Skip to main content

Full text of "Le vers français, ses moyens d'expression, son harmonie"

See other formats


k.>  '•.'  ri 


''■?;'/. 


W: 


ïtïiï'-;:-'  ';  :14' 


il 


:/fi;.'*  ;:>:!:: 


:;t;ijn!i; 


ST0RAGE-IT7  ,i 
^AIN    LI3RARY 

LP9-P29G 

U.B.C.  LIBRARY 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  British  Columbia  Library 


http://www.archive.org/details/leversfranaiOOgram 


Ho.NORii  CHAMPION,  libraihe-éditkur.  —  5,  Quai  Malaquais 


COLLECTION  LINGUISTIQUE,  publiée  par  la  Société  de  linguistique  de 
Paris,  in-8. 

—  I.  A.  Meillet.  Les  dialectes  indo-européens,  1907.     4  l'r.  50 

—  II.  Mélanges    linguistiques  offerts    à    M.   F.  de   Saussure, 

1908 lOfr.  50 

—  III.  A.  Ernout.  Les  éléments  dialectaux  du  vocabulaire  latin, 

1909 7  fr.  50 

—  l\.  Cohen.  Le  parler  arabe  des  Juifs  d'Alger,  i9[3  .    25  fr.    » 


(IL\11AGI-S  DU  M1-:ME   AUTEUR 


LE  PATOIS  DE  LA  FRANCHE-MONTAGNE  ET  EN  PARTICULIER  DE 
DAMPRICHARD.  l'uris,  l'.HIl  Ouvi-ago  coiiroinu'  ]).nr  l' Académie  do 
I5cs;iih;oii.   \)v'\\  Marinier;  —  prrs(/u('  ('puiR(-) 15      » 

LA  DISSIMILATION  CONSONANTIQUE  DANS  LES  LANGUES  INDO- 
EUROPÉENNES ET  DANS  LES  LANGUES  ROMANES,  Dijon,  1895 
()u\ra<;'('  rotironni''  [)ar  riiisliliil,    |ii'ix  \'()liu'y;  —  ('-jnii^é). 

DE   LIQUIDIS    SONANTIEUS    INDAGATIONES   ALIQUOT,    Dijnn,   1895 

'l)n'f;'/in'  rpui:<i').  . 2      » 

ONOMATOPÉES  ET  MOTS  EXPRESSIFS,  Montpellier,  1901  [épuisé 
i^oh'nK'nl  ',  figure  dans  le  Trentcnni/'e  de  la  Société  des  langues 
roninnes 5     » 

OBSERVATIONS  SUR  LE  LANGAGE  DES  ENFANTS,  Paris,  1902  [épuisé 
isolénicnl    ;  li^iiri»   dans  les  Mélani/cs  Meillet 5      » 

«  RAGOTIN  »  ET  LE  VERS  ROMANTIQUE,  Montpellier,  1903  [épuisé 
isolénicnl  ;  Uguie  dans  la  lirvue  des  Langues  romanes,  tome 
xLvi. ..: ' 3     » 

LA  MÉTATHÈSE  DANS  LE  PARLER  DE  BAGNÈRES-DE-LUCHON, 
Paris,  l'.MJi  [épuisé  isolément)  ;  figure  dans  les  Mémoires  de  la  Société 
de  Linguistique  de  Paris,  tome  XIII 6     » 

LA  SIMPLIFICATION  DE  L'ORTOGRAFE  FRANÇAISE,  Montpellier, 
1904  y  épuisé). 

LA  MÉTATÈSE  EN  BRETON  ARMORICAIN,  Paris,  1906  ;  dans  les 
Mélanges  IL  d'ArLois  de  JuLainrille » 

LES  NOMS  DE  FAMILLE  DES  HABITANTS  DE  LA  FRANCE,  Montpel- 
lier, I9(lli    éfiuisé  . 

LA  MÉTATHÈSE  DE  A  E  EN  BRETON  ARMORICAIN,  L^aris,  190G  ;  dans 
Mémoires  de  In  Société  de  Linguisli(]ue  de  Pui-is,  Lomé  XIV...        6     » 

NOTES  SUR  LA  DISSIMILATION,  Montpellier,  1907  ;  dans  Revue  des 
Langues   roman/'s,  lonie  L .  .  . 3      » 

LA  MÉTATÈSE  A  PLÉCHATEL,  Erlangen,  1907  [Mélanges  Chabaneau). 

LA  MÉTATÈSE  EN  ARMÉNIEN,  Paris,  1908  [épuisé  isolément)  ;  fig-ure 
dans  les  Mélanges  de  Linguislit/ue  offerts  à  M.  F.  de  Saussure.     10,50 

UNE  LOI  FONÉTIQUE  GÉNÉRALE,  Paris,  1909  ;  dans  les  Mélanges 
L.  Ilnret » 

RECHERCHES  EXPÉRIMENTALES  SUR  LA  PRONONCIATION  DU  CO- 
CHINCHINOIS,  Paris,  1910;  dans  les  Mémoires  de  la  Société  de  Lin- 
guisli(/iie  de  l'aris,  tome  XVI 6     » 

LA  MÉTATÈSE  EN  PALI,  Paris,  1911  ;  dans  les  Mélanges  S.  Lévi     15     » 

ÉTUDES  SUR  LA  LANGUE  ANNAMITE,    en  collaboration  avec  M.   Le 

(hiang-  Trinh,  Paris,  1911  [épuisé  isolément)  ;  figure  dans  les  Mémoires 

de  la  Société  de  Linguistique  de  Paris,  tome  X\'II,  2  fascicules.     12     » 

PETIT  TRAITÉ  DE  VERSIFICATION  FRANÇAISE,  2'^  édition,  Paris, 
Colin.   \'.)\[ .  .' 2     » 

PHONÉTIQUE     HISTORIQUE     ET     PHONÉTIQUE     EXPÉRIMENTALE, 

P>ologne,  1912  ;  extrait  de  «  Scienlia  »,  tome  XII... 1,50 


PC  Z,ô05-  Gin 


mm 


LE  VERS  FRANÇAIS 


COLLECTION  LINGUISTIQUE 

PUBLIÉE    PAR 

LA  SOCIÉTÉ   DE   LINGUISTIQUE  DE  PARIS  —  5 


LE  VERS  FRANÇAIS 


Maurice     GRAMMONT 


PARIS 
LIBRAIRIE  Edouard  CHAMPION,   ÉDITEUR 

5,     QUAI     MALAQUAIS,     5 

Téléphone  Gobelins  28-20. 
1913 


COLLECTIOiN  LliNGUISTIQUE 

l'CBLIKE    PAR 

LA  SOCIÉTI-:  DE  LINGUISTIQUE  DE  PARIS —5 


LE  YERS  FRANÇAIS 

SES    MOYKNS   D^KXPRESSION 
SON   HARMONIE 


Deuxième  édition  refondue  et  augmentée 

PA,I{,  .    ^ 

Maurice  GRAMMONÏ 


PARIS 

LIBRAIRIE    ANCIENNE    HONORÉ    CHAMPION 

Edouard    CHAMPION,    Éditeur 

5,     QUAI    MALAQUAIS,     5 

Téléphone  Gobelins  28-20. 
1913 


INTRODUCTION 


Un  vers  français  peut  être  parfaitement  correct,  c'est-à-dire 
conforme  aux  règles,  et  pourtant  mauvais.  «  Quun  vers  ait 
une  bonne  forme,  dit  V.  Hugo  [Lit t.  et  phil.  mêlées),  cela 
n'est  pas  tout  ;  il  faut  absolument,  pour  qu'il  ait  parfum, 
couleur  et  saveur,  qu'il  contienne  une  idée,  une  image  ou  un 
sentiment.  Labeille  construit  artistement  les  six  pans  de  son 
alvéole  de  cire,  et  puis  elle  l'emplit  de  miel.  L'alvéole  cest 
le  vers  ;  le  miel,  c'est  la  poésie  ».  Il  y  a  en  effet  deux  choses 
à  distinguer  dans  le  vers,  le  contenu  et  le  contenant,  le  fond 
et  la  forme  ;  et  un  vers  ne  saurait  être  parfait  que  si  ces  deux 
éléments  sont  irréprochables.  Ce  sont  là  des  banalités  qu'il 
est  bon  de  répéter  quelquefois.  Quand  l'idée  réunit  les  quali- 
tés désirables  et  que  la  forme  n'est  que  strictement  correcte, 
on  ne  peut  pas  dire  que  le  vers  soit  mauvais,  mais  il  est 
permis  de  souhaiter  mieux.  Un  bon  tableau  se  contente  à  la 
rigueur  du  cadre  le  plus  modeste  :  une  simple  latte  de  bois 
blanc  peut  lui  suffire,  mais  non  pas  le  mettre  en  valeur.  Cha- 
cun sait  combien  un  cadre  artistement  orné  donne  parfois  de 
relief  à  l'œuvre  qu'il  entoure.  Mais  il  faut  pour  cela  qu'il 
remplisse  certaines  conditions  ;  ce  n'est  pas  assez  qu'il  soit 
beau  en  lui-même,  en  tant  que  cadre,  il  faut  qu'il  soit  appro- 
prié au  tableau.  Le  même  cadre  ne  pourra  pas  servir  indiiïé- 
remment  pour  une  nature  morte  et  pour  un  paysage  où  l'on 
voit  le  ciel  se  confondre  à  l'horizon  avec  les  flots  d'une  mer 
immense  ou  avec  les  ondulations  d'une  campagne  illimitée. 
Dans  les  deux  cas  il  pourra  être  très  simple,  la  simplicité 
n'excluant  pas  la  beauté,  mais  dans  le  second  il  devra  en 
M.  Grammont.  —  Le  vers  français.  1 


INTRODUCTION 


g-énéral  avoir  plus  de  moulures  et  plus  de  relief  afin  d'accu- 
ser davantage  les  plans  successifs  et  de  faire  reculer  le  dernier 
jusqu'à  l'infini. 

Les  vers  qui  se  bornent  à  être  corrects  sont  comme  ces 
cadres  appelés  passe-partout.  qui,  s'adaptant  indistinctement 
à  tous  les  tableaux,  ne  conviennent  en  réalité  à  aucun.  Pour 
(piun  vers  soit  parfaitement  bon  comme  forme,  il  faut  en 
outre  qu'il  soit  beau,  c'est-à-dire  harmonieux,  et  que  tous  ses 
éléments,  son  rvthme,  sa  rime,  les  sons  de  ses  voyelles  et  de 
ses  consonnes  soient  appropriés  à  l'idée  de  telle  sorte  (|u  ils 
se  moulent  sur  elle  comme  un  maillot  bien  juste  sur  les 
muscles  d'un  athlète  et  concourent  chacun  ])our  leui-  part  à 
l'exprimer  d'une  manière  plus  frappante.  La  correction  c'est 
dans  la  forme  du  vers  la  partie  mécanique,  tandis  que  l'har- 
monie et  1  expression  représentent  la  partie  artistique. 

C'est  cette  seconde  partie  que  nous  nous  proposons 
d  étudier  ici.  (juels  sont  les  moyens  d'expression  dont  O'ispose 
la  poésie  française,  quelle  est  la  valeur  sémantique  des  diffé- 
rents rythmes  et  celle  des  différents  sons,  telles  sont  les  pre- 
mières questions  auxquelles  nous  essaierons  de  réjiondre. 
Puis,  passant  à  un  autre  ordre  d'idées,  nous  rechercherons  ce 
qui  fait  qu'un  vers  donné  est  ou  n'est  pas  harmonieux,  ou 
qu'il  est  plus  ou  moins  harmonieux,  (juels  que  puissent  être 
d'ailleurs  ses  défauts  ou  ses  qualités  à  d'autres  points  de  vue. 

Notre  entreprise  est  neuve.  Sans  doute  il  est  arrivé  aux 
critiques  de  déclarer  au  cours  d'une  étude  qu  un  vers  était 
harmonieux  ou  expressif,  quelquefois  avec  raison,  souvent  à 
tort,  mais  comme  ils  n'ont  jamais  justifié  ces  appréciations, 
leurs  jugements  restent  des  opinions  en  l'air. 

Ce  sont  uniquement  ces  deux  problèmes  d'esthétique  que 
nous  essayons  de  résoudre.  Au  surplus  ils  embrassent  à  eux 
deux  tout  ce  qui  constitue  I'Art  dans  la  versification. 

Ce  livre  n'est  donc  pas  un  traité  de  versification  française. 


LA    MÉTHODE  ^ 

quoiqu'on  y  trouve  à  l'occasion  des  préceptes  ou,  comme  on 
dit  couramment,  des  règles  de  facture.  Ce  n'est  pas  non  plus 
une  histoire  du  vers  français  et  de  son  développement,  bien 
(lu  à  différents  endroits  certaines  phases  de  son  évolution  y 
soient  exposées  ou  au  moins  indiquées.  11  est  bien  évident  que 
nous  ne  pouvons  pas  pénétrer  dans  les  détails  les  plus  déli- 
cats, dans  les  secrets  les  plus  intimes  de  la  versification  sans 
toucher  à  toutes  les  questions  qu'exposent  généralement  les 
manuels  et  les  traités.  Mais  nous  supposons  connus  du  lec- 
teur celui  de  Quicherat  et  toutes  les  études  qui  ont  paru 
depuis  cet  ouvrage  sur  le  vers  français.  Aussi  ne  faisons-nous 
allusion  aux  points  déjà  étudiés,  aux  théories  déjà  dévelop- 
pées que  lorsque  c'est  utile  pour  la  clarté  de  notre  exposition 
ou  que  nous  avons  à  rectifier  les  idées  émises. 

Un  mot,  en  terminant,  sur  la  méthode  emplo^^ée.  Dans 
l'étude  des  moyens  d'expression  nous  n'avons  jamais  pris  des 
vers  pour  point  de  départ  de  nos  recherches  parce  que  nous 
n'aurions  pu  éviter  de  tourner  dans  un  cercle  ni  d'être  accusé 
ou  coupable  d'auto-suggestion,  comme  on  dit  aujourd'hui. 
Nous  parlions  un  jour  des  mots  expressifs  de  la  langue  fran- 
çaise devant  une  personne  qui  paraissait  enthousiasmée  des 
exemples  que  nous  lui  signalions  et  du  commentaire  qui  les 
accompagnait;  tout  à  coup  elle  nous  dit  :  «  Et  le  mot  table! 
voyez  comme  il  donne  bien  l'impression  d'une  surface  plane 
reposant  sur  quatre  pieds  ».  Ces  paroles  prouvaient  si  bien 
qu'elle  n'avait  rien  compris  et  même  qu'elle  n'était  pas  apte 
à  comprendre,  que  nous  nous  gardâmes  de  la  détromper  ;  à  quoi 
bon  lui  oter  brutalement  des  illusions  qui  la  rendaient  heu- 
reuse ?  '<  Sans  doute,  lui  avons-nous  répondu  ;  c'est  de  toute 
évidence  ;  et  voyez  comme  c'est  curieux,  vous  avez  le  mot 
càhle  f{ui  ne  diffère  guère  de  fable  que  par  la  substitution 
d'un  c  à  un  ^  et  qui  donne  tout  au  contraire  l'impression  d'un 
corps  cylindrique,  long,   souple   et  torse  ».    Notre   interlocu- 


4  INTRODUniO.N 

teur  était  enchanté  :  en  nous  quittant  il  essaya  d'expliquer  à 
ses  amis  la  vertu  d  un  /  remplacé  par  un  c  et  fut  amené  à 
conclure  qu'ils  n'étaient  «  pas  intellio-ents  ».  Le  mot  table. 
comme  tous  les  noms,  sug'gère  l'idée  de  rohjet  qu  il  nomme, 
mais  ce  mot  n'est  qu'une  étiquette  dont  les  sons  ne  peignent 
en  rien  cet  objet  ;  s'il  était  remplacé  par  un  chiffre  et  qu'il 
fût  admis  que  le  n°  2o  désigne  une  table,  il  n'y  aurait  lien 
de  perdu  pour  l'expression  :  le  n*^'  25  suggérerait  l'idée  d  iiiic 
surface  plane  supportée  par  trois  ou  quatre  pieds  ;  ou  bien 
s'il  était  convenu  que  le  mot  table  désigne  un  encrier,  le  nu  t 
table  suggérerait  l'idée  d'un  récipient  dune  certaine  forme 
contenant  un  liquide  dans  lequel  on  trempe  sa  plume  pour 
écrire.  La  même  erreur  a  été  commise  pour  les  vers,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin.  Le  plus  sûr  moyen  d'éviter  cet 
écueil,  de  ne  pas  croire  que,  parce  qu  un  vers  contient  une 
idée,  il  la  peint,  était  d'établir  des  principes  généraux  d'après 
des  notions  étrangères  à  la  versification,  et  de  n'introduire 
les  vers  que  comme  exemples  destinés  à  illustrer  la  théorie  et 
h.  la  confirmer.  Il  était  nécessaire  aussi  de  citer  ces  exemples 
en  grand  nombre  et  en  les  tirant  d'auteurs  très  divers,  sans 
quoi  nous  risquions  de  décrire  la  poétique  de  tel  poète  et  nous 
ne  pouvions  pas  arriver  à  des  conclusions  généi-ales. 

Dans  l'étude  sur  J'harmonie  du  vers  français  le  même  dan- 
ger n'était  pas  à  craindre,  aussi  n'avons-nous  pas  eu  recours 
pour  ce  chapitre  à  cette  méthode  détournée,  que  l'on  poui  rail 
appeler  prophylactique. 


PREMIÈRE   PARTIE 


LE  RYTHME 

CUNSIDKHK   COMME   MuYEN   1)  EXPIJESSIUX 


«  Lu  pncto  a  pour  première  loi, 
poui-  cuiiditions  indispensables,  le 
rhytlime  et  la  mesure  ». 

(A.     DE    MlSSEl:. 


L  ALEXANDRIN    CLASSIQUE 

L'alexandrin  était  à  Tof  i^ine  un  vers  syllabique  composé  de 
deux  membres  ég-aux  ou  hémistiches,  séparés  par  une  césure. 
Chaque  hémistiche  comptait  six  syllabes  dont  la  dernière 
était  obligatoirement  accentuée  ;  mais  chacun  était  susceptible 
de  contenir  une  septième  syllabe,  ayant  pour  voyelle  un 
e  atone  et  terminant  le  mot  qui  fournissait  la  sixième  syl- 
labe.  Cette  septième  syllabe  ne  comptait  pas  dans  le  mètre 
et  sa  prononciation  trouvait  place  dans  la  pause  qui  séparait 
un  vers  du  suivant  ou  dans  celle  que  comportait  la  césure. 
Aucune  de  ces  deux  pauses  ne  pouvait  être  purement  artifi- 
cielle ;  la  syntaxe  devait  les  demander  ou  tout  au  moins  les 
permettre.  Voici  deux  vers  empruntés  au  Voyage  de  Char- 
lenifDjne  en  Orient  fxu'"  siècle),  dont  le  premier  n'a  (jue  les 
dou7.e  syllabes  qui  comptent,  tandis  que  dans  le  second 
chaque  hémistiche  en  a  une  septième  qui  ne  compte  pas  : 

L'emperere  le  vit,   ||  hastivemenl  il  disl.  ||  ' 

Et  |)renget  une  cu|ve  \    que  seil  grande  et  parfoiijde.  |  ^ 

Mais  la  pause  de  la  césure  a  toujours  été  un  peu  plus  faible 
que  celle  de  la  fin  de  vers,  qui  seule  admettait  la  reprise  de 
la  respiration,  et  de  très  bonne  heure  sa  faiblesse  tendit  à 
saccroître.  Dès  le  xii''  siècle  on  trouve  des  vers  comme  le 
suivant,  dans  lesquels  la  syntaxe  ne  permet  pas  de  pause  : 

En  sa  destre  main  tint  chascuns  s'espee  nue  ■* 

I  Garnier  de  Pont-Sainte-Maxe?<ce  . 

1.  "   I/empereur  le  vit,  il  lui  dil  aussitôl  ». 

2.  u  Et  qu'il  prenne  une  cuve  qui  soit  grande  et  profonde  ». 

3.  I'   lin  sa  main  droite  chacun  tenait  sou  épée  nue  ». 


8  l"alexandhi>  classique 

Dans  les  vers  du  xV  siècle  on  peut  parfois  hésiter  sur  la 
place  de  la  césure,  et  si  une  syllabe  posttonique  continue  à 
apparaître  entre  les  deux  hémistiches,  il  ne  faut  y  voir  qu'une 
observance  archaïque,  qui  devient  de  plus  en  plus  choquante. 
Ce  n'est  pourtant  qu'au  milieu  du  xv!*"  siècle  que  cet  usage  fut 
définitivement  interdit.  11  était  encore  licite  à  cette  époque  de 
faire  une  lég-ère  pause  à  la  césure,  mais  ce  n'était  plus  obli- 
gatoire et  même  selon  toute  apparence  on  passait  le  plus 
souvent  sans  arrêt  du  premier  hémistiche  au  second.  La  césure 
tendait  de  plus  en  plus  à  devenir  une  simple  coupe,  c'est-à- 
dire  que  la  fin  du  premier  hémistiche  n'était  marquée  que  par 
la  présence  nécessaire  d'un  accent  tonique  sur  la  sixième  et 
dernière  syllabe. 

Jusqu'à  cette  période  chacun  des  deux  hémistiches  était  rem- 
pli presque  au  hasard.  On  avait  «  l'habitude  de  prendre  1  hé- 
mistiche en  bloc,  sans  aucune  considération  d'accent  intérieur 
assez  marquée  pour  y  faire  sentir  une  mesure  en  le  subdivisant 
lui-même,  et  y  introduisant  des  cadences  variées  suivant  la 
place  de  cet  accent  »  (Renouvier,  Viclor  Hugo).  Or  un  vers 
syllabique  de  douze  syllabes  avec  une  seule  division  est  un 
mètre  singulier  ;  les  éléments  sont  trop  longs  pour  être  nets,  et 
c'est  probablement  pour  cette  raison  que  Ronsard  trouvait  que 
les  alexandrins  sentent  trop  la  prose  très  facile,  sont  trop  énervés 
et  flasques,  si  ce  n'est  pour  les  traductions,  auxquelles,  à  cause 
de  leur  longueur,  ils  servent  de  beaucoup  pour  interpréter  le 
sens  de  l'auteur  ».  C'était  sans  doute  le  sentiment  général  à 
cette  époque,  car  jusqu'au  xvu''  siècle  l'alexandrin  n'eut  pas 
grand  succès.  La  liberté  était  trop  grande  dans  l'intérieur  de 
l'hémistiche  et  le  remj)lissage  avait  beau  jeu.  Ceux  qui  avaient 
de  l'oreille  n'y  sentaient  pas  un  vers.  On  s'est  étonné  que 
Ronsard,  qui  était  un  chercheur  et  un  novateur,  n'ait  pas 
compris  le  parti  qu'il  y  avait  à  en  tirer.  Rien  n'est  plus  natu- 
rel au  contraire  ;  Ronsard  ne  connaissait  l'alexandrin  que  tel 
qu'il  était  de  son  temps  et  ne  pouvait  ni  prévoir  ni  créer  la 
forme  qu'il  aurait  plus  tard;  les  évolutions  ne  se  devancent 
pas. 


ACCENTS    SECONDAIRES  y 

Mais  du  temps  niènu'  do  llonsard.  ^làce  ;i  lui-même,  (juoi- 
quil  ait  relativement  peu  employé  ce  mètre,  grâce  à  Agrippa 
d'Aubigné.  grâce  surtout  à  Régnier  et  un  peu  h  Malherbe, 
sans  quils  s'en  doutassent,  l'alexandrin  évoluait.  Le  vers 
classique  se  préparait.  Il  était  extrêmement  rare  qu'un  alexan- 
drin neùt  pas  d'autre  accent  tonique  important  que  celui  de 
la  sixième  et  celui  de  la  douzième  s^dlabes.  La  plupart  du 
temps  il  y  en  avait  un  autre  dans  l'intérieur  de  chaque  hémis- 
tiche. Ceux  qui  terminaient  les  hémistiches  recevaient  un 
l'elief"  particulier  de  la  pause  dont  ils  pouvaient  être  suivis  ; 
mais  il  arrivait  fréquemment  que  la  pause  de  la  césure  fût 
très  faible  ou  nulle  parce  que  le  dernier  mot  du  premier 
hémistiche  était  étroitement  uni  par  la  syntaxe  au  premier 
du  suivant  ;  dans  ces  conditions  et  pour  les  mêmes  raisons 
l'accent  de  la  sixième  syllabe  était  relativement  faible.  Il 
n'était  pas  rare  dès  lors  qu'un  accent  secondaire  fût  aussi 
fort  que  celui  de  la  sixième  et  même  qu  il  fût  suivi  d'un  arrêt 
syntaxique  plus  marqué  que  celui  de  la  césure.  En  voici 
quelques  exemples  empruntés  à  Agrippa  d'Aubigné  : 

Toi  Seigneur,    qui  abats,  qui    blesses,   qui  guéris  ; 

l'accent  tonique  de  blesses  est  évidemment  aussi  fort  que  celui 
de  abats,  et  celui  de  Seigneur  est  même  plus  fort. 

Sous  toi,  Hiérusalem  meuiirière,  révoltée, 
Hiérusalem,  qui  es  Babel  ensanglantée  ; 

l'accent  tonique  de  /oi  dans  le  premier  vers  est  au  moins  aussi 
fort  que  celui  de  Hiérusalem,  et  dans  le  second  celui  de  Hid- 
rusalenî  est  certainement  plus  fort  que  celui  de  es. 

Venez,  célestes  feux  1    Gourez,   feux  étemels  1 
\'olez  !  Ceux  de  Sodonie  oncque  ne  lurent  tels  : 

il  est  clair  que  l'accent  tonique  de  rolez  est  plus  fort  que  celui 
de  Sodome,  et  que  ce  mot  est  suivi  d'un  arrêt  syntaxique 
plus  considérable  que  celui  de  la  césure.   . 


10  l'alexandrin  classique 

Petit  à  petit  les  poètes  se  rendirent  compte  de  lexistence 
de  ces  accents  secondaires  ;  ils  comprirent  l'importance  qu'ils 
pouvaient  avoir  et  n'abandonnèrent  plus  leur  place  au  hasard. 
Si  bien  que  les  accents  secondaires,  étant  souvent  aussi  forts 
que  celui  de  la  sixième  syllabe,  finirent  par  s'élever  à  la  hau- 
teur d'un  accent  rythmique,  et  l'alexandrin  devint  un  vers  à 
rythme  fixe.  Ce  rythme  est  constitué  par  ses  quatre  accents 
toniques,  dont  le  deuxième  occupe  une  place  immuable  sur  la 
sixième  syllabe,  tandis  que  le  premier  et  le  troisième  tombent 
sur  Tune  quelconque  des  cinq  premières  syllabes  de  chaque 
hémistiche. 

Les  trois  premiers  accents  sont  suivis  d'une  coupe,  et  le 
vers  est  ainsi  partagé  en  quatre  éléments  ou  mesures.  De 
césure  à  proprement  parler  il  n'y  en  a  plus,  car  la  césure  est 
une  pause,  et  le  vers  classique  reste  suivi  d'une  pause  qui  le 
sépare  du  vers  suivant,  mais  n'en  comporte  aucune  à  l'inté- 
rieur. Une  coupe  n'est  pas  un  repos  ni  un  arrêt,  c'est  sim- 
plement le  passage  d'une  mesure  à  la  suivante.  Malgré  le 
précepte  de  Boileau  : 

Que  toujours  dtms  vos  vers  le  sens  coupant  les  mots, 
Suspende  rhémistiche,  en  marque  le  repos. 

il  n'y  a  ni  suspension  ni  repos  de  l'hémistiche  dans  ce  vers  du 
même  Boileau  : 

-     Derrière  elle  l'aisoil  dire    Argumenla])Oi' 

[Satire  X), 

mais  il  y  aune  coupe  après  f<  faisoit  ».  Dansée  A^ers  de  lîacine 
[Athalie)  : 

Je  viens,  selon  l'usage  antique  et   solennel, 

il  y   a  une  coupe  après  <■  usage  »,   comme  il  y  en  a  une  après 
I'  je  viens  »  et  une    autre  après  «  antique»,  mais  il  n'y    a  de 


LES    COITES  H 

pause  après  aucune  des  trois.  Il  n'y  en  a  pas  davantage  après 
«  perdre  »  dans  ce  vers  (ÏAndromaque  : 

Mais  il  me  l'aul  loiil  perdre,  et  loujours  par  vos  coups, 

puis({u "on  prononce  ppr\dr  et.  avec  le  <>roupe  dr  appartenant 
k  la  même  syllabe  que  et .  La  coupe  vient  en  ellet  toujours 
immédiatement  après  une  syllabe  tonique  et  peut  par  con- 
séquent tomber  dans  l'intérieur  d'un  mot  comme  dans  le  cas 
précédent.  Voici  un  exemple  encore   plus  Frappant  : 

Je  coiinois  l'assassin.  —  VA  qui,    Mada|me  ?  —  \'ous 

(Racine,   Brilnnnicus]  ; 

dans  ce  vers  il  y  aune  coupe  après  Mar/a-,  et  -me  appartient  à 
la  mesure  suivante.  C'est  de  la  même  manière  qu'en  grec  dans 
ce  vers  trochaïque  : 

(Eschyle,  Perses), 

la  première  mesure  finit  avec  la  syllabe  Zep-  et  la  troisième 
avec  la  syllabe  -pv-  de  ùapîbj.  Les  divisions  rythmiques  se 
superposent  aux  divisions  grammaticales,  mais  ne  coïncident 
pas  nécessairement  avec  elles.  Dans  l'alexandrin  classique  une 
coupe  intérieure  est  marquée  d'ordinaire  par  un  changement 
d'intensité  puisqu'elle  est  le  passage  d'une  tonique  à  une  atone, 
fréquemment  par  une  coupure  syntaxique,  souvent  par  un 
changement  d  intonation,  les  trois  choses  pouvant  coexister, 
mais  par  une  pause  jamais. 

La  division  de  l'alexandrin  en  quatre  mesures  est  le  point 
capital  de  l'étape  classique.  Les  poètes  classiques  n'ont  jamais 
eu  nettement  conscience  de  cette  structure  ;  mais  ils^araissent 
en  avoir  eu  le  sentiment  k  partir  d'une  certaine  époque. 
Malherbe  ne  l'a  jamais  eu.  mais  il  semble  s'être  développé 
chez  Corneille  U  partir  île  Pol//euc(e  et  chez  llacine    k    partir 


12  l'alexandrin  classique 

à' Andromaq ue .  Gela  est  évidemment  indémoiitrahle  ;  mais  un 
examen  attentif  de  la  versification  de  leurs  œuvres  est  en 
faveur  de  cette  opinion.  Leur  vers  n'est  plus  alors  ni  «  énervé 
ni  flasque  »  ;  ses  quatre  divisions  lui  donnent  une  netteté  et 
une  fermeté  remarquables. 

C'est  cet  état  que  Becq  de  Fouquières  a  supérieurement 
exposé  dans  son  Traité  général  de  versification  française  ' 
mais  il  a  eu  le  grand  tort  de  croire  que  ce  type  était  jirimitif  ; 
ce  n'est  que  par  évolution  qu  on  y  est  arrivé.  Il  a  eu  tort  éga- 
lement de  dire  que  le  type  du  vers  classique  se  compose  de 
quatre  mesures  égales  contenant  chacune  trois  syllabes  et  que 
tous  les  vers  qui  ne  reproduisent  pas  ce  type  en  sont  des 
dérivés.  Le  type  du  vers  classique  est  bien  tel  qu'il  le  décrit, 
mais  c'est  un  type  idéal,  et  non  pas  un  point  de  départ  his- 
torique ;  c  est  l'étalon  auquel  on  peut  comparer  et  ramener 
théoriquement  tous  les  Aers  classiques  '. 

Cette  forme  type  n'est  d  ailleurs  pas  étrangère  à  la  réalité  : 
on  la  trouve  22  fois  parmi  les  lllO  premiers  vers  d'Athalie^ 
c  est-à-dire  en  moyenne  et  approximativement  une  fois  sur  cinq. 
On  ne  l'obtient  pas  par  une  statistique,  puisqu'elle  n'est  pas 
plus  fréquemment  représentée  que  les  autres;  on  la  trouve, 
comme  toute  forme  idéale,  par  comparaison  et  par  élimination 
des  cas   particuliers. 

Il  y  a  donc  dans  le  vers  classique  certains  éléments  fixes  et 
immuables,  certains  éléments  susceptibles  de  variété.  La  coupe 
qui  sépare  les  deux  hémistiches  ne  peut  pas  être  déplacée  :  elle 
tombe  obligatoirement  après  les  six  premières  syllabes  et  par- 
tage le  vers  en  deux  moitiés  rigoureusement  égales,  égales 
comme  nombre  de  syllabes  et  égales  comme  durée.  La  durée 
de  chaque  hémistiche  est  la  moitié  de  la  durée  totale.  Chaque 
demi-vers  est  également  divisé  en  deux  parties  ou  mesures,  se 
terminant  chacune  sous  un  temps  marqué  ou  accent  rvthmi([ue. 


1.  Voir  en  outre  poui'  le  rvHime  le  chapitre  ci-dessous  intitulé  :  La 
variété  du  jnoiivement  ri/lhiuique,  p.  84  à  102,  et  la  Table  anali/lii/w 
au  mot  :  Rythme. 


LES    DURKFS  13 

Il  est  tro^  évident  que  si  chacune  des  quatre  mesures  a  trois 
syllabes,  sa  durée  est  rigoureusement  égale  au  quart  du  temps 
total  ;  mais  le  nombre  des  syllabes  de  chaque  mesure  peut 
varier  de  im  à  cinq. 

Quel  que  soit  le  nombre  des  syllabes  d  une  des  quatre 
mesures,  sa  durée  est  égale  au  quart  du  temps  total.  Ce  point 
a  besoin  d'une  démonstration  :  Becq  de  Fouquières  nous  la 
donnée.  Le  rythme  est  produit  par  le  retour  à  intervalles 
égaux  des  quatre  temps  marqués  ;  si  lun  des  intervalles  était 
plus  court  ou  plus  long-  que  les  autres,  le  rythme  serait 
détruit.  C'est  là  ce  qui  montre  bien  que  le  vers  idéal  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure  est  en  elFet  le  vers  type,  parce 
que  cest  le  seul  .dans  lequel  des  intervalles  égaux  soient 
remplis  par  des  nombres  de  syllabes  égaux. 

Quelles  sont  les  conséquences  de  ce  retour  à  intervalles 
égaux  des  accents  rythmiques  ? 

Si  la  durée  d'une  mesure  reste  immuable  alors  que  le 
nombre  de  ses  syllabes  varie,  il  est  évident  que  le  débit  devra 
varier  avec  le  nombre  des  syllabes,  devenant  plus  rapide  si 
ce  nombre  est  plus  grand,  plus  lent  s'il  est  plus  petit.  Une 
mesure  de  deux  syllabes  doit  être  prononcée  avec  un  accrois- 
sement de  lenteur  d'un  tiers,  une  mesure  d'une  syllabe  avec 
un  accroissement  de  lenteur  de  deux  tiers  :  une  mesure  de 
cinq  avec  un  accroissement  de  vitesse  de  deux  cinquièmes, 
une  mesure  de  quatre  avec  un  accroissement  de  vitesse  d  un 
quart. 

Telles  sont  les  conclusions  auxquelles  on  arrive  fatalement  ; 
mais  ce  n'est  que  de  la  théorie.  Dans  la  pratique,  l'accélération 
ou  le  ralentissement  du  débit  nest  pas  mathématiquement 
celui  que  nous  venons  de  dire  ;  les  vers  ne  se  récitent  pas  au 
métronome.  Dans  un  vers  trochaïque  grec,  un  spondée  n'est 
pas  exactement  l'équivalent  du  trochée  qu'il  remplace  ;  ce 
n'est  qu'en  trichant  légèrement  sur  la  quantité  de  ses  syllabes 
que  l'on  arrive  à  lui  faire  produire  sur  l'oreille  à  peu  près  la 
même  impression  que  ferait  un  trochée  et  à  ne  pas  détruire 
le  rythme.  Toute  versification  contient  des  approximations  de 


14  l'alexandrin  CLASSTQL'E 

ce  genre.  Dans  un  vers  français  une  mesure  d'une  syllabe 
n'est  pas  exactement  l'équivalent  de  sa  jumelle  qui  a  cinq 
syllabes,  et  toutes  deux  ne  sont  pas  exactement  l'équivalent 
de  la  mesure  normale  de  trois  syllabes  ou  étalon  de  durée  ; 
elles  tendent  seulement  à  s'en  rapprocher.  Quand  une  syllabe 
est  prononcée  plus  lentement  qu'une  autre,  l'oreille  ne  sent 
pas  exactement  si  c'est  de  deux  tiers  ou  d'une  autre  quantité 
que  la  lenteur  est  accrue.  Elle  sent  qu  il  y  a  accroissement  de 
lenteur  et  cela  lui  sutTit. 

Il  est  des  cas  d'aillevirs  où  il  serait  absolument  impossible 
d'obtenir  cet  accroissement  théorique  de  deux  tiers.  Il  y  a  des 
monosyllabes  qui  sont  si  peu  étoffés  et  dont  la  voyelle  est  si 
brève  que  l'on  peut  presque  les  considérer  comme  rebelles  à 
tout  allongement.  On  arrive  pourtant  à  leur  faire  remplir  une 
mesure.  Comment  y  parvient-on  ?  Un  exemple  fera  mieux 
comprendre  ce  phénomène  que"  toute  une  discussion  générale. 
Soit  le  mot  nu  qui  est  certainement  1  un  des  plus  brefs  de  la 
langue  française.  Dans  ce  vers  : 

Il  était  nu  comme  Eve  à  son  premier  péché, 

où  il  est  la  quatrième  et  dernière  syllabe  d'une  mesure,  il 
porte  à  la  fois  un  accent  tonique  et  un  accent  rythmique, 
mais  cela  ne  l'empêche  en  rien  d'être  extrêmement  bref,  et  il 
ne  possède  aucun  relief  particulier.  Dans  cet  autre  vers  : 

Nu   comme    un    plat    d'argent,    nu   comme  un   mur   d'église, 

il  est  devenu  tout  autre.  Lu  s'est  légèrement  allongé,  fort 
peu  sans  doute,  car  sa  nature  ne  lui  permet  pas  de  le  faire 
beaucoup  ;  il  a  pris  plus  d'intensité  ;  Vn  est  devenu  plus 
énergique  et  même  sensiblement  plus  long  ;  entîn  le  mot  s'est 
fait  suivre  et  précéder  d'un  léger  repos.  Tous  ces  éléments 
réunis  l'ont  rendu  capable  de  remplir  une  mesure  et  de  trom- 
per l'oreille  au  point  qu'elle  fût  satisfaite,  et  que  le  rythme, 
qui  n'existe  pas  en  dehors  de  l'oreille  qui  le  perçoit,  fût  sauf. 


AI'.SRNCH    d'effet  1S 

Cet  exemple  présente  du  reste  un  cas  rare  et  extrême,  et 
la  plupart  du  temps  il  n'v  a  aucune  difliculté  à  donner  à 
chaque  mesure  une  diu'ée  ;«  peu  près  ég-ale  à  celle  que 
demande  la  théorie. 

Au  point  de  vue  de  Vc.fpression,  qui  nous  occupe  particu- 
lièrement ici.  la  belle  rc'gularité  du  vers  type,  exigeant  un 
débit  absolument  uniforme,  ne  peut  que  contribuer,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin,  à  produire  un  ettet  de  régularité  ou 
de  monotonie.  La  plupart  du  temps  même,  l'effet  sera  nul, 
comme  dans  les  vers  suivants  : 


Oui  je  viens  |  dans  sou  temple  |  adorer  |  rEternel 

(Racine,  Athalie). 

Cette  nuit  |  je  l'ai  vue  |  arriver  |  en  ces  lieux 

(Id.,  lirilnnnicas;. 

Un  destin  |  plus  lieureux  |  vous  conduit  |  en  l']pire 

(In.,  Anilrof}ia(fue). 

Chacun  sait  |  aujnurdhui  |  quand  il  fait  |  fie  la  prose 

iMrssET,  f  ne  bonne  fortune). 

Où  Colof,''ne  I  et  Strasbourg;,  j  Notre-Dame  |  et  Saint-Pierre 

(Id.,   BoUa). 


Mais  lorsqu'il  y  a  discordance  entre  le  nombre  et  la  durée 
des  syllabes,  on  peut  s'attendre  à  sentir  des  etîets  très  nets. 
L'apparition  d'une  mesure  plus  lente  ou  au  contraire  d'une 
mesure  plus  rapide  ne  saurait  passer  inaperçue,  et  la  réunion 
dans  un  même  hémistiche  d'une  mesure  lente  avec  une  mesure 
rapide  produit  forcément  un  contraste.  On  ne  remarque  pas 
deux  personnes  de  même  taille  qui  se  promènent  ensemble  ; 
mais  tout  le  monde  est  frappé  à  la  vue  d'un  homme  très  grand 
a  côté  d'un  homme  très  petit.  Le  rapprochement  les  met  tous 
deux  en  relief,  mais  très  souvent  c'est  l'un  d'eux  seulement 
que  l'on  remarque,  et  l'esprit,  absorbé  par  la  considération  de 


1t)  l'alexandrin  classique 

celui-là,  ne  fait  pas  plus  attention  à  l'autre  qui  le  met  en 
évidence  que  s'il  était  de  taille  moyenne.  Leiî'et  produit  par  le 
voisinage  d'une  mesure  lente  et  dune  mesure  rapide  est  tout 
ti  lait  analogue  et  peut  évidemment  être  employé  comme 
moyen  d'expression.  Il  l'a  été  en  réalité  d'une  manière  très 
heureuse  par  nos  grands  poètes. 

\  quel  ordre  d'idées  peuvent  s'appliquer  le  ralentissement 
ou  l'accélération  des  mesures  comme  moyen  d'expression  ? 
11  est  facile  de  le  déterminer  d'avance.  Ils  sont  évidemment 
propres  à  peindre  la  lenteur  ou  la  rapidité  et  les  idées  qui  se 
rapprochent  de  celles-là  : 

1"  Des  mesures  de  moins  de  3  syllabes  expriment  la  lenteur, 
peignent  une  action  qui  dure,  qui  s'accomplit  lentement  ou 
mollement  : 

Alors  elle  se  couche,  et  ses  farauds  yeux  s'éteignent, 
Fa  le  pâle  désert  |  roi/ |le  sur  son  enfant 
Les  flots  silencieux  de  son  linceul  mouvant 

(Musset,  Bol  la). 

La  mesure  lente  constituée  par  la  syllabe  rou-  peint  le  mou- 
vement lent  et  sourd  du  sable  qui  recouvre  peu  à  peu  la 
cavale  ;  la  lenteur  seule  est  exprimée  par  la  durée  de  la  syl- 
labe, l'autre   qualité   l'est  par  la   couleur   de   la   voyelle   (cf. 

p.  271). 

Et  le  char  de  Tautonme,  au  penchant  de  l'année, 
nnii\\e,  déjà  poussé  par  la  main  des  hivers  ! 

(Lamartine,  A  Elrire). 

Le  soleil  est  de  plomb,  les  palmiers  en  silence 

Sous  leur  ciel  embrasé  |  /je/}|chent  leurs  longs  cheveux 

(Musset,  Rolla). 

Mouvement  lent  et  mou.  L'impression  de  mollesse  déjà 
donnée  par  la  lenteur  de  la  mesure  est  accentuée  par  la  nasa- 
lité  qui  voile  la  voyelle  (cf.  p.  282). 


KXPUESSIUN    Dli    LA    LLKTELH  17 

Et  le  char  vaporeux  de  la  reine  des  ombres 
Mon\[,e,  et  blanchil  déjà  les  bords  de  l'horizon 

(Lamartine,  L'isolement). 

Même  elfet.  Dans  les  deux  exemples  suivants  le  mouvement 
n'existe  que  dans  l'imagination  du  poète,  mais  le  procédé  et 
retîet  sont  les  mêmes  : 

Ce  sommeil  qui  d'en  haut  |  tombe  |  avec  la  rosée 

(Id.,  L'infini  dans  les  cieux). 

Et  dans  ces  noirs  sapins,  et  dans  ces  rocs  sauvages 
Qui pen\àeni  sur  tes  eaux 

(Id.,  Le  lac). 

Dans  le  dernier  cas  il  s'ag-it  d'un  petit  vers  de  six  syllabes, 
mais  il  a  deux  mesures  comme  un  hémitische  d'alexandrin,  et 
la  première  n'a  que  deux  syllabes  tandis  que  la  seconde  en  a 
quatre  :  l'effet  est  le  même. 

Souvent  la  lenteur  est  seule   en  cause  et  la  couleur  des 
voyelles  ne  joue  aucun  rôle  : 

Et  l'empereur  au  fond  |  /)a|sse  par  intervalles 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

Croit  que  c'est  une  armée,  iuA'isible  et  sans  nombre, 
Qui  fait  cette  poussière  et  ce  bruit  pour  son  ombre. 
Et  sous  l'horizon  gris  |  passe  \  éternellement 

(Id.,   Bounaherdi). 

Il  voit  ;  sur  les  Hébreux  ]  étend  \  sa  grande  main 

(Vigny,  Moïse). 

Sur  le  vaste  horizon  |  promène  \  un  long  coup  d'œil 

(Id.,  Ihid.}. 
Action  d'embrasser  lentement  l'espace. 

La  mélodie  encor  quelques  instants  |  se  traîne 

(Hugo,   Eviradnus). 
M.  Gkammo.nt.  —  Le  vers  français.  2 


18  l'alexandrin  classique 

Limbécile  Ibrahim,  sans  craindre  sa  naissance, 
Traîne,  \  exempt  de  péril,  une  éternelle  enfance 

(Racine,   Bnjnzel). 

Ici  c'est  plutôt  la  langueur  et  la  mollesse  que  la  lenteur  pro- 
prement dite.  Voir  infra,  p.  282  et  297,  ce  qui  est  dit  des 
voyelles  nasales  et  des  consonnes  nasales. 

La  lenteur,  c'est  la  durée  dans  le  temps  ;  le  même  procédé 
peut  évidemment  servir  à  exprimer  la  durée  dans  l'espace  ou 
l'étendue,  l'immensité,  une  étendue  que  l'on  ne  conçoit  tout 
entière  que  lentement,  une  hypothèse  que  l'esprit  examine  en 
l'énonçant  ou  en  la  soulevant  : 

à  son  faîte  vermeil 

Rayonne  un  diamant  |  (jros  \  comme  le  soleil 

(Hugo,  Aymerillot). 

Plus  livide  et  plus  froid  dans  son  cercueil  |  immense 
Pour  la  seconde  fois  Lazare  est  étendu 

(Musset  [Rolla). 

Puis  au  delà  des  monts  que  ses  regards  parcourent 
S'étend  \  tout  Galaad,  Ephraïm,  Manassé 

(Vigny,  Moïse). 

C'est  votre  vieille  g-arde  |  au  loin  |  jonchant  la  plaine 

(Hugo,  Napoléon  II). 

S'agenouillant  |  au   loin  |  dans  leur  robe  de  pierre 

(Musset,   Bolla). 

Dans  ces  deux  derniers  exemples  le  poète  s'attarde  légè- 
rement sur  cette  expression  «  au  loin  »  comme  s'il  considérait 
l'étendue  qu'elle  suppose. 

Dans  le  suivant  un  effet  analogue  est  produit  deux  fois  de 
suite  : 

Et  de  Chanibord  |  là-has  |  au  loin  |  les  cent  tourelles 

(Hugo,  Feuilles  cVaulomne). 


EXPRESSION    DE    LA    RAPIDITÉ  19 

Le  peuple  saint  |  en  foule  \  inondoit  les  portiques 

(Racine,  Athalie). 

La  deuxième  mesure  attire  l'attention  et  dure  le  temps  qu'il 
faut  pour  se  représenter  cette  foule* 

Hélas  !  qui  peut  savoir  pour  quelle  destinée, 

En  lui  donnant  du  pain,  |  peut-être  \  elle  était  née 

(MussKT,   Rolla). 

Le  poète  semble  examiner  en  prononçant  ce  pcut-clre  le 
changement  que  sa  supposition  réalisée  aurait  pu  produire 
dans  la  destinée  de  Marion. 

Dans  cet  autre  exemple  c'est  le  lion  qui  envisage  les  chances 
de  succès  du  sacritice  qu'il  demande  : 

Peut-être  \  il  obtiendra  la  guérison  commune 

(La  Fontaine,  VII,  1). 

Une  question  est  quelque  chose  de  très  analogue  à  une 
hypothèse  :  celui  qui  la  pose  examine  en  quelque  sorte  en 
l'énonçant  la  réponse  que  l'on  peut  y  faire  : 

Q»'e*^-|ce  que  cet  enfant?  et  que  faites-vous  là? 

(Hlgo,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Qu'es t-\ce  que  tout  cela  fait  à  Therbe  des  plaines, 
Aux  oiseaux,  à  la  fleur,  au  nuage,  aux  fontaines  ? 
Qu^est-\ce  que  tout  cela  fait  aux  arbres  des  bois, 
Que  le  peuple  ait  des  jougs  et  que  Thomme  ait  des  rois  ? 

(Hlgo,   Eviradnus). 

2°  Des  mesures  de  plus  de  trois  syllabes  expriment  la 
rapidité. 

Quelquefois  le  poète  utilise  le  rapprochement  d'une  mesure 
lente  et  d'une  mesure  rapide  pour  peindre  par  l'une  un  mou- 
vement lent  et  par  l'autre  un  mouvement  rapide  : 


20  l'alexandrin  classique 

Le  Parnasse  où,  le  soir,  las  d'un  vol  immorlel, 
Se  po\se,  et  d'où  s'envole,  \  à  Taurore,  Pégase 

(Heredia,  Sur  l'Othrys). 

La  première  mesure,  se  .po[se),  peint  un  mouvement  lent 
et  aboutissant  à  la  cessation  de  ce  mouvement  ;  la  seconde, 
ef  cfoù  s'envol{e),  exprime  au  contraire  un  élan  suivi  d'un 
mouvement  rapide. 

Mais  ce  phénomène  est  rare.  Le  plus  souvent  le  poète 
n'emploie  que  l'vine  des  deux  mesures  comme  moyen  d'expres- 
sion et  lui  sacrifie  sa  jumelle  ;  l'attention  de  l'auditeur  se 
portant  tout  entière  sur  la  mesure  expressive,  il  ne  s'aperçoit 
pas  que  l'autre  n'a  pas  la  vitesse  normale  et  ne  la  remarque 
pas  plus  c[ue  si  elle  avait  la  forme  et  l'allure  ordinaires  : 

A  travers  les  rochers  la  peur  |  les  précipite 

(Racine,   Phèdre). 

Les  deux  mots  la  peur  n'ont  ici  qu'une  importance  très 
secondaire  ;  ce  serait  «  la  douleur  »  que  l'intérêt  du  récit  ne 
serait  pas  changé.  Toute  lattention  se  porte  sur  la  course 
folle  des  chevaux  d'Hippolvte  et  l'on  remarque  surtout  les 
mots  qui  la  décrivent,  à  savoir  les  précipite.  Le  fait  que  les 
deux  syllabes  la  peur  sont  un  peu  plus  lentes  que  la  normale 
ne  leur  donne  aucune  importance  particulière  ;  c'est  la  mesure 
sacrifiée.  11  n'y  a  d'effet  que  celui  qui  est  senti  (en  général 
indistinctement)  et  qui  est  soutenu  par  l'idée  exprimée  : 

J'en|/re  :  le  peuple  fuit,  |  le  sacrilice  cesse 

(Id.,  Athalie). 

Il  accouroit,  \  un  mont  en  chemin  Tarrêta 

(La  Fontaine,  IX,  7). 

Le  vautour  s'en  alloit  le  lier,  quand  des  nues 
Fond  à  son  tour  \  un  aigle  aux  ailes  étendues 

(Id.,   IX,  2). 


EXPRESSION    DE    l/iMMENSITÉ  21 

Il  ouvre  un  large  bec,  |  laisse  tomber  \  sa  proie 

(Id.,  I,  2). 

Ce  vers  est  de  nouveau  fort  instructif  :  la  mesure  laisse  tom- 
ber peint  la  rapidité  de  la  chute  ;  mais  pourquoi  la  mesure 
précédente  un  large  hec,  qui  a  la  même  vitesse,  ne  peint-elle 
rien  d'analog'ue  ?  Parce  que  l'idée  qu'elle  exprime  ne  met  pas 
en  lumière  sa  rapidité,  parce  que  la  mesure  il  ouvre  qui  répond 
à  l'attente  du  renard  contient  le  mot  important  et  que  la 
structure  de  la  suivante  lui  est  sacrifiée. 

Ils  se  disent,  causant,  quand  les  nuits  sont  tombées, 
Que  cet  homme  si  doux,  dans  des  temps  plus  hardis. 
Fut  terrible,  et,  géant,  faisait  |  des  enjambées 
Des  tours  de  Pampelune  aux  clochers  de  Cadix 

(Hugo,  Le  Ciel  exilé). 

Ce  dernier  exemple  appelle  une  observation.  Nous  avons 
montré  plus  haut  que  l'idée  d'immensité  s'exprime  par  des 
mesures  lentes  et  nous  la  trouvons  rendue  ici  par  une  mesure 
rapide.  Il  n'y  a  pas  là  contradiction  ;  l'immensité  peut  être 
exprimée  tout  aussi  bien  par  la  lenteur  que  par  la  rapidité. 
Ce  n'est  pas  objectivement,  mais  subjectivement  que  l'on 
exprime  l'immensité  ;  c'est-à-dire  qu'en  somme  ce  que  l'on 
peint  c'est  le  mouvement  de  notre  esprit.  Il  s'agit  uniquement 
de  savoir  si  notre  esprit  embrasse  cette  immensité  lentement 
en  la  parcourant  en  quelque  sorte  d'un  bout  à  l'autre  ou  s'il 
la  saisit  d'un  coup  d'œil.  Dans  l'exemple  cité  plus  haut  : 

Puis,  au  delà  des  monts  que  ses  regards  parcourent, 
S'étend  \  tout  Galaad,  Ephraïm,  Manassé 

ce  n'est  que  successivement  que  l'esprit  du  lecteur,  comme 
Moïse  lui-même,  entrevoit  toute  cette  étendue  de  pays.  Une 
observation  analogue  s'applique  au  vers  : 

C'est  votre  vieille  garde  ]  au  loin  |  jonchant  la  plaine 


22  l'alexandrin  classioue 

et  à  quantité  d'autres.  Mais  lorsqu'il  s'ag-it  d'enjambées  qui 
vont  des  tours  de  Pampelune  aux  clochers  de  Cadix,  l'esprit 
fait  en  quelque  sorte  l'enjambée  avec  le  Gid  et  conçoit  tout 
l'espace  d'un  seul  coup. 

Le  mouvement  rapide  n'est  pas  nécessairement  physique  ; 
il  peut  être  moral  ;  il  y  a  des  bonds,  des  chutes,  des  élans 
intellectuels,  des  élans  d'admiration  ou  d'enthousiasme  : 

Mon  ai|/e  me  soulh''e  \  au  souffle  du  printemps. 

Le  vent  |  va  in  emporter  ;  |  je  vais  |  quitter  la  terre 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Dans  ces  deux  vers  le  poète  peint  trois  fois  par  le  même 
procédé  ce  mouvement  tout  imaginaire  de  la  muse,  cet  élan, 
ce  désir  irrésistible.  Quelque  lecteur  se  demandera  peut-être 
pourquoi  la  quatrième  mesure  du  premier  vers,  qui  est  égale- 
ment constituée  par  quatre  syllabes,  ne  produit  pas  un  effet 
analogue.  Bien  que  nous  tenions  à  isoler  et  à  étudier  à  part 
chaque  moyen  d'expression  nous  ne  croyons  pas  pouvoir 
attendre  jusqu'à  la  fin  du  volume  pour  calmer  cette  inquiétude. 
Nous  avons  déjà  répondu  plus  haut  :  l'idée  exprimée  ne  peut 
pas  permettre  à  un  effet  de  ce  genre  de  se  produire  ;  mais  il 
y  a  autre  chose.  Les  dilférents  procédés  que  peut  employer 
un  poète  ne  sont  pas  séparés  dans  son  vers  comme  les  livres 
rangés  sur  un  rayon  de  bibliothèque.  Il  ne  les  emploie  pas 
successivement,  mais  simultanément.  D'ordinaire  plusieurs 
concourent  à  un  même  effet  et  se  combinent  entre  eux  de 
différentes  manières,  pour  rendre  les  nuances  de  la  pensée  de 
l'auteur.  Dans  tous  les  exemples,  sauf  un,  où  nous  venons  de 
signaler  des  mesures  exprimant  la  rapidité,  il  y  a  un  vocalisme 
particulier  qui  donne  l'impression  de  la  légèreté  (cf.  p.  251 
à  253)  :  toutes  les  voyelles  toniques  et  parfois  en  outre 
quelques  voyelles  atones  sont  des  voyelles  claires.  Gomme 
l'idée  de  rapidité  et  celle  de  légèreté  sont  le  plus  souvent 
associées,  ce  vocalisme  avertit  de  la  pensée  intime  de  l'auteur. 
Rien   de   semblable  dans   la  voyelle   tonique   de  printemps. 


EXPRESSION    DE    l'ADMIRATION  23 

Mais  pourquoi  dans  l'un  des  exemples  cités  ne  trouvons-nous 
pas  de  voyelles  toniques  claires  ?  C'est  que  l'idée  de  légèreté 
n'est  pas  dans  l'esprit  du  poète  à  cet  endroit  : 

...Quand  des  nues 
Fond  à  son  tour  \  un  aigle  aux  ailes  étendues. 

Dans  ce  récit  il  se  place  au  point  de  vue  du  pauvre  pigeon, 
fait  corps  avec  lui  et  se  met  en  communication  avec  son  âme. 
Or  ce  qui  frappe  le  malheureux  oiseau  ce  nest  pas  la  légèreté, 
c'est  la  rapidité  de  la  chute  et  la  sombre  rnensice  de  mort 
qu'elle  est  pour  lui  ;  rapidité  peinte  par  le  rythme,  idée 
sombre  exprimée  par  le  vocalisme  (cf.  p.  280).  On  le  voit 
par  ces  observations,  où  quelques-uns  ne  trouveront  que  des 
subtilités,  nos  remarques  portent  sur  des  questions  tellement 
ténues  et  délicates,  qu'elles  ne  sauraient,  si  méthodiques 
soient-elles,  être  utiles  qu'à  ceux  qui  sont  aptes  à  saisir  les 
moindres  nuances  de  la  poésie,  —  nous  allions  dire,  à  ceux 
qui  n'en  ont  pas  besoin.. 

Que  vous  êtes  joli  !  |  que  vous  me  senihlez  \  beau  ! 

(La  Fontaine,  I,  2). 

Les  trois  premières  mesures  ont  même  vocalisme  :  voyelle 
tonique  claire,  mais  c'est  seulement  dans  la  troisième  que 
l'admiration  devient  par  l'accroissement  de  vitesse  un  élan, 
comme  un  bond  qui  aboutit  à  la  contemplation  lente  et  recueil- 
lie peinte  par  la  quatrième  mesure. 

Un  caprice  étant  quelque  chose  d'instantané,  d'inconsidéré, 
se  manifestera  aussi  par  un  mouvement  rapide  : 

Entre  dans  un  ciron,  ou  dans  telle  autre  bête 
Qu'il  plaît  au  Sort  :  |  c'est  là  l'un  des  points  de  leur  loi 

(Id.,  IX,  7). 

Es-tu  né  pour  ma  fille?  —  Hélas  !  non;  car  le  vent 
Me  chasse  |  à  son  plaisir  \  de  contrée  en  contrée 

(Id.,  Ihid.). 


24  l'alexandrin  classique 

Dans  le  premier  exemple  c'est  le  caprice  du  sort,  ici  celui  du 
vent. 

3°  Tous  les  vers  ne  sont  pas  descriptifs  et  l'on  n'a  pas  seu- 
lement des  mouvements  à  peindre.  La  lenteur  ou  la  rapidité 
des  éléments  rythmiques  sont  employées  à  des  usages  variés. 
Chacun  sait  que,  dans  la  conversation  ordinaire,  lorsqu'on 
veut  insister  sur  un  mot,  le  mettre  particulièrement  en  relief, 
on  le  détache  du  reste  de  la  phrase  soit  par  une  intonation 
spéciale  ou  une  accentuation  plus  forte,  soit  par  une  pronon- 
ciation plus  lente.  Or  dans  un  vers  une  mesure  qui  contient 
moins  de  trois  syllabes  se  prononce  plus  lentement  que  la 
normale,  on  s'attarde  sur  les  mots  qui  la  constituent;  ce 
ralentissement  est  donc  tout  indiqué  pour  faire  ressortir  un 
mot  essentiel,  celui  qui  résume  une  tirade  ou  une  idée  : 

Je  regardais  d'en  haut  cette  herbe;  en  comparant, 
Je  méprisais  linsecte  et  je  me  trouvais  |  grand 

(Lamartine,  L'infini  dans  les  deux). 

On  le  voyait  le  soir,  devant  l'Académie, 
Poser  sa  large  main  sur  sa  tête  blanchie, 
A  Tombre  du  smilax  et  du  peuplier  blanc. 
Le  siècle  qui  Ta  \u  s'en  est  appelé  |  grand 

(Musset,  La  loi  sur  la  presse). 

Noter  que  dans  lavant-dernier  vers,  aucun  effet  n'étant  appelé 
par  le  sens,  peuplier  blanc  n'est  qu'un  mot  métrique,  avec  un 
accent  secondaire  sur  peu-. 

Le  fabricateur  souverain 
Nous  créa  besaciers  |  tous  \  de  même  manière 

(La  Fontaine,  I,  7). 

Il  a  tué  les  lois  et  le  g'ouvernement, 

La  justice,  l'honneur,  |  tout,  |  jusqu'à  l'espérance 

(Hugo,  Chûtimenls). 


EXPRESSION    DE    l/lNSlSTANCE  25 

Fier  de  votre  valeur,  |  tou(,  \  si  je  vous  en  crois, 
Doit  marcher,  doit  fléchir,  doit  trembler  sous  vos  lois 

(Racine,  Iphigénie). 

Regrettez-vous  le  temps  où  nos  vieilles  romances 
Ouvraient  leurs  ailes  d'or  vers  leur  monde  enchanté  ; 
Où  tous  nos  monuments  et  toutes  nos  croyances 
Portaient  le  manteau  blanc  de  leur  virginité; 
Où,  sous  la  main  du  Christ,  |  tout  \  venait  de  renaître? 

(Musset,  Bolla). 

Qui  lirait  «  tout  venait  \  de  renaître  »  ferait  un  contresens. 

Du  plus  pur  de  ton  sang  tu  Tavais  rajeunie; 

Jésus,  ce  que  tu  fis,  |  qui  jamais  |  le  fera? 

Nous,  vieillards  nés  d'hier,  |  qui  \  nous  rajeunira  ? 

(Id.,  Ihid.). 

L'opposition  de  la  mesure  «  qui  jamais  »  avec  la  mesure 
«  qui  »  montre  nettement  par  quel  moyen  le  poète  concentre 
dans  le  dernier  vers  toute  l'énergie  de  son  développement. 

Même  \  il  avoit  perdu  sa  queue  à  la  bataille 

(La  Fontaine,  IH,  18). 

On  s'endormait  |  dix  mille ^  |  on  se  réveillait  |  cent 

(Hugo,  Vexpi<aiion). 

Et  comptez-vous  pour  rien  |  Dieu  \  qui  combat  pour  nous  ? 
Dieu  I  qui  de  l'orphelin  protège  l'innocence? 

(Racine,  Athalie). 

Jéhu,  le  fier  Jéhu,  |  lrem\h\e  dans  Samarie 

(Id.,  Ihid.). 

C'est  le  dernier  ennemi  qu'Athalie  a  eu  à  combattre,  c'était 
peut-être  le  plus  redoutable,  et  en  montrant  que  maintenant 
il  tremble,  elle  résume  toutes  ses  victoires  et  fait  comprendre 
par  ce  seul  mot  toute  l'étendue  de  sa  puissance. 


26  l'alexandrin  classique 

Que  vous  pourriez  le  soir  amener  dans  mes  grottes 
La  Vénus  avec  qui  |  fous  \  vous  vous  mariez 

(Hugo,  Le  Géant,  aux  dieux). 

Ce  mot  tous  ainsi  placé  résume  et  accentue  de  la  façon  la  plus 
nette  l'ironie  insultante  du  Géant. 

Ici  I  l'on  te  retient,  |  Jk-has  \  on  te  désire. 
Fille,  épouse,  ange,  enfant,  fais  ton  double  devoir. 
Donne-nous  un  regret,  donne-leur  un  espoir. 
Sors  I  avec  une  larme  !  |  entre  \  avec  un  sourire  ! 

(Id.,  Contemplations). 

Ten  I  dre  pour  son  enfant,  |  dur  \  pour  l'enfant  d'une  autre 

(lu..  Petit  Paul). 

Dans  un  si  grand  revers  que  vous  reste-t-il  ?  ]    —  Moi 

(Corneille,  Médée). 

Je  connois  l'assassin.  —  Et  qui,  Mada|me?  —  Vous 

(Racine,  Britannicus,  V,  6). 

Saints  du  ciel  !  ce  repaire 

Est-il  donc  si  profond,  si  sourd  et  si  perdu, 

Qu'il  n'ait  entendu  |  rien?  \  —  Je  n'ai  rien  entendu 

(Hugo,  llernani). 

Que  je  meure  au  combat,  ou  meure  de  tristesse. 
Je  rendrai  mon  sang  |  pur  \  comme  je  l'ai  reçu 

(Corneille,  Le  Cid). 

Un  roi  qu'on  avilit  |  tombe;  \  on  le  destitue. 

Bien  \  quand  on  le  méprise  |  et  mal  \  quand  on  le  tue 

(Hugo,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Lynx  I  envers  nos  pareils,  |  et  tau\pes  envers  nous. 
Nous  nous  pardonnons  |  tout,  \  et  rien  \  aux  autres  hommes 

(La  Fontaine,  I,  7). 


EXPRESvSION    DE    l'iNSISTANCE  27 

Est-ce  le  châ liment  cette  l'ois,  Dieu  sévère  ?  — 
Alors  parmi  les  cris,  les  rumeurs,  le  canon, 
Il  entendit  la  voix  qui  lui  répondait  |  :  Non! 

(Hugo,  L'expiation). 

Veii  I  ve  du  jeune  Crasse,  |  et  veu  \  ve  de  Pompée, 
Fi  I  lie  de  Scipion,  et,  pour  dire  encor  plus, 
Bornai  \  ne,  mon  courage  est  encore  au-dessus 

(Corneille,  Pompée). 

Votre  fille  me  plut,  je  prétendis  lui  plaire; 
Elle  est  de  mes  serments  |  sewlle  dépositaire 

(Racine,  Iphigénie), 

Mais  vous  qui  me  parlez  d'une  voix  menaçante. 
Oubliez-vous  ici  |  qui  \  vous  interrogez? 

(Id.,  Ihid.). 

Il  a  couru  sur  vous,  mon  fils,  des  bruits  étranges; 

Je  veux  les  ignorer;  votre  fidélité, 

Si  vous  fûtes  un  jour  |  faible^  \  a  tout  racheté 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Peut-être  il  obtiendra  la  guérison  |  commune 

(La  Fontaine,  Vil,  1). 

Commune  est  un  mot  d'importance  capitale  dans  le  discours 
du  lion  ;  si  le  sacrifice  ne  devait  procurer  que  la  g-uérison  de 
quelques-uns,  on   ne  pourrait  pas  y  intéresser  tout  le  monde. 

Ma  funeste  amitié  |  pèse  \  à  tous  mes  amis 

(Racine,  Mithridaté). 

Phè\àve  depuis  longtemps  ne  craint  plus  de  rivale 

(Id.,  Phèdre  y  vers  26). 

Pourquoi  ce  mot  Phèdre  a-t-il  ici  tant  de  relief?  parce  que 
c'est  la  première  fois  qu'on  la  nomme  et  qu'elle  est  l'héroïne 
de  la  pièce. 


28  l'alexandrin  classique 

Oui,  c'est  Joas  ;  je  cherche  |  en  vaui  \  à  me  tromper 

(Id.,  Alhalie). 

Je  m'en  retournerai  |  seule  \  et  désespérée 

(Id.,  Iphigénie). 

Ce  roi,  fils  de  David,  |  oh  |  le  chercherons-nous  ? 

(Id.,  Alhalie). 

Nous  empruntons  maintenant  plusieurs  exemples  à  une 
même  pièce,  et  nous  agirons  souvent  ainsi  au  cours  de  cet 
ouvrage,  parce  que  c'est  le  meilleur  moyen  de  montrer  que 
les  elfets  que  nous  signalons  ne  sont  pas  une  vaine  apparence 
résultant  d'un  choix  arbitraire,  mais  que  le  poète,  puisqu'il 
les  reprend  plusieurs  fois  dans  des  situations  analogues,  les  a 
sentis  comme  nous,  et,  ne  les  ayant  pas  écartés,  les  a  voulus  : 

Et  comme  il  s'asseyait,  il  vit  dans  les  cieux  mornes 
Vœil  1  à  la  même  place  au  fond  de  l'horizon... 

Et  lui  restait  lugubre  et  hagard.  —  0  mon  père  ! 
L'œil  1  a-t-il  disparu,  dit  en  tremblant  Tsilla... 

Et  Gain  dit  :  —  |  Cet  œil  \  me  regarde  toujours  !... 
Rien  |  ne  me  verra  plus,  je  ne  verrai  plus  (  rien... 

Vœil  I  était  dans  la  tombe  et  regardait  Gain 

(Hugo,  La  Conscience). 

Qu'on  ne  vienne  pas  nous  objecter  que  le  mot  œil  ou  le  mot 
rien  étant  un  monosyllabe  amenait  forcément  des  mesures 
monosyllabiques;  si  ce  monosyllabisme  avait  gêné  le  poète 
rien  n'était  plus  aisé  pour  lui  que  de  faire  précéder  ce  substan- 
tif de  deux  proclitiques,  pronoms,  prépositions,  conjonctions, 
etc.. 

La  pièce  de  Hugo  intitulée  Première  rencontre  du  Christ 
avec  le  tombeau  n'est  pas  beaucoup  plus  longue  que  La  Con- 
science :  nous  lui  emprunterons  aussi  plusieurs  exemples  très 
remarquables  : 


MISE    EN    RELIEF  29 

Puis  il  siulcrrompil,  et  dit  à  ses  disciples  :  • 

—  Lazare,  notre  ami,  |  dort;  \  je  vais  réveiller. 

Eux  dirent  :  —  Nous  irons,  |  maître,  \  où  tu  veux  aller. 

Dort,  c'est  la  parole  capitale  qui  annonce  ce  qui  va  arriver  : 
Jésus  sait  qu'il  dort,  les  autres  croient  qu'il  est  mort.  Maître 
ainsi  placé  et  constituant  à  lui  seul  une  mesure  exprime  toute 
l'admiration  et  toute  la  foi  des  disciples.  Il  a  une  valeur 
analogue  dans  la  bouche  de  Marthe  au  dernier  des  trois  vers 
suivants  : 

Quand  Jésus  arriva,  Marthe  vint  la  première, 
Et  tombant  à  ses  pieds,  s'écria  tout  d'abord  : 

—  Si  nous  t'avions  eu,  |  maître,  \  il  ne  serait  pas  mort. 

On  rencontre  le  mot  mère  à  une  place  équivalente,  avec  la 
même  valeur  et  la  même  expression  admirative  et  confiante, 
dans  ce  vers  de  La  Fontaine  (IV,  22)  : 

Il  a  dit  ses  parents,  |  mè^ve  !  c'est  à  cette  heure... 

Trois  vers  plus  loin  dans  la  même  pièce  de  Hugo  nous  retrou- 
vons le  même  mot  maître  en  relief  : 

Puis  reprit  en  pleurant  :  —  Mais  il  a  rendu  l'âme. 

Tu  viens  trop  tard.  Jésus  lui  dit  :  Qu'en  sais-tu,  femme? 

Le  moissonneur  |  est  seul  \  maî|tre  de  la  moisson. 

L'idée  n'est  plus  la  même,  mais  l'importance  du  mot  n'est 
pas  moindre  et  elle  a  pour  effet  d'annoncer  qu'il  va  se  passer 
quelque  chose  d'extraordinaire.  Plus  loin  encore  on  lit  les 
vers  suivants  : 

Jésus  dit  :  —  Déliez  cet  homme,  et  qu'il  s'en  aille. 
Ceux  qui  virent  cela  |  cri/|rent  en  Jésus-Christ, 

où  le  mot  crurent  doit  son  importance  k  ce  qu'il  marque  une 


30  l'alexandrin  classique 

conclusion    et    oppose    la    conduite    de   la    foule  à   celle  des 
prêtres. 

Voici  pour  terminer  un  passage  plus  étendu  et  plus  suivi. 
Après  les  explications  données  dans  ce  chapitre  tout  commen- 
taire est  inutile  : 

Pauvreté  !  Pauvreté  !  |  cesl  loi  \  la  courtisane. 

C'est  toi  I  qui  dans  ce  lit  as  poussé  cet  enfant 

Que  la  Grèce  eût  jeté  sur  Tautel  de  Diane. 

Regarde;  \  —  elle  a  prié  |  ce  soir  |  en  s'endormant... 

Prié  !  I  — •  Qui  donc,  grand  Dieu  !  |  C'est  toi  \  qu'en  cette  vie 

//  faut  I  qu'à  deux  genoux  elle  conjure  |  et  prie; 

C'est  toi  \  qui,  chuchotant  dans  le  souffle  du  vent, 

Au  milieu  des  sanglots  d'une  insomnie  |  arrière, 

Es  venue  un  beau  soir  murmurer  à  sa  mère  : 

((  Ta  fille  est  belle  |  et  vierge,  \  et  tout  cela  |  se  vendl  » 

Pour  aller  au  sabbat,  |  c'est  toi  |  qui  l'as  lavée. 

Gomme  on  lave  les  morts  pour  les  mettre  au  tombeau; 

C'est  loi  I  qui,  cette  nuit,  quand  elle  est  arrivée, 

Aux  lueurs  des  éclairs,  |  courais  |  sous  son  manteau  ! 

Hélas!  I  qui  peut  savoir  |  pour  quelle  destinée. 

En  lui  donnant  |  du  pain,  |  peut-être  \  elle  était  née? 

Pauvre  fille  !  à  quinze  ans  |  ses  sens  \  dormaient  encore; 
Son  nom  \  était  Marie,  et  non  pas  Marion. 

(Musset,  Rolla). 

On  trouverait  sans  peine  dans  les  œuvres  de  chacun  de  nos 
grands  poètes  quantité  de  pages  qui  se  prêtent  d'un  bout  à 
l'autre  à  une  pareille  dissection.  Mais  il  ne  serait  pas  moins 
aisé  de  recueillir  chez  les  mêmes  poètes  nombre  de  vers  plus 
ou  moins  isolés,  dans  lesquels  apparaissent  des  mesures  de 
deux  ou  de  quatre  syllabes,  même  de  une  ou  de  cinq,  sans 
qu'il  soit  possible  d'y  découvrir  ni  licite  d'y  chercher  la 
moindre  intention  de  la  part  de  l'auteur.  En  voici  quelques 
exemples  : 

Oîi  Vénus  Astarté,  |  fi\[\e  de  l'onde  amère 

(Id.,  Ihid.). 


tl 


LE    REJET 

Tout  moyen  d'expression  consiste  essentiellement  en  un 
contraste  qui  éveille  l'attention.  Mais  il  y  a  deux  points  que 
l'on  ne  doit  jamais  oublier.  C'est  d'abord  que  le  poète  emploie 
souvent  plusieurs  moyens  d'expression  en  même  temps  pour 
concourir  à  un  même  but.  Ainsi  on  a  vu  plus  haut  des  elîets 
produits  à  la  fois  par  le  ralentissement  ou  l'accélération  de 
l'allure  et  le  vocalisme  (p.  16,  21,  22,  23),  Ailleurs,  comme 
dans  ce  passage  de  V,  Hugo  (Le  Détroit  de  CEuripe),  c'est  le 
ralentissement  de  la  mesure  et  en  même  temps  la  position 
des  mots  dans  le  vers  : 

Les  deux  mille  vaisseaux  qu'on  voit  à  l'horizon 

Ne  me  l'ont  pas  peur.  1  .rai  \  nos  quatre  cents  g-alères, 

L'onde,  l'ombre,  l'écueil,  le  vent  el  nos  colères. 

Le  mot  «  J'ai  »  constitue  une  mesure  lente,  et  cela  sufïît 
pour  le  mettre  en  évidence,  mais  ce  qui  contribue  surtout  à 
le  faire  ressortir  c'est  qu'il  est  placé  entre  la  lin  dune  phrase 
qui  cesse  brusquement  dans  le  corps  même  de  l'hémistiche, 
et  la  coupe  fixe  du  milieu  du  vers. 

Le  second  point,  qui  est  d'une  importance  capitale,  c'est 
que  l'attention  mise  en  éveil  par  les  moyens  dexpression  se 
porte  sur  ce  qui  le  mérite.  Dans  le  dernier  exemple  Thémis- 
tocle  déclare  que  les  deux  mille  vaisseaux  des  Perses  ne  lui 
font  pas  peur;  pourquoi?  parce  qu'il  a  quelque  chose  qui  le 
rassure.  Le  mot  par  lequel  il  l'annonce  et  qui  est  destiné  à 
faire  impression  sur  les  auditeurs,  arrive  violent,  insistant 
quoique  bref,  détaché  par  les  deux  coupes  qui  l'entourent,  et 
il  excite  l'attention  avec  autant  de  puissance  qu'il  est  pos- 
M.  Grammont. — Le  vers  français .  3 


34 


I.E    P.E.IF.T 


sible.  Mais  sui-  quoi  s'apjjlique  ti'tle  attention?  Essentielle 
ment  sur  ce  qui  suit.  Ce  qui  importe  n'est  pas  ((  J'ai  »,  car 
Thémistocle  pourrait  dire  par  exemple  :  «  J'ai  tous  mes  biens 
à  labri  ».  Ce  «  J'ai  »,  c'est  le  coup  de  poing-  qu'emploient 
certains  orateurs  pour  forcer  leur  auditoire  à  les  écouter,  et 
l'attention  ainsi  mise  en  éveil  se  soutient  tant  qu'elle  trouve 
une  matière  dig-ne  d'elle,  c'est-à-dire  ici  tant  ([ue  dure  1  énu- 
mération  des  ressources  sur  lesquelles  tous  les  Grecs  peuvent 
compter  : 

.  .  .  J"ai  j  nos  quatre  cents  galères. 
L'onde,  l'ombre,  l'écueil,  le  vent  et  nos  colères. 

Dans  l'exemple  de  Napoléon  II  : 

C'est  votre  vieille  j.;arcle  1  au  loin  (  jonchant  la  plaine, 

la  mesure  lente  «  au  loin  »  donne  le  temps  d'envisager 
une  immense  étendue  de  terrain,  et  surtout  de  se  demander  ce 
que  la  vieille  garde  fait  au  loin  ;  l'attention  reste  soutenue 
tant  que  durent  les  mots  ([ui  donnent  la  réponse  à  cette  ques- 
tion. 

Dans  les  trois  vers  de  Pompée,  p.  27,  il  importe  peu  que 
Cornélie  soit  <(  veuve  »,  même  deux  fois,  mais  ce  qui  frappe, 
c'est  qu'elle  l'est  «  du  jeune  Crasse  »,  c'est  qu'elle  l'est  «  de 
Pompée  »,  c'est  qu'elle  est  fille  «  de  Scipion  ».  Seule,  au 
troisième  vers,  la  mesure  lente  «  Romaine  »  g-arde  pour  elle- 
même  toute  l'attention  qu'elle  suscite,  attention  qui  avait  déjà 
été  préparée  parce  que  le  vers  précédent  avait  fini  avant  (jue 
la  phrase  fût  terminée.  La  pause  qui  suit  ce  vers  détache  la 
fin  de  la  proposition  et  la  met  en  évidence.  Il  y  a  quelque 
chose  d'analogue  dans  l'exemple  du  Détroit  de  VEuripc  :  la 
phrase,  à  peine  commencée  et  annoncée  à  g-rand  fracas  par  le 
mot  «  J'ai  »,  se  heurte  à  la  coupe  fixe  du  milieu  du  vers  ; 
c'est  un  obstacle  qui  l'arrête  ou  la  fait  hésiter  et  qu'elle  doit 
franchir  avant  de  poursuivre  sa  marche  régulière.  Dans  les 
deux  cas  il  y  a  enjambement  ou  rejet. 


DKFINÎTIONS  35 

Le  rejet  est  un  effet  de  contraste  produit  par  le  fait  que  la 
phrase  syntaxique  ne  cadre  pas  avec  le  mètre.  Il  y  a  discor- 
dance entre  les  deux.  Quand  le  mètre  est  fini,  la  phrase  ne 
l'est  pas  et  déborde  en  partie  sur  le  mètre  suivant  ;  ou  bien  la 
phrase  est  terminée  avant  que  le  mètre  le  soit,  et  alors  une 
nouvelle  phrase  commence  avec  la  fin  d  un  mètre  pour  se 
dérouler  dans  le  suivant. 

Dans  le  premier  cas  on  dit  qu'il  y  a  rejet,  dans  le  second 
qu'il  y  a  contre-rejet. 

Certains  ont  essayé  d'établir  des  distinctions  subtiles  entre 
le  rejet  et  l'enjambement.  En  réalité  c'est  une  seule  et  même 
chose  ;  il  y  a  rejet  lorsqu  une  partie  de  la  phrase  grammati- 
cale est  rejetée  sur  le  vers  suivant,  et  1  on  peut  dire  dans  le 
même  cas  qu'il  y  a  enjambement  parce  que  la  phrase  gram- 
maticale enjambe  sur  le  vers  suivant. 

Qu'est-ce  qui  résulte  de  cette  discordance  entre  la  syntaxe 
et  le  mètre  au  point  de  vue  de  la  diction  ?  Doit-on  dire  la  pro- 
position d'un  trait,  comme  font  la  plupart  de  nos  acteurs,  jus- 
qu'à ce  qu'elle  soit  terminée?  Jamais.  G  est  par  une  véritable 
aberration  qu'on  enseigne  aux  comédiens  à  dire  les  vers 
comme  de  la  prose;  le  maître  de  philosophie  de  M.  Jourdain 
savait  déjà  que  les  vers  ne  sont  pas  de  la  prose,  et  l'on  n'au- 
rait pas  dû  laisser  perdre  son  enseignement.  Quand  il  y  a 
conflit  entre  le  mètre  et  la  syntaxe,  c'est  toujours  le  mètre 
qui  l'emporte,  et  la  phrase  doit  se  plier  à  ses  exigences.  Tout 
vers,  sans  aucune  exception  possible,  est  suivi  d'une  pause 
plus  ou  moins  longue.  Si  le  sens  finit  avec  le  vers,  on  laisse 
tomber  la  voix  avec  la  dernière  syllabe  : 

Tout  à  coup  la  nuit  vint  et  lajune  apparut. 

Si  l'on  maintient  la  voix  haute  et  intense  sur  la  dernière 
syllabe,  on  suscite  ainsi  l'attente  de  l'auditeur  qui  comprend 
que  la  phrase  n'est  pas  finie.  La  pause  qui  vient  après,  et 
qu'il  n'y  a  pas  à  craindre  de  prolonger,  rend  cette  attente 
plus  pressante  ;  aussi  les  mots  qui  suivent  et  sur  lesquels 
cette   attente  se   repose,  ont  le  maximum  de  relief  : 


l38  t\:    RKIET 

Tout  à  coup  la  nuil  vint  el  la  lune  apparut  || 

Sanglante. 

(Hugo,  Les  châtiments). 

La  voix,  qui  était  haute  avant  la  pause,  devient  plus  grave 
pour  le  rejet. 

En  résumé  il  y  a  donc  contraste  entre  le  mètre  et  la  syn- 
taxe, contraste  entre  cette  fin  de  vers  qui  est  haute  et  les 
autres  qui  sont  basses,  contraste  entre  l'intonation  (hauteur 
musicale  de  la  voix)  de  la  fin  de  vers  et  celle  du  commence- 
ment du  vers  suivant.  Au  surplus  ces  efîets  de  pause  et  de 
diction  ne  sont  pas  étrangers  à  la  prose  :  o  Ayant  terrassé 
son  adversaire,  il  Tétouffa  de  ses  mains  vigoureuses,  puis  il 
se  releva  ».  Chute  de  la  voix  avec  «  leleva  »  ;  mais  si  le  texte 
donne  :  «.  puis  il  se  releva...  souriant  »,  la  voix  restera  haute 
sur  ((  releva  »,  et  se  suspendra  un  instant  pour  reprendre 
plus  g'rave  avec  «  souriant  ".  Mais  TefTet  sera  toujours  plus 
considérable  en  vers  parce  qu'il  y  a  en  outre  le  contraste 
entre  le  mètre  et  la  syntaxe. 

La  Harpe,  digne  précurseur  de  nos  critiques  modernes  qui 
ont  enseigné  aux  acteurs  à  éviter  de  laisser  sentir  les  fins  de 
vers,  prétendait  que  nos  vers  ne  peuvent  pas  enjamber  parce 
qu'ils  riment.  Au  contraire  ;  la  rime  marque  la  fin  du  vers,  et 
plus  cette  fin  sera  marquée,  plus  le  rejet  sera  possible  et  sen- 
sible. La  Harpe  ne  pouvait  pas  prévoir  tout  le  parti  que  1  on 
tirerait  au  xix*^  siècle  de  l'enjambement,  mais  il  aurait  pu 
savoir  que  chez  les  Grecs  et  les  Latins  on  n'avait  pu  enjam- 
ber que  parce  que  les  fins  de  vers  étaient  toujours  très  nettes, 
et  il  aurait  dii  sentir  les  rejets  si  artistiques  que  l'on  ren- 
contre chez  nos  poètes  du  xv!!*"  siècle.  En  voici  quelques- 
uns  : 

Mais  tout  n'est  pas  détruit,  et  vous  en  laissez  vivre 
Un...  ^'oire  tils,  seigneur,  me  détend  de  poursuivre 

(Racine.  Phèdre  . 

Voici  en  quels  termes  la  vache  se  plaint,  dans  Lliomme  et 


REJKTS    Di:    XVll*    SII-.CLf:  37 

in.  couleuvre,  de  la  méchanceté  et  de  1  ingratitude  de  l'homme  : 

Enlin  me  voilà  vieille;  il  me  laisse  en  un  coin 
Sans  herbe  :  s'il  vouloil  encor  me  laisser  paître  ! 
Mais  je  suis  attachée;  et  si  j'eusse  eu  pour  maître 
Hn  serpent,  eût-il  su  jamais  pousser  si  loin 
LincfraliUide?  Adieu  :  j  ai  dit  (;e  que  je  pense 

(La  FoNTAiNii,  X,  -2). 

Mais  après  certain  temps  soutirez  qu  on  vous  propose 
l^  n  époux  beau,  bien  fait,  jeune  et  tout  autre  chose 
Que  le  défunt.  Ah  !  dit-elle  aussitôt, 
Un  cloître  est  l'époux  qu'il  me  faut. 

(Id.,  VI,  -21). 

Morne  il  m'est  arri\é  quelquefois  de  manger 
Le  berger 

(Id.,  VII,  t). 

La  femme  est  toujours  femme,  et  ne  sera  jamais 
Que  femme,  tant  qu'entier  le  monde  durera 

(MoLiîiRii,  Le  dépit  nmoureux). 

Au  XIX'"  siècle  les  exemples  sont  extrêmement  nombreux. 
Quelques-uns  nous  sufïîront  : 

Devant  cette  impassible  et  morne  chevauchée, 
L  âme  tremble  et  se  sent  des  spectres  approchée, 
Comme  si  l'on  voyait  la  halte  des  marcheurs 
Mystérieux  que  l'aube  ellace  en  ses  blancheurs 

(Hugo,  Lviradnus). 

lit  nous  ne  savons  plus  ce  que  nous  avons  l'ail 
/Je  notre  àme,  l'ayant  derrière  nous  laissée 
Au  hasard. 

(In.,   Toute  la  lyre). 


Le  crédit  mobilier  est  une  bonne  affaire 
Pour  les  banques. 


Id.,  Années  funestes) 


38  LE    REJET 

Un  (les  enfants  revint  apportant  un  pavé 
Pesant,  mais  pour  le  mal  aisément  soulevé 

(lu..  Le  crupuud). 

Les  balles  sacharnaient,  et   son  puissant  dédain 
Souriail  ;  il  levait  son  sabre  nu...  —  Soudain 

I  lu. ,  Jean  Chouan. 

Comme  ils  parlaient,  la  nue  éclatante  et  profonde 
S'enlr  ouvrit,  et  Ion  vit  se  dresser  sur  le  monde 

(Id.,  Napoléon  II). 

C'est  le  sceau  de  TÉlat.  —  Oui,  le  grand  sceau  de  cire 
Bouffe. 

(Id.,  Marion  de  Lornie,. 

Il  nest  pas  hors  de  propos  de  rappeler  qu'ici  le  mot 
«  rouge  »  évoque  l'idée  du  sang-  qui  sera  versé  par  les  ordres 
du  cardinal  et  que  la  pièce  se  termine  par  ce  vers  : 

Regardez  tous  1  voilà  lliomme  rouge  qui  passe. 

Sans  le  rejet  il  n'y  aurait  pas  d  évocation. 

Nous  terminerons  par  un  exemple  cVIIernani  qui  a  fait 
couler  beaucoup  dencre.  On  a  dit  que  dans  ce  cas  du  moins 
le  rejet  n'était  justifiable  par  rien,  que  dans  cette  pièce  qui 
était  en  quelque  sorte  le  manifeste  du  romantisme,  ^^  Hugo 
avait  voulu  dès  le  second  vers  étonner  le  spectateur,  et  lui 
faire  comprendre  que  l'on  allait  violer  toutes  les  règles,  même 
sans  motif,  pour  le  simple  plaisir.  Voici  le  début  de  la  pièce 
avec  l'indication  des  jeux  de  scène  : 

On  frappe  à  une  petite  porte  dérobée  à  droite.  Elle  écoule. 
On  frappe  un  second  coup. 

Serait-ce  déjà  lui  ? 

Un  nouveau  coup. 

C'est  bien  à  Tescalier 
Dérobe. 


RIME    ET    ENJAMBEMENT  39 

f'n  fjua/rièrnc  coup. 
Vite  ouvrons... 

La  duègne  attend  llernaiii,  (|ui  doit  venir  par  lescalier 
dérobé  ;  si  c'est  à  la  porte  du  grand  escalier  que  l'on  frappe, 
ce  n'est  pas  lui  :  elle  écoute  donc  avec  attention  pour  se 
rendre  compte  si  c'est  bien  à  l'escalier  dérobé  que  Ion 
frappe  ;  elle  est  un  peu  surprise,  car  elle  n  attendait  pas  le 
visiteur  si  tôt  :  mais  au  troisième  couj)  elle  est  bien  certaine 
que  c'est  à  1  escalier  dérobé,  et  elle  s'empresse  d'aller  ouvrir, 
pendant  que  l'on  frappe  un  quatrième  coup.  Le  mot  «  dérobé  » 
a  donc  ici  une  importance  capitale  et  mérite  bien  le  relief  que 
lui  donne  sa  position  en  rejet.  V.  Hugo  était  trop  artiste  pour 
sacrifier  la  facture  d'un  vers  à  des  questions  de  polémique,  et 
dès  l'époque  d'Hernani  il  était  trop  maître  de  son  art  pour  ne 
pas  donner  à  son  vers  la  forme  qu'il  jugeait  la  plus  propre  à 
rendre  les  nuances  de  son  idée. 

Loin  que  la  rime  nuise  à  ces  enjambements,  elle  leur  four- 
nit un  appui  qui  n'est  pas  à  dédaigner.  Les  romantiques  l'ont 
si  bien  compris  que  c'est  le  jour  où  ils  se  donnèrent  pleine 
liberté  pour  l'emploi  de  l'enjambement,  qu'ils  éprouvèrent  le 
besoin  de  renforcer  leurs  rimes  et  réclamèrent  la  rime  riche  '. 

Puisque  la  pause  qui  suit  le  vers  contribue  à  mettre  en 
relief  le  rejet  en  le  détachant  de  ce  qui  précède,  il  va  de  soi 
que  si  la  syntaxe  comporte  k  cette  place  une  coupure  qui  faci- 
lite la  pause,  l'effet  de  ce  dernier    n'en  est  nullement  alfaibli. 

1.  (l'est  ce  que  n"oiit  pas  vu  les  décMclents.  E.  Raynaud  écrivait  dans 
Le  décadent  du  l"^'-!")  janvier  1888  :  «  Les  sectaires  de  la  rime  riclie  oui 
été  dans  la  nécessité  d'à  huser  des  rejets  et  de  lenjambement  afin  qu'elle 
se  fit  moins  sentir.  Aussi  voyez  cette  anomalie  ;  les  mêmes  gens  qui  ont 
tout  fait  pour  rendre  la  rime  distinguée  ont  également  tout  fait  pour 
qu'on  ne  la  distinguât  point  n.  Au  surplus  il  est  très  clair  pour  qui  con- 
naît bien  1  école  décadente  et  les  autres  écoles  analogues,  que  la  princi- 
pale raison  qui  a  fait  éprouver  à  leurs  adeptes  un  besoin  si  impérieux  de 
renoncer  à  la  versification  de  leurs  devanciers,  c'est  que,  faute  d'une 
culture  littéraire  sutlisante,  ils  n'en  saisissaient  ni  les  nuances,  ni  les 
effets,  ni  la  variété,  et  qu'en  un  mot  ils  ne  la  comprenaient  pas. 


iO  LE    REJET 

En  voici  quelques  cas  : 

D'un  érable  noueux  il  va  fendre  sa  tête. 
Lorsque  le  lils  cVEgée,  invincible,  sanglant, 
L'aperçoit,  à  l'autel  prend  un  chêne  brùlanl, 
Sur  sa  croupe  indomptée,  avec  un  cri  terrible. 
S'élance,  va  saisir  sa  chevelure  horrible. 
L'entraîne,  et  quand  sa  bouche,   ouverte  avec  etl'ort, 
Crie,  il  y  plonge  ensemble  et  la  llamme  et  la  mort 

(CnÉMER,  L'aveugle). 

Et  j'ai  tout  bonnement  couru   dans  les  offices 
Chercher  la  boîte  au  poivre  ;  et  lui,  pendant  cela. 
Est  disparu. 

(Racine,  Les  plaideurs). 

L'astre  baisse,   —  il  s'arrête  au  sommet  des  montaenes, 
Jette  un  dernier  regard  aux  cimes  des  forêts, 
Et  meurt.  —  Les  nuits  d'hiver  suivent  les  soirs  de  [)rès 

(Musset,  Le  saule). 

Zini-Zizimi,    soudan  d'Egypte,  commandeur 
Des  croyants,  padischah  qui  dépasse  en    g-randeur 
Le  César  d'Allemagne  et  le  sultan  d'Asie, 
Maître  que  la  splendeur  énorme  rassasie. 
Svnc/e. 

(Hugo,    Zini-Zizimi). 

Mais  il  vieillit  enfin,  et,    lorsque   vient   la  mort, 
L'âme,  vers  la  lumière  éclatante  et  dorée. 
S'envole,  de  ce  monstre  horrible  délivrée 

(Id,,  Contemplations). 

Quand  il  n  y  a  pas  de  coupure  syntaxique  avant  le  rejet,  la 
meilleure  diction  consiste  d'ordinaire  à  prendre  pour  le  rejet 
un  ton  plus  ^rave  que  pour  le  dernier  mot  du  vers  précédent. 
Lorsqu'il  y  a  une  coupure,  comme  elle  est  précédée  le  ])lus 
souvent     d'une    proposition    incidente    ou   parenthétique    qui 


l'intonation  des  rejets  il 

demande  un  ton  plus  grave  que  la  movenne.  le  rejet  appelle 
g-énéralement  une  élévation  de  la  voix.  Un  rejet  ne  peut  pas 
être  dit  correctement  sans  un  changement  notable  de  hauteur; 
mais  en  somme  il  importe  assez  peu  que  la  modification  ait 
lieu  dans  un  sens  ou  dans  l'autre.  Dans  les  calculs  que  nous 
avons  faits  à  ce  point  de  vue  sur  des  exemples  variés,  voici 
quelques-uns  des  cas  les  plus  frappants  que  nous  avons  notés  : 

...et    la   lune   ;ip — pa — rut  ;|  San — glaute 

.sr./:: 
fa::         /.î 

/■é>       réC 

c'est-à-dire  que  la  voix,  qui  était  h  fa  C  sur  la  syllabe  tonique 
du  mot  «  lune  ».  baisse  dun  demi-ton  sur  l'atone  qui  vient  ai)rt's. 
mais  reg-agne  aussitôt  ce  demi-ton  sur  l'atone  suivante  pour  arri- 
ver à  son  maximum  de  hauteur  sur  la  tonique  «  -rut  ».  La 
montée  se  fait  sans  secousses,  par  prog-ressions  régulières  de 
un  demi-ton  ou  un  ton.  Après  «  apparut  ».  pause  de  la  fin  du 
vers,  pendant  laquelle  la  voix  baisse  pour  attaquer  le  rejet 
une  quarte  plus  bas.  en  r<?>.  Dans  daufres  lectures,  la  voix 
n'était  montée  qu'à  /'a?  sur  "  -rut  »  et  n'était  retombée  qu  à  mi 
sur  ('  Sanglante  »  ;  l'efTet  est  du  même  ordre,  mais  beaucoup 
plus  faible. 

Dans  l'exemple  de  Racine  : 

...et  vous  eu  laissez  vivre  !|    Un... 

la  contexture  de  Ihémisticlie.  ({ui  n'a  pas  d'accent  net  dans 
l'intérieur,  permet  une  montée  plus  considérable  et  presque 
continue  depuis  «et  »  en  i/^Jjusqu  à  <<  vivre  »  (jui  commence  en 
sol  et  continue  à  monter  jusqu'à  /«  en  passant  par  tous  les  inter- 
médiaires. D'autre  part  le  monosyllabisme  du  rejet  facilite  une 


42  LE    REJET 

baisse  de  la  voix  beaucoup  plus  sensible  :  en  fait  nous  avons 
trouvé  le  début  de  «  Un  »  en  la  de  1  octave  au-dessous,  note 
siu-  laquelle  la  voyelle  ne  s'arrête  pas  ;  elle  monte  rapidement 
jusquà  /Y'^pour  rebaisser  d'un  ton  et  finir  sur  ut^.  Cettechute 
d  une  octave  produit  un  etTet  d'une  puissance  énorme.  Des 
lectures  plus  modérées  n'ont  accusé  qu  une  baisse  dune  quinte: 
c'est  déjà  un  changement  d'intonation  très  frappant. 
Dans  l'exemple  de  Chénier  : 

...et  quand  sa  bouche,  ouverte  avec  elFoi'l,  Ij  Crie... 

«  ellbrt  )K  appartenant  à  une  proposition  parenthétique,  c'est- 
à-dire  grave  par  nature,  ne  monte  que  jusquà  fat,  et,  au  lieu 
de  baisser  ensuite,  la  voix  prend  la  pause  pour  point  d  appui 
afin  de  monter  plus  haut  et  d  attaquer  sur  soli^  le  mot  «  Crie  », 
(jui  l'entraîne  jusqu  à  lu  %.  En  somme  un  écart  d  une  tierce 
majeure  en  deux  syllabes.  La  marche  est  inverse  des  précé- 
dentes, mais  n'est  pas  moins  sensible,  et  l'effet  produit  est 
analogue. 

Le  cas  de  La  Fontaine  : 

...et  si  jeusse  eu  pour  maître  |j  Ln  serpent... 

est  plus  complexe,  parce  que  le  rejet  a  trois  syllabes,  ce  qui 
ne  permet  guère  de  les  garder  sur  la  même  note  comme  les 
deux  de  "  Sanglante  »,  et  surtout  parce  que  la  phrase  n'est 
pas  finie  avec  le  rejet,  ce  qui  oblige  à  relever  la  voix  sur  la 
finale,  comme  on  a  déjà  pu  le  remarquer  sur  la  fin  de  «  Crie  ». 
Il  va  là  plusieurs  effets  à  combiner  :  pour  les  préparer  la  syl- 
labe «  mai-  »  finira  plus  bas  qu'elle  n'a  commencé,  et  d'autre 
part  la  baisse  de  «  Un  »  sera  peu  considérable  pour  permettre 
à  u  ser-  »  de  baisser  sensiblement  atin  de  ménager  un  effet  de 
montée  sur  '<  -pent  ».  Donc  «  mai-»  commence  en  sol  et  finit 
en  sol\y  ;  puis  vient  la  pause  et  «  Un  »  est  attaqué  en  fat  et 
monte  rapidement  à  sol  ;  mais  «  ser-  »  tombe  à  mi  et  «  -pent  » 


REJET    A    l'hémistiche  43 

commence  sur  /a  pour  monter  juscju'îi  si.  Dans  levers  suivant, 
le  rejet  a  quatre  syllabes  : 

...eùl-il  su  jamais    pousser  si  loin      I/in^ralilude  ?... 

la  phrase  est  Unie,  mais  cest  linterrogation  (|ui  demande  une 
montée  sur  la  dernière  syllabe.  Le  vers  linit  avec  «  loin  "  sur 
niihf  ;  la  première  syllabe  du  rejet  ne  baisse  que  jusqu'à  /'e, 
mais  la  deuxième,  comme  dans  le  cas  précédent,  est  plus  bas 
(ré  b)  ;  seulement  la  troisième  prépare  lintonation  interrog-a- 
live  et  remonte  déjà  jusqu'à  f;i  7  ;  enfin  la  dernière  débute  par 
soliy  et  va  jusqu'à  si  7. 

Ces  exemples  suffisent  pour  indiquer  les  grands  traits  de  la 
question,  pour  en  faire  entrevoir  l'intérêt  et  pour  montrer 
([u  elle  est  d  une  variété  presque  illimitée. 

La  césure,  on  l'a  vu  plus  haut,  est  devenue  à  l'époque  clas- 
sique une  simple  coupe,  mais  une  coupe  attendue  à  une  place 
déterminée,  un  point  de  repère  fixe  comme  la  fin  de  vers. 
N'étant  plus  qu'une  coupe,  sans  pause,  elle  n'exige  plus  une 
coupure  syntaxique  très  forte,  mais  elle  appelle  du  moins  un 
fléchissement  sensible  de  la  cohésion  syntaxique.  Elle  divise 
le  vers  en  deux  hémistiches  et  pour  que  la  phrase  remplisse 
exactement  le  cadre  qui  lui  est  fourni  par  le  mètre,  il  faut 
qu'elle  aussi  soit  composée  de  deux  groupes  syntaxiques  dont 
la  séparation  coïncide  avec  le  milieu  du  vers.  Si  le  premier 
groupe  syntaxique  déborde  sur  le  second  hémistiche,  il  y  a 
rejet  ou  enjambement  à  l'hémistiche,  et  ce  rejet  est  tout  à 
fait  comparable  à  ceux  que  nous  venons  de  constater  au  com- 
mencement d'un  vers.  Gomme  eux  il  a  pour  effet  de  mettre  en 
relief  le  mot  ou  les  mots  qui  le  constituent,  et  comme  eux  il 
comporte  un  changement  d'intonation. 

Voici  quelques  exemples  qui  fournissent  à  la  fois  les  deux 
espèces  de  rejet  et  qui  montrent  bien  qu'elles  ont  une  valeur 
équivalente  : 

...comme  un  cèdre  au  milieu  des  palmiers 
Fiècjne,  el  comme  Pathmos  |  brille  entre  les  Sporades 
(Hugo,    Le   travail  des  captifs  \. 


44  LE    REJET 

Puis  tremble,  puis  expire,  el  la  voix  qui  chantait 
S'cteinl  comme  un  oiseau  |  se  pose  ;  tout  se  tait 

(Id.,  Evirudnus  . 

Il  fit  scier  son  oncle  Achmet  entre  deux  planches 
De  cèdre,  afin  défaire  |  honneur  à  ce  vieillard 

(In.,  Sultan  Mourad). 

Lus  en  ne  tenant  compte  que  de  la  syntaxe  et  sans  changement 
d'intonation,  ces  deux  vers  n'olFrent  aucun  sens  ;  on  ne  com- 
prend pas  quel  honneur  il  peut  y  avoir  à  être  scié  entre  deux 
planches.  Mais  «  honneur  »  mis  en  rejet  à  l'hémistiche  explique 
le  rejet  du  commencement  du  vers  et  fait  entendre  que  l'hon- 
neur consistait  dans  l'emploi  d'un  bois  précieux.  Bien  dit,  ce 
vers  produit  un  merveilleux  elfet. 

Je  veux,  tout  obéit,  la  matière  intlexible 
(^ède  ;  je  suis  égal  |  presque  au  grand  Invisible 

(Id.,  Légende  des  siècles). 

Tu  t'es  fait  de   ^  alet  j  brigand,  et  de  bandit 
Courtisan. 

(h).,   Torquemada]. 

Farce  qu'un  est  jaloux  |  des  aulres.,  et  honteux 
De  soi 

(Id.,  Hernani). 

A  Toulon  le  lourgon  |  les  quille,  le  ponton 
Les  prend. 

(Id.,  Les  châtiments). 

Racine  dit  dans  Les  plaideurs,  avec  un  rejet  piquant  ; 

Mais  j"aper(,'ois  venir  madame  la  comtesse 

])e  l^inihcsche.  l'J le  vient  pour  aU'airc  qui   presse. 


REJET    A    I.'llÉMISTlCHi;  45 

Molière  produit  exactement   le  même  eifot  dans  Tartuffe  par 
un  rejet  à  l'hémistiche  : 

.  .  .  Dites-lui  seulement  que  je  vien 
De  la  part  de  monsieur  |   Tartuffe,  pour  son  bien, 

et  de  même  V.  Hug'o  dans  I.ea  cJi  aliment  s  : 

l"]n  ntlaquanl  monsieiu-  '  Bonaparte,  on  nie  fâche. 

Cette  question  du  rejet  à  Ihémistiche  est  fort  importante, 
comme  on  le  verra  au  chapitre  suivant,  aussi  nous  paraît-il 
bon  d'y  insister  et  de  multiplier  les  exemples  : 

Et  je  nai  pu  trouver  |  de  place  pnur  frapper 

Racine,  Androinaque). 

De  quel  front  immolant  tout  IMlat  à  ma  Mlle. 
Fioi  sans  gloire.  j"irois  |  rieillir  dans  ma  famille  1 

In..  Iphi(fénie). 

.  .  .Lui  dire  qu'un  cœur  n"aime  point  par  autrui. 
Que  vous  vous  mariez  |  pour  rous,  non  pas  pour  lui 

tMoi.iKRE,  Tartuffe. 

Hé  bien  I  vous  le  voyez,  ma  mère,  si  j  ai  droit: 
Et  vdus  pouvez  juger  |  du  reste  par  lexploit 

(Id.,   Tartuffe  . 

On  pourroit  bien  punir  ces  paroles  infâmes, 

Ma  mie;  et  l'on  décrète  |  aussi  contre  les  femmes 

Id.,  Ihid.). 

Ce  n'est  rien  seulement  qu'une  sommation. 
Un  ordre  de  vider  ;  d'ici,  vous  et  les  vôtres 

Id.,  Ibid.,. 


46  l'^-    REJKt 

El  tous  font  éclater  un  si  puissant  courroux 
Qu'ils  semblent  tous  venger  |  an  pèr'e  comme  vous 

(GoRNEU-LE,  Cinna). 

\'ous  ?  Mon  Dieu!  mêlez-vous  |  de  boire,  je  vous  prie 

(BoiEEAi',  Siilire  III). 

\'irent  que  le  Satan  [  de  pierre  souriait 

(Hugo,  Balherl). 

Non.  —  Voilà  notre  nuit  |  de  noces  commencée 

(in.,  lie  ma  ni). 

Dieu  jeune,  viens  aider  ]  sa  jeunesse.  Assoupis 

(CuÉMER.  Le  malade). 

La  mort  derrière  lui  ]  surgit.,  pendant  qu'il  chante 

(IIiMio,  Contemplations). 

Mais  au  lieu  de  trouver  |  sa  belle.,  il  surprendra 
Le  Destin  séduisant  |  sa  fille.  A  ce  spectacle 

(La  Fontaine,  Bagotin). 

Et  la  perruque  alors  |  ruffil  et  fui  crinière 

1  IIlgo,  diinleinplations). 

Princes,  votre  façon  |  d'être  lâches  me  gêne 

ili)..  Eriradnus]. 

Mais  tu  ne  prendras  pas  |  demain  h  ri^'lernel 

(In.,  \;ipoléi>n  II). 

Un  ennemi  qu'on  porte  |  en  terre  n'est  pas  lourd 

iId.,  Le  roi  s'amuse). 

Et  vous  n'avez  rien  au  |  de  pins  dans  cette  ville  ? 
Davenant.  —  Non,  milord. 

Gromaveel.  souriant.  —  Pas  rendu  de  \isite  civile, 
Par  exemple,  à  certain  |  Sluart^? 

Davenant,  atterré,  à  part.  —  Coup  imprévu  ! 

(Id.,  Cromwell). 


f:FFET    l'AB    DlSr.ORDANCE  47 

Puisque  lefïet  est  dû  au  désaccord  entre  le  mètre  e(  la  syn- 
taxe, il  est  évident  ([ue  plus  la  cohésion  orammaticale  sera 
forte  au  milieu  du  vers,  plus  la  discordance  sera  accusée  et 
plus  l'elîet  sera  sensible.  Dans  tous  les  exemples  précédem- 
ment cités  il  y  aurait  ou  au  moins  il  pourrait  y  avoir  en  prose 
un  accent  tonique  sur  la  sixième  syllabe.  Dans  les  suivants 
il  n'y  en  aurait  pas,  et  le  changement  d'intonation  sera  d'au- 
tant plus  considérable,  Tellet  sera  d'autant  plus  puissant  que 
le  mot  qui  termine  le  premier  hémistiche  sera  plus  faible,  plus 
insig-nitiant,  plus  vide  : 

\'oilà  longtemps  qu'il  n'a  j  lue  quelqa  un  ;  il  ijàille 

(HiGo,  L'uicfle  ilu  cas(/ae). 

Mais  qu'un  traître  qui  n'est  |  hardi  quii   moirenser 

Racim;,  Milhridate). 

El  près  de  vous  ce  sont  |  des  sols  que  tous  les  hommes 

MoLiKRE,  Tarluffe). 

Plus  de  salaire,  el  moins  |  de  peine:  j'en  conviens 

I  Hugo,  Le  pape  . 

Us  sont  maudits.  Quel  est  |  leur  crime'!  Ils  ont  aimé 

(Id.,  Conlemplalions). 

Je  jure  de  quitter  |  loul  pour  le  satisfaire 

(GHÉ^'IER,  LOarislijs  . 

Que  tu  me  serviras  |  mieux,  étant  plus  méchant 

(Hugo,   7  o  rq  u  e  m  a  da  ) . 

Qu'on  me  laisse  et  qu'Asalph  ]  sew/ demeure  avec  moi 

[Racine,  Esl/ien. 

Seigneur,  si  j'ai  trouvé  |  grâce  devant  vos  yeux 

(Id.,  Ibid.). 


48 


LE    RKJET 


Le  char  plonge.  La  mer,  de  son  soupir  puissant, 
l'^mplil  le  ciel  sonore  où  la  pourpre  se  traîne, 
Et,  plus  clair  en  lazur  [  noir  de  la  nuit  sereine, 
Silencieusement  s'argente  le  croissant 

(Heredia,  Nymphée). 

.  .  .L'usage,  il  faut  que  je  le  dise, 
\'euf  que  ce  soit  d'abord  |  moi  qui  l'ouvre  et  la  lise 

HiGO,  Huij-Blas). 

Une  reine  n'est  pas  |  reine  sans  la  beauté 

(lu.,  EviniJnus). 

Sachez  que  nous  n'avons  ]  rien  au-dessus  de  nous 

(1d.,  QueU/ii'un  met  le  holà). 

Car  la  défunte  étoit  |  hude ,  et,  de  bonne  foi 

(La  Fontaine,  Baf/otin). 

Seigneur,  je  ne  rends  point  |  compte  de  mes  desseins 

(  R ACiNK ,  Iph  i(/én ie ) . 

Toi,  mon  maître?  —  Oui,  coquin.  m"oses-tu  méconnoitre? 
—  Je  n'en  reconnois  point  |  iVaulre  qu'Amphitryon 

(MoLiKRi:,  Amphitryon  . 

Ces  vers  ont  tous  un  accent  sur  la  sixième  syllabe.  Gom- 
ment un  mot  qui  n'aurait  pas  d'accent  en  prose  peul-il  en 
avoir  en  vers?  Par  l'efïet  du  rythme.  Le  rythme  des  vers  n'est 
pas  le  même  que  celui  de  la  prose,  et  c'est  )e  rythme  seule- 
ment qui  peut  appeler  un  accent  sur  une  syllabe  où  la  prose 
n'en  admet  pas.  C'est  ainsi  qu'il  y  a  un  accent  tonique  sur  la 
onzième  syllabe  de  ce  vers  de  La  Fontaine  : 

Que  vous  êtes  joli  1  Que  vous  me  sem/;/ec  beau  ! 
et  de  celui-ci  de  Musset  : 

Le  siècle  qui  l'a  vu  s'en  est  appe/é  grand. 


REJETS    LONGS  49 

Il  n'y  en  aurait  pas  dans  la  prose  ordinaire. 
Un  mot  comme  (»  pas»  dans  : 

Une  reine  n'est  pas  l'eine  sans  la  beauté 

a  donc  un  accent  rythmique,  et  il  en  résulte  que  ce  mot, 
dont  le  traitement  contraste  si  fort  avec  celui  qu'il  aurait  en 
prose,  attire  l'attention  avec  une  intensité  vraiment  extraor- 
dinaire sur  le  rejet  qui  le  suit. 

Dans  les  exemples  que  nous  avons  examinés  jusqu'à  présent 
le  rejet  n'est  que  d'une  mesure  et  souvent  il  est  renforcé 
encore  par  le  fait  que  c'est  une  mesure  lente,  inférieure  à 
trois  syllabes.  Mais  le  rejet  peut  être  plus  long  et  remplir 
tout  un  hémistiche  ou  davantage  : 

Non,  non,  je  ne  veux  rien.  Je  vois  que  vous  voulez 
Etre  à  Monsieur  Tartuffe. 

(Molière,   Tartuffe). 

Regarde  dans  ma  chambre  et  dans  ma  garde-robe 
Les  portraits  des  Dandins. 

(Racine.  Les  plaideurs). 

N'a-t-on  point  de  présent  à  faire, 
Point  de  pourpre  à  donner  :  c'est  en  vain  qu'on  espère 
Quelque  refuge  aux  lois;  encor  leur  ministère 
A-t-il  mille  longueurs. 

(La  Fontaine,  XI,  7). 

Soit  que  je  n'ose  encor  démentir  le  pouvoir 
De  ces  yeux  où  j'ai  lu  si  longtemps  mon  devoir 

(Racine,  Britannicus). 

Mais  plus  le  rejet  s'allonge,  plus  sa  force  diminue.  Le  rejet 
long  est  plus  intéressant  et  plus  fort  après  le  premier  hémis- 

M.  Gmammont.  —  Le  vers  frai^çais .  1 


50  LE    REJET 

tiche  qu'après  le  vers  complet,  à  cause  du  peu  d'importance 
sémantique  du  mot  qui  le  précède,  soit  que  ce  dernier  ait  peu 
de  signification  par  lui-même,  soit  que  sa  valeur  propre  soit 
affaiblie  par  le  rejet.  On  a  vu  au  chapitre  précédent  qu'un  bon 
moyen  de  mettre  un  mot  en  relief  consiste  à  lui  faire  remplir 
à  lui  seul  une  mesure  ayant  moins  de  syllabes  que  la  inoyenne 
et  sur  laquelle  par  suite  le  rythme  oblige  à  traîner  et  à  insister. 
Mais  si  le  mot  à  mettre  en  relief  a  trois  syllabes  ou  davantage 
ou  si  c'est  une  locution  constituée  par  un  groupe  de  mots,  ce 
moyen  est  évidemment  inutilisable.  C'est  alors  qu'intervient 
le  rejet  long  à  l'hémistiche;  c'est  même  son  principal  emploi. 
Quand  Boileau  dit  dans  VArf  poétique  : 

La  nature  est  en  nous  plus  diverse  et  plus  sage; 
Chaque  passion  parle  |  un  dilîérent  langage, 

ce  n'est  pas  le  mot  «  parle  »  qui  est  important  ;  sa  mise  en 
relief  surprend  et  serait  même  choquante,  car  on  n'a  pas 
coutume  d'entendre  les  passions  parler.  Le  mot  principal  c'est 
«  différent  »  ;  ce  qui  est  intéressant  c'est  que  les  passions 
s'expriment  chacune  en  un  langage  différent \  mais  le  mot 
((  différent  »  a  trois  syllabes,  et  l'expression  complète  «  un 
différent  langage  »  en  a  six.  Le  mot  «  parle  »,  placé  comme  il 
est,  ne  fait  qu'attirer  fortement  l'attention,  qui  se  porte  tout 
entière  sur  le  rejet;  lui-même  est  etTacé  par  le  rejet  et  ne 
garde  de  sa  valeur  propre  que  juste  assez  pour  annoncer  la 
métaphore.  Même  observation  sur  les  exemples  suivants  : 

Le  plus  vil  artisan  eut  ses  dogmes  à  soi. 
Et  chaque  chrétien  |  fut  \  de  différente  loi 

(Boileau,  Satire  XII). 

A  la  fin  sur  quelqu'un  de  nos  vices  couverts 
Le  public  malin  ]  jette  |  un  œil  inévitable 

(Id.,  Satire  XI). 

Ce  procédé,  d'un  emploi  courant  au  xvu"^  siècle,  est  d'ordi- 


REJETS    DU    XVIl"    SIÈCLE  51 

naire  encore  un  peu  gauche  chez  Boileau;  il  est  souvent  plus 
habile  chez  ses  contemporains  : 

Je  veux  croire  en  aveugle,  étant  sous  votre  empire, 
Tout  ce  que  vous  aurez  j  la  honte  de  me  dire 

(Molière,  Les  fâcheux). 

Crois-tu  qu'un  juge  n'ait  |  qu'à  faire  bonne  chère  ? 

(Racine,  Les  plaideurs). 

Quand  ma  partie  a-t-elle  |  été  réprimandée'? 

(Id.,  IJnd.). 

On  s'étonne,  on  la  presse;  elle  dit  bonnement 
Que  son  hymen  se  va  |  conclure  au  firmament 

(La  Fontaine,  Le  fleuve  Scamandre). 

Comme  l'esclave  avoit  ]  plus  de  sens  que  la  dame 

(Id.,  La  matrone  cVEphèse). 

Et  pour  moi  dont  Tâme  est  |  ronde  comme  un  cerceau 

(Id.,  Ragotin). 

Un  petit  homme  veuf  |  d'une  petite  femme 

(Id.,  Ihid.). 

Ce  n'est  pas  «  veuf  »  qui  est  important  pour  La  Fontaine, 
mais  «  d'une  petite  femme  »,  car  c'est  avant  tout  la  petitesse 
qu'il  veut  faire  ressortir  dans  le  portrait  de  Ragotin, 

Qui,  dans  une  petite  et  proche  élection. 
Petitement  possède  une  petite  charge. 

Chez  V,  Hugo  le  procédé  atteint  à  la  virtuosité  : 

Comme  si  de  ces  fleurs  ayant  toutes  une  âme, 
La  plus  belle  s'était  |  épanouie  en  femme 

(Hugo,  Le  sacre  de  la  femme). 

Et  la  lumière  était  ]  faite  de  vérité 

(Id.,  Ihid.). 


52  LE    REJET 

Mais  est-ce  qu'on  peut  être  [  offensé  par  son  père  ? 

(Id.,  La paternilé). 

Puissé-je  encor  ne  pas  |  me  réveiller  pendu 

(Id.,  Cromwell). 

Donc  je  suis,  c'est  un  titre  à  n'en  point  vouloir  d'autres, 
Fils  de  pères  qui  font  |  choir  la  tête  des  vôtres 

(Id.,  Ilernani). 

Or  ce  lion  était  |  gêné  par  cette  ville 

(Id.,  Les  lions). 

Avec  ton  dévouement,  ta  fureur,  ta  fierté. 
Et  ton  courag-e,  ils  ont  |  fait  de  la  lâcheté 

(Id.,  L'année  terrible). 

Et  ces  êtres  n'ayant  |  presque  plus  face  d'homme 

(Id.,  Contemplations). 

Il  vit  le  brin  de  paille  à  ses  pieds,  qui  semblait 
N'avoir  pas  même  été  |  touché  par  la  fumée 

(Id..  Suprématie) . 

Sachez  qu'on  ne  doit  pas  pendre  un  bon  gentilhomme  ; 

Et  qu'il  n'est  dans  ce  monde,  où  tous  droits  nous  sont  dus, 

Que  les  vilains  qui  soient  |  faits  pour  être  pendus 

(Id.,  Marion  de  Lorme). 

De  ces  divers  types  de  rejets  il  n'y  a  pas  lieu  de  séparer 
les  contre-rejets.  On  dit  qu'il  y  a  rejet  quand  un  élément 
syntaxique  dépasse  l'élément  rythmique  dans  lequel  il  est 
contenu  pour  la  plus  grande  partie,  et  l'on  dit  qu'il  y  a  contre- 
rejet  quand  un  élément  syntaxique  commence  dans  le  vers  ou 
dans  l'hémistiche  qui  précède  celui  où  il  est  contenu  pour  la 
plus  grande  j)artie.  Ce  dernier  aussi  peut  se  produire  tant  au 
milieu  du  vers  qu'à  la  fin,  et  à  peu  près  avec  la  même  valeur  : 

...  Je  médite 
Sur  la  terre  bénie  \  au  fond  des  cieux,  maudite 
Au  fond  des  temples  noirs  par  le  fakir  sanglant 

(Hugo,  Toute  la  li/re). 


LE    CONTRE-REJET 


53 


Or  le  nouveau  marquis  doit  faire  une  visite 

A  l'histoire  qu'il  va  continuer.  La  loi 

Veut  qu'il  soit  seul  pendant  la  nuit  qui  le  fait  roi 

(Id.,  Eviradnus). 

Vient  de  s'enfuir,  chargé  \  de  sa  seule  misère 

(BoiLEAu,  Satire  I). 

Toi-même  tu  te  fais  ton  procès.  Je  me  fonde 

Sur  tes  propres  leçons. 

(La  Fontaine,  X,  2). 

Ce  n'est  point  le  serpent,  c'est  l'homme.  Ces  paroles 

Firent  arrêter  l'autre. 

{\D.,Ih{d.). 

Mes  jours  sont  en  tes  mains,  tranche-les;  ta  justice^ 

C'est  ton  utilité,  ton  plaisir,  ton  caprice 

(In.,  Ihid.). 

Le  Sauveur  a  veillé  |  pour  tous  les  yeux,  pleuré 

Pour  tous  les  pleurs,  saiqné  \  pour  toutes  les  blessures 

(Hugo,  Dieu). 

Sans  doute  dans  plusieurs  de  ces  citations  le  mot  ou  les  mots 
qui  constituent  le  contre-rejet  ne  sont  pas  dénués  d'importance, 
mais  on  trouverait  aussi  nombre  des  exemples  que  nous  avons 
donnés  pour  le  rejet  où  les  mots  qui  précèdent  le  rejet  ne  sont 
pas  sans  valeur.  En  réalité  le  contre-rejet  n'est  qu'une  forme 
particulière  du  rejet,  employée  surtout  quand  la  partie  à  reje- 
ter doit  être  longue  ;  si  la  partie  qui  précède  la  fin  de  vers  ou 
la  coupe  et  celle  qui  suit  sont  l'une  et  l'autre  dignes  d'inté- 
rêt, l'attention  se  porte  sur  toutes  deux  ;  mais  à  j  regarder  de 
près  c'est  toujours  la  partie  rejetée  qui  a  le  plus  d'importance  ; 
souvent  même  la  première  n'en  a  aucune,  comme  on  le  verra 
dans  beaucoup  des  exemples  suivants  ;  elle  ne  sert  qu'à  annon- 
cer le  rejet.  Quand  Charles-Quint  dit  dans  Hernani  : 

Oui,  trois  de  mes  cités  de  Castille  ou  de  Filandre, 

Je  les  donnerais  !  —  sauf,  |  plus  tard,  à  les  reprendre 


54  LE    REJET 

le  mot  «  sauf  »,  à  lui  seul,  par  la  restriction  qu'il  annonce, 
peint  tout  le  caractère  du  personnage  ;  mais  cette  restriction 
il  ne  l'énonce  ni  ne  l'explique;  si  «sauf»  est  important,  le 
rejet  «  plus  tard,  à  les  reprendre  »  est  capital.  Et  quelle  diffé- 
rence essentielle  notera-t-on  entre  le  dernier  vers  et  celui-ci 
de  Crornirell  : 

Je  ne  vois  rien  en  vous  qui  soit  à  dédaigner 

Et  vous  estime  enfin  |    trop  —  pour  vous  épargner. 

Y  a-t-il  rejet  ou   contre-rejet   dans    ce   vers   de  Marion  de 
Larme  : 

C'était  charmant  !  Un  jour  |  a  fout  perdu.  Chère  âme  ! 
ou  dans  celui-ci  de  La  confiance  du  marc/iiis  Fabrice  : 

Fais-toi  belle;  un  seigneur  \  va  renir  ;  il  est  bon. 

En  fait  chacune  des  deux  parties  mises  en  italique  a  même 
importance. 

Voici  d'autres  exemples  tant  du  xv!!*"  que  du  xix*"  siècle  : 

On  m'y  hait,  et  je  vol 

Qu'on  cherche  à  vous  donner  des  soupçons  de  ma  foi 

(Molière,   Tartuffe). 

Oui,  mon  hère,  je  suis,  \  un  méchant,  un  coupable, 
Un  malheureux  pécheur  tout  plein  d'iniquité. 
Le  plus  grand  scélérat  qui  jamais  ait  été 

(Id.,  Ibid.). 

C'est  un  rejet  de  deux  vers  et  demi. 

Désormais  c'est  la   partie  rejetée  que   nous  mettrons  en  ita- 
lique : 

Je  me  dévouerai  donc,  s'il  le  faut;  mais  je  pense  | 
Qu'il  est  bon  que  chacun  s'accuse  ainsi  que  moi 

(La  Fontaine,  VII,   1). 


LE    CONTRK-REJET    I;T    LE    REJET  55 

Par  ma  barbe,  dit  l'autre,  il  est  bon  ;  et  je  loue  | 
Les  gens  bien  sensés  comme  loi 

fl».,  III,  5.) 

Attendez  les  zéphyrs  ;  qui  vous  presse  ?  un  corbeau  j 
Toul  à  l'heure  annonçoil  malheur  à  quelque  oiseau 

(Id.,  IX,  2). 

L'Etoile,  oui,  oui,  ri']toile  ;  à  ses  regards  la  moelle 
Bout  dans  mes  os,  ainsi  |  qu'un  feu  bien  apprêté 
Fait  bouillir  un  bouillon.  .  . 

(Id.,  Ragotin). 

N'y  souffrant  rien,  il  a  |  gambadé  de  plus  belle 

{Id.  Jbid.). 

Je  vous  aime.  Ce  mot  |  me  coûte  à  prononcer 

(Corneille,  Attila). 

A  tout  prendre,  ce  n'est  |  la  tromper  quà    demi 

(Id.,  La  place  royale). 

Ah  !  —  Mon  père,  êtes-vous  |  content  de  raudience? 

1  Racine,  Les  plaideurs). 

\'ovez  cet  autre  avec  |  sa  face  de  carême 

(Id.,  Ihid.). 

Je  meurs  plus  tard  :  voilà  ]  toul  le  fruit  de  ma  feinte 

(Id.,  Bajazet). 

.  .  .Ah  1  mon  frère,  une  femme  | 
Aisément  d'un  mari  peut  bien  surprendre  Vàme 

(MoLiÈKE,  Tartuffe). 

Vous  me  feriez  damner,  ma  mère.  Je  vous  di  | 
Que  fai  vu  de  mes  yeux  un  crime  si  hardi 

(Id.,  Ibid.). 

Un  klephte  a  pour  tous  biens  l'air  du  ciel,  Teau  des  puits, 
Un  bon  fusil  bronzé  par  la  fumée,  et  puis  | 
La  liberté  sur  la  montagne 

(Hugo,  Les  orientales). 


56  LE    KEJET 

Car  tu  m'as  supporté  trop  longtemps,  Ciir  je  suis  | 
Mauvais,  je  noircirais  ]  les  jours  avec  mes  nuits 

(Id.,  llernani). 

Elle  Tembrasse,  et  moi  |  je  suis  dans  mon  tombeau 

(Id.,  Contemplations). 

L'heure  a  sonné.  Le  bras  |  se  lève  pour  punir 

(Id.,   Cronnvell). 

Hernani  !  je  vous  aime  et  vous  pardonne,  et  n'ai  | 
Que  de  l'amour  pour  vous. 

(Id.,  llernani). 

Nous  autres  gens  de  cour,  on  nous  croit  têtes  folles, 
Médisants,  curieux,  indiscrets,  brouillons  ;  mais  | 
Nous  bavardons  toujours  et  ne  parlons  jamais 

(^Id.,  Marion  de  Lorme). 

.  .  .  Vous  êtes  brusque,  mais  | 
Je  vous  dois  d'être  en  vie.,  et,  s'il  vous  faut  jamais 

(Id.,  Ibid.). 

Il  ne  croit  à  rien  ;  mais —  quel  chaos  d^âme  obscur  ! 

1  Id.,  Torquemada). 

Il  ne  sera  pas  inutile  pour  tout  le  monde  de  noter  que  dans  ce 
vers  le  tiret  après  «  mais  »  est  de  V.  Hugo. 

Dénoncer,  c'est  mal  ;  mais  |  être  rôti,  cest  pire 

(Id.,  Ibid.). 

Ce  burg-  les  gêne.  Ils  ont  |  résolu  de  Vabattre 

(Id.,  Welf,  castellan  d'Osbor). 

Qu'il  vive  !  au  couvent  !  Mais  ]  s'il  reparaît  plus  tard 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Le  gouffre  attend.  Il  faut  |  que  Vun  des  deux  y  tombe 

(Id.,  Eviradnus). 


REJETS    A    SUSPENSION  57 

Tu  le  vantes.  Tu  n'es  |  que  Vemneux  de  Dieu 

(1d.,  Le  satyre). 

C'est  le  destin.  Il  faut  |  une  proie  au  trépas 

(Id.,  Orientales). 

Alors  tremblante,  ainsi  |  que  ceux  qui  font  te  m,il 

(Id.,  Les  pauvres  gens). 

Sûr.  —  Sûr  de  tout  hormis  |  cVavoir  demain  sa  tête 

(Id.,  Cronnvell). 

Il  reprit  :  —  Enjambez  le  mur  et  le  fossé, 
Et  restez  là  ;  ce  point  |  est   un  peu  menacé.^ 
Ce  cimetière  étant  I  la  clef  de  la  bataille. 
Gardez-le.  —  Bien.  —  Ayez  |  quelques  hottes  de  paille. 
—  On  n'en  a  point.  —  Dormez  |  par  terre.  —  On  dormira 

(Id.,  Le  cimetière  d'Eylau). 

Avons-nous,  avec  ces  nombreux  exemples,  épuisé  tous  les 
types  de  rejet,  signalé  toutes  les  nuances  délicates  dont  ils 
sont  susceptibles?  Nullement  ;  mais  nous  pensons  en  avoir 
suffisamment  expliqué  les  principes  et  le  mécanisme,  pour 
que  tous  lescas  particuliers  deviennent  facilement  intelligibles. 
On  comprendra  par  exemple  que  dans  le  passage  suivant  le 
rejet  à  l'hémistiche  du  mot  «surtout  »  constitue  une  sorte  de 
repos  qui  renforce  le  mot  précédent  en  renvoyant  sur  lui  l'at- 
tention : 

On  parle,  on  cause,  on  rit  \  surtout  ;  — -  j'aime  le  rire. 
Non  le  rire  ironique  aux  sarcasmes   moqueurs. 
Mais  le  doux  rire  honnête. 

(Id.,  Contemplations). 

On  ne  sera  pas  embarrassé  non  plus  par  les  rejets  à  suspen- 
sion dans  lesquels  les  éléments  attendus  sont  retardés  par  une 
proposition  incidente  : 

Il  en  fait  des  dieux  ;  quitte,  \  et  je  l'aime  ainsi  mieux, 
A  faire  des  liards  ensuite  avec  ces  dieux 

(Id.,  La  colère  du  bronze). 


58  LE    REJET 

Ce  phénomène  n'est  pas  étranger  à  la  prose  ;  mais  le  rvthme 
des  vers  en  double  la  valeur. 

'  On  ne  le  peut  pas  ;  mais,  \  comme  l'on  sait  son  rôle, 
Qu'on  peut  ainsi  que  lui  le  jouer,  si  l'on  veut 
Que  Ton  le  représente  à  sa  place,  on  le  peut 

(La  Fontaine,  Bagotin). 

Qu'on  le  livre,  ou  ma  main  |  va,  sans  que  rien  l'arrête, 
Avecque  ce  chenet,  fendre  plus  d'une  tête 

(Id.,  IJnd.). 

Il  y  a  même  dans  ce  genre  des  rejets  à  rebondissement,  si 
l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  où  le  membre  de  phrase  rejeté  est 
interrompu  par  une  proposition  parenthétique  qui  ravive  l'at- 
tente et  donne  lieu  en  quelque  sorte  à  un  nouveau  rejet  : 

.  J'ai  tant  de  joie  au  cœur  que  maintenant  j'ignore 
Si  ce  n'est  pas  heureux  —  je  ris,  moi  qui  pleurais  !  — 
De  te  perdre  un  moment  pour  te  ravoir  après  ! 

(Hugo,  Le  roi  s'amuse]. 


III 


LES  VERS  DE  DOUZE  SYLLABES  AUTRES  QUE  L  ALEXANDRIN 
CLASSIQUE  A  QUATRE  MESURES. 

A.  —  Levers  romantique. 

A  l'époque  classique  la  coupe  du  milieu  du  vers  est  d'ordi- 
naire encore  marquée  à  la  fois  par  le  rythme  et  par  la  syntaxe  ; 
le  mot  qui  fournit  la  sixième  syllabe  et  celui  qui  fournit  la 
septième  n'appartiennent  pas  au  même  groupe  grammatical. 
Quand  ces  deux  mots  sont  étroitement  unis  par  la  syntaxe  et 
que  la  coupe  n'est  plus  marquée  que  par  le  rythme,  il  y  a 
rejet  à  l'hémistiche  ;  c'est  une  des  catégories  de  vers  qui  ont 
été  étudiées  au  chapitre  précédent.  Quand,  avec  la  même  cohé- 
sion syntaxique,  le  rythme  aussi  cesse  de  marquer  la  coupe, 
il  n'y  a  plus  de  coupe  du  tout  ;  c'est  le  vers  romantique. 

Le  vers  classique  avait  ordinairement  trois  coupes,  qui 
répartissaient  ses  douze  syllabes  en  quatre  groupes  ;  le  vers 
romantique,  n'ayant  plus  la  coupe  du  milieu,  n'en  a  en  général 
que  deux,  et  ses  syllabes  sont  groupées  en  trois  mesures.  On 
peut  donc,  pour  éviter  les  périphrases,  désigner  ces  deux  vers 
de  douze  syllabes  l'un  par  le  nom  de  télramètre  et  l'autre  par 
celui  de  trimètre. 

Ce  dernier  a  reçu  le  nom  de  vers  romantique  parce  qu'il  a 
été  employé  surtout  par  Victor  Hugo  et  depuis  lui.  Sur  son 
origine,  on  peut  consulter  Revue  des  lariff lies  romanes,  t.  XL VI, 
p.  5  et  suiv. 

Le  vers  romantique  n'est  pas  une  transformation  du  vers 
classique,  sans  quoi  ce  dernier  n'aurait  pu  réapparaître  qu'ar- 
tificiellement à  côté  de  lui.  La  chrysalide  n'existe  plus  quand 
elle  est  devenue  papillon.  Loin  d'être  issus  l'un  de  l'autre,  ces 
deux  types  de  vers  sont  la  double  postérité  de  l'ancien  alexan- 


60  LE    VEKS    ROMANTIQUE 

drin,  auquel  ils  remontent  directement  chacun  de  leur  côté. 
Leur  coexistence  est  donc  toute  naturelle,  et  en  réalité  le  vers 
romantique  n'a  guère  pris  place  à  côté  du  vers  classique  que 
comme  vers  à  effet. 

Becq  de  Fouquières  a  parfaitement  exposé  les  rapports  théo- 
riques de  ce  mètre  avec  l'alexandrin  classique  ordinaire. 
Ayant  d'une  part  le  même  nombre  de  syllabes  que  le  tétra- 
mètre  et  d'autre  part  une  mesure  de  moins,  il  est  plus  rapide 
approximativement  d'un  quart  que  le  vers  classique  et  sa 
durée  totale  est  moindre  approximativement  d'un  quart.  On  a 
rarement  composé  des  pièces  entières  en  trimètres  roman- 
tiques. En  somme  «  le  vers  romantique,  comme  le  dit  Becq 
de  Fouquières,  p.  102,  n"a  pas  remplacé  le  vers  classique,  il 
s'est  glissé  dans  ses  rangs  ;  car,  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier, 
dans  les  œuvres  des  poètes  modernes,  les  trois  quarts  des  vers 
pour  le  moins  sont  assujettis  aux   rythmes  classiques  ». 

