils  ne  prospèrent 
jamais  :  faibles  et  débiles,  ils  meurent  en  détail 


254  LETTRES   PERSANES 

de  mille  manières,  tandis  qu'ils  sont  emportés  en 
gros  par  les  fréquentes  maladies  populaires  que 
la  misère  et  la  mauvaise  novirriture  produisent 
toujours  ;  ceux  qui  en  échappent  atteignent  l'âge 
viril  sans  en  avoir  la  force,  et  languissent  tout  le 
reste  de  leur  vie. 

Les  hommes  sont  comme  les  plantes,  qui  ne 
croissent  jamais  heureusement  si  elles  ne  sont  bien 
cultivées  ;  chez  les  peuples  misérables,  l'espèce 
perd,  et  même  quelquefois  dégénère. 

La  France  peut  fournir  un  grand  exemple  de 
tout  ceci.  Dans  les  guerres  passées,  la  crainte  où 
étaient  tous  les  enfants  de  famille  qu'on  ne  les 
enrôlât  dans  la  mihce,  les  obligeait  de  se  marier, 
et  cela  dans  un  âge  trop  tendre,  et  dans  le  sein  de 
la  pauvreté.  De  tant  de  mariages  il  naissait  bien 
des  enfants  que  l'on  cherche  encore  en  France,  et 
que  la  misère,  la  famine  et  les  maladies  en  ont  fait 
disparaître. 

Que  si  dans  un  ciel  aussi  heureux,  dans  un 
royaume  aussi  policé  que  la  France,  on  fait  de 
pareilles  remarques,  que  sera-ce  dans  les  autres 
États  ? 

De  Paris,  le  23  de  la  lune  de  rhamazan,  1718. 


Lettre  CXXIV.  —  Usbek  au  mollak 
Méhémet-Ali,    gardien   des  trois  tombeaux. 

A  Com. 

Que  nous  servent  les  jeûnes  des  immaums,  et  les 
cilices  des  mollahs  ?  La  main  de  Dieu  s'est  deux 
fois  appesantie  sur  les  enfants  de  la  loi.  Le  soleil 
s'obscurcit,  et  semble  n'éclairer  plus  que  leurs 
défaites  :  leurs  armées  s'assemblent,  et  elles  sont 
dissipées  comme  la  poussière. 


LETTRES   PERSANES  255 

L'empire  des  Osmanlins  est  ébranlé  par  les  deux 
plus  grands  échecs  qu'il  ait  jamais  reçus.  Un 
moufti  chrétien  ne  le  soutient  qu'avec  peine  : 
le  grand  vizir  d'Allemagne  est  le  fléau  de  Dieu, 
envoj'é  pour  châtier  les  sectateurs  d'Omar  ;  il 
porte  partout  la  colère  du  ciel,  irrité  contre  leur 
rébellion  et  leur  perfidie. 

Esprit  sacré  des  immaums,  tu  pleures  nuit  et 
jour  sur  les  enfants  du  prophète  que  le  détestable 
Omar  a  dévoyés  ;  tes  entrailles  s'émeuvent  à  la 
vue  de  leurs  malheurs  ;  tu  désires  leur  conversion, 
et  non  pas  leur  perte  ;  tu  voudrais  les  voir  réunis 
sous  l'étendard  d'Hali  par  les  larmes  des  saints, 
et  non  pas  dispersés  dans  les  montagnes  et  dans 
les  déserts  par  la  terreur  des  infidèles. 

De  Paris,  le  i^r  de  la  lune  de  chalval,  1718. 


Lettre  CXXV.  —  Usbek  a  Rhédi. 
A  Venise. 

Quel  peut  être  le  motif  de  ces  libéralités  immen- 
ses que  les  princes  versent  sur  leurs  courtisans  ? 
Veulent-ils  se  les  attacher  ?  ils  leur  sont  déjà 
acquis  autant  qu'ils  peuvent  l'être.  Et  d'ailleurs, 
s'ils  acquièrent  quelques-uns  de  leurs  sujets 
en  les  achetant,  il  faut  bien,  par  la  même  raison, 
qu'ils  en  perdent  une  infinité  d'autres  en  les 
appauvrissant. 

Quand  je  pense  à  la  situation  des  princes, 
toujours  entourés  d'hommes  avides  et  insatiables, 
je  ne  puis  que  les  plaindre  ;  et  je  les  plains  encore 
davantage  lorsqu'ils  n'ont  pas  la  force  de  résister 
à  des  demandes  toujours  onéreuses  à  ceux  qui  ne 
demandent  rien. 


256  LETTRES   PERSANES 

Je  n'entends  jamais  parler  de  leurs  libéralités, 
des  grâces  et  des  pensions  qu'ils  accordent,  que 
je  ne  me  livre  à  mille  réflexions  :  une  foule  d'idées 
se  présente  à  mon  esprit  :  il  me  semble  que  j'en- 
tends publier  cette  ordonnance  : 

«  Le  courage  infatigable  de  quelques-uns  de 
nos  sujets  à  nous  demander  des  pensions  ayant 
exercé  sans  relâche  notre  magnificence  royale, 
nous  avons  enfin  cédé  à  la  multitude  des  requêtes 
qu'ils  nous  ont  présentées,  lesquelles  ont  fait 
jusqu'ici  la  plus  grande  sollicitude  du  trône.  Ils  nous 
ont  représenté  qu'ils  n'ont  point  manqué,  depuis 
notre  avènement  à  la  couronne,  de  se  trouver  à 
notre  lever  ;  que  nous  les  avons  toujours  vus  sur 
notre  passage,  immobiles  comme  des  bornes,  et 
qu'ils  se  sont  extrêmement  élevés  pour  regarder, 
sur  les  épaules  les  plus  hautes,  notre  sérénité. 
Nous  avons  même  reçu  plusieurs  requêtes  de  la 
part  de  quelques  personnes  du  beau  sexe,  qui  nous 
ont  supplié  de  faire  attention  qu'il  était  notoire 
qu'elles  sont  d'un  entretien  très  difficile  ;  quelques- 
unes  même  très  surannées  nous  ont  prié,  en  bran- 
lant la  tête,  de  faire  attention  qu'elles  ont  fait 
l'ornement  de  la  cour  des  rois  nos  prédécesseurs  ; 
et  que,  si  les  généraux  de  leurs  armées  ont  rendu 
l'État  redoutable  par  leurs  faits  militaires,  elles 
n'ont  point  rendu  la  cour  moins  célèbre  par  leurs 
intrigues.  Ainsi,  désirant  traiter  les  suppliants 
avec  bonté,  et  leur  accorder  toutes  leurs  prières, 
nous  avons  ordonné  ce  qui  suit  : 

«  Que  tout  laboureur  ayant  cinq  enfants  retran- 
chera journellement  la  cinquième  partie  du  pain 
qu'il  leur  donne.  Enjoignons  aux  pères  de  famille 
de  faire  la  diminution  sur  chacun  d'eux  aussi 
juste  que  faire  se  pourra. 

<i  Défendons  expressément  à  tous  ceux  qui  s'ap- 


LETTRES   PERSANES  257 

pliquent  à  la  culture  de  leurs  héritages,  ou  qui  les 
ont  donnés  à  titre  de  ferme,  d'y  faire  aucune  ré- 
paration, de  quelque  espèce  qu'elle  soit. 

«  Ordonnons  que  toutes  personnes  qui  s'exer- 
cent à  des  travaux  vils  et  mécaniques,  lesquelles 
n'ont  jamais  été  au  lever  de  notre  majesté,  n'achè- 
tent désormais  d'habits,  à  eux,  à  leurs  femmes  et 
à  leurs  enfants,  que  de  quatre  ans  en  quatre  ans  ; 
leur  interdisons  en  outre  très  étroitement  ces 
petites  réjouissances  qu'ils  avaient  coutume  de 
faire,  dans  leurs  familles,  les  principales  fêtes  de 
l'année. 

«  Et,  d'autant  que  nous  demeurons  averti  que 
la  plupart  des  bourgeois  de  nos  bonnes  villes  sont 
entièrement  occupés  à  pourvoir  à  l'établissement 
de  leurs  filles,  lesquelles  ne  se  sont  rendues  re- 
commandables  dans  notre  État  que  par  une 
triste  et  ennuyeuse  modestie,  nous  ordonnons 
qu'ils  attendront  à  les  marier  jusqu'à  ce  qu'ayant 
atteint  l'âge  limité  par  les  ordonnances,  elles 
viennent  à  les  y  contraindre.  Défendons  à  nos 
magistrats  de  pourvoir  à  l'éducation  de  leurs 
enfants.  & 

De  Paris,  le  i°^  de  la  lune  de  chalval,  1718. 


Lettre  CXXVI.  —  Rica  a  ***. 

On  est  bien  embarrassé  dans  toutes  les  religions, 
quand  il  s'agit  de  donner  une  idée  des  plaisirs 
qui  sont  destinés  à  ceux  qui  ont  bien  vécu.  On 
épouvante  facilement  les  méchants  par  une  longue 
suite  de  peines,  dont  on  les  menace  ;  mais,  pour 
les  gens  vertueux,  on  ne  sait  que  leur  promettre. 
Il  semble  que  la  nature  des  plaisirs  soit  d'être 
9 


258  LETTRES   PERSANES 

d'une  courte  durée  :  l'imagination  a  peine  à  en 
représenter  d'autres. 

J'ai  vu  des  descriptions  du  paradis  capables  d'y 
faire  renoncer  tous  les  gens  de  bon  sens  :  les  uns 
font  jouer  sans  cesse  de  la  flûte  ces  ombres  heu- 
reuses ;  d'autres  les  condamnent  au  supplice  de  se 
promener  éternellement  ;  d'autres  enfin,  qui  les 
font  rêver  là-haut  aux  maîtresses  d'ici-bas,  n'ont 
pas  cru  que  cent  millions  d'années  fussent  un  terme 
assez  long  pour  leur  ôter  le  goût  de  ces  inquiétudes 
amoureuses. 

Je  me  souviens  à  ce  propos  d'une  histoire  que 
j'ai  ouï  raconter  à  un  homme  qui  avait  été  dans  le 
pays  du  Mogol  ;  elle  fait  voir  que  les  prêtres 
indiens  ne  sont  pas  moins  stériles  que  les  autres 
dans  les  idées  qu'ils  ont  des  plaisirs  du  paradis. 

Une  femme  qui  venait  de  perdre  son  mari  vint 
en  cérémonie  chez  le  gouverneur  de  la  ville,  lui 
demander  la  permission  de  se  brûler  ;  mais,  comme 
dans  les  pays  soumis  aux  mahométans  on  abolit 
tant  qu'on  peut  cette  cruelle  coutume,  il  la  refusa 
absolument. 

Lorsqu'elle  vit  ses  prières  impuissantes,  elle  se 
jeta  dans  un  furieux  emportement.  «  Voyez, 
disait-elle,  comme  on  est  gêné  !  Il  ne  sera  seule- 
ment pas  permis  à  une  pauvre  femme  de  se  brûler 
quand  elle  en  a  envie  !  A-t-on  jamais  vu  rien  de 
pareil  ?  Ma  mère,  ma  tante,  mes  sœurs,  se  sont 
bien  brûlées.  Et,  quand  je  vais  demander  per- 
mission à  ce  maudit  gouverneur,  il  se  fâche,  et 
se  met  à  crier  comme  un  enragé.  » 

Il  se  trouva  là,  par  hasard,  un  jeune  bonze. 
«  Homme  infidèle,  lui  dit  le  gouverneur,  est-ce 
toi  qui  as  mis  cette  fureur  dans  l'esprit  de  cette 
femme?  —  Non,  dit-il,  je  ne  lui  ai  jamais  parlé  ; 
mais,    si    elle   m'en   croit,    elle   consommera   son 


LETTRES   PERSANES  259 

sacrifice  ;  elle  fera  une  action  agréable  au  dieu 
Brania  :  aussi  en  sera-t-elle  bien  récompensée  ; 
car  elle  retrouvera  dans  l'autre  monde  son  mari, 
et  elle  recommencera  avec  lui  un  second  mariage. 
—  Que  dites- vous  ?  dit  la  femme  surprise.  Je 
retrouverai  mon  mari  ?  Ah  !  j  e  ne  me  brûle  pas. 
Il  était  jaloux,  chagrin,  et  d'ailleurs  si  vieux,  que, 
si  le  dieu  Brama  n'a  point  fait  sur  lui  quelque 
réforme,  sûrement  il  n'a  pas  besoin  de  moi.  Me 
brûler  pour  lui  !...  pas  seulement  le  bout  du  doigt 
pour  le  retirer  du  fond  des  enfers.  Deux  vieux 
bonzes  qui  me  séduisaient,  et  qui  savaient  de 
quelle  manière  je  vivais  avec  lui,  n'avaient  garde 
de  me  tout  dire  ;  mais,  si  le  dieu  Brama  n'a  que 
ce  présent  à  me  faire,  je  renonce  à  cette  béatitude. 
Monsieur  le  gouverneur,  je  me  fais  mahométane. 
Et  pour  vous,  dit-elle  en  regardant  le  bonze,  vous 
pouvez,  si  vous  voulez,  aller  dire  à  mon  mari  que 
je  me  porte  fort  bien.  ?> 

De  Paris,  le  2  de  la  lune  de  chalval,  171  S. 


Lettre  CXXVIL  —  Rica  a  Usbek. 


Je  t'attends  ici  demain  :  cependant  je  t'envoie 
tes  lettres  dlspahan.  Les  miennes  portent  que 
l'ambassadeur  du  Grand-Mogol  a  reçu  ordre  de 
sortir  du  royaume.  On  ajoute  qu'on  a  fait  arrêter 
le  prince,  oncle  du  roi,  qui  est  chargé  de  son 
éducation  ;  qu'on  l'a  fait  conduire  dans  un  château, 
où  il  est  très  étroitement  gardé,  et  qu'on  l'a  privé 
de  tous  ses  honneurs.  Je  suis  touché  du  sort  de 
ce  prince,  et  je  le  plains. 

Je  te  l'avoue,  Usbek,  je  n'ai  jamais  vu  couler  les 


26o  LETTRES   PERSx\NES 

larmes  de  personne  sans  en  être  attendri  :  je  sens 
de  l'humanité  pour  les  malheureux,  comme  s'il 
n'y  avait  qu'eux  qui  fussent  hommes  ;  et  les  grands 
même,  pour  lesquels  je  trouve  dans  mon  cœur 
de  la  dureté  quand  ils  sont  élevés,  je  les  aime  sitôt 
qu'ils  tombent. 

En  effet,  qu'ont-ils  afiaire,  dans  la  prospérité, 
d'une  inutile  tendresse  ?  elle  approche  trop  de 
l'égalité.  Ils  aiment  bien  mieux  du  respect,  qui  ne 
demande  point  de  retour.  Mais,  sitôt  qu'ils  sont 
déchus  de  leur  grandeur,  il  n'y  a  que  nos  plaintes 
qui  puissent  leur  en  rappeler  l'idée. 

Je  trouve  quelque  chose  de  bien  naïf,  et  même 
de  bien  grand,  dans  les  paroles  d'un  prince  qui, 
près  de  tomber  entre  les  mains  de  ses  ennemis, 
voyant  ses  courtisans  autour  de  lui  qui  pleuraient  : 
«  Je  sens,  leur  dit-il,  à  vos  larmes  que  j  e  suis  encore 
votre  roi.  & 

De  Paris,  le  3  de  la  lune  de  chai  val,  1718. 


Lettre  CXXVIIL  —  Rica  a  Ibben. 
A  Smyrne. 

Tu  as  ouï  parler  mille  fois  du  fameux  roi  de 
Suède  ^  Il  assiégeait  une  place  dans  un  royaume 
qu'on  nomme  la  Norvège  :  comme  il  visitait  la 
tranchée,  seul  avec  un  ingénieur,  il  a  reçu  un  coup 
dans  la  tête,  dont  il  est  mort.  On  a  fait  sur-le- 
champ  arrêter  son  premier  ministre^  :  les  états 
se  sont  assemblés,  et  l'ont  condamné  à  perdre  la 
tête. 

Il  était  accusé  d'un  grand  crime  :  c'était  d'avoir 
calomnié  la  nation,  et  de  lui  avoir  fait  perdre  la 

1  Charles  XII.  —  -  Le  baron  de  Gœrtz. 


LETTRES   PERSANES  261 

confiance  de  son  roi,  forfait  qui,  selon  moi,  mérite 
mille  morts. 

Car  enfin,  si  c'est  une  mauvaise  action  de  noircir 
dans  l'esprit  du  prince  le  dernier  de  ses  sujets, 
qu'est-ce  lorsque  l'on  noircit  la  nation  entière,  et 
qu'on  lui  ôte  la  bienveillance  de  celui  que  la 
Providence  a  établi  pour  faire  son  bonheur  ? 

Je  voudrais  que  les  hommes  parlassent  aux  rois 
comme  les  anges  parlent  à  notre  saint  prophète. 

Tu  sais  que,  dans  les  banquets  sacrés  où  le 
Seigneur  des  seigneurs  descend  du  plus  subhme 
trône  du  monde  pour  se  communiquer  à  ses 
esclaves,  je  me  suis  fait  une  loi  sévère  de  captiver 
une  langue  indocile  ;  on  ne  m'a  jamais  vu  aban- 
donner une  seule  parole  qui  pût  être  amère  au 
dernier  de  ses  sujets.  Quand  il  m'a  fallu  cesser 
d'être  sobre,  je  n'ai  point  cessé  d'être  honnête 
homme  ;  et,  dans  cette  épreuve  de  notre  fidéhté, 
j'ai  risqué  ma  vie,  et  jamais  ma  vertu. 

Je  ne  sais  comment  il  arrive  qu'il  n'y  a  presque 
jamais  de  prince  si  méchant,  que  son  ministre 
ne  le  soit  encore  davantage  ;  s'il  fait  quelque 
action  mauvaise,  elle  a  presque  toujours  été 
suggérée  ;  de  manière  que  l'amxbition  des  princes 
n'est  jamais  si  dangereuse  que  la  bassesse  d'âme 
de  ses  conseillers.  Mais  comprends-tu  qu'un 
homme  qui  n'est  que  d'hier  dans  le  ministère,  qui 
peut-être  n'y  sera  pas  demain,  puisse  devenir 
dans  un  moment  l'ennemi  de  lui-même,  de  sa 
famille,  de  sa  patrie,  et  du  peuple  qui  naîtra  à 
jamais  de  celui  qu'il  va  faire  opprimer  ? 

Un  prince  a  des  passions  :  le  ministre  les  remue  ; 
c'est  de  ce  côté-là  qu'il  dirige  son  ministère  ;  il 
n'a  point  d'autre  but,  ni  n'en  veut  connaître.  Les 
courtisans  le  séduisent  par  leurs  louanges  ;  et 
lui  le  flatte  plus  dangereusement  par  ses  conseils, 


262  LETTRES   PERSANES 

par  les  desseins  qu'il  lui  inspire,  et  par  les  maximes 
qu'il  lui  propose. 

De  Paris,  le  25  de  la  lune  de  saphar,  1719. 


Lettre  CXXIX.  —  Rica  a  Usbek. 

Je  passais  l'autre  jour  sur  le  Pont-Neuf  avec 
un  de  mes  amis  :  il  rencontra  un  homme  de  sa 
connaissance,  qu'il  me  dit  être  un  géomètre  ;  et 
il  n'y  avait  rien  qui  n'y  parût,  car  il  était  dans  une 
rêverie  profonde  ;  il  fallut  que  mon  ami  le  tirât 
longtemps  par  la  manche,  et  le  secouât  pour  le 
faire  descendre  jusqu'à  lui,  tant  il  était  occupé 
d'une  courbe  qui  le  tourmentait  peut-être  depuis 
plus  de  huit  jours.  Ils  se  firent  tous  deux  beau- 
coup d'honnêtetés,  et  s'apprirent  réciproquement 
quelques  nouvelles  littéraires.  Ces  discours  les 
menèrent  jusque  sur  la  porte  d'un  café  où  j'entrai 
avec  eux. 

Je  remarquai  que  notre  géomètre  y  fut  reçu  de 
tout  le  monde  avec  empressement,  et  que  les  gar- 
çons du  café  en  faisaient  beaucoup  plus  de  cas  que 
de  deux  mousquetaires  qui  étaient  dans  un  coin. 
Pour  lui,  il  parut  qu'il  se  trouvait  dans  un  heu 
agréable  ;  car  il  dérida  un  peu  son  visage,  et  se 
mit  à  rire  comme  s'il  n'avait  pas  eu  la  moindre 
teinture  de  géométrie. 

Cependant  son  esprit  régulier  toisait  tout  ce 
qui  se  disait  dans  la  conversation.  Il  ressemblait 
à  celui  qui,  dans  un  jardin,  coupait  avec  son  épée 
la  tête  des  fleurs  qui  s'élevaient  au-dessus  des  au- 
tres. Martyr  de  sa  justesse,  il  était  offensé  d'une 
sailhe,  comme  une  vue  déhcate  est  offensée  par 


LETTRES   PERSANES  263 

une  lumière  trop  vive.  Rien  pour  lui  n'était  in- 
différent, pourvu  qu'il  fût  vrai.  Aussi  sa  conversa- 
tion était-elle  singulière.  Il  était  arrivé  ce  jour-là 
de  la  campagne  avec  un  homme  qui  avait  vu  un 
château  superbe  et  des  jardins  magnifiques  ;  et 
il  n'avait  vu,  lui,  qu'un  bâtiment  de  soixante 
pieds  de  long  sur  trente-cinq  de  large,  et  un 
bosquet  barlong  de  dix  arpents  :  il  aurait  fort 
souhaité  que  les  règles  de  la  perspective  eussent  été 
tellement  observées,  que  les  allées  des  avenues 
eussent  paru  partout  de  même  largeur  ;  et  il  aurait 
donné  pour  cela  une  méthode  infaillible.  Il  parut 
fort  satisfait  d'un  cadran  qu'il  y  avait  démêlé, 
d'une  structure  fort  singulière  ;  et  il  s'échauffa 
fort  contre  un  savant  qui  était  auprès  de  moi,  qui 
malheureusement  lui  demanda  si  ce  cadran  mar- 
quait les  heures  babyloniennes.  Un  nouvelliste 
parla  du  bombardement  du  château  de  Fon- 
tarabie  ;  et  il  nous  donna  soudain  les  propriétés 
de  la  ligne  que  les  bombes  avaient  décrites  en  l'air  ; 
et,  charmé  de  savoir  cela,  il  voulut  en  ignorer 
entièrement  le  succès.  Un  homme  se  plaignait 
d'avoir  été  ruiné  l'hiver  d'auparavant  par  une 
inondation.  «Ce  que  vous  me  dites  là  m'est  fort 
agréable,  dit  alors  le  géomètre  :  je  vois  que  je 
ne  me  suis  pas  trompé  dans  l'observation  que 
j'ai  faite,  et  qu'il  est  au  moins  tombé  sur  la  terre 
deux  pouces  d'eau  plus  que  l'année  passée.  ?> 

Un  moment  après  il  sortit,  et  nous  le  suivîmes. 
Comme  il  allait  assez  vite,  et  qu'il  négligeait  de 
regarder  devant  lui,  il  fut  rencontré  directement 
par  un  autre  homme  :  ils  se  choquèrent  rudement  ; 
et  de  ce  coup  ils  rejaillirent  chacun  de  leur  côté, 
en  raison  réciproque  de  leur  vitesse  et  de  leurs 
masses.  Quand  ils  furent  un  peu  revenus  de  leur 
étourdissement,  cet  homme,  portant  la  main  sur 


264  LETTRES  PERSANES 

le  front,  dit  au  géomètre  :  «  Je  suis  bien  aise  que 
vous  m'ayez  heurté,  car  j'ai  une  grande  nouvelle 
à  vous  apprendre  :  je  viens  de  donner  mon  Horace 
au  public.  —  Comment  !  dit  le  géomètre  :  il  y  a 
deux  mille  ans  qu'il  y  est.  —  Vous  ne  m'entendez 
pas,  reprit  l'autre  :  c'est  une  traduction  de  cet 
ancien  auteur  que  je  viens  de  mettre  au  jour; 
il  y  a  vingt  ans  que  je  m'occupe  à  faire  des  tra- 
ductions. 

«  —  Quoi  !  monsieur,  dit  le  géomètre,  il  y  a 
vingt  ans  que  vous  ne  pensez  pas  !  Vous  parlez 
pour  les  autres,  et  ils  pensent  pour  vous.  — 
Monsieur,  dit  le  savant,  croyez- vous  que  je  n'aie 
pas  rendu  un  grand  service  au  public  de  lui  rendre 
la  lecture  des  bons  auteurs  familière  ?  —  Je  ne 
dis  pas  tout  à  fait  cela  :  j'estime  autant  qu'un 
autre  les  sublimes  génies  que  vous  travestissez  ; 
mais  vous  ne  leur  ressemblerez  point  ;  car,  si  vous 
traduisez  toujours,  on  ne  vous  traduira  jamais. 

«  Les  traductions  sont  comme  ces  monnaies 
de  cuivre  qui  ont  bien  la  même  valeur  qu'une 
pièce  d'or,  et  même  sont  d'un  plus  grand  usage 
pour  le  peuple  ;  mais  elles  sont  toujours  faibles 
et  d'un  mauvais  aloi. 

«Vous  voulez,  dites- vous,  faire  renaître  parmi 
nous  ces  illustres  morts  :  et  j'avoue  que  vous  leur 
donnez  bien  un  corps  ;  mais  vous  ne  leur  rendez 
pas  la  vie  :  il  y  manque  toujours  un  esprit  pour 
les  animer. 

«  Que  ne  vous  appliquez-vous  plutôt  à  la  re- 
cherche de  tant  de  belles  vérités  qu'un  calcul 
facile  nous  fait  découvrir  tous  les  jours  ?  »  Après 
ce  petit  conseil,  ils  se  séparèrent,  je  crois,  très 
mécontents  l'un  de  l'autre. 

De  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  rebiab  2,  1719. 


LETTRES   PERSANES  265 

Lettre  CXXX.  —  Rica  a  ***. 

Je  te  parlerai  dans  cette  lettre  d'une  certaine 
nation  qu'on  appelle  les  nouvellistes,  qui  s'assem- 
blent dans  un  jardin  magnifique,  où  leur  oisiveté  est 
toujours  occupée.  Ils  sont  très  inutiles  à  TÉtat, 
et  leurs  discours  de  cinquante  ans  n'ont  pas  un 
effet  différent  de  celui  qu'aurait  pu  produire  un 
silence  aussi  long  :  cependant  ils  se  croient  con- 
sidérables, parce  qu'ils  s'entretiennent  de  projets 
magnifiques,  et  traitent  de  grands  intérêts. 

La  base  de  leurs  conversations  est  une  curiosité 
frivole  et  ridicule  :  il  n'y  a  point  de  cabinet  si 
mystérieux  qu'ils  ne  prétendent  pénétrer  ;  ils  ne 
sauraient  consentir  à  ignorer  quelque  chose  ;  ils 
savent  combien  notre  auguste  sultan  a  de  femmes, 
combien  il  fait  d'enfants  toutes  les  années  ;  et, 
quoiqu'ils  ne  fassent  aucune  dépense  en  espions, 
ils  sont  instruits  des  mesures  qu'il  prend  pour 
humilier  l'empereur  des  Turcs  et  celui  des  Mogols. 

A  peine  ont-ils  épuisé  le  présent,  qu'ils  se  pré- 
cipitent dans  l'avenir  ;  et,  marchant  au-devant  de 
la  Providence,  ils  la  préviennent  sur  toutes  les 
démarches  des  hommes.  Ils  conduisent  un  général 
par  la  main  ;  et,  après  l'avoir  loué  de  mille  sottises 
qu'il  n'a  pas  faites,  ils  lui  en  préparent  mille  autres 
qu'il  ne  fera  pas. 

Ils  font  voler  les  armées  comme  les  grues,  et 
tomber  les  murailles  comme  des  cartons  ;  ils  ont 
des  ponts  sur  toutes  les  rivières,  des  routes  secrètes 
dans  toutes  les  montagnes,  des  magasins  immenses 
dans  les  sables  brûlants  :  il  ne  leur  manque  que  le 
bon  sens. 

Il  y  a  un  homme,  avec  qui  je  loge,  qui  reçut 
cette  lettre  d'un  nouvelliste  ;  comme  elle  m'a 
paru  singuhère,  je  la  gardai  ;  la  voici  : 


266  LETTRES   PERSANES 

«  Monsieur, 

«  Je  me  trompe  rarement  dans  mes  conjectures 
sur  les  affaires  du  temps.  Le  i^'^  janvier  1711,  je 
prédis  que  l'empereur  Joseph  mourrait  dans  le 
cours  de  l'année  :  il  est  vrai  que,  comme  il  se 
portait  fort  bien,  je  crus  que  je  me  ferais  moquer 
de  moi  si  je  m'expliquais  d'une  manière  bien  claire, 
ce  qui  fit  que  je  me  servis  de  termes  un  peu  énig- 
matiques  ;  mais  les  gens  qui  savent  raisonner 
m'entendirent  bien.  Le  17  avril  de  la  même  année 
il  mourut  de  la  petite  vérole. 

«  Dès  que  la  guerre  fut  déclarée  entre  l'empereur 
et  les  Turcs,  j'allai  chercher  nos  messieurs  dans 
tous  les  coins  des  Tuileries  ;  je  les  assemblai  près 
du  bassin,  et  leur  prédis  qu'on  ferait  le  siège  de 
Belgrade,  et  qu'il  serait  pris.  J'ai  été  assez  heureux 
pour  que  ma  prédiction  ait  été  accompHe.  Il  est 
vrai  que,  vers  le  milieu  du  siège,  je  pariai  cent 
pistoles  qu'il  serait  pris  le  18  août  ^  ;  il  ne  fut  pris 
que  le  lendemain  :  peut-on  perdre  à  si  beau  jeu? 

«  Lorsque  je  vis  que  la  flotte  d'Espagne  débar- 
quait en  Sardaigne,  je  jugeai  qu'elle  en  ferait  la 
conquête  :  je  le  dis,  et  cela  se  trouva  vrai.  Enflé 
de  ce  succès,  j'ajoutai  que  cette  flotte  victorieuse 
irait  débarquer  à  Final  pour  faire  la  conquête  du 
Milanès.  Comme  je  trouvai  de  la  résistance  à  faire 
recevoir  cette  idée,  je  voulus  la  soutenir  glorieuse- 
ment :  je  pariai  cinquante  pistoles,  et  je  les  perdis 
encore  ;  car  ce  diable  d'Albéroni,  malgré  la  foi 
des  traités,  envoya  sa  flotte  en  Sicile,  et  trompa 
tout  à  la  fois  deux  grands  politiques,  le  duc  de 
Savoie  et  moi. 

«  Tout  cela,  monsieur,  me  déroute  si  fort,  que  j'ai 
résolu  de  prédire  toujours  et  de  ne  parier  jamais. 

1  1717. 


LETTRES   PERSANES  267 

Autrefois  nous  ne  connaissions  point  aux  Tuileries 
l'usage  des  paris,  et  feu  M.  le  comte  de  L...  ne  les 
souffrait  guère  :  mais,  depuis  qu'une  troupe  de 
petits-maîtres  s'est  mêlée  parmi  nous,  nous  ne 
savons  plus  où  nous  en  sommes.  A  peine  ouvrons- 
nous  la  bouche  pour  dire  une  nouvelle,  qu'un  de 
ces  jeunes  gens  propose  de  parier  contre. 

«L'autre  jour,  comme  j'ouvrais  mon  manu- 
scrit, et  accommodais  mes  lunettes  sur  mon  nez, 
un  de  ces  fanfarons,  saisissant  justement  l'inter- 
valle du  premier  mot  au  second,  me  dit  :  «  Je  parie 
«  cent  pistoles  que  non.  »  Je  fis  semblant  de  n'avoir 
pas  fait  attention  à  cette  extravagance  ;  et,  re- 
prenant la  parole  d'une  voix  plus  forte,  je  dis  : 
«  M.  le  maréchal  de  *'^'^  ayant  appris...  —  Cela 
«  est  faux,  me  dit-il  ;  vous  avez  toujours  des  nou- 
«  velles  extravagantes  ;  il  n'y  a  pas  le  sens  commun 
«  à  tout  cela.  »  Je  vous  prie,  monsieur,  de  me  faire 
le  plaisir  de  me  prêter  trente  pistoles  ;  car  je  vous 
avoue  que  ces  paris  m'ont  fort  dérangé.  Je  vous 
envoie  la  copie  de  deux  lettres  que  j'ai  écrites 
au  ministre.  Je  suis,  etc.  » 

LETTRES   d'un   NOUVELLISTE   AU   MINISTRE. 

«  Monseigneur, 

«  Je  suis  le  sujet  le  plus  zélé  que  le  roi  ait  jamais 
eu.  C'est  moi  qui  obligeai  un  de  mes  amis  d'exé- 
cuter le  projet  que  j'avais  formé  d'un  livre  pour 
démontrer  que  Louis  le  Grand  était  le  plus  grand 
de  tous  les  princes  qui  ont  mérité  le  nom  de  Grand. 
Je  travaille  depuis  longtemps  à  un  autre  ouvrage 
qui  fera  encore  plus  d'honneur  à  notre  nation,  si 
votre  grandeur  veut  m'accorder  un  privilège  : 
mon  dessein  est  de  prouver  que,  depuis  le  com- 
mencement de  la  monarchie,  les  Français  n'ont 


268  LETTRES   PERSANES 

jamais  été  battus,  et  que  ce  que  les  historiens  ont 
dit  jusqu'ici  de  nos  désavantages  sont  de  véri- 
tables impostures.  Je  suis  obligé  de  les  redresser 
en  bien  des  occasions  ;  et  j'ose  me  flatter  que  je 
brille  surtout  dans  la  critique.  Je  suis,  monsei- 
gneur, etc.  » 

«  Monseigneur, 

«  Depuis  la  perte  que  nous  avons  faite  de  M.  le 
comte  de  L...,  nous  vous  supplions  d'avoir  la 
bonté  de  nous  permettre  d'élire  un  président.  Le 
désordre  se  met  dans  nos  conférences,  et  les  affaires 
d'État  n'y  sont  pas  traitées  avec  la  même  discus- 
sion que  par  le  passé;  nos  jeunes  gens  vivent 
absolument  sans  égard  pour  les  anciens,  et  entre 
eux  sans  discipline  :  c'est  le  véritable  conseil  de 
Roboam,  où  les  jeunes  imposent  aux  vieillards. 
Nous  avons  beau  leur  représenter  que  nous  étions 
paisibles  possesseurs  des  Tuileries  vingt  ans  avant 
qu'ils  ne  fussent  au  monde  ;  je  crois  qu'ils  nous 
en  chasseront  à  la  fin,  et  qu'obligés  de  quitter  ces 
lieux,  où  nous  avons  tant  de  fois  évoqué  les  om- 
bres de  nos  héros  français,  il  faudra  que  nous  allions 
tenir  nos  conférences  au  Jardin  du  Roi  ou  dans 
quelque  lieu  plus  écarté.  Je  suis...  » 

De  Paris,  le  7  de  la  lune  de'gemmadi  2,  1719- 


Lettre  CXXXL  —  Rhédi  a  Rica. 

A  Paris. 

Une  des  choses  qui  a  le  plus  exercé  ma  curiosité 
en  arrivant  en  Europe,  c'est  l'histoire  et  l'origine 
des  répubhques.  Tu  sais  que  la  plupart  des  Asia- 
tiques n'ont  pas  seulement  d'idée  de  cette  sorte 


LETTRES   PERSANES  269 

de  gouvernement,  et  que  l'imagination  ne  les  a 
pas  servis  jusqu'à  leur  faire  comprendre  qu'il 
puisse  y  en  avoir  sur  la  terre  d'autre  que  le  des- 
potique. 

Les  premiers  gouvernements  du  monde  furent 
monarchiques  :  ce  ne  fut  que  par  hasard  et  par  la 
succession  des  siècles  que  les  républiques  se 
formèrent. 

La  Grèce  ayant  été  abîmée  par  un  déluge,  de 
nouveaux  habitants  vinrent  la  peupler  :  elle  tira 
presque  toutes  ses  colonies  d'Egypte  et  des  con- 
trées de  l'Asie  les  plus  voisines  ;  et,  comme  ces 
pays  étaient  gouvernés  par  des  rois,  les  peuples 
qui  en  sortirent  furent  gouvernés  de  même.  ]\lais 
la  tyrannie  de  ces  princes  devenant  trop  pesante, 
on  secoua  le  joug  ;  et  du  débris  de  tant  de  royaumes 
s'élevèrent  ces  républiques  qui  firent  si  fort  fleurir 
la  Grèce,  seule  polie  au  milieu  des  barbares. 

L'amour  de  la  liberté,  la  haine  des  rois,  conserva 
longtemps  la  Grèce  dans  l'indépendance,  et  étendit 
au  loin  le  gouvernement  républicain.  Les  villes 
grecques  trouvèrent  des  alliés  dans  l'Asie  ^Mineure  : 
elles  y  envoyèrent  des  colonies  aussi  libres  qu'elles, 
qui  leur  servirent  de  remparts  contre  les  entre- 
prises des  rois  de  Perse.  Ce  n'est  pas  tout  :  la  Grèce 
peupla  l'Italie;  l'Itahe,  l'Espagne  et  peut-être  les 
Gaules.  On  sait  que  cette  grande  Hespérie,  si  fa- 
meuse chez  les  anciens,  était  au  commencement  la 
Grèce,  que  ses  voisins  regardaient  comme  un  séjour 
de  félicité  ;  les  Grecs,  qui  ne  trouvaient  point  chez 
eux  ce  pays  heureux,  l' allèrent  chercher  en  Italie  ; 
ceux  d'Italie,  en  Espagne  ;  ceux  d'Espagne,  dans 
la  Bétique  ou  le  Portugal  :  de  manière  que  toutes 
ces  régions  portèrent  ce  nom  chez  les  anciens.  Ces 
colonies  grecques  apportèrent  avec  elles  un  esprit 
de  liberté  qu'elles  avaient  pris  dans  ce  doux  pays. 


270  LETTRES   PERSANES 

Ainsi,  on  ne  voit  guère,  dans  ces  temps  reculés, 
de  monarchies  dans  l'Italie,  l'Espagne,  les  Gaules. 
On  verra  bientôt  que  les  peuples  du  nord  et  d'Alle- 
magne n'étaient  pas  moins  libres  ;  et,  si  l'on  trouve 
des  vestiges  de  quelque  royauté  parmi  eux,  c'est 
qu'on  a  pris  pour  des  rois  les  chefs  des  armées  ou 
des  républiques. 

Tout  ceci  se  passait  en  Europe  ;  car,  pour  l'Asie 
et  l'Afrique,  elles  ont  toujours  été  accablées  sous 
le  despotisme,  si  vous  en  exceptez  quelques  villes 
de  l'Asie  Mineure  dont  nous  avons  parlé,  et  la 
république  de  Cartilage  en  Afrique. 

Le  monde  fut  partagé  entre  deux  puissantes 
républiques  :  celle  de  Rome  et  celle  de  Carthage. 
Il  n'y  a  rien  de  si  connu  que  les  commencements 
de  la  république  romaine,  et  rien  qui  le  soit  si  peu 
que  l'origine  de  celle  de  Carthage.  On  ignore  abso- 
lument la  suite  des  princes  africains  depuis  Didon, 
et  comment  ils  perdirent  leur  puissance.  C'eût 
été  un  grand  bonheur  pour  le  monde  que  l'agran- 
dissement prodigieux  de  la  république  romaine, 
s'il  n'y  avait  pas  eu  cette  différence  injuste  entre 
les  citoyens  romains  et  les  peuples  vaincus  ;  si 
l'on  avait  donné  aux  gouverneurs  des  provinces 
une  autorité  moins  grande  ;  si  les  lois  si  saintes 
pour  empêcher  leur  tyrannie  avaient  été  ob- 
servées ;  et  s'ils  ne  s'étaient  pas  servis  pour  les 
faire  taire  des  mêmes  trésors  que  leur  injustice 
avait  amassés. 

Il  semble  que  la  hberté  soit  faite  pour  le  génie 
des  peuples  d'Europe,  et  la  servitude  pour  celui 
des  peuples  d'Asie.  C'est  en  vain  que  les  Romains 
offrirent  aux  Cappadociens  ce  précieux  trésor  ; 
cette  nation  lâche  le  refusa,  et  elle  courut  à  la  servi- 
tude avec  le  même  empressement  que  les  autres 
peuples  couraient  à  la  liberté. 


LETTRES   PERSANES  271 

César  opprima  la  république  romaine,  et  la  sou- 
mit à  un  pouvoir  arbitraire. 

L'Europe  gémit  longtemps  sous  un  gouverne- 
ment militaire  et  violent,  et  la  douceur  romaine 
fut  changée  en  une  cruelle  oppression. 

Cependant  une  infinité  de  nations  inconnues 
sortirent  du  nord,  se  répandirent  comme  des 
torrents  dans  les  pro\ànces  romaines  ;  et,  trouvant 
autant  de  facilité  à  faire  des  conquêtes  qu'à  exercer 
leurs  pirateries,  les  démembrèrent,  et  en  firent  des 
royaumes.  Ces  peuples  étaient  libres  ;  et  ils  bor- 
naient si  fort  l'autorité  de  leurs  rois,  qu'ils  n'étaient 
proprement  que  des  chefs  ou  des  généraux.  Ainsi 
ces  royaumes,  quoique  fondés  par  la  force,  ne 
sentirent  point  le  joug  du  vainqueur.  Lorsque  les 
peuples  d'Asie,  comme  les  Turcs  et  les  Tartares, 
firent  des  conquêtes,  soumis  à  la  volonté  d'un 
seul,  ils  ne  songèrent  qu'à  lui  donner  de  nouveaux 
sujets,  et  à  établir  par  les  armes  son  autorité 
violente  ;  mais  les  peuples  du  nord,  libres  dans  leur 
pays,  s'emparant  des  pro\'inces  romaines,  ne 
donnèrent  point  à  leurs  chefs  une  grande  autorité. 
Quelques-uns  même  de  ces  peuples,  comme  les 
Vandales  en  Afrique,  les  Goths  en  Espagne,  dépo- 
saient leurs  rois  dès  qu'ils  n'en  étaient  pas  satis- 
faits ;  et,  chez  les  autres,  l'autorité  du  prince 
était  bornée  de  mille  manières  différentes  :  un  grand 
nombre  de  seigneurs  la  partageaient  avec  lui  ; 
les  guerres  n'étaient  entreprises  que  de  leur  con- 
sentement ;  les  dépouilles  étaient  partagées  entre 
le  chef  et  les  soldats  ;  aucun  impôt  en  faveur  du 
prince  ;  les  lois  étaient  faites  dans  les  assemblées 
de  la  nation.  Voilà  le  principe  fondamental  de 
tous  ces  États,  qui  se  formèrent  des  débris  de  l'em- 
pire romain. 

De  Venise,  le  20  de  la  lune  de  rhégeb,  1719. 


272  LETTRES   PERSANES 

Lettre  CXXXII.  —  Rica  a  ***. 

Je  fus  il  y  a  cinq  ou  six  mois  dans  un  café  ;  je 
remarquai  un  gentilhomme  assez  bien  mis  qui  se 
faisait  écouter  :  il  parlait  du  plaisir  qu'il  y  avait 
de  vivre  à  Paris  ;  il  déplorait  sa  situation  d'être 
obligé  de  vivre  dans  la  province.  «  J'ai,  dit-il, 
quinze  mille  livres  de  rentes  en  fonds  de  terre,  et 
je  me  croirais  plus  heureux  si  j'avais  le  quart  de 
ce  bien-là  en  argent  et  en  effets  portables  partout. 
J'ai  beau  presser  mes  fermiers,  et  les  accabler  de 
frais  de  justice,  je  ne  fais  que  les  rendre  plus 
insolvables  :  je  n'ai  jamais  pu  voir  cent  pistoles 
à  la  fois.  Si  je  devais  dix  mille  francs,  on  me 
ferait  saisir  toutes  mes  terres,  et  je  serais  à  l'hô- 
pital. » 

Je  sortis  sans  avoir  fait  grande  attention  à  tout 
ce  discours  ;  mais,  me  trouvant  hier  dans  ce  quar- 
tier, j'entrai  dans  la  même  maison  ;  et  j'y  vis  un 
homme  grave,  d'un  visage  pâle  et  allongé,  qui,  au 
milieu  de  cinq  ou  six  discoureurs,  paraissait  morne 
et  pensif,  jusques  à  ce  que,  prenant  brusquement 
la  parole  :  «  Oui,  messieurs,  dit-il  en  haussant  la 
voix,  je  suis  ruiné  :  je  n'ai  plus  de  quoi  vivre  ;  car 
j'ai  actuellement  chez  moi  deux  cent  mille  livres 
en  billets  de  banque,  et  cent  mille  écus  d'argent  : 
je  me  trouve  dans  une  situation  affreuse  ;  je  me 
suis  cru  riche  ;  et  me  voilà  à  l'hôpital  ;  au  moins 
si  j'avais  seulement  une  petite  terre  où  je  pusse 
me  retirer,  je  serais  sûr  d'avoir  de  quoi  vivre  : 
mais  je  n'ai  pas  grand  comme  ce  chapeau  en  fonds 
de  terre.  » 

Je  tournai  par  hasard  la  tête  d'un  autre  côté, 
et  je  vis  un  autre  homme  qui  faisait  des  grimaces 
de  possédé.  «  A  qui  se  fier  désormais  ?  s'écriait-il. 


LETTRES   PERSANES  273 

Il  y  a  un  traître  que  je  croyais  si  fort  de  mes  amis 
que  je  lui  avais  prêté  mon  argent,  et  il  me  l'a  rendu  ! 
quelle  perfidie  horrible  !  Il  a  beau  faire,  dans  mon 
esprit  il  sera  toujours  déshonoré.  » 

Tout  près  de  là  était  un  homme  très  mal  vêtu 
qui,  élevant  les  yeux  au  ciel,  disait  :  «  Dieu  bénisse 
les  projets  de  nos  ministres  !  Puissé-je  voir  les 
actions  à  deux  mille,  et  tous  les  laquais  de  Paris 
plus  riches  que  leurs  maîtres  !  »  J'eus  la  curiosité 
de  demander  son  nom.  «  C'est  un  homme  extrême- 
ment pauvre,  me  dit-on  ;  aussi  a-t-il  un  pauvre 
métier  :  il  est  généalogiste,  et  il  espère  que  son 
art  rendra,  si  les  fortunes  continuent  ;  et  que  tous 
ces  nouveaux  riches  auront  besoin  de  lui  pour 
réformer  leur  nom,  décrasser  leurs  ancêtres,  et 
orner  leurs  carrosses  ;  il  s'imagine  qu'il  va  faire 
autant  de  gens  de  qualité  qu'il  voudra,  et  il  tres- 
saillit de  joie  de  voir  multiplier  ses  pratiques.  » 

Enfin,  je  vis  entrer  un  vieillard  pâle  et  sec,  que 
je  reconnus  pour  nouvelliste  avant  qu'il  se  fût 
assis  ;  il  n'était  pas  du  nombre  de  ceux  qui  ont 
une  assurance  victorieuse  contre  tous  les  revers, 
et  présagent  toujours  les  victoires  et  les  trophées  : 
c'était  au  contraire  un  de  ces  trembleurs  qui  n'ont 
que  des  nouvelles  tristes.  «  Les  affaires  vont  bien 
mal  du  côté  d'Espagne,  dit-il  ;  nous  n'avons  point 
de  cavalerie  sur  la  frontière,  et  il  est  à  craindre 
que  le  prince  Pio,  qui  en  a  un  gros  corps,  ne  fasse 
contribuer  tout  le  Languedoc.  »  Il  y  avait  vis-à-vii 
de  moi  un  philosophe  assez  mal  en  ordre  qui  pre- 
nait le  nouvelliste  en  pitié,  et  haussait  les  épaules 
à  mesure  que  l'autre  haussait  la  voix.  Je  m'appro- 
chai de  lui,  et  il  me  dit  à  l'oreille  :  «  Vous  voyez 
que  ce  fat  nous  entretient,  il  y  a  une  heure,  de 
sa  frayeur  pour  le  Languedoc  ;  et  moi,  j'aperçus 
hier  au  soir  une  tache  dans  le  soleil,  qui,  si  elle 


274  LETTRES   PERSANES 

augmentait,  pourrait  faire  tomber  toute  la  nature 
en  engourdissement  ;  et  je  n'ai  pas  dit  un  seul  mot.  » 

De  Paris,  le  17  de  la  lune  de  rhamazan,  1719- 


Lettre  CXXXIIL  —  Rica  a  ***. 

J'allai  l'autre  jour  voir  une  grande  biblio- 
thèque dans  un  couvent  de  dervis,  qui  en  sont 
comme  les  dépositaires,  mais  qui  sont  obligés 
d'3^  laisser  entrer  tout  le  monde  à  certaines  heures. 

En  entrant  je  vis  un  homme  grave  qui  se  pro- 
menait au  milieu  d'un  nombre  innombrable  de 
volumes  qui  l'entouraient.  J'allai  à  lui,  et  le  priai 
de  me  dire  quels  étaient  quelques-uns  de  ces  livres 
que  je  voyais  mieux  reliés  que  les  autres.  «  Mon- 
sieur, me  dit-il,  j'habite  ici  une  terre  étrangère  : 
je  n'y  connais  personne.  Bien  des  gens  me  font  de 
pareilles  questions  ;  mais  vous  voyez  bien  que  je 
n'irai  pas  lire  tous  ces  livres  pour  les  satisfaire  ; 
mais  j'ai  mon  bibliothécaire  qui  vous  donnera 
satisfaction,  car  il  s'occupe  nuit  et  jour  à  déchif- 
frer tout  ce  que  vous  voyez  là  ;  c'est  un  homme  qui 
n'est  bon  à  rien,  et  qui  nous  est  très  à  charge,  parce 
qu'il  ne  travaille  point  pour  le  couvent.  Mais  j'en- 
tends l'heure  du  réfectoire  qui  sonne.  Ceux  qui 
comme  moi  sont  à  la  tête  d'une  communauté 
doivent  être  les  premiers  à  tous  les  exercices.  » 
En  disant  cela,  le  moine  me  poussa  dehors,  ferma 
la  porte,  et,  comme  s'il  eût  volé,  disparut  à  mes 
yeux. 

De  Paris,  le  21  de  la  lune  de  rhamazan,  1719. 


LETTRES   PERSANES  275 

Lettre  CXXXIV.  —  Rica  au  même. 

Je  retournai  le  lendemain  à  cette  bibliothèque, 
où  je  trouvai  tout  un  autre  homme  que  celui  que 
j'avais  vu  la  première  fois.  Son  air  était  simple,  sa 
physionomie  spirituelle,  et  son  abord  très  affable. 
Dès  que  je  lui  eus  fait  connaître  ma  curiosité, 
il  se  mit  en  devoir  de  la  satisfaire,  et  même,  en 
qualité  d'étranger,  de  m'instruire. 

«  Mon  père,  lui  dis- je,  quels  sont  ces  gros  volumes 
qui  tiennent  tout  ce  côté  de  bibliothèque  ?  —  Ce 
sont,  me  dit-il,  les  interprètes  de  l'Écriture.  — 
Il  y  en  a  un  grand  nombre  !  lui  repartis- je  :  il  faut 
que  l'Écriture  fût  bien  obscure  autrefois,  et  bien 
claire  à  présent.  Reste-t-il  encore  quelques  doutes  ? 
Peut-il  y  avoir  des  points  contestés  ?  —  S'il  y  en  a, 
bon  Dieu  !  s'il  y  en  a  !  me  répondit-il  :  il  y  en  a 
presque  autant  que  de  lignes.  —  Oui  !  lui  dis- je  ; 
et  qu'ont  donc  fait  tous  ces  auteurs  ?  —  Ces 
auteurs,  me  repartit-il,  n'ont  point  cherché  dans 
l'Écriture  ce  qu'il  faut  croire,  mais  ce  qu'ils  croient 
eux-mêmes  ;  ils  ne  l'ont  point  regardée  comme  un 
livre  où  étaient  contenus  les  dogmes  qu'ils  devaient 
recevoir,  mais  comme  un  ouvrage  qui  pourrait 
donner  de  l'autorité  à  leurs  propres  idées  :  c'est 
pour  cela  qu'ils  en  ont  corrompu  tous  les  sens,  et 
ont  donné  la  torture  à  tous  les  passages.  C'est 
un  pays  où  les  hommes  de  toutes  les  sectes  font 
des  descentes,  et  vont  comme  au  pillage  ;  c'est  un 
champ  de  bataille  où  les  nations  ennemies  qui  se 
rencontrent  livrent  bien  des  combats,  où  l'on 
s'attaque,  où  l'on  s'escarmouche  de  bien  des 
manières. 

«  Tout  près  de  là  vous  voyez  les  livres  ascétiques 
ou  de  dévotion  ;  ensuite  les  livres  de  morale,  bien 


276  LETTRES   PERSANES 

plus  utiles  ;  ceux  de  théologie,  doublement  inin- 
telligibles et  par  la  matière  qui  y  est  traitée  et 
par  la  manière  de  la  traiter  ;  les  ouvrages  des  mys- 
tiques, c'est-à-dire  des  dévots  qui  ont  le  cœur  tendre. 
—  Ah  !  mon  père,  lui  dis-je,  un  moment  ;  n'allez 
pas  si  vite  :  parlez-moi  de  ces  mystiques.  —  Mon- 
sieur, dit-il,  la  dévotion  échauffe  un  cœur  disposé 
à  la  tendresse,  et  lui  fait  envoyer  des  esprits  au 
cerveau  qui  réchauffent  de  même,  d'où  naissent  les 
extases  et  les  ravissements.  Cet  état  est  le  délire 
de  la  dévotion  ;  souvent  il  se  perfectionne,  ou 
plutôt  dégénère  en  quiétisme  :  vous  savez  qu'un 
quiétiste  n'est  autre  chose  qu'un  homme  fou, 
dévot  et  libertin. 

«  Voyez  les  casuistes,  qui  mettent  au  jour  les 
secrets  de  la  nuit,  qui  forment  dans  leur  imagina- 
tion tous  les  monstres  que  le  démon  d'amour 
peut  produire,  les  rassemblent,  les  comparent,  et 
en  font  l'objet  éternel  de  leurs  pensées  :  heureux 
si  leur  cœur  ne  se  met  pas  de  la  partie,  et  ne  de- 
vient pas  lui-même  complice  de  tant  d'égarements 
si  naïvement  décrits  et  si  nûment  peints  ! 

«  Vous  voyez,  monsieur,  que  je  pense  librement, 
et  que  je  vous  dis  tout  ce  que  je  pense.  Je  suis 
naturellement  naïf,  et  plus  encore  avec  vous,  qui 
êtes  un  étranger,  qui  voulez  savoir  les  choses,  et 
les  savoir  telles  qu'elles  sont.  Si  je  voulais,  je  ne 
vous  parlerais  de  tout  ceci  qu'avec  admiration  ; 
je  vous  dirais  sans  cesse  :  «  Cela  est  divin  !  cela 
est  respectable  !  il  y  a  du  merveilleux  !  »  Et  il  en 
arriverait  de  deux  choses  l'une,  ou  que  je  vous 
tromperais,  ou  que  je  me  déshonorerais  dans  votre 
esprit.  » 

Nous  en  restâmes  là;  une  affaire  qui  survint  au  der- 
vis  rompit  notre  conversation  jusqu'au  lendemain. 

De  Paris,  le  23  de  la  lune  de  rhamazau,  1719. 


LETTRES   PERSANES  277 

Lettre  CXXXV.  —  Rica  au  même. 

Je  revins  à  l'heure  marquée,  et  mon  homme 
me  mena  précisément  dans  Tendroit  où  nous  nous 
étions  quittés.  «  Voici,  me  dit-il,  les  grammairiens, 
les  glossateurs  et  les  commentateurs.  —  Mon 
père,  lui  dis-je,  tous  ces  gens -là  ne  peuvent-ils  pas 
se  dispenser  d'avoir  du  bon  sens  ?  —  Oui,  dit-il, 
ils  le  peuvent  ;  et  même  il  n'y  parait  pas  ;  leurs 
ouvrages  n'en  sont  pas  plus  mauvais  :  ce  qui  est 
très  commode  pour  eux.  —  Cela  est  vrai,  lui  dis-je  ; 
et  je  connais  bien  des  philosophes  qui  feraient  bien 
de  s'appliquer  à  ces  sortes  de  sciences-là. 

«  —  Voilà,  poursuivit-il,  les  orateurs,  qui  ont  le 
talent  de  persuader  indépendamment  des  raisons  ; 
et  les  géomètres,  qui  obligent  un  homme  malgré  lui 
d'être  persuadé,  et  le  convainquent  avec  tyrannie. 

«  Voici  les  livres  de  métaphysique,  qui  traitent 
de  si  grands  intérêts,  et  dans  lesquels  l'infini  se 
rencontre  partout  ;  les  livres  de  physique,  qui  ne 
trouvent  pas  plus  de  merveilleux  dans  l'économie 
du  vaste  univers  que  dans  la  machine  la  plus  simple 
de  nos  artisans  ;  les  livres  de  médecine,  ces  monu- 
ments de  la  fragilité  de  la  nature  et  de  la  puissance 
de  l'art,  qui  font  trembler  quand  ils  parlent  des 
maladies  même  les  plus  légères,  tant  ils  nous  ren- 
dent la  mort  présente,  mais  qui  nous  mettent 
dans  une  sécurité  entière  quand  ils  parlent  de  la 
vertu  des  remèdes,  comme  si  nous  étions  devenus 
immortels. 

«  Tout  près  de  là  sont  les  livres  d'anatomie, 
qui  contiennent  bien  moins  la  description  des 
parties  du  corps  humain  que  les  noms  barbares 
qu'on  leur  a  donnés  :  chose  qui  ne  guérit  ni  le 
malade  de  son  mal,  ni  le  médecin  de  son  ignorance. 

«  Voici   la   chimie,  qui  habite   tantôt   l'hôpital 


278  LETTRES  PERSANES 

et    tantôt   les    petites   maisons,    comme   des   de- 
meures qui  lui  sont  également  propres. 

«  Voici  les  livres  de  sciences,  ou  plutôt  d'igno- 
rance occulte  ;  tels  sont  ceux  qui  contiennent  quel- 
que espèce  de  diablerie  :  exécrables  selon  la  plu- 
part des  gens,  pitoyables  selon  moi.  Tels  sont 
encore  les  livres  d'astrologie  judiciaire.  —  Que 
dites-vous,  mon  père  ?  Les  livres  d'astrologie 
judiciaire  !  repartis- je  avec  feu  ;  et  ce  sont  ceux 
dont  nous  faisons  le  plus  de  cas  en  Perse  :  ils 
règlent  toutes  les  actions  de  notre  vie,  et  nous  dé- 
terminent dans  toutes  nos  entreprises  ;  les  astro- 
logues sont  proprement  nos  directeurs  ;  ils  font 
plus,  ils  entrent  dans  le  gouvernement  de  l'État. 
—  Si  cela  est,  me  dit-il,  vous  vivez  sous  un  joug 
bien  plus  dur  que  celui  de  la  raison  :  voilà  ce  qui 
s'appelle  le  plus  étrange  de  tous  les  empires  :  je 
plains  bien  une  famille,  et  encore  plus  une  nation 
qui  se  laisse  si  fort  dominer  par  les  planètes.  — 
Nous  nous  servons,  lui  repartis-je,  de  l'astrologie, 
comme  vous  vous  servez  de  l'algèbre.  Chaque  nation 
a  sa  science  selon  laquelle  elle  règle  sa  politique. 
Tous  les  astrologues  ensemble  n'ont  jamais  fait 
tant  de  sottises  en  notre  Perse  qu'un  seul  de  vos 
algébristes  en  a  fait  ici.  Croyez-vous  que  le  con- 
cours fortuit  des  astres  ne  soit  pas  une  règle  aussi 
sûre  que  les  beaux  raisonnements  de  votre  faiseur 
de  système^?  Si  l'on  comptait  les  voix  là-dessus 
en  France  et  en  Perse,  ce  serait  un  beau  sujet  de 
triomphe  pour  l'astrologie  ;  vous  verriez  les  mathé- 
maticiens bien  humiliés  :  quel  accablant  corol- 
laire en  pourrait-on  tirer  contre  eux  !  » 

Notre  dispute  fut  interrompue,  et  il  fallut  nous 
quitter. 

De  Paris,  le  26  de  la  liine  de  rharaazan,  1719. 

1  Law. 


LETTRES   PERSANES  279 

Lettre  CXXXVI.  —  Rica  au  même. 

Dans  l'entrevue  suivante,  mon  savant  me  mena 
dans  un  cabinet  particulier.  «  Voici  les  livres  d'his- 
toire moderne,  me  dit-il.  Voyez  premièrement  les 
historiens  de  l'Église  et  des  papes,  hvres  que  je 
lis  pour  m'édifier,  et  qui  font  souvent  en  moi  un  effet 
tout  contraire. 

«  Là,  ce  sont  ceux  qui  ont  écrit  de  la  décadence 
du  formidable  empire  romain,  qui  s'était  formé  du 
débris  de  tant  de  monarchies,  et  sur  la  chute  duquel 
il  s'en  forma  aussi  tant  de  nouvelles.  Un  nombre 
infini  de  peuples  barbares,  aussi  inconnus  que  les 
pays  qu'ils  habitaient,  parurent  tout  à  coup,  l'inon- 
dèrent, le  ravagèrent,  le  dépecèrent,  et  fondèrent 
tous  les  royaumes  que  vous  voyez  à  présent  en 
Europe.  Ces  peuples  n'étaient  point  proprement 
barbares,  puisqu'ils  étaient  libres  ;  mais  ils  le  sont 
devenus  depuis  que,  soumis  pour  la  plupart  à  une 
puissance  absolue,  ils  ont  perdu  cette  douce  liberté 
si  conforme  à  la  raison,  à  l'humanité  et  à  la 
nature. 

«  Vous  voyez  ici  les  historiens  de  l'Allemagne, 
laquelle  n'est  qu'une  ombre  du  premier  empire, 
mais  qui  est,  je  crois,  la  seule  puissance  qui  soit  sur 
la  terre  que  la  division  n'a  point  affaiblie  ;  la  seule, 
je  crois  encore,  qui  se  fortifie  à  mesure  de  ses  pertes, 
et  qui,  lente  à  profiter  des  succès,  devient  indomp- 
table par  ses  défaites. 

«  Voici  les  historiens  de  France,  où  Ton  voit  d'a- 
bord la  puissance  des  rois  se  former,  mourir  deux 
fois,  renaître  de  même,  languir  ensuite  pendant 
plusieurs  siècles;  mais,  prenant  insensiblement 
des  forces,  accrue  de  toutes  parts,  monter  à  son 
dernier  période  :  semblable  à  ces  fleuves  qui  dans 


28o  LETTRES   PERSANES 

leur  course  perdent  leurs  eaux,  ou  se  cachent  sous 
terre  ;  puis,  reparaissant  de  nouveau,  grossis  par 
les  rivières  qui  s'y  jettent,  entraînent  avec  rapidité 
tout  ce  qui  s'oppose  à  leur  passage. 

«  Là,  vous  voyez  la  nation  espagnole  sortir  de 
quelques  montagncb  ;  les  princes  mahométans 
subjugués  aussi  insensiblement  qu'ils  avaient 
rapidement  conquis  ;  tant  de  royaumes  réunis  dans 
une  vaste  monarchie,  qui  devint  presque  la  seule, 
jusqu'à  ce  qu'accablée  de  sa  fausse  opulence  elle 
perdit  sa  force  et  sa  réputation  même,  et  ne  con- 
serva que  l'orgueil  de  sa  première  puissance. 

«  Ce  sont  ici  les  historiens  d'Angleterre,  où  l'on 
voit  la  liberté  sortir  sans  cesse  des  feux  de  la  dis- 
corde et  de  la  sédition  ;  le  prince  toujours  chance- 
lant sur  un  trône  inébranlable  ;  une  nation  impa- 
tiente, sage  dans  sa  fureur  même,  et  qui,  maîtresse 
de  la  mer  (chose  inouïe  jusqu'alors),  mêle  le  com- 
merce avec  l'empire. 

«  Tout  près  de  là  sont  les  historiens  de  cette  autre 
reine  de  la  mer,  la  république  de  Hollande,  si  res- 
pectée en  Europe  et  si  formidable  en  Asie,  où  ses 
négociants  voient  tant  de  rois  prosternés  devant 
eux. 

«Les  historiens  d'Itahe  vous  représentent  une 
nation  autrefois  maîtresse  du  monde,  aujourd'hui 
esclave  de  toutes  les  autres  ;  ses  princes  divisés  et 
faibles,  et  sans  autre  attribut  de  souveraineté 
qu'une  vame  poHtique. 

«  Voilà  les  historiens  des  républiques  :  de  la  Suisse, 
qui  est  l'image  de  la  liberté  ;  de  Venise,  qui  n'a  de 
ressources  qu'en  son  économie  ;  et  de  Gênes,  qui 
n'est  superbe  que  par  ses  bâtiments. 

«  Voici  ceux  du  nord,  et  entre  autres  de  la  Pologne, 
qui  use  si  mal  de  sa  liberté  et  du  droit  qu'elle  a 
d'éhre  ses  rois,  qu'il  semble  qu'elle  veuille  consoler 


LETTRES   PERSANES  281 

par  là  les  peuples  ses  voisins,  qui  ont  perdu  l'un  et 
l'autre.  » 

Là-dessus,  nous  nous  séparâmes  jusqu'au  lende- 
main. 

De  Paris,  le  2  de  la  lune  de  chalval,  1719. 


Lettre  CXXXVIL  —  Rica  au  même. 

Le  lendemain  il  me  mena  dans  un  autre  cabinet. 
«Ce  sont  ici  les  poètes,  me  dit-il,  c'est-à-dire  ces 
auteurs  dont  le  métier  est  de  mettre  des  entraves 
au  bon  sens,  et  d'accabler  la  raison  sous  les  agré- 
ments, comme  on  ensevelissait  autrefois  les  femmes 
sous  leurs  parures  et  leurs  ornements.  \^ous  les  con- 
naissez ;  ils  ne  sont  pas  rares  chez  les  Orientaux, 
où  le  soleil,  plus  ardent,  semble  échauffer  les  ima- 
ginations mêmes. 

«  Voici  les  poèmes  épiques.  —  Eh  !  qu'est-ce  que 
les  poèmes  épiques?  —  En  vérité,  me  dit-il,  je 
n'en  sais  rien  ;  les  connaisseurs  disent  qu'on  n'en  a 
jamais  fait  que  deux,  et  que  les  autres  qu'on  donne 
sous  ce  nom  ne  le  sont  point  :  c'est  aussi  ce  que  je 
ne  sais  pas.  Ils  disent  de  plus  qu'il  est  impossible 
d'en  faire  de  nouveaux;  et  cela  est  encore  plus 
surprenant. 

«  Voici  les  poètes  dramatiques,  qui,  selon  moi, 
sont  les  poètes  par  excellence,  et  les  maîtres  des 
passions.  Il  y  en  a  de  deux  sortes  :  les  comiques, 
qui  nous  remuent  si  doucement  ;  et  les  tragiques, 
qui  nous  troublent  et  nous  agitent  avec  tant  de 
violence. 

«Voici  les  Ijnnques,  que  je  méprise  autant  que 
je  fais  cas  des  autres,  et  qui  font  de  leur  art  une 
harmonieuse  extravagance. 

«On  voit  ensuite  les  auteurs  des  idylles  et  des 


282  LETTRES   PERSANES 

églogues,  qui  plaisent  même  aux  gens  de  cour  par 
ridée  qu'ils  leur  donnent  d'une  certaine  tranquillité 
qu'ils  n'ont  pas,  et  qu'ils  leur  montrent  dans  la 
condition  des  bergers. 

«  De  tous  les  auteurs  que  nous  avons  vus,  voici 
les  plus  dangereux  :  ce  sont  ceux  qui  aiguisent  les 
épigrammes,  qui  sont  de  petites  flèches  déliées  qui 
font  une  plaie  profonde  et  inaccessible  aux  remèdes. 

«  Vous  voyez  ici  les  romans,  dont  les  auteurs  sont 
des  espèces  de  poètes,  et  qui  outrent  également  le 
langage  de  l'esprit  et  celui  du  cœur  ;  qui  passent 
leur  vie  à  chercher  la  nature,  et  la  manquent  tou- 
jours ;  et  qui  font  des  héros  qui  y  sont  aussi  étran- 
gers que  les  dragons  ailés  et  les  hippocentaures. 

« — J'ai  vu,  lui  dis-je,  quelques-uns  de  vos 
romans  ;  et,  si  vous  vo^àez  les  nôtres,  vous  en  seriez 
encore  plus  choqué.  Ils  sont  aussi  peu  naturels,  et 
d'ailleurs  extrêmement  gênés  par  nos  mœurs  :  il 
faut  dix  années  de  passion  avant  qu'un  amant  ait 
pu  voir  seulement  le  visage  de  sa  maîtresse.  Cepen- 
dant les  auteurs  sont  forcés  de  faire  passer  les 
lecteurs  dans  ces  ennuyeux  préliminaires.  Or,  il  est 
impossible  que  les  incidents  soient  variés  :  on  a  re- 
cours à  un  artifice  pire  que  le  mal  même  qu'on  veut 
guérir  ;  c'est  aux  prodiges.  Je  suis  sûr  que  vous  ne 
trouverez  pas  bon  qu'une  magicienne  fasse  sortir 
une  armée  de  dessous  terre,  qu'un  héros,  lui  seul, 
en  détruise  une  de  cent  mille  hommes.  Cependant 
voilà  nos  romans  :  ces  aventures  froides  et  souvent 
répétées  nous  font  languir,  et  ces  prodiges  extra- 
vagants nous  révoltent.  » 

De  Paris,  le  6  de  la  lune  de  chalval,  1719. 


LETTRES   PERSANES  283 

Lettre  CXXX\TIL  —  Rica  a  Ibben. 
A  Smyrne. 

Les  ministres  se  succèdent  et  se  détruisent  ici 
comme  les  saisons  ;  depuis  trois  ans  j'ai  \ni  changer 
quatre  fois  de  système  sur  les  finances.  On  lève 
aujourd'hui,  en  Perse  et  en  Turquie,  les  subsides 
de  la  même  manière  que  les  fondateurs  de  ces 
monarchies  les  levaient  :  il  s'en  faut  bien  qu'il  en 
soit  ici  de  même.  Il  est  vrai  que  nous  n'y  mettons 
pas  tant  d'esprit  que  les  Occidentaux.  Nous  croyons 
qu'il  n'y  a  pas  plus  de  différence  entre  l'adminis- 
tration des  revenus  du  prince  et  de  ceux  d'un  par- 
ticulier qu'il  y  en  a  entre  compter  cent  mille  tomans 
ou  en  compter  cent  ;  mais  il  y  a  ici  bien  plus  de 
finesse  et  de  mj^stère.  Il  faut  que  de  grands  génies 
travaillent  nuit  et  jour  ;  qu'ils  enfantent  sans 
cesse,  et  avec  douleur,  de  nouveaux  projets  ; 
qu'ils  écoutent  les  avis  d'une  infinité  de  gens  qui 
travaillent  pour  eux  sans  en  être  priés  ;  qu'ils  se 
retirent  et  vivent  dans  le  fond  d'un  cabinet  im- 
pénétrable aux  grands  et  sacré  aux  petits  ;  qu'ils 
aient  toujours  la  tête  remphe  de  secrets  importants, 
de  desseins  miraculeux,  de  systèmes  nouveaux  ; 
et  qu'absorbés  dans  les  méditations  ils  soient 
privés  non  seulement  de  l'usage  de  la  parole,  mais 
même  quelquefois  de  la  politesse. 

Dès  que  le  feu  roi  eut  fermé  les  yeux,  on  pensa 
à  établir  ime  nouvelle  administration.  On  sentait 
qu'on  était  mal  ;  mais  on  ne  savait  comment  faire 
pour  être  mieux.  On  s'était  mal  trouvé  de  l'autorité 
sans  bornes  des  ministres  précédents  :  on  la  voulut 
partager.  On  créa,  pour  cet  effet,  six  ou  sept  con- 
seils ;  et  ce  ministère  est  peut-être  celui  de  tous  qui 
a  gouverné  la  France  avec  plus  de  sens  ;  la  durée 


284  LETTRES    PERSANES 

en  fut  courte,  aussi  bien  que  celle  du  bien  qu'il 
produisit. 

La  France,  à  la  mort  du  feu  roi,  était  un  corps 
accablé  de  mille  maux  :  N***  ^  prit  le  fer  à  la  main, 
retrancha  les  chairs  inutiles,  et  appliqua  quelques 
remèdes  topiques  ;  mais  il  restait  toujours  un  vice 
intérieur  à  guérir.  Un  étranger"  est  venu  qui  a 
entrepris  cette  cure.  Après  bien  des  remèdes 
violents,  il  a  cm  lui  avoir  rendu  son  embonpoint, 
et  il  l'a  seulement  rendue  bouffie. 

Tous  ceux  qui  étaient  riches,  il  y  a  six  mois,  sont 
à  présent  dans  la  pauvreté,  et  ceux  qui  n'avaient 
pas  de  pain  regorgent  de  richesses.  Jamais  ces 
deux  extrémités  ne  se  sont  touchées  de  si  près. 
L'étranger  a  tourné  l'État  comme  un  fripier  tourne 
un  habit  :  il  fait  paraître  dessus  ce  qui  était  des- 
sous ;  et  ce  qui  était  dessus,  il  le  met  à  l'envers. 
Quelles  fortunes  inespérées,  incroyables  même  à 
ceux  qui  les  ont  faites  !  Dieu  ne  tire  pas  plus  rapide- 
ment les  hommes  du  néant.  Que  de  valets  servis 
par  leurs  camarades,  et  peut-être  demain  par  leurs 
maîtres  ! 

Tout  ceci  produit  souvent  des  choses  bizarres. 
Les  laquais  qui  avaient  fait  fortune  sous  le  règne 
passé  vantent  aujourd'hui  leur  naissance  :  ils  ren- 
dent à  ceux  qui  viennent  de  quitter  leur  livrée  dans 
une  certaine  rue,  tout  le  mépris  qu'on  avait  pour 
eux  il  y  a  six  mois  ;  ils  crient  de  toute  leur  fçrce  : 
«  La  noblesse  est  ruinée  !  Quel  désordre  dans  l'État  ! 
quelle  confusion  dans  les  rangs  !  On  ne  voit  que 
des  inconnus  faire  fortune  !»  Je  te  promets  que 
ceux-ci  prendront  bien  leur  revanche  sur  ceux  qui 
viendront  après  eux,  et  que,  dans  trente  ans,  ces 
gens  de  qualité  feront  bien  du  bruit. 

De  Paris,  le  i^r  de  la  lune  de  zilcadé,  1720. 
1  Le  duc  de  Noailles,  —  -  Law. 


LETTRES   PERSANES  285 


Lettre  CXXXIX.  —  Rica  au  même. 

Voici  un  grand  exemple  de  la  tendresse  conjugale, 
non  seulement  dans  une  femme,  mais  dans  une 
reine.  La  reine  de  Suède,  voulant  à  toute  force 
faire  associer  le  prince  son  époux  à  la  couronne, 
j)our  aplanir  toutes  les  difficultés,  a  envoyé  aux 
États  une  déclaration  par  laquelle  elle  se  désiste 
de  la  régence,  en  cas  qu'il  soit  élu. 

Il  y  a  soixante  et  quelques  années  qu'une  autre 
reine,  nommée  Christine,  abdiqua  la  couronne  pour 
se  donner  tout  entière  à  la  philosophie.  Je  ne  sais 
lequel  de  ces  deux  exemples  nous  devons  admirer 
davantage. 

Quoique  j'approuve  assez  que  chacun  se  tienne 
ferme  dans  le  poste  où  la  nature  l'a  mis,  et  que  je 
ne  puisse  louer  la  faiblesse  de  ceux  qui,  se  trouvant 
au-dessous  de  leur  état,  le  quittent  comme  par  une 
espèce  de  désertion,  je  suis  cependant  frappé  de 
la  grandeur  d'âme  de  ces  deux  princesses,  et  de  voir 
l'esprit  de  l'une  et  le  cœur  de  l'autre  supérieurs  à 
leur  fortune.  Christine  a  songé  à  connaître  dans  le 
temps  que  les  autres  ne  songent  qu'à  jouir  ;  et 
l'autre  ne  veut  jouir  que  pour  mettre  tout  son 
bonheur  entre  les  mains  de  son  auguste  époux. 

De  Paris,  le  27  de  la  lune  de  maharram,  1720. 


Lettre  CXL.  —  Rica  a  Usbek. 

Le  parlement  de  Paris  vient  d'être  relégué  dans 
une  petite  ville  qu'on  appelle  Pontoise.  Le  conseil 


286  LETTRES  PERSANES 

lui  a  envoyé  enregistrer  ou  approuver  une  dé- 
claration qui  le  deshonore  ;  et  il  l'a  enregistrée 
d'inie  manière  qui  déshonore  le  conseil. 

On  menace  d'un  pareil  traitement  quelques 
parlements  du  royaume. 

Ces  compagnies  sont  toujours  odieuses  ;  elles 
n'approchent  des  rois  que  pour  leur  dire  de  tristes 
vérités  ;  et  pendant  qu'une  foule  de  courtisans  leur 
représentent  sans  cesse  un  peuple  heureux  sous 
leur  gouvernement,  elles  viennent  démentir  la 
flatterie  et  apporter  aux  pieds  du  trône  les  gémisse- 
ments et  les  larmes  dont  elles  sont  dépositaires. 

C'est  un  pesant  fardeau,  mon  cher  Usbek,  que 
celui  de  la  vérité,  lorsqu'il  faut  la  porter  jusqu'aux 
princes  !  Ils  doivent  bien  penser  que  ceux  qui  le 
font  y  sont  contraints,  et  qu'ils  ne  se  résoudraient 
jamais  à  faire  des  démarches  si  tristes  et  si  affli- 
geantes pour  ceux  qui  les  font,  s'ils  n'y  étaient 
forcés  par  leur  devoir,  leur  respect,  et  même  leur 
amour. 

De  Paris,  le  21  de  la  lune  de  gemmadi  i,  1720. 


Lettre  CXLL  —  Rica  au  même. 
jI  *** 

J'irai  te  voir  sur  la  fin  de  la  semaine.  Que  les 
jours  couleront  agréablement  avec  toi  ! 

Je  fus  présenté,  il  y  a  quelques  jours,  à  une  dame 
de  la  cour  qui  avait  quelque  envie  de  voir  ma 
figure  étrangère.  Je  la  trouvai  belle,  digne  des 
regards  de  notre  monarque,  et  d'un  rang  auguste 
dans  le  lieu  sacré  où  son  cœur  repose. 

Elle  me  fit  mille  questions  sur  les  moeurs  des 
Persans,  et  sur  la  manière  de  vivre  des  Persanes. 


LETTRES   PERSANES  287 

Il  me  parut  que  la  vie  du  sérail  n'était  pas  de  son 
goût,  et  qu'elle  trouvait  de  la  répugnance  à  voir 
un  homme  partagé  entre  dix  ou  douze  femmes. 
Elle  ne  put  voir  sans  envie  le  bonheur  de  l'un,  et 
sans  pitié  la  condition  des  autres.  Comme  elle  aime 
la  lecture,  surtout  celle  des  poètes  et  des  romans, 
elle  souhaita  que  je  lui  parlasse  des  nôtres.  Ce  que 
je  lui  en  dis  redoubla  sa  curiosité  :  elle  me  pria  de 
lui  faire  traduire  un  fragment  de  quelques-uns  de 
ceux  que  j'ai  apportés.  Je  le  fis  :  et  je  lui  envoyai, 
quelques  jours  après,  im  conte  persane.  Peut-être 
seras- tu  bien  aise  de  le  voir  travesti. 

