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Full text of "Le vers français, ses moyens d'expression, son armonie"

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LE    VERS    FRANÇAIS 


OUVRAGES  DU  MEME   AUTEUR  : 

LE  PATOIS  DE  LA  FRANCHE-MONTAGNE  ET  EN  PARTICULIER  DE 
DAMPRICHARD,  Paris,  1901  (Ouvrage  couronné  par  l'Académie  de 
Besançon,  pi'ix  Marmier  ;  —  presque  épuisé) 15     « 

LA  DISSIMILATION  CONSONANTIQUE  DANS  LES  LANGUES  INDO-EURO- 
PÉENNES ET  DANS  LES  LANGUES  ROMANES,  Dijoti,  1895  (Ouvrage 
couronné  par  l'Institut,  piix  Volney  ;  —  épuisé). 

ONOMATOPÉES  ET  MOTS  EXPRESSIFS,  Montpellier,  1901  [épuisé  isoU- 
ment  ;  figure  dans  le  Trenteiiaire  de  la  Société  des  langues  romanes). 

OBSERVATIONS  SUR  LE  LANGAGE  DES  ENFANTS,  Paris,  1902  [épuisé 
isolément  ;  figure  dans  les  Mélanges  Meillet). 


PUBLICATIONS   DE  LA  SOCIETE  DES  LANGUES   ROMANES 

En  vente  au  bureau  de  la  Société 

ï.   -    —  M.    MiLà    Y   FoNTANALS  :   Poètes    catalans.   —    Les 

noves  rimades. —  Le  Codolada,  Montpellier,  1876.     3  50 

II      —  V.  Lespy  :  Proverbes  du  pays    de   Béarn,    Enigmes  & 

contes  populaires,  Montpellier,  1876 5     » 

III.  —  J.-B.  NouLET  :   Las    ordenansas    et   coustumas    del 

Libre  blanc,  publiées  avec  une  introduction,  des 
notes  &  un  glossaire,  Montpellier,  1878 7     » 

IV.  •—   H.  Domol:  Les  patois    de  la   Basse-Auvergne,    leur 

grammaire  et  leur  WiiéTdiivive,  Montpellier,  1877.  ..     6     » 

VI.  —  J.-B.  NouLEï  :  Las  no4ipareilhas   receptas,    publiées 

avec  une  introduction,  des  notes  &  un  glossaire, 
Montpellier,  1880 6     » 

VII.  —  F.    Castets  :    Turpini    historia    Karoli    Magni     & 

Rotholandi,  texte  revu  &  complété  d'après  sept 
manuscrits,  Montpellier,  ISSO  (presque  épuisé) ...  .    10     >> 

VIII.  -  J.  F.   Thénard  :  Mémoires  ou   livre   de   raison    d'un 

bourgeois  de  Marseille,  publiés    avec  une  préface 

&  des  note.s,  Montpellier,  1881 5     » 

IX.  --  F.  Castets    :   11    Fiore,    poème  italien  dnédit,   imité 

du  Roman  de  la  Rosç  (XIII®   siècle),    Montpellier, 

1881  [presq_ue  épuisé) 10     » 

X.  —  M.   Rivière-Bkrtra'nd   :    Muereglie,    traduction    en 

prose  dauphinoise  de  Mireille  de  Frédéric  Mistral, 
avec  une  étude  dialectale  &  quelques  textes  moder- 
nes, Montpellier,  1881 6     » 

XI.  —  L.  CoNSTANs:  Le  Livre  de  l'Epervier,  cartulaire  de 

la  commune  de  Millau  (Aveyron)  avec  notes  et 
glossaire,  Montpellier,  1882  [presque  épuisé) 12  » 

XII.  —  J.  AzAïs:  Verses  hezxOiivenQs,,  Montpellier,    1882..,.     5  50 
XV.     —  Trentenaire  de  la  Société  des    Langues   romanes; 

compte  rendu  des  fêtes  et  du  Congrès,  communi- 
cations et  mémoires,  Montpellier.  1901 5     » 

Les  numéros  V,  XIII  et  XIV  sont  épuisés. 


PUBLICATIONS  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  LANGUES   ROMANES 

Tome  XVII 


Maurice   GRAMMONT 


LE  VERS  FRANÇAIS 


SES  MOYENS  D'EXPRESSION 


SON    ARMONIE 


PARIS 

Librairie   Alphonse    PICARD   et  Fils 
82,  RoE  Bonaparte,  82 


MCMIV 


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INTRODUCTION 


Un  vers  français  peut  être  parfaitement  correct,  c'est-à- 
dire  conforme  aux  règles,  et  pourtant  mauvais.  «  Qu'un  vers 
ait  une  bonne  forme,  dit  V.  Hugo  [Litt,  et  phiL  mêlées),  cela 
n'est  pas  tout;  il  faut  absolument,  pour  qu'il  ait  parfum, 
couleur  et  saveur,  qu'il  contienne  une  idée,  une  image  ou  un 
sentiment.  L'abeille  construit  artistement  les  six  pans  de  son 
alvéole  de  cire,  et  puis  elle  l'emplit  de  miel.  L'alvéole  c'est 
le  vers;  le  miel,  c'est  la  poésie  ».  Il  i  a  en  effet  deux  choses 
à  distinguer  dans  le  vers,  le  contenu  et  le  contenant,  le  fond 
et  la  forme  ;  et  un  vers  ne  saurait  être  parfait  que  si  ces 
deux  éléments  sont  irréprochables.  Ce  sont  là  des  banalités 
qu'il  est  bon  de  répéter  quelquefois.  Quand  l'idée  réunit  les 
qualités  désirables  et  que  la  forme  n'est  que  strictement  cor- 
recte, on  ne  peut  pas  dire  que  le  vers  soit  mauvais,  mais  il 
est  permis  de  souaiter  mieux.  Un  bon  tableau  se  contente  à 
la  rigueur  du  cadre  le  plus  modeste  :  une  simple  latte  de  bois 
blanc  peut  lui  suflSre,  mais  non  pas  le  mettre  en  valeur.  Cha- 
cun sait  combien  un  cadre  artistement  orné  donne  parfois  de 
relief  à  Tceuvre  qu'il  entoure.  Mais  il  faut  pour  cela  qu'il 
remplisse  certaines  conditions  ;  ce  n'est  pas  assez  qu'il  soit 
beau  en  lui-même,  entant  que  cadre,  il  faut  qu'il  soit  appro- 
prié au  tableau.  Le  même  cadre  ne  pourra  pas  servir 
indifféremment  pour  une  nature  morte  et  pour  un  paysage 
où  l'on  voit  le  ciel  se  confondre  à  l'orizon  avec  les  flots  d'une 
mer  immense  ou  avec  les  ondulations  d'une  campagne  illimi- 
tée. Dans  les  deux  cas  il  pourra  être  très  simple,  la  simplicité 
n'excluant  pas  la  beauté,  mais  dans  le   second   il  devra  en 

1 


6  LE   VERS  FRANÇAIS 

général  avoir  plus  de  moulures  et  plus  de  relief  afin  d'accu- 
ser davantage  les  plans  successifs  et  de  faire  reculer  le  der- 
nier jusqu'à  l'infini. 

Les  vers  qui  se  bornent  à  être  corrects  sont  comme  ces 
cadres  appelés  passe-partout,  qui,  s'adaptant  indistinctement 
à  tous  les  tableaux,  ne  conviennent  en  réalité  à  aucun.  Pour 
qu'un  vers  soit  parfaitement  bon  comme  forme,  il  faut  en 
outre  qu'il  soit  beau,  c'est-à-dire  armonieux,  et  que  tous  ses 
éléments,  son  ritme,  sa  rime,  les  sons  de  ses  voyelles  et  de 
ses  consonnes  soient  appropriés  à  Tidée  de  telle  sorte  qu'ils 
se  moulent  sur  elle  comme  un  maillot  bien  juste  sur  les  mus- 
cles d'un  atlète  et  concourent  chacun  pour  leur  part  à  l'expri- 
mer d'une  manière  plus  frappante.  La  correction  c'est  dans 
la  forme  du  vers  la  partie  mécanique,  tandis  que  l'armonie  et 
l'expression  représentent  la  partie  artistique. 

C'est  cette  seconde  partie  que  nous  nous  proposons  d'étu- 
dier ici.  Quels  sont  les  moyens  d'expression  dont  dispose  la 
poésie  française,  quelle  est  la  valeur  sémantique  des  diff'é- 
rents  ritmes  et  celle  des  différents  sons,  telles  sont  les  pre- 
mières questions  auxquelles  nous  essaierons  de  répondre. 
Puis,  passant  à  un  autre  ordre  d'idées,  nous  rechercherons 
ce  qui  fait  qu'un  vers  donné  est  ou  n'est  pas  armonieux, 
ou  qu'il  est  plus  ou  moins  armonieux,  quels  que  puissent  être 
d'ailleurs  ses  défauts  ou  ses  qualités  a  d'autres  points 
de  vue. 

Notre  entreprise  est  neuve.  Sans  doute  il  est  arrivé  aux 
critiques  de  déclarer  au  cours  d'une  étude  qu'un  vers  était 
armonieux  ou  expressif,  quelquefois  avec  raison,  souvent  à 
tort,  mais  comme  ils  n'ont  jamais  justifié  ces  appréciations, 
leurs  jugements  restent  des  opinions  en  l'air. 

Ce  sont  uniquement  ces  deux  problèmes  d'estétique  que 
nous  essayons  de  résoudre.  Ce  livre  n'est  donc  pas  un  traité 
de  versification  française,  quoiqu'on  i  trouve  à  l'occasion  des 
préceptes  ou,  comme  on  dit  couramment,  des  règles  de  fac- 
ture. Ce  n'est  pas  non  plus  une  istoire  du  vers  français  et 
de  son  développement,  bien  qu'à  différents  endroits  certaines 
fases  de  son  évolution  i  soient  exposées  ou  au  moins  indi- 
quées. Il  est  bien  évident  que  nous  ne  pouvons  pas  pénétrer 
dans  les  détails  les  plus  délicats,   dans    les  secrets  les  plus 


INTRODUCTION  7 

intimes  de  la  versification  sans  toucher  à  toutes  les  questions 
qu'exposent  généralement  les  manuels  et  les  traités.  Mais 
nous  supposons  connus  du  lecteur  celui  de  Quicherat  et  tou- 
tes les  études  qui  ont  paru  depuis  cet  ouvrage  sur  le  vers 
français.  Aussi  ne  faisons-nous  allusion  aux  points  déjà  étu- 
diés, aux  téories  déjà  développées  que  lorsque  c'est  utile  pour 
la  clarté  de  notre  exposition  ou  que  nous  avons  à  rectifier 
les  idées  émises.  Nous  poussons  à  tel  point  ce  souci  de  ne 
pas  répéter  ce  qui  a  déjà  été  dit,  que,  rencontrant  dans  ce 
qui  est  à  proprement  parler  notre  sujet,  parmi  les  moyens 
d'expression,  un  fénomène  dont  la  valeur,  dont  l'effet  est 
connu,  l'enjambement  avec  le  rejet  et  le  contre-rejet,  nous 
n'en  parlons  pas. 

Un  mot,  en  terminant,  sur  la  métode  employée.  Dans  l'étude 
des  moyens  d'expression  nous  n'avons  jamais  pris  des  vers 
pour  point  de  départ  de  nos  recherches  parce  que  nous 
n'aurions  pu  éviter  de  tourner  dans  un  cercle  ni  d'être  accusé 
ou  coupable  d'auto-suggestion  ,  comme  on  dit  aujourdui. 
Nous  parlions  un  jour  des  mots  expressifs  de  la  langue  fran- 
çaise devant  quelqu'un  qui  paraissait  entousiasmé  des  exem- 
ples que  nous  lui  signalions  et  du  commentaire  qui  les  accom- 
pagnait ;  tout  à  coup  il  nous  dit  :  «  Et  le  mot  table'^.  voyez 
comme  il  donne  bien  l'impression  d'une  surface  plane  repo- 
sant sur  quatre  pieds  ».  Ces  paroles  prouvaient  si  bien  qu'il 
n'avait  rien  compris  et  même  qu'il  n'était  pas  apte  à  com- 
prendre, que  nous  nous  gardâmes  de  le  détromper  ;  à  quoi 
bon  lui  ôter  brutalement  des  illusions  qui  le  rendaient  eureux? 
c  Sans  doute,  lui  avons-nous  répondu  ;  c'est  de  toute  évidence  ; 
et  voyez  comme  c'est  curieux,  vous  avez  le  mot  câble  qui  ne 
diffère  guère  de  table  que  par  la  substitution  d'un  c  à  un  ^  et 
qui  donne  tout  au  contraire  l'impression  d'un  corps  cilindri- 
que,  long,  souple  et  torse  ».  Notre  interlocuteur  était 
enchanté  ;  en  nous  quittant  il  essaya  d'expliquer  à  diverses 
personnes  la  vertu  d'un  t  remplacé  par  un  c  et  fut  amené  à 
conclure  qu'elles  n'étaient  a  pas  intelligentes  ».  C'est  lui  qui 
n'avait  pas  compris  que,  comme  tous  les  noms,  le  mot  table 
suggère  l'idée  de  l'objet  qu'il  nomme,  mais  que  ce  mot  n'est 
qu'une  étiquette  dont  les  sons  ne  peignent  en  rien  cet  objet; 
s'il   était  remplacé  par  un  chiffre  et  qu'il  fût  admis  que  le 


8  LE  VERS  FRANÇAIS 

n"  25  désigne  une  table,  il  n'i  aurait  rien  de  perdu  pour  l'ex- 
pression :  le  n°  25  suggérerait  l'idée  d'une  surface  plane  sup- 
portée par  trois  ou  quatre  pieds  ;  ou  bien  s'il  était  convenu 
que  le  mot  table  désigne  un  encrier,  le  mot  table  suggérerait 
l'idée  d'un  récipient  d'une  certaine  forme  contenant  un 
liquide  dans  lequel  on  trempe  sa  plume  pour  écrire.  La  même 
erreur  a  été  commise  pour  les  vers,  comme  nous  le  verrons 
plus  loin.  Le  plus  sûr  moyen  d'éviter  cet  écueil,  de  ne  pas 
croire  que,  parce  qu'un  vers  contient  une  idée,  il  la  peint, 
était  d'établir  des  principes  généraux  d'après  des  notions 
étrangères  à  la  versification,  et  de  n'introduire  les  vers  que 
comme  exemples  destinés  à  illustrer  la  téorie  et  à  la  confir- 
mer. Il  était  nécessaire  aussi  de  citer  ces  exemples  en  grand 
nombre  et  en  les  tirant  d'auteurs  très  divers,  sans  quoi  nous 
risquions  de  décrire  la  poétique  de  tel  poète  et  nous  ne  pou- 
vions pas  arriver  à  des  conclusions  générales. 

Dans  Fétude  sur  l'armonie  du  vers  français  le  même  dan- 
ger n'était  pas  à  craindre,  aussi  n'avons-nous  pas  eu  recours 
pour  ce  chapitre  à  cette  métode  détournée  que  l'on  pourrait 
appeler  profilactique. 

Note.  —  L'ortografe  adoptée  ici,  et  que  nous  employons  depuis  plus 
de  dix  ans  dans  tout  ce  que  nous  avons  imprimé  librement,  diffère  sen- 
siblement de  celle  qu'enseigne  le  dictionnaire  de  l'Académie  française, 
mais  est  strictement  conforme  aux  doctrines  traditionnelles  de  cette 
assemblée.  Dès  1740  en  effet  elle  simplifie  les  lettres  doubles  qui  se 
prononcent  simples,  supprime  les  lettres  B,  D,  H,  S  quand  elles  sont 
inutiles,  remplace  par  i  les  y  qui  ne  valent  pas  deux  z,  etc.  Elle  a  répété 
ces  excellents  principes  en  tête  de  chacune  des  éditions  postérieures  ; 
mais  elle  a  cru  devoir!  ajouter  des  restrictions  que  nous  ne  saurions 
admettre.  Comme  nous  le  montrions  encore  en  1902 dans  hd Revue  des  lan- 
gues rowane5,t.XLV,p.  286,  pour  qu'une  nouvelle  règle  ortografique  doive 
être  formulée  et  puisse  être  utile,  il  faut  qu'elle  constitue  une  simplifi- 
cation, et  pour  cela  il  est  indispensable  qu'elle  soit  absolue  et  ne  souffre 
aucune  exception.  Les  deux  règles  que  nous  appliquons  sont  :  1°  la 
suppression  de  la  lettre  h  dans  toutes  les  positions,  sauf  dans  le  groupe 
(on  pourrait  dire  dans  la  ligature)  ch  exprimant  un  son  chuintant  pour 
lequel  notre  alfabet  ne  fournit  pas  de  signe  unique  ;  2°  le  remplace- 
ment de  y  par  i  toutes  les  fois  qu'il  ne  vaut  pas  deux  î,  comme  dans 
rayon. 

Il  i  a  d'autres  simplifications  qui  seraient  désirables,  mais  à  les  opérer 
toutes  d'un  coup,  on  modifierait  tellement  l'aspect  de  nos  textes  que  l'on 
risquerait  de  dérouter  le  lecteur. 


PREMIERE   PARTIE 


LE  RITME 

CONSIDÉRÉ  COMME  MOYEN  D'EXPRESSION 


«  Le  poëte  a  pour  première  loi, 
pour  conditions  indispensables, 
le  rhythme  et  la  mesure  ». 

(A.  de  Musskt). 


L  ALEXANDRIN    CLASSIQUE 


L'alexandrin  français  était  avant  Tépoque  classique  un  vers 
composé  de  deux  membres  ou  émistiches  bien  nettement 
séparés  l'un  de  l'autre,  à  tel  point  qu'une  sillabe  féminine 
terminant  le  dernier  mot  du  premier  émistiche  ne  comptait 
pas  plus  à  cette  place  qu'à  la  fîu  du  vers.  Mais  dès  le  milieu 
du  XVP  siècle  (exactement  depuis  Jean  Lemaire)  un  e  muet 
n'est  plus  permis  à  cet  endroit  qu'à  condition  d'être  clidé,  et 
la  césure  devient  beaucoup  moins  forte. 

Avant  Corneille,  personne,  à  part  peut-être  Régnier,  ne  se 
souciait  de  la  place  des  accents  toniques  dans  l'intérieur  des 
émistiches.  Mais  la  césure  s'affaiblissant,  l'accent  tonique  de 
la  6°  sillabe  s'affaiblit  du  même  coup,  et  il  arriva  fréquemment 
qu'un  autre  accent  tonique  fût  aussi  fort  ou  même  plus  fort 
que  celui  de  la  6®  sillabe  et  suivi  d'une  coupe  au  moins  aussi 
nette.  Cette  transforma,tion  s'accomplit  lentement,  insensible- 
ment, malgré  Malherbe,  malgré  Boileau,  et  chez  Boileau  lui- 
même.  Il  n'est  pas  une  page  de  nos  poètes  classiques  qui  ne 
puisse  fournir  des  exemples  de  ce  changement.  Personne  ne 
s'en  rendit  exactement  compte,  mais  les  bons  poètes  sentirent 


1  2  LE  VERS  FRANÇAIS 

l'importance  des  accents  toniques  situés  à  l'intérieur  des 
émistiches  et  n'abandonnèrent  plus  leur  place  au  asard.  Si 
bien  que  petit  à  petit,  tout  en  restant  un  vers  à  deux  émisti- 
ches, le  vers  classique  devint  un  vers  à  quatre  mesures,  c'est- 
à-dire  contenant  quatre  éléments  ritmiques,  terminés  chacun 
par  un  accent  tonique,  le  deuxième  et  le  quatrième  fixes  sur 
la  sixième  et  la  douzième  sillabes,  et  les  deux  autres  variables 
dans  l'intérieur  d'un  même  émistiche.  Telle  est  la  structure 
de  notre  alexandrin  dans  les  chefs-d'œuvre  de  nos  grands 
poètes  classiques,  c'est-à-dire  approximativement  à  partir  du 
premier  quart  du  XVIP  siècle.  C'est  cet  état  que  M.  Becq  de 
Fouquières  a  supérieurement  exposé  dans  son  Traité  général 
de  versification  française  ;  mais  il  a  eu  le  grand  tort  de  croire 
que  ce  tipe  était  primitif;  ce  n'est  que  par  évolution  qu'on  i 
est  arrivé.  Il  a  eu  tort  également  de  dire  que  le  tipe  du  vers 
classique  se  compose  de  quatre  mesures  égales  contenant 
chacune  trois  sillabes  et  que  tous  les  vers  qui  ne  reproduisent 
pas  ce  tipe  en  sont  des  dérivés.  Le  tipe  du  vers  classique  est 
bien  tel  qu'il  le  décrit,  mais  c'est  un  tipe  idéal,  et  non  pas 
un  point  de  départ  istorique  ;  c'est  l'étalon  auquel  on  peut 
comparer  et  ramener  téoriquement  tous  les  vers  classiques. 

Cette  forme  tipe  n'est  d'ailleurs  pas  étrangère  à  la  réalité  : 
on  la  trouve  22  fois  parmi  les  100  premiers  vers  d'AthaliCy 
c'est-à-dire  en  moyenne  et  approximativement  une  fois  sur 
cinq.  On  ne  l'obtient  pas  par  une  statistique,  puisqu'elle  est 
loin  d'être  la  plus  fréquemment  représentée;  on  la  trouve, 
comme  toute  forme  idéale,  par  comparaison  et  par  élimination 
des  cas  particuliers. 

Il  i  a  donc  dans  le  vers  classique  certains  éléments  fixes  et 
immuables,  certains  éléments  susceptibles  de  variété.  La 
^  césure  qui  sépare  les  deux  émistiches  ne  peut  pas  être  dépla- 
cée :  elle  tombe  obligatoirement  après  les  six  premières  sil- 
labes et  coupe  le  vers  en  deux  parties  rigoureusement  égales, 
égales  comme  nombre  de  sillabes  et  égales  comme  durée.  La 
durée  de  chaque  émistiche  est  la  moitié  de  la  durée  totale. 
Chaque  demi-vers  est  également  divisé  en  deux  parties  ou 
mesures,  se  terminant  chacune  sous  un  temps  marqué  ou 
accent  ritmique.  Il  est  trop  évident  que  si  chacune  des  quatre 
mesures  a  trois  sillabes,  sa  durée   est  rigoureusement  égale 


VITESSE   DU   DEBIT  13 

au  quart  du  temps  total  ;  mais  le  nombre  des  sillabes  de  cha- 
que mesure  peut  varier  de  1  à  5,  sans  parler  du  cas,  qui  n'a 
pas  d'intérêt  pour  nous  en  ce  moment,  où  l'une  des  mesures 
absorbe  les  six  sillabes  de  l'émistiche,  la  mesure  jumelle  se 
réduisant  à  zéro. 

Quel  que  soit  le  nombre  des  sillabes  d'une  des  quatre  me- 
sures, sa  durée  est  égale  au  quart  du  temps  total.  Ce  point  a 
besoin  d'une  démonstration  :  M.  Becq  de  Fouquières  nous 
Ta  donnée.  Le  ritme  est  produit  par  le  retour  à  intervalles 
égaux  des  quatre  temps  marqués;  si  l'un  des  intervalles  était 
plus  court  ou  plus  long  que  les  autres,  le  ritme  serait  détruit. 
C'est  là  ce  qui  montre  bien  que  le  vers  idéal  dont  nous  par- 
iions tout  à  Teure,  est  en  effet  le  vers  tipe,  parce  que  c'est  le 
seul  dans  lequel  des  intervalles  égaux  soient  remplis  par  des 
nombres  de  sillabes  égaux. 

Quelles  sont  les  conséquences  de  ce  retour  à  intervalles 
égaux  des  accents  ritmiques  ? 

Si  la  durée  d'une  mesure  reste  immuable  alors  que  le  nombre 
de  ses  sillabes  varie,  il  est  évident  que  le  débit  devra  varier 
avec  le  nombre  des  sillabes,  devenant  plus  rapide  si  ce  nombre 
est  plus  grand,  plus  lent  s'il  est  plus  petit.  Une  mesure  de 
deux  sillabes  doit  être  prononcée  avec  un  accroissement  de 
lenteur  d'un  tiers,  une  mesure  d'une  sillabe  avec  un  accrois- 
sement de  lenteur  de  deux  tiers  ;  une  mesure  de  cinq  avec  un 
accroissement  de  vitesse  de  deux  cinquièmes,  une  mesure  de 
quatre  avec  un  accroissement  de  vitesse  d'un  quart. 

Telles  sont  les  conclusions  auxquelles  on  arrive  fatalement  ; 
mais  ce  n'est  que  de  la  téorie.  Dans  la  pratique,  Taccélération 
ou  le  ralentissement  du  débit  n'est  pas  matématiquement  celui 
que  nous  venons  de  dire  ;  les  vers  ne  se  récitent  pas  au 
métronome.  Dans  un  vers  trocaïque  grec,  un  spondée  n'est 
pas  exactement  l'équivalent  du  trochée  quMl  remplace  ;  ce 
n'est  qu'en  trichant  légèrement  sur  la  quantité  de  ses  sillabes 
que  l'on  arrive  à  lui  faire  produire  sur  l'oreille  à  peu  près  la 
même  impression  que  ferait  un  trochée  et  à  ne  pas  détruire 
le  ritme.  Toute  versification  contient  des  approximations  de 
ce  genre.  Dans  un  vers  français  une  mesure  d'une  sillabe  n'est 
pas  exactement  l'équivalent  de  sa  jumelle  qui  a  cinq  sillabes, 
et  toutes  deux  ne  sont  pas  exactement  l'équivalent  de  la  mesure 


14  LE  VERS  FRANÇAIS 

normale  de  trois  sillabes  ou  étalon  de  durée  ;  elles  tendent 
seulement  à  s'en  rapprocher.  Quand  une  sillabe  est  prononcée 
plus  lentement  qu'une  autre,  l'oreille  ne  sent  pas  exactement 
si  c'est  de  deux  tiers  ou  d'une  autre  quantité  que  la  lenteur 
est  accrue.  Elle  sent  qu'il  i  a  accroissement  de  lenteur  et  cela 
lui  suffit. 

Il  est  des  cas  d'ailleurs  où  il  serait  absolument  impossible 
d'obtenir  cet  accroissement  téorique  de  deux  tiers.  Il  i  a  des 
moBosillabes  qui  sont  si  peu  étoffés  et  dont  la  voyelle  est  si 
brève  que  Ton  peut  presque  les  considérer  comme  rebelles  à 
tout  allongement.  On  arrive  pourtant  à  leur  faire  remplir  une 
mesure.  Comment  i  parvient-on  ?  Un  exemple  fera  mieux 
comprendre  ce  fénomène  que  toute  une  discussion  générale. 
Soit  le  mot  nu  qui  est  certainement  l'un  des  plus  brefs  de  la 
langue  française.  Dans  ce  vers  : 

Il  était  nu  comme  Eve  à  son  premier  péché 

où  il  est  la  quatrième  et  dernière  sillabe  d'une  mesure,  il  porte 
à  la  fois  un  accent  tonique  et  un  accent  ritmique,  mais  cela 
ne  l'empêche  en  rien  d'être  extrêmement  bref,  et  il  ne  possède 
aucun  relief  particulier.  Dans  cet  autre  vers  : 

ISu  comme  un  plat  d'argent,  nu  comme  un  mur  d'église 

il  est  devenu  tout  autre.  L'w  s'est  légèrement  allongé,  fort 
peu  sans  doute,  car  sa  nature  ne  lui  permet  pas  de  le  faire 
beaucoup  ;  il  a  pris  plus  d'intensité  ;  Vn  est  devenu  plus  éner- 
gique et  même  dans  une  certaine  mesure  plus  long;  enfin 
le  mot  s'est  fait  suivre  et  précéder  d'un  léger  repos.  Tous  ces 
éléments  réunis  l'ont  rendu  capable  de  remplir  une  mesure 
et  de  tromper  l'oreille  au  point  qu'elle  fût  satisfaite,  et  que  le 
ritme,  qui  n'existe  pas  en  deors  de  l'oreille  qui  le  perçoit» 
fût  sauf. 

Cet  exemple  présente  du  reste  un  cas  rare  et  extrême,  et 
la  plupart  du  temps  il  n'i  a  aucune  difficulté  à  donner  à  chaque 
mesure  une  durée  sensiblement  égale  à  celle  que  demande  la 
téorie. 

Au  point  de  vue  de  Vexpression  qui  nous  occupe  particu- 
lièrement ici,  la  belle   régularité  du  vers  tipe,  exigeant  un 


MESURES  d'Égale  vitesse  15 

débit  absolument  uniforme,  ne  peut  que  contribuer,  comme 
nois  le  verrons  plus  loin,  à  produire  un  eifet  de  régularité 
ou  de  monotonie.  La  plupart  du  temps  môme  l'effet  sera  nul, 
comme  dans  les  vers  suivants: 

Oui,  je  viens  |  dans  son  temple  |  adorer  |  l'Eternel 

(Racine,  Athalie). 

Cette  nuit  |  je  l'ai  vue  I  arriver  |  en  ces  lieux 

(Id.,  Britannicus). 

Un  destin  |  plus  heureux  |  vous  conduit  |  en  Epire 

(Id.,  Andromaqué). 

Chacun  sait  |  aujourd'hui  |  quand  il  fait  |  de  la  prose 

(Musset,  Une  honne  fortune). 

Où  Cologne  |  et  Strasbourg,  |  Notre-Dame  |  et  Saint-Pierre 

(Id.,  Rolla). 

Mais  lorsqu'il  i  a  discor.:ance  entre  le  nombre  et  la  durée 
des  sillabes,  on  peut  s'attendre  à  sentir  des  effets  très  nets. 
L'apparition  d'une  mesure  plus  lente  ou  au  contraire  d'une 
mesure  plus  rapide  ne  saurait  passer  inaperçue,  et  la  réunion 
dans  un  mêmeémistiche  d'une  mesure  lente  avec  une  mesure 
rapide  produit  forcément  un  contraste.  On  ne  remarque  pas 
deux  personnes  de  même  taille  qui  se  promènent  ensemble  ; 
mais  tout  le  monde  est  frappé  à  la  vue  d'un  omme  très  grand 
à  côté  d'un  omme  très  petit.  Le  rapprochement  les  met  tous 
deux  en  relief,  mais  très  souvent  c'est  l'un  d'eux  seulement 
que  l'on  remarque  et  l'esprit  absorbé  par  la  considération  de 
celui-là  ne  fait  pas  plus  attention  à  l'autre  qui  le  met  en  évi- 
dence que  s'il  était  de  taille  moyenne.  L'effet  produit  par  le 
voisinage  d'une  mesure  lente  et  d'une  mesure  rapide  est  tout 
à  fait  analogue  et  peut  évidemment  ôtre  employé  comme 
moyen  d'expression.  11  l'a  été  en  réalité  d'une  manière  très 
eureuse  par  nos  grands  poètes. 

A  quel  ordre  d'idées  peuvent  s'appliquer  le  ralentissement 
ou  l'accélération  des  mesures  comme  moyen  d'expression  ? 
Il  est  facile  de  le  déterminer  d'avance.  Ils  sont  évidemment 
propres  à  peindre  la  lenteur  ou  la  rapidité  et  les  idées  qui  se 
rapprochent  de  celles-là: 


16  LE   VERS    FRANÇAIS 

P  Des  mesures  de  moias  de  3  sillabes  expriment  la  lenteur, 
peignent  une  action  qui  dure,  qui  s'accomplit  lentement  ou 
mollement: 

Alors  elle  se  couche,  et  ses  grands  yeux  s'éteignent, 
Et  le  pâle  désert  |  rou  \  le  sur  son  enfant 
Les  flots  silencieux  de  son  linceul  mouvant 

(Musset,  Rolla). 

La  mesure  lente  constituée  par  la  sillabe  rou-  peint  le 
mouvement  lent  et  sourd  du  sable  qui  recouvre  peu  à  peu  la 
cavale  ;  la  lenteur  seule  est  exprimée  par  la  durée  de  la  sil- 
labe, l'autre  qualité  Test  par  la  couleur  de  la  voyelle  (cf. 
2°*°  partie,  II,  D).  Notons  une  fois  pour  toutes  à  propos  de  cet 
exemple  que  dans  les  vers  français  une  mesure  finit  toujours 
avec  une  sillabe  tonique,  et  que  les  sillabes  muettes  qui  ter- 
minent les  mots,  comme  ici  la  sillabe  -le,  appartiennent  à  la 
mesure  suivante.  C'est  de  la  même  manière  qu'en  grec  dans  ce 
vers  trocaïque  : 

(Eschyle,  Perses), 

la  première  mesure  finit  avec  la  sillabe  Ssp-  et  la  troi- 
sième avec  la  sillabe  -psi-  de  Aapstou.  Les  divisions  ritmi- 
ques  se  superposent  aux  divisions  grammaticales,  mais  ne 
coïncident  pas  nécessairement  avec  elles. 

Et  le  char  de  l'automne,  au  penchant  de  l'année, 
Hou]  le,  déjà  poussé  par  la  main  des  hivers  ! 

(Lamartine,  A  Elvire). 

Le  soleil  est  de  plomb,  les  palmiers  en  silence 
Sous  leur  ciel  embrasé  |  pen\c\ïQni  leurs  longs  cheveux 

(Musset,  Rolla). 

Mouvement  lent  et  mou.  L'impression  de  mollesse  déjà 
donnée  par  la  lenteur  de  la  mesure  est  accentuée  par  la  nasa- 
lité  qui  voile  la  voyelle  (cf.  2°^®  partie,  II,  E). 

Et  le  char  vaporeux  de  la  reine  des  ombres 
Mon\iQ,  et  blanchit  déjà  les  bords  de  l'horizon 

(Lamartine,  L'isolement). 


EXPRESSION  DE  LA  LENTEUR  17 

Même  effet.  Dans  les  deux  exemples  suivants  le  mouve- 
ment n'existe  que  dans  l'imagination  du  poète,  mais  le  pro- 
cédé et  Tefifet  sont  les  mêmes  : 

Ce  sommeil  qui  d'en  haut  |  tombe  \  avec  la  rosée 

(Id.,  Uinfinï  dam  les  deux). 

Et  dans  ces  noirs  sapins,  et  dans  ces  rocs  sauvages 
Qui  pen  \  dent  sur  tes  eaux 

(Id.,  Le  lac). 

Dans  le  dernier  cas  il  s'agit  d'un  petit  vers  de  six  sillabes, 
mais  il  a  deux  mesures  comme  un  émistiche  d'alexandrin,  et 
la  première  n'a  que  deux  sillabes  tandis  que  la  seconde  en  a 
quatre  :  l'effet  est  le  même. 

Souvent  la   lenteur    est  seule  en  cause   et  la  couleur  des 
voyelles  ne  joue  aucun  rôle  : 

Et  l'empereur  au  fond  |  pa\sse  par  intervalles 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

Croit  que  c'est  une  armée,  invisible  et  sans  nombre. 
Qui  fait  cette  poussière  et  ce  bruit  pour  son  ombre, 
Et  sous  l'horizon  gris  |  passe  \  éternellement 

(Id,,  Bounaherdi) , 

Il  voit;  sur  les  Hébreux  |  étend  \   sa  grande  main 

(Vigny,  MoUe). 

Sur  le  vaste  horizon  |  promène  \    un  long  coup  d'œil 

{\Ti.,lbïd.), 
Action  d'embrasser  lentement  l'espace. 

La  mélodie  encor  quelques  instants  |  se  traîne 

(Hugo,  Éviradnus). 

L'imbécile  Ibrahim,  sans  craindre  sa  naissance, 
Traîne^  \    exempt  de  péril,  une  éternelle  enfance 

(Racine,  Bajazet). 

Ici  c'est  plutôt  la  langueur  et  la  'mollesse  que  la  lenteur 
proprement  dite 


18  LE  VERS    FRANÇAIS 

La  lenteur,  c'est  la  durée  dans  le  temps  ;  le  même  pro- 
cédé peut  évidemment  servir  à  exprimer  la  durée  dans  Tes- 
pace  ou  l'étendue,  l'immensité,  une  étendue  que  l'on  ne  con- 
çoit tout  entière  que  lentement,  une  ipotèse  que  l'esprit 
examine  en  l'énonçant  ou  en  la  soulevant  : 

à  son  faîte  vermeil 

Rayonne  un  diamant  |  gros  \  comme  le  soleil 

(Hugo,  Aymerillot). 

Plus  livide  et  plus  froid  dans  son  cercueil  |  immense 
Pour  la  seconde  fois  Lazare  est  étendu 

(Musset,  Rolla). 

Puis  au  delà  des  monts  que  ses  regards  parcourent 
S'étend  \  tout  Galaad,  Éphraïm,  Manassé 

(Vigny,  Moïse). 

C'est  votre  vieille  garde  |  au  loin  \  jonchant  la  plaine 

(Hugo,  Na;poléoii  II). 

S'agenouillant  |  au  loin  \  dans  leur  robe  de  pierre 

(Musset,  Rolla). 

Dans  ces  deux  derniers  exemples  le  poète  s'attarde  légè- 
rement sur  cette  expression  «  au  loin  )>  comme  s'il  considé- 
rait l'étendue  qu'elle  suppose. 

Dans  le  suivant  un  effet  analogue  est  produit  deux  fois  de 
suite  : 

Et  de  Chambord  |  là-bas  \  au  loin  \  les  cent  tourelles 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

Le  peuple  saint  |  enfouie  \  inondoit  les  portiques 

(Racine,  Athalié). 

La  deuxième  mesure  attire  l'attention  et  dure  le  temps 
qu'il  faut  pour  se  représenter  cette  foule. 

Hélas  !  qui  peut  savoir  pour  quelle  destinée, 

En  lui  donnant  du  pain,  |  peut-être  \  elle  était  née 

(Musset,  Rolla). 


EXPRESSION    DE    LA    RAPIDITE  19 

Le  poète  semble  examiner  en  prononçant  ce  peut-être  le 
changement  que  sa  supposition  réalisée  aurait  pu  produire  dans 
la  destinée  de  Marion. 

Dans  cet  autre  exemple  c'est  le  lion  qui  envisage  les  chan- 
ces de  succès  du  sacrifice  qu'il  demande  ; 

Peut- être  \  il  obtiendra  la  guérison  commune 

(La  Fontaine,  VII,  1). 

Une  question  est  quelque  chose  de  très  analogue  à  une  ipo- 
tèse  .'celui  qui  la  pose  examine  en  quelque  sorte  en  l'énon- 
çant la  réponse  que  Ton  peut  i  faire  : 

Quest'\QQ  que  cet  enfant  ?  et  que  faites-vous  là  ? 

(Hugo,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Quest-  !  ce  que  tout  cela  fait  à  l'herbe  des  plaines, 
Aux  oiseaux,  à  la  fleur,  au  nuage,  aux  fontaines  ? 
Quest'  !  ce  que  tout  cela  fait  aux  arbres  des  bois, 
Que  le  peuple  ait  des  jougs  et  que  l'homme  ait  des  rois 

(Hugo,  Éviradniis). 

2^  Des  mesures  de  plus  de  trois  sillabes  expriment  la  rapidité. 

Quelquefois  le  poète  utilise  le  rapprochement  d'une  mesure 
lente  et  d'une  mesure  rapide  pour  peindre  par  l'une  un  mou- 
vement lent  et  par  l'autre  un  mouvement  rapide  : 

Le  Parnasse  où,  le  soir,  las  d'un  vol  immortel. 
Se  po  \  se,  et  d'où  s'envole,  \    à  l'aurore,  Pégase 

(Heredia,  Sur  VOthrys). 

La  première  mesure,  se  /)o(se),  peint  un  mouvement  leiit  et 
aboutissant  à  la  cessation  de  ce  mouvement;  la  seconde,  et 
d'où  s'envol{e),  exprime  au  contraire  un  élan  suivi  d'un  mou- 
vement rapide. 

Mais  ce  fénomène  est  rare.  Le  plus  souvent  le  poète 
n'emploie  que  l'une  des  deux  mesures  comme  moyen  d'ex|)res- 
sion  et  lui  sacrifie  sa  jumelle;  l'attention  de  l'auditeur  se 
portant  toute  entière  sur  la  mesure  expressive,  il  ne  s'aperçoit 
pas  que  l'autre  n'a  pas  la  vitesse  normale  et  ne  la  remarque 
pas  plus  que  si  elle  avait  la  forme  et  l'allure  ordinaires  : 


go  LE  VERS  FRANÇAIS 

A  travers  les  rochers  la  peur  |  les  précipite 

(Racine,  Phèdre). 

Les  deux  mots  la  peur  n'ont  ici  qu'une  importance  très 
secondaire;  ce  serait  «  la  douleur»  que  l'intérêt  du  récit  ne 
serait  pas  changé.  Toute  l'attention  se  porte  sur  la  course  folle 
des  chevaux  d'Hippolyte  et  l'on  remarque  surtout  les  mots 
qui  la  décrivent,  à  savoir  ici  les  précipite.  Le  fait  que  les  deux 
sillabes  la  peur  sont  un  peu  plus  lentes  que  la  normale  ne  leur 
donne  aucune  importance  particulière  ;  c'est  la  mesure  sacri- 
fiée. Il  n*i  a  d'effet  que  celui  qui  est  senti  (en  général  indis- 
tinctement) et  qui  est  soutenu  par  l'idée  exprimée  : 

//  accourait,  \  un  mont  en  chemin  l'arrêta 

(La  Fontaine,  IX,  7). 

Le  vautour  s'en  alloit  le  lier,  quand  des  nues 
Fond  à  son  tour  \  un  aigle  aux  ailes  étendues 

(ID.,  IX,  2). 

Il  ouvre  un  large  bec,  |  laisse  tomber  \  sa  proie 

(ID.,  I,  2). 

Ce  vers  est  de  nouveau  fort  instructif:  la  mesure  laisse 
tomber  peint  la  rapidité  de  la  chute  ;  mais  pourquoi  la  mesure 
précédente  un  large  bec,  qui  a  la  même  vitesse,  ne  peint-elle 
rien  d'analogue?  Parce  que  l'idée  qu'elle  exprime  ne  met  pas 
en  lumière  sa  rapidité,  parce  que  la  mesure  il  ouvre  qui 
répond  à  l'attente  du  renard  contient  le  mot  important  et  que 
la  structure  de  la  suivante  lui  est  sacrifiée. 

Ils  se  disent,  causant,  quand  les  nuits  sont  tombées, 
Que  cet  homme  si  doux,  dans  des  temps  plus  hardis, 
Fut  terrible,  et,  géant,  faisait  |  des  enjambées 
Des  tours  de  Pampelune  aux  clochers  de  Cadix 

(Hugo,  Le  Cid  exilé). 

Ce  dernier  exemple  appelle  une  observation.  Nous  avons 
montré  plusaut  que  l'idée  d'immensité  s'exprime  par  des  mesu- 
res lentes  et  nous  la  trouvons  rendue   ici  par  une  mesure 


EXPRESSION  d'un  ÉLAN  81 

rapide.  Il  n*i  a  pas  là  contradiction;  l'immensité  peut  être 
exprimée  tout  aussi  bien  par  la  lenteur  que  parla  rapidité. 
Ce  n'est  pas  objectivement,  mais  subjectivement  que  l'on 
exprime  l'immensité  ;  c'est-à-dire  qu'en  somme  ce  que  l'on 
peint  c'est  le  mouvement  de  notre  esprit.  Il  s'agituniquement 
de  savoir  si  notre  esprit  embrasse  cette  immensité  lentement 
en  la  parcourant  en  quelque  sorte  d'un  bout  à  l'autre  ou  s'il  la 
saisit  d'un  coup  d'œil.  Dans  l'exemple  cité  plus  aut: 

Puis,  au  delà  des  monts  que  ses  regards  parcourent, 
S'étend  \  toutGalaad,  Ephraïm,  Manassé 

ce  n'est  que  successivement  que  l'esprit  du  lecteur,  comme 
Moïse  lui-même,  entrevoit  toute  cette  étendue  de  pays.  Une 
observation  analogue  s'applique  au  vers  : 

C'est  votre  vieille  garde  |  au  loin  \  jonchant  la  plaine 

et  à  quantité  d'autres.  Mais  lorsqu'il  s'agit  d'enjambées  qui 
vont  des  tours  de  Pampelune  aux  clochers  de  Cadix,  l'esprit 
fait  en  quelque  sorte  l'enjambée  avec  le  Cid  et  conçoit  tout 
l'espace  d'un  seul  coup. 

Le  mouvement  rapide  n'est  pas  nécessairement  fisique  ;  il 
peut  être  moral;  il  a  i  des  bonds,  des  chutes,  des  élans  intel- 
lectuels, des  élans  d'admiration  ou  d'entousiasme  ; 

Mon  ail  le  me  soulève  |  au  souffle  du  printemps. 
Le  vent  |  va  m' emporter  ;  |   je  vais  |  quitter  la  terre 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Dans  ces  deux  vers  Te  poète  peint  trois  fois  par  le  même 
procédé  ce  mouvement  tout  imaginaire  de  la  muse,  cet  élan, 
ce  désir  irrésistible.  Quelque  lecteur  se  demandera  peut-être 
pourquoi  la  quatrième  mesure  du  premier  vers,  qui  est  égale- 
ment constituée  par  quatre  sillabes,  ne  produit  pas  un  effet 
analogue.  Bien  que  nous  tenions  à  isoler  et  à  étudier  à  part 
chaque  moyen  d'expression  nous  ne  croyons  pas  pouvoir 
attendre  jusqu'à  la  fin  du  volume  pour  calmer  cette  inquiétude. 
Nous  avonsdéjà  répondu  plus  aut:  l'idée  exprimée  ne  peut  pas 
permettre  à  un  effet  de  ce  genre  de  se  produire;  mais  il  i  a 


^i  LE  VERS  FRxVNÇAlS 

autre  chose.  Les  différents  procédés  que  peut  employer  un 
poète  ne  sont  pas  séparés  dans  son  vers  comme  les  livres  ran- 
gés sur  un  rayon  de  bibliotèque.  Il  ne  les  emploie  pas  succes- 
sivement, mais  simultanément.  D'ordinaire  plusieurs  concou- 
rent à  un  même  effet  et  se  combinent  entre  eux  de  différentes 
manières,  pour  rendre  les  nuances  de  la  pensée  de  l'auteur. 
Dans  tous  les  exemples,  sauf  un,  où  nous  venons  de  signa- 
ler des  mesures  exprimant  la  rapidité,  il  i  a  un  vocalisme 
particulier  qui  donne  l'impression  de  la  légèreté  (cf.  2"°  par- 
tie, II,  B)  :  toutes  les  voyelles  toniques  et  parfois  en  outre  quel- 
ques voyelles  atones  sont  des  voyelles  claires.  Comme  l'idée  de 
rapidité  et  celle  de  légèreté  sont  le  plus  souvent  associées,  ce 
vocalisme  avertit  de  la  pensée  intime  de  l'auteur.  Rien  de 
semblable  dans  la  voyelle  tonique  de  printemps.  Mais  pourquoi 
dans  l'un  des  exemples  citésne  trouvons -nous  pas  de  voyelles 
toniques  claires?  C'est  que  l'idée  de  légèreté  n'est  pas  dans 
l'esprit  du  poète  à  cet  endroit  : 

...  Quand  des  nues 
Fond  à  son  tour  |  un  aigle  aux  ailes  étendues. 

Dans  ce  récit  il  se  place  au  point  de  vue  du  pauvre  pigeon, 
fait  corps  avec  lui  et  se  met  en  communication  avec  son  âme. 
Or  ce  qui  frappe  le  maleureux  oiseau  ce  n'est  pas  la  légèreté, 
c'est  la  rapidité  de  la  chute  et  la  sombre  menace  de  mort  qu'elle 
est  pour  lui;  rapidité  peinte  par  le  ritme,  idée  sombre  expri- 
mée parle  vocalisme  (cf.  2™®  partie,  II,  D).  On  le  voit  par  ces 
observations,  où  quelques-uns  ne  trouveront  que  des  subtilités, 
nos  remarques  portent  sur  des  questions  tellement  ténues  et 
délicates,  qu'elles  ne  sauraient,  si  métodiques  soient-elles,  être 
utiles  qu'à  ceux  qui  sont  aptes  à  saisir  les  moindres  nuances  de 
la  poésie,  —  nous  allions  dire,  à  ceux  qui  n'en  ont  pas  besoin. 

Que  vous  êtes  joli!  |  que  vous  me  semblez  |  beau  ! 

(La  Fontaine,  I,  2). 