L'arrivée  d'un  trimètre,  c'est-à-dire  d'un  vers  d'un  autre 
type,  après  une  série  de  tétramètres,  produit  forcément  un  cer- 
tain effet,  tandis  que  dans  une  pièce  tout  entière  en  trimètres 
aucun  d'eux  ne  pourrait  être  remarqué  pour  le  fait  d'être  un 
trimètre. 

L'introduction  d'un  trimètre  dans  une  série  de  tétramètres 
constitue  un  changement  de  mètre.  Tout  changement  de 
mètre,  produisant  un  contraste,  frappe  et  éveille  l'attention 
qui  se  porte  aussitôt  sur  ce  mètre  nouveau,  c'est-à-dire  sur  les 
idées  qu'il  exprime.  Ce  n'est  là  qu'un  côté  de  la  question  :  En 
quoi  consiste  ce  changement  de  mètre  ?  en  la  substitution  d'un 
mètre  plus  rapide  à  un  mètre  plus  lent. 

Voilà  donc  deux  éléments  que  nous  avons  pu  déterminer  a 
priori  :  accroissement  de  vitesse  et  éveil  de  l'attention.  Ils 
vont  nous  permettre  de  comprendre  tous  les  efforts  produits 
par  l'introduction  du  rj^thme  romantique  dans  le  rythme  clas- 
sique : 

1°  Nous  avons  vu  plus  haut,  lorsque  nous  avons  étudié  la 
structure  intérieure  du  vers,  que  l'emploi  d'une  mesure  plus 
rapide  était  propre  à  exprimer  la  rapidité  ;  il  est  clair  qu'il  en 


EXPRESSION    DE    LA    RAPIDITÉ  61 

est  de  même  d'un  vers  plus  rapide  et  que  l'augmentation  de 
vitesse  qu'il  apporte  correspondra  bien  à  la  représentation  d'un 
mouvement  rapide,  physique  ou  moral.  En  voici  quelques 
exemples.  La  plupart  des  vers  romantiques  que  nous  citerons 
sont  empruntés  à  V.  Hugo  ;  il  est  à  peu  près  le  seul  poète  qui 
en  ait  fait  un  emploi  judicieux  et  déterminé  par  l'idée  à  expri- 
mer. Chez  les  autres  poètes  modernes  ils  viennent  le  plus  sou- 
vent au  hasard  et  ne  peuvent  guère  être  considérés  que  comme 
des  négligences,  autorisées  par  un  grand  exemple  mal  compris. 
Dans  ce  cas  ce  sont  de  véritables  vers  faux. 

De  moment  en  moment  le  sort  est  moins  obscur, 
Et  l'on   sent  bien  |  qu'on  est  emporté  |  vers  l'azur 

(Hugo,  Contemplations). 

Le  cheval  |  galopait  toujours  |  à  perdre  haleine 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Et  souvent  il  avait  dans  le  turf  ébloui, 
Senti  courir  |  les  cœurs  defemlmes  après  lui 

(Id.,  Les  trois  chevaux). 

Eniin,  clans  l'air  brûlant  et  qu'il  embrase  encor, 
Sous  le  pistil  géant  qui  s'érige,  il  éclate, 
Et  rétami|ne  lance  au  loin  |  le  pollen  d'or 

(^Heredia,  Fleur  séculaire). 

Ce  trimètre  est  tout  à  fait  justifié  par  le  sens;  malheureu- 
sement le  vers  se  trouve  dans  un  sonnet  et  le  rend  faux. 
Gomme  l'a  montré  Becq  de  Fouquières,  chapitre  XVH,  dans 
une  strophe,  et  à  plus  forte  raison  dans  un  sonnet,  qui  ne 
repose  que  sur  le  parallélisme,  les  vers  qui  se  correspondent 
doivent  être  isométriques. 

D'autres,  d'un  vol  plus  bas  croisant  leurs  noirs  réseaux, 
Frôlaient  le  front  baisé  par  les  lèvres  d'Omphale, 
Quand,  ajustant  au  nerf  la  flèche  triomphale, 
L'Archer  superibe  fît  un  pas  |  dans  les  roseaux 

(II).,   Styniphale). 


62  LE    VERS    ROMANTIQUE 

Le  changement  de  rythme  marqué  par  le  trimètre  est  par- 
faitement propre  à  peindre  le  mouvement  du  héros  ;  mais  il 
rend  le  sonnet  faux  comme  le  précédent. 

Leur  bouche,  d'un  seul  cri,  dit:  Vive  l'empereur  ! 
Puis,  à  pas  lents,  |  musique  en  tê|te,  sans  fureur, 
Tranquille,  souriant  à  la  mitraille  anglaise, 
La  garde  impériale  entra  dans  la  fournaise 

(Hugo,  L'expiation). 

Le  mouvement  de  la  garde  est  peint  par  le  trimètre  ;  c'est 
un  mouvement  lent  comme  celui  de  l'exemple  précédent.  Si 
l'on  nous  objectait  que  nous  avons  annoncé  tout  à  l'heure  des 
mouvements  rapides,  on  nous  ferait  une  querelle  de  mots. 
Lorsqu'on  a  des  scrupules,  il  faut  toujours  remonter  aux  prin- 
cipes. Or  l'arrivée  d'un  trimètre  après  un  tétramètre  constitue 
une  accélération,  et  est  par  conséquent  propre  à  exprimer  une 
aug-mentation  de  vitesse,  c'est-à-dire  le  passage  d'un  mou- 
vement lent  à  un  mouvement  plus  rapide,  ou  bien,  comme  ici, 
le  passage  de  l'immobilité  à  un  mouvement  lent,  à  un  mou- 
vement quelconque.  Un  trimètre  succédant  à  un  tétramètre 
peint  un  changement,  par  contraste  ;  c'est  pourquoi  dans  ce 
dernier  exemple  le  mouvement  n'est  pas  exprimé  par  le  vers 
qui  contient  le  mot  «  entra»,  mais  par  celui  qui  nous  montre 
que  la  garde  s'ébranle,  se  met  en  marche  ;  au  moment  où  elle 
entre  dans  la  fournaise,  elle  ne  fait  que  continuer  son  mou- 
vement, elle  ne  le  commence  pas. 

Le  mouvement  peut  être  en  outre,  comme  nous  l'avons  vu 
plus  haut  dans  notre  étude  sur  l'emploi  des  mesures  rapides, 
purement  imaginaire  ou  moral  : 

Hélas  !  vers  le  passé  tournant  un    (i?il  d'envie, 
Sans  que  rien  ici-bas  puisse  m'en  consoler. 
Je  regarde  toujours  ce  moment  de  ma  vie 
Où  je  l'ai  vue  |  ouvrir  son  aile  |  et  s'envoler 

Id.,  a    Villequier). 


GROUPEMENT    SYNTHÉTIQUE  63 

Et  des  vents  inconnus  viennent  me  caresser, 
Et  je  voudrais  [  saisir  le  monde  |  et  l'embrasser 

(Leconte  de  Lisle,  (il/iucé). 

Faut-il  que  tant  d'objets  si  doux  et  si  charmants 
Me  laissent  vivre  au  gré  de  mon  âme  inquiète  ! 
Ah  !  si  mon  cœur  |  osoit  encor  |  se  rentlammer  ! 

(La  Fontaine,  IX,  2). 

2"  «  Toute  augmentation  de  vitesse  détermine  une  présen- 
tation plus  rapide  des  idées  et  des  images...  D'autre  part  le 
temps  pendant  lequel  nous  pouvons  considérer  chaque  élément 
d'idée  ou  chaque  idée  composante  est  devenu  proportionnel- 
lement plus  court...  Une  accélération  nous  fera  donc  sentir, 
par  le  resserrement  des  sons,  le  groupement  plus  étroit  des 
idées  ou  des  faits  :  en  rapprochant  les  unités,  elle  nous  fait 
éprouver  la  sensation  de  la  collectivité  »  (B.  de  Fouquières, 
337,  340).  Le  trimètre  est  donc  particulièrement  propre  à  con- 
tenir une  énumération  à  trois  termes  qui  envisage  une  question 
sous  toutes  ses  faces,  en  épuise  les  aspects  ;  grâce  au  rappro- 
chement synthétique  dû  à  l'accélération,  il  fait  de  ces  trois 
termes  un  tout,  une  unité  qui  résume  la  question: 

Et  quel  plaisir  de  voir,  sans  masque   ni  lisières, 
A  travers  le  chaos  de   nos  folles  misères, 
Courir  en  souriant  tes  beaux  vers  ingénus. 
Tantôt  légers,  |  tantôt  boiteux,  |  toujours  pieds  nus  ! 

(Mjjsset,  Sur  la  paresse). 

«  Le  dernier  vers  est  délicieux  de  légèreté  et  de  vivacité  », 
dit  Arvède  Barine  dans  son  étude  sur  A.  de  Musset.  Noter 
que  les  trimètres  sont  extrêmement  rares  dans  les  Poésies 
nouvelles. 

Faisait  sortir  l'essaim  des  êtres  fabuleux 

Tantôt  des  bois,  |  tantôt  des  mers,  |  tantôt  des  nues 

(HiGo,  Le  sacre  de  la  femme). 


64  LE    VERS    ROMANTIQUE 

el  tous  ces  morts,  saignant 

Au  loin,  d'un  continent  à  l'autre  continent, 
Pendant  aux  pals,  |  cloués  aux  croix,  }  nus  sur  les  claies 

(Id.,   Sultan  Moiirad). 

Il  est  sans  peur,  |  il  est  sans  feinte,  |  il  est  sans  tache 

(Id.  ,  La  paternité). 

Il  est  cynique,  |  il  est  infâme,  |  il  est  horrible 

(Id.,  La  pitié  suprême) . 

Rois,  je  sens  que  tout  ment,  demain  trompe  aujourd'hui, 
Le  jour  est  lou/che,  l'air  est  fuyant,  |  l'onde  est  lâche 

(Id.,  Le  détroit  de   VEuripe). 

Avoir  du  combattant  l'éternelle  attitude, 
Vivre  casqué,  |  suer  l'été,  |  geler  l'hiver 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Je  jure  de  garder  ce  souvenir,  et  d"être 

Doux  au  faijble,  loyal  au  bon,  |  terrible  au  traître 

(lD.,//)ic/.). 

Toujours  la    nuit!  |  jamais    l'azur  !  |  jamais  l'aurore  ! 

(Id.,  Contemplations). 

Elle  est  la  terre,  |  elle  est  la  plaine,  |  elle  est  le  champ 

(Id.,  La   Terre). 

Ah  !  les  oaristys  !  les  premières    maîtresses  ! 
L'or  des  cheveux,  |  lazur  des  yeux,  |  la  fleur  des  chairs 
(Verlaine,  Poèmes  saturniens). 

Heureux  d'ê|tre,  joyeux  d'aimer,  |  ivres  de  voir 

(Hugo,  Le  sacre  de    la  femme). 

Ne  plus  penser,  |  ne  plus  aimer,  |  ne  plus  haïr 

(Th.  Gautier,  Théhaïde). 

A  la  très  belle,  à  la  très  bonne,  à  la  très  chère 

f  Baudelaire')  . 


MIS?:    EIN    RELIEF  65 

3°  Si  nous  nous  rappelons  en  outre  que  Tarrivée  d'un  tri- 
mètre  après  une  série  de  tétramètres,  surprend  l'esprit  par  le 
contraste  qui  en  résulte,  éveille  l'attention  et  l'obligea  s'appli- 
quer sur  ce  trimètre  même,  nous  comprendrons  que  le  trimètre, 
mettant  en  un  relief  singulier  l'idée  qu'il  exprime,  est  tout 
désigné  pour  contenir  l'idée  la  plus  importante  d'une  tirade, 
celle  qui  la  résume,  qui  la  conclut,  l'idée  la  plus  grandiose  ou 
la  plus  inattendue,  l'élément  qui  contient  la  quintessence  de 
l'idée,  le  fait  ou  l'image  qui  produit  une  antithèse  avec  ce  qui 
précède,  en  un  mot  l'idée  destinée  à  frapper  l'esprit  du  lecteur 
ou  de  l'auditeur.  En  voici  des  exemples  variés  : 

Aimer  est  le  grand  point,  quimporte  la  maîtresse? 
Qu'importe  le  flacon,  pourvu  qu'on   ait  l'ivresse  : 
Faites-vous  de  ce    monde  un  songe  sans  réveil. 
S'il  est  vrai  que  Schiller  n'ait  aimé  qu'Amélie, 
Gœthe  que  Marguerite,  et  Rousseau  que  Julie, 
Que  la  tejrre  leur  soit  légère  !  |  —  Ils  ont  aimé 

(Musset,  La  coupe  et  les  lèvres). 

Ils  ont  bouleversé  la  mer,  troublé  ses  flots. 
Et  dispersé  si  loin  devant   eux  les  écumes 
Que  l'eau  de  THellespont  va  se  briser  à  Gumes, 
Je  sais  cela.  |  Je  sais  aussi  |  qu'on  peut  mourir 

(Hugo,    Le  délroit  de    VEuripe). 

C'est  la  fin  du  discours  de  Thémistocle. 

Une  fraternité  vénérable  germait  ; 

L'astre  était  sans  orgueil  et  le  ver  sans  envie  ; 

On  s'adorait  |  d'un  bout  à  rau|tre  de  la  vie 

(Id.,  Le  sacre  de  la  femme). 

Et  viennent  opposer  au  passage  d'un  crime 
Le  Christ  immense  |  ouvrant  ses  bras  |  au  genre  humain 

(Id.,  L'aigle  du   casque)  ; 

M.  GitAMMONr.  —  Le  vers  français.  b 


66  LE    VERS    ROMANTIQUE 

idée  grandiose  et  contraste. 

Ayant  levé  la  tête  au  fond  des  cieux  funèbres 

Il  vit  un  œil,  |  tout  g'rand  ouvert  |  dans  les  ténèbres, 

Et  qui  le  regardait  dans  l'ombre  lixement 

(Id.,  La  conscience). 

C'est  le  sujet  même  de  la   pièce. 

Que  l'homme  ait  le  repos  et  le   bœuf  le  sommeil  ! 
Vivez  !  croissez  !  \  semez  le  grain  |  à  l'aventure  ! 
Qu'on  sente  frissonner  dans  toute  la  nature, 
Sous  la  feuille  des  nids,  au  seuil  blanc  des  maisons, 
Dans  l'obscur    ti'emblement  des  profonds  horizons, 
Un  vaste  emportement  iVaimer.,  dans  l'herbe  verte, 
Dans  l'antre,  dans  l'étang,  dans    la  clairière  ouverte, 
D'aimer  sansfin,  |  d'aimer  toujours,  |  d'aimer  encor. 
Sous  la  sérénité  des  sombres  astres  d'or 

(Id.,  Contemplations). 

L'idée  essentielle  est  croissez  et  multipliez,  aimez  ;  c'est  celle 
qui  est  exprimée  dans  les  deux  trimètres  ;  le  second  rentre 
d'ailleurs  dans  notre  deuxième  catégorie. 

Les  croyants  dévorés  dans  les  cirques  sonores, 
Râlaient  un  chant,  |  aux  pieds  des  bèltes  étouffés 

(Id.,  Ihid.). 

Idée  frappante  destinée  à  montrer  que  les  martyrs  ne  se  sont 
pas  trouvés  malheureux. 

Dans  la  pièce  de  Hugo  intitulée  Suprématie,  le  trimètre 
apparaît  plusieurs  fois  dans  des  situations  analogues  :  le  puis- 
sant dieu  Vàyou  ayant  dit  à  la  «  clarté  »  que  rien  ne  pouvait 
lui  résister,  qu'il  pouvait  tout  emporter, 

L'appai'ition  prit  un  brin  de  paille  et  dit: 

—  Emporte  ceci,  — ■  Puis,  avant  qu'il  répondît. 

Elle  posa  |  devant  le  dieu  |  le    brin  de  paille. 


LKS     IRIMÈTRES    DE    V.    HUfiO  67 

Le  premier  de  ces  trois  vers  n'est  pas  un  trimètre,  mais  il 
demande  une  observation.  Le  mot  «  prit  »  y  remplit  une 
mesure  et  a  par  conséquent  une  importance  considérable  ;  est- 
ce  pour  mettre  en  relief  ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire  à  voir  une 
«  clarté  »  prendre  ([uelque  chose  ?  ce  serait  un  elTet  du  plus 
mauvais  g-oût.  La  valeur  exceptionnelle  donnée  à  ce  mot  par 
le  rythme  et  la  faiblesse  de  la  coupe  qui  le  suit,  est  destinée 
simplement  à  attirer  l'attention  sur  l'objet  que  l'apparition  va 
opposer  aux  efforts  monstrueux  du  dieu:  «  un  brin  de  paille  ». 
Mais  le  troisième  vers  est  un  trimètre  parce  qu'il  énonce  le 
fait  quinoue  le  sujet.  Après  la  description  des  effortsde  Vâyou, 
cet  autre  trimètre  : 

Le  brin  de  paille  |  aux  pieds  du  dieu  |  ne  bougea  pas 

est  une  conclusion. 

Il  est  donc  possible,  à  notre  avis,  de  distinguer  trois  caté- 
gories de  trimètres.  Il  serait  facile  de  multiplier  les  exemples 
de  la  deuxième  catégorie  ;  il  n'en  est  pas  de  même  des  deux 
autres  ;  elles  ne  sauraient  être  enrichies  d'exemples  assez  peu 
nombreux  qu'au  prix  de  lectures  étendues  et  minutieuses.  Nous 
sommes  loin  d'être  d'accord  sur  ce  point  avec  Becq  de  Fou- 
quières,  Renouvier  et  quelques  autres,  qui  trouvaient  des  tri- 
mètres  en  si  grande  abondance.  La  cause  de  leur  erreur  n'est 
pas  mystérieuse  ;  ils  ont  pris  pour  des  trimètres  tous  les 
alexandrins  qui  ont  un  rejet  àl'hémistiche.  Cette  classe,  qui  a 
été  étudiée  au  chapitre  précédent,  est  ancienne  et  très  lar- 
gement représentée.  Lorsqu'on  l'a  mise  à  part,  il  reste  parmi 
les  alexandrins  chez  lesquels  la  sixième  et  la  septième  syllabes 
sont  étroitement  unies  par  la  syntaxe,  relativement  peu  de 
chose  pour  les  trimètres.  Certains  ont  même  pu  croire  qu'il  ne 
restait  rien,  du  moins  chez  V.  Hugo  (A.  Rochette,  L'alexan- 
drin chez  V.  Hugo).  C'est  une  autre  erreur.  Un  de  leurs  prin- 
cipaux arguments,  c'est  que  V.  Hugo  s'est  toujours  élevé  vio- 
lemment contre  ceux  qui  supprimaient  la  coupe  après  la 
sixième  svllabe.    Diverses  anecdotes  nous    font  connaître  son 


6S  LE    VERS    ROMANTIQUE 

opinion  sur  ce  point.  Telle  la  suivante  :  «  J'ai  souvenir,  dit 
Lesclide  dans  ses  Propos  de  Table,  d'une  sorte  d'épouvante 
qui  s'empara  de  lui,  quand  je  lui  montrai,  dans  un  de  ses 
poèmes,  un  vers  ternaire,  qui  n'avait  cependant  rien  d'effrayant. 
Il  était  à  peu  près  construit  ainsi  : 

Dans  les  palais,  dans  les  châteaux,  dans  les  chaumières. 

Non  seulement  il  changea  le  vers,  mais  il  me  fit  des  remer- 
ciements très  vifs  de  lui  avoir  signalé  cette  négligence  » . 

Ces  faits  vont  à  l'encontre  de  la  démonstration  qu'on  en 
veut  tirer.  Si  V.  Hugo  a  jamais  laissé  échapper  un  trimètre 
comme  celui-là,  s'il  a  pu  écrire  dans  un  premier  mouvement  : 

Moi  pas.  Par  exemple  il  j  faudra  travailler  ferme  \ 

il  est  bien  certain  que  pareille  mésaventure  ne  serait  pas 
arrivée  à  Racine,  par  exemple.  S'il  a  corrigé  ces  vers,  c'est 
qu'il  était  l'ennemi  conscient  du  trimètre,  mais  s'il  a  pu  les 
produire,  c'est  qu'il  en  était  l'ami  inconscient.  Qu'il  n'ait  pas 
voulu  ou  pas  cru  faire  de  trimètres,  il  n'y  a  aucune  raison  de 
le  contester  ;  mais  lorsqu'on  étudie  théoriquement  les  vers 
d'un  poète,  bien  que  Ton  ne  doive  jamais  négliger  ce  que  l'on 
peut  savoir  de  ses  opinions  et  de  ses  intentions,  la  principale 
chose  à  considérer  en  définitive,  c'est  ce  qu'il  a  fait  en  réalité. 
Or  des  vers  tels  que  celui  de  Lesclide,  V.  Hugo  en  a  fait 
beaucoup,  comme  celui-ci  qui  est  le  type  même  du  trimètre  : 

Mon  bien  aimé,  mon  bien  aimé,  mon  bien    aimé! 

[Fin  de  Satan). 

S'il  a  toujours  gardé  scrupuleusement  une  séparation  de 
mots  après  la  sixième  syllabe,  c'est  de  sa  part  une  simple 
observance  matérielle  à  laquelle  il  n'a  pas  cru  pouvoir  se  sous- 

1.  Corrigé  ensuite  en  : 

Moi  pas.  Ah  !  par  exemple,  il  faudra  travailler 

(Les  quatre  vents  de  Vesprit). 


TRIMÈTRES    ANNONCÉS  60 

traire.  Il  n'a  jamais  supprimé  carrément  la  coupe  de  l'hémis- 
tiche, mais  il  l'a  réduite  à  zéro,  ce  qui  théoriquement  n'est 
pas  la  même  chose  ;  il  g-arde  une  trace  de  cette  coupe  par  le 
fait  qu'il  en  laisse  subsister  la  place.  C'est  dire  qu'il  a  été 
dupe  d  une  illusion  au  point  de  vue  théorique  ;  mais,  et  c'est 
le  seul  point  qui  vraiment  nous  importe,  il  ne  s'est  jamais 
trompé  sur  la  valeur  pratique  de  ces  vers  que  nous  appelons 
des  trimètres.  Au  reste  le  contraire  serait  surprenant  de  la 
part  d'un  artiste  qui  a  manié  avec  tant  de  maîtrise  les  efï'ets 
de  versification.  La  preuve  qu'il  a  bien  senti  que  ces  vers 
avaient  une  vertu  particulière  et  produisaient  une  impression 
spéciale,  c'est  qu'il  ne  les  a  jamais  laissés  apparaître  au  hasard 
dans  son  œuvre.  Ils  ne  se  présentent  que  lorsque  le  poète  a 
une  intention^  et  toujours  ils  sont  annoncés,  préparés,  décelés 
par  leur  entourage.  On  a  noté  par  exemple  qu'ils  sont  d'ordi- 
naire précédés  devers  rythmés  d'une  manière  particulièrement 
ferme  selon  le  mode  classique.  Nous  ajouterons  qu'il  se  sert 
assez  souvent  pour  les  annoncer,  surtout  lorsqu'il  arrive  à  la 
fin  d'un  développement,  d'un  contre-rejet  qu'il  place  dans  le 
vers  précédent.  C'est  le  plus  frappant  des  procédés  qu'il 
emploie  à  cet  usage  : 

Je  jure  de  garder  ce  souvenir,  et  d'être 

Doux  au  faijble,  loyal  au  bon,  ]  terrible  au  traître 

[Le  petit  roi  de  Galice). 

Ayant  reçu  de  Dieu  des  créneaux  où  le  soir 
L'homme  peut,  d'embrasure  en  embrasure,  voir 
Etinceler  |  le  fer  de  lanjce  des  étoiles 

[Le  régiment  du  baron  Madruce). 

L'apparition  prit  un  brin  de  paille  et  dit  : 

—  Emporte  ceci,  —  Puis,  avant  qu'il  répondît, 

Elle  posa  |  devant  le  dieu  |  le  brin  de  paille 

(Suprématie). 

Or  le  nouveau  marquis  doit  faire  une  visite 

A  l'histoire  qu'il  va  continuer.  La  loi 

Veut  qu'il  soit  seul  [  pendant  la  nuit  |  qui  le  fait  roi 

[Eviradnus). 


70  LE    VERS    ROMANTIQUE 

Mais  on  n'a  pas  toujours  une  indication  aussi  nette,  et 
d'autre  part  beaucoup  de  contre-rejets  n'annoncent  aucun 
trimètre.  Dès  lors  la  question  se  pose  :  Parmi  les  vers  qui 
n'ont  pas  de  coupure  syntaxique  après  la  sixième  syllabe  à 
quoi  reconnaît-on  les  trimètres  ?  Simplement  et  uniquement 
à  ce  qu'ils  n'ont  pas  de  rejet  à  l'hémistiche.  Dans  les  vers  qui 
ont  un  rejet  après  la  sixième  syllabe,  les  mots  qui  commencent 
le  second  hémistiche  ou  cet  hémistiche  tout  entier  ont  un 
relief  particulier  et  par  conséquent  une  importance  spéciale. 
Ce  n'est  pas  le  cas  dans  les  trimètres.  Dans  celui-ci  : 

Pendant  aux  pals,  cloués  aux  croix,  nus  sur  les  claies, 

«  aux  croix  »  n'a  pas  plus  et  ne  mérite  pas  plus  de  relief  que 
«  aux  pals  »  ou  «  sur  les  claies  » .  Observation  analogue  sur  : 

Vivre  casqué,  suer  Tété,  geler  Thiver. 

Si  dans  quelques-uns  des  trimètres  à  trois  termes  parallèles 
on  peut  saisir  une  progression,  elle  tient  aux  idées  exprimées, 
non  à  la  nature  du  vers,  et  il  y  a  gradation  du  deuxième 
terme  au  troisième  comme  du  premier  au  deuxième,  mais 
non  pas  mise  en  évidence  du  deuxième  : 

Il  est  cynique,  il  est  infâme,  il  est  horrible. 

On  a  donc  à  compter  d'abord  parmi  les  trimètres  tous  les 
vers  sans  coupure  syntaxique  à  l'hémistiche  qui  contiennent 
une  énumération  à  trois  termes  parallèles.  Toutefois  il  y  a 
lieu  de  mettre  à  part,  comme  on  le  fera  plus  loin,  ceux  dans 
lesquels  chacun  des  trois  termes  se  subdivise  en  deux  mesures, 
et  qui  par  suite  sont  des  hexamètres. 

Pour  les  deux  autres  catégories  de  trimètres  que  nous  avons 
distinguées,  la  détermination  est  beaucoup  plus  difficile. 
Gomme  la  forme  n'indique  rien,  on  ne  peut  s'en  rapporter 
qu'à  l'étude  attentive  du  fond.  Il  faut,  pour  chaque  cas,  exa- 
miner de  très  près  le  texte  et  le  contexte,   voir  quel  est   le 


DÉTERMINATION    DES    TRIMÈTRES  71 

genre  d'effet  qui  s'adapte  le  mieux  à  l'idée  exprimée,  et  si  le 
poète  a  voulu  mettre  en  relief  un  mot,  une  expression,  ou  le 
vers  tout  entier  : 

A  Toulon,  le  fourgon  les  quitte,  le  ponton 

Les  prend;  sans  vêtements,  sans  pain,  sous  le  bâton 

[Les  chàtimenls). 

Les  deux  propositions  «  le  fourg-on  les  quitte  »  et  «  le  pon- 
ton les  prend  »  sont  rig-oureusement  parallèles  ;  dans  la 
seconde  «  les  prend  »  est  un  rejet  du  premier  vers,  donc  dans 
la  première  «  les  quitte  »  est  un  rejet  du  premier  hémistiche, 
et  le  premier  de  ces  deux  vers  n'est  pas  un  trimètre. 
Si  on  lit  en  trimètre  le  second  de  ces  deux  vers  : 

Ils  mettent  l'aiFreux  bât  de  la  bête  de  somme 
A  des  esprits,  |  comme  eux  pensant,  |  comme  eux  vivant 

[Les  quatre  vents  de  Vesprit), 

on  le  met  en  relief  par  le  fait,  puisqu'il  vient  après  un  tétra- 
mètre.  Mais  c'est  une  lecture  brutale  qui  supprime  toutes  les 
nuances,  et  qui  apporte  à  ce  vers  une  allure  rapide  en  désac- 
cord avec  les  idées  qu'il  exprime.  Si  l'on  veut  donner  à  chaque 
mot  sa  valeur  réelle,  on  le  lira  en  cinq  mesures  : 

A  des  esprits,  |  comme  eux  |  pensant,  |  comme  eux  |  vivant  ; 

alors  ((  pensant  »  et  «  vivant  »  auront  toute  la  signification 
dont  ils  sont  susceptibles,  et  non  seulement  ces  deux  mots, 
mais  aussi  l'expression  «  comme  eux  »  ;  et  cet  effet  sera  dû 
bien  moins  au  ralentissement  du  débit  obtenu  par  cette  nou- 
velle division  qu'à  l'attente  suscitée  par  l'accent  rythmique  du 
mot  «  eux  »  et  au  changement  d'intonation  sur  les  mots 
«  pensant  »  et  «  vivant  »  qu'exige  la  faiblesse  de  la  coupure 
syntaxique  placée  devant  eux. 

Mais  en  tout  cas  qu'il  fût  tout  ce  qu'il  pouvait  être, 
C'était  I  un  garnement  |  de  dieu  |  fort  mal  famé 

[Le  satyre). 


72 


LE    VERS    ROMANTIQUE 


C'est  une  conclusion,  et  nous  savons  qu'un  trimètre  convien- 
drait parfaitement  ;  mais  l'expression  «  un  garnement  de  dieu  » 
en  une  seule  mesure  serait  vulgaire  et  passerait  inaperçue.  Le 
tétramètre  la  détaille  et  en  faisant  un  rejet  des  deux  mots  «  de 
dieu  »  met  parfaitement  en  relief  tout  ce  qu'il  v  a  de  pitto- 
resque et  de  hardi  dans  cette  alliance  de  mots.  Et  puis,  en 
trimètre,  la  première  mesure  «  C'était  »  serait  sans  importance; 
or,  tandis  que  dans  le  vers  à  rejet  à  l'hémistiche  ce  n'est  qu'un 
mot  ou  quelques  mots  qui  ont  une  importance  particulière, 
dans  le  trimètre  c'est  le  vers  tout  entier  qui  est  important, 
c'est  chacune  des  trois  mesures  qui  le  composent. 

Qu'après  avoir  dompté  l'Athos,  quelque  Alexaudre 
Aille  donc  |  relever  |  sa  robe  |  à  la  Jun^frau  1 

[Le  régiment  du  baron  Madruce). 

En  trimètre  c'est  presque  une  inconvenance;  en  tétramètre 
c'est  une  idée  inattendue  et  une  image  grandiose  qui  s'accorde 
bien  avec  le  reste  de  la  pièce. 

Parfois  l'hésitation  est  permise  et  les  deux  lectures  sont  à 
la  rigueur  possibles  : 

Un  crapaud  |  regardait  le  ciel,  |  bête  éblouie 

{Le  crapaud). 

C'est  une  idée  surprenante,  la  forme  du  trimètre  lui  convient. 
Mais  celle  du  tétramètre 

Un  crapaud  |  regardait  |  le  ciel,  j  bête  éblouie 

n'ôte  rien  à  l'inattendu  de  l'idée  et  annonce  bien  mieux  le 
sujet  de  la  pièce  par  le  relief  qu'elle  donne  aux  mots  «  le 
ciel  »  ;  le  ciel  c'est  la  pureté,  lui  c'est  l'être  immonde,  le  ciel 
c'est  l'espérance,  lui  c'est  le  paria,  le  ciel  c'est  la  charité,  lui 
c'est  le  réprouvé  qui  va  être  en  butte  k  la  haine. 

Si  l'on  veut  bien  relire  maintenant  les  vers  que  nous  avons 
cités  comme  trimètres  dans  notre  première  et  notre  troisième 
catégories,  on  reconnaîtra  aisément  que  pour  la  plupart  cette 


TRI  M  ÊTRES    DU    XVU'"    SIÈCLE  73 

lecture  se  justifie  par  d'excellentes  raisons  tandis  que  parfois 
la  lecture  en  tétramètres  fausserait  le  sens  : 

L'Archer  superbe  lit  |  un  pas  \  dans  les  roseaux. 

Ce  rejet  ferait  tellement  ressortir  «  un  pas  »  qu'il  semblerait 
que  le  poète  a  voulu  insister  sur  ce  fait  que  l'archer  n'a  pas 
fait  «  deux  »  pas.  Ce  serait  un  contresens.  Dans  le  vers  : 

Puis  à  pas  lents,  musique  |  en  ^elte,  sans  fureur, 

cette  décomposition  d'une  expression  toute  faite  et  la  mise  en 
relief  du  mot  a  en  tête  »  sug'gérerait  par  antithèse  l'idée  tri- 
viale d'une  position  contraire. 

Y  a-t-il  des  trimètres  avant  les  poètes  romantiques  ?  Cer- 
tainement; en  voici  deux  de  d'Aubig-né  : 

Traîner  les  pieds,  |  mener  les  bras,  |  hocher  la  teste 

[Les  tragiques). 

Jamais  le  bien,  |  jamais  rançon,  |  jamais  la  vie 

(  Vengeances). 

En  voici  un  de  Corneille,  dans  Suréna  : 

Toujours  aimer,  |  toujours  souffrir,  |  toujours  mourir. 

Plus  haut,  p.  63,  on  en  a  vu  un  de  La  Fontaine;  en  voici 
deux  autres  : 

Que  de  portes  !  |  quel  bruit  de  clefs  !  |  quel  tintamarre  ! 

(Le  Florentin). 

Maudit  château  !  |  maudit  amour  !  |  maudit  voyage  ! 

[Ragotin). 

Mais  au  xvii''  siècle  ils  sont  à  peu  près  exclus  des  genres 
nobles.  Racine  en  a  peut-être  quelques-uns  dans  Les  plaideurs, 
c'est-à-dire  dans  sa  comédie  ;    mais  il  n'en  a  sûrement  aucun 


74 


LE    VERS    ROMANTIQUE 


dans  ses  trag-édies.  Ceux  que  certains  ont  cru  y  reconnaître 
ne  résistent  pas  à  un  examen  attentif.  Ce  sont  tous  des  tétra- 
mètres  à  césure  faible,  ayant  pour  etîet  de  mettre  en  relief  les 
premiers  mots  du  second  hémistiche  ou  le  second  hémistiche 
tout  entier,  comme  ceux  que  nous  avons  cités  aux  p.  28,  45,  i-7, 
48  .Dans  son  livre  sur  L'évolution  du  vers  français  au  XVII'^ 
siècle,  M.  Souriau  a  essayé  de  démontrer  qu'il  y  a  des  trimètres 
dans  les  tragédies  de  Racine,  mais  il  n'y  a  nullement  réussi. 
Les  lectures  qu'il  propose  n'ont  pour  effet  que  de  supprimer 
toutes  les  nuances.  Même  levers  du  rôle  de  Monime  qu'il  cite 
avec  les  commentaires  si  caractéristiques  de  Brossette  et  de 
Du  Bos,  vient  à  l'encontre  de  sa  thèse.  Racine,  rapporte  Du  Bos, 
avait  appris  à  la  Champmeslé  «  à  baisser  la  voix  en  pronon- 
çant les  vers  suivants,  et  cela  encore  plus  qu«  le  sens  ne 
semble  le  demander  : 

Si  le  sort  ne  m'eût  donnée  à  vous. 
Mon  bonheur  dépendoit  de  l'avoir  pour  époux. 
Avant  que  votre  amour  m'eût  envoyé  ce  gage, 
Nous  nous  aimions, 

afin  qu'elle  pût  prendre  facilement  un  ton  à  l'octave  au-dessus 
de  celui  sur  lequel  elle  avait  dit  ces  paroles  : 

Nous  nous  aimions, 

pour  prononcer  à  l'octave  : 

Seigneur,  vous  changez  de  visage. 

Ce  port  de  voix  extraordinaire  dans  la  déclamation  étoit 
excellent  pour  marquer  le  désordre  d'esprit  où  Monime  doit 
être  dans  l'instant  qu'elle  aperçoit  que  sa  facilité  à  croire 
Mithridate,  qui  ne  cherchoit  qu'à  tirer  son  secret,  vient  de 
jeter  elle  et  son  amant  dans  un  péril  extrême  ».  M.  Souriau 
ajoute  (p.  440)  :  «  On  remarquera  que  dans  ce  passage  l'hémis- 
tiche disparaît  à  cause  de  cet  artifice  de  diction».  En  aucune 
manière;  il  n'y  a  pas  d'arrêt  après  ((  nous  nous  aimions  »,  il  y  a 


TRIMKTRES    INJUSTIFIÉS  75 

seulement  un  brusque  changement  de  ton.  Ce  mot  «  Seij^neur  » 
vient  comme  un  cri  couper  et  interrompre  son  récit  jusque  là 
paisible,  et  s'il  y  a  un  léger  repos,  une  légère  suspension  de 
la  voix  dans  ce  vers,  c'est  après  ce  mot  «  Seigneur  »,  c'est-à- 
dire  à  la  coupe  de  l'hémistiche.  En  prononçant  les  mots  ((  nous 
nous  aimions»  elle  remarque  dans  la  physionomie  de  Mithri- 
date  un  mouvement  subit  qui  lui  arrache  instantanément  et 
comme  malgré  elle  ce  cri  «  Seigneur»,  et  c'est  en  poussant  ce 
cri,  quelle  comprend  la  ruse  dont  elle  a  été  dupe  et  embrasse 
les  conséquences  de  sa  crédulité  ;  d'où  l'arrêt,  extrêmement 
court  d'ailleurs,  qui  peut  séparer  ce  mot  «  Seigneur  »  des  sui- 
vants. 

Chez  les  contemporains  et  surtout  chez  les  successeurs  de 
V.  Hugo  les  trimètres  ne  sont  pas  rares;  mais  aucun  n'a  su 
manier  cet  instrument  avec  autant  de  virtuosité.  Leurs  tri- 
mètres  sont  rarement  justifiables  par  le  sens,  et  trop  souvent 
ils  ne  peuvent  être  considérés  que  comme  des  négligences, 
voire  comme  de  simples  vers  faux.  En  voici  quelques 
exemples  : 

Respecte,  ô  Voyageur,  si  tu  crains  ma  colère, 
Cal  humble  toit  |  de  joncs  tressés  |  et  de  glaïeul 

(Heredia,  Hor forum  deus). 

Cet  andalou  |  de  race  arabe,  |  et  mal  dompté, 
Qui  mâche  en  se  cabrant  son  mors  ensanglanté 

(Id.,  Les  conquérants  de  Vor). 

Et  le  beau  carnassier  qui  ne  va  que  par  couples 
Et  qui  I  par  dessus  tous  les  félins  |  est  cité 

(Id.,  IJnd.). 

J'ai  forcé  ce  ragot;  je  t'en  offre  la  hure  !  — 
Ruyz  dit,  et  tend  le  chef  livide  et  hérissé 
Qu'il  tient  empoigné  par  l'horrible  chevelure 

(Id.,  La  revanche  de  Diego  Laynez)  ; 


76  LE    VERS    ROMANTIQUE 

on  ne  sait  comment  couper  ce  dernier  vers.  Le  suivant  n'est 
pas  meilleur  : 

En  Tan  mil  et  cinq  cent  vingt-quatre,  avec  cent  hommes 

(Id.,  Les  conquérants  de  Vor). 

Le  premier  vers  de  Cromicell  est  peut-être  pire  : 

Demain,  vingt-cinq  juin  mil  six  cent  cinquante  sept. 

Ces  derniers  exemples,  à  proprement  parler,  ne  sont  pas 
des  vers.  Il  ne  sufïit  pas  pour  faire  un  vers  d'aligner  douze 
syllabes  l'une  après  l'autre;  il  faut  que  ces  douze  syllabes 
soient  rythmées  et  même  que  le  rythme  soit  net.  Ces  vers 
n'ont  pas  de  rythme. 

Mais  il  n'est  nullement  nécessaire  pour  qu'un  trimètre  soit 
bon  qu'il  soit  construit  exactement  comme  ceux  que  nous 
avons  cités.  Le  trimètre  romantique  n'est  qu'une  étape  dans 
l'évolution  de  l'alexandrin  classique.  V.  Hugo  s'est  astreint  à 
y  conserver  toujours  une  séparation  de  mots  après  la  sixième 
syllabe,  et  à  ne  pas  mettre  devant  cette  séparation  un  mot 
essentiellement  atone,  comme  un  article,  ou  surtout  un  e 
posttonique.  D'autres  poètes  ont  renoncé  à  ces  observances, 
qui  n'étaient  qu'un  reste  et  un  rappel  d'une  phase  antérieure. 
Voici  cinq  exemples  qui  sont  aussi  bien  rythmés  que  n'im- 
porte lesquels  de  V.  Hugo  : 

Sur  les  murailles,  |  sur  les  arbres,  |  sur  les  toits 

(Leconte  de  Lisle). 

Serait-ce  point  |  quelque  jugement  |  sans  merci? 

(ID.). 

C'est  maintenant  |  que  j'aime  mieux,  |  que  j'aime  bien  ! 

(E.  Rostand,  Cyrano). 

Que  tous  ceux  |  qui  veulent  mourir  |  lèvent  le  doigt 

(lD.,//j/ty.). 


PENTAMÈTRES  77 

Mais  je  marche  sans  rien  sur  moi  ([ui  ne  reluise, 
Empanaché  |  d'indépendance  |  et  de  franchise 

(1d.,  IhicL). 

B.  —  Pentamètres  et  hexamètres. 

Les  tétramètres  et  les  trimètres  ne  sont  pas  les  seules  formes 
rythmiques  que  puisse  prendre  l'alexandrin.  On  doit  recon- 
naître aussi  des  pentamètres  et  des  hexamètres.  Ce  sont  des 
vers  de  douze  syllabes  avant  les  premiers  cinq  mesures  et  les 
seconds  six.  Tandis  que  le  trimètre  est  plus  court  et  plus  rapide 
que  le  tétramètre,  ceux-ci  sont  plus  long-s  et  plus  lents.  Les 
effets  que  Ton  obtient  par  leur  emploi  sont  exactement  le 
contraire  de  ceux  qui  sont  dus  au  trimètre.  Avec  le  trimètre 
nous  avions  augmentation  de  vitesse  et  par  conséquent  présen- 
tation plus  rapide  des  idées  et  des  images  ;  ici  nous  avons 
diminution  de  vitesse  correspondant  à  une  présentation  plus 
lente  des  idées  et  des  images  ;  en  même  temps  il  y  a  accrois- 
sement proportionnel  du  temps  pendant  lequel  nous  pouvons 
considérer  chaque  idée  partielle  ;  en  se  desserrant  dans  l'espace, 
chaque  élément  de  l'idée  croît  en  importance,  les  détails  se 
précisent.  En  un  mot  le  trimètre  rapproche  les  idées  en  une 
sorte  de  synthèse,  le  pentamètre  et  l'hexamètre  les  écartent 
et  les  analysent. 

Voici  d'abord  des  exemples  de  pentamètres  ;  après  ce  que 
nous  venons  de  dire,  ils  se  passeront  aisément  de  commen- 
taire. Ils  sont  d'un  usage  courant  à  la  période  classique,  mais 
pourtant  beaucoup  plus  fréquents  chez  les  modernes  : 

L'heuire,  le  lieu,  |  le  bras  |  se  choisit  |  aujourd'hui 

(Corneille,  Cinna). 

Ton  nom  |  demeurera  |  grand,  |  illusltre,  fameux 

(Id.,  Horace). 

Le  lait  tombe  ;  |  adieu  veau,  |  va[che,  cochon,  |  couvée 

(La  Fontaine,  VII,  10). 


78  PENTAMÈTRES  ET  HEXAMÈTRES 

Le  hibou  repartit  :  Mes  petits  sont  mignons, 
Beaux,  |  bien  faits,  |  et  jolis  |  sur  tous  |  leurs  compagnons 

(Id.,  V,  18). 

Buvez,  I  mangez,  |  dormez,  |  el  faisons  |  feu  qui  dure 

(Racine,  Les  plaideurs). 

Beauté,  |  gloi|re,  vertu,  |  je  ti'ouve  tout  |  en  elle 

(Id.,  Bérénice). 

Content  |  de  son  hymen,  |  vaisseaux,  |  arjmes,  soldats. 
Ma  foi  lui  promit  tout,  et  rien  à  Ménélas 

(Id.,  Iphigénie). 

Femmes,  |  vieillards,  |  enfants,  |  s'embrassant  |  avec  joie. 
Bénissent  le  Seigneur  et  celui  qu'il  envoie 

(Id.,  Afhalie). 

Les  hojmmes  sont  ingrats,  |  méchants,  |  menteurs  |  jaloux 
(Hugo,  Les  rayons  et  les  ombres). 

Huit  jours  encore  |  onéreuse,  |  on  sape,  |  on  fouille,  |  on  sonde 

( Id.  ,  Gai/fer-Jorge) . 

Le  faune,  haletant  parmi  ces  grandes  dames. 
Cornu,  I  boiteux,  |  difforme,  |  alla  droit  |    à  Vénus 

(Id.,  Le  satyre). 

Et  pas  à  pas,  ]  Roland,  |  sanglant,  |  terri|ble,  las, 
Les  chassait  devant  lui  parmi  les  fondrières 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Le  porc  et  le  sultan  étaient  seuls  tous  les  deux  ; 
L'un  torturé,  j  mourant,  |  maudit,  |  infect,  |  immonde  ; 
L'autre,  |  empereur,  |  puissant,  |  vainqueur,  |  maître  du  monde 

(Id.,  Sultan  Mourad). 

Celui  qu'en  bégayant  nous  appelons  Esprit, 
Bonté,  I  Force,  |  Equité,  |  Perfection,  |  Sagesse, 
Regarjde  devant  lui,  ]    toujours,  |  sans  fin,  |  sans  cesse 

(Id.,  Ihid.). 


HEXAMÈTRES  79 

Voici  quelques  exemples  d  hexamètres  ;  ils  sont  d'un  emploi 
plus  rare  : 

Roi,  I  prè|tres,  peuple,  |  allons,  |  pleins  |  de  reconnoissance 
De  Jacob  avec  Dieu  confirmer  lalliance 

(Racine,  Athalie). 

Je  ne  dirai  qu'un  mot.  La  fille  qui  m'enchante, 

No|ble,  sa|f^e,  modeste,  |  humble,  |  honnê|te,  touchante, 

N'a  pas  un  des  défauts  que  vous  m'avez  fait  voir 

(BoiLEAu,  Satire  X). 

Triste,  I  à  pied,  |  sans  laquais,  |  maijgre,  sec,  |  ruiné 

(1d.,  Ibid.), 

Debout  sur  le  tréteau  qu'assiège  une  cohue 

Qui  rit,  I  bâille,  |  applaudit,  |  tempe] te,  si|ffle,  hue 

(Hugo,  Châtiments). 

Fuyards.  1  blessés,  )  mourants,  )  caissons,  |  brancards,  |  civières, 
On  s'écrasait  aux  ponts  pour  passer  les  rivières 

(Id.,  V expiation). 

Il  pense,  |  il  règle,  j  il  mène,  |  il  pèse  |  il  juge,  |  il  aime 

(Id.,  Légende  des  siècles). 

Charge,  |  emplois,  |  honneurs,  |  tout  |  en  un  instant  |  s'écroule 

(Id.,  Buy-Blas). 

Pâle,  I  éploré,  |  sanglant,  |  fouetté,  |  percé,  '  meurtri 

(Id.,  Fin  de  Satan). 

Errant,  |  roulant,  |  brisant,  |  sapant,  |  taillant,  |  courbant 

(Id.,  Dieu). 

Jalouse,  I  avare,  |  impure,  |  avide,  |  lâche,  |  vaine 

(Id.,  Toute  la  lyre)- 

Santé,  I  bonheur,  |  beauté,  |  grandeur,  |  victoi|re,  joie 

l'In.,  Zim-Zizimi). 


80  PENTAMÈTRES  ET  HEXAMÈTRES 

Aujourd'hui  le  voilà  dans  cette  Forêt-Xoire, 
Le  dogme  !  Ignace  ordonne  ;  il  est  prêt  à  tout  boire, 
Le  faux,  |  le  vrai,  |  le  bien,  |  le  mal,  |  l'erreur,  |  le  sang  ! 

(Id.,  Uart  d'être  grand-père). 

Ah  !  rè|gle-t-il  pas  tout  ?  |  paix,  |  guerre,  |  états,  |  finances? 

(Id.,  Marion  de  Lorme). 

Il  m'appelait  |  princesse,  |  objet,  |  nymjphe,  reine,  |  ange 

(Id.,  Cromwell). 

Haine,  |  amour,  |  fange,  |  esprit,  |  fièvre,  |  elle  participe 

{\d.,  Toute  la  lyre). 

Griffo|nne,  va,  |  vient,  |  court,  |  boit  l'enjcre,  rend  du  fiel 

(Id.,  Les  châtiments). 

Il  y  a  même  des  heptamètres  et  des  octomètres  ;  ils  sont 
rarement  heureux  ;  ce  sont  des  vers  trop  longs,  sur  lesquels 
le  lecteur  peine  et  s'essouffle  : 

Haine,  |  hiver,  |  guelrre,  deuil,  |  pes|te,  famine,  |  ennui 

(Id.,  Vannée  terrible). 

Amours,  |  vertus,  |  fureurs,  |  hym| nés, cris,  |  plaisirs,  |  peines 
(Id.,  La  trompette  du  jugement). 

Vrai,  I  faux,  |  pourpre  |  et  haillon,  |  le  carcan,  ]  Tauréole, 
Jour  I  et  nuit,  ]  vie  [  et  mort,  |  oui,  |  non,  |  navette  folle 

(Id.,  Dieu). 

Plaisir,  I  Tourment,  |  Enfer]  et  Ciel,  |  Bien,  |  Mal,  |  Oui,  |  Non 
(Id.,  Les  quatre  vents  de  V esprit). 

Nais,  I  grandis,  (  rêlve,  souffre,  |  ai|me,  vis,  |  vieillis,  |  tombe 

( I d . ,  Conte mp lations). 

Parmi  les  hexamètres  il  en  est  certains  (auxquels  nous  avons 
fait  allusion  plus  haut,  p.  70),  qu'il  est  bon  de  signaler  à 
part.  Nous  les  appellerions  volontiers  des  trimètres-hexamètres. 


TRIMÈTRES-HKXAM  ÊTRES  81 

Ce  sont  des  trimètres  par  la  syntaxe  et  des  hexamètres  par  le 
rythme.  Ils  appartiennent  à  notre  deuxième  catégorie  de  tri- 
mètres  en  ce  qu'ils  contiennent  une  énumération  à  trois  termes 
parallèles,  mais  au  lieu  d'être  synthétiques,  ils  sont  analytiques. 
Chacun  des  trois  membres  se  divise  en  deux  parties  qu'il  y  a 
lieu  de  mettre  en  relief  en  donnant  à  chacune  un  accent  ryth- 
mique et  en  constituant  avec  chacune  une  mesure  : 

Dormez,  |  vertus,  ||  dormez,  |  soufTran  ||  ces,   dormez,  |  crimes 

(Hugo,  Le  pape). 

Il  faut  I  qu'il  marche  1  I|  Il    faut  |  qu'il    roule  I  ||  Il    faut  |  qu'il 

[aille  I 
(Id.,  Cromwell,. 

Le  haut,  |  le  bas,  ||  le  vrai,  |  le  faux,  ||  le  mal,  |  le  bien 

(Id.,  Toute  la  lyre). 

Ni  beau  I  ni  laid,  ||  ni  haut  |  ni  bas,  ||  ni  chaud  |  ni  froid 

(Id.,  L'année  terrible). 

De  blanc,  |  de  noir,  ||  de  faits,  |  de  vents,  ||  de  vieux,  |  de  neuf 

(Id.,  L'âne). 

Dieu  I  c'est  la  raison,  ||  Dieu  |  c'est  lamour,  ||  Dieu  |  c'est  l'être 
(Id.,  Les  quatre  vents  de  l'esprit). 

Va-t'en,  |  bourreau  !  ||  va-t'en,  (  juge!  ||  fuyez,  |  démons! 

(Id.,  Contemplations). 

Mourez,  I  vivants  !  |i  croulez,  |  murs  !  ||  séchez-vous,  |  sillons  ! 

(Id.,  Fin  de  Satan). 

Satan  |  rè  |1  gne,  le  mal  |  fait  loi,  ||  l'enfer  |  c'est  l'ordre 

(Id.,  Le  pape). 

Descends,  \  Char||les,  descends,  |  Frédéric,  ||  descends,  |  Pierre 
•  (Id.,  La  pitié  suprême). 

Le  savant  |  brait,  ||  le  roi  |  rugit,  ||  le  manant  |  beugle 

(Id.,  Dernière  gerhe). 
M.   GiiA>i.Mi)\T.   —  Le  rers  français.  G 


82  PENTAMÈTRES    ET    HEXAMÈTRES 

Les  fleurs  |  au  frout,  ||  la  boue  |  aux  pieds,  ||  la  haine  |  au  cœur 

[Id.,  Chants  du  crépuscule). 

Le  siècle  |  ingrat,  ||  le  siècle  |  alTreux,  |]  le  siècle  |  immonde 

(Id.,  Légende  des  siècles). 

^'oyez  I  le  roi.  ||  Voyez  |  Colys.  ||  Voyez  |  mon  père  ; 
Fléchissez,  triomphez,  bravez 

(Corneille,  Agésilas). 

Gardiens  |  des  monts,  |1  gardiens  |  des  lois,  ||  gardiens  |  des  villes 

(Hugo,  Les  trois  cents). 

Reprends  |  ce  corps,  ]]  reprends]  ce  sein,  ||  reprends)  ces  lèvres 

(Id.,  V épopée  du  ver] . 

Sauvant  |  les  lois,  ||  gardant  |  les  murs,  ||  vengeant  |  les  droits 
(Id.,  La  confiance  du  marquis  Fabrice). 

Il  bri|se  Rome,  ||  il  tue  |  Athène,  ||  il  détruit  |  Sparte 

(Id.,  Religions  et  religion). 

Le  sceptre  |  est  vain,  ||  le  trône  |  est  noir,  ||  la  pourpre  |  est  vile 

(Id.,  Le  pape). 

L'amour  |  qui  veut,  1|  l'espoir  |  qui  luit,  ||  la  foi  |  qui  fonde 

(Id.,  Uart  d'être  grand-père). 

Il  y  a  aussi  des  vers  qui  ne  sont  pas  des  hexamètres,  dans 
lesquels  certaines  expressions  peuvent  être  groupées  deux  à 
deux  ;  mais  c'est  sans  importance  : 

Va,  I  vient,  ||  mon|te,  descend,  ||  féconde,  |  enflamme,  |  emplit 

(Id.,  Fin  de  Satan). 

Veille  I  ou  dors,  ||  viens  |  ou    fuis,  ||  nie  |  ou  crois,  ||  prends  | 

[ou  laisse 
(Id.,  Dieuj. 


TRIMÈTRES    01"    IIEXAMKTRES  83 

Durandal  flamboyant  semble  un  sinistre  esprit  ; 
l'allé  va,  I  vient,  ||  remonte  |  et  tom||be,  se  relève, 
Sabal,  et  lait  la  fêle  elïrayante  du  glaive 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Ce  qui  par  contre  est  capital,  c'est,  lorsqu'on  est  en  face 
d'un  trimètre  syntaxique,  de  savoir  s'il  faut  le  rythmer  en  tri- 
mètre  ou  en  hexamètre.  L'une  ou  l'autre  lecture  en  chang-e 
complètement  l'efPet  et  la  valeur.  Seul  un  examen  très  attentif 
du  contexte  permet  de  trancher  la  question.  Lorsque  Dona 
Sol  supplie  Hernani  delà  laisser  le  suivre,  il  rassemble  comme 
en  un  faisceau  pour  les  lui  présenter  toutes  en  même  temps 
les  raisons  qu'il  croit  capables  de  lui  faire  comprendre  qu'elle 
doit  le  laisser  fuir  seul.  C'est  un  trimètre  synthétique  : 

Je  suis  banni  !  |  je  suis  proscrit  !  ]  je  suis  funeste  ! 

{Acte  II,  scène  4). 

Quand,  dans  Le  parricide,  le  poète  a  rappelé  en  25  vers  tous 
les  hauts  faits  de  Kanut,  il  résume  vivement  le  tout  et  le  syn- 
thétise dans  ce  trimètre  : 

11  fut  héros,  I  il  fut  géant,  |  il  fut  génie. 

Mais  quand,  dans  Le  petit  roi  de  Galice,  Pacheco  énumère 
les  fatigues  incessantes  du  prince  g-uerroyeur,  qui  doit  toujours 
aller  de  l'avant  sans  trêve  ni  répit,  c'est  par  un  hexamètre 
qu'il  met  en  relief  tous  les  détails,  toutes  les  circonstances  : 

Marcher  ]  à  jeun,  |   marcher  |  vaincu,  j|  marcher  |  malade, 

et  qu'il  insiste  sur  cette  idée  de  marcher  sans  cesse,  qui  est 
pour  lui  une  nécessité  et  comme  une  obsession. 


IV 


LA  VARIETE  DU  MOUVEMENT   RYTHMIQUE 

Beaucoup  de  personnes  s'imaginent  que  nos  vers  du  mode 
classique  sont  dune  intolérable  monotonie  et  qu'ils  sont  tous 
rythmés  dune  manière  uniforme,  si  bien  que  ce  serait  pour  y 
introduire  un  peu  de  diversité  qu'on  aurait  été  obligé,  au  xix^ 
siècle,  de  recourir  à  renjambement  et  au  rythme  ternaire. 
Ce  sont  là  des  jugements  superficiels  et  erronés,  qui  n'ont  pu 
naître  que  dans  le  cerveau  de  gens  qui  comprennent  mal  et 
ne  savent  pas  dire  nos  alexandrins.  L'enjambement  et  le  rythme 
ternaire  sont  destinés  uniquement  à  produire  des  eifets  parti- 
culiers, qui  ont  été  étudiés  aux  chapitres  précédents  ;  quant 
au  mouvement  rythmique,  il  est,  chez  les  bons  versificateurs, 
d'une  variété  presque  sans  limites. 

Nous  avons  montré  que  dès  le  xvii"^  siècle  nos  poètes  con- 
naissaient l'alexandrin  non  seulement  sous  forme  de  tétra- 
mètres,  mais  aussi  sous  forme  de  trimètres,  de  pentamètres  et 
d'hexamètres  ;  mais  les  vers  de  ces  trois  dernières  catégories 
sont  rares,  exceptionnels  même.  Ils  apparaissent  dans  la 
proportion  de  un  pour  mille,  ce  qui  est  évidemment  insuffisant 
pour  empêcher  la  monotonie  du  type  dominant.  La  critique 
resterait  donc  entière  en  ce  qui  concerne  l'alexandrin  tétra- 
mètre  si  ce  mètre  n'obtenait,  comme  nous  l'avons  fait  voir  au 
premier  chapitre,  une  variété  incessante  en  répartissant  diver- 
sement ses  douze  syllabes  dans  ses  quatre  mesures.  C'est 
moins  de  une  fois  sur  cinq  en  moyenne  que  les  quatre  mesures 
contiennent  le  même  nombre  de  syllabes,  et  il  est  rare  que  les 
douze  syllabes  soient  groupées  en  mesures  de  la  même  manière 
dans  deux  vers  consécutifs. 

C'est  d'une  manière  analogue  que  dans  lancienne  poésie 


INÉGALITÉ    DES    MESURES  85 

grecque,  sans  parler  de  la  diversité  des  coupes,  la  variété 
était  obtenue  dans  les  mètres  dactyliques  par  le  mélange  des 
spondées  avec  les  dactyles,  et  dans  les  vers  iambiques  et  tro- 
chaïques  par  le  mélange  des  spondées,  des  dactyles,  des  ana- 
pestes avec  les  iambes  et  les  trochées.  De  même  en  allemand 
dans  une  pièce  comme  la  poésie  bien  connue  de  Goethe  intitu- 
lée £'r/Ao«f^,  où.  les  pieds  sont  d'une  manière  générale  du  type 
une  atone  -\-  une  tonique,  la  variété  est  due  à  l'apparition  fré- 
quente au  milieu  de  ces  pieds  d'autres  qui  sont  composés  de 
deux  atones  -\-  une  tonique. 

Le  rythme,  on  le  sait,  est  constitué  par  le  retour  des  temps 
marqués  à  intervalles  théoriquement  égaux.  Dans  la  réalité 
les  intervalles  ne  sont  pas  rigoureusement  les  mêmes  ;  ils 
tendent  seulement  à  se  rapprocher  de  l'égalité  ;  pour  cela, 
comme  on  l'a  vu  plus  haut,  p.  13  et  suiv.,  les  syllabes  de 
certaines  mesures  s'allon"-ent  et  celles  de  certaines  autres  se 
raccourcissent,  et  c'est  une  des  principales  sources  d'effets  pour 
les  poètes.  La  différence  de  durée  qui  peut  exister  en  faitentre 
deux  mesures  d'un  même  vers  est  d'ordinaire  une  fraction  de 
seconde;  dans  les  cas  extrêmes  elle  peut  atteindre  une  seconde 
entière,  et  il  n'est  pas  impossible  qu'une  mesure  dure  le  double 
d'uneautre.  Maisl  oreille,  seul  juge  du  rythme,  se  soucie  fortpeu 
de  ces  inégalités  qui  ne  portent  jamais  que  sur  de  très  petites 
quantités  ;  pourvu  qu'elle  sente  qu'il  y  a  eu  allongement  des 
syllabes  dans  lesmesures  qui  en  ont  moins  que  la  moyenne  ou 
raccourcissement  dans  celles  qui  en  ont  plus,  elle  ne  cherche 
pas  à  se  rendre  compte  si  ces  changements  de  vitesse  ont  eu 
pour  effet  d'aboutir  toujours  à  des  durées  rigoureusement 
égales;  elle  en  serait  d'ailleurs  incapable.  Pourvu  qu'elle  trouve 
la  régularité  dans  la  variété,  elle  est  satisfaite. 

Mais  si  l'oreille  n'est  pas  à  même  d'apprécier  exactement 
les  différences  de  durée,  pas  plus  qu'elle  ne  peut  à  l'audition 
d'un  vers  définir  avec  précision  les  variations  de  hauteur  ou 
d'intensité,  une  science  récente,  la  phonétique  expérimentale, 
permet  aujourd'hui  d'isoler  et  de  mesurer  avec  certitude 
chacun  de  ces  éléments  et  d'en  calculer  les  variations  infini- 
tésimales. 


86  VARIÉTÉ    RYTHMIQUE 

Nous  ne  faisons  pas  allusion  ici  aux  travaux  qui  ont  été 
publiés  jusqu'à  présent  sur  ces  questions  ;  ils  sont  tous  sans 
A'aleuret  plusieurs  même  sont  ridicules.  Leurs  défauts  viennent 
de  ce  que  ceux  qui  les  ont  faits  ignoraient  ce  que  c'est  qu'un 
vers  français  et  ne  savaient  pas  se  servir  des  appareils  qu'ils 
avaient  entre  les  mains.  D'aucuns  se  sont  imaginé  qu'en 
faisant  enregistrer  par  un  instrument  des  vers  dits  par  des 
personnes  absolument  incompétentes,  et  en  analysant  ensuite 
les  tracés,  ils  arriveraient  à  savoir  ce  que  c'est  qu'vin  vers  ; 
comme  si,  en  calculant  combien  de  grammesde  chaque  couleur 
la  fille  de  mon  concierg'e  a  mis  dans  les  horreurs  dont  elle 
tapisse  la  loge  de  son  père,  je  pensais  découvrir  le  secret 
des  chefs-d'œuvre  d'un  Rembrandt.  D'autres,  partant  de  cette 
idée  que  les  temps  marqués  devaient  tomber  à  des  intervalles 
mathématiquement  ég^aux,  ont  voulu  les  réduire  de  force  à 
cette  ég-alité  ;  après  avoir  amputé  le  commencement  du  vers 
sous  couleur  d'anacruse  '  et  la  fin  sous  quelque  autre  prétexte, 
ils  ont  divisé  ce  qui  restait  en  tranches  arbitraires  et  barbares 
qu'ils  ont  décorées  du  nom  de  pieds  et  qu'ils  se  sont  efforcés, 
mais  en  vain,  de  rendre  égales.  D'autres  enfin,  —  nous  en  pas- 
sons, —  ayant  voulu  mesurer  les  variations  de  l'intensité  au 
cours  dun  même  vers,  ont  édifié  une  méthode  qui  les  a  con- 
duits à  trouver  d'ordinaire  la  plus  forte  intensité  dans  les  syl- 
labes qui  sont  le  plus  notoirement  faibles,  en  particulier  dans 
celles  qui  nont  pas  d'autre  voyelle  qu'un  e  muet  !  C'est 
vraiment  pitié  de  voir  des  g-ens  qui  disposent  d'appareils  de 
précision  en  faire  un  si  piètre  usage.  De  pareilles  élucubrations 
ne  doivent  pas  être  discutées  dans  ce  livre  ;  nous  ne  pensons 
même  pas  qu'elles  méritent  de  l'être  nulle  part. 

Nous  donnerons  pour  quelques  exemples  les  rensei- 
gnements qui  nous  ont  été  fournis  par  la    phonétique  expéri- 


1.  L'anacruse  est  une  invention  saugrenue  d'un  philologue  allemand 
du  siècle  dernier,  qui  eut  recours  à  cet  artifice  pour  scander  certains 
vers  grecs  dont  il  ne  pouvait  venir  à  bout  sans  ce  subterfuge  ;  les  Grecs 
n'en  avaient  jamais  eu  besoin. 


l'intensité  87 

mentale.  Il  ne  sera  pas  inutile  de  faire  observer  que  loin  de 
confier  la  diction  des  vers  que  nous  avons  étudiés  au  premier 
venu,  comme  l'ont  fait  quelques-uns,  voire  à  des  illettrés,  nous 
n'avons  jamais  eu  recours  qu'à  des  personnes  soigneusement 
choisies  parmi  les  plus  compétentes  et  les  plus  expérimentées; 
d'autre  part  elles  n'ont  jamais  dit  ces  vers  avec  aucune  idée 
préconçue,  ne  sachant  pas  d'avance  à  l'étude  de  quel  point 
particulier  ils  devaient  servir;  elles  se  sont  seulement  efforcées 
de  les  dire  avec  le  plus  de  perfection  possible,  en  se  conformant 
aux  intentions  du  poète  telles  qu'elles  ressortent  du  détail  de 
la  facture. 

Voici  d'abord  six  vers  de  V.  Hugo  [Napoléon  II),  avec  trois 
indications  sous  chaque  syllabe.  Les  chiffres  de  la  première  ligne 
indiquent  la  durée  des  syllabes  en  centièmes  de  seconde  ;  la 
deuxième  ligne  concerne  l'intonation  ;  elle  donne  les  notes 
sur  lesquelles  ont  été  dites  chacune  des  voyelles  ;  les  chiffres 
de  la  troisième  ligne  font  connaître  l'intensité  relative  de 
chaque  syllabe  ^  : 

1.  Les  durées  ont  été  comptées  au  1  400  de  seconde;  il  nous  a  paru 
plus  clair  de  présenter  les  résultats  en  centisecondes. 

Les  chiffres  indiquant  l'intensité  ont  élé  divisés  uniformément  par 
25,  parce  que  les  rapports  sont  plus  frappants  entre  de  petits  chiffres 
qu'entre  de  grands  chiffres  ;  on  saisit  tout  de  suite  quel  rapport  il  y  a 
entre  1  et  5,  tandis  qu'on  ne  voit  pas  bien  le  même  rapport  entre  26  et 
130. 

L'intensité  a  été  calculée  suivant  une  méthode  qui  n'a  pas  encore  été 
publiée,  et  qui  ne  saurait  être  exposée  ici  en  détail,  car  elle  est  extrê- 
mement complexe.  On  se  contentera  de  dire  brièvement  en  quoi  elle  con- 
siste. 11  est  connu  que  l'intensité  d'un  son  est  proportionnelle  au  carré  de 
l'amplitude  des  vibrations  qui  le  produisent  ;  il  est  connu  également  que 
l'amplitude  est  inversement  proportionnelle  à  la  hauteur  musicale  du  son. 
Il  faut  donc  égaliser  les  amplitudes  au  point  de  vue  delà  hauteur  avant 
de  les  élever  au  carré  pour  les  comparer  entre  elles.  Mais  auparavant 
plusieurs  opérations  délicates  sont  nécessaires.  Les  vibrations  telles  que 
nous  les  voyons  sur  nos  tracés  ne  sont  pas  les  vibrations  réelles  de  notre 
voix.  Elles  ont  été  transmises  par  l'intermédiaire  d'une  membrane  au 
stylet  qui  les  a  enregistrées.  Cette  membrane,  quelle  qu'en  soit  la  nature, 
caoutchouc,  papier,  ébonite,  lamelle  d'acier,  d'or,  de  verre,  de  mica,  les 


88  VARIÉTÉ    RYTHMIQUE 

Courbés  comme  un  cheval  qui  sent  venir  son  maîlre, 

27     36     16         20  26  51     18     24     10  26  26    56  |  23 
mi.2  sol^2  f'^2   sol'$f.2Sol\).2la\).^la\)^sol2  sol.^la^ré.^     la.^ 
{s     18     n        lï      U     19      3     8       9    16  12     36 

Ils  se  disaient  entre  eux  :   Quelqu'un  de  grand  va  naître, 

19  19  18    30     42         69         26       28     11     61     26  104  |  21 
mi.^fa%^  la.2  la\}.i  fa.,         la^.,     fa^.,  sol\;)^  la^^  ^^t-i  ^^^2  «o/j;^ 
4      8'  16    25"     6  31'        8'       10"    19    36"      1     21 

L'immense  empire  attend  un      héritier     demain  ; 

20     30        26  56     20  68    24    16  19  54      38     7  7 

fa2  la\).2     so]%^  la.^  ré.^  fa.,  sol\).2  sol\).2snl.,fa%,  mi.^  fa^ 

2      5  8    14    2      6      2         6    7     9      2     8 

Qu'est-ce  que  le  Seigneur  va  donner  à  cet  ho  |  mme, 

97     22     18  15  34     93      27  30   35   18  17    37  54 
si.2  sol\f  2  sol\^2^ol.2  fa^.2  ^^^2  ''^ita  /^S2  ^^^2  ''^01^1^2  S0/J2 
36     2      2i      3   5    11        3       5    18     5     8     23 

a  déformées.  Toute  membrane  est  complaisante  pour  certaines  notes  et 
résistante  pour  certaines  autres,  c'est-à-dire  qu'à  intensité  égale  elle 
donne  des  vibrations  très  amples  ou  au  contraire  très  réduites  suivant  la 
note.  11  faut  donc  calculer  le  coefïïcient,  positif  ou  négatif,  de  la  mem- 
brane à  ce  point  de  vue.  11  faut  calculer  aussi  le  coefficient  de  la  mem- 
brane suivant  le  timbre.  Cette  question  se  confond  dans  une  certaine 
mesure  avec  la  précédente,  mais  en  est  pourtant  nettement  distincte, 
car  il  ne  s'agit  plus  de  la  note  fondamentale,  mais  de  certains  sons  har- 
moniques. Il  faut  calculer  également,  lorsqu'on  mesure  l'intensité  d'une 
voyelle,  le  lancement  de  la  membrane  par  un  élémentconsonantiquequi 
la  précède  ou  son  lancement  régressif  par  un  élément  consonantique  qui 
la  suit,  ou  même  tous  les  deux  en  même  temps  quand  la  voyelle  est  très 
brève.  11  ne  faut  pas  oublier  décompter  l'inertie  de  la  membrane,  car  une 
membrane  donne  des  vibrations  beaucoup  plus  amples  lorsqu'elle  est 
déjà  en  mouvement  que  lorsqu'elle  part  du  repos,  et  de  même  lorsqu'elle 
est  soutenue  par  un  mouvement  suivant  que  lorsqu'elle  retombe  au 
repos.  Enfin  il  faut  faire  état  de  toute  circonstance  qui  pourrait  agir  sur 
la  membrane  et  en  troubler  le  mouvement  normal,  comme  par  exemple 
le  bruit  d'un  diapason  chronométreur  vibrantdans  le  voisinage. 
C'est  du  moins  ainsi  que  nous  avons  procédé. 


LES    MESURES 


89 


Qui  plus  grand  que  César,   plus  faraud  même  que  Ro  |  me, 

20     34       51         30    50  71     24       41       40  18   20    42     5(> 
sol\p.,  /aifo    soli.^  soly.,  fa^soU^  fui-,  fay.,  lay.,  sol.,sol^.2si\y., 
r     1  i       6  11^6          1     2  ^     13        4      5    19 

Absorbe  dans  son  sort  le  sort  du  j,'-enre   humain? 
19    70    17      21    27      94    37  98    26      37         13  93      - 

fa.2  S0l.2S0t\y2  SO/So  S0I2   la\}2  ^^^2  ^^b2  *^^2  '"'#2       A2  f^2 

4    16^      3        6       8     18      8     25      3       4         4   10 

Ces  vers,  qui  sont  tous  les  six  des  tétramètres,  ne  contiennent 
aucun  phénomème  rythmique  qui  ne  soit  d'usage  courant  k 
l'époque  classique.  Leur  variété  au  point  de  vue  rythmique 
provient  uniquement  de  ce  que  leurs  mesures  sont  constituées 
tantôt  par  trois  syllabes,  tantôt  par  deux,  tantôt  par  quatre, 
et  que  l'un  d'eux  même  présente  côte  à  côte  une  mesure  d'une 
syllabeet  une  mesure  de  cinq.  Deux  vers  de  suite,  le  deuxième 
et  le  troisième  fournissent  la  même  répartition  rythmique  des 
syllabes  (4,  2,  4,  2)  ;  mais  il  n'en  résulte  aucune  monotonie, 
car  ils  n'ont  jamais  deux  mesures  consécutives  du  même 
nombre  de  syllabes.  La  monotonie  ne  risquerait  d'apparaître 
que  s'il  y  avait  deux  vers  de  suite  ayant  3  syllabes  dans  chacune 
de  leurs  mesures  (3,  3,  3,  3)  ;  ce  passag'C  n'offre  qu'un  vers 
de  ce  type,  le  cinquième.  Le  premier  est  du  type  2,  4,  4,  2, 
le  dernier  est  du  type  2,  4,  2,  4.  C'est  le  quatrième  qui  offre  le 
contraste  le  plus  violent,  avec  1,5,  3,  3. 

Les  mensurations  auxquelles  nous  avons  soumis  ces  vers 
nous  apprennent-elles  quelque  chose  ?  Sur  la  manière  dont  ils 
sont  rythmés,  non  ;  car  ils  appartiennent  tous  les  six  à  des 
types  si  simples  et  si  nets,  qu'il  n'y  a  pas  un  de  leurs  temps 
marqués  sur  la  place  duquel  eût  pu  hésiter  quiconque  a  l'habi- 
tude du  rythme  des  vers .  C'est  plutôt  des  observations  géné- 
rales qu'elles  provoquent. 

Les  mesures,  on  l'a  déjà  vu,  finissent  toutes  avec  une  syl- 
labe tonique,  qui  fournit   le  temps  marqué  ;  elles  vont  d'un 


90  VARIÉTÉ    RYTHMIQUE 

temps  marqué  au  suivant,  et,  sauf  celles  qui  sont  monosylla- 
biques comme  la  première  du  quatrième  vers,ellescommencent 
toutes  par  un  temps  faible.  La  première  mesure  d'un  versn'est 
pas  précédée  immédiatement  d'un  temps  marqué  ;  mais  sa 
limite  initiale  n'est  pas  moins  nette,  c'est  le  silence  qui  la  pré- 
cède; elle  commence  au  moment  où  son  premier  temps  faible 
rompt  ce  silence.  Les  mesures  de  nos  vers  sont  donc  ascen- 
dantes, comme  les  mots  mêmes  de  notre  langue. 

Les  chiffres  de  la  troisième  ligne  montrent  que  leur  inten- 
sité reste  la  même  pour  toutes  les  syllabes  atones,  comme 
dans  la  deuxième  mesure  du  premier  vers  «  comme  un  che- 
val »  =  11,  11,  11,  19;  ou  bien,  ce  qui  est  beaucoup  plus 
fréquent,  l'intensité  croît  sans  défaillance  du  commencement 
à  la  fin  de  la  mesure,  comme  dans  la  troisième  du  même  vers, 
«  qui  sent  venir»  =  3,  8,  9,  16.  En  tout  cas  jamais  de  dimi- 
nution d'intensité  au  cours  d'une  même  mesure;  l'accentuation 
binaire  n'est  qu'un  rêve  germanique,  que  certains  Français  ont 
eu  le  tort  de  prendre  pour  une  réalité. 

La  syllabe  qui  porte  le  temps  marqué  est  toujours  la  plus 
longue  de  la  mesure  à  laquelle  elle  appartient,  même 
lorsqu'elle  contient  une  voyelle  naturellement  brève,  comme 
Yo  ouvert  de  homme  ou  de  Rome.  Il  est  évident  qu'à  l'audi- 
tion cette  longueur  s'unit  à  l'intensité  pour  marquer  le 
rythme. 

Il  n'en  faudrait  pas  conclure  que  l'intensité  et  la  durée 
sont  proportionnelles.  Dans  la  troisième  mesure  du  premier 
vers  la  syllabe  «  ve-  »  est  un  peu  plus  intense  que  la  syllabe 
«  sent  »,  mais  elle  est  beaucoup  plus  brève  ;  dans  la  deuxième 
mesure  du  même  vers,  la  syllabe  «  che-  »  est  de  plus  d'un 
tiers  plus  longue  que  la  syllabe  «  co-  »,  mais  elles  ont  même 
intensité. 

Le  maximum  de  hauteur  coïncide  le  plus  souvent  avec  le 
maximum  d'intensité  et  de  durée,  et  il  va  de  soi  que  dans  ce 
cas  ce  troisième  élément  vient  renforcer  l'impression  totale. 
Mais  cette  coïncidence  n'est  nullement  nécessaire  ;  il  arrive 
que  la  syllabe  la   plus   intense  d'une  mesure   est  plus   grave 


LES    DURÉES  91 

que  la  précédente,  comme  on  le  voit  au  deuxième  vers  (!'"''  et 
4"  mesures),  au  troisième  (S*^  mesure),  au  quatrième 
(4^  mesure).  11  n'est  pas  rare,  dans  les  mesures  à  plusieurs 
syllabes,  que  la  hauteur  ondule,  aussi  bien  que  la  durée,  mais 
toutes  deux  indépendamment.  Les  deux  mouvements  sont 
parallèles  dans  la  première  mesure  du  troisième  vers,  mais 
ils  diversrent  dans  la  troisième  mesure  du  même  vers.  On 
remarquera  que  dans  les  quatre  mesures  à  3  syllabes  du 
cinquième  vers,  qui  toutes  présentent  un  accroissement  paral- 
lèle de  la  durée  et  de  l'intensité,  il  y  a  fléchissement  de  la 
hauteur  avec  la  syllabe  du  milieu  ;  mais  il  faut  se  garder 
d'y  voir  la  règle  des  mesures  à  trois  syllabes  ;  elle  est  démen- 
tie par  les  deux  mesures  qui  constituent  le  second  hémistiche 
du  vers  précédent.  En  somme,  la  hauteur,  la  durée  et  l'inten- 
sité ne  sont  pas  forcément  liées  l'une  à  l'autre  aux  temps 
forts,  et  sont  très  indépendantes  l'une  de  l'autre  aux  temps 
faibles. 

Les  vers  d'une  même  tirade  ont-ils  même  durée  ?  Ce  n'est 
nullement  obligatoire  ;  le  deuxième  et  les  trois  suivants  ont 
sensiblement  même  durée  :  453,  448,  443  et  450  centise- 
condes  ;  mais  le  premier  est  plus  court  d'un  quart,  et  le 
dernier  est  plus  long-  d'un  cinquième.  Les  hémistiches  sont 
quelquefois  à  peu  près  égaux,  comme  ceux  du  premier  vers 
(176  et    160  cs.)i  ou   ceux  du  troisième   (220    et  228  es.)  ; 

1 .  Les  mesures  se  comptent  d'un  temps  marqué  à  l'autre,  c'est-à- 
dire  que  dans  l'intérieur  d'un  vers  elles  commencent  imniédiatement 
après  un  temps  marqué  et  se  terminent  avec  le  suivant,  et  qu'au 
début  d'un  vers  elles  commencent  après  le  silence  et  se  terminent  avec 
le  premier  temps  marqué.  Le  temps  marqué  p jrte  sur  toute  la  syllabe 
qu'il  frappe,  tant  sur  les  éléments  consonantiques  que  sur  la  partie 
vocalique.  On  pourrait  s'en  rendre  compte  par  des  expériences  très 
simples,  si  Ton  n'en  était  suffisamment  averti  par  l'oreille.  La  syllabe 
l'ythmique  comprend  l'implosion  de  son  premier  phonème,  qu'il  soit 
consonantique  ou  vocalique  ;  elle  se  termine  avec  la  dernière  vibration 
de  sa  voyelle  si  cette  dernière  est  suivie  d'une  pause  (fin  du  vers)  ou 
d'une  consonne  essentiellement  explosive  ;  ainsi  dans  «  courbés 
comme  »  l'implosion  du  c  de  comme  appartient  à    la  deuxième  mesure. 


92  VARIÉTÉ    RYTHMIQUE 

mais  souvent  ils  dilTèrent  dune  quantité  très  notable,  comme 
dans  le  dernier  (248  et  30i  es.,  c'est-à-dire  1/5  environ)  et 
surtout  dans  le  quatrième  (279  et  16i  es.,  c'est-à-dire  envi- 
ron 2/5). 

Les  mesures  aussi  sont  tantôt  à  peu  près  égales  et  tantôt 
plus  ou  moins  inégales.  x\insi  la  troisième  et  la  quatrième 
mesures  sont  égales  entre  elles  au  premier  vers,  au  deuxième 
et  au  troisième,  et  dans  les  trois  cas  il  s'agit  d'une  mesure 
à  quatre  syllabes  suivie  d'une  mesure  à  deux.  Mais  au 
premier  vers  la  deuxième  mesure  a  duré  une  demi-seconde 
de  plus  que  la  première  ;  au  troisième  vers,  c'est  la  première 
qui  a  dépassé  la  deuxième  de  près  d'une  demi-seconde. 
Mais  tout  cela  est  sans  importance  puisqu'en  définitive  l'iné- 
galité n'est  jamais  assez  considérable  pour  que  le  rythme  soit 
rompu,  et  l'égalité  n'est  jamais  assez  continue  pour  engendrer 
la  monotonie. 

Ce  qui  est  plus  intéressant,  c'est  qu'au  quatrième  vers  la 
première  mesure,  qui  est  monosyllabique,  si  elle  est  forte- 
ment dépassée  en  durée  par  la  deuxième  qui  a  cinq  syllabes, 
dépasse  à  son  tour  légèrement  la  troisième  et  très  sensible- 
ment (d'un  quart)  la  quatrième,  qui  ont  toutes  deux  trois 
syllabes.  Ces  phénomènes  soulèvent  une  question  :  comment 
s'opèrent  ces  raccourcissements  des  syllabes  dans  les  mesures 
qui  en  ont  plus  de  trois  et  ces  allongements  dans  les 
mesures  qui  en  ont  moins  de  trois  ?  Quels  sont  les  éléments 
de    la  syllabe  dont   l'élasticité  permet  cet  étirement  ou  cette 


Si  la  voyelle  est  suivie  d'une  sonaute  essentiellement  implosive  (cest- 
à-dire  suivie  d'une  autre  consonne)  cette  consonne  implosive  appartient 
à  la  syllabe  rythmique  ;  ainsi  dans  »  absorbe  »  1'/'  appartient  à  la 
syllabe  rythmique,  mais  l'implosion  du  h  de  -Le  appartient  à  la  mesure 
suivante. 

C'est  pour  ces  raisons  qu'aux  deux  premiers  vers  nous  avons  mis 
à  part  la  syllabe  sourde  -Ir  qui  les  termine  ;  elle  est  en  dehors  du 
rythme  et  tombe  dans  la  pause.  De  même  aux  vers  4  et  5  nous  avons 
mis  à  part  l'm  de  «  homme,  Rome  »,  parce  que,  même  sans  prononcer 
l'e,  c'est   une  résonance  essentiellement  explosive. 


ALLONGEMENT  CONSONANTIQUE  93 

contraction  ?  Est-ce  uniquement  la  partie  vocalique,  ou  aussi 
la  partie  consonantique?  C'est  l'une  et  l'autre,  et  souvent  par 
parts  à  peu  près  égales  ;  mais  dans  les  cas  où  la  voyelle  est 
par  nature  très  brève  et  en  quelque  sorte  inallongeable,  c'est  la 
consonne  qui  fournit  à  peu  près  tout.  Quelques  exemples 
préciseront  ce  point.  Voici  d'abord  un  vers  de  La  Fontaine, 
déjà  étudié  aux  pages  23  et  48  : 

Que  vous  ê| tes  joli  !  |  Que  vous  me  semblez  |  beau! 

Les  quatre  mesures  de  ce  vers  ont  duré  respectivement 
83,  91,  127  et  80  centisecondes.  L'o  fermé  du  monosyllabe 
«  beau  »  est  allongeable  presque  à  volonté,  et  en  effet  il  a 
occupé  53  centisecondes  ;  mais  l'implosion  sonore  du  b  (que 
l'on  appelle  une  momentanée  lorsqu'on  ne  considère  que  son 
explosion)  a  duré  27  es.,  alors  que  celle  du  h  de  «  semblez  », 
qui   n'est    dans   aucune  condition  spéciale,    n'avait  duré  que 

9  es.  ;  l'allongement  de  cette  implosion  l'a  portée  du  simple 
au  triple. 

L'exemple  de  Musset,  déjà  examiné  à  la  page  14,  est  plus 
frappant  parce  qu'il  présente  une  voyelle  difficile  à  allonger, 
et  il  est  plus  riche  en  enseignements  parce  qu'il  est  plus 
complexe  : 

Il  était  nu  comme  Eve  à  son  premier  péché... 

Hassan  était  donc  nu^  mais  nu  comme  la  main, 

Nu  comme  un  plat  dargent,  nu  comme  un  mur  d'église. 

Nu  comme  le   discours  d'un  académicien. 

Au  premier   vers  Vn   du  mot    «  nu   »  a  duré    14  es.  et  Vu 

10  es.  ;  c'est  bref  pour  une  syllabe  qui  porte  le  temps 
marqué.  Au  premier  hémistiche  du  deuxième  vers,  le  mot 
((  nu  »  a  déjà  une  certaine  importance,  à  cause  de  l'idée  qu'il 
contient  et  de  la  place  qu'il  occupe  :  il  rappelle  en  y  insistant 
l'idée  exprimée  dans  le  premier  vers  et  il  constitue  une  syllabe 
rythmique  devant  une   coupure  syntaxique.  Aussi,  bien  qu'il 


94  VARIÉTÉ    KYTHMIQUK 

appartienne  à  une  mesure  à  quatre  syllabes,  il  sallong-e  déjà 
d'une  manière  sensible  :  son  n  dure  17  es.  et  son  u  22.  Au 
deuxième  hémistiche  il  est  repris  avec  une  insistance  plus  accu- 
sée et  ilfait  partie  dune  mesure  àdeux  syllabes;  ce  dernier  fait 
l'oblige  à  s'allonger,  mais  \  n  seul  y  pourvoit  :  il  passe  à 
21  es.  tandis  que  Vu  reste  à  22.  La  violence  de  l'insistance 
est  marquée  par  l'aug-mentation  de  hauteur  et  d'intensité  ; 
dans  le  premier  hémistiche  Vu  et  Vu  avaient  été  dits  tous 
deux  sur  re.,,  dans  le  deuxième  Yn  est  sur  la.^  (une  quinte) 
et  lu  est  sur  ré.^  (une  octave).  Dans  le  deuxième  hémistiche 
Yn  est  deux  foisplus  intense  que  dans  le  premier,  et  1  intensité 
de  r«  a   triplé. 

C'est  dans  ce  deuxième  hémistiche  que  la  progression 
sémantique  a  donné  à  ce  mot  «  nu  »  son  maximum  d'insis- 
tance ;  les  deux  vers  suivants  ne  font  que  reprendre  la  même 
idée  sous  des  formes  diverses,  mais  sans  que  la  progression 
continue  ;  l'effet  a  été  produit,  on  baisse  un  peu  le  ton  ; 
l'insistance  n'est  plus  que  dans  la  triple  l'épétition  du  mot 
<(  nu  )),  qui  est  dit  les  trois  fois  de  la  même  manière,  mais  avec 
une  intensité  moindre  d'un  tiers,  tant  pour  Yn  que  pour  l'u, 
etavec  une  hauteur  qui  a  baissé  pourl'n  à  /a,,  et  pour  1  u  à  ut.^  ; 
mais  ici  ce  monosyllabe  constitue  à  lui  seul  une  mesure  et 
compense  en  partie  par  son  allongement  ce  qu'il  perd  en 
hauteur  et  en  force  :  Vu  trouve  le  moyen  de  gagner  3/100 
de  seconde  (25  es.)  et  Yn  gagne  davantage  encore  ;  il  va 
jusqu'à  26  es. 

Cette  augmentation  de  durée  et  d'intensité  des  consonnes, 
à  laquelle  il  ne  semble  pas  qu'on  ait  pris  garde  jusqu'à 
présent,  a  une  importance  de  premier  ordre  dans  notre  versi- 
fication. C'est  elle  qui  joue  le  principal  rôle  dans  la  constitu- 
tion du  rythme  de  certains  hémistiches.  Quand  dans  un 
hémistiche  il  n'y  a  pas  d'autre  mot  apportant  un  accent 
tonique  que  celui  qui  fournit  la  sixième  syllabe  en  doit-on 
conclure  que  cet  hémistiche  ne  constitue  qu'une  mesure  ?  Ce 
serait  choquant  dans  une  série  d  alexandrins  où  tous  les  autres 
hémistiches  ont  en  principe  deux  mesures.  En  fait  cet  hémis- 


IMPLOSION    CONSON ANTIQUE  95 

tiche  aussi  a  deux  mesures,  et  leur  séparation  est  marquée 
par  le  prolongement  d'une  implosion  consonantique.  Voici 
quelques  exemples  empruntés  aux  deux  pièces  de  Musset  inti- 
tulées Xamouna  et  A  Ninon  ;  ils  sont  tous  dans  le  même 
ton  badin  et  ont  été  dits  dans  la  même  série  et  à  la  même 
allure  : 

Nu  comme  le  discours  d'un  académicien. 

Dans  le  deuxième  hémistiche  l'implosion  du  c  de  <(  académi- 
cien »  a  duré  38  es.,  tandis  que  celle  du  c  de  «  comment  » 
dans  : 

Mais  comment  se  fait-il,  madame,  que  Ton  dise 

^.^  n'a  duré  que  23  es.   Dans: 

\. 

'      ^e  Ma  lectrice  rouvrit,  et  ie  la  scandalise 

Ve.sest. 

1^        <rès  I""  • 

j  ^,^     '  1  implosion  du  g-roupe  consonantique  se   a  duré  57   es.   tandis 

,  ''.^'^        que  celle  du   même  groupe  dans  le  mot  ((  discours  »  du  vers: 

Nu  comme  le  discours  d'uu  académicien 

n'avait  duré   que   34  es. 

Dans  les  hémistiches  ordinaires  le  rvthme  est  marqué  par 
un  accent  d'intensité  intérieur  ;  ici  il  Test  par  une  durée 
d'implosion,  qui  constitue  une  véritable  coupe  et  répartit  les 
syllabes  de  Thémistiche  en  deux  groupes.  Durant  cette  coupe 
les  organes  vocaux  ne  restent  pas  inactifs,  même  si  l'implosion 
est  muette,  et  c'est  précisément  là  ce  qui  distingue  une  coupe 
d'une  jDause  ;  durant  une  pause  les  organes  vocaux  restent 
inertes.  L'élément  habituel  d'intensité  est  remplacé  par  un 
élément  de  durée.  Mais  la  durée  de  l'implosion  est-elle  ici 
le  seul  agent  du  rythme  ?  L'intonation  n'y  joue  aucun  rôle  ; 
les  cinq   premières  syllabes  de    ces  sortes  d'hémistiches  sont 


96  VARIÉTÉ    RYTHMIQUE 

souvent  dites  sur  la  même  note  ou  oscillent  autour  d'une 
même  note  sans  guère  s'en  écarter  de  plus  d'un  quart  de  ton. 
L'intensité  •  aussi  est  d'ordinaire  assez  uniforme  ;  pourtant 
il  y  a  une  syllabe  qui  l'emporte  légèrement  sur  les  autres; 
l'etTort  fourni  pour  l'implosion  rejaillit  sur  la  voyelle  qui  suit, 
mais  faiblement.  Dans  les  deux  exemples  cités  l'augmenta- 
tion n'est  guère  que  d'un  huitième  ;  c'est  à  peine  sensible. 
Quoi  qu'il  en  soit,  au  point  de  vue  rythmique,  l'oreille  est 
satisfaite;  mais,  habituée  à  la  syllabe  intense  intérieure,  elle 
trouve  le  rythme  de  ces  sortes  d'hémistiches  moins  net  que 
celui  des  autres.  Ils  lui  font  une  impression  particulière,  qui 
les  rend  aptes  à  exprimer,  suivant  les  cas,  la  légèreté,  la 
rapidité  ou  l'ampleur. 

La  question  est  d'ailleurs  fort  complexe  et  variée  ;  nous 
n'essaierons  pas  ici  de  l'épuiser,  mais  d'autres  exemples  nous 
y  feront  pénétrer  plus  avant.  Danj?  le  deuxième  hémistiche 
de    ce  vers  : 

Peut-être  cependant  que  vous  m'en  puniriez, 

l'implosion  du />  de  «  puniriez  »  a  duré  40  es.,  tandis  que  celle 
du  p  de  «  cependant  »  n'avait  duré  que  19  es.  L'intensité  de 
1'^/  qui  suit  le  p  est  presque  le  double  de  celle  des  voyelles  des 
syllabes  précédentes  ;  c'est  peu,  mais  c'est  déjà  sensible  à 
l'oreille.  Dans  : 

Si  je  vous  ledisais,  pourtant,  que  je  vous  aime, 

l'implosion  du  d  a  duré  27  es.,  tandis  que  celle  du  d  de  «  ce- 
pendant »  au  vers  précédent  n'avait  duré  que  9  es.  L'j  qui  suit 
le  d  est  deux  fois  plus  long  que  celui  de  ni  dans  «  puniriez  », 
et  son  intensité  est  largement  double  de  celle  des  voyelles 
des  syllabes  précédentes.  Dans  : 

Gomment  le  dirait-on  si  l'on  n'en  savait  rien, 

l's  de  «  savait  »  a  duré  42 es.,  tandis  que  celui  de  «  comment 


PLACE  DE    LA  CONSONNE  ALLONGÉE  97 

se  fait-il  »  n'avait  duré  que  20.  L'a  ne  dépasse  que  de  I/o  en 
intensité  les  voyelles  avoisinantes. 

Il  résulte  de  ces  exemples  que  la  place  de  la  consonne  pro- 
longée ne  dépend  en  rien  de  la  syllabe  tonique  qui  termine 
riiémistiche.Dans  «  si  je  vous  le  disais  »  cette  consonne  ouvre 
la  cinquième  syllabe,  dans  «  que  vous  m'en  puniriez  »  c'est 
la  quatrième,  dans  «  d'un  académicien  »  c'est  la  troisième. 
Ici  encore  pas  de  système  binaire. 

La  consonne  qui  fournit  le  prolongement  est  d'ordinaire 
la  première  consonne  du  mot  qui  contient  la  sixième  syllabe. 
En  voici  d'autres  exemples  empruntés  à  V.  Hugo  : 

Et  les  éGorgements  et  les  éFentrements 

(L'àne). 

Le  /?ajeunissenient  de  la  Z)écrépitude 

[Relie/ions  el  religion). 

On  ne  sait  quel  sinistre  aAéantissement 

{Le  titan). 

Je  suis  le  misérable  à  Perpétuité 

[Fin  de  Satan). 

Mais  il  arrive,  soit  à  cause  de  la  nature  des  consonnes,  soit 
à  cause  du  sens',  que  c'est  une  consonne  de  liaison  qui  se 
charge  de  fournir  la  durée  nécessaire  : 

Les  7'héolog-iens,  les  (Z)  universités 

[Religions  et  religion). 

Ses  Prostitutions,  ses  (Z)  avilissements 

[Contemplations). 

Que  les  /Rhinocéros  et  que   les  [Z )  éléphants 

[Vart  d'être  grand-père). 

1.  Il  ne  faut  jamais  oublier  qu'un  vers  n'est  pas  composé  d'éléments 
morts,  et  que  lorsqu'on  le  dissèque,  on  ne  doit  pas  opérer  comme  sur 
un  cadavre  ;  on  fait  de  la  vivisection. 

^L  GuAMMoxT.  —  Le  vers  français.  7 


98  VARIÉTÉ    RYTHMIQUE 

Il  peut  même  se  faire  qu'il  y  ait  plus  d'une  consonne  pro- 
longée dans  riiémistiche.  Ceci  n'a  rien  de  surprenant;  en 
somme  ces  augmentations  de  durée  accompagnées  de  très 
faibles  augmentations  d'intensité  sont  un  système  de  com- 
pensations qui  remplacent  un  temps  marqué  constitué  dans 
les  hémistiches  ordinaires  par  une  intensité  forte  ;  il  n'est  pas 
nécessaire  que  ces  compensations  apparaissent  d'un  coup.  L'im- 
plosion la  plus  longue  fournit  la  coupe  et  les  autres  com- 
plètent le  total  dont  l'oreille  a  besoin  pour  trouver  son 
compte  : 

Les  GaliniaT'ias  et  les  /?éQuisitoires 
30  es.  24cs.  30CS.22  es. 

{Années  funestes] . 

Les  a/)ora7'ions  de  ces  cuistres  entre  eux 

34     29  (7o»/e  la  lyre). 

Pui?ifica7'ion  du  feu,  je  te  bénis 

24       22  {Ihid.). 

ILZ-uminaT'ions  sous  les  grands  arbres  noirs 
33  28  [Ihid.). 

Il  est  Z)omeS7'iqué  suPérieuremenl  ' 

31        32  (Théâtre  en   liberté). 


C'est  le  d  qui  fournit  la  .coupe  parce  que  les  32  es.  de  si 
sont  déjà  un  total  où  \s  entre  pour  L3  es.  et  le  t  pour  19. 
Observations  analogues  sur  les  exemples  suivants  : 

Des  MdédiCT'ions,  des  in/)ig-eS7'ions 
30         43  34       39 

(Les  quatre  vents  de  V esprit). 


1.  On   notera    que   la  consonne   renforcée   n'est  jamais  rinitiale  d'un 
hémistiche. 


EFFET    d'attente  99 

Je  Que.ST'ionnerai  les  savants,   ces  apôtres 

37     37  [Helicfinns  et  religion). 

C'est  par  un  prolong'einent,  consonantique  ou  vocalique 
suivant  les  cas,  que  se  produisent  la  plupart  des  effets  d'attente. 
Il  en  est  ainsi  dans  ce  vers  de  La  Fontaine  [Bagotin),  où  il  y 
a  un  effet  d'une  puissance   énorme  : 

...  il  m'a  planté 
Un  coude  dans  le  creux  de  lestoniac,  terrible  ; 

l'a  de  «  estomac  »,  bien  que  peu  allongeable  par  nature,  a  duré 
34  es.  tandis  que  \  ou  de  coude  n'en  a  duré  que  22  et  Veii  de 
«  creux  »  que  30  ;  et  surtout  l'implosion  du  t  de  <(  terrible  », 
qui  commence  immédiatement  après  cet  a,  a  duré  aussi  3i-  es., 
tandis  que  celle  du  /  de  «  estomac  »  n'a  duré  que  15,  celle 
du  c  de  «  creux  »  It,  et  celle  du  c   de  «  coude  »  19. 

On  a  un  effet  analogue,  quoique  plus  faible,  dans  ce  vers  de 
V.  Hugo  [Zim-Ziz-imi)  : 

Puis  il  a  renvoyé  ses  esclaves,  bâillant, 

où  l'implosion  du  h  a  duré  35  es.,  tandis  que  celle  des  trois  d 
du  vers  précédant  avait  varié  entre  6  et  9.  De  même  encore 
dans  celui-ci  : 

Le  jeta  mort  à  terre,  et  s'envola  terrible 

{L'ai (fie  du  casque), 

où  la  de  «  s'envola  »  a  duré  25  es.,  tandis  que  celui  de  «  jeta  » 
n'en  a  duré  que  13,  et  où  le /de  «  terrible  »  a  duré  28  es.,  tan- 
dis que  celui  de  «jeta  »  n'en  avait  duré  que  11. 

L'effet  qui  introduit  un  rejet  à  l'hémistiche  n'est  au  fond 
qu'un  effet  d'attente.  Dans  les  rejets  d'un  vers  sur  l'autre 
l'effet  est  produit  surtout  par  la  pause  entre  deux  mots 
unis  grammaticalement  et  aussi  par  un  changement  d'intona- 
tion qui  est    d'ordinaire  considérable,    comme  on    l'a  vu  aux 


100  VARIÉTÉ    RYTHMIQUE 

pages  41  et  suiv.  ;  dans  les  rejets  à  rhéniistiche  l'intonation 
joue  d'ordinaire  un  rôle  très  effacé  et  l'intensité  un  rôle  à  peu 
près  nég-lig-eable  ;  c'est  la  durée  qui  fait  tout.  Nous  avons  dit 
plus  haut,  p:  48,  que  dans  les  vers  qui  ont  un  rejet  à  Thémis- 
tiche  et  qui  n'auraient  pas  d'accent  sur  la  sixième  syllabe  s'ils 
taient  de  la  prose,  le  rythme  donne  un  accent  à  cette  sixième 
syllabe.  Il  n'y  avait  pas  lieu  dans  ce  chapitre  de  préciser 
davantage  ;  mais  c'est  ici  qu'il  convient  de  voir  au  juste  en 
quoi  consiste  cet  accent.  Est-ce  un  accent  proprement  dit,  c'est- 
à-dire  une  augmentation  notable  d'intensité  ?  Non  pas  ;  bien 
que  l'oreille  puisse  aisément  s'y  tromper,  ce  n'est  qu'une 
augmentation  de  durée.  C'est  un  ou  plusieurs  prolongements, 
qui  constituent  un  système  de  compensations  tenant  lieu  de  la 
coupure  syntaxique  absente  et  de  l'accent  d'intensité  absent 
également. 

Nous  distinguerons  deux  cas  :  1"  la  septième  syllabe  est 
tonique  ;  2°  la  septième  syllabe  est  atone,  et  pour  chacun  de 
ces  deux  cas  nous  examinerons  un  exemple.  Pour  bien  com- 
prendre l'effet  du  rythme  sur  la  diction  de  ces  vers,  nous  la 
comparerons  à  ce  que  serait  leur  diction  en  prose,  c'est-à-dire 
sans  effet  de  rejet. 

Une  reine  n'est  pas  reine  sans  la  beauté 

(Hugo,  Eviradnus). 

L'intensité  des  quatre  syllabes  «  rein(e)  n'est  pas  rein(e)  », 
éites  comme  de  la  prose,  est  proportionnelle  aux  chitïres  6, 
2,  3,  8  ;  en  vers  il  y  a  une  syllabe  de  plus  (-ne  du  premier 
reine)  et  les  chiffres  deviennent  6,  3,  3,  2,  10.  Ici  l'intensité 
joue  un  rôle  parce  que  la  septième  syllabe  est  tonique,  et  la  par- 
ticularité qui  distingue  son  allure  dans  les  deux  cas,  c'est 
qu'en  prose  l'intensité  augmente  légèrement  de  la  syllabe 
('  n'est  »  à  la  syllabe  «pas  »,  tandis  qu'en  vers  la  syllabe  «  pas  » 
est  plus  faible  d'un  tiers  que  la  syllabe  «  n'est  »  ;  par  le  fait 
le  contraste  avec  la  syllabe  tonique  qui  vient  après  est  plus 
saisissant.  D'accent  d'intensité  sur  la  sixième  syllabe,  pas  trace. 


VERS    ET    PROSL; 


101 


La  hauteur,  en  prose,  est  la  même  sur  les  deux  syllabes 
<(  n'est  pas  »  et  monte  d'un  demi-ton  avec  le  «  reine  »  qui 
suit.  En  vers  la  hauteur  baisse  d'un  demi-ton  de  <(  n'est  »  à 
«  pas  »  et  remonte  de  deux  tons  avec  «  reine  ». 

Il  y  a  donc  dans  ce  cas  une  ditTérence  et  pour  l'intensité  et 
pour  la  hauteur  entre  la  prose  et  le  vers,  mais  en  définitive 
pas  très  sensible.  Où  la  différence  est  énorme,  c'est  en  ce  qui 
concerne  la  durée.  D'une  manière  générale  la  durée  des-  pho- 
nèmes est  d'un  quart  plus  courte  en  prose  qu'en  vers  (rap- 
port de  3  à  4).  Ce  sont  exactement  les  différences  que  nous 
trouvons  pour  le  p  de  «  pas  >.  et  pour  la  voyelle  ei  du  premier 
((  reine  »  ;  mais  l'a  de  «  pas  »,  qui  n'a  duré  que  11  es.  en 
prose,  en  a  duré  48  en  vers  ;  il  a  plus  que  quadruplé.  C'est  ce 
prolongement  qui  accentue  le  mot  «  pas  »  et  suscite  l'attente. 
L'augmentation  de  durée  se  manifeste  aussi  sur  d'autres  syl- 
labes, mais  beaucoup  plus  faiblement  et  d'une  manière  moins 
sensible  :  sur  le  mot  «  n'est  »  et  sur  le  deuxième  «  reine  »  ; 
leur  durée  est  presque  deux  fois  plus  longue  dans  le  vers  que 
dans  la  prose. 

Voici  un  exemple  du  second  cas  : 

La  plus  belle  s'était  épanouie  en  femme 

(Id.,  Le  sacre  de  la  femme). 

En  prose  l'intensité  reste  égale  sur  les  quatre  syllabes  «  s'était 
épa-  »  ;  elle  double  presque  avec  «  nou-  »  et  atteint  son 
maximum  avec  «  -ie  »  (rapport  :  4,  4,  4,  4,  7,  24).  La  hau- 
teur monte  lentement,  par  demi-tons,  de  «  s'é-  »  à  «  nou-  » 
et  rebaisse  déjà  sur((  ie  »  pour  préparer  la  note  plus  grave  de 
«  en  femme  ». 

En  vers  la  hauteur  et  l'intensité  vont  la  main  dans  la  main, 
ou  plutôt  suivent  une  marche  parallèle,  car  les  variations  ne 
sont  pas  exactement  proportionnelles,  ^'oici  les  chitfres  de 
l'intensité  vocalique  pour  «  s'était  épanouie  »  :  6,  o,  3,  2  |, 
o,  8.  Voici  les  notes  :  ré^.^,  re'o,  siy,  la^,  ui^,  f^i-  C'est  évi- 
demment là  une  allure  très   différente  de  celle  de  la  prose  ; 


102  VARIÉTÉ    RYTHMIQUE 

mais  l'oreille  ne  peut  pas  s'en  rendre  compte  avec  précision. 
La  dissemblance  s'accentue  et  devient  frappante  si  l'on  consi- 
dère les  durées.  Le  phénomène  reste  essentiellement  le  même 
que  dans  l'exemple  précédent  :  la  voyelle  qui  précède  la  coupe 
est  devenue  presque  8  fois  plus  longue.  On  notera  que  l'im- 
plosion du  t  qui  suit  cette  voyelle  a  plus  que  doublé,  ce  ({ui 
s'explique  de  soi-même,  et  d'autre  part  que  Vn  n'a  pas  augmen- 
té de  durée  dans  le  vers,  ce  qui  tient  à  la  même  cause  qui  a 
fait  diminuer  de  hauteur  et  d'intensité  l'a  de  «  pas  »  devant 
«  reine»  et  celui  de  «  pa-  »  dans  ((  épanouie  »  :  on  se  ramasse 
sur  soi-même  pour  mieux  bondir.  Pour  le  reste  lés  durées  sont 
sensiblement  le  double  en  vers,  ce  qui  n'est  pas  le  cas  ordi- 
naire mais  se  comprend  fort  bien  ici  :  en  prose  il  y  a,  entre 
la  syllabe  tonique  de  ((  belle»  et  celle  de«  épanouie  »,  cinq  syl- 
labes atones,  ce  qui  les  oblige  à  précipiter  leur  allure  ; 
en  vers  il  y  en  a  six,  mais  elles  sont  réparties  par  la  coupe 
en  deux  groupes,  ce  qui  leur  permet  de  s'étaler.  Au  surplus 
voici  les  chiffres,  qui  nous  dispenseront  d'un  plus  ample 
commentaire  ;  sous  chaque  phonème  la  première  ligne  donne 
en  centisecondes  les  durées  de  la  prose  et  la  seconde  celles 
du  vers  : 


s 

é 

l 

ai 

t 

é 

P 

a 

n 

ou 

ie 

11 

6 

() 

(> 

5 

6 

13 

6 

6 

6 

29 

20 

13 

10 

i7 

13 

13 

•25 

14 

G 

11 

59 

De  ce  chapitre  où  sont  esquissées  des  questions  si  com- 
plexes et  si  variées,  on  pourrait  être  tenté  de  tirer  des  conclu- 
sions multiples.  Nous  n'en  indiquerons  qu'une  :  c'est  que  dans 
l'étude  du  rythme  il  ne  faut  pas  séparer  de  l'examen  de  l'inten- 
sité celui  delà  durée  et  même  celui  de  la  hauteur.  L'intensité 
entraîne  toujours  avec  elle  la  durée  et  souvent  la  hauteur  ;  la 
réciproque  n'est  pas  vraie.  Mais  souvent  l'une  de  ces  trois 
qualités  tient  la  place  d'une  autre  par  compensation,  et  l'oreille 
est  toujours  assez  malhabile  à  discerner  exactement  la  part 
qui  revient  à  chacune.  * 


V 

LES    POÈMES    A    MOUVEMENTS    VARIÉS 

A.  —  Poèmes  en  vers  libres. 

Quand  un  poème  en  dodécasyllabes  contient  çà  et  là  des 
vers  rythmés  autrement  qu'en  tétramètres,  on  peut  dire  qu'il 
est  en  vers  libres,  en  se  plaçant  au  point  de  vue  du  rythme. 
Quand  ses  rimes,  au  lieu  d'être  plates  d'un  bout  à  l'autre, 
comme  dans  la  tragédie,  sont  tantôt  plates,  tantôt  croisées, 
embrassées  ou  répétées,  on  peut  dire  qu  il  est  en  vers  libres, 
en  se  plaçant  au  point  de  vue  de  la  rime.  Mais  on  réserve 
g-énéralement  le  nom  de  poèmes  en  vers  libres  à  ceux  qui 
joignent  à  l'emploi  éventuel  de  ces  deux  libertés  celle  d'entre- 
mêler des  vers  n'ayant  pas  le  même  nombre  de  syllabes.  Ces 
derniers  poèmes  sont  appelés  aussi  poèmes  à  mouvements 
variés,  parce  que  les  différents  mètres  qu'ils  juxtaposent  levir 
donnent  des  mouvements  tantôt  accélérés,  tantôt  ralentis,  que 
n'ont  pas  au  même  degré  les  autres  poèmes. 

Nous  ne  nous  occupperons  ici  que  de  l'effet  produit  par  la 
succession  de  mètres  variés.  Le  chapitre  précédent  nous  a 
parfaitement  préparés  à  cette  étude,  car  nous  y  avons  trouvé, 
après  des  vers  d'une  certaine  vitesse,  des  vers  plus  rapides  ou 
plus  lents,  après  des  vers  ayant  un  certain  nombre  de  mesures 
des  vers  en  ayant  moins  ou  en  ayant  davantage.  En  somme 
nous  ne  rencontrerons  rien  d'autre  dans  celui-ci  ;  il  ne  sera 
en  quelque  sorte  que  la  répétition  du  précédent,  mais  avec 
beaucoup  plus  de  variété  et  de  complexité. 

Nous  aurons  à  étudier  l'effet  produit  par  le  changement  de 
mètre  sans  changement  de  vitesse  ;  tel  est  le  cas  du  vers  de 
six  syllabes  venant  après  le  vers  de  douze  comme  dans  le  Lac 
de  Lamartine  ;  et  le  changement  de   mètre  accompagné  d'un 


104  VERS    LIBRES 

changement  de  vitesse,  comme  lorsqu'un  vers  de  huit  syllabes 
vient  après  un  vers  de  douze. 

Pour  la  quantité  d'accélération  ou  de  ralentissement  due  à 
la  jonction  d'un  vers  plus  rapide  à  un  vers  plus  lent  ou  d'un 
vers  plus  lent  à  un  vers  plus  rapide,  nous  ne  saurions  mieux 
faire  que  de  renvoyer  à  Becq  de  Fouqviières  qui  a  étudié  la 
question  en  détail  (p.  321). 

Néanmoins,  comme  la  plupart  des  personnes  n'ont  pas  Iha- 
bitude  de  considérer  les  choses  de  ce  point  de  vue,  nous  don- 
nerons quelques  indications  sur  les  combinaisons  les  plus  fré- 
quentes, pour  faciliter  l'intelligence  de  ce  qui  va  suivre. 

Lorsqu'après  un  vers  de  12  syllabes  à  4  mesures  vient  un 
vers  de  8  syllabes  à  2  mesures,  il  y  aexactement  la  même  accé- 
lération que  lorsqu'un  vers  romantique  (12  syllabes  et  3 
mesures)  vient  après  un  vers  classique  (12  syllabes  et  4 
mesures),  c'est-à-dire  que  la  vitesse  augmente  d'un  quart.  Si 
le  vers  de  12  syllabes  est  un  trimètre  et  le  vers  de  8  un  dimètre 
il  n'y  a  pas  changement  de  vitesse,  il  n'y  a  que  changement 
de  mètre.  Lorsqu'un  vers  de  7  syllabes  à  2  mesures  vient 
après  un  tétramètre  de  12  syllabes,  il  y  a  accélération  de  un 
septième  ;  si  le  vers  de  42  syllabesest  un  trimètre,  il  ya  ralen- 
tissement de  un  huitième.  Lorsqu'un  vers  de  10  syllabes  à  3  me- 
sures vient  après  un  tétramètre  de  12,  il  y  a  augmentation  de 
vitesse  de  un  dixième;  si  levers  de  12  syllabes  est  un  trimètre, 
il  y  a  diminution  de  vitesse  de  un  sixième.  Lorsqu'après  un 
vers  de  10  syllabes  à  3  mesures,  vient  un  vers  de  8  syllabes  à 
2  mesures,  il  y  a  accélération  de  un  sixième.  Lorsqu'un  vers  de 
7  syllabes  à  2  mesures  vient  après  un  vers  de  10  à  3  mesures, 
il  y  a  accélération  à  peine  notable,  ce  n'est  que  un  vingt  et 
unième  ;  lorsqu'il  vient  après  un  vers  de  8  à  2  mesures,  il  y  a 
ralentissement  de  un  huitième. 

Si  c'est  le  vers  qui  a  un  plus  grand  nombre  de  syllabes  qui 
vient  après  celui  qui  en  a  moins,  il  n'y  a  qu'à  renverser  ce 
que  nous  venons  de  dire  pour  savoir  quel  est  le  changement 
de  vitesse  produit. 

Quelques-uns  seront  peut-être   surpris   de  ces  accélérations 


ACCÉLÉRATIONS    ET    RALENTISSEMENTS  105 

et  de  ces  ralentissements  continuels  du  débit  ;  ils  seront  tentés 
de  nous  dire  ceci  :  Alors,  d'après  votre  théorie,  pour  bien 
dire  les  vers,  il  faudra  tantôt  parler  avec  une  lenteur  désespé- 
rante, tantôt  avec  une  rapidité  qui  amènera  fatalement  à  bre- 
douiller. Il  n'en  est  rien  ;  d'abord  ces  différences  de  vitesse 
n'ont  la  rigueur  mathématique  que  nous  leur  avons  attribuée 
qu'en  théorie  ;  dans  la  pratique  la  quantité  de  l'accélération 
ou  du  ralentissement  n'est  qu'approximativement  celle  que 
nous  avons  indiquée.  D'autre  part  nous  avons  vu  que  ces  chan- 
gements étaient  d'un  cinquième,  d'un  huitième  ;  nous  en  avons 
même  signalé  un  qui  est  d'un  vingt  et  unième,  c'est-à-dire 
presque  nul.  Mettons  les  choses  au  pis  :  supposons  le  cas 
extrême  oii  il  y  a  ralentissement  ou  accélération  de  moitié  ; 
c'est  ce  qui  se  produit  par  exemple  lorsqu'un  monomètre  de 
6  syllabes,  vers  très  rare,  précède  ou  suit  un  tétramètre  de  12 
syllabes.  Chacun  sait  que  la  vitesse  moyenne  du  débit  de  la 
poésie  est  moindre  que  celle  du  débit  de  la  prose,  c'est-à- 
dire  du  langage  ordinaire  lorsqu'il  ne  présente  rien  de  parti- 
culier: personne  n'en  est  choqué.  Une  accélération  apportée 
dans  le  débit  de  la  poésie  le  rapproche  de  celui  de  la  prose  ; 
dans  le  cas  extrême  où  l'accélération  est  du  double,  on  passe 
du  débit  de  la  poésie  au  débit  moyen  d'une  conversation 
familière.  11  ne  faut  pas  oublier  que  dans  un  entretien  très 
simple  sur  le  moindre  fait  divers,  il  y  a  en  quelques  minutes 
des  variations  de  vitesse,  accélérations  ou  ralentissements, 
beaucoup  plus  considérables.  Celles  de  la  poésie  sont  géné- 
ralement suffisantes  pour  être  sensibles  ;  elles  ne  sont  jamais 
assez  grandes  pour   être   choquantes. 

Avant  de  quitter  ces  questions  de  théorie  nous  devons  signa- 
ler, pour  l'écarter,  un  préjugé  très  généralement  répandu 
encore  aujourd'hui  :  c'est  que  les  petits  vers  sont  plus  légers, 
plus  vifs  que  les  grands.  Il  en  est  sans  doute  ainsi  quelquefois, 
mais  pas  toujours.  La  légèreté  ou  la  vivacité  d'un  vers  dépend 
de  sa  rapidité.  Or  le  vers  de  3  syllabes  par  exemple  a  exacte- 
ment la  même  vitesse  que  le  vers  classique  de  12;  il  n'est  ni 
plus  léger,  ni  plus  vif.  Le  monomètre  de  4  syllabes  a  la  même 


106  VERS    LIBRES 

vitesse  que  le  tétramètre  de  16.  La  vitesse  ne  dépend  pas  du 
nombre  des  syllabes,  mais  du  rapport  qui  existe  entre  ce  nombre 
et  celui  des  mesures.  Les  plus  lents  des  vers  français  sont  le 
dimètre  de  4  syllabes,  vers  extrêmement  rare,  et  l'hexamètre 
de  12,  qui  ont  exactement  la  même  vitesse.  Puis  vient  le  tri- 
mètre  de  7  syllabes,  vers  très  rare  également,  qui  est  un  peu 
moins  lent.  En  troisième  ligne,  le  dimètre  de  5  syllabes,  vers 
rare,  et  le  pentamètre  de  12,  dont  la  vitesse  est  à  peine  plus 
considérable  que  celle  du  vers  précédemment  cité. 

Si  nous  passons  à  l'étude  des  poètes  qui  se  sont  particuliè- 
rement disting-ués  dans  le  vers  libre,  nous  rencontrons  au  pre- 
mier pas  un  nom  qui  éclipse  tous  les  autres,  celui  de  La 
Fontaine.  Il  est  universellement  reconnu  pour  le  grand  maître 
du  vers  libre.  Un  seul  paraît  avoir  eu  le  génie  nécessaire  pour 
l'égaler  dans  cet  art,  Alfred  de  Musset...,  malheureusement  il 
s'y  est  rarement  exercé. 

On  répète  depuis  longtemps  que  dans  les  fables  de  La  Fon- 
taine les  vers  s'allongent  ou  se  raccourcissent  suivant  l'idée 
exprimée  par  le  vers.  Cela  ne  veut  pas  dire  grand'chose,  ce 
n'est  pas  très  clair  ;  aussi  s'est-on  empressé  d'en  faire  un 
dogme,  et  de  l'accepter  sans  examen. 

Sans  doute  il  est  arrivé  à  certains  critiques  de  faire  une  ou 
deux  remarques  sur  les  petits  vers  de  La  Fontaine,  mais  la 
plupart  du  temps  ce  n'a  été  que  pour  commettre  de  grossières 
erreurs  que  l'on  répète  cependant.  Ainsi  Chamfort  à  propos 
de  ces  deux  vers  : 

Même  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  manger 
Le  berger, 

dit  :  «  Remarquons  ce  petit  vers  ;  il  semble  qu'il  voudrait  bien 
escamoter  un  péché  aussi  énorme  ».  C'est  un  contresens 
absolu,  comme  nous  le  verrons  en  temps  et  lieu  ;  mais  il  paraît 
que  c'est  très  spirituel  ;  aussi  depuis  cent  années  joint-on  ce 
jugement  à  un  nombre  effrayant  d'autres  erreurs  que  l'on  con- 
tinue à  enseigner  à  nos  jeunes  gens  sous  prétexte  d'en  faire 
des  humanistes  et  des  hommes. 


EXPRESSION    DE    LA    K  A  PI  DITE  107 

Quand  une  observation  ainsi  faite  se  rencontre  être  juste, 
c  est  évidemment  par  hasard,  puisqu'elle  est  presque  toujours 
accompag-née  de  deux  ou  trois  autres  qui  sont  fausses.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  n'y  a  rien  à  tirer  de  là,  et  il  ne  s'en  dégage 
aucune  idée  générale. 

Pour  nous,  puisqu'il  est  incontesté  et  incontestable  que 
c'est  La  Fontaine  quia  fait  l'usage  le  plus  habile  du  vers  libre, 
c'est  sur  ses  Fables  que  nous  ferons  principalement  porter 
notre  étude  dans  ce  chapitre  ;  ce  qui  ne  nous  dispensera  pas 
de  citer  d'autres  œuvres  à  l'occasion,  soit  pour  les  louer,  soit 
pour  les  critiquer. 

Notre  point  de  vue  est  maintenant  connu  :  il  ne  s'agit  pas 
desavoir  si  un  vers  est  plus  long  ou  plus  court  qu'un  autre, 
c'est-à-dire  s'il  a  plus  ou  moins  de  syllabes,  mais  s'il  est  plus 
lent  ou  plus  rapide,  et  quels  sont  les  effets  qui  peuvent  être 
produits  par  cette  rapidité  plus  ou  moins  grande,  quelles  sont 
les  catégories  d'idées  qu'elle  peut  servir  à  exprimer. 

Un  vers  plus  rapide  venant  après  un  vers  plus  lent  exprime 
l'idée  de  rapidité  et  celles  qui  s'y  rattachent  : 

La  tempête  s'éloig'ne  et  les  vents  sont  calmés. 
La  forêt  qui  l'rémit,  pleure  sur  la  bruyère  ; 
Le  phalène  doré,  dans  sa  course  légère, 
Traverse  les  prés  |  embaumés 

(Musset,  Le  saule). 

Grâce  à  l'emploi  du  vers  de  8  syllabes,  le  poète  obtient  une 
mesure  à  "3  syllabes,  qui  peint  admirablement  la  rapidité  et 
la  légèreté  de  la  course  du  phalène,  sans  être  obligé  pour  cela 
de  ralentir  les  mesures  avoisinantes. 

Un  manant  au  miroir  prenoit  des  oisillons. 
Le  fantôme  brillant  attire  une  alouette  : 
Aussitôt  un  autour,  planant  sur  les  sillons, 

Descend  des  airs,  fond  et  se  jette 
Sur  celle  qui  chantoit,  quoique  près  du  tombeau 

(L.\  Fontaine,  VI,  15); 


iOS  ^ERS    LIBRES 

le  petit  vers  exprime  la  rapidité. 

Et  nous  verrons  soudain  ces  tigres  ottomans 
Fuir  I  avec  des  pieds  de  gazelle  ! 

(Hugo,  Orientales). 

Pour  remploi  des  voyelles  claires  contribuant  à  donner 
l'impression  de  la  légèreté  et  de  la  rapidité,  cf.  p.  254. 

Un  ravin  tortueux  conduit  à  la  montagne. 
Le  voyageur  pensif  prit  ce  sentier  perdu  : 
Puis  il  se  retourna.  —  La  plaine  et  la  campagne, 
Tout  avait  disparu 

(Musset,  Souvenir  îles  Alpes). 

Ninon,  Ninon,  que  fais-tu  de  la  vie? 
L'heure  s'enfuit,  le  jour  succède  au  jour. 
Rose  ce  soir,  demain  flétrie 

(Id.,  a  quoi  rêvent  les  jeunes  filles). 

Le  vers  de  8  syllabes  est  employé  pour  obtenir  deux  mesures 
de  suite  à  4  syllabes,  destinées  à  peindre  la  rapidité  du  chan- 
gement. Ce  mouvement  est  déjà  annoncé  dans  le  vers  précé- 
dent par  les  deux  mesures  également  rapides  :  «  l'heure  s'en- 
fuit »  et  «  succède  au  jour  », 

Et  lui-même  ayant  fait  grand  fracas,  chère  lie, 
Mis  beaucoup  en  plaisirs,  en  bâtiments  beaucoup, 
Il  devint  pauvre  tout  d'un  coup 

(La  Fontaine,  VII,  14)  ; 

rapidité  du  changement. 

L'autre  vit  où  tendoit  cette  feinte  aventure  : 
Il  rendit  le  fer  au  marchand 
Qui  lui  rendit  sa  géniture 

(lD.,IX,  I); 


MOUVEMENT    RAPIDE  109 

ces  deux  petits  vers  donnent  des  mesures  k  plus  de  trois  syl- 
labes, peignant  la  rapidité  des  restitutions  :  aussitôt  que  les 
deux  personnages  se  sont  compris,  il  y  a  échange  immédiat 
des  deux  objets,  conclusion  de  leur  différend  et  de  la  fable. 

Pâle  étoile  du  soir,  messagère  lointaine, 
Dont  le  front  sort  brillant  des  voiles   du  couchanl, 
De  ton  palais  d'azur,  au  sein  du  firmament, 
Que  regardes-tu  [  dans  la  plaine? 

(Musset,  Le  saule). 

Le  vers  de  8  syllabes  fournit  à  l'auteur,  sans  qu'il  soit  obligé 
de  ralentir  les  autres,  une  mesure  rapide  peignant  la  vivacité 
de  son  interrogation.  Ici  le  mouvement  nest  pas  matériel,  il 
est  dans  l'esprit  du  poète.  La  même  idée  se  retrouve  exprimée 
deux  fois  un  peu  plus  loin  dans  le  même  morceau  par  un  pro- 
cédé analogue  : 

Que  cherches-tu  \  sur  la  terre  |  endormie  ? 

Etoile,  I  où  fen  vas-tu,  \  dans  cette  nuit  |  immense  ? 

L  homme  au  trésor  caché,  qu'Esope  nous  propose, 
Servira  d'exemple    à  la  chose 

(La  Fontaine,  IV,  20). 

Le  petit  vers  est  insignifiant  ;  c'est  une  manière  de  sortir  des 
considérations  qui  précèdent  et  d'arriver  vite  au  sujet  particu- 
lier de  la  fable  par  un  mouvement  rapide  qui  n'est  que  dans 
l'esprit  de  Tauteur. 

On  sait  que  La  Fontaine  n'aime  pas  à  se  perdre  au  commen- 
cement de  ses  fables  en  des  considérations  vaines  et  étrangères 
au  sujet,  mais  au  contraire  à  introduire  ses  personnages  et  à 
entrer  en  matière  le  plus  rapidement  possible.  Il  avait  pour 
cela  un  merveilleux  auxiliaire  dans  l'emploi  de  vers  rapides 
et  il  en  a  fréquemment  tiré  parti  : 


110  VERS    LIBRES 

Dans  une  ménagerie 
De  volatiles  remplie 
Vivoient  le  cygne  et  Toison 


Un  octog-énaii^e  plantoit 

Le  chêne  un  jour  dit  au  roseau 


Un  homme  de  moyen  âge, 
Et  tirant  sur  le  grison, 
Jugea  qu'il  étoit  saison 
De  songer  au  mariag'e 


Une  grenouille  vit  un  bœuf 
Qui  lui  sembla  de  belle  taille 


Une  souris  |  tomba  du  bec  |  d'un  chat-huant 


:iu.,  III,  V2). 
(Id.,  XI,  8). 
(Id.,   I,  22). 


(Id.,   I,  17). 
^Id.,I,  3). 

;i».,  IX,  7). 


C'est  un  vers  de  12  syllabes,  mais  un  trimètre,  c'est-à-dire  un 
vers  rapide. 

Une  fois  que  La  Fontaine  a  exposé  tous  les  événements  de 
sa  fable,  qu'il  n'a  plus  rien  à  nous  dire,  il  la  conclut  brusque- 
ment. Ce  sont  souvent  les  petits  vers  qu'ilemploie  pour  attieindre 
ce  but.  Quelquefois  c'est  simplement  la  vitesse  qui  produit 
l'effet  ;  on  passe  vite  sur  cette  fin  qui  est  prévue  à  ce  moment 
et  par  conséquent  n'a  plus  qu'un  intérêt  secondaire.  Mais  le 
plus  souvent  il  entre  en  jeu  d'autres  éléments  que  nous  avons 
déjà  rencontrés  à  propos  du  trimètre  :  la  vitesse  n'agit  plus 
seulement  comme  rapidité,  mais  elle  rapproche  les  idées  en 
une  sorte  de  synthèse  qui  convient  parfaitement  à  un  résumé, 
à  une  conclusion.  Dans  ce  cas  les  vers  de  la  fin  ne  sont  pas  des 
vers  sur  lesquels    on    passe   légèrement,   mais   des    vers    que 


CONCLUSIONS    RAPIDES  Hl 

Ton  met  en  relief:  le  changement  de  mètre  y  contribue  consi- 
dérablement : 

C'est  ce  coup  qu'il  est  bon  de  partir,  mes  enfants  ! 
Et  les  petits,  en  même  temps, 
Voletants,  se  culebutants, 

Délogèrent  tous  sans  trompette 

(Id.,  IV,  22). 

C(mclusion  rapide  de  la  fable,  une  fois  que  tout  a  été    exposé. 

Vous  n'en  approchez  point.  La  chétive  pécore 
S'enlla  si  bien  qu'elle  creva 

(Id.,  I,  3). 

Ayant  décrit  toute  la  scène,  l'auteur  termine  en  énonçant 
brusquement  révénement  final. 

Et  pleures  du  vieillard,  il  grava  sur  leur  marbre 
Ce  que  je  viens  de  raconter 

(Id.,   XI,  8). 

La  faim  le  prit  :  il  fut  tout  heureux  et  tout  aise 
De  rencontrer  un  limaçon 

(Id.,  VII,  4). 

Se  trouvant  à  la  fm  tout  aise  et  tout  heureuse 
De  rencontrer  un  malotru 

(Id.,  Vil,  5). 

Cesse  donc  de  te  plaindre  ;  ou  bien,  pour  te  punir. 
Je  t'ôterai  ton  plumage 

(Id.,  II,  17,  Le  paon  se  plaignant  à  Junon). 

A  une  menace  formulée  ainsi  dans  un  petit  vers  qui  la  met  de 
cette  façon  en  relief,  il  n'y  a  rien  à  répondre  ;  aussi  la  fable 
est  finie. 

J'ai  vu,  dil-il,  un  chou  plus  grand  qu'une  maison. 
F^t  moi,  dit  l'autre,  un  pot  aussi  grand  qu'une  église. 


112  VERS    LIBRES 

Le  premier  se  moquant,  laulre  reprit  :  Tout  doux; 
On  le  fil  pour  cuire  vos  choux 

(Id.,  IX,  1). 

C'est  le  trait,  qui  conclut  la  discussion  et  la  fable. 

Tes  coups  n'ont  point  en  moi  fait  de  métamorphose  ; 
Et  tout  le  changement  que  je  trouve  à  la  chose, 
C'est  d'être  Sosie  battu 

(MouiîRE,  Amphitryon). 

La  conclusion  n'est  pas   obligatoirement  celle  de  la  fable  ; 
elle  peut  être  celle  d'une  période,  d'un  développement  : 

Enfin,  quoique  ignorante  à  vingt  et  trois  carats, 
Elle  passoit  pour  un  oracle 

(La  Fontaine,  VU,  15). 

Le  petit  vers  résume  tout. 

D'abord  il  s'y  prit  mal,  puis  un  peu  mieux,  puis  bien, 

Puis  enfin  il  n'y  manqua  rien 

(lu.,  XII,  9). 

C'est  la  dernière  forme  du  développement. 

Une  autre  la  suivit,  une  autre  en  fit  autant  : 

Il  en  vint  une  fourmilière 

(Id.,  III,  4). 

C'est  tour  de  vieille  guerre  ;  et  vos  cavernes  creuses 

Xe  vous  sauveront  pas,  je  vous  en  avertis  : 

Vous  viendrez  toutes  au  logis 

(Id.,  III,  18). 

J'ai  vu  que  c'étoit  moi,  sans  aucun  stratagème  ; 
Des  pieds  jusqu'à  la  tête  il  est  comme  moi  fait. 
Beau,  l'air  noble,  bien  pris,  les  manières  charmantes  ; 

Enfin  deux  gouttes  de  lait 

Xe  sont  pas  plus  ressemblantes 

(Molière,  Amphilri/on). 


uÉsiMio  d'un  développemeint  113 

Les  petits  vers  sont  la  conclusion  et  la  manière  la  plus  frap- 
pante que  trouve  Sosie  d'exprimer  la  ressemblance  de  Mer- 
cure avec  lui. 

Elle  fait  subsister  Tartisan  de  ses  peines, 
Enrichit  le  marchand,  gage  le  magistrat, 
Maintient  le  laboureur,  donné  paye  au  soldat, 
Distribue  en  cent  lieux  ses  grâces  souveraines, 
Entretient  seule  tout  l'Etat 

(La   Fontaine,  III,  2). 

Résumé  d'une  énumération. 

Je  me  dévouerai  donc,  sil  le  faut  :  mais  je  pense 
Qu'il  est  bon  que  chacun  s'accuse  ainsi  que  moi  ; 
Car  on  doit  souhaiter,  selon  toute  justice, 
Que  le  plus  coupable  périsse 

(Id.,  VII,  1). 

Le  petit  vers  mis  en  relief  est  très  important  puisqu'il  est 
la  conclusion  brusque  du  discours  du  lion  et  prépare  le  reste 
de  la  fable. 

C'est  pour  des  raisons  analogues  que  lorsqu'une  strophe  se 
termine  par  un  petit  vers,  il  doit  contenir  l'idée  essentielle  de 
la  strophe,  celle  qui  résume  tout  ce  qui  précède  ;  il  doit  être 
la  quintessence  du  développement  : 

0  lac  I  rochers  muets  I  grottes  1  forêt  obscure  ! 
Vous  que  le  temps  épargne  ou  qu'il  peut  rajeunir. 
Gardez  de  cette  nuit,  gardez,  belle  nature. 
Au  moins  le  souvenir 

(Lamartine,  Le  lac), 

Les  voilà,  ces  coteaux,  ces  bruyères  fleuries, 
Et  ces  pas  argentins  sur  le  sable  muet, 
Ces  sentiers  amoureux,  remplis  de  causeries, 
Où  son  bras  m'enlaçait. 

M.  Grammont.  —  Le  vers  /'rançais.  8 


114  VERS    LIBRES 

Les  voilà,  ces  sapins  à  la  sombre  verdure, 
Celte  gorge  profonde  aux  nonchalants  détours, 
Ces  sauvages  amis,  dont  Tanlique  murmure 

A  bercé  mes  beaux  jours. 
Les  voilà  ces  buissons  où  toute  ma  jeunesse, 
Comme  un  essaim  d'oiseaux  chante  au  bruit  de  mes  pas. 
Lieux  charmants,  beau  désert  où  passa  ma  maîtresse, 

Ne  m'attendiez-vous  pas? 
Ah  !  laissez-les  couler,  elles  me  sont  bien  chères. 
Ces  larmes  que  soulève  un  cœur  encor  blessé  ! 
Ne  les  essuyez  pas,  laissez  sur  mes  paupières 

Ce  voile  du  passé  ! 

(Musset,  Souvenir 


Dans  ces  strophes  le  petit  vers  contient  toujours  l'idée  essen- 
tielle, ridée  même  de  la  pièce  et  la  met  en  relief,  non  pas 
parce  qu'il  est  le  dernier  vers  d'un  développement  ou  d'une 
strophe,  mais  parce  qu'il  constitue  un  chang-ement  de  mètre. 
Il  peut  donc  j  avoir  plusieurs  petits  vers  dans  une  strophe  et 
ils  peuvent  y  être  à  n'importe  quelle  place.  Il  en  résultera  tou- 
jours un  contraste  et  un  éveil  de  l'attention,  et  il  ne  faut  pas 
que  ce  soit  sans  raison.  Dans  tous  les  cas,  il  faut  que  le  chan- 
g-ement  de  mètre  soit  justifié  par  le  sens  ;  mais  les  effets  qu'il 
produit  peuvent  être  extrêmement  nombreux  et  variés.  Nous 
avons  vu  le  poète  introduire  un  petit  vers  après  un  grand  pour 
obtenir  des  mesures  plus  rapides  sans  être  obligé  de  rendre 
les  mesures  voisines  plus  lentes,  et  par  conséquent  pour  peindre 
la  rapidité.  Le  mouvement  rapide  peut  être  un  mouvement 
physique  ou  un  mouvement  moral,  un  mouvement  qui  n'est 
que  dans  l'esprit  du  poète  ;  dans  cet  ordre  d'idées  un  vers  rapide 
peut  aussi  lui  servir  pour  exprimer  quelque  chose  sur  quoi  il 
veut  passer  rapidement,  ne  pas  insister.  Souvent  au  contraire 
le  petit  vers  venant  après  un  grand  lui  fournit  un  moyen  de 
mettre  en  un  relief  singulier  l'idée  principale.  11  semble  qu'il 
y  ait  là  une  contradiction,  si  le  même  procédé  sert  tantôt  à 
diminuer,  tantôt  à  augmenter  l'importance  de  l'idée  exprimée. 


