LE VERS FRANÇAIS
OUVRAGES DU MEME AUTEUR :
LE PATOIS DE LA FRANCHE-MONTAGNE ET EN PARTICULIER DE
DAMPRICHARD, Paris, 1901 (Ouvrage couronné par l'Académie de
Besançon, pi'ix Marmier ; — presque épuisé) 15 «
LA DISSIMILATION CONSONANTIQUE DANS LES LANGUES INDO-EURO-
PÉENNES ET DANS LES LANGUES ROMANES, Dijoti, 1895 (Ouvrage
couronné par l'Institut, piix Volney ; — épuisé).
ONOMATOPÉES ET MOTS EXPRESSIFS, Montpellier, 1901 [épuisé isoU-
ment ; figure dans le Trenteiiaire de la Société des langues romanes).
OBSERVATIONS SUR LE LANGAGE DES ENFANTS, Paris, 1902 [épuisé
isolément ; figure dans les Mélanges Meillet).
PUBLICATIONS DE LA SOCIETE DES LANGUES ROMANES
En vente au bureau de la Société
ï. - — M. MiLà Y FoNTANALS : Poètes catalans. — Les
noves rimades. — Le Codolada, Montpellier, 1876. 3 50
II — V. Lespy : Proverbes du pays de Béarn, Enigmes &
contes populaires, Montpellier, 1876 5 »
III. — J.-B. NouLET : Las ordenansas et coustumas del
Libre blanc, publiées avec une introduction, des
notes & un glossaire, Montpellier, 1878 7 »
IV. •— H. Domol: Les patois de la Basse-Auvergne, leur
grammaire et leur WiiéTdiivive, Montpellier, 1877. .. 6 »
VI. — J.-B. NouLEï : Las no4ipareilhas receptas, publiées
avec une introduction, des notes & un glossaire,
Montpellier, 1880 6 »
VII. — F. Castets : Turpini historia Karoli Magni &
Rotholandi, texte revu & complété d'après sept
manuscrits, Montpellier, ISSO (presque épuisé) ... . 10 >>
VIII. - J. F. Thénard : Mémoires ou livre de raison d'un
bourgeois de Marseille, publiés avec une préface
& des note.s, Montpellier, 1881 5 »
IX. -- F. Castets : 11 Fiore, poème italien dnédit, imité
du Roman de la Rosç (XIII® siècle), Montpellier,
1881 [presq_ue épuisé) 10 »
X. — M. Rivière-Bkrtra'nd : Muereglie, traduction en
prose dauphinoise de Mireille de Frédéric Mistral,
avec une étude dialectale & quelques textes moder-
nes, Montpellier, 1881 6 »
XI. — L. CoNSTANs: Le Livre de l'Epervier, cartulaire de
la commune de Millau (Aveyron) avec notes et
glossaire, Montpellier, 1882 [presque épuisé) 12 »
XII. — J. AzAïs: Verses hezxOiivenQs,, Montpellier, 1882..,. 5 50
XV. — Trentenaire de la Société des Langues romanes;
compte rendu des fêtes et du Congrès, communi-
cations et mémoires, Montpellier. 1901 5 »
Les numéros V, XIII et XIV sont épuisés.
PUBLICATIONS DE LA SOCIÉTÉ DES LANGUES ROMANES
Tome XVII
Maurice GRAMMONT
LE VERS FRANÇAIS
SES MOYENS D'EXPRESSION
SON ARMONIE
PARIS
Librairie Alphonse PICARD et Fils
82, RoE Bonaparte, 82
MCMIV
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r^
SX^
^7
INTRODUCTION
Un vers français peut être parfaitement correct, c'est-à-
dire conforme aux règles, et pourtant mauvais. « Qu'un vers
ait une bonne forme, dit V. Hugo [Litt, et phiL mêlées), cela
n'est pas tout; il faut absolument, pour qu'il ait parfum,
couleur et saveur, qu'il contienne une idée, une image ou un
sentiment. L'abeille construit artistement les six pans de son
alvéole de cire, et puis elle l'emplit de miel. L'alvéole c'est
le vers; le miel, c'est la poésie ». Il i a en effet deux choses
à distinguer dans le vers, le contenu et le contenant, le fond
et la forme ; et un vers ne saurait être parfait que si ces
deux éléments sont irréprochables. Ce sont là des banalités
qu'il est bon de répéter quelquefois. Quand l'idée réunit les
qualités désirables et que la forme n'est que strictement cor-
recte, on ne peut pas dire que le vers soit mauvais, mais il
est permis de souaiter mieux. Un bon tableau se contente à
la rigueur du cadre le plus modeste : une simple latte de bois
blanc peut lui suflSre, mais non pas le mettre en valeur. Cha-
cun sait combien un cadre artistement orné donne parfois de
relief à Tceuvre qu'il entoure. Mais il faut pour cela qu'il
remplisse certaines conditions ; ce n'est pas assez qu'il soit
beau en lui-même, entant que cadre, il faut qu'il soit appro-
prié au tableau. Le même cadre ne pourra pas servir
indifféremment pour une nature morte et pour un paysage
où l'on voit le ciel se confondre à l'orizon avec les flots d'une
mer immense ou avec les ondulations d'une campagne illimi-
tée. Dans les deux cas il pourra être très simple, la simplicité
n'excluant pas la beauté, mais dans le second il devra en
1
6 LE VERS FRANÇAIS
général avoir plus de moulures et plus de relief afin d'accu-
ser davantage les plans successifs et de faire reculer le der-
nier jusqu'à l'infini.
Les vers qui se bornent à être corrects sont comme ces
cadres appelés passe-partout, qui, s'adaptant indistinctement
à tous les tableaux, ne conviennent en réalité à aucun. Pour
qu'un vers soit parfaitement bon comme forme, il faut en
outre qu'il soit beau, c'est-à-dire armonieux, et que tous ses
éléments, son ritme, sa rime, les sons de ses voyelles et de
ses consonnes soient appropriés à Tidée de telle sorte qu'ils
se moulent sur elle comme un maillot bien juste sur les mus-
cles d'un atlète et concourent chacun pour leur part à l'expri-
mer d'une manière plus frappante. La correction c'est dans
la forme du vers la partie mécanique, tandis que l'armonie et
l'expression représentent la partie artistique.
C'est cette seconde partie que nous nous proposons d'étu-
dier ici. Quels sont les moyens d'expression dont dispose la
poésie française, quelle est la valeur sémantique des diff'é-
rents ritmes et celle des différents sons, telles sont les pre-
mières questions auxquelles nous essaierons de répondre.
Puis, passant à un autre ordre d'idées, nous rechercherons
ce qui fait qu'un vers donné est ou n'est pas armonieux,
ou qu'il est plus ou moins armonieux, quels que puissent être
d'ailleurs ses défauts ou ses qualités a d'autres points
de vue.
Notre entreprise est neuve. Sans doute il est arrivé aux
critiques de déclarer au cours d'une étude qu'un vers était
armonieux ou expressif, quelquefois avec raison, souvent à
tort, mais comme ils n'ont jamais justifié ces appréciations,
leurs jugements restent des opinions en l'air.
Ce sont uniquement ces deux problèmes d'estétique que
nous essayons de résoudre. Ce livre n'est donc pas un traité
de versification française, quoiqu'on i trouve à l'occasion des
préceptes ou, comme on dit couramment, des règles de fac-
ture. Ce n'est pas non plus une istoire du vers français et
de son développement, bien qu'à différents endroits certaines
fases de son évolution i soient exposées ou au moins indi-
quées. Il est bien évident que nous ne pouvons pas pénétrer
dans les détails les plus délicats, dans les secrets les plus
INTRODUCTION 7
intimes de la versification sans toucher à toutes les questions
qu'exposent généralement les manuels et les traités. Mais
nous supposons connus du lecteur celui de Quicherat et tou-
tes les études qui ont paru depuis cet ouvrage sur le vers
français. Aussi ne faisons-nous allusion aux points déjà étu-
diés, aux téories déjà développées que lorsque c'est utile pour
la clarté de notre exposition ou que nous avons à rectifier
les idées émises. Nous poussons à tel point ce souci de ne
pas répéter ce qui a déjà été dit, que, rencontrant dans ce
qui est à proprement parler notre sujet, parmi les moyens
d'expression, un fénomène dont la valeur, dont l'effet est
connu, l'enjambement avec le rejet et le contre-rejet, nous
n'en parlons pas.
Un mot, en terminant, sur la métode employée. Dans l'étude
des moyens d'expression nous n'avons jamais pris des vers
pour point de départ de nos recherches parce que nous
n'aurions pu éviter de tourner dans un cercle ni d'être accusé
ou coupable d'auto-suggestion , comme on dit aujourdui.
Nous parlions un jour des mots expressifs de la langue fran-
çaise devant quelqu'un qui paraissait entousiasmé des exem-
ples que nous lui signalions et du commentaire qui les accom-
pagnait ; tout à coup il nous dit : « Et le mot table'^. voyez
comme il donne bien l'impression d'une surface plane repo-
sant sur quatre pieds ». Ces paroles prouvaient si bien qu'il
n'avait rien compris et même qu'il n'était pas apte à com-
prendre, que nous nous gardâmes de le détromper ; à quoi
bon lui ôter brutalement des illusions qui le rendaient eureux?
c Sans doute, lui avons-nous répondu ; c'est de toute évidence ;
et voyez comme c'est curieux, vous avez le mot câble qui ne
diffère guère de table que par la substitution d'un c à un ^ et
qui donne tout au contraire l'impression d'un corps cilindri-
que, long, souple et torse ». Notre interlocuteur était
enchanté ; en nous quittant il essaya d'expliquer à diverses
personnes la vertu d'un t remplacé par un c et fut amené à
conclure qu'elles n'étaient a pas intelligentes ». C'est lui qui
n'avait pas compris que, comme tous les noms, le mot table
suggère l'idée de l'objet qu'il nomme, mais que ce mot n'est
qu'une étiquette dont les sons ne peignent en rien cet objet;
s'il était remplacé par un chiffre et qu'il fût admis que le
8 LE VERS FRANÇAIS
n" 25 désigne une table, il n'i aurait rien de perdu pour l'ex-
pression : le n° 25 suggérerait l'idée d'une surface plane sup-
portée par trois ou quatre pieds ; ou bien s'il était convenu
que le mot table désigne un encrier, le mot table suggérerait
l'idée d'un récipient d'une certaine forme contenant un
liquide dans lequel on trempe sa plume pour écrire. La même
erreur a été commise pour les vers, comme nous le verrons
plus loin. Le plus sûr moyen d'éviter cet écueil, de ne pas
croire que, parce qu'un vers contient une idée, il la peint,
était d'établir des principes généraux d'après des notions
étrangères à la versification, et de n'introduire les vers que
comme exemples destinés à illustrer la téorie et à la confir-
mer. Il était nécessaire aussi de citer ces exemples en grand
nombre et en les tirant d'auteurs très divers, sans quoi nous
risquions de décrire la poétique de tel poète et nous ne pou-
vions pas arriver à des conclusions générales.
Dans Fétude sur l'armonie du vers français le même dan-
ger n'était pas à craindre, aussi n'avons-nous pas eu recours
pour ce chapitre à cette métode détournée que l'on pourrait
appeler profilactique.
Note. — L'ortografe adoptée ici, et que nous employons depuis plus
de dix ans dans tout ce que nous avons imprimé librement, diffère sen-
siblement de celle qu'enseigne le dictionnaire de l'Académie française,
mais est strictement conforme aux doctrines traditionnelles de cette
assemblée. Dès 1740 en effet elle simplifie les lettres doubles qui se
prononcent simples, supprime les lettres B, D, H, S quand elles sont
inutiles, remplace par i les y qui ne valent pas deux z, etc. Elle a répété
ces excellents principes en tête de chacune des éditions postérieures ;
mais elle a cru devoir! ajouter des restrictions que nous ne saurions
admettre. Comme nous le montrions encore en 1902 dans hd Revue des lan-
gues rowane5,t.XLV,p. 286, pour qu'une nouvelle règle ortografique doive
être formulée et puisse être utile, il faut qu'elle constitue une simplifi-
cation, et pour cela il est indispensable qu'elle soit absolue et ne souffre
aucune exception. Les deux règles que nous appliquons sont : 1° la
suppression de la lettre h dans toutes les positions, sauf dans le groupe
(on pourrait dire dans la ligature) ch exprimant un son chuintant pour
lequel notre alfabet ne fournit pas de signe unique ; 2° le remplace-
ment de y par i toutes les fois qu'il ne vaut pas deux î, comme dans
rayon.
Il i a d'autres simplifications qui seraient désirables, mais à les opérer
toutes d'un coup, on modifierait tellement l'aspect de nos textes que l'on
risquerait de dérouter le lecteur.
PREMIERE PARTIE
LE RITME
CONSIDÉRÉ COMME MOYEN D'EXPRESSION
« Le poëte a pour première loi,
pour conditions indispensables,
le rhythme et la mesure ».
(A. de Musskt).
L ALEXANDRIN CLASSIQUE
L'alexandrin français était avant Tépoque classique un vers
composé de deux membres ou émistiches bien nettement
séparés l'un de l'autre, à tel point qu'une sillabe féminine
terminant le dernier mot du premier émistiche ne comptait
pas plus à cette place qu'à la fîu du vers. Mais dès le milieu
du XVP siècle (exactement depuis Jean Lemaire) un e muet
n'est plus permis à cet endroit qu'à condition d'être clidé, et
la césure devient beaucoup moins forte.
Avant Corneille, personne, à part peut-être Régnier, ne se
souciait de la place des accents toniques dans l'intérieur des
émistiches. Mais la césure s'affaiblissant, l'accent tonique de
la 6° sillabe s'affaiblit du même coup, et il arriva fréquemment
qu'un autre accent tonique fût aussi fort ou même plus fort
que celui de la 6® sillabe et suivi d'une coupe au moins aussi
nette. Cette transforma,tion s'accomplit lentement, insensible-
ment, malgré Malherbe, malgré Boileau, et chez Boileau lui-
même. Il n'est pas une page de nos poètes classiques qui ne
puisse fournir des exemples de ce changement. Personne ne
s'en rendit exactement compte, mais les bons poètes sentirent
1 2 LE VERS FRANÇAIS
l'importance des accents toniques situés à l'intérieur des
émistiches et n'abandonnèrent plus leur place au asard. Si
bien que petit à petit, tout en restant un vers à deux émisti-
ches, le vers classique devint un vers à quatre mesures, c'est-
à-dire contenant quatre éléments ritmiques, terminés chacun
par un accent tonique, le deuxième et le quatrième fixes sur
la sixième et la douzième sillabes, et les deux autres variables
dans l'intérieur d'un même émistiche. Telle est la structure
de notre alexandrin dans les chefs-d'œuvre de nos grands
poètes classiques, c'est-à-dire approximativement à partir du
premier quart du XVIP siècle. C'est cet état que M. Becq de
Fouquières a supérieurement exposé dans son Traité général
de versification française ; mais il a eu le grand tort de croire
que ce tipe était primitif; ce n'est que par évolution qu'on i
est arrivé. Il a eu tort également de dire que le tipe du vers
classique se compose de quatre mesures égales contenant
chacune trois sillabes et que tous les vers qui ne reproduisent
pas ce tipe en sont des dérivés. Le tipe du vers classique est
bien tel qu'il le décrit, mais c'est un tipe idéal, et non pas
un point de départ istorique ; c'est l'étalon auquel on peut
comparer et ramener téoriquement tous les vers classiques.
Cette forme tipe n'est d'ailleurs pas étrangère à la réalité :
on la trouve 22 fois parmi les 100 premiers vers d'AthaliCy
c'est-à-dire en moyenne et approximativement une fois sur
cinq. On ne l'obtient pas par une statistique, puisqu'elle est
loin d'être la plus fréquemment représentée; on la trouve,
comme toute forme idéale, par comparaison et par élimination
des cas particuliers.
Il i a donc dans le vers classique certains éléments fixes et
immuables, certains éléments susceptibles de variété. La
^ césure qui sépare les deux émistiches ne peut pas être dépla-
cée : elle tombe obligatoirement après les six premières sil-
labes et coupe le vers en deux parties rigoureusement égales,
égales comme nombre de sillabes et égales comme durée. La
durée de chaque émistiche est la moitié de la durée totale.
Chaque demi-vers est également divisé en deux parties ou
mesures, se terminant chacune sous un temps marqué ou
accent ritmique. Il est trop évident que si chacune des quatre
mesures a trois sillabes, sa durée est rigoureusement égale
VITESSE DU DEBIT 13
au quart du temps total ; mais le nombre des sillabes de cha-
que mesure peut varier de 1 à 5, sans parler du cas, qui n'a
pas d'intérêt pour nous en ce moment, où l'une des mesures
absorbe les six sillabes de l'émistiche, la mesure jumelle se
réduisant à zéro.
Quel que soit le nombre des sillabes d'une des quatre me-
sures, sa durée est égale au quart du temps total. Ce point a
besoin d'une démonstration : M. Becq de Fouquières nous
Ta donnée. Le ritme est produit par le retour à intervalles
égaux des quatre temps marqués; si l'un des intervalles était
plus court ou plus long que les autres, le ritme serait détruit.
C'est là ce qui montre bien que le vers idéal dont nous par-
iions tout à Teure, est en effet le vers tipe, parce que c'est le
seul dans lequel des intervalles égaux soient remplis par des
nombres de sillabes égaux.
Quelles sont les conséquences de ce retour à intervalles
égaux des accents ritmiques ?
Si la durée d'une mesure reste immuable alors que le nombre
de ses sillabes varie, il est évident que le débit devra varier
avec le nombre des sillabes, devenant plus rapide si ce nombre
est plus grand, plus lent s'il est plus petit. Une mesure de
deux sillabes doit être prononcée avec un accroissement de
lenteur d'un tiers, une mesure d'une sillabe avec un accrois-
sement de lenteur de deux tiers ; une mesure de cinq avec un
accroissement de vitesse de deux cinquièmes, une mesure de
quatre avec un accroissement de vitesse d'un quart.
Telles sont les conclusions auxquelles on arrive fatalement ;
mais ce n'est que de la téorie. Dans la pratique, Taccélération
ou le ralentissement du débit n'est pas matématiquement celui
que nous venons de dire ; les vers ne se récitent pas au
métronome. Dans un vers trocaïque grec, un spondée n'est
pas exactement l'équivalent du trochée quMl remplace ; ce
n'est qu'en trichant légèrement sur la quantité de ses sillabes
que l'on arrive à lui faire produire sur l'oreille à peu près la
même impression que ferait un trochée et à ne pas détruire
le ritme. Toute versification contient des approximations de
ce genre. Dans un vers français une mesure d'une sillabe n'est
pas exactement l'équivalent de sa jumelle qui a cinq sillabes,
et toutes deux ne sont pas exactement l'équivalent de la mesure
14 LE VERS FRANÇAIS
normale de trois sillabes ou étalon de durée ; elles tendent
seulement à s'en rapprocher. Quand une sillabe est prononcée
plus lentement qu'une autre, l'oreille ne sent pas exactement
si c'est de deux tiers ou d'une autre quantité que la lenteur
est accrue. Elle sent qu'il i a accroissement de lenteur et cela
lui suffit.
Il est des cas d'ailleurs où il serait absolument impossible
d'obtenir cet accroissement téorique de deux tiers. Il i a des
moBosillabes qui sont si peu étoffés et dont la voyelle est si
brève que Ton peut presque les considérer comme rebelles à
tout allongement. On arrive pourtant à leur faire remplir une
mesure. Comment i parvient-on ? Un exemple fera mieux
comprendre ce fénomène que toute une discussion générale.
Soit le mot nu qui est certainement l'un des plus brefs de la
langue française. Dans ce vers :
Il était nu comme Eve à son premier péché
où il est la quatrième et dernière sillabe d'une mesure, il porte
à la fois un accent tonique et un accent ritmique, mais cela
ne l'empêche en rien d'être extrêmement bref, et il ne possède
aucun relief particulier. Dans cet autre vers :
ISu comme un plat d'argent, nu comme un mur d'église
il est devenu tout autre. L'w s'est légèrement allongé, fort
peu sans doute, car sa nature ne lui permet pas de le faire
beaucoup ; il a pris plus d'intensité ; Vn est devenu plus éner-
gique et même dans une certaine mesure plus long; enfin
le mot s'est fait suivre et précéder d'un léger repos. Tous ces
éléments réunis l'ont rendu capable de remplir une mesure
et de tromper l'oreille au point qu'elle fût satisfaite, et que le
ritme, qui n'existe pas en deors de l'oreille qui le perçoit»
fût sauf.
Cet exemple présente du reste un cas rare et extrême, et
la plupart du temps il n'i a aucune difficulté à donner à chaque
mesure une durée sensiblement égale à celle que demande la
téorie.
Au point de vue de Vexpression qui nous occupe particu-
lièrement ici, la belle régularité du vers tipe, exigeant un
MESURES d'Égale vitesse 15
débit absolument uniforme, ne peut que contribuer, comme
nois le verrons plus loin, à produire un eifet de régularité
ou de monotonie. La plupart du temps môme l'effet sera nul,
comme dans les vers suivants:
Oui, je viens | dans son temple | adorer | l'Eternel
(Racine, Athalie).
Cette nuit | je l'ai vue I arriver | en ces lieux
(Id., Britannicus).
Un destin | plus heureux | vous conduit | en Epire
(Id., Andromaqué).
Chacun sait | aujourd'hui | quand il fait | de la prose
(Musset, Une honne fortune).
Où Cologne | et Strasbourg, | Notre-Dame | et Saint-Pierre
(Id., Rolla).
Mais lorsqu'il i a discor.:ance entre le nombre et la durée
des sillabes, on peut s'attendre à sentir des effets très nets.
L'apparition d'une mesure plus lente ou au contraire d'une
mesure plus rapide ne saurait passer inaperçue, et la réunion
dans un mêmeémistiche d'une mesure lente avec une mesure
rapide produit forcément un contraste. On ne remarque pas
deux personnes de même taille qui se promènent ensemble ;
mais tout le monde est frappé à la vue d'un omme très grand
à côté d'un omme très petit. Le rapprochement les met tous
deux en relief, mais très souvent c'est l'un d'eux seulement
que l'on remarque et l'esprit absorbé par la considération de
celui-là ne fait pas plus attention à l'autre qui le met en évi-
dence que s'il était de taille moyenne. L'effet produit par le
voisinage d'une mesure lente et d'une mesure rapide est tout
à fait analogue et peut évidemment ôtre employé comme
moyen d'expression. 11 l'a été en réalité d'une manière très
eureuse par nos grands poètes.
A quel ordre d'idées peuvent s'appliquer le ralentissement
ou l'accélération des mesures comme moyen d'expression ?
Il est facile de le déterminer d'avance. Ils sont évidemment
propres à peindre la lenteur ou la rapidité et les idées qui se
rapprochent de celles-là:
16 LE VERS FRANÇAIS
P Des mesures de moias de 3 sillabes expriment la lenteur,
peignent une action qui dure, qui s'accomplit lentement ou
mollement:
Alors elle se couche, et ses grands yeux s'éteignent,
Et le pâle désert | rou \ le sur son enfant
Les flots silencieux de son linceul mouvant
(Musset, Rolla).
La mesure lente constituée par la sillabe rou- peint le
mouvement lent et sourd du sable qui recouvre peu à peu la
cavale ; la lenteur seule est exprimée par la durée de la sil-
labe, l'autre qualité Test par la couleur de la voyelle (cf.
2°*° partie, II, D). Notons une fois pour toutes à propos de cet
exemple que dans les vers français une mesure finit toujours
avec une sillabe tonique, et que les sillabes muettes qui ter-
minent les mots, comme ici la sillabe -le, appartiennent à la
mesure suivante. C'est de la même manière qu'en grec dans ce
vers trocaïque :
(Eschyle, Perses),
la première mesure finit avec la sillabe Ssp- et la troi-
sième avec la sillabe -psi- de Aapstou. Les divisions ritmi-
ques se superposent aux divisions grammaticales, mais ne
coïncident pas nécessairement avec elles.
Et le char de l'automne, au penchant de l'année,
Hou] le, déjà poussé par la main des hivers !
(Lamartine, A Elvire).
Le soleil est de plomb, les palmiers en silence
Sous leur ciel embrasé | pen\c\ïQni leurs longs cheveux
(Musset, Rolla).
Mouvement lent et mou. L'impression de mollesse déjà
donnée par la lenteur de la mesure est accentuée par la nasa-
lité qui voile la voyelle (cf. 2°^® partie, II, E).
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Mon\iQ, et blanchit déjà les bords de l'horizon
(Lamartine, L'isolement).
EXPRESSION DE LA LENTEUR 17
Même effet. Dans les deux exemples suivants le mouve-
ment n'existe que dans l'imagination du poète, mais le pro-
cédé et Tefifet sont les mêmes :
Ce sommeil qui d'en haut | tombe \ avec la rosée
(Id., Uinfinï dam les deux).
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pen \ dent sur tes eaux
(Id., Le lac).
Dans le dernier cas il s'agit d'un petit vers de six sillabes,
mais il a deux mesures comme un émistiche d'alexandrin, et
la première n'a que deux sillabes tandis que la seconde en a
quatre : l'effet est le même.
Souvent la lenteur est seule en cause et la couleur des
voyelles ne joue aucun rôle :
Et l'empereur au fond | pa\sse par intervalles
(Hugo, Feuilles d'automne).
Croit que c'est une armée, invisible et sans nombre.
Qui fait cette poussière et ce bruit pour son ombre,
Et sous l'horizon gris | passe \ éternellement
(Id,, Bounaherdi) ,
Il voit; sur les Hébreux | étend \ sa grande main
(Vigny, MoUe).
Sur le vaste horizon | promène \ un long coup d'œil
{\Ti.,lbïd.),
Action d'embrasser lentement l'espace.
La mélodie encor quelques instants | se traîne
(Hugo, Éviradnus).
L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne^ \ exempt de péril, une éternelle enfance
(Racine, Bajazet).
Ici c'est plutôt la langueur et la 'mollesse que la lenteur
proprement dite
18 LE VERS FRANÇAIS
La lenteur, c'est la durée dans le temps ; le même pro-
cédé peut évidemment servir à exprimer la durée dans Tes-
pace ou l'étendue, l'immensité, une étendue que l'on ne con-
çoit tout entière que lentement, une ipotèse que l'esprit
examine en l'énonçant ou en la soulevant :
à son faîte vermeil
Rayonne un diamant | gros \ comme le soleil
(Hugo, Aymerillot).
Plus livide et plus froid dans son cercueil | immense
Pour la seconde fois Lazare est étendu
(Musset, Rolla).
Puis au delà des monts que ses regards parcourent
S'étend \ tout Galaad, Éphraïm, Manassé
(Vigny, Moïse).
C'est votre vieille garde | au loin \ jonchant la plaine
(Hugo, Na;poléoii II).
S'agenouillant | au loin \ dans leur robe de pierre
(Musset, Rolla).
Dans ces deux derniers exemples le poète s'attarde légè-
rement sur cette expression « au loin )> comme s'il considé-
rait l'étendue qu'elle suppose.
Dans le suivant un effet analogue est produit deux fois de
suite :
Et de Chambord | là-bas \ au loin \ les cent tourelles
(Hugo, Feuilles d'automne).
Le peuple saint | enfouie \ inondoit les portiques
(Racine, Athalié).
La deuxième mesure attire l'attention et dure le temps
qu'il faut pour se représenter cette foule.
Hélas ! qui peut savoir pour quelle destinée,
En lui donnant du pain, | peut-être \ elle était née
(Musset, Rolla).
EXPRESSION DE LA RAPIDITE 19
Le poète semble examiner en prononçant ce peut-être le
changement que sa supposition réalisée aurait pu produire dans
la destinée de Marion.
Dans cet autre exemple c'est le lion qui envisage les chan-
ces de succès du sacrifice qu'il demande ;
Peut- être \ il obtiendra la guérison commune
(La Fontaine, VII, 1).
Une question est quelque chose de très analogue à une ipo-
tèse .'celui qui la pose examine en quelque sorte en l'énon-
çant la réponse que Ton peut i faire :
Quest'\QQ que cet enfant ? et que faites-vous là ?
(Hugo, Le petit roi de Galice).
Quest- ! ce que tout cela fait à l'herbe des plaines,
Aux oiseaux, à la fleur, au nuage, aux fontaines ?
Quest' ! ce que tout cela fait aux arbres des bois,
Que le peuple ait des jougs et que l'homme ait des rois
(Hugo, Éviradniis).
2^ Des mesures de plus de trois sillabes expriment la rapidité.
Quelquefois le poète utilise le rapprochement d'une mesure
lente et d'une mesure rapide pour peindre par l'une un mou-
vement lent et par l'autre un mouvement rapide :
Le Parnasse où, le soir, las d'un vol immortel.
Se po \ se, et d'où s'envole, \ à l'aurore, Pégase
(Heredia, Sur VOthrys).
La première mesure, se /)o(se), peint un mouvement leiit et
aboutissant à la cessation de ce mouvement; la seconde, et
d'où s'envol{e), exprime au contraire un élan suivi d'un mou-
vement rapide.
Mais ce fénomène est rare. Le plus souvent le poète
n'emploie que l'une des deux mesures comme moyen d'ex|)res-
sion et lui sacrifie sa jumelle; l'attention de l'auditeur se
portant toute entière sur la mesure expressive, il ne s'aperçoit
pas que l'autre n'a pas la vitesse normale et ne la remarque
pas plus que si elle avait la forme et l'allure ordinaires :
go LE VERS FRANÇAIS
A travers les rochers la peur | les précipite
(Racine, Phèdre).
Les deux mots la peur n'ont ici qu'une importance très
secondaire; ce serait « la douleur» que l'intérêt du récit ne
serait pas changé. Toute l'attention se porte sur la course folle
des chevaux d'Hippolyte et l'on remarque surtout les mots
qui la décrivent, à savoir ici les précipite. Le fait que les deux
sillabes la peur sont un peu plus lentes que la normale ne leur
donne aucune importance particulière ; c'est la mesure sacri-
fiée. Il n*i a d'effet que celui qui est senti (en général indis-
tinctement) et qui est soutenu par l'idée exprimée :
// accourait, \ un mont en chemin l'arrêta
(La Fontaine, IX, 7).
Le vautour s'en alloit le lier, quand des nues
Fond à son tour \ un aigle aux ailes étendues
(ID., IX, 2).
Il ouvre un large bec, | laisse tomber \ sa proie
(ID., I, 2).
Ce vers est de nouveau fort instructif: la mesure laisse
tomber peint la rapidité de la chute ; mais pourquoi la mesure
précédente un large bec, qui a la même vitesse, ne peint-elle
rien d'analogue? Parce que l'idée qu'elle exprime ne met pas
en lumière sa rapidité, parce que la mesure il ouvre qui
répond à l'attente du renard contient le mot important et que
la structure de la suivante lui est sacrifiée.
Ils se disent, causant, quand les nuits sont tombées,
Que cet homme si doux, dans des temps plus hardis,
Fut terrible, et, géant, faisait | des enjambées
Des tours de Pampelune aux clochers de Cadix
(Hugo, Le Cid exilé).
Ce dernier exemple appelle une observation. Nous avons
montré plusaut que l'idée d'immensité s'exprime par des mesu-
res lentes et nous la trouvons rendue ici par une mesure
EXPRESSION d'un ÉLAN 81
rapide. Il n*i a pas là contradiction; l'immensité peut être
exprimée tout aussi bien par la lenteur que parla rapidité.
Ce n'est pas objectivement, mais subjectivement que l'on
exprime l'immensité ; c'est-à-dire qu'en somme ce que l'on
peint c'est le mouvement de notre esprit. Il s'agituniquement
de savoir si notre esprit embrasse cette immensité lentement
en la parcourant en quelque sorte d'un bout à l'autre ou s'il la
saisit d'un coup d'œil. Dans l'exemple cité plus aut:
Puis, au delà des monts que ses regards parcourent,
S'étend \ toutGalaad, Ephraïm, Manassé
ce n'est que successivement que l'esprit du lecteur, comme
Moïse lui-même, entrevoit toute cette étendue de pays. Une
observation analogue s'applique au vers :
C'est votre vieille garde | au loin \ jonchant la plaine
et à quantité d'autres. Mais lorsqu'il s'agit d'enjambées qui
vont des tours de Pampelune aux clochers de Cadix, l'esprit
fait en quelque sorte l'enjambée avec le Cid et conçoit tout
l'espace d'un seul coup.
Le mouvement rapide n'est pas nécessairement fisique ; il
peut être moral; il a i des bonds, des chutes, des élans intel-
lectuels, des élans d'admiration ou d'entousiasme ;
Mon ail le me soulève | au souffle du printemps.
Le vent | va m' emporter ; | je vais | quitter la terre
(Musset, Nuit de mai).
Dans ces deux vers Te poète peint trois fois par le même
procédé ce mouvement tout imaginaire de la muse, cet élan,
ce désir irrésistible. Quelque lecteur se demandera peut-être
pourquoi la quatrième mesure du premier vers, qui est égale-
ment constituée par quatre sillabes, ne produit pas un effet
analogue. Bien que nous tenions à isoler et à étudier à part
chaque moyen d'expression nous ne croyons pas pouvoir
attendre jusqu'à la fin du volume pour calmer cette inquiétude.
Nous avonsdéjà répondu plus aut: l'idée exprimée ne peut pas
permettre à un effet de ce genre de se produire; mais il i a
^i LE VERS FRxVNÇAlS
autre chose. Les différents procédés que peut employer un
poète ne sont pas séparés dans son vers comme les livres ran-
gés sur un rayon de bibliotèque. Il ne les emploie pas succes-
sivement, mais simultanément. D'ordinaire plusieurs concou-
rent à un même effet et se combinent entre eux de différentes
manières, pour rendre les nuances de la pensée de l'auteur.
Dans tous les exemples, sauf un, où nous venons de signa-
ler des mesures exprimant la rapidité, il i a un vocalisme
particulier qui donne l'impression de la légèreté (cf. 2"° par-
tie, II, B) : toutes les voyelles toniques et parfois en outre quel-
ques voyelles atones sont des voyelles claires. Comme l'idée de
rapidité et celle de légèreté sont le plus souvent associées, ce
vocalisme avertit de la pensée intime de l'auteur. Rien de
semblable dans la voyelle tonique de printemps. Mais pourquoi
dans l'un des exemples citésne trouvons -nous pas de voyelles
toniques claires? C'est que l'idée de légèreté n'est pas dans
l'esprit du poète à cet endroit :
... Quand des nues
Fond à son tour | un aigle aux ailes étendues.
Dans ce récit il se place au point de vue du pauvre pigeon,
fait corps avec lui et se met en communication avec son âme.
Or ce qui frappe le maleureux oiseau ce n'est pas la légèreté,
c'est la rapidité de la chute et la sombre menace de mort qu'elle
est pour lui; rapidité peinte par le ritme, idée sombre expri-
mée parle vocalisme (cf. 2™® partie, II, D). On le voit par ces
observations, où quelques-uns ne trouveront que des subtilités,
nos remarques portent sur des questions tellement ténues et
délicates, qu'elles ne sauraient, si métodiques soient-elles, être
utiles qu'à ceux qui sont aptes à saisir les moindres nuances de
la poésie, — nous allions dire, à ceux qui n'en ont pas besoin.
Que vous êtes joli! | que vous me semblez | beau !
(La Fontaine, I, 2).
Les trois premières mesures ont même vocalisme : voyelle
tonique claire, mais c'est seulement dans la troisième que
l'admiration devient par Taccroissement de vitesse un élan,
MISE EN RELIEÏ' n
comme un bond qui aboutit à la contemplation lente et re-
cueillie peinte par la quatrième mesure.
Un caprice étant quelque chose d'instantané, d'inconsidéré,
se manifestera aussi par un mouvement rapide :
Entre dans un ciron, ou dans telle autre bête
Quil plaît au Sort : | c'est là l'un des points de leur loi
(ID., IX, 7).
Es -tu né pour ma fille ? — Hélas ! non ; car le vent
Me chasse | à son plaisir \ de contrée en contrée
(Id., ihid.).
Dans le premier exemple c'est le caprice du sort, ici celui
du vent.
3" C'est un procédé couramment employé dans la conver-
sation que de traîner, d'insister sur un mot que l'on veut
faire ressortir ; il est inutile d'en citer des exemples : tout le
monde en peut noter à toute eure. Or dans un vers une me-
sure qui contient moins de trois sillabes se prononce plus
lentement que la normale, on s'attarde sur les mots qui la
constituent ; ce ralentissement est donc tout indiqué pour
mettre en relief un mot essentiel, un mot qui résume une
tirade ou une idée :
Je regardais d'en haut cette herbe ; en comparant,
Je méprisais l'insecte et je me trouvais | grand
(Lamartine, L'infini dans les cieux).
Il avait peu de grâce, et de goût nullement.
On le voyait le soir, devant l'Académie,
Poser sa large main sur sa tête blanchie,
A l'ombre du smilax et du peuplier blanc.
Le siècle qui l'a vu s'en est appelé | grand
(Musset, Laloisur la presse).
Noter que dans l'avant-dernier vers, aucun effet n'étant
24 LE VERS FRANÇAIS
appelé par le sens, peuplier blanc n'est qu'un mot métrique,
avec un accent secondaire sur peu-.
Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers | tous \ de même manière
(La. Fontaine, I, 7).
Il a tué les lois et le gouvernement,
La justice, l'honneur, | tout^ \ jusqu'à l'espérance
(Hugo, Châtiments).
Fier de votre valeur, | tout, | si je vous en crois.
Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois
(Racine, Iphigénie).
Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d'or vers leur monde enchanté ;
Où tous nos monuments et toutes nos croyances
Portaient le manteau blanc de leur virginité ;
Où , sous la main du Christ, ' tout \ venait de renaître ?
(Musset, Rolla).
Qui lirait « tout venait \ de renaître o ferait un contre sens.
Du plus pur de ton sang tu l'avais rajeunie ;
Jésus, ce que tu fis, | qui jamais | le fera ?
Nous, vieillards nés d'hier, | qui I nous rajeunira?
(Id., ibid.).
L'opposition de la mesure « qui jamais » avec la mesure
« qui )) montre nettement par quel mojen le poète concentre
dans le dernier vers toute l'énergie de son développement.
Même j il avoit perdu sa queue à la bataille
(La Fontaine, III, 18).
On s'endormait I dix mille, \ on se réveillait | cent
(Hugo, L'expiation).
MISE EN RELIEF 25
Et comptez-vous pour rien | Dieu \ quicombatpournous?
Dieu I qui de rorphelin protège Tinnocence ?
(Racine, Athalie). 2-vtr-l
Jéhu, le fier Jéhu, | trem[h\e dans Samarie
(Id., ihid,).
C'est le dernier ennemi qu' Athalie a eu à combattre, c'était
peut-être le plus redoutable, et en montrant que maintenant
il tremble, elle résume toutes ses victoires et fait comprendre
par ce seul mot toute l'étendue de sa puissance.
Que vous pourriez le soir amener dans mes grottes
La Vénus avec qui | tous ] vous vous mariez
(Hugo, Le Géant, aux dieux).
Ce mot tous ainsi placé résume et accentue de la façon la
plus nette rironie insultante du Géant.
Les deux mille vaisseaux qu'on voit à l'horizon - •
Ne me font pas peur. | J'ai \ nos quatre cents galères,
L'onde, l'ombre, l'écueil, le vent et nos colères
(Id., Le détroit de VEuripe).
Pour bien comprendre toute la valeur de ce mot J*ai^ il
faut se rappeler que Thémistocle parle devant les chefs de
l'armée grecque qui ont tous l'air de lui dire : c Mais avec
quoi lutterez- vous conire l'énorme flotte de l'ennemi ?» Nous
répéterons encore une fois, à propos de cet exemple, qu'il n'est
pas rare que le poète emploie simultanément plusieurs moyens
d'expression pour obtenir son effet, mais qu'en ce moment
par analise nous n'en considérons qu'un. Il est bien évident
qtie si le relief de ce mot J'ai est si grand ce n'est pas seule-
ment parce qu'il est monosillabique, mais aussi, et peut-être
surtout, parce qu'il est un monosillabe placé entre li fin d'une
proposition et la coupe de l'émistiche.
Nous ne pouvons d'ailleurs pas faire suivre chaque exem-
ple d'un commentaire ; nous dépasserions les dimensions
d'un volume avant d'arriver au tiers de notre étude. Mais
nous indiquons toujours de quelle pièce ou au moins de quel
ouvrage sont tirés les vers que nous ciions, afin que le lec
2 6 LE VERS FRANÇAIS
teur puisse les replacer aisément au milieu du contexte, pour
juger de l'effet que nous signalons.
Ici I Tonte retient, | là-bas \ on te désire.
Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir.
Donne-nous un regret, donne-leur un espoir.
Sors I avec une larme ! | entre \ avec un sourire !
(Hugo, Contemplations).
T'en (dre pour son enfant, | dur \ pour Tenfant d'une autre
(Id., Petit Paul).
Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? | — Moi
(CoRNEiLLB, Médée).
Je connois Tassassin. — Et qui, Madajme? — Vous
(Racine, Britannîcus, V, 6).
Saints du ciel ! ce repaire
Est-il donc si profond, si sourd et si perdu,
Qu'il n'ait entendu | rien ? | — Je n'ai rien entendu
(Hugo, Eernani).
Oui, trois de mes cités de Castille ou de Flandre,
Je les donnerais ! | — sauf^ | plus tard, à les reprendre !
(Id., ibid.).
Ce saw/' devant la coupe de l'émistiche, c'est, en un seul mot
tout le caractère de Charles-Quint.
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang | pur \ comme je l'ai reçu
(Corneille, Le Cid).
Un roi qu'on avilit | tombe ; | on le destitue.
Bien \ quand on le méprise | et mal | quand on le tue
(Hugo, Le petit roi de Galice).
Mot\ I je l'aimerais mieux | moine \ en quelque cachette
(Id., ibid.).
MISE EN RELIEF 27
Lynx I envers nos pareils, | et tau\ pes envers nous,
Nous nous pardonnons tout^ \ et rien \ aux autres hommes
(La. Fontaine, I, 7).
Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? —
Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
Il entendit la voix qui lui répondait | :Non !
( H u G 0 , Z 'eaypia tion) .
Veuive du jeune Crasse, | et veu\ va de Pompée,
Fi\\le de Scipion, et, pour dire encor plus,
Romai\ne, mon courage est encore au-dessus
(Corneille, Pompée).
Votre fille me plut, je prétendis lui plaire ;
Elle est de mes serments | seu\[e dépositaire
(Racine, Ipkigénie). '
Mais vous qui me parlez d'une voix menaçante,
Oubliez-vous ici | qui \ vous interrogez ?
{lD.,ibid.). '^*fC'1
11 a couru sur vous, mon fils, des bruits étranges ;
Je veux les ignorer ; votre fidélité,
Si vous fûtes un jour | faible^ \ a tout racheté
(Lamartine, Jocelyn).
Peut être il obtiendra la guérison | commune
(La Fontaine, Vil, 1).
Commune est un mot d'importance capitale dans le discours
du lion ; si le sacrifice ne devait procurer que la guérison
de quelques-uns, on ne pourrait pas i intéresser tout le
monde.
Ma funeste amitié | pèse \ à tous mes amis
( Racin E, Mïthridate) .
Phè \dre depuis longtemps ne craint plus de rivale
(Id., Phèdre, vers 26).
Pourquoi ce mot Phèdre a-t-il ici tant de relief ? parce que
28 LE VERS FRANÇAIS
c'est la première fois qu'on la nomme et qu'elle est l'éroïne
de la pièce.
Oui, c'est Joas ; je cherche | en vain | à me tromper
(Id., Athalie).
Je m'en retournerai | seule \ et désespérée
(Id., Iphigénie).
Ce roi, fils de David, | om | le chercherons-nous ?
(Id., Athalie). ''^'^
Nous empruntons maintenent plusieurs exemples à une
même pièce, et nous agirons souvent ainsi au cours de cet
ouvrage, parce que c'est le meilleur moyen de montrer que
les efîets que nous signalons ne sont pas une vaine appa-
rence résultant d'un choix arbitraire, mais que le poète,
puisqu'il les reprend plusieurs fois dans des situations analo-
gues, les a sentis comme nous, et, ne les ayant pas écartés,
les a voulus :
Et comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes
Uœil I à la même place au fond de l'horizon...
Et lui restait lugubre et hagard. — 0 mon père !
L'œil I a-t"il disparu, dit en tremblant Tsilla...
Et Caïn dit: — j Cet œil \ me regarde toujours!...
Rien \ ne me verra plus, je ne verrai plus | rien.,.
L'œil I était dans la tombe et regardait Caïn
(Hugo, La Conscience).
Qu'on ne vienne pas nous objecter que le mot œil ou le mot
rien étant un monosillabe amenait forcément des mesures
monosillabiques ; si ce monosillabisme avait gêné le poète
rien n'était plus aisé pour lui que de faire précéder ce
substantif de deux proclitiques, pronoms, prépositions, con-
jonctions, etc..
La pièce de Hugo intitulée Première rencontre du Christ
avec le tombeau n'est pas beaucoup plus longue: nous lui em-
prunterons aussi plusieurs exemples très remarquables ;
MISE EN RELIEF 29
Puis il s'interrompit, et dit à ses disciples:
— Lazare, notre ami, | doj't; \ je vais l'éveiller.
Eux dirent : — Nous irons, | maître, \ où tu veux aller.
Dort^ c'est la parole capitale qui annonce ce qui va arriver :
Jésus sait qu'il dort, les autres croient qu'il est mort. Maître
ainsi placé et constituant à lui seul une mesure exprime toute
l'admiration et toute la foi des disciples. 11 a une valeur
analogue dans la bouche de Marthe au dernier des trois vers
suivants :
Quand Jésus arriva, Marthe vint la première,
Et tombant à ses pieds, s'écria tout d'abord :
— Si nous t'avions eu, | maître, \ il ne serait pas mort.
On rencontre le mot mère à une place équivalente, avec la
même valeur et la môme expression admirative et confiante,
dans ce vers de La Fontaine (IV, 22) :
Il a dit ses parents, | mè\vQ\ c'est à cette heure...
Trois vers plus loin dans la même pièce de Hugo nous
retrouvons le même mot maître en relief:
Puis reprit en pleurant : — Mais il a rendu l'âme.
Tu viens trop tard. Jésus lui dit : — Qu'en sais-tu, femme ?
Le moissonneur | est seul \ maî \ tre de la moisson.
L'idée n'est plus la même, mais l'importance du mot n'est
pas moindre et elle a pour effet d'annoncer qu'il va se passer
quelque chose d'extraordinaire. Plus loin encore on lit les
vers suivants:
Jésus dit : — Déliez cet homme, et qu'il s'en aille.
Ceux qui virent cela | crw 1 rent en Jésus-Christ,
où le moicrurent doit son importance à ce qu'il marque une
conclusion et oppose la conduite de la foule à celle des
prêtres.
3 0 LE VERS FRANÇAIS
Nous ferons plus. Les exemples que nous venons de citer
sont nombreux, mais comparés à Timmense étendue des
œuvres dont nous les avons extraits, ils ne représentent
qu'une quantité infime. Qu'indiq leraient les autres, ceux que
nous avons laissés de côté? Ne serait-il pas possible de tirer
des mêmes œuvres un nombre égal de vers auxquels on ne
pourrait pas appliquer les réflexions que nous avons faites
sur ceux-ci ?
Peut-être, car en voici des exemples. Musset dit dans
Rolla :
Regrettez-vous le temps
Où Vénus Astarté, fille de l'onde amère...
Le mot fille ou plutôt sa première sillabe constitue à elle
seule une mesure, car l'onde amère n'est qu'un mot métrique ;
il n'a pourtant aucune importance au point de vue du sens et
le ritme lui en donne une énorme : il i a donc discordance
entre le ritme et le sens. Ce vers n'a qu'une qualité : c'est
qu'il est armonieux, comme nous apprendrons à le reconnaî-
tre plus loin ; mais l'arraonie ne suffit pas pour qu'un vers
soit bon.
Voiji d'autiei cas où il i a discordance entre le ritme et le
sens :
Un golfe de la mer, | d'î\les entrecoupé
(Lamartine, L'infini dans les deux).
N'imitez pas ce fou, qui, décrivant les mers,
Et peignant, au milieu de leurs flots entr'ouverts,
L'Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
Met^ I pour les voir passer, les poissons aux fenêtres
(BoiLEAU, Art poétique).
Eh ! quel objet enfin à présenter aux jeux
Que le diable toujours hurlant contre les cieux.
Qui I de votre héros veut rabaisser la gloire
(Id., ibid.).
Une table au retour, | propre \ et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique
(Id., Épitre VI).
CONTRE-ÉPREUVE 31
Propre n'est qu'une épitcte de nature comme rustique ;
il n'est pas question dans le même morceau de tables qui
seraient sales \ tout cet émistiche n'est d'ailleurs qu'une che-
ville misérable.
La nature est en nous plus diverse et plus sage ;
Chaque passion | parle \ un différent langage
(Id., Art poétique).
Parle n'a aucune valeur; c'est différent qui est important et
rien ne le met en relief.
D'après notre analise, ces exemples qui ne concordent pas
avec nos observations précédentes sont de mauvais vers. Mais
n'est-ce pas pour les besoins de notre cause que nous pré-
sentons les choses sous cet aspect, et ne pourrait-on pas, en
renversant l'ordre des facteurs, rendre plausible avec un peu
d'abileté une conclusion absolument contraire à la nôtre? En
réalité des exemples isolés ne sauraient aboutir qu'à des
présomptions. Le seul moyen démonstratif dont nous dispo-
sions, c'est de prendre dans un grand poète un morceau d'une
certaine étendue, et de montrer que tout au long il concorde
avec nos explications: il en résultera forcément que Fauteur
a cherché ou du moins senti la valeur de ses effets confor-
mément à notre téorie. Nous citerons un passage de liolia;
on en trouverait aisément chez les bons poètes quantité d'au-
tres équivalents qui fourniraient une conclusion analogue.
Après les explications que nous avons données dans ce cha-
pitre tout commentaire est inutile :
Pauvreté î Pauvreté! | c'est toi \ la courtisane.
C'est toi I qui dans ce lit as poussé cet enfant
Que la Grèce eût jeté sur l'autel de Diane.
Regarde; | — elle a prié | ce soir \ en s'endormant...
Priél I — Qui donc, grand Dieu! | C est toi | qu'en cette vie
Il faut I qu'à deux genoux elle conjure | et prie;
Cest toi I qui, chuchotant dans le souffle du vent,
Au milieu des sanglots d'une insomnie | ambre,
Es venue un beau soir murmurer à sa mère :
« Ta fille est belle | et vierge^ \ et tout cela | se vendl »
Pour aller au sabbat, | cest toi | qui l'as lavée,
3 3 LE VERS FRANÇAIS
Comme on lave les morts pour les mettre au tombeau ;
C'est toi I qui, celte nuit, quand elle est arrivée,
Aux lueurs des éclairs, | courais \ sous son manteau !
Bêlas \ I qui peut savoir | pour quel \\q destinée.
En lui donnant | du pain, \ peut-être | elle était née?
Pauvre fille ! à quinze ans | ses sens j dormaient encore;
Son nom | était Marie, et non pas Marion.
On pourrait songer à une quatrième subdivision : du moment
que les mesures plus lentes peuvent servir à mettre en relief
ce qu'elles contiennent, les mesures plus rapides pourraient
servir à efiacer ce qui n'a pas d'importance. C'est logique du
moins, mais en fait c'est un raisonnement décevant. Le poète
s'efforce de faire des vers bien pleins, de ne rien dire qui ne
mérite d'être dit; ce qui ne vaut pas la peine d'être exprimé,
il ne cherche pas à le mettre dans l'ombre, mais à l'éviter.
C'est pour obtenir des mesures à relief quM tolère celles qui
n'en ont pas ; ce n'est pas pour obtenir des mesures sans
relief qu'il emploie les autres. De même dans une exposition
de peinture, celui qui distribue les places des tableaux entou-
rera volontiers les meilleurs des pires pour faire ressortir
davantage les premiers ; mais il ne mettra pas les bons à côté
des mauvais avec le dessein d'effacer ces derniers. Ce résul-
tat sans doute sera atteint, mais non cherché.
(
II
LE VERS ROMANTIQUE, ET LES AUTRES VERS DE 12 SILLABES RITMÊS
AUTREMENT QUE L'aLEXANDRIN CLASSIQUE A QUATRE MESURES.
A. — Le vers romantique.
On appelle vers romantique un vers de douze sillabes, em-
ployé surtout par Victor Hugo et depuis lui, qui n'a pas
d'accent ritraique sur la sixième sillabe. Ce vers n'a généra-
lement que trois accents ritmiques et par conséquent trois
mesures au lieu de quatre. En sorte que pour éviter les péri-
frases, on peut désigner ces deux vers de douze sillabes Tun
par le nom de tétramètre et l'autre par celui de trimèlre.
Sur l'origine de ce vers, voyez Revue des langues romanes,
t. XLVI, p,5sqq.
M. Becq de Fouquières a magistralement exposé les
rapports de ce mètre avec l'alexandrin classique ordinaire.
Ayant d'une part le même nombre de sillabes que le tétramè-
tre et d'autre part une mesure de moins, il est plus rapide
approximativement d'un quart que le vers classique et sa
durée totale est moindre approximativement d'un quart. On
a rarement composé des pièces entières en trimètres roman-
tiques. En somme a le vers romantique, comme le dit M. Becq
de Fouquières, p. 102, n'a pas remplacé le vers classique, il
s'est glissé dans ses rangs ; car, ce qu'il ne faut pas oublier,
dans les œuvres des poètes modernes, les trois quarts des
vers pour le moins sont assujettis aux rythmes classiques ».
C'est pour cela que dans le chapitre précédent, où il n'est
question que des vers classiques, nous avons pu, sans le moin-
dre inconvénient, tirer une bonne part de nos exemples des
poètes du XlX^siècle ; et c'est pour cela que nous avons à nous
occuper du trimètre dans l'étude des moyens d'expression.
Il est évident en effet que l'arrivée d'un trimètre, c'est-à-
dire d'un vers d'un autre tipe, après une série de tétramètres,
34 LE VERS FRANÇAIS
produit un certain effet ; tandis que dans une pièce toute
entière en trimètres aucun d'entre eux ne pourrait être remar-
qué pour le fait d'être un trimètre.
L'introduction d'un trimètre dans une série de tétramètres
constitue un changementde mètre. Toutchangement de mètre,
produisant un contraste, frappe et éveille l'attention qui se
porte aussitôt sur ce mètre nouveau, c'est-à-dire sur les
idées qu'il exprime. Ce n'est là qu'un côté de la question : En
quoi consiste ce changement de mètre? en la substitution
d'un mètre plus rapide à un mètre plus lent.
Voilà donc deux éléments que nous avons pu déterminer
a priori : accroissement de vitesse et éveil de l'attention.
Us vont nous permettre de comprendre tous les effets pro-
duits par l'introduction du ritme romantique dans le ritme
classique :
l'* Nous avons vu plus aut, lorsque nous avons étudié la
structure intérieure du vers, que l'emploi d'une mesure plus
rapide était propre à exprimer la rapidité; il est clair qu'il
en est de même d'un vers plus rapide et que l'augmentation de
vitesse qu'il apporte correspondra bien à la représentation
d'un mouvement rapide, fisique ou moral. En voici quelques
exemples. La plupart des vers romantiques que nous citerons
sont empruntés à Y. Hugo ; il est à peu près le seul poète
qui en ait fait un emploi judicieux et déterminé par l'idée à
exprimer. Chez les autres poètes modernes ils viennent le
plus souvent au asard et ne peuvent guère être considérés
que comme des négligences, autorisées par un grand exemple
mal compris. Dans ce cas ce sont de véritables vers faux.
De moment en moment le sort est moins obscur,
Et l'on sent bien | qu'on est emporté | vers l'azur
(Hugo, Contemplations).
Le cheval | galopait toujours | à perdre haleine
(Id., Le petit roi de Galice).
Et souvent il avait dans le turf ébloui,
Senti courir | les cœurs de femlmes après lui
(Id., Les trois chevaux).
EXPRESSION DE LA RAPIDITE 35
Enfin, dans l'air brûlant et qu'il embrase encor,
Sous le pistil géant qui s'érige, il éclate,
Etrétami|ne lance au loin | le pollen d'or
(Hkbedia, Fleur séculaire).
Ce trimètre est tout à-fait justifié par le sens; maleureuse-
ment le vers se trouve dans un sonnet et le rend faux.
Comme Ta montré M. Becq de Fouquières, chapitre XVII,
dans une strofe, et à plus forte raison dans un sonnet, qui ne
repose que sur le parallélisme, les vers qui se correspondent
doivent être isométriques.
D'autres, d'un vol plus bas croisant leurs noirs réseaux.
Frôlaient le front baisé par les lèvres d'Om[)hale,
Quand, ajustant au nerf la flèche triomphale,
L'Archer super |be fit un pas | dans les roseaux
(Id., Stymphale).
Le changement de ritme marqué par le trimètre est parfaite-
ment propre à peindre le mouvement du éros ; mais il rend
le sonnet faux comme le précédent.
Leur bouche, d'un seul cri, dit : Vive l'empereur !
Puis, à pas lents, | musique en têlte, sans fureur.
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise
(Hugo, L'expiation).
Le mouvement de la garde est peint par le trimètre ; c'est
un mouvement lent comme celui de l'exemple précédent. Si
l'on nous objectait que nous avons annoncé tout à Feure des
mouvements rapides, on nous ferait une querelle de mots.
Lorsqu'on a des scrupules, il faut toujours remonter aux prin-
cipes. Or l'arrivée d'un trimètre après un tétramètre consti-
tue une accélération, et est par conséquent propre à exprimer
une augmentation de vitesse, c'est-à-dire le passage d'un
mouvement lent à un mouvement plus rapide, ou bien, comme
36 LE VERS FRANÇAIS
ici, le passage de rimmobilité à un mouvement lent, à un
mouvement quelconque. Un trimètre succédant à un tétra-
mètre peint un changement, par contraste ; c'est pourquoi
dans ce dernier exemple le mouvement n'est pas exprimé par
le vers qui contient le mot « entra », mais par celui qui nous
montre que la garde s'ébranle, se met en marche ; au moment
où elle entre dans la fournaise, elle ne fait que continuer son
mouvement, elle ne le commence pas.
Le mouvement peut être en outre, comme nous Tavons vu
plus aut dans notre étude sur l'emploi des mesures rapides,
purement imaginaire ou moral :
Hélas ! vers le passé tournant un œil d'envie,
Sans que rien ici-bas puisse m'en consoler,
Je regarde toujours ce moment de ma vie
Où je l'ai vue | ouvrir son aile | et s'envoler
(Id., Contemplations, A Villequier).
Et des vents inconnus viennent me caresser,
Et je voudrais | saisir le monde | et l'embrasser
(Leconte de Lisle, Glaucê).
Fautil que tant d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète !
Ah ! si mon cœur | osoit encor | se renâammer !
(La Fontaine, IX. 2).
Le mouvement est là purement intellectuel ; il est dans
l'esprit de l'auteur ou de ses personnages. Mais ce n'est pas
seulement à un élan de désir ou d'entousiasme que convient
ce moyen d'expression ; tout mouvement intellectuel peut s'en
accommoder. Ainsi dans les deux exemples suivants le même
procédé sert à peindre la rapidité d'un partage supposé :
As-tu des dés? — J'en ai. — Celui qui gagne prend
Le marquisat ; | celui qui perd | à la marquise
(Hugo, Éviradnus).
Sois l'aube ; je te vaux, car je suis la raison.
A toi les yeux, | à moi les fronts. | 0 ma sœur blonde...
(Id., Contemplations).
ENUMERATION SINTETIQUE 37
Ici c'est non seulement la rapidité du partage, mais aussi
son immensité qui est enjeu. L'immensité s'exprime en effet,
nous l'avons vu, par des mesures lentes quand on la parcourt
lentement et par des mesures rapides quand on Tembrasse
d'un seul coup :
Et d'un bout | de la salle immense | à l'autre bout,
Dompté par Toeil terrible où la colère bout,
Le troupeau monstrueux en renâclant recule
(Heredia, Centaures et Lapithes).
2" « Toute augmentation de vitesse détermine une présen-
tation plus rapide des idées et des images D'autre partie
temps pendant lequel nous pouvons considérer chaque élé-
ment d'idée ou chaque idée composante est devenu propor-
tionnellement plus court Une accélération nous fera donc
sentir, par le resserrement des sons, le groupement plus
étroit des idées ou des faits : en rapprochant les unités, elle
nous fait éprouver la sensation de la collectivité » (B. de
Fouquières, 337, 340). Le trimètre est donc particulièrement
propre à contenir une énumération à trois termes qui envisage
une question sous toutes ses faces, en épuise les aspects ;
grâce au rapprochement sintétique dû à l'accélération, il fait
de ces trois termes un tout, une unité qui résume la question :
Et quel plaisir de voir, sans masque ni lisières,
A travers le chaos de nos folles misères,
Courir en souriant tes beaux vers ingénus.
Tantôt légers, | tantôt boiteux, | toujours pieds nus !
(Musset, Sur la paresse).
(( Le dernier vers est délicieux de légèreté et de vivacité»,
dit Arvède Barine dans son étude sur A. de Musset. Noter
que les trimètres sont extrêmement rares dans les Poésies
nouvelles.
Faisait sortir l'essaim des êtres fabuleux
Tantôt des bois, | tantôt des mers, | tantôt des nues
(Hugo, Le sacre de la femme).
3
38 LE VERS FRANÇAIS
et tous ces morts, saignant
Au loin, d'un continent à l'autre continent,
Pendant aux pals, | cloués aux croix, | nus sur les claies
{Id., Sultan Mourad).
Il est sans peur, | il est sans feinte, | il est sans tache
(Id., La paternité).
Il est cynique, | il est infâme, | il est horrible
(Id., La pitié suprême).
Rois, je sens que tout ment, demain trompe aujourd'hui,
Le jour est lou|che, l'air est fuyant, | l'onde est lâche
(Id., Le détroit de VEuripe).
Et de ces trois cents coups il fit trois cents soldats.
Gardiens des monts, 1 gardiens des lois, | gardiens des villes
(Id., Les trois cents).
Avoir du combattant l'éternelle attitude.
Vivre casqué, | suer l'été, | geler l'hiver
(Id., Le petit roi de Galice).
Je jure de garder ce souvenir, et d'être
Doux au failble, loyal au bon, | terrible au traître
{\ï).,ihid.).
Toujours la nuit ! | jamais l'azur ! | jamais l'aurore I
(Id., Contemplations).
Elle est la terre, | elle est la plaine, | elle est le champ
(Id., La Terre).
Ah ! les oarystis ! Les premières maîtresses !
L'or des cheveux, | l'azur des yeux, | la fleur des chairs
(Verlaine, Poèmes saturniens).
Heureux d'ê|tre, joyeux d'aimer, | ivres de voir
(Hugo, Le sacre de la femme).
Ne plus penser, | ne plus aimer, | ne plus haïr
(Th. Gauiikr, Théhaïde).
MISE EN RELIEF 59
3" Si nous nous rappelons en outre que l'arrivée d'un tri-
mètre après une série de tétramètres, surprend l'esprit par
le contraste qui en résulte, éveille l'attention et l'oblige à
s'appliquer sur ce trimètre même, nous comprendrons que le
trimètre, mettant en un relief singulier l'idée qu'il exprime,
est tout désigné pour contenir l'idée la plus importante d'une
tirade, celle qui la résume, qui la conclut, l'idée la plus gran-
diose ou la plus inattendue, l'élément qui contient la quin-
tessence de l'idée, le fait ou l'image qui produit une antitèse
avec ce qui précède, en un mot l'idée destinée à frapper l'es-
prit du lecteur ou de l'auditeur. En voici des exemples variés:
Aimer est le grand point, qu'importe la maîtresse ?
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse :
Faites-vous de ce monde un songe sans réveil.
S'il est vrai que Schiller n'ait aimé qu'Amélie,
Goethe que Marguerite, et Rousseau que Julie,
Que la te Irre leur soit légère ! | — Ils ont aimé
(Musset, La coupe et les lèvres).
Ils ont bouleversé la mer, troublé ses flots.
Et dispersé si loin devant eux les écumes
Que l'eau de l'Hellespont va se briser à Cumes,
Je sais cela. | Je sais aussi | qu'on peut mourir
(Hugo, Le détroit de l'Euripé).
C'est la fin du discours de Thémistocle.
Une fraternité vénérable germait;
L'astre était sans orgueil et le ver sans envie ;
On s'adorait | d'un bout à l'au | tre de la vie
(Id., Le sacre de la femme).
Et viennent opposer au passage d'un crime
Le Christ immense | ouvrant ses bras | au genre humain
(Id., L'aigle du casque).
Idée grandiose et contraste.
Il vit à quelques pas du seuil d'une chaumière.
Gisant à terre, | un porc féti | de qu'un boucher
Venait de saigner vif
[Id., Sultan Mourad).
4 0 LE VERS FRANÇAIS
C'est le nœud du sujet; c'est en même temps Tantitèse la
plus frappante que l'on puisse opposer à Mourad, le sultan
trionfant.
Ayant levé la tête au fond des deux funèbres
Il vit un œil, | tout grand ouvert | dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l'ombre fixement
(Id., La conscience).
C'est le sujet même de la pièce.
Que l'homme ait le repos et le bœuf le sommeil !
Vivez ! croissez ! | semez le grain | à l'aventure!
Qu'on sente frissonner dans toute la nature,
Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,
Dans l'obscur tremblement des profonds horizons,
Un vaste emportement c^'amer, dans l'herbe verte,
Dans l'antre, dans l'étang, dans la clairière ouverte,
D* aimer sans fin, | d'aimer toujours, | d'aimer encor.
Sous la sérénité des sombres astres d'or
(Id., Contemplations).
L'idée essentielle est croissez et multipliez , aimez ; c'est
celle qui est exprimée dans les deux trimètres ; le second
rentre d'ailleurs dans notre deuxième catégorie.
Hors un peu d'herbe | autour des puits, | tout est aride ;
Tout I du grand midi sombre | à l'implaca | ble ride
(Id., Le petit roi de Galice).
Le trimètre contient en somme une description complète
du lieu, description que reprend le vers suivant avec son Tout,
qui par un moyen contraire produit un effet analogue.
Elle était là debout près du gibet, la mère !
Et je me dis : | Voilà la douleur ! | et je vins
(Id., Contemplations).
Le poète a cherché des maleureux partout , parmi les
suppliciés, les martirisés ; il n'a rencontré que des eu-
MISE EN RELIEF 41
reux ; arrivant à la mère de douleurs il est sûr d'avoir trouvé ,
(Voix la rapidité du mouvement ; c'est en même temps pour
lui une sorte de conclusion. Mais un peu plus loin dans le
même morceau, reconnaissant que ce n'est pas encore là le
maleureux qu'il cherche, il s'écrie :
Quoi? ce deuil-là, Seigneur, n'est pas même certain!
Et la mère, qui râle au bas de la croix sombre,
Est consolée, | ayant les soleils | dans son ombre!
L'idée contenue dans le dernier vers doit être mise en
relief puisqu'elle est surprenante aux ieux du poète ; ce résul-
tat est obtenu par le changement de mètre et par l'adoption
d'un ritme plus rapide qui jette plus vivement en avant la
raison qui suffit à consoler cette mère. Toujours dans la même
pièce, nous lisons encore :
Les croyants, dévorés dans les cirques sonores,
Râlaient un chant, | aux pieds des bê ;tes étouffés.
C'est ici l'idée la plus frappante que l'auteur ait trouvée,
celle qui exprime le mieux ce qu'il veut faire entendre.
Dans la pièce de Hugo intitulé « Suprématie», le trimètre
apparaît plusieurs fois dans des situations analogues : le
puissant dieu Vâyou ayant dit à la « clarté» que rien ne pou-
vait lui résister, qu'il pouvait tout emporter.
L'apparition prit un brin de paille et dit :
— Emporte ceci, — Puis, avant qu'il répondît,
Elle posa | devant le dieu | le brin de paille.
Le premier de ces trois vers n'est pas un trimètre, mais il
demande une observation. Le mot « prit o i remplit une me-
sure et a par conséquent une importance considérable ;
est-ce pour mettre en relief ce qu'il i a d'extrordinaire à voir
une « clarté » prendre quelque chose ? ce serait un effet du
plus mauvais goût. La valeur exceptionnelle donnée à ce
mot par le ritme et la faiblesse de la coupe qui le suit, est
destinée simplement à attirer l'attention sur l'objet que l'ap-
parition va opposer aux efforts monstrueux du dieu : a un
4 2 LE VERS FRANÇAIS
brin de paille». Mais le troisième vers est un trimètre parce
qu'il énonce le fait qui noue le sujet. Après la description
des eflorts de Vâjou, cet autre trimètre :
Le brin de paille | aux pieds du dieu | ne bougea pas
est une conclusion. Après Vâyou, vient Agni qui, lui, est capa-
ble de tout brûler :
— Brûle ceci,
Dit la clarté , | montrant au dieu | le brin de paille.
C'est une proposition analogue à la première ; le procédé
est le même. Agni se met à Tœuvre, et ce qu'il fait n'est pas
moins effrayant que ce qu'a fait son compagnon. Quand il
eut fini
Il vit le brin de paille à ses pieds, qui semblait
N'avoir pas même | été touché | par la fumée.
Ces quatre trimètres ne sont pas seulement des proposi-
tions ou des conclusions: ils contiennent en outre l'idée qui
s'oppose de la façon la plus frappante aux prétentions orgueil-
leuses des dieux.
On pourrait être tenté de lire quelques-uns des vers cités
dans ce chapitre autrement que nous ne l'avons indiqué,
c'est-à-dire en tétramètres. Nous reconnaissons que l'ésita-
tion est parfois permise. Aussi ne croyons-nous pas devoir
passer à une autre question avant d'avoir essayé d'indiquer
dans la mesure du possible à quoi on peut reconnaître un
trimètre. Nous avons défini le vers romantique un vers de
douze sillabes qui n'a pas d'accent ritmique sur la sixième.
Pour qu'un vers puisse être un trimètre, il faut que le mot
auquel appartient la sixième sillabe et celui auquel appartient
la septième soient très étroitement unis par le sens. Mais pré-
cisément dans ce cas il n'i a aucun indice matériel qui mon-
tre qu'un vers a ou n'a pas d'accent ritmique à la sixième
place. Les poètes se sont bien gardés de noter le ritme dans
leurs vers et ils ont eu raison. Nous savons pourtant que les
vers de Hugo ont tous un accent tonique sur la sixième sillabe,
même dans le cas où il n'i en aurait pas en prose. Ainsi en
ACCENTUATION BINAIRE 4 3
prose dans cette frase: «elle n*est pas reine», il n'i a pas
d'accent tonique sur le mot a pas o,pas plus qu'il n'i en a sur
lessillabes -vec, -près, -vant dams « avec lui, après eux, devant
toi ». Mais il i en a un sur le mot a pas» dans ce vers :
Une reine n'est pas reine sans la beauté
(Eviradnus).
Il i en a un sur le mot «ont » dans cet autre :
Mais ils sont bons. — Ils ont vu comme je t'aimais
[Le Roi s'amuse).
La preuve c'est que V. Hugo s'est toujours violemment
élevé contre ceux de ses prétendus imitateurs qui faisaient
des vers sans accent tonique à cette place. Un autre indice
quMl admettait un accent tonique sur un verbe auxiliaire
suivi immédiatement du participe passé ou sur une préposi-
tion suivie de son régime, c'est qu'il tolérait un auxiliaire ou
une préposition dans ces conditions à la fin du vers :
Et je les ai suivis, et ce sont eux qui m'ont
Conduit et laissé seul sur le haut de ce mont
(Les quatre vents de l'esprit).
Au-dessus du colosse immobile, à l'oreille
De la statue ouvrant ses yeux fixes devant
L'espace sépulcral plein de nuit et de vent
[Ibid.).
On ne soutiendra pas que la dernière sillabe tonique d'un
vers est atone. Il résulte de là au moins ce fait que V. Hugo
mettait un accent tonique sur ces sillabes ; mais, en agissant
ainsi, il a pu se tromper et obéir à une conception fausse de
la langue. A-t-il eu raison ou tort ? 11 faut d'abord mettre à
part les cas où la sillabe en question est suivie d*un mot de
deux sillabes, comme dans « devant les dieux, après les autres,
avec la loi, ils Cont fait peur » ; dans ces conditions il i a un
accent tonique même en prose ; c'est l'accent secondaire dû
à l'accentuation binaire. 11 est normal qu'il i en ait aussi
4 LE VERS FRANÇAIS
un en poésie. Il i a un accent secondaire sur la sixième sillabe
des vers suivants :
Puis, à pas lents, museque en tête, sans fureur...
Le marquisat; ce/we qui perd a la marquise...
Il est cynique, il est infâme, il est horrible...
Gardiens des monts, gB.rdiens deslois, gardiensdes villes...
Mais il i en a aussi un dans les vers suivants :
Et la lumière était faite de vérité...
Mais Diderot é^aiV digne du pilori...
C'était pour rire. — Ils t'ont fait bien peur, je parie...
En prose l'accent secondaire serait dans ce dernier vers sur
le mot « fait » ; dans aucun des trois il n'i en aurait sur la
sixième sillabe. Comment les vers peuvent-ils avoir dss
accents toniques là où la prose n'en a pas ? Parce que ce sont
des vers, c'est-à-dire parce qu'ils ont un ritme qui n'est pas
celui de la prose. C'est le ritme, et le ritme seulement, qui
peut appeler un accent tonique sur une sillabe où la prose
n'en admet pas. Il en résulte que ces sillabes ont non seule-
ment un accent tonique, mais aussi un accent ritmique, et
par conséquent que les vers qui les contiennent ne sont pas
des trimètres. Ils ont une coupe après la sixième sillabe.
Que faut-il entendre parla? Comment peut-on dire qu'il i
a une coupe entre les deux mots « était faite, était digne,
ont fait » ? N'est-ce pas en contradiction avec toutes les idées
reçues ? C'est que les idées ont été faussées par Boileau et
d'autres lorsqu'ils ont formulé ce précepte :
Que toujours dans vos vers, le sens coupant les mots
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.
Où est la suspension et le repos de l'émistiche dans ce vers
de Boileau :
Derrière elle faisait lire : Argumentabor.
LES COUPES 4 5
Cependant il i a une coupe après «faisait». C'est que la
coupederémistiche, qui était très forteanciennement, comme
nous Tavons dit, est allée continuellement s'affaiblissant,
et dans les vers dont nous nous occupons en ce moment elle
est aussi faible que possible, Guyau a déjà fait très judicieu-
sement la remarque suivante {Les problèmes de l'esthétique
contemporaine^ p. 188) : « On a dit que la césure marquait un
repos, une suspension de la voix ; ce n'est pas très exact, car,
si la voix insiste à cet endroit, elle peut fort bien ne pas se
suspendre, et le doit même dans laplupart des cas ». Dans ce
vers de Hugo :
Des dieux d'airain, posant leurs mains sur leurs genoux,
il n'i a pas plus de suspension et de repos entre « posant » et
({ leurs mains » qu'entre les deux mots de cet émistiche de
Racine : c adorer TÉternel » ; mais il i en a juste autant. Il i
a dans les deux cas le passage d'une mesure à une autre
mesure, d'une sillabe qui porte à la fois un accent tonique et
un aocent ritmique à une sillabe qui n'en porte aucun, mais
pourrait également les porter tous deux comme dans ce vers
de Musset:
Et le pâle àésert \ rou\Q sur son enfant
ou dans cet autre du même poète :
Le siècle qui Ta vu s'en est appeAi | grand .
En sorte que, si nous voulons conserver ce terme « la coupe »
nous devrons le définir : le passage d'une mesure à une autre
mesure. Il n'est plus question dès lors uniquement de la coupe
de l'émistiche ; il peut i avoir une coupe à n'importe quelle
place du vers, et il i a autant de coupes dans un vers que
d'accents ritmiques, le dernier accent ritmique d'un vers
étant suivi d'une coupe qui sépare ce vers du suivant ou plu-
tôt sa dernière mesure de lapremière du suivant. Une coupe
peut-être marquée par une légère suspension, un léger repos
quand le sens l'exige, mais ce n'est nullement nécessaire ; la
preuve c'est que, lorsque le mot qui porte l'accent ritmique se
4 6 LE VERS FRANÇAIS
termine par une sillabe féminine, la coupe est avant cette
sillabe. Dans le vers suivant|de Racine, pour prendre un exem-
ple frappant, il i a une coupe après Mada-:
Je connois l'assassin. — Et qui, Mada|me? — Vous.
Nous venons donc d'établir que les vers de Hugo qui ont un
accent ritmique sur la septième sillabe et n'auraient pas en
prose d'accent tonique sur la sixième ne sont pas des trimè-
tres. Quelle est leur valeur spéciale et le genre d'effet qu'ils
produisent ? La voix donnant un accent à un mot qui en prose
n'en aurait pas, à un mot souvent dépourvu de toute impor-
tance, attire l'attention d'une manière extraordinaire sur le
mot qui suit la coupe ou, si ce mot lui-même a peu de valeur,
sur tout le second émistiche.
Une reine n'est pas \ REine sans la beauté
est un exemple du premier cas. Cet autre, emprunté à Ruy-
Blas, est encore peut-être plus frappant ; on apporte une
lettre à la reine et, au moment où elle s'appprête à la lire, la
duègne se lève et lui dit :
. . .L'usage, il faut que je le dise.
Veut que ce soit d'a^ori | moi | qui l'ouvre et la lise.
Le relief de ces mesures monosillabiques est dû beaucoup
moins ici au ralentissement qu'elles supposent qu'à ce qu'elles
sont en quelque sorte des rejets du premier émistiche comme
le mot « brille » dans ce vers :
. . .comme un cèdre au milieu des palmiers
Règne^ \ et comme Pathmos | brille \ entre les Sporades
[Le travail des captifs),
ou le mot « noir » dans ce passage de M. de Heredia :
Le char plonge. La mer, de son soupir puissant,
Emplit le ciel sonore où la pourpre se traîne.
Et, plus clair | en l'azur | noir \ de la nuit sereine.
Silencieusement s*argente le Croissant
(Nymphée)
FAUX TRIMETRES 4 7
L'effet est même plus considérable quand le dernier mot du
premier émistiche est à peu près dénué de valeur propre, à
cause de l'accent artificiel qu'on lui donne.
Dans le second cas l'attention se porte sur tout Fémis-
tiche :
Mais Diderot était | digne du pilori
fait antitèse avec ce vers :
Pigault-Lebrun allait à votre goût austère
et le relief du second émistiche accentue Tantitèse.
Les vers relativement rares qui, bien qu'ils aient l'accent
ritmique sur la septième sillabe, auraient en prose un accent
tonique sur la sixième ne rentrent pas dans cette catégorie
et peuvent être des trimètres :
La foi na|ge, le droit flo|tte, le vrai tournoie
{Religions et Religion).
Mais dans quels cas en sont-ils, et dans le tipe beaucoup plus
fréquent où la sixième sillabe est étroitement unie par le sens à
la septième sans que l'accent ritmique soit sur cette dernière,
à quoi reconnaît-on un trimètre ? Puisque ce n'est pas à la
forme du vers c'est évidemment au fond, à l'idée exprimée.
D'abord tous ceux dans lesquels il i a une énuraération à
trois termes parrallèles sont des trimètres :
Tantôt des bois, | tantôt des mers, \ tantôt des nues
Doux au fai(ble, loyal au bon, | terrible au traître
Le jour est lou|che, l'air est fuyant, | l'onde est lâche.
Cette catégorie de vers est largement représentée chez
V. Hugo, mais les deux autres lesontfort peu, infiniment moins
que ne l'a dit M. Becq de Fouquières et que certains ne l'ont
cru après lui. Ils ont trop souvent confondu avec des trimètres
lestétramètres à césure faible. La distin ition est d'ailleurs par-
fois délicate, et c'est alors le goût seul qui peut trancher la
quej^tion. Il faut, pour chaque cas, examiner de très près le
4 8 LE VERS FRANÇAIS
texte et le contexte, voir quel e<t le genre d'eifet qui convient
le mieux à l'idée exprimée, et si le poète a voulu mettre en
relief un mot, une expression ou le vers tout entier. Si on
lit en trimètre le second de ces deux vers :
Ils mettent l'affreux bât de la bête de somme
A des esprits, | comme eux pensant, | comme eux vivant
(Les qiiatres vents de l'esprit),
on le met en relief parle fait^ puisqu'il vient après un tétra-
mètre. Mais c'est une lecture brutale qui supprime toutes
les nuances. Si Ton veut donner à chaque mot sa valeur
réelle, on le lira en cinq mesures :
A des esprits^ 1 comme eux 1 pensant, | comme eux [ vivant ;
alors « pensant » et a vivant » auront toute la significa-
tion dont ils sont susceptibles, et non seulement ces deux
mots, mais aussi l'expression a comme eux » ; et cet efi'et
sera dû bien moins au ralentissement du débit obtenu par
cette nouvelle division qu'à l'attente suscitée par l'accent
ritmique du mot « eux » et au changement d'intonation sur
les mots «pensant » et « vivant » qu'exigela faiblesse du repos
placé devant eux. Voici quelques vers empruntés aux Quatre
vents de V esprit [Horreur sacrée) qui feront sentir exactement
en quoi consiste la suspension de la voix à cette place :
Les psaumes, la chanson | monstrueuse du mage
Ezéchiel
Elle est exactement la même entre u chanson » et « mons-
trueuse » qu'entre « mage » et « Ezéchiel ».
C'est dans une lueur | mystérieuse, faite
D'aube et de soir
C'est qu'Horace ou Virgile ont vu soudain le spectre
Noir se dresser.
Elle est exactement la même entre « lueur » et « mysté-
rieuse » qu'entre « spectre » et (c noir ».
Nous examinerons encore quelques exemples de faux tri-
mètres :
CHANGEMENT d'iNTONATION 4 9
Mais en tout cas qu'il fût tout ce qu'il pouvait être,
C'était I un garnement | de dieu | fort mal famé
{Le satyre).
C'est une conclusion, et nous savons qu'un trimètre con-
viendrait parfaitement ; mais l'expression « un garnement de
dieu » en une seule mesure serait vulgaire et passerait ina-
perçue. Le tétramètre, un tétramètre de ce tipe, la détaille et
lui donne toute sa valeur en faisant de ces deux mots « de
dieu » un rejet du premier émistiche. L'effet produit par
la troisième mesure de ces faux trimètres est exactement le
même que celui qu'on obtient en faisant enjamber un mot
d'un vers sur l'autre :
A Toulon, le fourgon | les qui\iie, le ponton
Les prend ; \ sans vêtements, sans pain, sous le bâton...
(Les Châtiments).
Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait
S'éteint \ comme un oiseau | sepose ; tout se tait
[Eviradnus).
Ces exemples n'ont pas besoin de commentaire. En voici
un qui fera encore mieux saisir une chose qu'il est bien
difficile de faire comprendre par des explications, la qualité
particulière de l'intonation qui convient à la troisième mesure
de ces faux trimètres ; elle est exactement la même que celle
qui convient aux rejets :
Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
De cèdre, | afin de faire | honneur | à ce vieillard
(Sultan Mourad).
Les deux mesures « de cèdre » et «honneur» ont exacte-
ment la même valeur et la même intonation. Sans le rejet, le
second vers serait inintelligible.
Voici d'autres exemples pour lesquels un commentaire sera
souvent superflu maintenant :
Mourad fut saint ; | il fit | étrangler \ ses huit frères
[Ibid.y
5 0 LE VERS FRANÇAIS
Et j'ai beau combiner les lignes de sa main,
Je n'y vois | de danger | réel | — que pour demain
[Cromwéll)t
paroles de Manassé qui examine la main de Cromwell la
veille du jour du couronnement.
Et vous n'avez | rien vu | déplus \ dans cette ville ?
Davenant. — Non, milord.
Cromwell, souriant, — Pas rendu de visite civile,
Par exemple, | à certain | Stuart ? |
Davenant, atterré^ à part. — Coup imprévu !
{Ihid.).
Quel est son nom? — Richard | Cromwell. \ — Mon fils !
[ — Lui-même]
(Ibid.).
Vers à cinq mesures. C'est Carr qui dénonce à Cromwell
les noms des membres du complot. Il arrive au dernier qu'il
veut désigner, le fils du protecteur. Il i a beaucoup de
Richards, mais un seul Richard Cromwell. L'indépendant
Carr a eu Tabileté de réserver ce nom pour la fin, et il double
son effet en en séparant les deux éléments, en faisant atten-
dre le plus possible celui qui est décisif.
Je ne vois rien en vous qui soit à dédaigner.
Et vous estime enfin | trop | — pour vous épargner
{Ibid.).
C'est Cromwell qui parle aux conjurés qu'il vient de faire
saisir par ses soldats ; le mot a trop » est en rejet à l'émistiche
et l'eff'et qu'il produit est tout à fait identique à celui que
V. Hugo a obtenu ailleurs par un contre-rejet à l'émistiche :
Je les donnerais! | — sauf^ \ plus tard, à les reprendre !
cf. supra p. 116*.
* L'effet d'un contre-rejet est d'ailleurs, d'une manière j^énérale, à
TRIMETRES OU TETIlAMETRES 51
Mais faites donc valoir le vice radical
De l'affaire. — Ils n'ont pas | le droit. \ — Plaidez la cause
{Ihid.),
Paroles de Jenkins à Richard Cromwell qui veut empêcher
le meurtre de son père. Tout le caractère de Jenkins, « le
magistrat intègre », est dans ce mot « le droit ».
Qu'après avoir dompté l'Athos, quelque Alexandre
Aille donc | relever | sa robe \ à la Jungfrau !
[Le régiment du baron Madruce).
En trimètre c'est presque une inconvenance ; en tétramè-
tre c'est une idée inattendue et une image grandiose qui
s'accorde bien avec le reste de la pièce.
Nous avons | l'infini, I sublijme transparence ;
Nous avons | la traînée | effrayanjte de feu
Qui vient vers l'homme | avec | un messa| ge de Dieu,
(on serait porté à voir dans ce dernier vers un vrai trimè-
tre, destiné à peindre la rapidité, mais ce serait banal : la
première mesuresuffit pour rendre cet effet. Ce qui estimpor-
lant, c'est de mettre en relief l'idée « un message de Dieu » ;
pour cela le poète donne un accent ritmique au mot « avec »
et l'intonation qui en résulte marque l'effet cherché)
Et qui fait | frissonner } l'omlbre, blêmir | la roche,
Fuir I l'orfraie | et hurler | les loups, | à son approche
[Les quatre vents de V esprit, Un£ rougeur au Zénith).
Ces deux vers en trimètres, c^est de nouveau banal et sans
valeur ; la division en cinq mesures met en lumière les sujets
inattendus « ombre, roche, orfraie, loups ».
peu près le même que celui d'un rejet. Comparez à cet exemple d'Hernani:
Parce qu'on est jaloux | des autres^ et honteux
De soi 1...
celui-ci de Toute la lyre :
Je médite
Sur la terre bénie \ au fond des cieux, | maudite
Au fond des temples noirs par le fakir sanglant.
52 LE VERS FRANÇAIS
Si l'on veut la preuve que Hugo pouvait employer « avec »,
suivi de son régime, avec un accent ritmique, on la trouvera
dans l'exemple suivant tiré également des Quatre vents de
resprit :
Et saisir Oldenbourg, Nassau, Hambourg, Hanovre,
D'un tour de main, avec le riche, avec le pauvre,
Avec châteaux, budjets et millions, avec
Prêtres et sénateurs, le Tedeum au bec.
Car nous n'admettons pas qu'un vers, i eût-il rejet, contre-
rejet ou enjambement, puisse ne pas se terminer avec un
accent ritmique. Il i a de même un accent ritmique sur
« avec » dans le vers suivant :
Et jouer | à la boule | avec J les têtes-rondes
{Cromweîl).
Juvénal noir rongé par la muse, est un lieu
Autant qu'un homme, | un mont 1 de haine, | et s'accoutume
A la colère j ainsi | que Vésuve | au bitume.
Le génie | est un puits | d'éruptions ; | un cri
Sort d'un cratère | ou bien | d'un poète | attendri
(Les quatre vents de l'esprit).
Aucun de ces vers n'est un trimètre. Toute leur valeur
expressive naît de la faiblesse du repos permis pas le sens à
l'émistiche, qui oblige à des intonations particulières et met
en relief le mot qui suit la coupe. Supposons qu'on ait par
exemple :
Un cri | sort d'un cratère | ou bien | d'un doux poète,
le vers serait coupé classiquement, mais perdrait toute ex-
pression. Il serait banal et plat. Ce sont ces variétés d'into-
nation qui différencient nettement les vers de Hugo des vers
purement classiques qui ne sont coupés comme ceux-ci qu'en
apparence.
Parfois l'ésitation est permise et les deux lectures sont à
la rigueur possibles :
Un crapaud | regardait le ciel, | bête éblouie
[Le crapaud)»
TRIMÈTRES OU TÉTRAMETRES 5 3
C'est une idée surprenante, la forme du trimètre lui con-
vient. Mais celle du tétramètre
Un crapaud 1 regardait | le ciel^ \ bête éblouie
n'ôte rien à l'inattendu de Tidée et annonce bien mieux le
sujet de la pièce par le relief qu'elle donne aux mots « le
ciel » ; le ciel c'est la pureté, lui c'est l'être immonde, le ciel
c'est l'espérance, lui c'est le paria, le ciel c'est la charité, lui
c'est le réprouvé qui va être en butte à la aine.
Dans « Les lions», après avoir décrit la ville de Gur comme
une cité immense, très forte, très puissante, très peuplée, le
poète dit :
Or ce lion était gêné par cette ville.
Si on lit ce vers en tétramètre on met particulièrement en
évidence l'idée exprimée par le mot « gêné » ; cette idée est
imprévue, elle indique un lion d'un caractère particulière-
ment peu accommodant; mais le contraste produit par la lec-
ture de ce vers en trimètre ne suffit-il pas à mettre en
relief le naturel de ce lion et à en faire soupçonner la puis-
sance? et n'obtient-t- on pas par là un effet plus simple, moins
appuyé ?
Si Ton veut bien relire maintenant les vers que nous avons
cités comme trimètres dans notre première et notre troi-
sième catégories, on reconnaîtra aisément que pour la plu-
part cette lecture se justifie par d'excellentes raisons tandis
que parfois la lecture en tétramètres fausserait le sens :
L'Archer superbe fit | un pas \ dans les roseaux,
ou prêterait au ridicule :
Puis à pas lents, musique | en ^e|te, sans fureur;
cette décomposition d'une expression toute faite et la mise
en relief du mot a en tête » suggérerait par antitèse l'idée
triviale d'une position contraire.