«  Du  temps  de  Cheik-Ali-Kan,  il  y  avait  en  Perse 
une  femme  nommée  Zuléma  :  elle  savait  par  cœur 
tout  le  saint  Alcoran  ;  il  n'y  avait  point  de  dervis 
qui  entendit  mieux  qu'elle  les  traditions  des  saints 
prophètes  ;  les  docteurs  arabes  n'avaient  rien  dit 
de  si  mystérieux  qu'elle  n'en  comprît  tous  les  sens  ; 
et  elle  joignait  à  tant  de  connaissances  un  certain 
caractère  d'esprit  enjoué,  qui  laissait  à  peine 
deviner  si  elle  voulait  amuser  ceux  à  qui  elle  parlait, 
ou  les  instruire. 

«  Un  jour  qu'elle  était  avec  ses  compagnes  dans 
une  des  salles  du  sérail,  une  d'elles  lui  demanda  ce 
qu'elle  pensait  de  l'autre  \'ie,  et  si  elle  ajoutait  foi 
à  cette  ancienne  tradition  de  nos  docteurs,  que  le 
paradis  n'est  fait  que  pour  les  hommes. 

«  C'est  le  sentiment  commun,  leur  dit-elle  :  il 
n'y  a  rien  que  l'on  n'ait  fait  pour  dégrader  notre 
sexe.  Il  y  a  même  une  nation  répandue  par  toute 
la  Perse,  qu'on  appelle  la  nation  juive,  qui  soutient, 
par  l'autorité  de  ses  livres  sacrés,  que  nous  n'avons 
point  d'âme. 

«  Ces  opinions  injurieuses  n'ont  d'autre  origine 
que  l'orgueil  des  hommes,  qui  veulent  porter  leur 


288  LETTRES   PERSANES 

supériorité  au  delà  même  de  leur  vie,  et  ne  pensent 
pas  que,  dans  le  grand  jour,  toutes  les  créatures 
paraîtront  devant  Dieu  comme  le  néant,  sans  qu'il 
y  ait  entre  elles  de  prérogatives  que  celles  que  la 
vertu  y  aura  mises. 

«  Dieu  ne  se  bornera  point  dans  ses  récompenses  ; 
et  comme  les  hommes,  qui  auront  bien  vécu  et  bien 
usé  de  l'empire  qu'ils  ont  ici-bas  sur  nous,  seront 
dans  un  paradisplein  de  beautés  célestes  ravissantes, 
et  telles  que,  si  un  mortel  les  a\'ait  vues,  il  se  donne- 
rait aussitôt  la  mort,  dans  l'impatience  d'en  jouir, 
aussi  les  femmes  vertueuses  iront  dans  un  lieu  de 
délices,  où  elles  seront  enivrées  d'un  torrent  de 
voluptés,  avec  des  hommes  divins  qui  leur  seront 
soimiis  :  chacune  d'elles  aura  un  sérail  dans  lequel 
ils  seront  enfermés,  et  des  eunuques,  encore  plus 
fidèles  que  les  nôtres,  pour  les  garder. 

«  J'ai  lu,  ajout a-t-elle,  dans  un  livre  arabe,  qu'un 
homme,  nommé  Ibrahim,  était  d'une  jalousie  in- 
supportable. Il  avait  douze  femmes  extrêmement 
belles,  qu'il  traitait  d'une  manière  très  dure  ;  il  ne 
se  fiait  plus  à  ses  eunuques  ni  aux  murs  de  son 
sérail  ;  les  tenait  presque  toujours  sous  la  clef, 
enfermées  dans  leur  chambre,  sans  qu'elles  pussent 
se  voir  ni  se  parler  ;  car  il  était  même  jaloux  d'une 
amitié  innocente  :  toutes  ses  actions  prenaient  la 
teinture  de  sa  brutalité  naturelle  ;  jamais  une  douce 
parole  ne  sortit  de  sa  bouche,  et  jamais  il  ne  fit  un 
moindre  signe  qui  n'ajoutât  quelque  chose  à  la 
rigueur  de  leur  esclavage. 

«  Un  jour  qu'il  les  avait  toutes  assemblées  dans 
ime  salle  de  son  sérail,  une  d'entre  elles,  plus  hardie 
que  les  autres,  lui  reprocha  son  mauvais  naturel. 
a  Quand  on  cherche  si  fort  les  moyens  de  se  faire 
«  craindre,  lui  dit-elle,  on  trouve  toujours  aupara- 
«  vaut  ceux  de  se  faire  haïr.  Nous  sommes  si  mal- 


LETTRES   PERSANES  289 

<?  heureuses,  que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher 
«  de  désirer  un  changement  :  d'autres,  à  ma  place, 
a  souhaiteraient  votre  mort  :  je  ne  souhaite  que 
«  la  mienne  ;  et  ne  pouvant  espérer  d'être  séparée 
«  de  vous  que  par  là,  il  me  sera  encore  bien  doux 
«  d'en  être  séparée.  »  Ce  discours,  qui  aurait  dû  le 
toucher,  le  fit  entrer  dans  une  furieuse  colère  ;  il 
tira  son  poignard,  et  le  lui  plongea  dans  le  sein. 
«  Mes  chères  compagnes,  dit-elle  d'une  voix  mou- 
«  rante,  si  le  ciel  a  pitié  de  ma  vertu,  vous  serez 
«  vengées.  »  A  ces  mots,  elle  quitta  cette  vie  infor- 
tunée pour  aller  dans  le  séjour  des  délices,  où  les 
femmes  qui  ont  bien  vécu  jouissent  d'un  bonheur 
qui  se  renouvelle  toujours. 

«  D'abord  elle  vit  une  prairie  riante  dont  la  ver- 
dure était  relevée  par  les  peintures  des  fleurs  les 
plus  vives  :  \m  ruisseau,  dont  les  eaux  étaient  plus 
pures  que  le  cristal,  y  faisait  un  nombre  infini  de 
détours.  Elle  entra  ensuite  dans  des  bocages  char- 
mants, dont  le  silence  n'était  interrompu  que  par 
le  doux  chant  des  oiseaux.  De  magnifiques  jardins 
se  présentèrent  ensuite  ;  la  nature  les  avait  ornés 
avec  sa  simplicité  et  toute  sa  magnificence.  Elle 
trouva  enfin  un  palais  superbe  préparé  pour  elle,  et 
remph  d'hommes  célestes  destinés  à  ses  plaisirs. 

«  Deux  d'entre  eux  se  présentèrent  aussitôt  pour 
la  déshabiller  ;  d'autres  la  mirent  dans  le  bain,  et  la 
parfumèrent  des  plus  délicieuses  essences  ;  on  lui 
donna  ensuite  des  habits  infiniment  plus  riches  que 
les  siens  ;  après  quoi  on  la  mena  dans  une  grande 
salle,  où  elle  trouva  un  feu  fait  avec  des  bois  odo- 
riférants, et  une  table  couverte  des  mets  les  plus 
exquis.  Tout  semblait  concourir  au  ravissement  de 
ses  sens  :  elle  entendait  d'un  côté  une  musique 
d'autant  plus  divine  qu'elle  était  plus  tendre  ;  de 
l'autre,  elle  ne  voyait  que  des  danses  de  ces  hommes 
10 


290  LETTRES   PERSANES 

divins,  uniquement  occupés  à  lui  plaire.  Cependant 
tant  de  plaisirs  ne  devaient  servir  qu'à  la  conduire 
insensiblement  à  des  plaisirs  plus  grands.  On  la 
mena  dans  sa  chambre  ;  et,  après  l'avoir  encore  une 
fois  déshabillée,  on  la  porta  dans  un  lit  superbe,  où 
deux  hommes  d'une  beauté  charmante  la  reçurent 
dans  leurs  bras.  C'est  pour  lors  qu'elle  fut  enivrée, 
et  que  ses  ravissements  passèrent  même  ses  désirs. 
«  Je  suis  toute  hors  de  moi,  leur  disait-elle  :  \q 
«croirais  mourir  si  je  n'étais  sûre  de  mon  immor- 
«  talité.  C'en  est  trop,  laissez-moi  ;  je  succombe  sous 
«  la  violence  des  plaisirs.  Oui,  vous  rendez  un  peu  le 
«calme  à  mes  sens;  je  commence  à  respirer,  et  à 
«  revenir  à  moi-même.  D'où  vient  que  l'on  a  ôté  les 
«flambeaux?  Que  ne  puis-je  à  présent  considérer 
«  votre  beauté  divine  ?  Que  ne  puis-je  vois...  Mais 
«  pourquoi  voir  ?  Vous  me  faites  rentrer  dans  mes 
«  premiers  transports.  O  dieux  !  que  ces  ténèbres 
«sont  aimables!  Quoi!  je  serai  immortelle,  et  im- 
«  mortelle  avec  vous  !  je  serai...  Non,  je  vous  de- 
«  mande  grâce,  car  je  vois  bien  que  vous  êtes  gens 
«à  n'en  demander  jamais.  » 

«  Après  plusieurs  commandements  réitérés,  elle 
fut  obéie  :  mais  elle  ne  le  fut  que  lorsqu'elle  voulut 
l'être  bien  sérieusement.  Elle  se  reposa  languissam- 
ment,  et  s'endormit  dans  leurs  bras.  Deux  moments 
de  sommeil  réparèrent  sa  lassitude  :  elle  reçut  deux 
baisers  qui  l'enflammèrent  soudain,  et  lui  firent 
ouvrir  les  yeux.  «  Je  suis  inquiète,  dit-elle  ;  je  crains 
«  que  vous  ne  m'aimiez  plus.  »  C'était  im  doute  dans 
lequel  elle  ne  voulait  pas  rester  longtemps  :  aussi 
eut-elle  avec  eux  tous  les  éclaircissements  qu'elle 
pouvait  désirer.  «  Je  suis  désabusée,  s'écria-t-elle  ; 
«  pardon  !  pardon  !  je  suis  sûre  de  vous.  Vous  ne 
«  m.e  dites  rien  ;  mais  vous  prouvez  mieux  que  tout 
«  ce  que  vous  me  pourriez  dire  :  oui,  oui,  je  vous  le 


LETTRES  PERSANES  291 

«  confesse,  on  c'a  jamais  tant  aimé.  Mais  quoi  ! 
«vous  vous  disputez  tous  deux  l'honneur  de  me 
«  persuader  !  Ah  !  si  vous  vous  disputez,  si  vous 
«  joignez  l'ambition  au  plaisir  de  ma  défaite,  je  suis 
«perdue;  vous  serez  tous  deux  vainqueurs,  il  n'y 
«  aura  que  moi  de  vaincue,  mais  je  vous  vendrai 
«  bien  cher  la  \àctoire.  & 

«Tout  ceci  ne  fut  interrompu  que  par  le  jour. 
Ses  fidèles  et  aimables  domestiques  entrèrent  dans 
sa  chambre,  et  firent  lever  ces  deux  jeunes  hommes, 
que  deux  vieillards  ramenèrent  dans  les  lieux  où 
ils  étaient  gardés  pour  ses  plaisirs.  Elle  se  leva  en- 
suite, et  parut  d'abord  à  cette  cour  idolâtre  dans  les 
charmes  d'un  déshabillé  simple,  et  ensuite  couverte 
des  plus  somptueux  ornements.  Cette  nuit  l'avait 
em.bellie;  elle  avait  donné  de  la  vie  à  son  teint, 
et  de  l'expression  à  ses  grâces.  Ce  ne  fut  pendant 
tout  le  jour  que  danses,  que  concerts,  que  festins, 
que  jeux,  que  promenades  ;  et  l'on  remarquait 
qu'Anaïs  se  dérobait  de  temps  en  temps,  et  volait 
vers  ses  deux  jeunes  héros.  Après  quelques  précieux 
instants  d'entre\Tie,  elle  revenait  vers  la  troupe 
qu'elle  avait  quittée,  toujours  avec  un  visage  plus 
serein.  Enfin,  sur  le  soir,  on  la  perdit  tout  à  fait  : 
elle  alla  s'enfermer  dans  le  sérail,  où  elle  voulait, 
disait-elle,  faire  connaissance  avec  ces  captifs  im- 
mortels qui  devaient  à  jamais  vivre  avec  elle.  Elle 
visita  donc  les  appartements  de  ces  lieux  les  plus 
reculés  et  les  plus  charmants,  où  elle  compta  cin- 
quante esclaves  d'une  beauté  miraculeuse  ;  elle 
erra  toute  la  nuit  de  chambre  en  chambre,  recevant 
partout  des  honmiages  toujours  différents  et  tou- 
jours les  mêmes. 

«Voilà  comment  l'immortelle  Anaïs  passait  sa 
vie,  tantôt  dans  des  plaisirs  éclatants,  tantôt  dans 
des  plaisirs  sohtaires;  admirée  d'une  troupe  brillante. 


292  LETTRES   PERSANES 

ou  bien  aimée  d'un  amant  éperdu  :  souvent  elle 
quittait  un  palais  enchanté  pour  aller  dans  une 
grotte  champêtre  ;  les  fleurs  semblaient  naître  sous 
ses  pas,  et  les  jeux  se  présentaient  en  foule  au- 
devant  d'elle. 

«  Il  y  avait  plus  de  huit  jours  (ju'elle  était  dans 
cette  demeure  heureuse,  que,  toujours  hors  d'elle- 
même,  elle  n'avait  pas  fait  une  seule  réflexion  ; 
elle  avait  joui  de  son  bonheur  sans  le  connaître,  et 
sans  avoir  eu  un  de  ces  moments  tranquilles  où 
l'âme  se  rend,  pour  ainsi  dire,  compte  à  elle-même, 
et  s'écoute  dans  le  silence  des  passions. 

«  Les  bienheureux  ont  des  plaisirs  si  vifs,  qu'ils 
peuvent  rarement  jouir  de  cette  hberté  d'esprit  : 
c'est  pour  cela  qu'attachés  invinciblement  aux 
objets  présents,  ils  perdent  entièrement  la  mémoire 
des  choses  passées,  et  n'ont  plus  aucun  souci  de  ce 
qu'ils  ont  connu  ou  aimé  dans  l'autre  vie. 

«  Mais  Anaïs,  dont  l'esprit  était  vraiment  philo- 
sophe, avait  passé  presque  toute  sa  vie  à  méditer  ; 
elle  avait  poussé  ses  réflexions  beaucoup  plus  loin 
qu'on  n'aurait  dû  l'attendre  d'une  femme  laissée 
à  elle-même.  La  retraite  austère  que  son  mari  lui 
avait  fait  garder  ne  lui  avait  laissé  que  cet  avan- 
tage. C'est  cette  force  d'esprit  qui  lui  avait  fait 
mépriser  la  crainte  dont  ses  compagnes  étaient 
frappées,  et  la  mort,  qui  devait  être  la  fin  de  ses 
peines  et  le  commencement  de  sa  félicité. 

«  Ainsi  elle  sortit  peu  à  peu  de  l'ivresse  des  plai- 
sirs, et  s'enferma  seule  dans  un  appartement  de  son 
palais.  Elle  se  laissa  aller  à  des  réflexions  bien 
douces  sur  sa  condition  passée  et  sur  sa  félicité 
présente  ;  elle  ne  put  s'empêcher  de  s'attendrir  sur 
le  malheur  de  ses  compagnes  :  on  est  sensible  à  des 
tourments  que  l'on  a  partagés.  Anaïs  ne  se  tint  pas 
dans  les  simples  bornes  de  la  compassion  :  plus 


LETTRES  PERSANES  293 

tendre  envers  ces  infortunées,  elle  se  sentit  portée 
à  les  secourir. 

«  Elle  donna  ordre  à  un  de  ces  jeunes  hommes  qui 
étaient  auprès  d'elle  de  prendre  la  figure  de  son 
mari,  d'aller  dans  son  sérail,  de  s'en  rendre  maître, 
de  l'en  chasser,  et  d'y  rester  à  sa  place  jusqu'à  ce 
qu'elle  le  rappelât. 

<<  L'exécution  fut  prompte  :  il  fendit  les  airs,  ar- 
riva à  îa  porte  du  sérail  d'Ibrahim,  qui  n'y  était  pas. 
Il  frappe,  tout  lui  est  ouvert  ;  les  eunuques  tombent 
à  ses  pieds.  Il  vole  vers  les  appartements  où  les  fem- 
mes d'Ibrahim  étaient  enfermées.  Il  avait,  en  pas- 
sant, pris  les  clefs  dans  la  poche  de  ce  j  aloux,  à  qui 
il  s'était  rendu  invisible.  Il  entre,  et  les  surprend 
d'abord  avec  son  air  doux  et  affable  ;  et,  bientôt 
après,  il  les  surprend  davantage  par  ses  em.pres- 
sements  et  par  la  rapidité  de  ses  entreprises.  Toutes 
eurent  leur  part  de  l'étonnement  ;  et  elles  l'auraient 
pris  pour  un  songe,  s'il  y  eût  eu  moins  de  réahté. 

«  Pendant  que  ces  nouvelles  scènes  se  jouent  dans 
le  sérail,  Ibrahim  heurte,  se  nomme,  tempête  et 
crie.  Après  avoir  essuyé  bien  des  difficultés,  il  entre, 
et  jette  les  eunuques  dans  un  désordre  extrême.  Il 
marche  à  grands  pas  ;  mais  il  recule  en  arrière,  et 
tombe  comme  des  nues  quand  il  voit  le  faux  Ibra- 
him, sa  véritable  image,  dans  toutes  les  hbertés 
d'un  maître.  Il  crie  au  secours  :  il  veut  que  les 
eunuques  lui  aident  à  tuer  cet  imposteur  ;  mais  il 
n'est  pas  obéi.  Il  n'a  plus  qu'une  faible  ressource, 
c'est  de  s'en  rapporter  au  jugement  de  ses  femmes. 
Dans  une  heure  le  faux  Ibrahim  avait  séduit  tous  ses 
juges.  L'autre  est  chassé  et  traîné  indignement 
hors  du  sérail  ;  et  il  aurait  reçu  la  mort  mille  fois, 
si  son  rival  n'avait  ordonné  qu'on  lui  sauvât  la  vie. 
Enfin  le  nouvel  Ibrahim,  resté  maître  du  champ  de 
bataille,  se  montra  de  plus  en  plus  digne  d'un  tel 


294  LETTRES   PERSANES 

choix,  et  se  signala  par  des  miracles  jusqu'alors 
inconnus.  «  Vous  ne  ressemblez  pas  à  Ibrahim, 
«  disaient  ces  femmes.  —  Dites,  dites  plutôt  que  cet 
«imposteur  ne  me  ressemble  pas,  disait  le  triom- 
«  phant  Ibrahim  :  comment  faut-il  faire  pour  être 
«  votre  époux,  si  ce  que  je  fais  ne  sufht  pas  ? 

«  —  Ah  !  nous  n'avons  garde  de  douter,  dirent 
«les  femmes.  Si  vous  n'êtes  pas  Ibrahim,  il  nous 
«  suffit  que  vous  ayez  si  bien  mérité  de  l'être  :  vous 
«  êtes  plus  Ibrahim  en  un  jour  qu'il  ne  l'a  été  dans 
«  le  cours  de  dix  années.  —  Vous  me  promettez  donc, 
«  reprit-il,  que  vous  vous  déclarerez  en  ma  faveur 
«  contre  cet  imposteur  ?  —  N'en  doutez  pas,  dirent- 
«  elles  d'une  commune  voix  ;  nous  vous  jurons  une 
«  fidéhté  étemelle  ;  nous  n'avons  été  que  trop  long- 
«  temps  abusées  :  le  traître  ne  soupçonnait  point 
«  notre  vertu,  il  ne  soupçonnait  que  sa  faiblesse  ; 
«nous  voyons  bien  que  les  hommes  ne  sont  point 
«  faits  comme  lui  ;  c'est  à  vous  sans  doute  qu'ils 
«  ressemblent.  Si  vous  saviez  combien  vous  nous  le 
«  faites  haïr  !  —  Ah  !  je  vous  donnerai  souvent  de 
«  nouveaux  sujets  de  haine,  reprit  le  faux  Ibrahim  : 
«  vous  ne  connaissez  point  encore  tout  le  tort  qu'il 
«  vous  a  fait.  —  Nous  jugeons  de  son  injustice  par 
«  la  grandeur  de  votre  vengeance,  reprirent-elles. 
« —  Oui,  vous  avez  raison,  dit  l'homme  divin  ;  j'ai 
«  mesuré  l'expiation  au  crime  :  je  suis  bien  aise  que 
«  vous  soyez  contentes  de  ma  manière  de  punir.  — 
«  Mais,  dirent  ces  femmes,  si  cet  imposteur  revient, 
«  que  ferons-nous  ?  —  Il  lui  serait,  j  e  crois,  difficile 
«  de  vous  tromper,  répondit-il  :  dans  la  place  que 
«j'occupe  auprès  de  vous,  on  ne  se  soutient  guère 
«  par  la  ruse  ;  et  d'ailleurs  je  l'enverrai  si  loin,  que 
«vous  n'entendrez  plus  parler  de  lui.  Pour  lors  je 
«  prendrai  sur  moi  le  soin  de  votre  bonheur.  Je  ne 
«serai  point  jaloux;  je  saurai  m'assurer  de  vous 


LETTRES   PERSANES  295 

«  sans  vous  gêner  ;  j 'ai  assez  bonne  opinion  de  mon 
«  mérite  pour  croire  que  vous  me  serez  fidèles  :  si 
«  vous  n'étiez  pas  vertueuses  avec  moi,  avec  qui 
«  le  seriez- vous  ?  &  Cette  conversation  dura  long- 
temps entre  lui  et  ces  femmes,  qui,  plus  frappées  de 
la  différence  des  deux  Ibrahim  que  de  leur  ressem- 
blance, ne  songeaient  pas  même  à  se  faire  éclaircir 
de  tant  de  merveilles.  Enfin  le  mari  désespéré  re- 
vint encore  les  trouver  :  u  trouva  toute  sa  maison 
dans  la  joie,  et  ses  femmes  plus  incrédules  que 
jamais.  La  place  n'était  pas  tenable  pour  un  jaloux  : 
il  sortit  furieux  ;  et  un  instant  après  le  faux  Ibrahim 
le  suivit,  le  prit,  le  transporta  dans  les  airs,  et  le 
laissa  à  quatre  cents  lieues  de  là. 

«  O  dieux  !  dans  quelle  désolation  se  trouvèrent 
ces  femmes  dans  l'absence  de  leur  cher  Ibrahim  ! 
Déjà  leurs  eunuques  avaient  repris  leur  sévérité 
naturelle  ;  toute  la  maison  était  en  larmes  ;  elles 
s'imaginaient  quelquefois  que  tout  ce  qui  leur  était 
arrivé  n'était  qu'un  songe  ;  elles  se  regardaient 
toutes  les  unes  les  autres,  et  se  rappelaient  les  moin- 
dres circonstances  de  ces  étranges  aventures.  Enfin 
le  céleste  Ibrahim  revint,  toujours  plus  aimable  :  il 
leur  parut  que  son  voyage  n'avait  pas  été  pénible. 
Le  nouveau  maître  prit  une  conduite  si  opposée  à 
ceUe  de  l'autre,  qu'elle  surprit  tous  les  voisins.  Il 
congédia  tous  les  eunuques,  rendit  sa  maison  ac- 
cessible à  tout  le  monde  ;  il  ne  voulut  pas  même 
souffrir  que  ses  femmes  se  voilassent.  C'était  une 
chose  singulière  de  les  voir  dans  les  festins,  parmi 
des  hommes,  aussi  libres  qu'eux.  Ibrahim  crut  avec 
raison  que  les  coutumes  du  pays  n'étaient  pas  faites 
pour  des  citoyens  comme  lui.  Cependant  il  ne  se 
refusait  aucune  dépense  ;  il  dissipa  avec  une  im- 
mense profusion  les  biens  du  jaloux,  qui,  de  retour 
trois  ans  après  des  pays  lointains  où  il  avait  été 


296  LETTRES   PERSANES 

transporte,   ne   trouva   plus   que   ses   femmes   et 
trente-six  enfants.  » 

De  Paris,  le  26  de  la  lune  de  gemmadi  i,  1720. 


Lettre  CXLIL  —  Rica  a  Usbek. 


Voici  une  lettre  que  je  reçus  hier  d'un  savant; 
elle  te  paraîtra  singulière  : 

«  Monsieur, 

«Il  y  a  six  mois  que  j'ai  recueilli  la  succession 
d'un  oncle  très  riche,  qui  m'a  laissé  cinq  ou  six  cent 
mille  livres,  et  une  maison  superbement  meublée.  Il 
y  a  plaisir  d'avoir  du  bien  lorsqu'on  en  sait  faire 
un  bon  usage.  Je  n'ai  point  d'ambition,  ni  de  goût 
pour  les  plaisirs  ;  je  suis  presque  toujours  enfermé 
dans  un  cabinet,  où  je  mène  la  vie  d'un  savant. 
C'est  dans  ce  lieu  que  l'on  trouve  un  curieux  ama- 
teur de  la  vénérable  antiquité. 

«  Lorsque  mon  oncle  eut  fermé  les  yeux,  j'aurais 
fort  souhaité  de  le  faire  enterrer  avec  les  céré- 
monies observées  par  les  anciens  Grecs  et  Romains  ; 
mais  je  n'avais  pour  lors  ni  lacrymatoires,  ni  urnes, 
ni  lampes  antiques. 

«  Mais  depuis  je  me  suis  bien  pourvu  de  ces 
précieuses  raretés.  Il  y  a  quelques  jours  que  je 
vendis  ma  vaisselle  d'argent  pour  acheter  une 
lampe  de  terre  qui  avait  servi  à  un  philosophe 
stoïcien.  Je  me  suis  défait  de  toutes  les  glaces  dont 
mon  oncle  avait  couvert  presque  tous  les  murs  de 
ses  appartements,  pour  avoir  un  petit  miroir  un  peu 
fêlé,  qui  fut  autrefois  à  l'usage  de  Virgile  :  je  suis 


LETTRES   PERSANES  297 

charmé  d'y  voir  ma  figure  représentée,  au  lieu  de 
celle  du  cygne  de  Mantoue,  Ce  n'est  pas  tout  :  j'ai 
acheté  cent  louis  d'or  cinq  ou  six  pièces  d'une 
monnaie  de  cuivre  qui  avait  cours  il  y  a  deux  mille 
ans.  Je  ne  sache  pas  avoir  à  présent  dans  ma  maison 
un  seul  meuble  qui  n'ait  été  fait  avant  la  décadence 
de  l'empire.  J'ai  un  petit  cabinet  de  manuscrits 
fort  précieux  et  fort  chers  :  quoique  je  me  tue  la 
vne  à  les  lire,  j'aime  beaucoup  mieux  m'en  servir 
que  des  exemplaires  imprimés,  qui  ne  sont  pas  si 
corrects,  et  que  tout  le  monde  a  entre  les  mains. 
Quoique  je  ne  sorte  presque  jamais,  je  ne  laisse  pas 
d'avoir  une  passion  démesurée  de  connaître  tous 
les  anciens  chemins  qui  étaient  du  temps  des 
Romains.  Il  y  en  a  un  qui  est  près  de  chez  moi,  qu'un 
proconsul  des  Gaules  fit  faire  il  y  a  environ  douze 
cents  ans  :  lorsque  je  vais  à  ma  maison  de  cam- 
pagne, je  ne  manque  jamais  d'y  passer,  quoiqu'il 
soit  très  incommode,  et  qu'il  m'allonge  de  plus 
d'une  lieue  ;  mais  ce  qui  me  fait  enrager,  c'est  qu'on 
y  a  mis  des  poteaux  de  bois  de  distance  en  distance 
pour  marquer  l'éloignement  des  villes  voisines.  Je 
suis  désespéré  de  voir  ces  misérables  indices,  au  lieu 
des  colonnes  milliaires  qui  y  étaient  autrefois  :  je 
ne  doute  pas  que  je  ne  les  fasse  rétablir  par  mes 
héritiers,  et  que  je  ne  les  engage  à  cette  dépense  par 
mon  testament.  Si  vous  avez,  monsieur,  quelque 
manuscrit  persan,  vous  me  ferez  plaisir  de  m'en 
accommoder  ;  je  vous  le  payerai  tout  ce  que  vous 
voudrez,  et  je  vous  donnerai,  par-dessus  le  marché, 
quelques  ouvrages  de  ma  façon,  par  lesquels  vous 
verrez  que  je  ne  suis  point  un  membre  inutile  de  la 
république  des  lettres.  Vous  y  remarquerez,  entre 
autres,  une  dissertation  où  je  preuve  que  la  cou- 
ronne dont  on  se  servait  autrefois  dans  les  triom- 
phes était  de  chêne,  et  non  pas  de  laurier  ;  vous  en 
10  a 


298  LETTRES   PERSANES 

admirerez  une  autre  où  je  prouve,  par  de  doctes 
conjectures  tirées  des  plus  graves  auteurs  grecs,  que 
Cambyse  fut  blessé  à  la  jambe  gauche,  et  non  pas 
à  la  droite  ;  une  autre,  où  je  prouve  qu'un  petit 
front  était  une  beauté  très  recherchée  par  les 
Romains.  Je  vous  enverrai  encore  un  volume  in- 
quarto,  en  forme  d'explication  d'un  vers  du  VI® 
livre  de  VÊnéide  de  Virgile.  Vous  ne  recevrez  tout 
ceci  que  dans  quelques  jours  ;  et,  quant  à  présent, 
je  me  contente  de  vous  envoyer  ce  fragment  d'un 
ancien  mythologiste  grec,  qui  n'avait  point  paru 
jusques  ici,  et  que  j'ai  découvert  dans  la  poussière 
d'une  bibliothèque.  Je  vous  quitte  pour  une  affaire 
importante  que  j'ai  sur  les  bras  :  il  s'agit  de  res- 
tituer un  beau  passage  de  Pline  le  Naturaliste,  que 
les  copistes  du  v®  siècle  ont  étrangement  déiîguré. 
Je  suis,  etc.  » 

FRAGMENT   D'UN   ANCIEN   MYTHOLOGISTE. 

«  Dans  une  île  près  des  Orcades,  il  naquit  un  en- 
fant qui  avait  pour  père  Éole,  dieu  des  vents,  et 
pour  mère  une  nymphe  de  Calédonie.  On  dit  de 
lui  qu'il  apprit  tout  seul  à  compter  avec  ses  doigts, 
et  que,  dès  l'âge  de  quatre  ans,  il  distinguait  si 
parfaitement  les  métaux,  que  sa  mère  ayant  voulu 
lui  donner  une  bague  de  laiton  au  lieu  d'une  d'or, 
il  reconnut  la  tromperie,  et  la  jeta  par  terre. 

«  Dès  qu'il  fut  grand,  son  père  lui  apprit  le  secret 
d'enfermer  les  vents  dans  une  outre,  qu'il  vendait 
ensuite  à  tous  les  voyageurs  ;  mais,  comme  la 
marchandise  n'était  pas  fort  prisée  dans  son  pays, 
il  le  quitta,  et  se  mit  à  courir  le  monde  en  com- 
pagnie de  l'aveugle  dieu  du  hasard. 

«  Il  apprit  dans  ses  voyages  que,  dans  la  Bétique, 
Tor  reluisait  de  toutes  parts  :  cela  fit  qu'il  y  pré- 


LETTRES   PERSANES  299 

cipita  ses  pas.  Il  y  fut  fort  mal  reçu  de  Saturne,  qui 
régnait  pour  lors  ;  mais  ce  dieu  ayant  quitté  la 
terre,  il  s'avisa  d'aller  dans  tous  les  carrefours,  où 
il  criait  sans  cesse  d'une  voix  rauque  :  «  Peuples  de 
«  Bétique,  vous  croyez  être  riches  parce  que  vous 
«  avez  de  l'or  et  de  l'argent  :  votre  erreur  me  fait 
«  pitié.  Croj'CZ-moi,  quittez  le  pays  des  vils  métaux  ; 
«venez  dans  l'empire  de  l'imagination,  et  je  vous 
«  promets  des  richesses  qui  vous  étonneront  vous- 
«  mêmes.  »  Aussitôt  il  ouvrit  une  grande  partie  des 
outres  qu'il  avait  apportées,  et  il  distribua  de  sa 
marchandise  à  qui  en  voulut. 

«  Le  lendemain  il  revint  dans  les  mêmes  carre- 
fours, et  il  s'écria  :  «  Peuples  de  Bétique,  voulez- 
«  vous  être  riches  ?  Imaginez- vous  que  je  le  suis 
«  beaucoup,  et  que  vous  l'êtes  beaucoup  aussi  ; 
«mettez- vous  tous  les  matins  dans  l'esprit  que 
c  votre  fortune  a  doublé  pendant  la  nuit  ;  levez- 
«  vous  ensuite  ;  et,  si  vous  avez  des  créanciers,  allez 
«  les  payer  de  ce  que  vous  aurez  imaginé,  et  dites- 
«  leur  d'imaginer  à  leur  tour.  & 

«  Il  reparut  quelques  jours  après,  et  il  parla 
ainsi  :  «  Peuples  de  Bétique,  je  vois  bien  que  votre 
«  imagination  n'est  pas  si  vive  que  les  premiers 
«  jours  ;  laissez- vous  conduire  à  la  mienne  ;  je  met- 
«  trai  tous  les  matins  devant  vos  yeux  un  écriteau 
«  qui  sera  pour  vous  la  source  des  richesses  :  vous 
«  n'y  verrez  que  quatre  paroles  ;  mais  elles  seront 
«  bien  significatives,  car  elles  régleront  la  dot  de 
«  vos  femmes,  la  légitime  de  vos  enfants,  le  nombre 
«  de  vos  domestiques.  Et  quant  à  vous,  dit-il  à  ceux 
«  de  la  troupe  qui  étaient  le  plus  près  de  lui  ;  quant 
«  à  vous,  mes  chers  enfants  (je  puis  vous  appeler  de 
«  ce  nom,  car  vous  avez  reçu  de  moi  une  seconde 
«naissance),  mon  écriteau  décidera  de  la  magni- 
«  ficence  de  vos  équipages,  de  la  somptuosité  de 


300  LETTRES   PERSANES 

«  vos  festins,  du  nombre  et  de  la  pension  de  vos 
«  maîtresses.  » 

«  A  quelques  jours  de  là  il  arriva  dans  le  carre- 
four, tout  essoufflé  ;  et,  transporté  de  colère,  il 
s'écria  :  «  Peuples  de  Bétique,  je  vous  avais  con- 
c  seillé  d'imaginer,  et  je  vois  que  vous  ne  le  faites 
«pas  :  eh  bien  !  à  présent  je  vous  l'ordonne.  »  Là- 
dessus,  il  les  quitta  brusquement  ;  mais  la  réflexion 
le  rappela  sur  ses  pas.  «  J'apprends  que  quelques- 
«  uns  de  vous  sont  assez  détestables  pour  conserver 
«  leur  or  et  leur  argent.  Encore  passe  pour  l'argent  ; 
C!  mais  pour  de  l'or...  pour  de  l'or...  Eh  !  cela  me  met 
cdans  une  indignation!...  Je  jure  par  mes  outres 
c  sacrées  que,  s'ils  ne  viennent  me  l'apporter,  je  les 
«  punirai  sévèrement.  »  Puis  il  ajouta  d'un  air  tout 
à  fait  persuasif  :  «  Croyez-vous  que  ce  soit  pour 
«garder  ces  misérables  métaux  que  je  vous  les 
c  demande  ?  Une  marque  de  ma  candeur,  c'est  que, 
«  lorsque  vous  me  les  apportâtes  il  y  a  quelques 
«  jours,  je  vous  en  rendis  sur-le-champ  la  moitié.  ^ 

«  Le  lendemain,  on  l'aperçut  de  loin,  et  on  le  vit 
s'insinuer  avec  une  voix  douce  et  flatteuse  :  «  Peu- 
«ples  de  Bétique,  j'apprends  que  vous  avez  une 
«  partie  de  vos  trésors  dans  les  pays  étrangers  ;  je 
«  vous  prie,  faites-les-moi  venir  ;  vous  me  ferez 
«plaisir,  et  je  vous  en  aurai  une  reconnaissance 
«  éternelle.  f> 

«  Le  fils  d'Êole  parlait  à  des  gens  qui  n'avaient 
pas  grande  envie  de  rire  :  ils  ne  purent  pourtant  s'en 
empêcher  :  ce  qui  fit  qu'il  s'en  retourna  bien  confus. 
Mais,  reprenant  courage,  il  hasarda  encore  une 
petite  prière.  «  Je  sais  que  vous  avez  des  pierres 
«  précieuses  ;  au  nom  de  Jupiter,  défaites-vous-en  : 
«  rien  ne  vous  appauvrit  comme  ces  sortes  de 
«  choses  ;  défaites-vous-en,  vous  dis- je.  Si  vous  ne 
I  le  pouvez  pas  par  vous-mêmes,  je  vous  donnerai 


LETTRES   PERSANES  301 

«  des  hommes  d'affaires  excellents.  Que  de  richesses 
«  vont  couler  chez  vous,  si  vous  faites  ce  que  je 
<i  vous  conseille  !  Oui,  je  vous  promets  tout  ce  qu'il 
«  y  a  de  plus  pur  dans  mes  outres.  s> 

«  Enfin  il  monta  sur  un  tréteau,  et,  prenant  une 
voix  plus  assurée,  il  dit  :  «  Peuples  de  Bétique,  j'ai 
<(  comparé  l'heureux  état  dans  lequel  vous  êtes 
«  avec  celui  où  je  vous  trouvai  lorsque  j'arrivai  ici  : 
«  je  vous  vois  le  plus  riche  peuple  de  la  terre  ;  mais, 
«  pour  achever  votre  fortune,  souffrez  que  je  vous 
«  ôte  la  moitié  de  vos  biens.  ?>  A  ces  mots,  d'une 
aile  légère,  le  fils  d'Éole  disparut,  et  laissa  ses  audi- 
teurs dans  une  consternation  inexprimable  ;  ce  qui 
fit  qu'il  revint  le  lendemain,  et  parla  ainsi  :  «Je 
«  m'aperçus  hier  que  mon  discours  vous  déplut  ex- 
«  trêmement  ;  eh  bien  !  prenez  que  je  ne  vous  aie 
<i  rien  dit.  Il  est  vrai,  la  moitié,  c'est  trop.  Il  n'y  a 
«  qu'à  prendre  d'autres  expédients  pour  arriver  au 
«  but  que  je  me  suis  proposé.  Assemblons  nos 
«  richesses  dans  un  même  endroit  ;  nous  le  pou- 
«  von  s  facilement,  car  elles  ne  tiennent  pas  un  gros 
<i  volume,  d  Aussitôt  il  en  disparut  les  trois  quarts.  & 

De  Paris,  le  9  de  la  lune  de  chahban,  1730. 


Lettre  CXLIII.  —   Rica  a  Nathanaël  Lévi, 
médecin  juif. 

A  Livourne. 

Tu  me  demandes  ce  que  je  pense  de  la  vertu  des 
amulettes  et  de  la  puissance  des  talismans.  Pour- 
quoi t'adresses-tu  à  moi  ?  Tu  es  juif,  et  je  suis 
mahométan  :  c'est-à-dire  que  nous  sommes  tous 
deux  bien  crédules. 

Je  porte  toujours  sur  moi  plus  de  deux  mille  pas- 


302  LETTRES   PERSANES 

sages  du  saint  Alcoran  ;  j'attache  à  mes  bras  un 
petit  paquet  où  sont  écrits  les  noms  de  plus  de 
deux  cents  dervis  :  ceux  d'Hali,  de  Fatmé,  et  de 
tous  les  purs,  sont  cachés  en  plus  de  vingt  endroits 
de  mes  habits. 

Cependant  je  ne  désapprouve  point  ceux  qui 
rejettent  cette  vertu  que  l'on  attribue  à  de  cer- 
taines paroles.  Il  nous  est  bien  plus  difficile  de 
répondre  à  leurs  raisonnements  qu'à  eux  de  ré- 
pondre à  nos  expériences. 

Je  porte  tous  ces  chiffons  sacrés  par  une  longue 
habitude,  pour  me  conformer  à  une  pratique  uni- 
verselle ;  je  crois  que,  s'ils  n'ont  pas  plus  cle  vertu 
que  les  bagues  et  les  autres  ornements  dont  on  se 
pare,  ils  n'en  ont  pas  moins.  Mais  toi,  tu  mets  toute 
ta  confiance  sur  quelques  lettres  mystérieuses  ;  et 
sans  cette  sauvegarde,  tu  serais  dans  un  effroi  con- 
tinuel. 

Les  hommes  sont  bien  malheureux  !  ils  flottent 
sans  cesse  entre  de  fausses  espérances  et  des 
craintes  ridicules  ;  et,  au  lieu  de  s'appuyer  sur  la 
raison,  ils  se  font  des  monstres  qui  les  intimident, 
ou  des  fantômes  qui  les  séduisent. 

Quel  effet  veux-tu  que  produise  Farrangement 
de  certaines  lettres  ?  quel  effet  veux-tu  que  leur 
dérangement  puisse  troubler  ?  quelle  relation  ont- 
elles  avec  les  vents  pour  apaiser  les  tempêtes  ?  avec 
la  poudre  à  canon  pour  en  vaincre  l'effort  ?  avec  ce 
que  les  médecins  appellent  l'humeur  peccante  et 
la  cause  morbifique  des  maladies  pour  les  guérir  ? 

Ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire,  c'est  que  ceux  qui 
fatiguent  leur  raison  pour  lui  faire  rapporter  de 
certains  événements  à  des  vertus  occultes  n'ont  pas 
un  moindre  effort  à  faire  pour  s'empêcher  d'en 
voir  la  véritable  cause. 

Tu  me  diras  que  de  certains  prestiges  ont  fait 


LETTRES   PERSANES  303 

gagner  une  bataille  ;  et  moi  je  te  dirai  qu'il  faut 
que  tu  t'aveugles,  pour  ne  pas  trouver  dans  la 
situation  du  terrain,  dans  le  nombre  ou  dans  le 
courage  des  soldats,  dans  l'expérience  des  capi- 
taines, des  causes  suffisantes  pour  produire  cet 
effet  dont  tu  veux  ignorer  la  cause. 

Je  te  passe  pour  un  moment  qu'il  y  ait  des  pres- 
tiges :  passe-moi  à  mon  tour,  pour  un  moment,  qu'il 
n'y  en  ait  point  ;  car  cela  n'est  pas  imipossible. 
Cette  concession  que  tu  me  fais  n'empêche  pas  que 
deux  armées  ne  puissent  se  battre  :  veux-tu  que, 
dans  ce  cas-là,  aucune  des  deux  ne  puisse  rem- 
porter la  victoire  ? 

Crois-tu  que  leur  sort  restera  incertain  jusqu'à 
ce  qu'une  puissance  invisible  vienne  le  déterminer  ? 
que  tous  les  coups  seront  perdus,  toute  la  prudence 
vaine,  et  tout  le  courage  inutile  ? 

Penses-tu  que  la  mort,  dans  ces  occasions  rendue 
présente  de  mille  manières,  ne  puisse  pas  produire 
dans  les  esprits  ces  terreurs  paniques  que  tu  as  tant 
de  peine  à  expliquer  ?  Veux-tu  que,  dans  une  armée 
de  cent  mille  hommes,  il  ne  puisse  pas  y  avoir 
un  seul  homme  timide  ?  Crois-tu  que  le  décourage- 
ment de  celui-ci  ne  puisse  pas  produire  le  décourage- 
ment d'un  autre  ?  que  le  second,  qui  quitte  un 
troisième,  ne  lui  fasse  pas  bientôt  abcindonner 
un  quatrième  ?  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour 
que  le  désespoir  de  vaincre  saisisse  soudain  toute 
une  armée,  et  la  saisisse  d'autant  plus  facilement 
qu'elle  se  trouve  plus  nombreuse. 

Tout  le  monde  sait  et  tout  le  monde  sent  que  les 
bornâmes,  comme  toutes  les  créatures  qui  tendent  à 
conserv^er  leur  être,  aiment  passionnément  la  vie  :  on 
sait  cela  en  général,  et  on  cherche  pourquoi,  dans 
une  certaine  occasion  particulière,  ils  ont  craint  de 
la  perdre. 


304  LETTRES  PERSANES 

Quoique  les  livres  sacrés  de  toutes  les  nations 
soient  remplis  de  ces  terreurs  paniques  ou  sur- 
naturelles, je  n'imagine  rien  de  si  frivole,  parce 
que,  pour  s'assurer  qu'un  effet  qui  peut  être  pro- 
duit par  cent  mille  causes  naturelles  est  surnaturel, 
il  faut  avoir  auparavant  examiné  si  aucune  de  ces 
causes  n'a  agi  ;  ce  qui  est  impossible. 

Je  ne  t'en  dirai  pas  davantage,  Nathanaël  ;  il 
me  semble  que  la  matière  ne  mérite  pas  d'être  si 
sérieusement  traitée. 

De  Paris,  le  20  de  la  lune  de  chai  val,  1720. 

P.S.  Comme  je  finissais,  j'ai  entendu  crier  dans 
la  rue  une  lettre  d'un  médecin  de  province  à 
un  médecin  de  Paris  (car  ici  toutes  les  bagatelles 
s'impriment,  se  publient  et  s'achètent).  J'ai  cm 
que  je  ferais  bien  de  te  l'envoyer,  parce  qu'elle 
a  du  rapport  à  notre  sujet.  Il  y  a  bien  des  choses 
que  je  n'entends  pas  ;  mais  toi,  qui  es  médecin,  tu 
dois  entendre  le  langage  de  tes  confrères. 


LETTRE    D  UN    MEDECIN    DE    PROVINCE 
A    UN    MÉDECIN    DE    PARIS. 

«Il  y  avait  dans  notre  ville  un  malade  qui  ne 
dormait  point  depuis  trente-cinq  jours.  Son  médecin 
lui  ordonna  l'opium  :  mais  il  ne  pouvait  se  résoudre 
à  le  prendre  ;  et  il  avait  la  coupe  à  la  main,  qu'il 
était  plus  indéterminé  que  jamais.  Enfin  il  dit  à 
son  médecin  :  «  Monsieur,  je  vous  demande  quartier 
«  seulement  jusqu'à  demain  ;  je  connais  un  homme 
«  qui  n'exerce  pas  la  médecine,  mais  qui  a  chez 
«lui  un  nombre  innombrable  de  remèdes  contre 
«  l'insomnie  :  souffrez  que  je  l'envoie  quérir  ;  et, 
«  si  je  ne  dors  pas  cette  nuit,  je  vous  promets  que 
<  je  reviendrai  à  vous.  &  Le  médecin  congédié ,  le 


LETTRES   PERSANES  305 

malade  fît  fermer  les  rideaux,  et  dit  à  un  petit 
laquais  :  «  Tiens,  va-t'en  chez  M.  Anis,  et  dis-lui 
«  qu'il  vienne  me  parler.  »  M.  Anis  arrive.  «  Mon  cher 
«  monsieur  Anis,  je  me  meurs  ;  je  ne  puis  dormir  : 
«  n'auriez- vous  point,  dans  votre  boutique,  la  C.  du 
«  G.,  ou  bien  quelque  livre  de  dévotion  composé 
«  par  un  révérend  père  jésuite,  que  vous  n'ayez 
«  pas  pu  vendre,  car  souvent  les  remèdes  les  plus 
«  gardés  sont  les  meilleurs  ?  —  T^Ionsieur,  dit  le 
«hbraire,  j'ai  chez  moi  la  Cour  sainte  du 
«  père  Caussin,  en  six  volumes,  à  Jvotre  service  ; 
«  je  vais  vous  l'envoyer  :  je  souhaite  que  vous 
«  vous  en  trouviez  bien.  Si  vous  voulez  les 
«  œuvres  du  révérend  père  Rodriguès,  jésuite 
«  espagnol,  ne  vous  en  faites  point  faute.  Mais, 
«  croyez-moi,  tenons-nous-en  au  père  Caussin  : 
«j'espère,  avec  l'aide  de  Dieu,  qu'une  période  du 
«  père  Caussin  vous  fera  autant  d'effet  qu'un 
«  feuillet  tout  entier  de  la  C.  du  G.  »  Là-dessus 
]\I.  Anis  sortit,  et  courut  chercher  le  remède  à  sa 
boutique.  La  Cour  sainte  arrive  ;  on  en  secoue  la 
poudre  ;  le  fils  du  malade,  jeune  écolier,  commence 
à  la  lire.  Il  en  sentit  le  premier  l'effet  ;  à  la  seconde 
page  il  ne  prononçait  plus  que  d'une  voix  mal 
articulée,  et  déjà  toute  la  compagnie  se  sentait 
affaibhe  :  un  instant  après  tout  ronfla,  excepté  le 
m^alade,  qui,  après  avoir  été  longtemps  éprouvé, 
s'assoupit  à  la  fin. 

«  Le  médecin  arrive  de  grand  matin.  «  Eh  bien  ! 
«  a-t-on  pris  mon  opium  ?  »  On  ne  lui  répond  rien  : 
la  femme,  la  fille,  le  petit  garçon,  tous  transportés 
de  joie,  lui  montrent  le  père  Caussin.  Il  demande  ce 
que  c'est  ;  on  lui  dit  :  «  Vive  le  père  Caussin  !  il  faut 
«  l'envoyer  reher.  Qui  l'eût  dit  ?  qui  l'eût  cru  ?  c'est 
«  un  miracle  !  Tenez,  monsieur,  voyez  donc  le  père 
«  Caussin  :  c'est  ce  volume-là  qui  a  fait  dormir 


3o6  LETTRES   PERSANES 

«  mon  père.  »  Et  là-dessus  on  lui  expliqua  la  chose 
comme  elle  s'était  passée.  » 

Le  médecin  était  un  homme  subtil,  rempli  des 
mystères  de  la  cabale,  et  de  la  puissance  des 
paroles  et  des  esprits  :  cela  le  frappa  ;  et,  après 
plusieurs  réflexions,  il  résolut  de  changer  absolu- 
ment sa  pratique.  «  Voilà  un  fait  bien  singuHer, 
disait-il.  Je  tiens  une  expérience  ;  il  faut  la  pousser 
plus  loin.  Eh  !  pourquoi  un  esprit  ne  pourrait-il  pas 
transmettre  à  son  ouvrage  les  mêmes  qualités  qu'il 
a  lui-même  ?  ne  le  voyons-nous  pas  tous  les  jours  ? 
x\u  moins  cela  vaut-il  bien  la  peine  de  l'essayer. 
Je  suis  las  des  apothicaires  ;  leurs  sirops,  leurs 
juleps,  et  toutes  les  drogues  galéniques,  ruinent  les 
malades  et  leur  santé.  Changeons  de  méthode  ; 
éprouvons  la  vertu  des  esprits.  »  Sur  cette  idée, 
il  dressa  une  nouvelle  pharmacie,  comme  vous 
allez  voir  par  la  description  que  je  vous  vais  faire 
des  principaux  remèdes  qu'il  mit  en  pratique. 

Tisane  purgative. 

Prenez  trois  feuilles  de  la  logique  d'Aristote 
en  grec  ;  deux  feuilles  d'un  traité  de  théologie 
scolastique  le  plus  aigu,  comme,  par  exemple,  du 
subtil  Scot  ;  quatre  de  Paracelse  ;  une  d'Avicenne  ; 
six  d'Averroès  ;  trois  de  Porphyre  ;  autant  de 
Plotin  ;  autant  de  Jambhque.  Faites  infuser  le  tout 
pendant  vingt-quatre  heures,  et  prenez-en  quatre 
prises  par  jour. 

Fiirgatif  plus  violent. 

Prenez  dix  A.  du  C.  concernant  la  B.  et  la  C. 
des  J.  1  ;  faites-les  distiller  au  bain-marie  :  mortifiez 
ime  goutte  de  l'humeur  acre  et  piquante  qui  en  vien- 

1  Dix  Arrêts  du  Conseil  concernant  la  Bulle  et  la  Constitution 
des  Jésuites. 


LETTRES   PERSANES  307 

dra,  dans  un  verre  d'eau  commune  :  avalez  le  tout 
avec  confiance. 

Vomitif. 

Prenez  six  harangues  ;  une  douzaine  d'oraisons 
funèbres  indifféremment,  prenant  garde  pourtant 
de  ne  point  se  servir  de  celles  de  M.  de  N.  ^  ;  un 
recueil  de  nouveaux  opéras  ;  cinquante  romans  ; 
trente  mémoires  nouveaux.  Mettez  le  tout  dans  un 
matras  ;  laissez-le  en  digestion  pendant  deux  jours  ; 
puis  faites-le  distiller  au  feu  de  sable.  Et  si  tout  cela 
ne  suffit  pas, 

Autre  plus  puissant. 

Prenez  une  feuille  de  papier  marbré  qui  ait  servi 
à  couvrir  un  recueil  des  pièces  des  J.  F.  ^  ;  faites-la 
infuser  l'espace  de  trois  minutes  ;  faites  chauffer 
une  cuillerée  de  cette  infusion,  et  avaJez. 

Remède  très  simple  po^tr  guérir  de  V asthme. 

Lisez  tous  les  ouvrages  du  révérend  père  Maim- 
bourg,  ci-devant  jésuite,  prenant  garde  de  ne  vous 
arrêter  qu'à  la  fin  de  chaque  période  ;  et  vous 
sentirez  la  faculté  de  respirer  vous  revenir  peu  à 
peu,  sans  qu'il  soit  besoin  de  réitérer  le  remède. 

Pour  préserver  de  la  gale,  gratelle,  teigne, 
farcin  des  chevaux. 

Prenez  trois  catégories  d'Aristote,  deux  degrés 
métaphysiques,  une  distinction,  six  vers  de  Chape- 
lain, une  phrase  tirée  des  lettres  de  M.  l'abbé  de 
Saint-Cyran  :  écrivez  le  tout  sur  un  morceau  de  pa- 
pier que  vous  pherez,  attacherez  à  un  ruban,  et 
porterez  au  cou. 

^  Fléchier,  évêque  de  Nîmes.  —  2  Jésuites  français. 


3o8  LETTRES   PERSANES 

Miracithim  chimiciim,  de  violenta  fermentatione, 
cum  fumo,  igné  et  fl anima. 

«  Misce  Quesnellianam  infusionem,  cum  infusione 
«  Lallemaniana  ;  fiât  fermentatio  cum  magna  vi, 
«  impetu  et  tonitni,  acidis  pugnantibus,  et  invicem 
«  penetrantibus  alcalines  sales  :  fiet  evaporatio 
«  ardentium  spirituum.  Pone  liquorem  fermentatum 
«  in  alambico  :  nihil  inde  extrahcs,  et  nihil  invenies, 
«  nisi  caput  mortuum.  » 

Lenitivum. 

«  Recipe  Molinae  anodini  chartas  duas  ;  Escobaris 
«  relaxativi  paginas  sex  ;  Vasquii  emollientis  folium 
«unum  :  infunde  in  aquse  communis  libras  iiij,  ad 
«  consumptionem  dimidias  partis  colentur  et  expri- 
«  mantur  ;  et,  in  expressione,  dissolve  Bauni  deter- 
«  sivi  et  Tamburini  abluentis  folia  iij. 

«  Fiat  clyster.  » 

In    chlorosim,    quam   vulgtcs   pallidos    colores, 
aut  febrim  amatoriam,  appellat. 

«  Recipe  Aretini  figuras  iv  ;  R.  Thomae  Sanchii  de 
«matrimonio  folio  ij.  Infundantur  in  aquae  com- 
«  munis  libras  quinque. 

«  Fiat  ptisana  aperiens.  9 

Voilà  les  drogues  que  notre  médecin  mit  en  prati- 
que avec  un  succès  imaginable.  Il  ne  voulait  pas, 
disait-il,  pour  ne  pas  ruiner  ses  malades,  employer  des 
remèdes  rares,  et  qui  ne  se  trouvent  presque  point  : 
comme,  par  exemple,  une  épître  dédicatoire  qui 
n'ait  fait  bâiller  personne  ;  une  préface  trop  courte  ; 
un  mandement  fait  par  un  évêque  ;  et  l'ouvrage 
d'un  janséniste  méprisé  par  un  janséniste,  ou  bien 
admiré  par  un  jésuite.  Il  disait  que  ces  sortes  de 


LETTRES   PERSANES  309 

remèdes  ne  sont  propres  qu'à  entretenir  la  charla- 
tanerie,  contre  laquelle  il  avait  une  antipathie 
insurmontable. 


Lettre  CXLIV.  —  Rica  a  Usbek. 

Je  trouvai,  il  y  a  quelques  jours,  dans  une  maison 
de  campagne  où  j'étais  allé,  deux  savants  qui  ont 
ici  une  grande  célébrité.  Leur  caractère  me  parut 
admirable.  La  conversation  du  premier,  bien 
appréciée,  se  réduisait  à  ceci  :  «  Ce  que  j 'ai  dit  est 
vrai,  parce  que  je  l'ai  dit.  »  La  conversation  du 
second  portait  sur  une  autre  chose  :  «  Ce  que  je  n'ai 
pas  dit  n'est  pas  vrai,  parce  que  je  ne  l'ai  pas  dit.  » 

J'aimais  assez  le  premier  :  car  qu'un  hornm.e  soit 
opiniâtre,  cela  ne  me  fait  absolument  rien  ;  mais 
qu'il  soit  impertinent,  cela  me  fait  beaucoup.  Le 
premier  défend  ses  opinions,  c'est  son  bien  :  le 
second  attaque  les  opinions  des  autres,  et  c'est  le 
bien  de  tout  le  monde. 

O  mon  cher  Usbek  !  que  la  vanité  sert  mal  ceux 
qui  en  ont  une  dose  plus  forte  que  celle  qui  est 
nécessaire  pour  la  conservation  de  la  nature  ! 
Ces  gens-là  veulent  être  admirés  à  force  de  déplaire. 
Ils  cherchent  à  être  supérieurs,  et  ils  ne  sont  pas 
seulement  égaux. 

Hommes  modestes,  venez,  que  je  vous  embrasse  : 
vous  faites  la  douceur  et  le  charme  de  la  vie.  Vous 
croyez  que  vous  n'avez  rien  ;  et  moi  je  vous  dis  que 
vous  avez  tout.  Vous  pensez  que  vous  n'humihez 
personne;  et  vous  humiHez  tout  le  monde.  Et 
quand  je  vous  compare  dans  mon  idée  avec  ces 
hommes  absolus  que  je  vois  partout,  je  les  précipite 
de  leur  tribunal,  et  je  les  mets  à  vos  pieds. 

De  Paris,  le  22  de  la  liine  de  chahbaa,  1720. 


310  LETTRES   PERSANES 

Lettre  CXLV.  —  Usbek  a  ***. 

Un  homme  d'esprit  est  ordinairement  difficile 
dans  les  sociétés.  Il  choisit  peu  de  personnes  ;  il 
s'ennuie  avec  tout  ce  grand  nombre  de  gens  qu'il 
lui  plaît  appeler  mauvaise  compagnie  ;  il  est  impos- 
sible qu'il  ne  fasse  un  peu  sentir  son  dégoût  : 
autant  d'ennemis. 

Sûr  de  plaire  quand  il  voudra,  il  néglige  très 
souvent  de  le  faire. 

Il  est  porté  à  la  critique,  parce  qu'il  voit  plus  de 
choses  qu'un  autre,  et  les  sent  mieux. 

Il  ruine  presque  toujours  sa  fortune,  parce  que 
son  esprit  lui  fournit  pour  cela  un  plus  grand 
nombre  de  moyens. 

Il  échoue  dans  ses  entreprises,  parce  qu'il  hasarde 
beaucoup.  Sa  vue,  qui  se  porte  toujours  loin,  lui 
fait  voir  des  objets  qui  sont  à  de  trop  grandes 
distances.  Sans  compter  que,  dans  la  naissance 
d'un  projet,  il  est  moins  frappé  des  difficultés  qui 
viennent  de  la  chose,  que  des  remèdes  qui  sont  de 
lui,  et  qu'il  tire  de  son  propre  fonds. 

Il  néglige  les  menus  détails,  dont  dépend  cepen- 
dant la  réussite  de  presque  toutes  les  grandes 
affaires. 

L'homme  médiocre,  au  contraire,  cherche  à  tirer 
parti  de  tout  :  il  sent  bien  qu'il  n'a  rien  à  perdre  en 
négligences. 

L'approbation  universelle  est  plus  ordinairement 
pour  l'homme  médiocre.  On  est  charmé  de  donner 
à  celui-ci  ;  on  est  enchanté  d'ôter  à  celui-là.  Pendant 
que  l'envie  fond  sur  l'un,  et  qu'on  ne  lui  pardonne 
rien,  on  supplée  tout  en  faveur  de  l'autre  :  la  vanité 
se  déclare  pour  lui. 

Mais  si  un  homme  d'esprit  a  tant  de  désavan- 


LETTRES   PERSANES  311 

tages,  que  dirons-nous   de  la   dure  condition   des 
savants  ? 

Je  n'y  pense  jamais  que  je  ne  me  rappelle  une 
lettre  d'un  d'eux  à  un  de  ses  amis.  La  voici  : 


«  Monsieur, 

«  Je  suis  un  homme  qui  m'occupe  toutes  les  nuits 
à  regarder,  avec  des  lunettes  de  trente  pieds,  ces 
grands  corps  qui  roulent  sur  nos  têtes  ;  et  quand  je 
veux  me  délasser,  je  prends  mes  petits  micro- 
scopes, et  j 'observe  un  ciron  ou  une  mite. 

«Je  ne  suis  point  riche,  et  je  n'ai  qu'une  seule 
chambre;  je  n'ose  même  y  faire  du  feu,  parce  que 
j'y  tiens  mon  thermomètre,  et  que  la  chaleur 
étrangère  le  ferait  hausser.  L'hiver  dernier  je 
pensai  mourir  de  froid  ;  et  quoique  mon  thermo- 
m.ètre,  qui  était  au  plus  bas  degré,  m'avertît 
que  mes  mains  allaient  se  geler,  je  ne  me  dérangeai 
point  ;  et  j'ai  la  consolation  d'être  instruit  exacte- 
ment des  changements  de  temps  les  plus  insensibles 
de  toute  l'année  passée. 

«  Je  me  communique  fort  peu  ;  et  de  tous  les 
gens  que  je  vois  je  n'en  connais  aucun.  Mais  il  y  a 
un  homme  à  Stockholm,  un  autre  à  Leipsick,  un 
autre  à  Londres,  que  je  n'ai  jamais  vus,  et  que  je  ne 
verrai  sans  doute  jamais,  avec  lesquels  j'entretiens 
une  correspondance  si  exacte,  que  je  ne  laisse  pas 
passer  un  courrier  sans  leur  écrire. 

«  Mais  quoique  je  ne  connaisse  personne  dans 
mon  quartier,  je  suis  dans  une  si  mauvaise  réputa- 
tion, que  je  serai  à  la  fin  obligé  de  le  quitter.  11  y  a 
cinq  ans  que  je  fus  rudement  insulté  par  une  de 
mes  voisines,  pour  avoir  fait  la  dissection  d'un  chien 
qu'elle  prétendait  lui  appartenir.  La  femme  d'un 
boucher,  qui  se  trouva  là,  se  mit  de  la  partie  ;  et 


312  LETTRES   PERSANES 

pendant  que  celle-là  m'accablait  d'injures,  celle-ci 
m'assommait  à  coups  de  pierres,  conjointement 
avec  le  docteur  ***  qui  était  avec  moi,  et  qui  reçut 
un  coup  terrible  sur  l'os  frontal  et  occipital,  dont 
le  siège  de  sa  raison  fut  très  ébranlé. 

a  Depuis  ce  temps-là,  dès  qu'il  s'écarte  quelque 
chien  au  bout  de  la  rue,  il  est  aussitôt  décidé  qu'il 
a  passé  par  mes  mains.  Une  bonne  bourgeoise  qui 
en  avait  perdu  un  petit,  qu'elle  aimait,  disait-elle, 
plus  que  ses  enfants,  vint  l'autre  jour  s'évanouir 
dans  ma  chambre  ;  et,  ne  le  trouvant  pas,  elle  me 
cita  devant  le  magistrat.  Je  crois  que  je  ne  serai 
jamais  délivré  de  la  malice  importune  de  ces 
femmes,  qui,  avec  leurs  voix  glapissantes,  m'étour- 
dissent sans  cesse  de  l'oraison  funèbre  de  tous  les 
automates  qui  sont  morts  depuis  dix  ans. 

«  Je  suis,  etc.  » 

Tous  les  savants  étaient  autrefois  accusés  de 
magie.  Je  n'en  suis  point  étonné.  Chacun  disait  en 
lui-même  :  J'ai  porté  les  talents  naturels  aussi  loin 
qu'ils  peuvent  aller  :  cependant  un  certain  savant 
a  des  avantages  sur  moi  :  il  faut  bien  qu'il  y  ait 
là  quelque  diablerie. 

A  présent  que  ces  sortes  d'accusations  sont 
tombées  dans  le  décri,  on  a  pris  un  autre  tour  ;  et 
un  savant  ne  saurait  guère  éviter  le  reproche 
d'irréhgion  ou  d'hérésie.  Il  a  beau  être  absous  par 
le  peuple  :  la  plaie  est  faite  ;  elle  ne  se  fermera 
jamais  bien.  C'est  toujours  pour  lui  un  endroit 
malade.  Un  adversaire  viendra,  trente  ans  après,  lui 
dire  modestement  :  «  A  Dieu  ne  plaise  que  je  dise 
que  ce  dont  on  vous  accuse  soit  vrai  ;  mais  vous 
avez  été  obligé  de  vous  défendre.  »  C'est  ainsi  qu'on 
tourne  contre  lui  sa  justification  même. 

S'il    écrit    quelque    histoire,    et    qu'il    ait    de 


LETTRES  PERSANES  313 

la  noblesse  dans  l'esprit,  et  quelque  droiture  dans 
le  cœur,  on  lui  suscite  mille  persécutions.  On  ira 
contre  lui  soulever  le  magistrat  sur  un  fait  qui 
s'est  passé  il  y  a  mille  ans  ;  et  on  voudra  que  sa 
plume  soit  captive,  si  elle  n'est  pas  vénale. 

Plus  heureux  cependant  que  ces  hommes  lâches 
qui  abandonnent  leur  foi  pour  une  médiocre  pen- 
sion ;  qui,  à  prendre  toutes  leurs  impostures  en 
détail,  ne  les  vendent  pas  seulement  une  obole, 
qui  renversent  la  constitution  de  l'empire,  dimi- 
nuent les  droits  d'une  puissance,  augmentent  ceux 
d'une  autre,  donnent  aux  princes,  ôtent  aux  peu- 
ples, font  revivre  des  droits  surannés,  flattent 
les  passions  qui  sont  en  crédit  de  leur  temps,  et  les 
vices  qui  sont  sur  le  trône  ;  imposant  à  la  postérité 
d'autant  plus  indignement  qu'elle  a  moins  de 
moyens  de  détruire  leur  témoignage. 

^lais  ce  n'est  point  assez,  pour  un  auteur,  d'avoir 
essuyé  toutes  ces  insultes  ;  ce  n'est  point  assez  pour 
lui  d'avoir  été  dans  une  inquiétude  continuelle  sur 
le  succès  de  son  ouvrage  :  il  voit  le  jour  enfin,  cet 
ouvrage  qui  lui  a  tant  coûté  ;  il  lui  attire  des  que- 
relles de  toutes  parts.  Et  comment  les  éviter  ? 
Il  avait  un  sentiment  ;  il  l'a  soutenu  par  ses  écrits  : 
il  ne  savait  pas  qu'un  homme  à  deux  cents  lieues 
de  lui  avait  dit  tout  le  contraire.  Voilà  cependant  la 
guerre  qui  se  déclare. 

Encore  s'il  pouvait  espérer  d'obtenir  quelque 
considération  !  Non  :  il  n'est  tout  au  plus  estimé 
que  de  ceux  qui  se  sont  appliqués  au  même  genre 
de  science  que  lui.  Un  philosophe  a  un  mépris 
souverain  pour  un  homme  qui  a  la  tête  chargée  de 
faits  ;  et  il  est  à  son  tour  regardé  comme  un  vision- 
naire par  celui  qui  a  une  bonne  mémoire. 

Quant  à  ceux  qui  font  profession  d'une  orgueil- 
leuse ignorance,  ils  voudraient  que  tout  le  genre 


314  LETTRES   PERSANES 

humain  fût  enseveli  dans  l'oubli  où  ils  seront 
eux-mêmes. 

Un  homme  à  qui  il  manque  un  talent  se  dédom- 
mage en  le  méprisant  :  il  ôte  cet  obstacle  qu'il  ren- 
contrait entre  le  mérite  et  lui,  et  par  là  se  trouve 
au  niveau  de  celui  dont  il  redoute  les  travaux. 

Enfin,  il  faut  joindre  à  une  réputation  équivoque 
la  privation  des  plaisirs  et  la  perte  de  la  santé. 

De  Paris,  le  20  de  la  lune  de  chahban,  1720. 


Lettre  CXL\T.  —  Usbek  a  Rhédi. 
A   Venise. 

Il  y  a  longtemps  que  l'on  a  dit  que  la  bonne  foi 
était  l'âme  d'un  grand  ministre. 

Un  particulier  peut  jouir  de  l'obscurité  où  il  se 
trouve  ;  il  ne  se  décrédite  que  devant  quelques 
gens  :  il  se  tient  couvert  devant  les  autres  ;  mais 
un  ministre  qui  manque  à  la  probité  a  autant  de 
témoins,  autant  de  juges,  qu'il  y  a  de  gens  qu'il 
gouverne. 

Oser  ai- je  le  dire  ?  le  plus  grand  mal  que  fait  un 
ministre  sans  probité  n'est  pas  de  desservir  son 
prince  et  de  ruiner  son  peuple  ;  il  y  en  a  un  autre, 
à  mon  avis,  mille  fois  plus  dangereux  :  c'est  le 
mauvais  exemple  qu'il  donne. 

Tu  sais  que  j'ai  longtemps  voyagé  dans  les 
Indes.  J'y  ai  vu  une  nation,  naturellement  géné- 
reuse, pervertie  en  un  instant,  depuis  le  dernier  des 
sujets  jusqu'aux  plus  grands,  par  le  mauvais 
exemple  d'un  ministre  ;  j'y  ai  vu  tout  un  peuple, 
chez  qui  la  générosité,  la  probité,  la  candeur  et  la 
bonne  foi  ont  passé  de  tout  temps  pour  les  qualités 


LETTRES   PERSANES  315 

naturelles,  devenir  tout  à  coup  le  dernier  des 
peuples  ;  le  mal  se  communiquer,  et  n'épargner  pas 
même  les  membres  les  plus  sains  ;  les  hommes  les 
plus  vertueux  faire  des  choses  indignes,  et  violer, 
dans  toutes  les  occasions  de  leur  vie,  les  premiers 
principes  de  la  justice,  sur  ce  vain  prétexte  qu'on 
la  leur  avait  violée. 

Ils  appelaient  des  lois  odieuses  en  garantie  des 
actions  les  plus  lâches,  et  nommaient  nécessité 
l'injustice  et  la  perfidie. 

J'ai  vu  la  foi  des  contrats  bannie,  les  plus  saintes 
conventions  anéanties,  toutes  les  lois  des  familles 
renversées.  J'ai  vu  des  débiteurs  avares,  fiers 
d'une  insolente  pauvreté,  instruments  indignes  de 
la  fureur  des  lois  et  de  la  rigueur  des  temps,  feindre 
un  payement  au  lieu  de  le  faire,  et  porter  le  couteau 
dans  le  sein  de  leurs  bienfaiteurs. 

J'en  ai  vu  d'autres,  plus  indignes  encore,  acheter 
presque  pour  rien,  ou  plutôt  ramasser  de  terre  des 
feuilles  de  chêne  pour  les  m^ettre  à  la  place  de  la 
substance  des  veuves  et  des  orphelins. 

J'ai  vu  naître  soudain,  dans  tous  les  cœurs,  une 
soif  insatiable  des  richesses.  J'ai  vu  se  former,  en 
un  moment,  une  détestable  conjuration  de  s'en- 
richir, non  par  un  honnête  travail  et  une  géné- 
reuse industrie,  mais  par  la  ruine  du  prince,  de 
l'Etat  et  des  concitoyens. 

J'ai  vu  un  honnête  citoyen,  dans  ces  temps  mal- 
heureux, ne  se  coucher  qu'en  disant  :  «  J'ai  ruiné 
une  famille  aujourd'hui  ;  j'en  ruinerai  une  autre 
demain.  » 

«  Je  vais,  disait  un  autre,  avec  un  homme  noir 
qui  porte  une  écritoire  à  la  main  et  un  fer  pointu 
à  l'oreille,  assassiner  tous  ceux  à  qui  j'ai  de  l'obli- 
gation. » 

Un  autre  disait   :   «Je  vois  que  j'accommode 


3i6  LETTRES   PERSANES 

mes  affaires  :  il  est  vrai  que,  lorsque  j'allai,  il  y 
a  trois  jours,  faire  un  certain  payement,  je  laissai 
toute  une  famille  en  larmes,  que  je  dissipai  la  dot 
de  deux  honnêtes  filles,  que  j'ôtai  l'éducation  à 
un  petit  garçon  :  le  père  en  mourra  de  douleur,  la 
mère  périt  de  tristesse  ;  mais  je  n'ai  fait  que  ce 
qui  est  permis  par  la  loi.  » 

Quel  plus  grand  crime  que  celui  que  commet  un 
ministre,  lorsqu'il  corrompt  les  mœurs  de  toute 
une  nation,  dégrade  les  âmes  les  plus  généreuses, 
ternit  l'éclat  des  dignités,  obscurcit  la  vertu  même, 
et  confond  la  plus  haute  naissance  dans  le  mépris 
universel  ! 

Que  dira  la  postérité  lorsqu'il  lui  faudra  rougir 
de  la  honte  de  ses  pères  ?  Que  dira  le  peuple  nais- 
sant lorsqu'il  comparera  le  fer  de  ses  aïeux  avec 
l'or  de  ceux  à  qui  il  doit  immédiatement  le  jour? 
Je  ne  doute  pas  que  les  nobles  ne  retranchent  de 
leurs  quartiers  un  indigne  degré  de  noblesse  qui 
les  déshonore,  et  ne  laissent  la  génération  pré- 
sente dans  .'affreux  néant  où  elle  s'est  mise. 

De  Paris,  le  ii  de  la  lune  de  rhamazan,  1720. 


Lettre  CXLVII.  —  Le  grand  eunuque  a  Usbek. 
A  Paris. 

Les  choses  sont  venues  à  un  état  qui  ne  se  peut 
plus  soutenir  :  tes  femmes  se  sont  imaginé  que 
ton  départ  leur  laissait  une  impunité  entière  ;  il 
se  passe  ici  des  choses  horribles  :  je  tremble  moi- 
même  au  cruel  récit  que  je  vais  te  faire. 

Zélis,  allant  il  y  a  quelques  jours  à  la  mosquée, 
laissa  tomber  son  voile,  et  parut  presque  à  visage 
découvert  devant  tout  le  peuple. 


LETTRES   PERSANES  317 

J'ai  trouvé  Zachi  couchée  avec  une  de  ses 
esclaves,  chose  si  défendue  par  les  lois  du  sérail. 

J'ai  surpris,  par  le  plus  grand  hasard  du  monde, 
une  lettre  que  je  t'envoie  :  je  n'ai  jamais  pu  dé- 
couvrir à  qui  elle  était  adressée. 

Hier  au  soir,  un  jeune  garçon  fut  trouvé  dans  le 
jardin  du  sérail,  et  il  se  sauva  par-dessus  les 
murailles. 

Ajoute  à  cela  ce  qui  n'est  pas  parvenu  à  ma  con- 
naissance :  car  sûrement  tu  es  trahi.  J'attends  tes 
ordres  ;  et,  jusqu'à  l'heureux  moment  que  je  les 
recevrai,  je  vais  être  dans  une  situation  mor- 
telle. Mais,  si  tu  ne  mets  toutes  ces  femmes  à  ma 
discrétion,  je  ne  te  réponds  d'aucune  d'elles  ;  et 
j'aurai  tous  les  jours  des  nouvelles  aussi  tristes 
à  te  mander. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  i^r  de  la  lune  de  rhégeb,  1717. 


Lettre  CXL\TIL  — Usbek  au  premier  eunuque. 

Au  sérail  d'Ispahan. 

ReceveZ;  par  cette  lettre,  un  pouvoir  sans  bornes 
sur  tout  le  sérail  ;  commandez  avec  autant  d'au- 
torité que  moi-même  ;  que  la  crainte  et  la  terreur 
marchent  avec  vous  ;  courez  d'appartements  en 
appartements  portez  les  punitions  et  les  châti- 
ments ;  que  tout  vive  dans  la  consternation  ;  que 
tout  fonde  en  larmes  devant  vous;  interrogez 
tout  le  sérail  ;  commencez  par  les  esclaves  ; 
n'épargnez  pas  mon  amour  ;  que  tout  subisse 
votre  tribunal  redoutable  ;  mettez  au  jour  les 
secrets  les  plus  cachés  ;  purifiez  ce  lieu  infâme,  et 
faites-y  rentrer  la  vertu  bannie.  Car,  dès  ce  mo- 
ment, je  mets  sur  votre  tête  les  moindres  fautes 


3i8  LETTRES   PERSANES 

qui  se  commettront.  Je  soupçonne  Zélis  d'être 
celle  à  qui  la  lettre  que  vous  avez  surprise  s'adres- 
sait :  examinez  cela  avec  des  yeux  de  lynx. 

De  ***,  le  II  de  la  lune  de  zilhagé,  1718. 


Lettre  CXLIX.  —  Narsit  a  Usbek. 
A  Paris. 

Le  grand  eunuque  vient  de  mourir,  magnifique 
seigneur  :  comme  je  suis  le  plus  vieux  de  tes 
esclaves,  j'ai  pris  sa  place,  jusqu'à  ce  que  tu  aies 
fait  connaître  sur  qui  tu  veux  jeter  les  yeux. 

Deux  jours  après  sa  mort  on  m'apporta  une 
de  tes  lettres  qui  lui  était  adressée  :  je  me  suis  bien 
gardé  de  l'ouvrir  ;  je  l'ai  enveloppée  avec  respect, 
et  l'ai  serrée  jusqu'à  ce  que  tu  m'aies  fait  con- 
naître tes  sacrées  volontés. 

Hier,  un  esclave  vint,  au  milieu  de  la  nuit,  me 
dire  qu'il  avait  trouvé  un  jeune  homme  dans  le 
sérail  :  je  me  levai,  j'examinai  la  chose,  et  je 
trouvai  que  c'était  une  vision. 

Je  te  baise  les  pieds,  sublime  seigneur  ;  et  je 
te  prie  de  compter  sur  mon  zèle,  mon  expérience 
et  ma  vieillesse. 

Du  sérail  d'Ispahem,  le  5  de  la  lune  de  genunadi  i,  1718. 


Lettre  CL.  —  Usbek  a  Narsit. 

Au  sérail  d'Ispahan. 

Malheureux  que  vous  êtes  !  vous  avez  dans  vos 
mains    des    lettres    qui    contiennent    des    ordres 


LETTRES   PERSANES  319 

prompts  et  violents  ;  le  moindre  retardement  peut 
me  désespérer  ;  et  vous  demeurez  tranquille  sous 
un  vain  prétexte  ! 