PETITS    VEHS    DANS    LES    STROPHES  llo 

En  réalité,  il  n'y  en  a  pas  ;  il  y  a  seulement  plusieurs  faits  en 
jeu.  h\  rapidité  dun  vers  n'a  pas  seulement  pour  effet  d'ac- 
croître la  vitesse  du  débit,  mais  en  même  temps  de  resserrer 
les  éléments  de  ce  vers  ;  c'est  pourquoi  elle  peut  servir  pour 
exprimer  une  idée  synthétique  qui  conclut  et  résume  un  déve- 
loppement. En  outre  le  changement  de  mètre  produit  une 
surprise  qui  frappe  l'esprit  et  met  en  relief  l'idée  exprimée. 
La  réunion  des  deux  moyens  n'est  pas  nécessaire  ;  l'effet  est 
plus  considérable  s'ils  sont  combinés,  mais  le  chang-ement  de 
mètre  seul,  sans  changement  de  vitesse,  annoncé  par  l'arrivée 
dé  la  rime,  suffît.  D'ailleurs  même  quand  tous  deux  sont  réu- 
nis, c'est,  suivant  l'idée  exprimée,  presque  uniquement  l'un 
qui  produit  son  effet,  l'autre  restant  en  quelque  sorte  latent. 
Voici  d'abord  quelques  strophes  qui  présentent  des  petits 
vers  à  des  places  régulières,  mais  aussi  bien  à  l'intérieur  de  la 
strophe  qu'à  la  fin  : 

Je  dis  que  le  tombeau  qui  sur  les  morts  se  ferme 

Ouvre  le  iirmament, 
Et  que  ce  qu'ici-bas  nous  prenons  pour  le  terme 

Est  le  commencement. 

Quand  on  a  vu,  seize  ans,  de  cet  autre  soi-même 
Croître  la  grâce  aimable  et  la  douce  raison, 
Lorsqu'on  a  reconnu  que  cet  enfant  qu'on  aime 
Fait  le  jour  dans  notre  âme  et  dans  notre  maison; 
Que  c'est  la  seule  joie  ici-bas  qui  persiste 

De  tout  ce  qu'on  rêva, 
Considérez  que  c'est  une  chose  bien  triste 

De  le  voir  qui  s'en  va  ! 

(^HuGo,  A  Villequier). 

Je  ne  suis  qu'au  printemps,  je  veux  voir  la  moisson, 
Et  comme  le  soleil,  de  saison  en  saison, 

Je  veux  achever  mon  année. 
Brillante  sur  ma  tige  et  l'honneur  du  jardin, 
Je  n'ai  vu  luire  encor  que  les  feux  du  matin, 

Je  veux  achever  ma  journée 

(A.  Chénier,  La  jeune  captive). 


116  VERS    LIBRES 

Comme  ils  parlaient,  la  nue  éclatante  et  profonde 
S'entr'ouvrit,  et  l'on  vit  se  dresser  sur  le  monde 

L'homme  prédestiné, 
Et  les  peuples  béants  ne  purent  que  se  taire, 
Car  ses  deux  bras  levés  présentaient  à  la  terre 

Un  enfant  nouveau-né 

(Hugo,  Napoléon  II). 

Encor  si  ce  banni  n'eût  rien  aimé  sur  terre  I 

Mais  les  cœurs  de  lion  sont  les  vrais  cœurs  de  père. 

Il  aimaitson  fils,  ce  vainqueur! 
Deux  choses  lui  restaient  dans  sa  cage  inféconde, 
Le  portrait  d'un  enfant  et  la  carte  du  monde, 

Tout  son  génie  et  tout  son  cœur  ! 

(1d.,  Ihid.). 

Vous  armez  contre  Troie  une  puissance  vaine, 
Si  dans  un  sacrifice  auguste  et  solennel 

Une  fille  du  sang  d'Hélène 
De  Diane  en  ces  lieux  n'ensanglante  l'autel. 
Pour  obtenir  les  vents  que  le  ciel  vous  dénie, 

Sacrifiez  Iphigénie 

(Racine,  Iphigénie). 

Les  deux  petits  vers  contiennent  tout  ce  qui  est  important 
dans  cet  oracle  ;  ils  sont  d'autant  plus  remarquables  ici  qu'il 
n'y  en  a  pas  d'autres  dans  la  pièce. 

Enfin  voici  des  changements  de  mèti^e  apparaissant  de  façon 
absolument  irrégulière  et  avec  des  valeurs  diverses  : 

Du  rapport  d'un  troupeau,  dont  il  vivoit  sans  soins. 
Se  contenta  longtemps  un  voisin  d'Amphitrite. 

Si  sa  fortune  étoit  petite 

Elleétoit  sûre  tout  au  moins. 
A  la  fin  les  trésors  déchargés  sur  la  plage 
Le  tentèrent  si  bien  qu'il  vendit  son  troupeau. 
Trafiqua  de  l'argent,  le  mit  entier  sur  l'eau. 


PETITS    VERS    A    RELIEF  117 

Cet  arj^ent  périt  par  naufrage, 
Son  maître  l'ut  réduit  à  garder  les  brebis, 
Non  plus  berger  en  chef  comme  il  étoit  jadis, 
Quand  ses  propres  moutons  paissoient  sur  le  rivage. 
Celui  qui  sétoit  vu  Coridon  ou  Tircis, 

Fut  Pierrot  et  rien  davantage. 
Au  bout  de  quelque  temps  il  fit  quelques  profits, 

Racheta  des  bêtes  à  laine  ; 
Et  comme  un  jour  les  vents,  retenant  leur  haleine. 
Laissoient  paisiblement  aborder  les  vaisseaux: 
Vous  voulez  de  l'argent,  ô  mesdames  les  Eaux  ! 
Dit-il  ;  adressez-vous,  je  vous  prie,  à  quelqu'autre  : 
Ma  foi  !  vous  n'aurez  pas  le  nôtre 

(La  Fontaine,  IV,  2). 

Les  petits  vers  énoncent  tous  une  idée  caractéristique  et  cha- 
cun conclut  le  développement  auquel  il  appartient  :  les  deux 
premiers  sont  une  sorte  de  moralité  de  la  fable  qui  fait  pres- 
sentir ce  qui  va  suivre  ;  le  troisième  est  une  conclusion  annoncée 
par  le  second  ;  le  quatrième  donne  une  autre  forme  de  la  même 
conclusion;  le  cinquième  est  fort  important  à  cause  de  l'in- 
quiétude qu'il  suscite  dans  notre  esprit  :  le  berger  va-t-il  céder 
de  nouveau  à  la  tentation  ;  le  dernier  nous  rassure  et  nous 
montre  que  la  leçon  lui  a  profité. 

Elle  qui  n'étoit  pas  grosse  en  tout  comme  un  œuf, 
Envieuse,  s'étend,  et  s'enfle,  et  se  travaille 
Pour  égaler  l'animal  en  grosseur 

(La  Fontaine,  1,3). 

Après  les  deux  grands  vers  qui  décrivent  la  grenouille  et  ses 
efforts,  le  vers  de  10  vient  mettre  en  évidence  le  but  inattendu 
et  insensé  qu'elle  se  propose. 

Deux  mulets  cheminoient,  l'un  d'avoine  chargé, 
L'autre  portant  l'argent  de  la  gabelle 

(Id.,  1,4). 


118  VERS    LIBRES 

C'est  l'introduction  des  personnages  en  deux  vers  ;  le  vers  de 
10  met  dès  ce  moment  la  charge  du  second  en  relief  et  parla 
attire  l'attention  sur  cette  charge  et  annonce  toute  la  fable. 

Prit  pour  lui  la  première  en  qualité  de  sire  : 
Elle  doit  être  à  moi,  dit-il  ;  et  la  raison, 
C'est  que  je  m'appelle  lion 

(Id.,  1,  6). 

La  raison  saugrenue  exprimée  par  le  petit  vers,  montre  le 
caractère  despotique  du  lion  et  prépare  ce  qui  va  suivre. 

Le  vieillard  eut  raison  :  l'un  des  ti'ois  jouvenceaux 
Se  noyades  le  port,  allant  à  l'Amérique  ; 
L'autre,  afin  de  monter  aux  grandes  dignités, 
Dans  les  emplois  de  Mars  servant  la  république, 
Par  un  coup  imprévu  vit  ses  jours  emportés  : 

Le  troisième  tomba  d'un   arbre 

Que  lui-même  il  voulut  enter 

-    (Id.,XL8). 

Pourquoi  la  mort  du  troisième  n'est-elle  pas  exposée  dans  le 
même  mètre  que  celle  des  deux  premiers  ?  parce  qu'il  est  mort 
en  tombant  d'un  arbre  et  que  ce  fait  est  frappant  puisqu'il 
rappelle  le  commencement  de  la  fable  et  la  conversation  avec 
le  vieillard. 

Un  avorton  de  mouche  en  cent  lieux  le  harcèle  , 
Tantôt  pique  Téchine,  et  tantôt  le  museau, 
Tantôt  entre  au  fond  du  naseau 

(Id.,  n,9). 

Le  petit  vers  énonce  l'acte  le  plus  redoutable  du  moucheron. 

Guillot,  le  vrai  Guillot,  étendu  sur  l'herbette, 
Dormoit  alors  profondément 

(Id.,  III,  3), 


MISE    EN    RELIEF    PAR    LES    PETITS    VERS  119 

chose  capitale,  puisque    c'est  la    ce   qui  a   permis  au  loup  de 
faire  tous  ses  préparatifs. 


La  plupart  des  brebis  doriiioienl  pareillement. 
L'hypocrite  les  laissa  faire 

[Ib.,  Ihid.). 


Le  petit  vers  contient  l'idée  inattendue  et  importante.  Inat- 
tendue parce  que  le  loup  installé  au  milieu  des  brebis  dormant 
n'avait  qu'à  les  prendre,  importante  parce  qu'elle  prépare  la 
suite. 


Tout  beau,  charmante  Nuit,  daignez  vous  arrêter. 
Il  est  certain  secours  que  de  vous  on  désire  ; 

Et  j'ai  deux  mots  à  vous  dire 

De  la  part  de  Jupiter 

(Molière,  Amphitryon). 

C'est  le  début  de  la  pièce  ;  les  deux  petits  vers  touchent  déjà 
au  sujet. 

Perrette,  sur  sa  tête  ayant  un  pot  au  lait 

Bien  posé  sur  un  coussinet, 
Prétendoit  arriver  sans  encombre  à  la  ville 

(La  Fontaine,  VII,  10). 

Le  premier  vers  montre  quel  soin  on  avait  pris  du  lait,  et  en 
outre  qu'ainsi  placé  il  ne  risquait  pas  de  tomber,  et  laissait  à 
la  laitière  pleine  liberté  de  mouvements  et  par  suite  de 
réflexions. 

Il  devint  gros  et  gras  :  Dieu  prodigue  ses  biens 
A  ceux  qui  font  vœu  d'être  siens 

(Id.,  VII,  3), 


120  VERS    LIBRES 

mise  en  relief  de  l'idée  ironique. 

L'âne  vint  à  son  tour,  et  dit:  J'ai  souvenance 

Qu'en  un  pré  de  moines  passant, 
La  faim,  l'occasion,  l'herbe  tendre,  et,  je  pense, 

Quelque  diable  aussi  me  poussant, 

Je  tondis  de  ce  pré  la  lareeur  de  ma  langue 

(Id.,  VII,  1). 

Les  idées  exprimées  dans  les  petits  vers  sont   mises  en  relief, 
la  première  parce  que  l'auteur 

...suppose  qu'un  moine  est  toujours  charitable  ; 

la  seconde  parce  qu'il  pense  ironiquement  que  là  oîi  il  y  a  des 
moines  le  diable  n'est  pas  loin. 

Gomment  !  Amphitryon  est  là-dedans  ?  —  Fort  bien. 
Qui,  couvert  des  laui'iei^s  d'une  victoire  pleine. 
Est  auprès  de  la  belle  Alcmène 

(Molière,  Amphitryon). 

C'est  le   coup   le  plus  terrible    que  Mercure    porte  à  Amphi- 
tryon. 

Et  ce  n'est  pas  partout  un  bon    moyen  de  plaire, 

Que  la  figure  d'un  mari 

(Id.,  IbiJ.), 

le  petit  vers  contient  le  trait. 

Lorsqu'une  idée  a  été  énoncée  dans  un  grand  vers,  on  en 
mettra  les  détails  en  relief  en  la  développant  dans  des  petits 
vers.  On  la  précisera  par  des  détails  de  plus  en  plus  frappants 
qui  la  renforcent,  grâce  au  resserrement  synthétique  des  mesures 
rapides  et  grâce  au  relief  dû  au  changement  de  mètre.  V. 
Hugo  obtient  le  même  eifet  par  l'emploi  du  trimètre  : 

Dire  :  —  C'est  bien  !  je  dors  tout  comme  une  autre  bête, 
Gomme  un  léopard,  |  comme  un  chacal,  |  comme  un  loup  ! 

(Hugo,  Fin  de  Satan). 


MISE    EN    RELIEF    DES    DÉTAILS  121 

Chaque  chambre  a  la  forme  utile  à  la  torture; 
Ici  Ton  "èle  ;  1  ici  Ton  brûle:  1  ici  l'on  meurt 

"^  '  {\D.Jhid.). 

Voici  des  exemples  en  vers  de  longueur  inégale  : 

Il  vous  prend  sa  cognée,  il  vous  tranche  la  bête, 
Il  fait  trois  serpents  de  deux  coups, 
Un  tronçon,  la  queue  et  la  tête 

(La  Fontaine,  VI,  13). 

...il  veut  avoir 
Un  manchon  de  ma  peau  :  tant  elle  est  bigarrée, 
.     Pleine  de  taches,  marquetée. 
Et  verg-etée,  et  mouchetée  ! 

(Id.,IX,  3). 

A  demeurer  chez  soi  l'une  et  l'autre  s'obstine, 
Pour  secourir  les  siens  dedans  l'occasion  : 

L'oiseau  royal  en  cas  de  mine  ; 

La  laie,  en  cas  d'irruption 

(Id.,III,6). 

...A  son  réveil  il  treuve 
L'attirail  de  la  mort  à  l'entourde  son  corps, 
Un  luminaire,  un  drap  des  morts 


{l^.,  111,7] 


Un  roitelet  pour  vous  est  un  pesant  fardeau  : 
Le  moindre  vent  qui  d'aventure 
Fait  rider  la  face  de  l'eau 
Vous  oblige  à  baisser  la  tète 


:Id.,I,22). 


Les  petits  vers  développent  et    reprennent  sous    une   autre 
forme  lidée  énoncée  dans  le  grand. 

Ainsi  dit,  ainsi  fait.  Les  mains  cessent  de  prendre, 
Les  bras  d'agir,  les  jambes  de  marcher 

(Id.,  m,  2); 


122  VERS    LIBRES 

le  développement  commencé  dans  un  grand  vers  s'achève  dans 
un  petit. 

Vous  campez-vous  jamais  sur  la  tête  d'un  roi, 
D'un  empereur  ou  d'une  belle  ? 

(Id.,  IV,  3). 

Un  chang-ement  de  mètre  produisant  un  contraste  est  évi- 
demment propre  à  traduire  un  contraste  qui  existe  dans  les 
idées  exprimées  : 

La  jeunesse  se  llatte  et  croit  tout  obtenir  : 
La  vieillesse  est  impitoyable 

(Id.,    XII,    5). 

Chose  étrange  !  on  apprend  la  tempérance  aux  chiens. 
Et  l'on  ne  peut  l'apprendre  aux  hommes  ! 

(1d.,VIII,7). 

.  .  .  A  ses  côtés  sa  femme 
Lui  crioit  :  .Attends-moi,  je  te  suis  ;  et  mon  âme. 
Aussi  bien  que  la  tienne,  est  prête  à  s'envoler. 
Le  mari  fait  seul   le  voyage 

(Id.,  VI,  21). 

Nous  faisons  cas  du  beau,  nous  méprisons  l'utile; 

Et  le  beau  souvent  nous  détruit. 
Ce  cerf  blâme  ses  pieds  qui  le  rendent  agile  ; 

Il  estime   un  bois  qui    lui  nuit 

(Id.,  VI,  9). 

Nous  avons  déjà  vu  un  petit  vers  employé  après  un  grand 
pour  exprimer  une  idée  sur  laquelle  on  passe  vite,  sur  laquelle 
on  ne  veut  pas  insister.  C'est  grâce  à  sa  rapidité  plus  grande 
qu'il  est  susceptible  de  produire  un  effet  de  ce  genre  ;  il  en  est 
incapable  s'il  a  la  même  vitesse  que  le  grand  vers  qui  le  pré- 
cède. Mais  il  peut  se  faire  même  dans  ce  cas  que  l'idée  qu'il 


ÉVEIL    DE    l'attention  123 

contient  n'ait  aucune  importance  et  que  celle  qui  demande  à 
être  en  lumière  soit  dans  le  vers  suivant.  Ceci  ne  constitue  de 
nouveau  aucune  difficulté  si  l'on  remonte  aux  principes  géné- 
raux. Le  passage  d'un  mètre  à  un  autre  n'exprime  pas  telle 
idée  plutôt  que  telle  autre  :  lorsqu'un  petit  vers  plus  rapide 
en  suit  un  grand  il  y  a  accélération  due  à  l'augmentation  de 
vitesse,  et  éveil  de  l'attention  dû  au  changement  de  mètre.  Ce 
sont  ces  deux  éléments  que  nous  avons  vus  mettre  en  relief 
l'idée  exprimée  ;  nous  les  retrouvons  tous  deux  ici  :  la  rapidi- 
té du  petit  vers  permet  de  passer  rapidement  sur  l'idée  insi- 
gnifiante qu'il  contient  ;  l'attention  qu'il  a  éveillée  se  porte 
sur  le  vers  suivant,  surtout  sur  le  commencement  de  ce  vers  '. 
Son  but  n'est  pas  en  lui-même,  il  est  hors  de  lui  ;  il  n'a  d'uti- 
lité que  de  rendre  service  à  son  voisin,  comme  le  chat  tirait 
les  marrons  du  feu  pour  le  singe  son  compère. 

Médecins  au  lion  viennent  de  toutes   parts  ; 

De  tous  côtés  lui  vient  des  donneurs  de  recettes. 

Dans  les  visites  qui  sont  faites 
Le  renard  se  dispense,  et  se  tient  clos  et  coi 

(Id.,  VIII,  3). 

Le  petit  vers  est  insignifiant  par  lui-même,  mais  il  introduit, 
annonce  et  met  en  relief  un  événement  inattendu,  celui  qui 
est  exprimé  dans  le  grand  vers  suivant. 

Même  il  ébranchoit  Tarbre  ;  il  fit  tant  à  la  fin 

Que  le  possesseur  du  jardin 
Envoya  faire  plainte  au  maître  de  la  classe 

(Id.,  IX,  5). 

Peut-être  a-t-il  dans  l'âme  autant  que  moi  de  crainte, 

Et  que  le  drôle  parle  ainsi 
Pour  me  cacher  sa  peur  sous  une  audace  feinte 

(Molière,    Amphitryon). 

i.  Cf.  p.  3.3, riO. 


124  VERS    LIBRES 

Il  se  réjouissoit  à  Todeur  de  la  viande 
Mise  en  menus  morceaux,  et  qu'il  croyait  friande. 
On  servit,  pour  l'embarrasser, 

En  un  vase  à  long  col  et  d'étroite  embouchure 

(La  Fontaine,  I,  18). 

Le  petit  vers  ne  sert  qu'à  appeler  rattention  sur  le  grand  qui 
rappelle  : 

Ce  brouet  fut  par  lui  servi  sur  une  assiette. 

On  se  voit  d'un  autre  œil  qu'on  ne  voit  son  prochain. 
Le  fabricateur  souverain 

Nous  créa  besaciers  tous  de  même  manière 

(Id.,I,  7). 

Nous  sommes  en  mesure  maintenant  de  comprendre  les 
fameux  monomètres  de  La  Fontaine,  ces  petits  vers  de  deux, 
trois  ou  quatre  syllabes,  dont  on  a  tant  parlé  et  qui  ont  donné 
lieu  à  tant  d'erreurs.  Ils  sont  quelquefois  plus  rapides,  quel- 
quefois plus  lents,  souvent  de  même  vitesse  que  le  vers  qui 
les  précède.  Mais,  loin  qu'ils  servent  à  un  «  escamotage  »,  ils 
tiennent  du  changement  de  mètre  un  relief  singulier,  plus 
accentué  que  lorsque  c'est  un  petit  vers  plus  long  qui  vient 
après  un  grand  vers,  parce  que  le  changement  de  mètre  est 
plus  considérable,  et  que  la  rime  arrive  plus  vite.  Ils  sont 
souvent  comme  un  rejet  du  vers  précédent,  séparés  de  ce  vers 
par  la  rime  qui  les  précède  et  isolés  du  suivant  par  celle  qui 
les  termine.  «  Les  mètres  courts,  les  monomètres  surtout, 
reçoivent  de  la  rime  un  relief  particulier  ;  c'est  elle  qui  les 
détache  des  vers  plus  grands  qui  les  entourent  ;  c'est  elle  qui 
les  met  en  évidence  et,  avec  une  soudaineté  inattendue,  les 
jette  sous  nos  yeux  au  premier  plan  du  tableau,  où  ils  s'im- 
posent à  notre  attention  »  (B.  de  Fouquières,  p.  344). 

Voici  ceux  des  fables  : 

J'ai  dévoré  force  moutons. 

Que  m'avoient-ils  fait  ?  nulle  offense  ; 

Même  \  il  m'est  arinvé  quelquefois  de  manger 

Le  berfjer 

(La  Fontaine,  \'II,  1). 


LES    :\l()iNO.MÈTHES    DK    LA    FONTAINE  125 

Non  seulement  le  petit  vers  «  Le  berger  »  est  en  relief,  mais 
le  grand  vers  lui-même,  venant  après  des  petits  vers  rapides, 
attire  déjà  par  sa  lenteur  l'attention  sur  l'idée  exprimée.  L'im- 
portance que  le  lion  attache  à  la  faute  qu'il  confesse  ici  est  en 
outre  annoncée  parle  premier  mot  du  grand  vers  «  Même  », 
qui  à  lui  seul  constitue  une  mesure.  Il  n'y  a  rien  dans  tout 
cela  qui  ressemble  à  un  escamotage. 

La  raison  les  olfense,  ils  se  mettent  en  tête 

Que  tout  est  né  pour  eux,  quadrupèdes  et  gens, 

Et  serpents 

(Id.,X,2). 

C'est  le  sujet  de  la  fable  et  en  même   temps  une  plaisanterie. 

L'homme  au  trésor  arrive,  et  trouve   son  argent 
Absent 

(Id.,  IX,    16j, 

c'est  le  mot  important,  le  nœud  de  la  fable,  et  la  cause  de  toute 
la  suite. 

C'est  promettre  beaucoup  :  mais  qu'en  sort-il  souvent  ? 
Du  vent 


:id.,  V,  10), 


c'est  la  conclusion  et  le  mot  comique. 


Si  bien  qu'autrefois  entre  elles 
Il  survint  de  grands  débats 
Pour  le  pas. 
La  tête  avoit  toujours  marché  devant  la  queue 

(Id.,   VII,  17). 

Le  petit  vers  énonce  le  point  de  départ  de  l'aventure,  le  sujet 
de  la  fable.  L'emploi  du  monomêtre  donne,  outre  un  relief 
vigoureux,  l'impression  d'une  nuance  d'ironie  qui  est  dans 
l'esprit  de  l'auteur.  Le  grand  vers  lent  et  grave  qui  vient  après 
explique  l'origine  du  débat. 


\2i')  VEKS    LIHRES 

Mais  pluLôl  qu'elle  considère 
Que  je  me  vas  désaltérant 

Dans  le  coiiranl 
Plus  de  vingt  pas  au-dessous  d'elle 


;iD.,  1, 10). 


Le  monomètre,  très  en  lumière,  contient  la  vraie  justification 
de  l'agneau,  le  fait  qui  donne  du  sens  au  vers  suivant. 

Deux  beletles  à  peine  auroienl  passé  de  front 
Su?'  ce  pont 

(Id.,  XII,  4), 

c'est  ce  «  pont  »  qui  détermine  tout  le  sujet  de  la  fable. 

La   cigale    ayant   chanté 
Tout  Vété 

(Id.,  I,  1). 

Ce  petit  vers  par  son  relief  fait  sentir  combien  avait  duré  l'in- 
souciance de  la  cig-ale  et  nous  empêche  par  suite  de  nous  api- 
toyer sur  son  sort  quand  nous  voyons  la  fourmi  l'accueillir 
comme  elle  le  mérite. 

Ne  t'attends  qu'à  toi  seul  ;  c'est  un  commun  proverbe. 
Voici  comme  Lsope  le  mit 
En  crédit 

(Id.,  IV,  2-2). 

La  moralité  contenue  dans  le  grand  vers  est  peut-être  un  com- 
mun proverbe,  mais  il  y  a  des  dictons  plus  répandus  qui  la 
contredisent,  qui  déclarent  au  contraire  que  nous  avons  conti- 
nuellement besoin  de  notre  prochain,  quel  qu'il  soit,  que 
souvent  nous  ne  saurions  nous  passer  de  son  aide  et  ne  pou- 
vons rien  à  moins  que  d'être  unis.  Elle  risquait  donc  fort  de 
n'être  point  acceptée  sans  preuve  ;  aussi  n'a-t-il  fallu  rien 
moins  pour  la  mettre  en  «  crédit  »  que  la  démonstration 
d'Esope  telle  que   va  l'exposer  La  Fontaine. 


LES    MONOMÈTRES    DE    LA    FONTALNE  127 

Lu  jour  il  couleroiL  à  ses  petits  enfauts 
Les  beautés  de  ces  lieux,  les  mœurs  des  habitants, 
Et  le  gouvernement  de  la  chose  publique 
Aquatique 

(Id.,  iV,  11), 

idée  bizarre  et  ironique,  qui  serait  puérile  et  sans  valeur  si 
elle  n'était  pas  mise  en  relief. 

DilFérenles  d'humeur,  de  langage  et  d'esprit, 
El  d'habit 

(Id.,  XII,  11). 

Ce  mot  est  surtout  une  plaisanterie  du  poète,  mais  en  outre  il 
prépare  le  trait  final  : 

Quoique  ainsi  que  la  pie  il  faille  dans  ces  lieux 
Porter  habit  de  deux  paroisses. 

La  queue  au  ciel  se  plaignit. 

Et  lui  dit  : 
Je  fais  mainte  et  mainte  lieue 
Gomme  il  plait  à  celle-ci  : 
Croit-elle  que  toujours  j'en  veuille  user  ainsi  ? 

(Id.,VII,  17). 

Le  petit  vers  n'est  qu'une  plaisanterie,  le  poète  s'amuse  de 
faire  parler  ime  queue  de  serpent;  il  met  en  outre  en  un  relief 
singulier  la  plainte  saugrenue  qu'il  annonce. 

Mon  ami,  disoit-il  souvent 

Au  savant, 
Vous  vous  croyez  considérable 

(iD.,vin,  19). 

Ce  n'est  pas  le  petit  vers  qui  est  important,  c'est  le  suivant 
qu'il  met  en  relief. 


128  VERS    LIBRES 

Il  avoit   du  coniplanl 
El  pariant 
De  quoi  choisir  ;  toutes  vouloient  lui  plaire 

(Id.,  I,  17). 

Le  petit  vers  indique  d'une  façon  plaisante  la  conséquence  : 
ce  n'est  pas  à  proprement  parler  ce  qu  il  contient  qui  est  impor- 
tant, mais  ce  qu'il  annonce  et  sur  quoi  il  appelle  l'attention. 

Ami,  reprit  le  coq,  je  ne  [)ouvois  jamais 
Apprendre  une  plus  douce  et  meilleure  nouvelle 
Que  celle 
De  cette  paix 

(Id.,  II,  15). 

Les  deux  petits  vers  mettent  puissamment  en  relief,  avec  un 
petit  air  d'ironie,  ce  qu'ils  contiennent  ;  le  rôle  du  premier  est 
particulièrement  d'attirer  l'attention  sur  le  second. 

Au  partir  de    ce  lieu  qu'elle  remplit  de   crainte, 
La  perfide  descend  tout  droit 

A  Vendroit 
Où  la  laie  étoiten  gésine 

(Id.,  III,  6). 

Les  petits  vers  sont  justifiés  parce  qu'ils  expriment  le  fait  qui 
peint  le  mieux  «  la  fourbe  »  annoncée  de  la  chatte  et  prépare 
la  suite.  Le  monomètre  renforce  les  deux  autres  et  accentue 
l'intérêt. 

Nous  n'avons  encore  parlé  que  des  petits  vers  :  quittons-les 
pour  nous  occuper  des  grands  dont  nous  n'avons  jusqu'à  présent 
presque  rien  dit.  Quand  un  grand  vers  vient  après  un  plus 
petit,  il  y  a  en  général  ralentissement  et  en  tout  cas  chan- 
gement de  mètre.  Un  ralentissement,  nous  le  savons  déjà,  pro- 
duit un  écartement  analytique  des  idées,  qui  permet  d'en  con- 
sidérer un  à  un  les  détails,  et  un  changement  de  mètre  éveille 


VALEUR    PROPRE    DE    l'aLEXANDRIN  129 

l'attention.  L'elîet  produit  est  donc  en  partie  le  contraire  de 
celui  qui  résulte  de  l'emploi  d'un  petit  vers  après  un  grand, 
en  partie  le  même.  Nous  devons  par  suite  nous  attendre  à  voir 
souvent  le  grand  vers  constituer  exactement  le  même  moyen 
d'expression  que  le  petit;  nouvelle  contradiction  pour  l'obser- 
vateur superficiel,  mais  pour  nous  nouvelle  confirmation  des 
principes. 

Un  effet  du  grand  vers  dû  à  sa  nature  même,  à  sa  lenteur 
et  à  son  ampleur,  c'est  de  convenir  parfaitement  à  l'expression 
d'une  idée  grave,  noble  ou  grandiose  : 

Le  moindre  vent  qui  daventure 

Fait  rider  la  face  de  Teau 

Vous  oblii^e  à  baisser  la  tète  ; 
Cependant  que  mon  front  au  Caucase  pareil, 
Non  content  d'arrêter  les  rayons  du  soleil, 

Brave  l'elTort  de  la  tempête 

(La  Fontaine,  I,  '2'2). 

Les  deux  grands  vers  api^ès  les  petits,  ralentissant  la  mesure, 
introduisent  un  style  pompeux  destiné  à  peindre  l'orgueil  du 
chêne  ;  —  après  ces  deux  alexandrins  le  vers  de  8  syllabes 
met  en  relief  l'idée  importante  qui  s'oppose  à  la  faiblesse  du 
roseau  et  prépare  le  dénouement  : 

Et  de  me  laisser  à  pied,  moi, 

Comme  un  messager  de  village  ; 
Moi  qui  suis,  comme  on  sait,  en  terre  et  dans  les  cieux, 
Le  fameux  messager  du  souverain  des  dieux 

(Molière,  Amphitryon), 

même  ton  orgueilleux  dans  les  deux  grands  vers. 

La  queue  au  ciel  se  plaignit, 

Et  lui  dit  : 
Je  fais  mainte  et  mainte    lieue 
Comme  il  plaît  à  celle-ci  : 
Croit-elle  que  toujours  j'en  veuille  user  ainsi? 

La  Fontaine.  ^IL  17i. 
M.  (iKAMMONT.  —  Le  cers  f'runçais.  9 


130  VERS    LIBRES 

Après  avoir  énoncé  simplement  la  cause  de  ses  plaintes,  la 
queue  recourt  à  l'alexandrin  pour  exprimer  son  indignation  ;  la 
noblesse  du  langage  sied  à  l'orgueil  blessé. 

Hé  !  bonjour,  monsieur  du  corbeau. 
Que  vous  êtes  joH  I  que  vous  me  semblez   beau  ! 

Sans  mentir,   si   votre  ramage 

Se  rapporte   à    votre  plumage, 
Vous  êtes  le  phénix  des  hôtes  de  ces  bois 

(Id.,  I,  2). 

Les  grands  vers  après  des  petits  sont  plus  lents  et  peignent 
l'admiration. 

Cet  effet  de  gravité  imposante,  le  grand  vers  peut  le  pro- 
duire de  lui-même,  sans  venir  après  un  vers  plus  court  ;  aussi 
le  trouvons-nous  parfois  avec  ce  sens  au  début  d'une  fable  : 

Jupiter  dit  un  jour:  Que  tout  ce  qui  respire 

S'en  vienne  comparoître  aux  pieds  de   ma  grandeur  ; 

Si  dans  son  composé  quelqu'un  trouve  à  redire. 

Il  peut  le  déclarer  sans  peur  ; 

Je  mettrai  remède  à  la  chose 

(Id.,I,  7). 

Début  en  vers  épiques  comme  il  convient  étant  donné  le  per- 
sonnage et  la  noblesse  de  ses  paroles  ;  mais  la  fin  de  la  période, 
qui  expose  le  sujet  de  la  fable,  est  en  petits  vers   rapides. 

Va-t'en,  chétif  insecte,    excrément  de  la  terre  ! 
C'est  en  ces  mots  que  le  lion 
Parloit  un  jour  au  moucheron 

(Id.,  II,  9). 

C'est  le  roi  des  animaux  qui  s'exprime  ainsi  ;  les  deux  petits 
vers  explicatifs  n'ont  pas  d'importance,  bien  qu'ils  présentent 
les  personnages  ;ce  n'est  que  le  poète  qui  parle  ;  c'est  pourquoi 
l'on  baisse  d'un  ton. 


EFFETS    DUS    AU    CHANGEMENT    DE    RYTHME  131 

La  raisondu  plus  fort  est  toujours  la  meilleure. 
Nous  Talions  montrer  tout  à  l'heure 

(Id.,  I,  10). 

Grand  vers  lent  pour  rélïexion  morale  '  ;  le  petit  vers  qui 
annonce  la  fable  n'a  pas  d'importance  :  on  passe  vite. 

Maître  corbeau,  sur  un  arbre  perché, 

Tenoit  en  son  bec  un  fromage. 
Maître  renard,  par  l'odeur  alléché, 

Lui  tint  à  peu  près  ce  lang-age 

(h..,  I,  -2). 

Dans  cette  exposition  rapide  en  petits  vers,  il  y  a  deux  vers, 
les  décasyllabes  à  trois  mesures,  qui  sont  plus  lents  parce  qu'ils 
désignent  et  en  quelque  sorte  dépeignent  ces  deux  personnages 
importants.  Les  deux  vers  plus  courts  et  plus  rapides,  octo- 
syllabes à  deux  mesures,  se  correspondent  par  la  place  et  l'as- 
sonance de  leurs  trois  voyelles  toniques . 

Passons  aux  effets   dus  surtout  au  changement    de  rythme. 

Nous  constatons  tout  d'abord  la  même  mise  en  relief,  parla 
venue  d'un  grand  vers  après  un  vers  court  que  tout  à  l'heure 
par  le  contraire. 

Voici  dans  la  même  fable  deux  effets  analogues  rendus  par 
ces  moyens  opposés  :  un  vers  court  après  un  vers  long,  puis 
un  vers  long  après  un  vers  court.  En  somme  c'est  toujours  un 
effet  de  contraste  : 

L'autre,  envers  les  souris  de  longtemps  courroucée, 
Pour  la  dévorer  accourut. 


Deux  jours  après  notre  étourdie 
Aveuglément  va  se  fourrer 
Chez  une  autre  belette  aux  oiseaux  ennemie 

(Id  ,  II,  5) 

1.  Cf.  p.  276. 


132  VERS    LIBRES 

Exemples  isolés  : 

11  fait  le  partage  lui-même, 
Et  donne  à  chaque  sœur  un  lot  contre  son  gré 

(Id.,1I,  20). 

Le  grand  vers  contient  l'idée  importante,  frappante,  puisqu'elle 
est  en  contradiction  avec  ce  qu'ont  fait  tous  les  juges  et  approu- 
vé tous  les  Athéniens. 

Il  marchoit  d'un  pas  relevé, 
Fa  faisoit  sonner  sa  sonnette  ; 
Quand  Tennemi  se   présentant. 
Gomme  il  en  vouloit  à  l'argent, 
Sur  le  mulet  du  fisc  une  troupe  se  jette 

(Id.,I,  4). 

Après  les  petits  vers  le  grand  vers  lent  contient  tout  l'évé- 
nement qui  est  le  nœud  de  la  fable,  annoncé  par  ce  qui  pré- 
cède et  déterminant  ce  qui  suit. 

Un  amateur  du  jardinage, 
Demi-bqurgeois,  demi-manant, 
Possédoit  en  certain  village, 
Un  jardinasse/,  propre,  et  le  clos  attenant 

(Id.,  IV,    4). 

Dans  cette  introduction  vive  en  petit  vers,  l'alexandrin  attire 
l'attention  sur  ce  jardin  et  ce  clos  parce  qu'ils  vont  jouer  le 
principal  rôle  dans  le  récit. 

Deux  compagnons  pressés  d'argent. 
A  leur  voisin  fourreur  vendirent 
La  peau  d'un  ours  encor  vivant. 
Mais  qu'ils  tueroient  bientôt,  du  moins  à  ce  qu'ils  dirent 

(Id.,  V,  20). 

A  ces  mots  l'animal  pervers 
(C'est  le  serpent  que  je  veux  dire, 
Et  non  l'homme,   on  pourroit  aisément  s'y  tromper) 

(lo.,X.  2). 


ÉCARÏEMKNT    ANALYTIOUE 


133 


Laissez-moi  carpe  devenir: 
Je  serai  par  vous  repêchée  ; 
Quehiue  gros  partisan  m'achètera  bien  cher 

(Id.,  V,   3). 

Le  grand  vers  est  destiné  à  faire  briller  aux  yeux  du  pêcheur 
Targ-ument  décisif. 

Mais  j'étois  en  pèlerinage, 
Et  m'acquittois  d'un  vfcu  fait  pour  votre  santé 

(In.,  VIII,  3), 

c'est  la  raison  importante  qui  doit  apaiser  et  convaincre  le 
lion. 

Il  faudrait  donc,  avec  votre  agrément, 
L'éloigner  par  quelque  voyage  ; 
Il  est  jeune,  la  lille  est  sage, 
Elle  l'oubliera  sûrement. 
Et  nous  le  marierons  à  quelque  honnête  femme 

(Musset,  Silvia) . 

C'est  la  grande  idée  de  la  mère  qui  est  exprimée  dans  l'alexan- 
drin ;  c'est  son  idée  de  derrière  la  tête  qu'elle  réserve  pour  sa 
conclusion  et  pour  la  réalisation  de  laquelle  elle  fait  toutes 
ses  démarches. 

Lorsqu'une  idée  a  été  énoncée  ou  annoncée  dans  un  petit 
vers,  si  Ion  veut  en  préciser  les  détails  on  aura  recours  à 
l'écartement  analytique  dû  à  la  lenteur  d'un  grand   vers  : 

Il  étoil  douteux,  inquiet  : 
Un  souffle,  |  une     ombre,  |  un     rien,  ]  tout  |  lui     donnoit     la 

l^fièvre 
(La  Fontaine,  II,  14). 

Tout  tire  délie  laliment. 
Elle  fait  subsister  l'artisan  de  ses  peines, 
Enrichit  le  marchand,  gage  le  magistrat. 
Maintient  le  laboureur,  donne  paye  au  soldat 

(Id.,  111,2). 


134 


VERS    LIBRES 


De  petits  monstres  fort  hideux, 
Rechignes,  un  air  triste,  une  voix  de  mégère 

(Id.,  V,  18). 

Nous  avons  vu  plus  haut  un  effet  très  analogue  obtenu  par 
la  continuation  en  petits  vers  d'un  développement  annoncé 
dans  un  grand;  voici  ces  deux  cas  réunis  dans  un  même  pas- 
sage : 

Les  planches  qu'on  suspend  sur  un  léger  appui, 

La  mort  aux  rats,  les  souricières, 

N'étoient  que  jeux  au  prix  de  lui. 

Comme  il  voit  que  dans  leurs  tanières 

Les  souris  étoient  prisonnières. 
Qu'elles  n'osoient  sortir,  qu'il  avoit  beau  chercher 

(Id.,  III,  18). 

Les  deux  premiers  petits  vers  sont  le  développement  de  l'idée 
commencée  dans  un  grand  vers  ;  les  deux  suivants  sont  dans 
la  même  note  parce  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  changer  ;  le  grand 
vers  de  la  fin  est  le  développement  de  l'idée  commencée  dans 
un  petit. 

Il  en  résulte  que  si  l'on  veut  mettre  en  relief  tous  les  détails 
d'un  développement,  tous  les  traits  d'une  énumération,  on 
n'aura  qu'à  changer  Je  mètre  à  chaque  fois,  passant  tantôt 
d'un  grand  vers  à  un  petit,  tantôt  d'un  petit  à  un  grand  : 

Car  il  parle,  on  l'entend,  il  sait  danser,  baller. 

Faire  des  tours  de  toute  sorte. 
Passer  en  des  cerceaux  ;  et  le  tout  pour  six  blancs 

(lD.,IX,  3). 

Ils  n'ont  devant  les  yeux  que  des  objets  d'horreur. 

De  mépris  d'eux  et  de  leurs  temples. 
D'avarice  qui  va  jusques  à  la  fui'eur 

(Id.,XI,  7). 


LES    lAMBES  135 

Gérés,  commeuça-t-il,  faisait  voyage  un  jour 

Avec  ran<;uille  et  l'hirondelle  : 
Un  fleuve  les  arrête;  et  Tanguille  en  nageant, 

Gomme  Thirondelle  en  volant, 
Le  traversa  bientôt.   L'assemblée  à  Tinstant 

iId.,  VIII,  4). 

Un  d'eux,  le  plus  hardi,  mais  non  pas  le  plus  sage, 
Promit  d'en  rendre  tant,  pourvu  que  Jupiter 

Le  laissât  disposer  de  l'air, 

Lui  donnât  saison  à  sa  guise, 
Qu'il  ait  du  chaud,  du  froid,  du  beau  temps,  de  la  bise, 

Enfin  du  sec  et  du  mouillé, 

Aussitôt  qu'il  auroit  baillé 

(Id.,  VI,  4). 

C'est  moi  qui  suis  Sosie  enfin,  de  certitude. 

Fils  de  Dave,  honnête  berger  ; 
Frère  d'Arpage,  mort  en  pays  étranger  ; 

Marie  de  Gléanthis  la  prude 

Dont  l'humeur  me  fait  enrager  ; 
Qui  dans  Thèbe  ai  reçu  mille  coups  d'étrivière, 

Sans  en  avoir  jamais  dit  rien  ; 
Et  jadis,  en  public,  fus  marqué  par  derrière. 

Pour  être  trop  homme  de  bien 

(Molière,  Amphitryon). 

Mercure  voulant  persuader  à  Sosie  que  c'est  lui  qui  est  Sosie 
met  en  relief  chacun  des  faits  qu'il  signale,  c'est-à-dire  cha- 
cun de  ses  arguments  en  chang-eant  de  mètre  chaque  fois  ; 
l'antépénultième  est  bien  un  fait  de  plus  et  fort  important, 
puisqu'il  n'y  a  que  Sosie  qui  peut  le  connaître. 

C'est  pour  ces  raisons  que  les  pièces  en  iambes  ont  une  telle 
intensité  de  force  ;  le  mètre  changeant  à  chaque  vers,  tout 
y  est  mis  en  relief.  Les  plus  saillants  sont  pourtant  les  petits 
vers  parce  que  les  idées  y  sont  présentées  plus  rapidement. 
Ne  pouvant  pas  citer  ici  des  pièces  trop  longues  et  d'ailleurs 
très  connues,  nous  renverrons  le  lecteur  aux  trois  suivantes  : 


136  VERS    LIBRES 

A.  Chémer,  Jambes^  VII  : 
Quand  au  mouton  bêlant  la  sombre  boucherie,,, 

A.  Barbier,  ïambes,  L^ idole. 

V.  Hugo,  Châtiments,  La  reculade. 

Ce  qui  fait  la  vigueur,  rimpression  puissante  de  l'iambe,  n'est 
pas  ce  fait  qu'il  y  a  continuellement  chang-ement  de  mètre,' 
mais  que  les  deux  mètres  qui  alternent  sont  d  une  part  le  plus 
lent  et  d'autre  part  le  plus  rapide  de  la  versification  française. 
Si  les  vers  qui  alternent  sont  d'autres  vers,  par  exemple  le 
vers  de  10  etcelui  de  8,  le  contraste  est  beaucoup  moins  grand. 
Tous  les  éléments  sont  bien  encore  mis  en  relief,  mais  la 
vig-ueur  a  disparu.  Voici  un  exemple  emprunté  à  la  Nuit  de 
décembre  qui  fera  bien  sentir  dans  quelle  mesure  l'impression 
est  moins  puissante  : 

Qui  donc  es-tu  ?  —  Tu  n'es  pas  mon  bon  ange  ; 

Jamais  tu  ne  viens  m'avertir. 
Tu  vois  mes  maux  (c'est  une  chose  étrange  !) 

Et  tu  me  regardes  souffrir. 
Depuis  vingt  ans  tu  marches  dans  ma  voie. 

Et  je  ne  saurais  l'appeler... 

et  plus  loin  : 

Partez  !  Partez  !  la  Nature  immortelle, 

N'a  pas  tout  voulu  vous  donner. 
.4h  !  pauvre  enfant,  qui  voulez  être  belle. 

Et  ne  savez  pas  pardonner  ! 
Allez,  allez,  suivez  la  destinée  ; 

Qui  vous  perd  n'a  pas  tout  perdu 

Enfin,  pour  compléter  ces  renseignements  qui  caractérisent 
les  iambes,  nous  ajouterons  que  l'on  peut  avoir  exactement 
le  même  mouvement  rythmique  et  les  mêmes  rapports  de  vi- 
tesse si  l'on  fait  alterner  le  vers  de  six  syllabes  avec  le  vers  de 


MAINTIEN    D  UN    MÊME    METRE 


137 


quatre  ;  tous  les  éléments  seront  en  relief  de  la  même  manière, 
mais  l'ampleur  aura  disparu  parce  que  les  rimes  arrivent  trop 
vite,  et  que  les  deux  rythmes  se  succèdent  également  trop 
vite;  d'où,  au  lieu  de  l'ampleur,  une  allure  sautillante  et  sac- 
cadée : 

Ni  la  \  ierye  de  Grèce, 

Marbre  vivant  ; 
Ni  la  fauve  négresse, 

Toujours  rêvant  ; 
Ni  la  vive  Française, 

A  l'air  vainqueur  ; 
Ni  la  plaintive  Anglaise, 

N'ont  pris  mon  cœur  ! 
Tous  ces  beaux  corps  sans  âmes 

Plaisent  un  jour... 
Hélas  !  j'ai  six  cents  femmes 

Et  pas  d'amour! 

(Th.  Gautier,  SuUan  Mahmoud). 

Une  conséquence  de  ce  que  nous  venons  de  dire,  c'est  que 
si  tous  les  éléments  d'un  développement  ou  d'une  énumération 
ont  la  même  valeur,  il  faudra  conserver  le  même  mètre  ;  une 
fois  un  mètre  adopté,  si  les  vers  qui  suivent  sont  dans  le  même 
mètre,  ils  n'ont  rien  de  saillant  par  l'effet  du  mètre  : 

Jean  Lapin  allégua  la  coutume  et  l'usage  : 
Ce  sont,  dit-il,  leurs  lois  qui  m'ont  de  ce  logis 
Rendu  maître  et  seigneur,  et  qui,  de  père  en  fils. 
L'ont  de  Pierre  à  Simon,  puis  à  moi  Jean  transmis. 
Le  premier  occupant,  est-ce  une  loi  plus  sage? 

(La  Fontaine,  VII,  16). 

Pas  de  changement  d'idée,  pas  de  changement  de  mètre. 

Nul  mets  n'excitoit  leur  envie  : 
Ni  loups  ni  renards  n'épioient 
La  douce  et  l'innocente  proie; 
Les  tourterelles  se  fuyoient  ; 
Plus  d'amour,  partant  plus  de  joie 

(Id.,  vu,  1). 


138  VERS    LIBRES 

Nous  signalerons  à  ce  sujet  quelques  erreurs  de  La  Fon- 
taine, c'est-à-dire  quelques  points  qui  sont  en  contradiction 
avec  les  principes  mêmes  qu'il  avait  coutume  d'appliquer;  car 
il  y  a  des  erreurs,  des  fautes  et  des  négligences  chez  les  plus 
parfaits,  et  il  y  a  autant  de  profit  à  les  relever,  qu'à  recon- 
naître et  à  admirer  leurs  mérites  : 

Tous  furent  du  dessein,  chacun  selon  sa  guise  : 

L'éléphant  devoit  sur  son  dos 

Porter  l'attirail  nécessaire, 

Et  combattre  à  son  ordinaire  ; 

L'ours,  s'apprêter  pour  les  assauts  ; 
Le  renard,  ménager  de  secrètes  pratiques  ; 
Et  le  singe  amuser  Tennemi  par  ses  tours. 
Renvoyez,  dit  quelqu'un,  les  ânes  qui  sont  lourds 

(Id.,V,  19). 

Les  quatre  petits  vers  sont  le  développement  de  l'idée  annon- 
cée dans  le  grand,  mais  il  n'y  a  aucun  motif  pour  que  le  mètre 
change  pour  parler  du  renard  et  du  singe  qui  ne  jouent  pas 
de  rôle  spécial  dans  cette  fable,  et  il  en  résulte  que  le  dernier 
vers  qui  noue  la  fable    n'a  pas  le  relief  qui  lui  conviendrait. 

Quatre  animaux  divers,  le  chat  grippe-fromage, 
Triste  oiseau  le  hibou,  ronge-maille  le  rat. 

Dame  belette  au  long  corsage, 

Toutes  gens  d'esprit  scélérat 

(Id.,  VIII,  22). 

Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  mettre  ainsi  en  évidence  la  belette 
qui  ne  joue  pas  de  rôle  particulier  dans  la  fable.  Tous  les  ani- 
maux devraient  figurer  dans  des  vers  semblables  ;  il  est  pro- 
bable que  La  Fontaine  a  dérogé  ici  à  ses  habitudes  pour  ne 
pas  renoncer  à  cette  jolie  expression  : 

Dame  belette  au  long  corsage. 

Nous  avons  vu  plus  haut  qu'un  contraste  était  bien  marqué 


l:xPKEsslo^  d  un  contraste 


139 


par  un  changement  de  mètre.  lien  sera  évidemment  de  même 
d'un  changement  quelconque  dans  les  idées,  dans  la  suite  du 
développement,  de  l'arrivée  d'un  événement  nouveau,  de  l'en- 
trée en  scène  d'un  nouveau  personnage  : 

Sous  un  sourcil  é|)ais  il  avoit  Fceil  caché, 

Le  regard  de  travers,  nez  tortu,  grosse  lèvre, 

Porloit  savon  de  poil  de  chèvre, 

Et  ceinture  de  joncs  marins 

(Id.,  IX,  7), 

changement  de  mètre  parce  qu'on  passe  de  la  personne  à  son 
vêtement. 

Celui-ci  glorieux  d'une  charge  si  belle. 
N'eût  voulu  pour  beaucoup  en  être  soulagé. 

Il  marchoit  d'un  pas  relevé 

Et  faisoit  sonner  sa  sonnette 

(h..,  I,  1). 

...ses  plus  pi'oches  voisins 
Ne  s'en  sentoient  non  plus  que  les  Américains. 
Ce  fut  leur  avantage  :  ils  eurent  bonne  année. 

Pleine  moisson,  pleine  vinée  : 
Monsieur  le  receveur  fut  très  mal  partagé. 

L'an  suivant,  voilà  tout  changé  : 

Il  ajuste  d'une  autre  sorte 

La  température  des  cieux. 

Son  champ  ne  s'en  trouve  pas  mieux  ; 
Celui  de  ses  voisins  fructifie  et  rapporte 

(Id.,  VI,  4). 

Le  premier  petit  vers  développe  l'idée  indiquée  dans  le  second 
hémistiche  de  l'alexandrin  qui  le  précède.  L'alexandrin  qui  le 
suit  marque  un  contraste  ;  puis  le  ton  change  avec  une  autre 
série  d^événements,  et  le  dernier  grand  vers  marque  de  nou- 
veau un  contraste. 


140  VERS    LIIÎRES 

Je  la  conduirai  si  bien 
Qu'on  ne  se  plaindra  de  rien. 
Le  ciel  eut  pour  ses  vœux  une  bonté  cruelle 

^Id.,  mi,  17). 

Un  nouveau  personnage  entre  en  action. 

Daims  et  cerfs  de  climat  chang-èrent, 
Chacun  à  s'en  aller  fut  prompt. 
Un  lièvre  apercevant  l'ombre  de  ses  oreilles 

(Id.,  V,  4). 

...lassé  de  vivre 
Avec  des  gens  muets,  notre  homme,  un  beau  malin, 
Va  chercher  compag'nie  et  se  met  en  campagne. 

L'ours,  porté  d'un  même  dessein, 

Venoit  de  quitter  sa  montag^ne. 

Tous  deux  par  un  cas  surprenant, 

Se  rencontrent  en  un  tournant. 
L'homme  eut  peur  :  mais  comment  esquiver  ?  et  que  faire? 
Se  tirer  en  gascon  d'une  semblable  all'aire 
Est  le  mieux  ;  il  sut  donc  dissimuler  sa  peur. 

L'ours,  très  mauvais  complimenteur, 
Lui  dit  :  Viens  t'en  me  voir.  L'autre  reprit  :  Seigneur 

(Id.,  VIII,  10), 

chang-ement  de  mètre  chaque  fois  qu'il  y  a  changement  de 
personnage  ou  événement  nouveau  ;  au  troisième  petit  vers 
il  n'y  a  pas  de  changement  de  mètre  parce  qu'il  s'agit  d'un 
événement  prévu.  Le  dernier  événement,  préparé  par  l'avant- 
dernier  vers,  est  un  événement  unique  à  deux  personnages. 

Des  taillis  les  plus  hauts  mon  front  atteint  le  faîte  ; 
Mes  pieds  ne  me  font  point  d'honneur, 
Tout  en  parlant  de  la  sorte, 
Un  limier  le  fait  partir. 
Il  tâche  à  se  garantir  ; 
Dans  les  forêts  il  s'emporte. 


EMPLOI    PARTICULIER    DU    DÉCASYLLARE  141 

Son  bois,  donimaf^eable  ornement, 

L'arrêtant  à  chaque  moment, 

Nuit  à  Totrice  que  lui  rendent 

Ses  pieds  de  qui  ses  jours  dépendent 

(lu.,  VI,  9). 

Le  premier  chano-ement  de  mètre  marque  un  contraste  :  il 
oppose  les  pieds  au  front.  z\près  ce  vers  de  huit  syllabes  il 
survient  un  événement  brusque  et  inattendu,  l'arrivée  du  li- 
mier suivie  de  la  fuite  du  cerf.  Un  changement  de  mètre  était 
nécessaire,  mais  un  vers  d'un  nombre  de  syllabes  pair  n'eût 
pas  exprimé  cette  surprise  et  ce  mouvement  précipité  ;  d'où 
l'emploi  du  petit  vers  boiteux  de  sept  syllabes.  Après  quatre 
vers,  l'octosyllabe  nous  ramène  pour  le  ton  et  l'idée  au  com- 
mencement de  la  fable. 

Messire  loup  vous  servira, 
S'il  vous  plaît,  de  robe  de  chambre. 
Le  roi  g'oûte  cet  avis-là. 
On  écorche,  on  taille,  on  démembre 
Messire  loup.  Le  monarque  en  soupa 

(Id.,  VIII,  3). 

Après  les  conseils  du  renard,  et  l'acquiescement  du  lion,  on 
passe  immédiatement  aux  actes,  à  l'exécution  ;  d'où  nécessité 
d'un  chang-ement  de  mètre.  11  y  a  changement  de  mètre  bien 
que  ce  soit  un  octosyllabe,  car  il  a  trois  mesures.  En  réalité 
c'est  une  sorte  d'alexandrin  qui  arrive,  mais  un  alexandrin 
dont  la  4*'  mesure  est  rejetée  par  la  rime  sur  le  vers  suivant. 
Ce  «  messire  loup  »  qui  est  ainsi  mis  en  relief  par  le  vers  de 
10  syllabes  était  bien  inattendu  au  commencement  de  la 
fable. 

Nous  venons  de  rencontrer  un  vers  dans  lequel  le  commen- 
cement seul  est  important  ;  c'est  pour  ce  commencement  qu'a 
lieu  le  changement  de  mètre,  le  reste  du  vers  est  insignifiant. 
Ce  phénomène  n'est  pas  rare  chez  La  Fontaine,  c'est  même  le 


142  VERS    MBRES 

cas  le  plus  fréquent  lorsqu'il  emploie  un  vers  de  10  syllabes 
isolé  ;  cela  s'explique  fort  bien  ;  une  fois  qu'il  a  mis  en  relief 
ce  qu'il  voulait  faire  ressortir,  qu'importe  la  fin  du  vers  ?  En 
voici  d'autres  exemples  : 

Mais  après  cerlaiii  temps  souffrez  qu'on  vous  propose 
Un  époux  beau,  bien  fait,  jeune,  et  tout  autre  chose 
Que  le  défunt.  Ah  !  dit-elle  aussitôt 

(II).,  VI,  21). 

Les  mots  en  rejet  dans  le  vers  de  10  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus 
saillant  dans  toute  la  fable.  C'est  en  même  temps  le  centre  de 
la  fable  ;  toute  la  première  partie  y  aboutit,  et  c'est  le  point 
de  départ  de  tout  le  reste.  —  Le  second  hémistiche  est  sans 
intérêt  ;  le  rythme  n'a  donc  changé  que  pour  ces  mots,  car  le 
second  hémistiche  est  celui  d'un  alexandrin. 

Vous  moquez-vous  ?  dit  l'autre:  ah  !  vous  ne  savez  guère 
Quelle  je  suis.  Allez,  ne  craignez  rien 

(Id.,  VIII,  6), 

ce  «  Quelle  je  suis  »  annonce  tout  le  reste  de  la  fable,  étant 
donné  qu'il  va  être  immédiatement  commenté  par 

L'autre  grille  déjà  d'en  conter  la  nouvelle  ; 
Elle  va  la  répandre  en  plus  de  dix  endroits. 

Il  vendit  son  labac,  sou  sucre,  sa  cannelle, 

Ce  qu'il  voulut,  sa  porcelaine  encor  : 
Le  luxe  et  la  folie  enflèrent  son  trésor; 

Bref,  il  plut  dans  son  escarcelle 

(Id.,  VII,  14); 

«  Ce  qu'il  voulut  »  est  le  mot  important,  le  résumé  de  toute  la 
première  partie,  la  même  idée  que  le  vers  de  huit  syllabes  ;  le 
deuxième  hémistiche  est  presque  du  remplissag-e. 

Il  avoit  dans  la  terre  une  somme  enfouie, 
Son  cœur  avec,  n'ayant  autre  déduit 
Que  d'y  ruminer  jour  et  nuit 

(1(1.,  \\\  20), 


<(    LE    GLAND    ET    LA    CITROUILLE    »  H3 

«  Son  c(eur  avec  »  prépare  les  lamentations  qui  vont  suivre. 

Nous  croyons  avoir"  examiné  dans  les  exemples  précédents 
tous  les  cas  qui  peuvent  se  présenter  et  comme  ils  s'expliquent 
tous  parfaitement  par  les  principes  que  nous  avons  posés  au 
début,  la  justesse  de  nos  explications  est  par  là  démontrée. 
Néanmoins,  comme  dit  le  fabuliste  : 

Deux  sûretés  valent  mieux  qu'une, 
Et  le  trop  en  cela  ne  fut  jamais  perdu. 

Nous  allons  donc  vérifier  les  résultats  obtenus  et  les  faits 
constatés  dans  des  exemples  isolés,  par  l'étude  détaillée  de 
deux  fables  tout  entières  : 

Le  Gland  et  la  Citrouille  (IX,  4) 

Dieu  fait  bien  ce  qu'il  fait.  Sans  en  chercher  la  preuve 
En  tout  cet  univers,  et  l'aller  parcourant, 
Dans  les  citrouilles  je  la  treuve. 

Ton  noble  pour  la  réflexion  morale  et  parce  qu'il  est  question 
de  Dieu,  cf.  p.  130.  La  même  mètre  lent  se  continue  pour 
peindre  la  durée  qu'il  faudrait  pour  parcourir  tout  l'univers  en 
cherchant.  Petit  vers  pour  montrer  la  rapidité  de  la  trouvaille 
et  la  singularité  de  cette  trouvaille  ;  il  y  a  dans  ce  changement 
de  rythme  non  seulement  l'expression  d'un  changement  d'idées, 
mais  aussi  d  une  plaisanterie.  C'est  en  même  temps  l'annonce 
du  sujet. 

Un  villag^eois,  considérant 
Combien  ce  fruit  est  gi^os  et  sa  tige  menue  : 
A  quoi  songeoit,  dit-il,  l'auteur  de  tout  cela? 
Il  a  bien  mal  placé  cette  citrouille-là  ! 

Introduction  rapide  par  un  petit  vers  du  principal  person- 
nage ;  mais  aussitôt  après,  le  vers  s'allonge  et  se  ralentit  pour 
exposer  les   considérations  du  villageois,    considérations  fort 


144  VERS    LIBRES 

importantes  parce  qu'elles  déterminent  l'existence  de  la  fable, 
et  lentes  en  même  temps  parce  que  les  réflexions  d'un  villa- 
g-eois  ne  sont  généralement  pas  rapides  ;  il  ne  comprend  pas 
vite.  L'idée  et  la  situation  ne  changent  pas  durant  ces  trois 
vers,  aussi  n'y  rencontrons-nous  pas  de  changement  de  mètre. 
Mais  dès  qu'il  a  trouvé  la  solution,  qu'il  sait  ce  qu'il  aurait 
fallu  faire,  il  y  a  changement  de  mètre  pour  marquer  le  chan- 
gement de  son  état  d'esprit,  et  adoption  d  un  vers  plus  rapide 
pour  peindre  la  vivacité  avec  laquelle  il   expose  sa  trouvaille  : 

Eh  parbleu  !  jeTaurois  pendue 
A  lun  des  chênes  que  voilà  ; 
C'eût  été  justement  l'alFaire: 
Tel  fruit,  tel  arbre,  pour  bien  faire. 

Là-dessus  changement  d'idée  complet;  c'est  en  quelque  sorte 
l'auteur  qui  prend  la  parole,  quoique  au  fond  ce  soit  toujours 
notre  villageois  qui  poursuit  ses  réflexions,  qui  déplore  de 
n'avoir  pas  été  consulté  par  le  Créateur,  et  tournant  à  cette 
idée  ses  regards  vers  le  ciel,  aperçoit  un  gland  sur  un  chêne, 
le  considère,  l'examine  et  brusquement  trouve  ce  que  Dieu 
aurait  dû  faire.  Voilà  l'explication  du  changement  de  rythme 
qui  nous  amène  quatre  vers  lents  suivis  d'un  petit  vers  rapide  : 

C'est  doramage.  Gare,  que  tu  n'es  point  entré 
Au  conseil  de  celui  que  prêche  ton  curé  ; 
Tout  en  eût  été  mieux  :  car  pourquoi,  par  exemple. 
Le  gland,  qui  n'est  pas  gros  comme  mon  petit  doigt. 
Ne  pend-il  pas  en  cet  endroit  ? 

Non  seulement  il  a  trouvé  qu'il  fallait  mettre  le  gland  à  la 
place  de  lacitrouille,  mais  encore  que  Dieu  s'est  trompé.  Cette 
seconde  découverte  doit  être  énoncée  avec  la  même  vivacité 
et  la  même  assurance  que  la  précédente,  aussi  navons-nous 
pas  de  changement  de  mètre  : 

Dieu  s'est  mépris  :  plus  je  contemple... 


«    LE    GLAND    ET    LA    CITROUILLE    »  145 

Pourtant,  au  moment  où  il  vient  de  lancer  cette  hérésie,  il 
é|)rouve  un  scrupule,  il  examine  de  nouveau  la  question,  doù 
le  vers  lent,  mais  n'y  trouve  que  la  confirmation  de  sa  précé- 
dente conclusion,  qu'il  repète  en  d'autres  termes  dans  le  même 
mètre  vif  que  précédemment  : 

Dieu  s'est  mépris  :  plus  je  contemple 
Ces  fruits  ainsi  placés,  plus  il  semble  à  Garo 
Que  Ton  a  fait  un  quiproquo. 

Là-dessus  l'auteur  prend  la  parole  pour  nous  raconter  la  suite 
de  l'aventure,  d'où  changement  de  mètre  et  adoption  d  un 
mètre  lent,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  raison  pour  en  prendre  un 
qui  soit  vif.  Nous  avons  une  série  de  neuf  tétra mètres  de  douze 
syllabes  : 

Cette  réflexion  embarrassant  notre  homme, 
On  ne  dort  point,  dit-il,  quand  on  a  tant  d'esprit  ; 
Sous  un  chêne  aussitôt  il  va  prendre  son  somme. 
Un  gland  tombe  :  le  nez  du  dormeur  en  pâtit. 
Il  s'éveille;  et  portant  la  main  sur  son  visage. 
Il  trouve  encor  le  gland  pris  au  poil  du  menton. 
Son  nez  meurtri  le  force  à  changer  de  langage  : 
Oh  !  oh  !  dit-il,  je  saigne  !  Et  que  seroit-ce  donc 
S'il  fût  tombé  de  larbre  une  masse  plus  lourde... 

Pourquoi  l'auteur  n'a-t-il  pas  changé  de  mètre  dès  le  second 
vers  de  cette  tirade,  pour  les  paroles  de  Garo  : 

On  ne  dort  point,  dit-il,  quand  on  a  tant  d'esprit, 

parce  que  le  villageois  qui  dort  déjà  à  moitié  ne  les  a  sûre- 
ment pas  prononcées  d'un  ton  bien  vif,  mais  surtout  parce  que 
placées  ainsi  au  milieu  de  la  narration  et  encadrées  dans  le 
récit  fait  par  le  poète,  elles  perdent  en  quelque  sorte  leur 
personnalité,  bien  quelles  soient  au  style  direct,  et  deviennent 

^L  Grammii.nt.  —  Le  vers  français.  10 


146  VERS    LIBRES 

simplement  comme  ce  qui  les  précède  et  ce  qui  les  suit  un 
des  événements  que  rapporte  le  fabuliste.  Au  huitième  vers, 
le  dormeur  réveillé  reprend  la  parole  ;  pourquoi  n'y  a-t-il  pas 
changement  dé  mètre  ?  les  paroles  du  paysan  ne  sont-elles  pas 
une  brusque  explosion  de  surprise  suivant  les  constatations 
qu'il  a  faites  ?  Non  ;  c'est  en  faisant  ces  constatations  qu'il  parle 
et  qu'il  se  prend  à  réfléchir  sur  ce  qui  lui  est  arrivé  et  ce  qui 
aurait  pu  lui  arriver,  et  pas  plus  ici  que  précédemment  ses 
réflexions  ne  sont  rapides  :  la  nature  de  son  cerveau  s'y  oppose 
absolument  : 

Oh  '  oh  !  dit-il,  je  saigne  ?  el  que  seroit-ce  donc 
S'il  fût  tombé  de  Tarbre  une  masse  plus  lourde, 
Et  que  ce  gland  eût  été  gourde! 

Le  petit  vers  rapide  qui  termine  cette  phrase  est  là  parce  que 
au  milieu  de  sa  méditation  il  se  rappelle  soudain  les  réflexions 
qu'il  avait  faites  avant  son  sommeil  ;  c'est  comme  plus  haut 
la  conclusion  de  ses  réflexions,  aussi  avons-nous  le  même  ton 
que  précédemment  ;  notons  dailleurs  que  ce  vers  est  d'une 
importance  capitale  puisqu'il  rappelle  tout  le  sujet  de  la  fable 
et  amène  le  dénouement  ;  il  était  donc  nécessaire  de  le  mettre 
en  relief. 

En  même  temps  le  villageois  se  rappelle  que  non  seulement 
il  voulait  mettre  les  citrouilles  à  la  place  des  glands,  mais  qu'il 
accusait  aussi  le  Créateur  de  s'être  mépris;  il  envisage  ce 
second  point,  doù  le  vers  lent  : 

Dieu  ne  Ta  pas  voulu:  sansdouie  il  eût  raison, 

et  aussitôt  qu'il  a  trouvé  la  solution  de  ce  problème  il  le  dit 
de  nouveau  vivement  : 

J'en  vois  bien  à  présent  la  cause. 
La  fable  estterminée,  l'auteur  en  a  exposé  tous  les  événements, 


«    LES    DEUX    PIGEONS    »  147 

et  n'a  plus  rien  d'intéressant  à  nous  dire,  aussi  la  clôt-il  brus- 
quement sans  changer  de  rythme  par  deux  petits  vers  rapides: 

En  louant  Dieu  de  toute  chose, 
Garo  retourne  à  la  maison. 

Prenons  une  fable  un  peu  plus  compliquée  : 
Les  deux  Pigeons  (IX,  2). 

Le  poète  introduit  ses  personnages  et  expose  le  sujet  de  la 
fable  en  petits  vers  rapides  : 

Deux  pigeons  s'aimoient  d'amour  tendre  : 
L'un  d'eux,  sennuyant  au  logis, 
Fut  assez  fou  pour   entreprendre 
Un  voyage  en  lointain  pays. 
L'autre  lui  dit  :  Qu'allez-vous  faire? 
V^oulez-vous  quitter  votre  frère? 
L'absence  est  le  plus  grand  des  maux  : 
Non  pas  pour  vous,  cruel  !  Au  moins  que  les  travaux... 

Pourquoi  n'avons-nous  pas  changement  de  mètre  pour  la 
réflexion  morale  : 

L'absence  est  le  plus  grand  des  maux? 

parce  qu'elle  est  ici  un  des  arguments  de  l'un  des  deux  pigeons, 
exactement  au  même  titre  que 

Voulez-vous  quitter  votre  frère, 

et  que  par  conséquent  il  la  dit  du  même  ton.  Mais  lorsque 
son  discours  devient  un  reproche  personnel,  le  mètre  change 
aussitôt  : 

Non  pas  pour  vous,  cruel  !  \\i  moins  que  les  travaux... 


148  VERS    LIBRES 

Dans  ce  vers,  phénomène  que  nous  avons  rencontré  plusieurs 
fois,  c'est  le  premier  hémistiche  surtout  qui  est  important,  et 
c'est  pour  lui  uniquement  qu'a  lieu  le  chang-ement  de  mètre. 
Le  second  hémistiche  sert  k  introduire  un  développement  nou- 
veau, un  nouvel  argument  suscité  au  pigeon  par  son  amour 
pour  son  frère,  argument  dont  les  éléments  sont  mis  en  relief 
par  un  changement  de  mètre  immédiat,  un  retour  au  vers  de 
8  syllabes  dès  la  fin  de  cet  alexandrin  : 

Au  moins,  que  les  travaux, 

Les  dangers,  les  soins  du  voyage, 

Changent  un  peu  votre  courage. 
Encor  si  la  saison  s'avançoit  davantage  1 

Nous  voyons  un  nouveau  changement  de  mètre  parce  que 
l'oiseau  passe  des  possibilités  générales  aux  faits  particuliers, 
et  une  fois  ce  mètre  déterminé  tous  les  faits  particuliers 
qui  lui  viennent  à  l'esprit,  ils  les  énonce  dans  le  même  mètre: 

Encor  si  la  saison  s'avançoit  davantage  ! 

Attendez  les  zéphyrs  :  qui  vous  presse  ?  un  corbeau 

Tout  à  l'heure  annonçoit  malheur  à  quelque  oiseau . 

Je  ne  songerai  plus  que  rencontre  funeste, 

Que  faucons,  que  réseaux.  Hélas  1  dirai-je,  il  pleut. 

Ces  deux  mots  «  que  faucons,  que  réseaux  »  sont  le  dévelop- 
pement de  cette  expression  plus  générale  «  que  rencontre 
funeste  »  ;  ordinairement  dans  un  cas  pareil,  nous  l'avons  vu, 
La  Fontaine  insiste  sur  les  détails  qui  précisent  une  idée  géné- 
rale en  changeant  de  mètre  ;  il  ne  l'a  pas  fait  ici,  mais  il  leur 
a  donné  un  relief  équivalent  en  coupant  le  sens  à  Thémistiche. 
Il  y  a  trouvé  cet  avantage  d'avoir  à  sa  disposition  un  second 
hémistiche  pour  introduire,  comme  tout  à  l'heure,  une  idée 
nouvelle.  Le  pigeon  ne  craint  pas  seulement  pour  son  ami  le 
danger  accidentel  et  problématique  d'être  tué  ou  pris,  mais 
sa  sollicitude  fraternelle  va  jusqu'à    s'inquiéter   des    simples 


«    LES    DEUX    PIGEONS    »  149 

souffrances  que  lui  causeront  certainement  les  changements 
d'atmosphère  ;  cette  idée  était  déjà  comprise  dans  ce  vers  : 

Encor  si  la  saison  s'avançoit  davantage  ! 

mais  il  la  reprend  ici  sous  un  autre  aspect,  avec  une  allure  plus 
vive  en  montrant  à  Fégoïste  voyageur  quelles  seront  ses  con- 
tinuelles angoisses,  les  questions  qu'il  se  posera  avec  inquié- 
tude, et  il  les  présente  en  style  direct,  comme  s'il  se  les  faisait 
déjà.  C'est  pourquoi,  aussitôt  cette  pensée  introduite  par  le 
second  hémistiche,  le  mètre  change  et  redevient  plus  rapide  : 

Hélas  !  dirai-je,  il  pleut  : 

Mon  frère  a-t-il  tout  ce  qu'il  veut, 
Bon  soupe,  bon  gîte,  et  le  reste  ? 

Cette  expression  «  tout  ce  qu'il  veut  »  se  détaille  et  se  précise 
dans  le  vers  suivant  ;  c'est  bien  encore  un  octosyllabe,  mais 
il  est  rythmé  à  trois  mesures  au  lieu  de  deux  ;  il  est  donc  nota- 
blement plus  lent  (il  y  a  ralentissement  d  un  tiers)  et  produit 
l'écartement  analytique  nécessaire. 

Le  pigeon  cesse  de  parler  et  le  poète  nous  indique  l'effet 
produit  sur  son  compagnon  par  ses  paroles.  Il  faut  un  nouveau 
changement  de  mètre.  La  Fontaine  l'obtient  très  simplement 
en  rendant  à  l'octosyllabe  son  allure  habituelle  à  deux 
mesures  : 

Ce  discours  ébranla  le  cœur 

De  notre  imprudent  voyageur  ; 
Mais  le  désir  de  voir  et  l'humeur  inquiète 
Lemportèrent  entin.  .  . 

Il  semblait  qu'il  allait  céder,  mais  il  se  produit  soudain  un 
revirement  dans  son  opinion  et  il  s'abandonne  à  son  projet 
aventureux.  Ce  revirement  est  marqué  par  le  retour  à  l'alexan- 
drin qui  subsistera  tant  que  l'idée  se  développera  sans  qu'aucun 
détail  demande  à  être  mis  en  relief: 


150  VERS    LIBRES 

Mais  le  désir  de  voir  et  riiumeur  inquiète 
L'emportèrent  enfin.  Il  dit:  Ne  pleurez  point  ; 
Trois  jours  au  plus  rendront  mon  âme  satisfaite. 
Je  reviendrai  dans  peu  conter  de  point  en  point 

Mes  aventures  à  mon  frère  ; 
Je  le  désennuierai.  Quiconque  ne  voit  guère, 
N'a  guère  à  dire  aussi.  Mon  voyage  dépeint 

Vous  sera  d'un  plaisir  extrême. 
Je  dirai  :  j'étais  là  ;  telle  chose  m'avint  ; 

Vous  y  croirez  être  vous-même. 

Le  premier  petit  vers  : 

Mes  aventures  à  mon  frère, 

contient  dans  les  mots  «  à  mon  frère  »  Tunique  marque  de 
tendresse  que  le  voyag-eur  donne  à  son  ami.  11  demandait  pour 
cela  seul  à  être  mis  en  évidence,  mais  il  sert  surtout  à  atti- 
rer l'attention  par  le  changement  de  mètre  qu'il  constitue,  et 
elle  se  porte  sur  le  commencement  du  vers  suivant  : 

Je  le  désennuierai.  . .  . 

C'est  en  effet  le  grand  argument  qu'il  oppose  aux  bonnes  rai- 
sons du  pigeon  casanier.  Il  est  beaucoup  moins  sentimental 
que  ce  dernier,  et  ne  trouve  pas  autre  chose  à  dire.  11  s'efforce 
alors  de  mettre  sa  justification  en  valeur,  mais  il  ne  lui  vient 
à  l'esprit  que  des  développements  sans  ampleur.  C'est  sec, 
c'est  décousu,  impression  que  le  poète  donne  bien  en  brisant 
ses  vers  à  la  césure,  en  faisant  commencer  et  finir  les  propo- 
sitions à  cet  endroit.  11  réussit  pourtant,  à  force  de  retourner 
son  argument  sous  toutes  ses  faces,  à  le  mettre  encore  deux 
fois  en  relief,  au  moyen  de  ce  petit  vers  : 

Vous  sera  d'un  plaisir  extrême, 

puis  de  ce  dernier  : 

Vous  y  croirez  être  vous-même. 


«    LES    DEUX    PIGEONS    ))  151 

La  discussion  est  terminée.  Le  poète  prend  la  parole  pour 
nous  raconter  le  départ  et  les  premiers  événements  qui  le  sui- 
virent, et  naturellement  pour  cela  il  revient  au  grand  vers  de 
1 2  syllabes  : 

A  ces  mots,  en  pleurant,  ils  se   dirent  adieu. 
Le  voyageur  s'éloigne  ;  et  voilà  qu'un  nuage 
L'oblige  de  chercher  retraite  en  quelque  lieu. 
Un  seul  arbre  s'ofîrit,  tel  encor  que  l'orage 
Maltraita  le  pigeon  en  dépit  du  feuillage. 
L'air  devenu  serein,  il  part  tout  morfondu, 
Sèche  du  mieux  qu'il  peut  son  corps  chargé  de  pluie  ; 
Dans  un  champ  à  l'écart  voit  du  blé  répandu, 
Voit  un  pigeon  auprès  :  cela  lui  donne  envie  ; 
Il  y  vole,   il  est  pris  :  ce  blé  couvroit  d'un  lacs 
Les  menteurs  et  traîtres  appâts. 

Le  petit  vers  qui  termine  cette  période  est  fort  important  et  le 
poète  le  met  en  relief  parce  qu'il  rappelle  un  des  malheurs 
annoncés  par  le   pigeon    demeuré  au  logis  : 

Je  ne  songerai  plus.  .  .  que  réseaux. 

Le  fabuliste  n'a  pas  cru  devoir  s'appesantir  sur  le  premier 
événement,  «  l'orage  »,    qui 

Maltraita  le  pigeon  endépitdu  feuillage. 

Le  pigeon  en  a  souffert  sans  doute,  mais  il  n'en  a  pas  fait 
grand  cas  :  c'était  prévu,  il  s'y  attendait  et  ce  n'est  pas  assez 
grave  pour  le  faire  renoncer  à  son  projet.  Nous  ne  devons  pas 
nous  y  appesantir  plus  que  lui  ;  mais  cette  fois  c'est  la  seconde 
peine  qu'il  éprouve  et  beaucoup  plus  terrible  :  «  il  est  pris  »  ; 
ce  n'est  plus  un  de  ces  événements  qui  sont  dans  l'ordre  natu- 
rel des  choses,  c'est  un  accident.  Gela  lui  donne  à  réfléchir  et 
à  nous  aussi,  grâce  au  petit  vers  qui  attire  notre  attention. 
L'auteur  reprend  le  même  ton  pour  la  suite  de  son  récit  : 


132  VERS    LIBRES 

Le  lacs  étoit  usé  :  si  bien  que,  de  son  aile, 
De  ses  pieds,  de  son  bec,    l'oiseau  le  rompt  enfin  : 
Quelque  plume  y  périt  ;  et   le  pis  du  destin 
Fut  qu'un  certain  vautour  à  la  serre  cruelle 
Vit  notre  malheureux,  qui,  traînant  la  ficelle 
Et  les  morceaux  du  lacs  qui  Tavoit  attrapé, 
Sembloit  un  forçat  échappé. 

Le  petit  vers  est  là  pour  nous  montrer  le  changement  survenu 
dans  l'état  du  voyageur  :  il  n'est  plus  alerte  et  gai  comme  au 
départ,  il  s'enfuit,  il  a  peur,  il  est  même  gêné  dans  son  vol  par 
les  morceaux  du  lacs  qui  lui  restent  attachés,  et  un  nouveau 
danger  le  menace,  un  autre  des  accidents  annoncés  («  je  ne  son- 
gerai plus...  que  faucons  »),  et  c'est  même  là  surtout  ce  que 
le  petit  vers  doit  mettre  en  relief  en  attirant  l'attention  sur  le 
commencement  du  grand  vers  suivant  : 

Le  vautour  s'en  alloit  le  lier... 

Le  poète  continue  : 

Le  vautour  s'en  alloit  le  lier,  quand  des  nues 
Fond  à  son  tour  un  aigle  auxailes  étendues. 
Le  pigeon  profita  du  conflit  des  voleurs. 
S'envola,  s'abattit  auprès  d'une  masure, 

Crut  pour  ce  coup  que  ses  malheurs 

Finiroient  par  cette  aventure. 

Nous  avons  montré  à  plusieurs  reprises  que  lorsqu'il  survient 
un  nouveau  personnage,  lorsqu'un  nouvel  événement  seproduit, 
La  Fontaine  a  coutume  de  changer  de  mètre.  Ici,  le  vautour, 
l'aigle  arrivent  sans  changement  de  rythme,  et  de  l'aigle  on 
passe  de  nouveau  au  pigeon  en  gardant  le  même  vers.  C'est 
qu'à  cet  endroit  il  n'y  a  en  réalité  qu'un  seul  personnage  en 
jeu,  le  pigeon,  et  tout  le  reste  n'est  que  la  série  des  aventures 
qu'il  éprouve. 

Les  deux  petits  vers  qui  terminent  cette  dernière  phrase  : 


«    LES    DELX    PIGEONS    » 


133 


Crut  pour  ce  coup  que  ses  malheurs 
Finiroient  par  cette  aventure, 

prouvent  bien  ce  que  nous  disions  tout  à  l'heure  que  le  lacs 
lui  avait  donné  à  réfléchir  ;  mais  au  moment  où  Ton  croit  qu'il 
est  complètement  découragé,  qu'il  est  convaincu  que  son 
frère  avait  raison,  et  ne  va  plus  songer  qu'à  l'aller  rejoindre, 
il  se  rassure  soudain,  pense  que  ses  peines  sont  terminées  et 
se  dispose  sans  doute,  tant  est  grande  sa  vanité,  à  poursuivre 
sa  route  pour  avoir  des  événements  plus  gais  à  raconter  à 
son  frère.  Cette  idée  demandait  à  être  mise  en  relief  ;  les 
deux  petits  vers  y  pourvoient. 

Mais  un  nouvel  accident  survient,  un  accident  qui  n'avait 
pas  été  annoncé  par  l'autre  pigeon  et  qui  fait  contraste  avec  la 
quiétude  que  l'oiseau  était  en  train  de  recouvrer.  Un  chan- 
gement de  mètre  exprime  ce  contraste  : 

Mais  un  fripon  d'enfant  (cet  âge  est  sans  pitié) 
Prit  sa  fronde,  et  du  coup   tua  plus  qu'à  moitié 

La  volatile  malheureuse, 
Qui,  maudissant  sa  curiosité, 

Traînant  l'aile  et  tirant  le  pied, 

Demi-morte,  et  demi-boiteuse, 

Droit  au  logis  s'en  retourna  : 

Que  bien,  que  mal,  elle  arriva 

Sans  autre  aventure  fâcheuse. 

Le  petit  vers  «  la  volatile  malheureuse  »  n'a  aucune  impor- 
tance en  lui-même,  mais  il  sert  à  introduire  et  à  mettre  en 
relief  le  vers  de  dix  syllabes  «  qui  maudissant  sa  curiosité  », 
dont  le  rôle  est  considérable  :  il  nous  oblige  à  faire  un  retour 
en  arrière  sur  le  commencement  de  la  fable,  s'oppose  aux 
deux  petits  vers  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  et  nous 
montre  le  pauvre  oiseau  enfin  convaincu  et  déplorant  son 
funeste  entêtement.  Il  y  a  changement  de  rythme  pour  le  vers 
suivant  parce  que  la  description  passe  de  l'état  moral  dupigeon 


154  VERS    LIBHES 

à  son  état  physique.  Enfin  l'auteur  n'ayant  plus  de  nouvel 
événement  à  relater  clôt  rapidement  sa  fable  sans  changer  de 
mètre  comme  dans  <(  Le  gland  et  la  citrouille  ». 

La  fable  est  terminée  ;  la  joie  qu'éprouvent  les  deux  pigeons 
de  se  retrouver,  nous  l'imaginons  aisément  sans  qu'il  soit 
besoin  de  nous  la  décrire  ;  mais  La  Fontaine  a  voulu  ajouter  à 
ce  récit  une  sorte  de  moralité  sous  forme  de  conseil,  La  meil- 
leure transition  qu'il  ait  trouvée  pour  introduire  ce  nouveau 
développement  a  été  précisément  de  nous  dire,  en  prenant 
personnellement  la  parole,  quel  fut  leur  bonheur  d'êtreréunis. 
Du  moment  qu'il  parle  en  son  nom  le  rythme  doit  changer  : 

Voilà  nos  gens  rejoints  ;  et  je  laisseà  juger 

De  combien  de  plaisir  ils  payèrent  leurs  peines. 

Naturellement  le  conseil  qui  se  rattache  à  cela  et  que  cette 
phrase  introduit  doit  débuter  dans  le  même  mètre  : 

Amants,  heureux  amants,  voulez-vous  voyager? 
Que  ce  soit  aux  rives  prochaines. 

Le  second  vers  contient  l'idée  principale,  il  renferme  le  con- 
seil que  donne  le  poète,  conseil  fondé  sur  les  événements 
racontés  dans  la  fable  et  évoque  par  conséquent  le  souvenir 
de  toutes  les  tribulations  de  l'oiseau  voyageur  ;  c'est  pourquoi 
il  est  dans  un  mètre  différent  du  précédent.  Ce  conseil,  le 
fabuliste  ne  le  donne  pas  en  passant,  il  le  développe,  le 
reprend  sous  une  autre  forme  pour  y  insister,  d'où  nouveau 
changement  de  mètre  : 

Soyez-vous  l'un  à  l'autre  un  monde  toujours  beau. 
Gomment  le  même  objet  peut-il  toujours  plaire? 

L'ennui  naquit  un  jourde  runiformité, 
a  dit  Voltaire  ;  mais   Platon    avait   enseigné  avant  lui  que  le 


«    LES    DEUX    PIGEONS    »  155 

plaisir  naît  de  la  variété  et  du  changement.  Ce  sera  là  pour 
La  Fontaine  le  moyen  de  développer  son  idée  «  un  monde  tou- 
jours beau  »  et  d'en  préciser  les  détails  en  un  vers  plus 
rapide  ; 

Toujours  divers,  toujours  nouveau. 

Mais  comment  une  seule  personne  peut-elle  être  «  un  monde  » 
pour  une  autre  ?  Voilà  une  autre  idée  à  préciser  et  si  Ton  veut 
que  son  développement  fasse  quelque  impression  il  faut  de 
nouveau  changer  le  mètre  : 

Tenez-vous  lieu  de  tout,  comptez  pour  rien  le  reste. 

De  même  que  tout  à  l'heure  l'idée  du  bonheur  des  deux  pigeons 
réunis  avait  suggéré  à  l'auteur  le  conseil  qu'il  vient  de  nous 
donner  et  qu'il  y  a  joint  sans  changer  de  mètre,  de  même  ici 
la  dernière  idée  exprimée  <(  comptez  pour  rien  le  reste  »,  lui 
fait  faire  un  retour  en  arrière  sur  lui-même  et  lui  remet  en 
mémoire  des  souvenirs  personnels  qu'il  y  rattache  de  la  même 
manière  sans  changer  de  mètre  ;  il  change  d'idée  particulière, 
il  ne  change  pas  d'état  d'esprit  général,  et  c'est  toujours  lui 
qui  parle,  toujours  lui  qui  est  en  scène  : 

J"ai  quelquefois  aimé  :  je  naurois  pas  alors, 

Contre  le  Louvre  et  ses  trésors, 
Contre  le  firmament  et  sa  voûte  céleste. 

Changé  les  bois,  changé  les  lieux... 

S'il  veut  pourtant  que  nous  comprenions  bien  la  haute  estime 
qu'il  faisait  ne  son  bonheur,  il  faut  qu'il  prenne  un  mètre  plus 
rapide  pour  nous  dire  : 

Contre  le  Louvre  et  ses  trésors, 

et  s  il  veut  renchérir  encore  sur  cette  idée  il  faudra  recourir 
au  contraire  au  vers  lent  qui  analyse  les  éléments  d'idées  qu'il 
contient  : 


156  VERS    LIBRES 

Gonti'e  le  firmament  et  sa  voûte  céleste. 

Quant  au  petit  vers  suivant  : 

Changé  les  bois,  chang'é  les  lieux, 

il  n'a  pas  grand  intérêt  par  lui-même;  ces  bois  et  ces  lieux  le 
fabuliste  ne  pouvait  les  échanger  contre  rien  puisqu'il  ne  les 
possédait  même  pas,  et  ils  n'avaient  pas  pour  lui  une  grande 
importance  en  eux-mêmes  ;  mais  ce  qui  avait  à  son  sentiment 
un  prix  uniqueet  incomparable,  c'étaient  les  souvenirs  attachés 
à  ces  bois  et  à  ces  lieux.  S'il  a  mis  un  petit  vers  à  cet  endroit, 
c'est  donc  pour  introduire  en  lui  donnant  du  relief  le  grand 
vers  dans  lequel  il  exprimera  ces  précieux  souvenirs  : 

Honorés  parles  pas,  éclairés  par  les  yeux 

de  quelle  divinité  ?  grand  Dieu  ! 

De  l'aimable  et  jeune  bergère 
Pour  qui,  sous  le  fils  de  Cythère, 
Je  servis,  engagé  par  mes  premiers  serments  ! 

Nous  ne  nous  attendions  pas  à  cette  aimable  et  jeune  bergère  ; 
mais  nous  avions  tort  :  que  peut-il  y  avoir  au-dessus  de  l'ob- 
jet des  premières  amours?  C'est  bien  ce  que  sent  le  poète  ;  il 
le  met  en  relief  par  un  changement  de  mètre  et  ne  nous  parle 
pas  de  ses  autres  amours.  Il  envisage  un  instant  ce  charmant 
souvenir,  puis  la  mélancolie  le  prend  et  son  ton  devient  grave 
et  lent  dès  ce  vers  : 

Je  servis,  engagé  par  mes  premiers  serments  ! 

pour  se  maintenir  dans  la  même  note  presque  jusqu'à  la 
fin: 

Hélas  !  quand  reviendront  de  semblables  moments  ! 
Faut-il  que  tant  d'objets  si  doux  et  si  charmants 
Me  laissent  vivre  au  gré  de  mon  âme  inquiète! 


OPINION    DE    LAMARTINE  157 

Pourtant  ici  un  élan  d'enthousiasme  et  de  désir  l'oblig-e  à 
prendre  un  mètre  plus  vif;  il  ne  quitte  pas  le  vers  de  douze 
syllabes,  mais  il  le  bat  à  trois  mesures,  phénomène  assez  rare 
chez  lui  : 


Ah  !  si  mon  cœur  |  osoit  encor  |  se  renllammer  ! 

Mais  il  retombe  aussitôt  dans  sa  tristesse  pour  énoncer 
l'interrogation  suivante  qui  est  bien  dans  son  esprit  une  affir- 
mation : 

Ne  sentirai-je  plus  de  charme  qui  m'arrête  ? 

Enfin  le  dernier  vers,  sous  forme  interrogative,  est  bien  une 
autre  affirmation,  et  grâce  au  resserrement  synthétique  du 
petit  vers  qui  l'exprime,  une  conclusion  : 

Ai-je  passé  le  temps  d'aimer  ? 

Nous  venons  de  voir  avec  quelle  perfection  La  Fontaine  a 
manié  le  vers  libre.  Aussi  quand  nous  trouvons  au  sujet  de 
ses  fables  un  jugement  d'un  grand  poète  absolument  con- 
traire au  nôtre,  sommes-nous  obligés  de  le  prendre  en  consi- 
dération et  de  voir  ce  qui  a  pu  le  déterminer.  Le  grand  poète 
qui  a  médit  de  La  Fontaine,  beaucoup  plus  grand  poète  que 
son  critique  à  notre  sens,  c'est  Lamartine  qui  a  écrit  dans  la 
Préface  des  Méditations  :  «  On  me  faisait  bien  apprendre  aussi 
par  cœur  quelques  fables  de  La  Fontaine  ;  mais  ces  vers  boi- 
teux, disloqués,  inégaux,  sans  symétrie  ni  dans  l'oreille  ni 
sur  la  page,  me  rebutaient  ».  On  sait  d'autre  part  que  Lamar- 
tine «  traitait  en  enfant  »  Alfred  de  Musset,  également  plus 
grand  poète  que  lui.  Avait-il  un  orgueil  qui  le  portât  à  se 
faire  le  détracteur  de  tous  ses  rivaux  passés  ou  contemporains  ? 
Non,  il  était  orgueilleux  sans  doute,  mais  pas  au  delà  de 
ce  qui  est  permis  à  un  homme  de  génie  qui  a  conscience  de 
sa  valeur.  Ce  qui  lui  a  fait  prendre  en  aversion  les  fables  de 


158  VERS    LIHRES 

La  Fontaine,  c'est  tout  d'abord  que,  comme  la  plupart  de 
nos  jeunes  gens,  il  avait  été  contraint,  dans  son  enfance,  de 
les  apprendre  par  cœur,  sans  les  comprendre,  sans  qu'on  lui 
donnât  les  explications  qui  auraient  fait  de  cette  étude  une 
jouissance  au  lieu  dune  corvée,  et  que,  incapable  de  revenir 
sur  cette  première  imjiression,  il  avait  fait  porter,  comme  il 
arrive  trop  souvent,  sa  rancune  sur  le  poète  qui  n'en  pouvait 
mais,  au  lieu  de  la  laisser  retomber  sur  ses  mauvais  maîtres, 
qui  seuls  la  méritaient. 

C'est  là  une  raison,  mais  une  faible  raison.  Les  véritables 
motifs  de  son  dédain  pour  La  Fontaine  et  Musset,  c'est  dans 
la  nature  même  de  son  esprit  qu'il  faut  les  chercher.  Lui- 
même  nous  donne  involontairement  une  indication  quelques 
lignes  plus  haut  que  le  passage  cité  :  «  La  Henriade,  dit-il, 
toute  sèche  et  toute  déclamatoire  qu'elle  fût,  me  ravissait  ». 
Celui  qui  a  pu  un  jour  dans  sa  vie  s'enthousiasmer  pour  la 
poésie  de  Voltaire  ne  pouvait  pas  comprendre  La  Fontaine  et 
Musset.  La  Henriade  est  écrite  avec  une  grande  facilité  comme 
toutes  les  œuvres  de  Voltaire,  mais  les  vers  sont  d'une  mo- 
notonie désespérante,  d'une  facture  invarial)lement  banale,  la 
langue  est  imprécise,  redondante,  émaillée  de  chevilles,  et  la 
poésie  en  est  presque  totalement  absente.  Lamartine  avait 
comme  Voltaire  une  étonnante  facilité,  et  peu  de  poètes  ont 
su  comme  lui  développer  et  étaler  avec  aisance  la  période 
française.  Mais  il  avait  le  défaut  de  cette  qualité  ;  il  était  inca- 
pable de  se  corriger,  de  supprimer  ou  de  refaire  un  vers  mal 
venu,  et  s'il  nous  adonné  quelques-unes  des  plus  belles  pages 
de  notre  poésie,  il  en  a  trop  laissé  qui  ne  sont  que  du  verbiage, 
avec  une  pensée  si  peu  précise  qu'on  la  saisit  à  peine,  dans 
des  vers  d'une  uniformité  fatigante,  et  au  fond  moins  harmo- 
nieux réellement  que  simplement  faciles.  Le  talent  de  Lamar- 
tine a  toujours  évolué  dans  un  cercle  d'idées  extrêmement 
restreint,  et  ne  lui  permettait  pas  de  comprendre  les  idées 
différentes  des  siennes  ;  voilà  pourquoi  La  Fontaine  et  Musset 
devaient  lui  échapper  pour  une  bonne  part  de  leurs  œuvres. 
Il  faut  ajouter,  et   c'est  ce  qui  achèvera  de  nous  expliquer  son 


«    LA    RETRAITE    »  1.^9 

jugement  sur  La  Fontaine,  qu'il  najamais  su  se  servir  du  vers 
libre.  Nous  allons  nous  en  rendre  compte  par  un  exemple,  que 
je  ne  prends  pas  au  hasard,  mais  que  je  choisis  parmi  les 
meilleures  pièces  qu'il  ait  faites  en  ce  genre.  Lamartine 
a  donc  fait  des  vers  libres  ?  Si  on  le  lui  :avait  dit,  il  aurait 
sans  doute  protesté.  Pourtant  il  faut  bien  le  reconnaître,  il  a 
des  pièces  qui  sont  en  vers  libres  exactement  au  même  titre 
que  V Amphitryon  de  Molière,  c'est-à-dire  que  plus  exacte- 
ment ce  sont  des  stances  libres,  en  ce  sens  que  les  rimes  n'en- 
jambent pas,  comme  chez  La  Fontaine,  d'une  période  sur 
l'autre  ;  mais  comme  il  n'y  a  pas  deux  de  ces  stances  qui  soient 
semblablement  construites,  les  changements  de  mètres  sont 
abandonnés  absolument  au  caprice  du  poète,  et  c'est  là  par 
excellence  ce  qui  constitue  le  vers  libre.  Pour  cette  pièce  comme 
pour  la  plupart  des  suivantes  il  nous  est  impossible  de  citer 
le  texte  ;  ce  serait  transformer  notre  livre  en  un  recueil  de 
morceaux  choisis.  Mais  nous  ne  saurions  trop  recommander 
au  lecteur  de  n'examiner  nos  analyses  qu'avec  les  textes  sous 
les  yeux  : 

La  Retraite  (Premières  méditations) 

1®  strophe  :  Pourquoi  débuter  par  un  petit  vers  rapide  ? 
La  Fontaine  commence  ainsi  ses  fables  quand  il  veut  présenter 
rapidement  ses  personnages.  Les  trois  premiers  vers  peignent 
la  situation  de  M.  de  Châtillon  ;  du  moment  que  l'idée  ne 
change  pas,  ils  devraient  être  tous  trois  dans  le  même  mètre, 
et  ce  mètre  ne  devrait  pas  être  de  8  syllabes  parce  que  l'idée 
exprimée  ne  demande  nullement  de  la  viv^acité.  Où  le  mètre 
devait  changer,  c'est  au  4*^  vers  :  «  Le  temps...  »,  qui  conclut 
cette  description  de  la  situation  du  vieillard,  et  en  même  temps 
contient  l'idée  importante,  celle  qui  annonce  tout  le  dévelop- 
pement et  tout  le  sujet  de  la  pièce.  Pour  les  deux  vers  suivant 
il  y  avait  lieu  de  changer  de  nouveau  de  mètre  parce  qu'ils 
reprennent  l'idée  exprimée  dans  le  i''  en  la  présentant  sous 
un  autre  aspect  et  en  la  précisant. 

2*^  strophe  :    Le  poète  change  de  mètre  et   il  a  raison  puis- 


160  VERS    LIBRES 

qu'il  y  a  changement  d'idée  :  dans  la  strophe  précédente  il  a 
parlé  d'une  personne  en  particulier  et  dans  celle-ci  il  arrive  à 
des  considérations  générales.  Pour  le  second  vers  il  change 
de  nouveau  de  mètre  et  c'est  de  nouveau  avec  raison  ;  j'ajou- 
terai que  le  choix  du  mètre  de  ces  deux  premiers  vers  est 
très  heureux,  le  petit  vers  ne  contenant  en  somme  que  le  sujet 
de  la  proposition  et  le  grand  vers  qui  suit  étant  parfaitement 
propre  à  dérouler  en  la  mettant  en  relief  l'opinion  que  le  poète 
exprime  sur  la  question.  C'est  le  même  procédé  et  les  mêmes 
mètres  qu'a  employés  La  Fontaine  lorsqu'il  a  dit  : 

Le  fabricateur  souverain 
Nous  créa  besaciers  tous  de   même  manière. 

Après  ce  grand  vers  le  poète  change  de  nouveau  de  mètre  et 
ce  changement  est  encore  justifiable  parce  qu'il  y  a  de  nouveau 
changement  de  point  de  vue,  qu'après  nous  avoir  exposé  ce 
que  sont  à  ses  yeux  nos  beaux  jours,  il  nous  montre  mainte- 
nant le  casqu'ilen  fj^ut  faire,  et  qu'en  même  temps  il  ajoute  une 
restriotion  à  l'indifférence  que  le  sage  doit  avoir  pour  eux,  lors- 
qu'il dit  «excepté  nos  amours  »,  restriction  qui  annonce  un 
nouveau  développement.  Mais  quand  ce  nouveau  développe- 
ment arrive,  un  changement  de  mètre  est  nécessaire,  et  là, 
l'auteur  ne  l'a  pas  opéré  ;  il  l'a  fait  attendre  jusqu'au  vers  sui- 
vant ;  c'est  trop  tard.  Il  fallait  prendre  le  mètre  de  12  syllabes 
dès  le  5*^  vers  et  le  garder  pour  tout  le  développement,  sauf 
à  le  conclure,  comme  il  l'a  fait,  dans  un  petit  vers  qui  exprime 
son  idée  de  la  façon  la  plus  nette  et  la  résume. 

3®  strophe:  Changement  d'idée,  d'où  changement  de  mètre, 
et  emploi  du  grand  vers  puisqu'il  s'agit  d'énoncer  une  sorte 
de  maxime  générale  ;  tout  cela  est  fort  bien,  mais  ne  convient 
qu'aux  deux  premiers  vers.  Après,  l'auteur  quittant  cette 
maxime  générale  pour  revenir  à  son  ami  en  particulier  et  la 
lui  appliquer,  un  changement  de  mètre  est  nécessaire.  Il  fallait 
mettre  en  un  petit  vers  à  part  l'idée  exprimée  par  ces  mots  : 
«  Tu  le  connais,  ami  !  »  et  comme  ce  qui  vient  immédiatement 


«    LA    RETRAITE    »  161 

après  développe  en  la  précisant  cette  idée  :  «tu  le  connais  », 
il  fallait  immédiatement  reprendre  le  grand  vers  avec  :  «  cet 
heureux  coin  de  terre  »  et  le  garder  pour  tout  ce  développe- 
ment où  il  n'y  a  rien  qui  demande  un  relief  particulier.  Pour- 
tant dans  la  suite  de  ce  développement  Lamartine  a  introduit 
un  petit  vers  : 

Et,  du  monde  embrassant  la  scène. 

L'emploi  de  ce  petit  vers  est  justifiable,  non  qu  il  contienne 
une  idée  qui  fasse  contraste  avec  ce  qui  précède  ou  ce  qui  suit 
immédiatement,  mais  parce  qu'il  annonce  l'idée  développée 
dans  la  stance  suivante  ;  c'est-à-dire  que  si  la  strophe  suivante 
n'existait  pas,  ce  petit  vers  ne  serait  pas  justifiable  et  que  sa 
raison  d'être  n'est  pas  en  lui-même,  mais  hors  de  lui. 

4®  strophe:  Cette  sti'ophe  ne  faisant  que  développer  et  dé- 
tailler la  dernière  idée  exprimée,  il  devait  j  avoir  changement 
de  mètre.  D'ailleurs  le  vers  de  8  syllabes,  grâce  à  sa  vivacité, 
aurait  admirablement  convenu  pour  présenter  rapidement  et 
accumuler  toutes  les  situations  envisagées  par  l'auteur.  En 
somme  on  pouvait  faire  toute  la  strophe  dans  le  même  mètre, 
et  c'est  le  même  vers  de  8  syllabes  qui  à  notre  sens  se  serait 
le  mieux  adapté  aux  idées  exprimées.  Mais  si  l'on  avait  voulu 
indiquer  dans  ce  développement  des  nuances  de  sens  et  en  dif- 
férencier les  éléments  par  des  changements  de  mètres,  c'est 
au  o*^  vers  qu'il  fallait  changer  : 

Tu  vois  les  nations  s'éclipser  tour  à  tour, 

car  ceci  est  le  développement  de  la  dernière  idée  exprimée  : 
«tout  passe  et  rien  né  change»,  et  il  fallait  garder  le  nouveau 
mètre  adopté  jusqu'à  la  fin  de  la  strophe.  Mais  changer  au  6^ 
vers,  comme  la  fait  Lamartine  pour  ce  nouvel  exemple  pré- 
senté sous  forme  de  comparaison  : 

Comme  les  astres  dans  l'espace, 
M.  Ghammknt.  — •  Le  vers  fruncnis.  Il 


162  VERS    LIBRES 

ce  n'est  nullement  justifiable.  Pourquoi  le  l'avers  : 

De  mains  en  mains  le  sceptre  passe 

est-il  dans  le  même  mètre  que  le  précédent  ?  On  ne  le  voit 
pas  bien  ;  car  si  le  poète  a  voulu  introduire  des  nuances  dans 
ce  dernier  développement,  nous  passons  ici  de  1  idée  de  la  dis- 
parition à  celle  de  la  transmission  et  du  remplacement,  et  un 
chang-ement  de  mètre  était  justiiîable.  Enfin  du  moment  que 
le  8®  vers  ne  fait  que  reprendre  l'idée  exprimée  dans  le  7*^, 
on  peut  admettre  le  chang-ement  de  mètre  opéré  par  l'auteur; 
mais,  nous  le  répétons,  il  eiit  été  bien  préférable  d'exprimer 
dans  un  même  mètre  les  idées  contenues  dans  ces  4  derniers 
vers,  et  ce  mètre  aurait  été  le  vers  de  12  syllabes  alors  que 
celui  de  8  aurait  mieux  convenu  à  la  première  moitié  de  la 
strophe. 

^^  strophe  :  Ici  le  poète  semble  avoir  compris  que  le  vers 
de  8  syllabes  était  le  seul  qui  convînt  pour  exprimer  la  rapi- 
dité de  la  disparition  des  choses.  Toute  sa  strophe  est  en  vers 
de  huit,  sauf  lavant-dernier  qui  est  un  alexandrin  et  qui  n'est 
justifiable  que  par  le  désir  du  poète  de  mettre  en  relief  le  der- 
nier vers  : 

Osaient  nommer  la  vérité  ! 

sans  être  obligé  pour  cela  d'en  faire  un  vers  de  12  syllabes. 

6®  strophe  :  L'idée  change  complètement  ;  l'auteur  revient 
à  son  ami  et  lui  demande  ce  que  le  sage  doit  faire  au  milieu 
du  doute  et  de  l'erreur  ;  mais  il  oublie  de  changer  de  mètre, 
et  c'est  une  grave  faute.  Il  en  change  deux  fois  dans  la  strophe, 
mais  les  deux  fois  c'est  sans  raison  appréciable  ;  il  n'y  a  que 
pour  le  dernier  vers  que  l'on  comprendrait  un  changement, 
et  il  n'y  en  a  pas. 

7®  et  8"  strophes  :  A  ces  deux  strophes  nous  n'adresserons 
aucune  critique.  Dans  la  première  il  déclare  que  le  sage  c'est 
son  ami,  et  pour  cela  il  commence  par  changer  de  mètre,  ce 


LES  vf:rslibristes  463 

qui  il  est  que  léj^itime.  Cette  strophe  contient  deux  petits  vers 
à  relief  tout  à  fait  justifiés  par  le  sens. 

La  S*"  strophe  est  une  sorte  de  prière  adressée  à  Dieu,  qui 
demande  un  ton  grave  et  lent,  aussi  est-elle  composée  de  4 
alexandrins,  ce  qui  est  irréprochable. 

La  9**  strophe  ne  fait  que  développer  et  détailler  le  dernier 
vers  de  la  précédente  : 

Donnez  tout  à  celui  qui  vous  demande  peu. 

Un  changement  de  mètre  était  donc  nécessaire,  mais  une  fois 
un  nouveau  mètre  adopté  il  devait  être  conservé  jusqu'à  la  fin 
de  la  strophe.  Le  poète  a  bien  opéré  le  changement  de  mètre, 
mais  dès  le  second  vers  il  a  changé  de  nouveau,  ce  que  rien  ne 
saurait  justifier. 

Enfin  dans  la  lO*"  et  dernière  strophe  le  poète  parle  de  lui- 
même  pour  opposer  sa  situation  d'esprit  à  celle  de  son  ami.  Il 
y  a  changement  de  personnage  et  contraste  d'idées.  Un  chan- 
gement de  vers  est  indispensable  :  Lamartine  n'a  pas  changé. 
Quant  aux  deux  changements  de  mètres  qu'il  a  faits  dans  cette 
strophe  même,  ils  sont  justifiables  par  le  sens. 

En  somme,  on  le  voit,  si  Lamartine  dans  ce  morceau  a  été 
parfois  heureux  dans  le  choix  de  son  mètre,  il  s'est  fourvoyé  si 
souvent,  et  plusieurs  fois  dans  des  cas  si  nets  et  si  certains  que 
l'on  peut  en  conclure  sans  hésitation  que  le  vers  libre  est  un 
instrument  délicat  dont  le  maniement  lui  échappait.  Etonnez- 
vous  après  cela  qu'il  n'ait  pas  compris,  qu'il  ait  même  haï  le 
poète  qui  j  a  déployé  une  si  prestigieuse  maîtrise  ! 

Nous  ne  pouvons  pas  terminer  notre  étude  sur  le  vers  libre 
sans  parler  de  cette  école  moderne  qui  écrit  en  petites  lignes 
inégales  ;  je  dis  lignes,  parce  que  souvent  à  mon  sens  cène  sont 
pas  des  vers.  Laissant  de  côté  toute  considération  générale, 
nous  prendrons  un  morceau  et  l'examinerons  :  la  critique  doit 
toujours  porter  sur  des  faits  précis  et  non  sur  des  idées  a 
priori.  Il  serait  très  facile   de  prendre  une    pièce  absolument 


164  VERS    LIBRES 

inintelligible,  mais  notre  critique  n'aurait  pas  de  portée.  Nous 
emprunterons  donc  notre  exemple  au  meilleur  poète  de  cette 
école,  M.  H.  de  Rég-nier,  et  nous  choisirons  la  portion  de 
pièce,  je  n'ose  dire  la  strophe,  car  ce  ne  sont  pas  des  strophes, 
qui  en  toute  impartialité  nous  a  paru  la  meilleure  dans  un  des 
derniers  livres  que  l'auteur  ait  publiés  en  ce  g^enre.  C'est  dans 
la  «  Corbeille  des  Heures  »  : 

Les  Heures  d'Amour  sont  jeunes  et  belles. 

Les  voici  toutes, 

Regarde-les  ! 

Que  leur  importe  l'ombre  et  les  cieux  éloilés, 

Le  doux  soleil  au  fleuve  el  l'averse  à  la  route, 

Les  roses  d'autrefois,  les  épines  d'alors, 

Et  les  robes  de  pourpre  et  les  couronnes  d'or? 

Que  leur  importe 

Le  miroir,  la  corbeille  et  la  clef  et  la  porte  ? 

Regarde-les. 

Elles  sont  toutes  là,  couchées. 

Chacune  seule  en  sa  pensée. 

Aveugles,  immobiles  el  belles  ; 

Mais  l'Amour  est  au  milieu  d'elles, 

Debout 

Et  mystérieux,  tout  à  coup, 

Dans  l'enverg'ure  de  ses  ailes  ; 

Il  chante  nu  au  milieu  d'elles, 

Et  toujours 

Chacune  en  sa  pensée  entend  chanter  l'Amour. 

Je  ne  crois  guère  que  cette  école  ait  fait  mieux  ;  mais  est-ce 
bon?  Voyons  d'abord  comment  c'est  construit.  Laissons  de 
côté  l'idée  qui  est  vague  et  symbolique,  parfois  obscure  et  ne 
nous  occupons  que  de  la  facture  matérielle.  D'abord  la  rime  : 
c'est  tantôt  une  rime  riche  comme  importe  :  porte ^  tantôt 
une  rime  simple  comme  toujours  :  amour,  tantôt  une  asso- 
nance comme  debout  :  tout  à  coup,  tantôt  rien  du  tout  comme 
belles  :  regarde-les,  à  moins  que  le  poète  ne  prononce  -lès  ce 


«    LA    CORBEILLE    DES   IIErUES    »  165 

qui  est  français  quoique  -les  soit  plus  courant  et  meilleur  ;  mais 
plus  loin  regarde-les  semble  accouplé  avec  couchées,  pensées, 
c'est-à-dire  avoir  un  e  fermé.  Il  y  a  évidemment  un  des  deux 
endroits  où  l'assonance  n'existe  pas.  D'ailleurs,  quoiqu'il  en 
soit  de  ce  point  un  peu  discutable,  il  y  a  dans  d'autres  morceaux 
quantité  d'assonances  sûrement  fausses,  une  voyelle  ouverte 
étant  accouplée  à  une  voyelle  fermée.  Maintenant  comment  sont 
réparties  ces  rimes  et  assonances  de  différentes  qualités  ;  est- 
ce  comme  chez  les  grands  classiques  des  xvii'^  et  xix"  siècles 
ridée  et  l'éloignement  qui  déterminent  le  plus  ou  moins  de 
richesse,  en  ce  sens  que  les  rimes  sont  d'autant  plus  riches 
que  les  mots  qui  les  portent  ont  plus  besoin  d'être  mis  en 
lumière  et  sont  plus  éloignés  l'un  de  l'autre  ?  Nullement,  les 
deux  rimes  riches  se  suivent  : 

Que  leur  importe 

Le  miroir,  la  corbeille  et  la  clef  et  la  porte  ? 

et  l'on  ne  voit  pas  qu'il  y  ait  là  rien  qui  demande  un  relief 
particulier.  Nous  avons  une  rime  simj)le  embrassée  toutes  : 
route,  les  autres  étant  plates  ;  je  n'en  saisis  aucune  raison. 
Les  assonances  sont  aussi  le  plus  souvent  plates  ;  quelquefois 
croisées  ou  embrassées,  sans  que  le  motif  en  apparaisse.  Enfin 
quand  les  rimes  sont  répétées  et  accompag-nées  d'assonances 
dans  l'intérieur  des  lignes,  on  peut  quelquefois  y  trouver  le 
procédé  fréquent  chez  les  classiques  qui  a  pour  but  d'insister 
sur  tous  les  éléments  d'un  même  développement  et  de  le  mettre 
en  relief.  C'est  le  cas  ici  : 

Les  roses  d'autrefois,  les  épines  d'alors. 

Et  les  robes  de  pourpre  et  les  cou/'onaes  d'or? 

Que  leur  importe 

Le  miroir,  la  corheiUe  et  la  clef  et  la  porte  ? 

Mais  il  faut  remarquer  d'abord  que  ces  assonances  ne  com- 
mencent qu'au  milieu  du  développement,  et  d'autre  part  que 


166  VERS    LIBRES 

le  plus  souvent  on  chercherait  en  vain  une  raison  analogue  ; 
en  sorte  que  dans  les  pièces  de  ce  genre  les  systèmes  de  rimes 
et  d'assonances  paraissent  avoir  été  régis  beaucoup  plutôt  par 
le  hasard  que  par  l'art  et  la  volonté. 

Passons  au  rythme.  11  y  a  dans  ce  morceau  beaucou^a  devers 
tels  que  les  faisaient  les  classiques,  et  c'est  sans  doute  là  ce 
qui  laisse  à  cette  pièce  une  certaine  allure.  11  y  a  6  vers  de 
12  syllabes  qui  sont  rythmés  à  la  classique  ;  mais  il  y  a  bien 
d'autres  choses  :  il  y  a  un  vers  de  10,  un  de  9,6  de  8,  4  de  4 
syllabes,  un  de  3  et  un  de  2.  Prenons  le  tout  dans  l'ordre  où 
l'auteur  le  présente  et  voyons  si  ces  vers  si  différents  sont  bien 
rythmés  et  si  leur  emploi  est  justifié. 

Le  morceau  débute  par  vm  vers  de  10  coupé  au  milieu,  puis 
deux  vers  de  4.  On  peut  justifier  le  changement  de  mètre  en 
disant  que  ces  deux  petits  vers  contiennent  l'annonce  du  sujet. 
Mais  il  y  a  ici  une  cassure  dans  le  rythme  :  le  mouvement  a  été 
donnépardeux  mesures  impaires  à  5  syllabes  non  accompagnées 
dans  le  même  vers  démesures  paires,  et  nous  passons  à  deux 
mesures  paires,  ce  qui  est  absolument  choquant.  Le  choquant 
en  poésie  n'est  ni  rare  ni  à  éviter  ;  c'est  en  choquant  son  audi- 
teur que  l'on  produit  les  effets  les  plus  puissants,  mais  au 
moins  faut-il  que  le  sens  l'exige,   ce  qui  n'est  point  le  cas. 

Puis  4  vers  classiques  qui  ne  donnent  lieu  ;\  aucune  obser- 
vation. Ils  sont  suivis  d'un  vers  de  4  syllabes  qui  ne  nous 
heurte  en  rien,  puisqu'il  vient  ici  après  des  vers  auxquels  les 
mesures  paires  ne  sont  pas  étrangères  ;  le  changement  de 
mètre  est  d'autre  part  justifiable  par  le  sens,  puisque  le  poète 
veut  mettre  en  relief  l'idée  de  leur  indifférence  à  quantité  de 
choses.  Le  vers  de  12  syllabes  qui  suit  est  aussi  justifiable  et 
également  le  vers  de  4  qui  vient  après,  puisque  l'écrivain  veut 
insister  sur  cette  idée  : 

Regarde-les, 

et  qu'il  annonce  par  là  le  tableau  qui  doit  les  peindre.  Cette 
description  est  essentiellement  en  vers    de    8   syllabes  et  l'on 


«    LA    COHIîKIM.K    DKS    llErUES    ))  167 

ne  voit  pas  du  tout  comment  ce  mètre  vif  et  rapide  peut 
convenir  à  la  description  de  personnes  couchées,  immobiles 
et  absorbées  dans  leurs  réflexions  ;  l'alexandrin  s'imposait. 
Dans  cette  description  en  vers  de  8  syllabes,  entre  le  second 
et  le  troisième  vient  celui  de  9  syllabes  ;  on  pourrait  sans  doute 
justifier  un  changement  de  mètre  à  cause  de  l'accumulation 
des  épithètes,  mais  un  vers  de  9  syllabes  au  milieu  de  vers  de 
8  doit  sonner  faux  à  la  plupart  des  oreilles  ;  pourtant,  s'il  y  a 
quelque  chose  qui  puisse  l'excuser,  c'est  la  manière  dont  il 
est  rythmé  :  2,  4,  3,  mesures  qui  toutes  sont  familières  aux 
vers  de  8  syllabes.  S'il  avait  le  rythme  impair  fixe  :  3,  3,3, 
on  aurait  ici  la  même  faute  que  nous  avons  relevée  au  début 
du  morceau. 

Ensuite  vient  un  vers  de  8,  puis  un  vers  de  2  :  «  Debout  », 
justifiable  par  l'importance  du  mot,  due  à  son  opposition  avec 
((  couchées  »,  dans  le  premier  des  octosyllabes.  Puis  3  vers  de 
8,  un  de  3  et  un  de  12  qui  ne  donnent  lieu  à  aucune  observa- 
tion. 

Donc  pour  le  rythme,  nous  avons  des  changements  justi- 
fiables et  d'autres  qui  sont  fautifs  ;  mais  presque  tous  ceux 
que  l'on  peut  admettre  sont  trop  marqués  ;  il  y  a  discordance 
entre  l'etfet  à  produire  et  la  puissance  du  moyen  employé. 

Au  point  de  vue  des  expressions,  en  passant  sur  ce  fait,  en 
somme  étranger  à  notre  sujet,  que  tout  le  passage  est  faible- 
ment écrit,  il  y  a  lieu  de  remarquer  dans  tout  le  morceau  une 
certaine  monotonie;  cette  monotonie  est  voulue,  mais  elle  est 
obtenue  en  répétant  les  mêmes  mots,  parfois  les  mêmes  lignes, 
procédé  absolument  enfantin,  ici  tout  artificiel  et  qui  n'appa- 
raît à  l'état  naturel  que  dans  les  littératures  jeunes  et  primi- 
tives, on  pourrait  même  dire  sauvages,  ce  qui  n'est  en  rien  le 
cas  de  la  nôtre.  Voici  ces  répétitions  : 


Les  Heures  d'Amour  sont  jeunes  cl  belles 
Aveug-les,  immobiles  et  belles 
—  Les  voici  toutes 


168  VERS    LIHRES 

Elles  sont  toutes  là,  couchées 

—  Regarde-les 
Regarde-les 

—  Que  leur  importe  l'ombre  ou  les  cieux  étoiles 
Que  leur  importe 

—  Mais  TAmour  est  au  milieu  d'elles 
Il  chante  nu  au  milieu  d^elles 

—  Chacune  seule  en  sa  pensée 

Chacune  en  sa  pensée  entend  chanter  TAmour 

ce  qui  fait  six  répétitions  ou  reproductions  pour  20  vers.  Nos 
grands  poètes  expriment  la  monotonie  d'une  fayon  très  diffé- 
rente et  très  artistique  ;  celle-ci  ne  l'est  pas. 

En  somme,  nous  avons  là  un  morceau  mal  pensé,  faiblement 
écrit,  maladroitement  rimé  ou  assonance,  inhabilement  rythmé 
et  avec  des  répétitions  indig-nes  d'une  littérature  comme  la 
nôtre.  M.  de  Rég-nier  nous  dirait  peut-être  que  tout  cela  est 
voulu,  et  que  nous  le  mesurons  à  une  aune  qui  n'est  pas  la 
sienne  :  c'est  possible,  mais  ce  n'est  pas  une  excuse.  Quelle 
impression  fait  en  somme  ce  morceau  si  on  le  relit  d'une 
traite  ?  celle  de  quelque  chose  qui  n'est  pas  fait,  qui  n'est  pas 
achevé  ;  on  dirait  un  premier  jet,  une  idée  couchée  sur  le 
papier  par  l'auteur  en  attendant  qu'il  ait  le  loisir  de  la  tra- 
vailler, de  la  fouiller,  de  la  préciser,  de  l'exprimer  définitive- 
ment ;  il  semble  que  ce  ne  soit  que  le  canevas,  le  squelette, 
la  carcasse  d'un  poème  à  faire.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n'est 
sûrement  pas  la  poésie  de  l'avenir,  ce  n'est  même  pas  celle  du 
présent  ^. 

1.  Les  verslibristes  se  font  de  plus  en  plus  i-ares.  Il  n'est  pas  indiffé- 
rent de  noter  que  parmi  les  adeptes  les  plus  fervents  et  les  plus  remar- 
quables du  verslibrisme  d'il  y  a  vingt  ans  la  plupart  de  ceux  qui  ont 
survécu  et  continué  à  produire  sontrevenus  peu  à  peu  au  mode  classique 
ou  à  quelque  chose  d'approchant.  Verlaine,  qui  les  connaissait  bien,  les 
avait  de  bonne  heure  jugés  sévèrement  :  «  OiJ  sont-elles  les  nouveautés? 
disait-il.  Est-ce  que  Rimbaud  —  et  je  ne  l'en  félicite  pas  —  n'a  pas  fait 
tout  cela  avant  eux?  Et  même  Krysinska?  Moi  aussi,  parbleu,  je  me 
suis  amusé  à  faire  des  blagues  dans  le  temps.  Mais  enfin  je  n'ai  pas  la 


RÈGLE    DES    PIÈCES    EN    STROPHES    LIBRES  169 


B.  —  Poèmes  en  strophes  libres. 

Après  avoir  étudié  les  pièces  en  vers  libres,  nous  sommes 
amenés  par  la  force  même  des  choses  et  leur  enchaînement 
logique  à  étudier  les  strophes  libres.  En  somme,  à  part  les 
strophes  qui  sont  composées  de  vers  tous  semblables  entre  eux, 
tous  les  autres  types  de  strophes  sont  des  strophes  libres. 
Ainsi  une  strophe  composée  de  trois  vers  semblables  suivis 
d'un  vers  plus  court,  comme  celles  du  Souvenir  d'A.  de  Musset 
par  exemple,  est  une  strophe  libre.  Une  strophe  qui  contient 
deux  vers  ou  davantage  ditlerents  des  autres,  est  à  plus  forte 
raison  une  strophe  libre  ;  telles  les  strophes  paires  de  la  pièce 
de  V.  Hug-o,  A  Vllleqiiier,  qui  contiennent  2  vers  de  12  syllabes 
suivis  chacun  d'un  vers  plus  court.  Mais  ces  œuvres  ne  peuvent 
pas  être  dites  des  pièces  en  strophes  libres  ;  nous  avons  appelé 
pièces  en  vers  libres  celles  dans  lesquelles'le  vers,  c'est-à-dire 
l'unité,  chang'e  fréquemment  et  d'une  façon  irrég-ulière.  Ici 
l'unité  c'est  la  strophe  et  sa  forme  reste  invariable.  Quelle  est 
la  loi  des  pièces  de  ce  genre  ?  Le  poète  donne  à  la  première 
strophe  la  forme  qu'il  veut  et  en  varie  librement  les  mètres, 
suivant  l'idée  exprimée.  Mais  une  fois  cette  première  strophe 
déterminée,  comme  toutes  les  autres  doivent  être  semblables 
à  celle-là,  le  poète  n'a  plus  aucune  liberté  ;  il  n'a  plus  que  des 
obligations.  Elles  peuvent  se  résumer  ainsi  :  le  poète  doit 
modeler  les  idées  qu'il  exprime  dans  chaque  strophe  sur  le 
moule  qu'il  a  choisi.  Il  doit  s'arranger  de  façon  que  dans  chaque 
strophe  prise  isolément,  tout  changement  de  mètre  soit  justi- 

prétention  de  les  imposer  en  évangile.  Certes  je  ne  regrette  pas  mes 
vers  de  quatorze  pieds,  j'ai  élargi  la  discipline  du  vers  et  cela  est  bon; 
mais  je  ne  l'ai  pas  supprimée.  Pour  qu'il  y  ait  vers,  il  faut  qu'il  y  ait 
rythme.  A  présent  on  fait  des  vers  à  mille  pattes.  Ça  n'est  plus  des  vers, 
c'est  de  la  prose,  quelquefois  même  ce  n'est  que  du  charabia  »  J.  Huret, 
Enquête  sur  l'évolution  littéraire,  p.  69).  En  fait,  on  relit  quelquefois 
aujourd'hui  par  curiosité  les  œuvres  des  verslibristes,  mais  il  faut  avouer 
qu'il  n'y  a  pas  une  seule  de  leurs  pièces  qui  se  soit  réellement  maintenue. 


170  STROPHES    LIBRES 

fiable  et  même  exigé  par  le  sens.  Lorsque  la  strophe  ne  con- 
tient qu'un  seul  vers  d'un  mètre  différent  des  autres,  la  tâche 
est  aisée.  Le  poète  n'a  qu'à  lui  faire  exprimer  l'idée  essen- 
tielle de  la  strophe,  et  autant  que  possible,  si  la  suite  du 
développement  le  permet,  la  même  idée,  l'idée  dominante  de 
la  pièce,  présentée  sous  des  formes  différentes.  Le  Souvenir  de 
Musset  nous  en  a  fourni  un  merveilleux  exemple.  S'il  y  a  deux 
vers  différant  des  autres,  la  chose  est  un  peu  plus  compliquée, 
mais  encore  facile  ;  tel  A  Villequier  de  Hugo.  Nous  ne 
reviendrons  pas  sur  ces  deux  pièces  dont  nous  avons  cité  plu- 
sieurs passages.  Si  la  strophe  présente  une  grande  variété  de 
mètres,  la  difficulté  devient  très  considérable.  Nous  en  exa- 
minerons deux  exemples  ;  d'abord  la  pièce  de  Musset  intitulée 
Rappelle-toi. 

Le  poète  invite  la  femme  qu'il  a  aimée  et  qu'il  aime  encore 
à  se  rappeler  sans  cesse  leurs  amours,  et  le  développement, 
très  simple,  consiste  à  énumérer  les  différents  moments  pen- 
dant lesquels  il  l'engage  à  retrouver  ce  souvenir  et  aussi  les 
circonstances  qui  le  lui  rapporteront  d'elles-mêmes.  Le  tout 
est  adressé  à  cette  femme,  mais  suivant  les  passages  elle  est 
plus  ou  moins  directement  en  jeu.  Il  j  a  3  strophes  composées 
de  4  vers  de  10  syllabes,  2  de  12,  2  de  6  et  1  de  4. 

l''  strophe  :  Dans  les  4  vers  de  10  syllabes,  vers,  comme 
nous  l'avons  vu,  un  peu  plus  vifs  que  l'alexandrin,  le  poète 
signale  deux  circonstances  purement  extérieures  et  imper- 
sonnelles. Puis  viennent  deux  circonstances  personnelles  à 
cette  femme  et  qui  la  mettent  directement  en  scène.  For- 
cément elles  demandent  plus  de  relief  que  les  précédentes  ; 
pour  leur  donner  la  valeur  qu'elles  méritent,  le  poète  les 
exprime  en  deux  alexandrins,  vers  plus  longs  et  un  peu  plus 
lents,  qui  lui  permettent  de  mieux  étaler  les  idées  qii'il  exprime 
et  d'insister  davantage.  C'est  à  ce  moment  qu'un  fait  extérieur 
lui  rapportera  ce  souvenir  et  qu'il  lui  conseille  de  ne  pas  rester 
sourde  à  cette  invitation.  Le  rythme  ne  change  pas,  mais  le 
mètre  change  :  le  conseil  et  l'événement  extérieur  ne  peuvent 
pas  être  exprimés  dans  le  même  mètre  qui  a  servi  à  exposer 


«    RAPPELLE-TOI   »  171 

les  dispositions  intimes  de  cette  femme.  Ce  sont  deux  vers  de 
6  syllabes,  puis  un  petit  vers  de  i  qui  contient  et  met  en  relief 
la  conclusion  de  la  strophe  et  l'idée  unique  de  toute  la  pièce. 
2®  strophe  :  G  est  ainsi  qu'est  construite  la  première  strophe; 
on  peut  dire  qu'elle  est  très  bien  construite,  mais  en  somme 
il  n'y  avait  pas  de  grandes  difficultés  à  vaincre  puisque  le 
poète  n'était  entravé  par  rien  '.  A  partir  de  la  seconde  strophe 
l'auteur  n'a  plus  aucune  liberté  ;  il  est  enserré  dans  un  moule 
rigide,  et  les  difficultés  commencent.  Voyons  comment  il  en  a 
triomphé.  Dans  la  1^  strophe  les  4  vers  de  10  syllabes 
énoncent  des  circonstances  étrangères  à  l'amante.  Il  en  est  de 
même  ici  :  c'est  de  lui  qu'il  s'agit,  non  pas  de  celle  qu  il  aime  ; 
mais  avec  les  grands  vers  comme  dans  la  1  ''  strophe  la  femme 
entre  en  scène  : 

Songe  à  mon  triste  amour,  songe  à  l'adieu  suprême. 

Dans  le  second  grand  vers  nous  avons  une  sorte  de  considéra- 
tion générale  : 

L'absence  ni  le  temps  ne  sont  rien  quand  on  aime 

et  il  semble  à  première  vue  qu'il  y  ait  ici  une  tache  et  que  le 
mètre  devait  changer.  Supposons  donc  que  cette  strophe  est 
isolée,  que  le  poète  est  libre  de  changer  de  mètre  et  d'employer 
celui  qui  conviendra  le  mieux  à  l'expression  de  son  idée.  S'il 
emploie  un  autre  mètre,  quel  qu'il  soit,  il  mettra  cette  idée 
générale  dans  un  relief  tout  particulier.  Or  ce  serait  une  faute, 
car  elle  ne  joue  pas  de  rôle  important  dans  le  morceau.  L'idée 
importante  est  celle-ci  :  Rappelle-toi,  songe  à  nos  amours.  Ce 
grand  vers  ne  fait  qu'expliquer  les  idées  exprimées  dans  les 
cinq  premiers  et  annoncer  les  trois  suivants;  c'est  une  sorte 


1.  Il  va  de  soi  que  la  première  strophe  d'une  pièce  n'est  pas  toujours 
et  nécessairement  celle  qu'il  a  faite  la  première  et  qui  lui  a  servi  de  type 
pour  toutes  les  autres. 


172  STROPHES    LIBRES 

de  transition,  de  trait  d'union  entre  le  commencement  et  la  fin. 
Or  La  Fontaine  nous  a  appris  que  l'on  ne  change  de  mètre 
que  pour  mettre  quelque  chose  en  lumière,  pour  marquer  un 
contraste,  et  que  garder  le  même  mètre  c'est  éviter  tout 
relief.  Le  maintien  de  l'alexandrin  est  donc  parfaitement 
justifié.  D'ailleurs,  et  c'est  par  là  que  nous  aurions  pu  com- 
mencer cette  discussion,  il  n'y  a  changement  d'idée  entre  le 
vers  précédent  et  celui-ci  que  dans  la  forme  ;  en  réalité,  sous 
apparence  de  formule  générale,  il  est  la  continuation  du  con- 
seil donné  et  veut  dire  en  quelque  sorte  :  Songe  que  l'absence 
ni  le  temps  ne  sont  rien  quand  on  aime. 

Puis,  avec  les  vers  de  6  syllabes  arrive,  comme  dans  la 
1"  strophe,  la  circonstance  extérieure  qui  doit  rappeler  le 
souvenir,  et  dans  le  petit  vers  de  la  fin  la  conclusion  de  la 
strophe  et  l'idée  unique  de  toute  la  pièce. 

3"^  strophe  :  La  3''  strophe  est  construite  exactement  de  la 
même  manière  que  les  deux  précédentes  et  ne  nous  retiendra 
pas  longtemps.  Dans  les  4  vers  de  10  syllabes  sont  énoncées 
des  circonstances  étrangères  à  l'amante,  et  concernant  pro- 
prement le  poète.  Avec  les  grands  vers,  elle  entre  en  scène 
dans  l'imagination  de  l'auteur  : 

Tu  ne  me  verras  plus.  .  . 

Dans  la  suite  de  ces  deux  grands  vers,  c'est  le  poète  qui  est 
en  jeu  : 

.  .  .mais  mon  âme  immortelle 
Reviendra  près  de  loi  comme  une  sœur  fidèle  ; 

ce  n'est  que  de  lui  qu'il  est  question,  mais  il  n'apparaît  que 
pour  les  rapports  qu'il  aura  avec  son  amante  ;  au  fond  c'est 
toujours  d'elle  qu'il  s'agit  et  par  conséquent  il  n'y  a  pas  de 
raison  pour  que  le  rythme  change.  Dans  les  deux  vers  de 
6  syllabes  arrive  comme  dans  les  autres  strophes  la  circon- 
stance extérieure  qui  doit  rappeler  à  la  femme  leurs  amours, 
et  en  définitive  dans  le  vers  de  4  la  conclusion  de  la  strophe  et 
du  morceau. 


UNE  ODELETTE  DE  BANVILLE  173 

On  peut  donc  dire  que  cette  pièce,  malgré  les  difficultés 
qu'elle  présentait,  est  irréprochable. 

Voici  maintenant  une  odelette  de  Th.  de  Banville,  composée 
de  3  strophes  contenant  chacune  un  vers  de  6  syllabes,  un  de 
8,  un  de  12,  un  de  6,  un  de  8  et  deux  de  6,  cest-à-dire  cinq 
vers  lents  et  exactement  de  la  même  lenteur,  les  quatre  de 
6  syllabes  et  celui  de  12,  et  parmi  eux  deux  plus  rapides, 
ceux  de  8  : 

Aimons-nous  et  dormons 
Sans  songer  au  reste  du  monde  ! 
Ni  le  flot  de  la  mer,  ni  Tourag-an  des  monts, 

Tant  que  nous  nous  aimons 
Ne  courbera  ta  tête  blonde, 

Car  Tamour  est  plus  fort 

Que  les  Dieux  et  la  Mort  ! 

Le  soleil  s'éteindrait 
Pour  laisser  ta  blancheur  plus  pure. 
Le  vent  cpii  jusqu'à  terre  incline  la  forêt, 

En  passant  n'oserait 
Jouer  avec  ta  chevelure 

Tant  que  tu  cacheras 

Ta  tête  entre  mes  bras  ! 