4
5* LE VERS FRANÇAIS
B. — Les trimètres de Racine
Si Ton met à part quelques vers des Plaideurs dans lesquels
Racine a voulu donner à son stile une allure plus vive, se rap-
prochant davantage de celle de la prose, tels que ceux-ci :
C'est dommage : | il avoit le cœur | trop au métier
Et je faisois | claquer mon fouet | tout comme un autre
Et j'ai toujours | été nourri | par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents,
on peut dire des trimètres de Racine ce que Th.de Banville di-
sait des licences poétiques : « 11 n'y en a pas ». Cependant
M. Becq de Fouquières en a cité de nombreux exemples et
l'on pourrait aisément augmenter la liste qu'il en donne.
Il en est même plusieurs où l'on pourrait trouver un mojen
d'expression analogue à l'un de ceux que nous avons signalés
dans les trimètres de Hugo, c'est-à-dire qu'ils contiennent
une des idées les plus importantes de la scène où ils se
trouvent. En voici quelques-uns :
Et Mardochée | est-il aussi | de ce festin ?
(Esther), ''^
Roi sans gloi|re j'irois vieillir | dans ma famille
{Iphigénie). * ';
Madame? Savez-vous quel serpent inhumain
Iphigénie | avoit retiré | dans son sein? ' /^i ' (a
[Ibid.].
Et je n'ai pu | trouver de pla|ce pour frapper
[Andromaque). / ' ' ^
Que feriez-vous de plus, si des rois vos aïeux
Ce jeune enfant | étoit un res|te précieux ? ^ ,
(Athalie)^
FAUX TRIMETRES DE RACINE 5 5
Mais qu'un traî|tre qui n'est hardi | qu'à m'offenser
[Phèdre).
Jamais femlme ne fut plus dijgne de pitié
[Ibid.). Gc>7
Le bandeau | qu'elle avoit reçu [ de votre main
[Mithridate]. "^ij
Si votre cœur | étoit moins plein ( de son amour •7C(»
[Bajazet).
Ces faits demandent une explication. Les exemples que
nous venons de citer semblent détruire de la façon la plus
nette l'affirmation que nous avons énoncée tout à l'eure, qu*il
n'i a pas de trimètres dans les tragédies de Racine. En réa-
lité il n'i a pas de trimètres dans les tragédies de Racine par-
ce qu'il est certain qu'il n'i en a pas mis et qu'il coupait tous
ces prétendus trimètres après la sixième sillabe ; c'étaient
donc des tétramètres. M. Becq de Fouquières ne s'i est d'ail-
leurs pas trompé, et, comme il le dit p. 115, les personnes qui
lisent ces vers en les coupant après la sixième sillabe « ont
raison » et ceux qui ont tort sont certains « acteurs moder-
nes » qui suppriment dans ces vers l'accent ritmique de la
sixième sillabe « par suite d'habitudes contractées sous l'in-
fluence du drame romantique ». 11 n'i a pas dans ces vers
suppression du second accent ritmique, il n'i a qu'un « affai-
blissement » de l'accent tonique, « dû à la cohésion grammati-
cale du deuxième et du troisième élément rythmique ».
Qu'est-ce qu'il i a donc de particulier dans ces vers, qui
nous a permis de rendre plausible cette erreur qu'ils conte-
naient une idée essentielle, mise précisément en relief par le
ritme ternaire ? c'est qu'ils contiennent le plus souvent un
mot fort important ; ce n'est pas le vers tout entier qui est
important; c'est un mot de ce vers. Ce mot n'a généralement
que deux siliabes et constitue lapremière mesure du deuxième
émistiche : il est mis en relief par ces faits que, venant après
la césure, l** il est dans une mesure lente (ayant moins de
trois siliabes), 2° il suit un mot insignifiant qui porte un accent
tonique plus faible que le sien, et par conséquent il marque
une gradation. Quand Aman dit:
56 LE VERS FRANÇAIS
Et Mardochée | est-il | aussi \ de ce festin? > ^
c*est le mot « aussi » sur lequel il appuie et qui exprime toute
son inquiétude. Comparez ce vers de Lamartine [Jocelyn) :
J'allai dans le parterre, au pied de la fenêtre
De la chambre où ma mère | aussi \ veillait peut-être.
Quand Agamemnon dit à Arcas :
De quel front immolant tout l'Etat à ma fille,
Roi sans gloi|re, j'irois | vieillir \ dans ma famille! ''
c'est sur le mot « vieillir » qu'il insiste et qu'il fait porter
tout le poids de son mépris. Lorsque Abrier dit à Josabet ,
Que feriez-vous de plus, si des rois vos aïeux
Ce jeune enfant | étoit | un res\iQ précieux? ' y ^ ^^
c'est ce mot un reste qui est important et qu'il faut mettre en
relief puisque c'est lui qui exprime la vérité qu'Abner ne
soupçonne même pas *.
Ce n'est donc pas la scansion en trimètre qui met en relief
ce qu'il i a d'important dans ces vers. Il peut arriver même
qu'elle fausse complètement le sens d'un vers de Racine. Dans
cet exemple :
Mais... — Quoi donc? | Qu'avez-vous résolu? | — D'obéir
1 Cette discussion n'a pour but que de montrer par où pèche l'ipo-
tèse que nous avons soulevée plus aut. Il n'en faudrait pas conclure
que dans tous les vers de Racine qui se prêtent à la scansion romanti-
que le mot qui suit la césure a toujours une importance capitale. Voici
deux exemples entre plusieurs qui montrent le contraire :
Mon désespoir | tourna | mes pas | vers l'Italie
Ce Solyman l jeta | les yeux j sur Roxelane.
Le premier de ces deux vers est d'ailleurs peu armonieux, et dans
ous deux il i a une discordance choquante entre le ritme et le sens : ce
sont de mauvais vers.
FAUX TRIMETRES DE MOLIERE 57
la scansion en trimètre met en évidence la vivacité de l'inter-
rogation. Ce n'est pas l'idée de Racine, c'est le mot 7'ésolu qui
est important et la scansion classique le met bien en relief:
Mais.. - Quoidonc? | Qu'avez-vous | résolu'^ \ — D'obéir.
C'est la résolution^ cette résolution inattendue d'obéir, que
redoute Atalide.
Si nous avons employé cette expression « les trimètres de
Racine», c'est qu'elle est consacrée par l'usage, et si elle Test
c'estque Racine étant considéré comme le représentant le plus
pur de l'alexandrin classique, c'était surtout chez lui qu'il
pouvait être curieux et frappant de trouver des vers à coupe
romantique. En réalité ce qui s'applique à lui s'applique
d'une manière générale aux autres grands poètes de son temps.
Il i a chez La Fontaine de faux trimètres comme ceux des
tragédies de Racine, mais il i en a aussi de vrais comme dans
les Plaideurs^ ce qui s'explique tout naturellement par le ton
familier de beaucoup de ses fables. Il i a de vrais trimètres
dans les comédies de Molière comme dans celles de Racine,
mais dans les pièces de aute comédie, où le ton est plus élevé
et plus soutenu, on ne trouve guère que de faux trimètres,
c'est-à-dire des vers construits de manière à mettre particu-
lièrement en relief les mots contenus dans la mesure qui suit
la coupe de l'émistiche :
...Lui dire qu'un cœur n'aime point par autrui.
Que vous vous mariez | pour vous, | non pas pour lui
(Tartufe).
Et près de vous ce sont | des sots | que tous les hommes
(Ibid.).
Hé bien ! vous le voyez, ma mère, si j'ai droit ',
Et vous pouvez juger | du res\ie par l'exploit
{Ibid.),
paroles d'Orgon à Madame Pernelle.
On pourroit bien punir ces paroles infâmes
Ma mie ; et l'on décrète | aussi \ contre les femmes
(Ibid.),
5 8 LE VERS FRANÇAIS
paroles de Monsieur Loyal à Dorine.
Ce n'est rien seulement qu'une sommation,
Un ordre de vider | dHci^ \ vous et les vôtres
{Ihid.),
ce sont encore paroles de Monsieur Loyal .
Toi, mon maître? — Oui, coquin, m'oses-tu méconnoître?
— Je n'en reconnois point | d'au\ive qu'Amphitryon
{Amphitryon).
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu'ils semblent tous venger | un pè\ve comme vous
(Corneille, Cinna).
C'est la fin et la conclusion de la tirade.
Je veux, sans que la mort ose me secourir.
Toujours aimer, | toujours souffrir, | toujours mourir
(Id., Suréna)'
C'est bien un trimètre cette fois ; mais il est dans Suréna,
la dernière pièce de Corneille; le vers de Corneille a toujours
évolué.
Que l'on compare en outre cet enjambement de Racine dans
Les Plaideurs :
Mais j'aperçois venir madame la comtesse
De Pimb esche.,..
à ce faux trimètre de Molière :
.... Dites lui seulement que je vien
De la part de Monsieur | Tartuffe, pour son bien ;
l'effet est exactement le même.
Enfin il i a lieu de mettre à part parmi les prétendus trimè-
tres de Racine ceux dans lesquels la mesure qui suit l'émisti-
clie est constituée par une sillabe unique. Ils ne sont pas plus
des trimètres que leurs représentants modernes et produisent
le même effet: la troisième mesure est un rejet du premier
émistiche :
TEORIE DE M. SOURUU Ro
Qu'on me laisse et qu'Asalph | seul | demeure avec moi ^."'
(Esther).
Mardochée ? — 11 restoit | seul \ de notre famille »* *- '
(Ibid.).
Seigneur, je ne rends point | com|pte de mes desseins >»*5'
(Iphigénie) .
Seigneur, si j'ai trouvé | grâ\ce devant vos yeux ofa-
(Esther).
Il ne reste donc rien de la téorie attribuant des trimètres
à Racine.
M. Souriau a essayé de la reprendre dans son livre sur VEvo-
lution du vers français au XVII^ siècle, mais il n'a apporté
aucun argument solide en sa faveur. La manière dont il coupe
les vers de Racine supprime toutes leurs nuances. Même le
vers du rôle de Monime qu'il cite avec les commentaires si
caractéristiques de Brossette et de Du Bos, vient à rencontre
de sa tèse. Racine, rapporte Du Bos, avait appris à la Champ-
meslé (( à baisser la voix en prononçant les vers suivants, et
cela encore plus que le sens ne semble le demander :
Si le sort ne m'eût donnée à vous,
Mon bonheur dépendoit de l'avoir pour époux.
Avant que votre amour m'eût envoyé ce gage,
Nous nous aimions,
afin qu'elle pût prendre facilement un ton à l'octave au des-
sus de celui sur lequel elle avoitdit ces paroles:
Nous nous aimions,
pour prononcer à l'octave :
Seigneur, vous changez de visage.
Ce port de voix extraordinaire dans la déclamation étoit
excellent pour marquer le désordre d'esprit où Monime doit
être dans l'instant qu'elle aperçoit que sa facilité à croire
60 LE VERS FRANÇAIS
Mithridate, qui ne cherchoit qu'à tirer son secret, vient de
jeter elle et son amant dans un péril extrême ». M. Souriau
ajoute (p. 440): «On remarquera que dans ce passage Témis-
tiche disparaît à cause de cet artifice de diction». En aucune
manière; il n'i a pas d'arrêt après «nous nous aimions», il i a
seulement un brusque changement de ton. Ce mot «Seigneur»
vient comme un cri couper et interrompre son récit jusque
là paisible, et s'il i a un léger repos, une légère suspension
de la voix dans ce vers, c'est après ce mot « Seigneur», c'est-
à-dire à la coupe de l'émistiche. En prononçant les mots « nous
nous aimions » elle remarque dans lafisionomie de Mithridate
un mouvement subit qui lui arrache instantanément et comme
malgré elle ce cri «Seigneur», et c'est en poussant ce cri,
qu'elle comprend la ruse dont elle a été dupe et embrasse les
conséquences de sa crédulité ; d'où l'arrêt, extrêmement court
d'ailleurs, qui sépare obligatoirement ce mot «Seigneur» des
suivants.
C. — Trimètres non justifiés
Il i a chez Victor Hugo fort peu de trimètres dont l'emploi
ne soit pas justifié par le sens. On en trouverait à peine quel-
ques-uns, comme celui-ci:
Le cloître du couvent, brisé, mais doux encor,
Les marronniers, | la verte allée | aux boutons d'or,
La statue où sans bruit se meut l'ombre des branches
[Les rayons et les ombres).
Ce n'est pas à dire que tous ses vers soient coupés et rit-
més d'une manière irréprochable. Il i en a qui sont négligés,
et parfois volontairement, ce qui n'est pas une excuse. On les
rencontre surtout dans les œuvres qu'il a écrites à l'époque
où il se piquait de
... disloquer ce grand niais d'alexandrin
et de faire
... basculer la balance émistiche.
VERS MAL RITMÉS 61
Tels ceux-ci:
Je t'approuve. — Il faut, pour ne rien faire à demi...
Seul spectre qui ne soit pas sorti des tombeaux...
Oui! — Mon père ne m'eût point pardonné, je croi...
{Cromwell).
Ces vers s'expliquent par ceux dans lesquels le second émis-
tiche commence par des locutions difficilement divisibles
comme pas un qui équivaut à aucun, pas moins qui équivaut
à autant^ ou comme pas même dans les suivants qui ne sont
pas répréensibles:
Mon cher, il ne connaît pas même votre nom...
Lui, roi ! je n'en ferais pas môme un courtisan...
(Ibid.).
Mais l'explication d'une faute et de ses origines n'en est pas la
justification. Ces trois vers sont très mauvais car en prose
ils n'auraient pas même un accent secondaire sur la sixième
sillabe; nous avons vu que dans un tipe particulier le ritme
seul peut appeler un accent sur cette sillabe, mais ce n*est
pas ici le cas. Ce ne sont pourtant pas des triraètre.^, et d'autre
part il est tout à fait choquant et artificiel de les accentuer
sur la sixième sillabe. Les suivants qui ont un accent secon-
daire sur cette sillabe ne sont pas beaucoup meilleurs, car
les septième et huitième sillabes ne forment pas une expres-
sion indivisible. Il n'i a entre les uns et les autres que la diffé-
rence du mauvais au pire :
Pourquoi ne serait-il pas roi, tout comme un autre?
(Ibid,).
A propos! n'avez-vous pas vu ce Davenant?
(Ibid.).
Belphégor ne ferait pas vivre un saltimbanque
{Religions et Religion).
Hélas ! il ne faudrait pas être la routine
(L'âne).
Un corps qui ne répand point d'ombre sur ses pas
(Lamartine, Jocelyn).
02 LE VERS FRANÇAIS
On ne peut pas dire de ces vers plus de mal qu'ils n'en
méritent; mais, répétons-le, ce ne sont pas des trimètres. Le
trimètre est un instrument qu'Hugo avait, non pas créé, mais
du moins perfectionné, et qu'il maniait mieux que personne.
Ceux que l'on trouve chez les autres poètes modernes sont
rarement justifiables par le sens et trop souvent constituent
de simples vers faux. En voici quelques exemples :
Respecte, ô Voyageur, si tu crains ma colère,
Cet humble toit j de joncs tressés | et de glaïeul.
Là, parmi ses enfants, vit un robuste aïeul,
C'est le maître du clos et de la source claire
(Heredia, Hortorum deus).
Cet andalou | de race arabe, | et mal dompté,
Qui mâche en se cabrant son mors ensanglanté
(Id., Les conquérants de l'or).
Et le beau carnassier qui ne va que par couples
Et qui I par dessus tous les félins | est cité
(Id., ibid.).
Pal forcé ce ragot ; je t'en offre la hure ! —
Ruyz dit, et tend le chef livide et hérissé
Qu'il tient empoigné par l'horrible chevelure
(Id., La revanche de Diego Laynez)^
ce dernier n'est pas un vers.
En Tan mil et cinq cent vingt-quatre, avec cent hommes
(Id., Les conquérants de l'or).
Le premier vers de Cromwell n'est pas meilleur :
Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante sept.
Ces derniers exemples appellent une explication ; ce ne
sont pas des vers, disons-nous. Est ce parce qu'ils ne sont
pas construits exactement comme les trimètres de Hugo,
parce qu'ils n'ont pas toujours un accent tonique, même fai-
TRIMETRES POSTROMANTIQUES 6 3
ble sur la sixième sillabe ? Nullement ; comme l'ont parfaite-
ment montré MM. Le Goffic et Thieulin dans leur Nouveau
traité de versification française, p. 95 à 102, la réforme de
V. Hugo est une première étape dans l'évolution de l'alexan-
drin classique; la suppression de toute espèce d'accent sur la
sixième sillabe et de toute espèce de coupe, fût-ce une simple
séparation de mots, après cette sillabe, est une seconde
étape appelée par la première. Ce qui fait que ces vers sont
détestables et même ne sont pas des vers, c'est qu'il ne suffit
pas pour faire un vers de compter douze sillabes, et de sup-
primer la césure après la sixième. 11 faut que ces douze silla-
bes soient ritmées et même que le ritme soit net. Les vers
incriminés n'ont pas de ritme. Mais un vers comme le suivant
de Leconte de Lisle :
Sur les murailles, sur les arbres, sur les toits
est aussi bien ritmé et aussi bon que n'importe lequel de
Hugo. Une observation analogue s'applique à cet autre qui
est encore de Leconte de Lisle:
Serait-ce point | quelque jugement | sans merci ?
C'est assez dire que, quoi qu'en aient jugé la plupart de
nos « éminents critiques » lors de l'apparition de Cyrano de
Bergerac^ les vers suivants de M. Edmond Rostand, étant
dans une comédie et pour la plupart des vers à effet, sont de
tout point irréprochables :
C'est maintenant | que j'aime mieux, | que j'aime bien !
Que tous ceux | qui veulent mourir | lèvent le doigt.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise.
Empanaché | d'indépendance | et de franchise.
64 LE VERS FRANÇAIS
D. — Tétramètres romaotiques
et trimëtres non romantiques
Si Ton applique en versification le nom de romantiques aux
vers qui n'ont pas d'accent ritmique sur la sixième sillabe, il
i a des tétramètres romantiques et des trimètres non roman-
tiques. Voici quelques exemples des premiers :
S'il ne croit pas, ( quand vient le soir, | il pleure, j iicrie
(Hugo, Légende des siècles).
Des rochers nus, | desbois aiïreux, | l'ennui, | l'espace
(Id., L'expiation).
Ladislas, | furtif, | prend un couteau | sur la nappe
(Id., Eviradnus),
On voit aisément quel est Teffet produit par ce tipe de vers :
il met en relief les deux mesures voisines constituées par une
somme de sillabes inférieure à six. Dans le dernier exemple
la troisième mesure sert en outre à peindre un mouvement
rapide. Ce tipe a trop peu d'importance pour qu'il soit utile
d'insister davantage. Notons cependant que ses origines,
comme celles des autres vers romantiques, remontent aussi
à la période classique. En voici un exemple que nous emprun-
tons à Racine:
Tout a fui, I tous | se sont séparés | sans retour.
Mais lire ce vers ainsi, c'est fausser la pensée de l'auteur;
c'est appeler l'attention sur la totalité des ennemis qui ont
fui, tandis que l'important pour Azarias et Joad, c'est leur
séparation :
Tout a fui, I tous se sont | séparés | sans retour.
TRIMETRES FAMILIERS 65
Par trimètre non romantique nous entendons un vers de
douze sillabes qui porte un accent ritmique sur la sixième, et
par \k appartient au mode classique, mais n'a néanmoins que
trois mesures, c'est-à-dire que Tune de ses mesures est cons-
tituée par un émistiche tout entier. 11 en résulte que cet émis-
tiche a l'allure de la prose et du langage ordinaire, et que le
vers tout entier en est rendu particulièrement rapide et léger.
Il convient admirablement à l'expression d'un élégant badi-
nage, d'une fine plaisanterie ; c'est le ton de la comédie. Ce
mode remonte par ses origines au dix-septième siècle,
comme les autres, mais c'est peut-être chez Alfred de Musset,
qui avait un sentiment merveilleux du rilme, que Ton en
trouve les exemples les plus parfaits. En voici quelques-uns :
Ma !ectri|ce rougit, | et je la scandalise.
Mais comment se fait-il, | Mada|me, que l'on dise
Que vous avez la jambe | et la poitri|ne bien ?
Comment | le dirait-on, | si l'on n'en savait rien ?
(Musset, Namouna).
On sent | l'absurdité | d'un semblalble système.
Puisqu'il est avéré | que, lorsqu'on dit | qu'on aime.
On dit en même temps | qu'on aimera | toujours,—
Et qu'on n'a jamais vu | ni rois | ni troubadours
Jurer à leurs beautés | de les aimer | huit jours.
Mais cet enfant gâté | ne vivait | que de crème
(Id., iUd.),
Quand on n'a pas d'argent, | c'estamusant | d'écrire.
Si c'est I un passe-temps | pour se désennuyer,
Il vaut bien | la bouillotte; | et si c'est un métier,
Peut ê tre qu'après tout | ce n'en est pas un pire
Que fille entretenue, | avocat | ou portier.
(Id., iUd.).
La pièce intitulée « A Ninon » est un exemple parfait. C'est
un mélange de badinage et de gravité, de gaîté et de tris-
tesse, d'où deux tons représentés par deux tipes de vers:
pour le badinage, untrimètre composéd'unémisticheàsixsilla-
beset d'un autre à deux plus quatre ou quatre plus deux; pour
66 LE VERS FRANÇAIS
les idées graves, le tétramètre classique. Quiconque a le sens
des nuances de la langue et de la poésie française, s'en rendra
parfaitement compte :
Si je vous le disais | pourtant, ) que je vous aime,
Qui sait, | brune auxyeux bleus, j ce que vous endiriez?
puis deux vers tristes :
L'amour, | vous le savez, | cause une peine | extrême,
C'est un mal | sans pitié | quevousplaignez | vous-même;
et le ton du badinage pour terminer la strofe :
Peut-ê|tre cependant | que vous m'en puniriez.
Les quatre strofes suivantes sont construites d'une manière
simétrique ; les deux premiers vers sont graves et les trois
derniers sont légers :
Si je vous I le disais | que six mois | de silence
Ca|chent de longs tourments | et des vœux | insensés,
Ninon, | vous êtes fine, | et votre insouciance
Se plaît, I comme une fée, | à deviner d'avance ;
Vous me répondriez | peut-êt|re : Je le sais.
Si je vous I le disais, | qu'une dou] ce folie
A fait de moi | votre ombre | et m'attache | à vos pas :
Un petit air | de doute j et de mélancolie,
Vous le savez, | Ninon, ( vous rend bien plus jolie ;
Peut-ê|tre diriez-vous | que vous n'y croyez pas.
Si je vous j le disais, | que j'empor|te dans l'âme
Jusques aux moin|dres mots ! de nos propos | du soir:
Un regard offensé, | vous le savez, | Madame,
Change deux yeux d'azur | en deux éclairs | de flamme ;
Vous me défendriez | peut-ê|tre de vous voir.
Si je vous I le disais, | que chaque nuit | je veille,
Que chaque jour | je pleure | et je prie | à genoux:
Ninon, | quand vous riez, | vous savez qu'une abeille
Prendrait | pour une fleur | votre bouche vermeille ;
Si je vous le disais, j peut-être | en ririez-vous.
VERS DE COMEDIE 67
Que certains de ces vers puissent être coupés autrement
que nous ne l'avons fait, nous aurions mauvaise grâce à le
contester. Mais on nous accordera que la lecture que nous
avons proposée est celle qui convient le mieux aux idées
exprimées et en suit le mieux le mouvement. Dans ces quatre
dernières strofes les développements sont parallèles et la
structure aussi. Quelques-uns seront peut-être choqués de
voir une même expression : « Si je vous le disais » considérée
tantôt comme formant une seule mesure, tantôt comme en
formant deux. Rien n'est plus naturel, puisque le ton change.
Un même groupe de mots n'a pas obligatoirement toujours le
même ritme : tout dépend des divers rôles qu'ils peuvent
jouer dans une frase ou dans un vers, du ton général, de la
valeur des mots qui les précèdent ou les suivent. Nous avons
vu plus aut les deux noms u Richard Cromwell » ayant cha-
cun un accent ritmique dans la bouche de Carr; il n'en est
pas de même ici :
Carr, à part. — Serait- il du complot ? |
SiR Richard Willis, à part, — Richard Cromwell | aussi !
Nous avons vu que dans ce vers:
Sauvant les lois, | gardant les murs, | vengeant les droits
il n'i a que trois accents ritmiques ; partout ailleurs que dans
un trimètre chacune de ces trois expressions en aurait deux.
Dans les quatre strofes suivantes de notre pièce « A
Ninon » le ton est uniformément grave ; il n'i a plus de
trimètres. Enfin la dernière strofe débute par trois vers graves
et la poésie se termine en reprenant le ton et les deux vers
légers du début.
Nous avons dit que ces vers contenant une mesure à six
sillabes, c'est-à-dire une mesure ayant l'allure de la prose,
convenaient parfaitement à la comédie ; mais la comédie com-
porte tous les tons, depuis le vers tragique à quatre mesures,
jusqu'à destipes encore plus voisins de la prose que ceux que
nous venons d'étudier. Ce serait sortir de notre sujet que
d'insister sur ce point. Mais nous signalerons pourtant, à
titre d'iudication, l'allure libre et dégagée qu'Alfred de Musset
68 LE VERS FRANÇAIS
a su obtenir en mélangeant au tipe classique des vers conte-
nant des mesures de six sillabes, des vers sans arrêt à Témis-
tiche et enfin des vers sans arrêt à la rime :
Il est large à peu près comme un quartier de lune, —
Cousu d'or comme un paon, — frais et joyeux comme une
Aile de papillon, ~ incertain et changeant
Comme une femme. — Il a des paillettes d'argent
Comme Arlequin. — Gardez-le, il vous fera peut-être
Penser à moi; c'est tout le portrait de son maître.
{Les marrons du feu).
Ainsi je vais en tout, — plus vain que la fumée
De ma pipe, — accrochant tous les pavés. — L'année
Dernière, j'étais fou de chiens d'abord, et puis
De femmes. — Maintenant, ma foi, je ne le suis
De rien. — J'en ai bien vu, des petites princesses.
{Ihid.).
J'ai, dit Mardoche, fait
Mes classes de bonne heure, et puis, dans les familles,
Voyez- vous, j'ai toujours trouvé quatre ou cin(i filles
Contre un ou deux garçons, ce qui m'a fait penser
Qu'on pouvait en aimer la moitié, sans blesser
Dieu
[Mardoche).
Nous relevons des procédés analogues dans une comédie de
Verlaine :
0 la fatuité des hommes qu'on n'évince
Pas sur le champ ! Allez, allez, la preuve est mince
Que vous invoquez là d'un penchant présumé
De mon cœur pour le vôtre, aspirant bien aimé.
{Les uns et les autres).
Salut! je suis
Alors, puisqu'il le faut décidément, depuis
Tous ces étonnements où notre cœur se joue,
A votre chariot la cinquième roue.
{Ihid.),
PENTAMETRES 69
E. — Pentamètres et ezamètres
Les pentamètres et lesexamètres sontdes versde douze sil-
labes ayant les premiers cinq mesures et les seconds six.
Tandis que le trimètre est plus court et plus rapide que le
tétramètre, ceux-ci sont plus longs et plus lents. Les effets
que l'on obtient par leur emploi, sont exactement le con-
traire de ceux qui sont dus au trimètre. Avecle trimètre nous
avions augmentation de vitesse et par conséquent présenta-
tion plus rapide des idées et des images ; ici nous avons
diminution de vitesse correspondant à une présentation plus
lente des idées et des images ; en même temps il i a accrois-
sement proportionnel du temps pendant lequel nous pouvons
considérer chaque idée partielle ; en se desserrant dans l'espace,
chaque élément de l'idée croît en importance, les détails de
l'individu se précisent. En un mot le trimètre rapproche les
idées en une sorte de sintèse, le pentamètre etl'examètre les
écartent et les analisent *.
Voici d'abord des exemples de pentamètres ; après ce que
nous venons de dire, ils se passeront aisément de commentai-
re. Ils sont d'un usage courant à la période classique, mais
pourtant beaucoup plus fréquents chez les modernes :
L'heu|re, le lieu, | le bras | se choisit | aujourd'hui
(Corneille, Cinna),
Ton nom | demeurera | grand, | illus|tre, fameux
(Id., Horace).
Le lait tombe ; | adieu veau, | valche, cochon, | couvée
(La Fontaine, VII, 10).
Le hibou repartit : Mes petits sont mignons,
Beaux, | bienfaits, | et jolis l sur tous | leurs compagnons
(lD.,V, 18).
* Cf. Becq de Fouquières, passim.
70 LE VERS FRANÇAIS
Buvez, I mangez, | dormez, | et faisons | feu qui dure
(Racine, Les Plaideurs), x^
Beauté, | gloi|re, vertu, | je trouve tout | en elle
(ID., Bérénice).'^ '^ '^
Content | de son hymen, | vaisseaux, | arjmes, soldats,
Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas
(Id., Iphigénie). fl'^^-té
Femmes, | vieillards, | enfants, i s'embrassant | avec joie,
Bénissent le Seigneur et celui qu'il envoie
(Id., Athalie).nt^y^\
Les ho mmes sont ingrats,! méchants, j menteurs [jaloux
(Hugo, Les rayons et les ombres).
Huit jours encore | on creuse,] on sape, | on fouille, | on
[sonde
(Id., Gaiffer- Jorge) .
Le faune, haletant parmi ces grandes dames.
Cornu, I boiteux, | diiforme, | alla droit | à Vénus
(Id., Le Satyre).
Et pas à pas, | Roland, | sanglant, | terri'.ble, las.
Les chassait devant lui parmi les fondrières
(Id., Le petit roi de Galice).
Le porc et le sultan étaient seuls tous les deux ;
L'un torturé, | mourant, | maudit, | infect, | immonde;
L'autre, | empereur, | puissant, \ vainqueur, | maître du
[monde
(Id,, Sultan Mourad).
Celui qu'en bégayant nous appelons Esprit,
Bonté, I Force, | Équité, | Perfection, | Sagesse,
Regar|de devant lui, ] toujours, | sans fin, | sans cesse
(Id., ihid.).
l\ ne faudrait pas prendre pour un pentamètre le vers
suivant :
Elle va, vient, | remonte et tomjbe, se relève
(Id., Le petit roi de Galice).
EXAMETRES "7 1
ni celui-ci pour un eptamètre :
[emplit
Va, vient, | monte, descend, | féconde, [ enflamme, |
(Id., Fin de Satan).
ni le dernier des trois suivants pour un examètre ;
Aujourdliui le voilà dans cette Forêt-Noire,
Le dogme ! Ignace ordonne ; il est prêt à tout boire,
Le faux, le vrai, | le bien, le mal, | l'erreur, le sang !
(^Id., L'art d'être grand père).
Dans ces trois exemples et dans d'autres analogues, le sens
groupe certaines expressions deux à deux dételle sorte qu'el-
les ne constituent qu'une mesure unique.
Voici quelques exemples d*examètres ; ils sont d'un emploi
beaucoup plus rare :
Roi, I prêltres, peuple, \ allons, | pleins | de reconnoissance
De Jacob avec Dieu confirmer l'alliance
[RKcmTS.^ Athalie).
Je ne dirai qu'un mot. La fille qui m'enchante,
No|ble, sajge, modeste, | humble, | honnê|te, touchante,
N'a pas un des défauts que vous m'avez fait voir
(BoiLEAU, Sat.X).
Triste, | à pied, | sans laquais, | mai|gre, sec, | ruiné
{\ï).,ihid.).
Debout sur le tréteau qu'assiège une cohue
Qui rit, I bâille, | applaudit, | tempe te, siffle, hue
(Hugo, Châtiments).
[civières,
Fuyards, | blessés, | mourants, | caissons, | brancards, |
On s'écrasait aux ponts pour passer les rivières
(Id., L'expiation).
Il pense, | il règle, | il mène, ( il pèse, | il juge, | il aime
Id., Légende des siècles).
7 2 LE VERS FRANÇAIS
Charge, I emplois, | honneurs, | tout | en un instant |
[s'écroule
(Id., Ruy-Blas),
Pâle, I éploré, | sanglant, | fouetté, | percé, | meurtri
(Id., Fin de Satan),
Il résulte de tout ce qui précède qu'un poème quelconque
de V. Hugo, par exemple « Le petit roi de Galice », dont le
fond est en tétramètres, mais où il i a plusieurs trimètres et
quelques pentamètres ou examètres, est une pièce en vers
libres.
J
m
Les poèmes a mouvements variés
A. — Poèmes en vers libres
Nous venons de dire qu'un morceau de V. Hugo, bien que
composé uniquement de vers douze sillabes àrimes plates, pou-
vait être considéré comme un poème en vers libres. On dis-
tingue deux sortes de pièces en vers libres : celles où les
vers sont de même longueur, mais les rimes tantôt plates,
tantôt croisées, embrassées ou répétées ; celles dans la com-
position desquelles entrent des vers de différents mètres.
Les premières sont en réalité des pièces à rimes libres ; nous
ne nous en occuperons pas, n'ayant rien à en dire qui ne soit
connu. Les secondes sont des poèmes à mouvements variés ;
ce qui les caractérise c'est l'assemblage de vers de mesure
différente. Les pièces en vers libres peuvent être d'une liberté
absolue tant au point de vue des rimes que de la variété des
mètres ; c'est le cas de la plupart des fables de La Fontaine.
Elles peuvent avoir une liberté limitée ; soit qu'elles s'astrei-
gnent comme le Petit roi de Galice aux rimes plates et aux
vers de douze sillabes ; soit qu'elles soient construites en stro-
fes semblables et n'aient plus de liberté une fois la première
strofe établie.
Ces distinctions n'ont pas d'intérêt pour nous, puisque la
seule question qui nous occupe est l'effet produit par la suc-
cession de mètres variés. Le chapitre précédent nous a par-
faitement préparés à cette étude, car nous i avons trouvé,
après des vers d'une certaine vitesse, des vers plus rapides
ou plus lents, après des vers ayant un certain nombre de
mesures des vers en ayant moins ou en ayant davantage. En
somme nous ne rencontrerons rien d'autre dans celui-ci ; il
ne sera en quelque sorte que la répétition du précédent,
mais avec beaucoup plus de variété et de complexité.
Nous aurons à étudier Tefîet produit par le changement de
74 LE VEHS FRANÇAIS
mètre sans changement de vitesse : tel est le cas du vers de
sixsillabes venant après le vers de douze comme dans le Lac
de Lamartine ; et le changement de mètre accompagné d'un
changement de vitesse, comme lorsqu'un vers de uit sillabes
vient après un vers de douze.
Pour la quantité d'accélération ou de ralentissement due à
la jonction d'un vers plus rapide à un vers plus lent ou d'un
vers plus lent à un vers plus rapide, nous ne saurions mieux
faire que de renvoyer à M. Becq de Fouquières qui a étudié
la question en détail (p. 321).
Néanmoins^ comme la plupart des personnes n'ont pas l'a-
bitude de considérer les choses de ce point de vue, nous
donnerons quelques indications sur les combinaisons les plus
fréquentes pour faciliter Fintelligence de ce qui va suivre.
VK Lorsqu'après un vers de 12 sillabes à 4 mesures vient un
vers de 8 sillabes à2 mesures, il i a exactement la même accé-
lération que lorsqu'un vers romantique (12 sillabes et 3 mesu-
res) vient après un vers classique (12 sillabes et 4 mesures),
c'est-à-dire que la vitesse augmente d'un quart. Si le vers de
12 sillabes est un trimètre et le vers de 8 un dimètre il n'i a
pas changement de vitesse, il n'i a que changement de mètre.
Lorsqu'un vers de 7 sillabes à 2 mesures vient après un tétra-
mètre de 12 sillabes^ il i a accélération de un septième ;
si le vers de 12 sillabes est un trimètre, il i a ralentissement de
un huitième. Lorsqu'un vers de 10 sillabes à 3 mesures vient
après un tétramètre de 12, il i a augmentation de vitesse de
un dixième ; si le vers de 12 sillabes est un trimètre, il i a
diminution de vitesse de un sixième. Lorsqu'après un vers
de 10 sillabes à 3 mesures, vient un vers de 8 sillabes à
2 mesures, il i a accélération de un sixième. Lorsqu'un vers
de 7 sillabes à 2 mesures vient après un vers de 10 à
3 mesures, il i a accélération à peine notable, ce n'est que
un vingt et unième ; lorsqu'il vient après un vers de 8 à
2 mesures il i a ralentissement de un uitième.
Si c'est le vers qui a un p!us grand nombre de sillabes qui
vient après celui qui en a moins, il n'i a qu'à renverser ce
que nous venons de dire pour savoir quel est le changement
de vitesse produit.
Quelques-uns seront peut-être surpris de ces accélérations
ACCELERATION FT RALENTISSEMENT 75
et de ces ralentissements continuels du débit; ils seront ten-
tés de nous dire caci : Alors, d'après votre téorie, pour bien
dire les vers, il faudra tantôt parler avec une lenteur déses-
pérante, tantôt avec une rapidité qui amènera fatalement à
bredouiller. Il n'en est rien; d'abord ces différences de vitesse
n'ont la rigueur matéraatique que nous leur avon^ attribuée
qu'en téorie; dans la pratique la quantité de l'accélération ou
du ralentissement n'est qu'approximativement celle que nous
avons indiquée. D'autre part nous avons vu que ces change-
ments étaient d'un cinquième, d'un uitième ; nou^ en avons
môme signalé un quiest d'un vingt et unième, c'est-à-dire pres-
que nul. Mettons les choses au pis : supposons le cas extrême ou
il i a ralentissement ou accélération de moitié ; c'est ce qui
se produit par exemple lorsqu'un monomètre de 6 sillabes,
vers très rare, précède ou suit un tétramètre de 12 sillabes.
Chacun sait que la vitesse moyenne du débit de la poésie est
approximativement deux fois moin. Ire que celle du débit de
la prose, que celle du langage ordinaire lorsqu'il ne présente
rien de particulier : personne n'en est choqué. Une accéléra-
tion apportée dans le débit de la poésie le rapproche de celui
de la prose; dans le cas extrême ou l'accélération est du dou-
ble, on passe du débit de la poésie à celui de la prose, au débit
moyen de la conversation la plus calme. Car il ne faut pas
oublier que dans une conversation très simple sur le moindre
fait divers, il i a en quelques minutes des variations de vitesse,
accélérations ou ralentissements beaucoup plus considé-
rables. Celles de la poésie sont généralement suffisantes pour
êtres sensibles ; elles ne sont jamais assez grandes pour être
choquantes.
Avant de quitter ces questions de téorie nous devons signa-
ler, pour l'écarter, un préjugé très généralement répandu
encore aujourdui : c'est que les petits vers sont plus légers,
plus vifs que les grands. Il en est sans doute ainsi quel-
quefois, mais pas toujours. La légèreté ou la vivacité d'un
vers dépend de sa rapidité. Or le vers de 3 sillabes par
exemple a exactement la même vitesse que le vers classique
de 12; il n'est ni plus léger, ni plus vif. Le monoraètre de
4 sillabes à la même vitesse que le tétramètre de 16. La
vitesse ne dépend pas du nombre des sillabes, mais du rap-
76 LE VERS FRANÇAIS
port qui existe entre ce nombre et celui des mesures. Les
plus lents des vers français sont le dimètre de 4 sillabes,
vers extrêmement rare, et Texamètre de 12, qui ont exacte-
ment la même vitesse. Puis vient le trimètre de 7 sillabes,
vers très rare également, qui est un peu moins lent. En troi-
sième ligne, le dimètre de 5 sillabes, vers rare, et le penta-
mètre de 12, dont la vitesse est à peine plus considérable
que celle du vers précédemment cité.
Si nous passons à Fétude des poètes qui se sont particuliè-
rement distingués dans le vers libre, nous rencontrons au
premier pas un nom qui éclipse tous les autres, celui de La
Fontaine. Il est universellement reconnu pour le grand maî-
tre du vers libre. Un seul paraît avoir eu le génie nécessaire
pour l'égaler dans cet art, Alfred de Musset,... maleureuse-
ment il s'i est rarement exercé.
On répète depuis longtemps que dans les fables de La Fon-
taine les vers s'allongent ou se raccourcissent suivant l'idée
exprimée par le vers. Cela ne veut pas dire grand chose, ce
n'est pas très clair ; aussi s'est-on empressé d'en faire un
dogme, et de l'accepter sans examen.
Sans doute il est arrivé à certains critiques de faire une
ou deux remarques sur les petits vers de La Fontaine, mais la
plupart du temps ce n'a été que pour commettre de gros-
sières erreurs, que l'on répète cependant. Ainsi Chamfort à
propos de ces deux vers :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger,
dit : « Remarquons ce petit vers ; il semble qu'il voudrait bien
escamoter un péché aussi énorme». C^est un contre sens absolu,
comme nous le verrons en temps et lieu ; mais il paraît que
c'est très spirituel ; aussi depuis cent années joint-on ce juge-
ment à un nombre effrayant d'autres erreurs que Ton continue
à enseigner à nos jeunes gens sous prétexte d'en faire des
umanistes et des ommes.
Quand une observation ainsi faite se rencontre être juste,
c'est évidemment par asard, puisqu'elle est presque toujours
accompagnée de deux ou trois autres qui sont fausses. Quoi
EXPRESSION DE LA RAPIDITE 77
qu'il en soit, il n'i a rien à tirer de là, et il ne s'en dégage
aucune idée générale.
Pour nous, puisqu'il est incontesté et incontestable que
c'est La Fontaine qui a fait l'usage le plus abile du vers libre,
c'est sur ses Fables que nous ferons principalement porter
notre étude dans ce chapitre; ce qui ne nous dispensera pas
de citer d'autres œuvres à l'occasion, soit pour les louer, soit
pour les critiquer.
Notre point de vue est maintenant connu: il ne s'agit pas
de savoir si un vers est plus long ou plus court qu'un autre,
c'est à dire s'il a plus ou moins de sillabes, mais s'il est plus
lent ou [ilus rapide, et quels sont les effets qui peuvent être
produits par cette rapidité plus ou moins grande, quelles sont
les catégories d'idées qu'elle peut servir à exprimer.
Un vers plus rapide venant après un vers plus lent
exprime l'idée de rapidité et celles qui s'i rattachent:
La tempête s'éloigne et les vents sont calmés.
La forêt qui frémit, pleure sur la brujère ;
Le phalène doré, dans sa course légère,
Traverse les prés | embajumés.
(MussFT, Le saule).
Grâce à l'emploi du vers de 8 sillabes, le poète obtient une
mesure à 5 sillabes, qui peint admirablement la rapidité et la
légèreté de la course du faiène, sans être obligé pour cela
de ralentir les mesures avoisinantes.
Un manant au miroir prenoit des oisillons.
L3 fantôme brillant attire une alouette :
Aussitôt un autour, planant sur les sillons,
Descend des airs, fond et se jette
Sur celle qui chantoit, quoique près du tombeau.
(La Fontaine, VI, 15).
Le petit vers exprime la rapidité.
Et nous verrons soudain ces tigres ottomans
Fuir I avec des pieds de gazelle !
(Hugo, Orientales).
V
78 LE VERS FRANC VIS
Pour l'emploi des voyelles claires contribuant à donner
'impression de la légèreté et de la rapidité, cf 2^ série,
II, B.
Un ravin tortueux conduit à la montagne.
Le voyageur pensif prit ce sentier per lu :
Puis il se retourna. — La plaine et la ci-nnagne,
Tout avait disparu.
(MusSRT, Souvenir des Alpes).
Ninon, Ninon, que fais-tu de la vie?
L'I^urp s*ejifuit/leJoiir succède au jour.
Rose ce sojr/demain fiéj;rje.
(Id., a quoi rêvent les jeunes filles).
Le vers de 8 sillabes est employé pour obten'r deux mesures
de suite à 4 sillabes, destinées à peindre la rapidité du chan-
gement. Ce mouvement est déjà annoncé dans le vers précé-
dent par les deux mesures également rapides : « l'heure
s'enfuit » et « succède au jour ».
Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments b3a'icoup,
Il devint pauvre tout d'un coup
(L\ Fontaine, VII, 14);
rapidité du changement.
L'autre vit oii tendoit c^tte feinte aventure :
Il rendit le fer a'i marchand
Qui lui rendit sa géniture
(ID., IX, I) ;
ces deux petits vers donnent des mesures à plus de trois
sillabes, peignant la rapidité des restitutions : aussitôt que
les deux personnages se sont compris, il i a échange immé-
diat des deux obj ^ts, conclusion de leur différend et de la
fable. Comparer plus aut, dans le « vers romantique ». des
trimètres qui viennent pour exprimer des idées analogues,
partages ou échanges ra ides p. 36.'
MOUVEMENT RAPIDE 79
Pâle étoile du soir, messagère lointaine,
Dont le front sort brillant des voiles du couchant,
De ton palais d'azur, au sein du firmament,
Que regardes-tu | dans la plaine?
(Musset, Le saule).
Le vers de 8 sillabes fournit à Tauteur, sans qu'il soit obligé
de ralentir les autres, une mesure rapide peignant la vivacité
de son interrogation. Ici le mouvement n'est pas matériel, il
est dans l'esprit du poète. La même idée se retrouve expri-
mée deux fois un peu plus loin dans le même morceau par
un procédé analogue :
Que cherches -tu \ sur la terre | endormie?
Etoile, I ou t'en vas-tu, j dans cette nuit | immense?
L'homme au trésor caché, qu'Ésope nous propose,
Servira d'exemple à la chose
(La Fontaine, IV, 20).
Le petit vers est insignifiant ; c'est une manière de sortir
des considérations qui précèdent et d'arriver vite au sujet [)ar-
ticulier de la fable par un mouvement rapide qui n'est que
dans l'esprit de l'auteur.
On sait que La Fontaine n'aime pas à se perdre au com-
mencement de ses fables en des considérations vaines et
étrangères au sujet, mais au contraire à introduire ses per-
sonnages et à entrer en matière le plus rapidement possible.
Il avait pour cela un merveilleux auxiliaire dans l'emploi de
vers rapides et il en a fréquemment tiré parti :
Dans une ménagerie
De volatiles remplie
Vivoient le cygne et l'oison
Un octogénaire plantoit
(ID.,1I1, 12).
Hd., XI, 8).
80 LE VERS FRANÇAIS
Le chêne un jour dit au roseau
Un homme de moyen âge,
Et tirant sur le grison,
Jugea qu'il étoit saison
De songer au mariage
Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille
(ID., I, 22).
(ID.,I, 17).
(ID.,I, 3).
Uue souris | tomba du bec | d'un chat-huant
(ID., IX, 1).
C'est un vers de 12 sillabes, mais un trimètre, c'est-à-dire un
vers rapide.
Une fois que La Fontaine a exposé tous les événements de
sa fable, qu'il n'a plus rien à nous dire, il la conclut brusque-
ment. Ce sont souvent les petits vers qu'il emploie pour attein-
dre ce but. Quelquefois c'est simplement la vitesse qui produit
l'effet ; on passe vite sur cette fin qui est prévue à ce moment
et par conséquent n'a plus qu'un intérêt secondaire. Mais le
plus souvent il entre en jeu d'autres éléments que nous avons
déjà rencontrés à propos du trimètre : la vitesse n'agit plus
seulement comme rapidité, mais elle rapproche les idées en
uce sorte de sintèse qui convient parfaitement à un résumé,
à une conclusion. Dans ce cas les vers de la fin ne sont pas
des vers sur lesquels on passe légèrement, mais des vers que
l'on met en relief : le changement de mètre i contribue consi-
dérablement :
C'est ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants !
Et les petits, en même temps,
Voletants, se culebutants.
Délogèrent tous sans trompette
(ID., IV, 22).
Conclusion rapide de la fable, une fois que tout a été exposé.
CONCLUSIONS BRUSQUES 81
Vous n'en approchez point. La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva
(ID., I, 3).
Ajant décrit toute la scène, l'auteur termine en énonçanl
brusquement l'événement final.
Et pleures du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter
(Id., XI, 8).
La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon
(ID.,VI1,4).
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru
(Id., Vil, 5).
Cesse donc de te plaindre ; ou bien, pour te punir,
Je t'ôterai ton plumage
(Id., U, 17, Le paon se plaignant à Junon).
A une menace formulée ainsi dans un petit vers qui la met de
cette façon en relief, il n'i a rien à répondre ; aussi la fable est
finie.
J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison.
Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une église.
Le premier se moquant, l'autre reprit : Tout doux ;
On le fit pour cuire vos choux
(Id., IX, 1).
C'est le trait, qui conclut la discussion et la fable.
Tes coups n'ont point en moi fait de métamorphose ;
Et tout le changement que je trouve à la chose.
C'est d'être Sosie battu
(Molière, Amphitryon).
La conclusion n'est pas obligatoirement celle de la fable ;
elle peut être celle d'une période, d'un développement :
8 2 LE VERS FRANÇAIS
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle passoit pour un oracle
(La Fontaink, VII, 15).
Le petit vers résume tout.
D'abord il s'j prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
Puis enfin il n'y manqua rien
(Id., XII, 9).
C'est la dernière forme du développement.
Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilière
(Id , m, 4).
C'est tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuse?
Ne vous sauveront pas, je vous en avertis :
Vous viendrez toutes au logis
(Id., 111, 18).
J'ai vu que c'étoit moi, sans aucun stratagème ;
Des pieds jusqu'à la tête il est comme moi fait,
Beau, l'air noble, bien pris, les manières charmantes ;
Enfin deux gouttes de lait
Ne sont pas plus ressemblantes
Molière, Amphitryon),
Les petits vers sont la conclusion et la manière la plus
frappante que trouve Sosie d'exprimer la ressemblance de
Mercure avec lui.
Elle fait subsister l'artisan de ses peines,
Enrichit le marchand, gage le magistrat.
Maintient le laboureur, donne paye au soldat.
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines.
Entretient seule tout l'Etat
(La Fontaine, III, 2).
Résumé d'une énumération.
Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi ;
MISE EN RELIEF 83
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse
{ID.,V1I, 1).
Le petit vers mis en relief est très important puisqu'il est
la conclusion brusque du discours du lion et prépare le reste
de la fable.
C'est pour des raisons analogues que lorsqu'une strofe se
termine par un petit vers, il doit contenir l'idée essentielle de
la strofe, celle qui résume tout ce qui précède ; il doit être la
quintessence du développement. Ici c'est beaucoup plus le
changement de mètre que le changement de vitesse qui frappe
et attire l'attention ; l'effet est à peu près aussi considérable
par exemple lorsque c'est un vers de 6 sillabes que lorsque
c'est un dimètre de 8 qui vient après un tétramètre de 12 :
0 lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir
(Lamartine, Le lac).
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet.
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
Où son bras m'enlaçait.
Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
A bercé mes beaux jours.
Les voilà ces buissons où toute ma jeunesse,
Comme un essaim d'oiseaux chante au bruit de mes pas.
Lieux charmafits, beau désert où passa ma maîtresse.
Ne m'attendiez- vous pas ?
Ah 1 laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
Ce voile du passé !
(Musset, Souvenir).
Dans ces strofes le petit vers contient toujours l'idée essen-
tielle, l'idée même de la pièce et la met en relief, non pas
8 4 LE VERS FRANÇAIS
parce qu'il est le dernier vers d'un développement ou d'une
strofe, mais parce qu'il constitue un changement de mètre. Il
peut donc i avoir plusieurs petits vers dans une strofe et ils
peuvent i être à n'importe quelle place. Il en résultera tou-
jours un contraste et un éveil de l'attention, et il ne faut pas
que ce soit sans raison. Dans tous les cas, il faut que le chan-
gement de mètre soit justifié par le sens ; mais les effets qu'il
produit peuvent être extrêmement nombreux et variés. Nous
avons vu le poète introduire un petit vers après ua grand
pour obtenir des mesures plus rapides sans être obligé de
rendre les mesures voisines plu^ lentes, et par conséquent
pour peindre la rapidité. Le mouvement rapide peut être un
mouvement fisique ou un mouvement moral, un mouvement
qui n'est que dans l'esprit du poète ; dans cet ordre d'idées
un vers rapide peut aussi lui servir pour expr'mer quelque
chose sur quoi il veut passer rapidement, ne pas insister.
Souvent au contraire le petit vers venant après un grand lui
fournit un moyen de mettre en un relief singulier l'idée prin-
cipale. Il semble qu'il i ait là une contradiction, si le même
procédé sert tantôt à diminuer, tantôt à augmenter l'impor-
tance de l'idée exprimée. En réalité, il n'i en a pas ; il i a seu-
lement plusieurs faits en jeu. La rapidité d'un vers n'a pas
seulement pour effet d'accroître la vitesse du débit, mais en
même temps de resserrer les éléments de ce vers; c'est pour-
quoi elle peut servir pour exprimer une idée sintétique qui
conclut et résume un développement. En outre le changement
de mètre produit une surprise qui fiappe l'esprit et met en
relief l'idée exprimée. La réunion des deux moyens n'est pas
nécessaire ; l'effet est plus considérable s'ils sont combinés,
mais le changement de mètre seul, sans changement de vitesse,
annoncé par l'arrivée de la rime, suffit. D'ailleurs même quand
tous deux sont réunis, c'est, suivant l'idée exprimée, presque
uniquement Tun qui produit son effet, l'autre restant en quel-
que sorte latent.
Voici d'abord quelques strofes qui présentent des petits vers
à des places régulières, mais aussi bien à Tintérieur de la
strofe qu'à la fin :
Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
PETITS VERS A RELIEF 83
Ouvre le firmament,
Et que ce quMci-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement.
Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et la douce raison,
Lorsqu'on a reconnu que cet enfant qu'on aime
Fait le jour dans notre âme et dans notre maison ;
Que c'est la seule joie ici-bas qui persiste
De tout ce qu'on rêva,
Considérez que c'est une chose bien triste
De le voir qui s'en va !
(Hugo, Contemplations, A Vilîequier).
Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson,
Et comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,
Je n'ai vu luire encor que les feux du matin.
Je veux achever ma journée
(A. Chénikr, La jeune captive).
Comme ils parlaient, la nue éclatante et profonde
S'entrouvrit, et l'on vit se dresser sur le monde
L'homme prédestiné,
Et les peuples béants ne purent que se taire,
Car ses deux bras levés présentaient à la terre
Un enfant nouveau-né
(Hugo, Napoléon II).
Encor si ce banni n'eût rien aimé sur terre !
Mais les coeurs de lion sont les vrais cœurs de père.
Il aimait son fils, ce vainqueur !
Deux choses lui restaient dans sa cage inféconde,
Le portrait d'un enfant et la carte du monde,
Tout son génie et tout son cœur !
(Id,, ihid.).
Vous armez contre Troie une puissance vaine,
Si dans un sacrifice auguste et solennel
6
86 LE VERS FRANÇAIS
Une fille du sang d'Hélène
De Diane en ces lieux n'ensanglante Tautel.
Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,
Sacrifiez Iphigénie 6 ^ >' '^
(Racine, Iphigénie).
Les deux petits vers contiennent tout ce qui est important
dans cet oracle ; ils sont d'autant plus remarquables ici qu'il
n'i en a pas d'autres dans la pièce.
Enfin voici des changements de mètre apparaissant de façon
absolument irrégulière et avec des valeurs diverses :
Du rapport d'un troupeau, dont il vivoit sans soins,
Se contenta longtemps un voisin d'Amphitrite.
Si sa fortune étoit petite,
Elle étoit sûre tout au moins.
A la fin les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu'il vendit son troupeau.
Trafiqua de l'argent, le mit entier sur l'eau.
Cet argent périt par naufrage.
Son maître fut réduit à garder les brebis,
Non plus berger en chef comme il l'étoit jadis.
Quand ses propres moutons paissoient sur le rivage.
Celui qui s'étoit vu Coridon ou Tircis,
Fut Pierrot et rien davantage.
Au bout de quelque temps il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine;
Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissoient paisiblement aborder les vaisseaux :
Vous voulez de l'argent, ô mesdames les Eaux !
Dit-il ; adressez-vous, je vous prie, à quelqu'autre :
Ma foi ! vous n'aurez pas le nôtre
(La Fontaine, IV, 2).
Les petits vers énoncent tous une idée caractéristique et
chacun conclut le développement auquel il appartient : les
deux premiers sont une sorte de moralité de la fable qui
annonce ce qui va suivre ; le troisième est une conclusion
PETITS VERS A RELIEF 87
annoncée par le second ; le quatrième donne une autre forme
de la même conclusion ; le cinquième est fort important à
cause de l'inquiétude qu'il suscite dans notre esprit : le ber-
ger va-t-il recommencer le même cercle ; le dernier nous
rassure et nous montre que la leçon lui a profité.
Elle qui n'étoit pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille
Pour égaler l'animal en grosseur
(La Fontaine, I, 3).
Après les deux grands vers qui décrivent la grenouille et ses
efforts, le vers de 10 vient mettre en évidence le but inattendu
et insensé qu'elle se propose.
Deux mulets cheminoient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle
(ID., I, 4).
C'est l'introduction des personnages en deux vers ; le vers de
10 met dès ce moment la charge du second en relief et par là
attire l'attention sur cette charge et annonce toute la fable.
Prit pour lui la première en qualité de sire :
Elle doit être à moi, dit-il ; et la raison,
C'est que je m'appelle lion
(lD.,I,6).
La raison saugrenue exprimée par le petit vers, montre le
caractère despotique du lion et prépare ce qui va suivre.
Le vieillard eut raison : l'un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l'Amérique ;
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d'un arbre
Que lui-même il voulut enter
(ID., XI, 8).
Pourquoi la mort du troisième n'est-elle pas exposée dans le
même mètre que celle des deux premiers? parce qu'il est
88 LE VERS FRANÇAIS
mort en tombant d'un arbre et que ce fait est frappant puisqu'il
rappelle le commencement de la fable et la conversation avec
le vieillard.
Un avorton de mouche en cent lieux le harcèle ;
Tantôt pique Téchine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau
(ID., II, 9).
Le petit vers énonce l'acte le plus terrible du moucheron.
Guillot, le vrai Guillot, étendu surl'herbette,
Dormoit profondément
(iD., m, 3),
chose capitale, puisque c'est là ce qui a permis au loup de
faire tous ses préparatifs.
La plupart des brebis dormoient pareillement.
L'hypocrite les laissa faire
(1d., ihid.).
Le petit vers contient l'idée inattendue et importante. Inat-
tendue parce que le loup installé au milieu des brebis dor-
mant n'avait qu'à les prendre, importante parce qu'elle pré-
pare la suite.
Tout beau, charmante Nuit, daignez vous arrêter.
Il est certain secours que de vous on désire ;
Et j'ai deux mots à vous dire
De la part de Jupiter
(Molière, Amphitryon).
C'est le début de la pièce; les deuxpetits vers touchent déjà
au sujet.
Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendoit arriver sans encombre à la ville
(La Fontaine, Vil, 10).
Le petit vers montre quel soin on avait pris du lait, et
MISE EN RELIEF DU DETAIL 89
en outre qu'ainsi placé il ne risquait pas de tomber, et lais-
sait à la laitière pleine liberté de mouvements et par suite de
réflexions.
Il devint gros et gras : Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d'être siens
(ID., VI1,3),
mise en relief de l'idée ironique.
L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,
La faim, Foccasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant.
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue
(ID., VII, 1).
Les idées exprimées dans les petits vers sont mises en re-
lief, la première parce que l'auteur
...suppose qu'un moine est toujours charitable;
la seconde parce qu'il pense ironiquement que là où il i a des
moines le diable n'est pas loin.
Comment ! Amphitryon est là-dedans ? — Fort bien,
Qui, couvert des lauriers d'une victoire pleine.
Est auprès de la belle Alcmène
(Molière, Amphitryon).
C'est le coup le plus terrible que Mercure porte à Amphi-
tryon.
Et ce n'est pas partout un bon moyen de plaire,
Que la figure d'un mari
(Id., ibid.),
le petit vers contient le trait.
Lorsqu'une idée a été énoncée dans un grand vers, on en
mettra les détails en relief en la développant dans des petits
vers. On la précisera par des détails de plus en plus frappants
qui la renforcent, grâce au resserrement sintétique des mesu-
90 LE VERS FRANÇAIS
ros rapides et grâce au relief dû au changement de mètre.
V. Hugo obtient le même effet par l'emploi du trimètre :
Dire : — C'est bien ! je dors tout comme une autre bote,
Comme un léopard, | comme un chacal, | comme unloup!
(Hugo, Fin de Satan).
Chaque chambre à la forme utile à la torture ;
Ici l'on gèle ; | ici l'on brûle ; | ici l'on meurt
(Id., ibid.).
Voici des exemples en vers de longueur inégale :
Il vous prend sa cognée, il vous tranche la bête,
Il fait trois serpents de deux coups,
Un tronçon, la queue et la tête
(La Fontaine, VI, 13).
...il veut avoir
Un manchon de ma peau : tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée.
Et vergetée, et mouchetée!
(ID., IX, 3).
A demeurer chez soi l'une et l'autre s'obstine.
Pour secourir les siens dedans l'occasion :
L'oiseau royal en cas de mine;
La laie, en cas d'irruption
(Id., III, 6).
...A son réveil il trouve
L'attirail de la mort à l'entour de son corps,
Un luminaire, un drap des morts
(Id.,1I1,7).
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau :
Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau
Vous oblige à baisser la tête
(Id., I, 22).
PETIT VERS INTRODUISANT LA SUITE 91
Les petits vers développent et reprennent sous une autre
forme l'idée énoncée dans le grand.
Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre.
Les bras d'agir, les jambes de marcher
(Id., III, 2).
Le développement commencé dans un grand vers s'achève
dans un petit.
Vous campez-vous jamais sur la tête d'un roi,
D'un empereur ou d'une belle ?
(Id., IV, 3).
Un changement de mètre produisant un contraste est évi-
demment propre à traduire un contraste qui existe dans les
idées exprimées :
La jeunesse se flatte et croit tout obtenir :
La vieillesse est impitoyable
(Id., XII, 5).
Chose étrange! on apprend la tempérance aux chiens.
Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes !
(ID.,VIII, 7).
...A ses côtés sa femme
Lui crioit : Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler.
Le mari fait seul le vojage
(iD., VI,2I).
Nous faisons cas du beau, nous méprisons l'utile ;
Et le beau souvent nous détruit.
Ce cerf blâme ses pieds qui le rendent agile ;
Il estime un bois qui lui nuit
(Id.,VI,9).
Nous avons déjà vu un petit vers employé après un grand
pour exprimer une idée sur laquelle on passe vite, sur laquelle
on ne veut pas insister. C'est grâce à sa rapidité [plus grande
9 2 LE VERS FRANÇAIS
qu'il est susceptible de produire un effet de ce genre ; il en
est incapable s'il a la même vitesse que le grand vers qui le
précède. Mais il peut se faire même dans ce cas que l'idée
qu'il contient n'ait aucune importance et que celle qui demande
à être en lumière soit dans le vers suivant. Ceci ne constitue
de nouveau aucune difficulté si l'on remonte aux principes
généraux. Le passage d'un mètre à un autre n'exprime pas
telle idée plutôt que telle autre : lorsqu'un petit vers plus
rapide en suit un grand il i a accélération due à l'augmenta-
tion de vitesse, et éveil de l'attention dû au changement de
mètre. Ce sont ces deux éléments que nous avons vus mettre
en relief l'idée exprimée ; nous les retrouvons tous deux ici :
la rapidité du petit vers permet de passer rapidement sur
l'idée insignifiante qu'il contient ; Tattention qu'il a éveillée
se porte sur le vers suivant, surtout sur le commencement de
ce vers. Son but n'est pas en lui-même, il est ors de lui ; il
n'a d'utilité que de rendre service à son voisin, comme le
chat tirait les marrons du feu pour le singe son compère.
Médecins au lion viennent de toutes parts ;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites
Le renard se dispense, et se tient clos et coi
(iD., VIII,8).
Le petit vers est insignifiant par lui-même, mais il introduit,
annonce et met en relief un événement inattendu, celui qui
est exprimé dans le grand vers suivant.
Même il ébranchoit l'arbre ; il fit tant à la fin
Que le possesseur du jardin
Envoya faire plainte au maître de la classe
(iD., IX, 5).
Peut-être a-t-il dans l'âme autant que moi de crainte.
Et que le drôle parle ainsi
Pour me cacher sa peur sous une audace feinte
(Molière, Amjjhitryon).
Il se réjouissoit à l'odeur de la viande
I
LES MONOMÈTRES DE LA FONTAINE 93
Mise en menus morceaux, et qu'il croyoit friande.
On servit, pour l'embarrasser,
En un vase à long col et d'étroite embouchure
(La Fontaine, I, 18).
Le petit vers ne sert qu'à appeler l'attention sur le grand qui
rappelle :
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.
Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même manière
(ID, 1,7).
Nous sommes en mesure maintenant de comprendre les
fameux monomètres de La Fontaine, ces petits vers de deux,
trois ou quatre sillabes, dont on a tant parlé et qui ont donné
lieu à tant d'erreurs. Ils sont quelquefois plus rapides, quel-
quefois plus lents, souvent de même vitesse que le vers qui
les précède. Mais, loin qu'ils servent à un « escamotage », ils
tiennent du changement de mètre un relief singulier, plus
accentué que lorsque c'est un petit vers plus long qui vient
après un grand vers, parce que le changement de mètre
est plus considérable, et que la rime arrive plus vite. Ils sont
souvent comme un rejet du vers précédent, séparés de ce
vers par la rime qui les précède et isolés du suivant par celle
qui les termine. «Les mètres courts, les monoraètres surtout,
reçoivent de la rime un relief particulier; c'est elle qui les
détache des vers plusgrandsqui les entourent ; c'estellequiles
met en évidence et, avec une soudaineté inattendue, les jette
sous nos yeux au premier plan du tableau, où ils s'imposent
à notre attention » (B. de Fouquières, p. 344).
Voici ceux des fables :
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avoient-ils fait ? nulle offense ;
Même \ il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger
(La Fontaine, VII, 1).
9 4 LE VERS FRANÇAIS
Non seulement le petit vers a Le berger » est en relief, mais
le grand vers lui-même, venant après des petits vers rapides,
attire déjà par sa lenteur l'attention sur l'idée exprimée.
L'importance que le lion attache à la faute qu'il confesse ici
est en outre annoncée par le premier mot du grand vers
« Même », qui à lui seul constitue une mesure. Il n'i a rien
dans tout cela qui ressemble à un escamotage.
La raison les offense, ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens.
Et serpents
(ID., X, 2).
C'est le sujet de la fable et en même temps une plaisanterie.
L'homme au trésor arrive, et trouve son argent
Absent
(Id., IX, 16),
c'est le mot important, le nœud de la fable, et la cause de
toute la suite.
C'estpromettre beaucoup: mais qu'en sort-il souvent ?
Da vent
(lD.,V,10),
c'est la conclusion et le mot comique.
Si bien qu'autrefois entre elles
11 survint de grands débats
Pour le pas.
La tête avoit toujours marché devant la queue
(ID., VII, 17).
Le petit vers énonce le point de départ de l'aventure, le sujet
de la fable. L'emploi du monomètre donne, outre un relief
vigoureux, l'impression d'une nuance d'ironie qui est dans
l'esprit de l'auteur. Le grand vers lent et grave qui vient après
explique l'origine du débat.
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
LES MONOMETRES DE LA FONTATNE 95
Plus de vingt pas au-dessous d'elle
(ID., I, 10).
Le monomètre, très en lumière, contient la vraie justification
de l'agneau, le fait qui donne du sens au vers suivant.
Deux belettes à peine auroient passé de front
Sur ce pont
(ID., XII, 4),
c'est «ce pontt qui détermine tout le sujet de la fable.
La cigale ayant chanté
Tout rété
(ID., I, 1).
Ce petit vers par son relief fait sentir combien avait duré
l'insouciance de la cigale et nous empêche par suite de nous
apitoyer sur son sort quand nous voyons la fourmi l'accueillir
comme elle le mérite.
Ne t'attends qu'à toi seul ; c'est un commun proverbe.
Voici comme Ésope le mit
Eti" crédit
(ID., IV, 22).
La moralité contenue dans le grand vers est peut-être un
commun proverbe, mais il i a des dictons plus répandus qui la
contredisent, qui déclarent au contraire que nous avons
continuellement besoin de notre prochain, quel qu'il soit, que
souvent nous ne saurions nous passer de son aide et ne pou-
vons rien à moins que d'être unis. Elle risquait donc fort de
n'être point acceptée sans preuve ; aussi n'a-t-il fallu rien
moins pour la mettre « en crédit » que la démonstration
d'Ésope, telle que va l'exposer La Fontaine.
Un jour il conteroit àses petits enfants
Les beautés de ces lieux, les mœurs des habitants,
Et le gouvernement de la chose publique
Aquatique
(ID., IV, 11),
idée bizarre et ironique, qui serait puérile et sans valeur si
elle n'était pas mise en relief.
96 LE VERS FRANÇAIS
Différentes d'humeur, de langage et d'esprit,
Et d'habit
(Id., XII, 11).
Ce mot estsurtoufc une plaisanterie du poète, mais en outre
il prépare le trait final:
Quoique ainsi que la pie il faille dansées lieux
Porter habit de deux paroisses.
La queue au ciel se plaignit,
Et lui dit :
Je fais mainte et mainte lieue
Comme il plaît à celle-ci:
Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi?
(iD., VII, 17).
Le petit vers n'est qu'une plaisanterie, le poète s'amuse de
faire parler une queue de serpent ; il met en outre en un
relief singulier la plainte saugrenue qu'il annonce.
Mon ami, disoit-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable
(iD., VIII, 19).
Ce n'est pas le petit vers qui est important, c'est le suivant
qu'il met en relief.
Il avoit du comptant
Et partant
De quoi choisir ; toutes vouloient lui plaire
(ID., 1,17).
Le petit vers indique d'une façon plaisante la conséquence : ce
n'est pas à proprement parler ce qu'il contient qui est impor-
tant, mais ce qu'il annonce et sur quoi il appelle l'attention.
Ami, reprit le coq, je ne pouvois jamais
Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle
Que celle
De cette paix
(ID., II, 15).
I
GRANDS VERS ENFATIQUES 97
Les deux petits vers mettent puissamment en relief, avec un
petit air d'ironie, ce qu'ils contiennent; le rôle du premier est
particulièrement d'attirer Tattention sur le second.
Au partir de ce lieu qu'elle remplit de crainte,
La perfide descend tout droit
A rendrait
Où la laie étoit en gésine
(ID., III, 6).
Les petits vers sont justifiés parce qu'ils expriment le fait qui
peint le mieux « la fourbe » annoncée de la chatte et prépare
la suite. Le monomètre renforce les deux autres et accentue
l'intérêt.
Nous n'avons encore parlé que des petits vers: quittons-
les pour nous occuper des grands dont nous n'avons jusqu'à
présent presque rien dit. Quand un grand vers vient après un
plus petit, il i a en général ralentissement et en tout cas
changement de mètre. Un ralentissement, nous le savons
déjà, produit un écartement analitique des idées, qui permet
d'en considérer un à un les détails, et un changement de
mètre éveille l'attention. L'efi'et produit est donc en par-
tie le contraire de celui qui résulte de l'emploi d'un petit vers
après un grand, en partie le même. Nous devons par suite
nous attendre à voir souvent le grand vers constituer exacte-
ment le môme moyen d'expression que le petit; nouvelle
contradiction pour l'observateur superficiel, mais pour nous
nouvelle confirmation que nous sommes dans la bonne voie.
Un efi'et du grand vers dû à sa nature même, à sa lenteur
et à son ampleur, c'est de convenir parfaitement à l'expres-
sion d'une idée grave, noble ou grandiose :
Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau
Vous oblige abaisser la tête ;
Cependant que mon front au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave Tefi'ort de la tempête
(La Fontaine, I, 22).
98 LE VERS FRANÇAIS
Les deux grands vers après les petits, ralentissant la mesure,
introduisent un stile pompeux destiné à peindre l'orgueil du
chêne; — après ces deux alexandrins le vers de 8 sillabes
met en relief l'idée importante qui s'oppose à la faiblesse du
roseau et prépare le dénouement.
Et de me laisser à pied, moi,
Comme un messager de village ;
Moi qui suis, comme on sait, en terre et dans les cieux,
Le fameux messager du souverain des dieux
(Molière, Amphitryon),
même ton orgueilleux dans les deux grands vers.
La queue au ciel se plaignit.
Et lui dit:
Je fais mainte et mainte lieue
Comme il plaît à celle-ci :
Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi?
(La Fontaine, VII, 17).
Après avoir énoncé simplement la cause de ses plaintes, la
queue recourt à l'alexandrin pour exprimer son indignation ;
la noblesse du langage sied à Torgueil blessé.
Hé ! bonjour, monsieur du corbeau.
Que vous êtes joli 1 que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois
(ID., I, 2).
Les grands vers après des petits sont plus lents et peignent
l'admiration.
Cet effet, le grand vers peut le produire de lui-même, sans
venir après un vers plus court; aussi le trouvons-nous parfois
avec ce sens au début d'une fable :
Jupiter dit un jour : Que tout ce qui respire
S'en vienne comparoître aux pieds de ma grandeur ;
Si dans son composé quelqu'un trouve à redire,
GRANDS VERS A RELIEF 99
Il peut le déclarer sans peur :
Je mettrai remède à la chose
(ID., I, 7).
Début en vers épiques comme il convient étant donné le per-
sonnage et la noblesse de ses paroles ; mais la fin de la période,
qui expose le sujet de la fable, est en petits vers rapides.
Va-t'en, chétif insecte, excrément de la terre !
C'est en ces mots que le lion
Parloit un jour au moucheron
(ID., II, 9).
C'est le roi des animaux qui s'exprime ainsi ; les deux petits
vers explicatifs n'ont pas d'importance, bien qu'ils présentent
les personnages ; ce n'est que le poète qui parle ; c'est pour-
quoi Ton baisse d'un ton.
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Nous Talions montrer tout à l'heure
(ID., I, 10).
Grand vers lent pour réflexion morale ; le petit vers qui
annonce la fable n'a pas d'importance : on passe vite.
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenoit en son bec un fromage.
Maître renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage
(ID., 1, 2).
Dans cette exposition rapide en petits vers, il i a deux vers,
les décasillabes à trois mesures, qui sont plus lents parce
qu'ils désignent et en quelque sorte dépeignent ces deux
personnages importants. Les deux vers plus courts et plus
rapides, octosillabes à deux mesures, se correspondent par
la place et l'assonance de leurs trois voyelles toniques.
Passons aux effets dus surtout au changement de ritme.
Nous constatons tout d'abord la même mise en relief, par
la venue d'un grand vers après un vers court que tout à l'eure
par le contraire.
100 LE VERS FRANÇAIS
Voici dans la même fable deux effets analogues rendus par
ces moyens opposés : un vers court après un vers long, puis
un vers long après un vers court. En somme c'est toujours
un effet de contraste :
L'autre, envers les souris de longtemps courroucée,
Pour la dévorer accourut.
Deux jours après notre étourdie
Aveuglément va se fourrer
Chez une autre belette aux oiseaux ennemie
(ID., II, 5).
Exemples isolés :
Il fait le partage lui-même,
Et donne à chaque sœur un lot contre son gré
(1d., 11,20}.
Le grand vers contient l'idée importante, frappante, puis-
qu'elle est en contradiction avec ce qu'ont fait tous les juges
et approuvé tous les Athéniens.
Il marchoit d'un pas relevé,
Et faisoit sonner sa sonnette ;
Quand l'ennemi se présentant.
Comme il en vouloit à l'argent,
Sur le mulet du fisc une troupe se jette
(Id., ihid.).
Après ces petits vers le grand vers lent contient tout l'événe-
ment qui est le nœud de la fable, annoncé par ce qui précède
et déterminant ce qui suit.
Un amateur du jardinage.
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédoit en certain village,
Un jardin assez propre, et le clos attenant
(ID., IV, 4).
Dans cette introduction vive en petit vers, l'alexandrin attire
GRANDS VERS A RELIEF lOl
l'attention sur ce jardin et ce clos parce qu'ils vont jouer
le principal rôle dans le récit.
Deux compagnons, pressés d'argent,
A leur voisin fourreur vendirent
La peau d'un ours encor vivant,
Mais qu'ils tueroient bientôt, du moins à ce qu'ils dirent
(Id., V, 20).
A ces mots l'animal pervers
(C'est le serpent que je veux dire,
Et non l'homme, on pourroit aisément s'y tromper)
(Id., X, 2).
Laissez-moi carpe devenir :
Je serai par vous repêchée ;
Quelque gros partisan m'achètera bien cher
(Id., V, 3).
Le grand vers est destiné à faire briller aux yeux du pêcheur
l'argument décisif.
Mais j'étois en pèlerinage,
Et m'acquittois d'un vœu fait pour votre santé
(1D.,VI1I,3),
c'est la raison importante qui doit apaiser et convaincre le
lion.
Il faudrait donc, avec votre agrément,
L'éloigner par quelque voyage ;
Il est jeune, la fille est sage,
Elle l'oubliera sûrement,
Et nous le marierons à quelque honnête femme
(Musset, Silvia).
C'est la grande idée de la mère qui est exprimée dans l'alexan-
drin ; c'est son idée de derrière la tête qu'elle réserve pour
sa conclusion et pour la réalisation de laquelle elle fait toutes
ses démarches.
7
102 LE VERS FRANÇAIS
Lorsqu'une idée a été énoncée ou annoncée dans un petit
vers, si Ton veut en préciser les détails on aura recours à
l'écartement analitique dû à la lenteur d'un grand vers :
11 étoit douteux, inquiet : [fièvre
Un souffle, | une ombre, | un rien, | tout | lui donnoit la
(La Fontaine, II, 14).
Tout tire d'elle l'aliment.
Elle fait subsister Tartisan de ses peines,
Enrichit le marchand, gage le magistrat,
Maintient le laboureur, donne paye au soldat
(iD., m, 2).
De petits monstres fort hideux,
Rechignes, un air triste, une voix de mégère
(ID., V, 18).
Nous avons vu plus aut un eifet très analogue obtenu par
la continuation en petits vers d'un développement annoncé
dans un grand ; voici ces deux cas réunis dans le même pas-
Les planches qu'on suspend sur un léger appui,
La mort aux rats, les souricières,
N'étoient que jeu au prix de lui.
Comme il voit que dans leurs tanières
Les souris étoient prisonnières,
Qu'elles n'osoient sortir, qu'il avoit beau chercher
(iD., m, 18).
Les deux premiers petits vers sont le développement de l'idée
commencée dans un grand vers; les deux suivants sont dans
la même note parce qu'il n'i a pas lieu de changer; le grand
vers de la fin est le développement de l'idée commencée dans
un petit.
Il en résulte que si l'on veut mettre en relief tous les détails
d'un développement, tous les traits d'une énumération, on
n'aura qu'à changer le mètre à chaque fois, passant tantôt
d'un grand vers à un petit, tantôt d'un petit à un grand :
LES ÏAMBES 103
Car il parle, on l'entend, il sait danser, baller,
Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs
(ID., IX, 3).
Ils n'ont devant les yeux que des objets d'horreur,
De mépris d'eux et de leurs temples,
D'avarice qui va jusques à la fureur
(ID., XI, 7).
Cérès, commença-t-il, faisoit voyage un jour
Avec l'anguille et l'hirondelle :
Un fleuve les arrête ; et l'anguille en nageant,
Comme l'hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. L'assemblée à l'instant
(ID., VIII, 4).
Un d'eux, le plus hardi, mais non pas le plus sage,
Promit d'en rendre tant, pourvu que Jupiter
Le laissât disposer de Tair,
Lui donnât saison à sa guise.
Qu'il ait du chaud, du froid, du beau temps, de la bise,
Enfin du sec et du mouillé.
Aussitôt qu'il auroit baillé
(ID, VI, 4).
C'est moi qui suis Sosie enfin, de certitude,
Fils de Dave, honnête berger;
Frère d'Arpage, mort en pays étianger ;
Mari de Cléanthis la prude
Dont l'humeur me fait enrager ;
Qui dans Thèbe ai reçu mille coups d'étrivière,
Sans en avoir jamais dit rien ;
Et jadis, en public, fus marqué par derrière,
Pour être trop homme de bien
(Molière, Amphitryon).
Mercure voulant persuadera Sosie que c'est lui qui est Sosie
met en relief chacun des faits qu'il signale, c'est-à-dire cha-
cun de ses arguments en changeant de mètre chaque fois ;
l'antépénultième est bien un fait de plus et fort important,
puisqu'il n'i a que Sosie qui peut le connaître.
104 LEVERS FRANÇAIS
C'est pour ces raisons que les pièces en ïambes ont une telle
intensité de force; le mètre changeant à chaque ver?, tout
i est mis en relief. Les plus saillants sont pourtant les petits
vers parce que les idées i sont présentées plus rapidement.
Ne pouvant pas citer ici des pièces trop longues et d'ailleurs
très connues, nous renverrons le lecteur aux trois suivantes :
A. Chénier, ïambes^ VII :
Quand au mouton bêlant la sombre boucherie...
A. Barbier, ïambes ^ L'idole
V. Hugo, Châtiments^ La reculade.
Ce qui fait la vigueur, l'impression puissante de l'iambe, n'est
pas ce fait qu'il i a continuellement changement de mètre,
mais que les deux mètres qui alternent sont d'une part le plus
ent et d'autre part le plus rapide de la versification fran-
çaise. Si les vers qui alternent sont d'autre vers, par exemple
le vers de 10 et celui de 8, le contraste est beaucoup moins
grand. Tous les éléments sont bien encore mis en relief,
mais la vigueur a disparu. Voici un exemple emprunté à la
ISuit de décembre qui fera bien sentir dans quelle mesure
rimpression est moins puissante :
Qui donc es-tu ? — Tu n'es pas mon bon ange ;
Jamais tu ne viens m'avertir.
Tu vois mes maux (c'est une chose étrange ! ]
Et tu me regardes souffrir.
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie.
Et je ne saurais t'appeler...
et plus loin :
Partez ! Partez ! la Nature immortelle,
N'a pas tout voulu vous donner.
Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle,
Et ne savez pas pardonner !
Allez, allez, suivez la destinée ;
Qui vous perd n'a pas tout perdu....
Enfin, pour compléter ces renseignements qui caractérisent
les iambes, nous ajouterons que l'on peut avoir exactement
MAINTIEN DU iMEME METRE 105
le même mouvement ritmique et les mêmes rapports de vi-
tesse si Ton fait alterner le vers de six sillabes avec le vers de
quatre ; tous les éléments seront en relief de la même manière,
mais l'ampleur aura disparu parce que les rimes arrivent trop
vite, et que les deux ritmes se succèdent également trop
vite ; d'où, au lieu de l'ampleur, une allure sautillante et sac-
cadée :
Ni la vierge de Grèce,
Marbre vivant ;
Ni la fauve négresse.
Toujours rêvant ;
Ni la vive Française,
A l'air vainqueur ;
Ni la plaintive Anglaise,
N'ont pris mon cœur!
Tous ces beaux corps sans âmes
Plaisent un jour. ..
Hélas I j'ai six cents femmes
Et pas d'amour!
(Th. Gautier, Sultan Mahmoud).
Une conséquence de ce que nous venons de dire, c'est que
si tous les éléments d'un développement ou d'une énumération
ont la même valeur, il faudra conserver le même mètre ; une
fois un mètre adopté, si les vers qui suivent sont dans le même
mètre, ils n'ont rien de saillant par l'effet du mètre :
Jean Lapin allégua la coutume et l'usage :
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
(La. Fontaine, VII, 16),
Pas de changement d'idée, pas de changement de mètre.
Nul mets n'excitoit leur envie ;
Ni loups ni renards n'épioient
106 LE VERS FRANÇAIS
La douce et l'innocente proie ;
Les tourterelles se fujoient ;
Plus d'amour, partant plus de joie
(1D.,V1I, 1).
Nous signalerons à ce sujet quelques erreurs de La Fon-
taine, c'est-à-dire quelques points qui sont en contradiction
avec les principes mêmes qu'il avait coutume d'appliquer ; car
il i a des erreurs, des fautes et des négligences chez les plus
parfaits, et il i a autant de profit à les relever, qu'à recon-
naître et à admirer leurs mérites :
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise :
L'éléphant devoitsur son dos
Porter l'attirail nécessaire.
Et combattre à son ordinaire ;
L'ours, s'apprêter pour les assauts ;
Le renard, ménager de secrètes pratiques ;
Et le singe amuser l'ennemi par ses tours.
Renvoyez, dit quelqu'un, les ânes qui sont lourds
(lD.,V, 19).
Les quatre petits vers sont le développement de l'idée annon-
cée dans le grand, mais il n'i a pas de raison pour que le mètre
change pour parler du renard et du singe qui ne jouent pas
de rôle spécial dans cette fable, et il en résulte que le dernier
vers qui noue la fable n'a pas le relief qui lui conviendrait.
Quatre animaux divers, le chat grippe-fromage,
Triste oiseau le hibou, ronge-maille le rat,
Dame belette au long corsage.
Toutes gens d'esprit scélérat
(ID., Vlll, 22),
Il n'i a pas de raison pour mettre ainsi en évidence la be-
lette qui ne joue pas de rôle particulier dans la fable. Tous
les animaux devraient figurer dans des vers semblables ; il est
probable que La Fontaine a dérogé ici à ses abiLuJes pour
ne pas renoncer à cette jolie expression :
Dame belette au long corsage.
EXPRESSION d'un CONTRASTE 107
Nous avons vu plus aut qu'un contraste était bien marqué
par un changement de mètre. Il en sera évidemment de même
d'un changement quelconque dans les idées, dans la suite du
développement, de l'arrivée d'un événement nouveau, de l'en-
trée en scène d'un nouveau personnage :
Sous un sourcil épais il avoit l'œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portoit sayon de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins
(ID.,XI,7),
changement de mètre parce qu'on passe de la personne à son
vêtement.
Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
11 marchoit d'un pas relevé
Et faisoit sonner sa sonnette
(ID.,I,4).
...ses plus proches voisins
Ne s'en sentoientnon plus que les Américains.
Ce fut leur avantage : ils eurent bonne année,
Pleine moisson, pleine vinée :
Monsieur le receveur fut très mal partagé.
L'an suivant, voilà tout changé :
Il ajuste d'une autre sorte
La température des cieux.
Son champ ne s'en trouve pas mieux ;
Celui de ses voisins fructifie et rapporte
(ID., VI, 4).
Le premier petit vers développe l'idée indiquée dans le second
émistiche de l'alexandrin qui le précède. L'alexandrin qui le
suit marque un contraste; puis le ton change avec une autre
série d'événements, et le dernier grand vers marque de nou-
veau un contraste.
Je la conduirai si bien
Qu'on ne se plaindra de rien.
Le ciel eut pour ses vœux une bonté cruelle
(Id. VII, 17).
108 LE VERS FRANÇAIS
Un nouveau personnage entre en action .
Daims et cerfs de climat changèrent.
Chacun à s'en aller fut prompt.
Un lièvre apercevant l'ombre de ses oreilles
(ID., V, 4).
...lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme, un beau matin,
Va chercher compagnie et se met en campagne .
L'ours, porté d'un même dessein,
Venoit de quitter sa montagne.
Tous deux par un cas surprenant,
Se rencontrent en un tournant.
L'homme eut peur : mais comment esquiver? et que faire?
Se tirer en gascon d'une semblable affaire
Est le mieux; il sut donc dissimuler sa peur.
L'ours, très mauvais complimenteur.
Lui dit : Viens t'en me voir. L'autre reprit : Seigneur
(Id., VIII, 10),
changement de mètre chaque fois qu'il i a changement de
personnage ou événement nouveau ; au troisième petit vers
il n'i a pas de changement de mètre parce qu'il s'agit d'un
événement prévu. Le dernier événement, préparé par l'avant
dernier vers, est un événement unique à deux personnages.
Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte ;
Mes pieds ne me font point d'honneur,
Tout en parlant de la sorte,
Un limier le fait partir.
Il tâche à se garantir ;
Dans les forêts il s'emporte.
Son bois, dommageable ornement,
L'arrêtant à chaque moment,
Nuit à l'office que lui rendent
Ses pieds de qui ses jours dépendent
(ID., VI, 9;.
DEGASILLABES A RKJET 109
Le premier changement de mètre marque un contraste : il
oppose les pieds au front. Après ce vers de uit sillabes il sur-
vient un événement brusque et inattendu, l'arrivée du li-
mier suivie de la fuite du cerf. Un changement de mètre était
nécessaire, mais un vers d*uti nombre de sillabes pair n'eût
pas exprimé cette surprise et ce mouvement précipité; d'où
l'emploi du petit vers boiteux de sept sillabes. Après quatre
vers, l'octosillabe nous ramena pour le ton et l'idée au com-
mencement de la fable.
Messire loup vous servira,
S'il vous plait, de robe de chambre.
Le roi goûte cet avis-là.
On écorche, on taille, on démembre
Messire loup. Le monarque en soupa
(lD.,VIII,3),
Après les conseils du renard, et l'acquiescement du lion, on
passe immédiatement aux actes, à l'exécution ; d'où nécessité
d'un changement de mètre. Il i a changement de mètre bien
que ce soit un octosillabe, car il a trois mesures. En réalité
c'est une sorte d'alexandrin qui arrive, mais un alexandrin
dont la 4^ mesure est rejetée par la rime sur le vers suivant.
Ce » messire loup » qui est ainsi mis en relief par le vers de
10 sillabes était bien inattendu au commencement de la
fable.
Nous venons de rencontrer un vers dans lequel le commen-
cement seul est important ; c'est pour ce commencement
qu'à lieu le changement de mètre, le reste du vers est insigni-
fiant. Ce fénomène n'est pas rare chez La Fontaine, c'est
même le cas le plus fréquent lorsqu'il emploie un vers de
10 sillabes isolé ; cela s'explique fort bien ; une fois qu'il amis
en relief ce qu'il voulait faire ressortir, qu'importe la fin du
vers? En voici d'autres exemples :
Mais après certain temps souffrez qu'on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. Ah! dit-elle aussitôt
Un cloître est l'époux qu'il me faut
(iD., VI, 21),
110 LE VERS FRANÇAIS
Les mots en rejet dans le vers de 10 sont ce qu'il i a de plus
snillant dans toute la fable. C'est en même temps le centre de
la fable ; toute la première partie 1 aboutit, et c'est le point
de départ de tout le reste. — Le second émistiche est sans
intérêt ; le ritme n'a donc chaajjé que pour ces mots, car le
second émistiche est celui d'un alexandrin.