Il  se  passe  des  choses  horribles;  j'ai  peut-être 
la  moitié  de  mes  esclaves  qui  méritent  la  mort. 
Je  vous  envoie  la  lettre  que  le  premier  eunuque 
m'écrivit  là-dessus  avant  de  mourir.  Si  vous  aviez 
ouvert  le  paquet  qui  lui  est  adressé,  vous  y  auriez 
trouvé  des  ordres  sanglants.  Lisez-les  donc,  ces 
ordres  ;  et  vous  périrez,  si  vous  ne  les  exécutez 
pas. 

De  ***,  le  25  de  la  lune  de  chalval,  1718. 


Lettre  CLI.  —  Solim  a  Usbek. 
A  Paris. 

Si  je  gardais  plus  longtem.ps  le  silence,  je  serais 
aussi  coupable  que  tous  ces  criminels  que  tu  as 
dans  le  sérail. 

J'étais  le  confident  du  grand  eunuque,  le  plus 
fidèle  de  tes  esclaves.  Lorsqu'il  se  vit  près  de  sa 
fin,  il  me  fit  appeler,  et  me  dit  ces  paroles  :  «  Je 
me  meurs;  mais  le  seul  chagrin  que  j'ai  en  quit- 
tant la  vie,  c'est  que  mes  derniers  regards  aient 
trouvé  les  femmes  de  mon  maître  criminelles.  Le 
ciel  puisse  le  garantir  de  tous  les  malheurs  que  je 
prévois  !  Puisse,  après  ma  mort,  mon  ombre  me- 
naçante venir  avertir  ces  perfides  de  leur  devoir, 
et  les  intimider  encore  !  Voilà  les  clefs  de  ces  re- 
doutables lieux  ;  va  les  porter  au  plus  vieux  des 
noirs.  Mais  si,  après  ma  mort,  il  manque  de  vigi- 
lance, songe  à  en  avertir  ton  maître.  &  En  achevant 
ces  mots  il  expira  dans  mes  bras. 


320  LETTRES   PERSANES 

Je  sais  ce  qu'il  t'écrivit,  quelque  temps  avant 
sa  mort,  sur  la  conduite  de  tes  femmes.  Il  y  a 
dans  le  sérail  une  lettre  qui  aurait  porté  la  terreur 
avec  elle,  si  elle  avait  été  ouverte.  Celle  que  tu 
as  écrite  depuis  a  été  surprise  à  trois  lieues  d'ici. 
Je  ne  sais  ce  que  c'est  :  tout  se  tourne  malheureuse- 
ment. 

Cependant  tes  femmes  ne  gardent  plus  aucune 
retenue  :  depuis  la  mort  du  grand  eunuque,  il 
semble  que  tout  leur  soit  permis  ;  la  seule  Roxane 
est  restée  dans  le  devoir,  et  conserve  de  la  mo- 
destie. On  voit  les  mœurs  se  corrompre  tous  les 
jours.  On  ne  trouve  plus  sur  le  visage  de  tes  femmes 
cette  vertu  mâle  et  sévère  qui  y  régnait  autrefois  : 
une  joie  nouvelle,  répandue  dans  ces  lieux,  est 
un  témoignage  infaillible,  selon  moi,  de  quelque 
satisfaction  nouvelle.  Dans  les  plus  petites  choses, 
je  remarque  des  libertés  jusqu'alors  inconnues.  Il 
règne,  même  parmi  tes  esclaves,  une  certaine 
indolence  pour  leur  devoir  et  pour  l'observation 
des  règles,  qui  me  surprend  ;  ils  n'ont  plus  ce  zèle 
ardent  pour  ton  service,  qui  semblait  animer  le 
sérail. 

Tes  femmes  ont  été  huit  jours  à  la  campagne, 
à  une  de  tes  maisons  les  plus  abandonnées.  On 
dit  que  l'esclave  qui  en  a  soin  a  été  gagné,  et 
qu'un  jour  avant  qu'elles  arrivassent  il  avait  fait 
cacher  deux  hommes  dans  un  réduit  de  pierre, 
qui  est  dans  la  muraille  de  la  principale  chambre, 
d'où  ils  sortaient  le  soir  lorsque  nous  étions  re- 
tirés. Le  vieux  eunuque  qui  est  à  présent  à  notre 
tête  est  un  imbécile  à  qui  l'on  fait  croire  tout  ce 
qu'on  veut. 

Je  suis  agité  d'une  colère  vengeresse  contre  tant 
de  perfidies  ;  et  si  le  ciel  voulait,  pour  le  bien  de 
ton  service,  que  tu  me  jugeasses  capable  de  gou- 


LETTRES    PERSANES  321 

verner,  je  te  promets  que,  si  tes  femmes  n'étaient 
pas  vertueuses,  au  moins  elles  seraient  fidèles. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  6  de  la  lune  de  rebiab  i,  1719. 


Lettre  CLIL  —  Narsit  a  Usbek. 
A  Paris. 

Roxane  et  Zélis  ont  souhaité  d'aller  à  la  cam- 
pagne ;  je  n'ai  pas  cru  devoir  le  leur  refuser. 
Heureux  Usbek  !  tu  as  des  femmes  fidèles  et  des 
esclaves  vigilants  :  je  commande  en  des  lieux  où 
la  vertu  semble  s'être  choisi  un  asile.  Compte 
qu'il  ne  s'y  passera  rien  que  tes  yeux  ne  puissent 
soutenir. 

Il  est  arrivé  im  malheur  qui  me  met  en  grande 
peine.  Quelques  marchands  arméniens,  nouvelle- 
ment arrivés  à  Ispahan,  avaient  apporté  une  de 
tes  lettres  pour  moi  ;  j'ai  envoyé  un  esclave 
pour  la  chercher  :  il  a  été  volé  à  son  retour,  de 
manière  que  la  lettre  est  perdue.  Écris-moi  donc 
promptement  ;  car  je  m'imagine  que,  dans  ce 
changement,  tu  dois  avoir  des  choses  de  consé- 
quence à  me  mander. 

Du  sérail  de  Fatmé,  le  6  de  la  lune  de  rebiab  i,  1719. 


Lettre  CLIIL  —  Usbek  a  Solim. 

Au  sérail  d'Ispahan. 

Je  te  mets  le  fer  à  la  main.  Je  te  confie  ce  que 
j'ai  à  présent  dans  le  monde  de  plus  cher,  qui  est 
ma  vengeance.    Entre   dans   ce   nouvel   emploi  ; 
II 


322  LETTRES  PERSANES 

mais  n'y  porte  ni  cœur  ni  pitié.  J'écris  à  mes 
femmes  de  t 'obéir  aveuglément  :  dans  la  confu- 
sion de  tant  de  crimes,  elles  tomberont  devant 
tes  regards.  Il  faut  que  je  te  doive  mon  bonheur 
et  mon  repos.  Rends-moi  mon  sérail  comme  je 
l'ai  laissé.  Mais  commence  par  l'expier  :  extermine 
les  coupables,  et  fais  trembler  ceux  qui  se  pro- 
posaient de  le  devenir.  Que  ne  peux-tu  pas  espérer 
de  ton  maître  pour  des  services  si  signalés  ?  Il 
ne  tiendra  qu'à  toi  de  te  mettre  au-dessus  de  ta 
condition  même,  et  de  toutes  les  récompenses  que 
tu  as  jamais  désirées. 

De  Paris,  le  4  de  la  lune  de  chahban,  1719. 


Lettre  CLÎV.  —  Usbek  a  ses  femmes. 

Au  sérail  d'Ispahan, 

Puisse  cette  lettre  être  comme  la  foudre  qui 
tombe  au  milieu  des  éclairs  et  des  tempêtes  ! 
Solim  est  votre  premier  eunuque,  non  pas  pour 
vous  garder,  mais  pour  vous  punir.  Que  tout  le 
sérail  s'abaisse  devant  lui.  Il  doit  juger  vos  actions 
passées  ;  et,  pour  l'avenir,  il  vous  fera  vivre  sous 
un  joug  si  rigoureux,  que  vous  regretterez  votre 
liberté,  si  vous  ne  regrettez  pas  votre  vertu. 

De  Paris,  le  4  de  la  Ixine  de  chahban,  1719- 


Lettre  CLV.  —  Usbek  a  Nessir. 

A  Ispahan. 

Heureux   celui    qui,   connaissant   tout   le   prix 
d'une  vie  douce  et  tranquille,  repose  son  coeur 


LETTRES  PERSANES  323 

au  milieu  de  sa  famille,  et  ne  connaît  d'autre  terre 
que  celle  qui  lui  a  donné  le  jour  ! 

Je  vis  dans  un  climat  barbare,  présent  à  tout 
ce  qui  m'importune,  absent  de  tout  ce  qui  m'in- 
téresse. Une  tristesse  sombre  me  saisit;  je  tombe 
dans  un  accablement  alïreux  :  il  me  semble  que  je 
m'anéantis  ;  et  je  ne  me  retrouve  moi-même  que 
lorsqu'une  sombre  jalousie  vient  s'allumer,  et 
enfanter  dans  mon  âme  la  crainte,  les  soupçons, 
la  haine  et  les  regrets. 

Tu  me  connais,  Xessir  ;  tu  as  toujours  vu  dans 
mon  cœur  comme  dans  le  tien.  Je  te  ferais  pitié, 
si  tu  savais  mon  état  déplorable.  J'attends  quel- 
quefois six  mois  entiers  des  nouvelles  du  sérail  ; 
je  compte  tous  les  instants  qui  s'écoulent  :  mon 
impatience  me  les  allonge  toujours  ;  et,  lorsque 
celui  qui  a  été  tant  attendu  est  près  d'arriver, 
il  se  fait  dans  mon  cœur  une  révolution  soudaine  ; 
ma  main  tremble  d'ouvrir  une  lettre  fatale  ;  cette 
inquiétude  qui  me  désespérait,  je  la  trouve  l'état 
le  plus  heureux  où  je  puisse  être,  et  je  crains  d'en 
sortir  par  un  coup  plus  cruel  pour  moi  que  mille 
morts. 

Mais,  quelque  raison  que  j'aie  eue  de  sortir  de 
ma  patrie,  quoique  je  doive  ma  vie  à  ma  retraite, 
je  ne  puis  plus,  Nessir,  rester  dans  cet  affreux  exil. 
Eh  !  ne  mourrais-je  pas  tout  de  même  en  proie 
à  mes  chagrins  ?  J'ai  pressé  mille  fois  Rica  de 
quitter  cette  terre  étrangère  ;  mais  il  s'oppose  à 
toutes  mes  résolutions  ;  il  m'attache  ici  par  mille 
prétextes  :  il  semble  qu'il  ait  oublié  sa  patrie  ; 
ou  plutôt  il  semble  qu'il  m'ait  oublié  moi-même, 
tant   il  est  insensible  à  mes  déplaisirs. 

Malheureux  que  je  suis  1  je  souhaite  de  revoir 
ma  patrie,  peut-être  pour  devenir  plus  malheureux 
encore  !  Eh  !  qu'y  ferai-je  ?  Je  vais  rapporter  ma. 


324  LETTRES  PERSANES 

tête  à  mes  ennemis.  Ce  n'est  pas  tout  :  j'entrerai 
dans  le  sérail  ;  il  faut  que  j'y  demande  compte  du 
temps  funeste  de  mon  absence  ;  et  si  j 'y  trouve 
des  coupables,  que  deviendrai-j  e  ?  Et  si  la  seule 
idée  m'accable  de  si  loin,  que  sera-ce  lorsque  ma 
présence  la  rendra  plus  vive  ?  que  sera-ce  s'il 
faut  que  je  voie,  s'il  faut  que  j'entende  ce  que  je 
n'ose  imaginer  sans  frémir  ?  que  sera-ce  enfin  s'il 
faut  que  des  châtiments  que  je  prononcerai  moi- 
même  soient  des  marques  éternelles  de  ma  con- 
fusion et  de  mon  désespoir  ? 

J'irai  m'enfermer  dans  des  murs  plus  terribles 
pour  moi,  que  pour  les  femmes  qui  y  sont  gardées  ; 
j'y  porterai  tous  mes  soupçons;  leurs  empresse- 
ments ne  m'en  déroberont  rien  ;  dans  mon  lit,  dans 
leurs  bras,  je  ne  jouirai  que  de  mes  inquiétudes  ; 
dans  un  temps  si  peu  propre  aux  réflexions,  ma 
jalousie  trouvera  à  en  faire.  Rebut  indigne  de  la 
nature  humaine,  esclaves  vils  dont  le  cœur  a 
été  fermé  pour  jamais  à  tous  les  sentiments  de 
l'amour,  vous  ne  gémiriez  plus  sur  votre  condition, 
si  vous  connaissiez  le  malheur  de  la  mienne. 

De  Paris,  le  4  de  la  lime  de  chahban,  1719. 


Lettre  CLVI.  —  Roxaxe  a  Usbek. 

A  Paris. 

L'horreur,  la  nuit  et  l'épouvante  régnent  dans 
le  sérail  ;  un  deuil  affreux  l'environne  ;  un  tigre 
y  exerce  à  chaque  instant  toute  sa  rage.  Il  a  mis 
dans  les  supplices  deux  eunuques  blancs  qui  n'ont 
avoué  que  leur  innocence  ;  il  a  vendu  une  partie 
de  nos  esclaves,   et  nous  a  obligées  de  changer 


LETTRES  PERSANES  325 

entre  nous  celles  qui  nous  restaient.  Zachi  et  Zélis 
ont  reçu  dans  leur  chambre,  dans  l'obscurité  de 
la  nuit,  un  traitement  indigne  ;  le  sacrilège  n'a  pas 
craint  de  porter  sur  elles  ses  viles  mains.  Il  nous 
tient  enfermées  chacune  dans  notre  appartement  ; 
et,  quoique  nous  y  soyons  seules,  il  nous  y  fait 
vivre  sous  le  voile.  Il  ne  nous  est  plus  permis  de 
nous  parler  ;  ce  serait  un  crime  de  nous  écrire  : 
nous  n'avons  plus  rien  de  libre  que  les  pleurs. 

Une  troupe  de  nouveaux  eunuques  est  entrée 
dans  le  sérail,  où  ils  nous  assiègent  nuit  et  jour  ; 
notre  sommeil  est  sans  cesse  interrompu  par  leurs 
méfiances  feintes  ou  véritables.  Ce  qui  me  console, 
c'est  que  tout  ceci  ne  durera  pas  longtemps,  et 
que  ces  peines  finiront  avec  ma  vie.  Elle  ne  sera 
pas  longue,  cruel  Usbek  !  je  ne  te  donnerai  pas  le 
temps  de  faire  cesser  tous  ces  outrages. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  2  de  la  lune  de  maharram,  1720. 


Lettre  CLMI.  —  Zachi  a  Usbek. 
A  Paris. 

O  ciel  !  un  barbare  m'a  outragée  jusque  dans  la 
manière  de  me  punir  !  il  m'a  infligé  ce  châtiment 
qui  commence  par  alarmer  la  pudeur  ;  ce  châti- 
ment qui  met  dans  l'humiHation  extrême  ;  ce 
châtiment  qui  ramène,  pour  ainsi  dire,  à  l'en- 
fance. 

Mon  âme,  d'abord  anéantie  sous  la  honte,  re- 
prenait le  sentiment  d'elle-même,  et  commençait 
à  s'indigner,  lorsque  mes  cris  firent  retentir  les 
voûtes  de  mes  appartements.  On  m'entendit  de- 
mander grâce  au  plus  vil  de  tous  les  humains,  et 
tenter  sa  pitié  à  mesure  qu'il  était  plus  inexorable. 


326  LETTRES  PERSANES 

Depuis  ce  temps,  son  âme  insolente  et  servile 
s*est  élevée  sur  la  mienne.  Sa  présence,  ses  regards, 
ses  paroles,  tous  les  malheurs  viennent  m'accabler. 
Quand  je  suis  seule,  j'ai  du  moins  la  consolation 
de  verser  des  larmes  ;  mais  lorsqu'il  s'offre  à  ma 
vue,  la  fureur  me  saisit;  je  la  trouve  impuissante, 
et  j  e  tombe  dans  le  désespoir. 

Le  tigre  ose  me  dire  que  tu  es  Fauteur  de  toutes 
ces  barbaries.  Il  voulait  m'ôter  mon  amour,  et 
profaner  jusques  aux  sentiments  de  mon  cœur. 
Quand  il  me  prononce  le  nom  de  celui  que  j'aime, 
je  ne  sais  plus  me  plaindre  :  je  ne  puis  plus  que 
mourir. 

J'ai  soutenu  ton  absence,  et  j'ai  conser^^é  mon 
amour  par  la  force  de  mon  amour.  Les  nuits,  les 
jours,  les  moments,  tout  a  été  pour  toi.  J'étais 
superbe  de  mon  amour  même  ;  et  le  tien  me  faisait 
respecter  ici.  Mais  à  présent...  Non,  je  ne  puis 
plus  soutenir  l'humiliation  où  je  suis  descendue. 
Si  je  suis  innocente,  reviens  pour  m'aimer  ;  re- 
viens, si  je  suis  coupable,  pour  que  j'expire  à 
tes  pieds. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  2  de  la  lune  de  maharram,  1720. 


Lettre  CLVIIL  —  Zélis  a  Usbek. 
A  Paris. 

A  mille  lieues  de  moi,  vous  me  jugez  coupable  ! 
à  mille  lieues  de  moi,  vous  me  punissez  ! 

Qu'un  eunuque  barbare  porte  sur  moi  ses  viles 
mains,  il  agit  par  votre  ordre  :  c'est  le  tyran  qui 
m'outrage,  et  non  pas  celui  qui  exerce  la  tyrannie. 

Vous  pouvez,  à  votre  fantaisie,  redoubler  vos 


LETTRES   PERSANES  327 

mauvais  traitements.  Mon  cœur  est  tranquille 
depuis  qu'il  ne  peut  plus  vous  aimer.  Votre  âme 
se  dégrade,  et  vous  devenez  cruel.  Soyez  sûr  que 
vous  n'éifes  point  heureux.  Adieu. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  2  de  la  lune  de  luaharram,  1720. 


Lettre  CLIX.  —  Solim  a  Usbek. 
A  Paris. 

Je  me  plains,  magnifique  seigneur,  et  je  te 
plains  :  jamais  serviteur  fidèle  n'est  descendu  dans 
l'affreux  désespoir  où  je  suis.  Voici  tes  malheurs 
et  les  miens  ;  je  ne  t'en  écris  qu'en  tremblant. 

Je  jure,  par  tous  les  prophètes  du  ciel,  que  de- 
puis que  tu  m'as  confié  tes  femmes  j'ai  veillé  nuit 
et  jour  sur  elles  ;  que  je  n'ai  jamais  suspendu  un 
moment  le  cours  de  mes  inquiétudes.  J'ai  com- 
mencé mon  ministère  par  les  châtiments,  et  je  les 
ai  suspendus  sans  sortir  de  mon  austérité  naturelle. 

Mais  que  dis-je?  pourquoi  te  vanter  ici  une 
fidéhté  qui  t'a  été  inutile  ?  Oublie  tous  mes  ser- 
\àces  passés  ;  regarde-moi  comme  un  traître,  et 
punis-moi  de  tous  les  crimes  que  je  n'ai  pu  em- 
pêcher. 

Roxane,  la  superbe  Roxane...  ô  ciel  !  a  qui  se 
fier  désormais  ?  Tu  soupçonnais  Zélis,  et  tu  avais 
pour  Roxane  une  sécurité  entière  ;  mais  sa  vertu 
farouche  était  une  cruelle  imposture  ;  c'était  le 
voile  de  sa  perfidie.  Je  l'ai  surprise  dans  les  bras 
d'un  jeune  homme,  qui,  dès  qu'il  s'est  vu  dé- 
couvert, est  venu  sur  moi  ;  il  m'a  donné  deux  coups 
de  poignard.  Les  eunuques,  accourus  au  bruit, 
l'ont  entouré  :  il  s'est  défendu  longtemps,  en  a 


328  LETTRES  PERSANES 

blessé  plusieurs  ;  il  voulait  même  rentrer  dans  la 
chambre  pour  mourir,  disait-il,  aux  yeux  de 
Roxane.  Mais  enfin  il  a  cédé  au  nombre,  et  il  est 
tombé  à  nos  pieds.  * 

Je  ne  sais  si  j'attendrai,  sublime  seigneur,  tes 
ordres  sévères.  Tu  as  mis  ta  vengeance  en  mes 
mains  ;  je  ne  dois  pas  la  faire  languir. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  8  de  la  luue  de  rebiab  i,  1720. 


Lettre  CLX.  —  Solim  a  Usbek. 
A  Paris. 

J'ai  pris  mon  parti  ;  tes  malheurs  vont  dis- 
paraître :  je  vais  punir. 

^  Je  sens  déjà  une  joie  secrète  ;  mon  âme  et  la 
tienne  vont  s'apaiser  :  nous  allons  exterminer  le 
crime,  et  l'innocence  va  pâlir. 

O  vous  qui  semblez  n'être  faites  que  pour  ignorer 
tous  vos  sens  et  être  indignées  de  vos  désirs  mêmes, 
éternelles  victimes  de  la  honte  et  de  la  pudeur, 
que  ne  puis-je  vous  faire  entrer  à  grands  flots 
dans  ce  sérail  malheureux,  pour  vous  voir  étonnées 
de  tout  le  sang  que  j 'y  vais  répandre  ! 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  8  de  la  lune  de  rebiab  i,  1720. 


Lettre  CLXI.  —  Roxaxe  a  Usbek. 

A  Paris. 

Oui,  je  t'ai  trompé  :  j'ai  séduit  tes  eunuques; 
je  me  suis  jouée  de  ta  jalousie,  et  j'ai  su  de  ton 
affreux  sérail  faire  un  lieu  de  délices  et  de  plaisirs. 


LETTRES  PERSANES  329 

Je  vais  mourir  ;  le  poison  va  couler  dans  mes 
veines  :  car  que  ferais-je  ici,  puisque  le  seul  homme 
qui  me  retenait  à  la  vie  n'est  plus  ?  Je  meurs  ; 
mais  mon  ombre  s'envole  bien  accompagnée  ;  je 
viens  d'envoyer  devant  moi  ces  gardiens  sacri- 
lèges qui  ont  répandu  le  plus  beau  sang  du  monde. 

Comment  as-tu  pensé  que  je  fusse  assez  crédule 
pour  m'imaginer  que  je  ne  fusse  dans  le  monde 
que  pour  adorer  tes  caprices  ;  que,  pendant  que  tu 
te  permets  tout,  tu  eusses  le  droit  d'affliger  tous 
mes  désirs  !  Non  :  j'ai  pu  vivre  dans  la  servitude  ; 
mais  j'ai  toujours  été  libre.  J'ai  réformé  tes  lois 
sur  celles  de  la  nature;  et  mon  esprit  s'est  tou- 
jours tenu  dans  l'indépendance. 

Tu  devrais  me  rendre  grâces  encore  du  sacrifice 
que  je  t'ai  fait  ;  de  ce  que  je  me  suis  abaissée 
jusqu'à  te  paraître  fidèle  ;  de  ce  que  j'ai  lâchement 
gardé  dans  mon  cœur  ce  que  j'aurais  dû  faire 
paraître  à  toute  la  terre  ;  enfin,  de  ce  que  j'ai  pro- 
fané la  vertu  en  souffrant  qu'on  appelât  de  ce  nom 
ma  soumission  à  tes  fantaisies. 

Tu  étais  étonné  de  ne  point  trouver  en  moi  les 
transports  de  l'amour  :  si  tu  m'avais  bien  connue, 
tu  y  aurais  trouvé  toute  la  violence  de  la  haine. 

Mais  tu  as  eu  longtemps  l'avantage  de  croire 
qu'un  cœur  comme  le  mien  t'était  soumis.  Nous 
étions  tous  deux  heureux  :  tu  me  croyais  trom- 
pée, et  je  te  trompais. 

Ce  langage,  sans  doute,  te  paraît  nouveau.  Serait- 
il  possible  qu'après  t 'avoir  accablé  de  douleurs  je 
te  forçasse  encore  d'admirer  mon  courage  ?  Mais 
c'en  est  fait  :  le  poison  me  consume  ;  ma  force  m'a- 
bandonne ;  la  plume  me  tombe  des  mains  ;  je 
sens  affaiblir  jusqu'à  ma  haine  ;  je  me  meurs. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  8  de  la  lune  de  rebiab  i,  1720. 
II  « 


CONSIDÉRATIONS    SUR    LES    CAUSES 

DE    LA 

GRANDEUR   DES   ROMAINS 

ET    DE    LEUR    DÉCADENCE 


CHAPITRE  PREMIER 

Commencements  de  Rome.  Ses  guerres. 

IL  ne  faut  pas  prendre  de  la  ville  de  Rome, 
dans  ses  commencements,  l'idée  que  nous  don- 
nent les  villes  que  nous  voyons  aujourd'hui,  à  moins 
que  ce  ne  soit  de  celles  de  la  Crimée,  faites  pour 
renfermer  le  butin,  les  bestiaux,  et  les  fruits  de 
la  campagne.  Les  noms  anciens  des  principaux 
lieux  de  Rome  ont  tous  du  rapport  à  cet  usage. 

La  ville  n'avait  pas  même  de  rues,  si  l'on  n'appelle 
de  ce  nom  la  continuation  des  chemins  qui  y 
aboutissaient.  Les  maisons  étaient  placées  sans 
ordre  et  très  petites  ;  car  les  hommes,  toujours 
au  travail  ou  dans  la  place  publique,  ne  se  te- 
naient guère  dans  les  maisons. 

Mais  la  grandeur  de  Rome  parut  bientôt  dans 
ses  édifices  publics.  Les  ouvrages  qui  ont  donné, 
et  qui  donnent  encore  aujourd'hui  la  plus  haute 
idée  de  sa  puissance,  ont  été  faits  sous  les  rois  ^ 
On  commençait  déjà  à  bâtir  la  ville  éternelle. 

Romulus  et  ses  successeurs  furent  presque  tou- 
jours en  guerre  avec  leurs  voisins  pour  avoir  des 
citoyens,  des  femmes,  ou  des  terres  ;  ils  reve- 
naient dans  la  ville  avec  les  dépouilles  des  peuples 
vaincus  ;    c'étaient    des    gerbes    de    blé    et    des 

^  Voy.  l'étonnement  de  Denys  d'Halicamasse  sur  les  égouts 
faits  par  Tarquin.  {Ant.  rom.,  liv.  III.)  —  Ils  subsistent  encore. 


334   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

troupeaux  :  cela  y  causait  une  grande  joie.  Voilà 
l'origine  des  triomphes  qui  furent  dans  la  suite  la 
principale  cause  des  grandeurs  où  cette  ville 
parvint. 

Rome  accrut  beaucoup  ses  forces  par  son  union 
avec  les  Sabins, peuples  durset  belliqueux  comme  les 
Laccdémoniens,  dont  ils  étaient  descendus.  Romu- 
lus  prit  leur  bouclier,  qui  était  large,  au  lieu  du 
petit  bouclier  argien  dont  il  s'était  servi  jus- 
qu'alors \  Et  on  doit  remarquer  que  ce  qui  a  le  plus 
contribué  à  rendre  les  Romains  les  maîtres  du 
monde,  c'est  qu'ayant  combattu  successivement 
contre  tous  les  peuples,  ils  ont  toujours  renoncé 
à  leurs  usages  sitôt  qu'ils  en  ont  trouvé  de  meil- 
leurs. 

On  pensait  alors,  dans  les  républiques  d'Italie, 
que  les  traités  qu'elles  avaient  faits  avec  un  roi 
ne  les  obligeaient  point  envers  son  successeur; 
c'était  pour  elles  une  espèce  de  droit  des  gens  "^  : 
ainsi,  tout  ce  qui  avait  été  soumis  par  un  roi  de 
Rome  se  prétendait  libre  sous  un  autre,  et  les 
guerres  naissaient  toujours  des  guerres. 

Le  règne  de  Numa,  long  et  pacifique,  était  très 
propre  à  laisser  Rome  dans  sa  médiocrité  ;  et,  si 
elle  eût  eu  dans  ce  temps-là  un  territoire  moins 
borné  et  une  puissance  plus  grande,  il  y  a  apparence 
que  sa  fortune  eût  été  fixée  pour  jamais. 

Une  des  causes  de  sa  prospérité,  c'est  que  ses 
rois  furent  tous  de  grands  personnages.  On  ne 
trouve  point  ailleurs,  dans  les  histoires,  une  suite 
non  interrompue  de  tels  hommes  d'État  et  de 
tels  capitaines. 

Dans  la  naissance  des  sociétés,  ce  sont  les  chefs 
des   républiques   qui   font   l'institution  ;    et   c'est 

1  Plutarque,  Vie  de  Rôtnulus. 

'■^  Cela  paraît  par  tout©  l'histoire  des  rois  de  Rome. 


DES   RO^IAINS  335 

ensuite  l'institution  qui  forme  les  chefs  des  ré- 
publiques. 

Tarquin  prit  la  couronne  sans  être  élu  par  le 
sénat  ni  par  le  peuple  \  Le  pouvoir  devenait 
héréditaire  :  il  le  rendit  absolu.  Ces  deux  ré- 
volutions furent  bientôt  suivies  d'une  troisième. 

Son  fils  Sextus,  en  violant  Lucrèce,  fit  une  chose 
qui  a  presque  toujours  fait  chasser  les  tyrans  des 
villes  où  ils  ont  commandé  :  car  le  peuple,  à  qui 
une  action  pareille  fait  si  bien  sentir  sa  servitude, 
prend  d'abord  une  résolution  extrême. 

Un  peuple  peut  aisément  souffrir  qu'on  exige 
de  lui  de  nouveaux  tributs  :  il  ne  sait  pas  s'il  ne 
retirera  point  quelque  utilité  de  l'emploi  qu'on 
fera  de  l'argent  qu'on  lui  demande  ;  mais,  quand  on 
lui  a  fait  un  affront,  il  ne  sent  que  son  malheur,  et 
il  y  ajoute  l'idée  de  tous  les  maux  qui  sont  possibles. 

Il  est  pourtant  vrai  que  la  mort  de  Lucrèce  ne 
fut  que  l'occasion  de  la  révolution  qui  arriva  ;  car 
un  peuple  fier,  entreprenant,  hardi,  et  renfermé 
dans  des  murailles,  doit  nécessairement  secouer 
le  joug  ou  adoucir  ses  mœurs. 

Il  devait  arriver  de  deux  choses  l'une  :  ou  que 
Rome  changerait  son  gouvernement,  ou  qu'eUe 
resterait  une  petite  et  pauvre  monarchie. 

L'histoire  moderne  nous  fournit  un  exemple 
de  ce  qui  arriva  pour  lors  à  Rome  ;  et  ceci  est  bien 
remarquable  :  car,  comme  les  hommes  ont  eu  dans 
tous  les  temps  les  mêmes  passions,  les  occasions 
qui  produisent  les  grands  changements  sont  diffé- 
rentes, mais  les  causes  sont  toujours  les  mêmes. 

Comme  Henri  VII,  roi  d'Angleterre,  augmenta 
le  pouvoir  des  communes  pour  avilir  les  grands, 

1  Le  sénat  nommait  un  magistrat  de  l'interrègne,  qui  élisait 
le  roi  :  cette  élection  devait  être  confirmée  par  le  peuple.  Voyez 
Denys  d'Halicamasse,  liv.  II,  III  et  IV, 


336   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Servius  Tullius,  avant  lui,  avait  étendu  les  privi- 
lèges du  peuple  pour  abaisser  le  sénat  \  Mais  le 
peuple,  devenu  d'abord  plus  hardi,  renversa  l'une 
et  l'autre  monarchie. 

Le  portrait  de  Tarquin  n'a  point  été  flatté  ; 
son  nom  n'a  échappé  à  aucun  des  orateurs  qui  ont 
eu  à  parler  contre  la  tyrannie  ;  mais  sa  conduite 
avant  son  malheur,  que  l'on  voit  qu'il  prévoyait  ; 
sa  douceur  pour  les  peuples  vaincus  ;  sa  libéralité 
envers  les  soldats  ;  cet  art  qu'il  eut  d'intéresser 
tant  de  gens  à  sa  conservation  ;  ses  ouvrages  pu- 
blics ;  son  courage  à  la  guerre  ;  sa  constance  dans 
son  malheur  ;  une  guerre  de  vingt  ans,  qu'il  fit 
ou  qu'il  fit  faire  au  peuple  romain,  sans  royaumes 
et  sans  biens  ;  ses  continuelles  ressources  font 
bien  voir  que  ce  n'était  pas  un  homme  méprisable. 

Les  places  que  la  postérité  donne  sont  sujettes, 
comme  les  autres,  aux  caprices  de  la  fortune.  Mal- 
heur à  la  réputation  de  tout  prince  qui  est  opprimé 
par  un  parti  qui  devient  le  dominant,  ou  qui  a 
tenté  de  détruire  un  préjugé  qui  lui  survit  ! 

Rome,  ayant  chassé  les  rois,  établit  des  consuls 
annuels  ;  c'est  encore  ce  qui  la  porta  à  ce  haut 
degré  de  puissance.  Les  princes  ont  dans  leur  vie 
des  périodes  d'ambition  ;  après  quoi,  d'autres 
passions,  et  l'oisiveté  même,  succèdent  ;  mais  la 
république  ayant  des  chefs  qui  changeaient  tous 
les  ans,  et  qui  cherchaient  à  signaler  leui:  magis- 
trature pour  en  obtenir  de  nouvelles,  il  n'y  avait 
pas  un  moment  de  perdu  pour  l'ambition  ;  ils 
engageaient  le  sénat  à  proposer  au  peuple  la  guerre, 
et  lui  montraient  tous  les  jours  de  nouveaux 
ennemis. 

Ce  corps  y  était  déjà  assez  porté  de  lui-même  : 

1  Voy.  Zonare,  et  Denys  d'Halicarnasse,  liv.  IV. 


DES   ROMAINS  337 

car,  étant  fatigué  sans  cesse  par  les  plaintes  et  les 
demandes  du  peuple,  il  cherchait  à  le  distraire  de 
ses  inquiétudes,  et  à  l'occuper  au  dehors  \ 

Or,  la  guerre  était  presque  toujours  agréable 
au  peuple,  parce  que,  par  la  sage  distribution  du 
butin,  on  avait  trouvé  le  moyen  de  la  lui  rendre 
utile. 

Rome  étant  une  ville  sans  commerce,  et  presque 
sans  arts,  le  pillage  était  le  seul  moyen  que  les 
particuliers  eussent  pour  s'enrichir. 

On  avait  donc  mis  de  la  discipline  dans  la 
manière  de  piller,  et  on  y  observait  à  peu  près 
le  même  ordre  qui  se  pratique  aujourd'hui  chez 
les  petits  Tartares. 

Le  butin  était  mis  en  commun  ^  et  on  le  distri- 
buait aux  soldats  :  rien  n'était  perdu,  parce  que, 
avant  de  partir,  chacun  avait  juré  qu'il  ne  dé- 
tournerait rien  à  son  profit.  Or,  les  Romains  étaient 
le  peuple  du  monde  le  plus  religieux  sur  le  ser- 
ment, qui  fut  toujours  le  nerf  de  leur  discipline 
militaire. 

Enfin,  les  citoyens  qui  restaient  dans  la  ville 
jouissaient  aussi  des  fruits  de  la  victoire.  On  con- 
fisquait une  partie  des  terres  du  peuple  vaincu, 
dont  on  faisait  deux  parts  :  l'une  se  vendait  au 
profit  du  public  ;  l'autre  était  distribuée  aux 
pauvres  citoyens,  sous  la  charge  d'une  rente  en 
faveur  de  la  république. 

Les  consuls,  ne  pouvant  obtenir  l'honneur  du 
triomphe  que  par  une  conquête  ou  une  victoire, 
faisaient  la  guerre  avec  une  impétuosité  extrême  : 
on  allait  droit  à  l'ennemi,  et  la  force  décidait 
d'abord. 

^  D'ailleurs  l'autorité  du  sénat  était  moins  bornée  dans  les 
affaires  du  dehors  que  dans  celles  de  la  ville. 
^  Voy.  Polybe,  liv.  X,  chap.  xvi. 


338    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Rome  était  donc  dans  une  guerre  éternelle  et 
toujours  violente  :  or,  une  nation  toujours  en  guerre, 
et  par  principe  de  gouvernement,  devait  nécessai- 
rement périr,  ou  venir  à  bout  de  toutes  les  autres, 
qui,  tantôt  en  guerre,  tantôt  en  paix,  n'étaient 
jamais  si  propres  à  attaquer,  ni  si  préparées  à  se 
défendre. 

Par  là  les  Romains  acquirent  une  profonde  con- 
naissance de  l'art  militaire.  Dans  les  guerres  pas- 
sagères, la  plupart  des  exemples  sont  perdus  ;  la 
paix  donne  d'autres  idées,  et  on  oublie  ses  fautes, 
et  ses  vertus  même. 

Une  autre  suite  du  principe  de  la  guerre  conti- 
nuelle fut  que  les  Romains  ne  firent  jamais  la 
paix  que  vainqueurs  :  en  effet,  à  quoi  bon  faire  une 
paix  honteuse  avec  un  peuple  pour  en  aller  atta- 
quer un  autre  ? 

Dans  cette  idée,  ils  augmentaient  toujours  leurs 
prétentions  à  mesure  de  leurs  défaites  :  par  là  ils 
consternaient  les  vainqueurs,  et  s'imposaient  à 
eux-mêmes  une  plus  grande  nécessité  de  vaincre. 

Toujours  exposés  aux  plus  affreuses  vengeances, 
la  constance  et  la  valeur  leur  devinrent  nécessaires  ; 
et  ces  vertus  ne  purent  être  distinguées  chez  eux 
de  l'amour  de  soi-m.ême,  de  sa  famille,  de  sa  patrie, 
et  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  cher  parmi  les 
hommes. 

Les  peuples  d'Italie  n'avaient  aucun  usage 
des  machines  propres  à  faire  les  sièges  ^  ;  et,  de  plus, 
les  soldats  n'ayant  point  de  paye,  on  ne  pouvait 

1  Denys  d'Halicamasse  le  dit  formellement,  liv.  IX;  et  cela 
paraît  par  l'histoire.  Ils  ne  savaient  point  faire  de  galeries  pour 
se  mettre  à  couvert  des  assiégés  :  ils  tâchaient  de  prendre  les 
villes  par  escalade.  Ephorus  a  écrit  qu'Artémon,  ingénieur, 
inventa  les  grosses  machines  pour  battre  les  plus  fortes  murailles. 
Périclès  s'en  servit  le  premier  au  siège  de  Samos,  dit  Plutarque, 
Vie  de  Périclès. 


DES   ROMAINS  339 

pas  les  retenir  longtemps  devant  une  place  :  ainsi 
peu  de  leurs  guerres  étaient  décisives.  On  se  bat- 
tait pour  aA'oir  le  pillage  du  camp  ennemi  ou  de 
ses  terres  ;  après  quoi  le  vainqueur  et  le  vaincu 
se  retiraient,  chacun  dans  sa  ville.  C'est  ce  qui  fit 
la  résistance  des  peuples  d'Italie,  et  en  même  temps 
l'opiniâtreté  des  Romains  à  les  subjuguer  ;  c'est  ce 
qui  donna  à  ceux-ci  des  victoires  qui  ne  les  cor- 
rompirent point,  et  qui  leur  laissèrent  toute  leur 
pauvreté. 

S'ils  avaient  rapidement  conquis  toutes  les  villes 
voisines,  ils  se  seraient  trouvés  dans  la  décadence 
à  l'arrivée  de  Pyrrhus,  des  Gaulois  et  d'Annibal  ; 
et,  par  la  destinée  de  presque  tous  les  États  du 
monde,  ils  auraient  passé  trop  vite  de  la  pauvreté 
aux  richesses,  et  des  richesses  à  la  corruption. 

Mais  Rome,  faisant  toujours  des  efforts,  et  trou- 
vant toujours  des  obstacles,  faisait  sentir  sa  puis- 
sance sans  pouvoir  l'étendre,  et,  dans  une  circon- 
férence très  petite,  elle  s'exerçait  à  des  vertus 
qui  devaient  être  si  fatales  à  l'univers. 

Tous  les  peuples  d'Italie  n'étaient  pas  également 
belliqueux  :  les  Toscans  étaient  amollis  par  leurs 
richesses  et  par  leur  luxe  ;  les  Tarentins,  les  Ca- 
pouans,  presque  toutes  les  villes  de  la  Campanie  et 
de  la  grande  Grèce,  languissaient  dans  l'oisiveté 
et  dans  les  plaisirs  ;  mais  les  Latins,  les  Hemiques, 
les  Sabins,  les  Èques  et  les  Volsques  aimaient  pas- 
sionnément la  guerre  ;  ils  étaient  autour  de  Rome  ; 
ils  lui  firent  une  résistance  inconcevable,  et  furent 
ses  maîtres  en  fait  d'opiniâtreté. 

Les  villes  latines  étaient  des  colonies  d'Albe,  qui 
furent  fondées  par  Latinus  Sylvius  \  Outre  une 
origine  commune  avec  les  Romains,  elles  avaient 

^  Comme  on  le  voit  dans  le  traité  intitulé  :  Origo  gentis  Ro- 
mancs,  qu'on  croit  être  d'Anrélius  Victor.  (Chap.  xvii.) 


340   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

encore  des  rites  communs  ;  et  Servius  Tullius  ^  les 
avait  engagées  à  faire  bâtir  un  temple  dans  Rome 
pour  être  le  centre  de  l'union  des  deux  peuples. 
Ayant  perdu  une  grande  bataille  auprès  du  lac 
Rcgille,  elles  furent  soumises  à  une  alliance  et  une 
société  de  guerres  avec  les  Romains  ^. 

On  vit  manifestement,  pendant  le  peu  de  temps 
que  dura  la  tyrannie  des  décemvirs,  à  quel  point 
l'agrandissement  de  Rome  dépendait  de  sa  liberté. 
L'Etat  sembla  avoir  perdu  l'âme  qui  le  faisait 
mouvoir  ^. 

Il  n'y  eut  plus  dans  la  ville  que  deux  sortes  de 
gens  :  ceux  qui  souffraient  la  servitude,  et  ceux 
qui,  pour  leurs  intérêts  particuliers,  cherchaient  à 
la  faire  souffrir.  Les  sénateurs  se  retirèrent  de 
Rome  comme  d'une  ville  étrangère  ;  et  les  peuples 
voisins  ne  trouvèrent  de  résistance  nulle  part. 

Le  sénat  ayant  eu  le  moyen  de  donner  une  paye 
aux  soldats,  le  siège  de  Véies  fut  entrepris  :  il 
dura  dix  ans.  On  vit  un  nouvel  art  chez  les  Ro- 
mains, et  une  autre  manière  de  faire  la  guerre  ; 
leurs  succès  furent  plus  éclatants  ;  ils  profitèrent 
mieux  de  leurs  victoires,  ils  firent  de  plus  grandes 
conquêtes,  ils  envoyèrent  plus  de  colonies  ;  enfin 
la  prise  de  Véies  fut  une  espèce  de  révolution. 

Mais  les  travaux  ne  furent  pas  moindres.  S'ils 
portèrent  de  plus  rudes  coups  aux  Toscans,  aux 
Èques  et  aux  Volsques,  cela  même  fit  que  les  Latins 
et  les  Herniques,  leurs  alliés,  qui  avaient  les  mêmes 
armes  et  la  même  discipline  qu'eux,  les  abandon- 
nèrent :  que  des  ligues  se  formèrent  chez  les  Tos- 


1  Denys  d'Halicamasse,  liv.  IV. 

2  Voy.  dans  Denys  d'Halicamasse,  liv.  VI,  un  des  traités 
faits  avec  eux. 

3  Sous  prétexte  de  donner  au  peuple  des  lois  écrites,  ils  se 
saisirent  du  gouvernement.  Voy.  Denys  d'Halicamasse,  liv.  XI. 


DES   ROMAINS  341 

cans  ;  et  que  les  Samnites,  les  plus  belliqueux 
de  tous  les  peuples  de  l'Italie,  leur  firent  la  guerre 
avec  fureur. 

Depuis  l'établissement  de  la  paye,  le  sénat  ne 
distribua  plus  aux  soldats  les  terres  des  peuples 
vaincus  ;  il  imposa  d'autres  conditions  :  il  les 
obligea,  par  exemple,  de  fournir  à  l'armée  une 
solde  pendant  un  certain  temps,  de  lui  donner  du 
blé  et  des  habits  \ 

La  prise  de  Rome  par  les  Gaulois  ne  lui  ôta  rien 
de  ses  forces  :  l'armée,  plus  dissipée  que  vaincue, 
se  retira  presque  entière  à  Véies  ;  le  peuple  se 
sauva  dans  les  villes  voisines  ;  et  l'incendie  de 
la  ville  ne  fut  que  l'incendie  de  quelques  cabanes 
de  pasteurs. 

1  Voy.  les  traités  qui  furent  faits. 


CHAPITRE    II 

De  l'art  de  la  guerre  chez  les  Romains. 

Les  Romains  se  destinant  à  la  guerre,  et  la  regar- 
dant comme  le  seul  art,  ils  mirent  tout  leur  esprit 
et  toutes  leurs  pensées  à  le  perfectionner.  C'est 
sans  doute  un  dieu,  dit  Végèce  \  qui  leur  inspira 
la  légion. 

Ils  jugèrent  qu'il  fallait  donner  aux  soldats 
de  la  légion  des  armes  offensives  et  défensives 
plus  fortes  et  plus  pesantes  que  celles  de  quelque 
autre  peuple  que  ce  fût  ^ 

Mais,  comme  il  y  a  des  choses  à  faire  dans  la 
guerre  dont  un  corps  pesant  n'est  pas  capable,  ils 
voulurent  que  la  légion  contînt  dans  son  sein  une 
troupe  légère  qui  pût  en  sortir  pour  engager  le  com- 
bat, et,  si  la  nécessité  l'exigeait,  s'y  retirer  ;  qu'elle 
eût  encore  de  la  cavalerie,  des  hommes  de  trait  et 
des  frondeurs,  pour  poursuivre  les  fuyards  et 
achever  la  victoire  ;  qu'elle  fût  défendue  par  toutes 
sortes  de  machines  de  guerre  qu'elle  traînait  avec 

1  Liv.  II,  chap.  i. 

2  Voy.  dans  Polybe,  et  dans  Josèphe,  De  hello  Judaico,  liv.  III, 
chap.  VI,  quelles  étaient  les  armes  du  soldat  romain.  Il  y  a  peu 
de  différence,  dit  ce  dernier,  entre  les  chevaux  rangés  et  les 
soldats  romains.  «Ils  portent,  dit  Cicéron,  leur  nourriture  pour 
plus  de  quinze  jours,  tout  ce  qui  est  à  leur  usage,  tout  ce  qu'il 
faut  pour  se  fortifier  ;  et,  à  l'égard  de  leurs  armes,  ils  n'en  sont 
pas  plus  embarrassés  que  de  leurs  mains.  »  {TuscuL,  liv.  II.) 


i 


GRANDEUR   DES   ROMAINS  343 

elle,  que  chaque  fois  ^  elle  se  retranchât,  et  fût, 
comme  dit  Végèce,  une  espèce  de  place  de  guerre. 

Pour  qu'ils  pussent  avoir  des  armes  plus  pesantes 
que  celles  des  autres  hommes,  il  fallait  qu'ils  se 
rendissent  plus  qu'hommes  :  c'est  ce  qu'ils  firent 
par  un  travail  continuel  qui  augmentait  leur 
force,  et  par  des  exercices  qui  leur  donnaient  de 
l'adresse,  laquelle  n'est  autre  chose  qu'une  juste 
dispensation  des  forces  que  l'on  a. 

Nous  remarquons  aujourd'hui  que  nos  armées 
périssent  beaucoup  par  le  travail  immodéré  des 
soldats  ^  ;  et  cependant  c'était  par  un  travail 
immense  que  les  Romains  se  conservaient.  La 
raison  en  est,  je  crois,  que  leurs  fatigues  étaient 
continuelles  ;  au  lieu  que  nos  soldats  passent 
sans  cesse  d'un  travail  extrême  à  une  extrême 
oisiveté  :  ce  qui  est  la  chose  du  monde  la  plus  propre 
à  les  faire  périr. 

Il  faut  que  je  rapporte  ici  ce  que  les  auteurs  nous 
disent  de  l'éducation  des  soldats  romains  ^.  On  les 
accoutumait  à  aller  le  pas  militaire,  c'est-à-dire 
à  faire  en  cinq  heures  vingt  milles,  et  quelquefois 
vingt-quatre.  Pendant  ces  marches,  on  leur  faisait 
porter  des  poids  de  soixante  livres.  On  les  entre- 
tenait dans  l'habitude  de  courir  et  de  sauter  tout 
armés  ;  ils  prenaient  dans  leurs  exercices  des  épées, 
des  javelots,  des  flèches,  d'une  pesanteur  double 
des  armes  ordinaires  ;  et  ces  exercices  étaient  con- 
tinuels \ 

^  Liv.  n,  chap.  xxv.  —  ^  Surtout  par  le  fouillement  des  terres. 

3  Voy.  Végèce,  liv.  I.  Voy.  dans  Tite-Live,  liv.  XXVI,  chap.  Li, 
les  exerciees  que  Scipion  l'Africain  faisait  faire  aux  soldats  après 
la  prise  de  Carthage  la  Neuve.  Marius,  malgré  sa  vieillesse,  allait 
tous  les  jours  au  champ  de  Mars.  Pompée,  à  l'âge  de  cinquante- 
huit  ans,  allait  combattre  tout  armé  avec  les  jeunes  gens  ;  il 
montait  à  cheval,  courait  à  bride  abattue,  et  lançait  ses  javelots. 
(Plutarque,  Vre  de  Marius  et  de  Potnpée.) 

■*  Végèce,  liv.  I,  chap.  xi,  xii  et  xiv. 


344        GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Ce  n'était  pas  seulement  dans  le  camp  qu'était 
l'école  militaire  :  il  y  avait  dans  la  ville  un  lieu  où 
les  citoyens  allaient  s'exercer  (c'était  le  champ  de 
Mars).  Après  le  travail,  ils  se  jetaient  dans  le 
Tibre,  pour  s'entretenir  dans  l'habitude  de  nager, 
et  nettoyer  la  poussière  et  la  sueur  ^ 

Nous  n'avons  plus  une  juste  idée  des  exercices 
du  corps  :  un  homme  qui  s'y  applique  trop  nous 
paraît  méprisable,  par  la  raison  que  la  plupart  de 
ces  exercices  n'ont  plus  d'autre  objet  que  les 
agréments  ;  au  lieu  que,  chez  les  anciens,  tout, 
jusqu'à  la  danse,  faisait  partie  de  l'art  militaire. 

Il  est  même  arrivé,  parmi  nous,  qu'une  adresse 
trop  recherchée  dans  l'usage  des  armes  dont  nous 
nous  servons  à  la  guerre  est  devenue  ridicule,  parce 
que,  depuis  l'introduction  de  la  coutume  des  com- 
bats singuHers,  l'escrime  a  été  regardée  comme  la 
science  des  querelleurs  ou  des  poltrons. 

Ceux  qui  critiquent  Homère  de  ce  qu'il  relève 
ordinairement  dans  ses  héros  la  force,  l'adresse 
ou  l'agilité  du  corps,  devraient  trouver  Salluste 
bien  ridicule,  qui  loue  Pompée  «  de  ce  qu'il  cou- 
rait, sautait  et  portait  un  fardeau  aussi  bien 
qu'homme  de  son  temps  ^  ». 

Toutes  les  fois  que  les  Romains  se  crurent  en  dan- 
ger, ou  qu'ils  voulurent  réparer  quelque  perte,  ce  fut 
une  pratique  constante  chez  eux  d'affermir  la  disci- 
pline militaire.  Ont-ils  à  faire  la  guerre  aux  Latins, 
peuples  aussi  aguerris  qu'eux-mêmes,  Manlius 
songe  à  augmenter  la  force  du  commandement,  et 
fait  mourir  son  fils,  qui  avait  vaincu  sans  son  ordre. 
Sont-ils  battus  à  Numance,  Scipion  Émilien  les 

ï  Végèce,  liv.  I,  chap.  x. 

2  <  Cum  alacribus  saltu,  cum  velocibus  cursu,  cuin  validis 
vecte  certabat,  >  (Fragment  de  Salluste  rapporté  par  Végèce, 
liv.  I,  chap.  IX.) 


DES   ROMAINS  345 

prive  d'abord  de  tout  ce  qui  les  avait  amollis  ^ 
Les  légions  romaines  ont-elles  passé  sous  le  joug 
en  Xumidie,  Métellus  répare  cette  honte  dès 
qu'il  leur  a  fait  reprendre  les  institutions  anciennes. 
Marins,  pour  battre  les  Cimbres  et  les  Teutons, 
commence  par  détourner  les  fleuves  ;  et  Sylla 
fait  si  bien  travailler  les  soldats  de  son  armée 
effrayée  de  la  guerre  contre  Mithridate,  qu'ils 
lui  demandent  le  combat  comme  la  fin  de  leurs 
peines  -. 

Publius  Nasica,  sans  besoin,  leur  fit  construire 
une  armée  navale.  On  craignait  plus  l'oisiveté 
que  les  ennemis, 

Aulu-Gelle  ^  donne  d'assez  mauvaises  raisons  de 
la  coutume  des  Romains  de  faire  saigner  les  soldats 
qui  avaient  commis  quelque  faute  :  la  vraie  est 
que,  la  force  étant  la  principale  qualité  du  soldat, 
c'était  le  dégrader  que  de  l'affaiblir. 

Des  hommes  si  endurcis  étaient  ordinairement 
sains.  On  ne  remarque  pas,  dans  les  auteurs,  que  les 
armées  romaines,  qui  faisaient  la  guerre  en  tant  de 
climats,  périssent  beaucoup  par  les  maladies  ;  au 
lieu  qu'il  arrive  presque  continuellement  aujour- 
d'hui que  des  armées,  sans  avoir  combattu,  se 
fondent  pour  ainsi  dire  dans  une  campagne. 

Parmi  nous,  les  désertions  sont  fréquentes, 
parce  que  les  soldats  sont  la  plus  vile  partie  de 
chaque  nation,  et  qu'il  n'y  en  a  aucune  qui  ait 
ou  qui  croie  avoir  un  certain  avantage  sur  les  autres. 
Chez  les  Romains,  elles  étaient  plus  rares  :  des 
soldats  tirés  du  sein  d'un  peuple  si  fier,  si  orgueil- 
leux, si  sûr  de  commander  aux  autres,  ne  pouvaient 

1  II  vendit  toutes  les  bêtes  de  somme  de  l'armée,  et  fit  porter 
à  chaque  soldat  du  blé  pour  trente  jours,  et  sept  pieux.  {Sonim. 
de  Florus,  liv.  LVII.) 

2  Frontin,  Stratagèmes,  liv.  I,  chap.  xi. 

3  Liv.  X,  chap.  viii. 


346    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

guère  penser  à  s'avilir  jusqu'à  cesser  d'être  Ro- 
mains. 

Comme  leurs  armées  n'étaient  pas  nombreuses, 
il  était  aisé  de  pourvoir  à  leur  subsistance  ;  le  chef 
pouvait  mieux  les  connaître,  et  voyait  plus  aisé- 
ment les  fautes  et  les  violations  de  la  discipline. 

La  force  de  leurs  exercices,  les  chemins  admi- 
rables qu'ils  avaient  construits,  les  mettaient  en 
état  de  faire  des  marches  longues  et  rapides  \  Leur 
présence  inopinée  glaçait  les  esprits  :  ils  se  mon- 
traient surtout  après  un  mauvais  succès,  dans  le 
temps  que  leurs  ennemis  étaient  dans  cette  négli- 
gence que  donne  la  victoire. 

Dans  nos  combats  d'aujourd'hui  un  particulier 
n'a  guère  de  confiance  qu'en  la  multitude  ;  mais 
chaque  Romain,  plus  robuste  et  plus  aguerri 
que  son  ennemi,  comptait  toujours  sur  lui-même  : 
il  avait  naturellement  du  courage,  c'est-à-dire  de 
cette  vertu  qui  est  le  sentiment  de  ses  propres  forces. 

Leurs  troupes  étant  toujours  les  mieux  disci- 
plinées, il  était  difficile  que  dans  le  combat  le  plus 
malheureux  ils  ne  se  ralliassent  quelque  part,  ou 
que  le  désordre  ne  se  mît  quelque  part  chez  les 
ennemis.  Aussi  les  voit-on  continuellement  dans  les 
histoires,  quoique  surmontés  dans  le  commence- 
ment par  le  nombre  ou  par  l'ardeur  des  ennemis, 
arracher  enfin  la  victoire  de  leurs  mains. 

Leur  principale  attention  était  d'examiner  en 
quoi  leur  ennemi  pouvait  avoir  de  la  supériorité 
sur  eux,  et  d'abord  ils  y  mettaient  ordre.  Ils  s'ac- 
coutumèrent à  voir  le  sang  et  les  blessures  dans 
les  spectacles  des  gladiateurs,  qu'ils  prirent  des 
Étrusques  ^ 

1  Voy.  surtout  la  défaite  d'Asdrubal,  et  leur  diligence  contre 
Viriatus. 

2  Fragment  de  Nicolas  de  Damas,  liv.   X,  tiré  d'Athénée, 


DES   ROMAINS  347 

Les  épées  tranchantes  des  Gaulois  \  les  élé- 
phants de  Pyrrhus,  ne  les  surprirent  qu'une  fois. 
Ils  suppléèrent  à  la  faiblesse  de  leur  cavalerie  ^, 
d'abord  en  ôtant  les  brides  des  chevaux  pour  que 
l'impétuosité  n'en  pût  être  arrêtée,  ensuite  en  y 
mêlant  des  vélites  ^.  Quand  ils  eurent  connu  l'épée 
espagnole,  ils  quittèrent  la  leur  \  Ils  éludèrent  la 
science  des  pilotes  par  l'invention  d'une  machine 
que  Polybe  nous  a  décrite.  Enfin,  comme  dit 
Josèphe  ^  la  guerre  était  pour  eux  une  méditation, 
la  paix  un  exercice. 

Si  quelque  nation  tint  de  la  nature  ou  de  son 
institution  quelque  avantage  particulier,  ils  en 
firent  d'abord  usage  :  ils  n'oubhèrent  rien  pour 
avoir  des  chevaux  numides,  des  archers  crétois, 
des  frondeurs  baléares,  des  vaisseaux  rhodiens. 

Enfin  jamais  nation  ne  prépara  la  guerre  avec 
tant  de  prudence,  et  ne  la  fit  avec  tant  d'audace. 

liv.  IV,  chap.  XIII.  Avant  que  les  soldats  partissent  pour  l'armée, 
on  leur  donnait  un  combat  de  gladiateurs.  (Jules  Capitolin,  Vis 
de  Maxime  et  de  Balbin.) 

1  Les  Romains  présentaient  leurs  javelots,  qui  recevaient  les 
coups  des  épées  gauloises,  et  les  émoussaient. 

2  Elle  fut  encore  meilleiure  que  celle  des  petits  peuples  d'Italie. 
On  la  formait  des  principaux  citoyens,  à  qui  le  public  entrete- 
nait un  cheval.  Quand  elle  mettait  pied  à  terre,  il  n'y  avait 
point  d'infanterie  plus  redoutable,  et  très  souvent  elle  déter- 
minait la  victoire. 

2  C'étaient  de  jeunes  hommes  légèrement  armés,  et  les  plus 
agiles  de  la  légion,  qui  au  moindre  signal  sautaient  sur  la  croupe 
des  chevaux,  ou  combattaient  à  pied.  (Valère-Maxime,  liv.  II, 
chap.  m,  §  3  ;  Tite-Live,  liv.  XXVI,  chap.  iv.) 

4  Fragment  de  Polybe,  rapporté  par  Suidas  au  mot  31axatpa. 

5  De  bello  Judaico,  liv.  III,  chap.  vi. 


CHAPITRE  III 

Comment  les  Romains  purent  s'agrandir. 

Comme  les  peuples  de  l'Europe  ont  dans  ces 
temps-ci  à  peu  près  les  mêmes  arts,  les  mêmes 
armes,  la  même  discipline  et  la  même  manière  de 
faire  la  guerre,  la  prodigieuse  fortune  des  Romains 
nous  paraît  inconcevable.  D'ailleurs  il  y  a  aujour- 
d'hui une  telle  disproportion  dans  la  puissance, 
qu'il  n'est  pas  possible  qu'un  petit  État  sorte  par 
ses  propres  forces  de  l'abaissement  où  la  Providence 
l'a  mis. 

Ceci  demande  qu'on  y  réfléchisse,  sans  quoi  nous 
verrions  des  événements  sans  les  comprendre  ; 
et,  ne  sentant  pas  bien  la  différence  des  situations, 
nous  croirions,  en  lisant  l'histoire  ancienne,  voir 
d'autres  hommes  que  nous. 

Une  expérience  continuelle  a  pu  faire  connaître 
en  Europe  qu'un  prince  qui  a  un  million  de  sujets 
ne  peut,  sans  se  détruire  lui-même,  entretenir 
plus  de  dix  mille  hommes  de  troupes  :  il  n'y  a 
donc  que  les  grandes  nations  qui  aient  des  armées. 

Il  n'en  était  pas  de  même  dans  les  anciennes 
républiques  ;  car  cette  proportion  des  soldats  au 
reste  du  peuple,  qui  est  aujourd'hui  comme  d'un 
à  cent,  y  pouvait  être  aisément  comme  d'un  à 
huit. 

Les  fondateurs  des  anciennes  répubHques  avaient 


GRANDEUR  DES   ROMAINS  349 

également  partagé  les  terres  :  cela  seul  faisait  un 
peuple  puissant,  c'est-à-dire  une  société  bien  réglée  ; 
cela  faisait  aussi  une  bonne  armée,  chacun  ayant 
un  égal  intérêt,  et  très  grand,  à  défendre  sa  patrie. 

Quand  les  lois  n'étaient  plus  rigidement  obser- 
vées, les  choses  revenaient  au  point  où  elles  sont  à 
présent  parmi  nous  :  l'avarice  de  quelques  particu- 
liers et  la  prodigalité  des  autres  faisaient  passer 
les  fonds  de  terre  dans  peu  de  mains,  et  d'abord 
les  arts  s'introduisaient  pour  les  besoins  mutuels 
des  riches  et  des  pauvres.  Cela  faisait  qu'il  n'y  avait 
presque  plus  de  citoyens  ni  de  soldats  ;  car  les  fonds 
de  terre,  destinés  auparavant  à  l'entretien  de  ces 
derniers,  étaient  employés  à  celui  des  esclaves 
et  des  artisans,  instruments  du  luxe  des  nouveaux 
possesseurs  :  sans  quoi  l'État,  qui  malgré  son 
dérèglement  doit  subsister,  aurait  péri.  Avant  la 
corruption,  les  revenus  primitifs  de  l'État  étaient 
partagés  entre  les  soldats,  c'est-à-dire  les  laboureurs  : 
lorsque  la  république  était  corrompue,  ils  passaient 
d'abord  à  des  hommes  riches,  qui  les  rendaient  aux 
esclaves  et  aux  artisans,  d'où  on  en  retirait,  par 
le  moyen  des  tributs,  une  partie  pour  l'entretien 
des  soldats. 

Or,  ces  sortes  de  gens  n'étaient  guère  propres  à  la 
guerre  :  ils  étaient  lâches,  et  déjà  corrompus  par 
le  luxe  des  villes,  et  souvent  par  leur  art  même  ; 
outre  que,  comme  ils  n'avaient  point  proprement 
de  patrie,  et  qu'ils  jouissaient  de  leur  industrie 
partout,  ils  avaient  peu  à  perdre  ou  à  conserver. 

Dans  un  dénombrement  de  Rome  fait  quelque 
temps  après  l'expulsion  des  rois  \  et  dans  celui  que 

^  C'est  le  dénombrement  dont  parle  Denys  d'Halicarnasse 
dans  le  liv.  IX,  art.  25,  et  qui  me  paraît  être  le  même  que  celui 
qu'il  rapporte  à  la  fin  de  son  Vl^  livre,  qui  fut  fait  seize  ans  après 
l'expulsion  des  rois. 


350    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Démétrius  de  Phalère  fit  à  Athènes  ^  il  se  trouva 
à  peu  près  le  même  nombre  d'habitants  :  Rome  en 
avait  quatre  cent  quarante  mille,  Athènes  quatre 
cent  trente  et  un  mille.  Mais  ce  dénombrement  de 
Rome  tombe  dans  un  temps  où  elle  était  dans  la 
force  de  son  institution,  et  celui  d'Athènes  dans 
un  temps  où  elle  était  entièrement  corrompue.  On 
trouva  que  le  nombre  des  citoyens  pubères  faisait 
à  Rome  le  quart  de  ses  habitants,  et  qu'il  faisait 
à  Athènes  un  peu  moins  du  vingtième  :  la  puis- 
sance de  Rome  était  donc  à  celle  d'Athènes, 
dans  ces  divers  temps,  à  peu  près  comme  un  quart 
est  à  un  vingtième,  c'est-à-dire  qu'elle  était  cinq 
fois  plus  grande. 

Les  rois  Agis  et  Cléomènes  voyant  qu'au  lieu  de 
neuf  mille  citoyens  qui  étaient  à  Sparte  du  temps 
de  Lycurgue  ^,  il  n'y  en  avait  plus  que  sept  cents, 
dont  à  peine  cent  possédaient  des  terres  ^  et  que 
tout  le  reste  n'était  qu'une  populace  sans  courage, 
ils  entreprirent  de  rétabhr  des  lois  à  cet  égard  ^; 
et  Lacédémone  reprit  sa  première  puissance,  et 
redevint  formidable  à  tous  les  Grecs. 

Ce  fut  le  partage  égal  des  terres  qui  rendit  Rome 
capable  de  sortir  d'abord  de  son  abaissement,  et 
cela  se  sentit  bien  quand  elle  fut  corrompue. 

Elle  était  une  petite  république,  lorsque,  les 
Latins  ayant  refusé  le  secours  de  troupes  qu'ils 
étaient  obligés  de  donner,  on  leva  sur-le-champ 
dix  légions  dans  la  ville  ^.  «  A  peine  à  présent,  dit 

^  Ctésiclès,  dans  Athénée,  liv.  VI,  chap.  xix. 

2  C'étaient  des  citoyens  de  la  ville  appelés  proprement 
Spartiates.  Lycurgue  fit  pour  eux  neuf  mille  parts;  il  en  donna 
trente  mille  aux  autres  habitants.  Voy.  Plutarque,  Vie  de  Ly- 
curgue. 

2  Voy.  Plutarque,  Vie  (TAgis  et  de  Cléomèiies.  —  ^  Ibid, 

5  Tite-Live,  I'-'"  décade,  liv.  VII,  chap.  xxiv.  Ce  fut  quelque 
temps  après  la  prise  de  Rome,  sous  le  consulat  de  L.  Furius 
Camillus  et  de  Ap.  Claudius  Crassus. 


DES   ROMAINS  351 

Tite-Live,  Rome,  que  le  monde  entier  ne  peut 
contenir,  en  pourrait-elle  faire  autant  si  un  ennemi 
paraissait  tout  à  coup  devant  ses  murailles  : 
marque  certaine  que  nous  ne  nous  sommes  point 
agrandis,  et  que  nous  n'avons  fait  qu'augmenter  le 
luxe  et  les  richesses  qui  nous  travaillent.  ï> 

«  Dites-moi,  disait  Tibérius  Gracchus  aux  nobles  ^ 
qui  vaut  mieux,  un  citoj^en  ou  un  esclave  per- 
pétuel ;  un  soldat  ou  un  homme  inutile  à  la  guerre  ? 
Voulez- vous,  pour  avoir  quelques  arpents  de  terre 
plus  que  les  autres  citoyens,  renoncer  à  l'espérance 
de  la  conquête  du  reste  du  monde,  ou  vous  mettre 
en  danger  de  vous  voir  enlever  par  les  ennemis  ces 
terres  que  vous  nous  refusez  ?  & 

^  Appien,  De  la  guerre  civile,  liv.  I,  chap.  xi. 


CHAPITRE  IV 

Des   Gaulois.    De   Pyrrhus.   Parallèle  de   Carthage 
et  de  Rome.  Guerre  d'Annibal. 

Les  Romains  eurent  bien  des  guerres  avec  les 
Gaulois.  L'amour  de  la  gloire,  le  mépris  de  la 
mort,  l'obstination  pour  vaincre,  étaient  les  mêmes 
dans  les  deux  peuples;  mais  les  armes  étaient 
différentes.  Le  bouclier  des  Gaulois  était  petit,  et 
leur  épée  mauvaise  :  aussi  furent-ils  traités  à  peu 
près  comme,  dans  les  derniers  siècles,  les  Mexicains 
l'ont  été  par  les  Espagnols.  Et  ce  qu'il  y  a  de 
surprenant,  c'est  que  ces  peuples,  que  les 
Romains  rencontrèrent  dans  presque  tous  les 
lieux  et  dans  presque  tous  les  temps,  se  laissèrent 
détruire  les  uns  après  les  autres,  sans  jamais  con- 
naître, chercher  ni  prévenir  la  cause  de  leurs  mal- 
heurs. 

Pyrrhus  vint  faire  la  guerre  aux  Romains  dans 
le  temps  qu'ils  étaient  en  état  de  lui  résister  et  de 
s'instruire  par  ses  victoires  :  il  leur  apprit  à  se 
retrancher,  à  choisir  et  à  disposer  un  camp  ;  il  les 
accoutuma  aux  éléphants,  et  les  prépara  pour  de  plus 
grandes  guerres  \ 

1  La  guerre  de  Pyrrhus  ouvrit  l'esprit  aux  Romains  :  avec 
un  ennemi  qui  avait  tant  d'expérience,  ils  devinrent  plus 
industrieux  et  plus  éclairés  qu'ils  n'étaient  auparavant.  Ils 
trouvèrent  le  moyen  de  se  garantir  des  éléphants  qui  avaient 


GRANDEUR  DES   ROMAINS  353 

La  grandeur  de  Pyrrhus  ne  consistait  que  dans 
ses  qualités  personnelles  ^  Plutarque  nous  dit 
qu'il  fut  obligé  de  faire  la  guerre  de  Macédoine 
parce  qu'il  ne  pouvait  entretenir  huit  mille  hommes 
de  pied  et  cinq  cents  chevaux  qu'il  avait  ^.  Ce 
prince,  maître  d'un  petit  État  dont  on  n'a  plus 
entendu  parler  après  lui,  était  un  aventurier  qui 
faisait  des  entreprises  continuelles,  parce  qu'il  ne 
pouvait  subsister  qu'en  entreprenant. 

Tarente,  son  alliée,  avait  bien  dégénéré  de 
l'institution  des  Lacédémoniens,  ses  ancêtres^. 
Il  aurait  pu  faire  de  grandes  choses  avec  les  Sam- 
nites  ;  mais  les  Romains  les  avaient  presque  dé- 
truits. 

Carthage,  devenue  riche  plus  tôt  que  Rome,  avait 
aussi  été  plus  tôt  corrompue  :  ainsi,  pendant  qu'à 
Rome  les  emplois  publics  ne  s'obtenaient  que  par 
la  vertu,  et  ne  donnaient  d'utilité  que  l'honneur 
et  une  préférence  aux  fatigues,  tout  ce  que  le  public 
peut  donner  aux  particuliers  se  vendait  à  Carthage, 
et  tout  service  rendu  par  les  particuliers  y  était 
payé  par  le  public. 

La  tyrannie  d'un  prince  ne  met  pas  un  État  plus 
près  de  sa  ruine  que  l'indifférence  pour  le  bien 
commun  n'y  met  une  république.  L'avantage  d'un 
État  libre  est  que  les  revenus  y  sont  mieux  ad- 
ministrés ;  mais  lorsqu'ils  le  sont  plus  mal,  l'avan- 

mis  le  désordre  dans  les  légions,  au  premier  combat  ;  ils  évitè- 
rent les  plaines,  et  cherchèrent  des  lieux  avantageux  contre  une 
cavalerie  qu'ils  avaient  méprisée  mal  à  propos.  Ils  apprirent 
ensuite  à  former  leur  camp  sur  celui  de  Pyrrhus,  après  avoir 
admiré  l'ordre  et  la  distinction  de  ses  troupes,  tandis  que  chez 
eux  tout  était  en  confusion.  (Saint-É\Tremont,  Réflexions  sur  les 
divers  génies  du  peuple  romain  dans  les  différens  temps  de  la 
république,  chap.  vi.) 

1  Voy.  un  fragment  du  liv.  I  de  Dion,  dans  VExtrait  des  vertus 
et  des  vices. 

2  Vie  de  Pyrrhus. 

3  Justin,  liv.  XX,  chap.  i. 

12 


354        GR.\NDEUR  ET  DÉCADENCE 

tage  d'un  État  libre  est  qu'il  n'y  a  point  de  favoris  ; 
mais  quand  cela  n'est  pas,  et  qu'au  lieu  des  amis 
et  des  parents  du  prince  il  faut  faire  la  fortune  des 
amis  et  des  parents  de  tous  ceux  qui  ont  part  au 
gouvernement,  tout  est  perdu  ;  les  lois  y  sont 
éludées  plus  dangereusement  qu'elles  ne  sont  violées 
par  un  prince  qui,  étant  toujours  le  plus  grand 
citoyen  de  l'État,  a  le  plus  d'intérêt  à  sa  conserva- 
tion. 

Des  anciennes  mœurs,  un  certain  usage  de  la 
pauvreté,  rendaient  à  Rome  les  fortunes  à  peu 
près  égales  ;  mais  à  Carthage  des  particuliers 
avaient  les  richesses  des  rois. 

De  deux  factions  qui  régnaient  à  Carthage,  l'une 
voulait  toujours  la  paix,  et  l'autre  toujours  la 
guerre  ;  de  façon  qu'il  était  impossible  d'y  jouir  de 
l'une  ni  d'y  bien  faire  l'autre. 

Pendant  qu'à  Rome  la  guerre  réunissait  d'abord 
tous  les  intérêts,  elle  les  séparait  encore  plus  à 
Carthage  \ 

Dans  les  États  gouvernés  par  un  prince  les  divi- 
sions s'apaisent  aisément,  parce  qu'il  a  dans  ses 
mains  une  puissance  coercitive  qui  ramène  les  deux 
partis  ;  mais  dans  une  république  elles  sont  plus 
durables,  parce  que  le  mal  attaque  ordinairement 
la  puissance  même  qui  pourrait  le  guérir. 

A  Rome,  gouvernée  par  les  lois,  le  peuple  souffrait 
que  le  sénat  eût  la  direction  des  affaires  ;  à  Car- 
thage, gouvernée  par  des  abus,  le  peuple  voulait 
tout  faire  par  lui-même. 

Carthage,  qui  faisait  la  guerre  avec  son  opulence 

1  La  présence  d'Annibal  fit  cesser  parmi  les  Romains  toutes 
les  divisions  ;  mais  la  présence  de  Scipion  aigrit  celles  qui  étaient 
déjà  parmi  les  Carthaginois  :  elle  ôta  au  gouvernement  tout  ce 
qui  lui  restait  de  force  ;  les  généraux,  le  sénat,  les  grands,  devin- 
rent plus  suspects  au  peuple,  et  le  peuple  devint  plus  furieux. 
Voy.  dans  Appien  toute  cette  guerre  du  premier  Scipion. 


DES   ROMAINS  355 

contre  la  pauvreté  romaine,  avait,  par  cela  même, 
du  désavantage  :  l'or  et  l'argent  s'épuisent  ;  mais 
la  vertu,  la  constance,  la  force  et  la  pauvreté 
ne  s'épuisent  jamais. 

Les  Romains  étaient  ambitieux  par  orgueil,  et 
les  Carthaginois  par  avarice  ;  les  uns  voulaient 
commander,  les  autres  voulaient  acquérir  ;  et  ces 
derniers,  calculant  sans  cesse  la  recette  et  la 
dépense,  firent  toujorn^s  la  guerre  sans  l'aimer. 

Des  batailles  perdues,  la  diminution  du  peuple, 
l'affaiblissement  du  commerce,  l'épuisement  du 
trésor  public,  le  soulèvement  des  nations  voisines, 
pouvaient  faire  accepter  à  Carthage  les  conditions 
de  paix  les  plus  dures  ;  mais  Rome  ne  se  conduisait 
point  par  le  sentiment  des  biens  et  des  maux  ;  elle 
ne  se  détenninait  que  par  sa  gloire  ;  et  comme  elle 
n'imaginait  point  qu'elle  pût  être  si  elle  ne  comman- 
dait pas,  il  n'y  avait  point  d'espérance  ni  de  crainte 
qui  pût  l'obliger  à  faire  une  paix  qu'elle  n'aurait 
point  imposée. 

Il  n'y  a  rien  de  si  puissant  qu'une  république  où 
l'on  observ'e  les  lois,  non  pas  par  crainte,  non  pas 
par  raison,  mais  par  passion,  comme  furent  Rome 
et  Lacédémone  ;  car  pour  lors  il  se  joint  à  la  sagesse 
d'un  bon  gouvernement  toute  la  force  que  pourrait 
avoir  une  faction. 

Les  Carthaginois  se  servaient  de  troupes  étran- 
gères, et  les  Romains  employaient  les  leurs  \ 
Comme  ces  derniers  n'avaient  jamais  regardé  les 
vaincus  que  comme  des  instruments  pour  des 
triomphes  futurs,  ils  rendirent  soldats  tous  les 
peuples  qu'ils  avaient  soumis  ;  et  plus  ils  eurent 

1  Carthage  étant  établie  sur  le  commerce,  et  Rome  fondée 
sur  les  armes,  la  première  employait  des  étrangers  pour  ses 
guerres,  et  les  citoyens  pour  son  trafic  ;  l'autre  se  faisait  des 
citoyens  de  tout  le  monde,  et  de  ses  citoyens  des  soldats.  (Saint- 
É-vxemont.) 


356   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

de  peine  à  les  vaincre,  plus  ils  les  jugèrent  propres 
à  être  incorporés  dans  leur  république.  Ainsi  nous 
voyons  les  Samnites,  qui  ne  furent  subjugués 
qu'après  vingt-quatre  triomphes  ^  devenir  les 
auxiliaires  des  Romains  ;  et,  quelque  temps  avant 
la  seconde  guerre  punique,  ils  tirèrent  d'eux  et 
de  leurs  alliés,  c'est-à-dire  d'un  pays  qui  n'était 
guère  plus  grand  que  les  États  du  pape  et  de 
Naples,  sept  cent  mille  hommes  de  pied,  et 
soixante  et  dix  mille  de  cheval,  pour  opposer  aux 
Gaulois  ^. 

Dans  le  fort  de  la  seconde  guerre  punique,  Rome 
eut  toujours  sur  pied  de  vingt-deux  à  vingt-quatre 
légions  ;  cependant  il  paraît  par  Tite-Live  que  le 
cens  n'était  pour  lors  que  d'environ  cent  trente- 
sept  mille  citoyens. 

Carthage  employait  plus  de  forces  pour  attaquer  ; 
Rome,  pour  se  défendre  :  celle-ci,  comme  on  vient 
de  dire,  arma  un  nombre  d'hommes  prodigieux 
contre  les  Gaulois  et  Annibal  qui  l'attaquaient,  et 
elle  n'envoya  que  deux  légions  contre  les  plus 
grands  rois  ;  ce  qui  rendit  ses  forces  éternelles. 

L'établissement  de  Carthage  dans  son  pays  était 
moins  solide  que  celui  de  Rome  dans  le  sien  :  cette 
dernière  avait  trente  colonies  autour  d'elle,  qui  en 
étaient  comme  les  remparts  l  Avant  la  bataille 
de  Cannes,  aucun  allié  ne  l'avait  abandonnée  : 
c'est  que  les  Samnites  et  les  autres  peuples  d'Italie 
étaient  accoutumés  à  sa  domination. 