Les  trois  premières  mesures  ont  même  vocalisme  :  voyelle 
tonique  claire,  mais  c'est  seulement  dans  la  troisième  que 
l'admiration  devient  par  Taccroissement  de  vitesse  un  élan, 


MISE  EN  RELIEÏ'  n 

comme  un  bond  qui  aboutit  à  la   contemplation  lente  et  re- 
cueillie peinte  par  la  quatrième  mesure. 

Un  caprice  étant  quelque  chose  d'instantané,  d'inconsidéré, 
se  manifestera  aussi  par  un  mouvement  rapide  : 

Entre  dans  un  ciron,  ou  dans  telle  autre  bête 

Quil  plaît  au  Sort  :  |  c'est  là  l'un  des  points  de  leur  loi 

(ID.,  IX,  7). 

Es -tu  né  pour  ma  fille  ?  —  Hélas  !  non  ;  car  le  vent 
Me  chasse  |  à  son  plaisir  \  de  contrée  en  contrée 

(Id.,  ihid.). 

Dans  le  premier  exemple  c'est  le  caprice   du  sort,  ici  celui 
du  vent. 


3"  C'est  un  procédé  couramment  employé  dans  la  conver- 
sation que  de  traîner,  d'insister  sur  un  mot  que  l'on  veut 
faire  ressortir  ;  il  est  inutile  d'en  citer  des  exemples  :  tout  le 
monde  en  peut  noter  à  toute  eure.  Or  dans  un  vers  une  me- 
sure qui  contient  moins  de  trois  sillabes  se  prononce  plus 
lentement  que  la  normale,  on  s'attarde  sur  les  mots  qui  la 
constituent  ;  ce  ralentissement  est  donc  tout  indiqué  pour 
mettre  en  relief  un  mot  essentiel,  un  mot  qui  résume  une 
tirade  ou  une  idée  : 

Je  regardais  d'en  haut  cette  herbe  ;  en  comparant, 
Je  méprisais  l'insecte  et  je  me  trouvais  |  grand 

(Lamartine,  L'infini  dans  les  cieux). 

Il  avait  peu  de  grâce,  et  de  goût  nullement. 
On  le  voyait  le  soir,  devant  l'Académie, 
Poser  sa  large  main  sur  sa  tête  blanchie, 
A  l'ombre  du  smilax  et  du  peuplier  blanc. 
Le  siècle  qui  l'a  vu  s'en  est  appelé  |  grand 

(Musset,  Laloisur  la  presse). 

Noter  que  dans  l'avant-dernier   vers,  aucun    effet  n'étant 


24  LE  VERS  FRANÇAIS 

appelé  par  le  sens,  peuplier  blanc  n'est  qu'un  mot  métrique, 
avec  un  accent  secondaire  sur  peu-. 

Le  fabricateur  souverain 
Nous  créa  besaciers  |  tous  \  de  même  manière 

(La.  Fontaine,  I,  7). 

Il  a  tué  les  lois  et  le  gouvernement, 

La  justice,  l'honneur,  |  tout^  \  jusqu'à  l'espérance 

(Hugo,  Châtiments). 

Fier  de  votre  valeur,  |  tout,  |  si  je  vous  en  crois. 
Doit  marcher,  doit  fléchir,  doit  trembler  sous  vos  lois 

(Racine,  Iphigénie). 

Regrettez-vous  le  temps  où  nos  vieilles  romances 
Ouvraient  leurs  ailes  d'or  vers  leur  monde  enchanté  ; 
Où  tous  nos  monuments  et  toutes  nos  croyances 
Portaient  le  manteau  blanc  de  leur  virginité  ; 
Où  ,  sous  la  main  du  Christ,  '  tout  \  venait  de  renaître  ? 

(Musset,  Rolla). 

Qui  lirait  «  tout  venait  \  de  renaître  o  ferait  un  contre  sens. 

Du  plus  pur  de  ton  sang  tu  l'avais  rajeunie  ; 
Jésus,  ce  que  tu  fis,  |  qui  jamais  |  le  fera  ? 
Nous,  vieillards  nés  d'hier,  |  qui  I    nous  rajeunira? 

(Id.,  ibid.). 

L'opposition  de  la  mesure  «  qui  jamais  »  avec  la  mesure 
«  qui  ))  montre  nettement  par  quel  mojen  le  poète  concentre 
dans  le  dernier  vers  toute  l'énergie  de  son  développement. 


Même  j  il  avoit  perdu  sa  queue  à  la  bataille 

(La  Fontaine,  III,   18). 

On  s'endormait  I  dix  mille,  \  on  se  réveillait  |  cent 

(Hugo,  L'expiation). 


MISE   EN  RELIEF  25 

Et  comptez-vous  pour  rien  |  Dieu  \  quicombatpournous? 
Dieu  I  qui  de  rorphelin  protège  Tinnocence  ? 

(Racine,  Athalie).  2-vtr-l 

Jéhu,  le  fier  Jéhu,  |  trem[h\e  dans  Samarie 

(Id.,  ihid,). 

C'est  le  dernier  ennemi  qu' Athalie  a  eu  à  combattre,  c'était 
peut-être  le  plus  redoutable,  et  en  montrant  que  maintenant 
il  tremble,  elle  résume  toutes  ses  victoires  et  fait  comprendre 
par  ce  seul  mot  toute  l'étendue  de  sa  puissance. 

Que  vous  pourriez  le  soir  amener  dans  mes  grottes 
La  Vénus  avec  qui  |  tous  ]  vous  vous  mariez 

(Hugo,  Le  Géant,  aux  dieux). 

Ce  mot  tous  ainsi  placé  résume  et  accentue  de  la  façon  la 
plus  nette  rironie  insultante  du  Géant. 

Les  deux  mille  vaisseaux  qu'on  voit  à  l'horizon  -     • 
Ne  me  font  pas  peur.  |  J'ai  \  nos  quatre  cents  galères, 
L'onde,  l'ombre,  l'écueil,  le  vent  et  nos  colères 

(Id.,  Le  détroit  de  VEuripe). 

Pour  bien  comprendre  toute  la  valeur  de  ce  mot  J*ai^  il 
faut  se  rappeler  que  Thémistocle  parle  devant  les  chefs  de 
l'armée  grecque  qui  ont  tous  l'air  de  lui  dire  :  c  Mais  avec 
quoi  lutterez- vous  conire  l'énorme  flotte  de  l'ennemi  ?»  Nous 
répéterons  encore  une  fois,  à  propos  de  cet  exemple,  qu'il  n'est 
pas  rare  que  le  poète  emploie  simultanément  plusieurs  moyens 
d'expression  pour  obtenir  son  effet,  mais  qu'en  ce  moment 
par  analise  nous  n'en  considérons  qu'un.  Il  est  bien  évident 
qtie  si  le  relief  de  ce  mot  J'ai  est  si  grand  ce  n'est  pas  seule- 
ment parce  qu'il  est  monosillabique,  mais  aussi,  et  peut-être 
surtout,  parce  qu'il  est  un  monosillabe  placé  entre  li  fin  d'une 
proposition  et  la  coupe  de  l'émistiche. 

Nous  ne  pouvons  d'ailleurs  pas  faire  suivre  chaque  exem- 
ple d'un  commentaire  ;  nous  dépasserions  les  dimensions 
d'un  volume  avant  d'arriver  au  tiers  de  notre  étude.  Mais 
nous  indiquons  toujours  de  quelle  pièce  ou  au  moins  de  quel 
ouvrage  sont  tirés  les  vers  que  nous  ciions,  afin  que  le  lec 


2  6  LE  VERS  FRANÇAIS 

teur  puisse  les  replacer  aisément  au  milieu  du  contexte,  pour 
juger  de  l'effet  que  nous  signalons. 

Ici  I  Tonte  retient,  |  là-bas  \  on  te  désire. 
Fille,  épouse,  ange,  enfant,  fais  ton  double  devoir. 
Donne-nous  un  regret,  donne-leur  un  espoir. 
Sors  I  avec  une  larme  !  |  entre  \  avec  un  sourire  ! 

(Hugo,  Contemplations). 

T'en  (dre  pour  son  enfant,  |  dur  \  pour  Tenfant  d'une  autre 

(Id.,  Petit  Paul). 

Dans  un  si  grand  revers  que  vous  reste-t-il  ?  |  —  Moi 

(CoRNEiLLB,  Médée). 

Je  connois  Tassassin.  —  Et  qui,  Madajme?  —  Vous 

(Racine,  Britannîcus,  V,  6). 

Saints  du  ciel  !  ce  repaire 

Est-il  donc  si  profond,  si  sourd  et  si  perdu, 
Qu'il  n'ait  entendu  |  rien  ?  |  —  Je  n'ai  rien  entendu 

(Hugo,  Eernani). 

Oui,  trois  de  mes  cités  de  Castille  ou  de  Flandre, 
Je  les  donnerais  !  |  —  sauf^  |  plus  tard,  à  les  reprendre  ! 

(Id.,  ibid.). 

Ce  saw/' devant  la  coupe  de  l'émistiche,  c'est,  en  un  seul  mot 
tout  le  caractère  de  Charles-Quint. 

Que  je  meure  au  combat,  ou  meure  de  tristesse, 
Je  rendrai  mon  sang  |  pur  \  comme  je  l'ai  reçu 

(Corneille,  Le  Cid). 

Un  roi  qu'on  avilit  |  tombe  ;  |  on  le  destitue. 
Bien  \  quand  on  le  méprise  |  et  mal  |  quand  on  le  tue 
(Hugo,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Mot\  I  je  l'aimerais  mieux  |  moine  \  en  quelque  cachette 

(Id.,  ibid.). 


MISE  EN  RELIEF  27 

Lynx  I  envers  nos  pareils,  |  et  tau\  pes  envers  nous, 
Nous  nous  pardonnons  tout^  \  et  rien  \  aux  autres  hommes 

(La.  Fontaine,  I,  7). 

Est-ce  le  châtiment  cette  fois,  Dieu  sévère  ?  — 
Alors  parmi  les  cris,  les  rumeurs,  le  canon, 
Il  entendit  la  voix  qui  lui  répondait  |  :Non  ! 

(  H  u  G  0 ,  Z  'eaypia  tion) . 

Veuive  du  jeune  Crasse,  |  et  veu\  va  de  Pompée, 
Fi\\le  de  Scipion,  et,  pour  dire  encor  plus, 
Romai\ne,  mon  courage  est  encore  au-dessus 

(Corneille,  Pompée). 

Votre  fille  me  plut,  je  prétendis  lui  plaire  ; 
Elle  est  de  mes  serments  |  seu\[e  dépositaire 

(Racine,  Ipkigénie).      ' 

Mais  vous  qui  me  parlez  d'une  voix  menaçante, 
Oubliez-vous  ici  |  qui  \  vous  interrogez  ? 

{lD.,ibid.).  '^*fC'1 

11  a  couru  sur  vous,  mon  fils,  des  bruits  étranges  ; 

Je  veux  les  ignorer  ;  votre  fidélité, 

Si  vous  fûtes  un  jour  |  faible^  \  a  tout  racheté 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Peut  être  il  obtiendra  la  guérison  |  commune 

(La  Fontaine,  Vil,  1). 

Commune  est  un  mot  d'importance  capitale  dans  le  discours 
du  lion  ;  si  le  sacrifice  ne  devait  procurer  que  la  guérison 
de  quelques-uns,  on  ne  pourrait  pas  i  intéresser  tout  le 
monde. 

Ma  funeste  amitié  |  pèse  \  à  tous  mes  amis 

(  Racin E,  Mïthridate) . 

Phè \dre  depuis  longtemps  ne  craint  plus  de  rivale 

(Id.,  Phèdre,  vers  26). 

Pourquoi  ce  mot  Phèdre  a-t-il  ici  tant  de  relief  ?  parce  que 


28  LE  VERS  FRANÇAIS 

c'est  la  première  fois  qu'on  la  nomme  et  qu'elle  est  l'éroïne 
de  la  pièce. 

Oui,  c'est  Joas  ;  je  cherche  |  en  vain  |  à  me  tromper 

(Id.,  Athalie). 

Je  m'en  retournerai  |  seule  \  et  désespérée 

(Id.,  Iphigénie). 

Ce  roi,  fils  de  David,  |  om  |  le  chercherons-nous  ? 

(Id.,  Athalie).  ''^'^ 
Nous  empruntons  maintenent  plusieurs  exemples  à  une 
même  pièce,  et  nous  agirons  souvent  ainsi  au  cours  de  cet 
ouvrage,  parce  que  c'est  le  meilleur  moyen  de  montrer  que 
les  efîets  que  nous  signalons  ne  sont  pas  une  vaine  appa- 
rence résultant  d'un  choix  arbitraire,  mais  que  le  poète, 
puisqu'il  les  reprend  plusieurs  fois  dans  des  situations  analo- 
gues, les  a  sentis  comme  nous,  et,  ne  les  ayant  pas  écartés, 
les  a  voulus  : 

Et  comme  il  s'asseyait,  il  vit  dans  les  cieux  mornes 
Uœil  I  à  la  même  place  au  fond  de  l'horizon... 

Et  lui  restait  lugubre  et  hagard.  —  0  mon  père  ! 
L'œil  I  a-t"il  disparu,  dit  en  tremblant  Tsilla... 

Et  Caïn  dit:  —  j  Cet  œil  \  me  regarde  toujours!... 

Rien  \  ne  me  verra  plus,  je  ne  verrai  plus  |  rien.,. 

L'œil  I  était  dans  la  tombe  et  regardait  Caïn 

(Hugo,  La  Conscience). 

Qu'on  ne  vienne  pas  nous  objecter  que  le  mot  œil  ou  le  mot 
rien  étant  un  monosillabe  amenait  forcément  des  mesures 
monosillabiques  ;  si  ce  monosillabisme  avait  gêné  le  poète 
rien  n'était  plus  aisé  pour  lui  que  de  faire  précéder  ce 
substantif  de  deux  proclitiques,  pronoms,  prépositions,  con- 
jonctions, etc.. 

La  pièce  de  Hugo  intitulée  Première  rencontre  du  Christ 
avec  le  tombeau  n'est  pas  beaucoup  plus  longue:  nous  lui  em- 
prunterons aussi  plusieurs  exemples  très  remarquables  ; 


MISE  EN  RELIEF  29 

Puis  il  s'interrompit,  et  dit  à  ses  disciples: 

—  Lazare,  notre  ami,  |  doj't;  \  je  vais  l'éveiller. 

Eux  dirent  :  —  Nous  irons,  |  maître,  \    où  tu  veux  aller. 

Dort^  c'est  la  parole  capitale  qui  annonce  ce  qui  va  arriver  : 
Jésus  sait  qu'il  dort,  les  autres  croient  qu'il  est  mort.  Maître 
ainsi  placé  et  constituant  à  lui  seul  une  mesure  exprime  toute 
l'admiration  et  toute  la  foi  des  disciples.  11  a  une  valeur 
analogue  dans  la  bouche  de  Marthe  au  dernier  des  trois  vers 
suivants  : 

Quand  Jésus  arriva,  Marthe  vint  la  première, 
Et  tombant  à  ses  pieds,  s'écria  tout  d'abord  : 

—  Si  nous  t'avions  eu,  |  maître,  \  il  ne  serait  pas  mort. 

On  rencontre  le  mot  mère  à  une  place  équivalente,  avec  la 
même  valeur  et  la  môme  expression  admirative  et  confiante, 
dans  ce  vers  de  La  Fontaine  (IV,  22)  : 

Il  a  dit  ses  parents,  |  mè\vQ\  c'est  à  cette  heure... 

Trois  vers  plus  loin  dans  la  même  pièce  de  Hugo  nous 
retrouvons  le  même  mot  maître  en  relief: 

Puis  reprit  en  pleurant  :  —  Mais  il  a  rendu  l'âme. 

Tu  viens  trop  tard.  Jésus  lui  dit  :  —  Qu'en  sais-tu,  femme  ? 

Le  moissonneur  |  est  seul  \  maî \  tre  de  la  moisson. 

L'idée  n'est  plus  la  même,  mais  l'importance  du  mot  n'est 
pas  moindre  et  elle  a  pour  effet  d'annoncer  qu'il  va  se  passer 
quelque  chose  d'extraordinaire.  Plus  loin  encore  on  lit  les 
vers  suivants: 

Jésus  dit  :  —  Déliez  cet  homme,  et  qu'il  s'en  aille. 
Ceux  qui  virent  cela  |  crw  1  rent  en  Jésus-Christ, 

où  le  moicrurent  doit  son  importance  à  ce  qu'il  marque  une 
conclusion  et  oppose  la  conduite  de  la  foule  à  celle  des 
prêtres. 


3  0  LE  VERS  FRANÇAIS 

Nous  ferons  plus.  Les  exemples  que  nous  venons  de  citer 
sont  nombreux,  mais  comparés  à  Timmense  étendue  des 
œuvres  dont  nous  les  avons  extraits,  ils  ne  représentent 
qu'une  quantité  infime.  Qu'indiq  leraient  les  autres,  ceux  que 
nous  avons  laissés  de  côté?  Ne  serait-il  pas  possible  de  tirer 
des  mêmes  œuvres  un  nombre  égal  de  vers  auxquels  on  ne 
pourrait  pas  appliquer  les  réflexions  que  nous  avons  faites 
sur  ceux-ci  ? 

Peut-être,  car  en  voici  des  exemples.  Musset  dit  dans 
Rolla  : 

Regrettez-vous  le  temps 

Où  Vénus  Astarté,  fille  de  l'onde  amère... 

Le  mot  fille  ou  plutôt  sa  première  sillabe  constitue  à  elle 
seule  une  mesure,  car  l'onde  amère  n'est  qu'un  mot  métrique  ; 
il  n'a  pourtant  aucune  importance  au  point  de  vue  du  sens  et 
le  ritme  lui  en  donne  une  énorme  :  il  i  a  donc  discordance 
entre  le  ritme  et  le  sens.  Ce  vers  n'a  qu'une  qualité  :  c'est 
qu'il  est  armonieux,  comme  nous  apprendrons  à  le  reconnaî- 
tre plus  loin  ;  mais  l'arraonie  ne  suffit  pas  pour  qu'un  vers 
soit  bon. 

Voiji  d'autiei  cas  où  il  i  a  discordance  entre  le  ritme  et  le 
sens  : 

Un  golfe  de  la  mer,  |  d'î\les  entrecoupé 

(Lamartine,  L'infini  dans  les  deux). 

N'imitez  pas  ce  fou,  qui,  décrivant  les  mers, 
Et  peignant,  au  milieu  de  leurs  flots  entr'ouverts, 
L'Hébreu  sauvé  du  joug  de  ses  injustes  maîtres, 
Met^  I  pour  les  voir  passer,  les  poissons  aux  fenêtres 

(BoiLEAU,  Art  poétique). 

Eh  !  quel  objet  enfin  à  présenter  aux  jeux 

Que  le  diable  toujours  hurlant  contre  les  cieux. 

Qui  I  de  votre  héros  veut  rabaisser  la  gloire 

(Id.,  ibid.). 

Une  table  au  retour,  |  propre  \  et  non  magnifique, 
Nous  présente  un  repas  agréable  et  rustique 

(Id.,  Épitre  VI). 


CONTRE-ÉPREUVE  31 

Propre  n'est  qu'une  épitcte  de  nature  comme  rustique  ; 
il  n'est  pas  question  dans  le  même  morceau  de  tables  qui 
seraient  sales  \  tout  cet  émistiche  n'est  d'ailleurs  qu'une  che- 
ville misérable. 

La  nature  est  en  nous  plus  diverse  et  plus  sage  ; 
Chaque  passion  |  parle  \  un  différent  langage 

(Id.,  Art  poétique). 

Parle  n'a  aucune  valeur;  c'est  différent  qui  est  important  et 
rien  ne  le  met  en  relief. 

D'après  notre  analise,  ces  exemples  qui  ne  concordent  pas 
avec  nos  observations  précédentes  sont  de  mauvais  vers.  Mais 
n'est-ce  pas  pour  les  besoins  de  notre  cause  que  nous  pré- 
sentons les  choses  sous  cet  aspect,  et  ne  pourrait-on  pas,  en 
renversant  l'ordre  des  facteurs,  rendre  plausible  avec  un  peu 
d'abileté  une  conclusion  absolument  contraire  à  la  nôtre?  En 
réalité  des  exemples  isolés  ne  sauraient  aboutir  qu'à  des 
présomptions.  Le  seul  moyen  démonstratif  dont  nous  dispo- 
sions, c'est  de  prendre  dans  un  grand  poète  un  morceau  d'une 
certaine  étendue,  et  de  montrer  que  tout  au  long  il  concorde 
avec  nos  explications:  il  en  résultera  forcément  que  Fauteur 
a  cherché  ou  du  moins  senti  la  valeur  de  ses  effets  confor- 
mément à  notre  téorie.  Nous  citerons  un  passage  de  liolia; 
on  en  trouverait  aisément  chez  les  bons  poètes  quantité  d'au- 
tres équivalents  qui  fourniraient  une  conclusion  analogue. 
Après  les  explications  que  nous  avons  données  dans  ce  cha- 
pitre tout  commentaire  est  inutile  : 

Pauvreté  î  Pauvreté!  |  c'est  toi  \  la  courtisane. 

C'est  toi  I  qui  dans  ce  lit  as  poussé  cet  enfant 

Que  la  Grèce  eût  jeté  sur  l'autel  de  Diane. 

Regarde;  |    —  elle  a  prié  |  ce  soir  \  en  s'endormant... 

Priél  I  — Qui  donc,  grand  Dieu!  |  C  est  toi  |  qu'en  cette  vie 

Il  faut  I  qu'à  deux  genoux  elle  conjure  |  et  prie; 

Cest  toi  I  qui,  chuchotant  dans  le  souffle  du  vent, 

Au  milieu  des  sanglots  d'une  insomnie  |  ambre, 

Es  venue  un  beau  soir  murmurer  à  sa  mère  : 

«  Ta  fille  est  belle  |  et  vierge^  \    et  tout  cela  |  se  vendl  » 

Pour  aller  au  sabbat,  |  cest  toi  |  qui  l'as  lavée, 


3  3  LE  VERS  FRANÇAIS 

Comme  on  lave  les  morts  pour  les  mettre  au  tombeau  ; 
C'est  toi  I  qui,  celte  nuit,  quand  elle  est  arrivée, 
Aux  lueurs  des  éclairs,  |  courais  \  sous  son  manteau  ! 
Bêlas  \  I  qui  peut  savoir  |  pour  quel  \\q  destinée. 
En  lui  donnant  |  du  pain,  \  peut-être  |  elle  était  née? 

Pauvre  fille  !  à  quinze  ans  |  ses  sens  j  dormaient  encore; 
Son  nom  |  était  Marie,  et  non  pas  Marion. 

On  pourrait  songer  à  une  quatrième  subdivision  :  du  moment 
que  les  mesures  plus  lentes  peuvent  servir  à  mettre  en  relief 
ce  qu'elles  contiennent,  les  mesures  plus  rapides  pourraient 
servir  à  efiacer  ce  qui  n'a  pas  d'importance.  C'est  logique  du 
moins,  mais  en  fait  c'est  un  raisonnement  décevant.  Le  poète 
s'efforce  de  faire  des  vers  bien  pleins,  de  ne  rien  dire  qui  ne 
mérite  d'être  dit;  ce  qui  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  exprimé, 
il  ne  cherche  pas  à  le  mettre  dans  l'ombre,  mais  à  l'éviter. 
C'est  pour  obtenir  des  mesures  à  relief  quM  tolère  celles  qui 
n'en  ont  pas  ;  ce  n'est  pas  pour  obtenir  des  mesures  sans 
relief  qu'il  emploie  les  autres.  De  même  dans  une  exposition 
de  peinture,  celui  qui  distribue  les  places  des  tableaux  entou- 
rera volontiers  les  meilleurs  des  pires  pour  faire  ressortir 
davantage  les  premiers  ;  mais  il  ne  mettra  pas  les  bons  à  côté 
des  mauvais  avec  le  dessein  d'effacer  ces  derniers.  Ce  résul- 
tat sans  doute  sera  atteint,  mais  non  cherché. 


( 


II 


LE  VERS  ROMANTIQUE,  ET  LES  AUTRES  VERS  DE  12  SILLABES  RITMÊS 
AUTREMENT  QUE  L'aLEXANDRIN  CLASSIQUE  A  QUATRE  MESURES. 

A.  —  Le  vers  romantique. 

On  appelle  vers  romantique  un  vers  de  douze  sillabes,  em- 
ployé surtout  par  Victor  Hugo  et  depuis  lui,  qui  n'a  pas 
d'accent  ritraique  sur  la  sixième  sillabe.  Ce  vers  n'a  généra- 
lement que  trois  accents  ritmiques  et  par  conséquent  trois 
mesures  au  lieu  de  quatre.  En  sorte  que  pour  éviter  les  péri- 
frases,  on  peut  désigner  ces  deux  vers  de  douze  sillabes  Tun 
par  le  nom  de  tétramètre  et  l'autre  par  celui  de  trimèlre. 

Sur  l'origine  de  ce  vers,  voyez  Revue  des  langues  romanes, 
t.  XLVI,  p,5sqq. 

M.  Becq  de  Fouquières  a  magistralement  exposé  les 
rapports  de  ce  mètre  avec  l'alexandrin  classique  ordinaire. 
Ayant  d'une  part  le  même  nombre  de  sillabes  que  le  tétramè- 
tre et  d'autre  part  une  mesure  de  moins,  il  est  plus  rapide 
approximativement  d'un  quart  que  le  vers  classique  et  sa 
durée  totale  est  moindre  approximativement  d'un  quart.  On 
a  rarement  composé  des  pièces  entières  en  trimètres  roman- 
tiques. En  somme  a  le  vers  romantique,  comme  le  dit  M.  Becq 
de  Fouquières,  p.  102,  n'a  pas  remplacé  le  vers  classique,  il 
s'est  glissé  dans  ses  rangs  ;  car,  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier, 
dans  les  œuvres  des  poètes  modernes,  les  trois  quarts  des 
vers  pour  le  moins  sont  assujettis  aux  rythmes  classiques  ». 
C'est  pour  cela  que  dans  le  chapitre  précédent,  où  il  n'est 
question  que  des  vers  classiques,  nous  avons  pu,  sans  le  moin- 
dre inconvénient,  tirer  une  bonne  part  de  nos  exemples  des 
poètes  du  XlX^siècle  ;  et  c'est  pour  cela  que  nous  avons  à  nous 
occuper  du  trimètre  dans  l'étude  des  moyens  d'expression. 

Il  est  évident  en  effet  que  l'arrivée  d'un  trimètre,  c'est-à- 
dire  d'un  vers  d'un  autre  tipe,  après  une  série  de  tétramètres, 


34  LE  VERS  FRANÇAIS 

produit  un  certain  effet  ;  tandis  que  dans  une  pièce  toute 
entière  en  trimètres  aucun  d'entre  eux  ne  pourrait  être  remar- 
qué pour  le  fait  d'être  un  trimètre. 

L'introduction  d'un  trimètre  dans  une  série  de  tétramètres 
constitue  un  changementde  mètre. Toutchangement  de  mètre, 
produisant  un  contraste,  frappe  et  éveille  l'attention  qui  se 
porte  aussitôt  sur  ce  mètre  nouveau,  c'est-à-dire  sur  les 
idées  qu'il  exprime.  Ce  n'est  là  qu'un  côté  de  la  question  :  En 
quoi  consiste  ce  changement  de  mètre?  en  la  substitution 
d'un  mètre  plus  rapide  à  un  mètre  plus  lent. 

Voilà  donc  deux  éléments  que  nous  avons  pu  déterminer 
a  priori  :  accroissement  de  vitesse  et  éveil  de  l'attention. 
Us  vont  nous  permettre  de  comprendre  tous  les  effets  pro- 
duits par  l'introduction  du  ritme  romantique  dans  le  ritme 
classique  : 

l'*  Nous  avons  vu  plus  aut,  lorsque  nous  avons  étudié  la 
structure  intérieure  du  vers,  que  l'emploi  d'une  mesure  plus 
rapide  était  propre  à  exprimer  la  rapidité;  il  est  clair  qu'il 
en  est  de  même  d'un  vers  plus  rapide  et  que  l'augmentation  de 
vitesse  qu'il  apporte  correspondra  bien  à  la  représentation 
d'un  mouvement  rapide,  fisique  ou  moral.  En  voici  quelques 
exemples.  La  plupart  des  vers  romantiques  que  nous  citerons 
sont  empruntés  à  Y.  Hugo  ;  il  est  à  peu  près  le  seul  poète 
qui  en  ait  fait  un  emploi  judicieux  et  déterminé  par  l'idée  à 
exprimer.  Chez  les  autres  poètes  modernes  ils  viennent  le 
plus  souvent  au  asard  et  ne  peuvent  guère  être  considérés 
que  comme  des  négligences,  autorisées  par  un  grand  exemple 
mal  compris.  Dans  ce  cas  ce  sont  de  véritables  vers  faux. 

De  moment  en  moment  le  sort  est  moins  obscur, 
Et  l'on  sent  bien  |  qu'on  est  emporté  |  vers  l'azur 

(Hugo,  Contemplations). 

Le  cheval  |  galopait  toujours  |  à  perdre  haleine 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Et  souvent  il  avait  dans  le  turf  ébloui, 

Senti  courir  |  les  cœurs  de  femlmes  après  lui 

(Id.,  Les  trois  chevaux). 


EXPRESSION   DE    LA   RAPIDITE  35 

Enfin,  dans  l'air  brûlant  et  qu'il  embrase  encor, 
Sous  le  pistil  géant  qui  s'érige,  il  éclate, 
Etrétami|ne  lance  au  loin  |  le  pollen  d'or 

(Hkbedia,  Fleur  séculaire). 

Ce  trimètre  est  tout  à-fait  justifié  par  le  sens;  maleureuse- 
ment  le  vers  se  trouve  dans  un  sonnet  et  le  rend  faux. 
Comme  Ta  montré  M.  Becq  de  Fouquières,  chapitre  XVII, 
dans  une  strofe,  et  à  plus  forte  raison  dans  un  sonnet,  qui  ne 
repose  que  sur  le  parallélisme,  les  vers  qui  se  correspondent 
doivent  être  isométriques. 

D'autres,  d'un  vol  plus  bas  croisant  leurs  noirs  réseaux. 
Frôlaient  le  front  baisé  par  les  lèvres  d'Om[)hale, 
Quand,  ajustant  au  nerf  la  flèche  triomphale, 
L'Archer  super  |be  fit  un  pas  |  dans  les  roseaux 

(Id.,  Stymphale). 

Le  changement  de  ritme  marqué  par  le  trimètre  est  parfaite- 
ment propre  à  peindre  le  mouvement  du  éros  ;  mais  il  rend 
le  sonnet  faux  comme  le  précédent. 

Leur  bouche,  d'un  seul  cri,  dit  :  Vive  l'empereur  ! 
Puis,  à  pas  lents,  |  musique  en  têlte,  sans  fureur. 
Tranquille,  souriant  à  la  mitraille  anglaise, 
La  garde  impériale  entra  dans  la  fournaise 

(Hugo,  L'expiation). 

Le  mouvement  de  la  garde  est  peint  par  le  trimètre  ;  c'est 
un  mouvement  lent  comme  celui  de  l'exemple  précédent.  Si 
l'on  nous  objectait  que  nous  avons  annoncé  tout  à  Feure  des 
mouvements  rapides,  on  nous  ferait  une  querelle  de  mots. 
Lorsqu'on  a  des  scrupules,  il  faut  toujours  remonter  aux  prin- 
cipes. Or  l'arrivée  d'un  trimètre  après  un  tétramètre  consti- 
tue une  accélération,  et  est  par  conséquent  propre  à  exprimer 
une  augmentation  de  vitesse,  c'est-à-dire  le  passage  d'un 
mouvement  lent  à  un  mouvement  plus  rapide,  ou  bien,  comme 


36  LE  VERS  FRANÇAIS 

ici,  le  passage  de  rimmobilité  à  un  mouvement  lent,  à  un 
mouvement  quelconque.  Un  trimètre  succédant  à  un  tétra- 
mètre  peint  un  changement,  par  contraste  ;  c'est  pourquoi 
dans  ce  dernier  exemple  le  mouvement  n'est  pas  exprimé  par 
le  vers  qui  contient  le  mot  «  entra  »,  mais  par  celui  qui  nous 
montre  que  la  garde  s'ébranle,  se  met  en  marche  ;  au  moment 
où  elle  entre  dans  la  fournaise,  elle  ne  fait  que  continuer  son 
mouvement,  elle  ne  le  commence  pas. 

Le  mouvement  peut  être  en  outre,  comme  nous  Tavons  vu 
plus  aut  dans  notre  étude  sur  l'emploi  des  mesures  rapides, 
purement  imaginaire  ou  moral  : 

Hélas  !  vers  le  passé  tournant  un  œil  d'envie, 
Sans  que  rien  ici-bas  puisse  m'en  consoler, 
Je  regarde  toujours  ce  moment  de  ma  vie 
Où  je  l'ai  vue  |  ouvrir  son  aile  |  et  s'envoler 

(Id.,  Contemplations,  A  Villequier). 

Et  des  vents  inconnus  viennent  me  caresser, 
Et  je  voudrais  |  saisir  le  monde  |  et  l'embrasser 

(Leconte  de  Lisle,  Glaucê). 

Fautil  que  tant  d'objets  si  doux  et  si  charmants 
Me  laissent  vivre  au  gré  de  mon  âme  inquiète  ! 
Ah  !  si  mon  cœur  |  osoit  encor  |  se  renâammer  ! 

(La  Fontaine,  IX.  2). 

Le  mouvement  est  là  purement  intellectuel  ;  il  est  dans 
l'esprit  de  l'auteur  ou  de  ses  personnages.  Mais  ce  n'est  pas 
seulement  à  un  élan  de  désir  ou  d'entousiasme  que  convient 
ce  moyen  d'expression  ;  tout  mouvement  intellectuel  peut  s'en 
accommoder.  Ainsi  dans  les  deux  exemples  suivants  le  même 
procédé  sert  à  peindre  la  rapidité  d'un  partage  supposé  : 

As-tu  des  dés?  —  J'en  ai.  —  Celui  qui  gagne  prend 
Le  marquisat  ;  |  celui  qui  perd  |  à  la  marquise 

(Hugo,  Éviradnus). 

Sois  l'aube  ;  je  te  vaux,  car  je  suis  la  raison. 
A  toi  les  yeux,  |  à  moi  les  fronts.  |  0  ma  sœur  blonde... 

(Id.,  Contemplations). 


ENUMERATION   SINTETIQUE  37 

Ici  c'est  non  seulement  la  rapidité  du  partage,  mais  aussi 
son  immensité  qui  est  enjeu.  L'immensité  s'exprime  en  effet, 
nous  l'avons  vu,  par  des  mesures  lentes  quand  on  la  parcourt 
lentement  et  par  des  mesures  rapides  quand  on  Tembrasse 
d'un  seul  coup  : 

Et  d'un  bout  |  de  la  salle  immense  |  à  l'autre  bout, 
Dompté  par  Toeil  terrible  où  la  colère  bout, 
Le  troupeau  monstrueux  en  renâclant  recule 

(Heredia,  Centaures  et  Lapithes). 

2"  «  Toute  augmentation  de  vitesse  détermine  une  présen- 
tation plus  rapide  des  idées  et  des  images D'autre  partie 

temps  pendant  lequel  nous  pouvons  considérer  chaque  élé- 
ment d'idée  ou  chaque  idée  composante  est  devenu  propor- 
tionnellement plus  court Une  accélération  nous  fera  donc 

sentir,  par  le  resserrement  des  sons,  le  groupement  plus 
étroit  des  idées  ou  des  faits  :  en  rapprochant  les  unités,  elle 
nous  fait  éprouver  la  sensation  de  la  collectivité  »  (B.  de 
Fouquières,  337,  340).  Le  trimètre  est  donc  particulièrement 
propre  à  contenir  une  énumération  à  trois  termes  qui  envisage 
une  question  sous  toutes  ses  faces,  en  épuise  les  aspects  ; 
grâce  au  rapprochement  sintétique  dû  à  l'accélération,  il  fait 
de  ces  trois  termes  un  tout,  une  unité  qui  résume  la  question  : 

Et  quel  plaisir  de  voir,  sans  masque  ni  lisières, 

A  travers  le  chaos  de  nos  folles  misères, 

Courir  en  souriant  tes  beaux  vers  ingénus. 

Tantôt  légers,  |  tantôt  boiteux,  |  toujours  pieds  nus  ! 

(Musset,  Sur  la  paresse). 

((  Le  dernier  vers  est  délicieux  de  légèreté  et  de  vivacité», 
dit  Arvède  Barine  dans  son  étude  sur  A.  de  Musset.  Noter 
que  les  trimètres  sont  extrêmement  rares  dans  les  Poésies 
nouvelles. 

Faisait  sortir  l'essaim  des  êtres  fabuleux 
Tantôt  des  bois,  |  tantôt  des  mers,  |  tantôt  des  nues 

(Hugo,  Le  sacre  de  la  femme). 
3 


38  LE  VERS  FRANÇAIS 

et  tous  ces  morts,  saignant 

Au  loin,  d'un  continent  à  l'autre  continent, 
Pendant  aux  pals,  |  cloués  aux  croix,  |  nus  sur  les  claies 

{Id., Sultan  Mourad). 

Il  est  sans  peur,  |  il  est  sans  feinte,  |  il  est  sans  tache 

(Id.,  La  paternité). 

Il  est  cynique,  |  il  est  infâme,  |  il  est  horrible 

(Id.,  La  pitié  suprême). 

Rois,  je  sens  que  tout  ment,  demain  trompe  aujourd'hui, 
Le  jour  est  lou|che,  l'air  est  fuyant,  |  l'onde  est  lâche 

(Id.,  Le  détroit  de  VEuripe). 

Et  de  ces  trois  cents  coups  il  fit  trois  cents  soldats. 
Gardiens  des  monts,  1  gardiens  des  lois,  |  gardiens  des  villes 

(Id.,  Les  trois  cents). 

Avoir  du  combattant  l'éternelle  attitude. 
Vivre  casqué,  |  suer  l'été,  |  geler  l'hiver 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Je  jure  de  garder  ce  souvenir,  et  d'être 

Doux  au  failble,  loyal  au  bon,  |  terrible  au  traître 

{\ï).,ihid.). 

Toujours  la  nuit  !  |  jamais  l'azur  !  |  jamais  l'aurore  I 

(Id.,  Contemplations). 

Elle  est  la  terre,  |  elle  est  la  plaine,  |  elle  est  le  champ 

(Id.,  La  Terre). 

Ah  !  les  oarystis  !  Les  premières  maîtresses  ! 
L'or  des  cheveux,  |  l'azur  des  yeux,  |  la  fleur  des  chairs 
(Verlaine,  Poèmes  saturniens). 

Heureux  d'ê|tre,  joyeux  d'aimer,  |  ivres  de  voir 

(Hugo,  Le  sacre  de  la  femme). 

Ne  plus  penser,  |  ne  plus  aimer,  |  ne  plus  haïr 

(Th.  Gauiikr,  Théhaïde). 


MISE  EN  RELIEF  59 

3"  Si  nous  nous  rappelons  en  outre  que  l'arrivée  d'un  tri- 
mètre  après  une  série  de  tétramètres,  surprend  l'esprit  par 
le  contraste  qui  en  résulte,  éveille  l'attention  et  l'oblige  à 
s'appliquer  sur  ce  trimètre  même,  nous  comprendrons  que  le 
trimètre,  mettant  en  un  relief  singulier  l'idée  qu'il  exprime, 
est  tout  désigné  pour  contenir  l'idée  la  plus  importante  d'une 
tirade,  celle  qui  la  résume,  qui  la  conclut,  l'idée  la  plus  gran- 
diose ou  la  plus  inattendue,  l'élément  qui  contient  la  quin- 
tessence de  l'idée,  le  fait  ou  l'image  qui  produit  une  antitèse 
avec  ce  qui  précède,  en  un  mot  l'idée  destinée  à  frapper  l'es- 
prit du  lecteur  ou  de  l'auditeur.  En  voici  des  exemples  variés: 

Aimer  est  le  grand  point,  qu'importe  la  maîtresse  ? 
Qu'importe  le  flacon,  pourvu  qu'on  ait  l'ivresse  : 
Faites-vous  de  ce  monde  un  songe  sans  réveil. 
S'il  est  vrai  que  Schiller  n'ait  aimé  qu'Amélie, 
Goethe  que  Marguerite,  et  Rousseau  que  Julie, 
Que  la  te  Irre  leur  soit  légère  !  |  —  Ils  ont  aimé 

(Musset,  La  coupe  et  les  lèvres). 

Ils  ont  bouleversé  la  mer,  troublé  ses  flots. 
Et  dispersé  si  loin  devant  eux  les  écumes 
Que  l'eau  de  l'Hellespont  va  se  briser  à  Cumes, 
Je  sais  cela.  |  Je  sais  aussi  |  qu'on  peut  mourir 

(Hugo,  Le  détroit  de  l'Euripé). 
C'est  la  fin  du  discours  de  Thémistocle. 

Une  fraternité  vénérable  germait; 

L'astre  était  sans  orgueil  et  le  ver  sans  envie  ; 

On  s'adorait  |  d'un  bout  à  l'au  |  tre  de  la  vie 

(Id.,  Le  sacre  de  la  femme). 

Et  viennent  opposer  au  passage  d'un  crime 
Le  Christ  immense  |  ouvrant  ses  bras  |  au  genre  humain 

(Id.,  L'aigle  du  casque). 

Idée  grandiose  et  contraste. 

Il  vit  à  quelques  pas  du  seuil  d'une  chaumière. 

Gisant  à  terre,  |  un  porc  féti  |  de  qu'un  boucher 

Venait  de  saigner  vif 

[Id., Sultan  Mourad). 


4  0  LE  VERS  FRANÇAIS 

C'est  le  nœud  du  sujet;  c'est  en  même  temps  Tantitèse  la 
plus  frappante  que  l'on  puisse  opposer  à  Mourad,  le  sultan 
trionfant. 

Ayant  levé  la  tête  au  fond  des  deux  funèbres 

Il  vit  un  œil,  |  tout  grand  ouvert  |  dans  les  ténèbres, 

Et  qui  le  regardait  dans  l'ombre  fixement 

(Id.,  La  conscience). 
C'est  le  sujet  même  de  la  pièce. 

Que  l'homme  ait  le  repos  et  le  bœuf  le  sommeil  ! 
Vivez  !  croissez  !  |  semez  le  grain  |  à  l'aventure! 
Qu'on  sente  frissonner  dans  toute  la  nature, 
Sous  la  feuille  des  nids,  au  seuil  blanc  des  maisons, 
Dans  l'obscur  tremblement  des  profonds  horizons, 
Un  vaste  emportement  c^'amer,  dans  l'herbe  verte, 
Dans  l'antre,  dans  l'étang,  dans  la  clairière  ouverte, 
D* aimer  sans  fin,  |  d'aimer  toujours,  |    d'aimer  encor. 
Sous  la  sérénité  des  sombres  astres  d'or 

(Id.,  Contemplations). 

L'idée  essentielle  est  croissez  et  multipliez  ,  aimez  ;  c'est 
celle  qui  est  exprimée  dans  les  deux  trimètres  ;  le  second 
rentre  d'ailleurs  dans  notre  deuxième  catégorie. 

Hors  un  peu  d'herbe  |  autour  des  puits,  |    tout  est  aride  ; 
Tout  I  du  grand  midi  sombre  |  à  l'implaca  |  ble  ride 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Le  trimètre  contient  en  somme  une  description  complète 
du  lieu,  description  que  reprend  le  vers  suivant  avec  son  Tout, 
qui  par  un  moyen  contraire  produit  un  effet  analogue. 

Elle  était  là  debout  près  du  gibet,  la  mère  ! 
Et  je  me  dis  :  |  Voilà  la  douleur  !  |  et  je  vins 

(Id.,  Contemplations). 

Le  poète  a  cherché  des  maleureux  partout ,  parmi  les 
suppliciés,  les  martirisés  ;  il    n'a  rencontré    que    des    eu- 


MISE  EN  RELIEF  41 

reux  ;  arrivant  à  la  mère  de  douleurs  il  est  sûr  d'avoir  trouvé  , 
(Voix  la  rapidité  du  mouvement  ;  c'est  en  même  temps  pour 
lui  une  sorte  de  conclusion.  Mais  un  peu  plus  loin  dans  le 
même  morceau,  reconnaissant  que  ce  n'est  pas  encore  là  le 
maleureux  qu'il  cherche,  il  s'écrie  : 

Quoi?  ce  deuil-là,  Seigneur,  n'est  pas  même  certain! 
Et  la  mère,  qui  râle  au  bas  de  la  croix  sombre, 
Est  consolée,  |  ayant  les  soleils  |  dans  son  ombre! 

L'idée  contenue  dans  le  dernier  vers  doit  être  mise  en 
relief  puisqu'elle  est  surprenante  aux  ieux  du  poète  ;  ce  résul- 
tat est  obtenu  par  le  changement  de  mètre  et  par  l'adoption 
d'un  ritme  plus  rapide  qui  jette  plus  vivement  en  avant  la 
raison  qui  suffit  à  consoler  cette  mère.  Toujours  dans  la  même 
pièce,  nous  lisons  encore  : 

Les  croyants,  dévorés  dans  les  cirques  sonores, 
Râlaient  un  chant,  |  aux  pieds  des  bê  ;tes  étouffés. 

C'est  ici  l'idée  la  plus  frappante  que  l'auteur  ait  trouvée, 
celle  qui  exprime  le  mieux  ce  qu'il  veut  faire  entendre. 

Dans  la  pièce  de  Hugo  intitulé  «  Suprématie»,  le  trimètre 
apparaît  plusieurs  fois  dans  des  situations  analogues  :  le 
puissant  dieu  Vâyou  ayant  dit  à  la  «  clarté»  que  rien  ne  pou- 
vait lui  résister,  qu'il  pouvait  tout  emporter. 

L'apparition  prit  un  brin  de  paille  et  dit  : 

—  Emporte  ceci,  —  Puis,  avant  qu'il  répondît, 

Elle  posa  |  devant  le  dieu  |  le  brin  de  paille. 

Le  premier  de  ces  trois  vers  n'est  pas  un  trimètre,  mais  il 
demande  une  observation.  Le  mot  «  prit  o  i  remplit  une  me- 
sure et  a  par  conséquent  une  importance  considérable  ; 
est-ce  pour  mettre  en  relief  ce  qu'il  i  a  d'extrordinaire  à  voir 
une  «  clarté  »  prendre  quelque  chose  ?  ce  serait  un  effet  du 
plus  mauvais  goût.  La  valeur  exceptionnelle  donnée  à  ce 
mot  par  le  ritme  et  la  faiblesse  de  la  coupe  qui  le  suit,  est 
destinée  simplement  à  attirer  l'attention  sur  l'objet  que  l'ap- 
parition va  opposer  aux  efforts  monstrueux  du  dieu  :  a  un 


4  2  LE  VERS  FRANÇAIS 

brin  de  paille».  Mais  le  troisième  vers  est  un  trimètre  parce 
qu'il  énonce  le  fait  qui  noue  le  sujet.  Après  la  description 
des  eflorts  de  Vâjou,  cet  autre  trimètre  : 

Le  brin  de  paille  |  aux  pieds  du  dieu  |  ne  bougea  pas 

est  une  conclusion.  Après  Vâyou,  vient  Agni  qui,  lui,  est  capa- 
ble de  tout  brûler  : 

—  Brûle  ceci, 
Dit  la  clarté  ,  |  montrant  au  dieu  |  le  brin  de  paille. 

C'est  une  proposition  analogue  à  la  première  ;  le  procédé 
est  le  même.  Agni  se  met  à  Tœuvre,  et  ce  qu'il  fait  n'est  pas 
moins  effrayant  que  ce  qu'a  fait  son  compagnon.  Quand  il 
eut  fini 

Il  vit  le  brin  de  paille  à  ses  pieds,  qui  semblait 
N'avoir  pas  même  |  été  touché  |  par  la  fumée. 

Ces  quatre  trimètres  ne  sont  pas  seulement  des  proposi- 
tions ou  des  conclusions:  ils  contiennent  en  outre  l'idée  qui 
s'oppose  de  la  façon  la  plus  frappante  aux  prétentions  orgueil- 
leuses des  dieux. 