Et  lorsque  nos  deux  cœurs 
S'en  iront  aux  sphères  heureuses 
Où  les  célestes  lys  écloront  sous  nos  pleurs, 

Alors  comme  deux  fleurs, 
Joignons  nos  lèvres  amoureuses. 

Et  tâchons  d'épuiser 

La  Mort  dans  un  baiser  ! 

1"  strophe  : 

Aimons-nous  et  dormons.  .  . 

Le  premier  vers  énonce  tout  le  sujet  ;  il  exprime  une  idée 
pleine  de  mollesse  et  de  langueur,  ce  qui  est  admirablement 
rendu  par  son  vocalisme.  Le  rythme  de  son  côté  y  est  parfai- 


174  STROPHES    LIBRES 

te  ment  adapté  :  mètre  lent  et  court,  la  lenteur  et  la  langueur 
étant  des  idées  du  même  ordre  et  la  brièveté  du  vers  obligeant 
à  resserrer  l'idée.  Un  mètre  vif  aurait  fait  contresens. 

Sans  songer  au  reste  du  monde  ! 

voici  le  mètre  rapide  et  il  est  destiné  à  peindre  par  son  mou- 
vement une  sorte  de  grand  geste  d'indifférence.  Puis  Fidée 
change,  d'où  changement  de  mètre  ;  il  est  question  d'éléments 
puissants  et  grandioses  :  l'alexandrin  s'impose  : 

Ni  le  flot  de  la  mer,  ni  l'ouragan  des  monts  ; 

avant  le  verbe  arrive  une  sorte  de  parenthèse,  un  complé- 
ment circonstanciel,  d'une  importance  capitale  car  il  énonce  la 
condition  même  de  ce  qui  doit  se  produire,  et  il  répète  en 
quelque  sorte  l'idée  exprimée  dans  le  premier  vers,  aussi 
est-ce  le  même  mètre  lent  et  court  qui  revient  : 

Tant  que  nous  nous  aimons, 

puis  vient  le  vers  rapide  comme  pour  écarter  vivement  la 
crainte  que  pourraient  suggérer  ces  terribles  éléments  et 
comme  pour  rassurer  son  amante  : 

Ne  courbera  ta  tête  blonde. 

Enfin  la  raison  de  cette  confiance  sans  bornes  est  énoncée 
sous  forme  de  sentence  générale.  C'est,  nous  l'avons  vu, 
l'alexandrin  que  l'on  emploie  généralement  en  pareil  cas  ; 
seul,  avec  sa  lenteur  et  son  ampleur,  il  convient  à  ces  sortes 
d'idées.  Et  c'est  bien  en  effet  une  sorte  d'alexandrin  que  nous 
avons  ici,  mais  un  alexandrin  à  rimes  léonines,  qui  sous  forme 
de  deux  vers  de  6  syllabes  a  l'avantage  sur  l'alexandrin  pro- 
prement dit  de  mettre  plus  en  relief  les  éléments  qu'il  con- 
tient, grâce  à  sa  rime  intérieure  et  à  sa  coupure  plus  nette  : 


UNE    ODELETTE    DE    BANVILLE  175 

Car  l'amour  est  plus  fort 
Que  les  dieux  et  la  Mort  ! 

Telle  est  la  première  strophe  et  ron  ne  voit  pas  trop  quelle 
critique  on  pourrait  lui  adresser  au  point  de  vue  du  rythme. 

Voyons  les  autres.  Dans  les  deux  autres  strophes  les  idées 
ne  correspondent  pas  vers  par  vers  à  celles  de  la  \^  strophe  ; 
nous  sommes  donc  obligés  de  les  examiner  en  elles-mêmes, 
en  ne  nous  occupant  plus  guère  de  la  1*^  strophe  que  pour  le 
cadre  qu'elle  nous  fournit. 

Dans  le  premier  vers  il  s'agit  d'une  sorte  d'être  puissant, 
comme  dans  l'alexandrin  de  la  première  strophe,  et  de  l'action 
qu'on  lui  attribue.  Nous  n'avons  pas  ici  un  alexandrin,  mais 
un  vers  de  six  syllabes  qui  a  le  même  rythme,  c'est-à-dire  que 
le  poète  emploie  le  même  ton,  comme  il  convient  : 

Le  soleil  s'éteindrait, 

puis  vient,  avec  l'octosyllabe  qui  suit,  une  sorte  d'élan  d'admi- 
ration qui  justifie  parfaitement  l'emploi  d'un  mètre  rapide  : 

Pour  laisser  ta  blancheur  |  plus  pure  ; 

mais  l'élan  d'admiration  n'existe  et  par  conséquent  le  mètre 
n'est  justifié  qu'à  condition  de  le  couper  après  blancheur  et 
pas  après  laisser.  L'alexandrin  qui  suit  contient  une  idée  tout 
à  fait  analogue  à  celle  qui  est  exprimée  dans  l'alexandrin  de  la 
première  strophe,  et  son  emploi  se  justifie  par  les  mêmes  rai- 
sons : 

l^e  vent  qui  jusqu'à  terre  incline  la  foret, 

mais  dans  les  deux  vers  suivants  il  semble  qu'il  y  a  une  fai- 
blesse : 

En  passant  n'oserait 
Jouer  avec  ta  chevelure  ; 


176  STROPHES    LIBRES 

c'est  le  vers  qui  contient  le  mot  «  n'oserait  »  qui  correspond 
pour  ridée  à  celui-ci  «  ne  courbera  ta  tête  blonde  »  ;  c'est 
celui  qui  est  destiné  à  écarter  la  crainte,  c'est  dans  celui-là 
qu'il  faudrait  le  mouvement  rapide.  Quant  au  vers  suivant, 
il  ne  contient  que  le  complément  direct  de  ((  n'oserait  »,  et  si 
ce  complément,  par  la  nature  de  l'idée  qu'il  représente, 
demande  de  la  légèreté,  ce  que  l'on  obtient  par  le  choix  des 
voyelles,  et  que  le  poète  a  en  elïet  obtenu  ici  de  cette  manière, 
il  ne  comporte  nullement  la  rapidité.  On  pouvait  mettre  en 
relief  cette  idée  pour  bien  établir  le  contraste  entre  la  douceur 
de  l'action  supposée  et  la  puissance  de  l'agent,  mais  pour  cela 
un  changement  de  mètre  suffisait  et  c'est  un  vers  lent  qui 
aurait  convenu.  Quant  aux  deux  vers  qui  suivent  : 

Tant  que  tu  cacheras 
Ta  tête  entre  mes  bras, 

ils  ne  font  que  reproduire  la  même  idée  que  celui-ci  de  la 
1^  strophe  : 

Tant  que  nous  nous  aimons.  .  . 

C'est   donc   en   toute  justice  que   le   poète   reprend  le  même 
mètre  et  développe  son  idée  en  deux  vers  de  six  syllabes  sous 
forme  d'un  faux  alexandrin  à  rime  léonine. 
3''  strophe  : 

Et  lorsque  nos  deux  cœurs 

ce  petit  vers  qui  ne  signifie  rien,  qui  ne  contient,  avec  quelques 
mots  sans  valeur,  que  le  sujet  de  la  proposition  développée 
postérieurement,  détonne  absolument  à  côté  des  vers  corres- 
pondants et  si  pleins  des  deux  autres  strophes  : 

Aimons-nous  et  dormons.  .  . 
Le  soleil  s'éteindrait.  .  .  . 


UNE    ODELETTE    DE    liAiNVlLLE  477 

C'est  là  une  faute  grave.  Qu'est-ce  qu'il  fallait  mettre  ?  cela 
ne  nous  regarde  pas  ;  nous  n'avons  pas  à  refaire  la  pièce  de 
Banville,  mais  seulement  à  l'examiner.  Ensuite  vient  le  vers 
rapide,  le  vers  de  8  syllabes,  absolument  justifié  par  le  mou- 
vement que  suppose  l'idée  qu'il  exprime  : 

S  eu  iront  aux  sphères  heureuses, 

puis  nous  avons  l'alexandrin  : 

Où  les  célestes  lys  éclorout  sous  nos  pleurs, 

qui  n'est  pas  bien  remarquable,  à  tel  point  que  l'on  a  le  droit 
de  se  demander  s'il  n^est  pas  tout  entier  une  cheville,  mais 
dont  l'emploi  pourrait  à  la  grande  rigueur  être  à  peu  près 
excusé  par  la  prétendue  élévation  de  l'idée  exprimée.  Le 
petit  vers  lent  qui  suit  n'est  pas  meilleur  que  le  premier  de 
la  strophe  ;  alors  qu'il  devrait  renfermer  des  idées  impor- 
tantes, il  contient  un  mot  insignifiant,  puis  une  comparaison 
sans  intérêt  et  dont  la  justesse  est  extrêmement  contestable  : 

Alors,  comme  deux  fleurs.  .  . 

Quant  aux  trois  derniers  vers,  nous  n'avons  aucune  critique  à 
leur  adresser,  loin  de  là.  D'abord  un  élan  d'enthousiasme  : 

Joignons  nos  lè|vres  amoureuses, 

puis  deux  petits  vers  graves  et  lents,  correspondant  en  quelque 
sorte  à  un  alexandrin,  qui  mettent  en  relief  l'aboutissement  de 
toute  la  pièce  et  de  tous  les  désirs  du  poète,  en  une  idée  qui 
rappelle  celles  qui  ont  été  exprimées  dans  les  vers  correspon- 
dants des  autres  strophes,  et  les  efface  par  la  conclusion 
quelle  comporte  : 

Et  tâchons  d'épuiser 
La  Mort  dans  un  baiser  ! 
M.  Ghammunt.   —  Le  vers  fntnçitia.  12 


178  STROPHES    LIBRES 

En  somme  une  jolie  et  bonne  pièce,  contenant  une  première 
strophe  excellente  et  deux  autres  qui  ne  sont  pas  mauvaises, 
malgré  quelques  taches. 

Des  pièces  de  ce  g-enre,  étant  donné  que  c'est  une  strophe 
de  forme  invariable  qui  est  lunité,  sont  absolument  compa- 
rables aux  poèmes  dans  lesquels  on  n'a  qu'un  seul  et  même 
vers  du  commencement  à  la  fin. 

Les  pièces  en  vers  libres  étant  celles  dans  lesquelles  lunité, 
c'est-à-dire  le  vers,  change  fréquemment  et  irrégulièrement, 
les  pièces  en  strophes  libres  sont  celles  dans  lesquelles  l'unité, 
c'est-à-dire  la  strophe,  change  de  structure  fréquemment  et 
d'une  façon  plus  ou  moins  irrégulière. 

Il  peut  se  faire  que  dans  une  pièce  en  strophes  libres  toutes 
les  strophes  soient  différentes  les  unes  des  autres,  de  même 
que  dans  une  pièce  en  vers  libres  le  mètre  peut  à  la  rigueur 
changer  à  chaque  fois.  Telle  est  celle  de  Lamartine  que  nous 
avons  critiquée  tout  à  l'heure.  Ne  pouvant  pas  rester  à  ce 
sujet  sur  une  impression  plutôt  mauvaise,  nous  signalerons 
comme  exemple  à  peu  près  irréprochable  dans  ce  genre,  la 
pièce  d'A.  de  Musset  intitulée  Souvenir  des  Alpes.  Après  les 
études  que  nous  venons  de  faire,  elle  n'aura  pas  besoin  de 
commentaire. 

Le  plus  souvent,  de  même  que  dans  les  pièces  en  vers 
libres  il  v  a  d'ordinaire  plusieurs  vers  du  même  type  et  sou- 
vent à  la  suite  les  uns  des  autres,  de  même  les  pièces  en 
strophes  libres  contiennent  plusieurs  strophes  du  même  type 
et  souvent  à  la  suite  les  unes  des  autres,  par  séries.  Nous  con- 
sidérerons d'abord  un  type  qui  est  représenté  par  exemple  par 
la  Xuit  cF octobre  d'A.  de  Musset.  Cette  pièce  est  constituée 
par  des  tirades  d'étendue  variable,  entremêlées  de  strophes  de 
différents  types,  et  il  faut  noter  que  dans  les  tirades,  quel 
qu'en  soit  le  mètre,  les  rimes  sont  croisées  et  le  sens  finit 
tous  les  4  A^ers,  en  sorte  que  l'on  pourrait  à  la  rigueur,  ce  qui 
n'est  nullement  nécessaire,  les  considérer  comme  des  agrégats 
de  strophes  de  4  vers. 


((   MIT  d'octohre  »  179 

Le  poète,  mélancolique  et  rêveur,  commence  par  4  vers  où 
il  dit  comment  son  amour  et  sa  jalousie  ont  disparu  et  étant 
donné  sa  disposition  d'esprit,  c'est  le  mètre  lent  de  12  syl- 
labes qui  convient.  —  La  muse,  pleine  d'intérêt  pour  son 
poète,  vient  l'interroger,  non  pas  comme  une  personne  indif- 
férente, mais  poiu'tant  comme  une  personne  étrangère,  c'est- 
à-dire  d'un  ton  qui  n'a  pas  de  raison  pour  être  grave  et  lent 
comme  celui  du  poète  ;  elle  emploie  le  vers  vif  de  8  syllabes. 
—  Le  poète  répond  avec  le  ton  grave  de  la  mélancolie  par 
4  alexandrins.  —  Puis  la  muse  essaie  de  le  consoler  et  se  sert 
pour  cela  de  phrases  générales  comme  on  fait  d'ordinaire  en 
s'adressant  aux  personnes  affligées,  et  l'invite  à  lui  raconter 
sa  peine  ;  elle  ne  change  pas  de  ton  ;  elle  se  sert  toujours  du 
mètre  de  8  syllabes.  —  Le  poète  dans  sa  réponse  garde  la 
même  disposition  d'esprit  et  par  suite  le  même  ton,  il  reprend 
l'alexandrin  et  se  dispose  à  raconter  ses  malheurs.  —  Alors  la 
muse,  qui  ne  veut  que  le  consoler  et  qui  craint  que  le  récit  de 
ses  peines  ne  réveille  sa  colère,  lui  demande  toujours  du  même 
air  et  dans  le  même  ton,  s'il  pourra  parler  avec  calme  et  s'il 
est  vraiment  guéri.  —  Le  poète  la  rassure  ;  il  est  bien  guéri, 
dit-il,  mais  il  s'exprime  toujours  dans  le  même  ton  grave  et 
triste.  —  Enfin  la  muse  termine  cette  sorte  de  prélude  en  lui 
disant  qu'elle  est  prête  à  l'écouter  et  qu'il  n'a  plus  qu'à  parler. 

En  somme  cette  première  partie  est  un  dialogue  oîi  l'atti- 
tude des  deux  personnages  et  leurs  dispositions  d'esprit 
restent  les  mêmes  du  commencement  à  la  fin,  le  poète  mélan- 
colique et  grave,  la  muse  délicatement  empressée  et  affec- 
tueuse. Ils  ont  chacun  leur  ton  et  ne  le  changent  pas. 

Ici  le  poète  commence  son  récit,  non  pas  comme  on  fait  une 
narration  d'un  ton  lent  et  égal,  mais  comme  une  personne  qui 
rêve  en  quelque  sorte,  qui  rappelle  ses  souvenirs  et  les  énonce 
1  un  après  l'autre  à  mesure  qu'ils  se  présentent  à  sa  mémoire, 
d'un  ton  inégal,  un  peu  saccadé  et  en  les  mettant  tous  en 
valeur.  Or,  nous  l'avons  vu,  pour  mettre  en  relief  tous  les 
détails  d'un  développement,  il  faut  changer  de  mètre  à  chaque 
vers,  il  faut  faire  alterner  un  vers  plus  long  et  plus  lent  avec 


ISO  SIROPHES  -LIimES 

un  vers  plus  court  et  plus  vif.  C'est  ce  qu'a  fait  l'auteur  ; 
mais  il  n'a  pas  employé  liambe  qui,  comme  nous  le  savons, 
est  une  combinaison  à  etfet  violent  ;  il  n'y  a  ici  aucune  vio- 
lence :  il  n'y  a  que  de  la  tristesse.  Le  poète  a  parfaitement 
senti  que  l'alternance  du  vers  de  10  syllabes  avec  celui  de  8 
était  celle  qui  convenait  le  mieux. 

La  muse  qui  l'écoute  avec  tendresse  voit  qu'il  évite  les 
souvenirs  heureux  et  que  sa  tristesse  tourne  à  l'aigreur  et  à  la 
rancune  ;  elle  s'empresse  de  l'interrompre  ;  elle  essaie,  toujours 
du  même  ton,  de  le  faire  parler  davantage  de  ses  moments 
heureux,  pour  absorber  son  esprit  dans  des  idées  gaies  et  lui 
faire  oublier  ses  soulîrances. 

Mais  le  poète  ne  se  laisse  pas  persuader  ;  ce  sont  ses 
malheurs  qu'il  veut  raconter.  Cette  fois  c'est  une  véritable 
narration  qu'il  fait  d'un  ton  calme  et  égal,  aussi  reprend-il 
son  mètre  du  début,  l'alexandrin,  dont  la  lenteur  et  la  gravité 
conviennent  à  la  situation.  Au  cours  du  récit  la  note  devient 
plus  aiguë,  à  cause  de  la  violence  des  événements  et  des  sen- 
timents que  l'on  relate;  mais  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que 
le  mètre  change.  L'alexandrin  est  le  mètre  tragique  aussi  bien 
que  cekii  de  la  narration. 

La  muse  qui  sent  que  la  passion  du  poète  renaît  au  récit  de 
ses  malheurs  et  que  sa  blessure  mal  cicatrisée  se  rouvre, 
s'elforce  de  l'apaiser,  toujours  avec  le  même  ton,  avec  celui 
d'un  ami  qui  tâche  de  calmer  une  personne  qui  souffre  et  se 
révolte  contre  la  douleur. 

Mais  comme  il  arrive  trop  souvent,  les  paroles  de  consola- 
tion et  d'apaisement  ne  consolent  ni  n'apaisent,  mais  au 
contraire  accroissent  la  douleur  ou  la  colère.  Le  poète  ne  se 
maîtrise  plus,  et  sa  réponse  n'est  qu'une  suite  d'imprécations 
contre  la  femme  qui  l'a  trahi.  Il  a  pris  pour  l'exprimer  le  vers 
de  7  syllabes  et  ce  choix  est  bien  caractéristique  de  la  part 
d'un  poète  qui  n'a  jamais  employé  ce  mètre  qu'une  autre 
fois  [Le  rideau  de  ma  voisine)  dans  toutes  ses  œuvres.  Ce  vers 
est  merveilleusement  propre  à  exprimer  des  imprécations  ; 
pourquoi?  parce   qu'il   est  par  excellence   dans  notre  versifi- 


«    LE    LAC    »  ISI 

cation  le  vers  boiteux  et  sautillant,  et  qu'il  saccade  les  idées 
qu'on  lui  fait  exprimer.  Le  vers  de  5  syllabes  ne  produit  pas 
du  tout  le  même  effet.  Il  y  a  deux  vers  de  o  syllabes,  l'un  qui 
a  une  coupe  et  l'autre  qui  n'en  a  pas.  Celui  qui  a  une  coupe 
est  généralement  du  type  2  -|-  3  ou  3  -|-  2  ;  il  est  nettement 
boiteux,  mais  comme  il  est  en  même  temps  très  lent,  son 
allure  est  celle  d "un  boiteux  qui  marche  très  lentement,  c'est- 
à-dire  qu'elle  n'est  ni  saccadée  ni  sautillante.  Lorsqu'il  n'a  pas 
de  coupe,  il  n'a  qu'une  mesure  et  il  est  alors  extrêmement 
rapide;  mais  il  n'est  plus  boiteux  ;  quelqu'un  qui  n'a  qu'une 
jambe  ou  (jui  saute  sur  un  pied  ne  boite  pas.  Mais  le  vers  de 
7  syllabes  divisé  comme  ici  par  la  coupe  en  4  -|-  3  ou  3  -|-  4, 
et  quelquefois  en  o  -|-  2  ou  2  -|-  o  est  le  type  parfait  de  la 
boiterie.  Je  me  rappelle  que  quand  j'étais  enfant  (cet  âge  est 
sans  pitié),  il  nous  arrivait  quelquefois,  avec  mes  petits  cama- 
rades, de  poursuivre  une  femme  assez  méchante  et  qui  boitait 
extrêmement  bas,  en  lui  criant  :  ((  4  et  3  sept,  4  et  3  sept  »  ; 
cela  avait  le  don  de  l'exaspérer.  Eh  bien,  notre  vers  boite 
exactement  comme  boitait  cette  femme,  et  comme  il  est 
rapide,  qu'il  court,  forcément  il  sautille  et  son  allure  est 
saccadée. 

Ici  la  muse  1  arrête  et  quitte  absolument  le  ton  qu'elle  avait 
au  commencement  de  la  pièce  ;  elle  prend  le  grand  vers  lent 
et  grave  pour  le  gourmander  et  lui  faire  un  sermon  en  règle. 

Le  sermon  a  produit  son  etTet  :  le  poète  est  complètement 
calmé,  il  oublie  jalousie  et  souffrances,  pardonne  à  son 
ancienne  amante,  et  la  mélancolie  du  commencement  fait  place 
aux  idées  riantes  et  à  la  gaîté.  Le  vers  vif  et  léger  de  8  syl- 
labes vient  naturellement  s'adapter  à  ses  paroles. 

Cette  pièce,  comme  on  le  voit,  est  merveilleusement  réussie, 
mais  assez  compliquée  ;  si  nous  passons  à  l'examen  des  pièces 
qui  sont  proprement  et  nettement  en  strophes,  nous  en  pour- 
rons trouver  de  plus  simples,  mais  également  d'aussi  com- 
pliquées. Le    Lac  de    Lamartine    est    une    des  plus    simples. 

C'est  tout  d'abord  le  poète  qui  parle,  et  il  se  sert  de  strophes 
composées  de  trois  alexandrins  et  d'un  vers  de  0  syllabes  qui 


182  STROPHES    LIBRES 

exprime  en  g-énéral  l'idée  la  plus  importante  de  la  strophe  ou 
du  morceau. 

Puis  il  entend  une  voix  étrange  ;  les  paroles  de  cette  voix 
ne  peuvent  pas  être  dites  du  même  ton  que  les  siennes. 
Gomme  d'autre  part  elles  ont  une  importance  capitale,  étant 
Taboutissement  de  ce  que  le  poète  vient  de  dire  et  le  point  de 
départ  de  ce  qu'il  dira  ensuite,  qu'elles  sont  en  quelque  sorte 
le  centre  et  le  pivot  de  toute  la  pièce,  le  poète  a  choisi,  pour 
les  mettre  en  relief  depuis  le  premier  vers  jusqu'au  dernier, 
l'alternance  continuelle  du  vers  de  12  syllabes  avec  celui  de  6. 

Aussitôt  que  la  voix  s'est  tue,  le  poète  reprend  la  parole  et 
il  s'exprime  de  nouveau  dans  la  même  forme  qu'au  début. 

Il  n'y  a  donc  que  deux  types  de  strophes  dans  ce  morceau. 
Les  pièces  suivantes  sont  plus  variées.  Nous  prendrons  d'abord 
une  pièce  qui  n'a  pas  une  haute  valeur  poétique,  mais  qui  est 
intéressante  et  curieuse  :  c'est  une  œuvre  de  virtuosité.  Les 
Djinns  dans  les  Orientales.  On  part  du  repos  et  du  silence 
pour  arriver  progressivement  à  un  vacarme  infernal,  et  ce 
bruit  épouvantable  s'éloigne  et  petit  à  petit  retombe  à  néant. 
Croissance,  puis  décroissance  de  bruit  et  de  mouvement,  tout 
cela  exprimé  par  le  rythme.  L'auteur  commence  par  le  vers  de 
2  syllabes  pour  arriver  progressivement  au  vers  de  10,  puis 
redescend  graduellement  au  vers  de  2.  La  seconde  moitié 
recouvre  la  première  en  ordre  inverse. 

La  première  strophe  est  en  vers  de  2  syllabes,  c'est-à-dire 
très  lente,  mais  tous  les  mots  y  sont  mis  en  relief  par  la  rime. 
Elle  est  destinée  à  peindre  par  sa  lenteur  et  sa  monotonie  le 
repos  et  le  silence.  La  seconde  strophe  est  en  vers  de  3  syl- 
labes ;  c'est  encore  bien  lent,  mais  pourtant  plus  rapide  :  le  mou- 
vement ou  le  bruit  commence.  La  troisième  strophe  est  en  vers 
de  4  syllabes  à  une  mesure  :  c'est  un  mètre  très  vif.  Le  bruit 
augmente  et  suggère  l'idée  d'un  mouvement  rapide  qui  le  produit 
et  le  rapproche.  Dans  la  quatrième  strophe  le  personnage  qui 
parle  décrit  le  bruit  inégal  qu'il  entend.  11  emploie  un  mètre 
inégal  comme  ce  bruit,  mais  lent  parce  que  tout  en  parlant  il 
écoute  et  apprécie  (5  syllabes  en  deux  mesures).  Dans  la  cin- 


((    LES    DJINNS    »  183 

quièmo  strophe  il  reconnaît  la  cause  de  ce  bruit  et  prend  une 
détermination  relative  à  sa  propre  sécurité  ;  mètre  lent  de  G  syl- 
labes.^'Ge  sont  les  Djinns;  il  les  entend  de  très  près,  il  se 
lîg-ure  même  qu'il  les  voit  et  il  décrit  leur  vol  rapide,  tour- 
billonnant et  sirtlant,  au  moyen  du  mètre  rapide,  boiteux  et 
sautillant  de  7  syllabes.  Les  démons  approchent  toujours.  Il 
les  reconnaît  avec  anxiété  et  songe  précipitamment  aux  pré- 
cautions qu'il  doit  prendre  en  constatant  les  eiîets  de  leur 
passage  sur  sa  demeure.  C'est  l'activité  fébrile  qu'il  déploie 
en  ce  moment  qui  explique  l'emploi  du  vers  rapide  de  8  syl- 
labes ;  c'est  aussi  ce  fait  que  le  mouvement  des  Djinns  lui 
semble  d'autant  plus  rapide  qu'il  est  plus  rapproché.  Il  n'y  a 
pas  de  strophe  en  vers  de  9  syllabes.  Ce  vers  coupé  en  3,  3,  3, 
fournit  un  rythme  berceur  qui  ferait  ici  contresens  ;  mais  en 
le  coupant  autrement,  par  exemple  2,  4,  3,  — 4,  2,  3,  etc., 
le  poète  aurait  pu  obtenir  des  effets  tout  à  fait  conformes  à  la 
situation.  Il  emploie  le  vers  de  10  syllabes.  Le  personnage 
est  à  peu  près  en  sécurité,  tapi  au  fond  de  sa  demeure;  mais 
les  esprits  s'abattent  sur  elle.  Il  écoute  plein  d'angoisse  et 
constate  ce  qu'il  entend  ;  mais  chacun  de  leurs  cris,  chacun 
de  leurs  coups  le  fait  tressaillir.  Ce  sont  ces  tressaillements 
continuels  que  le  poète  a  bien  rendus  par  la  première  mesure 
rapide  du  vers  de  10  syllabes  suivie  de  deux  mesures  lentes. 
Cette  strophe  est  le  point  central  de  la  pièce,  et  le  point 
culminant  du  vacarme  des  Djinns.  Le  malheureux  se  croit 
perdu  et  dans  sa  détresse  il  pousse  vivement  sa  prière  à 
Mahomet,  d'où  l'emploi  du  vers  rapide  de  8  syllabes  ;  il  faut 
noter  qu'en  même  temps  le  bruit  est  moins  violent  et  la  fuite 
rapide  commence.  Les  vers  de  7  syllabes  qui  viennent  ensuite 
peignent  cette  fuite  sautillante  et  saccadée.  Le  personnage  se 
rassure,  se  calme,  d'où  le  mètre  lent  de  6  syllabes  pour  cons- 
tater le  départ  des  démons  et  le  décroissement  du  bruit  qu'ils 
font  en  passant.  Il  entend  encore  des  bruits,  mais  inégaux  et 
discontinus,  d'où  le  mètre  inégal  de  o  syllabes;  ce  mètre  est 
lent,  ce  qui  concorde  avec  l'attitude  attentive  de  l'auditeur  qui 
apprécie   ce    qu'il  entend.    Le   bruit  de   la    troupe  n'est  plus 


18t  STROPHES    LIBRES 

qu'un  sourd  grondement  ;  il  semble  qu'elle  fuit  plus  vite 
parce  que  le  bruit  est  continu,  d'où  le  mètre  très  vif  de  4  syl- 
labes (en  réalité  c'est  Téloignement  qui  empêche  de  distinguer 
les  divers  éléments  du  bourdonnement).  Le  bruit  devient  de 
plus  en  plus  vag-ue  et  semble  à  chaque  instant  prêt  à  s'éteindre, 
d'où  le  mètre  lent  de  3  syllabes  peig-nant  un  bruit  qui  dispa- 
raît comme  il  avait  peint  au  début  un  bruit  qui  naît.  Enfin 
avec  la  dernière  strophe  en  vers  de  2  syllabes,  très  lente, 
nous  retombons  au  silence  et  au  repos. 

Nous  terminerons  par  trois  pièces  d'un  genre  plus  élevé  : 
VOde  à  la  Colonne,  La  prière  pour  fous  et  Napoléon  II,  la 
seconde  empruntée  aux  Feuilles  cFautomnc  et  les  deux  autres 
aux  Chants  du  Crépuscule.  V.  Hugo  a  composé  la  première 
au  moment  où  il  était  question  de  faire  transporter  les  cendres 
de  Napoléon  sous  la  colonne  de  la  place  Vendôme. 

1.  —  La  pièce  débute  par  un  développement  grandiose  sur 
les  origines  de  cette  colonne  de  bronze  et  sur  les  hauts  faits 
qui  ont  motivé  son  érection.  Le  ton  épique,  c'est-à-dire  le 
rythme  de  l'alexandrin  était  tout  indiqué.  Le  poète  adopte  en 
effet  le  vers  de  12  syllabes,  mais  en  l'intercalant,  tous  les 
deux  vers,  d'un  petit  vers  de  6  syllabes  qui  ne  change  pas  le 
rythme^  mais  a  pour  effet  de  donner  à  l'ensemble  plus  de 
relief  et  de  mettre  particulièrement  en  évidence  les  idées 
qu'il  exprime. 

IL  —  Les  députés  ont  ajourné  la  question;  Hugo  d'un  ton 
dégagé  et  ironique  rapporte  leurs  arguments  ou  ceux  qu'il 
leur  prête  ;  le  vers  épique  ne  convient  plus  ;  il  emploie  le  vers 
léger  et  rapide  de  8  syllabes. 

IIL  —  Puis  il  se  mêle  en  quelque  sorte  à  leur  discussion  et 
leur  oppose  l'énumération  de  tous  les  titres  de  Napoléon. 
Pour  accumuler  rapidement  tous  ces  faits,  il  faut  encore  des 
petits  vers  rapides  ;  le  vers  de  8  syllabes  convient  seul,  car 
celui  de  6  a  la  même  lenteur  que  l'alexandrin   et  celui  de  10 


«    ODE    A    LA    COLO-NNE    »  183 

est  à  peine  plus  rapide.  D'autre  part,  un  vers  à  noml)re  impair 
de  syllabes  eût  fait  contresens  par  son  allure  sautillante. 
Aussi  le  poète  g"arde  le  même  mètre. 

IV.  —  Là-dessus  il  continue  son  artrumentation.  En  somme 
c'est  toujours  la  même  discussion,  la  même  délibération  :  le 
ton  ne  chang-e  pas,  même  si  des  idées  différentes  se  succèdent. 
Ce  sont  deux  strophes  de  vers  de  8  syllabes;  dans  la  première 
il  demande  si  l'on  craint  que  le  despotisme  de  nouveau  ne  sur- 
gît et  n  opprimât  la  liberté  ;  dans  la  seconde  il  répond  qu'en 
l'état  actuel  ce  n'est  plus  à  redouter.  Entre  les  deux  se  trouve 
une  strophe  d'un  type  différent,  qui  prépare  la  suivante,  mais 
qui  ne  fait  pas  partie  à  proprement  parler  de  la  discussion  ; 
c'est  en  quelque  sorte  une  parenthèse,  une  réflexion  que  fait  le 
poète  à  part  lui,  qu'il  ne  lance  pas  au  milieu  de  la  délibération, 
mais  qui  l'amène  à  la  strophe  suivante  contenant  le  dernier 
argument  qu'il  énonce.  Dans  cette  strophe  intermédiaire, 
l'auteur  songe  à  la  force  actuelle  de  la  liberté  et  à  la  quiétude 
que  lui  laisse  la  vue  des  trônes  et  des  rois.  Pour  exprimer 
cette  haute  puissance,  Hugo  a  employé  le  vers  épique  dans 
toute  la  strophe,  sauf  lavant-dernier  vers  qui  a  8  syllabes  et 
met  en  relief  une  antithèse  frappante. 

V.  —  La  délibération  supposée  est  finie.  Le  poète  ne 
s'adresse  plus  aux  députés.  Il  s'adresse  à  tout  le  monde  pour 
flageller  ces  avocats  et  dire  quel  eût  été  l'elTet  grandiose  et 
puissant  de  l'exécution  du  projet  exprimé  par  les  pétition- 
naires. Naturellement  il  reprend  pour  cela  le  ton  épique  dans 
des  strophes  construites  comme  celles  du  début  :  2  alexandrins 
à  rimes  plates,  un  hexasyllabe,  puis  2  alexandrins  à  rimes 
plates  et  un  nouvel  hexasyllabe  rimant  avec  le  premier. 

VI.  —  Donc  la  proposition  est  repoussée  :  on  ne  ramènera 
pas  pour  le  moment  les  cendres  du  grand  empereur  sous  sa 
colonne  de  bronze.  Le  poète  alors  se  tourne  vers  ces  cendres 
mêmes  et  s'adresse  à  elles.  11  leur  conseille  la  patience  en  une 
sorte  d  hvnine  vif  et  léyer. 


186  STROPHES    LIBRES 

VII.  —  Puis  il  song-e  à  l'avenir,  il  espère  qu'un  jour  on 
sera  plus  juste,  qu'on  mettra  les  restes  de  Napoléon  où  ils 
doivent  être  et  qu'on  leur  fera  les  funérailles  qu'ils  méritent. 
C'est  sur  cet  espoir  qu'il  termine  et  pour  l'énoncer,  pour  le 
communiquer  au  grand  empereur  il  prend  le  g-rand  alexandrin 
en  strophes  de  (i  vers  dont  le  dernier  est  un  octosyllabe  à 
relief. 

La  prière  pour  tous. 

I.  —  Nous  sommes  au  moment  où  le  jour  vient  de  dispa- 
raître faisant  place  à  la  nuit  et  où  les  petits  enfants  font  leur 
prière  avant  de  s'endormir.  Le  poète  décrit  g-ravement  cette 
heure  crépusculaire  et  envoie  sa  fille  prier.  Il  se  sert,  comme 
il  est  naturel,  du  mètre  grave  et  lent  de  42  syllabes. 

II.  —  Prier  pour  qui  ?  D'abord  pour  sa  mère,  puis  surtout 
pour  son  père  ;  le  poète  donne  les  raisons  de  ce  choix  et  il  les 
expose  gravement  sans  changer  de  mètre. 

III.  —  Après  son  père  et  sa  mère  il  l'engage  à  prier  pour 
tous  ceux  qui  emploient  mal  l'heure  de  la  prière,  pour  tous 
ceux  qui  ne  prient  pas,  pour  tous  ceux  qui  sont  morts  et  par 
conséquent  ne  peuvent  pas  prier  mais  ont  besoin  des  prières 
d'autrui.  Il  y  a  là  une  longue  et  rapide  énumération  ;  et, 
comme  nous  l'avons  vu,  ce  sont  les  vers  vifs  et  en  particulier 
celui  de  8  syllabes  qui  expriment  le  mieux  la  synthèse  et 
l'accumulation  des  faits  et  des  idées  qu'on  énumère  ;  ce  sont 
des  strophes  de  10  vers  de  8  syllabes. 

IV.  —  Parmi  les  morts  pour  lesquels  il  convient  de  prier, 
c'est  aux  parents  tout  d'abord  qu'il  faut  songer,  avix  grands 
parents,  aux  oncles,  aux  aïeux.  Il  n'y  a  plus  ici  une  énumé- 
ration et  une  accumulation  de  personnages  comme  dans  la 
partie  précédente,  mais  il  y  a  en  quelque  sorte  la  description 
de  l'état  de  ces  morts  dans  leur  tombe  ;  aussi  le  poète  reprend 
l'alexandrin  grave  et  lent. 


«    LA    PRIÈRE    POIR    TOUS    ))  187 

V.  —  Là-dessus  il  semble  supposer  que  sa  fille  lui  fait  une 
objection,  qu'elle  lui  demande  pourquoi  ce  n'est  pas  lui  (jui  va 
prier  pour  toutes  ces  personnes.  Il  y  répond  par  une  sorte 
d'hvmne  gracieux  et  lég'er  en  l'honneur  de  la  pureté  et  de  1  in- 
nocence des  enfants,  où  il  montre  que  seuls  les  enfants 
n'ayant  pas  besoin  de  prier  pour  eux-mêmes  peuvent  se  char- 
ger d'autrui.  Il  reprend  pour  cela  le  vers  de  8  syllabes,  mais 
non  plus  comme  plus  haut  en  strophes  de  dix  vers  destinées 
à  accumuler  les  éléments  d'une  énumération  ;  ce  sont  des 
petites  strophes  de  o  vers. 

VI.  —  Puis  l'auteur  revient  au  vers  grave  et  lent  pour 
dire  à  sa  tille  comment  elle  doit  faire  sa  prière,  qu'elle  doit 
la  donner  comme  une  consolation,  comme  une  aumône,  une 
charité,  pour  tous,  pour  Dieu  lui-même. 

Yll,  —  Elle  doit  verser  sa  prière  comme  un  parfum.  Cette 
idée  suggère  au  poète  un  hymne  lyrique  où  il  montre  que  tous 
les  parfums  terrestres,  toutes  les  offrandes  ne  sont  rien  auprès 
de  celle  de  la  prière  d'un  enfant.  Il  emploie  pour  cela  de 
petites  strophes  de  o  vers  en  vers  de  o  syllabes.  L'allure  de 
ces  vers  est  lente  mais  inégale  puisqu'ils  ont  deux  mesures 
dont  lune  est  plus  rapide  que  l'autre  ;  et  la  strophe  tout 
entière  a  aussi  quelque  chose  d'inégal  puisqu'elle  contient  un 
nombre  impair  de  vers  et  que  de  ses  deux  rimes  l'une  est 
répétée  trois  fois.  De  cette  allure  inégale  et  variée  résulte  une 
impression  gracieuse  qui  convient  bien  à  l'idée  exprimée. 

VIII.  —  Là-dessus  l'auteur  nous  dépeint  sa  fille  en  prières 
avec  son  ange  qui  se  tient  auprès  d'elle.  Il  reprend  pour  cela, 
comme  il  sied,  le  long  vers  grave. 

IX.  —  La  pièce  se  termine  par  deux  prières  sous  forme 
d'hymnes.  Ce  sont  les  deux  prières  du  poète  ;  toutes  deux 
sont  graves  et  lentes,  mais  en  des  mètres  différents.  La  pre- 
mière s'adresse  à  sa  fille,  il  l'invite  à  rester  toujours  humble 
et  pieuse,  et  pure  comme  les  lacs  des  montagnes.  Il  se  sert 


188  STROPHES    LIBRES 

pour  cela  d'un  vers  aussi  lent  que  l'alexandrin,  le  vers  de 
6  syllabes  à  deux  mesures,  mais  sa  disposition  en  petites 
strophes  de  S  vers  avec  une  rime  répétée  trois  fois  lui  donne 
une  grâce  particulière. 

X.  —  Pour  la  prière  adressée  à  l'ange  auquel  il  recom- 
mande sa  fdle,  le  ton  s'élève  et  le  vers  devient  plus  ample. 
Ce  sont  des  strophes  de  6  vers  composées  de  deux  alexandrins 
k  rimes  plates  suivis  d'un  hexasyllabe  à  relief,  puis  deux 
alexandrins  à  rimes  plates  suivis  de  nouveau  d'un  hexasyllabe 
qui  rime  avec  le  premier. 

Napoléon  //. 

C'est  en  quelque  sorte  un  fragment  d'épopée,  mais  de 
l'épopée  lyrique.  La  note  dominante  est  bien  le  ton  épique 
et  le  mètre  le  plus  employé  d'alexandrin  ;  mais  tandis  que 
l'épopée  proprement  dite  ne  comporte  que  l'alexandrin  à  rimes 
plates  et  en  séries  indéfinies,  ici  l'alexandrin  est  employé  en 
strophes  et  il  n'}'  a  nulle  part  i  alexandrins  de  suite  à  rime 
plate.  Ce  sont  des  strophes  de  6  vers  dans  lesquelles  le  S*"  et 
le  6*^  riment  toujours  ensemble.  En  outre,  le  6''  vers  ou  bien 
le  3®  et  le  6"  sont  souvent  remplacés  par  des  mètres  d'un 
autre  type  (6  ou  8  syllabes).  Enfin  il  y  a  dans  la  pièce 
quelques  strophes  tout  entières  en  vers  de  8  syllabes.  Voyons 
comment  ces  différents  éléments  sont  répartis  et  adaptés  au 
développement  des  idées.  Dans  la  première  partie  nous  avons 
deux  strophes  qui  alternent  régulièrement  ;  elles  sont  com- 
posées toutes  deux  de  6  vers  ;  dans  la  première,  le  troisième 
et  le  sixième  sont  des  hexasyllabes,  les  autres  vers  étant  des 
alexandrins  ;  dans  la  seconde  d  n'y  a  que  des  alexandrins. 
Cette  espèce  de  ton  épico-lyrique  convient  bien  aux  idées 
développées  :  la  naissance  de  Napoléon  11  attendue  par  le 
monde  entier,  la  puissance  et  l'orgueil  de  son  père.  Dans  ces 
deux  strophes  le  rythme  ne  change  nulle  part  ;  c'est  partout 
le  rythme  épique,  l'allure  épique  ;  mais  l'impression  produite 


c<    NAPOLÉON    II    »  189 

par  ces  deux  strophes  n'est  pas  la  même.  La  première  contient 
deux  vers  à  relief,  les  hexasyllahes,  la  seconde  n'en  contient 
aucun  ;  mais  par  contre  elle  a  beaucoup  plus  dampleur.  On 
remarquera  que  dans  cette  première  partie  les  idées  exprimées 
par  les  vers  de  6  syllabes  méritent  toutes  le  relief  que  ce 
mètre  leur  donne.  Et  d'autre  part  que  dans  les  strophes 
impaires  il  est  plutôt  question  de  l'enfant  ou  d'autres  per- 
sonnes par  rapport  à  lui,  tandis  que  dans  les  strophes  paires, 
plus  amples,  c'est  plutôt  de  son  père  qu'il  s'ag-it,  de  sa  puis- 
sance, de  son  org-ueil,  ou  d'autres  objets,  puissants  aussi  et 
grandioses,  tels  que  le  dôme  des  Invalides  ou  les  monstrueux 
canons  qui  hurlent  à  sa  base. 

Dans  la  seconde  partie  nous  retrouvons  ces  deux  types  de 
strophes,  et  en  outre  des  strophes  en  vers  de  8  syllabes.  Il  est 
curieux  de  voir  comment  ces  diverses  strophes  sont  distri- 
buées. L'idée  est  celle-ci  :  l'avenir  n'est  à  personne,  l'avenir 
est  à  Dieu.  Chacun  des  développements  commence  par  la 
strophe  en  vers  de  8  s^'Uabes.  Nous  avons  vu  dans  la  Prière 
pour  tous  des  strophes  de  ce  mètre  servir  à  accumuler  les 
éléments  d'une  énumération.  Ces  strophes  avaient  10  vers, 
celles-ci  en  ont  12  ;  elles  jouent  exactement  le  même  rôle  et 
produisent  cet  effet  d'accumulation  avec  plus  de  netteté  encore 
parce  qu'elles  contiennent  deux  rimes  qui  sont  répétées  trois 
fois.  Elles  peignent  en  outre  par  leur  vivacité  la  rapidité  de 
la  disparition  des  choses  et  de  la  succession  des  événements. 
Chacune  est  suivie  dune  strophe  plus  g-rave  et  plus  lente  de 
l'un  des  types  de  la  première  partie  qui  reprend,  pour  en 
conclure  le  développement,  la  même  idée  sous  un  autre 
aspect,  moins  impersonnel,  soit  qu'on  nous  montre  l'homme 
directement  en  jeu  comme  dans  la  première,  soit  qu'on  passe 
d'événements  très  généraux  à  ceux  qui  concernent  Napoléon 
lui-même.  Dans  les  deux  cas  le  développement  est  parallèle 
et  la  strophe  qui  le  conclut  est  celle  qui  contient  2  vers  de 
6  syllabes  à  relief.  Dans  le  troisième  développement  l'auteur 
énumère  tous  les  hauts  faits  qu'a  pu  accomplir  Napoléon  et 
y  oppose   linvincible   pouvoir  de   Dieu  ;   pour   cette  dernière 


190  '     STROPHES    LIBRES 

idée  il  faut   la  strophe  la  plus  ample,   celle  qui   ne  contient 
que  des  alexandrins. 

Dans  la  partie  suivante  nous  revenons  à  l'enfant.  Tout  ce 
que  son  père  a  fait  pour  lui,  toute  la  puissance  qu'il  a  déployée 
autour  de  lui,  rien  n'a  pu  le  protég-er.  Il  y  a  bien  ici  encore 
une  énumération  de  faits  nombreux  ;  mais  l'auteur  ne  veut 
pas  insister  sur  la  rapidité  de  leur  succession.  Il  veut  simple- 
ment mettre  en  relief  leur  nombre  et  leur  grandeur.  Aussi  il 
abandonne  le  vers  de  8  syllabes  et  reprend  l'alexandrin.  11 
l'emploie  en  strophes  de  6  vers  dont  le  dernier  est  un  octosyl- 
labe qui  produit  un  relief  extrêmement  puissant,  parce  que 
son  arrivée  constitue  non  seulement  un  changement  de  mètre, 
mais  encore  un  changement  de  rythme  et  la  succession  de  l'un 
des  rythmes  les  plus  rapides  à  l'un  des  plus  lents. 

Dans  la  quatrième  partie  nous  voyons  Napoléon  en  exil, 
triste,  accablé,  oubliant  sa  grande  épopée  pour  songer  à  son 
enfant.  Le  ton  doit  être  aussi  grave,  aussi  noble,  aussi  élevé 
que  possible,  c'est-à-dire  que  l'alexandrin  doit  être  la  note 
dominante.  Mais  la  nature  de  la  pièce  interdit  le  développe- 
ment calme  et  égal  d'un  récit  épique.  Le  cœur  du  poète  a 
des  soubresauts,  des  élans  de  colère  ou  d'admiration,  comme 
celui  de  l'Empereur  a  des  élans  d'amour.  Il  faut  peindre  ces 
mouvements  violents  par  des  vers  qui  produisent  un  relief  et 
un  contraste  puissant,  comme  ceux  de  8  syllabes  isolés  au 
milieu  de  ceux  de  12. 

Nous  avons  trois  fois  de  suite  une  strophe  de  G  alexandrins 
suivie  de  2  strophes  dont  le  3^  et  le  H*^  vers  sont  des  octosyl- 
labes. Si  l'on  voulait  entrer  dans  le  détail,  on  reconnaîtrait 
que  bien  que  ces  deux  types  de  strophes  soient  disposés  dans 
un  ordre  parfaitement  régulier,  comme  un  cadre  artificiel  et 
préétabli,  ce  n'est  pas  au  hasard  que  les  idées  sont  venues 
remplir  tel  moule  ou  tel  autre.  Les  strophes  où  il  y  a  des 
changements  de  mètres  sont  les  seules  qui  comportent  par 
les  idées  exprimées  des  mouvements  violents.  Des  trois  qui 
sont  tout  entières  en  alexandrins,  les  deux  premières  n'ex- 
priment rien  à  quoi  ne  convienne  l'allure  égale  du  récit  épique  ; 


«    NAPOLÉON    II    »  191 

quant  à  la  3"  il  est  bien  vrai  qu'elle  contient  des  idées  absolu- 
ment pareilles  à  celles  qu'on  trouve  dans  les  deux  précédentes, 
qui  ont  des  vers  de  8  syllabes.  Mais  précisément  parce  que 
c'est  la  (in  d'un  même  développement  le  ton  peut  légèrement 
changer  ;  on  a  mis  suffisamment  de  faits  en  relief  dans  les 
deux  strophes  précédentes  pour  qu'il  ne  soit  plus  utile  d'y 
mettre  ici  d'autres  faits  absolument  analogues.  Enfin  l'auteur 
a  besoin  de  se  réserver  les  strophes  à  relief  pour  le  dévelop- 
pement qui  vient  immédiatement  après  et  où  il  va  parler  de 
l'enfant  ;  il  a  absolument  le  droit  de  changer  la  forme  de  sa 
strophe  en  vue  d'un  effet  à  venir,  de  même  que  nous  avons 
vu  souvent  La  Fontaine  changer  de  mètre  non  pas  pour  pro- 
duire un  effet  dans  le  vers  même  qui  constitue  le  changement, 
mais  pour  s'en  réserver  un  dans  le  suivant. 

Le  développement  suivant  n'est  que  grave  et  mélancolique. 
Il  ne  comporte  plus  de  mouvements  violents  ;  aussi  n'y  a-t-il 
pas  changement  de  rythme.  Il  y  a  des  changements  de  mètres 
qui  mettent  certaines  idées  en  relief,  mais  sans  violence,  et 
l'allure  des  deux  strophes  qui  composent  ce  morceau  reste 
toujours  la  même. 

Pour  terminer  le  poète  se  met  en  quelque  sorte  personnel- 
lement en  scène,  parle  en  son  nom  et  nous  expose  des  consi- 
dérations lyriques  sur  les  révolutions  et  la  disparition  des 
choses.  Le  vers  épique  ne  convient  plus  ;  Hugo  reprend  sa 
strophe  de  12  vers  de  8  syllabes. 


DEUXIÈME   PARTIE 


LES   SONS 

CONSIDÉRÉS   COMME   MOYENS   D'EXPRESSION 


«  La  versification  peut  se  définir  :  l'art 
de    faire    bénéficier   le    plus    possible    le 
langage    des    qualités    agréables   et   émi- 
nemment expressives  du  son  ». 
(Sully  Prudhomme, 
Réflexions  sur  Varl  des  vers]. 


M.  GuAMMuNT.  —  Le  vers  français.  13 


On  a  de  tout  temps  sig-nalé  chez  les  poètes  des  vers  faisant 
onomatopée,  c'est-à-dire  dans  lesquels  les  auteurs  avaient 
essayé  de  peindre  certains  bruits,  d'en  donner  à  l'oreille  Tim- 
pression  par  les  sons  des  mots  qu'ils  avaient  employés.  C  est 
ce  qu'on  appelle  Y  harmonie  iniitafive.  L'existence  de  vers  de 
ce  genre,  qu'on  les  blâme  ou  qu'on  les  admire,  est  incontes- 
table et  incontestée.  Mais  ils  sont  en  fort  petit  nombre  et  ce 
n'est  pas  sur  eux  que  nous  avons  l'intention  d'insister  parti- 
culièrement ;  nous  n'aurions  pas  grand'chose  à  en  dire  qui  ne 
soit  connu.  L'harmonie  imitative  ne  fait  que  reproduire  des 
bruits  ou  d'une  manière  plus  générale  des  phénomènes  phy- 
siques. Or  il  est  relativement  rare  qu'un  poète  ait  à  exposer 
ces  sortes  de  choses  ;  le  plus  souvent  il  raconte  des  événe- 
ments, exprime  des  sentiments  ou  développe  des  idées 
abstraites.  Quel  est  le  son  dune  idée  abstraite  ou  d'un  senti- 
ment ?  Par  quelles  voyelles  ou  par  quelles  consonnes  le  poète 
peut-il  les  peindre  ?  La  question  même  semble  absurde.  Elle 
ne  l'est  pas.  Nous  nous  proposons  précisément  de  montrer  par 
une  étude  minutieuse  des  chefs-d'œuvre  de  nos  plus  grands 
poètes  qu'ils  ont  presque  toujours  cherché  à  établir  un  certain 
rapport  entre  les  sons  des  mots  dont  ils  se  servaient  et  les 
idées  qu'ils  exprimaient,  qu'ils  ont  essayé  de  les  peindre,  si 
abstraites  fussent-elles,  et  que  la  poésie  descriptive  n'est  pas 
une  chose  exceptionnelle  et  à  part,  distincte  de  la  poésie. 

On  peut  peindre  une  idée  par  des  sons  :  cliacun  sait  (ju'on 
le  fait  en  musique,  et  la  poésie,  sans  être  de  la  musique,  est, 
comme  nous  le  verrons  plus  loin,  dans  une  certaine  mesure 
une  musique  ;  les  voyelles  sont  des  sortes  de  notes. 

Notre  cerveau  continuellement  associe  et  compare  ;  il  classe 
les  idées,  les  met  par  groupes  et  range  dans  le  même  groupe 
des  concepts  purement  intellectuels  avec  des  impressions  qui 
lui  sont  fournies  par  l'ouïe,  par  la  vue,  par  le  goût,  par  l'odorat, 
par  le  toucher.  Il  en  résulte  que  les  idées  les  plus  abstraites  sont 


196  LES    SONS    EiN    GÉNÉRAL 

presque  toujours  associées  à  des  idées  de  couleur,  de  son, 
d'odeur,  de  sécheresse,  de  dureté,  de  mollesse.  On  dit  cou- 
ramment dans  le  langage  le  plus  ordinaire  :  des  idées  graves, 
légères,  des  idées  sombres,  troubles,  noires,  grises,  ou  au 
contraire  des  idées  lumineuses,  claires,  étincelantes,  des  idées 
larges,  étroites,  des  idées  élevées,  profondes,  des  pensées 
douces,  amères,  insipides,  on  dit  de  quelqu'un  qu'il  broie  du 
noir,  qu'il  a  le  cœur  léger.  Quand  on  dit  :  des  idées  sombres, 
c'est  une  comparaison  ;  il  est  évident  que  les  idées  n'ont  pas 
de  couleur  par  elks-mêmes,  mais  cette  comparaison  est  parfai- 
tement claire  et  intelligible  grâce  à  une  série  d'associations. 
Enoncer  cette  comparaison  sans  dire  que  l'on  fait  une  compa- 
raison, c'est  traduire  ;  nous  traduisons  une  impression  intel- 
lectuelle en  une  impression  visuelle.  Si  la  traduction  est  bien 
faite  l'idée  n'aura  en  rien  perdu  de  sa  clarté,  pas  plus  qu'une 
phrase  française  traduite  en  allemand.  Une  fois  notre  phrase 
française  traduite  en  allemand  nous  pouvons  la  traduire  en 
russe  ou  en  toute  autre  langue  sans  que  l'idée  soit  en  rien 
modifiée,  pourvu  que  notre  traduction  soit  exacte.  On  peut  de 
même  traduire  une  impression  visuelle  en  une  impression 
audible.  Le  langage  ordinaire  nous  fournit  les  premiers  élé- 
ments d'une  traduction  en  impressions  audibles  de  celles  qui 
nous  sont  données  par  les  autres  sens  :  il  distingue  des  sons 
clairs,  des  sons  graves,  des  sons  aigus,  des  sons  éclatants, 
des  sons  secs,  des  sons  mous,  des  sons  doux,  des  sons  aigres, 
des  sons  durs,  etc.  Il  est  évident  qu'une  idée  grave  pourra 
être  traduite  par  des  sons  graves,  une  idée  douce  par  des  sons 
doux,  c'est-à-dire  que  pour  produire  l'impression  qu'il  cherche 
le  poète  pourra  accumuler  dans  ses  vers  des  mots  contenant 
tantôt  des  sons  graves,  tantôt  des  sons  doux,  ou  d'autres 
encore.  Les  répétitions  de  voyelles  sont  connues  sous  le  nom 
d'assonances  et  les  répétitions  de  consonnes  sous  celui  d'alli- 
térations. 

Il  ne  s'agit  pas  pour  nous  d'échafauder  une  théorie  indi- 
quant aux  poètes  ce  qu'ils  pourraient  faire  ;  nous  voulons 
simplement  étudier  ce  qu'ils  ont  fait.  Les   règles  d'un  art  ne 


ASSONANCES   ET    ALLITÉRATIONS  197 

peuvent  pas  être  formulées  arl)itrairemeiit  ;  elles  ressortent  de 
l'examen  des  chefs-d'œuvre,  elles  ne  les  suscitent  pas. 
Comme  l'a  dit  M.  Saint-Saëns  [Harmonie  cl  mélodie,  5"  édit., 
p.  XX vu),  c'est  une  illusion  «  de  croire  que  la  critique  peut 
diriger  l'art.  La  critique  analyse,  la  critique  dissèque.  Le 
passé,  le  présent  lui  appartiennent.  L'avenir,  jamais  »,  Mais 
il  suilit  d'examiner  une  page  d'un  poète  pour  remarquer  qu'en 
dehors  des  vers  cités  dès  longtemps  comme  exemples  d'har- 
monie imitative,  elle  est  pleine  d'assonances  et  d'allitérations. 
Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  ce  phénomène  a  été  remarqué, 
mais  il  a  été  interprété  diversement.  D'après  certains  ces 
répétitions  de  sons  seraient  voulues,  intentionnelles  ;  d'après 
d'autres  elles  seraient  l'effet  d'un  pur  hasard,  et  la  simple 
juxtaposition  des  mots  destinés  à  exprimer  une  idée  les  pro- 
duirait d'elle-même  à  l'insu  ou  même  contre  la  volonté  du 
poète.  D'aucuns  prétendent  que  là  où  elles  se  rencontrent  elles 
sont  des  fautes  de  goût,  des  taches,  des  négligences  ;  selon 
d'autres,  ce  sont  elles  qui  font  la  qualité  et  le  charme  des 
bons  vers.  «  Ce  sont  ces  détails,  disait  un  connaisseur 
(Th.  Gautier  dans  son  étude  sur  Charles  Baudelaire),  qui 
rendent  les  vers  bons  ou  mauvais  et  font  qu  on  est  ou  qu'on 
n'est  pas  poète  ».  Diderot  exprimait  avec  un  jDeu  plus  de 
développement  dans  son  «  Salon  »  de  1767  une  idée  analogue 
sur  ce  qui  constitue  la  beauté  des  vers  :  «  C'est  un  choix  parti- 
culier d'expressions  ;  c'est  une  certaine  distinction  de  syllabes 
longues  ou  brèves,  dures  ou  douces,  sourdes  ou  aigres,  légères 
ou  pesantes,  lentes  ou  rapides,  plaintives  ou  gaies,  ou  un 
enchaînement  de  petites  onomatopées  analogues  aux  idées 
qu'on  a  et  dont  on  est  fortement  occupé,  aux  sensations  qu'on 
ressent  et  qu'on  v«ut  exciter  ;  aux  phénomènes  dont  on  cherche 
à  rendre  les  accidents  ;  aux  passions  qu'on  éprouve  et  au  cri 
animal  qu'elles  arracheraient  ;  à  la  nature,  au  caractère,  au 
mouvement  des  actions  qu'on  se  propose  de  rendre  ;  et  cet 
art  là  n'est  pas  plus  de  convention  que  les  effets  de  la  lumière 
et  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel  ;  il  ne  se  prend  point  ;  il  ne  se 
communique  point  ;  il  peut  seulement  se  perfectionner.  11  est 


198  LES    SONS    E^    GÉNÉKAL 

inspiré  par  un  goût  naturel,  par  la  mobilité  de  l'àme,  par  la 
sensibilité.  C'est  l'image  même  de  lame  rendue  par  les 
inflexions  de  la  voix,  les  nuances  successives,  les  passages, 
les  tons  d'un  discoiu\s  accéléré,  ralenti,  éclatant,  étouffé, 
tempéré  en  cent  manières...  Sans  ce  mérite,  un  poète  ne  vaut 
presque  pas  la  peine  d'être  lu,  il  est  sans  couleur  ». 

M.  d'Eichtal  n'est  pas  moins  alTirmatif  :  «  Il  n'est  pas  de 
vers  français  bien  frappé  qui,  en  dehors  de  ses  autres  qualités 
dues  à  la  pensée,  k  l'image,  à  l'expression,  au  nombre,  ne 
contienne  de  ces  rappels  (allitérations  et  assonances),  plus  ou 
moins  fréquents,  plus  ou  moins  saillants,  et  il  suffît  d'ouvrir 
un  poète  classique  ou  moderne  qui  ait  survécu  pour  en  trou- 
ver des  exemples  à  chaque  ligne.  Une  analyse  un  peu  atten- 
tive permet  de  constater  que  ces  effets  dits  autrefois  «  d'har- 
monie imitative  »,  et  qu'on  considérait  comme  exceptionnel- 
lement usités,  lorsque  le  poète  voulait  réaliser  une  sonorité 
particulière,  sont  très  généraux,  très  répandus,  et  constituent 
l'élément  principal  de  Y  euphonie  de  nos  vers  »  [Du  rythme 
dans  la  versification  française,  p.  47  et  suiv.). 

Alfred  de  Musset  avait  dit,  sans  développer  sa  pensée  : 
<(  Dans  tout  vers  remarquable  d'un  vrai  poète,  il  y  a  deux  ou 
trois  fois  plus  que  ce  qui  est  dit  ;  c'est  au  lecteur  à  suppléer 
le  reste  selon  ses  idées,  sa  force,  ses  goûts  ».  11  n'entendait 
pas  par  là  que  c'est  le  lecteur  qui  rend  les  vers  bons  par  ce 
qu'il  y  supplée  ;  sans  quoi  il  n'y  aurait  pas  de  bons  ou  de 
mauvais  vers,  il  n'y  aurait  que  de  bons  ou  de  mauvais  lecteurs, 
de  bons  ou  de  mauvais  auditeurs.  Musset  a  pris  la  précaution 
de  dire  «  Dans  tout  vers  remarquable  d'un  vrai  poète  »,  c'est- 
à-dire  que  le  lecteur  ne  supplée  à  ce  qu'a  dit  expressément 
le  poète  qu'à  condition  que  ce  dernier  ait  «rempli  son  vers 
à'indicatio  s  qui  guident  le  lecteur  ;  et  c'est  précisément 
parce  que  les  effets  et  les  impressions  ne  sont  qu'indiquées 
que  le  A^ers  est  bon  ;  si  le  poète  avait  tout  dit  ses  vers 
seraient  plats  et  ennuyeux.  C'est  ce  qu'a  développé  un  autre 
poète,  Th.  de  Banville,  dans  le  passage  suivant  : 

«   Ce  n'est  pas  en  décrivant  les  objets  sous  leurs  aspects 


LES    SUGGESTIONS 


199 


les  plus  divers  et  dans  le  moindre  détail  que  le  poète  les  fait 
valoir  ;  ce  n'est  pas  en  exprimant  les  idées  in  extenso  et  dans 
leur  ordre  logique  qu'il  les  communique  k  ses  auditeurs  ; 
mais  il  suscite  dans  leur  esprit  ces  images  ou  ces  idées,  et 
pour  les  susciter  il  lui  suffit  d'un  mot.  De  même,  au  moyen 
d'une  touche  juste,  le  peintre  suscite  dans  la  pensée  du  spec- 
tateur ridée  du  feuillage  de  hêtre  ou  du  feuillage  de  chêne  ; 
cependant,  vous  pouvez  approcher  du  tableau  et  le  scruter 
attentivement,  le  peintre  n'a  représenté  en  ell'et  ni  le  contour 
ni  la  structure  des  feuilles  de  hêtre  ou  de  chêne  ;  c'est  dans 
notre  esprit  que  se  peint  cette  image,  parce  que  le  peintre  l'a 
voulu.  Ainsi  le  poète  ». 

Toutes  ces  opinions  ont  leur  valeur,  mais  elles  restent  à 
l'état  de  jugements  généraux  ;  elles  ne  touchent  pas  aux  faits. 
Becq  de  Fouquières  a  essaj^é  dans  son  remarquable  Traité  de 
versification  d'entrer  dans  le  détail  de  la  question  ;  il  y  a 
consacré  deux  chapitres,  l'un  sur  V assonance  et  l'autre  sur 
\  allitération^  qu'il  a  nourris  de  remarques  fines  et  judicieuses 
(voy.,  par  exemple,  le  commentaire  des  paroles  d'Oenone, 
p.  260-263)  ;  malheureusement  elles  sont  entremêlées  de  subti- 
lités qui  vont  parfois  jusqu'à  l'erreur,  et  le  tout  est  mal  pré- 
senté ;  en  sorte  que  pour  comprendre,  il  est  nécessaire  d'en 
savoir  plus  long  que  l'auteur  n'en  dit  et  de  voir  au  delà.  Ce 
sont  des  observations  isolées,  qu'aucun  principe  général  ne 
réunit  et  qui  parfois  semblent  se  contredire.  11  aurait  fallu 
entrer  dans  de  plus  longs  développements  et  partir  de  notions 
sur  la  nature  et  la  valeur  des  sons  que  Becq  de  Fouquières 
ignorait  sans  doute. 

Aussi  s'est-on  généralement  élevé  contre  les  idées  que 
l'auteur  a  exprimées  à  ce  sujet.  M.  Combarieu,  dans  un  livre 
intitulé  Les  rapports  de  la  musique  et  de  la  poésie,  l'a  fait  avec 
violence.  S'occupant  d'abord  de  la  question  en  général,  il 
déclare  que  les  répétitions  de  sons  appartiennent  en  propre 
aux  langues  primitives,  qu'elles  sont  une  marque  de  barbarie 
et  que  dans  une  langue  et  une  littérature  comme  les  nôtres 
elles  ne  peuvent  être  considérées  que  comme  des  cacophonies 


200  LES    SONS    EN    GÉNÉRAL 

malheureuses  et  des  puérilités.  Sans  doute  les  allitérations 
d'Ennius  sont  en  général  peu  artistiques  et  quelques-unes 
seraient  peut-être  déplacées  ailleurs  que  dans  une  littérature 
qui  débute.  Celles-ci  de  Verlaine  décrivant  une  belle  femme 
ne  produisent  qu'une  horrible  cacophonie  : 

Ton  cher  C07-ps  rare,  harmonieux... 

Cet  autre  vers  de  l'école  décadente  : 

Une  suprême  opale,  opaline  el  pâlie... 

n'est  que  puéril.  Mais  là  n'est  pas  la  question  ;  il  s'agit  des 
répétitions  et  rappels  de  sons  dont  nos  plus  grands  poètes, 
nos  artistes  les  plus  raffinés  ont  discrètement  émaillé  leurs 
meilleures  pièces.  On  ne  peut  pas  juger  une  théorie  sur 
quelques  exemples  détestables  choisis  arbitrairement  ;  il  faut 
avant  de  se  prononcer  prendre  les  plus  belles  pages  de  nos 
poètes  et  les  passer  au  crible  pour  voir  si  elles  laisseront 
quelque  chose  en  faveur  de  telle  ou  telle  opinion. 

Quand  il  s'en  prend  aux  idées  de  Becq  de  Fouquières  voici 
de  quelle  manière  argumente  M.  Combarieu  ;  il  cite  des  vers 
«  où  l'allitération  de  Y  m  est  associée  à  l'expression  de  l'énergie, 
de  la  terreur,  de  la  vengeance,  de  la  soullVance  »,  d'autres  où 
«  les  sifflantes  sont  associées  à  lexpression  des  idées  les  plus 
opposées  :  honte,  fierté,  menace,  prière,  estime,  mépris,  cha- 
leur, froideur,  colère,  pitié,  bruit,  silence,  mouvement,  rejDOS  ». 
Il  en  conclut  que  si  un  même  phonème  peut  exprimer  des 
idées  si  différentes  les  unes  des  autres,  c'est  qu'en  réalité  il 
n'exprime  rien  du  tout,  et  que  c'est  nous  qui  lui  attribuons 
un  pouvoir  qu'il  n'a  pas.  Cette  façon  de  raisonner  a  du  moins 
le  mérite  d'être  originale  ;  elle  revient  à  dire,  pour  prendre 
un  autre  exemple  où  il  s'agit  également  de  sons  du  langage, 
que  si  le  mot  français  fô  exprime  aussi  bien  la  nécessité  : 
//  faut  partir,  que  le  manque  :  le  cœur  me  faut,  ou  s'applique 
à  ce  qui  est  contraire  à  la  vérité  :  cest  faux,  ou  bien  désigne 


NOMBRE    LIMITÉ    DES    MOYENS    d'kXPUESSION  201 

un  instrument  tranchant  :  une  faux,  c'est  qu'en  réalité  il  ne 
sig'nifie  rien  et  qu'il  ne  doit  ces  valeurs  diverses  qu'aux  géné- 
rosités de  notre  imagination.  On  nous  objecterait  peut-être' 
que  ce  mot  fé  ne  remonte  pas  à  la  même  origine  dans  les 
différents  cas  ;  mais  les  m  et  les  s  que  considère  M.  Comba- 
rieu  ne  remontent  pas  non  plus  tous  à  la  même  origine. 

M.  Combarieu  paraît  oublier  d'ailleurs  qu'il  a  dit  lui-même, 
p.  51  :  «  Le  même  cri  peut  exprimer  la  peur,  la  colère,  la 
surprise,  le  désespoir,  la  haine.  Le  même  soupir  peut  être 
celui  d'un  malheureux  vaincu  par  la  douleur,  d'un  épicurien 
abîmé  dans  la  volupté,  d'un  saint  en  extase,  d'un  fou,  d'un 
malade  qui  renaît  à  l'espérance,  d'un  agonisant...  ».  Ne  serait- 
ce  pas  que  le  nombre  des  nuances  d'idées  à  exprimer  est 
illimité  tandis  que  celui  des  moyens  d'expression  est  extrême- 
ment restreint  ?  Est-ce  qu'un  peintre  qui  aura  peint  la  Médi- 
terranée en  bleu  n'aura  pas  le  droit  de  se  servir  de  la  même 
couleur  pour  un  ciel?  «  L'or  est  jaune,  disait  Diderot,  la  soie 
est  jaune,  le  souci  est  jaune,  la  bile  est  jaune,  la  lumière  est 
jaune,  la  paille  est  jaune...  ».  M.  Combarieu  nous  répondrait 
certainement  que  la  peinture  n'est  pas  la  poésie,  ce  que  nous 
ne  saurions  contester,  et  il  ajouterait  avec  Aubertin  qui  n'est 
ici  que  son  interprète  :  «  Se  figure-t-on  un  génie  inspiré,  une 
âme  saisie  démotion  et  d'enthousiasme,  débordant  de  passion 
et  d'éloquence,  qui  se  consumerait  dans  ce  labeur  philolo- 
gique, à  peser  la  valeur  propre  ou  combinée  des  dentales,  des 
gutturales  et  des  sifflantes,  à  concerter  aux  endroits  sublimes 
ou  pathétiques,  des  échos  de  voyelles  et  des  rappels  de  sono- 
rités ?  »  ;  ce  qui  signifie  en  définitive  que  le  poète  ne  soigne 
la  forme  que  lorsqu'il  n'a  rien  à  dire,  et  l'on  ne  voit  pas 
pourquoi,  lorsqu'il  déborde  d'idées,  il  prend  la  peine  de  rimer, 
de  césurer,  de  versifier,  au  lieu  d'écrire  tout  bonnement  en 
prose.  Avec  une  telle  théorie  on  est  obligé  de  proclamer  que 
ce  vers  de  Racine  : 

Pour  qui  sont  ces  serpents  qui  sifflent  sur  vos  têtes, 

est  le  plus  mauvais  que  ce  poète  ait  jamais  fait  (^ Clair  Tisseur, 


202  LES    SONS    EN    GÉNÉRAL 

p.  268)  et  Ton  concentre  toute  son  admiration  sur  celui-ci  de 
La  Fontaine  : 

L'onde  étoit  transparente  ainsi  qu'aux  plus  Idéaux  jours 

(Gombarieu,  p.  372).  Nous  ne  pensons  pas  que  quelqu'un 
puisse  admirer  plus  que  nous  et  placer  plus  haut  le  génie  de 
La  Fontaine,  mais  il  faut  bien  reconnaître  que  dans  ce  vers 
<(  d'un  art  merveilleux  )>,  en  laissant  de  côté  le  premier  hémis- 
tiche qui  est  très  discutable,  le  second  n'est  qu'une  cheville 
banale  et  malvenue,  appelée  par  la  rime  du  vers  suivant  : 

Ma  commère  la  carpe  y  faisoit  mille  tours. 

M.  Gombarieu  reconnaît  pourtant  l'existence  d'un  moyen 
d'expression,  le  rythme,  et  il  cite  un  vers  latin  bien  connu  : 

Quadrupedante  putreni  soaitu  quatit  ungula  campum, 

où  «  cinq  dactyles  qui  précipitent  le  mouvement  du  vers 
peignent  le  galop  d'une  troupe  de  cavaliers  ».  Pourquoi 
prendre  son  exemple,  alors  qu'il  n'en  manque  pas  en  français, 
dans  une  langue  morte,  dont  nous  ne  connaissons  pas  avec 
exactitude,  dit-il,  la  prononciation,  et  dont  nous  ignorons, 
pourrait-il  ajouter,  comment  se  lisaient  les  vers?  Quoi  qu'il  en 
soit  nous  lui  répondrons  par  le  genre  d'arguments  qu'il  pré- 
fère :  est-ce  que  le  30''  vers  des  Géorgiques,  qui  est  rythmé 
de  la  même  manière,  peint  le  galop  d'une  troupe  de  cavaliers  : 

Numina  sola  colant,  tibi  seruiat  ultima  Thule  ? 

En  réalité  le  rythme  joue  un  rôle  considérable  dans  la  valeur 
expressive  du  vers  cité  par  M.  Gombarieu,  mais  celui  des 
allitérations,  qu'il  n'y  a  pas  vu,  n'est  pas  moindre. 

Ailleurs,    p.    263,    M.    Gombarieu  toujours    à   propos    du 


ONOMATOPÉES  203 

rythme,  signale  des  effets  dus  à  la  suppression  du  temps 
marqué  à  la  6'"  syllabe  dans  les  vers  de  12.  Ses  observations 
n'ont  rien  qui  soit  particulièrement  séduisant,  mais  ce  qui  est 
remarquable  c'est  qu'elles  sont  bien  dans  la  méthode  qu'il 
critique  chez  les  autres  ;  elles  vont  même  au  delà.  Ainsi  cette 
suppression  donne  l'impression  :  1°  «  de  la  g-randeur  »  ;  2"  «  de 
coups  de  hache  taillant  im  rocher  à  pic  »  ;  3"  «  de  la  conti- 
nuité »  ;  4°  «  de  la  force  triomphante  »  ;  5°  «  d'une  adhérence 
étroite  »  ;  6"  «  de  l'abandon,  de  la  nonchalance  »  ;  7°  «  d'un 
ensemble  qui  se  détend  et  se  disloque  ». 

Pour  nous,  afin  d'écarter  par  avance  le  reproche  d'attribuer 
à  tel  son  telle  valeur  expressive,  telle  signification  parce 
qu'il  apparaît  plusieurs  fois  dans  un  vers  qui  contient  une 
idée  dont  s'accommoderait  cette  signification,  nous  ne  pren- 
drons pas  les  vers  pour  point  de  départ  de  notre  démonstra- 
tion, nous  y  aboutirons.  Nous  déterminerons  la  valeur  expres- 
sive des  sons  par  des  considérations  étrangères  aux  vers  dans 
lesquels  ils  peuvent  être  employés,  et  relatives  à  la  nature 
même  de  ces  sons,  et  les  vers  ne  viendront  qu'après,  comme 
des  exemples  destinés  à  illustrer  la  théorie. 

Et  tout  d'abord  voyons  comment  les  sons  se  comportent 
dans  les  mots  expressifs.  11  faut  mettre  dans  une  classe  à  part 
les  mots  qui  sont  proprement  des  onomatopées,  c  est-à-dire 
des  imitations  ou  des  reproductions  plus  ou  moins  exactes  de 
bruits,  de  cris  existant  dans  la  nature.  Tel  est  le  nom  de 
Toiseau  coucou  qui  reproduit  approximativement  le  cri  de 
cet  animal  ;  coasser  qui  désigne  le  cri  de  la  grenouille,  le 
reproduit  aussi  à  peu  près  ;  cri-cri  est  le  nom  familier  du 
grillon  dont  il  imite  le  cri  ;  glouglou  désigne  le  bruit  que  fait 
un  liquide  en  s'écoulant  par  saccades  du  goulot  d'une  bou- 
teille ;  le  même  mot  désigne  aussi  le  cri  du  dindon  qui  diffère 
notablement  du  bruit  produit  par  un  liquide,  d'où  il  apparaît 
clairement  que  ces  imitations,  tout  onomatopéiques  qu'elles 
soient,  ne  sont  qu'approximatives  ;  tic-tac  est  une  onomatopée 
désignant  le  bruit  que  fait  le  balancier  d'une  pendule.  Si  l'on 
se  met  en  face  d'un  balancier  et  qu'on  l'écoute  en  commen- 


204  LES    SONS    EN    GÉNÉRAL 

çant  au  moment  où  il  bat  à  gauche  on  entend  tic-tac,  tic-tac  ; 
si  l'on  cesse  d'écouter  et  que  l'on  recommence  au  moment  où 
il  bat  à  droite  il  semble  que  l'on  doit  entendre  tac-tic,  tac-tic. 
Il  n'en  est  rien  :  le  balancier  fait  toujours  tic-tac,  tic-tac,  ce 
qui  montre  bien  que  par  ce  mot  tic-tac  nous  ne  reproduisons 
pas  exactement  le  bruit  du  balancier  ;  nous  croyons  entendre 
tic-tac  parce  que  c'est  ce  que  nous  nous  attendons  à  entendre, 
et  si  nous  essayons  de  changer  l'ordre  pour  entendre  tac-tic 
nous  entendons  encore  tic-tac,  parce  que  la  force  de  l'habitude 
l'emporte  sur  notre  oreille.  Et  pourtant  tic-tac  est  une  excel- 
lente onomatopée  ;  le  balancier  fait  entendre  en  réalité  deux 
petits  bruits  secs  qui  forcément  diffèrent  un  peu  l'un  de 
l'autre  ;  c'est  cette  différence  qui  est  indiquée  par  la  modula- 
tion que  produisent  les  deux  voyelles  i  et  a.  La  répétition  de 
ces  deux  syllabes  analogues  qui  commencent  et  finissent  de 
même  marque  que  le  bruit  est  répété.  Les  deux  voyelles, 
extrêmement  brèves  et  sèches,  peignent  un  bruit  bref  et  sec. 
Cette  qualité  est  encore  accentuée  par  les  deux  occlusives 
sourdes  qui  ouvrent  et  ferment  chaque  syllabe.  C'est  donc  une 
onomatopée  parfaite,  mais  ce  n'est  pas  une  reproduction  exacte 
des  bruits  qu'elle  imite. 

La  plupart  des  onomatopées  sont  beaucoiqj  moins  exactes. 
Craquer,  claquer,  fracas,  ail.  klatschen,  klappeii,  klappeni, 
krachen,  knarren,  knallcn,  knacken,  contiennent  tous  deux 
éléments  communs  :  une  même  occlusive  sourde  k,  c,  q,  con- 
sonne momentanée,  dure  et  sèche,  et  une  voyelle  éclatante 
a  que  sa  brièveté  rend  sèche.  Tous  ces  mots  réunissent  les 
conditions  nécessaires  pour  peindre  un  bruit  sec  et  éclatant, 
les  différentes  nuances  de  leur  signification  étant  déterminées 
par  la  présence  dans  ces  mots  d'un  /■,  d'un  /,  ou  d'un  ii. 

Le  mot  cri  contient  un  c  comme  les  exemples  précédents 
et  un  r  comme  quelques-uns  d'entre  eux,  mais  sa  voyelle,  si 
elle  est  brève  et  sèche  comme  l'a,  n'est  plus  éclatante  comme 
lui,  elle  est  aiguë  ;  il  n'y  a  plus  rien  ici  qui  éclate,  il  y  a 
quelque  chose  qui  mord  et  à  l'occasion  qui  grince. 

Dans  tous  les  mots  qui  expriment   des   bruits   aigus  nous 


MOTS    EXPRESSIFS  205 

avons  des  voyelles  aiguës  comme  dans  le  mot  aifjii  kii-même  : 
cliquetis  en  est  un  exemple,  ail.  klirren  en  est  un  autre.  Cli- 
quet ne  ditfèi'e  de  claquet  que  par  cette  nuance,  par  sa  voyelle 
aii^-uë  au  lieu  d'éclatante,  et  cela  suffît  pour  distinguer  les 
bruits  ([ue  rendent  ces  deux  objets  dont  le  premier  est  en 
métal  et  le  second  en  bois. 

Les  mots  qui  expriment  un  grincement^  un  bruit  aigre  con- 
tiennent tous  un  /'  et  une  voyelle  claire  ou  aiguë  comme  les 
mots  aigre  et  grincer  eux-mêmes  :  tels  ail.  knirren  «  grincer 
(en  parlant  d'une  porte)  »,  ail.  kritzeln  «  cracher  (en  parlant 
d'une  plume),  gratter  avec  une  épingle  sur  un  carreau  », 
knirschen  «  grincer  (des  dents)  »,  fr.  crisser  «  grincer  des 
dents  ». 

Les  mots  qui  expriment  des  bruits  sourds  contiennent  des 
voyelles  sombres  :  fr.  gronder,  ail.  knurren  «  gronder  », 
raiique,  ronfler,  ronron,  bourdon. 

Les  qualités  expressives  des  consonnes  ne  sont  pas  moindres 
que  celles  des  voyelles,  et  le  plus  souvent  les  deux  catégories 
de  phonèmes  combinent  leurs  ell'ets  dans  le  même  mot.  Siffler 
grâce  à  ses  deux  spirantes  s  et  f  peint  un  souffle  et  Vi  nous 
indique  que  ce  souffle  est  acompagné  d'un  bruit  aigu.  Dans  le 
mot  souffle  il  y  a  les  mêmes  éléments  consonantiques,  mais  la 
voyelle  sombre  indique  un  bruit  sourd  ou  à  peine  audible,  en 
tout  cas  pas  aigu.  C'est  la  nuance  du  son  que  le  souffle  pro- 
duirait s'il  en  produisait  un.  De  même  gratter,  ail.  kratzen 
expriment  un  grattement  accompagné  de  bruits  secs  et  écla- 
tants, comme  celui  d'un  chien  qui  gratte  à  une  porte,  d'un 
rat  qui  ronge  une  planche,  mais  ail.  kritzeln  «  égratigner  » 
indique  un  grattement  dont  le  son  serait  grinçant  s'il  se 
faisait  entendre.  De  même  ritzen  «  égi-atigner,  érailler  ». 
La  bise  a  un  nom  qui  désigne  un  soutfle  par  sa  sifflante  sonore 
z  et  un  souffle  mordant,  aigu,  grâce  à  sa  voyelle  aiguë  i. 
Ces  derniers  mots  ne  sont  déjà  plus  des  onomatopées  ;  ce 
sont  des  mots  expressifs.  Ils  n'imitent  plus  un  bruit,  ils  sus- 
citent l'idée  du  bruit  qui  pourrait  être  produit  par  l'action  de 
ce  qu'ils  désignent.  Il  n'y  a  pas  de  ligne  de  démarcation  bien 


206  LES    SONS    EN    OÉNÉRAL 

nette  entre  les  mots  faisant  onomatopée  et  les  mots  simple- 
ments  expressifs,  pas  plus  qu'entre  les  vers  connus  comme 
exemples  d'harmonie  imitative  et  les  vers  simplement  expres- 
sifs. 

Casser  suscite  l'idée  de  quelque  chose  qui  se  rompt  avec  un 
bruit  sec  et  éclatant  ;  briser  suppose  un  bruit  aigu  et  grin- 
çant ;  broyer  un  bruit  modulé  passant  du  son  sourd  7c  au  son 
éclatant  a  (la  syllabe  ni  se  prononce  en  réalité  ?ra)  ;  rompre 
simplement  un  bruit  sourd.  Dans  casser  le  bruit  est  momen- 
tané, il  ne  dure  pas  ;  dans  briser,  broyer,  rompre,  IV  par  son 
lég'er  roulement,  indique  un  bruit  qui  a  une  certaine  durée. 
A  propos  de  ces  quatre  derniers  mots  nous  ferons  une 
remarque  qui  s'applique  à  tous  les  mots  expressifs  et  qui  est 
d'une  importance  capitale  pour  le  sujet  (jui  nous  occupe  :  les 
sons  ne  sont  jamais  expressifs  qu'en  puissance  '.  Pour  qu'ils 
deviennent  expressifs  en  réalité  il  faut  que  le  sens  du  mot 
dans  lequel  ils  se  trouvent  se  prête  à  l'expression  dont  ils  sont 
susceptibles,  et  mette  leurs  qualités  en  lumière  :  casser  est 
expressif,  tasser  ne  l'est  pas,  briser  est  expressif,  griser  ne 
l'est  pas,  broyer  est  expressif,  corroyer  ne  l'est  pas,  il  rompt 
est  expressif,  un  tronc  ne  l'est  pas.  Pour  plus  de  détails  sur 
les  onomatopées  et  mots  expressifs,  voir  l'article  que  nous 
avons  publié  sous  ce  titre  dans  la  Revue  des  langues  romanes, 
1901,  p.  97sqq. 

En  somme  tous  les  sons  du  langage,  A'Oyelles  ou  consonnes, 
peuvent  prendre  une  valeur  expressive  lorsque  le  sens  du  mot 
dans  lequel  ils  se  trouvent  s'y  prête;  si  le  sens  n'est  pas 
susceptible  de  les  mettre  en  valeur,  ils  restent  inexpressifs. 
Il  est  bien  évident  que  de  même  dans  un  vers  s'il  y  a  accumu- 
lation de  certains  phonèmes,  ces  phonèmes  deviendront  expres- 
sifs ou  resteront  inertes  selon  l'idée  exprimée.  Le  même  son 
peut  servir  ou  concourir  à  exprimer  des  idées  assez  ditTérentes 
l'une  de  l'autre,  sans  qu'il  puisse  toutefois  sortir  d'un  certain 
cercle  où  l'enferme  sa  nature  propre.  Il  n'y  a  guère  d'idée, 

1.  Cf.  supra,  p.  31,  la  même  observation  à  propos  du  rythme. 


[.ES    KLK.MEN'IS    DE    l'eXPRESSITiN  207 

si  simple  soit-elle,  qui  ne  soit  complexe,  et  nous  avons  vu 
que  ses  dill'érents  éléments,  ses  dillerentes  nuances  peuvent 
être  exprimées  par  le  voisinage  et  le  concours  de  sons  diffé- 
rents ;  de  même  évidemment  dans  un  vers  ;  c'est-à-dire  que 
dans  un  vers  expressif  il  y  a  toujours  plusieurs  éléments  variés 
qui  entrent  en  jeu  dans  l'expression.  Ce  sont  ces  différents 
éléments  que  nous  chercherons  à  isoler  en  déterminant  le  rôle 
et  la  valeur  propre  de  chacun  d'eux. 


KEPETlTIOiNS    DE    PHONEMES    QLELCOKQLES 

Nous  commencerons  par  un  ordre  d'idées  où  la  nature  des 
phonèmes  n'a  aucune  importance  ;  ce  n'est  que  par  leur  répéti- 
tion qu  ils  jouent  un  rôle.  11  s'agit  de  l'expression  d'un  mou- 
vement ou  d  un  bruit  répété,  que  ce  mouvement  ou  ce  bruit 
soit  régulier  ou  iiTégulier.  Or  dans  les  mots  expressifs  appar- 
tenant à  cet  ordre  d'idées,  l'expression  est  due  à  la  répétition 
d'une  syllabe  :  coucou^  d'une  voyelle  :  cliquetis,  monotone,  ou 
d'une  consonne  :  palpite.  Il  est  évident  que  dans  un  vers,  qui 
est  un  élément  plus  long-  qu'un  mot,  on  pourra  obtenir  des 
effets  analogues  par  la  répétition  d'un  mot  ou  de  plusieurs 
mots,  d'une  ou  de  plusieurs  syllabes,  d'un  ou  de  plusieurs 
sons. 

Mais  la  question  est  complexe;  nous  avons  déjà  parlé  d'un 
moyen  d'exprimer  un  mouvement  ou  un  bruit  régulier  ou 
irrégulier,  à  savoir  le  rythme.  Nous  avons  vu  comment  le 
rythme  peut  devenir  un  moyen  d'expression  par  ce  fait  qu'il 
rend  plus  lentes  les  syllabes  d'une  mesure  qui  en  a  moins  de 
trois  et  plus  rapides  celles  d'une  mesure  qui  en  a  plus  de 
trois. 

Il  va  de  soi  que  pour  peindre  un  mouvement  régulier,  une 
allure  éga'le,  le  rythme  3-3,  3-3  pourra  contribuer  à  l'expres- 
sion : 


Lui,  gagnant  |  à  pas  lents  |  une  roche  |  élevée 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Elle  va  I  dans  les  bois,  [  se  traînant  |  à  pas  lents 

(Id.,  La  servante  du  roi). 


MESURKS    KÉGIILIÈREMENT    INÉGALES  200 

Muletiers  |  qui  poussez  |  de  vallée  |  en  vallée 
Vos  mules  sur  les  ponts  que  César  éleva 

(Hugo,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Quatre  bœufs  attelés,  d'un  pas  tranquille  et  lent, 
Promenoient  |  dans  Paris  |  le  monarque  |  indolent 

(BoiLEAu,  Lutrin). 

Vinrent,  le  régiment  après  le  régiment. 

Et  le  long  I  des  maisons  |  ils  passaient  |  lentement 

(HiGo,  Chàtimenls). 

Tu  gagnais  |  lentement  |  la  maison  |  solitaire 

(Musset,  La  coupe  et  les  lèvres). 

On  n'entendait  au  loin  sur  l'onde  et  sous  les  cieux 
Que  le  bruit  |  des  rameurs  |  qui  frappaient  |  en  cadence 
Tes  flots  harmonieux 

(Lamartine,  Le  lac). 

De  même   un    rythme   à    mesures    régulièrement    inégales 
pourra  contribuer  à  produire  d'autres  ell'ets  : 

avait  trouvé  bon  que  cet  antre 

Bâti  I  pour  les  géants,  |  servît  |  pour  les  lions 

(Hugo,  Les  lions). 

Ceux  d'Ascalon  |  du  beurre,  |  et  ceux  d'Aser  |  du  blé 

(Id.,  Ihid.). 

A  mêlé  dans  le  sang  enfiévré  de  mes  reins 

Au  rut  I  de  l'étalon  |  l'amour  |  qui  dompte  l'homme 

(Heredia,  dessus). 

(Le   rapport   des    mesures   2,4,  2,4   marque   ici   régalité    du 
mélange  et  de  la  valeur  des  choses  mélangées). 

Du  pied  I  dans  les  enfers,  |  du  front  |  dans  les  étoiles 

(Hugo,  Légende  des  siècles). 
M.  Ghammo.nt.  —  Le  vers  friDiçuis.  14 


210  LES    RÉPÉT[TIONS    EN    GÉNÉRAL 

Tant  la  ravine  |  est  fauve,  |  et  tant  la  roche  |  est  âpre 

(Id.,  IhicL). 

N'ayez  d'autre  souci 

Que  d'aplatir  |  vos  cœurs,  |  et  d'arrondir  |  vos  ventres 

(Id.,  Année  terrible). 

Mais  il  y  a  lieu  de  noter  d'abord  que,  pour  que  le  rythme 
devienne  expressif,  il  faut  que  l'idée  exprimée  le  rende 
expressif.  Sinon  le  type  3-3,  3-3  est  précisément  celui  qui 
n'exprime  rien  :  tout  y  est  égal  et  rien  n'a  de  relief  : 

Chacun  sait  |  aujourd'hui  ]  quand  il  fait  |  de  la  prose 

(Musset). 

Où  Cologne  1  et  Strasbourg,  |  Notre-Dame  |  et  Saint-Pierre 

(Id.). 

Il  en  est  de  même  du  type  2-4,  2-4;  il  tend  à  mettre  en  relief 
les  mesures  qui  n'ont  que  deux  syllabes,  mais  pour  qu'il 
peigne  deux  mouvements  parallèles  il  faut  qu'il  en  soit  ques- 
tion dans  le  vers  ;  il  n'y  a  aucune  expression  de  ce  genre  dans 
les  vers  suivants  : 

Je  viens  |  selon  l'usage  |  antique    |    et  solennel 

(Racine). 

Pourquoi  ]  vous  imposer  |  la  pei|ne  de  son  crime? 

(Id.). 

Le  rythme  peut  donc  contribuer  à  peindre  un  mouvement, 
mais  s'il  est  le  seul  moyen  d'expression  employé  il  ne  le  ren- 
dra pas  très  sensible.  Tel  ce  vers  de  Lamartine  : 

Que  le  bruit  |  des  rameurs  |  qui  frappaient  |  en  cadence. 

Pour  que  le  mouvement  devienne  très  net,  il  faut  en  outre 
des  rappels  de   sons,  des  répétitions  de  phonèmes,  disposées 


EXPRESSION     DIN    MOUVEMENT    RÉPÉTÉ  211 

de  telle  ou  de  telle  muuière,  suivunt  ([uo  le  bruit  ou  le  mou- 
vement à  peindre  est  régulier  ou  irrcgulier. 

Reprenons  à  ce  point  de  vue  les  exemples  précédemment 
cités  :  il  nous  suffira  de  mettre  en  relief  typographiquement 
les  sons  répétés  pour  faire  saisir  sans  commentaire  l'effet 
qu'ils  produisent  : 

Elle  va  dans  les  bois  se  trainan/  à  pas  lents.  .  . 
Lui  gagnant  à  pa^  \ents  une  roche  élevée.  .  . 
Muletie/'s  qui  poussez  de  vallée  en  vallée.  .  . 
El  le  lonff  des  maiso/i5  ils  passaient  lentement.  .  . 
Bâti  pour  les  géants  sevvit  pour  les  lions.  .  . 
Ceux  c/'Ascalon  du  Aeurre  et  ceux  d'Aser  du  blé.  .  . 
Du  pied  dans  les  enfers,  du  front  dans  les  étoiles.  .  . 
Tant  la  ravine  est  fauve  et  tant  la  roche  est  âpre. 
Que  (/"aplatfr  vos  cceurs  et  d  arrondir  vos  ventres.  .  . 

Gomme  on  le  voit  les  rappels  de  sons  contribuent  encore 
plus  que  le  rythme  à  produire  l'impression  du  mouvement 
demandée.  Ils  peuvent  même  suffire. 

Le  moyen  le  plus  sensible  de  peindre  un  bruit  ou  un  mou- 
vement répété'  consiste  simplement  à  répéter  un  mot  ou 
quelques  mots.  Mais  si  ce  moyen  est  le  plus  sensible,  ce  n'est 
pas  le  plus  délicat  : 

Le  flot  sur  le  flot  se  replie 

(Hugo,  Napoléon  H). 

Ce  vers  ne  veut  pas  dire  qu'un  flot  se  replie  sur  un  autre  une 
fois  pour  toutes,  mais  il  fait  sentir  très  nettement  que  les  flots 
se  succèdent  et  se  replient  les  uns  sur  les  autres  continuelle- 
ment et  d'une  manière  indéfinie.  C'est  ainsi  que  la  répétition 
de  la  syllabe  inur  dans  le  mot  murmure  fait  que  ce  mot 
désigne  un  bruit  répété  et  continu. 

Après  la  plaine  blanche.,  une  autre  plaine  blanche 

[Id.,  L'expiation); 


212  LES    RÉPÉTITIONS    EN    GÉNÉRAL 

ce  vers  suscite  Tidée  d  une  succession  indéfinie  de  plaines 
blanches. 

Les  larmes  du  matin  qui  pleuvent  goutte  à  goutte 

(Heredia,  Pan). 

Dans  le  bruit  de  tes  bords  par  tes  bords  répétés 

(Lamartine,  Le  lac). 

Et  que  le  vent  du  nord  porte  de  feuille  en  feuille 

(Vigny,  Le  cor). 

C'étoit  ceci,  cétoit  cela 

(La  Fontaine,  VII,  5). 

On  peut  renforcer  encore  TefTet  produit  par  la  répétition  de 
certains  mots,  au  moyen  de  rappels  de  sons  isolés  qui  sont 
déjà  contenus  dans  ces  mots  ou  ne  le  sont  pas  : 

Et  la  source  sans  nom  qui  goutte  à  gou//e  tombe 
ou  ou^  ou  ou       ou'^ 

(Heredia,  La  source); 

tous  les  accents  toniques  tombent  sur  la  voyelle  ou  orale  ou 
nasale. 

Disloqué,  de  cailloux  en  cailloux  cahoté 
ce  ce 

(Hugo,  Le  crapaud). 

Et  comme  un  noir  poison  qui  va  de  veine  en  reme 

V  V  V 

(Id.,  Ruy-Blas)', 

mouvements'  successifs. 

Le  même  procédé  peut  servir  à  exprimer  le  parallélisme  de 
deux  idées,  de  deux  actions,  dont  la  seconde  suit  rapidement 
la  première  et  en  est  la  conséquence  : 


KXPIIESSION    DE    l'aCCUMULATION  213 

Tu  mis  à  prix  sa  tète,  il  mit  à  prix  la  tienne 

(Id,,  Burgraves). 

Il  y  a  ici  parallélisme  en  tout  dans  les  deux  hémistiches  : 
rythme  4-2,  4-2, 
mots  et  sons  : 

mi[s)  à  prix        a  t   ê  mi{t)        à  prix        a  t   è 

vocalisme  : 

iiiai  aè  ii  ai  aè 


Yii  et  Tf,  étant  des  voyelles  du  même  ordre,  comme  nous  le 
verrons  plus  loin,  se  correspondent  parfaitement. 

Le  loup  le  croit,  le  loup  le  laisse 

(La  Fontaine,  IX,  10). 

Il  tendit  un  long  rets.  Voilà  les  poissons  pris. 
Voilà  les  poissons  m/s  aux  pieds  de  la  bergère 

(Id.,  X,  11). 

voilà  sa  toile  ourdf'e, 

Voilà  des  moucherons  de  prfs 

(Id.,  III,  8). 

Les  actions,  les  idées,  les  événements  qui  se  suivent  rapide- 
ment et  dépendent  dans  une  certaine  mesure  l'un  de  l'autre, 
peuvent  n'être  pas  réduits  à  deux;  ils  sont  parfois  toute  une 
série.  Le  procédé  est  le  même;  les  mêmes  répétitions  de  mots 
peindront  l'accumidalion  d'une  suite  d'événements  : 

'     « 

Le  démon  se  remit  à  battre  dans  sa  forge  ; 
Il  frappait  du  ciseau,  du  pilon,  du  maillet 

(Hugo,  Légende  des  siècles). 


214  LES    UÉPÉTITIOiNS    EN    GÉNÉRAL 

Le  pis  fut  que  1  on  mit  en  piteux  équipage 
Le  pauvre  potager  :  adieu  planches,  carreaux; 

Adieu  chicorée  et  poireaux; 

Adieu  de  quoi  mettre  au  potage 

(La  Fontaine,  IV,  4). 

Rien  ne  la  contento/t,  rien  n'étoil  comme  il  faut  : 
On  se  levojt  trop  tard,  on  se  couchoj't  trop  tôt  ; 
Puis  du  blanc,  puis  du  noir,  puis  encore  autre  chose. 
Les  valets  enrageo«ent,  /Vpoux  étoft  à  bout  : 
Monsieur  ne  songe  à  rien,  monsieur  dépense  tout. 
Monsieur  court,  monsieur  se  repose 

(Id.,  Vil,  'J). 

Nous  avons  montré,  lorsque  nous  avons  étudié  le  rythme, 
comment  le  trimètre  par  sa  rapidité  et  le  resserrement  synthé- 
tique de  ses  syllabes  pouvait  servir  à  accumuler  les  idées,  les 
événements,  les  faits.  Les  deux  procédés  peuvent  se  combiner 
et  concourir  au  même  but  avec  plus  de  force  : 

//  fut  héros,  il  fut  géant,  il  fut  génie 

(Hugo,  Le  parricide). 

La  nuit  se  dissolvait  dans  les  énormes  cieux 
Où  rien  ne  tremble,  où  rien  ne  pleure,  où  rien  ne  soulîre 

(Id.,  Le  sacre  de  la  femme). 

On  peut  aussi  marquer  Finsistance  par  la  même  répétition 
de  mots  avec  le  procédé  rythmique  contraire,  celui  qui  con- 
siste à  auo^menter  le  nombre  des  mesures  et  par  là  à  les  ralen- 
tir. Le  premier  procédé  met,  nous  l'avons  vu,  les  faits  en 
relief  par  le  resserrement  synthétique  et  le  second  par  l'écar- 
tement  anah  tique  : 

Toute  la  dilFérence  entre  ce  sombre  roi, 

Et  ce  sombre  |  empereur,  |  sans  foi,  |  sans  Dieu,  |  sans  loi 

(Id.,  Ei'iradnus). 


EXPRESSION    DE    l'iNSISTANCE  215 

Le  poète  insiste  à  la  fois  par  le  rythme  lent  et  par  la  répéti- 
tion du  même  mot  devant  un  monosyllabe. 

On  le  voit  par  ces  derniers  exemples,  ce  même  procédé 
peut  servir  pour  insister  sur  des  faits  analogues.  Et  en  effet 
le  moyen  le  plus  simple  pour  marquer  l'insistance  est  de  répé- 
ter un  mot  ou  quel(|ues  mots;  c  est  même  bien  plus  un  procédé 
de  style  qu'un  procédé  de  versification,  ou  plutôt  la  poésie  en 
use  comme  la  prose  : 

Que  tardez-vous,  Seigneur,  à  la  répudier  ? 
L'empire,  votre  cœur,  tout  condamne  Octavie. 
Auguste,  votre  aïeul,  soupiroit  pour  Livie  : 
Par  un  double  divorce  ils  s'unirent  tous  deux; 
Et  vous  devez  l'empire  à  ce  divorce  heureux. 
Tibère,  que  Thymen  plaça  dans  sa  famille, 
Osa  bien  à  ses  yeux  répudier  sa  fille. 
Vous  seul,  jusques  ici  contraire  à  vos  désirs, 
N'osez  par  un  divorce  assurer  vos  plaisirs 

(Racine,  Brilannicus). 

Ces  tronçons  déchirés,  épars,  près  d'épuiser 

Leurs  forces  languissantes, 
Se  cherchaient^  se  cherchaient,  comme  pour  un  baiser 

Deux  bouches  frémissantes 

(Hugo,  Orientales). 

C'est  moi,  Prince,  c'est  moi  dont  l'utile  secours 
Vous  eût  du  labyrinthe  enseigné  les  détours 

(Racine,  Phèdre). 

Moi-même  devant  vous,  j'aurois  voulu  marcher 
Et  Phèdre  au  labyrinthe  avec  vous  descendue 
Se  seroit  avec  vous  retrouvée  ou  perdue 

(Id.,  Ihid.). 

Descends,  Charles  I  Descends,  Frédéric!  Descends,  Pierre! 
Deviens  de  plomb,  deviens  f/'acier,  deviens  de  pierre  ! 


216  LES    RÉPÉTITIONS    EN    GÉNÉRAL 

Le  sang  des  bons  après  le  sang  des  innocents  ! 
Règ-ne  1  plus  has  1  plus  bas  !  descends  !  descends  !  descends  1 

(Hugo,  La  pitié  suprême). 

Le   même   procédé  peut   être  accentué  par   des  répétitions 
de  phonèmes  venant  s'ajouter  aux  répétitions  de  mots  : 

Viens  vite,  viens  iinir  ma  fortune  cruelle 
V  V  11  f  f 

(La  Fontaine,  L  15). 

L'onde  qui  fuit,  par  l'onde  incessamment  suivie 
i     i  i  i 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

Descendez ,  descendez,  lamentables  victimes. 
Descendez  |  le  chemin  |  de  l'enfer  |  éternel, 

é  è  è  è 

Plongez  au /j/us /profond  du  gouffre  où  tous  les  crimes 
F/agellés /jar  un  rent  qui  ne  went/)as  du  ciel 
/bouillonnent  pè\e-mè\e  avec  un  Aruit  d'orage 

(Baudelaire,  Femmes  damnées); 

insistance  et  indication  de  ditTérents  mouvements  continus. 

Ce  procédé  qui  consiste  à  répéter  des  mots  tout  entiers,  s'il 
est  le  plus  frappant,  n^est  pas  le  plus  délicat,  avons-nous  dit. 
Le  plus  raffiné  consiste  à  répéter  uniquement  des  phonèmes 
isolés  ;  on  peut  obtenir  encore  par  là  une  très  grande  intensité 
d'expression.  Nous  reprendrons  à  ce  nouveau  point  de  \ue  les 
mêmes  catégories  d'idées  dans  le  même  ordre  : 

1°  Mouvement  régulier  : 

Depuis  ce  jour  fatal  le  pouvoir  d'Agrippine 
Vers  sa  chute,  |  à  grands  pas.  ]  chaque  jour  |  s'achemine 
r  s    ch  ch         j       r     s    ch 

a     e  a     é 

(Racine,  Brilannicus). 


EXPRESSION    d'lN    BRUIT    RÉPÉTÉ  217 

Un  jour,  I  sur  ses  longs  pieds,  |  alloit  |  je  ne  sais  où 
Le  héron  |  au  long  bec  |  emmanché  |  d'un  long  cou 
ou  ou"       é  è  ou 

ou'^  ou^^      è  é  ou 

(La  Fontaine,  VII,  4). 

Nos  chevaux  |  galopaient  |  à  travers  |  la  clairière 
,7  è       a         è         ;t  è 

g      P        f         f  c 

(Hugo,  Contemplations). 

lacchos  I  s'avancer  |  sur  le  sa|ble  marin 
i  é       û  e"^ 

a  o"  e  a 

b  a  a     è 

(Heredia,  Ariane). 

Ajouter  à  ce  mouvement  vocalique  la  quintuple  répétition  de 
s  peignant  le  bruissement  continu  du  cortège  sur  le  sable. 

2°  Mouvement  ou  bruit  répété  indéfiniment,  sans  que  l'idée 
de  régularité  soit  exprimée  : 

Va,  ment,  fait  l'empressée 

(La  Fontaine,  Le  coche  et  la  mouche). 

Avec  des  grondements  que  prolonge  un  long  râle 
r  r  r 

(Heredia,  Bacchanale). 

Et  Pan,  ralentissfl/K  ou  press.int  la  cade/ice 

(Id.,  Nymphée). 

Le  mouvement  est  peint  par  le  retour  de  la  voyelle  nasale  an, 
revenant  de  2  en  2  syllabes  dans  le  premier  hémistiche,  de  3 
en  3  dans  le  second,  et  se  trouvant  dans  le  premier  3  fois  dans 
le  même  espace  de  temps  que  2  fois  dans  le  second. 


218  LES    RÉPÉTITIONS    EN    GÉNÉRAL 

Et  la  mer  elle-même,  expirant  sur  sa  rive, 
Rou/e  à  joeiae  à  h  pla°;e  une  /ame /j/aintive 
ap  ap 

la  la    la  la 

(Lamartine,  L'infini  dans  les  deux). 

Laisse,  ami,  Terrante  chèvre, 

Sourde  aux  chevrotements  du  chevreau  quelle  sèvre 

s  r  ch  vr 

s     r  ch  vr  ch  vr  s  vr 

(Hereuia,  La  flùle). 

Un  essaim  de  corbeaux 

Tourne  éternellement  autour  de  la  montagne 
t  t  t       l  t 

ou  an  ou  a 

(Hugo,  Burgraves). 

L'horloge  d'un  couvent  s'ébranla  lentement 
là       lô  la  lan 

an  an       an       an 

(Musset,  Don  Paez). 

Et  sa  voix  sur  l'écho  de  la  voûte  sonore 
Frappait  comme  le  pas  d'un  hardi  cavalier 
pait  pas 

c  d  d     c 

(Musset,  (Jharles-Quint  àSt-Just). 

«  Pour  produire  un  effet  puissant,  les  lettres  allitérantes 
doivent  frapper  les  syllabes  rythmiques;  tandis  que,  pour 
obtenir  des  effets  dégradés,  et  si  l'on  peut  parler  ainsi,  des 
demi-teintes,  on  devra  éviter  les  attaques  redoublées  sur  les 
syllabes  de  l'arsis,  disposer  au  contraire  les  consonnes  allité- 
rantes devant  les  syllabes  atones  de  la  thésis,  et  parfois  même 
en  amortir  encore  le  choc  au  moyen  de  syllabes  muettes. 
C'est  ainsi,  par  le  choix  et  l'emploi  judicieux  des  consonnes 
allitérées  gutturales,  dentales,  labiales,   liquides  ou  nasales, 


RÉPÉTITIONS  EN  SYLLARES  ATONES  219 

fortes  ou  faibles,  (jue  le  poète  parvient  à  exprimer  jusqu'aux 
plus  fugitives  nuances  du  sentiment  qui  l'inspire,  à  amplifier 
ou  à  voiler  la  sonorité  de  son  vers,  qui  devient  à  sa  volonté 
facile,  coulant,  rapide  ou  languissant,  clair,  strident,  rauque 
ou  éclatant»  (Becq  de  Fouquières,  236-237). 

Dans  les  exemples  qui  précèdent  les  phonèmes  que  nous 
avons  relevés  appartiennent  surtout  aux  syllabes  toniques; 
dans  les  suivants  ils  sont  plutôt  dans  des  syllabes  atones  ;  mais 
il  n'est  ni  possible  ni  utile  de  faire  à  ce  point  de  vue  deux 
catégories  bien  nettes  ;  chaque  exemple  a  son  individualité  et 
demanderait  un  commentaire  particulier  qvie  le  lecteur  pourra 
faire  aisément  au  moyen  des  éléments  que  nous  mettons  en 
relief  : 

La  mer  qui  se  /rimante  en  pleurant  les  sirènes 
an     an  an 

(Heredia,  L'oubli). 

noter  en  outre  le  vocalisme  : 
a  è  i  la  vague  commence  à  s'élever, 
e  a  an  an  è  an  la  vague  gronde, 
e  i  è  la  vague  meurt  sur  la  rive. 

Au  dehors,  tout  autour  du  gra/jd  antre  muet, 
Hurla/t  1<?  brouhaha  de  la  foule  indignée 

(Hugo,  L'épopée  du  lion). 

Voici  l'essentiel  du  vocalisme  de  ces  deux  vers  :  ou  ou,  an  an, 
lié  —  lié,  è  ou  a  a  —  è  a  ou,  c'est-à-dire  dans  les  trois  pre- 
miers cas  répétition  pure  et  simple,  et  dans  le  dernier 
reproduction  approximative. 

.  .  .  .Daus  ce  moment,  un  pas 
Au  penchant  du  coteau  semble  se  faire  entendre 

(Musset,  Le  saule). 

noter  en  outre  les  occlusives  :  t         p 

]J  (I      c  f  I.     (1 


220  LES    KÉPÉTITIOISS    EN    GÉNÉRAL 

qui  peignent  un  bruit  ou  un  mouvement  saccadé. 

Un  écho  /prolongé  répétait  chaf^rue  pas 

(Id.,  Porlia). 

Sur  l'Hymè/e,  TAu/an  /umulfueux  <ourmen/e 

(Hugo,  Le  Satyre). 

....  L'intrépide  Hippolyte 
Voit  foler  en  éclats  tout  son  char  fracassé 

(Racine,  Phèdre). 

Il  marchoit  d'un  pas  relevé 
Et  faisoit  sonner  sa  sonnette 

(La  Fontaine,  I,  4)  ; 

sonner  sa  sonnette  n'est  pas  de  rharmonie  imitative,  ne  peint 
pas  le  bruit,  mais  indique  la  répétition  de  l'action,  et  de  son 
produit,  le  bruit. 

Hideux  ce  spectre  blanc  passait;  et,  par  instant, 
Une  goutte  de  sang  se  détachaii  de  l'ombre, 
Implacable,  et  tombait  sur  cette  blancheur  sombre. 

(Hugo,  Le  parricide). 

Sentant  à  chaque  pas  qu'il  fait  vers  la  lumière. 
Une  goutte  de  sang  sur  sa  tète  pleuvoir 

(Id.,  Ibid.). 

Durandal  flamboyant  semble  un  sinistre  e.sprit  : 
Elle  l'a,  i'ient,  remonte  et  tombe,  ^e  relève, 
ou^  ou" 

re  re 

.S'abat,  et  /"ait  la  fêle  effrayante  du  glaive 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice); 

les  phonèmes  répétés  peignent  les  mouvements  répétés,  suc- 
cessifs et  divers  de  l'épée  de  Roland. 


EXPRESSION    DE    MOUVEMENTS    RÉPÉTÉS  221 

Trouvant  les  tremblemenls  de  terre  trop  fréqueats, 
/  /  tic 

Les  rois  d'Espagne  ont  fait  baptiser  les  volcans 

(Id.,  Les  raisons  du  Momotomho). 

De  toutes  paris  pressé  par  un  puissant  voisin, 

Que  j'ai  su  soulever  contre  cet  assassin, 

Il  me  laisse  en  ces  lieux  souveraine  maîtresse 

(Racine,  A(halie). 

Voir  soudain  des  lions  et  des  tigres,  ô  roi  ! 
Sortir  de  toutes  parts  de  l'ombre  autour  de  toi 
f     d    t     t     p         d  h  l        d    t 

é  ou    é       a      é     ou"^  é   a 

(Hugo,  Burgraves). 

Que  des  chiens  f/évorants  se  Jispu/oient  entve  eux 

(Racine,  Athalie). 

Elle  veut  voir  le  jour,  et  sa  Jouleur  profonc/e 
M'orf/onne  ^ou/efois  d'écavtev  toui  le  monde 

(Id.,  Phèdre); 

on  écarte  chacun  successivement;  il  y  a  par  conséquent  action 
répétée. 

Dans  le  donte  mortel  t/ont  je  suis  agi/é 

(Id.,  lhid.)\ 

hésitations  successives. 

A  V appel  du  plaisir  lorsque  ton  sein  paXpiie 
è  i  è  i 

(Musset,  Rappelle-toi)  ; 

le  mot  palpite  par  lui-même  et  par  lui  seul  exprime  déjà  la 
répétition  parce  qu'il  a  deux  syllabes  commençant  par  la 
même  occlusive  p  ;  pour  mettre  en  un  relief  singulier  et  faire 
particulièrement  sentir  le  mouvement  de  palpitation,  le  poète 
renforce  l'élément  essentiel  de  ce  mot  en  le  reproduisant  dans 


222 


LKS   RÉPÉTITIONS    EN    GÉNÉRAL 


d'autres  mots.  Comme  la  dit  Becq  de  Fouquières,  p.  220  : 
«  On  peut  souvent  constater  que  le  mot  générateur  de  l'idée 
devient,  au  moyen  de  ses  éléments  phoniques,  le  générateur 
sonore  du  vers  et  soumet  tous  les  mots  secondaires  qui  l'ac- 
compagnent à  une  sorte  de  vassalité  tonique».  La  majeure 
partie  de  nos  exemples  illustrent  cette  observation. 


Sur  mon  œil  ébloui  palpïiah  ma  paupière 


(Th.  Gautier) 

^es  grelots 

des  troupeaux 

palpitaient 

vaguement 

e            ù 

é                6 

a 

il 

9 
9'' 

d     l       p 
Ir 

p  p  l 

(Hugo,  Booz) 

Lesbos  où  les  baisers  «ont  comme  les  cascades 

a    n 
.  c  ce 

Qui  se  jettent  sans  peur  dans  les  gouffres  sans  fond 
c  s,7/js  f      sans  f 

Et  courent  sanglotant  et  gloussant  par  saccades, 
an        an  an     a     a     a 

9'    _     y' 

Orageua;  et  secrets,  fourmillants  et  profonds 

(Baudelaire,  Les  hos). 

7bujours  l'in/érieur  de  la  ferre  ù^availle 
/•  r       r  r       r 

(Hugo,  Feuilles  d'aulonine); 

répétition  continuelle. 


Chaque  fois  qu'en  tombant  la  /erre  re/eu<it 
De  la  foule  muette  un  sourd  sanglot  sortit 

(I-AMAiiTiNE,  Jocelyn)  ; 


EXPRESSION    DE    LA    RÉPÉTITION  223 

bruit  répété;  il  s'agit  des  pelletées  de  terre  qu'on  jette  sur  la 
bière. 

Mon  père  mille  fois  m'a  dit  dans  mon  enfance 
Qu'avec  nous  tu  juras  une  sainte  alliance 

(Racine,  Esther); 

répétition  de  m  correspondant  à  la  répétition  de  l'action  indi- 
quée; cf.  en  outre  p.  297  et  298. 

Les  bonds  capricieux  de  ce  bouc  indocile 
hou'^    c  p  d         bouc     cl 

(Heredia,  Le  rhevrier); 

ces  occlusives  saccadent  le  vers  conformément  à  l'idée  expri- 
mée. 

L'esprit  de  minuit  passe,  et,  répandant  l'effroi, 
Douze  fois  |  se  balance  |  au  battant  |  du  /jeffroi 
a  an  a    an 

(Hi'GO,  La  ronde  du  suhhat). 

Ses  yeux,  qui  t'ainement  i'ouloient  t'ous  éiùter, 
Déjà  pleins  de  langueur,  ne  pouvoient  t'ous  quitter 

(Racine,  Phèdre)  ; 

cette  répétition  de  v  peint  les  efforts  successifs. 

Recommençant  sans  cessQ  une  ascension  vaine 
an  an     an  an 

(Hugo,  Ahime). 

Ou  d'une  enseij^ne,  au  bout  d'une  tringle  de  fer. 
Que  haXance  le  vent  pendant  les  nuits  d'hiver 

(Baltoelaire,  Les  mélamorphoses  du   Vampire)  ; 

indication  d'un  mouvement  répété  ;  mais  la  nature  spéciale  du 
mouvement  n'est  pas  précisée. 


224  LES    KÉPÉTITIONS    EN    GÉNÉRAL 

/a  nuit  sur  /a  pelouse 

Balance  le  zéphyr  dans  son  voile  odorant 

(Musset,  Nuif  de  nini]  ; 

l'effet  du  balancement  répété  est  produit  par  Talternance  des 
groupes  Is,  l  s,  régulière  de  «  pe/ouse  »  à  «  séphyr»  ;  les  mêmes 
phonèmes  apparaissent  avant  et  après  ces  mots,  mais  en  ordre 
irrégulier  parce  que  avant  le  mouvement  ne  fait  que  s'an- 
noncer, et  qu'après  il  cesse  au  moment  où  Ton  va  passer  à 
une  autre  idée. 

S'éta/e  un  tapis  vert  sur  lequel  se  balance 
Un  grand  /ustre  b/afard  au  bout  d'un  oripeau 

(Id.,  Une  bonne  fortune); 

observation  analogue. 

La  lune,   à  son  lever,  sur  la  cime  des  arbres 
//  si  sis  z 

Balançait  mollement  les  ombres  des  saints  marbres 
l     s  l  l  z  s 

(Id.,  Suzon); 

effet  analogue  obtenu  par  des  moyens  analogues. 

Tout  est  joie  et  chanson;  la  roulette  commence  : 
Ils  lui  donnent  le  branle,  ils  la  mettent  en  danse. 
Et  ratissant  gaîment  l'or  qui  scintille  aux  yeux. 
Ils  jardment  ainsi  sur  un  r</thme  joyeux 

(Id.,  Une  bonne  fortune). 

Les  mouvements  sont  peints  par  l'assonance  des  syllabes 
toniques  qui  terminent  les  hémistiches  ou  les  mesures. 

Un  bal  est  à  deux  pas;  à  travers  la  fenêtre, 

On  le  vott  çà  et  là  bondir  et  diaparaltve, 

Comme  un  chevreau  lascjf  ^^n'uiie  abeille  poursuit 

(Id.,  Ihid.); 


KXIMIKSSION    DU    PARALLÉLISME  225 

le  premier  hémistiche  est  prosaïque,  mais  semble  annoncer 
le  mouvement  par  son  a  terminant  chaque  dyade;  dans  le 
deuxième  hémistiche,  assonance  des  deux  triades  qui  débutent 
d'ailleurs  toutes  deux  par  un  a  atone;  dans  le  premier  hémis- 
tiche du  deuxième  vers,  assonance  des  deux  triades;  dans  le 
deuxième  hémistiche,  effet  saccadé  des  occlusives  et  répétition 
de  la  syllabe  di;  le  troisième  vers  est  une  comparaison  qui 
semble  étendre  le  mouvement,  Funité  devenant  au  point  de 
vue  de  ces  correspondances,  non  plus  la  mesure,  mais  Ihémis- 
tiche  :  les  deux  hémistiches  assonent  si  sui,  et  débutent  par 
la  même  occlusive  c.  Tout  cela  pour  peindre  le  mouvement 
rég-ulièrement  irrégulier  de  la  danse. 

3'^  Deux  actions  parallèles  dont  la  seconde  suit  régulière- 
ment la  première  et  peut  en  être  la  conséquence  : 


Ou  des  fleurs  au  printemps, 
on  d      (l  t 


ou  du  fruit  en  automne 
ou  (/     fr  t 

(La  Fontaine,  X,  2). 


4°  Une  série  d'événements  qui  se  suivent  rapidement,  qui 
peuvent  dépendre  l'un  de  l'autre  ou  sont  dans  une  certaine 
mesure  parallèles  : 


Je  le  vts,  je  roug/s,  je  pâh's  à  sa  vue 


'Racine,  Phèdre). 


Mais  ce  lion. . . 

Trouva  moyen  et  manière  et  matière 

è  è  è 

Z)'ongles  et  dénis  de  rompre  la  ratière 

(Marot,  Le  lion  et  (e  rai). 

Se  cabre  /brusquement,  se  retourne,  l'egarde, 
è    a     è      û       è     ()"       è  é     u     e     è  a 
Et  rejoint  d'un  seul  bond... 
e     è     e" 

IIeredia,    Fuite  de  Centaures). 
M.  Gram.nkj.nt.  —  Le  vers  français.  15 


226  LES     RÉPÉTITIONS    EN    GÉNÉRAL 

La  succession  des  mouvements  brusques  et  saccadés  est  mar- 
quée par  le  vocalisme  dont  chaque  ondulation  commence  de 
même;  ce  mouvement  se  perd  au  vers  suivant.  — Ajouter  les 
br  et  les  re. 

Après  qu'il  eut  brou/é,  trotté,  fait  ^ous  ses  /ours 
é  é  ou  ou 

(La  Fontaine,  VII,   16). 

Elle  qui  n'étoit  pas  grosse  en  tout  comme  un  œuf 
Envieuse^  s'étend,  et  s'enfle  et  se  travaille 

(Id.,  I,  3). 

Efforts  successifs  marqués  par  l'allitération  des  sifflantes  et  la 
coupure  syntaxique  du  sens  après  chaque  accent  tonique  et 
rythmique. 

Mettenlle  nez  à  l'air,  montrent  un  peu  la  tète 
è  é  è  è 

Puis  rentrent  dans  leurs  nids  à  rats 

a     a 
Puis  ressor/ant  font  qua/re  pas, 

a         a 
Puis,  enfin  se  me//en/  en  quête 
è  è  è 

(Id.,  III,  18). 

5**  L'insistance.  Nous  avons  vu  le  poète  insister  sur  un 
mot,  c'est-à-dire  sur  l'idée  exprimée  par  ce  mot,  en  le  répétant. 
Une  autre  manière  de  le  mettre  en  relief  consiste  à  répéter  au 
lieu  du  mot  ses  phonèines  essentiels  et   caractéristiques  : 

Il  réveilla  ses  fils  dormant,  sa  femme  lasse, 
Et  se  remît  à  iuiv  sinistre  dans  l'espace 

(Hltgo,  La  conscience)', 

renforcement  du  mot  «  sinistre  »  par  les  répétitions  d's  et  di. 

Tu  frémiras  d'horreur  si  je  romps  le  silence 

(Racine,  Phèdre)  ; 


EXPRESSION    DE    l'iNSISTANCE  227 

renforcement  du  mot  «   horreur  )>. 

Quevois-je  ?  quelle  horreur  dans  ces  lieux   répandue 
Fait  fuir  devant  mes  yeux  ma  /'amille    éperdue  ? 

{iD.Jhid.). 

renforcement  du  mot  «  fuir  ». 

Quatre  méchants  portraits  pendus,  représentant 
Das  /"aces  qui/eraient  /"nir  en  en/er  Satan 

(Musset,  Don Paez)  ; 

même  renforcement  un  peu  trop  accentué,  exag^éré. 

On  n'entendra  jamais  piaffer  sur  une  route 
Le pieô.  vi/'du  chev./l  sur  les  pavés  en  /eu 

(\'iGXY.  La  maison  du  berger), 

renforcement  du   mot  onomatopéique  "  piaffer  »  par  reproduc- 
tion et  répétition  des  éléments  qui  le  constituent. 

Mais  si  l'on  veut  insister  sur  la  phrase  tout  entière,  sur 
ridée  qu'elle  contient  et  non  pas  sur  un  mot  en  particulier, 
on  répète  un  phonème  quelconque  : 

-Vais  ce  même  .A/nurat  ne  me  pro/jjit  ja/?jais 

(Racine,    Bajazel). 

De  ce  .sacré  soleil  dont  je  .suis  de.scendue 

(Id.,  Phèdre). 

Maintenant  ^^ue  mon/emps  décroM  comme  un  tlambeau, 
an  an  an 

Que  mes  fâches  sont    /erminées  ; 
Maintenant  que  voici  yue  je  touche  au  /ombeau 
Par  les  deuils  el par  les  années 

(Hlgo,  Contemplations) . 

Parcourant  j  .sans  cesser  \  ce  long-  cericle  de  peines 
è     é  è  è 

(La  Fontaine,   X,  2i  ; 


2'2S  LES    RÉPÉTITIONS    EN    GÉNÉRAL 

régularité    du   mouvement  et   insistance  :   c'est    le  bœuf   qui 
parle. 

Hélas  !  on  voit  que  de  tout  temps 
Les  pe/^ts  ont  pàti  des  sottises  des  grands 

(In.,  II,  4). 

Laissez-moi  m'endormir  du  som/zieil  de  la  terre 

(Vigny,  Moïse). 

Regarde!  je  viens  seul   masseoir  sur  cette  pierre 
Où  tu  la  vis  sasseoir  ! 

Lamartine,  Le  lac). 

Phèdre  reut  l'ousyj^rler  ayant  rotre  départ 

(Racine,  Phèdre)  ; 

manière  d'insister  sur  les  mots  pour  bien  préciser  les  paroles. 

Envoyant  un  songe  lui  dire 
Quun  tel  trésor  étoït  en  ^el  lieu.   L"homnie  au  vœu 

(La  Fontaine,   IX,  13)  ; 

même  observation. 

Vous  trahissez    l'époux  à  qui  la   foi  vous  lie, 
Vous  trahissez  enfin  vos  enfanls  malheureux, 
Que  vous  précipitez  sous  un  joug  rigoureux. 
Son^rez  qu'un  mêmeyour  leur  ravira  leur  mère 
mè  r        r  r       r        r  mer 

leur  ra  l'a  leur 
Et  rendra  l'espérance  au  fils  de  l'étrangère 
ran  ra  ran  ran 

(Racine,  Phèdre). 

Elle  //îeurt  dans  mes  bras  d'un  mal  quelle  me  cache 
a  a  a 

(Id.,  Ihid.); 


RÉPÉTITIONS    DÉFKCTUELSES 


229 


insistance  d'une  femme  inquiète  en  quête  de  secours  ;  c'est 
Oenone  qui  parle  de  Phèdre,  sa  maîtresse  ;  cf.  en  outre 
p.  297. 

Je  mourrai,  mais  au  moins  ma  mort    //»e  veng^era 

(Kacine)  ; 

insistance  due  ii  la  colère. 

Gomme  plus  haut  nous  pouvons  avoir  ce  procédé  joint  au 
rytlime  analytique  : 

Prelsse.  /)leu|re,  j^-émis  ;  |  /jeins  lui  |  Phèdre  mourante, 

i  i 

Ne  rougis  /joint   de  /^rendre  une  voix  su/)/jliante 
è  an  è  an 

(Id.,  Phèdre). 

Il  l'appelle  son  fvève  et  l'aime  clans  son  âme 
Cent /bis  plus  j  qu'il  ne  /'ait  |  mè|re,  /ils,  }  /"ille  |  et  femme 

(Molière,    Tartuffe). 

Je  l'aime,  non  point  tel  que  l'ont  vu  les  enfers. 
Mais  /"idèle,  mais /"ier,  et  même  un  peu  /arouche, 
Charmant,  |  jeune,  |  traînant  |  tous  les  cœurs  j  après  soi 

(Racine,  Phèdre). 

Nous  avons  dit  en  commençant  que  ces  répétitions  de  sons 
n'étaient  expressives  qu'en  puissance,  c'est-à-dire  qu'elles  ne 
deviennent  impressives  que  lorsque  l'idée  s'y  prête.  Sinon  les 
répétitions  peuvent  passer  inaperçues.  Ainsi  dans  le  nom  de 
poisson  barbeau  la  répétition  passe  inaperçue  alors  qu'il  n'en 
est  pas  de  même  dans  barboter.  Si  pourtant  les  répétitions 
sont  trop  nombreuses,  trop  marquées,  bien  que  l'idée  ne  les 
demande  en  rien,  on  les  sent  forcément,  elles  deviennent 
impressives  malgré  l'idée  par  ce  fait  seul  qu'on  les  sent,  et 
alors  elles  sont  choquantes  parce  qu'il  y  a  discordance  entre 
l'idée  et  l'expression  : 


230  LES    RÉPÉTITIONS    EN    GÉiNÉRAL 

Enfin,  en  forme  cVanse  arrontlissa/Jt  leurs   flancs 

(Heredia,   Le  vase). 

Les  Bacchantes,  d'un  pampre  à  Tfl/jjple  frondaison 
EnguirlfT/ident  le  jougdes  taureau.v  qu'on  dételle 

(Id.,  Ihid.). 

Lorsf/i/e  j'ai  lu  Péinirque  étant  encore  enfant 
l  l      t 

an  an        an     an 

(Musset,  Le  fils  de  Titien). 

Quelle  que  soit  sa  mère  et  de^ui  qn\\  soit  fils 

(Corneille). 

Que  quelque  amour  qu'elle  ait  et   qu'elle  ait  pu  donner 

(Id.). 

Je  ne  serai  qu'à  vous,  qui  que  ce  soil  que  j'aime 

(Id.). 

Elle  [la  rivière]  roule  sans  un  murmure 
Son  onde  oyjaque  et  /jourtanl/jure 
Par  les  faubourgs  /pacifiés 

(Verlaine,  nomances  sans  paroles). 

Terrible  et   dernier  cri  de  l'âme  évanouie, 

Echo  du  coup  qui  fait  écrouler  une  vie, 

6  ou  ou 

Et  yue  jusqu'au  tombeau  j'entendrai  ;  puis  glissant 

o  ô 

(Lamartine,  Jocelyn)  ; 

l'effet  n'est  probablement  pas  voulu,  mais  il  est  en  tout  cas 
désastreux  ;  l'idée  aurait  pu  à  la  rigueur  en  supporter  une 
vague  indication  ;  mais  une  exagération  de  ce  genre  est  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  choquant. 

V.  Hugo  a  généralement  corrigé  les  répétitions  intempes- 
tives qui  s'étaient  d'abord  présentées  sous  sa  plume.  De  ce 
vers  : 


i:UKHECTl(hNS    UK    V.     HUGO  231 

L'omb/'e  les  voyant  rire  est  /'adieuse  et  rit 

il  a  fait  : 

Lombre  les  voyant  rire  a  confiance  et  rit 

(  ThéAire  en  liber  lé). 

Dans  cet  autre  : 

Avec  les  Alti/c'î  la  nnit  coïncidant 

il  a  remplacé  ((  Attila  »  par  ((  Genséric  »  (La    Pitié  suprême). 
Mais  quelques  cas  lui  ont  échappé  : 

Là  je  rêve,  et  rôdant  dans  le  champ  léthargique 

(Les  rayons  et  les  ombres). 

Madame,  les  garçons  sont  les  soucis  des  mères 

[Les  voix  intérieures). 

Us  appellent  cela  la  majesté.  C'est  bête 

[Les  quatre  vents  de  l'esprit). 

La  terre  est  belle,  elle  a  la  divine   pudeur 

[La  terre). 

Naigeon  qui  dit  :  Racd,  Calmet  cpii  dit  :  Amen! 

[L'âne). 


II 


LES    VOYELLES 


Nous  arrivons  à  l'étude  des  vo^'elles  en  tant  qu'elles  ont 
une  valeur  propre  et  une  signification  particulière.  11  est  bon 
de  rappeler  encore  une  fois  que  les  phonèmes  ne  sont  expres- 
sifs qu'en  puissance  et  n'expriment  réellement  quelque  chose 
que  si  l'idée  qu'ils  recouvrent  est  susceptible  de  mettre  en 
lumière  leur  pouvoir  expressif.  Il  ne  faut  pas  oublier  non 
plus  qu'il  n'y  a  pas  d'idée  simple;  toute  idée  est  complexe  et 
comporte  des  nuances  qui  ne  peuvent  être  rendues  que  par 
l'emploi  simultané  ou  successif  de  moyens  d'expression 
différents.  Nous  essaierons  d'isoler  chacun  d'eux  et  de  déter- 
ner  sa  valeur  spéciale. 

Pour  cela  il  est  nécessaire  que  nous  prenions  pour  point 
de  départ  une  classification  des  sons  reposant  sur  leur  nature 
même  et  indépendante  de  toute  idée  préconçue.  On  peut  les 
grouper  avec  beaucoup  de  précision  en  se  fondant  à  la  fois 
sur  leur  point  d'articulation  et  leur  mode  d'articulation.  Les 
voyelles  sont  des  notes  variées  dont  le  timbre  et  la  qualité  sont 
essentiellement  déterminées  par  le  point  d'articulation.  Or  c'est 
par  leur  timbre  et  leur  qualité  qu'elles  impressionnent  diverse- 
ment notre  oreille  :  les  unes  sont  des  notes  aiguës,  les  autres 
des  notes  graves,  les  unes  sont  des  notes  claires,  les  autres 
des  notes  sombres,  les  unes  sont  voilées,  les  autres  éclatantes. 
Ces  distinctions  déterminées  par  l'impression  produite  sont  en 
quelque  sorte  populaires  ;  sous  l'influence  de  la  musique  elles 
ont  pénétré  dans  le  langage  courant  ;  mais  elles  ne  donnent 
qu'une  classification  vague  et  flottante.  En  classant  les 
voyelles  d'après  leur  point  d'articulation,  on  se  trouvera 
les  avoir  rangées  du  même  coup  conformément  à  l'impression 
qu'elles  exercent  sur  celui  qui  les  entend,  et  cette  méthode, 


CLASSIFICATION    DES    VOYELLES  233 

ne  laissant  rien  à  l'arbitraire,  permettra  d'apporter  à  la  classi- 
(ication  vulgaire  plus  de  précision  et  de  la  rectifier  au 
besoin. 

Ondésig-ne  généralement  par  le  nom  de  painfales  les  voyelles 
dont  le  point  d'articulation  est  situé  vers  la  partie  antérieure 
du  palais  et  l'on  peut  appeler  non  palatales  toutes  les  autres. 
Les  palatales  sont  i,  ii  [u,  comme  dans  le  mot  cru),  é,  è,  ô 
[eu  fermé,  comme  dans  le  mot  feu).  Ce  sont  en  même  temps 
les  voyelles  claires.  Les  deux  d'entre  elles  qui  sont  le  plus 
fermées  et  qui  se  prononcent  le  plus  en  avant,  ïi  et  Vu, 
peuvent  être  mises  à  part  sous  le  nom  de  voyelles  aiguës.  La 
catégorie  des  non  palatales  comprend  toutes  celles  qui  se  pro- 
noncent vers  la  partie  postérieure  du  palais,  ou  au  niveau  du 
voile  du  palais,  ou  même  plus  en  arrière,  à  savoir  :  ^,  ô  (o 
ouvert,  comme  dans  le  mot  corps),  '  (eu  ouvert,  comme  dans 
\e  mot  peur),  6  (o  fermé,  comme  dans  le  mot  clos),  u  (ou, 
comme  dans  le  mot  trou).  Ce  sont  les  voyelles  (/raves.  Il  y  a 
aussi  lieu  de  distribuer  ces  dernières  en  deux  groupes,  et  de 
désigner  par  le  nom  de  sombres  les  deux  qui  sont  le  plus  fer- 
mées :  d  et  u,  et  par  celui  cVéclatantes  les  trois  autres  :  a,  ô,  è. 