La  plupart  des  villes  d'Afrique  étant  peu  fortifiées 
se  rendaient  d'abord  à  quiconque  se  présentait  pour 
les  prendre  ;  aussi  tous  ceux  qui  y  débarquèrent, 

1  Florus,  liv.  I,  chap.  xvi. 

2^  Voy.   Polybe.   Le  Sommaire  de  Florus  dit  qu'ils  levèrent 
trois  cent  mille  hommes  dans  la  ville  et  chez  les  Latins. 
3  Tite-Live,  liv.  XXVII,  chap.  ix  et  suiv. 


DES   ROMAINS  357 

Agathocle,  Régulus,  Scipion,  mirent-ils  d'abord 
Carthage  au  désespoir. 

On  ne  peut  guère  attribuer  qu'à  un  mauvais 
gouvernement  ce  qui  leur  arriva  dans  toute  la 
guerre  que  leur  fit  le  premier  Scipion  :  leur  ville  et 
leurs  armées  même  étaient  affamées,  tandis  que 
les  Romains  étaient  dans  l'abondance  de  toutes 
choses  ^ 

Chez  les  Carthaginois,  les  armées  qui  avaient  été 
battues  devenaient  plus  insolentes  ;  quelquefois 
elles  mettaient  en  croix  leurs  généraux,  et  les  punis- 
saient de  leur  propre  lâcheté.  Chez  les  Romains, 
le  consul  décimait  les  troupes  qui  avaient  fui,  et 
les  ramenait  contre  les  ennemis. 

Le  gouvernement  des  Carthaginois  était  très 
dur  ^  :  ils  avaient  si  fort  tourmenté  les  peuples 
d'Espagne,  que,  lorsque  les  Romains  y  arrivèrent, 
ils  furent  regardés  comme  des  libérateurs  ;  et, 
si  l'on  fait  attention  aux  sommes  immenses  qu'il 
leur  en  coûta  pour  soutenir  une  guerre  où  ils  suc- 
combèrent, on  verra  bien  que  l'injustice  est  mau- 
vaise ménagère,  et  qu'elle  ne  remplit  pas  même  ses 
vues. 

La  fondation  d'Alexandrie  avait  beaucoup 
diminué  le  commerce  de  Carthage.  Dans  les  pre- 
miers temps,  la  superstition  bannissait  en  quelque 
façon  les  étrangers  de  l'Egypte  ;  et,  lorsque  les 
Perses  l'eurent  conquise,  ils  n'avaient  songé  qu'à 
affaiblir  leurs  nouveaux  sujets  ;  mais,  sous  les 
rois  grecs,  l'Egypte  fit  presque  tout  le  comm^erce 
du  monde,  et  celui  de  Carthage  commença  à  dé- 
choir. 

Les  puissances  établies  par  le  commerce  peuvent 

ï  Voy.  Appien,  lib.  Libye,  chap.  xxv. 

-  Voy.  ce  que  Polybe  dit  de  leurs  exactions,  surtout  dans  le 
fragment  du  liv.  IX.  {Extrait  des  vertus  et  des  vices.) 


358   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

subsister  longtemps  dans  leur  médiocrité  ;  mais 
leur  grandeur  est  de  peu  de  durée.  Elles  s'élèvent 
peu  à  peu,  et  sans  que  personne  s'en  aperçoive  ;  car 
elles  ne  font  aucun  acte  particulier  qui  fasse  du 
bruit  et  signale  leur  puissance  ;  mais,  lorsque  la 
chose  est  venue  au  point  qu'on  ne  peut  plus  s'em- 
pêcher de  la  voir,  chacun  cherche  à  priver  cette 
nation  d'un  avantage  qu'elle  n'a  pris,  pour  ainsi 
dire,  que  par  surprise. 

La  cavalerie  carthaginoise  valait  mieux  que  la 
romaine,  par  deux  raisons  :  l'une,  que  les  chevaux 
numides  et  espagnols  étaient  meilleurs  que  ceux 
d'Italie  ;  et  l'autre,  que  la  cavalerie  romaine  était 
m.al  armée  :  car  ce  ne  fut  que  dans  les  guerres  que 
les  Romains  firent  en  Grèce  qu'ils  changèrent  de 
manière,  comme  nous  l'apprenons  de  Polybe  \ 

Dans  la  première  guerre  punique,  Régulus  fut 
battu  dès  que  les  Carthaginois  choisirent  les  plaines 
pour  faire  combattre  leur  cavalerie  ;  et  dans  la 
seconde,  Annibal  dut  à  ses  Numides  ses  principales 
victoires  ^. 

Scipion  ayant  conquis  l'Espagne,  et  fait  alliance 
avec  Massinisse,  ôta  aux  Carthaginois  cette  supé- 
riorité. Ce  fut  la  cavalerie  numide  qui  gagna  la 
bataille  de  Zama,  et  finit  la  guerre. 

Les  Carthaginois  avaient  plus  d'expérience  sur  la 
mer,  et  connaissaient  mieux  la  manœuvre  que  les 
Romains  ;  mais  il  m.e  semble  que  cet  avantage 
n'était  pas  pour  lors  si  grand  qu'il  le  serait  aujour- 
d'hui. 

Les  anciens  n'a^^ant  pas  la  boussole  ne  pouvaient 
guère  naviguer  que  sur  les  côtes  ;  aussi  ils  ne  se 
servaient  que  de  bâtiments  à  rames,  petits  et  plats  ; 

1  Liv.  VT,  chap.  xxv. 

2  Des  corps  entiers  de  Numides  passèrent  du  côté  des  Romains, 
qui  dès  lors  commencèrent  à  respirer. 


DES   ROMAINS  359 

presque  toutes  les  rades  étaient  pour  eux  des  ports  ; 
la  science  des  pilotes  était  très  bornée,  et  leur 
manoeuvre  très  peu  de  chose  :  aussi  Aristote 
disait-il  ^  qu'il  était  inutile  d'avoir  un  corps  de 
mariniers,  et  que  les  laboureurs  suffisaient  poiu: 
cela. 

L'art  était  si  imparfait,  qu'on  ne  faisait  guère 
avec  mille  rames  que  ce  qui  se  fait  aujourd'hui  avec 
cent  ^ 

Les  grands  vaisseaux  étaient  désavantageux,  en 
ce  qu'étant  difficilement  mus  par  la  chiourme, 
ils  ne  pouvaient  pas  faire  les  évolutions  nécessaires. 
Antoine  en  fit  à  Actium  une  funeste  expérience  ^  : 
ses  navires  ne  pouvaient  se  remuer,  pendant  que 
ceux  d'Auguste,  plus  légers,  les  attaquaient  de 
toutes  parts. 

Les  vaisseaux  anciens  étant  à  rames,  les  plus 
légers  brisaient  aisément  celles  des  plus  grands, 
qui  pour  lors  n'étaient  plus  que  des  machines  im- 
mobiles, comme  sont  aujourd'hui  nos  vaisseaux 
démâtés. 

Depuis  l'invention  de  la  boussole,  on  a  changé 
de  manière  ;  on  a  abandonné  les  rames  ^  on  a  fui  les 
côtes,  on  a  construit  de  gros  vaisseaux  ;  la  machine 
est  devenue  plus  composée,  et  les  pratiques  se  sont 
multipliées. 

L'invention  de  la  poudre  a  fait  une  chose  qu'on 
n'aurait  pas  soupçonnée  :  c'est  que  la  force  des 
armées  navales  a  plus  que  jamais  consisté  dans 

1  Politique,  liv,  \^I,  chap.  vi. 

*  Voy.  ce  que  dit  Perrault  sur  les  rames  des  anciens,  Essai  de 
physique,  tit.  m,  Mécanique  des  animaux. 

3  La  même  chose  arriva  à  la  bataille  de  Salaraine.  (Plutarque, 
Vie  de  Thémistocle.)  —  L'histoire  est  pleine  de  faits  pareils. 

^  En  quoi  on  peut  juger  de  l'imperfection  de  la  marine  des 
anciens,  puisque  nous  avons  abandonné  une  pratique  dans 
laquelle  nous  avions  tant  de  supériorité  sm-  eux. 


36o   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

l'art  ;  car,  pour  résister  à  la  violence  du  canon,  et 
ne  pas  essuyer  un  feu  supérieur,  il  a  fallu  de  gros 
navires.  Mais  à  la  grandeur  de  la  machine  on  a  dû 
proportionner  la  puissance  de  l'art. 

Les  petits  vaisseaux  d'autrefois  s'accrochaient 
soudain,  et  les  soldats  combattaient  des  deux  parts  ; 
on  mettait  sur  une  flotte  toute  une  armée  de  terre. 
Dans  la  bataille  navale  que  Régulus  et  son  collègue 
gagnèrent,  on  vit  combattre  cent  trente  mille  Ro- 
mains contre  cent  cinquante  mille  Carthaginois. 
Pour  lors  les  soldats  étaient  pour  beaucoup  et 
les  gens  de  l'art  pour  peu  ;  à  présent  les  soldats  sont 
pour  rien,  ou  pour  peu,  et  les  gens  de  l'art  pour 
beaucoup, 

La  victoire  du  consul  Duillius  fait  bien  sentir 
cette  différence.  Les  Romains  n'avaient  aucune 
connaissance  de  la  navigation  ;  une  galère  carthagi- 
noise échoua  sur  leurs  côtes  ;  ils  se  serviront  de  ce 
modèle  pour  en  bâtir  :  en  trois  mois  de  temps 
leurs  matelots  furent  dressés,  leur  flotte  fut  con- 
struite, équipée,  elle  mit  à  la  mer,  elle  trouva  l'armée 
navale  des  Carthaginois,  et  la  battit. 

A  peine  à  présent  toute  une  vie  suffit-elle  à  un 
prince  pour  former  une  flotte  capable  de  paraître 
devant  une  puissance  qui  a  déjà  l'empire  de  la  mer  : 
c'est  peut-être  la  seule  chose  que  l'argent  seul  ne 
peut  pas  faire.  Et  si  de  nos  jours  un  grand  prince 
réussit  d'abord  ^  l'expérience  a  fait  voir  à  d'autres 
que  c'est  un  exemple  qui  peut  être  plus  admiré  que 
suivi  ^. 

La  seconde  guerre  punique  est  si  fameuse  que 
tout  le  monde  la  sait.  Quand  on  examine  bien  cette 
foule  d'obstacles  qui  se  présentèrent  devant  An- 
nibal,  et  que  cet  homme  extraordinaire  surmonta 

1  Louis  XIV. 

2  L'Espagne  et  la  Moscovie, 


DES   ROMAINS  361 

tous,  on  a  le  plus  beau  spectacle  que  nous  ait  fourni 
Tantiquité. 

Rome  fut  un  prodige  de  constance.  Après  les 
journées  du  Tésin,  de  Trébies,  et  de  Trasimène; 
après  celle  de  Cannes,  plus  funeste  encore,  aban- 
donnée de  presque  tous  les  peuples  dltalie,  elle  ne 
demanda  point  la  paix.  C'est  que  le  sénat  ne  se 
départait  jamais  des  maximes  anciennes  :  il  agis- 
sait avec  Annibal  comme  il  avait  agi  autrefois  avec 
Pyrrhus,  à  qui  il  avait  refusé  de  faire  aucun  accom- 
modement tandis  qu'il  serait  en  Italie  ;  et  je  trouve 
dans  Denys  d'Halicarnasse^  que,  lors  de  la  né- 
gociation de  Coriolan,  le  sénat  déclara  qu'il  ne 
violerait  point  ses  coutumes  anciennes  ;  que  le 
peuple  romain  ne  pouvait  faire  de  paix  tandis  que 
les  ennemis  étaient  sur  ses  terres  ;  mais  que,  si  les 
Volsques  se  retiraient,  on  accorderait  tout  ce  qui 
serait  juste. 

Rome  fut  sauvée  par  la  force  de  son  institution. 
Après  la  bataille  de  Cannes,  il  ne  fut  pas  permis  aux 
femmes  même  de  verser  des  larmes  ;  le  sénat  refusa 
de  racheter  les  prisonniers,  et  envoya  les  misérables 
restes  de  l'armée  faire  la  guerre  en  Sicile,  sans  ré- 
compense ni  aucun  honneur  militaire,  jusqu'à  ce 
qu 'Annibal  fût  chassé  d'ItaUe. 

D'un  autre  côté,  le  consul  Térentius  Varron 
avait  fui  honteusement  jusqu'à  Venouse  ;  cet 
homme,  de  la  plus  basse  naissance,  n'avait  été 
élevé  au  consulat  que  pour  mortifier  la  noblesse. 
Mais  le  sénat  ne  voulut  pas  jouir  de  ce  malheureux 
triomphe  ;  il  vit  combien  il  était  nécessaire  qu'il 
s'attirât  dans  cette  occasion  la  confiance  du  peuple  : 
il  alla  au-devant  de  Varron,  et  le  remercia  de  ce 
qu'il  n'avait  pas  désespéré  de  la  république. 

^  Antiquités  romaines,  liv.  VIII. 
12  a 


362   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Ce  n'est  pas  ordinairement  la  perte  réelle  que  l'on 
fait  dans  une  bataille  (c'est-à-dire  celle  de  quelques 
milliers  d'hommes)  qui  est  funeste  à  un  État,  mais 
la  perte  imaginaire  et  le  découragement  qui  le 
privent  des  forces  mêmes  que  la  fortune  lui  avait 
laissées. 

Il  y  a  des  choses  que  tout  le  monde  dit,  parce 
qu'elles  ont  été  dites  une  fois.  On  croit  qu'Annibal 
fit  une  faute  insigne  de  n'avoir  point  été  assiéger 
Rome  après  la  bataille  de  Cannes.  Il  est  vrai  que 
d'abord  la  frayeur  y  fut  extrême  ;  mais  il  n'en  est 
pas  de  la  consternation  d'un  peuple  beUiqueux,  qui 
se  tourne  presque  toujours  en  courage,  comme  de 
celle  d'une  vile  populace  qui  ne  sent  que  sa  faiblesse. 
Une  preuve  qu'Annibal  n'aurait  pas  réussi,  c'est 
que  les  Romains  se  trouvèrent  encore  en  état  d'en- 
voyer partout  du  secours. 

On  dit  encore  qu'Annibal  fit  une  grande  faute 
de  mener  son  armée  à  Capoue,  où  elle  s'amollit  ; 
mais  l'on  ne  considère  point  que  l'on  ne  remonte 
pas  à  la  vraie  cause.  Les  soldats  de  cette  armée, 
devenus  riches  après  tant  de  victoires,  n'auraient-ils 
pas  trouvé  partout  Capoue?  Alexandre,  qui  com- 
mandait à  ses  propres  sujets,  prit  dans  une  occa- 
sion pareille  un  expédient  qu'Annibal,  qui  n'avait 
que  des  troupes  mercenaires,  ne  pouvait  pas  pren- 
dre :  il  fit  mettre  le  feu  au  bagage  de  ses  soldats,  et 
brûla  toutes  leurs  richesses  et  les  siennes.  On  nous 
dit  que  KouHkan,  après  la  conquête  des  Indes,  ne 
laissa  à  chaque  soldat  que  cent  roupies  d'argent  \ 

Ce  furent  les  conquêtes  mêmes  d'Annibal  qui 
commencèrent  à  changer  la  fortune  de  cette  guerre. 
Il  n'avait  pas  été  envoyé  en  Italie  par  les  magis- 
trats de  Carthage  ;  il  recevait  très  peu  de  secours, 

1  Histoire  de  sa  vie  ;  Paris,  1742,  p.  402. 


DES   ROMAINS  363 

soit  par  la  jalousie  d'un  parti,  soit  par  la  trop  grande 
confiance  de  l'autre.  Pendant  qu'il  resta  avec  son 
armée  ensemble,  il  battit  les  Romains  ;  mais, 
lorsqu'il  fallut  qu'il  mît  des  garnisons  dans  les 
villes,  qu'il  défendît  ses  alliés,  qu'il  assiégeât  les 
places,  ou  qu'il  les  empêchât  d'être  assiégées,  ses 
forces  se  trouvèrent  trop  petites  ;  et  il  perdit  en 
détail  une  grande  partie  de  son  armée.  Les  con- 
quêtes sont  aisées  à  faire,  parce  qu'on  les  fait  avec 
toutes  ses  forces  ;  elles  sont  difficiles  à  conserver, 
parce  qu'on  ne  les  défend  qu'avec  une  partie  de 
ses  forces. 


CHAPITRE   V 

De  l'état  de  la  Grèce,  de  la  Macédoine,  de  la  Syrie  et 
de  l'Egypte,  après  l'abaissement  des  Carthaginois. 

Je  m'imagine  qu'Annibal  disait  très  peu  de  bons 
mots,  et  qu'il  en  disait  encore  moins  en  faveur  de 
Fabius  et  de  Marcellus  contre  lui-même.  J'ai  du 
regret  de  voir  Tite-Live  jeter  ses  fleurs  sur  ces  énor- 
mes colosses  de  l'antiquité  :  je  voudrais  qu'il  eût 
fait  comme  Homère,  qui  néglige  de  les  parer,  et  qui 
sait  si  bien  les  faire  mouvoir. 

Encore  faudrait-il  que  les  discours  qu'on  fait 
tenir  à  Annibal  fussent  sensés.  Que  si,  en  appre- 
nant la  défaite  de  son  frère,  il  avoua  qu'il  en  pré- 
voyait la  ruine  de  Carthage,  je  ne  sache  rien  de  plus 
propre  à  désespérer  des  peuples  qui  s'étaient  don- 
nés à  lui,  et  à  décourager  une  armée  qui  attendait 
de  si  grandes  récompenses  après  la  guerre. 

Comme  les  Carthaginois,  en  Espagne,  en  Sicile  et 
en  Sardaigne,  n'opposaient  aucune  armée  qui  ne 
fût  malheureuse,  Annibal,  dont  les  ennemis  se 
fortifiaient  sans  cesse,  fut  réduit  à  une  guerre  dé- 
fensive. Cela  donna  aux  Romains  la  pensée  de 
porter  la  guerre  en  Afrique  :  Scipion  y  descendit. 
Les  succès  qu'il  y  eut  obligèrent  les  Carthaginois  à 
rappeler  d'Italie  Annibal,  qui  pleura  de  douleur  en 
cédant  aux  Romains  cette  terre  où  il  les  avait  tant 
de  fois  vaincus. 


GRANDEUR  DES   ROMAINS  365 

Tout  ce  que  peut  faire  un  grand  homme  d'État 
et  un  grand  capitaine,  Annibal  le  fit  pour  sauver  sa 
patrie  :  n'ayant  pu  porter  Scipion  à  la  paix,  il  donna 
une  bataille  où  la  fortune  sembla  prendre  plaisir 
à  confondre  son  habileté,  son  expérience  et  son 
bon  sens. 

Carthage  reçut  la  paix,  non  pas  d'un  ennemi, 
mais  d'un  maître  ;  elle  s'obligea  de  payer  dix  mille 
talents  en  cinquante  années,  à  donner  des  otages,  à 
livTcr  ses  vaisseaux  et  ses  éléphants,  à  ne  faire  la 
guerre  à  personne  sans  le  consentement  du  peuple 
romain;  et,  pour  la  tenir  toujours  humihée,  on 
augmenta  la  puissance  de  Massinisse,  son  ennemi 
éternel. 

Après  l'abaissement  des  Carthaginois,  Rome 
n'eut  presque  plus  que  de  petites  guerres  et  de 
grandes  victoires  ;  au  lieu  qu'auparavant  elle 
avait  eu  de  petites  victoires  et  de  grandes  guerres. 

Il  y  avait  dans  ces  temps-là  comme  deux  mondes 
séparés  :  dans  l'un  combattaient  les  Carthaginois  et 
les  Romains  ;  l'autre  était  agité  par  des  querelles 
qui  duraient  depuis  la  mort  d'Alexandre  :  on  n'y 
pensait  point  à  ce  qui  se  passait  en  Occident  ^  ;  car, 
quoique  Philippe,  roi  de  Macédoine,  eût  fait  un 
traité  avec  Annibal,  il  n'eut  presque  point  de  suite  ; 
et  ce  prince,  qui  n'accorda  aux  Carthaginois  que 
de  très  faibles  secours,  ne  fit  que  témoigner  aux 
Romains  une  mauvaise  volonté  inutile. 

Lorsqu'on  voit  deux  grands  peuples  se  faire  une 
guerre  longue  et  opiniâtre,  c'est  souvent  une  mau- 
vaise politique  de  penser  qu'on  peut  demeurer 
spectateur  tranquille  ;  car  celui  des  deux  peuples 

^  Il  est  surprenant,  comme  Josèphe  le  remarque  dans  le  livre 
contre  Appion,  qu'Hérodote  ni  Thucydide  n'aient  jamais  parlé 
des  Romains,  quoiqu'ils  eussent  fait  de  si  grandes  guerres. 
(Jos.,  liv.  I,  chap.  iv.) 


366   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

qui  est  le  vainqueur  entreprend  d'abord  de  nou- 
velles guerres,  et  une  nation  de  soldats  va  com- 
battre contre  des  peuples  qui  ne  sont  que  citoyens. 

Ceci  parut  bien  clairement  dans  ces  temps-là  ; 
car  les  Romains  eurent  à  peine  dompté  les  Car- 
thaginois, qu'ils  attaquèrent  de  nouveaux  peuples, 
et  parurent  dans  toute  la  terre  pour  tout  envahir. 

Il  n'y  avait  pour  lors  dans  l'Orient  que  quatre 
puissances  capables  de  résister  aux  Romains  :  la 
Grèce  et  les  royaumes  de  Macédoine,  de  Syrie  et 
d'Egypte.  Il  faut  voir  quelle  était  la  situation  de 
ces  deux  premières  puissances,  parce  que  les  Ro- 
mains commencèrent  par  les  soumettre. 

Il  y  avait  dans  la  Grèce  trois  peuples  con- 
sidérables :  les  Étoliens,  les  Achaïens  et  les  Béo- 
tiens ;  c'étaient  des  associations  de  villes  libres, 
qui  avaient  des  assemblées  générales  et  des  magis- 
trats communs.  Les  Étoliens  étaient  belliqueux, 
hardis,  téméraires,  avides  du  gain,  toujours  libres 
de  leur  parole  et  de  leurs  serments,  enfin  faisant  la 
guerre  sur  la  terre  comme  les  pirates  la  font  sur  la 
mer.  Les  Achaïens  étaient  sans  cesse  fatigués  par 
des  voisins  ou  des  défenseurs  incommodes.  Les 
Béotiens,  les  plus  épais  de  tous  les  Grecs,  prenaient 
le  moins  de  part  qu'ils  pouvaient  aux  affaires 
générales  :  uniquement  conduits  par  le  sentiment 
présent  du  bien  et  du  mal,  ils  n'avaient  pas  assez 
d'esprit  pour  qu'il  fût  facile  aux  orateurs  de  les 
agiter  ;  et,  ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire,  leur  répu- 
blique se  maintenait  dans  l'anarchie  même  ^ . 

Lacédémone  avait  conservé  sa  puissance,  c'est- 
à-dire  cet  esprit  belliqueux  que  lui  donnaient  les 

1  Les  magistrats,  pour  plaire  à  la  multitude,  n'ouvraient  plus 
les  tribunaux  :  les  mourants  léguaient  à  leurs  amis  leurs  biens 
pour  être  employés  en  festins.  Voy.  un  fragment  du  liv.  XX  de 
Polybe,  dans  l'Extrait  des  vertus  et  des  vices. 


DES   ROMAINS  367 

institutions  de  Lycurgue.  Les  Thessaliens  étaient 
en  quelque  façon  assenas  par  les  Macédoniens. 
Les  rois  d'IUyrie  avaient  déjà  été  extrêmement 
abattus  par  les  Romains.  Les  Arcamaniens  et  les 
Athamanes  étaient  ravagés  tour  à  tour  par  les 
forces  de  la  IMacédoine  et  de  TÉtolie.  Les  Athéniens, 
sans  force  par  eux-mêmes,  et  sans  alliés  \  n'éton- 
naient plus  le  monde  que  par  leurs  flatteries  envers 
les  rois  ;  et  l'on  ne  montait  plus  sur  la  tribune  où 
avait  parlé  Démosthène  que  pour  proposer  les 
décrets  les  plus  lâches  et  les  plus  scandaleux. 

D'ailleurs  la  Grèce  était  redoutable  par  sa  situa- 
tion, sa  force,  la  multitude  de  ses  villes,  le  nombre 
de  ses  soldats,  sa  police,  ses  mœurs,  ses  lois  ;  elle 
aimait  la  guerre,  elle  en  connaissait  l'art;  et  elle 
aurait  été  invincible  si  elle  avait  été  unie. 

Elle  avait  bien  été  étonnée  par  le  premier  Phi- 
lippe, Alexandre  et  Antipater,  mais  non  pas  sub- 
juguée ;  et  les  rois  de  Macédoine,  qui  ne  pouvaient 
se  résoudre  à  abandonner  leurs  prétentions  et 
leurs  espérances,  s'obstinaient  à  travailler  à  l'as- 
ser\àr. 

La  Macédoine  était  presque  entourée  de  mon- 
tagnes inaccessibles  ;  les  peuples  en  étaient  très 
propres  à  la  guerre,  courageux,  obéissants,  indus- 
trieux, infatigables  ;  et  il  fallait  bien  qu'ils  tinssent 
ces  qualités-là  du  climat,  puisque  encore  aujour- 
d'hui les  hommes  de  ces  contrées  sont  les  meilleurs 
soldats  de  l'empire  des  Turcs. 

La  Grèce  se  maintenait  par  une  espèce  de  ba- 
lance :  les  Lacédémoniens  étaient  pour  l'ordinaire 
alliés  des  Étoliens  ;  et  les  Macédoniens  l'étaient  des 
Achaïens.  Mais,  par  l'arrivée  des  Romains,  tout 
équihbre  fut  rompu. 

^  Ils  n'avaient  aucune  alliance  avec  les  autres  peuples  de  la 
Grèce.  (Polybe,  iiv.  VIII.) 


368   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Comme  les  rois  de  Macédoine  ne  pouvaient  pas 
entretenir  un  grand  nombre  de  troupes  \  le  moindre 
échec  était  de  conséquence  ;  d'ailleurs  ils  pouvaient 
difficilement  s'agrandir,  parce  que  leurs  desseins 
n'étant  pas  inconnus,  on  avait  toujours  les  yeux 
ouverts  sur  leurs  démarches  ;  et  les  succès  qu'ils 
avaient  dans  les  guerres  entreprises  pour  leurs 
alliés  étaient  un  mal  que  ces  mêmes  alliés  cher- 
chaient d'abord  à  réparer. 

Mais  les  rois  de  Macédoine  étaient  ordinaire- 
ment des  princes  habiles.  Leur  monarchie  n'était 
pas  du  nombre  de  celles  qui  vont  par  une  espèce 
d'allure  donnée  dans  le  commencement.  Continuel- 
lement instruits  par  les  périls  et  par  les  affaires, 
embarrassés  dans  tous  les  démêlés  des  Grecs,  il 
leur  fallait  gagner  les  principaux  des  villes,  éblouir 
les  peuples,  et  diviser  ou  réunir  les  intérêts  ;  enfin 
ils  étaient  obligés  de  payer  de  leur  personne  à 
chaque  instant. 

Philippe,  qui  dans  le  commencement  de  son 
règne  s'était  attiré  l'amour  et  la  confiance  des 
Grecs  par  sa  modération,  changea  tout  à  coup; 
il  devint  un  cruel  tyran  dans  un  temps  où  il 
aurait  dû  être  juste  par  politique  et  par  ambition  ^. 
Il  voyait,  quoique  de  loin,  les  Carthaginois  et  les 
Romains,  dont  les  forces  étaient  immenses  :  il 
avait  fini  la  guerre  à  l'avantage  de  ses  alliés,  et 
s'était  réconcilié  avec  les  ÉtoHens.  Il  était  naturel 
qu'il  pensât  à  unir  toute  la  Grèce  avec  lui  pour 
empêcher  les  étrangers  de  s'y  établir  ;  mais  il 
l'irrita  au  contraire  par  de  petites  usurpations  ;  et, 
s'amusant  à  discuter  de  vains  intérêts  quand  il 
s'agissait  de  son  existence,   par  trois  ou   quatre 

^  Voy.  Plutarque,  Vie  de  Flaminius. 

2  Voy.  dans  Polybe  les  injustices  et  les  cruautés  par  lesquelles 
Philippe  se  décrédita. 


DES   ROMAINS  .  369 

mauvaises  actions  il  se  rendit  odieux  et  détestable 
à  tous  les  Grecs. 

Les  Étoliens  furent  les  plus  irrités  ;  et  les  Ro- 
mains, saisissant  l'occasion  de  leur  ressentiment,  ou 
plutôt  de  leur  folie,  firent  alliance  avec  eux,  en- 
trèrent dans  la  Grèce,  et  l'armèrent  contre  Philippe. 

Ce  prince  fut  vaincu  à  la  journée  des  Cynocé- 
phales ;  et  cette  \4ctoire  fut  due  en  partie  à  la 
valeur  des  Étoliens.  Il  fut  si  fort  consterné  qu'il  se 
réduisit  à  un  traité  qui  était  moins  une  paix  qu'un 
abandon  de  ses  propres  forces  :  il  fit  sortir  ses 
garnisons  de  toute  la  Grèce,  livra  ses  vaisseaux,  et 
s'obligea  de  payer  mille  talents  en  dix  années. 

Polj'be,  avec  son  bon  sens  ordinaire,  compare 
l'ordonnance  des  Romains  avec  celle  des  Macé- 
doniens, qui  fut  prise  par  tous  les  rois  successeurs 
d'Alexandre.  Il  fait  voir  les  avantages  et  les  incon- 
vénients de  la  phalange  et  de  la  légion  ;  il  donne 
la  préférence  à  l'ordonnance  romaine;  et  il  y  a 
apparence  qu'il  a  raison,  si  l'on  en  juge  par  tous  les 
événements  de  ces  temps-là. 

Ce  qui  avait  beaucoup  contribué  à  mettre  les 
Romains  en  péril  dans  la  seconde  guerre  punique, 
c'est  qu'Annibal  arma  d'abord  ses  soldats  à  la 
romaine  ;  mais  les  Grecs  ne  changèrent  ni  leurs 
armes  ni  leur  manière  de  combattre  ;  il  ne  leur 
vint  point  dans  l'esprit  de  renoncer  à  des  usages 
avec  lesquels  ils  avaient  fait  de  si  grandes  choses. 

Le  succès  que  les  Romains  eurent  contre  Philippe 
fut  le  plus  grand  de  tous  les  pas  qu'ils  firent  pour 
la  conquête  générale.  Pour  s'assurer  de  la  Grèce, 
ils  abaissèrent,  par  toutes  sortes  de  voies,  les  Éto- 
hens,  qui  les  avaient  aidés  à  vaincre;  de  plus,  ils 
ordonnèrent  que  chaque  ville  grecque  qui  avait  été 
à  Philippe,  ou  à  quelque  autre  prince,  se  gouver- 
nerait dorénavant  par  ses  propres  lois. 


370   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

On  voit  bien  que  ces  petites  républiques  ne 
pouvaient  être  que  dé})endantes.  J.es  Grecs  se 
livrèrent  à  une  joie  stupide,  et  crurent  être  libres 
en  effet,  parce  que  les  Romains  les  déclaraient  tels. 

Les  Étoliens,  qui  s'étaient  imaginé  qu'ils  domi- 
neraient dans  la  Grèce,  voyant  qu'ils  n'avaient  fait 
que  se  donner  des  maîtres,  furent  au  désespoir  ;  et 
comme  ils  prenaient  toujours  des  résolutions  ex- 
trêmes, voulant  corriger  leurs  folies  par  leurs  folies, 
ils  appelèrent  dans  la  Grèce  Antiochus,  roi  de  Syrie, 
comme  ils  y  avaient  appelé  les  Romains. 

Les  rois  de  Syrie  étaient  les  plus  puissants  des 
successeurs  d'Alexandre  ;  car  ils  possédaient  pres- 
que tous  les  États  de  Darius,  à  l'Egypte  près  ;  mais 
il  était  arrivé  des  choses  qui  avaient  fait  que  leur 
puissance  s'était  beaucoup  affaiblie. 

Séleucus,  qui  avait  fondé  l'empire  de  Syrie,  avait, 
à  la  fin  de  sa  vie,  détruit  le  royaume  de  Lysimaque. 
Dans  la  confusion  des  choses,  plusieurs  provinces 
se  soulevèrent  :  les  royaumes  de  Pergame,  de  Cap- 
padoce  et  de  Bithynie  se  formèrent.  Mais  ces 
petits  États  timides  regardèrent  toujours  l'hu- 
miliation de  leurs  anciens  maîtres  comme  une  for- 
tune pour  eux. 

Comme  les  rois  de  Syrie  \'irent  toujours  avec 
une  envie  extrême  la  félicité  du  royaume  d'Egypte, 
ils  ne  songèrent  qu'à  le  conquérir  :  ce  qui  fit  que, 
néghgeant  l'Orient,  ils  y  perdirent  plusieurs  pro- 
vinces, et  furent  fort  mal  obéis  dans  les  autres. 

Enfin  les  rois  de  Syrie  tenaient  la  haute  et  la 
basse  Asie  ;  mais  l'expérience  a  fait  voir  que  dans 
ce  cas,  lorsque  la  capitale  et  les  principales  forces 
sont  dans  les  provinces  basses  de  l'Asie,  on  ne  peut 
pas  conserver  les  hautes  ;  et,  que,  quand  le  siège  de 
l'empire  est  dans  les  hautes,  on  s'affaiblit  en  voulant 
garder  les  basses.  L'empire  des  Perses  et  celui  de 


DES   ROMAINS  371 

Syrie  ne  furent  jamais  si  forts  que  celui  des  Parthes, 
qui  n'avait  qu'une  partie  des  provinces  des  deux 
premiers.  Si  Cyrus  n'avait  pas  conquis  le  royaume 
de  Lydie,  si  Séleucus  était  resté  à  Babylone  et  avait 
laissé  les  pro\'inces  maritimes  aux  successeurs 
d'Antigone,  l'empire  des  Perses  aurait  été  invin- 
cible pour  les  Grecs,  et  celui  de  Séleucus  pour  les 
Romains.  Il  y  a  de  certaines  bornes  que  la  nature 
a  données  aux  États  pour  mortifier  l'ambition  des 
hommes.  Lorsque  les  Romains  les  passèrent,  les 
Parthes  les  firent  presque  toujours  périr  ^  ;  quand 
les  Parthes  osèrent  les  passer,  ils  furent  d'abord 
obligés  de  revenir  ;  et,  de  nos  jours,  les  Turcs,  qui 
ont  avancé  au  delà  de  ces  limites,  ont  été  con- 
traints d'}"  rentrer. 

Les  rois  de  Syrie  et  d'Egypte  avaient  dans  leurs 
pays  deux  sortes  de  sujets  :  les  peuples  conquérants 
et  les  peuples  conquis.  Ces  premiers,  encore  pleins 
de  l'idée  de  leur  origine,  étaient  très  difficilement 
gouvernés  ;  ils  n'avaient  point  cet  esprit  d'indé- 
pendance qui  nous  porte  à  secouer  le  joug,  mais 
cette  impatience  qui  nous  fait  désirer  de  changer 
de  maître. 

Mais  la  faiblesse  principale  du  royaume  de  Syrie 
venait  de  celle  de  la  cour  où  régnaient  des  succes- 
seurs de  Darius,  et  non  pas  d'Alexandre.  Le  luxe, 
la  vanité  et  la  mollesse,  qui  en  aucun  siècle  n'ont 
quitté  les  cours  d'Asie,  régnaient  surtout  dans  celle- 
ci.  Le  mal  passa  aux  peuples  et  aux  soldats,  et 
devint  contagieux  pour  les  Romains  mêmes,  puis- 
que la  guerre  qu'ils  firent  contre  Antiochus  est  la 
vraie  époque  de  leur  corruption. 

Telle  était  la  situation  du  royaume  de  SjTie, 
lorsque  Antiochus,  qui  avait  fait  de  grandes  choses, 

1  J'en  dirai  les  raisons  au  chap.  xv.  Elles  sont  tirées  en  partie 
de  la  disposition  géographique  des  deux  empires. 


372   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

entreprit  la  guerre  contre  les  Romains  ;  mais  il  ne 
se  conduisit  pas  même  avec  la  sagesse  que  l'on 
emploie  dans  les  affaires  ordinaires.  Annibal  voulait 
qu'on  renouvelât  la  guerre  en  Italie,  et  qu'on  ga- 
gnât Philippe,  ou  qu'on  le  rendît  neutre.  Antiochus 
ne  fit  rien  de  cela  :  il  se  montra  dans  la  Grèce  avec 
une  petite  partie  de  ses  forces  ;  et,  comme  s'il  avait 
voulu  y  voir  la  guerre  et  non  pas  la  faire,  il  ne  fut 
occupé  que  de  ses  plaisirs.  Il  fut  battu,  et  s'enfuit 
en  Asie,  plus  effrayé  que  vaincu. 

Philippe,  dans  cette  guerre,  entraîné  par  les  Ro- 
mains comme  par  un  torrent,  les  servit  de  tout  son 
pouvoir,  et  devint  l'instrument  de  leurs  victoires. 
Le  plaisir  de  se  venger  et  de  ravager  l'Étolie,  la 
promesse  qu'on  lui  diminuerait  le  tribut,  et  qu'on 
lui  laisserait  quelques  villes,  des  jalousies  qu'il  eut 
d'Antiochus,  enfin  de  petits  motifs,  le  détermi- 
nèrent ;  et,  n'osant  concevoir  la  pensée  de  secouer 
le  joug,  il  ne  songea  qu'à  l'adoucir. 

Antiochus  jugea,  si  mal  des  affaires  qu'il  s'ima- 
gina que  les  Romains  le  laisseraient  tranquille  en 
Asie.  Mais  ils  l'y  suivirent  :  il  fut  vaincu  encore  ;  et, 
dans  sa  consternation,  il  consentit  au  traité  le  plus 
infâme  qu'un  grand  prince  ait  jamais  fait. 

Je  ne  sache  rien  de  si  magnanime  que  la  ré- 
solution que  prit  un  monarque  qui  a  régné  de  nos 
jours  ^  de  s'ensevelir  plutôt  sous  les  débris  du 
trône  que  d'accepter  des  propositions  qu'un  roi  ne 
doit  pas  entendre  :  il  avait  l'âme  trop  fière  pour 
descendre  plus  bas  que  ses  malheurs  ne  l'avaient  mis, 
et  il  savait  bien  que  le  courage  peut  raffermir  une 
couronne,  et  que  l'infamie  ne  le  fait  jamais. 

C'est  une  chose  commune  de  voir  des  princes  qui 
savent  donner  une  bataille.  Il  y  en  a  bien  peu  qui 

1  Louis  XIV. 


DES   ROMAINS  373 

sachent  faire  une  guerre,  qui  soient  également 
capables  de  se  servir  de  la  fortune  et  de  l'attendre, 
et  qui,  avec  cette  disposition  d'esprit  qui  donne  de 
la  méfiance  avant  que  d'entreprendre,  aient  celle 
de  ne  craindre  plus  rien  après  avoir  entrepris. 

Après  l'abaissement  d'Antiochus,  il  ne  restait  plus 
que  de  petites  puissances,  si  l'on  en  excepte 
rEg}"pte,  qui,  par  sa  situation,  sa  fécondité,  son 
commerce,  le  nombre  de  ses  habitants,  ses  forces 
de  mer  et  de  terre,  aurait  pu  être  formidable  ;  mais 
la  cruauté  de  ses  rois,  leur  lâcheté,  leur  avarice, 
leur  imbécillité,  leurs  affreuses  voluptés,  les  ren- 
dirent si  odieux  à  leurs  sujets,  qu'ils  ne  se  soutinrent, 
la  plupart  du  temps,  que  par  la  protection  des 
Romains. 

C'était  en  quelque  façon  une  loi  fondamentale  de 
la  couronne  d'Egypte,  que  les  sœurs  succédaient 
avec  les  frères  ;  et,  afin  de  maintenir  l'unité  dans 
le  gouvernement,  on  mariait  le  frère  avec  la  sœur. 
Or,  il  est  difficile  de  rien  imaginer  de  plus  pernicieux 
dans  la  politique  qu'un  pareil  ordre  de  succession  : 
car  tous  les  petits  démêlés  domestiques  devenant 
des  désordres  dans  l'État,  celui  des  deux  qui 
avait  le  moindre  chagrin  soulevait  d'abord  contre 
l'autre  le  peuple  d'Alexandrie,  populace  immense 
toujours  prête  à  se  joindre  au  premier  de  ses  rois 
qui  voulait  l'agiter.  De  plus,  les  royaumes  de 
Cyrène  et  de  Chjrpre  étant  ordinairement  entre 
les  mains  d'autres  princes  de  cette  maison,  avec 
des  droits  réciproques  sur  le  tout,  il  arrivait  qu'il 
y  avait  presque  toujours  des  princes  régnants  et  des 
prétendants  à  la  couronne  ;  que  ces  rois  étaient  sur 
un  trône  chancelant  ;  et  que,  mal  établis  au  dedans, 
ils  étaient  sans  pouvoir  au  dehors. 

Les  forces  des  rois  d'Egypte,  comme  celles  des 
autres  rois  d'Asie,  consistaient   dans  leurs   auxi- 


374  GRANDEUR  DES   ROMAINS 

liaires  grecs.  Outre  l'esprit  de  liberté,  d'honneur  et 
de  gloire,  qui  animait  les  Grecs,  ils  s'occupaient 
sans  cesse  à  toutes  sortes  d'exercices  du  corps  ;  ils 
avaient  dans  leurs  principales  villes  des  jeux  étal)lis, 
où  les  vainqueurs  obtenaient  des  couronnes  aux 
yeux  de  toute  la  Grèce,  ce  qui  donnait  une  émula- 
tion générale.  Or,  dans  un  'temps  où  l'on  combat- 
tait avec  des  armes  dont  le  succès  dépendait  de  la 
force  et  de  l'adresse  de  celui  qui  s'en  servait,  on 
ne  peut  douter  que  des  gens  ainsi  exercés  n'eussent 
de  grands  avantages  sur  cette  foule  de  barbares  pris 
indifféremment,  et  menés  sans  choix  à  la  guerre, 
comme  les  armées  de  Darius  le  firent  bien  voir. 

Les  Romains,  pour  priver  les  rois  d'une  telle 
milice,  et  leur  ôter  sans  bruit  leurs  principales 
forces,  firent  deux  choses  :  premièrement,  ils  éta- 
blirent peu  à  peu,  comme  une  maxime  chez  les  villes 
grecques,  qu'ils  ne  pourraient  avoir  aucune  alliance, 
accorder  du  secours,  ou  faire  la  guerre  à  qui  que 
ce  fût,  sans  leur  consentement  ;  de  plus,  dans  leurs 
traités  avec  les  rois,  ils  leur  défendirent  de  faire 
aucunes  levées  chez  les  alliés  des  Romains  :  ce  qui 
les  réduisit  à  leurs  troupes  nationales  \ 

^  Ils  avaient  déjà  eu  cette  politique  avec  les  Carthaginois, 
qu'ils  obligèrent  par  le  traité  à  ne  plus  se  servir  de  troupes 
auxiliaires,  conune  ou  le  voit  dans  un  fragment  de  Dion. 


CHAPITRE  VI 

De  la  condttite  qite  les  Romains  tinrent  pour 
soumettre  tous  les  peuples. 

Daxs  le  cours  de  tant  de  prospérités,  où  l'on  se 
néglige  pour  l'ordinaire,  le  sénat  agissait  toujours 
avec  la  même  profondeur  ;  et,  pendant  que  les 
armées  consternaient  tout,  il  tenait  à  terre  ceux 
qu'il  trouvait  abattus. 

Il  s'érigea  en  tribunal  qui  jugea  tous  les  peuples  : 
à  la  fin  de  chaque  guerre,  il  décidait  des  peines  et 
des  récompenses  que  chacun  avait  méritées.  Il 
ôtait  une  partie  du  domaine  du  peuple  vaincu  pour 
la  donner  aux  alliés  ;  en  quoi  il  faisait  deux  choses  : 
il  attachait  à  Rome  des  rois  dont  elle  avait  peu  à 
craindre,  et  beaucoup  à  espérer  ;  et  il  en  affaiblissait 
d'autres  dont  elle  n'avait  rien  à  espérer  et  tout  à 
craindre. 

On  se  servait  des  alliés  pour  faire  la  guerre  à  un 
ennemi  ;  mais,  d'abord,  on  détruisit  les  destruc- 
teurs. Philippe  fut  vaincu  par  le  moyen  des  Étoliens, 
qui  furent  anéantis  d'abord  après  pour  s'être  joints 
à  Antiochus.  Antiochus  fut  vaincu  par  le  secours 
des  Rhodiens  ;  mais,  après  qu'on  leur  eut  donné  des 
récompenses  éclatantes,  on  les  humilia  pour  jamais, 
sous  prétexte  qu'ils  avaient  demandé  qu'on  fît  la 
paix  avec  Persée. 

Quand  ils  avaient  plusieurs  ennemis  sur  les  bras. 


376   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

ils  accordaient  une  trêve  au  plus  faible,  qui  se 
croyait  heureux  de  l'obtenir,  comptant  pour  beau- 
coup d'avoir  différé  sa  ruine. 

Lorsque  l'on  était  occupé  à  une  grande  guerre,  le 
sénat  dissimulait  toutes  sortes  d'injures,  et  atten- 
dait, dans  le  silence,  que  le  temps  de  la  punition  fût 
venu  :  que  si  quelque  peuple  lui  envoyait  les  cou- 
pables, il  refusait  de  les  punir,  aimant  mieux  tenir 
toute  la  nation  pour  criminelle,  et  se  réserver  une 
vengeance  utile. 

Comme  ils  faisaient  à  leurs  ennemis  des  maux 
inconcevables,  il  ne  se  formait  guère  de  ligues  contre 
eux  ;  car  celui  qui  était  le  plus  éloigné  du  péril  ne 
voulait  pas  en  approcher. 

Par  là  ils  recevaient  rarement  la  guerre,  mais  la 
faisaient  toujours  dans  le  temps,  de  la  manière  et 
avec  ceux  qu'il  leur  convenait  ;  et,  de  tant  de 
peuples  qu'ils  attaquèrent,  il  y  en  a  bien  peu  qui 
n'eussent  souffert  toutes  sortes  d'injures  si  l'on 
avait  voulu  les  laisser  en  paix. 

Leur  coutume  étant  de  parler  toujours  en 
maîtres,  les  ambassadeurs  qu'ils  envoyaient  chez 
les  peuples  qui  n'avaient  point  encore  senti  leur 
puissance  étaient  sûrement  maltraités  :  ce  qui 
était  un  prétexte  sûr  pour  faire  une  nouvelle  guerre  ^ 

Comme  ils  ne  faisaient  jamais  la  paix  de  bonne  foi, 
et  que,  dans  le  dessein  d'envahir  tout,  leurs  traités 
n'étaient  proprement  que  des  suspensions  de  guerre, 
ils  y  mettaient  des  conditions  qui  commençaient 
toujours  la  ruine  de  l'État  qui  les  acceptait.  Ils 
faisaient  sortir  les  garnisons  des  places  fortes,  ou 
bornaient  le  nombre  des  troupes  de  terre,  ou  se 
faisaient  livrer  les  chevaux  ou  les  éléphants  ;  et  si 
ce  peuple  était  puissant  sur  la  mer,  ils  l'obligeaient 

1  Un  des  exemples  de  cela,  c'est  leur  guerre  contre  les  Dal- 
mates.  Voy.  Polybe. 


DES   ROMAINS  377 

de  brûler  ses  vaisseaux,  et  quelquefois  d'aller 
habiter  plus  avant  dans  les  terres. 

Après  avoir  détruit  les  armées  d'un  prince,  ils 
ruinaient  ses  finances  par  des  taxes  excessives,  ou 
un  tribut,  sous  prétexte  de  lui  faire  payer  les  frais 
de  la  guerre  :  nouveau  genre  de  tyrannie,  qui  le 
forçait  d'opprimer  ses  sujets,  et  de  perdre  leur 
amour. 

Lorsqu'ils  accordaient  la  paix  à  quelque  prince, 
ils  prenaient  quelqu'un  de  ses  frères  ou  de  ses  en- 
fants en  otage,  ce  qui  leur  donnait  le  moyen  de 
troubler  son  royaume  à  leur  fantaisie.  Quand  ils 
avaient  le  plus  proche  héritier,  ils  intimidaient  le 
possesseur  ;  s'ils  n'avaient  qu'un  prince  d'un 
degré  éloigné,  ils  s'en  servaient  pour  animer  les 
révoltes  des  peuples. 

Quand  quelque  prince  ou  quelque  peuple 
s'était  soustrait  de  l'obéissance  de  son  souverain, 
ils  lui  accordaient  d'abord  le  titre  d'allié  du 
peuple  romain  ^  ;  et  par  là  ils  le  rendaient  sacré 
et  inviolable  :  de  manière  qu'il  n'y  avait  point 
de  roi,  quelque  grand  qu'il  fût,  qui  pût  un  moment 
être  sûr  de  ses  sujets,  ni  même  de  sa  famille. 

Quoique  le  titre  de  leur  allié  fût  une  espèce  de 
servitude,  il  était  néanmoins  très  recherché'^,  car 
on  était  sûr  que  l'on  ne  recevait  d'injures  que 
d'eux,  et  l'on  avait  sujet  d'espérer  qu'elles  se- 
raient moindres.  Ainsi  il  n'y  avait  point  de  services 
que  les  peuples  et  les  rois  ne  fussent  prêts  de  rendre, 
ni  de  bassesses  qu'ils  ne  fissent  pour  l'obtenir. 

Ils  avaient  plusieurs  sortes  d'alliés.  Les  uns  leur 
étaient  unis  par  des  privilèges,  et  une  participa- 

^  Voy.  surtout  levur  traité  avec  les  Juifs,  au  liv.  I  des  Macha- 
bées,  chap.  viii. 

-  Ariarathe  fit  un  sacrifice  aux  dieux,  dit  Polybe,  pour  les 
remercier  de  ce  qu'il  avait  obtenu  cette  alliance. 


378   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

tion  de  leur  grandeur,  comme  les  Latins  et  les 
Herniques  ;  d'autres,  par  l'établissement  même, 
comme  leurs  colonies  ;  quelques-uns  par  les  bien- 
faits, comme  furent  Massinisse,  Euménès  et 
Attalus,  qui  tenaient  d'eux  leur  royaume  ou  leur 
agrandissement  ;  d'autres,  par  des  traités  libres, 
et  ceux-là  devenaient  sujets  par  un  long  usage  de 
l'alliance,  comme  les  rois  d'Egypte,  de  Bithynie, 
de  Cappadoce,  et  la  plupart  des  villes  grecques  ; 
plusieurs  enfin  par  des  traités  forcés  et  par  la  loi 
de  leur  sujétion,  comme  Philippe  et  Antiochus  : 
car  ils  n'accordaient  point  de  paix  à  un  ennemi, 
qui  ne  contînt  une  alliance;  c'est-à-dire  qu'ils 
ne  soumettaient  point  de  peuple  qui  ne  leur  servît 
à  en  abaisser  d'autres. 

Lorsqu'ils  laissaient  la  liberté  à  quelques  villes, 
ils  y  faisaient  d'abord  naître  deux  factions  ^  : 
l'une  défendait  les  lois  et  la  liberté  du  pays  ; 
l'autre  soutenait  qu'il  n'y  avait  de  lois  que  la 
volonté  des  Romains  :  et,  comme  cette  dernière 
faction  était  toujours  la  plus  puissante,  on  voit 
bien  qu'une  pareille  liberté  n'était  qu'un  nom. 

Quelquefois  ils  se  rendaient  maîtres  d'un  pays 
sous  prétexte  de  succession  :  ils  entrèrent  en 
Asie,  en  Bithynie,  en  Libye,  par  les  testaments 
d' Attalus,  de  Nicomède^  et  d'Appion;  et  l'Egypte 
fut  enchaînée  par  celui  du  roi  de  Cyrène. 

Pour  tenir  les  grands  princes  toujours  faibles, 
ils  ne  voulaient  pas  qu'ils  reçussent  dans  leur 
alliance  ceux  à  qui  ils  avaient  accordé  la  leur  ; 
et  comme  ils  ne  la  refusaient  à  aucun  des  voisins 
d'un  prince  puissant,  cette  condition,  mise  dans 
un  traité  de  paix,  ne  lui  laissait  plus  d'alliés. 

De  plus,  lorsqu'ils  avaient  vaincu  quelque  prince 

1  Voy.  Polybe  sur  les  villes  de  la  Grèce. 
^  Fils  de  Philopator. 


DES   ROMAINS  379 

considérable,  ils  mettaient  dans  le  traité  qu'il 
ne  pourrait  faire  la  guerre  pour  ses  différends  avec 
les  alliés  des  Romains  (c'est-à-dire  ordinairement 
avec  tous  ses  voisins),  mais  qu'il  les  mettrait  en 
arbitrage  :  ce  qui  lui  ôtait  pour  l'avenir  la  puis- 
sance militaire. 

Et,  pour  se  la  réserver  toute,  ils  en  privaient 
leurs  alliés  mêmes  ;  dès  que  ceux-ci  avaient  le 
moindre  démêlé,  ils  envoyaient  des  ambassa- 
deurs qui  les  obligeaient  de  faire  la  paix.  Il  n'y 
a  qu'à  voir  comme  ils  terminèrent  les  guerres 
d'Attalus  et  de  Prusias. 

Quand  quelque  prince  avait  fait  une  conquête 
qui  souvent  l'avait  épuisé,  un  ambassadeur  ro- 
main survenait  d'abord,  qui  la  lui  arrachait  des 
mains.  Entre  mille  exemples,  on  peut  se  rappeler 
comment,  avec  une  parole,  ils  chassèrent  d'Egypte 
Antiochus. 

Sachant  combien  les  peuples  d'Europe  étaient 
propres  à  la  guerre,  ils  établirent  comme  une  loi 
qu'il  ne  serait  permis  à  aucun  roi  d'Asie  d'entrer 
en  Europe,  et  d'y  assujettir  quelque  peuple 
que  ce  fût  \  Le  principal  motif  de  la  guerre  qu'ils 
firent  à  Mithridate  fut  que,  contre  cette  défense, 
il  avait  soumis  quelques  barbares  ^ 

Lorsqu'ils  voyaient  que  deux  peuples  étaient 
en  guerre,  quoiqu'ils  n'eussent  aucune  alliance,  ni 
rien  à  démêler  avec  l'un  ni  avec  l'autre,  ils  ne  lais- 
saient pas  de  paraître  sur  la  scène,  et,  comme  nos 
chevaliers  errants,  ils  prenaient  le  parti  du  plus 
faible.  C'était,  dit  Denys  d'Halicarnasse^  une 
ancienne  coutume  des  Romains  d'accorder  tou- 


^  La  défense  faite  à  Antiochus,  même  avant  la  guerre,  de 
passer  en  Europe,  devint  générale  contre  les  autres  rois. 
-  Appien,  De  bello  Mithridatico,  chap.  xiii. 
2  Fragment  de  Denys,  tiré  de  l'Extrait  des  ambassades. 


38o    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

jours  leur  secours  à  quiconque  venait  l'im- 
plorer. 

Ces  coutumes  des  Romains  n'étaient  point  quel- 
ques faits  particuliers  arrivés  par  hasard,  c'étaient 
des  principes  toujours  constants;  et  cela  se  peut 
voir  aisément  :  car  les  maximes  dont  ils  firent 
usage  contre  les  plus  grandes  puissances  furent 
précisément  celles  qu'ils  avaient  employées  dans 
les  commencements  contre  les  petites  villes  qui 
étaient  autour  d'eux. 

Ils  se  servirent  d'Euménès  et  de  Massinisse  pour 
subjuguer  Philippe  et  Antiochus,  comme  ils 
s'étaient  servis  des  Latins  et  des  Herniques  pour 
subjuguer  les  Volsques  et  les  Toscans  ;  ils  se 
firent  livrer  les  flottes  de  Carthage  et  des  rois 
d'Asie,  comme  ils  s'étaient  fait  donner  les  barques 
d'Antium  ;  ils  ôtèrent  les  liaisons  politiques  et 
civiles  entre  les  quatre  parties  de  la  Macédoine, 
comme  ils  avaient  autrefois  rompu  l'union  des 
petites  villes  latines  \ 

Mais  surtout  leur  maxime  constante  fut  de 
diviser.  La  république  d'Achaïe  était  formée  par 
une  association  de  villes  libres  :  le  sénat  déclara 
que  chaque  ville  se  gouvernerait  dorénavant  par 
ses  propres  lois,  sans  dépendre  d'une  autorité 
commune. 

La  république  des  Béotiens  était  pareillement 
une  ligue  de  plusieurs  villes  ;  mais  comme,  dans 
la  guerre  contre  Persée,  les  unes  suivirent  le  parti 
de  ce  prince,  les  autres  celui  des  Romains,  ceux-ci 
les  reçurent  en  grâce,  moyennant  la  dissolution 
de  l'alliance  commune. 

Si  un  grand  prince^  qui  a  régné  de  nos  jours 
avait  suivi  ces  maximes  lorsqu'il  vit  un  de  ses 

1  Tite-Live,  liv.  VII. 

2  Louis  XIV. 


DES   ROMAINS  381 

voisins  détrôné,  il  aurait  emploj'é  de  plus  grandes 
forces  pour  le  soutenir,  et  le  borner  dans  Tile  qui 
lui  resta  fidèle  :  en  divisant  la  seule  puissance 
qui  pût  s'opposer  à  ses  desseins,  il  aurait  tiré 
d'immenses  avantages  du  malheur  même  de  son 
allié  \ 

Lorsqu'il  y  avait  quelques  disputes  dans  un 
État,  ils  jugeaient  d'abord  l'affaire  ;  et  par  là  ils 
étaient  sûrs  de  n'avoir  contre  eux  que  la  partie 
qu'ils  avaient  condamnée.  Si  c'étaient  des  princes 
du  même  sang  qui  se  disputaient  la  couronne,  ils 
les  déclaraient  quelquefois  tous  deux  rois^;  si 
l'un  d'eux  était  en  bas  âge^,  ils  décidaient  en  sa 
faveur,  et  ils  en  prenaient  la  tutelle,  comme  pro- 
tecteurs de  l'univers.  Car  ils  avaient  porté  les 
choses  au  point  que  les  peuples  et  les  rois  étaient 
leurs  sujets,  sans  savoir  précisément  par  quel 
titre  ;  étant  établi  que  c'était  assez  d'avoir  ouï 
parler  d'eux  pour  devoir  leur  être  soumis. 

Ils  ne  faisaient  jamais  de  guerres  éloignées  sans 
s'être  procuré  quelque  allié  auprès  de  l'ennemi 
qu'ils  attaquaient,  qui  pût  joindre  ses  troupes  à 
l'armée  qu'ils  envoyaient  ;  et,  comme  elle  n'était 
jamais  considérable  par  le  nombre,  ils  observaient 
toujours  d'en  tenir  une  autre  dans  la  pro\'ince  la 
plus  voisine  de  l'ennemi,  et  une  troisième  dans 
Rome,  toujours  prête  à  marcher''.  Ainsi  ils  n'expo- 
saient qu'une  très  petite  partie  de  leurs  forces, 

1  Jacques  II,  roi  d'Angleterre. 

2  Comme  il  arriva  à  Ariarathe  et  Holopheme,  en  Cappadoce. 
(Appien,  m  Syriac,  chap.  xlvii.) 

2  Pour  pouvoir  ruiner  la  Syrie  en  qualité  de  tuteurs,  ils  se 
déclarèrent  pour  le  fils  d'Antiochus,  encore  enfant,  contre 
Démétrius,  qui  était  chez  eux  en  otage,  et  qui  les  conjurait  de 
lui  rendre  justice,  disant  que  Rome  était  sa  mère,  et  les  séna- 
teurs ses  pères. 

■*  C'était  une  pratique  constante,  comme  on  peut  voir  par 
l'histoire. 


382    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

pendant  que  leur  ennemi  mettait  au  hasard  toutes 
les  siennes  \ 

Quelquefois  ils  abusaient  de  la  subtilité  des 
termes  de  leur  langue.  Ils  détruisirent  Carthagc, 
disant  qu'ils  avaient  promis  de  conserver  la  cité, 
et  non  pas  la  ville.  On  sait  comment  les  Étoliens, 
qui  s'étaient  abandonnés  à  leur  foi,  furent  trompés  : 
les  Romains  prétendirent  que  la  signification  de 
ces  mots,  s  abandonner  à  la  foi  d'un  ennemi, 
emportait  la  perte  de  toutes  sortes  de  choses,  des 
personnes,  des  terres,  des  villes,  des  temples  et 
des  sépultures  même. 

Ils  pouvaient  même  donner  à  un  traité  une 
interprétation  arbitraire  :  ainsi,  lorsqu'ils  voulurent 
abaisser  les  Rhodiens,  ils  dirent  qu'ils  ne  leur 
avaient  pas  donné  autrefois  la  Lycie  comme  pré- 
sent, mais  comme  amie  et  alliée. 

Lorsqu'un  de  leurs  généraux  faisait  la  paix 
pour  sauver  son  armée  prête  à  périr,  le  sénat, 
qui  ne  la  ratifiait  point,  profitait  de  cette  paix,  et 
continuait  la  guerre.  Ainsi,  quand  Jugurtha  eut 
enfermé  une  armée  romaine,  et  qu'il  l'eut  laissée 
aller  sous  la  foi  d'un  traité,  on  se  servit  contre 
lui  des  troupes  mêmes  qu'il  avait  sauvées  ;  et 
lorsque  les  Numantins  eurent  réduit  vingt  mille 
Romains,  prêts  à  mourir  de  faim,  à  demander  la 
paix,  cette  paix,  qui  avait  sauvé  tant  de  citoyens, 
fut  rompue  à  Rome,  et  l'on  éluda  la  foi  publique 
en  envoyant  le  consul  qui  l'avait  signée^. 

Quelquefois  ils  traitaient  de  la  paix  avec  un 
prince  sous  des  conditions  raisonnables  ;  et  lors- 
qu'il les  avait  exécutées,  ils  en  ajoutaient  de  telles 

1  Voy.  comme  ils  se  conduisirent  dans  la  gnerre  de  Macédoine. 

2  Ils  en  agirent  de  même  avec  les  Samnites,  les  Lusitaniens 
et  les  peuples  de  Corse.  Voy.,  sur  ces  derniers,  un  fragment  du 
liv.  I  de  Dion. 


DES   ROMAINS  383 

qu'il  était  forcé  de  recommencer  la  guerre.  Ainsi, 
quand  ils  se  furent  fait  livrer  par  Jugurtha  ses 
éléphants,  ses  chevaux,  ses  trésors,  ses  transfuges, 
ils  lui  demandèrent  de  livrer  sa  personne  ;  chose  qui, 
étant  pour  un  prince  le  dernier  des  malheurs,  ne 
peut  jamais  faire  une  condition  de  paix^ 

Enfin  ils  jugèrent  les  rois  pour  leurs  fautes 
et  leurs  crimes  particuliers.  Ils  écoutèrent  les 
plaintes  de  tous  ceux  qui  avaient  quelques  démêlés 
avec  Philippe  ;  ils  envoyèrent  des  députés  pour 
pourvoir  à  leur  sûreté  ;  et  ils  firent  accuser  Persée 
deva.nt  eux  pour  quelques  meurtres  et  quelques 
querelles  avec  des  cito^-ens  des  villes  alliées. 

Com.me  on  jugeait  de  la  gloire  d'un  général  par 
la  quantité  de  l'or  et  de  l'argent  qu'on  portait  à 
son  triomphe,  il  ne  laissait  rien  à  l'ennemi  vaincu. 
Rome  s'enrichissait  toujours,  et  chaque  guerre 
la  mettait  en  état  d'en  entreprendre  une  autre. 

Les  peuples  qui  étaient  amis  ou  alliés  se  rui- 
naient tous  par  les  présents  immenses  qu'ils  fai- 
saient pour  conserver  la  faveur,  ou  l'obtenir  plus 
grande;  et  la  moitié  de  l'argent  qui  fut  envoyé 
pour  ce  sujet  aux  Romains  aurait  suffi  pour  les 
vaincre  '. 

Maîtres  de  l'univers,  ils  s'en  attribuèrent  tous 
les  trésors  :  ravisseurs  moins  injustes  en  qualité 
de  conquérants  qu'en  qualité  de  législateurs. 
Ayant  su  que  Ptolomée,  roi  de  Chypre,  avait  des 
richesses  immenses,  ils  firent  une  loi,  sur  la  pro- 
position d'un  tribun,  par  laquelle  ils  se  donnèrent 

1  Ils  en  agirent  de  même  avec  Viriate  :  après  lui  avoir  fait 
rendre^  les  transfuges,  on  lui  demanda  qu'il  rendît  les  armes  ; 
à  quoi  ni  lui  ni  les  siens  ne  purent  consentir.  (Fragment  de 
Dion.) 

2  Les  présents  que  le  sénat  envoyait  aux  rois  n'étaient  que  des 
bagatelles,  comme  une  chaise  et  un  bâton  d'ivoire,  ou  quelque 
robe  de  magistratvure. 


384   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

l'hérédité  d'un  homme  vivant,  et  la  confiscation 
d'un  prince  alhé^ 

Bientôt  la  cupidité  des  particuliers  acheva  d'en- 
lever ce  qui  avait  échappé  à  l'avarice  publique. 
Les  magistrats  et  les  gouverneurs  vendaient  aux 
rois  leurs  injustices.  Deux  compétiteurs  se  ruinaient 
à  l'envi  pour  acheter  une  protection  toujours 
douteuse  contre  un  rival  qui  n'était  pas  entière- 
ment épuisé  :  car  on  n'avait,  pas  même  cette  jus- 
tice des  brigands,  qui  portent  une  certaine  pro- 
bité dans  l'exercice  du  crime.  Enfin  les  droits 
légitimes  ou  usurpés  ne  se  soutenant  que  par  de 
l'argent,  les  princes,  pour  en  avoir,  dépouillaient 
les  temples,  confisquaient  les  biens  des  plus  riches 
citoyens  :  on  faisait  mille  crimes  pour  donner  aux 
Romains  tout  l'argent  du  monde. 

Mais  rien  ne  servit  mieux  Rome  que  le  respect 
qu'elle  imprima  à  la  terre.  Elle  mit  d'abord  les 
rois  dans  le  silence,  et  les  rendit  comme  stupides. 
Il  ne  s'agissait  pas  du  degré  de  leur  puissance  ; 
mais  leur  personne  propre  était  attaquée.  Risquer 
une  guerre,  c'était  s'exposer  à  la  captivité,  à  la 
mort,  à  l'infamie  du  triomphe.  Ainsi  des  rois  qui 
vivaient  dans  le  faste  et  dans  les  délices  n'osaient 
jeter  des  regards  fixes  sur  le  peuple  romain  ;  et, 
perdant  le  courage,  ils  attendaient,  de  leur  patience 
et  de  leurs  bassesses,  quelque  délai  aux  misères 
dont  ils  étaient  menacés^. 

Remarquez,  je  vous  prie,  la  conduite  des  Ro- 
mains. Après  la  défaite  d'Antiochus,  ils  étaient 
maîtres  de  l'Afrique,  de  l'Asie  et  de  la  Grèce,  sans 
y  avoir  presque  de  villes  en  propre.  Il  semblait 

1  Florus,  liv.  ni,  chap.  ix. 

2  Ils  cachaient  autant  qu'ils  pouvaient  leur  puissance  et  leurs 
richesses  aux  Romains.  Voy.  là-dessus  un  fragment  du  liv.  I 
de  Dion. 


DES   ROMAINS  385 

qu'ils  ne  conquissent  que  pour  donner  ;  mais  ils 
restaient  si  bien  les  maîtres  que,  lorsqu'ils  faisaient 
la  guerre  à  quelque  prince,  ils  l'accablaient  pour 
ainsi  dire  du  poids  de  tout  l'univers. 

Il  n'était  pas  temps  encore  de  s'emparer  des 
pays  conquis.  S'ils  avaient  gardé  les  villes  prises 
à  Philippe,  ils  auraient  fait  ouvrir  les  yeux  aux 
Grecs  ;  si,  après  la  seconde  guerre  punique  ou 
celle  contre  Antiochus,  ils  avaient  pris  des  terres 
en  Afrique  ou  en  Asie,  ils  n'auraient  pu  conserver 
des  conquêtes  si  peu  solidement  établies  ^ 

Il  fallait  attendre  que  toutes  les  nations  fussent 
accoutumées  à  obéir,  comme  libres  et  comme  alliées, 
avant  de  leur  comimander  comme  sujettes,  et 
qu'elles  eussent  été  se  perdre  peu  à  peu  dans  la 
république  romaine. 

Voyez  le  traité  qu'ils  firent  avec  les  Latins 
après  la  victoire  du  lac  Régille-  :  il  fut  un  des 
principaux  fondements  de  leur  puissance.  On  n'y 
trouve  pas  un  seul  mot  qui  puisse  faire  soup- 
çonner l'empire. 

C'était  une  manière  lente  de  conquérir.  On 
vainquait  un  peuple,  et  on  se  contentait  de  l'affai- 
blir ;  on  lui  imposait  des  conditions  qui  le  minaient 
insensiblement  ;  s'il  se  relevait,  on  l'abaissait  en- 
core davantage  ;  et  il  devenait  sujet  sans  qu'on 
pût  donner  une  époque  de  sa  sujétion. 

Ainsi  Rome  n'était  pas  proprement  une  monar- 
chie ou  une  répubHque,  mais  la  tête  du  corps  formé 
par  tous  les  peuples  du  monde. 

Si  les  Espagnols,  après  la  conquête  du  Mexique 

^  Ils  n'osèrent  y  exposer  leurs  colonies  ;  ils  aimèrent  mieux 
mettre  une  jalousie  éternelle  entre  les  Carthaginois  et  IVIassi- 
nisse,  et  se  servir  du  secours  des  ims  et  des  autres  pour  sou- 
mettre la  Macédoine  et  la  Grèce. 

2  Denvs  d'Halicamasse  le  rapporte,  liv.  VI,  chap.  xcv,  édit. 
d'Oxford. 

13 


386  GRANDEUR   DES    ROMAINS 

et  du  Pérou,  avaient  suivi  ce  plan,  ils  n'auraient 
pas  été  obligés  de  tout  détruire  pour  tout  con- 
server. 

C'est  la  folie  des  conquérants  de  vouloir  donner 
à  tous  les  peuples  leurs  lois  et  leurs  coutumes  : 
cela  n'est  bon  à  rien  ;  car  dans  toute  sorte  de  gou- 
vernement on  est  capable  d'obéir. 

Mais  Rome  n'imposant  aucunes  lois  générales, 
les  peuples  n'avaient  point  entre  eux  de  liaisons 
dangereuses  ;  ils  ne  faisaient  un  corps  que  par  une 
obéissance  commune;  et,  sans  être  compatriotes, 
ils  étaient  tous  Romains. 

On  objectera  peut-être  que  les  empires  fondés 
sur  les  lois  des  fiefs  n'ont  jamais  été  durables  ni 
puissants.  Mais  il  n'y  a  rien  au  monde  de  si  con- 
tradictoire que  le  plan  de^  Romains  et  celui  des 
barbares  ;  et,  pour  n'en  dire  qu'un  mot,  le  premier 
était  l'ouvrage  de  la  force,  l'autre  de  la  faiblesse  ; 
dans  l'un,  la  sujétion  était  extrême  ;  dans  l'autre, 
l'indépendance.  Dans  les  pays  conquis  par  les 
nations  germaniques,  le  pouvoir  était  dans  la 
main  des  vassaux  ;  le  droit  seulement,  dans  la 
main  du  prince  :  c'était  tout  le  contraire  chez 
les  Romains. 


CHAPITRE  \1l 

Comment  Mitliridate  put  leur  résister. 

De  tous  les  rois  que  les  Romains  attaquèrent, 
Mithridate  seul  se  défendit  avec  courage,  et  les 
mit  en  péril. 

La  situation  de  ses  États  était  admirable  pour 
leur  faire  la  guerre.  Ils  touchaient  au  pays  inac- 
cessible du  Caucase,  rempli  de  nations  féroces  dont 
on  pouvait  se  servir  ;  de  là  ils  s'étendaient  sur  la 
mer  du  Pont  :  Mithridate  la  couvrait  de  ses 
vaisseaux,  et  allait  continuellement  acheter  de 
nouvelles  armées  de  Scythes  ;  l'Asie  était  ouverte 
à  ses  invasions  ;  il  était  riche  parce  que  ses  villes 
sur  le  Pont-Euxin  faisaient  un  commerce  avanta- 
geux avec  des  nations  moins  industrieuses  qu'elles. 

Les  proscriptions,  dont  la  coutume  commença 
dans  ces  temps-là,  obligèrent  plusieurs  Romains 
de  quitter  leur  patrie.  Mithridate  les  reçut  à  bras 
ouverts  ;  il  forma  des  légions,  où  il  les  fît  entrer, 
qui  furent  ses  meilleures  troupes  ^ 

D'un  autre  côté,  Rome,  travaillée  par  ses  dis- 
sensions civiles,  occupée  de  maux  plus  pressants, 

1  Frontin,  Stratagèmes,  liv.  II,  chap.  m,  §  15,  dit  qu'Arché- 
laiis,  lieutenant  de  Mithridate,  combattant  contre  Sylla,  mit  au 
premier  rang  ses  chariots  à  faux  ;  au  second,  sa  phalange  ;  au 
troisième,  les  auxiliaires  armés  à  la  romaine  :  «  Mixtis  fugitivis 
Italiaî,  quorum  pervicaciœ  multum  fidebat.  *  Mithridate  fit  même 
ime  alliance  avec  Sertorius.  Voy.  aussi  Plutarque,  V'ie  de  LucuUus. 


388   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

négligea  les  affaires  d'Asie,  et  laissa  Mithridate 
suivre  ses  victoires,  ou  respirer  après  ses  défaites. 

Rien  n'avait  plus  perdu  la  plupart  des  rois  que 
le  désir  manifeste  qu'ils  témoignaient  de  la  paix  ; 
ils  avaient  détourné  par  là  tous  les  autres  peuples 
de  partager  avec  eux  un  péril  dont  ils  voulaient 
tant  sortir  eux-mêmes.  Mais  Mithridate  fit  d'abord 
sentir  à  toute  la  terre  qu'il  était  l'ennemi  des  Ro- 
mains, et  qu'il  le  serait  toujours. 

Enfin  les  villes  de  Grèce  et  d'Asie,  voyant  que 
le  joug  des  Romains  s'appesantissait  tous  les  jours 
sur  elles,  mirent  leur  confiance  dans  ce  roi  barbare, 
qui  les  appelait  à  la  liberté. 

Cette  disposition  des  choses  produisit  trois 
grandes  guerres,  qui  forment  un  des  beaux  mor- 
ceaux de  l'histoire  romaine;  parce  qu'on  n'y 
voit  pas  des  princes  déjà  vaincus  par  les  délices  et 
l'orgueil,  comme  Antiochus  et  Tigrane,  ou  par  la 
crainte,  comme  Philippe,  Persée  et  Jugurtha,  mais 
un  roi  magnanime  qui,  dans  les  adversités,  tel 
qu'un  lion  qui  regarde  ses  blessures,  n'en  était 
que  plus  indigné. 

Elles  sont  singulières,  parce  que  les  révolutions 
y  sont  continuelles  et  toujours  inopinées  ;  car,  si 
Mithridate  pouvait  aisément  réparer  ses  armées, 
il  arrivait  aussi  que,  dans  les  revers,  où  l'on  a 
plus  besoin  d'obéissance  et  de  discipline,  ses  troupes 
barbares  l'abandonnaient  ;  s'il  avait  l'art  de  solli- 
citer les  peuples,  et  de  faire  révolter  les  villes, 
il  éprouvait  à  son  tour  des  perfidies  de  la  part  de 
ses  capitaines,  de  ses  enfants  et  de  ses  femmes; 
enfin,  s'il  eut  affaire  à  des  généraux  romains  mal- 
habiles, on  envoya  contre  lui,  en  divers  temps, 
Sylla,  Lucullus  et  Pompée. 

Ce  prince,  après  avoir  battu  les  généraux  ro- 
mains, et  fait  la  conquête  de  l'Asie,  de  la  Macé- 


DES   ROMAINS  389 

doine  et  de  la  Grèce,  ayant  été  vaincu  à  son  tour 
par  Sylla,  réduit,  par  un  traité,  à  ses  anciennes 
limites,  fatigué  par  les  généraux  romains,  devenu 
encore  une  fois  leur  vainqueur  et  le  conquérant 
de  l'Asie,  chassé  par  Lucullus,  suivi  dans  son  propre 
pays,  fut  obligé  de  se  retirer  chez  Tigrane  ;  et,  le 
voyant  perdu  sans  ressource  après  sa  défaite, 
ne  comptant  plus  que  sur  lui-même,  il  se  réfugia 
dans  ses  propres  États,  et  s'y  rétablit. 

Pompée  succéda  à  Lucullus,  et  Mithridate  en 
fut  accablé  :  il  fuit  de  ses  Etats  et,  passant  l'Araxe, 
il  marcha  de  péril  en  péril  par  le  pays  des  Laziens  ; 
et,  ramassant  dans  son  chemin  ce  qu'il  trouva 
de  barbares,  il  parut  'dans  le  Bosphore,  devant 
son  fils  Maccharès,  qui  avait  fait  sa  paix  avec  les 
Romains  \ 

Dans  l'abîme  où  il  était,  il  forma  le  dessein  de 
porter  la  guerre  en  Italie,  et  d'aller  à  Rome  avec  les 
mêmes  nations  qui  l'asservirent  quelques  siècles 
après,  et  par  le  même  chemin  qu'elles  tinrent  ^. 

Trahi  par  Pharnace,  un  autre  de  ses  fils,  et  par 
une  armée  effrayée  de  la  grandeur  de  ses  entreprises 
et  des  hasards  qu'il  allait  chercher,  il  mourut  en  roi. 

Ce  fut  alors  que  Pompée,  dans  la  rapidité  de  ses 
victoires,  acheva  le  pompeux  ouvrage  de  la  gran- 
deur de  Rome.  Il  unit  au  corps  de  son  empire  des 
pays  infinis  :  ce  qui  servit  plus  au"  spectacle  de  la 
magnificence  romaine  qu'à  sa  vraie  puissance  ;  et, 
quoiqu'il  parût  par  les  écriteaux  portés  à  son 
triomphe  qu'il  avait  augmenté  le  revenu  du  fisc 
de  plus  d'un  tiers,  le  pouvoir  n'augmenta  pas,  et 
la  liberté  publique  n'en  fut  que  plus  exposée  ^. 

^  Mithridate  l'avait  fait  roi  du  Bosphore.  Sur  la  nouvelle  de 
l'arrivée  de  son  père,  il  se  donna  la  mort. 

2  Voy.  Appien,  De  hello  Mithridatico,  chap.  cix. 

2  Voy.  Piutarque,  dans  la  Vie  de  Pompée  ;  et  Zonaras,  liv.  IL 


CHAPITRE  VIII 

Des  divisions  qui  furent  toujours  dans  la  ville. 

Pendant  que  Rome  conquérait  l'univers,  il  y 
avait  dans  ses  murailles  une  g^uerre  cachée  :  c'étaient 
des  feux  comme  ceux  de  ces  volcans  qui  sortent 
sitôt  que  quelque  matière  vient  en  augmenter  la 
fermentation. 