On  pourrait  être  tenté  de  lire  quelques-uns  des  vers  cités 
dans  ce  chapitre  autrement  que  nous  ne  l'avons  indiqué, 
c'est-à-dire  en  tétramètres.  Nous  reconnaissons  que  l'ésita- 
tion  est  parfois  permise.  Aussi  ne  croyons-nous  pas  devoir 
passer  à  une  autre  question  avant  d'avoir  essayé  d'indiquer 
dans  la  mesure  du  possible  à  quoi  on  peut  reconnaître  un 
trimètre.  Nous  avons  défini  le  vers  romantique  un  vers  de 
douze  sillabes  qui  n'a  pas  d'accent  ritmique  sur  la  sixième. 
Pour  qu'un  vers  puisse  être  un  trimètre,  il  faut  que  le  mot 
auquel  appartient  la  sixième  sillabe  et  celui  auquel  appartient 
la  septième  soient  très  étroitement  unis  par  le  sens.  Mais  pré- 
cisément dans  ce  cas  il  n'i  a  aucun  indice  matériel  qui  mon- 
tre qu'un  vers  a  ou  n'a  pas  d'accent  ritmique  à  la  sixième 
place.  Les  poètes  se  sont  bien  gardés  de  noter  le  ritme  dans 
leurs  vers  et  ils  ont  eu  raison.  Nous  savons  pourtant  que  les 
vers  de  Hugo  ont  tous  un  accent  tonique  sur  la  sixième  sillabe, 
même  dans  le  cas  où  il  n'i  en  aurait  pas  en  prose.  Ainsi  en 


ACCENTUATION   BINAIRE  4  3 

prose  dans  cette  frase:  «elle  n*est  pas  reine»,  il  n'i  a  pas 
d'accent  tonique  sur  le  mot  a  pas  o,pas  plus  qu'il  n'i  en  a  sur 
lessillabes  -vec,  -près, -vant  dams  «  avec  lui,  après  eux,  devant 
toi  ».  Mais  il  i  en  a  un  sur  le  mot  a  pas»  dans  ce  vers  : 

Une  reine  n'est  pas  reine  sans  la  beauté 

(Eviradnus). 

Il  i  en  a  un  sur  le  mot  «ont  »  dans  cet  autre  : 

Mais  ils  sont  bons.  —  Ils  ont  vu  comme  je  t'aimais 

[Le  Roi  s'amuse). 

La  preuve  c'est  que  V.  Hugo  s'est  toujours  violemment 
élevé  contre  ceux  de  ses  prétendus  imitateurs  qui  faisaient 
des  vers  sans  accent  tonique  à  cette  place.  Un  autre  indice 
quMl  admettait  un  accent  tonique  sur  un  verbe  auxiliaire 
suivi  immédiatement  du  participe  passé  ou  sur  une  préposi- 
tion suivie  de  son  régime,  c'est  qu'il  tolérait  un  auxiliaire  ou 
une  préposition  dans  ces  conditions  à  la  fin  du  vers  : 

Et  je  les  ai  suivis,  et  ce  sont  eux  qui  m'ont 
Conduit  et  laissé  seul  sur  le  haut  de  ce  mont 

(Les  quatre  vents  de  l'esprit). 

Au-dessus  du  colosse  immobile,  à  l'oreille 
De  la  statue  ouvrant  ses  yeux  fixes  devant 
L'espace  sépulcral  plein  de  nuit  et  de  vent 

[Ibid.). 

On  ne  soutiendra  pas  que  la  dernière  sillabe  tonique  d'un 
vers  est  atone.  Il  résulte  de  là  au  moins  ce  fait  que  V.  Hugo 
mettait  un  accent  tonique  sur  ces  sillabes  ;  mais,  en  agissant 
ainsi,  il  a  pu  se  tromper  et  obéir  à  une  conception  fausse  de 
la  langue.  A-t-il  eu  raison  ou  tort  ?  11  faut  d'abord  mettre  à 
part  les  cas  où  la  sillabe  en  question  est  suivie  d*un  mot  de 
deux  sillabes,  comme  dans  «  devant  les  dieux,  après  les  autres, 
avec  la  loi,  ils  Cont  fait  peur  »  ;  dans  ces  conditions  il  i  a  un 
accent  tonique  même  en  prose  ;  c'est  l'accent  secondaire  dû 
à  l'accentuation   binaire.  11  est  normal  qu'il  i  en  ait  aussi 


4  LE  VERS  FRANÇAIS 

un  en  poésie.  Il  i  a  un  accent  secondaire  sur  la  sixième  sillabe 
des  vers  suivants  : 

Puis,  à  pas  lents,  museque  en  tête,  sans  fureur... 
Le  marquisat;  ce/we  qui  perd  a  la  marquise... 
Il  est  cynique,  il  est  infâme,  il  est  horrible... 
Gardiens  des  monts,  gB.rdiens  deslois,  gardiensdes  villes... 
Mais  il  i  en  a  aussi  un  dans  les  vers  suivants  : 
Et  la  lumière  était  faite  de  vérité... 
Mais  Diderot  é^aiV  digne  du  pilori... 

C'était  pour  rire.  —  Ils  t'ont  fait  bien  peur,  je  parie... 

En  prose  l'accent  secondaire  serait  dans  ce  dernier  vers  sur 
le  mot  «  fait  »  ;  dans  aucun  des  trois  il  n'i  en  aurait  sur  la 
sixième  sillabe.  Comment  les  vers  peuvent-ils  avoir  dss 
accents  toniques  là  où  la  prose  n'en  a  pas  ?  Parce  que  ce  sont 
des  vers,  c'est-à-dire  parce  qu'ils  ont  un  ritme  qui  n'est  pas 
celui  de  la  prose.  C'est  le  ritme,  et  le  ritme  seulement,  qui 
peut  appeler  un  accent  tonique  sur  une  sillabe  où  la  prose 
n'en  admet  pas.  Il  en  résulte  que  ces  sillabes  ont  non  seule- 
ment un  accent  tonique,  mais  aussi  un  accent  ritmique,  et 
par  conséquent  que  les  vers  qui  les  contiennent  ne  sont  pas 
des  trimètres.  Ils  ont  une  coupe  après  la  sixième  sillabe. 
Que  faut-il  entendre  parla?  Comment  peut-on  dire  qu'il  i 
a  une  coupe  entre  les  deux  mots  «  était  faite,  était  digne, 
ont  fait  »  ?  N'est-ce  pas  en  contradiction  avec  toutes  les  idées 
reçues  ?  C'est  que  les  idées  ont  été  faussées  par  Boileau  et 
d'autres  lorsqu'ils  ont  formulé  ce  précepte  : 

Que  toujours  dans  vos  vers,  le  sens  coupant  les  mots 
Suspende  l'hémistiche,  en  marque  le  repos. 

Où  est  la  suspension  et  le  repos  de  l'émistiche  dans  ce  vers 
de  Boileau  : 

Derrière  elle  faisait  lire  :  Argumentabor. 


LES   COUPES  4  5 

Cependant  il  i  a  une  coupe  après  «faisait».  C'est  que  la 
coupederémistiche,  qui  était  très  forteanciennement,  comme 
nous  Tavons  dit,  est  allée  continuellement  s'affaiblissant, 
et  dans  les  vers  dont  nous  nous  occupons  en  ce  moment  elle 
est  aussi  faible  que  possible,  Guyau  a  déjà  fait  très  judicieu- 
sement la  remarque  suivante  {Les  problèmes  de  l'esthétique 
contemporaine^  p.  188)  :  «  On  a  dit  que  la  césure  marquait  un 
repos,  une  suspension  de  la  voix  ;  ce  n'est  pas  très  exact,  car, 
si  la  voix  insiste  à  cet  endroit,  elle  peut  fort  bien  ne  pas  se 
suspendre,  et  le  doit  même  dans  laplupart  des  cas  ».  Dans  ce 
vers  de  Hugo  : 

Des  dieux  d'airain,  posant  leurs  mains  sur  leurs  genoux, 

il  n'i  a  pas  plus  de  suspension  et  de  repos  entre  «  posant  »  et 
({  leurs  mains  »  qu'entre  les  deux  mots  de  cet  émistiche  de 
Racine  :  c  adorer  TÉternel  »  ;  mais  il  i  en  a  juste  autant.  Il  i 
a  dans  les  deux  cas  le  passage  d'une  mesure  à  une  autre 
mesure,  d'une  sillabe  qui  porte  à  la  fois  un  accent  tonique  et 
un  aocent  ritmique  à  une  sillabe  qui  n'en  porte  aucun,  mais 
pourrait  également  les  porter  tous  deux  comme  dans  ce  vers 
de  Musset: 

Et  le  pâle  àésert  \  rou\Q  sur  son  enfant 
ou  dans  cet  autre  du  même  poète  : 

Le  siècle  qui  Ta  vu  s'en  est  appeAi  |  grand . 

En  sorte  que,  si  nous  voulons  conserver  ce  terme  «  la  coupe  » 
nous  devrons  le  définir  :  le  passage  d'une  mesure  à  une  autre 
mesure.  Il  n'est  plus  question  dès  lors  uniquement  de  la  coupe 
de  l'émistiche  ;  il  peut  i  avoir  une  coupe  à  n'importe  quelle 
place  du  vers,  et  il  i  a  autant  de  coupes  dans  un  vers  que 
d'accents  ritmiques,  le  dernier  accent  ritmique  d'un  vers 
étant  suivi  d'une  coupe  qui  sépare  ce  vers  du  suivant  ou  plu- 
tôt sa  dernière  mesure  de  lapremière  du  suivant.  Une  coupe 
peut-être  marquée  par  une  légère  suspension,  un  léger  repos 
quand  le  sens  l'exige,  mais  ce  n'est  nullement  nécessaire  ;  la 
preuve  c'est  que,  lorsque  le  mot  qui  porte  l'accent  ritmique  se 


4  6  LE  VERS  FRANÇAIS 

termine  par  une  sillabe  féminine,  la  coupe  est  avant  cette 
sillabe.  Dans  le  vers  suivant|de  Racine,  pour  prendre  un  exem- 
ple frappant,  il  i  a  une  coupe  après  Mada-: 

Je  connois  l'assassin.  —  Et  qui,  Mada|me?  —  Vous. 

Nous  venons  donc  d'établir  que  les  vers  de  Hugo  qui  ont  un 
accent  ritmique  sur  la  septième  sillabe  et  n'auraient  pas  en 
prose  d'accent  tonique  sur  la  sixième  ne  sont  pas  des  trimè- 
tres.  Quelle  est  leur  valeur  spéciale  et  le  genre  d'effet  qu'ils 
produisent  ?  La  voix  donnant  un  accent  à  un  mot  qui  en  prose 
n'en  aurait  pas,  à  un  mot  souvent  dépourvu  de  toute  impor- 
tance, attire  l'attention  d'une  manière  extraordinaire  sur  le 
mot  qui  suit  la  coupe  ou,  si  ce  mot  lui-même  a  peu  de  valeur, 
sur  tout  le  second  émistiche. 

Une  reine  n'est  pas  \  REine  sans  la  beauté 

est  un  exemple  du  premier  cas.  Cet  autre,  emprunté  à  Ruy- 
Blas,  est  encore  peut-être  plus  frappant  ;  on  apporte  une 
lettre  à  la  reine  et,  au  moment  où  elle  s'appprête  à  la  lire,  la 
duègne  se  lève  et  lui  dit  : 

. .  .L'usage,  il  faut  que  je  le  dise. 
Veut  que  ce  soit  d'a^ori  |  moi  |  qui  l'ouvre  et  la  lise. 

Le  relief  de  ces  mesures  monosillabiques  est  dû  beaucoup 
moins  ici  au  ralentissement  qu'elles  supposent  qu'à  ce  qu'elles 
sont  en  quelque  sorte  des  rejets  du  premier  émistiche  comme 
le  mot  «  brille  »  dans  ce  vers  : 

. .  .comme  un  cèdre  au  milieu  des  palmiers 
Règne^  \  et  comme  Pathmos  |  brille  \  entre  les  Sporades 

[Le  travail  des  captifs), 

ou  le  mot  «  noir  »  dans  ce  passage  de  M.  de  Heredia  : 

Le  char  plonge.  La  mer,  de  son  soupir  puissant, 

Emplit  le  ciel  sonore  où  la  pourpre  se  traîne. 

Et,  plus  clair  |  en  l'azur  |  noir  \  de  la  nuit  sereine. 

Silencieusement  s*argente  le  Croissant 

(Nymphée) 


FAUX   TRIMETRES  4  7 

L'effet  est  même  plus  considérable  quand  le  dernier  mot  du 
premier  émistiche  est  à  peu  près  dénué  de  valeur  propre,  à 
cause  de  l'accent  artificiel  qu'on  lui  donne. 

Dans  le  second  cas  l'attention  se  porte  sur  tout  Fémis- 
tiche  : 

Mais  Diderot  était  |  digne  du  pilori 

fait  antitèse  avec  ce  vers  : 

Pigault-Lebrun  allait  à  votre  goût  austère 

et  le  relief  du  second  émistiche  accentue  Tantitèse. 

Les  vers  relativement  rares  qui,  bien  qu'ils  aient  l'accent 
ritmique  sur  la  septième  sillabe,  auraient  en  prose  un  accent 
tonique  sur  la  sixième  ne  rentrent  pas  dans  cette  catégorie 
et  peuvent  être  des  trimètres  : 

La  foi  na|ge,  le  droit  flo|tte,  le  vrai  tournoie 

{Religions  et  Religion). 

Mais  dans  quels  cas  en  sont-ils,  et  dans  le  tipe  beaucoup  plus 
fréquent  où  la  sixième  sillabe  est  étroitement  unie  par  le  sens  à 
la  septième  sans  que  l'accent  ritmique  soit  sur  cette  dernière, 
à  quoi  reconnaît-on  un  trimètre  ?  Puisque  ce  n'est  pas  à  la 
forme  du  vers  c'est  évidemment  au  fond,  à  l'idée  exprimée. 
D'abord  tous  ceux  dans  lesquels  il  i  a  une  énuraération  à 
trois  termes  parrallèles  sont  des  trimètres  : 

Tantôt  des  bois,  |  tantôt  des  mers,  \  tantôt  des  nues 
Doux  au  fai(ble,  loyal  au  bon,  |  terrible  au  traître 
Le  jour  est  lou|che,  l'air  est  fuyant,  |  l'onde  est  lâche. 

Cette  catégorie  de  vers  est  largement  représentée  chez 
V.  Hugo,  mais  les  deux  autres  lesontfort  peu,  infiniment  moins 
que  ne  l'a  dit  M.  Becq  de  Fouquières  et  que  certains  ne  l'ont 
cru  après  lui.  Ils  ont  trop  souvent  confondu  avec  des  trimètres 
lestétramètres  à  césure  faible.  La  distin  ition  est  d'ailleurs  par- 
fois délicate,  et  c'est  alors  le  goût  seul  qui  peut  trancher  la 
quej^tion.  Il  faut,  pour  chaque  cas,  examiner  de  très  près  le 


4  8  LE  VERS  FRANÇAIS 

texte  et  le  contexte,  voir  quel  e<t  le  genre  d'eifet  qui  convient 
le  mieux  à  l'idée  exprimée,  et  si  le  poète  a  voulu  mettre  en 
relief  un  mot,  une  expression  ou  le  vers  tout  entier.  Si  on 
lit  en  trimètre  le  second  de  ces  deux  vers  : 

Ils  mettent  l'affreux  bât  de  la  bête  de  somme 
A  des  esprits,  |  comme  eux  pensant,  |  comme  eux  vivant 
(Les  qiiatres  vents  de  l'esprit), 

on  le  met  en  relief  parle  fait^  puisqu'il  vient  après  un  tétra- 
mètre.  Mais  c'est  une  lecture  brutale  qui  supprime  toutes 
les  nuances.  Si  Ton  veut  donner  à  chaque  mot  sa  valeur 
réelle,  on  le  lira  en  cinq  mesures  : 

A  des  esprits^  1  comme  eux  1  pensant,  |  comme  eux  [  vivant  ; 

alors  «  pensant  »  et  a  vivant  »  auront  toute  la  significa- 
tion dont  ils  sont  susceptibles,  et  non  seulement  ces  deux 
mots,  mais  aussi  l'expression  a  comme  eux  »  ;  et  cet  efi'et 
sera  dû  bien  moins  au  ralentissement  du  débit  obtenu  par 
cette  nouvelle  division  qu'à  l'attente  suscitée  par  l'accent 
ritmique  du  mot  «  eux  »  et  au  changement  d'intonation  sur 
les  mots  «pensant  »  et  «  vivant  »  qu'exigela faiblesse  du  repos 
placé  devant  eux.  Voici  quelques  vers  empruntés  aux  Quatre 
vents  de  V esprit  [Horreur  sacrée)  qui  feront  sentir  exactement 
en  quoi  consiste  la  suspension  de  la  voix  à  cette  place  : 

Les  psaumes,  la  chanson  |  monstrueuse  du  mage 
Ezéchiel 

Elle  est  exactement  la  même  entre  u  chanson  »  et  «  mons- 
trueuse »  qu'entre  «  mage  »  et  «  Ezéchiel  ». 

C'est  dans  une  lueur  |  mystérieuse,  faite 
D'aube  et  de  soir 

C'est  qu'Horace  ou  Virgile  ont  vu  soudain  le  spectre 
Noir  se  dresser. 

Elle  est  exactement  la  même  entre  «  lueur  »  et  «  mysté- 
rieuse »  qu'entre  «  spectre  »  et  (c  noir  ». 

Nous  examinerons  encore  quelques  exemples  de  faux  tri- 
mètres  : 


CHANGEMENT   d'iNTONATION  4  9 

Mais  en  tout  cas  qu'il  fût  tout  ce  qu'il  pouvait  être, 
C'était  I  un  garnement  |  de  dieu  |  fort  mal  famé 

{Le  satyre). 

C'est  une  conclusion,  et  nous  savons  qu'un  trimètre  con- 
viendrait parfaitement  ;  mais  l'expression  «  un  garnement  de 
dieu  »  en  une  seule  mesure  serait  vulgaire  et  passerait  ina- 
perçue. Le  tétramètre,  un  tétramètre  de  ce  tipe,  la  détaille  et 
lui  donne  toute  sa  valeur  en  faisant  de  ces  deux  mots  «  de 
dieu  »  un  rejet  du  premier  émistiche.  L'effet  produit  par 
la  troisième  mesure  de  ces  faux  trimètres  est  exactement  le 
même  que  celui  qu'on  obtient  en  faisant  enjamber  un  mot 
d'un  vers  sur  l'autre  : 

A  Toulon,  le  fourgon  |  les  qui\iie,  le  ponton 
Les  prend  ;  \  sans  vêtements,  sans  pain,  sous  le  bâton... 

(Les  Châtiments). 

Puis  tremble,  puis  expire,  et  la  voix  qui  chantait 
S'éteint  \  comme  un  oiseau  |  sepose  ;  tout  se   tait 

[Eviradnus). 

Ces  exemples  n'ont  pas  besoin  de  commentaire.  En  voici 
un  qui  fera  encore  mieux  saisir  une  chose  qu'il  est  bien 
difficile  de  faire  comprendre  par  des  explications,  la  qualité 
particulière  de  l'intonation  qui  convient  à  la  troisième  mesure 
de  ces  faux  trimètres  ;  elle  est  exactement  la  même  que  celle 
qui  convient  aux  rejets  : 

Il  fit  scier  son  oncle  Achmet  entre  deux  planches 
De  cèdre,  |   afin  de  faire  |  honneur  |  à  ce  vieillard 

(Sultan  Mourad). 

Les  deux  mesures  «  de  cèdre  »  et  «honneur»  ont  exacte- 
ment la  même  valeur  et  la  même  intonation.  Sans  le  rejet,  le 
second  vers  serait  inintelligible. 

Voici  d'autres  exemples  pour  lesquels  un  commentaire  sera 
souvent  superflu  maintenant  : 

Mourad  fut  saint  ;  |  il  fit  |  étrangler  \  ses  huit  frères 

[Ibid.y 


5  0  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  j'ai  beau  combiner  les  lignes  de  sa  main, 

Je  n'y  vois  |  de  danger  |  réel  |  —  que  pour  demain 

[Cromwéll)t 

paroles  de  Manassé  qui  examine  la  main  de  Cromwell  la 
veille  du  jour  du  couronnement. 

Et  vous  n'avez  |  rien  vu  |  déplus  \  dans  cette  ville  ? 
Davenant.  —  Non,  milord. 

Cromwell,  souriant,  —  Pas  rendu  de  visite  civile, 
Par  exemple,  |  à  certain  |  Stuart  ?  | 

Davenant,  atterré^  à  part.  —  Coup  imprévu  ! 

{Ihid.). 

Quel  est  son  nom?  —  Richard  |  Cromwell.  \  —  Mon  fils  ! 

[ — Lui-même] 
(Ibid.). 

Vers  à  cinq  mesures.  C'est  Carr  qui  dénonce  à  Cromwell 
les  noms  des  membres  du  complot.  Il  arrive  au  dernier  qu'il 
veut  désigner,  le  fils  du  protecteur.  Il  i  a  beaucoup  de 
Richards,  mais  un  seul  Richard  Cromwell.  L'indépendant 
Carr  a  eu  Tabileté  de  réserver  ce  nom  pour  la  fin,  et  il  double 
son  effet  en  en  séparant  les  deux  éléments,  en  faisant  atten- 
dre le  plus  possible  celui  qui  est  décisif. 

Je  ne  vois  rien  en  vous  qui  soit  à  dédaigner. 
Et  vous  estime  enfin  |  trop  |  —  pour  vous  épargner 

{Ibid.). 

C'est  Cromwell  qui  parle  aux  conjurés  qu'il  vient  de  faire 
saisir  par  ses  soldats  ;  le  mot  a  trop  »  est  en  rejet  à  l'émistiche 
et  l'eff'et  qu'il  produit  est  tout  à  fait  identique  à  celui  que 
V.  Hugo  a  obtenu  ailleurs  par  un  contre-rejet  à  l'émistiche  : 

Je  les  donnerais!  |  — sauf^  \  plus  tard,  à  les  reprendre  ! 
cf.  supra  p.  116*. 

*  L'effet  d'un  contre-rejet  est  d'ailleurs,    d'une    manière    j^énérale,  à 


TRIMETRES  OU  TETIlAMETRES  51 

Mais  faites  donc  valoir  le  vice  radical 
De  l'affaire.  —  Ils  n'ont  pas  |  le  droit.  \  —  Plaidez  la  cause 

{Ihid.), 

Paroles  de  Jenkins  à  Richard  Cromwell  qui  veut  empêcher 
le  meurtre  de  son  père.  Tout  le  caractère  de  Jenkins,  «  le 
magistrat  intègre  »,  est  dans  ce  mot  «  le  droit  ». 

Qu'après  avoir  dompté  l'Athos,  quelque  Alexandre 
Aille  donc  |  relever  |  sa  robe  \  à  la  Jungfrau  ! 

[Le  régiment  du  baron  Madruce). 

En  trimètre  c'est  presque  une  inconvenance  ;  en  tétramè- 
tre  c'est  une  idée  inattendue  et  une  image  grandiose  qui 
s'accorde  bien  avec  le  reste  de  la  pièce. 

Nous  avons  |  l'infini,  I    sublijme  transparence  ; 

Nous  avons  |  la  traînée  |  effrayanjte  de  feu 

Qui  vient  vers  l'homme  |  avec  |  un  messa|  ge  de  Dieu, 

(on  serait  porté  à  voir  dans  ce  dernier  vers  un  vrai  trimè- 
tre, destiné  à  peindre  la  rapidité,  mais  ce  serait  banal  :  la 
première  mesuresuffit  pour  rendre  cet  effet.  Ce  qui  estimpor- 
lant,  c'est  de  mettre  en  relief  l'idée  «  un  message  de  Dieu  »  ; 
pour  cela  le  poète  donne  un  accent  ritmique  au  mot  «  avec  » 
et  l'intonation  qui  en  résulte  marque  l'effet  cherché) 

Et  qui  fait  |  frissonner  }  l'omlbre, blêmir  |  la  roche, 
Fuir  I  l'orfraie  |  et  hurler  |  les  loups,  |  à  son  approche 
[Les  quatre  vents  de  V esprit,  Un£  rougeur  au  Zénith). 

Ces  deux  vers  en  trimètres,  c^est  de  nouveau  banal  et  sans 
valeur  ;  la  division  en  cinq  mesures  met  en  lumière  les  sujets 
inattendus  «  ombre,  roche,  orfraie,  loups  ». 

peu  près  le  même  que  celui  d'un  rejet.  Comparez  à  cet  exemple  d'Hernani: 
Parce  qu'on  est  jaloux  |  des  autres^  et  honteux 
De  soi  1... 

celui-ci  de  Toute  la  lyre  : 

Je  médite 

Sur  la  terre  bénie  \  au  fond  des  cieux,  |  maudite 
Au  fond  des  temples  noirs  par  le  fakir  sanglant. 


52  LE  VERS  FRANÇAIS 

Si  l'on  veut  la  preuve  que  Hugo  pouvait  employer  «  avec  », 
suivi  de  son  régime,  avec  un  accent  ritmique,  on  la  trouvera 
dans  l'exemple  suivant  tiré  également  des  Quatre  vents  de 
resprit  : 

Et  saisir  Oldenbourg,  Nassau,  Hambourg,  Hanovre, 
D'un  tour  de  main,  avec  le  riche,  avec  le  pauvre, 
Avec  châteaux,  budjets  et  millions,  avec 
Prêtres  et  sénateurs,  le  Tedeum  au  bec. 

Car  nous  n'admettons  pas  qu'un  vers,  i  eût-il  rejet,  contre- 
rejet  ou  enjambement,  puisse  ne  pas  se  terminer  avec  un 
accent  ritmique.  Il  i  a  de  même  un  accent  ritmique  sur 
«  avec  »  dans  le  vers  suivant  : 

Et  jouer  |  à  la  boule  |  avec  J  les  têtes-rondes 

{Cromweîl). 

Juvénal  noir  rongé  par  la  muse,  est  un  lieu 

Autant  qu'un  homme,  |  un  mont  1  de  haine,  |  et  s'accoutume 

A  la  colère  j  ainsi  |  que  Vésuve  |  au  bitume. 

Le  génie  |  est  un  puits  |  d'éruptions  ;  |  un  cri 

Sort  d'un  cratère  |  ou  bien  |  d'un  poète  |  attendri 

(Les  quatre  vents  de  l'esprit). 

Aucun  de  ces  vers  n'est  un  trimètre.  Toute  leur  valeur 
expressive  naît  de  la  faiblesse  du  repos  permis  pas  le  sens  à 
l'émistiche,  qui  oblige  à  des  intonations  particulières  et  met 
en  relief  le  mot  qui  suit  la  coupe.  Supposons  qu'on  ait  par 
exemple  : 

Un   cri  |  sort  d'un  cratère  |  ou  bien  |  d'un  doux  poète, 

le  vers  serait  coupé  classiquement,  mais  perdrait  toute  ex- 
pression. Il  serait  banal  et  plat.  Ce  sont  ces  variétés  d'into- 
nation qui  différencient  nettement  les  vers  de  Hugo  des  vers 
purement  classiques  qui  ne  sont  coupés  comme  ceux-ci  qu'en 
apparence. 

Parfois  l'ésitation  est  permise  et  les  deux  lectures  sont  à 
la  rigueur  possibles  : 

Un  crapaud  |  regardait  le  ciel,  |  bête  éblouie 

[Le  crapaud)» 


TRIMÈTRES  OU    TÉTRAMETRES  5  3 

C'est  une  idée  surprenante,  la  forme  du  trimètre  lui  con- 
vient. Mais  celle  du  tétramètre 

Un  crapaud  1  regardait  |  le  ciel^  \  bête  éblouie 

n'ôte  rien  à  l'inattendu  de  Tidée  et  annonce  bien  mieux  le 
sujet  de  la  pièce  par  le  relief  qu'elle  donne  aux  mots  «  le 
ciel  »  ;  le  ciel  c'est  la  pureté,  lui  c'est  l'être  immonde,  le  ciel 
c'est  l'espérance,  lui  c'est  le  paria,  le  ciel  c'est  la  charité,  lui 
c'est  le  réprouvé  qui  va  être  en  butte  à  la  aine. 

Dans  «  Les  lions»,  après  avoir  décrit  la  ville  de  Gur  comme 
une  cité  immense,  très  forte,  très  puissante,  très  peuplée,  le 
poète  dit  : 

Or  ce  lion  était  gêné  par  cette  ville. 

Si  on  lit  ce  vers  en  tétramètre  on  met  particulièrement  en 
évidence  l'idée  exprimée  par  le  mot  «  gêné  »  ;  cette  idée  est 
imprévue,  elle  indique  un  lion  d'un  caractère  particulière- 
ment peu  accommodant;  mais  le  contraste  produit  par  la  lec- 
ture de  ce  vers  en  trimètre  ne  suffit-il  pas  à  mettre  en 
relief  le  naturel  de  ce  lion  et  à  en  faire  soupçonner  la  puis- 
sance? et  n'obtient-t- on  pas  par  là  un  effet  plus  simple,  moins 
appuyé  ? 

Si  Ton  veut  bien  relire  maintenant  les  vers  que  nous  avons 
cités  comme  trimètres  dans  notre  première  et  notre  troi- 
sième catégories,  on  reconnaîtra  aisément  que  pour  la  plu- 
part cette  lecture  se  justifie  par  d'excellentes  raisons  tandis 
que  parfois  la  lecture  en  tétramètres  fausserait  le  sens  : 

L'Archer  superbe  fit  |  un  pas  \  dans  les  roseaux, 
ou  prêterait  au  ridicule  : 

Puis  à  pas  lents,  musique  |  en  ^e|te,  sans  fureur; 

cette  décomposition  d'une  expression  toute  faite  et  la  mise 
en  relief  du  mot  a  en  tête  »  suggérerait  par  antitèse  l'idée 
triviale  d'une  position  contraire. 

4 


5*  LE  VERS  FRANÇAIS 


B.  —  Les  trimètres  de  Racine 

Si  Ton  met  à  part  quelques  vers  des  Plaideurs  dans  lesquels 
Racine  a  voulu  donner  à  son  stile  une  allure  plus  vive,  se  rap- 
prochant davantage  de  celle  de  la  prose,  tels  que  ceux-ci  : 

C'est  dommage  :  |  il  avoit  le  cœur  |  trop  au  métier 

Et  je  faisois  |  claquer  mon  fouet  |  tout  comme  un  autre 

Et  j'ai  toujours  |  été  nourri  |  par  feu  mon  père 
Dans  la  crainte  de  Dieu,  Monsieur,  et  des  sergents, 

on  peut  dire  des  trimètres  de  Racine  ce  que  Th.de  Banville  di- 
sait des  licences  poétiques  :  «  11  n'y  en  a  pas  ».  Cependant 
M.  Becq  de  Fouquières  en  a  cité  de  nombreux  exemples  et 
l'on  pourrait  aisément  augmenter  la  liste  qu'il  en  donne. 

Il  en  est  même  plusieurs  où  l'on  pourrait  trouver  un  mojen 
d'expression  analogue  à  l'un  de  ceux  que  nous  avons  signalés 
dans  les  trimètres  de  Hugo,  c'est-à-dire  qu'ils  contiennent 
une  des  idées  les  plus  importantes  de  la  scène  où  ils  se 
trouvent.  En  voici  quelques-uns  : 

Et  Mardochée  |  est-il  aussi  |  de  ce  festin  ? 

(Esther),  ''^ 

Roi  sans  gloi|re  j'irois  vieillir  |  dans  ma  famille 

{Iphigénie).  *  '; 

Madame?  Savez-vous  quel  serpent  inhumain 
Iphigénie  |  avoit  retiré  |  dans  son  sein?  '  /^i  '  (a 

[Ibid.]. 

Et  je  n'ai  pu  |  trouver  de  pla|ce  pour  frapper 

[Andromaque).  /  '  '  ^ 

Que  feriez-vous  de  plus,  si  des  rois  vos  aïeux 

Ce  jeune  enfant  |  étoit  un  res|te  précieux  ?  ^  , 

(Athalie)^ 


FAUX  TRIMETRES  DE  RACINE  5  5 

Mais  qu'un  traî|tre  qui  n'est  hardi  |  qu'à  m'offenser 

[Phèdre). 

Jamais  femlme  ne  fut  plus  dijgne  de  pitié 

[Ibid.).  Gc>7 

Le  bandeau  |  qu'elle  avoit  reçu  [  de  votre  main 

[Mithridate].  "^ij 

Si  votre  cœur  |  étoit  moins  plein  (  de  son  amour         •7C(» 

[Bajazet). 

Ces  faits  demandent  une  explication.  Les  exemples  que 
nous  venons  de  citer  semblent  détruire  de  la  façon  la  plus 
nette  l'affirmation  que  nous  avons  énoncée  tout  à  l'eure,  qu*il 
n'i  a  pas  de  trimètres  dans  les  tragédies  de  Racine.  En  réa- 
lité il  n'i  a  pas  de  trimètres  dans  les  tragédies  de  Racine  par- 
ce qu'il  est  certain  qu'il  n'i  en  a  pas  mis  et  qu'il  coupait  tous 
ces  prétendus  trimètres  après  la  sixième  sillabe  ;  c'étaient 
donc  des  tétramètres.  M.  Becq  de  Fouquières  ne  s'i  est  d'ail- 
leurs pas  trompé,  et,  comme  il  le  dit  p.  115,  les  personnes  qui 
lisent  ces  vers  en  les  coupant  après  la  sixième  sillabe  «  ont 
raison  »  et  ceux  qui  ont  tort  sont  certains  «  acteurs  moder- 
nes »  qui  suppriment  dans  ces  vers  l'accent  ritmique  de  la 
sixième  sillabe  «  par  suite  d'habitudes  contractées  sous  l'in- 
fluence du  drame  romantique  ».  11  n'i  a  pas  dans  ces  vers 
suppression  du  second  accent  ritmique,  il  n'i  a  qu'un  «  affai- 
blissement »  de  l'accent  tonique, «  dû  à  la  cohésion  grammati- 
cale du  deuxième  et  du  troisième  élément  rythmique  ». 

Qu'est-ce  qu'il  i  a  donc  de  particulier  dans  ces  vers,  qui 
nous  a  permis  de  rendre  plausible  cette  erreur  qu'ils  conte- 
naient une  idée  essentielle,  mise  précisément  en  relief  par  le 
ritme  ternaire  ?  c'est  qu'ils  contiennent  le  plus  souvent  un 
mot  fort  important  ;  ce  n'est  pas  le  vers  tout  entier  qui  est 
important;  c'est  un  mot  de  ce  vers.  Ce  mot  n'a  généralement 
que  deux  siliabes  et  constitue  lapremière  mesure  du  deuxième 
émistiche  :  il  est  mis  en  relief  par  ces  faits  que,  venant  après 
la  césure,  l**  il  est  dans  une  mesure  lente  (ayant  moins  de 
trois  siliabes),  2°  il  suit  un  mot  insignifiant  qui  porte  un  accent 
tonique  plus  faible  que  le  sien,  et  par  conséquent  il  marque 
une  gradation.  Quand  Aman  dit: 


56  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  Mardochée  |  est-il  |  aussi  \  de  ce  festin?  >  ^ 

c*est  le  mot  «  aussi  »  sur  lequel  il  appuie  et  qui  exprime  toute 
son  inquiétude.  Comparez  ce  vers  de  Lamartine  [Jocelyn)  : 

J'allai  dans  le  parterre,  au  pied  de  la  fenêtre 

De  la  chambre  où  ma  mère  |  aussi  \  veillait  peut-être. 

Quand  Agamemnon  dit  à  Arcas  : 

De  quel  front  immolant  tout  l'Etat  à  ma  fille, 

Roi  sans  gloi|re,  j'irois  |  vieillir  \  dans  ma  famille!  '' 

c'est  sur  le  mot  «  vieillir  »  qu'il  insiste  et  qu'il  fait  porter 
tout  le  poids  de  son  mépris.  Lorsque  Abrier  dit  à  Josabet  , 

Que  feriez-vous  de  plus, si  des  rois  vos  aïeux 

Ce  jeune  enfant  |  étoit  |  un  res\iQ  précieux?    '  y  ^  ^^ 

c'est  ce  mot  un  reste  qui  est  important  et  qu'il  faut  mettre  en 
relief  puisque  c'est  lui  qui  exprime  la  vérité  qu'Abner  ne 
soupçonne  même  pas  *. 

Ce  n'est  donc  pas  la  scansion  en  trimètre  qui  met  en  relief 
ce  qu'il  i  a  d'important  dans  ces  vers.  Il  peut  arriver  même 
qu'elle  fausse  complètement  le  sens  d'un  vers  de  Racine.  Dans 
cet  exemple  : 

Mais...  —  Quoi  donc?  |  Qu'avez-vous  résolu?  |  —  D'obéir 


1  Cette    discussion  n'a  pour  but  que  de  montrer  par  où  pèche  l'ipo- 
tèse  que  nous  avons    soulevée    plus  aut.  Il  n'en  faudrait  pas  conclure 
que  dans  tous  les  vers  de  Racine  qui    se  prêtent  à  la  scansion  romanti- 
que le  mot  qui  suit  la  césure  a  toujours  une    importance  capitale.  Voici 
deux  exemples  entre  plusieurs  qui  montrent  le  contraire  : 
Mon  désespoir  |  tourna  |  mes  pas  |  vers  l'Italie 
Ce  Solyman  l  jeta  |  les  yeux  j  sur  Roxelane. 
Le  premier  de   ces   deux  vers  est  d'ailleurs  peu  armonieux,  et    dans 
ous  deux  il  i  a  une  discordance  choquante  entre  le  ritme  et  le  sens  :  ce 
sont  de  mauvais  vers. 


FAUX  TRIMETRES  DE  MOLIERE         57 

la  scansion  en  trimètre  met  en  évidence  la  vivacité  de  l'inter- 
rogation. Ce  n'est  pas  l'idée  de  Racine,  c'est  le  mot  7'ésolu  qui 
est  important  et  la  scansion  classique  le  met  bien  en  relief: 

Mais..  -  Quoidonc?  |  Qu'avez-vous  |  résolu'^  \  — D'obéir. 

C'est  la  résolution^  cette  résolution  inattendue  d'obéir,  que 
redoute  Atalide. 

Si  nous  avons  employé  cette  expression  «  les  trimètres  de 
Racine»,  c'est  qu'elle  est  consacrée  par  l'usage,  et  si  elle  Test 
c'estque  Racine  étant  considéré  comme  le  représentant  le  plus 
pur  de  l'alexandrin  classique,  c'était  surtout  chez  lui  qu'il 
pouvait  être  curieux  et  frappant  de  trouver  des  vers  à  coupe 
romantique.  En  réalité  ce  qui  s'applique  à  lui  s'applique 
d'une  manière  générale  aux  autres  grands  poètes  de  son  temps. 
Il  i  a  chez  La  Fontaine  de  faux  trimètres  comme  ceux  des 
tragédies  de  Racine,  mais  il  i  en  a  aussi  de  vrais  comme  dans 
les  Plaideurs^  ce  qui  s'explique  tout  naturellement  par  le  ton 
familier  de  beaucoup  de  ses  fables.  Il  i  a  de  vrais  trimètres 
dans  les  comédies  de  Molière  comme  dans  celles  de  Racine, 
mais  dans  les  pièces  de  aute  comédie,  où  le  ton  est  plus  élevé 
et  plus  soutenu,  on  ne  trouve  guère  que  de  faux  trimètres, 
c'est-à-dire  des  vers  construits  de  manière  à  mettre  particu- 
lièrement en  relief  les  mots  contenus  dans  la  mesure  qui  suit 
la  coupe  de  l'émistiche  : 

...Lui  dire  qu'un  cœur  n'aime  point  par  autrui. 

Que  vous  vous  mariez  |  pour  vous,  |    non  pas  pour  lui 

(Tartufe). 
Et  près  de  vous  ce  sont  |  des  sots  |  que  tous  les  hommes 

(Ibid.). 

Hé  bien  !  vous  le  voyez,  ma  mère,  si  j'ai  droit  ', 
Et  vous  pouvez  juger  |  du  res\ie  par  l'exploit 

{Ibid.), 

paroles  d'Orgon  à  Madame  Pernelle. 

On  pourroit  bien  punir  ces  paroles  infâmes 
Ma  mie  ;  et  l'on  décrète  |  aussi  \   contre  les  femmes 

(Ibid.), 


5  8  LE   VERS  FRANÇAIS 

paroles  de  Monsieur  Loyal  à  Dorine. 

Ce  n'est  rien  seulement  qu'une  sommation, 
Un  ordre  de  vider  |  dHci^  \  vous  et  les  vôtres 

{Ihid.), 

ce  sont  encore  paroles  de  Monsieur  Loyal . 

Toi,  mon  maître?  —  Oui,  coquin,  m'oses-tu  méconnoître? 
—  Je  n'en  reconnois  point  |  d'au\ive  qu'Amphitryon 

{Amphitryon). 

Et  tous  font  éclater  un  si  puissant  courroux, 
Qu'ils  semblent  tous  venger  |  un  pè\ve  comme  vous 

(Corneille,  Cinna). 

C'est  la  fin  et  la  conclusion  de  la  tirade. 

Je  veux,  sans  que  la  mort  ose  me  secourir. 
Toujours  aimer,  |  toujours  souffrir,  |  toujours  mourir 

(Id.,  Suréna)' 

C'est  bien  un  trimètre  cette  fois  ;  mais  il  est  dans  Suréna, 
la  dernière  pièce  de  Corneille;  le  vers  de  Corneille  a  toujours 
évolué. 

Que  l'on  compare  en  outre  cet  enjambement  de  Racine  dans 
Les  Plaideurs  : 

Mais  j'aperçois  venir  madame  la  comtesse 
De  Pimb esche.,.. 

à  ce  faux  trimètre  de  Molière  : 

....  Dites  lui  seulement  que  je  vien 
De  la  part  de  Monsieur  |  Tartuffe,  pour  son  bien  ; 

l'effet  est  exactement  le  même. 

Enfin  il  i  a  lieu  de  mettre  à  part  parmi  les  prétendus  trimè- 
tres  de  Racine  ceux  dans  lesquels  la  mesure  qui  suit  l'émisti- 
clie  est  constituée  par  une  sillabe  unique.  Ils  ne  sont  pas  plus 
des  trimètres  que  leurs  représentants  modernes  et  produisent 
le  même  effet:  la  troisième  mesure  est  un  rejet  du  premier 
émistiche  : 


TEORIE  DE  M.  SOURUU  Ro 

Qu'on  me  laisse  et  qu'Asalph  |  seul  |  demeure  avec  moi    ^."' 

(Esther). 

Mardochée  ?  —  11  restoit  |  seul  \  de  notre  famille        »*  *-  ' 

(Ibid.). 

Seigneur,  je  ne  rends  point  |  com|pte  de  mes  desseins  >»*5' 

(Iphigénie) . 

Seigneur,  si  j'ai  trouvé  |  grâ\ce  devant  vos  yeux    ofa- 

(Esther). 

Il  ne  reste  donc  rien  de  la  téorie  attribuant  des  trimètres 
à  Racine. 

M.  Souriau  a  essayé  de  la  reprendre  dans  son  livre  sur  VEvo- 
lution  du  vers  français  au  XVII^  siècle,  mais  il  n'a  apporté 
aucun  argument  solide  en  sa  faveur.  La  manière  dont  il  coupe 
les  vers  de  Racine  supprime  toutes  leurs  nuances.  Même  le 
vers  du  rôle  de  Monime  qu'il  cite  avec  les  commentaires  si 
caractéristiques  de  Brossette  et  de  Du  Bos,  vient  à  rencontre 
de  sa  tèse.  Racine,  rapporte  Du  Bos,  avait  appris  à  la  Champ- 
meslé  ((  à  baisser  la  voix  en  prononçant  les  vers  suivants,  et 
cela  encore  plus  que  le  sens  ne  semble  le  demander  : 

Si  le  sort  ne  m'eût  donnée  à  vous, 
Mon  bonheur  dépendoit  de  l'avoir  pour  époux. 
Avant  que  votre  amour  m'eût  envoyé  ce  gage, 
Nous  nous  aimions, 

afin  qu'elle  pût  prendre  facilement  un  ton  à  l'octave  au  des- 
sus de  celui  sur  lequel  elle  avoitdit  ces  paroles: 

Nous  nous  aimions, 

pour  prononcer  à  l'octave  : 

Seigneur,  vous  changez  de  visage. 

Ce  port  de  voix  extraordinaire  dans  la  déclamation  étoit 
excellent  pour  marquer  le  désordre  d'esprit  où  Monime  doit 
être  dans  l'instant  qu'elle   aperçoit  que   sa  facilité  à  croire 


60  LE  VERS  FRANÇAIS 

Mithridate,  qui  ne  cherchoit  qu'à  tirer  son  secret,  vient  de 
jeter  elle  et  son  amant  dans  un  péril  extrême  ».  M.  Souriau 
ajoute  (p.  440):  «On  remarquera  que  dans  ce  passage  Témis- 
tiche  disparaît  à  cause  de  cet  artifice  de  diction».  En  aucune 
manière;  il  n'i  a  pas  d'arrêt  après  «nous  nous  aimions»,  il  i  a 
seulement  un  brusque  changement  de  ton.  Ce  mot  «Seigneur» 
vient  comme  un  cri  couper  et  interrompre  son  récit  jusque 
là  paisible,  et  s'il  i  a  un  léger  repos,  une  légère  suspension 
de  la  voix  dans  ce  vers,  c'est  après  ce  mot  «  Seigneur»,  c'est- 
à-dire  à  la  coupe  de  l'émistiche.  En  prononçant  les  mots  «  nous 
nous  aimions  »  elle  remarque  dans  lafisionomie  de  Mithridate 
un  mouvement  subit  qui  lui  arrache  instantanément  et  comme 
malgré  elle  ce  cri  «Seigneur»,  et  c'est  en  poussant  ce  cri, 
qu'elle  comprend  la  ruse  dont  elle  a  été  dupe  et  embrasse  les 
conséquences  de  sa  crédulité  ;  d'où  l'arrêt,  extrêmement  court 
d'ailleurs,  qui  sépare  obligatoirement  ce  mot  «Seigneur»  des 
suivants. 


C.  —  Trimètres  non  justifiés 

Il  i  a  chez  Victor  Hugo  fort  peu  de  trimètres  dont  l'emploi 
ne  soit  pas  justifié  par  le  sens.  On  en  trouverait  à  peine  quel- 
ques-uns, comme  celui-ci: 

Le  cloître  du  couvent,  brisé,  mais  doux  encor, 

Les  marronniers,  |    la  verte  allée  |  aux  boutons  d'or, 

La  statue  où  sans  bruit  se  meut  l'ombre  des  branches 

[Les  rayons  et  les  ombres). 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  tous  ses  vers  soient  coupés  et  rit- 
més  d'une  manière  irréprochable.  Il  i  en  a  qui  sont  négligés, 
et  parfois  volontairement,  ce  qui  n'est  pas  une  excuse.  On  les 
rencontre  surtout  dans  les  œuvres  qu'il  a  écrites  à  l'époque 
où  il  se  piquait  de 

...  disloquer  ce  grand  niais  d'alexandrin 
et  de  faire 

...  basculer  la  balance  émistiche. 


VERS  MAL  RITMÉS  61 

Tels  ceux-ci: 

Je  t'approuve.  —  Il  faut,  pour  ne  rien  faire  à  demi... 
Seul  spectre  qui  ne  soit  pas  sorti  des  tombeaux... 
Oui!  —  Mon  père  ne  m'eût  point  pardonné,  je  croi... 

{Cromwell). 

Ces  vers  s'expliquent  par  ceux  dans  lesquels  le  second  émis- 
tiche  commence  par  des  locutions  difficilement  divisibles 
comme  pas  un  qui  équivaut  à  aucun,  pas  moins  qui  équivaut 
à  autant^  ou  comme  pas  même  dans  les  suivants  qui  ne  sont 
pas  répréensibles: 

Mon  cher,  il  ne  connaît  pas  même  votre  nom... 
Lui,  roi  !  je  n'en  ferais  pas  môme  un  courtisan... 

(Ibid.). 

Mais  l'explication  d'une  faute  et  de  ses  origines  n'en  est  pas  la 
justification.  Ces  trois  vers  sont  très  mauvais  car  en  prose 
ils  n'auraient  pas  même  un  accent  secondaire  sur  la  sixième 
sillabe;  nous  avons  vu  que  dans  un  tipe  particulier  le  ritme 
seul  peut  appeler  un  accent  sur  cette  sillabe,  mais  ce  n*est 
pas  ici  le  cas.  Ce  ne  sont  pourtant  pas  des  triraètre.^,  et  d'autre 
part  il  est  tout  à  fait  choquant  et  artificiel  de  les  accentuer 
sur  la  sixième  sillabe.  Les  suivants  qui  ont  un  accent  secon- 
daire sur  cette  sillabe  ne  sont  pas  beaucoup  meilleurs,  car 
les  septième  et  huitième  sillabes  ne  forment  pas  une  expres- 
sion indivisible.  Il  n'i  a  entre  les  uns  et  les  autres  que  la  diffé- 
rence du  mauvais  au  pire  : 

Pourquoi  ne  serait-il  pas  roi,  tout  comme  un  autre? 