Les  voyelles  nasales  demandent  une  mention  spéciale.  Elles 
sont  toutes  comme  voilées  par  la  nasalité,  mais  appartiennent 
d'ailleurs  chacune  à  la  même  classe  que  la  voyelle  orale 
qu'elles  ont  pour  substratum.  Il  faut  donc  savoir  quel  est  leur 
substratum  oral,  c'est-à-dire  quelle  est  la  voyelle  non  nasale 
dont  elles  sont  la  voyelle  nasalisée.  Nous  avons  montré 
ailleurs  [MSL,  VII,  472  sqq.)  quel  est  ce  substratum  :  la 
voyelle  du  mot  vin  est  un  è  nasal,  c'est  du  mot  hrun  est  un  è 
nasal,  celle  du  mot  temps  est  un  a  nasal  (a  extrêmement 
ouvert,  son  qui  n'existe  pas  en  français,  mais  qui  est  très 
voisin  de  d),  celle  du  mot  rond  un  d  très  fermé,  qui  n'existe 
pas  non  plus  dans  la  langue,  mais  se  rapproche  infiniment  de 
u.  Un  moyen  très  simple  de  s'en  rendre  compte  est  de  faire 
prononcer  ces  mots  par  une  personne  ayant  les  fosses  nasales 
obstruées  près  du  voile  du  palais  soit  artificiellement,  soit 
accidentellement,  fût-ce  par  un  gros  rhume  de  cerveau.  C'est 


234  LES    VOYELLES 

un  préjugé  assez  répandu  que  la  voyelle  nasale  du  mot  temps 
ou  du  mot  autant  est  un  a  nasal,  et  celle  du  mot  rond  un  6 
nasal  ;  étymoloo^iquement  c'est  quelquefois  vrai,  mais  nous 
n'avons  que  faire  ici  d'étymologie.  L'expérience  indiquée  fera 
entendre  à  peu  près  fô,  auto,  ru  et  non  ta,  auta,  ro.  On  peut 
faire  une  contre-épreuve  qui  n'est  pas  plus  difficile,  au  moyen 
d'une  personne  parlant  fortement  du  nez  :  elle  prononcera 
les  mots  ta,  rot  non  pas  comme  nous  prononçons  les  mots 
temps,  rond  mais  ^a",  ro"  avec  l'a  nasal  etl'd  nasal  qui  n'exis- 
tent pas  en  français  :  d'autre  part  elle  prononcera  les  mots 
trotte  et  tout  à  peu  près  comme  nous  prononçons  trente  et  ton. 
Nous  nous  servons  pour  la  transcription  des  voyelles  nasales, 
afin  que  leur  valeur  saute  aux  yeux,  de  la  voyelle  orale  qui 
leur  correspond  avec  un  n  en  exposant,  et,  dans  les  deux  cas 
où  nous  n'avons  pas  le  correspondant  rigoureux,  de  celles 
de  nos  voyelles  qui  s'en  rapprochent  le  plus,  à  et  u,  avec  le 
même  exposant. 

Parmi  les  voyelles  orales,  il  y  en  a  deux  qui  demandent 
quelques  explications  complémentaires  ;  c'est  Yeu  fermé  (ô)  et 
Veu  ouvert  (è).  Certains  s'étonneront  de  les  trouver  dans  deux 
classes  différentes.  On  a  une  tendance,  par  suite  d'habitudes 
dues  à  la  pauvreté  de  notre  alphabet,  à  considérer  l'è  etVé 
d'une  part.  Va  et  Vô  d'autre  part  comme  des  voyelles  à  peu 
près  semblables.  En  réalité  il  y  a  plus  de  différence  entre 
l'articulation  de  l'è  et  celle  de  l'e  qu'entre  celle  de  l'e  et  celle 
de  1'/,  entre  l'articulation  de  Vu  et  celle  de  l'o  qu'entre  celle 
de  l'a  et  celle  de  Vô,  qu'entre  celle  de  Vô  et  celle  de 
r«  {ou).  Si  dans  notre  classification  l'è  et  l'è  se  trouvent 
dans  la  même  catégorie,  c'est  qu'ils  se  prononcent  tous  deux 
sur  la  partie  antérieure  du  palais  ;  si  Vô  et  l'o  sont  dans  une 
même  catégorie,  quoique  dans  deux  subdivisions  différentes, 
c'est  que  tous  deux  s'articulent  dans  la  partie  postérieure  de 
la  bouche.  Le  domaine  des  deux  eu  est  intermédiaire  entre 
celui  des  deux  e  et  celui  des  deux  o,  mais  de  telle  sorte  que 
l'un  a  son  point  d'articulation  d'un  côté  et  l'autre  de  l'autre 
côté  de  la  limite  qui  sépare  les  claires  des  graves. 


l7'  dit  mlet  235 

L'o  est  la  voyelle  fermée  qui  termine  le  mot  peureux  ;  l'e 
est  la  voyelle  ouverte  de  la  première  syllabe  de  ce  mot  ;  c'est 
aussi,  mais  avec  plus  d'ampleur  et  d'intensité,  la  voyelle  du 
mot  peur  ;  c'est  la  voyelle  du  mot  fleuve]  c'est  la  voyelle  de 
la  syllabe  initiale  du  mot  jeunesse  dans  la  prononciation  pro- 
prement française,  car  nous  ne  nous  occupons  pas  ici,  comme 
il  est  juste,  des  différentes  prononciations  dialectales  ;  enfin 
c'est  l'e  dit  muet  ;  ce  point  est  capital  et  on  ne  saurait  trop  y 
insister.  Dans  l'intérieur  des  vers  français  il  n'y  a  pas  d'e 
muet  ;  tous  les  e  qui  comptent  dans  le  nombre  des  syllabes 
doivent  se  prononcer  nettement,  comme  une  voyelle  affaiblie 
par  l'atonie  sans  doute,  mais  absolument  pleine,  sans  quoi 
les  vers  deviennent  faux  ;  rien  ne  saurait  les  dispenser  d'avoir 
leur  compte  juste  de  syllabes.  L'e  du  mot  je  dans  je  n[e)  sais 
pas  se  prononce  en  français  exactement  comme  celui  de  la 
première  syllabe  du  moi  jeunesse  ;  tous  les  e  qui  se  trouvent 
dans  l'intérieur  des  vers  doivent  se  prononcer  ainsi.  C'est  la 
même  voyelle  que  celle  de  la  dernière  syllabe  du  mot  valeur, 
mais  plus  brève,  plus  faible  et  moins    tendue. 

Ce  point  pourra  surprendre  ceux  qui  ne  sont  pas  rompus 
aux  détails  de  la  phonolog-ie  et  leur  paraître  un  simple  para- 
doxe :  l'é  dit  muet  est  une  voyelle  éclatante.  Ce  qui  fait  qu'une 
voyelle  est  éclatante  n'est  pas  le  plus  ou  moins  d'intensité 
avec  laquelle  on  la  prononce,  mais  la  manière  dont  on  l'arti- 
cule. Or  les  muscles  de  la  bouche  sont  presque  au  repos  pour 
la  prononciation  de  l'é  comme  pour^celle  de  Va  (le  canal  buccal 
est  seulement  un  peu  moins  ouvert  pour  l'é)  et  ce  sont  ces 
deux  voyelles  qui  emploient  le  moins  de  souffle.  Ajoutons  à 
ces  considérations  phonologiques  un  fait  de  phonétique  qui  les 
confirme  ;  tandis  que  l'é  est  la  voyelle  atone  par  excellence 
en  français  et  dans  plusieurs  autres  langues,  en  grand  russe 
tout  0  placé  dans  la  syllabe  qui  précède  la  tonique  est  devenu 
a;  dans  les  deux  cas  l'affaiblissement  dû  à  l'atonie  s'est  tra- 
duit par  la  diminution  de  l'effort  musculaire  des  organes 
buccaux,  et  en  même  temps  par  l'emploi  d'une  quantité 
moindre  de  soufïle. 


236  LES    VOYELLES 

A.  —  Voyelles  aiguës. 

L'étude  des  mots  expressifs  nous  montre  que  les  voyelles 
aiguës,  Vi  et  Vu,  donnent  seules  l'impression  de  l'acuité  :  cri, 
cri-cri,  siffler,  pique,  ail.  spitz  «  aigu  »  ;  mais  les  autres 
voyelles  claires,  étant  en  somme  de  même  nature,  peuvent 
préparer  la  note  ou  la  soutenir  une    fois  qu'elle  a  été  donnée. 

Les  voyelles  aiguës  sont  naturellement  désignées  pour  peindre" 
les  bruits  aigus  : 

Avec  un  cvi  sî'iif'slre,  il  tournoie,  emporté 

(Heredia,  La  mort  de  laigle). 

L'essieu  erre  et  se  rompt... 

(  Racine)  . 

((  Je  doute  que  Ton  serve  la  gloire  de  l'auteur  de  Phèdre  en 
supposant  que  dans  une  situation  si  pathétique,  au  milieu  des 
larmes,  du  désespoir,  des  remords  cuisants,  il  ait  songé  à 
peindre  le  bruit  d'un  essieu  qui  se  rompt  »  (Combarieu,  206- 
207).  Ce  jugement  se  passe  de  commentaire. 

Le  fffre  aux  cr/'s  aigus,  le  hautbois  au  son  clair 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Le  bruit  peut  être  imaginaire  et  simplement  supposé  par 
métaphore  : 

Le  sang  de  vos  rois  |  crie  |  et  n'est  point  |  écouté 

(Racine,  Athalie). 

Dans  l'ordre  du  langage  ce  qui  est  particvdièrement  aigu, 
ce  sont  les  cris,  toute  espèce  de  cris,  quel  que  soit  le  senti- 
ment qui  les  suscite  : 

1"  la  douleur  : 

Tout  m'affl/'ge  et  me  nu/'t,  et  consp/re  à  me  nuire 

ili).,  Phèdre). 


EXPRESSION    DE    LA    DOL'LEUR  237 

«  Sa  voix  s'élève,  et  sa  plainte  retentit,  aiguë,  prolongée  et 
perçante,  sur  une  note  gémissante  en  /  »  (Stapfer,  Racine  et 
V.  Hugo).  Il  y  a  en  outre  insistance  sur  une  même  idée;  cf.  le 
chapitre  précédent,  p.  225  à  229. 

Dispensez-moi,  je  vous  sHppl/e, 

Tous  plaisirs  pour  moi  sont  perdue. 

J'aimois  un  (ïls  plus  que  ma  vie  : 
Je  nai  que  lut;  que  dts-je,  hélas,  je  ne  Tai  plus  ! 
On  me  Fa  dérobé  :  plaigne-  mon  infortune 

(La  Fontaine,  IX,  1). 

. .  .Ma  fille!  Ah  !  Dieu  !  ma  f/lle  ! 
Ma  fille  !  Terre  et  cieua:  !  c'est  ma  f/'ile,  à  présent  ! 
Dieu  !  ma  m;iin   est  mouillée  !  —  A  quj  donc  est  ce  sang? 

—  Ma  f/lle  !  —  Oh!  je  m'y  perds  !  c'est  un  prodige  horrible  ! 
C'est  une  vision  !  Oh  !  non,  c'est  impossible, 

Elle  est  partie,  elle  est  en  route  pour  Évreua;. 

0  mon  Dieu  !  n'est-ce  pas  que  c'est  un  rêve  affreux, 

Que  vous  avez  gardé  ma  IVlle  sous  votre  aile 

Et  que  ce  n'es/  pas  elle,  ô  mon  Dieu?  Si  !  c'est  elle  ! 

C'est  bien  elle!  Ma  fille  !  enfant!  réponds-moi,  dis. 

Ils  t'ont  assassinée  !  oh  !  réponds  !  oh  !  bandits  ! 

Personne  ici,  grand  Dieu  !  que  l'horrible  famille  ! 

Parle-moi  !  parle-moi  !  ma  f/lle  !  ô  ciel  !  ma  fille  ! 

(Hugo,  Le  Boi  s'amuse), 

paroles  de  Triboulet  qui  trouve  le  corps  de  sa  fille  dans  le  sac. 

Madeleine  l'aborde,  et  presque  avec  des  cris 

Lui  parle  et  s'épouvante,  et  tord  ses  bras  meurtris. 

—  Mère,  ouvre-moi.  Je  viens.  Il  s'agit  de  sa  vie 
Me  voici.  J'ai  couru  de  peur  d'être  suivie. 

On  creuse  l'ombre  autour  de  ton  fils.  Je  te  dis 
Que  je  sens  fourmiller  les  serpents  enhardi's 

(Id.,  Fin  de  Satan); 

cris  de  douleur  et  de  crainte  ;  les  deux  premières  rimes    pré- 
parent la  note. 


238  LES    VOYELLES 

2°  Les  supplications  : 

Il  tend  les  bras,  il  tombe  à  genoux  :  il  lui  crie 
Qu'au  nom  de  tous  les  dieux  il  la  conjure,  il  prie. 
Et  qu'il  n'estpomtà  craindre,  et  quune  ardente  ïaim 
L'aiguillonne  et  le  iue,  et  qu'il  expire  entïn 

(  Ghénier,  Le  mendiant). 

Prends  pitié  de  mon  f/ls,  de  mon  unique  enfant  1 
Prends  pft/é  de  sa  mère  aux  larmes  condamnée. 
Qui  ne  \it  que  pour  lui,  qui  meurt  abandonnée  ; 
Qui  n'a  pas  dû  rester  pour  voir  mourir  son  fz'ls  ; 
Dieu  jeune,  viens  aider  sa  jeunesse.  Assoupj^, 
Assoupf\?  dans  son  seni  cette  ff'èvra  brûlante 

(Id.,   Le  malade). 

3"  La  joie,  l'admiration,  l'enthousiasme   : 

Quand  il  eût  bien  l'ail  voir  l'héritier  de  ses  trônes 
Aux  vieilles  nations  comme  aux  vieilles  couronnes. 
Eperdu,  l'œil  lixé  sur  quiconque  était  roi, 
Comme  un  aigle  arrivé  sur  une  haute  cime, 
Il  cria  tout  joyeux  avec  una;r  subl/me  : 
L'avenfr!  l'aven/r!  l'aven/r  est  à  moi  ! 

(  Hlgo,  Napoléon  If)  ; 

cris  de  joie  et  d'enthousiasme. 

\  ainqueur,  enthousiaste,  éclatant  de  prestz'ges, 
Prodige,  il  étonna  la  terre  des  prod/ges. 
Les  vieux  scheiks  vénéraient  l'émir  jeune  et  prudent  ; 
Le  peuple  redoutait  ses  armes  inouïes  ; 
Sublime,  il  apparut  aux  tribus  éblouies 
Comme  un  Mahomet  dOccident 

{In.,  Lui)  ; 

enthousiasme,  admiration  exprimée  par  des  sortes  de  cris. 
4°    La    colère,    lorsqu'elle     arrive    au    parox\sme,    qu'elle 


EXPRESSION    DE    LA    COLÈRE  239 

touche  à  la  fureur  et  se  manifeste  par  des  imprécations,  des 
cris  de' haine,  de  vengeance,  de  désespoir,  d'indignation,  de 
mépris,  d'ironie  amère.  [Observation  :  les  voyelles  aiguës 
n'étant  pas  propres  à  exprimer  la  colère  mais  seulement  les 
cris  de  la  colère,  on  trouvera  toujours  dans  les  exemples  que 
nous  allons  citer  des  voyelles  éclatantes  peignant  les  éclats 
de  voix  de  la  colère  et  des  voyelles  sombres  qui  en  expriment 
les  sourds  grondements.  Nous  ne  donnerons  ici  que  des 
exemples  de  colère  où  les  voyelles  aiguës  dominent)  : 

Quel  pla?s/r  de  venger  mot'-méme  mon  in\Lre, 
De  retirer  mon  bras  tet;i^  du  sang-  du  parj^'^re, 
Et,  pour  rendre  sa  pejne  et  mes  phtislrs  plus  grands, 
De  cacher  ma  rivale  à  ses  regards  mourants  ! 

(éclats  de  voix  de  la  colère  dans  ce  dernier  vers) 
Ah  !  si  du  moins  Oreste,  en  punissant  son  cr/me, 
Lut  laiasoit  le  regre/  de  mour/r  ma  vjct/me  ! 
Va  le  trouver   :  dj's-lu/ qu'il  apprenne  à  l'ingrat 
Qu'on  l'immole  à  ma  ha/ne,  et  non  pas  à  l'Ktat. 

(éclats  de  voix  dans  ce  dernier  vers) 
Chère  Cléone,  cours  :  ma  vengeance  est  perdUE,  " 

S'il  ignore  en  mourant  que  c'est  \\\oi  qui  le  iUE 

Racine,  Andromaque .  W ,  1,  paroles  d'Hermione). 

.  .  .Ta /.s- toi',  perf/de  ! 
Et  n'imp6te  qu'à  toi  ton  lâche  parric/de. 
Va  faire  chez  tes  Grecs  admirer  ta  fureur  ; 
Va   :  je  la  désavoue  et  tu  me  fais  horreur. 
Barbare,  qu'as-tu  fai'r.' avec  quelle  ïurlE 
As-t^^  tranche  le  cours  d'une  si  belle  \IE  ? 
Avez-vous  pL\  cruels,  l'immoler  aujourd'hu/, 
Sans  que  tout  votre  sang  se  soulevât  pour  lu/? 
Mais  parle  :  de  son  sort  qu/  t'a  rend6'  l'arb/tre? 
Pourquoi'  l'assassiner?  Qu'a-t-il  ïail  ?  A  quel  t/tre  ? 
Qu/  te  l'a  d/7'  ? 

(lu.,  ihid.,  V,  3/. 


1.   Eht-il  besoin  de  rappeler  qu'au  xvii'^  siècle  oi  se  prononçait  ic<' 


240  LES    VOYELLES 

Je  sais  bien  quel  mot/f  à  l'attaquer  t'obl/ge. 
Vous  le  hai'ssec  tous  ;  et  je  vo/s  aujourd'hu/ 
Femme,  enfants  et  vale/.s,  déchaînes  contre  lu/. 
On  met  impudemment  toute  chose  en  usage 
Pour  ôter  de  chez  mot  ce  dévot  personnage  : 
Mais  plus  on  ïait  d'elîorts  afm  de  Ten  bann/r, 
Plus  j'en  veux  employer  à  l'y  mteua^reten/r  ; 
Et  je  va/s  me  hâter  de  lui  donner  ma  1711e, 
Pour  confondre  l'orgueil  de  toute  ma  fam/lle 

(Molière,  Tartuffe) 

....  Poursu/<S,  Néron,  avec  de  tels  min/stres, 
Par  des  îaits  glorieux  tu  te  vas  signaler, 
Poursuis.  Tu  n'as  pas  fait  ce  pas  pour  l'eculer. 
Ta  main  a  commencé  par  le  sang  de  ton  frère  ; 
Je  prévois  que  tes  coups  viendront  jusqu'à  ta  mère. 
Dans  le  fond  de  ton  cœur  je  sa/s  que  tu  me  ha;s  ; 
Tu  voudras  t'affranch/r  du  joug  de  mes  hienîails. 
Mais  je  veux  que  ma  mort  te  so(7  même  inutile. 
Ne  crois  pas  qu'en  mourant  je  te  laisse  tranqu/lle. 
Rome,  ce  ciel,  ce  jour  que  tu  reçUs  de  moi'. 
Partout,  à  tout  moment,  m'olfriront  devant  toi. 
Tes  remords  te  suivront  comme  autant  de  îurlES; 
Tu  croiras  les  calmer  par  d'autres  barbar7£'5' ; 
Ta  fureur  s'irritant  soi-même  dans  son  cours. 
D'un  sang  toujours  nouveau  marquera  tous  tes  jours. 
Mais  j'espère  qu'enfin  le  Ciel,  las  de  tes  cr/mes, 
Ajoutera  ta  perte  à  tant  d'autres  vi'ct/mes  : 
Qu'après  t'ètre  couvert  de  leur  sang  et  du  mien, 
Tu  te  verras  forcé  de  répandre  le  lien  ; 
Et  ton  nom  parottra  dans  la  race  futL^re; 
Aux  plus  cruels  ti/rans  une  cruelle  injZ/re 

(Racine,  Britannicus) 

[Elle  entre].  —  D'où  viens-t^?  qu'as-tu  fai7  cette  nu/7'? 
Réponds,  que  me  veux-lU?  qui  t'amène  à  cette  heure? 
Ce  beau  corps,  jusqu'au  jour,  où  s'est-/l  étend//? 
Tandis  qu'à  ce  balcon,  seul,  je  veille  et  je  pleure, 
En  quel  lieu,  dans  quel  Ut,  à  qu/  souriais-t// ? 


IMPRÉCATIONS  241 

Perf/dc  !  auclac/c'Hse  !  est-/l  encor  poss/ble 
Que  lu  vtennes  olFr/r  ta  bouche  à  mes  baisers? 
Que  demandes-l»  donc?  par  quelle  soif  horr/ble 
Oses-t^'^  m'att/rer  dans  tes  bras  épuisés  ? 

(Musset,  Nuit  d'octobre). 

Vous  ne  démentez  point  une  race  funeste. 

Oui  vous  êtes  le  sang-  d'Atrêe  et  de  Thyeste. 

Bourreau  de  votre  f/lle,  il  ne  vous  reste  enfm 

Que  d'en  fa/re  à  sa  mère  un  horr/ble  festm. 

Barbare  !  c'est  donc  là  cet  heureujr  sacrif/ce 

Que  vos  soins  préparoie/it  avec  tant  d'artif/ce. 

Quof  ?  l'horreur  de  souscr/re  à  cet  ordre  inhumam 

N'a  pas,  en  le  traçant,  arrête  votre  main  ? 

Pourquoi  femdre  à  nos  yeux  une  fausse  tristesse  ? 

Pensez-vous  par  des  pleurs  prouver  votre  tendresse  ? 

Où  sont-/ls  ces  combats  que  vous  ave-  rend^^S? 

Quels  flots  de  sang-  pour  elle  avez-vous  répand t^5? 

Quel  débr/5  parle  ici  de  votre  résistance? 

[Quel  champ  couvert  de  morts  me  condamne  au  silence?] 

Voilà  par  quels  témoins  il  falloiV  me  prouve/", 

Cruel,  que  votre  amour  a  voulZ^^  la  sauver. 

Un  oracle  fatal  ordonne  qu'elle  exp/re; 

Un  oracle,  dit-/l,  tout  ce  qu'il  semble  d/re? 

Le  cjel,  le  juste  cjel,  par  le  meurtre  honore. 

Du  sang  de  l'innocence  est-il  donc  altère  ? 

Si  du  cr/me  d'Hélène  on  pun/7^  sa  fam/Ue, 

Faites  chercher  à  Sparte  Hermione  sa  f/lle  : 

Laissez  à  Ménélas  racheter  d'un  tel  prIX 

Sa  coupable  moitfè  dont  il  est  trop  éprIS. 

Mais  vous,  quelles  fureurs  vous  rendent  sa  vict/me  ? 

Pourquoi  vous  imposer  la  peùie  de  son  cr/me? 

(Racine,  Iphixfénie). 

Il  fjiut  rappeler  ici,  comme  partout,  que  les  phonèmes 
considérés  ne  deviennent  expressifs  que  si  l'idée  qu'ils 
recouvrent  s'y  prête.  Voici  un  passage  du  Misanthrope  qui 
serait  excellent  comme  sons  pour  peindre  le  paroxysme  de  la 

M.  GuAMM(i>T.  —  Le  vers  français.  ^  16 


242  LES    VOYELLES 

colère;   mais  il  n'a  pas  ce  sens  et  reste  presque  inexpressif. 
Ce  sont  des  paroles  de  Philinte  (V,  I)  : 

Non,  je  tombe  d'accord  de  tout  ce  qu'il  vous  plaît. 

Tout  marche  par  cabale  et  par  pur  intérêt  ; 

Ce  n'est  plus  que  la  ruse  aujourd'hui  qui  l'emporte, 

Et  les  hommes  devroient  être  faits  d'autre  sorte; 

Mais  est-ce  une  raison  que  leur  peu  d'équité 

Pour  vouloir  se  tirer  de  leur  société? 

Tous  ces  défauts  humains  nous  donnent  dans  la  vie 

Des  moyens  d'exercer  notre  philosophie. 

C'est  le  plus  bel  emploi  que  trouve  la  vertu  ; 

Et,  si  de  probité  tout  étoit  revêtu, 

Si  tous  les  cœurs  étoient  francs,  justes  et  dociles, 

La  plupart  des  vertus  nous  seroient  inutiles, 

Puisqu'on  en  met  l'usage  à  pouvoir,  sans  ennui. 

Supporter  dans  nos  droits  l'injustice  d'autrui, 

5"  Nous  venons  de  voir,  dans  les  exemples  de  colère  précé- 
demment cités,  les  voyelles  aiguës  secondées  par  les  autres 
voyelles  claires  contribuer  à  peindre  non  pas  les  éclats  de  la 
colère,  mais  ce  qu'elle  peut  présenter  d'aigre,  de  mordant,  de 
mépris,  d'ironie  amère,  incisive,  sarcastique.  11  est  donc  bien 
évident  que  si  dans  un  morceau  la  colère  passe  au  second  plan 
alors  que  le  mépris  ou  l'ironie  surgit  au  premier,  les  moyens 
d'expression  ne  changent  pas  :  voyelles  claires,  surtout  aiguës  : 

Père  dénature!  malheureuj*  pob't/que, 
Esclave  ambitieux  d'une  peur  chtnier<que, 
[Polyeucte  est  donc  mort!]  et  par  vos  cruautés 
Vous  penses  conserver  vos  trtstes  dignités! 
La  faveur  que  pour  Iwi  je  vous  mxois  offerte, 
Au  Ifeu  de  le  sauver,  précipite  sa  perte! 


Eh  hien  !  à  vos  dépens  vous  verre-  que  Sévère 

Ne  se  vante  jamais  que  de  ce  qu'il  peu/  îaire  ; 

Et  par  votre  ruine  il  vous  fera  juger 

Que  qui  peut  bien  vous  perdre  eùl  pu  aous  protéger. 


EXPRESSION    DE    l'iRONIE  243 

Cont/nHe:  aux  dieux  ce  service  tVdèle  ; 

Par  de  telles  horreurs  montrez-leur  votre  zèle. 

(GoRNEiixE,  Polyeucfe,  V,  6). 

Dans  ce  morceau,  lindignation  est  dominée  par  le  mépris 
(relevé  par  les  occlusives  labiales,  cf.  p.  312)  surtout  dans  la 
première  partie  ;  dans  la  seconde  elle  tourne  à  la  menace. 
Dans  le  morceau  suivant  de  Racine  [Andromaque,  IV,  5),  où 
Hermione  s'adresse  a  Pyrrhus  qui  vient  de  lui  déclarer  qu'il 
est  décidé  à  épouser  Andromaque,  l'ironie  recouvre  la  colère 
d'un  bout  à  l'autre  : 

Seig-neur,  dans  cet  aveu  dépouillé  d'artifice, 
J'aime  à  voir  que  du  moins  vous  vous  rendie-  justice, 
Et  que  voulant  bien  rompre  un  nceud  si  solennel, 
Vous  vous  abandonniez  au  crime  en  criminel. 
Est-il  juste,  après  tout,  qu'un  conquérant  s'abaisse 
Sous  la  servile  loi  de  garder  sa  promesse? 
Non,  non,  la  perfidie  a  de  quoi  vous  tenter; 
Et  vous  ne  me  cherchiez  que  pour  vous  en  vanter. 
Quoi!  sans  que  ni  serment  ni  devoir  vous  retienne, 
Rechercher  une  Grecque,  amaut  dune  Troyenne  ; 
Me  quitter,  me  reprendre,  et  retourner  encor 
De  la  tVlle  d'Hélène  à  la  veuve  d'Hector; 
Couronner  tour  à  tour  l'esclave  et  la  princesse  ; 
Immoler  Troie  aux  Grecs,  au  fils  d'Hector  la  Grèce! 
Tout  cela  part  dun  cœur  toujours  maftre  de  soi. 
D'un  héros  qui  n'est  point  esclave  de  sa  foi. 
Pour  plaire  à  votre  épouse,  il  vous  faudroi7  peut-être 
Prodiguer  les  doux  noms  de  parjure  et  de  traître. 
Vous  veniez  de  mon  front  observer  la  pâleur, 
Pour  aller  dans  ses  bras  rire  de  ma  douleur. 
Pleurante,  après  son  char  vous  voulez  qu'on  me  voie; 
Mais,  seigneur,  en  un  jour,  ce  serait  trop  de  joie  : 
Et  sans  chercher  ailleurs  des  titres  empruntés, 
Ne  vous  sufFit-il  pas  de  ceuj;  que  vous  portes? 
Du  vieux  père  d'Hector  la  valeur  abattue 
Aux  pieds  de  sa  famille  expirante  à  sa  vue, 


244  LES    VOYELLES 

Tand/s  que  dans  son  sein  votre  bras  enfonce 
Cherche  un  reste  de  sang  que  l'âge  avoit  glacé; 
Dans  des  ruisseaux  de  sang  Troie  ardente  plongée; 
De  votre  propre  main  Polyxéne  égorgée 
Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  indignés  contre  vous  : 
Que  peut-on  refuser  à  ces  généreux  coups  ? 

Dans  un  autre  passage  d'Andromaque  (V,  5)  nous  trouvons 
une  ironie  si  amère  qu'elle  va  presque  jusqu'à  la  rage  :  c'est 
Oreste  qui  feint  d  applaudir  aux  dieux  et  à  la  destinée,  faute 
d'expressions  pour  les  maudire  ;  ce  sont  les  j)lus  beaux  vers 
de  son  rôle  : 

Grâce  aux  (\ieux,  mon  malheur  passe  mon  espérance  ! 

Oui,  je    te  loue,  ô  c/el,  de  ta  persévérance  ! 

Appliqué  sans  relâche  au  soin  de  me  punir, 

Au  comble  des  douleurs  tu  m'as  (ait  parvenir. 

Ta  hanie  a  pri's  plaisir  à  former  ma  misère  ; 

J'étois  né  pour  servir  d'exemple  à  ta  colère, 

Pour  être  du  malheur  un  modèle  accompli. 

Hé  bien  1  je  meurs  content,  et  mon  sort  est  rempli. 

Autres  exemples  d'ironie  amére  : 

Je  ne  vous  presse  point,  Madame,  de  nous  suivre  ; 
En  de  plus  chères  mains,  ma  retraite  vous  livre. 
De  vos  dessem.s  secrets  on  est  trop  éclairci. 
Et  ce  n'est  pas  Calchas  que  vous  cherchez  ici 

(Racine,  Iphigénie), 

paroles  de  Glytemnestre  à  Eriphile. 

Je  ne  murmure  poinV  qu'une  amitié  commune 
Se  range  du  parti  que  flatte  la  fortune, 
Que  l'éclat  d'un  empire  ait  pu  vous  éblouir, 
Qu'aux  dépens  de  ma  sœur  vous  en  vouh'er  jouir 

(II».,  Brilannicus,  III,  7). 


EXPRESSION    DE    LA    MOQUERIE  243 

...  Je  tadmi^re  ! 
Où  sont  tes  gens?  où  sont  les  [ouvriers  de  Temptre? 
Entendrons-nous  bientôt  tes  trompettes  sonner? 
Vas-tu,  sur  ce  donjon  que  tu    dois  ramer, 
Semer,  dans  les  débris  où  sifflera  la  hise. 
Du  sel  comme  à  Lubeck,  du  chanvre  comme  à  P/'se? 
Mais  quoi  !  je  n'entends  rien,  i^erais-lu  seul  ;cf?    ' 
Pas  d'armée,  ô  César!  Je  sais  que  c'eit  ainsf 

Que  tu  ïais  d'ordinture 

(Hugo,  Burgraves,  II,  6). 

6"  Si  l'on  quitte  l'ironie  amère,  méchante,  le  sarcasme, 
pour  arriver  au  persifllage  ou  à  la  simple  moquerie,  les 
voyelles  claires  restent  le  moyen  d'expression  obligatoire, 
mais  parmi  elles  les  voyelles  aiguës  cessent  de  dominer,  ou 
même   disparaissent  complètement  : 

Vous  chantiez,  j'en  suis  fort  aise  ; 
Eh  hienl  dansée  maintenant 

(La  Fontaine,  I,   1). 

C'est  dommage,  Garo,  que  tu  n'e*  pomt  entre 
Au  conseil  de  celui  que  prêche  ton  cure 

(Id.,IX,4). 

Venec  remercier  un  père  qui  vous  aime, 

Et  qui  veut  à  l'autel  vous  conduire  lui-même 

(Racine,  Iphigénie). 

Je  vous  entends,  madame, 

Vous  voulez  que  ma  fu/'te  assure  vos  désfrs. 

Que  je  lafsse  un  champ  h'bre  à  vos  nouveaux  souptrs  ; 

Sans  doute  en  me  voyant,  une  pudeur  secrète 

Ne  vous  laisse  goûter  qu'une  joz'e  inquiète 

(Id.,  Britannicus,  III,  7), 


246  LRS    VOYELLES 

On  d/t  plus;  vous  souffre-  sans  en  être  offensée, 
Qu'il  vous  ose,  Madame,  expliquer  sa  pensée. 
Car  je  ne  croirai  point  que  sans  me  consulter 
La  sévère  Junie  ait  voulu  le  flatter, 
Ni  qu'elle  ail  consent?'  d'aimer  et  d'être  atmée, 
Sans  que  j'en  sojs  instruit  que  par  la  renommée 

(Id.,  IhicL,  II,  3). 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  multiplier  les  exemples  à  l'infini  ;  d'autre 
part,  comme  le  nombre  des  nuances  d'idées  est  illimité,  il  ne 
faut  pas  songer  à  donner  une  énumération  complète  de  celles 
qui  sont  susceptibles  d'être  exprimées  par  telle  catég^orie  de 
phonèmes.  Ce  serait  poursuivre  limpossible  et  viser  un  but 
qu'en  somme  il  n'importe  pas  à  notre  dessein  d'atteindre.  Il 
suftit  en  effet  que  nous  ayons  déterminé  la  nature  et  la  valeur 
propre  des  phonèmes  pour  être  capables  de  prévoir  à  quelles 
diverses  nuances  ils  pourront  s'appliquer  comme  moyens 
d'expression. 

Voici  un  passage  de  Racine  où  nous  trouvons,  en  moins 
de  quatre  vers,  trois  sentiments  pour  l'expression  desquels 
nous  savons  maintenant  que  les  voyelles  claires  conviennent  : 
l'aigreur,  la  colère  et  le  mépris  : 

...maigre  ses  injustices, 
C'est  ma  mère,  et  je  veux  ignorer  ses  caprices. 
Mais  je  ne  prétends  plus  ignorer  ni  souffrir 
Le  ministre  insolent  qui  les  ose  nourrir 

{Ibid.,  II,  1). 

Les  voyelles  claires  se  prononcent  en  serrant  par  un  effort 
musculaire  plus  ou  moins  considérable  différents  organes  buc- 
caux contre  la  partie  antérieure  du  palais,  ce  qui  donne  aisé- 
ment un  air  pincé.  C'est  pour  cela  qu'elles  contribuent  si  bien 
à  l'expression  de  tout  ce  qui  se  dit  d'un  ton  pincé,  en  particu- 
lier comme  nous  venons  de  le  voir,  à  la  moquerie,  à  l'ironie, 
et  d'une  manière  générale  à  tout  ce  quiestmordant,  méchant  : 
tel  ce  passage   de  Britannicus  (II,  3  ;  toute  la  scène   serait  à 


EXPRESSION    DE    l'iNQUIÉTUDE  247 

citer)  où  Néron,  avec  une  méchanceté  que  nous  pouvons  qua- 
lifier d'aiguë,  ordonne  à  Junie  qu'il  tient  en  son  pouvoir  de 
déclarer  à  son  amant  Britannicus 


Qu'il  doit  porter  ailleurs  ses  vœux  et  son  espoir, 

et  cela  sans  explications  qui  puissent  faire  soupçonner  qu'elle 
agit  par  contrainte,  car  Néron  entendra  et  verra  tout  sans 
être  vu  : 

V^ous  n'aure::  point  pour  moi  de  langages  secrets, 
J'entendrai  des  regards  que  vous  croirez  muets; 
Et  sa.  perte  sera  r/nfailhble  salaire 
D'un  geste  ou  d'un  soupir  échappe  pour  lui  plaire. 

Une  inquiétude  qui  vous  serre  le  cœur,  qui  vous  serre  les 
lèvres  et  les  dents  et  vous  contracte  tous  les  muscles,  exigera 
aussi  des  voyelles  claires,  car  ce  sont  elles  qui  demandent 
l'effort  musculaire  le  plus  considérable  et  emploient  le  plus 
de  souffle  (la  poitrine  serrée  par  l'émotion  n'en  fournit  que 
par  des  mouvements  saccadés  et  violents)  ;  telles  les  paroles 
qu'Hermione  adresse  à  Cléone  lorsque,  cette  dernière  lui 
racontant  qu'elle  vient  de  laisser  P^^rrhus  dans  le  temple  où 
il  épouse  Andromaque,  elle  craint  qu'il  ne  l'ait  tout  à  fait 
oubliée  : 

Mais  as-tu  bien,  Cléone,  observé  son  visage  ? 
Goûte-t-il  des  plaisirs  tranquilles  et  parfaiVs  ? 
N'a-t-il  point  détourné  ses  yeux  vers  le  palais  ? 
Dis-moi,  ne  t'es-tu  point  présentée  à  sa  vue? 
L'mgrat  a-t-il  rougi  lorsqu'il  t'a  reconnue  ? 
Son  trouble  avouoit-il  son  l'nfidélité  ? 
A-t-i'l  jusqu'à  la  fin  soutenu  sa  fierté  ? 

[Andromaque,  \',  2). 


248  LES    VOYELLES 

B.  —  Voyelles  claires. 

Nous  n'avons  considéré  jusqu'à  présent  dans  les  voyelles 
palatales,  qu'une  qualité,  Vacuité,  et  nous  nous  sommes  sur- 
tout attaché  aux  deux  voyelles  les  plus  aiguës,  Yi  et  Vii,  les 
autres  voyelles  claires  n'ayant  le  plus  souvent  joué  dans  nos 
exemples  qu'un  rôle  secondaire.  Si  nous  considérons  mainte- 
nant Isurs  autres  qualités,  si  nous  les  prenons  toutes  ensemble, 
en  nous  arrêtant  tout  autant  à  l'e,  à  l'è,  à  l'è",  ^  Yô  qu'à  Yi  et 
slYù,  nous  trouvons  que  les  voyelles  claires  ou  voyelles 
minces,  comme  on  les  appelle  dans  certaines  lang-ues  par  op- 
position avec  les  voyelles  larges  qui  sont  les  graves,  s'expri- 
mant  avec  une  ouverture  buccale  moindre  sont  plus  ténues, 
plus  douces,  plus  légères.  Elles  sont  donc  particulièrement 
propres  à  exprimer  la  ténuité,  la  légèreté,  la  douceur  et  les 
idées  qui  se  rattachent  à  celles-là.  Elles  apparaissent  dans  la 
plupart  des  épithètes  par  lesquelles  nous  venons  de  les  carac- 
tériser et  dans  quelques  autres  analogues  :  claires,  légères, 
fines,  ténues,  menues.  Elles  sont  très  nettes  dans  quelques 
mots  essentiellement  expressifs  comme  tinter,  murmurer . 

Elles  sont  donc  aptes  à  exprimer  un  bruit  ténu,  clair,  un 
murmure  doux  et  léger  : 

Yesnids 

Muvmnvaienl  Yhymne  obscur  de  ceux  quj'  sont  hénis 

(Hugo,  Petit-Paul). 

Le  murmure    léger  des  abe/lles  fidèles 

(Leconte  de  LisLE,  Poèmes  antiques). 

[Et  la  source  sans  nom  qui  goutte  à  goutte  tombe] 
D'un  son  plamtif  empbi  la  solitaire  combe  : 
C'est  la  Nymphe  qui  pleure  un  éternel  oubli 

(Heredia,  La  source). 


EXPRESSION    d'un    liRLIT    LÉGER  249 

Il  est  doux  crécouter  les  soupn-s,  les  hrails  irais 

(Id.,  Pan). 

Et  l'ombre  où  ril  le  timbre  argentm  des  fontames 

(Id.,  La  chasse). 

Les  cloches  dans  les  airs,  de  leurs  voix  arg-entines, 
Appeloient  à  g-rand  bru;7  les  chanlres  à  matines 

(BoiLEAu,  Lulrin), 

exemple  signalé  par  Sainte-Beuve,  Lundis,  VI,  308. 

et  l'homme, 

Chaque  soir  de  marché,  faiV  tmter  dans  sa  mai'n 
Les  deniers  d'argent  clair  qu'il  rapporte  de  Rome 

(Heredia,    Horlorum  cleus,  IV). 

mobiles  roseaux 

Où  mi/rmiire  Ze'phi/re  au  murmure  des  eaux 

(CnÉNiER,  Mnazile  et  Chloé). 

Viens  !  —  une  flûte  invisible 
Soupire  dans  les  verg-ers 

(Hugo,  Contemplations)  ; 

remarquer  en  outre  les  spirantes  v,  f,  s,  cf.  p.  315  à  319. 

Les  fontaines  chantaient.  Que  disaient  les  fontaines  ? 
Les  chênes  murmuraient  Que  murmuraient  les  chênes  ? 

(Id.,  Ibid.). 

Et  l'accent  de  sa  voix  divine  était  plus  doux 

Que  l'incantation  vag-ue  et  sombre  des  sphères. 

«  —  0  toi  !  je  viens.  Je  pleure.  Ici,  dans  les  misères, 

Dans  le  deuil,  dans  l'enfer  où  l'astre  se  perdit, 

Je  viens  te  demander  une  grâce,  ô  maudit  ! 

Ici,  je  ne  suis  plus  qu'une  larme  qui  brille. 

Ce  qui  survif  de  toi,  c'es^  moi.  Je  suis  ta  tïlle. 


250  LKS    VOYELLES 

Sens-tu  que  je  suis  là  ?  Mereconna/.s-t»,  dis  ? 
M'eiilends-l»  ?  C^esl  du  fond  des  divins  parad/s, 
C'est  de  la  profondeur  lumnieHse  et  sacrée, 
Cest  de  ce  grand  cjel  clajr  où  vit  celui  qui  crée, 
Que  je  viens,  éperdue,  à  toi,  lange  enfoui  ! 
,]'ai  crié  vers  Dieu  ;  Dj'eu  form/dable  a  dit  :  Oui 

(Id.,  Fin  de  Satan). 

Il  va  de  soi  que  les  phénomènes  que  nous  venons  d'observer 
dans  des  vers  français  ne  sont  pas  spéciaux  à  notre  langue, 
mais  qu'ils  apparaissent  d'une  manière  générale  dans  toutes 
les  poésies.  Nous  n'avons  pas  ici  à  insister  sur  ce  point,  mais 
nous  croyons  bon  d'indiquer  le  fait,  afin  d'écarter  les  doutes  du 
lecteur.  Parmi  les  exemples  que  nous  venons  de  citer,  il  n'y  en 
a  pas  qui  soient  plus  caractéristiques  que  le  suivant,  emprunté 
à  la  jolie  pièce  de  Gœthe  intitulée  Erlkonig.  L'enfant  malade 
croit  entendre  le  roi  des  aunes  cherchant  à  l'attirer  par  des 
paroles  mielleuses  qui  parviennent  à  lui  comme  un  doux  mur- 
mure : 

Du  hebes  knid,  komm,  geA  mil  miv  ! 
Gar  schdne  spiele  sp/el'  ic\\  n\ii  dii\ 

Ces  voyelles  claires  rendent  le  ton  captivant,  doucereux  et 
charmant.  En  réalité  c'est  le  bruissement  du  vent  dans  les 
feuilles  : 

lu  durren  blatlern  siiuselt  der  wmd. 

Nous  ne  nous  attarderons  pas  non  plus  à  donner  après  chaque 
question  un  recueil  d'exemples  mauvais,  de  vers  où  l'effet  est 
manqué  ;  ce  serait  sans  intérêt.  Mais  nous  en  citerons  quel- 
ques-uns chaque  fois  que  nous  jvigerons  qu'ils  peuvent  contri- 
buer à  faire  mieux  comprendre  ce  que  nous  exposons  : 

Ce  n'était  qu'un  murmure  ;  on  eût  dit  les  coups  d'aile 
D'un  zéphyr  éloigné  glissant  sur  les  roseaux 
Et  craignant  en  passant  d'éveiller  les  oiseaux 

(Musset,  Lucie). 


EXPRESSION    HE    LA    PETITESSE  2.^1 

La  première  moitié  est  excellente,  mais  la  seconde  est 
bourrée  de  syllabes  lourdes  qui  empêchent  le  lecteur  d'adou- 
cir autant  qu'il  le  faudrait  sa  voix  en  récitant  ces  vers. 

Dans  ces  exemples  nous  ne  sommes  pas  sorti  en  somme 
de  l'ancien  domaine  de  l'harmonie  imitative  puisqu'il  y  a  dans 
chacun  d'eux  imitation  de  sons  et  de  bruits  physiques.  Si 
nous  passons  à  un  autre  ordre  de  phénomènes,  parmi  les  objets 
qui  ne  rendent  pas  de  son,  ceux  dont  l'idée  pourra  être  sug- 
gérée par  l'emploi  des  voyelles  claires  sont  ceux  qui,  s'ils 
rendaient  un  son,  feraient  entendre,  semble-t-il,  un  petit 
bruit  clair,  ténu,  doux  et  léger.  Cest-à-dire  que  d'une  manière 
générale  les  voyelles  claires  peuvent  peindre  à  l'oreille  tout 
objet  ténu,  petit,  léger,  mignon  : 

Ici  g/t,  Eiran^er,  la  verte  sauterelle 

.Que  ch/rant  àeiix  safsons  nouvvit  la  jeune  Helle 

Et  dont  VaiXe  vibrant  sous  le  \>ie(l  dentelé 

BrH/ssac't  dans  le  p/n,  le  cytise  ou  ïaireWe. 

EWe  s'es/  tue,  helas  I  la  lyre  naturelle, 

La  muse  des  guérefs,  des  stUons  et  du  blé  ; 

De  peur  que  son  léger  sommefl  ne  soit  troublé, 

Ah!  passe  vile,  ami,  ne  pèse  point  sur  elle 

(Heredia,  Epic/ramme  funéraire); 

toutes  les  rimes  sont  en  è  ou  en  e'. 

Quand  la  demoiselle  dorée 
S'envole  au  départ  des  hivers, 
Souvent  sa  robe  d/aprée, 
Souvent  son  aiie   est  déchirée 
Aux  m/lle  dards  des  bui'ssons  verts. 
Ainsi,  jeunesse  vive  et  frêle, 
Qui,  t'égarant  de  tous  côtés, 
A'oles  où  ton  instinct  t'appelle, 
Souvent  lu  déchires  ton  aile 
Aux  épmes  des  voluptés 

(Hugo,  La  demoiselle)  ; 


252  LES    VOYELLES 

même  observation. 

Je  suis  Tenfant  de  Vair,  un  sylphe,  moins  qu'un  rêve, 
Fils  du  printemps  qui  nait,  du  matm  qui  se  lève, 
L'hôte  du  clair  foyer  durant  les  nuits  d'hjver, 
L'esprtV  que  la  lumière  à  la  rosée  enlève, 
Diaphane  habitant  de  r/uv/s/ble  éther 

(Id.,  Le  sylphe). 

Il  était  très  bi'eu  pris,  on  eût  dit  que  sa  mère 
L'avriiV  ïait  tout  petiV  pour  le  frTire  avec  soin 

(Musset,  Namouna), 

description  d'un  personnag^e  très  petit. 

Je  me  la  rappehifs  quand  elle  était  petite, 
Quand  elle  m'apportaiV  des  lys  et  des  jasmms, 
Ou  quand  elle  prenaiV  ma  plume  dans  ses  mains 

(Hugo,  Contemplations). 

J'aime  vos  pieds  petits  à  tenir  dans  la  mai'ii, 
Qui  font  un  bruiV  mignard  et  gai  sur  le  chemi'/i 

(Verlaine,  Les  uns  et  les  autres). 

Son  pied  rusait  l'Aerbe  fleurie 

(Musset,  A^uiV  de  mai), 

impression  de  légèreté. 

Cesl  la  frivolité 

Mère  du  vain  caprice  et  du  lègei-  presti'ge  ; 
La  fantaisie  ailée  autour  d'elle  voltige 

(Chénier,,  La  Frivolité). 

elle  a  passé  sans  bruiV, 

Belle,  candide,  ainsi"  qu'une  plume  de  cygne 

(Hugo,  Contemplations). 


EXl'KPJSSION    iJi:    LA    RAPIDITÉ  253 

Eolides,  salut  !  0  fra/ches  messagères, 

C'est  bien  vous  qui  chanti'e-  sizr  le  berceau  de.v  Dieux, 

Et  le  clair  /h'ssos  d'un  flot  melod^'eua^ 

A  baigné  le  duvet  de  vos  ailes  légères 

(Leconte  de  Lisle,  Poèmes  antiques). 

Le  mal  dont  j'ai  souffert  s'est  enhii  comme  un  rêve, 
Je  n'en  puis  comparer  le  lointain  souvenir 
Qu'à  ces  brouillards  légers  que  l'aurore  soulève 
Et  qu'avec  la  rosée  on  voit  s'évanouir 

(Musset,  Nuit  d' octobre). 

L'inquiète  gazelle,  attentive  à  tout  brjii^, 
VenaiV,  di'sparaissrii7  comme  le  trait  qui  fiii^ 

(Leconte  de  Lisle,  Dhagavat). 

Exemple  mauvais  : 

Un  enfant  sans  couleur,  sans  regard  et  sans  voix 

(Hugo,  Feuilles  irautomne). 

Ce  vers  bourré  d'éclatantes,  pour  peindre  un  être  frêle  et 
débile,  fait  contresens.  La  note  juste  est  dans  le  vers  qui 
suit  celui-là  : 

Si  débile  qu'il  fut,  ainsi  qu'une  chimère, 

où  il  n'y  a  que  des  palatales. 

A  l'idée  de  légèreté  se  rattache  immédiatement,  comme 
étant  de  même  nature,  l'idée  de  rapidité.  Les  voyelles  claires 
sont  donc  propres  à  peindre  un  mouvement  léger,  rapide,  un 
élan  (physique  ou  moral)  : 

Oh  !  si  j'avais  des  ailes 

,    \  ers  ce  beau  ciel  si  pur  je  voudrais  les  ouvrir  ! 

(Musset,  Rolla). 


254  LES    VOYELLES 

Lorsque  le  jeune  aiglon,  voyant  part/r  sa  mère, 
En  la  suivant  des  yeux  s'avance  au  bord  du  nid, 
Qui  donc  lui  dit  alors  qu'il  peut  qu/lter  la  terre 
Et  sauter  dans  le  cf'el  déployé  devant  lut  ? 

(Id.,  Ihid.). 

Mon  ai\Q  me  soulève  au  souffle  du  prnjtemps, 
Le  vent  va  memporter  ;  je  rais  qu/lter  la  terre 

(Id.,  Nuit  de  mai). 

(yéiait  bien  v/te  iail  de  leur  vider  les  mains 

(Id.,  Une  bonne  fortune). 

Je  les  tirai  bien  vue  et  je  les  1»/  donnai 

(Id.,  Ihid.). 

De  même,  dans  ma  bourse,  il  ne  faut  qu'un  écu 
Qui  tourne  les  talons,  el  le  reste  est  perd» 

^lD.,//j/f/.). 

Et  nous  verrons  soudain  ces  tigres  ottomans 
pHtravec  des  pieds  de  gazelles  ! 

(Hugo,  Orientales). 

Celui  qui  subjugua  l'Europe 

Il  est  là  qui  vous  parle.  //  surfit  devant  vous  ! 

(Id.,  Burcfraves)  ; 

le  mouvement  est  pm^ement  métaphorique. 

...et  voit  d'un  œil  élargi  par  la  crainte 
Surgir  au  bord  des  bois  le  grand  fauve  en  arrêt 

(Heredia,  Némée). 

sur  le  seuil  redoutable. 

Un  homme,  que  poussaient  d'horribles  bras  tremblants, 
Appar/^'l;  il  était  velu  de  linceuls  blancs 

(^HuGo,  Les  lions) 


EXPRESSION    d'un   ÉLAN  2S5 

Voir  les  Gyclades  dor  de  Vaziir  émerger 

(Heredia,  Pour  le  vaisse.iii  de  \'irc/{le). 

Le  burj;- 

Se  dresse  niaccess/ble  au  milieu  des  nuées 

(Hugo,  /hirç/raves)  ; 

tous  ces  mouvements  sont  imag-inaires. 

La  terre  est  aussi  vieille 

Que  lorsque  Jean  parut  sur  le  sable  des  mers, 

Et  que  la  moribonde 

Sentît  bond/r  en  elle  un  nouvel  univers 

[Musset,  Rolla). 

0  notre  maître  à  tous  !  si  ta  tombe  est  fermée, 
Laisse-moi,  dans  ta  cendre  un  instant  ranimée. 
Trouver  une  étinceUe,  et  je  vais  t'tmfter  ! 

(Id.,  Une  soirée  perdue), 

élan  d'enthousiasme. 

Voici  quelques  exemples  défectueux  : 

A  Tappel  du  héros  s'enlevant  d'un  seul  bond 

(Heredia,  Persée  et  Andromède). 

Mais,  d'un  seul  bond,  le  Dieu  du  noir  taillis  s'élance 

(Id.,  Pan). 

Elles  s'élancent.  Tel,  lorsqu'un  corbeau  sinistre 

(Id.  ,Le  bain  des   nymphes). 

Le  moment  où  je  parle  est  déjà  loin  de  moi 

(Boileau,  Epître  III)  ; 

ce  vers  peindrait  parfaitement,  avec  ses  trois  mesures  égales 
et  ses  voyelles  éclatantes,  un  roulement  de  tambour  ;  c'est 
parce  qu'il  avait  confondu  l'idée  avec  l'expression  de  l'idée, 
que  le  grand  Arnauld  avait  cru  éprouver  à  sa  lecture  une 
impression  de  rapidité. 


256  LES    VOYELLES 

Grâce  à  leur  légèreté  et  à  leur  douceur  les  voyelles  claires 
sont  toutes  désignées  pour  exprimer  des  idées  légères,  gaies, 
riantes,  douces,  gracieuses,  idylliques.  La  gaîté,  la  douceur, 
la  grâces  ont  des  idées  que  l'on  associe  continuellement  à 
celle  de  la  légèreté  : 

Le5  n/ds  chantA/ent,  les  eaux murmî;rA/ent  dans  les  hisrbes, 
On  voyA/t  tout  hriUEB,  tout  aimEH,  tout  tleur/r 

(Hugo,  L'aigle  du  casque). 

Ce  soir,  tout  va  fleurir  ;  Timmortelle  nature 
Se  remph7  de  parfums,  d'amour,  et  de  murmure 

(Musset,  Nui(  de  mai). 

Le  brume  bleue  errait  aux  pentes  des  ravmes  ; 
El,  de  leurs  becs  pourpres  lissant  leurs  ailes  fines. 
Les  blonds  se'negah's,  dans  les  yérofliers 
D'une  eau  pure  trempes,  s'éveillaient  par  milliers. 
La  mer  éta// sereine,  et  sur  la  houle  claire 
L'aube  vive  dardai7  sa  flèche  de  lumièi^e 

(Leconte  de  Lisle,  E aurore). 

Un  arôme  léger  d'Aerbe  et  de  fleurs  montait  ; 
Un  murmure  infini  dans  l'air  subtil  flottait 

(Id.,//)iW.). 

L'éther  plus  ^Ur  hiisAIt  dans  les  ciEUx  plus  subi/mes 

Hugo,  Le  sacre  de  la  femme). 

Les  gazons  sont  tout  pleins  de  voix  harmonieuses 
L'aube  fait  un  tapis  de  perles  aux  sentiers, 
Et  Tabeille  quittant  les  prochaines  yeuses 
Suspend  son  aile  d'or  aux  pâles  églantiers 

(Leconte  de  Lisle,  Poèmes  antiques), 

peinture  gracieuse. 

Jersey  rit,  terre  libre,  au  sei'n  des  sombres  mers  ; 
Les  genêts  sont  en  fleur,  l'agneau  pail  les  prés  verts  ; 


PEINTURE    GKACIEUSE  257 

Lecume  jette  aux  rocs  ses  blanches  mousselines  ; 
Par  moments  apparaît,  au  somme/  des  collines, 
Livrant  ses  crms  e'pars  au  vent  âpre  et  joyeiij:, 
Un  cheval  elFare  quf'  henni7  clans  les  deux 

(Hugo,  Châlimenls). 

}>l;i{s  \'aldès,  te  conna;7,  b/enheurei/se  Sev/lle, 
De  r/^spagne  moresque  ô  la  plus  belle  fille! 
Toi  dont  le  petif  pied  trempe  au  Guadalquivir, 
Et  qui  reçus  du  ciel  tout  ce  qui  peut  ravir 

(Th.  Gautier). 

Dans /?o//t7,  Musset  nous  montre  la  cavale  qui  vient  de  périr 
de  soif  au  désert  parce  qu'elle  n'a  pas  su  qu'elle  n'aurait  eu 
qu'à  suivre  les  caravanes, 

Pour  trouver  à  Ba}j;dad  de  frA/ches  écurlEs, 
Des  ratoliTTrs  dor£'s,  des  luz^'rnes   fleuri  Es, 
Et  des  pulls  dont  le  ci^"!  n'a  jamA/s  vu  le  fond. 

Un  certain  loup,   dans  la  saison 
Que  les  t/èdes  zéphirs  ont  l'Aerbe  rajeunie 

(La  Fontaine,  V,  8). 

Que  faire  au  mois  d'avril  à  moins  de  s'adorer  ? 

(Hugo,  Catulle). 

C'est  là  que  satisfait  de  son  destin  borné, 
Gallus  fi'niV  de  vivre  où  jadis  il  est  né 

(Heredia,  V Ulula). 

Des  lapins  qui  sur  la  brui/ère, 
L'œil  éveillé,  Toreille  au  guef, 
S' égayaient,  et  de  th^m  parfumoienf  leur  banquet 

(La  Fontaine,  X,  15), 

Une  chose  peut-être 
Qui  va  vous  étonner. 
C'est  qu'à  votre  fenêtre 
Le  vent  vient  frissonner, 
M.  Gkammont.  —  Le  vers  françiiis,  1" 


258  LES    VOYELLES 

Qu'avi'fl  commence  à  \uire, 
Que  la  mer  s'aplan?7, 
El  que  cela  veut  dire  : 
Fauvette,  fais  ton  nid 

(Hugo,  Sommation  irrespectueuse) 

Vvaiche  idyWe  !  Un  mat?'/»  Laure  s'en  est  allée, 
Mats  son  amant  dvait  la  voix  tendre  et  disait 
Des  mots  si  langourej/o-  qu'elle,  tout  affolée, 
Senti7  son  pauvre  cœur  sauter  dans  son  corset 

(Baudelaire,  Le  Léthé)  ; 

noter  en  outre  les  s  du  dernier  vers  qui  peignent  un  mouvement 
répété,  cf.  p.  217  à  225. 

J'ai  vu  passer  Ammthe  au  fond  du  chemm  creux. 
Elle  a  setze  ans,  et  tant  d'aurore  sur  sa  tête 
Qu'elle  semble  marcher  au  miheu  d'une  fête  ; 
Elle  est  dans  la  prair/'e,  elle  est  dans  les  forets 
La  plus  belle,  et  n'a  pas  Vaiv  de  le  faire  exprès  ; 
C'est  plus  qu'une  déesse  et  c'est  plus  qu'une  fe'e, 
Cest  la  ber^a^re  ;  cest  une  fflle  coiffée 
D'iris  et  de  glaïeuls  avec  de  grands  yeua;  bleus 

(Hugo,  Segrais). 

Avec  SI  peu  de  lîvais  tu  serais  si"  jol/'e 

(Musset,  La  coupe  et  les  lèvres). 

Elle  me  souriait  avec  ses  yeua;  divins, 

Et  moi  je  lui  baisais  ses  deux  petites  mains 

(Hugo,  Le  roi  s'amuse). 

Riant,  les  yeux  en  l'air,  et  la  mam  dans  sa  main. 
Elle  allait  en  comptant  les  arbres  du  chemin. 
Pour  cueillir  une  fleur  demeurait  en  arrière, 
Puis  revenait  à  lui,  courant  dans  la  poussière. 
L'arrêtait  par  l'habii    pour  l'embrasser,  posait 
Un  œillet  sur  sa  tête,  et  chantai/,  et  \asail 
Sur  les  passants  nombreux;,  sur  la  riche  vallée 
Comme  un  large  tapis  à  ses  pieds  étalée 

(Vigny,  Les  amants  Je  Montmorency). 


PElMlllK    (iHACIKl'SE  2o9 

L'ombre  de*-  bois  d'Asere.s/  loule  parlt/mee. 
Quel  est  celui  qui  vient  par  le  frais  chemm  vcrL  ? 
Est-ce\e  b/en-ti/'mé  qu'alleiul  la  bien-aimée  ? 
71  es^  jeune,  il  est  doux.  Il  monte  du  désert 
Comme  de  lencensoir  s'élève  «ne  fumée. 
Est-ce  le  bieii-aimé  qu'attend  la  bien-atmée  ? 

(Hugo,  Fin  de  Satan). 

Le  vertcoh'br/',  le  roi  des  colh'nes. 
Voyant  la  rosée  et  le  soleil  clair 
LfiiVe  dans  son  niW  tressé  d'herbes  fmes, 
Comme  un  frais  rayon  s'échappe  dans  l'air 

(Leconte  deLisle,  Le  colibri). 

Comme    il  es^   vif,  joyeux  !    avec  quelle  prestesse 

71  sautille  ! 

f Musset,  Namouna). 

Ou  plutôt,  fée  au  léj^er 

V^oltiger, 
Habile,  agile  courrière 
Qui  mène  le  char  des  vers 

Dans  les  airs 
Par  deiiJ"  s/llons  de  lumière  ! 

(Sainte-Beuve,  La  rime). 

«  Dans  cette  strophe,  les  vers  ont  le  vol  léger  de  la  fée  ;  tous 
les  mots  sont  ailés,  habile,  agile  courrière  ;  et  le  triomphe 
aérien  auquel  aboutit  cette  strophe  nous  laisse  en  présence 
d'une  vision  lumineuse  au  plus  haut  des  espaces  »  (Guyau, 
L'art  au  point  de  vue  sociolofjir/ue,  p.  318). 

Ries,  chantez,  cueillez  des  j;rappes  dans  les  treilles 
Pour  les   pendre,  ô   L^dé,  derrière  vos  oreilles 

(Hugo,  /limée  terrible). 

Ce  mati/i,  quand  le  jour  a  frappé  ta  paupière, 
Quel  séraphin  pensif,  courbé  sur  ton  cheveu, 
Secouaif  des  Iilas  dans  sa  robe  légère, 
Et  le  contaiV   tout  bas  les  amours  qu'il  rêvait  ? 

(Musset,  Nuit  de  mai). 


260  LES    VOYELLES 

...  .Cette  nuit   ]ai  dormi",  mais  sans  f/èvre; 
Son  nom.  sj' jat  parlé,  seul  entrouvrait  ma  lèvre. 
Quel  doux  sommeil  !  vraiment,  non,  je  n'ai  pas  soulTert. 
Quand  le  soleil    levant  m'a  réveillée,    Otbert, 
Otbert  !  il  m'a  semblé  que  je  me  sentai'.s  naftre, 
Les  passereaux  joyeua;  chantaient  sous  ma  fenêtre. 
Les  fleurs  s'ouvraie/if,  laissant  leurs  parfums  fuir  aux  deux, 
Moi,  j'avais  l'âme  en  joie,   et  je  cherchais  des  yeux 
Tout  .ce  qui  m'envoyait  une  haleine  si  pure, 
Et  tout  ce  qui  chantait  dans  l'immense  nature 

(Hugo,  Burgraves). 

Vous  partis,  j'ai  perdu  le  soleil,  la  gai'té. 
Le  brui^  joyeiia:  qui  faiï   qu'on  rêve,  le  délire 
De  voir  le  tout  peti7  s'aider  du   doigt  pour  lire. 
Les  fronts  pleins  de  candeur  quidisent  toujours  oui, 
L'éclat  de  rire  franc,  sincère,  épanoui', 
Qui  met  subitement  des  perles  sur  les  lèvres. 
Les  beaux  grands  yeux  naïfs  admirant  mon  vieux  Sèvres 

(Id.,  Voix  intérieures). 

Eve  laissait  errEv  sesyEUx  sur  la  nature 
Et  sous  les  v^rts  palmi^'rs  à  la  haute  statZ^'re, 
Autour  d'À've,  au-dess6^s  de  sa  t/ite^  l'œillEt 
Semblait  songer,  le  bleu  lot^^s  se  recueill/1/t, 
Le  frA7s  m?/osot/s  se  souvenA/t;  les  roses 
Cherchaient  ses  pi£'ds  avec  leurs  1/ivres  demi-closes. 
Un  souffle  fratern^"!  sortA/t  du  lys  vermEll, 
Comme  si  ce  doux  ittre  eut  étZi  leur  parii'/l. 
Comme  s/ de  ces  Heurs  ai/ant  toutes  une  âme, 
La  plus  b£'lle  s'étA/t  épanou/e  en  femme 

(Hugo,  Le  sacre  de  la  femme). 

L'air  sonore  était  frais  et  plein  d'odeurs  divines. 

Les  bengalis  au  bec  de  pourpre,  aux  ailes  fines, 

Et  les  verts  colibris  et  les  perroquets  bleus. 

Et  l'oiseau   diamant,  flèche  au  vol  merveilleua;, 

Dans  les  buissons  dorés,  sur  les  figuiers  superbes. 

Passaient,  sifflaieii/,  chantaient.  Au  sein  des  grandes  /lerbes 


PEINTURES    IDYLLIQUES  2()1 

Vn  murm?;re  ioyeax  s'exhaL-î//  des  hall/ers; 

Autour  (lu  mie\  des  fleurs,  les  essaims  f'amilj'er.s, 

Délaissant   les  vieux  troncs  aux  ruches  pacifiques, 

S'empressfl/enY  ;  et  partout,  sous  les  deux  magnifiques, 

Avec  l'arôme   vif  et  pénétrant  des  bois, 

Montai/  un  chant  immenseet  paisible  à  la  fois. 

Sur  son  cœur  enivre  pressant  sa  bien-aime'e, 

Réchaulfant  de  baise/'s  sa  lèvre  parfumée, 

Çunacépa  sentait,  en  un  rêve  enchanté, 

Déborder  le  torrent  de  sa  félicité  ! 

Et  Çanta  l'enchaînaiV  d'une  invincible  éireiniel 

Et  n'en  n'interrompaiV,  durant  cette  heure  sainte 

Où  le  temps  n'a  plus  dai'le,  où  la  vie  est  un  jour, 

Le  silence  divin  et  les  pleurs  de  l'amour 

(Leconte  de  Lisle,  Çunacépa). 

Les  moissons  miiri'ssai'en/,  les  granges  étaient  pleines. 
Et  les  riches  cités,  orgueil  de  nos  aïeux, 
Fïorissaient  dans  la  paia:  sous  la  beauté  des  deux  ; 
Et  nous  coulions,  heureiij:-,  nos  jours  e/ nos  années. 
Et  nos  âmes  vers  Dieu  montt7ient  illuminées 

(Id.,  La  mort  du  moine). 

Je  VIS  de  ma   fenêtre  ouverte  sur  le  Rêve, 

Au  cadre  fabuleux  d'un  vieux  site  écarté 

Un  verger  merveilleux;  de  rosée  et  de  sève 

Surgir  en  l'aurorale  et  candide  clarté 

De  l'heure  où  l'aube  nait  dans  la  nuit  qui  s'achève 

(H.  DE  Régnier). 

A  vous,  troupe  légère. 
Qui  d'aile  passagère 
Par  le  monde  voler. 
Et  d'un  sifflant  murmure 
L'ombrageuse  verdure 
Doucement  ébranlez, 
J'offre  ces  violettes, 
Ces  lis  et  ces  fleurettes, 


262  LES    VOVELLES 

Et  ces  roses  ici, 
Ces  verme/Uettes  roses, 
Tout  frafGhement  écloses, 
Et  ces  œillets  ausst. 
De  votre  douce  haleine 
£'ventec  cette  plame, 
^'ventes  ce  séjour, 
Cependant  que  j'ahanne 
A  mon  blé  que  je  vanne 
A  la  chaleur  du  jour 
(J.  DU  Bellay,  D'an  raniieur  de  hlé  aux  vents); 

à  la  fin  l'idée  change  et  la  note  aussi. 

Hier  ]  étais  à  table  avec  ma  chère  belle,  ~ 
Ses  deux  pieds  sur  les  mi'eas,  assis  en  face  d'elle, 
Dans  sa  petite  chambre,    ainsi  que  dans  leur  nid 
Deux  ramiers  bie/iheureiij;  que  le  bon  Dieu  bénit. 
C'était  un  bruit  charmant  de  verres,  de  fourchettes, 
Gomme  des  becs  d'oiseaux  picotant  les  assiettes, 
De  sonores  baisers  et  de  propos  joyeux. 
L'enfant,  pour  être  à  Vaise  et  re'galer  mes  yeux, 
Avait  ouvert  sa  robe,  et  sous  la  toile  f/ne 
On  voyait  les   trésors  de  sa  blanche  poitrine  ; 
Gomme  les  seins  d'/sis  aux  contours  ronds  et  purs, 
Ses  beaux  se/ns  se  dressaient,  étmcelants  et  durs. 
Et,  comme  sur  des  fleurs  des  abeilles  posées, 
Sur  leurs  pointes  tremblaien/  des  lumières  rosées 

(Th.  Gautier,  Le  premier  rayon  de  mai). 

Nous  signalerons  dans  cet  ordre  d'idées  trois  pièces  de 
Leconte  de  Lisle  qui  sont  tout  entières  en  rimes  claires  :  Kléa- 
m^a  dans  \e&  Poèmes  antiques,  et  les  deuxChansons  écossaises 
intitulées  Annie  et  La  fille  aux  cheveux  de  lin. 

Enfin  voici  quelques  exemples  défectueux  : 

Voilà  six  mille  ans  que  les  roses 
Gonseillent,  en  se    prodiguant, 
L'amour  aux  cœurs  les  plus  moroses. 
Avril  est  un  vieil  intrigant 

(Hugo,  Chansons  des  rues  et  des  bois)  ; 


EXPRESSION    DES    BRUITS    ÉCLATANTS  263 

ces  voyelles  éclatantes  et  sombres  délonnent  dans  cette  idylle. 

Celui  qui,  respirant  son  haleine  adorée, 
Sentirait  sescheveux,   soulevés  par  les  vents, 
Caresser  en  passant  sa  paupière  eflleurée. 
Ou  rouler  sur  son  front  leurs  anneaux  ondoyants 

(Lamartine,  Xoiivelles  Méditations,  Ischia)  ; 

«  ce  dernier  vers  compact  et  à  gros  fracas,  exprime  tout 
plutôt  que  la  chose  qu'il  veut  exprimer  »  (E.  Fag-uet,  AT  A'" 
siècle,  Lamartine). 

G.  —   Voyelles  éclatantes. 

Les  voyelles  éclatantes  sont  a,o,é,  o",  é";  leur  emploi  s'im- 
pose pour  l'expression  des  bruits  éclatants  ;  ce  sont  elles  qui 
donnent  son  expression  au  mot  éclatant  lui-même,  et  en 
outre  à  fracas,  craquer,  sonore,  cataracte,  etc.  Voici  d'abord 
un  vers  qui  dans  ses  deux  hémistiches  réunit  les  deux  moyens 
d'expression  opposés,  voyelles  éclatantes  dans  le  premier  et 
claires  dans  le  second,  pour  peindre  deux  bruits  de  nature 
différente  : 

La  harpe  tremble  encor  |  et  la  flfHe  soup/re 

(A'iGNv,  Le  hal). 

Les  exemples  suivants  ne  peignent  que  des  bruits  éclatants  : 

Comme  il  sonna  la  charge,  il  sonne  la  victoire 

(La  Fontaine,  II,  9). 

Tout  à  coup,  écrasant  Tennemi  qui  s'eiîare, 
La  victo/'re  aux  cent  voix  sonnera  sa  fanfare 

(Hugo,  A  rare  de  triomphe). 

La  meute  de  Diane  aboya  sur  l'Oeta 

(Id.,  Le  satyre). 


264  LES    VOYELLES 

Ouvrait  les  deux  halianls  de  sa  porte  sonore 


(Id.,  Jhid. 


Une  brusque  clameur  épouvante  le  Ganj;e 

(Heredia,  Bacchanale). 

Le  vocalisme  de  ce  vers  est  très  remarquable  ;  s'il  est  per- 
mis d  analyser  l'impression  qu'il  produit,  ce  qui  est  toujours 
mauvais  et  inexact  parce  qu'il  n'est  pas  possible  de  signaler 
des  nuances  aussi  délicates  sans  les  exagérer,  on  peut  dire 
que  les  deux  premières  dvades  Li  é  \  ù  e  font  sentir  comme  des 
bruits  analogues  qui  se  répètent  et  s'entrechoquent,  entre- 
choquement  qui  est  nettement  accusé  par  les  deux  c  de 
«  brusyue  »  et  de  «  clameur  »  ;  puis  la  note  éclatante  devient 
uniforme  avec  la  dyade  suivante  a  e  «  clameur  »  ;  enfin  les 
deux  triades  du  second  hémistiche,  se  terminant  toutes  deux 
par  une  éclatante  voilée  par  la  nasalité,  et  qui  est  la  même 
voyelle  nasale  si  bien  que  les  deux  triades  assonent  entre 
elles,  peignent  comme  le  retentissement  et  l'écho  de  cette 
clameur. 

Au  fracas  des  buccins  qui  sonnaient  leur  fanfare 

(Id.,  Soir  de  bataille). 

La  grande  âme  d'airain  qui  là  haut  se  lamente 

Hugo,  Chants  du  crépuscule); 

il  s'agit  d'une  cloche  ;  l'impression  presque  onomatopéique 
de  ce  vers  est  surtout  due  à  la  triple  répétition  de  deux 
couples  de  syllabes  presque  semblables  :  la-â"^  |  la-ô  \  /a-o°. 
Cette  répétition  est  particulièrement  sensible  dans  le  second 
hémistiche  à  cause  du  rapprochement  des  deux  mots /à-/iaM^  | 
lamente  et  de  l'accentuation  de  leur  dernière  Syllabe. 

Se  débat,  et  l'airain  sonne  au  choc  des  sahots 

(Hebedia,  Centaures  et  Lapithes). 


BRUITS    ÉCLATANTS 

d'entendre  les  trois  rimes 

Sonner  par  ta  voix  d'or  leur  fanfare  de  fer 
à     é       n     a     a       à     è       à°   a  è    è   è 


265 


(Heredia) 


Est-ce  un  lourd  vaisseau  turc  qui  vient  des  eaux  de  Gos 
Battant  Tarchipel  grec    de  sa  rame  tartare? 
a     0"  I  a       f  I  è       è  \     è    a   a\  é  a    a 

(Hlgo,  Orientales); 

la  seconde  dyade  commence  en  éclatante  comme  la  première 
mais  fmit  en  palatale  pour  amener  la  note  claire  qui  va  reten- 
tir deux  fois  dans  deux  toniques  consécutives  en  é;  puis 
les  deux  triades  du  second  hémistiche  sont  tout  entières  en 
éclatantes  et  se  reproduisent  exactement. 

Tandis  que  des  taureaux 

Sur  leurs  jarrets  dressés,  choquaient  comme  deux  blocs 
Leur  fro/it  sonore  et  lourd,  retentissant  des  chocs 

(Lamartine,  Jocelyn). 

sur  le  rocher  brûlant. 

Les  lions  hérissés  dorment  en  grommelant 

(Musset,  Rolla)  ; 

toutes  les  fois  que  parmi  les  voyelles  éclatantes  quelques- 
unes  sont  nasales,  le  bruit  éclatant  est  un  peu  voilé  par  la 
nasalité. 

Le  lion  qui  jadis  au  bord  des  ^ots  vôàant, 
Rugissait  aussi  hau^  que  l'Océan  ^vonàant 

(Hugo,  Les  lions). 


Il  y  a  différentes  idées  et  dilférents  sentiments  dont  l'ex- 
pression suppose  des  éclats  de  voix.  Telle  la  réclame  d'un 
bateleur 


266  LES    VOYELLES 

Gai  I  tapez  sur  la  caisse  et  soufllez  dans  le  lifre  ; 
Braillez  vos  sahmm  fac,  messeigneurs  ;  en  avant 
Des  ég-lises,  abri  profond  du  Dieu  vivant, 
On  dressera  des  mâts  avec  des  oriflammes, 
Victotre  !  venez  vofr  les  cadavres,  mesdames 

(Id.,  Châtiments); 

les  éclats  de  voix  de  la  colère  :  Voici  un  exemple  où  la  colère 
commençant  par  le  sarcasme  avec  voyelles  claires  finit  en 
éclatantes  par  les  éclats  de  voix  de  la  menace  : 

Va  profaner  des  dieux  la  majesté  sacrée  : 

Ces  dieux,  ces  justes  dieux  n'auront  pas  oublié 

Que  les  mêmes  serments  avec  moi  t'ont  lié. 

Porte  au  pied  des  autels  ce  ccewr  qui  m'abandonne; 

^'a,  cojzrs  ;  mais  crains  encor  d "y  trouver  Hermione 

(Racine,  Andi'omaque,  TV,  5), 

Il  y  a  d'ailleurs  presque  toujours  dans  l'expression  de  la 
colère  mélang-e  avec  les  voyelles  éclatantes  de  voyelles  aiguës 
qui  rappellent  les  cris  et  de  quelques  voyelles  sombres  dont 
nous  étudierons  la  valeur  au  chapitre  suivant  : 

Mais  d'un  aveu  trompeur  voir  ma  flamme  applaudie. 
C'est  une  trahison,  c'est  une  perfidie 
Qui  ne  sauroit  trouver  de  trop  grands  châtiments  ; 
Et  je  puis  towt  permettre  à  mes  ressentiments. 
Oui,  oui,  redoutez  font  après  un  tel  outrage. 
Je  ne  suis  plus  à  moi,  je  suis  tout  à  la  rage. 
Percé  du  coup  mortel  dont  vous  m'assassinez. 
Mes  sens  par  la  raison  ne  sont  plus  gouvernés  ; 
Je  cède  aux  mouvements  d'une  juste  colère. 
Et  je  ne  réponds  pas  de  ce  que  je  puis  faire 

(MoLiiiRE,  Misanthrope). 

Voulez-vous  que  je  dise?  il  faut  qu'enfin  j'éclate, 
Que  je  lève  le  masque,  et  décharge  ma  rate. 


EXPRESSION    DE    LA    COLÈRE  267 

De  folles  on  vous  traite,  et  j'ai  fort  sur  le  cœur. 

Le  moindre  solécisme  en  parlant  vous  irrite  ; 
Mais  vous  en  faites,  vous,  d'étranges  en  conduite. 
Vos  livres  éternels  ne  me  contentent  pas, 
Et,  hors  un  gros  Plutarque  à  mettre  mes  rabats, 
Vous  devriez  brûler  tout  ce  meuble  inutile, 
Et  laisser  la  science  aux  docteurs  de  la  ville  ; 
M'ôter  pour  faire  bien  du  grenier  de  céans, 
Cette  longue  lunette  à  faire  peur  aux  gens. 
Et  cent  brimborions  dont  l'aspect  importune  ; 
Ne  point  aller  chercher  ce  qu'on  fait  dans  la  lune, 
Et  vous  mêler  un  peu  de  ce  qu'on  fait  chez  vous, 
Où  nous  voyons  aller  tout  sens  dessus  dessous 

(Id.,  Femmes  savanfes). 

On  rit  de  mo/,  vraiment. 

Fa  Ton  croit  qu'on  peut  tout  me  faire  impunément. 

Soit.  Essayez.  Tâtez  mon  humeur  endurante. 

Combien  de  dards  avait  le  serpent  Stryx?  Quarante. 

Combien  de  pieds  avait  l'hydre  Phluse?  Trois  cents. 

J'ai  broyé  Stryx  et  Phluse  entre  mes  poings  puissants. 

Osez  donc!  Ah  !  je  sens  la  colère  hagarde 

Battre  de  l'aile  autour  de  mon  front.  Prenez  garde! 

Laissez-mot  dans  mon  trou  plein  d'on?bre  et  de  parfums. 

Que  les  olympiens  ne  soient  pas  importuns. 

Car  il  se  pourrait  bien  qu'on  vît  de  quelle  sorte 

On  les  chasse,  et  comment,  pour  leur  fermer  sa  porte, 

Un  ténébreux  s'y  prend  avec  les  radieux, 

Si  vous  venez  ici  m'ennuyer,  tas  de  dieux 

(Hugo,  Le  géant  aux  dieux). 

O  ciel  !  qui  vit  jamais  une  pareille  rage'? 
Crois-tu  donc  que  je  sois  insensible  à  l'outrage; 
Que  je  soufTre  en  mon  sang  ce  mortel  déshonneur? 
Aime,  aime  cette  mort  qui  fait  notre  bonheur. 
Et  préfère  du  moins  au  souvenir  d'un  homme 
Ce  que  doit  ta  naissance  aux  intérêts  de  Rome 

(CoRNEHXE,  Horace). 


268  LES    VOYELLES 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  la  réclame  exprimée  par  les 
voyelles  éclatantes;  Y  orgueil  n'est  souvent  en  somme  qu'une 
sorte  de  réclame  personnelle;  d'où  même  procédé  : 

Voix  de  l'orgueil  :  un  cri  puissa/it  comme  à\in  cor, 
Des  étoiles  de  sa/ig  sur  des  cuirasses  d'or 

(Verlaine,  Sagesse). 

Nous  sommes  les  neveux  du  gra/id  Napoléon! 

(Hugo,  Châtiments). 

Est-il  quelque  ennemi  qu'à  présentée  ne  dompte? 
Paraissez,  Navarrois,  Maures  et  Castillans, 
Et  tout  ce  que  l'Espagne  a  nourri  de  vailla/its  ! 

(Corneille,  Le  Cid). 

Moi,  je  suis  Béhémot,  léléphant,  le  colosse. 
Mon  dos  prodigieux,  dans  la  plaine  fait  bosse 

Comme  le  dos  d'nn  mont. 
Je  suis  une  montagne  animée  et  qui  marche; 
Au  déluge,  je  fis  presque  chavirer  l'arche, 
Et  quand  j'y  mis  le  pied,  l'eaw  monta  jusqu'au  pont. 

Je  porte  en  me  jouant,  des  tonrs  sur  mon  épaule, 
Les  murs  tombent  l)royés  sous  mon  lla/îc  qui  les  frdle 

Comme  sous  un  bélier. 
Quel  est  le  bataillon  que  d'nn  choc  je  ne  rompe? 
J'enlève  cavaliers  et  chev^iux  dans  ma  trompe. 
Et  je  les  jette  en  l'air  sans  plus  m'en  soucier! 

(Th.  Gautier,  Qui  sera  roi). 

L'orgueil  est  la  note  dominante  de  ce  morceau  ;  les  voyelles 
sombres  y  ajoutent  par  endroits  l'idée  de  lourdeur  inséparable 
de  celle  de  ce  colosse;  enfin  c'est  la  lég-èreté  qui  est  peinte 
dans  le  dernier  vers  par  les  voyelles  claires. 

Quand  le  ton  de  l'orgueil  devient  triomphant,  il  s'entremêle 
aux  voyelles  éclatantes  un  certain  nombre  de  voyelles  claires 
destinées  à  peindre  l'allégresse  : 


EXPRESSION    DE    l'aLLÉGRESSE  269 

Vous  me  reconnaissez,  bupgTaves.  —  C'est  le  ma?'tre. 
Celuj  qui  subiiif^ua  l'Europe,  et  fît  rent-j/tre 
L'Allemagne  dOtho/j,  renie  au  i"eg-ard  serem  ; 
Celui  que  choisissaient  pour  juge  souvéram. 
Comme  bon  empert'j/r,  comme  hon  gentilhomme, 
Tro/s  rojs  dans  Mersebourg  et  deux  papes  dans  Rome, 
Et  qui  donna,  touchant  leurs  fronts  du  sceptre  d'or, 
La  couronne  à  Suénon,  la  tiare  à  ^'ictor; 
Celuf  qui  des  Hermann  renversa  le  vieux  trdne; 
Qui  vainquit  tour  à  totzr,  en  Thrace  et  dans  Icdne, 
L'empereur  Isaac  et  le  cah'fe  Arslan  ; 
Celui  qui,  comprimant  Gênes,  Pise,  Milan,  , 

Etouffant  g-uerres,  cris,  fureurs,  trahisons  viles. 
Prit  dans  sa  large  main  l'Italie  aux  cent  villes; 
Il  est  là  qui  vous  parle.  Il  surgit  devant  vous! 

(Hugo,  Burgraves,  II,  6). 

Ma  sœur,  voici  le  bras  qui  venge  nos  deux  frères. 
Le  bras  qui  rompt  le  cours  de  nos  destins  contraires. 
Qui  nous  rend  maîtres  d'Albe;  enfin  voici  le  bras 
Qui  seul  fait  aujourd'hui  le  sort  de  deux  états; 
Vois  ces  marques  d'honneur,  ces  témoins  de  ma  gloire, 
Et  rends  ce  que  tu  dois  à  l'heur  de  ma  victoire 

(Corneille,  Horace^  IV,  5). 

Nous  avons  vu  les  voyelles  claires  exprimer  un  léger  bruit, 
un  doux  murmure  et  au  contraire  les  voyelles  graves  peindre 
un  bruit  éclatant;  nous  avons  vu  d'autre  part  les  voyelles 
claires  peindre  des  objets  petits,  mignons,  délicats  ou  des 
scènes  gracieuses  ;  il  est  tout  naturel  que  les  voyelles  graves 
et  particulièrement  les  éclatantes  s'appliquent  aux  idées  con- 
traires, qu'elles  conviennent  à  la  description  d'un  objet  ou 
d'un  personnage  ou  d'une  scène  grande,  majestueuse,  susci- 
tant l'admiration  : 

Voyant  ma  petit£'sse  et  voyant  vos  mirAcles 

(Hugo,   Contemplations^  A    Villequier)^ 


270  LES    VOYELLES 

opposition  de  la  voyelle  claire  de  «  petitesse  »  avec  la  voyelle 
éclatante  de  «  miracles  »,  et  devant  l'un  et  Tautre  de  ces  deux 
mots  répétition  des  mêmes  sons  pour  peindre  deux  actions 
semblables.  Voici  de  simples  désignations  de  personnages 
grandioses  ou  puissants,  ou  de  leurs  actions  : 

Frédéric  de  Souabe,  empereur  crAllemagne 

(Id.,  Burgraves,  II,  6). 

Géantl  pour  piédestal  avoir  eu  rAllemag-ne... 
Avoir  été  plus  grand  qu'Annibal,  qu'Attila 

(Id,,  Hernani). 

Ainsi  Charles  de  France  appelé  Charleniagne. 
Exarque  de  Ravenne,  empereur  d'Allemag^ne, 
Parlait  dans  la  montagne  avec  sa  gra/ide  vo/x 

(Id.,  Aymerillot). 

Plus  tard  une  autre  fots,  je  vis  passer  cet  homme, 
Plus  grand  dans  son  Paris  que  César  dans  sa  Rome 

(Id.,  Feuilles  d'automne). 

Quoi,  François  de  Valois,  ce  prince  au  cœur  de  feu. 
Rival  de  Charles-Quint,  un  roi  de  France,  un  dieu, 
—  A  réternité  près,  —  un  gagneur  de  batailles 
Dont  le  pas  ébranlait  les  bases  des  murailles. 
L'homme  de  Marignan,  lui  qui,  toute  une  nuit. 
Poussa  des  bataillons  l'un  sur  l'autre  à  grand  bruit... 

(Id.,  Le  roi  s'amuse). 

Qu'est-ce  que  le  Seigneur  va  donner  à  cet  homme 

Qui,  plus  gra/Kl  que  César,  plus  grand  même  que  Rome, 

Absorbe  dans  son  sort  le  sort  du  genre  humain? 

(Id.,  Napoléon  II). 

M'enveloppant  alors  de  la  colonne  noire. 

J'ai  marché  devant  tous,  triste  et  seul  dans  ma  glo/re, 


EXPRESSION    d'un    BRUIT    SOURD  271 

Kl  j'ai  dil  dans  mon  cœur  :  «   Que  voulo/r  à  prése/it? 
Pour  dormir  sur  un  sein  mon  ïroni  est  trop  pesant, 
Ma  main  laisse  l'elTro/  sur  la  main  qu'elle  toj/che, 
L'orage  est  dans  m<i  voix,  l'éclair  est  sur  ma  bouche; 
Aussi,  loin  de  m'aimer,  voilà  qu'ils  tremblent  tous, 
Et  quand  j'ouvre  les  bras,  on  tombe  à  mes  genoux 

.(Vigny,  Moïse). 

Contempler  le  bras  Tort,  la  poitrine  féco/ide, 
Le  talon  qui  douze  ans,  éperonna  le  monde, 

Et,  d'un  œil  filial, 
L'orbite  du  regard  qui  fascinait  la  l'onle, 
Ce  front  prodigieux,  ce  crâne  fait  au  moule 

Du  globe  impérial  ! 

(Hugo,  A  la  Colonne). 

Car  c'est  lui  qui,  pareil  à  l'antique  Encelade, 
Du  trône  universel  essaya  l'escalade. 

Qui  vingt  ans  entassa. 
Remuant  terre  et  cieux  avec  une  parole, 
W'agram  sur  Marengo,  Champaubert  sur  Arcole, 

Pélion  sur  Ossa! 


(Id.,  ibid.) 


D.  —  Voyelles  sombres. 


Passons  à  Tautre  catégorie  de  voyelles  graves,  les  voyelles 
sombres  :  «,  ô,  u'\  Les  voyelles  claires  servant  à  peindre 
un  bruit  clair,  les  voyelles  éclatantes  un  bruit  éclatant,  les 
voyelles  sombres  peindront  bien  un  bruit  sourd,  comme  dans 
le  mot  sourd  lui-même,  et  en  outre  dans  ronron,  bourdon, 
(jrondement,  ronfler^  rauque,  etc.  : 

Elle  écoute.  Un  bruit  sourc/ frappe  les  sourc/s  échos 

(Hugo,  Orientales). 

J'entendais  en  passant  les  coups  sourds  du  marteau 
Qui  clouait  dans  la  nuit  le  bois  de  l'échafaud 

(Lamartine,  Jocelyn). 


272  LES    VOYELLES 

Avec  des  gro/îdements  que  prolo/ige  un  loncf  râle 

(Heredia,  Bacchanale). 

Les  voyelles  sombres  sont  le  plus  souvent,  dans  ce  cas, 
entremêlées  comme  ici  de  voyelles  éclatantes  ;  il  suffît  que  le 
nombre  des  sombres  soit  plus  considérable  que  celui  des 
éclatantes  pour  que  la  note  reste  sombre  ;  si  les  éclatantes 
sont  voilées  par  la  nasalité,  comme  dans  l'exemple  suivant,  le 
voisinage  des  sombres  leur  fait  prendre  la  valeur  de  sombres  : 

Où  Tenfant  peutcueillir  la  fleur,  strophe  vivante, 
Sans  qu'une  grosse  voix  ioiil  à  coup  Vépoiivanle  ! 

(Hugo,    Voix  inférieures). 

Et  là-bas,  sous  le  pont,  adossé  contre  une  arche, 
Hannibal  écoutait,  pensif  et  triomphant, 
Le  piétinement soizrd  des  légions  en  nicirche 

(Heredia,  La    Trehhia). 

Et  font  tousser  la  fondre  en  leurs  r^nques  poumons 

(Hugo,  Année  terrible). 

Un  ranque  grondement  monte,  roule  et  grandit 

(Leconte  de  Lisle,  Clairs  de  lune)  ; 

c'est  un  bruit  sourd  qui  à  la  fin  devient  plus  clair. 

Légère,  elle  n'a  pas  ce  bruit  tonnant  et  sourd 
Qu'en  se  précipitant  ronle  un  torrent  plus  lourd 

(Lamartine,  Jocelyn); 

il  s'agit  d'une  cascade. 

Gomme  j'aime  le  bruit  de  la  foudre  et  des  \enis 
Se  mêlant  dans  l'orage  à  la  \oix  des  iorrents  ! 

(Id.,  L homme). 

Gomme  un  vent  orageux,  des  bruits  rauques  et  sourds 
Roulent  soudainement  de  faubourgs  en  faubourgs 

!  Barbikr,  U  émeute). 


EXPRESSION    DU    COURROUX  273 

Quels  sont  ces  bruits  sowrds  ? 
Ecoutez  vers  lo/jcle 
Cette  voix  profonde 
Qui  pleure  toujours 
Et  qui  toujours  gronde 

(Hugo,   Voix  intérieures). 

Et,  sans  même  les  voir,  mêlé  les  deux  dragons 
Au  vAste  écrasem£'A^t  des  verrO^'^s  et  des  gOiVds 

(Id.,  Les  lions). 

La  note  sombre  annoncée  dans  l'exemple  suivant  n'y  appa- 
raît pas  : 

Dans  l'ombre  des  arceaux  voici  qu'il  entendit 
Brusquement  une  voix  très  rauque  qui  lui  dit: 
—  Vénérable  Seigneur,  soyez-moi  pitoyable  !  — 

(Legonte  de  Lisle,  Le  corbeau)  ; 

ces  paroles  n'ont  rien  de  rauque  ;  elles  sont  éclatantes. 

Nous  avons  vu  la  colère  changer  de  caractère  suivant  que, 
dans  son  expression,  c'étaient  les  voyelles  aiguës  ou  les 
voyelles  éclatantes  qui  dominaient.  Si  parmi  les  voyelles 
éclatantes  il  y  a  un  nombre  sensible  de  voyelles  sombres, 
l'effet  est  encore  une  fois  modifié.  Ce  n'est  plus  l'imprécation 
ou  l'ironie  amère,  ce  ne  sont  plus  les  éclats  de  voix  d'une 
colère  toute  en  dehors,  c'est  une  colère  sourde,  ce  sont  les 
sombres  grondements  d'un  violent  courroux . 

Quelquefois  un  mot  suffit  pour  donner  cette  note  : 

Adieu,  tu  peux  partir.  Je  demeure  en  Epire  : 
Je  renonce  à  la  Grèce,  à  Sparte,  à  son  empire, 
A  toute  ma  famille  ;  et  c'est  assez  pour  moi. 
Traître,  qu'elle   ait  produit  un  monstre  tel  que  toi 

(Racine,  Androniaque,  V,  3). 

Voici   comme  Charlemagne,    furieux  de    la   résistance  des 
chefs  de  son  armée,  leur  parlait  dans  la  montagne 

M.  Ghammoxt.  —  Le  vers  françitis.  18 


274  LES    VOYELLES 

Avec  un  âpre  accent  plein  de  sourdes  huées  : 

Je  ne  sais  point  comment  on  porte  des  affronts  ! 

Je  les  jette  à  mes  pieds,  je  n'en  veux   pas  !  Barons  ! 

Vous  qui  m'avez  suivi  jusqu'à  cette  montag-ne, 

Normands,  Lorrains,  marquis  des  marches  d'Allemagne, 

Poitevins,  bourguignons,   gens  du  pays  Pisan, 

Bretons,  picards,  flam.^nds,   français,  allez-vous-en  ! 

Guerriez,  allez-vous-e/J  d'auprès  de  ma  personne, 

Des  camps  où  l'on  entend  mon  noir  clairon  qui   sonne  ; 

Rentrez  dans  vos  logis,  allez-vous-en  chez  vous. 

Allez- vous- en  d'ici,  car  je  vous  chasse  tons  ! 

Je  ne  veux  plus  de  vous  !  Retournez  chez  vos  femmes  ! 

Allez  vivre  cachés,  prudents,  contents,  infâmes  ! 

(Hugo,  Aymerillol)  ; 

nous  avons  souligné  en  même  temps  que  les  sombres  toniques 
quelques  éclatantes  nasales  auxquelles  le  voisinage  des 
sombres  donne  la  valeur  de  sombres. 

Dans  les  imprécations  qui  suivent,  après  des  cris  aigus  dans 
les  quatre  premiers  vers,  la  colère  devient  sourde  et  sombre 
dans  les  quatre  suivants  : 

Règne;  de  crime  en  crime  enfin  te  voilà  roi. 
Je  t'ai  défait  d'un  père,  et  d'un  frère,  et  de  moi  : 
Puisse  le  ciel  tous  deux  vous  prendre  pour  victimes, 
Et  laisser  choir  sur  vous  les  peines  de  mes  crimes  ! 
Puissiez-vous  ne  trouver  dedans  votre  union 
Qu'horreur,  qne  jalousie  et  que  confusion  ! 
Et,  pour  vous  souhaiter  tous  les  malheurs  ensemble. 
Puisse  naître  de  vous  un  fils  qui  me  ressemble  ! 

(Corneille,  Rodogune). 

La  légèreté  s'exprimant  par  des  voyelles  claires,  la  lourdeur 
sera  bien  rendue  par  des  voyelles  sombres,  comme  dans  le 
mot  lourd  lui-même.  Voici  d'abord  quelques  exemples  où  les 
deux  idées  opposées  sont  rendues  par  l'opposition  des  voyelles 
claires  et  des  vovelles  sombres  : 


EXPRESSION    DE    lA    LOURDEUR  275 

Combien  ce  fruit  est  gros  |  et  sa  tige  menue 

(La  Fontaine,  IX,  4). 

Avant  quatre-vingt-neul" 

\'ous  marchiez  sur  le  peuple  à  pas  légers  |  —  et  lourds 

(Hugo,  Contemplations). 

Un  rof'tele/  1  pour  vous  est  un  pesant  fardeau 

(La  Fontaine,  I,  22). 

Mes  baisers  sont  légers  comme  des  éphémères 
Qui  caressent  le  soir  les  grands  lacs  transparents, 
Et  ceux  de  ton  ama/it  creuseront  leurs  ornières 
Comme  des  chariots  ou  des  socs  déchirants  : 
Ils  passeront  sur  loi  comme  un  lourd  attelage 
De  chevaux  et  de  bœufs  aux  sabots  sans  pitié 

(Baudelaire,  Femmes  damnées)  ; 

le  deuxième  vers  peint  la  langueur,  cf.  p.  282,  nous  n'avons 
pas  à  l'examiner  ici  ;  mais  le  premier  avec  ses  voyelles  claires 
est  un  modèle  de  légèreté,  et  les  quatre  derniers  expriment  la 
lourdeur.  Il  faut  ajouter  que  le  mouvement  de  Tattelag-e  est 
rendu  par  la  correspondance  de  la  première  voyelle  rythmique 
à  la  troisième  et  de  la  seconde  à  la  quatrième  dans  le  cinquième 
vers,  et  de  la  première  à  la  troisième  dans  le  sixième  ;  enfin 
dans  le  troisième,  le  quatrième  et  le  cinquième  les  répétitions 
d'/*  marquent  l'effort  du  creusement. 

Dans  les  exemples  suivants  la  lourdeur  seule  est  exprimée  : 

...  ni  le  bruit  cadencé 
D'un  lourd  vaisseau,  rampant  sur  l'onde  avec  des  rames 

(Hugo,  Orientales). 

Ni  les  ans,  fardeau  sombre,  accablement  de  l'homme 

(Id.,  Burgraves,  I,  7). 

.  .  .et  qu'on  entend,  la  nuit, 
A  l'heure  où  le  sommeil  veut  des  moments  tranquilles. 
Les  lourds  canons  rouler  sur  le  pavé  des  villes  ! 

(Id.,  Chants  du  Crépuscule  . 


276  LES    VOYELLES 

La  lourde  artillerie  et  les  ïouvgons  pesants 

Ne  creusent  plus  la  route  en  profondes  ornières 

(Th.  Gautier,  Fantaisies)  ; 

noter  en  outre  neuf  r  qui  expriment  reffort  du  creusement. 

Les  voyelles  claires  convenant  particulièrement  à  l'expres- 
sion d'une  idée  gaie  ou  gracieuse,  une  idée  grave,  un  récit, 
une  description,  un  discours  graves  demandent  naturellement 
des  voyelles  graves,  c'est-à-dire  éclatantes  et  sombres  mêlées. 

Tout  d'abord  les  sentences  générales,  les  réflexions  morales, 
les  préceptes  ou  les  maximes  : 

L'absence  est  le  plus  grand  des  maux 

(La  Fontaine,  IX,  2). 

Que  le  bon  soit  toujours  camarade  du  beau 

(Id.,  VII,  2). 

Si  tu  veux  qu'on  t'épargne,  épargne  aussi  les  autres 

(Id.,  VI,  15). 

La  raison  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure 

(Id.,  I,  lOj. 

Nous  ne  trouvons  que  trop  de  mangeurs  ici-bas  : 
Ceux-ci  sont  courtisans,  ceux-là  sont  magistrats 

(Id.,  XII,  13). 

Patie/jce  et  longueur  de  temps 

Font  plus  que  force  ni  que  rage 

(Id.,  XII,  11). 

Selon  que  vous  serez  puissant  ou  misérable. 

Les  jugeme/jts  de  cour  vous  rendront  blanc  ou  notr 

(Id.,  VII,  1). 

Ne  nous  associons  quavecque  nos  égaux 

(Id.,  V,  2,,. 


SENTENCES  GÉNÉKALES  277 

Chacu7i  se  trompe  ici-bcïs. 
On  voit  courir  après  l'ombre 
Tant  de  fous  qu'on  n'en  sait  pas, 
La  plupart  du  temps,  le  nombre 

(Id.,  VI,  17). 

Soyons  bien  hnvaiils,  bien  maiv^eanls, 
Nous  devons  à  la  mort  de  trois  Vun  en  dix  ans 

(Id.,  VI,  19). 

L'avare  rarement  finit  ses  jours  sans  pleurs 

(Id.,  IX,  16). 

Mal  prend  aux  volereaux  de  faire  les  voleurs 

(Id.,  II,  16), 

.  .  .  .être  bon  aux  méchants, 
C'est  être  sot 

(Id.,X,  2). 

Rien  ne  nous  rend  si  grands  qu'une  grande  douleur 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Il  faut,  bien  entendu,  mettre  à  part  les  préceptes  qui  sont 
dits  d'un  ton  badin,  comme  le  contexte  l'indique  en  général; 
dans  ceux-ci  les  voyelles  claires  dominent  : 

Rien  ne  sert  de  courir,  il  faut  partir  à  point 

(La  Fontaine,  VI,  10). 


Deux  sûretés  valent  mieux  qu'une 
Et  le  trop  en  cela  ne  fut  jamais  perdu 


Dieu  prodig-ue  ses  biens 

A  ceux  qui  font  vœu  d'être  siens 


:id.,  IV,  15). 


;id.,  VII,  3). 


278  LES    VOYELLES 

xVprès  les  sentences  générales  nous  pouvons  prendre  en 
bloc  les  autres  catég-ories  d'idées  graves  ;  une  division  compli- 
quée serait  sans  profit  et  risquerait  d'égarer  l'attention.  Voici 
d'abord  un  exemple  où  l'idée  riante  en  voyelles  claires 
(deuxième  vers,  seconde  moitié  du  quatrième,  cinquième) 
s'oppose  à  l'idée  grave  en  voyelles  graves  (premier  et  troi- 
sième vers,  première  moitié  du  quatrième)  : 

Aux  champs,  la  nuit  est  vénérable 
Le  jour  rit  d'un  rire  enfantin  ; 
Le  soir  berce  Forme  et  l'érable, 
Le  soir  est  beau  ;  mais  le  malin, 
Le  matin,  c'est  la  grande  fête 

(Hugo,  Chansons  des  rues  et  des  bois). 

Dans  les  exemples  suivants  l'idée  grave  ne  s'oppose  pas  à  une 
idée  gaie  : 

Je  le  veux,  je  Tordonne  ;  et  que  la  fin  du  jour 
Ne  le  retrouve  p^s  dans  Rome  ou  dans  ma  cour 

(Racine,  Britannicus,  II,  1); 

ton  grave  et  impérieux  du  commandement, 

Et  du  haut  de  son  trdne  interroge  les  rois 


;Id.,  Eslher); 


note  grave  et  majestueuse. 


Paris,  morne  et  farouche, 
Pousse  des  hurlements 
Et  se  tord  sous  la  douche 
Des  nojrs  éyénements 

(Hugo,  Chatisojis  des  rues  et  des  bois) 

Un  mal  qui  répand  la  terreur, 
Mal  que  le  ciel  en  sa  fureur 


279 


EXPRESSION    DES    IDÉES    GRAVES 

Inventa  pour  punir  les  crimes  de  la  terre, 

La  peste  (puisqu'il  ïaut  l'appeler  par  son  nom), 

Capable  d'enrichir  en  un  ']ouv  l'Achéron 

(La  Fontaine,  VU,  1). 

Dans  l'ombre,  morne  et  \ent,  le  Thermodort  charrie 
Cadavres,  armes,  chars  que  la  mort  y  roula 

(Heredia,  Le  Thermodon) 

VA  pourtant  où  trouver  plus  d'épouvante  immonde, 
Plus  d'effroj',  plus  d'angotsse  et  plus  de  désespoir 
Que  dans  ce  temps  luj^ubre  où  le  ^enre  humain  nofr.  .  . 

(Hugo,  Contemplations) 

Mais  il  y  pend  toujours  quelque  goutte  de  san^f 

(Musset,  Nuit  de  mai) 


C'est  pourquoi  ce  roi  sombre.  .  . 

Rode  éternellement  sous  l'énorme  ciel  nojr 

(Hugo,  Le  parricide). 

Je  sens  fondre  sur  moi  de  lourdes  épouvantes 
Et  de  notrs  bataillons  de  fantômes  épars 
Qui  veulent  me  conduire  en  des  routes  mouvantes 
Qu'un  horizon  sanglant  ferme  de  toutes  parts 

(Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Le  brave  mort  dormait  dans  sa  tombe  hu/ïible  et  pure, 
Couché  dans  son  serment  comme  dans  son  armure  ; 
Et  le  temps,  qui  des  morts  ronge  le  vêlement. 
Parfois  brisait  l'armure,  et  jamais  le  serment 

(Hugo,  Bur graves,  I,  6). 

Nous  avons  cité  plus  haut,  p.  250,  quelques  vers  de  YErlkônig 
de  Gœthe  où  les  voyelles  claires  donnent  au  ton  un  caractère 
captivant  qui  doit  charmer  l'enfant.  Voici  dans  la  même  pièce 
la  réponse  grave  du  père  : 


280 


LES    VOYELLES 


Sei  iv/hig',  blej'be  ruhig,  mein  kintl .  .  . 
Mein  sohn,  mein  sohn.  ich  seh'es  gêna» 
Es  scheinen  die  alten  We/clen  so  grau. 

Si  l'idée  grave  est  particulièrement  triste  ^  ou  sombre,  les 
voyelles  sombres  seront  plus  nombreuses  que  les  éclatantes, 
et  les  unes  et  les  autres  seront  souvent  voilées  par  la  nasalité. 
Le  sombre  au  moral  se  peint  par  les  mêmes  procédés  que  le 
sombre  au  physique,  par  ceux  que  nous  trouvons  dans  les 
mots  sombre,  ombre,  ail.  dunkel,  dumpf,  etc.  Voici  des 
exemples  dans  lesquels  une  idée  gaie  et  une  idée  sombre  sont 
réunies  et  opposées  : 

Toute  aile  vers  son  but  incessamment  retombe  : 
L'atgle  vole  au  sole/I,  |  le  vautojzr  à  la  to7?ibe 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

L'une  s'élève,  I  et  l'ai/tre  rampe 

(La  Fontaine,  IX,  7). 

Des  rtres  elFrénés  mêlés  |  au  sombre  pleur 

(Baudelaire,  Lesbos). 

Dans  les  exemples  suivants  il   n'y  a  plus  d'idée    g-aie  ;  c'est 
d'abord  le  sombre  physique,  puis  le  sombre  moral  : 

La  nuit  comme  un  serpent  se  roule  autour  des  dômes 

(Musset,  Don  Paez). 

ils  rugissaient  vers  la  grande  nature 

Qui  prend  soin  de  la  brute  au  ïONd  des  autres  sOUvds 

(Hugo,  Les  lions). 

1.  Théophile  Gautier  écrivait  de  Verdi  :  »  Il  a  eu  l'idée  en  musique 
quand  les  paroles  étaient  tristes  de  faire  trou  trou  trou  au  lieu  de  tra 
Ira  Ira.  »  Observation  ironique,  mais  caractéristique. 


EXPRESSION    DES    IIJÉES    SOMltRES  281 

Mais  la  nuit  aussilôl  de  ses  ailes  alTreuses 
Couvre  des  Bourguignons  les  campagnes  vinenses 

(BoiLEAU,  Lutrin). 

Nous  ne  citons  cet  exemple,  médiocre  en  somme,  que  parce 
qu'il  a  été  signalé  par  Sainte-Beuve,  Lundis,  VI,  T^OS,  et  que 
Ton  a  attribué,  à  tort,  à  Boileau  le  talent  des  vers  expressifs. 

Quelle  est  To/nbre  qui  rend  plus  sombre  encor  mon  antre  ? 

(Heredia,  Sphinx). 

Quand  il  monte  de  l'ombre,  il  tombe  de  la  cendre 

(Hugo,  Conlernplafions). 

A  l'horizon  sans  borne 
Le  grave  Escurial 
Lève  son  dôme  sombre 
Noir  de  l'ennui  royal 

(Th.  Gautier,  La  petite  fleur  rose). 

Tout  élément  remplit  de  citoyens 

Le  vaste  enclos  qu'ont  les  royanmes  sornbres 

(La  Fontaine,  VII,  8). 

A  ce  noir  horizon  qu'on  nomme  le  tombeau 

(Hugo,  Contemplations). 

Et  quand  la  tombe  un  jour,  cette  embûche  profonde 
Qui  s'ouvre  tout  à  coup  sous  les  choses  du  monde... 

(Id.,  Chants  du  Crépuscule). 

Crois-tu  donc  que  je  sois  comme  le  vent  d'automne, 
Qui  se  nourrit  de  pleurs  jusque  sur  un  tombeau. 
Et  pour  qui  la  douleur  n'est  qu'une  goutte  d'eau  ? 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Point  d'amour  !  et  partout  le  spectre  de  l'amour  ! 

(Id.,  Rolla). 


282  LES    VOYELLES 

Et  quand  je  dis  en  moi-même 

«  Où  sont  ceux  que  ton  cœur  aime  ?  » 

Je  reg-arde  le  gazon 

(Lamartine,  Pensée  des  morts). 

Et  lot,  morne  to/nbea»,  tu  m'ojzvres  ta  machoj're 

(Musset,  La  coupe  el  les  lèvres^. 

Il  croirait  que  la  mort  à  de  certains  moments, 
Rhabillan/  l'homme,  ouvranY  les  sépulcres  dormants. 
Ordonne  hors  du  temps,  de  l'espace  et  du  nombre, 
Des  co/ifro;itatio/i.s  de  fantômes  dans  l'ombre 

(Hugo,  Eviradnus). 


E.  —  Voyelles  nasales. 

Nous  avons  rencontré  jusqu'ici  un  peu  partout  les  voyelles 
nasales  mêlées  aux  voyelles  orales,  nous  avons  vu  qu'il  y  en 
a  de  claires,  d'éclatantes,  de  sombres  et  qu'elles  jouent  le 
même  rôle  que  les  voyelles  orales  du  même  ordre  qu'elles; 
seulement  leur  note  est  moins  nette  parce  que  la  nasalité  la 
voile,  et  c'est  ce  qui  explique  que  lorsque  des  nasales  écla- 
tantes sont  entremêlées  à  des  voyelles  sombres  (orales  ou 
nasales)  elles  prennent  dans  ce  voisinage,  comme  nous  l'avons 
vu,  la  valeur  de  sombres. 

Mais  lorsque  les  nasales  sont  plus  nombreuses  que  les 
orales,  le  voilement  du  son  par  la  nasalité  devient  la  qualité 
dominante,  et  le  timbre  passe  au  second  plan;  si  bien  que 
l'ensemble  devient  propre,  même  si  le  substratum  oral  est  clair, 
et  surtout  s'il  est  sombre,  à  exprimer  la  lenteur,  la  langueur, 
la  mollesse,  la  nonchalance  : 

Elle  penche  vers  moi  son  front  p\ein  de  langueur 

(Musset,  Idylle). 

Et  du  fond  des  boudoirs  les  belles  indolentes, 
Balançant  mollement  leurs  tailles  no/jchalantes, 
Sous  les  vieux  marronniers  commencent  à  venir 

(Id.,  a  la  mi-carême). 


EXPRESSION    DE    LA    LANGUEUR  283 

Où  la  mort  avait  clos  ses  longs  yeux  lci/J};uissanls 

Heredia,  Le  réveil  d'un  Dieu). 

Ou  quelque  a/ige  pe/jsif  de  candeur  allemande 

(Musset,  l  ne  lionne  fortune). 

Je  regardais  le  ciel,  étendu  sur  un  hanc 

Et  songeais  dans  mon  âme,  aux  héros  d'Ossian 

(Id.,  ihid.). 

Ils  prennent  en  i^ongeani  les  nobles  attitudes 
Des  grands  splnnx  allongés  au  fond  des  solitudes. 
Qui  semblent  s'e/Klormir  dans  un  rêve  sans  fm 

*  (Baudelaire,  Les  chats); 

noter  aussi  le  balancement  de  langueur  indiqué  par  les  trois 
syllabes  so^^  du  dernier  vers. 

Et  si  la  chaste  reine,  au  milieu  du  sommeil. 
Laisse  vers  lui  tomber  une  ma  m  nonchalante, 
11  y  va  promener  sa  la/Jgue  caressante 

(Ghénier,  Diane). 

Cependant,  en  silence, 

[Comme  Dalti  parlait  ,  sur  l'Océan  immense 
Longtemps  elle  sembla  porter  ses  yeux  erra/jts 

(Musset,  Poriia). 

L'étendue  est  immense  et  les  champs  nont  point  d'ombre 

(Leconte  de  Lisle,  Midi). 

L'horloge  d'un  couvent  s'ébranla  lentement 

(Musset,  Don  Paez). 

Le  chemj'n  étant  long  et  partant  ennuyeux 

1  La  Fontaine,  IX,  l4j. 

Chantait  bas,  comme  on  chante  aux  enfants  qu'on  endort 

CHuGo,  Burgraves,  I.  2). 


284  LES    VOYELLES 

Penchant  ton  front  qu'argenté  une  précoce  neige 

(Heredia,  L'exilée). 

En  un  calme  enchanté  sous  Tanjple  frondaison 

(Id.,  Jason  et  Médée). 

A  l'heure  où  dans  les  champs  l'ombre  des  monts  s'allonge 

(Hugo,  Aristophane). 

Les  ombres,  à  longs  plis  descendant  des  montagnes, 
Un  moment  à  nos  yeux  dérobaient  les  campagnes 

(Lamartine,  L'immortalité). 

Et  Flaccus  s'écriait  :  —  Puisque  tout  fuit,  aimons, 
Vivons  et  regardons  tomber  l'ombre  des  monts 

(Hugo,  Année  terrible). 

Dans  l'ombre  transparente  indolemment  il  rôde 

(Heredia,  Le  récif  de  corail). 

S'allonger  jusqu'au  seuil  l'ombre  du  grand  platane 

(Id.,  Le  huchier  de  Nazareth). 

Aux  pentes  de  l'Othrys  l'ombre  est  plus  lo/jgue.  Reste 

(Id.,  Sur  l'Othrys). 

L'horizon  tout  entier  s'enveloppe  dans  l'ombre 

(Id.,  Soleil  couchant). 

Et  les  chênes  pensifs  agiter  en  cadence 

Leur  hont  d'où  l'ombre  au  loin  tombe  sur  le  vallon 

(Hugo,  Toute  la  lyre). 

Et  déjà  les  vallons 

Voyoient  l'ombre  en  croissant  tomber  du  haut  des  monts 
(La  Fontaine,  Philémon  et  Baucis). 


EXPRESSION    DE    LA    MOLLESSE  285 

Que  les  pontifes 

Appelés  aux  accents  de  Tairam  le/it  et  sombre, 

De  leur  chanl  lamentable  accompagnent  mon  ombre 

(Chémer,  Elégies). 

A  pas  sourds,  comme  on  voit  les  tigres  dans  les  jongles 
Qui  rampent  sur  le  ventre  en  allongeant  leurs  ongles 

(Hugo,  Chàtimenls). 

Et  dans  mon  être,  à  qui  le  sang  morne  préside, 
L'impuissance  s'étire  en  un  long  bâillement 

(Mallarmé). 

A  la  pâle  clarté  des  lampes  languissantes, 

Sur  de  profonds  coussms  tout  imprégnés  d'odeur, 

Hippolyte  rêvait.  .  .    . 

(Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Pourtant  je  n'ai  souci  ni  de  la  bise  amère. 

Ni  des  lampes  d'argent  dans  le  blanc  firmament 

(S.\înte-Beuve,  poésies  de  J.  Delorme). 

On  lit  en  note  dans  l'édition  M.  Lévy  :  «  C'est  sans  doute 
à  dessein  que  le  poète  a  redoublé  les  sons  en  an,  pour  rendre 
l'effet  du  scintillement  ».  Cette  observation  n'est  pas  juste; 
d'abord  il  n'est  pas  question  de  scintillement  dans  ce  vers, 
et  pour  le  scintillement  ce  sont  des  voyelles  claires  qui  con- 
viendraient. La  répétition  des  an  peut  produire  l'effet  de 
mouvements  successifs  et  monotones,  mais  ces  voyelles 
nasales  peignent  bien  plutôt  la  clarté  molle  et  immobile  des 
étoiles. 

Avant  de  quitter  l'étude  des  voyelles  une  observation  est 
nécessaire  :  nous  sommes  dans  toutes  ces  recherches  parti 
de  la  nature  des  voyelles  pour  montrer  à  quelles  catégories 
d'idées  elles  pouvaient  s'appliquer  comme  moyen  d'expression. 
Cette  méthode  présente  de  grands  avantages,  et  tout  d'abord 


286  LES    VOYELLES 

elle  écarte  l'erreur  qui  consisterait  à  attribuer  à  un  son  telle 
valeur  parce  qu'il  se  rencontre  plusieurs  fois  dans  un  vers  qui 
exprime  telle  idée;  mais  elle  présente  un  inconvénient,  c'est 
que  les  idées  dont  l'expression  demande  l'emploi  de  ditïérentes 
catés^ories  de  phonèmes  ne  peuvent  être  étudiées  d'un  coup  ; 
telle  la  colère  que  nous  avons  trouvée  sous  les  voyelles 
aiguës,  sous  les  voyelles  éclatantes  et  sous  les  voyelles  sombres, 
et  que  nous  rencontrerons  encore  à  propos  des  consonnes. 
La  méthode  inverse,  consistant  à  partir  d'une  classification 
des  idées  pour  rechercher  quels  sons  peuvent  convenir  à 
l'expression  de  chacune,  aurait  des  inconvénients  plus  graves. 
Nous  n'en  considérerons  qu  un  :  le  dénombrement  des  diverses 
nuances  d  idées  possibles  serait  forcément  incomplet  ;  ce  serait 
une  énumération  indéfinie  et  dont  la  classification  rentrerait 
nécessairement  dans  le  domaine  de  1  arbitraire  :  en  admettant 
que  l'on  arrive  à  déterminer  quels  sont  les  phonèmes  qui 
conviennent  à  l'expression  des  diverses  nuances  d'idées  consi- 
dérées, ce  qui  parait  à  peu  près  irréalisable,  le  résultat  acquis 
pour  une  nuance  ne  pourrait  en  rien  servir  pour  une  autre  ; 
ce  serait  chaque  fois  une  recherche  nouvelle  à  faire  et  l'on  ne 
voit  pas  trop  quel  principe  autre  que  le  hasard  pourrait  diriger 
cette  étude.  Tandis  que,  connaissant  d'avance  la  nature  et  la 
valeur  de  chaque  phonème,  on  peut  prévoir,  étant  donnée 
une  nuance  quelconque  d  idée,  quels  sont  ceux  qui  convien- 
dront à  son  expression.  Ainsi  je  suppose  que  l'on  ait  à  expri- 
mer l'idée  du  silence.  Il  est  évident  qu  il  faudra  employer  les 
sons  les  plus  mous,  les  plus  voilés  que  fournit  la  langue, 
c'est-à-dire  les  voyelles  nasales  : 

Et,  plus  clair  en  l'azur  noir  de  la  nuit  sereine. 
Sile/icieusement  s'argente  le  croissant 

('Heredlv,  Xymphée  . 

Disparaît.  . .  et  les  bois  retombent  au  silence 

Id.,  Pan  . 


EXPRESSION    DE    LA   CONTEMPLATION  287 

S'il  s'agit  du  silence  succédant  à  un  bruit  éclatant  ou  sourd, 
il  faudra  pour  exprimer  cette  opposition  un  changement  de 
catégorie  de  voyelles:  des  voyelles  claires  ou  aiguës  succé- 
dant à  des  voyelles  éclatantes  ou  sombres  suffiront  par  le 
contraste  à  faire  sentir  que  le  bruit  a  cessé,  et  si  l'on  a  une 
voyelle  aiguë  terminant  la  phrase  à  la  rime,  elle  pourra  à  cette 
place  être  chuchotée.  ce  qui  peindra  le  silence  par  harmonie 
imitative  : 

Il  détourna  la  rue  à  grands  pas.  et  le  bruit 
De  ses  éperons  d'or  se  perdit  dans  la  nuit 

Mlssht,  Don  Paez  . 

Si  l'on  veut  exprimer  un  élan  d'enthousiasme  aboutissant  à 
une  admiration  qui  dure  un  moment,  ou  bien  une  idée  gaie, 
gracieuse,  sereine,  dans  la  contemplation  de  laquelle  on  se 
repose  quelques  instants,  il  est  évident,  d'après  ce  que  nous 
savons,  que  pour  le  mouvement  d'enthousiasme,  pour  l'idée 
sereine,  il  faudra  dans  toutes  les  syllabes  toniques  une  voyelle 
claire,  et  pour  marquer  le  repos  admiratif  une  voyelle  sombre 
ou  une  éclatante  nasalisée  faisant  contraste  par  sa  lourdeur 
avec  les  précédentes  qui  sont  légères,  et  terminant  la  phrase  à 
la  rime  : 

Que  vous  êtes  joli  !  que  vous  me  semblez  beau  I 

(La  Fontaine.  1.  2  . 

Et  la  Grèce  ma  mère,  où  le  miel  est  si  doux 

(Musset). 

De  me  faire  chérir  un  souvenir  si  doax 

(R\ciNE.  Mithridate  . 

La  lune  était  sereine  et  jouait  sur  les   ûots 

Hugo.  Orientales,  X  . 

Le  ciel  en  est  plus  pur.  et  Tair  en  est  plus  doax 

Musset.  Songe  d'Augastei. 


288  LES    VOYELLES 

Mais,  un  jour, 

Pour  laver  les  pieds  nus  du  maître  plein  d'amour 

(Hugo,  Première  rencontre  du  Christ  avec  le  tombeau). 

Et  parfois,  je  me  prends,  dans  la  nuit  chaude  et  sombre 
A  frémir  à  l'appel  lointain  des  étalons 

(Heredia,  La  Centauresse) . 

Vêtu  de  probité  candide  et  de  lin  blanc 

(Hugo,  Booz  endormi). 

portant  sous  sa  paupière 

La  sereine  clarté  des  paradis  profo/jf/s 

(Id.,  Contemplations). 

Elle  sent  une  joie  immense  en  se  disant  : 

Mon  fils  est  Dieu  !  mon  iils  sauve  la  vie  au  monde 

(Id.,  ihid.). 

.  .  .0  mon  bon  Dieu,  ma  bonne  sainte  Vierge, 
J'étais  perdu  ;  j'étais  le  ver  sous  le  pavé  ; 
Mes  oncles  me  tenaient  ;  mais  vous  m'avez  sauvé  ; 
Vous  m'avez  envoyé  ce  paladin  de   France, 

Seigneur 

(Id..  l.e  petit  roi  de  Galice). 

Après  un  élan  de  reconnaissance  marqué  par  voyelles  claires 
le  petit  roi  se  repose  dans  la  contemplation  admirative  de  ce 
paladin  au  moyen  de  l'éclatante  nasalisée  du  mot  France  ; 
cet  effet  est  d'ailleurs  accentué  par  le  poète  au  moyen  du  rejet 
Seigneur  au  vers  suivant. 


m 


LES  CONSONNES 


A,  —  Momentanées. 

Les  explosives  frappant  l'air  d'un  coup  sec  sont  propres  à 
saccader  le  style  par  leur  répétition.  Les  occlusives  sourdes 
t,  c,  p  étant  plus  fortes  que  les  sonores  (/,  g^  h  produiront 
cet  efîet  encore  plus  nettement.  Elles  peuvent  contribuer  à 
l'expression  d'un  bruit  sec  et  répété  comme  dans  les  mots 
tinter,  tintamarre^  clapotis,  cliquetis,  tic-tac,  cric  crac ^  claquet, 
cliquet,  crépiter,  gratter,  etc  : 

et  l'homme, 

Chaque  soir  de  marché,  tait  ^in^er  c?ans  sa  main 
Les  c/eniers  c/'argent  clair  q\i'\\  rapjDorte  de  Rome 

(Heredia,   Horlorum    deus,  IV), 

Et  faisant  à  les  bras  qu'au/our  de  lui  ^u  jettes. 
Sonner  tes  bracelets  où  ^in^ent  des  clochettes 

(Leconte  de  Lisle,  Çunacépa). 

Ils  g-ardaient  sans  soucis  ces  troupeaux  dont  la  cloche, 
Comme  un  appel  loin/ain,  tintait  de   roche  en  roche 

(Lamartine,  Jocelyn). 

On  entendait  muj,àr  le  semoun  meurtrier, 
Et  sur  les  cailloux  blancs  les  écailles  crier 
Sous  le  ventre  des  crocodiles 

(Hugo,  Le  feu  du  ciel), 

M.  Ghammunt.  —  Le  vers  français.  19 


290  LES    CONvSONNES 

bruit  sec  et  répété. 

Les  flèches  font  sur  moi  le  pétillement  grêle 
Que  par  un  jour  d'hiver  font  les  </rains  de  la  grêle 
Sui'  les  /uiles  d'un  lo'û 

[Tu.  Gautier,  Qui  sera  roi  ?). 

Et  la  source  sans  nom  çrui  goutfea  goutte  tombe 
D'un  son /)lain/if  emplit  la  soli/aire  combe 

(Heredia,  La  source). 

Il  détourna  la  rue  à  grands  pas,  et  le  /jruit 
De  ses  éperons  d"or  se  perdit  dans  la  nuit 

(MvssET,  Don  Paez). 

Elle  écoute  en  tremblant,  dans  Vécho  du  yjilier, 
Résonner  l'éperon  r/'un  hardi  cavalier 

(Id.,  Nuit  de  mai). 

Vous  m'entendiez  jadis  marcher  dans  ces  vallons, 
Lors^yue  l'éperon  d'or  sonnai/  à  mes  Valons 

(Hugo,  Burgraves,  II,  6). 

Tel  yu'un  éclat  de  foudre  en  un  ciel  sans  éclair 
Tout  à  coup  retentit  un  hennissement  clair 

(Heredia,  Andromède  au  monstre). 

Car  parfois  sa  pensée  était  sur  la   frontière, 

Pendant  ^u'il  écou/ait  les  /am/>ours  battre  aux  champs 

(Musset,  Le  13  juillet); 

noter  que  trois  fois  de  suite  deux  occlusives  semblables  sont 
séparées  par  une  liquide  de,  tlt,  hrb  ;  remarquer  en  outre  les 
modulations  du  vocalisme. 

En/endrons-nous  bientôt  tes  /rompe//es  sonner  ? 

(Hugo,  Burgraves,  II,  6). 


EXPRESSION    ni-;    MOrVEMENTS    SACCADÉS  291 

0  Machiavel  !  /es  pus  retentissent  encore 
Dans  les  sentiers  déserts  de  San  Casciano 

(Mdsset,  Les  vœux  stériles). 

Partout  sonne  Vappel  rlair  des  buccina/eurs 

(Heredia,  La  Trebhia). 

Un  grand  drapeau  de  deuil 

Que  la  ten\pète  tord  cluns  son  noir  /ourAillon 

(Hugo,  Bunjraves.,  1,  7)  ; 

les  occlusives,  surtout  dentales,  saccadant  le  vers,  expriment 
le  claquement  du  drapeau  ;  les  trois  /•  vélaires  de  tord^  noir, 
tourbillon  expriment  le  grondement  de  la  tempête. 

Les  occlusives  peuvent  peindre  non  seulement  des  bruits 
secs,  mais  aussi  des  mouvements  secs,  saccadés,  comme  des 
coups,  ou  au  contraire  des  mouvements  beaucoup  plus  doux, 
mais  toujours  saccadés,  comme  dans  les  mois  palpiter,  barbo- 
ter, tâtonner,  tituber,  etc.  : 

Et  se  frayjyjant  le  cfcur  avec  un  cri  sauvage 

(Musset,    Nuit  de  mai). 

D\x  sac  et  d\x  serpent  aussi/ô/  il  c/onna 
Contre  les  murs,  <ant  q\x\\  Iua  la  hète 

(La  Fontaine,  X,  2)  ; 

noter  en  outre  le  sifflement  du  sac  qui  fend  l'air,  indiqué  par 
les  s. 

Tandis  que  coups  de  noing  /ro//oient 

(Id.,  1,  13). 

Le  passereau,  peu  circonspec, 

S'ai/ira  de  tels  coups  de  bec 

(Id.,  X,  V2). 

A  coups  de  serpe,  autrefois  un  berger 

M"a  /aillé  c/ans  le  /ronc  f/'un  dur  figuier  c/'Égine 

(Heredia,  Hortoruni  deus,  I). 


292  LES    CONSONNES 

Ne  irappe-t-on  pas  à  ma  porte  ? 

(Musset,  Xuit  de  mai). 

Je  les  ai  vus  penchés  sur  la  bille  d'ivoire, 
Ayanf  à  travers  champs  couru  toute  la  nuit 

(Id.,  Une  bonne  fortune); 

le  saccademenl  des  occlusives  destiné  à  peindre  cette  course 
haletante  est  secondé  par  le  vocalisme  :  assonance  des  deux 
toniques  an  dans  le  premier  hémistiche  et  des  deux  atones  ou 
dans  le  second. 

Il  est  las;  sur  la  ferre  il  /ombe  haletant 

(Hugo,  Légende  des  siècles). 

Je  sens  hallremon  cœur  lorsque  le  clairon  sonne 

(Musset,  Songe  d'Auguste). 

Que  ne  TétoulTais-tu,  cette  llamme  brûlante 
(^Aie  ton  sein /)al/)i^ant  ne /)ouvait  contenir  ! 

(Id.,  a  la  Malihran)  ; 

le  saccadement  des   occlusives  peint  le  palpitement. 

Ces  mains  vides,  ces  mains  qui  labouraient  la  terre. 
Il  fallait  les  é/endre  en  renA^an/  au  hameau, 
Pour  trouver  à  tatous  les  murs  de  la  chaumière. 
L'aïeule  au  coin  du  feu,  les  enfants  au  berceau  ! 

(Id.,  Une  bonne  fortune)  ; 

les  t  peignent  le  tâtonnement  par  les  saccades  qu'ils  produisent. 

Ou  que  dun  Aras  tremblant  je  tende  encor  la  corde 

(Heredia,  Epigramme  votive). 

Au  point  de  vue  moral  la  répétition  des  occlusives  ayant  pour 
effet  de  saccader  les  paroles  peut  contribuer  à  l'expression  de 
différents  sentiments  tels  que  : 


EXPRESSION    DE    l'iROME  293 

1°  l'ironie,  qui  devient  alors  âpre  et  sarcastique,  car  le 
morcellement  dû  aux  occlusives  détache  chaque  élément 
d'idée  et  martelle  l'un  après  l'autre  tous  les  traits  qui  frappent 
successivement  comme  des  flèches  qu'on  décocherait  sans 
interruption  : 

Dors-tu  con/ent,  Vol/aire,  et  /onhirfeux  sourire 
Vol/ige-/-il  encor  sur  ^es  os  c/écharnés  ? 
Ton  siècle  éfait,  di^-on,  trop  jeune  pour  te  lire  ; 
Le  nôtre  doit  te  plaire  et  tes  hommes  sont  nés. 
Il  est  tombé  sur  nous,  cet  é(/i(ice  immense 
Que  de  /es  larges  mains /u  sapais  nuit  et  jour. 
La  mort  devait  l'attendre  avec  impatience. 
Penchant  qua/re-vingts  ans  que  tu  lui  fis  ta  cour 

(Musset,  Rolla). 

7'oi-même  tu  te  fais  ton  procès  :  je  me  fonde 
Sur  tes  propres  leçons  ;  je//e  les  yeux  sur  toi. 
Aies  jours  son/  en  /es mains,  /ranche-les  ;  /ajus/ice, 
C'est  ton  u/ili/é,  ton  plaisir,  ton  caprice 

(La  Fontaine,  X,  2).' 

Vénus,  par  votre  orgueil  si  longtemps    méprisée, 
Vouf/roi/-elle  à  la  fin  jus/ifier  Thésée! 
Et,  vous  me//an/  au  rang  du  reste  des  mor/els. 
Vous  a-/-elle  forcé  o^'encenser  ses  au/els  ? 

(Racine,  Phèdre)  ; 

il  faut  noter  dans  cet  exemple,  outre  les  saccades,  un  sifflement 
ironique  exprimé  par  les  /",  les  v  et  les  s. 

La  voix  alors  devint  âpre,  amère,  stridente. 
Gomme  le  noir  sarcasme  et  l'ironie  ardente; 
C'était  le  rire  amer  mordant  un  demi-dieu  : 
—  Sire  !   on  /'a  retiré  de  ton  Pan/Aéon  bleu  ! 
Sire  !  on  /'a  descendu  de  ta  haute  colonne  ! 
Regarde.  Des  brigands,  dont  l'essaim  /ourbillonne. 


294  LES    CONSONNES 

Z)'affreux  bohémiens,  des  vainqueurs  de  charnier 
Te  dennent  dans  leurs  mains  et  t'oni  fait  prisonnier. 
A  ton  orteil  c/'airain  leur  pa/^e  infâme  touche. 
Ils  t'ont  pris.   Tu  mourus,  comme  un  astre  se  couche, 
Napoléon  le  Grand,  empereur;  tu  renais 
Bonapar/e,  écuyer  du  cirque  Beauharnais. 
Te  voilà  f/ans  leurs  rangs,  on  /'a,  Ton  ^e  harnache. 
Ils  rappellent  ^out  haut  grand  homme,  entre  eux,  ganache 

(Hugo,  Châtiments). 

2°  le  halètement  de  la  colère  : 

Elle  entre.  —  D'où  viens-/u  ?  Qu  as-tu  fait  celte  nuit  ? 
Ré/>onds,  que  me  veux-/u  ?  qui  /'amène  à  ce//e  heure  ? 
Ce  beau  corps  jusqu'au  jour  où  s'es'-il  étendu  ? 
Tandis  quk  ce  Aalcon,  seul,  je  veille  et  je  pleure, 
En  quel  lieu,  dans  quel  lit,  à  qui  souriais-/u  ? 
Perïide  I    au(/acieuse  !  es/-il   encor  possi/jle 
Que  tu  viennes  offrir  ta  i)ouche  à  mes  Aaisers  ? 
Que  deni.andes-tu  donc  2  par  quelle  soif  horrible 
Oses-/u  m"a</irer  dans  tes  hras  é/juisés  ? 

(Musset,  A'uit  d'octobre). 

Bajaze/  est  un  traître^  et  n"a  ^ue  /rop  vécu 

(Racine,  Bajazet). 

7'u  pleures,  malheureuse  ?  Ah  I  tu  dexois  pleurer 

Lorsque,  d'un  vain  o^ésir  à  ta  perte  poussée^ 

Tu  conçus  de  le  voir  la  /crémière  pensée. 

7u pleures?  et  l'ingrat,  tout  prêt  a  te  trahir, 

Prépare  les  (/iscours  doni  il  veut  /"éblouir. 

Pour  plaire  à  ta  rivale,  il  prend  soin  de  sa  vie. 

Ah  I  traître^   tu  mourras.   Quoi  ?  tu  nés  point  partie  ? 

Va.  Mais  nous-même,  allons,  préci/>i/ons  nos  pas. 

Qu'il  me  voie,  a//en/ive  au  soin  de  son  trépas. 

Lui  mon/rer  à  la  fois,  et  lort/re  de  son  frère, 

Et  de  sa  /rahison  ce  gage  trop  sincère 

(Id.,  IJml.,  IV,  5). 


EXPRESSION    DE    l'iIÉSITATION  295 

3«  ou  simplement  Ihésitation,  l'agitation  intérieure,  morale  : 

Que  l'augure,  appuyé  sur  son  sceptre  d'érable, 
Interroge  le  foie  et  le  cœur  des  moutons 
Et  /en(/e  (/ans  la  nuit  sesf/eux  mains  à  Gâtons 

(Hlgo,  Le  détroit  de  rEuri'pe). 

Dans  le  doute  nior/el  (/ont  je  suisagi/é 

(Racine,  Phèdre) . 

Elle  cherchait  d'un  œil  /rouble  par  la  tempête 
De  sa  naïveté  le  ciel  déjà  loin/ain 

(Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Bien  que  les  moyens  d'expression  n'entrent  généralement 
en  valeur  que  si  l'idée  exprimée  s'y  prête,  lorsque  les  mêmes 
phonèmes  sont  répétés  avec  trop  de  fréquence  ils  s'imposent 
forcément  à  l'attention,  et  dans  ce  cas,  si  l'idée  ne  demande 
pas  ces  répétitions,  les  vers  sont  choquants,  parce  qu'il  y  a 
discordance  entre  l'idée  exprimée  et  les  moyens  employés  : 

Je  crois  dans  tous  les  cas 

Qu'ici  dans  les  caveaux  ils  ont  quelque   cachette 

(Hugo,  Burqraves,  I,  2). 

Et,  quand  on  a  quelqu'un  quon  hai/ou  qui  (/épiait 

(Molière,  Misanthrope). 

Comme  un  arbre  au  printemps  que  le  ver  pique  au  cœur 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Tout  art  fest  é/ranger,  comba/fre  est  ton  par/age 

(^'0LTAIRE). 

Ingrat  à  tes  bon/és,  ingrat  à  ton  amour 

fiD.l. 