Vous moquez-vous? dit l'autre : ah! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien
(Id., VIII, 6),
ce « quelle je suis o annonce tout le reste de la fable, étant
donné qu'il va être immédiatement commenté par
L'autre grille déjà d'en conter la nouvelle;
Elle va la répandre en plu^ de dix endroits.
Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle.
Ce qu'il voulut, sa porcelaine encore :
Le luxe et la folie enflèrent son trésor;
Bref, il plut dans son escarcelle
(Id., VII, 14).
« Ce qu'il voulut » est le mot important, le résumé de toute la
première partie, la même idée que le vers de huit sillabes ; le
deuxième émistiche est presque du remplissage.
Il avoit dans la terre une somme enfouie ,
Son cœur avec, n'ayant autre déduit
Que d'y ruminer jour et nuit
(ID., IV, 20),
«son cœur avec » prépare les lamentations qui vont suivre.
Nous croyons avoir examiné dans les exemples précédents
tous les cas qui peuvent se présenter et comme ils s'expli-
quent tous parfaitement par les principes que nous avons
posés au début, la justesse de nos explications est par là dé-
montrée. Néanmoins, comme dit le fabuliste :
« LE GLAND ET LA CITROUILLE » 111
Deux sûretés valent mieux qu'une,
Et le trop en cela ne fut jamais perdu.
Nous allons donc vérifier les résultats obtenus et les faits
constatés dans des exemples isolés, par l'étude détaillée de
deux fables tout entières :
Le Gland et la Citrouille (IX, 4)
Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet univers, et l'aller parcourant,
Dans les citrouilles je la treuve.
Ton noble pour la réflexion morale et parce qu'il est question
de Dieu, cf. p. 98. La même mètre lent se continue pour
peindre la durée qu'il faudrait pour parcourir tout l'univers en
cherchant. Petit vers pour montrer la rapidité de la trou-
vaille et la singularité de cette trouvaille ; il i a dans ce
changement de ritme non seulement l'expression d'un chan-
gement d'idées, mais aussi d'une plaisanterie. C'est en même
temps l'annonce du sujet.
Un villageois, considérant
Combien ce fruit est gros et sa tige menue :
A quoi songeoit, dit-il, l'auteur de tout cela?
Il a bien mal placé cette citrouille-là !
Introduction rapide par un petit vers du principal person-
nage ; mais aussitôt après, le vers s'allonge et se ralentit pour
exposer les considérations du villageois, considérations fort
importantes parce qu'elles déterminent l'existence de la fable,
et lentes en même temps parce que les réflexions d'un villa-
geois ne sont gén oralement pas rapides ; il ne comprend pas
vite. L'idée et la situation ne changent pas durant ces trois
vers, aussi n'i rencontrons-nous pas de changement de mètre.
Mais dès qu'il a trouvé la solution, qu'il sait ce qu'il aurait
fallu faire, il i a changement de mètre pour marquer le chan-
gement de son état d'esprit, et adoption d'un vers plus rapide
pour peindre la vivacité avec laquelle il expose sa trouvaille :
Eh parbleu ! je l'aurois pendue
A l'un des chênes que voilà ;
112 LE VERS FRANÇAIS
C'eût été justement l'affaire :
Tel fruit, tel arbra, pour bien faire.
Là-dessus changement d'idée complet ; c'est en quelque
sorte l'auteur qui prend la parole, quoique au fond ce soit
toujours notre villageois qui poursuit ses réflexions, qui dé-
plore de n'avoir pas été consulté par le Créateur, et tournant
à cette idée ses regards vers le ciel, aperçoit un gland sur un
chêne, le considère, l'examine et brusquement trouve ce que
Dieu aurait dû faire. Voilà l'explication du changement de
ritmequi nous amène quatre vers lents suivis d'un petit
vers rapide :
C'est dommage, Garo, que tu n'es point entré
Au conseil de celui que prêche ton curé;
Tout en eût été mieux : car pourquoi, par exemple,
Le gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit ?
Non seulement il a trouvé qu'il fallait mettre le gland à la
place de la citrouille, mais encore que Dieu s'est trompé.
Cette seconde découverte doit être énoncée avec la même
vivacité et la même assurance que la précédente, aussi n'a-
vons-nous pas de changement de mètre :
Dieu s'est mépris : plus je contemple, etc.
Pourtant, au moment où il vient de lancer cette érésie, il
éprouve un scrupule, il examine de nouveau la question, d'où
le vers lent, mais n'i trouve que la confirmation de sa pré-
cédente conclusion, qu'il répète en d'autres termes dans le
même mètre vif que précédemment :
Dieu s'est mépris : plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que l'on a fait un quiproquo.
Là-dessus l'auteur prend la parole pour nous raconter la
suite de l'aventure, d'où changement de mètre et adoption
d'un mètre lent, parce qu'il n'i a pas de raison pour eu pren-
dre un qui soit vif. Nous avons une série de neuf tétramètres
4e douze sillabes :
« LE GLAND ET LA CITROUILLE » 113
Cette réflexion embarrassant notre homme,
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit ;
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il s'éveille; et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage :
Oh ! oh ! dit-il, je saigne ! Et que seroit-ce donc
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde...
Pourquoi Tauteur n'a t-il pas changé de mètre dès le second
vers de cette tirade, pour les paroles de Garo :
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit,
parce que le villageois qui dort déjà à moitié ne les a sûre-
ment pas prononcées d'un ton bien vif, mais surtout parce que
placées ainsi au milieu de la narration et encadrées dans le
récit fait par le poète, elles perdent en quelque sorte leur
personnalité, bien qu'elles soient au stile direct, et deviennent
simplement comme ce qui les précède et ce qui les suit un
des événements que rapporte le fabuliste. Au uitième vers,
le dormeur réveillé reprend la parole; pourquoi n'i a-t-il pas
changement de mètre ?les paroles du pajsan ne sont-elles pas
une brusque explosion de surprise suivant les constatations
qu'il a faites ? Non ; c'est en faisant ces constatations qu'il
parle et qu'il se prend à réfléchir sur ce qui lui est arrivé et
ce qui aurait pu lui arriver, et pas plus ici que précédemment
ses réflexions ne sont rapides : la nature de son cerveau s'i
oppose absolument :
Oh ! oh ! dit-il, je saigne ? et que seroit-ce donc
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et que ce gland eût été gourde ?
Le petit vers rapide qui termine cette frase est là parce que
au milieu de sa méditation il se rappelle soudain les réflexions
qu'il avait faites avant son sommeil; c'est comme plus aut la
conclusion de ses réflexions, aussi avons-nous le même ton
que précédemment ; notons d'ailleurs que ce vers est d'une
114 LE VERS FRANÇAIS
importance capitale puisqu'il rappelle tout le sujet delà fable
et amène le dénouement ; il était donc nécessaire de le mettre
en relief.
En même temps le villageois se rappelle que non seulement
il voulait mettre les citrouilles à la place des glands, mais qu'il
accusait aussi le Créateur de s'être mépris ; il envisage ce
second point, d'où le vers lent :
Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il eût raison,
et aussitôt qu'il a trouvé la solution de ce problème il le dit
de nouveau vivement :
J'en vois bien à présent la cause.
La fable est terminée, l'auteur en a exposé tous les événe-
ments, et n'a plus rien d'intéressant à nous dire, aussi la
clôt-il brusquement sans changer de ritmi par deux petits
vers rapides :
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison.
Prenons une fable un peu plus compliquée :
Les deux Pigeons (IX, 2)
Le poète introduit ses personnages et expose le sujet de la
fable en petits vers rapides :
Deux pigeons s'aimoient d'amour tendre :
L'un d'eux, s'ennujant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L'absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel ! Aux moins que les travaux...
Pourquoi n'avons-nous pas changement de mètre pour la
réflexion morale :
« LES DEUX PIGEONS » 115
L'absence est le p'us grand des maux ?
parce qu'elle est ici un des arguments de l'un des deux
pigeons, exactement au même titre que
Voulez-vous quitter votre frère,
et que par conséquent il la dit du même ton. Mais lorsque son
discours devient un reproche personnel, le mètre change
aussitôt :
Non pas pour vous, cruel ! Au moins que les travaux...
Dans ce vers, fénomène que nous avons rencontré plusieurs
fois, c'est le premier émistiche surtout qui est important, et
c'est pour lui uniquement qu'a lieu le changement de mètre.
Le second émistiche sert à introduire un développement nou-
veau, un nouvel argument suscité au pigeon par son amour
pour son frère, argument dont les éléments sont mis en relief
par un changement de mètre immédiat, un retour au vers de
8 sillabes dès la fin de cet alexandrin :
Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s'avançoit davantage !
Nous voyons un nouveau changement de mètre parce que
l'oiseau passe des possibilités générales aux faits particuliers,
et une fois ce mètre déterminé tous les faits particuliers
qui lui viennent à l'esprit, il les énonce dans le même mètre :
Encor si la saison s'avançoit davantage !
Attendez les zéphyrs: qui vous presse? un corbeau
Tout à l'heure annoLçoit malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut.
Ces deux mots « que faucons, que réseaux » sont le dévelop-
pement de cette expression plus générale « que rencontre
funeste » ; ordinairement dans un cas pareil, nous l'avons vu,
116 LE VERS FRANÇAIS
La Fontaine insiste sur les détails qui précisent une idée
générale en changeant de mètre ; il ne Ta pas fait ici, mais il
leur a donné un relief équivalent en coupant le sens à l'émis-
tiche. Il i a trouvé cet avantage d'avoir à sa disposition un
second émistiche pour introduire, comme tout à l'eure, une
idée nouvelle. Le pigeon ne craint pas seulement pour son
ami le danger accidentel et problématique d'être tué ou pris,
mais sa sollicitude fraternelle va jusqu'à s'inquiéter des
simples souffrances que lui causeront certainement les chan-
gements d'atmosfère ; cette idée était déjà comprise dans ce
vers :
Encor si la saison s'avançoit davantage !
mais il la reprend ici sous un autre aspect, avec une allure
plus vive en montrant à l'égoïste voyageur quelles seront
ses continuelles angoisses, les questions qu'il se posera
avec inquiétude, et il les présente en stile direct, comme s'il
se les faisait déjà. C'est pourquoi, aussitôt cette pensée intro-
duite par le second émistiche, le mètre change et redevient
plus rapide :
Hélas ! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-iltout ce qu'il veut,
Bon soupe, bon gîte, et le reste ?
Cette expression « tout ce qu'il veut » se détaille et se précise
dans levers suivant; c'est bien encore un octosillabe, mais il
est ritmé à trois mesures au lieu de deux ; il est donc notable-
ment plus lent (il i a ralentissement d'un tiers) et produit
l'écartement analitique nécessaire.
Le pigeon cesse de parler et le poète nous indique l'effet
produit sur son compagnon par ses paroles. Il faut un nou-
veau changement de mètre. La Fontaine l'obtient très sim-
plement en rendant à Toctosillabe son allure abituelle à deux
mesures :
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin....
tt LES DEUX PIGEONS » 117
H semblait qu'il allait céder, mais il se produit soudain un
revirement dans son opinion et il s'abandonne à son projet
aventureux. Ce revirement est marqué par le retour à
l'alexandrin qui subsistera tant que l'idée se développera sans
qu'aucun détail demande à être mis en relief:
Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin. Il dit: Ne pleurez point ;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite.
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère,
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.
Je dirai : j'étais là ; telle chose m'avint :
Vous y croirez être vous même
Le premier petit vers :
Mes aventures à mon frère,
contient dans les mots « à mon frère > l'unique marque de
tendresse que le voyageur donne à son ami. Il demandait
pour cela seul à être mis en évidence, mais il sert surtout à
attirer l'attention par le changement de mètre qu'il constitue,
et elle se porte sur le commencement du vers suivant:
Je le désennuierai....
C'est en efî'et le grand argument qu'il oppose aux bonnes
raisons du pigeon casanier. Il est beaucoup moins sentimen-
tal que ce dernier, et ne trouve pas autre chose à dire. Il
s'efi'orce alors de mettre sa justification en valeur, mais il ne
lui vient à l'esprit que des développe oaents sans ampleur. C'est
sec, c'est décousu, impression que le poète donne bien en
brisant ses vers à la césure, en faisant commencer et finir les
propositions à cet endroit. Il réussit pourtant, à force de
retourner son argument sous toutes ses faces, à le mettre
encore deux fois en relief, au moyen de ce petit vers :
Vous sera d'un plaisir extrême.
118 LE VERS FRANÇAIS
puis de ce dernier:
Vous y croirez être vous-même.
La discussion est terminée. Le poète prend la parole pour
nous raconter le départ et les premiers événements qui le
suivirent, et naturellement pour cela il revient au grand vers
de 12 sillabes:
A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne ; et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie ;
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès: cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvroit d'un lacs
Les menteurs et traîtres appâts.
Le petit vers qui termine cette période est fort important et
le poète le met en relief parce qu'il rappelle un des maleurs
annoncés par le pigeon demeuré au logis:
Je ne songerai plus... que réseaux.
Le fabuliste n"a pas cru devoir s'appesantir sur le premier
événement, « l'orage » , qui
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
Le pigeon en a souffert sans doute, mais il n'en a pas fait grand
cas : c'était prévu, il s'i attendait et ce n'est pas assez grave
pour le faire renoncer à son projet. Nous ne devons pas nous
i appesantir plus que lui; mais cette fois c'est la seconde
peine qu'il éprouve, et beaucoup plus terrible : « il est pris » ;
ce n'est plus un de ces événements qui sont dans l'ordre natu-
rel des choses, c'est un accident. Cela lui donne à réfléchir et
à nous aussi, grâce au petit vers qui attire notre attention.
L'auteur reprend le même ton pour la suite de son récit :
Le lacs étoit usé: si bien, que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin :
« LES DEUX PIGEONS » 1 19
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu'un certain vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui Tavoit attrapé, .
Sembloit un forçat échappé.
Le petit vers est là pour nous montrer le changement survenu
dans l'état du voyageur: il n'est plus alerte et gai comme au
départ, il s'enfuit, il a peur, il est même gêné dans son vol
par les morceaux du lacs qui lui restent attachés, et un nou-
veau danger le menace, un autre des accidents annoncés («je
ne songerai plus... que faucons »), et c'est même là surtout ce
que le petit vers doit mettre en relief en attirant l'attention
sur le commencement du grand vers suivant :
Le vautour s'en alloit le lier...
Le poète continue :
Le vautour s'en alloit le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs.
S'envola, s'abattit auprès d'une masure,
Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiroient par cette aventure.
Nous avons montré à plusieurs reprises que lorsqu'il sur-
vient un nouveau personnage, lorsqu'un nouvel événement se
produit, La Fontaine a coutume de changer de mètre. Ici, le
vautour, l'aigle arrivent sans changement de ritme, et de
Taigle on passe de nouveau au pigeon en gardant le même
vers. C'est qu'à cet endroit il n'i a en réalité qu'un seul per-
sonnage enjeu, le pigeon, et tout le reste n'est que la série
des aventures qu'il éprouve.
Les deux petits vers qui terminent cette dernière frase :
Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiroient par cette aventure,
prouvent bien ce que nous disions tout à l'eure que le lacs
lui avait donné à réfléchir ; mais au moment où l'on croit
120 LE VERS FRANÇAIS
qu'i] est complètement découragé, qu'il est convaincu que son
frère avait raison, etne vaplus songer qu'àTaller rejoindre, il se
rassure soudain, pense que ses peines sont terminées et se
dispose sans doute, tant est grande sa vanité, à poursuivre sa
route pour avoir des événements plus gais à raconter à son
frère. Cette idée demandait à être mise en relief ; les deux
petits vers i pourvoient.
Mais un nouvel accident survient, un accident qui n'avait
pas été annoncé par l'autre pigeon et qui fait contraste avec
la quiétude que l'oiseau était en train de recouvrer. Un chan-
gement de mètre exprime ce contraste :
Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus qu'à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l'aîle et tirant le pied.
Demi-morte, et demi-boîteuse,
Droit au logis s'en retourna :
Que bien, que mal, elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
Le petit vers « la volatile malheureuse » n'a aucune impor-
tance en lui-même, mais il sert à introduire et à mettre en
relief le vers de dix sillabes « qui maudissant sa curiosité »,
dont le rôle est considérable : il nous oblige à faire un retour
en arriére sur le commencement de la fable, s'oppose aux
deux petits vers dont nous parlions tout à l'eure et nous
montre le pauvre oiseau enfin convaincu et déplorant son fu-
neste entêtement. Il i a changement de ritme pour le vers
suivant parce que la description passe de Tétat moral du pi-
geon à son état fisique. Enfin l'auteur n'ayant plus de nouvel
événement à relater clôt rapidement sa fable sans changer de
mètre comme dans « Le gland et la citrouille ».
La fable est terminée ; la joie qu'éprouvent les deux pi-
geons de se retrouver, nous l'imaginons aisément sans qu'il
soit besoin de nous la décrire; mais La Fontaine a voulu
ajouter à ce récit une sorte de moralité sous forme de con-
seil. La meilleure transition qu'il ait trouvée pour introduire
« LES DEUX PIGEONS » 121
ce nouveau développement a été précisément de nous dire, en
prenant personnellement la parole, quel fut leur boneur
d'être réunis. Du moment qu'il parle en son nom le ritme doit
changer :
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisir ils payèrent leurs peines.
Naturellement le conseil qui se rattache à cela et que cette
frase introduit doit débuter dans le même mètre :
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
Le second vers contient l'idée principale, il renferme le con-
seil que donne le poète, conseil fondé sur les événements
racontés dans la fable et évoque par conséquent le souvenir
de toutes les tribulations de Toiseau voyageur; c'est pourquoi
il est dans un mètre différent du précédent. Ce conseil, le fa-
buliste ne le donne pas en passant, il le développe, le reprend
sous une autre forme pour i insister, d'où nouveau change-
ment de mètre :
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Comment le même objet peut-il toujours plaire?
L'ennui naquit un jour de l'uniformité
a dit Voltaire ; mais Platon avait enseigné avant lui que le
plaisir naît de la variété et du changement. Ce sera là pour
La Fontaine le moyen de développer son idée « un monde
toujours beau » et d'en préciser les détails en un vers plus
rapide :
Toujours divers, toujours nouveau.
Mais comment une seule personne peut-elle être « un
monde » pour une autre ? Voilà une autre idée à préciser et
si l'on veut que son développement fasse quelque impression
il faut de nouveau changer le mètre :
Tenez vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
] 22 LE VERS FRANÇAIS
De même que tout à Teure l'idée du boneur des deux pigeons
réunis avait suggéré à l'auteur le conseil qu'il vient de nous
donner et qu'il i a joint sans changer de mètre ; de même ici
la dernière idée exprimée « comptez pour rien le reste », lui
fait faire un retour en arrière sur lui-même et lui remet en
mémoire des souvenirs personnels qu'il i rattache de la même
manière sans changer de mètre ; il change d'idée particulière,
il ne change pas d'état d'esprit général, et c'est toujours lui
qui parle, toujours lui qui est en scène :
J'ai quelquefois aimé : je n'aurois pas alors,
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux...
S'il veut pourtant que nous comprenions bien la aute estime
qu'il faisait de son boneur, il faut qu'il prenne un mètre plus
rapide pour nous dire :
Contre le Louvre et ses trésors
et s'il veut renchérir encore sur cette idée il faudra recourir
au contraire au vers lent qui analise les éléments d'idées qu'il
contient :
Contre le firmament et sa voûte céleste
Quand au petit vers suivant :
Changé les bois, changé les lieux,
il n'a pas grand intérêt par lui-même ; ces bois et ces lieux le
fabuliste ne pouvait les échanger contre rien puisqu'il ne
les possédait même pas, et ils n'avaient pas pour lui une
grande importance en eux-mêmes; mais ce qui avait à son
sentiment un prix unique et incomparable , c'étaient les
souvenirs attachés à ces bois et à ces lieux. S'il a mis un
petit vers à cet endroit, c'est donc pour introduire en lui
donnant du relief le grand vers dans lequel il exprimera ces
précieux souvenirs :
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
(c LES DEUX PIGEONS » 123
de quelle divinité ? grand Dieu !
De l'aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers serments !
Nous ne nous attendions pas à cette aimable et jeune ber-
gère ; mais nous avions tort : que peut-il lavoir au-dessus
de l'objet des premières amours ? C'est bien ce que sent le
poète ; il le met en relief par un changement de mètre et ne
nous parle pas de ses autres amours. Il envisage un instant
ce charmant souvenir, puis la mélancolie le prend et son ton
devient grave et lent dès ce vers :
Je servis, engagé par mes premiers serments !
pour se maintenir dans la même note presque jusqu'à la
fin :
Hélas ! quand reviendront de semblables moments !
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète !
Pourtant ici un élan d'entousiasme et de désir l'oblige à
prendre un mètre plus vif; il ne quitte pas le vers de douze
sillabes, mais il le bat à trois mesures, fénomène assez rare
chez lui :
Ah ! si mon cœur | osoit encor | se renflammer !
Mais il retombe aussitôt dans sa tristesse pour énoncer
l'interrogation suivante qui est bien dans son esprit une affir-
mation :
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête ?
Enfin le dernier vers, sous forme interrogative, est bien une
autre affirmation, et grâce au resserrement sintétique du
petit vers qui l'exprime, une conclusion :
Ai-je passé le temps d'aimer?
Nous venons de voir avec quelle perfection La Fontaine a
124 LE VERS FRANÇAIS
manié le vers libre. Aussi quand nous trouvons au sujet de
ses fables un jugement d'un grand poète absolument con-
traire au nôtre, sommes-nous obligés de le prendre en consi-
dération et de voir ce qui a pu le déterminer. Le grand poète
qui a médit de La Fontaine, beaucoup plus grand poète que
son critique à notre sens, c'est Lamartine qui écrit dans la
Préface des Méditations : « On me faisait bien apprendre aussi
par cœur quelques fables de La Fontaine ; mais ces vers boi-
teux, disloqués, inégaux, sans symétrie ni dans l'oreille ni
sur la page, me rebutaient ». On sait d'autre part que Lamar-
tine (.( traitait en enfant » Alfred de Musset, également plus
grand poète que lui. Avait-il un orgueil qui le portât à se
faire le détracteur de tous ses rivaux passés ou contempo-
rains ? Non, il était orgueilleux sans doute, mais pas au delà
de ce qui est permis à un homme de génie qui a conscience
de sa valeur. Ce qui lui a fait prendre en aversion les fables
de La Fontaine, c'est tout d'abord que, comme la plupart de
nos jeunes gens, il avait été contraint, dans son enfance,
de les apprendre par cœur, sans les comprendre, sans qu'on
lui donnât les explications qui auraient fait de cette étude
une jouissance au lieu d'une corvée, et que, incapable de
revenir sur cette première impression, il avait fait porter,
comme il arrive trop souvent, sa rancune sur le poète qui
n'en pouvait mais , au lieu de la laisser retomber sur ses
mauvais maîtres, qui seuls la méritaient.
C'est là une raison, mais une faible raison. Les véritables
motifsde son dédain pourLa Fontaine et Musset, c'est dans la
nature même de son esprit qu'il faut les chercher. Lui-
même nous donne involontairement une indication quelques
lignes plus aut que le passage cité : « La Henriade^ dit-il,
toute sèche et toute déclamatoire qu'elle fût, me ravissait » .
Celui qui a pu un jour dans sa vie s'entousiasmer pour
la poésie de Voltaire,
« Grand homme assurément, mais poète non pas »,
celui-là ne pouvait pas comprendre La Fontaine et Musset.
La Henriade est écrite avec une grande facilité comme
toutes les œuvres de Voltaire , mais les vers sont d'une
LAMARTINE ET LES VERS LIBRES 125
monotonie désespérante, d'une facture absolument lâchée, la
langue est imprécise, redondante, bondée de chevilles, et
toute poésie en est absente. Lamartine avait comme Voltaire
une étonnante facilité, et peu de poètes ont su comme lui déve-
lopper et étaler avec aisance la période française. Mais il
avait le défaut de cette qualité ; il était incapable de se cor-
riger, de supprimer ou de refaire un vers mal venu, et s'il
nous a donné quelques-unes des plus belles pages de notre
poésie, il en a trop laissé qui ne sont que du verbiage, avec
une pensée si peu précise qu'on la saisit à peine, dans des
vers d'une uniformité fatigante, et au fond moins armonieux
réellement que simplement faciles. Le talent de Lamartine a
toujours évolué dansun cercle d'idées extrêmement restreint,
et ne lui permettait pas de comprendre les idées différentes
des siennes ; voilà pourquoi La Fontaine et Musset devaient,
lui échapper pour une bonne part de leurs œuvres. 11 faut
ajouter, et c'est ce qui achèvera de nous expliquer son juge-
ment sur La Fontaine, qu'il n'a jamais su se servir du vers
libre. Nous allons nous en rendre compte par un exemple.,
que je ne prends pas au asard, mais que je choisis parmi
les meilleures pièces qu'il ait faites en ce genre. Lamartine a
donc fait des vers libres ? Si on le lui avait dit, il aurait sans
doute protesté. Pourtant il faut bien le reconnaître, il a des
pièces qui sont en vers libres exactement au même titre que
y Amphitrijon de Molière, c'est-à-dire que plus exactement ce
sont des stances libres, en ce sens que les rimes n'enjambent
pas, comme chez La Fontaine, d'une période sur l'autre ;
mais comme il n'i a pas deux de ces stances qui soient sem-
blablement construites, les changements de mètres sont aban-
donnés absolument au caprice du poète, et c'est là par excel-
lence ce qui constitue le vers libre. Pour cette pièce comme
pour la plupart des suivantes il nous est impossible de citer le
texte ; ce serait transformer notre livre en un recueil de mor-
ceaux choisis. Mais nous ne saurions trop recommander
au lecteur de n'examiner nos analises qu'avec les textes sous
les ieux:
La BetraUe (Premières méditations)
1" strofe : Pourquoi débuter par un petit vers rapide ?
126 LE VERS FRANÇAIS
La Fontaine commence ainsi ses fables quand il veut présen-
ter rapidement ses personnages. Les trois premiers vers pei-
gnent la situation de M. de Châtillon ; du moment que
ridée ne change pas, ils devraient être tous trois dans le
même mètre, et ce mètre ne devrait pas être celui de 8 silla-
bes parce que l'idée exprimée ne demande nullement de la
vivacité. Où le mètre devait changer, c'est au 4°^^ vers : c Le
temps... » qui conclut cette description de la situation du
vieillard, et en même temps contient l'idée importante, celle
qui annonce tout le développement et tout le sujet de-la pièce.
Pour les deux vers suivants il i avait lieu de changer de nou-
veau de mètre parce qu'ils reprennent l'idée exprimée dans le
4™° en la présentant sous un autre aspect et en la pré-
cisant.
2™e strofe : Le poète change de mètre et il a raison puis-
qu'il i a changement d'idée : dans la strofe précédente il a
parlé d'une personne en particulier et dans celle-ci il arrive à
des considérations générales. Pour le second vers il change
de nouveau de mètre et c'est de nouveau avec raison ; j'ajou-
terai que le choix du mètre de ces deux premiers vers est
très eureux, le petit vers ne contenant en somme que le sujet
de la proposition et le grand vers qui suit étant parfaitement
propre à dérouler en la mettant en relief l'opinion que le
poète exprime sur la question. C'est le même procédé et les
mêmes mètres qu'a employés La Fontaine lorsqu'il a dit :
Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même manière.
Après ce grand vers le poète change de nouveau de mètre et
ce changement est encore justifiable parce qu'il i a de nouveau
changement de point de vue, qu'après nous avoir exposé ce
que sont à ses ieux nos beaux jours, il nous montre maintenant
le cas qu'il en faut faire, et qu'en même temps il ajoute une
restriction à l'indifférence que le sage doit avoir pour eux, lors-
qu'il dit 0 excepté nos amours», restriction qui annonce un nou-
veau développement. Mais quand ce nouveau développement
arrive, un changement de mètre est nécessaire, et là, l'auteur
ne Ta pas opéré; il l'a fait attendre jusqu'au vers suivant:
« LA RETRAITE » 127
c'est trop tard. Il fallait prendre le mètre de 12 silla-
bes dès le 5™"' vers et le garder pour tout le développement,
sauf à le conclure, comme il l'a fait, dans un petit vers qui
exprime son idée de la façon la plus nette et la résume.
3™® strofe : Changement d'idée, d'où changement de mètre,
et emploi du grand vers puisqu'il s'agit d'énoncer une sorte
de maxime générale; tout cela est fort bien, mais ne con-
vient qu'aux deux premiers vers. Après, l'auteur quittant
cette maxime générale pour revenir à son ami en particulier
et la lui appliquer, un changement de mètre est nécessaire.
Il fallait mettre en un petit vers à part l'idée exprimée par
ces mots : « Tu le connais, ami ! » et comme ce qui vient
immédiatement après développe en la précisant cette idée :
« tu le connais d, il fallait immédiatement reprendre le grand
vers avec : « cet heureux coin de tarre » et le garder pour
tout ce développement où il n'i a rien qui demande un relief
particulier. Pourtant dans la suite de ce développement
Lamartine a introduit un petit vers :
Et, du monde embrassant la scène.
L'emploi de ce petit vers est justifiable, non qu'il contienne
une idée qui fasse contraste avec ce qui précède ou ce qui suit
immédiatement, mais parce qu'il annonce l'idée développée
dans la stanee suivante; c'est-à-dire que si la strofe suivante
n'existait pas, ce petit vers ne serait pas justifiable et que sa
raison d'être n'est pas en lui-même, mais ors de lui.
4™" strofe: Cette strofe ne faisant que développer et détailler
ladernièreidée exprimée, il devait lavoir changement de mètre.
D'ailleurs le vers de 8 sillabes, grâce à sa vivacité, aurait admi-
rablement convenu pour présenter rapidement et accumuler
toutes les situations envisagées par l'auteur. En somme on
pouvait faire toute la strofe dans le même mètre, et c'est le
même vers de 8 sillabes qui à notre sens se serait le mieux
adapté aux idées exprimées. Mais si l'on avait voulu indiquer
dans ce développement des nuances de sens et en différencier
les éléments par des changements de mètres, c'est au 5™° vers
qu'il fallait changer :
l2?8 LE VERS FRANÇAIS
Tu vois les nations s'éclipser tour à tour,
car ceci est le développement de la dernière idée exprimée:
« tout passe et rien ne change » et il fallait garder le nouveau
mètre adopté jusqu'à la fin de la strofe. Mais changer au 6°^®
vers, comme l'a fait Lamartine pour ce nouvel exemple pré-
senté sous forme de comparaison :
Comme les astres dans l'espace
ce n'est nullement justifiable. Pourquoi le 7™'^ vers:
De mains en mains le sceptre passe
est-il dans le même mètre que le précédent? On ne le voit
pas bien ; car si le poète a voulu introduire des nuances dans
ce dernier développement, nous passons ici de l'idée de la dis-
parition à celle (le la transmission et du remplacement, et un
changement de mètre était justifiable. Enfin du moment que
le 8™° vers ne fait que reprendre l'idée exprimée dans le 7™°,
on peut admettre le changement de mètre opéré par l'auteur;
mais nous le répétons, il eût été bien préférable d'exprimer
dans un même mètre les idées contenues dans ces 4 derniers
vers, et ce mètre aurait été le vers de 12 sillabes alors que
celui de 8 aurait mieux convenu à la première moitié de la
strofe.
b^° strofe: Ici le poète semble avoir compris que le vers de
8 sillabes était le seul qui convînt pour exprimer la rapidité
de la disparition des choses. Toute sa strofe est en vers de uit,
sauf l'avant dernier qui est un alexandrin et qui n'est justifiable
que par lo désir du poète de mettre en relief le dernier vers:
Osaient nommer la vérité!
sans être obligé pour cela d'en faire un vers de 12 sillabes.
6™® strofe: L'idée change complètement; l'auteur revient
à son ami et lui demande ce que le sage doit faire au milieu
du doute et de l'erreur ; mais il oublie de changer de mètre,
et c'est une grave faute. Il en change deux fois dans la strofe,
mais les deux fois c'est sans raison appréciable ; il n'i a que
pour le dernier vers que l'on comprendrait un changement, et
il n'i en a pas.
LES VERS LIBRES DE M. DE REGNIER 129
^me Q^ gme gtrofes i A ces deux strofes nous n'adresserons
aucune critique. Dans la première il déclare que le sage c'est
son ami, et pour cela il commence par changer de mètre, ce
qui n'est que légitime. Cette strofe contient deux petits vers
à relief tout à fait justifiés par la sens.
La 8™° strofe est une sorte de prière adressée à Dieu, qui
demande un ton grave et lent, aussi est-elle composée de 4
alexandrins, ce qui est irréprochable.
La 9°"* strofe ne fait que développer et détailler le dernier
vers de la précédente :
Donnez tout à celui qui vous demande peu.
Un changement de mètre était donc néceesaire, mais une fois
un nouveau mètre adopté il devait être conservé jusqu'à la
fin de la strofe. Le poète a bien opéré le changement de mètre,
mais dès le second vers il a changé de nouveau, ce que rien ne
saurait justifier.
Enfin dans la 10™* et dernière strofe le poète parle de lui-
même pour opposer sa situation d'esprit à celle de son ami.
Il i a changem entde personnage et contraste d'idées. Un chan-
gement de vers est indispensable : Lamartine n'a pas changé.
Quant aux deux changements de mètres qu'il a faits dans cette
strofe même, ils sont justifiables par le sens.
En somme, on le voit, si Lamartine dans ce morceau a été
parfois eureux dans le choix de son mètre, il s'est fourvoyé si
souvent, et parfois dans des cas si nets et si certains que l'on
peut en conclure sans ésitalion que le vers libre est un instru-
ment délicat dont le maniement lui échappait. Etonnez-vous
après cela qu'il n'ait pas compris, qu'il ait même aï le poète
qui i a déployé une si prestigieuse maîtrise!
Nous ne pouvons pas terminer notre étude sur le vers libre
sans parler de cette école moderne qui écrit en petites lignes
inégales ; je dis lignes^ parce que souvent à mon sens ce ne sont
pas des vers. Laissant de côté toute considération générale,
nous prendrons un morceau et l'examinerons : la critique doit
toujours porter sur des faits précis et non sur des idées a
130 LE VEKS FRANÇAIS
priori. Il serait très facile de prendre en ce genre une pièce
absolument inintelligible, mais notre critique n'aurait pas de
portée. Nous emprunterons donc notre exemple au meilleur
poète de cette école, M. H. de Régnier^ et nous choisirons
la portion de pièce, je n'ose dire la strofe, car ce ne sont pas
des strofes, qui en toute impartialité nous a paru la meilleure
dans un des derniers livres de l'auteur. C'est dans « la Cor-
beille des Heures » :
Les Heures d'Amour sont jeunes et belles.
Les voici toutes,
Regarde-les !
Que leur importe l'ombre ou les cieux étoiles,
Le doux soleil au fleuve et l'averse à la route,
Les roses d'autrefois, les épines d'alors.
Et les robes de pourpre et les couronnes d'or ?
Que leur importe
Le miroir, la corbeille et la clef et la porte ?
Regarde-les.
Elles sont toutes là, couchées.
Chacune seule en sa pensée.
Aveugles, immobiles et belles ;
Mais l'Amour est au milieu d'elles,
Debout
Et mystérieux, tout à coup,
Dans l'envergure de ses ailes ;
Il chante nu au milieu d'elles,
Et toujours
Chacune en sa pensée entend chanter TAmour.
Je ne crois guère que cette école ait fait mieux ; mais est-ce
bon? Voyons d'abord comment c'est construit. Laissons de
côté l'idée qui est vague et simbolique, parfois obscure et ne
nous occupons que de la facture matérielle. D'abord la rime :
c'est tantôt une rime riche comme importe : porte, tantôt une
rime simple comme toujours : amow\ tantôt une assonance
comme debout : tout à coup, tantôt rien du tout comme belles :
regarde les, à moins que le poète ne prononce -lès, ce qui est
français quoique -lés soit plus courant et meilleur ; mais plus
w LA CORBEILLE DES HEURES » 131
loin regarde-les semble accouplé avec couchées, pensées, c'est-
à- dire avoir une fermé . Il i a évidemment un des deux endroits
où Fassonance n'existe pas. D'ailleurs, quoiqu'il en soit de ce
point un peu discutable, il i a dans d'autres morceaux quantité
d'assonances sûrement fausses, une voyelle ouverte étant
accouplée à une voyelle fermée. Maintenant comment sont
réparties ces rimes et assonances de différentes qualités ; est-
ce comme chez les grands classiques des XVIP et XIX« siècles
ridée et Téloignement qui déterminent le plus ou moins de
richesse, en ce sens que les rimes sont d'autant plus riches
que les mots qui les portent ont plus besoin d'être mis en
lumière et sont plus éloi^;nés l'un de l'autre? Nullement, les
deux rimes riches se suivent :
Que leur importe
Le miroir, la corbeille et la clef et la porte ?
et l'on ne voit pas qu'il i ait là rien qui demande un relief
particulier. Nous avons une rime simple embrassée toutes :
route^ les autres étant plates ; je n'en saisis aucune raison.
Les assonances sont aussi le plus souvent plates ; quelquefois
croisées ou embrassées, sans que le motif en apparaisse. Enfin
quand les rimes sont répétées et accompagnées d'assonances
dans l'intérieur des lignes, on peut quelquefois i trouver le
procédé fréquent chez les classiques qui a pour but d'insister
sur tous les éléments d'un même développement et de le met-
tre en relief. C'est le cas ici :
Les roses d'autrefois, les épines d'alors,
Et les robes de pourpre et les couronnes d'or ?
Que leur importe
Le miroir, la corbeille et la clef et la po?'te ?
Mais il faut remarquer d'abord que ces assonances ne com-
mencent qu'au milieu du développement, et d'autre part que
le plus souvent on chercherait en vain une raison analogue ;
en sorte que dans les pièces de ce genre les sistèmes de rimes
et d'assonances paraissent avoir été régis beaucoup plutôt par
le asard que par l'art et la volonté.
1S2 LE VERS FRANÇAIS
Passons au ritme. Il i a dans ce morceau beaucoup de vers
tels que les faisaient les classiques, et c'est sans doute là ce
qui laisse à cette pièce une certaine allure. Il i a 6 vers de
12 sillabes qui sont ritmés à la classique ; mais il i a bien
d'autres choses : il i a un vers de 10, un de 9, 6 de 8, 4 de
4 sillabes, un de 3 et un de 2. Prenons le tout dans Tordre
où l'auteur le présente et voyons si ces vers si différents sont
bien ritmés et si leur emploi est justifié.
Le morceau débute par un vers de 10 coupé au milieu, puis
deux vers de 4. On peut justifier le changement de mètre en
disant que ces deux petits vers contiennent l'annonce du sujet.
Mais il 1 a ici une cassure dans le ritme : le mouvement a été
donné pardeuxmesures impaires àSsillabesnonaccompagnées
dans le môme vers de mesures paires, et nous passons à deux
mesures paires, ce qui est absolument choquant. Le choquant
en poésie n'est ni rare ni à éviter; c'est en choquant son
auditeur que l'on produit les effets les plus puissants, mais au
moins faut-il que le sens l'exige, ce qui n'est point le cas.
Puis 4 vers classiques qui ne donnent lieu à aucune obser-
vation. Ils sont suivis d'un vers de 4 sillabes qui ne nous eurte
en rien, puisqu'il vient ici après des vers auxquels les mesures
paires ne sont pas étrangères ; le changement de mètre est
d'autre part justifiable parle sens, puisquele poète veut mettre
en relief l'idée de leur indifférence à quantité de choses. Le
vers de 12 sillabes qui suit est aussi justifiable et également
le vers de 4 qui vient après, puisque l'écrivain veut insister
sur cette idée :
Regarde-les,
et qu'il annonce par là le tableau qui doit les peindre. Cette
description est essentiellement en vers de 8 sillabes et l'on
ne voit pas du tout comment ce mètre vif et rapide peut
convenir à la description de personnes couchées, immobiles
et absorbées dans leurs réflexions ; l'alexandrin s'imposait.
Dans cette description en vers de 8 sillabes, entre le second
etle troisième vient celui de 9 sillabes ; on pourrait sans doute
justifier un changement de mètre à cause de l'accumulation
des épitètes, mais un vers de 9 sillabes au milieu de vers de
w LA CORBEILLE DES HEURES » 133
8 doit sonner faux à la plupart des oreilles ; pourtant, s'il i a
quelque chose qui puisse l'excuser, c'est la manière dont il
est ritmé : 2, 4, 3, mesures qui toutes sont familières aux
vers de 8 sillabes. S'il avait le ritme impair fixe : 3, 3, 3, on
aurait ici la même faute que nous avons relevée au début du
morceau.
Ensuite vient un vers de 8, puis un vers de 2 : « Debout »,
justifiable par l'importance du mot, due à son opposition avec
«couchées», dans le premier des octosillabes. Puis 3 vers
de 8, un de 3 et un de 12 qui ne donnent lieu à aucune obser-
vation.
Donc pour le ritme nous avons des changements justifiables
et d'autres qui sont fautifs; mais presque tous ceux que l'on
peut admettre sont trop marqués ; il i a discordance entre
l'effet à produire et la puissance du moyen employé.
Au point de vue des expressions, en passant sur ce fait, en
somme étranger à notre sujet, que tout le passage est fai-
blement écrit, il i a lieu de remarquer dans tout le morceau
une certaine monotonie ; cette monotonie est voulue, mais
elle est obtenue en répétant les mêmes mots, parfois les mêmes
lignes, procédé absolument enfantin, ici tout artificiel et qui
n'apparaît à l'état naturel que dans les littératures jeunes et
primitives, on pourrait même dire sauvages, ce qui n'est en
rien le cas de la nôtre. Voici ces répétitions :
Les Heures d'Amour sont jeunes et belles
Aveugles, immobiles et belles
— Les voici toutes
Elles sont toutes là, couchées
— Regarde- les
Regarde-les
— Que leur importe l'ombre ou les cieux étoiles
Que leur importe
— Mais l'Amour est au milieu d'elles
Il chante nu au milieu d'elles
— Chacune seule en sa pensée
Chacune en sa pensée entend chanter TAmour
ce qui fait six répétitions ou reproductions pour 20 vers. Nos
9
134 LE VERS FRANÇAIS
grands poètes expriment la monotomie d'une façon très dif-
férente et très artistique : celle-ci ne l'est pas.
En somme nous avons là un morceau mal pensé, faiblement
écrit, maladroitement rimé ou assonance, inabilement ritmé
et avec des répétitions indignes d'une littérature comme la
nôtre. M. de Régnier nous dirait peut-être que tout cela est
voulu, et que nous le mesurons à une aune qui n'est pas la
sienne : c'est possible, mais ce n'est pas une excuse. Quelle
impression fait en somme ce morceau si on le relit d'une
traite ? celle de quelque chose qui n'est pas fait, qui n'est pas
achevé ; on dirait un premier jet, une idée couchée sur le
papier par l'auteur en attendant qu'il ait le loisir de la tra-
vailler, de la fouiller, de la préciser, de l'exprimer définitive-
ment ; il semble que ce ne soit que le canevas, le squelette,
la carcasse d'un poème à faire. Quoi qu'il en soit, ce n*est
sûrement pas la poésie de l'avenir, ce n'est même pas celle du
présent.
B. — Poèmes en strofes libres
Après avoir étudié les pièces en vers libres, nous sommes
amenés par la force même des choses et leur enchaînement
logique à étudier les strofes libres. En somme, à part les stro-
fes qui sont composées de vers tous semblables entre eux,
tous les autres tipes de strofes sont des strofes libres. Ainsi
une strofe composée de trois vers semblables suivis d'un
vers plus court, comme celles du Souvenir d'A. de Musset
par exemple, est une strofe libre. Une strofe qui contient
deux vers ou davantage différents des autres, est à plus forte
raison une strofe libre ; telle la strofe de 8 vers, divisée en 4
vers de 12 sillabes, puis 2 vers de 12 sillabes suivis chacun
d'un vers plus court, comme dans la pièce de V. Hugo,
A Vitlequier. Mais ces oeuvres ne peuvent pas être dites des
pièces en strofes libres ; nous avons appelé pièces en vers
libres celles dans lesquelles le vers, c'est-à-dire l'unité,
change fréquemment et d'une façon irrégulière. Ici l'unité
c'est la strofe et sa forme reste invariable. Quelle est la loi
« RAPPELLE-TÔI » 13B
des pièces de ce genre ? Le poète donne à la première strofe
la forme qu'il veut et en varie librement les mètres, suivant
ridée exprimée. Mais une fois cette première strofe détermi-
née, comme toutes les autres doivent être semblables à celle-
là, le poète n'a plus aucune liberté ; il n'a plus que des obli-
gations. Elles peuvent se résumer ainsi : le poète doit mode-
ler les idées qu'il exprime dans chaque strofe sur le moule
qu'il a choisi. Il doit s'arranger de façon que dans chaque
strofe prise isolément, tout changement de mètre soit justi-
fiable et même exigé par le sens. Lorsque la strofe ne con-
tient qu'un seul vers d'un mètre différent des autres, la tâche
est aisée. Le poète n'a qu'à lui faire exprimer l'idée essen-
tielle de la strofe, et autant que possible, si la suite du déve-
loppement le permet, la même idée, l'idée dominante de la
pièce présentée sous des formes différentes. Le Souvenir de
Musset nous en a fourni un merveilleux exemple. S'il i a deux
vers différant des autres, la chose est un peu plus compli-
quée, mais encore facile ; tel A Villequier de Hugo. Nous ne
reviendrons pas sur ces deux pièces dont nous avons cité plu-
sieurs passages. Si la strofe présente une grande variété de
mètres, la difficulté devient, très considérable. Nous en exa-
minerons deux exemples ; d'abord la pièce de Musset intitulée
Rappelle-toi. Le poète invite la femme qu'il a aimée et qu'il
aime encore à se rappeler sans cesse leurs amours, et le
développement, très simple, consiste à énumérer les diffé-
rents moments pendant lesquels il l'engage à retrouver ce
souvenir et aussi les circonstances qui le lui rapporteront
d'elles-mêmes. Le tout est adressé à cette femme, mais sui-
vant les passages elle est plus ou moins directement en jeu.
Il i a 3 strofes composées de 4 vers de 10 sillabes, 2 de 12, 2
de 6 et I de 4.
1" strofe : Dans les 4 vers de 10 sillabes, vers, comme
nous l'avons vu, un peu plus vifs que l'alexandrin, le poète
signale deux circonstances purement extérieures et imperson-
nelles. Puis viennent deux circonstances personnelles à cette
femme et qui la mettent directement en scène. Forcément
elles demandent plus de relief que les précédentes ; pour leur
donner la valeur qu'elles méritent, le poète les exprime en
deux alexandrins, vers plus longs et un peu [)lus lents, qui lui
136 LE VERS FRANÇAIS
permettent de mieux étaler les idées qu'il exprime et d'insis-
ter davantage. C'est à ce moment qu'un fait extérieur lui
rapportera ce souvenir et qu'il lui conseille de ne pas res-
ter sourde à cette invitation. Le ritme ne change pas, mais le
mètre change : le conseil et l'événement extérieur ne peu-
vent pas être exprimés dans le même mètre qui a servi à
exposer les dispositions intimes de cette femme. Ce sont
deux vers de 6 sillabes, puis un petit vers de 4 qui contient
et met en relief la conclusion de la strofe et l'idée unique de
toute la pièce.
2® strofe : C'est ainsi qu'est construite la première strofe ;
on peut dire qu'elle est très bien construite, mais en somme
il n'i avait pas de grandes difficultés à vaincre puisque le
poète n'était entravé par rien *. A partir de la seconde strofe
l'auteur n'a plus aucune liberté; il est enserré dans un moule
rigide, et les difficultés commencent. Vojons comment il en
a trionfé. Dans la V^ strofe les 4 vers de 10 sillabes énon-
cent des circonstances étrangères à l'amante. Il en est de
même ici : c'est de lui qu'il s'agit, non pas de celle qu'il
aime ; mais avec les grands vers comme dans la 1" strofe
la femme entre en scène :
Songe à mon triste amour, songe à l'adieu suprême.
Dans le second grand vers nous avons une sorte de considé-
ration générale :
L'absence ni le temps ne sont rien quand on aime
et il semble à première vue qu'il i ait ici une tache et que le
mètre devait changer. Supposons donc que cette strophe est
isolée, que le poète est libre de changer de mètre et d'em-
ployer celui qui conviendra le mieux à l'expression de son
idée. S'il emploie un autre mètre, quel qu'il soit, il mettra
cette idée générale dans un relief tout particulier. Or ce se-
rait une faute, car elle ne joue pas de rôle important dans le
morceau. L'idée importante est celle-ci : Rappelle-toi, songe
1 II va de soi que la première strofe d'une pièce n'est pas toujours et
nécessairement celle qu'il a faite la première et qui lui a servi de tipe
pour toutes les autres.
« RAPPELLE-TOI » 137
à nos amours. Ce grand vers ne fait qu'expliquer les idées
exprimées dans les cinq premiers et annoncer les trois sui-
vants ; c'est une sorte de transition, de trait d'union entre le
commencement et la fin. Or La Fontaine nous a appris que
l'on ne change de mètre que pour mettre quelque chose en
relief, pour marquer un contraste, et que garder le même
mètre c'est éviter tout relief. Le maintien de l'alexandrin est
donc parfaitement justifié. D'ailleurs, et c'est par là que nous
aurions pu commencer cette discussion, il n'i a changement
d'idée entre le vers précédent et celui-ci que dans la forme ;
en réalité, sous apparence de formule générale, il estla con-
tinuation du conseil donné et veut dire en quelque sorte :
Songe que l'absence ni le temps ne sont rien quand on aime.
Puis, avec les vers de 6 sillabes arrive, comme dans la
V strofe, la circonstance extérieure qui doit rappeler le sou-
venir, et dans le petit vers de la fin la conclusion de la strofe
et l'idée unique de toute la pièce.
S"'*^ strofe : La 3™' strofe est construite exactement de la
même manière que les deux précédentes et ne nous retiendra
pas longtemps. Dans les 4 vers de 10 sillabes sont énoncées des
circonstances étrangères à l'amante, et concernant proprement
le poète. Avec les grands vers, elle entre en scène dans l'ima-
gination de l'auteur :
Tu ne me verras plus...
Dans la suite de ces deux grands vers, c'est le poète qui est
en jeu :
. .mais mon âme immortelle
Reviendra près de toi comme une sœur fidèle ;
ce n'est que de lui qu'il est question, mais il n'apparaît que
pourles rapports qu'il aura avec son amante ; au fond c'est
toujours d'elle qu'il s'agit et par conséquent il n'i a pas de
raison pour que le ritme change. Dans les deux vers de
6 sillabes arrive comme dans les autres strofes la circonstance
extérieure qui doit rappeler à la femme leurs amours, et en
définitive dans le vers de 4 la conclusion de la strofe et du
morceau.
138 LE VERS FRANÇAIS
On peut donc dire que cette pièce, malgré les difficultés
qu'elle présentait, est irréprochable.
Voici maintenant une odelette de Th. de Banville, composée
de 3 strofes contenant chacune un vers de 6 sillabes, un
de 8, un de 12, un de 6, un de 8 et deux de 6, c'est-à-dire
cinq vers lents et exactement de la même lenteur, les quatre
de 6 sillabes et celui de 12, et parmi eux deux plus rapides,
ceux de 8.
Aimons-nous et dormons
Sans songer au reste du monde !
Ni le flot de la mer, ni l'ouragan des monts,
Tant que nous nous aimons
Ne courbera ta tête blonde,
Car l'amour est plus fort
Que les Dieux et la Mort I
Le soleil s'éteindrait
Pour laisser ta blancheur plus pure.
Le vent qui jusqu'à terre incline la forêt.
En passant n'oserait
Jouer avec ta chevelure
Tant que tu cacheras
Ta tête entre mes bras !
Et lorsque nos deux cœurs
S'en iront aux sphères heureuses
Où les célestes lys écloront sous nos pleurs,
Alors comme deux fleurs,
Joignons nos lèvres amoureuses,
Et tâchons d'épuiser
La Mort dans un baiser !
l*"^ strofe : Aimons-nous et dormons...
Le premier vers énonce tout le sujet ; il exprime une idée
pleine de mollesse et de langueur, ce qui est admirablement
rendu par son vocalisme. Le ritme de son côté i est parfaite-
ment adapté : mètre lent et court, la lenteur et la langueur
étant des idées du même ordre et la brièveté du vers obli-
geant à resserrer l'idée. Un mètre vif aurait fait contre-sens.
UNE ODELETTE DE BANVILLE 139
Sans songer au reste du monde !
voici le mètre rapide et il est destiné à peindre par son mou-
vement une sorte de grand geste d'indifférence. Puis l'idée
change, d'où changement de mètre ; il est question d'éléments
puissants et grandioses : l'alexandrin s'impose :
Ni le flot de la mer, ni l'ouragan des monts ;
avant le verbe arrive une sorte de parentèse, un complément
circonstanciel, d'une importance capitale car il énonce la con-
dition même de ce qui doit se produire, et il répète en quel-
que sorte ridée exprimée dans le premier vers, aussi est-ce
le même mètre lent et court qui revient :
Tant que nous nous aimons,
puis vient le vers rapide comme pour écarter vivement la
crainte que pourraient suggérer ces terribles éléments et
comme pour rassurer son amante :
Ne courbera ta tête blonde.
Enfin la raison de cette confiance sans bornes est énoncée
sous forme de sentence générale. C'est, nous l'avons vu,
l'alexandrin que l'on emploie généralement en pareil cas ;
seul, avec sa lenteur et son ampleur, il convient à ces sortes
d'idées. Et c'est bien en effet une sorte d'alexandrin que nous
avons ici, mais un alexandrin à rimes léonines, qui sous forme
de deux vers de six sillabes a l'avantage sur l'alexandrin pro-
prement dit de mettre plus en relief les éléments qu'il contient,
grâce à sa rime intérieure et à sa coupure plus nette :
Car l'amour est plus fort
Que les dieux et la Mort !
Telle est la première strofe et l'on ne voit pas trop quelle
critique on pourrait lui adresser au point de vue du ritme.
Voyons les autres. Dans les deux autres strofes les idées
ne correspondent pas vers par vers à celles de la 1'^ strofe ;
nous sommes donc obligés de les examiner en elles-mêmes, en
ne nous occupant plus guère de la l""^ strofe que pour le
cadre qu'elle nous fournit.
140 LE VERS FRANÇAIS
Dans le premier vers il s'agit d'une sorte d'être puissant
comme dans l'alexandrin de la première strofe et de l'action
qu'on lui attribue. Nous n'avons pas ici un alexandrin, mais
un vers de six sillabes qui a le même ritme, c'est-à-dire que
le poète emploie le même ton, comme il convient:
Le soleil s'éteindrait,
puis vient, avec l'octosillabe qui suit, une sorte d'élan d'admi-
ration qui justifie parfaitement l'emploi d'un mètre rapide :
Pour laisser ta blancheur ! plus pure ;
mais l'élan d^admiration n'existe et par conséquent le mètre
n'est justifié qu'à condition de le couper après blancheur et
pas après /awser. L'alexandrin qui suit contient une idée tout
à fait analogue à celle qui est exprimée dans l'alexandrin de la
première strofe, et son emploi se justifie par les mêmes raisons :
Le vent qui jusqu'à terre incline la forêt,
mais dans les deux vers suivants il semble qu'il i a une fai-
blesse :
En passant n'oserait
Jouer avec ta chevelure ;
c'est le vers qui contient le mot «n'oserait» qui correspond
pour l'idée à celui-ci « ne courbera ta tête blonde » ; c'est
celui qui est destiné à écarter la crainte, c'est dans celui-là
qu'il faudrait le mouvement rapide. Quant au vers suivant,
il ne contient que le complément direct de « n'oserait », et si
ce complément, par la nature de l'idée qu'il représente,
demande delà légèreté, ce que l'on obtient par le choix des
voyelles, et que le poète a en efi'et obtenu ici de cette
manière, il ne comporte nullement la rapidité. On pouvait
mettre en relief cette idée pour bien établir le contraste entre
la douceur de l'action supposée et la puissance de l'agent,
mais pour cela un changement de mètre suffisait et c'est un
vers lent qui aurait convenu. Quant aux deux petits vers qui
suivent :
UNE ODELETTE DE BANVILLE 141
Tant que tu cacheras
Ta tête entre mes bras.
ils ne font que reproduire la même idée que celui-ci de la
première strofe :
Tant que nous nous aimons...
C'est donc en toute justice que le poète reprend le même
mètre et développe son idée en deux vers de six sillabes
sous forme d'un faux alexandrin à rime léonine.
3" strofe : Et lorsque nos deux coeurs
ce petit vers qui ne signifie rien, qui ne contient, avec quel-
ques mots sans valeur, que le sujet de la proposition dévelop-
pée postérieurement, détone absolument à côté des vers cor-
respondants et si pleins des deux autres strofes :
Aimons-nous et dormons....
Le soleil s'éteindrait....
C'est là une faute grave. Qu'est-ce qu'il fallait mettre ? cela
ne nous regarde pas; nous n'avons pas à refaire la pièce de
Banville, mais seulement à l'examiner. Ensuite vient le vers
rapide, le vers de 8 sillabes, absolument justifié par le mou-
vement que suppose l'idée qu'il exprime :
S'en iront aux sphères heureuses,
puis nous avons l'alexandrin :
Où les célestes lys écloront sous nos pleurs,
qui n'est pas bien remarquable, à tel point que l'on a le droit
de se demander s'il n'est pas tout entier une cheville, mais
dont l'emploi pourrait enfin à la grande rigueur être à peu
prés excusé par la prétendue élévation de l'idée exprimée.
Le petit vers lent qui suit n'est pas meilleur que le premier
de la strofe ; alors qu'il devrait renfermer des idées impor-
tantes, il contient un mot insignifiant, puis une comparaison
sans intérêt et dont la justesse est extrêmement contes-
table :
142 LE VERS FRANÇAIS
Alors, comme deux fleurs...
Quant aux trois derniers vers, nous n'avons aucune critique
à leur adresser, loin de là. D'abord un élan d'entousiasme :
Joignons nos lè|vres amoureuses,
puis deux petits vers graves et lents, correspondant en quel-
que sorte à un alexandrin, qui mettent en relief l'aboutisse-
ment de toute la pièce et de tous les désirs du poète , en
une idée qui rappelle celles qui ont été exprimées dans les
vers correspondants des autres strofes, et les efface parla
conclusion qu'elle comporte :
Et tâchons d'épuiser
La Mort dans un baiser !
En somme une jolie et bonne pièce, contenant une première
strofe excellente et deux autres qui ne sont pas mauvaises,
malgré quelques taches.
Des pièces de ce genre, étant donné que c'est une strofe
de forme invariable qui est l'unité, sont absolument compa-
rables aux poèmes dans lesquels on n'a qu'un seul et même
vers du commencement à la fin.
Les pièces en vers libres étant celles dans lesquelles l'unité,
c'est-à-dire le vers change fréquemment et irrégulièrement,
les pièces en strofes libres sont celles dans lesquelles l'unité,
c'est-à-dire la strofe, change de structure fréquemment et
d'une façon plus ou moins irrégulière.
Il peut se faire que dans une pièce en strofes libres toutes
les strofes soient différentes les unes des autres, de même
que dans une pièce en vers libres le mètre peut à la rigueur
changer à chaque fois. Telle est celle de Lamartine que nous
avons critiquée toutàTeure. Ne pouvant pas rester à ce sujet
sur une impression plutôt mauvaise, nous signalerons comme
exomple à peu près irréprochable dans ce genre, la pièce
d'A. de Musset intitulée a Souvenir des Alpes ». Après les
études que nous venons de faire, elle n'aura pas besoin de
commentaire.
« LA NUIT d'octobre » 14*^
Le plus souvent» de même que dans les pièces en vers
libres il i a d'ordinaire plusieurs vers du même tipe et sou-
vent à la suite les uns des autres, de même les pièces en
strofes libres contiennent plusieurs strofes du même tipe et
souvent à la suite les unes des autres, par séries. Nous consi-
dérerons d'abord un tipe qui estreprésenté par exemple par la
Nuit d'octobre d'A. de Musset. Cette pièce est constituée par
des tirades d'étendue variable, entremêlées de strofes de
différents tipes, et il faut noter que dans les tirades, quel
qu'en soit le mètre, les rimes sont croisées et le sens finit tous
les 4 vers , en sorte que l'on pourrait à la rigueur, ce
qui n'est nullement nécessaire, les considérer comme des
agrégats de strofes de 4 vers.
Le poète, mélancolique et rêveur, commence par 4 vers
où il dit comment son amour et sa jalousie ont disparu et
étant donné sa disposition d'esprit, c'est le mètre lent de 12
sillabes qui convient. — La muse, pleine d'intérêt pour son
poète, vient l'interroger, non pas comme une personne indif-
férente, mais en somme comme une personne étrangère, c'est-
à-dire d'un ton qui n'a pas de raison pour être grave et lent
comme celui du poète ; elle emploie le vers vif de 8 sillabes.
— Le poète répond avec le ton grave de la mélancolie par 4
alexandrins. — Puis la muse essaie de le consoler et se sert
pour cela de frases générales comme on fait d'ordinaire en
s'adressant aux personnes affligées, et l'invite à lui raconter sa
peine ; elle ne change pas de ton ; elle se sert toujours du mètre
de 8 sillabes. — Le poète dans sa réponse garde la même dis-
position d'esprit et par suite le même ton, il reprend l'alexan-
drin et se dispose à raconter ses maleurs. — Alors la muse qui
ne veut que le consoler et qui craint que le récit de ses peines
ne réveille sa colère, lui demande toujours du même air et
dans le même ton, s'il pourra parler avec calme et s'il est
vraiment guéri. — Le poète la rassure ; il est bien guéri, dit-il,
mais il s'exprime toujours dans le même ton grave et triste.
— Enfin la muse termine cette soL-te de prélude en lui disant
qu'elle est prête à l'écouter et qu'il n'a plus qu'à parler.
En somme cette première partie est un dialogue où l'atti-
tude des deux personnages et leurs dispositions d'esprit res-
tent les mêmes du commencement à la fin, le poète mélan-
U4 LE VERS FRANÇAIS
colique et grave, la muse délicatement empressée et affec-
tueuse. Ils ont chacun leur ton et ne le changent pas.
Ici le poète commence son récit, non pas comme on fait
une narration d'un ton lent et égal , mais comme une per-
sonne qui rêve en quelque sorte, qui rappelle ses souvenirs
et les énonce l'un après l'autre à mesure qu'ils se présentent
à sa mémoire, d'un ton inégal, un peu saccadé et en les
mettant tous en valeur. Or, nous l'avons vu, pour mettre en
relief tous les détails d'un développement, il faut changer de
mètre à chaque vers, il faut faire alterner un vers plus long
et plus lent avec un vers plus court et plus vif. C'est ce qu'a
fait l'auteur ; mais il n'a pas employé l'iambe qui, comme nous
le savons, est une combinaison à effet violent; il n'i a ici
aucune violence: il n'i a que de la tristesse. Le poète a par-
faitement senti que l'alternance du vers de 10 sillabes avec
celui de 8 était celle qui convenait le mieux.
La muse qui l'écoute avec tendresse voit qu'il évite les
souvenirs eureux et que sa tristesse tourne à l'aigreur et à la
rancune ; elle s'empresse de l'interrompre ; elle essaie, tou-
jours du même ton, de le faire parler davantage de ses
moments eureux, pour absorber son esprit dans des idées
gaies et lui faire oublier ses souffrances.
Mais le poète ne se laisse pas persuader ; ce sont ses
maleurs qu'il veut raconter. Cette fois c'est une véritable
narration qu'il fait d'un ton calme et égal, aussi reprend-il
son mètre du début, l'alexandrin, dont la lenteur et la gravité
conviennent à la situation. Au cours du récit la note devient
plus aiguë, à cause de la violence des événements et des
sentiments que l'on relate ; mais il n'i a pas de raison pour
que le mètre change. L'alexandrin est le mètre tragique
aussi bien que celui de la narration.
La muse qui sent que la passion du poète renaît au récit de
ses maleurs et que sa blessure mal cicatrisée se rouvre,
s'efforce de l'apaiser, toujours avec le même ton, avec celui
d'un ami qui tâche de calmer une personne qui souffre et se
révolte contre la douleur.
Mais comme il arrive trop souvent, les paroles de conso-
lation et d'apaisement ne consolent ni n'apaisent, mais au
contraire accroissent la douleur ou la colère. Le poète ne se
LE VERS DE SEPT SILLABES 115
maîtrise plus, et sa réponse n'est qu'une suite d'imprécations
contre la femme qui l'a traï. Il a pris pour l'exprimer le vers
de 7 sillabes et ce choix est bien caractéristique de la part
d'un poète qui n'a jamais employé ce mètre qu'une autre
fois [Le rideau de ma voisine) dans toutes ses œuvres. Ce vers
est merveilleusement propre à exprimer des imprécations ;
pourquoi ? parce qu'il est par excellence dans notre versi-
fication le vers boiteux et sautillant et qu'il saccade les idées
qu'on lui fait exprimer. Le vers de 5 sillabes ne produit pas
du tout le même effet. Il i a deux vers de cinq sillabes, l'un
qui a une coupe et l'autre qui n'en a pas. Celui qui a une
coupe est généralement du tipe 2-}- 3 ou 3 -(- 2 ; il est nette-
ment boiteux, mais comme il est en même temps très lent,
son allure est celle d'un boiteux qui marche très lentement,
c'est-à-dire qu'elle n'est ni saccadée ni sautillante. Lorsqu'il
n'a pas de coupe, il n'a qu'une mesure et il est alors extrê-
mement rapide ; mais il n'est plus boiteux; quelqu'un qui n'a
qu'une jambe ou qui saute sur un pied ne boite pas. Mais le
vers de 7 sillabes divisé comme ici par la coupe en 4 -f- 3 ou
3 -|- 4, et quelque fois en 5 -|- 2 ou 2 -)- 5 est le tipe parfait de
la boiterie. Je me rappelle que quand j'étais enfant (cet âge
est sans pitié), il nous arrivait quelquefois, avec mes petits
camarades, de poursuivre une femme assez méchante et qui
boitait extrêmement bas, en lui criant : « 4 et 3 sept, 4 et
3 sept » ; cela avait le don de l'exaspérer. Eh bien, notre vers
boite exactement comme boitait cette femme, et comme il est
rapide, qu'il court, forcément il sautille et son allure est
saccadée.
Ici la muse l'arrête et quitte absolument le ton qu'elle avait
au commencement de la pièce ; elle prend le grand vers
lent et grave pour le gourmander et lui faire un sermon en
règle.
Le sermon a produit son effet : le poète est complètement
calmé, il oublie jalousie et souffrances, pardonne à son
ancienne amante, et la mélancolie du commencement fait place
aux idées riantes et à la gaîté. Le vers vif et léger de 8 silla-
bes vient naturellement s'adapter à ses paroles.
Cette pièce comme on le voit, est merveilleusement réus-
sie, mais assez compliquée ; si nous passons à l'examen des
146 LE VERS FRANÇAIS
pièces qui sont proprement et nettement en strofes, nous en
pourrons trouver de plus simples, mais également d'aussi
compliquées. Le Lac de Lamartine est une des plus simples.
C'est tout d'abord le poète qui parle, et il se sert de strofes
composées de trois alexandrins et d'un vers de 6 sillabes qui
exprime en général l'idée la plus importante de la strofe ou du
morceau.
Puis il entend une voix étrange; les paroles de cette voix
ne peuvent pas être dites du même ton que les siennes.
Comme d'autre part elles ont une importance capitale, étant
l'aboutissement de ce que le poète vient de dire et le point de
départ de ce qu'il dira ensuite, qu'elles sont en quelque sorte
le centre et le pivot de toute la pièce, le poète a choisi, pour
les mettre en relief depuis le premier vers jusqu'au dernier,
l'alternance continuelle du vers de 12 sillabes avec celui de 6.
Aussitôt que la voix s'est tue, le poète reprend la parole
et il s'exprime de nouveau dans la même forme qu'au début.
Il n'i a donc que deux tipes de strofes dans ce morceau. Les
pièces suivantes sont plus variées. Nous prendrons d'abord
une pièce qui n'a pas une aute valeur poétique, mais qui est
intéressante et curieuse : c'est une œuvre de virtuosité, les
Djinns dans les Orientales, On part du repos et du silence
pour arriver progressivement à un vacarme infernal, et ce
bruit épouvantable s'éloigne et petit à petit retombe à néant.
Croissance, puis décroissance de bruit et de mouvement, tout
cela exprimé par le ritme. L'auteur commence par le vers de
2 sillabes pour arriver progressivement au vers de 10, puis
redescend graduellement au vers de 2. La seconde moitié
recouvre la première en ordre inverse.
La première strofe est en vers de 2 sillabes, c'est-à-dire très
lente, mais tous les mots i sont mis en relief par la rime. Elle
est destinée à peindre par sa lenteur et sa monotonie le repos
et le silence. La seconde strofe est en vers de 3 sillabes ; c'est
encore bien lent, mais pourtant plus rapide : le mouvement ou
le bruit commence. La troisième strofe est en vers de 4 silla-
bes à une mesure : c'est un mètre très vif. Le bruit augmente
et suggère l'idée d'un mouvement rapide qui le produit et le
rapproche. Dans la quatrièno strofe le personnage qui parle
décrit le bruit inégal qu'il entend. Il emploie un mètre inégal
« LES DJINNS » 147
comme ce bruit, mais lent parce que tout en parlant il écoute
et apprécie (5 sillabes, en deux mesures). Dans la cinquième
strofe il reconnaît la cause de ce bruit et prend une détermi-
nation relative à sa propre sécurité ; mètre lent de 6 sillabes.
Ce sont les Djinns; il les entend de très près, il se figure
même qu'il les voit et il décrit leur vol rapide, tourbillonnant
et sifflant, au moyen du mètre rapide, boiteux et sautillant de
7 sillabes. Les démons approchent toujours. Il les reconnaît
avec anxiété et songe précipitamment aux précautions qu'il doit
prendre en constatant les effets de leur passage sur sa demeu-
re. C'est l'activité fébrile qu'il déploie en ce moment qui ex-
plique l'emploi du vers rapide de 8 sillabes; c'est aussi ce fait
que le mouvement des Djinns lui semble d'autant plus rapide
qu'il est plus rapproché. Il n'i a pas de strofe en vers de 9silla-
bes. Ce vers coupé en 3, 3, 3, fournit un ritme berceur qui ferait
ici contre-sens; mais en le coupant autrement, par exemple
2,4,3, — 4,2, 3, etc., le poète aurait pu obtenir des effets tout
à fait conformes à la situation. Il emploie le vers de 10 sillabes.
Le personnage est à peu près en sécurité, tapi au fond de sa
demeure ; mais les esprits s'abattent sur elle. Il écoute plein
d'angoisse et constate ce qu'il entend ; mais chacun de leurs cris ,
chacun de leurs coups le fait tressaillir. Ce sont ces tressaille-
ments continuels que le poète a bien rendus par la première
mesure rapide du vers de 10 sillabes suivie de deux mesures
lentes.
Cette strofe est le point central de la pièce, et le point
culminant du vacarme des Djinns. Lemaleureux se croit perdu
et dans sa détresse il pousse vivement sa prière à Mahomet,
d'où l'emploi du vers rapide de 8 sillabes; il faut noter qu'en
même temps le bruit est moins violent et la fuite rapide
commence. Les vers de 7 sillabes qui viennent ensuite peignent
cette fuite sautillante et saccadée. Le personnage se rassure, se
calme, d'où le mètre lent de 6 sillabes pour constater le départ
des démons et le décroissement du bruit qu'ils font en pas-
sant. Il entend encore des bruits, mais inégaux et discontinus,
d'où le mètre inégal de 5 sillabes; ce mètre est lent, ce qui
concorde avec l'attitude attentive de l'auditeur qui apprécie
ce qu'il entend. Le bruit de la troupe n'est plus qu'un sourd
grondement; il semble qu'elle fuit plus vite parce que le bruit
i48 LE VERS FRANÇAIS
est continu, d'où le mètre irès vif de 4 sillabeâ (en réalité c'est
Téloignement qui empêche de distinguer les divers éléments
du bourdonnement). Le bruit devient de plus en plus vague
et semble à chaque instant prêt à s'éteindre, d'où le mètre
lent de 3 sillabes peignant un bruit qui disparaît comme il
avait peint au début un bruit qui naît. Enfin avec la dernière
strofe en vers de 2 sillabes, très lente, nous retombons au
silence et au repos.
Nous terminerons par trois pièces d'un genre plus élevé :
L'Ode à la Colonne^ La prière pour tous et Napoléon II, la se-
conde empruntée aux Feuilles d'automne et les deux autres
aux Chants du Crépuscule. V. Hugo a composé la première au
moment où il était question de faire transporter les cendres
de Napoléon sous la colonne de la [»iace Vendôme.
L - La pièce débute par un développement grandiose sur
les origines de cette colonne de bronze et sur les auts faits
qui ont motivé son érection. Le ton épique, c'est-à-dire le
ritme de l'alexandrin était tout indiqué. Le poète adopte en
effet le vers de 12 sillabes, mais en l'intercalant, tous les
deux vers, d'un petit vers de 6 sillabes qui ne change pas le
ritme, mais a pour effet de donner à l'ensemble plus de relief
et de mettre particalièrement en évidence les idées qu'il ex-
prime.
IL — Les députés ont ajourné la question; Hugo d'un ton
dégagé et ironique rapporte leurs arguments ou ceux qu'il
leur prête ; le vers épique ne convient plus ; il emploie le
vers léger et rapide de 8 sillabes.
IIL — Puis il se mêle en quelque sorte à leur discussion et
leur oppose Ténumération de tous les titres de Napoléon.
Pour accumuler rapidement tous ces faits, il faut encore des
petits vers rapides; le vers de 8 sillabes convient seul, car
celui de 6 a la même lenteur que l'alexandrin et celui de 10
est à peine plus rapide. D'autre part, un vers à nombre im-
pair de sillabes eût fait contre-sens par son allure sautil-
lante. Aussi le poète garde le même mètre.
IV. - Là-des3us il continue son argumentation. En somme
c'est toujours la même discussion , la même délibération : le
« r/ODE A LA COLONNE » 14 9
ton ne change pas, même si des idées dififérentes se succèdent.
Ce sont deux strofes de vers de 8 sillabes ; dans la première
il demande si Ton craint que le despotisme de nouveau ne sur-
gît et n'opprimât la liberté ; dans la seconde il répond qu'en
Tétat actuel ce n'est plus à redouter. Entre les deux se trouve
une strofe d'un tipe différent, qui prépare la suivante, mais
qui ne fait pas partie à proprement parler de la discussion ;
c'est en quelque sorte une parentèse,une réflexion que fait le
poète àpart lui, qu'il ne lance pas au milieu delidélibération,
mais qui l'amène à la strofe suivante contenant le dernier argu-
ment qu'il énonce. Dans cette strofe intermédiaire, l'auteur
sonie à la force actuelle de la liberté et à la quiétude que lui
laisse la vue des trônes et des rois. Pour exprimer cette aute
puissance, Hugo a employé le vers épique dans toute la strofe
sauf l'avant dernier vers qui a 8 sillabes et met en relief une
antitèse frappante.
V. — La délibération supposée est finie. Le poète ne
s'adresse plus aux députés. Il s'adresse atout le monde pour
flageller ces avocats et dire quel eût été l'efl'dt gpaad;ose et
puissant de l'exéjution du projet exprimé parles pétitionnai-
res. Naturellement il reprend pour cela le ton épique dans
des strofes construites comme celles du début: 2 alexandrins
à l'imes plates, un exasillabe, puis 2 alexandrins à rimes
plates et un nouvel exasillabe rimant avec le premier.
VI. — Donc la proposition est repoussée : on ne ramènera
pas pour le moment les cendres du grand empereur sous sa
colonne de bronze. Le poète alors se tourne vers ces cendres
mêmes et s'adresse à elles. Il leur conseille la patience en
une sorte d'imme vif et léger.
VII. — Puis il songe à l'avenir, il espère qu'un jour on
sera plus juste, qu'on mettra les restes de Napoléon oii ils
doivent être et qu'on leur fera les funérailles qu'ils méritent.
C'est sur cet espoir qu'il termine et pour l'énoncer, pour le
communiquer au grand empereur il prend le grand alexandrin
en strofes de 6 vers dont le dernier est un octosillabe à
relief.
10
150 LE VERS FRANÇAIS
La prière pour tous
I. — Nous sommes au moment où le jour vient de dispa-
raître faisant place à la nuit et où les petits enfants font leur
prière avant de s'endormir. Le poète décrit gravement cette
eure crépusculaire et envoie sa fille prier. Il se sert, comme
il est naturel, du mètre grave et lent de 12 sillabes.
IL — Prier pour qui ? D'abord pour sa mère, puis surtout
pour son père ; le poète donne les raisons de ce choix et il
les expose gravement sans changer de mètre.
III. — Après son père et sa mère il Tengage à prier pour
tous ceux qui emploient mal l'eure de la prière, pour tous
ceux qui ne prient pas, pour tous ceux qui sont morts et par
conséquent ne peuvent pas prier mais ont besoin des prières
d' autrui. Il i a là une longue et rapide énumération; et,
comme nous Tavons vu; ce sont les vers vifs et en particulier
celui de 8 sillabes qui expriment le mieux la sintèse et l'accu-
mulation des faits et des idées qu'on énumère ; ce sont des
strofes de 10 vers de 8 sillabes.
IV. — Parmi les morts pour lesquels il convient de prier,
c'est aux parents tout d'abord qu'il faut songer, aux grands
parents, aux oncles, aux aïeux. Il n'i a plus ici une énumé-
ration et une accumulation de personnages comme dans la
partie précédente, mais il i a en quelque sorte la description
de l'état de ces morts dans leur tombe ; aussi le poète reprend
Talexandrin grave et lent.
V. — Là-dessus il semble supposer que sa fille lui fait une
objection, qu'elle lui demande pourquoi ce n'est pas lui qui va
prier pour toutes ces personnes. Il i répond par une sorte
d'imne gracieux et léger en l'onneur de la pureté et de l'in-
nocence des enfants, où il montre que seuls les enfantas
n'ayant pas besoin de prier pour eux-mêmes peuvent se char-
ger d'aulrui. Il reprend pour cela le vers de 8 sillabes, mais
non plus comme plus aut en strofes de dix vers destinées à
accumuler les éléments d'une énumération ; ce sont des peti-
tes strofes de 5 vers.
te LA PRIERE POUR TOUS » 151
VI. — Puis l'auteur revient au vers grave et lent pour dire
à sa fille comment elle doit faire sa prière, qu'elle doit la don-
ner comme une consolation, comme une aumône, une charité,
pour tous, pour Dieu lui-même.
VII. — Elle doit verser sa prière comme un parfum. Cette
idée suggère au poète un imne lirique où il montre que tous
les parfums terrestres, toutes les offrandes ne sont rien auprès
de celle delà prière d'un enfant. Il emploie pour cela de peti-
tes strofes de 5 vers en vers de 5 sillabes. L'allure de ces vers
est lente mais inégale puisqu'ils ont deux mesures dont l'une
est plus rapide que l'autre ; et la strofe tout entière a aussi
quelque chose d'inégal puisqu'elle contient un nombre impair
de vers et que de ses deux rimes l'une est répétée trois fois.
De cette allure inégale et variée résulte une impression gra-
cieuse qui convient bien à l'idée exprimée.
VIII. — Là-dessus l'auteur nous dépeint sa fille en prières
avec son ange qui se tient auprès d'elle. Il reprend pour cela,
comme il sied, le long vers grave.
IX. — La pièce se termine par deux prières sous forme
d'imnes. Ce sont les deux prières du poète; toutes deux sont
graves et lentes, mais en des mètres difi'érents. La première
s'adresse àsafille, il l'invite à rester toujours umble et pieuse,
et pure comme les lacs des montagnes. Il se sert pour cela
d'un vers aussi lent que l'alexandrin, le vers de 6 sillabes à
deux mesures, mais sa disposition en petites strofes de 5 vers
avec une rime répétée 3 fois lui donne une grâce particu-
lière.
X. — Pour la prière adressée à l'ange auquel il recom-
mande sa fille, le ton s'élève et le vers devient plus ample. Ce
sont des strofes de 6 vers composées de deux alexandrins à
riraes plates suivis d'un exasillabe à relief, puis deux alexan-
drins à rimes plates suivis de nouveau d'un exasillabe qui rime
avec le premier.
Napoléon II
C'est en quelque sorte un fragment d'épopée, mais de l'épo-
pée lirique. La note dominante est bien le ton épique et le
t5è LE VERS FRANÇAIS
mètre le plus employé l'alexandrin ; mais tandis que l'épopée
proprement dite ne comporte que l'alexandrin à rimes plates
et en séries indéfinies, ici l'alexandrin est employé en strofes
et il n'i a nulle part 4 alexaudrins de suite à rime plate. Ce
sont des strofes de 6 vers dans lesquelles le 3® et le 6® riment
toujours ensemble. En outre, le 6^ vers ou bien le 3® et le 6*
sont souvent remplacés par des mètres d'un autre tipe (6 ou
8 sillabes). Enfin il i a dans la pièce quelques strofes tout
entières en vers de 8 sillabes. Voyons comment ces différents
éléments sont répartis et adaptés au développement des idées.
Dans la première partie nous avons deux strofes qui alternent
régulièrement; elles sont composées toutes deux de 6 vers ;
dans la première, le troisième et le sixième sont des exasil-
labes, les autres vers étant des alexandrins ; dans la seconde
il n'i a que des alexandrins. Cette espèce de ton épico-lirique
convient bien aux idées développées : la naissance de Napo-
léon II attendue parle monde entier, la puissance et l'orgueil
de son père. Dans ces deux strofes le ritme ne change nulle
part; c'e-t partout le ritme épique, l'allure épique; mais
l'impression produite par ces deux strofes n'est pas la même.
La première contient deux vers à relief, les exasillabes, la
seconde n'en contient aucun ; mais par contre elle a beau-
coup plus d'ampleur. On remarquera que dans cette première
partie les idées exprimées par les vers de six sillabes méritent
toutes le relief que ce mètre leur donne. Et d'autre part que
dans les strofes impaires il est plutôt question de l'enfant ou
d'autres personnes par rapport à lui, tandis que dans les
strofes paires, plus amples, c'est plutôt de son père qu'il
s'agit, de sa puissance, de son orgueil, ou d'autres objets,
puissants aussi et grandioses, tels que le dôme des Invalides
ou les monstrueux canons qui urleat à sa base.
Dans la seconde partie nous retrouvons ces deux tipes de
strofes, et en outre des strofes en vers de 8 sillabes. Il est
curieux de voir comment ces diverses strofes sont distri-
buées. L'idée est celle-ci : l'avenir n'est à personne, l'avenir
estàDieu. Chacun des développements commence par lastrofe
en vers de 8 sillabes. Nous avons vu dans la Prière pour tous
des strofes de ce mètre servir à accumuler les éléments d'une
énumération. Ces strofes avaient dix vers, celles-ci en ont
I
« NAPOLEON II » 153
douze ; elles jouent exactement le même rôle et produisent cet
effet d'accumulation avec plus de netteté encore parce qu'elles
contiennent deux rimes qui sont répétées trois fois. Elles pei-
gnent en outre par leur vivacité la rapidité de la disparition
des choses et de la succession des événements. Chacune est
suivie d'une strofe plus grave et plus lente de l'un des tipes
de la première partie qui reprend, pour en conclure le dévelop-
pement, la même idée sous un autre aspect, moins impersonnel,
soit qu'on nous montre l'omrae directement enjeu comme dans
la première, soit qu'on passe d'événements très généraux à
ceux qui concernent Napoléon lui-même. Dans les deux cas
le développement est parallèle et la strofe qui le conclut est
celle qui contient deux vers de 6 sillabes à relief. Dans le
troisième développement l'auteur énuraère tous les auts faits
qu'a pu accomplir Napoléon et i oppose l'invincible pouvoir
de Dieu ; pour cette dernière idée il faut la strofe la plus
ample, celle qui ne contient que des alexandrins.
Dans la partie suivante nous revenons à l'enfant. Tout ce
que son père a fait pour lui, toute la puissance qu'il a déployée
autour de lui, rien n'a pu le protéger. Il i a bien ici encore
une énuraération défaits nombreux; mais Tauteur ne veut
pas insister sur la rapidité de leur succession. Il veut simple-
ment mettre en relief leur nombre et leur grandeur. Aussi il
abandonne le vers de 8 sillabes et reprend l'alexandrin. Il
l'emploie en strofes de 6 vers dont le dernier est un octosillabe
qui produit un relief extrêmement puiss^ant, parce que son
arrivée constitue non seulement un changement de mètre,
mais encore un changement de ritme et la succession de l'un
des ritmes les plus rapides à l'un des plus lents.
Dans la quatrième partie nous voyons Napoléon en exil,
triste, accablé, oubliant sa grande épopée pour songer à son
enfant. Le ton doit être aussi grave, aussi noble, aussi élevé
que possible, c'est-à-dire que l'alexandrin doit être la note
dominante. Mais la nature de la pièce interdit le dévelop-
pement calme et égal d'un récir épique. Le cœur du poète a
des soubresauts, des élans de colère ou d'admiration, comme
celui de l'Empereur a des élans d'amour. Il faut peindre ces
mouvements violents par des vers qui produisent un relief et
un contraste puissant, comme ceux de 8 sillabes isolés au
milieu de ceux de 12.
154 LE VERS FRANÇAIS
Nous avons 3 fois de suite une strofe de 6 alexandrins suivie
de 2 strofes dont le 3° et le 6* vers sont des octosillabes. Si
Ton voulait entrer dans le détail, on reconnaîtrait que bien
que ces deux tipes de strofes soient disposés dans un ordre
parfaitement régulier, comme un cadre artificiel et préétabli,
ce n'est pas au asard que les idées sont venues remplir tel
moule ou tel autre. Les strofes où il i a des changements de
mètres sont les seules qui comportent parles idées exprimées
des mouvements violents. Des trois qui sont tout entières en
alexandrins, les deux premières n'expriment rien à quoi ne
convienne l'allure égale du récit épique ; quant à la 3* il est
bien vrai qu'elle contient des idées absolument pareilles à
celles qu'on trouve dans les deux précédentes, qui ont des
vers de 8 sillabes. Mais précisément parce que c'est la fin d'un
même développement le ton peut légèrement changer; on
a mis suffisamment de faits en relief dans les deux strofes pré-
cédentes pour qu'il ne soit plus utile d'i mettre ici d'autres
faits absolument analogues. Enfin Fauteur a besoin de se
réserver les strofes à relief pour le développement qui vient
immédiatement après et où il va parler de l'enfant; il a abso-
lument le droit de changer la forme de sa strofe en vue d'un
effet à venir, de même que nous avons vu souvent La Fontaine
changer de mètre non pas pour produire un effet dans le vers
même qui constitue le changement, mais pour s'en réserver
un dans le suivant.
Le développement suivant n'est que grave et mélancolique.
Il ne comporte plus de mouvements violents; aussi n'i a-t-il
pas changement de ritme. Il i a des changements de mètres
qui mettent certaines idées en relief, mais sans violence, et
l'allure des deux strofes qui composent ce morceau reste tou-
jours la même.
Pour terminer le poète se met en quelque sorte personnel-
lement en scène, parle en son nom et nous expose des consi-
dérations liriques sur les révolutions et la disparition des
choses. Le vers épique ne convient plus ; Hugo reprend sa
strofe de 12 vers de 8 sillabes.
DEUXIEME PARTIE
LES SONS
CONSIDÉRÉS COMME MOYENS D'EXPRESSION
« La versification peut se définir : Fart
de faire bénéficier le plus possible le
langage des qualités agréables et émi-
nemment expressives du son ».
(Sully Prudhomme,
Réflexions sur l'art des vers).
On a (le tout temps signalé chez les poètes des vers faisant
onomatopée, c'est-à-dire dans lesquels les auteurs avaient
essayé de peindre certains bruits, d'en donner à l'oreille Tira-
pression parles sons des mots qu'ils avaient erap'oyés. C'est
ce qu'on appelle Yarmonïe imilative. L'existence de vers de ce
genre, qu'on les blâme ou qu'on les admire, est incontestable
et incontestée. Mais ils sont en fort petit nombre et ce n'est
pas sur eux que nous avons l'intention d'insister particulière-
ment; nous n'aurions pas grand chose à en dire qui ne .^oit
connu. L'armonie imitative ne fait que reproduire des bruits ou
d'une manière plus générale des fénomènes fisiqnes. Or il est
relativement rare qu'un poète ait à exposer ces sortes de
choses ; le plus souvent il raconte des événements, exprime
des sentiments ou développe d(3s idées abstraites. Quel est le
son d'une idée abstraite ou d'un sentiment ? Par quelles voyel-
les ou par quelles consonnes le poète peut-il les peindre ? La
question même semble absurde. Ede ne l'est pas. Nous nous
proposons précisément de montrer par une étule minutieuse
des chefs-d'œuvre de nos plus grands poètes qu'ils ont pres-
que toujours cherché à établir un certain rapport entre les
sons des mots dont ils se servaient et les idées qu'ils expri-
maient, qu'ils ont essayé de les peindre, si abstraites fussent-
elles, et que la poésie descriptive n'est pas une chose excep-
tionnelle et à part, distincte de la poésie.
On peut peindre une idée par des sons : chacun sait qu'on
le fait en musique, et la poésie, sans être de la musique, est,
comme nous le verrons plus loin, dans une certaine mesure
une musique ; les voyelles sont des sortes de notes.
158 LE VERS FRANÇAIS
Notre cerveau continuellement associe et compare ; il
classe les idées, les met par groupes et range dans le même
groupe des concepts purement intellectuels avec des impres-
sions qui lui sont fournies par l'ouïe, par la vue, par le goût,
par l'odorat, par le toucher. Il en résulte que les idées les
plus abstraites sont presque toujours associées à des idées
de couleur, de son, d'odeur, de sécheresse, de dureté, de
mollesse. On dit couramment dans le langage le plus ordi-
naire : des idées graves, légères, des idées sombres, troubles,
noires, grises, ou au contraire des idées lumineuses, claires,
étincelantes, des idées larges, étroites, des idées élevées,
profondes, des pensées douces, amères, insipides, on dit de
quelqu'un qu'il broie du noir, qu'il a le cœur léger. Quand on
dit: des idées sombres, c'est une comparaison; il est évident
que les idées n'ont pas de couleur par elles-mêmes, mais
cette comparaison est parfaitement claire et intelligible grâce
à une série d'associations. Enoncer cette comparaison sans
dire que l'on fait une comparaison, c'est traduire ; nous tra-
duisons une impression intellectuelle en une impression
visuelle. Si la traduction est bien faite l'idée n'aura en rien
perdu de sa clarté, pas plus qu'une frase française traduite
en allemand. Une fois notre frase française traduite en alle-
mand nous pouvons la traduire en russe ou en toute autre
langue sans que l'idée soit en rien modifiée, pourvu que notre
traduction soit exacte. On peut de même traduire une impres-
sion visuelle en une impression audible. Le langage ordinaire
nous fournit lespremierséléments d'une traductionen impres-
sions audibles de celles qui nous sont données par les autres
sens : il distingue des sons clairs, des sons graves, des sons
aigus, des sons éclatants, des sons secs, des sons mous, des
sons doux, des sons aigres, des sons durs, etc. Il est évident
qu'une idée grave pourra être traduite par des sons graves,
une idée douce par des sons doux, c'est-à-dire que pour
produire l'impression qu'il cherche le poète pourra accu-
muler dans ses vers des mots contenant tantôt des sons
graves, tantôt des sons doux, ou d'autres encore. Les répéti-
tions de voyelles sont connues sous le nom d'assonances et les
répétitions de consonnes sous celui d'allitérations.