Après  l'expulsion  des  rois,  le  gouvernement  était 
devenu  aristocratique  :  les  familles  patriciennes 
obtenaient  seules  toutes  les  magistratures,  toutes 
les  dignités  ^  et  par  conséquent  tous  les  honneurs 
mihtaires  et  civils^. 

Les  patriciens  voulant  empêcher  le  retour  des 
rois  cherchèrent  à  augmenter  le  mouvement  qui 
était  dans  l'esprit  du  peuple  ;  mais  ils  firent  plus 
qu'ils  ne  voulurent  :  à  force  de  lui  donner  de  la 
haine  pour  les  rois,  ils  lui  donnèrent  un  désir  im- 
modéré de  la  liberté.  Comme  l'autorité  royale  avait 
passé  tout  entière  entre  les  mains  des  consuls,  le 
peuple  sentit  que  cette  liberté  dont  on  voulait 
lui  donner  tant  d'amour,  il  ne  l'avait  pas  :  il  chercha 

1  Les  patriciens  avaient  même  en  quelque  façon  un  caractère 
sacré  ;  il  n'y  avait  qu'eux  qui  pussent  prendre  les  auspices.  Voyez 
dans  Tite-Live,  liv.  VI,  chap.  xl  et  suiv.,  la  harangue  d'Appius 
Claudius. 

2  Par  exemple,  il  n'y  avait  qu'eux  qui  pussent  triompher, 
puisqu'il  n'y  avait  qu'eux  qui  pussent  être  consuls  et  commander 
les  armées. 


GRANDEUR  DES   RO:^IAINS  391 

donc  à  abaisser  le  consulat,  à  vouloir  des  magistrats 
plébéiens,  et  à  partager  avec  les  nobles  les  magis- 
tratures curules.  Les  patriciens  furent  forcés  de  lui 
accorder  tout  ce  qu'il  demanda  ;  car,  dans  une  ville 
où  la  pauvreté  était  la  vertu  publique,  où  les  ri- 
chesses, cette  voie  sourde  pour  acquérir  la  puissance, 
étaient  méprisées,  la  naissance  et  les  dignités  ne 
pouvaient  pas  donner  de  grands  avantages.  La 
puissance  devait  donc  revenir  au  plus  grand  nom- 
bre, et  l'aristocratie  se  changer  peu  à  peu  en  un 
État  populaire. 

Ceux  qui  obéissent  à  un  roi  sont  moins  tour- 
mentés d'envie  et  de  jalousie  que  ceux  qui  vivent 
dans  une  aristocratie  héréditaire.  Le  prince  est  si 
loin  de  ses  sujets  qu'il  n'en  est  presque  pas  \ti  ;  et 
il  est  si  fort  au-dessus  d'eux  qu'ils  ne  peuvent  im^a- 
giner  aucun  rapport  qui  puisse  les  choquer  ;  mais 
les  nobles  qui  gouvernent  sont  sous  les  yeux  de 
tous,  et  ne  sont  pas  si  élevés  que  des  comparaisons 
odieuses  ne  se  fassent  sans  cesse  :  aussi  a-t-on  vu  de 
tout  temps,  et  le  voit-on  encore,  le  peuple  détester 
les  sénateurs.  Les  républiques,  où  la  naissance  ne 
donne  aucune  part  au  gouvernement,  sont  à  cet 
égard  les  plus  heureuses  ;  car  le  peuple  peut  moins 
envier  une  autorité  qu'il  donne  à  qui  il  veut,  et  qu'il 
reprend  à  sa  fantaisie. 

Le  peuple,  mécontent  des  patriciens,  se  retira 
sur  le  mont  Sacré  :  on  lui  envoya  des  députés  qui 
l'apaisèrent  ;  et  comme  chacun  se  promit  secours 
l'un  à  l'autre  en  cas  que  les  patriciens  ne 
tinssent  pas  les  paroles  données  ^  ce  qui  eût 
causé  à  tous  les  instants  des  séditions,  et  aurait 
troublé  toutes  les  fonctions  des  magistrats,  on 
jugea  qu'il  valait  mieux  créer  une  magistrature  qui 

1  Zonaras,  liv.  II. 


392   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

pût  empêcher  les  injustices  faites  à  un  plébéien  ^ 
Mais,  par  une  maladie  éternelle  des  hommes,  les 
plébéiens,  qui  avaient  obtenu  des  tribuns  pour  se 
défendre,  s'en  servirent  pour  attaquer  ;  ils  enlevè- 
rent peu  à  peu  toutes  les  prérogatives  des  patri- 
ciens :  cela  produisit  des  contestations  continuelles. 
Le  peuple  était  soutenu,  ou  plutôt  animé  par  ses 
tribuns,  et  les  patriciens  étaient  défendus  par  le 
sénat,  qui  était  presque  tout  composé  de  patriciens, 
qui  était  plus  porté  pour  les  maximes  anciennes, 
et  qui  craignait  que  la  populace  n'élevât  à  la  tyran- 
nie quelque  tribun. 

Le  peuple  employait  pour  lui  ses  propres  forces, 
et  sa  supériorité  dans  les  suffrages,  ses  refus  d'aller 
à  la  guerre,  ses  menaces  de  se  retirer,  la  partialité 
de  ses  lois,  enfin  ses  jugements  contre  ceux  qui  lui 
avaient  fait  trop  de  résistance.  Le  sénat  se  défendait 
par  sa  sagesse,  sa  justice  et  l'amour  qu'il  inspirait 
pour  la  patrie  ;  par  ses  bienfaits,  et  une  sage  dis- 
pensation  des  trésors  de  la  république  ;  par  le  respect 
que  le  peuple  avait  pour  la  gloire  des  principales 
familles  et  la  vertu  des  grands  personnages  ^  ;  par 
la  religion  même,  les  institutions  anciennes,  et  la 
suppression  des  jours  d'assemblée,  sous  prétexte  que 
les  auspices  n'avaient  pas  été  favorables  ;  par  les 
clients;  par  l'opposition  d'un  tribun  à  un  autre; 
par  la  création  d'un  dictateur  ^  les  occupations 

1  Origine  des  tribuns  du  peuple. 

^  Le  peuple,  qui  aimait  la  gloire,  composé  de  gens  qui  avaient 
passé  leur  vie  à  la  guerre,  ne  pouvait  refuser  ses  suffrages  à  un 
grand  homme  sous  lequel  il  avait  combattu.  Il  obtenait  le  droit 
d'élire  des  plébéiens,  et  il  élisait  des  patriciens.  Il  fut  obligé  de 
se  lier  les  mains,  en  établissant  qu'il  y  aurait  toujours  un  consul 
plébéien  :  aussi  les  familles  plébéiennes  qui  entrèrent  dans  les 
charges  y  furent-elles  ensuite  continuellement  portées  ;  et 
quand  le  peuple  éleva  aux  honneurs  quelque  homme  de  néant, 
comme  Varron  et  Marius,  ce  fut  une  espèce  de  victoire  qu'il 
remporta  sur  lui-même. 

3  Les  patriciens,  pour  se  défendre,  avaient  coutmne  de  créer 


DES   ROMAINS  393 

d'une  nouvelle  guerre,  ou  les  malheurs  qui  réunis- 
saient tous  les  intérêts  ;  enfin  par  une  condescen- 
dance paternelle  à  accorder  au  peuple  une  partie  de 
ses  demandes  pour  lui  faire  abandonner  les  autres, 
et  cette  maxime  constante  de  préférer  la  conserva- 
tion de  la  république  aux  prérogatives  de  quelque 
ordre  ou  de  quelque  magistrature  que  ce  fût. 

Dans  la  suite  des  temps,  lorsque  les  plébéiens 
eurent  tellement  abaissé  les  patriciens  que  cette 
distinction  de  familles  devint  vaine  ^  et  que  les  unes 
et  les  autres  furent  indifféremment  élevées  aux 
honneurs,  il  y  eut  de  nouvelles  disputes  entre  le 
bas  peuple,  agité  par  ses  tribuns,  et  les  principales 
familles  patriciennes  ou  plébéiennes,  qu'on  appela 
les  nobles,  et  qui  avaient  pour  elles  le  sénat  qui  en 
était  composé.  Mais,  comme  les  mœurs  anciennes 
n'étaient  plus,  que  des  particuliers  avaient  des 
richesses  immenses,  et  qu'il  est  impossible  que  les 
richesses  ne  donnent  du  pouvoir,  les  nobles  résis- 
tèrent avec  plus  de  force  que  les  patriciens  n'avaient 
fait  :  ce  qui  fut  cause  de  la  mort  des  Gracches  et  de 
plusieurs  de  ceux  qui  travaillèrent  sur  leur  plan  ^. 

Il  faut  que  je  parle  d'une  magistrature  qui  con- 
tribua beaucoup  à  maintenir  le  gouvernement  de 
Rome  :  ce  fut  celle  des  censeurs.  Ils  faisaient  le 
dénombrement  du  peuple  ;  et  de  plus,  comme  la 
force  de  la  république  consistait  dans  la  discipline, 
l'austérité  des  mœurs  et  l'observation  constante  de 
certaines  coutumes,  ils  corrigeaient  les  abus  que  la 

un  dictateur  ;  ce  qui  leiur  réussissait  admirablement  bien  :  mais 
les  plébéiens,  ayant  obtenu  de  pouvoir  être  élus  consuls,  purent 
aussi  être  élus  dictateurs  :  ce  qvii  déconcerta  les  patriciens.  Voyez 
dans  Tite-Live,  liv.  VIII,  chap.  xii,  comment  Publilius  Philo 
les  abaissa  dans  sa  dictature  :  il  fit  trois  lois  qui  leiir  furent  très 
préjudiciables. 

1  Les  patriciens  ne  conservèrent  que  quelques  sacerdoces,  et 
le  droit  de  créer  un  magistrat  qu'on  appelait  entre-roi. 

2  Comme  Satuminus  et  Glaucias. 

13  « 


394   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

loi  n'avait  pas  prévus,  ou  que  le  magistrat  ordinaire 
ne  pouvait  pas  punir  \  Il  y  a  de  mauvais  exemples 
qui  sont  pires  que  les  crimes  ;  et  plus  d'États  ont 
péri  parce  qu'on  a  violé  les  mœurs  que  parce  qu'on 
a  violé  les  lois.  A  Rome,  tout  ce  qui  pouvait  intro- 
duire des  nouveautés  dangereuses,  changer  le  cœur 
ou  l'esprit  du  citoyen,  et  en  empêcher,  si  j'ose  me 
servir  de  ce  terme,  la  perpétuité,  les  désordres 
domestiques  ou  publics,  étaient  réformés  par  les 
censeurs  :  ils  pouvaient  chasser  du  sénat  qui  ils 
voulaient,  ôter  à  un  chevalier  le  cheval  qui  lui  était 
entretenu  par  le  public,  mettre  un  citoyen  dans  une 
autre  tribu,  et  même  parmi  ceux  qui  payaient  les 
charges  de  la  \àlle  sans  avoir  part  à  ses  privi- 
lèges ^. 

M.  Livius  nota  le  peuple  même  ;  et  de  trente-cinq 
tribus  il  en  mit  trente-quatre  au  rang  de  ceux  qui 
n'avaient  point  de  part  aux  privilèges  de  la  ville  ^ 
«  Cai-,  disait-il,  après  m'avoir  condamné  vous  m'avez 
fait  consul  et  censeur  :  il  faut  donc  que  vous 
ayez  prévariqué  une  fois  en  m 'infligeant  une  peine, 
ou  deux  fois,  en  me  créant  consul,  et  ensuite  cen- 
seur. » 

M.  Duronius,  tribun  du  peuple,  fut  chassé  du 
sénat  par  les  censeurs,  parce  que  pendant  sa  magis- 
trature il  avait  abrogé  la  loi  qui  bornait  les  dépenses 
des  festins  "*. 

C'était  une  institution  bien  sage.  Ils  ne  pouvaient 
ôter  à  personne  une  magistrature,  parce  que  cela 

1  On  peut  voir  comme  ils  dégradèrent  ceux  qiu,  après  la 
bataille  de  Cannes,  avaient  été  d'avis  d'abandonner  l'Italie  ; 
ceux  qui  s'étaient  rendus  à  Annibal  ;  ceux  qui,  par  une  mauvaise 
interprétation,  lui  avaient  manqué  de  parole. 

2  Cela  s'appelait  «  ^Erarium  aliquem  facere,  aut  in  coeritum 
tabulas  referre.  »  On  était  mis  hors  de  sa  centurie,  et  on  n'avait 
plus  le  droit  de  suffrage. 

2  Tite-Live,  liv.  XXIX,  chap.  xxxvii. 
^  Valère-Maxime,  liv.  II,  chap.  iv,  §  6. 


DES  ROMAINS  395 

aurait  troublé  l'exercice  de  la  puissance  publique  ^  ; 
mais  ils  faisaient  déchoir  de  l'ordre  et  du  rang,  et 
ils  privaient  pour  ainsi  dire  un  citoyen  de  sa  noblesse 
particulière. 

Servius  Tullius  avait  fait  la  fameuse  di\àsion  par 
centuries  que  Tite-Live^  et  Denys  d'Halicarnasse" 
nous  ont  si  bien  expliquée.  Il  avait  distribué  cent 
quatre-vingt-treize  centuries  en  six  classes,  et  mis 
tout  le  bas  peuple  dans  la  dernière  centurie,  qui 
formait  seule  la  sixième  classe.  On  voit  que  cette 
disposition  excluait  le  bas  peuple  du  suffrage,  non 
pas  de  droit,  mais  de  fait.  Dans  la  suite  on  régla 
qu'excepté  dans  quelques  cas  particuliers  on  sui- 
vrait dans  les  suffrages  la  division  par  tribus.  Il  y  en 
avait  trente-cinq  qui  donnaient  chacune  leur  voix, 
quatre  de  la  ville  et  trente  et  une  de  la  campagne. 
Les  principaux  citoyens,  tous  laboureurs,  entrè- 
rent naturellement  dans  les  tribus  de  la  campagne  ; 
et  celles  de  la  ville  reçurent  le  bas  peuple  ^  qui,  y 
étant  enfermé,  influait  très  peu  dans  les  affaires  ; 
et  cela  était  regardé  comme  le  salut  de  la  répu- 
bHque.  Et  quand  Fabius  remit  dans  les  quatre  tribus 
de  la  ville  le  menu  peuple  qu'Appius  Claudius  avait 
répandu  dans  toutes,  il  en  acquit  le  surnom  de  très 
grande  Les  censeurs  jetaient  les  yeux  tous  les  cinq 
ans  sur  la  situation  actuelle  de  la  république,  et 
distribuaient  de  manière  le  peuple  dans  ses  diverses 
tribus,  que  les  tribuns  et  les  ambitieux  ne  pussent 
pas  se  rendre  maîtres  des  suffrages,  et  que  le  peuple 
même  ne  pût  pas  abuser  de  son  pouvoir. 

Le  gouvernement  de  Rome  fut  admirable  en  ce 
que  depuis  sa  naissance  sa  constitution  se  trouva 

1  La  dignité  de  sénateur  n'était  pas  une  magistrature. 

2  Liv.  I,  chap.  xliii. 

3  Liv.  IV,  art.  15  et  suiv. 

4  Appelé  «  turba  forensis  ». 

5  Voy.  Tite-Live,  liv.  IX,  chap.  xlvi. 


396  GRANDEUR  DES   ROMAINS 

telle,  soit  par  l'esprit  du  peuple,  la  force  du  sénat 
ou  l'autorité  de  certains  magistrats,  que  tout  abus 
du  pouvoir  y  pût  toujours  être  corrigé. 

Cartilage  périt,  parce  que,  lorsqu'il  fallut  retran- 
cher les  abus,  elle  ne  put  souffrir  la  main  de  son 
Annibal  même.  Athènes  tomba  parce  que  ses  erreurs 
lui  parurent  si  douces  qu'elle  ne  voulut  pas  en 
guérir.  Et  parmi  nous  les  républiques  d'Italie,  qui 
se  vantent  de  la  perpétuité  de  leur  gouvernement, 
ne  doivent  se  vanter  que  de  la  perpétuité  de  leurs 
abus  :  aussi  n'ont-elles  pas  plus  de  liberté  que  Rome 
n'en  eut  du  temps  des  décemvirs\ 

Le  gouvernement  d'Angleterre  est  plus  sage, 
parce  qu'il  y  a  un  corps  qui  l'examine  continuelle- 
ment, et  qui  s'examine  continuellement  lui-même  ; 
et  telles  sont  ses  erreurs  qu'elles  ne  sont  jamais 
longues,  et  que,  par  l'esprit  d'attention  qu'elles 
donnent  à  la  nation,  elles  sont  souvent  utiles. 

En  un  mot,  un  gouvernement  libre,  c'est-à-dire 
toujours  agité,  ne  saurait  se  maintenir  s'il  n'est  par 
ses  propres  lois  capable  de  correction. 

1  Ni  même  plus  de  puissance. 


CHAPITRE   IX 

Deux  causes  de  la  perte  de  Rome. 

Lorsque  la  domination  de  Rome  était  bornée 
dans  l'Italie,  la  république  pouvait  facilement  sub- 
sister. Tout  soldat  était  également  citoyen  ;  chaque 
consul  levait  une  armée  ;  et  d'autres  citoyens  allaient 
à  la  guerre  sous  celui  qui  succédait.  Le  nombre 
de  troupes  n'étant  pas  excessif,  on  avait  attention 
à  ne  recevoir  dans  la  milice  que  des  gens  qui  eussent 
assez  de  bien  pour  avoir  intérêt  à  la  conservation  de 
la  ville  \  Enfin  le  sénat  voyait  de  près  la  conduite 
des  généraux  et  leur  ôtait  la  pensée  de  rien  faire 
contre  leur  devoir. 

Mais  lorsque  les  légions  passèrent  les  Alpes  et  la 
mer,  les  gens  de  guerre,  qu'on  était  obligé  de  laisser 
pendant  plusieurs  campagnes  dans  les  pays  que  l'on 
soumettait,  perdirent  peu  à  peu  l'esprit  de  citoyens  ; 

^  I.es  affranchis  et  ceux  qu'on  appelait  <  capite  censi  »,  parce 
que,  ayant  très  peu  de  bien,  ils  n'étaient  taxés  que  pour  leur 
tête,  ne  furent  point  d'abord  enrôlés  dans  la  milice  de  terre, 
excepté  dans  les  cas  pressants.  Servius  TuUius  les  avait  mis  dans 
la  sixième  classe,  et  on  ne  prenait  des  soldats  que  dans  les  cinq 
premières.  Mais  Marins,  partant  contre  Jugurtha,  enrôla  indiffé- 
remment tout  le  monde.  <s  Milites  scribere,  dit  Salluste,  non  more 
majorum,  neque  classibus,  sed  uti  cujusque  libido  erat,  capite 
censos  plerosque.  i  {De  bello  JuguHh.,  chap.  lxxxvi.)  Remarquez 
que,  dans  la  division  par  tribus,  ceux  qui  étaient  dans  les  quatre 
tribus  de  la  ville  étaient  à  peu  près  les  mêmes  que  ceux  qui,  dans 
la  division  par  centuries,  étaient  dans  la  sixième  classe. 


398   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

et  les  généraux,  qui  disposèrent  des  armées  et  des 
royaumes,  sentirent  leur  force,  et  ne  purent  plus 
obéir. 

Les  soldats  commencèrent  donc  à  ne  recon- 
naître que  leur  général,  à  fonder  sur  lui  toutes  leurs 
espérances,  et  ?.  voir  de  plus  loin  la  ville.  Ce  ne 
furent  plus  les  soldats  de  la  république,  mais  de 
S^^lla,  de  Marins,  de  Pompée,  de  César.  Rome  ne 
put  plus  savoir  si  celui  qui  était  à  la  tête  d'une 
armée  dans  une  province  était  son  général  ou  son 
ennemi. 

Tandis  que  le  peuple  de  Rome  ne  fut  corrompu 
que  par  ses  tribuns,  à  qui  il  ne  pouvait  accorder 
que  sa  puissance  même,  le  sénat  put  aisément  se 
défendre,  parce  qu'il  agissait  constamment,  au  lieu 
que  la  populace  passait  sans  cesse  de  l'extrémité 
de  la  fougue  à  l'extrémité  de  la  faiblesse.  Mais 
quand  le  peuple  put  donner  à  ses  favoris  une  for- 
midable autorité  au  dehors,  toute  la  sagesse  du  sénat 
devint  inutile,  et  la  république  fut  perdue. 

Ce  qui  fait  que  les  États  libres  durent  moins  que 
les  autres,  c'est  que  les  malheurs  et  les  succès  qui 
leur  arrivent  leur  font  presque  toujours  perdre  la 
liberté  ;  au  lieu  que  les  succès  et  les  malheurs  d'un 
État  où  le  peuple  est  soumis  confirment  également 
sa  servitude.  Une  république  sage  ne  doit  rien 
hasarder  qui  l'expose  à  la  bonne  ou  à  la  mauvaise 
fortune  :  le  seul  bien  auquel  elle  doit  aspirer,  c'est 
à  la  perpétuité  de  son  État. 

Si  la  grandeur  de  l'empire  perdit  la  république, 
la  grandeur  de  la  ville  ne  la  perdit  pas  moins. 

Rome  avait  soumis  tout  l'univers  avec  le  secours 
des  peuples  d'Italie,  auxquels  elle  avait  donné  en 
différents  temps  divers  privilèges  ^  La  plupart  de  ces 

^  Jus  Latii,  jus  Italicum. 


DES   ROIVL\INS 


399 


peuples  ne  s'étaient  pas  d'abord  fort  souciés  du 
droit  de  bourgeoisie  chez  les  Romains  ;  et  quelques- 
uns  aimèrent  mieux  garder  leurs  usages  ^  Mais 
lorsque  ce  droit  fut  celui  de  la  souveraineté  univer- 
selle, qu'on  ne  fut  rien  dans  le  monde  si  l'on  n'était 
citoyen  romain,  et  qu'avec  ce  titre  on  était  tout, 
les  peuples  d'Italie  résolurent  de  périr  ou  d'être 
Romains;  ne  pouvant  en  venir  à  bout  par  leurs 
brigues  et  par  leurs  prières,  ils  prirent  la  voie  des 
armes  ;  ils  se  révoltèrent  dans  tout  ce  côté  qui 
regarde  la  mer  Ionienne  ;  les  autres  alliés  allaient 
les  suivre^.  Rome,  obligée  de  combattre  contre 
ceux  qui  étaient  pour  ainsi  dire  les  mains  avec 
lesquelles  elle  enchaînait  l'univers,  était  perdue  ; 
elle  allait  être  réduite  à  ses  murailles  :  elle  accorda 
ce  droit  tant  désiré  aux  alliés  qui  n'avaient  pas 
encore  cessé  d'être  fidèles  ^  ;  et  peu  à  peu  elle  l'ac- 
corda à  tous. 

Pour  lors  Rome  ne  fut  plus  cette  ville  dont  le 
peuple  n'avait  eu  qu'un  même  esprit,  un  même 
amour  pour  la  liberté,  une  même  haine  pour  la 
tyrannie,  où  cette  jalousie  du  pouvoir  du  sénat  et 
des  prérogatives  des  grands,  toujours  mêlée  de 
respect,  n'était  qu'un  amour  de  l'égalité.  Les  peu- 
ples d'Itahe  étant  devenus  ses  citoyens,  chaque  ville 
y  apporta  son  génie,  ses  intérêts  particuliers,  et 

1  Les  Èques  disaient  dans  leurs  assemblées  :  «  Ceux  qui  ont 
pu  choisir  ont  préféré  leurs  lois  au  droit  de  la  cité  romaine,  qui 
a  été  une  peine  nécessaire  pour  ceux  qui  n'ont  pu  s'en  défendre.  > 
(Tite-Live,  liv.  IX,  chap.  xlv.) 

2  Les  Ausculans,  les  Marses,  les  Vestins,  les  Marrucins,  les 
Férentans,  les  Hirpins,  les  Pompéians,  les  Vénusiens,  les  Japygcs, 
les  Lucaniens,  les  Samnites,  et  autres.  (Appien,  De  la  guerre 
civile,  liv.  I,  chap.  xxxix.) 

3  Les  Toscans,  les  Ombriens,  les  Latins.  Cela  porta  quelques 
peuples  à  se  soumettre  ;  et  comme  on  les  fit  aussi  citoyens, 
d'autres  posèrent  encore  les  armes  ;  et  enfin  il  ne  resta  que  les 
Saniinites,  qui  furent  exterminés. 


400    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

sa  dépendance  de  quelque  grand  protecteur  ^  La 
ville  déchirée  ne  forma  plus  un  tout  ensemble  ;  et 
comme  on  n'en  était  citoyen  que  par  une  espèce  de 
fiction,  qu'on  n'avait  plus  les  mêmes  magistrats, 
les  mêmes  murailles,  les  mêmes  dieux,  les  mêmes 
temples,  les  mêmes  sépultures,  on  ne  vit  plus  Rome 
des  mêmes  yeux,  on  n'eut  plus  le  même  amour 
pour  la  patrie,  et  les  sentiments  romains  ne  furent 
plus. 

Les  ambitieux  firent  venir  à  Rome  des  villes  et 
des  nations  entières  pour  troubler  les  suffrages,  ou 
se  les  faire  donner  ;  les  assemblées  furent  de  véri- 
tables conjurations  ;  on  appela  coinices  une  troupe 
de  quelques  séditieux  ;  l'autorité  du  peuple,  ses  lois, 
lui-même,  devinrent  des  choses  chimériques  ;  et 
l'anarchie  fut  telle  qu'on  ne  put  plus  savoir  si  le 
peuple  avait  fait  une  ordonnance,  ou  s'il  ne  l'avait 
point  faite  ^ 

On  n'entend  parler  dans  les  auteurs  que  des 
divisions  qui  perdirent  Rome  ;  mais  on  ne  voit  pas 
que  ces  divisions  y  étaient  nécessaires,  qu'elles  y 
avaient  toujours  été,  et  qu'elles  y  devaient  toujours 
être.  Ce  fut  uniquement  la  grandeur  de  la  répu- 
bhque  qui  fit  le  mal,  et  qui  changea  en  guerres  civiles 
les  tumultes  populaires.  Il  fallait  bien  qu'il  y  eût 
à  Rome  des  divisions  :  et  ces  guerriers  si  fiers,  si 
audacieux,  si  terribles  au  dehors,  ne  pouvaient  pas 
être  bien  modérés  au  dedans.  Demander,  dans  un 
État  libre,  des  gens  hardis  dans  la  guerre,  et  timides 
dans  la  paix,  c'est  vouloir  des  choses  impossibles  ; 
et,  pour  régie  générale,  toutes  les  fois  qu'on  verra 
tout  le  monde  tranquille  dans  un  État  qui  se  donne 

1  Qu'on  s'imagine  cette  tête  monstrueuse  des  peuples  d'Italie, 
qui,  par  le  suffrage  de  chaque  homme,  conduisait  le  reste  du 
monde. 

-  Voy.  les  Lettres  de  Cicéron  à  Aiticus,  liv.  IV,  lettre  xviii. 


DES   ROIMAINS  401 

le  nom  de  république,  on  peut  être  assuré  que  la 
liberté  n'y  est  pas. 

Ce  qu'on  appelle  union,  dans  un  corps  politique, 
est  une  chose  très  équivoque  ;  la  vraie  est  une  union 
d'harmonie,  qui  fait  que  toutes  les  parties,  quelque 
opposées  qu'elles  nous  paraissent,  concourent  au 
bien  général  de  la  société,  comme  des  dissonances 
dans  la  musique  concourent  à  l'accord  total.  Il 
peut  y  avoir  de  l'union  dans  un  État  où  l'on  ne 
croit  voir  que  du  trouble,  c'est-à-dire  une  harmonie 
d'où  résulte  le  bonheur,  qui  seul  est  la  vraie  paix. 
Il  en  est  comme  des  parties  de  cet  univers,  éternelle- 
ment liées  par  l'action  des  unes  et  la  réaction  des 
autres. 

Mais,  dans  l'accord  du  despotisme  asiatique, 
c'est-à-dire  de  tout  gouvernement  qui  n'est  pas 
modéré,  il  y  a  toujours  une  division  réelle.  Le 
laboureur,  l'homme  de  guerre,  le  négociant,  le  magis- 
trat, le  noble,  ne  sont  joints  que  parce  que  les  uns 
oppriment  les  autres  sans  résistance  ;  et  si  l'on 
y  voit  de  l'union,  ce  ne  sont  pas  des  citoyens  qui 
sont  unis,  mais  des  corps  morts  ensevelis  les  uns 
auprès  des  autres. 

Il  est  vrai  que  les  lois  de  Rome  devinrent  impuis- 
santes pour  gouverner  la  répubhque  ;  mais  c'est 
une  chose  qu'on  a  vue  toujours,  que  de  bonnes 
lois,  qui  ont  fait  qu'une  petite  république  devient 
grande,  lui  deviennent  à  charge  lorsqu'elle  s'est 
agrandie  :  parce  qu'elles  étaient  telles  que  leur 
effet  naturel  était  de  faire  un  grand  peuple,  et  non 
pas  de  le  gouverner. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  les  lois  bonnes 
et  les  lois  convenables  :  celles  qui  font  qu'un  peuple 
se  rend  maître  des  autres  et  celles  qui  maintien- 
nent sa  puissance  lorsqu'il  l'a  acquise. 

Il  y  a  à  présent  dans  le  monde  une  république  que 


402  GRANDEUR  DES   ROMAINS 

presque  personne  ne  connaît  \  et  qui,  dans  le  secret 
et  le  silence,  augmente  ses  forces  chaque  jour.  Il 
est  certain  que,  si  elle  parvient  jamais  à  l'état 
de  grandeur  où  sa  sagesse  la  destine,  elle  changera 
nécessairement  ses  lois;  et  ce  ne  sera  point  l'ou- 
vrage d'un  législateur,  mais  celui  de  la  corruption 
même. 

Rome  était  faite  pour  s'agrandir,  et  ses  lois 
étaient  admirables  pour  cela.  Aussi,  dans  quelque 
gouvernement  qu'elle  ait  été,  sous  le  pouvoir  des 
rois,  dans  l'aristocratie,  ou  dans  l'État  populaire, 
elle  n'a  jamais  cessé  de  faire  des  entreprises  qui 
demandaient  de  la  conduite,  et  y  a  réussi.  Elle 
ne  s'est  pas  trouvée  plus  sage  que  tous  les  autres 
États  de  la  terre  en  un  jour,  mais  continuellement  ; 
elle  a  soutenu  une  petite,  une  médiocre,  une  grande 
fortune,  avec  la  même  supériorité,  et  n'a  point 
eu  de  prospérités  dont  elle  n'ait  profité,  ni  de 
malheurs  dont  elle  ne  se  soit  servie. 

Elle  perdit  sa  hberté  parce  qu'elle  acheva  trop 
tôt  son  ouvrage. 

^  Le  canton  de  Berne. 


CHAPITRE   X 

De  la  corruption  des  Romains. 

Je  crois  que  la  secte  d'Épi  cure,  qui  s'introduisit 
à  Rome  sur  la  fin  de  la  république,  contribua 
beaucoup  à  gâter  le  cœur  et  l'esprit  des  Romains  \ 
Les  Grecs  en  avaient  été  infatués  avant  eux  : 
aussi  avaient-ils  été  plus  tôt  corrompus.  Polybe 
nous  dit  que  de  son  temps  les  serments  ne  pou- 
vaient donner  de  la  confiance  pour  un  Grec,  au  lieu 
qu'un  Romain  en  était  pour  ainsi  dire  enchaîné  ^. 

Il  y  a  un  fait,  dans  les  lettres  de  Cicéron  à  Atti- 
cus  ^  qui  nous  montre  combien  les  Rom.ains  avaient 
changé  à  cet  égard  depuis  le  temps  de  Polybe. 

«  Memmius,  dit-il,  vient  de  communiquer  au 
sénat  l'accord  que  son  compétiteur  et  lui  avaient 
fait  avec  les  consuls,  par  lequel  ceux-ci  s'étaient 
engagés  de  les  favoriser  dans  la  poursuite  du  con- 
sulat pour  l'année  suivante  ;  et  eux,  de  leur  côté, 

1  Cynéas  en  ayant  discouru  à  la  table  de  Pyrrhus,  Fabricius 
souhaita  que  les  ennemis  de  Rome  pussent  tous  prendre  les 
principes  d'une  pareille  secte.  (Plutarque,  Vie  de  Pyrrhus.) 

2  <  Si  vous  prêtez  aux  Grecs  un  talent,  avec  dix  promesses, 
dix  cautions,  autant  de  témoins,  il  est  impossible  qu'ils  gardent 
leur  foi  ;  mais,  parmi  les  Romains,  soit  qu'on  doive  rendre 
compte  des  deniers  publics  ou  de  ceux  des  particuliers,  on  est 
fidèle  à  cause  du  serment  que  l'on  a  fait.  On  a  donc  sagement 
établi  la  crainte  des  enfers  ;  et  c'est  sans  raison  qu'on  la  combat 
aujourd'hui.  »  (Polybe,  liv.  VI,  chap.  LVi.) 

^  Liv.  IV,  lettre  xviii. 


404   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

s'obligeaient  de  payer  aux  consuls  quatre  cent 
mille  sesterces,  s'ils  ne  leur  fournissaient  trois 
augures  qui  déclareraient  qu'ils  étaient  présents 
lorsque  le  peuple  avait  fait  la  loi  curiate  \  quoiqu'il 
n'en  eût  point  fait,  et  deux  consulaires  qui  affir- 
meraient qu'ils  avaient  assisté  à  la  signature  du 
scnatus-consîilte  qui  réglait  l'état  de  leurs  pro- 
vinces, quoiqu'il  n'y  en  eût  point  eu.  »  Que  de 
malhonnêtes  gens  dans  un  seul  contrat  ! 

Outre  que  la  religion  est  toujours  le  meilleur 
garant  que  l'on  puisse  avoir  des  mœurs  des  hom- 
mes, il  y  avait  ceci  de  particulier  chez  les  Romains, 
qu'ils  mêlaient  quelque  sentiment  religieux  à 
l'amour  qu'ils  avaient  pour  leur  patrie.  Cette  ville, 
fondée  sous  les  meilleurs  auspices  ;  ce  Romulus, 
leur  roi  et  leur  dieu  ;  ce  Capitole,  éternel  comme  la 
ville,  et  la  ville,  éternelle  comme  son  fondateur, 
avaient  fait  autrefois  sur  l'esprit  des  Romains 
une  impression  qu'il  eût  été  à  souhaiter  qu'ils 
eussent  conservée. 

La  grandeur  de  l'État  fit  la  grandeur  des  for- 
tunes particulières.  Mais  comme  l'opulence  est 
dans  les  mœurs,  et  non  pas  dans  les  richesses, 
celles  des  Romains,  qui  ne  laissaient  pas  d'avoir 
des  bornes,  produisirent  un  luxe  et  des  profusions 
qui  n'en  avaient  point  ^.  Ceux  qui  avaient  d'abord 
été  corrompus  par  leurs  richesses  le  furent  ensuite 
par  leur  pauvreté.  Avec  des  biens  au-dessus  d'une 
condition   privée,    il    fut    difficile   d'être   un    bon 

^  La  loi  curiate  donnait  la  puissance  militaire,  et  le  smatus- 
consulte  réglait  les  troupes,  l'argent,  les  officiers,  que  devait 
avoir  le  gouverneur  :  or,  les  consuls,  pour  que  tout  cela  fût 
fait  à  leur  fantaisie,  voulaient  fabriquer  une  fausse  loi  et  un  faux 
sénatus-consulte. 

2  La  maison  que  Cornélie  avait  achetée  soixante  et  quinze 
mille  drachmes,  LucuUus  l'acheta,  peu  de  temps  après,  deux 
millions  cinq  cent  mille.  (Plutarque,  V'ie  de  Marias.) 


DES   ROMAINS  405 

citoyen  ;  avec  les  désirs  et  les  regrets  d'une  grande 
fortune  ruinée,  on  fut  prêt  à  tous  les  attentats  ; 
et,  comme  dit  Salluste  \  on  vit  une  génération 
de  gens  qui  ne  pouvaient  avoir  de  patrimoine,  ni 
souârir  que  d'autres  en  eussent. 

Cependant,  quelle  que  fût  la  corruption  de  Rome, 
tous  les  malheurs  ne  s'y  étaient  pas  introduits  ; 
car  la  force  de  son  institution  avait  été  telle 
qu'elle  avait  conservé  une  valeur  héroïque,  et 
toute  son  application  à  la  guerre,  au  milieu  des 
richesses,  de  la  mollesse  et  de  la  volupté  ;  ce  qui 
n'est,  je  crois,  arrivé  à  aucune  nation  du  monde. 

Les  citoyens  romains  regardaient  le  commerce  ^ 
et  les  arts  comme  des  occupations  d'esclaves  ^  : 
ils  ne  les  exerçaient  point.  S'il  y  eut  quelques 
exceptions,  ce  ne  fut  que  de  la  part  de  quelques 
affranchis  qui  continuaient  leur  première  indus- 
trie ;  mais  en  général  ils  ne  connaissaient  que  l'art 
de  la  guerre,  qui  était  la  seule  voie  pour  aller  aux 
magistratures  et  aux  honneurs  **.  Ainsi  les  vertus 
guerrières  restèrent  après  qu'on  eut  perdu  toutes 
les  autres. 


1  <  Ut  merito  dicatior  genitos  esse,  qui  nec  ipsi  habere  possent 
rcs  familiares,  nec  alios  pati.  »  (Fragment  de  V Histoire  de  Salluste, 
tiré  du  livre  De  la  cité  de  Dieu,  liv.  Il,  chap.  xviii.) 

2  Romulus  ne  permit  que  deux  sortes  d'exercices  aux  gens 
libres,  l'agriculture  et  la  guerre.  Les  marchands,  les  ouvriers, 
ceux  qui  tenaient  une  maison  à  louage,  les  cabaretiers,  n'étaient 
pas  du  nombre  des  citoyens.  (Denys  d'Halicarnasse,  liv.  II, 
idem,  liv.  IX.) 

3  Cicéron  en  donne  les  raisons  dans  ses  Offices,  liv.  III. 

^  Il  fallait  avoir  servi  dix  années,  entre  l'âge  de  seize  ans  et 
celui  de  quarante-sept.  Voy.  Polybe,  liv.  \1,  chap.  xix. 


CHAPITRE  XI 

De  Sylla.  —  De  Pompée  et  César. 

Je  supplie  qu'on  me  permette  de  détourner  les 
yeux  des  horreurs  des  guerres  de  Marins  et  de 
Sylla  :  on  en  trouvera  dans  Appien  l'épouvantable 
histoire.  Outre  la  jalousie,  l'ambition  et  la  cruauté 
des  deux  chefs,  chaque  Romain  était  furieux  ; 
les  nouveaux  citoyens  et  les  anciens  ne  se  regar- 
daient plus  comme  les  membres  d'une  même 
republique  ^,  et  l'on  se  faisait  une  guerre  qui,  par 
un  caractère  particulier,  était  en  même  temps 
civile  et  étrangère. 

Sylla  fit  des  lois  très  propres  à  ôter  la  cause 
des  désordres  que  l'on  avait  vus  :  elles  augmen- 
taient l'autorité  du  sénat,  tempéraient  le  pou- 
voir du  peuple,  réglaient  celui  des  tribuns.  La  fan- 
taisie qui  lui  fit  quitter  la  dictature  sembla  rendre 
la  vie  à  la  république  ;  mais,  dans  la  fureur  de  ses 
succès,  il  avait  fait  des  choses  qui  mirent  Rome 
dans  l'impossibilité  de  conserver  sa  liberté. 

Il  ruina,  dans  son  expédition  d'Asie,  toute  la 

ï  Comme  Marius,  pour  se  faire  donner  la  commission  de  la 
guerre  contre  Mithridate  au  préjudice  de  Sylla,  avait,  par  le 
secours  du  tribim  Sulpitius,  répandu  les  huit  nouvelles  tribus 
des  peuples  d'Italie  dans  les  anciennes,  ce  qui  rendait  les  Italiens 
maîtres  des  suffrages,  ils  étaient  la  plupart  du  parti  de  Marius, 
pendant  que  le  sénat  et  les  anciens  citoyens  étaient  du  parti  de 
Sylla. 


GRANDEUR  DES   RO]\L\INS  407 

discipline  militaire  ;  il  accoutuma  son  armée  aux 
rapines  \  et  lui  donna  des  besoins  qu'elle  n'avait 
jamais  eus  ;  il  corrompit  une  fois  des  soldats, 
qui  devaient  dans  la  suite  corrompre  les  capitaines. 

Il  entra  dans  Rome  à  main  année,  et  enseigna 
aux  généraux  romains  à  violer  l'asile  de  la  liberté  ^ 

Il  donna  les  terres  des  citoyens  aux  soldats  ^, 
et  il  les  rendit  avides  pour  jamais  ;  car,  dès  ce 
moment,  il  n'y  eut  plus  un  homme  de  guerre  qui 
n'attendît  une  occasion  qui  pût  mettre  les  biens 
de  ses  concitoyens  entre  ses  mains. 

Il  inventa  les  proscriptions,  et  mit  à  prix  la 
tête  de  ceux  qui  n'étaient  pas  de  son  parti.  Dès 
lors  il  fut  impossible  de  s'attacher  davantage  à  la 
république  ;  car,  parmi  deux  hommes  ambitieux, 
et  qui  se  disputaient  la  victoire,  ceux  qui  étaient 
neutres,  et  pour  le  parti  de  la  liberté,  étaient  sûrs 
d'être  proscrits  par  celui  des  deux  qui  serait  vain- 
queur. Il  était  donc  de  la  prudence  de  s'attacher 
à  l'un  des  deux. 

Il  vint  après  lui,  dit  Cicéron  •^,  un  homme  qui, 
dans  une  cause  impie,  et  une  victoire  encore  plus 
honteuse,  ne  confisqua  pas  seulement  les  biens 
des  particuliers,  mais  enveloppa  dans  la  même 
calamité  des  provinces  entières. 

Sylla,  quittant  la  dictature,  avait  semblé  ne 
vouloir  vi\Te  que  sous  la  protection  de  ses  lois 
mêmes  ;  mais  cette  action,  qui  marqua  tant  de 
modération,  était  elle-même  une  suite  de  ses  vio- 


ï  Voy.,  dans  la  Conjuration  de  Catilina,  le  portrait  que  Salluste 
nous  fait  de  cette  armée,  §  ii. 

2  «  Fugatis  Marii  copiis,  primus  urbem  Romam  cum  armis 
ingressus  est.  »  (Fragment  de  Jean  d'Antioche,  dans  l'Extrait 
des  vertus  et  des  vices.) 

3  On  distribua  bien  au  commencement  une  partie  des  terres 
des  ennemis  vaincus  ;  mais  Sylla  donnait  les  terres  des  citoyens. 

•*  Offices,  liv.  II,  chap.  viii. 


4o8    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

lences.  Il  avait  donné  des  établissements  à  quarante- 
sept  légions  dans  divers  endroits  de  l'Italie.  «  Ces 
gens-là,  dit  Appien,  regardant  leur  fortune  comme 
attachée  à  sa  vie,  veillaient  à  sa  sûreté,  et  étaient 
toujours  prêts  à  le  secourir  ou  à  le  venger  ^  » 

La  république  devant  nécessairement  périr,  il 
n'était  plus  question  que  de  savoir  comment  et 
par  qui  elle  devait  être  abattue. 

Deux  hommes  également  ambitieux,  excepté  que 
l'un  ne  savait  pas  aller  à  son  but  si  directement 
que  l'autre,  effacèrent  par  leur  crédit,  par  leurs 
exploits,  par  leurs  vertus,  tous  les  autres  citoyens. 
Pompée  parut  le  premier  ;  César  le  suivit  de  près. 

Pompée,  pour  s'attirer  la  faveur,  fit  casser 
les  lois  de  Sylla  qui  bornaient  le  pouvoir  du 
peuple  ;  et  quand  il  eut  fait  à  son  ambition  un 
sacrifice  des  lois  les  plus  salutaires  de  sa  patrie,  il 
obtint  tout  ce  qu'il  voulut,  et  la  témérité  du  peuple 
fut  sans  bornes  à  son  égard. 

Les  lois  de  Rome  avaient  sagement  divisé  la  puis- 
sance publique  en  un  grand  nombre  de  magis- 
tratures qui  se  soutenaient,  s'arrêtaient  et  se 
tempéraient  l'une  l'autre  ;  et,  comme  elles  n'avaient 
toutes  qu'un  pouvoir  borné,  chaque  citoyen  était 
bon  pour  y  parvenir  ;  et  le  peuple,  voyant  passer 
devant  lui  plusieurs  personnages  l'un  après  l'autre, 
ne  s'accoutumait  à  aucun  d'eux.  Mais  dans  ces 
temps-ci  le  système  de  la  république  changea  : 
les  plus  puissants  se  firent  donner  par  le  peuple 
des  commissions  extraordinaires,  ce  qui  anéantit 
l'autorité  du  peuple  et  des  magistrats,  et  mit  toutes 
les  grandes  affaires  dans  les  mains  d'un  seul  ou 
de  peu  de  gens  ^ 

1  On  peut  voir  ce  qui  arriva  après  la  mort  de  César. 
~  «  Plebis  opes  imminutae,  paucorum  potentia  crevit.  »  (Salluste, 
De  cœijuratione  CatiL,  §  39.) 


DES   ROMAINS  409 

Fallut-il  faire  la  guerre  à  Sertorius,  on  en  donna 
la  commission  à  Pompée.  Fallut-il  la  faire  à  Mithri- 
date,  tout  le  monde  cria  Pompée.  Eut-on  besoin 
de  faire  venir  des  blés  à  Rome,  le  peuple  croit 
être  perdu,  si  on  n'en  charge  Pompée.  Veut-on 
détruire  les  pirates,  il  n'y  a  que  Pompée.  Et 
lorsque  César  menace  d'envahir,  le  sénat  crie  à 
son  tour,  et  n'espère  plus  qu'en  Pompée. 

«  Je  crois  bien,  disait  Marcus  ^  au  peuple,  que 
Pompée,  que  les  nobles  attendent,  aimera  mieux 
assurer  votre  liberté  que  leur  domination  ;  mais  il 
y  a  eu  un  temps  où  chacun  de  vous  avait  la  pro- 
tection de  plusieurs,  et  non  pas  tous  la  protection 
d'un  seul,  et  où  il  était  inouï  qu'un  mortel  pût 
donner  ou  ôter  de  pareilles  choses.  » 

A  Rome,  faite  pour  s'agrandir,  il  avait  fallu 
réunir  dans  les  mêmes  personnes  les  honneurs  et 
la  puissance  ;  ce  qui,  dans  des  temps  de  trouble, 
pouvait  fixer  l'admiration  du  peuple  sur  un  seul 
citoyen. 

Quand  on  accorde  des  honneurs,  on  sait  précisé- 
ment ce  que  l'on  donne  ;  mais,  quand  on  3^  joint  le 
pouvoir,  on  ne  peut  dire  à  quel  point  il  pourra 
être  porté. 

Des  préférences  excessives  données  à  un  citoyen 
dans  une  répubhque  ont  toujours  des  effets  néces- 
saires :  elles  font  naître  l'envie  du  peuple,  ou  elles 
augmentent  sans  mesure  son  amour. 

Deux  fois  Pompée,  retournant  à  Rome  maître 
d'opprimer  la  république,  eut  la  modération  de 
congédier  ses  armées  avant  que  d'}^  entrer,  et 
d'y  paraître  en  simple  citoyen.  Ces  actions,  qui 
le  comblèrent  de  gloire,  firent  que  dans  la  suite, 
quelque  chose  qu'il  eût  fait  au  préjudice  des  lois, 
le  sénat  se  déclara  toujours  pour  lui. 

1  Fragment  de  V Histoire  de  Salluste. 


410    GRANDEUR  ET  DÉCADE^XE 

Pompée  avait  une  ambition  plus  lente  et  plus 
douce  que  celle  de  César.  Celui-ci  voulait  aller  à 
la  sou\craine  puissance,  les  armes  à  la  main, 
comme  Sylla.  Cette  façon  d'opprimer  ne  plaisait 
point  à  Pompée  :  il  aspirait  à  la  dictature,  mais 
par  les  suffrages  du  peuple  ;  il  ne  pouvait  consentir 
à  usurper  la  puissance,  mais  il  aurait  voulu  qu'on 
la  lui  remît  entre  les  mains. 

Comme  la  faveur  du  peuple  n'est  jamais  con- 
stante, il  y  eut  des  temps  où  Pompée  vit  diminuer 
son  crédit  ^  ;  et,  ce  qui  le  toucha  bien  sensible- 
ment, des  gens  qu'il  méprisait  augmentèrent  le 
leur,  et  s'en  servirent  contre  lui. 

Cela  lui  fit  faire  trois  choses  également  funestes  : 
il  corrompit  le  peuple  à  force  d'argent,  et  mit 
dans  les  élections  un  prix  aux  suffrages  de  chaque 
citoyen. 

De  plus,  il  se  servit  de  la  plus  vile  populace  pour 
troubler  les  magistrats  dans  leurs  fonctions,  espé- 
rant que  les  gens  sages,  lassés  de  vivre  dans  l'anar- 
chie, le  créeraient  dictateur  par  désespoir. 

Enfin  il  s'unit  d'intérêts  avec  César  et  Crassus. 
Caton  disait  que  ce  n'était  pas  leur  inimitié  qui 
avait  perdu  la  république,  mais  leur  union.  En 
effet,  Rome  était  en  ce  malheureux  état  qu'elle 
était  moins  accablée  par  les  guerres  civiles  que  par 
la  paix,  qui,  réunissant  les  vues  et  les  intérêts 
des  principaux,  ne  faisait  plus  qu'une  tyrannie. 

Pompée  ne  prêta  pas  proprement  son  crédit  à 
César,  mais,  sans  le  savoir,  il  le  lui  sacrifia.  Bientôt 
César  employa  contre  lui  les  forces  qu'il  lui  avait 
données,  et  ses  artifices  mêmes  ;  il  troubla  la  ville 
par  ses  émissaires,  et  se  rendit  maître  des  élections  : 
consuls,  préteurs,  tribuns,  furent  achetés  au  prix 
qu'ils  mirent  eux-mêmes. 
^  Voy.  Plut  arque,  Vu  de  Pompée. 


DES   ROMAINS  411 

Le  sénat,  qui  vit  clairement  les  desseins  de  César, 
eut  recours  à  Pompée  ;  il  le  pria  de  prendre  la  dé- 
fense de  la  république,  si  Ton  pouvait  appeler  de 
ce  nom  un  gouvernement  qui  demandait  la  protec- 
tion d'un  de  ses  citoyens. 

Je  crois  que  ce  qui  perdit  surtout  Pompée  fut 
la  honte  qu'il  eut  de  penser  qu'en  élevant  César, 
comme  il  avait  fait,  il  eût  manqué  de  prévoyance. 
Il  s'accoutuma  le  plus  tard  qu'il  put  à  cette  idée  ; 
il  ne  se  mettait  point  en  défense  pour  ne  point 
avouer  qu'il  se  fût  mis  en  danger  ;  il  soutenait  au 
sénat  que  César  n'oserait  faire  la  guerre,  et  parce 
qu'il  l'avait  dit  tant  de  fois,  il  le  redisait  tou- 
jours. 

Il  semble  qu'une  chose  avait  mis  César  en  état 
de  tout  entreprendre  :  c'est  que,  par  une  mal- 
heureuse conformité  de  noms,  on  avait  joint  à 
son  gouvernement  de  la  Gaule  cisalpine  celui  de  la 
Gaule  d'au  delà  les  Alpes. 

La  politique  n'avait  point  permis  qu'il  y  eût 
des  armées  auprès  de  Rome  ;  mais  elle  n'avait 
pas  souffert  non  plus  que  l'Italie  fût  entièrement 
dégarnie  de  troupes  :  cela  fit  qu'on  tint  des  forces 
considérables  dans  la  Gaule  cisalpine,  c'est-à-dire 
dans  le  pays  qui  est  depuis  le  Rubicon,  petit  fleuve 
de  la  Romagne,  jusqu'aux  Alpes.  Mais,  pour  assurer 
la  ville  de  Rome  contre  ces  troupes,  on  ht  le  célèbre 
sénatus-consulte  que  l'on  voit  encore  gravé  sur  le 
chemin  de  Rimini  à  Césène,  par  lequel  on  dévouait 
aux  dieux  infernaux,  et  l'on  déclarait  sacrilège 
et  parricide,  quiconque,  avec  une  légion,  avec  une 
armée,  ou  avec  une  cohorte,  passerait  le  Rubicon. 

A  un  gouvernement  si  important  qui  tenait  la 
ville  en  échec,  on  en  joignit  un  autre  plus  considé- 
rable encore  :  c'était  celui  de  la  Gaule  transalpine, 
qui  comprenait  les  pays  du  midi  de  la  France, 


412   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

qui,  ayant  donné  à  César  l'occasion  de  faire  la 
guerre  pendant  plusieurs  années  à  tous  les  peuples 
qu'il  voulut,  fit  que  ses  soldats  vieillirent  avec  lui, 
et  qu'il  ne  les  conquit  pas  moins  que  les  barbares. 
Si  César  n'avait  point  eu  le  gouvernement  de  la 
Gaule  transalpine,  il  n'aurait  point  corrompu  ses 
soldats,  ni  fait  respecter  son  nom  par  tant  de 
victoires.  S'il  n'avait  pas  eu  celui  de  la  Gaule  cis- 
alpine. Pompée  aurait  pu  l'arrêter  au  passage 
des  Alpes  ;  au  lieu  que,  dès  le  commencement  de 
la  guerre,  il  fut  obligé  d'abandonner  l'Italie  :  ce 
qui  fit  perdre  à  son  parti  la  réputation,  qui  dans  les 
guerres  civiles  est  la  puissance  même. 

La  m.ême  frayeur  qu'Annibal  porta  dans  Rome 
après  la  bataille  de  Cannes,  César  l'y  répandit 
lorsqu'il  passa  le  Rubicon.  Pompée,  éperdu,  ne 
vit,  dans  les  premiers  moments  de  la  guerre,  de 
parti  à  prendre  que  celui  qui  reste  dans  les  affaires 
désespérées  :  il  ne  sut  que  céder  et  que  fuir  ;  il 
sortit  de  Rome,  y  laissa  le  trésor  public  ;  il  ne 
put  nulle  part  retarder  le  vainqueur  ;  il  abandonna 
une  partie  de  ses  troupes,  toute  l'Italie,  et  passa 
la  mer. 

On  parle  beaucoup  de  la  fortune  de  César  ; 
mais  cet  homme  extraordinaire  avait  tant  de 
grandes  qualités,  sans  pas  un  défaut,  quoiqu'il 
eût  bien  des  vices,  qu'il  eût  été  bien  difficile  que, 
quelque  armée  qu'il  eût  commandée,  il  n'eût 
été  vainqueur,  et  qu'en  quelque  république  qu'il 
fût  né,  il  ne  l'eût  gouvernée. 

César,  après  avoir  défait  les  lieutenants  de  Pompée 
en  Espagne,  alla  en  Grèce  le  chercher  lui-même. 
Pompée,  qui  avait  la  côte  de  la  mer  et  des  forces 
supérieures,  était  sur  le  point  de  voir  l'armée  de 
César  détruite  par  la  misère  et  la  faim  ;  mais  comme 
il  avait  souverainement  le  faible  de  vouloir  être 


DES   ROMAINS  413 

approuvé,  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  prêter 
l'oreille  aux  vains  discours  de  ses  gens,  qui  le  rail- 
laient ou  l'accusaient  sans  cesse  ^  Il  veut,  disait 
l'un,  se  perpétuer  dans  le  commandement,  et  être, 
comme  Agamemnon,  le  roi  des  rois.  Je  vous  avertis, 
disait  un  autre,  que  nous  ne  mangerons  pas  encore 
cette  année  des  figues  de  Tusculum.  Quelques 
succès  particuliers  qu'il  eut  achevèrent  de  tour- 
ner la  tête  à  cette  troupe  sénatoriale.  Ainsi,  pour 
n'être  pas  blâmé,  il  fit  une  chose  que  la  postérité 
blâmera  toujours,  de  sacrifier  tant  d'avantages 
pour  aller,  avec  des  troupes  nouvelles,  combattre 
une  armée  qui  avait  vaincu  tant  de  fois. 

Lorsque  les  restes  de  Pharsale  se  furent  retirés 
en  Afrique,  Scipion,  qui  les  commandait,  ne  voulut 
jamais  suivre  l'avis  de  Caton,  de  traîner  la 
guerre  en  longueur  :  enflé  de  quelques  avantages, 
il  risqua  tout,  et  perdit  tout  ;  et  lorsque  Brutus 
et  Cassius  rétablirent  ce  parti,  la  mêm.e  précipita- 
tion perdit  la  république  une  troisième  fois  -. 

Vous  remarquerez  que  dans  ces  guerres  civiles, 
qui  durèrent  si  longtemps,  la  puissance  de  Rome 
s'accrut  sans  cesse  au  dehors.  Sous  Marius,  Sylla, 
Pompée,  César,  Antoine,  Auguste,  Rome,  tou- 
jours plus  terrible,  acheva  de  détruire  tous  les 
rois  qui  restaient  encore. 

Il  n'y  a  point  d'État  qui  menace  si  fort  les  autres 
d'une  conquête  que  celui  qui  est  dans  les  horreurs  de 
la  guerre  civile.  Tout  le  monde,  noble,  bourgeois, 
artisan,  laboureur,  y  devient  soldat  ;  et  lorsque  par 
la  paix  les  forces  sont  réunies,  cet  État  a  de  grands 
avantages  sur  les  autres  qui  n'ont  guère  que  des 

1  Voy.  Plutarque,  Vie  de  Pompée. 

-  Cela  est  bien  expliqué  dans  Appien,  De  la  guerre  civile, 
liv.  IV,  chap.  cviii  et  suiv.  L'armée  d'Octave  et  d'Antoine 
aurait  péri  de  faim  si  l'on  n'avait  pas  donné  la  bataille. 


414   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

citoyens.  D'aiîleurs,  dans  les  guerres  civiles,  il  se 
forme  souvent  de  grands  hommes,  parce  que 
dans  la  confusion  ceux  qui  ont  du  mérite  se  font 
jour,  chacun  se  place  et  se  met  à  son  rang  ;  au  lieu 
que  dans  les  autres  temps  on  est  placé,  et  on  l'est 
souvent  tout  de  travers.  Et,  pour  passer  de  l'exem- 
ple des  Romains  à  d'autres  plus  récents,  les  Français 
n'ont  jamais  été  si  redoutables  au  dehors  qu'après 
les  querelles  des  maisons  de  Bourgogne  et  d'Orléans, 
après  les  troubles  de  la  ligue,  après  les  guerres 
civiles  de  la  minorité  de  Louis  XIII,  et  de  celle  de 
Louis  XIV.  L'Angleterre  n'a  jamais  été  si  respectée 
que  sous  Cromwell,  après  les  guerres  du  long  parle- 
ment. Les  Allemands  n'ont  pris  la  supériorité  sur 
les  Turcs  qu'après  les  guerres  civiles  d'Allemagne. 
Les  Espagnols,  sous  Philippe  V,  d'abord  après  les 
guerres  civiles  pour  la  succession,  ont  montré 
en  Sicile  une  force  qui  a  étonné  l'Europe  ;  et  nous 
voyons  aujourd'hui  la  Perse  renaître  des  cendres  de 
la  guerre  civile,  et  humilier  les  Turcs. 

Enfin  la  république  fut  opprimée  ;  et  il  n'en  faut 
pas  accuser  l'ambition  de  quelques  particuhers,  il 
en  faut  accuser  l'homme,  toujours  plus  avide  du 
pouvoir  à  mesure  qu'il  en  a  davantage,  et  qui  ne 
désire  tout  que  parce  qu'il  possède  beaucoup. 

Si  César  et  Pompée  avaient  pensé  comme  Caton, 
d'autres  auraient  pensé  comme  firent  César  et 
Pompée;  et  la  répubhque,  destinée  à  périr,  aurait 
été  entraînée  au  précipice  par  une  autre  main. 

César  pardonna  à  tout  le  monde  ;  mais  il  me 
semble  que  la  modération  que  l'on  montre  après 
qu'on  a  tout  usurpé  ne  mérite  pas  de  grandes 
louanges. 

Quoi  que  l'on  ait  dit  de  sa  dihgence  après  Phar- 
sale,  Cicércn  l'accuse  de  lenteur  avec  raison.  Il  dit 
à  Cassius  qu'ils  n'auraient  jamais  cru  que  le  parti 


DES   ROMAINS  415 

de  Pompée  se  fût  ainsi  relevé  en  Espagne  et  en 
Afrique,  et  que,  s'ils  avaient  pu  prévoir  que  César  se 
fût  amusé  à  sa  guerre  d'Alexandrie,  ils  n'auraient 
pas  fait  leur  paix,  et  qu'ils  se  seraient  retirés  ave(î 
Scipion  et  Caton  en  Afrique  \  Ainsi  un  fol  amour 
lui  fit  essuyer  quatre  guerres  ;  et,  en  ne  prévenant 
pas  les  deux  dernières,  il  remit  en  question  ce  qui 
avait  été  décidé  à  Pharsale. 

César  gouverna  d'abord  sous  des  titres  de  magis- 
trature, car  les  hommes  ne  sont  guère  touchés  que 
des  noms.  Et  comme  les  peuples  d'Asie  abhorraient 
ceux  de  consul  et  de  proconsul,  les  peuples  d'Europe 
détestaient  celui  de  roi  :  de  sorte  que  dans  ces  temps- 
là  ces  noms  faisaient  le  bonheur  ou  le  désespoir  de 
toute  la  terre.  César  ne  laissa  pas  de  tenter  de  se 
faire  mettre  le  diadème  sur  la  tête  ;  mais  voyant 
que  le  peuple  cessait  ses  acclamations,  il  le  rejeta. 
Il  fit  encore  d'autres  tentatives-;  et  je  ne  puis 
comprendre  qu'il  pût  croire  que  les  Romains,  pour 
le  souffrir  tyran,  aimassent  pour  cela  la  tyrannie, 
ou  crussent  avoir  fait  ce  qu'ils  avaient  fait. 

Un  jour  que  le  sénat  lui  déférait  de  certains 
honneurs,  il  négligea  de  se  lever  ;  et  pour  lors  les 
plus  graves  de  ce  corps  achevèrent  de  perdre 
patience. 

On  n'offense  jamais  plus  les  hommes  que  lors- 
qu'on choque  leurs  cérémonies  et  leurs  usages. 
Cherchez  à  les  opprimer,  c'est  quelquefois  une 
preuve  de  l'estime  que  vous  en  faites;  choquez 
leurs  coutumes,  c'est  toujours  une  marque  de 
mépris. 

César,  de  tout  temps  ennemi  du  sénat,  ne  put 
cacher  le  mépris  qu'il  conçut  pour  ce  corps,  qui 
était  devenu  presque  ridicule  depuis  qu'il  n'avait 

*  Epîtres  familières,  liv.  XV,  lettre  xv. 
3  11  cassa  les  tribims  du  peuple. 


4i6   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

plus  do  puissance  :  par  là  sa  clémence  même  fut 
insultante.  On  regarda  qu'il  ne  pardonnait  pas, 
mais  qu'il  dédaignait  de  punir. 

Il  porta  le  mépris  jusqu'à  faire  lui-même  les 
sénatus-consultes  ;  il  les  souscrivait  du  nom  des 
preniiers  sénateurs  qui  lui  venaient  dans  l'esprit. 
«J'apprends  quelquefois,  dit  Cicéron  S  qu'un 
sénatus-consulte  passé  à  mon  avis  a  été  porté  en 
Syrie  et  en  Arménie,  avant  que  j'aie  su  qu'il  ait 
été  fait  ;  et  plusieurs  princes  m'ont  écrit  des 
lettres  de  remercîments  sur  ce  que  j'avais  été  d'avis 
qu'on  leur  donnât  le  titre  de  rois,  que  non  seule- 
ment je  ne  savais  pas  être  rois,  mais  même  qu'ils 
fussent  au  monde.  » 

On  peut  voir,  dans  les  lettres  de  quelques  grands 
hommes  de  ce  temps-là  ^  qu'on  a  mises  sous  le 
nom  de  Cicéron,  parce  que  la  plupart  sont  de  lui, 
l'abattement  et  le  désespoir  des  premiers  hommes 
de  la  république  à  cette  révolution  subite  qui  les 
priva  de  leurs  honneurs,  et  de  leurs  occupations 
même  ;  lorsque,  le  sénat  étant  sans  fonction,  ce 
crédit  qu'ils  avaient  eu  par  toute  la  terre,  ils  ne 
purent  plus  l'espérer  que  dans  le  cabinet  d'un 
seul  ;  et  cela  se  voit  bien  mieux  dans  ces  lettres 
que  dans  les  discours  des  historiens.  Elles  sont  le 
chef-d'œuvre  de  la  naïveté  de  gens  unis  par  une 
douleur  commune,  et  d'un  siècle  où  la  fausse  poli- 
tesse n'avait  pas  mis  le  mensonge  partout  ;  enfin 
on  n'y  voit  point,  comme  dans  la  plupart  de  nos 
lettres  modernes,  des  gens  qui  veulent  se  tromper, 
mais  des  amis  malheureux  qui  cherchent  à  se  tout 
dire. 

Il  était  bien  difficile  que  César  pût  défendre  sa 
vie  :  la  plupart  des  conjurés  étaient  de  son  parti,  ou 

1  Leitra  familières,  liv.  IX,  lettre  xv. 

2  Voy.  les  Lettres  dcÇicéron  et  de  Servius  Siilpitius, 


DES   ROIMAIXS  417 

avaient  été  par  lui  comblés  de  bienfaits^;  et  la 
raison  en  est  bien  naturelle.  Ils  avaient  trouvé 
de  grands  avantages  dans  sa  victoire  ;  mais,  plus 
leur  fortune  devenait  meilleure,  plus  ils  commen- 
çaient à  avoir  part  au  malheur  commun  ^  ;  car, 
à  un  homme  qui  n'a  rien,  il  importe  assez  peu,  à 
certains  égards,  en  quel  gouvernement  il  vive. 

De  plus,  il  y  avait  un  certain  droit  des  gens,  une 
opinion  établie  dans  toutes  les  républiques  de 
Grèce  et  d'Italie,  qui  faisait  regarder  comme  un 
homme  vertueux  l'assassin  de  celui  qui  avait 
usurpé  la  souveraine  puissance.  A  Rome  surtout, 
depuis  l'expulsion  des  rois,  la  loi  était  précise,  les 
exemples  reçus  :  la  république  armait  le  bras  de 
chaque  citoyen,  le  faisait  magistrat  pour  le  moment, 
et  l'avouait  pour  sa  défense. 

Bru  tus  ose  bien  dire  à  ses  amis  que  quand  son 
père  reviendrait  sur  la  terre  il  le  tuerait  tout  de 
même^;  et,  quoique  par  la  continuation  de  la 
tyrannie  cet  esprit  de  liberté  se  perdît  peu  à  peu, 
les  conjurations,  au  commencement  du  règne 
d'Auguste,  renaissaient  toujours. 

C'était  un  amour  dominant  pour  la  patrie  qui, 
sortant  des  règles  ordinaires  des  crimes  et  des 
vertus,  n'écoutait  que  lui  seul,  et  ne  voyait  ni 
citoyen,  ni  ami,  ni  bienfaiteur,  ni  père  :  la  vertu 
semblait  s'oublier  pour  se  surpasser  elle-m.ême; 
et  l'action  qu'on  ne  pouvait  d'abord  approuver, 
parce  qu'elle  était  atroce,  elle  la  faisait  admirer 
comme  divine. 

En  effet,  le  crime  de  César,  qui  vivait  dans  un 

1  Decimus  Bnitus,  Caïus  Casca,  Trebonius,  Tullius  Cimber, 
Minutius  Basillus,  étaient  amis  de  César.  (Appien,  De  bello 
civili,  liv.  II,  chap.  cxiii.) 

2  Je  ne  parle  pas  des  satellites  d'un  tyran,  qui  seraient  perdus 
après  lui,  mais  de  ses  compagnons,  dans  un  gouvernement  libre. 

8  Lettres  de  Brutus,  dans  le  recueil  de  celles  de  Cicéron,  lett.  xvi. 

14 


4i8         GRANDEUR  DES   ROMAINS 

gouvernement  libre,  n'était-il  pas  hors  d'état 
d'être  puni  autrement  que  par  un  assassinat  ? 
Et  demander  pourquoi  on  ne  l'avait  pas  poursuivi 
par  la  force  ouverte  ou  par  les  lois,  n'était-ce 
pas  demander  raison  de  ses  crimes  ? 


CHAPITRE  XII 

De  Vétat  de  Rome  après  la  mort  de  César, 

Il  était  tellement  impossible  que  la  république 
pût  se  rétablir,  qu'il  arriva  ce  qu'on  n'avait  jamais 
encore  vu,  qu'il  n'y  eut  plus  de  tyran,  et  qu'il  n'y 
eut  pas  de  liberté  ;  car  les  causes  qui  l'avaient  dé- 
truite subsistaient  toujours. 

Les  conjurés  n'avaient  formé  de  plan  que  pour 
la  conjuration,  et  n'en  avaient  point  fait  pour  la 
soutenir. 

Après  l'action  faite,  ils  se  retirèrent  au  Capitole  : 
le  sénat  ne  s'assembla  pas  ;  et  le  lendemain,  Lépi- 
dus,  qui  cherchait  le  trouble,  se  saisit  avec  des 
gens  arm.és  de  la  place  romaine. 

Les  soldats  vétérans,  qui  craignaient  qu'on  ne 
répétât  les  dons  immenses  qu'ils  avaient  reçus, 
entrèrent  dans  Rome  :  cela  fît  que  le  sénat  approuva 
tous  les  actes  de  César,  et  que,  conciliant  les  ex- 
trêmes, il  accorda  une  amnistie  aux  conjurés;  ce 
qui  produisit  une  fausse  paix. 

César  avant  sa  mort,  se  préparant  à  son  expédi- 
tion contre  les  Parthes,  avait  nommé  des  magis- 
trats pour  plusieurs  années,  afin  qu'il  eût  des  gens 
à  lui  qui  maintinssent  dans  son  absence  la  tran- 
quillité de  son  gouvernement  :  ainsi,  après  sa 
mort,  ceux  de  son  parti  se  sentirent  des  ressources 
pour  longtemps. 


420   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Comme  le  sénat  avait  approuvé  tous  les  actes 
de  César  sans  restriction,  et  que  l'exécution  en  fut 
donnée  aux  consuls,  Antoine,  qui  l'était,  se  saisit 
du  livre  de  raison  de  César,  gagna  son  secrétaire, 
et  y  fit  écrire  tout  ce  qu'il  voulut  :  de  manière  que 
le  dictateur  régnait  plus  impérieusement  que  pen- 
dant sa  vie  ;  car,  ce  qu'il  n'aurait  jamais  fait,  An- 
toine le  faisait  ;  l'argent  qu'il  n'aurait  jamais  donné, 
Antoine  le  donnait  ;  et  tout  homme  qui  avait  de 
mauvaises  intentions  contre  la  république  trouvait 
soudain  une  récompense  dans  les  livres  de  César. 

Par  un  nouveau  malheur,  César  avait  amassé 
pour  son  expédition  des  sommes  immenses,  qu'il 
avait  mises  dans  le  temple  d'Ops  :  Antoine,  avec 
son  livre,  en  disposa  à  sa  fantaisie. 

Les  conjurés  avaient  d'abord  résolu  de  jeter  le 
corps  de  César  dans  le  Tibre ^  :  ils  n'y  auraient 
trouvé  nul  obstacle  ;  car,  dans  ces  moments  d'éton- 
nement  qui  suivent  une  action  inopinée,  il  est  facile 
de  faire  tout  ce  qu'on  peut  oser.  Cela  ne  fut  point 
exécuté  :  et  voici  ce  qui  en  arriva  : 

Le  sénat  se  crut  obligé  de  permettre  qu'on  fît  les 
obsèques  de  César  ;  et  effectivement,  dès  qu'il  ne 
l'avait  pas  déclaré  t3Tan,  il  ne  pouvait  lui  refuser 
la  sépulture.  Or,  c'était  une  coutume  des  Romains, 
si  vantée  par  Polybe,  de  porter  dans  les  funérailles 
les  images  des  ancêtres,  et  de  faire  ensuite  l'oraison 
funèbre  du  défunt.  Antoine,  qui  la  fit,  montra  au 
peuple  la  robe  ensanglantée  de  César,  lui  lut  son 
testament,  où  il  lui  faisait  de  grandes  largesses,  et 
l'agita  au  point  qu'il  mit  le  feu  aux  maisons  des 
conjurés. 

1  Cela  n'aurait  pas  été  sans  exemple  :  après  que  Tiberius 
Gracchus  eut  été  tué,  Lucretius,  édile,  qui  fut  depuis  appelé 
Vespillo,  jeta  son  corps  dans  le  Tibre.  (Aurelius  Victor,  De  vir, 
illust.f  chap.  LXiv.) 


DES   ROMAINS  421 

Nous  avons  un  aveu  de  Cicéron,  qui  gouverna  le 
sénat  dans  toute  cette  affaire  \  qu'il  aurait  mieux 
valu  agir  avec  rigueur,  et  s'exposer  à  périr,  et  que 
même  on  n'aurait  point  péri  ;  mais  il  se  disculpe 
sur  ce  que,  quand  le  sénat  fut  assemblé,  il  n'était 
plus  temps.  Et  ceux  qui  savent  le  prix  d'un  mo- 
ment, dans  des  affaires  où  le  peuple  a  tan  \  de  part, 
n'en  seront  pas  étonnés. 

Voici  un  autre  accident  :  pendant  qu'on  faisait 
des  jeux  en  l'honneur  de  César,  une  comète  à 
longue  chevelure  parut  pendant  sept  jours  :  le 
peuple  ciiit  que  son  âme  avait  été  reçue  dans  le  ciel. 

C'était  bien  une  coutume  des  peuples  de  Grèce 
et  d'Asie  de  bâtir  des  temples  aux  rois,  et  même 
aux  proconsuls  qui  les  avaient  gouvernés'  :  on 
leur  laissait  faire  ces  choses  comme  le  témoignage 
le  plus  fort  qu'ils  pussent  donner  de  leur  servitude  ; 
les  Romains  mêmes  pouvaient,  dans  des  laraires, 
ou  des  temples  particuliers,  rendre  des  honneurs 
divins  à  leurs  ancêtres  ;  mais  je  ne  vois  pas  que, 
depuis  Romulus  jusqu'à  César,  aucun  Romain  ait 
été  mis  au  nombre  des  divinités  publiques  ^. 

Le  gouvernement  de  la  Macédoine  était  échu 
à  Antoine  ;  il  voulut,  au  lieu  de  celui-là,  avoir  celui 
des  Gaules  :  on  voit  bien  par  quel  motif.  Décimus 
Brutus,  qui  avait  la  Gaule  cisalpine,  ayant  refusé 
de  la  lui  remettre,  il  voulut  l'en  chasser  ;  cela 
produisit  une  guerre  civile,  dans  laquelle  le  sénat 
déclara  Antoine  ennemi  de  la  patrie. 

Cicéron,  pour  perdre  Antoine,  son  ennemi  par- 
ticulier, avait  pris  le  mauvais  parti  de  travailler 

1  Lettres  à  Atticus,  liv.  XIV,  lettre  x. 

2  Voy.  là-dessus  les  Lettres  de  Cicéron  à  Atticus^  liv.  V,  et  la 
remarque  de  M.  l'abbé  de  Mongault. 

2  Dioa  dit  que  les  triumvirs,  qxii  espéraient  tous  d'avoir 
quelque  jour  la  place  de  César,  firent  tout  ce  qu'ils  purent  pour 
augmenter  les  honneurs  qu'on  lui  rendait,  liv.  XLVII. 


422   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

à  l'élévation  d'Octave  ;  et,  au  lieu  de  chercher  à 
faire  oublier  au  peuple  César,  il  le  lui  avait  remis 
devant  les  yeux. 

Octave  se  conduisit  avec  Cicéron  en  homme 
habile  :  il  le  flatta,  le  loua,  le  consulta,  et  employa 
tous  ces  artifices  dont  la  vanité  ne  se  défie  jamais. 

Ce  qui  gâte  presque  toutes  les  affaires,  c'est 
qu'ordinairement  ceux  qui  les  entreprennent, 
outre  la  réussite  principale,  cherchent  encore  de 
certains  petits  succès  particuHers  qui  flattent 
leur  amour-propre,  et  les  rendent  contents  d'eux. 

Je  crois  que,  si  Caton  s'était  réservé  pour  la 
république,  il  aurait  donné  aux  choses  tout  un 
autre  tour.  Cicéron,  avec  des  parties  admirables 
pour  un  second  rôle,  était  incapable  du  premier  : 
il  avait  un  beau  génie,  mais  une  âme  souvent 
commune.  L'accessoire,  chez  Cicéron,  c'était  la 
vertu;  chez  Caton,  c'était  la  gloire^;  Cicéron  se 
voyait  toujours  le  premier;  Caton  s'oubliait  tou- 
jours :  celui-ci  voulait  sauver  la  république  pour 
elle-même  ;  celui-là,  pour  s'en  vanter. 

Je  pourrais  continuer  le  parallèle  en  disant  que, 
quand  Caton  prévoyait,  Cicéron  craignait  ;  que  là 
où  Caton  espérait,  Cicéron  se  confiait  ;  que  le 
premier  voyait  toujours  les  choses  de  sang-froid, 
l'autre  au  travers  de  cent  petites  passions. 

Antoine  fut  défait  à  Modène  :  les  deux  consuls 
Hirtius  et  Pansa  y  périrent.  Le  sénat,  qui  se  crut 
au-dessus  de  ses  affaires,  songea  à  abaisser  Octave, 
qui  de  son  côté  cessa  d'agir  contre  Antoine,  mena 
son  armée  à  Rome,  et  se  fit  déclarer  consul. 

Voilà  comment  Cicéron,  qui  se  vantait  que  sa 
robe  avait  détruit  les  armées  d'Antoine,  donna  à 

1  <  Esse  quam  viderî  bonus  malebat  :  itaque  quominus  gloriam 
petebat,  eo  magis  illam  assequebatur.  »  (Salluste,  De  bcllo  Catil., 
chap.  Liv.} 


DES  ROM.\INS  423 

la  république  un  ennemi  plus  dangereux,  parce 
que  son  nom  était  plus  cher,  et  ses  droits,  en  appa- 
rence, plus  légitimes  \ 

Antoine,  défait,  s'était  réfugié  dans  la  Gaule  trans- 
alpine, où  il  avait  été  reçu  par  Lépidus.  Ces  deux 
hommes  s'unirent  avec  Octave,  et  ils  se  donnèrent 
l'un  à  l'autre  la  vie  de  leurs  amis  et  de  leurs  enne- 
mis ^  Lépide  resta  à  Rome  :  les  deux  autres  allèrent 
chercher  Brutus  et  Cassius,  et  ils  les  trouvèrent 
dans  ces  lieux  où  l'on  combattit  trois  fois  pour 
î'em.pire  du  monde. 

Brutus  et  Cassius  se  tuèrent  avec  une  précipita- 
tion qui  n'est  pas  excusable  ;  et  l'on  ne  peut  lire  cet 
endroit  de  leur  vie  sans  avoir  pitié  de  la  république, 
qui  fut  ainsi  abandonnée.  Caton  s'était  donné 
la  mort  à  la  fin  de  la  tragédie  ;  ceux-ci  la  commen- 
cèrent en  quelque  façon  par  leur  mort. 