296 


LES    CONSONNES 

Tu  te  révoltes,  tu  firrïtes, 

0  mon  Ame,  de  ce  que  te\ 

Ne  comprend  pas  ^ous  tes  méri/es 

Et  met  ton  /aient  sous  l'au/el. 

7u  fen  aigris  !  mais,  Ame  vaine, 
Pourquoi,  d'un  soin  aussi  profond, 
N'es-/u  pas  promp/e  à  tirer  peine 
De  ce  que  c/'autres  te  surfont  ; 

De  ce  que  foui  lec/eur  sincère, 
Te  prenant  au  mot  de  devoir, 
Te  tient  en  son  es/ime  chère 
Bien  plus  que  /u  sais  ne  valoir? 

B.  —  Continues. 


(Sainte-Bel've) 


Les  autres  consonnes  sont  les  nasnies,  les  liquides  et  les 
spirantes  (fricatives,  sifflantes  et  chuintantes).  Elles  font 
presque  toutes  onomatopée.  Leurs  noms  mêmes  sont  pour  ainsi 
dire  des  définitions  et  désignent  assez  bien  la  nature  de  cha- 
cune. Il  est  assez  rare  de  trouver  Tune  d'elles  employée  à  l'ex- 
clusion des  autres,  car  en  général  on  en  réunit  plusieurs  pour 
exprimer  simultanément  différentes  nuances  concourant  à  un 
même  but.  Gela  ne  nous  empêchera  en  rien  de  déterminer 
exactement  leurs  valeurs,  puisque  nous  le  faisons  a  priori.  Nous 
pourrons  d'ailleurs  citer  quelques  exemples  où  chacune  est 
employée  presque  à  l'exclusion  des  autres  ou  du  moins  avec 
une  fréquence  tellement  supérieure  qu'elle  reste  seule  en 
lumière.  Puis  nous  examinerons  l'emploi  combiné  des  unes  et 
des  autres  en  laissant  dans  le  jeu  son  rôle  à  chacune. 

1°  Les  nasales  n  et  m  sont  pour  ce  qui  est  du  point  d'arti- 
culation dentales  ou  labiales  ;  mais  ces  qualités  ne  viennent  en 
lumière  que  si  le  voisinage  d'autres  phonèmes  dentaux  ou 
labiaux  les  met  en  relief.  Sinon  c'est  la  qualité  nasale  qui  res- 
sort particulièrement,  et  à  ce  point  de  vue  les  nasales  sont  des 
continues  et  des  phonèmes  mous.  Nous  avons  déjà  vu  que  les 
voyelles    voilées   par  la  nasalité    sont  propres  à  exprimer  la 


EXPRESSION    DE    LA    MOLLESSE  297 

lenteur,  la  mollesse,  la  langueur  ;  les  consonnes  nasales,  soit 
employées  seules,  soit  avec  des  voyelles  nasales,  peuvent 
exprimer  de  même  la  douceur,  la  mollesse,  la  langueur,  la 
timidité  : 

Cette  heure  a  pour  nos  sens  des  impressions  douces 
Comme  des  pas  muets  qui  marchent  sur  des  mousses 

(Lamartine). 

Reposait  mollement  nue  et  surnaturelle 

(Hugo,    Le  Satyre). 

Elle  meurt  dans  mes  bras  d'un  mal  qu'elle  me  cache, 

«  dit  la  nourrice  de  Phèdre,  Œnone,  dans  un  vers  sans  muscles 
pour  ainsi  dire,  humide  et  amolli  comme  un  sanglot,  où  Fal- 
litération  de  la  consonne  m  quatre  fois  répétée  a  une  valeur 
musicale  bien  sensible  pour  toute  oreille  un  peu  délicate  » 
(Stapfer,  Racine  et  V.  Hugo). 

Hippolyte,  ô  ma  sœur  1  tourne  donc  ton  visage. 
Toi,  mon  àme  et  mon  cœur,  mon  tout  et    ma  moitié 

(Baudelaire,  Femmes  damnées)  ; 

de  la  répétition  des  m  et  des  voyelles  nasales  se  dégage  une 
impression  de  mollesse  et  de  langueur,  le  ton  devient  caressant 
comme  un  baiser. 

Une  bouche  mutine  où  la  petite  moue 
D'Esméralda  se  mêle  au  sourire  et  se  joue 

(Th.  Gautier,  Alherius). 

0  mon  souverain    Roi  ! 

Me  voici  donc  tremblante  et  seule  devant  toi. 
Mon  père  mille  fois  m"a  dit  dans  mon  enfance 
Qu'avec  nous  tu  juras  une  sainte  alliance 

(Racine,   Esfher) 


298  LES    CONSONNES 

timidité  et  douceur  due  à  l'union  des  m  et  des  voyelles  nasales, 
—  puis  dans  le  vers  suivant  Esther  hausse  le  ton  parce  qu'elle 
s'enhardit  en  rappelant  à  Dieu  son  alliance  et  ses  promesses. 

2°  Les  deux  liquides  /  et  r  doivent  être  à  notre  point  de 
vue  soigneusement  séparées.  La  première /est  seule  purement 
une  liquide  et  propre  à  exprimer  la  liquidité  : 

Le  f/euve  en  s'écou/ant  nous  Zaisse  dans  ses  vases 

(Lamartine,   Recueillements). 

L'immense  Mer  sommeille.  E//e  hausse  et  balance 
Ses  hou/es  où  le  Ciel  met  d'éc/atants  î/ots 

(Leconte  de  Lisle)  ; 

dans  ce  dernier  exemple  le  mélangée  à  peu  près  régulier  des  s 
avec  les  /  peint  le  balancement,  cf.  p.  224. 

Seul,  et  derrière  /ui,  dans  les  nuits  éterneZ/es, 
Tombaient  plus  /entement  /es  p/umes  de  ses  ai/es 

(Hugo,  Fin  de  Satan)  ; 

les/  peignentle  glissement  ;  les  occlusives  dentales  expriment 
les  chutes  successives. 

La  seconde,  r,  est  une  vibrante  qui  se  prononce  avec  un 
roulement  plus  ou  moins  net  et  plus  ou  moins  fort  K  Sa  valeur 
n'est  pas  exactement  la  même  selon  qu'elle  s'appuie  sur  des 
voyelles  claires  ou  aiguës  ou  bien  sur  des  voyelles  éclatantes 
ou  sombres.  Dans  le  premier  cas  elle  exprime  plutôt  un  grin- 
cement comme  dans  les  mots  (/rincer,  briser,   crisser,  etc.  : 

Mais  la  légère  meu/'trissure 
Mordant  le  cristal  chaque  jour 

(Sully-Pridhomme,  Le  vase  brisé)  ; 

1.  Nous  avons  surtout  en  vue  ici  Vr  dental  ;  l'r  grasseyé  ne  s'articule 
pas  de  la  même  manière,  mais  les  différentes  impressions  qu'il  produit 
au  point  de  vue  expressif,  suivant  la  nature  de  la  voyelle  sur  laquelle  il 
s'appuie,  sont  tellement  analogues  à  celles  que  produit  Vr  dental 
dans  les  mêmes  conditions,  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  le  considérer  à  part. 


EXPRESSION   d'un    GRONDEMENT  299 

c'est  le  second  r  de  /ucurtrissiire  et  celui  de  cristal  qui  déter- 
minent lu  qualité  expressive  de  tous  les  r  de  ces  deux  vers. 

Mieux  qu'aucun  maître  inscrit  au  livre  de  maîtrise, 
Qu'il  ait  nom  /^uyz,  A/'phé,  Ximeniz,  Hecerril, 
J'ai  serti  le  rubis,  la  perle  et  le  béryl, 
Tordu  l'anse  d'un  vase  et  martelé  sa  frise. 
Dans  l'argent,  sur  l'émail  où  le  paillon  s'irise, 
J'ai  peint  et  j'ai  sculpté,  mettant  l'âme  en  péril. 
Au  lieu  du  Christ  en  croix  ou  du  Saint  sur  le  gril, 
0  honte  I  Bacchus  ivre  ou  Danaé  surprise 

^^Heredia,  Le  vieil  orfèvre)  ; 

M.  J.  Lemaître  a  fait  sur  ces  deux  strophes  dans  ses  Con- 
temporains, II,  58,  des  remarques  qui  ne  sont  ni  très  exactes, 
ni  très  précises,  mais  au  fond  il  a  entrevu  le  phénomène  et 
senti  l'elfet  produit. 

LV  peut  exprimer  aussi   une  sorte  de  g-rondement  aig'u,  un 
grondement  qui  ressemble  à  des  cris  : 

Le  perfide  triomphe  et  se  rit  de  ma  rage 

(Racine,  Andromaque), 

paroles  d'Hermione  au  moment  oii  Pyrrhus  est  à  Fautel 
épousant  Andromaque  ;  c'est  un  grondement  commençant  en 
note  aiguës. 

Mais  le  plus  souvent  le  grondement  est  sourd,  et  dans  ce 
casl'r  s'appuie  sur  des  voyelles  éclatantes  comme  dans  ^rro^ner, 
grommeler,  et  surtout  sur  des  voyelles  sombres  comme  dans 
gronder,  ronron,  rauque,  ronfler,  bourdon,  ou  du  moins  les  r 
ainsi  placés  sont  plus  nombreux  que  ceux  qui  s'appuient  sur 
des  voyelles  claires  et  ils  donnent  la  note  générale  : 

d'éclairs  et  de  tonnerres 

Déjà  grondant  dans  l'ombre  à  l'heure  où  nous  parlons 

(Hugo,  Burgraves,  I,  7). 


300  LES    CONSONNES 

Le  camp  s'éveille.  En  bas  roule  et  gronde  le  fleuve 

(Heredia,  La  Trehbia). 

et  jeté  son  corps 

Au  torrent  qui  rugit  comme  un  tigre  dehors 

(Hugo,  Burgraves,  I,  4). 

Au-dessus  du  toz-rent  qui  dans  le  ravin  gronde 

(Id„  Ibid.,  1,2). 

Au  bruit  de  l'ouragan  courbant  les  branches  d'arbres 

{li>.,Ihid.,\,i). 

...  .les  flancs  du  noir  nuage 
7?oulaient  et  redoublaient  les  foudres  de  l'orage 

(Vigny,  Moïse). 

Avec  des  grondements  que  prolonge  un  long  râle 

(Heredia,  Bacchanale). 

Et  le  peuple  en  rumeur  gronde  autour  du  prétoire 

(Leconte  deLisle,  La  Pas.sion). 

LV  appuyé  sur  voyelles  graves  peut  peindre  encore  d'autres 
nuances,  telles  que  l'écrasement  comme  dans  les  mots  écraser, 
broyer  : 

Ecraser  au  dehors  le  tigre,  et  la  couleuvre 
Au  dedans 

(Hugo,  Châtiments)  ; 

un  roulement  bruyant  : 

On  vous  voit  moins  souvent  orgueilleux  et  sauvage. 
Tantôt  faire  voler  un  char  sur  le  rivage 

(Racine,  Phèdre). 

Le  murmure  du  tonnerre  n'étant  ni  un  doux  murmure  ni 
un  cri  aigu,  mais    un    sourd    grondement,  l'exemple    suivant 


EXPRESSION    d'l'N    SOUFFLE  301 

de  Hugo  est  manqué,  car  ses  r,    ne  s'appuyant  que  sur  des 
voyelles  claires,  sont  tous  palataux  : 

Moi,  dont  souvent  la  vie  impure  et  sanguinaire 
A  fait  aux  pieds  de  Dieu  murmurer  le  tonnerre 

{Burg  raves). 

3°  Les  spirantes,  comme  leur  nom  lindique,  sont  toutes 
propres  à  exprimer  un  souffle.  Mais  les  chuintantes  ch  et  j 
conviennent  pour  un  souffle  accompagné  de  chuchotement  : 

Gar  schone  spiele  spiel  ich  mit  dir 

(GœTHE,  Erlkônig)  ; 

(c'est  le  chuchotement  du  roi  des  aunes)  ;  tandis  que  les  spi- 
rantes labio-dentales  /  et  u  ne  peuvent  exprimer  qu'un  souffle 
(mou  et  sans  bruitXou  accompagné    d'un  bruit    extrêmement 
sourd  : 

Sur  leg'roupe  endormi  de  ces  chercheurs  d'empires 
Flottait,  crêpe  rirant,  le  vo\  mou  des  vampires 

(Heredia,  Les  conquérants  de  Vor). 

Et  la  roile  /lottoit  aux  l'enls  abandonnée 

(Racine,  Phèdre). 

Voilà  le  rent  quis'élère 
Et  gémit  dans  le  i'allon 

(Lamartine,  Pensée  des  morts)  ; 

les  l  marquent  en  outre  la  liquidité . 

L'ancien  zépAyr/abuleux 
Souple  avec  sa  joueen/"lée 
Au/bnd  des  nuages  bleus 

(HuGo^  Contemplations). 


302  LES    CONSONNEvS 

Le  moindre  l'ent  qui  d'awenture 
Faitrider  la /ace  de  Feau 

(La  Fontaine,  I,  !22). 

Un  souplement  de  /"orge  emplit  le  /"irmament 

(Hugo,  Suprématie), 

souffle  accompagné  de  bruit  sourd. 

Une  flamme  quiflotte,  qui  successivement  s'élance  et  s'abaisse 
peut  être  comparée  dans  une  certaine  mesure  à  un  souffle  et 
ses  mouvements  exprimés  par  le  même  moyen  : 

Ce  soir  je  i-egardais  Laurence  à  la  clarté 
Du  foyer  /lamboyant  sur  son  /ront  reflété 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Par  les /entes  des  murs  des  miasmes  fiévreux 
i^'ilent  en  s'en/"lammant  ainsi  que  des  lanternes 
Et  pénètrent  vos  corps  de  leurs  par/*ums  a//"reux 

(Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Dansles  exemples  suivants  l'accumulation  des  spirantes  labiales 
fait  entendre  un  souffle  dont  il  n'est  pas  question  dans  le  pas- 
sage : 

Ave'i-vovi%  VM   V^énus  à  Irarers  la  /brêt  ? 

(Hugo,  Contemplations). 

Et  le  t;alloii,  t'oilé  de  verdoyants  rideaux, 

Se  creuse  comme  un  lit  pour  l'ombre  et  pour  les  eaux 

(Lamartine,   L'infini  dans  les  deux). 

Les  spirantes  dentales  ou  sifflantes  supposent  un  souffle 
accompagné  d'un  sifflement  léger  ou  violent,  ou  inversement 
un  sifflement  accompagné  de  souffle  ;  le  sifflement  est  plus 
intense  avec  les  s  qu'avec  les  z  : 

Et  les  vents  ali::és  inclinaient  leurs  antennes 

(Heredia,  Le  Conquérant). 


EXPRESSION    DU    SIFFLEMENT  303 

on  eût  dit  les  coups  d'aile 

D'un  zéphyr  éloigné  glis,sant  sur  des  roseaux 

(Musset,  Lucie). 

Jamais  rien  de  leur  sein  ne  soulève  un  soupir 

(Lamartine,  Jocelyn), 

.  .  .  .mais  il  n'a  pas  prévu 
Que  je  saurai  souffler  de  sorte 
Qu'il  n'est  bouton  qui  tienne.  .  .  . 

(La  Font.une,  VI,  3). 

Pour  qui  .sont  ces  serpents  qui  sifflent  sur  vos  têtes? 

(Racine,    Andromaque). 

Quel  serpent  écrasé  s'est  dressé  sous  ses  pas  ? 

(Musset,  Songe  d'Aucfusle). 

Elles  tracent  dans  l'air  un  cercle  éblouissant 

(Id.,  Nuit  de  mai). 

.  .  .  .Ainsi  la  cigale  innocente. 
Sur  un  arbuste  assise,  et.  se  console  et  chante 

(CiiÉMER,  L'aveugle). 

Dans  les  buissons  sèches  la  bise  va  sifflant 

(Sainte-Beuve). 

Un  bruissement  suscitant  l'idée  d'un  léger  souffle  demandera 
les  mêmes  moyens  d'expression,  et  de  même  le  glissement  qui 
est  susceptible  d'être  accompagné  de  bruissement  : 

L'Eumolpide  vengeur  n'a  point  dans  5amothrace 
6'ecoué  vers  le  seuil  les  longs  manteaux  sanglants 

(Heredia,  La  magicienne)  ; 

à  l'expression  d'un  mouvement  répété  s'ajoute  Tidée  de  bruis- 
sement. 


304  LES    CONSONNES 

Qui  montre  dans  ^es  eaua;  où  le  cygne  se  mire 

(Musset,  Nuil  de  mai), 

g-lissement  doux  et  régulier  du  cyg-ne. 

Tircis,  qui  Taperfut,  se  glisse  entre  des  saules 

(La  Fontaine,  II,  1). 

Vers  Bubaste  ou  5aïs  rouler  son  onde  grasse 

(Heredia,  Antoine  et  Cléopàtre), 

glissement. 

Le  glissement  ou  le  sifflement  peuvent  être  imaginaires  ou 
métaphoriques  : 

Les  choses  qui  sortaient  de  son  nocturne  esprit 
Semblaient  un  glissement  sinistre  de  vipères 

(Hugo,  La  rose  de  iinfante). 

Au  point  de  vue  moral  l'emploi  des  sifflantes  peut  donner 
lieu  à  des  impressions  assez  variées.  Il  y  a  divers  sentiments 
qui  nous  causent  comme  une  sorte  de  frisson  et  contractent 
nos  organes  phonateurs  de  telle  manière  que  l'air  ne  peut 
passer  entre  eux  qu'en  produisant  une  espèce  de  sifflement. 
Les  sifflantes  sont  donc  propres  à  suggérer  dans  une  certaine 
mesure  l'idée  de  ces  sentiments,  et  à  devenir,  de  façon  quasi 
onomatopéique,  un  de  leurs  moyens  d'expression.  C'est  l'an- 
goisse causée  par  la  peur  ou  la  tristesse,  le  frisson  produit  par 
le  froid  moral  comme  par  le  froid  physique  : 

J'ai  revu  Tennemi  que  j'avois  éloigné  : 
Ma  blessure  trop  ^ive  aussitôt  a  saigné 

(Racine,    Phèdre). 

Je  sentis  sur  ma  main  sa  bouche  de  serpent  ! 

(Hugo,  Ruy-Blas). 

Ses  froids  embrassements  ont  glacé  ma  tendresse 

(Racine,  Phèdre). 


EXPRESSION    DE    I.A    JALOUSIE  305 

Jusqu'au  fond  de  nos  cœurs  noire  sa.ng  s  est  glacé 

(Id.,  Ihid.). 

Mon  sang"  commence  à  6'e  glacer 

La  Fontaine,  I,  12). 

Héla5  !  il  mourra  donc.  Il  n'a  pour  sa  défense 
Que  les  pleurs  de  sa  mère  et  que  son  innocence 

(Racine,  Andromaque). 

Hélas  !  laissez  les  pleurs  couler  de  ma  paupière, 
Puisque  vous  avez  fait  les  hommes  pour  cela  ! 
Laissez-moi  me  pencher  sur  cette  froide  pierre 
Et  dire  à  mon  enfant  :  iSens-tu  que  je  suis  là? 

(Hugo,  Contemplations). 

C'est  tout  ce  qui  se  dit  d'un  «  ton  pincé  »  ou  les  dents 
serrées,  c'est-à-dire  les  paroles  qui  manifestent  l'ironie,  le 
dédain,  le  mépris,  la  jalousie,  la  colère,  la  haine,  divers  sen- 
timents dont  plusieurs  ont  des  traits  communs  et  dont  cer- 
tains apparaissent  d'ordinaire  simultanément.  En  voici  des 
exemples  variés. 

Sifflement  de  jalousie  et  de  dépit  : 

Je  suis  le  seul  objet  qu'il  ne  sauroit  souffrir 

(Racine,  Phèdre). 

Sifflement  de  jalousie  et  de  colère  : 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  faut  maintenant  m'éclaircir 
Si  dans  sa  perfidie  elle  a  su  réussir 

(Id.,  Bajazel)^ 

paroles  de  Roxane  qui  vient  de  découvrir  qu'Atalide  est   sa 
rivale. 

Sifflement  d'ironie,  avec  une  nuance  plus  ou  moins  nette  de 
dédain  ou  de  mépris  : 

M.  Gkammont.  —  Le  vers  français.  20 


306  LES    CONSONNES 

La  Grèce  en  ma  faveur  est  trop  inquiétée. 
De  soins  plus  importants  je  l'ai  crue  agitée, 
Seigneur  ;  et  sur  le  nom  de  son  ambassadeur, 
J'avois  dans  ses  projets  con^u  de  la  grandeur 

(Id.,  Andromaque), 

paroles  de  Pyrrhus  à  Oreste  au  moment  où  ce  dernier  vient  de 
lui  expliquer  l'objet  de  son  ambassade. 

Vénus,   par  votre  orgueil  si  longtemps  méprisée, 
Voudroit-elle  à  la  fin  justifier  Thésée? 
Et,  vous  mettant  au  rang  du  reste  des  mortels, 
^  ous  a-t-elle  foi'cé  d'encenser  ses  autels? 

(Id.,  Phèdre). 

...  Je  t'admire  ! 
Où  sont  tes  gens  ?  où  sont  les  fourriers  de  l'empire  ? 
Entendrons-nous  bientôt  tes  trompettes  sonner  ? 
Vas-tu,  sur  ce  donjon  que  tu  dois  ruiner, 
Semer,  dans  les  débris  où  sifflera  la  bise, 
Du  sel  comme  à  Lubeck,  du  chanvre  comme  à  Pise  ? 

(Hugo,  Les  Burgraves,  II,  6)  ; 

on  notera  que  dans  ce  dernier  exemple  le  sifflement  physique 
de  la  bise  devient  par  le  contexte  un  sifflement  d'ironie,  un 
sifflement  moral. 

Seigneur,  dans  cet  aveu  dépouillé  d'artifice. 
J'aime  à  voir  que  du  moins  vous  vous  rendiez  justice, 
Et  que  voulant  bien  l'ompre  un  nœud  si  solennel, 
Vous  vous  abandonniez  au  crime  en  criminel. 
Est-il  juste,  après  tout,  qu'un  conquérant  s'abaisse 
Sous  la  servile  loi  de  garder  sa  promesse  ? 

(R.\ciNE,  Andromaque). 

Sifflement  d'ironie  et  de  colère  : 

De  vos  desseins  secrets  on  est  trop  éclairci  ; 
Et  ce  n'est  pas  Galchas  que  vous  cherchez  ici 

(Id.,  Iphigènie). 


EXPREISSION    DU    MÉPRIS  307 

Et  lorsqu'à  sa  fureur  j'oppose  ma  tendresse, 
Le  soin  de  son  repos  est  le  seul  qui  vous  presse 

(Id.,  Ihid.), 

paroles  d'Achille  à  Iphigénie  qui  essaie  de  justifier  son  père. 

Voyons  s'il  soutiendra  son  indigne  artifice 

{\u.Jhid.). 

paroles  de  Clytemnestre  qui  voit  venir  Agamemnon. 
Sifflement  de  colère  et  de  mépris  : 

.  .  .malgré  ses  injustices, 
C'est  ma  mère,  et  je  veua:  ignorer  ses  caprices 
Mais  je  ne  prétends  plus  ignorer  ni  souffrir 
Le  ministre  insolent  qui  les  ose  nourrir 

(Id.,  Britannicus). 

Je  respire  à  la  fois  l'inceste  et  l'imposture. 
Mes  homicides  mains,  promptes  à  me  venger, 
Dans  le  sang  innocent  brûlent  de  se  plonger. 
Misérable  !  Et  je  vis  ?  Et  je  soutiens  la  vue 
De  ce  sacré  soleil  dont  je  suis  descendue  ? 

(Id.,  Phèdre). 

Père  dénaturé  1    malheureux  politique. 
Esclave  ambitieux  d'une  peur  chimérique, 
Polyeucte  est  donc  mort  !  et  par  vos  cruautés 
Vous  pensez  conserver  vos  tristes  dignités  ! 
La  faveur  que  pour  lui  je  vous  avois  offerte, 
Au  lieu  de  le  sauver,  précipite  sa  perte  ! 

Eh  bien  !  à  vos  dépens  vous  verrez  que  Sévère 
Xe  se  vante  jamais  que  de  ce  qu'il  peut  faire  ; 

Continue-  aux  dieux  ce  service  fidèle 

(CoRNEiLf.E,  Polyeucte 

Tandis  qu'avec  mon  fils  je  vais,  loin  de  vos  yeux, 
Chercher  au  bout  du  monde  un  trépas  glorieux  ; 


308  LES    CONSONNES 

V^ous  cependant  ici,  serves  avec  son  frère, 
Et  vende::  aux  Romains  le  sang' de  votre  père. 
Venez.  Je  ne  saurois  mieux  punir  vos  dédains 
Qu'en  vous  mettant  moi-même  en  ses  serviles  mains. 
Et,  sans  plus  me  charger  du  soin  de  votre  gloire, 
Je  veux  laisser  de  vous  jusqu'à  votre  mémoire 

(Racine,  Mithridale). 

Et  comment  souffrez-vous  que  d'horribles  discours 
D'une  si  belle  vie  osent  noircir  le  cours  ? 
Avez-vous  de  son  cœur  si  peu  de  connoissance  ? 
Discernez-vous  si  mal  le  crime  et   l'innocence? 

(Id.,  Phèdre,  V,  3), 

paroles  d'Aricie  à  Thésée. 

Sifflement  de  colère  et  de  dédain  : 

On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse  ? 

(Id.,  Britannicus) ^ 

paroles  d'Agrippine  à    Néron   au   début  de  la  scène  des  fau- 
teuils. 

Sifflement  de  colère  et  de  haine  : 

Vous  n'aurez  point  pour  moi  de  langages  secrets  ; 
J'entendrai  des   regards  que  vous  croirez  muets  ; 
Et  sa  perte  sera  l'infaillible  salaire 
D'un  <^es\.e  ou  d'un  soupir  échappé  pour  lui  plaire 

(Id.,  Ihid.). 

Néron  de  vos  discours  commence  à  se  lasser 

(Id.,  Ihid.), 

paroles  de  Néron  à  Britannicus  qui  lui  reproche   sa  conduite. 

.  .  .Moi,  l'aimer?  Une  ingrate 
Qui  me  hait  d'autant  plus  que  mon  amour  la  flatte  ! 
5ans  parents,  sans  amis,  sans  espoir  que  sur  moi! 
Je  puis  perdre  son  fils,  peut-être  je  le  doi. 


VERS    SIIÎILANTS  309 

Étrang-ère. . .  Que  dis-je  ?  esclave  dans  ri<:pire, 
Je  lui  donne  son  fil,v,  mon  âme,  mon  empire  ; 
Etje  ne  puis  g-agner  dans  son  perfide  ccrur 
D'autre  rang  que  celui  de  son  persécuteur  ? 
Non,  non,  je  l'ai  juré,  ma  vengeance  est  certaine 
Il  faut  bien  une  fois  justifier  sa  haine 

(Id.,  Andromaque). 

Vous  savez  sa  coutume,  et  sous  quelles  tendresses 
Sa  haine  sait  cacher  ses  trompeuses  adresses 

(Id.,  Mithridale), 

paroles  de  Pharnace  apprenant  le  retour  de  Mithridate. 

Nombreux  sont  les  vers  sibilants,  où  le  sifilement  n'étant 
pas  justifié  par  le  sens  est  un  défaut  ; 

Et  me  promettant  bien  de  ne  plus  m'approcher 
De  ces  eaux  où  ma  soif  s'accroît  sans  s'étancher 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Des  baisers  sont  sur  sa  bouche 

(Lamartine,  Pensée  des  morts)  ; 

il  s'agit  d  une  mère  morte  qui  tend  les  bras  à  ses  enfants. 

Que  j'aimais  ce  temps  g'ris,  ces  passants  et  la  5eine 
^'ous  ses  mille  falots  assise  en  souveraine  ! 

(Musset,  Sonnet). 

Ah  !  ces  baisers  si  vains  ne  sont  pas  sans  douceur 

(Ghénier,  Loaristys). 

Debout  sur  ses  genoux,  mon  innocente  main 
Parcourait  ses  cheveux,  son  visag-e,  son  sein 

(Id.,  Un  jeune  homme). 

Que  son  soleil  soit  doux,  que  son  ciel  soit  d'asur 

(Lamartine). 


310  LES    CONSONNES 

Se  voir  le  plus  jDossible  et  s'aimer  .seulement, 
5ans  ruse  et  sans  détours,  sans  honte  ni  mensonge 

(Musset,  Sonnet). 

Viens  suis-moi.  La  Sultane  en  ce  lieu  se  doit  rendre 

(Racine,  Bajazet). 

Sous  vos  seuls  auspices  ces  vers 

Seront  jugés 

(La   Fontaine). 

V.  Hugo  en  a  aussi  laissé  échapper  quelques-uns: 

Puis  il  descendit  seul  sous  cette  voûte  sombre. 
Quand  il  se  fut  assis  sur  sa  chaise  dans  l'ombre 
Et  qu'on  eut  sur  son  front  fermé  le  souterrain 

(Hugo,  La  conscience]  ; 

mais  toutes  les  fois  qu'il  a  senti  le  défaut,  il  l'a  corrig'é  avec 
grand  soin,  fût-ce  au  détriment  de  l'idée.  Ainsi  ce  premier 
jet  des  Contemplations  : 

II  se  dressa  sur  l'ombre  et  cria  :  Jéhovah  ! 
est  devenu  : 

Il  se  leva  sur  l'ombre  et  cria  :  Jéhovah  ! 

Celui-ci  de  La  fin  de  Satan  : 

Et  c'est  dans  un  tombeau  que  naissait  cette  aurore, 
est  devenu  : 

Et  c'est  dans  un  tombeau  que  se  levait  l'aurore, 

malgré  l'antithèse  qui  était  produite  par  "  naissait  »  à  côté  de 
«  tombeau  ». 


ARTICULATION    DES    LABIALES  311 


G.  —  Réunion  de  consonnes  diverses. 

Bien  que  nous  nous  soyons  efforcé  dans  ce  qui  précède  de 
déterminer  la  valeur  de  chaque  phonème  pris  isolément  et  de 
ne  fournir  que  des  exemples  caractéristiques  à  cet  égard,  on  a 
remarqué  que  souvent  d'autres  phonèmes  intervenaient  à  côté 
de  ceux  que  nous  mettions  en  évidence  et  jouaient  aussi  un 
rôle  efficace,  on  a  remarqué  que  le  même  sentiment,  la  colère  par 
exemple,  était  exprimé  par  des  phonèmes  différents  selon  la 
nuance  particulière  que  le  poète  avait  en  vue  soit  dans  des 
passages  différents,  soit  au  cours  d'un  même  développement, 
on  a  remarqué  enfin  que  tel  exemple  qui  avait  été  cité  à  pro- 
pos d'une  certaine  catégorie  de  voyelles  l'était  de  nouveau 
dans  un  chapitre  où  il  n'était  question  que  de  consonnes,  et 
l'on  a  pu  en  conclure,  quand  nous  ne  l'avons  pas  dit  expres- 
sément, que  l'impression  produite  par  l'emploi  d'une  certaine 
espèce  de  phonèmes  venait  s'ajouter  à  celle  qui  était  obtenue 
par  le  moyen  de  phonèmes  d'une  autre  nature.  C'est  que  les 
idées  que  l'auteur  développe  sont  généralement  complexes  et 
demandent  par  suite  pour  leur  expression  l'emploi  simultané 
de  procédés  divers. 

Connaissant  la  valeur  de  chaque  phonème  pris  individuel- 
lement il  est  facile  d'analyser  l'effet  produit  par  l'emploi  com- 
biné de  phonèmes  divers  et  de  déterminer  la  part  qui  revient 
à  chacun  dans  l'effet  total.  11  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'étendre 
ici  longuement  sur  une  pareille  question,  qui  est  au  surplus 
aussi  illimitée  que  le  nombre  des  nuances  possibles  d'idées 
qui  peuvent  surgir  dans  l'esprit  de  l'écrivain.  Nous  nous  bor- 
nerons donc  à  quelques  indications  relatives  aux  consonnes, 
dans  la  mesure  où  elles  nous  paraîtront  propres  à  servir  de  fil 
conducteur  dans  des  cas  donnés  ou  à  ajouter  quelque  chose  à 
ce  qui  a  été  établi  dans  les  pages  précédentes. 

Les  labiales  et  les  labio-dentales,  p,  h,  m,  /,  v,  ont  ceci  de 
particulier  que  leur  articulation  est  en  partie  visible  extérieu- 
rement. Elle  exige  un   mouvement  des  lèvres  qui  peut  être 


312  LES    CONSONNES 

considéré  dans  une  certaine  mesure  comme  uno:este  du  visage, 
et  qui  rend  ces  consonnes  aptes  à  exprimer  le  mépris  et  le 
dégoût.  Qui  a  vu  les  bas-reliefs  de  Reims  se  souvient  du  gon- 
flement de  la  lèvre  inférieure  des  vierges  sages  regardant  avec 
mépris  les  vierges  folles.  On  pourrait  citer  bien  des  passages 
où  nos  écrivains  ont  noté  ce  jeu  de  physionomie  et  sa  valeur. 
Celui-ci  nous  sufïira  : 


L'ange  sans  dire  un  mot  regarda  le  fantôme 
Fixement,  et  gonfla  sa  lèvre  avec  dédain 

{Hugo,  Fin  de  Satan). 

C'est  un  gonflement  de  ce  genre  qu'exige  la  prononciation  des 
mots  fî,  pouah  et  autres  analogues.  L'effet  peut  être  produit 
par  la  répétition  d'une  même  labiale  ou  labio-dentale  : 

Je  ne  prends  /joint  pour  juge  un  peuple  téméraire 

(Racine,  Alhalie). 

.  .  .Pour  changer  un  deux  en  tyran  c'est  assez 
D'une  Z)ouche  Aavant  une  ha\e  imbécile 

(Hugo,  L'âne)  ; 

ou  bien  Ton  peut  réunir  un  choix  varié  de  labiales  et  de  labio- 
dentales  : 

Tandis  que  l'ennemi,  par  ma  fuite   trompé, 
Tenoitayjrès  son  char  un  rain/jeu/jle  occu/)é 

(Racine,  Milhridale). 

Quoi  !  toujours  il  me  manquera 
Quelqu'un  de  ce  peuple  iniAécile  ! 

(La  Fontaine,  IX,  19); 

noter  que  le  mot  peuple  pris  isolément  n'a  absolument  rien  de 
méprisant  ;  il  a  suffi  au  poète  d'en  relever  l'élément  labial 
par  le  h  de  imbécile  pour  rendre  tout  le  vers  méprisant. 


EXPRESSION    DU    MÉPRIS  313 

A  des  /jartis  /;liis  hauts  ce  />eaii  /ils  doit  /prétendre 

(CoRMULLE,  Le  Cid); 

ironie  méprisante  ;  les  deux  /  toniques  de  partis  et  pis  ajoutent 
l'acuité. 

La  créature  m'a  tout  à  Iheure   insulté. 
Petit!  yoilà  le  mot  qu'a  dit  cette  femelle 

(Hugo,  Eviradnus). 

Tout  en  vous  partageant  Tempire  d'Alexandre, 
Von?,  avez  pewT  d'une  oniAre  etyjeur  d'un/jeu  de  cendre 
Oh  !  rous  êtes  /petits  ! 

(Hugo,  A   la  Colonne). 

Père  dénaturé,  malheureux  yjolitique, 
Esclai'e  am/jitieux  d'une  yjeur  chi7?Ȏrique, 
Polyeucteest  donc  mort  !  et />ar  dos  cruautés 
Vous/jensez  conseri'er  vos  tristes  dignités  ! 
La  /aveur  que /jour  lui  je  yous  az'ois  offerle. 
Au  lieu  de  le  saurer,  pYéc\p\ie  sa  periel  etc. 

(Corneille,  Polyeucie). 

C'est  qu'ils  ont  penv  d'aroir  l'empereur  sur  leur  tête, 
Et  de  roir  s'écli/)ser  leurs  lampions  de  fêle 
Au  soleil  d'Austerlitz  ! 

(Hugo,  A  la  Colonne). 

Ce  n'est  pas  même  unjui/!  C'est  un  payen  immonde, 
Un  renégat,  Vopprohve  et  le  reAut  du  monde, 
Un  /étide  apostat,  un  o7jlique  étranger 

(Id.,  Chants  du  crépuscule). 

Mon  Dieu,  que  t'otre  esprit  est  d'un  étage  /jas  ! 
Que  l'ous  jouez  au  monde  un  petit  personnage 

(Molière,  Femmes  savantes). 

Clouerons-nous  au  poteau  d'une  satire  altière 
Le  nom  sept  fois  rendu  d'un  pkle  pampAlétaii-e, 


314  LES    CONSOiNNES 

Qui,  poussé  par  la/aim,  du  fond  de  son  ou/>li, 
S'en  vient,  tout  grelottant  d'enuie  et  d'impuissance. 
Sur  le  /"ront  du  génie  insulter  resjwérance, 
Et  mordre  le  laurier  que  son  souffle  a  sali  ? 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Et  que  nous  ne  puissions  à  rien  nous  divertir, 
Si  ce  beau  monsieur-là  n'y  daigne  consentir  ? 

(Molière,  Tartuffe). 

Daphné,  notre  l'oisine,  et  son  petit  épou\. 
Ne  seroient-ils  point  ceux  qui  parlent  mal  de  nous  ? 
Ceux  de  qui  la  conduite  o^re  le  plus  à  rire, 
Sont  toujours  sur  autrui  les  premiers  à  7?iédire 

(Id.,  ihid.), 

ironie  méprisante,  aiguisée  par  les  voyelles  aiguës. 

Malgré  tout  son  orgueil,  ce  monarque  si  lier 

A  son  trône,  à  son  lit  daig'na  l'associer. 

Sans  qu'elle  eût  d'autres  droits  au  rang  d'impératrice 

Qu'unpeu  d'attraits  peut-être  et  beaucoup  d'arti/ice 

(Racine,  Bajazel). 

Prophète  de  malheur  !  /jaAillarde  !  dit-on. 

Le  bel  emploi  que  tu  nous  donnes  ! 

Il  nous  /'audroit  mille  personnes 

Pour  éplucher  tout  ce  canton 

(La  Fontaine,  I,  8). 

.  .  .  .Voudrois-tu  qu'à  mon  âge 
Je  fisse  de  l'amour  le  t'il  apprentissage? 
Qu'un  cœur  qu'ont  endurci  la  /"atigue  et  les  ans 
Suint  d'un  vain  plaisir  les  conseils  im/jrudents  ? 

(Racine,  Bajazel). 

Il  peut  y  avoir  dans  un  vers  tout  autant  de  labiales  que 
dans  quelques-uns  de  ceux  que  nous  venons  de  citer,  sans 
quil  devienne  pour  cela  méprisant,  si  l'idée  ne  comporte  pas 
cette  nuance.  Tel  ce  passage  de   Molière  : 


LES    SPIRANTES  315 

Quoi  !  le  beau   nom  de  llUe  esl  un  tilre  ma  sœur, 
Dont  vous  voulez  quitter  la  charmante  douceur  ? 

(Molière,  Femmes  savantes). 

Pourtant  si  raccumulation  des  labiales  est  trop  considérable 
elles  frappent  forcément  l'attention  et  le  vers  est  mauvais 
quand  l'idée  qu'il  exprime  ne  s'accommode  pas  de  cette  répé- 
tition : 

Humble,  rus/i^ue  et  clos,  ou  fier  du  pavillon 
TriomyjAalement  yjeint  d'or  et  de  vermillon 

(Heredia,  Le  lit); 

le  premier  hémistiche  peindrait  parfaitement  les  gambades 
d'une  chèvre,  et  le  reste  le  plus  dédaigneux  mépris. 

Les  spirantes  ont,  en  tant  que  spirantes  et  quel  que  soit 
leur  point  d'articulation,  une  vertu  spéciale  ;  les  différentes 
espèces  peuvent  donc  être  employées  simultanément,  mais  la 
valeur  propre  de  chacune  reste  reconnaissable  dans  l'en- 
semble : 

On  marquait  d'un  fev  cAaud  le  .sein  /umant  des /emmes 

(  Hugo)  ; 

ce  vers  donne  une  impression  exacte  de  l'idée  qu'il  exprime  ; 
il  suggère  nettement  en  nous  le  sentiment  de  quelque  chose 
qui  fume  (J)  avec  un  sifflement  (s)  chuintant  (c/ij. 

C'est  toi,  qui  chncholant  dans  le  souffle  du  i^ent 

(Musset,  JRolla). 

Hier  le  l'ent  du  soir  dont  le  souffle  caresse 

Nous  apportait  l'odeur  des  /"leurs  qui  s'ouvrent  tard 

(Hugo,  Contemplations). 

Nous  sentons,  frémissants,   dans  son  théâtre  sombre, 
Passer  sur  nous  le  rent  de  sa  houche  souciant 

[\(\.,  Ibid.); 


316  LES    CONSONNES 

le  premier  vers  exprime  le  frissonnement  ;  le  second  peint  un 
souffle  sourd  et  lég-èrement  chuintant. 

Se  trouva  fort  dépourvue 
Quand  la  hise  fut  venue 

(^La  Fontaine,  I,  1), 

souffle  faisant  entendre  un  sifllement  aigu  grâce  aux  voyelles 
aiguës. 

Souciant  de  ses  naseaua;  élargis  Tair  qui  /unie 

(Heredia,  Le  ravissement  cV Andromède)  ; 

ce  souffle  est  légèrement  chuintant  :   on  voit  qu'il  suffit  d'une 
chuintante  [g]  pour  donner  cette  impression. 

Notre  sou^leur  à  gage 

5e  gorge  de  sapeurs,  s'en/le  comme  un  ballon, 
i^ait  un  l'acarme  de  démon, 

•     Siffle,  souffle,  tempête 

(La    Fontaine,  VI,  3). 

Et  voit  sous  les  .sillets  5' en/"uir  dans  la  coulisse 
Cet  écuyer  de  Franconi  ! 

(Hugo,  La  Reculade). 

Le  souple  de  Byron  l'ous  soule^'ait  de  terre 

(Musset,  Lettre  à  Lamartine). 

Et  t'oilà  que  le  rent  a  soufflé,  Dieu  séi'ère, 

Sur  la  rierge  au  /ront  pur,  sur  le  maître  au  bras  fovl 

(Hugo,   Contemplations). 

Que  des  souples  de  l'air  de  tous  le  plus  léger. 
Que  le  doua;  lapyx,  redoublant  son  haleine, 
D'une  brise  embaumée  enfle  la  yoile  pleine 
Et  pousse  le  na^;i^e  au  rirage  étranger 

(Heredia,  Pour  le  vaisseau  de  Virgile) 


EXPRESSION    DU    FLOTTEMENT  317 

La  i'oile  oui'erle  aux  i'ents,  s  enfle  et  s'agite  et  /lotte 

(Chénier,  Dry  as). 

L'emploi  combiné  de  la  liquide  /  avec  les  spirantes  ajou- 
tera aux  diirérentes  nuances  de  souffle  ou  de  bruissement  l'idée 
de  liquidité  : 

L'hui/e  et  le  p/omb  /bndu  ruisse/er  sur  /eurs  casques 

(Hugo,  Burgraves^  I,  2). 

Elle  ajoutera  au  souffle  quelque  chose  de  mou  et  pourra  par 
conséquent  exprimer  le  flottement,  ou  le  vol  qui  est  un  flotte- 
ment : 

....  /a  nuit  sur  /a  pelouse 
Ba/ance  le  zéphyr  dans  son  voile  odorant 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

J'ai  cru  qu'une  forme  voilée 
Flottait  /à-bas  sur  la  forêt 

(Id.,  Ibid.) 

D'un  vol  silencieux,  le  grand  Cheval  ailé 

(Heredia,  Le  ravissement  d'Andromède). 

Tu  retournes,  suivant  le  vol  vernal  des  cygnes 

(Id.,  L'esclave). 

Nous  entendons  quelqu'un  flotter,  un  souffle  errer, 
Des  robes  e//Zeurer  notre  seuil  so/itaire 

(Hugo,  Contemplations). 

Mon  ai/e  me  soulève  au  souffle  du  printemps. 
Le  uent  va  m'emporter,  je  fais  quitter  la  terre 

(Musset,  Nuit  de  mai)  ; 

le  souffle  devient  de  plus  en  plus  fort. 

Un/'rais  par/'um  sortait  des  touffes  dWsphodèle 
Les  souffles  de  la  nuit    /bottaient  sur  Ga/ga/a 

(Hugo,  Booz  endormi). 


318  LES    CONSONNES 

Le  poète  veut  peindre  dans  ces  deux  vers  les  effluves  par- 
fumés qui  s'exhalent  comme  un  vent  léger  et  couvrent  tout 
enfin  comme  une  nappe  liquide.  A  ne  considérer  que  les  /  et 
les  /,  le  poète  commence  par  une  répétition  d'/"  sans  aucun  l 
dans  tout  le  premier  vers  moins  la  dernière  syllabe  :  ce  sont 
les  souffles  embaumés  qui  s'envolent.  Puis  il  combine  l'/avec 
1'/,  c'est-à-dire  le  souffle  avec  la  liquidité,  combinaison  qui  pro- 
duit une  impression  de  fluidité  et  donne  une  idée  du  flotte- 
ment des  parfums  amassés  comme  des  nuages.  Dans  cette  com- 
binaison VI  risque  d'être  un  peu  étouffé  par  1'/";  le  poète  le 
relève  en  l'isolant  dans  asphodèle,  les,  la.  Enfin  ces  nuages  se 
fondent  en  une  sorte  de  nappe  fluide  ;  c'est  ce  calme  d'une  eau 
tranquille  que  le  poète  exprime  par  les  deux  liquides  et  le 
vocalisme  uniforme  de  «  Galgala  ». 

L'emploi  combiné  des  spirantes,  surtout  de  la  labio-dentale 
/■,  avec  la  vibrante  r\  donnera  l'impression  d'un  frottement, 
d'un  frôlement,  d'un  froissement,  d'un  frémissement,  d'un 
frisson  : 

i^7*ôled'ua  pied  crainti/' l'eau //•oide  du  bassin 

(Heredia,  Le  hain  des  nymphes). 

La  viole  que  frôle  encor  sa  frêle  main 

(Id.,  La.  belle  viole). 

Il  reconnut  Gomère,  et  /es  uents  a/izés, 

Gon/?ant  d'un  souffle  frais  lenr  voilure  plu>^  ronde 

(Id.,  Les  conquérants  de  l'or); 

à  l'expression  du  souffle  (s,  z,  v,  f)  s'ajoute  une  idée  de  liqui- 
dité (/)  et  de  frémissement  (r).  LV  tout  seul  ne  peut  pas  expri- 
mer le  frémissement  :  il  faut  qu'il  soit  accompagné  cYf  et  d's. 

Et  le  l'ent,  soupirant  sous  le /"rais  sycomore, 
Allait  tout  pa//umé  de  Sodome  à  Gomorrhe 

(Hugo,  Le  feu  du  ciel). 


EXPRESSION    DE    LA   TRISTESSE  319 

L'ouragan  libyen 
Soufflera  sur  ce  sahle  où  sont  /es  tentes  frêles 

(Id.,  Contemplations). 

Kt,  tandis  qu'on  pleurait  dans  les  maisons  en  deuil, 
L'àpre  bi^e  souciait  sur  ces  /"ronts  sans  cercueil 

(Id,,  Châtiments). 

....  la  Lombardie 
Trembla  quand  elle  vit  à  ton  souple  d'enfer, 
Frissonner  dans  Milan  Tarbre  aux  /euilles  de  fer 

(Id.,  Burgraves,  II,  6). 

La  /brêt,  qui  /"remit,  pleure  sur  la  bruyère 

(Musset,  Le  saule). 

Tout  s'y  mêle,  depuis  le  chant  de  l'oiseleur 
Jusqu'au  /"rémissement  de  la  /euille  froissée 

(Hugo,  Chants  du  crépuscule). 

Souvent,  jusquà  mon  cœur  qui  semble  se  glacer, 
Je  sens  en  longs  frissons  courir  son  froid  baiser! 

(Id.,  Ruy-Blas). 

D'une  secrète  horreur  je  me  sens  frissonner 

(Racine,  Iphigénie). 

Et  son  sillage  y  laisse  un  par/*um  d'encensoir 
Avec  des  sons  de  finie  et  des  frissons  de  soie 

(Heredia,  Le  Cydnus). 

L'emploi  combiné  des  dentales  et  particulièrement  de 
l'occlusive  sourde  t  avec  la  spirante  sourde  s  et  un  /•  quel- 
conque, donne  l'impression  d'une  sorte  d'afTriquée  ts^  tr  qui 
reproduit  par  onomatopée  l'explosion  interdentale  qui  pré- 
cède les  sanglots.  Cette  combinaison  est  par  conséquent  propre 
à  peindre  la  tristesse,  la  douleur.  Le  mot  triste  contient 
d'ailleurs  ces  trois  éléments  et  en  outre  une  voyelle  aiguë  qui 
en  renforce  l'expression  : 


320  LES    CONSONNES 

N'est-ce  poin/  assez  de  la.nl  de  tristesse  ? 


(Musset). 


C'est  le  plus  triste  jour  de  tons  ;  cest  aujourd'hui.  .  . 

(Th.  G.\uTiER,  Après  le  bal), 

renforcement  du  mot  triste. 

C'est  une  dure  loi,  mais  une  loi  suprême, 
Vieille  comme  le  monde  et  la  fatalité, 
Qu'il  nous  faut  du  malheur  recevoir  le  baptême, 
Et  qu'à  ce  triste  prix  tonl  doit  être  acheté 

(Musset,  Nuit  d'octobre). 

La  combinaison  des  occlusives  palatales  ou  vélaires,  c,  g, 
avec  r,  produisant  l'onomatopée  qui  est  au  commencement 
des  mots  craquer,  gronder.,  est  propre  à  exprimer  un  craque- 
ment ou  un  grondement  : 

Elle  fait,  sur  son  flanc  qui  ploie, 
Craquer  son  corset  de  satin 

(Id.,  Vandaionse). 

Et  le  peuple  en  /'umeur  (/ronde  autour  du  prétoire 

(Leconte  de  Lisle,  La  Passion). 

On  vient  de  voir  la  combinaison  d'une  occlusive  dentale  avec 
une  sifflante  et  un  r  exprimer  la  tristesse  et  la  douleur.  Mais 
les  labiales  sont  encore  bien  plus  aptes  que  les  dentales  à 
exprimer  la  douleur,  car  les  spirantes  labio-dentales  repro- 
duisent par  onomatopée  les  soupirs,  et  les  occlusives  labiales 
reproduisent  les  sanglots.  On  obtiendra  d'ailleurs  encore  plus 
de  variété  dans  l'expression  en  combinant  les  deux  systèmes  ; 
labiales  et  dentales,  surtout  la  spirante  s;  toutes  les  spirantes 
peuvent  même  entrer  en  jeu  :  les  labio-dentales,  les  den- 
tales et  aussi  les  chuintantes.  Ces  dernières  peignent  par 
onomatopée  les  gémissements,  comme  dans  les  mots  gémir, 
geindre  : 


EXPRKSSION    l»K    LA    DOULEUR  321 

.  .  .et  lui  dit  en  pleurunl  : 
l)iAy>en5ez-moi,  Je  t'ous  supplie  ; 
Tous  /)/aisirs  pour  moi  sont  /perdus. 
7'ai/nois  un  fi\s  plu^^  que  ma  ^'ie  : 
Je  n'ai  que  lui   :  que  dis-/e,  hélas!  /e  ne  l'ai  plu^  ! 
On  me  l'a  dérobé,  plaigne/,  mon  in/brtune 

(La  Fontaine,  IX,  1). 

Hélas  !  il  mourra  donc.  Il  n'a  pour  sa  défense 
Que  les  pleuv<.  de  sa  mère,  et  que  .son  innocente. 
El  peut-être  y  après  tout,  en  l'état  où  je  suis, 
5a   mort  avancera  la  fin  de    mes  ennuis 
Je  /jrolon^eois  pour  lui  ma  i-ie  et  ma  misère  ; 
.W.iis  enfin  sur  ses  pas  j'irai   re/oir  son  père 

(R.\ciNE,  Andromaque\ 

Mon  père,  au  nom  du  ciel  qui  connoît  ma  douleur, 
Et  par  tout  ce  qui  peut  é/?jout'oir  t'otre  cœur, 
RelàcAez-rousun  peu  des  droits  de  la  naissance 
Va  dispensez  mes  vœux  de  celte  obéissance. 
Ne  me  réduisez  /joint  par  celte  dure  loi, 
./usqu'à  me  /)laindre  au  ciel  de  ce  que  je  rous  doi  ; 
El  cette  vie,  hélas  !  que  t'ous  m'at-ez  donnée, 
Ne  me  la  rendez  pas,  mon  père,  in/br/unée. 
Si,  contre  un  doua;  espoir  que  /"arois  pu  /ormer, 
Tous  me  défendez  d'être  à  ce  quey'ose  aimer. 
Au  moins,  par  vos  bontés  qu'à  t'os  (genoux  f  implore. 
Sauvez-moi  du  ^lurment  d'être  à  ce  que  f  abhorre  ; 
Et  ne  me  porte/,  /joint  à  quelque  désespo'ir, 
En  i'ûus  seri'antsur  moi  de  tout  votre pouvo'\r 

(Molière,  Tartuffe  . 

Il  pleure:  lem/jereur  pleure  de   la  sou/Trance 
D'ai'oiryyerduses  preux,  ses  douze/jairs  de  France 

(Hl'go,  Ay  mer  (Ilot). 

Quoi,  mortes',  quoi,  déjà,  sous  la  pierre  couchées] 
Quoi  !  tant  d"ê/res  c/iarmants  sans  re^^ard  et  sansroix  ! 


M.  Grammont.  —  Le  vers  français. 


21 


322  LLS    CONSONNES 

7'anl  de  flambeaux  é/eints  !  /ant  de  //eurs  arracAées  ! 
Oh  !  lais*ez-moi  /buler  les  /euilles  desséchée». 
Et  /n'égarer  au  /"ond  des  Aois  ! 

(Id.,  Orienliiles). 

Nous  faut-'\\  perdve  encore  nos  /ê<es  les  /j/us  chères, 
El  t-enir  en  y;/eurant  leur  fevmev  les  yjauyji ères 

(Musset,  A  h'i  Mali  bran). 

Et  cela  /'ait  alors  que  nous  /jouî'ons  pleurer 

(IIuGo,  Contemplations) . 

Vois,  f  embrasse  ton  urne  et  ye  te  ^arle  en  rain. 
J/es  soupirs  et  les  pleurs  d'une /)au/>ière  aimée 
yie  peuvent  réchauffer  la  cendre  inani7??ée. 

Por/es  d'en/er,  cessez  de  me  le  re/enir  I 

O  dieux  !  t/i'eux  de  la   A?iort  ennemis  des  é/)ou.ves, 
Que  vous  at'ais-je  /ait  ?  A  /)eineé<ais-/e  à  lui  ! 
Trois  mois  coulaient  à  peine  !  0  solidaire  ennui  ! 
0  tombe,  ourre  /es  bras  à  la  reure  expirante  '. 
Eh  ! /puisqu'il  ne  vii  plus,  commenl  suis-je  invante  ? 

(Chénier,  Clytie). 

Remarquer  dans  les  [jaroles  de  Monime  [Mithridafe,  acte  II, 
6)  (jue  la  note  des  soupirs  et  des  sanf^Iots  apparaît  chaque  fois 
qu'elle  s'abandonne  à  exprimer  ses  sentiments  et  disparaît 
chaque  fois  qu'elle  réfléchit  et  parle  de  ce  que  sa  situation 
1  oblige  à  dire  : 

Oui,  Prince,  il  n'est /j/us  /enips  de  le  (/i.^.viniuler  : 

.1/a  (/ouleur,  pour  se  taire,  a  /rop  de  ciolence. 

[Un  rigoureux  devoir  me  condamne  au  silence;] 

Mais  il  /"aul  bien  en/"in,  malgré  ses  dures  lois,] 

Parler  pour  la  première  et  la  ^/ernière  /'ois. 

[Vous  m'aimez  dès  longtemps^.  Une  égale  tendresse 

Pour  ^'ous  depuis  long/emps,  m'afflige  et   m'intéresse 


toute  la  scène  supporte  une  étude  de  ce  genre. 


k 


FAWKKSSION    DE    ÎA    DOIJLRÙR  323 

./'en  ai  /ait  pémfence  ;  et,  le  genou  p/ié, 
y'ai  i'ingt  ans  au  désert  pleuré,  </énii,  prié 

(Hifio,  Biirf/r.ives,  11,6). 

Non,  non.  Je  le  dé/ends,  Céph'ise  de  me  .suii're. 
Je  confie  à  /es  .soins  mon  unique  trésor  : 
Si  lu  t'it'ois  pour  moi,  l'is/jour  le  /"ils  d'Hector. 
•Songea  combien  de  rois /u  deviens  nécessaire, 
De  Vespoïr  des  Troyens  seule  dépositaire, 
Teille  auprès  de  Pyrrhus  :  /"ais-lui  garder  sa  foi. 
.S'il  le  /aut,  Je  consens  qu'on  lui  /jarle  de  moi. 
Fais-lui  valoir  l'hymen  où  Je  me  suis  rangée  ; 
Dis-lui  qu'arant  ma  mort  ^e  lui  fus  engagée  ; 
Que  ses  re.^sentiments  doii'en/  être  effacés  ; 
Qu'en  lui  laissant  mon  /ils  c'est  l'es/imer  assez. 
Fais  connoî/re  à  mon  /ils  les  héros  de  sa  race  ; 
Au/ant  que  tu  /courras,  conduis-le  sur  leur  Iruce  : 
Dis-lui  pur  quels  e.rp/oits  leurs  noms  ont  écla/é, 
Plutàl  ce  qu'ils  ont  /"ait,  que  ce  qu'ils  ont  été  ; 
/^arle-lui  tous  les  y'ours  des  vertus  de  son  père. 
Et  quelque/ois  aussi  /jarle-lui  de  sa  mère 

(Racine,  Andromaque,  IV,  1). 

Phaedime,  si  Je  puis.  Je  ne  le  verrai  plus. 
.1/algré  tous  les  e/Torts  que  Je  /^ourrois  me /aire, 
,/e  ^"errois  ses  douleurs.  Je  ne  /jourrois  me  /aire 

(Id.,  Mithridale). 

Je  /^assois  jusqu'aux  lieux  où  l'on  garde  mon  /"ils. 
Puisqu'une  /"oisle/our  cous  souffre?,  que  /et'oie 
Le  seul  bien  qui  me  reste  et  t/'Hec/or  et  f/e    Troie, 
./  allois,  Seigneur,  pleurer  un  moment  avec  lui  : 
./e  ne  l'ai  /x>int  encore  embrassé  (/'au/ourt/'hui 

(Id.,  Andromaque I. 

./amais  /"emme  ne  fui  plus  cVigne  de  pitié 

(Id.,  Phèdre). 

Et  si  3/onime  en  pleurs  ne  cous  />eu/  émoucoir. 
Si  ^enai  plus  pour  moi  que  //ion  seul  désespoir, 


324  LES  ^.o^soiNNEs 

Au  p\ed  du  même  au/el  où  je  suis-  a//enclue. 
Seigneur,  t'ous  me  ferrez,  à  moi-//ïè/?je  rendue, 
Percer  ce  triste  cœur  qu'on  l'eut  tyranniser, 
Et  dont  /amais  encore  je  n'ai  pu  disposer 

(Id.,  Mithridate), 

Peut-être,  ô  mon  en/ant,  seul,  sans  nom,  sans  patrie, 
Gémis-tu,  vaga/jond, pav  la/j/uie  et  le  l'ent, 
Sur  la  ferre  Z?ar/)are  ou  sur  le  flot  mouvant  ; 
Ou,/)our  <ou/ours,  le  long  des  trois  Fleuves  funèbres, 
Chère  àme,  ha/>i/es-/u  les  mue//es  ténèbres, 
/"andis  qu'un  />/usheureux  qui  n'est  pas  de  mon  s.uiy, 
Prend  ton  sceptre  et  ./ouit  du  Jour  é/j/ouissant  I 

(Leconte  de  Lisle,  U Apollonide) . 

Hélas  !  on  ne  craint  point  qu'il  cenge  un  jour  son  père  ; 

On  craint  qu'il  n'essuyât  les  larmes  de  sa  mère. 

H  m'auroit  /enu  lieu  d'un  père  et  d'un  époux  ; 

Mais  il  me  /aut  toui  perdre,  et  /ou/ours  par  l'OS  coups 

(Racine,  Amlromaque). 

Les  labiales  et  labio-dentales  peuvent  aussi  ajouter  et  com- 
muniquer aux  spirantes  la  note  méprisante  qui  leur  est 
propre  : 

Prosternez-îJOus  derant  l'assassin   tout-puissant, 
Et  lécAez-lui  les  pieds  pour  effacer  le  sang- 

(Hugo,  Les  Châtiments). 

On  reverra  utilement  à  ce  point  de  vue  les  exemples  cités  aux 
p.  304  et  suivantes^ 


IV 


L  HIATUS 


D'après  la  règle  classique  Vhiatus  ou  rencontre  de  deux 
voyelles  quelconques  est  interdit  entre  deux  mots  dans  l'in- 
térieur d'un  vers,  à  moins  que  les  deux  voyelles  ne  soient 
séparées  par  un  e  féminin  qui  s'élide  ou  par  une  consonne 
quelconque  qui  ne  se  prononce  pas.  Cette  règle  n'est  qu  un 
tissu  de  contradictions.  Du  moment  qu  une  consonne  n'a  pas 
besoin  de  se  prononcer  pour  empêcher  l'hiatus,  c'est  que  la 
règle  est  faite  pour  les  yeux  ;  c'est  dire  qu'il  ne  faut  pas  que 
deux  voyelles  se  rencontrent  sur  le  papier.  A  ce  taux  il  y 
aurait  deux  hiatus  dans  le  vers  suivant  : 

Je  viens  selon  l'usage  antique  et  solennel. 

ce  qui  est  absurde. 

Si  nous  voulons  comprendre  quelque  chose  à  la  question  il 
est  indispensable  que  nous  remontions  à  la  cause  qui  a  déter- 
miné la  proscription  de  l'hiatus.  C'est,  comme  caacun  sait,  le 
désir  d'éviter  la  suite  de  deux  sons  dont  la  rencontre  eût  pro- 
duit un  effet  désagréable  sur  l  oreille.  Il  s'agit  donc  de  pro- 
nonciation, non  d'orthographe.  On  a  proscrit  la  rencontre  de 
deux  voyelles  prononcées.  Il  n'y  a  donc  pas  d'hiatus  dans 

l'usage  antique 

puisque  le  n'est  pas  prononcé.  On  en  a  conclu  par  une  géné- 
ralisation imprudente  que  toutes  les  fois  qu'un  e  était  élidé 
devant  une  voyelle  initiale  il  n'y  avait  pas  d'hiatus,  et  que 
par  conséquent  il  n'y  en  avait  pas  dans 

la  journée  était  belle. 


326  LHIATLS 

C  est  une  fausse  analogie.  Du  moment  que  le  est  élidé,  il 
n'existe  plus  et  les  deux  e  sont  en  contact.  Il  y  a  donc  hiatus.  11 
faut  ajouter  qu'aujourd'hui  dans  la  prononciation  proprement 
française  il  n'y  a  pas  la  moindre  différence  entre 

.Jai  vu  ma  mère  immolée  à  mes  yeux 
et 

Jai  vu  mon  père  immole  à  mes  yeux. 

Ce  vers  de  Racine  : 

Seiy^ncur,  vous  m'avez  vue  rdlachee  à  vous  nuire 

ne  perdrait  absolument  rien  de  sa  beauté  et  se  prononcerait 
exactement  de  la  même  manière  s'il  était  au  masculin  : 

Seigneur,  vous  m'avez  vu  attache  à  vous  nuire. 

Or,  comme  nous  lavons  mainte  fois  expliqué  dans  cet 
ouvrage  et  comme  M.  Saint-Saëns  le  proclame  avec  raison 
dans  son  Harmonie  et  Mélodie  :  «  Les  vers  ne  sont  certaine- 
ment pas  faits  pour  être  lus  seulement  des  yeux,  en  silence  ; 
ils  sont  faits  pour  être  dits  ». 

Quant  aux  consonnes  que  1  on  écrit  bien  qu  on  ne  les  pro- 
nonce pas,  la  plupart  ont  été  prononcées  à  une  époque  plus 
ou  moins  ancienne  ;  ainsi  on  a  prononcé  la  hache  avec  un  h 
aspiré  ;  mais  aujourd'hui  17?  dit  aspiré  ne  se  prononce  pas  plus 
que  celui  du  mot  homme ^  qui  ne  s'est  jamais  prononcé.  L  .s 
final  du  mot  souris  s'est  prononcé  au  Moyen  Age  ;  on  a  dit  la 
souris  est  prise  en  prononçant  ïs  ;  mais  Chifllet  nous  apprend 
qu'au  xvii^  siècle  il  n'était  déjà  prononcé  devant  aucune 
voyelle.  Dès  le  jour  où  une  consonne  a  cessé  d'être  pronon- 
cée elle  a  cessé  d'empêcher  la  rencontre  des  deux  voyelles 
qu'elle  séparait  et  l'hiatus  s'est  produit.  Pour  ne  pas  faire 
l'histoire  de  la  prononciation  du  français,  nous  ne  nous  occu- 
perons   guère    que    de     la    prononciation    actuelle    et    nous 


CONSO>NF.S  >0>  t'RO>ONCÉES  'J'*  ' 

devrons    reconnaître    quaucun    A,    quel   qu'U   soit,    ne   peut 
empêcher  l'hiatus  et  que  si  la  poésie  doit  éviter  : 

le  roi  en  ril 
elle  ne  saurait  tolérer  ; 

La  chanson  de  ma  mie  et  du  bon  mi  Henri 

(Musset)  ; 

que  toute  voyelle  nasale  non  suivie  d  un  n  qui  se  prononce  iait 
hiatus  devant  une  autre  voyelle  : 

un  chem/n  ùilerdit  ; 

enfin  que  toute  vovelle  suivie  dune  consonne  qui  ne  se  pro- 
nonce pas  est  exakement  dans  les  mêmes  conditions  qu  une 
vovelle  finale.  Il  en  résulte  que  les  poètes  qui  ont  ecnt  nud 
de;ant  voyelle  n'ont  pas  supprimé  Ihiatus  et  n  ont  ete  que 
ridicules  : 

Cest  hideux  !  Satan  nud  et  ses  ailes  roussies 

(Hlgoj. 

En  outre,  si  la  rencontre  de  deux  voyelles  est  désagréable 
et  doit  être  évitée  entre  deux  mots,  le  même  concours  de 
voyelles  produisant  le  même  elîet  à  lintérieur  d  un  mot  doit 
fai;e  rejeter  de  notre  versification  tous  les  mots  dans  lesquels 
il  V  a  contact  immédiat  entre  deux  voyelles  qui  se  prononcent. 
Pourtant  les  poètes  semblent  plutôt  rechercher  les  mots  de  ce 
^enre  que  de  les  fuir.  Il  y  a  entre  ce  fait  et  la  règle  de  1  hiatus 
une  contradiction  qui  na  pas  échappé  à  certains  critiques  : 
«  Quoi  de  plus  doux  que  les  mots  camélia,  miette,  suave, 
fluide,  ébloui,  joyeux  ?  Ces  mariages  de  voyelles  dans  le  sein 
des  mots  ne  donnent-ils  pas  lieu  à  de  charmantes  harmonies 
Qu'on  m'explique  donc  alors  comment,  dès  que  les  mots  son 
séparés,    ces  rencontres   deviennent   cacophoniques,    surtout 


328  l'hiatus 

lorsqa'en  réalité,  dans  le  débit,  il  y  a  très  peu  de  séparations 
de  mots  absolues,  et  que  le  cours  de  la  diction  unit  les  termes 
les  uns  aux  autres  presque  aussi  étroitement  que  les  syl- 
labes entr'elles  »  (E.  Legouvé).  D'Alembert  avait  déclaré 
auparavant  cette  proscription  de  Ihiatus  assez  bizarre  «  parce 
qu  il  y  a  une  grande  quantité  de  mots  au  milieu  desquels  il  y  a 
concours  de  deux  voyelles,  et  qu'il  faudrait  donc  aussi  par  la 
même  raison  interdire  à  la  poésie  ».  Becq  de  Fouquières  dis- 
tingue entre  les  cas,  p.  290  et  suiv.  Il  pense  que  l'on  ne  peut 
tolérer  l'hiatus  entre  deux  voyelles  dont  la  première  est  tonique, 
parce  que  l'accent  tonique  allonge  la  voyelle  qu'il  frappe  et 
qu'une  voyelle  tend  à  abréger  une  autre  voyelle  qui  la  précède 
immédiatement.  C'est  une  erreur  étayée  de  deux  autres  erreurs. 
Que  l'hiatus  est  tolérable  et  même  parfois  agréable  entre  deux 
voyelles  dont  la  première  est  tonique,  la  suite  de  cette  étude 
va  le  montrer  surabondamment.  L'm  du  mot  nu  est  aussi  bref 
que  possible  même  quand  ce  mot  porte  un  accent  rythmique. 
Une  voyelle  longue  en  hiatus  s'abrège  en  grec,  mais  non  pas  en 
français  ;  dans  l'écrou  est  tombé,  Vou  est  aussi  long  que  dans 
lécrou  va  tomber.  Il  est  bon  de  ne  pas  attribuer  à  une  langue 
la  phonétique  d'une  autre  ;  encore  faut-il  noter  qu'en  grec  il 
n'y  a  que  dans  les  anapestiques  qu'une  voyelle  longue  en 
hiatus  s'abrège  lorsqu'elle  porte  le  temps  marqué.  Il  y  a  d'ail- 
leurs dans  le  chapitre  de  Becq  de  Fouquières  sur  l'hiatus 
quelques  remarques  excellentes,  mais  les  principes  sont  faux. 

Voici  quelques  exemples  qui  montreront  par  leur  simple 
rapprochement  que  la  rencontre  de  deux  voyelles  n'est  nul- 
lement plus  désagréable  entre  deux  mots  que  dans  l'intérieur 
d'un  même  mot. 

1°  La  première  voyelle  est  i  : 

Que  la  Grèce  eût  jeté  sur  l'autel  de  Drane 

(Musset,  Rollà). 

Fit  au  ruisseau  céleste  uu  lit  de  diamant 

(In.,  Une  bonne  fortune). 


i    SUIVI    DINE    AUTRE    VOYELLE  329 

0  vent  donc,  puisque  vent  y  h 

(La  Fontaine,  IX,  7). 

L  n  cheval  ellaré  qu;  fiennii  dans  les  cieux 

(Hugo,  Chà/imenls)  ; 

(ne  pas  oublier  que  hennit  se  prononce  ani). 

Au  milieu  des  sanj;lots  d'une  insomn/e  ^îmère 

i  Musset,  Rolla]. 

L/onie  est  divine  :  heureux  tout  fils  d'Homère 

(Sainte-Beuve). 

Avec  des  cris  stridents  plut  une  plu/e  /horrible 

'^Heredia,  Sfyniphale). 

Sur  sa  lèvre  entrouverte  oubha«t  sa  prière 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Le  scandale  est  de  mode  ;  il  se  rehe  en  veau 

Id.,   Une  bonne  forlune). 

Inquiétait  parfois  ma  course  ou  mon  sommeil 

(Heredia,  Nessiis). 

Reg^arde  ;  —  elle  a  prié  ce  soir  en  s'endormant 

(Musset,  Holla). 

La  souris  étoit  fort  froissée 

(La   Fontaine,   IX,  7j  ; 

«    Vs   ne   se  lie   pas,  ce  que  au  xvii'"   siècle    note  ChifTIet   » 
(Littré). 

Que  les  monts  de  Phrygte  épanchent  vers  la  plaine 

(Heredia,  Marsysis). 


330  LÎIIATLS 

Où  la  Pléiade  avec  Sir/us  se  confond 


fHuGo) 


J'entends  les'chiens  sacrés  qui  Awrlent  sur  ma  trace 

(Heredia,    La  maf/icienne). 

Les  tigres  ont  rompu  leurs  jouj^s  et,  m/aulant 

(1d.,  BHcchnnale). 

Vous,  avec  vos  pensers  qui  hnus^eni  votre  front 

(Hlgo,  Feuilles  d'automne). 

Et  flairent  dans  la  nuit  une  odeur  de  Mon 

(Heredia,   Fuite  de  centaures). 

De  miel  et  d"ambrois/e  oui  doré  cette  histoire 

{Musset,   ine  bonne  fortune). 

Que  ce  lien  de  fer  que  la  nature  a  mis 

(Id.,  Namouna). 

Se  ralhe  fnquiet  autour  du  père  seul 

{Hugo,   Feuilles  d'automne). 

2"  La  première  voyelle  est  ii  : 

L'auditoire  étoit  sourd  aussi  bien  que  muet 

(La   Fontaine,  X,  11). 

.  .  .  Ah  !  folle  que  tu  es  ! 

(Musset,  Namouna). 

Un  chat-hwant  s'en  vint  votre  tils  enlever 

(La   Fontaine,   IX,  1). 

La  tortwe  enlevée,  on  s'étonne  partout 

(Id.,   X,  3). 


iï  srivi  d'ine  autre  voyelle  331 

Car  ton  canir  veut  ;;oùler  cette  douceur  cruelle 

(Hereuia,  Arfemifi). 


Sentaut  à  sa  chair  nue  errer  lardent  effluve 

(h).,  Le  lepidariiiin). 

Entin.  le  Soleil  vil,  à  travers  ces  nuées 

(Id.,  Stymphale). 

A  l'appel  du  //éros  senlevant  dun  seul  bond 

Id.,  Persée  el  Andromède). 

Oh  1  lalFreux  sujcide  1  oh  !  si  javais  des  ailes 

(Musset,  Bolla). 

Et  sa  bouche  éperdue,  iwe  enfin  d'ambroisie 

(Heredl\,  Ariane!. 


Fit  un  jour  sur  sa  cruauté 

La   Fontaine,  X,  6i 


Tomba,  dit-on,  jadis,  du  hmil  du  lirmament 

(Musset,   Ine  bonne  fortune  . 

Hé  bien  1   dit  le  bramin  au  nue7ge  volant 

(La  Fontaine,  IX,  7  . 

Flairent  un  san^  plus  rouge  à  travers  Tor  du  haie 

(Heredl\,  Bacchanale). 

Nue.  allongée  au  dos  dun  grand  tigre,  la  Reine 

flo.,  Ariane). 

Mais  certains  prétendent  que  lorsque  la  première  des  deux 
voyelles  est  un  i  ou  un  ii  1  hiatus  peut  être  permis  à  cause  de 
la  nature  même  de  ces  voyelles  qui  sont  très  voisines  des 
semi-voyelles,  cest-à-dire  des  consonnes.  La  raison  est  évi- 
demment mauvaise  puisque  dans  les  cas  considérés  1/  et  1  ii 


332  l'hiatus 

sont   purement    voyelles  ;    nous    allons    voir    d'ailleurs    que 
l'étude  des  autres  voyelles  donne  pour  le  phénomène  en  ques- 
tion des  résultats  analogues  : 
3°  La  première  voyelle  est  a  : 

Avant  tout,  le  Chaos  enveloppait  les  mondes 

(Id.,  La  naissance  d'Aphrodite). 

C'est  le  peuple  qui  vient  1  c'est  \a  hau[e  marée 

(HiGo,  Feuilles  d' automne). 

La  fille  de  Minos  et  de  Pasiphae 

(Racine). 

On  le  voit  çà  et  là  bondir  et  disparaître 

(Musset,   Une  bonne  fortune). 

L'œil  était  dans  la  tombe  et  regardait  Gain 

(Hugo). 

Les  cinq  Emirs  vêtus  de  soie  ?ncarnadine 

(Heheduv,  Le  triomphe  du  Cid). 

Comme  le  roi  Saûl  lorsqu'apparut  David 

(Hugo). 

Au  mâle  rugissant  \a  /iwrlante  femelle 

(Hereduv,  Bacchanale). 

Et  de  ressusciter  la  naivs,  romance 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Vous  n'avez  pas  voulu  qu'il  eût  la  certitude 
Ni  la  jote  îci-bas  ! 

(Hugo,  Contemplations). 

En  hiver  Ispahan  et  Titlis  en  été 

(Hugo). 


P    SUIVI    DUNE    AITRI'.    VOYFXI.E  333 

Le  boulon  colossal  qui  ("ail  ployer  sa  hampe 

(Heredia,  Fleur  séculaire). 

4°  La  première  voyelle  est  e  : 

Dérfiant  le  pauvre  sire 

(La  Fontaine,  IX,  15i. 

La  fumée  y  pourvut,  ainsi  que  les  bassets 

(Id,,  IX,  lii. 

Mon  voisin  léopard  Ta  sur  soi  seulement 

(Id.,  IX,  3). 

Balayer  —  j'en  réponds  !  —  ces  hordes  devant  vous 

(Hi'Go,  Burgraves). 

Mon  père  vieux  soldat,  ma  mère  vendéenne 

(Id.,  Feuilles  d'automne). 

La  flûte  aux  accords  champêtres 
Ne  réjouit  plus  \es  hêtres 

(Lamartine,  Pensée  des  nwrls  . 

Pourquoi  moi-même  à  toi  j'ose  m'y  réunir 

(Hugo,  Burgraves). 

Et  le  glaive  d'Enée  eût  épargné  Didon 

(A.  Chénier,  Elégies). 

L'Océan  était  vide  et  la  plage  déserte 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Que  la  ville  étagée  en  long  amphithéâtre 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

A  cheval  et  à  pied  en  bataille  rangée 

(Desportks)  ; 


334  LttlATUS 

Malherbe  remarque  avec  raison  que  l'hiatus  n'est   pas  empê- 
ché par  la  consonne  puisqu'elle  ne  se  prononce  pas. 

A  rendre  la  brebis  agréflble  au  bélier 

iHi-REDiA.  A  Hermès  cn'ophore). 

Où,  parfois,  se  débat  et  hennii  un  cheval 

(Id.,   Le  Thermodon). 

Et  qui,  fermée  /*  peine  aux  regards  étrangers 

(Hlgo,  Feuilles  iCautomne). 

Et  lutte  de  clarté  avec  le  météore 

(Vigny,  Eloa. 


Chronos  est  prisonnier  ;  Géo  tremble  asservie 


Voyoit  sans  s'étonner  notre  arnit^e  riutour  d'elle 

(Racine,   Bajazel] 

Ils  voient,  irradiant  du  Béh'er  au  N'erseau 

(Heredia,   Le  ravissement  d'Andromède)  ; 

«  Vr  ne  se  lie  jamais  »  (Littré). 

^"oilà  d'abord 
Le  cerf  donné  aux  chiens.  J'appuie  et  sonne  fort 

(Molière). 

Argos  et  Ptéléon,  ville  des  hécatombes 

(Musset). 

La  tortue  enlevée,  on  s'étonne  partout 

(La  Fontaine.  X.  3). 


U    sriVl    ij'lM-;    ALTRK    VOVKLI.t;  335 

.*)"   La  première  voyelle  est  u  {ou    : 

11  {roua  l'effrayant  plaloiul  torrentiel 

[  H  i  GO .  Supréma  lie) . 

Je  pensai  tout  à  coup  à  faire  une  conquête 

(Ml'sset,  f'ne  bonne  fortune)  ; 

((  \e  p  ne  se  lie  pas  »  (Littré). 

Sur  les  corps  eonvulsil's  les  fauves  ébloujs 

(Hehedia,   Bacchanale). 

Mainte  roue  y  tient  lieu  de  tout  l'esprit  du  monde 

(La  Fontaine,  X,  1). 

Secoue  vers  le  seuil  les  longs  manteaux  sanglants 

Heredia,  La  magicienne). 

Le  printemps  sur  la  joue  et  le  ciel  dans  le  cœur 

(Musset,   Une  bonne  fortune). 

En  secouant  leurs  becs  sur  leurs  goitres  hideux 

(Id.,  Nuit  de  mai). 

Peindrons-nous  une  vierge  à  la  joue  empourprée 

(Id.,  Ihid.). 

Ktait  duc  de  Souflbe  et  comte  chef  de  guerre 

(Hugo,  Burgraves). 

Le  vieux  Parmis  les  \oue  h  l'immortelle  Rhée 

Heredia,  Le  laboureur). 

Ces  exemples  suffisent.  On  pourrait  les  multiplier  à  l'infini, 
mais  ce  serait  sans  utilité  ;  ceux  que  nous  avons  donnés 
valent  pour  ceux  que  nous  avons  omis.    Ce  que  nous  venons 


33fi  l'h[atus 

d'établir  pour  a  convient  évidemment  à  toutes  les  voyelles 
éclatantes,  ce  qui  est  vrai  de  é  l'est  aussi  de  toutes  les  voyelles 
claires,  ce  qui  s'applique  à  u  peut  être  démontré  pour  toute 
voyelle  sombre.  Et  quand  nous  disons  toutes  les  voyelles 
éclatantes,  toutes  les  voyelles  claires,  toutes  les  voyelles 
sombres,  il  ne  faut  pas  oublier  d'y  comprendre  les  voyelles 
nasales  : 

L'Océa/ijetail  vide  et  la  plage  déserte 

(Mi'ssET,  Nuif  de  mai). 

Du  goujon  !  c'est  bien  là  le  dîner  d'un  héron 

(La   Fontaine.   VU.  4). 

Leur  prêta  son  grand  sein  aux  mamelles  fécondes 

(Heredia,   La  naissance  d Aphrodite). 

\'oit  un  pigeo/J  t'n/près  :  cela  lui  donne  envie 

(La   Fontaine.  IX,  2). 

Ce  qu'il  est  particulièrement  important  de  remarquer  ici, 
c'est  que  parmi  tous  les  exemples  que  nous  venons  de  citer  il 
n'y  en  a  pas  un  seul  qui  présente  un  hiatus  désagréable.  Plu- 
sieurs au  contraire  sont  délicieux  et  quelques-uns  même  ont 
été  souvent  signalés  comme  tels.  Notre  règle  se  trouve  donc 
en  défaut  encore  sur  ce  point,  si  bien  qu'il  n'en  reste  rien, 
puisqu'elle  avait  pour  but  d'écarter  des  rencontres  de  sons 
disgracieuses  et  qu'elle  en  repousse  de  charmantes.  Au 
xvi®  siècle  l'hiatus  était  permis  sans  restriction  ;  en  voici 
quelques  exemples  irréprochables  : 

Tu  en  pourras  dicter  \oy  ou  epistre 

(Marot). 

Vous  qui  avez  pour  moi  souffert  peine  et  mjure, 
Qui  à  ma  seiche  soif  et  à  mon  aspre  faim 
Donnastes  de  bon  cœur  votre  eau  et  votre  pain 

(A.  d'Albigné). 


HIATUS    Al-    XVI'"    SIÈCLE  337 

Où  /<lle7.-\ous,  lilles  du  ciel  ? 


Q[ii  ose  a  peu  souvent  la  fortune  contraire 


Ronsard  i 


(Régmek 


Désirerai-je  un  règne  ou  un  empire? 

Pour  du  loyer  quelque  beau  iai  écrire 

Ne  sais  si  Dieu  les  voudr^?  employer 

Amende-lo/,  ô  règne  transitoire 

(Maroï,  Ballades  . 

Tu  es  des  vieux  et  jeunes  adorée 

^'iens  donc  ic/,  û  source  de  tous  biens 

\'iens,  fusses-tz;  aux  champs  Élysiens 

(II).,  Cantique  à  la  déesse  Sanlé). 

Qu'en  voyant  sa  grâce  niaise, 

On  n'étoit  pas  moins  g-ai  ni  aise 

Aussi  en  riant  on  le  pleure, 
El  en  pleurant  on  rit  à  Theure 

(Id.,  Épilaphe  de  Jean  Serre 


Il  demeure  en  dang'er  que  lame,  qui  est  née 
Pour  ne  mourir  jamais,  meure  éternellement 


La  Garde,  tes  doctes  écrits 
Montrent  les  soins  que  tu  as  pris 


(Maijierbe) 


:1d. 


Mais  souvent  les  poètes  de  cette  époque  usèrent  maladroi- 
tement de  cette  licence.  C'est  pourquoi  le  xvii*"  siècle  pros- 
crivit l'hiatus  en  bloc  ;  c'était  un  autre  excès.  D'aucuns  ont 
réagi  plus  ou  moins  timidement  et  toujours  sans  principe  net- 
tement arrêté.  Ne  serait-il  pas  possible  de  formuler  une  règle 
précise  qui  conciliât  tout,  sauveg-ardant  les  hiatus  agréables  et 
maintenant  le  principe  excellent  qui  a  suscité  la  règle  du 
M.  Ghammùnt.  —  Le  vers  français.  22 


338  LHIATIS 

XVII*'  siècle  et  qui  consiste  à  écarter  les  concours  de  sons 
désagréables  ?  C'est  extrêmement  facile  si  Ion  part  de  la 
nature  des  sons  qui  entrent  en  jeu.  Les  hiatus  agréables  sont 
ceux  qui  présentent  une  modulation,  les  hiatus  disgracieux  sont 
ceux  qui  n'ont  pas  de  modulation.  Les  hiatus  ont  une  modula- 
tion quand  les  deux  voyelles  en  contact  ne  se  prononcent  pas 
avec  la  même  ouverture  buccale,  quand  la  première  est  plus 
fermée  que  la  seconde  ou  au  contraire  plus  ouverte  ;  les  hiatus 
produisent  l'effet  d'un  bégaiement,  d'un  ànonnement  ou  d'un 
bâillement  quand  les  deux  voyelles  se  prononcent  avec  la 
même  ouverture  buccale,  pari  hiatii^  selon  l'expression  de 
Quintilien,  et  ont  le  même  point  d'articulation,  c'est-à-dire 
quand  les  deux  voyelles  sont  la  même  répétée.  Ces  derniers 
seulement  sont  à  éviter,  mais  aussi  bien  dans  la  prose  que 
dans  les  vers  ;  c'est  le  type 

il  va  à  Avignon. 

Kn  voici  des  exemples  : 

Il  est  bien  doux  d'avoir  dans  sa  vie  /nnocente 

(Ghkmer,  Elégies)  ; 

Ne  peut  laisser  son  nzV/,  y  fait  maint  cl  maint  tour 

(Desportes)  ; 

Malherbe  note  déjà  que  la  consonne  ne  se  prononce  pas  et 
par  suite  n'empêche  pas  l'hiatus. 

Elle  s'en  attribue  uniquement  la  gloire 

(La   Fontaine,  VII,  9). 

Mon  âme  est  devenue  une  prison  sonoi^e 

(Heredia,  La  cuiique). 

Dona  Anna  pleurait.  —  Ils  auraient  bien  un  an 

(Th.  Gautier,  AlherlAis). 


(en 


HIATl'S    |{LA:\IAIîl,f:S  '''''^ 

Et  le  glaive  a  tranché  le  lil  tle  s;«  fun-aiv^ne 

[Ueredix,  Lu  revanche  (le  niefi»  Ln.i/nez). 

.\'ulcain,  le  Dieu  cagneux. 
Les  emplo/f  h  sa  lorge,  a  confiance  en  eux 

(Huoo,  Les  lemjj.s  puniques). 

\:i)céan  en  créant  Cypris  voulut  sabsoudre 

(Id.,  Archdoque). 

Dune  coque  de  noix  jai  fait  un  abri  sûr 
Pour  un  beau  scarabée  élincelant  d'azur 

(Chénier,  Pannychisj. 


Don  Rodrigue  est  à  la  chasse 
Sans  épée  el  sans  cuirasse 

(Hugo,  Orienfales); 

français  proprement  dit  Ve  du  mot  et  est  fermé). 

El   le  soir,  tout  au  fond  de  la  vallée  étroite 

^Id.,   \'oix  intérieures ). 

Chaumière  où  du  foyer  étincelait  la  flamme 

(Lamartine,  MiUy); 


«  !"/•  ne  se  lie  jamais  »  (Littré). 

Son  cimier  /léraldique  est  ceint  de  feuilles  d'ache 

(Heredia,  Les  conquérants  de  l  or)  ; 

((  Vr  ne  se  lie  pas  »  (Littré). 

Calme,  il  forçait  Vessaim  divisible  et  hideux  ,    ^^   ^      ^ 

(Hlgo,  Fin  de  Satan). 

VA  que.  suivant  toujours  le  chemin  mconnu 

(Heredia,  Les  conquérants  de  l  or). 


340 


L  UrATLS 


Le  ciel  n'est  point  pour  l'homme  un  témo/«  tmportun 

(HiGo.  Chaulieu). 

Le  temple  est  en  ruine  au  haul  du  promontoire 

(Heredia,  L'oubli]. 

Depui?  l'ndymion,  on  sait  ce  quelle  vaut 

(Musset,  Une  honne  fortune  . 

Nous  avons  vu  tout  h  l'heure  que  les  hiatus  qui  ne  sont  pas 
désagréables  ne  le  sont  pas  plus  entre  deux  mots  que  dans 
l'intérieur  d  un  même  mot.  La  proposition  contraire  est  éga- 
lement vraie  :  un  hiatus  qui  est  désagréable  entre  deux  mots 
ne  l'est  pas  moins  dans  l'intérieur  d'un  mot  : 

A  tout  être  créé  possédant  équipage 

Mlsset,  i  ne  bonne  fortune  . 

Il  fut  tout  étonné  d'ouïr  cette  co/iorte 

La  Fontaine.  X.   H  . 

Où  c'est  la  loi  féroce  et  dure:  ici  Baal 

Hlgoj. 

La  blanche  (  )loossone  à  la  blanche  Camyre  ' 

Misset). 

Voici  ton  heure,  ô  roi  de  Sennaar,  ô  chef 

Leconte  de  Lisle.  L'oasis,. 

Les  mots  de  ce  genre  sont  ou  des  mots  français  d'origine 
savante  comme  créer,  cohorte,  ou  des  mots  étrangers.  Tous  sont 
contraires  au  génie  propre  et  populaire  de  notre  langue.  Cer- 
tains poètes  recherchent  les  noms  propres  de  ce  genre  à  cause 
de  leur  étrangeté.  C'est  simplement  de  leur  part  un  manque  de 

l.  Il  est  curieux  que  le  vers  de  Chénier  dont  celui-ci  est  un  ressou- 
venir présente  aussi  un  hiatus  blâmable  : 

La  blanche  Galalee  et  la  blanche  Néère. 


HlATl.S    FAISANT    ONOMATOPÉE  311 

g^oùt.  L'etVet  bizarre  ({ue  ces  mots  produisent  sui-  notre  oreille 
ne  suffit  pas  pour  leur  donner  droit  de  naturalisation  dans  la 
poésie  française. 

Donc  il  n'y  a  d'hiatus  à  éviter  que  1  hiatus  proprement  dit. 
celui  qui  a  lieu  entre  deux  voyelles  de  même  ouverture  buc- 
cale, entre  la  même  voyelle  répétée  deux  fois. 

11  en  est  de  cette  interdiction  comme  de  la  plupart  des 
règles  de  la  poésie  :  le  poète  a  le  droit  de  les  violer  en  vue 
d'un  certain  etïet  à  produire. 

L'hiatus  peut  faire  onomatopée,  peignant  un  bruit  qui  s'in- 
terrompt pour  se  reproduire,  ou  simplement  se  prolonge,  telle 
hennissement  d'un  cheval  : 

.  .  .l'a  fait  à  son  retour  punir 
Pour  avoir  entendu  Babieça  Aennir 

{Hlgo,  Le  Cid  exilé). 

Dans  l'exemple  suivant  : 

.\  ces  mots  on  cria  havo  sur  le  baudet 

La  Fontaine.  VII,   1), 

c  est  l'onomatopée  que  nous  donnent  les  deux  dernières  syllabes 
du  mot  brouhaha. 

Ce  sont  là  des  bruits  éclatants  en  a,  en  voici  un  clair  en  é  : 

Lii  nuée  éclate  I 
La  flamme  écarlate 
Déchire  ses  flancs.  .  . 

(Hugo,  Le  feu  du  ciel); 

puis  un  autre  en  a"  : 

Doù  vient  qu'à  Ihorizo»  on  entend  ce  j^rand  bruit 

(Id.,  Feuilles  d'automne). 

L  hiatus  peut  encore  exprimer  un  choc,  une  saccade,  un 
mouvement  répété  et  saccadé  ou  simplement  prolongé  (suivant 


342  LHIATL'S 

que  l'hiatus  ressemble  plutôt  à  un  bég-aiement  ou  à  un  bâille- 
ment) : 

Puis  malgré  quelques  Aeurts  et  quelques  mauvais  pas 

(La  Fontaine,  X,  1). 

Quand  un  poing  monstrueux,  de  l'ombre  oîi  l'horreur  flotte 
Sort,  tenant  aux  cheveux  la  tête  de  Charlotte 
Pâle  du  coup  de  hache  et  rouge  du  soufflet, 
C'est  la  foule  ;  et  ceci  me  heiirle  et  me  déplaît 

(Hugo,  Année  terrible]. 

Après  bien  du  travail  le  coche  arrive  au  haut 

(La  Fontaine,  VII,  9); 

nous  avons  critiqué  plus  haut  l'hiatus  de  cette  expression  «  au 
haut  »  ;  il  semble  qu'ici  elle  donne  bien  l'impression  du  der- 
nier efFort  de  l'attelage  et  de  l'arrêt  qui  le  suit. 

Et  pendant  qu'il  parlait,  à  son  bras  Aasardeux 
La  grande  Durandal  brillait  toute  joyeuse 

(Hugo,  Le  petit  roi  de  Galice), 

mouvement  prolongé. 

El  bondis  à  travers  la  /jaletante  orgie 

(Heredia,  Arlémis). 

Le  désir  me  harcèle  et  /lérisse  mes  crins 

(Id.,  Nessus), 

frisson  du  désir. 

Le  bourreau  vient,  la  foule  eifarëe  écoutait 

(Hugo,  Le  marquis  Fabrice), 

état  haletant  de  la  foule. 

Qu'une  femme  pour  vous  s'est  tachée  et  honnie 

(Musset,  Le&  marrons  de  feu)  ; 


HIATUS    EXPRESSIFS  343 

on  peut  considérer  que  l'hiatus  peint  ici  le  hoquet  de  la  colère. 

La  balance  inclinant  son  bass/n  incertain. 

Lamartine,  L'infini  dans  les  deux), 

hésitation  du  plateau. 

Enfin  l'hiatus  exprime  bien  toute  espèce  d'arrêt  ou  de  pro- 
longement au  sens  le  plus  général  de  ces  idées  : 

Là,  le  bruit  de  lorg/e  ;  —  /ci,  le  bruit  des  fers 

Hugo,  Burgraves)  ; 

séparation  des  deux  idées  pour  marquer  leur  opposition. 
Après  avoir  exposé  tous  les  supplices  infligés  aux  géants. 
Hugo  dit  : 

Et  Prométhee  '.  //élas  '.  quels  bandit?  que  ces  dieux  '. 

[ÏD.f  Le  Tilan   : 

il  V  a  là  une  sorte  d'arrêt  équivalant  à  des  points  de  suspen- 
sion. 

Il  s'écr/e.  71  a  vu  la  terreur  de  Némée 

(Heredl\,  yéméc)  ; 

Ihiatus  prolonge  le  cri  et  peint  l'état  haletant  de  la  peur. 

La  houle  >'enne 

Ht  déferle.  Lui  crie.  71  hennit,  et  sa  queue 

Id.,  Le  bain  : 

les  deux  cris  se  succèdent,  s'opposent  et  se  correspondent. 

L'entraîne,  et  quand  sa  i)ouehe.  ouverte  avec  effort. 
Crie.  i\  v  plonge  ensemble  et  la  tlamme  et  la  mort 

^Ché.mer  ; 

l'hiatus  prolonge  la  note  déjà  si  intense  de  crie  et  marque 
l'opposition  des  deux  actions. 


344  L  HIATUS 

Vous  savez,  en  été,  comme  on  sennujc  ici 

(Musset,  (ne  bonne  fortune); 

lennui  fait  trouver  le  temps  long  ;  c'est  cette  idée  qu'exprime 
le  prolongement  dû  à  l'hiatus. 

Aux  yeux  de  1  Allema};ne  en  proie  à  leur  fureur 

(IIlgo,  Burfiraves); 

l'hiatus  marque  le  déploiement  de  leur  fureur. 

Si  grands  que  soient  les  rois,  les  pharaons,  les  mages 
Qu'enloure  une  nuée  éternelle  d'hommages 

I  lu.,  Zim-Zizimi); 

expression  de  l'immensité. 

Regarde,  avec  l'Org/e  /mniense  quil  entraine 

(Heredi.\,  Ariane). 

...  la  mer ... 
Verdo/e  à  linfini  comme  un  immense  pré 

(Id.,  Floridum  mare). 

Or,  de  Jérusalem,  où  Salomon  mit  l'arche. 

Pour  gagner  Béthante,  i\  faut  trois  jours  de  marche 

(Hlgo,  Le  Christ  et  le  tombeau)  ; 

arrêt  et  prolongement  qui  suscite  l'idée  de  la  distance  à  par- 
courir. 

Note  sur  les  faux  cas  d'hiatus. 


On  se  demande  dans  tous  les  manuels  si  l'on  doit  élider  un 
c  muet  devant  le  mot  oui  ou  au  contraire  le  laisser  en  hiatus 
devant  ce  mot  et  le  compter  pour  une  syllabe.  La  question 
est  tellement  simple  qu'il  est  vraiment  étrange  qu'elle  n'ait 


LE    MOT    «    OUI    »  34o 

pas  été  résolue  par  tout  le  monde.  Le  mot  oui  est  en  réalité 
?/•/ :  il  commence  par  une  consonne,  celle  qu'on  appelle  le  ic 
anglais.  Par  conséquent  aucune  voyelle  ne  peut  sélider  sur  son 
initiale  ni  être  en  hiatus  avec  elle.  Il  n'y  a  pas  plus  d'hiatus 
dans  le  ou/ que  dans  le  non.  La  prononciation  que  nous  venons 
d'indiquer  était  déjà  celle  du  xvii''  siècle  comme  le  prouvent 
les  exemples  suivants,  et  elle  remonte  à  l'époque  où  ce  mot 
est  devenu  monosyllabique  : 

quoii  me  vienne  aujourd'hui 

Demander  :  «  Aimez-vous?  »  Je  répondrai  que  oui 

(L.\  Fontaine,  Clymène). 

Quoi  1  de  ma  lille  ?  —  Oui  :  Clitandre  en  est  ch;irnié 

(MoLn-:RE.  Femmes  savantes). 

Moi,  ma  mère?  —  Oui,  vous.  Faites  la  sotte  un  peu 

(Id.,  Ibid.}. 

Eh?  c'est-à-dire  oui?  Jaloux  à  faire  rire? 

(Id.,  Ecole  des  femmes:. 

Molière  a  quelquefois  élidéun  e  devant  ce  mot;  mais  ce  nest 
chez  lui  qu'un  archaïsme  conforme  à  lusag-e  qui  s'était  établi 
alors  que  le  mot  était  dissyllabe  : 

Toi.  mon  maître?  —  Oui.  coquin  !  m'oses-lu  méconnoître  ? 

(Id.,  Amphitryon). 

Tu  te  dis  Sosie  I  —  Oui.  Quelque  conte  frivole 

Id.,  Ihid.]. 

C'est  vous,    seigneur   Arnolphe  ?  —    Oui.   mais   vous...?  — 

C'est  Horace 
(Id.,  Ecole  des  femmes). 

Chez  les  poètes  modernes  cet  archaïsme  n'est  plus  excusable  : 
ils  se  sont  laissé  tromper  par  lorthographe  dans  ce  cas  comme 
dans  tant  d'autres  : 


346  l'hiatus 

Je  voudrais  à  mon  tour  le  dire,  s'il  te  plaît, 

Deux  mots.  —  A  Tépée  ?  Oui.  — Veux-tu  le  pistolet? 

(Hugo,  Marion  de  Lornie). 

Montfleury  entre  en  scène?  Oui,  c'est  lui  qui  commence 

(E.  Rostand,  Cyrano). 

Il  n'y  a  pas  non  plus  d'hiatus  dans  les  exemples    tels  que 
le  suivant  : 

Lui  dit  :  Ce  sont  ici  Ateroglyphes  tout  purs 

(La  Fontaine,  IX,  8). 

Le   mot  «  hiéroglyphe  »  commence  non  par  un  /  mais  par  un 
yod;  Vh  n'est  pas  aspiré  :  on  dit  déz-yérogUf. 


V 


LA   RIME 


La  rime  est  comme  l'hiatus  un  des  chapitres  sur  lesquels  on 
a  le  plus  écrit  et  un  de  ceux  sur  lesquels  on  a  publié  le  plus 
d'erreurs.  Quelques-unes  font  autorité  et  ont  passé  dans 
l'usag-e  courant. 

En  somme  tout  ce  qui  concerne  la  rime  peut  se  ramener  à 
quelques  points  ;  nous  résumerons  en  les  précisant  et  en  les 
rectifiant  ceux  que  l'on  traite  généralement  dans  les  manuels 
et  nous  y  ajouterons  nos  observations  personnelles  : 

1^  Il  faut  rimer  pour  l'oreille  et  non  pour  l'œil.  Lancelot 
disait  déjà  au  milieu  du  xvii'"  siècle  :  «  La  rime  n'est  pas  autre 
chose  qu'un  même  son  à  la  fin  des  mots  :  je  dis  même  son  et 
non  pas  mêmes  lettres.  Car  la  rime  n'étant  que  pour  l'oreille 
et  non  pour  les  yeux,  on  n'y  regarde  que  le  son  et  non  l'écri- 
ture :  ainsi  constans  et  temps  riment  très  bien  ».  Personne  ne 
saurait  plus  aujourd'hui  contester  ce  principe.  L'idée  de  rimer 
pour  les  yeux,  a  dit  un  critique  (Clair  Tisseur,  Observations 
sur  Vart  de  versifier,  p.  4),  n'est  pas  moins  plaisante  que  ne 
serait  celle  de  peindre  pour  le  nez. 

2*'  La  première  condition  pour  que  deux  mots  puissent  rimer 
ensemble,  c'est  que  leurs  voyelles  toniqvies  soient  homophones, 
soient  la  même  voyelle  :  l'exemple  des  grands  poètes,  auquel 
certains  croient  devoir  se  ranger  dans  les  cas  qui  leur 
paraissent  douteux,  n'est  souvent  qu'un  exemple  d'erreur  et 
ne  saurait  faire  autorité.  Ainsi  les  vers  suivants  ne  riment  pas 
parce  que  les  voyelles  placées  à  la  rime  n'ont  pas  le  même 
timbre,  l'une  étant  ouverte  et  l'autre  fermée  : 

Ce  pelit-lils  tyran,  ce  grand-père  opprime! 
Comme  janvier  cherchait  à  plaire  au  mois  de  mai 

(HiGo,  Petit  Paul). 


348  LA    RIME 

C'est  la  musique  éparse  au  fond  du  mois  de  mai 

Qui  t'ail  que  l'un  dit  :  J'aime,  et  l'autre,  hélas  :  J'ai/naj 

(Id.,  L'art  d'être  (frand- père). 

Terre  de  la  pairie,  ô  sol  trois  fois  sacré. 

Parlez  tous  !  Soyez  tous  témoins  que  je  dis  \rai 

(Leconte  de  Lisle,  Les  Erinni/es). 

Si  bien  qu'on  croit  entendre  en  sa  voix  claire  et  gaie 
Sonner  allègrement  les  sequins  de  la  paie 

(Hugo,  Légende  des  siècles). 

Il  s'était  si  crûment  dans  les  excès  plour/é 
Qu'il  était  dénoncé  par  la  caille  el  le  f/eai 

^1d.,  Le  satyre). 

Quoi  !  je  vais  donc  mourir  1  0  Dieu,  vers  qui  je  vais, 
Je  pardonne  à  tous  ceux  qui  m'ont  été  maur^f*- 

(Id.,  Le  roi  s'amuse)  ; 

la  prononciation  Je  vè  existe  en  français,  mais  la  seule  courante 
et  bonne  est  je  vé.  Il  faut  noter  d'ailleurs  d  une  manière  géné- 
rale que  plusieurs  des  rimes  condamnées  ici  reposent  sur  des 
prononciations  dialectales. 

Lorsqu  il  eut  bien  fait  voir  l'héritier  de  ses  irôries 
Aux  vieilles  nations  comme  aux  vieilles  couronnes 

(Id.,  Napoléon  IL). 

Par  sa  mère,  autrefois,  la  Présidente  de.  .  .  : 
Mais  sous  cette  rigueur  faisant  aimer  son  Dieu 

(Sainte-Beuve,  Pensées  d'août  s  ; 

ne  rime  pas,  malgré  la  note  par  laquelle  Tauteur  a  cru  justi- 
fier cette  rime. 

Daigne  protéger  notre  chasse. 

Châsse 
De  monseigneur  saint  Godefroi 

(Hugo,  La  chasse  du  hurgrave). 


LKS    ASS(»NA.\(;i:S 


349 


11  est  remarquable  que  dans  cette  pièce  si  souvent  citée  pour 
la  richesse  de  ses  rimes  les  deux  i)remiers  vers  ne  riment  pas. 
Ce  qui  empêche  chasse  de  rimer  avec  châsse  n'est  pas  la  légère 
ditlerence  de  (juantité  quil  y  a  entre  les  deux  a\  c'est  que 
ces  mots  mettent  en  présence  un  n  ouvert  et  un  n  fermé  : 

Si  je  pouvais  couvrir  de  tleur?  mon  ange  pûle  1 
Les  fleurs  sont  l'or,  l'azur,  lémeraude,  Vopale.  .  . 
Des  étoiles  éclore  aux  trous  noirs  de  leurs  crimes. 
Dieu  juste!  et  par  de.^rés  devenant  diaph;<n(.\s 

Hugo). 

Point  de  siècle  ou  de  nom  sur  cette  ag-reste  \^fi(/e. 
Devant  lèternité  tout  siècle  est  du  même  ;)ge 

(Lamartine,  Millij). 

3"  Cette  condition,  rhomophonie  des  voyelles,  ne  suffit  pas  : 
verre  fïeau  ne  rime  pas  avec  tombeau,  ni  pain  avec  main,  ni 
tue  avec  venue  ;  ce  ne  sont  là  ([ue  des  assonances  et  dans  les 
poèmes  rimes  elles  ne  tloivent  être  tolérées  que  lorsque  les 
vers  riment  deux  à  deux  :  mais  dans  cette  condition  elles  sont 
préférables  à  une  rime  riche  toutes  les  fois  qu'il  n'y  a  pas  de 
raison  pour  mettre  la  rime  particulièrement  en  relief.  En 
voici  quelques  exemples  que  je  prends  au  hasard  dans  RoUa  : 

Oh  :  maintenant,  mon  Dieu,  qui  lui  rendra  la  vie  ? 
Du  plus. pur  de  ton  sang  tu  lavais  rajeunie.  .  . 
Tout  ici,  comme  alors,  est  mort  avec  le  temps. 

Et  Saturne  est  au  bout  du  sang  de  ses  enfants 

Ainsi,  mordant  à  même  au  peu  qu'il  possédait. 

Il  resta  grand  seigneur  tel  que  Dieu  l'avait  fait 

Son  orgueil  indolent,  du  palais  au  ruisseau, 
Traînait  derrière  lui  comme  un  royal  manteau.  .  . 

4»  Deux  mots  ne  riment  ensemble,  à  proprement  parler, 
que  s'ils  présentent  l'homophonie  non  seulement  de  la  voyelle 
tonique,  mais   encore  de  toutes  les  consonnes  prononcées  qui 


350  LA  rdif: 

suivent  cette  voyelle,  ou.  dans  le  cas  où  cette  voyelle  est 
finale,  de  la  consonne  qui  la  précède.  Ainsi  tenir  rime  avec 
partir,  banni  avec  fini,  moi  avec  loi\  dans  ce  dernier  exemple 
la  rime  est  constituée  par  les  deux  phonèmes  ica  (écrits  oi). 

3°  Quest-ce  maintenant  qu'une  rime  riche  ?  c'est  toute 
rime  qui  présente  l'homophonie  d'un  élément  de  plus  que  ceux 
que  nous  avons  signalés  comme  indispensables  dans  les 
exemples  précédents.  On  lit  partout  que  la  rime  riche  est 
constituée  par  l'homophonie  de  la  consonne  d'appui.  c"est-k- 
dire  de  la  consonne  qui  précède  la  voyelle  tonique  ;  c'est  une 
erreur  :  banni  et  fini  ne  riment  pas  richement,  car  on  ne  peut 
s'appeler  riche  si  l'on  ne  possède  que  l'indispensable.  Bannir 
et  finir,  parti  et  sorti,  noir  et  soir  (c'est-à-dire  -n-ar  ,  Danaé 
et  Pasiphae  sont  des  rimes  riches. 

6^  Parmi  les  consonnes  venant  après  la  voyelle  tonique 
nous  n'avons  parlé  que  de  celles  qui  se  prononcent  ;  il  faut 
dire  un  mot  de  celles  qui  s'écrivent  sans  se  prononcer.  Doit- 
on  tenir  compte  de  ces  dernières  en  quelque  façon  ?  En  prin- 
cipe, NON.  Etranger,  rime  parfaitement  avec  changé,  changés, 
remords  avec  mort,  cor,  lord,  etc.  ^'oici  une  raison  qui  le  mon- 
trera avec  toute  l'évidence  désirable  :  il  suftirait  que  l'on 
simplifiât  un  peu  notre  orthographe  (  ce  ({ui  sans  doute  ne  tar- 
dera guère,  car  l'orthographe  française  s'est  toujours  modifiée 
deux  ou  trois  fois  par  siècle^  pour  que  toutes  les  prohibitions 
ineptes  fondées  sur  les  cpnsonnes  finales  qui  ne  se  prononcent 
pas,  aillent  en  bloc  rejoindre  leurs  inventeurs.  Voici  des 
rimes  qui  sont  irréprochables,  bien  qu'elles  ne  soient  parfois 
aux  yeux  de  leurs  auteurs  que  des  assonances  : 

Nager  autour  de  hi  curènc 

C'était  sur  des  mers  loinl.<//Jt'N 

11.  nt  Hégmkr.  L'hiiiiinie  et  l;i  sirî'iie  . 


Kl  les  grottes  roses  el    mures 

Qu'il  est  mieux  (U-  lu-  pas  y  cvuirc 


h...  n,id.\ 


LA   ICn:    ET    L  ••«TWÎliiAPaE 


^1 


CkMjoe  goatie  de  pi«te  est  «lae  de  se 

Car  j'esteads  ton  sai^lot  dass  k  reai  oà  s'a£ara»r 


Au  métier  oè  je  tisse  ea  flears  q«i  Iwh-  ressesk^^» 

Doot  les  fils  foot  trembler  sa  luia  qm  les  ajact^ie 

Musset    fait    rimer    exc-elkflaœent  dans  BfelU  :  kérititr  et 
mÊétier  avec  mtoitié. 

Noa  .  Lrv.aneî-»'-'u:?.  je  vieos  de  le  voir  ea  tocuita»/. 
Que  Sirius-  la  nuit,  s  affuble  d'un  tor&ax  ? 

EL  R*»sTA5»,  Cyra»d  . 

. .  La  si»e  Péïkélope 

\e  fut  pis  demeurée  à  bcrJer  sous  ^r-r: 

Si  le  ^ieigneur  Ulvsse  eût  écrit  L>--«mae  :_ . 

h..,  IhH. 

Ch^fx^èer  «■  proteetear  pussaxR,  preikdre  wa  fairsm. 
Et  coause  «a  lierre  oëscmr  qvi  ctreoaTie&t  am  fr@«e 

Non  merci.  Dédier,  comme  toas  ils  le  /b«/. 
Des  vers  aui  financiers  ?  se  ciianger  en  bo-uj'iwt 

Ib.  liiJ.  . 

Noa.  merci.  Déjeuner,  chaque  jour  d'un  c«y»aW? 
Avoir  un  rentre  usé  par  la  marche  ?  une  peAm 

Dans  les  exemples  suivants  l'âuteur  a  cra  devoir  tricher 
sur  iorthotrraphe  pour  rendre  la  rime  bonne  à  la  fois  pour 
rœil  et  pour  loreille.  L'oreille  suftit  :  s'il  avait  ortbo^rraphié 
eorrectement  la  rime  n  eût  rien  perdu  : 

Que  tout  lart  d"H>-a£niis  n'était  que  dans  ce  ba?  : 
Qu'il  a.  irràce  au  destin^  des  doi^rts  to«t  coBoioe  /«; 

Cbémxs^  Les  sjiîifref  . 


3o2  LA    RIME 

Oui,  Carlos.  —  Seigneur  duc.  es-tu  donc  insensé  ? 
Mon  aïeul  l'empereur  est  mort.  Je  ne  le  sai 

Que  de  ce  soir 

(HiGo.  Hernani). 

\'otre  gendre  est  alfreux,  mal  bâti,  mal  tourné, 
Marqué  d'une  verrue  au  beau  milieu  du  né 

(In.,  Le  roi  s'amuse). 

Enfin  voici  un  exemple  qui  présente  plusieurs  cas  et  montre 
matériellement  combien  il  est  absurde  de  continuer  à  observer 
les  règles  classiques  : 

Plus  d'un  aveugle,  au  sommet  du  Parnasse, 

Fit  retentir  de  sublimes  accords  ; 

On  peut  citer,  parmi  ceux  qui  s'y  placent, 

Milton,  Homère,  et  puis  d'autres  encor. 

Que  font  aux  sourds  les  accents  que  soupirent 

Le  favori  des  immortelles  sœurs  ? 

Juge  éclairé  des  enfants  de  la  lyre, 

L'oreille  seule  en  connait  la  valeur 

(  E.  Debraix). 

«  Il  est  difficile,  dit  Quicherat,  de  faire  avec  plus  d'esprit 
une  critique  plus  fondée.  Notre  poésie  a  conservé,  des  règles 
méticuleuses  de  Malherbe,  bien  des  entraves  que  la  raison 
ne  justifie  pas.  Si  la  logique  avait  présidé  à  l'établissement 
des  règles  de  la  rime,  toutes  les  consonances  que  l'oreille 
aurait  déclarées  pareilles,  quelle  que  fût  leur  orthographe, 
auraient  pu  être  associées  ». 

Il  y  a  pourtant  lieu  de  distinguer  entre  les  consonnes  finales 
qui  ne  se  prononcent  jamais,  quelle  que  soit  la  position  et  le 
rôle  .syntaxique  du  mot,  et  celles  qui  peuvent  se  faire  entendre 
si  le  mot  est  étroitement  uni  à  ce  qui  suit,  comme  il  arrive 
fréquemment  dans  les  petits  vers.  En  considération  de  ces 
cas,  certains  auteurs,  tels  que  Becq  de  Fouquières,  pensent 
qu  on  ne  doit  pas  faire  rimer  un  mot  qui  se  termine  par  une 


ftlMKS    DÉFECTUEUSES  353 

consonne  susceptible  de  se  prononcer  avec  un  mot  terminé 
par  une  voyelle  ou  par  une  consonne  ne  se  prononçant  pas. 
La  conclusion  dépasse  les  prémisses  ;  le  théoricien  aurait 
gardé  la  juste  mesure  s'il  avait  dit  que  lorsqu'un  mot  terminé 
par  une  consonne  qui  ne  se  prononce  pas  à  la  pause  est  lié 
de  telle  sorte  avec  le  mot  suivant  qu'elle  doive  se  prononcer, 
il  ne  peut  rimer  qu'avec  un  mot  terminé  par  la  même  consonne 
se  prononçant.  Cette  règle  est  évidemnnent  justilîée  :  faute 
d'y  obéir  le  versificateur  ferait  des  vers  sans  rime,  malgré 
l'autorité  de  nos  plus  grands  poètes  qui  ont  souvent  cru  rimer 
richement  alors  qu  ils  ne  rimaient  pas  du  tout,  comme  dans 
les  exemples  suivants  : 

On  ne  vit  pins  qu'i'^ssling',  L'im,  Arcole,  Auster/Jz  ; 
Gomme  dans  les  tombeaux  des  romains  abo//s 

(Hugo,  L'expi niions 

Les  jardinières,  les  iouvinis. 
Les  demoiselles,  chastes  miss 

(Id.,  L'église). 

Le  Phébus  sacré  dans  Beiins 

Des  formes  d'alexandr/'/js 

(Id.,  Chansons  des  rues  et  des  Lois). 

Ils  donnaient  Chypre  et  ï*i\phos  ; 
Et  leurs  cheveux  étaient  faux 

;Id.,  Ihid.). 

Le  reste  existait-il  ?  —  Le  grand-père  mou?-ul 
Quand  Sem  dit  à  Rachel,  quand  Booz  dit  à  liulh 

(Id.,  Petit  Paul). 

Deux  verrous  ont  fermé  sa  porte  pour  jama/s, 
L'un  qu'on  nomme  Strasbourg-,  l'autre  qu'on  nomme  Metz 

(Id..  Le  prisonnier) . 
M.  Grammont.  —  Le  vers  français.  23 


35  i  LA    RIME 

L'hiver  a  défleuri  la  lande  et  le  courtil.  . . 
Le  pétale  fané  pend  au  dernier  pis^i7  ; 

(Heredia,  Brise  manne)  ; 

on  prononce  courti  et  pistil. 

Dans  la  mare  de  pourpre  où  leurs  larges  pieds  gMssenl, 
Prenant  à  quatre  bras  les  cadavres  qui  g/.çe/»/ 

(Lamartine,  Chute  d'un  ange). 

Sans  doute  ces  vers  assonent  entre  eux  ;  mais  leur  assonance 
est  choquante  au  milieu  des  rimes,  tandis  que  celle  de  deux 
vovelles  finales  ne  l'est  nullement.  Dans  l'exemple  suivant  il 
n'y  a  pas  même  assonance  : 

Ces  arbres,  ces  rochers,  ces  astres,  cette  mer: 
VA  toute  notre  vie  était  un  seul  aimer 

(Lamartine,  Novissima  verha). 

7°  Nous  avons  indiqué  tout  à  l'heure  que  dans  nombre  de 
cas  la  rime  suffisante  est  préférable  à  la  rime  riche.  11  faut 
ajouter  que  dans  aucun  cas  la  rime  ne  doit  être  trop  riche.  Il 
est  rare  que  les  éléments  homophones  puissent  dépasser  deux 
syllabes  sans  que  l'auteur  ait  l'air  de  jouer  sur  les  mots,  ce 
qui  ôte  à  la  poésie  toute  valeur  artistique.  L'art  peut  être  gai, 
il  ne  doit  pas  cesser  d'être  sérieux  et  grave.  Nous  ne  voulons 
pas  parler  ici  d'exemples  comme  les  suivants  qui  ne  sont  pour 
la  plupart  que  des  plaisanteries  : 

Tous  les  soldais  qu  Arçjanl  tua 

Ne  valaient  pas  Gargantua .  .  . 

Dans  la  bataille.  Brada  niante 

Ne  frappait  pas  d'un  bras  d'amante .  .  . 
On  voit  à  l'hôpital  maint  prodigue  alité 
Qui  pleure  amèrement  sa  prodigalité.  .  . 
La  croissante  cherté  de  ces  locaux  motive 
Notre  départ  prochain  par  la  locomotive .  .  . 
Au  fauteuil  de  Delille  on  place  Campenon. 
A-t-il  assez  d'esprit  pour  qu'on  l'y  campe!  —  \un. 


LA    RIME    RICHR  li^io 

Nous  song'eons  à  des  exemples  sérieux,  mais  où  les  éléments 
homophones,  fussent-ils  monosyllabiques,  fournissent  une 
répétition  qui  semble  piêter  au  jeu  de  mots,  comme  la  répéti- 
tion malheureuse  de  la  syllabe  pai  dans  ce  vers  de  Racine  : 

Hélas  I  si  celle  paix  dont  vous  vous  repai»se/. 
Gouvroil  contre  vos  jours  quelques  pièg^es  dressés 

[Brilannicus,  \',  I). 

A  la  rime  l'effet  est  encore  plus  sensible  et  plus  choquant  que 
dans  un  même  vers  : 

D'un  portrait  de  Van  Dyck  ;  puis  sur  le  fin  tapis 
Agacer  en  jouant  ses  petits  pieds  tapis 

A  l'ombre  du  jupon 

(Th.  Galtier,  Elécjies\, 

Assis  sur  ces  rochers  déserts, 
Je  suis  dans  le  vague  des  airs 
Le  char  de  la  nuit  qui  s'avance 

(Lamartine,  Le  soir). 

Si  son  ordre  au  palais  vous  a  fait  retenir. 
C'est  peut-être  à  dessein  de  vous  entretenir 

(Racine,  Britannicus,  IV ,  Ij. 

Heur  et  malheur  !  On  vit  ces  deux  homme.s  séfreindre 
Si  fort  que  l'un  et  l'autre  ils  ïaWVivent  s'éteindre 

(Musset,  Don  Paez). 

Qui  le  saura?  —  Pour  moi,  j'estime  qu'une  tombe 
Est  un  asile  sûr  oîi  l'espérance  tombe 

[Id.  Jbid.). 

Oui,  c'est  fini  ;  l'enfant  a  bu  la  coupe  sombre; 
Sa  débile  raison  s'évanouit  et  sombre 

(Hugo,  La  pitié  suprême). 

Un  ouvrier  d'Egine  a  sculpté  sur  la  plinthe 
Europe,  dont  un  dieu  n'écoute  pas  la  plainte 

(Hugo,  Rouet  d'Omphale). 


H56  LA    RIME 

8"  Reste  la  question  complexe  de  la  variété  des  rimes.  Elle 
comprend  deux  points  essentiels  :  l'alternance  des  rimes  mas- 
culines et  féminines  et  la  non-assonance  des  rimes  successives. 
Au  moyen  âge  on  ne  voyait  aucun  inconvénient  à  faire  des 
poésies  tout  entières  en  rimes  masculines  ou  féminines,  et 
l'on  cultivait  la  laisse  monorime  où  la  répétition  de  la  même 
assonance  n'était  limitée  que  par  l'épuisement  du  vocabulaire. 
(}n  reconnut  au  bout  d'un  certain  temps  qu'il  résultait  de  ces 
deux  pratiques  une  monotonie  désagréable  et  peu  artistique. 
L'art  vit  de  variété  aussi  bien  que  de  renouvellement.  Aussi 
depuis  le  xvi*^  siècle  les  poètes  soigneux  ont  évité  scrupuleu- 
sement la  succession  des  rimes  du  même  sexe  et  des  rimes 
assonant  entre  elles.  On  ne  saurait  trop  louer  ceux  qui  ont 
introduit  dans  notre  poésie  cette  observance  délicate,  et  par 
contre  on  ne  saurait  trop  blâmer  ceux  de  nos  modernes  déca- 
dents qui  y  ont  renoncé,  constituant  le  hasard  seul  arbitre  de 
la  succession  des  rimes.  C'est  un  retour  non  pas  à  l'enfance 
de  l'art,  mais  à  l'absence  d'art,  et  chez  la  plupart  de  ceux  qui 
s'en  sont  rendus  coupables  ce  n'est  pas  l'indication  d'une 
théorie  réfléchie  et  arrêtée,  ni  d'une  recherche,  malheureuse 
peut-être,  mais  louable,  ce  n'est  qu'une  marque  d'impuis- 
sance. 

Pourtant  on  ne  peut  pas  trancher  ainsi  la  question  en 
quelques  mots.  Nous  ne  saurions  trop  nous  élever  contre  ceux 
qui  disent  :  voici  la  règle  ;  tout  ce  qui  s'en  écarte  est  mauvais. 
L'art  ne  comporte  pas  de  dogmes.  Avant  de  se  conformer  à 
une  règle  il  faut  l'examiner  et  en  peser  soigneusement  la 
valeur.  Celle  de  l'alternance  des  rimes  masculines  et  féminines 
était  excellente  à  l'origine,  elle  est  absurde  aujourd'hui.  Les 
poètes  qui  n'y  ont  pas  obéi  ont  eu  raison  puisqu'elle  est  mau- 
vaise, mais  ils  ont  eu  le  grand  tort  d'y  substituer  le  hasard 
qui  n'est  pas  un  principe  artistique.  Cette  règle  était  fondée 
sur  la  prononciation,  comme  il  convient  ;  mais  notre  poésie  a 
évolué  et  surtout  notre  langue  a  changé.  La  règle  devait  évo- 
luer en  même  temps  que  la  prononciation  dont  elle  était  l'inter- 
prète. Sont  réputées  rimes  féminines  toutes    les   tînales   ter- 


LKS    UIMKS    FEMIMNKS 


:vM 


minées  par  un  e  muet  et  nuisculines  toutes  les  autres.  Cette 
ditTérence  était  très  réelle  et  très  nette  à  l'époque  où  l'on  pro- 
nonçait tous  les  5.  à  la  fin  des  mots.  Aujourd'hui  on  n'en  pro- 
nonce plus  aucun  à  la  pause  ;  ils  ont  disparu  par  évolution 
phonétique.  En  sorte  qu'il  n'y  a  plus  la  moindre  ditTérence 
sensible  pour  la  finale  entre  bagarre  et  hasard,  entre  un  dé  et 
une  idée.  Gomme  le  disait  déjà  l'abbé  d'Olivet  au  xviu*'  siècle  : 
«  Nous  écrivons  David  et  avide,  un  bal  et  une  balle,  un  pic  et 
une  pique,  le  soninieil  et  il  sommeille,  mortel  et  mortelle,  un 
froc  et  il  croque,  etc.  Jamais  un  aveugle  de  naissance  ne 
soupçonnerait  qu'il  y  ait  une  orthographe  ditTérente  pour 
ces  dernières  syllabes,  dont  la  désinence  est  absolument  la 
même  » . 

La  distinction  établie  par  la  règle  n'existant  plus  aujourd'hui, 
cette  règle  est  sans  valeur.  Mais  l'évolution  phonétique  n^a- 
t-elle  pas  substitué  une  autre  différence  à  celle-là  ?  Est-ce  que 
toutes  les  finales  sont  aujourd'hui  masculines?  En  aucune 
façon.  La  rime  il  chante  était  considérée  comme  féminine 
parce  qu'elle  se  terminait  par  un  e  comme  la  plupart  des  mots 
féminins  ;  or  la  plupart  des  mots  terminés  par  un  e  muet 
finissent  dans  la  prononciation,  après  la  chute  totale  de  cet  e, 
par  une  consonne.  Ce  sont  là  aujourd'hui  les  vraies  rimes 
féminines,  et  tous  les  mots  dont  la  prononciation  se  termine 
par  une  voyelle  sont  des  rimes  masculines.  Le  sentiment  de 
cette  distinction  est  très  net  chez  le  peuple  qui  dit  couram- 
ment l'air  est  fraîche,  une  centime,  la  moustique,  la  sulfate, 
une  légume,  parce  que  les  mots  air,  centime,  moustique, 
sulfate,  légume  se  terminent  par  une  consonne  ;  tandis  qu'il 
fait  masculins  des  mots  tels  que  entrée,  comme  le  montre 
entre  autres  choses  l'orthographe  entrer  du  cirque.  Il  en  résulte 
que  si  je  dis  : 

Jaime  mieux  y  croire 
Que  d'y  aller  voir, 

je  f?is  deux  vers  de  cinq  syllabes  qui  riment  richement,  en 


358  LA    KIME 

rimes  féminines.  Il  en  résulte  qu  une  pièce  comme  celle-ci  de 
Verlaine  (Romances  sans  paroles   est  rimée  : 

C'est  le  chien  de  Jean  de  Nivelle 
Qui  mord  sous  lœil  même  du  guet 
Le  chat  de  la  mère  Michel  ; 
François-Ies-bas-bleus  s'en  égaie. 

La  lune  à  l'écrivain  public 
Dispense  sa  lumière  obscure 
Où  Médor  avec  Angélique 
Verdissent  sur  le  pauvre  mur... 

toute  la  pièce  est  ainsi  ;  ce  sont  d'excellentes  rimes  :  il  y  en  a 
quelques-unes  dans  le  reste  du  morceau  qui  sont  mauvaises 
par  la  faute  du  poète,  mais  cela  note  rien  au  principe.  Seule- 
m.ent  ralternance  des  rimes  masculines  et  féminines  que  le 
poète  a  cru  fonder  sur  l'orthographe  n'a  rien  de  réel.  En  fait 
il  y  a  alternance  dans  la  première  strophe,  non  pas  que  les 
rimes  féminines  soient  la  première  et  la  quatrième,  mais  la 
première  et  la  troisième.  La  deuxième  strophe  est  tout  entière 
en  rimes  féminines,  malgré  l'orthographe.  De  même  la  strophe 
suivante  de  Lamartine  [L'enthousiasme]  est  tout  entière  en 
rimes  féminines,  ce  qui  est  une  négligence  désagréable  : 

Ainsi  quand  tu  fonds  sur  mon  àmc, 
Enlhousiame,  aigle  vainqueur, 
Au  bruit  de  tes  ailes  de  flamme 
Je  fi  émis  d  une  sainte  horreur  ; 
Je  me  débats  sous  ta  puissance, 
Je  fuis,  je  crains  que  ta  présence 
N'anéantisse  un  cteur  uiortel. 
Comme  un  l'eu  que  la  foudre  allume. 
Qui  ne  s'étcinl  plus,  et  consume 
Le  bûcher,  le  temple  et  l'autel . 

Voici  deux  strophes  consécutives  du  même  poète  [La  poésie 
sacrée)  qui  sont  toutes  en  rimes  masculines  : 


LES    DKUX    CLASSES    DE    RIMES 

Sur  mes  os  consumés  ma  peau  sest  desséchée  ; 
Les  enfants  m'ont  chanté  dans  leurs  dérisions  ; 

Seul,  au  milieu  des  nations, 
Le  Seigneur  m'a  jeté  comme  une  herbe  arrachée. 

Il  s'est  enveloppé  de  son  divin  courroux  ; 
Il  a  fermé  ma  route,  il  a  troublé  ma  voie; 

Mon  sein  n'a  plus  connu  la  joie, 
Et  j'ai  dit  au  Seigneur  :  Seigneur,   souvenez-vous. 


359 


Ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  peut-être  danfj  les  observances 
qui  nous  ont  été  léguées  par  l'usage,  c'est  que  «7s  essaient,  ils 
paient  constituent  une  rime  féminine,  tandis  que  ils  s'élevaient, 
ils  se  mouvaient  font  une  rime  masculine,  parce  que  ces  der- 
niers sont  des  imparfaits  ;  cf.  infra  Conclusion,  p.  463. 

Les  deux  classes  actuelles  ne  recouvrent  donc  qu'en  partie 
les  deux  classes  anciennes.  Les  anciennes  rimes  féminines  ter-- 
minées  par  voyelle  -\-e  sont  devenues  masculines,  les  anciennes 
rimes  masculines  terminées  par  une  consonne  qui  a  continué  à  se 
•prononcer  sont  devenues  féminines.  Malgré  cela,  dans  le  plus 
grand  nombre  des  cas  il  n  y  a  rien  de  changé.  Voici,  par 
exemple,  un  passage  de  Rolla  qui  observait  bien  l'alternance 
avec  l'ancienne  classification  et  qui  continue  à  l'observer  de  la 
même  manière  avec  la  nouvelle  : 


f 


Regrettez-vous  le  temps  où  dun  siècle  barbare 
Naquit    un  siècle  d'or,  plus  fertile  et  plus  beau  ? 
Où  le  vieil  univers  fendit  avec  Lazare 
De  son  front  rajeuni  la  pierre  du  tombeau  ? 
Regrettez-vous  le  temps  où  nos  vieilles  romances 
Ouvraient  leurs  ailes  d'or  vers  leur  monde  enchanté  ; 
Où  tous  nos  monuments  et  toutes  nos  croyances 
Portaient  le  manteau  blanc  de  leur  virginité  ; 
Où  sous  la  main  du  Christ,  tout  venait  de  renaître  ; 
Où  le  palais  du  prince  et  la  maison  du  prêtre. 
Portant  la  même  croix  sur  leur  front  radieux. 
Sortaient  de  la  montagne  en  regardant  les  cieux  ; 


360  LA    RIME 

Où  Cologne  et  Strasbourg,  Notre-Dame  et  Saint-Pierre, 
S'agenouillant  au  loin  dans  leurs  robes  de  pierre, 
Sur  l'orgue  universel  des  peuples  prosternés 
Entonnaient  l'hosanna  des  siècles  nouveau-nés  ; 
Le  temps  où  se  faisait  tout  ce  qu'a  dit  l'histoire  ; 
Où  sur  les  saints  autels  les  crucifix  d'ivoire 
Ouvraient  des  bras  sans  tache  et  blancs  comme  le  lait  ; 
Où  la  Vie  était  jeune,  —  où  la  Mort  espérait  ? 

Cette  alternance  produit  un  charme  délicieux.  Il  est  donc 
avantageux  de  continuer  à  l'observer,  mais  avec  les  modifica- 
tions que  nous  avons  indiquées,  sans  quoi  elle  disparaît  en 
fait  atout  moment. 

Il   n'en    faut   pas   conclure    qu'on  ne  doive  jamais  faire  de 
poésies  tout  entières  en  rimes  masculines  ou  en  rimes    fémi- 
nines. Toutes  les  règles  de  la  poésie  peuvent  et  doivent  être 
violées  en  vue  d'un  effet  à  produire.  Le  charme  de  Talternance  " 
est  dû  à  la  variété  qui  en  résulte,    mais  si   l'on  veut  produire/ 
une   impression    d'uniformité,     de    monotonie,     si    l'on   veut  ? 
peindre  un  état  ou  une  situation  qui  ne  change  pas,  la  non- 
alternance  des   rimes  se  recommande   entre  autres  procédés. 
Voici  un  exemple  où  Verlaine  [Romances  sans  paroles)  a  cherché 
et  obtenu  cet  effet  ;  le   morceau  est  tout  en   rimes  féminines  ; 
il    en    résulte  une  impression  de  monotonie,  d'uniformité^    à 
laquelle  se  joint,  grâce  au  doux  prolongement  dû  à  la  consonne 
finale  de  ces  rimes,  un   effet  de  mélancolie  qui  concorde  avec 
l'idée  exprimée.  La  pièce  est  d'ailleurs  mal  écrite  : 

Je  devine,  à  travers  un  murmure, 
Le  contour  subtil  des  voix  anciennes 
Et  dans  les  lueurs  musiciennes, 
Amour  pâle,  une  aurore  future  ! 

Et  mon  âme  el    mon  cceuren  délires 
Ne  sont  plus  qu'une  espèce  deuil  double 
Où  tremblote  à  travers  un  jour  trouble 
L'ariette,  hélas  !   de  toutes  lyres  ! 


IMPRESSION    DE    DOLCEI'R  361 

O  mourir  de  cette  mort  seuletlo 
Que  s'en   vont,  cher  amour  qui  tépeures, 
lîalauvanl  jeunes  et     vieilles  heures  ! 
<)  mourir  (le  cette   escarpolette? 

Dans  la  pièce  suivante  le  prolong^ementdes  rimes  féminines, 
semblable  au  bruit  d  un  corde  qui  vibre  et  retentit  encore 
après  que  l'archet  l'a  quittée,  produit  une  impression  de  dou- 
ceur qui  est  parfaitement  en  concordance  avec  l'idée  ;  mais  la 
troisième  strophe,  dont  les  rimes  sont  en  réalité  masculines, 
fait  tache  dans  le  tableau  : 

Les  donneurs   de    sérénades 
Et  les  belles  écouteuses 
Echangent  des  propos  fades 
Sous  les  ramures  chanteuses. 

C'est  Tircis  et  c'est  Aminte, 
Et  c'est  réternel  Clitandre, 
Et  c'est  Damis  qui  pour  mainte 
Cruelle  fait  maint  vers  tendre. 

Leurs  courtes  vestes  de  soie, 
Leurs  longues  robes  à  queues, 
Leur  élégance,  leur  joie 
Et  leur  molles  ombres  bleues 

Tourbillonnent  dans  lextase 
D'une  lune  rose  et  grise, 
Et  la  mandoline  jase 
Parmi  les  frissons  de  brise 

(Verlaine,    Mandoline). 

Il  y  a  une  chanson  attribuée  à  Malherbe  qu'il  convient  de 
rappeler  ici.  Ses  rimes,  toutes  féminines,  en  font  une  sorte 
de  berceuse.  La  présence  de  plusieurs  vers  de  9  syllabes 
rythmés  à  3,3,  3  renforce  encore  cet  effet  : 


362  LA    RIME 

L'air  est  plein  d  une  haleine  de  roses 

Tous  les  vents  tiennent  leurs  bouches  closes, 

Et  le  soleil  semble  sortir  de  l'onde 

Pour  quelqu'amour  plus  que  pour  luire  au  monde. 

On  diroit  à  lui  voir  sur  la  tête 

Ses  rayons  comme  un  chapeau  de  l'ete, 
Qu  il  s'en  va  suivre  en  si  belle  journée 
Encore  un  coup  la  fdle  de  Pénée. 

Toute  chose  aux  délices  conspire, 

Mettez-vous  en  votre  humeur  de  rire  ; 
Les  soins  profonds  d'où  les  rides  nous  viennent, 
A  d'autres  ans  qu'aux  vôtres  appartiennent. 

Il  fait  chaud  :  mais  un  feuillage  sombre 
Loin  du  bruit  nous  fournira  quelque  ombre 

Où  nous  ferons  parmi  les  violettes 

Mépris  de  l'ambre  et  de  ses  cassolettes. 

Il  est  bien  évident  qu'une  pièce  toute  en  rimes  masculines 
produiraient  un  effet  opposé.  Verlaine  paraît  s'y  être  trompé 
dans  la  strophe  suivante  (Romances  sans  paroles)  où  il  semble 
avoir  voulu  peindre  la  langueur,  la  mélancolie  et  la  monotonie  ; 
il  n'y  a  réussi  en  rien  : 

L'allée  est  sans    lin 
Sous  le  ciel,  divin 
D'être  pâle  ainsi  ! 
Sais-tu  qu'on  serait 
Bien  sous  le  secret 
De  ces  arbres-ci? 

ces  vers  sautillants  de  cinq  syllabes  et  ces  rimes    sèches  pro- 
duisent le  contraire  de  TefTet  cherché. 