(Ibid,). 

A  propos!  n'avez-vous  pas  vu  ce  Davenant? 

(Ibid.). 

Belphégor  ne  ferait  pas  vivre  un  saltimbanque 

{Religions  et  Religion). 

Hélas  !  il  ne  faudrait  pas  être  la  routine 

(L'âne). 

Un  corps  qui  ne  répand  point  d'ombre  sur  ses  pas 

(Lamartine,  Jocelyn). 


02  LE  VERS  FRANÇAIS 

On  ne  peut  pas  dire  de  ces  vers  plus  de  mal  qu'ils  n'en 
méritent;  mais,  répétons-le,  ce  ne  sont  pas  des  trimètres.  Le 
trimètre  est  un  instrument  qu'Hugo  avait,  non  pas  créé,  mais 
du  moins  perfectionné,  et  qu'il  maniait  mieux  que  personne. 
Ceux  que  l'on  trouve  chez  les  autres  poètes  modernes  sont 
rarement  justifiables  par  le  sens  et  trop  souvent  constituent 
de  simples  vers  faux.  En  voici  quelques  exemples  : 

Respecte,  ô  Voyageur,  si  tu  crains  ma  colère, 
Cet  humble  toit  j  de  joncs  tressés  |  et  de  glaïeul. 
Là,  parmi  ses  enfants,  vit  un  robuste  aïeul, 
C'est  le  maître  du  clos  et  de  la  source  claire 

(Heredia,  Hortorum  deus). 

Cet  andalou  |  de  race  arabe,  |  et  mal  dompté, 
Qui  mâche  en  se  cabrant  son  mors  ensanglanté 

(Id.,  Les  conquérants  de  l'or). 

Et  le  beau  carnassier  qui  ne  va  que  par  couples 
Et  qui  I  par  dessus  tous  les  félins  |  est  cité 

(Id.,   ibid.). 

Pal  forcé  ce  ragot  ;  je  t'en  offre  la  hure  !  — 
Ruyz  dit,  et  tend  le  chef  livide  et  hérissé 
Qu'il  tient  empoigné  par  l'horrible  chevelure 

(Id.,  La  revanche  de  Diego  Laynez)^ 

ce  dernier  n'est  pas  un  vers. 

En  Tan  mil  et  cinq  cent  vingt-quatre,  avec  cent  hommes 

(Id.,  Les  conquérants  de  l'or). 

Le  premier  vers  de  Cromwell  n'est  pas  meilleur  : 

Demain,  vingt-cinq  juin  mil  six  cent  cinquante  sept. 

Ces  derniers  exemples  appellent  une  explication  ;  ce  ne 
sont  pas  des  vers,  disons-nous.  Est  ce  parce  qu'ils  ne  sont 
pas  construits  exactement  comme  les  trimètres  de  Hugo, 
parce  qu'ils  n'ont  pas  toujours  un  accent  tonique,  même  fai- 


TRIMETRES  POSTROMANTIQUES  6  3 

ble  sur  la  sixième  sillabe  ?  Nullement  ;  comme  l'ont  parfaite- 
ment montré  MM.  Le  Goffic  et  Thieulin  dans  leur  Nouveau 
traité  de  versification  française,  p.  95  à  102,  la  réforme  de 
V.  Hugo  est  une  première  étape  dans  l'évolution  de  l'alexan- 
drin classique;  la  suppression  de  toute  espèce  d'accent  sur  la 
sixième  sillabe  et  de  toute  espèce  de  coupe,  fût-ce  une  simple 
séparation  de  mots,  après  cette  sillabe,  est  une  seconde 
étape  appelée  par  la  première.  Ce  qui  fait  que  ces  vers  sont 
détestables  et  même  ne  sont  pas  des  vers,  c'est  qu'il  ne  suffit 
pas  pour  faire  un  vers  de  compter  douze  sillabes,  et  de  sup- 
primer la  césure  après  la  sixième.  11  faut  que  ces  douze  silla- 
bes soient  ritmées  et  même  que  le  ritme  soit  net.  Les  vers 
incriminés  n'ont  pas  de  ritme.  Mais  un  vers  comme  le  suivant 
de  Leconte  de  Lisle  : 

Sur  les  murailles,  sur  les  arbres,  sur  les  toits 

est  aussi  bien  ritmé  et  aussi  bon  que  n'importe  lequel  de 
Hugo.  Une  observation  analogue  s'applique  à  cet  autre  qui 
est  encore  de  Leconte  de  Lisle: 

Serait-ce  point  |  quelque  jugement  |  sans  merci  ? 

C'est  assez  dire  que,  quoi  qu'en  aient  jugé  la  plupart  de 
nos  «  éminents  critiques  »  lors  de  l'apparition  de  Cyrano  de 
Bergerac^  les  vers  suivants  de  M.  Edmond  Rostand,  étant 
dans  une  comédie  et  pour  la  plupart  des  vers  à  effet,  sont  de 
tout  point  irréprochables  : 

C'est  maintenant  |  que  j'aime  mieux,  |  que  j'aime  bien  ! 

Que  tous  ceux  |  qui  veulent  mourir  |  lèvent  le  doigt. 

Mais  je  marche  sans  rien  sur  moi  qui  ne  reluise. 
Empanaché  |  d'indépendance  |  et  de  franchise. 


64  LE  VERS  FRANÇAIS 


D.   —   Tétramètres   romaotiques 
et  trimëtres  non  romantiques 

Si  Ton  applique  en  versification  le  nom  de  romantiques  aux 
vers  qui  n'ont  pas  d'accent  ritmique  sur  la  sixième  sillabe,  il 
i  a  des  tétramètres  romantiques  et  des  trimètres  non  roman- 
tiques. Voici  quelques  exemples  des  premiers  : 

S'il  ne  croit  pas,  (  quand  vient  le  soir,  |  il  pleure,  j  iicrie 

(Hugo,  Légende  des  siècles). 

Des  rochers  nus,  |  desbois  aiïreux,  |  l'ennui,  |  l'espace 

(Id.,  L'expiation). 

Ladislas,  |  furtif,  |  prend  un  couteau  |  sur  la  nappe 

(Id.,  Eviradnus), 

On  voit  aisément  quel  est  Teffet  produit  par  ce  tipe  de  vers  : 
il  met  en  relief  les  deux  mesures  voisines  constituées  par  une 
somme  de  sillabes  inférieure  à  six.  Dans  le  dernier  exemple 
la  troisième  mesure  sert  en  outre  à  peindre  un  mouvement 
rapide.  Ce  tipe  a  trop  peu  d'importance  pour  qu'il  soit  utile 
d'insister  davantage.  Notons  cependant  que  ses  origines, 
comme  celles  des  autres  vers  romantiques,  remontent  aussi 
à  la  période  classique.  En  voici  un  exemple  que  nous  emprun- 
tons à  Racine: 

Tout  a  fui,  I  tous  |  se  sont  séparés  |  sans  retour. 

Mais  lire  ce  vers  ainsi,  c'est  fausser  la  pensée  de  l'auteur; 
c'est  appeler  l'attention  sur  la  totalité  des  ennemis  qui  ont 
fui,  tandis  que  l'important  pour  Azarias  et  Joad,  c'est  leur 
séparation  : 

Tout  a  fui,  I  tous  se  sont  |  séparés  |  sans  retour. 


TRIMETRES  FAMILIERS  65 

Par  trimètre  non  romantique  nous  entendons  un  vers  de 
douze  sillabes  qui  porte  un  accent  ritmique  sur  la  sixième,  et 
par  \k  appartient  au  mode  classique,  mais  n'a  néanmoins  que 
trois  mesures,  c'est-à-dire  que  Tune  de  ses  mesures  est  cons- 
tituée par  un  émistiche  tout  entier.  11  en  résulte  que  cet  émis- 
tiche  a  l'allure  de  la  prose  et  du  langage  ordinaire,  et  que  le 
vers  tout  entier  en  est  rendu  particulièrement  rapide  et  léger. 
Il  convient  admirablement  à  l'expression  d'un  élégant  badi- 
nage,  d'une  fine  plaisanterie  ;  c'est  le  ton  de  la  comédie.  Ce 
mode  remonte  par  ses  origines  au  dix-septième  siècle, 
comme  les  autres,  mais  c'est  peut-être  chez  Alfred  de  Musset, 
qui  avait  un  sentiment  merveilleux  du  rilme,  que  Ton  en 
trouve  les  exemples  les  plus  parfaits.  En  voici  quelques-uns  : 

Ma  !ectri|ce  rougit,  |   et  je  la  scandalise. 
Mais  comment  se  fait-il,  |  Mada|me,  que  l'on  dise 
Que  vous  avez  la  jambe  |  et  la  poitri|ne  bien  ? 
Comment  |  le  dirait-on,  |  si  l'on  n'en  savait  rien  ? 

(Musset,  Namouna). 

On  sent  |  l'absurdité  |  d'un  semblalble  système. 
Puisqu'il  est  avéré  |  que,  lorsqu'on  dit  |  qu'on  aime. 
On  dit  en  même  temps  |  qu'on  aimera  |  toujours,— 
Et  qu'on  n'a  jamais  vu  |  ni  rois  |  ni  troubadours 
Jurer  à  leurs  beautés  |  de  les  aimer  |  huit  jours. 
Mais  cet  enfant  gâté  |    ne  vivait  |  que  de  crème 

(Id.,  iUd.), 

Quand  on  n'a  pas  d'argent,  |  c'estamusant  |  d'écrire. 
Si  c'est  I  un  passe-temps  |  pour  se  désennuyer, 
Il  vaut  bien  |  la  bouillotte;  |    et  si  c'est  un  métier, 
Peut  ê  tre  qu'après  tout  |  ce  n'en  est  pas  un  pire 
Que  fille  entretenue,  |    avocat  |  ou  portier. 

(Id.,  iUd.). 

La  pièce  intitulée  «  A  Ninon  »  est  un  exemple  parfait.  C'est 
un  mélange  de  badinage  et  de  gravité,  de  gaîté  et  de  tris- 
tesse, d'où  deux  tons  représentés  par  deux  tipes  de  vers: 
pour  le  badinage, untrimètre composéd'unémisticheàsixsilla- 
beset  d'un  autre  à  deux  plus  quatre  ou  quatre  plus  deux;  pour 


66  LE  VERS  FRANÇAIS 

les  idées  graves,  le  tétramètre  classique.  Quiconque  a  le  sens 
des  nuances  de  la  langue  et  de  la  poésie  française,  s'en  rendra 
parfaitement  compte  : 

Si  je  vous  le  disais  |  pourtant,  )  que  je  vous  aime, 

Qui  sait,  |  brune  auxyeux  bleus,  j  ce  que  vous  endiriez? 

puis  deux  vers  tristes  : 

L'amour,  |  vous  le  savez,  |  cause  une  peine  |  extrême, 
C'est  un  mal  |  sans  pitié  |  quevousplaignez  |  vous-même; 

et  le  ton  du  badinage  pour  terminer  la  strofe  : 

Peut-ê|tre  cependant  |  que  vous  m'en  puniriez. 

Les  quatre  strofes  suivantes  sont  construites  d'une  manière 
simétrique  ;  les  deux  premiers  vers  sont  graves  et  les  trois 
derniers  sont  légers  : 

Si  je  vous  I  le  disais  |  que  six  mois  |  de  silence 
Ca|chent  de  longs  tourments  |  et  des  vœux  |  insensés, 
Ninon,  |  vous  êtes  fine,  |  et  votre  insouciance 
Se  plaît,  I  comme  une  fée,  |  à  deviner  d'avance  ; 
Vous  me  répondriez  |  peut-êt|re  :  Je  le  sais. 

Si  je  vous  I  le  disais,  |  qu'une  dou]  ce  folie 

A  fait  de  moi  |  votre  ombre  |  et  m'attache  |  à  vos  pas  : 

Un  petit  air  |  de  doute  j  et  de  mélancolie, 

Vous  le  savez,  |  Ninon,  (  vous  rend  bien  plus  jolie  ; 

Peut-ê|tre  diriez-vous  |  que  vous  n'y  croyez  pas. 

Si  je  vous  j  le  disais,  |  que  j'empor|te  dans  l'âme 
Jusques  aux  moin|dres  mots  !  de  nos  propos  |  du  soir: 
Un  regard  offensé,  |  vous  le  savez,  |  Madame, 
Change  deux  yeux  d'azur  |  en  deux  éclairs  |  de  flamme  ; 
Vous  me  défendriez  |  peut-ê|tre  de  vous  voir. 

Si  je  vous  I  le  disais,  |  que  chaque  nuit  |  je  veille, 
Que  chaque  jour  |  je  pleure  |  et  je  prie  |  à  genoux: 
Ninon,  |  quand  vous  riez,  |  vous  savez  qu'une  abeille 
Prendrait  |  pour  une  fleur  |  votre  bouche  vermeille  ; 
Si  je  vous  le  disais,  j  peut-être  |  en  ririez-vous. 


VERS  DE  COMEDIE  67 

Que  certains  de  ces  vers  puissent  être  coupés  autrement 
que  nous  ne  l'avons  fait,  nous  aurions  mauvaise  grâce  à  le 
contester.  Mais  on  nous  accordera  que  la  lecture  que  nous 
avons  proposée  est  celle  qui  convient  le  mieux  aux  idées 
exprimées  et  en  suit  le  mieux  le  mouvement.  Dans  ces  quatre 
dernières  strofes  les  développements  sont  parallèles  et  la 
structure  aussi.  Quelques-uns  seront  peut-être  choqués  de 
voir  une  même  expression  :  «  Si  je  vous  le  disais  »  considérée 
tantôt  comme  formant  une  seule  mesure,  tantôt  comme  en 
formant  deux.  Rien  n'est  plus  naturel,  puisque  le  ton  change. 
Un  même  groupe  de  mots  n'a  pas  obligatoirement  toujours  le 
même  ritme  :  tout  dépend  des  divers  rôles  qu'ils  peuvent 
jouer  dans  une  frase  ou  dans  un  vers,  du  ton  général,  de  la 
valeur  des  mots  qui  les  précèdent  ou  les  suivent.  Nous  avons 
vu  plus  aut  les  deux  noms  u  Richard  Cromwell  »  ayant  cha- 
cun un  accent  ritmique  dans  la  bouche  de  Carr;  il  n'en  est 
pas  de  même  ici  : 

Carr,  à  part.  —  Serait- il  du  complot  ?  | 

SiR  Richard  Willis,  à  part,  —  Richard  Cromwell  |  aussi  ! 

Nous  avons  vu  que  dans  ce  vers: 

Sauvant  les  lois,  |  gardant  les  murs,  |  vengeant  les  droits 

il  n'i  a  que  trois  accents  ritmiques  ;  partout  ailleurs  que  dans 
un  trimètre  chacune  de  ces  trois  expressions  en  aurait  deux. 

Dans  les  quatre  strofes  suivantes  de  notre  pièce  «  A 
Ninon  »  le  ton  est  uniformément  grave  ;  il  n'i  a  plus  de 
trimètres.  Enfin  la  dernière  strofe  débute  par  trois  vers  graves 
et  la  poésie  se  termine  en  reprenant  le  ton  et  les  deux  vers 
légers  du  début. 

Nous  avons  dit  que  ces  vers  contenant  une  mesure  à  six 
sillabes,  c'est-à-dire  une  mesure  ayant  l'allure  de  la  prose, 
convenaient  parfaitement  à  la  comédie  ;  mais  la  comédie  com- 
porte tous  les  tons,  depuis  le  vers  tragique  à  quatre  mesures, 
jusqu'à  destipes  encore  plus  voisins  de  la  prose  que  ceux  que 
nous  venons  d'étudier.  Ce  serait  sortir  de  notre  sujet  que 
d'insister  sur  ce  point.  Mais  nous  signalerons  pourtant,  à 
titre  d'iudication,  l'allure  libre  et  dégagée  qu'Alfred  de  Musset 


68  LE  VERS  FRANÇAIS 

a  su  obtenir  en  mélangeant  au  tipe  classique  des  vers  conte- 
nant des  mesures  de  six  sillabes,  des  vers  sans  arrêt  à  Témis- 
tiche  et  enfin  des  vers  sans  arrêt  à  la  rime  : 

Il  est  large  à  peu  près  comme  un  quartier  de  lune,  — 
Cousu  d'or  comme  un  paon,  —  frais  et  joyeux  comme  une 
Aile  de  papillon,  ~  incertain  et  changeant 
Comme  une  femme.  —  Il  a  des  paillettes  d'argent 
Comme  Arlequin.  —  Gardez-le,  il  vous  fera  peut-être 
Penser  à  moi;  c'est  tout  le  portrait  de  son  maître. 

{Les  marrons  du  feu). 

Ainsi  je  vais  en  tout,  —  plus  vain  que  la  fumée 
De  ma  pipe,  —  accrochant  tous  les  pavés.  —  L'année 
Dernière,  j'étais  fou  de  chiens  d'abord,  et  puis 
De  femmes.  —  Maintenant,  ma  foi,  je  ne  le  suis 
De  rien.  —  J'en  ai  bien  vu,  des  petites  princesses. 

{Ihid.). 

J'ai,  dit  Mardoche,  fait 

Mes   classes  de  bonne  heure,  et  puis,  dans  les  familles, 
Voyez- vous,  j'ai  toujours  trouvé  quatre  ou  cin(i  filles 
Contre  un  ou  deux  garçons,  ce  qui  m'a  fait  penser 
Qu'on  pouvait  en  aimer  la  moitié,  sans  blesser 

Dieu 

[Mardoche). 

Nous  relevons  des  procédés  analogues  dans  une  comédie  de 
Verlaine  : 

0  la  fatuité  des  hommes  qu'on  n'évince 
Pas  sur  le  champ  !  Allez,  allez,  la  preuve  est  mince 
Que  vous  invoquez  là  d'un  penchant  présumé 
De  mon  cœur  pour  le  vôtre,  aspirant  bien  aimé. 

{Les  uns  et  les  autres). 

Salut!  je  suis 

Alors,  puisqu'il  le  faut  décidément,  depuis 
Tous  ces  étonnements  où  notre  cœur  se  joue, 

A  votre  chariot  la  cinquième  roue. 

{Ihid.), 


PENTAMETRES  69 


E.  —  Pentamètres  et  ezamètres 

Les  pentamètres  et  lesexamètres  sontdes  versde  douze  sil- 
labes  ayant  les  premiers  cinq  mesures  et  les  seconds  six. 
Tandis  que  le  trimètre  est  plus  court  et  plus  rapide  que  le 
tétramètre,  ceux-ci  sont  plus  longs  et  plus  lents.  Les  effets 
que  l'on  obtient  par  leur  emploi,  sont  exactement  le  con- 
traire de  ceux  qui  sont  dus  au  trimètre.  Avecle  trimètre  nous 
avions  augmentation  de  vitesse  et  par  conséquent  présenta- 
tion plus  rapide  des  idées  et  des  images  ;  ici  nous  avons 
diminution  de  vitesse  correspondant  à  une  présentation  plus 
lente  des  idées  et  des  images  ;  en  même  temps  il  i  a  accrois- 
sement proportionnel  du  temps  pendant  lequel  nous  pouvons 
considérer  chaque  idée  partielle  ;  en  se  desserrant  dans  l'espace, 
chaque  élément  de  l'idée  croît  en  importance,  les  détails  de 
l'individu  se  précisent.  En  un  mot  le  trimètre  rapproche  les 
idées  en  une  sorte  de  sintèse,  le  pentamètre  etl'examètre  les 
écartent  et  les  analisent  *. 

Voici  d'abord  des  exemples  de  pentamètres  ;  après  ce  que 
nous  venons  de  dire,  ils  se  passeront  aisément  de  commentai- 
re. Ils  sont  d'un  usage  courant  à  la  période  classique,  mais 
pourtant  beaucoup  plus  fréquents  chez  les  modernes  : 

L'heu|re,  le  lieu,  |  le  bras  |  se  choisit  |  aujourd'hui 

(Corneille,  Cinna), 
Ton  nom  |  demeurera  |  grand,  |  illus|tre,  fameux 

(Id.,  Horace). 

Le  lait  tombe  ;  |  adieu  veau,  |  valche,  cochon,  |  couvée 

(La  Fontaine,  VII,  10). 

Le  hibou  repartit  :  Mes  petits  sont  mignons, 
Beaux,  |  bienfaits,  |  et  jolis  l  sur  tous  |  leurs  compagnons 

(lD.,V,  18). 

*  Cf.  Becq  de  Fouquières,  passim. 


70  LE  VERS  FRANÇAIS 

Buvez,  I  mangez,  |  dormez,  |  et  faisons  |  feu  qui  dure 

(Racine,  Les  Plaideurs),  x^ 

Beauté,  |  gloi|re,  vertu,  |  je  trouve  tout  |  en  elle 

(ID.,  Bérénice).'^  '^ '^ 

Content  |  de  son  hymen,  |  vaisseaux,  |  arjmes,  soldats, 
Ma  foi  lui  promit  tout,  et  rien  à  Ménélas 

(Id.,  Iphigénie).  fl'^^-té 

Femmes,  |  vieillards,  |  enfants,  i  s'embrassant  |  avec  joie, 
Bénissent  le  Seigneur  et  celui  qu'il  envoie 

(Id.,  Athalie).nt^y^\ 

Les  ho  mmes  sont  ingrats,!  méchants,  j  menteurs  [jaloux 
(Hugo,  Les  rayons  et  les  ombres). 

Huit  jours  encore  |  on  creuse,]  on  sape,  |  on  fouille,  |  on 

[sonde 
(Id.,  Gaiffer- Jorge) . 

Le  faune,  haletant  parmi  ces  grandes  dames. 
Cornu,  I  boiteux,  |  diiforme,  |  alla  droit  |  à  Vénus 

(Id.,  Le  Satyre). 

Et  pas  à  pas,  |  Roland,  |  sanglant,  |  terri'.ble,  las. 
Les  chassait  devant  lui  parmi  les  fondrières 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Le  porc  et  le  sultan  étaient  seuls  tous  les  deux  ; 
L'un  torturé,  |  mourant,  |  maudit,  |  infect,  |  immonde; 
L'autre,  |  empereur,  |  puissant,  \  vainqueur,  |  maître  du 

[monde 
(Id,,  Sultan  Mourad). 

Celui  qu'en  bégayant  nous  appelons  Esprit, 
Bonté,  I  Force,  |  Équité,  |  Perfection,  |  Sagesse, 
Regar|de  devant  lui,  ]  toujours,  |  sans  fin,  |  sans  cesse 

(Id.,  ihid.). 

l\   ne   faudrait    pas    prendre    pour  un    pentamètre   le   vers 
suivant  : 

Elle  va,  vient,  |  remonte  et  tomjbe,  se  relève 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 


EXAMETRES  "7 1 

ni  celui-ci  pour  un  eptamètre  : 

[emplit 
Va,  vient,  |  monte,  descend,  |  féconde,  [  enflamme,  | 

(Id.,  Fin  de  Satan). 

ni  le  dernier  des  trois  suivants  pour  un  examètre  ; 

Aujourdliui  le  voilà  dans  cette  Forêt-Noire, 
Le  dogme  !  Ignace  ordonne  ;  il  est  prêt  à  tout  boire, 
Le  faux,  le  vrai,  |  le  bien,  le  mal,  |  l'erreur,  le  sang  ! 

(^Id.,  L'art  d'être  grand  père). 

Dans  ces  trois  exemples  et  dans  d'autres  analogues,  le  sens 
groupe  certaines  expressions  deux  à  deux  dételle  sorte  qu'el- 
les ne  constituent  qu'une  mesure  unique. 

Voici  quelques  exemples  d*examètres  ;  ils  sont  d'un  emploi 
beaucoup  plus  rare  : 

Roi,  I  prêltres, peuple,  \  allons,  |  pleins  |  de  reconnoissance 
De  Jacob  avec  Dieu  confirmer  l'alliance 

[RKcmTS.^  Athalie). 

Je  ne  dirai  qu'un  mot.  La  fille  qui  m'enchante, 

No|ble,  sajge,  modeste,  | humble,  |  honnê|te,  touchante, 

N'a  pas  un  des  défauts  que  vous  m'avez  fait  voir 

(BoiLEAU,  Sat.X). 

Triste,  |  à  pied,  |  sans  laquais,  |  mai|gre,  sec,  |  ruiné 

{\ï).,ihid.). 

Debout  sur  le  tréteau  qu'assiège  une  cohue 
Qui  rit,  I  bâille,  |  applaudit,  |  tempe  te,  siffle,  hue 

(Hugo,  Châtiments). 

[civières, 
Fuyards,  |  blessés,  |  mourants,  |  caissons,  |  brancards,  | 
On  s'écrasait  aux  ponts  pour  passer  les  rivières 

(Id.,  L'expiation). 

Il  pense,  |  il  règle,  |  il  mène,  (  il  pèse,  |  il  juge,  |  il  aime 

Id.,  Légende  des  siècles). 


7  2  LE  VERS  FRANÇAIS 

Charge,  I  emplois,  |  honneurs,  |  tout  |  en  un  instant  | 

[s'écroule 
(Id.,  Ruy-Blas), 

Pâle,  I  éploré,  |  sanglant,  |  fouetté,  |  percé,  |  meurtri 

(Id.,  Fin  de  Satan), 

Il  résulte  de  tout  ce  qui  précède  qu'un  poème  quelconque 
de  V.  Hugo,  par  exemple  «  Le  petit  roi  de  Galice  »,  dont  le 
fond  est  en  tétramètres,  mais  où  il  i  a  plusieurs  trimètres  et 
quelques  pentamètres  ou  examètres,  est  une  pièce  en  vers 
libres. 


J 


m 

Les  poèmes  a  mouvements  variés 

A.  —  Poèmes  en  vers  libres 

Nous  venons  de  dire  qu'un  morceau  de  V.  Hugo,  bien  que 
composé  uniquement  de  vers  douze  sillabes  àrimes  plates,  pou- 
vait être  considéré  comme  un  poème  en  vers  libres.  On  dis- 
tingue deux  sortes  de  pièces  en  vers  libres  :  celles  où  les 
vers  sont  de  même  longueur,  mais  les  rimes  tantôt  plates, 
tantôt  croisées,  embrassées  ou  répétées  ;  celles  dans  la  com- 
position desquelles  entrent  des  vers  de  différents  mètres. 
Les  premières  sont  en  réalité  des  pièces  à  rimes  libres  ;  nous 
ne  nous  en  occuperons  pas,  n'ayant  rien  à  en  dire  qui  ne  soit 
connu.  Les  secondes  sont  des  poèmes  à  mouvements  variés  ; 
ce  qui  les  caractérise  c'est  l'assemblage  de  vers  de  mesure 
différente.  Les  pièces  en  vers  libres  peuvent  être  d'une  liberté 
absolue  tant  au  point  de  vue  des  rimes  que  de  la  variété  des 
mètres  ;  c'est  le  cas  de  la  plupart  des  fables  de  La  Fontaine. 
Elles  peuvent  avoir  une  liberté  limitée  ;  soit  qu'elles  s'astrei- 
gnent comme  le  Petit  roi  de  Galice  aux  rimes  plates  et  aux 
vers  de  douze  sillabes  ;  soit  qu'elles  soient  construites  en  stro- 
fes  semblables  et  n'aient  plus  de  liberté  une  fois  la  première 
strofe  établie. 

Ces  distinctions  n'ont  pas  d'intérêt  pour  nous,  puisque  la 
seule  question  qui  nous  occupe  est  l'effet  produit  par  la  suc- 
cession de  mètres  variés.  Le  chapitre  précédent  nous  a  par- 
faitement préparés  à  cette  étude,  car  nous  i  avons  trouvé, 
après  des  vers  d'une  certaine  vitesse,  des  vers  plus  rapides 
ou  plus  lents,  après  des  vers  ayant  un  certain  nombre  de 
mesures  des  vers  en  ayant  moins  ou  en  ayant  davantage.  En 
somme  nous  ne  rencontrerons  rien  d'autre  dans  celui-ci  ;  il 
ne  sera  en  quelque  sorte  que  la  répétition  du  précédent, 
mais  avec  beaucoup  plus  de  variété  et  de  complexité. 

Nous  aurons  à  étudier  Tefîet  produit  par  le  changement  de 


74  LE  VEHS  FRANÇAIS 

mètre  sans  changement  de  vitesse  :  tel  est  le  cas  du  vers  de 
sixsillabes  venant  après  le  vers  de  douze  comme  dans  le  Lac 
de  Lamartine  ;  et  le  changement  de  mètre  accompagné  d'un 
changement  de  vitesse,  comme  lorsqu'un  vers  de  uit  sillabes 
vient  après  un  vers  de  douze. 

Pour  la  quantité  d'accélération  ou  de  ralentissement  due  à 
la  jonction  d'un  vers  plus  rapide  à  un  vers  plus  lent  ou  d'un 
vers  plus  lent  à  un  vers  plus  rapide,  nous  ne  saurions  mieux 
faire  que  de  renvoyer  à  M.  Becq  de  Fouquières  qui  a  étudié 
la  question  en  détail  (p.  321). 

Néanmoins^  comme  la  plupart  des  personnes  n'ont  pas  l'a- 
bitude  de  considérer  les  choses  de  ce  point  de  vue,  nous 
donnerons  quelques  indications  sur  les  combinaisons  les  plus 
fréquentes  pour  faciliter  Fintelligence  de  ce  qui  va  suivre. 
VK  Lorsqu'après  un  vers  de  12  sillabes  à  4  mesures  vient  un 
vers  de  8  sillabes  à2  mesures,  il  i  a  exactement  la  même  accé- 
lération que  lorsqu'un  vers  romantique  (12  sillabes  et  3  mesu- 
res) vient  après  un  vers  classique  (12  sillabes  et  4  mesures), 
c'est-à-dire  que  la  vitesse  augmente  d'un  quart.  Si  le  vers  de 
12  sillabes  est  un  trimètre  et  le  vers  de  8  un  dimètre  il  n'i  a 
pas  changement  de  vitesse,  il  n'i  a  que  changement  de  mètre. 
Lorsqu'un  vers  de  7  sillabes  à  2  mesures  vient  après  un  tétra- 
mètre  de  12  sillabes^  il  i  a  accélération  de  un  septième  ; 
si  le  vers  de  12  sillabes  est  un  trimètre,  il  i  a  ralentissement  de 
un  huitième.  Lorsqu'un  vers  de  10  sillabes  à  3  mesures  vient 
après  un  tétramètre  de  12,  il  i  a  augmentation  de  vitesse  de 
un  dixième  ;  si  le  vers  de  12  sillabes  est  un  trimètre,  il  i  a 
diminution  de  vitesse  de  un  sixième.  Lorsqu'après  un  vers 
de   10  sillabes    à  3  mesures,  vient   un   vers   de  8  sillabes  à 

2  mesures,  il  i  a  accélération  de  un  sixième.  Lorsqu'un  vers 
de   7   sillabes   à  2    mesures  vient   après  un   vers   de    10  à 

3  mesures,  il  i  a  accélération  à  peine  notable,  ce  n'est  que 
un  vingt  et  unième  ;  lorsqu'il  vient  après  un  vers  de  8  à 
2  mesures  il  i  a  ralentissement  de  un  uitième. 

Si  c'est  le  vers  qui  a  un  p!us  grand  nombre  de  sillabes  qui 
vient  après  celui  qui  en  a  moins,  il  n'i  a  qu'à  renverser  ce 
que  nous  venons  de  dire  pour  savoir  quel  est  le  changement 
de  vitesse  produit. 

Quelques-uns  seront  peut-être  surpris  de  ces  accélérations 


ACCELERATION    FT    RALENTISSEMENT  75 

et  de  ces  ralentissements  continuels  du  débit;  ils  seront  ten- 
tés de  nous  dire  caci  :  Alors,  d'après  votre  téorie,  pour  bien 
dire  les  vers,  il  faudra  tantôt  parler  avec  une  lenteur  déses- 
pérante, tantôt  avec  une  rapidité  qui  amènera  fatalement  à 
bredouiller.  Il  n'en  est  rien;  d'abord  ces  différences  de  vitesse 
n'ont  la  rigueur  matéraatique  que  nous  leur  avon^  attribuée 
qu'en  téorie;  dans  la  pratique  la  quantité  de  l'accélération  ou 
du  ralentissement  n'est  qu'approximativement  celle  que  nous 
avons  indiquée.  D'autre  part  nous  avons  vu  que  ces  change- 
ments étaient  d'un  cinquième,  d'un  uitième  ;  nou^  en  avons 
môme  signalé  un  quiest  d'un  vingt  et  unième,  c'est-à-dire  pres- 
que nul.  Mettons  les  choses  au  pis  :  supposons  le  cas  extrême  ou 
il  i  a  ralentissement  ou  accélération  de  moitié  ;  c'est  ce  qui 
se  produit  par  exemple  lorsqu'un  monomètre  de  6  sillabes, 
vers  très  rare,  précède  ou  suit  un  tétramètre  de  12  sillabes. 
Chacun  sait  que  la  vitesse  moyenne  du  débit  de  la  poésie  est 
approximativement  deux  fois  moin. Ire  que  celle  du  débit  de 
la  prose,  que  celle  du  langage  ordinaire  lorsqu'il  ne  présente 
rien  de  particulier  :  personne  n'en  est  choqué.  Une  accéléra- 
tion apportée  dans  le  débit  de  la  poésie  le  rapproche  de  celui 
de  la  prose;  dans  le  cas  extrême  ou  l'accélération  est  du  dou- 
ble, on  passe  du  débit  de  la  poésie  à  celui  de  la  prose,  au  débit 
moyen  de  la  conversation  la  plus  calme.  Car  il  ne  faut  pas 
oublier  que  dans  une  conversation  très  simple  sur  le  moindre 
fait  divers,  il  i  a  en  quelques  minutes  des  variations  de  vitesse, 
accélérations  ou  ralentissements  beaucoup  plus  considé- 
rables. Celles  de  la  poésie  sont  généralement  suffisantes  pour 
êtres  sensibles  ;  elles  ne  sont  jamais  assez  grandes  pour  être 
choquantes. 

Avant  de  quitter  ces  questions  de  téorie  nous  devons  signa- 
ler, pour  l'écarter,  un  préjugé  très  généralement  répandu 
encore  aujourdui  :  c'est  que  les  petits  vers  sont  plus  légers, 
plus  vifs  que  les  grands.  Il  en  est  sans  doute  ainsi  quel- 
quefois, mais  pas  toujours.  La  légèreté  ou  la  vivacité  d'un 
vers  dépend  de  sa  rapidité.  Or  le  vers  de  3  sillabes  par 
exemple  a  exactement  la  même  vitesse  que  le  vers  classique 
de  12;  il  n'est  ni  plus  léger,  ni  plus  vif.  Le  monoraètre  de 
4  sillabes  à  la  même  vitesse  que  le  tétramètre  de  16.  La 
vitesse   ne  dépend  pas  du  nombre  des  sillabes,  mais   du  rap- 


76  LE  VERS    FRANÇAIS 

port  qui  existe  entre  ce  nombre  et  celui  des  mesures.  Les 
plus  lents  des  vers  français  sont  le  dimètre  de  4  sillabes, 
vers  extrêmement  rare,  et  Texamètre  de  12,  qui  ont  exacte- 
ment la  même  vitesse.  Puis  vient  le  trimètre  de  7  sillabes, 
vers  très  rare  également,  qui  est  un  peu  moins  lent.  En  troi- 
sième ligne,  le  dimètre  de  5  sillabes,  vers  rare,  et  le  penta- 
mètre de  12,  dont  la  vitesse  est  à  peine  plus  considérable 
que  celle  du  vers  précédemment  cité. 

Si  nous  passons  à  Fétude  des  poètes  qui  se  sont  particuliè- 
rement distingués  dans  le  vers  libre,  nous  rencontrons  au 
premier  pas  un  nom  qui  éclipse  tous  les  autres,  celui  de  La 
Fontaine.  Il  est  universellement  reconnu  pour  le  grand  maî- 
tre du  vers  libre.  Un  seul  paraît  avoir  eu  le  génie  nécessaire 
pour  l'égaler  dans  cet  art,  Alfred  de  Musset,...  maleureuse- 
ment  il  s'i  est  rarement  exercé. 

On  répète  depuis  longtemps  que  dans  les  fables  de  La  Fon- 
taine les  vers  s'allongent  ou  se  raccourcissent  suivant  l'idée 
exprimée  par  le  vers.  Cela  ne  veut  pas  dire  grand  chose,  ce 
n'est  pas  très  clair  ;  aussi  s'est-on  empressé  d'en  faire  un 
dogme,  et  de  l'accepter  sans  examen. 

Sans  doute  il  est  arrivé  à  certains  critiques  de  faire  une 
ou  deux  remarques  sur  les  petits  vers  de  La  Fontaine,  mais  la 
plupart  du  temps  ce  n'a  été  que  pour  commettre  de  gros- 
sières erreurs,  que  l'on  répète  cependant.  Ainsi  Chamfort  à 
propos  de  ces  deux  vers  : 

Même  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  manger 
Le  berger, 

dit  :  «  Remarquons  ce  petit  vers  ;  il  semble  qu'il  voudrait  bien 
escamoter  un  péché  aussi  énorme».  C^est  un  contre  sens  absolu, 
comme  nous  le  verrons  en  temps  et  lieu  ;  mais  il  paraît  que 
c'est  très  spirituel  ;  aussi  depuis  cent  années  joint-on  ce  juge- 
ment à  un  nombre  effrayant  d'autres  erreurs  que  Ton  continue 
à  enseigner  à  nos  jeunes  gens  sous  prétexte  d'en  faire  des 
umanistes  et  des  ommes. 

Quand  une  observation  ainsi  faite  se  rencontre  être  juste, 
c'est  évidemment  par  asard,  puisqu'elle  est  presque  toujours 
accompagnée  de  deux  ou  trois  autres  qui  sont  fausses.  Quoi 


EXPRESSION    DE    LA  RAPIDITE  77 

qu'il  en  soit,  il  n'i  a  rien  à  tirer  de  là,  et  il  ne  s'en  dégage 
aucune  idée  générale. 

Pour  nous,  puisqu'il  est  incontesté  et  incontestable  que 
c'est  La  Fontaine  qui  a  fait  l'usage  le  plus  abile  du  vers  libre, 
c'est  sur  ses  Fables  que  nous  ferons  principalement  porter 
notre  étude  dans  ce  chapitre;  ce  qui  ne  nous  dispensera  pas 
de  citer  d'autres  œuvres  à  l'occasion,  soit  pour  les  louer,  soit 
pour  les  critiquer. 

Notre  point  de  vue  est  maintenant  connu:  il  ne  s'agit  pas 
de  savoir  si  un  vers  est  plus  long  ou  plus  court  qu'un  autre, 
c'est  à  dire  s'il  a  plus  ou  moins  de  sillabes,  mais  s'il  est  plus 
lent  ou  [ilus  rapide,  et  quels  sont  les  effets  qui  peuvent  être 
produits  par  cette  rapidité  plus  ou  moins  grande,  quelles  sont 
les  catégories  d'idées  qu'elle  peut  servir  à  exprimer. 

Un  vers  plus  rapide  venant  après  un  vers  plus  lent 
exprime  l'idée  de  rapidité  et  celles  qui  s'i  rattachent: 

La  tempête  s'éloigne  et  les  vents  sont  calmés. 
La  forêt  qui  frémit,  pleure  sur  la  brujère  ; 
Le  phalène  doré,  dans  sa  course  légère, 
Traverse  les  prés  |  embajumés. 

(MussFT,  Le  saule). 

Grâce  à  l'emploi  du  vers  de  8  sillabes,  le  poète  obtient  une 
mesure  à  5  sillabes,  qui  peint  admirablement  la  rapidité  et  la 
légèreté  de  la  course  du  faiène,  sans  être  obligé  pour  cela 
de  ralentir  les  mesures  avoisinantes. 

Un  manant  au  miroir  prenoit  des  oisillons. 
L3  fantôme  brillant  attire  une  alouette  : 
Aussitôt  un  autour,  planant  sur  les  sillons, 

Descend  des  airs,  fond  et  se  jette 
Sur  celle  qui  chantoit,  quoique  près  du  tombeau. 

(La  Fontaine,  VI,  15). 
Le  petit  vers  exprime  la  rapidité. 

Et  nous  verrons  soudain  ces  tigres  ottomans 

Fuir  I  avec  des  pieds  de  gazelle  ! 

(Hugo,  Orientales). 


V 


78  LE  VERS  FRANC  VIS 

Pour  l'emploi  des  voyelles  claires  contribuant  à  donner 
'impression  de  la  légèreté  et  de  la  rapidité,  cf  2^  série, 
II,  B. 

Un  ravin  tortueux  conduit  à  la  montagne. 
Le  voyageur  pensif  prit  ce  sentier  per  lu  : 
Puis  il  se  retourna.  —  La  plaine  et  la  ci-nnagne, 
Tout  avait  disparu. 

(MusSRT,  Souvenir  des  Alpes). 

Ninon,  Ninon,  que  fais-tu  de  la  vie? 
L'I^urp  s*ejifuit/leJoiir  succède  au  jour. 
Rose  ce  sojr/demain  fiéj;rje. 

(Id.,  a  quoi  rêvent  les  jeunes  filles). 

Le  vers  de  8  sillabes  est  employé  pour  obten'r  deux  mesures 
de  suite  à  4  sillabes,  destinées  à  peindre  la  rapidité  du  chan- 
gement. Ce  mouvement  est  déjà  annoncé  dans  le  vers  précé- 
dent par  les  deux  mesures  également  rapides  :  «  l'heure 
s'enfuit  »  et  «  succède  au  jour  ». 

Et  lui-même  ayant  fait  grand  fracas,  chère  lie, 
Mis  beaucoup  en  plaisirs,  en  bâtiments  b3a'icoup, 
Il  devint  pauvre  tout  d'un  coup 

(L\  Fontaine,  VII,  14); 

rapidité  du  changement. 

L'autre  vit  oii  tendoit  c^tte  feinte  aventure  : 
Il  rendit  le  fer  a'i  marchand 
Qui  lui  rendit  sa  géniture 

(ID.,  IX,  I)  ; 

ces  deux  petits  vers  donnent  des  mesures  à  plus  de  trois 
sillabes,  peignant  la  rapidité  des  restitutions  :  aussitôt  que 
les  deux  personnages  se  sont  compris,  il  i  a  échange  immé- 
diat des  deux  obj  ^ts,  conclusion  de  leur  différend  et  de  la 
fable.  Comparer  plus  aut,  dans  le  «  vers  romantique  ».  des 
trimètres  qui  viennent  pour  exprimer  des  idées  analogues, 
partages  ou  échanges  ra  ides  p.  36.' 


MOUVEMENT    RAPIDE  79 

Pâle  étoile  du  soir,  messagère  lointaine, 
Dont  le  front  sort  brillant  des  voiles  du  couchant, 
De  ton  palais  d'azur,  au  sein  du  firmament, 
Que  regardes-tu  |  dans  la  plaine? 

(Musset,  Le  saule). 

Le  vers  de  8  sillabes  fournit  à  Tauteur,  sans  qu'il  soit  obligé 
de  ralentir  les  autres,  une  mesure  rapide  peignant  la  vivacité 
de  son  interrogation.  Ici  le  mouvement  n'est  pas  matériel,  il 
est  dans  l'esprit  du  poète.  La  même  idée  se  retrouve  expri- 
mée deux  fois  un  peu  plus  loin  dans  le  même  morceau  par 
un  procédé  analogue  : 

Que  cherches -tu  \  sur  la  terre  |  endormie? 
Etoile,  I  ou  t'en  vas-tu,  j  dans  cette  nuit  |  immense? 

L'homme  au  trésor  caché,  qu'Ésope  nous  propose, 
Servira  d'exemple  à  la  chose 

(La  Fontaine,  IV,  20). 

Le  petit  vers  est  insignifiant  ;  c'est  une  manière  de  sortir 
des  considérations  qui  précèdent  et  d'arriver  vite  au  sujet  [)ar- 
ticulier  de  la  fable  par  un  mouvement  rapide  qui  n'est  que 
dans  l'esprit  de  l'auteur. 

On  sait  que  La  Fontaine  n'aime  pas  à  se  perdre  au  com- 
mencement de  ses  fables  en  des  considérations  vaines  et 
étrangères  au  sujet,  mais  au  contraire  à  introduire  ses  per- 
sonnages et  à  entrer  en  matière  le  plus  rapidement  possible. 
Il  avait  pour  cela  un  merveilleux  auxiliaire  dans  l'emploi  de 
vers  rapides  et  il  en  a  fréquemment  tiré  parti  : 

Dans  une  ménagerie 
De  volatiles  remplie 
Vivoient  le  cygne  et  l'oison 


Un  octogénaire  plantoit 


(ID.,1I1,  12). 
Hd.,  XI,  8). 


80  LE  VERS  FRANÇAIS 

Le  chêne  un  jour  dit  au  roseau 

Un  homme  de  moyen  âge, 
Et  tirant  sur  le  grison, 
Jugea  qu'il  étoit  saison 
De  songer  au  mariage 

Une  grenouille  vit  un  bœuf 
Qui  lui  sembla  de  belle  taille 


(ID.,  I,  22). 


(ID.,I,  17). 


(ID.,I,  3). 

Uue  souris  |  tomba  du  bec  |  d'un  chat-huant 

(ID.,  IX,  1). 

C'est  un  vers  de  12  sillabes,  mais  un  trimètre,  c'est-à-dire  un 
vers  rapide. 

Une  fois  que  La  Fontaine  a  exposé  tous  les  événements  de 
sa  fable,  qu'il  n'a  plus  rien  à  nous  dire,  il  la  conclut  brusque- 
ment. Ce  sont  souvent  les  petits  vers  qu'il  emploie  pour  attein- 
dre ce  but.  Quelquefois  c'est  simplement  la  vitesse  qui  produit 
l'effet  ;  on  passe  vite  sur  cette  fin  qui  est  prévue  à  ce  moment 
et  par  conséquent  n'a  plus  qu'un  intérêt  secondaire.  Mais  le 
plus  souvent  il  entre  en  jeu  d'autres  éléments  que  nous  avons 
déjà  rencontrés  à  propos  du  trimètre  :  la  vitesse  n'agit  plus 
seulement  comme  rapidité,  mais  elle  rapproche  les  idées  en 
uce  sorte  de  sintèse  qui  convient  parfaitement  à  un  résumé, 
à  une  conclusion.  Dans  ce  cas  les  vers  de  la  fin  ne  sont  pas 
des  vers  sur  lesquels  on  passe  légèrement,  mais  des  vers  que 
l'on  met  en  relief  :  le  changement  de  mètre  i  contribue  consi- 
dérablement : 

C'est  ce  coup  qu'il  est  bon  de  partir,  mes  enfants  ! 
Et  les  petits,  en  même  temps, 
Voletants,  se  culebutants. 
Délogèrent  tous  sans  trompette 

(ID.,  IV,  22). 

Conclusion  rapide  de  la  fable,  une  fois  que  tout  a  été  exposé. 


CONCLUSIONS   BRUSQUES  81 

Vous  n'en  approchez  point.  La  chétive  pécore 
S'enfla  si  bien  qu'elle  creva 

(ID.,  I,  3). 

Ajant  décrit  toute  la  scène,  l'auteur  termine   en   énonçanl 
brusquement  l'événement  final. 

Et  pleures  du  vieillard,  il  grava  sur  leur  marbre 
Ce  que  je  viens  de  raconter 

(Id.,  XI,  8). 

La  faim  le  prit  :  il  fut  tout  heureux  et  tout  aise 
De  rencontrer  un  limaçon 

(ID.,VI1,4). 

Se  trouvant  à  la  fin  tout  aise  et  tout  heureuse 
De  rencontrer  un  malotru 

(Id.,  Vil,  5). 

Cesse  donc  de  te  plaindre  ;  ou  bien,  pour  te  punir, 
Je  t'ôterai  ton  plumage 

(Id.,  U,  17,  Le  paon  se  plaignant  à  Junon). 