On  peut  donner  plusieurs  causes  de  cette  cou- 
tume si  générale  des  Romains  de  se  donner  la  mort  : 
le  progrès  de  la  secte  stoïque,  qui  y  encourageait  ; 
l'établissement  des  triomphes  et  de  l'esclavage, 
qui  firent  penser  à  plusieurs  grands  hommes  qu'il 
ne  fallait  pas  survivre  à  une  défaite  ;  l'avantage 
que  les  accusés  avaient  de  se  donner  la  mort  plutôt 
que  de  subir  un  jugement  par  lequel  leur  mémoire 
devait  être  flétrie  et  leurs  biens  confisqués^; 
une  espèce  de  point  d'honneur,  peut-être  plus  rai- 
sonnable que  celui  qui  nous  porte  aujourd'hui  à 
égorger  notre  ami  pour  un  geste  ou  pour  une  parole  ; 
enfin  une  grande  commodité  pour  l'héroïsme,  cha- 

1  II  était  héritier  de  César,  et  son  fils  par  adoption. 

2  Leur  cruauté  fut  si  insensée  qu'ils  ordonnèrent  que  chacun 
eût  à  se  réjouir  des  proscriptions,  sous  peine  de  la  vie.  Voyez 
Dion. 

2  «  Eonim  qui  de  se  statuebant  humabantur  corpora,  manebant 
testamenta,  pretium  festinandi.  >  (Tacite,  Annales,  liv.  VI,  chap, 

XXIX.) 


424  GRANDEUR  DES   ROMAINS 

cun  faisant  finir  la  pièce  qu'il  jouait  dans  le  monde, 
à  l'endroit  où  il  voulait. 

On  pourrait  ajouter  une  grande  facilité  dans 
l'exécution  :  l'âme,  tout  occupée  de  l'action  qu'elle 
va  faire,  du  motif  qui  la  détermine,  du  péril  qu'elle 
va  éviter,  ne  voit  point  proprement  la  mort,  parce 
que  la  passion  fait  sentir,  et  jamais  voir. 

L'amour-propre,  l'amour  de  notre  conservation, 
se  transforme  en  tant  de  manières,  et  agit  par  des 
principes  si  contraires,  qu'il  nous  porte  à  sacrifier 
notre  être  pour  l'amour  de  notre  être  ;  et  tel  est 
le  cas  que  nous  faisons  de  nous-mêmes,  que  nous 
consentons  à  cesser  de  vivre  par  un  instinct  naturel 
et  obscur  qui  fait  que  nous  nous  aimons  plus  que 
notre  vie  même  \ 

1  II  est  certain  que  les  hommes  sont  devenus  moins  libres, 
moins  courageux,  moins  portés  aux  grandes  entreprises,  qu'ils 
n'étaient  lorsque,  par  cette  puissance  qu'on  prenait  sur  soi- 
même,  on  pouvait  à  tous  les  instants  échapper  à  toute  autre 
puissance. 


CHAPITRE  Xm 

Auguste, 

Sextus  Pompée  tenait  la  Sicile  et  la  Sardaigne  ; 
il  était  maître  de  la  mer,  et  il  avait  avec  lui  une 
infinité  de  fugitifs  et  de  proscrits  qui  combattaient 
pour  leurs  dernières  espérances.  Octave  lui  fit 
deux  guerres  très  laborieuses;  et,  après  bien 
des  mauvais  succès,  il  le  vainquit  par  l'habileté 
d'Agrippa. 

Les  conjurés  avaient  presque  tous  fini  mal- 
heureusement leur  vie,  et  il  était  bien  naturel  que 
des  gens  qui  étaient  à  la  tête  d'un  parti  abattu 
tant  de  fois,  dans  les  guerres  où  l'on  ne  se  faisait 
aucun  quartier,  eussent  péri  de  mort  violente. 
De  là  cependant  on  tira  la  conséquence  d'une 
vengeance  céleste  qui  punissait  les  meurtriers  de 
César,  et  proscrivait  leur  cause. 

Octave  gagna  les  soldats  de  Lépidus,  et  le  dé- 
pouilla de  la  puissance  du  triumvirat  ;  il  lui  envia 
même  la  consolation  de  mener  une  vie  obscure,  et 
le  força  de  se  trouver,  comme  homme  privé,  dans 
les  assemblées  du  peuple. 

On  est  bien  aise  de  voir  l'humiliation  de  ce 
Lépidus.  C'était  le  plus  méchant  citoyen  qui  fût 
dans  la  république,  toujours  le  premier  à  commen- 
cer les  troubles,  formant  sans  cesse  des  projets 
funestes,  où  il  était  obligé  d'associer  de  plus  habiles 
14  a 


426   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

gens  que  lui.  Un  auteur  moderne^  s'est  plu  à  en 
faire  l'éloge,  et  cite  Antoine,  qui,  dans  une  de 
ses  lettres,  lui  donne  la  qualité  d'honnête  homme  ; 
mais  un  honnête  homme  pour  Antoine  ne  devait 
guère  l'être  pour  les  autres. 

Je  crois  qu'Octave  est  le  seul  de  tous  les  capi- 
taines romains  qui  ait  gagné  l'affection  des  soldats 
en  leur  donnant  sans  cesse  des  marques  d'une 
lâcheté  naturelle.  Dans  ces  temps-là,  les  soldats  fai- 
saient plus  de  cas  de  la  libéralité  de  leur  général 
que  de  son  courage.  Peut-être  même  que  ce  fut  un 
bonheur  pour  lui  de  n'avoir  point  eu  cette  valeur 
qui  peut  donner  l'empire,  et  que  cela  même  l'y 
porta  :  on  le  craignit  moins.  Il  n'est  pas  impossible 
que  les  choses  qui  le  déshonorèrent  le  plus  aient 
été  celles  qui  le  servirent  le  mieux.  S'il  avait  d'abord 
montré  une  grande  âme,  tout  le  monde  se  serait 
méfié  de  lui  ;  et  s'il  eût  eu  de  la  hardiesse,  il  n'aurait 
pas  donné  à  Antoine  le  temps  de  faire  toutes  les 
extravagances  qui  le  perdirent. 

Antoine,  se  préparant  contre  Octave,  jura  à  ses 
soldats  que  deux  mois  après  sa  victoire  il  rétablirait 
la  république  :  ce  qui  fait  bien  voir  que  les  soldats 
mêmes  étaient  jaloux  de  la  liberté  de  leur  patrie, 
quoiqu'ils  la  détruisissent  sans  cesse,  n'y  ayant 
rien  de  si  aveugle  qu'une  armée. 

La  bataille  d'Actium  se  donna  ;  Cléopâtre  fuit, 
et  entraîna  Antoine  avec  elle.  Il  est  certain  que 
dans  la  suite  elle  le  trahit  ^.  Peut-être  que,  par  cet 
esprit  de  coquetterie  inconcevable  des  femmes,  elle 
avait  formé  le  dessein  de  mettre  encore  à  ses  pieds 
un  troisième  maître  du  monde. 

Une  femme  à  qui  Antoine  avait  sacrifié  le  monde 
entier  le  trahit  :  tant  de  capitaines  et  tant  de  rois, 

2  L'abbé  de  Saint- Real. 
Voy.  Dion,  liv.  LI. 


DES   ROMAINS  427 

qu'il  avait  agrandis  ou  faits,  lui  manquèrent  ;  et, 
comme  si  la  générosité  avait  été  liée  à  la  servitude, 
une  troupe  de  gladiateurs  lui  conserva  une  fidélité 
héroïque.  Comblez  un  homme  de  bienfaits,  la  pre- 
mière idée  que  vous  lui  inspirez,  c'est  de  chercher 
les  moyens  de  les  conserver  :  ce  sont  de  nouveaux 
intérêts  que  vous  lui  donnez  à  défendre. 

Ce  qu'il  y  a  de  surprenant  dans  ces  guerres,  c'est 
qu'une  bataille  décidait  presque  toujours  l'affaire, 
et  qu'une  défaite  ne  se  réparait  pas. 

Les  soldats  romains  n'avaient  point  proprement 
d'esprit  de  parti  ;  ils  ne  combattaient  point  pour 
une  certaine  chose,  mais  pour  une  certaine  per- 
sonne ;  ils  ne  connaissaient  que  leur  chef,  qui  les 
engageait  par  des  espérances  immenses  ;  mais  le 
chef  battu  n'étant  plus  en  état  de  remplir  ses  pro- 
messes, ils  se  tournaient  d'un  autre  côté.  Les  pro- 
vinces n'entraient  point  non  plus  sincèrement  dans 
la  querelle,  car  il  leur  importait  fort  peu  qui  eût  le 
dessus,  du  sénat  ou  du  peuple.  Ainsi,  sitôt  qu'un 
des  chefs  était  battu,  elles  se  donnaient  à  l'autre  ^  ; 
car  il  fallait  que  chaque  ville  songeât  à  se  justifier 
devant  le  vainqueur,  qui,  ayant  des  promesses  im- 
menses à  tenir  aux  soldats,  devait  leur  sacrifier  les 
pays  les  plus  coupables. 

Nous  avons  eu  en  France  deux  sortes  de  guerres 
civiles  :  les  unes  avaient  pour  prétexte  la  rehgion  ; 
et  elles  ont  duré  parce  que  le  motif  subsistait  après 
la  victoire  ;  les  autres  n'avaient  pas  proprement  de 
motif,  mais  étaient  excitées  par  la  légèreté  ou  l'am- 
bition de  quelques  grands,  et  elles  étaient  d'abord 
étouffées. 

Auguste  (c'est  le  nom  que  la  flatterie  donna  à 

i_Il  n'y  avait  point  de  garnisons  dans  les  villes  pour  les  con- 
tenir ;  et  les  Romains  n'avaient  eu  besoin  d'assurer  leur  empire 
que  par  des  armées  ou  des  colonies. 


428   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Octave)  établit  l'ordre,  c'est-à-dire  une  servitude 
durable  ;  car  dans  un  État  libre  où  l'on  vient  d'usur- 
per la  souveraineté,  on  appelle  règle  tout  ce  qui 
peut  fonder  l'autorité  sans  borne  d'un  seul  ;  et 
on  nomme  trouble,  dissension,  mauvais  gouverne- 
ment, tout  ce  qui  peut  maintenir  l'honnête  liberté 
des  sujets. 

Tous  les  gens  qui  avaient  eu  des  projets  ambi- 
tieux avaient  travaillé  à  mettre  une  espèce  d'anar- 
chie dans  la  république.  Pompée,  Crassus  et  César 
y  réussirent  à  merveille.  Ils  établirent  une  impunité 
de  tous  les  crimes  pubUcs  ;  tout  ce  qui  pouvait 
arrêter  la  corruption  des  mœurs,  tout  ce  qui  pou- 
vait faire  une  bonne  police,  ils  l'aboHrent;  et  comme 
les  bons  législateurs  cherchent  à  rendre  leurs  con- 
citoyens meilleurs,  ceux-ci  travaillaient  à  les  rendre 
pires  :  ils  introduisirent  donc  la  coutume  de  cor- 
rompre le  peuple  à  prix  d'argent  ;  et  quand  on  était 
accusé  de  brigues,  on  corrompait  aussi  les  juges; 
ils  firent  troubler  les  élections  par  toutes  sortes 
de  violences;  et,  quand  on  était  mis  en  justice,  on 
intimidait  encore  les  juges  ^;  l'autorité  même  du 
peuple  était  anéantie  :  témoin  Gabinius,  qui,  après 
avoir  rétabli,  malgré  le  peuple,  Ptolémée  à  main 
armée,  vint  froidement  demander  le  triomphe  "^ . 

Ces  premiers  hommes  de  la  république  cher- 
chaient à  dégoûter  le  peuple  de  son  pouvoir,  et  à 
devenir  nécessaires  en  rendant  extrêmes  les  incon- 
vénients du  gouvernement  républicain  ;  mais  lorsque 
Auguste  fut  une  fois  le  maître,  la  poHtique  le  fit 
travailler  à  rétablir  l'ordre  pour  faire  sentir  le  bon- 
heur du  gouvernement  d'un  seul. 

1  Cela  se  voit  bien  dans  les  Lettres  de  Ciccroti  à  Attiais. 

2  César  fit  la  guerre  aux  Gaulois,  et  Crassus  aux  Parthes,  sans 
qu'il  y  eût  eu  aucune  délibération  du  sénat  ni  aucun  décret  du 
peuple,  Voy.  Dion. 


DES   ROMAINS  429 

Lorsque  Auguste  avait  les  armes  à  la  main,  il 
craignait  les  révoltes  des  soldats,  et  non  pas  les 
conjurations  des  citoyens  ;  c'est  pour  cela  qu'il 
ménagea  les  premiers,  et  fut  si  cruel  aux  autres. 
Lorsqu'il  fut  en  paix,  il  craignit  les  conjurations  ; 
et  ayant  toujours  devant  les  yeux  le  destin  de 
César,  pour  éviter  son  sort  il  songea  à  s'éloigner  de 
sa  conduite.  Voilà  la  clef  de  toute  la  vie  d'Auguste. 
Il  porta  dans  le  sénat  une  cuirasse  sous  sa  robe  ; 
il  refusa  le  nom  de  dictateur  ;  et  au  lieu  que  César 
disait  insolemment  que  la  république  n'était  rien, 
et  que  ses  paroles  étaient  des  lois,  Auguste  ne  parla 
que  de  la  dignité  du  sénat,  et  de  son  respect  pour  la 
république.  Il  songea  donc  à  établir  le  gouverne- 
ment le  plus  capable  de  plaire  qui  fût  possible  sans 
choquer  ses  intérêts  ;  et  il  en  fit  un  aristocratique, 
par  rapport  au  civil,  et  monarchique,  par  rapport 
au  militaire  ;  gouvernement  ambigu,  qui,  n'étant 
pas  soutenu  par  ses  propres  forces,  ne  pouvait 
subsister  que  tandis  qu'il  plairait  au  monarque, 
et  était  entièrement  monarchique  par  conséquent. 

On  a  mis  en  question  si  Auguste  avait  eu  véri- 
tablement le  dessein  de  se  démettre  de  l'empire.  Mais 
qui  ne  voit  que,  s'il  l'eût  voulu,  il  était  impossible 
qu'il  n'y  eût  réussi  ?  Ce  qui  fait  voir  que  c'était  un 
jeu,  c'est  qu'il  demanda  tous  les  dix  ans  qu'on  le 
soulageât  de  ce  poids,  et  qu'il  le  porta  toujours. 
C'étaient  de  petites  finesses  pour  se  faire  encore  don- 
ner ce  qu'il  ne  croyait  pas  avoir  assez  acquis.  Je 
me  détermine  par  toute  la  vie  d'Auguste  ;  et, 
quoique  les  hommes  soient  fort  bizarres,  cependant 
il  arrive  très  rarement  qu'ils  renoncent  dans  un 
moment  à  ce  à  quoi  ils  ont  réfléchi  pendant  toute 
leur  vie.  Toutes  les  actions  d'Auguste,  tous  ses 
règlements,  tendaient  visiblement  à  l'établissement 
de  la  monarchie.  Sylla  se  défait  de  la  dictature. 


430   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

mais  dans  toute  la  vie  de  Sylla,  au  milieu  de  ses 
violences,  on  voit  un  esprit  républicain  ;  tous  ses 
règlements,  quoique  tyranniquement  exécutés, 
tendent  toujours  à  une  certaine  forme  de  répu- 
blique. Sylla,  homme  emporté,  mène  violemment 
les  Romains  à  la  liberté  ;  Auguste,  rusé  tyran  ^  les 
conduit  doucement  à  la  servitude.  Pendant  que 
sous  Sylla  la  république  reprenait  des  forces,  tout 
le  monde  criait  à  la  tyrannie  ;  et,  pendant  que  sous 
Auguste  la  tyrannie  se  fortifiait,  on  ne  parlait  que 
de  liberté. 

La  coutume  des  triomphes,  qui  avait  tant  con- 
tribué à  la  grandeur  de  Rome,  se  perdit  sous  An- 
guste,  ou  plutôt  cet  honneur  devint  un  privilège 
de  la  souveraineté^.  La  plupart  des  choses  qui 
arrivèrent  sous  les  empereurs  avaient  leur  origine 
dans  la  république  ^  et  il  faut  les  rapprocher  ;  celui- 
là  seul  avait  le  droit  de  demander  le  triomphe,  sous 
les  auspices  duquel  la  guerre  s'était  faite  ^  :  or,  eUe 
se  faisait  toujours  sous  les  auspices  du  chef,  et  par 
conséquent  de  l'empereur,  qui  était  le  chef  de  toutes 
les  armées. 

Comme,  du  temps  de  la  république,  on  eut  pour 
principe  de  faire  continuellement  la  guerre,  sous 
les  empereurs  la  maxime  fut  d'entretenir  la  paix  : 

1  J'emploie  ici  ce  mot  dans  le  sens  des  Grecs  et  des  Romains, 
qui  donnaient  ce  nom  à  tous  ceux  qui  avaient  renversé  la 
démocratie. 

2  On  ne  donna  plus  aux  particuliers  que  les  ornements  triom- 
phaux. (Dion,  in  Aug.) 

^  Les  Romains  ayant  changé  de  gouvernement,  sans  avoir 
été  envahis,  les  mêmes  coutumes  restèrent  après  le  changement 
du  gouvernement,  dont  la  forme  même  resta  à  peu  près. 

■*  Dion,  in  Aug.,  liv.  LIV,  dit  qu'Agrippa  négligea  par  modestie 
de  rendre  compte  au  sénat  de  son  expédition  contre  les  peuples 
du  Bosphore,  et  refusa  même  le  triomphe  ;  et  que  depuis  lui 
personne  de  ses  pareils  ne  triompha  ;  mais  c'était  une  grâce 
qu'Auguste  voulait  faire  à  Agrippa,  et  qu'Antoine  ne  fit  point 
à  Veatidius  la  première  fois  qu'il  vainquit  les  Parthes. 


DES   ROMAINS  431 

les  victoires  ne  furent  regardées  que  comme  des 
sujets  d'inquiétude,  avec  des  armées  qui  pouvaient 
mettre  leurs  services  à  trop  haut  prix. 

Ceux  qui  eurent  quelque  commandement  crai- 
gnirent d'entreprendre  de  trop  grandes  choses  :  il 
fallut  modérer  sa  gloire  de  façon  qu'elle  ne  réveillât 
que  l'attention,  et  non  pas  la  jalousie  du  prince,  et 
ne  point  paraître  devant  lui  avec  un  éclat  que  ses 
yeux  ne  pouvaient  souffrir. 

Auguste  fut  fort  retenu  à  accorder  le  droit  de 
bourgeoisie  romaine  ^  ;  if  fit  des  lois  -  pour  empêcher 
qu'on  n'affranchît  trop  d'esclaves^;  il  recommanda 
par  son  testament  que  l'on  gardât  ces  deux  maximes 
et  qu'on  ne  cherchât  point  à  étendre  l'empire  par 
de  nouvelles  guerres. 

Ces  trois  choses  étaient  très  bien  liées  ensemble  : 
dès  qu'il  n'y  avait  plus  de  guerres,  il  ne  fallait  plus 
de  bourgeoisie  nouvelle,  ni  d'affranchissements. 

Lorsque  Rome  avait  des  guerres  continuelles,  il 
fallait  qu'elle  réparât  continuellement  ses  habitants. 
Dans  les  commencements,  on  y  mena  une  partie  du 
peuple  de  la  ville  vaincue  :  dans  la  suite,  plusieurs 
citoyens  des  villes  voisines  y  vinrent  pour  avoir 
part  au  droit  de  suffrage,  et  ils  s'y  établirent  en  si 
grand  nombre  que,  sur  les  plaintes  des  alliés,  on  fut 
souvent  obligé  de  les  leur  renvoyer  ;  enfin  on  y 
arriva  en  foule  des  provinces.  Les  lois  favorisèrent 
les  mariages,  et  même  les  rendirent  nécessaires. 
Rome  fit  dans  toutes  ses  guerres  un  nombre  d'es- 
claves prodigieux  ;  et,  lorsque  ses  citoyens  furent 
comblés  de  richesses,  ils  en  achetèrent  de  toutes 
parts,  mais  ils  les  affranchirent  sans  nombre,  par 
générosité,  par  avarice,  par  faiblesse  ^  :  les  uns  vou- 

1  Suétone,  in  Aug.,  liv.  II. 

^  Suétone,  ibid.  Voy.  les  Institides,  liv.  I.  —  3  Dion,  in  Aug* 

*  Denys  d'Halicarnasse,  liv.  IV. 


432   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

laicnt  récompenser  des  esclaves  fidèles  ;  les  autres 
voulaient  recevoir  en  leur  nom  le  blé  que  la  répu- 
blique distribuait  aux  pauvres  citoyens  ;  d'autres 
enfin  désiraient  d'avoir  à  leur  pompe  funèbre  beau- 
coup de  gens  qui  la  suivissent  avec  un  chapeau  de 
fleurs.  Le  peuple  fut  presque  composé  d'affranchis  ^  : 
de  façon  que  ces  maîtres  du  monde,  non  seulement 
dans  les  commencements,  mais  dans  tous  les  temps, 
furent  la  plupart  d'origine  servile. 

Le  nombre  du  petit  peuple,  presque  tout  com- 
posé d'affranchis  ou  de  fils  d'affranchis,  devenait 
incommode;  on  en  fit  des  colonies,  par  le  moyen 
desquelles  on  s'assura  de  la  fidélité  des  provinces. 
C'était  une  circulation  des  hommes  de  tout  l'uni- 
vers. Rome  les  recevait  esclaves,  et  les  renvoyait 
Romains. 

Sous  prétexte  de  quelques  tumultes  arrivés  dans 
les  élections,  Auguste  mit  dans  la  ville  un  gouver- 
neur et  une  garnison  ;  il  rendit  les  corps  des  légions 
éternels,  les  plaça  sur  les  frontières,  et  établit  des 
fonds  particuliers  pour  les  payer  ;  enfin  il  ordonna 
que  les  vétérans  recevraient  leur  récompense  en 
argent,  et  non  pas  en  terres  ^. 

Il  résultait  plusieurs  mauvais  effets  de  cette  dis- 
tribution des  terres  que  l'on  faisait  depuis  Sylla. 
La  propriété  des  biens  des  citoyens  était  rendue  in- 
certaine. Si  on  ne  menait  pas  dans  un  même  heu  les 
soldats  d'une  cohorte,  ils  se  dégoûtaient  de  leur 
établissement,  laissaient  les  terres  incultes,  et 
devenaient  de  dangereux  citoyens  ^  :  mais,  si  on  les 

ï  Voy.  Tacite,  Annales,  liv.  XIII,  chap.  xxvn,  «late  fusum 
in  corpus,  >  etc. 

2  II  régla  que  les  soldats  prétoriens  auraient  cinq  mille  drach- 
mes :  deux  après  seize  ans  de  service,  et  les  autres  trois  mille 
drachmes  après  vingt  ans  de  service.  (Dion,  in  Av. g.) 

3  Voy.  Tacite,  Annales,  liv.  XIV,  chap.  xxvii,  sur  les  soldats 
menés  à  Tarante  et  à  Antiiun. 


DES   ROjVIAINS  433 

distribuait  par  léguions,  les  ambitieux  pouvaient 
trouver  contre  la  république  des  armées  dans  un 
moment. 

Auguste  fit  des  établissements  fixes  pour  la 
marine.  Comme  avant  lui  les  Romains  n'avaient 
point  eu  des  corps  perpétuels  de  troupes  de  terre, 
ils  n'en  avaient  point  non  plus  de  troupes  de  mer. 
Les  flottes  d'Auguste  eurent  pour  objet  principal 
la  sûreté  des  convois,  et  la  communication  des 
diverses  parties  de  l'empire  ;  car  d'ailleurs  les 
Romains  étaient  les  maîtres  de  toute  la  Méditerra- 
née :  on  ne  naviguait  dans  ces  temps-là  que  dans 
cette  mer,  et  ils  n'avaient  aucun  ennemi  à  craindre. 

Dion  remarque  très  bien  que  depuis  les  empereurs 
il  fut  plus  difficile  d'écrire  l'histoire  :  tout  devint 
secret  ;  toutes  les  dépêches  des  provinces  furent 
portées  dans  le  cabinet  des  empereurs  ;  on  ne  sut 
plus  que  ce  que  la  folie  et  la  hardiesse  des  tyrans 
ne  voulurent  point  cacher,  ou  ce  que  les  historiens 
conjecturèrent. 


CHAPITRE   XIV 

Tibère. 

Comme  on  voit  un  fleuve  miner  lentement  et 
sans  bruit  les  digues  qu'on  lui  oppose,  et  enfin  les 
renverser  dans  un  moment,  et  couvrir  les  campa- 
gnes qu'elles  conservaient,  ainsi  la  puissance 
souveraine  sous  Auguste  agit  insensiblement  et 
renversa  sous  Tibère  avec  violence. 

Il  y  avait  une  loi  de  majesté  contre  ceux  qui  com- 
mettaient quelque  attentat  contre  le  peuple  romain. 
Tibère  se  saisit  de  cette  loi  et  l'appliqua,  non  pas 
aux  cas  pour  lesquels  elle  avait  été  faite,  mais  à 
tout  ce  qui  put  servir  sa  haine  ou  ses  défiances.  Ce 
n'étaient  pas  seulement  les  actions  qui  tombaient 
dans  le  cas  de  cette  loi,  mais  des  paroles,  des  signes, 
et  des  pensées  même  ;  car  ce  qui  se  dit  dans  ces 
épanchements  de  cœur  que  la  conversation  produit 
entre  deux  amis  ne  peut  être  regardé  que  comme  des 
pensées.  Il  n'y  eut  donc  plus  de  liberté  dans  les 
festins,  de  confiance  dans  les  parentés,  de  fidélité 
dans  les  esclaves  ;  la  dissim.ulation  et  la  tristesse 
du  prince  se  communiquant  partout,  l'amitié  fut 
regardée  comme  un  écueil  ;  l'ingénuité,  comme  une 
imprudence;  la  vertu,  comme  une  affectation  qui 
pouvait  rappeler  dans  l'esprit  des  peuples  le  bon- 
heur des  temps  précédents. 


DÉCADENCE  DES   ROMAINS         435 

Il  n'3^  a  point  de  plus  cruelle  tyrannie  que  celle 
que  Ton  exerce  à  l'ombre  des  lois,  et  avec  les  cou- 
leurs de  la  justice,  lorsqu'on  va  pour  ainsi  dire 
noyer  des  malheureux  sur  la  planche  même  sur 
laquelle  ils  s'étaient  sauvés. 

Et,  comme  il  n'est  jamais  arrivé  qu'un  tyran  ait 
manqué  d'instruments  de  sa  tyrannie,  Tibère  trouva 
toujours  des  juges  prêts  à  condamner  autant  de 
gens  qu'il  en  put  soupçonner.  Du  temps  de  la 
république,  le  sénat  qui  ne  jugeait  point  en  corps 
les  affaires  des  particuliers,  connaissait,  par  une 
délégation  du  peuple,  des  crimes  qu'on  imputait 
aux  alliés.  Tibère  lui  renvoya  de  même  le  jugement 
de  tout  ce  qu'il  appelait  crime  de  Use-majesté  contre 
lui.  Ce  corps  tomba  dans  un  état  de  bassesse  qui  ne 
peut  s'exprim.er  :  les  sénateurs  allaient  au-devant 
de  la  servitude  ;  sous  la  faveur  de  Séjan,  les  plus 
illustres  d'entre  eux  faisaient  le  métier  de  déla- 
teur. 

Il  me  semble  que  je  vois  plusieurs  causes  de  cet 
esprit  de  servitude  qui  régnait  pour  lors  dans  le 
sénat.  Après  que  César  eut  vaincu  le  parti  de  la 
république,  les  amis  et  les  ennemis  qu'il  avait  dans 
le  sénat  concoururent  également  à  ôter  toutes  les 
bornes  que  les  lois  avaient  mises  à  sa  puissance,  et 
à  lui  déférer  des  honneurs  excessifs.  Les  uns  cher- 
chaient à  lui  plaire  ;  les  autres,  à  le  rendre  odieux. 
Dion  nous  dit  que  quelques-uns  allèrent  jusqu'à 
proposer  qu'il  lui  fût  permis  de  jouir  de  toutes  les 
femmes  qu'il  lui  plairait.  Cela  fit  qu'il  ne  se  défia 
point  du  sénat,  et  qu'il  y  fut  assassiné  ;  mais  cela 
fit  aussi  que  dans  les  règnes  suivants  il  n'y  eut  point 
de  flatterie  qui  fût  sans  exemple, et  qui  pût  révolter 
les  esprits. 

Avant  que  Rome  fût  gouvernée  par  un  seul,  les 
richesses  des  principaux  Romains  étaient  immenses. 


436   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

quelles  que  fussent  les  voies  qu'ils  employaient  pour 
les  acquérir  ;  elles  furent  presque  toutes  ôtces  sous 
les  empereurs  :  les  sénateurs  n'avaient  plus  ces 
grands  clients  qui  les  comblaient  de  biens  ;  on  ne 
pouvait  guère  rien  prendre  dans  les  provinces  que 
pour  César,  surtout  lorsque  ses  procurateurs,  qui 
étaient  à  peu  près  comme  sont  aujourd'hui  nos 
intendants,  y  furent  établis.  Cependant,  quoique  la 
source  des  richesses  fût  coupée,  les  dépenses  sub- 
sistaient toujours  ;  le  train  de  vie  était  pris,  et  on 
ne  pouvait  plus  le  soutenir  que  par  la  faveur  de 
l'empereur. 

Auguste  avait  ôté  au  peuple  la  puissance  de  faire 
des  lois,  et  celle  de  juger  les  crimes  publics  :  mais  il 
lui  avait  laissé,  ou  du  moins  avait  paru  lui  laisser, 
celle  d'élire  les  magistrats.  Tibère,  qui  craignait  les 
assemblées  d'un  peuple  si  nombreux,  lui  ôta  encore 
ce  privilège,  et  le  donna  au  sénat,  c'est-à-dire  à 
lui-même  ^  ;  or,  on  ne  saurait  croire  combien  cette 
décadence  du  pouvoir  du  peuple  avilie  l'âme  des 
grands.  Lorsque  le  peuple  disposait  des  dignités, 
les  magistrats  qui  les  briguaient  faisaient  bien  des 
bassesses  ;  mais  elles  étaient  jointes  à  une  certaine 
magnificence  qui  les  cachait,  soit  qu'ils  donnassent 
des  jeux  ou  de  certains  repas  au  peuple,  soit  qu'ils 
lui  distribuassent  de  l'argent  ou  des  grains  : 
quoique  le  motif  fût  bas,  le  moyen  avait  quelque 
chose  de  noble,  parce  qu'il  convient  toujours  à  un 
grand  homme  d'obtenir  par  des  libéralités  la  faveur 
du  peuple.  Mais  lorsque  le  peuple  n'eut  plus  rien 
à  donner  et  que  le  prince,  au  nom  du  sénat,  disposa 
de  tous  les  emplois,  on  les  demanda  et  on  les  obtint 
par  des  voies  indignes  :  la  flatterie,  l'infamie,  les 
crimes,  furent  des  arts  nécessaires  pour  y  parvenir. 

1  Tacite,  Annales,  liv.  I,  chap.  xv  ;  Dion,  liv.  LIV. 


DES   ROMAINS  437 

Il  ne  paraît  pourtant  point  que  Tibère  voulût 
a\ilir  le  sénat  :  il  ne  se  plaignait  de  rien  tant  que 
du  penchant  qui  entraînait  ce  corps  à  la  servitude  ; 
toute  sa  vie  est  pleine  de  ses  dégoûts  là-dessus  : 
mais  il  était  comme  la  plupart  des  hommes,  il 
voulait  des  choses  contradictoires  ;  sa  politique 
générale  n'était  point  d'accord  avec  ses  passions 
particulières.  Il  aurait  désiré  un  sénat  libre,  et 
capable  de  faire  respecter  son  gouvernement  ;  mais 
il  voulait  aussi  un  sénat  qui  satisfît  à  tous  les 
moments  ses  craintes,  ses  jalousies,  ses  haines  :  enfin 
l'homme  d'État  cédait  continuellement  à  l'homme. 

Nous  avons  dit  que  le  peuple  avait  autrefois 
obtenu  des  patriciens  qu'il  aurait  des  magistrats 
de  son  corps  qui  le  défendraient  contre  les  insultes 
et  les  injustices  qu'on  pourrait  lui  faire.  Afin  qu'ils 
fussent  en  état  d'exercer  ce  pouvoir,  on  les  déclara 
sacrés  et  inviolables  ;  et  on  ordonna  que  qui- 
conque maltraiterait  un  tribun,  de  fait  ou  par 
paroles,  serait  sur-le-champ  puni  de  mort.  Or,  les 
empereurs  étant  revêtus  de  la  puissance  des  tribuns, 
ils  en  obtinrent  les  privilèges  ;  et  c'est  sur  ce  fonde- 
ment qu'on  fit  mourir  tant  de  gens,  que  les  déla- 
teurs purent  faire  leur  métier  tout  à  leur  aise,  et 
que  l'accusation  de  lèse-majesté,  ce  crime,  dit 
Pline,  de  ceux  à  qui  on  ne  peut  point  imputer  de 
crime,  fut  étendue  à  ce  qu'on  voulut. 

Je  crois  pourtant  que  quelques-uns  de  ces  titres 
d'accusation  n'étaient  pas  si  ridicules  qu'ils  nous 
paraissent  aujourd'hui  ;  et  je  ne  puis  penser  que 
Tibère  eût  fait  accuser  un  homme  pour  avoir  vendu 
avec  sa  maison  la  statue  de  l'empereur  ;  que  Domi- 
tien  eût  fait  condamner  à  mort  une  femme  pour 
s'être  déshabillée  devant  son  image,  et  un  citoyen 
parce  qu'il  avait  la  description  de  toute  la  terre 
peinte  sur  les  murailles  de  sa  chambre,  si  ces  actions 


438   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

n'avaient  réveillé  dans  l'esprit  des  Romains  que 
l'idée  qu'elles  nous  donnent  à  présent.  Je  crois 
qu'une  partie  de  cela  est  fondée  sur  ce  que  Rome 
ayant  changé  de  gouvernement,  ce  qui  ne  nous 
paraît  pas  de  conséquence  pouvait  l'être  pour  lors  : 
j'en  juge  par  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui  chez 
une  nation  qui  ne  peut  pas  être  soupçonnée  de 
tyrannie,  où  il  est  défendu  de  boire  à  la  santé  d'une 
certaine  personne. 

Je  ne  puis  rien  passer  qui  serve  à  faire  connaître 
le  génie  du  peuple  romain.  Il  s'était  si  fort  accou- 
tumé à  obéir,  et  à  faire  toute  sa  félicité  de  la  diffé- 
rence de  ses  maîtres,  qu'après  la  mort  de  Germanicus 
il  donna  des  marques  de  deuil,  de  regret  et  de  déses- 
poir, que  l'on  ne  trouve  plus  parmi  nous.  Il  faut  voir 
les  historiens  décrire  la  désolation  publique  \  si 
grande,  si  longue,  si  peu  modérée  ;  et  cela  n'était 
point  joué  :  car  le  corps  entier  du  peuple  n'affecte, 
ne  flatte,  ni  ne  dissimule. 

Le  peuple  romain,  qui  n'avait  plus  de  part  au 
gouvernement,  composé  presque  d'affranchis  ou 
de  gens  sans  industrie,  qui  vivaient  aux  dépens  du 
trésor  public,  ne  sentait  que  son  impuissance  ;  il 
s'affligeait  comme  les  enfants  et  les  femmes,  qui  se 
désolent  par  le  sentiment  de  leur  faiblesse  ;  il  était 
mal  :  il  plaça  ses  craintes  et  ses  espérances  sur  la 
personne  de  Germanicus  ;  et  cet  objet  lui  étant 
enlevé,  il  tomba  dans  le  désespoir. 

Il  n'y  a  point  de  gens  qui  craignent  si  fort  les 
malheurs  que  ceux  que  la  misère  de  leur  condition 
pourrait  rassurer,  et  qui  devraient  dire  avec  An- 
dromaque  :  Plût  à  Dieu  que  je  craignisse .'  Il  y  a 
aujourd'hui  à  Naples  cinquante  mille  hommes  qui 
ne  vivent  que  d'herbe,  et  n'ont  pour  tout  bien 

i  Voy.  Tacite,  Annales,  liv.  II,  chap.  lxxxii. 


DES   ROMAINS  439 

que  la  moitié  d'un  habit  de  toile  ;  ces  gens-là,  les 
plus  malheureux  de  la  terre,  tombent  dans  un 
abattement  affreux  à  la  moindre  fumée  du  Vésuve  : 
ils  ont  la  sottise  de  craindre  de  devenir  mal- 
heureux. 


CHAPITRE  XV 

Des  empereurs  depuis  Caïus  Caligula 
jusqu'à  Antonin. 

Caligula  succéda  à  Tibère.  On  disait  de  lui  qu'il 
n'y  avait  jamais  eu  un  meilleur  esclave  ni  un  plus 
méchant  maître  ;  ces  deux  choses  sont  assez 
liées  :  car  la  même  disposition  d'esprit  qui  fait 
qu'on  a  été  vivement  frappé  de  la  puissance 
illimitée  de  celui  qui  commande,  fait  qu'on  ne 
l'est  pas  moins  lorsque  l'on  vient  à  commander 
soi-même. 

Caligula  rétablit  les  comices  \  que  Tibère  avait 
ôtés,  et  abolit  ce  crime  arbitraire  de  lèse-majesté 
qu'il  avait  établi  ;  par  où  l'on  peut  juger  que  le 
commencement  du  règne  des  mauvais  princes  est 
souvent  comme  la  fin  de  celui  des  bons  :  parce 
que,  par  un  esprit  de  contradiction  sur  la  con- 
duite de  ceux  à  qui  ils  succèdent,  ils  peuvent  faire 
ce  que  les  autres  font  par  vertu  ;  et  c'est  à  cet 
esprit  de  contradiction  que  nous  devons  bien  de 
bons  règlements,  et  bien  de  mauvais  aussi. 

Qu'y  gagna-t-on  ?  Caligula  ôta  les  accusations 
des  crimes  de  lèse-majesté  ;  mais  il  faisait  mourir 
militairement  tous  ceux  qui  lui  déplaisaient  ;  et 
ce  n'était  pas  à  quelques  sénateurs  qu'il  en  vou- 

^  Il  les  ôta  dans  la  suite. 


DÉCADENCE  DES   ROMAINS  441 

lait,  il  tenait  le  glaive  suspendu  sur  le  sénat,  qu'il 
menaçait  d'exteniiiner  tout  entier. 

Cette  épouvantable  tyrannie  des  empereurs 
venait  de  l'esprit  général  des  Romains.  Comme  ils 
tombèrent  tout  à  coup  sous  un  gouvernement 
arbitraire,  et  qu'il  n'y  eut  presque  point  d'inter- 
valle chez  eux  entre  commander  et  servir,  ils  ne 
furent  point  préparés  à  ce  passage  par  des  mœurs 
douces  :  l'humeur  féroce  resta  ;  les  citoj^ens  furent 
traités  comme  ils  avaient  traité  eux-mêmes  les 
ennemis  vaincus,  et  furent  gouvernés  sur  le  même 
plan.  Sylla,  entrant  dans  Rome,  ne  fut  pas  un  autre 
homme  que  Sylla  entrant  dans  Athènes  :  il  exerça 
le  même  droit  des  gens.  Pour  les  États  qui  n'ont 
été  soumis  qu'insensiblement,  lorsque  les  lois  leur 
manquent,  ils  sont  encore  gouvernés  par  les 
mœurs. 

La  vue  continuelle  des  combats  des  gladiateurs 
rendait  les  Romains  extrêmement  féroces  :  on 
remarqua  que  Claude  devint  plus  porté  à  répandre 
le  sang,  à  force  de  voir  ces  sortes  de  spectacles. 
L'exemple  de  cet  empereur,  qui  était  d'un  naturel 
doux  et  qui  fit  tant  de  cruautés,  fait  bien  voir  que 
l'éducation  de  son  temps  était  différente  de  la  nôtre. 

Les  Romains,  accoutumés  à  se  jouer  de  la 
nature  humaine  dans  la  personne  de  leurs  enfants 
et  de  leurs  esclaves  \  ne  pouvaient  guère  con- 
naitre  cette  vertu  que  nous  appelons  humanité. 
D'où  peut  venir  cette  férocité  que  nous  trouvons 
dans  les  habitants  de  nos  colonies,  que  de  cet 
usage  continuel  des  châtiments  sur  une  malheu- 
reuse partie  du  genre  humain  ?  Lorsque  l'on  est 
cruel  dans  l'état  civil,  que  peut-on  attendre  de 
la  douceur  et  de  la  justice  naturelle  ? 

^  Voy.  les  lois  romaines  sur  la  puissance  des  pères  et  celle  des 
maîtres. 


442   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

On  est  fatigué  de  voir  dans  l'histoire  des  empe- 
reurs le  nombre  infini  de  gens  qu'ils  firent  mourir 
pour  confisquer  leurs  biens.  Nous  ne  trouvons  rien 
de  semblable  dans  nos  histoires  modernes.  Cela, 
comme  nous  venons  de  dire,  doit  être  attribué 
à  des  mœurs  plus  douces  et  à  une  religion  plus 
réprimante  ;  et  de  plus  on  n'a  point  à  dépouiller 
les  familles  de  ces  sénateurs,  qui  avaient  ravagé 
le  monde.  Nous  tirons  cet  avantage  de  la  médio- 
crité de  nos  fortunes,  qu'elles  sont  plus  sûres  : 
nous  ne  valons  pas  la  peine  qu'on  nous  ravisse  nos 
biens  \ 

Le  peuple  de  Rome,  ce  que  l'on  appelait  plehs, 
ne  haïssait  pas  les  plus  mauvais  empereurs.  De- 
puis qu'il  avait  perdu  l'empire  et  qu'il  n'était 
plus  occupé  à  la  guerre,  il  était  devenu  le  plus  vil 
de  tous  les  peuples  ;  il  regardait  le  commerce  et 
les  arts  comme  des  choses  propres  aux  seuls  es- 
claves ;  et  les  distributions  de  blé  qu'il  recevait 
lui  faisaient  négliger  les  terres  :  on  l'avait  accou- 
tumé aux  jeux  et  aux  spectacles.  Quand  il  n'eut 
plus  de  tribuns  à  écouter,  ni  de  magistrats  à  élire, 
ces  choses  vaines  lui  devinrent  nécessaires,  et  son 
oisiveté  lui  en  augmenta  le  goût.  Or,  Caligula, 
Néron,  Commode,  Caracalla,  étaient  regrettés  du 
peuple  à  cause  de  leur  folie  même  ;  car  ils  aimaient 
avec  fureur  ce  que  le  peuple  aimait,  et  contri- 
buaient de  tout  leur  pouvoir  et  même  de  leur  per- 
sonne à  ses  plaisirs  ;  ils  prodiguaient  pour  lui  toutes 
les  richesses  de  l'empire  ;  et,  quand  elles  étaient 
épuisées,  le  peuple  voyant  sans  peine  dépouiller 
toutes  les  grandes  familles,  il  jouissait  des  fruits 
de  la  tyrannie  ;  et  il  en  jouissait  purement,  car  il 

^  Le  duc  de  Bragance  avait  des  biens  immenses  dans  le 
Portugal  :  lorsqu'il  se  révolta,  on  félicita  le  roi  d'Espagne  de 
la  riche  confiscation  qu'il  allait  avoir. 


DES   ROIMAINS  443 

trouvait  sa  sûreté  dans  sa  bassesse.  De  tels  princes 
haïssaient  naturellement  les  gens  de  bien  :  ils 
savaient  qu'ils  n'en  étaient  pas  approuvés  ^  ; 
indignés  de  la  contradiction  ou  du  silence  d'un 
cito^'en  austère,  eni\Tés  des  applaudissements  de 
la  populace,  ils  parvenaient  à  s'imaginer  que  leur 
gouvernement  faisait  la  félicité  publique,  et  qu'il 
n'y  avait  que  des  gens  malintentionnés  qui  pussent 
le  censurer. 

Caligula  était  un  vrai  sophiste  dans  sa  cruauté  : 
comme  il  descendait  également  d'Antoine  et 
d'Auguste,  il  disait  qu'il  punirait  les  consuls,  s'ils 
célébraient  le  jour  de  réjouissance  établi  en  mé- 
moire de  la  \ictoire  d'Actium,  et  qu'il  les  puni- 
rait, s'ils  ne  le  célébraient  pas  ;  et  Drusille,  à  qui 
il  accorda  des  honneurs  divins,  étant  morte,  c'était 
un  crime  de  la  pleurer,  parce  qu'elle  était  déesse, 
et  de  ne  la  pas  pleurer,  parce  qu'elle  était  sa  sœur. 

C'est  ici  qu'il  faut  se  donner  le  spectacle  des 
choses  humaines.  Qu'on  voie  dans  l'histoire  de 
Rome  tant  de  guerres  entreprises,  tant  de  sang 
répandu,  tant  de  peuples  détruits,  tant  de  grandes 
actions,  tant  de  triomphes,  tant  de  politique,  tant 
de  sagesse,  de  prudence,  de  constance,  de  courage  : 
ce  projet  d'envahir  tout,  si  bien  formé,  si  bien 
soutenu,  si  bien  fini,  à  quoi  aboutit-il  qu'à  assouvir 

1  Les  Grecs  avaient  des  jeux  où  il  était  décent  de  combattre, 
comme  il  était  glorieux  d'y  vaincre  ;  les  Romains  n'avaient 
guère  que  des  spectacles,  et  celui  des  infâmes  gladiateurs  leur 
était  particulier.  Or,  qu'un  grand  personnage  descendît  lui- 
même  sur  l'arène,  ou  montât  sur  le  théâtre,  la  gravité  romaine 
ne  le  souffrait  pas.  Comment  un  sénateur  aurait-il  pu  s'y  ré- 
soudre, lui  à  qui  les  lois  défendaient  de  contracter  aucune  alliance 
avec  des  gens  que  les  dégoûts  ou  les  applaudissements  même 
du  peuple  avaient  flétris  ?  H  y  parut  pourtant  des  empereurs  ; 
et  cette  folie,  qui  montrait  en  eux  le  plus  grand  dérèglement  du 
cœur,  un  mépris  de  ce  qui  était  beau,  de  ce  qui  était  horméte, 
de  ce  qui  était  bon,  est  toujours  marquée  chez  les  historiens 
avec  le  caractère  de  la  tyrannie. 


444   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

le  bonheur  de  cinq  ou  six  monstres  ?  Quoi  !  ce 
sénat  n'a\ait  fait  évanouir  tant  de  rois  que  pour 
tomber  lui-môme  dans  le  plus  bas  esclavage  de 
quelques-uns  de  ses  plus  indignes  citoyens,  et 
s'exterminer  par  ses  propres  arrêts  !  On  n'élève 
donc  sa  puissance  que  pour  la  voir  mieux  renversée  ! 
Les  hommes  ne  travaillent  à  augmenter  leur 
pouvoir  que  pour  le  voir  tomber  contre  eux- 
mêmes  dans  de  plus  heureuses  mains. 

Caligula  ayant  été  tué,  le  sénat  s'assembla  pour 
établir  une  forme  de  gouvernement.  Dans  le  temps 
qu'il  délibérait,  quelques  soldats  entrèrent  dans 
le  palais  pour  piller;  ils  trouvèrent,  dans  un  lieu 
obscur,  un  homme  tremblant  de  peur  ;  c'était 
Claude  :  ils  le  saluèrent  empereur. 

Claude  acheva  de  perdre  les  anciens  ordres,  en 
donnant  à  ses  officiers  le  droit  de  rendre  la  justice  \ 
Les  guerres  de  Marins  et  de  Sylla  ne  se  faisaient 
principalem.ent  que  pour  savoir  qui  aurait  ce 
droit,  des  sénateurs  ou  des  chevaliers  "  ;  une  fan- 
taisie d'un  imbécile  l'ôta  aux  uns  et  aux  autres  : 
étrange  succès  d'une  dispute  qui  avait  mis  en 
combustion  tout  l'univers  ! 

Il  n'y  a  point  d'autorité  plus  absolue  que  celle 
du  prince  qui  succède  à  la  république  ;  car  il  se 
trouve  avoir  toute  la  puissance  du  peuple,  qui 
n'avait  pu  se  limiter  lui-même.  Aussi  voyons-nous 
aujourd'hui  les  rois  de  Danemark  exercer  le  pou- 
voir le  plus  arbitraire  qu'il  y  ait  en  Europe. 

1  Auguste  avait  établi  les  procurateurs,  mais  ils  n'avaient 
point  de  juridiction  ;  et  quand  on  ne  leur  obéissait  pas,  il  fallait 
qu'ils  recourussent  à  l'autorité  du  gouverneur  de  la  province 
ou  du  préteur.  Mais,  sous  Claude,  ils  eurent  la  juridiction  ordi- 
naire, comme  lieutenants  de  la  province;  ils  jugèrent  encore  des 
affaires  fiscales  :  ce  qui  mit  les  fortunes  de  tout  le  monde  entre 
leurs  mains. 

2  Voy.  Tacite,  Annales,  liv.  XII,  chap.  lx. 


DES   ROMAINS  445 

Le  peuple  ne  fut  pas  moins  a\âli  que  le  sénat 
et  les  chevaliers.  Nous  avons  vu  que,  jusqu'au 
temps  des  empereurs,  il  avait  été  si  belliqueux, 
que  les  armées  qu'on  levait  dans  la  ville  se  dis- 
ciplinaient sur-le-champ,  et  allaient  droit  à  l'en- 
nemi. Dans  les  guerres  civiles  de  Vitellius  et  de 
Vespasien,  Rome,  en  proie  à  tous  les  ambitieux, 
et  pleine  de  bourgeois  timides,  tremblait  devant 
la  première  bande  de  soldats  qui  pouvait  s'en 
approcher. 

La  condition  des  empereurs  n'était  pas  meil- 
leure :  comme  ce  n'était  pas  une  seule  armée 
qui  eût  le  droit  ou  la  hardiesse  d'en  éHre  un, 
c'était  assez  que  quelqu'un  fût  élu  par  une  armée 
pour  devenir  désagréable  aux  autres,  qui  lui 
nommaient  d'abord  un  compétiteur. 

Ainsi,  comme  la  grandeur  de  la  république  fut 
fatale  au  gouvernement  républicain,  la  grandeur 
de  l'empire  le  fut  à  la  vie  des  empereurs.  S'ils 
n'avaient  eu  qu'un  paj^s  médiocre  à  défendre,  ils 
n'auraient  eu  qu'une  principale  armée,  qui,  les 
ayant  une  fois  élus,  aurait  respecté  l'ouvrage  de 
ses  mains. 

Les  soldats  avaient  été  attachés  à  la  famille 
de  César,  qui  était  garante  de  tous  les  avantages 
que  leur  avait  procurés  la  révolution.  Le  temps 
vint  que  les  grandes  familles  de  Rome  furent  tou- 
tes exterminées  par  celle  de  César,  et  que  celle  de 
César,  dans  la  personne  de  Néron,  périt  elle- 
même.  La  puissance  civile,  qu'on  avait  sans  cesse 
abattue,  se  trouva  hors  d'état  de  contre-balancer  la 
militaire  ;  chaque  armée  voulut  faire  un  empereur. 

Comparons  ici  les  temps.  Lorsque  Tibère  com- 
mença à  régner,  quel  parti  ne  tira-t-il  pas  du 
sénat  ^  !  Il  apprit  que  les  armées  d'IUyrie  et  de 

^  Tacite,  Anfiaks,  liv.  I,  chap.  vi. 


446   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Germanie  s'étaient  soulevées  ;  il  leur  accorda  quel- 
ques demandes,  et  il  soutint  que  c'était  au  sénat 
à  juger  des  autres  ^  :  il  leur  envoya  des  députés 
de  ce  corps.  Ceux  qui  ont  cessé  de  craindre  le 
pouvoir  peuvent  encore  respecter  l'autorité.  Quand 
on  eut  représenté  aux  soldats  comment,  dans 
une  armée  romaine,  les  enfants  de  l'empereur  et 
les  envoyés  du  sénat  romain  couraient  risque  de 
la  vie^  ils  purent  se  repentir,  et  aller  jusqu'à  se 
punir  eux-mêmes  ^  ;  mais,  quand  le  sénat  fut 
entièrement  abattu,  son  exemple  ne  toucha  per- 
sonne. En  vain  Othon  harangue-t-il  ses  soldats 
pour  leur  parler  de  la  dignité  du  sénat  ^  ;  en  vain 
Vitellius  envoie-t-il  les  principaux  sénateurs  pour 
faire  sa  paix  avec  Vespasien  ^  :  on  ne  rend  point 
dans  un  moment  aux  ordres  de  l'État  le  respect 
qui  leur  a  été  ôté  si  longtemps.  Les  armées  ne 
regardèrent  ces  députés  que  comme  les  plus  lâches 
esclaves  d'un  maître  qu'elles  avaient  déjà  ré- 
prouvé. 

C'était  une  ancienne  coutume  des  Romains, 
que  celui  qui  triomxphait  distribuait  quelques 
deniers  à  chaque  soldat  :  c'était  peu  de  chose*. 
Dans  les  guerres  civiles,  on  augmenta  ces  dons^ 

^  <  Caetera  senatui  servanda.  »  (Tacite  Ann.,  liv.  I,  chap.  xxv.) 
2  Voy.  la  harangue  de  Germanicus.  {Ibid.,  chap  xlii.) 
^  «  Gaudebat  cœdibus  miles,  quasi  semet  absolveret.  >  [Ihid.y 
chap.  xLiv.)  —  On  révoqua  dans  la  suite  les  privilèges  extor- 
qués. {Ibid.) 

4  Tacite,  Histoires,  liv.  I,  chap.  lxxxiii  et  suiv, 
^  Ibid.,  liv.  m,  chap.  Lxxx. 

6  Voy.  dans  Tite-Live  les  sommes  distribuées  dans  divers 
triomphes.  L'esprit  des  capitaines  était  de  porter  beaucoup 
d'argent  dans  le  trésor  public,  et  d'en  donner  peu  aux  soldats. 

7  Paul-Émile,  dans  un  temps  où  la  grandeur  des  conquêtes 
avait  fait  augmenter  les  libéralités,  ne  distribua  que  cent  deniers 
à  chaque  soldat  ;  mais  César  en  donna  deux  mille  ;  et  son  exemple 
fut  suivi  par  Antoine  et  Octave,  par  Brutus  et  Cassius.  Voyez 
Dion  et  Appicn. 


DES   RO^vIAIXS  447 

On  les  faisait  autrefois  de  l'argent  pris  sur  les 
ennemis  :  dans  ces  temps  malheureux  on  donna 
celui  des  citoyens  ;  et  les  soldats  voulaient  un 
partage  là  où  il  n'y  avait  pas  de  butin.  Ces  dis- 
tributions n'avaient  lieu  qu'après  une  guerre  : 
Néron  les  fit  pendant  la  paix.  Les  soldats  s'y 
accoutumèrent  ;  et  ils  frémirent  contre  Galba, 
qui  leur  disait  avec  courage  qu'il  ne  savait  pas  les 
acheter,  mais  qu'il  savait  les  choisir. 

Galba,  Othon\  Vitellius  ne  firent  que  passer. 
Vespasien  fut  élu,  comme  eux,  par  les  soldats  ; 
il  ne  songea,  dans  tout  le  cours  de  son  règne, 
qu'à  rétabhr  l'empire,  qui  avait  été  successivemxent 
occupé  par  six  tyrans  également  cruels,  presque 
tous  furieux,  souvent  imbéciles,  et,  pour  comble 
de  malheur,  prodigues  jusqu'à  la  folie. 

Tite,  qui  lui  succéda,  fut  les  délices  du  peuple 
romain.  Domitien  fit  voir  un  nouveau  monstre 
plus  cruel,  ou  du  moins  plus  implacable  que  ceux 
qui  l'avaient  précédé,  parce  qu'il  était  plus 
timide. 

Ses  affranchis  les  plus  chers,  et,  à  ce  que  quel- 
ques-uns ont  dit,  sa  femme  même,  voyant  qu'il 
était  aussi  dangereux  dans  ses  amitiés  que  dans  ses 
haines,  et  qu'il  ne  mettait  aucunes  bornes  à  ses 
miéfiances  ni  à  ses  accusations,  s'en  défirent. 
Avant  de  faire  le  coup,  ils  jetèrent  les  yeux  sur 
un  successeur,  et  choisirent  Nerva,  vénérable 
vieillard. 

Nerva  adopta  Trajan,  prince  le  plus  accompli 
dont  l'histoire  ait  jamais  parlé.  Ce  fut  un  bonheur 
d'être  né  sous  son  règne  ;  il  n'y  en  eut  point  de 
si  heureux  ni  de  si  glorieux  pour  le  peuple  romain. 
Grand  homme  d'État,  grand  capitaine,  ayant  un 

^  «  Suscepere  duo  manipulares  imperium  populi  romani  trans- 
ferendum,  et  transtulerunt.  >  (Tacite,  Histoires,  liv.  I,  chap.  xxv.) 


4^8        GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

cœur  bon  qui  le  portait  au  bien,  un  esprit  éclairé 
qui  lui  montrait  le  meilleur,  une  âme  noble, 
grande,  belle  ;  avec  toutes  les  vertus,  n'étant  ex- 
trême sur  aucune  ;  enfin  l'homme  le  plus  propre 
à  honorer  la  nature  humaine,  et  représenter  la 
divine. 

Il  exécuta  le  projet  de  César,  et  fit  avec  succès 
la  guerre  aux  Parthes.  Tout  autre  aurait  succombé 
dans  une  entreprise  où  les  dangers  étaient 
toujours  présents  et  les  ressources  éloignées,  où  il 
fallait  absolument  vaincre,  et  où  il  n'était  pas 
sûr  de  ne  pas  périr  après  avoir  vaincu. 

La  difficulté  consistait  et  dans  la  situation  des 
deux  empires  et  dans  la  manière  de  faire  la  guerre 
des  deux  peuples.  Prenait-on  le  chemin  de  l'Ar- 
ménie, vers  les  sources  du  Tigre  et  de  l'Euphrate  : 
on  trouvait  un  pays  montueux  et  difficile,  où  l'on 
ne  pouvait  mener  de  convois  ;  de  façon  que  l'ar- 
mée était  demi-ruinée  avant  d'arriver  en  Médie\ 
Entrait-on  plus  bas,  vers  le  midi,  par  Nisibe  :  on 
trouvait  un  désert  affreux  qui  séparait  les  deux 
empires.  Voulait-on  passer  plus  bas  encore,  et 
aller  par  la  Mésopotamie  :  on  traversait  un  pays 
en  partie  inculte,  en  partie  submergé  ;  et,  le 
Tigre  et  l'Euphrate  allant  du  nord  au  midi,  on  ne 
pouvait  pénétrer  dans  le  pays  sans  quitter  ces 
fleuves,  ni  guère  quitter  ces  fleuves  sans  périr. 

Quant  à  la  manière  de  faire  la  guerre  des  deux 
nations,  la  force  des  Romains  consistait  dans  leur 
infanterie,  la  plus  forte,  la  plus  ferme  et  la  mieux 
disciplinée  du  monde. 

Les  Parthes  n'avaient  point  d'infanterie,  mais 
une  cavalerie  admirable  :  ils  combattaient  de  loin, 
et  hors  de  la  portée  des  armes  romaines  ;  le  javelot 

1  Le  pays  ne  fournissait  pas  d'assez  grands  arbres  pour  faire 
des  machines  pour  assiéger  les  places.  (Plutarque,  Vie  d'Antoine.) 


DES   ROMAINS  449 

pouvait  rarement  les  atteindre  ;  leurs  armes 
étaient  l'arc  et  des  flèches  redoutables  ;  ils  assié- 
geaient une  armée  plutôt  qu'ils  ne  la  combattaient  : 
inutilement  poursuivis,  parce  que  chez  eux  fuir 
c'était  combattre,  ils  faisaient  retirer  les  peuples 
à  mesure  qu'on  approchait,  et  ne  laissaient  dans 
les  places  que  les  garnisons  ;  et,  lorsqu'on  les 
avait  prises,  on  étaix  obligé  de  les  détruire  ;  ils 
brûlaient  avec  art  tout  le  pays  autour  de  l'armée 
ennemie,  et  hii  ôtaient  jusqu'à  l'herbe  même  ; 
enfin  ils  faisaient  à  peu  près  la  guerre  comme  on 
la  fait  encore  aujourd'hui  sur  les  mêmes  frontières. 

D'ailleurs  les  légions  d'Illyrie  et  de  Germanie 
qu'on  transportait  dans  cette  guerre  n'y  étaient 
pas  propres^  :  les  soldats,  accoutumés  à  manger 
beaucoup  dans  leur  pays,  y  périssaient  presque 
tous. 

Ainsi,  ce  qu'aucune  nation  n'avait  pas  encore 
fait,  d'éviter  le  joug  des  Romains,  celle  des  Parthes 
le  fit,  non  pas  comme  in\àncible,  mais  comme 
inaccessible. 

Adrien  abandonna  les  conquêtes  de  Trajan'^ 
et  borna  l'empire  à  l'Euphrate  ;  et  il  est  admirable 
qu'après  tant  de  guerres,  les  Romains  n'eussent 
perdu  que  ce  qu'ils  avaient  voulu  quitter,  comme 
la  mer,  qui  n'est  moins  étendue  que  lorsqu'elle 
se  retire  d'elle-même. 

La  conduite  d'Adrien  causa  beaucoup  de  mur- 
mures. On  lisait  dans  les  livres  sacrés  des  Romains 
que,  lorsque  Tarquin  voulut  bâtir  le  Capitole,  il 
trouva  que  la  place  la  plus  convenable  était  oc- 
cupée par  les  statues  de  beaucoup  d'autres  di\i- 
nités  :  il  s'enquit,  par  la  science  qu'il  avait  dans  les 

1  Voy  Hérodien,  Vie  (V Alexandre. 

~  Voy.  Eutrope,  liv.  VIII.  La  Dacie  ne  fut  abandonnée  que 
sous  Aurélien. 

15 


450  DÉCADENCE  DES   ROMAINS 

augures,  si  elles  voudraient  céder  leur  place  à 
Jupiter  :  toutes  y  consentirent,  à  la  réserve  de 
Mars,  de  la  Jeunesse  et  du  dieu  Terme  \  Là-dessus 
s'établirent  trois  opinions  religieuses  :  que  le  peuple 
de  Mars  ne  céderait  à  personne  le  lieu  qu'il  occu- 
pait ;  que  la  jeunesse  romaine  ne  serait  point  sur- 
montée ;  et  qu'enfin  le  dieu  Terme  des  Romains 
ne  reculerait  jamais  :  ce  qui  arriva  pourtant  sous 
Adrien. 

1  Saint  Augustin,  De  la  Cité  de  Dùu,  ]iv.  IV,  chap.  xxiii  et 

XXIX. 


CHAPITRE   X\l 

De  l'étai  de  l'empire  depuis  Ardonin  jusqu'à  Probus. 

Dans  ces  temps-là,  la  secte  des  stoïciens  s'éten- 
dait et  s'accréditait  dans  l'empire.  Il  semblait 
que  la  nature  humaine  eût  fait  un  effort  peur  pro- 
duire d'elle-même  cette  secte  admirable,  qui  était 
comme  ces  plantes  que  la  terre  fait  naître  dans  des 
lieux  que  le  ciel  n'a  jamais  \tis. 

Les  Romains  lui  durent  leurs  meilleurs  empe- 
reurs. Rien  n'est  capable  de  faire  oublier  le  premier 
Antonin,  que  Marc  Aurèle  qu'il  adopta.  On  sent 
en  soi-même  un  plaisir  secret  lorsqu'on  parle  de 
cet  empereur  ;  on  ne  peut  lire  sa  \ie  sans  une 
espèce  d'attendrissement  :  tel  est  l'effet  qu'elle 
produit,  qu'on  a  meilleure  opinion  de  soi-même, 
parce  qu'on  a. meilleure  opinion  des  hommes. 

La  sagesse  de  Nerva,  la  gloire  de  Trajan,  la 
valeur  d'Adrien,  la  vertu  des  deux  Antonins,  se 
firent  respecter  des  soldats.  Mais,  lorsque  de 
nouveaux  monstres  prirent  leur  place,  l'abus  du 
gouvernement  militaire  parut  dans  tout  son  excès  ; 
et  les  soldats  qui  avaient  vendu  l'empire  assas- 
sinèrent les  empereurs  pour  en  avoir  un  nouveau 
prix. 

On  dit  qu'il  y  a  un  prince  dans  le  monde  qui 
travaille  depuis  quinze  ans  à  r.bolir  dans  ses  États 
le  gouvernement  civil  pour  y  établir  le  gouverne- 


452   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

ment  militaire.  Je  ne  veux  point  faire  des  ré- 
flexions odieuses  sur  ce  dessein  :  je  dirai  seulement 
que,  par  la  nature  des  choses,  deux  cents  gardes 
peuvent  mettre  la  vie  d'un  prince  en  sûreté,  et 
non  pas  quatre- vingt  mille  ;  outre  qu'il  est  plus 
dangereux  d'opprimer  un  peuple  armé  qu'un  autre 
qui  ne  l'est  pas. 

Commode  succéda  à  Marc  Aurèle  son  père. 
C'était  un  monstre  qui  suivait  toutes  ses  passions, 
et  toutes  celles  de  ses  ministres  et  de  ses  courti- 
sans. Ceux  qui  en  délivrèrent  le  monde  mirent  en 
sa  place  Pertinax,  vénérable  vieillard,  que  les 
soldats  prétoriens  massacrèrent   d'abord. 

Ils  mirent  l'empire  à  l'enchère,  et  Didius  Julien 
l'emporta  par  ses  promesses  :  cela  souleva  tout  le 
monde  ;  car,  quoique  l'empire  eût  été  souvent 
acheté,  il  n'avait  pas  encore  été  marchandé. 
Pescennius  Niger,  Sévère  et  Albin  furent  salués 
empereurs  ;  et  Julien,  n'ayant  pu  payer  les  sommes 
immenses  qu'il  avait  promises,  fut  abandonné  par 
ses  soldats. 

Sévère  défit  Niger  et  Albin.  :  il  avait  de  grandes 
qualités  ;  mais  la  douceur,  cette  première  vertu 
des  princes,  lui  manquait. 

La  puissance  des  empereurs  pouvait  plus  aisé- 
ment paraître  tyrannique  que  celle  des  princes  de 
nos  jours.  Comme  leur  dignité  était  un  assemblage 
de  toutes  les  magistratures  romaines  ;  que,  dicta- 
teurs sous  le  nom  d'empereurs,  tribuns  du  peuple, 
proconsuls,  censeurs,  grands  pontifes,  et,  quand 
ils  voulaient,  consuls,  ils  exerçaient  souvent  la 
justice  distributive,  ils  pouvaient  aisément  faire 
soupçonner  que  ceux  qu'ils  avaient  condamnés, 
ils  les  avaient  opprimés,  le  peuple  jugeant  ordinaire- 
ment de  l'abus  de  la  puissance  par  la  grandeur  de 
la  puissance  ;  au  lieu  que  les  rois  d'Europe,  légis- 


DES   ROMAINS  453 

lateurs,  et  non  pas  exécuteurs  de  la  loi,  princes,  et 
non  pas  juges,  se  sont  déchargés  de  cette  partie 
de  l'autorité  qui  peut  être  odieuse  ;  et,  faisant  eux- 
mêmes  les  grâces,  ont  commis  à  des  magistrats 
particuliers  la  distribution  des  peines. 

Il  n'y  a  guère  eu  d'empereurs  plus  jaloux  de  leur 
autorité  que  Tibère  et  Sévère  :  cependant  ils  se 
laissèrent  gouverner,  l'un  par  Séjan,  l'autre  par 
Plautien,  d'une  manière  misérable. 

La  malheureuse  coutume  de  proscrire,  intro- 
duite par  Sylla,  continua  sous  les  empereurs  ; 
et  il  fallait  même  qu'un  prince  eût  quelque  vertu 
pour  ne  la  pas  suivre  ;  car,  comme  ses  ministres 
et  ses  favoris  jetaient  d'abord  les  yeux  sur  tant 
de  confiscations,  ils  ne  lui  parlaient  que  de  la  né- 
cessité de  punir,  et  des  périls  de  la  clémence. 

Les  proscriptions  de  Sévère  firent  que  plusieurs 
soldats  de  Niger  ^  se  retirèrent  chez  les  Parthes  ^  ; 
ils  leur  apprirent  ce  qui  manquait  à  leur  art 
mihtaire,  à  faire  usage  des  armes  romxaines,  et 
même  à  en  fabriquer  ;  ce  qui  fit  que  ces  peuples,  qui 
s'étaient  ordinairement  contentés  de  se  défendre, 
furent  dans  la  suite  presque  toujours  agresseurs  '^. 

Il  est  remarquable  que,  dans  cette  suite  de  guerres 
civiles  qui  s'élevèrent  continuellement,  ceux  qui 
avaient  les  légions  d'Europe  vainquirent  presque 
toujours  ceux  qui  avaient  les  légions  d'Asie-*  :  et 

^  Hérodien,  Vie  de  Sévère. 

-  Le  mal  continua  sous  Alexandre.  Artaxerxès,  qui  rétablit 
l'empire  des  Perses,  se  rendit  formidable  aux  Romains,  parce 
que  leurs  soldats,  par  caprice  ou  par  libertinage,  désertèrent  en 
foule  vers  lui.  {Abrégé  de  Xiphilin,  du  livre  LXXX  de  Dion.) 

^  C'est-à-dire  les  Perses  qui  les  suivirent. 

■*  Sévère  défit  les  légions  asiatiques  de  Niger  ;  Constantin, 
celles  de  Licinius.  Vespasien,  quoique  proclamé  par  les  armées 
de  Syrie,  ne  fit  la  guerre  à  Vitellius  qu'avec  des  légions  de  Mœsie, 
de  Pannonie  et  de  Dalmatie.  Cicéron,  étant  dans  son  gouverne- 
ment, écrivait  au  sénat  qu'on  ne  pouvait  compter  sur  les  levées 


454    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

Ton  trouve  dans  î'histoire  de  Sévère  qu'il  ne  put 
prendre  la  ville  d'Atra  en  Arabie,  parce  que  les 
légions  d'Europe  s'étant  mutinées,  il  fut  obligé  de 
se  servir  de  celles  de  Syrie. 

On  sentit  cette  dii^érence  depuis  qu'on  commença 
à  faire  des  levées  dans  les  provinces  ^  ;  et  clic  fut 
telle  entre  les  légions  qu'elle  était  entre  les  peuples 
mêmes,  qui,  par  la  nature  et  par  l'éducation,  sont 
plus  ou  moins  propres  pour  la  guerre. 

Ces  levées,  faites  dans  les  provinces,  produisirent 
un  autre  effet  :  les  empereurs,  pris  ordinairement 
dans  la  milice,  furent  presque  tous  étrangers,  et 
quelquefois  barbares  ;  Rome  ne  fut  plus  la  maî- 
tresse du  monde  ;  mais  elle  reçut  des  lois  de  tout 
l'univers. 

Chaque  empereur  y  porta  quelque  chose  de  son 
pays,  ou  pour  les  manières,  ou  pour  les  mœurs,  ou 
pour  la  police,  ou  pour  le  culte  ;  et  Héliogabale 
alla  jusqu'à  vouloir  détruire  tous  les  objets  de  la 
vénération  de  Rome,  et  ôter  tous  les  dieux  de 
leurs  temples  pour  y  placer  le  sien. 

Ceci,  indépendamment  des  voies  secrètes  que 
Dieu  choisit,  et  que  lui  seul  connaît,  servit  beau- 
coup à  l'établissement  de  la  religion  chrétienne  ; 
car  il  n'y  avait  plus  rien  d'étranger  dans  l'empire, 
et  l'on  y  était  préparé  à  recevoir  toutes  les  cou- 
tumes qu'un  empereur  voudrait  introduire. 

On  sait  que  les  Romains  reçurent  dans  leur  ville 
les  dieux  des  autres  pays.  Ils  les  reçurent  en  con- 
quérants :  ils  les  faisaient  porter  dans  des  triomphes; 

faites  en  Asie.  Constantin  ne  vainquit  Maxence,  dit  Zosime,  quç 
par  sa  cavalerie.  Sur  cela  voyez  ci-dessous  le  septième  alinéa  du 
chap.  XXII. 

1  Auguste  rendit  les  légions  des  corps  axes,  et  les  plaça  dans 
les  provinces.  Dans  les  premiers  teiaps  on  ne  ivùsait  des  levées 
qu'à  Rome,  ensuite  chez  les  Latins,  après  dans  l'Italie,  enôn 
dans  les  provinces. 


DES   ROMAINS  455 

mais  lorsque  les  étrangers  vinrent  eux-mêmes  les 
rétablir,  on  les  réprima  d'abord.  On  sait  de  plus 
que  les  Romains  avaient  coutume  de  donner  aux 
divinités  étrangères  les  noms  de  celles  des  leurs 
qui  y  avaient  le  plus  de  rapport  ;  mais,  lorsque  les 
prêtres  des  autres  pays  voulurent  faire  adorer  à 
Rome  leurs  di\T[nités  sous  leurs  propres  noms,  ils 
ne  furent  pas  soufferts  ;  et  ce  fut  un  des  grands 
obstacles  que  trouva  la  religion  chrétienne. 

On  pourrait  appeler  Caracalla,  non  pas  un  tyran, 
mais  le  destructeur  des  hommes.  Cali.gula,  Néron 
et  Domitien  bornaient  leurs  cruautés  dans  Rome  ; 
celui-ci  allait  promener  sa  fureur  dans  tout  l'uni- 
vers. 

Sévère  avait  employé  les  exactions  d'un  long 
règne,  et  les  proscriptions  de  ceux  qui  avaient  suivi 
le  parti  de  ses  concurrents,  à  amasser  des  trésors 
immenses. 

Caracalla,  ayant  commencé  son  règne  par  tuer 
de  sa  propre  main  Géta,  son  frère,  emplox^a  ses 
richesses  à  faire  souffrir  son  crime  aux  soldats,  qui 
aimaient  Géta,  et  disaient  qu'ils  avaient  fait  serment 
aux  deux  enfants  de  Sévère,  et  non  pas  à  un  seul. 

Ces  trésors  amassés  par  des  princes  n'ont  presque 
jamais  que  des  effets  funestes  :  ils  corrompent  le 
successeur,  qui  en  est  ébloui  ;  et,  s'ils  ne  gâtent 
pas  son  cœur,  ils  gâtent  son  esprit.  Il  forme  d'abord 
de  grandes  entreprises  avec  une  puissance  qui  est 
d'accident,  qui  ne  peut  pas  durer,  qui  n'est  pas 
naturelle,  et  qui  est  plutôt  enflée  qu'agrandie. 

Caracalla  augmenta  la  paye  des  soldats  ;  ]\Iacrin 
écrivit  au  sénat  que  cette  augmentation  allait  à 
soixante  et  dix  millions  ^  de  drachmes  ^.  Il  y  a 

1  Sept  mil]e  myriades.  (Dion,  in  Macrin.) 

2  La  drachme  attique  était  le  denier  romain,  la  huitième 
partie  de  l'once,  et  la  soixante-quatrième  partie  de  notre  marc. 


456   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

apparence  que  ce  prince  enflait  les  choses  ;  et,  si 
l'on  compare  la  dépense  de  la  paye  de  nos  soldats 
d'aujourd'hui  avec  le  reste  des  dépenses  publiques, 
et  qu'on  suive  la  même  proportion  pour  les  Ro- 
mains, on  verra  que  cette  somme  eût  été  énorme. 

Il  faut  chercher  quelle  était  la  paye  du  soldat 
romain.  Nous  apprenons  d'Oroze  que  Domitien 
augmenta  d'un  quart  la  paye  établie  ^  Il  paraît 
par  le  discours  d'un  soldat,  dans  Tacite^,  qu'à  la 
mort  d'Auguste  elle  était  de  dix  onces  de  cuivre. 
On  trouve  dans  Suétone  ^  que  César  avait  doublé 
la  paye  de  son  temps.  Pline  ^  dit  qu'à  la  seconde 
guerre  punique  on  l'avait  diminuée  d'un  cin- 
quième. Elle  fut  donc  d'environ  six  onces  de 
cuivre  dans  la  première  guerre  punique^,  de  cinq 
onces  dans  la  seconde  ^,  de  dix  sous  César,  et  de 
treize  et  un  tiers  sous  Domitien  ^.  Je  ferai  ici  quel- 
ques réflexions. 

La  paye  que  la  république  donnait  aisément  lors- 
qu'elle n'avait  qu'un  petit  État,  que  chaque  année 
elle  faisait  une  guerre,  et  que  chaque  année  elle 
recevait  des  dépouilles,  elle  ne  put  la  donner  sans 
s'endetter  dans  la  première  guerre  punique,  qu'elle 
étendit  ses  bras  hors  de  l'Italie,  qu'elle  eut  à  sou- 

1  II  l'augmenta  en  raison  de  soixante  et  quinze  à  cent. 

2  Annales,  liv.  I,  chap.  xvi  et  suiv. 

3  Vie  de  César. 

^  Histoire  naturelle,  liv.  XXXIII,  art.  13.  Au  lieu  de  donner 
dix  onces  de  cuivre  pour  vingt,  on  en  donna  seize. 

^  Un  soldat,  dans  Plante,  in  Mostellaria,  dit  qu'elle  était  de 
trois  as  :  ce  qui  ne  peut  être  entendu  que  des  as  de  dix  onces. 
Mais  si  la  paye  était  exactement  de  six  as  dans  la  première 
guerre  punique,  elle  ne  diminua  pas  dans  la  seconde  d'un  cin- 
quième, mais  d'un  sixième  ;  et  on  négligea  la  fraction. 

6  Polybe,  qui  l'évalue  en  monnaie  grecque,  ne  diffère  que 
d'une  fraction. 

'■  Voy.  Oroze  et  Suétone,  in  Domit.  Ils  disent  la  même  chose 
sous  différentes  expressions.  J'ai  fait  ces  réductions  en  onces 
de  cuivre,  afin  que  pour  m'entendre  on  n'eût  pas  besoin  de  la 
connaissance  des  monnaies  romaines. 


DES   ROMAINS  457 

tenir  une  guerre  longue,  et  à  entretenir  de  grandes 
armées. 

Dans  la  seconde  guerre  punique,  la  paye  fut 
réduite  à  cinq  onces  de  cuivre  ;  et  cette  diminu- 
tion put  se  faire  sans  danger  dans  un  temps  où 
la  plupart  des  citoyens  rougirent  d'accepter  la 
solde  même,  et  voulurent  servir  à  leurs  dépens. 

Les  trésors  de  Persée,  et  ceux  de  tant  d'autres 
rois  que  l'on  porta  continuellement  à  Rome,  y 
firent  cesser  les  tributs  ^  Dans  l'opulence  publique 
et  particulière,  on  eut  la  sagesse  de  ne  point 
augmenter  la  paye  de  cinq  onces  de  cuivre. 

Quoique  sur  cette  paye  on  fît  une  déduction  pour 
le  blé,  les  habits  et  les  armes,  elle  fut  suffisante, 
parce  qu'on  n'enrôlait  que  les  citoyens  qui  avaient 
un  patrimoine. 

Marins  ayant  enrôlé  des  gens  qui  n'avaient  rien, 
et  son  exemple  ayant  été  suivi,  César  fut  obligé 
d'augmenter  la  paye. 