L'autre  point  que  nous  avons  à  considérer,  c'est  l'assonance 
des  rimes  successives,  que  les  poètes  soigneux  évitent  métho- 


ASSONANCE    DES    RIMES    SITXESSIVES  363 

diquement  et  avec  raison,  car  elle  engendre  une  nnonotonie 
désag-réable  et  antiartistique  ;  c'est  le  défaut  des  exemples 
suivants  : 

Une  clarté  den  haut  dans  mon  sein   descendit, 
Me  tenta  de  bénir  ce  que  j'avais  maudit: 
Et,  cédant  sans  combattre  au  soufile  qui  m'inspire, 
L'àme  de  la  raison  s'élança  de  ma  lyre 

(Lamartine.  L' homme). 

On  en  trouverait  une  dizaine  d'exemples  dans  la  même  pièce 
qui  n  a  pas  trois  cents  vers. 

J'aurais  dû,  —  mais,  sag'e  ou  l'on. 
A  seize  ans  on  est   farouche.  — 
Voirie  baiser  sur  sa  bouche 
Plus  que  Tinsecte  à  son  cou. 

On  eût  dit  un  co([uillag"e  ; 
Dos  rose  et  taché  de  noir. 
Les  fauvettes  pour  nous  voir 
Se  penchaient  dans  le  feuillage 

(Hugo,  La.  coccinelle  ; 

cette  dernière  strophe  est  la  pire  des  deux  parce  que  ses  rimes 
sont  à  la  fois  assenantes  et  du  même  sexe.  Il  en  est  de  même 
des  exemples  suivants  : 

L'Océan  sentr'ouvrit,  etdans  sa  nudité 
Radieuse,  émergeant  de  l'écume  embrasée. 
Dans  le  sang  d'Ouranos  fleurit  Aphrodite 

(Heredia,  La  naissance  d'Aphrodite). 

Jamais  Iphigénie.en  Aulide  immolée, 
N'a  coûté   tant  de  pleurs  à  la  Grèce  assemblée 
Que  dans  l'heureux  spectacle  à  nos  yeux  étalé 
En  a  fait  sous  son  nom  verser  la  Champmêlé 

1  BoiLEAL'j. 


364  LA  rime' 

La  vie  a  dispersé,  comme  l'épi  sur  Taire, 
Loin  du  champ  paternel  les  enfants  et  la  mère, 
Et  ce  foyer  chéri  ressemble  aux  nids  déserts 
D'oîi  l'hirondelle  a  fui  pendant  de  longs  hivers 

(Lamartine,  Milli/  . 

Quand  de  ses  souvenirs   la  France  dépouillée. 

Hélas  !  aura  perdu  sa  vieille  majesté. 

Lui  disputant  encor  quelque  pourpre  souillée 

Us  riront  de  sa  nudité  ! 
Nous,  ne  profanons  point  cette  mère  sacrée. 

Consolons  sa  gloire  éplorée. 

Chantons  ses  astres  éclipsés 

(Hugo.  Odes  cl  ballades: . 

Mais  cette  règle  est  comme  les  précédentes,  le  poète  a  le 
droit  et  le  devoir  de  la  violer  parfois  en  vue  d'un  effet.  D'abord 
effet  de  monotonie  : 

Souvenir,  souvenir,  que  me  veux-tu  ?  L'automne 
Faisait  voler  la  grive  à  travers  l'air  atone, 
El  le  soleil  dardait  un  rayon  monotone 
Sur  le  bois  jaunissant  où  la  bise  détone. 

Nous  étions  seul  à  seule  et  marchions  en  rêvant. 
Elle  et  moi,  les  cheveux  et  la  pensée  au  vent. 
Soudain,   tournant  vers  moi  son  regard  émouvant  : 
«  Quel  fut  ton  plus  beau  jour  ?   >  fit  sa  voix  d'or  vivant 

X'erlaine,  Poèmes  salurniens). 

Une  impression  analogue  peut  être  obtenue  parla  répétition, 
non  pas  constante,  mais  seulement  fréquente  des  mêmes 
rimes  ou  de  rimes  assonant  entre  elles.  C'est  le  cas  dans  les 
deux  pièces  suivantes  : 

Une   aube  atfaiblie 
Verse  par  les  champs 
La  mélancolie 
Des  soleils  couchants. 


EXPKFSSIO.N    1>F    LA    MKI.ANCOLIE  305 

La  mélancolie 
Berce  de  doux  chants 
Mon  cœur  qui  s'oublie 
Aux  soleils  couchauls. 
Et  d'étranges  rêves, 
Gomme  des  soleils 
Couchants  sur  les  g-réves, 
Fantômes  verme/ls, 
Délilent  sans  trêves, 
Défilent,  pareds 
A  des  grands  sole/ls 
Couchants  sur  les  graves 

(lu.,  Ibid.). 

Les  huit  premiers  vers  sont  sur  deux  rimes;  les  huit  derniers 
assonent  entre  eux.  L'etfet  produit  par  les  rimes  est  renforcé 
par  la  répétition  à  l'intérieur  des  vers  des  mêmes  séries  de 
sons  ou  des  mêmes  mots,  c'est-à-dire  par  la  répétition  des 
mêmes  impressions.  De  tout  cela  sort  un  elTet  de  monotonie, 
et  par  suite,  dans  le  cas  particulier,  de  tristesse  et  de  mélan- 
colie . 

L'autre  pièce,  bien  connue,  est  dune  facture   plus  compli- 
quée : 

Il  pleure  dans  mon  cœur 
Comme  il  pleut  sur  la  ville. 
Quelle  est  cette  langueur 
Qui  pénètre  mon  cieur  ? 

0  bruit  doux  de  la  pluie 
Par  terre  et  sur  les  toits  1 
Pour  un  cœur  qui  sennuie 
()  le  chant  de  la  pluie. 

Il  pleure  sans  raison 
Dans  ce  cœur  qui  s'éca^ure. 
Quoi  !  nulle  trahison? 
Ce  deuil  est  sans  raison. 


366  LA    RIME 

C'est  bien  la  pire  peine 
De  ne  savoir  pourquoi. 
Sans  amour  et  sans  haine, 
Mon  cœur  a  tant  de  peine 

(1d.,  Romances  sans  paroles). 

Sans  entrer  dans  le  détail  de  l'analyse,  voici  les  principaux 
éléments  qui  entrent  en  jeu  dans  cette  pièce.  D'abord  la  répé- 
tition des  mêmes  voyelles  dans  l'intérieur  des  vers  et  à  la 
rime,  chaque  strophe  ayant  le  même  mot  comme  première  et 
dernière  rime,  renforcé  par  la  troisième  rime  : 

11  pleure  dans  mon  cœur 
.  .  .  langueur 
.  .  .   cœiiv 
Je  pleure  sans  raison 
Dans  ce  cœur  qui  s'écœure.  .  . 
C'est'  bien  la  pire  peine.  .  .  elc. 

De  là  l'impression  de  monotonie.  En  outre  le  mouvement  sac- 
cadé, sautillant  et  continu  de  la  pluie  est  exprimé  tout  le  long- 
de  la  pièce  par  la  répétition  des  consonnes.  La  pluie  physique 
est  surtout  peinte  par  la  combinaison  des  occlusives  et  des 
liquides  : 

Il  pleuve  dans  mon  cœur 

Comme  il  pleut  sur  la  ville. 

Quelle  est  celte  /angueur 

Qui  pénètre  mon  eanir  ? 

Dans  la  troisième  strophe,  la  pluie  morale  est  surtout  expri- 
mée par  la  combinaison  des  occlusives  et  des  sifllantes  : 

11  pleure  ians  raison 
Dans  ce  cœur  f/ui  s'écifure 
Quoi  !  nulle  /rahi.son   ? 
Ce  c^euil  est  .vans  raison  ; 

et  de  même   dans   la  strophe   suivante.    Entin   l'aftluence  des 


lîlMKS    HÉPKTÉES  .'{()7 

labiales/^,  /;,  répand  dans  toute  la  pièce  comme  une  note  san- 
g-lotante,  cf.  p.  320  à  324  ;  et  la  seconde  rime  de  chaque 
strophe,  qui  n'a  pas  de  correspondante,  mais  rtippelleen  «géné- 
ral par  sa  voyelle  une  autre  rime,  une  autre  note  de  la  pièce: 
ville-pluie,  écceure-cfpiir,  /oi/s-pourr/uoi,  donne  à  tout  le 
morceau  quelque  chose  de  va^ue  et  d'imprécis, 

«  La  rime  répétée  multipliant  ses  consonances  uniformes 
représente  en  quelque  sorte  les  modulations  ou  les  variations 
d'un  thème  unique  »,  remarque  M.  Gh.  Comte,  Les  stances 
libres  clans  Molière,  p.  o7,  à  propos  d'Amphitryon.  Les  trois 
passages  de  cette  pièce  que  nous  citons  ci-après  sont  indiqués 
par  lui  : 

Ce  ne  sont  point  des  badinages. 

Le  moi  que  j'ai  trouvé  tantôt 
Sur  le  moi  qui  vous  parle  a  de  grands  avantages  ; 

il  a  le  bras  fort,  le  cœur  haut: 

J'en  ai  reçu  des  témoignages  ; 
Et  ce  diable  de  moi  ma  rossé  comme  il   faut  : 

C'est  un  drôle  qui  fait  des  rages. 

MoijKRR,  Amphitryon,  II,  1). 

C'est  avec  droit  que  mon  abord  vous  chasse 
Et  que  de  me  fuir  en  tous  lieux 
^'olre  colère  me  menace  : 
Je  dois  vous  être  un  objet  odieux  : 
^'ous  devez  me  vouloir  un  mal  prodigieux  ; 
Il  n'est  aucune  horreur  que  mon  forfait  ne  passe. 

D'avoir  offensé  vos  beaux  yeux. 
C'est  un  crime  à  blesser  les  hommes  et  les  Dieux. 
Et  je  mérite  enfin,  pour  punir  cette  audace, 
Que  contre  moi  votre  haine  ramasse 
Tous  ses  traits  les  plus  furieux. 
Mais  mon  cœur  vous  demande  grâce... 

IJnd.,  II,  6j  ; 

«  la  rime  a  suivi  jusqu'au  bout  les  répétitions  dune  même 
idée  »  (Gh.  Gomte.p.  o7). 


."^fiS  LA    RIME 

La  reproduction  des  mêmes  rimes  dans  le  même  ordre  peut 
servir  à  rehausser  le  parallélisme  de  deux  développements  : 

Aniph.  —  Est-ce  que  du  retour  que  j'ai  précipité 
Un  songe,  cette  nuit,  Alcmène,  dans  votre  âme 

A  prévenu  la  vérité  ? 
Et  que  mayanl  peut-être  en  dormant  bien  traité, 

Votre  cœur  se  croit  vers  ma  llamme 

Assez  amplement  acquitté? 
Aie.  —  Est-ce  qu'une  vapeur,  par  sa  malignité, 

Amphitryon,  a  dans  votre  âme 
Du  retour  d'hier  au  soir  brouillé  la  vérité  ? 
Et  que  du  doux  accueil  duquel  je  m'acquittai 

\"otrecœur  prétend  à  ma  llamme 

Ravir  toute  Thonnêteté  ? 

[Ibid.Al,  -2). 

Même  etîet  produit  par  des  rimes  assonant  toutes  entre 
elles  ou  du  moins  se  rappelant  les  unes  les  autres,  car  Té  et 
le  n'assonent  pas  puisqu'ils  n'ont  pas  le  même  timbre,  mais 
se  rappellent  nettement  : 

Nègres  de  Saint-Dom//?gue.  après  combie/j  d'années 

De  farouche  silence  et  de   stupidité, 

Vos  peuplades  sans  nombre,  au  sole/1  enchaînées, 

Se  sont-elles  de  terre  enfm  déracinées 

Au  souffle  de  la   h^/ne  et  de  la  liberté? 

C'est  ainsi  qu"auj(jurd"hui  s'éve/llent  tes  pensées, 

0  RoUa  !  c'est  ainsi  que  bondissent  tes  fers, 

Et  que  devant  tes  yeux  des  torches  insensées 

Courent  à  l'intini,  traversant  les   déserts 

(Musset,  Rolla). 

De  même  une  accumulation  de  faits  analogues,  une  énumé- 
ration  d'idées  parallèles  sera  bien  mise  en  relief  par  des  rimes 
assonant  ou  se  rappelant  ; 

L'impie  Achab  détruit,  et  de  son   sang  trempé 
Le  champ  que  par  le  meurtre  il  avoit  usurpé  ; 


EXPRESSION    DE    i/aCCLMCLATION  369 

Près  de  ce  chcimp  fatal  Jézabel  immolée, 
Sous  les  pteds  des  chevaux  cette  reme  foulée, 
Dans  son  san"  inhum<î//i  les  chfens  désaltéré*', 
Et  de  son  corps  hideux   les  membres  déchirés  ; 
Des  prophètes  menteurs  la   troupe  confondue, 
Et  la  ilammo  du  ctel  sur  l'autel  descendue; 
Elie  aux  éléments  parlant  en  souveram, 
Les  cieux  par  lui  fermés  et  devenus   d'aira//i, 
l'-t  la  terre  trois  ans  sans  pluie  et  sans  rosée  ; 
Les  morts  se  ranimant  à  la  voix  d'Elisée 

(Racine,  Athalie,  I,  11. 

Fais-lui  valoir  l'hymen  où  je  me  suis  rangée  : 
Dis-lui  qu'avant  ma  mort  je  lui  fus  engagée  : 
Que  ses  ressentiments  doivent  être  elTacé.s; 
Qu'en  lui  laissant  mon  tîls  c'est  l'estimer  asses. 
Fais  connoftre  à  mon  fils  les  héros  de  sa  race  ; 
Autant  que  tu  pourras  conduis-le  sur  leur  trace  : 
Dis-lui  par  quels  explo/ts  leurs  noms  ont  éclaté, 
Plutôt  ce  qu'ils  ont  ïail  que  ce  qu'ils  ont  été  ; 
Parle-lui  tous  les  jours  des  vertus  de  son  père  ; 
Et  quelquefois  aussi  parle-lui  de  sa  mère. 
Mais  qu'il  ne  songe  plus,  Céphise,  à  nous  venger  : 
Nous  lui  laissons  un  nrjai'tre,  il  le  doit  ménager 

(Id.,  Andromaque.  l\',  1), 

Je  ne  crois  pas  que  sur  la  terre 
11  soit  un  lieu  d'arbres  planté 
Plus  célébré,  plus  visité, 
Mieux  fait,    plus  joli,  plus  hanté, 
Mieux  exercé  dans  l'art  déplaire, 
Plus  examiné,  plus  vanté, 
Plus  décrit,  plus  lu,  plus  chanté. 
Que  l'ennuyeux  parc  de  Versailles 

(Musset,    Sur  trois    marches  de  marbre  rose). 

Quand  il  passait  devant  les  vieillards  assemblés, 
Sa  présence  éclairait  ces  sévères  visages  ; 
Par  la  chaîne  des  mœurs  pures  et  des  lois  s^iges 
M.  Grammuxt.  —  Le  vers  français.  24 


370  LA    RIMR 

A  son  cher  Danemark  natal  il  enchaîna 
\'ing:l  îles,  Fionie,  Arnhout,  Folster,  Mona  , 
Il  bâtit  un  grand  trône  en  pierres  féodales; 
Il  vainquit  les  saxons,  les  pietés,  les  vandales, 
Le  celte,  et  le  borusse,  et  le  slave  aux  abojs. 
Et  les  peuples  hag-ards  qui  hurlent  dans  les  bo/s 

{Hv GO,  Le  parricide). 

Et  maintenant  que  l'homme  avait  vidé  son  verre, 
Qu'il  venaj't  dans  un  bouge,  à  son  heure  dernière 
Chercher  un  lit  de  mort  où  Ton  pût  blasphémer  ; 
Quand   tout  était  Uni,  quand  la  nuit  éternelle 
Attendaù  de  ses  jours  la  dernière  étincelle, 
Qui  donc  au  moribond  osait  parler  d'aimer  ? 

(Musset,  Rolla). 

La  même  impression  d'insistance  et  d'accumulation  peut 
être  produite  par  les  rimes  léonines  : 

Le  peuple  est  mutiné,  nos  amis  assemblés, 
Le  tyran  eilVayé,  ses  confidents  troublés 

(Corneille). 

Et  quoi  que  nous  dis/ons,  et  quoi  que  nous  songions, 
Les  euménides  so/it  dans  les  religio/is 

(Hugo,  Fraternité). 

Les  exemples  suivants  sont  un  peu  plus  compliqués.  Ce  ne 
sont  plus  toutes  les  rimes  qui  se  rappellent,  mais  seulement 
la  majorité  des  rimes;  mais  la  note  de  leurs  voyelles  se  réper- 
cute à  l'intérieur  des  vers  dans  toute  la  tirade; 

Sur  quels  pieds  tombez-vous,  parfums  de  Madeleine  ? 

Où  donc  vibre  dans  l'air  une  voix  plus  qu'humaine  ? 

Qui  de  nous,  qui  de  nous  va  devenir  un  Dieu  ? 

La  Terre  est  aussi  vieille,  aussi  dégénérée, 

Elle  branle  une  tète  aussi  désespérée 

Que  lorsque  Jean  parut  sur  le  sable  des  mers, 

Et  que  la  moribonde,  à  sa  parole  samte 

Tressaillant   tout  à  coup  comme  une  femme  enceinte. 


EXPRESSION    DK  l'iNSISTANCK  SI i 

Sentil  bondir  en  elle  un  nouvel  univers. 
Les  jours  sont  revenus  de  Claude  et  de  Tibère  ; 
Toul  ici,  comme  alors,  est  mort  avec  le  temps, 
l^t  Saturne  esl  au  bout  du  sanj^'  de  ses  enfants: 
Mais  l'espérance  humanie  esl  lasse  d'être  nuM'e, 
l']l  le  se//i  toul  meurtri  d"a\oir  tanl  allaité, 
b^lle  IVtfl  son  repos  de  sa  stérilité 

(Mlsset,  liolla). 

L'idée  d'accumulation  appelle  naturellement  l'idée  d'insis- 
tance ;  on  insiste  sur  une  idée  en  la  répétant  sous  des  formes 
différentes,  mais  analogues,  en  accumulant  les  faits  identiques, 
les  arguments  parallèles.  Nous  avons  déjà  vu  que  l'insistance 
se  peint  en  accumulant  les  répétitions  et  les  rappels  des  mêmes 
sons  à  l'intérieur  des  vers  ;  mais  la  rime  est  la  place  où  les 
sons  sont  le  plus  en  relief  ;  c'est  donc  la  meilleure  place  pour 
les  mettre  en  lumière.  Le  moyen  le  plus  élémentaire  d'insister 
par  la  rime  est  d'y  répéter  le  même  mot  : 

On  les  fera  passer  pour  cornes, 

Dit  l'animal  craintif,  etcornes  de  licornes 

(La  Fontaine). 

Un  moyen  plus  compliqué  mais  plus  artistique  d'insister  est 
de  mettre  à  la  rime  des  rappels  de  sons  et  de  les  répercuter 
dans  l'intérieur  des  vers  : 

Trois  ans,  — les  trois  plus  beaux  de  la  belle  jeunesse.  — 

Trois  ans  de  volupté,  de  délire  et  d'ivresse, 

AUa/ent  s'évanouir  comme  un  songe  lé^er. 

Comme  le  chant   lointa//?  d'un  oiseau  passager. 

Et  celte  triste  nuit,   — -  nuit  de  mort,  —  la  dernière, — 

Celle  où  l'agonisant  l'ait  encor  sa  prière, 

Quand  sa  lèvre  esl  muette,  —  où,  pour  le  condamné. 

Tout  est  si  près  de  Dieu,  que  tout   est  pardonné,  — 

Il  venaf't  la  passer  chez  une  fille  infâme 

(Musset,   Rolla). 


372  LA    RIME 

Quand  le  développement  a  une  certaine  étendue,  il  peut  y 
avoir  plusieurs  séries  de  rimes  qui  assonent  entre  elles  ou  se 
rappellent.  Tel  le  passage  suivant  du  discours  de  Thémistocle 
où  il  n'y  a  guère  que  des  rimes  en  é  [è)  et  en  /,  ce  qui  est  un 
moyen  d'accumuler  les  arguments  et  de  les  rendre  plus  frap- 
pants, de  les  marquer  chacun  davantage.  Il  faut  noter  en  outre 
que  dans  ce  cas  particulier  les  voyelles  des  rimes  sont  des 
voyelles  claires,  c'est-à-dire  incisives  : 

Eurybiade,  à  qu/Pall;is  conlYe  Alhèiio, 

Noble  Adymanthe,  lils  d'Oci/re,  capittv/iie 

DeCornithe,  et  vous  tous,  pr//ices  el  chefs,  saches 

Que  les  dieux  sont  sur  nous  à  cette  heure  penchés'  ; 

Tandis  que  ce  conse/1  hés/te.  attend,  varie. 

Je  vois  pomdre  une  larme  aux  yeux  de  la  patr/e  : 

La  Grèce  en  deuil  chancelle  et  cherche  un  po/'/>t  d'appu/'. 

Rois,  je  sens  que  tout  ment,  denij-j/n  trompe  aujourd  hu/. 

Le  jour  est  louche,  Tarr  est  fuyant,  l'onde  est  lâche  ; 

Le  sort  est  une  main  qui  nous  t/e/jt,  puis  nous  lâche  : 

J'estj'me  peu  la  vague  instable,  mais  je  d/s 

Qu'un  gouffre  est  mo//Js  mouvant  sous  des  p/eds  plus  hard/.s 

Et  qu'il  faut  traiter  l'eau   comme  on  tra/te  la  vie. 

Avec  force  et  (\edain  ;  et.  n'ayant  d'autre  envie 

Que  la  bataille,  ô  grecs,  je  la  voudrti/'s  tente/'  ! 

Il  est   temps  (|ue  les  cœurs  renoncent  à  douter. 

Et  tout  sera  perdu,  peuple,  si  tu  n'opposes 

La  fermeté  de  l'homme  aux  trahisons  des  choses. 

Nous  sommes  de  fort  près  par  Xémésrs  suiv/'s. 

Tout  penche,  et  c'est  pourquoi  je  vous  dis  mon  iwis. 

Restons  dans  ce  détroit.  Ce  qui  me  déterm/ne. 

C'est  de  sauver  Mégare.  Egnie  et  Sala  m/ne, 

Et  je  trouve  prudent  en  même  temps   que  iVer 

De  protég-er  la  terre  en  défendant  la  mer 

(HiGO,  Le  détroit  de  IKuripe  . 

Nous  n'avons  marqué  parmi  les  toniques  que  les  e  [é,  è,  è") 
et  les  /.  Mais  à  y  regarder  de  plus  près  on  trouve  une  série 
d'éclatantes  a.qui  préparent  et  entourent  la  rime  lâche:  Je  vois 


RAPPELS    DK    RIMES  373 

poindre  une  Lirme.  .  . ,  la  vague  instable,  -  quelques  o  qui 
préparent  la  vime  opposes,  choses:  Et  qu'il  îaut  traiter  l>a«..., 
enfin  des  répétitions  plus  isolées  :  je  sens  que  tout  ment..., 
Le  jour  est  lowche.  .  . ,  prudent  en  même  temps en  défen- 
dant. .  .,  les  deux  premiers  hémistiches  rimant  ensemble: 

Tout  penche,  et  cesl  pourquo/ 

Heslons  dans  ce  détroA .  .  .  . 

Dans  l'exemple  suivant  il  y  a  encore  plus  de  variété  parce 
qu'il  est  plus  long-  et  que  les  idées  y  sont  plus  diverses.  Nousy 
trouvons  des  rimes  en  voyelles  claires  et  d'autre  part  en 
voyelles  sombres  suivant  les  nuances  d'idées  exprimées  ;  c'est 
dans  la  pièce  de  Hugo  intitulée  Quelqu'un  met  le  holà: 

1"  Discours  des  lions  aux  rois  : 

Rois,  rëchevèlemeiil  que  notre  tète  épa/sse 

Secoue  en  sa  colère  est  de  la  même  espèce 

Que  l'avalanche  énorme  et  le  torrent  des  monts. 

Vous,  et  vos  légion. s,  vous,  et  vos  escadrons. 

Quand  nous  y  penserons  et  quand  nous  le  voudrous, 

O  pnnces,  nous  leronsde  cela  des  squelettes. 

Lâches,  vous  frissonnez  devant  des  amulettes  ; 

Mais  nous  les  seuls  puissants,  nous  m^/tres  des  sommets. 

Nous  rugissons  toujours  et  ne  prions  jama/s  ; 

Car  nous  ne  craignons  rien.  Puisqu'on  nous  a  la/l  bètes, 

X'miporle  qui  peut  bien  exister  sur  nos  tètes 

Sans  que  nous  le  sachions  el  que  nous  v  soneions 

V  ous  les  rois,  le  ciel  noir.  p\ein  de  religions, 

Vous  voit,  ma/ns  jo/ntes.  vils,  prosternes  dans   la  poudre  ; 

Mais,  (oui   rempli  qu'il  esl  de  tempête  el  de  foudre, 

De  rayous  el  d'écla/rs,  il  ne  sait  pas  si  nous. 

Qui  sommes  les  lio/js,  nous  avous  des  'genoux. 

Il  y  a  dans  ce  morceau  deux  notes  principales,  l'une  claire 
(è,  è),  et  l'autre  sombre  {ou,  on  qui  convient  parfaitement  à 
l'expression  d'un  sourd  grondement.  Il  faut  y  ajouter  quelques 


374  LA    RIME 

répétitions  d'éclatantes  :  Que  l'avalanche  énorme  et  le  torrent... 
—  Vous  les  rois,  le  ciel  noir.  .  . ,  Vous  \oif .  ...  —  enlin  des 
premiers  hémistiches  rimant  ou  assonant  ensemble: 

Vous,  et  vos  légions.  .  . 
Quand  nous  y  penserons.  .  . 
0  princes,  nous  ferons.  .  .  — 
Car  nous  ne  craignons  rien.  .  . 
N'importe  qui  peut  bien.  .  . 

2"  Discours  de  Dieu  aux  lions  : 

Vous  êtes  les  lions,  moi  je  suis  Dieu.  Crinières, 
Ne  vous  hérissez  pas,  je  vous  tiens  prisonnières. 
Toutes  vos  griffes  sont  devant  mon  doigt  levé. 
Ce  qu'esl  sous  une  meule  un  grain  de  sénevé  ; 
Je  tolère  les  rois  comme  je  vous  tolère  ; 
La  grande  patience  et  la  grande  colère, 
C'est  moi.  J'ai  mesdesseûis.  Brutes  et  rois,  tyrans, 
Tremblée,  eux  les  mangeurs  et  vous  les  dévorants. 
Sachez  que  suis  là.  J'aba/'sse  et  j'humilie  ; 
Je  tiens,  je  tords,  je  courbe,  et  je  lie  et  délie 
La  vague  adriatique  et  le  vent  syrien  ; 
Je  suis  celui  qui  prouve  à  tons  qu'ils  ne  sont  rien  ; 
Je  suis  toute  l'aurore  et  je  suis  toute  l'ombre  ; 
Je  suis  celui  qui  sème  au  hasard  et^sans  nombre, 
Et  qui,  lorsqu'il  lui  plaît,  donne  des  millions 
D'astres  aulirmament  et  de  poux  aux  lions. 

Nous  avons  là  successivement  toutes  les  notes  :  claire (^e,  è), 
éclatante  (a,  an),  aiguë  (/),  sombre  (ow,  on),  cette  dernière  étant 
réservée  comme  il  convient  à  la  menace  finale  sous  forme  d'un 
sourd  grondement.  Nous  n'avons  marqué  dans  le  texte,  pour 
n'en  pas  compliquer  l'aspect,  que  deux  notes,  la  claire  et  la 
sombre.  Le  note  éclatante  apparaît  surtout  dans  les  vers: 

La  grande  patience  et  la  grande  colère. 

C'est  moi.  J'ai  mes  desseins.  Brutes  et  ro/s,  tyra/js, 

Treuiblez,  eux  les  mangeurs  et  vous    les  dévorants. 


EXPRESSION    DE    l'IiNSISTANCE  .  375 

Sachez  que  je  suis  \à.  J'abaisse  et  j'humilie  ; 
Je  tiens,  je  tords,  je  courbe,  et  je  lie  et  délie 
La  vague  adrialique  et  le  \'en[  syrien. 

La  note  aiguë  commence  à  : 

J'abaisse  et  j'huniil/e  ; 

Je  tiens,  je  tords,  je  courbe,  et  je  lie  et  déh'e 
La  vague  adriat/que  et  le  vent  syrien, 

et  se  poursuit  presque  jusqu'à  la  fin  par  :  Je  su/s...  quatre 
fois  répété,  et  par  :  Et  qui.  .  .  On  pourrait  relever  enfin  pour 
être  complet  (car  cette  observation  rentre  dans  un  chapitre 
précédent)  les  répétitions  de  consonnes  qui  contribuent  aussi 
à  insister  sur  chaque  idée  :  Je  tiens,  Je  tords,  je  courbe,  etc. 


TROISIEME  PARTIE 


L'HARMONIE 

DU  VERS  FRANÇAIS 


«  Le  caractère  agréable  ou  désa- 
gréable des  sensations  est  réglé  par 
des  lois  scientifiques  qu'il  ne  serait 
pas  impossible  de  déterminer  un 
.jour  ». 

M.   GiYAi,  L'art  au  point  de 
vue  sociologique  . 


Tout  le  monde  parle  de  l'harmonie  des  vers  en  ce  sens  que 
chacun  dit  parfois  :  Ce  vers  est  très  harmonieux,  ou  ce  vers 
n'est  pas  harmonieux.  Demandez  aux  personnes  qui  paraissent 
être  les  plus  compétentes  en  ces  matières  sur  quoi  elles 
fondent  de  pareils  jugements.  Elles  vous  répondront  que 
c'est  affaire  de  sentiment.  Ce  sentiment  est-il  précis?  Non; 
car  il  diffère  dune  personne  à  une  autre  et  chez  la  même 
personne  suivant  les  circonstances  ou  les  dispositions  d'es- 
prit. Un  vers  dit  d'une  certaine  manière  paraîtra  harmonieux 
à  beaucoup  de  gens  qui  le  trouveront  inharmonieux  s'il  est 
dit  autrement.  Prenez  deux  vers  au  hasard  et  demandez  lequel 
des  deux  est  le  plus  harmonieux  ;  vous  verrez  la  plupart  de 
vos  interlocuteurs  fort  embarrassés  et  parmi  ceux  qui  se 
décideront  à  prendre  parti,  à  peu  près  la  moitié  seront  en 
faveur  de  l'un,  et  l'autre  moitié  en  faveur  de  l'autre.  Ce  sen- 
timent est  donc  beaucoup  trop  vague  pour  pouvoir  servir 
de  critérium. 

Les  traités  de  versification  française,  quand  ils  parlent  de 
l'harmonie,  répètent  en  général  le  précepte  de  Boileau  : 

Fuyez  des  mauvais  sons  le  concours  odieux, 

ce  qui  veut  dire,  en  interprétant  ce  vers  de  la  façon  la  plus 
favorable  :  faites  des  vers  harmonieux.  Mais  en  quoi  cela 
consiste-t-il?  Boileau  ne  paraît  pas  l'avoir  bien  su  lui-même, 
car  beaucoup  de  ses  vers  sont  totalement  dépourvus  d'har- 
monie ;  tel,  sans  aller  chercher  plus  loin,  le  second  de  ÏArf 
poétique  : 

Pense  de  lart  des  vers  atteindre  la  hauteur. 

Il  faut  pourtant  remarquer  qu'il  y  a  certains  vers,  en  fort 
petit  nombre,  que  l'on  s  accorde  presque  unanimement  à  trou- 
ver merveilleusement  harmonieux  : 


380  l'harmomk  en  général 

de  quel  amour  blessée 

Vous  mourûtes  aux  bords  où  vous  fûtes  laissée 

(Racine). 

Sur  la  plage  sonore  où  la  mer  de  Sorreiile 

Déroule  ses  flots  bleus 

(Lamartine). 

On  craint  quil  nessuyàl  les  larmes  de  sa  mère 

(Racine). 

Un  frais  parfum  sortait  des  touffes  d'asphodèle 

(HuGo\ 

Voici  la  verte  Ecosse  et  la  brune  Italie 

(Musset). 

Booz   ne  savait  point  qu'une  femme  était  là. 

Et  Ruth  ne  savait  point  ce  que  Dieu  voulait  d'elle. 

(Hugo). 

La  généralité  du  sentiment  qui  considère  ces  vers  comme 
particulièrement  harmonieux  doit  reposer  sur  quelque  chose 
de  réel.  En  les  examinant  de  près  on  doit  pouvoir  trouver  en 
eux  en  quelque  sorte  le  substratum  de  ce  sentiment.  Ce  nest 
évidemment  pas  l'idée  qu'ils  expriment  ;  il  n  y  a  guère  que  le 
troisième  que  l'on  pourrait  déclarer  beau  à  cet  égard.  Le 
second  et  surtout  le  cinquième,  qui  ne  contient  que  des 
noms  propres  et  leurs  épithètes,  ne  signifient  même  à  peu 
près  rien.  Ce  n'est  pas  non  plus  que  les  poètes  y  aient  évité 
la  répétition  des  mêmes  consonnes  :  le  second  contient  3  5, 
4  r,  et  3  /  ;  le  troisième  3  /,  3  /•,  2  s,  2  m,  2  c  ;  le  quatrième 
4  /",  3  r,  'S  d,  2  t.  Ce  n'est  pas  le  rythme  ;  nous  avons  dans 
ces  vers  les  principaux  types  rythmiques  de  l'alexandrin  clas- 
sique, et  la  preuve  que  ce  n'est  pas  là  ce  qui  rend  un  vers 
harmonieux,  c'est  qu'il  y  a  un  si  grand  nombre  de  vers  ryth- 
més  de    la    même    manière    qui    n'exercent    pas   le    moindre 


URPROnrcTION    DHS    MÈMIvS    VO  YKI.LKS  381 

charme  sur  notre  oreille.  Quel  est  doue  le  seul  élément  com- 
nmn  à  ces  dillerents  vers  ?  la  musique  ;  une  musique  vag-ue 
et  rudimentaire,  mais  pourtant  délicieuse.  Elle  est  produite 
évidemment  par  les  voyelles,  sons  qui,  nous  l'avons  déjà  vu, 
peuvent  dans  une  certaine  mesure  être  considérés  comme  des 
notes. 

Mais  tous  les  vers  de  douze  syllabes  ont  douze  de  ces  sortes 
de  notes  ;  comment  se  fait-il  qu'ils  ne  soient  pas  tous  égale- 
ment harmonieux?  La  réponse  est  évidente  :  c'est  que  c"  ne 
sont  pas  les  mêmes  notes  et  qu'elles  ne  sont  pas  disposées  de 
la  même  manière.  Pour  prendre  une  comparaison  dans  un 
art  diirérent  de  la  poésie,  la  musique  proprement  dite,  choi- 
sissez dans  un  beau  morceau  une  suite  de  douze  notes, 
brouillez-les  et  mettez-les  dans  un  ordre  quelconque,  vous 
obtiendrez  la  plupart  du  temps  quelque  chose  de  tout  à  fait 
incohérent. 

11  faut  que  ces  voyelles  se  suivent  dans  un  certain  ordre  : 
voilà  tout  le  secret  de  l'harmonie  du  vers  français.  Mais 
énoncer  ce  jugement,  ce  n'est  pas  dévoiler  le  secret.  Les  vers 
précédemment  cités  ne  présentent  pas  les  mêmes  voyelles 
dans  le  même  ordre.  Les  deux  premiers  ont  cependant  quelque 
chose  de  commun  qu'il  est  bon  d'examiner  de  près.  Ils  .sont 
tous  deux  divisés  par  le  rythme  en  groupe  de  trois  svllabes  ; 
or  dans  le  premier  les  trois  voyelles  du  troisième"  g-roupe 
sont  la  répétition  dans  le  même  ordre  des  trois  voyelles  du 
premier  :  u  u  ii  \  u  u  ii.  Dans  le  second  vers  les  trois  dernières 
voyelles  du  second  hémistiche  reproduisent  à  peu  près  les 
trois  dernières  voyelles  du  premier.  La  dernière  est  nasale, 
mais  elle  a  à  peu  près  le  même  substratum  oral  o  que  celle 
à  laquelle  elle  correspond  :  è  o  ,j  \  é  à  (l\  Gela  suffit-il? 
évidemment  non,  puisque  des  vers  qui  présentent  la  même 
reproduction  exacte  ou  à  peu  près  de  trois  sons  ne  sont  pas 
particulièrement  harmonieux  : 

Là  le, coteau  poursuit  le  coteau  qui  recule 

(L.\martine). 


382  l'harmomr  en  générai. 

D'ailleurs  les  cinq  autres  vers  que  nous  avons  cités  ne  pré- 
sentent pas  le  même  phénomène  ;  et  pour  prendre  de  nouveau 
une  comparaison  k  la  musique,  que  penserait-on  d'un  frag- 
ment de  douze  notes  dans  lequel  l'auteur,  après  avoir  porté 
toute  son  attention  sur  le  choix  et  la  disposition  de  six  notes, 
aurait  laissé  au  hasard  le  soin  de  déterminer  et  d'ordonner  les 
six  autres?  Il  paraît  donc  nécessaire  (jue  les  deux  autres 
groupes  de  trois  voyelles  concourent  pour  une  part  égale  à 
l'harmonie  de  l'ensemble.  Pourtant  ils  ne  se  reproduisent  pas 
de  la  même  manière;  mais  nous  avons  vu  dans  le  second  vers 
que  la  reproduction  n'était  qu'approximative.  Cela  doit  sug- 
gérer l'idée  de  rechercher  si  une  simple  correspondance  de 
sons  de  même  nature  ou  de  même  qualité  ne  produirait  pas 
un  elTet  analogue  à  celui  qui  résulte  de  la  reproduction  pro- 
prement dite.  Les  deux  mesures  que  nous  avons  laissées  de 
côté  dans  le  second  vers  paraissent  confirmer  cette  hypothèse  : 
sur  la  pla-  \  où  la  nier  fournissent  les  voyelles  ii  a  a  \  u  a  â. 
Le  premier  groupe  contient  une  voyelle  palatale  suivie  de 
deux  voyelles  non  palatales  ;  le  second  groupe  contient  une 
voyelle  palatale  précédée  de  deux  voyelles  non  palatales. 
C'est  bien  ce  que  nous  avait  donné  vous  mourû-  \  où  vous  fû-, 
deux  voyelles  non  palatales  suivies  d'une  voyelle  palatale. 
Seulement  dans  le  cas  que  nous  considérons  maintenant  l'ordre 
des  phonèmes  est  renversé  d'un  groupe  à  l'autre.  Dans  les 
deux  groupes  -ge  sonore  \  de  Sorrente  il  n'y  avait  pas  de 
voyelle  palatale,  mais  une  certaine  voyelle  è  suivie  d'une  autre 
voyelle  6  répétée;  c'est  quelque  chose  d'analogue  évidem- 
ment. Il  semble  que  ces  constatations  nous  font  pénétrer  plus 
avant  dans  la  nature  de  ces  groupes  de  3  voyelles,  et  qu'ils 
sont  constitués  en  dernière  analyse  par  un  élément  d'une 
certaine  nature  et  deux  éléments  d'une  certaine  nature  diffé- 
rente. Si  nous  examinons  les  deux  groupes  laissés  de  côté 
dans  le  premier  vers  :  -tes  aux  bords  |  -fes  laissée,  nous  y 
trouvons  bien  encore  une  voyelle  commune  è.  mais  les  deux 
autres  ne  se  correspondent  pas,  elles  s'opposent,  les  unes 
n'étant  point  palatales  tandis  que  les  autres  le  sont  :  è  ô  ô  \ 


CORRESPONDANCKS    VOflAr.lOUES  383 

e  èé.  Dans  les  tleiix  groupes  sur  la  pla  |  où  la  met-  nous  avions 
trouvé  opposition  dans  l'ordre  des  éléments,  ici  nous  trou- 
vons opposition  dans  leur  nature  :  ce  second  phénomène  ne 
doit  pas  plus  nous  surprendre  que  le  premier. 

Voyons  si  les  résultats  obtenus  s'appliquent  aux  autres 
vers  que  nous  avons  cités  : 

Ou  craint  qu'il  n'essuyât  les  larmes  de  sa  mère. 

Les  g-roupes  de  trois  voyelles  se  correspondent  bien  deux  à 
deux,  l'ordre  des  éléments  y  étant  renversé  :  w"  è"  /  |  è  i  a-^ 
é  a  e  \  è  a  è. 

Un  frais  parfum  sortait  des  toutTes  d'asphodèle. 

Ici  il  y  a  une  difficulté  ;  les   deux   derniers  groupes  é  u  è  \ 
a  ô  è  se   correspondent  bien  en  ordre  inverse,   mais  les  deux 
premiers  ne  se  correspondent  pas.    Dans  le  premier  la  voyelle 
palatale   est   entre  les  deux   autres,    dans    le   second   elle  les 
suit. 

\'oici  la  verte  Ecosse  et  la  brune  Italie. 

Difficulté  analogue  :  a  i  a  et  è  é  à  ne  se  correspondent  pas. 

Faut-il  en  conclure  que  nous  nous  sommes  engagé  sur  une 
mauvaise  voie  et  que  les  correspondances  que  nous  avions 
relevées  et  qui  semblaient  expliquer  ce  que  nous  cherchons, 
étaient  dues  à  un  pur  hasard?  Avant  d'abandonner  la  ques- 
tion, il  sera  prudent  de  l'examiner  de  plus  près  et  de  s'assu- 
rer que  nous  n'avons  nég'ligé  aucun  de  ses  éléments. 

Pourquoi,  lorsque  nous  avons  étudié  les  deux  premiers 
vers,  avons-nous  considéré  leurs  voyelles  par  groupes  de  trois, 
plutôt  que  par  groupes  de  quatre  ou  de  deux  ou  de  six? 
parce  que  nous  nous  sommes  laissé  guider  par  le  rythme  qui 
divise  ces  deux  vers  en  quatre  tranches  égales  et  que  nous 
avions  été  frappé  de  la  correspondance  vocalique  de  deux  de 


384  LFIARMONIE    EN    GÉNÉRAL 

ces  traucliés  clans  le  second  vers  :  -(je  sonore  |  de  Sorrenfe. 
Mais  dans  le  premier  vers  nous  avions  quatre  syllabes  de 
suite  se  correspondant  dans  les  deux  hémistiches  :  vous  mou- 
rûtes I  où  vous  fûtes.  Ne  pouvions-nous  pas  dire  qu'il  y  a  dans 
ce  vers  deux  groupes  de  quatre  syllabes  se  reproduisant  et 
deux  groupes  de  deux  syllabes  aux  bords  \  laissée  se  corres- 
pondant par  opposition?  Rien  ne  nous  prouve  en  effet  a 
priori  que  les  voyelles  doivent  se  grouper  pour  l'harmonie 
comme  pour  le  rythme.  Le  second  vers  ne  s'accommode  pas 
de  cette  division  en  i,  2,  4,  2  car  si  sonore  etSorrente  se  cor- 
respondent bien,  sur  la  plage  et  où  la  mer  de  ne  se  corres- 
pondent pas.  Mais  un  groupe  de  quatre  syllabes  équivaut 
évidemment  à  deux  groupes  de  deux  syllabes.  N'est-ce  pas 
par  groupes  de  deux  que  les  voyelles  se  correspondent  ? 

Premier  vers  :  a  u  \  ii  u  \\  û  é  \  ii  c  \\  ô  n  \  è  é. 

Le  deuxième  vers  s'accommode  aussi  de  cette  division,  mais 
les  groupes  qui  se  correspondent  ne  sont  pas  disposés  dans  le 
même  ordre  dans  chaque  hémistiche. 

sur  la  \  mer  de  ||  plac/e  \  où  la  \\  sonore  |  Sorrenle; 

cette  correspondance  n'est  pas  facile  à  saisir. 

On  craint  qu'il  n'essuyât  les  larmes  de  sa  mère  ; 


ceci  va  bien  :  les  deux  divisions  extrêmes  de  chaque  hémis- 
tiche se  correspondent  entre  elles  et  les  deux  divisions  inter- 
médiaires s'opposent  l'une  à  l'autre;  le  rapport  est  facile  à 
saisir. 

Un  frais  parfum  sortait  des  toutfes  d'asphodèle; 


r.ROUPEM  KNTS    VOr.AT.IOlIES 


38r, 


même  observation, 


\'oici  l;i   \erle  lù^osse  et  la  brune   Ilabe 
;j    /    /*     c        é  ()         é      a       ii        i  ,i   i 

Les  quatre  premières  divisions  et  la  sixième  se  reproduisent 
très  bien,  mais  la  cinquième  est  d'un  type  différent. 

I"^l  Rulh  ne  savait  point  ce  que  Dieu  x'onlail  d'elle  : 
é       il  è    il     è        è"     e      è         <>       "    t'        t^ 

même  observation  :  la  cinquième  division  ne  correspond  à 
aucune  des  cinq  autres. 

Résumons  :  la  division  en  groupes  de  trois  dont  s'accom- 
modent bien  les  trois  premiers  vers  ne  convient  pas  au  qua- 
trième, la  division  en  groupes  de  deux  dont  peuvent  s'accom- 
moder les  quatre  premiers  ne  convient  ni  au  cinquième  ni  au 
septième.  Inutile  d'examiner  les  divisions  en  groupes  de 
quatre  ou  en  groupes  de  six,  puisque  ce  sont  des  multiples  de 
la  division  en  groupes  de  deux. 

Nous  savons  qu'au  point  de  vue  du  rythme  les  vers  ne  sont 
pas  tous  divisés  de  la  même  manière  ;  pourquoi,  en  ce  qui 
concerne  l'harmonie,  n'y  aurait-il  qu'un  seul  type?  Le 
deuxième  vers  qui  s'accommode  si  bien  de  la  division  en 
groupes  de  trois  voyelles  tandis  que  la  correspondance  des 
groupes  de  deux  voyelles  y  est  à  peu  près  insaisissable  est 
précisément  divisé  par  le  rythme  en  groupes  de  trois  syllabes. 
Le  quatrième  vers  n'est  pas  divisible  en  groupes  de  trois 
voyelles  tandis  que  la  correspondance  des  groupes  de  deux  y 
est  très  claire  ;  or  le  rythme  divise  précisément  ses  syllabes 
en  4,  2,  2,  4,  c'est-à-dire  en  groupes  de  deux  ou  en  multiples 
de  deux.  Le  cinquième  vers  n'est  divisible  ni  en  groupes  de 
trois  voyelles  ni  en  groupes  de  deux;  mais  comment  est-il 
rythmé?  en  2,  4,  3,  3  : 

Voici  la  verte   Ecosse  et  la  hrune  Italie; 
u  1    H     è       é    ù        é     a      û       i  a  i 


M.  Ghammont.  —  Le  vers  français. 


38(i         ^  l/lIARMOME    EN    GÉISÉRAI. 

or  les  trois  premiers  groupes  de  deux  syllabes  se  corres- 
pondent parfaitement  et  il  en  est  de  même  des  deux  groupes 
de  trois  voyelles  du  second  hémistiche.  Le  même  système  très 
clair  convient  aussi  très  bien  au  sixième  et  au  septième  vers 
qui  sont  rythmés  de  la  même  manière. 

Voilà  le  secret  de  l'harmonie  du  vers  français  :  elle  résulte 
de  la  correspondance  des    voyelles  groupées  par  deux  ou  par 
trois,  les  deux  systèmes  pouvant  se  rencontrer  dans  le  même 
vers.    L'harmonie  étant  l'etfet  produit   sur   l'oreille    par  cer- 
taines correspondances  de  sons  groupés  d'une  certaine  manière, 
n'existe  pas  en   dehors  de  l'oreille    qui  la  perçoit.   S'il   n'y  a 
pas  d'oreille  pour  entendre  ces  sons,   les  grouper  et  les  com- 
parer, l'harmonie  n'existe  pas.  Sans  doute  il  en  reste  le  subs- 
tratum,  elle  subsiste  en   puissance,    mais   elle   n'a  de    réalité 
qu'à   condition  d'avoir  une  réalisation.    Les  deux  principales 
opérations  qu'exécutent  l'oreille  et  l'esprit  pour  arriver  à  per- 
cevoir l'harmonie  sont  le  groupement  des  voyelles  et  la  com- 
paraison des  groupes.  Si  les  groupes  qui  se  correspondent  se 
suivent   immédiatement  ou   sont   disposés  dune  façon  symé- 
trique, une  oreille  délicate  et  un  peu  exercée  perçoit  instan- 
tanément leur  correspondance    et  par   conséquent    est    satis- 
faite :  c'est  dire  que  le  vers  est  harmonieux.  Si  la  correspon- 
dance n  existe  pas,  le  vers  n'a  pas  d'harmonie  ;  si  les  groupes 
qui  se  correspondent  ne  sont  pas  disposés  d'une  façon  symé- 
tri([ue,  l'oreille  aura  grand'peine  à  en  percevoir  les  rapports 
et  le  vers  sera  peu  harmonieux.  Il  résulte  évidemment  de  là 
que  moins  il  y  aura  de  groupes  dans  un  vers  plus  il  sera  facile 
à   l'oreille   de  saisir  leurs  rapports  et  leurs  correspondances, 
et  d'autre  part  que  plus  il  y  aura  de  groupements  possibles, 
plus  il  y  aura  de  chances  pour  que  l'oreille  saisisse  au  moins 
l'un  d'entre  eux.    Mais  qu'est-ce  qui   détermine  les  groupes? 
l'oreille  ;   et  qu'est-ce   qui   la  guide  dans  ce  travail  ?  les  divi- 
sions les   plus   marquées   du  vers,   celles  qui  sont   dues  aux 
césures   ou    coupes,    aux    accents    rythmiques    ou    toniques. 
Donc,  puisque  l'harmonie  est  d'autant  plus  grande  qu'elle  est 
plus  facile   à   saisir,  les  vers  les   plus    harmonieux  sont  ceux 


I.ES    TRIAUKS  'AHl 

dans  lesquels  les  groupements  de  voyelles  coïncident  avec 
les  groupements  de  syllabes  déterminés  par  le  rythme  ;  ce  ne 
sont  que  des  oreilles  très  fines  et  très  perfectionnées  qui 
peuvent  arriver  à  saisir  les  rapports  de  groupemente  dilTé- 
rents. 

La  nature  des  voyelles  nous  est  connue  depuis  la  deuxième 
partie,  et  nous  savons  exactement  quelles  sont  celles  qui  se 
correspondent  et  celles  qui  s'opposent.  Mais,  avant  d'aborder 
l'étude  des  exemples,  il  est  bon  d'insister  un  peu  sur  la  façon 
dont  les  voyelles  se  groupent  au  point  de  vue  de  l'harmonie 
et  sur  la  structure  des  divers  groupements. 

Nous  venons  de  voir  quelles  vont  par  trois,  par  deux,  par 
quatre  multiple  de  deux,  ou  par  six  multiple  de  deux  et  de 
trois.  Nous  appellerons  les  groupes  de  trois  des  triades,  les 
groupes  de  deux  des  dyades,  les  groupes  de  quatre  des  tétrades 
et  les  groupes  de  six  des  he.rades. 

La  triade  a  un  sens,  une  direction  dont  le  point  de  départ 
est  marqué  par  la  place  du  son  qui  est  seul  de  son  espèce. 
Elle  est  progressive  si  ce  son  unique  est  le  premier  des  trois, 
régressive  s'il  est  le  dernier,  embrassée  s'il  est  entre  les  deux 
autres.  Dans  ce  vers  de  Heredia  : 

Tu  revois  ta  jeunesse  et  ta  chèra  villa, 
û    é  a       a     é    è        é    a       è  è    i  a 

la  première  est  progressive,  la  deuxième  est  régressive,  et  les 
deux  autres  embrassées. 

Dans  les  triades  composées  de  trois  voyelles  de  la  même 
classe,  de  trois  voyelles  claires  par  exemple,  si  l'une  d'elles 
est  aiguë  elle  est  le  point  de  départ  de  la  triade  et  vice-versa  ; 
si  elles  sont  toutes  trois  aiguës,  ou  si  aucune  ne  l'est,  le  sens 
de  la  triade  risque  de  n'être  pas  net,  [)ar  absence  de  modula- 
tion, et  aussitôt  l'harmonie  du  vers  court  la  chance  d'être  faible 
ou  nulle.  Pourtant  si  c'est  la  même  voyelle  qui  est  répétée 
trois    fois,   celle   qui  est   tonique  se  distingue  des  autres  par 


388  i.HAR^roME  r:.N  (jknéral 

son  intensité  particulière  ;  il  en  est  de  même  si  la  vovelle 
tonique  est  nasale,  les  autres  ne  l'étant  pas.  Des  observations 
analoo^ues  s'appliquent  aux  triades  composées  de  trois  voyelles 
graves  ;  mais  comme  la  distance  est  beaucoup  moindre  pour 
l'oreille  entre  une  sombre  et  une  éclatante  qu'entre  une  claire 
et  une  aiguë,  il  faut  pour  que  la  triade  soit  constituée,  que 
la  sombre  soit  en  même  temps  la  tonique,  ou  que  les  deux 
atones  soient  sombres  la  tonique  étant  éclatante,  ou  que  la 
tonique  soit  nasale  les  deux  atones  ne  l'étant  pas,  ou  vice- 
versa  : 


Je  suis  veuf,  je  suis  seul,  el  sur  moi  le  soir  tombe 
è       i       è       è       i       é       é      il       u     é     a        a" 


_\ 

(Hugo,  Booz)  ; 


la  dernière  triade  est  suftisamment   déterminée  parce  que   la 
nasale  est  tonique. 

Les  grelots  des  lroupe;iux  palpitaient  vaguement 
t*       è  n        c       un         aie        a      è     o" 


{\u.,  Ihid.; 

la  dernière  triade  est  suffisamment  déterminée  parce  que  la 
nasale  est  tonique. 

S  il  y  a  deux  fois  la  même  voyelle  accompagnée  d'une 
autre  voyelle  de  la  même  espèce,  comme  dans  fu  lui  dis,  -ge 
sonore,  c'est  évidemment  cette  dernière  qui  se  distingue  des 
autres.  Enfin  si  une  voyelle  se  trouve  dans  les  deux  triades 
qui  se  correspondent,  les  autres  voyelles  étant  dilférentes, 
c'est  cette  voyelle  répétée  qui  détermine  la  direction  de  la 
triade,  comme  dans  -tes  aux  bords,  -/os  laissée. 

Deux  triades  se  correspondent  en  ordre  direct  : 


LES    DYADES 

Nous  mourûtes  aux  bords  où  \-ous  fûtes  laissée 
u  u    (■/  é       ô        6  u       u      ;■/   ê     è     é 


389 


ou  en  ordre  inverse 


Sur  le  marijre  votit".  .  . 
a     e      a       e     o       i 


en  se  reproduisunt,  comme  dans  l'exemple  précédent,  ou  en 
s'opposanl,  la  voyelle  unique  étant  claire  dans  lune  et  grave 
dans  l'autre,  les  deux  voyelles  de  même  nature  étant  graves 
dans  l'une  et  claires  dans  l'autre  : 

Ce  nest  plus  votre  fils,  c'est  le  maître  du  monde, 
è       c  ii       ô     c  I  c     c       è     c     û      a" 


enfin  en  se  reproduisant  pour  1  un  des  éléments  et  s  opposant 
pour  l'autre  : 


-tes  aux  bords  -les  laissée 

è      6       n  é      è     é 


Les  triades  se  correspondent  deux  à  deux  comme  les  rimes 
plates,  de  deux  en  deux  comme  les  rimes  croisées,  en  chiasme 
comme  les  rimes  embrassées. 

Des  observations  analogues  s'appliquent  aux  dyades.  Elles 
sont  dites  égales  quand  leurs  deux  voyelles  appartiennent  à 
la  même  catégorie  : 

l'^t  Ruth  ne  savait  point.  .  . 
è        ii  i'      H      r        e" 


390  l'harmonie  en  général 

et  inégales  dans  le  cas  contraire  : 


Voici  la  verte  l'xosse.  .  . 
a.    i    a.     è       é   o 


Les  dyades  inégales  sont  beaucoup  plus  harmonieuses  que 
les  égales,  parce  qu'elles  possèdent  une  modulation  qui  fait 
défaut  aux  autres. 


Li;s  vi;rs  kn  triades  ' 

L'harmonie  de  ces  vers  est  d'autant  plus  facile  à  saisir, 
c'est-à-dire  d'autant  plus  grande  : 

I"  Que  leurs  triades  se  correspondent  en  ordre  direct  ; 

2''  Qu'elles  se  correspondent  deux  à  deux  ; 

3°  Qu'elles  se  reproduisent  au  lieu  de  s'opposer  : 

4°  Que  l'harmonie  est  décomposable  en  un  plus  grand 
nombre  de  systèmes. 

La  correspondance  des  triades  est  tout  à  fait  comparable 
à  celle  des  rimes  et  produit  sur  l'oreille  un  etîet  analogue.  Il 
en  résulte  que,  de  même  que  les  rimes  plates  n'ont  nullement 
besoin  d  être  riches,  de  même  la  ressemblance  des  triades 
doit  être  d'autant  plus  grande  et  leur  correspondance  d'au- 
tant plus  facile  à  saisir  que  celles  qui  se  correspondent  sont 
plus  éloignées  l'une  de  l'autre  : 

1°  Les  triades  se  correspondent  deux  à  deux,  comme  les 
rimes  plates.  11  peut  y  a^oir  quadruple  répétition  de  la  même  : 

La  Floride  apparut  sous  un  ciel  enchanté 
a       n  i      n     a  û       II       é"    è    o"      o"  é 

(Heredia,  Jouvence' . 


1.  Nous  devons  prévenir  le  lecleur  qu'un  simple  examen,  môme  atten- 
tif, de  ce  qui  suit,  ne  sufïïra  pas  pour  le  mettre  en  état  d'apprécier  par 
lui-même  l'harmonie  dun  vers.  Il  sera  nécessaire  qu'après  s'être  bien 
pénétré  des  définitions  préliminaires  il  s'exerce  sur  mille  ou  deux  mille 
vers  de  suite.  Quand  il  aura  étudié  ainsi  mille  vers  la  plume  à  la  main, 
puis  mille  vers  par  son  oreille  seule,  l'éducation  de  celte  dernière  sera 
suffisante  pour  qu'il  saisisse  du  premier  coup  le  degré  d'harmonie  d'un 
vers. 


392  VERS    E>"    TRIADES 

OU  en  hexades  ; 


ou  enfin  en  dyades  : 

a       ô     i       a     a     il       u     é"     c     o"     o"     e 

Mais  moi,  je  ne  verrai 

Ni  l'oiseaii  revenir  ni  la  leuille  renaître 
i     a     6       é    é  i     i    a     è       é  é     è 


(Hugo,  Burgraves). 
ou  en  hexades  ; 


ou  enfin  en  dyades  : 

i     a     ô     è     è     i      I      a      è     è     ê     è 

^  L-  '  lu        ' 

Les  deux  exemples  suivants  présentent  les  mêmes  systèmes 
de  correspondances.  Pour  abréger  nous  nous  contenterons  de 
transcrire  les  voyelles  sans  répéter  les  combinaisons  d'acco- 
lades et  de  traits,  et  dorénavant  nous  n'indiquerons  plus  en 
général  qu'un  système  de  correspondances. 

C'est  ma  mère,  et  je  veux  ignorer  ses  Cci priées 
è       a       è         é  è      ô      i     ù  é       é     a    i 

(Racine,  Britannicus). 

L'étranger  est  en  l'uile,  et  le  juif  est  soumis 
é     o"  e      è     o"      /        é    è      i     è      u       i 

[lu.,  Athalie). 


TRIADES    SE    rORRESPONDANT    DEUX    A    DEUX  393 

Mais  ce  phénomène  est  rare  ;  le  plus  souvent  la  seconde 
triade  correspond  à  la  première  et  la  quatrième  à  la  troisième, 
sans  qu'il  y  ait  correspondance  d'un  hémistiche  à  l'autre  : 

Tu  n'es  pas  remonté  comme  l'aigle  à  son  aire 
(ï      ('       ,7      è     u"  é     à     c      è         a    u"     è 


(Musset,  Namouna], 

Et  par  là  le  génie  est  semblable  à  l'amour 
e      a     a   é     é  i     è       o"     a        a    a     a 

(Id.,  Ihid.). 

Un  poète  est  un  monde  enlermé  dans  un  homme 
é"      àè       è     é"     u'i         o"  è     é      o"     è"     à 

(Hugo,  Légende). 

Fatigués  de  porter  leurs  misères  hautaines 
a  i     é     é      à     à       é         i  è  é       6     è 

(Heredia,  Les  coïK/iiéi-anls). 

D'un  côté  le  soleil  et  de  l'autre  la  nuit 
é"       6  é    è    ù  è     é     é       o    è    a       i 

(Hugo,  Le  retour  de  Vempereur). 

Où  jamais  un  soupir  ne  resta  sans  écho 
u    a     c     é"      (/     /      è      c  ;i     d"     é    o 

(Baudelaire,  Leshos). 

Un  matin,  dans  la  plaine  il  rencontre  un  berger 
é"        a   e"     d"      a       è        i     o"    u"        0"       è     c 

(Hugo,  Le  roi  de  Perse). 

Et  leur  source  est  profonde  à  donner  le  vertige 
é       é         a  è       I)     u"      a     à     é     0     è     i 

(Id.,  Eciradniis). 

Vers  sa  chute  à  grands  pas  chaque  jour  s'achemine 
^       ^       "      a      0"         a        a     ê      u       a     é     i 

1^ Racine,  Brilaiinicus). 


394  VERS    E>    TRIADES 

J'ai  voulu  que  des  cœurs  vous  lussiez  liiiterprèle 
é       u  a      é      é        è  u        l'i    é       e"  c     è 

II)..  Bérénice). 

On  ignore  s'il  voit,  on  ne  sait  s'il  entend 
u"^  i    ô    è     i       a       h"    è     é       i     o"    n" 

I  HiGO,  Pelii  roi  rie  Galice). 

Et  reçoivent,  la  nuit,  la  visite  des  aigles 
é     é   a     é       a      i       a    i  i  é     é    è 

(Id.,  Les  rayons  et  les  ombres). 

Chacun  deux  voit  son  crime,  et  le  reste  est  chimère 
a     é"       o         a      u'^      i  é    é     è         é        i     è 

In..   Inferi  . 

Et  la  ronce  se  mit  à  pousser  là-dessus 
è    a     h"  é    è     i     a    u       é     a     è     û 

(Id..  La  Coméle). 

N'ayant  pu  l'éveiller  il  s'était  endormi 
è     0°     «     é    é     é    I    é     è     0°    o     / 

iId..  Petit  Paul  . 

Elle  donne  un  baiser  confiant  et  sans  crainte 


e  e     o  e"     e  e      «"  f  o"   e     o 


n     /  nD     /i        n^i  /j" 


(Id.,  Segrais) 


Une  femme  ne  vit  et  ne  meurt  que  d'amour 
û  é     a       é     é  i     é    é         é        é       au 

(Musset,  Les  marrons  du  feu). 

Labourer  des  champs  d'ombre  arrosés  par  TErèbe 
a     u  é      é         o"  u°  a  ô  é       a      é  è 

(Heredia.  Le  laboureur  . 

Sa  parole  semait  la  puissance  des  charmes 
a    a  à  é   é     è      a       i     o^  é     é        a 

[Iv.,  Jason  et  Médée). 


TFxIADKS    SE    CORRESPONDANT    DEIX    A    DEUX  395 

Il  avait  tout  le  jour  travaillé  dans  son  aire 
i    a  è       u      é      a       une      o"     »"     è 

I  MtGo,  Booz  endornii  . 

Un  serment 

Dure  autant  qu'un   pourpoint,  —  parfois  plus,  souvent  moins 
a         6    o"  (■'"       (/       e"  ,-i     H         il         u     o"      e" 

llu.,  Burij raves ). 

Les  moissons,  pour  mûrir,  ont  besoin  de  rosée 
é        a      II"         u         il   I       II"     c    è"     è     ô  é 

(Musset,  Auit  d'oclobre). 

Dioscures  brillants,  divins  frères  d'Hélène 
/(■>     il  é      i       o"      f     e"      è  è  é  è 

(Heredia,  Pour  le  vaisseau  de  Virgile). 

Mes  amis  à  présent  me  conseillent  d'en  rire 
é    a    i    a       é   o"       é      u"  è     é        o"     i 

(Musset,  Namouna). 

Les  grands  sphinx  qui  jamais  n'ont  baissé  la  paupière 
é       o"  e°         i    a     è        «°       è    é  a      6     è 

(Heredia,  Vision  de  Khem). 

Laisse  là  tes  moutons,  viens  conduire  des  hommes 
è  é    a     è        u     u"       e"         u°     /  é     é       ô 

I  La  Fontaine,  X,  10). 

Le  vieillard  souriant  poursuivait  son  chemin 
è     é       a        u  i  6^       u       i   è      u"      é     e" 

(Hugo,  Bu rg raves). 

Et  je  suis  le  moins  las,  moi  qui  suis  le  plus  vieux 
é    é       i     é       e"       a       a       i       i     é      ii        (i 

[ïv.,  Aymerillot). 

Il  commande  au  soleil  d'animer  la  nature 
I      n       o"        ô     ô  è       a    i     é    a     a   ii 

(Racine,  Alhalie). 


396  VERS    EN    TRIADES 

2"  Les  triades  se  correspondent  de  deux  en  deu.r^  comme  les 
rimes  croisées.  Pour  plusieurs  des  exemples  cités  dans  la 
classe  précédente  on  aurait  pu  song-er  à  ce  second  type  de  cor- 
respondance ;  mais  les  correspondances  les  plus  simples  et  les 
plus  immédiates  sont  celles  qui  frappent  le  plus  aisément 
Toreille  et  il  convient  de  ne  citer  dans  cette  seconde  classe 
que  les  vers  qui  visiblement  ne  rentrent  pas  dans  la  précé- 
dente : 

Admirable  portrait  qu'il  n'a  point  achevé 
a       i  a  é      à     è  f     ,i       e"    a    è    é 


(Musset,  Namouna). 

Sons  l'azur  triomphal,  au  soleil  qui  flamboie 
Il       ,'/   ii        i  11"     ;i       II     à  è         i      o"     a 

(Herepia.  Le  Cjjdnus). 

Et  ce  tut  là-dessus  qu'il  se  fit  musulman 
é     é     û    H     é    il         i     c     i      ii   ù      o" 

(MrssET,  y,imouna). 

Chez  ces  peuples  dorés  qu'a  bénis  le  soleil 
é      é       é      é       0  é         H     é  i     è    i)  è 

(In.,  Ihid.j. 

Le  printemps  sur  la  joue  et  le  ciel  dans  le  cœur 
é      e"     o"         (';    a       u     é     è     è       o"      é     é 

(Id.,  f/ne  bonne  fortune). 

J'écoutais  cepeudant  celte  simple  harmonie 
é     II    è      ê    o"    o"      é    é     e"  a      à  i 

(Id.,  Une  soirée  perdue). 

Le  linceul  était  rouge  et  Kanut  frissonna 
é    e"    è     é  è        u       é     a    û       i    ô     a 

(Hugo,  Le  parricide). 


TRlAIii:S    SF.    CORRESPriNDANT    UF.    UEL'X    FN    DEUX  397 

Ne  fais  pas  un  t'urlail  plus  allreux  que  le  mien  I 
è    è      n      é"     n     c        l'i     fi     o  è     0       e" 

(II)..  Les  Bu ly raves). 

Laisse-toi  conseiller  par  le  eiel  radieux 
t"     è    !i      u"  è     é     ;i      è     è      a    i   o 

in..  Les  rai/ons  et  les  itnihresj. 

La  comtesse  à  son  bras  s"a|)puyait  en  silence 
a      »"     è     ;t    u"      H      u         i  è    o"     i  o" 

MissET,  Pi  ni  in  . 

Cependant  son  visage  était  calme  et  serein 
è   o"    o"       »"     /  ;(       é  è      a  é    è    e" 

(Id.,  Ibid.). 

Tout  tremblait,  tout  l'uvait,  d'épouvante  saisi 
u  0°      è         u         i    è        é     u     o"  è    è    i 

(Hlgo,  Ihircf raves). 

Il  s'en  va  dans  Tabîme  et  s'en  va  dans  la  nuit 
/       o"    ft     0"      ai        é       o"    a      o"     a       i 

Id.,  Léqende). 

La  naissance  et  la  mort  sont  deux  coups  de  sonnette 
a      è     o"       é     a      ù        u"       o  u        é     à      è 

(Id.,  IJnd.]. 

C'est  que  l'un  est  la  gritre  et  que  l'autre  est  la  serre 
è         é      é"    è     a     i       é       è       ô  è     a    è 

(Id.,  Eviradnusj. 

Nous  couchons  sur  la  pierre  et  buvons  aux  ruisseaux 
u        u       u"     V     a       è        é     ù     u"      n        i       n 

lu.,  Légende). 

Souviens-toi  que  Cybèle  est  la  mère  commune 
u      e"      a        é      i  è        è     a      è  é     à       û 

(CnÉMER.  Idylles), 


398  VERS    EN    TRtADi:S 

Je  le  sais,  mais  enlin  je  vous  aime,  el  je  crains 
é    é     é         è      o"  e"    é     II       è  é    é       e" 

(Corneille,  Polyeucte). 

Sur  sa  lèvre  entr'ouverte  oubliant  sa  prière 
une         o"       ut-         u     i  0"    a       iè 

(Mlsset,   Xuit  de  mai). 

Les  petits  el  les  grands  sont  égaux  à  leurs  yeux 
é      é  i     é     é        o"  »"    é    o     n       è  ô 

(La  Fontaine,  XIL  21). 

3°  Les  triades  se  correspondent  en  chiasme,  comme  les  rimes 
embrassées,  c'est-à-dire  la  première  à  la  quatrième  et  la 
seconde  à  la  troisième  : 

Tout  m'afflige  et  me  nuit  et  conspire  à  me  nuire 

(^Racine,  Phèdre), 

u        ni        é     è        i     é      h"     /      n     è       i 


11  l'avait  à  son  brick  emportée  en  causant 
i     a    è    a    u^'       i        o"    o   é     o"     ô     o" 

(Mlsset,  Namouna). 

Pour  savoir  si  son  Christ  est  monté  sur  la  croix 
Il      a     H      /fi"  /       è       »"  é     a    a      a 

(lu.,  Jhid.). 

Et  le  mien  a  pour  lui  qu'il  n'est  point  historique 
é    è       e"    a      u        i        i        è        e"       i     à  i 

(1d.,  Ihid.). 

.  .  .on  eût  dit  que  sa  mère 

L'avait  fait  tout  petit  pour  le  faire  avec  soin 

a    è      è       u       é  i       u      é     è      a   è       e"* 

(Id.,  Ihid.). 


rKiAiJi:s  si:  coRrucspoNrjAM    kn  ciiiasmk  399 

Leur  prètn  son  j^rand  sein  aux  mamelles  fécondes 
è  i'  H    u"        o"        c"       ('i        ,7     è    é     é    ii" 

t  Hereiua,  Aphnx/ité '. 

El  le  ciel  l'ait  l'airain  comme  il  l'ail  le  héros 
é    ê      è      è        è     e"      à  i     è      è     é  ù 

HiGo,  Lé(fende). 

Hippolyle  rêvait  anx  caresses  puissantes 
i      à  i  é   è     è      II      a  è     è        i     o" 

Haidelairk,  Femmes  damnées,. 

Cette  tleiir  avait  mis  dix-huit  ans  à  s'ouvrir 
è    ù      é     a  è        i      i         i      i,"    ;i     n       i 

(Musset,  Porlia]. 

N'avait  fait  resplendir  les  soleils  éclatants 
ci   è       è      è      0"   lé     à   è     é    a  o" 

( H EREDiA,  Aphrodite) . 

Baiserait  sur  son  front  la  beauté  de  son  cœur 
è    è  è      û     u^       u'^     a      V     é    é     u"      é 

(Mlsset,  Xamoiina). 

La  raison  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure 
a    è    «"     (/       ('/      ù       è      u     u       a       è     é 

(La  Fontaine,  L  10  . 

Que  de  soins  m'eût  coûtés  cette  tète  charmante 
é     é      e"  iï        u  é      è   è     è  é      a       o" 

(Racine,  Phèdre). 

Et  nul  n'a  disputé.  .  . 

Leur  inerte  poussière  à  l'oubli  du  cercueil 
é      I  è    é       u       è     a      u     i    ii     è      é 

IIereuia,  .Sur  le  livre  des  amours\ 


II 


LES   VERS   EN   DYADES 


En  principe  les  vers  en  dyades  sont  moins  harmonieux  que 
les  vers  en  triades,  parce  que  le  nombre  des  divisions  étant 
plus  grand,  l'attention  risque  davantage  de  se  disperser  et 
de  s'égarer.  G  est  dire  que  les  vers  en  dyades  sont  d'autant 
plus  harmonieux  (|ue  leurs  éléments  se  correspondent  dans  un 
ordre  plus  simple  et  plus  régulier.  Voici,  par  ordre  d'harmonie 
décroissante,  les  ditïérents  types  que  nous  rencontrons;  nous 
désig-nons  les  six  dyades  par  les  nombres  1,2,  3,  4,  5,  6, 

Il  peut  y  avoir  sextuple  reproduction  de  la  même  dyade  : 

Nos  nuits,  nos  belles  nuits  !  nos    belles  insomnies  ! 
6  I        6       è   é         i  ('»         è    é     e°  à      i 


[Mi'ssET,  Don  Paez) 


ou  en  tétrades 


ou  en  triades 


o     e     e  e"     o     I 


ou  en  hexades 


Avait  dans  ses  g-rands  yeux  quelque  mélancolie 
a       è     0"      e       o"  6  è       è       é  6^  à  i 

(Id.,  Une  bonne  foiiune] 


CORRESPO^JDANCE    DES    DYADES  iOl 

Il  devenait  tout  miel,  tout  sucre  el  tout  caresse 
/    è   è    è        u         è         u      u  é        u       a  è 

(Id.,  iWa/nouiiai. 

Un  vieux  pirate  ^rec  l'avait  trouvé  gentille 
è"         o      i  a  é      è       a  è  u  é      o"  i 

(Id.,  Ibid.); 

mais  c'est  un  cas  assez  rare;  voici  les  autres  types  : 
1-2-3,  4-0-6  : 

La  langue  de  ton  peuple,  ô  Grèce,  peut  mourir 
a    o"       é     è     u°     é  6       è     é     ô  u  i 


(Id.,  Les  vœux  stériles i. 

\'ètu  de  probité  candide  el  de  lin  blanc 
è  u     ù      ù  i  é     o"  i       é     é     e"     o° 

(Hugo,  Booz). 

Lorsque  la  fosse  attend   il  faut  qu'on  y  descende 

0  é         a  ô         a   o"         /  ù         u"  /         é  o" 

(Mlsset,  Porlia). 

Penchant  ton  front  qu'argenté  une  précoce  neige 
o"      o"      u"      u"         a    0^^      û    é      é  ô  é    è 

(Heredia,    L'exilée). 

Il  n'en  faut  point  douter,  vous  vous  plaindrez  toujours 

1  o"       6         e"       u    é  u         u        e"      é        au 

Racine,  Brilannicus). 

1-2,  3-4,  r)-6  : 

Par  quel    serment  d'enfer   êtes-vous   donc  lié  ? 
a         è      è       0"         0^  è     è     é      u        u"     i  é 


(Musset,  Don  Paezj. 
M.   Gi«AMMci:>T.  —  Le  vers  français.  '2n 


402  VERS    EN    DYAIJRS 

Si  ce  ii'esl  |)as  un  fou,  ce  serait  donc  un  dieu 
/    é       è        a     c"       Il      è    ê     c       u"  c"     u 

(HiGo,  La  \'érilé) . 

Il  lui  donna  lui-même  un  sac  plein  de  pistoles 
;       /      à     ;i       i     c         é"     ,t        t;"       é     i    à 

(Mlsset,  Xamovna). 

Les  tièdes  voluptés  des  nuits  mélancoliques 
é       è    è       ù  ii     é      é         i         é  o"    ô  i 

(Id,,  Lucie). 

Mortelle,  subissez  le  sort  d'une  mortelle 
ô    è   é     a    i   é      é    à         û    é      à    è 

(Racine,  Phèdre). 

Les  larmes  du  matin  qui  pleuvent  goutte  à  goutte 
é     a       è      ù     R  e"       /     è      è  n       a       u 

I  Heridia,  P/in). 

Caria  lumière  est  femme  el  se  refuse  aux  vieux 
a    a    ii      è       è     a  é    è     è  ii       ù  0 

(Hugo,  Eviradnus). 

1-2,  .3-6,  4-0  : 

Entre  le   pauvre  et    vous,    vous    prendrez  Dieu    pour  juge 
o"     é  è     (')  é        a  u         o"       é         ô         u      ii 


iHacine,  Athalie). 

L'archange  à  son  sommet  vient  aiguiser  son  glaive 
a      o"       a     u"    à        c       e"      è     i    é     u"       è 

(Hugo,   Les  monlaç/ncs). 

Mais  un  précoce  automne  avait    passé  sur  elle 
è     é"       é   ()        û    ù  a     è       a    é     ii    è 

(Musset,  Don  I^aet  . 


COKURSPONDANCE    DES    DV.ADES  i03 

Les  Faunes  indolents  couchés  dans  les  roseaux 
e        (1     é   e"   ô  o"  u     é       o"     e     ô     (j 

(Id.,  RoUa). 

Fil  au  ruisseau  céleste  un  lit  de  dianianl. 
i     ù        I      u       é    è      é"    i      è    i      a  o" 

i  II).,  (ne  banne  f()rlune\ 

Qui  tous  auroienl  bri.nué  riioiuieur  de  ra\ilir 
'       Il      II     è  i     é       ù      ù        é    a  i  i 

^Racine,  Brilannicus). 

Four  que  l'agneau    la  broute  il  faut  que  Therbe  pousse 
U         i-    u        n       ;i         U      i      ù  é       è     è       u 

(Hlgo,  Arvhiluque). 

i.  2-3,  o-li   : 

Je  sais  que    tout  tlépiait  aux  yeux  d'une  captive 
è     é         ù        u       è     c       n       ô  il  è     a     i 


(Racine,  Iphigénie). 

Étineeler  lazur  des  mers  Adriatiques 
é  e"    é  é      au       è        è     a     i  h  i 

(Heredia,  La  doçjaresse  . 

Fit  son  bûcher  suprême  et  son  premier  autel 
i      u"     û      è      û     è         e     n°       è      é     ù    è 

(Id.,  Sur  iOlhrys). 

La  peine  d'acquérir,  le  soin  de  conserver 
a      è   é      a       é  i       è     e"      é     u"   è     é 

(La  Fontaine,  X,  5). 

Tu  dresses  des  autels  aux  Monts  hospitaliers 
û      è     é       é     ù     è     ô  u"       à    i  a    é 

(Heredia,  L  exilée). 


iOi  VERS    EN    DYAUES 

1-4,  2-0,  3-6  : 

Cet  homme  au  front  serein  ^•ient  de  la  i)art  de  Dieu 

è      à  û        »"  è    e"      e"       é  a     a        è      u 


IIiGii,  Les  lions 

Le  sabre  est  un  vaillant,  la  bombe  une  traîtresse 
é     a         è      ë"     a     o"     a       »"       ù    è     è     è 

Jd.,  Le  cimetière  d'Eylau 

1-3.  2-5.  4-6  : 

Avec  des  sons  de  tlùte  et  des  frissons  de  soie 
a  è     è      zj"       è    ii      é      é        i     u"       è     a 


(  Heredia,  Le  Cydnus. 

Debout  dans  sa  montagne  et  dans  sa  volonté 
è        11     o"       ,7      u"     a  é     (>"     a      ù   u"  é 

Htcfi.  Bur(jraves). 

Ses  pins  sont  les  plus  verts,  sa   neiye  la  plus  blanche 
é       6"°      zj"     é       ii       è         a      è     é  a       ù         o" 

1d..  Les  monlaqnes  . 

Rien  n'appartient  à  rien,  tout   appartient  à  tous 
e"       ,'(      a       e"  a     e"         i;     a      a       e"  a      u 

,^Mlsset.  .\  ainouna). 

Essouillez-vous  à  faire  un  bœuf  d  une  grenouille 
é     u     é         u    a      è      é"  è        ii   ê      eu 

iId.,  Ibid.j. 

1-6.  2-:;.  3-4  : 

Et  que  le  vent,  la  nuit,  tordait  au  flanc  des  monts 
é      ê     é     o'^      a       I        (I     è       ô      o"        é         «" 


Hlgu,  Burgraues) 


œRRLSIMt.NDANCi:    DI>    DVADKS  40?) 

D'Anvers  à  Halisbonne,  et  de  Lubeck  à  Spire 
o"     è      a     H   i     ô  c    c      ù     è     a      i 

(In.,  Ihid.). 

On  est  si  bien  tout  nu,  dans  une  larj^e  chaise 
fj"  ('•       /      c"        u        il       <»"      (';   ù  H     é       è 

(MrssET,  Xnmouna). 

i  (i.  2-:i  i-:;  : 

Ah!  passe  \  ile.  ami,   ne  pèse  pdiiil  mu-  clic 
a  H    t'    i       a    i      c    c  c       c"       ii    c 


(Heri:dia,  Epicjrunime  funéraire). 

L'attente  d'èlre  heureux  devient  une  soullrance 
a    o"  t'     ('  c     (")         è     t'"    il    c     u     o" 

(^Mlsset,  Don  Paez). 

1-3-0,  24-H  : 

C'était  un  bel  enfant  que  cette  jeune  mère 
e  è      é"     è      0^0'^       è    è         è    è      ù  è 


[in..  Une  bonne  forlune\. 

Mais  j'en  veux  dire  un   point  qui  fut  ignoré  d'eux 
è         o"     o         I       c"         t'"         /    il   {     à  é       o 

(Id.,  Ihid.). 

Car  sa  beauté  pour  nous,  c'est  notre  amour  pour  elle 
a     a       o    c       u  II        c         à      a       u       u      è 

(Id.,  Xanwuna). 

Heureux  qui  peut  dormir  sans  peur  et  sans  remords 
é     ('  i     ii       ù      I       o"      c       é     o"      ê     ù 

^IIekedia,  /.e  lit). 


406  VERS    EN    DYADES 

1-6,  2-'k  3-:;  : 

Chansons,  rêves  d'amour,  rires,  propos  denfant 
o"    h"      é     è       a      a       i     é       ô     ô       o"     o" 


(Musset,  Lucie) 
l_2-4,  3-r3-6  : 

J'emlirasse  mon  rival,  mais  c'est  pour  Télouller 
o"     a     è     J7"     /    ;i         è        c  u        é    u    é 


(Racine,  Brilannicus). 

Ne  vaudrait-il  pas  mieux  que  nous  devinssions  frères 
é      6      è    i     a         6  é       »       é     e"     »"      è 

(Hugo,  Mariage  de  Roland). 

Us  vont  jusqu'à  tuer  ce\(ui  n'a  pas  vécu 
i      h"      iï        a    û  é      è      i      a     a     é   û 

(Id.,  Comte  Fèlibien). 

C'est  imiter  quelqu'un  que  de  planter  des  choux 
è       i    i  é       è        é"        è      é      o"    é     é  u 

(Musset,  iWanwuna). 

N'éclaircirez-vous  point  ce  iront  chargé  d'ennuis? 
é     è     i   é        11        e"     é      u"         ci     c      o"      /' 

(Racine,  Iphigénie) 

1-4-5,  2-3-6  : 

Ainsi  notre  espérance  est  bien  souvent  trompée 
e"  i     à       è     e     o"     è       e"         u  o"       u'^     é 


[UiGv,  Burgraves) 


c()hresi'om)A.\(:k  des  dyades 
1-2-6.  3-i-:5  (c'est-H-dire  1-2—6,  3—4-5  : 

Le  cliMinp  qui  les  revul  les  rend  avec  usure 
é         0"  lé      é   û     i'        <)"    H  c     ii  ii 


407 


[Racine,  Alhalie  . 


III 

LES    VEHS    EIS    TÉTRADES    ET    EN    HEXADES 

Les  vers  en  tétrades  et  en  hexades  ne  nous  arrêteront  pas 
long-temps  parce  qu'en  somme  ce  ne  sont  que  des  vers  en 
dyades,  dont  les  éléments  remplissent  certaines  conditions  de 
groupement  et  de  correspondance.  On  pourrait  appeler  vers 
en  tétrades  tous  les  vers  en  dyades  du  type  1-2,  3-4,  5-6, 
puisque  les  dyades  s'y  correspondent  deux  à  deux  et  forment 
des  tétrades  par  cette  correspondance  : 

Les  lièdes  voluptés  des  nuits  inélaucoliques 
é        è    è     à  û     è      ê        i         é  o"  à   i 


(jVkJssEx). 

Mais  nous  avons  appelé  vers  en  triades  et  en  dyades  ceux 
dans  lesquels  les  triades  et  les  dyades  se  correspondent  entre 
elles;  pour  garder  ici  le  même  principe  de  dénomination, 
nous  ne  pourrons  appeler  vers  en  tétrades  que  ceux  dans  les- 
quels les  trois  tétrades  se  correspondent.  Ils  sont  rares  et 
cette  manière  de  les  diviser  n'ofîre  aucun  intérêt  particulier  : 

Nos  nuits,  nos  belles  nuits  I  nos  belles  insomnies! 
ô  i        ô      è     é        i         6      è     é    e"  n       i 


(ID.). 

Il  y  a  même  cet  inconvénient  grave  que  la  deuxième 
tétrade  est  à  cheval  dans  les  vers  du  mode  classique  sur  la 
coupe  de  l'hémistiche,  d'où  discordance  entre  le  rythme  et 
l'harmonie.  En  somme  ce  mode  de  division  ne  convient  bien 
qu'au  vers  romantique  du  type  4,  i,  4  : 


VERS    EN    IIEXADKS  409 

J'ai  vu  le  jour,  j'ai  vu  la  foi,  j'ai  vu  l'honneur 
é      il      V      II  c      il     ;i     ;i        c      ii        <)        c 

(Hugo). 

Où  rien  ne  tremble,  où  rien  ne  pleure,  où  rien  ne  souHre 
"     e"       è       o"  Il      e"     ù       è  ii     e"      è      u 

(I...). 

On  peut  appeler  vers  en  hexades  tous  ceux  dans  lesquels 
les  deux  hémistiches  se  correspondent  soit  par  reproduction, 
soit  par  opposition,  soit  en  ordre  direct,  soit  en  ordre  inverse  : 

Quelque  croix  de  bois  noir  sur  un   tombeau  sans  nom 
t'      i'       H        è      ;t        a       ù     e"     a"     n         o"     h" 

J I      I  I 


(Musset). 

ht  rapporter  son  cœur  aux  yeux  qui  lavaient  pris 
é     a     ô     e     u"       è        6         ô  i     a       è         i 

(Id.). 

Pei<;nant  sur  son  col  blanc  sa  chevelure  brune 
è       n"      a      u"     n       o"      a      è    é  û  è      û 

(Id.). 

Ni  l'oiseau   revenir,  ni  la  feuille  renaître 
i     ii       ô      è     è  i      i  a     è       é    è    è 

(Hugo). 

Cette  fleur  avait  mis  dix-huit  ans  à  s'ouvrir 
è     è     è       a     è      i      i         i     o"    a       u     i 

(Musset). 

(Je  qu'ici-bas  j'écris,  là-haut  Dieu  le  copie 
é       lia      é     i      a     6  ô      é    ô   i 

(HUGOJ. 


^^0  VEHS    EN    TETliADES    EN    EN    HEXADES 

Mais  il  est  rare  que  cette  division  semble  en  quelque  sorte 
s  imposer  et  devoir  être  préférée  à  toute  autre  comme  dans 
le  second  de  ces  deux  vers  de  Musset  {Lucie)  : 

Et  toi,  charme  inconnu  dont  rien  ne  se  détend, 
gui  fis  hésiter  Faust  au  seuil  de  Marguerite 


IV 

LES    VERS    KS    DYADES    ET    TRIADES    COMRINÉES 

Nous  savons  déjà  dans  quels  vers  ce  type  a  sa  place  natu- 
relle ;  c'est  dans  ceux  qui  sont  rythmés  à  2-4,  3-3,  —  4-2,  3-3, 
ou  3-3,  2-t,  —  3-3,  4-2.  Ce  système  est  très  harmonieux, 
plus  harmonieux  (jue  la  plupart  des  systèmes  en  dyades. 
bien  qu'il  ait  un  lég-er  défaut,  à  savoir  que  les  dyades  v 
sont  en  nombre  impair.  Ce  défaut  devient  surtout  sensible 
quand  elles  sont  du  type  éi^al  :  l'oreille  risque  de  s'ég-arer. 
Les  trois  dyades  doivent  se  trouver  dans  le  même  hémistiche. 
Ainsi  le  vers  de  Musset  cité  plus  haut  : 

^'oici  la  verte  Ecosse  el  la  brune  Italie, 

se  divise   de   la  manière  suivante  au   point    de  vue  de  l'har- 
monie : 

''     '       r'<     è       é     à       eu     ù        ?■     fi     i 

II  se  prêterait  également  bien  à  la  suivante  : 


Cette  division  est  même  très  séduisante  sur  le  papier  parce 
que  tous  les  éléments  commencent  par  une  voyelle  éclatante 
pour  finir  par  une  voyelle  claire  et  que  les  deux  triades 
séparent  l'une  de  l'autre  les  trois  dyades  avec  une  régularité 
parfaite.  Néanmoins  ce  système  est  dépourvu  de  toute  exis- 
tence réelle,  parce  que  le  rythme  et  les  séparations  des  mots 
empêcheront  toujours  toute  oreille  de  le  saisir. 


412  VERS    E>    DVADO-TRIADES 

Voici  de  beaux  exemples  de  vers  en  dyado-triades 

Ondoyaient  au  soleil  jjarmi  les  fleurs  des  eaux 
H"       a.  è      ô      à  è       H     i    é        è         é       6 


(xMussET,  Rolla). 

Sont  allés  chez  Pallas  pleurer  leur  impuissance 
u°   a    e        é       a  a       é    é       é     e"       /    o" 

(Racine  Bnlannicus). 

L  omlire  était  nuptiale,  auguste  et  solennelle 
u°  é     è     l'i    i  a         n    u        é    à     a    è 

(HiGo,  Booz). 

Jadis  on  j^uerroyait,  maintenant  on  samuse 
a  i     u"       è       a  è         e°  é  o°      u"    a  ii 

(Id.,  Burgraves). 

Le  blé,  riche  présent  de  la  blonde  Cérès 
é      été       e  o"       ê   a     ii'^     é     é  è 

(La  Fontaine,  IX,  U). 

Jouis,  et  te  souviens  qu  on  ne  vit  qu'une  fois 
u  i      é   é       u    e"  u"      ù     i       ii      c    a 

(Chémer;. 

Jamais  auprès  des  fous  ne  te  mets  à  portée 
a   è     6    è       é       u       é  é     è      a   o    é 

(La  Fontaine,  IX,  8i. 

Vit  dans  ses  larges  veux  étoiles  de  points  d'or, 
t      o"       é    a     é      (i       é  a  é      ë         e"         n 

(Heredia). 

Et  vous  avez   soufflé  sur  le   souflle  de  Dieu 
é       u    a  é         u     é     ù     è         u    c    è        o 

(Musset,  La  coupe  el  les  lèvres j. 


DVAUO-TIUAUKS  413 

Quand  il    voyait    passer  (juelqne  pauvre  glaneuse 
0"     /       a  è         f?    é  c      c     II       c     h    ô 

(Hl'go,  Booz). 

Va  que  ta  main  peuplait  des  oublis  de  ton  cieur 
é       c   a      e"        é       è       é       u    i     é      h"         é 

,  Musset,   \ainouna) . 

La  rive  est  aux  deux  bords  de  guerrières  jonchée 
a  i       è       ('»        u        ù  è       è     è     è    u"      é 

(Heredia,  Le  Thermodon). 

Je  les  appelle  gueux  et  voleurs,  c'est  leur  nom 
è  é      a     è   è         6      é     <)  é  è       é        u" 

(Hugo,  Paroles  de  géant). 

La  Bélisa  passait  sur  sa  mule  au    galop 
a      é  i  a    a    è       ii     a       ii       6      a  ô 

(Musset,  Don  Paez). 

Ceux   dans  lesquels  les  dyades  sont  égales  sont  sensiblement 
moins  harmonieux: 

Qui  nous  vint  d'Italie,  et  qui  lui  vint  des  cieux 
/       (7      e"        ;  a  i        é       i     i    e"       é        o 

I  ^1^ 


■  I  I I 

(Id.,  Lucie) 

Mais  la  pauvre  Espagnole  au  cœur  était  blessée 
è      a     6  è     a     ô       ô      c       é   è       è       é 

(  Id.,  Xamouna). 

Plus  belle  qu'Artémis  aux  forêts  d'Orlygie 
u       è  è         a     é    i       (>     ô   è         ô     i    i 


(Leconte  de  Lisle). 


Booz    ne   savait  point  ({u'une  femme  était  là, 
ô  ô       è    a     i'     e"         ù       è         a        é   è   a 


41  4  VERS    EN    DYADO-TRIADES 

Et  Ruth  ne  savait  poinl  ce  que  Dieu  voulait  d'elle 
é       a         è  a       è     e"       é      é     ô  u  è        è 

(HiGo,  Bnoz). 

Noter  que  s'il  y  avait  pas  au  lieu  de  point  dans  chacun  de 
ces  deux  vers,  le  sens  n'en  serait  nullement  modifié;  mais 
ils  perdraient  presque  toute  leur  harmonie.  Elle  ne  serait  plus 
réductible  qu'en  dvades  ne  correspondant  pas  aux  séparations 
des  mots. 

Pardonne,  ù  Donalo  !  grâce  avant  que  je  meure 
a      à         6     ô     a  ù         a     a    o"  è   é  è 

(Id.,  Burg raves). 

Nous  sommes  à  peu  près  de  stature  pareille 
u    ù         è    a     ô       è       é     a  ù  è    a  è 

(Musset). 

Gomme  un  soldat  blessé  que  renverse  une  balle 
ô       é"  à    a         è   é         é   o"    è        ù   é   a 

(iD.). 

Tu  n'es  que  le  mangeur  de  l'abjecte  matière 
u     è         é  é       o"  é         é    a    è     è     a     è 

(Hlgo^  Légende). 

Devant  mon  empereur  que  ramène  mon  Dieu 
é    0"       u"     o"    é  è  é    a     è  é       u"      d 

(Id.,  Burr/raves). 

Le  Bœuf  héréditaire  armové  sur  la  chappe 
é     é         é  é   I  è       a       a  é     ù    a       a 

'  (Heredia,  L'estoc). 

.le  vous  dirais  qu'Hassan  racheta  Namouna 
eu        i  è  a   0"     a      è  a     a        u  a 

(  Musset  j. 


Li:    RYTII^IE    CONSONANTIQLIÎ 

Dans  les  dillerents  types  de  vers  que  nous  avons  passés  en 
revue  jus([u"à  présent.' le  rythme,  et  c'est  de  beaucoup  le  cas 
le  plus  fréquent,  est  marqué  à  l'intérieur  des  hémistiches  par 
une  syllabe  intense.  Mais  nous  savons  (^cf.  p.  94  et  suiv.)  qu'il  v 
a  des  hémistiches  à  l'intérieur  desquels  le  rythme  est  marqué 
par  le  prolongement  et  l'augmentation  d'intensité  d'un  élément 
consonantique,  et  que  la  syllabe  qui  contient  cet  élément  est 
d'ordinaire  légèrement  plus  intense  que  les  syllabes  avoisi 
nantes.  Il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  les  vers  qui  con- 
tiennent de  tels  hémistiches  soient  moins  harmonieux  que 
les  autres  : 


Pourquoi  ce  rhoix  ?   Pourquoi  cel  a/Ze/idrisseinent  ? 

Il 

(Hugo). 


u         a     e        a  u         a     e    h     o"     ;     e     o" 


Dans  le  /•«issellement  formidable  des  ponts 
o"      è      i    è   é     0°     o      i  a    è     é        u" 


(ID.). 


Ninon,  vous  êtes  fine,  et  votre  in.souciance 
/    »"        u     è    é    i         é      ô       e'^    u    i  o" 


fMissET.  A  Sinon). 


Je  ne  so/jgerai  plus  que  rencontre  funeste 
é     é     u"  é    é       ù         ê     o"    h"     è    û    è 


^L.\  Fontaine,  IX,  2). 


il()  RYTHME    CONSONAM'IQUE 

Pour  que  le  compagnon  des  Xaïades  se  plaise 
Il  é    è     »"    a       J7"    é        a  a     é     é       è 


Heredia) 


Mois  si  vous  ne  régnez,  vous  vous  plaignez  toujours 
è       i        u       è    é       é  u         u         è       é       u     n 


(Racine,  Bri(annicus) 


Fâ  les  é</o/'gements  et  les  érentrements 
ë     é    é   ô     ê     0^      é    é     é    o      é     o'^ 


(Hugo) 


Ces  ajrj/jaritions.  ces  é/>/ouissenients 
é    a      a  I  i    u"     é    é      u  i    è     o" 


(1d.,  Varl  délie  grand-père) 


,1e  ry^uestionnerai  les  savants,  ces  apôtres 
è        è   i  à    è    é    é      a  o"         é    a  ô 


I         I 


Jd.,  Beligions  et  religion] 


Et  des  collections  qui  n'amusent  personne 
é      é      o    è   i  h"       i      a     lï  è        è     ù 


II).,  Toule  la  lijre). 

Les  hémistiches  à  rythme  consonantique  oirrent  même  pour 
riiarmonie  une  facilité  de  plus  que  les  autres.  Tandis  que 
dans  les  autres,  pour  que  l'harmonie  coïncide  avec  le  rythme, 


COUPR    ('ONSONANTIOUE  il7 

il  faut  que  les  éléiueuts  hniinoiiic^ues  se  terminent  avec  la 
syllabe  intense  qui  clôt  les  éléments  rythmiques,  dans  ceux-ci 
l'élément  harmonique  peut  se  terminer  avec  la  syllabe  légè- 
rement intense  qui  commence  par  la  consonne  prolongée, 
comme  dans  les  exemples  précédents,  ou  bien  s'arrêter  à  la 
consonne  dont  le  prolongement  constitue  une  coupe,  comme 
on  l'a  vu  plus  haut,  p.  95.  Voici  des  exemples  de  ce  deuxième 
cas  : 

Ma  lectrice  rou[;it,  et  je  hi  scandalise 
;i     è     i  é       u    i      é     è    h      o"    a  i 


l.;i   //t'VdIation  est   une   souveraine 
,7      è  ù  il  i  II"    è     ii    è       née 


'Musset,   Namouna) 


(IIuGi),   L'année  terrible). 


\\i  fais  sa  crosse  en  point  d'in/erro^alion 
(■/     è      a      0        o"      e"         e"  è     ô  n  i  n" 

II!  I        — ,—       I        M     I  ',- 


Id.,   LWne). 


Il  est  t/omestiqué  su/j<?rieurement 
/      è       à     è    i     é     il    é  i  é    è      o" 


^Id.,  Théâtre  en  liberté). 


Va  petit  air  de  doute  et  de  mélancolie 
ê"      è  i      è       ê      u         é      è       é  o"    ù  i 

I  II        I     I  I         ■       ^^  ,^ 


Musset,  A  Ninon). 


M.  Gi'.AMMovr.  —  Le  vers  f'ntnçdis.  27 


VI 

VERS    TMPARFATTE3IENT    HARMOMEUX 

Dans  tous  les  types  de  vers  cités  jusqu'ici  les  divisions  de 
riiarmonie  coïncident  avec  celles  du  rythme.  Ce  sont  les  plus 
harmonieux  de  beaucoup  ;  mais  on  a  noté  au  passage  qu'ils 
ne  le  sont  pas  tous  au  même  degré,  que  ceux  des  dernières 
classes  en  dyades,  par  exemple,  le  sont  moins  que  ceux  des 
premières. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  tous  les  vers  qui  ne 
rentrent  pas  dans  ces  diverses  catégories  sont  totalement 
dépourvus  d'harmonie.  Ils  en  ont  moins  sans  doute,  mais 
nous  pouvons  les  rang-er  encore  dans  dilTérentes  classes  et 
arriver  par  des  dég-radalions  successives  à  ceux  qui  n'ont  pas 
d'harmonie  du  tout. 

Nous  devons  parler  tout  d'abord  des  hémistiches  qui  sont 
rythmés  à  1-5  ou  5-1.  Comme  ils  n'ont  pas  de  point  de 
repère  à  l'intérieur  de  la  mesure  à  5  syllabes,  leur  harmonie 
n'est  pleinement  satisfaisante  que  s'ils  sont  divisibles  de 
deux  manières  ;  dans  ce  cas  en  effet  l'oreille  s'arrête  forcé- 
ment à  l'une  des  deux  : 

Seul  de  ses  nirranchis  lu  m'es   loujours  fidèle 
c       ù     é    ;i    o"       /      (';        c       u       u       i  c 


Racine). 


Aime  pour  sa  jeunesse  et  pour  sa  /oyaulé 
è    è        II      ;)      c      c        é       u      ;i     ;i    ù    é 


(Hlgo,   Biirgraves). 


IIAlîMOMi;    KAlItl.E  419 

I/aube  sur  les  j^rands  monls  se  leva  IVémissanle 
n    é     u      é       o"  «"       é    é  a      é    i     o" 

I I   I l     1 I       -|^     ---.^^ 


Id.,   Le  Jour  des  rois). 


Va  ri"]uxin  vit... 

Fuir  des  étalons  blancs  rouges  du  sang  des  A'ierges 
/        é    é  a   u"        o"        {/     é     ii      o"       é       è 


(Heredia). 

Mais  riiaraionie    des   vers,    tels  que   les    suivants,    qui   ne 
bénéficient  pas  de  cet  avantage,  est  particulièrement  faible  : 


Pâle  comme  Morphée,  el  plus   belle  que  lui 
a  é    o       é      ù       é      é       û       è    é       é     i 


I  I 


'Musset,  Naniouna] 


L'impatient  Néron  cesse  de  se  contraindre 
e"      a   i  o"     eu"     è    é     é    é     u"      e" 


Racine) 


Etre  dans  le  désert,  c'est  vivre  en  un  linceul 
è     é        o"  è     é  é         è         /"        o"    é"    e"    é 

-^—      I        III  II  I    -- 


Hugo,  Uaicfle  du  casque). 


420  VERS    IMPAliFAIIEMEM'    IIARMOMKUX 

l^t  SOUS  mes  pinceaux  naît,  vit,  court  et  prend  Tessor 
é  u        é       e"       o  è        i  u      é         <>"       è     à 


(  IIf.hkdia). 

Il  n'y  a  pas  lieu  crinsister  davantage  sur  les  vers  de  ce  type, 
car  ils  ne  sont  pas  très  fréquents.  Ceux  dans  lescjuels  les 
divisions  du  rythme  sont  nettes,  mais  ne  coïncident  pas  avec 
celles  de  l'harmonie  nous  retiendront  plus  longtemps.  La 
plupart  d'entre  eux  ont  une  certaine  harmonie,  car  il  n'est  pas 
indispensable  que  les  divisions  de  l'harmonie  concordent  avec 
celle  du  rythme.  Mais  il  va  de  soi  que  lorsqu'il  y  a  discor- 
dance entre  ces  deux  séries  de  divisions,  l'oreille  qui  est 
dirigée  par  la  plus  forte,  la  plus  nettement  marquée,  celle  du 
rythme,  risque  fort  de  ne  pas  saisir  l'autre.  Il  n'y  a  qu'une 
oreille  délicate  et  très  exercée  qui  y  réussisse  le  plus  souvent. 

Nous  classerons  les  vers  dans  lesquels  il  y  a  discordance 
entre  les  divisions  du  rythme  et  celles  de  l'harmonie,  par 
ordre  d'harmonie  décroissante. 

\°  Les  plus  harmonieux  sont  ceux  dans  lesquels  le  rythme 
est  du  type  3-3-4-2,  3-3-2-4  ou  2-4-3-3,  4-2-3-3  et  dans  les- 
([uels  l'harmonie  peut  se  diviser  ;i  la  fois  en  dyades  et  en 
triades.  Il  y  a  toujours  enelïetdans  ces  vers  un  hémistiche  où 
le  rythme  et  l'harmonie  concordent.  Loreille  choisit  générale- 
ment le  système  de  division  qui  fait  coïncider  l'harmonie 
avec  le  rythme  dans  le  premier  hémistiche  : 

C'est  ainsi  que  ma  muse,  aux  bords  d'une  ontle  pure 
è       e"  i       è      a      ù  ù       n  ii         u"  è     û 


(La  Fiintaine). 

Pour  les   sept  exemples  suivants  nous  ne  donnerons  plus  de 
schémas  :  le  lecteur  pourra  aisément  les  constituer  : 

Qui!  imite,  s'il  peut,  Germanicus  mon  père 

(Racine,  Brilannicus). 


Il  AKMllMI.     I.NCdMl'l.iriK 


i21 


Aux  j)elils  des  oiseaux,  il  ddiiiie  leur  pâture 

(Hacim;,  Afhniic  . 

Hej;ar(ier  dans  ses  yeux  la/.ur  du  firmanienl 

(Musset,  Cne  honiic  fniiiiiiej. 

11  était  le  faucheur,  la  terre  était  le  pré 

(IIiGii,  Sull;ui  Moiirudj. 

Va  1  Aurore  [)ieuse  y  l'ait  cha(|ue  matin 

(IIeredia). 

Gléopàtre  debout   eu    la  sj)lendeur  du  soir 

(Id.\ 

Mais  comment  se  l'ait-il.  madame,  que  Ion  dise 

I Musset,  yaDioiiiiu  . 

Dans  les  vers  suixants  le  premier  hémistiche  est  rythmé  en 
dyades  ;  nous  ne  donnerons  de  schéma  que  pour  le  premier 
exemple  : 

l^a  lune  était  sereine  et  jouait  sur  les  tlots 
a  û      é  è      i'   i'        é       II  c      ii     é      ô 


(  n UGO,   Orieii Ui les) . 

Combien  de  poux  taut-il  pour  manger  un  lion  ? 

iId.,  Le  pelil  roi  de  Galice). 

],a  nuit   fait  le  hibou  si  le  jour  l'ait  le  cygne 

(Id.,  Légende  . 

Les  lleuxes  xont  aux  mers,  les  oiseaux  x'ont  au  ciel 

(Id.,  Paroles  dans  l'épreure). 

Dieu  seul  peut  nous  voir  tous  quand  sur  terre  il  regarde 

(Id.,  Légende). 


422 


VERS  IMPARFAITKMKNT  HARMONIEUX 


Il  meurl  silencieux,  tel  que  Dieu  la  fait  naitre 

(Musset,  Namouna). 


Il  jette  un  drap  mouillé  sur  son  père  qui  râle 


(Id..  Jhid. 


Et  lombrc  où  ril  le  timbre  argentin  des  lontaines 

(Heredia). 

2^*  Les  vers  sont  rythmés  à  3-3- i-2,  3-3-2-4  ou  4-2-3-3, 
2-4-3-3;  leur  harmonie  n'est  divisible  qu  en  triades  ou  en 
dyades.  (La  possibilité  d'une  division  supplémentaire  en 
dyades  asymétriques  n'augmente  pas  l'harmonie). 

a  —  Ce  système  concorde  avec  le  rythme  du  premier 
hémistiche  : 

Et  le  Persan  superbe  est  aux  pieds  dune  juive 
ê       é     é     (1°    u    è        è         6       é  û   è       i 


(Racine,  Eslher 

Je  ne  prends  point  pour  juge  une  cour  idolâtre 

(Id,,  Bérénice 

Un  cœur  plus  expansil",  une  jambe  mieux  l'aile 

(Musset,  Namouna 


Lun  sculptait  l'idéal  et  l'autre  le  réel 


'Hugo,  Le  lemple 


J'ai  cloué  sur  des  croix  tous  les  petits  enfants 

(Id.,  Inscription 


Cette  faucille  d'or  dans  le  champ  des  étoiles 


Id.,  Booz 


Semble  un  grand  oiseau  d'or  qui  guette  au  loin  sa  proie 

fllEREDIA 


iiAioioMi:   niKFiciiJ:  a   saisih  '(2^ 

Où  rilvbla  plein  de  miel  mire  ses  bleus  sommets 

(Id.). 

3  —  Ce  système  concorde   avec    le   rythme   du    deuxième 
hémistiche  ;  harmonie  très  difïicile  à  saisir  : 

Comme  eux  vous  fûtes  pauvre,  et  comme  eux  orphelin 
n  il        II        û   c       n  (j      <>  <>      <>       c  e" 


(Racine,  Athalie). 

Sa  réponse  est  dictée  et  même  son  silence 

(Id.,  BritHiiniciis). 

Hélène  daif;'na  suivre  un  berger  ravisseur 

(A.  Chénier). 

Le  soleil  était  loin,  la  terre  était  voisine 

(Musset  ). 

Je  crois  qu'une  sottise  est  au  bout  de  ma  plume 

(Id.). 

Et  les  os  des  héros  blanchissent  dans  les  plaines 

(Hugo,  Ai/menllol) 

Et  la  terre  subit  la  sombre  horreur  fies  vents 

(Id.  ,   Temps  pa n iques) . 

Soyez-lui,  toi,  légère,  et  toi.  silencieuse, 

(Hhrediaj. 

3°  Les  vers  ne  sont  rythmés  qu'en  mesures  de  trois  syllabes, 
ou  qu'en  mesures  de  deux  et  quatre  .syllabes,  tandis  que 
l'harmonie  est  une  combinaison  de  triades  et  de  dyades  : 

Ai-je  mis  dans  sa  main  le  timon  de  l'État 
é    è      I        o"     a        e"     ù     i     u"     é     é  n 


Racine,  lirilannicus) 


424  VERS    IMPARFAITEMENT    HAHMOMELX 

El  la  chair  marchandée  au  soleil  se  tordait 

(Musset,  I\'anwiina). 

Le  péril  de  Tenfant  fait  songer  à  la  mère 

(Hlgo,  L'aigle  du  casque). 

Sous  la  pourpre  flottante  et  Tairain  rutilant 

(Heredia). 

Cols  abrupts,  lacs,  forêts  pleines  donibre  et  de  nids  ! 

(Jd.). 

Mais  vous  avois-jc  fait  serment  de  le  trahir? 

i  R  AciNE ,  Bvila  II  meus) . 

Le  sphinx  aux  yeux  perçants  attend  qu'on  lui  réponde 

(Musset). 

La  rutilante  ardeur  de  ses  premiers  éclats 

(Heredia). 

4°  Vers  rythmés  en  mesures  de  deux  et  quatre  syllabes  ; 
vers  rythmés  en  mesures  de  trois  syllabes  ;  vers  rythmés 
moitié  en  mesures  de  trois  et  moitié  en  mesures  de  deux  et  de 
quatre.  L'harmonie  est  divisée  dans  le  système  contraire  : 

a  —  triades  : 

l*]l  la  chaleur  des  jours  et  la  fraîcheur  des  nuits 
é     a       a  é       é         u     é     a     è       è         é         i 


(Racine,  Athalie). 

Kh  bien,  ne  mangeons  plus  de  chose  ayant  eu  vie 

(La  Fontaine,  X,  6), 

Cet  (jeil  s'abaisse  donc  sur  toute  la  nature 

(Lamartine). 

Tu  parcourais  Madrid,  Paris,  Naple  et  Florence 

(Musset). 


HARMOME    TRi-8   FAIBLE  42o 

L'esprit  n'y  voit  pas  clair  avec  les  yeux  du  cduir 

(Id.;. 

Les  soufïles  de  la  nuit  flottaient  sur  Galgala 

(PIlGn,    BOOZ). 

S'éveillent  en  s^ursaut  de  l'éternel  sommeil 

(Heredia). 

3  —  dyades  symétriques  : 

^  os  yeux  seuls  et  les  miens  sont  ouverts  dans  lAulide 
''        f>       è        é     é         e»       /z"       u    è        o"         6    { 


(Racine,  Iphiffénie  . 

El  quel  temps  fui  jamais  si  fertile  en  miracles? 

(Id.,  Athalie). 

Thraséas  au  Sénat,  Corbulon  dans  l'armée 

(Id.,  Brilannicus). 

Sa  petite  médaille  annonçait  un  bon  coin" 

(Musset,  Xamouna). 

La  vestale  songeait  dans  sa  chaise  de  marbre 

HiGo,  Léf/ende). 

InefFable  lever  du  premier  rayon  d'or 

(Id..  Sacre  de  la  femme). 

—  dyado-triades  : 

Ramènent  tous  les  ans  ses  premières  années 
'<     è   è  u      é     o^     é        é      è  è    a      é 


'Racine,  Brilannicus). 
Une  vierge  en  or  fin,d'un  livre  de  lég^ende 

i M us SET j. 


426  VERS    IMI'AKFAITEMEM    HARMOMELX 

Elle  bais^sa  son  voile  et  se  prit  à  pleurer 


(Id.). 


Et,  couchée  au  soleil,  elle  rêvait  dans  l'herbe 

(Hugo,  Vhydre). 

o^  Lharmonie  n  est  divisible  qu'en  dyades  qui  se  corres- 
pondent sans  symétrie;  dans  ce  cas  elle  est  à  peu  près  nulle. 
Pourtant  une  oreille  extrêmement  délicate  et  exercée  peut 
encore  saisir  des  degrés  dans  cette  catégorie  ;  elle  y  distingue 
trois  classes  : 

a  —  le  vers  est  rythmé  en  dyades  :  c'est  le  cas  le  moins 
désagréable  à  l'oreille  : 

Las  de  se  l'aire  aimer  il  veut  se  faire  craindre 
a       è    è    è        è      é  i        n       è    è   c        e" 


Hacine ,  Brilan n  iciis ;, . 


\'ous  le  dirai-je  enfin  ?  Rome  le  juslilie 
u     è     lé         0"  c"         n    é    ù    ù     i  i 


(Id.,  Ihid.] 
Et  !e  Flamine  rouge  avec  son  blanc  cortège 


Hereuia^. 


'même  schéma). 

^  —  le  vers  est  rythmé  en  dyades  et  triades 

La  racine  du  chêne  entrouvre  le  granit 
a    il   i  è     û       è        o"       u   ê    è      a    i 


[Hugo,  Les  raisons  et  les  ombres) 


HARMUMK    PRESQUE    MLLE  427 

Ils  étaient  dans  le  bruil.  ils  sont  clans  le  silence 
i      é  è  0"      è         i     {       11'^      (<n      é    {  o" 


Hlgo,  Zim-Zizinii). 


lît  llairent  dans  la  nuil  une  odeur  de  lion 
é      è    é         o"       a       i    il       i)    c         c    i  u'^ 


(  HliREDIA). 

—  le  vers  est  rythmé  en  triades  : 

Je  crains  Dieu,  cher  Abner,  et  n'ai  point  d'autre  crainte 
c        e"         o         è     a      è    é        é      e"  <>      c        e" 


Racine,  Athalie). 


Qui  ne  livre  son  front  qu'aux  baisers  des  étoiles 
i     é  i     é    u"       »"  û        è    è        è   é  a 


^HuGo,  Les  montagnes). 


D  une  blanche  lueur  la  clairière  est  baignée 
"    è      0°      é    ù    é     a      è    è       è        è      é 


Id.,  Éviradnus) 


VII 

VERS    DÉPOUKVUS    d'hARMONIE 

Ce  sont  ceux  qui  ne  peuvent  être  ramenés  à  aucune  for- 
mule. Aucun  g^roupement  des  voyelles  qui  fournisse  une  cor- 
respondance n'est  possible,  et  l'oreille  reste  désagréablement 
impressionnée  par  cette  série  de  sons  qui  se  succèdent  sans 
ordre  et  sans  lien.  Néanmoins  ici  encore  il  y  a  des  deg-rés;  il 
peut  se  faire  que  le  vers  tout  entier  soit  dépourvu  d'harmonie, 
ou  bien  que  l'un  de  ses  hémistiches  pris  à  part  soit  harmo- 
nieux; dans  ce  dernier  cas  l'oreille  est  moins  fortement  blessée, 
elle  trouve  une  sorte  de  compensation,  de  soulagement.  Mais 
pour  qu'un  hémistiche  pris  à  part  soit  harmonieux,  il  faut  que 
les  divisions  de  son  rythme  et  celles  de  cette  harmonie  coïn- 
cident strictement,  et  si  elle  est  en  triades,  que  ces  triades 
aient  une  modulation  nette  ;  si  elle  est  en  dyades,  que  ces 
dyades  soient  inégales  : 

a  —  L  vin  des  hémistiches  pris  à  part  est  harmonieux  : 

C'est  que  lorsque  Junon  vit  son  beau  sein  d'ivoire 

i      h"      ()       e"         /   a 


(Musset) 

Martial  est  en  vente  au  prix  de  cinq  deniers 
')       i      c    e"       c      é 

(Heredia) 

Quel  que  tu  sois,  issu  d'Ancus  ou  né  d"un  rustre 

o"    l'i       11      é       0"     û 


Salua  d'un  grand  cri  la  chute  du  Soleil 
H         ù    0     û     ô   ('■ 


:id.). 


(Id.). 


iiMuroMi.  ii'iJN  SKI  I.  iii'nrisTicnK  429 

Ils  savent  compter  Iheiire  et  que  leur  terre  est  ronde 

c        i'     c        è        è      u" 

(Musset), 

Sur  le  seuil  de  l^'table  où  \eille  saint  Joseph 
»       è     ê     c"       ù  è 

Hereuia). 

L'errant  troupeau  qui  broute  aux  berces  du  (ialèse 

o       è     è      ii     n   è 

(ID.). 

Inscris  un  lier  proiil  tle  guerrière  dlJphir 
è         è     è  è      ô     i 


Le  pontife  Alexandre  et  le  prince  César 
é    ù       c"  (■'     é  II 


\'ous  m\'n  ez  fie  César  confié  la  jeunesse 
u"  ié    a     é     è 


Tu  la  reconnaîtras,  car  elle  e~t  toujours  triste 
u     ù        è       u      u  i 


La  ville  s'est  changée  en  un  palais  de  fées 
aie     è  o"   c 


In.). 


:Id.: 


Racine  1. 


IIerediai, 


(Musset). 

Partaient,  ivres  d'un  rêve  héroïque  et  brutal 
fi     è  i     c        è"      è 

(Heredia!. 

Car  il  a  vu  la  lune  éblouissante  el  pleine 
a     i  a    û    a     ii 

(Td.). 


430  VERS    DÉPOUKVUS    d"  HARMONIE 

Les  volumes  des  morts  et  celui  du  vivant 
é      0  il     é     é        0 


Id. 


Id. 


A  Téclair  d'un  sourii-e  a  tressailli  d'orgueil 
a    é      è        é"       u  i 

3  —  Aucun  hémistiche  nest  harmonieux  : 

A  lombre  du  platane  où  nous  nous  allongeons 

(  Heredia). 

Quel  est  le  bon  plaisir  de  votre  courtoisie  ? 

(Musset). 

Pour  saluer  l'entant  qui  rit  et  les  admire 

(Heredia). 

Le  maître  de  ce  clos  m'honore.  Jen  suis  digne 

Jd.). 

Autour  du  sceptre  noir  que  lè\e  lihadamanthe 

(Id.). 

De  ses  bras  familiers  semble  lui  faire  accueil 

(Id.). 

L'incorruptible  cœur  de  la  maîtresse  branche 

Id.). 

Le  camp  s'éveille.  En  bas  roule  et  gronde  le  tleuve 

iId.). 

Où  chaque  roi,  gardant  la  pose  hiératique 

(Id.). 

Nous  avons  essayé  de  faire  passer  notre  oreille  par-dessus 
la  césure  de  riiémistiche  de  la  manière  suivante  : 


riArnioMF  facticr  431 

C-es(  que,  lorsque  Junon  vi(  son  be,.u  sein  du-oire 


Pour  saluer  rKnlant  qui  rit  et  les  admire 
"        'V  i,  c        0"   o"         i     i    é     é     H       i 


Mais    cl  abord    plusieurs    des   vers    que   nous   avons  cités    ne 
permettent  pas  de  semblables  combinaisons,  et  d'au  Ipa 
dans  les  vers  de  coupe  vraiment   classique   notre  ore  1  e'n  a 
jamais  pu  s  habituer  à  faire  un  pareil  saut,  à  admettre  une  teUe 
scor|,„ee;  cette   construction   ne  peut  se   faire  que  su 


VIII 

CLASSEMKNT    DE    QUELgUKS    POÈTES 
Al'     POINT      DE     YLE     DE      l'fIARMOME 

D'après  ce  qui  précède  nous  sommes  en  mesure  de  déter- 
miner exactement  le  deg^ré  d'harmonie  d'un  vers  ou  d'une  série 
de  vers.  Par  conséquent  nous  pouvons  comparer  entre  eux 
et  classer  à  ce  point  de  vue  spécial  de  Tharmonie  les  différents 
poèmes  d  un  même  auteur  ou  d  une  manière  générale  l'en- 
semble des  œuvres  de  nos  divers  poètes.  Il  suffit  pour  cela 
de  faire  des  statistiques,  d'additionner  et  de  comparer  ;  c'est 
un  travail  purement  matériel. 

Nous  donnerons  quelques  indications  sur  la  manière  dont 
ces  statistiques  doivent  être  faites  et  interprétées. 

Il  faut  tout  d'abord  mettre  à  part  les  vers  qui  n'ont  pas 
d'harmonie  du  tout.  Mais  leur  compte  ne  suffit  pas.  Supposons 
qu  en  comparant  deux  poèmes  de  100  vers  chacun  nous  trou- 
vions dans  1  un  o  vers  sans  harmonie  et  10  dans  l'autre,  il 
n'en  résultera  nullement  que  le  second  est  deux  fois  moins 
harmonieux  que  le  premier,  car  il  peut  se  faire  que  dans  celui- 
ci  les  95  autres  vers  soient  d'une  manière  g'énérale  très  peu 
harmonieux  et  qu'au  contraire  1  autre  contienne  90  vers 
très  harmonieux.  Il  faut  donc  prendre  en  considération  non 
seulement  le  nombre  des  vers  harmonieux,  mais  aussi  la  qua- 
lité de  leur  harmonie. 

Parmi  les  vers  peu  harmonieux,  il  faut  faire  le  total  de  ceux 
dans  lesquels  l'harmonie  est  en  discordance  avec  le  rythme. 
Ceux  dans  lesquels  le  rythme  et  l'harmonie  concordent  four- 
niront un  autre  total,  mais  un  autre  total  comprenant  des  élé- 
ments fort  disparates  qu'il  est  indispensable  de  disting-uer.  Les 
plus  harmonieux,  nous  l'avons  vu.  sont  les  vers  en  triades;  au 
contraire  l'harmonie  de  ceux  qui  ne  se  divisent  qu'en  dyades 


i/harmonik  cur;z  racine  433 

as3^métriques  est  presque  nulle  ;  ces  deux  catégories  ne  peuvent 
évidemment  pas  figurer  ensemble.  Il  faut  aussi  compter  à 
part  les  vers  en  dyado-triades  puisqu'ils  sont  presque  aussi 
harmonieux  que  ceux  en  triades,  et  mettre  dans  une  dernière 
classe  les  vers  en  dyades  symétriques  comprenant  à  la  fois  des 
vers  très  harmonieux  et  d'autres  d'une  harmonie  moindre.  11 
n'est  pas  utile  de  subdiviser  cette  dernière  catégorie. 

D'après  ces  principes  nous  avons  examiné  trois  morceaux  de 
100  vers  chacun  dans  six  de  nos  poètes.  Ces  trois  morceaux 
étant  pris  dans  des  œuvres  diverses  la  combinaison  des 
résultats  qu'ils  fournissent  offre  une  certaine  garantie  et  donne 
une  espèce  de  moyenne  pour  chacun  de  ces  poètes  ;  néanmoins 
nous  ne  pouvons  considérer  les  conclusions  qui  en  ressortent 
que  comme  des  indications  ;  pour  arriver  à  quelque  chose  de 
réellement  précis  et  certain,  il  faudrait  faire  porter  les  statis- 
tiques sur  des  morceaux  beaucoup  plus  nombreux  et  plus 
étendus. 

Voici  ce  que  nous  avons  obtenu  et  la  classification  qui  en 
résulte  : 

Les  100  premiers  vers  de  la  scène  des  fauteuils  (IV,  2)  dans 
Britannicus  se  répartissent  ainsi  : 

48  v^ers  ont  un  système  d'harmonie  d'accord  avec  le  rythme, 
à  savoir  : 

14  en  triades 

8  en  dyado-triades 
23  en  dyades  symétriques 

3  en  dyades  asymétriques  ; 

48  vers  ont  un  système  d'harmonie  en  désaccord  avec  le 
rythme  ; 

4  vers  sont  dénués  d'harmonie. 

Les  100  premiers  vers  de  la  scène  de  la  déclaration  de 
Phèdre  (II,  o)  se  répartissent  ainsi  : 

M.  Ghammont.  —  Le  vers  français.  28 


i3i  CLASSEMENT    DE    OUELOIES    POÈTES 

50  vers  ont  un  système  d'harmonie  d'accord  avec  le  rythme, 
à  savoir  : 

12  en  triades 

8  en  dyado-triades 

24  en  dyades  symétriques 
6  en  dyades  asymétriques; 
48  vers  ont  un   système  d'harmonie  en  désaccord  avec   le 
rytme  ; 

2  vers  sont  dénués  d'harmonie. 

Les  100  premiers  vers  de  la  4''  scène  de  l'acte  IV  d'Iphigô- 
nie  se  répartissent  ainsi  : 

44  vers  ont  un  système  d'harmonie  d'accord  avec  le  rythme, 
à  savoir  : 

i  1  en  triades 

9  en  dyado-triades 

18  en  dyades  symétriques  ; 
0  en  dyades  asymétriques  ; 
54  vers  ont  un  système  en  désaccord  avec  le  rythme  ; 
2  vers  sont  dénués  d'harmonie. 

La  combinaison  de  ces  trois  produits  donne  la  moyenne 
suivante  pour  Racine  : 

41  vers  concordent  avec  le  rythme,  dont  : 
j^2  en  triades 

8  en  dyado-triades 
^!^  en  dyades  symétriques. 
5  en  dyades  asymétriques  ; 
50  sont  en  discordance  ; 
S  n'ont  pas  d'harmonie. 

Pour  savoir  combien  de  vers  ont  une  harmonie  de  bonne 
qualité,  il  suffit  de  retrancher  du  total  des  vers  présentant 
concordance  entre  le  rythme  et  l'harmonie  le  nombre  de  ceux 
(jui  sont  en  dyades  asymétriques,  ce  qui  donne  un  total  de 
42  pour  100. 

Les   100   premiers  vers  de   chacune    des  trois    œuvres  sui- 


MARMOMK    r.UE/.    DIVERS    l'OKTES  43.^) 

vantes  de  V.  Hug-o  :  L  Année  terrible,  Ai/rnerillot,  Petit  Paul, 
fournissent  les  chilïVes  suivants  ;  le  quatrième  chiflVe,  en  ita- 
lique, représente  la  moyenne  produite  par  la  conil)inaison  des 
trois  autres  : 

Concordants 58,  46,   49,  49 

Triades 11,  10,      (i,  .'/ 

Dyado-triades 7,  2,      iS,  0 

Dyades  symétriques  ....  29,  28,  24,  t^7 

Dyades  asymétriques  ...  0,  i),    H,  7 

Discordants 4o,  30,  49,         48 

Sans  harmonie 2,     4,     2,            3 

Il  }■  a  donc  en  moyenne  42    vers  qui   présentent  une  bonne 

harmonie. 

Les  100  premiers  vers  des  trois  pièces  suivantes  de  Musset  : 
Namouna,  Xiiit  de  mai,  A  la  Malibran,  donnent  les  chillVes 
suivants  : 

Concordants 50,  43,  39,  44 

Triades 14,  9,  7,  10 

Dyado-triades 7,  9,  8,  8 

Dyades  symétriques  .  ...  24,  18,  18,  W 

Dyades  asymétriques. ...  5,  7,  6,  6 

Discordants 47,  53,   55,         j^2 

Sans  harmonie 3,      4,     G,  4 

Bonne  harmonie 38 

Les  100  premiers  vers  des  trois  pièces  suivantes  de  Leconte 
de  Liste  :  Le  Runoïa,  Glaiicé,  Les  Erinnyes,  donnent  : 

Concordants 46,   42,  38,  i'> 

Triades 9,   12,     2,  S 

Dyado-triades 7,      i,   H,  7 

Dyades   symétriques....  25,  22.  20,  ^^ 

Dyades  asymétriques. ...  5,4,5,  5 

Discordants 50,  56,  59,         55 

Sans  harmonie 4,     2,      3,  S 

Bonne  harmonie 37 


430  CLASSEMKNT    DE    QUELQUES    l'OÈTES 

Les  100  premiers  vers  des  trois  pièces  suivantes  de  Boi- 
leau  :  A  mon  esprit^  Art  poétique^  Lutrin,  donnent  : 

Concordants ;:{9,  38.  32,  :U} 

Triades H,  13.  12,  /i? 

Dy  ado-triades 7,  G,  12  .S^ 

Dyades-symétriques  ....  19,  18,  6.  i 4 

Djades  asymétriques  ...  2,  1,  2,  t^ 

Discordants aT,  53,   64,         58 

Sans  harmonie 4,      9,      i,  C) 

Bonne  harmonie 34 

Les  100  premiers  alexandrins  des  trois  pièces  suivantes  de 
Lamartine  :  L'Immortalité,  Les  laboureurs  dans  Joceli/n,  La 
chute  diin  ange,  donnent  : 

Concordants 4(1,   42,  39.  40 

Triades 8,     8,  8,  S 

Dyado-triades 4,      8,  7.  6 

Dyades-symétriques 2i,    18,  V\,  19 

Dyades  asymétriques. ...  4,      8,  9,  7 

Discordants 54,  51,  53,         oS 

Sans  harmonie 6,      7,      8.  7 

Bonne  harmonie 33 

Ces  statistiques  placent  donc  nos  six  poètes  au  point  de 
vue  de  Tharmonie  dans  Tordre  suivant  :  Racine,  Hugo,  Musset, 
Leçon  te  de  Lisle,  Boileau,  Lamartine. 

Racine  et  V.  Hugo  viennent  nettement  au  premier  rang- 
avec  chacun  42  vers  sur  100.  Si  l'on  s'en  tenait  à  ce  total  il 
faudrait  les  placer  ex  aequo  ;  c'est  ici  que  le  détail  de  ces 
42  vers  est  instructif  :  Racine  est  très  sensiblement  plus  har- 
monieux que  Hugo  parce  qu'il  présente  20  vers  sur  100  en 
triades  et  dyado-triades  tandis  que  Hugo  n'en  a  que  15. 

Musset  et  Leconte  de  Lisle  viennent  après,  l'un  avec  38  et 
1  autre  avec  37.  Il  y  a  de  même  une  différence  sensible  entre 
les  deux  parce  que  le  premier  présente  \i^  vers  sur  100  en 
triades  ou  dvado-triades  et  le  second  seulement  15. 


CLASSAIENT 


Ï'M 


Boileau  se  place  notablement  plus  bas  avec  34  vers  sur  100; 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  s'il  n'avait  pas  tant  de  vers 
discordants,  il  figurerait  au  premier  rang  avec  Racine  puisqu'il 
a  comme  lui  20  vers  sur  100  en  triades  ou  djado-triades. 

Quant  à  Lamartine,  il  est  nettement  le  dernier,  non  pas 
tant  parce  qu'il  ne  donne  que  33  vers  ayant  une  bonne  har- 
monie (c'est  en  somme  le  même  chiffre  que  Boileau),  que 
parce  que  sur  ces  33  vers  il  n'en  a  que  14  en  triades  ou  dyado- 
triades. 

Certains  s'étonneront  peut-être  de  trouver  l'harmonieux 
Lamartine  en  si  mauvaise  place.  Nous  ne  saurions  mieux 
faire  que  de  les  renvoyer  à  l'article  qu'a  publié  sur  lui 
Leçon  te  de  Lisle.  Ils  y  trouveront  très  nettement  exposées 
les  raisons  pour  lesquelles  ce  poète  perd  tant  k  être  examiné 
de  près. 

Les  statistiques  de  ce  genre  peuvent  servir  à  comparer  non 
seulement  deux  poètes  entre  eux,  mais  aussi  les  diverses 
œuvres  d'un  même  poète.  Ainsi  il  est  très  remarquable  que 
les  différentes  pièces  qu'un  poète  a  composées  à  une  même 
époque  fournissent  en  g-énéral  à  peu  de  chose  près  les  mêmes 
chiffres  ;  tandis  qu'il  n'en  est  pas  toujours  de  même  pour  deux 
poèmes  dont  l'un  est  postérieur  de  quinze  ou  vingt  ans  à 
l'autre.  La  comparaison  des  100  premiers  vers  de  L'année  ter- 
rible avec  les  100  premiers  d'Aymerillof  est  très  suggestive  à 
cet  égard.  Si  on  lit  successivement  ces  deux  morceaux  on  sent 
bien  vite  que  ce  n'est  plus  le  même  art  :  le  poète  est  devenu 
vieux  ;  la  poésie  a  baissé,  la  langue  et  le  rythme  ont  perdu 
leur  souplesse,  mais  l'harmonie  a  augmenté  ;  l'auteur  a  sensi- 
blement perfectionné  son  instrument  à  ce  point  de  vue  qui  est 
malheureusement  dans  une  certaine  mesure  secondaire.  L'étude 
de  l'harmonie  par  statistiques  peut  donc  fournir  un  précieux 
concours  pour  étudier  l'évolution  de  Tart  d'un  poète. 


IX 

LHARMOME    DL;S    VEKS    DK    MUIiNS    DE    DOUZE    SYLLABES 

Le  vers  de  douze  syllabes  est  depuis  le  xvii''  siècle  le 
vers  français  par  excellence.  Becq  de  Fouquières  a  montré 
lorsqu'il  s'est  occupé  du  rythme  à  quoi  il  devait  son  triomphe 
et  sa  supériorité.  C'est  au  nombre  de  ses  syllabes,  douze,  qui 
est  «  celui  dont  les  éléments  peuvent  se  grouper  suivant  le 
plus  grand  nombre  de  combinaisons,  chaque  groupe  étant, 
avec  le  nombre  total,  dans  un  rapport  exact  et  facile  à  appré- 
cier... Le  nombre  de  douze  est  celui  que  l'oreille  analyse  le 
plus  aisément  puisqu'elle  peut  le  diviser  en  groupes  de  deux, 
de  trois,  de  quatre  ou  de  six  sons  »  (p.  10).  L'étude  que  nous 
venons  de  faire  sur  l'harmonie  fait  comprendre  sans  explica- 
tions, que  le  raisonnement  appliqué  au  rythme  par  Becq  de 
Fouquières  convient  également  bien  à  l'harmonie. 

Un  vers  de  douze  syllabes  isolé  est  un  vers  :  il  a  son  rythme 
complet  et  son  harmonie  forme  un  tout.  Un  vers  de  dix  syl- 
labes isolé  n'est  un  vers  que  dans  certaines  conditions.  Les 
vers  qui  n'ont  que  huit  syllabes  ou  moins  de  huit  syllabes  ne 
sont  des  vers  qu'à  C(mdition  de  n'être  pas  isolés.  Il  va  de  soi 
que  si  l'harmonie  au  lieu  d'appartenir  en  propre  à  un  vers  se 
répartit  sur  tout  un  groupe,  elle  perd  de  sa  précision,  devient 
beaucoup  plus  vague.  Elle  devient  en  même  temps  beaucoup 
moins  intéressante  ;  aussi  nous  bornerons-nous  à  donner 
quelques  indications  sur  Iharmonie  des  vers  de  moins  de 
douze  syllabes. 

Le  vers  de  dix  syllabes,  le  grand  vers  de  l'ancienne  poésie 
française,  peut  être  souvent  considéré  comme  une  unité.  Dans 
ce  cas  son  harmonie  se  ramène  à  six  dyades  ou  à  deux  dyades 
et  deux  triades  réparties  dans  un  ordre  que  détermine  la 
place  de  la  coupe. 


HAUMOMI;    Di;S    |)li;(;ASVLLABKS  439 

Voici  quelques  exemples  coupés  après  la  quatrième  syllabe. 
On  notera  que  le  second  membre  du  vers  comprend  tantôt 
deux  triades,  tantôt  trois  dyades  : 

Maint  chef  périt,  maint  héros  expira  : 
e"         ('      ('  /        e"       à  n     è    i  a. 


Et  sur  son  roc  Proniéthée  espéra 
é      ù     11"     n         à    é     é     è  é  a 


De  voir  bientôt  une  fin  à  sa  peine. 
é      è       e"    n   û  é   e^  a  a     è 


C'étoit  plaisir  d'observer  leurs  efforts; 
é   è         è    i        à     è     é        é      è  n 


C'étoit  pitié  de  voir  tomber  les  morts. 
é  è       I  c     ê      è       h"    é      é       à 


La  Fontaine,  \'II,  8). 

Rappelons  que  la  syllabe  oi  se  prononçait  ?rè  à  l'époque  de 
La  Fontaine  ;  cela  nous  dispensera  de  tout  commentaire  sur 
notre  notation. 