Il ne s'agit pas pour nous d'échafauder une téorie indi-
LES REPETITIONS DE SONS 159
quant aux poètes ce qu'ils pourraient faire ; nous voulons
simplement étudier ce qu'ils ont fait. Les règles d'un art ne
peuvent pas être formulées arbitrairement ; elles ressortent
de l'examen des chefs-d'œuvre, elles ne les suscitent pas.
Comme l'a dit M. Saint- Saë as [Harmonie et mélodie^ 5° édit.
p. XXVII), c'est une illusion « de croire que la critique peut
diriger l'art. La criti(}ue analyse, la critique dissèque. Le
passé, le présent lui appartiennent. L'avenir, jamais ». Mais
il suffit d'examiner une page d'un poète pour remarquer qu'en
deorsdes vers cités dès longtemps comme exemples d'armo-
nie initiative, elle est pleine d'assonances et d'allitérations. Ce
n*e.^t pas d'aujourdui que ce fénomène a été remarqué, mais il
a été interprété diversement. D'après certains ces répétitions
de sons seraient voulues, intentionnelles ; d'après d'autres elles
seraient l'effet d'un pur asard, et la simple juxtaposition des
mots destinés à exprimer une idée les produirait d'elle-même
àl'insu ou même contre la volonté du poète. D'aucuns préten-
dent que là où elles se rencontrent elles sont des fautes de
goût, des taches, des négligences ; selon d'autres, ce sont
elles qui font la qualité et le charme des bons vers. (( Ce
sont ces détails, disait un connaisseur (Th. Gautier dans son
étude sur Charles Baudelaire) qui rendent les vers bons ou
mauvais et font qu'on est ou qu'on n'est pas [>oète ». Diderot
exprimait avec un peu plus de développement dans son
« Salon » de 17(57 une idée analogue sur ce qui constitue la
beauté des vers : « C'est un choix particulier d'expressions ;
c'est une certaine distinction de syllabes longues ou brèves,
dures ou douces, sourdes ou aigres, légères ou [)esantes,
lentes ou rapides, plaintives ou gaies, ou un enchaînement de
petites onomatopées analogues aux idées qu'on a et dont on
est fortement occupé, aux sensations qu'on ressent et qu'on
veut exciter ; aux phénomènes dont on cherche à rendre les
accidents ; aux passions qu'on éprouve et au cri animal
qu'elles arracheraient ; à la nature, au caractère, au mouve-
ment des actions qu'on se propose de rendre ; et cet art là
n'est pas plus de convention que les effets de la lumière et
les couleurs de !'arc-en-ciel ; il ne se prend point ; il ne se
communique point ; il peut seulement se perfectionner. Il
est inspiré par un goût naturel, parla mobilité de l'âme, par
160 LE VERS FRANÇAIS
la sensibilité. C'est l'image même de l'âme rendue par les
inflexions de la voix, les nuances successives, les passages,
^es tons d'un discours accéléré, ralenti, éclatant, étouffé,
tempéré en cent manières... Sans ce mérite, un poète ne vaut
presque pas la peine d'être lu, il est sans couleur ».
M. d'Eichtal n'est pas moins affirmatif : « Il n'est pas de
vers français bien frappé qui, en dehors de ses autres qualités
dues à la pensée, à l'image, à l'expression, au nombre, ne
contienne de ces rappels (allitérations et assonances), plus ou
moins fréquents, plus ou moins saillants, et il suffit d'ouvrir
un poète classique ou moderne qui ait survécu pour en trou-
ver des exemples à chaque ligne. Une analyse un peu atten-
tive permet de constater que ces effets dits autrefoi-; « d'har-
monie imitative », et qu'on considérait comme exception-
nellement usités, lorsque le poète voulait réaliser une sonorité
particulière, sont très généraux, très répandus, et constitu ent
l'élément principal de Yeuphonie de nos vers » (Du rythme
dans la versification française, p. 47etsuiv.).
Alfred de Mussetavait dit, sans développer sa pensée « Dans
tout vers remarquable d'un vrai poète, il y a deux ou trois
fois plus que ce qui est dit ; c'est au lecteur à supp'éer le
reste selon ses idées, sa force, ses goûts ». Il n'entendait pas
par là que c'est le lecteur qui rend les vers bons par ce qu'il
i supplée ; sans quoi il n'i aurait pas de bons et de mauvais
vers, il n'i aurait que de bons ou de mauvais lecteurs, de bons
ou de mauvais auditeurs. Musset a pris la précaution de dire
« Dans tout vers remarquab'e d'un vrai poète », c'est-à-dire
que le lecteur ne supplée à ce qu'a dit expressément le poète
qu'à condition que ce dernier ait rempli son vers d'indications
qui guident le lecteur ; et c'est précisément parce que les
effets et les impressions ne sont qu'indiquées que le vers est
bon ; si le poète avait tout dit ses vers seraient plats et en-
nuyeux. C'est ce qu'a développé un autre poète, Th. de
Banville, dans le passage suivant :
« Ce n'est pas en décrivant les objets sous leurs aspects les
plus divers et dans le moindre détail que le poète les fait
valoir ; ce n'est pas en exprimant les idées in extenso et dans
leur ordre logique qu'il les communique à ses auditeurs ;
mais il suscite dans leur esprit ces images ou ces idées, et
OPINION DE M. COMBARIEU 161
pour les susciter il lui suffit d'un mot. De même, au moyen
d'une touche juste, le peintre suscite dans la pensée du spec-
tateur l'idée du feuillage de hêtre ou du feuillage de chêne ;
cependant, vous pouvez approcher du tableau et le scruter
attentivement, le peintre n'a représenté en effet ni le contour
ni la structure des feuilles de hêtre ou de chêne ; c'est dans
notre esprit que se peint cette image, parce que le peintre
l'a voulu. Ainsi le poète ».
Toutes ces opinions o:if. leur valeur, mais elles restent à
Tetat de jugements généraux; elles ne touchent pas aux
faits. Becq de Fouquièros a essayé dans son remarquable
Traité de <;t'rs//îca.'20w d'entrer dans le détail de la question;
il i a consacré deux chapitres, l'un sur Y assonance et l'autre sur
Valfilération, qu'il a nourris de remarques fines et judicieuses
(voy., par exemple, le commentaire des paroles d'Oenone,
p. 260-2(33) ; maleureusement elles sont entremêlées de subti-
lités qui vont parfois jusqu'à l'erreur, et le tout est mal pré-
senté ; en sorte que pour comprendre, il est nécessaire d'en
savoirpluslongque l'auteur n'en dit et de voir au delà. Ce sont
des observations isolées, qu'aucun [)rincipe général ne réunit
et qui parfois semblent se contredire. Il aurait fallu entrer
dans déplus longs développements et partir de notions sur la
nature et la valeur des sons que Becq de Fouquières igno-
rait sans doute.
Aussi, à part MM. Le Goffic et ThieuUn, à qui les dimen-
sions de leur Traité interdisaient de s'étendre sur la question,
s'est-on généralement élevé contre les idées que l'auteur a
exprimées à ce sujet. M. Combarieu, dans un livre intitulé
Les rapports de la musique et de la poésie, l'a fait avec violence.
S'occupant d'abord de la question en général, il déclare que
les répétitions de sons appartiennent en propre aux langues
primitives, qu'elles sont une marque de barbarie et que dans
une langue et une littérature comme les nôtres elles ne peu-
vent être considérées que comme des ca^ofonies maleureuses
et des puérilités. Sans doute les allitérations d'Ennius sont
en général peu artistiques et quelques-unes seraient peut-
être déplacées ailleurs que dans une littérature qui débute.
Celles-ci de Veriaine décrivant une belle femme ne produi-
sent qu'une orrible cacofonie :
162 LE VERS FRANÇAIS
Ton cher corps rare, harmonieux...
Cet autre vers de l'école décadente :
Une suprême opale ^ opaline et pâlie,,,
n'est que puéril. Mais là n'est pas la question ; il s'agit des
répétitions et rappels de sons dont nos plus grands poètes,
nos artistes les plus raffinés ont discrètement émaillé leurs
meilleures pièces. On ne peut pas juger une téorie sur quel-
qîies exemples détestables choisis arbitrairement; il faut
avant de se prononcer pren Ire les plus belles pages de nos
poètes et les passer au crible pour voir si elles laisseront
quelque chose en faveur de telle ou telle opinion.
Quand il s'en prend aux idées de Becq de Fouquières
voici de quelle manière argumente M. Combarieu; il cite des
vers « où l'allitération de Vm est associée à l'expression de
Ténergie, de la terreur, de la vengeance, de la souffrance >^,
d'autres où « les sifflantes sont associées à l'expression des
idées les plus opposées : honte, fierté, menace, prière,
estime, mépris, chaleur, froideur, colère, pitié, bruit, silence,
mouvement, repos ». Il en conclut que si un même fonème
peut exprimer des idées si différentes les unes des autres,
c'est qu'en réalité il n'exprime rien du tout, et que c'est nous
qui lui attribuons un pouvoir qu'il n'a pas. Cette façon de
raisonner a du moins le mérite d'être originale ; elle revient
à dire, pour prendre un autre exemple où il s'agit également
de sons du langage, que si le mot français fô exprime aussi
bien la nécessité : il faut partir, que le manque : le cœur me
faut, ou s'applique à ce qui est contraire à la vérité: c'est faux,
ou bien désigne un instrument tranchant : une faux, c'est
qu'en réalité il ne signifie rien et qu'il ne doit ces valeurs
diverses qu'aux générosités de notre imagination. On nous
objecterait peut-être que ce mot fô ne remonte pas à la même
origine dans les différents cas ; mais les m et les s que
considère M. Combarieu ne remontent pas non plus tous à la
même origine.
M. Combarieu paraît oublier d'ailleurs qu'il adit lui-même,
p. 51 : (( Le même cri peut exprimer la peur, la colère, la sur-
ARGUMENTATION DE M. COMBARIEU 163
prise, le désespoir, la haine. Le même soupir peut-être celui
d'un malheureux vaincu par la douleur, d'un épicurien abîmé
dans la volupté, d'un saint en extase, d'un fou, d'un malade
qui renaît à l'espérance, d'un agonisant...». Ne serait-ce pas
que le nombre des nuances d'idées à exprimer est illimité
tandis que celui des moyens d'expression est extrêmement
restreint? Est-ce qu'un peintre qui aura peint la Méditerra-
née en bleu n'aura plus le droit de se servir de la même cou-
leur pour un ciel? «L'or est jaune, disait Diderot, la soie est
jaune, le ^ouci est jaune, la bile est jaune, la lumière est
jaune, la paille est jaune... ». M. Combarieu nous répondrait
certainement que la peinture n'est pas la poésie, ce que nous
ne saurions contester, et il ajouterait avec M. Aubertin qui
n'est ici que son interprète : « Se figure-t-on un génie inspiré,
une âme saisie d'émotion et d'enthousiasme, débordant de
passion et d'éloquence, qui se consumerait dans ce labeur
philologique, à peser la valeur propre ou combinée des
dentales, des gutturales et des sifflantes, à concerter aux
endroits sublimes ou pathétiques, des échos de voyelles et
des rappels de sonorités? »> ; ce qui signifie en définitive que
le poète ne soigne la forme que lorsqu'il n'a rien à dire,
et l'on ne voit pas pourquoi, lorsqu'il déborde d'idées, il
prend la peine de rimer, de césurer, de versifier, au lieu
d'écrire tout bonnement en prose. Avec une telle téorie on
est obligé de proclamer que ce vers de Racine :
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes,
est le plus mauvais que ce poète ait jamais fait(Clair Tisseur,
p. 268) et l'on concentre toute son admiration sur celui-ci de
La Fontaine :
L'onde étoit transparente ainsi qu*aux plus beaux jours
(Combarieu, p. 372). Nous ne pensons pas que quelqu'un
puisse admirer plus que nous et placer plus aut le génie de
La Fontaine, mais il faut bien reconnaître que dans ce vers
« d'un art merveilleux », en laissant de côté le premier émis-
tiche qui est très discutable, le second n'est qu'une cheville
banale et malvenue, appelée par la rime du vers suivant :
164 LE VERS FRANÇAIS
Ma commère la carpe y faisoit mille tours.
M. Combarieu reconnaît pourtant l'existence d'un moyen
d'expresssion, le ritme, et il cite un vers latin bien connu :
Quadrupedante putrem sonitu quatit ungela campum,
où « cinq dactyles qui précipitent le mouvement du vers pei-
gnent le galop d'une troupe de cavaliers ». Pourquoi prendre
son exemple, alors qu'il n'en manque pas en français, dans
une langue morte, dont nous ne connai^sous pas avec exac-
titude, dit-il, la prononciation, et dont nous ignorons, pour-
rait-il ajouter, comment se lisaient les vers? Quoiqu'il en soit
nous lui répondrons par le genre d'arguments qu'il préfère :
est ce que le 30^ vers des Géorgiques, qui est ritraé de la
même manière, peint le galop d'une troupe de cavaliers :
Numina solacolant, tibi seruiat ultima Tliule?
En réalité le ritme joue un rôle considérable dans la valeur
expressive du vers cité par M. Combarieu, mais celui des alli-
térations, qu'il n'i a pas vu, n'est pas moindre.
Ailleurs, [>. 263, M. Combarieu toujours à propos du
ritme, signale des effets dus à la suppression du temps mar-
qué à la 6® siliabe dans les vers de 12. Ses observations n'ont
rien d'entousiasmant, mais ce qui est remarquable c'est
qu'elles sont bien dans la métode qu'il critique chez les
autres ; elles vont même au delà. Ainsi cette suppression
donne l'impression 1° « de la grandeur » ; 2» « de coups de
hache raillant un rocher à pic » ; 3° a de la continuité o ;
4® « delà force triomphante »; 5° «d'une adhérence étroite » ;
6° a de l'abandon, de la nonchalance » ; 7° « d'un ensemble
qui se détend et se disloque ».
Pour nous, afin d'écarter par avance le reproche d'attribuer
à tel son telle valeur expressive, telle signification parce
qu'il apparaît plusieuis fois dans un vers qui contient une
idée analogue à cette signification, nous ne prendrons pas
les vers pour point de départ de notre démonstration, nous
i aboutirons. Nous déterminerons la valeur expressive des
LES ONOMATOPEES 165
sons par des considérations étrangères aux vers dans les-
quels ils peuvent être employés, et relatives à la nature même
de ces sons, et les vers ne viendront qu'après, comme des
exemples destinés à illustrer la téorie.
Et tout d'abord voyons comment les sons se comportent
dant les mots expressifs. Il faut mettre dans une classe à part
les mots qui sont proprement des onomatopées, c'est-à-dire
des imitations ou des reproductions plus ou moins exactes de
bruits, de cris existant dans la nature. Tel est le nom de
l'oiseau coucou qui reproduit approximativement le cri de
cet animal ; coasser qui désigne le cri de la grenouille, le
reproduit aussi à peu près; cri- cri est le nom familier du
grillon dont il imite le cri ; glouglou désigne le bruit que fait
un liquide en s'écoulant par saccades du goulot d'une bou-
teille; le même mot désigne aussi le cri du dindon qui diffère
notablement du bruit produit par un liquide, d'où il apparaît
clairement que ces imitations, tout onomatopéiques qu'elles
soient, ne sont qu'approximatives ; tic tac est une onomatopée
désignant le bruit que fait le balancier d'une pendule. Si l'on
se met en face d'un balancier et qu'on l'écoute en commen-
çant au moment où il bat à gauche on entend tic-tac^ tic-tac ;
si l'on cesse d'écouter et que l'on recommence au moment où
il bat à droite il semble que l'on doit entendre tac-tic, tac-
tic. 11 n'en est rien :1e balancier fait toujours tic-tac, tic-tac,
ce qui montre bien que par ce mot tic-tac nous ne reprodui-
sons pas exactement le bruit du balancier ; nous croyons
entendre tic-tac parce que c'est ce que nous nous attendons à
entendre, et si nous essayons de changer l'ordre pour enten-
dre tac-tic nous entendons encore tic -tac, parce que la force
de Tabitude l'emporte sur notre oreille. Et pourtant tic-tac
est une excellente onomatopée; le balancier fait entendre
en réalité deux petits bruits secs qui forcément diffèrent un
peu l'un de l'autre ; c'est cette différence qui est indiquée
par la modulation que produisent les deux voyelles i et a. La
répétition de ces deux sillabes analogues qui commencent
et finissent de même marque que le hruit est répété. Les
deux voyelles, extrêmement brèves et sèches, peignent un
bruit bref et sec. Cette qualité est encore accentuée parles
deux occlusives sourdes qui ouvrent et ferment chaque
11
166 LE VERS FRANÇAIS
sillabe. C'est donc une onomatopée parfaite, mais ce n'est pas
une reproduction exacte des bruits qu'elle imite.
La plupart des onomatopées sont beaucoup moins exactes.
Craquer^ claquer, fracas, ail. klatschen, kiappen, klappern^
krachen, knarren, knalleny knacken, contiennent tous deux
éléments communs : une même occlusive sourde k, c, q^
consonne momentanée, dure et sèche et une vojelle éclatante
a que sa brièveté rend sèche. Tous ces mots réunissent les
conditions nécessaires pour peindre un bruit sec et éclatant,
les diiférentes nuances de leur signification étant déterminées
par la présence dans ces mots d'un r, d'un /, ou d'un n.
Le mot m contient un c comme les exemples précédents
et un r comme quelques-uns d'entre-eux, mais sa vojelle, si
elle est brève et sèche comme Ta, n'est plus éclatante comme
lui, elle est aiguë ; il n'i a plus rien ici qui éclate, il i a quel-
que chose qui mord et à Toccasion qui grince.
Dans tous les mots qui expriment des bruits aigus nous
avons des voyelles aiguës comme dans le mot aigu lui-même:
cliquetis en est un exemple, ail. klirren en est un autre. Cli-
quet ne diffère de claquet que par cette nuance, par sa vojelle
aiguë au lieu d'éclatante, et cela suffit pour distinguer les
bruits que rendent ces deux objets dont le premier est en
métal et le second en bois.
Les mots qui expriment un grincement j un bruit aigre con-
tiennent tous un r et une vojelle claire ou aiguë comme les
mots aigre et grincer eux-mêmes : tels ail. knirren « grincer
(en parlant d'une porte) », ail. kritzeln a cracher (en parlant
d'une plume), gratter avec une épingle sur un carreau »,
knirschen v grincer (des dents) », fr. crisser « grincer des
dents ».
Les mots qui expriment des bruits sourds contiennent des
vojelles sombres : fr. gronder^ ail. knurren « gronder »,
rauque, ronfler, ronron, bourdon.
Les qualités expressives des consonnes ne sont pas moin-
dres que celles des vojelles, et le plus souvent les deux caté-
gories de fonèmes combinent leurs effets dans le même mot.
Siffler grâce à ses deux spirantes s et /peint un souffle et Yi
nous indique que ce souffle est accompagné d'un bruit aigu.
Dans le mot souffle il i a les mêmes éléments consonantiques,
LES MOTS EXPRESSIFS 167
mais la voyelle sombre indique un bruit sourd ou à peine
audible, en tout cas pas aigu. C'est la nuance du son que le
souffle produirait s'il en produisait un. De même gratter, ail.
kraizfn expriment un grattement accompagné de bruits secs
et éclatants, comme celui d'un chien qui gratte à une porte,
d'un rat qui ronge une planche, mais ail. krilzeln « égrati-
gner » indique un grattement dont le son serait grinçant s'il
se faisait entendre. De même ritzen « égratigner, érailler ».
La bise a un nom qui désigne un souffle par sa sifflante sonore
z et un souffle mordant, aigu, grâce à sa voyelle aiguë i.
Ces derniers mots ne sont déjà plus des onomatopées ; ce
sont des mots expressifs. Ils n'imitent plus un bruit, ils sus-
citent ridée du bruit qui pourrait être produit par Taciion de
ce qu'ils désignent. Il n'i a pas de ligne de démarcation bien
nette entre les mots faisant onomatopée et les mots simple-
ment expressifs, pas plus qu'entre les vers connus comme
exemples d'armonie imitative et les vers simplement expres-
sifs.
Casser suscite l'idée de quelque chose qui se rompt avec un
bruit sec et éclatant ; b7Hser suppose un bruit aigu et grin-
çant ; broijnr un bruit modulé passant du son sourd lu au son
éclatant a (la sillabe oi se prononce en réalité wa) ; rompre
simplement un bruit sourd. Dans casser le bruit est momen-
tané, il ne dure pas ; dans briser, broyer, rompre, Vr par son
léger roulement, indique un bruit qui a une certaine durée.
A propos de ces quatres derniers mots nous ferons une
remarque qui s'applique à tous les mots expressifs et qui est
d'une importance capitale pour le sujet qui nous occupe : les
sons ne sont jamais expressifs qu'en puissance. Pour qu'ils
deviennent expressifs en réalité il faut que le sens du mot
dans lequel ils se trouvent se prête à l'expression dont ils
sont susceptibles^ et mette leurs qualités en lumière : casser
est expressif, tasser ne l'est pas, briser est expressif, griser
ne l'est pas, broyer est expressif, corroyer ne l'est pas, il
rompt est expressif, un tronc ne l'est pas. Pour plus de détails
sxkv \q^ onomatopées et mots expressifs, voir l'article que nous
avons publié sous ce titre dans la Revue des langues romanes,
1901, p. 97sqq.
En somme tous les sons du langage, voyelles ou consonnes
168 LE VERS FRANÇAIS
peuvent prendre une valeur expressive lorsque le sens du
mot dans lequel ils se trouvent s'i prête ; si le sens n'est pas
susceptible de les mettre en valeur, ils restent inexpressifs.
11 est bien évident que de même dans un vers s'il i a accumu-
lation de certains fonèmes, ces fonèmes deviendront expres-
sifs ou resteront inertes selon l'idée exprimée. Le même son
peut servir ou concourir à exprimer des idées assez différen-
tes l'une de l'autre, sans qu'il puisse toutetois sortir d'un
certain cercle où l'enferme sa nature propre. Il n'i a guère
d'idée, si simple soit-elle, qui ne soit complexe, et nous avons
vu que ses différents éléments, ses différentes nuances peu-
vent être exprimées par le voisinage et le concours de sons
différents ; de même évidemment dans un vers ; c'est-à-dire
que dans un vers expressif il i a toujours plusieurs éléments
variés qui entrent enjeu dans l'expression. Ce sont ces diffé-
rents éléments que nous chercherons à isoler en déterminant
le rôle et la valeur propre de chacun d'eux.
REPETITIONS DE FONEMES QUELCONQUES
Nous commencerons par un ordre d'idées où la nature des
fonèmes n'a aucune importance ; ce n'est que par leur répéti-
tion qu'ils jouent un rôle. Il s'agit de l'expression d'un mou-
vement ou d'un bruit répété, que ce mouvement ou ce bruit
soit régulier ou irrégulier. Or dans les mots expressifs appar-
tenant à cet ordre d'idées, l'expression est due à la répétition
d'une sillabe : coucou^ d'une voyelle : cliquetis^ monotone^ ou
d'une consonne : palpite. 11 est évident que dans un vers, qui
est un élément plus long qu'un mot, on pourra obtenir des
effets analogues par la répitition d'un ou de plusieurs mots,
d'une ou de plusieurs sillabes, d'un ou de plusieurs sons.
Mais la question est complexe; nous avons déjà parlé d'un
moyen d'exprimer un mouvement ou un bruit régulier ou
irrégulier, à savoir le ritme. Nous avons vu comment le
ritme peut devenir un moyen d'expression par ce fait qu'il
rend plus lentes les sillabes d'une mesure qui en a moins de
trois et plus rapides celles d'une mesure qui en a plus de
trois.
Il est évident que pour peindre un mouvement régulier,
une allure égale, le ritme 3-3, 3-3 pourra contribuer à l'ex-
pression :
Lui, gagnant | à pas lents 1 une roche | élevée
(Mdsskt, Nuit de mai).
Elle va I dans les bois, | se traînant | à pas lents
(Id., La servante du roi).
Muletiers | qui poussez | de vallée | en vallée
Vos mules sur les ponts que César éleva
(Hugo, Le petit roi de Galice).
170 LE VERS FRANÇAIS
Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenoient j dans Paris | le monarque | indolent
(BoiLEAU, Lutrin).
Vinrent, le régiment après le régiment,
Et le long I des maisons | ils passaient | lentement
{Y{\JG0 ^Châtiments).
Tu gagnais | lentement | la maison | solitaire
(Musset, La coupe et les lèvres).
On n'entendait au loin sur Tonde et sous lescieux
Que le bruit | des rameurs | qui frappaient | en cadence
Tes flots harmonieux
(Lamartine, Le lac).
De même un ritme à mesures régulièrement inégales pourra
contribuer à produire d'autres effets :
avait trouvé bon que cet antre
Bâti I pour les géants, | servît | pour les lions
(Hugo, Les lions).
Ceux d'Ascalon | du beurre, | et ceux d'Aser \ du blé
[\ï>.,ihid.).
A mêlé dans le sang enfiévré de mes reins
Au rut I de l'étalon | l'amour | qui dompte l'homme
(Heredia, Nessus).
(Le rapport des mesures 2,4, 2,4 marque ici l'égalité du
mélange et de la valeur des choses mélangées).
Du pied I dans les enfers, | du front | dans les étoiles
(Hugo, Légende des siècles).
Tant la ravine | est fauve, | et tant la roche | est âpre
(Id., ihid.).
N'ayez d'autre souci
Que d'aplatir | vos cœurs, | et d'arrondir | vos ventres
(Id., Année terrible)*
EXPRESSION d'un MOUVEMENT PAR LES SONS 171
Mais il i a lieu de noter d'abord que, pour que le ritme
devienne expressif, il faut que Tidée exprimée le rende
expressif. Sinon le tipe 3-3, 3-3 est précisément celui qui
n'exprime rien : tout i est égal et rien n'a de relief :
Chacun sait j aujourd'hui | quand il fait | de la prose
(Musset).
Où Cologne ( et Strasbourg, | Notre-Dame | et Saiut-Pierrre
(ID.).
Il en est de même du tipe 2-4, 2-4 ; il tend à mettre en
relief les mesures qui n'ont que deux sillabes, mais pour
qu'il peigne deux mouvements parallèles il faut qu'il en soit
question dans le vers ; il n'i a aucune expression de ce genre
dans les vers suivants :
Je viens | selon l'usage | antique | et solennel
(Racinb). "^
Pourquoi | vous imposer | lapei|ne de son crime ?
(ID.).
Le ritme peut donc contribuer à peindre un mouvement,
mais s'il est le seul moyen d'expression employé il ne le ren-
dra pas très sensible. Tel ce vers de Lamartine :
Que le bruit | des rameurs | qui frappaient | en cadence.
Pour que le mouvement devienne très net, il faut en outre
des rappels de sons, des répétitions de fonèmes, disposées de
telle ou de telle manière, suivant que le bruit ou le mou-
vement à peindre est régulier ou irrégulier.
Reprenons à ce point de vue les exemples précédemmment
cités : il nous suffiia de mettre en relief tipografiquement
les sons répétés pour faire saisir sans commentaire l'eifet
qu'ils produisent :
Elle va dans les hois se ir^inant à pas \ents...
Lui gagnant à pas lents une roche élevée...
Muletiers qui pousses de vallée en vallée...
Et le long des maisons ils passaient lentement...
172 LE VERS FRANÇAIS
BkW pour les géants serv27 pour les lions...
Ceux <i'Ascalon du beurre et ceux d'A%ev du h\é...
Du piedc?aws les enfers, rfw front dans les étoiles...
Tant la ravine es^ fauve et tant /a roche est âpre.
Que rf'aplatîV vos cœurs et d'avvonàirvos ventres...
Comcne on le voit les rappels de sons contribuent encore
plus que le ritnae à produire l'impression du mouvement
demandée. Ils peuvent même suffire.
Le moyen le plus sensible de peindre un bruit ou un mou-
vement répété consiste simplement à répéter un mot ou quel-
ques mots. Mais si ce moyen est le plus sensible, ce n'est
pas le plus délicat :
Le flot sur le flot se replie
(Hugo, Napoléon II).
Ce vers ne veut pas dire qu'un flot se replie sur un autre une
fois pour toutes, mais il fait sentir très nettement que les
flots se succèdent et se replient les uns les autres continuel-
lement et d'une manière indéflnie. C'est ainsi que la répéti-
tion de la sillabe mur dans le mot murmure fait que ce mot
désigne un bruit répété et continu.
Après la plaine blanche, une autre plaine blanche
(Id., L'expiation) ;
ce vers suscite l'idée d'une succession indéfinie de plaines
blanches.
Les larmes du matin qui pleuvent goutte k goutte
(Herkdia, Pan).
Dans le bruit de tes bords par tes bords répétés
(Lamartine, Le lac).
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille
(Vigny, Le cor).
Cétoit ceci, cétoit cela
(La Fontaine, VII, 5).
EXPRESSION DU PARALLELISME 173
On peut renforcer encore Tefifet produit par la répétition de
certains mots, au moyen de rappels de sons isolés qui sont
déjà contenus dans ces mots ou ne le sont pas :
Et la source sans nom qui goutte à goutta tombe
ou ou^ ou ou ou^
(Heredia, La source);
tous les accents toniques tombent sur la voyelle ou orale ou
nasale.
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté
ce ce
(Hugo, Le crapaud).
Et comme un noir poison qui va de veine en veine
V V V
(Id., Ruy-Blas);
mouvements successifs.
Le même procédé peut servir à exprimer le parallélisme de
deux idées, de deux actions, dont la seconde suit rapidement
la [)remière et en est la conséquence :
Tu mis à prix sa tête, il mit à prix la tienne
(Id., Burgraves).
Il i a ici parallélisme en tout dans les deux émistiches :
ritme 4-2.4-2,
mots et sons ;
mi{s) à prix a t ê mi[t) à prix a t e
vocalisme :
iiiaiaè liai aè
J I
l'w et Te, étant des voyelles du même ordre, comme nous le
verrons plus loin, se correspondent parfaitement.
Le loup le croit, le loup le laisse
(La Fontaine, IX, 10),
ni LE VERS FRANÇAIS
Il tendit un long rets. Voilà les poissons pr^'s,
Voilà les poissons mes aux pieds de la bergère
(lD,X, 11).
voilà sa toile ourdee,
Voilà des moucherons de près
(iD., m, 8).
Les actions, les idées, les événements qui se suivent rapide-
ment et dépendent dans une certaine mesure l'un de l'autre,
peuvent n'être pas réduits à deux ; ils sont parfois toute une
série. Le procédé est le même ; les mêmes répétitions de
mots peindront l'accumulation d'une suite d'événements :
Le démon se remit à battre dans sa forge ;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet
(Hugo, Légende des siècles'^.
Le pis fut que l'on mit en piteux équipage
Le pauvre potager : adieu planches, carreaux;
Adieu chicorée et poireaux ;
Adieu de quoi mettre au potage
(La. Fontaine, IV, 4).
Rien ne la contentoît, rien néioii comme il faut :
On se lewoit trop ^ard, on se coucho^t t7'op toi :
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose.
Les valets enrageo^ent, /'époux étoit à bout:
Monsieur ne songe à rien, monsieur dépense tout,
Monsieur court, moj^sieur se repose
(Id., V1I,2).
Nous avons montré, lorsque nous avons étudié le ritme,
comment le trimètre par sa rapidité et le resserrement sinté-
tique de ses siilabes pouvait servir à accumuler les idées, les
événements, les faits. Les deux procédés peuvent se combi-
ner et concourir au même but avec plus de force :
Il fui héros, il fut géant, il fut génie
(Hugo, Le parricide).
REPETITIONS DE MOTS 175
La nuit se dissolvait dans les énormes cieux
OU rien ne tremble, où rien ne pleure, ou rien ne souffre
(Id., Le sacre de la femme).
Marcher à jeun, I marcher vaincu, | marcher malade
(Id., Le petit roi de Galice);
insistance sur l'idée de marcher, marcher toujours ; l'action
exprimée par le verbe marcher devient une sorte de loi, une
fatalité implacable pesant sur Tomme de guerre qui ne s'ap-
partient plus ; — en même temps impression de continuité,
de régularité, de monotonie.
On peut aussi marquer Tinsistance par la même répétition
de mots avec le procédé ritmique contraire, celui qui con-
siste à augmenter le nombre des mesures et par là à les ralen-
tir. Le premier procédé met, nous Tavons vu, les faits en
relief par le resserrement sintétique et le second par Técar-
tement analitique :
Toute la différence entre ce sombre roi.
Et ce sombre j empereur, | sansfoi, \ sans Dieu, | sansloi
(Id., Eviradnus).
Le poète insiste à la fois par le ritme lent et par la répétition
du même mot devant un monosillabe.
On le voit par ces derniers exemples, ce même procédé
peut servir pour insister sur des faits analogues. Et en effet le
moyen le plus simple pour marquer l'insistance est de répéter
un mot ou quelques mots ; c'est même bien plus un procédé
de stile qu'un procédé de versification, ou plutôt la poésie en
use comme la prose :
Que tardez- vous, Seigneur, à. la. répudier?
L'empire, votre cœur, tout condamne Octavie.
Auguste, votre aïeul, soupiroit pour Livie :
Par un double divorce ils s'unirent tous deux ;
Et vous devez l'empire à ce divorce heureux.
Tibère, que l'hjmen plaça dans sa famille.
Osa bien à ses yeux répudier sa fille.
Vous seul, jusques ici contraire à vos désirs,
N'osez par un divorce assurer vos plaisirs ^
( Racine , Britannicus) .
176 LE VERS FRANÇAIS
Ces tronçons déchirés, épars, près d'épuiser
Leurs forces languissantes,
Se cherchaient, se cherchaient, comme pour un baiser
Deux bouches frémissantes
(Hugo, Orientales).
Cest moi, Prince, c'est moi dont Tutile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours ' ^^""^
(Racine, Phèdre).
Moi-même devant vous^ j'aurois voulu marcher
Kt Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se seroit avec vous retrouvée ou perdue
{lB.,Ihid.).l,^'0''
Descends^ Charles ! Descends, Frédérïo 1 Descends, Pierre !
Deviens de plomb, deviens ûf'acier, deviens de pierre !
Le sang des bons après le sang des innocents !
Règne ! plus bas ! plus bas ! descends ! descends ! descends !
(Hugo, La pitié suprême).
Le même procédé peut être accentué par des répétitions
de fonèmes venant s'ajouter aux répétitions de mots :
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle
v V v ' f f
(La Fontaine, I, 15).
Londe qui fuit, par Vonde incessamment suivie
i î i i
(Hugo, Feuilles d'automne).
Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez \ le chemin | de Tenfer | éternel
é è e e
Plongez au ;5/us /profond du gouffre où tous les crimes
Flagellés par un yent qui ne 2;ient pas du ciel
bouillonnent pêle-mêle avec un ôruit d'orage
(Baudelaire, Femmes damnées);
insistance et indication de différents mouvements continus.
Ce procédé qui consiste à répéter des mots tout entiers,
s'il est le plus frappant, n'est pas le plus délicat, avons-nous
MOUVEMENT INDEFINI 177
dit. Le plus raffiné consiste à répéter uniquement desfonèmes
isolés ; on peut obtenir encore par là une très grande inten-
sité d'expression. Nous reprendrons à ce nouveau point de
vue les mêmes catégories d'idées dans le même ordre :
P Mouvement régulier :
Depuis ce jour fatal le pouvoir d'Agrippine
Vers sa chute, | à grands pas, | chaque jour | s'achemine
r s ch ch j r s ch
a é a é
(Racine, Britannicus).
Un jour, I sur ses longs pieds, | alloit j je ne sais où
Le héroQ | au long bec | emmanché | d'un long cou
Oïl ou é è ou
ou ou è é ou
(La Fontaine, VII, 4).
Nos chevaux | galopaient | à travers | la clairière
a è a è a è
g p t t c
(Hugo, Contemplations).
lacchos I s'avancer | sur le sajble marin
i eu è
a 0 è a
0 a a é
(Heredia, Ariane).
Ajouter à ce mouvement vocalique la quintuple répétition de
s peignant le bruissement continu du cortège sur le sable.
2" Mouvement ou bruit répété indéfiniment, sans que l'idée
de régularité soit exprimée :
Fa, fient, fait l'empressée
(La Fontaine, Le coche et la mouche).
Avec des grondements que prolonge un long râle
r r r
(Heredia, Bacchanale).
Et Pan, ralentissant ou pressant la cadence
(Id., Nymphée).
178 LE VERS FRANÇAIS
Le mouvement est peint par le retour de la voyelle nasale ûw,
revenant de 2 en 2 sillabes dans le premier émistiche, de 3 en
3 dans le second, et se trouvant dans le premier 3 fois dans
le même espace de temps que 2 fois dans le second.
Et la mer elle-même, expirant sur sa rive,
Rou/e k peine à la pi âge une Zame /^/aintive
ap ap
la la
(Lamartine, U infini dans les deux).
Laisse, ami, Terrante chèvre,
Sourde aux chevrotements du clievreau qu'elle sèvre
s r ck vr
s r ch vr cli vr s vr
(Heredia, Lafl,ûte)
Un essaim de corbeaux
Tourne éternellement autour de la montagne
t t t t t
ou an ou a
(Hugo, Burgraves).
L'horloge d'un couvent s'ébranla lentement
lô là la lan
an an an an
(Musset, Don Paez).
Et sa voix sur l'écho de la voûte sonore
Frappait comme le pas d'un hardi cavalier
pait pas
c d d c
(Musset, Charles-Quint à St-Just).
(( Pour produire un effet puissant, les lettres_allitérantes
doivent frapper les syllabes rythmiques ; tandis que, pour
obtenir des effets dégradés, et si Ton peut parler ainsi, des
demi-teintes, on devra éviter les attaques redoublées sur les
syllabes de Tarsis, disposer au contraire les consonnes allité-
rantes devant les syllabes atones delathésis, et parfois même
I
BRUITS INDEFINIS 179
en amortir encore le choc au moj'en de syllabes muettes.
C'est ainsi, par le choix et l'emploi judicieux des consonnes
allitérées gutturales, dentales, labiales, liquides ou nasales,
fortes ou faibles, que le poète parvient à exprimer jusqu'aux
plus fugitives nuances du sentiment qui l'inspire, à amplifier
ou à voiler la sonorité de son vers, qui devient à sa volonté
facile, coulant, rapide ou languissant, clair, strident, rauque
ou éclatant » (Becq de Fouquières, 236-237).
Dans les exemples qui précédent les foiièmes que nous
avons relevés appartiennent surtout aux sillabes toniques ;
dans les suivants ils sont plutôt dans des sillabes atones; mais
il n'est ni possible ni utile de faire à ce point de vue deux
catégories bien nettes; chaque exemple a son individualité et
demanderait un commentaire particulier que le lecteur pourra
faire aisément au moyen des éléments que nous mettons en
relief:
La mer qui se /amente en pleurant les sirènes
an an an
(Heredia, V oubli).
noter en outre le vocalisme :
0 è t la vague commence à s'élever,
è a an an é an la vague gronde,
é iè la vague meurt sur la rive.
Au dehors, towtautowr du grand antre mwet,
Hwrlait le brouhaha de la fowle indignée
(Hugo, L'épojJée du lion).
Voici l'essentiel du vocalisme de ces deux vers : ou ou, an an,
ûè — ûè,é ou aa — éa ou, c'est-à-dire dans les trois premiers
cas répétition pure et simple, et dans le dernier reproduction
approximative.
....Dans ce moment, un pas
Au penchant du coteau semble se faire entendre
(Musset, Le saule).
noter en outre les occlusives : t p
p d c t t d
180 LE VEKS FRANÇAIS
qui peignent un bruit ou un mouvement saccadé.
Un écho prolongé ré/>é^ait chaque /5as
(1d., Poriiu).
Sur l'Hjmè^e, TAu^an ^umuUueux towvmente
(Hugo, Le Satyre),
.... L'intrépide Hippolyte
Foit voler en éclats tout son char fracassé '-f ^/ 1 -"^
(Racink, Phèdre).
Il marchoit d'un pas relevé
Et faisoit sonner sa sonnette
(La Fontaine, I, 4);
sonner sa sonnette n'est pas de Tarmonie imitative, ne peint
pas le bruit, mais indique la répétition de Taction, et de son
produit, le bruit.
Hideux ce spectre blanc passait; et, par instant,
Une gou^^e de sang se c?é^achait ofe l'ombre,
Implacable, et tombait sur cette blancheur sombre
(Hugo, Le parricide,) .
Sen^an^ à chaque pas qu'il fait vers la lumière,
Une gou^^e de sang sur sa ^ê^e pleuvoir
(1d., ihid).
Durandal flamboyant semble un sinistre esprit :
Elle vdi, ?;ient, remonte et tombe, se relève,
ou"^ ou^
re re
5'abat, et /ait la /ete enrayante du glaive
(Id., Le petit roi de Galice);
les fonèmes répétés peignent les mouvements répétés, succes-
sifs et divers de l'épée de Roland.
Trouvarît les tremblements de terre trop fréquents,
t t t t c
Les rois d'Espagne ont fait baptiser les volcans
(Id., Les raisons du Momotombo).
MOUVEMENTS SUCCESSIFS 181
/>e toutes parts /tressé pAV un /puissant voisin,
Que j'ai su soulever contre cet assassin,
11 me laisse en ces lieux souveraine maîtresse
(Racine, A thalie). h<si ~ ^.
Voir soudain des lions et des tigres, ô roi!
Sortir de toutes parts de l'ombre autour de toi
t d t t p d h t d t
è ou è a é om° è a
(Hugo, Burgraves).
Que rfes chiens dévorants se rfispu^oient en/re eux
(Racine, Athalie). "5^ <d
Elle veut voir le jour, et sa douleur profonde
M'ordonne ^ou^efois d'écarter ^out le monde
(Id. Phèdre); /^^
on écarte chacun successivement ; il i a par conséquent
action répétée.
Z)ans le doute mortel dont je suis agiié
(Id., ibid.); 3
ésitations successives.
A V&ppel du /plaisir lorsque ton sein paîïpiie
è i et
(Musset, Rappelle-toi);
le mot palpite par lui-même et par lui seul exprime déjà la
répétition parce qu'il a deux sillabes commençant par la
même occlusive /9 ; pour mettre en un relief singulier et faire
particulièrement sentir le mouvement de palpitation, le
poète renforce l'élément essentiel de ce mot en le reprodui-
sant dans d'autres mots. Comme Ta dit Becq de Fouquiè-
res, p. 220 : « On peut souvent constater que le mot généra-
teur de ridée devient, au moyen de ses éléments phoniques,
le générateur sonore du vers et soumet tous les mots secon-
daires qui l'accompagnent à une sorte de vassalité tonique ».
La majeure partie de nos exemples illustrent cette observa-
tion.
12
182
LE VERS FRANÇAIS
Sur mon œil ébloui joal/^itait ma paiup'ière
(Th. Gautier).
Les grelots
é 6
9
gr
des troupeaux
é à
d t p
tr
palpitaient
a
P P ^
(H,
vaguement
a
g
JGO, Booz).
Lesbos où les baisers sont comme les cascades
c
a a
c c
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fond
c sans f sans f
Et courent sanglotant et gloussant par saccades,
an a a a
an an
ni
Orageua; et secrets, fourmillants et profonds :
f f
Lesbos où les baisers sont comme les cascades !
c ce
(Baudelaire, Lesbos).
T'oujours l'inférieur de la ^erre travaille
r r r r r
(Hugo, Feuilles d'automne);
répétition continuelle.
Chaque fois qu'en tombant la tQTve re/endt
De la foule muette un sourd sanglot sortit
(Lamartine, Jocelyn);
bruit répété; il s'agit des pelletées de terre qu'on jette sur
la bière.
Mon père mille fois m'a dit dans mon enfance
Qu'avec nous tu juras une sainte alliance
MOUVEMENTS REPETES 183
répétition de m correspondant à la répétition de Faction indi-
quée ; cf. en outre p. 253, 1. 1 sqq.
Les bonds capricieux de ce bouc indocile
boW" c p d bou c d
(Herhdia, Le chevrier);
ces occlusives saccadent le vers conformément à l'idée
exprimée.
L'esprit de minuit passe, et, répandant Tefîroi,
Douze fois | se balance | au battant | du beffroi
a an a an
(Hugo, La ronde du sabbat).
Ses jeux, qui vainement vouloient vous éviter, '
Déjà pleins de langueur, ne pouvoient vous quitter
(Racine, Phèdre);
cette répétition de v peint les efforts successifs.
Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d'hiver
(Baudelaire, Les métamorphoses du Vampire);
indication d'un mouvement répété ; mais la nature spéciale
du mouvement n'est pas précisée.
/a nuit sur /a pe/ouse
Ba/ance le zéphyr dans son voi/e odorant
(Musset, Nuit de mai);
l'effet du balancement répété est produit par l'alternance des
groupes Is^lz, régulière de a pe/ouze» à a zéphyr »; les mêmes
fonèmes apparaissent avant et après ces mots, mais en ordre
irrégulier parce que avant, le mouvement ne fait que s'an-
noncer, et qu'après il cesse au moment où l'on va passer à une
autre idée.
S'éta/e un tapis vert sur /eque/ se ba/ance
Un grand /ustre blafard au bout d'un oripeau
(1d., Une bonne fortune);
observation analogue.
184 LE VERS FRANÇAIS
La lune, à son lever, sur la cime des arbres
// si sis z
Balançait mollement les ombres des saints marbres
l s l l z s
(Id,, Suzon);
effet analogue obtenu par des moyens analogues.
Tout est joie et chanson ; la roulette commence :
Ils lui donnent le branle, ils'la mettent en danse,
Et ratissant gaîment l'or qui scintille aux yeux,
Ils jardinent ainsi sur un rythme joyeux
(Id., Une bonne fortune).
Les mouvements sont peints par l'assonance des sillabe«i
toniques qui terminent les émistiches ou les mesures.
Un bal est à deux pas ; à travers la fentHre,
On le voit çà et là bondir et disparaître.
Comme un chevreau lasce'f ^'t^'une abeille poursuit
(Id., ibid.) ;
le premier émistiche est prosaïque, mais semble annoncer le
mouvement par son a terminant chaque diade ; dans le deu-
xième émistiche, assonance des deux triades qui débutent
d'ailleurs toutes deux par un a atone ; dans le premier émis-
tiche du deuxième vers, assonance des deux triades; dans le
deuxième émistiche, effet saccadé des occlusives etrépétition
de la sillabe di; le troisième vers est une comparaison qui
semble étendre le mouvement, l'unité devenant au point de
vue de ces correspondances, non plus la mesure, mais l'émis-
tiche : les deux émistiches assènent si sui^ et débutent par la
même occlusive c. Tout cela pour peindre le mouvement
régulièrement irrégulier de la danse.
3° Deux actions parallèles dont la seconde suit régulière-
ment la première et peut en être la conséquence :
Ou des fleurs au printemps, I ou du fruit en automne
ou d fl t \ ou d fr t
(La. Fontaine, X, 2).
ÉVÉNEMENTS SUCCESSIFS 185
4° Une série d'événements qui se suivent rapidement, qui
peuvent dépendre Fun de l'autre ou sont dans une certaine
mesure parallèles :
Je le VIS, je rougis, je pâlis à sa vue
(Racine, Phèdre).
Mais ce lion...
Trouva moyen et 7/mnière et tna.iïève
è è è
Z>'ongles et dents de rompre la ?'atière
(Marot, Le lion et le rat).
Se caôre brusquement, se retourne, regarde,
è a é û éo° é eu è éa
Et rejoint d'un seul bond...
é è è^
(Heredia, Fuite de Centaures).
La succession des mouvements brusques et saccadés est
marquée par le vocalisme dont chaque ondulation commence
de même ; ce mouvement se perd au vers suivant. — Ajouter
les deux br et les re.
Après avoir trotté, brouté, fait ^ous ses ^ours
é é ou ou
(La Fontaine).
Elle qui n'étoit pas grosse en tout comme un œuf
Envieuse, s'étend, et s'enfle et se travaille
(ID., 1,3).
Efforts successifs marqués par l'allitération des sifflantes et
la coupure sintaxique du sens après chaque accent tonique et
ritmique.
Mettent le nez à Tair, mon^ren^ un peu la ^ê^e
è é è è
Puis rentrent dans leurs nids à rats
a a
Puis ressortant font quatre pas,
a a
186 LE VERS FRANÇAIS
PuiSf enfin se mettent en quê^e
è è è
(Id., m, 18).
5° L'insistance. Nous avons vu le poète insister sur un
mot, c'est-à-dire sur l'idée exprimée par ce mot, en le répé-
tant. Une autre manière de le mettre en relief consiste à
répéter au lieu du mot ses fonèmes essentiels et caractéris-
tiques :
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remît à {m'r sinistre dans l'espace
(Hugo, La conscience);
renforcement du mot « sinistre » par les répétitions d's et
dV.
Tu frémiras d'ho?Teur si je romps le silence
(Racine, Phèdre); 2 '^ i
renforcement du mot « horreur ».
Que vois-je ? quelle horreur dans ces lieux répandue
Faiii /uir devant mes yeux ma /amille éperdue ?
(Id., ibid.);^^' ' i
renforcement du mot « fuir ».
Quatre méchants portraits pendus, représentant
Des /aces qui /eraient /"uir en en/er Satan
(Musset, Don Paez);
même renforcement un peu trop accentué, exagéré.
Ses froids embrasseraents ont glacé ma tendresse
(Racine);
renforcement de l's du mot «glacé » qui aboutit à suggérer
l'idée du frisson. Metne observation pour les deux vers sui-
vants :
Jusqu'au fond de nos cœurs notre sang s'est glacé
(Id.).
INSISTANCE 187
Mon sang commence à se glacer
(La Fontaine, I, 12).
Mais si Ton veut insister sur la frase tout entière, sur l'idée
qu'elle contient et non pas sur un mot en particulier, on
répète un fonème quelconque :
il/ais ce même Amurat ne me promit jamais
(RACUiEy Bajazet). "505
De ce sacré soleil dont je suis descendue .
(ID., Phèdre). I l'I^
Maintenant que mon ^emps décroît comme un flambeau,
an an an
Que mes lâches sont terminées ;
Main/enant ç'ue voici çue je touche au tombeau
Par les deuils et pai^ les années
(Hugo, Contemplations).
Parcourant | sans cesser | ce long cerjcle de peines
è é è è
(La Fontaine) ;
régularité du mouvement et insistance : c'est le bœuf qui
parle.
Hélas ! on voit que de tout temps
Les pe^fts ont pâ^t des so^^ises des grands
(ID, II, 4).
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre
(A. DE Vigny).
Regarde ! je viens seul m' asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
(Lamartine, Le lac).
Phèdre veut vous /varier avant votre dépaj^t
(Racine, Phèdre); <, [ cI
manière d'insister sur les mots pour bien préciser les
paroles.
188 LE VERS FRANÇAIS
Envoyant un songe lui dire |
Qu'un te\ trésor éto\t en ^el lieu. L'homme au vœu !
(La Fontaine, IX, 13); ^
même observation.
Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie,
Vous trahissez enfin vos ew/ants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu'un même ^our leur ravira leur mère
mè r r r r r mer
leur ra ra leur
Et rendra l'espéra-xce au fils de l'étrangère
ran ra ran ran
(Racine, Phèdre). "l^'O^
Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache » ,j ,'
a a a
(Id., ihid.)\
insistance d'une femme inquiète en quête de secours ; c'est
Oenone qui parle de Phèdre, sa maîtresse ; cf. en outre p. 252.
Je mourrai, mais au moins ma mort me vengera \\^
(Racine);'^ '
insistance due à la colère.
Comme plus aut nous pouvons avoir ce procédé joint au
ritme analitique :
Prejsse, p\e\x\ve, gémis ; | />eins lui | Phèdre mourante, ^ '
i i
Ne rougis poini de/jrendre une voix su/9/9liante
è an è an
(II)., Phèdre).
Il l'appelle son /rère et l'aime dans son âme
Cent /ois plus | qu'il ne /ait j mèlre,/ïls, | /îUe | et/emme
(Molière, Tartuffe).
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Mais /idèle, mais/'ier, et même un peu /"arouche,
Charmant, | jeune, j traînant | tous les coeurs I après soi
(Racine, Phèdre).
REPETITIONS INVOLONTAIRES ET CHOQUANTES 189
Nous avons dit en commençant que ces répétitions de sons
n'étaient expressives qu'en puissance, c'est-à-dire qu'elles
ne deviennent expressives que lorsque l'idée s'i prête. Sinon
les répétitions peuvent passer inaperçues. Ainsi dans le nom
de poisson barbeau la répétition passe inaperçue alors qu'il
n'en est pas de même dans barboter. Si pourtant les répéti-
tions sont trop nombreuses, trop marquées, bien que l'idée ne
les demande en rien, on les sent forcément, elles deviennent
expressives malgré l'idée par ce fait seul qu'on les sent, et
alors elles sont choquantes parce qu'il i a discordance entre
l'idée et l'expression :
Enf'wi^ en forme d'anse arrondissant leurs flancs
(Heredia, Le vase).
Les Bacchantes, d'un pampre à ra7ni)le frondaison
En^'uirlandent le joug des taureaux qu'on dételle
(Id., ibid.).
Lors^Me j'ai lu Pétrar^we étant encore enfant
t t t
an an an an
(Musset, Le fils du Titien).
^t^elle que soit sa mère et de qui qu'W soit fils
(Corneille).
Que quelque amour qu'elle ait et ^w'elle ait pu donner
(ID.).
Je ne serai yw'à vous, qm que ce soit ç-we j'aime
(ID.).
Elle [la rivière] roule sans un murmure
Son onde opaque et pourtant pure
Par les faubourgs pacifiés
(Verlaine, Romances sans paroles).
Terrible et dernier cri de l'âme évanouie,
Echo du coup qui fait écrouler une vie,
6 ou ou
190 LE VERS FRANÇAIS
Et ^ue jusqu'au tombeau j'entendrai ; puis glissant. .
6 6
(Lamartine, Jocelyn);
l'effet n'est probablement pas voulu, mais il est en tout cas
désastreux ; l'idée aurait pu à la rigueur en supporter une
vague indication ; mais une exagération de ce genre est tout
ce qu'il i a de plus choquant.
II
LES VOYELLES
Nous arrivons à Tétude des voyelles en tant qu'elles ont
une valeur propre el une signification particulière. Il est bon
de rappeler encore une fois que les fonèmes ne sont expres-
sifs qu'en puissance et n'expriment réellement quelque chose
que si l'idée qu'ils recouvrent est susceptible de mettre en
lumière leur pouvoir expressif. Il ne faut pas oublier non
plus qu'il n'i a pas d'idée simple ; toute idée est complexe et
comporte des nuances qui ne peuvent être rendues que par
l'emploi simultané ou successif de moyens d'expression
différents. Nous essaierons d'isoler chacun d'eux et de déter-
miner sa valeur spéciale.
Pour cela il est nécessaire que nous prenions pour point
de départ une classification des sons reposant sur leur nature
même et indépendante de toute idée préconçue. On peut les
grouper avec beaucoup de précision en se fondant à la fois
sur leur point d'articulation et leur mode d'articulation. Les
voyelles sont des notes variées dont le timbre et la qualité
sont essentiellement déterminées par le point d'articulation.
Or c'est par leur timbre et leur qualité qu'elles impression-
nent diversement notre oreille : les unes sont des notes aiguës,
les autres des notes graves, les unes sont des notes claires,
les autres des notes sombres, les unes sont voilées, les autres
éclatantes. En classant les voyelles d'après leur point d'arti-
culation, on se trouvera les avoir rangées du même coup
conformément à l'impression qu'elles produisent. La seconde
classification est en quelque sorte populaire ; sous l'influence
de la musique elle a pénétré dans le langage courant ; mais
elle est vague et flottante. La première, ne laissant rien à
Î92 LE VERS FRANÇAIS
l'arbitraire, permettra de la oréciser et de la rectifier au
besoin. On désigne généralement par le nom de palatales les
voyelles dont le point d'articulation est situé vers la partie
antérieure du palais et l'on peut appeler non palatales toutes
les autres. Les palatales sont 2, û (w, comme dans le mol cru),
é, è, ô (eu fermé, comme dans le mot feu). Ce sont eu même
temps les voyelles claires. Les deux d'entre elles qui sont lo
plus fermées et qui se prononcent le plus en avant, Vi et Vu,
peuvent être mises à part sous le nom de voyelles aigvës. La
catégorie des non palatales comprend toutes celles qui se pro-
noncent vers la partie postérieure du palais, ou au niveau du
voile du palais, ou même plus en arrière, à savoir : a,o {o
ouvert, comme dans le mot corps)., é {eu ouvert, comme dans
le mot jeunesse), 6 (o fermé, comme dans le mot c/os), u {ou,
comme dans le mot trou). Ce sont les voyelles graves. 11 i a
aussi lieu de distribuer ces dernières en deux groupes, et de
désigner par le nom de sombres les deux qui sont le plus fer-
mées : 6 et u, et par celui à' éclatantes les trois autres : a, à, è.
Les voyelles nasales demandent une mention spéciale. Elles
sont toutes comme voilées par la nasalité, mais appartiennent
d'ailleurs chacune à la même classe que la voyelle orale
qu'elles ont pour substratum. Il faut donc savoir quel est leur
substratum oral, c'est-à-dire quelle est la voyelle non nasale
dont elles sont la voyelle nasalisée. Nous avons montré
ailleurs (M S L, VII, 472 sqq.) quel est ce substratum : la
voyelle du mot vin est un è nasal, celle du mot brun est une
nasal, celle du mot temps est un a" nasal (a extrêmement
ouvert, son qui n'existe pas en français, mais qui est très
voisin de d), celle du mot rond un 6 très fermé, qui n'existe
pas non plus dans la langue, mais se rapproche infiniment de
u. Un moyen très simple de s'en rendre compte est de faire
prononcer ces mots par une personne ayant les fosses nasales
obstruées près du voile du palais soit artificiellement soit
accidentellement, fût-ce par un gros rume de cerveau. C'est
un préjugé assez répandu que la voyelle nasale du mot temps
ou du mot autant est un a nasal, et celle du mot rond un 6
nasal ; étimologiquement c'est quelquefois vrai, mais nous
n'avons que faire ici d'étimologie. L'expérience indiquée fera
entendre à peu près tà^ auto, ru et non ta, auta, ro. On peut
CLASSIFICATION DES VOYELLES l93
faire une contre-épreuve qui n'est pas plus diflSicile, au moyen
d'une personne parlant fortement du nez : elle prononcera
les mots ta^ rot non pas comme nous prononçons les mots
temps, rond mais ^a°, rô^ avec Va nasal et Vô nasal qui n'exis-
tent pas en français ; d'autre part elle prononcera les mots
trotte et tout à peu près comme nous prononçons t7'ente et ton.
Nous nous servons pour la transcription des voyelles nasales,
afin que leur valeur saute aux ieux, de la voyelle orale qui
leur correspond avec un 7i en exposant, et dans les deux cas
où nous n'avons pas le correspondant rigoureux, de celles
de nos voyelles qui s'en rapprochent le plus, o et w, avec le
même exposant.
Parmi les voyelles orales, il i en a deux qui demandent
quelques explications complémentaires; c'est Veu fermé (o) et
Veu ouvert (é). Certains s'étonneront de les trouver dans deux
classes différentes. On a une tendance, par suite d'abitudes
dues à la pauvreté de notre alfabet, à considérer Vè et Vé
d'une part, Vô et Vô d'autre part comme des voyelles à peu
près semblables. Eu réalité il i a plus de différence entre
l'articulation de Vè et celle de l'e qu'entre celle de Vé et celle
de IV, entre l'articulation de Va et celle de Vô qu'entre celle
de Va et celle de l'o, qu'entre celle de Vô et celle de I'm
[ou). Si dans notre classification Vè et Vé se trouvent dans la
même catégorie, c'est qu'ils se prononcent tous deux sur
la partie antérieure du palais ; si i'o et Vô sont dans une
même catégorie, quoique dans deux subdivisions différen-
tes, c'est que tous deux s'articulent dans la partie posté-
rieure de la bouche. Le domaine des deux eu est intermédiaire
entre celui des deux e et celui des deux o, mais de telle sorte
que l'un a son point d'articulation d'un côté et l'autre de
l'autre côté de la limite qui sépare les claires des graves.
L'o est la voyelle fermée qui termine le mot peu7'eux;Vé
est la voyelle ouverte de la première sillabe de ce mot ; c'est
aussi, mais avec plus d'ampleur et d'intensité, la voyelle de
la dernière sillabe du mot empereur ; c'est la voyelle du mot
fleuve; c'est la voyeile de la sillabe initiale du mot jeunesi^e
dans la prononciation proprement française, car nous ne
nous occupons pas ici, comme il est juste, des différentes
prononciations dialectales; enfin c'est Ve dit muet ; ce point
194 LE VERS FRANÇAIS
est capital et on ne saurait tropi insister. Dans l'intérieur des
vers français il n'i a pas d'e muet ; tous les e doivent se pro-
noncer nettement, comme une voyelle affaiblie par l'atonie
sans doute, mais absolument pleine, sans quoi les vers devien-
nent faux ; cf. F. de Gramont, Les vers français et leur pro-
sodie, p. 29. Ve du mot je dansée n{e) sais pas se prononce en
français exactement comme celui de la première sillabe du
mot jeunesse ; tous les e qui se trouvent dans l'intérieur des
vers doivent se prononcer ainsi. C'est la même voyelle que
celle de la dernière sillabe du mot valeur, mais beaucoup
plus faible,
Ce point pourra surprendre ceux qui ne sont pas rompus
aux détails de la fonologie et leur paraître un simple para-
doxe : l'é dit muet est une voyelle éclatante. Ce qui fait qu'une
voyelle est éclatante n'est pas le plus ou moins d'intensité
avec laquelle on la prononce, mais la manière dont on l'arti-
cule. Or les muscles de la bouche sont au repos pour la pro-
nonciation de l'é comme pour celle de l'a (le canal buccal est
seulement un peu moins ouvert pour l'é) et ce sont ces deux
voyelles qui emploient le moins de souffle. Ajoutons à ces
considérations fonologiques un fait de fonétique qui les con-
firme ; tandis que l'é est la voyelle atone par excellence en
français et dans plusieurs autres langues, en grand russe tout
0 placé dans la sillabe qui précède la tonique est devenu a ;
dans les deux cas l'affaiblissement dû à l'atonie s'est traduit
par la diminution de l'effort musculaire des organes buccaux,
et en même temps par l'emploi d'une quantité moindre de
souffle.
A. — Voyelles aiguës
L'étude des mots expressifs nous montre que les voyelles
aiguës, Vi et Vu, donnent seules l'impression de l'acuité : m,
cri-cri, siffler, pique, ail. spitz « aigu » ; mais les autres voyelles
claires, étant en somme de même nature, peuvent préparer
la note ou la soutenir une fois qu'elle a été donnée.
Les voyelles aiguës sont naturellement désignées pour
peindre les bruits aigus :
Avec un en' sm?"stre, il tournoie, emporté
(Heredia, La mort de Vai
•VOYELLES ATGUES l95
L'essieu crie et se rompt. . . , ^
(Racine).
(( Je doute que l'on serve la gloire de l'auteur de Phèdre en
supposant que dans une situation si pathétique, au milieu des
larmes, du désespoir, des remords cuisants, il ait songé à
peindre le bruit d'un essieu qui se rompt » (Combarieu, 206-
207). Ce jugement se passe de commentaire.
Le fifre aux crfs aigws, le hautbois au son clair
(Lamartine, Jocelyn).
Le bruit peut-être imaginaire et simplement supposé par
métafore ;
Le sang de vos rois | crie \ et n'est point | écouté
(Racine, Athalié).
Dans l'ordre du langage ce qui est particulièrement aigu,
ce sont les cris, toute espèce de cris, quel que soit le senti-
ment qui les suscite : 1° la douleur :
Tout m'afflege et me nutt, et conspire à me nuire
(Id., Phèdre).
« Sa voix s'élève, et sa plainte retentit, aiguë, prolongée et
perçante, sur une note gémissante en i » (Stapfer, Racine et
V. Hugo). Il i a en outre insistance sur une même idée; cf. le
chapitre précédent, p. 187.
Dispensez-moi, je vous supplie,
Tous plaisirs pour moi sont perdws.
J'aimois un fils plus que ma vie :
Je n'ai que lui ; que d^s-je, hélas, je ne l'ai plus!
On me l'a dérobe : plaigne:: mon inforti/ne
(La Fontaine, IX, 1).
... Ma fille ! Ah ! Diew ! ma fille !
Ma fille ! Terre et cieux ! c'est ma fille, à présent I
Dieu ! ma main est mouillée ! — A qui" donc est ce sang ?
1^6 LE VERS FRANÇAIS
— Mafïlle! — Oh îjem'j perds ! c'est un prodtg.)horr/b!e!
C'est une vision ! Oh ! non, c'est itnposszble,
Elle est partît, elle est en route pour Èvreux.
0 mon Dïeul n'est-ce pas que c'est un rêve 'diïieujL\
Que vous avez garde ma Mie sous votre aile
Et que ce n'es^ pas elle, ô mon Diew? Si l c'est elle !
C'est bien elle ! Ma Mie ! enfant ! réponds- moi, dis,
Ils t'ont assassinée ! oh ! réponds ! oh ! bandeVs !
Personne icz, grand Diew! que l'horrible famille !
Parle-moi î parle- moi ! ma fille ! ô ciel ! ma fille !
(Hugo, Le Roi s'amuse),
paroles de Triboulet qui trouve le corps de sa fille dans le sac.
Madeleine l'aborde, et presque avec des cr/5
Lui parle et s'épouvante, et tord ses bras meurtrîs.
— Mère, ouvre-moi. Je viens. Il s'agit de sa vie
Me voici*. J'ai courw de peur d'être suivie.
On creuse l'ombre autour de ton fils. Je te dis
Que je sens fourmiller les serpents enhardît-
(1d., Fin de Satan) ;
cris de douleur et de crainte ; les deux premières rimes
préparent la note.
2° Les supplications :
Il tend les bras, il tombe à genoux: il lui crie
Qu'au nom de tous les diew^ il la conjwre, il prie,
Et qu'il n'est pomt à crai/idrv, et qu'une ardente (aim
L'aiguillonne et le tue, et qu'il expire enfm
(A. Chénier, Le mendiant).
Prends pitie de mon fils, de mon unique enfant !
Prends pitie de sa mère aux larmes condamnée,
Qui ne vit que pourlwi, qui meurt abandonnée;
Qui n'a pas dw rester pour voir mourir son fils ;
Dieu jeune, viens aider sa jeunesse. Assoupis,
Assoupis dans son sem cette fièvre brûlante
(Id., Le malade).
i
Cris de joie 197
3° La joie, Tadmiration, l'entousiasme ;
Quand il eût bien fait voir Théritier de ses trônes
Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes,
Eperdu, l'œil fixé sur quiconque était roi,
Comme un aigle arrivé sur une haute cerne,
Il cria tout joyeux avec un air sublime :
L'avenir ! l'avenir ! l'avenir est à moi !
(Hugo, Napoléon II);
cris de joie et d'entousiasme.
Vainqueur, enthousiaste, éclatant de prestiges,
Prodige, il étonna la terre des prodiges.
Les vieux scheiks vénéraient Témi'r jeune et prudent ;
Le peuple redoutait ses armes inouïes ;
Sublime, il apparwt aux tribws éblouies
Comme un Mahomet d'Occident
{Id., Lui);
entousiasme, admiration exprimée par des sortes de cris.
4° La colère, lorsqu'elle arrive au paroxisme, qu'elle touche
à la fureur et se manifeste par des imprécations, des cris de
aine, de vengeance, de désespoir, d'indignation, de mépris,
d'ironie amère.(0^seri;a^ion lies voyelles aiguës n'étant pas pro-
pres à exprimer la colère, mais seulement les cris de la colère,
on trouvera toujours dans les exemples que nous allons citer
des voyelles éclatantes peignant les éclats de voix de la
colère et des voyelles sombres qui en expriment les sourds
grondements. Nous ne donnerons ici que des exemples de
colère où les voyelles aiguës dominent) :
Quel plais/r de venger moi *-meme mon injUre,
De retirer mon bras tem^ du sang du parj^'re.
Fi, pour rendre sa peine et mes plais/rs plus grand?,
De cacher ma rivale à ses regards mourants !
(éclats de voix de la colère dans ce dernier vers)
Ah ! si du moins Oreste, en punissant son cr/me,
ï Est-il besoin de rappeler qu'au XVII* siècle ai se prononçait icè ?
13
1Ô8 LE VERS FRANÇAIS
Lui latssoit le regr<?^ de mour/r ma vîct/me !
Va le trouver : âis-lul qu'il apprenne à l'ingrat
Qu'on l'immole à ma hame, et non pas à l'État.
(éclats de voix dans ce dernier vers)
Chère Cléone, cours : ma vengeance est ^evdUE,
S'il ignore en mourant que c'est mot qui le tUE
(Racine, Andromaque, IV, 4, paroles d'Hermione).
. . . Hais-ioi, perf/de !
Et n'irm^Uie qu'à toi ton lâche parn'c/de.
Va faire chez tes Grecs admz'rer ta fureur ;
Va : je la désavoue et tu me fais horreur.
Barbare, qu'as-tw fait ? Avec quelle iuvlE
As-iU tranche' le cours d'wne si belle yIE ?
Avez-vous p^'", crwels, l'immoler aujourd'hw/,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lu/?
Mais parle : de son sort qui t'a rend^'^l'arb/tre ?
PourquoH'assassmer? Qu'a t^îl faïf^ A quel t/tre?
Qu/tel'ad/r?
(Id., ibid.,\j 3).
Je sais hien quel mot/f à l'attaquer t'obl/ge.
Vous le haïssez tous; et je vozs aujourd'hu/
Femme, enfants et valets, déchaînes contre lu/.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plws on fait d'efforts afin de l'en bann/r,
PIms j'en vewx employer à l'y mieux reten/r;
Et je vais me hâter de lui donner ma f/lle,
Pour confondre l'orgueil de toute ma fam/lle
(Molière, Tartufe).
FouvsuIS, Néron, avec de tels mtn/stres,
Par des faits glorieux tu te vas signaler,
Poursu/iS. Tu n'as pas fait ce pas pour reculer.
Ta main a commence par le sang de ton frère ;
Je pré vo/s que tes coups viendront jusqu'à ta mère.
Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais;
CHIS HE COLERE 199
Tu voudras t'affranch/r du joug de mes bienfaits,
Maisje Yeux que ma mort te soit même inutile.
Ne croî's pas qu'en mourant je te loîsse tranqu/lle.
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçUs de mo«,
Partout, à tout moment, m'offriront devant toi,
Tes remords te suivront comme autant de îuvlES ;
Tw croiras les calmer par d'autres barbar/JE5;
Ta fureur s'irritant soi-même dans son cours.
D'un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mazs j'espère qu'enfm le Ciel, las de tes cr/mes,
Ajoutera ta perte à tant d'autres vict/mes :
Qu'après t'etre couvert de leur sang et dw mien^
Tu te verras force de répandre le Uen\
Et ton nom paroitra dans la race future ;
Aux plws crwels tyrans une crwelle injUre
{RkCi^E, Britannicus).
[Elle entre]. —D'où viens- 1^? qu'as-tu fait cette nuJT?
Réponds, que me veux-t^''? qui t'amène à cette heure?
Ce 'oeau corps, jusqu'au jour, où s'est-/l étende?
Tandis qu'à ce balcon, seul, je veille et je pleure,
En quel \ieu, dans quel 1/^ à qu/^ souriais-t^?
Perf/de ! audaciei^se ! est-/i encor poss/ble
Que tu viennes ofïr/r ta bouche à mes baisers?
Que demandes-tw donc? par quelle soif horr/ble
Oses-t U m' attirer dans tes bras épwises ?
(Musset, Nuit d'octobre).
Vous ne démentez pomt une race funeste.
Oui vous êtes le sang d'Atree et de Thî/este.
Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d'en faire à sa mère un horr/ble festm.
Barbare ! c'est donc là cet heureux sacrif/ce
Que vos soms préparo^ent avec tant d'artif/ce.
Quoi? l'horreur de souscr/re à cet ordre inhumain
N'a pas, en le traçant, arrête votre main ?
Pourquoi feindre à nos yewx une fausse tristesse ?
Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
200 LE VERS FRANÇAIS
Où sont-/l8 ces combats que vous avez rendTO?
Quels flots de sang pour elle avez-vous répand^^iS?
Quel débr7*S parle ic7 de votre résistance ?
[Quel champ couvert de morts me condamne au silence?]
Voilà par quels témoins il {-àiloit me prouver,
Crwel, que votre amour a voul6^ la sauver.
Un oracle fatal ordonne qu'elle exp/re;
Un oracle, dit-/l, tout ce qu'il semble d/re ?
Le Ciel, le juste czel, par le meurtre honore,
Du sang de Tinnocence est-il donc altère?
Si du cr/me d'Hélène on pun/T'sa fam/Ue,
Faites chercher à Sparte Hermione sa f/Ue :
Laissez à Ménélas racheter d'un tel pr/X
Sa coupable moitié dont il est trop éçrIS,
Mais vous, quelles fureurs vour rendent sa vict/me ?
Pourquoi vous imposer la peme de son cr/me ?
(Racine, Iphigénie).
Il faut rappeler ici, comme partout, que les fonèmes consi-
dérés ne deviennent expressifs que si Tidée qu'ils recouvrent
s'i prête. Voici un passage du Misanthrope qui serait excellent
comme sons pour peindre le paroxisme de la colère ; mais il
n'a pas ce sens et reste presque inexpressif. Ce sont des paro-
les de Philinte (V, 1) :
Non, je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît.
Tout marche par cabale et par pur intérêt ;
Ce n'est plus que la ruse aujourd'hui qui l'emporte.
Et les hommes devroient être faits d'autre sorte ;
Mais est-ce une raison que leur peu d'équité
Pour vouloir se tirer de leur société ?
Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
Des moyens d'exercer notre philosophie.
C'est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et, si de probité tout étoit revêtu,
Si tous les cœurs étoient francs, justes et dociles,
La plupart des vertus nous seroient inutiles.
Puisqu'on en met l'usage à pouvoir, sans ennui,
Supporter dans nos droits l'injustice d'autrui .
IRONIE AMERE 201
5" Nous venons de voir, dans les exemples de co/ère précé-
demment cités, les voyelles aiguës secondées par les autres
voyelles claires contribuer à peindre non pas les éclats de la
colère, mais ce qu'elle peut présenter d'aigre, de mordant,
de mépris, d'ironie i^mère, incisive, sarcastique. Il est donc
bien évident que si dans un morceau la colère passe au second
plan alors que le mépris ou l'ironie surgit au premier, les
moyens d'expression ne changent pas : voyelles claires, sur-
tout aiguës :
Père de'naturel malheurewa; pohHque,
Esclave a.mhitieux d'une peur chimérique,
[Polyeucte fst donc mort !] et par vos cruautés
Vous pensez conserver vos tnstes dtgnet^s !
La faveur que pour Iwi je vous avow offerte.
Au lieu de le sauve?% précipite sa perte !
Eh b en ! à vos dépens vous verrez que Se'vère,
Ne se vante jamazs que de ce qu'il pew^ faire ;
Et par votre rwme il vous fera jwger
Que qut peut hien vous perdre eût pw vous prote'ger.
Continwez aux dieux ce service ft'dèle ;
Par de telles horreurs montrez-leur votre zèle
(Corneille, Polyeucte, Y, 6).
Dans ce morceau, l'indignation est dominée par le mépris
(relevé par les occlusives labiales, cf. p. 266) surtout dans la
première partie ; dans la seconde elle tourne à la menace.
Dans le morceau suivant de Racine {Andromaque , IV, 5), où
Hermione s'adresse à Pyrrhus qui vient de lui déclarer qu'il
est décidé à épouser Andromaque, l'ironie recouvre la colère
d'un bout à l'autre:
Seigneur, dans cet Siveu dépouille' d'artifîce,
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.
Et que voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu'un conquérant s'abaisse
Sous la servi'le loi de garder sa promesse ?
202 LE VERS FRANÇAIS
Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter ;
Et vous ne me chercheez que pour vous en vanfer.
Quoil sans que ni serment ni devoir vous ret?*enne.
Rechercher une Grecque, amant d'une Trojenne ;
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
De la f?*lle d'Hélène à la veuve d'Hector ;
Couronner tour à tour l'esclave et la princesse ;
Immoler Troie aux Grecs, au Ms d'Hector la Grèce !
Tout cela part d'un cœur toujours maître de soi,
D'un héros qui n'est pomt esclave de sa foi.
Pour plaire à votre épouse, il vous faudroi^ peut-être
Prodiguer les doux noms de parjwre et de traître.
Vous veniez de mon front observer la pâleur,
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.
Pleurante, après son char vous voulez qu'on me voie ;
Mais, seigneur, en un jour, ce seroiY trop de joie :
Et sans chercher ailleurs des titres empruntes.
Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?
Du \ieux père d'Hector la valeur abattre
Aux pierfs de sa famille expirante à sa vue,
Tandis que dans son seiw votre bras enfonce
Cherche un reste de sang que l'âge avoiY glace ;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;
De votre propre mam Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignes contre vous :
Que peut-on refuser à ces généreux coups ?
Dans un autre passage à'Andromaque (V, 5) nous trou-
vons une ironie si amère qu'elle va presque jusqu'à la rage :
c'est Oreste qui feint d'applaudir aux dieux et à la destinée,
faute d'expressions pour les maudire ; ce sont les plus beaux
vers de son rôle :
Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
Applique sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m'as (ait parvenir,
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
PERSIFFLAGE, MOQUERIE 203
J*étois né pour server d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompK.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est remph*.
Autres exemples d'ironie amère :
Je ne vous presse pom^, Madame, de nous sw^vre ;
En de plus chères mains, ma retraite vous hvre.
De vos desse/ns secrets on est trop éclaire/,
Et ce n'est pas Calchas que vous cherchez ici
(Racine, Iphigénie).
paroles de Clytemnestre à Eriphile.
Je ne murmwre ^oint qu'une amitî'e commune
Se range du part?' que flatte la fortwne,
Que l'éclat d'un empire ait pw vous éblouzr,
Qu'aux dépens de ma sœur vous en vouliez jouir
(Id., Britanniciis, 111, 7).
... Je t'admire !
Où sont tes gens ? où sont les îourriet's de l'empire ?
Entendrons-nous bientôt tes trompettes sonner ?
Vas-tw, sur ce donjon que tu dois ruiner,
Semer, dans les débris où sifflera la b?se,
Du sel comme Lubeck, du chanvre comme à Pise?
Mais quoi ! je n'entends rien. Serais-tu seul ici ?
Pas d'armée, ô César ! Je sais que c'est ainsi
Que tu fais d'ordinaire
(Hugo, Burgraves, II, 6).
6° Si l'on quitte l'ironie amère, méchante, le sarcasme, pour
arriver au persifflage ou à la simple moquerie, les voyelles
claires restent le moyen d'expression obligatoire, mais parmi
elles les voyelles aiguës cessent de dominer, ou même dispa-
raissent complètement :
Vous chantiez, j'en suis fort aise;
Eh bien ! dansez maintenant
(La Fontaine, I, 1).
20 4 LE VERS FRANÇAIS
C'est dommage, Garo, que tu n'es pomt entre
Au consezlde celwe que prêche ton cwre
(Id.,1X, 4).
Venez remercier un père qui vous aeme,
Et qui vewt à l'autel vous condm're lui-même
(Racine, Iphigénie).
Je vous entends, madame,
Vous voulez que ma fuite asswre vos dés«rs,
Que je \aisse un champ lîbre à vos nouveaux soupers;
Sans doute en me voyant, une pudeur secrète
Ne vous laisse goûter qu'une joie inquiète
(Id., Britannicus, 111,7).
On d?t plM5 ; vous souffrez sans en être offensée,
Qu'il vous ose. Madame, exph'quer sa pensée.
Car je ne croirai point que sans me consMlter
La sévère Junie ait vouIm le flatter,
Nî qu'elle ait consenti d'atmer et d'être aimée,
Sans que j'en sois instruit que par la renommée
(Id., ibicl,U, 3).
Il n'i a pas lieu de multiplier les exemples à l'infini ; d'au-
tre part, comme le nombre des nuances d'idées est illimité, il
ne faut pas songer à donner une énumération complète de
celles qui sont susceptibles d'être exprimées par telle catégo-
rie de fonèmes. Ce serait poursuivre l'impossible et viser un
but qu'en somme il n'importe pas à notre dessein d'atteindre.
Il suffit en effet que nous ayons déterminé la nature et la
valeur propre des fonèmes pour être capables de prévoir à
quelles diverses nuances ils pourront s'appliquer comme
moyens d'expression.
Voici un passage de Racine où nous trouvons, en moins de
quatre vers, trois sentiments pour l'expression desquels nous
savons maintenant que les voyelles claires conviennent :
l'aigreur, la colère et le mépris :
EXPRESSION DE L'INQUIETUDE 205
... maigre ses iwJMsteces,
C'est ma mère, e^ je \eux ignorer ses capnces.
Mais je ne prétends ph/s ignorer ni souffrir
Le ramîstre msolent qui les ose nourrir
[Ibid., II, 1).
Les voyelles claires se prononcent en serrant par un effort
musculaire plus ou moins considérable différents organes buc-
caux contre la partie antérieure du palais, ce qui donne aisé-
ment un a.\r pincé. C'est pour cela qu'elles contribuent si bien
à l'expression de tout ce qui se dit d'un ton pincé, en particu-
lier comme nous venons de le voir, à la moquerie, à Tironie,
et d'une manière générale à tout ce qui est mordant,
méchant: tel ce passage de Britannicus (II, 3; toute la scène
serait à citer) où Néron, avec une méchanceté que nous pou-
vons (luilifnr d'aiguë, ordonne à Junie qu'il tient en son
pouvoir de déjlarer à son amant Britannicus
Qu'il tloit porter ailleurs ses vœux et son espoir,
et cela sans explications qui puissent faire soupçonner qu'elle
agit par contrainte, car Néron entendra et verra tout sans
être vu :
Vous n'aurez pom^ pour moi de langages secrets,
J'entendrae des regards que vous croirez vc\uets\
Et sa perte sera l'mfailhble salaire
D'un geste ou d'un soupir échappe' pour \ui plane.
Une inquiétude qui vous serre le cœur, qui vous soi-re les
lèvres et les dents et vous contracte tous les muscler, exi-
gera aussi des voyelles claires, car ce sont elles qui deman-
dent l'effort musculaire le plus considérable et emploient le
plus de souffle (la poitrine serrée f)ar l'émotion n'en fournit
que par des mouvements taccadés et violents) ; telles les
paroles qu'Hermione adresse à Cléone lorsque, cette dernière
lui racontant qu'elle vient de laisser Pyrrhus dans le temple
où il épouse Andromaque, ell^^ craint qu'il no l'ait tout à fait
oubliée :
206 LE VKHS FRANÇAIS
Mfl/s as-tw hien^ Cleone, observe son vïsage ?
Goûte-t-2l des pla/sîrstranqnelles et parfa«7s ?
N'a-t-tl ipoint détourne ses ijeux vers le palais ?
Dis-moi, ne t'es-tw pom^ présentée à sa vt^e ?
L'mgrat a-t-?"l rougnorsqu'el t'a reconnue ?
Son trouble avouoit-il son infidélité?
A-i-ii jusqu'à la lin soutenw sa fierté ?
(Andromaque, V, 2).
B. — Voyelles claires
Nous n'avons considéré jusqu'à présent dans les voyelles
palatales, qu'une qualité, Vacuité, et nous nous sommes sur-
tout attaché aux deux voyelles les plus aiguës, Vi et Vil, les
autres voyelles claires n'ayant le plus souvent joué dans nos
exemples qu'un rôle secondaire. Si nous considérons main-
tenant leurs autres qualités, si nous les prenons toutes ensem-
ble, en nous arrêtant tout autant à Vé, à l'è, à rè°, à l'o qu'à
Vi et à Vit, nous trouvons que les voyelles claires ou voyelles
minces, comme on les appelle dans certaines langues par op-
position avec les voyelles larges qui sont les graves, s'expri-
mant avec une ouverture buccale moindre sont plus ténues,
plus douces, plus légères. Elles sont donc particulièrement
propres à exprimer la ténuité, la légèreté, la douceur et les
idées qui se rattachent à celles-là. Elles apparaissent dans la
plupart des épitètes par lesquelles nous venons de les carac-
tériser et dans quelques autres analogues : claires, légères,
fines, ténues, menues. Elles soat très nettes dans quelques
mots essentiellement expressifs comme tinter, murmurer.
Elles sont donc aptes à exprimer un bruit ténu, clair, un
murmure doux et léger :
Les nids
Murmuraient Vhi/mne obscur de ceux qui sont bénis
(Hugo, Petit-Paul).
Le murmwre léger des abeilles ft'dèles
(Lecokte de Lisle, Poèmes antiques).
BRUIT CLAIR, DOUX ET LEGKR 207
[Et la source sans nom qui goutte à goutte tombe]
D'un son plamttf emph7 la soh'toire combe :
C'est la. Nymphe qui pleure un éternel oubli
(Heredia, La source).
Il est doux d'écouter les soupirs, les bruits frais
(Id., Pan).
Et l'ombre où ri7 le timbre argentm des fontaines
(Id.^ La chasse).
Les cloches dans les airs, de leurs voix argentines,
Appeloient à grand hruit les chantres à matines
(BoiLEAU, Lutrin) f
exemple signalé par Sainte-Beuve, Lundis, VI, 508.
et l'homme,
Chaque soir de marché, faiY tmter dans sa main
Les denier*- d'argent clair qu'il rapporte de Rome
(Heredia, Hortorum deus, IV).
mobiles roseaux
Où murmure Ze'phyre au mwrmwre des eaux
(A. Chénier, Mnazile et Chloe).
Viens ! — une flwte invisible
Soupire dans les vergers
(Hugo, Contemplations);
remarquer en outre les spirantes v, /", s, cf. p. 256 à 264.
Les fontaines chantaient. Que disaient les fontaines ?
Les chênes mwrmwraien^ Que mwrmwraien^ les chênes?
(Id., Ibid.).
Et l'accent de sa voix divine était plus doux
Que l'incantation vague et sombre des sphères.
« — 0 toi ! je \iens. Je pleure, /ci, dans les misères,
Dans le deuil, dans l'enfer où l'astre se perdiV,
Je viens te demander une grâce, ô raaudiï!
208 LE VEMS FRANÇAIS
/ci, je ne suis plws qu'une laime quzbnlle.
Ce qui survit de toi, c'est moi. Je suis ta fille.
Sens-tw que je suis là ? Me reconnais-iu , àis ?
M'entends-tw? C'est du fond des diwins paradis,
C'est de la profondeur lumineuse et sacr^^e,
C'est de ce grand ceel claer où \it celui qui crée,
Que je viens, éperdue, à toi,range enfoue !
J'ai crié vers Dieu ; Dieu formidable a dit : Oui
(Id., Fin de Satan).
Il va de soi que les fénomènes que nous venons d'observer
dans des vers français ne sont pas spéciaux à notre langue,
mais qu'ils apparaissent d'une manière générale dans toutes
les poésies. Nous n'avons pas ici à insister sur ce point, mais
nous croyons bons d'indiquer le fait, afin d'écarter les doutes du
lecteur. Parmi les exemples que nors venons de citer, iln'i en
a pas qui soient plus caractéristiques que le suivant, emprunté
à la jolie pièce de Gœthe intitulée Erlkônig. L'enfant malade
croit entendre le roi des aunes cherchant à l'attirer par des
paroles mielleuses qui parviennent à lui comme un doux
murmure :
Du hebes kînd, komm, geA met mer !
Gar schône spiele speel' ich mit dir.
Ces voyelles claires rendent le ton captivant, douceureux et
charmant. En réalité c'est le bruissement du vent dans les
feuilles :
/n dwrren blattern s«Mselt der w?nd.
Nous ne nous attarderons pas non plus à donner après chaque
question un recueil d'exemples mauvais, de vers où l'effet est
manqué ; ce serait sans intérêt. Mais nous en citerons quel-
ques-uns chaque fois que nous jugerons qu'ils peuvent con-
tribuer à faire mieux comprendre ce que nous exposons :
Ce n'était qu'un murmure; on eût dit les coups d'aile
D'un zéphyr éloigné glissant sur les roseaux
Et craignant en passant d'éveiller les oiseaux
(Musset, Lucie).
LEGERETE, PETITESSE 209
La première moitié est excellente , mais la seconde est
bourrée de sillabes lourdes qui empêchent le lecteur d'adou-
cir autant quMl le faudrait sa voix en récitant ces vers.
Dans ces exemples nous ne sommes pas sorti en somme
de l'ancien domaine de Tarmonie imitative puisqu'il i a
dans chacun d'eux imitation de sons et de bruits fisiques. Si
nous passons à un autre ordre de fénomènes, parmi les objets
qui ne rendent pas de son, ceux dont l'idée pourra être sug-
gérée par l'emploi des voyelles claires sont ceux qui, s'ils
rendaient un son, feraient entendre, serable-t-il, un petit
bruit clair, ténu, doux et léger. C'est-à-dire que d'une manière
générale les voyelles claires peuvent peindre à l'oreille tout
objet ténu, petit, léger, mignon :
/ce gît, ^trange?% la verte sauterelle
Que dwrant deux saisons nourr^Y la jeune ReWé
Et dont Vai\e vibrant sous le ^pied dentel<?
Bvuissait dans le pm, le cytise on l'airdle.