A  une  menace  formulée  ainsi  dans  un  petit  vers  qui  la  met  de 
cette  façon  en  relief,  il  n'i  a  rien  à  répondre  ;  aussi  la  fable  est 
finie. 

J'ai  vu,  dit-il,  un  chou  plus  grand  qu'une  maison. 
Et  moi,  dit  l'autre,  un  pot  aussi  grand  qu'une  église. 
Le  premier  se  moquant,  l'autre  reprit  :  Tout  doux  ; 
On  le  fit  pour  cuire  vos  choux 

(Id.,  IX,  1). 

C'est  le  trait,  qui  conclut  la  discussion  et  la  fable. 

Tes  coups  n'ont  point  en  moi  fait  de  métamorphose  ; 
Et  tout  le  changement  que  je  trouve  à  la  chose. 
C'est  d'être  Sosie  battu 

(Molière,  Amphitryon). 

La  conclusion  n'est  pas  obligatoirement  celle  de  la  fable  ; 
elle  peut  être  celle  d'une  période,  d'un  développement  : 


8  2  LE  VERS  FRANÇAIS 

Enfin,  quoique  ignorante  à  vingt  et  trois  carats, 
Elle  passoit  pour  un  oracle 

(La  Fontaink,  VII,  15). 
Le  petit  vers  résume  tout. 

D'abord  il  s'j  prit  mal,  puis  un  peu  mieux,  puis  bien, 
Puis  enfin  il  n'y  manqua  rien 

(Id.,  XII,  9). 

C'est  la  dernière  forme  du  développement. 

Une  autre  la  suivit,  une  autre  en  fit  autant  : 
Il  en  vint  une  fourmilière 

(Id  ,  m,   4). 

C'est  tour  de  vieille  guerre  ;  et  vos  cavernes  creuse? 
Ne  vous  sauveront  pas,  je  vous  en  avertis  : 
Vous  viendrez  toutes  au  logis 

(Id.,  111,  18). 

J'ai  vu  que  c'étoit  moi,  sans  aucun  stratagème  ; 
Des  pieds  jusqu'à  la  tête  il  est  comme  moi  fait, 
Beau,  l'air  noble,  bien  pris,  les  manières  charmantes  ; 

Enfin  deux  gouttes  de  lait 

Ne  sont  pas  plus  ressemblantes 

Molière,  Amphitryon), 

Les  petits  vers  sont  la  conclusion  et  la  manière  la  plus 
frappante  que  trouve  Sosie  d'exprimer  la  ressemblance  de 
Mercure  avec  lui. 

Elle  fait  subsister  l'artisan  de  ses  peines, 
Enrichit  le  marchand,  gage  le  magistrat. 
Maintient  le  laboureur,  donne  paye  au  soldat. 
Distribue  en  cent  lieux  ses  grâces  souveraines. 
Entretient  seule  tout  l'Etat 

(La  Fontaine,  III,  2). 

Résumé  d'une  énumération. 

Je  me  dévouerai  donc,  s'il  le  faut  :  mais  je  pense 
Qu'il  est  bon  que  chacun  s'accuse  ainsi  que  moi  ; 


MISE  EN  RELIEF  83 

Car  on  doit  souhaiter,  selon  toute  justice, 
Que  le  plus  coupable  périsse 

{ID.,V1I,  1). 

Le  petit  vers  mis  en  relief  est  très  important  puisqu'il  est 
la  conclusion  brusque  du  discours  du  lion  et  prépare  le  reste 
de  la  fable. 

C'est  pour  des  raisons  analogues  que  lorsqu'une  strofe  se 
termine  par  un  petit  vers,  il  doit  contenir  l'idée  essentielle  de 
la  strofe,  celle  qui  résume  tout  ce  qui  précède  ;  il  doit  être  la 
quintessence  du  développement.  Ici  c'est  beaucoup  plus  le 
changement  de  mètre  que  le  changement  de  vitesse  qui  frappe 
et  attire  l'attention  ;  l'effet  est  à  peu  près  aussi  considérable 
par  exemple  lorsque  c'est  un  vers  de  6  sillabes  que  lorsque 
c'est  un  dimètre  de  8  qui  vient  après  un  tétramètre  de  12  : 

0  lac  !  rochers  muets  !  grottes  !  forêt  obscure  ! 

Vous  que  le  temps  épargne  ou  qu'il  peut  rajeunir, 

Gardez  de  cette  nuit,  gardez,  belle  nature, 

Au  moins  le  souvenir 

(Lamartine,  Le  lac). 

Les  voilà,  ces  coteaux,  ces  bruyères  fleuries, 

Et  ces  pas  argentins  sur  le  sable  muet. 

Ces  sentiers  amoureux,  remplis  de  causeries, 

Où  son  bras  m'enlaçait. 
Les  voilà,  ces  sapins  à  la  sombre  verdure, 
Cette  gorge  profonde  aux  nonchalants  détours, 
Ces  sauvages  amis,  dont  l'antique  murmure 

A  bercé  mes  beaux  jours. 
Les  voilà  ces  buissons  où  toute  ma  jeunesse, 
Comme  un  essaim  d'oiseaux  chante  au  bruit  de  mes  pas. 
Lieux  charmafits,  beau  désert  où  passa  ma  maîtresse. 

Ne  m'attendiez- vous  pas  ? 
Ah  1  laissez-les  couler,  elles  me  sont  bien  chères, 
Ces  larmes  que  soulève  un  cœur  encor  blessé  ! 
Ne  les  essuyez  pas,  laissez  sur  mes  paupières 

Ce  voile  du  passé  ! 

(Musset,  Souvenir). 

Dans  ces  strofes  le  petit  vers  contient  toujours  l'idée  essen- 
tielle, l'idée  même  de  la  pièce  et  la  met  en   relief,  non  pas 


8  4  LE  VERS  FRANÇAIS 

parce  qu'il  est  le  dernier  vers  d'un  développement  ou  d'une 
strofe,  mais  parce  qu'il  constitue  un  changement  de  mètre.  Il 
peut  donc  i  avoir  plusieurs  petits  vers  dans  une  strofe  et  ils 
peuvent  i  être  à  n'importe  quelle  place.  Il  en  résultera  tou- 
jours un  contraste  et  un  éveil  de  l'attention,  et  il  ne  faut  pas 
que  ce  soit  sans  raison.  Dans  tous  les  cas,  il  faut  que  le  chan- 
gement de  mètre  soit  justifié  par  le  sens  ;  mais  les  effets  qu'il 
produit  peuvent  être  extrêmement  nombreux  et  variés.  Nous 
avons  vu  le  poète  introduire  un  petit  vers  après  ua  grand 
pour  obtenir  des  mesures  plus  rapides  sans  être  obligé  de 
rendre  les  mesures  voisines  plu^  lentes,  et  par  conséquent 
pour  peindre  la  rapidité.  Le  mouvement  rapide  peut  être  un 
mouvement  fisique  ou  un  mouvement  moral,  un  mouvement 
qui  n'est  que  dans  l'esprit  du  poète  ;  dans  cet  ordre  d'idées 
un  vers  rapide  peut  aussi  lui  servir  pour  expr'mer  quelque 
chose  sur  quoi  il  veut  passer  rapidement,  ne  pas  insister. 
Souvent  au  contraire  le  petit  vers  venant  après  un  grand  lui 
fournit  un  moyen  de  mettre  en  un  relief  singulier  l'idée  prin- 
cipale. Il  semble  qu'il  i  ait  là  une  contradiction,  si  le  même 
procédé  sert  tantôt  à  diminuer,  tantôt  à  augmenter  l'impor- 
tance de  l'idée  exprimée.  En  réalité,  il  n'i  en  a  pas  ;  il  i  a  seu- 
lement plusieurs  faits  en  jeu.  La  rapidité  d'un  vers  n'a  pas 
seulement  pour  effet  d'accroître  la  vitesse  du  débit,  mais  en 
même  temps  de  resserrer  les  éléments  de  ce  vers;  c'est  pour- 
quoi elle  peut  servir  pour  exprimer  une  idée  sintétique  qui 
conclut  et  résume  un  développement.  En  outre  le  changement 
de  mètre  produit  une  surprise  qui  fiappe  l'esprit  et  met  en 
relief  l'idée  exprimée.  La  réunion  des  deux  moyens  n'est  pas 
nécessaire  ;  l'effet  est  plus  considérable  s'ils  sont  combinés, 
mais  le  changement  de  mètre  seul,  sans  changement  de  vitesse, 
annoncé  par  l'arrivée  de  la  rime,  suffit.  D'ailleurs  même  quand 
tous  deux  sont  réunis,  c'est,  suivant  l'idée  exprimée,  presque 
uniquement  Tun  qui  produit  son  effet,  l'autre  restant  en  quel- 
que sorte  latent. 

Voici  d'abord  quelques  strofes  qui  présentent  des  petits  vers 
à  des  places  régulières,  mais  aussi  bien  à  Tintérieur  de  la 
strofe  qu'à  la  fin  : 

Je  dis  que  le  tombeau  qui  sur  les  morts  se  ferme 


PETITS  VERS  A  RELIEF  83 

Ouvre  le  firmament, 
Et  que  ce  quMci-bas  nous  prenons  pour  le  terme 
Est  le  commencement. 

Quand  on  a  vu,  seize  ans,  de  cet  autre  soi-même 
Croître  la  grâce  aimable  et  la  douce  raison, 
Lorsqu'on  a  reconnu  que  cet  enfant  qu'on  aime 
Fait  le  jour  dans  notre  âme  et  dans  notre  maison  ; 
Que  c'est  la  seule  joie  ici-bas  qui  persiste 

De  tout  ce  qu'on  rêva, 
Considérez  que  c'est  une  chose  bien  triste 

De  le  voir  qui  s'en  va  ! 

(Hugo,  Contemplations,  A  Vilîequier). 

Je  ne  suis  qu'au  printemps,  je  veux  voir  la  moisson, 
Et  comme  le  soleil,  de  saison  en  saison, 

Je  veux  achever  mon  année. 
Brillante  sur  ma  tige  et  l'honneur  du  jardin, 
Je  n'ai  vu  luire  encor  que  les  feux  du  matin. 

Je  veux  achever  ma  journée 

(A.  Chénikr,  La  jeune  captive). 

Comme  ils  parlaient,  la  nue  éclatante  et  profonde 
S'entrouvrit,  et  l'on  vit  se  dresser  sur  le  monde 

L'homme  prédestiné, 
Et  les  peuples  béants  ne  purent  que  se  taire, 
Car  ses  deux  bras  levés  présentaient  à  la  terre 

Un  enfant  nouveau-né 

(Hugo,  Napoléon  II). 

Encor  si  ce  banni  n'eût  rien  aimé  sur  terre  ! 

Mais  les  coeurs  de  lion  sont  les  vrais  cœurs  de  père. 

Il  aimait  son  fils,  ce  vainqueur  ! 
Deux  choses  lui  restaient  dans  sa  cage  inféconde, 
Le  portrait  d'un  enfant  et  la  carte  du  monde, 

Tout  son  génie  et  tout  son  cœur  ! 

(Id,,  ihid.). 

Vous  armez  contre  Troie  une  puissance  vaine, 
Si  dans  un  sacrifice  auguste  et  solennel 

6 


86  LE  VERS  FRANÇAIS 

Une  fille  du  sang  d'Hélène 
De  Diane  en  ces  lieux  n'ensanglante  Tautel. 
Pour  obtenir  les  vents  que  le  ciel  vous  dénie, 

Sacrifiez  Iphigénie  6  ^  >'  '^ 

(Racine,  Iphigénie). 

Les  deux  petits  vers  contiennent  tout  ce  qui  est  important 
dans  cet  oracle  ;  ils  sont  d'autant  plus  remarquables  ici  qu'il 
n'i  en  a  pas  d'autres  dans  la  pièce. 

Enfin  voici  des  changements  de  mètre  apparaissant  de  façon 
absolument  irrégulière  et  avec  des  valeurs  diverses  : 

Du  rapport  d'un  troupeau,  dont  il  vivoit  sans  soins, 
Se  contenta  longtemps  un  voisin  d'Amphitrite. 

Si  sa  fortune  étoit  petite, 

Elle  étoit  sûre  tout  au  moins. 
A  la  fin  les  trésors  déchargés  sur  la  plage 
Le  tentèrent  si  bien  qu'il  vendit  son  troupeau. 
Trafiqua  de  l'argent,  le  mit  entier  sur  l'eau. 

Cet  argent  périt  par  naufrage. 
Son  maître  fut  réduit  à  garder  les  brebis, 
Non  plus  berger  en  chef  comme  il  l'étoit  jadis. 
Quand  ses  propres  moutons  paissoient  sur  le  rivage. 
Celui  qui  s'étoit  vu  Coridon  ou  Tircis, 

Fut  Pierrot  et  rien  davantage. 
Au  bout  de  quelque  temps  il  fit  quelques  profits, 

Racheta  des  bêtes  à  laine; 
Et  comme  un  jour  les  vents,  retenant  leur  haleine, 
Laissoient  paisiblement  aborder  les  vaisseaux  : 
Vous  voulez  de  l'argent,  ô  mesdames  les  Eaux  ! 
Dit-il  ;  adressez-vous,  je  vous  prie,  à  quelqu'autre  : 

Ma  foi  !  vous  n'aurez  pas  le  nôtre 

(La  Fontaine,  IV,  2). 

Les  petits  vers  énoncent  tous  une  idée  caractéristique  et 
chacun  conclut  le  développement  auquel  il  appartient  :  les 
deux  premiers  sont  une  sorte  de  moralité  de  la  fable  qui 
annonce  ce  qui  va  suivre  ;  le   troisième   est  une  conclusion 


PETITS   VERS  A   RELIEF  87 

annoncée  par  le  second  ;  le  quatrième  donne  une  autre  forme 
de  la  même  conclusion  ;  le  cinquième  est  fort  important  à 
cause  de  l'inquiétude  qu'il  suscite  dans  notre  esprit  :  le  ber- 
ger va-t-il  recommencer  le  même  cercle  ;  le  dernier  nous 
rassure  et  nous  montre  que  la  leçon  lui  a  profité. 

Elle  qui  n'étoit  pas  grosse  en  tout  comme  un  œuf, 
Envieuse,  s'étend,  et  s'enfle,  et  se  travaille 
Pour  égaler  l'animal  en  grosseur 

(La  Fontaine,  I,  3). 

Après  les  deux  grands  vers  qui  décrivent  la  grenouille  et  ses 
efforts,  le  vers  de  10  vient  mettre  en  évidence  le  but  inattendu 
et  insensé  qu'elle  se  propose. 

Deux  mulets  cheminoient,  l'un  d'avoine  chargé, 
L'autre  portant  l'argent  de  la  gabelle 

(ID.,  I,  4). 

C'est  l'introduction  des  personnages  en  deux  vers  ;  le  vers  de 
10  met  dès  ce  moment  la  charge  du  second  en  relief  et  par  là 
attire  l'attention  sur  cette  charge  et  annonce  toute  la  fable. 

Prit  pour  lui  la  première  en  qualité  de  sire  : 
Elle  doit  être  à  moi,  dit-il  ;  et  la  raison, 
C'est  que  je  m'appelle  lion 

(lD.,I,6). 

La  raison  saugrenue  exprimée  par  le  petit  vers,  montre  le 
caractère  despotique  du  lion  et  prépare  ce  qui  va  suivre. 

Le  vieillard  eut  raison  :  l'un  des  trois  jouvenceaux 

Se  noya  dès  le  port,  allant  à  l'Amérique  ; 

L'autre,  afin  de  monter  aux  grandes  dignités, 

Dans  les  emplois  de  Mars  servant  la  république, 

Par  un  coup  imprévu  vit  ses  jours  emportés  ; 

Le  troisième  tomba  d'un  arbre 

Que  lui-même  il  voulut  enter 

(ID.,  XI,  8). 

Pourquoi  la  mort  du  troisième  n'est-elle  pas  exposée  dans  le 
même  mètre  que  celle  des   deux  premiers?  parce  qu'il  est 


88  LE  VERS   FRANÇAIS 

mort  en  tombant  d'un  arbre  et  que  ce  fait  est  frappant  puisqu'il 
rappelle  le  commencement  de  la  fable  et  la  conversation  avec 
le  vieillard. 

Un  avorton  de  mouche  en  cent  lieux  le  harcèle  ; 
Tantôt  pique  Téchine,  et  tantôt  le  museau, 
Tantôt  entre  au  fond  du  naseau 

(ID.,  II,  9). 

Le  petit  vers  énonce  l'acte  le  plus  terrible  du  moucheron. 

Guillot,  le  vrai  Guillot,  étendu  surl'herbette, 
Dormoit  profondément 

(iD.,  m,  3), 

chose  capitale,  puisque  c'est  là  ce  qui  a  permis  au  loup  de 
faire  tous  ses  préparatifs. 

La  plupart  des  brebis  dormoient  pareillement. 
L'hypocrite  les  laissa  faire 

(1d.,  ihid.). 

Le  petit  vers  contient  l'idée  inattendue  et  importante.  Inat- 
tendue parce  que  le  loup  installé  au  milieu  des  brebis  dor- 
mant n'avait  qu'à  les  prendre,  importante  parce  qu'elle  pré- 
pare la  suite. 

Tout  beau,  charmante  Nuit,  daignez  vous  arrêter. 
Il  est  certain  secours  que  de  vous  on  désire  ; 

Et  j'ai  deux  mots  à  vous  dire 

De  la  part  de  Jupiter 

(Molière,  Amphitryon). 

C'est  le  début  de  la  pièce;  les  deuxpetits  vers  touchent  déjà 
au  sujet. 

Perrette,  sur  sa  tête  ayant  un  pot  au  lait 

Bien  posé  sur  un  coussinet, 
Prétendoit  arriver  sans  encombre  à  la  ville 

(La  Fontaine,  Vil,  10). 

Le  petit  vers  montre  quel   soin  on  avait  pris  du  lait,   et 


MISE  EN  RELIEF  DU   DETAIL  89 

en  outre  qu'ainsi  placé  il  ne  risquait  pas  de  tomber,  et  lais- 
sait à  la  laitière  pleine  liberté  de  mouvements  et  par  suite  de 
réflexions. 

Il  devint  gros  et  gras  :  Dieu  prodigue  ses  biens 
A  ceux  qui  font  vœu  d'être  siens 

(ID.,  VI1,3), 

mise  en  relief  de  l'idée  ironique. 

L'âne  vint  à  son  tour,  et  dit  :  J'ai  souvenance 

Qu'en  un  pré  de  moines  passant, 
La  faim,  Foccasion,  l'herbe  tendre,  et,  je  pense, 

Quelque  diable  aussi  me  poussant. 
Je  tondis  de  ce  pré  la  largeur  de  ma  langue 

(ID.,  VII,  1). 

Les  idées  exprimées  dans  les  petits  vers   sont  mises  en  re- 
lief, la  première  parce  que  l'auteur 

...suppose  qu'un  moine  est  toujours  charitable; 

la  seconde  parce  qu'il  pense  ironiquement  que  là  où  il  i  a  des 
moines  le  diable  n'est  pas  loin. 

Comment  !  Amphitryon  est  là-dedans  ?  —  Fort  bien, 
Qui,  couvert  des  lauriers  d'une  victoire  pleine. 
Est  auprès  de  la  belle  Alcmène 

(Molière,  Amphitryon). 

C'est  le  coup  le  plus  terrible  que  Mercure  porte  à  Amphi- 
tryon. 

Et  ce  n'est  pas  partout  un  bon  moyen  de  plaire, 
Que  la  figure  d'un  mari 

(Id.,  ibid.), 

le  petit  vers  contient  le  trait. 

Lorsqu'une  idée  a  été  énoncée  dans  un  grand  vers,  on  en 
mettra  les  détails  en  relief  en  la  développant  dans  des  petits 
vers.  On  la  précisera  par  des  détails  de  plus  en  plus  frappants 
qui  la  renforcent,  grâce  au  resserrement  sintétique  des  mesu- 


90  LE  VERS  FRANÇAIS 

ros  rapides   et  grâce  au  relief  dû  au  changement  de  mètre. 
V.  Hugo  obtient  le  même  effet  par  l'emploi  du  trimètre  : 

Dire  :  —  C'est  bien  !  je  dors  tout  comme  une  autre  bote, 
Comme  un  léopard,  |  comme  un  chacal,  |  comme  unloup! 

(Hugo,  Fin  de  Satan). 

Chaque  chambre  à  la  forme  utile  à  la  torture  ; 
Ici  l'on  gèle  ;  |  ici  l'on  brûle  ;  |  ici  l'on  meurt 

(Id.,  ibid.). 

Voici  des  exemples  en  vers  de  longueur  inégale  : 

Il  vous  prend  sa  cognée,  il  vous  tranche  la  bête, 
Il  fait  trois  serpents  de  deux  coups, 
Un  tronçon,  la  queue  et  la  tête 

(La  Fontaine,  VI,  13). 

...il  veut  avoir 
Un  manchon  de  ma  peau  :  tant  elle  est  bigarrée, 
Pleine  de  taches,  marquetée. 
Et  vergetée,  et  mouchetée! 

(ID.,  IX,  3). 

A  demeurer  chez  soi  l'une  et  l'autre  s'obstine. 
Pour  secourir  les  siens  dedans  l'occasion  : 

L'oiseau  royal  en  cas  de  mine; 

La  laie,  en  cas  d'irruption 

(Id.,  III,  6). 

...A  son  réveil  il  trouve 
L'attirail  de  la  mort  à  l'entour  de  son  corps, 
Un  luminaire,  un  drap  des  morts 

(Id.,1I1,7). 

Un  roitelet  pour  vous  est  un  pesant  fardeau  : 
Le  moindre  vent  qui  d'aventure 
Fait  rider  la  face  de  l'eau 
Vous  oblige  à  baisser  la  tête 

(Id.,  I,  22). 


PETIT  VERS   INTRODUISANT  LA   SUITE  91 

Les   petits  vers  développent  et  reprennent  sous  une  autre 
forme  l'idée  énoncée  dans  le  grand. 

Ainsi  dit,  ainsi  fait.  Les  mains  cessent  de  prendre. 
Les  bras  d'agir,  les  jambes  de  marcher 

(Id.,  III,  2). 

Le  développement  commencé  dans  un  grand  vers  s'achève 
dans  un  petit. 

Vous  campez-vous  jamais  sur  la  tête  d'un  roi, 
D'un  empereur  ou  d'une  belle  ? 

(Id.,  IV,  3). 

Un  changement  de  mètre  produisant  un  contraste  est  évi- 
demment propre  à  traduire  un  contraste  qui  existe  dans  les 
idées  exprimées  : 

La  jeunesse  se  flatte  et  croit  tout  obtenir  : 
La  vieillesse  est  impitoyable 

(Id.,  XII,  5). 

Chose  étrange!  on  apprend  la  tempérance  aux  chiens. 
Et  l'on  ne  peut  l'apprendre  aux  hommes  ! 

(ID.,VIII,  7). 

...A  ses  côtés  sa  femme 
Lui  crioit  :  Attends-moi,  je  te  suis  ;  et  mon  âme, 
Aussi  bien  que  la  tienne,  est  prête  à  s'envoler. 
Le  mari  fait  seul  le  vojage 

(iD.,  VI,2I). 

Nous  faisons  cas  du  beau,  nous  méprisons  l'utile  ; 

Et  le  beau  souvent  nous  détruit. 
Ce  cerf  blâme  ses  pieds  qui  le  rendent  agile  ; 

Il  estime  un  bois  qui  lui  nuit 

(Id.,VI,9). 

Nous  avons  déjà  vu  un  petit  vers  employé  après  un  grand 
pour  exprimer  une  idée  sur  laquelle  on  passe  vite,  sur  laquelle 
on  ne  veut  pas  insister.  C'est  grâce  à  sa  rapidité  [plus  grande 


9  2  LE    VERS  FRANÇAIS 

qu'il  est  susceptible  de  produire  un  effet  de  ce  genre  ;  il  en 
est  incapable  s'il  a  la  même  vitesse  que  le  grand  vers  qui  le 
précède.  Mais  il  peut  se  faire  même  dans  ce  cas  que  l'idée 
qu'il  contient  n'ait  aucune  importance  et  que  celle  qui  demande 
à  être  en  lumière  soit  dans  le  vers  suivant.  Ceci  ne  constitue 
de  nouveau  aucune  difficulté  si  l'on  remonte  aux  principes 
généraux.  Le  passage  d'un  mètre  à  un  autre  n'exprime  pas 
telle  idée  plutôt  que  telle  autre  :  lorsqu'un  petit  vers  plus 
rapide  en  suit  un  grand  il  i  a  accélération  due  à  l'augmenta- 
tion de  vitesse,  et  éveil  de  l'attention  dû  au  changement  de 
mètre.  Ce  sont  ces  deux  éléments  que  nous  avons  vus  mettre 
en  relief  l'idée  exprimée  ;  nous  les  retrouvons  tous  deux  ici  : 
la  rapidité  du  petit  vers  permet  de  passer  rapidement  sur 
l'idée  insignifiante  qu'il  contient  ;  Tattention  qu'il  a  éveillée 
se  porte  sur  le  vers  suivant,  surtout  sur  le  commencement  de 
ce  vers.  Son  but  n'est  pas  en  lui-même,  il  est  ors  de  lui  ;  il 
n'a  d'utilité  que  de  rendre  service  à  son  voisin,  comme  le 
chat  tirait  les  marrons  du  feu  pour  le  singe  son  compère. 

Médecins  au  lion  viennent  de  toutes  parts  ; 

De  tous  côtés  lui  vient  des  donneurs  de  recettes. 

Dans  les  visites  qui  sont  faites 
Le  renard  se  dispense, et  se  tient  clos  et  coi 

(iD.,  VIII,8). 

Le  petit  vers  est  insignifiant  par  lui-même,  mais  il  introduit, 
annonce  et  met  en  relief  un  événement  inattendu,  celui  qui 
est  exprimé  dans  le  grand  vers  suivant. 

Même  il  ébranchoit  l'arbre  ;  il  fit  tant  à  la  fin 

Que  le  possesseur  du  jardin 
Envoya  faire  plainte  au  maître  de  la  classe 

(iD.,  IX,  5). 

Peut-être  a-t-il  dans  l'âme  autant  que  moi  de  crainte. 

Et  que  le  drôle  parle  ainsi 
Pour  me  cacher  sa  peur  sous  une  audace  feinte 

(Molière,  Amjjhitryon). 

Il  se  réjouissoit  à  l'odeur  de  la  viande 


I 


LES   MONOMÈTRES   DE  LA  FONTAINE  93 

Mise  en  menus  morceaux,  et  qu'il  croyoit  friande. 

On  servit,  pour  l'embarrasser, 
En  un  vase  à  long  col  et  d'étroite  embouchure 

(La  Fontaine,  I,  18). 

Le  petit  vers  ne  sert  qu'à  appeler  l'attention  sur  le  grand  qui 
rappelle  : 

Ce  brouet  fut  par  lui  servi  sur  une  assiette. 

On  se  voit  d'un  autre  œil  qu'on  ne  voit  son  prochain. 

Le  fabricateur  souverain 
Nous  créa  besaciers  tous  de  même  manière 

(ID,  1,7). 

Nous  sommes  en  mesure  maintenant  de  comprendre  les 
fameux  monomètres  de  La  Fontaine,  ces  petits  vers  de  deux, 
trois  ou  quatre  sillabes,  dont  on  a  tant  parlé  et  qui  ont  donné 
lieu  à  tant  d'erreurs.  Ils  sont  quelquefois  plus  rapides,  quel- 
quefois plus  lents,  souvent  de  même  vitesse  que  le  vers  qui 
les  précède.  Mais,  loin  qu'ils  servent  à  un  «  escamotage  »,  ils 
tiennent  du  changement  de  mètre  un  relief  singulier,  plus 
accentué  que  lorsque  c'est  un  petit  vers  plus  long  qui  vient 
après  un  grand  vers,  parce  que  le  changement  de  mètre 
est  plus  considérable,  et  que  la  rime  arrive  plus  vite.  Ils  sont 
souvent  comme  un  rejet  du  vers  précédent,  séparés  de  ce 
vers  par  la  rime  qui  les  précède  et  isolés  du  suivant  par  celle 
qui  les  termine.  «Les  mètres  courts,  les  monoraètres  surtout, 
reçoivent  de  la  rime  un  relief  particulier;  c'est  elle  qui  les 
détache  des  vers  plusgrandsqui  les  entourent  ;  c'estellequiles 
met  en  évidence  et,  avec  une  soudaineté  inattendue,  les  jette 
sous  nos  yeux  au  premier  plan  du  tableau,  où  ils  s'imposent 
à  notre  attention  »  (B.  de  Fouquières,  p.  344). 

Voici  ceux  des  fables  : 

J'ai  dévoré  force  moutons. 
Que  m'avoient-ils  fait  ?  nulle  offense  ; 
Même  \  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  manger 
Le  berger 

(La  Fontaine,  VII,  1). 


9  4  LE  VERS  FRANÇAIS 

Non  seulement  le  petit  vers  a  Le  berger  »  est  en  relief,  mais 
le  grand  vers  lui-même,  venant  après  des  petits  vers  rapides, 
attire  déjà  par  sa  lenteur  l'attention  sur  l'idée  exprimée. 
L'importance  que  le  lion  attache  à  la  faute  qu'il  confesse  ici 
est  en  outre  annoncée  par  le  premier  mot  du  grand  vers 
«  Même  »,  qui  à  lui  seul  constitue  une  mesure.  Il  n'i  a  rien 
dans  tout  cela  qui  ressemble  à  un  escamotage. 

La  raison  les  offense,  ils  se  mettent  en  tête 
Que  tout  est  né  pour  eux,  quadrupèdes  et  gens. 
Et  serpents 

(ID.,  X,  2). 

C'est  le  sujet  de  la  fable  et  en  même  temps  une  plaisanterie. 

L'homme  au  trésor  arrive,  et  trouve  son  argent 
Absent 

(Id.,  IX,  16), 

c'est  le  mot  important,  le  nœud  de  la  fable,  et  la  cause  de 
toute  la  suite. 

C'estpromettre  beaucoup:  mais  qu'en  sort-il  souvent  ? 
Da  vent 

(lD.,V,10), 

c'est  la  conclusion  et  le  mot  comique. 

Si  bien  qu'autrefois  entre  elles 
11  survint  de  grands  débats 
Pour  le  pas. 
La  tête  avoit  toujours  marché  devant  la  queue 

(ID.,  VII,  17). 

Le  petit  vers  énonce  le  point  de  départ  de  l'aventure,  le  sujet 
de  la  fable.  L'emploi  du  monomètre  donne,  outre  un  relief 
vigoureux,  l'impression  d'une  nuance  d'ironie  qui  est  dans 
l'esprit  de  l'auteur.  Le  grand  vers  lent  et  grave  qui  vient  après 
explique  l'origine  du  débat. 

Mais  plutôt  qu'elle  considère 
Que  je  me  vas  désaltérant 
Dans  le  courant, 


LES   MONOMETRES  DE   LA  FONTATNE  95 

Plus  de  vingt  pas  au-dessous  d'elle 

(ID.,  I,  10). 

Le  monomètre,  très  en  lumière,  contient  la  vraie  justification 
de  l'agneau,  le  fait  qui  donne  du  sens  au  vers  suivant. 

Deux  belettes  à  peine  auroient  passé  de  front 
Sur  ce  pont 

(ID.,  XII,  4), 

c'est  «ce  pontt  qui  détermine  tout  le  sujet  de  la  fable. 

La  cigale  ayant  chanté 
Tout  rété 

(ID.,  I,  1). 

Ce  petit  vers  par  son  relief  fait  sentir  combien  avait  duré 
l'insouciance  de  la  cigale  et  nous  empêche  par  suite  de  nous 
apitoyer  sur  son  sort  quand  nous  voyons  la  fourmi  l'accueillir 
comme  elle  le  mérite. 

Ne  t'attends  qu'à  toi  seul  ;  c'est  un  commun  proverbe. 
Voici  comme  Ésope  le  mit 
Eti"  crédit 

(ID.,  IV,  22). 

La  moralité  contenue  dans  le  grand  vers  est  peut-être  un 
commun  proverbe,  mais  il  i  a  des  dictons  plus  répandus  qui  la 
contredisent,  qui  déclarent  au  contraire  que  nous  avons 
continuellement  besoin  de  notre  prochain,  quel  qu'il  soit,  que 
souvent  nous  ne  saurions  nous  passer  de  son  aide  et  ne  pou- 
vons rien  à  moins  que  d'être  unis.  Elle  risquait  donc  fort  de 
n'être  point  acceptée  sans  preuve  ;  aussi  n'a-t-il  fallu  rien 
moins  pour  la  mettre  «  en  crédit  »  que  la  démonstration 
d'Ésope,  telle  que  va  l'exposer  La  Fontaine. 

Un  jour  il  conteroit  àses  petits  enfants 
Les  beautés  de  ces  lieux,  les  mœurs  des  habitants, 
Et  le  gouvernement  de  la  chose  publique 
Aquatique 

(ID.,  IV,    11), 

idée  bizarre  et  ironique,  qui  serait  puérile  et  sans  valeur  si 
elle  n'était  pas  mise  en  relief. 


96  LE  VERS  FRANÇAIS 

Différentes  d'humeur,  de  langage  et  d'esprit, 
Et  d'habit 

(Id.,  XII,  11). 

Ce  mot  estsurtoufc  une  plaisanterie  du  poète,  mais  en  outre 
il  prépare  le  trait  final: 

Quoique  ainsi  que  la  pie  il  faille  dansées  lieux 
Porter  habit  de  deux  paroisses. 

La  queue  au  ciel  se  plaignit, 

Et  lui  dit  : 
Je  fais  mainte  et  mainte  lieue 
Comme  il  plaît  à  celle-ci: 
Croit-elle  que  toujours  j'en  veuille  user  ainsi? 

(iD.,  VII,  17). 

Le  petit  vers  n'est  qu'une  plaisanterie,  le  poète  s'amuse  de 
faire  parler  une  queue  de  serpent  ;  il  met  en  outre  en  un 
relief  singulier  la  plainte  saugrenue  qu'il  annonce. 

Mon  ami,  disoit-il  souvent 

Au  savant, 
Vous  vous  croyez  considérable 

(iD.,  VIII,  19). 

Ce  n'est  pas  le  petit  vers  qui  est  important,  c'est  le  suivant 
qu'il  met  en  relief. 

Il  avoit  du  comptant 
Et  partant 
De  quoi  choisir  ;  toutes  vouloient  lui  plaire 

(ID.,  1,17). 

Le  petit  vers  indique  d'une  façon  plaisante  la  conséquence  :  ce 
n'est  pas  à  proprement  parler  ce  qu'il  contient  qui  est  impor- 
tant, mais  ce  qu'il  annonce  et  sur  quoi  il  appelle  l'attention. 

Ami,  reprit  le  coq,  je  ne  pouvois  jamais 
Apprendre  une  plus  douce  et  meilleure  nouvelle 
Que  celle 
De  cette  paix 

(ID.,  II,  15). 


I 


GRANDS   VERS   ENFATIQUES  97 

Les  deux  petits  vers  mettent  puissamment  en  relief,  avec  un 
petit  air  d'ironie,  ce  qu'ils  contiennent;  le  rôle  du  premier  est 
particulièrement  d'attirer  Tattention  sur  le  second. 

Au  partir  de  ce  lieu  qu'elle  remplit  de  crainte, 
La  perfide  descend  tout  droit 

A  rendrait 
Où  la  laie  étoit  en  gésine 

(ID.,  III,  6). 

Les  petits  vers  sont  justifiés  parce  qu'ils  expriment  le  fait  qui 
peint  le  mieux  «  la  fourbe  »  annoncée  de  la  chatte  et  prépare 
la  suite.  Le  monomètre  renforce  les  deux  autres  et  accentue 
l'intérêt. 

Nous  n'avons  encore  parlé  que  des  petits  vers:  quittons- 
les  pour  nous  occuper  des  grands  dont  nous  n'avons  jusqu'à 
présent  presque  rien  dit.  Quand  un  grand  vers  vient  après  un 
plus  petit,  il  i  a  en  général  ralentissement  et  en  tout  cas 
changement  de  mètre.  Un  ralentissement,  nous  le  savons 
déjà,  produit  un  écartement  analitique  des  idées,  qui  permet 
d'en  considérer  un  à  un  les  détails,  et  un  changement  de 
mètre  éveille  l'attention.  L'efi'et  produit  est  donc  en  par- 
tie le  contraire  de  celui  qui  résulte  de  l'emploi  d'un  petit  vers 
après  un  grand,  en  partie  le  même.  Nous  devons  par  suite 
nous  attendre  à  voir  souvent  le  grand  vers  constituer  exacte- 
ment le  môme  moyen  d'expression  que  le  petit;  nouvelle 
contradiction  pour  l'observateur  superficiel,  mais  pour  nous 
nouvelle  confirmation  que  nous  sommes  dans  la  bonne    voie. 

Un  efi'et  du  grand  vers  dû  à  sa  nature  même,  à  sa  lenteur 
et  à  son  ampleur,  c'est  de  convenir  parfaitement  à  l'expres- 
sion d'une  idée  grave,  noble  ou  grandiose  : 

Le  moindre  vent  qui  d'aventure 

Fait  rider  la  face  de  l'eau 

Vous  oblige  abaisser  la  tête  ; 
Cependant  que  mon  front  au  Caucase  pareil, 
Non  content  d'arrêter  les  rayons  du  soleil, 

Brave  Tefi'ort  de  la  tempête 

(La  Fontaine,  I,  22). 


98  LE  VERS   FRANÇAIS 

Les  deux  grands  vers  après  les  petits,  ralentissant  la  mesure, 
introduisent  un  stile  pompeux  destiné  à  peindre  l'orgueil  du 
chêne;  —  après  ces  deux  alexandrins  le  vers  de  8  sillabes 
met  en  relief  l'idée  importante  qui  s'oppose  à  la  faiblesse  du 
roseau  et  prépare  le  dénouement. 

Et  de  me  laisser  à  pied,  moi, 

Comme  un  messager  de  village  ; 
Moi  qui  suis,  comme  on  sait,  en  terre  et  dans  les   cieux, 
Le  fameux  messager  du  souverain  des  dieux 

(Molière,  Amphitryon), 

même  ton  orgueilleux  dans  les  deux  grands  vers. 

La  queue  au  ciel  se  plaignit. 

Et  lui  dit: 
Je  fais  mainte  et  mainte  lieue 
Comme  il  plaît  à  celle-ci  : 
Croit-elle  que  toujours  j'en  veuille  user  ainsi? 

(La  Fontaine,  VII,  17). 

Après  avoir  énoncé  simplement  la  cause  de  ses  plaintes,  la 
queue  recourt  à  l'alexandrin  pour  exprimer  son  indignation  ; 
la  noblesse  du  langage  sied  à  Torgueil  blessé. 

Hé  !  bonjour,  monsieur  du  corbeau. 
Que  vous  êtes  joli  1  que  vous  me  semblez  beau  ! 

Sans  mentir,  si  votre  ramage 

Se  rapporte  à  votre  plumage, 
Vous  êtes  le  phénix  des  hôtes  de  ces  bois 

(ID.,  I,  2). 

Les  grands  vers  après  des  petits  sont  plus  lents  et  peignent 
l'admiration. 

Cet  effet,  le  grand  vers  peut  le  produire  de  lui-même,  sans 
venir  après  un  vers  plus  court;  aussi  le  trouvons-nous  parfois 
avec  ce  sens  au  début  d'une  fable  : 

Jupiter  dit  un  jour  :  Que  tout  ce  qui  respire 

S'en  vienne  comparoître  aux  pieds  de  ma  grandeur  ; 

Si  dans  son  composé  quelqu'un  trouve  à  redire, 


GRANDS   VERS   A  RELIEF  99 

Il  peut  le  déclarer  sans  peur  : 
Je  mettrai  remède  à  la  chose 

(ID.,  I,  7). 

Début  en  vers  épiques  comme  il  convient  étant  donné  le  per- 
sonnage et  la  noblesse  de  ses  paroles  ;  mais  la  fin  de  la  période, 
qui  expose  le  sujet  de  la  fable,  est  en  petits  vers  rapides. 

Va-t'en,  chétif  insecte,  excrément  de  la  terre  ! 

C'est  en  ces  mots  que  le  lion 

Parloit  un  jour  au  moucheron 

(ID.,  II,  9). 

C'est  le  roi  des  animaux  qui  s'exprime  ainsi  ;  les  deux  petits 
vers  explicatifs  n'ont  pas  d'importance,  bien  qu'ils  présentent 
les  personnages  ;  ce  n'est  que  le  poète  qui  parle  ;  c'est  pour- 
quoi Ton  baisse  d'un  ton. 

La  raison  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure. 
Nous  Talions  montrer  tout  à  l'heure 

(ID.,   I,   10). 

Grand  vers  lent  pour  réflexion  morale  ;  le  petit  vers  qui 
annonce  la  fable  n'a  pas  d'importance  :  on  passe  vite. 

Maître  corbeau,  sur  un  arbre  perché, 

Tenoit  en  son  bec  un  fromage. 
Maître  renard,  par  l'odeur  alléché, 

Lui  tint  à  peu  près  ce  langage 

(ID.,  1,  2). 

Dans  cette  exposition  rapide  en  petits  vers,  il  i  a  deux  vers, 
les  décasillabes  à  trois  mesures,  qui  sont  plus  lents  parce 
qu'ils  désignent  et  en  quelque  sorte  dépeignent  ces  deux 
personnages  importants.  Les  deux  vers  plus  courts  et  plus 
rapides,  octosillabes  à  deux  mesures,  se  correspondent  par 
la  place  et  l'assonance  de  leurs  trois  voyelles  toniques. 

Passons  aux  effets  dus  surtout  au  changement  de  ritme. 

Nous  constatons  tout  d'abord  la  même  mise  en  relief,  par 
la  venue  d'un  grand  vers  après  un  vers  court  que  tout  à  l'eure 
par  le  contraire. 


100  LE  VERS  FRANÇAIS 

Voici  dans  la  même  fable  deux  effets  analogues  rendus  par 
ces  moyens  opposés  :  un  vers  court  après  un  vers  long,  puis 
un  vers  long  après  un  vers  court.  En  somme  c'est  toujours 
un  effet  de  contraste  : 

L'autre,  envers  les  souris  de  longtemps  courroucée, 
Pour  la  dévorer  accourut. 


Deux  jours  après  notre  étourdie 
Aveuglément  va  se  fourrer 
Chez  une  autre  belette  aux  oiseaux  ennemie 

(ID.,  II,  5). 

Exemples  isolés  : 

Il  fait  le  partage  lui-même, 
Et  donne  à  chaque  sœur  un  lot  contre  son  gré 

(1d.,  11,20}. 

Le  grand  vers  contient  l'idée  importante,  frappante,  puis- 
qu'elle est  en  contradiction  avec  ce  qu'ont  fait  tous  les  juges 
et  approuvé  tous  les  Athéniens. 

Il  marchoit  d'un  pas  relevé, 
Et  faisoit  sonner  sa  sonnette  ; 
Quand  l'ennemi  se  présentant. 
Comme  il  en  vouloit  à  l'argent, 
Sur  le  mulet  du  fisc  une  troupe  se  jette 

(Id.,  ihid.). 

Après  ces  petits  vers  le  grand  vers  lent  contient  tout  l'événe- 
ment qui  est  le  nœud  de  la  fable,  annoncé  par  ce  qui  précède 
et  déterminant  ce  qui  suit. 

Un  amateur  du  jardinage. 
Demi-bourgeois,  demi-manant, 
Possédoit  en  certain  village, 
Un  jardin  assez  propre,  et  le  clos  attenant 

(ID.,  IV,  4). 

Dans  cette  introduction  vive  en  petit  vers,  l'alexandrin  attire 


GRANDS   VERS   A   RELIEF  lOl 

l'attention  sur  ce  jardin  et  ce  clos  parce  qu'ils   vont  jouer 
le  principal  rôle  dans  le  récit. 

Deux  compagnons,  pressés  d'argent, 
A  leur  voisin  fourreur  vendirent 
La  peau  d'un  ours  encor  vivant, 
Mais  qu'ils  tueroient  bientôt,  du  moins  à  ce  qu'ils  dirent 

(Id.,  V,  20). 

A  ces  mots  l'animal  pervers 
(C'est  le  serpent  que  je  veux  dire, 
Et  non  l'homme,  on  pourroit  aisément  s'y  tromper) 

(Id.,  X,  2). 

Laissez-moi  carpe  devenir  : 
Je  serai  par  vous  repêchée  ; 
Quelque  gros  partisan  m'achètera  bien  cher 

(Id.,  V,  3). 

Le  grand  vers  est  destiné  à  faire  briller  aux  yeux  du  pêcheur 
l'argument  décisif. 

Mais  j'étois  en  pèlerinage, 
Et  m'acquittois  d'un  vœu  fait  pour  votre  santé 

(1D.,VI1I,3), 

c'est  la  raison  importante  qui  doit  apaiser  et  convaincre  le 
lion. 

Il  faudrait  donc,  avec  votre  agrément, 
L'éloigner  par  quelque  voyage  ; 
Il  est  jeune,  la  fille  est  sage, 
Elle  l'oubliera  sûrement, 
Et  nous  le  marierons  à  quelque  honnête  femme 

(Musset,  Silvia). 

C'est  la  grande  idée  de  la  mère  qui  est  exprimée  dans  l'alexan- 
drin ;  c'est  son  idée  de  derrière  la  tête  qu'elle  réserve  pour 
sa  conclusion  et  pour  la  réalisation  de  laquelle  elle  fait  toutes 
ses  démarches. 

7 


102  LE  VERS  FRANÇAIS 

Lorsqu'une  idée  a  été  énoncée  ou  annoncée  dans  un  petit 
vers,  si  Ton  veut  en  préciser  les  détails  on  aura  recours  à 
l'écartement  analitique  dû  à  la  lenteur  d'un  grand  vers  : 

11  étoit  douteux,  inquiet  :  [fièvre 

Un  souffle,  |  une  ombre,  |  un  rien,  |  tout  |  lui  donnoit  la 

(La  Fontaine,  II,  14). 

Tout  tire  d'elle  l'aliment. 
Elle  fait  subsister  Tartisan  de  ses  peines, 
Enrichit  le  marchand,  gage  le  magistrat, 
Maintient  le  laboureur,  donne  paye  au  soldat 

(iD.,  m,  2). 

De  petits  monstres  fort  hideux, 
Rechignes,  un  air  triste,  une  voix  de  mégère 

(ID.,  V,  18). 

Nous  avons  vu  plus  aut  un  eifet  très  analogue  obtenu  par 
la  continuation  en  petits  vers  d'un  développement  annoncé 
dans  un  grand  ;  voici  ces  deux  cas  réunis  dans  le  même  pas- 


Les  planches  qu'on  suspend  sur  un  léger  appui, 

La  mort  aux  rats,  les  souricières, 

N'étoient  que  jeu  au  prix  de  lui. 

Comme  il  voit  que  dans  leurs   tanières 

Les  souris  étoient  prisonnières, 
Qu'elles  n'osoient  sortir,  qu'il  avoit  beau  chercher 

(iD.,  m,  18). 

Les  deux  premiers  petits  vers  sont  le  développement  de  l'idée 
commencée  dans  un  grand  vers;  les  deux  suivants  sont  dans 
la  même  note  parce  qu'il  n'i  a  pas  lieu  de  changer;  le  grand 
vers  de  la  fin  est  le  développement  de  l'idée  commencée  dans 
un  petit. 

Il  en  résulte  que  si  l'on  veut  mettre  en  relief  tous  les  détails 
d'un  développement,  tous  les  traits  d'une  énumération,  on 
n'aura  qu'à  changer  le  mètre  à  chaque  fois,  passant  tantôt 
d'un  grand  vers  à  un  petit,  tantôt  d'un  petit  à  un  grand  : 


LES   ÏAMBES  103 

Car  il  parle,  on  l'entend,  il  sait  danser,  baller, 

Faire  des  tours  de  toute  sorte, 
Passer  en  des  cerceaux  ;  et  le  tout  pour  six  blancs 

(ID.,  IX,  3). 

Ils  n'ont  devant  les  yeux  que  des  objets  d'horreur, 

De  mépris  d'eux  et  de  leurs  temples, 
D'avarice  qui  va  jusques  à  la  fureur 

(ID.,  XI,  7). 

Cérès,  commença-t-il,  faisoit  voyage  un  jour 

Avec  l'anguille  et  l'hirondelle  : 
Un  fleuve  les  arrête  ;  et  l'anguille  en  nageant, 

Comme  l'hirondelle  en  volant, 
Le  traversa  bientôt.  L'assemblée  à  l'instant 

(ID.,  VIII,  4). 