Cette  augmentation  ayant  été  continuée  après 
la  mort  de  César,  on  fut  contraint,  sous  le  consulat 
de  Hirtius  et  de  Pansa,  de  rétablir  les  tributs. 

La  faiblesse  de  Domitien  lui  ayant  fait  augmen- 
ter cette  paye  d'un  quart,  il  fit  une  grande  plaie 
à  l'État,  dont  le  malheur  n'est  pas  que  le  luxe 
y  règne,  mais  qu'il  règne  dans  des  conditions 
qui,  par  la  nature  des  choses,  ne  doivent  avoir 
que  le  nécessaire  physique.  Enfin,  Caracalla  ayant 
fait  une  nouvelle  augmentation,  l'empire  fut  mis 
dans  cet  état  que,  ne  pouvant  subsister  sans  les 
soldats,  il  ne  pouvait  subsister  avec  eux. 

Caracalla,  pour  diminuer  l'horreur  du  meurtre 
de  son  frère,  le  mit  au  rang  des  dieux  ;  et  ce  qu'il 
y  a  de  singulier,  c'est  que  cela  lui  fut  exactement 

1  Cicéron,  Des  offices,  liv.  II. 


458    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

rendu  par  Macrin,  qui,  aj^rès  l'avoir  fait  poi- 
gnarder, \^oulant  apaiser  les  soldats  prétoriens, 
désespérés  de  la  mort  de  ce  prince  qui  leur  avait 
tant  donné,  lui  lit  bâtir  un  temple  et  y  établit  des 
prêtres  flamines  en  son  honneur. 

Cela  fit  que  sa  mémoire  ne  fut  pas  flétrie,  et  que 
le  sénat  n'osant  pas  le  juger,  il  ne  fut  pas  mis  au 
rang  des  tyrans,  comme  Commode,  qui  ne  le  méri- 
tait pas  plus  que  lui  ^ 

De  deux  grands  empereurs,  Adrien  et  Sévère  ^ 
l'un  établit  la  discipline  militaire,  et  l'autre  la 
relâcha.  Les  effets  répondirent  très  bien  aux  causes. 
Les  règnes  qui  suivirent  celui  d'Adrien  furent 
heureux  et  tranquilles  ;  après  Sévère,  on  vit 
régner  toutes  les  horreurs. 

Les  profusions  de  Caracalla  envers  les  soldats 
avaient  été  immenses  ;  et  il  avait  très  bien  suivi 
le  conseil  que  son  père  lui  avait  donné  en  mou- 
rant, d'enrichir  les  gens  de  guerre,  et  de  ne  s'em- 
barrasser pas  des  autres. 

Mais  cette  politique  n'était  guère  bonne  que  pour 
un  règne  ;  car  le  successeur,  ne  pouvant  plus  faire 
les  mêmes  dépenses,  était  d'abord  massacré  par 
l'armée  :  de  façon  qu'on  voyait  toujours  les  em- 
pereurs sages  mis  à  mort  par  les  soldats,  et  les 
méchants,  par  des  conspirations,  ou  des  arrêts  du 
sénat. 

Quand  un  tyran  qui  se  livrait  aux  gens  de  guerre 
avait  laissé  les  citoyens  exposés  à  leurs  violences 
et  à  leurs  rapines,  cela  ne  pouvait  non  plus  durer 
qu'un  règne  ;  car  les  soldats,  à  force  de  détruire, 
allaient  jusqu'à  s'ôter  à  eux-mêmes  leur  solde.  Il 
fallait  donc  songer  à  rétablir  la  discipline  militaire, 

^  /Elius  Lampridius,  in  Vita  Alex.  Severi. 

-  Voy.  V Abrégé  de  Xiphilin,  Vie  d'Adrien;  et  Hérodien,  Vie 
de  Sévère. 


DES   ROM.\IXS  459 

entreprise  qui  coûtait  toujours  la  vie  à  celui  qui 
osait  la  tenter. 

Quand  Caracalla  eut  été  tué  par  les  embûches 
de  Macrin,  les  soldats,  désespérés  d'avoir  perdu 
un  prince  qui  donnait  sans  mesure,  élurent 
Héliogabale  ^  ;  et  quand  ce  dernier,  qui,  n'étant 
occupé  que  de  ses  sales  voluptés,  les  laissait 
vi\Te  à  leur  fantaisie,  ne  put  plus  être  soufïert, 
ils  le  massacrèrent.  Ils  tuèrent  de  même  Alexan- 
dre, qui  voulait  rétablir  la  discipline,  et  parlait  de 
les  punir  ^. 

Ainsi  un  tyran  qui  ne  s'assurait  point  la  vie,  mais 
le  pouvoir  de  faire  des  crimes,  périssait  avec  ce 
funeste  avantage  que  celui  qui  voudrait  faire 
mieux  périrait  après  lui. 

Après  Alexandre,  on  élut  Maximin,  qui  fut  le 
premier  empereur  d'une  origine  barbare.  Sa  taille 
gigantesque  et  la  force  de  son  corps  l'avaient  fait 
connaître. 

Il  fut  tué  avec  son  fils  par  ses  soldats.  Les  deux 
premiers  Gordiens  périrent  en  Afrique.  Maxime, 
Balbin  et  le  troisième  Gordien  furent  massacrés. 
Philippe,  qui  avait  fait  tuer  le  jeune  Gordien, 
fut  tué  lui-même  avec  son  fils  ;  et  Dèce,  qui  fut  élu 
en  sa  place,  périt  à  son  tour  par  la  trahison  de 
Gallus  ^. 

Ce  qu'on  appelait  l'empire  romain  dans  ce  siècle- 
là  était  une  espèce  de  république  irrégulière,  telle 

1  Dans  ce  temps-là  tout  le  monde  se  croyait  bon  pour  par\^enir 
à  l'empire.  Voy.  Dion,  liv.  LXXIX. 

2  Voy.  Lampridius. 

2  Casaubon  remarque  sur  l'histoire  augustale  que,  dans  les 
cent  soixante  années  qu'elle  contient,  il  y  eut  soixante  et  dix 
personnes  qui  eurent,  justement  ou  injustement,  le  titre  de 
César  :  «  Adeo  erant  in  illo  principatu,  quem  tamen  omnes 
mirantur,  comitia  imperii  seraper  incerta.  »  Ce  qui  fait  bien  voir 
la  différence  de  ce  gouvernement  à  celui  de  France,  où  ce  royaume 
n'a  eu  en  douze  cents  ans  de  temps  que  soixante-trois  rois. 


46o   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

à  peu  près  que  l'aristocratie  d'Alger,  où  la  milice, 
qui  a  la  jniissance  souveraine,  fait  et  défait  un 
magistrat  qu'on  appelle  le  dey  ;  et  peut-être 
est-ce  une  règle  a^sez  générale  que  le  gouverne- 
ment militaire  est  à  certains  égards  plutôt  républi- 
cain que  monarchique. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  les  soldats  ne  prenaient 
de  part  au  gouvernement  que  par  leur  désobéis- 
sance et  leurs  révoltes  ;  les  harangues  que  les  em- 
pereurs leur  faisaient  ne  furent-elles  pas  à  la  fin 
du  genre  de  celles  que  les  consuls  et  les  tribuns 
avaient  faites  autrefois  au  peuple?  Et,  quoique 
les  armées  n'eussent  pas  un  lieu  particulier  pour 
s'assembler,  qu'elles  ne  se  conduisissent  point  par 
de  certaines  formes,  qu'elles  ne  fussent  pas  ordi- 
nairement de  sang-froid,  délibérant  peu  et  agissant 
beaucoup,  ne  disposaient-elles  pas  en  souveraines 
de  la  fortune  publique  ?  Et  qu'était-ce  qu'un  em- 
pereur, que  le  ministre  d'un  gouvernement  violent, 
élu  pour  l'utilité  particulière  des  soldats  ? 

Quand  l'armée  associa  à  l'empire  Philippe  ^,  qui 
était  préfet  du  prétoire  du  troisième  Gordien,  celui- 
ci  demanda  qu'on  lui  laissât  le  commandement 
entier,  et  il  ne  put  l'obtenir  ;  il  harangua  l'armée 
pour  que  la  puissance  fût  égale  entre  eux,  et  il  ne 
l'obtint  pas  non  plus  ;  il  supplia  qu'on  lui  laissât  le 
titre  de  César,  et  on  le  lui  refusa  ;  il  demanda 
d'être  préfet  du  prétoire,  et  on  rejeta  ses  prières  ; 
enfin  il  parla  pour  sa  vie.  L'armée,  dans  ses  divers 
jugements,  exerçait  la  magistrature  suprême. 

Les  barbares,  au  commencement  inconnus  aux 
Romains,  ensuite  seulement  incommodes,  leur 
étaient  devenus  redoutables.  Par  l'événement-'du 
monde  le  plus  extraordinaire,  Rome  avait  si  bien 

'-  Voy.  Jules  Capitolin. 


DES   ROMAINS  461 

anéanti  tous  les  peuples  que,  lorsqu'elle  fut  vaincue 
elle-même,  il  sembla  que  la  terre  en  eût  enfanté  de 
nouveaux  pour  la  détruire. 

Les  princes  des  grands  États  ont  ordinairement 
peu  de  pays  voisins  qui  puissent  être  l'objet  de 
leur  ambition  :  s'il  y  en  avait  eu  de  tels,  ils  auraient 
été  enveloppés  dans  le  cours  de  la  conquête.  Ils 
sont  donc  bornés  par  des  mers,  des  montagnes  et 
de  vastes  déserts,  que  leur  pauvreté  fait  mépriser. 
Aussi  les  Romains  laissèrent-ils  les  Germains 
dans  leurs  forêts,  et  les  peuples  du  nord  dans  leurs 
glaces  ;  et  il' s'y  conserva,  ou  même  il  s'y  forma  des 
nations  qui  enfin  les  asservirent  eux-mêmes. 

Sous  le  règne  de  Gallus,  un  grand  nombre  de 
nations,  qui  se  rendirent  ensuite  plus  célèbres, 
ravagèrent  l'Europe  ;  et  les  Perses  ayant  envahi 
la  Syrie,  ne  quittèrent  leurs  conquêtes  que  pour 
conserver  leur  butin. 

Ces  essaims  de  barbares  qui  sortirent  autrefois 
de  nord  ne  paraissent  plus  aujourd'hui.  Les  vio- 
lences des  Romains  avaient  fait  retirer  les  peuples 
du  midi  au  nord  :  tandis  que  la  force  qui  les  con- 
tenait subsista,  ils  restèrent  ;  quand  elle  fut  affai- 
blie, ils  se  répandirent  de  toutes  parts  ^.  La  môme 
chose  arriva  quelques  siècles  après.  Les  con- 
quêtes de  Charlemagne  et  ses  tyrannies  avaient 
une  seconde  fois  fait  reculer  les  peuples  du  midi 
au  nord  :  sitôt  que  cet  empire  fut  affaibli,  ils  se 
portèrent  une  seconde  fois  du  nord  au  midi.  Et 
si  aujourd'hui  un  prince  faisait  en  Europe  les  mêmes 
ravages,  les  nations  repoussées  dans  le  nord, 
adossées  aux  limites  de  l'univers,  y  tiendraient 
ferme  jusqu'au  moment  qu'elles  inonderaient  et 
conquerraient  l'Europe  une  troisième  fois. 

1  On  voit  à  quoi  se  rédmt  la  fameuse  question,  <  Pourquoi 
le  nord  n'est  plus  si  peuplé  qu'autrefois  ?  s 


463         DÉCADENCE  DES   ROMAINS 

L'affreux  désordre  qui  était  dans  la  succession 
à  l'empire  étant  venu  à  son  comble,  on  vit  paraître 
sur  la  fin  du  règne  de  Valérien,  et  pendant  celui 
de  Gallien  son  fils,  trente  prétendants  divers, 
qui,  s'étant  la  plupart  entre-détruits,  ayant  eu  un 
règne  très  court,  furent  nommés  tyrans. 

Valérien^ayant  été  pris  par  les  Perses,  et  Gallien 
son  fils  négligeant  les  affaires,  les  barbares  péné- 
trèrent partout  ;  l'empire  se  trouva  dans  cet  état 
où  il  fut  environ  un  siècle  après  en  occident  ^  ;  et  il 
aurait  dès  lors  été  détruit  sans  un  concours  heu- 
reux de  circonstances  qui  le  relevèrent.  ' 

Odenat,  prince  de  Palmyre,  allié  des  Romains, 
chassa  les  Perses,  qui  avaient  envahi  presque  toute 
l'Asie.  La  ville  de  Rome  fit  une  armée  de  ses  ci- 
toyens, qui  écarta  les  barbares  qui  venaient  la  piller» 
Une  armée  innombrable  de  Scythes,  qui  passaient  la 
mer  avec  six  mille  vaisseaux,  périt  par  les  nau- 
frages, la  misère,  la  faim,  et  sa  grandeur  même. 
Et  Gahien  ayant  été  tué,  Claude,  Aurélien.  Tacite 
et  Probus,  quatre  grands  hommes  qui,  par  un  grand 
bonheur,  se  succédèrent,  rétablirent  l'empire  prêt  à 
périr. 

1  Cent  cinquante  ans  après,  sous  Honorius,  les  barbares  l'enva- 
hirent. 


CHAPITRE   XVII 

Changement  dans  l'Etat. 

Pour  prévenir  les  trahisons  continuelles  des 
soldats,  les  empereurs  s'associèrent  des  personnes 
en  qui  ils  avaient  confiance  ;  et  Dioclétien,  sous 
prétexte  de  la  grandeur  des  affaires,  régla  qu'il  y 
aurait  toujours  deux  empereurs  et  deux  Césars.  Il 
jugea  que  les  quatre  principales  armées  étant  occu- 
pées par  ceux  qui  auraient  part  à  l'empire,  elles 
s'intimideraient  les  unes  les  autres  ;  que  les  autres 
armées  n'étant  pas  assez  fortes  pour  entreprendre  de 
faire  leur  chef  empereur,  elles  perdraient  peu  à  peu 
la  coutume  d'élire  ;  et  qu'enfin  la  dignité  de  César 
étant  toujours  subordonnée,  la  puissance,  partagée 
entre  quatre  pour  la  sûreté  du  gouvernement,  ne 
serait  pourtant  dans  toute  son  étendue  qu'entre 
les  m^ains  de  deux. 

Mais  ce  qui  contint  encore  plus  les  gens  de 
guerre,  c'est  que  les  richesses  des  particuhers  et 
la  fortune  piiblique  a^'ant  diminué,  les  empereurs 
ne  purent  plus  leur  faire  des  dons  si  considérables  ; 
de  manière  que  la  récompense  ne  fut  plus  propor- 
tionnée au  danger  de  faire  une  nouvelle  élection. 

D'ailleurs  les  préfets  du  prétoire,  qui,  pour  le 
pouvoir  et  pour  les  fonctions,  étaient  à  peu  près 
comme  les  grands  vizirs  de  ces  temips-là,  et  fai- 
saient à  leur  gré  massacrer  les  empereurs  pour  se 


464   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

mettre  en  leur  place,  furent  fort  abaisses  par  Cons- 
tantin, qui  ne  leur  laissa  que  les  fonctions  civiles, 
et  en  fit  quatre  au  lieu  de  deux. 

La  vie  des  empereurs  commença  donc  à  être 
plus  assurée  ;  ils  purent  mourir  dans  leur  lit,  et 
cela  sembla  avoir  un  peu  adouci  leurs  mœurs  ;  ils 
ne  versèrent  plus  le  sang  avec  tant  de  férocité. 
Mais,  comme  il  fallait  que  ce  pouvoir  immense 
débordât  quelque  part,  on  vit  un  autre  genre  de 
tyrannie,  mais  plus  sourde  :  ce  ne  furent  plus  des 
massacres,  mais  des  jugements  iniques,  des  formes 
de  justice  qui  semblaient  n'éloigner  la  mort  que 
pour  flétrir  la  vie  ;  la  cour  fut  gouvernée  et  gouverna 
par  plus  d'artifices,  par  des  arts  plus  exquis, 
avec  un  plus  grand  silence  ;  enfin,  au  lieu  de  cette 
hardiesse  à  concevoir  une  mauvaise  action,  et  de 
cette  impétuosité  à  la  commettre,  on  ne  vit  plus 
régner  que  les  vices  des  âmes  faibles  et  des  crimes 
réfléchis. 

Il  s'établit  un  nouveau  genre  de  corruption.  Les 
premiers  empereurs  aimaient  les  plaisirs  :  ceux-ci, 
la  mollesse  ;  ils  se  montrèrent  moins  aux  gens  de 
guerre  ;  ils  furent  plus  oisifs,  plus  livrés  à  leurs 
domestiques,  plus  attachés  à  leurs  palais,  et  plus 
séparés  de  l'empire. 

Le  poison  de  la  cour  augmenta  sa  force  à  mesure 
qu'il  fut  plus  séparé  :  on  ne  dit  rien,  on  insinua  tout; 
les  grandes  réputations  furent  toutes  attaquées, 
et  les  ministres  et  les  officiers  de  guerre  furent  mis 
sans  cesse  à  la  discrétion  de  cette  sorte  de  gens  qui 
ne  peuvent  servir  l'État,  ni  souffrir  qu'on  le  serve 
avec  gloire  ^ 

Enfin,  cette  affabilité  des  premiers  empereurs, 
qui  seule  pouvait  leur  donner  le  moyen  de  connaître 

^  Voyez  ce  que  les  auteurs  nous  disent  de  la  cour  de  Cons- 
tantin, de  Valens,  etc. 


DES   ROMAINS  465 

leurs  affaires,  fut  entièrement  bannie.  Le  prince  ne 
sut  plus  rien  que  sur  le  rapport  de  quelques  con- 
fidents qui,  toujours  de  concert,  souvent  même 
lorsqu'ils  semblaient  être  d'opinion  contraire,  ne 
faisaient  auprès  de  lui  que  l'office  d'un  seul. 

Le  séjour  de  plusieurs  empereurs  en  Asie,  et 
leur  perpétuelle  rivalité  avec  les  rois  de  Perse, 
firent  qu'ils  voulurent  être  adorés  comme  eux  ; 
et  Dioclétien,  d'autres  disent  Galère,  l'ordonna 
par  un  édit. 

Ce  faste  et  cette  pompe  asiatique  s'établissant, 
les  yeux  s'y  accoutumèrent  d'abord  ;  et,  lorsque 
Julien  voulut  mettre  de  la  simplicité  et  de  la 
modestie  dans  ses  manières,  on  appela  oubli  de  la 
dignité  ce  qui  n'était  que  la  mémoire  des  anciennes 
mœurs. 

Quoique  depuis  Marc  Aurèle  il  y  eût  eu  plusieurs 
empereurs,  il  n'y  avait  eu  qu'un  empire  ;  et  l'auto- 
rité de  tous  étant  reconnue  dans  la  province,  c'était 
une  puissance  unique  exercée  par  plusieurs. 

Mais  Galère  et  Constance  Chlore  n'ayant  pu 
s'accorder,  ils  partagèrent  réellement  l'empire  ^  ; 
et  par  cet  exemple,  qui  fut  suivi,  dans  la  suite,  par 
Constantin,  qui  prit  le  plan  de  Galère  et  non  pas 
celui  de  Dioclétien,  il  s'introduisit  une  coutume 
qui  fut  moins  un  changement  qu'une  révolution. 

De  plus,  l'envie  qu'eut  Constantin  de  faire  une 
ville  nouvelle,  la  vanité  de  lui  donner  son  nom, 
le  déterminèrent  à  porter  en  Orient  le  siège  de 
l'empire.  Quoique  l'enceinte  de  Rome  ne  fût  pas 
à  beaucoup  près  si  grande  qu'elle  est  à  présent,  les 
faubourgs  en  étaient  prodigieusement  étendus  "  : 
l'Italie,  pleine  de  maisons  de  plaisance,  n'était  pro- 

1  Voy.  Oroze,  liv.  VIT  ;  et  Aurelius  Victor. 

2  <  Exspatiantia  tecta  multas  addidere  urbes,  ^  dit  Pline, 
Histoire  naturelle,  liv.  III. 


466    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

prement  que  le  jardin  de  Rome  ;  les  laboureurs 
étaient  en  Sicile,  en  Afrique,  en  Egypte  ^  ;  et  les 
jardiniers,  en  Italie  :  les  terres  n'étaient  presque 
cultivées  que  par  les  esclaves  des  citoyens  romains. 
Mais,  lorsque  le  siège  de  l'empire  fut  établi  en 
Orient,  Rome  presque  entière  y  passa,  les  grands  y 
menèrent  leurs  esclaves,  c'est-à-dire  presque  tout 
le  peuple  ;  et  l'Italie  fut  privée  de  ses  habitants. 

Pour  que  la  nouvelle  ville  ne  cédât  en  rien  à 
l'ancienne,  Constantin  voulut  qu'on  y  distribuât 
aussi  du  blé,  et  ordonna  que  celui  d'Egypte  serait 
envoyé  à  Constantinople,  et  celui  de  l'Afrique  à 
Rome  :  ce  qui,  ce  me  sem.ble,  n'était  pas  fort  sensé. 

Dans  le  temps  de  la  république,  le  peuple  romain, 
souverain  de  tous  les  autres,  devait  naturellement 
avoir  part  aux  tributs  :  cela  fit  que  le  sénat  lui 
vendit  d'abord  du  blé  à  bas  prix,  et  ensuite  le  lui 
donna  pour  rien.  Lorsque  le  gouvernement  fut 
devenu  monarchique,  cela  subsista  contre  les 
principes  de  la  monarchie  :  on  laissait  cet  abus  à 
cause  des  inconvénients  qu'il  y  aurait  eu  à  le  chan- 
ger. Mais  Constantin,  fondant  une  ville  nouvelle, 
l'}''  établit  sans  aucune  bonne  raison. 

Lorsque  Auguste  eut  conquis  l'Egypte,  il  apporta 
à  Rome  le  trésor  des  Ptolomées  :  cela  y  fit  à  peu  près 
la  même  révolution  que  la  découverte  des  Indes 
a  faite  depuis  en  Europe,  et  que  de  certains 
systèmes  ont  faite  de  nos  jours.  Les  fonds  doublè- 
rent de  prix  à  Rome^;  et,  comme  Rome  continua 

^  On  portait  autrefois  d'Italie,  dit  Tacite,  du  blé  dans  les 
provinces  reculées,  et  elle  n'est  pas  encore  stérile  ;  mais  nous 
cultivons  plutôt  l'Afrique  et  l'Egypte,  et  nous  aimons  mieux 
exposer  aux  accidents  la  vie  du  peuple  romain.  {Annales,  liv.  XII, 
chap.  XLni.) 

-  Suétone,  in  Augusto  ;  Oroze,  liv.  IV.  Rome  avait  eu  souvent 
de  ces  révolutions.  J'ai  dit  que  les  trésors  de  Macédoine  qu'on 
y  apporta  avaient  fait  cesser  tous  les  tributs.  (Cicéron,  Des  Offices, 
liv.  II.) 


DES   ROMAINS  467 

d'attirer  à  elle  les  richesses  d'Alexandrie,  qui  rece- 
vait elle-même  celles  de  l'Afrique  et  de  l'Orient, 
l'or  et  l'argent  devinrent  très  communs  en  Europe  ; 
ce  qui  mit  les  peuples  en  état  de  payer  des  impôts 
très  considérables  en  espèces. 

Mais  lorsque  l'empire  eut  été  divisé,  ces  richesses 
allèrent  à  Constantinople.  On  sait  d'ailleurs  que 
les  mines  d'Angleterre  n'étaient  point  encore 
ouvertes^;  qu'il  y  en  avait  très  peu  en  Italie  et 
dans  les  Gaules  -  ;  que,  depuis  les  Carthaginois,  les 
mines  d'Espagne  n'étaient  guère  plus  travaillées, 
ou  du  moins  n'étaient  plus  si  riches".  L'Italie, 
qui  n'avait  plus  que  des  jardins  abandonnés,  ne 
pouvait,  par  aucun  moyen,  attirer  l'argent  de 
l'Orient,  pendant  que  l'Occident,  pour  avoir  de  ses 
marchandises,  y  envoj-ait  le  sien.  L'or  et  l'argent 
devinrent  donc  extrêmement  rares  en  Europe  ; 
mais  les  empereurs  y  voulurent  exiger  les  mêmes 
tributs  :  ce  qui  perdit  tout. 

Lorsque  le  gouvernement  a  une  forme  depuis 
longtemps  établie,  et  que  les  choses  se  sont  mises 
dans  une  certaine  situation,  il  est  presque  toujours 
de  la  prudence  de  les  y  laisser,  parce  que  les  raisons, 
souvent  compliquées  et  inconnues,  qui  font  qu'un 
pareil  état  a  subsisté,  font  qu'il  se  maintiendra 
encore  ;  mais,  quand  on  change  le  système  total, 
on  ne  peut  remédier  qu'aux  inconvénients  qui  se 
présentent  dans  la  théorie,  et  on  en  laisse  d'autres 
que  la  pratique  seule  peut  faire  découvrir. 

1  Tacite,  De  tnorïous  Gervici7iorum,  le  dit  formellement.  On 
sait  d'ailleurs  à  peu  près  l'époque  de  l'ouverture  de  la  plupart 
des  mines  d'Allemagne.  Voy.  Thomas  Sesréibérus,  sur  l'origine 
des  mines  du  Hartz.  On  croit  celles  de  Saxe  moins  anciemies. 

'•^  Voy.  Pline,  liv.  XXX VII,  art.  77. 

^  Les  Carthaginois,  dit  Diodore,  surent  très  bien  l'art  d'en 
profiter,  et  les  Romains,  celui  d'empêcher  que  les  autres  a'eai 
profitassent. 


468        CxRANDEUR   ET   DÉCADENCE 

Ainsi,  quoique  l'empire  ne  fût  déjà  que  trop 
grand,  la  division  qu'on  en  fit  le  ruina,  parce  que 
toutes  les  parties  de  ce  grand  corps,  depuis  long- 
temps ensemble,  s'étaient  pour  ainsi  dire  ajustées 
pour  y  rester  et  dépendre  les  unes  des  autres. 

Constantin  ^  ,  après  avoir  affaibli  la  capitale, 
frappa  un  autre  coup  sur  les  frontières  ;  il  ôta  les 
légions  qui  étaient  sur  le  bord  des  grands  fleuves,  et 
les  dispersa  dans  les  provinces  ;  ce  qui  produisit 
deux  maux  :  l'un,  que  la  barrière  qui  contenait 
tant  de  nations  fut  ôtée  ;  et  l'autre,  que  les  soldats^ 
vécurent  et  s'amollirent  dans  le  cirque  et  dans  les 
théâtres  ^ 

Lorsque  Constantius  envoya  Julien  dans  les 
Gaules,  il  trouva  que  cinquante  villes  le  long  du 
Rhin  ■*  avaient  été  prises  par  les  barba.res  ;  que  les 
provinces  avaient  été  saccagées  ;  qu'il  n'y  avait 
plus  que  l'ombre  d'une  armée  romaine,  que  le  seul 
nom  des  ennemis  faisait  fuir. 

Ce  prince,  par  sa  sagesse,  sa  constance,  son 
économie,  sa  conduite,  sa  valeur,  et  une  suite  con- 
tinuelle d'actions  héroïques,  rechassa  les  barbares^  ; 
et  la  terreur  de  son  nom  les  contint  tant  qu'il 
vécut  ^. 

^  Dans  ce  qu'on  dit  de  Constantin  on  ne  choque  point  les 
auteurs  ecclésiastiques,  qui  déclarent  qu'ils  n'entendent  parler 
que  des  actions  de  ce  prince  qui  ont  du  rapport  à  la  piété,  et 
non  de  celles  qui  en  ont  au  gouvernement  de  l'État.  (Eusèbe, 
Vie  de  Constantin,  liv.  I,  chap.  ix  ;  Socrate,  liv.  I,  chap.  i.) 

2  Zosime,  liv.  VIII. 

3  Depuis  l'établissement  du  christianisme,  les  combats  des 
gladiateurs  devinrent  rares.  Constantin  défendit  d'en  donner  : 
ils  furent  entièrement  abolis  sous  Honorius,  comme  il  paraît 
par  Théodoret  et  Othon  de  Frisingue.  Les  Romains  ne  retinrent 
de  leurs  anciens  spectacles  que  ce  qui  pouvait  affaiblir  le  courage 
et  servait  d'attrait  à  la  volupté. 

4  Ammien  ^larcellin,  liv.  XVI,  XVII,  XVIII.  —  s  Ibid. 

6  Voy.  le  magnifique  éloge  qu' Ammien  Marcellin  fait  de  ce 
prince,  liv.  XXV;  voy.  aussi  les  fragments  de  l'Histoire  de  Jean 
d'Antioche. 


DES   ROMAINS  469 

La  brièveté  des  règnes,  les  divers  partis  politi- 
ques, les  différentes  religions,  les  sectes  particu- 
lières de  ces  religions,  ont  fait  que  le  caractère  des 
empereurs  est  venu  à  nous  extrêmement  défiguré. 
Je  n'en  donnerai  que  deux  exemples.  Cet  Alexan- 
dre, si  lâche  dans  Hérodien,  paraît  plein  de  courage 
dans  Lampridius  ;  ce  Gratien,  tant  loué  par  les 
orthodoxes,  Philostorgue  le  compare  à  Néron. 

Valentinien  sentit  plus  que  personne  la  nécessité 
de  l'ancien  plan  ;  il  employa  toute  sa  \'ie  à  fortifier 
les  bords  du  Rhin,  à  y  faire  des  levées,  y  bâtir 
des  châteaux,  y  placer  des  troupes,  leur  donner  le 
moyen  d'y  subsister.  ]\Iais  il  arriva  dans  le  monde 
un  événement  qui  détermina  Valens,  son  frère,  à 
ouvrir  le  Danube,  et  eut  d'effro3'ables  suites. 

Dans  le  pays  qui  est  entre  les  Palus-Méotides, 
les  montagnes  du  Caucase  et  la  mer  Caspienne,  il  y 
avait  plusieurs  peuples  qui  étaient  la  plupart  de  la 
nation  des  Huns  ou  de  celle  des  Alains  ;  leurs  terres 
étaient  entrêmement  fertiles  ;  ils  aimaient  la  guerre 
et  le  brigandage  ;  ils  étaient  presque  toujours  à 
cheval,  ou  sur  leurs  chariots,  et  erraient  dans  le 
pays  où  ils  étaient  enfermés  ;  ils  faisaient  bien 
quelques  ravages  sur  les  frontières  de  Perse  et 
d'Arménie  ;  mais  on  gardait  aisément  les  portes 
Caspiennes,  et  ils  pouvaient  difficilement  pénétrer 
dans  la  Perse  par  ailleurs.  Comme  ils  n'imaginaient 
point  qu'il  fût  possible  de  traverser  les  Palus- 
Méotides  \  ils  ne  connaissaient  pas  les  Romains  ; 
et,  pendant  que  d'autres  barbares  ravageaient 
l'empire,  ils  restaient  dans  les  limites  que  leur 
ignorance  leur  avait  données. 

Quelques-uns  ^  ont  dit  que  le  limon  que  le  Tanaïs 
avait  apporté  avait  formé  une  espèce  de  croûte  sur 

^  Procope,  Histoire  mêlée. 
2  Zosime,  liv.  IV. 


470    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

le  Bosphore  Ciinmérien,  sur  laquelle  ils  a\'aient 
passé;  d'autres ^  que  deux  jeunes  Scythes,  pour- 
suivant une  biche  qui  traversa  ce  bras  de  mer,  le 
traversèrent  aussi.  Ils  furent  étonnés  de  voir  un 
nouveau  monde  ;  et,  retounmnt  dans  l'ancien,  ils 
apprirent  à  leurs  compatriotes  les  nouvelles  terres, 
et,  si  j'ose  me  servir  de  ce  terme,  les  Indes  qu'ils 
avaient  découvertes  ^. 

D'abord  des  corps  innombrables  de  Huns  passè- 
rent ;  et,  rencontrant  les  Goths  les  premiers,  ils  les 
chassèrent  devant  eux.  Il  semblait  que  ces  nationâ 
se  précipitassent  les  unes  sur  les  autres,  et  que 
l'Asie,  pour  peser  sur  l'Europe,  eût  acquis  un  nou- 
veau poids. 

Les  Goths  eiïrayés  se  présentèrent  sur  les  bords 
du  Danube,  et,  les  mains  jointes,  demandèrent  une 
retraite.  Les  flatteurs  de  Valens  saisirent  cette 
occasion,  et  la  lui  représentèrent  comme  une 
conquête  heureuse  d'un  nouveau  peuple  qui  venait 
défendre  l'empire  et  l'enrichir^. 

Valens  ordonna  qu'ils  passeraient  sans  armes  ; 
mais,  pour  de  l'argent,  ses  officiers  leur  en  laissèrent 
tant  qu'ils  voulurent  "*.  Il  leur  fit  distribuer  des  terres; 
mais,  à  la  différence  des  Huns,  les  Goths  n'en 
cultivaient  point  "'  ;  on  les  priva  même  du  blé  qu'on 

1  Jomandès,  De  rébus  geticis  ;  Histoire  mcUe  de  Procope. 

2  Voy.  Sozomène,  liv.  VI. 

3  Ammien  Marcellin,  liv.  XXIX. 

*  De  ceux  qui  avaient  reçu  ces  ordres,  celui-ci  conçut  un 
amour  infâme  ;  celui-là  fut  épris  de  la  beauté  d'une  femme  bar- 
bare ;  les  autres  furent  corrompus  par  des  présents,  des  habits 
de  lin,  et  des  couvertures  bordées  de  franges  :  on  n'eut  d'autre 
soin  que  de  remplir  sa  maison  d'esclaves,  et  ses  fermes  de  bétail. 
{Histoire  de  Dexipe.) 

^  Voy.  l'Histoire  gothique  de  Priscus,  où  cette  différence  est 
bien  établie. 

On  dem.andera  peut-être  comment  des  nations  qui  ne  culti- 
vaient point  les  terres  pouvaient  devenir  si  puissantes,  tandis 
que  celles  de  l'Amérique  sont  si  petites.  C'est  que  les  peuples 


DES   ROMAINS  471 

leur  avait  promis  :  ils  mouraient  de  faim,  et  ils 
étaient  au  milieu  d'un  pays  riche  ;  ils  étaient 
armés,  et  on  leur  faisait  des  injustices.  Ils  ravagè- 
rent tout  depuis  le  Danube  jusqu'au  Bosphore, 
extenninèrent  Valens  et  son  armée,  et  ne  repassè- 
rent le  Danube  que  pour  abandonner  l'aftreuse 
solitude  qu'ils  avaient  faite  \ 

pasteurs  ont  une  subsistance  bien  plus  assurée  que  les  peuples 
chasseurs. 

Il  paraît,  par  Ammien  Marcellin,  que  les  Huns  dans  leur  pre- 
nfiière  demeure  ne  labouraient  point  les  champs  ;  ils  ne  vivaient 
que  de  leurs  troupeaux  dans  un  pays  abondant  en  pâturages, 
et  arrosé  par  quantité  de  fleuves,  comme  font  encore  aujourd'hui 
les  petits  Tartares,  qui  habitent  une  partie  du  même  pays.  Il 
y  a  apparence  que  ces  peuples,  depuis  leur  départ,  ayant  habité 
des  lieux  moins  propres  à  la  nourriture  des  troupeaux,  com- 
mencèrent à  cultiver  les  terres. 

1  Voy  Zosime,  liv.  IV  ;  voy.  aussi  Dexipe,  dans  VExtrait  des 
ambassades  de  Constantin  Porphyrogénète. 


CHAPITRE  XVIII 

Nouvelles  maximes  prises  par  les  Romains. 

Quelquefois  la  lâcheté  des  empereurs,  souvent 
la  faiblesse  de  l'empire,  firent  que  l'on  chercha  à 
apaiser  par  de  l'argent  les  peuples  qui  menaçaient 
d'envahir  \  Mais  la  paix  ne  peut  pas  s'acheter, 
parce  que  celui  qui  l'a  vendue  n'en  est  que  plus  en 
éta.t  de  la  faire  acheter  encore. 

Il  vaut  mieux  courir  le  risque  de  faire  une  guerre 
malheureuse  que  de  donner  de  l'argent  pour  avoir 
la  paix  ;  car  on  respecte  toujours  un  prince  lors- 
qu'on sait  qu'on  ne  le  vaincra  qu'après  une  longue 
résistance. 

D'a.illeurs  ces  sortes  de  gratifications  se  chan- 
geaient en  tributs,  et, libres  au  commencement,  deve- 
naient nécessaires  :  elles  furent  regardées  comme 
des  droits  acquis  ;  et  lorsqu'un  empereur  les  refusa 
à  quelques  peuples,  ou  voulut  donner  moins,  ils 
devinrent  de  mortels  ennemis.  Entre  mille  exem- 
ples, l'armée  que  Julien  mena  contre  les  Perses  fut 
poursuivie  dans  sa  retraite  par  des  Arabes  à 
qui  il  avait  refusé  le  tribut  accoutumé  ^  ;  et  d'abord 
après,  sous  l'empire  de  Valentinien,  les  Alle- 
mands, à  qui  on  avait  offert  des  présents  moins 
considérables  qu'à  l'ordinaire,  s'en  indignèrent,  et 

1  On  donna  d'abord  tout  aux  soldats  ;  ensuite  on  donna  tout 
aux  ennemis. 

2  Ammien  Marcellin,  liv.  XXV. 


DÉCADENCE  DES   ROMAINS         473 

ces  peuples  du  nord,  déjà  gouvernés  par  le  point 
d'honneur,  se  vengèrent  de  cette  insulte  prétendue 
par  une  cruelle  guerre. 

Toutes  ces  nations  \  qui  entouraient  l'empire 
en  Europe  et  en  Asie,  absorbèrent  peu  à  peu  les 
richesses  des  Romains  ;  et,  comme  ils  s'étaient 
agrandis  parce  que  l'or  et  l'argent  de  tous  les  rois 
était  porté  chez  eux-,  ils  s'affaiblirent  parce  que 
leur  or  et  leur  argent  fut  porté  chez  les  autres. 

Les  fautes  que  font  les  hommes  d'État  ne  sont 
pas  toujours  libres  ;  souvent  ce  sont  des  suites 
nécessaires  de  la  situation  où  l'on  est  ;  et  les  in- 
convénients ont  fait  naître  les  inconvénients. 

La  mihce,  comme  on  a  déjà  vu,  était  devenue 
très  à  charge  à  l'État  ;  les  soldats  avaient  trois 
sortes  d'avantages  :  la  paye  ordinaire,  la  récom- 
pense après  le  service,  et  les  libéralités  d'accident, 
qui  devenaient  très  souvent  des  droits  pour  des 
gens  qui  avaient  le  peuple  et  le  prince  entre  leurs 
mains. 

L'impuissance  où  l'on  se  trouva  de  payer  ces 
charges  fit  que  l'on  prit  une  milice  moins  chère.  On 
fit  des  traités  avec  des  nations  barbares  qui  n'a- 
vaient ni  le  luxe  des  soldats  romains,  ni  le  même 
esprit,  ni  les  mêmes  prétentions. 

Il  y  avait  une  autre  commodité  à  cela  :  comme  les 
barbares  tombaient  tout  à  coup  sur  un  pays,  n'y 
ayant  point  chez  eux  de  préparatifs  après  la 
résolution  de  partir,  il  était  difficile  de  faire  des 

1  Ammien  Marcellin,  liv.  XX\1. 

2  «  Vous  voulez  des  richesses,  disait  un  empereur  à  son  armée 
qui  murmurait  :  voilà  le  pays  des  Perses,  allons  en  chercher. 
Croyez-moi,  de  tant  de  trésors  que  possédait  la  république 
romaine,  il  ne  reste  plus  rien  ;  et  le  mal  vient  de  ceux  qui  ont 
appris  aux  princes  à  acheter  la  paix  des  barbares.  Xos  finances 
sont  épuisées,  nos  villes  détruites,  nos  provinces  ruinées.  Un 
empereur  qui  ne  connaît  d'autres  biens  que  ceux  de  l'âme  n'a 
pas  honte  d'avouer  une  pauvreté  honnête.  »  {Id.,  liv.  XXIV.) 


474   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

levées  à  temps  dans  les  provinces.  On  prenait  donc 
un  autre  corps  de  barbares,  toujours  prêt  à  re- 
cevoir de  l'argent,  à  piller  et  à  se  battre.  On  était 
servi  pour  le  moment  ;  mais  dans  la  suite  on  avait 
autant  de  peine  à  réduire  les  auxiliaires  que  les 
ennemis. 

Les  premiers  Romains  ^  ne  mettaient  point  dans 
leurs  armées  un  plus  grand  nombre  de  troupes 
auxiliaires  que  de  romaines;  et  quoique  leurs 
alliés  fussent  proprement  des  sujets,  ils  ne  vou- 
laient point  avoir  pour  sujets  des  peuples  plus 
belliqueux  qu'eux-mêmes. 

Mais  dans  les  derniers  temps,  non  seulement  ils 
n'observèrent  pas  cette  proportion  des  troupes 
auxiliaires,  mais  même  ils  remplirent  de  soldats 
barbares  les  corps  de  troupes  nationales. 

Ainsi,  ils  établissaient  des  usages  tout  contraires 
à  ceux  qui  les  avaient  rendus  maîtres  de  tout  ;  et 
comme  autrefois  leur  politique  constante  fut  de  se 
réserver  l'art  militaire,  et  d'en  priver  tous  leurs 
voisins,  ils  le  détruisaient  pour  lors  chez  eux,  et 
l'établissaient  chez  les  autres. 

Voici,  en  un  mot,  l'histoire  des  Romains  :  ils 
vainquirent  tous  les  peuples  par  leurs  maximes  ; 
mais,  lorsqu'ils  y  furent  parvenus,  leur  répubhque 
ne  put  subsister  ;  il  fallut  changer  de  gouverne- 
ment, et  des  maximes  contraires  aux  premières, 
employées  dans  ce  gouvernement  nouveau,  firent 
tomber  leur  grandeur. 

Ce  n'est  pas  la  fortune  qui  domine  le  monde  : 
on  peut  le  demander  aux  Romains,  qui  eurent  une 
suite  continuelle  de  prospérités  quand  ils  se  gou- 
vernèrent sur  un  certain  plan,  et  une  suite  non 

^  C'est  une  observation  de  Végèce  ;  et  il  paraît  par  Tite-Live 
que,  si  le  nombre  des  avixiliaires  excéda  quelquefois,  ce  fut  de 
bien  peu. 


DES   ROMAINS  475 

interrompue  de  revers  lorsqu'ils  se  conduisirent  sur 
un  autre.  Il  y  a  des  causes  générales,  soit  morales, 
soit  physiques,  qui  agissent  dans  chaque  monarchie, 
rélèvent,  la  maintiennent  ou  la  précipitent  ;  tous 
les  accidents  sont  soumis  à  ces  causes  ;  et  si  le 
hasard  d'une  bataille,  c'est-à-dire  une  cause  par- 
ticulière, a  ruiné  un  État,  il  y  avait  une  cause 
générale  qui  faisait  que  cet  État  devait  périr  par 
une  seule  bataille.  En  un  mot,  l'allure  principale  en- 
traîne avec  elle  tous  les  accidents  particuliers. 

Nous  voyons  que  depuis  près  de  deux  siècles  les 
troupes  de  terre  de  Danemark  ont  presque  toujours 
été  battues  par  celles  de  Suède.  Il  faut  qu'indé- 
pendamment du  courage  des  deux  nations  et  du 
sort  des  armes,  il  y  ait  dans  le  gouvernement  da- 
nois, militaire  ou  civil,  un  vice  intérieur  qui  ait 
produit  cet  efiet  ;  et  je  ne  le  crois  point  difficile 
à  découvrir. 

Enfin,  les  Romains  perdirent  leur  discipline 
militaire  ;  ils  abandonnèrent  jusqu'à  leurs  propres 
armes,  ^'égèce  dit  que  les  soldats  les  trouvant  trop 
pesantes,  ils  obtinrent  de  l'em^pereur  Gratien  de 
quitter  leur  cuirasse,  et  ensuite  leur  casque  :  de 
façon  qu'exposés  aux  coups  sans  défense,  ils  ne 
songèrent  plus  qu'à  fuir  \ 

Il  ajoute  qu'ils  avaient  perdu  la  coutume  de 
fortifier  leur  camp,  et  que,  par  cette  négligence, 
leurs  armées  furent  enlevées  par  la  cavalerie  des 
barbares. 

La  cavalerie  fut  peu  nombreuse  chez  les 
premier^  Romains  :  elle  ne  faisait  que  la  onzième 
partie  de  la  légion,  et  très  souvent  moins;  et  ce 
qu'il  y  a  d'extraordinaire,  ils  en  avaient  beaucoup 
moins  que  nous,  qui  avons  tant  de  sièges  à  faire, 

^  De  re  militari,  lib.  I,  cap.  xx. 


476   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

où  la  cavalerie  est  peu  utile.  Quand  les  Romains 
furent  dans  la  décadence,  ils  n'eurent  presque  plus 
que  de  la  cavalerie.  Il  me  semble  que,  plus  une 
nation  se  rend  savante  dans  l'art  militaire,  plus 
elle  agit  par  son  infanterie  ;  et  que,  moins  elle  le 
connaît,  plus  elle  multiplie  sa  cavalerie  :  c'est  que, 
sans  la  discipline,  l'infanterie  pesante  ou  légère 
n'est  rien  ;  au  lieu  que  la  cavalerie  va  toujours,  dans 
son  désordre  même  \  L'action  de  celle-ci  consiste 
plus  dans  son  impétuosité  et  un  certain  choc  ;  celle 
de  l'autre,  dans  sa  résistance  et  une  certaine  im- 
mobilité :  c'est  plutôt  une  réaction  qu'une  action. 
Enfin,  la  force  de  la  cavalerie  est  momentanée  : 
l'infanterie  agit  plus  longtemps  ;  mais  il  faut  de  la 
discipline  pour  qu'elle  puisse  agir  longtemps. 

Les  Romains  parvinrent  à  commander  à  tous  les 
peuples,  non  seulement  par  l'art  de  la  guerre,  mais 
aussi  par  leur  prudence,  leur  sagesse,  leur  constance, 
leur  amour  pour  la  gloire  et  pour  la  patrie.  Lorsque, 
sous  les  empereurs,  toutes  ces  vertus  s'évanouirent, 
l'art  militaire  leur  resta,  avec  lequel,  malgré  la 
faiblesse  et  la  tyrannie  de  leurs  princes,  ils  conser- 
vèrent ce  qu'ils  avaient  acquis  ;  mais,  lorsque  la 
corruption  se  mit  dans  la  milice  môme,  ils  devin- 
rent la  proie  de  tous  les  peuples. 

Un  empire  fondé  par  les  armes  a  besoin  de  se 
soutenir  par  les  arm.es.  Mais  comme,  lorsqu'un 
État  est  dans  le  trouble,  on  n'imagine  pas  com- 
ment il  peut  en  sortir,  de  même,  lorsqu'il  est  en 
paix  et  qu'on  respecte  sa  puissance,  il  ne  vient 
point  dans  l'esprit  comment  cela  peut  changer  : 
il  néghge  donc  la  milice,  dont  il  croit  n'avoir  rien  à 

^  La  cavalerie  tartare,  sans  observer  aucune  de  nos  maximes 
militaires,  a  fait  dans  tous  les  temps  de  grandes  choses.  Voyez 
les  relations,  et  surtout  celle  de  la  dernière  conquête  de  la 
Chine. 


DES   ROMAINS  477 

espérer  et  tout  à  craindre,  et  souvent  même  il 
cherche  à  l'affaibhr. 

C'était  une  règle  inviolable  des  premiers  Romains, 
que  quiconque  avait  abandonné  son  poste,  ou 
laissé  ses  armes  dans  le  combat,  était  puni  de 
mort.  Julien  et  Valentinien  avaient  à  cet  égard 
rétabli  les  anciennes  peines.  Mais  les  barbares  pris 
à  la  solde  des  Romains,  accoutumés  à  faire  la 
guerre  comme  la  font  aujourd'hui  les  Tartares, 
à  fuir  pour  combattre  encore,  à  chercher  le  pillage 
plus  que  l'honneur  \  étaient  incapables  d'une 
pareille  discipline. 

Telle  était  la  discipline  des  premiers  Romains, 
qu'on  y  avait  \ai  des  généraux  condamner  à  mourir 
leurs  enfants  pour  avoir,  sans  leur  ordre,  gagné  la 
victoire  ;  mais,  quand  ils  furent  mêlés  parmi  les 
barbares,  ils  y  contractèrent  un  esprit  d'indépen- 
dance qui  faisait  le  caractère  de  ces  nations  ;  et, 
si  l'on  lit  les  guerres  de  Bélisaire  contre  les  Goths, 
on  verra  un  général  presque  toujours  désobéi  par 
ses  officiers. 

Sylla  et  Sertorius,  dans  la  fureur  des  guerres 
civiles,  aimaient  mieux  périr  que  de  faire  quelque 
chose  dont  Mithridate  pût  tirer  avantage  ;  mais, 
dans  les  temps  qui  suivirent,  dès  qu'un  ministre 
ou  quelque  grand  crut  qu'il  importait  à  son  avarice, 
à  sa  vengeance,  à  son  ambition,  de  faire  entrer 
les  barbares  dans  l'empire,  il  le  leur  donna  d'abord 
à  ravager  ^. 

^  Ils  ne  voulaient  point  s'assujettir  aux  travaux  des  soldats 
romains.  Voy.  Ammien  Marcellin,  liv.  XVIII,  qui  dit,  comme  une 
chose  extraordinaire,  qu'ils  s'y  soumirent  en  une  occasion,  pour 
plaire  à  Julien,  qui  voulait  mettre  des  places  en  état  de  défense. 

2  Cela  n'était  pas  étonnant  dans  ce  mélange  avec  des  nations 
qui  avaient  été  errantes,  qui  ne  connaissaient  point  de  patrie, 
et  où  souvent  des  corps  entiers  de  troupes  se  joignaient  à  l'en- 
nemi qui  les  avait  vaincus  contre  leur  nation  même.  Voy.  dans 
Procope  ce  que  c'était  que  les  Goths  sous  Vitigès. 


478         DÉCADENCE  DES   ROMAINS 

Il  n'y  a  point  d'État  où  l'on  ait  plus  besoin  de 
tributs  que  dans  ceux  qui  s'affaiblissent  ;  de  sorte 
que  l'on  est  obligé  d'augmenter  les  charges  à 
mesure  que  l'on  est  moins  en  état  de  les  porter; 
bientôt,  dans  les  provinces  romaines,  les  tributs 
devinrent  intolérables. 

Il  faut  lire,  dans  Salvien,  les  horribles  exactions 
que  l'on  faisait  sur  les  pefiiples  ^  Les  citoyens» 
poursuivis  par  les  traitants,  n'avaient  d'autre  res* 
source  que  de  se  réfugier  chez  les  barbares,  ou  de 
donner  leur  liberté  au  premier  qui  la  voulait 
prendre. 

Ceci  servira  à  expliquer,  dans  notre  histoire 
française,  cette  patience  avec  laquelle  les  Gaulois 
souffrirent  la  révolution  qui  devait  établir  cette 
différence  accablante  entre  une  nation  noble  et 
une  nation  roturière.  Les  barbares,  en  rendant 
tant  de  citoyens  esclaves  de  la  glèbe,  c'est-à-dire 
du  champ  auquel  ils  étaient  attachés,  n'introduisi- 
rent guère  rien  qui  n'eût  été  plus  cruellement  exercé 
avant  eux  '^. 

1  Voy.  tout  le  liv.  V  De  gmhei'natione  Dei  ;  voy.  aussi,  dans 
l'ambassade  écrite  par  Priscus,  le  discours  d'un  Romain  établi 
paTm.i  les  Huns,  sur  sa  félicité  dans  ce  pays-là. 

2  Voy.  encore  Salvien,  liv.  V  ;  et  les  lois  du  Code  et  du  Digère 
là-dessus. 


CHAPITRE   XIX 

Grayideur  d'Attila.  Cause  de  rétablissement  des  bar- 
bares. Raisons  pourquoi  l'empire  d'Occident 
fut  le  premier  abattu. 

Comme,  dans  le  temps  que  l'empire  s'affaiblissait, 
la  religion  chrétienne  s'établissait,  les  chrétiens 
reprochaient  aux  païens  cette  décadence,  et  ceux-ci 
en  demandaient  compte  à  la  religion  chrétienne. 
Les  chrétiens  disaient  que  Dioclétien  avait  perdu 
l'empire  en  s'associant  trois  collègues  \  parce  que 
chaque  empereur  voulait  faire  d'aussi  grandes 
dépenses  et  entretenir  d'aussi  fortes  armées  que 
s'il  avait  été  seul  ;  que  par  là  le  nombre  de  ceux 
qui  recevaient  n'étant  pas  proportionné  au  nombre 
de  ceux  qui  donnaient,  les  charges  devinrent  si 
grandes,  que  les  terres  furent  abandonnées  par  les 
laboureurs,  et  se  changèrent  en  forêts.  Les  païens, 
au  contraire,  ne  cessaient  de  crier  contre  un  culte 
nouveau,  inouï  jusqu'alors  ;  et  comme  autrefois, 
dans  Rome  florissante,  on  attribuait  les  déborde- 
ments du  Tibre  et  les  autres  effets  de  la  nature  à 
la  colère  des  dieux,  de  même,  dans  Rome  mou- 
rante, on  imputait  les  malheurs  à  un  nouveau 
culte  et  au  renversement  des  anciens  autels. 

Ce  fut  le  préfet  Symmaque  qui,  dans  une  lettre 

1  Lactance,  De  la  mort  des  persécuteurs,  chap.  vu. 


4So    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

écrite  aux  cnipcrcurs  au  sujet  de  l'autel  de  la 
Victoire,  lit  le  plus  valoir  contre  la  religion  chré- 
tienne dos  raisons  populaires,  et  par  conséquent 
très  capables  de  séduire. 

«  Quelle  chose  peut  mieux  nous  conduire  à  la 
conna.issance  des  dieux,  disait-il,  que  l'expérience 
de  nos  prospérités  passées  ?  Nous  devons  être 
fidèles  à  tant  de  siècles,  et  suivre  nos  pères,  qui 
ont  suivi  si  heureusement  les  leurs.  Pensez  que 
Rome  vous  parle,  et  vous  dit  :  Grands  princes, 
pères  de  la  patrie,  respectez  mes  années  pendant 
lesquelles  j'ai  toujours  observé  les  cérémonies  de 
mes  ancêtres  :  ce  culte  a  soumis  l'univers  à  mes 
lois  ;  c'est  par  là  qu'Annibal  a  été  repoussé  de  mes 
murailles,  et  que  les  Gaulois  l'ont  été  du  Capitole. 
C'est  pour  les  dieux  de  la  patrie  que  nous  deman- 
dons la  paix  ;  nous  la  demandons  pour  les  dieux 
indigènes.  Nous  n'entrons  point  dans  des  disputes 
qui  ne  conviennent  qu'à  des  gens  oisifs  ;  et  nous 
voulons  offrir  des  prières  et  non  pas  des  combats  ^  » 

Trois  auteurs  célèbres  répondirent  à  Symmaque. 
Oroze  composa  son  histoire  pour  prouver  qu'il  y 
avait  toujours  eu  dans  le  monde  d'aussi  grands 
malheurs  que  ceux  dont  se  plaignaient  les  païens. 
Salvien  fit  son  livre,  où  il  soutint  que  c'étaient  les 
dérèglements  des  chrétiens  qui  avaient  attiré  les 
ravages  des  barbares  ^  ;  et  saint  A.ugustin  fit  voir 
que  la  cité  du  ciel  était  différente  de  cette  cité  de 
la  terre  ^  où  les  anciens  Romains,  pour  quelques 
vertus  humaines,  avaient  reçu  des  récompenses 
aussi  vaines  que  ces  vertus. 

Nous  avons  dit  que  dans  les  premiers  temps  la 
politique  des   Romains  fut  de  di\-iser  toutes  les 

^  Lettres  de  Symmaque,  liv.  X,  lettre  liv. 
-  Du  gcfuvernement  de  Dieu. 
^  Delà,  cité  de  Dieu. 


DES   ROMAINS  481 

puissances  qui  leur  faisaient  ombrage  ;  dans  la 
suite,  ils  n'y  purent  réussir.  Il  fallut  souffrir 
qu'Attila  soumît  toutes  les  nations  du  nord  :  il 
s'étendit  depuis  le  Danube  jusqu'au  Rhin,  détruisit 
tous  les  forts  et  tous  les  ouvrages  qu'on  avait 
faits  sur  ces  fleuves,  et  rendit  les  deux  empires 
tributaires. 

«  Théodose,  disait-il  insolemment,  est  fils  d'un 
père  très  noble,  aussi  bien  que  moi  ;  mais,  en  me 
payant  le  tribut,  il  est  déchu  de  sa  noblesse,  et  est 
devenu  mon  esclave  :  il  n'est  pas  juste  qu'il  dresse 
des  embûches  à  son  maître,  comme  un  esclave 
méchant  \  » 

«  Il  ne  convient  pas  à  l'empereur,  disait-il  dans 
une  autre  occasion,  d'être  menteur.  Il  a  promis 
à  un  de  mes  sujets  de  lui  donner  en  mariage  la 
fille  de  Saturnilus  :  s'il  ne  veut  pas  tenir  sa  parole, 
je  lui  déclare  la  guerre  ;  s'il  ne  peut  pas,  et  qu'il 
soit  dans  cet  état  qu'on  ose  lui  désobéir,  je  marche 
à  son  secours.  » 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  fût  par  modération 
qu'Attila  laissa  subsister  les  Romains  :  il  suivait 
les  mœurs  de  sa  nation,  qui  le  portaient  à  sou- 
mettre les  peuples,  et  non  pas  à  les  conquérir.  Ce 
prince,  dans  sa  maison  de  bois  où  nous  le  repré- 
sente Priscus  ^,  maître  de  toutes  les  nations  bar- 
bares, et  en  quelque  façon  ^  de  presque  toutes 
celles  qui  étaient  policées,  était  un  des  plus  grands 
monarques  dont  l'histoire  ait  jamais  parlé. 

On  voyait  à  sa  cour  les  ambassadeurs  des  Ro- 

^  Histoire  gothique,  et  Relation  de  V ambassade  écrite  par 
Priscus.  C'était  Théodose  le  Jeune. 

2  Histoire  gothique:  «  Hœ  sedes  régis  barbariem  totam  tenentis, 
ha>c  captis  civitatibus  habitacula  prœponebat.  »  (Joniandès,  De 
rébus  geticis.) 

3  II  paraît,  par  la  Relation  de  Priscus,  qu'on  pensait  à  la  cour 
d'Attila  à  soumettre  encore  les  Perses. 

16 


482        GRANDEUR   ET  DÉCADENTE 

mains  d'Orient  et  de  ceux  d'Occident,  qui  venaient 
recevoir  ses  lois,  ou  implorer  sa  clémence.  Tantôt 
il  demandait  qu'on  lui  rendît  les  Huns  transfuges, 
ou  les  esclaves  romains  qui  s'étaient  évadés  ; 
tantôt  il  voulait  qu'on  lui  livrât  quelque  ministre 
de  l'empereur.  Il  avait  mis  sur  l'empire  d'Orient 
un  tribut  de  deux  mille  cent  livres  d'or.  Il  recevait 
les  appointements  de  général  des  armées  romaines. 
Il  envoyait  à  Constantinople  ceux  qu'il  voulait 
récompenser,  afin  qu'on  les  comblât  de  biens, 
faisant  un  trafic  continuel  de  la  frayeur  des  Ro- 
mains. 

Il  était  craint  de  ses  sujets,  et  il  ne  paraît  pas 
qu'il  en  fût  haï  \  Prodigieusement  fier,  et  cependant 
rusé,  ardent  dans  sa  colère,  mais  sachant  pardonner 
ou  différer  la  punition  suivant  qu'il  convenait  à 
ses  intérêts,  ne  faisant  jamais  la  guerre  quand  la 
paix  pouvait  lui  donner  assez  d'avantages,  fidèle- 
ment servi  des  rois  mêmes  qui  étaient  sous  sa  dé- 
pendance, il  avait  gardé  pour  lui  seul  l'ancienne 
simplicité  des  mœurs  des  Huns.  Du  reste,  on  ne 
peut  guère  louer  sur  la  bravoure  le  chef  d'une 
nation  où  les  enfants  entraient  en  fureur  au  récit 
des  beaux  faits  d'armes  de  leurs  pères,  et  où  les 
pères  versaient  des  larmes  parce  qu'ils  ne  pou- 
vaient pas  imiter  leurs  enfants. 

Après  sa  mort,  toutes  les  nations  barbares  se 
redivisèrent  ;  mais  les  Romains  étaient  si  faibles 
qu'il  n'y  avait  pas  de  si  petit  peuple  qui  ne  pût 
leur  nuire. 

Ce  ne  fut  pas  une  certaine  invasion  qui  perdit 
l'empire,  ce  furent  toutes  les  invasions.  Depuis 
celle  qui  fut  si  générale  sous  Gallus,  il  sembla 
rétabli,  parce  qu'il  n'avait  point  perdu  de  terrain  ; 

1  II  faut  consulter,  sur  le  caractère  de  ce  prince  et  les  mœurs 
de  sa  cour,  Jornandès  et  Priscus. 


DES   ROMAINS  483 

mais  il  alla,  de  degrés  en  degrés,  de  ia  décadence 
à  sa  chute,  jusqu'à  ce  qu'il  s'affaissa  tout  à  coup 
sous  Arcadius  et  Honorius. 

En  vain  on  avait  rechassé  les  barbares  dans 
leur  pays  :  ils  y  seraient  tout  de  même  rentrés 
pour  mettre  en  sûreté  leur  butin  ;  en  vain  on  les 
extermina  :  les  villes  n'étaient  pas  moins  saccagées, 
les  villages  brûlés,  les  familles  tuées  ou  dispersées  ^ 

Lorsqu'une  province  avait  été  ravagée,  les  bar- 
bares qui  succédaient,  n'y  trouvant  plus  rien, 
dévoient  passer  à  une  autre.  On  ne  ravagea  au 
commencement  que  la  Thrace,  la  Mysie,  la  Pan- 
nonie  ;  quand  ces  pa^^s  furent  dévastés,  on  ruina 
la  Macédoine,  la  Thessalie,  la  Grèce  ;  de  là  il 
fallut  aller  aux  Xoriques.  L'empire,  c'est-à-dire  le 
pays  habité,  se  rétrécissait  toujours,  et  l'Italie 
devenait  frontière. 

La  raison  pourquoi  il  ne  se  fit  point,  sous  Gallus 
et  Gallien,  d'établissement  de  barbares,  c'est  qu'ils 
trouvaient  encore  de  quoi  piller. 

Ainsi,  lorsque  les  Normands,  image  des  conr^ué- 
rants  de  l'empire,  eurent  pendant  plusieurs  siècles 
ravagé  la  France,  ne  trouvant  plus  rien  à  prendre, 
ils  acceptèrent  une  province  qui  était  entièrement 
déserte,  et  se  la  partagèrent  ^. 

La  Sc}^hie  dans  ces  temps-là  étant  presque 
toute  inculte  ^  les  peuples  y  étaient  sujets  à  des 
famines  fréquentes  ;  ils  subsistaient  en  partie  par 

^  C'était  une  nation  bien  destructive  que  celle  des  Goths  : 
ils  avaient  détruit  tous  les  laboureurs  dans  la  Thrace,  et  coupé 
les  mains  à  tous  ceux  qui  menaient  les  chariots.  {Histoire  byzan- 
Une  de  Malchus,  dans  V Extrait  des  ambassades.) 

'■^  Voy.,  dans  les  Chroniques  recueillies  par  André  du  Chesne, 
l'état  de  cette  province  vers  la  fin  du  i.x«  et  le  commencement 
du  x«  siècle.  (Script.  Norm.  hist.  veteres.) 

^  Les  Goths,  comme  nous  l'avons  dit,  ne  cultivaient  point  la 
terre.  Les  Vandales  les  appelaient  Tndles,  du  nom  d'une 
petite  mesure,  parce  que,  daus  une  famine,  ils  leur  vencUrtnt 


484    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

un  commerce  avec  les  Romains,  qui  leur  portaient 
des  vivres  des  provinces  voisines  du  Danube  '. 
Les  barbares  donnaient  en  retour  les  choses  qu'ils 
avaient  pillées,  les  prisonniers  qu'ils  avaient  faits, 
l'or  et  l'argent  qu'ils  recevaient  pour  la  paix.  Mais 
lorsqu'on  ne  put  plus  leur  payer  des  tributs  assez 
forts  pour  les  faire  subsister,  ils  furent  forcés  de 
s'établir  ^ 

L'empire  d'Occident  fut  le  premier  abattu  :  en 
voici  les  raisons. 

Les  barbares,  ayant  passé  le  Danube,  trouvaient 
à  leur  gauche  le  Bosphore,  Constantinople,  et 
toutes  les  forces  de  l'empire  d'Orient,  qui  les  arrê- 
taient :  cela  faisait  qu'ils  se  tournoient  à  main 
droite,  du  côté  de  l'Illyrie,  et  se  poussaient  vers 
l'Occident.  Il  se  fit  un  reflux  de  nations  et  un 
transport  de  peuples  de  ce  côté-là.  Les  passages 
de  l'Asie  étant  mieux  gardés,  tout  refoulait  vers 
l'Europe  ;  au  lieu  que  dans  la  première  invasion, 
sous  Gallus,  les  forces  des  barbares  se  partagèrent. 

L'empire  ayant  été  réellement  divisé,  les  empe- 
reurs d'Orient,  qui  avaient  des  alliances  avec  les 
barbares,  ne  voulurent  pas  les  rompre  pour 
secourir  ceux  d'Occident.  Cette  division  dans  l'ad- 
ministration, dit  Priscus  ",  fut  très  préjudiciable 
aux  affaires  d'Occident.  Ainsi  les  Romains  d'Orient  * 

fort  cher  une  pareille  mesure  de  blé.  (Olympiodore,  dans  la 
Bibliothèque  de  Photius,  liv.  XXX.) 

^  On  voit,  dans  V Histoire  de  Priscus,  qu'il  y  avait  des  marchés 
établis  par  les  traités  sur  les  bords  du  Danube. 

2  Quand  les  Goths  envoyèrent  prier  Zenon  de  recevoir  dans 
son  alliance  Theudéric,  fils  de  Triarius,  aux  conditions  qu'il 
avait  accordées  à  Theudéric,  fils  de  Balamer,  le  sénat  consulté 
répondit  que  les  revenus  de  l'État  n'étaient  pas  suûîsants  pour 
nourrir  deux  peuples  goths,  et  qu'il  fallait  choisir  l'amitié  de 
l'un  des  deux.  {Histoire  de  Malchus,  dans  VExtrait  des  ambas- 
sades.) 

*  Priscus,  liv.  II. 

4  Ibid. 


DES   ROMAINS  485 

refusèrent  à  ceux  d'Occident  une  armée  navale,  à 
cause  de  leur  alliance  avec  les  Vandales.  Les  Wisi- 
goths,  ayant  fait  alliance  avec  Arcadius,  entrèrent 
en  Occident,  et  Honorius  fut  obligé  de  s'enfuir  à 
Ra venue  ^  Enfin,  Zenon,  pour  se  défaire  de  Théo- 
.doric,  le  persuada  d'aller  attaquer  l'Italie,  qu'Alaric 
avait  déjà  ravagée. 

Il  y  avait  une  alliance  très  étroite  entre  Attila 
et  Genséric,  roi  des  Vandales  ^.  Ce  dernier  craignait 
les  Goths  ^  ;  il  avait  marié  son  fils  avec  la  fille  du 
roi  des  Goths,  et  lui  ayant  ensuite  fait  couper  le 
nez,  il  l'avait  renvoyée  :  il  s'unit  donc  avec  Attila. 
Les  deux  empires,  comme  enchaînés  par  ces  deux 
princes,  n'osaient  se  secourir.  La  situation  de  celui 
d'Occident  fut  surtout  déplorable  :  il  n'avait  point 
de  forces  de  mer  ;  elles  étaient  toutes  en  Orient  ^, 
en  Egypte,  Ch\^re,  Phénicie,  lonie,  Grèce,  seuls 
pays  où  il  y  eût  alors  quelque  commerce.  Les 
Vandales  et  d'autres  peuples  attaquaient  partout 
les  côtes  d'Occident.  Il  vint  une  ambassade  des 
Italiens  à  Constantinople,  dit  Priscus  \  pour  faire 
savoir  qu'il  était  impossible  que  les  affaires  se  sou- 
tinssent sans  une  réconciliation  avec  les  Vandales. 

Ceux  qui  gouvernaient  en  Occident  ne  manquè- 
rent pas  de  politique  :  ils  jugèrent  qu'il  fallait 
sauver  l'Itahe,  qui  était  en  quelque  façon  la  tête, 
et  en  quelque  façon  le  cœur  de  l'empire.  On  fit 
passer  les  barbares  aux  extrémités,  et  on  les  y 
plaça.  Le  dessein  était  bien  conçu,  il  fut  bien  exé- 
cuté. Ces  nations  ne  demandaient  que  la  subsis- 
tance :  on  leur  donnait  les  plaines  ;  on  se  réservait 

1  Procope,  Guerre  des  Vandales. 

2  Priscus,  liv.  II. 

3  Voy.  Jornandès,  De  rebtis  geticis,  cap.  xxxvi. 

4  Cela  parut  surtout  dans  la  guerre  de  Constantin  et  de  Lici- 
nius. 

^  Priscus,  liv.  II, 


486   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

les  pays  montagneux,  les  passages  des  rivières, 
les  défilés,  les  places  sur  les  grands  fleuves  ;  on 
gardait  la  souveraineté.  Il  y  a  apparence  que  ces 
peuples  auraient  été  forcés  de  devenir  Romains  ; 
et  la  facilité  avec  laquelle  ces  destructeurs  furent 
eux-mêmes  détruits  par  les  Francs,  par  les  Grecs, 
par  les  Maures,  justifie  assez  cette  pensée.  Tout 
ce  S3^stème  fut  renversé  par  une  révolution  plus 
fatale  que  toutes  les  autres  :  l'armée  d'Italie,  com- 
posée d'étrangers,  exigea  ce  qu'on  avait  accordé 
à  des  nations  plus  étrangères  encore  ;  elle  forma 
sous  Odoacer  une  aristocratie  qui  se  donna  le 
tiers  des  terres  de  l'Italie  ;  et  ce  fut  le  coup  mortel 
porté  à  cet  empire. 

Parmi  tant  de  malheurs  on  cherche  avec  une 
curiosité  triste  le  destin  de  la  ville  de  Rome.  Elle 
était  pour  ainsi  dire  sans  défense  ;  elle  pouvait 
être  aisément  affamée  ;  l'étendue  de  ses  murailles 
faisait  qu'il  était  très  difficile  de  les  garder.  Comme 
elle  était  située  dans  une  plaine,  on  pouvait  aisé- 
ment la  forcer  ;  il  n'y  avait  point  de  ressource  dans 
le  peuple,  qui  en  était  extrêmement  diminué.  Les 
empereurs  furent  obligés  de  se  retirer  à  Ravenne, 
ville  autrefois  défendue  par  la  mer,  comme  Venise 
Test  aujourd'hui. 

Le  peuple  romain,  presque  toujours  abandonné  de 
ses  souverains,  commença  à  le  devenir  et  à  faire  des 
traités  pour  sa  conservation  ^  :  ce  qui  est  le  moyen 
le  plus  légitime  d'acquérir  la  souveraine  puissance. 
C'est  ainsi  que  l'Armorique  et  la  Bretagne  com- 
mencèrent à  \ivre  sous  leurs  propres  lois  -. 

1  Du  temps  d'Honorius,  Alaric,  qui  assiégeait  Rome,  obligea 
cette  ville  à  prendre  son  alliance  même  coture  l'empereur,  qui 
ne  put  s'y  opposer.  (Procope,  Guerre  des  Goths,  liv.  I.)  Voyez 
Zosime,  liv.  M. 

^  Zosime,  liv.  VI. 


DES   ROMAINS  487 

Telle  fut  la  fin  de  l'empire  d'Occident.  Rome 
s'était  agrandie  parce  qu'elle  n'avait  eu  que  des 
guerres  successives,  chaque  nation,  par  un  bonheur 
inconcevable,  ne  l'attaquant  que  quand  l'autre 
avait  été  ruinée.  Rome  fut  détruite  parce  que 
toutes  les  nations  l'attaquèrent  à  la  fois  et  péné- 
trèrent partout. 


CHAPITRE   XX 

Des  conquêtes  de  Justinien.  De  son  gouvernement. 

Comme  tous  ces  peuples  entraient  pêle-mêle  dans 
l'empire,  ils  s'incommodaient  réciproquement  ;  et 
toute  la  politique  de  ces  temps-là  fut  de  les  armer 
les  uns  contre  les  autres  :  ce  qui  était  aisé,  à  cause 
de  leur  férocité  et  de  leur  avarice.  Ils  s'entre-détrui- 
sirent  pour  la  plupart  avant  d'avoir  pu  s'établir  ; 
et  cela  fit  que  l'empire  d'Orient  subsista  encore  du 
temps. 

D'ailleurs,  le  nord  s'épuisa  lui-même,  et  l'on 
n'en  vit  plus  sortir  ces  armées  innombrables  qui 
parurent  d'abord  ;  car,  après  les  premières  inva- 
sions des  Goths  et  des  Huns,  surtout  depuis  la 
mort  d'Attila,  ceux-ci  et  les  peuples  qui  les  suivi- 
rent attaquèrent  avec  moins  de  forces. 

Lorsque  ces  nations,  qui  s'étaient  assemblées  en 
corps  d'armée,  se  furent  dispersées  en  peuples, 
elles  s'affaiblirent  beaucoup  ;  répandues  dans  les 
divers  lieux  de  leurs  conquêtes,  elles  furent  elles- 
mêmes  exposées  aux  invasions. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Justinien 
entreprit  de  reconquérir  l'Afrique  et  l'Italie,  et  fît 
ce  que  nos  Français  exécutèrent  aussi  heureuse- 
ment contre  les  Wisigoths,  les  Bourguignons,  les 
Lombards  et  les  Sarrasins. 

Lorsque  la  religion  chrétienne  fut  apportée  aux 


DÉCADENCE  DES   ROMAINS         505 

qu'aux  yeux  du  monde  elle  paraît  triompher,  c'est 
le  temps  ordinaire  de  son  abaissement. 

Pour  expliquer  cet  événement  fameux  de  la  con- 
quête de  tant  de  pays  par  les  Arabes,  il  ne  faut  pas 
avoir  recours  au  seul  enthousiasme.  Les  Sarrasins 
étaient,  depuis  longtemps,  distingués  parmi  les 
auxihaires  des  Romains  et  des  Perses  ;  les  Osroé- 
niens  et  eux  étaient  les  meilleurs  hommes  de  trait 
qu'il  y  eût  au  monde  ;  Alexandre  Sévère  et  Maximin 
en  avaient  engagé  à  leur  service  autant  qu'ils 
avaient  pu,  et  s'en  étaient  servis  avec  un  grand 
succès  contre  les  Germains,  qu'ils  désolaient  de 
loin  ;  sous  Valens,  les  Goths  ne  pouvaient  leur  ré- 
sister ^  ;  enfin  ils  étaient  dans  ces  temps-là  la  meil- 
leure cavalerie  du  monde. 

Nous  avons  dit  que,  chez  les  Romains,  les  légions 
d'E\irope  valaient  mieux  que  celles  d'Asie  ;  c'était 
tout  le  contraire  pour  la  cavalerie  :  je  parle  de  celle 
des  Parthes,  des  Osroéniens  et  des  Sarrasins  ;  et 
c'est  ce  qui  arrêta  les  conquêtes  des  Romains, 
parce  que  depuis  Antiochus  un  nouveau  peuple 
tartare,  dont  la  cavalerie  était  la  meilleure  du 
monde,  s'empara  de  la  haute  Asie. 

Cette  cavalerie  était  pesante  ^  et  celle  d'Europe 
était  légère  :  c'est  aujourd'hui  tout  le  contraire.  La 
Hollande  et  la  Frise  n'étaient  point  pour  ainsi  dire 
encore  faites  ^  ;  et  l'Allemagne  était  pleine  de  bois, 
de  lacs  et  de  marais,  où  la  cavalerie  servait  peu. 

Depuis  qu'on  a  donné  un  cours  aux  grands  fleu- 
ves, ces  marais  se  sont  dissipés,  et  l'Allemagne  a 
changé  de  face.  Les  ouvrages  de  Valentinien  sur 

^  Zosime,  liv.  IV. 

2  Voy.  ce  que  dit  Zosime,  liv.  I,  sur  la  cavalerie  d'Aurélien 
et  celle  de  Palrayre  ;  voy.  aussi  Ammien  Marcellin,  sur  la  cava- 
lerie des  Perses. 

3  C'étaient,  pour  la  plupart,  des  terres  submergées  que  l'art 
a  rendues  propres  à  être  la  demeure  des  hommes. 


5o6   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

le  Necker  et  ceux  des  Romains  sur  le  Rhin^ 
ont  fait  bien  des  changements ';  et,  le  commerce 
s'étant  établi,  des  pays  qui  ne  produisaient  point 
de  chevaux  en  ont  donné,  et  on  en  a  fait 
usage  ^. 

Constantin,  fils  d'Héraclius,  ayant  été  empoisonné, 
et  son  fils  Constant  tué  en  Sicile,  Constantin  le 
Barbu,  son  fils  aîné,  lui  succéda*.  Les  grands  des 
provinces  d'Orient  s'étant  assemblés,  ils  voulurent 
couronner  ses  deux  autres  frères,  soutenant  que, 
comme  il  faut  croire  en  la  Trinité,  aussi  était-il 
raisonnable  d'avoir  trois  empereurs. 

L'histoire  grecque  est  pleine  de  traits  pareils  ;  et 
le  petit  esprit  étant  parvenu  à  faire  le  caractère  de 
la  nation,  il  n'y  eut  plus  de  sagesse  dans  les  entre- 
prises, et  l'on  vit  des  troubles  sans  cause  et  des 
révolutions  sans  motifs 

Une  bigoterie  universelle  abattit  les  courages 
et  engourdit  tout  l'empire.  Constantinople  est,  à 
proprement  parler,  le  seul  pays  d'Orient  où  la 
religion  chrétienne  ait  été  dominante.  Or,  cette 
lâcheté,  cette  paresse,  cette  mollesse  des  nations 
d'Asie,  se  mêlèrent  dans  la  dévotion  même.  Entre 
mille  exemples,  je  ne  veux  que  Philippicus,  général 
de  Maurice,  qui,  étant  près  de  donner  une  bataille, 
se  mit  à  pleurer,  dans  la  considération  du  grand 
nombre  de  gens  qui  allaient  être  tués  ^. 

Ce  sont  bien  d'autres  larmes,  celles  de  ces  Arabes 
qui  pleurèrent  de  douleur  de  ce  que  leur  général 

^  Voy.  Ammien  Marcellin,  liv.  XXVTT. 

-  Le  climat  n'y  est  plus  aussi  froid  que  le  disaient  les  anciens. 

^  César  dit  que  les  chevaux  des  Germains  étaient  vilains  et 
petits.  {Guerre  des  Gaules,  liv.  IV,  chap.  n.)  Et  Tacite,  Des  ntcrurs 
des  Germains,  §  5,  dit  :  <  Germania  pecorura  foecunda,  sed  plera- 
que  improcera.  » 

■*  Zonaras,  Vie  de  Constantin  le  Barbu. 

^  Théophilacte,  liv.  II,  chap.  m.  Histoire  de  V empereur  Maurice. 