^lle s'est tue, helasî la lyre naturelle,
La mwse des gaévets, des s/Uons et du ble ;
De peur que son léger sommeil ne soit trouble',
Ah! passe vîte, amf, ne pèse pom^ swr elle
(Heredia, Épigramme funéraire)]
toutes les rimes sont en è ou en e.
Quand la demoiselle dorée
S'envole au départ des hivers j
Souvent sa robe diaprée.
Souvent son aile est déchirée
Aux mille dards des bw/ssons verts.
Ainsi, jeunesse vive et frêle.
Qui, t'egarant de tous côtes,
Voles où ton enstmc^ t'appelle.
Souvent tu déchires ton aile
Aux e'ptnes des volwpt^s
(Hugo, La demoiselle) ;
même observation.
Je suif l'enfant de l'air, un sylphe, moins qu'un rêve,
Fils du printemps quinai^ da matin qui se lève,
210 LE VERS FRANÇAIS
L'hôte du clair foyer dwrant les nuits d'hiver,
L'esprïV que la lumière à la rosée enlève,
Diaphane habitant de l'mvzseble ether
(Id., Le sylphe).
Il était très bien prxs, on eût dit que sa mère
L'a va// fait tout i^etii pour le faire avec som
(Musset, Namouna),
description d'un personnage très petit.
Je me la rappelais quand elle était petite,
Quand elle m'apportaiV des Lys et des jasmins,
Ou quand elle prenaiV ma plwme dans ses mams
(Hugo, Contemplations).
J'aime vos p?ec?s petits à tenir dans la mam,
Qui font un hruit mignard et gai sur le chemm
(Verlaine, Les uns et les autres).
Son pieu? ra?aiV r^erbe fleurie
(Musset, Nuit de mai),
impression de légèreté.
C'est la frivolité'
Mère du \ain caprice et du léger prestige ;
La fantaisie ailée autour d'elle volt/ge
(A. Chénier, La Frivolité).
elle a passe' sans hruit,
Belle, candide, ainsi qu'wne plwme de cygne
(Hugo, Contemplations).
Eolides, salw^ I 0 fraîches messagères,
C'es^ bien vous qui chantiez swr le berceau des Dieux,
Et le clair /lissos d'un flot me'lodiewa;
A baigne' le duvet de vos ailes légères
(Leconte de Lisle, Poèmes antiques).
RAPIDITE 211
Le mal dont yai souffert s'est enfui comme un rêve,
Je n'en pwis comparer le lointam souvenir
Qu'à ces brouillards légers que Taurore soulève
Et qu'avec la rosée on voit s'évanouir
(Musset, Nuit d'octobre).
L'tnquiète gazelle, attentive à tout hruit,
Yenaù, diapa-raissait comme le irait qui fuit
(Leconte df Lislk, Bhagavat).
Exemple mauvais:
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix
(Hugo, Feuilles d'automne).
Ce vers bourré d'éclatantes, pour peindre un être frêle et
débile, fait contre sens. La note juste est dans le vers qui
suit celui-là :
Si débile qu'il fut, ainsi qu'une chimère
où il n'i a que des palatales.
A l'idée de légèreté se rattache immédiatement, comme
étant de même nature, l'idée de rapidité. Les voyelles claires
sont donc propres à peindre un mouvement léger, rapide, un
élan (fisique ou moral):
Oh ! si j 'avais des ailes
Vers ce beau c/el si pwr je voudrais les ouvrir !
(Musset, Rolla).
Lorsque le jeune aiglon, voyant partir sa mère,
En la suivant des yeux s'avance au bord du nid.
Qui donc lui dit alors qu'il peut quitter la terre
Et sauter dans le ci'el déployé devant \ui ?
(Id., Ihid.)
Mon aile me soulève au souffle du pri'ntemps,
Le vent va m'emporte/' ; je vais quitter la terre
(Id., Nuit de mai).
212 LE VERS FRANÇAIS
C était bien vite fait de leur vider les miins
(Id., Une bonne fortune).
Je les tirai bien vite et je les \ui donnai
(Id., Ibicl.).
De naêjie, dans ma bourse, il ne faut qu'un écu
Qui tourne les talons, et le reste est perJw
(Id., Ibid.).
Et nous verrons soudain ces tigres ottomans
Fuir avec des i^ieds de gazelles !
(Hugo, Orientales).
Celui qui subj ugua l'Europe
11 est là qui vous parle. Il surgit devant vous !
(Id., Burgraves);
le mouvement est purement métaforique.
...et voit d'un œil élargi par la crainte
Surgi?' au bord des bois le grand fauve en arrêt
(Heredia, Némée).
sur le seuil redoutable,
Un bomme, que pousssaient d'horribles bras tremblants,
Apparat ; il était vêtu de linceuls blancs
(Hugo, Les lions).
Voir les Cyclades d'or de l'azMr e'merge?'
(Heredia, Pour le vaisseau de Virgile).
Le burg
Se dresse maccessîble au milieu des nuées
(Hugo, Burgraves);
tous ces mouvements sont imaginaires.
La terre est aussi vieille
Que lorsque Jean parwt sur le sable des mers,
Et que la moribonde
Sentie bondî'r en elle un nouvel univers
(Musset, Rolla\
»
EXEMPLES DEFECTUEUX ]&13
0 notre maître à tous ! si ta tombe est fermée,
Laisse-moi, dans ta cendre un instant ranimée,
Trouver wne étincelle, e^ je \ais t'imite?' !
(1d., Une soirée perdue) f
élan d'entousiasme.
Voici quelques exemples défectueux :
A l'appel du héros s'enlevant d'un seul bond
(Heredia, Persée et Andromède).
Mais, d'un seul bond, le Dieu du noir taillis s'élance
(1d., Pan).
Elles s'élancent. Tel, lorsqu'un corbeau sinistre
(1d., Le bain des nymphes).
Le moment où je parle est déjà loin de moi
(BoiLEAU, Epître III) ;
ce vers peindrait beaucoup mieux avec ses trois mesures
égales et ses voyelles éclatantes un roulement de tambour
que la rapidité que le grand A.rnauld, confondant l'idée avec
l'expression de l'idée, croyait i sentir.
Grâce à leur légèreté et à leur douceur les voyelles claires
sont toutes désignées pour exprimer des idées légères, gaies,
riantes, douces, gracieuses, idilliques. La gaîté, la douceur,
la grâce sont des idées que l'on associe continuellement à
celle de la légèreté :
Les n/ds chantA/ent, les eaux muvmuvAlQnt dans les
[herbes,
On voyA/t tout brilla/?, tout aimER, tout fleur/r
(Hugo, L* aigle du casque).
Ce soir, tout va fleurer ; l'immortelle natwre
Se remphV de parfums, d'amour, et de mwrmwre
(Musset, Nuit de mai).
La brwme blette errait aux pentes des ravmes ;
£if de leurs becs pourpres lissant leurs ailes fmes.
Les blonds sénegalis, dans les ge'rofl/ers
14
214 LE VERS FRANÇAIS
D'une eau pt/re trempes, n'éveillaient par miWiers.
La mer éiait sereine, et sur la houle clae're
L'aube vive dardazV sa flèche de lumière
(Lecops'te de Lisle, L'aurore).
Un arôme léger d'herbe et de fleurs montait ;
Un murmure infini dans Vair subtil fLoiiait
(Id., ihid.).
L'éther plw5 p^r luisAIt dans les eiEVx plws swbl/mes
(Hugo, Le sacre de la femme).
Les gazons sont tout plems de voix harmonzeMses
L'aube fait un tapzs de perles aux sentiers,
Et Tabe^'Ue quzttant les prochaines yeuses
Swspend son aile d'or aux pâles eglanteers
(Leconte de Lisle, Poèmes antiques),
peinture gracieuse.
Jersey rit, terre h'bre, au sein des sombres mers ;
Les genêts sont en fleur, l'agneau i^ait les près verts ;
L'ecwme jette aux rocs ses blanches mousselmes ;
Par moments apparaît, au sommet des collmes,
Livrant ses crms épars au vent âpre et joyeux.
Un cheval eflare qm henneY dans les deux
(Hugo, Châtiments).
Mais Valdès, te connaît, b/enheurewse Sevelle,
De r^spagne moresque ô la plws belle f«lle !
Toi dont le ^etù ^ied trempe au Guadalquïv/r,
Et que reçMS dw ciel tout ce qu? pewi ravz'r
(Th. Gautier).
Dans Rolla, Musset nous montre la cavale qui vient de périr
de soif au désert parce qu'elle n'a pas su qu'elle n'aurait eu
qu'à suivre les caravanes,
Pour trouver à Bagdad de frA/ches éeurlEs,
Des rateh'^rs dorEs, des Iwz^rnes fleur/j5's,
Et aies pw/ts dont le ce^l n'a jamA/s vw le fond.
I
PEÎNTUI^ES IDILLIOUES 215
Un certain loup, dans la saison
Que les iièdes zéphzrs ont T^erbe rajeunie
(La Fontaine, V, 8).
Que faire au mois d'avril à moins de s'adorer ?
(Hugo, Catulle),
C'est là que satisfazY de son destm borne,
Gallws Unit de vivre où jades û est né
(Hkredia, Villula).
Des lapiws qui sur la brw?/ère,
L'œil e'veille, l'oreille au guet,
S'ésayoient, et de thyjn parfumo/e/i^ leur banque/
(La Fontaine, X, 15).
6^ne chose peut-être
Qui va vous étonner,
C^est qu'à votre fenêtre
Le vent yient frissonner,
Qu'avril commence à luire,
Que la mer s'aplanaY,
El que cela vew^ dî're :
Fauvette, fais ton ïiid
(Hugo, Sommation irrespectueuse).
Fraîche idyWe ! Un matm Laure s'en est allée,
Mats son amant avaiV la voix tendre et disait
Des mots si langourew^r qu'elle, tout affolée,
Sentîï son pauvre cœur sauter dans son corset
(Baudelaire, Le Léthé) ;
noter en outre les s du dernier vers qui peignent un mouve-
ment répété, cf. p. 177 à 184.
J'ai vu passer Ammthe au fond du cheram creux.
Elle a se/ze ans, et tant d'aurore sur sa tête
Qu'elle semble marcher au mihew d'une fête ;
Elle est dans la prairze, elle est dans les fore/s
La plus belle, et n'a pas l'air de le faire exprès ;
C'est plus qu'une déesse et c'est plws qu'une fée,
216 LE VERS FRANÇAIS
Cest la bergère ; c'est une fille coiffée
D'iris et de glaïeuls avec de grands yeuxhleus
(Hugo, Segrais).
Avec se peu de irais tu serais se johe
(Musset, La coupe et les lèvres),
^lle me souriait avec ses yeux divins,
Et moi je lui baisais ses deux petites mains
(Hugo, Le roi s'amuse).
Riant, les jeux en l'air, et la mam dans sa main.
Elle allait en comptant les arbres du chemm,
Pour cueillir une fleur demeurait en arrière,
Puis revenait à \ui, courant dans la poussière,
L'arrêtaiV par l'habi'i pour l'embrasser, posaiV
Un œillet sur sa tête, et chantaiï, et jasait
Sur les passants nombreux, sur la reclu vallée
Comme un large tapes à ses pieds éta'ee
(Vigny, Les amants de Montmorency).
Le vert colibre, le roi des collines,
Voyant la rose'e eHe soleel clae'r
Lwire dans son nid tresse' d'herbes fines,
Comme un frais rayon s'échappe dans l'air
(Lecontk de Lisle, Le colibri).
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
71 sautille !...
(Musset, Namouna).
Ou plutôt, fee au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière
Que mène le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière !
(Sainte-Beuve, La Rime).
« Dans cette strophe, les vers ont le vol léger de la fée ; tous
les mots sont ailés, habile^ agile courrière; et le triomphe
IDEES RIANTES SI"*
aérien auquel aboutit cette strophe nous laisse en présence
d'une vision lumineuse au plus haut des espaces » (G-uyau,
L'Art au point de vue sociologique, p. 318).
Riez, chantez, cueillez des grappes dans les treilles
Pour les pendre, ô Lyde, derrière vos oreilles
(Hugo, Année terrible).
Ce matm, quand le jour a frappe ta paupière,
Quel séraphin pensif, courbe sur ton cheveu,
Secouai"/ des hlas dans sa robe légère,
Et te conta// tout bas les amours qu'il rêvait?
(Musset, Nuit de mai).
Cette nuit y ai dormi, mais sans fièvre;
Ton nom, si j'ai parle, seul entrouvrai/ ma lèvre.
Quel doux sommeil ! vraiment, non, je n'ai pas souffert.
Quand le soleil levant m'a re'veillee, Otbert,
Otbert ! il m'a semble que je me sentais naître,
Les passereaux joyeux chantaien/ sous ma fenêtre,
Lesfleurss'ouvraien/, laissant leurs parfums fwir auxciewa;.
Moi, j'avais l'âme en joie, et je cherchais des yeux
Tout ce qui m'envoyait une haleine sipwre,
Et tout ce qui chantai/ dans l'immense natwre
(Hugo, Bur graves).
Vous partis, j'ai perdu le soleil, la gaite'.
Le hvuit joyeux qui fait qu'on rêve, le délire
De voir le tout peti/ s'aider du doigt pour lire.
Les fronts pleins de candeur qui disent toujours oui,
L'éclat de rire franc, sincère, épanoui.
Qui me/ subitement des perles sur les lèvres,
Les beaux grands yeux naifs admirant mon vieux Sèvres
( Id . , Voix intérieures) .
Eve laissait err^r ses yEUn sur la nat6^re
Et sous les v£'rts palmi£'rs à la haute stat^^re,
Autour d'^ve, au-dessf/s de sa t^te, l'œillet
Semblait song^'r, le bleu \oiUs se recueillA/t,
Le frA/s myosot/s se souvenA7t; les roses
218 LE VERS FRANÇAIS
Cherchaient ses ^lEds avec leurs livres demi-closes.
Un souffle fraternel sortA/t dul?/s verm£'/l,
Comme si ce doux ^tre eût éiÉ leur par^É'/l,
Comme s/ de ces fleurs ayant toutes wne âme,
La plws bEUe s'etAytepanou/e en femme
(Hugo, Le Sacre de la femme).
Vair sonore était îvah et plem d'odeurs divznes.
Les bengalis au bec de pourpre, aux ailes fines,
Et les verts colibris et les perroque/s blews,
Et l'oiseau diamant, flèche au vol merveillcMo;,
Dans les buissons dores, sur les figu?ers superbes,
Passaîe??^, siffla2*en^ chantaient Au sein des grandes Aerbes
Un murmwre joyeux s'exhalait des halliers ;
Autour du miel des fleurs, les essaims familiers,
Délaissant les vieux troncs aux rwches pacife'ques,
S'empressaien/; et partout, sous les ciewo; magnifiques,
Avec l'arôme vif et pénétrant des bois,
Montait un chant immense et paisible à la fois.
Sur son cœur enivré pressant sa bien-aime'e,
Réchauff'ant de baisers sa lèvre parfumée,
Çunacépa sentait, en un rêve enchanté,
Déborder le torrent de sa félicité !
Et Ganta l'enchaînais d'une invincible étreinte !
Et rien n'interrompai/, durant cette heure sainte
Où le temps n'a plus d'aile, où la vie est un jour.
Le silence divin et les pleurs de l'amour
(Leconte de Lisle, Çunacépa).
Les moissons mûrissaient, les granges étaient pleines.
Et les riches cités, orgueil de nos aïeux,
Florissaient dans la i^aix sous la beauté des deux ;
Et nous coulions, heureux^ nos jours et nos années,
Et nos âmes vers Dieu montaient illuminées
(1d., La mort du moine).
Je \is de ma fenêtre ouverte sur le Rêve,
Au cadre fabulent d'un vieux site écarté
Un verger merveillew;r de rosée et de sève
PEINTURES GRACIEUSES 219
Surgir en Taurorale et candide clarté'
De l'heure où l'aube naît dans la nuit qui s'achève
(H. DE Régnier).
A vous, troupe légère,
Qui d'aile passagère
Par le monde vole;:,
^/ d'un sifflant mwrmwre
L^ombragewse verdwre
Doucement ébranlez,
J'off*re ces violettes.
Ces lis et ces fleurettes,
Et ces roses ici,
Ces vermeillettes roses,
Tout fraîchement ecloses,
Et ces œillets aussi.
De votre douce haleine
£'ventez cette plaine,
éventez ce séjour.
Cependant que j'ahanne
A mon blé que je vanne
A la chaleur du jour
(J. DU Bellay, D'un vanneur de blé aux vents);
à la fin ridée change et la note aussi.
Hier j'étais à table avec ma chère ^elle,
Ses deux pierfs sur les miens^ assis en face d'elle,
Dans sa petite chambre, aiwsi que dans leur m'd
Deux ramiers bimheurei/a: que le bon Diew be'niV.
C'était un brMiV charmant de verres, de fourchettes,
Comme des becs d'oiseaux picotant les assiettes,
De sonores baise?-s et de propos joyeux.
L'enfant, pour être à Taise et régaler mes yeux.
Avait ouvert sa robe, et sous la toile fine
On voyait les trésors de sa blanche poitrine ;
Comme les seins d'/sis aux contours ronds et pwrs,
Ses beaux seins se dressaient, e'tincelants et dwrs,
Et, comme swr des fleurs des abeilles posées,
Swr leurs pointes tremblaiew^ des lumières rosées
(Th. Gautier, Le premier rayon de mai).
220 LE VEHS FRANÇAIS
Nous signalerons dans cet ordre d'idées trois pièces de
Leconte de Lisle qui sont tout entières en rimes claires :
Kléarista dans les Poèmes antiques^ et les deux Chansons écos-
saises intitulées Annie et La fille aux cheveux de lin.
Enfin voici quelques exemples défectueux ;
Voilà six mille ans que les roses
Conseillent, en se prodiguant,
L'amour aux cœurs les plus moroses.
Avril est un vieil intrigant
(Hugo, Chansons des rues et des bois);
ces voyelles éclatantes et sombres détonent dans cette idille.
Celui qui, respirant son haleine adorée,
Sentirait ses cheveux, soulevés par les vents,
Caresser en passant sa paupière effleurée,
Ou rouler sur son front leurs anneaux ondoyants
(Lamartine, Nouvelles Méditations, Ischia);
« ce dernier vers compact et à gros fracas, exprime tout plu-
tôt que la chose qu'il veut exprimer » (E. Faguet, XIX® sièc'e,
Lamartine).
C. — Voyelles éclatantes
Les voyelles éclatantes sont a, ô, é, o", é*^; leur emploi
s'impose pour l'expression des bruits éclatants; ce sont elles
qui donnent son expression au mot éclatant lui-même, et en
outre à fracas, craquer^ sonore, cataracte, etc. Voici d'abord
un vers qui dans ses deux émistiches réunit les deux moyens
d'expression opposés, voyelles éclatantes dans le premier et
claires dans le second, pour peindre deux bruits de nature
différente ;
La harpe tremble encor \ et la ûûte soupire
(Vigny, Le bal).
BRUITS ÉCLATANTS 221
Les exemples suivants ne peignent que des bruits éclatants:
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire
(La Fontaine, U, 9).
Tout à coup, écrasant l'ennemi qui s'effare,
La victoire aux cent woix sonnera sa fanfare
(Hugo, A l'arc de triomphe).
La meute de Diane aboya sur l'Oeta
(Id., Ze satyre).
Ouvrait les deux haiiants de sa porte sonore
(1d., Ihid.).
Une brusque clameur épouvante le Gange
(Heredia, Bacchanale).
Le vocalisme de ce vers esttrès remarquable ; s'il est permis
d'analiser Timpression qu'il produit, ce qui est toujours mau-
vais et inexact parce qu'il n'est pas possible de signaler des
nuances aussi délicates sans les exagérer, on peut dire que
les deux premières diades û è \ û è font sentir comme des
bruits analogues qui se répètent et s'entiechoquent, entre-
choquement qui est nettement accusé par les deux c de « brus-
que » et de « clameur » ; puis la note éclatante devient uni-
forme avec la diade suivante a é « clameur » ; enfin les deux
triades du second émistiche, se terminant toutes deux par une
éclatante voilée par la nasalité, et qui est la même voyelle
nasale si bien que les deux triades assonent entre elles, pei-
gnent comme le retentissement et l'éco de cette clameur.
Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare
(Id., Soir de bataille).
La grande âme d'airain qui là haut se lamente
(Hugo, Chants du crépuscule) \
il s'agit d'une cloche ; l'impression presque onomatopéique
de ce vers est surtout due à la triple répétition de deux cou-
ples de sillabes presque semblables : /à-o° | \à-ô \ Id-ô". Cette
répétition est particulièrement sensible dans le second émis-
2%2 LE VERS FRANÇAIS
tiche à cause du rapprochement des deux mots là-haut \
lamente et de Taccentuation de leur dernière sillabe.
Se débat, et l'airain sonne au choc des sabots
(Heredia, Centaurée et Lajfithes).
d'entendre les trois rimes
Sonner par ta voix d'or leur fanfare de fer
dé a a a à é o°aééé
(Heredia).
Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos
Battant l'archipel grec de sa rame tartare ?
a 6^ \ ai\ è è \ é a a \ è a a
(Hugo, Orientales) ;
la seconde diade commence en éclatante comme la première
mais finit en palatale pour amener la note claire qui va reten-
tir deux fois dans deux toniques consécutives en è; puis les
deux triades du second émisti.'he sont tout entières en écla-
tantes et se reproduisent exactement.
Tandis que des taureaux
Sur leurs jarrets dressés, choquaient comme deux blocs
Leur front sonore et lowrd, retentissant des chocs
(Lamartine, Jocehjn).
sur le rocher brûlant.
Les lions hérissés dorment en grommelant
(Musset, Rolla) ;
toutes les fois que parmi^ les voyelles éclatantes quelques-
unes sont nasales, le bruit éclatant est un peu voilé par la
nasalité .
Le lion qui jadis au bord des flo/s r^daw^,
Rugissait awssi haut que l'Océan ^vonàant
(Hugo, Les lions).
ECLATS DE VOIX 223
Il i a différentes idées et différents sentiments dont l'expres-
sion suppose des éclats de voix. Telle la réclame d'un bate-
leur :
Gai ! tapez sur la caisse et soufflez dans le fifre ;
Braillez vos salvumfac, messeigneurs ; en avant
Des églises, abri profond du Dieu vivant,
On dressera des mdts avec des oriflammes,
Victoire ! venez voir les cadavres, mesdames
(Id., Châtiments) ;
les éclats de voix de la colère : Voici un exemple où la colère
commençant par le sarcasme avec voyelles claires finit en
éclatantes par les éclats de voix de la menace :
Va profaner des dieux la majesté sacrée :
Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi ton lié.
Porte au pied des autels ce cû?Mr qui m'abandonne ;
Fa, co?/rs ; mais crains encor d'y trouver Hermione
(Racine, Andromaque, IV, 5).
Il i a d'ailleurs presque toujours dans l'expression de la colère
mélange avec les voyelles éclatantes de voyelles aiguës qui
rappellent les cris et de quelques voyelles sombres dont nous
étudierons la valeur au chapitre suivant :
Mais d'un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C'est une trahison, c'est une perfidie
Qui ne sauroit trouver de trop grands chatime^nts ;
Et je puis towt permettre à mes ressewtime^zts.
Oui, oui, redoutez toat après un tel outrage,
Je ne suis plus à moi, je suis tout à \a rage.
Percé du coup mortel dont vous m'assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés;
Je cède aux mouveme^zts d'une juste colère.
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire
(Molière, Misanthrope).
Voulez vous que je dise ? il faut qu'enfin j'éclate.
Que je lève le masfjue, et décharge ma rate.
22 4 LE VERS FRANÇAIS
De folles on vous traite, et j'ai fort sur le coewr.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vows, d'étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent p«s,
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce mewble inutile,
Et laisser la science aux doctewrs de la ville ;
M'ôter pour faire bien du grenier de céans,
Cette longue lunette à faire pewr aux gens,
Et cent brimborions dont l'aspect importune ;
Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez voms,
Où nous voyons aller towt sens dessus dessows
(Id., Femmes savantes).
.... On rit de moi, vraiment,
Et l'on croît qu'on peut tout me faire impunément.
Soït. Essayez. Tâtez mon huraewr endurante.
Combien de dards avait le serpent Stryx ? Quarante.
Combien de pieds avait l'hydre Phluse ? Trois cents.
J'ai broyé Stryx et Phluse entre mes poings puissants.
Osez donc ! ^A ! je sens la colère hagarde
Battre de l'aile antowr de mon front. Prenez garde !
Laissez-moi dans montrow plein d'ombre etdeparfwws.
Que les olympiens ne soient pas importons.
Car il se pourrait bien qu'on vît de quelle sorte
On les chaise, et comment, pour leur fermer sa porte,
Un ténébreux s'y prend avec les radieux,
Si vous venez ici m'ennuyer, tas de dieux
(Hugo, Le géant aux dieux).
0 ciel ! qui vit jamais une pareille rage ?
Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage ;
Que je sowffre en mon sang ce mortel déshonnenr ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonhewr.
Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome
(Corneille, Horace).
EXPRESSION DE L ORGUEIL 225
Nous avons vu tout à Teure la réclame exprimée par les
voyelles éclatantes ; Vorgueil n'est souvent en somme qu'une
sorte de réclame personnelle ; d'où même procédé :
Yoin àc l'orgueil : un cri puissant comme d'ww cor,
Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or
(Verlaine, Sagesse).
Nous sommes les neveux du grand Napoléon !
(Hugo, Châtiments).
Est- il quelque ennemi qu'à présentée ne dompte ?
Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans,
Et towt ce que l'Espagne a nourri de vaillants 1
(Corneille, Le Cid).
Moi, je suis Béhémot, l'éléphant, le colosse.
Mon dos prodigieux, dans la plaine fait bosse
Comme le dos d'wn mont.
Je suis une montagne animée et qui marche ;
Au déluge, je fis presque chavirer l'arche,
Et quand j'y mis le pied, Veau monta jusqu'au pont
Je porte en me jouant, destowrs sur mon épaule,
Les murs tombent broyés sous mon âano qui les Ïvôïq
Comme sous un bélier.
Quel est le bataillon que d'wn choc je ne rompe ?
J'enlève cavaliers et chevawx dans ma trompe,
Et je les jette en l'air sans plus m'en soucier !
(Th. Gautier, Qui sera roi).
L'orgueil est la note dominante de ce morceau ; les voyelles
sombres i ajoutent par endroits l'idée de lourdeur inséparable
de celle de ce colosse ; enfin c'est la légèreté qui est peinte
dans le dernier vers par les voyelles claires.
Quand le ton de l'orgueil devient trionfant, il s'entremêle
aux voyelles éclatantes un certain nombre de voyelles claires
destinées à peindre l'allégresse :
Vous me reconnaissez, burgraves. — C'est le ma?tre.
Celui qui subjugua l'Europe, et fit renaître
226 LE VERS FRANÇAIS
L'Allemagne d'Oihon, reine au regard serem ;
Ceiuî que choisissazent pour jwge souverain,
Comme bon emperewr, comme hon gentilhomme,
Trots roes dans Mersebowrg et deux papes dans Rome,
Et qui donna, touchant leurs fronts du sceptre d'or,
La couronne à Suénon, la tiare à Victor;
Celuî qui des Hermann renversa le vieux trdne ;
Qui vainquit tour à toî*r, en Thraoe et dans Tcc)ne,
L'emperewr Isaac et le cah'fe Arslan ;
Celu^ qui, comprimant G^nes, Ptse, Milan,
Etouffant guerres, crî's, furewrs, trahisons vî'les,
Prît dans sa large ma?'n Tltahe aux cent v?iles ;
Il est là qui vous parle. 11 surgît devant vows !
(HuGO^ Burgraves, II, 6).
Ma sœur, voici le bras qui \enge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destms contraires.
Qui nous rend maîtres d^Albe ; enfm voici le bras
Qui seul fait aujourd'hui le sort de deux états ;
Vois ces marques d'honnewr, ces témoins de magloî're.
Et rends ce que tu does à Vheur de ma victoî're
(Corneille, i/orace, IV, 5).
Nous avons vu les voyelles claires exprimer un léger bruit,
un doux murmure et au contraire les voyelles graves peindre
un bruit éclatant ; nous avons vu d'autre part les voyelles
claires peindre des objets petits, mignons, délicats ou des scè-
nes gracieuses ; il est tout naturel que les voyelles graves et
particulièrement les éclatantes s'appliquent aux idées con-
traires, qu'elles conviennent à la description d'un objet ou
d'un personnage ou d'une scène grande, majestueuse, susci-
tant l'admiration :
Voyant ma petitiS'sse et voyant vos miracles
(Hugo, Contemplations, A Villequier),
opposition de la voyelle claire de «petitesse » avec la voyelle
éclatante de «miracles», et devant l'un et l'autre de ces deux
mots répétition des mêmes sons pour peindre deux actions
EXPRESSION DE LA GRANDEUR 227
semblables. Voici de simples désignations de personnages
grandioses ou puissants, ou de leurs actions:
Frédéric de Souabe, emperewr d'Allemagne
(1d., Burgi'aves, II, 6).
Charlemagne, empereur à la barbe fleurie
{Id., Aymerillol).
Ainsi Charles de France appelé Charlemogne,
Exarque de Ravenne, emperewr d'Allemagne,
Parlait dans la montagne avec sa grande voix
(Id., Aymerillot).
Plus tard une autre fois, je vis passer cet homme,
Plus grand dans son Paris que Césor dans sa Rome
(Id., Feuilles d'automne).
Quoi, François de Valois, ce prince au cœuv de feu,
Rival de Charles-Quint, un roi de France, un dieu,
— A l'éternité près, — un gagnewr de batailles
Dont le pas ébranlait les bases des murailles.
L'homme de Marignan, lui qui, toute une nuit,
Poussa des bataillons l'wn sur l'antre à grand bruit...
(Id., Le roi s'amuse).
Qu'est-ce que le Seigneur va donner à cet homme
Qui, plus grand que César, plus grand même que Rome,
ilbsorbe dans son sort \e sort du genre humain ?
(Id., Napoléon II).
MVnveloppant alors de la colonne no/re.
J'ai marché devant tows, triste et sewl dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cœuv : « Que vouloir à présent?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant.
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle towche.
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bowche;
Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tows,
Et quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genowx
(Vigny, Moïse).
228 LE VERS FRANÇAIS
Contempler le bros fort, la poitrine féconde,
Le talon qui douze ans, éperonna le mo>îde,
Et, d'un oeil flliûl,
L'orbite du regard qui fascinait la fowle,
Ce front prodigieux, ce crâne fait au raowle
Du globe impérial !
(Hugo, A la Colonne).
Car c'est lui qui, pareil à l'antique Encelade,
Du trdne universel essaya l'escalade,
Qui vingt ans enta?sa,
Remuant terre et cieux avec une parole,
Wagrara sur Marengo, Champaubert sur Arcole,
Pélion sur Ossa !
(Id., ibid.).
D. - Voyelles sombres
Passons à l'autre catégorie de voyelles graves, les voyelles
sombres : w, d, m". Les voyelles claires servant à peindre un
bruit clair, les voyelles éclatantes un bruit éclatant, les voyelles
sombres peindront bien un bruit sourd, comme dans le mot
sourd lui-même, et en outre dans ronron, bourdon, gronde-
ment, ronfler, rauque, etc. :
Elle écoMte. Un bruit sourd frappe les sourds échos
(Hugo, Orientales).
J'entendais en passant les cowps sowrds du msirteau
Qui clouait dans la nuit le bois de Téchafaud
(Lamartine, Jocelyn).
Avec des grondements que prolonge un lon^ râle
(Heredia, Bacchanale).
Les voyelles sombres sont le plus souvent dans ce cas
entremêlées comme ici de voyelles éclatantes ; il suffît que le
nombre des sombres soit plus considérable que celui des écla-
BRUITS SOURDS 2S9
tantes pour que la note reste sombre ; si les éclatantes sont
voilées par la nasalité, comme dans l'exemple suivant, le voi-
sinage des sombres leur fait prendre la valeur de sombres :
Où l'enfant peut cueillir la fleur, strophe vivante,
Sans qu'une grosse \oix tout à cc/p répowvante!
(Hugo, Voix intérieures).
Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
Le piétinement sowrd des légions en marche
(Heredia, La Trebina).
Et font towsser la fowdre en leurs rawques powmons
(Hugo, Année terrible).
Un rawque grondement monte, rowle et grandit
(Leconte de Lisle, Clairs de lune) ;
c'est un bruit sourd qui à la fin devient plus clair.
Légère, elle n'a pas ce bruit tonnant et sowrd
Qu'en se précipitant rowle un torrent plus lowrd
(Lamartine, Jocelyn) ;
il s'agit d'une cascade.
Comme un vent orageux, des bruits rawques et sowrds
Rowlent soudainement de fawbowrgs en fawbowrgs
(A. Barbier, L'émeute).
Quels sont ces bruits sourds ?
Ecoutez vers l'onde
Cette voix profonde
Qui pleure toujours
Et qui toujours gronde
(Hugo, Voix intérieures).
Et, sans même les voir, mêlé les deux dragons
Au vAste écrasem^'iVt des verrOUs et des gOiVds
(Id., Les lions).
15
$30 I.E VERS FRANÇAIS
La note sombre annoncée dans l'exemple suivant n'i appa-
raît pas :
Dans l'ombre des arceaux voici qu'il entendit
Brusquement une voix très rauque qui lui dit:
— Vénérable Seigneur, sojez-moi pitoyable ! —
(Leconte de Lisle, Le corbeau) ;
ces paroles n'ont rien de rauque ; elles sont éclatantes.
Nous avons vu la colère changer de caractère suivant que
dans son expression, c'étaient les voyelles aiguës ou les
voyelles éclatantes qui dominaient. Si parmi les voyelles
éclatantes il i a un nombre sensible de voyelles sombres, l'effet
est encore une fois modifié. Ce n'est plus l'imprécation ou
l'ironie amère, ce ne sont plus les éclats de voix d'une colère
toute en deors, c'est une colère sourde, ce sont les sombres
grondements d'un violent courroux.
Quelquefois un mot suffit pour donner cette note :
Adieu, tu peux partir. Je demeure en Epire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille ; et c'est assez pour moi,
Traître, qu'elle ait produit un monstre tel que toi
(Racine, Andromaque, V, 3).
Voici comme Charlemagne, furieux de la résistance des
chefs de son armée, leur parlait dans la montagne
Avec un âpre accent plein de sourdes huées :
Je ne sais point comment on porte des affronts!
Je les jette à mes pieds, je n'en veux pas ! Barons !
Vous qui m'avez suivi jusqu'à cette montagne,
Normands, Lorrains, marquis des marches d'Allemagne,
Poitevins, bourguignons, gens du pays Pisan,
Bretons, picards, flamands, français, allez-vous en !
Guerriers, allez-vous-en d'auprès de ma personne.
Des camps où l'on entend mon noir clairon qui sonne ;
Rentrez dans vos logis, allez- vous-en chez voms.
Allez-vous-en d'ici, car je vous chasse toMs !
EXPRESSION DE LA LOURDEUR 231
Je ne veux plus de vous ! Retournez chez vos femmes!
Allez vivre cachés, prudents, contents, infâmes !
(Hugo, Aymerilîot);
nous avons souligné en même temps que les sombres toni-
ques quelques éclatantes nasales auxquelles le voisinage des
sombres donne la valeur de sombres.
Dans les imprécations qui suivent, après des cris aigus dans
les quatre premiers vers, la colère devient sourde et sombre
dans les quatre suivants :
Règne ; de crime en crime enfin te voilà roi.
Je t'ai défait d'un père, et d'un frère, et de moi :
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
Puissiez-vows ne trouver dedans votre union
Qu'horreur, que jalousie et que confusion !
Et, pour voMS souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !
(Corneille, Kodogune).
La légèreté s'exprimant par des voyelles claires, la lourdeur
sera bien rendue par des voyelles sombres, comme dans le
mot lourd lui-même. Voici d'abord quelques exemples où les
deux idées opposées sont rendues par l'opposition des voyelles
claires et des voyelles sombres :
Combien ce fruit est gros | et sa tige menwe
(La Fontaine, IX, 4).
Avant quatre vingt-neuf
Vous marchiez sur le peuple à pas légers | — et lowrds
(Hugo, Contemplations).
Un voiie\et | pour vous est un pesant fardeaw
(La Fontaine, I, 22}»
Mes bflîsers sont lege^^s comme des e'phe'mères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents.
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
232' LE VERS FRANÇAIS
Comme des chûriots ou des socs déchirants :
Ils passeront sur toî comme wn lourd attelage
De chevawx et de hœuîs aux sabots sans pitié
(Baudelaire, Femmes damnées) ;
le deuxième vers peint la langueur, cf. p. 239, nous n'avons
pas à l'examiner ici ; mais le premier avec ses vojelles claires
est un modèle de légèreté, et les quatre derniers expriment
la lourdeur. Il faut ajouter que le mouvement de l'attelage
est rendu par la correspondance de la première voyelle ritmi-
que à la troisième et de la seconde à la quatrième dans le cin-
quième vers, et de la première à la troisième dans le sixième ;
enfin dans le troisième, le quatrième et le cinquième les répé-
titions d'r marquent l'effort du creusement.
Dans les exemples suivants la lourdeur seule est exprimée:
...ni le bruit ca ioncé
D'un lowrd vaisseaw, rampant sur l'on Je avec des rames
(Hugo, Orientales).
Ni les ans, fardeaw sombre, accablement de l'homme
(Id., Burgraves, I, 7}.
... et qu'on entend, la nuit,
A l'heure où le sommeil veut des moments tranquilles,
Les lowrds canons rowler sur le pavé des villes !
(Id,, Chants du Crépuscule).
La lowrde artillerie et les fowrgons pesants
Ne creusent plus la route en profondes ornières
(Th. Gautier, Fantaisies);
noter en outre neuf r qui expriment Teffort du creusement.
Les voyelles claires convenant particulièrement à l'expres-
sion d'une idée gaie ou gracieuse, une idée grave, un récit,
une description, un discours graves demandent naturelle-
ment des voyelles graves, c'est-à-dire éclatantes et sombres
mêlées.
TON SENTENCIEUX 233
Tout d'abord les sentences générales, les réflexions mora-
les, les préceptes ou les maximes :
L'absence est le plus grand des maux
(La Fontaine, IX, 2).
Que le bon soit toujours camarade du henu
(ID., VII, 2).
Si tu veux qu'on t'épargne, épargne aussi les autres
(ID., VI, 15).
La raison du plus fort est toujours la meilleure
(ID., I, 10).
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats
(1d., XII, 13).
Patimce et longueur de temps
Font plus que force ni que rage
(Id.,II, II).
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements dà couv vous rendront blanc ou noir
(Id.,VII, 1).
Ne noas associons qu'avecque nos égaux
(lD.,V,2).
Chacun se trompe ici-bas.
On voit courir après l'ombre
Tant de fous qu'on n'en sait pas,
La plupart du temps, le nombre
(lD.,VI, 17),
Soyons bien buvants, bien mangeants,
Nous devons à la mort de trois l'un en dix ans
(1d., VI, 19).
L'avare rarement finit ses jours sans pleurs
(Id., IX, 16).
234 LE VERS FRANÇAIS
Mal prend aux volereaux de faire les volewrs
(lD„ II, 16),
être bon aux méchants,
C'est être &ot
(ID.,X,2).
Rien ne nous rend si grands qu'une grande doukwr
(Musset, Nuit de mai).
II faut, bien entendu, mettre à part les préceptes qui sont
dits d'un ton badin, comme le contexte l'indique en général ;
dans ceux-ci les voyelles claires dominent :
Rien ne sert de courir, il faut partir à point
(La Fontaine, VI, 10).
Deux sûretés valent mieux qu'une
Et le trop en cela ne fut jamais perdu
(ID., IV, 15).
Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d'être siens
(ID., VII,3).
Après les sentences générales nous pouvons prendre en
bloc les autres catégories d'idées graves; une division compli-
quée serait sans profit et risquerait d'égarer l'attention. Voici
d'abord un exemple où l'idée riante en voyelles claires
(deuxième vers, seconde moitié du quatrième, cinquième)
s'oppose à l'idée grave en voyelles graves (premier et troi-
sième vers, première moitié du quatrième) :
Aux champs, la nuit est vénérable
Le jour rit d'un rire enfantin ;
Le soir berce l'orme et l'érable,
Le soir est beau ; mais le matin,
Le matin, c'est la grande fête
(Hugo, Chansons des rues et des bois).
Dans les exemples suivants l'idée grave ne s'oppose pas à
une idée gaie :
IDEES GRAVES 235
Je le veus, je l'ordonne ; et que la fin du jour
Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour
(Racine, Britannicus, II, 1) ;
ton grave et impérieux du commandement.
Et du hawt de son trdne interroge les rois
(Id., Esther);
note grave et majestueuse.
Paris, morne et farouche,
Pousse des hurlements
Et se tord sous la douche
Des noirs événemen/5
(Hugo, Chansons des rues et des bois).
Un mal qui répanrf la terreur ,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il fau^ l'appeler par son no7n),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron
(La Fontaine, VII, 1).
Dans l'ombre, morne et len^ le Thermodon charrie
Cadavres, armes, chars que la mort y roula
(Heredia, Le Thermodon).
Et pourtant où trouver plus d'épouvante immonde.
Plus d'eïïroij plus d'ango?sse et plus de désespoir
Que dans ce temps lugubre où le genre humain noir. . ,
(Hugo, Contemplations).
Mais il y penrf toujours quelque goutte de sang
(Musset, Nuit de mai).
C'est pourquoi ce roi sombre . . .
Rode éternellement sous l'énorme ciel no?r
(Hugo, Le parricide).
2^e> LE VERS FRANÇAIS
Je sens fondre sur moi de lowrdes épouvantes
Et de noî'rs bataillons de fantômes épars
Qui vewlent me conduire en des rowtes mouvantes
Qu'un horizon sanglant ferme de towtes parts
(Baudelaire, Femmes damnées).
Le brave mort dormait dans sa tombe hwmble et pure,
Cowché dans son serment comme dans son armure ;
Et le temps y qui des morts ronge le vêtement,
Parfois brisait l'armure, et jamais le serment
(Hugo, Bur graves, I, 6).
Nous avons cité plus aut, p. 208, quelques vers de VErlkônig
de Goethe où les voyelles claires donnent au ton un caractère
captivant qui doit charmer l'enfant. Voici dans la même pièce
la réponse grave du père :
Sei rwhig, bleîbe rwhig, mein kind. . .
Mein sohn, mein sohii, ich seh'es genaw
Es schemen die alten Weeden so graw.
Si l'idée grave est particulièrement triste* ou sombre, les
voyelles sombres seront plus nombreuses que les éclatantes
et les unes et les autres seront souvent voilées par la nasa-
lité. Le sombre au moral se peint par les mêmes procédés
que le sombre au fisique, par ceux que nous trouvons dans les
mots sombre^ ombre, ail. dunkel^ dumpf, etc. Voici des exem-
ples dans lesquels une idée gaie et une idée sombre sont réu-
nies et opposées ;
Toute aile vers son but incessamment retombe :
L'azgle vole au soleil, | le vautowr à la tombe
(Hugo, Feuilles d'automne).
L'wne s'élève, | et l'autre rampe
(La Fontaine, IX, 7).
1 Théophile Gautier écrivait de Verdi : « Il a eu l'idée en musique
quand les paroles étaient tristes de faire trou trjîi trou au lieu de tra
ira tran. Observation ironique, mais caractéristique.
IDEES TRISTES 2 37
Des nres effrénés mele's | au sombre ple?<r
(Baudelaire, Lesbos).
Dans les exemples suivants il n'i a plus d'idée gaie ; c'est
d'abord le sombre fisique, puis le sombre moral:
La nuit comme un serpent se rowle autour des ddmes
(Musset, Don Paez).
ils rugissaient vers la grande nature
Qui prend soin de la brute au WNd des antres s06^rds
(Hugo, Les lions).
Mais la nuit aussitôt de ses ailes affreuses
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses
(B01LEA.U, Lutrin).
Nous ne citons cet exemple, médiocre en somme, que parce
quM a été signalé par Sainte-Beuve, Lundis, VI, 508, et que
l'on a attribué, à tort, à Boileau lé talent des vers expressifs.
Quelle est l'ombre qui rend plus sombre encor mon antre ?
(Herkdia. Sphinx).
Quand il monte de l'ombre, il tombe de la cenJre
(Hugo, Contemplations).
A l'horizon sans borne
Le grave Escurial
Lève son ddme sombre
No/r de l'ennui rojal
(Th. Gautier, La petite fleur rose).
Tout élément remplit de citoyens
Le vaste enclos qu'ont les rojawaies sombres
(La Fontaine, VII, 8) .
.4 ce noir horizon qu'on nomme le tomheau
(Hugo, Contemplations).
238 LE VERS FRANÇAIS
Et quand la tombe un jowr, cette embûche profonde
Qui s'oMvre towt à cowp sous les choses du monde...
(Id., Chants du Crépuscule).
Crois -tu donc que je sois comme le vent d'automne,
Qui se nourrit de plewrs jusque sur un tombeaUy
Et pour qui la doulewr n'est qu'une goutte d'eau ?
(Musset, Nuit de mai).
Point d'amowr ! et partout le spectre de l'amour !
(Id., Rolla).
Et quand je dis en moi-même
a Où sont ceux que ton cœur aime » /
Je regarde le gazon
(Lamartine, Pensée des morts).
Et toî, morne tombeau, tu m'owvres ta machoere
(Musset, La coupe et les lèvres).
Il croirait que la mort à de certains moments,
Rhabillant l'homme, ouvrant les sépulcres dorman/5,
Ordonne hors du temps^ de l'espace et du nombre.
Des confrontations de fantômes dam* l'ombre
{EvQOjEviradnus).
E. — Voyelles nasales
Nous avons rencontré jusqu'ici un peu partout les voyelles
nasales mêlées aux voyelles orales, nous avons vu qu'il i en
a de claires, d'éclatantes, de sombres et qu'elles jouent le
même rôle que les voyelles orales du même ordre qu'elles ;
seulement leur note est moins nette parce que la nasalité la
voile, et c'est ce qui explique que lorsque des nasales écla-
tantes sont entremêlées à des voyelles sombres (orales ou
nasales) elles prennent dans ce voisinage, comme nous l'avons
vu, la valeur de sombres.
Mais lorsque les nasales sont plus nombreuses que les
EXPRESSION DE LA LANGUEUR 239
orales, le voilement du son par la nasalité devient la qualité
dominante, et le timbre passe au second plan ; si bien que
l'ensemble devient propre, mêmesile substratumoral est clair,
et surtout s'il est sombre, à exprimer la lenteur, la langueur,
la mollesse, la nonchalance:
Elle pewche vers moi son front plem de langueur
(Musset, Idylle).
Et du fond des boudoirs les belles indolentes,
Balançant mollement leurs tailles nonchalantes.
Sous les vieux marronniers commencent à venir
(Id., a la mi-carême).
Où la mort avait clos ses longs yeux languissants
(Heredia, Le réveil d'un Dieu).
Ou quelque ange pensif de candeur allemande
(Musset, Une bonne fortune).
Je regardais le ciel, étendu sur wnbanc,
Et songeais dans mon âme, aux héros d'Ossian
(Id., ibid.).
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphenx allongés au fond des solitudes.
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin
(Baudelaire, Les chats) ;
noter aussi le balancement de langueur indiqué par les trois
sillabes 50° du dernier vers.
Et si la chaste reine, au milieu du sommeil,
Laisse vers lui tomber une mam nonchalante,
Il y va promener sa langue caressante
(A. Chénier, Diane).
Cependant, en silence,
[Comme Dalti parlait], sur l'Océan immense
Longtemps elle sembla porter ses yeux errants
(Musset, Portia).
210 LE VERS FRANÇAIS
L'horloge d'un couv^^/ît s'ébranla lentement
(Id., Don Paez).
Le chemin étant long et partant ennuyeux
(La Fontaine, IX. 14).
Chantait bas, comme on chante aux enfants qu'on endort
(Hugo, Bur graves, I, 2).
Penchant ton front qu'argenté udc précoce neige
(Heredia, L'exilée).
En un calme enchanté sous l'ample frondaison
(Id., Jason et Médée).
A l'heure où dans les champs l'ombre des monts s'allonge
(Hugo, Aristophane).
Les ombres, à longs plis descendant des montagnes,
Un moment à nos yeux dérobaient les campagnes
(Lamartine, L'immortalité).
Et Flaccus s'écriait : — Puisque tout fuit, aimons,
Vivons et regardons tomber l'ombre des monts
(Hugo, Année terrible).
Dans l'ombre transparente tndolemment il rôde
(Heredia, Le récif de corail).
S'allonger jusqu'au seuil l'ombre du grand platane
(Id., Le huchier de Nazareth).
Aux pentes de l'Othrys l'ombre est plus longue. Reste
(Id., Sur VOthrys).
L'horizon tout entier s'enveloppe dans l'ombre
(Id., Soleil couchant).
EXPRESSION DE LA MOLLESSE 241
Et déjà les vallons
Voyoient l'ombre en croissant tomber du haut des monts
(La Fontaine, Phiîémon et Bancis),
Que les pontifes
Appelés aux accents de Tairam lent et sombre,
De leur chant lamentable accompagnent mon ombre
(A. Chénier, Élégies).
A pas sourds, comme on voit les tigres dans les jongles
Qui rampent sur le ventre en aWongeant leurs ongles
(Hugo, Châtiments).
Et dans mon être, à qui le sang morne préside,
L'mpuissance s'étire en un long bâillement
(Steph. Mallarmé).
A la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussms tout imprégnés d'odeur,
Hippoljte rêvait
(Baudelaire, Femmes damnées).
Pourtant je n'ai souci ni de la bise amère,
Ni des lampes d'argent dans le blanc firmament
(Sainte-Beuve, poésies de J. Deloi-me).
On lit en note dans Tédition M. Lévy : «C'est sans doute
à dessein que le poète a redoublé les sons en an, pour rendre
l'efi'et du scintillement ». Cette observation n'est pas juste;
d'abord il n'est pas question de scintillement dans ce vers,
et pour le scintillement ce sont des voyelles claires qui con-
viendraient. La répétition des an peut produire l'effet de
mouvements successifs et monotones , mais ces voyelles
nasales peignent bien plutôt la clarté molle et immobile des
étoiles.
Avant de quitter l'étude des voyelles une observation est
nécessaire : nous sommes dans toutes ces recherches parti
delà nature des voyelles pour montrer à quelles catégories
24 2 LE VERS FRANÇAIS
dMdéeselles pouvaient s'appliquer comme moyen d'expression.
Cette métode présente de grands avantages, et tout d'abord
elle écarte l'erreur qui consisterait à attribuer à un son telle
valeur parce qu'il se rencontre plusieurs fois dans un vers qui
exprime telle idée; mais elle présente un inconvénient, c'est
que les idées dont l'expression demande Remploi de différen-
tes catégories de fonèmes ne peuvent être étudiées d'un coup ;
telle la colère que nous avons trouvée sous les vojelles
aiguës, sous les vojelles éclatantes et sous les voyelles som-
bres et que nous rencontrerons encore à propos des conson-
nes. La métode inverse, consistant à partir d'une classifica-
tion des idées pour rechercher quels sons peuvent convenir à
l'expression de chacune aurait des inconvénients plus graves.
Nous n'en considérerons qu'un : le dénombrement des diver-
ses nuances d'idées possibles serait forcément incomplet; ce
serait une énumération indéfinie et dont la classification
rentrerait nécessairement dans le domaine de l'arbitraire ;
en admettant que l'on arrive à déterminer quels sont les
fonèmes qui conviennent à l'expression des diverses nuances
d'idées considérées, ce qui paraît à peu près irréalisable, le
résultat acquis pour une nuance ne pourrait en rien servir
pour une autre ; ce serait chaque fois une recherche nouvelle
à faire et l'on ne voit pas trop quel principe autre que le asard
pourrait diriger cette étude. Tandis que, connaissant d'avance
la nature et la valeur de chaque fonème, on peut prévoir,
étant donnée une nuance quelconque d'idée, quels sont ceux
qui conviendront à son expression. Ainsi je suppose que l'on
ait à exprimer l'idée du silence. Il est évident qu'il faudra
employer les sons les plus mous, les plus voilés que fournit
la langue, c'est-à-dire les voyelles nasales :
Et, plus clair en l'azur noir de la nuit sereine,
Silencieusement s'argewte le croissant
(Hkredia, Nymphée).
Disparaît. . . et les bois retombent au silence
(Id., Pan).
S'il s'agit du silence succédant à un bruit éclatant ou sourd, il
faudra pour exprimer cette opposition un changement de
EXPRESSION DE L ADMIRATION 243
catégorie de voyelles ; des voyelles claires ou aiguës suc-
cédant à des voyelles éclatantes ou sombres suffiront par le
contraste à faire sentir que le bruit a cessé, et si l'on a une
voyelle aiguë terminant la frase à la rime, elle pourra à cette
place être chuchotée, ce qui peindra le silence par armonie
imitative :
Il détourna la rue à grands pas, et le bruit
De ses éperons d'or se perdit dans la nuit
(Musset, Don Paez).
Si l'on veut exprimer un élan d'entousiasme aboutissant aune
admiration qui dure un moment, ou bien une idée gaie, gra-
cieuse, sereine, dans la contemplation de laquelle on se repose
quelques instants, il est évident, d'après ce que nous savons,
que pour le mouvement d'entousiasme, pour l'idée sereine,
il faudra dans toutes les sillables toniques une voyelle claire,
et pour marquer le repos admiratif une voyelle sombre ou une
éclatante nasalisée faisant contraste par sa lourdeur avec les
précédentes qui sont légères, et terminant la frase à la rime :
Que vous êtes joli ! que vous me semblez heau !
(La Fontaine, I, 2).
Et la Grèce ma mère, où le miel est si dioux
(Musset) .
De me faire chérir un souvenir si àoux
(Racine, Mithridate),
La lune était sereine et jouait sur les ûots
(Hugo, Orientales, X).
Le ciel en est plus pur, et l'air en est plus doux
(Musset, Songe d'Auguste).
Mais, un jour,
Pour laver les pieds nus du maître plein d'amowr
(Hugo, Première rencontre du Christ avec le tombeau) •
244 LE VERS FRANÇAIS
Et parfois, je me prends, dans la nuit chaude et sombre
A frémir à l'appel lointain des étalons
(Heredia, La Centaureane).
Vêtu de probité candide et de lin blanc
(Hugo, Booz endormi).
portant sous sa paupière
La sereine clarté des paradis profonds
(Id., Contemplations).
KWe sent une joie immense en se disant :
Mon fils est Dieu ! mon fils sauve la vie au monde
(Id., ibid.).
... 0 mon bon Dieu, ma bonne sainte Vierge,
J'étais perdu ; j'étais le ver sous le pavé ;
Mes oncles me tenaient ; mais vous m'avez sauvé ;
Vous m'avez envoyé ce paladin de France,
Seigneur
(Id., Le petit roi de Galice).
Après un élan de reconnaissance marqué par vovelles claires
le petit roi se repose dans la contemplation admirative de ce
paladin au moyen de l'éclatante nasalisée du mot France; cet
effet est d'ailleurs accentué par le poète au moyen du rejet
Seigneur au vers suivant.
III
LES CONSONNES
A. — Momentanées
Les explosives frappant l'air d'un coup sec sont propres à
saccader le stiie par leur répétition. Les occlusives sourdes
/, c, p étant plus fortes que les sonores rf, ^, b produiront cet
effet encore plus nettement. Elles peuvent contribuer à
l'expression d'un bruit sec et répété comme dans les mots
tinter, tintamarre, clapotis, cliquetis^ tic-tac, cric craCy claquet,
cliquet, crépiter, gratter, etc. :
et l'homme,
Chaque soir de marché, fait tinter rfans sa main
Les deniers û?'argent clair ^u'il rapporte de Rome
(Heredia, Hortorum deus, IVj.
Et faisant à ^es bras qu'autour de lui tu jettes,
Sonner ^es bracelets où ^in^ent des clochettes
(Lkconte de Lisle, Çunacépa).
Ils gardaient sans soucis ces troupeaux dont la cloche,
Comme un &ppel loin/ain, ^in^ait de roche en roche
(Lamartine Jocelyn).
On entendait mugir le semoun meurtrier,
Et sur les cailloux blancs les écailles crier
Sous le ventre des crocodiles
(Hugo, Le feu du ciel)
bruit sec et répété.
Les flèches font sur moi le pétWlemeni gvè\e
Q\xe p&v un jour d'hiver font les yrains de la ^rêle
Sur les huiles cf un ^oit
(Th. Gautier, Qui sera roi?).
16
î>46 LE VERS FRANÇAIS
Et la source sans nom qui goutte à goutte ^ombe
D'un son plaintif enûplit la solidaire combe
(Heredia, La source).
Il détourna la rue à grands ;5as, et le ^ruit
De ses é/^erons d'ov se perdit dans la nuit
(Musset, Don Paez).
Elle écoute en tremblant, dans Vécho du ;?ilier,
Résonner l'éjoeron d'un harc?i cavalier
(Id., Nuit de mai).
Vous m'entendiezjadis marcher dans ces vallons,
Lors^'ue Téperon d'or sonnais à mes Valons
(Hugo, Burgraves, II, 6).
Tel qu'un éclat de foudre en un ciel sans éclair
Tout à coup retentit un hennissement clair
(Heredia, Andromède au monstre).
Car parfois sa pensée était sur la frontière,
Penchant qu'il écoutait les /amôours bdittre aux champs
(Musset, Le 13 juillet);
noter que trois fois de suite deux occlusives semblables sont
séparées par une liquide : clc, tlt, brb; remarquer en outre
les modulations du vocalisme.
Entendrons- nous bienrôt ^es /rompe^/es sonner?
(Hugo, Burgraves^ II, 6).
0 Machiavel I ^es /?as re^en^issen^ encore
Dans les sentiers déserts de San Casciano
(Musset, Les vœux stériles).
-Partout sonne WppeX clair rfes buccina^eurs
(Heredia, La Trehbia).
Un grand drapeau de deuil
Que la tempête tord c?ans son noir iourMllon
(Hu«o, Burgraves, 1,7);
les occlusives, surtout dentales, saccadant le vers, expriment
MOUVEMENTS SACCADES 24 7
le claquement du drapeau; les trois r vélaires de tord^ noir,
tourbillon expriment le grondement de la tempête.
Les occlusives peuvent peindre non seulement des bruits
secs, mais au^si des mouvements secs, saccadés, comme des
coups, ou au contraire des mouvements beaucoup plus doux,
mais toujours saccadés, comme dans les mots palpiter, bar-
boter^ tâtonner j tituber, etc. :
Et se fra;)pant le cœur avec un cri sauvage
(MussKT, Nuit de mai).
Du sac et du. serpent smssitot il donna.
Contre les murs, /ant qui\ ^ua la bê^e
(La Fontaine, X, 2) ;
noter en outre le sifflement du sac qui fend l'air, indiqué par
les s.
Tandis que coups de poing trottoient
(ID., I, 13).
Le passereau, peu circonspec,
S'a^fira de tels coups de bec
(lD.,X, 12).
A coups de serpe, autrefois, un berger
M'a baillé dans le tvonc d'un dur figuier fl?'Egine
(Heredia, Hortorum deiis, I).
Ne îrsippe-t-oii p3iS à ma porte ?
(Musset, Nuit de mai).
Je les ai vus penchés sur la bille d'ivoire,
Ayan^ à travers champs couru toute la nuit
(Id., Une bonne fortune);
le saccadement des occlusives destiné à peindre cette
course aletante est secondé par le vocalisme : assonance des
deux toniques an dans le premier émistiche et des deux ato-
nes ou dans le second.
Il est las ; sur la ^erre il tombe haletant
(Hugo, Légende des siècles).
248 LE VERS FRANÇAIS
Je sens b&ttre mon cœur lors^'ue le clairon sonne
(Musset, Songe d'Auguste).
Que neTétouffais-tu, cette flamme brûlante
ipue ^on sein /)al/)i^ant ne /jouvait contenir !
(Id., a la Malihran) ;
le saccadement des occlusives peint le palpitement.
Ces mains vides, ces mains qui labouraient la terre,
Il fallait les étendre en ren^ran^ au hameau,
Pour trouver à façons les murs de la chaumière,
L'aïeule au coin du feu, les enfants au berceau !
(Id., Une bonne fortune)]
les t peignent le tâtonnement par les saccades qu'ils produi-
sent.
Ou ^ue rf'un ôras ^remôlant je tende eneor la covde
(Heredia, Épïgramme votive).
Au point de vue moral la répétition des occlusives ayant
pour effet de saccader les paroles peut contribuer à l'expres-
sion de différents sentiments tels que : 1* l'ironie, qui devient
alors âpre et sarcastique, car le morcellement dû aux occlu-
sives détache chaque élément d'idée et martelle l'un après
l'autre tous les traits qui frappent successivement comme
des flèches qu'on décocherait sans interruption :
Dors-^u consent, VoUaire, et ^on hi^/eux sourire
VoUige-^-il encor sur ies os décharnés?
Ton siècle é^it, dit-on., irop jeune pour te lire ;
Le nô^re rfoit te plaire et ^es hommes sont nés.
Il est ^ombé sur nous, ce^ é</ifice immense
Que de ies larges mains ^u sapais nui^ et jour.
La mort devait f attendre avec impatience,
Penrfant qua/re-vingts ans que ^u lui fis ta. cour
(Musset, Rolla).
7'oi-même ^u te fais ton procès: je me fonde
Sur /es propres leçons ; je«e les yeux sur ^oi.
IRONIE MORDANTE 249
Mes jours son^ en ^es mains, /ranche-les ; ?a jus/ice,
C'est ^011 utiïiié, ton plaisir, ^on caprice
(La Fontaine, X, 2).
Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée,
Vourfroirelle à la fin justifier Thésée ?
Et, vous mettant ;iu rang du reste des mortels,
Vousa-^ elle forcé fi^'encenser ses autels?
(Racine, Phèdre) ;
il faut noter dans cet exemple, outre les saccades, un siffle-
ment ironique exprimé par les /", les v et les s.
La voix alors devint âpre, amère, stridente.
Comme le noir sarcasme et rironie ardente ;
C'était le rire amer mordant un demi-dieu :
— Sire ! on i'a retiré de ton Pan^Aéon bleu !
Sire ! on t'o, deseenda de ta hau/e colonne !
Regarde. Z>es brigands, rfont l'essaim tourbillonne,
/>'affreux bohémiens, des vainqueurs de charnier
7e tiennent rfans leurs mains et i'on fait prisonnier.
A ^on orteil rf'airain leur pa^^e infâme touche.
Ils ^'ont pris. Tu. mourus, comme un as^re se couche,
Napoléon le Grand, empereur; ta renais
Bonapar/e, écuyer du cirque Beauharnais.
Te voilà rfans leurs rangs, on i'a, Ton te harnache.
Ils ^'appellent ^out haut granc? homme, en^re eux, ganache
(Hugo, Châtiments).
2° le alètement de la colère :
Elle entre. — D'où viens-Zu ? ^u'as-^u fait cette nuit?
Réponds, ^ue me veux-m ? ^ui f amène à ce^^e heure ?
Ce ^eau corps jusqu'au jour où s'esMl étendu?
Ta.nd[s qu'k ce ôalcon, seul, je veille et je pleure,
En ^uol lieu, fi?ans ^-uel lit, à qui souriais-^u?
Perfirfe ! au^/acieuse ! esMl encor possible
Qae tu viennes offrir /a touche à mes baisers?
Que dema.ndes-tu donc ? par ç-uelle soif horri61e
Oses-^u m'a^^irer rfaus ^es ^ras épuisés ?
(Musset, Nuit d'octobre).
25 0 LE VERS FRANÇAIS
Bajaze^ est un traître, et n'a que tcop vécu
(Racine, Bajazet).
Tyx pleures, malheureuse? Ah ! iu Revois /fleurer
Lorsque, c^'un vain rfésir à to. perte /poussée,
Tu. conçus de le voir la yoremière pensée.
Tu pleures? et Tingrat, iout prê^ à te trahir,
/^répare les «discours dont il veut ^'éblouir.
Pour plaire à ta rivale, il prend soin de sa vie.
Ah! tr&Ure, ta mourras. Çaol? ^u n'es point par/ie?
Va. Mais nous-même, allons, précipitons nos pas.
Çu'il me voie, Sittentive au soin de son trépas.
Lui montrer à la fois, et Vordre de son frère,
Et de sa trahison ce gage ^rop sincère
(Id., ibid., IV, 5).
3® ou simplement l'ésitation, Tagitation intérieure, morale :
Que l'augure, appuyé sur son sceptre d'érable,
Interroge le foie et le cœur des moutons
Et ^enrfe û?ans la nuit ses deux mains à titons,
C'est son affaire
(Hugo, Le détroit de F Euripe).
D'ans le doute mortel c?ont je suis agi^é
(Racine, Phèdre),
Elle cherchait d'un œil troublé par la ^empê^e
De sa naïveté le ciel rféjà lointain
(Baudelaire, Femmes damnées).
Bien que les moyens d'expression n'entrent généralement
en valeur que si l'idée exprioûée s'i prête, lorsque les mêmes
fonèmes sont répétés avec trop de fréquence ils s'imposent
forcément à l'attention, et dans ce cas, si l'idée ne demande
pas ces répétitions, les vers sont choquants, parce qu'il i a
discordance entre Tidée exprimée et les moyens employés :
Je crois dans tous les cas
Qu'ici dans les caveaux ils ont ç-uel^^ue cachette
(Hugo, Burg raves, \, 2).
EXEMPLES DÉFECTUEUX 251
Et, qu3i.nd on a ^uel^u'un qnon hai/ ou qui c?éplaît
(Molière, Misanthrope).
Comme un arbre au printemps que le ver pi^'ue au cœur
(Lamartine, Jocelyn).
Tout art t'est é/ranger, comba^/re est ^on partage
(Voltaire).
Ingrat à ^es bontés, ingra/ à ton amour
(iD.)
T'a te révoUes, tu f'irri^es,
0 mon Ame, de ce que ^el
Ne comprend pas tous tes méri/es
Et met ton /aient sous Tau^el
Tu fen aigris ! mais, Ame vaine.
Pourquoi, d'un soin aussi profond.
N'es-fa pas promp/e à firer peine
De ce que rf'au/res te surfont ;
De ce que tout lecteur sincère,
Te prenant au mot de devoir,
Te tient en son estime chère
Bien plus que tu sais ne valoir?
(Sainte-Beuve).
B. — Continues
Les autres consonnes sont les nasales, les liquides et les
spirantes(fricatives,sifflantes et chuintantes). Elles font presque
toutes onomatopée. Leurs noms mêmes sont pour ainsi dire
des définitions et désignent assez bien la nature de chacune.
Il est assez rare de trouver l'une d'elles employée à l'exclu-
sion des autres, car en général on en réunit plusieurs pour
exprimer simultanément différentes nuances concourant à
un même but. Cela ne nous empêchera en rien de déterminer
exactement leurs valeurs, puisque nous le faisons à priori.
Nous pourrons d'ailleurs citer quelques exemples où chacune
252 LE VERS FRANÇAIS
est employée presque à l'exclusion des autres ou du moins
avec une fréquence tellement supérieure qu'elle reste seule
en lumière. Puis nous examinerons l'emploi combiné des
unes et des autres en laissant dans le jeu son rôle à chacune.
l" Les nasales n et m sont pour ce qui est du point d'arti-
culation dentales ou labiales; mais ces qualités ne viennent
en lumière que si le voisinage d'autres fonèmes dentaux ou
labiaux les met en relief. Sinon c'est la qualité nasale qui
ressort particulièrement, et à ce point de vue les nasales sont
des continues et des fonèmes mous. Nous avons déjà vu que
les voyelles voilées par la nasalité sont propres à exprimer la
lenteur, la mollesse, la langueur; les consonnes nasales, soit
employées seules, soit avec des voyelles nasales, peuvent
exprimer de même la douceur, la mollesse, la langueur, la
timidité :
Cette heure a pour nos sens des impressions douées
Comme des pas muets qui marchent sur des mousses
(Lamartine).
Reposait mollement nue et surnaturelle
(Hugo, Le Satyre).
Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle ?nd cache,
(( dit la nourrisse de Phèdre, Œnone, dans un vers sans muscles
pour ainsi dire, humide et amolli comme un sanglot, où l'alli-
tération de la consonne m quatre fois répétée a une valeur
TYiusicale bien sensible pour toute oreille un peu délicate »
(Stapfer, Racine et V. Hugo).
Hippolyte, ô ma sœur! tourne donc ton visage,
Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié
(Baudelaire, Femmes damnées) ;
de la répétition des m et des voyelles nasales se dégage une
impression de mollesse et de langueur, le ton devient cares-
sant comme un baiser.
Une bouche mutine où la petite moue
D'Esr^iéralda se mêle au sourire et se joue
(Th. G.vutirr, Albertus).
EXPRESSION DK LA LIQUIDITE 25 3
0 mon souverain Roi !
Me voici donc tremblante et seule devant toi.
il/on père mille fois m*a dit dans mon enfance
Qu'avec nous tu juras une sainte alliance
(Racine, Esther) ;
timidité et douceur due à l'union des m et des voyelles nasales,
— puis dans le vers suivant Esther ausse le ton parce qu'elle
s'enardit en rappellant à Dieu son alliance et sas promesses.
2° Les deux liquides / et r doivent être à notre point de
vue soigneusement séparées. La première / est seule pure-
ment une liquide et propre à exprimer la liquidité:
Le f/euve en s'écou/ant nous /aisse dans ses vases
(Lamartine, Recueillements),
L'immense Mer sommeille. E//e hausse et ba/ance
^'es hou /es où /e C\qI met d'éc/atants î/ots
(Leconte dh Lisle) ;
dans ce dernier exemple le mélange à peu près régulier des s
avec les / peint le balancement, cf. p. 183.
Seul, et, derrière /ui, dans /es nuits éterne//es,
Tombaient p/us /entement /es p/umes de ses ai/es
(Hugo, Fin de Satan) ;
les /peignent le glissement; les occlusives dentales expriment
les chutes successives.
La seconde, r, est une vibrante qui se prononce avec un
roulement plus ou moins net et plus ou moins fort*. Sa valeur
n'est pas exactement la même selon qu'elle s'appuie sur des
voyelles claires ou aiguës ou bien sur des voyelles éclatantes
ou sombres. Dans le premier cas il exprime plutôt un grince-
ment comme dans les mots qHncey\ briser^ crisser^ etc. :
' Nous avons surtout en vue ici Vr lingual ; Vr grasseyé ne s'articule
pas de la même manière, mais les diiférentes impressions qu'il produit
au point de vue expressif, suivant la nature de la voyelle sur laquelle il
s'appuie, sont tellement analogues à celles que produit l'r lingual dans
les mêmes conditions, qu'il n'i a pas lieu de le considérer à part.
254 LE VERS FRANÇAIS
Mais la légère meurtrissure
Mordant le cristal chaque jour
(Sully-Prudhomme, Le vase brisé) ;
c'est le second r de meurtrissure et celui de cristal qui déter-
minent la qualité expressive de tous les r de ces deux vers.
Mieux qu'aucun maître inscrit au livre de maîtrise,
Qu'il ait nom /?uyz, Arphé, Ximeniz, Becerril,
J'ai serti le rubis, la perle et le béryl,
Tordu l'anse d'un vase et martelé sa frise.
Dans l'argent, sur l'émail où le paillon s'irise.
J'ai peint et j'ai sculpté, mettant Tâme en péril.
Au lieu du Christ en croix ou du Saint sur le gril,
0 honte ! Bacchus ivre ou Dauaé surprise
(Heredia, Le vieil orfèvre) ;
M. J. Lemaître a fait sur ces deux strofes dans ses « Con-
temporains », II, 58, des remarques qui ne sont ni très exactes
ni très précises, mais au fond il a entrevu le fénomène et senti
l'effet produit.
L'r peut exprimer aussi une sorte de grondement aigu, un
grondement qui ressemble à des cris :
Le perfide triomphe et se rit de ma rage
(Racine, Andromaque),
paroles d'Hermione au moment où Pyrrhus est à l'autel épou-
sant Andromaque; c'est un grondement commençant en notes
aiguës.
Mais le plus souvent le grondement est sourd, et dans ce
cas Tr s'appuie sur des voyelles éclatantes comme dans gro-
gner, grommeler^ et surtout sur des voyelles sombres comme
dans gronder, ronron^ rauque, ronfler, bourdon, ou du moins
les r ainsi placés sont plus nombreux que ceux qui s'appuient
sur des voyelles claires et ils donnent la note générale :
d'éclairs et de tonnerres
Déjà grondant dans l'ombre à l'heure où nous parlons
(Hugo, Burgraves, I, 7).
EXPRESSION DU GRONDEMENT 255
Le camp s'éveille. En ba? 7'oule et gronde le fleuve
(Heredia, La Trehhià).
et jeté son corps
A.U torrent qui rugit comme un tigre dehors
[RuGO, Bur graves, I, 4).
Au-dessus du torrent qui dans le ravin gronde
(Id., ihid., 1, 2).
Au bruit de l'ouragan courbant les branches d'arbres
(Id., iUd., I, 4).
les flancs du noir nuage
y?oulaient et redoublaient les foudres de l'orage
(Vigny, Moïse).
Avec des grondements que prolonge un long râle
(Heredia, Bacchanale).
Et le peuple en rumeur gronde autour du prétoire
(Lkconte de Lisle, La Passion).
L'r appuyé sur voyelles graves peut peindre encore d'autres
nuances, telles que l'écrasement comme dans les mots écraser,
broyer :
Ecraser au dehors le tigre, et la couleuvre
Au dedans
(Hugo, Châtiments)]
un roulement bruyant :
Oa vous voit moins souvent orgaeilleux et sauvage,
Tantôt faire vole?" un char sur le rivage
(Racine, Phèdre).
Le murmure du tonnerre n'étant ni un doux murmure ni
un cri aigu, mais un sourd grondement, l'exemple suivant de
Hugo est manqué, car ses r, ne s'appuyarit que sur des voyelles
claires, sont tous palataux :
2 56 LE VERS FRANÇAIS
Moi, dont souvent la vie impure et sanguinaire
A fait aux pieds de Dieu murmurer le tonnerre
(Burgraves).
3° Les spirantes, comme leur nom l'indique, sont foutes
propres à exprimer un souffle. Mais les chuintantes ch et j
conviennent pour un souffle accompagné de chuchotement:
Gar sch'ône spiele spiel' ich mit dir
(Gœthe, Erlhonig) ;
(c'est le chuchotement du roi des aunes) ; tandis que les spi-
rantes labio-dentales / et v ne peuvent exprimer qu'un souffle
mou et sans bruit ou accompagné d'un bruit extrêmement
sourd :
Sur le groupe endormi de ces chercheurs d'empires
/i^lottait, crêpe î;iî;ant, le vo\ mou des yampires
(Heredia, Les conquérants de l'or).
Et la t;oile /"lottoit aux yents abandonnée
(Racine, Phèdre).
VoWk le vent qui s'élè>;e
Et gémit dans le yallon
(Lamartine, Pensée des morts) ;
les / marquent en outre la liquidité.
L'ancien zéphjv /"abuleux
Souyfle avec sa joue en/*lée
Au /bnd des nuages bleus
(Hugo, Contemplations).
Le moindre î;ent qui d' aventure
Fait rider la /"ace de l'eau
(La Fontaine, I, 22).
Un souy/'lement de forge emplit le /irmament
(Hugo, Suprématie),
souffle accompagné de bruit sourd.
Une flamme qui flotte, qui successivement s'(51anGe et
SOUFFLK, SIFFLEMENT 257
s'abaisse peut être comparée dans une certaine mesure à un
souffle et ses mouvements exprimés par le même moyen :
Ce soir je regardais Laurence à la clarté
Du /byer /"lamboyant sur son /"ront reflété
(Lamartine, Joceîyn).
Par les /'entes des murs des miasmes fiévreux
Filent en s'en/'lammant ainsi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs par/ums a/^reux
(Baudelaire, Femmes damnées).
Dans les exemples suivants l'accumulation des spirantes la-
biales fait entendre un souffle dont il n'est pas question dans
le passage :
Aî;ez-i;ous uu. Kénus à travers la /"orêt?
(Hugo, Contemplations).
Et le vallon, voilé de verdoyants rideaux,
Se creuse comme un lit pour l'ombre et pour les eaux
(Lamartine, L'infini dans les deux).
Les spirantes dentales ou sifflantes supposent un souffle
accompagné d'un sifflement léger ou violent, ou inversement
un sifflement accompagné de souffle :
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
(Heredia, Le Conquérant).
on eût dit les coups d'aile
D'un zéphyr éloigné glissant sur des roseaux
(Musset, Lucie).
Jamais rien de leur sein ne soulève un soupir
(Lamartine, Jocelyn),
mais il n'a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte
Qu'il n'est bouton qui tienne....
(La Fontaine, VI, 3).
258 r,E VERS FRANÇAIS
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
(Racine, Andromague).
Quel serpent écrasé s'est dressé sous ses pas ?
(Musset, Songe d'Auguste).
Je «uis le seul objet qu'il ne sauroit souffrir
(Racine, Phèdre),
paroles de Phèdre en apprenant qu'Hippolyte aime Aricie ;
sifflement de jalousie et de dépit.
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant
(Musset, Nuit de mai).
Ainsi la cigale innocente,
Snr un arbuste assise, et se console et chante
(A. Chénier, L'Aveugle).
^Semer dans les débris où sifflera la bise. . . .
(Hugo, Bur graves, II, 6).
Dans les buissons séchés la bise va sifflant
(Sainte-Beuve).
Un bruissement suscitant l'idée d'un léger souffle demandera
les mêmes moyens d'expression, et de même le glissement
qui est susceptible d'être accompagné de bruissement :
L'Eumolpide vengeur n'a point dans *9amothrace
Secoué vers le seuil les longs manteaux sanglants
(Heredia, La Magicienne) ;
à l'expression d'un mouvement répété s'ajoute l'idée de
bruissement.
Qui montre dans ses eauo; où le cjgne se mire
(Musset, Nuit de mai),
glissement doux et régulier du oigne.
Tircis, qui l'aperput, se glisse entre des saules
(La Fontaine, II, 1).
VERS SIBILANTS 259
Vers Bubaste ou Sais rouler son onde grasse
(Heredia, Antoine et Cléopâtre),
glissement.
Nombreux sont les vers sibilants^ où le sifflement n'étant
pas justifié par le sens est un défaut :
Et me promettant bien de ne plus m'approcher
De ces eaua; où ma soif s'accroît sans s'étancher
(Lamartine, Jocelyn).
Des baisers sont sur sa boucAe
(Lamartine, Harmonies, Pensée des morts)',
il s'agit d'une mère morte qui tend les bras à ses enfants.
Que j'aimais ce temps gris, ces passants et la*Seine
5ous ses mille falots assise en souveraine !
(Musset, Sonnet).
Ah ! ces baisers si vains ne sont pas sans douceur
(A. Chénier, L'oaristys).
Debout sur ses genoux, mon innocente main
Parcourait ses cheveux, son visage, son sein
(Id. , Un jeune homme) .
Que son soleil soit doux, que son ciel soit d'azur
(Lamartine).
Se voir le plus possible et s'aimer seulement,
5ans ruse et sans détours, sans honte ni mensonge
(Musset, Sonnet).
Viens suis-moi. La Sultane en ce lieu se doit rendre
(Racine, Bajazet).
*9ous vos seuls auspices ces vers
*9eront jugés
(La Fontaine).
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
260 LE A^ERS FRANÇAIS
Quand se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eût sur son front fermé le souterrain
(Hugo, La Conscience).
Après avoir déterminé la valeur de chacune des spirantes
prise isolément, nous sommes aptes à analiser l'effet produit
par leur emploi combiné et à déterminer la part qui revient
à chacune dans l'effet total :
On marquait d'un fev cAaud le sein /"umant des /"emmes
(Hugo);
ce vers donne une impression exacte de l'idée qu'il exprime;
il suggère nettement en nous le sentiment de quelque chose
qui fume (/") avec un sifflement (s) chuintant {ch).
C'est toi qui, cAuf^otant dans le souyfle du vent
(Musset, Rolla).
Hier le vent du soir dont le souple caresse
Nous apportait Todeur des /"leurs qui s'ouvrent tard
(Hugo, Contemplations).
Nous sentons, /rémissants, dans son théâtre sombre.
Passer sur nous le vent de sa houc/ie souy^'lant
{Id., ibid.);
le premier vers exprime le frissonnement; le second peint un
^«ouffle sonrd et légèrement chuintant.
Se trouva fort dépourvue
Quand la bwe fui venue
(La Fontaine I, 1),
souffle faisant entendre un sifflement aigu grâce aux voyelles
aiguës.
«Souciant de ses naseaua: élargis l'air qui /"urne
(Heredia, Le ravissement d'Andromède) ;
EXPRESSION DU SOUFFLE 26 1
ce souffle est légèrement chuintant : on voit qu'il suffit d'une
chuintante {g) pour donner cette impression.
Notre sou^leur à gage
Se gorge de vapeurs, s'enfle comme un ballon,
T'ait un t;acarme de démon,
Si^le, souple, tempête
(La Fontaine, VI, 3).
Et voit sous les sifflets s'enfuiv dans la coulisse
Cet écuyer de Franconi!
(Hugo, La Reculade),
Le souff'ie de Byron vous soulevait de terre
(Musset, Lettre à Lamartine).
Et voilà que le vent a soucié, Dieu sévère,
Sur la vierge au /"ront pur, sur le maître au bras fort
( I d . , Con iempla tions).
Que des souples de l'air, de tous le plus léger,
Que le doua? lapya;, redoublant son haleine, .
D'une brise embaumée enfle la voile pleine
Et pousse le navire au rivage étranger
(Heredia, Pour le vaisseau de Virgile).
La voile ouverte aux vents, s'enfle et s'agite et / lotte
(A. Chénier, Dry as).
L'emploi combiné de la liquide / avec les spirantes ajoutera
aux différentes nuances de souffle ou de bruissement l'idée de
liquidité :
V\\.mle et le p/omb /"ondu ruisse/er sur /eurs casques
(Hugo, Burgraves, I, 2).
Elle ajoutera au souffle quelque chose de mou et pourra par
conséquent exprimer le flottement, ou le vol qui est un flotte-
ment :
.... /a nuit sur /a pe/ouse
Ba/ance le zéphyr dans son voile odorant
(Musset, Nuit de mai).
17
262 LE VERS FRANÇAIS
J'ai cru qu'une /orme voilée
F/ottait /à-bas sur /a /brêt
(Id., ibid.).
D'un vol si/endeux, /e grand Chez;a/ ai/é
(Heredia, Le ravissement d'Andromède).
Tu retournes, suivant le ?;o/^;erna/ des cygnes
(Id., L'esclave).
Nous entendons quelqu'un /?otter, un souy^e errer,
Des robes effleurer notre seuil so/itaire
(Hugo, Contemplations).
Mon ai/e me sou/èye au souffle du printemps,
Le vent ?;a m' emporter, je vâis quitter la terre
(Musset, Nuit de mai) ;
le souffle devient de plus en plus fort.
Un /rais par/'um sortait des toutes d'Asphodèle
Les souffles de /a nuit /bottaient sur Ga/ga/a
(Hugo, Booz endormi).
Le poète veut peindre dans ces deux vers les effluves par-
fumés qui s'exalent comme un vent léger et couvrent tout
enfin comme une nappe liquide. A ne considérer que les /"et
les /, le poète commence par une répétition d' /'sans aucun /
dans tout le premier vers moins la dernière sillabe : ce sont les
souffles embaumés qui s'envolent. Puis il combine 1' / avec 1'/,
c'est-à-dire le souffle avec la liquidité, combinaison qui pro-
duit une impression de fluidité et donne une idée du flottement
des parfums amassés comme des nuages. Dans cette combinai-
son 17 risque d'être un peu étouffé par Vf; le poète le relève
en l'isolant dans asphodèle, les^ la. Enfin ces nuages se fon-
dent en une sorte de nappe fluide ; c'est ce calme d'une eau
tranquille que le poète exprime par les deux liquides et le
vocalisme uniforme de cGalgala».
L'emploi combiné des spirantes, surtout de la labio-den-
tale/, avec la vibrante r, donneral'impression d'un frottement ,
EXPRESSION DU FREMISSEMENT 263
d'un frôlement, d'un froissement, d'un frémissement, d'un fris-
son:
Frôle d'un pied crainti/* l'eau froide du bassin
(Heredia, Le bain de nymphes).
La. viole que frôle encor sa frêle main
(Id., La helîe viole).
II reconnut Gomère, et /es vents a/izés,
Gon/7ant d'un souffle /rais leur voilure plus ronde
(Id., Les conquérants de l'or) ;
à l'expression du souffle (s, z, u, f) s'ajoute une idée de liqui-
dité (/) et de frémissement (r). L'r tout seul ne peut pas expri-
mer le frémissement : il faut qu'il soit accompagné d^et d's.
B^t le vent, soupirant sous le /rais sycomore,
Allait tout par/umé de ^Sodome à Gomorrhe
(Hugo, Le feu du ciel).
L'ouragan libyen
Soufflera, sur ce sable où sont les tentes frêles
(Id., Contemplations).
Et, tandis qu'on pleurait dans les maisons en deuil,
L'âpre bise souciait sur ces fronts sans cercueil
(Id., Châtiments).
la Lombardie
Trembla, quand elle vit, à ton souple d'enfer,
Frissonner dans Milan l'arbre aux /euilles de fer
(Id., Burgraves, II, 6).
La/brêt, qui /remit, pleure sur la bruyère
(Musset, Le saule).
Tout s'y mêle, depuis le chant de l'oiseleur
Jusqu'au /rémissement de la /euille froissée
Hugo, Chants du crépuscule^.
264 LE VERS FRANÇAIS
Je sens en longs /Vissons courir son /roid baiser
(1d., Ruy-Blas).
D'une secrète horreur je me sens /"rissonner
(Racine, Iphigénie).
Et son sillage y hisse un par/'um d'encensoir
Avec des sons de /?ûte et des frissons de soie
(Heredia, Le Cydnus).
C. — Le point d'apticulation
Nous n'avons encore étudié les consonnes qu'au point de
vue de leur mode d'articulation: occlusives, spirantes, etc.
11 est bon, pour être complet, de considérer aussi la valeur
qui leur est donnée par leur point d'articulation. Nous avons
ainsi les dentales: t, d, s, 2, n, /, ra, les palatales : r/ué, gué,
&h, j, ri, lesvélaires: cou,gou,rou, les labiales avec les labio-
dentales : p, b, /", v, m. On remarquera que nous mettons des
r dans trois catégories différentes; c'est qu'en réalité, comme
nous avons déjà eu l'occasion de le voir, cette lettre a sui-
vant les cas une valeur et une articulation difiérente.
L'emploi combiné des dentales et particulièrement de
l'occlusive sourde t avec la spirante sourde s et un r quel-
conque, donne l'impression d'une sorte d'afFriquée is, ^r qui
reproduit par onomatopée l'explosion interdentale qui pré-
cède les sanglots. Cette combinaison est par conséquent pro-
pre à peindre la tristesse, la douleur. Le mot triste contient
d'ailleurs ces trois éléments et en outre une voyelle aiguë qui
en renforce l'expression :
N'est-ce poin^ assez de ^ant de tristesse ?
(Musset).
C'est le plus triste jour de ^ous ; c'est aujourd'hui...
(Th. Gautier, Après le bal),
renforcement du mot fins te.
EXPRESSION DU MÉPRIS 265
C'est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité.
Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême,
Et qu'à ce triste prix ^out doi^ êti^e a.cheté
(Musset, Nuit d'octobre).
La combinaison des occlusives palatales ou vélaires avec r
produisant l'onomatopée qui est au commencement des mots
craquer^ gronder est propre à exprimer un craquement ou un
grondement.
Elle fait, sur son flanc qui ploie,
Craquer son co7'St^t de satin
(Id., L'andalouse).
Les labiales et avec elles les labio-dentales, exigeant pour
leur prononciation un gonflement des lèvres, sont aptes à
exprimer le mépris et le dégoût. Qui a vu les bas-reliefs de
Reims se souvient du gonflement de la lèvre inférieure des
vierges sages regardant avec mépris les vierges folles. On
pourrait citer bien des passages où nos écrivains ont noté ce
jeu de fisionomie et sa valeur. Celui-ci nous suffira:
L'ange sans dire un mot regarda le fantôme
Fixement, et gonfla sa lèvre avec dédain
(Hugo, Fin de Satan).
C'est un gonflement de ce genre qu'exige la prononciation
des mots fi, poua et autres analogues:
Je ne prends jooint pour juge un /peuple téméraire
(Racine, Atlialie).
Tandis que Tennemi, par ma fuite trompé,
Tenoit a/?rè3 son char un VdJm peuple occupé
(Id., Mithridate),
mépris.
Quoi! toujours il me manquera
Quelqu'un de ce peuple imbécile !
(La Fontaine, IX, 19);
17*
266 LE VERS FRANÇAIS
noter que le moi peuple pris isolément n'a absolument rien de
méprisant; il a suffi au poète d'en relever l'élément labial par
le b de imbécile pour rendre tout le vers méprisant.
A des /)artis plus hauts ce ôeau /"ils doit /^retendre
(Corneille, Le Cid);
ironie méprisante; les deux ?* toniques départis et fils ajoutent
l'acuité.
La créature m'a tout à l'heure insulté.
-Petit! yoilà le moi qu'à dit cette femelle
(Hugo, Eviradnus).
Tout en vous partageant l'empire d'Alexandre,
Fous ayez/)eur d'une om^re et joeur d'un peu de cendre
Oh ! yous êtes /petits !
(Hugo, A la Colonne).
Pève dénaturé, malheureux /;olitique.
Esclave ambitieux d'une /)eur chimérique,
i^olyeucte est donc mort ! et joar vos cruautés
Tous pensez conserver fos tristes dignités !
La /aveur que pour lui je yous awois offevie,
Au lieu de le sauyer, précipite sa perte ! etc.
(Corneille, Polyeucte).
C'est qu'il ont peur d'ayoir l'empeieur sur leur tête,
Et de yoir s'éclipser leurs lampions de fèie
Au soleil d'Austerlitz !
(Hugo, A la Colonne).
Ce n'est pas même un jui/"! C'est un pajen immonde,
Un renégat, l'opprobre et le re^ut du monde,
Un /"étide a/>ostat, un oblique étranger
(Id., Chants du crépuscule).
Mon Dieu, que yotre esprit est d'un étage ^as !
Que yous jouez au monde un petit personnage
(Molière, Femmes savantes) .