Un  d'eux,  le  plus  hardi,  mais  non  pas  le  plus  sage, 
Promit  d'en  rendre  tant,  pourvu  que  Jupiter 

Le  laissât  disposer  de  Tair, 

Lui  donnât  saison  à  sa  guise. 
Qu'il  ait  du  chaud,  du  froid,  du  beau  temps,  de  la  bise, 

Enfin  du  sec  et  du  mouillé. 

Aussitôt  qu'il  auroit  baillé 

(ID,  VI,  4). 

C'est  moi  qui  suis  Sosie  enfin,  de  certitude, 

Fils  de  Dave,  honnête  berger; 
Frère  d'Arpage,  mort  en  pays  étianger  ; 

Mari  de  Cléanthis  la  prude 

Dont  l'humeur  me  fait  enrager  ; 
Qui  dans  Thèbe  ai  reçu  mille  coups  d'étrivière, 

Sans  en  avoir  jamais  dit  rien  ; 
Et  jadis,  en  public,  fus  marqué  par  derrière, 

Pour  être  trop  homme  de  bien 

(Molière,  Amphitryon). 

Mercure  voulant  persuadera  Sosie  que  c'est  lui  qui  est  Sosie 
met  en  relief  chacun  des  faits  qu'il  signale,  c'est-à-dire  cha- 
cun de  ses  arguments  en  changeant  de  mètre  chaque  fois  ; 
l'antépénultième  est  bien  un  fait  de  plus  et  fort  important, 
puisqu'il  n'i  a  que  Sosie  qui  peut  le  connaître. 


104  LEVERS  FRANÇAIS 

C'est  pour  ces  raisons  que  les  pièces  en  ïambes  ont  une  telle 
intensité  de  force;  le  mètre  changeant  à  chaque  ver?,  tout 
i  est  mis  en  relief.  Les  plus  saillants  sont  pourtant  les  petits 
vers  parce  que  les  idées  i  sont  présentées  plus  rapidement. 
Ne  pouvant  pas  citer  ici  des  pièces  trop  longues  et  d'ailleurs 
très  connues,  nous  renverrons  le  lecteur  aux  trois  suivantes  : 

A.  Chénier,  ïambes^  VII  : 

Quand  au  mouton  bêlant  la  sombre  boucherie... 

A.  Barbier,  ïambes  ^  L'idole 

V.  Hugo,  Châtiments^  La  reculade. 

Ce  qui  fait  la  vigueur,  l'impression  puissante  de  l'iambe,  n'est 
pas  ce  fait  qu'il  i  a  continuellement  changement  de  mètre, 
mais  que  les  deux  mètres  qui  alternent  sont  d'une  part  le  plus 
ent  et  d'autre  part  le  plus  rapide  de  la  versification  fran- 
çaise. Si  les  vers  qui  alternent  sont  d'autre  vers,  par  exemple 
le  vers  de  10  et  celui  de  8,  le  contraste  est  beaucoup  moins 
grand.  Tous  les  éléments  sont  bien  encore  mis  en  relief, 
mais  la  vigueur  a  disparu.  Voici  un  exemple  emprunté  à  la 
ISuit  de  décembre  qui  fera  bien  sentir  dans  quelle  mesure 
rimpression  est  moins  puissante  : 

Qui  donc  es-tu  ?  —  Tu  n'es  pas  mon  bon  ange  ; 

Jamais  tu  ne  viens  m'avertir. 
Tu  vois  mes  maux  (c'est  une  chose  étrange  !  ] 

Et  tu  me  regardes  souffrir. 
Depuis  vingt  ans  tu  marches  dans  ma  voie. 

Et  je  ne  saurais  t'appeler... 

et  plus  loin  : 

Partez  !  Partez  !  la  Nature  immortelle, 

N'a  pas  tout  voulu  vous  donner. 
Ah  !  pauvre  enfant,  qui  voulez  être  belle, 

Et  ne  savez  pas  pardonner  ! 
Allez,  allez,  suivez  la  destinée  ; 

Qui  vous  perd  n'a  pas  tout  perdu.... 

Enfin,  pour  compléter  ces  renseignements   qui  caractérisent 
les  iambes,  nous  ajouterons  que  l'on  peut  avoir  exactement 


MAINTIEN  DU   iMEME   METRE  105 

le  même  mouvement  ritmique  et  les  mêmes  rapports  de  vi- 
tesse si  Ton  fait  alterner  le  vers  de  six  sillabes  avec  le  vers  de 
quatre  ;  tous  les  éléments  seront  en  relief  de  la  même  manière, 
mais  l'ampleur  aura  disparu  parce  que  les  rimes  arrivent  trop 
vite,  et  que  les  deux  ritmes  se  succèdent  également  trop 
vite  ;  d'où,  au  lieu  de  l'ampleur,  une  allure  sautillante  et  sac- 
cadée : 

Ni  la  vierge  de  Grèce, 

Marbre  vivant  ; 
Ni  la  fauve  négresse. 

Toujours  rêvant  ; 
Ni  la  vive  Française, 

A  l'air  vainqueur  ; 
Ni  la  plaintive  Anglaise, 
N'ont  pris  mon  cœur! 

Tous  ces  beaux  corps  sans  âmes 

Plaisent  un  jour. .. 
Hélas  I  j'ai  six  cents  femmes 

Et  pas  d'amour! 

(Th.  Gautier,  Sultan  Mahmoud). 

Une  conséquence  de  ce  que  nous  venons  de  dire,  c'est  que 
si  tous  les  éléments  d'un  développement  ou  d'une  énumération 
ont  la  même  valeur,  il  faudra  conserver  le  même  mètre  ;  une 
fois  un  mètre  adopté,  si  les  vers  qui  suivent  sont  dans  le  même 
mètre,  ils  n'ont  rien  de  saillant  par  l'effet  du  mètre  : 

Jean  Lapin  allégua  la  coutume  et  l'usage  : 
Ce  sont,  dit-il,  leurs  lois  qui  m'ont  de  ce  logis 
Rendu  maître  et  seigneur,  et  qui,  de  père  en  fils, 
L'ont  de  Pierre  à  Simon,  puis  à  moi  Jean  transmis. 
Le  premier  occupant,  est-ce  une  loi  plus  sage  ? 

(La.  Fontaine,  VII,  16), 

Pas  de  changement  d'idée,  pas  de  changement  de  mètre. 

Nul  mets  n'excitoit  leur  envie  ; 
Ni  loups  ni  renards  n'épioient 


106  LE  VERS  FRANÇAIS 

La  douce  et  l'innocente  proie  ; 
Les  tourterelles  se  fujoient  ; 
Plus  d'amour,  partant  plus  de  joie 

(1D.,V1I,  1). 

Nous  signalerons  à  ce  sujet  quelques  erreurs  de  La  Fon- 
taine, c'est-à-dire  quelques  points  qui  sont  en  contradiction 
avec  les  principes  mêmes  qu'il  avait  coutume  d'appliquer  ;  car 
il  i  a  des  erreurs,  des  fautes  et  des  négligences  chez  les  plus 
parfaits,  et  il  i  a  autant  de  profit  à  les  relever,  qu'à  recon- 
naître et  à  admirer  leurs  mérites  : 

Tous  furent  du  dessein,  chacun  selon  sa  guise  : 

L'éléphant  devoitsur  son  dos 

Porter  l'attirail  nécessaire. 

Et  combattre  à  son  ordinaire  ; 

L'ours,  s'apprêter  pour  les  assauts  ; 
Le  renard,  ménager  de  secrètes  pratiques  ; 
Et  le  singe  amuser  l'ennemi  par  ses  tours. 
Renvoyez,  dit  quelqu'un,  les  ânes  qui  sont  lourds 

(lD.,V,  19). 

Les  quatre  petits  vers  sont  le  développement  de  l'idée  annon- 
cée dans  le  grand,  mais  il  n'i  a  pas  de  raison  pour  que  le  mètre 
change  pour  parler  du  renard  et  du  singe  qui  ne  jouent  pas 
de  rôle  spécial  dans  cette  fable,  et  il  en  résulte  que  le  dernier 
vers  qui  noue  la  fable  n'a  pas  le  relief  qui  lui  conviendrait. 

Quatre  animaux  divers,  le  chat  grippe-fromage, 
Triste  oiseau  le  hibou,  ronge-maille  le  rat, 

Dame  belette  au  long  corsage. 

Toutes  gens  d'esprit  scélérat 

(ID.,  Vlll,  22), 

Il  n'i  a  pas  de  raison  pour  mettre  ainsi  en  évidence  la  be- 
lette qui  ne  joue  pas  de  rôle  particulier  dans  la  fable.  Tous 
les  animaux  devraient  figurer  dans  des  vers  semblables  ;  il  est 
probable  que  La  Fontaine  a  dérogé  ici  à  ses  abiLuJes  pour 
ne  pas  renoncer  à  cette  jolie  expression  : 

Dame  belette  au  long  corsage. 


EXPRESSION    d'un   CONTRASTE  107 

Nous  avons  vu  plus  aut  qu'un  contraste  était  bien  marqué 
par  un  changement  de  mètre.  Il  en  sera  évidemment  de  même 
d'un  changement  quelconque  dans  les  idées,  dans  la  suite  du 
développement,  de  l'arrivée  d'un  événement  nouveau,  de  l'en- 
trée en  scène  d'un  nouveau  personnage  : 

Sous  un  sourcil  épais  il  avoit  l'œil  caché, 

Le  regard  de  travers,  nez  tortu,  grosse  lèvre, 

Portoit  sayon  de  poil  de  chèvre, 

Et  ceinture  de  joncs  marins 

(ID.,XI,7), 

changement  de  mètre  parce  qu'on  passe  de  la  personne  à  son 
vêtement. 

Celui-ci,  glorieux  d'une  charge  si  belle, 
N'eût  voulu  pour  beaucoup  en  être  soulagé. 

11  marchoit  d'un  pas  relevé 

Et  faisoit  sonner  sa  sonnette 

(ID.,I,4). 

...ses  plus  proches  voisins 
Ne  s'en  sentoientnon  plus  que  les  Américains. 
Ce  fut  leur  avantage  :  ils  eurent  bonne  année, 

Pleine  moisson,  pleine  vinée  : 
Monsieur  le  receveur  fut  très  mal  partagé. 

L'an  suivant,  voilà  tout  changé  : 

Il  ajuste  d'une  autre  sorte 

La  température  des  cieux. 

Son  champ  ne  s'en  trouve  pas  mieux  ; 
Celui  de  ses  voisins  fructifie  et  rapporte 

(ID.,  VI,  4). 

Le  premier  petit  vers  développe  l'idée  indiquée  dans  le  second 
émistiche  de  l'alexandrin  qui  le  précède.  L'alexandrin  qui  le 
suit  marque  un  contraste;  puis  le  ton  change  avec  une  autre 
série  d'événements,  et  le  dernier  grand  vers  marque  de  nou- 
veau un  contraste. 

Je  la  conduirai  si  bien 
Qu'on  ne  se  plaindra  de  rien. 
Le  ciel  eut  pour  ses  vœux  une  bonté  cruelle 

(Id.  VII,  17). 


108  LE  VERS  FRANÇAIS 

Un  nouveau  personnage  entre  en  action . 

Daims  et  cerfs  de  climat  changèrent. 
Chacun  à  s'en  aller  fut  prompt. 
Un  lièvre  apercevant  l'ombre  de  ses  oreilles 

(ID.,  V,  4). 

...lassé  de  vivre 
Avec  des  gens  muets,  notre  homme,  un  beau  matin, 
Va  chercher  compagnie  et  se  met  en  campagne  . 

L'ours,  porté  d'un  même  dessein, 

Venoit  de  quitter  sa  montagne. 

Tous  deux  par  un  cas  surprenant, 

Se  rencontrent  en  un  tournant. 
L'homme  eut  peur  :  mais  comment  esquiver?  et  que  faire? 
Se  tirer  en  gascon   d'une  semblable  affaire 
Est  le  mieux;  il  sut  donc  dissimuler  sa  peur. 

L'ours,  très  mauvais  complimenteur. 
Lui  dit  :  Viens  t'en  me  voir.  L'autre  reprit  :  Seigneur 

(Id.,  VIII,  10), 

changement  de  mètre  chaque  fois  qu'il  i  a  changement  de 
personnage  ou  événement  nouveau  ;  au  troisième  petit  vers 
il  n'i  a  pas  de  changement  de  mètre  parce  qu'il  s'agit  d'un 
événement  prévu.  Le  dernier  événement,  préparé  par  l'avant 
dernier  vers,  est  un  événement  unique  à  deux  personnages. 

Des  taillis  les  plus  hauts  mon  front  atteint  le  faîte  ; 
Mes  pieds  ne  me  font  point  d'honneur, 

Tout  en  parlant  de  la  sorte, 

Un  limier  le  fait  partir. 

Il  tâche  à  se  garantir  ; 

Dans  les  forêts  il  s'emporte. 
Son  bois,  dommageable  ornement, 
L'arrêtant  à  chaque  moment, 
Nuit  à  l'office  que  lui  rendent 
Ses  pieds  de  qui  ses  jours  dépendent 

(ID.,  VI,  9;. 


DEGASILLABES   A   RKJET  109 

Le  premier  changement  de  mètre  marque  un  contraste  :  il 
oppose  les  pieds  au  front.  Après  ce  vers  de  uit  sillabes  il  sur- 
vient un  événement  brusque  et  inattendu,  l'arrivée  du  li- 
mier suivie  de  la  fuite  du  cerf.  Un  changement  de  mètre  était 
nécessaire,  mais  un  vers  d*uti  nombre  de  sillabes  pair  n'eût 
pas  exprimé  cette  surprise  et  ce  mouvement  précipité;  d'où 
l'emploi  du  petit  vers  boiteux  de  sept  sillabes.  Après  quatre 
vers,  l'octosillabe  nous  ramena  pour  le  ton  et  l'idée  au  com- 
mencement de  la  fable. 

Messire  loup  vous  servira, 
S'il  vous  plait,  de  robe  de  chambre. 
Le  roi  goûte  cet  avis-là. 
On  écorche,  on  taille,  on  démembre 
Messire  loup.  Le  monarque  en  soupa 

(lD.,VIII,3), 

Après  les  conseils  du  renard,  et  l'acquiescement  du  lion,  on 
passe  immédiatement  aux  actes,  à  l'exécution  ;  d'où  nécessité 
d'un  changement  de  mètre.  Il  i  a  changement  de  mètre  bien 
que  ce  soit  un  octosillabe,  car  il  a  trois  mesures.  En  réalité 
c'est  une  sorte  d'alexandrin  qui  arrive,  mais  un  alexandrin 
dont  la  4^  mesure  est  rejetée  par  la  rime  sur  le  vers  suivant. 
Ce  »  messire  loup  »  qui  est  ainsi  mis  en  relief  par  le  vers  de 
10  sillabes  était  bien  inattendu  au  commencement  de  la 
fable. 

Nous  venons  de  rencontrer  un  vers  dans  lequel  le  commen- 
cement seul  est  important  ;  c'est  pour  ce  commencement 
qu'à  lieu  le  changement  de  mètre,  le  reste  du  vers  est  insigni- 
fiant. Ce  fénomène  n'est  pas  rare  chez  La  Fontaine,  c'est 
même  le  cas  le  plus  fréquent  lorsqu'il  emploie  un  vers  de 
10  sillabes  isolé  ;  cela  s'explique  fort  bien  ;  une  fois  qu'il  amis 
en  relief  ce  qu'il  voulait  faire  ressortir,  qu'importe  la  fin  du 
vers?  En  voici  d'autres  exemples  : 

Mais  après  certain  temps  souffrez  qu'on  vous  propose 
Un  époux  beau,  bien  fait,  jeune,  et  tout  autre  chose 
Que  le  défunt.  Ah!  dit-elle  aussitôt 
Un  cloître  est  l'époux  qu'il  me  faut 

(iD.,  VI,  21), 


110  LE   VERS  FRANÇAIS 

Les  mots  en  rejet  dans  le  vers  de  10  sont  ce  qu'il  i  a  de  plus 
snillant  dans  toute  la  fable.  C'est  en  même  temps  le  centre  de 
la  fable  ;  toute  la  première  partie  1  aboutit,  et  c'est  le  point 
de  départ  de  tout  le  reste.  —  Le  second  émistiche  est  sans 
intérêt  ;  le  ritme  n'a  donc  chaajjé  que  pour  ces  mots,  car  le 
second  émistiche  est  celui  d'un  alexandrin. 

Vous  moquez-vous?  dit  l'autre  :  ah!  vous  ne  savez  guère 
Quelle  je  suis.  Allez,  ne  craignez  rien 

(Id.,  VIII,  6), 

ce  «  quelle  je  suis  o  annonce  tout  le  reste  de  la  fable,  étant 
donné  qu'il  va  être  immédiatement  commenté  par 

L'autre  grille  déjà  d'en  conter  la  nouvelle; 
Elle  va  la  répandre  en  plu^  de  dix  endroits. 

Il  vendit  son  tabac,  son  sucre,  sa  cannelle. 

Ce  qu'il  voulut,  sa  porcelaine  encore  : 
Le  luxe  et  la  folie  enflèrent  son  trésor; 
Bref,  il  plut  dans  son  escarcelle 

(Id.,  VII,  14). 

«  Ce  qu'il  voulut  »  est  le  mot  important,  le  résumé  de  toute  la 
première  partie,  la  même  idée  que  le  vers  de  huit  sillabes  ;  le 
deuxième  émistiche  est  presque  du  remplissage. 

Il  avoit  dans  la  terre  une  somme  enfouie  , 

Son  cœur  avec,  n'ayant  autre  déduit 

Que  d'y  ruminer  jour  et  nuit 

(ID.,  IV,  20), 

«son  cœur  avec  »  prépare  les  lamentations  qui  vont  suivre. 

Nous  croyons  avoir  examiné  dans  les  exemples  précédents 
tous  les  cas  qui  peuvent  se  présenter  et  comme  ils  s'expli- 
quent tous  parfaitement  par  les  principes  que  nous  avons 
posés  au  début,  la  justesse  de  nos  explications  est  par  là  dé- 
montrée. Néanmoins,  comme  dit  le  fabuliste  : 


«   LE    GLAND    ET    LA   CITROUILLE  »  111 

Deux  sûretés  valent  mieux  qu'une, 
Et  le  trop  en  cela  ne  fut  jamais  perdu. 

Nous  allons  donc  vérifier  les  résultats  obtenus  et  les  faits 
constatés  dans  des  exemples  isolés,  par  l'étude  détaillée  de 
deux  fables  tout  entières  : 

Le  Gland  et  la  Citrouille  (IX,  4) 

Dieu  fait  bien  ce  qu'il  fait.  Sans  en  chercher  la  preuve 
En  tout  cet  univers,  et  l'aller  parcourant, 
Dans  les  citrouilles  je  la  treuve. 

Ton  noble  pour  la  réflexion  morale  et  parce  qu'il  est  question 
de  Dieu,  cf.  p.  98.  La  même  mètre  lent  se  continue  pour 
peindre  la  durée  qu'il  faudrait  pour  parcourir  tout  l'univers  en 
cherchant.  Petit  vers  pour  montrer  la  rapidité  de  la  trou- 
vaille et  la  singularité  de  cette  trouvaille  ;  il  i  a  dans  ce 
changement  de  ritme  non  seulement  l'expression  d'un  chan- 
gement d'idées,  mais  aussi  d'une  plaisanterie.  C'est  en  même 
temps  l'annonce  du  sujet. 

Un  villageois,  considérant 
Combien  ce  fruit  est  gros  et  sa  tige  menue  : 
A  quoi  songeoit,  dit-il,  l'auteur  de  tout  cela? 
Il  a  bien  mal  placé  cette  citrouille-là  ! 

Introduction  rapide  par  un  petit  vers  du  principal  person- 
nage ;  mais  aussitôt  après,  le  vers  s'allonge  et  se  ralentit  pour 
exposer  les  considérations  du  villageois,  considérations  fort 
importantes  parce  qu'elles  déterminent  l'existence  de  la  fable, 
et  lentes  en  même  temps  parce  que  les  réflexions  d'un  villa- 
geois ne  sont  gén  oralement  pas  rapides  ;  il  ne  comprend  pas 
vite.  L'idée  et  la  situation  ne  changent  pas  durant  ces  trois 
vers,  aussi  n'i  rencontrons-nous  pas  de  changement  de  mètre. 
Mais  dès  qu'il  a  trouvé  la  solution,  qu'il  sait  ce  qu'il  aurait 
fallu  faire,  il  i  a  changement  de  mètre  pour  marquer  le  chan- 
gement de  son  état  d'esprit,  et  adoption  d'un  vers  plus  rapide 
pour  peindre  la  vivacité  avec  laquelle  il  expose  sa  trouvaille  : 

Eh  parbleu  !  je  l'aurois  pendue 
A  l'un  des  chênes  que  voilà  ; 


112  LE  VERS  FRANÇAIS 

C'eût  été  justement  l'affaire  : 

Tel  fruit,  tel  arbra,  pour  bien  faire. 

Là-dessus  changement  d'idée  complet  ;  c'est  en  quelque 
sorte  l'auteur  qui  prend  la  parole,  quoique  au  fond  ce  soit 
toujours  notre  villageois  qui  poursuit  ses  réflexions,  qui  dé- 
plore de  n'avoir  pas  été  consulté  par  le  Créateur,  et  tournant 
à  cette  idée  ses  regards  vers  le  ciel,  aperçoit  un  gland  sur  un 
chêne, le  considère,  l'examine  et  brusquement  trouve  ce  que 
Dieu  aurait  dû  faire.  Voilà  l'explication  du  changement  de 
ritmequi  nous  amène  quatre  vers  lents  suivis  d'un  petit 
vers  rapide  : 

C'est  dommage,  Garo,  que  tu  n'es  point  entré 
Au  conseil  de  celui  que  prêche  ton  curé; 
Tout  en  eût  été  mieux  :  car  pourquoi,  par  exemple, 
Le  gland,  qui  n'est  pas  gros  comme  mon  petit  doigt, 
Ne  pend-il  pas  en  cet  endroit  ? 

Non  seulement  il  a  trouvé  qu'il  fallait  mettre  le  gland  à  la 
place  de  la  citrouille,  mais  encore  que  Dieu  s'est  trompé. 
Cette  seconde  découverte  doit  être  énoncée  avec  la  même 
vivacité  et  la  même  assurance  que  la  précédente,  aussi  n'a- 
vons-nous pas  de  changement  de  mètre  : 

Dieu  s'est  mépris  :  plus  je  contemple,  etc. 

Pourtant,  au  moment  où  il  vient  de  lancer  cette  érésie,  il 
éprouve  un  scrupule,  il  examine  de  nouveau  la  question,  d'où 
le  vers  lent,  mais  n'i  trouve  que  la  confirmation  de  sa  pré- 
cédente conclusion,  qu'il  répète  en  d'autres  termes  dans  le 
même  mètre  vif  que  précédemment  : 

Dieu  s'est  mépris  :  plus  je  contemple 
Ces  fruits  ainsi  placés,  plus  il  semble  à  Garo 
Que  l'on  a  fait  un  quiproquo. 

Là-dessus  l'auteur  prend  la  parole  pour  nous  raconter  la 
suite  de  l'aventure,  d'où  changement  de  mètre  et  adoption 
d'un  mètre  lent,  parce  qu'il  n'i  a  pas  de  raison  pour  eu  pren- 
dre un  qui  soit  vif.  Nous  avons  une  série  de  neuf  tétramètres 
4e  douze  sillabes  : 


«  LE   GLAND   ET  LA   CITROUILLE  »  113 

Cette  réflexion  embarrassant  notre  homme, 
On  ne  dort  point,  dit-il,  quand  on  a  tant  d'esprit  ; 
Sous  un  chêne  aussitôt  il  va  prendre  son  somme. 
Un  gland  tombe  :  le  nez  du  dormeur  en  pâtit. 
Il  s'éveille;  et  portant  la  main  sur  son  visage, 
Il  trouve  encor  le  gland  pris  au  poil  du  menton. 
Son  nez  meurtri  le  force  à  changer  de  langage  : 
Oh  !  oh  !  dit-il,  je  saigne  !  Et  que  seroit-ce  donc 
S'il  fût  tombé  de  l'arbre  une  masse  plus  lourde... 

Pourquoi  Tauteur  n'a  t-il  pas  changé  de  mètre  dès  le  second 
vers  de  cette  tirade,  pour  les  paroles  de  Garo  : 

On  ne  dort  point,  dit-il,  quand  on  a  tant  d'esprit, 

parce  que  le  villageois  qui  dort  déjà  à  moitié  ne  les  a  sûre- 
ment pas  prononcées  d'un  ton  bien  vif,  mais  surtout  parce  que 
placées  ainsi  au  milieu  de  la  narration  et  encadrées  dans  le 
récit  fait  par  le  poète,  elles  perdent  en  quelque  sorte  leur 
personnalité,  bien  qu'elles  soient  au  stile  direct,  et  deviennent 
simplement  comme  ce  qui  les  précède  et  ce  qui  les  suit  un 
des  événements  que  rapporte  le  fabuliste.  Au  uitième  vers, 
le  dormeur  réveillé  reprend  la  parole;  pourquoi  n'i  a-t-il  pas 
changement  de  mètre  ?les  paroles  du  pajsan  ne  sont-elles  pas 
une  brusque  explosion  de  surprise  suivant  les  constatations 
qu'il  a  faites  ?  Non  ;  c'est  en  faisant  ces  constatations  qu'il 
parle  et  qu'il  se  prend  à  réfléchir  sur  ce  qui  lui  est  arrivé  et 
ce  qui  aurait  pu  lui  arriver,  et  pas  plus  ici  que  précédemment 
ses  réflexions  ne  sont  rapides  :  la  nature  de  son  cerveau  s'i 
oppose  absolument  : 

Oh  !  oh  !  dit-il,  je  saigne  ?  et  que  seroit-ce  donc 
S'il  fût  tombé  de  l'arbre  une  masse  plus  lourde, 
Et  que  ce  gland  eût  été  gourde  ? 

Le  petit  vers  rapide  qui  termine  cette  frase  est  là  parce  que 
au  milieu  de  sa  méditation  il  se  rappelle  soudain  les  réflexions 
qu'il  avait  faites  avant  son  sommeil;  c'est  comme  plus  aut  la 
conclusion  de  ses  réflexions,  aussi  avons-nous  le  même  ton 
que  précédemment  ;  notons  d'ailleurs  que  ce  vers  est  d'une 


114  LE  VERS  FRANÇAIS 

importance  capitale  puisqu'il  rappelle  tout  le  sujet  delà  fable 
et  amène  le  dénouement  ;  il  était  donc  nécessaire  de  le  mettre 
en  relief. 

En  même  temps  le  villageois  se  rappelle  que  non  seulement 
il  voulait  mettre  les  citrouilles  à  la  place  des  glands,  mais  qu'il 
accusait  aussi  le  Créateur  de  s'être  mépris  ;  il  envisage  ce 
second  point,  d'où  le  vers  lent  : 

Dieu  ne  l'a  pas  voulu  :  sans  doute  il  eût  raison, 

et  aussitôt  qu'il  a  trouvé  la  solution  de  ce  problème  il  le  dit 
de  nouveau  vivement  : 

J'en  vois  bien  à  présent  la  cause. 

La  fable  est  terminée,  l'auteur  en  a  exposé  tous  les  événe- 
ments, et  n'a  plus  rien  d'intéressant  à  nous  dire,  aussi  la 
clôt-il  brusquement  sans  changer  de  ritmi  par  deux  petits 
vers  rapides  : 

En  louant  Dieu  de  toute  chose, 
Garo  retourne  à  la  maison. 

Prenons  une  fable  un  peu  plus  compliquée  : 
Les  deux  Pigeons  (IX,  2) 

Le  poète  introduit  ses  personnages  et  expose  le  sujet  de  la 
fable  en  petits  vers  rapides  : 

Deux  pigeons  s'aimoient  d'amour  tendre  : 
L'un  d'eux,  s'ennujant  au  logis, 
Fut  assez  fou  pour  entreprendre 
Un  voyage  en  lointain  pays. 
L'autre  lui  dit  :  Qu'allez-vous  faire  ? 
Voulez-vous  quitter  votre  frère  ? 
L'absence  est  le  plus  grand  des  maux  : 
Non  pas  pour  vous,  cruel  !  Aux  moins  que  les  travaux... 

Pourquoi  n'avons-nous   pas  changement  de  mètre  pour  la 
réflexion  morale  : 


«   LES   DEUX   PIGEONS   »  115 

L'absence  est  le  p'us  grand  des  maux  ? 

parce  qu'elle  est  ici  un  des  arguments  de  l'un  des  deux 
pigeons,  exactement  au  même  titre  que 

Voulez-vous  quitter  votre  frère, 

et  que  par  conséquent  il  la  dit  du  même  ton.  Mais  lorsque  son 
discours  devient  un  reproche  personnel,  le  mètre  change 
aussitôt  : 

Non  pas  pour  vous,  cruel  !   Au  moins  que  les  travaux... 

Dans  ce  vers,  fénomène  que  nous  avons  rencontré  plusieurs 
fois,  c'est  le  premier  émistiche  surtout  qui  est  important,  et 
c'est  pour  lui  uniquement  qu'a  lieu  le  changement  de  mètre. 
Le  second  émistiche  sert  à  introduire  un  développement  nou- 
veau, un  nouvel  argument  suscité  au  pigeon  par  son  amour 
pour  son  frère,  argument  dont  les  éléments  sont  mis  en  relief 
par  un  changement  de  mètre  immédiat,  un  retour  au  vers  de 
8  sillabes  dès  la  fin  de  cet  alexandrin  : 

Au  moins,  que  les  travaux, 

Les  dangers,  les  soins  du  voyage, 

Changent  un  peu  votre  courage. 
Encor  si  la  saison  s'avançoit  davantage  ! 

Nous  voyons  un  nouveau  changement  de  mètre  parce  que 
l'oiseau  passe  des  possibilités  générales  aux  faits  particuliers, 
et  une  fois  ce  mètre  déterminé  tous  les  faits  particuliers 
qui  lui  viennent  à  l'esprit,  il  les  énonce  dans  le  même  mètre  : 

Encor  si  la  saison  s'avançoit  davantage  ! 
Attendez  les  zéphyrs:  qui  vous  presse?  un  corbeau 
Tout  à  l'heure  annoLçoit  malheur  à  quelque  oiseau. 
Je  ne  songerai  plus  que  rencontre  funeste, 
Que  faucons,  que  réseaux.  Hélas  !  dirai-je,  il  pleut. 

Ces  deux  mots  «  que  faucons,  que  réseaux  »  sont  le  dévelop- 
pement de  cette  expression  plus  générale  «  que  rencontre 
funeste  »  ;  ordinairement  dans  un  cas  pareil,  nous  l'avons  vu, 


116  LE  VERS  FRANÇAIS 

La  Fontaine  insiste  sur  les  détails  qui  précisent  une  idée 
générale  en  changeant  de  mètre  ;  il  ne  Ta  pas  fait  ici,  mais  il 
leur  a  donné  un  relief  équivalent  en  coupant  le  sens  à  l'émis- 
tiche.  Il  i  a  trouvé  cet  avantage  d'avoir  à  sa  disposition  un 
second  émistiche  pour  introduire,  comme  tout  à  l'eure,  une 
idée  nouvelle.  Le  pigeon  ne  craint  pas  seulement  pour  son 
ami  le  danger  accidentel  et  problématique  d'être  tué  ou  pris, 
mais  sa  sollicitude  fraternelle  va  jusqu'à  s'inquiéter  des 
simples  souffrances  que  lui  causeront  certainement  les  chan- 
gements d'atmosfère  ;  cette  idée  était  déjà  comprise  dans  ce 
vers  : 

Encor  si  la  saison  s'avançoit  davantage  ! 

mais  il  la  reprend  ici  sous  un  autre  aspect,  avec  une  allure 
plus  vive  en  montrant  à  l'égoïste  voyageur  quelles  seront 
ses  continuelles  angoisses,  les  questions  qu'il  se  posera 
avec  inquiétude,  et  il  les  présente  en  stile  direct,  comme  s'il 
se  les  faisait  déjà.  C'est  pourquoi,  aussitôt  cette  pensée  intro- 
duite par  le  second  émistiche,  le  mètre  change  et  redevient 
plus  rapide  : 

Hélas  !  dirai-je,  il  pleut  : 

Mon  frère  a-t-iltout  ce  qu'il  veut, 
Bon  soupe,  bon  gîte,  et  le  reste  ? 

Cette  expression  «  tout  ce  qu'il  veut  »  se  détaille  et  se  précise 
dans  levers  suivant;  c'est  bien  encore  un  octosillabe,  mais  il 
est  ritmé  à  trois  mesures  au  lieu  de  deux  ;  il  est  donc  notable- 
ment plus  lent  (il  i  a  ralentissement  d'un  tiers)  et  produit 
l'écartement  analitique  nécessaire. 

Le  pigeon  cesse  de  parler  et  le  poète  nous  indique  l'effet 
produit  sur  son  compagnon  par  ses  paroles.  Il  faut  un  nou- 
veau changement  de  mètre.  La  Fontaine  l'obtient  très  sim- 
plement en  rendant  à  Toctosillabe  son  allure  abituelle  à  deux 
mesures  : 

Ce  discours  ébranla  le  cœur 

De  notre  imprudent  voyageur  ; 
Mais  le  désir  de  voir  et  l'humeur  inquiète 
L'emportèrent  enfin.... 


tt   LES   DEUX  PIGEONS   »  117 

H  semblait  qu'il  allait  céder,  mais  il  se  produit  soudain  un 
revirement  dans  son  opinion  et  il  s'abandonne  à  son  projet 
aventureux.  Ce  revirement  est  marqué  par  le  retour  à 
l'alexandrin  qui  subsistera  tant  que  l'idée  se  développera  sans 
qu'aucun  détail  demande  à  être  mis  en  relief: 

Mais  le  désir  de  voir  et  l'humeur  inquiète 
L'emportèrent  enfin.  Il  dit:  Ne  pleurez  point  ; 
Trois  jours  au  plus  rendront  mon  âme  satisfaite. 
Je  reviendrai  dans  peu  conter  de  point  en  point 

Mes  aventures  à  mon  frère  ; 
Je  le  désennuierai.  Quiconque  ne  voit  guère, 
N'a  guère  à  dire  aussi.  Mon  voyage  dépeint 

Vous  sera  d'un  plaisir  extrême. 
Je  dirai  :  j'étais  là  ;  telle  chose  m'avint  : 

Vous  y  croirez  être  vous  même 

Le  premier  petit  vers  : 

Mes  aventures  à  mon  frère, 

contient  dans  les  mots  «  à  mon  frère  >  l'unique  marque  de 
tendresse  que  le  voyageur  donne  à  son  ami.  Il  demandait 
pour  cela  seul  à  être  mis  en  évidence,  mais  il  sert  surtout  à 
attirer  l'attention  par  le  changement  de  mètre  qu'il  constitue, 
et  elle  se  porte  sur  le  commencement  du  vers  suivant: 

Je  le  désennuierai.... 

C'est  en  efî'et  le  grand  argument  qu'il  oppose  aux  bonnes 
raisons  du  pigeon  casanier.  Il  est  beaucoup  moins  sentimen- 
tal que  ce  dernier,  et  ne  trouve  pas  autre  chose  à  dire.  Il 
s'efi'orce  alors  de  mettre  sa  justification  en  valeur,  mais  il  ne 
lui  vient  à  l'esprit  que  des  développe  oaents  sans  ampleur.  C'est 
sec,  c'est  décousu,  impression  que  le  poète  donne  bien  en 
brisant  ses  vers  à  la  césure,  en  faisant  commencer  et  finir  les 
propositions  à  cet  endroit.  Il  réussit  pourtant,  à  force  de 
retourner  son  argument  sous  toutes  ses  faces,  à  le  mettre 
encore  deux  fois  en  relief,  au  moyen  de  ce  petit  vers  : 

Vous  sera  d'un  plaisir  extrême. 


118  LE  VERS  FRANÇAIS 

puis  de  ce  dernier: 

Vous  y  croirez  être  vous-même. 

La  discussion  est  terminée.  Le  poète  prend  la  parole  pour 
nous  raconter  le  départ  et  les  premiers  événements  qui  le 
suivirent,  et  naturellement  pour  cela  il  revient  au  grand  vers 
de  12  sillabes: 

A  ces  mots,  en  pleurant,  ils  se  dirent  adieu. 
Le  voyageur  s'éloigne  ;  et  voilà  qu'un  nuage 
L'oblige  de  chercher  retraite  en  quelque  lieu. 
Un  seul  arbre  s'offrit,  tel  encor  que  l'orage 
Maltraita  le  pigeon  en  dépit  du  feuillage. 
L'air  devenu  serein,  il  part  tout  morfondu, 
Sèche  du  mieux  qu'il  peut  son  corps  chargé  de  pluie  ; 
Dans  un  champ  à  l'écart  voit  du  blé  répandu, 
Voit  un  pigeon  auprès:  cela  lui  donne  envie  ; 
Il  y  vole,  il  est  pris  :  ce  blé  couvroit  d'un  lacs 
Les  menteurs  et  traîtres  appâts. 

Le  petit  vers  qui  termine  cette  période  est  fort  important  et 
le  poète  le  met  en  relief  parce  qu'il  rappelle  un  des  maleurs 
annoncés  par  le  pigeon  demeuré  au  logis: 

Je  ne  songerai  plus...  que  réseaux. 

Le  fabuliste  n"a  pas  cru  devoir  s'appesantir  sur  le  premier 
événement,  «  l'orage  » ,  qui 

Maltraita  le  pigeon  en  dépit  du  feuillage. 

Le  pigeon  en  a  souffert  sans  doute,  mais  il  n'en  a  pas  fait  grand 
cas  :  c'était  prévu,  il  s'i  attendait  et  ce  n'est  pas  assez  grave 
pour  le  faire  renoncer  à  son  projet.  Nous  ne  devons  pas  nous 
i  appesantir  plus  que  lui;  mais  cette  fois  c'est  la  seconde 
peine  qu'il  éprouve,  et  beaucoup  plus  terrible  :  «  il  est  pris  »  ; 
ce  n'est  plus  un  de  ces  événements  qui  sont  dans  l'ordre  natu- 
rel des  choses,  c'est  un  accident.  Cela  lui  donne  à  réfléchir  et 
à  nous  aussi,  grâce  au  petit  vers  qui  attire  notre  attention. 
L'auteur  reprend  le  même  ton  pour  la  suite  de  son  récit  : 

Le  lacs  étoit  usé:  si  bien,  que  de  son  aile, 

De  ses  pieds,  de  son  bec,  l'oiseau  le  rompt  enfin  : 


«  LES  DEUX  PIGEONS  »  1 19 

Quelque  plume  y  périt  ;  et  le  pis  du  destin 
Fut  qu'un  certain  vautour  à  la  serre  cruelle 
Vit  notre  malheureux,  qui,  traînant  la  ficelle 
Et  les  morceaux  du  lacs  qui  Tavoit  attrapé,     . 
Sembloit  un  forçat  échappé. 

Le  petit  vers  est  là  pour  nous  montrer  le  changement  survenu 
dans  l'état  du  voyageur:  il  n'est  plus  alerte  et  gai  comme  au 
départ,  il  s'enfuit,  il  a  peur,  il  est  même  gêné  dans  son  vol 
par  les  morceaux  du  lacs  qui  lui  restent  attachés,  et  un  nou- 
veau danger  le  menace,  un  autre  des  accidents  annoncés  («je 
ne  songerai  plus...  que  faucons  »),  et  c'est  même  là  surtout  ce 
que  le  petit  vers  doit  mettre  en  relief  en  attirant  l'attention 
sur  le  commencement  du  grand  vers  suivant  : 

Le  vautour  s'en  alloit  le  lier... 

Le  poète  continue  : 

Le  vautour  s'en  alloit  le  lier,  quand  des  nues 
Fond  à  son  tour  un  aigle  aux  ailes  étendues. 
Le  pigeon  profita  du  conflit  des  voleurs. 
S'envola,  s'abattit  auprès  d'une  masure, 

Crut  pour  ce  coup  que  ses  malheurs 

Finiroient  par  cette  aventure. 

Nous  avons  montré  à  plusieurs  reprises  que  lorsqu'il  sur- 
vient un  nouveau  personnage,  lorsqu'un  nouvel  événement  se 
produit,  La  Fontaine  a  coutume  de  changer  de  mètre.  Ici,  le 
vautour,  l'aigle  arrivent  sans  changement  de  ritme,  et  de 
Taigle  on  passe  de  nouveau  au  pigeon  en  gardant  le  même 
vers.  C'est  qu'à  cet  endroit  il  n'i  a  en  réalité  qu'un  seul  per- 
sonnage enjeu,  le  pigeon,  et  tout  le  reste  n'est  que  la  série 
des  aventures  qu'il  éprouve. 

Les  deux  petits  vers  qui  terminent  cette  dernière  frase  : 

Crut  pour  ce  coup  que  ses  malheurs 
Finiroient  par  cette  aventure, 

prouvent  bien  ce  que  nous  disions  tout  à  l'eure  que  le  lacs 
lui  avait  donné   à  réfléchir  ;  mais   au    moment  où  l'on  croit 


120  LE   VERS  FRANÇAIS 

qu'i]  est  complètement  découragé,  qu'il  est  convaincu  que  son 
frère  avait  raison,  etne  vaplus  songer  qu'àTaller  rejoindre, il  se 
rassure  soudain,  pense  que  ses  peines  sont  terminées  et  se 
dispose  sans  doute,  tant  est  grande  sa  vanité,  à  poursuivre  sa 
route  pour  avoir  des  événements  plus  gais  à  raconter  à  son 
frère.  Cette  idée  demandait  à  être  mise  en  relief  ;  les  deux 
petits  vers  i  pourvoient. 

Mais  un  nouvel  accident  survient,  un  accident  qui  n'avait 
pas  été  annoncé  par  l'autre  pigeon  et  qui  fait  contraste  avec 
la  quiétude  que  l'oiseau  était  en  train  de  recouvrer. Un  chan- 
gement de  mètre  exprime  ce  contraste  : 

Mais  un  fripon  d'enfant  (cet  âge  est  sans  pitié) 
Prit  sa  fronde,  et  du  coup  tua  plus  qu'à  moitié 

La  volatile  malheureuse, 
Qui,  maudissant  sa  curiosité, 

Traînant  l'aîle  et  tirant  le  pied. 

Demi-morte,  et  demi-boîteuse, 

Droit  au  logis  s'en  retourna  : 

Que  bien,  que  mal,  elle  arriva 

Sans  autre  aventure  fâcheuse. 

Le  petit  vers  «  la  volatile  malheureuse  »  n'a  aucune  impor- 
tance en  lui-même,  mais  il  sert  à  introduire  et  à  mettre  en 
relief  le  vers  de  dix  sillabes  «  qui  maudissant  sa  curiosité  », 
dont  le  rôle  est  considérable  :  il  nous  oblige  à  faire  un  retour 
en  arriére  sur  le  commencement  de  la  fable,  s'oppose  aux 
deux  petits  vers  dont  nous  parlions  tout  à  l'eure  et  nous 
montre  le  pauvre  oiseau  enfin  convaincu  et  déplorant  son  fu- 
neste entêtement.  Il  i  a  changement  de  ritme  pour  le  vers 
suivant  parce  que  la  description  passe  de  Tétat  moral  du  pi- 
geon à  son  état  fisique.  Enfin  l'auteur  n'ayant  plus  de  nouvel 
événement  à  relater  clôt  rapidement  sa  fable  sans  changer  de 
mètre  comme  dans  «  Le  gland  et  la  citrouille  ». 

La  fable  est  terminée  ;  la  joie  qu'éprouvent  les  deux  pi- 
geons de  se  retrouver,  nous  l'imaginons  aisément  sans  qu'il 
soit  besoin  de  nous  la  décrire;  mais  La  Fontaine  a  voulu 
ajouter  à  ce  récit  une  sorte  de  moralité  sous  forme  de  con- 
seil. La  meilleure  transition   qu'il  ait  trouvée  pour  introduire 


«  LES   DEUX  PIGEONS  »  121 

ce  nouveau  développement  a  été  précisément  de  nous  dire, en 
prenant  personnellement  la  parole,  quel  fut  leur  boneur 
d'être  réunis.  Du  moment  qu'il  parle  en  son  nom  le  ritme  doit 
changer  : 

Voilà  nos  gens  rejoints  ;  et  je  laisse  à  juger 
De  combien  de  plaisir  ils  payèrent  leurs  peines. 

Naturellement  le  conseil  qui  se  rattache  à  cela  et  que  cette 
frase  introduit  doit  débuter  dans  le  même  mètre  : 

Amants,  heureux  amants,  voulez-vous  voyager  ? 
Que  ce  soit  aux  rives  prochaines. 

Le  second  vers  contient  l'idée  principale,  il  renferme  le  con- 
seil que  donne  le  poète,  conseil  fondé  sur  les  événements 
racontés  dans  la  fable  et  évoque  par  conséquent  le  souvenir 
de  toutes  les  tribulations  de  Toiseau  voyageur;  c'est  pourquoi 
il  est  dans  un  mètre  différent  du  précédent.  Ce  conseil,  le  fa- 
buliste ne  le  donne  pas  en  passant,  il  le  développe,  le  reprend 
sous  une  autre  forme  pour  i  insister,  d'où  nouveau  change- 
ment de  mètre  : 

Soyez-vous  l'un  à  l'autre  un  monde  toujours  beau, 

Comment  le  même  objet  peut-il  toujours  plaire? 

L'ennui  naquit  un  jour  de  l'uniformité 

a  dit  Voltaire  ;  mais  Platon  avait  enseigné  avant  lui  que  le 
plaisir  naît  de  la  variété  et  du  changement.  Ce  sera  là  pour 
La  Fontaine  le  moyen  de  développer  son  idée  «  un  monde 
toujours  beau  »  et  d'en  préciser  les  détails  en  un  vers  plus 
rapide  : 

Toujours  divers,  toujours  nouveau. 

Mais  comment  une  seule  personne  peut-elle  être  «  un 
monde  »  pour  une  autre  ?  Voilà  une  autre  idée  à  préciser  et 
si  l'on  veut  que  son  développement  fasse  quelque  impression 
il  faut  de  nouveau  changer  le  mètre  : 

Tenez  vous  lieu  de  tout,  comptez  pour  rien  le  reste. 


]  22  LE  VERS  FRANÇAIS 

De  même  que  tout  à  Teure  l'idée  du  boneur  des  deux  pigeons 
réunis  avait  suggéré  à  l'auteur  le  conseil  qu'il  vient  de  nous 
donner  et  qu'il  i  a  joint  sans  changer  de  mètre  ;  de  même  ici 
la  dernière  idée  exprimée  «  comptez  pour  rien  le  reste  »,  lui 
fait  faire  un  retour  en  arrière  sur  lui-même  et  lui  remet  en 
mémoire  des  souvenirs  personnels  qu'il  i  rattache  de  la  même 
manière  sans  changer  de  mètre  ;  il  change  d'idée  particulière, 
il  ne  change  pas  d'état  d'esprit  général,  et  c'est  toujours  lui 
qui  parle,  toujours  lui  qui  est  en  scène  : 

J'ai  quelquefois  aimé  :  je  n'aurois  pas  alors, 

Contre  le  Louvre  et  ses  trésors, 
Contre  le  firmament  et  sa  voûte  céleste, 

Changé  les  bois,  changé  les  lieux... 

S'il  veut  pourtant  que  nous  comprenions  bien  la  aute  estime 
qu'il  faisait  de  son  boneur,  il  faut  qu'il  prenne  un  mètre  plus 
rapide  pour  nous  dire  : 

Contre  le  Louvre  et  ses  trésors 

et  s'il  veut  renchérir  encore  sur  cette  idée  il  faudra  recourir 
au  contraire  au  vers  lent  qui  analise  les  éléments  d'idées  qu'il 
contient  : 

Contre  le  firmament  et  sa  voûte  céleste 

Quand  au  petit  vers  suivant  : 

Changé  les  bois,  changé  les  lieux, 

il  n'a  pas  grand  intérêt  par  lui-même  ;  ces  bois  et  ces  lieux  le 
fabuliste  ne  pouvait  les  échanger  contre  rien  puisqu'il  ne 
les  possédait  même  pas,  et  ils  n'avaient  pas  pour  lui  une 
grande  importance  en  eux-mêmes;  mais  ce  qui  avait  à  son 
sentiment  un  prix  unique  et  incomparable  ,  c'étaient  les 
souvenirs  attachés  à  ces  bois  et  à  ces  lieux.  S'il  a  mis  un 
petit  vers  à  cet  endroit,  c'est  donc  pour  introduire  en  lui 
donnant  du  relief  le  grand  vers  dans  lequel  il  exprimera  ces 
précieux  souvenirs  : 

Honorés  par  les  pas,  éclairés  par  les  yeux 


(c  LES   DEUX   PIGEONS  »  123 

de  quelle  divinité  ?  grand  Dieu  ! 