DES   ROMAINS  507 

avait  fait  une  trêve  qui  les  empêchait  de  répandre 
le  sang  des  chrétiens  \ 

C'est  que  la  différence  est  totale  entre  une  armée 
fanatique  et  une  armée  bigote.  On  le  vit  dans  nos 
temps  modernes,  dans  une  révolution  fameuse, 
lorsque  l'armée  de  Cromwell  était  comme  celle  des 
Arabes,  et  les  armées  d'Irlande  et  d'Ecosse  comme 
celle  des  Grecs. 

Une  superstition  grossière,  qui  abaisse  l'esprit 
autant  que  la  religion  l'élève,  plaça  toute  la  vertu 
et  toute  la  confiance  des  hommes  dans  une  igno- 
rante stupidité  pour  les  images  ;  et  l'on  vit  des 
généraux  lever  un  siège  -  et  perdre  une  ville  ^  pour 
avoir  une  relique. 

La  religion  chrétienne  dégénéra  sous  l'empire 
grec,  au  point  où  elle  était  de  nos  jours  chez  les 
Moscovites,  avant  que  le  czar  Pierre  1^^  eût  fait 
renaître  cette  nation,  et  introduit  plus  de  change- 
ments dans  un  État  qu'il  gouvernait,  que  les  cor<« 
quérants  n'en  font  dans  ceux  qu'ils  usurpent. 

On  peut  aisément  croire  que  les  Grecs  tombèrent 
dans  une  espèce  d'idolâtrie.  On  ne  soupçonnera 
pas  les  Italiens  ni  les  Allemands  de  ces  temps-là 
d'avoir  été  peu  attachés  au  culte  extérieur  ;  cepen- 
dant, lorsque  les  historiens  grecs  parlent  du  mépris 
des  premiers  pour  les  reliques  et  les  images,  on 
dirait  que  ce  sont  nos  controversistes  qui  s'échauf- 
fent contre  Calvin.  Quand  les  Allemands  passèrent 
pour  aller  dans  la  terre  sainte,  Nicétas  dit  que  les 
Arméniens  les  reçurent  comme  amis  parce  qu'ils 
n'adoraient  pas  les  images.  Or  si,  dans  la  manière 
de  penser  des  Grecs,  les  Italiens  et  les  Allemands 

1  Histoire  de  la  cotiquéte  de  la  Syrie,  de  la  Perse  et  de  V Egypte 
par  les  Sarrasins,  par  M.  Ockley. 
^  Zonaras,  Vie  de  Romain  Lac-apène. 
^  Nicétas,  Vie  de  Jean  Comnène. 


5o8    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

ne  rendaient  pas  assez  de  culte  aux  images,  quelle 
devait  être  l'énormité  du  leur  ? 

Il  pensa  bien  y  avoir  en  Orient  à  peu  près  la 
même  révolution  qui  arriva,  il  y  a  environ  deux 
siècles,  en  Occident,  lorsqu'au  renouvellement  des 
lettres,  comme  on  commença  à  sentir  les  abus  et 
les  dérèglements  où  l'on  était  tombé,  tout  le  monde 
cherchant  un  remède  au  mal,  des  gens  hardis  et 
trop  peu  dociles  déchirèrent  l'Église  au  lieu  de  la 
réformer. 

Léon  risaurien,  Constantin  Copronyme,  Léon 
son  fils,  firent  la  guerre  aux  images  ;  et  après  que 
le  culte  en  eut  été  rétabli  par  l'impératrice  Irène, 
Léon  l'Arménien,  Michel  le  Bègue  et  Théophile 
les  abolirent  encore.  Ces  princes  crurent  n'en 
pouvoir  modérer  le  culte  qu'en  le  détruisant  ;  ils 
firent  la  guerre  aux  moines  qui  incommodaient 
l'État  \-  et,  prenant  toujours  les  voies  extrêmes, 
ils  voulurent  les  exterminer  par  le  glaive,  au  lieu 
de  chercher  à  les  régler. 

Les  moines  "^^  accusés  d'idolâtrie  par  les  partisans 
des  nouvelles  opinions,  leur  donnèrent  le  change  en 
les  accusant  à  leur  tour  de  magie  ^  :  et,  montrant  au 
peuple  les  églises  dénuées  d'images  et  de  tout  ce 
qui  avait  fait  jusque-là  l'objet  de  sa  vénération,  ils 
ne  lui  laissèrent  point  imaginer  qu'elles  pussent 
servir  à  d'autre  usage  qu'à  sacrifier  aux  démons. 

Ce  qui  rendait  la  querelle  sur  les  images  si  vive, 
et  fit  que  dans  la  suite  les  gens  sensés  ne  pouvaient 

'  Longtemps  avant,  Valens  avait  fait  une  loi  pour  les  obliger 
d'aller  à  la  guerre,  et  fit  tuer  tous  ceux  qui  n'obéirent  pas. 
(Jornandès,  De  regn.  success.  ;  et  la  loi  26,  cod.  De  decur.) 

'^  Tout  ce  qu'on  verra  ici  sur  les  moines  grecs  ne  porte  point 
sur  leur  état  ;  car  on  ne  peut  pas  dire  qu'une  chose  ne  soit  pas 
bonne,  parce  que  dans  de  certains  temps,  ou  dans  quelques 
pays,  on  en  a  abusé. 

3  Léon  le  Grammairien,  Vie  de  Léon  V Arménien,  Vie  de  Théo- 
phile. Voy.  Suidas,  à  l'article  Constantin,  fils  de  Léon. 


DES   RO]\IAINS  509 

pas  proposer  un  culte  modéré,  c'est  qu'elle  était  liée 
à  des  choses  bien  tendres  :  il  était  question  de  la 
puissance  ;  et  les  moines  l'ayant  usurpée,  ils  ne 
pouvaient  l'augmenter  ou  la  soutenir  qu'en  ajou- 
tant sans  cesse  au  culte  extérieur  dont  ils  faisaient 
eux-mêmes  partie.  Voilà  pourquoi  les  guerres  contre 
les  images  furent  toujours  des  guerres  contre  eux, 
et  que  quand  ils  eurent  gagné  ce  point,  leur  pouvoir 
n'eut  plus  de  bornes. 

Il  arriva  pour  lors  ce  que  l'on  vit,  quelques  siècles 
après,  d?ms  la  querelle  qu'eurent  Barlaam  et  Acin- 
dyne  contre  les  moines,  et  qui  tourmenta  cet  empire 
jusqu'à  sa  destruction.  On  disputait  si  la  lumière 
qui  apparut  autour  de  Jésus-Christ  sur  le  Thabor 
était  créée  ou  incréée.  Dans  le  fond,  les  moines  ne 
se  souciaient  pas  plus  qu'elle  fût  l'un  que  l'autre  ; 
mais  comme  Barlaam  les  attaquait  directement 
eux-mêmes,  il  fallait  nécessairement  que  cette  lu- 
mière fût  incréée. 

La  guerre  que  les  empereurs  iconoclastes  dé- 
clarèrent aux  moines  fît  que  l'on  reprit  un  peu  les 
principes  du  gouvernement,  que  l'on  employa  en 
faveur  du  public  les  revenus  publics,  et  qu'enfin  on 
ôta  au  corps  de  l'État  ses  entraves. 

Quand  je  pense  à  l'ignorance  profonde  dans  la- 
quelle le  clergé  grec  plongea  les  laïques,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  le  comparer  à  ces  Scythes  dont  parle 
Hérodote  ^,  qui  crevaient  les  j^eux  à  leurs  esclaves, 
afin  que  rien  ne  pût  les  distraire  et  les  empêcher  de 
battre  leur  lait. 

L'impératrice  Théodora  rétablit  les  images,  et 
les  moines  recommencèrent  à  abuser  de  la  piété 
publique  ;  ils  parvinrent  jusqu'à  opprimer  le  clergé 
séculier  même  ;  ils  occupèrent  tous  les  grands 
sièges  ^  et  exclurent  peu  à  peu  tous  les  ecclésias- 

1  Liv.  IV.  —  2  Voy.  Pachymère,  liv.  VIII. 


510   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

tiques  de  l'épiscopat  :  c'est  ce  qui  rendit  ce  clergé 
intolérable  ;  et  si  l'on  en  fait  le  parallèle  avec  le 
clergé  latin,  si  l'on  compare  la  conduite  des  papes 
avec  celle  des  patriarches  de  Constantinople,  on 
verra  des  gens  aussi  sages  que  les  autres  étaient  peu 
sensés. 

Voici  une  étrange  contradiction  de  l'esprit  hu- 
main. Les  ministres  de  la  religion  chez  les  premiers 
Romains,  n'étant  pas  exclus  des  charges  et  de  la 
société  civile,  s'embarrassèrent  peu  de  ses  affaires  ; 
lorsque  la  religion  chrétienne  fut  établie,  les  ecclé- 
siastiques, qui  étaient  plus  séparés  des  affaires  du 
monde,  s'en  mêlèrent  avec  modération  ;  mais 
lorsque,  dans  la  décadence  de  l'empire,  les  moines 
furent  le  seul  clergé,  ces  gens,  destinés  par  une  pro- 
fession plus  particulière  à  fuir  et  à  craindre  les 
affaires,  embrassèrent  toutes  les  occasions  qui  pu- 
rent leur  y  donner  part  ;  ils  ne  cessèrent  de  faire  du 
bruit  partout  et  d'agiter  ce  monde  qu'ils  avaient 
quitté. 

Aucune  affaire  d'État,  aucune  paix,  aucune 
guerre,  aucune  trêve,  aucune  négociation,  aucun 
mariage  ne  se  traita  que  par  le  ministère  des  moines  : 
les  conseils  du  prince  en  furent  remplis,  et  les  as- 
semblées de  la  nation  presque  toutes  composées. 

On  ne  saurait  croire  quel  mal  il  en  résulta.  Ils 
affaiblirent  l'esprit  des  princes,  et  leur  firent  faire 
imprudemment  même  les  choses  bonnes.  Pendant 
que  Basile  occupait  les  soldats  de  son  armée  de  mer 
à  bâtir  une  église  à  saint  Michel,  il  laissa  piller  la 
Sicile  par  les  Sarrasins,  et  prendre  Syracuse  ;  et 
Léon,  son  successeur,  qui  employa  sa  flotte  au  rnême 
usage,  leur  laissa  occuper  Tauroménie  et  l'île  de 
Lemnos  ^ 

Andronic  Paléologue  abandonna  la  marine,  parce 

^  Zonaras  et  Nicéphore,  Vie  de  Basile  et  de  Léon. 


DES   ROMAINS  511 

qu'on  l'assura  que  Dieu  était  si  content  de  son  zèle 
pour  la  paix  de  l'Église  que  ses  ennemis  n'oseraient 
l'attaquer.  Le  même  craignait  que  Dieu  ne  lui 
demandât  compte  du  temps  qu'il  employait  à 
gouverner  son  Etat,  et  qu'il  dérobait  aux  affaires 
spirituelles  ^ 

Les  Grecs,  grands  parleurs,  grands  disputeurs, 
naturellement  sophistes,  ne  cessèrent  d'embrouiller 
la  religion  par  des  controverses.  Comme  les  moines 
avaient  un  grand  crédit  à  la  cour,  toujours  d'autant 
plus  faible  qu'elle  était  plus  corrompue,  il  arrivait 
que  les  moines  et  la  cour  se  corrompaient  récipro- 
quement, et  que  le  mal  était  dans  tous  les  deux  : 
d'où  il  suivait  que  toute  l'attention  des  empereurs 
était  occupée  quelquefois  à  calmer,  souvent  à 
irriter,  des  disputes  théologiques  qu'on  a  toujours 
remarqué  devenir  frivoles  à  mesure  qu'elles  sont 
plus  vives. 

Michel  Paléologue,  dont  le  règne  fut  tant  agité 
par  des  disputes  sur  la  religion,  voyant  les  aftreux 
ravages  des  Turcs  dans  l'Asie,  disait  en  soupirant 
,  que  le  zèle  téméraire  de  certaines  personnes  qui,  en 
décriant  sa  conduite,  avaient  soulevé  ses  sujets 
contre  lui,  l'avait  obligé  d'appliquer  tous  ses  soins 
à  sa  propre  conservation,  et  de  négliger  la  ruine  des 
provinces.  «  Je  me  suis  contenté,  disait-il,  de  pour- 
voir à  ces  parties  éloignées  par  le  ministère  des  gou- 
verneurs, qui  m'en  ont  dissimulé  les  besoins,  soit 
qu'ils  fussent  gagnés  par  argent,  soit  qu'ils  appré- 
hendassent d'être  pimis  l  » 

Les  patriarches  de  Constantinople  avaient  un 
pouvoir  immense.  Comme  dans  les  tumultes  popu- 
laires les  empereurs  et  les  grands  de  l'État  se  re- 

1  Pachymère,  liv.  VII. 

2  Pachymère,  liv.  VI,  chap.  xxix.  On  a  employé  la  traductioa 
de  M.  le  président  Cousin. 


512    GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

tiraient  dans  les  églises,  que  le  patriarche  était 
maître  de  les  livrer  ou  non,  et  exerçait  ce  droit  à  sa 
fantaisie,  il  se  trouvait  toujours,  quoique  indirecte- 
ment, arbitre  de  toutes  les  affaires  publiques. 

Lorsque  le  vieux  Andronic  ^  fît  dire  au  patriarche 
qu'il  se  mêlât  des  affaires  de  l'Eglise,  et  le  laissât 
gouverner  celles  de  l'empire  :  «C'est,  lui  répondit  le 
patriarche,  comme  si  le  corps  disait  à  l'âme:  Je 
ne  prétends  avoir  rien  de  commun  avec  vous,  et 
je  n'ai  que  faire  de  votre  secours  pour  exercer 
mes  fonctions.  » 

De  si  monstrueuses  prétentions  étant  insuppor- 
tables aux  princes,  les  patriarches  furent  très  sou- 
vent chassés  de  leurs  sièges.  Mais  chez  une  nation 
superstitieuse,  où  l'on  croyait  abominables  toutes' 
les  fonctions  ecclésiastiques  qu'avait  pu  faire  un 
patriarche  qu'on  croyait  intrus,  cela  produisit  -^^  .: 
schismes  continuels  :  chaque  patriarche,  ran(  ?iii 
le  nouveau,  le  plus  nouveau,  ayant  chacun  leu'I*" 
sectateurs. 

Ces  sortes  de  querelles  étaient  bien  plus  tristes 
que  celles  qu'on  pouvait  avoir  sur  le  dogme,  parce 
qu'elles  étaient  comme  une  hydre  qu'une  nouvelle 
déposition  pouvait  toujours  reproduire. 

La  fureur  des  disputes  devint  un  état  si  naturel 
aux  Grecs,  que,  lorsque  Cantacuzène  prit  Constan- 
tinople,  il  trouva  l'em.pereur  Jean  et  l'impératrice 
Anne  occupés  à  un  concile  contre  quelques  ennemis 
des  moines^;  et  quand  Mahomet  II  l'assiégea,  il  ne 
put  suspendre  les  haines  théologiques  ^  ;  et  on  y 
était  plus  occupé  du  concile  de  Florence  que  de 
l'armée  des  Turcs  *.  j 

^  Paléologuc.  Voy.  l'Histoire  des  deux  Androiiic,  écrite  r  -il 
Cantacuzène,  liv.  I,  chap.  i. 

2  Cantacuzène,  liv.  III,  chap.  xcix. 

5  Ducas,  Histoire  des  derniers  Paléolognes.  .,  s, 

^  On  se  demandait  si  on  avait  entendu  la  mcssr 


DES   ROMAINS  513 

Dans  les  disputes  ordinaires,  comme  chacun  sent 
qu'il  peut  se  tromper,  l'opiniâtreté  et  l'obstination 
ne  sont  pas  extrêmes  ;  mais  dans  celles  que  nous 
avons  sur  la  religion,  comme  par  la  nature  de  la 
chose  chacun  croit  être  sûr  que  son  opinion  est 
vraie,  nous  nous  indignons  contre  ceux  qui,  au  heu 
de  changer  eux-mêmes,  s'obstinent  à  nous  faire 
c^  anger. 

Ceux  qui  liront  l'histoire  de  Pachymère  conn^- 

tront  bien  l'impuissance  où  étaient  et  où  seront 

toujours  les  théologiens  par  eux-mêmes  d'accom- 

lOder   jamais    leurs    différends.    On    y    voit    un 

mpereur^  qui  passe  sa  vie  à  les  assembler,  à  les 

:outer,  à  les  rapprocher  ;  on  voit  de  l'autre  une 

•  ydre  de  disputes  qui  renaissent  sans  cesse  ;   et 

Dn   sent   qu'avec   la   même   méthode,   la   même 

.  t^ri'^nce,  les  mêmes  espérances,  la  même  envie  de 

pu    'la  même  simplicité  pour  leurs  intrigues,  le 

..lie  respect  pour  leurs  haines,  ils  ne  se  seraient 

,amais  accommodés  jusqu'à  la  fin  du  monde. 

En  voici  un  exemple  bien  remarquable.  A  la 
soUicitation  de  l'empereur,  les  partisans  du  patri- 
arche Arsène  firent  une  convention  avec  ceux  qui 
suivaient  le  patriarche  Joseph,  qui  portait  que  les 
deux  partis  écriraient  leurs  prétentions  chacun  sur 
un  papier  ;  qu'on  jetterait  les  deux  papiers  dans 
un  brasier  ;  que,  si  l'un  des  deux  demeurait  entier, 
le  jugement  de  Dieu  serait  sui\'i,  et  que,  si  tous 
les  deux  étaient  consumés,  ils  renonceraient  à  leurs 
différends.  Le  feu  dévora  les  deux  papiers  :  les  deux 
partis  se  réunirent,  la  paix  dura  un  jour;  mais  le 
-'^ndemain  ils  dirent  que  leur  changement  aurait 

'L  eût  consenti  à  l'union  :  on  l'aurait  fui  comme  le  feu.  On 
3  dait  la  grande  église  comme  un  temple  profane.  Le  moine 
■•dius  lançait  ses  anathèmes  sur  tous  ceux  qui  désiraient 
V,  .^ucas,  Histoire  des  derniers  Paléologues.) 
Paléologue. 

17 


514   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

dû  dépendre  d'une  persuasion  intérieure  et  non  pas 
du  hasard,  et  la  guerre  recommença  plus  vive  que 
jamais  1. 

On  doit  donner  une  grande  attention  aux  dis- 
putes des  théologiens  ;  mais  il  faut  la  cacher  autant 
qu'il  est  possible  :  la  peine  qu'on  paraît  prendre  à 
les  calmer  les  accréditant  toujours,  en  faisant  voir 
que  leur  manière  de  penser  est  si  importante, 
qu'elle  décide  du  repos  de  l'État  et  de  la  sûreté  du 
prince. 

On  ne  peut  pas  plus  finir  leurs  affaires  en  écou- 
tant leurs  subtilités,  qu'on  ne  pourrait  abolir  les 
duels  en  établissant  des  écoles  où  l'on  raffinerait  sur 
le  point  d'honneur. 

Les  empereurs  grecs  eurent  si  peu  de  prudence 
que,  quand  les  disputes  furent  endormies,  ils  eurent 
la  rage  de  les  réveiller.  Anastase^  Justinien^,  Héra- 
clius^.  Manuel  Comnène^,  proposèrent  des  points 
de  foi  à  leur  clergé  et  à  leur  peuple,  qui  auraient 
méconnu  la  vérité  dans  leur  bouche  quand  même 
ils  l'auraient  trouvée.  Ainsi,  péchant  toujours  dans 
la  forme,  et  ordinairement  dans  le  fond,  voulant 
faire  voir  leur  pénétration,  qu'ils  auraient  pu  si 
bien  montrer  dans  tant  d'autres  affaires  qui  leur 
étaient  confiées,  ils  entreprirent  des  disputes  vaines 
sur  la  nature  de  Dieu,  qui,  se  cachant  aux  savants 
parce  qu'ils  sont  orgueilleux,  ne  se  montre  pas 
mieux  aux  grands  de  la  terre. 

C'est  une  erreur  de  croire  qu'il  y  ait  dans  le  monde 
une  autorité  humaine,  à  tous  les  égards,  despotique  ; 
il  n'y  en  a  jamais  eu,  et  il  n'y  en  aura  jamais  :  le 
pouvoir  le  plus  immense  est  toujours  borné  par 
quelque  coin.   Que  le   Grand-Seigneur  mette  un 

^  Pachymère,  liv.  I.  —  2  Évagre,  liv.  III. 

'  Procope,  Histoire  secrète.  —  **  Zonaras,  Vie  d'Héraclius, 

5  Nicétas,  Vie  de  Manuel  Contnène. 


DES   ROÎ^IAINS  515 

nouvel  impôt  à  Constantinople,  un  cri  général 
lui  fait  d'abord  trouver  des  limites  qu'il  n'avait 
pas  connues.  Un  roi  de  Perse  peut  bien  contraindre 
un  fils  de  tuer  son  père,  ou  un  père  de  tuer  son  fils  ^  ; 
mais  obliger  ses  sujets  de  boire  du  vin,  il  ne  le  peut 
pas.  Il  y  a  dans  chaque  nation  un  esprit  général 
sur  lequel  la  puissance  même  est  fondée  :  quand  elle 
choque  cet  esprit,  elle  se  choque  elle-même,  et  elle 
s'arrête  nécessairement, 

La  source  la  plus  empoisonnée  de  tous  les  mal- 
heurs des  Grecs,  c'est  qu'ils  ne  connurent  jamais 
la  nature  ni  les  bornes  de  la  puissance  ecclésiastique 
et  de  la  séculière  :  ce  qui  fit  que  l'on  tomba  de 
part  et  d'autre  dans  des  égarements  continuels. 

Cette  grande  distinction,  qui  est  la  base  sur 
laquelle  pose  la  tranquillité  des  peuples,  est  fondée 
non  seulement  sur  la  religion,  mais  encore  sur  la 
raison  et  la  nature,  qui  veulent  que  des  choses 
réellement  séparées,  et  qui  ne  peuvent  subsister 
que  séparées,  ne  soient  jamais  confondues. 

Quoique  chez  les  anciens  Romains  le  clergé  ne 
fît  pas  un  corps  séparé,  cette  distinction  y  était 
aussi  connue  que  parmi  nous.  Claudius  avait 
consacré  à  la  liberté  la  maison  de  Cicéron,  lequel, 
revenu  de  son  exil,  la  redemanda  :  les  pontifes 
décidèrent  que,  si  elle  avait  été  consacrée  sans  un 
ordre  exprès  du  peuple,  on  pouvait  la  lui  rendre 
sans  blesser  la  religion.  «  Ils  ont  déclaré,  dit  Cicé- 
ron ^,  qu'ils  n'avaient  examiné  que  la  validité  de  la 
consécration,  et  non  la  loi  faite  par  le  peuple; 
qu'ils  avaient  jugé  le  premier  chef  comme  pontifes, 
et  qu'ils  jugeraient  le  second  comme  sénateurs,  ô 

1  Voy.  Chardin. 

^  Lettres  à  Atticus,  liv,  IV,  lettre  11. 


CHAPITRE   XXIII 

Raison  de  la  durée  de  l'empire  d'Orient. 
Sa  destruction. 

Après  ce  que  je  viens  de  dire  de  l'empire  grec,  il 
est  naturel  de  demander  comment  il  a  pu  subsister 
si  longtemps.  Je  crois  pouvoir  en  donner  les  raisons. 

Les  Arabes  l'ayant  attaqué,  et  en  ayant  conquis 
quelques  provinces,  leurs  chefs  se  disputèrent  le 
califat  ;  et  le  feu  de  leur  premier  zèle  ne  produisit 
plus  que  des  discordes  civiles. 

Les  mêmes  Arabes  ayant  conquis  la  Perse,  et 
s'y  étant  divisés  ou  affaiblis,  les  Grecs  ne  furent 
plus  obligés  de  tenir  sur  l'Euphrate  les  principales 
forces  de  leur  empire. 

Un  architecte,  nommé  Callinique,  qui  était  venu 
de  Syrie  à  Constantinople,  ayant  trouvé  la  composi- 
tion d'un  feu  que  l'on  soufflait  par  un  tuyau,  et  qui 
était  tel,  que  l'eau  et  tout  ce  qui  éteint  les  feux  .ordi- 
naires ne  faisaient  qu'en  augmenter  la  violence,  les 
Grecs,  qui  en  firent  usage,  furent  en  possession  pen- 
dant plusieurs  siècles  de  brûler  toutes  les  flottes 
de  leurs  ennemis,  siu"tout  celles  des  Arabes,  qui 
venaient  d'Afrique  ou  de  Syrie  les  attaquer  jusqu'à 
Constantinople. 

Ce  feu  fut  mis  au  rang  des  secrets  de  l'État  ;  et 
Constantin  Porphyrogénète,  dans  son  ouvrage 
dédié  à  Romain  son  fils  sur  l'administration  de 


DÉCADENCE  DES   ROMAINS         517 

l'empire,  l'avertit  que,  lorsque  les  barbares  lui  de- 
manderont du  feu  grégeois,  il  doit  leur  répondre 
qu'il  ne  lui  est  pas  permis  de  leur  en  donner,  parce 
qu'un  ange  qui  l'apporta  à  l'empereur  Constantin 
défendit  de  le  communiquer  aux  autres  nations, 
et  que  ceux  qui  avaient  osé  le  faire  avaient  été 
dévorés  par  le  feu  du  ciel  dès  qu'ils  étaient  entrés 
dans  l'église. 

Constantinople  faisait  le  plus  grand  et  presque 
le  seul  commerce  du  monde  dans  un  temps  où 
les  nations  gothiques  d'un  côté,  et  les  Arabes  de 
l'autre,  avaient  ruiné  le  commerce  et  l'industrie 
partout  ailleurs.  Les  manufactures  de  soie  y  avaient 
passé  de  Perse  ;  et  depuis  l'invasion  des  Arabes  elles 
furent  fort  négligées  dans  la  Perse  même  :  d'ailleurs 
les  Grecs  étaient  maîtres  de  la  mer.  Cela  mit  dans 
l'État  d'immenses  richesses,  et  par  conséquent 
de  grandes  ressources  ;  et  sitôt  qu'il  eut  quelque 
relâche,  on  vit  d'abord  reparaître  la  prospérité 
publique. 

En  voici  un  grand  exemple.  Le  vieux  Andronic 
Comnène  était  le  Néron  des  Grecs  ;  mais,  comme 
parmi  tous  ses  vices  il  avait  une  fermeté  admirable 
pour  empêcher  les  injustices  et  les  vexations  des 
grands,  on  remarqua  que\  pendant  trois  ans  qu'il 
régna,  plusieurs  provinces  se  rétablirent. 

Enfin,  les  barbares  qui  habitaient  les  bords  du 
Danube  s'étant  établis,  ils  ne  furent  plus  si  redou- 
tables, et  servirent  même  de  barrière  contre  d'autres 
barbares. 

Ainsi,  pendant  que  l'empire  était  affaissé  sous 
un  mauvais  gouvernement,  des  causes  particu- 
lières le  soutenaient.  C'est  ainsi  que  nous  voyons 
aujourd'hui  quelques  nations  de  l'Europe  se 
maintenir,  malgré   leur   faiblesse,   par  les   trésors 

^  Nicétas,  Vie  cV Androtvic  Comnène,  liv.  IL 


5i8        GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

des  Indes  ;  les  États  temporels  du  pape,  par  le  res- 
pect que  l'on  a  pour  le  souverain  ;  et  les  corsaires 
de  Barbarie,  par  l'empêchement  qu'ils  mettent  au 
commerce  des  petites  nations,  ce  qui  les  rend  utiles 
aux  grandes  \ 

L'empire  des  Turcs  est  à  présent  à  peu  près  dans 
le  même  degré  de  faiblesse  où  était  autrefois  celui 
des  Grecs  ;  mais  il  subsistera  longtemps  :  car, 
si  quelque  prince  que  ce  fût  mettait  cet  empire  en 
péril  en  poursuivant  ses  conquêtes,  les  trois  puis- 
sances commerçantes  de  l'Europe  connaissent  trop 
leurs  affaires  pour  n'en  pas  prendre  la  défense  sur- 
le-champ  ^. 

C'est  leur  félicité  que  Dieu  ait  permis  qu'il  y  ait 
dans  le  monde  des  nations  propres  à  posséder 
inutilement  un  grand  empire. 

Dans  le  temps  de  Basile  Porphyrogénète,  la 
puissance  des  Arabes  fut  détruite  en  Perse  ; 
Mahomet,  fils  de  Sambraël,  qui  y  régnait,  appela  du 
nord  trois  mille  Turcs  en  qualité  d'auxiliaires  ^.  Sur 
quelque  mécontentement,  il  envoya  une  armée 
contre  eux  ;  mais  ils  la  mirent  en  fuite.  Mahomet, 
indigné  contre  ses  soldats,  ordonna  qu'ils  passe- 
raient devant  lui  vêtus  en  robes  de  femmes  ;  mais 
ils  se  joignirent  aux  Turcs,  qui  d'abord  allèrent 
ôter  la  garnison  qui  gardait  le  pont  de  l'Araxe, 
et  ouvrirent  le  passage  à  une  multitude  innom- 
brable de  leurs  compatriotes. 

Après  avoir  conquis  la  Perse,  ils  se  répandirent 

1  Ils  troublent  la  navigation  des  Italiens  dans  la  Méditerranée. 

2  Ainsi  les  projets  contre  le  Turc,  comme  celui  qui  fut  fait  sous 
le  pontificat  de  Léon  X,  par  lequel  l'empereur  devait  se  rendre 
par  la  Bosnie  à  Constantinople  ;  le  roi  de  France,  par  l'Albanie 
et  la  Grèce  ;  d'autres  princes,  s'embarquer  dans  leiurs  ports  ; 
ces  projets,  dis-je,  n'étaient  pas  sérieux,  ou  étaient  faits  par  des 
gens  qui  ne  voyaient  pas  l'intérêt  de  l'Europe. 

3  Histoire  écrite  par  Nicéphorc  Bryen7ie  César,  Vies  de  Con- 
stantin  Ducas  et  de  Romain  Diogène. 


DES   ROMAINS  519 

d'Orient  en  Occident  sur  les  terres  de  l'empire  ;  et 
Romain  Diogène  ayant  voulu  les  arrêter,  ils  le 
prirent  prisonnier,  et  soumirent  presque  tout  ce 
que  les  Grecs  avaient  en  Asie  jusqu'au  Bosphore. 

Quelque  temps  après,  sous  le  règne  d'Alexis 
Comnène,  les  Latins  attaquèrent  l'Orient.  Il  y  avait 
longtemps  qu'un  malheureux  schisme  avait  mis  une 
haine  implacable  entre  les  nations  des  deux  rites, 
et  elle  aurait  éclaté  plus  tôt  si  les  Italiens  n'avaient 
plus  pensé  à  réprimer  les  empereurs  d'Allemagne, 
qu'ils  craignaient,  que  les  empereurs  grecs,  qu'ils 
ne  faisaient  que  haïr. 

On  était  dans  ces  circonstances,  lorsque  tout  à 
coup  il  se  répandit  en  Europe  une  opinion  reH- 
gieuse  que  les  lieux  où  Jésus-Christ  était  né,  ceux 
où  il  avait  souffert,  étant  profanés  par  les  infidèles, 
le  moyen  d'effacer  ses  péchés  était  de  prendre  les 
armes  pour  les  en  chasser.  L'Europe  était  pleine  de 
gens  qui  aimaient  la  guerre,  qui  avaient  beaucoup 
de  crimes  à  expier,  et  qu'on  leur  proposait  d'ex- 
pier en  suivant  leur  passion  dominante  :  tout  le 
monde  prit  donc  la  croix  et  les  armes. 

Les  croisés,  étant  arrivés  en  Orient,  assiégèrent 
Nicée,  et  la  prirent  ;  ils  la  rendirent  aux  Grecs  ;  et, 
dans  la  consternation  des  infidèles,  Alexis  et  Jean 
Comnène  rechassèrent  les  Turcs  jusqu'à  l'Euphrate. 

Mais,  quel  que  fût  l'avantage  que  les  Grecs  pus- 
sent tirer  des  expéditions  des  croisés,  il  n'y  avait 
pas  d'empereur  qui  ne  frémît  du  péril  de  voir 
passer  au  miheu  de  ses  États,  et  se  succéder,  des 
héros  si  fiers  et  de  si  grandes  armées. 

Ils  cherchèrent  donc  à  dégoûter  l'Europe  de  ces 
entreprises  ;  et  les  croisés  trouvèrent  partout  des 
trahisons,  de  la  perfidie,  et  tout  ce  qu'on  peut 
attendre  d'un  ennemi  timide. 

Il  faut  avouer  que  les  Français,  qui  avaient  com- 


520   GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

mencé  ces  expéditions,  n'avaient  rien  fait  pour  se 
faire  souffrir.  Au  travers  des  invectives  d'Andronic 
Comnène  contre  nous^  on  voit,  dans  le  fond,  que 
chez  une  nation  étrangère  nous  ne  nous  contrai- 
gnions point,  et  que  nous  avions  pour  lors  les 
défauts  qu'on  nous  reproche  aujourd'hui. 

Un  comte  français  alla  se  mettre  sur  le  trône  de 
l'empereur  ;  le  comte  Baudouin  le  tira  par  le  bras, 
et  lui  dit  :  «  Vous  devez  savoir  que,  quand  on  est 
dans  un  pays,  il  en  faut  suivre  les  usages.  —  Vrai- 
ment, voilà  un  beau  paysan,  répondit-il,  de  s'as- 
seoir ici,  tandis  que  tant  de  capitaines  sont 
debout  !  » 

Les  Allemands,  qui  passèrent  ensuite,  et  qui 
étaient  les  meilleures  gens  du  monde,  firent  une 
rude  pénitence  de  nos  étourderies,  et  trouvèrent 
partout  des  esprits  que  nous  avions  révoltés'^. 

Enfin  la  haine  fut  portée  au  dernier  comble  ;  et 
quelques  mauvais  traitements  faits  à  des  marchands 
vénitiens,  l'ambition,  l'avarice,  un  faux  zèle,  dé- 
terminèrent les  Français  et  les  Vénitiens  à  se  croiser 
contre  les  Grecs. 

Ils  les  trouvèrent  aussi  peu  aguerris  que  dans  ces 
derniers  temps  les  Tartares  trouvèrent  les  Chinois. 
Les  Français  se  moquaient  de  leurs  habillements 
efféminés  :  ils  se  promenaient  dans  les  rues  de  Con- 
stantinople,  revêtus  de  leurs  robes  peintes  ;  ils 
portaient  à  la  main  une  écritoire  et  du  papier,  par 
dérision  pour  cette  nation,  qui  avait  renoncé  à  la 
profession  des  armes  ^;  et,  après  la  guerre,  ils  re- 
fusèrent de  recevoir  dans  leurs  troupes  quelque 
Grec  que  ce  fût. 

Ils  prirent  toute  la  partie  d'Occident,  et  y  élu- 

1  Histoire  d'Alexis,  son  père,  liv.  X  et  XI. 

2  Nicétas,  Histoire  de  Manuel  Comnène,  liv.  I. 

^  Nicétas,  Histoire,  après  la  prise  de  Constantinople,  chap.  m. 


DES   ROMAINS  521 

rent  empereur  le  comte  de  Flandre,  dont  les  États 
éloignés  ne  pouvaient  donner  aucune  jalousie  aux 
Italiens.  Les  Grecs  se  maintinrent  dans  T Orient, 
séparés  des  Turcs  par  les  montagnes,  et  des  Latins 
par  la  mer. 

Les  Latins,  qui  n'avaient  pas  trouvé  d'ob- 
stacles dans  leurs  conquêtes,  en  ayant  trouvé  une 
infinité  dans  leur  établissement,  les  Grecs  repassè- 
rent d'Asie  en  Europe,  reprirent  Constantinople  et 
presque  tout  l'Occident. 

Mais  ce  nouvel  empire  ne  fut  que  le  fantôme  du 
premier,  et  n'en  eut  ni  les  ressources  ni  la  puissance. 

Il  ne  posséda  guère  en  Asie  que  les  provinces  qui 
sont  en  deçà  du  Méandre  et  du  Sangare  :  la  plupart 
de  celles  d'Europe- furent  divisées  en  de  petites  sou- 
verainetés. 

De  plus,  pendant  soixante  ans  que  Constanti- 
nople resta  entre  les  mains  des  Latins,  les  vaincus 
s'étant  dispersés,  et  les  conquérants  occupés  à  la 
guerre,  le  commerce  passa  entièrement  aux  villes 
d'Italie,  et  Constantinople  fut  privée  de  ses  riches- 
ses. 

Le  commerce  même  de  l'intérieur  se  fit  par  les 
Latins.  Les  Grecs,  nouvellement  rétablis,  et  qui 
craignaient  tout,  voulurent  se  concilier  les  Génois, 
en  leur  accordant  la  liberté  de  trafiquer  sans  payer 
de  droits^;  et  les  Vénitiens,  qui  n'acceptèrent 
point  de  paix,  mais  quelques  trêves,  et  qu'on  ne 
voulut  pas  irriter,  n'en  payèrent  pas  non  plus. 

Quoique  avant  la  prise  de  Constantinople  Manuel 
Comnène  eût  laissé  tomber  la  marine,  cependant, 
comme  le  commerce  subsistait  encore,  on  pouvait 
facilement  la  rétablir  ;  mais  quand  dans  le  nouvel 
empire  on  l'eut  abandonnée,  le  mal  fut  sans  re- 

1  Cantacuzène,  liv.  IV. 

17^ 


522        GRANDEUR  ET  DÊCADENCB": 

mède,  parce  que  l'impuissance  augmenta  tou- 
jours. 

Cet  Ëtat,  qui  dominait  sur  plusieurs  îles,  qui 
était  partagé  par  la  mer,  et  qui  en  était  environné 
en  tant  d'endroits,  n'avait  point  de  vaisseaux  pour 
y  naviguer.  Les  provinces  n'eurent  plus  de  com- 
munication entre  elles  ;  on  obligea  les  peuples  de  se 
réfugier  plus  avant  dans  les  terres,  pour  éviter  les 
pirates  ;  et  quand  ils  l'eurent  fait,  on  leur  ordonna 
de  se  retirer  dans  les  forteresses,  pour  se  sauver  des 
Turcs  \ 

Les  Turcs  faisaient  pour  lors  aux  Grecs  une 
guerre  singulière  :  ils  allaient  proprement  à  la 
chasse  des  hommes  ;  ils  traversaient  quelquefois 
deux  cents  lieues  de  pays  pour  faire  leurs  ravages. 
Comme  ils  étaient  divisés  sous  plusieurs  sultans,  on 
ne  pouvait  pas,  par  des  présents,  faire  la  paix  avec 
tous,  et  il  était  inutile  de  la  faire  avec  quelques- 
uns  ^  Ils  s'étaient  faits  mahométans  ;  et  le  zèle  pour 
leur  religion  les  engageait  merveilleusement  à 
ravager  les  terres  des  chrétiens.  D'ailleurs,  comme 
c'étaient  les  peuples  les  plus  laids  de  la  terre,  leurs 
femmes  étaient  affreuses  comme  eux  ^  ;  et  dès  qu'ils 
eurent  vu  des  Grecques,  ils  n'en  purent  souffrir 
d'autres  ^  Cela  les  porta  à  des  enlèvements  conti- 

1  Pachymère,  liv.  VII. 

2  Cantacuzène,  liv.  III,  chap.  xcvi  ;  et  Pachymère,  liv.  XI, 
chap.  IX. 

3  Cela  donna  lieu  à  cette  tradition  du  nord,  rapportée  par  le 
Goth  Jornandès,  que  Philimer,  roi  des  Goths,  entrant  dans  les 
terres  gétiques,  y  ayant  trouvé  des  femmes  sorcières,  il  les  chassa 
loin  de  son  armée  ;  qu'elles  errèrent  dans  les  déserts,  où  des 
démons  incubes  s'accouplèrent  avec  elles,  d'où  vint  la  nation  des 
Huns.  «  Genus  ferocissimum,  quod  fuit  primum  inter  paludes, 
minutum,  tetrum,  atque  exile,  nec  alia  voce  notum,  tùsi  quae 
humani  sermonis  imaginem  assignabat.  > 

■*  Michel  Ducas,  Histoire  de  Jean  Manuel,  Jean  et  Constantin, 
chap.  IX.  Constantin  Porph^Togénète,  au  commencement  de  son 
Extrait  des  ambassades,  avertit  que,  quand  les  barbares  viennent 


DES   ROMAINS  523 

nuels.  Enfin,  ils  avaient  été  de  tout  temps  adonnés 
aux  brigandages  ;  et  c'étaient  ces  mêmes  Huns  qui 
avaient  autrefois  causé  tant  de  maux  à  l'empire 
romain. 

Les  Turcs,  inondant  tout  ce  qui  restait  à  l'em- 
pire grec  en  Asie,  les  habitants  qui  purent  leur 
échapper  fuirent  devant  eux  jusqu'au  Bosphore  ; 
et  ceux  qui  trouvèrent  des  vaisseaux  se  réfugièrent 
dans  la  partie  de  l'empire  qui  était  en  Europe  :  ce 
qui  augmenta  considérablement  le  nombre  de  ses 
habitants.  Mais  il  diminua  bientôt.  Il  y  eut  des 
guerres  ci\'iles  si  furieuses  que  les  deux  factions  ap- 
pelèrent divers  sultans  turcs,  sous  cette  condition  ^, 
aussi  extravagante  que  barbare,  que  tous  les  habi- 
tants qu'ils  prendraient  dans  les  pays  du  parti  con- 
traire seraient  menés  en  esclavage,  et  chacun,  dans 
la  vue  de  miner  ses  ennemis,  concourut  à  détruire 
la  nation. 

Bajazet  ayant  soumis  tous  les  autres  sultans,  les 
Turcs  auraient  fait  pour  lors  ce  qu'ils  firent  depuis 
sous  Mahomet  II,  s'ils  n'avaient  pas  été  eux-mêmes 
sur  le  point  d'être  exterminés  par  les  Tartares. 

Je  n'ai  pas  le  courage  de  parler  des  misères  qui 
suivirent  ;  je  dirai  seulement  que,  sous  les  derniers 
empereurs,  l'empire,  réduit  aux  faubourgs  de  Con- 
stantinople,  finit  comme  le  Rhin,  qui  n'est  plus 
qu'un  ruisseau  lorsqu'il  se  perd  dans  l'Océan. 

à  Constantinople,  les  Romains  doivent  bien  se  garder  de  leur 
montrer  la  grandeur  de  leurs  richesses  ni  la  beauté  de  lemrs 
femmes. 

1  Voy.  VHistoire  des  empereurs  Jean  Paléologue  et  Jean  Canta- 
cuzène,  écrite  par  Cantacuzène. 


DISSERTATION 

SUR     LA 

POLITIQUE    DES    ROMAINS 
DANS    LA    RELIGION 


DISSERTATION 

SUR   LA 

POLITIQUE   DES   ROMAINS 

DANS    LA   RELIGION 


CE  ne  fut  ni  la  crainte,  ni  la  piété,  qui  établit  la 
religion  chez  les  Romains,  mais  la  nécessité 
où  sont  toutes  les  sociétés  d'en  avoir  une.  Les 
premiers  rois  ne  furent  pas  moins  attentifs  à  régler 
le  culte  et  les  cérémonies  qu'à  donner  des  lois  et 
bâtir  des  murailles. 

Je  trouve  cette  différence  entre  les  législateurs 
romains  et  ceux  des  autres  peuples,  que  les 
premiers  firent  la  religion  pour  l'État,  et  les 
autres  l'État  pour  la  religion.  Romulus,  Tatius 
et  Numa  asservirent  les  dieux  à  la  politique  :  le 
culte  et  les  cérémonies  qu'ils  instituèrent  furent 
trouvés  si  sages,  que.  lorsque  les  rois  furent  chassés, 
le  joug  de  la  religion  fut  le  seul  dont  ce  peuple,  dans 
sa  fureur  pour  la  liberté,  n'osa  s'affranchir. 

Quand  les  législateurs  romains  établirent  la  re- 
ligion, ils  ne  pensèrent  point  à  la  réformation  des 
mœurs,  ni  à  donner  des  principes  de  morale  ;  ils 
ne  voulurent  point  gêner  des  gens  qu'ils  ne  con- 
naissaient pas  encore.  Ils  n'eurent  donc  d'abord 
qu'une  vue  générale,  qui  était  d'inspirer  à  un  peu- 
ple qui  ne  craignait  rien  la  crainte  des  dieux,  et 


528  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

de  se  servir  de  cette  crainte  pour  le  conduire  à  leur 
fantaisie. 

Les  successeurs  de  Numa  n'osèrent  point  faire 
ce  que  ce  prince  n'avait  point  fait  :  le  peuple,  qui 
avait  beaucoup  perdu  de  sa  férocité  et  de  sa  ru- 
desse, était  devenu  capable  d'une  plus  grande 
discipline.  Il  eût  été  facile  d'ajouter  aux  cérémonies 
de  la  religion  des  principes  et  des  règles  de  morale, 
dont  elle  manquait  ;  mais  les  législateurs  des 
Romains  étaient  trop  clairvoyants  pour  ne  point 
connaître  combien  une  pareille  réformation  eût 
été  dangereuse  :  c'eût  été  convenir  que  la  religion 
était  défectueuse,  c'était  lui  donner  des  âges,  et 
affaiblir  son  autorité  en  voulant  l'établir.  La 
sagesse  des  Romains  leur  fit  prendre  un  meilleur 
parti  en  établissant  de  nouvelles  lois.  Les  institu- 
tions humaines  peuvent  bien  changer,  mais  les 
divines  doivent  être  immuables  comme  les  dieux 
mêmes. 

Ainsi  le  sénat  de  Rome,  ayant  chargé  le  préteur 
Petilius^  d'examiner  les  écrits  du  roi  Numa,  qui 
avaient  été  trouvés  dans  un  coffre  de  pierre  quatre 
cents  ans  après  la  mort  de  ce  roi,  résolut  de  les 
faire  brûler,  sur  le  rapport  que  lui  fit  ce  préteur,  que 
les  cérémonies  qui  étaient  ordonnées  dans  ces 
écrits  différaient  beaucoup  de  celles  qui  se  prati- 
quaient alors  ;  ce  qui  pouvait  jeter  des  scrupules 
dans  l'esprit  des  simples,  et  leur  faire  voir  que  le 
culte  prescrit  n'était  pas  le  même  que  celui  qui 
avait  été  institué  par  les  premiers  législateurs,  et 
inspiré  par  la  nymphe  Égérie. 

On  portait  la  prudence  plus  loin  :  on  ne  pouvait 
lire  les  livres  sibyllins  sans  la  permission  du  sénat, 
qui  ne  la  donnait  même  que  dans  les  grandes  oc- 

^  Tite-Live,  liv.  XL,  chap.  xxix. 


POLITIQUE  DES  ROIMAINS  529 

casions,  et  lorsqu'il  s'agissait  de  consoler  les  peuples. 
Toutes  les  interprétations  étaient  défendues  ;  ces 
livres  même  étaient  toujours  renfermés  ;  et,  par 
une  précaution  si  sage,  on  ôtait  les  armes  des  mains 
des  fanatiques  et  des  séditieux. 

Les  devins  ne  pouvaient  rien  prononcer  sur  les 
affaires  publiques  sans  la  permission  des  magis- 
trats ;  leur  art  était  absolument  subordonné  à  la 
volonté  du  sénat  ;  et  cela  avait  été  ainsi  ordonné 
par  les  livres  des  pontifes,  dont  Cicéron  nous  a 
conservé  quelques  fragments  \ 

Polybe  met  la  superstition  au  rang  des  avantages 
que  le  peuple  romain  avait  par-dessus  les  autres 
peuples  :  ce  qui  paraît  ridicule  aux  sages  est  néces- 
saire pour  les  sots  ;  et  ce  peuple,  qui  se  met  si 
facilement  en  colère,  a  besoin  d'être  arrêté  par 
une  puissance  invisible. 

Les  augures  et  les  aruspices  étaient  proprement 
les  grotesques  du  paganisme  ;  mais  on  ne  les  trou- 
vera point  ridicules,  si  on  fait  réflexion  que,  dans 
une  religion  toute  populaire  comme  celle-là,  rien 
ne  paraissait  extravagant  ;  la  crédulité  du  peuple 
réparait  tout  chez  les  Romains  :  plus  une  chose 
était  contraire  à  la  raison  humaine,  plus  elle  leur 
paraissait  divine.  Une  vérité  simple  ne  les  aurait 
pas  vivement  touchés  :  il  leur  fallait  des  sujets  d'ad- 
miration, il  leur  fallait  des  signes  de  la  divinité  ;  et 
ils  ne  les  trouvaient  que  dans  le  merveilleux  et  le 
ridicule. 

C'était,  à  la  vérité,  une  chose  très  extravagante 
de  faire  dépendre  le  salut  de  la  république  de  l'ap- 

1  De  leg.,  lib.  II  :  «  Bella  disceptanto  :  prodigia,  portenta,  ad 
Etniscos  et  aruspices,  si  senatus  jusserit,  deferunto.  »  Et  dans 
un  autre  endroit  {ibid.)  :  «  Sacerdotura  duo  gênera  sunto  :  unum, 
quod  prœsit  Céeremoniis  et  sacris  ;  alterum,  quod  interpretetur 
fatidicorum  et  vatum  eSata  incognita,  cum  senatus  populusque 
adsciverit.  » 


530  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

petit  sacré  d'un  poulet,  et  de  la  disposition  des 
entrailles  des  victimes  ;  mais  ceux  qui  introdui- 
sirent ces  cérémonies  en  connaissaient  bien  le  fort 
et  le  faible,  et  ce  ne  fut  que  par  de  bonnes  raisons 
qu'ils  péchèrent  contre  la  raison  même.  Si  ce  culte 
avait  été  plus  raisonnable,  les  gens  d'esprit  en  au- 
raient été  la  dupe  aussi  bien  que  le  peuple,  et  par 
là  on  aurait  perdu  tout  l'avantage  qu'on  en  pou- 
vait attendre  :  il  fallait  donc  des  cérémonies  qui 
pussent  entretenir  la  superstition  des  uns,  et  entrer 
dans  la  politique  des  autres  ;  c'est  ce  qui  se  trou- 
vait dans  les  divinations.  On  y  mettait  les  arrêts 
du  ciel  dans  la  bouche  des  principaux  sénateurs, 
gens  éclairés,  et  qui  connaissaient  également  le 
ridicule  et  l'utilité  des  divinations. 

Cicéron  dit  ^  que  Fabius,  étant  augure,  tenait 
pour  règle  que  ce  qui  était  avantageux  à  la  ré- 
pubHque  se  faisait  toujours  sous  de  bons  auspices. 
Il  pense,  comme  Marcellus  '^,  que,  quoique  la  cré- 
dulité populaire  eût  établi  au  commencement  les 
augures,  on  en  avait  retenu  l'usage  pour  l'utilité 
de  la  république  ;  et  il  met  cette  différence  entre 
les  Romains  et  les  étrangers,  que  ceux-ci  s'en  ser- 
vaient indifféremment  dans  toutes  les  occasions,  et 
ceux-là  seulement  dans  les  affaires  qui  regardaient 
l'intérêt  public.  Cicéron  ^  nous  apprend  que  la 
foudre  tombée  du  côté  gauche  était  d'un  bon 
augure,  excepté  dans  les  assemblées  du  peuple, 
«  prœterquam  ad  comitia  ».  Les  règles  de  l'art 
cessaient  dans  cette  occasion  :  les  magistrats  y 
jugeaient  à  leur  fantaisie  de  la  bonté  des  auspices, 
et  ces  auspices  étaient  une  bride  avec  laquelle  ils 

1  «  Optinds  auspiciis  ea  geri  qu£D  pro  reipublicaî  salute  gereren- 
tur,  quas  contra  rempublicam  fierint,  contra  auspicia  fieri.  »  (Df 
Senedute,  chap.  iv.) 

2  De  Divinatiotie,  liv.  II,  chap.  xxxv.  —  ^  ibid.^  liv.  II. 


POLITIQUE  DES  ROMAINS  531 

menaient  le  peuple.  Cicéron  ajoute  :  «  Hoc  insti- 
«  tutum  reipublicae  causa  est,  ut  comitiorum,  vel 
«  in  jure  legiim,  vel  in  indiciis  populi,  vel  in  creandis 
«  magistratibus,  principes  civitatis  essent  inter- 
«  prêtes.  »  Il  avait  dit  auparavant  qu'on  lisait  dans 
les  li\Tes  sacrés  :  «  Jove  tonante  et  fulgurante, 
«  comitia  populi  habere  nefas  esse.  »  Cela  avait  été 
introduit,  dit-il,  pour  fournir  aux  magistrats  un 
prétexte  de  rompre  les  assemblées  du  peuple  ^  Au 
reste,  il  était  indifférent  que  la  victime  qu'on  im- 
molait se  trouvât  de  bon  ou  de  mauvais  augure  : 
car,  lorsqu'on  n'était  pas  content  de  la  première, 
on  en  immolait  une  seconde,  une  troisième,  une 
quatrième,  qu'on  appelait  «  hostise  succedaneae  ». 
Paul  Emile,  voulant  sacrifier,  fut  obligé  d'immoler 
vingt  victimes  :  les  dieux  ne  furent  apaisés  qu'à 
la  dernière,  dans  laquelle  on  trouva  des  signes  qui 
promettaient  la  victoire.  C'est  pour  cela  qu'on 
avait  coutume  de  dire  que,  dans  les  sacrifices,  les 
dernières  victimes  valaient  toujours  mieux  que  les 
premières.  César  ne  fut  pas  si  patient  que  Paul 
Emile  :  ayant  égorgé  plusieurs  victimes,  dit  Sué- 
tone ^  sans  en  trouver  de  favorables,  il  quitta  les 
autels  avec  mépris,  et  entra  dans  le  sénat. 

Comme  les  magistrats  se  trouvaient  maîtres  des 
présages,  ils  avaient  un  moyen  sûr  pour  détourner 
le  peuple  d'une  guerre  qui  aurait  été  funeste,  ou 
pour  lui  en  faire  entreprendre  une  qui  aurait 
pu  être  utile.  Les  devins  qui  suivaient  toujours 
les  armées,  et  qui  étaient  plutôt  les  interprètes 
du  général  que  des  dieux,  inspiraient  de  la  con- 
fiance aux  soldats.  Si  par  hasard  quelque  mauvais 

^  «  Hoc  reipublicae  causa  constitutum  ;  comitiorum  enim  non 
habendorura  causas  esse  voluerunt.  »  {De  Divinatione,  liv.  II). 

-  «■  Pluribus  hostiis  cassis,  cum  litare  non  posset,  introiit  cu- 
riam,  spreta  religione.  >  (In  Jul.  Cas.,  liv.  I,  chap.  lxxx.) 


532  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

présage  avait  ('pouvante  l'armée,  un  habile  général 
en  convertissait  le  sens  et  se  le  rendait  favorable  : 
ainsi  Scipion,  qui  tomba  en  sautant  de  son  vais- 
seau sur  le  rivage  d'Afrique,  prit  de  la  terre  dans 
ses  mains  :  «  Je  te  tiens,  dit-il,  ô  terre  d'Afrique  !  » 
et  par  ces  mots  il  rendit  heureux  un  présage  qui 
avait  paru  si  funeste. 

Les  Siciliens,  s'étant  embarqués  pour  faire 
quelque  expédition  en  Afrique,  furent  si  épouvantés 
d'une  éclipse  de  soleil,  qu'ils  étaient  sur  le  point 
d'abandonner  leur  entreprise  ;  mais  le  général 
leur  représenta  «  qu'à  la  vérité  cette  éclipse  eût 
été  de  mauvais  augure  si  elle  eût  paru  avant  leur 
embarquement,  mais  que,  puisqu'elle  n'avait  paru 
qu'après,  elle  ne  pouvait  menacer  que  les  Africains  ». 
Par  là  il  fit  cesser  leur  frayeur,  et  trouva  dans  un 
sujet  de  crainte  le  moyen  d'augmenter  leur  cou- 
rage. 

César  fut  averti  plusieurs  fois  par  les  devins  de 
ne  point  passer  en  Afrique  avant  l'hiver.  Il  ne  les 
écouta  pas,  et  prévint  par  là  ses  ennemis,  qui, 
sans  cette  diligence,  auraient  eu  le  temps  de  réunir 
leurs  forces. 

Crassus,  pendant  un  sacrifice,  ayant  laissé  tomber 
son  couteau  des  mains,  on  en  prit  un  mauvais 
augure  ;  mais  il  rassura  le  peuple  en  lui  disant  : 
«  Bon  courage  !  Au  moins  mon  épée  ne  m'est  jamais 
tombée  des  mains.  » 

Lucullus  étant  près  de  donner  bataille  à  Tigrane, 
on  vint  lui  dire  que  c'était  un  jour  malheureux. 
«Tant  mieux,  dit-il  :  nous  le  rendrons  heureux 
par  notre  victoire.  » 

Tarquin  le  Superbe,  voulant  établir  des  jeux 
en  l'honneur  de  la  déesse  ^lania,  consulta  l'oracle 
d'Apollon,  qui  répondit  obscurément,  et  dit  qu'il 
fallait  sacrifier  têtes  pour  tètes,   «capitibus  pro 


POLITIQUE  DES  ROMAINS  533 

«  capitibus  supplicandum  ».  Ce  prince,  plus  cruel 
encore  que  superstitieux,  fit  immoler  des  enfants  ; 
mais  Junius  Brutus  changea  ce  sacrifice  horrible  ; 
car  il  le  fit  faire  avec  des  têtes  d'ail  et  de  pavot, 
et  par  là  remplit  ou  éluda  l'oracle  \ 

On  coupait  le  nœud  gordien  quand  on  ne  pou- 
vait pas  le  délier  :  ainsi,  Claudius  Pulcher,  voulant 
donner  un  combat  naval,  fit  jeter  les  poulets 
sacrés  à  la  mer,  afin  de  les  faire  boire,  disait-il, 
puisqu'ils  ne  voulaient  pas  manger  l 

Il  est  vrai  qu'on  punissait  quelquefois  un  géné- 
ral de  n'avoir  pas  suivi  les  présages,  et  cela  même 
était  un  nouvel  effet  de  la  politique  des  Romains. 
On  voulait  faire  voir  au  peuple  que  les  mauvais 
succès,  les  villes  prises,  les  batailles  perdues,  n'é- 
taient point  l'effet  d'une  mauvaise  constitution 
de  l'État,  ou  de  la  faiblesse  de  la  république,  mais 
de  l'impiété  d'un  citoyen,  contre  lequel  les  dieux 
étaient  irrités.  Avec  cette  persuasion,  il  n'était 
pas  difiicile  de  rendre  la  confiance  au  peuple  ;  il  ne 
fallait  pour  cela  que  quelques  cérémonies  et  quel- 
ques sacrifices.  Ainsi,  lorsque  la  ville  était  menacée 
ou  affligée  de  quelque  malheur,  on  ne  manquait  pas 
d'en  chercher  la  cause,  qui  était  toujours  la  colère 
de  quelque  dieu  dont  on  avait  négligé  le  culte  :  il 
suffisait,  pour  s'en  garantir,  de  faire  des  sacrifices 
et  des  processions  ;  de  purifier  la  ville  avec  des 
torches,  du  soufre  et  de  l'eau  salée.  On  faisait  faire 
à  la  victime  le  tour  des  remparts  avant  de  l'égor- 
ger ;  ce  qui  s'appelait  «  sacrificium  amburbium  », 
et  «  amburbiale  ».  On  allait  même  quelquefois 
jusqu'à  purifier  les  armées  et  les  flottes,  après 
quoi  chacun  reprenait  courage. 

Scévola,  grand  pontife,  et  Varron,  un  de  leurs 

^  Macrob.,  ScUurnal.,  lib.  I. 

2  <  Quia  esse  nolunt,  bibant.  >  (Val.  Maxim.,  I,  chap.  iv.) 


534  .         POLITIQUE  DES  ROMAINS 

grands  théologiens,  disaient  qu'il  était  nécessaire 
que  le  peuple  ignorât  beaucoup  de  choses  vraies, 
et  en  crût  beaucoup  de  fausses.  Saint  Augustin 
dit  ^  que  Varron  avait  découvert  par  là  tout  le 
secret  des  politiques  et  des  ministres  d'État. 

Le  môme  Scévola,  au  rapport  de  saint  Augustin  "^^ 
divisait  les  dieux  en  trois  classes  :  ceux  qui  avaient 
été  établis  par  les  poètes  ;  ceux  qui  avaient  été 
établis  par  les  philosophes  ;  et  ceux  qui  avaient 
été  établis  par  les  magistrats,  «  a  principibus 
civitatis  ». 

Ceux  qui  lisent  l'histoire  romaine,  et  qui  sont 
un  peu  clairvoyants,  trouvent  à  chaque  pas  des 
traits  de  la  poHtique  dont  nous  parlons.  Ainsi 
on  voit  Cicéron,  qui,  en  particulier  et  parmi  ses 
amis,  fait  à  chaque  moment  une  confession  d'in- 
crédulité ^,  parler  en  public  avec  un  zèle  extra- 
ordinaire contre  l'impiété  de  Verres.  On  voit  un 
Clodius,  qui  avait  insolemment  profané  les  mys- 
tères de  la  bonne  déesse,  et  dont  l'impiété  avait  été 
marquée  par  vingt  arrêts  du  sénat,  faire  lui-même 
une  harangue  remplie  de  zèle  à  ce  sénat  qui  l'avait 
foudroyé,  contre  le  mépris  des  pratiques  anciennes 
et  de  la  rehgion.  On  voit  un  Salluste,  le  plus  cor- 
rompu de  tous  les  citoyens,  mettre  à  la  tête  de 
ses  ouvrages  une  préface  digne  de  la  gravité  et 
de  l'austérité  de  Caton.  Je  n'aurais  jamais  fait  si 
je  voulais  épuiser  tous  les  exemples. 

Quoique  les  magistrats  ne  donnassent  pas  dans 
la  rehgion  du  peuple,  il  ne  faut  pas  croire  qu'ils 
n'en  eussent  point.  M.  Cudworth  a  fort  bien  prouvé 
que  ceux  qui  étaient  éclairés  parmi  les  païens  ado- 

1  «Totum  consilium  prodidit  sapientum  per  quod  civitates  et 
populi  regerentur.  »  {De  civit.  Dei,  liv.  IV,  chap.  xxxi.) 

•■^  Ibid. 

2  <  Adeone  me  delirare  censés  ut  ista  credam  ?  n 


POLITIQUE  DES  ROMAINS  535 

raient  une  divinité  suprême,  dont  les  di\'inités 
du  peuple  n'étaient  qu'une  participation.  Les 
païens,  très  peu  scrupuleux  dans  le  culte,  cro- 
3^aient  qu'il  était  indifférent  d'adorer  la  divinité 
même,  ou  les  manifestations  de  la  divinité;  d'a- 
dorer, par  exemple,  dans  Vénus,  la  puissance  passive 
de  la  nature,  ou  la  divinité  suprême,  en  tant  qu'elle 
est  susceptible  de  toute  génération  ;  de  rendre  un 
culte  au  soleil  ou  à  l'Être  suprême,  en  tant  qu'il 
anime  les  plantes  et  rend  la  terre  féconde  par  sa 
chaleur.  Ainsi  le  stoïcien  Balbus  dit,  dans  Cicéron  \ 
«  que  Dieu  participe  par  sa  nature  à  toutes  les 
choses  d'ici-bas,  qu'il  est  Cérès  sur  la  terre,  Nep- 
tune sur  les  mers  ».  Nous  en  saurions  davantage 
si  nous  avions  le  livre  qu'Asclépiade  composa, 
intitulé  r Harmonie  de  toutes  les  théologies.       s 

Comme  le  dogme  de  l'âme  du  monde  était  presque 
universellement  reçu,  et  que  l'on  regardait  chaque 
partie  de  l'univers  comme  un  membre  vivemt  dans 
lequel  cette  âme  était  répandue,  il  semblait  qu'il 
était  permis  d'adorer  indifféremment  toutes  ces 
parties,  et  que  le  culte  devait  être  arbitraire  comme 
était  le  dogme. 

XoWk  d'où  était  né  cet  esprit  de  tolérance  et  de 
douceur  qui  régnait  dans  le  monde  païen  :  on 
n'avait  garde  de  se  persécuter  et  de  se  déchirer 
les  uns  les  autres  :  toutes  les  rehgions,  toutes  les 
théologies,  y  étaient  également  bonnes  :  les 
hérésies,  les  guerres  et  les  disputes  de  rehgion,  y 
étaient  inconnues  :  pourv^u  qu'on  allât  adorer  au 
temple,  chaque  citoyen  était  grand  pontife  dans 
sa  famiUe. 

^  «  Deus  pertinens  per  naturam  cujusque  rei,  per  terras  Ceres, 
per  maria  Neptunus,  alii  per  alla,  poterunt  intelligi  ;  qui  quales- 
que  sint,  quoque  eos  nomine  consuetudo  nuncupaverit,  hos  deos 
et  venerari  et  colère  debemus.»  {De  nai.  deor. fliv.  II.  chap.  xxviii.) 


536  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

Les  Romains  étaient  encore  plus  tolérants  que 
les  Grecs,  qui  ont  toujours  gâté  tout  :  chacun  sait 
la  malheureuse  destinée  de  Socrate. 

Il  est  vrai  que  la  religion  égyptienne  fut  tou- 
jours proscrite  à  Rome  :  c'est  qu'elle  était  intolé- 
rante, qu'elle  voulait  dominer  seule,  et  s'établir 
sur  les  débris  des  autres;  de  manière  que  l'esprit 
de  douceur  et  de  paix  qui  régnait  chez  les  Romains 
fut  la  véritable  cause  de  la  guerre  qu'ils  lui  firent 
sans  relâche.  Le  sénat  ordonna  d'abattre  les  temples 
des  divinités  égyptiennes  ;  et  Valère  Maxime  ^  rap- 
porte à  ce  sujet  qu'Émilius  Probus  donna  les  pre- 
miers coups,  afin  d'encourager  par  son  exemple 
les  ouvriers,  frappés  d'une  crainte  superstitieuse. 

Mais  les  prêtres  de  Sérapis  et  d'Isis  avaient  en- 
core plus  de  zèle  pour  établir  ces  cérémonies  qu'on 
n'en  avait  à  Rome  pour  les  proscrire.  Quoique 
Auguste,  au  rapport  de  Dion  ^,  en  eût  défendu 
l'exercice  dans  Rome,  Agrippa,  qui  commandait 
dans  la  ville  en  son  absence,  fut  obligé  de  le 
défendre  une  seconde  fois.  On  peut  voir  dans 
Tacite  et  dans  Suétone  les  fréquents  arrêts  que  le 
sénat  fut  obligé  de  rendre  pour  bannir  ce  culte  de 
Rome. 

Il  faut  remarquer  que  les  Romains  confon- 
dirent les  Juifs  avec  les  Égyptiens,  comme  on  sait 
qu'ils  confondirent  les  chrétiens  avec  les  Juifs  : 
ces  deux  religions  furent  longtemps  regardées 
comme  deux  branches  de  la  première,  et  parta- 
gèrent avec  elle  la  haine,  le  mépris  et  la  persécution 
des  Romains.  Les  mêmes  arrêts  qui  abolirent  à 
Rome  les  cérémonies  égyptiennes  mettent  tou- 
jours les  cérémonies  juives  avec  celles-ci,  comme 
il  paraît   par  Tacite  ^,  et   par  Suétone  dans  les 

^  Liv.  I,  chap.  m,  art.  3.  —  -  Liv.  XXXIV. 
3  Annales,  liv.  II,  chap.  lxxxv. 


POLITIQUE  DES  ROI\IAINS  537 

vies  de  Tibère  et  de  Claude.  Il  est  encore  plus 
clair  que  les  historiens  n'ont  jamais  distingué  le 
culte  des  chrétiens  d'avec  les  autres.  On  n'était 
pas  même  revenu  de  cette  erreur  du  temps  d'Adrien, 
comme  il  paraît  par  une  lettre  que  cet  empereur 
écrivit  d^Ég5'pte  au  consul  Servianus:  «Tous  ceux^ 
qui  en  Egypte  adorent  Sérapis  sont  chrétiens,  et 
ceux  mêmes  qu'on  appelle  évêques  sont  attachés 
au  culte  de  Sérapis.  Il  n'y  a  point  de  Juif,  de  prince 
de  synagogue,  de  samaritain,  de  prêtre  des  chré- 
tiens, de  mathématicien,  de  devin,  de  baigneur, 
qui  n'adore  Sérapis.  Le  patriarche  même  des  Juifs 
adore  indifféremment  Sérapis  et  le  Christ.  Ces 
gens  n'ont  d'autre  dieu  que  Sérapis  :  c'est  le  dieu 
des  chrétiens,  des  Juifs,  et  de  tous  les  peuples.  » 
Peut-on  avoir  des  idées  plus  confuses  de  ces  trois 
religions,  et  les  confondre  plus  grossièrement  ? 

Chez  les  Égyptiens,  les  prêtres  faisaient  un  corps 
à  part,  qui  était  entretenu  aux  dépens  du  public  : 
de  là  naissaient  plusieurs  inconvénients;  toutes  les 
richesses  de  l'État  se  trouvaient  englouties  dans 
une  société  de  gens  qui,  recevant  toujours  et  ne 
rendant  jamais,  attiraient  insensiblement  tout 
à  eux.  Les  prêtres  d'Egypte,  ainsi  gagés  pour  ne 
rien  faire,  languissaient  tous  dans  une  oisiveté 
dont  ils  ne  sortaient  qu'avec  les  vices  qu'elle  pro- 
duit; ils  étaient  brouillons,  inquiets,  entreprenants, 
et  ces  qualités  les  rendaient  extrêmement  dange- 

1  «  Illi  qui  Serapim  colunt,  christiani  sunt  ;  et  devoti  sunt 
Serapi,  qui  se  Christi  episcopos  dicunt.  Xemo  illic  archisynagogus 
Judœorum,  nemo  Samarites,  nemo  christianorum  p'resbyter, 
non  mathematicus,  non  aruspex,  non  aliptes,  qui  non  Serapim 
colat.  Ipse  ille  patriarcha  (Judaeorum  scilicet),  cum  ^gyptum 
venerit,  ab  aliis  Serapim  adorare,  ab  aliis  cogitur  Christum.  Unus 
illis  Deus  est  Sérapis  :  hune  Judaei,  hune  christiani,  hune  omnes 
venerantur  et  gentes.  »  (Flavius  Vopiscus,  in  Vita  Saturnini. 
Vid.  Histori(Z  Augustes,  scriptores,  in-folio,  1620,  p.  245,  et  in  8°, 
1661,  p.  959.) 


538  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

reux.  Enfin  un  corps  dont  les  intérêts  avaient  été 
violemment  séparés  de  ceux  de  l'État  était  un 
monstre  ;  et  ceux  qui  l'avaient  établi  avaient  jeté 
dans  la  société  une  semence  de  discorde  et  de 
guerres  civiles.  Il  n'en  était  pas  de  môme  à  Rome  : 
on  y  avait  fait  de  la  prêtrise  une  charge  civile  ;  les 
dignités  d'augure,  de  grand  pontife,  étaient  des 
magistratures  ;  ceux  qui  en  étaient  revêtus  étaient 
membres  du  sénat,  et  par  conséquent  n'avaient  pas 
des  intérêts  différents  de  ceux  de  ce  corps.  Bien 
loin  de  se  servir  de  la  superstition  pour  opprimer 
la  république,  ils  l'employaient  utilement  à  la  sou- 
tenir. «Dans  notre  ville,  dit  Cicérone  les  rois  et 
les  magistrats  qui  leur  ont  succédé  ont  toujours 
eu  un  double  caractère,  et  ont  gouverné  l'État 
sous  les  auspices  de  la  religion.  & 

Les  duumvirs  avaient  la  direction  des  choses 
sacrées  :  les  quindécemvirs  avaient  soin  des  céré- 
monies de  la  religion,  gardaient  les  livres  des 
sibylles  ;  ce  que  faisaient  auparavant  les  décem- 
\ars  et  les  duumvirs.  Ils  consultaient  les  oracles 
lorsque  le  sénat  l'avait  ordonné,  et  en  faisaient  le 
rapport,  y  ajoutant  leur  avis  ;  ils  étaient  aussi 
commis  pour  exécuter  tout  ce  qui  était  prescrit 
dans  les  livres  des  sibylles,  et  pour  faire  célébrer 
les  jeux  séculaires  :  de  manière  que  toutes  les  céré- 
monies religieuses  passaient  par  les  mains  des 
magistrats. 

Les  rois  de  Rome  avaient  une  espèce  de  sacer- 
doce. Il  y  avait  de  certaines  cérémonies  qui  ne 
pouvaient  être  faites  que  par  eux.  Lorsque  les 
Tarquins  furent  chassés,  on  craignait  que  le  peuple 

^  «  Apudveteres,quirenimpotiebantur,iidemauguriatenebaat, 
ut  testis  est  nostra  civitas,  in  qua  et  reges,  augures,  et  postea 
privati  eodem  sacerdotio  pracditi  rempublicam  religionum  aucto- 
ritate  rexemnt.  »  {De  Divinatione,  lib.  I.) 


POLITIQUE  DES  ROMAINS  539 

s'aperçût  de  quelque  changement  dans  la  reli- 
gion ;  cela  fit  établir  un  magistrat  appelé  «  rex 
sacrorum  »,  qui,  dans  les  sacrifices,  faisait  les  fonc- 
tions des  anciens  rois  et  dont  la  femme  était  appelée 
«  regina  sacrorum  ».  Ce  fut  le  seul  vestige  de  royauté 
que  les  Romains  conservèrent  parmi  eux. 

Les  ^Romains  avaient  cet  avantage,  qu'ils  avaient 
pour  législateur  le  plus  sage  prince  dont  l'histoire 
profane  ait  jamais  parlé  :  ce  grand  homme  ne  chercha 
pendant  tout  son  règne  qu'à  faire  fleurir  la  justice 
et  l'équité,  et  il  ne  fit  pas  moins  sentir  sa  modéra- 
tion à  ses  voisins  qu'à  ses  sujets.  Il  établit  les  fécia- 
liens,  qui  étaient  des  prêtres  sans  le  ministère 
desquels  on  ne  pouvait  faire  ni  la  paix  ni  la  guerre. 
Nous  avons  encore  des  formulaires  de  serm^ents 
faits  par  ces  fécialiens,  quand  on  concluait  la  paix 
avec  quelque  peuple.  Dans  celle  que  Rome  conclut 
avec  Albe,  un  fécialien  dit,  dans  Tite-Live  ^  : 
«  Si  le  peuple  romain  est  le  premier  à  s'en  départir, 
—  publico  consilio  dolove  malo,  —  qu'il  prie 
Jupiter  de  le  frapper  comme  il  va  frapper  le  co- 
chon qu'il  tenait  dans  ses  mains  »  ;  et  aussitôt 
il  l'abattit  d'un  coup  de  caillou. 

Avant  de  commencer  la  guerre,  on  envoyait 
un  de  ces  fécialiens  faire  ses  plaintes  au  peuple 
qui  avait  porté  quelque  dommage  à  la  république. 
Il  lui  donnait  un  certain  temps  pour  se  consulter, 
et  pour  chercher  les  moyens  de  rétablir  la  bonne 
intelligence.  Mais  si  on  négligeait  de  faire  l'accom- 
modement, le  fécialien  s'en  retournait,  et  sortait 
des  terres  de  ce  peuple  injuste,  après  avoir  invoqué 
contre  lui  les  dieux  célestes  et  ceux  des  enfers  : 
pour  lors  le  sénat  ordonnait  ce  qu'il  croyait  juste 
et   pieux.    Ainsi   les   guerres   ne   s'entreprenaient 

^  Liv.  I,  chap.  xxiv. 


540  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

jamais  à  la  hâte,  et  elles  ne  pouvaient  être  qu'une 
suite  d'une  longue  et  mûre  délibération. 

La  politique  qui  régnait  dans  la  religion  des 
Romains  se  développa  encore  mieux  dans  leurs 
victoires.  Si  la  superstition  avait  été  écoutée,  on 
aurait  porté  chez  les  vaincus  les  dieux  des  vain- 
queurs ;  on  aurait  renversé  leurs  temples  ;  et,  en 
établissant  un  nouveau  culte,  on  leur  aurait  im- 
posé une  servitude  plus  rude  que  la  première.  On  fit 
mieux  :  Rome  se  soumit  elle-même  aux  divinités 
étrangères  ;  elle  les  reçut  dans  son  sein  ;  et  par  ce 
lien,  le  plus  fort  qui  soit  parmi  les  hommes,  elle 
s'attacha  des  peuples  qui  la  regardèrent  plutôt 
comme  le  sanctuaire  de  la  religion  que  comme  la 
maîtresse  du  monde. 

Mais,  pour  ne  point  multiplier  les  êtres,  les  Ro- 
mains, à  l'exemple  des  Grecs,  confondirent  adroite- 
ment les  divinités  étrangères  avec  les  leurs  :  s'ils 
trouvaient  dans  leurs  conquêtes  un  dieu  qui  eût  du 
rapport  à  quelqu'un  de  ceux  qu'on  adorait  à  Rome, 
ils  l'adoptaient,  pour  ainsi  dire,  en  lui  donnant  le  nom 
de  la  divinité  romaine,  et  lui  accordaient,  si  j'ose  me 
servir  de  cette  expression,  le  droit  de  bourgeoisie 
dans  leur  ville.  Ainsi,  lorsqu'ils  trouvaient  quelque 
héros  fameux  qui  eût  purgé  la  terre  de  quelque 
monstre,  ou  soumis  quelque  peuple  barbare,  ils 
lui  donnaient  aussitôt  le  nom  d'Hercule.  «  Nous 
avons  percé  jusqu'à  l'Océan,  dit  Tacite  \  et  nous 
y  avons  trouvé  les  colonnes  d'Hercule,  soit  qu'Her- 
cule y  ait  été,  soit  que  nous  ayons  attribué  à  ce 
héros  tous  les  faits  dignes  de  sa  gloire.  » 

Varron  a  compté  quarante-quatre  de  ces  domp- 

^  <  Ipsum  quinetiam  Oceanum  illa  tentavimus  ;  et  superesse 
adhnc  Herculis  columnas  fama  vulgavit,  sive  adiit  Hercules, 
sive  quidquid  ubique  magnificum  est  in  claritatem  ejus  referre 
cousensimus.  »  {De  moribus  Gertnanorum,  chap.  xxxiv.) 


POLITIQUE  DES  ROIVIAINS  541 

teurs  de  monstres  :  Cicéron  ^  n'en  a  compté  que 
six,  vingt-deux  Muses,  cinq  Soleils,  quatre  Vul- 
cains,  cinq  Mercures,  quatre  Apollons,  trois  Jupi- 
ters. 

Eusèbe  va  plus  loin  -  ;  il  compte  presque  autant 
de  Jupiters  que  de  peuples. 

Les  Romains,  qui  n'avaient  proprement  d'autre 
divinité  que  le  génie  de  la  république,  ne  faisaient 
point  d'attention  au  désordre  et  à  la  confusion 
qu'ils  jetaient  dans  la  mythologie  :  la  crédulité  des 
peuples,  qui  est  toujours  au-dessus  du  ridicule  et 
de  l'extravagant,  réparait  tout. 

1  De  natura  deorunt,  lib.  III. 

2  Prœparatio  evangelica,  lib.  III. 


FIN 


IMPRIMERIE   NELSON,    EDIMBOURG,    ECOSSE 


Montesquieu,  G.  L,  de  Seccaidat,  PQ 
baron  de  La  Brède  et  de         2011 

.L5 
Lettres  persanes  F3  "