EXPRESSION DU DEDAIN 267
Clouerons-nous au /joteau d'une satire altière
Le nona sept fois î;enclu d'un pkle /)am;?Alétaire,
Qui, /ïoussé p&v la /"aim, du fond de son ou^li,
S'en t;ient, tout grelottant d'enî;ie et d'im/)uissance,
Sur le /"ront du génie insulter Tespérance,
Et mordre le laurier que son souple a sali ?
(Musset, Nuit de mai).
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce ôeau monsieur-là n'y daigne consentir?
(Molière, Tartuffe).
Da-phné, notre l'oisine, et son petit é/)oux,
Ne seroient-ils /?oint ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite o^re le plus à rire,
Sont toujours sur autrui les premiers à médire
(Id., ibid.)f
ironie méprisante, aiguisée par les voyelles aiguës.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier
A son trône, à son lit daigna l'associer,
Sans qu'elle eût d'autres droits au rang d'impératrice
Qa'unpeu d'attraits peut-être, et beaucoup d'arti/'ice
(Racine, Bajazet).
Prophète de malheur! ^a^illarde ! dit-on,
Le bel emploi que tu nous donnes !
Il nous /"audroit 7wille personnes
-Pour éplucher tout ce canton
(La Fontaine, I, 8).
Koudrois-tu qu'à mon âge
Je fisse de l'amour le vii apprentissage ?
Qu'un cœur qu'ont endurci la /"atigue et les ans
Suidt d'un î;ain plaisir les conseils imprudents ?
(Racine, Bajazet).
Il peut i avoir dans un vers tout autant de labiales que
dans quelques-uns de ceux que nous venons de citer, sans
268 LE VERS FRANÇAIS
qu'il devienne pour cela méprisant, si l'idée ne comporte pas
cette nuance. Tel ce passage de Molière :
Quoi ! le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
Dont vous voulez quitter la charmante douceur?
(Molière, Femmes savantes).
Pourtant si l'accumulation des labiales est trop considérable
elles frappent forcément l'attention et le vers est mauvais si
ridée qu'il exprime ne s'accommode pas de cette répétition :
Humble, rus^i^-ue et dos, ou fiev du pai»illon
TriomjoAalement peint d'or et de î;ermillon
(Heredia, Le lit) ;
le premier émistiche peindrait parfaitement les gambades
d'une chèvre, et le reste le plus dédaigneux mépris.
Nous avons vu la combinaison d'une occlusive dentale avec
une sifflante et un r exprimer la tristesse et la douleur. Mais
les labiales sont encore bien plus aptes que les dentales à
exprimer la douleur, car les spirantes labio-dentales repro-
duisent par onomatopée les soupirs, et les occlusives labiales
reproduisent les sanglots. On obtiendra d'ailleurs encore plus
de variété dans l'expression en combinant les deux sistèmes:
labiales et dentales, surtout la spirantes; toutes les spirantes
peuvent même entrer enjeu : les labio-dentales, les dentales
et aussi les chuintantes. Ces dernières peignent par onoma-
topée les gémissements, comme dans les mots gémû^, geindre :
.... et lui dit en /j/eurant :
Dis/Pensez- TTzoi, ^e fous ^\xpplie\
Tous />/aisirs poxxv moi sont yoerdus.
y'aiwois un fils /9/us que ma vie :
Je n'ai que lui: que dis-^'e, hélas ! je ne l'ai jo/us !
On me l'a dérobé, phignez mon in/'ortune
(La. FoNTaiNE, IX, 1).
Hélas! il mourra donc. Il n'a /)our sadé/ense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence.
Et peut-être, après tout, en Vétat où je suis.
EXPRESSION DE LA TRISTESSE 269
*Sa mort avancera la /"in de mes ennuis.
Je ^^rolon^eois pour lui ma rie et ma misère ;
Maïs enfin sur ses pas /irai reyoir son père
(Racine, Andromaque).
Mon père, au nom du del qui connoît ma douleur,
Et par ^out ce qui peu^ émouvoir î;o^re cœur,
RelâcAez-vous un peu des droits de la naissance
Et dispensez mes ^;oeux de ce/^e obéissance.
Ne me réduisez point par ce^^e dure loi,
Jusqu'à, me />laindre au del de ce que je yous doi;
Etce^^e vie, hélas! que vous m'avez donnée.
Ne me la rendez pas, mon père,in/br^unée.
Si^ con/re un doua? espoir que /avois pu /brmer,
Fous me défendez d'être à ce t|ue fose aimer,
Au 77ioins, par vos ^on^és qu'à vos genoux ^''implore,
6'auvez-moi du tourment d'être à ce que f&bkovre ;
Et ne me portez point à quelque désespoir,
Eu vous servant sur moi de ^out votre pouvoir
(Molière, Tartuffe).
r
Il pleure ; l'empereur pleure de la souy/i'ance
D'avoir perdu sesjoreux, ses douze pairs de Fnxnce
(Hugo, Aymerillot).
Quoi, mortes\ quoi, déjà, sous la pierre couchées !
Quoi ! <ant d'êtres c/iarmants sans regard et sans voix 1
7ant de /?am6eaux éteints! ^ant de fleurs arrachées !
Oh! laissez-moi /buler les /euilles desséc/iées,
Et m'égarer au fond des bois !
(Id., Orientales).
Nous /aa^il perdre encore nos ^ê^es les plus chères,
Et venir en p/eurant leur fermer les paupières
(Musset, A la Malibran).
Et cela f^Àt alors que nous pouvons pleurer
Hugo, Contemplations).
27 0 LE VERS FRANÇAIS
Fois, /embrasse ^on urne et je te parle en î;ain.
Mes soupirs et les pleurs d'une paupière aimée
Ne peui'ent réchau^er ta, cendre inanimée.
Portes d'en/er, cessez de me le retenir!....
0 dieux ! dieux de la mort ennemis des épouses,
Que yous ayais-ye /"ait? A peine é^ais-^e à lui 1
/"rois mois coulaient à peine ! 0 solidaire ennui !
0 tombej ouvre ^es ôras à la veuve expiraiHte !
Eh ! puisqu'il ne vit plus, comment suis-ye vivan/e?
(A. Chénier, Clytie).
Remarquer dans les paroles de Monime [Mithridate, acte II, 6)
que la note des soupirs et des sanglots apparaît chaque fois
qu'elle s'abandonne à exprimer ses sentiments et disparaît
chaque fois qu'elle réfléchit et parle de ce que sa situation
l'oblige à dire :
Oui, Prince, il n'est plus ^emps de le c/issimuler :
Ma c?ouleur, pour se iaire, a ^rop de violence.
[Un rigoureux devoir me condamne au silence;]
M^ais il /aut bien enfin, [malgré ses dures lois,]
Parler pour \di première et la dernière fois.
[Vous m'aimez dès longtemps.] Une égale tendresse
Pour vous o?epuis longtemps, m'aff'iige et m'intéresse
toute la scène supporte une étude de ce genre.
J'en ai /ait pénitence ; et, le ^enou plié,
7'ai vingt ans au désert joleuré, ^émi, prié
(Hugo, Burgraves, II, 6).
Non, non,ye te défends, Céphise de me suivre.
Je con/'ie à ^es soins mon unique trésor :
iSi ^u vivois pour moi, vis pour le /ils d'Hector.
De l'espoir des Troyens seule dépositaire,
Songe à combien de rois ^u deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus; /kis-lui garder sa /bi.
S'il le/âut, ye consens qu'on lui parle de moi.
/^ais-lui valoir l'hymen où ye me suis rangée ;
Dis-lui qu'avant ma mortye lui fus engagée ;
EXPRESSION DE LA DOULEUR 271
Que ses ressentiments doii;enf être efjfsicés ;
Qu'en lui laissant mon /"ils r'est l'esdmer assez.
Fslîs connoî^re à mon /"ils les héros de sa race ;
Autant que ^u pourras, conduis-le sur leur ^race :
Dis-lui par quels e^joloits leurs noms ont écla/é,
Plutôt ce qu'ils ont /ait, que ce qu'ils on^ été ;
Parle-lui ^ous les ^ours des vertus de son père,
Et quelque/ois aussi parle-lui de sa mère
(Racine, Andromaque, IV, 1).
Phaedime, si je puis, je ne le verrai plus.
T^algré ^ous les e^orts que/e pourrais me /"aire,
Je verrois ses douleurs, je ne pourrois me ^aire
(Id., Mithridate).
Je passois jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils.
Puisqu'une fois le jour î;ous souffrez que je î;oie
Le seul bien qui me reste et rf'Hec^or et de Troie,
y'allois, ^Seigneur, pleurer un moment aî;ec lui :
Je ne l'ai point encore emôrassé d'aujourd'hui
(Id., Andromaque).
Jamais femme ne fut plus digne de pitié
(Id., Phèdre).
Et si Monime en pleurs ne t;ous peu^ émouyoir,
Si Je n'ai plus pour moi que mon seul désespoir,
Au pied du même au^el où je suis a^^endue,
iSeigneur, î;ous me verrez, à moi-même rendue,
Percer ce triste cœur qu'on veut tyranniser,
Et dont jamais encore je n'ai pu disposer
(Id., Mithridate).
Peut-être, ô mon en/ant, seul, sans nom, sans /?a/rie,
Gémis-tu, î;agaôond, par la pluie et le i?ent,
Sur la ^erre ^aréare ou sur le flot mouî;ant ;
Ou, pour ^ou_/ours, le long des ^rois Fleuves funèbres,
Chère âme, haèi^es-^u les mue^^es ^énèôres,
272 LE VERS FRANÇAIS
Tandis qu'un pins heureux qui n*est pas de mon sang,
Prend ^on sceptre et/ouit du ^'our éblouissant !
(Leconte de Lis le, L'Apollonkle).
Hélas ! laissez les ;oleurs couler de ma/?au/)ière,
Puisque ?;ous ayez /ait les hommes powv cela!
Laissez-moi me pencher sur ce^^e /roide pierre
Et dire à mon en/ant : *Sens-^u que^e suis là?
(Hugo, Contemplations, A ViUequier).
Hélas! on ne craint point qu'il venge un jour son père;
On craint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère.
Il m'auroit ^enu lieu d'un père et d'un époux ;
Mais il me fànt tout perdre, et iou^'ourspar î;os coups
(Racine, Andromaque).
IV
LIATUS
D'après la règle classique Viatus ou rencontre de deux
voyelles quelconques est interdit entre deux mots dans l'in-
térieur d'un vers, à moins que les deux voyelles ne soient
séparées par un e féminin qui s'élide ou par une consonne
quelconque qui ne se prononce pas. Cette règle n'est qu'un
tissu de contradictions. Du moment qu'une consonne n'a pas
besoin de se prononcer pour empêcher l'iatus, c'est que la
régie est faite pour les ieux ; c'est dire qu'il ne faut pas que
deux voyelles se rencontrent sur le papier. A ce taux il i
aurait deux iatus dans le vers suivant :
Je viens selon l'usage antique et solennel,
ce qui est absurde.
Si nous voulons comprendre quelque chose à la question il
est indispensable que nous remontions à la cause qui a déter-
miné la proscription de l'iatus. C'est, comme chacun sait, le
désir d'éviter la suite de deux sons dont la rencontre eût pro-
duit un effet désagréable sur V oreille. Il s'agit donc de pro-
nonciation, non d'ortografe. On a proscrit la rencontre de
deux voyelles prononcées. Il n'i a donc pas d'iatus dans
l'usage antique
puisque Te n'est pas prononcé. On en a conclu par une géné-
ralisation imprudente que toutes les fois qu'un e était élidé
devant une voyelle initiale il n'i avait pas d'iatus, et que par
conséquent il n'i en avait pas dans
la journée était belle.
C'est une fausse analogie. Du moment que l'e est élidé, il
n'existe plus et les deux e sont en contact. Il i a donc iatus. Il
17"
2 74 LE VERS FRANÇAIS
faut ajouter qu'aujourdui dans la prononciation proprement
française il n'i a pas la moindre différence entre
J'ai vu ma mère immolée à mes yeux
et
J'ai vu mon père immole à mes yeux.
Ce vers de Racine :
Seigneur, vous m'avez yue attachée à vous nuire
ne perdrait absolument rien de sa beauté et se prononcerait
exactement de la même manière s'il était au masculin :
Seigneur, vous m'avez vu attache' à vous nuire.
Or , comme nous l'avons mainte fois expliqué dans cet
ouvrage et comme M. Saint-Saëns le proclame avec raison
dans son Harmonie et Mélodie : « Les vers ne sont certaine-
ment pas faits pour être lus seulement des yeux, en silence ;
ils sont faits pour être dits » .
Quant aux consonnes que l'on écrit, bien qu'on ne les pro-
nonce pas, la plupart ont été prononcées à une époque plus
ou moins ancienne ; ainsi on a prononcé la hache avec un h
aspiré ; mais aujourdui 1'^ dit aspiré ne se prononce pas plus
que celui du mot homme, qui ne s'est jamais prononcé. L's
final du mot soyris s'est prononcé au moyen âge ; on a dit la
souris est prise en prononçant l's ; mais Chifflet nous apprend
qu'au XVII« siècle il n'était déjà prononcé devant aucune
voyelle. Dès le jour où une consonne a cessé d'être pronon-
cée elle a cessé d'empêcher la rencontre des deux voyelles
qu'elle séparait et l'iatus interdit a reparu malgré la règle qui
l'autorisait. Pour ne pas faire l'istoire de la prononciation du
français, nous ne nous occuperons guère que de la prononcia-
tion actuelle et nous devrons reconnaître qu'aucun A, quel
qu'il soit, ne peut empêcher l'iatus et que si la poésie doit
éviter :
le roi en rit
elle ne saurait tolérer :
OPINIONS SUR LIATUS 275
La chanson de naa mie et du bon roi Henri
(Musset) ;
que toute voyelle nasale non suivie d'unn qui se prononce fait
iatus devant une autre voyelle :
un cliem?*n mterdit ;
enfin que toute voyelle suivie d'une consonne qui ne se pro-
nonce pas est exactement dans les mêmes conditions qu'une
voyelle finale. Il en résulte que les poètes qui ont écrit nud
devant voyelle n'ont pas supprimé l'iatus et n'ont été que
ridicules:
C'est hideux ! Satan nud et ses ailes roussies
(Hugo).
En outre, si la rencontre de deux voyelles est désagréable
et doit être évitée entre deux mots, le même concours de
voyelles produisant le même effet à l'intérieur d'un mot doit
faire rejeter de notre versification tous les mots dans lesquels
ilia contact immédiat entre deux voyelles qui se prononcent.
Pourtant les poètes semblent plutôt rechercher les mots de ce
genre que de les fuir. Il i a entre ce fait et la règle de l'iatus
une contradiction qui n'a pas échappé à certains critiques :
(( Quoi de plus doux que les mots camélia, miette^ suave^
fluide^ ébloui^ joyeux 1 Ces mariages de voyelles dans le sein
des mots ne donnent-ils pas lieu à de charmantes harmonies?
Qu'on m'explique donc alors comment, dès que les mots sont
séparés, ces rencontres deviennent cacophoniques, surtout
lorsqu'on réalité, dans le débit, il i a très peu de séparations
de mots absolues, et que le cours de la diction unit les ter-
mes les uns aux autres presque aussi étroitement que les syl-
labes entr'elles » (E. Legouvé). D'Alembert avait déclaré
avant lui cette proscription de l'iatus assez bizarre « parce
qu'il y a une grande quantité de mots au milieu desquels il y a
concours de deux voyelles, et qu'il faudrait donc aussi parla
même raison interdire à la poésie b. Becq de Fouquières dis-
tingue entre les cas, p. 290 et suiv.Il pense que l'on ne peut
tolérer l'iatus entre deux voyelles dont la première est tonique,
parce que l'accent tonique allonge la voyelle qu'il frappe et
276 LE VERS FRANÇAIS
qu'une voyelle tend à abréger une autre voyelle qui laprécède
immédiatement. C'estune erreur étajée de deux autreserreurs.
Que Tiatus est tolérable et même parfois agréable entre deux
voyelles dont la première est tonique, la suite de cette étude
va le montrer surabondamment. L'w du mot nu est aussi bref
que possible même quand ce mot porte un accent ritmique. Une
voyelle longue en iatus s'abrège en grec, mais non pas en
français ; dans Vécrou est tombé^ Vou est aussi long que dans
Vécrou va tomber. Il est bon de ne pas attribuer à une langue
la fonétique d'une autre ; encore faut-il noter qu'en grec il
n'i a que dans les anapestiques qu'une voyelle longue en
iatus s'abrège lorsqu'elle porte le temps marqué. Il i a d'ail-
leurs dans le chapitre de Becq de Fouquières sur l'iatus
quelques remarques excellentes, mais les principes sont faux.
Voici quelques exemples qui montreront par leur simple
rapprochement que la rencontre de deux voyelles n'est nul-
lement plus désagréable entre deux mots que dans l'intérieur
d'un même mot :
1« La première voyelle est i :
Que la Grèce eût jeté sur Tautel de D?rtne
(Musset, Rolla).
Fit au ruisseau céleste un lit de diamant
(Id,, Une bonne fortune) .
0 vent, donc, puisque vent y a
(La Fontaine, IX, 7).
Un cheval effaré qui hennit dans les cieux
(Hugo, Châtiments).
Au milieu des sanglots d'une insomnie «mère
(Musset, Rolla).
L'/onie est divine : heureux tout fils d'Homère
(Sainte-Beuvb).
Avec des cris stridents plut une pluee horrible
(Heredia, Stymphale).
lATUS INTERIEURS ET EXTERIEURS 27 7
Sur sa lèvre entrouverte oubliant sa prière
(Musset, Nuit de mai).
Le scandale est de mode ; il se rehe en veau
(Id., Une bonne fortune).
Inquiétait parfois ma course ou mon sommeil
(Hkrkdia, Nessus).
Regarde ; — elle a prié ce soir en s'endormant
(Musset, Rolla).
La souris étoit fort froissée
(La Fontaine, IX, 7) ;
« l's ne se lie pas, ce que au XVIP siècle note Chifflet »
(Littré).
Que les monts de Phrjgie épanchent vers la plaine
(Heredia, Marias).
Où la Pléiade avec Sirms se confond
(Hugo).
J'entends les chiens sacrés qui ^wrlent sur ma trace
(Heredia, La magicienne).
Lest'gres ont rompu leurs jougs et, miawlant
(Id., Bacchanale).
Vous, avec vos pensers qui Aawssent votre front
(Hugo, Feuilles d'automne).
Et flairent dans la nuit une odeur de liow
(Heredia, i^Mî^e de centaures).
De miel et d'ambroisie ont doré cette histoire
(Musset, Une bonne fortune).
Que ce Men de fer que la nature a mis
( Id., Namouna).
Se rallie inquiet autour du père seul
(Hugo, Feuilles d' automne).
IS
21 s LE VERS FRANÇAIS
2'' la première voyelle est û :
L'auditoire étoit sourd aussi bien que muet
(La FoxNtaine, X, 11).
. . .Ah ! folle que tw es !
(Musset, Namouna).
Un chat-hwflnt s'en vint votre fils enlever
(La Fontaine, IX, 1).
La tortwe enlevée, on s'étonne partout
(ID., X, 3).
Car ton cœur veut goûter cette douceur crwelle
(Hkredia, Artemis).
Sentant à sa chair nue errer l'ardent effluve
(Id., Le tepidarium).
Enfin, le Soleil vit, à travers ces nuées
(Id., Stymphaîe.),
A l'appel du Héros s'enlevant d'un seul bond
(Id., Persée et Andromède).
Oh! l'afireux suicide ! oh! si j'avais des ailes
(Musset, Rolla).
Et sa bouche éperdwe, îwyq enfin d'ambroisie
(Heredia, Ariane).
Fit un jour sur sa crMawté
(La Fontaine, X, 6).
Tomba, dit-on, jadis, du haut du firmament
(Musset Une bonne fortune"^ .
Hé bien! dit le bramin au nuage volant
(La Fontaine, IX, 7).
Flairent un sang plus rouge à travers l'or du haie
(Heredia, Bacchanale).
lATUS INTERIEURS ET EXTERIEURS g-^
Nwe, allongée au dos d'un grand tigre, la Reine
(Id., Ariane).
Mais certains prétendent que lorsque la première des deux
voyelles est un i ou un û Tiatus peut être permis à cause de
la nature même de ces voyelles qui sont très voisines des
semi-vojelles, c'est-à-dire des consonnes. La raison est évi-
demment mauvaise puisque dans les cas considérés Vi et Vu
sont purement voyelles; nous allons voir d'ailleurs que l'é-
tude des autres voyelles donne pour le fénomène en question
des résultats analogues :
3° la première voyelle est a:
Avant tout, le Chaos enveloppait les mondes
(Id., La naissance d'Aphrodite).
C'est le peuple qui vient ! c'est la haute marée
(Hugo, Feuilles d'automne) .
La fille de Minos et de Pasiphaé
(Racine).
On le voit çà et là bondir et disparaîtr e
(Musset, Une bonne fortune).
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn
(Hugo).
Les cinq Emirs vêtus de soie twcarnadine
(Heredia, Le triomphe du Cid).
Comme le roi Sawl lorsqu'apparut David
(Hugo).
Au mâle rugissant la hurl&nte femelle
( Heredia, Bacchanale).
Et de ressusciter la nafve romance
(Musset, Nuit de mai).
Vous n'avez pas voulu qu'il eût la certitude
Ni la jote ici-bas !
(Hugo, Contemplations).
En hiver Ispa^an et Tiflis en été
(Hugo).
280 LE VERS FRANÇAIS
Le bouton colossal qui fait ployer sa ham'^e
(Heredia, Fleur séculaire).
4« la première voyelle est é :
D^eûant le pauvre sire
(La Fontaine, IX, 15).
La famée y pourvut, ainsi que les bassets
(Id., IX, 14).
Mon voisin léopard Ta sur soi seulement
(ID., IX, 3).
Balayer — j'en réponds ! — ces bordes devant vous
(Hugo, Bur graves).
Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne
(Id., Feuilles d'automne).
La flûte aux accords champêtres
Ne réjouit plus les hêtres
(Lamartine, Pensée des morts).
Pourquoi moi-même à toi j'ose m'y rewnir
(Hugo, Bur graves).
Et le glaive d'Enee eût épargné Didon
(A. Chénier, Élégies).
L'Océan était vide et la plage déserte
(Musset, Nuit de mai).
Que la ville étagée en long amphithéâtre
(Hugo, Feuilles d'automne).
A cheval et à i^ïed en bataille rangée
(Desportes) ;
Malherbe remarque avec raison que Tiatus n'est pas empê-
ché par la consonne puisqu'elle ne se prononce pas.
A rendre la brebis agréable au bélier
(Heredia, A Hermès criophore).
lATUS INTÉRIEURS ET EXTÉRIEURS 281
Où, parfois, se débat et hennii un cheval
(1d., Le Thermodon).
Et qui, fermée à peine aux regards étrangers
(Hugo, Feuilles d'automne).
Et lutte de clarté avec le météore
(Vigny, Eloa).
Chronos est prisonnier; Geo tremble asservie
(Hugo).
Voyoit sans s'étonner notre armée awtour d'elle
(Racine, Bajazei).
Ils voient, irradiant du Béh'er aw Verseau
(Heredia, Le ravissement d'Andromède) ;
« Vr ne se lie jamais » (Littré).
Voilà d'abord
Le cerf donné awx chiens. J'appuie et sonne fort
(Molière).
Argos et Ptéléow, ville des hécatombes
(Musset).
La tortue enlevée, on s*étonne partout
(La Fontaine, X,3).
5» la première voyelle est u {ou) :
Il trowa l'effrayant plafond torrentiel
(Hugo, Suprématie).
Je pensai tout à coup à faire une conquête
(Musset, Une bonne fortune) ;
(( le p ne se lie pas «(Littré).
Sur les corps convulsifs les fauves ébloms
(Heredia, Bacchanale).
Mainte rowe y tient lieu de tout l'esprit du monde
(La Fontaine, X, 1).
28 2 LE VERS FRANÇAIS
Secoué vers le seuil les longs manteaux sanglants
(Heredia, La magicienne).
Le printemps sur la joue et le ciel dans le cœur
(Musset, Une bonne fortune).
En secowant leurs becs sur leurs goitres hideux
(Id., Nuit de mai).
Peindrons-nous une vierge à la joue empourprée
(Id., ibid.).
Etait duc de Sowabe et comte chef de guerre
(Hugo, Burgraves).
Le vieux Parmis les \oue à l'immortelle Rhée
(Heredia, Le laboureur).
Ces exemples suffisent. On pourrait les multiplier à l'infini,
mais ce serait sans utilité ; ceux que nous avons donnés
valent pour ceux que nous avons omis. Ce que nous venons
d'établir pour a convient évidemment à toutes les voyelles
éclatantes, ce qui est vrai de é Test aussi de toutes les voyelles
claires, ce qui s'applique à u peut être démontré pour toute
voyelle sombre. Et quand nous disons toutes les voyelles
éclatantes, toutes les voyelles claires, toutes les voyelles
sombres, il ne faut pas oublier d'i comprendre les voyelles
nasales :
L'Océan était vide et la plage déserte
(Musset, Nuit de mai).
Du goujon ! c'est bien là le dîner d'un héron
(La Fontaine, VU, 4).
Leur prêta son gtand sein aux mamelles fécondes
(Heredia, La naissance d'Aphrodite).
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie
(La Fontaine, IX, 2).
Ce qu'il est particulièrement important de remarquer ici,
c'est que parmi tous les exemples que nous venons de citer il
n'i en a pas un seul qui présente un iatus désagréable. Plu-
L lATUS AU XV1« SIECLE 283
sieurs au contraire sont délicieux et quelques-uns même ont
été souvent signalés comme tels. Notre règle se trouve donc
en défaut encore sur ce point, si bien qu'il n'en reste rien,
puisqu'elle avait pour but d'écarter des rencontres de sons
disgracieuses et qu'elle en repousse de charmantes. Au
XVl" siècle l'iatus était permis sans restriction ; en voici
quelques exemples irréprochables :
Tu en pourras dicter \oi/ ou épistre
(Marot).
Vous qui avez pour moi souffert peine et twjure,
Qui à ma seiche soif ef à mon aspre faim
Donnastes de bon cœur votre eau et votre pain
(A. d'Aubigné).
Où allez-vous, filles du ciel ?
(Ronsard).
Qui ose a peu souvent la fortune contraire
(Régnier).
Désirerai-je un règne ou un empire ?
Pour du loyer quelque beau \ai écrire .....
Ne sais si Dieu les voudra employer
Amende-tot, ô règne transitoire
(Marot, Ballades).
Tu es des vieux et jeunes adorée
Viens donc ic?*, ô source de tous biens
Viens, fusses-twûMX champs Élysiens
(1d., Cantique à la déesse Santé).
Qu'en voyant sa grâce niaise,
On n'étoit pas moins gai m* aise
Aussi en riant on le pleure,
Et en pleurant on rit à l'heure
(Id., Épitaphe de Jean Serre).
Il demeure en danger queTâme, qui est née
Pour ne mourir jamais, meure éternellement
(Malherbe).
28 4 LE VERS FRANÇAIS
La Garde, tes doctes écrits
Montrent les soins que tu as pris
(ID.).
Mais souvent les poètes de cette époque usèrent maladroi-
tement de cette licence. C'est pourquoi le XVIP siècle pros-
crivit l'iatus en bloc ; c'était un autre excès. D'aucuns ont
réagi plus ou moins timidement et toujours sans principe net-
tement arrêté. Ne serait-il pas possible de formuler une règle
précise qui conciliât tout, sauvegardant les iatus agréables et
maintenant le principe excellent qui a suscité la règle du
XVIP siècle et qui consiste à écarter les concours de sons
désagréables ? C'est extrêmement facile si Ton part de la
nature des sons qui entrent en jeu. Les iatus agréables sont
ceux qui présentent une modulation, les iatus disgracieux sont
ceux qui n'ont pas de modulation. Les iatus ont une modula-
tion quand les deux voyelles en contact ne se prononcent pas
avec la même ouverture buccale^ quand la première est plus
fermée que la seconde ou au contraire plus ouverte ; les iatus
produisent l'effet d'un bégaiement, d'un ânonnement ou d'un
bâillement quand les deux voyelles se prononcent avec la
même ouverture buccale^ pari hiatu^ selon l'expression de
Quintilien, et ont le même point d'articulation, c'est-à-dire
quand les deux voyelles sont la même répétée. Ces derniers
seulement sont à éviter, mais aussi bien dans la prose que
dans les vers ; c'est le tipe
il va à Avignon.
En voici des exemples :
Il est bien doux d'avoir dans sa vie mnocente
(A. Chénikr, Élégies);
Ne peut laisser son md^ ^fait maint et maint tour
(Desportes) ;
Malherbe note déjà que la consonne ne se prononce pas et
par suite n'empêche pas l'iatus.
Elle s'en attribue walquement la gloire
(La Fontaine, VII, 9).
lATUS DESAGREABLES 2 85
Mon âme est devenue une prison sonore
(Heredia, La conque).
Dona i4nna pleurait. — Ils auraient bien un an
(Th. Gautier, Albertus).
Et le glaive a tranché le fil de sa harangue
(Heredia, La revanche de Diego Laynez).
. . . Vulcain, le Dieu cagneux,
Les emploie à sa forge, a confiance en eux
(Hugo, Les temps paniques).
L'Océan en créant Cypris voulut s'absoudre
(Id., Archiloque).
D'une coque de noix j'ai fait un abri sûr
Pour un beau scarabée étincelant d'azur
(A. Chénier, Pannychis).
Don Rodrigue est à la chasse
Sans épee et sans cuirasse
(Hugo, Orientales).
Et, le soir, tout au fond de la vallée étroite
(Id., Voix intérieures).
Chaumière où du foyer étincelait la flamme
(Lamartine, Milly) ;
0 IV ne se lie jamais » (Littré).
Son cimier Ae'raldique est ceint de feuilles d'ache
(Heredia, Les conquérants de Vor) ;
a IV ne se lie pas » (Littré).
Calme, il forçait Veè^aim invisible et hideux
(Hugo, Fin de Satan).
Et que, suivant toujours le chemm enconnu
(Heredia, Les conquérants de Vor) .
2 86 LE VERS FRANÇAIS
Le ciel n'est point pour l'homme un témo^'w ?mportun
(Hugo, Chaulieu).
Le temple est en ruine au haut du promontoire
(Heredia, L'oubli).
Depuis Eïidymion, on sait ce qu'elle vaut
(Musset, U7ie bonne fortune) .
Nous avons vu tout à l'eure que les iatus qui ne sont pas
désagréables ne le sont pas plus entre deux mots que dans
l'intérieur d'un même mot. La proposition contraire est éga-
lement vraie : un iatus qui est désagréable entre deux mots
ne l'est pas moins dans l'intérieur d'un mot :
A tout être cre'^ possédant équipage
(Musset, Une bonne fortune).
Il fut tout étonné d'ouïr cette cohorte
(La. Fontaine, X, 14).
Où c'est la loi féroce et dure ; ici Baal
(Hugo).
La blanche Oloossone à la blanche Camyre*
(Musset).
Voici ton heure, ô roi de Sennaar, ô chef
(Leconte de Lisle, L'oasis).
Les mots de ce genre sont ou des mot français d'origine
savante comme créer, coorte, ou des mots étrangers. Tous sont
contraires au génie propre et populaire de notre langue.
Certains poètes recherchent les mots de ce genre à cause de
leur étrangeté. C'est simplement de leur part un manque de
goût. L'effet bizarre que ces noms produisent sur notre oreille
ne suffit pas pour leur donner droit de naturalisation dans la
poésie française.
1 II est curieux que le vers de Ghénier dont celui-ci est un ressou-
venir présente aussi un iatus blâmable :
La blanche Galatée et la blanche Néère,
lATUS FAISANT ONOMATOPEE 287
Donc il n'i a d'iatus à éviter que l'iatus proprement dit,
celui qui a lieu entre deux voyelles de même ouverture buc-
cale, entre la même voyelle répétée deux fois.
Il en est de cette interdiction comme de la plupart des
règles de la poésie: le poète a le droit de les violer en vue
d'un certain effet à produire.
L'iatus peut faire onomatopée, peignant un bruit qui
s'interrompt pour se reproduire, ou simplement se prolonge,
tel le ennissement d'un cheval :
Ta fait à son retour punir
Pour avoir entendu Babieça hennir
(Hugo, Le Cid exilé).
Dans rexemple suivant :
A ces mots on cria havo sur le baudet
(La Fontaine, VII, 1),
c'est l'onomatopée que nous donnent les deux dernières sillabes
du mot brouaa.
Ce sont là des bruits éclatants en «, en voici un clair
en é :
La nuée éclate !
La flamme écarlate
Déchire ses flancs...
(Hugo, Le feu du ciel);
puis un autre en u^ :
D'où vient qu'à l'horizon on entend ce grand bruit
(1d. , Feuilles d'automne).
L'iatus peut encore exprimer un choc, une saccade, un mou-
vement répété et saccadé ou simplement prolongé (suivant
que l'iatus ressemble plutôt à un bégaiement ou à un bâille-
ment ) :
Puis malgré quelques heitvU et quelques mauvais pas
(La Fontaine, X, 1).
288 LE VERS FRANÇAIS
Quand un poing monstrueux, deTombreou Thorreur flotte
Sort, tenant aux cheveux la tête de Charlotte
Pâle du coup de hache et rouge du soufflet,
C'est la foule; et ceci me heurte et me déplaît
(Hugo, Année terrible).
Après bien du travail le coche arrive au haut
(La Fontaine, VII, 9);
nous avons critiqué plus aut l'iatus de cette expression « au
hauti> ; il semble qu'ici elle donne bien l'impression du dernier
eflfort de l'attelage et de l'arrêt qui le suit.
Et pendant qu'il parlait, à son bras hasardeux
La grande Durandal brillait toute jojeuse
(Hugo, Lepetii roi de Galice),
mouvement prolongé.
Et bondis à travers la haletante orgie
(Hkrkdia, Artémis).
Le désir me harcèle et hérisse mes crins
(Id., Nessus),
frisson du désir.
Le bourreau vient, la foule effarée écoutait
(Hugo, Le marquis Fabrice)^
état aletant de la foule.
Qu'une femme pour vous s'est tachée et honnie
(Musset, Les marrons de feu) ;
on peut considérer que l'iatus peint ici le oquet de la colère.
La balance inclinant son basstw mcertain
(Lamartine, L'infini dans les cievai)^
ésitation du plateau.
Enfin l'iatus exprime bien toute espèce d'arrêt ou de prolon-
gement au sens le plus général de ces idées :
Là, le bruit de l'orgie ; — «ci, le bruit des fers
(Hugo, Bur graves) ;
lATUS EXPRIMANT UN ARRET 289
séparation des deux idées pour marquer leur opposition.
Après avoir exposé tous les supplices infligés aux géants, Hugo
dit:
Et Prométhée ! ^e'ias I quels bandits que ces dieux I
{Le Titan) ;
il i a là une sorte d'arrêt équivalant à des points de suspen-
sion.
Il s'écne. /la vu la terreur de Némée
(Heredia, Némée) ;
riatus prolonge le cri et peint l'état aletant de la peur.
La houle s'enfle
Et déferle. Lui cvie. 71 hennit, et sa queue
(1d., Le bain) ;
les deux cris se succèdent, s'opposent et se correspondent.
L'entraîne, et quand sa bouche, ouverte avec efi'ort,
Crie, iij plonge ensemble et la flamme et la mort
(Chénier) ;
riatus prolonge la note déjà si intense de me et marque Top-
position des deux actions.
Vous savez, en été, comme on s*ennu2e ici
(Musset, Une bonne fortune);
l'ennui fait trouver le temps long ; c'est cette idée qu'exprime
le prolongement dû à l'iatus.
Aux yeux de l'Allemagne en proie à leur fureur
(Hugo, Burgraves);
l'iatus marque le déploiement de leur fureur.
Si grands que soient les rois, les pharaons, les mages
Qu'entoure une nuée e'ternelle d'hommages
( I D . , Zim-Zizimi) ;
expression de l'immensité.
Regarde, avec l'Orgte immense qu'il entraîne
(Heredia, Ariane).
290 LE VERS FRANÇAIS
... la mer. . .
Yerùoie à l'infini comme un immense pré
(Id., Florïdum mare).
Or, de Jérusalem, où Salomon mit l'arche,
Pour gagner Béthanîe, û faut trois jours de marche
(Hugo, Le Christ et le tombeau) ;
arrêt et prolongement qui suscite l'idée de la distance à par-
courir.
Note sur les faux cas d'iatus
On se demande dans tous les manuels si Ton doit élider un
e muet devant le mot oui ou au contraire le laisser en iatus
devant ce mot et le compter pour une sillabe. La question
est tellement simple qu'il est vraiment étrange qu'elle n'ait
pas été résolue par tout le monde. Le mot oui est en réalité
wi; il commence par une consonne, celle qu'on appelle \e w
anglais. Par conséquent aucune voyelle ne peuts'élider sur son
initiale ni être en iatus avec elle. Il n'i a pas plus d'iatus dans
le oui que dans le non. La prononciation que nous venons
d'indiquer était déjà celle du XVIP siècle comme le prou-
vent les exemples suivants, et elle remonte à l'époque ou ce
mot est devenu monosillabique :
qu'on me vienne aujourd'hui
Demander : «Aimez-vous?» Je répondrai que oui
(La Fontaine, Clymène).
Quoi ! de ma fille ? — Oui ; Clitandre en est charmé
(Molière, Femmes savantes).
Moi, ma mère? — Oui , vous. Faites la sotte un peu
(Id., ibid.).
Eh? c'est-à-dire oui? Jaloux à faire rire?
(Id., Ecole des femmes) .
Molière a quelquefois élidé une devant ce mot ; mais ce n'est
FAUX CAS DIATUS 291
chez lui qu'un arcaïsme conforme à l'usage qui s'était établi
alors que le mot était dissillabe :]
Toi, mon maître? — Oui^ coquin I m'oses-tu méconnoître ?
(1d., Amphitryon).
Tu te dis Sosie! — Oui. Quelque conte frivole
(It)., ihid.).
C'est vous, seigneur Arnolphe? — Om/, mais vous...? —
[C'est Horace
(Id., Ecole des femmes).
Chez les poètes modernes cet arcaïsme n'est plus excusa-
ble: ils se sont laissé tromper par l'ortografe dans ce cas
comme dans tant d'autres :
Je voudrais à mon tour te dire, s'il te plaît,
Deux mots. — A l'épee? Oui, — Veux-tu le pistolet?
(Hugo, Marion de Lorme).
Montfleury entre en scène ? Oui, c'est lui qui commence
(E. Rostand, Cyrano).
Il n'i a pas non plus d'iatus dans les exemples tels que le
suivant :
Lui dit : Ce sont ici' hiéroglyphes tout purs
(La Fontaine, IX, 8).
Le mot (( hiéroglyphe » commence non par uni mais par un
jod; Vh n'est pas aspiré : on dit déz-iévoglifes.
LA RIME
La rime est comme Tiatus un des chapitres sur lesquels on
a le plus écrit et un de ceux sur lesquels on a publié le plus
d'erreurs. Quelques-unes font autorité et ont passé dans
l'usage courant.
En somme tout ce qui concerne la rime peut se ramener à
quelques points; nous résumerons en les précisant et en les
rectifiant ceux que l'on traite généralement dans les manuels
el nous i ajouterons nos observations personnelles :
1° Il faut rimer pour l'oreille et non pour l'œil. Lan-
celot disait déjà au milieu du XVIP siècle : a La rime n'est
pas autre chose qu'un même son à la fin des mots : je dis
même son et non pas mêmes lettres. Car la rime n'étant
que pour l'oreille et non pour les yeux, on n'y regarde que
le son et non l'écriture : ainsi constans et temps riment très
bien». Personne ne saurait plus aujourdui contester ce prin-
cipe. L'idée de rimer pour les ieux, a dit un critique (Clair
Tisseur, Observations sur T art de versifier, p. 4), n'est pas
moins plaisante que ne serait celle dépeindre pour le nez.
2" La première condition pour que deux mots puissent rimer
ensemble, c'est que leurs voyelles toniques soient omofones,
soient la même voyelle; l'exemple des grands poètes, auquel
certains croient devoir se ranger dans les cas qui leur
paraissent douteux, n'est souvent qu'un exemple d'erreur et
ne saurait faire autorité. Ainsi les vers suivants ne riment
pas parce que les voyelles placées à la rime n'ont pas le même
timbre, Tune étant ouverte et Tautre fermée :
Ce petit-fils tyran, ce grand père opprime!
Comme janvier cherchait à plaire au mois de mai
(Hugo, Petit Paul).
RIMES FAUSSES 293
C'est la musique éparse au fond du mois de mai
Qui fait que l'un dit : J'aime, et l'autre, hélas : J'aimaz
(Id., L'ai'i d'être grand père).
Terre de la patrie, ô sol trois fois sacre,
Parlez tousl Soyez tous témoins que je dis vrai
(Lkconte de Lisle, Les Erinnyes).
Si bien qu'on croit entendre en sa voix claire et gaie
Sonner allègrement les sequins de la paie
(Hugo, Légende des siècles).
11 s'était si crûment dans les excès plonge
Qu'il était dénoncé par la caille et le geai
(Id., Le satyre).
Quoi! je vais donc mourir ! 0 Dieu, vers qui je vais,
Je pardonne à tous ceux qui m'ont été mauvais
(Id., Le roi s^amuse) ;
la prononciation je vè existe en français, mais la seule cou-
rante et bonne est je vé.
Lorsqu'il eut bien fait voir l'héritier de ses trônes
Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes
(Id., Napoléon II).
Par sa mère, autrefois, la Présidente de,., ;
Mais sous cette rigueur faisant aimer son Dieu
(Sainte Beuve, Pensées d'août) ;
ne rime pas, malgré la note par laquelle l'auteur a cru jus-
tifier cette rime.
Daigne protéger notre chasse,
Châsse
De monseigneur saint Godefroi
(Hugo, La chasse du burgrave).
Il est remarquable que dans cette pièce si souvent citée
pour la richesse de ses rimes les deux premiers vers ne
riment pas. Ce qui empêche chasse de rimer avec châsse n'est
19
294 LE VERS FRANÇAIS
pas la légère différence de quantité qu'il i a entre les deux a ;
c'est que ces mots mettent en présence un a ouvert et un a
fermé.
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont Tor, l'azur, l'émeraude, V opale...
Des étoiles écJore aux trous noirs de leurs cvânes,
Dieu juste ! et par degrés devenant diaphawes
(Hugo).
Point de siècle ou de nom sur cette agreste "^age.
Devant l'éternité tout siècle est du même âge
(Lamartine, Milly).
3° Cette condition, l'omofonie des voyelles, ne suffit pas :
verre d'eau ne rime pas avec tombeau^ ni pain avec main^ ni
tue avec venue ; ce ne sont là que des assonances et dans les
poèmes rimes elles ne doivent être tolérées que lorsque les
vers riment deux à deux; mais dans cette condition elles sont
préférables à une rime riche toutes les fois qu'il n'i a pas de
raison pour mettre la rime particulièrement en relief. En
voici quelques exemples que je prends au asard dans Rolla :
Oh ! maintenant, mon Dieu, qui lui rendra la vie ?
Du plus pur de ton sang tu l'avais rajeunie...
Tout ici, comme alors, est mort avec le temps,
Et Saturne est au bout du sang de ses enfants
Ainsi, mordant à même au peu qu'il possédait,
Il resta grand seigneur tel que Dieu l'avait fait
Son orgueil indolent, du palais au ruisseau,
Traînait derrière lui comme un royal manteau...
4° Deux mots ne riment ensemble, à proprement parler,
que s'ils présentent l'omofonie non seulement de la voyelle
tonique, mais encore de toutes les consonnes prononcées qui
suivent cette voyelle, ou, dans le cas où cette voyelle est
finale, de la consonne qui la précède. Ainsi ienir rime avec
partir^ banni avec fini^ moi avec loi (la rime est constituée
par la sillabe wa)^ et même Danaé avec Cloé ; dans ce der-
nier exemple la consonne qui précède la voyelle tonique ne
LA RIME RICHE 295
s'écrit pas, mais elle existe : c'est une sorte de souffle analo-
gue à l'esprit doux des G-recs.
Mais dans l'exemple suivant de Hugo {Fin de Satan) :
Quand était né, sous l'œil fixe d'Adonaï,
Ce Nemrod qui portait tant de ruine en lui,
il n'i a pas rime, parce que Vi final est précédé dans le pre-
mier vers d'une légère aspiration et dans le dernier d'un
û consonne.
5° Qu'est-ce maintenant qu'une rime riche ? c'est toute
rime qui présente l'omofonie d'un élément de plus que ceux
que nous avons signalés comme indispensables dans les
exemples précédents. On lit partout que la rime riche est
constituée par l'omofonie de la consonne d'appui, c'est-à-dire
de la consonne qui précède la voyelle tonique; c'est une
erreur : banni et fini ne riment pas richement, car on ne peut
s'appeler riche si l'on ne possède que l'indispensable. Bannir
et finir, parti et sorti, noir et soir (c'est-à-dire -war), Danaé
et Pasifaé sont des rimes riches.
6" Parmi les consonnes venant après la voyelle tonique
nous n'avons parlé que de celles qui se prononcent ; il faut
dire un mot de celles qui s'écrivent sans se prononcer. Doit-
on tenir compte de ces dernières en quelque façon ? En prin-
cipe, NON. Etranger, rime parfaitement avec changé, changés^
remords a.Yeo mort, cor, lord, etc. Voici une raison qui le mon-
trera avec toute l'évidence désirable : il suffirait que l'on
simplifiât un peu notre ortografe (ce qui sans doute ne tar-
dera guère, car l'ortografe française s'est toujours modifiée
deux ou trois fois par siècle), pour que toutes les proïbitions
ineptes fondées sur les consonnes finales qui ne se pronon-
cent pas, aillent en bloc rejoindre leurs inventeurs. Voici
des rimes qui sont irréprochables, bien qu'elles ne soient
parfois aux ieux de leurs auteurs que des assonances :
Nager autour de la carèwe
C'était sur des mers lointames
(H. DE RÉGNIER, L'homme et la sirène).
296 LE VERS FRANÇAIS
Et les grottes roses et noires
Qu'il est mieux de ne pas y croire
(Id., ibid.).
Chaque goutte de pluie est tine de mes larmes
Car j'entends ton sanglot dans le vent où s'a/arme
(Id., ibid.).
Au métier où je tisse en fleurs qui leur ressemblent
Dont les flls font trembler ma main qui les assemble
(Id., ibid.).
Musset fait rimer excellemment dans Rolla : héritier et mé-
tier avec moitié.
Non! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant.
Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban?
(E. Rostand, Cyrano).
La sage Pénélope
Ne fut pas demeurée à broder sous son toitj
Si le seigneur Ulysse eût écrit comme toi
(Id., ibid.).
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
{li).,ibid.).
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font.
Des vers aux financiers? se changer en hou ff on
(Id., ibid.).
Non, merci. Déjeuner, chaque jour d*un crapaud?
Avoir un ventre usé par la marche? une peau
(Id., ibid.).
Dans les exemples suivants l'auteur a cru devoir tricher
sur l'ortografe pour rendre la rime bonne à la fois pour
Vœi\ et pour l'oreille. L'oreille suffit; s'il avait ortografié cor-
rectement la rime n'eût rien perdu :
Que tout l'art d'Hjagnis n'était que dans ce hui ;
Qu'il a, grâce au destin, des doigts tous comme lui
(A. Chénier, Les satyres).
CONSONNES FINALES 297
Oui, Carlos. — Seigneur duc, es-tu donc insensé?
Mon aïeul l'empereur est mort. Je ne le sai
Que de ce soir
(Hugo, Hemani).
Votre gendre est affreux, mal bâti, mal tourne,
Marqué d'une verrue au beau milieu dune
(1d., Le roi s'amuse).
Enfin voici un exemple qui présente plusieurs cas et mon-
tre matériellement combien il est absurde de continuer à
observer les règles classiques :
Plus d'un aveugle, au sommet du Parnasse,
Fit retentir de sublimes accords;
On peut citer, parmi ceux qui s'y placent,
Milton, Homère, et puis d'autres encor.
Que font aux sourds les accents que soupirent
Les favoris des immortelles sœurs?
Juge éclairé des enfants de la lyre.
L'oreille seule en connaît la valeur
(E. Debraux).
« n est difficile, dit Quicherat, de faire avec plus d'esprit
une critique plus fondée. Notre poésie a conservé, des règles
méticuleuses de Malherbe, bien des entraves que la raison
ne justifie pas. Si la logique avait présidé à l'établissement
des règles de la rime, toutes les consonnances que l'oreille
aurait déclarées pareilles, quelle que fût leur orthographe^
auraient pu être associées ».
Il i a pourtant lieu de distinguer entre les consonnes fina-
les qui ne se prononcent jamais, quelle que soit la position et
le rôle sintaxique du mot, et celles qui peuvent se faire
entendre si le mot est étroitement uni à ce qui suit, comme il
arrive fréquemment dans les petits vers et dans certains cas
d'enjambement. En considération de ces cas, certains auteurs,
^els que Becq de Fouquières , pensent qu'on né doit pas
faire rimer un mot qui se termine par une consonne suscepti-
ble de se prononcer avec un mot terminé par une voyelle ou
par une consonne ne se prononçant pas. La conclusion
^98 LE YEIIS FRANÇAIS
dépasse les prémisses ; le téoricien aurait gardé la juste
mesure s'il avait dit que lorsqu'un mot terminé par une con-
sonne qui ne se prononce pas à la pause est lié de telle sorte
avec le mot suivant qu'elle doive se prononcer, il ne peut
rimer qu'avec un mot terminé par la même consonne se pro-
nonçant. Cette règle est évidemment justifiée: faute d'i obéir
le versificateur ferait des vers sans rime, malgré l'autorité de
nos plus grands poètes qui, ont souvent cru rimer richement
alors qu'ils ne rimaient pas du tout. Tels les exemples suivants :
On ne vit plus qu'Essling,Ulm, Arcole, Ausierlitz ;
Comme dans les tombeaux des romains sîbolis
(Hugo, L'expiation).
Les jardinières, les fourmis,
Les demoiselles, chastes miss
(Id., L'église).
Le Phébus sacré dans Reims,....
Des formes d'alexandrms
(Id., Chansons des rues et des hais).
Ils donnaient Chypre et Paphos ;
Et leurs cheveux étaient faux
(Id., ibid.).
Le reste existait-il ? — Le grand père mourwi
Quand Sem dit à Rachel, quand Booz dit à Ruth
(Id., Petit Paul).
Deux verrous ont fermé sa porte pour jamais,
L'un qu'on nomme Strasbourg, l'autre qu'on nomme Metz
(Id., Le prisonnier).
L*hiver à défleuri la lande et le cour^îV. . .
Le pétale fané pend au dernier pis^?7;
(Heredia, Brise marine) ;
on prononce courti et pistil.
Dans la mare de pourpre où leurs larges pieds glissent.
Prenant à quatre bras les cadavres qui gisent
(Lamartine, Chutéld'un ange).
RIMES TROP RICHES 299
Sans doute ces vers assonent entre eux ; mais leur asso-
nance est choquante au milieu des rimes, tandis que celle de
deux voyelles finales ne l'est nullement. Dans l'exemple sui-
vant il n'i a pas même assonance :
Ces arbres, ces rochers, ces astres, cette mer;
Et toute notre vie était un seul Siimer
(Lamartine, Novissima verba).
7«> Nous avons indiqué tout à Teure que dans nombre de
cas la rime suffisante est préférable à la rime riche. 11 faut
ajouter que dans aucun cas la rime ne doit être trop riche.
11 est rare que les éléments omofones puissent dépasser deux
sillabes sans que l'auteur ait l'air de jouer sur les mots, ce
qui ôte a la poésie toute valeur artistique. L'art peut être gai,
il ne doit pas cesser d'être sérieux et grave. Nous ne voulons
pas parler ici d'exemples comme les suivants qui ne sont
pour la plupart que des plaisanteries :
Tous les soldais qu'Argant tua
Ne valaient pas Gargantua. . .
Dans la bataille, Bradamante
Ne frappait pas d'un bras d'amante. . .
On voit à l'hôpital maint prodigue alité
Qui pleure amèrement sa prodigalité. . .
La croissante cherté de ces locaux motive
Notre départ prochain par la locomotive. . .
Au fauteuil de Delille on place Campenon.
Atil assez d'esprit pour qu'on Vy campe ? — Non.
Nous songeons à des exemples sérieux , mais où les élé-
ments omofones, fussent-ils monosillabiques, fournissent une
répétition qui semble prêter au jeu de mots, comme la répé-
tion maleureuse de la sillabe pai dans ce vers de Racine :
Hélas ! si cette paix, dont vous vous repaissez
Couvroit contre vos jours quelques pièges dressés
[Britannicus, V, I).
A la rime l'effet est encore plus sensible et plus choquant que
dans un même vers :
300 LE VERS FRANÇAIS
D'un portrait de Van Djck ; puis sur le fin tapis
Agacer en jouant ses petits pieds tapis
A l'ombre du jupon
(Th. Gautier, Elégies).
Assis sur ces rochers déserts^
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s'avance
(Lamartine, Le soir).
Si son ordre au palais vous a fait retenir^
C'est peut-être à dessein de vous entretenir
(Racine, Britannicus, IV, 1).
Heur et malheur ! On vit ces deux hommes s'étreindre
Si fort que l'un et l'autre ils faillirent s'éteindre
(Musset, don Paez).
Qui le saura? — Pour moi, j'estime qu'une tombe
Est un asile sûr où l'espérance tombe
(Id., ibid.).
Oui, c'est fini; Tenfant a bu la coupe sombre ;
Sa débile raison s'évanouit et sombre
(Hugo, La pitié suprême).
Un ouvrier d'Egine a sculpté sur la plinthe
Europe, dont un dieu n'écoute pas la plainte
(Hugo, Rouet d' Omphale).
8° Reste la question complexe de la variété des rimes. Elle
comprend deux points essentiels : Talternance des rimes mas-
culines et féminines et la non assonance des rimes successives.
Au moyen âge on ne voyait aucun inconvénient à faire des
poésies tout entières en rimes masculines ou féminines, et
l'on cultivait la laisse monorime où la répétition de la même
assonance n'était limitée que par l'épuisement du vocabulaire.
On reconnut au bout d'un certain temps qu'il résultait de ces
deux pratiques une monotonie désagréable et peu artistique.
L'art vit de variété aussi bien que de renouvellement. Aussi
depuis le XVP siècle les poètes soigneux ont évité scrupuleu-
l'alternance des rimes 301
sèment la succession des rimes du même sexe et des rimes
assonant entre elles. On ne saurait trop louer ceux qui ont
introduit dans notre poésie cette observance délicate, et par
contre on ne saurait trop blâmer ceux denos modernes déca-
dents qui i ont renoncé^ constituant le asard seul arbitre de
la succession des rimes. C'est un retour non pas à Tenfance
de l'art, mais à l'absence d'art, et cbez la plupart de ceux qui
s'en sont rendus coupables ce n'est pas l'indication d'une
téorie réfléchie et arrêtée, ni d'une recherche, maleureuse
peut-être, mais louable, ce n'est qu'une marque d'impuis-
sance.
Pourtant on ne peut pas trancher ainsi la question en quel-
ques mots. Nous ne saurions trop nous élever contre ceux qui
disent : voici la règle ; tout ce qui s'en écarte est mauvais.
L'art ne comporte pas de dogmes. Avant de se conformer à
une règle il faut l'examiner et en peser soigneusement la
valeur. Celle de l'alternance des rimes masculines et féminines
était excellente à l'origine, elle est absurde aujourdui. Les
poètes qui n'i ont pas obéi ont eu raison puisqu'elle est mau-
vaise, mais ils ont eu le grand tort d'i substituer le asard
qui n'est pas un principe artistique. Cette règle était fondée
sur la prononciation, comme il convient ; mais notre poésie a
évolué et surtout notre langue a changé . La règle devait évo-
luer en même temps que la prononciation dont elle était l'inter-
prète. Sont réputées rimes féminines toutes les finales ter-
minées par un e muet et masculines toutes les autres. Cette
difiérence était très réelle et très nette à l'époque où l'on pro-
nonçait tous les e à la fin des mots. Aujourdui on n'en pro-
nonce plus aucun à la pause ; ils ont disparu par évolution
fonétique. En sorte qu'il n'i a plus la moindre différence sensi-
ble poup la finale entre bagarre et asard, entre un dé et une
idée. Comme le disait déjà l'abbé d'Olivet au XYIIP siècle:
a Nous écrivons David et avidcj un bal et une balle, un pic et
une pique^ le sommeil et il sommeille, mortel et mortelle, un
froc ei\\ croque, etc. Jamais un aveugle de naissance ne
soupçonnerait qu'il y ait une orthograplje différente pour
ces dernières sj'llabes, dont la désinence est absolument la
même ».
La distinction établie par la règle n'existant plus aujour-
302 LE VERS FRANÇAIS
dui, cette règle est sans valeur. Mais l'évolution fonétique
n'a-t-elle pas substitué une autre difîérence à celle-là? Est-ce
que toutes les finales sont aujourdui masculines ? En aucune
façon . La rime il chante était considérée comme féminine parce
qu'elle se terminait par un e comme la plupart des mots fémi-
nins ; or la plupart des mots terminés par un e muet finissent
dans la prononciation, après la chute totale de cet e, par une
consonne. Ce sont là aujourdui les vraies rimes féminines, et
tousles mots dont la prononciation se termine par une voyelle
sont des rimes masculines. Le sentiment de cette distinction est
très net chez le peuple qui dit couramment Vair est fraîche^
une centime, la moustique, la sulfate^ une légume, parce que
les mots aiV, centime, moustique, sulfate, légume se terminent
par une consonne; tandis qu'il fait masculins des mots tels
que entrée, comme le prouve entre autres choses l'ortografe
entrer du cirque. Il en résulte que si je dis :
J'aime mieux i croire
Que d'i aller voir,
je fais deux vers de cinq sillabes qui riment richement, en
rimes féminines. Il en résulte qu'une pièce comme celle-ci de
Verlaine [Romances sans paroles), est rimée :
C'est le chien de Jean de Nivelle
Qui mord sous l'œil même du guet
Le chat de la mère Michel ;
François-les-bas-bleus s'en égaie.
La lune à l'écrivain public
Dispense sa lumière obscure
Où Médor avec Angélique
Verdissent sur le pauvre mur...
toute la pièce est ainsi ; ce sont d'excellentes rimes; il i en a
quelques-unes dans le reste du morceau qui sont mauvaises
par la faute du poète, mais cela n'ôte rien au principe. Seule-
ment l'alternance des rimes masculines et féminines que le
poète a cru fonder sur l'ortografe n'a rien de réel. En fait
il i a alternance dans la première strofe, non pas que les
rimes féminines soient la première et la quatrième, mais la
RIMES SANS ALTERNANCE 303
première et la troisième. La deuxième strofe est tout entière
en rimes féminines, malgré l'ortografe. De même la strofe
suivante de Lamartine {V enthousiasmé) est tout entière en
rimes féminines, ce qui est une négligence désagréable :
Ainsi quand tu fonds sur mon âme,
Enthousiasme, aigle vainqueur,
Au bruit de tes ailes de flamme
Je frémis d'une sainte horreur ;
Je me débats sous ta puissance,
Je fuis, je crains que ta présence
N'anéantisse un cœur mortel.
Comme un feu que la foudre allume,
Qui ne s'éteint plus, et consume
Le bûcher, le temple et l'autel.
Voici deux strofes consécutives du même poète {La poésie
sacrée) qui sont toutes en rimes masculines :
Sur mes os consumés ma peau s'est desséchée ;
Les enfants m'ont chanté dans leurs dérisions;
Seul, au milieu des nations,
Le Seigneur m'a jeté comme une herbe arrachée.
Il s'est enveloppé de son divin courroux ;
Il a fermé ma route, il a troublé ma voie;
Mon sein n'a plus connu la joie,
Et j'ai dit au Seigneur: Seigneur, souvenez-vous.
Ce qu'il ia de plus beau peut-être dans les observances qui
nous ont été léguées par l'usage, c'est que ils essaient, ils
paien^constituent une rime féminine, tandis que ils s'élevaient^
ils se mouvaient font une rime masculine, pai^ce que ces der-
niers sont des impaj^ faits ; cf. inîvâ Conclusion, 1".
Les deux classes actuelles ne recouvrent donc qu'en partie
les deux classes anciennes. Les anciennes rimes féminines
terminées par voyelle -\- e sont devenues masculines, les
anciennes rimes masculines terminées par une consonne qui
a continué à se prononcer sont devenues féminines. Malgré
cela, dans le plus grand nombre des cas il n'i a rien de changé .
Voici, par exemple, un passage de Rolla qui observait bien
304 LE VERS FRANÇAIS
Talternance avec l'ancienne classification et qui continue à
l'observer de la même manière avec la nouvelle :
Regrettez-vous le temps où d'un siècle barbare
Naquit un siècle d'or, plus fertile et plus beau ?
Où le vieil univers fendit avec Lazare
De son front rajeuni la pierre du tombeau ?
Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d'or vers leur monde enchanté;
Où tous nos monuments et toutes nos croyances
Portaient le manteau blanc de leur virginité ;
Où sous la main du Christ, tout venait de renaître;
Où le palais du prince et la maison du prêtre,
Portant la même croix sur leur front radieux,
Sortaient de la montagne en regardant les cieux;
Où Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et St-Pierre,
S'agenouillant au loin dans leurs robes de pierre,
Sur l'orgue universel des peuples prosternés
Entonnaient l'hosanna des siècles nouveau- nés ;
Le temps où se faisait tout ce qu'a dit l'histoire ;
Où sur les saints autels les crucifix d'ivoire
Ouvraient des bras sans tache et blancs comme le lait ;
Où la Vie était jeune, — où la Mort espérait?
Cette alternance produit un charme délicieux. Il est donc
avantageux de continuer à l'observer, mais avec les modifi-
cations que nous avons indiquées, sans quoi elle disparaît en
fait à tout moment.
Il n'en faut pas conclure qu'on ne doive jamais faire de
poésies tout entières ea rimes masculines ou en rimes fémi-
nines. Toutes les règles de la poésie peuvent et doivent être
violées en vue d'un effet à produire. Le charme de l'alter-
nance est dû à la variété qui en résulte, mais si l'on veut
produire une impression d'uniformité, de monotomie, si l'on
veut peindre un état ou une situation qui ne change pas,
la non alternance des rimes se recommande entre autres
procédés. Voici un exemple où Verlaine [Romances sans
paroles) a cherché et obtenu cet eff'et ; le morceau est tout
en rimes féminines ; il en résulte une impression de mono-
tonie, d'uniformité, à laquelle se joint, grâce au doux pro-
RIMES FÉMININES SANS ALTERNANCE 305
longement dû à la consonne finale de ces rimes, un effet de
mélancolie qui concorde avec l'idée exprimée. La pièce est
d'ailleurs mal écrite :
Je devine, à travers un murmure,
Le contour subtil des voix anciennes
Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pâle, une aurore future !
Et mon âme et mon cœur en délires
Ne sont plus qu'une espèce d'oeil double
Où tremblote à travers un jour trouble
L'ariette, hélas ! de toutes Ijres 1
0 mourir de cette mort seulette
Que s'en vont, cher amour qui t'épeures,
Balançant jeunes et vieilles heures!
0 mourir de cette escarpolette !
Dans la pièce suivante le prolongement des rimes fémini-
nes, semblable au bruit d'une corde qui vibre et retentit
encore après que l'archet l'a quittée, fournit une expression
de douceur qui est parfaitement en concordance avec l'idée ;
mais la troisième strofe, dont les rimes sont en réalité mas-
culines, fait tache dans le tableau :
Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Echangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.
C'est Tircis et c'est Aminte,
Et c'est l'éternel Clitandre,
Et c'est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.
Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues.
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues
Tourbillonnent dans l'extase
D'une lune rose et grise,
3 06 LE VERS FRANÇAIS
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise
(Verlaine, Mandoline).
Il i a une chanson attribuée à Malherbe qu'il convient
de rappeler ici. Ses rimes, toutes féminines, en font une sorte
de berceuse. La présence de plusieurs vers de 9 sillabes rit-
més à 3, 3, 3 renforce encore cet effet :
L'air est plein d'une haleine de roses :
Tous les vents tiennent leurs bouches closes,
Et le soleil semble sortir de Tonde
Pour quelqu'amour plus que pour luire au monde.
On diroit à lui voir sur la tête
Ses rayons comme un chapeau de fête,
Qu'il s'en va suivre en si belle journée
Encore un coup la fille de Pénée.
Toute chose aux délices conspire,
Mettez-vous en votre humeur de rire;
Les soins profonds d'où les rides nous viennent,
A d*autres ans qu*aux vôtres appartiennent.
Il fait chaud : mais un feuillage sombre
Loin du bruit nous fournira qnelque ombre
Où nous ferons parmi les violettes
Mépris de l'ambre et de ses cassolettes.
Il est bien évident qu'une pièce toute en rimes masculines
produirait un effet opposé. Verlaine paraît s'i être trompé
dans la strofe suivante {Romances sans paroles) où il semble
avoir voulu peindre la langueur, la mélancolie et la monoto-
nie; il n'i a réussi en rien :
L'allée est sans fin
Sous le ciel, divin
D'être pâle ainsi!
Sais-tu qu'on serait
Bien sous le secret
De ces arbres-ci ?
ASSONANCE DES RIMES SUCCESSIVES 307
ces vers sautillants de cinq sillabes et ces rimes sèches pro-
duisent le contraire de l'effet cherché.
L'autre point que nous avons à considérer, c'est l'asso-
nance des rimes successives, que les poètes soigneux évitent
métodiquement et avec raison, car elle engendre une mono-
tonie désagréable et antiartistique ; c'est le défaut des exem-
ples suivants :
Une clarté d'en haut dans mon sein descendit,
Me tenta de bénir ce que j'avais maudit;
Et, cédant sans combattre au souffle qui m'inspire,
L'âme de la raison s'élança de ma lyre
(Lamartine, L'homme).
On en trouverait une dizaine d'exemples dans la même pièce
qui n'a pas trois cents vers.
J'aurais dû, — mais, sage ou fou,
A seize ans on est farouche, —
Voir le baiser sur sa bouche
Plus que l'insecte à son cou.
On eût dit un coquillage ;
Dos rose et taché de noir.
Les fauvettes pour nous voir
Se penchaient dans le feuillage
(Hugo, La coccinelle) ;
cette dernière strofe est la pire des deux parce que ses
rimes sont à la fois assonantes et du même sexe. Il en est
de même des exemples suivants:
L'Océan s'entrouvrit, et dans sa nudité
Radieuse, émergeant de l'écume embrasée,
Dans le sang d'Ouranos fleurit Aphrodite
(Heredia, La naissance d'Aphrodite).
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée ,
N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée
308 LE VERS FRANÇAIS
Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé
En a fait sous son nom verser la Champmêlé
(BOILEAU).
La vie a dispersé, comme l'épi sur Taire,
Loin du champ paternel les enfants et la mère,
Et ce foyer chéri ressemble aux nids déserts
D'où Thirondelle a fui pendant de longs hivers
(Lamartine, Milly).
Quand de ses souvenirs la France dépouillée,
Hélas! aura jperdu sa vieille majesté,
Lui disputant encor quelque pourpre souillée
Ils riront de sa nudité !
Nous, ne profanons point cette mère sacrée.
Consolons sa gloire éplorée.
Chantons ses astres éclipsés
(Hugo, Odes et ballades).
Mais cette règle est comme les précédentes, le poète a le
droit et le devoir de la violer parfois en vue d'un effet.
D'abord effet de monotonie :
Souvenir, souvenir, que me veux-tu? L'automne
Faisait voler la grive à travers l'air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone.
Nous étions seul à seule et marchions en rêvant.
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant :
« Quel fut ton plus beau jour? » fit sa voix d'or vivant
(Verlaine, Poèmes saturniens).
Une impression analogue peut être obtenue par la répétition,
non pas constante, mais seulement fréquente des mêmes
rimes ou de rimes assonant entre elles. C'est le cas dans les
deux pièces suivantes :
Une aube affaiblie
Verse par les champs
EXPRESSION DE LA MELANCOLIE 300
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s'oublie
Aux soleils couchants.
Et d'étranges rêves,
Comme des soleîls
Couchants sur les gr<?ves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
A des grands soleils
Couchants sur les grèves
(Id., ibid.).
Les uit premiers vers sont sur deux rimes ; les uit der-
niers assonent entre eux. L'efl'et produit par les rimes est
renforcé par la répétition à l'intérieur des vers des mêmes
séries de sons ou des mêmes mots, c'est-à-dire par la répé-
tition des mêmes impressions. De tout cela sort un efî'et de
monotonie, et par suite, dans le cas particulier, de tristesse et
de mélancolie.
L'autre pièce, bien connue, est d'une facture plus compli-
quée :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
0 bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s'ennuie
0 le chant de la pluie.
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écœure .
Quoi 1 nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.
20
310 LE VERS FRANÇAIS
C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine
(Id., Romances sans paroles).
Sans entrer dans le dernier détail de Tanalise, voici les prin-
cipaux éléments qui entrent en jeu dans cette pièce. D'abord
la répétition des mêmes voyelles dans l'intérieur des vers et à
la rime, chaque strofe ayant le même mot comme première
et dernière rime, renforcé par la troisième rime:
Il pleMre dans mon aœuv
. . . languewr
. . . aœuv
Je plewre sans raison
Dans cecœwr qui s'écœwre...
C'est bîen la pire peme. . . etc.
De là Timpression de monotonie. En outre le mouvement sac-
cadé, sautillant et continu de la pluie est exprimé tout le
long de la pièce par la répétition des consonnes. La pluie fisi-
que est surtout peinte par la combinaison des occlusives et
des liquides :
I//?/eure dans mon cœur
Comme i//?/eut sur /avi//e,
^ue//e est cette /angueur
iPui pénètre mon cœur ?
Dans la strofe suivante, la pluie morale est surtout exprimée
par la combinaison des occlusives et des sifflantes :
Il joleure sans raison
Dans ce cœur ^'ui s'écœure
Qxxoi ! nulle trahison ?
Ce demi est sans raison ;
et de même dans la strofe suivante. Enfin l'affluence des labia-
les p, 6, répand dans toute la pièce comme une note sanglotante,
cf. 2" partie, p. 268 à 272 ; et la seconde rime de chaque
REPETITION DES MEMES RIMES 311
strofe, qui n'a pas de correspondante, mais rappelle en géné-
ral par sa voyelle une autre rime, une autre note de la pièce :
ville pluie ^ écœure-cœur, toits-pourquoi, donne à tout le mor-
ceau quelque chose de vague et d'imprécis.
« La rime répétée multipliant ses consonances uniformes
représente en quelque sorte les modulations ou les variations
d*un thème unique », remarque M. Ch, Comte, Les stances
libres dans Molière^ \).^1^ à propos tX" Amphitryon , Les trois
passages de cette pièce que nous citons ci-après sont indi-
qués par lui :
Ce ne sont point des badinages.
Le moi que j'ai trouvé tantôt
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages ;
11 a le bras fort, le cœur haut :
J'en ai reçu des témoignages ;
Et ce diable de moi m'a rossé comme il faut :
C'est un drôle qui fait des rages.
(Molière, Amphitryon, II, 1).
C'est avec droit que mon abord vous chasse
Etque de me fuiren tous lieux
Votre colère me menace :
Je dois vous être un objet odieux:
Vous devez me vouloir un mal prodigieux ;
Il n'est aucune horreur que mon forfait ne passe.
D'avoir offensé vos beaux yeux.
C'est un crime àblesser les hommes et les Dieux,
Et je mérite enfin, pour punir cette audace.
Que contre moi votre haine ramasse
Tous ses traits les plus furieux.
Mais mon cœur vous demande grâce. . .
{lUd., II, 6) ;
«larime asuivijusqu'auboutles répétitions d'une même idée »
(Ch. Comte, p. 57).
La reproduction des mêmes rimes dans le même ordre peut
servir à reausser le parallélisme de deux développements :
312 LE VERS FRANÇAIS
Amph. — Est-ce que du retour que j'ai précipité
Un songe, cette nuit, Alcmène, dans votre âme
A prévenu la vérité ?
Et que m'ayant peut-être en dormant bien traité,
Votre cœur se croit vers ma flamme
Assez amplement acquitté ?
Aie. — Est-ce qu'une vapeur, par sa malignité,
Amphitryon, a dans votre âme
Du retour d'hier au soir brouillé la vérité?
Et que du doux accueil duquel je m'acquittai
Votre cœur prétend à ma flamme
Ravir toute l'honnêteté ?
{Ihid., II, 2).
Même effet produit par des rimes assonant toutes entre
elles ou du moins se rappelant les unes les autres, car Vè et
Yé n'assonent pas puisqu'ils n'ont pas le même timbre, mais
se rappellent nettement :
Nègres de Saint-Dommgue, après aomhien d'années
De farouche silence et de stupidité,
Vos peuplades sans nombre, au soleil enchaînées,
Se sont-elles de terre enfm déracinées
Au souffle de la haine et de la liberté ?
C'est ainsi qu'aujourd'hui s'évezUent tes pensées,
0 RoUal c'est ainsi que bondissent tes fers,
Et que devant tes yeux des torches insensées
Courent à l'infini, traversant les déserts
(Musset, Rolla).
De même une accumulation de faits analogues, une énumé-
ration d'idées parallèles sera bien mise en relief par des
rimes assonant ou se rappelant :
L'impie Achab détruit, et de son sang trempe'
Le champ que par le meurtre il avo?'t usurpe ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée,
Sous les p/eds des chevaux cette reene foulée,
Dans son sang inhumam les ch?ews désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés ;
ACCUMULATION D IDEES PARALLELES 313
Des prophètes menteurs la troupe confondue,
Et la flamme du ciel sur Tautel descendue ;
Elie aux éléments parlant en souveram,
Les cieui par lui fermes et devenus d'airain,
Et la terre trois ans sans pluie et sans rose'e ;
Les morts se ranimant à la vois. d'Elisée
(Racine, Athalie, I, I).
Fais-lui valoir l'hymen où je me suis rangée :
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée ;
Que ses ressentiments doivent être effacés ;
Qu'en lui laissant mon fils c'est l'estimer assez.
Fais connoztre à mon fils les héros de sa race;
Autant que tu pourras conduis-le sur leur trace :
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclate',
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été';
Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu'il ne songe plus, Céphise, à nous venger:
Nous lui laissons un maztre, il le doit ménage?'
(Id., Andromaque, IV, I).
Je ne crois pas que sur la terre
Il soit un lieu d'arbres planté
Plus célébré, plus visité,
Mieux fa?t, plus joli, plus hanté,
Mieux exercé dans l'art de plaire,
Plus examiné, plus vanté.
Plus décrit, plus lu, plus chanté.
Que l'ennuyeux parc de Versailles
(Musset, Sur trois marches de marbre rose).
Quand il passait devant les vieillards assemblés.
Sa présence éclairait ces sévères visages ;
Par la chaîne des mœurs pures et des lois sages
A son cher Danemark natal il enchaîna
Vingt îles, Fionie, Arnhout, Folster, Mena;
Il bâtit un grand trône en pierres féodales ;
Il vainquit les saxons, les pietés, les vandales,
20*
314 LE VERS FRANÇAIS
Le celte, et le borusse, et le slave aux abois,
Et les peuples hagards qui hurlent dans les bots
(Hugo, Le parricide).
Et maintenant que l'homme avait vide son verre,
Qu'il venait dans un bouge, à son heure dernière
Chercher un lit de mort où Ton pût blasphémer;
Quand tout était fini, quand la nuit éternelle
Attendait de ses jours la dernière étincelle,
Qui donc au moribond osait parler d'aimer?
(Musset, Rolld).
La même impression d'insistance et d'accumulation peut
être produite par les rimes léonines :
Le peuple est mutine', nos amis assembles,
Le tyran effraye, ses confidents troubles
(Corneillk).
Et quoi que nous distons, et quoi que nous songtons,
Les euménides sont dans les religtons
(Hugo, Fraternité).
Les exemples suivants sont un peu plus compliqués. Ce ne
sont plus toutes les rimes qui se rappellent, mais seulement
la majorité des rimes; mais la note de leurs voyelles se réper-
cute à l'intérieur des vers dans toute la tirade :
Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ?
Où donc vibre dans l'atr une voix plus qu'humaine ?
Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu?
La Terre est aussi vieille, aussi dégénére'e,
Elle branle une tète aussi désespérée
Que lorsque Jean parut sur le sable des mers,
Et que la moribonde, à sa parole sainte
Tressaillant tout à coup comme une femme enceinte,
Sentit bondir en elle un nouvel univers.
Les jours sont revenus de Claude et de Tibère ;
Tout ici, comme alors, est mort avec le temps.
Et Saturne est au bout du sang de ses enfants ;
Mais l'espérance humaine est lasse d'être mère,
INSISTANCE PAR LA RIME 3 15
Et le sein tout meurtri d'avoir tant allaite,
Elle fait son repos de sa stérilité
(Musset, Rolla).
L'idée d'accumulation appelle naturellement Tidée d'insis-
tance ; on insiste sur une idée en la répétant sous des formes
différentes, mais analogues, en accumulant les faits identi-
ques, les arguments parallèles. Nous avons déjà vu que
l'insistance se peint en accumulant les répétitions et les rap-
pels des mêmes sons à l'intérieur des vers ; mais la rime est
la place où les sons sont le plus en relief; c'est donc la meil-
leure place pour les mettre en lumière. Le moyen le plus
élémentaire d'insister par la rime est d'i répéter le même
mot.
On les fera passer pour cornes,
Dit l'animal craintif, et cornes de licornes
(La Fontaine).
Un moyen plus compliqué mais plus artistique d'insister
est de mettre à la rime des rappels de sons et de les réper-
cuter dans l'intérieur des vers :
Trois ans, — les trois plus beaux de la belle jeunesse, —
Trois ans de volupté, de délire et d'ivresse.
Allaient s'évanouir comme un songe léger,
Comme le chant lointain d'un oiseau passager.
Et cette triste nuit, — nuit de mort, — la dernière, —
Celle où l'agonisant fait encor sa prière.
Quand sa lèvre est muette, — où, pour le condamna,
Tout est si près de Dieu, que tout est pardonne', —
11 venai't la passer chez une fille infâme
(Musset, Rolla).
Quand le développement a une certaine étendue, il peut i
avoir plusieurs séries de rimes qui assonent entre elles ou se
rappellent. Tel le passage suivant du discours de Thémisto-
cle où il n'i a guère que des rimes en é (è) et en i, ce qui est
un moyen d'accumuler les arguments et de les rendre plus
frappants, de les marquer chacun davantage. Il faut noter en
316 LE VERS FRANÇAIS
outre que dans ce cas particulier les voyelles des rimes sont
des voyelles claires, c'est-à-dire incisives:
Eurybiade, à qui Pallas confie Athéne,
Noble Adymanthe, fils d'Ocyre, capitame
De Cormthe, et vous tous, prmces et chefs, sachez
Que les dieux sont sur nous à cette heure penches;
Tandis que ce conseil hésite, attend, van'e,
Je vois pomdre une larme aux yeux de la patree;
La Grèce en deuil chancelle et cherche un pomt d'appMi.
Rois, je sens que tout ment, demam trompe aujourd'hui,
Le jour est louche, Yair est fuyant, Tonde est lâche;
Le sort est une main qui nous tient, puis nous lâche ;
J'esteme peu la vague instable, mais je dis
Qu'un gouffre est moms mouvant sous des pieds plus hardis
Et qu'il faut traiter l'eau comme on traite la vie,
Avec force et dédam ; et, n'ayant d'autre envie
Que la bataille, ô grecs, je la voudrais tenter !
Il est temps que les coeurs renoncent à douter,
Et tout sera perdu, peuple, situ n'opposes
La fermeté de l'homme aux trahisons des choses.
Nous sommes de fort près par Némésis suivis,
Tout penche, et c'est pourquoi je vous dis mon avis.
Restons dans ce détroit. Ce qui me détermine,
C'est de sauver Mégare, Egine et Salamine,
Et je trouve prudent en même temps que fier
De protéger la terre en défendant la mer
(Hugo, Le détroit de VEuripe).
Nous n'avons marqué parmi les toniques que les e (e, é, è^)
et les i. Mais à i regarder de plus près on trouve une série
d'éclatantes a qui préparent et entourent la rime lâche : Je
VOIS poindre une larme. . ., la vague instable, — quelques 6
qui préparent la rime opposes^ choses: Et qu'il faut traiter
'eau..., enfin des répétitions plus isolées: je sens que tout
ment. ..y Le jour est lowche..., prudent en même temps. . ., en
défendant..., — deux premiers émistiches rimant ensemble:
Tout penche, et c'est pourquoi*.
Restons dans ce détroit
RAPPELS INTÉRIEURS DES RIMES 317
Dans l'exemple suivant il i a encore plus de variété parce
qu'il est plus long et que les idées i sont plus diverses. Nous
i trouvons des rimes en voyelles claires et d'autre part en
voyelles sombres suivant les nuances d'idées exprimées ; c'est
dans la pièce de Hugo intitulée Quelqu'un met le holà :
1° Discours des lions aux rois:
Rois, Téchevèlement que notre tête épaisse
Secoue en sa colère est de la même espèce
Que l'avalanche énorme et le torrent des monts.
Vous, et vos légions, voms, et vos escadrons,
Quand nous y penserons et quand nows le voudrons,
0 prmces, nous ferons de cela des squelettes.
Lâches vous frissonnes devant des amulettes ;
Mais noMs les seuls puissants, nous maîtres des sommets,
Nous rugissons toujowrs et ne prions jamais;
Car noMS ne craignons rien. Puisqu'on nous a fait betes,
N'importe qui peut bien existe?' sur nos têtes
Sans que nows le sachions et que noMS y songions.
Vous les rois, le ciel noir, plem de religions,
Vous voit, mams jomtes, vils, prosternes dans la powdre;
Mais, toMt rempli qu'il est de tempête et de fowdre.
De rayons et d'éclairs, il ne sait pas si nous,
Qui sommes les lions, nous avons des genowx.
Il i a dans ce morceau deux notes principales, l'une claire
(è, ey, et l'autre sombre fou, on) qui convient parfaitement à
l'expression d'un sourd grondement. Il faut i ajouter quelques
répétions d'éclatantes: Que l'avalanche énorme et le torrent..,
— Vous les rois, le ciel noir. . ., Vous voit. . ., — enfin des
premiers émistiches rimant ou assonant ensemble :
Vous, et vos légions. . .
Quand nous y penserons. . .
O princes, nous ferons. . . —
Car nous ne craignons rien. . .
N'importe qui peut bien. . .
2° Discours de Dieu aux lions:
Vous êtes les lions, moi je suis Dieu. Crinières,
Ne vous hérissez pas, je vous tiens prisonnières.
318 LE VERS FRANÇAIS
Toutes vos griffes sont devant mon doigt lev^,
Ce qu'est sous une meule un grain de sénevé;
Je tolère les rois comme je vous tolère ;
La grande patience et la grande colère,
C'est moi. J'ai mes dessems. Brutes et rois, tyrans,
Tremblez, eux les mangeurs et vous les dévorants.
Sachez que je suis là. J'abazsse et j'humilie ;
Je tiens, je tords, je courbe, et je lie et délie
La vague adriatique et le vent syrien ;
Je suis celui qui prouve à tous qu'ils ne sont rien;
Je suis toute l'aurore et je suis toute l'ombre;
Je suis celui qui sème au hasard et sans nombre,
Et qui, lorsqu'il lui plaît, donne des millio^îs
D'astres au firmament et de powx aux lions.
Nous avons là successivement toutes les notes : claire (e, è),
éclatante (a, an), aiguë(i), sombre (o?/, on), cette dernière étant
réservée comme il convient à la menace finale sous forme d'un
sourd grondement. Nous n'avons marqué dans le texte, pour
n'en pas compliquer l'aspect, que deux notes, la claire et la
sombre. La note éclatante apparaît surtout dans les vers :
I>a grande patience et la grande colère,
C'est moi. J'ai mes desseins. Brutes et rois, tyrans,
Tremblez, eux les mangewrs et vous les dévorants.
Sachez que je suis là. J'abaisse et j'humilie ;
Je tiens, je tords, je courbe, et je lie et délie
La vague adriatique et le vent syrien.
La note aiguë commence à :
J'abaisse et j'humilze;
Je tiens, je tords, je courbe, et je \ie et déh'e
La vague adriatique et le vent syrien,
et se poursuit presque jusqu'à la fin par : Je suis... quatre
fois répété, et par: Et qui...
On pourrait relever enfin pour être complet (car cette obser-
vation rentre dans un chapitre précédent) les répétitions de
consonnes qui contribuent aussi à insister sur chaque idée :
Je tiens, je toi'às, je courbe, etc.
TROISIÈME PARTIE
L'ARMONIE
DU VERS FRANÇAIS
c Le caractère agréable ou désagréable
des sensations est réglé par des lois scien-
tifiques qu'il ne serait pas impossible de
déterminer un jour ».
(M. GuYAU, Vart au point de vue
sociologique).
Tout le monde parle de Tarmonie des vers en ce sens que
chacun dit parfois: Ce vers est très arraonieux, ou ce vers
n'est pas armonieux. Demandez aux personnes qui paraissent
être les plus compétentes en ces matières sur quoi elles
fondent de pareils jugements. Elles vous répondront que c'est
affaire de sentiment. Ce sentiment est- il précis? Non; car il
diffère d'une personne à une autre et chez la même personne
suivant les circonstances ou les dispositions d'esprit. Un vers
dit d'une certaine manière paraîtra arraonieux à beaucoup
de personnes qui le trouveront inarmonieux s'il est dit autre-
ment. Prenez deux vers au asard et demandez lequel des
deux est le plus armonieux ; vous verrez la plupart de vos
interlocuteurs fort embarrassés et parmi les personnes qui se
décideront à prendre parti, à peu près la moitié seront en
faveur de l'un, et l'autre moitié en faveur de l'autre. Ce senti-
ment est donc beaucoup trop vague pour pouvoir servir de
critérium.
Les traités de versification française, quand ils parlent de
l'armonie, répètent en général le précepte de Boileau :
Fuyez des mauvais sons le concours odieux,
ce qui veut dire, en interprétant ce vers de la façon la plus
favorable : faites des vers armonieux. Mais en quoi cela con-
siste-t-il ? Boileau ne paraît pas l'avoir bien su lui-même, car
beaucoup de ses vers sont totalement dépourvus de toute
espèce d'armonie ; tel, sans aller chercher plus loin, le second de
VArt poétique :
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur.
21
322 LE VERS FRANÇAIS
Il faut pourtant remarquer qu'il i a certains vers, en fort
petit nombre, que l'on s'accorde presque unanimement à
trouver merveilleusement armonieux :
de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée
(Racine).
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus
(Lamartine).
On craint qu'il n'essujât les larmes de sa mère
(Racine).
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle
(Hugo).
Voici la verte Ecosse et la brune Italie
(Musset).
Booz ne savait point qu'une femme était là,
EtRuth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle
(Hugo).
La généralité du sentiment qui considère ces vers comme
particulièrement armonieux doit reposer sur quelque chose
de réel. En les examinant de près on doit pouvoir trouver
en eux en quelque sorte le substratum de ce sentiment. Ce
n'est évidemment pas l'idée qu'ils expriment ; il n'i a guère
que le troisième que l'on pourrait déclarer beau à cet égard.
Le second et surtout le cinquième, qui ne contient que des
noms propres et leurs épitètes, ne signifient même à peu près
rien. Ce n'est pas non plus que les poètes i aient évité la
répétition des mêmes consonnes : le second contient 3 s, 4 r,
et 3 / ; le troisième 3 /, 3 r, 2 s, 2 m, 2 c ; le quatrième 4 /, 3
r, 3 c?, 2 t. Ce n'est pas le ritme ; nous avons dans ces vers
les principaux tipes ritmiques de l'alexandrin classique, et la
preuve que ce n'est pas là ce qui rend un vers armonieux,
c'est qu'il i a un si grand nombre de vers ritmés de la même
manière qui n'exercent pas le moindre charme sur notre
d'où provient l'aRMONIE ? 323
oreille. Quel est donc le seul élément commun à ces différents
vers? la musique; une musique vague et rudimentaire, mais
pourtant délicieuse. Elle est produite évidemment par les
voyelles, sons qui, nous Tavons déjà vu, peuvent dans une
certaine mesure être considérés comme des notes.
Mais tous les vers de douze sillabes ont douze de ces sortes
de notes ; comment se fait-il qu'ils ne soient pas tous égale-
ment armonieux? La réponse est évidente : c'est que ce ne
sont pas les mêmes notes et qu'elles ne sont pas disposées de
la même manière. Pour prendre une comparaison dans un
art différent de la poésie, la musique proprement dite, choi-
sissez dans un beau morceau une suite de douze notes,
brouillez-les et mettez-les dans un ordre quelconque, vous
obtiendrez la plupart du temps quelque chose de tout à fait
incoérent.
Il faut que ces voyelles se suivent dans un certain ordre:
voilà tout le secret de l'armonie du vers français. Mais énon-
cer ce jugement, ce n'est pas dévoiler le secret. Les vers
précédemment cités ne présentent pas les mêrnes voyelles
dans le même ordre. Les deux premiers ont cependant quel-
que chose de commun qu'il est bon d'examiner de près. Ils
sont tous deux divisés par le ritme en groupe de trois sillabes;
or dans le premier les trois voyelles du troisième groupe
sont la répétition dans le même ordre des trois voyelles du
premier: uuû j uuû. Dans le second vers les trois dernières
voyelles du second émistiche reproduisent à peu près les trois
dernières voyelles du premier. La dernière est nasale, mais
elle a à peu près le même substratum oral o que celle à laquelle
elle correspond : èdo \ èoo''. Cela suffit-il? évidemment non,
puisque des vers qui présentent la même reproduction exacte
où à peu près de trois sons ne sont pas particulièrement
armonieux :
Là le coteau poursuit le coteau qui recule
(Lamartine).