De  l'aimable  et  jeune  bergère 
Pour  qui,  sous  le  fils  de  Cythère, 
Je  servis,  engagé  par  mes  premiers  serments  ! 

Nous  ne  nous  attendions  pas  à  cette  aimable  et  jeune  ber- 
gère ;  mais  nous  avions  tort  :  que  peut-il  lavoir  au-dessus 
de  l'objet  des  premières  amours  ?  C'est  bien  ce  que  sent  le 
poète  ;  il  le  met  en  relief  par  un  changement  de  mètre  et  ne 
nous  parle  pas  de  ses  autres  amours.  Il  envisage  un  instant 
ce  charmant  souvenir,  puis  la  mélancolie  le  prend  et  son  ton 
devient  grave  et  lent  dès  ce  vers  : 

Je  servis,  engagé  par  mes  premiers  serments  ! 

pour  se  maintenir  dans  la  même  note  presque  jusqu'à  la 
fin  : 

Hélas  !  quand  reviendront  de  semblables  moments  ! 
Faut-il  que  tant  d'objets  si  doux  et  si  charmants 
Me  laissent  vivre  au  gré  de  mon  âme  inquiète  ! 

Pourtant  ici  un  élan  d'entousiasme  et  de  désir  l'oblige  à 
prendre  un  mètre  plus  vif;  il  ne  quitte  pas  le  vers  de  douze 
sillabes,  mais  il  le  bat  à  trois  mesures,  fénomène  assez  rare 
chez  lui  : 

Ah  !  si  mon  cœur  |  osoit  encor  |  se  renflammer  ! 

Mais  il  retombe  aussitôt  dans  sa  tristesse  pour  énoncer 
l'interrogation  suivante  qui  est  bien  dans  son  esprit  une  affir- 
mation : 

Ne  sentirai-je  plus  de  charme  qui  m'arrête  ? 

Enfin  le  dernier  vers,  sous  forme  interrogative,  est  bien  une 
autre  affirmation,  et  grâce  au  resserrement  sintétique  du 
petit  vers  qui  l'exprime,  une  conclusion  : 

Ai-je  passé  le  temps  d'aimer? 
Nous  venons  de  voir  avec  quelle  perfection  La  Fontaine  a 


124  LE  VERS  FRANÇAIS 

manié  le  vers  libre.  Aussi  quand  nous  trouvons  au  sujet  de 
ses  fables  un  jugement  d'un  grand  poète  absolument  con- 
traire au  nôtre,  sommes-nous  obligés  de  le  prendre  en  consi- 
dération et  de  voir  ce  qui  a  pu  le  déterminer.  Le  grand  poète 
qui  a  médit  de  La  Fontaine,  beaucoup  plus  grand  poète  que 
son  critique  à  notre  sens,  c'est  Lamartine  qui  écrit  dans  la 
Préface  des  Méditations  :  «  On  me  faisait  bien  apprendre  aussi 
par  cœur  quelques  fables  de  La  Fontaine  ;  mais  ces  vers  boi- 
teux, disloqués,  inégaux,  sans  symétrie  ni  dans  l'oreille  ni 
sur  la  page,  me  rebutaient  ».  On  sait  d'autre  part  que  Lamar- 
tine (.(  traitait  en  enfant  »  Alfred  de  Musset,  également  plus 
grand  poète  que  lui.  Avait-il  un  orgueil  qui  le  portât  à  se 
faire  le  détracteur  de  tous  ses  rivaux  passés  ou  contempo- 
rains ?  Non,  il  était  orgueilleux  sans  doute,  mais  pas  au  delà 
de  ce  qui  est  permis  à  un  homme  de  génie  qui  a  conscience 
de  sa  valeur.  Ce  qui  lui  a  fait  prendre  en  aversion  les  fables 
de  La  Fontaine,  c'est  tout  d'abord  que,  comme  la  plupart  de 
nos  jeunes  gens,  il  avait  été  contraint,  dans  son  enfance, 
de  les  apprendre  par  cœur,  sans  les  comprendre,  sans  qu'on 
lui  donnât  les  explications  qui  auraient  fait  de  cette  étude 
une  jouissance  au  lieu  d'une  corvée,  et  que,  incapable  de 
revenir  sur  cette  première  impression,  il  avait  fait  porter, 
comme  il  arrive  trop  souvent,  sa  rancune  sur  le  poète  qui 
n'en  pouvait  mais  ,  au  lieu  de  la  laisser  retomber  sur  ses 
mauvais  maîtres,  qui  seuls  la  méritaient. 

C'est  là  une  raison,  mais  une  faible  raison.  Les  véritables 
motifsde  son  dédain  pourLa Fontaine  et  Musset, c'est  dans  la 
nature  même  de  son  esprit  qu'il  faut  les  chercher.  Lui- 
même  nous  donne  involontairement  une  indication  quelques 
lignes  plus  aut  que  le  passage  cité  :  «  La  Henriade^  dit-il, 
toute  sèche  et  toute  déclamatoire  qu'elle  fût,  me  ravissait  » . 
Celui  qui  a  pu  un  jour  dans  sa  vie  s'entousiasmer  pour 
la  poésie  de  Voltaire, 

«  Grand  homme  assurément,  mais  poète  non  pas  », 

celui-là  ne  pouvait  pas  comprendre  La  Fontaine  et  Musset. 
La  Henriade  est  écrite  avec  une  grande  facilité  comme 
toutes   les   œuvres  de  Voltaire  ,  mais  les   vers   sont  d'une 


LAMARTINE    ET   LES   VERS   LIBRES  125 

monotonie  désespérante,  d'une  facture  absolument  lâchée,  la 
langue  est  imprécise,  redondante,  bondée  de  chevilles,  et 
toute  poésie  en  est  absente.  Lamartine  avait  comme  Voltaire 
une  étonnante  facilité,  et  peu  de  poètes  ont  su  comme  lui  déve- 
lopper et  étaler  avec  aisance  la  période  française.  Mais  il 
avait  le  défaut  de  cette  qualité  ;  il  était  incapable  de  se  cor- 
riger, de  supprimer  ou  de  refaire  un  vers  mal  venu,  et  s'il 
nous  a  donné  quelques-unes  des  plus  belles  pages  de  notre 
poésie,  il  en  a  trop  laissé  qui  ne  sont  que  du  verbiage,  avec 
une  pensée  si  peu  précise  qu'on  la  saisit  à  peine,  dans  des 
vers  d'une  uniformité  fatigante,  et  au  fond  moins  armonieux 
réellement  que  simplement  faciles.  Le  talent  de  Lamartine  a 
toujours  évolué  dansun  cercle  d'idées  extrêmement  restreint, 
et  ne  lui  permettait  pas  de  comprendre  les  idées  différentes 
des  siennes  ;  voilà  pourquoi  La  Fontaine  et  Musset  devaient, 
lui  échapper  pour  une  bonne  part  de  leurs  œuvres.  11  faut 
ajouter,  et  c'est  ce  qui  achèvera  de  nous  expliquer  son  juge- 
ment sur  La  Fontaine,  qu'il  n'a  jamais  su  se  servir  du  vers 
libre.  Nous  allons  nous  en  rendre  compte  par  un  exemple., 
que  je  ne  prends  pas  au  asard,  mais  que  je  choisis  parmi 
les  meilleures  pièces  qu'il  ait  faites  en  ce  genre.  Lamartine  a 
donc  fait  des  vers  libres  ?  Si  on  le  lui  avait  dit,  il  aurait  sans 
doute  protesté.  Pourtant  il  faut  bien  le  reconnaître,  il  a  des 
pièces  qui  sont  en  vers  libres  exactement  au  même  titre  que 
y Amphitrijon  de  Molière,  c'est-à-dire  que  plus  exactement  ce 
sont  des  stances  libres,  en  ce  sens  que  les  rimes  n'enjambent 
pas,  comme  chez  La  Fontaine,  d'une  période  sur  l'autre  ; 
mais  comme  il  n'i  a  pas  deux  de  ces  stances  qui  soient  sem- 
blablement  construites,  les  changements  de  mètres  sont  aban- 
donnés absolument  au  caprice  du  poète,  et  c'est  là  par  excel- 
lence ce  qui  constitue  le  vers  libre.  Pour  cette  pièce  comme 
pour  la  plupart  des  suivantes  il  nous  est  impossible  de  citer  le 
texte  ;  ce  serait  transformer  notre  livre  en  un  recueil  de  mor- 
ceaux choisis.  Mais  nous  ne  saurions  trop  recommander 
au  lecteur  de  n'examiner  nos  analises  qu'avec  les  textes  sous 
les  ieux: 

La  BetraUe  (Premières  méditations) 
1"  strofe  :  Pourquoi  débuter   par  un   petit   vers    rapide  ? 


126  LE  VERS  FRANÇAIS 

La  Fontaine  commence  ainsi  ses  fables  quand  il  veut  présen- 
ter rapidement  ses  personnages.  Les  trois  premiers  vers  pei- 
gnent la  situation  de  M.  de  Châtillon  ;  du  moment  que 
ridée  ne  change  pas,  ils  devraient  être  tous  trois  dans  le 
même  mètre,  et  ce  mètre  ne  devrait  pas  être  celui  de  8  silla- 
bes  parce  que  l'idée  exprimée  ne  demande  nullement  de  la 
vivacité.  Où  le  mètre  devait  changer,  c'est  au  4°^^  vers  :  c  Le 
temps...  »  qui  conclut  cette  description  de  la  situation  du 
vieillard,  et  en  même  temps  contient  l'idée  importante,  celle 
qui  annonce  tout  le  développement  et  tout  le  sujet  de-la  pièce. 
Pour  les  deux  vers  suivants  il  i  avait  lieu  de  changer  de  nou- 
veau de  mètre  parce  qu'ils  reprennent  l'idée  exprimée  dans  le 
4™°  en  la  présentant  sous  un  autre  aspect  et  en  la  pré- 
cisant. 

2™e  strofe  :  Le  poète  change  de  mètre  et  il  a  raison  puis- 
qu'il i  a  changement  d'idée  :  dans  la  strofe  précédente  il  a 
parlé  d'une  personne  en  particulier  et  dans  celle-ci  il  arrive  à 
des  considérations  générales.  Pour  le  second  vers  il  change 
de  nouveau  de  mètre  et  c'est  de  nouveau  avec  raison  ;  j'ajou- 
terai que  le  choix  du  mètre  de  ces  deux  premiers  vers  est 
très  eureux,  le  petit  vers  ne  contenant  en  somme  que  le  sujet 
de  la  proposition  et  le  grand  vers  qui  suit  étant  parfaitement 
propre  à  dérouler  en  la  mettant  en  relief  l'opinion  que  le 
poète  exprime  sur  la  question.  C'est  le  même  procédé  et  les 
mêmes  mètres  qu'a  employés  La  Fontaine  lorsqu'il  a  dit  : 

Le  fabricateur  souverain 
Nous  créa  besaciers  tous  de  même  manière. 

Après  ce  grand  vers  le  poète  change  de  nouveau  de  mètre  et 
ce  changement  est  encore  justifiable  parce  qu'il  i  a  de  nouveau 
changement  de  point  de  vue,  qu'après  nous  avoir  exposé  ce 
que  sont  à  ses  ieux  nos  beaux  jours,  il  nous  montre  maintenant 
le  cas  qu'il  en  faut  faire,  et  qu'en  même  temps  il  ajoute  une 
restriction  à  l'indifférence  que  le  sage  doit  avoir  pour  eux,  lors- 
qu'il dit  0  excepté  nos  amours»,  restriction  qui  annonce  un  nou- 
veau développement.  Mais  quand  ce  nouveau  développement 
arrive,  un  changement  de  mètre  est  nécessaire,  et  là,  l'auteur 
ne  Ta  pas  opéré;  il  l'a  fait  attendre  jusqu'au  vers  suivant: 


«  LA   RETRAITE  »  127 

c'est  trop  tard.  Il  fallait  prendre  le  mètre  de  12  silla- 
bes  dès  le  5™"' vers  et  le  garder  pour  tout  le  développement, 
sauf  à  le  conclure,  comme  il  l'a  fait,  dans  un  petit  vers  qui 
exprime   son  idée  de   la  façon  la  plus  nette  et  la  résume. 

3™®  strofe  :  Changement  d'idée,  d'où  changement  de  mètre, 
et  emploi  du  grand  vers  puisqu'il  s'agit  d'énoncer  une  sorte 
de  maxime  générale;  tout  cela  est  fort  bien,  mais  ne  con- 
vient qu'aux  deux  premiers  vers.  Après,  l'auteur  quittant 
cette  maxime  générale  pour  revenir  à  son  ami  en  particulier 
et  la  lui  appliquer,  un  changement  de  mètre  est  nécessaire. 
Il  fallait  mettre  en  un  petit  vers  à  part  l'idée  exprimée  par 
ces  mots  :  «  Tu  le  connais,  ami  !  »  et  comme  ce  qui  vient 
immédiatement  après  développe  en  la  précisant  cette  idée  : 
«  tu  le  connais  d,  il  fallait  immédiatement  reprendre  le  grand 
vers  avec  :  «  cet  heureux  coin  de  tarre  »  et  le  garder  pour 
tout  ce  développement  où  il  n'i  a  rien  qui  demande  un  relief 
particulier.  Pourtant  dans  la  suite  de  ce  développement 
Lamartine  a  introduit  un  petit  vers  : 

Et,  du  monde  embrassant  la  scène. 

L'emploi  de  ce  petit  vers  est  justifiable,  non  qu'il  contienne 
une  idée  qui  fasse  contraste  avec  ce  qui  précède  ou  ce  qui  suit 
immédiatement,  mais  parce  qu'il  annonce  l'idée  développée 
dans  la stanee  suivante;  c'est-à-dire  que  si  la  strofe  suivante 
n'existait  pas,  ce  petit  vers  ne  serait  pas  justifiable  et  que  sa 
raison  d'être  n'est  pas  en  lui-même,  mais  ors  de  lui. 

4™" strofe: Cette  strofe  ne  faisant  que  développer  et  détailler 
ladernièreidée  exprimée,  il  devait  lavoir  changement  de  mètre. 
D'ailleurs  le  vers  de  8  sillabes,  grâce  à  sa  vivacité,  aurait  admi- 
rablement convenu  pour  présenter  rapidement  et  accumuler 
toutes  les  situations  envisagées  par  l'auteur.  En  somme  on 
pouvait  faire  toute  la  strofe  dans  le  même  mètre,  et  c'est  le 
même  vers  de  8  sillabes  qui  à  notre  sens  se  serait  le  mieux 
adapté  aux  idées  exprimées.  Mais  si  l'on  avait  voulu  indiquer 
dans  ce  développement  des  nuances  de  sens  et  en  différencier 
les  éléments  par  des  changements  de  mètres,  c'est  au  5™°  vers 
qu'il  fallait  changer  : 


l2?8  LE  VERS  FRANÇAIS 

Tu  vois  les  nations  s'éclipser  tour  à  tour, 

car  ceci  est  le  développement  de  la  dernière  idée  exprimée: 
«  tout  passe  et  rien  ne  change  »  et  il  fallait  garder  le  nouveau 
mètre  adopté  jusqu'à  la  fin  de  la  strofe.  Mais  changer  au  6°^® 
vers,  comme  l'a  fait  Lamartine  pour  ce  nouvel  exemple  pré- 
senté sous  forme  de  comparaison  : 

Comme  les  astres  dans  l'espace 

ce  n'est  nullement  justifiable.  Pourquoi  le  7™'^  vers: 

De  mains  en  mains  le  sceptre  passe 

est-il  dans  le  même  mètre  que  le  précédent?  On  ne  le  voit 
pas  bien  ;  car  si  le  poète  a  voulu  introduire  des  nuances  dans 
ce  dernier  développement,  nous  passons  ici  de  l'idée  de  la  dis- 
parition à  celle  (le  la  transmission  et  du  remplacement,  et  un 
changement  de  mètre  était  justifiable.  Enfin  du  moment  que 
le  8™°  vers  ne  fait  que  reprendre  l'idée  exprimée  dans  le  7™°, 
on  peut  admettre  le  changement  de  mètre  opéré  par  l'auteur; 
mais  nous  le  répétons,  il  eût  été  bien  préférable  d'exprimer 
dans  un  même  mètre  les  idées  contenues  dans  ces  4  derniers 
vers,  et  ce  mètre  aurait  été  le  vers  de  12  sillabes  alors  que 
celui  de  8  aurait  mieux  convenu  à  la  première  moitié  de  la 
strofe. 

b^°  strofe:  Ici  le  poète  semble  avoir  compris  que  le  vers  de 
8  sillabes  était  le  seul  qui  convînt  pour  exprimer  la  rapidité 
de  la  disparition  des  choses.  Toute  sa  strofe  est  en  vers  de  uit, 
sauf  l'avant  dernier  qui  est  un  alexandrin  et  qui  n'est  justifiable 
que  par  lo  désir  du  poète  de  mettre  en  relief  le  dernier  vers: 

Osaient  nommer  la  vérité! 

sans  être  obligé  pour  cela  d'en  faire  un  vers  de  12  sillabes. 

6™®  strofe:  L'idée  change  complètement;  l'auteur  revient 
à  son  ami  et  lui  demande  ce  que  le  sage  doit  faire  au  milieu 
du  doute  et  de  l'erreur  ;  mais  il  oublie  de  changer  de  mètre, 
et  c'est  une  grave  faute.  Il  en  change  deux  fois  dans  la  strofe, 
mais  les  deux  fois  c'est  sans  raison  appréciable  ;  il  n'i  a  que 
pour  le  dernier  vers  que  l'on  comprendrait  un  changement,  et 
il  n'i  en  a  pas. 


LES  VERS  LIBRES  DE   M.  DE  REGNIER  129 

^me  Q^  gme  gtrofes  i  A  ces  deux  strofes  nous  n'adresserons 
aucune  critique.  Dans  la  première  il  déclare  que  le  sage  c'est 
son  ami,  et  pour  cela  il  commence  par  changer  de  mètre,  ce 
qui  n'est  que  légitime.  Cette  strofe  contient  deux  petits  vers 
à  relief  tout  à  fait  justifiés  par  la  sens. 

La  8™°  strofe  est  une  sorte  de  prière  adressée  à  Dieu,  qui 
demande  un  ton  grave  et  lent,  aussi  est-elle  composée  de  4 
alexandrins,  ce  qui  est  irréprochable. 

La  9°"*  strofe  ne  fait  que  développer  et  détailler  le  dernier 
vers  de  la  précédente  : 

Donnez  tout  à  celui  qui  vous  demande  peu. 

Un  changement  de  mètre  était  donc  néceesaire,  mais  une  fois 
un  nouveau  mètre  adopté  il  devait  être  conservé  jusqu'à  la 
fin  de  la  strofe.  Le  poète  a  bien  opéré  le  changement  de  mètre, 
mais  dès  le  second  vers  il  a  changé  de  nouveau,  ce  que  rien  ne 
saurait  justifier. 

Enfin  dans  la  10™*  et  dernière  strofe  le  poète  parle  de  lui- 
même  pour  opposer  sa  situation  d'esprit  à  celle  de  son  ami. 
Il  i  a  changem  entde  personnage  et  contraste  d'idées.  Un  chan- 
gement de  vers  est  indispensable  :  Lamartine  n'a  pas  changé. 
Quant  aux  deux  changements  de  mètres  qu'il  a  faits  dans  cette 
strofe  même,  ils  sont  justifiables  par  le  sens. 

En  somme,  on  le  voit,  si  Lamartine  dans  ce  morceau  a  été 
parfois  eureux  dans  le  choix  de  son  mètre,  il  s'est  fourvoyé  si 
souvent,  et  parfois  dans  des  cas  si  nets  et  si  certains  que  l'on 
peut  en  conclure  sans  ésitalion  que  le  vers  libre  est  un  instru- 
ment délicat  dont  le  maniement  lui  échappait.  Etonnez-vous 
après  cela  qu'il  n'ait  pas  compris,  qu'il  ait  même  aï  le  poète 
qui  i  a  déployé  une  si  prestigieuse  maîtrise! 

Nous  ne  pouvons  pas  terminer  notre  étude  sur  le  vers  libre 
sans  parler  de  cette  école  moderne  qui  écrit  en  petites  lignes 
inégales  ;  je  dis  lignes^  parce  que  souvent  à  mon  sens  ce  ne  sont 
pas  des  vers.  Laissant  de  côté  toute  considération  générale, 
nous  prendrons  un  morceau  et  l'examinerons  :  la  critique  doit 
toujours  porter  sur  des  faits  précis  et  non  sur  des  idées  a 


130  LE  VEKS  FRANÇAIS 

priori.  Il  serait  très  facile  de  prendre  en  ce  genre  une  pièce 
absolument  inintelligible,  mais  notre  critique  n'aurait  pas  de 
portée.  Nous  emprunterons  donc  notre  exemple  au  meilleur 
poète  de  cette  école,  M.  H.  de  Régnier^  et  nous  choisirons 
la  portion  de  pièce,  je  n'ose  dire  la  strofe,  car  ce  ne  sont  pas 
des  strofes,  qui  en  toute  impartialité  nous  a  paru  la  meilleure 
dans  un  des  derniers  livres  de  l'auteur.  C'est  dans  «  la  Cor- 
beille des  Heures  »  : 

Les  Heures  d'Amour  sont  jeunes  et  belles. 

Les  voici  toutes, 

Regarde-les  ! 

Que  leur  importe  l'ombre  ou  les  cieux  étoiles, 

Le  doux  soleil  au  fleuve  et  l'averse  à  la  route, 

Les  roses  d'autrefois,  les  épines  d'alors. 

Et  les  robes  de  pourpre  et  les  couronnes  d'or  ? 

Que  leur  importe 

Le  miroir,  la  corbeille  et  la  clef  et  la  porte  ? 

Regarde-les. 

Elles  sont  toutes  là,  couchées. 

Chacune  seule  en  sa  pensée. 

Aveugles,  immobiles  et  belles  ; 

Mais  l'Amour  est  au  milieu  d'elles, 

Debout 

Et  mystérieux,  tout  à  coup, 

Dans  l'envergure  de  ses  ailes  ; 

Il  chante  nu  au  milieu  d'elles, 

Et  toujours 

Chacune  en  sa  pensée  entend  chanter  TAmour. 

Je  ne  crois  guère  que  cette  école  ait  fait  mieux  ;  mais  est-ce 
bon?  Voyons  d'abord  comment  c'est  construit.  Laissons  de 
côté  l'idée  qui  est  vague  et  simbolique,  parfois  obscure  et  ne 
nous  occupons  que  de  la  facture  matérielle.  D'abord  la  rime  : 
c'est  tantôt  une  rime  riche  comme  importe  :  porte,  tantôt  une 
rime  simple  comme  toujours  :  amow\  tantôt  une  assonance 
comme  debout  :  tout  à  coup,  tantôt  rien  du  tout  comme  belles  : 
regarde  les,  à  moins  que  le  poète  ne  prononce  -lès,  ce  qui  est 
français  quoique  -lés  soit  plus  courant  et  meilleur  ;  mais  plus 


w    LA  CORBEILLE  DES   HEURES  »  131 

loin  regarde-les  semble  accouplé  avec  couchées,  pensées,  c'est- 
à-  dire  avoir  une  fermé .  Il  i  a  évidemment  un  des  deux  endroits 
où  Fassonance  n'existe  pas.  D'ailleurs,  quoiqu'il  en  soit  de  ce 
point  un  peu  discutable,  il  i  a  dans  d'autres  morceaux  quantité 
d'assonances  sûrement  fausses,  une  voyelle  ouverte  étant 
accouplée  à  une  voyelle  fermée.  Maintenant  comment  sont 
réparties  ces  rimes  et  assonances  de  différentes  qualités  ;  est- 
ce  comme  chez  les  grands  classiques  des  XVIP  et  XIX«  siècles 
ridée  et  Téloignement  qui  déterminent  le  plus  ou  moins  de 
richesse,  en  ce  sens  que  les  rimes  sont  d'autant  plus  riches 
que  les  mots  qui  les  portent  ont  plus  besoin  d'être  mis  en 
lumière  et  sont  plus  éloi^;nés  l'un  de  l'autre?  Nullement,  les 
deux  rimes  riches  se  suivent  : 

Que  leur  importe 

Le  miroir,  la  corbeille  et  la  clef  et  la  porte  ? 

et  l'on  ne  voit  pas  qu'il  i  ait  là  rien  qui  demande  un  relief 
particulier.  Nous  avons  une  rime  simple  embrassée  toutes  : 
route^  les  autres  étant  plates  ;  je  n'en  saisis  aucune  raison. 
Les  assonances  sont  aussi  le  plus  souvent  plates  ;  quelquefois 
croisées  ou  embrassées,  sans  que  le  motif  en  apparaisse.  Enfin 
quand  les  rimes  sont  répétées  et  accompagnées  d'assonances 
dans  l'intérieur  des  lignes,  on  peut  quelquefois  i  trouver  le 
procédé  fréquent  chez  les  classiques  qui  a  pour  but  d'insister 
sur  tous  les  éléments  d'un  même  développement  et  de  le  met- 
tre en  relief.  C'est  le  cas  ici  : 

Les  roses  d'autrefois,  les  épines  d'alors, 

Et  les  robes  de  pourpre  et  les  couronnes  d'or  ? 

Que  leur  importe 

Le  miroir,  la  corbeille  et  la  clef  et  la  po?'te  ? 

Mais  il  faut  remarquer  d'abord  que  ces  assonances  ne  com- 
mencent qu'au  milieu  du  développement,  et  d'autre  part  que 
le  plus  souvent  on  chercherait  en  vain  une  raison  analogue  ; 
en  sorte  que  dans  les  pièces  de  ce  genre  les  sistèmes  de  rimes 
et  d'assonances  paraissent  avoir  été  régis  beaucoup  plutôt  par 
le  asard  que  par  l'art  et  la  volonté. 


1S2  LE  VERS  FRANÇAIS 

Passons  au  ritme.  Il  i  a  dans  ce  morceau  beaucoup  de  vers 
tels  que  les  faisaient  les  classiques,  et  c'est  sans  doute  là  ce 
qui  laisse  à  cette  pièce  une  certaine  allure.  Il  i  a  6  vers  de 
12  sillabes  qui  sont  ritmés  à  la  classique  ;  mais  il  i  a  bien 
d'autres  choses  :  il  i  a  un  vers  de  10,  un  de  9,  6  de  8,  4  de 
4  sillabes,  un  de  3  et  un  de  2.  Prenons  le  tout  dans  Tordre 
où  l'auteur  le  présente  et  voyons  si  ces  vers  si  différents  sont 
bien  ritmés  et  si  leur  emploi  est  justifié. 

Le  morceau  débute  par  un  vers  de  10  coupé  au  milieu,  puis 
deux  vers  de  4.  On  peut  justifier  le  changement  de  mètre  en 
disant  que  ces  deux  petits  vers  contiennent  l'annonce  du  sujet. 
Mais  il  1  a  ici  une  cassure  dans  le  ritme  :  le  mouvement  a  été 
donné  pardeuxmesures  impaires  àSsillabesnonaccompagnées 
dans  le  môme  vers  de  mesures  paires,  et  nous  passons  à  deux 
mesures  paires,  ce  qui  est  absolument  choquant.  Le  choquant 
en  poésie  n'est  ni  rare  ni  à  éviter;  c'est  en  choquant  son 
auditeur  que  l'on  produit  les  effets  les  plus  puissants,  mais  au 
moins  faut-il  que  le  sens  l'exige,  ce  qui  n'est  point  le  cas. 

Puis  4  vers  classiques  qui  ne  donnent  lieu  à  aucune  obser- 
vation. Ils  sont  suivis  d'un  vers  de  4  sillabes  qui  ne  nous  eurte 
en  rien,  puisqu'il  vient  ici  après  des  vers  auxquels  les  mesures 
paires  ne  sont  pas  étrangères  ;  le  changement  de  mètre  est 
d'autre  part  justifiable  parle  sens,  puisquele  poète  veut  mettre 
en  relief  l'idée  de  leur  indifférence  à  quantité  de  choses.  Le 
vers  de  12  sillabes  qui  suit  est  aussi  justifiable  et  également 
le  vers  de  4  qui  vient  après,  puisque  l'écrivain  veut  insister 
sur  cette  idée  : 

Regarde-les, 

et  qu'il  annonce  par  là  le  tableau  qui  doit  les  peindre.  Cette 
description  est  essentiellement  en  vers  de  8  sillabes  et  l'on 
ne  voit  pas  du  tout  comment  ce  mètre  vif  et  rapide  peut 
convenir  à  la  description  de  personnes  couchées,  immobiles 
et  absorbées  dans  leurs  réflexions  ;  l'alexandrin  s'imposait. 
Dans  cette  description  en  vers  de  8  sillabes,  entre  le  second 
etle  troisième  vient  celui  de  9  sillabes  ;  on  pourrait  sans  doute 
justifier  un  changement  de  mètre  à  cause  de  l'accumulation 
des  épitètes,  mais  un  vers  de  9  sillabes  au  milieu  de  vers  de 


w  LA  CORBEILLE  DES   HEURES  »  133 

8  doit  sonner  faux  à  la  plupart  des  oreilles  ;  pourtant,  s'il  i  a 
quelque  chose  qui  puisse  l'excuser,  c'est  la  manière  dont  il 
est  ritmé  :  2,  4,  3,  mesures  qui  toutes  sont  familières  aux 
vers  de  8  sillabes.  S'il  avait  le  ritme  impair  fixe  :  3,  3,  3,  on 
aurait  ici  la  même  faute  que  nous  avons  relevée  au  début  du 
morceau. 

Ensuite  vient  un  vers  de  8,  puis  un  vers  de  2  :  «  Debout  », 
justifiable  par  l'importance  du  mot,  due  à  son  opposition  avec 
«couchées»,  dans  le  premier  des  octosillabes.  Puis  3  vers 
de  8,  un  de  3  et  un  de  12  qui  ne  donnent  lieu  à  aucune  obser- 
vation. 

Donc  pour  le  ritme  nous  avons  des  changements  justifiables 
et  d'autres  qui  sont  fautifs;  mais  presque  tous  ceux  que  l'on 
peut  admettre  sont  trop  marqués  ;  il  i  a  discordance  entre 
l'effet  à  produire  et  la  puissance  du  moyen  employé. 

Au  point  de  vue  des  expressions,  en  passant  sur  ce  fait,  en 
somme  étranger  à  notre  sujet,  que  tout  le  passage  est  fai- 
blement écrit,  il  i  a  lieu  de  remarquer  dans  tout  le  morceau 
une  certaine  monotonie  ;  cette  monotonie  est  voulue,  mais 
elle  est  obtenue  en  répétant  les  mêmes  mots,  parfois  les  mêmes 
lignes,  procédé  absolument  enfantin,  ici  tout  artificiel  et  qui 
n'apparaît  à  l'état  naturel  que  dans  les  littératures  jeunes  et 
primitives,  on  pourrait  même  dire  sauvages,  ce  qui  n'est  en 
rien  le  cas  de  la  nôtre.  Voici  ces  répétitions  : 

Les  Heures  d'Amour  sont  jeunes  et  belles 
Aveugles,  immobiles  et  belles 

—  Les  voici  toutes 

Elles  sont  toutes  là,  couchées 

—  Regarde- les 
Regarde-les 

—  Que  leur  importe  l'ombre  ou  les  cieux  étoiles 
Que  leur  importe 

—  Mais  l'Amour  est  au  milieu  d'elles 
Il  chante  nu  au  milieu  d'elles 

—  Chacune  seule  en  sa  pensée 

Chacune  en  sa  pensée  entend  chanter  TAmour 

ce  qui  fait  six  répétitions  ou  reproductions  pour  20  vers.  Nos 

9 


134  LE  VERS  FRANÇAIS 

grands  poètes  expriment  la  monotomie  d'une  façon  très  dif- 
férente et  très  artistique  :  celle-ci  ne  l'est  pas. 

En  somme  nous  avons  là  un  morceau  mal  pensé,  faiblement 
écrit,  maladroitement  rimé  ou  assonance,  inabilement  ritmé 
et  avec  des  répétitions  indignes  d'une  littérature  comme  la 
nôtre.  M.  de  Régnier  nous  dirait  peut-être  que  tout  cela  est 
voulu,  et  que  nous  le  mesurons  à  une  aune  qui  n'est  pas  la 
sienne  :  c'est  possible,  mais  ce  n'est  pas  une  excuse.  Quelle 
impression  fait  en  somme  ce  morceau  si  on  le  relit  d'une 
traite  ?  celle  de  quelque  chose  qui  n'est  pas  fait,  qui  n'est  pas 
achevé  ;  on  dirait  un  premier  jet,  une  idée  couchée  sur  le 
papier  par  l'auteur  en  attendant  qu'il  ait  le  loisir  de  la  tra- 
vailler, de  la  fouiller,  de  la  préciser,  de  l'exprimer  définitive- 
ment ;  il  semble  que  ce  ne  soit  que  le  canevas,  le  squelette, 
la  carcasse  d'un  poème  à  faire.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n*est 
sûrement  pas  la  poésie  de  l'avenir,  ce  n'est  même  pas  celle  du 
présent. 


B.  —   Poèmes  en  strofes  libres 

Après  avoir  étudié  les  pièces  en  vers  libres,  nous  sommes 
amenés  par  la  force  même  des  choses  et  leur  enchaînement 
logique  à  étudier  les  strofes  libres.  En  somme,  à  part  les  stro- 
fes qui  sont  composées  de  vers  tous  semblables  entre  eux, 
tous  les  autres  tipes  de  strofes  sont  des  strofes  libres.  Ainsi 
une  strofe  composée  de  trois  vers  semblables  suivis  d'un 
vers  plus  court,  comme  celles  du  Souvenir  d'A.  de  Musset 
par  exemple,  est  une  strofe  libre.  Une  strofe  qui  contient 
deux  vers  ou  davantage  différents  des  autres,  est  à  plus  forte 
raison  une  strofe  libre  ;  telle  la  strofe  de  8  vers,  divisée  en  4 
vers  de  12  sillabes,  puis  2  vers  de  12  sillabes  suivis  chacun 
d'un  vers  plus  court,  comme  dans  la  pièce  de  V.  Hugo, 
A  Vitlequier.  Mais  ces  oeuvres  ne  peuvent  pas  être  dites  des 
pièces  en  strofes  libres  ;  nous  avons  appelé  pièces  en  vers 
libres  celles  dans  lesquelles  le  vers,  c'est-à-dire  l'unité, 
change  fréquemment  et  d'une  façon  irrégulière.  Ici  l'unité 
c'est  la  strofe  et  sa  forme  reste  invariable.    Quelle   est  la  loi 


«  RAPPELLE-TÔI  »  13B 

des  pièces  de  ce  genre  ?  Le  poète  donne  à  la  première  strofe 
la  forme  qu'il  veut  et  en  varie  librement  les  mètres,  suivant 
ridée  exprimée.  Mais  une  fois  cette  première  strofe  détermi- 
née, comme  toutes  les  autres  doivent  être  semblables  à  celle- 
là,  le  poète  n'a  plus  aucune  liberté  ;  il  n'a  plus  que  des  obli- 
gations. Elles  peuvent  se  résumer  ainsi  :  le  poète  doit  mode- 
ler les  idées  qu'il  exprime  dans  chaque  strofe  sur  le  moule 
qu'il  a  choisi.  Il  doit  s'arranger  de  façon  que  dans  chaque 
strofe  prise  isolément,  tout  changement  de  mètre  soit  justi- 
fiable et  même  exigé  par  le  sens.  Lorsque  la  strofe  ne  con- 
tient qu'un  seul  vers  d'un  mètre  différent  des  autres,  la  tâche 
est  aisée.  Le  poète  n'a  qu'à  lui  faire  exprimer  l'idée  essen- 
tielle de  la  strofe,  et  autant  que  possible,  si  la  suite  du  déve- 
loppement le  permet,  la  même  idée,  l'idée  dominante  de  la 
pièce  présentée  sous  des  formes  différentes.  Le  Souvenir  de 
Musset  nous  en  a  fourni  un  merveilleux  exemple.  S'il  i  a  deux 
vers  différant  des  autres,  la  chose  est  un  peu  plus  compli- 
quée, mais  encore  facile  ;  tel  A  Villequier  de  Hugo.  Nous  ne 
reviendrons  pas  sur  ces  deux  pièces  dont  nous  avons  cité  plu- 
sieurs passages.  Si  la  strofe  présente  une  grande  variété  de 
mètres,  la  difficulté  devient,  très  considérable.  Nous  en  exa- 
minerons deux  exemples  ;  d'abord  la  pièce  de  Musset  intitulée 
Rappelle-toi.  Le  poète  invite  la  femme  qu'il  a  aimée  et  qu'il 
aime  encore  à  se  rappeler  sans  cesse  leurs  amours,  et  le 
développement,  très  simple,  consiste  à  énumérer  les  diffé- 
rents moments  pendant  lesquels  il  l'engage  à  retrouver  ce 
souvenir  et  aussi  les  circonstances  qui  le  lui  rapporteront 
d'elles-mêmes.  Le  tout  est  adressé  à  cette  femme,  mais  sui- 
vant les  passages  elle  est  plus  ou  moins  directement  en  jeu. 
Il  i  a  3  strofes  composées  de  4  vers  de  10  sillabes,  2  de  12,  2 
de  6  et  I  de  4. 

1"  strofe  :  Dans  les  4  vers  de  10  sillabes,  vers,  comme 
nous  l'avons  vu,  un  peu  plus  vifs  que  l'alexandrin,  le  poète 
signale  deux  circonstances  purement  extérieures  et  imperson- 
nelles. Puis  viennent  deux  circonstances  personnelles  à  cette 
femme  et  qui  la  mettent  directement  en  scène.  Forcément 
elles  demandent  plus  de  relief  que  les  précédentes  ;  pour  leur 
donner  la  valeur  qu'elles  méritent,  le  poète  les  exprime  en 
deux  alexandrins,  vers  plus  longs  et  un  peu  [)lus  lents,  qui  lui 


136  LE  VERS  FRANÇAIS 

permettent  de  mieux  étaler  les  idées  qu'il  exprime  et  d'insis- 
ter davantage.  C'est  à  ce  moment  qu'un  fait  extérieur  lui 
rapportera  ce  souvenir  et  qu'il  lui  conseille  de  ne  pas  res- 
ter sourde  à  cette  invitation.  Le  ritme  ne  change  pas,  mais  le 
mètre  change  :  le  conseil  et  l'événement  extérieur  ne  peu- 
vent pas  être  exprimés  dans  le  même  mètre  qui  a  servi  à 
exposer  les  dispositions  intimes  de  cette  femme.  Ce  sont 
deux  vers  de  6  sillabes,  puis  un  petit  vers  de  4  qui  contient 
et  met  en  relief  la  conclusion  de  la  strofe  et  l'idée  unique  de 
toute  la  pièce. 

2®  strofe  :  C'est  ainsi  qu'est  construite  la  première  strofe  ; 
on  peut  dire  qu'elle  est  très  bien  construite,  mais  en  somme 
il  n'i  avait  pas  de  grandes  difficultés  à  vaincre  puisque  le 
poète  n'était  entravé  par  rien  *.  A  partir  de  la  seconde  strofe 
l'auteur  n'a  plus  aucune  liberté;  il  est  enserré  dans  un  moule 
rigide,  et  les  difficultés  commencent.  Vojons  comment  il  en 
a  trionfé.  Dans  la  V^  strofe  les  4  vers  de  10  sillabes  énon- 
cent des  circonstances  étrangères  à  l'amante.  Il  en  est  de 
même  ici  :  c'est  de  lui  qu'il  s'agit,  non  pas  de  celle  qu'il 
aime  ;  mais  avec  les  grands  vers  comme  dans  la  1"  strofe 
la  femme  entre  en  scène  : 

Songe  à  mon  triste  amour,  songe  à  l'adieu  suprême. 

Dans  le  second  grand  vers  nous  avons  une  sorte  de  considé- 
ration générale  : 

L'absence  ni  le  temps  ne  sont  rien  quand  on  aime 

et  il  semble  à  première  vue  qu'il  i  ait  ici  une  tache  et  que  le 
mètre  devait  changer.  Supposons  donc  que  cette  strophe  est 
isolée,  que  le  poète  est  libre  de  changer  de  mètre  et  d'em- 
ployer celui  qui  conviendra  le  mieux  à  l'expression  de  son 
idée.  S'il  emploie  un  autre  mètre,  quel  qu'il  soit,  il  mettra 
cette  idée  générale  dans  un  relief  tout  particulier.  Or  ce  se- 
rait une  faute,  car  elle  ne  joue  pas  de  rôle  important  dans  le 
morceau.  L'idée  importante   est   celle-ci  :  Rappelle-toi,  songe 


1  II  va  de  soi  que  la  première  strofe  d'une  pièce  n'est  pas  toujours  et 
nécessairement  celle  qu'il  a  faite  la  première  et  qui  lui  a  servi  de  tipe 
pour  toutes  les  autres. 


«   RAPPELLE-TOI   »  137 

à  nos  amours.  Ce  grand  vers  ne  fait  qu'expliquer  les  idées 
exprimées  dans  les  cinq  premiers  et  annoncer  les  trois  sui- 
vants ;  c'est  une  sorte  de  transition,  de  trait  d'union  entre  le 
commencement  et  la  fin.  Or  La  Fontaine  nous  a  appris  que 
l'on  ne  change  de  mètre  que  pour  mettre  quelque  chose  en 
relief,  pour  marquer  un  contraste,  et  que  garder  le  même 
mètre  c'est  éviter  tout  relief.  Le  maintien  de  l'alexandrin  est 
donc  parfaitement  justifié.  D'ailleurs,  et  c'est  par  là  que  nous 
aurions  pu  commencer  cette  discussion,  il  n'i  a  changement 
d'idée  entre  le  vers  précédent  et  celui-ci  que  dans  la  forme  ; 
en  réalité,  sous  apparence  de  formule  générale,  il  estla  con- 
tinuation du  conseil  donné  et  veut  dire  en  quelque  sorte  : 
Songe  que  l'absence  ni  le  temps  ne  sont  rien  quand  on  aime. 
Puis,  avec  les  vers  de  6  sillabes  arrive,  comme  dans  la 
V  strofe,  la  circonstance  extérieure  qui  doit  rappeler  le  sou- 
venir, et  dans  le  petit  vers  de  la  fin  la  conclusion  de  la  strofe 
et  l'idée  unique  de  toute  la  pièce. 

S"'*^  strofe  :  La  3™'  strofe  est  construite  exactement  de  la 
même  manière  que  les  deux  précédentes  et  ne  nous  retiendra 
pas  longtemps.  Dans  les  4  vers  de  10  sillabes  sont  énoncées  des 
circonstances  étrangères  à  l'amante,  et  concernant  proprement 
le  poète.  Avec  les  grands  vers,  elle  entre  en  scène  dans  l'ima- 
gination de  l'auteur  : 

Tu  ne  me  verras  plus... 

Dans  la  suite  de  ces  deux  grands  vers,  c'est  le  poète  qui  est 
en  jeu  : 

.  .mais  mon  âme  immortelle 
Reviendra  près  de  toi  comme  une  sœur  fidèle  ; 

ce  n'est  que  de  lui  qu'il  est  question,  mais  il  n'apparaît  que 
pourles  rapports  qu'il  aura  avec  son  amante  ;  au  fond  c'est 
toujours  d'elle  qu'il  s'agit  et  par  conséquent  il  n'i  a  pas  de 
raison  pour  que  le  ritme  change.  Dans  les  deux  vers  de 
6  sillabes  arrive  comme  dans  les  autres  strofes  la  circonstance 
extérieure  qui  doit  rappeler  à  la  femme  leurs  amours,  et  en 
définitive  dans  le  vers  de  4  la  conclusion  de  la  strofe  et  du 
morceau. 


138  LE  VERS  FRANÇAIS 

On  peut  donc  dire  que  cette  pièce,  malgré  les  difficultés 
qu'elle  présentait,  est  irréprochable. 

Voici  maintenant  une  odelette  de  Th.  de  Banville,  composée 
de  3  strofes  contenant  chacune  un  vers  de  6  sillabes,  un 
de  8,  un  de  12,  un  de  6,  un  de  8  et  deux  de  6,  c'est-à-dire 
cinq  vers  lents  et  exactement  de  la  même  lenteur,  les  quatre 
de  6  sillabes  et  celui  de  12,  et  parmi  eux  deux  plus  rapides, 
ceux  de  8. 

Aimons-nous  et  dormons 
Sans  songer  au  reste  du  monde  ! 
Ni  le  flot  de  la  mer,  ni  l'ouragan  des  monts, 

Tant  que  nous  nous  aimons 
Ne  courbera  ta  tête  blonde, 

Car  l'amour  est  plus  fort 

Que  les  Dieux  et  la  Mort  I 

Le  soleil  s'éteindrait 
Pour  laisser  ta  blancheur  plus  pure. 
Le  vent  qui  jusqu'à  terre  incline  la  forêt. 
En  passant  n'oserait 
Jouer  avec  ta  chevelure 
Tant  que  tu  cacheras 
Ta  tête  entre  mes  bras  ! 

Et  lorsque  nos  deux  cœurs 
S'en  iront  aux  sphères  heureuses 
Où  les  célestes  lys  écloront  sous  nos  pleurs, 

Alors  comme  deux  fleurs, 
Joignons  nos  lèvres  amoureuses, 

Et  tâchons  d'épuiser 

La  Mort  dans  un  baiser  ! 

l*"^  strofe  :  Aimons-nous  et  dormons... 
Le  premier  vers  énonce  tout  le  sujet  ;  il  exprime  une  idée 
pleine  de  mollesse  et  de  langueur,  ce  qui  est  admirablement 
rendu  par  son  vocalisme.  Le  ritme  de  son  côté  i  est  parfaite- 
ment adapté  :  mètre  lent  et  court,  la  lenteur  et  la  langueur 
étant  des  idées  du  même  ordre  et  la  brièveté  du  vers  obli- 
geant à  resserrer  l'idée.  Un  mètre  vif  aurait  fait  contre-sens. 


UNE   ODELETTE    DE   BANVILLE  139 

Sans  songer  au  reste  du  monde  ! 

voici  le  mètre  rapide  et  il  est  destiné  à  peindre  par  son  mou- 
vement une  sorte  de  grand  geste  d'indifférence.  Puis  l'idée 
change,  d'où  changement  de  mètre  ;  il  est  question  d'éléments 
puissants  et  grandioses  :   l'alexandrin  s'impose  : 

Ni  le  flot  de  la  mer,  ni  l'ouragan  des  monts  ; 

avant  le  verbe  arrive  une  sorte  de  parentèse,  un  complément 
circonstanciel,  d'une  importance  capitale  car  il  énonce  la  con- 
dition même  de  ce  qui  doit  se  produire,  et  il  répète  en  quel- 
que sorte  ridée  exprimée  dans  le  premier  vers,  aussi  est-ce 
le  même  mètre  lent  et  court  qui  revient  : 

Tant  que  nous  nous  aimons, 

puis  vient  le  vers  rapide  comme  pour  écarter  vivement  la 
crainte  que  pourraient  suggérer  ces  terribles  éléments  et 
comme  pour  rassurer  son  amante  : 

Ne  courbera  ta  tête  blonde. 

Enfin  la  raison  de  cette  confiance  sans  bornes  est  énoncée 
sous  forme  de  sentence  générale.  C'est,  nous  l'avons  vu, 
l'alexandrin  que  l'on  emploie  généralement  en  pareil  cas  ; 
seul,  avec  sa  lenteur  et  son  ampleur,  il  convient  à  ces  sortes 
d'idées.  Et  c'est  bien  en  effet  une  sorte  d'alexandrin  que  nous 
avons  ici,  mais  un  alexandrin  à  rimes  léonines,  qui  sous  forme 
de  deux  vers  de  six  sillabes  a  l'avantage  sur  l'alexandrin  pro- 
prement dit  de  mettre  plus  en  relief  les  éléments  qu'il  contient, 
grâce  à  sa  rime  intérieure  et  à  sa  coupure  plus  nette  : 

Car  l'amour  est  plus  fort 
Que  les  dieux  et  la  Mort  ! 