Ajoutons  ici  trois  exemples  modernes,  devix  de  Hugo  et  un 
de  Musset  (coupé  à  5).  On  remarquera  combien  sont  inférieurs 
aux  autres  en  harmonie  les  vers  qui  commencent  par  deux 
triades  et  par  conséquent  ne  tiennent  pas  compte  de  la  coupe  : 

Que  de  printemps  passés  avec  leurs  fleurs  ! 
é     è      e"    o"         a    é    a  è       è  é 


iiO  LHARMOME    DES    PETITS    VEKS 

Que  de  feux  morts  et  que  de  tombes  closes  1 
é    é     ô  à       é        é    è       u^    è       ô 


Se  souvient-on  qu"il  fut  jadis  des  cœurs? 
eue"      »"        i     ti     aie       é 


Se  souvient-on  qu'il  fut  jadis  des  roses  ? 
eue"     »"        ;'     (/    ai      é      ô 

Elle  m'aimait.  Je  l'aimais.  Nous  étions 
è   é       è       è      é     è      è  u      é    u" 


'médiocre). 


Deux  purs  enfants,  deux  parfums,  deux  rayons. 


U         O"    0" 


O       a     e' 


0       e     h" 


(Contemplai  io  n  s  ) 


Jeunes  amours,  si  vile  épanouies, 
é      é   a     II         i     i      é  a      u  i 

I      I    I     I        I    I     T    -r 


Vous  êtes  l'aube  et  le  matin  du  cœur. 
u     è  è       ô       é    é      a  e"    lï       ê 


Charmez  l'enfant,  extases  inouïes! 
a      é       o"    0"     è    a  é    i     u  i 


(médiocre). 


(médiocre) 


Va,  quand  le  soir  vient  avec  la  douleur, 
é         o"     é     a       e^     a  è    a      u    ë 


HABMONIE    DES    DECASYLLARES 

Charmez  encor  nos  âmes  éblouies, 
a      é    o'^  n      n    a     è    é     ii  i 


441 


Jeunes  amours  si  vile  évanouies  ! 


[Conlemplalions) . 


J'ai  dit  à  mon  cœur,  à  mon  faible  cœur  : 
é     i    Si     II"       è       a     u"      è     è      è 


N'est-ce  point  assez  d'aimer  sa  maîtresse  ? 
è       é     e°      a    é        è     é     a       è     è 


médiocre 


Et  ne  vois-tu  pas  que  changer  sans  cesse, 
é      é      a      il    a        é       o"    é       o"      è 


C'est  perdre  en  désirs  le  temps  du  bonheur? 
è       è  o'^    é  i       ê     o"  û      à     è 


Il  m'a  répondu  :  Ce  n'est  point  assez, 
i       a   é    u"  u        ù       è        e"     a   é 


Ce  n'est  point  assez  daimer  sa  maîtresse  ; 
é       è        e"       a    é       è     c     a      è     è 


médiocre 


442  l'harmomk  des  petits  vers 

Et  ne  vois-lu  pas  que  changer  sans  cesse 
Nous  rend  doux  et  chers  les  plaisirs  passés  ! 
Il         o"       Il      c        è       é        è  i        a    é 

^-      I  11  I- 


(Musset,  Chanson). 

L" harmonie  du  vers  de  8  syllabes  est  forcément  divisée  en 
quatre  dyades.  En  voici  quelques  jolis  exemples  : 

Tirois  qui  pour  la  seule  Annette 
/     /         1       u      n     è        a     è 


Faisoit  résonner  les  accords 
é    è     é   à      é     è    a     à 


Dune  voix  et  dune  musette 
a   è     è     é       ii    é      ii  c 


Capables  de  toucher  les  morts, 
a  a    é      é      u     é     é       à 


Chantoit  un  jour  le  long  des  bords 
o"    è      é"       u     é     u"       c       à 


D'une  onde  arrosant  des  prairies 
(7        11"       a    à  o"       é        è   i 


HARMOMI;    DES    (>CTOSVLI,AHK.S 

Dont  Zéphyre  habitoit  les  campagnes  fleuries. 
h"       é      i  u    i  c      c        II"     H      è       é      t 


443 


(La  Fontaine.  X.   I  I 


Un  mort  .s'en  alloil  tristement 


S'emparer  de  son  dernier  oîte; 
o"    a  é      ê    h"     è       é      i 


in  curé  s'en  alloil  <^aiment 
e"      n  c     o"  a    è       é     o" 


Enterrer  ce  mort  au  plus  vite. 
0°  è     é      è      n       6        ii      i 


Id.,  VII.  11 


Ce  que  le  tlot  dit  aux  rivages, 
è       é    è     ù      i    0       )  a 


Ce  que  le  vent  dit  aux  vieux  monts, 
ù       é    è     o""       i    6  o         »" 


Ce  que  l'astre  dit  aux  nuages, 
è       è     a      è     i    n        iia 


444  r.HAlOIOME    DES    PETITS    VERS 

C'est  le  mot  inelFable  :  Aimons  ! 
è      è      ô   i  è  a  eu" 


'  Hugo,  Conlernjjhitioiu) 


Si  vous  n'avez  rien  à  me  dire 
i      11        ,t  é       e"   a      è     i 


Pourquoi  venir  auprès  de  moi  ? 
u        a     c    i     n      è     è       a 


Pourquoi  me  faille  ce  sourire 
u        a       é    è    é    c     u    i 


Qui  tournerait  la  tète  au  roi  ? 
i      II     é   è     a    è       ô     a 


Avez-vous  vu  dans  Barcelone 
a   é         u       ii     0"       a     è  à 


Une  Andalouse  au  sein  bruni  ? 
"        o"    a  II        ô     e"         u    i 


(Id.,  I/juL 


Pâle  comme  un  beau  soir  dautomne 
a  é     à  é"        ô      a         ù   à 


LKs  sTitoi'iiKS  i:.\   Pirnis   vers 

C'est  ma  jiiaîtresse,  ma  liomie  1 
ù        a       è      i'    c        il    lô 


445 


La  marquera  cl'Amaëf^ui. 
<■/      a       é  a      a     ac     i 


(Musset,  L'andalouse). 

Dans  les  deux  derniers  exemples  cités  le  dernier  vers  n'a  pas 
d'harmonie  propre.  Le  fait  est  très  fréquent  dans  tous  les  vers 
de  moins  de  12  syllabes  quand  ils  sont  ii^roupés  en  strophes, 
comme  c'est  ici  le  cas;  ils  ne  constituent  plus  alors  des  unités. 
Mais  on  remarquera  bien  vite  que  ces  strophes  sont  d'autant 
plus  agréables  qu'elles  contiennent  un  plus  grand  nombre  de 
vers  ayant  leur  harmonie  propre. 

Le  principal  charme  des  strophes  en  petits  vers  vient  de 
la  variété  du  rythme,  de  la  rime  et  des  voyelles.  C'est  pour- 
quoi la  suivante  est  très  défectueuse  ; 

Pour  le  bal  qu  on  prépare 
Plus  d'une  qui  se  pare 
Met  devant  son  miroir 
Le  masque  noir 

(^Musset,  Venise); 


toutes  les   rimes   sont  en -a/- ;  il   en    résulte    ime    monotonie 
désagréable. 

Pour  les  vers  de  moins  de  8  syllabes,  ils  ne  vont  que  par 
strophes  ou  par  séries;  la  rime  leur  suffît.  Dilférentes  combi- 
naisons sont  possibles,  aucune  nécessaire,  pour  l'harmonie 
vocalique.  Très  agréables  sont  celles  qui  recouvrent  le  rythme. 
11  peut  y  avoir  correspondance  d'un  vers  à  l'autre;  ils  forment 
alors  des  unités  par  groupes;  le  fait  est  d'ailleurs  rare  :  c'est 


446 


L  HARMONIE    DKS    PETITS    VERS 


une  réussite.  Nous  réunissons   par  des  traits  les  correspon- 
dances qui  n'ont  pas  lieu  dans  le  même  vers  : 


Tout  ce  qui  prend  naissance 
Est  périssable  aussi  ; 
L'indomptable  puissance 
Du  sort  le  veut  ainsi 

(JoACHiM  UL"  Bellay). 


Assez  dormir,  ma  belle. 
Ta  cavale  isabelle 
Hennit  sous  tes  balcons. 
Vois  tes  piqueurs  alertes. 
Et  sur  leurs  manches  vertes 
Les  pieds  noirs  des  faucons. 
(MrssET,  Le  lever). 


o" 


e  e  i     a  o      i 


t'"    u"  .1      c  i     o" 


u     à  é     ô  e"       / 


tV     ;/  r'J     /  a     e   — 


a     I  u     e         a     u"  — 


n     e         i     e         a     e 


é     u         c   o"         è     è 


I       — I 


Les  vers  qui  ont  un  nombre  impair  de  syllabes  sont  pour  la 
plupart  des  inventions  peu  heureuses.  Il  est  facile  de  com- 
prendre pourquoi.  Nous  sommes  habitués  à  compter  le  nombre 
des  syllabes  et  comme  nous  ne  les  comptons  pas  Tune  après 
l'autre,  mais  par  groupes,  il  est  bon  que  le  nombre  total  des 
syllabes  du  vers  soit  un  multiple  de  celui  des  g-roupes.  «  Pour 
qu'un  vers  ait  sa  pleine  cadence,  il  faut,  si  possible,  que  les 
divers  membres  composants  aient,  pour  le  nombre  de  syllabes, 


1IAHMOMI-:   i)i:s   iii:prAsvi.i,Aiu.s 


ï'ii 


des  diviseurs  communs  »  (Clair  Tisseur,  Modestes  observations, 
p.  91).  Levers  de  II  syllabes  est  boiteux  de  quelque  façon 
qu'on  le  construise.  Le  vers  de  9  ne  cesse  de  l'être  que  s'il 
est  coupé  à  3.3,  3  ;  mais  il  est  alors  d'une  désespérante 
monotonie. 

Ces  vers  sont  peu  usités.  Seul  le  vers  de  7  a  eu  un  grand 
succès.  C'est  un  petit  vers  léger  et  sautillant,  un  peu  moins 
rapide  que  celui  de  8,  mais  sautillant  à  cause  de  sa  boiterie. 
En  tant  que  petit  vers  il  n'a  pas  d'harmonie  propre.  Pourtant 
les  heptasyllabes  deviennent  particulièrement  harmonieux 
lorsque,  le  sens  les  groupant  par  deux  (c'est-à-dire  en  faisant 
en  quelque  sorte  des  unités  de  1  i  syllabes  ),  ils  se  corres- 
pondent (le  deux  en  deux  comme  dans  l'exemple  suivant  : 


Honte  à  loi  cpii  la  première       — 


M'as  appris  la  trahison, 
;i  ,1        i     a      a   i   u" 


Va  (lliorreur  et  de  colère 
é  à    é        é     è     à  è 


M'as  (ait  [)enire    la  raison  I 
a     è       è       é     a     è   u" 


Honte  à  toi.  femme  à  Wv'û  sond)re, 
»"      a     cl      a  a       è       u" 


Dont  les  funestes  amours 
«"      é      il    è     è   a      u 


Ont  enseveli  dans  l'ombre 


Mon  printemps  et  mes  beaux  jours  ! 
""        e"    o"         é       ô  (',         n 


448 


l'harmome  dks  petits  vers 


C'est  ta  voi\,  c'est  ton  sourire, 
è     a     a  è      »"     u    i 


C'est  ton  rej^ard  corrupteur 
è      h"     è  3        ô    û      é 


Qui  m'ont  appris  à  maudire 
/'       »"    a       /    a       o    i 


Jusqu'au  semblant  du  bonheur.     — 


isq 


ô      o"      o"       Il      (I      e 


(Ml'sskt,   Nuit  d'octobre) 


CONCLUSION 


Ij'haraioiiie  naît  du  jeu  des  voyelles  se  correspondant,  non 
pas  une  à  une,  mais  par  •^•roupes.  Il  en  a  toujours  été  ainsi  et 
Ton  n  imagine  pas  qu'il  en  puisse  être  autrement. 

Les  moyens  d'expression    sont  tous  des  elfets   de  contraste. 
En  ce  qui  concerne  le  rythme,  les  mesures  lentes  etles  mesures 
rapides  entrent  en  lumière  parce  qu'elles  font  contraste  avec 
la  moyenne   des  mesures  ;  le  rejet   est  dû  à    une   discordance 
entre  le  rythme  et  la  syntaxe  :  c'est  un  contraste  ;  le  trimètre 
romantique   fait  contraste  avec   le   tétramètre  classique  ;  une 
pièce  en  vers  libres  n'est  qu'une   suite  de  contrastes  :  un  vers 
plus  court  vient   après  un  vers   plus  long,  un  vers  plus  lent 
suit  un  vers    plus  rapide.   Les    sons,  voyelles  ou    consonnes, 
deviennent  expressifs  par   leur  répétition,  parce  que  la  langue 
des  vers  où  ces    répétitions  apparaissent  leur  doit    un  aspect 
particulier  qui  fait  contraste   avec  l'aspect  ordinaire.  Et  il  en 
est  ainsi   non  seulement  des  moyens    d'expression  que  nous 
aA'^ons  étudiés,  mais  encoi"e  de  ceuxquenous  avons  passés  sous 
silence.   Car  nous  n'avons  pas  eu  la  prétention   d'épuiser    un 
sujet  illimité  ;  nous  avons  simplement  voulu  établir  les  prin- 
cipes généraux  et  les  vérifier  par  quelques  séries   d'exemples. 
Ainsi  nous  avons  montré   qu'un  son   essentiel  d'un  mot  peut 
être    mis    en  relief  par    la  répétition  dans     d'autres    mots    de 
ce  même  son  ou  de  sons  analogues  qui  l'étayent    et  le    sou- 
tiennent ;  mais  on  peut  obtenir  un   effet  du   même  genre  en 
laissant  ce  son,  après  l'avoir  mis  en  bonne  place,    absolument 
isolé,    c'est-à-dire    en    ne    l'entourant   que  de  sons  de  nature 
très  différente.  Dans  les  vers  suivants  le  mot  ti'agique  est  mis 
en  valeur  par  sa  position    rythmique  ;  mais   son  /,  cette  note 
aiguë  si   caractéristique,    surgit  au  milieu    des   autres    parce 

M.  Ghammont.  — Le  vers  français.  29 


4o0  CONCLUSION 

qu'elle  est  seule  de  son  espèce;  pas  d'autre  voyelle  tonique 
dans  ces  deux  vers  qui  ne  soit  éclatante  ou  sombre,  pas  une 
qui  soit  claire  : 

Les  Gentaf/res,  preUf?/?!  les  fe/nnies  sur  leurs  croupes, 
Frappent   riiomine,  et  Thorrewr  trag/que  est   clans  les   coupes 

(Hugo,  Le  Titan). 

A  regarder  les  choses  d'un  autre  biais  les  vers  à  ell'et  sont 
presque  toujours  en  contradiction  avec  une  des  règles  cou- 
rantes de  la  versification.  Il  est  détendu  de  supprimer  la 
coupe  de  l'hémistiche,  il  est  défendu  d  enjamber,  il  est  défendu 
de  morceler  les  vers,  il  est  défendu  de  répéter  les  mêmes  sons 
d'iine  manière  sensible,  il  est  défendu  de  ne  pas  alterner  les 
rimes  masculines  et  féminines,  il  est  défendu  d'employer  suc- 
cessivement plusieurs  rimes  assonant  ensemble,  il  est  défendu 
d'accepter  des  hiatus.  Or  nous  avons  vu  quels  effets  puissants 
et  vraiments  poétiques  ont  été  dus  souvent  à  la  violation 
même  de  ces  observances.  Qu'on  se  garde  d'en  conclure  que 
pour  être  un  grand  poète  il  suffît  de  faire  bon  marché  des 
règles.  Toutes  les  interdictions  qu'elles  formulent  sont  excel- 
lentes pour  la  majorité  des  cas;  car  les  vers  nettement 
expressifs,  même  dans  la  poésie  descriptive,  ne  peuvent 
jamais  être  qu'une  minorité.  La  plupart  des  vers  d'une  pièce 
doivent  se  borner,  en  ce  qui  concerne  la  forme,  à  être  harmo- 
nieux, bien  rythmés  et  bien  rimes.  Le  poète  doit  donc  observer 
soigneusement  les  règles  (jue  nous  a  léguées  un  vieil  usage, 
mais  en  sachant  qu'il  peut  à  l'occasion  y  déroger. 

L'emploi  des  moyens  d'expression  n'est  d'ailleurs  artistique 
qu'à  condition  de  n'être  pas  exagéré  ;  il  ne  faut  pas  que  le  lec- 
teur ou  l'auditeur  puisse  les  remarquer  nettement  à  première 
vue,  mais  que  ce  soit  seulement  leur  résultante  qui  produise 
sur  lui  l'impression  voulue.  Nous  avons  eu  plusieurs  fois  l'oc- 
casion de  l'indiquer  en  passant,  et  il  est  bon  d'y  insister  en- 
core ici.  Voici  par  exemple  un  passage  de  Mathurin  Régnier 
où  l'emploi  des  moyens  d'expression  atteint  ses  extrêmes 
limites  : 


KMPLOl    DKS    MOYENS    D^EXPRESSION  i^i 

Et  le  fer  refrappé  sous  les  mains  résoimaules 
Délie  (les  marteaux  les  secousses  battantes, 
Est  battu,  combattu,  et  non  pas  abattu. 
Ne  craint  beaucoup  le  coup,  se  rend  impénétrable, 
Se  rend  en  endurant  plus  fort  et  plus  durable, 
Et  les  coups  redoublés  redoublent  sa  vertu. 

Par  le  contraire  vent  en  soufflantes  boulfées 

Le  feu  va  rattisant  ses  ardeurs  étoulFées: 

Il  bruit  au  bruit  du  vent,  soulïle  au  soufflet  venteux, 

Murmure,  gronde,  craque  à  longues  halenées, 

Il  tonne,  étonne  tout  de  ilammes  entonnées: 

Ce  vent  disputé  boulfe  et  bouffît  dépiteux. 

Tout  commentaire  est  inutile  ;  l'auteur  a  voulu  montrer  à 
quel  résultat  détestable  peut  mener  l'abus  de  certains  procédés 
et  il  y  a  parfaitement  réussi.  C'est  au  poète  à  avoir  le  goût 
assez  délicat  pour  trouver  la  juste  mesure.  Il  doit,  pour  ce  qui 
est  des  moyens  d'expression,  faire  porter  son  effort  sur  deux 
points  :  d'abord  choisir  ceux  qui  conviennent  le  mieux  à  l'idée 
exprimée  (nous  avons  vu  que  l'on  peut  quelquefois  hésiter 
entre  plusieurs)  et  les  employer  dans  la  proportion  exacte  où 
cette  idée  les  comporte  ;  d'autre  part  les  éviter  soig-neusement 
toutes  les  fois  que  la  pensée  ne  les  demande  pas. 

Alors  vous  croyez,  nous  dit-on,  que  le  poète  fait  tous  vos 
beaux  raisonnements,  et  qu'au  milieu  de  l'inspiration,  quand 
l'émotion  et  l'enthousiasme  l'ont  saisi,  quand  la  passion  fait 
palpiter  son  cœur,  quand  l'éloquence  va  jaillir  de  ses  lèvres, 
il  s'épuise  à  peser  la  valeur  propre  ou  combinée  des  dentales, 
des  labiales  et  des  sifflantes,  à  calculer  des  échos  de  voyelles 
et  des  rappels  de  sonorités?  —  Non  pas  ;  mais  nous  savons 
que  les  poètes,  s'ils  s'astreignent  à  certaines  règles  parce  que 
c'est  l'usage,  obéissent  aussi  à  d'autres  dont  ils  ne  connaissent 
pas  de  formules  et  qui  sont  chez  eux  à  l'état  de  sentiment.  Ils 
ne  calculent  pas  les  ell'ets,  mais  ils  les  sentent  et  ne  sont 
satisfaits  que  lorsqu'ils  ont  trouvé  l'expression  adéquate  de 
l'idée.  Sans  doute  il  n'est  pas  rare  que  certains  effets  se  pré- 


452  CONCLUSION 

sentent  en  quelque  sorte  d'eux-mêmes,  produits  par  le  hasard 
de  la  forme  des  mots  ou  de  leur  rapprochement  ;  mais,  à  moins 
d'être  des.artistes  médiocres,  ils  n'abandonnent  rien  au  hasard 
et  n'accueillent  son  apport  (ju'après  l'avoir  reconnu  et  souvent 
perfectionné.  «  G  est  alfaire  au  vrai  poète,  dit  Clair  Tisseur, 
de  sentir  la  chose  d'instinct,  sauf  à  la  passer  à  l'alambic  une 
fois  faite.  »  Quand  l'expression  idéale  qu'ils  entrevoient  se 
refuse  à  eux,  sans  qu'ils  aient  l'espoir  de  la  rencontrer  jamais, 
ils  renoncent  à  l'idée.  «  Il  n'v  a  pas,  écrivait  A.  de  Musset, 
de  si  belle  pensée  devant  laquelle  un  poète  ne  recule  si  la 
mélodie  né  s'y  trouve  pas  »  ;  ce  qu'il  dit  de  la  mélodie  est 
ég-alement  vrai  de  tous  les  détails  de  facture  et  d'expression. 
Lorsqu'ils  se  résolvent  à  noter  une  forme  provisoire,  c'est 
qu'ils  comptent  trouver  mieux  un  jour.  Alors  ils  se  retouchent 
tant  que  leur  oreille  délicate  et  leur  sentiment  aiguisé  les  y 
invitent,  et  ce  n'est  souvent  qu'après  de  nombreux  essais 
qu'ils  arrivent  à  se  satisfaire. 

Quelques  exemples  montreront  clairement  comment  s'ac- 
complit ce  travail  de  correction  des  poètes.  Soit  ces  vers  du 
Mariage  de  Roland  (v.  18  et  suiv.)  : 

Les  bateliers  pensifs  qui  les  ont  amenés 

Ont  raison  d'avoir  peur  et  de  fuir  dans  la  plaine. 

Et  d'oser,  de  bien  loin,  les  épiera  peine. 

Victor  Hugo  avait  mis  d'abord  : 

Les  bateliers  hâlés  qui  les  ont  amenés. 

MAL  P.  et  V.  Glachant  [Papiers  d'autrefois,  p.  122)  cons- 
tatent qu'il  a  '(  renoncé  à  une  épithète  de  nature,  purement 
physique,  pour  accorder  la  suprématie  à  une  épithète  morale  ». 
Matériellement  cette  observation  est  presque  exacte,  quoique 
dénuée  d'intérêt  ;  mais,  à  y  regarder  de  près,  elle  porte  à  faux. 
Les  bateliers  ne  sont  pas  pensifs  ;  ils  ont  peur  et  s'enfuient, 
ce  qui  indique  un  tout  autre  état  mental.  Ils  n'étaient  paspen- 


CORRECTIONS    l)i:    V.     IllT.O 


tO.'î 


sifs  quand  ils  les  ont  amenés  parce  qu'ils  ne  se  doutaient  pas 
de  ce  qui  allait  se  passer,  et  s'ils  ont  pu  être  pensifs  un  instant 
ce  nesl  que  pendant  celui  qui  a  précédé  immédiatement  leur 
peur  et  leur  fuite  ;  mais  il  n'est  pas  question  de  ce  moment-là. 
Il  en  résulte  que  «  pensifs  »  fait  l'inq^ression  d'une  cheville. 
Au  contraire,  "  hàlés  »  rendait  parfaitement  l'idée  que  le  poète 
avait  voulu  faire  entrevoir  et  était,  à  proprement  parler,  une 
épithète  morale.  Ces  hommes  étaient  «  hâlés  »  au  moral 
comme  au  physique  ;  ils  avaient  le  cœur  rude  et  endvirci 
comme  le  corps,  l'émotion  et  la  crainte,  leur  étaient  inconnues  ; 
pourtant  cette  fois  la  peur  les  avait  saisis  et  ils  fuyaient. 
Pourquoi  a-t-il  remplacé  ce  mot  si  pittoresque  et  si  juste  par 
«  pensifs  <>  qui  ne  rend  pas  son  idée  et  répond  mal  à  la  situa- 
tion? Parce  qu'il  était  oblig-é  d'abandonner  «  hâlés  »  et  qu'il 
n'a  pas  trouvé  mieux  que  «  pensifs  ».  Avec  «  hàlés  »  on  avait 
cinq  fois  reproduction  ou  rappel  de  la  syllabe  -lés  : 

Les  haleliers  hklés  qui  les  ont  ame/ies, 

et  les  trois  polysyllabes  du  vers  avaient  un  a  dans  leur  pre- 
mière syllabe  :  bateliers,  halés,  amenés.  La  discordance  entre 
l'idée  etl'expression,  que  nous  avons  sig'naléeplushaut(p.  229, 
29o,  309,  etc.),  était  telle  qu'il  en  résultait  une  vraie  cacopho- 
nie. En  écrivant  «  pensifs  »  Hugo  a  rendu  son  vers  faible 
comme  idée,  mais  excellent  comme  facture. 
Dans  Booz  endormi  au  lieu  de  : 

Les  souilles  de  la  nuit  llottaient  sur  Galgala, 

la  première  version  était  : 

Un  souille  tiède  était  épars  sur  Galgfila 

[Papiers  (Vautrefois^  p.  135;;  «était  épars»  est  au  moins 
aussi  juste  que  «  flottaient  »  et  l'on  peut  reg-retter  l'idée  que 
suggérait  le  mot  «  tiède  ».  Mais  les  saccades   choquantes  qui 


454  CONCLUSION 

résultaient  des  quatre  occlusives  dentales  :  «  tiède  était  é-  » 
ont  obligé  Hugo  à  une  retouche.  Il  l'a  opérée  avec  tant  d'ha- 
bileté et  de  bonheur,  en  disposant  savamment  jusqu'à  la  fin 
de  ce  vers  les  moyens  d'expression  employés  dans  le  précédent 
(cf.  p.  317-318),  qu'il  a  fait  de  l'ensemble  un  tout  qu'on 
ne  saurait  disjoindre,  un  tableau  d'une  ravissante  poésie,  deux 
des  vers  les  plus  merveilleux  qui  existent. 

Dans  Ai/merillot  (v.  162,  V.  Glachant,  Revue  universitaire, 
1899,  t.  I,  p.  501),  au  lieu  de: 

Ces  douves-là  nous  font  parfois  si  f^rise  mine 
Qu'il  faut  recommencer  à  l'heure  où  Ion  termine, 

le  poète  avait  d  abord  écrit  : 

Qu'il  faut  recommencer,  quand  on  croit  qu'on  termine. 

La  leçon  définitive  rend  son  idée  avec  moins  de  clarté  et  de 
précision.  Il  s'est  néanmoins  résigné  à  l'accepter  pour  éviter 
les  saccades  que  faisait  naître  dans  la  première  rédaction,  sans 
que  l'idée  les  justifiât,  la  quintuple  répétition  des  occlusives 
c,  q,  dans  un  même  vers. 

Au  vers  1 19  de  la  même  pièce  on  lit  dans  le  manuscrit  (Id., 
Ihid.)  : 

Il  appela  les  plus  fameux,  les  plus  fougueux; 

il  a  remplacé  fameux  par  hardis,  pour  éviter  une  insistance, 
due  à  la  répétition  de  f  et  de  la  voyelle  tonique,  qui,  vu  l'idée  à 
exprimer,  est  suffisamment  sensible  par  la  répétition  de  «  les 
plus»  et  qui  devenait  par  son  exagération  un  artifice  vulgaire. 
Après  la  bataille  se  terminait  d'abord  par  ces  deux  vers  : 

Mon  père  se  tourna  vers  son  housard  tout  blême  : 
—  Bah,  dil-il,  dTune-lui  la  goutte  tout  de  même. 

[Papiers  d  autrefois,  p.  133).  «  Donner  la  goutte  »  est  l'ex- 
pression juste,  on  pourrait  presque  dire  technique;  mais  elle 


(.oniu:cTio.\s   dk  v.    iil'GO  ioo 

est  triviale.  Est-ce  là  ce  qui  a  déterminé  IIu^o  à  l'écarter  ? 
c'est  peu  probable  :  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  cjuil  a  été 
cho(jué  par  la  cacophonie  ([ui  résultait  du  heurt  des  dentales  : 

...</i/-il,    (/onno-lui  la  i;ou//e  /oui  de... 

L'heureuse  correction  qui  a  supprimé  ces  saccades  s'est  éten- 
due forcément  au  vers  qui  était  d'abord  : 

lilt  (lit  :  —  Donne  la  goutte  à  ce  pauvre  blessé, 

et  cela  a  suffi  pour  rendre  excellente  une  petite  pièce  piiuiiti- 
vement  assez  faible. 

Tout  le  monde  a  présents  à  Tesprit,  au  commencement  du 
Sacre  de  la  femme,  les  quatre  vers  délicieux  qui  débutent  par 
ces  mots  :  <.<  L'éden  pudique  et  nu  ».  Voici  ce  qu  ils  étaient 
d'abord  : 

Lédeu  charmant  et  nu  séveillait,  et,  flonnaut 
De  la  distraction  même  au  ciel  rayonnant, 
Les  oiseaux  gazouillaient  un  murmure  si  tendre 
Que  les  anges  penchés  tâchaient  de  les  entendre. 

Le  dernier  vers  était  pénible  et  désagréable  à  1  oreille,  le  pre- 
mier était  plat,  le  second  lourd,  prosaïque  et  abstrait  ;  la 
lani^aie  était  lâche  et  imprécise,  les  idées  mal  coordonnées  et 
mal  digérées.  Un  poète  aussi  soigneux  et  aussi  avisé  que\  ictor 
Hugo  ne  pouvait  pas  laisser  ce  passage  sans  le  reprendre  et 
le  refondre.  Mais  ne  nous  occupons  ici  que  du  premier 
vers  :  pourquoi  en  a-t-il  retiré  l'épithète  «  charmant»  et  pour- 
quoi l'a-t-il  remplacée  par  «  pudique  »  ?  Selon  MM.  Glachant 
[Ihid.,  p.  130),  c'est  par  le  souci  d'y  introduire  un  qualificatif 
«plus  rare».  Sans  doute  c  charmant  »  était  banal  à  cette 
place,  mais  ce  qui  a  déterminé  sa  retraite,  c'est  qu'il  assonait 
lourdement  avec  donnant  et  rai/onnant,  et  faisait  tache,  avec 
ses  deux  voyelles  éclatantes,  au  milieu  dune  description  qui 
exigeait  des  voyelles  claires  (cf.  p.  2t8-262j.  Ce  qui  a  fait 
choisir    «   pudit[ue    »  plutôt  que  tout  autre  mot  n'est   pas  sa 


456  CONCLUSION 

rareté,  mais  la  recherche  de  l'antithèse  :  l'idée  de  nudité  appelle 
par  antithèse  celle  de  candeur,  de  pudeur,  d'innocence,  de 
pureté.  Or,  seul  parmi  les  adjectifs  exprimant  ces  idées, 
u  pudique  »  présentait  deux  voyelles  claires. 

Pour  Tavant-dernier  vers   d'Eviradnus,  la   première   leçon 
donne  (V.  Glachant,  Bévue  universitaire,  1899,  t.  I,  p.  o08)  : 

S'approchanl  délie  avec  un  fier  sourire  ami, 
et  1  édition  : 

S'approchant  d'elle  avec  un  doux  sourire  ami. 

Au  point  de  vue  de  l'idée,  il  n'est  pas  interdit  de  préférer 
«  doux  ))  à  «  fier  »,  quoiqu'il  fasse  un  peu  pléonasme  avec 
«  ami  »,  mais  ((  fier  »  était  peut-être  plus  plein  de  sens,  étant 
donné  le  caractère  d'Eviradnus,  le  rôle  qu'il  venait  de  jouer, 
et  l'antithèse  apparente  que  ce  mot  faisait  avec  «  ami  ».  Seu- 
lement avec  i<  fier  »  le  vers  était  à  peu  près  dépourvu 
d'harmonie  (cf.  p.  428),  tandis  qu'avec  «  doux  »  il  a  une  har- 
monie très  satisfaisante  en  dyades  conformément  au  rythme 
(type  1-4,  2-3,  5-6.  p.  403),  et  même  en  triades  i  cf .  p.  424, 
4'»  oc). 

Il  serait  aisé  de  multiplier  les  exemples  de  ce  genre  et  de 
les  emprunter  à  des  poètes  très  divers.  Ceux-là  suffisent.  Ils 
montrent  nettement  pour  quelles  raisons  et  de  quelle  manière 
les  poètes  se  corrigent.  Il  est  vrai  que  certains  sont  incapables 
de  revenir  sur  ce  qu'ils  ont  une  fois  écrit  ;  nous  en  avons 
signalé  un  exemple  plus  haut  (p.  lo8).  C'est  pour  eux  une 
infériorité  notable  ;  il  en  résulte  que  leurs  œuvres  sont  très 
inégales  et  que  trop  souvent  les  faiblesses  y  déparent  les 
plus  belles  choses.  On  se  demande  en  vain  sur  quoi  peut 
bien  reposer  cette  légende  d'après  laquelle  les  poètes,  quand 
l'inspiration  leur  vient,  produiraient  leurs  œuvres  sans  travail, 
sans  efîort,  spontanément  et  presque  inconsciemment,  comme 
la  plante  pousse  ses  feuilles  quand  le  souffle  du  printemps  l'a 
-suffisamment    réchauffée.    On    connaît   depuis    l'antiquité    le 


CORRKCTIONS    DES    POÈTES  457 

péiiilile  lal)t'ur  de  \'irgile.  On  a  depuis  longtemps  des  docu- 
ments prouvant  que  les  fables  de  La  Fontaine  n'ont  atteint 
leur  forme  définitive  et  en  général  si  parfaite  qu'après  avoir 
été  refondues  à  tel  point  que  souvent  pas  un  seul  mot  n'est 
resté  à  la  place  ({u'il  occupait  dans  la  première  rédaction.  Le 
Buch  der  Licder  de  Heine  est  plein  de  poésies  d'un  tour  si 
facile,  si  naturel  qu'il  ne  semble  pas  que  le  poète  ait  jamais 
pu  les  concevoir  sous  une  autre  forme  ;  c'est  d'un  monceau  de 
ratures  qu'elles  ont  surgi  avec  leur  aisance  et  leur  grâce  déli- 
cieuse. On  sait  aujourd'hui  avec  quel  soin  Hugo,  jusqu'au 
moment  de  donner  ses  œuvres  au  public,  les  reprenait  sans 
cesse,  biffant,  précisant,  développant  sans  relâche.  D'autres 
exemples  encore  permettent  de  supposer  un  travail  analogue 
de  la  part  des  poètes  sur  la  manière  de  composer  desquels  on 
n'est  pas  directement  renseigné.  Certains  sont  mieux  doués 
que  d'autres,  ont  plus  de  facilité,  mais  en  définitive  ceux  qui 
ont  été  les  plus  parfaits  sont  ceux  qui  ont  su  le  mieux  se  cor- 
riger. 

Mais,  penseront  peut-être  quelques-uns,  maintenant  que 
les  lois  de  l'harmonie  sont  formulées,  que  les  moyens  d'ex- 
pression sont  pour  la  plupart  classés  et  définis,  ne  sulFira-t-il 
pas  d'avoir  quelque  sens  critique  pour  arriver  à  ne  plus  faire, 
avec  un  peu  de  travail,  que  des  vers  qui  soient  tous  de  tous 
points  excellents  ?  Qu'on  se  détrompe  ;  d'abord  il  faut  distin- 
guer dans  un  vers,  comme  nous  l'avons  dit  dans  l'introduc- 
tion, le  fond  et  la  forme  ;  toutes  les  règles  du  monde  sont  im- 
puissantes à  faire  naître  une  idée  poétique,  et  même  une  forme 
irréprochable.  Clair  Tisseur  a  dit  avec  justesse  dans  ses  Mo- 
destes observations  :  «  Savoir  désosser  un  vers  ne  vous  en  fera 
pas  jaillir  un  beau,  tout  armé  du  cerveau,  mais  cela  peut  vous 
retenir  d'en  faire  un  mauvais  ».  Nous  avons  constaté  ce  qu'ont 
fait  les  poètes,  nous  n'avons  pas  prétendu  creuser  une  ornière 
qu'ils  doivent  suivre  à  l'avenir.  «  Il  n'y  a  pas  de  recette  pour 
faire  les  chefs-d'œuvre,  dit  M.  Saint-Saëns  dans  son  Harmonie 
et  mélodie,  et  ceux  ({ui  préconisent  tel  ou  tel  système  sont  des 
marchands  d'orviétan  », 


458  CONCLUSION 

Sans  doute  les  principes  qui  dominent  les  moyens  d'expres- 
sion et  leur  emploi  sont  éternels.  «  Tout  sentiment,  écrit 
Guyau  dans  l'Art  au  point  de  vue  sociologique,  se  traduit  par 
des  accents  et  des  gestes  appropriés.  Uaccent  est  presque 
identique  chez  toutes  les  espèces  :  accent  de  la  surprise,  de  la 
terreur,  de  la  joie,  etc.  ;  il  en  est  de  même  du  geste,  et  c'est 
ce  qui  rend  immédiate  l'interprétation  des  signes  visibles  ; 
l'art  doit  reproduire  ces  accents  et  ces  gestes  pour  faire  péné- 
trerdansTâme,  par  suggestion,  le  sentiment  qu'ils  expriment». 
Ce  que  l'auteur  appelle  des  accents  et  des  gestes  c'est  en  poé- 
sie des  sons  et  des  mouvements',  ceux  qui  conviennent  à  l'ex- 
pression de  tel  sentiment  sont  d'une  manière  générale  tou- 
jours et  partout  les  mêmes.  Mais  dans  le  détail,  —  ces  études 
en  sont  la  meilleure  preuve,  —  leur  variété  et  leurs  combinai- 
sons sont  infinies. 

Il  ne  faut  pas  oublier  d'ailleurs  que  l'emploi  de  tels  moyens 
d'expression  est  exclu  par  telle  forme  de  vers.  Ainsi  il  est 
évident  qu'il  ne  peut  pas  être  question  dans  un  poème  en  vers 
de  forme  fixe  des  effets  que  l'on  obtient  dans  une  pièce  en  vers 
libres  par  les  changements  de  mètre. 

Pour  nous  en  tenir  à  notre  alexandrin,  tant  qu'il  n'a  été 
qu'un  élément  de  douze  syllabes  composé  de  deux  membres 
égaux  séparés  par  une  pause  ou  césure,  tous  les  moyens  d'ex- 
pression que  l'on  peut  obtenir  en  diversifiant  les  éléments 
rythmiques  lui  ont  été  forcément  inconnus.  Mais  il  les  a  pos- 
sédés tous,  au  xvii'^  siècle,  le  jour  oîi,  tout  en  restant  un  vers 
syllabique,  il  a  disposé  de  quatre  temps  marqués  qui  en  ont 
fait  un  vers  rythmique.  Depuis  cette  époque  il  n'a  rien  gagné 
à  ce  point  de  vue.  Mais  depuis  la  période  romantique  les  vers 
ternaires  sont  devenus  d'un  usage  courant  ;  on  a  pris  l'habi- 
tude de  les  introduire,  toutes  les  fois  qu'on  le  juge  à  propos, 
dans  les  poèmes  envers  de  douze  syllabes,  au  milieu  des  tétra- 
mètres  classiques,  qui  restent  la  forme  la  plus  fréquente.  Si 
bien  qu'une  pièce  moderne,  avec  ses  dodécasyllabes  qui  ont 
entre  les  deux  hémistiches  une  coupe  forte,  ceux  qui  y  ont 
une  coupe  faible,    ceux  qui  n'y  en  ont  pas  du  tout,  avec  son 


LKS    DK[  X    ÉCOLES  459 

mélange  de  tétramètres  et  de  triinètres,  sans  parler  des  penta- 
mètres et  des  hexamètres,  est  comparable  à  un  poème  en  vers 
libres  et  susceptible  à  peu  près  des  mêmes  moyens  d'expres- 
sion fondés  sur  les  changements  de  rythme.  L'ancien  vers, 
dont  la  structure  était  uniforme  et  quasi  rigide,  a  conquis  par 
son  évolution  au  cours  des  siècles  une  variété  et  une  souplesse 
presque  illimitées,  qui  le  rendent  apte  à  exprimer  les  nuances 
les  plus  délicates  :  ressource  pour  le  talent,  danger  pour  la 
médiocrité. 

De  l'alexandrin  du  xii"  siècle  au  trimètre  du  xix'^  la  trans- 
formation a  été  normale,  mais  si  l'on  compare  l'un  à  l'autre  il 
semble  qu'il  s'est  produit  quelque  colossal  bouleversement. 
On  dirait  que  l'ouragan  dune  révolution  a  passé  sur  l'alexan- 
drin. Or  toute  révolution,  même  apparente,  amène  forcément 
deux  mouvements  opposés  :  l'un  de  réaction,  l'autre  d'exagé- 
ration. 

Les  réactionnaires  sont  ceux  qui  s'obstinent  encore  aujour- 
d'hui à  ne  pas  quitter  le  mode  classique,  et  se  condamnent  à 
refaire  toujours  les  mêmes  vers  que  d'autres  ont  déjà  faits. 
Comme  si  l'on  pouvait  faire  le  vers  de  Racine  ou  celui  de 
Hugo  mieux  ou  même  aussi  ])ien  que  Racine  et  que  Hugo  ! 
«  Autre  siècle,  autre  art  »,  a  dit  ce  dernier  [W.  Shakespeare). 
Ils  enfantent  des  nouveau-nés  vieillots  et  soulfreteux,  ils 
s'épuisent  en  efforts  stériles,  mais  cette  tentative  se  renouvel- 
lera toujours.  Elle  durera  jusqu'au  moment  où  1  on  ne  fera 
plus  le  vers  classique  que  comme  nos  lycéens  faisaient  autre- 
fois des  vers  latins  et  sans  que  ses  produits  méritent  plus 
d'intérêt.  Que  de  talent  perdu  pour  n'avoir  pas  compris  que 
nous  avons  marché  ! 

Du  côté  de  l'exagération,  nous  trouvons  ceux  qui  ont  con- 
clu du  mouvement  romantique  que  les  règles  sont  des  lisières 
bonnes  tout  au  plus  pour  les  esprits  débiles  et  qu'il  suffît  de 
rimer  richement  pour  avoir  fait  une  œuvre  qui  doive  soulever 
l'admiration  des   siècles.  Tous  les  types  de  vers  apparaissent 


460  CONCLUSION 

chez  eux,  mais  le  hasard  seul  détermine  leur  emploi  ',  Leurs 
productions  sont  encore  plus  néglig^eables,  s'il  se  peut  dire, 
que  celles  des  réactionnaires. 

Pourtant  presque  tout  le  monde  sent  que  notre  vers  est 
défectueux  et  plusieurs  ont  demandé  des  réformes.  «  Le  plus 
grand  malheur  de  notre  versification  est  d'avoir  conservé  la 
mesure  des  syllabes  et  les  conditions  de  leur  homophonie 
telles  que  les  avait  établies  le  xvr  siècle,  d'accord  avec  la  pro- 
nonciation réelle  d'alors  :  la  prononciation  a  changé,  et  les 
règles  qui  l'avaient  pour  base  ont  été  servilement  maintenues, 
en  sorte  que  nos  vers  sont  incompréhensibles  dans  leur  rythme 
et  leur  rime  non  seulement  à  l'immense  majorité  de  ceux  qui 
les  entendent  ou  les  lisent,  mais  encore,  si  on  va  bien  au  fond 
des  choses,  à  ceux  même  qui  les  font  »  (G.  Paris,  Préface  du 
livre  deTobler).  «Il  serait  souhaitable  que  des  poètes  détalent 
parvinssent  à  débarrasser  notre  code  poétique  de  quelques 
règles  trop  étroites,  relativement  jeunes,  qui  l'entravent  inu- 
tilement, comme  l'interdiction  générale  des  hiatus,  ou  la  loi 
inviolable  de  l'alternance  régulière  des  rimes  masculines  et 
féminines,  ou  certaines  prescriptions  trop  formalistes  pour  le 
compte  des  syllabes.  La  rime  même  admettrait  peut-être  cer- 
taines modifications  »  (E.  d'Eichtal,  Du  rythme  dans  la  versi- 
fication française).  «L'abîme  s'est  creusé  trop  large  entre  la 
langue  parlée  et  la  langue  poétique  pour  qu'il  ne  soit  pas  deve- 

1.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  la  forme  matérielle  de  leurs  vers  que 
se  manifeste  l'insuffisance  de  leur  éducation  artistique  et  de  leur 
sens  critique  ;  c'est  tout  autant  dans  les  idées  qu'ils  tentent  dexpri- 
mer.  E.  Raynaud  écrivait,  non  sans  justesse,  dans  le  Mercure  de  France 
de  novembi'e  1892  :  «  Les  décadents  avaient  pris  aux  romantiques  le 
sens  exagéré  de  lacouleui'  ;  ils  en  étaient  tombés  au  japonisme,  au  ta- 
chisme, à  l'audition  colorée.  Les  symbolistes  avaient  hérité  du  goût 
des  romantiques  pour  le  macabre  et  le  nébuleux.  Ils  pataugeaient  dans 
une  incohérence  barbare  qui  voulait  êti*e  du  rêve.  Conduits  par  un  abus 
de  basses  analogies  qu'ils  décoraient  du  nom  pompeux  de  symbolisme, 
ils  en  étaient  venus  à  traduire  on  un  patois  grossier  des  hallucinations 
alcooliques  ou  artificielles  que  Baudelaire  avait  du  moins  promues  à  la 
solennité  du  style  académique  ». 


DEUX  tk.\dam:i:s  ifii 

nu  indispensable  de  le  combler  »  i  Psichari,  Revue  Bleue,  juin 
91). 

C'est  le  sentiment  de  ces  défauts  qui  a  fait  naître  les  écoles 
(|ue  Ton  désif^^ne  sous  les  noms  de  décadentes,  symbolistes  et 
autres  encore.  Elles  sont  Texjjression  du  besoin  de  change- 
ment assez  généralement  répandu  aujourd'hui.  Qu'ont-elles 
produit?  rien  qui  doive  subsister,  a-t-on  dit,  et  il  n  est  pas 
besoin  d'être  prophète,  pour  conlii-nier  ce  présage. 

Le  xvi^  siècle  a  fourmillé  d'écoles  analogues.  11  y  en  a  ik 
toutes  les  époques  où  un  vieux  régime  sombre  pour  en  laisser 
surgir  un  nouveau.  Il  est  rare  qu'il  en  sorte  une  seule  œuvre, 
mais  leur  rôle  est  considérable  :  elles  accusent  les  tendances 
et  préparent  l'avenir.  Les  évolutions  se  font  lentement  :  cer- 
taines transformations  sont  quelquefois  pénibles  :  ces  écoles 
remplissent  les  périodes  de  transition. 

Les  idées  symboliques  ou  étranges  qu  ont  pu  exprimer  celles 
du  XI x*"  siècle,  le  vocabulaire  prétentieux  ou  baroque  quelles 
ont  pu  employer  n'ont  pas  d'importance,  puisqu'il  n'en  reste- 
ra rien.  Mais  au  point  de  vue  de  la  facture  il  y  a  deux  ten- 
dances principales  qu'elles  rendent  évidentes,  et  où  l'on  peut 
à  notre  sens  entrevoir  l'avenir  de  notre  vers,  parce  que  ces 
deux  tendances  sont  logiques  et  que  leur  réalisation  est  appe- 
lée par  l'évolution  normale  du  vers  français . 

Nous  ne  voulons  pas  parler  ici  de  la  rime  ni  de  l'hiatus  ; 
nous  avons  indiqué  plus  haut  les  modifications  que  nous 
paraissent  comporter  à  l'heure  actuelle  les  règles  qui  les  con- 
cernent. 

Nous  faisons  allusion  à  deux  faits  de  bien  plus  grande  im- 
portance. La  langue  dont  se  servent  nos  poètes,  même  après 
avoir  supprimé  toute  distinction  entre  les  termes  nobles  et 
les  termes  roturiers,  après  avoir  accueilli  le  vocabulaire  tout 
entier  et  y  avoir  même  introduit  quantité  de  néologismes,  est 
une  langue  archaïque.  Si  neuves  que  puissent  être  les  idées 
développées,  si  moderne  que  soit  le  vocabulairequi  les  exprime, 
la  prononciation  obligatoire  est  une  prononciation  morte 
depuis  trois  siècles. 

Toute  poésie,  à  l'origine,   s'est   servi   de  la  langue  vivante. 


462  c.o^cLUSloî< 

et  s'est  fondée  sur  elle.  En  Grèce,  pour  ne  citer  qu  un  exemple, 
tous  les  genres  poétiques  emploient  le  dialecte  parlé  dans  la 
région  où  ils  naissent.  Ils  ont  atteint  leur  plus  haut  dévelop- 
pement chacun  dans  son  dialecte  ;  c'était  la  période  de  pro- 
duction originale.  Postérieurement  apparut  la  poésie  d'imita- 
tion ;  on  imita  les  modes  poétiques,  on  imita  leurs  langues  qui 
devinrent  purement  artificielles  et  intelligibles  seulement  pour 
un  cercle  restreint.  C'est  la  période  de  décadence,  (^ue  l'on 
compare  Quintus  de  Smyrne  à  Homère  et  l'on  entreverra 
l'abîme  qui  sépare  la  seconde  de  la  première.  A  Rome  la  poé- 
sie classique,  purement  artificielle,  érudite,  archaïsante  pour 
la  langue,  grécisante  pour  le  fond  et  la  forme,  n'a  jamais  été 
qu'une  poésie  d'amateurs.  Pour  qu'une  poésie  puisse  être 
réellement  vivante,  il  faut  qu'elle  emploie  la  langue  de  son 
pays  et  de  son  temps.  Supposez  Aristophane  écrivant  dans  la 
langue  d'Homère  ou  Schiller  dans  celle  de  Hans  Sachs  ! 

xVctuellement  la  langue  de  noti-e  poésie  est  archaïque  et  par 
conséquent  artificielle  sur  trois  points  principaux  : 

1"  L'e  MUET.  —  Parmi  les  e  que  l'on  écrit  aujourd'hui  il  en 
est  qui  se  prononcent  et  d'autres  qui  ne  se  prononcent  pas. 
Nous  n'avons  pas  à  faire  ici  leur  histoire  mais  seulement  à 
constater  l'état  actuel  de  la  prononciation  et  à  montrer  dans 
quelle  mesure  les  poètes  tendent  à  s'y  conformer.  Il  faut  dis- 
tinguer plusieurs  cas.  Quand  l'e  est  en  contact  avec  une 
voyelle  atone  dans  l'intérieur  d'un  mot,  comme  dans  jouerai^ 
remerciement,  tuerie  il  ne  se  prononce  pas  aujourd'hui  ;  sou- 
vent même  il  ne  s'écrit  plus,  comme  dans  Joliment,  prairie, 
roulette.  Cet  e  formait  toujours  une  syllabe  en  ancien  français: 
mais  dès  le  xiv''  siècle  on  commença  à  ne  plus  le  compter  ; 
voir  à  ce  sujet  dans  notre  Petit  traité  de  versification  française 
le  chapitre  intitulé  Le  compte  des  syllabes.  Aujourd'hui  les 
poètes  ne  le  comptent  plus  jamais  et  quand  A.  Barbier  écri- 
vit : 

Toujours,  ô  mon  enfant  !  toujours  les  vents  sauvag'es 
De  leurs  pieds  vag-abonds  balayeront  les  plages 

{La  nature), 
il  a  commis  un  archaïsme  blâmable. 


I.V'    MUET  463 

Quand  Te  suit  la  voyelle  tonique  comme  dans  prie,  pries, 
prient,  il  comptait  également  toujours  pour  une  syllabe  en 
ancien  français;  il  n'est  plus  jamais  prononcé  aujourd'hui.  Ici 
l'usag-e  des  poètes  n'a  pas  suivi  la  prononciation,  si  ce  n'est 
quand  l'orthographe  elle-même  s'y  est  conformée  comme  dans 
les  imparfaits  en  -oio,  -oies,  devenus  ais,  dans  le  subjonctif 
soie,  soies  devenu  sois,  dans  eaue  devenu  eau.  Les  mots  dans 
lesquels  Ye  continue  à  être  écrit  ne  peuvent  entrer  dans  l'inté- 
rieur d'un  vers  que  si  l'e  est  final  et  élidé  devant  une  voyelle. 
Telle  est  la  règle  classique  ;  elle  comporte  une  exception  :  les 
imparfaits  et  les  conditionnels  en -a/en^  et  les  deux  subjonctifs 
aien/  et  soient  peuvent  entrer  dans  l'intérieur  d'un  vers  sans 
que  leur  e  compte  pour  une  syllabe.  Les  poètes  du  siècle 
dernier  ont  commencé  à  étendre  cette  liberté  à  toutes  les 
linales  de  verbes  en  -aient,  -oient,  -ient,  -uent,  -éent,  -ouent: 

En  second  lieu  nos  mœurs  qui  se  croient  plus  sévères 

(Musset). 

Les  yeux  qu'on  ferme  voient  encore 

(Sully-Prudhomme). 

Rient  eu  dessous,   mettant  leurs  masques  de  travers 

(Bolchor). 

Les  mondes  fuient  pareils  à  des  gniines  vannées 

(Suixv-Pridhomme). 

On  ne  saurait  que  les  louer  de  cette  g-énéralisation  ;  il  est 
temps  qu'elle  devienne  complète  et  qu'on  ne  rencontre  plus 
dans  nos  vers  d'archaïsmes  comme  celui-ci  : 

On  dit  qu'elle  a  des  gens  qui  se  noi-eni  pour  elle 

i' Musset)  . 

Ces  mêmes  imparfaits  en  -aient  placés  à  la  rime  constituent 
une  rime  masculine  ;  mais  Hugo  emploie  encore  voient  :  soient 


464  CONCLUSION 

comme  rime  féminime.  En  réalité  toutes  ces  rimes  sont  mas- 
culines puisque  Ve  ne  se  prononce  pas. 

Pour  les  formes  en  -e,  -es  la  règle  classique  est  impitoyable  ; 
elle  n'en  accepte  aucune  dans  l'intérieur  du  vers.  Mais  il  y  a 
bien  longtemps  que  les  poètes  ont  éprouvé  le  besoin  de  les 
admettre  conformément  à  leur  prononciation,  c'est-à-dire 
sans  compter  le.  Ronsard  disait  déjà  :  «  Tvi  dois  oster  la  der- 
nière e  féminine,  tant  des  vocables  singuliers  que  pluriers  qui 
se  Unissent  en  ee  et  ées,  quand  de  fortune  ils  se  rencontrent 
au  milieu  de  ton  vers.  Exemple  du  féminin  plurier  : 

Roland  avait  deux  épé-es  en  main. 

Xe  sens-tu  pas  que  ces  deux  épé-es  en  main  ofîencent  la  déli- 
catesse de  Faureille?  Et  pour  ce,  tu  dois  mettre  : 

Roland  avait  deux  épes  en  la  main 

...Autant  en  est-il  des  vocables  en  oue  et  ne  comme  roue, 
joue,  nue,  venue  et  mille  autres  qui  doivent  recevoir  syncope 
au  milieu  de  ton  vers,  si  tu  veux  que  ton  poème  soit  ensemble 
doux  et  savoureux.  Pour  ce  tu  metti-as  :  rou',  jou',  nu',  etc.  ». 
On  trouve  déjà  cette  suppression  de  Ve  au  xv''  siècle.  Aux 
xvi*^  et  XYU*"  elle  est  fréquente  : 

Toy  qui  levant  la  veue  trop  haute 

(BAÏf,  8  syll.). 


A  veu'  d'œil  mon  teint  jaunissoit 
Et  la  livrée  du  capitaine 
Lassée  d'un  repos  de  douze  ans 


(Régnier). 
(Marot,  8  s.). 


(Malherbe,  8  s.). 

Mantoue,   tu  ne  vois  point  soupirer  la  province 

(Corneille). 


L  e    MUET 


465 


Bon  1  jurer  !  ce  serment  vous  //'e-t-il  chn^antage  ? 

(La    Fontaine). 

lié  bien,  me  plains-je  à  tort  ?  me  joues-ln  pas,  Amour? 

(La   Fontaine). 

A  la  queue  de  nos  cliiens,  moi  seul  avec  Drécar 

(Molière,  Les  Fâcheux). 

Les  Ilots  contre  les  ilôts  font  un  /-e/» «-ménage 

(MoLiKKE,  Dépit  amoureux). 

Mais  il  faut  dii-e  que  les  mêmes  poètes,  sans  en  excepter 
Ronsard,  comptent  cet  e  pour  une  syllabe  dans  d'autres  pas- 
sages. Ils  ne  saffranchissent  de  la  règ-le  que  timidement  et 
exceptionnellement  : 


Mais  comme  crois.  Destinée  fatale 


(Marot,  10  s. 


Ah  !  longues  nuits  d'hiver,  de  ma  me  bourrelles 


Et  par  lui  la  cité  de  Troie  fut  brûlée 
Ne  me  reproche  point  qu'oisif  j'fl/e  vécu 


(Ronsard 


fRoNSARD 


Ronsard 


La  partie  brutale  alors  veut  prendre  empire 

(Molière,  Le  dépit  amoureux 

Anselme,  mon  mignon,  c/v"e-t-elle  à  toute  heure 

(Molière,  Etourdi). 


Dans   la  première  moitié    du  xix*^  siècle  les  exemples  sont 
plus  rares,  mais  non  moins  significatifs: 

Pas  un  qu'avec  des  pleurs  tu  n'aies  balbutié 

(^ Musset,  Xamounaj. 
M.  Grammunt.  —  Le  vers  français.  30 


466 


CONCLUSION 


Avant  que  lu  n'aies  mis  la  main  à  ta  massue 

(Hugo,  Feuilles  cl  automne). 

Un  vieux  pirate  grec  l'avait  troure  gentille 

(Musset,  Namouna). 

Que  mes  joues  et  mes  mains  bleuiront  comme  celles 
D'un  noyé... 

(Musset). 

Ne  m'a-t-il  pas  jetée  sous  tes  pas  comme  on  trouve 

(Lam.\rtine,  Jocelyn). 

Tout  sur  terre  où  nous  voilà. 
Etait  en  /•e/?jue-ménag'e 

(Banville). 

Le  crucifix,  le  bloc,  Vépée  hors  de  la  gaine 

(Leconte  de  Lisle). 

La  Baie  des  Trépassés  blanche  comme  la  craie 

(Brizeux). 

Les  poètes  décadents  ont  accentué  cette  tendance  ;  nous 
attendons  qu'elle  se  réalise  complètement  et  que  tous  les  mots 
de  ce  genre  entrent  librement  dans  le  vers  à  n'importe  quelle 
place. 

Enfin  quand  Ve  vient  après  une  consonne  soit  dans  l'inté- 
rieur, soit  à  la  lin  d  un  mot,  il  était  encore  toujours  prononcé 
et  comptait  toujours  pour  une  syllabe  en  ancien  français.  Au- 
jourd'hui il  n  est  plus  prononcé  que  dans  les  conditions  que 
nous  avons  déterminées  dans  les  Mémoires  de  la  Société  de 
Linguistique^  VllI,  o3-90.  11  en  était  déjà  de  même  au  xvii^ 
siècle;  cf.  Thurot,  II,  748.  En  poésie  d'après  la  règle  classique 
il  doit  toujours  faire  syllabe.  Ici  les  poètes  se  sont  montrés 
plus  timides  que  dans  les  cas  précédents.  Pourtant  dès  le  xvi® 
siècle  on  voit  se  manifester  une  tendance  à  supprimer  l'e 
muet  là  où  il  ne  se  prononce  pas  : 

Tu  t'abuses  toi-même,  ou  tu  me  porte  envie 

(Desportes). 


Le    MLLT  467 

La  suppression  do  \s  permet  de  justifier  pour  les  yeux  l'éli- 
sion  de  le  ;  eu  réalité  cette  graphie  prouve  qu'on  ne  pronon- 
çait ni  le  ni  Ys.  C'est  le  même  artifice  que  l'on  trouve  dans 
Agrippa  d'Aubig-né  : 

Toi,  Seigneur,  qui  abats,  qui  blesses,  qui   guéris. 
Qui  donnes  vie  et  mort,  qui  lue  et  qui  nourris, 

et  ailleurs  dans  le  même  Desportes  : 

Jupiter,  s'il  est  vrai  que  tu  lusse"  amoureux; 

Malherbe  a  blâmé  l'orthographe  de  ce  vers  et  aussi  celle  des 
deux  suivants  où  c'est  Ve  qui  n  est  pas  écrit  : 

Des  charbons  imilils  et  des  herbes  méchantes... 

Des  fortes  mains  à' HercuV  veux-je  arracher  la  masse. 

Ronsard  supprime  de  même  parfois  un  e  muet  final  : 

Fait  à  houppes  de  soie,  et  si  bien  elV  le   traite 

(Ronsard,  Eglocjues). 

Mais  plus  ell  nous  veut  plonger 
Et  plus  eir  nous  fait  nager. 

(Ronsard,  7  syll.). 

Chez  les  modernes,  si  on  laisse  de  côté  les  chansonniers  qui 
sont  à  part,  les  exemples  sont  fort  rares,  mais  il  faut  recon- 
naître qu'ils  n'ont  rien  de  choquant  : 

Que  tu  ne  puisse  encor  sur  ton  levier  terrible 

(Musset,  La  coupe  et  les  lèvres). 

Et  recouvrant  le  fer  de  son  hourlet  d'écorce 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Quelque  soit  la  main  qui  me  serve 

(I^AMARTiNE,  RecueilleineiUs). 


468  CONCLUSION 

Tu  \  emporte,   il  est  vrai  ;  mais  lorsque  tu  m'abats 

(Lamartine,  La  mort  de  Jonathas)  ; 

il  était  bien  facile  de  dire  :  Tu  l'emportes,  c'est  vrai...  mais 
le  \'ers  n'y  aurait  rien  gagné. 

Parmi  les  décadents  c'est  M.  Jean  Moréas  qui  a  le  plus  net- 
tement accusé  cette  tendance.  Seulement  il  ne  paraît  pas 
s'être  toujours  rendu  exactement  compte  de  l'état  réel  de  la 
langue  ;  car  il  lui  arrive  parfois  de  supprimer  des  e  qui  se 
sont  toujours  prononcés  et  d'en  compter  que  l'on  ne  prononce 
pas.  11  est  évident  que  notre  poésie  doit  arriver  à  brève 
échéance  à  ne  plus  compter  que  les  e  qui  se  prononcent  et  à 
négliger  ceux  qui  sont  réellement  muets.  Notre  vers  ne  pour- 
ra qu  y  gagner  en  sonorité. 

Il  est  à  peine  besoin  de  rappeler  que  pour  cette  question, 
comme  dans  tout  le  cours  de  ce  livre,  nous  ne  considérons  que 
le  français  proprement  dit  et  que  les  prononciations  provin- 
ciales, comme  celle  du  Midi  où  l'on  prononce  vingte-cinq  en 
trois  S3'llabes,  sont  pour  nous  sans  intérêt. 

2°  La  diérèse.  —  Il  s'agit  des  groupes  de  deux  voyelles  dont 
aucune  n'est  e  et  dont  la  première  est  /,  o«,  o,  «,  c'est-à-dire 
une  voyelle  susceptible  de  devenir  semi-voyelle.  Doivent-ils 
être  comptés  pour  deux  syllabes  ou  pour  une  seule?  Histori- 
quement la  question  est  fort  complexe  ;  on  en  trouvera  une 
esquisse  dans  notre  Petit  traité.  Les  règles  classiques  (relatées 
en  grande  partie  chez  Quicherat)  sont  purement  empiriques, 
artificielles,  parfois  contradictoires  et  souvent  flottantes. 

On  trouve  fréquemment  des  contradictions  pour  le  même 
mot  chez  le  même  poète  : 


Le  sud,  le  nord,  Vou-est  et  l'est  et  Saint-Mathieu 
A  cause  du  vent  d'ouest  tout  le  long  de  la  plage 
Rome  était  la  tru-ie  énorme  qui  se  vautre 


(Hugo). 


Id.). 


(ID.). 


LA    DIÉRÈSE  469 

Les  soupiraux  infecls  et  nairés  par  les  Iriiies 

{lu.). 

De  sa  vue,  hier  eiicor,  je  faisais  mon  délice 

(Coppée). 

Or,  ce  fut  hi-er  soir,  quand  elle  me  parla 

(ID.). 

Et  baisant  tout  bas  son  roii-ei 

(Musset). 

Ne  chercherait-on  pas  le  rouet  de  Marguerite  ? 

(Id.). 

Marqué  du  fou-el  des  Furies 

(Musset). 

J'oserais  ramasser  le  fouet  de  la  satire 

(Id.). 

Me  font  rire.  Piaillez,  mesdames  les  chou-ettes 

(Hugo). 

Pas  de  corbeau  goulu,   pas  de  loup,  pas  de  chouette 

(Id.). 

Oh!  laffreux  su-icide  !  C>h  !  si  j'avais  des  ailes 

(Musset). 

Mon  enfant,  un  suicide.  Ah  !  songez  à  votre  âme 

(Id.). 

Sur  la  terre  où  tout  jette  un  miasme  empoisonneur 

i^HuGo). 

Mêlé  dans  leur  sépulcre  au  mi-asme  insalubre 

(Id.). 

L'opi-um,  ciel  liquide 

Th.  Gautier,  6  svll.u 


470  CONCLUSION 

D'opium  usé 


;Id.,  4  syll. 


C'est  le  pendant  des  syllabes  «  communes  »  chez  les  poètes 
classiques  latins,  qui  leur  permettaient  d'emploj^er  dans  le 
même  vers  le  mot  pafreni,  par  exemple,  indifféremment  avec 
la  première  sjdlabe  long-ue  ou  brève.  C'est  la  marque  la  plus 
évidente  d'une  lang-ue  artificielle,  et  bien  cpie  ce  ne  soit  en 
apparence  qu  une  chose  sans  importance  elle  peut  avoir  les 
conséquences  les  plus  graves  et  devenir  un  g'erme  de  mort 
pour  la  poésie  qui  l'admet.  Il  n'y  a  qu'un  principe  admissible  : 
se  conformer  a  la  prononciation  de  la  lang-ue  vivante.  La  poésie 
de  l'ancien  fran(,'ais  faisait  ainsi  ;  mais  la  prononciation  a  no- 
tablement changé  sur  ce  point  comme  sur  beaucoup  d'autres. 
La  poésie  d'aujourd'hui  ne  peut  suivre  que  la  prononciation 
d'aujourd'hui.  On  doit  compter  pour  deux  syllabes  «  (les)  pas- 
sions »,  comme  «  (nous)  passions».  On  trouvera  la  pronon- 
ciation actuelle  de  ces  groupes  exposée  en  détail  dans  les  Mé- 
moires de  la  Société  de  Linguistique,  VllI,  p.  71  et  suivantes 
(article  cité  plus  haut). 

On  peut  noter  d'ailleurs  sur  ce  point  une  tendance  des 
poètes  à  se  conformer  à  la  prononciation  à  mesure  qu'elle 
évoluait.  Le  fait  le  plus  caractéristicjue  est  l'emploi  unique- 
ment avec  diérèse  depuis  l'époque  classique  (grâce  surtout  à 
l'influence  de  Corneille)  des  groupes  dont  la  première  voyelle 
est  /  quand  ils  viennent  après  une  liquide  précédée  d'une 
autre  consonne  : 

Vous  devri-ez  pleurer  nos  morts 

(Sully-Prud'homme). 


Le  sangli-er  lancé  comme  un  rocher  qui  roule 
II  travaiUait  sans  plainte,  oiivri-er  soHtaire 
Jainie.  Philée  ainsi  parla  le  quatri-ème 


(iD.). 
(ID.). 

(Id.). 


LA    SYNÉRÈSE  471 

Sous  les  verts  marronniers  et  les  peupli-ers  blancs 

(Musset). 

On    peut    constater    aussi     nombre    de    synérèses    réalisées 
depuis  la  période  de  l'ancien    français  et  accueillies    par    nos 
poètes  : 
écu-plle  en  ancien  français,  mais 

Mille  petits  cailloux  volaient  vers  son  éciielle 

(Catille  Mendès). 

di-acre  en  ancien  français,  mais 

Gomme  un  diacre  à  Noël,  à  côté  du  curé 

(Musset). 

Mais  à  côté  de  cela  combien  devons-nous  relever  de  contra- 
dictions et  l'on  peut  mêm.e  dire  de  reculs: 
quotidien  dans  Augier,  mais 


Pour  g-agner  notre  pain,  tâche  quolidi-enne 

assiette  dans  Musset,  mais" 

De  te  voir  à  ce  point  hors  de  ton  assi-elle 

piéton  en  ancien  français,  mais 

Embaumaient,  énervants,  et  sur  \es  pi-étons 

bruire  en  ancien  français,  mais 

La  chute  du  moulin  bru-il  comme  autrefois 

piano  chez  Musset,  mais 

Pareil  au  pi-ano  de  valse  et  de  quadrille 


(CoppéeI 


(Augier). 


(Coppée") 


(Coppée) 


(Coppée). 


472  CONCLUSION 

Ces  exemples  sont    dautant  plus  mauvais  qu'il  s'agit  de  vers 
familiers. 

Il  ressort  clairement  de  là  que,  pour  cette  question,  nos 
poètes  sont  actuellement  comme  le  limier  qui  a  perdu  la  piste 
et  qui  court  de  droite  et  de  g-auche  en  quête  d'un  indice  qui 
le  remettra  sur  la  bonne  voie.  Comme  la  dit  Becq  de  Fou- 
quières,  «  faute  de  s'être  rendu  compte  des  principes  supé- 
rieurs de  la  métrique  qu'ils  appliquent  instinctivement,  les 
poètes  ont  parfois  des  audaces  irréfléchies  qui  les  jettent  en 
dehors  des  règ-les  les  plus  certaines,  ou  au  contraire  ils 
hésitent  à  briser  les  entraves  d'autres  règles  que  rien  ne  jus- 
tifie)). Dans  les  cas  de  ce  genre,  c'est  au  théoricien  à  leur 
montrer  le  vrai  chemin. 

3^  L'/i  ASPIRÉ.  —  L'/i  dit  aspiré  ne  s'aspire  pas  et  même  ne 
se  prononce  pas  du  tout,  mais  détermine  une  prononciation 
particulière  devant  lui:  il  empêche  la  liaison  d'une  consonne 
et  l'élision  d'une  voyelle.  Cet  état  est  flottant  aujourd'hui  et 
depuis  fort  longtemps  ^  ;  la  langue  tend  à  supprimer  totalement 
Y/i  aspiré  et  les  effets  qu'il  produit  (voir  le  détail  de  la  ques- 
tion dans  les  Mémoires  de  la  Société  de  linguistique,  VIII, 
p.  86  et  suivantes),  mais  cette  évolution,  empêchée  par  les 
livres  et  l'enseignement,  n'est  pas  encore  terminée.  La  poésie 
n'a  pas  qualité  pour  devancer  la  langue  parlée.  Pourtant  cer- 
tains poètes  ont  cru  pouvoir  parfois  élider  une  voyelle  devant 
un  h  aspiré  : 

Très  mauvais  gite  hormis  qu'en  sa  valise 

(La  Fontaine). 


1.  i<  La  plus  saine  et  la  plus  commune  opinion  est  qu'il  faut  dire  et 
écrire  allé  sans  h...  Or  est-il  que  je  pose  en  fait,  après  le  témoignage 
d'une  quantité  de  personnes  irréprochables,  auquel  je  joins  encore  ma 
propre  observation,  que  dans  tous  les  livres  on  n'a  point  vu  alte  impri- 
mé ni  écrit  avec  un  h  »  (Vaugelas,  11,  335).  Cf.  Molière,  Dépit  amoureux, 
975  : 

Nous  verrons.  Mais  Lucile...  Aile  !  son  père  sort. 


lIi  aspiré  473 

Je  meurs  au  moins  sans  être  haï  de  vous 

(Voltaire). 

Des  vers  de  ce  g-enre  font  regretter  que  ces  exemples  ne  soient 
pas  encore  devenvis  des  modèles. 

Quand  ces  réformes  relatives  à  Ve  muet,  à  la  diérèse  e?t  à 
17i  aspiré  seront  délînitivement  accomplies  nous  aurons  con- 
servé le  beau  vers  syllabique  de  Racine  et  de  Hugo,  mais  avec 
un  compte  de  syllabes  conforme  à  celui  de  la  lang-ue  réelle- 
ment vivante.  Il  sera  lui-même  rendu  par  là  plus  vivant  et  en 
même  temps  plus  sonore  et  plus  harmonieux.  Nous  l'avons 
vu  en  effet,  l'harmonie  est  d'autant  plus  g-rande  que  les  élé- 
ments qui  entrent  en  jeu  pour  la  constituer  sont  mieux  modu- 
lés :  l'e  muet  qui  n'existe  dans  les  vers  que  par  une  pronon- 
ciation artificielle,  quoique  oblig-atoire,  ne  vaut  pas  pour  la 
modulation  une  voyelle  plus  nette  et  mieux  timbrée. 

Voilà  donc  une  première  tendance  :  elle  porte  sur  la  langue. 
La  seconde,  que  nous  annoncions  tout  à  l'heure,  touche  d'une 
manière  beaucoup  plus  intime  à  la  facture  même  du  vers. 
Quand  notre  vers  est  devenu  rythmique  tout  en  restant  sylla- 
bique il  a  acquis  parla  dans  une  certaine  mesure  un  caractère 
bizarre.  En  effet  la  superposition  de  ces  deux  systèmes  presque 
incompatibles  produit  forcément  une  sorte  de  discordance. 
Dire  qu'un  vers  est  syllabique  c'est  faire  entendre  qu'il  a  un 
nombre  de  syllabes  fixe,  avec  au  besoin  un  point  de  repère 
quelque  part  (la  césure  de  l'hémistiche)  et  rien  de  plus.  Un 
vers  rythmique  au  contraire  a  un  nombre  fixe  d'accents  ryth- 
miques ou  de  mesures  déterminées  par  eux  et  un  nombre  de 
syllabes  quelconque.  Or  notre  vers  classique  a  un  nombre  de 
syllabes  fixe  avec  un  nombre  de  mesures  qui  ne  l'est  pas  obli- 
gatoirement. Sans  doute  le  nombre  des  syllabes  de  chaque 
mesure  n'est  fixe  et  égal  que  dans  le  type  relativement  rare 
3.  3.  3.  3: 

Ma  fortu  I  ne  va  prendre  |  une  fa  |  ce  nouvelle 

(Andromaque). 


474  CONCLUSION 

Le  plus  souvent,  il  est  très  variable,  mais  non  pas  libre,  car 
le  total  des  syllabes  comprises  dans  un  hémistiche  ne  peut 
pas  être  inférieur  ni  supérieur  à  six.  Hugo  et  ses  successeurs 
ont  fait  craquer  la  cuirasse  hémistiche.  Ils  ont  ainsi  donné  plus 
de  liberté  au  rythme  et  plus  de  variété  aux  mesures;  mais  ils 
ont  simplement  substitué  à  la  cuirasse  étroite  de  l'hémistiche 
une  cuirasse  plus  ample,  celle  du  vers.  Le  total  des  mesures 
comprises  dans  un  vers  ne  peut  pas  comprendre  un  nombre 
de  syllabes  autre  que  douze. 

Une  évolution  commencée  ne  s'arrête  que  lorsqu'elle  est 
achevée.  Tant  qu'elle  n'a  pas  atteint  son  terme_,  une  phase 
appelle  la  suivante.  Celle  qui  s'imposait  après  Hugo  consistait 
à  briser  cette  dernière  entrave.  Les  décadents  l'ont  tenté  avec 
juste  raison  : 

Et  j'aurais  voulu  voir  |  son  om|bresur  la  mer 
Et  son  visai ge  pendant  qu'il  rêvait  |  à  voix  haute 
Debout  à  la  proue  |  et  hii  parler  |  peut-être, 
Car  le  navire  |  était  ancré  |  près  de  la  cote  ; 
Mais  les  rochers  |  me  le  cachaient  |  et  cette  tête 
Qui  dort  |  sur  mes  genoux,  |  lourde  et  charmante, 
M'a  fait  rester  j  assis  |  dans  l'aube  blanche... 

(H.  DE  Régnier,  Lhomme  et  la  Sirène). 

L'avenue,  |  comme  un  lit  de  fleuve  |  aux  berges  plates, 
Entre  des  pentes  |  aux  gazons  fins  |  et  miroitants, 
Et  jusqu'aux  bois,  |  aux    Hgnes  là-bas,  |  des   mers  lointaines, 
Entre  des  arbres,  |  et  des  corbeilles  |  écarlates, 
L'avenue,  |  tel  un  cours  de  fleuve  |  intermittent, 
Roule  et  roule  |  les  sombres  flots  |  de  ses  ondes  humaines. 

(R.  DE  Souza). 

Dans  ces  deux  passages  Régnier  et  Souza  comptent  encore 
les  syllabes  à  peu  près  à  la  classique,  et  croient  avoir  fait 
œuvre  fort  originale  quand  ils  ont  mis  côte  à  côte  des  vers 
qui  n'en  ont  pas  exactement  le  même  nombre. 

La  dilîérence  du  total  des  syllabes  est  en  effet  peu  considé- 


PROSE  RYTHMÉE  RÉGULIÈREMENT  475 

rable  entre  ces  vers,  mais  elle  pourrait  être  très  grande  Dans 
un  poème  rythmé  à  forme  fixe  et  dont  chaque  vers  contient 
quatre  mesures  un  vers  peut  être  constitué  par  quatre  mono- 
svllabes  ou  au  contraire  par  quatre  mesures  avant  chacune  de 
une  a  six  ou  même  sept  syllabes.  Les  deux  vers  suivants 
mettent  en  contact  les  deux  extrêmes  : 

Science,  |  art,  |  vie,  (  mort, 
Si  Ton   vous  osait  dire  |  que  vous  ignorez  tout  |  et    que  vous 
[n'en  savez  rien  |  et  que  Ion  vous  en  adore. 

Ce  n'est  pas  là    autre    chose  que    des   schémas,  mais  ils  font 
nettement  ressortir  le  principe  :  ces  deux  vers  sont  égaux  entre 


eux 


Ces  vers,  tout  comme  les  vers  purement  classiques  pour- 
raient a  la  rigueur  n'être  pas  rimes  ;  ce  seraient  encore  des 
vers,  seulement  ils  ne  se  distingueraient  pas  d'une  prose  ryth- 
mée régulièrement.  Telles  sont  ces  petites  phrases  de  Flau- 
bert que  nous  prenons  dans  Bouvard  et  Pécuchet  : 

Cétait  un  rire  |  particulier,  [  une  seule  note  |  très  basse 
toujours  la  même  |  poussée  |  à  de  longs  |  intervalles. 

Ses  yeux  |  étaient  bridés  |  aux  pommettes 
Et  il  souriait  |  d"un  petit  air  |  narquois. 

D-un  côté  I  une  tonnelle  |  aboutissait  |  à  un  vigneau 

De  1  autre  |  un  mur  |  soutenait  |  les  espaliers- 

Et  une  claire-voie,  |  dans  le  fond,  [  donnait  |  sur  la  campagne. 

Tout  ce  qui  distinguerait  cette  poésie  de  cette  prose  c'est 
que,  tandis  que  les  petites  phrases  de  Flaubert  sont  précédées 
et  sûmes  d  autres  qui  sont  rythmées  autrement,  dans  la  poésie 
toute  la  pièce  serait  rythmée  dune  manière  uniforme.  On  n'ob- 
tiendrait par  là  qu'un  mstrument  très  inférieur  à  la  prose  et 
d  une  désespérante  monotonie,  tous  les  membres  de  phrases 
se  terminant    obligatoirement  avec  le  vers.   La  rime  est  donc 


476 


CONCLUSION 


indispensable  à  ce  mode  poétique  pour  lui  fournir  toutes  les 
ressources  du  vocalisme  et  de  l'enjambement  sous  toutes  ses 
formes,  pour  le  rendre  tolérable.  Tel  quel,  il  n'a  jamais  été 
employé  par  personne  à  notre  connaissance  ;  car  les  deux  pas- 
sages que  nous  venons  de  citer  ont  été  extraits  arbitrairement 
par  nous  de  pièces  en  vers  libres  et  le  rythme  fixe  que  nous 
avons  signalé  n'y  a  été  mis  qu'inconsciemment  par  leurs  au- 
teurs. 

Il  n'y  a  d'ailleurs  pas  chance  que  ce  mode  ait  jamais  grand 
succès.  La  monotonie  lui  est  tellement  inhérente  qu'il  faudrait 
plus  de  génie  peut-être  pour  la  rompre  sans  cesse  qu'il  n'en  a 
fallu  à  Victor  Hugo  pour  faire  uAymerillot  ». 

Mais  le  vers  proprement  classique  est  aussi  bien  monotone 
par  nature,  et  nos  plus  grands  poètes  classiques  n''ont  pas  pu 
toujours  le  garantir  de  ce  défaut.  Les  romantiques  y  ont  intro- 
duit une  g-rande  variété  en  modifiant  son  système  de  coupes, 
ce  qui  en  a  fait  au  point  de  vue  du  rythme,  comme  nous  l'avons 
montré  plus  haut,  p.  103,  un  vers  libre.  A  côté  de  cela  les  clas- 
siques et  romantiques  disposaient  d'ailleurs  de  leur  vers  libre, 
celui  de  La  Fontaine,  danslequel  le  nombre  des  syllabes  varie 
et  avec  lui,  d'une  manière  g^énéralement  proportionnelle,  celui 
des  accents  rythmiques. 

Le  vers  purement  rythmé  est  évidemment  susceptible  de 
quelque  chose  de  très  analogue.  Il  est  certain  qu'il  peut  y 
avoir  un  vers  rythmique  libre  comme  il  y  a  un  vers  syllabique 
libre.  Les  décadents  nous  en  ont  donné  de  nombreux  exemples  ; 
malheureusement  aucune  de  leurs  pièces  ne  peut  passer  pour 
un  modèle  parce  qu'aucune  n'est  un  chef-d'œuvre.  Mais  la 
maladresse  de  l'ouvrier  ne  saurait  prouver  que  l'instrument 
soit  défectueux.  Nous  avons  étudié  plus  haut  un  morceau  de 
M.  de  Rég-nier,  qui  était  en  quelque  sorte  le  chef  de  l'école 
versifiant  de  cette  manière  ;  nous  en  rappellerons  ici  deux 
autres  de  la  même  école  qui  sont  souvent  cités  : 

Flavie, 

Je  l'ai  revue,  un  soir, 

Près  de  la  source  où  je  vais  boire  au  soir 

Depuis  de  longs  vieux  jours  de   vie 


VKKS    UYTHMIQl'ES  4  /  / 

Menant  mes  porcs  ; 

Elle  s'est  penchée  à  boire  à  sa  main  en  coupe  ; 

Je  n'osai  lui  parler  songeant  aux  jours  d'alors  ; 

Mais  comme  je  lui  dis  :  Flavie  ! 

Parlant  de  l'autre  vie, 

De  Marc  et  Lise  et  de  la  troupe, 

De  ce  qu'ils  diraient  en  me  voyant  là 

Avec  mes  pourceaux  et  mon  vêtement 

Et  mon  épieu  pour  toutes  armes. 

Elle  me  regarda  si  tristement 

Que  je  sentis  de  chaudes  larmes  : 

0  pauvre  cœur,  dit-elle,  et  s'en  alla. 

Souvent,  toute  une  nuit,  j'ai  songé  à  cela 

(ViÉLÉ  Griffin,  Le  Porcher). 

Danse  sans  rêve  et  sans  trêve; 

Il  n'est  d'inutiles  ébats 

Que  ceux  que  tu  danses  pour  moi, 

Oh  toi  l'exsangue,  oh  toi  la  frêle,  oh  toi  la  grêle, 

A  qui  mes  baisers 

Firent  un  tapis  triomphal  rosé 

Des  aurores  où  nous  menâmes 

Nos  pas,  nos  regards  et  nos  âmes. 

Nos  sens  jaloux,  nos  âmes  grêles  ; 

Tu  demeures  la  ruine  éclairée  par  les  torches 

Tandis  que  les  grands  vents  ululent  sous  les  porches 

Souffletant  de  folioles  errantes  les  écussons 

(G.  Kahn,  Les  palais  nomades). 

Sans  doute  ces  trois  pièces  ne  sont  pas  très  mauvaises  ; 
mais  on  est  loin  de  pouvoir  dire  qu "elles  soient  bonnes  ;  c'est 
faiblement  pensé,  pauvrement  écrit  et  même  mal  rythmé. 
Quant  k  prétendre  que  ce  n'est  que  de  la  prose  et  même  de 
la  mauvaise  prose  ;  non  pas.  La  présence  de  la  rime  (ou  asso- 
nance) suffit  à  les  distinguer  par  tous  les  moyens  d'expression 
qu'elle  permet.  On  peut  trouver  aisément  de  la  prose  tout  aussi 
bien  rythmée  et  même  mieux.  En  voici  des  exemples  qui  ne 
sont  pas  exceptionnels  dans  les  œuvres  de  nos  prosateurs  : 


478  COiNCLUSION 

Un  dimanche  |  ils  se  mirent  en  marche  |  dès  le  matin, 
Et,  passant  |  par  Meudon,  |  Bellevue,  |  Suresnes,  |  Auteuil, 
Tout  le  long'  du  jour, 
Ils  vagabondèrent  [  entre  ces  vignes, 
Arrachèrent  |  des  coquelicots  |  au  bord  des  champs, 
Dormirent  |  sur  Therbe, 
Burent  |  du  lait, 
Mangèrent  |  sous  les  acacias  |  des  guinguettes, 

l'^t  rentrèrent  |  fort  tard. 
Poudreux,  |  exténués,  |  ravis. 

(Flaubert,  Bouvard  et  Pécuchet)-. 

Le  lendemain,  |  on  repartait  j  dès  Taube  ; 
Et  la  route. 
Toujours  la  même, 
S'allongeait  |  en  montant  |  jusqu'au  bord  |  de  l'horizon. 
Les  mètres  de  cailloux  |  se  succédaient. 
Les  fossés  |  étaient  pleins  d'eau, 
La  campagne  |  s'étalait  I  par  grandes  surfaces  |  d'un  vert  mono- 

[tone  I  et  froid. 
Des  nuages  |  couraient  |  dans  le  ciel. 
De  temps  à  autre  |  la  pluie  |  tombait 

(Flaubert,  Ihicl.). 

L'artifice  typographique  qui  consiste  à  faire  rentrer  plus  ou 
moins  les  différentes  lig-nes  proportionnellement  au  nombre 
de  leurs  accents  rythmiques  n'a  aucune  importance  ;  mais 
c'est  plus  beau  pour  l'œil  que  de  les  faire  commencer  toutes 
au  même  niveau.  Nous  citerons  encore  deux  passages  de  ce 
genre  que  nous  empruntons  à  Gujau  [L'art  au  point  de  vue 
sociologique)  ;  le  premier  est  une  sorte  de  strophe  de  Flaubert 
[Salammbô),    qui  contient  même  des  vers  blancs  classiques  : 

Des  rigoles  coulaient  dans  les  bois  de  palmiers  ; 

Les  oliviers  faisaient  de  longues  lignes  vertes  ; 

Des  vapeurs  roses  flottaient  dans  les  gorges  des  collines; 

Des  montagnes  bleues  se  dressaient  par  derrière, 

Un  vent  chaud  soufflait. 
Des  caméléons  rampaient  sur  les  feuilles  larges  des  cactus. 


LK  RYTHME  DANS  LA  PROSE  479 

L'autre  est  une  description  de  la  Révolte  dans  Germinal  de 
Zola.  Nous  le  reproduisons  tel  que  la  disposé  Gui/au,  p.  335, 
avec  une  seule  modification  à  la  sixième  ligne  avant-dernière  : 

Quelques-une;;  tenaient  leur  petit  entre  les  bras, 

Le  soulevaient,  l'agitaient, 
Ainsi  qu'un  drapeau  de  deuil  et  de  vengeance. 

D'autres,  plus  jeunes, 
Avec  des  gorges  gonflées  de  guerrières, 

Brandissaient  des  bâtons  ; 
Tandis  que  les  vieilles,  affreuses,  hurlaient  si  fort 
Que  les  cordes  de  leurs  cous  décharnés  semblaient  se  rompre. 
Et  les  hommes  déboulèrent  ensuite. 
Deux  mille  furieux. 
Des  galibots,  des  haveurs,  des  raccommodeurs, 
Une  masse  compacte  qui  roulait  d'un  bloc  ; 

Serrée,  confondue. 
Au  point  qu'on  ne  distinguait  ni  les  culottes  déteintes, 
Ni  les  tricots  de  laine  en  loques, 
EfTacés  dans  la  même  uniformité  terreuse. 
Les  yeux  brûlaient  ; 
On  voyait  seulement  les  trous  des  bouches  noires. 

Chantant  la  Marseillaise, 
Dont  les  strophes  se  perdaient  en  un  mugissement  confus, 
.Accompagné  par  le  claquement  des  sabots  sur  la  terre  dure. 
Au-dessus  des  tètes. 
Parmi  le  hérissement  des  barres  de  fer. 
Une  hache  passa,  portée  toute  droite  ; 

Et  cette  hache  unique. 
Qui  était  comme  l'étendard  de  la  bande, 
.\vait,  dans  le  ciel  clair, 
Le  profil  aigu  d'un  couperet  de  guillotine  ; 

A  ce  moment  le  soleil  se  couchait: 
Les  derniers  rayons,  d'un  pourpre   sombre,   ensanglantaient  la 

[plaine. 
Alors  la  route  sembla  charrier  du  sang. 
Les  femmes,  les  hommes  continuaient  à  galoper. 
Saignants  comme  des  bouchers  en  pleine  tuerie... 


480  CONCLISION 

Sans  doute  ces  morceaux  de  jorose  sont  aussi  bien  rythmés 
que  ceux  de  poésie  précédemment  cités,  et  surtout  ils  sont 
beaucoup  mieux  pensés  et  plus  fermement  écrits.  C'est  même, 
si  Ton  veut,  de  la  prose  poétique,  mais  ce  n'est  nullement  de 
la  poésie.  La  rime  est  absolument  indispensable  à  toute  espèce 
de  vers  libres  K  C'est  elle  qui  marque  où  les  vers  finissent; 
sans  elle  il  n'y  a  qu'un  seul  des  moyens  d'expression  fondés, 
sur  le  rythme  qui  soit  possible,  celui  qui  provient  du  contraste 
des  mesures  lentes  avec  les  mesures  rapides  ;  tous  les  autres 
sont  rigoureusement  exclus.  Les  effets  dus  à  la  discordance 
entre  le  rythme  et  la  syntaxe  sont  exclus.  Ceux  qui  sont  pro- 
duits par  le  vocalisme  sont  presque  tous  exclus,  et  la  couleur 
vocalique  disparaît  en  partie.  Même  les  elTets  reposant  sur  le 
jeu  des  consonnes  ne  peuvent  plus  se  déployer  avec  la  même 
intensité.  Enfin  la  pensée  n'ayant  plus  d'ailes  pour  voler, 
marche  prosaïquement. 

Il  n'a  manqué  jusqu'à  présent  au  vers  rythmé  libre  qu'un 
poète  qui  sût  le  manier.  Il  faut  reconnaître  d'ailleurs  que  c'est 
un  instrument  beaucoup  plus  délicat  que  le  vers  classique, 
mais  aussi  combien  plus  puissant,  combien  plus  varié.  Au- 
cune nuance  qui  lui  échappe,  aucun  effet  qui  lui  soit  étranger. 

Voilà  donc  deux  types  de  vers  qui  se  présentent  :  le  vers 
syllabique  de  Racine,  de  Hugo,  et  des  fables  de  La  Fontaine, 
mais  fondé  sur  la  langue  réellement  vivante  ;  et  d'autre  part 
le  vers  rythmé  à  forme  fixe  ou  surtout'à  forme  libre.  On  s'ar- 
rêtera évidemment  à  l'une  de  ces  deux  manières  ou  l'on  ne  fera 
plus  de  vers.  En  dehors  de  ces  deux  modes  rien  de  possible  en 
français  pour  le  moment. 

Qu'il  vienne  un  poète  digne  de  ce  nom  et  il  pourra  user  de 
l'un  de  ces  deux  instruments  sans  aucune  restriction.  S'il  est 
vrai,  comme  l'a  dit  d'Eichtal,  que  «  toute  tentative  trop  radi- 

1.  «  La  rime  n'est  pas  condamnable,  mais  seulement  l'abus  qu'on  en 
fait.  Rimez  faiblement,  assonez  si  vous  voulez,  mais  l'imez  ou  assonez, 
pas  de  vers  sans  cela»  (Verlaine,  Le  décadent,  mars  1888). 


L  ACIIÈVE.MK.NT    DK    l'k VOI.LTIO.X  481 

cale  et  trop  précipitée  sera  nécessairement  stérile  »,  et  que 
«  l'art  doit  procéder  par  évolution  et  non  par  révolution  »,  le 
poète  n'a  plus  à  craindre  ces  mauvais  présag-es  ;  il  ne  s'agit 
pas  d'une  révolution,  mais  de  l'achèvement  d'une  évolution 
dont  la  plus  grosse  part  est  accomplie  ;  il  n'y  a  pas  de  voies 
nouvelles  à  frayer,  le  chemin  est  ouvert. 


M.  Grammont.  —  Le  vers  français. 


31 


TABLES   ET    INDEX 


I 
INDEX 

DES  PRIN'CIPAUX  VERS,  FRAGMENTS   ET   POÈMES  ÉTUDIÉS 

Pages 

A.  d'Aubigné 9,  336,  467 

Les  tragiques '"^ 

Vengeances ' 

E.  AUGIER *'^ 

A.  DE  Baïf *6* 

Th.  de  Banville *"" 

Odelette 173-178 

A.  Barbier  : 

La  Nature ^62 

ridole 136 

L'Emeute -  '-' 

Ch.  Baudelaire "* 

Les  chats 283 

Femmes  damnées 216,  275,  279,  285,  295,  297,  302,  399 

Le  Léthé 258 

Lesbos 222,  280,  39^ 

Les  métamorphoses  du  Vampire 223 

J.  DU  Bellay  .* ^46 

D'un  vanneur  de  blé  aux  vents 261,  262 

Sainte-Beuve 28b,  296,  303,  329 

La  rime —''^ 

Pensées  d'août 3*° 

X.  Boileau 363 

A  mon  esprit *36 

L'ar/  poétique 10,  50,  436 

Épître  III 255 

Le  Lutrin 209,  249,  281,  436 

Satire  I 31,  53 

Satire  /// ^6 


486  INDEX    DES    EXEMPLtS 

Pages 

Sadre  X 10,  79 

Satire  XI oO 

Safii-e  XII 50 

M.  BoLCHOR 463 

A.  Brizeux 466 

.  Chénier 340,  343,  412,  423 

L'aveugle 40,  42,  303 

Clytie 322 

Diane 283 

Dnjas 317 

Élégies 285,  333,  338 

La  Frivolité 252 

ïambes  VII 136 

Irlylles 397 

La  jeune  captive 115 

Un  Jeune  homme 309 

Le  malade 46,  238 

Le  mendiant 238 

Mnazile  et  Chloé 249 

L'oaristys 47,  309 

Pannychis 339 

Les  satyres 351 

F.  CoppÉE 469,  471 

P.  Corneille 230,  370,  464 

Attila 55 

Le  Cid 26,  268,  313 

Cinna 46,  77 

Horace 77,  267,  269 

Médée 26 

La  place  royale .  53 

Polyeucte 243,  307,  313,  398 

Pompée 27 

Rodogune 274 

Suréna 73 

E.  Debraux 352 

Ph.  Desportes 333,  338,  466,  467 

Eschyle  : 

Perses 1  i 


BOILEAU  —  HËREDIA  487 

Pages 
G.  Flaubert  : 

Bouvard  et  Pécuchet 475,  478 

Salammbô 478 

Garnier  de  Pont-Sainte-Maxence 7 

Th.  Gautiek 222,  257,  469,  470 

Alberfus 297,  338 

Après  le  bal 320 

Elégies 355 

Fantaisies 276 

La  petite  fleur  rose 281 

Le  premier  rai/on  de  mai 262 

Qui  sera  roi?.... 268,  290 

Sultan  Mahmoud 137 

Thébaïde 64 

J.-\Y.  VON  Goethe  : 

Erlkônifj 250,  280,  301 

J.-M.  DE  Hebedia.     265,  387,  389,  412,  416.  419,  420,  421,  422,  423,  424, 

425,  426,  427,  428,  429,  430,  431 

A .  Hermès  criophore 334 

Andromède  au  monstre 290 

Antoine  et  Cléopâtre 304 

Ariane 217,  331,  344 

Artémis 331 ,  342 

Bacchanale 217,  264,  272,  300,  330,  331,  332,  335 

Brise  marine 354 

Centaures  et  Lapithes 264 

Epig ranime  funéraire 251,  405 

Epigramme  votive 292 

Fleur  séculaire 61,  333 

Floriduni  mare 344 

Fuite  de  Centaures 225,  330 

Horlorum  deus 75,  249,  289,  291 

Jason  et  Médée 284,  394 

Jouvence 391 

La  belle  viole 318 

La  Centauresse. 288 

La  chasse 249 

La  conque 338 

La  dogaresse 403 

La  flûte 218 

La  magicienne , 303,  330,  335 


488  INDEX    DES    EXEMPLES 

Pages 

La  mort  de  V aigle 236 

La  naissance  d'Aphrodite 332,  336,  363,  399 

La  revanche  de  Diego  Laynez 75,  339 

La  source. 212,  248,  290 

La  Trehbia 272,  291,  300 

Le  bain  des  nymphes 255,  318,  343 

Le  chevrier 223 

Le  conquérant 302 

LeCydnus 319,396,404 

Le  huchier  de  Nazareth 284 

Le  laboureur 33;),  394 

Le  lit 315,  405 

Le  ravissement  d'Andromède 316,  317,  334 

Le  récif  de  corail 284 

Le  réveil  cFun  Dieu 283 

L'esclave 317 

Les  conquérants 393 

Les  conquérants  de  Vor 75,  76,  301,  318,  339 

L'estoc 414 

Le  lepidarium 331 

Le  Thermodon 279,  334,  413 

Le  triomphe  du  Cid 332 

Le  vase 230 

Le  vieil  orfèvre 299 

L'exilée 284,  401,  403 

L'oubli 219,  340 

Marsyas 329 

Némée 254,  343 

iVessus. 209,  329,  342 

Nymphée 48,  217,  286 

Pan 212,249,255,286,402 

Persée  et  Andromède 255,  331 

Pour  le  vaisseau  de   Virgile 255,  316,  395 

Soir  de  bataille 264 

Soleil  couchant 284 

Sphinx 281 

Stymphale 61,  73,  329,  331 

Sur  le  livre  des  ainours 399 

Sur  rOthrys 20,  284,  403 

Villula. 257 

Vision  de  Khem 395 


HEREDIA  HUGO  4^9 

Pages 
V.  Huoo.     315,  327,    330,  332,    334,  340,  349,  380,   383,    384,  38o,  409, 

,,,  415,416,468,469 

Abiinc 

^  ['  ^"f '"': •  •  ••■•'•'.....■.....■...  ■  184-186;  271,  3Ï3 

A  l  arc  de  triomphe .-,„ „ 

Après  la  halaillp J' 

^^^''7"" •''■•••'■■  ^  ■  ^. ■■.■.■.■.■.■.■.■.■.■.■.■;■  339,  40Î 

^'Tt"- 284 

1         Tr-    •    62,115,169,170,269 

,  ^y"'''''-^^f-_ 18,  270,  274,  321,  395,  423,  435,  454 

J  Booz  endormi.      222,  288,  317,  388,   389,  395,   401,  412,  413,  414, 

n          V      ,.  ^-22,  425,  453 

Bounaberdi 

CatuU,' ...'..  ...  "      ' ,î! 

Chanson,  des  rues  et  des  hais '.  V. '.  V.  V. '.  V. '. '. ".  V  '  262^ '278   353 

(^haulieu         .  ' 

,,  ,, .340 

i.romice    .      .  /c    ko    tr     «,    .._ 

.,.  46,52,54,56,57,76,80 

Dieu..  '       ' 

c-   ■      ; ."  ■  ■  ■ ••3,  79,  80 

Eviradnus.      U,  19,  37,  44,  46,  48,  49,  53,  56,  69,  100,  214,  282, 

j,    ,  -"^i;^,  393,  397,  402,  427,  4.56 

t  rater  nitp 

Gaiffer- Jorge. '  ^^ 

fT"''" ••••■■    26,38,39,'44;V6,'52,'53:56;'270,352 

Inferi ' 

Inscription 

Jean  Chouan. 

00 

La  chasse  du  burgravc 

La  coccinelle '  '  *  ' 

La  colère  du  bronze.  . 

T  „  ,.  5/ 

l^a    comète 

T  ^      ■  ■  ■, 394 

La  confiance  du  marquis  Fabrice 54    340 

^La  Conscience. 9»  "aa    .i.,c'  oîâ 

T  ^     ,         .     ,,  i»,  bb,  226,  310 

La  demoiselle 

La  fin  de  Satan.     68,   79,   97^  120,"  121^  '237,' 249,'  250^ '259,  3^o! 

312   339 

L'jle  du  casque. 47,  65,  99,  256,  419;  424 

La  légende  des  siècles.     44,  79,  209,  211,  213,  292,  348,    393,  397, 

r,.  399,414,421,425 

L  une  ...  ^-  ^„ 

r,        .•;■•.;; 97,231,312,417 

L  année  terrible. ...      52,  80,  210,  211,  259,  272,  284    342   417   435 
La  paternité '         '      „  '       , 

La  pitié  suprême '.  .■.■.■;.■.;..■;;;;  ■  ^i,™,  21 5; '23^355 


490  INDEX    DES    EXEMPLES 

Pages 

La  prière  pour  tous 186-188 

La  ronde  du  sabbat 223 

La  reculade 136    316 

La  rose  de  l'infante 304 

L'art  d'être  grand-père 80,  97,  348,  416 

La  Terre 64,  231 

La  trompette  du  Jugement 80 

La  Vérité 402 

Le  Cid  exilé 21    341 

Le  cimetière  d'Eylau Vil,  404 

Le  comte  Félibien 406 

Le  crapaud 38    72   212 

Le  détroit  de  l'Euripe 33,  34,  64,  63,  295,  372 

Le  feu  du  ciel 289,  318,  341 

Le  géant  aux  dieux 26    267 

L'église 353 

Le  jour  des  rois 419 

J  Le  mariage  de  Roland 406,  452 

Le  pape 47 

Le  parricide 214,  220,  279,  369,  370,  396 

Le  petit  roi  de  Galice.     19,  26,    56,    61,  64,  69,  70,   78,  209,  210, 

211,  220,  288,  342,  394,  421 

L'épopée  du  lion 219 

Le  prisonnier 353 

Le  régiment  du  baron  Madruce 69,  72 

Le  retour  de  l'Empereur 393 

Le  roi  de  Perse 393 

Le  roi  s'amuse 46,  58,  237,  238,  270,  348,  352 

Le  rouet  d'Omphale 355 

Le  sacre  de  la  femme.     51,  63,  64,  65,  101,  214,  256,  260,  425,  455 

Les  années  funestes 37,  98 

Le  Satyre 57,  71,  78,  220,  263,  264,  297,  348 

Les  Burgraves.     213,  218,  221,   245,  254,  260,  269,  270,  275,  279, 

283,  290,  291,  295,   299,  300,  301,  306,  317,  319,  322,  333,  335, 

343,  344,  392,  395,  397,  404,  405,  406,  412,  414,  418 

<  Les  chants  du  crépuscule 264,  275,  281,  313,  319 

Les  Châtiments.     24,  36,  41,  44,  45,  71,  79,  80,  209,  211,  256,  257, 

266,  268,  283,  293,  294,  300,  319,  324,  329 

Les  Contemplations.     26,  40,  46,  47,  52,  56,  57,  61,  64,  66,  80,  97, 

217,  227,  249,  252,  275,  279,  281,   288,  301,  302,  305,  310,  315, 

316,  317,  319,  322,  332,  439,  440,  441,  443,  444 

Les  Djinns 182-184 


HUGO  491 

Pages 

^Les  Fniille^  (ï automne.      17,  18,   216,  222,  253,  270,  280,  330,  332, 

333,334,  341,  466 

Les  lions ry2,  209,  21 1 ,  254,  265,  273,  280,  404 

Les  montiujnes 402,  404,  427 

J  Les  Orientales.     55,  57,  108,  215,  254,  265,  271,  275,  287,  321,  322, 

339,  421 

•J  Les  pauvres  gens 57 

^  Les  quatre  vents  de  Vespril 68,  71,  80,  98,  231 

Les  raisons  du  Moinotomho 221 

•J  Les  rayons  et  les  ombres 78,  231,  394,  397,  426 

Les  temps  paniques 339,  423 

Les  trois  cents 82 

Les  trois  chevaux 61 

""  Les  Voix  intérieures 231,  260,  272,  273,  339 

Le  sylphe 252 

Le  temple 422 

Le  Titan 97,  343,  450 

Le  travail  des  captifs 43 

Uexpiation 25,  62,  73,  79,  211,  353 

L'hydre 425 

Lui 238 

Marion  de  Lorme 38,  52,  54,  56,  80,   346 

Napoléon  H.     18,  21,  34,  38,   46,  88,   89,  116,  188-191,  211,  238, 

270,  348 

••  Odes  et  ballades 364 

Paroles  dans  l'épreuve 421 

Paroles  de  géant 413 

Petit  Paul 26,  248,  34",  353,  394,  435 

Première  rencontre  du  Christ  avec  le  tombeau 29,  288,  344 

Quelqu'un  met  le  holà 48,  373,  374 

Ratbert 46 

Religions  et  religion 97,  99,  416 

Ruy  Blas 48,  79,  212,  304,  319 

Segrais 258,  394 

Sommation  irrespectueuse 257,  258 

Sultan  Mourad 44,  64,  70,  78,  421 

Suprématie 52,  66,   67,  69,  302,  335 

Théâtre  en  liberté 98,  231,  417 

Torquemada 44,  47,  56 

Toute  la  lyre 37,  52,  79,  80,  98,  284,  416 

Welf,  castellan  d'Osbor 56 

Zim-Zizimi 40,  79,  99,  344,  427 


4^  L>3EX    DES  EXESIFLES 

I.    3B  L  " 


HL 


rr. 


in 


-feTT 
545 


î-        ^  ;i7 

11".  î2^ 

'^  it* 

51* 

-  305 

»l 
-  ±t« 
LW.  1» 

-  iii 

—  'î.T.  r^ï  f?i  r^  302 

131 

il*,  l».  2S3 
133 

15  «** 


132 


11 


112 

35 

l?i. 

l?a 

il') 

zà.  HZ,   i;-*. 

±3» 

lis. 

tlT 

IS 

î.32-214 

. 

127 

VI. 


KAH>    LA    FONTAINE  493 


15. 
20. 
22. 

o 

3. 

4. 

8. 
10. 
18. 
19. 
20. 


9. 
10 
13 
15. 
17 
19. 
21. 


1  ".'-:■. 

i  *i 

29. 

111, 

126 

276 
133 

140 
237 
125 

T8, 

1.34 
138 
132 

303, 

316 

135, 

139 

122 

.140, 

141 
277 
121 

107. 

276 
o — 

■i'. 

122, 

142 

MI.            1.     19,  27,  37,  54,  106.  113.  120.  i-+.  uT,  276,  278,  279.  341 

2 214.  276 

3 119.  277 

i III.  202,  217,336 

5-  111,212 

8 281.439 

9 217,  338,  342 

10 77,119 

11 443 

li-  108,142 

l"'-  ..       112 

16..  137,226 

1"-  12^,127,129.140 

^^II'            -^  123,  133.  141 

*-  135 

6. .  1^-2 

'  -  ■  1 :12 

10  . .  uo 

19..  1:^- 

32  /  ic 


494 


INDEX    DKS    KXKMPI.KS 


Pages 

IX,  1 108,   Ml,  li2,  237,  330 

2 20,  23,  55,  63,  147-157,  276,  336,  415 

3 121,  134,  333 

^ 143-147,  245,  275 

S 123 

~ 20,  23,  110,  139,  280,  329,  331 

8 346,  412 

10 213 

11 412 

13 228 

14 283,  333 

15 333 

16 125,277 

19 312 

X,  1 321,  335,  342 

2 37,  42,  43,  53,  125,  132,  225,  227,  277,  291,  293 

3 330,  334 

S 403 

6 331,  424 

10 395 

11 213,  330,  442,  443 

12 291 

14 340 

13 257 

XI,  7 49,  134 

8 ..     110,  111,  118 

12 291 

XII,  4 126 

5 122 

9 112 

11 127,  276 

13 276 

21 398 

La.  matrone  dÉphèse 51 

Le  fleuve  Scaiyiandre 51 

Le  Florentin 73 

Philémon  et  Baucis 284 

Ragotin 46,  48,  51,  55,  58,  73,  99 

A.  DE  Lamartine 297,  309,  380,  381,  424 

A  Elvire 16 


Î.A    KONTAINi:   —  MARltl'  49?> 

Pîiges 

]schi:> ~^'>'-^ 

Jnvfhjn.      27,222,  2:W,  2:^6,  2(,:i,  271,  272,  280,  2U:i,  ;iU2,  ^ua,  309, 

43(j,  466,  467 

La  chute  (F un  ange -^34,  436 

La  mort  de  Jonatltas 4-6^ 

La  poéxie  aacn'e 3'»9 

La  retrait,- i;ifl-163 

Le  lac 17,  H3,  181-182,  20',i,  210,  212,228 

L'enlhuusiai^nie -^58 

Le  noir "^•**^ 

L'homme 272,  363 

L'immortalité 284,  436 

L'infini  dana  les  deux 17,  24,  31,   2iS,  302,  343 

L'isolement 17 

Milly 33-1,  349,  364 

Noviatiima  vcrtia 354 

Pensée  des  morts 2»2,  301 ,  309,  333 

Recueillements 298,  467 

Gn.  Leconte  de  Lisle 7(),  298,  413,  466 

Annie. 262 

Bhagavat 253 

Clairs  de  lune 272 

Çunacépa 261 ,  289 

Glaucé 63,  435 

Kléarista 262 

La  fille  aux  cheveux  de  lin 262 

La  mort  du  moine 26 1 

La  Passion 300,  320 

L'Apollonide 324 

L'aurore 256 

Le  colibri 259 

Le  corbeau 273 

Le  Runoïa 435 

Les  Erinnyes 348,  435 

L'oasis : 340 

Midi 283 

Poèmes  antiques 248,  253,  256 

F.  de  Malherbe 337,  362,  464 

Stéph.  Mallarmé .        285 

Cl.  Marot. 225,  336,  337,  464,  465 


496  INDEX     DKS    EXEMPLES 

Pages 
C.  Mendès 471 

Molière 334 

Amphitryon 48,  112,  119,  120,  123,   129,  13o,  345,  367,  368 

L'école  des  femmes 345 

Le  dépit  amoureux 37,  465,  472 

Le  misanthrope 242,  266,  295 

Les  Fâcheux 51 ,  465 

Les  femmes  savantes 266,  26",  313,  315,  345 

L'étourdi 465 

Tartuffe 45,  47,  49,  54,  55,  229,  240,  314,  321 

A.  DE  Musset.     287,  320,  327,  334,  340,  380,  383,  385,  390,  408,  409,  411, 
414,  423,  424,  425,  428,  429,  430,  431,  463,  466,  469,  471 

A  la  Malihran 292,  322,  435 

A  la  mi-carême 282 

A  Ninon 95,  96,  415,  417 

A  quoi  révent   les  Jeunes  filles 108 

Chanson 4  H ,  442 

Charles-Quint  à   Saint-Just 218 

Don  Paez.      218,  227,  280,  283,   287,  290,  355,  400,  401,  402,  405, 

413 

Idylle 282 

La  loi  sur  la  j)resse 24,  48 

La  coupe  et  les  lèvres 65,  209,  25S,  282,  412,  467 

L'andalouse 320,  444,  445 

La  nuit  de  décembre 136 

La  nuit  de  mai     22,  208,   211,  224,  252,  254,  2o6,  259,   277,   279, 
281,  290,  291,  292,  303,  304,  313,  314,  317,  329,  332,  333,  335, 

336, 398,  435 

La  nuit  d'octobre 178-181,  241,  253,  294,  320,  395,  447,  448 

La  servante  du  roi 208,  211 

Le  fils  du  Titien 230 

Le  lever 446 

Le  rideau  de  ma  voisine 180 

Le  saule 40,  107,  109,  219,  319 

Les  marrons  du  feu 342,  394 

Le  songe  d'A  uguste 287,  292,  303 

Les  vœux  stériles 291,  401 

Le  43  juillet 290 

Lettre  à  Lamartine 316 

Lucie 250,  303,  402,  406,  410,  413 


MKMjÈS  RK(;MKR  497 

Pages 

Xamoiina.      14,  93,  9a,  90,  2j2,  259,   330,  393,  395,  396,  398,  399, 
401,  402,  404,  405,  40G,  413,  417,  419,  421,  422,  424,  425,  426, 

435,  465,  466 

Pnrlia 220,  283,  397,  399,  401 

Rappelle-loi 170-173,  221 

Rolla.      15,  10,   18,  19,  25,   30,   210,  253,  254,  255,   2C5,  281,  293, 
315,  328,  329,  331,  349,  359,  300,  368,  370,  371,  403,  412 

Silvia 133 

Sonnet 309,  310 

Souvenir 113,  114,  169,  170 

Souvenir  des  Alpes 108,   178 

Sur  la  paresse 03 

Sur  Irais  marches  de  rnarhre  rose. 309 

Suzon 224 

Une  bonne  fortune.      15,  210, 224, 254, 283, 292,  328, 329,  330, 331, 
332,  335,  340,  344,  390,  400,  403,  405,  421 

Une  soirée  perdue 255,  390 

Venise 445 

J.  Racine 210,  229,  320,  332,  380,  383,  384,  418,  419,  429 

Andromaque.  .     11,  15,  45,  201,  239,  243,  244,  247,  266,  273,  299, 

303,  305,  306,  308,  309,  321,  323,  324,  325,  369,  473 

Athalie.     10,  15,  19,  20,  25,  28,  78,  79,  221,  230,  312,  308,  309, 

392,  395,  402,  407,  421,  423,  424,  425,  427 

Bajazet 18,  55,  227,  294,  305,  310,  314,  334 

Bérénice 78,  394,  422 

Britannicus.     11,  15,   20,  49,  215,  210,  240,  244,   245,  246,  247, 
278,  307,308,  355,  389,  392,  393,  401,  403,  400,  412,   410,  420, 

423,  424,  425,  420,  433 

Eslher 47,  223,  278,  297,  422 

Iphigénie 25,   27,  28,  45,  48,   78,   110,  241,  244,  245,  300, 

307,  319,  403,  406,  425,  434 

Les  Plaideurs 40,  44,  49,  51,  55,  78 

Mithridate 27,  47,  74,  287,  307,  308,  309,  312,  322,  323,  324 

Phèdre.      20,  27,  30,  41,  215,  220,  221,  223,  225,  220,  227,  228,  229, 
236,  293,  295,  297,  300,  301,  304,  305,  300,  307,  308,  323,  389, 

398,  399,  402,  433,  434 

H.  DE  Régnier 261 

La  corbeille  des  heures 104-108 

L'homme  et  la  sirène 350,  351 ,  474 

M.  Régnier 337,  451,  404 

M.  Grammont.   —  Le  vers  français.  32 


498  INDKX    DES    EXEMPLES 

Pages 
P.  DE  Ronsard 337,  464,  465,  467 

E.  Rostand 76,  77,  346,  331 

R.  de  Souza 474 

Sully-Prudhomme 298,  463,  470 

P.  Verlaine 200 

Les  uns  et  les  autres 252 

Mandoline 361 

Poèmes  saturniens 64,  364,  365 

Romances  sans  paroles 230,  338,  360,  361,  362,  365,  366 

Sagesse 268 

F.  Viélé-Griffin 476,  477 

A.  de  Vigny  : 

Eloa 334 

La  ?naison  du  berger 227 

Le  bal 263 

Le  cor 212 

Les  amants  de  Montmorency 258 

Moïse 17,  18,  21,  228,  270,  271,  300 

Virgile 202 

Voltaire 295,  473 

Voyage  de  Charlemagne  en  Orient 7 

E.  Zola  : 

Germinal 479 


TABLE  ANALYTIQUE 


Pages 

Accélération 1:5,  14,  10,  GO,  02,  03,  104,  lÛIi 

Accents  rythmiques 10,  12,  13,  49 

—  secondaires 9,  10 

—  toniques 9,  10,  47 

Accumulation  rJe  faits 368,  369,  370,  371 

—  d'événements 213,  214 

Afîaiblissenient  de  la  césure ~,  '^ 

Alexandrin  à  quatre  mesures. Il 

—  (L'j  au  XVII*  siècle 458 

—  au  xix*^  siècle   458,  459 

—  classique '-•^~ 

—  romantique o9-/  / 

'^Allitérations 196-200 

Allongements 14,  92 

Allongement  consonautique 93 

Alternance  des  rimes 356,  358,  360 

—  régulière  des  mètres 136,  137 

Approximations !•* 

Association  des  diverses  sensations 196 

Assonances 196,  197,  198,  199,  349,  354 

Assonance  de  rimes  successives 362,  363,  364 

Attention  (Éveil  del').     15,  16,   31,  33,  3i,  49,  50,  60,  65,  71,  114,   123, 

150,  loi,  152 

—  (Sur  quoi  se  porte  1" 32,  33,  34,  50,  57,  123 

Césure .  . 7,  10,  43 

Changement  de  mètre tiO.  104,  1 14,  115,  128 

—  de  vitesse 104,  103 

—  d'intensité 11 

—  d'intonation 11,  71,  74,  75 

Classification  des  voyelles 232,  233 

Compensations 94,  95,  96,  98,  100,  102 

Conclusion  brusque 110,  111,  115 

Consonnes  (Les) 289-324 

—  allongées  (Place  des; 97 


oOÛ  TABLE    ANALYTIQUE 

Pages 
Consonnes  chuintantes 296 

—  continues 296-310 

—  fricatives 296 

—  liquides 296,  298-301 

—  momentanées 289-296 

—  nasales 296-298 

—  sifflantes 296,  302-310 

—  spirantes 296,  301-310 

Contrastes 33,  3;>,  36,  60,  62,  6o,  114,  131,  449 

Contre-rejet  (Le; : 3o,  52-57,  69,  70 

Corrections  des  poètes 457 

—  de  V.  Hugo 231,310,452-456 

Correspondances  vocaliques 382,  383 

Coupe  consonaiitique 95,  417 

Coupes  (Les) 8,  10,  M,  12,  43,  59 

Coupure  syntaxique 11,  71 

Décadents  (Les) , 39,  460,  461,  467,  468 

Défauts  de  l'alexandrin  . 460 

Degrés  d'harmonie. ; 386,  387 

Détermination  des  trimètres 70-73 

Diction  (La) 35,  40 

—  des  rejets  à  l'hémistiche 100,  101 

Diérèse  (La) 468-472 

Discordances 35,  47,  449 

—  entre  l'idée  et  l'expression.. 295 

Divisions  grammaticales 11 

—  rythmiques 11 

Durée  consonantique 94 

—  (Union  de  la)  et  de  l'intensité 90 

Durées  (Les).      12,   13,  60,"91,  92,  93,  94,  95,  96,  97,  98,  99,  100,  101,  102 

Dyades 389,  390,  400-407 

Dyado-triades 411-414 

Écartement  analytique 77,  133,  149 

Écoles  (Deux)  de  poètes 459,  460 

Efl'et  d'attente 99,  101 

—  de  contraste 449 

—  de  monotonie 364,  365,  366 

Effets  (Les) ^ 166 

E  (L')  dit  muet 235,  462-468 

Emploi  combiné  de  plionèuies  divers 311 

—  des  moyens  d'expression 450,  451,  458 

—  particulier  du  décasyllabe  chez  La  Fontaine 141,  142 


CONSONNES   EXPRESSION  oOl 

Pages 

Emploi  simultané  de  moyens  d'expression  divers 22,  33 

Enjambement  (L') 33-.")S! 

Enumération  à  trois  termes (i,{ 

Evolution  de  l'alexandrin  classique 7-12 

Explosives ogg 

Expression  de  l'accumulation 213,  214,  368,  3H9,  370,  371,  372 

—  —  la  colère.     238,  239,  240,  241,  246,  266,267,  273,' 274,  294, 

305,  306,  307,  308,  311 

—  —  la  contemplation 287    288 

—  —  l'admiration 23,  130,  238    269    270 

—  —  la  douceur 248   256  297 

—  —  la  douleur. 230,  237,  319,  320,  321,  322,  323 

—  —  la  durée 16,17,18 

—  —  la  fluidité .  3jg 


—  l'ag-itation. 


295 


—  la  gaieté 256 

—  la  ^râce 256,  257,  258 

—  la  grandeur 269,  270 

—  la  gravité 130,'  276 


—  la  haine. 


308 


238 


—  la  jalousie 30 

—  la  joie 

—  la  langueur 18,  275,  282,  283,  285,  297 

—  la  légèreté 22,  107,  108,  248,  251,  252,  253,  268 

—  la  lenteur 16,  17,  20,  143,  282,'  297 

—  la  liquidité 298,  .301,  317,  318 

—  l'allégresse 268,  269 

—  la  lourdeur 268,  274,  275,'  276 

—  la  majesté 269,  270 

la  mélancolie 360   365 


—  la  menace . 


266 

—  la  mollesse 16,18,  282,  283,  284,  285,  297 

—  la  monotonie 360,  364,  365,  366 

—  la  moquerie 245 

—  l'angoisse 304 

—  la  nonchalance 282    283    284 

—  la  petitesse 251    ^^^ 

—  la  peur '304 

—  la  rapidité.     16,  19-23,  60-63,  107,  108,  109,  110,  H4,  253 

254 

—  la  réflexion 18    19 

—  la  ténuité 248,  251 


o02  TABLE    ANALYTIQUE 

Pages 

Expression  de  la  timidité 297 

-      —         —  la  ti-istessc 280,  282,  304,  319,  320,  321,  322,  323 

—  —  l'attente 19,  21 

—  —  la  vivacité 144,  146 

—  —  l'écrasement 300 

—  —  l'enthousiasme 22,  238,  255 

—  rétendue 18 

—  —  l'hésitation 295 

—  —  l'immensité 18,  21 

—  —  l'indignation 129,  130,  242,  243 

—  —  l'inquiétude 247 

—  -   l'insistance.     24,  25,  26,  27,  28,  29,  214,  215,  216,  226,  227, 

228,  229,  370,  371,  372,  373,  374,  375 

—  —l'ironie 242,243,244,293,305,306,313,314 

—  —  l'orgueil 129,  268 

—  —  l'uniformité 360 

—  —  mouvements  de  l'esprit 18,  19,  21,  62 

—  —  —  imaginaires 22 

—  —  —  parallèles 210 

—  —  —  saccadés 291, 292 

—  —  —  secs 291 

—  —  —  successifs.  ...    212 

—  des  bruits  aigus 236 

—  —       —       éclatants 263,  264,  265 

—  —  supplications 238 

—  du  balancement 224,  298 

—  —  bruissement 303 

—  —  chuchotement 301 

—         —  courroux. 273,  274 

—  —  craquement 320 

—  —  dédain 305,  308 

—  —  dégoût 312 

—  —dépit 305 

—  —  flottement 302,  317,  318 

—  — :  fi'émissement 318,  319 

—  —  frissonnement 304,  316,  318,  319 

—  —  froissement 318,  319 

—  —  frôlement 318,  319 

—  —  frottement US,  319 

—  —  glissement 298,  303,  304 

—  —  grincement 298,  299 

—  —  grondement 320 


EXPRESSION  ,^03 

Pages 
Expression  du  halètement 29«)    994 

—  —  mépris 242,  243,  246,  305,  307,  312,  313,  324 

—  d'un  bruit  clair i),r, 

—  -         -     léger 248,249 

—  —        —     répété.      208,  212,  217,  218, 219,  220,  222,  289,  290 

—     saccadé 289    290    291 

~         ~         ~     ^^^ 289,  290 

—  —     sourd 271    272 

~~         ~         —     ténu '248 

—  —  caprice. t,., 

—  —  changement 'l^c)^  ^^4 

—  —  claquement '.,01 

—  contraste 122,  139,  153 

—  —  doux  murmure.  <^ro 
,,                                        sw 

—  d  une  idée  douce 9k/. 

~  ~       -  ^^'^ ...'.'.'.'.'.'.'.       256 

—  -       —  gracieuse, 256,  257,  258 

~  —       —  grandiose ^29 

—  -       -  grave 129,  276,  278,  279,  280 

—  -       —  idyllique. 256,  257,  258,  259,  260,  261,  262 

—  _       _  légère 256 

—  -       -  Roble ^29 

—  —  riante ç,k/, 

—  -       -  sombre. 28o',  281,  282 

~         ~       ~  ^'"'^'^ 280,  281 ,  282 

"~     ^',""  '^^^" 22,  23,  253,  254,  255,  287,  288 

—  d'une  succession  d'événements 225   2'>6 

—  d'un  grondement '  '  '      '  '  291,  299^  300 

—  —  mouvement  rapide 253 

~        ~  —  régulier 208,  216 

~         —  —  répété.     208,  211,  217j  21-8,220,  221,  222    223 

258,  .303 

—  —  saccadé 3gg 

—  —  murmure  léger 248 

—  —  roulement oaq 

—  du  palpitement 90, 

—  —  parallélisme 212,  213,  225,  270,  368 

—  —  persiflage '245 

—  —  sarcasme 241,  242,  243,  244,  266 

—  —sifflement 291,293,316,319 

—  -  silence 286,287 

—  -souffle 301,315,316,317,318,319 


o04  lABLE    A^'ALYTIQUE 

Pages 

Expression  du  tâtonnement 292 

Faux  hiatus 344-346 

Groupements  vocaliques 385 

Groupement  synthétique 63,  81 ,  82 

Harmonie  (L')  chez  Boileau 436 

.  —        —       —  Hugo - 434,  43b 

— •       —  Lamartine. 436 

—  —       —  Leconte  de  Lisle 435 

—  —      —  Musset 435 

—  —       —  Racine 433 

—  —     des  décasyllabes 439-442 

—  —       —  heptasyllabes 447-448 

—  —       —  octosyllabes 442-445 

—  —       —  vers  de  moins  de  huit  syllabes 445-446 

—  —     du  vers 377-448,  449 

—  —     faible 419 

—  —     imitative 195,  198 

—  —     imparfaite 418-427 

—  —     nulle 430 

H  (L')  dit  aspiré 326,  327,  472,  473 

Hauteur  musicale 90,  94,  95,  96,  99,  100,  101,  102 

Hémistiches  sans  accent  intérieur 96 

Heptamètres ' 80 

Hésitation  possible 72 

Hexades 409-410 

Hexamètres 79,  80 

Hexamètres  ou  trimètres 83 

Hiatus  (L') 325-346 

—  —     au  xYi*^  siècle 337 

—  —     —  xvii«  siècle 337 

—  blâmables 338,  339,  340 

—  expressifs 341-344 

—  faisant  onomatopée 341 

Homoplîonie  des  rimes 347,  348,  349 

ïambes  (Les) 135,  136 

Idée  (Le  rôle  de  F) 4,  20,  21,  22,  24,  31,  32 

Implosion  consonantique 95 

Imprécations 239,  240,  241 

Impression  de  douceur 361 

—         —  mélancolie 365 

Inégalité  des  mesures 85 

Intensité  (L') 87,  88,  90,  94,  95,  96,  97,  98,  100,  101,  102 


EXPRESSION   OCCLUSIVES  505 

Pages 

Intensitt'  (L')  consonantique 94 

—     (Union  de  1')  et  de  la  durée 90 

Interdictions 450 

Intervalles  rythmiques 13 

Intonation  [V) 3;'),  36,  40,  41,  47,  71,  74 

Jugement  de  Lamartine  sur  La  Fontaine 137,  158 

Labiales  (Articulation  des) 311 

Labio-dentales  (Articulation  des) 311 

Langue  (La)  de  la  poésie 461,  462 

Liaisons 327,  329,  334,  335,  339 

Limites  des  mesures 89,  90,  91 ,  92 

Longueur  des  voyelles 328 

Maintien  du  même  mètre  dans  une  pièce  en  vers  lil^res.      137,  144,  145, 

155 
Mélange  des  voyelles  claires  et  des  voyelles  graves 278 

—  —         —       éclatantes  et  des  voyelles  claires 269 

—  —         —       sombres  et  des  voyelles  éclatantes 272 

Mesures  (Les) _ 10,  12,  89 

—  —     lentes 449 

—  —     rapides 449 

—  —     sacrifiées 20,21,32 

Mètres  lents '. 60 

—  rapides. . 60 

Mise  en  relief.      13,  16,  24,  25,  26,  27,  28,  29,  32,  33,  34,  35,  39,  43,  50 

65,  71,  72,  449 

—  —       —     de  l'idée  essentielle 114 

—  —       —     du  détail 120,121,134,135,179 

—  —       —     d'une  conclusion 112,  113 

—  —      —     par  les  petits  vers 119 

Monomètres  (Les)  de  La  Fontaine 124-128 

Mots  (La  position  des) 33 

—  étrangers 340 

—  expressifs 204,  205,  206 

—  savants 340 

Moyens  (Les)  d'expression 449 

—  —  —  soutenus  par  l'idée.     4,  20,  21,  22,  24,  31,  32 

233 

Mouvement  rythmique  (Variété  du) 84-102 

Musique  (La)  du  vers 381 

Négligences  de  La  Fontaine 138 

Observances  matéi-ielles 68,  76 

Occlusives 289 


o06  TABLE    ANALYTIQUE 

Pages 

Octomètres 80 

Octosyllabes  à  trois  mesures 141,  149 

Onomatopées 19o,  197,  203,  296,  304,  341 

Opposition  d'idées  tristes  et  d'idées  gaies 280 

Origine  du  vers  romantique 59 

«  Oui  »  (Le  mot) 344,  345 

Pauses  (Les)..  . 7,  10,  11,  35,  36,  39,  43 

Pentamètres 77,  78 

Petits  vers  à  relief 117,  118,  H9,  120 

—  dans  les  strophes H3,  il5 

—  —  rapides 147 

Phonétique  expérimentale 85,  86,  87 

Poèmes  à  mouvements  variés 103-168 

Prose  et  vers 101 

Prose  rythmée  irrégulièrement 447-479 

—  —        régulièrement 475 

Raccourcissements 92 

Ralentissements 13,  14,  16,  77,  104,  105,  128,  149 

Rappels  de  sons 212 

Rappi'ochement  de  mesures  inégales 31 

—  d'une  mesure  lente  et  d'une  mesure  rapide.     15,  19,  20 

—  d'un  tétramètre  et  d'un  trimètre 60,  62 

—  •         du  rythme  romantique  et  du  rythme  classique.     60,  62 

synthétique 63 

Réflexions  morales 131,  143 

Règle  des  pièces  en  strophes  libres 169,  171 

Rejet  (Le) 33-58,  449 

—  —  à  l'hémistiche 43-52,  59,  70,  99,  100 

Rejets  à  suspension 57 

—  longs 32,  49,  50 

Répétitions 449 

défectueuses 229,  230 

—  de  mots 211-216 

—  —  phonèmes 211-231 

Reproduction  des  mêmes  voyelles 381,  382 

Resserrement  synthétique 120,  157 

Résumé  d'une  énumération 113 

Rime  (La) 36,  39,  347-375 

—  (Définition  de  la) 349,  350 

—  (Nécessité  de  la) 479 

—  (Utilité  de  la) 475 

—  et  orthographe 350,  351,  352 


OCTOMÈTRES  —  VERS  507 

Pages 

Rime  pour  VœW 347,  351 

_       _     roreillo 347,  351 

—  riche 350,  354 

Rimes  (Variété  des) 356 

—  défectueuses 347,  :î48,  349,  353 

—  féminines 356,  357,  358 

—  libres 103 

—  masculines 357,  358 

—  répétées 367 

—  se  rappelant  les  unes  les  autres.  .  .  .• 368-375 

Romantique  (Le  vers' 59-77 

Rythme  (LeV  . 10,  12,  13,  14,  76,  95,  202 

consonantique 94,  415-417 

—  inexpressif 15 

Saccadé  (Style).. 150,  289,  290,  291 

Saccades 453,  454,  455 

Sentences 174,  276,  277 

Spirantes • 315 

Strophes  libres 169-191 

Succession  de  mètres  variés 103-168 

Suggestions  (Lesi 198,  199 

Syllabes  atones  ne  comptant  pas  dans  le  mètre 7,  8 

—  rythmiques 91 

Symbolistes  (Les) 460,  461 

Synérèse  (La) 471,  472 

Synthèse 110,  115 

Temps  marqués 12,  13,  91 

Tendances  (Deux) 461 

Tétrades. . 408-409 

Tétramètres 59 

Ton  badin 277 

— ■  épico-lyriquc 188 

—  épique 184,  188 

—  noble 143 

Triades 387,  388,   389,  391-399  ' 

Trimètres 59-77,  449 

—  (A  quoi  on  reconnaît  les) 70-73 

Trimètres-hexamètres 80-81 

Trimètres  injustiGés 75 

—         ou  hexamètres 83 

— ■         synthétiques 120 

Vers  de  5  syllabes 1^1,  187 


SOS  TABLE    ANALYTIQUE 

Pages 

Vers  de  6  syllabes. 170,  174 

—  —  7  syllabes 141,181 

—  —  8  syllabes 161,184,186,189 

—  —  9  syllabes 183 

—  défectueux.     250,  253,  255,  262,  263,  273,  295,  300,  301,  302,  309, 

.310,  315 

—  en  dyades 400-407 

—  —  dyado-triades 411-414 

—  —  hexades 409-410 

—  —  tétrades : 408-409 

—  —  triades .     391-399 

—  épique 130 

—  et  prose 101 

—  expressifs 450 

—  légers 105 

—  libres 103,  449 

Verslibristes  (Les) 163-168 

Vers  romantique 476,  477 

—  rythmique 59-77 

—  sibilants 309,  310 

—  syllalMque  et  vers  rythmique 473,  474,  475 

Violation  des  règles 450 

Vitesse  du  débit 105 

—  des  différents  mètres 104,  105,  106 

Voyelles  (Les) 232-288 

—  aiguës 233,  236-247 

—  claires 233,  246,  248-263 

—  éclatantes 233,  263-271 

—  —         voilées  par  la  nasalité 272 

—  élidées 325,  326 

—  graves 233 

~  nasales ....     233,234,282-285 

—  sombres 232,  271-282 

—  voilées  par  la  nasalité 282 


III 

■      TABLE 

DES  DIVISIONS  PRINCIPALES  DE  LOUVRAGE 

Pages 

Introduction 1 

Première  partie  :  Le  rythme  considéré  comme  moyen  d'expression.  5  ^ 

I,      —  L'alexandrin  classique ~  ^ 

II.     —  Le  rejet 33 

III.  —  Les  vers  de  douze  syllabes  autres  que  l'alexandrinclas- 

sique  à  quatre  mesures  : 

A.  —  Le  vers  romantique 59 

B.  —  Pentamètres  et  hexamètres 77  '■ 

IV.  —  La  variété  du  mouvement  rythmique 84 

V.    —  Les  poèmes  à  mouvements  variés  : 

A.  —  Poèmes  en  vers  libres 103 

B.  —  Poèmes  en  strophes  libres 169 

Deuxième  partie  :  Les  sons  considérés  comme  moyen  d'expres- 
sion    193 

I.     —  Répétitions  de  phonèmes  quelconques 208 

II.     —  Les  voyelles 232 

A.  —  Voyelles  aiguës 236 

B.  — -  Voyelles  claires 248 

C.  —  Voyelles  éclatantes 263 

D.  —  Voyelles  sombres 271 

E.  —  Voyelles  nasales 282 

III.  —  Les  consonnes  : 

A.  —  Momentanées 289 

B.  —  Continues 296 

C.  —  Réunion  de  consonnes  diverses 311 

IV.  —  L'hiatus 325 

V.    —  La  rime 347 


510  TABLE   ANALYTIQUE 

Pages 

Troisième  pahtie  :  L'harmonie  du  vers  IVançais 377 

I.     —  Les  vers  eu  triades ^  .  . 391 

IL     —  Les  vers  en  dyades 400 

IIL     —  Les  vers  en  tétrades  et  en  hexades 408 

IV.     —  Les  vers  en  dyades  et  triades  combinées 411 

V.     —  Le  rythme  cousonan tique 415 

VI.     — •  Vers  imparfaitement  harmonieux 418 

VIL     —  Vers  dépourvus  d'harmonie 428 

VIII.     —  Classement  de  quelques  poètes  au  point  de  vue  de  l'har- 
monie    432 

IX.     —  L'harmonie  des  vers  de  moins  de  douze  syllabes 438 

Conclusion 449 

Tables  et  index  : 

I.     —  Index  des  principaux  vers,  fragments  et  poèmes  étudiés.  48o 

IL     —  Table  analytique 499 

III.     —  Table  des  divisions  principales  de  l'ouvrage n09 


M.\CON.    PROTAT   FHERES,    IMPRIMEURS 


Univcrsity  of  British  Columbia  Library 

DUE  DATE 


f^pR  2  4THTS^ 


FEB  10;oo; 


TEB  171981 
nrT2  1 


LQCT 1 2  tm  B[i 


fOV„2,^J984 


^ 


.. 


t 


71984 


k?^\ 


01987 


ït4ô 


mÉL 


TëWlRLCi 


'^v^rf  ' 


APR  l  5JJ95 

ET-6        BP   74.4^/'^ 


UN.VERS.TVOPBÇ     L,BRAR^ 


3  9424  01126  Û7Q7 


"% 


■^ 


nacL  uwîAWEy