D'ailleurs les cinq autres vers que nous avons cités ne pré-
sentent pas le même fénomène ; et pour prendre de nouveau
une comparaison à la musique, que penserait-on d'un frag-
324 LE VERS FRANÇAIS
ment de douze notes dans lequel Fauteur, après avoir porté
toute son attention sur le choix et la disposition de six notes,
aurait laissé au asard le soin de déterminer et d'ordonner les
six autres? 11 paraît donc nécessaire que les deux autres
groupes de trois vojelles concourent pour une part égale à
l'armonie de l'ensemble. Pourtant ils ne se reproduisent pas
de la même manière ; mais nous avons vu dans le second vers
que la reproduction n'était qu'approximative. Cela doit sug-
gérer l'idée de rechercher si une simple correspondance
de sons de même nature ou de même qualité ne produirait pas
un effet analogue à celui qui résulte de la reproduction pro-
prement dite. Les deux mesures que nous avons laissées de
côté dans le second vers paraissent confirmer cette ipotèse :
sur la pla- \ oh la mer fournissent les voyelles ûa a \ u a è.he
premier groupe contient une voyelle palatale suivie de deux
voyelles non palatales; le second groupe contient une voyelle
palatale précédée de deux voyelles non palatales. C'est bien
ce que nous avait donné vous mourû- \ où vous fû- , deux
voyelles non palatales suivies d'une voyelle palatale. Seule-
ment dans le cas que nous considérons maintenant l'ordre
desfonèmes est renversé d'un groupe à l'autre. Dans les deux
groupes -ge sonore \ de Sorrente il n'i avait pas de voyelle
palatale, mais une certaine voyelle è suivie d'une autre voyelle
0 répétée ; c'est quelque chose d'analogue évidemment. Il
semble que ces constatations nous font pénétrer plus avant
dans la nature de ces groupes de 3 voyelles, et qu'ils sont
constitués en dernière analise par un élément d'une certaine
nature et deux éléments d'une certaine nature différente. Si
nous examinons les deux groupes laissés de côté dans le
premier vers : -^es aux bords | -tes laissée^ nous i trouvons bien
encore une voyelle commune é, mais les deux autres ne se
correspondent pas, elles s'opposent, les unes n'étant point
palatales tandis que les autres le sont: èôo \ éèé. Dans les
deux groupes sur lapla \ ou la mer nous avions trouvé oppo-
sition dans l'ordre des éléments, ici nous trouvons opposition
dans leur nature : ce second fénomène ne doit pas plus nous
surprendre que le premier.
Voyons si les résultats obtenus s'appliquent aux autres vers
que nous avons cités:
CORRESPONDANCES VOCALIQUES 325
On craint qu'il n'essujât les larmes de sa mère.
Les groupes de trois voyelles se correspondent bien deux
à deux, l'ordre des éléments i étant renversé : u^ è"" i \ è i a \\
é a è \ è a è.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle.
Ici il i a une difficulté : les deux derniers groupes é u è \
a 0 è se correspondent bien en ordre inverse, mais les deux
premiers ne se correspondent pas. Dans le premier la
voyelle palatale est entre les deux autres, dans le second elle
les suit.
Voici la verte Ecosse et la brune Italie.
Difficulté analogue : a i a et è e o ne se correspondent pas.
Faut-il en conclure que nous nous sommes engagé sur une
mauvaise voie et que les correspondances que nous avions
relevées et qui semblaient expliquer ce que nous cherchons,
étaient dues à un pur asard ? Avant d'abandonner la ques-
tion, il sera prudent de l'examiner de plus près et de s'assu-
rer que nous n'avons négligé aucun de ses éléments.
Pourquoi, lorsque nous avons étudié les deux premiers vers,
avons-nous considéré leurs voyelles par groupes de trois,
plutôt que par groupes de quatre ou de deux ou de six ?
parce que nous nous sommes laissé guider par le ritme qui
divise ces deux vers en quatres tranches égales et que nous
avions été frappé de la correspondance vocalique de deux de
ces tranches dans le second vers : -ge sonore \ de Sorrente,
Mais dans le premier vers nous avions quatre sillabes de
suite se correspondant dans les deux émistiches : vous mou-
rûtes I où vous fûtes. Ne pouvions-nous pas dire qu'il i a dans
ce vers deux groupes de quatre sillabes se reproduisant et
deux groupes de deux sillabes aux bords \ laissée se corres-
pondant par opposition? Rien ne nous prouve en efi'et à
priori que les voyelles doivent se grouper pour l'armonie
comme pour le ritme. Le second vers ne s'accommode pas
de cette division en 4, 2-4, 2 car si sonore et Sorrente se cor-
respondent bien, sur la plage et où la mer de ne se correspon-
320 LE VERS FRANÇAIS
dent pas. Mais un groupe de quatre sillabes équivaut évidem-
ment àdeux groupes de deux sillabes. N'est-ce pas par groupes
de deux que les voyelles se correspondent ?
Premier vers : w w | w w || w é | w é || 6 ô \ è é.
Le deuxième vers s'accommode aussi de cette division, mais
les groupes qui se correspondent ne sont pas disposés dans le
même ordre dans chaque émistiche
sur la I mer de [| plage \ où la\\ sonore | Sorrente ;
cette correspondance n'est pas facile à saisir.
On craint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère ;
i j 1 , I
ceci va bien : les deux divisions extrêmes de chaque émisti-
che se correspondent entre elles et les deux divisions inter-
médiaires s'opposent l'une à l'autre ; le rapport est facile à
saisir.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
i ^ i ^* ^^ "' Zi ' I ^
I I I I
même observation.
Voici la verte Ecosse et la brune Italie
a i a è é à é a û i a i
Les quatres premières divisions et la sixième se reproduisent
très bien, mais la cinquième est d'un tipe différent.
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle ;
é û è a (? <?" è é ou è è
même observation : la cinquième division ne correspond à
aucune des cinq autres.
Résumons :1a division en groupes de trois dont s'accommo-
dent bien les trois premiers vers ne convient pas au qua-
GROUPEMENT DES VOYELLES 327
trièmeja division en groupes de deux dont peuvent s^accom-
moderles quatres premiers ne convient ni au cinquième ni au
septième. Inutile d'examiner les divisions en groupes de qua-
tre ou en groupes de six, puisque ce sont des multiples de la
division en groupes de deux.
Nous savons qu'au point de vue du ritme les vers ne sont
pas tous divisés de la même manière ; pourquoi, en ce qui
concerne l'armonie, n'i aurait-il qu'un seultipe?Le deuxième
vers qui s'accommode si bien de la division en groupes de
trois voyelles tandis que la correspondance des groupes de
deux voyelles i est à peu près insaisissable est précisément
divisé par le ritme en groupes de trois sillabes. Le quatrième
vers n'est pas divisible en groupes de trois voyelles tandis que
la correspondance des groupes de deux i est très claire ; or le
ritme divise précisément ses sillabes en 4, 2-2, 4, c'est-à-dire
en groupes de deux ou en multiples de deux. Le cinquième
vers n'est divisible ni en groupes de trois voyelles ni en grou-
pes de deux ; mais comment est-il ritmé ? en 2, 4-3, 3 ;
Voici la verte Ecosse et la brune Italie ;
aiaèéoéaû i a i
or les trois premiers groupes de deux sillabes se correspon-
dent parfaitement et il en est de même des deux groupes de
trois voyelles du second émistiche. Le même sistème très clair
convient aussi très bien au sixième et au septième vers qui
sont ritmés de la même manière.
Voilà le secret de l'armonie du vers français : elle résulte^
de la correspondance des voyelles groupées par deux ou par
trois, les deux sistèmes pouvant se rencontrer dans le même
vers. L'armonie étant l'effet produit sur l'oreille par certaines
correspondances de sons groupés d'une certaine manière,
n'existe pas en deors de l'oreille qui la perçoit. S'il n'i a pas
d'oreille pour entendre ces sons, les grouper et les comparer,
Tarmonie n'existe pas. Sans doute il en reste le substratum,
elle subsiste en puissance, mais elle n'a de réalité qu'à con-
dition d'avoir une réalisation. Les deux principales opérations
qu'exécutent l'oreille et l'esprit pour arrivera percevoir l'ar-
328 LE VERS FRANÇAIS
monie sont le groupement des voyelles et la comparaison des
groupes. Si les groupes qui se correspondent se suivent immé-
diatement ou sont disposés d'une façon simétrique, une oreille
délicate et un peu exercée perçoit instantanément leur cor-
respondance et par conséquent est satisfaite : c'est dire que
le vers est armonieux. Si la correspondance n'existe pas, le
vers n'a pas d'armonie ; si les groupes qui se correspondent
ne sont pas disposés d'une façon simétrique, l'oreille aura
grand peine à en percevoir les rapports et le vers sera peu
armonieux. Il résulte évidemment de là que moins il i aura
de groupes dans un vers plus il sera facile à l'oreille de saisir
leurs rapports et leurs correspondances, et d'autre part que
plus il i aura de groupements possibles, plus il i aura de chan-
ces pour que l'oreille saisisse au moins l'un d'entre eux.
Mais qu'est-ce qui détermine les groupes ? l'oreille ; et qu'e?t-
ce qui la guide dans ce travail ? les divisions les plus marquées
du vers, celles qui sont dues aux césures ou coupes, aux
accents ritmiques ou toniques. Donc, puisque l'armonie est
d'autant plus grande qu'elle est plus facile à saisir, les vers
les plus armonieux sont ceux dans lesquels les groupements
de voyelles coïncident avec les groupements de sillabes
déterminés par le ritme ; ce ne sont que des oreilles très
fines et très perfectionnées qui peuvent arriver à saisir les
rapports de groupements différents.
La nature des voyelles nous est connue depuis la deuxième
partie, et nous savons exactement quelles sont celles qui se
correspondent et celles qui s'opposent. Mais, avant d'aborder
l'étude des exemples, il est bon d'insister un peu sur la façon
dont les voyelles se groupent au point de vue de l'armonie et
sur la structure des divers groupements.
Nous venons de voir qu'elles vont par trois, par deux, par
quatre multiple de deux, ou par six multiple de deux et de
trois. Nous appellerons les groupes de trois des triades^ les
groupes de deux des di'ades, les groupes de quatre des tétrades
et les groupes de six des exades.
La triade a un sens, une direction dont le point de départ
est marqué par la place du son qui est seul de son espèce.
DEFINITIONS 329
Elle est progressive si ce son unique est le premier des trois,
régressive s'il est le dernier, embrassée s'il est entre les deux
autres. Dans ce vers de M. de Heredia:
Tu revois ta jeunesse et ta chère villa,
û è a a é è é a è è i a
la première est progressive, la deuxième est régressive, et les
deux autres embrassées.
Dans les triades composées de trois voyelles de la même
classe, de trois voyelles claires par exemple, si Tune d'elles
est aiguë elle est le point de départ de la triade et vice versa ;
si elles sont toutes trois aiguës, ou si aucune ne Test, le sens
de la triade risque de n'être pas net, par absence de modula-
tion, et aussitôt l'a^monie du vers court la chance d'être faible
ou nulle. Pourtant si c'est la même voyelle qui est répétée
trois fois, celle qui est tonique se distingue des autres par
son intensité particulière ; il en est de même si la voyelle
tonique est nasale, les autres ne l'étant pas. Des observations
analogues s'ap[)liquent aux triades composées de trois voyelles
graves ; mais comme la distance est beaucoup moindre pour
l'oreille entre une sombre et une éclatante qu'entre une claire
et une aiguë, il faut pour que la triade soit constituée, que
la sombre soit en même temps la tonique, ou que les deux
atones soient sombres la tonique étant éclatante, ou que la
tonique soit nasale les deux atones ne Tétant pas, ou vice
versa :
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe ;
è i è è i è é û a é a u^
j p-- j ^^^
(Hugo, Booz).
la dernière triade est suffisamment déterminée parce que la
sombre est tonique.
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement
é è 6 é U 6 aie a é o"
(1d., Ihid.]\
330 LE VERS FRANÇAIS
la dernière triade est suffisamment déterminée parce que la
nasale est tonique.
S'il i a deux fois la même voyelle accompagnée d'une
autre voyelle de la même espèce, comme dans tu lui dis, -ye
sonore, c'est évidemment cette dernière qui se distingue des
autres. Enfin si une voyelle se trouve dans les deux triades
qui se correspondent, les autres voyelles étant différentes,
c*est cette voyelle répétée qui détermine la direction de la
triade, comme dans - tes aux bords, - tes laissée.
Deux triades se correspondent en ordre direct :
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée
uuw éôôuuwéèé
I .
ou en ordre inverse :
Sur le marbre votif...
û e a. e à i
en se reproduisant, comme dans l'exemple précédent, ou en
s'opposant, la voyelle unique étant claire dans l'une et grave
dans l'autre, les deux voyelles de même nature étant graves
dans l'une et claires dans l'autre :
Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du monde,
é è û ô é i è é è é û w^
r i ~^ ^~^n I
enfin en se reproduisant pour l'un des éléments et s'opposant
pour Fautre :
i
Les triades se correspondent deux à deux comme les rimes
plates, de deux en deux comme les rimes croisées, en kiasme
comme les rimes embrassées.
DEFINITIONS 331
Des observations analogues s'appliquent aux diades. Elles
sont drtes égales quand leurs deux voyelles appartiennent à
la même catégorie :
Et Ruth ne savait point. ..
é û é a è e^
I I I
et inégales dans le cas contraire :
Voici la verte Ecosse...
a i a è é ô
Les diades inégales sont beaucoup plus armonieuses jque
les égales, parce qu'elles possèdent une modulation qui fait
défaut aux autres.
LES VERS EN TRIADES *
L'armonie de ces vers est d'autant plus facile à saisir,
c'est-à-dire d'autant plus grande :
1° Que leurs triades se correspondent en ordre direct;
2" Qu'elles se correspondent deux à deux;
30 Qu'elles se reproduisent au lieu de s'opposer;
4° Que Tarmonie est décomposable en un plus grand nom-
bre de sistèmes.
La correspondance des triades est tout à fait comparable
à celle des rimes et produit sur Toreille un effet analogue. Il
en résulte que, de même que les rimes plates n'ont nullement
besoin d'être riches, de même la ressemblance des triades
doit être d'autant plus grande et leur correspondance
d'autant plus facile à saisir que celles qui se correspondent
sont plus éloignées l'une de l'autre:
P Les triades se correspondent deux à deux, comme les
rimes plates. Il peut i avoir quadruple répétition de la même :
La Floride apparut sous un ciel enchanté
a ô i a a û u é^ è 0^ 0^ é
(Heredia, Jouvence).
ou en exades:
* Nous devons prévenir le lecteur qu'un simple examen, même atten-
tif, de ce qui suit, ne suffira pas pour le mettre en état d'apprécier par
|ui-mème l'armonie d'un vers. Il sera nécessaire qu'après s'être bien péné-
tré des définitions préliminaires il s'exerce sur mille ou deux mille vers
de suite. Quand il aura étudié ainsi mille vers la plume à la main, puis
mille vers par son oreille seule, l'éducation de cette dernière sera suffi-
sante pour qu'il saisisse du premier coup le degré d'armonie d'un vers.
GROUPEMENTS MULTIPLES 33 3
OU euôn en diades :
a à i a a û m ê" è o" o" é
Mais moi, je ne verrai
Ni Toiseau revenir ni la feuille renaître
i a 6 é é i i a é é é è
(Hugo, Burgraves).
ou en exades :
T
ou enfin en diades :
i a ô é é t t a é é
^r^T — "
Les deux exemples suivantsprésententlesmêmessistèmes de
correpondances. Pourabrégernousnouscontenteronsdetrans-
crire les voyelles sans répéter les combinaisons d'accolades et
de traits, et dorénavant nous n'indiquerons plus en général
qu'un sistème de correspondances.
C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices
è a è é é ô i ô é é a i
(Racine, Britannicus).
L'étranger est en fuite, et le juif est soumis
é 0° é è 0^ i é è i eu i
(Id., Athalie).
Mais ce fénomène est rare; le plus souvent la seconde
triade correspond à la première et la quatrième à la troisième,
sans qu'il i ait correspondance d'un émistiche à l'autre:
Tu n'es pas remonté comme l'aigle à son aire
û è a è v"" é à è è a u^ è
(Musset, Namouna).
334 LE VERS FRANÇAIS
Et par là le génie est semblable à l'amour
é a a é é i è o"" a a a u
(Id., Ibid.).
Un poète est un monde enfermé dans un homme
é" ô è è e° u°^ o^ è é o"^ e" ô
(Hugo, Légende).
Fatigués de porter leurs misères hautaines
a i é è à é è i è é 6 è
(Heredia, Les conquérants).
D'un côté le soleil et de l'autre la nuit
é^ ô é é ô è é è 6 é a i
(Hugo, Le retour de V empereur).
Où jamais un soupir ne resta sans écho
u a è è^ u i è è a o"" é 6
(Baudelaire, Leshos).
Un matin, dans la plaine il rencontre un berger
e° 0 6?" 0"" a è i o° w° e° è é
(Hugo, Le roi de Perse).
Et leur source est profonde à donner le vertige
é è u è à u" a ô é è è i
(Id., Eviradnus).
Vers sa chute à grands pas chaque jour s'achemine
è a û a 0^ a a é u a è i
(Racine, Britannicus).
J'ai voulu que des cœurs vous fussiez l'interprète
é u û è é è u û é e^ è è
(Id., Bérénice).
On ignore s'il voit, on ne sait s'il entend
w° i ô é i a u" é é i o^ o°
(Hugo, Petit roi de Galice).
Et reçoivent, la nuit, la visite des aigles
é é a é a i a i i è é è
(Id., Les rayons et les ombres).
CORRESPONDANCE DEUX A DEUX 335
Chacun d'eux voit son crime, et le reste est chimère
a e'n 0 a ^^° i é é è è i è
{Id., Inferi).
Et la ronce se mit à pousser là-dessus
e'flM" é é i a u é a è û
(Id., La Comète),
N'ayant pu l'éveiller, il s'était endormi
è o"* û é è é i é è o° c) i
(Id., Petit Paul).
Elle donne un baiser confiant et sans crainte
è è 0 é^ è é U"" i o° é o° e°
(Id., Segrais).
Une femme ne vit et ne meurt que d'amour
û é a é é i é è è é a u
(Musset, Les marrons du feu).
Labourer des champs d'ombre arrosés par l'Erèbe
a u é é 0^ u^ a à é a é è
(Heredia, Le laboureur).
Sa parole semait la puissance des charmes
a a ô è é è a i o^ è é a
(Id., Jason et Médée).
Il avait tout le jour travaillé dans son aire
i a è u è u a a é o"" u"^ è
(Hugo, Booz endormi).
Un serment
Dure autant qu'un pourpoint, — parfois plus, souvent moins
û ô 0^ é° M en a a û u o^ e^
(Id., Burgraves).
Les moissons, pour mûrir, ont besoin de rosée
é au^ uû i u^ é e^ é ô é
(Musset, Nuit d'octobre).
Dioscures brillants, divins frères d'Hélène
i à û é i 0"" i t^ è è é è
(Heredia, Pour le vaisseau de Virgile),
386 LE VERS FRANÇAIS
Mes amis à présent me conseillent d'en rire
é a i a é o° e w" <? é o^ i
(Musset, Namounà),
Les grands sphinx qui jamais n'ont baissé la paupière
é 0^ e"" i a è u^ è é a 6 è
(Herkdia, Vision de Khem).
Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes
è è a é u u'' e"" u"" i è é à
(La Fontaine, X, 10).
Le vieillard souriant poursuivait son chemin
è é a u i 0^ aie w° é e°
(Hugo, Bur graves).
Et je suis le moins las, moi qui suis le plus vieux
é é i é e^ a a i i é û ô
(1d., Aymerillot).
Il commande au soleil d'animer la nature
i 0 0"^ 6 0 è a i é a a û
(R^ci^E, A thalie).
2» Les triades se correspondent de deux en deux^ comme les
rimes croisées. Pour plusieurs des exemples cités dans la classe
précédente on aurait pu songer à ce second tipe de corres-
pondance ; mais les correspondances les plus simples et les
plus immédiates sont celles qui frappent le plus aisément
l'oreille et il convient de ne citer dans cette seconde classe
que les vers qui visiblement ne rentrent pas dans la précé-
dente :
Admirable portrait qu'il n'a point achevé
a i a é ô è ?' a e^ née
(MvssKT, Namouna).
Sous l'azur triomphal, au soleil qui flambloie
U a û i u^ a ô à è i b"" a
(Hbredia, Le Cydnus).
CORRESPONDANCE DE DEUX 15N DEUX 337
Et ce fut là-dessus qu'il se fit musulman
é é û a è û i é i û û o°
(Musset, Namouma),
Chez ces peuples dorés qu'a bénis le soleil
é é è è 0 é a é i è ô è
(Id., ibid.).
Le printemps sur la joue et le ciel dans le cœur
é e" 0° w a w é é è o° è é
(Id., Une bonne fortune).
J'écoutais cependant cette simple harmonie
eue é 0° o^ è é e"" a d i
(Id., Une soirée perdue).
Le linceul était rouge et Kanut frissonna
é e° é é è U é a û i ô a
(Hugo, Le parricide) .
Ne fais pas un forfait plus affreux que le mien !
é è a é"" ô è û a ô è é e^
(Id., Les Burgraves).
Laisse-toi conseiller par le ciel radieux
€ è a u^ è é a é è a i ô
(Id., Les rayons et les ombres).
La comtesse à son bras s'appujait en silence
a u^ è a u^ a aie o" i o^
(Musset, Portia).
Cependant son visage était calme et serein
ê 0° 0° u^ i a é è a é è e'^
(Id., ibid,).
Tout tremblait, tout fuyait, d'épouvante saisi
u 0^ è u i è é u 0^ é è i
(Hugo, Burgraves).
22
338 LE VERS FRANÇAIS
Il s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit
i 0"^ a 0"" a i é o^ a o"" a i
1d., Légende).
La naissance et la mort sont deux coups de sonnette
a è 6° é a 0 u^ ô u è à è
(Id., ihid).
C'est que l'un est la griffe et que l'autre est la serre
è è è"^ è a i é è à è a è
(Id., Eviradnus).
Nous couchons sur la pierre et buvons aux ruisseaux
u u u^ û a è é û w^ 6 i ô
(h)., Légende).
Souviens-toi que Cybèle est la mère commune
we"a è i è è a è è à û
(Chénier, Idylles).
Je le sais, mais enfin je vous aime, et je crains
è è é è 0^ e° é u è é è e°
(Corneille, Polyeucte).
Sur sa lèvre entr'ouverte oubliant sa prière
û a è 0^ u è u i 0^ aie
(Musset, Nuit de mai).
Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux
é è i é é 0^ u^ é 6 a è ô
(La Fontaine, XII, 21).
3* Les tî'iades se correspondent en kiasme, comme les rimes
embrassées, c'est-à-dire la première à la quatr-àme et la
seconde à la troisième :
CORRESPONDANCE EN KIASME 339
Tout m*afflige et me nuit et conspire à me nuire
(Racine, Phèdre).
u a i é ê i é u^ i a ê i
Il Tavait à son brick emportée en causant
i a è a u° i o° o é o° 6 o"
(Musset, Namouna).
Pour savoir si son Christ est monté sur la croix
u a a i u^ i è u" é û a a
(Id., ibid).
Et le mien a pour lui qu'il n'est point historique
é e e° au i i é e" i à i
(Id., ibid.).
. . .on eût dit que sa mère
L*avait fait tout petit pour le faire avec soin
a è è u é i u è è a è e^
(Id., ibid.).
Leur prêta son grand sein aux mamelles fécondes
é è a w"* 0° e° 6 a è é é u^
(Heredia, Aphrodite).
Et le ciel fait l'airain comme il fait le héros
é è è è è e^ 0 i è è é 6
(Hugo, Légende).
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
i d i è è è 6 a è è i o^
Baudelaire, Femmes damnées).
Cette fleur avait mis dix-huit ans à s'ouvrir
è é é a è i i i o^ a u i
(Musset, Portià).
340 LE VERS FRANÇAIS
N'avait fait resplendir les soleils éclatants
a e e e 6°^ i é à h é a o^
(Heredia, Aphrodite).
Baiserait sur son front la beauté de son cœur
è é è û u^ u^ a 6 é é a^ é
(Musset, Namouna).
La raison du plus fort est toujours la meilleure
a è u^ û û ô è u u a è é
(La Fontaine, I, 10).
Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante
è è e^ û u é è é è é a 0""
(Racine, Phèdre).
Et nul n'a disputé. . .
Leur inerte poussière à l'oubli du cercueil
é i è è u è a u i û è é
(Heredia, Sur le livre des amours).
II
LES VEKS EN DIADES
En principe les vers en diades sont moins armonieux que
les vers en triades, parce que le nombre des divisions étant
plus grand, l'attention risque davantage de se disperser et
de s'égarer. C'est dire que les vers en diades sont d'autant
plus armonieux que leurs éléments se correspondent dans un
ordre plus simple et plus régulier. Voici, par ordre d'arraonie
décroissante, les différents tipes que nous rencontrons ; nous
désignons les six diades par les nombres l, 2, 3, 4, 5, 6.
Il peut i avoir sextuple reproduction de la même diade :
Nos nuits, nos belles nuits ! nos belles insomnies !
6 i 6 e è i 6 è ce* à i
^^ ..^^ ^^ .^p.^ .^p. .^p.
(Musset, Don Puez).
ou en tétrades :
ou en exarles
Avait dans ses grands yeux quelque mélancolie
a è 0^ é 6^ ô è é ê o^ à i
(Id., Une bonne fortune) .
3 42 LE VERS FRANÇAIS
Il devenait tout miel, tout sucre et tout caresse
i é é è u è u û é u a è
(Id., Namouna).
Un vieux pirate grec l'avait trouvé gentille
é"" ô i a è è a è u é o° i
(Id., ihid)
mais c'est un cas assez rare ; voici les autres tipes :
1-2-3,4-5-6 :
La langue de ton peuple, ô Grèce, peut mourir
a 0° è è u^ é ô è é ô u i
nzi_ijzi_jir' "7^ ^-^ ^^p
(Id., Les vœux stériles).
Vêtu de probité candide et de lin blanc
è û ê ô i é 0° i é é e^ o°
(Hugo, Booz)
Lorsque la fosse attend il faut qu'on y descende
ô é a ô a 0^ i ô u"" i é o^
(Musset, Portia).
Penchant ton front qu'argenté une précoce neige
0" 0° vj^ u^ a 0"" û è é 0 è è
(Heredia, L'exilée).
Il n'en faut point douter, vous vous plaindrez toujours
i 0"^ ô e"^ u é u u e^ é u u
(Racine, Britannicus).
1-2, 3-4, 5-6 :
Par quel seraient d'enfer êtes- vous donc lié?
a è è 0" 0" <? è é u u"^ i é
(Musset, Don Paez).
CORRESPONDANCE DEUX A DEUX 343
Si ce n'est pas un fou, ce serait donc un dieu
lé è a è^ u è è è u^ é° o
(Hugo, La Vérité).
Il lui donna lui-même un sac plein de pistoles
i i à a i è ê° a e^ è i à
(Musset, Namouna).
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques
é è è 0 il é é i é o^ à i
(1d., Lucie).
Mortelle, subissez le sort d'une mortelle
0 è é û lé è 0 û è ô è
(Racine, Phèdre),
Les larmes du matin qui pleuvent goutte à goutte
é a é û a e^ i è eu au
(Herkdia, Pan).
Car la lumière est femme et se refuse aux vieux
a a û è è a é é è û 6 ô
(Hugo, Eviradnus).
1-2,3-6,4-5:
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge
0^ é è 6 eu U 0° é ô u û
(Racine, Athalie).
L'archange à son sommet vient aiguiser son glaive
a 0"" a u^ ô è t^ è i é w° <?
(Hugo, Les montagnes).
Mais un précoce automne avait passé sur elle
èé° é 0 ô 0 a è a é û è
(Musset, Don Paez).
34 4 LE VERS FRANÇAIS
Les Faunes indolents couchés dans les roseaux
é 6 é e^ ô 0^ u é 6^ é à 6
(1d., RoUa).
Fit au ruisseau céleste un lit de diamant
i 6 i ô é è e" / ê i a o^
(Id., Une bonne fortune).
Qui tous auroient brigué l'honneur de l'avilir
tu ô è i é ô è é a i i
(Racine, Britannicus) .
Pour que l'agneau la broute il faut que l'herbe pousse
u é a 6 au i 6 ê è eu
(Hugo, Archiloque).
1-4, 2-3, 5-6 :
Je sais que tout déplaît aux yeux d'une captive
é é eu é è 6 ô û è ai
(Racike, Iphigénie),
Etinceler l'azur des mers Adriatiques
ée^ééaûéèaiai
(Heredia, La dogaresse).
Fit son bûcher suprême et son premier autel
i u^ û é û è e 0" è é ô è
(Id., Sur l'Othrys).
La peine d'acquérir, le soin de conserver
a è é a é i é e* é u"^ è é
(La Fontaine, X, 5).
Tu dresses des autels aux Monts hospitaliers
û è è é ô è 6 u^ à i a é
(Heredia, L'exilée).
CORRESPONDANCES DIVERSES 345
1-4, 2-5, 3-6 :
Cet homme au front serein vient de la part de Dieu
èô6u'^ée^e''éaaéô
^>p. v.^ v^ s^p. s^ s^
(Hugo, Les lions).
Le sabre est un vaillant, la bombe une traîtresse
é a è é" a 0" a u^ û ê è è
(II)., Le cimetière d'Eylau).
1-3, 2-5, 4-6 :
Avec des sons de flûte et des frissons de soie
a '(' é u^ é û é é i u"^ é a
*r -f^ -^ -,- ~ ~
(Heredia, Le Cyclnus).
Debout dans sa montagne et dans sa volonté
eu 0"^ a u^ a e o° a à m° é
(Hugo, Burgraves).
Ses pins sont les plus verts, sa neige la plus blanche
é e"^ u^ é û è a è è a û o^
(Id., Les montagnes).
Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous
e° a a e"^ a e°^ u a à"- e au
(Musset, Namouna).
Essoufflez-vous à faire un bœuf d'une grenouille
eu eu a è é"^ è û è eu
(Id., iUd.).
1-6, 2-5,3-4:
Et que le vent, la nuit, tordait au flanc des monts
é é e 0" ai o è 6 o"" é u""
I I
(Hugo, Burgraves^,
346 LE VERS FRANÇAIS
D'Anvers à Ratisbonne, et de Liibeck à Spire
0 °é a a i à é é û è ai
(Id., ihid.).
On est si bien tout nu, dans une large chaise
u"^ è i e^ u û 0^ û è a è è
(Musset, Namouna).
1-6, 2-3, 4-5 :
Ah! passe vite, ami, ne pèse point sur elle
a a é i ai é è é e^ û è
„ „ „ „ T
(Heredia, Épigramme funéraire).
L'attente d'être heureux devient une souffrance
a 0^ é è é ô é e^ û é u o^
(Musset, Don Paez).
1-3-5, 2-4-6 :
C'était un bel enfant que cette jeune mère
é è è^ è 0" 0^ è è è è è è
" T " " " T
(Id., Une honne for tune).
Mais j'en veux dire un point qui fut ignoré d'eux
è 0^ ô i e"^ e^ i û i ô é ô
(Id., ibid.).
Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle
a a 6 é u u è ô a u u è
(Id., Namouna).
Heureux qui peut dormir sans peur et sans remords
é ô i ô ô i O"" é é o° é ô
(Herbdia, Le lit).
1-6,2-4,3-5:
Chansons, rêves d'amour, rires, propos d'enfant
0"^ w° è é au i é ô 6 o° o"^
(Musset, Lucie).
CORRESPONDANCES DIVERSES 34 7
1-2-4, 3-5-6:
J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer
0° a èu^ i a è è u é u é
T " " " T T
(Racine, Britannicus).
Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frères
é 6 è i a 6 eu é e^ u^ è
(Hugo, Mariage de Roland).
Ils vont jusqu'à tuer ce qui n'a pas vécu
î M° û a û é è i a a é il
(Id , Comte Félibien).
C'est imiter quelqu'un que de planter des choux
è i i é è è^ è è o° é é u
(Musset, Namouna).
N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis ?
é è i é u e" è u°^ a é o^ i
(Racine, Iphigénie),
1-4-5, 2-3-6 :
Ainsi notre espérance est bien souvent trompée
e° i de é 0° è e^ u o^ u'^ é
v.^ s.^p. .^p „. v^p. .^
(Hugo, Burgravea).
1-2-6, 3-4-5 (c'est-à-dire 1-2-6, 3 -4-5 :
Le champ qui les reçut les rend avec usure
eo^ { /?' é û éo^ a è û û
T T " ^ " r
(RaciiNE, Athalie).
III
LES VERS EN TETRADES ET EN EXADES
Les vers en tétrades et en exades ne nous arrêteront pas
longtemps parce qu'en somme ce ne sont que des vers en
diades, dont les éléments remplissent certaines conditions de
groupement et de correspondance. On pourrait appeler vers
en tétrades tous les vers en diades du tipe 1-2, 3-4, 5-6,
puisque les diades s'i correspondent deux à deux et forment
des tétrades par cette correspondance :
Lestièies voluptés des nuits mélancoliques
é è é ô û é é i é o"^ ô i
I ! ! I I I
(Musset).
Mais nous avons appelé vers en triades et en diades ceux
dans lesquels les triades et les diales se correspondent entre
elles; pour garder ici le même principe de dénomination,
nous ne pourrons appeler vers en tétrades que ceux dans
lesquels les trois tétrades se correspondent. Ils sont rares et
cette manière de les diviser n'offre aucun intérêt particulier:
Nos nuits, nos belles nuits ! nos belles insomnies !
6 i ô è é i 6 è è é°^ à i
I I I I I I
I ! !
(ID.).
Il i a même cet inconvénient grave que la deuxième tétrade
est à cheval dans les vers du mode classique sur la coupe de
Témistiche, d'où discordance entre le ritme et Tarmonie. En
somme ce mode de division ne convient bien qu'au vers
romantique du tipe 4, 4, 4 :
J'ai vu le jour, j'ai vu la foi, j'ai vu l'honneur
é û è u é û a a é û à è
1 "^ 'I ^ T
(Hugo).
VERS EN EXADES 349
Où rien ne tremble, où rien ne pleure, où rien ne souffre
u e"^ é 0^ u e° é è u e° e u
(ID.).
On peut appeler vers en exades tous ceux dans lesquels
les deux éraistiches se correspondent soit par reproduction
soit par opposition , soit en ordre direct soit en ordre
inverse :
Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom
è è a è a a w e° w° d 6^ u"^
I ^1 I I
I ^1
(Musset).
Et rapporter son cœur aux yeux qui Pavaient pris
é a 0 é u^ è 6 ô i a è i
(ID.).
Peignant sur son col blanc sa chevelure brune
è 0"^ û u^ 0 0"" a é é û é û
(ID.).
Ni l'oiseau revenir, ni la feuille renaître
i a 6 é é i i a é è é è
(Hugo).
Cette fleur avait mis dix-huit ans à s'ouvrir
è é é a è i i i o"^ a u i
(Musset).
Ce qu'ici-bas j'écris, là-haut Dieu le copie
è i i a é i a 6 ô è à i
(Hugo).
Mais il est rare que cette division semble en quelque sorte
s'imposer et devoir être préférée à toute autre comme dans
le second de ces deux vers de Musset (Lucie) :
Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend,
Qui fis hésiter Faust au seuil de Marguerite.
i i é i é 6 ô è è a é i
I I I I
I I
IV
LES VERS EN DIADES ET TRIADES COMBINEES
Nous savons déjà dans quels vers ce tipe a sa place natu-
relle ; c'est dans ceux qui sont ritmés à 2-4, 3-3, — 4-2, 3-3,
ou 3-3, 2-4. Ce sistème est très armonieux, plus armonieux
que la plupart des sistèmes en diades,bien qu'il ait un léger
défaut, à savoir que les diades i sont en nombre impair. Ce
défaut devient surtout sensible quand elles sont du tipe
égal : l'oreille risque de s'égarer. Les trois diades doivent
se trouver dans le même émistiche. Ainsi le vers de Musset
cité plus aut :
Voici la verte Ecosse et la brune Italie,
se divise de la manière suivante au point de vue de l'armo-
nie :
ai a è é ô é a û i a i
v^ v^p. v^p. ..^^ .^
Il se prêterait également bien à la suivante :
ai a è é ô é a û i a
Cette division est même très séduisante sur le papier parce
que tous les éléments commencent par une voyelle éclatante
pour finir par une voyelle claire et que les deux triades
séparent l'une de l'autre les trois diades avec une régularité
parfaite. Néanmoins ce sistème est dépourvu de toute exis-
tence réelle, parce que le ritme et les séparations des mots
empêcheront toujours toute oreille de le saisir.
Voici de beaux exemples de vers en diado-triades :
DIADO-TRTADES 351
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux
u^ a è 6 ô è ai é è é 6
-^^T" i " T T"
(Musset, Rolla).
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance
u^a é é a a è é è e° i 0°
(Racine, Britannicus).
L^ombre était nuptiale, auguste et solennelle
u^ é è û i a 6 û é à a è
(Hugo, Booz).
Jadis on guerroyait, maintenant on s'amuse
ai u" è a è e° e o" u^ a û
" " " ~ ~
(Id., Burgraves).
Le blé, riche présent de la blonde Cérès
é é i ê é 0" è a u"" é é è
(La Fontaine, IX, 11).
Jouis, et te souviens qu'on ne vit qu'une fois
U i é é Me" M° é i û é a
(A. Chénier).
Jamais auprès des fous ne te mets à portée
a è ô è eu é é è a ô é
(La Fontaine, IX, 8).
Vit dans ses larges yeux étoiles de points d'or
i 0^ é a è 0 é a é è e° o
(Heredia).
Et vous avez soufflé sur le souffle de Dieu
eu a é u é û è u è è ô
(Musset, La coupe et les leur es).
352 LE VERS FRANÇAIS
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse
0^ i a è a é è é 6 è a ô
(Hugo, Booz).
Et que ta main peuplait des oublis de ton cœur
é è a e^ è è eu i è u^ é
(Musset, Namouna).
La rive est aux deux bords de guerrières jonchée
ai è 6 0 0 é è è é u" é
(Heredia, Le Thermodon).
Je les appelle gueux et voleurs, c'est leur nom
é é a è é ô é ô é è é u°
(Hugo, Paroles de géant).
LaBélisa pas sait sur sa mule au galop
a é i a a è û a û 6 a 6
(Musset, Don Paez).
Ceux dans lesquels les diades sont égales sont sensiblement
moins armonieux :
Qui nous vins d'Italie, et qui lui vins des cieux
i M e° i a i é i i e° é ô
^tLjj^ V V V
(Id., Lucie).
Mais la pauvre Espagnole au cœur était blessée
è a ô è a ô ô ê é è è é
(Id., Namouna).
Plus belle qu'Artémis aux forêts d'Ortjgie
û è é a é i 6 à è à i i
I I I i ^
(Leconte de Lisle).
DIADO-TRIADES 35 3
Booz ne savait point qu'une femme était là,
d ô è a è e^ û è a é è a
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle
é û è a è e" è è ô u e e
(Hugo, Booz).
Noter que s'il i avait -pas au lieu de "point dans chacun de
ces deux vers, le sens n'en serait nullement modifié ; mais
ils perdraient presque toute leur armonie. Elle ne serait plus
réductible qu'en diades ne correspondant pas aux séparations
des mots.
Pardonne, ô Donato ! grâce avant que je meure
a à 60 a 6 a a 0^ è è è
(Id., Burgraves).
Nous sommes à peu près de stature pareille
u 0 è a ô è é a û é a è
(Musset).
Comme un soldat blessé que renverse une balle
0 e" ô a è é e 0° è û é a
(ID.).
Tu n'es que le mangeur de l'abjecte matière
û è é é 0° e è a è é a è
(Hugo, Légmde).
Devant mon empereur que ramène mon Dieu
è 0^ u° 0» é é é a è é u" ô
(Id., Burgraves) .
Le Bœuf héréditaire armoyé sur la chappe
è é é é i è a a é û a a
(Heredia, L'estoc).
Je vous dirais qu'Hassan racheta Namouna
eu i è a 0^ a é a a u a
(Musset).
VERS PEU ARMONIEUX
Nous venons de passer en revue les différents tipes des
vers dans lesquels les divisions de l'armonie coïncident avec
celles du ritme. Ce sont les plus armonieux de beaucoup ;
mais nous avons noté au passage qu'ils ne le sont pas tous au
même degré, que ceux des dernières classes en diades, par
exemple, le sont beaucoup moins que ceux des premières.
Ce serait une erreur de croire que tous les vers qui ne
rentrent pas dans ces diverses catégories sont totalement
dépourvus d'armonie. Ils en ont moins sans doute, mais
nous pouvons les ranger encore dans différentes classes et
arriver par des dégradations successives à ceux qui n'ont pas
d'armonie duHout.
Nous devons dire quelques mots tout d'abord des émistiches
qui ne sont ritmés ni à 3-3, ni à 2-4 ou 4-2, mais à 1-5 ou 5-1
ou dans lesquels il n'i a pas de division nette. L'oreille peut
être dirigée tout d'abord parla présence d'un accent tonique
là où il n'i a pas d'accent ritmique. Cet accent tonique est
primaire comme dans cet exemple :
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn
é é è 0"" a u"" é é a è a e"
(Hugo).
ou secondaire comme dans les suivants:
Pourquoi ce choix? Pourquoi cet attendrissement?
u a é a u a è a o"" i é o"
"T~ n~ ~i~ ^
(ID.).
ACCENT TONIQUE SECONDAIRE 355
Dans le rwî'ssellement formidable des ponts
0"» e i è é 0°^ à i a è é m°
(ID.).
Une libation de gouttes de rosée
û è i a i u" ê u è è ô é
-r.^r T ^ '-^ T
I I
(Hehedia).
Je ne songerai plus que rencontre funeste
é è M° e é û è o° m" é û è
— I
(La Fontaine, IX, 2).
Pour que le co/wpagnon des Naïades se plaise
U è é w" au" é a a ê è è
Sz_hii_i:r^ ^^ci—ir^
(Heredia).
Seul de ses affranchis tu m'es toujours fidèle
é è é a 0^1 û è u u i è
I I ^^ ^^ I I I I I I
(Racine)
Et TEuxinvit...
Fuir des étalons blancs rouges du sang des Vierges
t é é a M° 0" u ê û o° é è
! I — r— I l I l ----- I i
il I .Il
(Heredia).
Dans tous ces vers Toreille est nettement guidée par
l'accent tonique secondaire dû à l'accentuation binaire. Cet
accent tombe toujours dans un mot deux, sillabes avant
l'accent tonique principal : compagnori, libatior?. Si l'une des
sillabes qui précède la finale contient un e muet qui ne
se prononce pas dans la prose, cette sillabe ne compte pas
356 LE VERS FRANÇAIS
pour la place de l'accent secondaire, bien qu'on la prononce
en poésie, parce que le mot garde en vers son accent secon-
daire sur la même sillabe qu'en prose : rMtssel(le)ment, atten-
dris(se)me7zt. Enfin des expressions comme « étalons blancs,
je ne verrai plws » ne forment qu'un mot métrique.
Mais souvent l'oreille ne trouvant de repère nulle part
ésite et risque de manquer la division qui fournit les corres-
pondances. L^armonie est faible, et elle ne subsiste même à
proprement parler que si l'émistiche est divisible de deux
manières ; dans ce cas en effet l'oreille s'arrête forcément à
l'une des deux :
Aime pour sa jeunesse et pour sa loyauté
è è u a é è eu a a 6 é
T V T T V T
(Hugo, Burgraves).
L'aube sur les grands monts se leva frémissante
de il é 0^ u"^ é é a é i o^
I i I I I I
I I
(1d., Le jour des rois).
Ah! si la rêverie était toujours possible
è ê
ai a e e i e e u u o i
III I ^^
(Musset, Namouna).
Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours
^itt«
u
e
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u
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u u
1 1
1
\
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1
1
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1
J_
1 1
(Racine, Britannicus).
ARMONIE FAIBLE 357
Il arrive aussi, quand c'est le second émistiche qui n'offre
pas de division nette, que le premier indique à l'oreille un
certain mouvement, un certain sistème de division et la guide
alors pour le second ; elle n'a plus qu'à se laisser aller à
l'impulsion acquise :
Le Christ déraciné tremble sur le Calvaire
é i é a i é o° é û è a è
(Hugo).
Mais l'armonie des vers tels que les suivants, qui ne béné-
ficient d'aucune des particularités que nous venons d'envisa-
ger, est particulièrement faible :
Pâle comme Morphée, et plus belle que lui
a é oc dé é û è è è i
I I
(Musset, Namouna)
L'impatient Néron cesse de se contraindre
e"^ a i 0"^ é u"" è è è è u^ e"^
"1^ n^ n^ 1^ —j—-
(Racine).
Être dans le désert, c'est vivre en un linceul
è è 0"^ é é è è i o° e° e'^ é
I II il II I
(Hugo, L'aigle du casque).
Et sous mes pinceaux naît, vit, court et prend l'essor
é U é 6"! 6 è i U e o" è ô
(Heredia).
358 LE VERS FRANÇAIS
Il n'i a pas lieu d'insister davantage sur les vers de ce tipe.
Ceux dans lesquels les divisions du ritme sont nettes, mais ne
coïncident pas avec celles de l'armonie nous retiendront plus
longtemps. La plupart d'entre eux ont une certaine armonie,
car il n'est pas indispensable que les divisions de l'armonie
concordent avec celles du ritme. Mais il va de soi que lors-
qu'il i a discordance entre ces deux séries de divisions,
l'oreille qui est dirigée par la plus forte, la plus nettement
marquée, celle du ritme, risque fort de ne pas saisir l'autre.
Il n'i a qu'une oreille délicate et très exercée qui i réussisse
le plus souvent.
Nons classerons les vers dans lesquels il i a discordance
entre les divisions du ritme et celles de l'armonie, par ordre
d'armonie décroissante.
1° Les plus armonieux sont ceux dans lesquels le ritme est
du tipe 3-3- 4-2, 3 3-2-4 ou 2-4-3-3, 4-2-3-3 et dans lesquels l'ar-
monie peut se diviser à la fois en diades et en triades. Il i a
toujours en effet dans ces vers un émistiche où le ritme et
l'armonie concordent. L'oreille choisit généralementle sistème
de division qui fait coïncider l'armonie avec le ritme dans le
premier émistiche :
C'est ainsi que ma muse, aux bords d'une onde pure
è é^ i è a û 6 à û u" é û
I I I I
I ' '- I
(La Fontaine).
Pour les sept exemples suivants nous ne donnerons plus de
schémas : le lecteur pourra aisément les constituer :
Qu'il imite, s'il peut, Germanicus mon père
(Racine, Brilannicus).
Aux petits des oiseaux, il donne leur pâture
(Racine, Athalie).
TRIADES OU DTADES 359
Regarder dans ses yeux l'azur du firmament
(Musset, Une bonne fortuné).
Il était le faucheur, la terre était le pré
(Hugo, Sultan Mourad).
Et l'Aurore pieuse y fait chaque matin
(Heredia).
Cléopâtre debout en la splendeur du soir
(ID.).
Mais comment se fait-il, madame, que l'on dise
(Musset, Namouna).
Dans les vers suivants le premier émistiche est ritriié en
diades; nous ne donnerons de schéma que pour le premier :
La lune était sereine et jouait sur les flots
a û é è éèéuèûéô
(Hugo, Orientales).
Combien de poux faut-il pour manger un lion ?
(Id., Le petit roi de Galice).
La nuit fait le hibou si le jour fait le cygne
(Id., Légende).
Les fleuves vont aux mers, les oiseaux vont au ciel
(Id., Paroles dans Véjjreuve).
Dieu seul peut nous voir tous quand sur terre il regarde
(Id., Légende).
360 LE VERS FRANÇAIS
Il meurt silencieux, tel que Dieu l'a fait naître
(Musset, Namouna).
Il jette un drap mouillé sur son père qui râle
(Id., ibid.).
Et l'ombre où rit le timbre argentin des fontaines
(Heredia).
2«Les vers sont ritmés à 3-3-4-2, 3-3-2-4 ou 4-2-3-3,
2-4-3-3 ; leur armonie n'est divisible qu'en triades ou en
diades. (La possibilité d'une division supplémentaire en diades
asimétriques n'augmente pas l'armonie).
a — Ce sistème concorde avec le ritme du premier émis-
tiche :
Et le Persan superbe est aux pieds d'une juive
é è è 0^ û è è 6 é û è i
T "Tl_qz T V T
(Racine, Esther).
Je ne prends point pour juge une cour idolâtre
(Id., Bérénice).
Un cœur plus expansif, une jambe mieux faite
(Musset, Namouna).
L'un sculptait Tidéal et l'autre le réel
(Hugo, Le temple).
J'ai cloué sur des croix tous les petits enfants
(Id., Inscription)
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles
(Id., Booz).
Semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie
(Heredia),
DEMI-CONCORDANCE 361
Où l'Hjblâ plein de miel mire ses bleus sommets
(ID.).
^ — Ce sistème concorde avec le ritme du deuxième émis-
tiche ; armonie très diflScile à saisir :
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin
0 ô u û è ô é 0 ô à ê e^
(Racine, Athalie).
Sa réponse est dictée et même son silence
{\\i.,Britannicus).
Hélène daigna suivre un berger ravisseur
(A. Chénier).
Le soleil était loin, la terre était voisine
(Musset).
Je crois qu'une sottise est au bout de ma plumo
(ID.).
Et les os des héros blanchissent dans les plaines
(Hugo, Aymerillot).
Et la terre subit la sombre horreur des vents
(Id., Temps paniques) .
Sojez-lui, toi, légère, et toi, silencieuse
(Hkredia).
3° Les vers ne sont ritmés qu'en mesures de trois sillabes,
ou qu'en mesures de deux et quatre sillabes, tandis que
l'armonie est une combinaison de triades et de diades :
Ai-je mis dans sa main le timon de l'État
é ê i 0° a e^ è i W^ ê é a
(Racine, Britanniciis).
362 LE VERS FRANÇAIS
Et la chair marchandée au soleil se tordait
(Musset, Namounà).
Le péril de l'enfant fait songer à la mère
(Hugo, V aigle du casqué).
Sous la pourpre flottante et l'airain rutilant
(Hkredia).
Cols abrupts, lacs, forêts pleines d'ombre et de nids !
(ID.).
Mais vous avois-je fait serment de le trahir?
(Racine, Brïtannicus).
Le sphinx aux yeux perçants attend qu'on lui réponde
(Musset).
La rutilante ardeur de ses premiers éclats
(Heredia).
4° Vers ritmés en mesures de deux et quatre sillabes ; vers
ritmés en mesures de trois sillabes; vers ritmés moitié en
mesures de trois et moitié en mesures de deux et de quatre.
L'armonie est divisée dans le sistèrae contraire:
a — triades :
Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits
(Racine, Athalie).
Eh bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie
(La Fontaine, X, 6).
Cet œil s'abaisse donc sur toute la nature
(Lamartine).
DISCORDANCE COMPLETE 363
Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence
(MiissKT).
L'esprit n'y voit pas clair avec les yeux du cœur
(ID.).
Les souffles de la nuit flottaient sur Qalgala
(Hugo, Booz).
S'éveillent en sursaut de l'éternel sommeil
(Hkredia).
|3 — diades simétriques:
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans TAulide
6 ô è é e e° u" u è o^ 6 i
( R ACiN E , Iph igénie) .
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles?
(1d., Athalie).
Thraséas au Sénat, Corbulon dans l'armée
(Id., Britannicus).
Sa petite médaille annonçait un bon coin
(Musset, Namouna).
La vestale songeait dans sa chaise de marbre
(Hugo, Légende).
Ineffable lever du premier rayon d'or
(Id., Sacre de la femme).
7 — diado triades :
Ramènent tous les ans ses premières années
a è é u é 0^ é é è é a é
"^n ^"^ v^^p. .^p. v^p^
(Racine, Britannicus).
364 LE VERS FRÂiNÇAlS
Une vierge en or fin d'un livre de légende
(Musset).
Elle baissa son voile et se prit à pleurer
(ID.).
Et, couchée au soleil, elle rêvait dans l'herbe
(Hugo, V hydre).
5" L'armonie n'est divisible qu'en diades qui se correspon-
dent sans simétrie ; dans ce cas elle est à peu près nulle.
Pourtant une oreille extrêmement délicate et exercée peut
encore saisir des degrés dans cette catégorie ; elle i distingue
trois classes :
a — le vers est ritmé en diades*; c'est le cas le moins
désagréable à l'oreille :
Las de se faire aimer il veut se faire craindre
a è è è è é i ô é è è e^
(Racine, Britannicus).
Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie
u ê i é 0° e» ô é ë û i i
\ ! I I .^^^ I ^1 ■ — I !
(1d., ibid.).
Et le Flamine rouge avec son blanc cortège
(Herkdia).
(même schéma).
,ô — le vers est ritmé en diades et triades :
La racine du chêne entrouvre le granit
a a i é û è o° w é é ai
I I v^v^ I I ! 1 I ^1 .^ — ^
' — ' ' I
(Hugo, Les rayons et les nmhreu).
ARMONIE PRESQUE NULLE 365
Ils étaient dans le bruit, ils sont dans le silence
i é e 0° è i i w^ o° è i o°
(Hugo, Zim-Zizïmi).
Et flairent dans la nuit une odeur de lion
T
e e e 0" ai û o è è i u^
l_l ^.^ .^p. j___l .^p.
(Herkdia).
7 — le vers est ritrné en triades :
Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte
e e° 6 è a è é é e° 6 è e"^
HT' — i— '^r — i — ~^i^' ^^y^
(Racine, Athalie).
Qui ne livre son front qu'aux baisers des étoiles
i è i é u" w" 6 è é é é a
^^^ T^ ; ^"^ — — ^^^
(Hugo, Les montagnes).
D'une blanche lueur la clairière est baignée
û è 0^ é û è a è è è è é
-^^ I ! -^->- I ! I I
' — =T= — ' ' - — r
(Id., Éviradnus).
IV
VERS DEPOURVUS D ARMONIE
Ce sont ceux qui ne peuvent être ramenés à aucune for-
mule. Aucun groupement des voyelles qui fournisse une cor-
respondance n'est possible, et l'oreille reste désagréablement
impressionnée par cette série de sons qui se succèdent sans
ordre et sans lien. Néanmoins ici encore il i a des degrés ; il
peut se faire que le vers tout entier soit dépourvu d'armonie,
ou bien que l^un de tes émistiches pris à part soit armonieux;
dans ce dernier cas l'oreille est moins fortement blessée, elle
trouve une sorte de compensation^ de soulagement. Mais
pour qu'un émistiche pris à part soit armonieux, il faut que
les divisions de son ritme et celles de cette armonie coïncident
strictement, et si elle est en triades, que ces triades aient une
modulation nette ; si elle est en diades, que ces diades soient
inégales :
a — L'un des émistiches pris à part est armonieux :
C'est que lorsque .Junon vit son beau sein d'ivoire
i u"^ ô e^ i a
(Musset).
Martial est en vente au prix de cinq deniers
6 i é e^ è é
(Heredia).
Quel que tu sois, issud'Ancus ou né d'un rustre
0^ û u é è°^ û
Salua d'un grand cri la chute du Soleil
au é û à è
(iD.;
(ID.
UN SEUL EMISTICHE EST ARMONIEUX ^6 7
Ils savent compter l'heure et que leur terre est ronde
é é é è è u^
(Musset),
Sur le seuil de l'étable où veille saint Joseph
u è é e° ô è
(Hrredia).
L'errant troupeau qui broute aux berges du Qalèse
6 è é û a è
(ID.).
Inscris un fier profil de guerrière d'Ophir
é è è é ô i
(Id.).
Le pontife Alexandre et le prince César
é é e° é é a
(Id.).
Vous m'avez de César confié la jeunesse
m" i é a é è
(Racinr:),
Tu la reconnaîtras, car elle est toujours triste
a è è u u i
(Herrdia).
La ville s'est changée en un palais de fées
ai ê è 0" é
(Musset).
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal
a è lé 6°^ è
(Heredia).
3 68 LE VERS FRANÇAIS
Car il a vu la lune éblouissante et pleine
ai au au
(ID.).
Les volumes des morts et celui du vivant
é ô û é é ô
T ^^
(ID.).
A l'éclair d'un sourire a tressailli d'orgueil
a é è é"^ u i
(ID.).
jS — Aucun émistiche n'est armonieux :
A l'ombre du platane où nous nous allongeons
(Heredu).
Quel est le bon plaisir de votre courtoisie ?
(Musset).
Pour saluer l'enfant qui rit et les admire
(Heredia).
Le maître de ce clos m'honore. J'en suis digne
(ID.).
Autour du sceptre noir que lève Rhadamanthe
(ID.).
De ses bras familiers semble lui faire accueil
(iD.).
L'incorruptible cœur de la maîtresse branche
(ID.).
Le camp s'éveille. En bas roule et gronde le fleuve.
(ID.).
Où chaque roi, gardant la pose hiératique
(ID.).
LAKiMONlE ET LA CESURE 369
Nous avons essayé de faire passer notre oreille par dessus
la césure de Témistiche de la manière suivante :
C'est que, lorsque Junon vit son beau sein d'ivoire
è c ô c û u^ i u° 0 e"^ i a
1^ —y
Pour saluer l'Enfant qui rit et les admire
u a û é 0^ 0° i i é e a ï
Mais d'abord plusieurs des vers que nous avons cités ne
permettent pas de semblables combinaisons, et d'autre part
dans les vers de coupe vraiment classique notre oreille n'a
jamais pu s'abituer à faire un pareil saut, àadmettre une telle
discordance; cette construction ne peut se faire que sur le
papier.
24
VII
CLASSEMENT DE QUELQUES POÈTES
AU POINT DE VUE DE l'aRMONIE
D'après ce qui précède nous sommes en mesure de déter-
miner exactement le degré d'armonie d'un vers ou d'une série
de vers. Par conséquent nous pouvons comparer entre eux
et classer à ce point de vue spécial de l'armonie les différents
poèmes d'un même auteur ou d'une manière générale l'ensem-
ble des œuvres de nos divers poètes. Il suffit pour cela de
faire des statistiques, d'additionner et de comparer ; c'est un
travail purement matériel.
Nous donnerons quelques indications sur la manière dont
ces statistiques doivent être faites et interprétées.
11 faut tout d'abord mettre à part les vers qui n'ont pas
d'armonie du tout. Mais leur compte ne suffit pas. Supposons
que nous veuillons comparer deux poèmes de 100 vers chacun
et que nous trouvions dans l'un 5 vers sans armonie et 10 dans
l'autre, il n'en résultera nullement que le second est deux
fois moins armonieux que le premier, car il peut se faire que
dans celui-ci les 95 autres vers soient d'une manière générale
très peu armonieux et qu'au contraire l'autre contienne
90 vers très armonieux. Il faut donc prendre en considération
non seulement le nombre des vers armonieux, mais aussi la
qualité de leur armonie.
Parmi les vers peu armonieux, il faut faire le total de ceux
dans lesquels l'armonie est en discordance avec le ritme.
Ceux dans lesquels le ritme et l'armonie concordent fourniront
un autre total, mais un total comprenant des éléments fort
disparates qu'il est indispensable de distinguer. Les plus
armonieux, nous l'avons vu, sont les vers en triades ; au con-
traire l'armonie de ceux qui ne se divisent qu'en diades asimé-
triques est presque nulle ; ces deux catégories ne peuvent
évidemment pas figurer ensemble. Il faut aussi compter à
LARMONIE CHEZ RACINE 371
part les vers en diado-triades puisqu'ils sont presque aussi
armonieux que ceux en triades, et mettre dans une dernière
classe les vers en diades simétriques comprenant à la fois des
vers très armonieux et d'autres d'une armonie moindre. Il
n'est pas utile de subdiviser cette dernière catégorie.
D'après ces principes nous avons examiné trois morceaux
de 100 vers chacun dans six de nos poètes. Ces trois morceaux
étant pris dans des œuvres diverses la combinaison des
résultats qu'ils fournissent offre une certaine garantie et donne
une espèce de moyenne pour chacun de ces poètes ; néanmoins
nous ne pouvons considérer les conclusions qui en ressortent
que comme des indications ; pour arriver à quelque chose de
réellement précis et certain, il faudrait faire porter les statis-
tiques sur des morceaux beaucoup plus nombreux et plus
étendus.
Voici ce que nous avons obtenu et la classification qui en
résulte :
Les 100 premiers vers de la scène des fauteuils (IV, 2} dans
Britannicus se répartissent ainsi :
48 vers ont un sistème d'armonie d'accord avec le ritme, à
savoir:
14 en triades
8 en diado triades
23 en diades simétriques
3 en diades asimétriques;
48 vers ont un sistème d'armonie en désaccord avec le
ritme ;
4 vers sont dénués d'armonie.
Les 100 premiers vers de la scène de la déclaration de
Phèdre (II, 5) se répartissent ainsi :
50 versent un sistème d'armonie d'accord avec le ritme, à
savoir :
12 en triades
8 en diado-triades
24 en diades simétriques
6 en diades asimétriques ;
372 LE VERS FRANÇAIS
48 vers ont un sistème d'armonie en désaccord avec le
ritme ;
2 vers sont dénués d'armonie.
Les 100 premiers vers de la 4° scène de l'acte IV à'Iphi-
géniese répartissent ainsi :
44 vers ont un sistème d'armonie d'accord avec le ritme,
à savoir :
11 en triades
9 en diado-triades
18 en diades simétriques
6 en diades asimétriques ;
54 vers ont un sistème en désaccord avec le ritme;
2 vers sont dénués d'armonie.
La combinaison de ces trois produits donne la moyenne
suivante pour Racine :
47 vers concordent avec le ritme, dont :
i2 en triades
S en diado-triades
22 en diades simétriques
3 en diades asimétriques;
âO sont en discordance;
5 n'ont pas d'armonie.
Pour savoir combien de vers ont une armonie de bonne
qualité, il suffit de retrancher du total des vers présentant
concordance entre le ritme et l'armonie le nombre de ceux
qui sont en diades asimétriques, ce qui donne un total de
42 pour 100.
Les 100 premiers vers de chacune des trois pièces sui-
vantes de V. Hugo : L'Année terrible, Aymerillot^ Petit Paul,
fournissent les chiffres suivants; le quatrième chiffre, en ita-
lique, représente la moyenne produite par la combinaison
des trois autres :
Concordants 53, 46, 49, A9
Triades... 11, 10, 6, 9
Diado-triades 7, 2, 8, 6
Diades simétriques 29, 28, 24, 27
Diades asimétriques 6, 6,11, 7
l'ABMONIE chez divers POETES 373
Discordants 45, 50, 49, 4S
Sans arraonie 2, 4, 2, 5
Il i a donc en moyenne 42 vers qui présentent une bonne
armonie.
Les 100 premiers vers destrois pièces suivantes de Musset :
Namouna, Nuit de mai, A la Malibran^ donnent les chiffres
suivants :
Concordants 50, 43, 39, 44
Triades 14, 9, 7, 10
Diado -triades 7, 9, 8, S
Diades siraétriques 24, 18, 18, 20
Diades asimétriques 5, 7, 6, 6
Discordants 47, 53, 55, S2
Sans armonie 3, 4, 6, 4
Bonne armonie 38
Les 100 premiers vers des trois pièces suivantes de Le-
conte de Lisle : Le Runoia, Glaucé, Les Erinnijes, donnent :
Concordants 46, 42, 38, 4^
Triades 9, 12, 2, 8
Diado-triades 7, 4,11, 7
Diades simétriqaes 25, 22, 20, 22
Diades asimétriques 5, 4, 5, 5
Discordants 50. 56. 59, H5
Sans armonie 4, 2, 3, 5
Bonne armonie 37
Les 100 premiers vers des trois pièces suivantes de Boi-
lenu : A mon esprit. Art poétique, Lutrin, donnent :
Concordants 39, 38, 32, 36
Triades 11, 13, 12, i2
Diado-triades 7, 6,12, 8
Diades simétriques 19, 18, 6, iâ
Diades asimétriques 2, 1, 2, 2
Discordants 57, 53, 64, 58
Sans armonie 4, 9, 4, 6
Bonne armonie 34
40, 42, 39,
40
8, 8, 8,
^
4, 8, 7,
6
24, 18, 15,
19
4, 8, 9,
7
54, 51, 53,
55
6, 7, 8,
7
374 LE VERS FRANÇAIS
Les 100 premiers alexandrins des trois pièces suivantes
de Lamartine : L'Immortalité^ Les laboureurs dans Jocelyn,
La chute d'un ange, donnent :
Concordants
Triades
Diado-triades
Diades simétriques
Diades asimétriques
Discordants
Sans armonie
Bonne armonie 33
Ces statistiques placent donc nos six poètes au point de
vue de l'armonie dans l'ordre suivant : Racine, Hugo, Musset,
Leconte de Liste, Boileau, Lamartine.
Racine et V. Hugo viennent nettement au premier rang
avec chacun 42 vers sur 100. Si Ton s'en tenait à ce total il
faudrait les placer ex œquo ; c'est ici que le détail de ces
42 vers est instructif : Racine est très sensiblement plus
armonieux que Hugo parce qu'il présente 20 vers sur 100
en triades et diado-triades tandis que Hugo n'en a que 15.
Musset et Leconte de Lisle viennent après, l'un avec 38
et l'autre avec 37. Il i a de même une différence sensible
entre les deux parce que le premier présente 18 vers sur 100
en triades ou diado-triades et le second seulement 15.
Boileau se place notablement plus bas avec 34 vers sur 100 ;
mais il ne faut pas oublier que s'il n'avait pas tant de vers
discordants, il figurerait au premier rang avec Racine
puisqu'il a comme lui 20 vers sur 100 en triades ou diado-
triades.
Quant à Lamartine, il est nettement le dernier, non pas
tant parce qu'il ne donne que 33 vers ajant une bonne armo-
nie (c'est en somme le même chiffre que Boileau), que parce
que sur ces 33 vers il n'en a que 14 en triades ou diado-
triades.
Certains s'étonneront peut-être de trouver Varmonieux
Lamartine en si mauvaise place. Nous ne saurions mieux
faire que de les renvoyer à l'article qu'a publié sur lui
l'aRMONIE chez V. HUGO 37 5
Leconte de Lisle. Ils i trouveront très nettement exposées
les raisons pour lesquelles ce poète perd tant à être examiné
de près.
Les statistiques de ce genre peuvent servir à comparer non
seulement deux poètes entre eux, mais aussi les diverses
œuvres d*un même poète. Ainsi il est très remarquable que
les différentes pièces qu'un poète a composées à une même
époque fournissent en général à peu de chose près les mêmes
chiffres; tandis qu'il n'en est pas toujours de même pour deux
poèmes dont l'un est postérieur de quinze ou vingt ans à l'au-
tre. La comparaison des 100 premiers vers de L'année terrible
avec les 100 premiers à' Aymerillot est très suggestive à cet
égard. Si on lit successivement ces deux morceaux on sent
bien vite que ce n'est plus le même art : le poète est devenu
vieux ; la poésie a baissé, la langue et le ritme ont perdu leur
souplesse , mais l'armonie a augmenté ; l'auteur a sen-
siblement perfectionné son instrument à ce point de vue
qui est maleureusement dans une certaine mesure secondaire.
L'étude de l'armonie par statistiques peut donc fournir un
précieux concours pour étudier l'évolution de l'art d'un
poète.
VIII
l'aRMONIE des vers de moins de douze SILLABES
Le vers de douze sillabes est depuis le XVII" siècle le
vers français par excellence. Becq de Fouquières a montré
lorsqu'il s'est occupé du ritme à quoi il devait son trionfe
et sa supériorité. C'est au nombre de ses sillabes, douze, qui
est « celui dont les éléments peuvent se grouper suivant le
plus grand nombre de combinaisons, chaque groupe étant,
avec le nombre total, dans un rapport exact et facile à appré-
cier... Le nombre douze est celui que l'oreille analyse le plus
aisément puisqu'elle peut le diviser en groupes de deux, de
trois, de quatre ou de six sons » (p. 10). L'étude que nous
venons de faire sur Tarmonie fait comprendre sans explica-
tions, que le raisonnement appliqué au ritme par Becq de
Fouquières convient également bien à l'armonie.
Un vers de douze sillabes isolé est un vers; il a son ritme
complet et son armonie forme un tout. Un vers de dix silla-
bes isolé n'est un vers que dans certaines conditions. Les
vers qui n'ont que uit sillabes ou moins de uit sillabes ne sont
des vers qu'à condition de n'être pas isolés. 11 est facile de
comprendre que si l'armonie au lieu d'appartenir en propre
à un vers se répartit sur tout un groupe, elle perd de sa pré-
cision, devient beaucoup plus vague. Elle devient en même
temps beaucoup moins intéressante; aussi nous bornerons-
nous à donner quelques indications sur l'armonie des vers de
moins de douze sillabes.
Le vers de dix sillabes, le grand vers de l'ancienne poésie
française, peut être souvent considéré comme une unité.
Dans ce cas son armonie se ramène à six diades ou à deux
diades et deux triades réparties dans un ordre que détermine
la place de la coupe.
Voici quelques exemples coupés après la quatrième sillabe.
On notera que le second membre du vers comprend tantôt
deux triades, tantôt trois diades:
DÉGASILLABES DE LA FONTAINE 377
Maint chef périt, maint héros expira;
e° è é i e^ é 6 è i a
I I I I ^p^ -,—
I I I I
Et sur son roc Prométhée espéra
é û 11^ ô d é é è é n
I ! I ^1 —r
I I I
De voir bientôt une fin à sa peine.
è è e^ 6 û é e^ a a c
C'étoit plaisir d'observer leurs efforts ;
é è é 0
n^ HT"
I I
è e
1 1
e
1
i
1
à e
1
1
1
C'étoit pitié de voir tomber les morts.
é è i é è è n* é é o
I ~ I ! ^1
(La Fontaine, Vil, 8).
Rappelons que la sillabe o«' se prononçait wè à l'époque de
La Fontaine ; cela nous dispensera de tout commentaire sur
notre notation.
Ajoutons ici trois exemples modernes, deux de Hugo et
un de Musset (coupé à 5). On remarquera combien sont infé-
rieurs aux autres en armonie les vers qui commencent par
deux triades et par conséquent ne tiennent pas com Ue de la
coupe :
Que de printemps passés avec leurs fleurs !
é é 6'" o"^ né ne ê è
I • i
37 8 LE VERS FKANÇAIS
Que de feux morts, et que de tombes closes!
é é ô à é é é u^ é 6
! I
I
J ! ! I
I I
Se souvient-on qu'il fut jadis des cœurs?
é u e^ u^ i û a i é é
Se souvient-on qu'il fut jadis des roses?
é u e^ u^
lu ai e 0
' \ T ^r
I I I
~ I I
Elle m'aimait. Je l'aimais. Nous étions
è ê è è ê è eu é u^
^~^^Y" ' ""^i ~^^\ ^nf^^ (mauvais)
Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons.
ou 0^0^ 0 a e^
III I ^— 1
0 e W
{Contemplations),
Jeunes amours, si vite épanouies,
e e
au II e a u i
I L I I M -f
I I I I
Vous êtes Taube et le matin du cœur.
u è è ô é è a e"" û è
{mauvais)
DÉGASILLABES DE MUSSET 379
Charmez Tenfant, extases inouïes !
a e 0" 6^ e a e i u i
Et, quand le soir vient avec la douleur,
é 0^ è a e° a è a u è
[mauvais)
Charmez encor nos âmes éblouies,
a è 0^0 6 a ce u i
■-r- I I I I T -f
J ! I I
Jeunes amours si vite évanouies !
Contemplations).
J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur ;
N'est-ce point assez d'aimer sa maîtresse ?
è è e° a é è é a è è
— j — — j — I I j^ I I [mauvais)
I I I '
I
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
é é a û a é o° e 6^ è
\ I
380 LE VERS FRANÇAIS
C'est perdre en désirs le temps du bonheur ?
è è o"^ é i è 0^ û à é
"T" I ~r" I
I I
Il m'a répondu : Ce n'est point assez,
ta é u^ û è è e^ a é
i I
Ce n'est point assez d'aimer sa maîtresse ;
è è e^ a é è é a è è
-"^j ~^i ! I ~^] I I [mauvais)
I I I I I
\ I
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
Nous rend doux et chers les plaisirs passés !
u 0^ u
(Musset, Chanson).
L'armonie du vers de 8 sillabes est forcément divisée en
quatre diades. En voici quelques jolis exemples :
Tircis qui pour la seule Annette
i i i u a è a è
V T V T
\ I
Faisoit résonner les accord's
è é
e e e 0 e e a o
T— I I I I
I I
OCTOSILLABES DE LA. FONTAINE 38
D'une voix et d'une musette
û é è é û é û è
I T~ 1 ~
\ i
Capables de toucher les morts,
a a é ê u é é à
I ' ~î '
Chantoit un jour le long des bords
0° è é"^ u è w° é 0
-np- J I J I --p-
III
D'une onde arrosant des prairies
. û w° a 0 0° (?' è i
T V T V
i I
Dont Zé[)liyre habitoitles campagnes fleuiies.
w*^ e i aie é o° a é è i
(La Fontaine, X, U
Un mort s'en alloit tristement
e° ô 0^ a è i é o^
I ^1 I _i ! _i J I
I I I I
SVmparer de son dernier gîte ;
0° a é é w" è é i
L— L n r LJ
I I
38 2 LE VERS FRANÇAIS
Un curé s'en alloit gaîment
é^ û é 0^ a è é o"
n i \ T"
Enterrer ce mort au plus vite .
6^ è é è 0 6 û i
Ce que le flot dit aux rivages,
é è é 6 i ô i a
(lD,VII, 11)
I I ! I
I I
I I
Ce que le vent dit aux vieux monts,
è é è 0^ i 6 ô Zi°
L^ 1^ -r ^r
! !
Ce que l'astre dit aux nuages,
è è a é ï 6 û a
I I
C'est le mot ineffable : Aimons !
è è ô i è a i' u°-
^^T^ ^^p- ^.-y^ v^p-
(Hugo, Contemplations).
Si vous n'avez rien à me dire
i U a é e^ a è i
s^p. "HT ^^ ^T^
Pourquoi venir auprès de moi ?
u a é i 6 è é a
J L n~ n- J — L
I I
OGTOSILLABES DE MUSSET 383
Pourquoi me faire ce sourire
u a e e e e u i
__j nr '-J nr
I II
Qui tournerait la tête au roi ?
i u é è a è 6 a
Avez-vous vu dans Barcelone
a é u û 0^ a é à
x_ir ' ^ ^
■ I [
Une Andalouse au sein bruni ?
û 0" au de" il i
I ~r I T"
(1d., ihid.)
Pâle comme un beau soir d'automne
a é 0 é° 6 a 6 à
! ! I I I I I I
I \ \ ^1
C'est ma maîtresse, ma lionne !
è a è è é a i à
—r- I ! ! ^1 — T-
II
La marquesa d'Amaëgui.
a a é a a a é i
I I I !
! I
(Musset, L' andalouse).
38 4 ' LE VERS FRANÇAIS
Dans les deux derniers exeniples cités le dernier vers n'a pas
d'armonie propre. Le fait est très fréquent dans tous les vers
de moins de 12 sillabes quand ils sont groupés en strofes,
comme c'est ici le cas ; ils ne constituent plus alors des uni-
tés. Mais on remarquera bien vite que ces strofes sont d'au-
tant plus agréables qu'elles contiennent un plus grand nom-
bre de vers ajant leur armonie propre.
Le principal charme des strofes en petits vers vient de
la variété du ritme, de la rime et des voyelles. C'est pourquoi
la suivante est très défectueuse :
Pour le bal qu'on prépare,
Plus d'une qui se pare
Met devant son miroir
Le masque noir
(Musset, Venise);
toutes les rimes sont en -ar ; il en résulte une monotonie
désagréable.
Pour les vers de moins de 8 sillabes, ils ne vont que par
strofes ou par séries; la rime leur suffit. Différentes combi-
naisons sont possibles, aucune nécessaire, pour l'armonie
vocalique. Très agréables sont celles qui recouvrent le ritme.
Il peut i avoir correspondance d'un versa l'autre ; ils forment
alors des unités par groupes; le fait est d'ailleurs rare : c'est
une réussite. Nous réunissons par des traits les correspon-
dances qui n'ont pas lieu dans le même vers :
Tout ce qui prend naissance i
Est périssable aussi ;
L'indomptable puissance
i 0°
(JoACHiM DU Bellay)
EXASILLABES ET EPTASILLABES
385
Assez dormir, ma belle.
Ta cavale isabeile
Hennit 3ous tes balcons.
Vois tes piqueurs alertes,
Et sur leurs manches vertes
Les |)ieds noirs des faucons.
(MussRT, Le lever).
Les vers qui ont un nombre impair de sillabes sont pour la
plupart des inventions peueureuses. U est facile de compren-
dre pourquoi. Nous sommes abitués à compter le nombre des
sillabeset comme nous ne les comptons pas Tune après l'autre,
mais par groupes, il est bon que le nombre total des sillabes
du vers soit un multiple de celui des groupes. « Pour qu'un
vers ait sa pleine cadence, il faut, si possible, que les divers
membres composants aient, pour le nombre de sjllabes, des
diviseurs communs » (Clair Tisseur, Modestes observalionSy
p. 91). Le vers de 11 sillabes est boiteux de quelque façon
qu'on le construise. Le vers de 9 ne cesse de l'être que s'il
est coupé à 3, 3, 3 ; mais il est alors d'une désespérante mo-
notonie.
Ces vers sont pou usités. Seul le vers de 7 a eu un grand
succès. C'est un petit vers léger et sautillant, un peu moins
rapide que celui de 8, mais sautillant à cause de sa boîterie.
En tant que petit vers il n'a pas d'armonie propre. Pourtant
les eptasillabes deviennent particulièrement armonieux lors-
que, le sens les groupant par deux (c'est-à-dire en faisant
en quelque sorte des unités de 14 sillabes) , ils se cor-
respondent de deux en deux comme dans l'exemple suivant :
25
3186
LE VEHS FRANÇAIS
Honte à loi qui la première
u^ a a i a é è
M'as appris la trahison,
a a i a a i u""
Et d'horreur et de colère
é à è é è à è
M'as fait perdre la raison !
a è è è a è w°
Honte à toi, femme à l'œil sombre,
Dont les funestes amours
W"
Ont enseveli dans l'ombre
Mon printemps et mes beaux jours !
yn Qîi 0^ é é 6 u
C'est ta voix, c'est ton sourire,
è a a è u"" u i
' ' I I
C'est ton regard corrupteur,
è u^ é a ô û é
Qui m'ont appris à maudire
i M" a ta 6 i
._.. . T__T'
Jusqu'au semblant du bonheur.
û 6 0^ 0^ û ô é
(Musset, Nuit iVoctobre).
CONCLUSION
L'armonie naît du jeu des voyelles se correspondant, non
pas une à une, tnais par groupes. Il en a toujours été ainsi et
l'on n'imagine pas qu'il en puisse être autrement.
Les moyens d'expression sont tous des effets de contraste.
En ce qui concerne le ritme, les mesures lentes et les mesures
rapides entrent en lumière parce qu'elles font contraste avec
la moyenne des mesures ; le trimètre romantique fait contraste
avec le tétraraètre classique ; une pièce en vers libres n'est
qu'une suite de contrastes : un vers plus court vient après un
vers plus long, un vers plus lent suit un vers plus rapide. Les
sons, voyelles ou consonnes, deviennent expressifs par leur
répétition, parce que la langue des vers où ces répétitions
apparaissent leur doit un aspect particulier qui fait contraste
avec l'aspect ordinaire. Et il en est ainsi non seulement des
moyens d'expression que nous avons étudiés, mais encore de
tous ceux que nous avons passés sous silence. Car nous n'avons
pas eu la prétention d'épuiser un sujet illimité; nous avons
simplement voulu établir les principes généraux et les vérifier
par quelques séries d'exemples. Ainsi l'effet que peut produire
un rejet, et que nous n'avons pas examiné, est dû à une discor-
dance entre le ritme et la grammaire ; c'est un contraste.
Ainsi encore nous avons montré qu'un son essentiel d'un mot
peut être mis en relief par la répétition dans d'autres mots
de ce même son ou de sons analogues qui l'étaient et le sou-
tiennent ; mais on peut obtenir un effet du même genre en
laissant ce son, après l'avoir mis en bonne place, absolument
isolé, c'est-à-dire en ne l'entourant que de sons de nature
très différente. Dans les vers suivants le mot tragique est mis
en valeur par sa position ritmique ; mais son z, cette note
aiguë si caractéristique, surgit au milieu des autres parce
qu'elle est seule de ton espèce ; pas de voyelle tonique dans
ces deux vers qui ne soit éclatanfe ou sombre, pas une qui
soit claire :
390 LE VERS FRANÇAIS
Les Centawres, prenant les femmes sur leurs crowpes,
Frappent l'homme, et l'horrewr trag/que est dans les
[coupes
(Hugo, Le Titan).
A regarder les choses d'un autre biais les vers à effet sont
presque toujours en contradiction avec une des règles cou-
rantes de la versification. Il est défendu de supprimer la
coupe de Témistiche, il est défendu d'enjamber, il est défendu
de morceler les vers, il est défendu de répéter les mêmes sons
d'une manière sensible, il est défendu de ne pas alterner les
rimes masculines et féminines, il est défendu d'employer suc-
cessivementplusieurs rimes assenant ensemble, il est défendu
d'accepter des iatus. Or nous avons vu quels effets puissants
et vraiment poétiques ont été dus souvent à la violation
même de ces observances. Qu'on se garde d'en conclure que
pour être un grand poète il sufiît de faire bon marché des
règles. Toutes les interdictions qu'elles formulent sont excel-
lentes pour la majorité des cas ; car les vers nettement
expressifs, même dans la poésie descriptive, ne peuvent
jamais être qu'une minorité. La plupart des vers d'une pièce
doivent se borner, en ce qui concerne la forme, à être armo-
nieux, bien ritmés et bien rimes. Le poète doit donc observer
soigneusement les règles que nous a léguées un vieil usage,
mais en sachant qu'il peut à l'occasion i déroger.
L'emploi des moyens d'expression n'est d'ailleurs artistique
qu'à condition de n'être pas exagéré ; il ne faut pas que le
lecteur ou l'auditeur puisse les remarquer nettement à pre-
mière vue, mais que ce soit seulement leur résultante qui
produise sur lui l'impression voulue. Nous avons eu plusieurs
fois l'occasion de l'indiquer en passant, et il est bon d'i insis-
ter encore ici. Voici par exemple un passage de MaUiurin
Régnier où l'emploi des moyens d'expression atteint ses
extrêmes limites:
Et le fer refrappé sous les mains résonnantes
Défie des marteaux les secousses battantes,
Est battu, combattu, et non pas abattu,
Ne craint beaucoup le coup, se rend impénétrable,
EMPLOI DES MOYENS d'EXPRESSION 391
Se rend en endurant plus fort et plus durable,
Et les coups redoublés redoublent sa vertu.
Par le contraire vent en soufflantes bouffées
Le feu va rattisant ses ardeurs étouffées :
Il bruit au bruit du vent, souffle au soufflet venteux,
Murmure, gronde, craque à longues halenées,
11 tonne, étonne tout de flammes entonnées :
Ce vent disputé bouffe et bouffit dépiteux.
Tout commentaire est inutile ; Tauteur a voulu montrer à
quel résultat détestable peut mener Tabus de certains procé-
dés et il i a parfaitement réussi. C'est au poète à avoir le goût
assez délicat pour trouver la juste mesure. 11 doit, pour ce qui
est des moyens d'expression, faire porter son effort sur deux
points: d'abord choisir ceux qui conviennent le mieux à l'idée
exprimée (nous avons vu que l'on peut quelquefois ésiter entre
plusieurs) et les employer dans la proportion exacte où cette
idée les comporte ; d'autre part les éviter soigneusement tou-
tes les fois que la pensée ne les demande pas.
Alors vous croyez, nous dit-on, que le poète fait tous vos
beaux raisonnements, et qu'au milieu de l'inspiration, quand
l'émotion et l'entousiasme l'ont saisi, quand la passion fait
palpiter son cœur, quand l'éloquence va jaillir de ses lèvres,
il s'épuise à peser la valeur propre ou combinée des dentales,
des labiales et des sifflantes, à calculer des écos de voyelles
et des rappels de sonorités? — Non pas ; mais nous savons
que les poètes, s'ils s'astreignent à certaines règles parce que
c'est l'usage, obéissent aussi à d'autres dont ils ne connaissent
pas de formules et qui sont chez eux à l'état de sentiment. Us
ne calculent pas les effets, mais ils les sentent et ne sont
satisfaits que lorsqu'ils ont trouvé l'expression adéquate de
l'idée. Sans doute il n'est pas rare que certains effets se pré-
sentent en quelque sorte d'eux-mêmes, produits par le asard
de la forme des mots ou de leur rapprochement ; mais, à moins
d'être des artistes médiocres, il n'abandonnent rien au asard
et n'accueillent son apport qu'après l'avoir reconnu et sou-
yent perfectionne. « C'est affaire au vrai poète, dit Clair Tis-
seur, de sentir la chose d'instinct, sauf à la passer à l'alambic
une fois faite ». Quand l'expression idéale qu'ils entrevoient
392 LE VERS FRANÇAIS
se refuse à eux, sans qu'ils aient l'espoir de la rencontrer
jamais, ils renoncent à l'idée. « Il n'y a pas, écrivait A. de
Musset, de si belle pensée devant laquelle un poète ne recule
si la mélodie ne s'y trouve pas » ; ce qu'il dit de la mélodie est
également vrai de tous les détails de facture et d'expression.
Lorsqu'ils se résolvent à noter une forme provisoire, c'est
qu'ils comptent trouver mieux un jour. Alors ils se retouchent
tant que leur oreille délicate et leur sentiment aiguisé les i
invitent, et ce n'est souvent qu'après de nombreux essais qu'ils
arrivent à se satisfaire.
Quelques exemples montreront clairement comment s'ac-
complit ce travail de correction des poètes. Soit ces vers du
Mariage de Roland (v. 18 et suiv.) :
Les bateliers pensifs qui les ont amenés
Ont raison d'avoir peur et de fuir dans la plaine,
Et d'oser, de bien loin, les épier à peine.
Victor Hugo avait mis d'abord :
Les bateliers M/e5 qui les ont amenés.
MM, P. et V. Glachant {Papiers d'autrefois, p. 122) con da-
tent qu'il a « renoncé à une épithète de nature, purement
physique, pour accorder la suprématie à une épithète
morale ». Matériellement cette observation est presque
exacte, quoique dénuée d'intérêt ; mais, à i regarder de près,
elle porte à faux. Les bateliers ne sont pas pensifs ; ils ont
peur et s'enfuient, ce qui indique un tout autre état mental.
Ils n'étaient pas pensifs quand ils les ont amenés parce qu'ils
ne se doutaient pas de ce qui allait se passer, et s'ils ont pu
être pensifs un instant ce n'est que pendant celui qui a pré-
cédé immédiatement leur peur et leur fuite ; mais il n'est pas
question de ce moment -là. Il en résulte que « pensifs » fait
l'impression d'une cheville. Au contraire, « hâlés » rendait
parfaitement l'idée que le poète avait voulu faire entrevoir et
était, à proprement parler, une épitète morale. Ces ommes
étaient « hâlés » au moral comme au fisique ; ils avaient le
cœur rude et endurci comme le corps, l'émotion et la crainte
CORRECTIONS DE V. HUGO 393
leur étaient inconnues ; pourtant cette fois la peur les avait
saisis et ils fujaieat. Pourquoi a-t-il remplacé ce mot si pit-
toresque et si juste par « pen.sifs » qui ne rend pas son idée
et répond mal à la situation? Parce qu'il était obligé d'aban-
donner « hâlés » et qu'il n'a pas trouvé mieux que a pensifs».
Avec « hâlés » on avait cinq fois repro iuction ou rappel de
la sillabe -lés :
Les h die lier s hklés qui les ont amenés,
et les trois polisillabes du vers avaient un a dans leur pre-
mière sillabe : bateliers, halés, amenés. La discordance entre
l'idée et l'expression, que nous avons signalée plus aut
(2® partie, p. 189), était telle qu'il en résultait une vraie caco-
fonie. En écrivant a pensifs » Hugo a rendu son vers faible
comme idée, mais excellent comme facture.
Dans Booz endormi au lieu de :
Les souffles de la nuit fl.ottaient sur Galgala,
la première version était :
Un souffle tiède était épars sur Galgala
{Papiers d'autrefois, p. 135) ; « était épars » est au moins
a-issi juste que « flottaient » et l'on peut regretter l'idée que
suggérait le mot « tiède ». Mais les saccades choquantes qui
risultaient des quatre occlusives dentales : a tiède était é- »
ont obligé Hugo à une retouche. Il Ta opérée avec tant d'abi-
leté et de boneur, en disposant savamment jusqu'à la fin
de ce vers les moyens d'expression employés dans le précé-
dent (cf. 2° partie, p. 262], qu'il a fait de l'ensemble un
tout qu'on ne saurait disjoindre, un tableau d'une ravip-
sante poésie, deux des vers les plus mei»veilleux qui exis-
tent.
Dans Aymerillot (v. 162, V. Glachatit, Revue universitaire^
1899, t, 1, p. 501), au lieu de:
Cts douves-là nous font parfois si grise mine
Qu'il faut recommencer à l'heure où l'on termine,
39 4 LE VERS FRANÇAIS
le poète avait d'abord écrit:
Qu'il faut recommencer quand on croit qu'on termine.
La leçon définitive rend son idée avec moins de clarté et
de précision. Il s'est néanmoins résigné à l'accepter pour
éviter les saccades que faisait naître dans la première rédac-
tion, sans que l'idée les justifiât, la quintuple répétition des
occlusives c, ç-, dans un même vers.
Au vers 119 de la même pièce on lit dans le manuscrit
(Id,, ibid.):
Il appela les plus fameux, les plus fougueux ;
il a remplacé /amewx \)d.v hardis, pour éviter une insistance due
à la répétition de /" et à larime léonine, qui, vu l'idée à expri-
mer, est suffisamment sensible par la répétition de « les plus »
et qui devenait par son exagération un artifice vulgaire.
Après la bataille se terminait primitivement par ces deux
vers ;
Mon père se tourna vers son housard tout blême :
— Bah, dit-il, donne-lui la goutte tout de même.
(Papiers d'autrefois, p. 133). « Donner la goutte » est
Texpression juste, on pourrait presque dire tecnique ; mais
elle est triviale. Est-ce là ce qii a déterminé Hugo à
l'écarter? c'est peu probable ; mais ce qui est certain, c'est
qu'il a été choqué par la cacofonie qui résultait du euit des
dentales :
. . . dit-W^ rionne-lui la gou/^e ^out de.,.
L'eureuse correction qui a supprimé ces saccades s'est
étendue forcément au vers qui était d'abord :
Et dit : — Donne la goutte à ce pauvre blessé,
et cela a suffi pour rendre excellente une petite pièce primi-
tivement assez faible.
CORRECTIOXS DE V. HUGO 395
Tout le monde a présents à l'esprit, au coininencement du
Sacre de la femmc^ les quatre vers délicieux qui débutent par
ces mots: « L'éden pudique et nu ». Voici ce qu'ils étaient
d'abord :
L'éden charmant et nu s'éveillait, et, donnant
De la distraction même au ciel rajonnant,
Les oiseaux gazouillaient un murmure si tendre
Que les anges penchés tâchaient de les entendre.
Le dernier vers était pénible et désagréable à l'oreille ,
le premier était plat, le second lourd, prosaïque et abstrait;
la langue était lâche et imprécise, les idées mal coordonnées
et mal digérées. Un poète aussi soigneux et aussi avisé que
Victor Hugo ne pouvait pas laisser ce passage sans le repren-
dre et le refondre. Mais ne nous occupons ici que du premier
vers : pourquoi en a-t-il retiré l'épitète « charmant » et pour-
quoi Ta-t-il remplacée par « pudique r ? Selon MM. Glachanti
(Ibid.^ p. 130), c'est par le souci d'i introduire un qualificatif
« plus rare ». Sans doute « charmant » était banal à cette
place, mais ce qui a déterminé sa retraite, c'est qu'il assenait
lourdement avec donnant et rayonnant^ et faisait tache, avec
ses deux voyelles éclatantes, au milieu d'une description qui
exigeait des voyelles claires (cf. 2" partie, p. 214-220).
Ce qui a fait choisir « pudique » plutôt que tout autre mot
n'est pas sa rareté, mais la recherche de l'antitèse : l'idée de
nudité appelle par antitèse celle de candeur, de pudeur,
d'innocence, de pureté. Or, seul parmi les adjectifs exprimant
ces idées, « pudique » présentait deux voyelles claires.
Pour l'avant dernier vers à'Eviradnus, la première leçon
donne (V. Glachant, Revue universitaire, 1899, t. I, p. 508) :
S'approchant d'elle avec un fier sourire ami,
et l'édition :
S'approchant d'elle avec un doux sourire ami.
Au point de vue de l'idée, il n'est pas interdit de préférer
« doux » à a fier », quoiqu'il fasse un peu pléonasme avec
396 LE VERS FRANÇAIS
« ami », mais « fier » était peut-être plus plein de sen',
étant donné le caractère d'Eviradnus, le rôle qu'il venait do
jouer, et l'antitèse apparente que ce mot faisait avec « ami » .
Seulement avec a fier » le vers était presque totalement
dépourvu d'armonie (cf. supra, chap. VI, a p. 366), tandis
qu'avec « doux» il a une armonie très satisfaisante en diades
conformément au ritme (tipe 1-4, 2-3, 5-6, supra, p. 344), et
même en triades (cf. supra, p. 362, 4° a).
Il serait aisé de multiplier les exemples de ce genre et de
les emprunter à des poètes très divers. Ceux-là suffisent. Ils
montrent nettement pour quelles raisons et de quelle ma-
nière les poèfes se corrigent. Il est vrai que certains sont in-
capables de revenir sur ce qu'ils ont une fois écrit ; nous en
avons signalé un exemple plus aut (l'"^ partie, p. 125). C'est
pour eux une infériorité notable; il en résulte que leurs
œuvres sont très inégales et que trop souvent les faiblesses i
déparent les plus belles choses. On se demande en vain sur
quoi peut bien reposer cette légende d'après laquelle les
poètes, quand l'inspiration leur vient, produiraient leurs
œuvres sans travail, sans eff'ort, spontanément et presque in-
consciemment, comme la plante pousse ses feuilles quand le
souffle du printemps l'a suffisamment réchauffée. On connaît
depuis l'antiquité le pénible labeur de Virgile. On a depuis
longtemps des documents prouvant que les fables de La Fon-
taine n'ont atteint leur forme définitive et en général si par-
faite qu'après avoir été refondues à tel point que souvent pas
un seul mot n'est resté à la place qu'il occupait dans la pre-
mière rédaction. Le Buch der Lieder de Hejne est plein de
poésies d'un tour si facile, si naturel qu'il ne semble pas que
le poète ait jamais pu les concevoir sous une autre forme ;
c'est d'un monceau de ratures qu'elles ont surgi avec leur
aisance et leur grâce délicieuse. On sait aujourdui avec
quel soin Hugo, jusqu'au moment de donner ses œuvres au
public, les reprenait sans cesse, biffant, précisant, développant
sans relâche. D'autres exemples encore permettent de suppo-
ser un travail analogue de la part des poètes sur la manière
de composer desquels on n'est pas directement renseigné.
Certains sontmieux doués que d'autres, ont plus de facilité,
mais en définitive ceux qui ont été les plus parfaits sont ceux
qui ont su le mieux se corriger.
EMPLOI DES MOYENS D EXPRESSION 397
Mais, penseront peut-être quelques-uns, maintenant que
les lois de l'armonie sont formulées, que les moyens d'ex-
pression sont pour la plupart classés et définis, ne sufl3ra-t-il
pas d'avoir quelque sens critique pour arriver à ne plus faire,
avec un peu de travail, que des vers qui soient tous de tous
points excellents ? Qu'on se détrompe; d'abord il faut distin-
guer dans un vers, comme nous l'avons dit dans l'introduc-
tion, le fond et la forme ; toutes les règles du monde sont
impuissantes à faire naître une idée poétique, et même une
forme irréprochable. Clair Tisseur a dit avec justesse dans
ses Modestes observations: «Savoir désosser un vers ne vous
en fera pas jaillir un beau, tout armé du cerveau, mais cela
peut vous retenir d'en faire un mauvais ». Nous avons cons-
taté ce qu'ont fait les poètes, nous n'avons pas prétendu
creuser une ornière qu'ils doivent suivre à l'avenir. « 11 n'y a
pas de recette pour faire les chefs-d'œuvre, dit M. Saint-
Saëns dans son Harmonie et mélodie, et ceux qui préconisent
tel ou tel système sont des marchands d'orviétan ».
Sans doute les principes qui dominent les moyens d'ex-
pression et leur emploi sont éternels. « Tout sentiment, écrit
Guyau dans /'i4r/ au point de vue sociologique^ se traduit par
des accents et des gestes appropriés. L'accent est presque
identique chez toutes les espèces: accent de la surprise, de la
terreur, de la joie, etc. ; il en est de même du geste, et c'est ce
qui rend immédiate l'interprétation des signes visibles ; l'art
doit reproduire ces accents et ces gestes pour faire pénétrer
dans l'âme, par suggestion, le sentiment qu'ils expriment».
Ce que l'auteur appelle des accents et des gestes, c'est en
poésie des soTis et des mouvements; ceux qui conviennent à
l'expression de tel sentiment sont d'une manière générale
toujours et partout les mêmes. Mais dans le détail, — ces études
en sont la meilleure preuve, — leur variété et leurs combinai-
sons sont infinies.
Il ne faut pas oublier d'ailleurs que l'emploi de tels moyens
d'expression est exclu par telle forme de vers. Ainsi il est
évident qu'il ne peut pas être question dans un poème en
vers de forme fixe des efi'ets que l'on obtient dans une pièce
en vers libres par les changements de mètre.
Pour nous en tenirà notre alexandrin, il n'était au commen-
3^8 LE VERS FRANÇAIS
cernent du XVI° siècle qu'un élément de douze sillabes com-
posé de deux membres de six séparés par une pause ou
césure. « Un compte net de douze, une suspension de la voix,
ou repos, à la sixième sillabe, afin sans doute que l'existence
du nombre fût bien sentie, c'était tout pour la métrique du
grand vers » (Renouvier, Victor Hugo). On avait « l'habitude
de prendre l'hémistiche en bloc, sans aucune considération
d'accent intérieur assez marquée pour y faire sentir une
mesure en le subdivisant lui-même, et y introduisant des
cadences variées suivant la place de cet accent » (Id., Ibid.).
D'un pareil vers tous les moyens d'expression que Ton peut
obtenir en diversifiant les éléments ritmiques étaient forcé-
ment exclus.
Mais un vers sillabique de douze sillabes avec une seule divi-
sion est un mètre singulier ; les éléments sont trop longs pour
être nets, et c'est probablement pour cette raison que Ronsard
trouvait que a les alexandrins sentent trop la prose très facile,
sont trop énervés et flasques, si ce n'est pour les traductions,
auxquelles, à cause de leur longueur, ils servent de beaucoup
pour interpréter le sens de l'auteur». C'était probablement
le sentiment général à cette époque, car jusqu'au XVIP
siècle l'alexandrin n'eut pas grand succès. On avait trop
de liberté dans l'intérieur d'un émistiche et le remplis-
sage avait beau jeu. Ceux qui avaient de l'oreille n'i sentaient
pas un vers. On s'est étonné que Ronsard qui était un cher-
cheur et un novateur n'ait pas compris le parti qu'il i avait à
en tirer. Rien n'est plus naturel au contraire ; Ronsard ne
connaissait l'alexandrin que tel qu'il était de son temps et ne
pouvait ni prévoir ni créer la forme qu'il aurait plus tard : les
évolutions ne se devancent pas.
Mais du temps même de Ronsard, grâce à lui-même, quoi-
qu'il ait relativement peu employé ce mètre, grâce à Agrippa
d'Aubigné, grâce surtout à Régnier et un peu à Malherbe,
sans qu'ils s'en doutassent, l'alexandrin évoluait. Le vers clas-
sique se préparaît. Il était extrêmement rare qu'un alexandrin
n'eût pas d'autre accent tonique important que celui de la
sixième et celui de la douzième sillabe. La plupart du temps
il i en avait un autre dans l'intérieur de chaque émistiche.
Ceux qui terminaient les émistiches recevaient un relief par-
L'ALEXANDRvN au XVII* SIECLE 39V
ticulier de la pause dont ils étaient suivis ; mais il arrivait
fréquemment que la pause de la césure fût très faible parce
que le dernier mot du premier émistiche était étroitement uni
par la sintaxe au premier du suivant; dans ces conditions et
pour les mêmes raisons Faccent de la sixième siliabe était rela-
tivement faible. Il n'était pas rare dès lors qu'un accent
secondaire fût aussi fort que celui de la sixième et même qu'il
fût suivi d'un arrêt aussi marqué que celui de la césure. En
voici quelques exemples empruntés à Agrippa d'Aubigné :
Toi Seigneur, qui abats, qui blesses, qui guéris;
l'accent tonique de blesses est évidemment aussi fort que
celui de abats^ et celui de Seigneur est même plus fort.
Sous toi, Hiérusalem meurtrière, révoltée,
Hiérus lem, qui es Babel ensanglantée ;
l'accent tonique de toi dans le premier vers est au moins
aussi fort que celui de Hiérusalem, et dans le second celui de
Hiérusalem est certainement plus fort que celui de es.
Venez, célestes feux ! Courez, feux éternels !
Volez! Ceux de Sodome oncque ne furent tels;
il est clair que l'accent tonique de volez est plus fort que celui
de Sodome, et que ce mot est même suivi d'un arrêt plus con-
sidérable que celui de la césure.
Petit à petit les poètes se rendirent compte de l'existence
de ces accents secondaires ; ils comprirent les effets qu'on en
pouvait tirer En en définitive au milieu du XVII® siècle
l'alexandrin était devenu un vers de douze sillabes avec une
césure fixe après la sixième, deux accents toniques fixes à la
sixième et à la douzième, et deux accents secondaires à place
variable dans l'intérieur de chaque émistiche. Du moins le
plus grand nombre des vers classiques sont construits de
cette façon. La césure les partage en deux éléments, les
accents toniques les partagent en quatre. Les deux sistèmes
4ÔÛ LE VERS FRANÇAIS
de division se superposent. Cette division en quatre morceaux
est le point capital de l'étape classique. Les poètes classi-
ques n'en ont jamais eu nettement conscience ; mais ils
paraissent en avoir eu le sentiment à partir d'une certaine
époque. Malherbe ne Ta jamais eu, mais il semble s'être déve-
loppé chez Corneille à partir de Polyeucte et chez Racine à
partir d'Andromaque, Cela est évidemment indémontrable ;
mais un examen attentif de la versification de leurs œuvres
est en faveur de cette opinion. Les accents secondaires deve-
nant souvent aussi forts que celui de la sixième sillabe s'élè-
vent à la auteur d'un accent ritmique ; dès ce moment l'alexan-
drin est un vers ritmé, à quatre mesures en général. Il n'est
plus alors ni « énervé ni flasque » ; ses quatre divisions lui
donnent une fermeté et une netteté qui fait la beauté du vers
classique. C'est alors qu'il est susceptible de toutes les caden-
ces variées et de tous les moyens d'expression fondés sur le
ritme que nous avons relevés chez lui.
Mais il faut avouer qu'au point de vue métrique, c'est de
nouveau un vers bizarre : il est à la fois sillabique et ritmi-
que, ce qui est presque contradictoire. Car dans un vers
purement ritmique la mesure est marquée par le retour et le
nombre des accents ritmiques, le nombre des sillabes étant
quelconque. Ici le nombre des sillabes est fixe et celui des
accents ritmiques ne l'est pas absolument; chose étrange.
Au XVIIP siècle, jusqu'à Chénier, il n'i a pas de poète à
proprement parler. On se contente de reproduire plus ou
moins abilement la versification classique. Pendant cette
période morte, l'évolution ne perd pas ses droits ; c'est une
période d'incubation. Aussi quand paraît Chénier, on s'aper-
çoit que le vers a changé, et on s'en aperçoit surtout lors-
qu'arrive l'école romantique. Comment la versification
romantique est sortie de la versification classique par la fusion
du vers de la comédie avec celui de la tragédie, nous l'avons
exposé en détail dans la Revue des langues romanes^ t. XLVI,
p. 5etsuiv.; nous ne pouvons ici que renvoyer à cet^ article.
Mais nous devons constater le résultat acquis^à cette nouvelle
étape : l'élément ritmique, qui s'était glissé dans l'alexandrin
au XVIP siècle, est devenu prédominant ; le nombre des si'-
iabes reste fixe, mais la césure séparant les deux émistiches
l'alexandrin au XIX* SIÈCLE 401
est souvent très faible, et elle est même nulle dans le trimètre
proprement dit. Les deux accents secondaires sont devenus
primaires comme celui de la sixième sillabe, et dans le tri-
mètre il n'i a plus sur cette sillabe qu'un accent tonique, sans
accent ritmique. Le vers classique subsiste dans les mêmes
pièces à côté du vers romantique et ils ont le même nombre
de sillabes, mais ce qui les distingue c'est la manière dont ils
sont ritmés. Le poète classique sentait vaguement que son
vers était ritmé, le poète romantique en a nettement con-
science. Une pièce romantique, étant composée de vers rit-
més différemment, est comparable aune pièce en vers libres,
et susceptible des divers moyens d'expression fondés sur les
changements de ritme que nous avons examinés plus aut.
Hugo n'a jamais supprimé la césure de l'émistiche sur le
papier. Il veut que la sixième sillabe ait toujours au moins
un léger accent tonique et ne tolère pas que la septième sil-
labe soit constituée par un e féminin appartenant au même
motque la sixième. Cette étape en appelait invinciblement une
autre qui a été réalisée par ses sucesseurs : la suppression de
toute séparation de mots après la sixième sillabe, mais
avec le maintien d'un accent tonique au moins secondaire sur
cette sillabe.
Tenez, à la première du Cid, j'étais là
(E. Rostand, Cyrano);
ce vers n'est même pas un trimètre ; c'est un tétramètre par-
faitement ritmé.
Empanaché d'indépendance et de franchise
(Id., ibid.);
c'est ici un trimètre, avjc un accenttonique secondaire sur la
sixième sillabe, qui en réalité ne diffère en rien, sinon sur le
papier, de celui-ci de Hugo :
Elle est la terre, elle est la plaine, elle est le champ ;
car « elle est la plaine » n'est qu'un seul mot métrique avec
un accent secondaire sur est. Ceux-ci de Leconte de Lisle
sont exactement du même tipe :
402 LE VERS FRANÇAIS
Le café rouge, par^ monceaux, sur l'aire sèche. . .
La queue cd cercle sows leurs ventres palpitants. . .
Sur les murailles, sur les arbres, sur les toits. . .
La dernière étape est accomplie et l'évolution a atteint son
terme lorsqu'on supprime à la sixième sillabe l'accent secon-
daire :
Dans chacune de vos exécrables minutes...
Comme des merles dans l'épaisseur des buissons...
Abou-Sayd, et ses compagnons, bras et flancs...
Et les taureaux, et les dromadaires aussi...
De ses enfants et de la rojale femelle.. .
(Leconte de Lisle).
Dans ces' vers l'accent secondaire est sur la septième fcillabe.
Dans celui-ci du même poète il est sur la cinquième :
Et l'oiseau bleu dans le maïs en floraison.
A ce moment les poètes peuvent disposer dans une même
pièce, pour ne parler que de la césure à l'émistiche, non plus
seulement de l'alexandrin classique à césure forte, mais encore
de l'alexandrin à césure faible, de l'alexandrin sans césure
mais avec un accent tonique au moinssecondairesurlasixième
sillabe, enfin de l'alexandrin sans césure après la sixième ni
accent tonique sur elle. Comme moyen d'expression le vers n'a
rien gagné depuis Hugo ; mais les poètes ont sous la main un
instrument plus souple encore et plus délicat, permettant une
cadence encore plus \ariée: ressource pour le talent, danger
pour la médiocrité.
De l'alexandrin du XVP siècle au trimètreduXIX* la trans-
formation a été normale, mais si l'on compare l'un à l'autre
il semble qu'il s'est produit quelque colossal bouleversement.
On dirait que l'ouragan d'une révolution a passé sur l'alexan-
drin. Or toute révolution, même apparente, amène forcément
deux mouvements opposés: l'un de réaction, l'autre d'exagé-
ration.
Les réactionnaires sont ceux qui s'obstinent encore aujour-
dui à ne pas quitter le mode classique, et se condamnent à
BESOIN DE REFORMES 403
refaire toujours les mêmes vers que d'autres ont déjà faits.
Comme si Ton pouvait faire le vers de Racine ou celui de
Hugo mieux ou même aussi bien que Racine et que Hugo !
« Autre siècle, autre art», a dit ce dernier {W. Shakespeare).
Ils enfantent des nouveau-nés vieillots et souifreteux, ils
s'épuisent en efforts stériles, mais cette tentative se renouvel-
lera toujours. Elle durera jusqu'au moment où Ton ne fera
plus le vers classique que comme nos licéens faisaient
autrefois des vers latins et sans que ses produits méritent
plus d'intérêt. Que de talent perdu pour n'avoir pas compris
que nous avons marché!
Du côté de l'exagération, nous trouvons ceux qui ont
conclu du mouvement romantique que les règles sont des
lisières bonnes tout au plus pour les esprits débiles et qu'il
suffit de rimer richement pour avoir fait une œuvre qui doive
soulever l'admiration des siècles. Tous les tipes de vers
apparaissent chez eux, mais le asard seul détermine leur
emploi. Leurs productions sont encore plus négligeables, s'il
se peut dire, que celles des réactionnaires.
Pourtant presque tout le monde sent que notre vers est
défectueux et plusieurs ont demandé des réformes. « Le plus
grand malheur de notre versification est d'avoir conservé la
mesure des sjllabes et les conditions de leur homophonie
telles que les avait établies le XVP siècle, d'accord avec la
prononciation réelle d'alors: la prononciation a changé, et les
règles qui l'avaient pour base ont été servilement mainte-
nues, en sorte que nos vers sont incompréhensibles dans leur
rjthme et leur rime non seulement à l'immense majorité de
ceux qui les entendent ou les lisent, mais encore, si on va
bien au fond des choses, à ceux même qui les font » (Gr.
Paris, Préface du livre de M. Tobler). « 11 serait souhaitable
que des poètes de talent parvinssent à débarrasser notre code
poétique de quelques règles trop étroites, relativement
jeunes, qui l'entravent inutilement, comme l'interdiction
générale des hiatus, ou la loi inviolable de l'alternance régu-
lière des rimes masculines et féminines, ou certaines pres-
criptions trop formalistes pour le compte des syllabes. La
rime même admettrait peut-être certaines modifications »
(E. d'Eichtal, Du rythme dans la versification française).
404 LE VERS FRANÇAIS
« L'abîme s'est creusé trop large entre la langue parlée et la
langue poétique pour qu'il ne soit pas devenu indispensable
de le comblor » (Psichari, Revue Bleue, j\u'in 91).
C'est le sentiment de ces défauts qui a fait naître les écoles
que l'on désigne sous les noms de décadentes, simbolistes et
autresencore. Elles sont l'expression du besoin de changement
assez généralement répandu aujourdui. Qu'ont-elles produit
jusqu'à présent? rien qui doive subsister, a-t-on dit, et il n'est
pas besoin d^être profète, pour confirmer ce présage. A quoi
aboutiront-elles ? à leur disparition.
Le XVP siècle a fourmillé d'écoles analogues. Il i en a à
toutes les époques où un vieux régime sombre pour en lais-
ser surgir un nouveau. Il est rare qu'il en sorte une seule œu-
vre, mais leur rôle est considérable : elles accusent les ten-
dances et préparent l'avenir. Les évolutions se font lentement;
certaines transformations sont quelquefois pénibles : ces éco-
les remplissent les périodes de transition.
Les idées simboliques ou étranges qu'ont pu exprimer celles
du XIXe siècle, le vocabulaire prétentieux ou baroque qu'elles
ont pu employer n'ont pas d'importance, puisqu'il n'en restera
rien. Mais au point de vue de la facture il i a deux tendances
principales qu'elles rendent évidentes, et où l'on peut à notre
sens entrevoir l'avenir de notre vers, parce que ces deux
tendances sont logiques et que leur réalisation est appelée
par l'évolution normale du vers français.
Nous ne voulons pas parler ici de la rime ni de l'iatus ; nous
avons indiqué plus aut les modifications que nous paraissent
comporter à l'eure actuelle les règles qui les concernent.
Nous faisons allusion à deux faits de bien plus grande
importance. La langue dont se servent nos poètes, même
après avoir supprimé toute distinction entre les termes nobles
et les termes roturiers, après avoir accueilli le vocabulaire tout
entier et i avoir même introduit quantité de néologismes, est
une langue arcaïque. Si neuves que puissent être les idées
développées, si moderne que soit le vocabulaire qui les ex-
prime, la prononciation obligatoire est une prononciation
morte depuis trois siècles.
Toute poésie, à l'origine, s'est servi de la langue vivante,
et s'est fondée sur elle. En G-rèce, pour ne citer qu'un exem-
VE MUET 405
pie, tous les genres poétiques emploient le dialecte parlé dans
la région où ils naissent. Ils ont atteint leur plus aut dévelop-
pement chacun dans son dialecte ; c'était la période de pro-
duction originale. Postérieurement apparut la poésie d'imita-
tion ; on imita les modes poétiques, on imita leurs langues qui
devinrent purement artificielles et intelligibles seulement
pour un cercle restreint. (7esst la période de décadence. Que
Ton compare Quintus de Smyrne à Homère et l'on entreverra
Tabime qui sépare la seconde de la première. A Rome la poé-
sie classique, purement artificielle, érudite, arcaïsante pour
la langue, grécisante pour le fond et la forme, n'a jamais été
qu'une poésie d'amateure. Pour qu'une poésie puisse être
réellement vivante, il faut qu'elle emploie la langue de son
pays et de son temps. Supposez Aristophane écrivant dans la
langue d'Homère ou Schiller dans celle de Hans Sachs !
Actuellement la langue de notre poésie est arcaïque et par-
conséquent artifi îielle sur trois points principaux :
1** L'e MUET. — Parmi les e que l'on écrit aujourdui il en
est qui se prononcent et d'autres qui ne se prononcent pas.
Nous n'avons pas à faire ici leur istoire mais seulement à
constater l'état actuel de la prononciation et à montrer dans
quelle mesure les poètes tendent às'i conformer. 11 faut dis-
tinguer plusieurs cas. Quand l'e est en contact avec une
voyelle atone dans l'intérieur d'un mot, comme dans jouerai^
remerciement y tuerie il ne se prononce pas aujourdui; souvent
même il ne s'écrit plus, comme dans joliment, prairie, rou-
lette. Cet e forme toujours une sillabe en ancien français ;
mais dès le XIV siècle on commence à ne plus le compter;
voir à ce sujet chez Tobler le chapitre intitulé Détermination
du nombre des syllabes, Aujourdui les poètes ne le comptent
plus jamais et quand A. Barbier écrivit :
Toujours, ô mon enfant ! toujours les vents sauvages
De leurs pieds vagabonds balayeront les plages
{La Nature) f
il a commis un arcaïsme blâmable.
Quand l'e suit la voyelle tonique comme dans prie, pries.
406 LE VERS FRANÇAIS
prient, il comptait également toujours pour une sillabe en
ancien français ; il n'est plus jamais prononcé aujourdui. Ici
Tusage des poètes n'a pas suivi la prononciation, si ce n'est
quand l'ortografe elle-même s'i est conformée comme dans
les imparfaits en -oze, -oies^ devenus ais^ dans le subjonctifsoî'e,
soies devenu sois, dans eaue devenu eau. Les mots dans les-
quels Ve continue à être écrit ne peuvent entrer dans l'inté-
rieur d'un vers que si Ve est final et élidé devant une vojelle.
Telle est ]a règle classique; elle comporte une exception : les
imparfaits et les conditionnels en -aient et les deux subjonctifs
aient et soient peuvent entrer dans l'intérieur d'un vers sans
que leur e compte pour une sillabe. Les poètes du siècle
dernier ont commencé à étendre cette liberté à toutes les fina-
les de verbes en -aient^ -oient^ -ient, -uent, -éent, -ouent :
En second lieu nos mœurs qui se croient plus sévères
(Musset).
Les yeux qu'on ferme voient encore
(Sully-Prudhomme).
Rient en dessous, mettant leurs masques de travers
(Bouchor).
Les mondes fuient pareils à des graines vannées
(Sully-Prudhomme).
On ne saurait que les louer de cette généralisation ; il est
temps qu'elle devienne complète et qu'on ne rencontre plus
dans nos vers d'arcaïsmes comme celui-ci :
On dit qu'elle a des gens qui se noi-ent pour elle
(Musset).
Ces mêmes imparfaits en -aient placés à la rime constituent
une rime masculine ; mais Hugo emploie encore voient: soient
comme rime féminime. En réalité toutes ces rimes sont mas-
culines puisque Ve no se prononce pas.
Pour les formes en -e^-es la règle classique est impitoyable;
l'E muet 407
elle n'en admet aucune dans l'intérieup du vers. Mais il la
bien longtemps que les poètes ont éprouvé le besoin de les
admettre conformément à leur prononciation, c'est-à-dire
sans compter Ve. Ronsard disait déjà : « Tu dois oster la der-
nière e féminine, tant des vocables singuliers que piuriers qui
se finissent en ée et ees, quand de fortune ils se rencontrent
au milieu de ton vers. Exemple du féminin plurier :
Roland avoit deux épé-es en main.
Ne sens-tu pas que ces deux épé-es en main offencent la
délicatesse de l'aureille ? Et pour ce, tu dois mettre :
Roland avoit deux épé's en la main
Autant en est-il des vocables en oue et ue comme
roue, joue, nue, venue et mille autres qui doivent recevoir
syncope au milieu de ton vers, si tu veux que ton poème soit
ensemble doux et savoureux. Pour ce tu mettras : rou*,
jou', nu\ etc. ».
On trouve déjà cette suppression de Ve au XV siècle (cf.
Tobler, ibid.J. Aux XVP etXVlP elle est fréquente :
Toy qui levant la veue trop haute
(B^ïF, 8 sill.).
A veu' d'œil mon teint jaunissoit
(Régnier).
Et la livrée du capitaine
(Marot, 8 s.).
Lassée d'un repos de douze ans
(Malherbe, 8 s.).
Mantoue, tu ne vois point soupirer ta province
(Corneille).
Bon! jurer! ce serment vous lie-i-'û davantage?
(La Fontaine).
408 LE VERS FRANÇAIS
Hé bien, me plains-je à tort ? me joues-tu. pas, Amour?
(La Fontaine).
A la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar
(Molière, Les Fâcheux).
Les flots contre les flots font un remu-Taéuâge
(Molière, Dépit amoureux).
Mais il faut dire que les mêmes poètes, sans en excepter
Ronsard, comptent cet e pour une sillabe dans d'autres pas-
sages. Ils ne s'affranchissent de la règle que timidement et
exceptionnellement :
Mais, comme crois. Destinée fatale
(Marot, 10 s,).
Ah! longues nuits d'hiver, de ma vie bourrelles
(Ronsard).
Et par lui la cité de Troie fut brûlée
(Ronsard).
Ne me reproche point qu'oisif j'ate vécu
(Ronsard).
La partie brutale alors veut prendre empire
(Molière, Le dépit amoureux).
Anselme, mon mignon, crie-i-elie à toute heure
(Molière, Étourdi).
Dans la première moitié du XIX° siècle les exemples sont
plus rares, mais non moins significatifs :
Pas un qu'avec des pleurs tu n'aies balbutié
(Musset, Namounà).
Avant que tu n'aies mis la main à ta massue
(Hugo, Feuilles d'automne).
l'^ muet 409
Un vieux pirate grec l'avait trouve gentille
(Musset, Namouna).
Que mes joues et mes mains bleuiront comme celles
D'un noyé
(Mussbt).
Ne m'a-il pas jetée sous tes pas comme on trouve
(Lamartine, Jocelyn).
Tout sur terre où nous voilà,
Etait en remMe-ménage
(Banville).
Le crucifix, le bloc, Vépée hors de la gaîne
(Leconte de Lisle).
La Baie des Trépassés blanche comme la craie
(Brizeux).
Les poètes décadents ont accentué cette tendance ; nous
attendons qu'elle se réalise complètement et que tous les mots
de ce genre entrent librement dans le vers à n'importe quelle
place.
Enfin quand Ve vient après une consonne soit dans l'inté-
rieur soit à la fin d'un mot, il était encore toujours prononcé
et comptait toujours pour une sillabe en ancien français. Au-
jourdui il n'est plus prononcé que dans les conditions que
nous avons déterminées dans les Mémoires de la Société de
Linguistique^ VIII, 53-90. Il en était déjà de même au XVIP
siècle ; cf. Thurot, II, 748. En poésie d'après la règle classi-
que il doit toujours faire sillabe. Ici les poètes se sont mon-
trés plus timides que dans les cas précédents. Pourtant dès le
XVP siècle on voit se manifester une tendance à supprimer
Ve muet là où il ne se prononce pas :
Tu t'abuses toi-même, ou tu me porte envie
(Desportes).
La suppression de Vs permet de justifier pour les ieux l'éli-
410 LE VERS FRANÇAIS
siori de Ve ; en réalité cette grafie prouve qu'on ne pronon-
çait ni Ve ni Vs. C'est le même artifice que l'on trouve dans
Agrippa d'Aubigné :
Toi, Seigneur, qui abats, qui blesses, qui guéris,
Qui donnes vie et mort, qui tue et qui nourris,
et ailleurs dans le même Desportes:
Jupiter, s'il est vrai que tu fusse' amoureux ;
Malherbe a blâmé Tortografe de ce vers et aussi celle des
deux suivants où c'est l'e qui n'est pas écrit :
Des chardons inutils et des herbes méchantes...
Des fortes mains à'HercuV veux-je arracher la masse.
Konsard supprime de même parfois un e muet final :
Fait à houppes de soie, et si bien eW le traite
{Ko^Bsmi,Églogues).
Mais plus elV nous veut plonger
Et plus eir nous fait nager.
(Ronsard,? sill.).
Chez les modernes, si on laisse de côté les chansonniers qui
sont à part, les exemples sont fort rares, mais il faut recon-
naître qu'ils n'ont rien de choquant :
Que tu ne puisse encor sur ton levier terrible
TMussET, La coupe et les lèvres).
Et recouvrant le fer de son bourlet d'écorce
(Lamartine, Jocelyn).
Quelque soit la main qui me serve
( Lamartine, Recueillements) .
Tu Vemporte, il est vrai; mais lorsque tu m'abats
(Lamartine, La mort de Jonathas) ;
il était bien facile de dire : Tu l'emportes, c'est vrai... mais
le vers n'i aurait rien gagné.
LA DIÉRÈSE 4 11
Parmi les décadents c'est M. Jean Moréas qui a le plus net-
tement accusé cette tendance. Seulement il ne paraît pas
s'être toujours rendu exactement compte de l'état réel de la
langue ; car il lui arrive parfois de supprimer des e qui se
sont toujours prononcés et d'en compter que l'on ne prononce
pas. Il est évident que notre poésie doit arriver à brève
échéance à ne plus compter que les e qui se prononcent et à
négliger ceux qui sont réellement muets. Notre vers ne
pourra qu'i gagner en sonorité.
Il est à peine besoin de rappeler que pour cette question,
comme dans tout le cours de ce livre, nous ne considérons
que le français proprement dit et que les prononciations pro-
vinciales, comme celle du Midi où l'on prononce vingte-cinq
en trois sillages, sont pour nous sans intérêt.
2^ La diérèse. — Il s'agit des groupes de deux voyelles
dont aucune n'est e et dont la première est i, ou^ o, û, c'est-
à-dire une voyelle susceptible de devenir semi- voyelle. Doi-
vent-ils être comptés pour deux sillabes ou pour une seule?
Istoriquement la question est fort complexe ; on en trouvera
une bonne esquisse chez Tabler (chapitre cité plus aut). Les
règles classiques (relatées en grande partie chez Quicherat et
chez Le Goffic et Thieulin) sont purement empiriques, artifi-
cielles, parfois contradictoires et souvent flottantes.
On trouve fréquemment des contradictions pour le même
mot chez le même poète :
Le sud, le nord, Vou-est et l'est et Saint-Mathieu
(Hugo).
A cause du vent à^ouest tout le long de la plage
(ID.).
Rome était la tru-ie énorme qui se vautre
Les soupiraux infects et flairés par les truies
De sa vue, hier encor, je faisais mon délice
(Hugo).
(ID.).
(Coppée).
412 LE VERS FRANÇAIS
Or, ce fut hi-er soir, quand elle me'parla
(ID.).
Et baisant tout bas son rou-et
(Musset).
Ne chercherait-on pas le rouet de Marguerite ?
(ID.).
Marqué du fou-et des Furies
(Musset).
J'oserais ramasser le fouet de la satire
(iD.).
Me font rire. Piaillez, mesdames les chou-ettes
(Hugo).
Pas de corbeau goulu, pas de loup, pas de chouette
(ID.).
Oh ! l'affreux su-icide ! Oh ! si j'avais des ailes
(Musset).
Mon enfant, un suicide. Ah ! songez à votre âme
(ID.).
Sur la terre où tout jette un miasme empoisonneur
(Hugo).
Mêlé dans leur sépulcre au mi-asme insalubre
(ID.).
Vopi'um, ciel liquide
(Th. Gautier, 6 sill.).
D'opium usé
(lD.,4sill.).
C'est le pendant des sillabes « communes » chez les poètes
classiques latins, qui leur permettaient d'emplojer dans le
LA DIERESE 413
même vers le mot patrem^ par exemple, indiiFéremment avec
la première sillabe longue ou brève. C'est la marque la plus
évidente d'une langue artificielle, et bien que ce ne soit en
apparence qu'une chose sans importance elle peut avoir les
conséquences les plus graves et devenir un germe de mort
pour la poésie qui l'admet 11 n'i a qu'un principe admissible :
se conformer à la prononciation de la langue vivante. La
poésie de l'ancien français faisait ainsi ; mais la prononciation
a notablement changé sur ce point comme sur beaucoup
d'autres. La poésie d'aujourdui ne peut suivre que la pronon-
ciation d'aujourdui. On doit compter pour deux sillables
« (les) passions », comme a (nous) passions ». On trouvera la
prononciation actuelle de ces groupes exposée en détail dans
les Mémoires de la Société de Linguistique^ VIII, p. 71 et sui-
vantes (article cité plus aut).
On peut noter d'ailleurs sur ce point une tendance des
poètes à se conformer à la prononciation à mesure qu'elle
évoluait. Le fait le plus caractéristique est l'emploi unique-
ment avec diérèse depuis l'époque classique (grâce surtout
a l'influence de Corneille) des groupes dont la première
voyelle est i quand ils viennent après une liquide précédée
d'une autre consonne :
Vous devri-ez pleurer nos morts
(Sully-Prudhomme).
Le sangli-er lancé comme un rocher qui roule
(ID.).
Il travaillait sans plainte, ouvri-er solitaire
(iD.).
J'aime. Philée ainsi parla le quatri-ème
(ID.).
Sous les verts marronniers et les peupH-ers blancs
(Musset).
On peut constater aussi nombre de sinérèses réalisées
4 14 LE VERS FRANÇAIS
depuis la période de l'ancien français et accueillies par nos
poètes :
écu-elle en ancien français, mais
Mille petits cailloux volaient vers son écuelle
(Catulle Mkndès).
di-acre en ancien français, mais
Comme un diacre à Noël, à côté du curé
(Musset).
Mais à côté de cela combien devons-nous relever de contra-
dictions et Ton peut même dire de reculs :
quotidien dans Au gier, mais
Pour gagner notre pain, tâche quotidi-enne
(Coppée).
assiette dans Musset, mais
De te voir à ce point hors de ton assi-ette
(Augier).
piéton en ancien français, mais
Embaumaient, énervants, et sur les pi-étons
(Coppée).
bruire en ancien français, mais
La chute du moulin bru-it comme autrefois
(Coppée).
piano chez Musset, mais
Pareil au pi-anoàe valse et de quadrille
(Coppée).
Ces exemples sont d'autant plus mauvais qu'il s'agit de
vers familiers.
Il ressort clairement de là que, pour cette question, nos
poètes sont actuellement comme le limier qui a perdu la piste
et qui court de droite et de gauche en quête d'un indice qui
le remettra sur la bonne voie. Comme l'a dit Becq de Fou-
J
l'^ ASPIRÉ 415
quières, a faute de s'être rendu compte des principes supé-
rieurs de la métrique qu'ils appliquent instinctivement, les
poètes ont parfois des audaces irréfléchies qui les jettent en
dehors des règles les plus certaines, ou au contraire ils hési-
tent à briser les entraves d'autres règles que rien ne justifie ».
Dans les cas de ce genre, c'est au téoricien à leur montrer le
vrai chemin.
3° L'/« ASPIRÉ. — Vil dit aspiré ne s'aspire pas et même ne
se prononce pas du tout, mais détermine une prononciation
particulière devant lui: il empêche la liaison d'une consonne
et l'élision d'un voyelle. C'est état est flottant aujourdui et
depuis fort longtemps *; la langue tend à supprimer totale-
ment Vil aspiré et les efi'ets qu'il produit (voir le détail de la
question dans les Mémoires de la Société de linguistique, VIII,
p. 86 et suivantes), mais cette évolution, empêchée parles
livres et l'enseignement, n'est pas encore terminée. La
poésie n'a pas qualité pour devancer la langue parlée. Pour-
tant certains poètes ont cru pouvoir parfois élider une voyelle
devant un h dit aspiré :
Très mauvais gîte, hormis qu'en sa valise
(La Fontaine).
Je meurs au moins sans être haï de vous
(Voltaire).
Des vers de ce genre font regretter que ces exemples ne
soient pas encore devenus des modèles.
Quand ces réformes relatives à Ve muet, à la diérèse et à
Vh aspiré seront définitivement accomplies nous aurons con-
servé le beau vers sillabique de Racine et de Hugo, mais avec
' c La plus saine et la plus commune opinion est qu'il faut dire et
écriie alte sans h... Or est-il que je pose en fait, après le témoignage
d'une quantité de personnes irréprochables, auquel je joins encore ma
propre observation, que dans tous les livres on n'a point vu alte imprimé
ni écrit avec \xn. h » (Vaugelas, II, 335). Cf. Molière, Dépit amoureux,
975:
Nous verrons. Mais Lucile... Altel son père sort.
416 LE VERS FRANÇAIS
un compte de sillabes conforme à celui de la langue réellement
vivante. Il sera lui-même rendu par là plus vivant et en
même temps plus sonore et plus armonieux. Nous Tavons vu
en effet, Tarmonie est d'autant plus grande que les éléments
qui entrent en jeu pour la constituer sont mieux modulés : Ve
muet qui n'existe dans les vers que par une prononciation
artificielle, quoique obligatoire, ne vaut pas pour la modula-
tion une voyelle plus nette et mieux timbrée.
Voilà donc une première tendance: elle porte sur la langue.
La seconde, que nous annoncions tout à l'eure, touche
d'une manière beaucoup plus intime à la facture même du
vers. Nous avons indiqué que notre vers lorsqu'il est devenu
ritmique tout en restant sillabique devenait un vers bizarre.
En effet la superposition de ces deux sistèmes presque in-
compatibles produit forcément une sorte de discordance.
Dire qu'un vers est sillabique c'est faire entendre qu'il a un
nombre de sillabes fixe, avec au besoin un point de repère
quelque part (la césure de l'émistiche) et rien de plus. Un
vers ritmique au contraire à un nombre fixe d'accents ritmi-
ques ou de mesures déterminées par eux et un nombre de
sillabes quelconque. Or notre vers classique a un nombre de
sillabes fixe avec un nombre de mesures qui ne l'est pas
obligatoirement. Sans doute le nombre des sillabes de chaque
mesure n'est fixe et égal que dans le tipe relativement rare
3. 3. 3. 3 :
Ma fortu | ne va prendre | une fa | ce nouvelle
( Andromaque) .
Le plus souvent, il est très variable, mais non pas libre, car
le total des sillabes comprises dans un émistiche ne peut pas
être inférieur ni supérieur à six. Hugo et ses successeurs ont
fait craquer la cuirasse émistiche. Ils ont ainsi donné plus
de liberté au ritme et plus de variété aux mesures ; mais ils
ont simplement substitué à la cuirasse étroite de Témistiche
une cuirasse plus ample, celle du vers. Le total des mesures
comprises dans un vers ne peut pas comprendre un nombre
de sillabes autre que douze.
VERS KITMIQUE A FORME FIXE 417
Une évolution commencée ne s'arrête que lorsqu'elle est
achevée. Tant qu'elle n'a pas atteint son terme, une fase
appelle la suivante. Celle qui s'imposait après Hugo consistait
à briser cette dernière entrave. Les décadents l'ont tenté
avec juste raison :
Et j'aurais voulu voir | son om|bre sur la mer
Et son visa|ge pendant qu'il rêvait | à voix haute
Debout à la proue | et lui parler | peut-être,
Carie navire | était ancré | près de la côte ;
Mais les rochers | me le cachaient | et cette tête
Qui dort | sur mes genoux, | lourde et charmante,
M'a fait rester | assis | dans l'aube blanche...
(H. DE RÉGNIER, L'homme et la Sirène).
L'avenue, | comme un lit de fleuve | aux berges plates,
Entre des pentes | aux gazons fins | et miroitants,
Et jusqu'aux bois, | aux lignes là-bas, | des mers loin-
Entre des arbres, | et des corbeilles | écarlates, [taines,
L'avenue, | tel un cours de fleuve | intermittent, [nés.
Roule et roule | les sombres flots | de ses ondes humai-
(R. DE Souza).
Dans ces deux passages Régnier et Souza comptent encore
les sillabes à peu près à la classique, et croient avoir fait
œuvre fort originale quand ils ont mis côte à côte des vers
qui n'en ont pas exactement le même nombre.
La différence du total des sillabes est en effet peu considé-
rable entre ces vers, mais elle pourrait être très grande. Dans
un poème ritmé à forme fixe et dont chaque vers contient
quatre mesures un vers peut être constitué par quatre mono-
sillabes ou au contraire par quatre mesures ayant chacune de
une à six ou même sept sillabes. Les deux vers suivants met-
tent en contact les deux extrêmes :
Science | art, | vie, | mort,
Si Ton vous osait dire | que vous ignorez tout | et que
[vous n'en savez rien | et que l'on vous en adore.
27
4 18 LE VERS FRANÇAIS
Ce n'est pas là autre chose que des schémas, mais ils font
nettement ressortir le principe : ces deux vers sont égaux
entre eux.
Ces vers, tout comme les vers purement classiques, pour-
raient à la rigueur n'être pas rimes ; ce seraient encore des
vers, seulementils ne se distingueraient pas d'une prose ritmée
régulièrement. Telles sont ces petites frases de Flaubert que
nous prenons dans Bouvard et Pécuchet :
C'était un rire | particulier, | une seule note | très basse,
Toujours la même | poussée | à de longs | intervalles
Ses yeux | étaient bridés | aux pommettes
Et il souriait | d'un petit air | narquois
D'un côté I une tonnelle | aboutissait | à un vigneau
De l'autre [ un mur | soutenait | les espaliers ; [pagne
Et une claire-voie, | dans le fond, J donnait | sur la cam-
Tout ce qui distinguerait cette poésie de cette prose, c'est
que, tandis que les petites frases de Flaubert sont précédées
et suivies d'autres qui sont ritmés autrement, dans la poésie
toute la pièce serait ritmée d'une manière uniforme. On n'ob-
tiendrait par là qu'un instrument très inférieur à la prose et
d'une désespérante monotonie, tous les membres de frases se
terminant obligatoirement avec lo vers. La rime est donc
indispensable à ce mode poétique pour lui fournir toutes les
ressources du vocalisme et de l'enjambement sous toutes ses
formes, pour le rendre tolérable. Tel quel, il n'a jamais été
employé par personne à notre connaissance ; car les deux
passages que nous venons de citer ont été extraits arbitraire-
ment par nous de pièces en vers libres et le ritme fixe que
nous i avons signalé n'i a été mis qu'inconsciemment par leurs
auteurs.
Il n'i a d'ailleurs pas chance que ce mode ait jamais grand
succès. La monotonie lui est tellement inérente qu'il fau-
drait plus de génie peut-être pour la rompre sans cesse qu'il
n'en a fallu à Victor Hugo pour faire « Aymerillot».
Mais le vers proprement classique est aussi bien monotone
VERS HITMIQUE LIBRE 419
par nature, et nos plus grands poètes classiques n'ont pas
pu toujours le garantir de ce défaut. Les romantiques i ont
introduit une grande variété en modifiant son sistème de cou-
pes, ce qui en a fait au point de vue du ritme, comme nous
l'avons montré plus aut p. 72, un vers libre. A côté de cela
les classiques et romantiques disposaient d'ailleurs de leur
vers libre, celui de La Fontaine, dans lequel le nombre des
sillabes varie et avec lui, d'une manière généralement propor-
tionnelle, celui des accents ritmiques.
Le vers purement ritmé est évidemment susceptible de quel-
que chose de très analogue. 11 est certain qu'il peut i avoir
un vers ritmique libre comme il i a un vers sillabique libre.
Les décadents nous en ont donné de nombreux exemples ;
maleureusement aucune de leurs pièces ne peut passer pour uh
modèle parce qu'aucune n'est un chef-d'œuvre. Mais la mala-
dresse de l'ouvrier ne saurait prouver que l'instrument soit
défectueux. Nous avons étudié plus aut, un morceau de
M. de Régnier qui est en quelque sorte le chef de l'école
qui versifie de cette manière ; nous en rappellerons ici deux
autres de la même école qui sont souvent cités :
Flavie,
Je l'ai revue, un soir.
Près de la source où je vais boire au soir
Depuis de longs vieux jours de vie
Menant mes porcs;
Elle s'est penchée à boire à sa main en coupe ;
Je n'osai lui parler songeant aux jours d'alors ;
Mais comme je lui dis: Flavie !
Parlant de l'autre vie.
De Marc et Lise et de la troupe,
De ce qu'ils diraient en me voyant là
Avec mes pourceaux et mon vêtement
Et mon épieu pour toutes armes,
Elle me regarda si tristement
Que je sentis de chaudes larmes :
0 pauvre cœur, dit-elle, et s'en alla.
Souvent, toute une nuit, j'ai songé à cela
(ViÉLÉ Griffin, Le Porcher).
4 20 LE VERS FRANÇAIS
Danse sans rêve et sans trêve;
11 n'est d'inutiles ébats
Que ceux que tu danses pour moi,
Oh toi Texsangue, oh toi la frêle, oh toi la grêle,
A qui mes baisers
Firent un tapis triomphal rosé
Des aurores où nous menâmes
Nos pas, nos regards et nos âmes,
Nos sens jaloux, nos âmes grêles;
Tu demeures la ruine éclairée par les torches
Tandis que les grands vents ululent sous les porches
Souffletant de folioles errantes les écussons
(G. Kahn, Les palais nomades).
Sans doute ces trois pièces ne sont pas très mauvaises ;
mais on est loin de pouvoir dire qu'elles soient bonnes ; c'est
faiblement pensé, pauvrement écrit et même mal ritmé. Quand
à prétendre que ce n'est que de la prose et même de la mau-
vaise prose ; non pas. La présence de la rime (ou assonance)
suffit à les distinguer par tous les moyens d'expression qu'elle
permet. On peut trouver aisément de la prose tout aussi bien
ritmée et même mieux. En voici des exemples qui ne sont
pas exceptionnels dans les œuvres de nos prosateurs :
Un dimanche j ils se mirent en marche | dès le matin,
Et, passant | par Meudon, | Bellevue, | Suresnes, | Auteuil,
Tout le long du jour,
Us vagabondèrent | entre ces vignes,
Arrachèrent | des coquelicots | au bord des champs,
Dormirent | sur l'herbe,
Burent | du lait,
Mangèrent | sous les acacias | des guinguettes,
Et rentrèrent | fort tard.
Poudreux, | exténués, | ravis.
(Flaubert, Bouvard et Pécuchet).
Le lendemain, | on repartait | dès l'aube ;
Et la route,
Toujours la même.
PROSE RITMEE 421
S'allongeait] en montant | jusqu'au bord de Thorizon.
Les mètres de cailloux | se succédaient,
Les fossés | étaient pleins d'eau,
La campagne | s'étalait | par grandes surfaces | d'un vert
[monotone | et froid,
Des nuages | couraient | dans le ciel,
De temps à autre | la pluie ) tombait
(Flaubert, ibid.).
L'artifice tipografique qui consiste à faire rentrer plus ou
moins les différentes lignes proportionnellement au nombre de
leurs accents ritmiques n'a aucune importance ; mais c'est
plus beau pour l'œil que de les faire commencer toutes au
même niveau. Nous citerons encore deux passages de ce genre
que nous empruntons à Guyau {L'art au point de vue sociolo-
gique) ; le premier est une sorte de strofe de Flaubert (Sa-
lammbô), qui contient même des vers blancs classiques :
Des rigoles coulaient dans les bois de palmiers;
Les oliviers faisaient de longues lignes vertes ;
Des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines ;
Des montagnes bleues se dressaient par derrière,
Un vent chaud souff'lait,
Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus.
L'autre est une description de la Révolte dans Germinal de
Zola. Nous le reproduisons tel que l'a disposé Guyau, p. 335,
avec une seule modification à la sixième ligne avant-dernière:
Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras,
Le soulevaient, l'agitaient.
Ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance.
D'autres, plus jeunes,
Avec des gorges gonflées de guerrières,
Brandissaient des bâtons ;
Tandis que les vieilles, afî'reuses, hurlaient si fort
Que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se
Et les hommes déboulèrent ensuite, [rompre.
Deux mille furieux,
Des galibots, des haveurs, des raccommodeurs,
4 22 LE VERS lÉ'RANÇAIS
Une masse compacte qui roulait d'un bloc;
Serrée, confondue,
Au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes,
Ni les tricots de laine en loques,
Effacés dans la même uniformité terreuse.
Les yeux brûlaient ;
On voyait seulement les trous des bouches noires,
Chantant la Marseillaise,
Dont les strophes se perdaient en un mugissement confus,
Accompagné par le claquement des sabots sur la terre
[dure.
Au-dessus des têtes,
Parmi le hérissement des barres de fer,
Une hache passa, portée toute droite ;
Et cette hache unique.
Qui était comme l'étendard de la bande.
Avait, dans le ciel clair,
Le profil aigu d'un couperet de guillotine ;
A ce moment le soleil se couchait :
Les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglan-
[taient la plaine.
Alors la route sembla charrier du sang.
Les femmes, les hommes continuaient à galoper.
Saignants comme des bouchers en pleine tuerie...
Sans doute ces morceaux de prose sont aussi bien ritmés
que ceux de poésie précédemment cités, et surtout ils sont
beaucoup mieux pensés et plus fermement écrits. C'est même
si l'on veut de la prose poétique, mais ce n'est nullement de
la poésie. La rime est absolument indispensable à toute espèce
de vers libres. C'est elle qui marque où les vers finissent ; sans
elle il n'i a qu'un seul des moyens d'expression fondés sur le
ritme qui soit possible, celui qui provient du contraste des
mesures lentes avec les mesures rapides ; tous les autres sont
rigoureusement exclus. Les effets dus à la discordance entre
le ritme et la sintaxe sont exclus. Ceux qui sont produits par
le vocalisme sont presque tous exclus, et la couleur vocalique
disparaît en partie. Même les effets reposant sur le jeu des
consonn9S ne peuvent plus se déployer avec la même intensité.
DEUX MODES POSSIBLES -123
Enfin la pensée n'ayant plus d'ailes pour voler, marche
prosaïquement.
Il n'a manqué jusqu'à présent au vers ritmé libre qu'un
poète qui sût le manier. Il faut reconnaître d'ailleurs que
c'est un instrument beaucoup plus délicat que le vers classi-
que, mais aussi combien plus puissant, combien plus varié.
Aucune nuance qui lui échappe, aucun effet qui lui soit
étranger.
Voilà donc deux tipes de vers qui se présentent : le vers
sillabique de Racine, de Hugo, et des fables de la Fontaine,
mais fondé sur la langue réellement vivante ; et d'autre part
le vers ritmé à forme fixe ou surtout à forme libre. On s'arrê-
tera évidemment à Tune de ces deux manières ou Ton ne fera
plus de vers. En deors de ces deux modes rien de possible en
français pour le moment.
Qu'il vienne un poète digne de ce nom et il pourra user de
l'un de ces deux instruments sans aucune restriction. S'il est
vrai, comtne l'a dit d'Eichtal, que u toute tentative trop radi-
cale et trop précipitée sera nécessairement stérile », et que
« l'art doit procéder par évolution et non par révolution », le
poète n'a plus à craindre ces mauvais présages ; il ne s'agit
pas d'une révolution, mais de l'achèvement d'une évolution
dont la plus grosse part est accomplie ; il n'i a pas de voies
nouvelles à frayer, le chemin est ouvert.
TABLES ET INDEX
I
INDEX
DES PRIiNXlPAUX VERS, FRAGMENTS ET POÈMES ÉTUDIÉS
Pages .
A. d'Aubigné 283, 399, 410
E. AuGiKR 414
A. DE Baif 407
Th. db Banville 138-142, 409
A. Barbier :
La Nature 405
L'Idole 104
VÉmeute 229
Ch. Baudelaire :
Les chaU 239
Femmes damnées. . 176, 231, 232, 236, 241 , 250, 252, 257, 339
Le Léthé 215
Lesbos 182, 237, 334
Les méta7nur2>ho8es du Vampire 183
J. DU Bellay 219, 384
Sainte-Beuve 216, 241, 251 , 258, 276, 293
N. Boileau :
A mon esprit 373
Épitre III. 213
Épître VI 30
L'art poétique 30, 31 , 321, 373
Le Lutrin 170, 207, 237, 373
Satire X 71
M. BoucHOR 406
A. Brizeux 409
A. Chénier :
L'aveugle 258
4 28 LE VERS FRANÇAIS
Pages.
Clytie 270
Diane 239
Bryas 261
Élégies 241, 280, 284
La Frivolité 210
ïambes, VIL 104
Idylles 338
La jeune captive 85
Un jeune homme 259
Le malade 196
Le mendiant 196
Mnazile et Chloé 207
L'oaristys 259
Pannychis . , 285
Les satyres .... ■ 296
F. CoppKE 411,414
P. Corneille :
LeCid 26, 225, 266
Cinna. 58, 69
Horace 69, 224, 226
Médée 26
Polyeucte 201 , 266, 338
Pompée 27
Rodogune . . 23 1
Suréna 58
Ph. Desportes 280,284,409,410
Eschyle :
Perses 16
Th. Gautier :
Poésies diverses 182, 214, 412
Albertus 252, 285
Après le bal 264
Elégies 300
Fantaisies 232
La iietite fleur rose 237
Le premier rayon de mai 219
Qui sera roi?.. 225, 245
Sullan Mahmoud 105
Thébaïde 38
J.-W. VON Goethe :
Erlkonig 208, 236, 256
INDEX DES PRINCIPAUX VERS 4 29
Pages
J.-M. DE Hhredia :
A Hermès criophore 280
Andromède au monstre 246
Antoiîie et Cléopâtre 259, 351, 359, 360
Ariane 177, 278, 279, 289
Artémïs 278, 288
Bacchanale 177, 221, 228, 255, 277, 278, 279, 281
Brise mariiie 298
Centaures et Lapithes . 37, 222
Epigramme funéraire 209, 346, 361
Epigramme votive 248
Fleur séculaire 35, 280
Floridum mare 290
Fuite de Centaures 185, 277
Ilortorum deus 62, 207, 245, 247
Jason et Mèdée 240, 335
Jouvence 332
La belle viole 263
La Centauresse 244
La chasse 207
La conque 285
La dogaresse 344
La flûte 178
La magicienne 258, 277, 282
La mort de l'aigle 194
La naissance d'Aplivodité 279, 282, 307, 339, 340
La revanche de Diego Laynez . 62, 285
La source 173, 207, 246
La Trehbia 229, 246, 255
Le bain des nymphes 213, 263, 289
Le chevrier ...... 183
Le conquérant. 257
Le Cydnus 264, 336, 345
Le huchier de Nazareth 240
Le laboureur 282, 335
Le lit 268, 346
Le i-avissement d'Andromède 260, 262, 281
Le récif de corail. 240
Le réveil d'un Dieu 239
L'esclave 262
Les conquérants de l'or 62, 263, 285, 334
L'estoc 353
4 30 LE VERS FRANÇAIS
Pages.
Le tepidarium 278
Le Thermodon 235, 281 , 352, 355
Le triomj)he du Cid 279
Le vase 189
Le vieil orfèvre 254
L'exilée 240, 342, 344
L'ouhli 179, 286
Marsyas 277
Némée 212, 289
Nessus 170, 277, 288
Nymphée 46, 177, 242
Pan 172, 207, 213, 242, 343
Persée et A ndromède 213, 278
Pour le vaisseau de Virgile 212, 261, 335
Soleil couchant 240
Sphinx 237
Stymphale 35, 53, 276, 278
Sur le livre des amours 340
Sur VOthrys 19, 240, 344
Villula 215
Vision de Khem 336
V. Hugo:
A la Colonne 148-149, 228, 266
A l'arc de triomphe 221
Après la bataille 394
Archiloque 285, 344
Aristophane 240
A Villequier 36, 85, 134, 135, 226, 272
Aymerillot... 18, 227, 230, 231, 269, 336, 361, 372, 393, 394
Booz endormi. .. 182, 244, 262, 322, 325, 326, 329, 335, 342,
351, 352, 353, 360, 363, 393
Bounaherdi 17
Catulle 215
Chansons des rues et des bois 220, 234, 235, 298
Chaidieu 286
Cromwell 50, 51, 52, 61 , 62, 67
Eviradnus. ... 17, 19, 36, 43, 44, 46, 49, 64, 175, 238, 266,
334, 338, 343, 365, 395
Fraternité 314
Gaiffer-Jorge ' 70
Hernani 26, 297
Horreur sacrée 48
INDEX DES PlUNGIPAUX VERS 431
Pages.
hifeH 335
Inscription 360
La chasse du hurgrave 293
La coccinelle 307
La comète 335
La Conscience 28, 40, 186, 259, 260, 279, 354
La demoiselle 209
Lafin de Satan. . 71, 72, 90, 196, 207, 208, 253, 265, 285, 295
L'aigle du casque 39, 213, 357, 362
La légende des siècles. . . 64, 71, 170, 172, 174, 247, 293, 334,
338, 339, 359, 363
L'âne 61
L'amiée terrible 170, 172, 217, 229, 240, 288, 372
La paternité 38
La pitié suprême . . 38, 44, 176, 300
La prière pour tous 150^ 151
La ronde du sabbat 183
La reculade 104, 261
L art d'être grand-père 71 , 293
La Terre 38, 401
La Vérité 343
Le Cid exilé 20, 287
Le cimetière d'Eylau 345
Le comte Félibien 347
Le crapaud * 52, 53, 173
Le détroit de l'Euripe 25, 38, 39, 47, 250, 316
Le feu du ciel 245, 263, 287
Le géant aux dieux 25, 224
L'église 298
Le jour des rois 356
Le mariage de Roland 347, 392, 393
Le marquis Fabrice 288
Le parricide 174, 180, 235, 313, 314, 337
Le petit roi de Galice. . 19, 26, 34, 38, 40, 47, 70, 72, 73, 169,
170, 171, 175, 180,244,288,334,
348, 359
L'épopée du lion ... 179
Le prisonnier 298
Le régiment du baron Madruce 51
Le retour de V Empereur 334
Le roi de Perse 334
Le roi s'amuse 43, 44, 196, 216, 227, 293, 297
432 LE VERS FRANÇAIS
Pages.
Le rouet d'Omphale 300
Le sacre de la femme. . 37, 38, 39, 44, 47, 175, 214, 217, 218,
363, 395
Le Satyre 49, 70, 180, 221, 252, 293
Les Burgraves. . . 173, 178, 181, 203, 212, 217, 225, 226, 227,
232, 236, 240, 246, 250, 254, 255, 256,
258, 261 , 263, 270, 280, 282, 288, 289,
333, 335, 336, 337, 345, 346, 347, 349,
351,353,356
Les chants du crépuscule 221, 232, 238, 263, 266
Les Châtiments.. 24, 49, 71, 170, 171, 214, 223, 225, 241, 249,
255, 263, 276
Les Contemplations. . . 26, 34, 36, 38, 40, 41. 44, 47, 177, 187,
207, 210, 231, 235, 237, 244, 256,
257, 260, 261, 262, 263, 269, 279,
377, 378, 379, 382, 383
Les Djinns 146-148
Les feuilles d'automne 17, 18, 176, 182, 21 1 , 227, 236,
277,279,280,281,287,408
Les lions 53, 170, 172, 212, 222, 229, 237, 345
Les montagnes 343, 345, 365
Les Orientales 77, 1 76, 212, 222, 228, 232, 243, 269,
285, 359
Les quatre vents de l'esprit 43, 48, 51, 52
Les raisons du Momotombo 180
Les rayons et les ombres 60, 70, 334, 337, 364
Les temps paniques 285, 361
Les trois cents 38, 44, 67
Les trois chevaux 34
Les Voix intérieures. 217, 229, 285,
L'expiation 24, 27, 35, 44, 53, 64, 71, 172, 298
Le sylphe 209, 210
Le temple 360
Le Titan 390
Le travail des captifs 46
L'hydre 364
Lui 197
Marion de Larme 291
Napoléon II. 18, 21, 85, 151-154, 172, 197, 227, 293
Odes et ballades 308
Paroles dans l'épreuve 359
Paroles de géant 352
INDEX DES PRINCIPAUX VERS 433
Pages.
Petit Paul 26, 206, 292, 298, 335, 372
Première rencontre du Christ avec le tombeau. . . 29, 243, 290
Quelqu'un met le holà. 317, 318
Religions et Religion 47, 61
Ruy Blas 40, 72, 173, 264
Segraïs. 215, 216, 335
Soir de bataille 221
Sommation irrespectueuse 215
Sultan Mouvad 38, 39, 49, 70, 359
Suprém^itie 41, 42, 256, 281
Une rougewr au Zénith 51
Zim-Zizimii 289, 365
G. Kahn 420
J. DE La Fontaine :
Clymène 290
Fables :
I, 1. 95, 203, 260
2 20, 22, 98, 99, 243
3 80, 81, 87, 185
4 87, 100, 107, 180
6 87
7 24, 27, 93, 99, 126
8 267
10 95, 99, 233, 340
12 187
13 247
15 176
17 80, 96
18...- 93
22 . 80, 90, 97, 231, 256
II, 1 258
4 187
5 100
9 88, 99, 221
11 233
14 102
15 • 96
16 234
17 81
20 100
III, ,'2 82, 91, 102
4 34 LE VERS FRANC AI.^
Pages.
4 82, 88
6 90, 97
7 90
8 174
12 79
18 24', 82, 102, 185, 186
IV, 2 86
3 91
4 100, 174
11 95
15 234
20 79, 110
22 29, 80, 95
V, 2 233
3 101
4 ;.... 108, 315
8 215
10 94
18 , . . . . 69, 102
19 106
20 , 101
VI, 3 j . . . 257, 261
4 103, 107
9 91, 108
10 234
13 J 90
15 , J.... 77, 233
17 , 233
19 , 233
21 91, 109
Vil, A Mn^e de Monlespan » 259
1 19, 27, 70, 83, 89, 93, 106, 233, 235, 287
2 174, 233
3 89,234
4 . 81,163,164,177,282
5 81, 172
8 237,377
9 177, 284, 288
10 69, 88
11 381, 382
14 78, 110
15 U... 82
INDEX DES PRINCIPAUX VERS A ^5
Pages.
16 105,185
17 94 , 96, 98 , 1 07
VIII, 3 92, 101, 109
4 103
6 110
7 91
10 108
19 96
22 106
IX, 1 78,81, 195, 268,278
2 20, 22, 36, 1 14-123, 233, 282, 355
3 90, 103, 280
4 111-114,204,231
5 92
7 20, 23, 80, 236, 276, 277, 278
8 291,351
10 173
11 174,351
13 188
14 240, 280
15 280
16 94,233
19 265
X, 1 281, 287
2 94,101,184,234,247,248,249
3 278,281
5 • 344
6 278, 362
10 • 336
11 278, 380,381
14 286
15 215
XI, 7 103, 107
8 79, 81 , 87
12 247
XII, 4 95
5 91
9 82
11 96
13 233
21 , 338
Fhilémon et Baucis 241
4. -^6 LE VERS FRANÇAIS
"Page».
A. DE Lamartine :
A Elvire 16
Ischia 220
Jocelyn...21, 56, 61, 182, 189, 190, U5, 222, 228, 229, 245
251, 257,259, 374,409,410»
La chute d'un ange 298, 374
La mort de Jonathas 410
La poésie sacrée 303
La retraite . . . .' .... 125-129
Le lac 17, 74, 83, 146, 170, 171, 172, 187
L'enthousiasme 303
Le soir 300
Lliomme 307
L'immortalité 240, 374
L'infim dans les deux 17, 23, 30, 178, 257, 288
Uisolement 16
Milly 285, 294, 308
Novissima verba 299
Pensée des morts 238, 259, 280
Recueillements 253, 410
Ch. Leconte de Lisle :
Annie 220
Bhagavat 211
Clairs de lune 229
Çtmacépa 218, 245
Glaucé 36, 373
Kléarista 220
La fille aux cheveux de lin 220
La mort du moine 218
La Passion 255
LApollonide ■ . . . 271, 272
L'aurore • 213, 214
Le colibri • 216
Le corbeau 230
Le Runoïa 373
Les Errinnyes 293, 373
V oasis 286
Poèmes antiques 206, 210, 214
F. deMalherbe 283,284, 306, 407
Stéph. Mallarmé 241
Cl. Marot 185, 283, 407, 408
C. Mendès 414
INDEX DES PRINCIPAUX VERS 4 37
Pages .
Molière :
Amphitryon ... 58, 81, 82. 88, 89, 92, 98, 103, 291, 811, 312
L'école des femmes 290, 291
Le dépit amoureux 408, 415
Le misanthrope 223, 251
Les Fâcheux 408
Les femmes savantes 223, 224, 266, 268, 290
U étourdi 408
Tartufe. 57, 58, 1^8, 198, 267, 269
A. DE Musset :
A la Malihran 248, 269, 349, 363, 373
A la mi-carême . . 239
A Ninon 65, 66, 67
A quoi rêvent les jeunes filles 78
Chanson 264, 379, 380
Charles-Quint à Saint- Just 178
Don Paez.. 178, 186, 237, 240, 243, 246, 300, 341, 342, 343,
346, 348, 352
Idylle 239
La loi sur la presse 23, 45
La coupe et les lèvres 39, 170, 216, 238, 351, 410
L'andalouse 265, 383
La nuit de décembre 104
La nuit demai. . 169, 171, 183, 210, 211, 213, 217, 234, 235,
238, 243, 246, 247, 258, 261, 262, 2()7,
277, 279, 280, 281, 282, 286, 322, 325,
326, 327, 338, 350, 373
La nuit d'octobre 143-145, 199, 21 1 , 249, 265, 335, 386
La servante du roi 169, 171
Le fils du Titien 189
Le lever 385
Le rideau de ma voisine 145
Le saule 77, 79, 179, 263
Les marrons du feu 68, 288, 335, 353, 368
Le songe d'Auguste 243, 248, 258
Les vœux stériles 246, 342
Le 13 juillet 246
Lettre à Lamartine 261
Lucie 208, 257, 343, 346, 348, 349, 352
Mardoche 68
Namouna. . . 14, 65, 210, 216, 277, 278, 333, 334, 336, 337,
339, 340, 342, 343, 345, 346, 347, 349, 352,
438 LE VERS FRANÇAIS
Pages.
353, 356, 357, 359, 360, 361, 362, 363, 364,
366, 367, 373, 408, 409
Portia 180, 239, 337, 339, 342, 349
Rappelle-toi 135-138, 181
Rolla.. 15, 16, 18, 24, 30, 31, 32, 45, 171, 211, 212, 214, 222,
238, 248, 260, 276, 277. 278, 294, 296, 304, 312,
314, 315, 344, 351
Silvia 101
Sonnet... 259
Souvenir 83, 134, 135
Souvenir des Alpes 78, 142
Sur la paresse • 37
Sur trois marches de marbre rose 313
Suzon 184
Une bonne fortune.. 15, 183, 184, 212, 239, 247, 248, 276, 277»
278, 279, 281, 282, 286, 289, 337, 341,
344, 346, 359, 361, 369
Une soirée perdue 213, 337, 349
Venise 384
J. Racine :
Andromaque .... 15, 54, 163, 197, 198, 201, 202, 203, 206,
223, 230, 254, 258, 268, 269, 270, 271,
272, 313, 322, 325, 326, 414
Aihalie. .. 15, 18, 25,28, 54,56, 64, 70, 71, 171, 181, 195,
265, 273, 312, 313, 333, 336, 343, 347, 358,
361, 362,363, 365
Bajazet 17, 55, 56, 57, 187, 250, 259, 267, 281
Bérénice 70, 334, 360
Britannicus. . . 15, 26, 46, 175, 177, 198, 199, 203, 204, 205.
235, 299, 300, 330, 333, 334, 342, 344,
347, 351, 356, 357, 358, 361, 362, 363,
364, 367, 371
EstJier 54, 56, 59, 182, 235,253, 360
Iphigénie 24, 27, 28, 54, 56, 59, 70, 86, 199, 200, 203,
204, 264, 344, 347, 363, 372
Les Plaideurs 54, 58, 70
Mithridaie 27, 55, 56, £9, 243, 265, 270, 271
Phèdre 20, 27,55, 176, 180, 181, 183, 185, 186, 187,
188, 195, 249, 250, 252, 255, 258, 271,
322, 330, 339, 340, 343, 371
H. DE RÉGNIER 130-134, 218, 219, 295, 296, 417
INDEX DES PRINCIPAUX VERS 439
M. RÉGNIER 283, 390, 391, 407
P. DE Ronsard 283, 407, 408, 410
E. Rostand 63, 291,296, 401
R. DE SouzA. 417
Sully-Prudhomme. , 254, 406, 413
P. Verlaine :
Les uns et les autres 68, 210
Mandoline 305, 306
Poèmes saturniens 38, 308, 309
Romances sans paroles. . . . 189, 302, 304, 305, 306, 309, 310
Sagesse 225
F. Viélé-Griffin 419
A. de Vigny :
Eloa 281
Lehal 220
Le cor 172
Les amants de Montmorency 216
Moïse 17, 18, 21, 187, 227,255
Virgile 164
Voltaire 251, 415
II
TABLE ANALITIQUE
Pages
Accélération due au changement de mètre 74, 75
Accent tonique secondaire 354, 355, 356
— sur la sixième sillabe du tiimètre 43
Accents toniques à l'intérieur des émistiches 12
Accentuation binaire 43, 355, 356
Accumulation de faits 150, 174
— des mêmes fonèmes 168
— d'événements 174
— d'idées 150, 174
Affaiblissement de la césure 11
Agrégats de strofes semblables • 143
Alexandrin à deux membres Il
— quatre mesures 12
— rimes léonines 139
Alexandrin (L') au XVI« siècle 398
— auXVll« siècle 399, 400
— au XV1II« siècle 400
— au XIXe siècle 401,402
— classique 12, 400
— romantique 400
Allitérations , . . . 158-164
Allure saccadée 1 45
— sautillante 145
Alternance des rimes 300, 30] , 304
Approximations inérentes à toute versification 13
Arménie {L') . • . . 389
— chez Boileau. . , 373
— — H ugo 372
— — Lamartine 374
TABLE ANALITIQUE 441
Pages.
Armonie (L') chez Leconte de Lisle 373
— — Musset 373
— - Racine 371,372
— des vers 321
— — de moins de uit sillabes 384
— — de sept sillabes 385, 386
— — de six sillabes 384,385
— du vers de dix sillabes 376-380
— — uit sillabes 380-383
— et la césure 369
— imitative 157
Associations d'idées 158
Assonance (L'} 292, 299
Assonances 158-161
Assonance de rimes successives 307, 312
Bruit répété.. 165
Bruits aigus 167
— éclatants 165,166,167
— grinçants 166, 167
— momentanés 167
— prolongés 167
— secs 165,167
— sourds 166,167
Césure 45
Césure (La) et les coupes au XYl" siècle. 399
Changement de mètre mettant en relief un développement ulté-
rieur 92, 127, 154
Changement de mètre sans changement de vitesse 74
— de point de vue 1 26
— - d'idée 120,126,127
— d'intonation 49
Choix des sons 159
Classement des poètes au point de vue de l'armonie 374
Classification des voyelles 191
Comment les poètes se corrigent 392-396
Comparaison des diverses œuvres d'un poète au point de
vue de l'armonie 375
Conclusion brusque 80, 81 , 82
Consonnes finales 297
— muettes 274, 295
— nasales ^ 252
Continues 25 1 , 252
4 12 LE VERS FRANÇAIS
Pages.
Contre rejet à l'émistiche 50, 51
Corrections de V Hugo 392-396
Correspondance des groupes vocaliques 323, 328
— — triades 330
Correspondances vocaliques . 323-327
Coupe de l'émistiche .... 45
Coupes autres que celle de l'émistiche 45
Coupes (Les) et la césure au XV 1« siècle 399
Décadents (Les) 404
Décasillabes à rejet 109
Degré d'armonie d'un vers 370
— — d'une série de vers 370
Détermination des trimètres 47
Diades 328
— égales 331
— inégales 33 1
Diado-triades 350
Diérèse (La) 411-415
Discordance entre le ritme et l'armonie . 354, 358
— — — le sens 30,31
— — l'idée et l'expression 189
Distinction entre trimètres et tétramètres 42
Durée des mesures 13
^(L') dit muet 194, 405-411
Ecartement analitique 69, 97, 102, 1 16, 175
Eclatantes voilées par la nasalité 229
Effet produit par l'introduction d'un trimètre dans une série de
tétramètres 34
Effets analogues obtenus par des moyens opposés 100
— de contraste , 389
Elans d'admiration 140, 153
— d'amour 153
— de colère 153
— d'entousiasme . 123, 142
Eléments variés de l'expression 168
Emploi combiné des spirantes 260
— des moyens d'expression 390,391,397
— du vers de 7 sillabes 109
— simultané de moyens d'expression divers 22, 25
Entrée en matière vive et rapide 79
Eveil de l'attention par un changement de mètre 84, 92, 97
Exades 328
443
TABLE ANALITIQUE
Examètres 69
Explosives 245
Exposition rapide d'un sujet 114:
Expression de bruits saccadés 287
— d'efforts successifs 1 83
- de
• _ _
V — —
a colère 197, 223, 230, 242, 249
a contemplation 23
'admiration 22. 29, 98, 197, 243
a douceur 206, 252, 253. 305
a douleur 196, 197, 264, 268
a durée dans l'espace 18
a durée dans le temps 111
a fluidité 262
a fureur 197
'agitation . . 250
a grandeur 226, 227
a gravité 232, 233
a jalousie 258
a joie • 179
a langueur 17, 232, 239, 252
a légèreté 22, 206, 209, 210, 225, 232
a lenteur 16,17,239
a liquidité 253,256,261,263
'allégresse 225
a lourdeur 225, 231, 232
a majesté 226, 227
a mélancolie 305, 309
a mollesse 17,239,252
a monotonie 304,308,309,310
a moquerie 203
a nonchalance 239
a petitesse 209,210
a puissance 227
a rapidité 19,20, 34, 35, 36,77,211
a régularité d'un mouvement 187
a répétition indéfinie d'un bruit 177
— — mouvement 177
a ténuité 206, 209
a timidité 252, 253
a tristesse 236, 264, 309
'écrasement , 255
'entousiasme 197
4 44 LE VERS FRANÇAIS
Pages _
Expression de l'ésitation 250
— — l'étendue 18
— —l'immensité 18,20,21,37,289
— — l'imprécision 311
— —l'indignation 98,145,197,201
— — l'inquiétude 205
— —l'insistance 186,187,188,315
— —l'ironie 201,204,205,248,266,267
— — l'ironie amère 197,202,203
— — l'orgueil , 99
— — l'uniformité 304
— — mouvements répétés 180
— — — saccadés 183,247
— — — secs 247
— — — successifs 173,180,181
— des bruits aigus • 194
— — — éclatants 22,221
— — cris de douleur 195,196
— — gémissements 268,270,271,272
— idées graves 233, 234, 235
— — — sombres 237
— — nuances 191
— — sanglots 264, 268, 270, 310
— — soupirs 268,270
— du alètement 247,249,288,289
— — balancement. 183, 253
— —bruissement 208,258,261
— — courroux 230
— — craquement 265
— — dédain 267, 268
— — dégoût 265
— — dépit. 258
— — flottement 256, 261, 262
— — frémissement 263
— — frissonnement 260, 263
— — frôlement 263
— —frottement 262,263
— —glissement 253,258,259
— — grincement 166, 253
— — grondemenc 254, 265
— —mépris 197,201,265,266
— d'un arrêt 288,289,290
TABLE ANALÏTIQUE 445
Pages.
Expression d'un bruit clair 206
— — — éclatant, mais voilé 222
— — — prolongé 287
_- _ _ ,épété 169,172,245
— — — saccadé 180
— - - sec 245
_ _ _ sourd 16,228
— — caprice 23
— — changement dans les idées 107
— — — de situation 111
— — — d'idée 112
— — choc 287
— - contraste 91, 107, 120
— — doux murmure 206
— d'une accumulation de faits analogues 312
— — — d'événements 174
— — ésitation 288
— — idée gaie 213,243
_ _ -gracieuse 213,214,243
— — — grandiose 39, 97
— — — grave 97
_ _ _ idillique 213
_ _ _« noble 97
— — — riante 213
— — — sereine 243
— — — sombre 22
— d'unélan • 21,211,213
— — élan de désir 36
— — — d'entousiasme ... 36, 243
— d'une opposition 289
— — saccade 287
— d'un grondement. 247
— — mouvement brusque 247
— — — imaginaire 17, 36
_ _ _ lent 16
— — — mou 16
_« _ _ prolongé 287,288
— — — régulier 177
— — — régulièrement irrégulier 184
_ _ _ lépété 169, 172, 183, 215, 287
_ __ _ saccadé 180,287,310
— — prolongement 288,289, 290
14 6 LE VERS FRANÇAIS
Pages.
Expression du chuchotement. 256
— — palpitement 248
— — parallélisme 311, 312
— — parallélisme de deux actions 173, 184
— — — ■— idées... 173
— — — — mouvements 173
— — persifflage 203
— — sarcasme 223, 248
— — sifflement 247, 249, 257, 258, 260
— — silence 242, 243
— — souffle 166, 167 , 256, 257, 260, 261, 262
— — tâtonnement 248
— par le ritme d'un mouvement régulier 169, 170
— — — — régulièrement irrégulier 170
Faux iatus 290, 291
— trimètres 46-52, 54, 55
Fond (Le) et la forme 5
Grands vers à relief 99, 100, 101
— — enfatiques . . 97, 98, 99
Groupement des voyelles pour l'armonie 327, 328
H (L') aspiré 274, 415
Ïambes ( Les) 104
Iatus (L') 273,291
Iatus (L') au XV1« siècle 283
— — XVII« siècle 284
Impression de continuité 175
— — l'acuité 194
— — monotonie 175
— — régularité 175
— produite sur l'oreille par les diverses voyelles 191
Indications et suggestions des poètes 160
Insistance 175, 176, 195
Introduction d'un développement nouveau 107
— — événement nouveau 108
— — personnage nouveau 108
Jugement de Lamartine sur La Fontaine 124
Langue (La) de la poésie 404, 405
Liquides (Les) 253
Maintien du même mètre dans une pièce en vers libres 105
Mesures d'égale vitesse 15
— sacrifiées 20
Métode employée 7
TABLE ANALITIQUE 4 47
Pages.
Mètre lent et grave 123, 144
Mise eu relief 39-42, 56-59, 83, 93, 99, 117
Mise en relief de chaque idée successive 121
— — vers 144
— de l'idée importante , 83, 84
— de tous les détails 102, 103, 104
— du détail par le changement de mètre. 89,90, 91, 102
— — trimètre 90
y — d'un mot ou d'une expression 23-30
Modulation 165
Monomètres (Les) de La P'ontaine 93-97
Mots (Les) expressifs 8,165,167
Moyen d'obtenir des mesures rapides 84
Moyen d'expression convenant à la plaisanterie 65
— — — — i-éclame 223, 225
— — — au badinage 65
— — — à une conclusion. . . 23,24,25,29,
39, 112, 113, 114
— — — — énumération d'idées paral-
lèles 312
— — — — énumération sintétique.. 37
— — _ _ ipotèse 18,19
— — — — réflexion morale .... 99, 1 1 1
— — — aux imprécations 197,231
— — — — menaces 223
— — — — supplications 19
— — — pour peindre la succession
d'une série de mouvements. 158
— — — pour peindre la succession
d'une série d'événements.. 185
— — suggérant l'idée du frisson 186
Moyens d'expression 389
Moyens d'expression de l'alexandrin du XVI^ siècle 398
— — — — XVI1« siècle 400
— — — — XIX« siècle 401,402
Mouvement rapide 77, 78, 79
Mouvements continus 176
— violents... 153,154
Nasales , 252
Occlusives 245
Omofonie des voyelles 293, 294
Onomatopées 157, 159, 165, 166
44 8 LE VERS FRANÇAIS
Pages.
Ortografe adoptée 8
Où finissent les mesures 16
Parallélisme 173
Partie (La) artistique dans les vers 6
Pentamètres 69
Petits vers à relief 85, 86, 87
Pièces à rimes libres 73
— en strofes libres ■ 1 42
— — vers libres 73
Poèmes à mouvements variés 73
— en strofes libres 134
Poésie descriptive 157
Point (Le) d'articulation 264
Prose ritmée irrégulièrement 420, 421, 422
— — régulièrement 418
Ralentissement dû au changement de mèti-e 74, 75
Rappels de rimes 314, 315
— — sons 1 73
— — sons quelconques 177-190
— —voyelles 312,314
— intérieurs des rimes 315-318
Rapport des divisions ritmiques avec les divisions grammaticales 16
— du vers romantique avec le vers classique 33
— entre les sons et les idées ■. . 157
Rapprochement de mesures d'inégale vitesse 15
— d'une mesure lente et d'une mesure rapide. ... 19
— sintétique 37, 69, 84, 89, 150
Récit épique 154
Réformes nécessaires 403
Rejets du premier émistiche. 46, 58, 59
Rencontres de voyelles 273-291
Renforcement d'un mot 186
Répétition de mots tout entiers 172
— d'une consonne 169
— — siUabe 169
— — voyelle 169
Répétitions choquantes 189
— de fonèmes. isolés 177
— — — quelconques 171
— — — s'ajoutant aux répétitions de mots. . . . 176
t _ -mots 172-176
— — sons 159
TABLE ANALITIQUE 4 49
Pages.
Resserrement sintétique 37, 69, 84, 89, 174
Résumé d'une énumération 82
Rime (La) 292-318
Rime (La) et les vers ritmiques libres 418, 423
Rime pour l'œil 292
— — l'oreille 292
— riche 295
Rimes assonant entre elles 312
— féminines et rimes masculines 301,302,303
— — sans alternance 303,305,306
— masculines sans alternance 303, 306
— se rappelant les unes les autres 312
Ritme 13
— analitique 188
Ritme (Le) des vers 44
— et sillabisme 399,400
— inexpressif 171
Sillabes finales atones 16
Spirantes 166, 256
Strofes libres 134
Substratum oral des voyelles nasales 192, 193
Tétrades 328
Tétramètre 33
Tétramètres à césure faible 47
— romantiques 64
Ton badin 234
— de la comédie 65, 67, 68
— élevé 153
— épico-lirique , 152
— épique 99, 151, 152
— grave 129, 153, 233, 235, 236
— noble 111, 153
Traduction des idées 158
— — impressions . . 158
Travail des poètes , 391 , 396
Triades 328
— embrassées 329
— progressives 329
— régressives 329
— se correspondant de deux en deux 336
— — — deux à deux . 332
— T— — eu kiasme 338
4 50 LE VERS FRANÇAIS
Pages.
Trimètre 33
Trimètres de Corneille 58
— — La Fontaine 57
— — Molière 57, 58
— non j ustifiés 60
— — romantiques 65
— postromantiques 63
y — de Racine 54-60
Valeur des consonnes chuintantes 268
— — — continues 251
_ _ _ dentales 264,268
— — — labiales 265
— — — labio- dentales 268
— — — liquides... 253
— — — momentanées 245
— — — spirantes 256
— du vers de 7 sillabes 145
— des voyelles 191
— — — aiguës - 194
_ _ _ claires 78,206
— — — éclatantes 221
— — — nasales 238
— — — sombres 228
Violation des règles 390
Vitesse du débit 13
— d'un vers 75
— relative de chacune des mesures 13
Voyelle muet te 273
Voyelles aiguës 166, 192, 194
— claires 192, 206
— éclatantes 166, 192, 220
— graves 192
— nasales 192, 238, 275
— non palatales 192
— palatales 192
— sombres 166, 192, 228
Vers brisés à la césure 117
— boiteux 145
— de 5 sillabes ... 145
— —7 sillabes 145
— dépourvus d'armonie 366
— en diades , 341
i
TABLE ANALITIQUE . 451
».Pages,
Vers en exades .... 349
— — tétrades 348
— — triades . 332
— grave. . 151
— lent et grave 145
— libres 73
— — de La Fontaine 76
_ _ _ Lamartine 125-129
— — des poètes décadents 129-134
— mal ritmés 61,62
— ritmique * 417
— — et vers sillabique 416
— — fixe 417
— libre 419, 420, 423, 424
— romantique 33
— sautillants 145
— sibilants 259
— sillabique et vers ritmique 416
— simplement corrects 6
— vif et léger 145
Versification romantique 400
III
INDEX
DES FAUTES d'iMPRESSION
P. 36, 1. 5 du bas, lire a la marquise.
P. 40, 1. 10 du bas, lire a l'implacable.
P. 41, 1. 19, lire intitulée.
P. 50, 1. 2 du bas, au lieu de 116, lire 26,
P. 73, 1. 2, lire de vers de douze.
P. 88, 1. 10, lire Dornaoit alors profondément.
P. 100, 1. 10 du bas, au lieu de ihid., lire I, 4.
P. 102, 1. 14 du bas, lire jeux.
P. 110, 1. 15, lire encor.
— 1. 20, lire uit.
P. 149, 1. 8 du bas, lire imne.
P. 163, 1. 1, lire peut être.
P. 164, 1. 4, lire ungula.
P. 169, 1. 10, lire répétition.
P. 185, 1. 20, lire Après qu'il eut brouté, trotté.
P. 243, 1. 15, lire sillabes.
P. 252, 1. 13 du bas, lire nourrice.
P. 296, 1. 1 du bas, lire tout.
P. 333, au milieu, lire correspondances.
P. 336, dernier vers, lire flamboie.
P. 361, 1, 12, lire était voisine.
P. 366, titre, au lieu de IV, lire VI.
P. 394, 1, 13 du bas, lire Heine.
P. 399, 1. 8 du bas, lire tirer. En définitive.
P. 416, 1. 19, lire a un nombre,
P. 422, 1. 1 du bas, lire consonnes.
i
IV
TABLE
DES DIVISIONS PRINCIPALES DE l'oUVRAGE
Pages .
Introduction 5
Première partie : Le ritme considéré comme niojen
d'expression 9
I. — L'alexandrin classique . . 11
II. — Le vers romantique et les autres vers de 12
sillabes ritmés autrement que l'alexan-
drin classique:
A. — Le vers romantique 33
B. — Les trimètres de Racine 54
C. — Trimètres non justifiés 60
D. — Tétramètres romantiques et trimè-
tres non romantiques 64
E. — Pentam'itres et examètrrs 69
III. — Les poèmes à mouvements variés :
A. — Poèmes en vers libres 73
B. — Poèmes en strofes libres 134
Deuxième partie: Les sons considérés comme moyen
d'expression 155
I. — Répétitions de fonèmes quelconques 169
II . — Les voyelles 191
A. — Voyelles aiguës 194
B. — Voyelles claires , . 206
454 TABLE DES DIVISIONS PRINCIPALES
Pages .
C. — Voyelles éclatantes 220
D. — Vojelles sombres . 228
E. — Vojelles nasales 239
III. — Les consonnes:
A. — Momentanées 245
B. — Continues 251
C. — Le point d'articulation 264
IV. - L'iatus . 273
V. — La rime 292
Troisième partie: L'armonie du vers français 319
I. — Les vers en triades 332
II . — Les vers en diades 341
III . — Les vers en tétrades et en exades 348
IV. — Les vers en diades et triades combinées. . . . 350
V. — Vers peu armonieux 354
VI. — Vers dépourvus d'atmonie 366
VII. — Classement de quelques poètes au point de
vue de l'armonie 370
VIII.— L'armoniedes vers de moins de douze sillabes. 376
Conclusion 387
Tables et index :
I. — Index des principaux vers, fragments et poè-
mes étudiés. , 427
II. — Table analitique 440
III. — Index des fautes d'impression 452
IV. — Table des divisions principales de l'ouvrage. 453
MONTPELLIER, IMPRIMERIE CENTRAI K Di; MIDI
HAMELIN FRÈRES
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