Telle  est  la  première  strofe  et  l'on  ne  voit  pas  trop  quelle 
critique  on  pourrait  lui  adresser  au  point  de  vue  du  ritme. 

Voyons  les  autres.  Dans  les  deux  autres  strofes  les  idées 
ne  correspondent  pas  vers  par  vers  à  celles  de  la  1'^  strofe  ; 
nous  sommes  donc  obligés  de  les  examiner  en  elles-mêmes,  en 
ne  nous  occupant  plus  guère  de  la  l""^  strofe  que  pour  le 
cadre  qu'elle  nous  fournit. 


140  LE  VERS    FRANÇAIS 

Dans  le  premier  vers  il  s'agit  d'une  sorte  d'être  puissant 
comme  dans  l'alexandrin  de  la  première  strofe  et  de  l'action 
qu'on  lui  attribue.  Nous  n'avons  pas  ici  un  alexandrin,  mais 
un  vers  de  six  sillabes  qui  a  le  même  ritme,  c'est-à-dire  que 
le  poète  emploie  le  même  ton,  comme  il  convient: 

Le  soleil  s'éteindrait, 

puis  vient,  avec  l'octosillabe  qui  suit,  une  sorte  d'élan  d'admi- 
ration qui  justifie  parfaitement  l'emploi  d'un  mètre  rapide  : 

Pour  laisser  ta  blancheur  !  plus  pure  ; 

mais  l'élan  d^admiration  n'existe  et  par  conséquent  le  mètre 
n'est  justifié  qu'à  condition  de  le  couper  après  blancheur  et 
pas  après /awser.  L'alexandrin  qui  suit  contient  une  idée  tout 
à  fait  analogue  à  celle  qui  est  exprimée  dans  l'alexandrin  de  la 
première  strofe,  et  son  emploi  se  justifie  par  les  mêmes  raisons  : 

Le  vent  qui  jusqu'à  terre  incline  la  forêt, 

mais  dans  les  deux  vers  suivants  il  semble  qu'il  i  a  une  fai- 
blesse : 

En  passant  n'oserait 
Jouer  avec  ta  chevelure  ; 

c'est  le  vers  qui  contient  le  mot  «n'oserait»  qui  correspond 
pour  l'idée  à  celui-ci  «  ne  courbera  ta  tête  blonde  »  ;  c'est 
celui  qui  est  destiné  à  écarter  la  crainte,  c'est  dans  celui-là 
qu'il  faudrait  le  mouvement  rapide.  Quant  au  vers  suivant, 
il  ne  contient  que  le  complément  direct  de  «  n'oserait  »,  et  si 
ce  complément,  par  la  nature  de  l'idée  qu'il  représente, 
demande  delà  légèreté,  ce  que  l'on  obtient  par  le  choix  des 
voyelles,  et  que  le  poète  a  en  efi'et  obtenu  ici  de  cette 
manière,  il  ne  comporte  nullement  la  rapidité.  On  pouvait 
mettre  en  relief  cette  idée  pour  bien  établir  le  contraste  entre 
la  douceur  de  l'action  supposée  et  la  puissance  de  l'agent, 
mais  pour  cela  un  changement  de  mètre  suffisait  et  c'est  un 
vers  lent  qui  aurait  convenu.  Quant  aux  deux  petits  vers  qui 
suivent  : 


UNE  ODELETTE   DE    BANVILLE  141 

Tant  que  tu  cacheras 
Ta  tête  entre  mes  bras. 

ils  ne  font  que  reproduire  la  même  idée  que  celui-ci  de  la 
première  strofe  : 

Tant  que  nous  nous  aimons... 

C'est  donc  en  toute  justice  que  le  poète  reprend  le  même 
mètre  et  développe  son  idée  en  deux  vers  de  six  sillabes 
sous  forme  d'un  faux  alexandrin  à  rime  léonine. 

3"  strofe  :  Et  lorsque  nos  deux  coeurs 

ce  petit  vers  qui  ne  signifie  rien,  qui  ne  contient,  avec  quel- 
ques mots  sans  valeur,  que  le  sujet  de  la  proposition  dévelop- 
pée postérieurement,  détone  absolument  à  côté  des  vers  cor- 
respondants et  si  pleins  des  deux  autres  strofes  : 

Aimons-nous  et  dormons.... 
Le  soleil  s'éteindrait.... 

C'est  là  une  faute  grave.  Qu'est-ce  qu'il  fallait  mettre  ?  cela 
ne  nous  regarde  pas;  nous  n'avons  pas  à  refaire  la  pièce  de 
Banville,  mais  seulement  à  l'examiner.  Ensuite  vient  le  vers 
rapide,  le  vers  de  8  sillabes,  absolument  justifié  par  le  mou- 
vement que  suppose  l'idée  qu'il  exprime  : 

S'en  iront  aux  sphères  heureuses, 

puis  nous  avons  l'alexandrin  : 

Où  les  célestes  lys  écloront  sous  nos  pleurs, 

qui  n'est  pas  bien  remarquable,  à  tel  point  que  l'on  a  le  droit 
de  se  demander  s'il  n'est  pas  tout  entier  une  cheville,  mais 
dont  l'emploi  pourrait  enfin  à  la  grande  rigueur  être  à  peu 
prés  excusé  par  la  prétendue  élévation  de  l'idée  exprimée. 
Le  petit  vers  lent  qui  suit  n'est  pas  meilleur  que  le  premier 
de  la  strofe  ;  alors  qu'il  devrait  renfermer  des  idées  impor- 
tantes, il  contient  un  mot  insignifiant,  puis  une  comparaison 
sans  intérêt  et  dont  la  justesse  est  extrêmement  contes- 
table : 


142  LE  VERS  FRANÇAIS 

Alors,  comme  deux  fleurs... 

Quant  aux  trois  derniers  vers,  nous  n'avons  aucune  critique 
à  leur  adresser,  loin  de  là.  D'abord  un  élan  d'entousiasme  : 

Joignons  nos  lè|vres  amoureuses, 

puis  deux  petits  vers  graves  et  lents,  correspondant  en  quel- 
que sorte  à  un  alexandrin,  qui  mettent  en  relief  l'aboutisse- 
ment de  toute  la  pièce  et  de  tous  les  désirs  du  poète  ,  en 
une  idée  qui  rappelle  celles  qui  ont  été  exprimées  dans  les 
vers  correspondants  des  autres  strofes,  et  les  efface  parla 
conclusion  qu'elle  comporte  : 

Et  tâchons  d'épuiser 
La  Mort  dans  un  baiser  ! 

En  somme  une  jolie  et  bonne  pièce,  contenant  une  première 
strofe  excellente  et  deux  autres  qui  ne  sont  pas  mauvaises, 
malgré  quelques  taches. 


Des  pièces  de  ce  genre,  étant  donné  que  c'est  une  strofe 
de  forme  invariable  qui  est  l'unité,  sont  absolument  compa- 
rables aux  poèmes  dans  lesquels  on  n'a  qu'un  seul  et  même 
vers  du  commencement  à  la  fin. 

Les  pièces  en  vers  libres  étant  celles  dans  lesquelles  l'unité, 
c'est-à-dire  le  vers  change  fréquemment  et  irrégulièrement, 
les  pièces  en  strofes  libres  sont  celles  dans  lesquelles  l'unité, 
c'est-à-dire  la  strofe,  change  de  structure  fréquemment  et 
d'une  façon  plus  ou  moins  irrégulière. 

Il  peut  se  faire  que  dans  une  pièce  en  strofes  libres  toutes 
les  strofes  soient  différentes  les  unes  des  autres,  de  même 
que  dans  une  pièce  en  vers  libres  le  mètre  peut  à  la  rigueur 
changer  à  chaque  fois.  Telle  est  celle  de  Lamartine  que  nous 
avons  critiquée  toutàTeure.  Ne  pouvant  pas  rester  à  ce  sujet 
sur  une  impression  plutôt  mauvaise,  nous  signalerons  comme 
exomple  à  peu  près  irréprochable  dans  ce  genre,  la  pièce 
d'A.  de  Musset  intitulée  a  Souvenir  des  Alpes  ».  Après  les 
études  que  nous  venons  de  faire,  elle  n'aura  pas  besoin  de 
commentaire. 


«  LA    NUIT    d'octobre  »  14*^ 

Le  plus  souvent»  de  même  que  dans  les  pièces  en  vers 
libres  il  i  a  d'ordinaire  plusieurs  vers  du  même  tipe  et  sou- 
vent à  la  suite  les  uns  des  autres,  de  même  les  pièces  en 
strofes  libres  contiennent  plusieurs  strofes  du  même  tipe  et 
souvent  à  la  suite  les  unes  des  autres,  par  séries.  Nous  consi- 
dérerons d'abord  un  tipe  qui  estreprésenté  par  exemple  par  la 
Nuit  d'octobre  d'A.  de  Musset.  Cette  pièce  est  constituée  par 
des  tirades  d'étendue  variable,  entremêlées  de  strofes  de 
différents  tipes,  et  il  faut  noter  que  dans  les  tirades,  quel 
qu'en  soit  le  mètre,  les  rimes  sont  croisées  et  le  sens  finit  tous 
les  4  vers ,  en  sorte  que  l'on  pourrait  à  la  rigueur,  ce 
qui  n'est  nullement  nécessaire,  les  considérer  comme  des 
agrégats  de  strofes  de  4  vers. 

Le  poète,  mélancolique  et  rêveur,  commence  par  4  vers 
où  il  dit  comment  son  amour  et  sa  jalousie  ont  disparu  et 
étant  donné  sa  disposition  d'esprit,  c'est  le  mètre  lent  de  12 
sillabes  qui  convient.  —  La  muse,  pleine  d'intérêt  pour  son 
poète,  vient  l'interroger,  non  pas  comme  une  personne  indif- 
férente, mais  en  somme  comme  une  personne  étrangère,  c'est- 
à-dire  d'un  ton  qui  n'a  pas  de  raison  pour  être  grave  et  lent 
comme  celui  du  poète  ;  elle  emploie  le  vers  vif  de  8  sillabes. 

—  Le  poète  répond  avec  le  ton  grave  de  la  mélancolie  par  4 
alexandrins.  —  Puis  la  muse  essaie  de  le  consoler  et  se  sert 
pour  cela  de  frases  générales  comme  on  fait  d'ordinaire  en 
s'adressant  aux  personnes  affligées,  et  l'invite  à  lui  raconter  sa 
peine  ;  elle  ne  change  pas  de  ton  ;  elle  se  sert  toujours  du  mètre 
de  8  sillabes.  —  Le  poète  dans  sa  réponse  garde  la  même  dis- 
position d'esprit  et  par  suite  le  même  ton,  il  reprend  l'alexan- 
drin et  se  dispose  à  raconter  ses  maleurs.  —  Alors  la  muse  qui 
ne  veut  que  le  consoler  et  qui  craint  que  le  récit  de  ses  peines 
ne  réveille  sa  colère,  lui  demande  toujours  du  même  air  et 
dans  le  même  ton,  s'il  pourra  parler  avec  calme  et  s'il  est 
vraiment  guéri.  — Le  poète  la  rassure  ;  il  est  bien  guéri,  dit-il, 
mais  il  s'exprime  toujours   dans  le  même  ton  grave  et  triste. 

—  Enfin  la  muse  termine  cette  soL-te  de  prélude  en  lui  disant 
qu'elle  est  prête  à  l'écouter  et  qu'il  n'a  plus  qu'à  parler. 

En  somme  cette  première  partie  est  un  dialogue  où  l'atti- 
tude des  deux  personnages  et  leurs  dispositions  d'esprit  res- 
tent les  mêmes  du  commencement  à  la  fin,  le  poète  mélan- 


U4  LE  VERS  FRANÇAIS 

colique  et  grave,  la  muse  délicatement  empressée  et  affec- 
tueuse. Ils  ont  chacun  leur  ton  et  ne  le  changent  pas. 

Ici  le  poète  commence  son  récit,  non  pas  comme  on  fait 
une  narration  d'un  ton  lent  et  égal  ,  mais  comme  une  per- 
sonne qui  rêve  en  quelque  sorte,  qui  rappelle  ses  souvenirs 
et  les  énonce  l'un  après  l'autre  à  mesure  qu'ils  se  présentent 
à  sa  mémoire,  d'un  ton  inégal,  un  peu  saccadé  et  en  les 
mettant  tous  en  valeur.  Or,  nous  l'avons  vu,  pour  mettre  en 
relief  tous  les  détails  d'un  développement,  il  faut  changer  de 
mètre  à  chaque  vers,  il  faut  faire  alterner  un  vers  plus  long 
et  plus  lent  avec  un  vers  plus  court  et  plus  vif.  C'est  ce  qu'a 
fait  l'auteur  ;  mais  il  n'a  pas  employé  l'iambe  qui,  comme  nous 
le  savons,  est  une  combinaison  à  effet  violent;  il  n'i  a  ici 
aucune  violence:  il  n'i  a  que  de  la  tristesse.  Le  poète  a  par- 
faitement senti  que  l'alternance  du  vers  de  10  sillabes  avec 
celui  de  8  était  celle  qui  convenait  le  mieux. 

La  muse  qui  l'écoute  avec  tendresse  voit  qu'il  évite  les 
souvenirs  eureux  et  que  sa  tristesse  tourne  à  l'aigreur  et  à  la 
rancune  ;  elle  s'empresse  de  l'interrompre  ;  elle  essaie,  tou- 
jours du  même  ton,  de  le  faire  parler  davantage  de  ses 
moments  eureux,  pour  absorber  son  esprit  dans  des  idées 
gaies  et  lui  faire  oublier  ses  souffrances. 

Mais  le  poète  ne  se  laisse  pas  persuader  ;  ce  sont  ses 
maleurs  qu'il  veut  raconter.  Cette  fois  c'est  une  véritable 
narration  qu'il  fait  d'un  ton  calme  et  égal,  aussi  reprend-il 
son  mètre  du  début,  l'alexandrin,  dont  la  lenteur  et  la  gravité 
conviennent  à  la  situation.  Au  cours  du  récit  la  note  devient 
plus  aiguë,  à  cause  de  la  violence  des  événements  et  des 
sentiments  que  l'on  relate  ;  mais  il  n'i  a  pas  de  raison  pour 
que  le  mètre  change.  L'alexandrin  est  le  mètre  tragique 
aussi  bien  que  celui  de  la  narration. 

La  muse  qui  sent  que  la  passion  du  poète  renaît  au  récit  de 
ses  maleurs  et  que  sa  blessure  mal  cicatrisée  se  rouvre, 
s'efforce  de  l'apaiser,  toujours  avec  le  même  ton,  avec  celui 
d'un  ami  qui  tâche  de  calmer  une  personne  qui  souffre  et  se 
révolte  contre  la  douleur. 

Mais  comme  il  arrive  trop  souvent,  les  paroles  de  conso- 
lation et  d'apaisement  ne  consolent  ni  n'apaisent,  mais  au 
contraire  accroissent  la  douleur  ou  la  colère.  Le  poète  ne  se 


LE  VERS  DE  SEPT  SILLABES  115 

maîtrise  plus,  et  sa  réponse  n'est  qu'une  suite  d'imprécations 
contre  la  femme  qui  l'a  traï.  Il  a  pris  pour  l'exprimer  le  vers 
de  7  sillabes  et  ce  choix  est  bien  caractéristique  de  la  part 
d'un  poète  qui  n'a  jamais  employé  ce  mètre  qu'une  autre 
fois  [Le  rideau  de  ma  voisine)  dans  toutes  ses  œuvres.  Ce  vers 
est  merveilleusement  propre  à  exprimer  des  imprécations  ; 
pourquoi  ?  parce  qu'il  est  par  excellence  dans  notre  versi- 
fication le  vers  boiteux  et  sautillant  et  qu'il  saccade  les  idées 
qu'on  lui  fait  exprimer.  Le  vers  de  5  sillabes  ne  produit  pas 
du  tout  le  même  effet.  Il  i  a  deux  vers  de  cinq  sillabes,  l'un 
qui  a  une  coupe  et  l'autre  qui  n'en  a  pas.  Celui  qui  a  une 
coupe  est  généralement  du  tipe  2-}-  3  ou  3  -(-  2  ;  il  est  nette- 
ment boiteux,  mais  comme  il  est  en  même  temps  très  lent, 
son  allure  est  celle  d'un  boiteux  qui  marche  très  lentement, 
c'est-à-dire  qu'elle  n'est  ni  saccadée  ni  sautillante.  Lorsqu'il 
n'a  pas  de  coupe,  il  n'a  qu'une  mesure  et  il  est  alors  extrê- 
mement rapide  ;  mais  il  n'est  plus  boiteux;  quelqu'un  qui  n'a 
qu'une  jambe  ou  qui  saute  sur  un  pied  ne  boite  pas.  Mais  le 
vers  de  7  sillabes  divisé  comme  ici  par  la  coupe  en  4 -f- 3  ou 
3  -|-  4,  et  quelque  fois  en  5  -|-  2  ou  2  -)-  5  est  le  tipe  parfait  de 
la  boiterie.  Je  me  rappelle  que  quand  j'étais  enfant  (cet  âge 
est  sans  pitié),  il  nous  arrivait  quelquefois,  avec  mes  petits 
camarades,  de  poursuivre  une  femme  assez  méchante  et  qui 
boitait  extrêmement  bas,  en  lui  criant  :  «  4  et  3  sept,  4  et 
3  sept  »  ;  cela  avait  le  don  de  l'exaspérer.  Eh  bien,  notre  vers 
boite  exactement  comme  boitait  cette  femme,  et  comme  il  est 
rapide,  qu'il  court,  forcément  il  sautille  et  son  allure  est 
saccadée. 

Ici  la  muse  l'arrête  et  quitte  absolument  le  ton  qu'elle  avait 
au  commencement  de  la  pièce  ;  elle  prend  le  grand  vers 
lent  et  grave  pour  le  gourmander  et  lui  faire  un  sermon  en 
règle. 

Le  sermon  a  produit  son  effet  :  le  poète  est  complètement 
calmé,  il  oublie  jalousie  et  souffrances,  pardonne  à  son 
ancienne  amante,  et  la  mélancolie  du  commencement  fait  place 
aux  idées  riantes  et  à  la  gaîté.  Le  vers  vif  et  léger  de  8  silla- 
bes vient  naturellement  s'adapter  à  ses  paroles. 

Cette  pièce  comme  on  le  voit,  est  merveilleusement  réus- 
sie, mais  assez  compliquée  ;  si  nous  passons   à  l'examen   des 


146  LE  VERS  FRANÇAIS 

pièces  qui  sont  proprement  et  nettement  en  strofes,  nous  en 
pourrons  trouver  de  plus  simples,  mais  également  d'aussi 
compliquées.  Le  Lac  de  Lamartine  est  une  des  plus  simples. 
C'est  tout  d'abord  le  poète  qui  parle,  et  il  se  sert  de  strofes 
composées  de  trois  alexandrins  et  d'un  vers  de  6  sillabes  qui 
exprime  en  général  l'idée  la  plus  importante  de  la  strofe  ou  du 
morceau. 

Puis  il  entend  une  voix  étrange;  les  paroles  de  cette  voix 
ne  peuvent  pas  être  dites  du  même  ton  que  les  siennes. 
Comme  d'autre  part  elles  ont  une  importance  capitale,  étant 
l'aboutissement  de  ce  que  le  poète  vient  de  dire  et  le  point  de 
départ  de  ce  qu'il  dira  ensuite,  qu'elles  sont  en  quelque  sorte 
le  centre  et  le  pivot  de  toute  la  pièce,  le  poète  a  choisi,  pour 
les  mettre  en  relief  depuis  le  premier  vers  jusqu'au  dernier, 
l'alternance  continuelle  du  vers  de  12  sillabes  avec  celui  de 6. 

Aussitôt  que  la  voix  s'est  tue,  le  poète  reprend  la  parole 
et  il  s'exprime  de  nouveau  dans  la  même  forme  qu'au  début. 

Il  n'i  a  donc  que  deux  tipes  de  strofes  dans  ce  morceau.  Les 
pièces  suivantes  sont  plus  variées.  Nous  prendrons  d'abord 
une  pièce  qui  n'a  pas  une  aute  valeur  poétique,  mais  qui  est 
intéressante  et  curieuse  :  c'est  une  œuvre  de  virtuosité,  les 
Djinns  dans  les  Orientales,  On  part  du  repos  et  du  silence 
pour  arriver  progressivement  à  un  vacarme  infernal,  et  ce 
bruit  épouvantable  s'éloigne  et  petit  à  petit  retombe  à  néant. 
Croissance,  puis  décroissance  de  bruit  et  de  mouvement,  tout 
cela  exprimé  par  le  ritme.  L'auteur  commence  par  le  vers  de 
2  sillabes  pour  arriver  progressivement  au  vers  de  10,  puis 
redescend  graduellement  au  vers  de  2.  La  seconde  moitié 
recouvre  la  première  en  ordre  inverse. 

La  première  strofe  est  en  vers  de  2  sillabes,  c'est-à-dire  très 
lente,  mais  tous  les  mots  i  sont  mis  en  relief  par  la  rime.  Elle 
est  destinée  à  peindre  par  sa  lenteur  et  sa  monotonie  le  repos 
et  le  silence.  La  seconde  strofe  est  en  vers  de  3  sillabes  ;  c'est 
encore  bien  lent,  mais  pourtant  plus  rapide  :  le  mouvement  ou 
le  bruit  commence.  La  troisième  strofe  est  en  vers  de  4  silla- 
bes à  une  mesure  :  c'est  un  mètre  très  vif.  Le  bruit  augmente 
et  suggère  l'idée  d'un  mouvement  rapide  qui  le  produit  et  le 
rapproche.  Dans  la  quatrièno  strofe  le  personnage  qui  parle 
décrit  le  bruit  inégal  qu'il  entend.  Il  emploie  un  mètre  inégal 


«  LES  DJINNS  »  147 

comme  ce  bruit,  mais  lent  parce  que  tout  en  parlant  il  écoute 
et  apprécie  (5  sillabes,  en  deux  mesures).  Dans  la  cinquième 
strofe  il  reconnaît  la  cause  de  ce  bruit  et  prend  une  détermi- 
nation relative  à  sa  propre  sécurité  ;  mètre  lent  de  6  sillabes. 
Ce  sont  les  Djinns;  il  les  entend  de  très  près,  il  se  figure 
même  qu'il  les  voit  et  il  décrit  leur  vol  rapide,  tourbillonnant 
et  sifflant,  au  moyen  du  mètre  rapide,  boiteux  et  sautillant  de 
7  sillabes.  Les  démons  approchent  toujours.  Il  les  reconnaît 
avec  anxiété  et  songe  précipitamment  aux  précautions  qu'il  doit 
prendre  en  constatant  les  effets  de  leur  passage  sur  sa  demeu- 
re. C'est  l'activité  fébrile  qu'il  déploie  en  ce  moment  qui  ex- 
plique l'emploi  du  vers  rapide  de  8  sillabes;  c'est  aussi  ce  fait 
que  le  mouvement  des  Djinns  lui  semble  d'autant  plus  rapide 
qu'il  est  plus  rapproché.  Il  n'i  a  pas  de  strofe  en  vers  de  9silla- 
bes.  Ce  vers  coupé  en  3,  3,  3,  fournit  un  ritme  berceur  qui  ferait 
ici  contre-sens;  mais  en  le  coupant  autrement,  par  exemple 
2,4,3,  —  4,2,  3,  etc.,  le  poète  aurait  pu  obtenir  des  effets  tout 
à  fait  conformes  à  la  situation.  Il  emploie  le  vers  de  10  sillabes. 
Le  personnage  est  à  peu  près  en  sécurité,  tapi  au  fond  de  sa 
demeure  ;  mais  les  esprits  s'abattent  sur  elle.  Il  écoute  plein 
d'angoisse  et  constate  ce  qu'il  entend  ;  mais  chacun  de  leurs  cris , 
chacun  de  leurs  coups  le  fait  tressaillir.  Ce  sont  ces  tressaille- 
ments continuels  que  le  poète  a  bien  rendus  par  la  première 
mesure  rapide  du  vers  de  10  sillabes  suivie  de  deux  mesures 
lentes. 

Cette  strofe  est  le  point  central  de  la  pièce,  et  le  point 
culminant  du  vacarme  des  Djinns.  Lemaleureux  se  croit  perdu 
et  dans  sa  détresse  il  pousse  vivement  sa  prière  à  Mahomet, 
d'où  l'emploi  du  vers  rapide  de  8  sillabes;  il  faut  noter  qu'en 
même  temps  le  bruit  est  moins  violent  et  la  fuite  rapide 
commence.  Les  vers  de  7  sillabes  qui  viennent  ensuite  peignent 
cette  fuite  sautillante  et  saccadée.  Le  personnage  se  rassure,  se 
calme,  d'où  le  mètre  lent  de  6  sillabes  pour  constater  le  départ 
des  démons  et  le  décroissement  du  bruit  qu'ils  font  en  pas- 
sant. Il  entend  encore  des  bruits,  mais  inégaux  et  discontinus, 
d'où  le  mètre  inégal  de  5  sillabes;  ce  mètre  est  lent,  ce  qui 
concorde  avec  l'attitude  attentive  de  l'auditeur  qui  apprécie 
ce  qu'il  entend.  Le  bruit  de  la  troupe  n'est  plus  qu'un  sourd 
grondement;  il  semble  qu'elle  fuit  plus  vite  parce  que  le  bruit 


i48  LE  VERS  FRANÇAIS 

est  continu,  d'où  le  mètre  irès  vif  de  4  sillabeâ  (en  réalité  c'est 
Téloignement  qui  empêche  de  distinguer  les  divers  éléments 
du  bourdonnement).  Le  bruit  devient  de  plus  en  plus  vague 
et  semble  à  chaque  instant  prêt  à  s'éteindre,  d'où  le  mètre 
lent  de  3  sillabes  peignant  un  bruit  qui  disparaît  comme  il 
avait  peint  au  début  un  bruit  qui  naît.  Enfin  avec  la  dernière 
strofe  en  vers  de  2  sillabes,  très  lente,  nous  retombons  au 
silence  et  au  repos. 

Nous  terminerons  par  trois  pièces  d'un  genre  plus  élevé  : 
L'Ode  à  la  Colonne^  La  prière  pour  tous  et  Napoléon  II,  la  se- 
conde empruntée  aux  Feuilles  d'automne  et  les  deux  autres 
aux  Chants  du  Crépuscule.  V.  Hugo  a  composé  la  première  au 
moment  où  il  était  question  de  faire  transporter  les  cendres 
de  Napoléon  sous  la  colonne  de  la  [»iace  Vendôme. 

L  -  La  pièce  débute  par  un  développement  grandiose  sur 
les  origines  de  cette  colonne  de  bronze  et  sur  les  auts  faits 
qui  ont  motivé  son  érection.  Le  ton  épique,  c'est-à-dire  le 
ritme  de  l'alexandrin  était  tout  indiqué.  Le  poète  adopte  en 
effet  le  vers  de  12  sillabes,  mais  en  l'intercalant,  tous  les 
deux  vers,  d'un  petit  vers  de  6  sillabes  qui  ne  change  pas  le 
ritme,  mais  a  pour  effet  de  donner  à  l'ensemble  plus  de  relief 
et  de  mettre  particalièrement  en  évidence  les  idées  qu'il  ex- 
prime. 

IL  —  Les  députés  ont  ajourné  la  question;  Hugo  d'un  ton 
dégagé  et  ironique  rapporte  leurs  arguments  ou  ceux  qu'il 
leur  prête  ;  le  vers  épique  ne  convient  plus  ;  il  emploie  le 
vers  léger  et  rapide  de  8  sillabes. 

IIL  —  Puis  il  se  mêle  en  quelque  sorte  à  leur  discussion  et 
leur  oppose  Ténumération  de  tous  les  titres  de  Napoléon. 
Pour  accumuler  rapidement  tous  ces  faits,  il  faut  encore  des 
petits  vers  rapides;  le  vers  de  8  sillabes  convient  seul,  car 
celui  de  6  a  la  même  lenteur  que  l'alexandrin  et  celui  de  10 
est  à  peine  plus  rapide.  D'autre  part,  un  vers  à  nombre  im- 
pair de  sillabes  eût  fait  contre-sens  par  son  allure  sautil- 
lante. Aussi  le  poète  garde  le  même  mètre. 

IV.  -  Là-des3us  il  continue  son  argumentation.  En  somme 
c'est  toujours  la  même  discussion  ,  la  même  délibération  :  le 


«   r/ODE   A  LA  COLONNE  »  14  9 

ton  ne  change  pas,  même  si  des  idées  dififérentes  se  succèdent. 
Ce  sont  deux  strofes  de  vers  de  8  sillabes  ;  dans  la  première 
il  demande  si  Ton  craint  que  le  despotisme  de  nouveau  ne  sur- 
gît et  n'opprimât  la  liberté  ;  dans  la  seconde  il  répond  qu'en 
Tétat  actuel  ce  n'est  plus  à  redouter. Entre  les  deux  se  trouve 
une  strofe  d'un  tipe  différent,  qui  prépare  la  suivante,  mais 
qui  ne  fait  pas  partie  à  proprement  parler  de  la  discussion  ; 
c'est  en  quelque  sorte  une  parentèse,une  réflexion  que  fait  le 
poète  àpart  lui, qu'il  ne  lance  pas  au  milieu  delidélibération, 
mais  qui  l'amène  à  la  strofe  suivante  contenant  le  dernier  argu- 
ment qu'il  énonce.  Dans  cette  strofe  intermédiaire,  l'auteur 
sonie  à  la  force  actuelle  de  la  liberté  et  à  la  quiétude  que  lui 
laisse  la  vue  des  trônes  et  des  rois.  Pour  exprimer  cette  aute 
puissance,  Hugo  a  employé  le  vers  épique  dans  toute  la  strofe 
sauf  l'avant  dernier  vers  qui  a  8  sillabes  et  met  en  relief  une 
antitèse  frappante. 

V.  —  La  délibération  supposée  est  finie.  Le  poète  ne 
s'adresse  plus  aux  députés.  Il  s'adresse  atout  le  monde  pour 
flageller  ces  avocats  et  dire  quel  eût  été  l'efl'dt  gpaad;ose  et 
puissant  de  l'exéjution  du  projet  exprimé  parles  pétitionnai- 
res. Naturellement  il  reprend  pour  cela  le  ton  épique  dans 
des  strofes  construites  comme  celles  du  début:  2  alexandrins 
à  l'imes  plates,  un  exasillabe,  puis  2  alexandrins  à  rimes 
plates  et  un  nouvel  exasillabe  rimant  avec  le  premier. 

VI.  —  Donc  la  proposition  est  repoussée  :  on  ne  ramènera 
pas  pour  le  moment  les  cendres  du  grand  empereur  sous  sa 
colonne  de  bronze.  Le  poète  alors  se  tourne  vers  ces  cendres 
mêmes  et  s'adresse  à  elles.  Il  leur  conseille  la  patience  en 
une  sorte  d'imme  vif  et  léger. 

VII.  —  Puis  il  songe  à  l'avenir,  il  espère  qu'un  jour  on 
sera  plus  juste,  qu'on  mettra  les  restes  de  Napoléon  oii  ils 
doivent  être  et  qu'on  leur  fera  les  funérailles  qu'ils  méritent. 
C'est  sur  cet  espoir  qu'il  termine  et  pour  l'énoncer,  pour  le 
communiquer  au  grand  empereur  il  prend  le  grand  alexandrin 
en  strofes  de  6  vers  dont  le  dernier  est  un  octosillabe  à 
relief. 

10 


150  LE  VERS  FRANÇAIS 

La  prière  pour  tous 

I.  —  Nous  sommes  au  moment  où  le  jour  vient  de  dispa- 
raître faisant  place  à  la  nuit  et  où  les  petits  enfants  font  leur 
prière  avant  de  s'endormir.  Le  poète  décrit  gravement  cette 
eure  crépusculaire  et  envoie  sa  fille  prier.  Il  se  sert,  comme 
il  est  naturel,  du  mètre  grave  et  lent  de  12  sillabes. 

IL  —  Prier  pour  qui  ?  D'abord  pour  sa  mère,  puis  surtout 
pour  son  père  ;  le  poète  donne  les  raisons  de  ce  choix  et  il 
les  expose  gravement  sans  changer  de  mètre. 

III.  —  Après  son  père  et  sa  mère  il  Tengage  à  prier  pour 
tous  ceux  qui  emploient  mal  l'eure  de  la  prière,  pour  tous 
ceux  qui  ne  prient  pas,  pour  tous  ceux  qui  sont  morts  et  par 
conséquent  ne  peuvent  pas  prier  mais  ont  besoin  des  prières 
d' autrui.  Il  i  a  là  une  longue  et  rapide  énumération;  et, 
comme  nous  Tavons  vu;  ce  sont  les  vers  vifs  et  en  particulier 
celui  de  8  sillabes  qui  expriment  le  mieux  la  sintèse  et  l'accu- 
mulation des  faits  et  des  idées  qu'on  énumère  ;  ce  sont  des 
strofes  de  10  vers  de  8  sillabes. 

IV.  —  Parmi  les  morts  pour  lesquels  il  convient  de  prier, 
c'est  aux  parents  tout  d'abord  qu'il  faut  songer,  aux  grands 
parents,  aux  oncles,  aux  aïeux.  Il  n'i  a  plus  ici  une  énumé- 
ration et  une  accumulation  de  personnages  comme  dans  la 
partie  précédente,  mais  il  i  a  en  quelque  sorte  la  description 
de  l'état  de  ces  morts  dans  leur  tombe  ;  aussi  le  poète  reprend 
Talexandrin  grave  et  lent. 

V.  —  Là-dessus  il  semble  supposer  que  sa  fille  lui  fait  une 
objection,  qu'elle  lui  demande  pourquoi  ce  n'est  pas  lui  qui  va 
prier  pour  toutes  ces  personnes.  Il  i  répond  par  une  sorte 
d'imne  gracieux  et  léger  en  l'onneur  de  la  pureté  et  de  l'in- 
nocence des  enfants,  où  il  montre  que  seuls  les  enfantas 
n'ayant  pas  besoin  de  prier  pour  eux-mêmes  peuvent  se  char- 
ger d'aulrui.  Il  reprend  pour  cela  le  vers  de  8  sillabes,  mais 
non  plus  comme  plus  aut  en  strofes  de  dix  vers  destinées  à 
accumuler  les  éléments  d'une  énumération  ;  ce  sont  des  peti- 
tes strofes  de  5  vers. 


te  LA   PRIERE    POUR  TOUS  »  151 

VI.  —  Puis  l'auteur  revient  au  vers  grave  et  lent  pour  dire 
à  sa  fille  comment  elle  doit  faire  sa  prière,  qu'elle  doit  la  don- 
ner comme  une  consolation,  comme  une  aumône,  une  charité, 
pour  tous,  pour  Dieu  lui-même. 

VII.  —  Elle  doit  verser  sa  prière  comme  un  parfum.  Cette 
idée  suggère  au  poète  un  imne  lirique  où  il  montre  que  tous 
les  parfums  terrestres,  toutes  les  offrandes  ne  sont  rien  auprès 
de  celle  delà  prière  d'un  enfant.  Il  emploie  pour  cela  de  peti- 
tes strofes  de  5  vers  en  vers  de  5  sillabes.  L'allure  de  ces  vers 
est  lente  mais  inégale  puisqu'ils  ont  deux  mesures  dont  l'une 
est  plus  rapide  que  l'autre  ;  et  la  strofe  tout  entière  a  aussi 
quelque  chose  d'inégal  puisqu'elle  contient  un  nombre  impair 
de  vers  et  que  de  ses  deux  rimes  l'une  est  répétée  trois  fois. 
De  cette  allure  inégale  et  variée  résulte  une  impression  gra- 
cieuse qui  convient  bien  à  l'idée  exprimée. 

VIII.  —  Là-dessus  l'auteur  nous  dépeint  sa  fille  en  prières 
avec  son  ange  qui  se  tient  auprès  d'elle.  Il  reprend  pour  cela, 
comme  il  sied,  le  long  vers  grave. 

IX.  —  La  pièce  se  termine  par  deux  prières  sous  forme 
d'imnes.  Ce  sont  les  deux  prières  du  poète;  toutes  deux  sont 
graves  et  lentes,  mais  en  des  mètres  difi'érents.  La  première 
s'adresse  àsafille,  il  l'invite  à  rester  toujours  umble  et  pieuse, 
et  pure  comme  les  lacs  des  montagnes.  Il  se  sert  pour  cela 
d'un  vers  aussi  lent  que  l'alexandrin,  le  vers  de  6  sillabes  à 
deux  mesures,  mais  sa  disposition  en  petites  strofes  de  5  vers 
avec  une  rime  répétée  3  fois  lui  donne  une  grâce  particu- 
lière. 

X.  —  Pour  la  prière  adressée  à  l'ange  auquel  il  recom- 
mande sa  fille,  le  ton  s'élève  et  le  vers  devient  plus  ample.  Ce 
sont  des  strofes  de  6  vers  composées  de  deux  alexandrins  à 
riraes  plates  suivis  d'un  exasillabe  à  relief,  puis  deux  alexan- 
drins à  rimes  plates  suivis  de  nouveau  d'un  exasillabe  qui  rime 
avec  le  premier. 

Napoléon   II 

C'est  en  quelque  sorte  un  fragment  d'épopée,  mais  de  l'épo- 
pée lirique.  La  note  dominante  est  bien  le  ton  épique  et  le 


t5è  LE    VERS   FRANÇAIS 

mètre  le  plus  employé  l'alexandrin  ;  mais  tandis  que  l'épopée 
proprement  dite  ne  comporte  que  l'alexandrin  à  rimes  plates 
et  en  séries  indéfinies,  ici  l'alexandrin  est  employé  en  strofes 
et  il  n'i  a  nulle  part  4  alexaudrins  de  suite  à  rime  plate.  Ce 
sont  des  strofes  de  6  vers  dans  lesquelles  le  3®  et  le  6®  riment 
toujours  ensemble.  En  outre,  le  6^  vers  ou  bien  le  3®  et  le  6* 
sont  souvent  remplacés  par  des  mètres  d'un  autre  tipe  (6  ou 
8  sillabes).  Enfin  il  i  a  dans   la  pièce   quelques  strofes  tout 
entières  en  vers  de  8  sillabes.  Voyons  comment  ces  différents 
éléments  sont  répartis  et  adaptés  au  développement  des  idées. 
Dans  la  première  partie  nous  avons  deux  strofes  qui  alternent 
régulièrement;  elles  sont  composées  toutes  deux  de  6  vers  ; 
dans  la  première,  le  troisième  et  le  sixième  sont  des  exasil- 
labes,  les  autres  vers  étant  des  alexandrins  ;  dans  la  seconde 
il  n'i  a  que  des  alexandrins.  Cette  espèce  de  ton  épico-lirique 
convient  bien  aux  idées  développées  :  la  naissance  de  Napo- 
léon II  attendue  parle  monde  entier,  la  puissance  et  l'orgueil 
de  son  père.  Dans  ces  deux  strofes  le  ritme  ne  change  nulle 
part;   c'e-t  partout   le   ritme  épique,    l'allure  épique;  mais 
l'impression  produite  par  ces  deux  strofes  n'est  pas  la  même. 
La  première  contient  deux  vers  à  relief,   les  exasillabes,  la 
seconde  n'en  contient  aucun  ;  mais  par  contre  elle  a  beau- 
coup plus  d'ampleur.  On  remarquera  que  dans  cette  première 
partie  les  idées  exprimées  par  les  vers  de  six  sillabes  méritent 
toutes  le  relief  que  ce  mètre  leur  donne.  Et  d'autre  part  que 
dans  les  strofes  impaires  il  est  plutôt  question  de  l'enfant  ou 
d'autres  personnes   par  rapport  à  lui,   tandis  que  dans   les 
strofes  paires,   plus  amples,  c'est  plutôt  de  son  père  qu'il 
s'agit,  de  sa  puissance,  de  son  orgueil,  ou  d'autres  objets, 
puissants  aussi  et  grandioses,  tels  que  le  dôme  des  Invalides 
ou  les  monstrueux  canons  qui  urleat  à  sa  base. 

Dans  la  seconde  partie  nous  retrouvons  ces  deux  tipes  de 
strofes,  et  en  outre  des  strofes  en  vers  de  8  sillabes.  Il  est 
curieux  de  voir  comment  ces  diverses  strofes  sont  distri- 
buées. L'idée  est  celle-ci  :  l'avenir  n'est  à  personne,  l'avenir 
estàDieu.  Chacun  des  développements  commence  par  lastrofe 
en  vers  de  8  sillabes.  Nous  avons  vu  dans  la  Prière  pour  tous 
des  strofes  de  ce  mètre  servir  à  accumuler  les  éléments  d'une 
énumération.  Ces  strofes  avaient  dix  vers,  celles-ci  en  ont 


I 


«  NAPOLEON  II  »  153 

douze  ;  elles  jouent  exactement  le  même  rôle  et  produisent  cet 
effet  d'accumulation  avec  plus  de  netteté  encore  parce  qu'elles 
contiennent  deux  rimes  qui  sont  répétées  trois  fois.  Elles  pei- 
gnent en  outre  par  leur  vivacité  la  rapidité  de  la  disparition 
des  choses  et  de  la  succession  des  événements.  Chacune  est 
suivie  d'une  strofe  plus  grave  et  plus  lente  de  l'un  des  tipes 
de  la  première  partie  qui  reprend,  pour  en  conclure  le  dévelop- 
pement, la  même  idée  sous  un  autre  aspect,  moins  impersonnel, 
soit  qu'on  nous  montre  l'omrae  directement  enjeu  comme  dans 
la  première,  soit  qu'on  passe  d'événements  très  généraux  à 
ceux  qui  concernent  Napoléon  lui-même.  Dans  les  deux  cas 
le  développement  est  parallèle  et  la  strofe  qui  le  conclut  est 
celle  qui  contient  deux  vers  de  6  sillabes  à  relief.  Dans  le 
troisième  développement  l'auteur  énuraère  tous  les  auts  faits 
qu'a  pu  accomplir  Napoléon  et  i  oppose  l'invincible  pouvoir 
de  Dieu  ;  pour  cette  dernière  idée  il  faut  la  strofe  la  plus 
ample,  celle  qui  ne  contient  que  des  alexandrins. 

Dans  la  partie  suivante  nous  revenons  à  l'enfant.  Tout  ce 
que  son  père  a  fait  pour  lui,  toute  la  puissance  qu'il  a  déployée 
autour  de  lui,  rien  n'a  pu  le  protéger.  Il  i  a  bien  ici  encore 
une  énuraération  défaits  nombreux;  mais  Tauteur  ne  veut 
pas  insister  sur  la  rapidité  de  leur  succession.  Il  veut  simple- 
ment mettre  en  relief  leur  nombre  et  leur  grandeur.  Aussi  il 
abandonne  le  vers  de  8  sillabes  et  reprend  l'alexandrin.  Il 
l'emploie  en  strofes  de  6  vers  dont  le  dernier  est  un  octosillabe 
qui  produit  un  relief  extrêmement  puiss^ant,  parce  que  son 
arrivée  constitue  non  seulement  un  changement  de  mètre, 
mais  encore  un  changement  de  ritme  et  la  succession  de  l'un 
des  ritmes  les  plus  rapides  à  l'un  des  plus  lents. 

Dans  la  quatrième  partie  nous  voyons  Napoléon  en  exil, 
triste,  accablé,  oubliant  sa  grande  épopée  pour  songer  à  son 
enfant.  Le  ton  doit  être  aussi  grave,  aussi  noble,  aussi  élevé 
que  possible,  c'est-à-dire  que  l'alexandrin  doit  être  la  note 
dominante.  Mais  la  nature  de  la  pièce  interdit  le  dévelop- 
pement calme  et  égal  d'un  récir  épique.  Le  cœur  du  poète  a 
des  soubresauts,  des  élans  de  colère  ou  d'admiration,  comme 
celui  de  l'Empereur  a  des  élans  d'amour.  Il  faut  peindre  ces 
mouvements  violents  par  des  vers  qui  produisent  un  relief  et 
un  contraste  puissant,  comme  ceux  de  8  sillabes  isolés  au 
milieu  de  ceux  de  12. 


154  LE  VERS   FRANÇAIS 

Nous  avons  3  fois  de  suite  une  strofe  de  6  alexandrins  suivie 
de  2  strofes  dont  le  3°  et  le  6*  vers  sont  des  octosillabes.  Si 
Ton  voulait  entrer  dans  le  détail,  on  reconnaîtrait  que  bien 
que  ces  deux  tipes  de  strofes  soient  disposés  dans  un  ordre 
parfaitement  régulier,  comme  un  cadre  artificiel  et  préétabli, 
ce  n'est  pas  au  asard  que  les  idées  sont  venues  remplir  tel 
moule  ou  tel  autre.  Les  strofes  où  il  i  a  des  changements  de 
mètres  sont  les  seules  qui  comportent  parles  idées  exprimées 
des  mouvements  violents.  Des  trois  qui  sont  tout  entières  en 
alexandrins,  les  deux  premières  n'expriment  rien  à   quoi  ne 
convienne  l'allure  égale  du  récit  épique  ;  quant  à  la  3*  il  est 
bien  vrai  qu'elle   contient  des  idées  absolument  pareilles  à 
celles  qu'on  trouve  dans   les   deux   précédentes,  qui  ont  des 
vers  de  8  sillabes.  Mais  précisément  parce  que  c'est  la  fin  d'un 
même  développement  le   ton  peut  légèrement  changer;  on 
a  mis  suffisamment  de  faits  en  relief  dans  les  deux  strofes  pré- 
cédentes pour  qu'il  ne  soit  plus  utile  d'i  mettre  ici  d'autres 
faits   absolument  analogues.   Enfin  Fauteur  a  besoin  de   se 
réserver  les  strofes  à  relief  pour  le  développement  qui  vient 
immédiatement  après  et  où  il  va  parler  de  l'enfant;  il  a  abso- 
lument le  droit  de  changer  la  forme  de  sa  strofe  en  vue  d'un 
effet  à  venir,  de  même  que  nous  avons  vu  souvent  La  Fontaine 
changer  de  mètre  non  pas  pour  produire  un  effet  dans  le  vers 
même  qui  constitue  le  changement,  mais  pour   s'en   réserver 
un  dans  le  suivant. 

Le  développement  suivant  n'est  que  grave  et  mélancolique. 
Il  ne  comporte  plus  de  mouvements  violents;  aussi  n'i  a-t-il 
pas  changement  de  ritme.  Il  i  a  des  changements  de  mètres 
qui  mettent  certaines  idées  en  relief,  mais  sans  violence,  et 
l'allure  des  deux  strofes  qui  composent  ce  morceau  reste  tou- 
jours la  même. 

Pour  terminer  le  poète  se  met  en  quelque  sorte  personnel- 
lement en  scène,  parle  en  son  nom  et  nous  expose  des  consi- 
dérations liriques  sur  les  révolutions  et  la  disparition  des 
choses.  Le  vers  épique  ne  convient  plus  ;  Hugo  reprend  sa 
strofe  de  12  vers  de  8  sillabes. 


DEUXIEME  PARTIE 


LES  SONS 

CONSIDÉRÉS  COMME  MOYENS  D'EXPRESSION 


«  La  versification  peut  se  définir  :  Fart 
de  faire  bénéficier  le  plus  possible  le 
langage  des  qualités  agréables  et  émi- 
nemment expressives  du  son  ». 

(Sully  Prudhomme, 
Réflexions  sur  l'art  des  vers). 


On  a  (le  tout  temps  signalé  chez  les  poètes  des  vers  faisant 
onomatopée,  c'est-à-dire  dans  lesquels  les  auteurs  avaient 
essayé  de  peindre  certains  bruits,  d'en  donner  à  l'oreille  Tira- 
pression  parles  sons  des  mots  qu'ils  avaient  erap'oyés.  C'est 
ce  qu'on  appelle  Yarmonïe  imilative.  L'existence  de  vers  de  ce 
genre,  qu'on  les  blâme  ou  qu'on  les  admire,  est  incontestable 
et  incontestée.  Mais  ils  sont  en  fort  petit  nombre  et  ce  n'est 
pas  sur  eux  que  nous  avons  l'intention  d'insister  particulière- 
ment; nous  n'aurions  pas  grand  chose  à  en  dire  qui  ne  .^oit 
connu.  L'armonie  imitative  ne  fait  que  reproduire  des  bruits  ou 
d'une  manière  plus  générale  des  fénomènes  fisiqnes.  Or  il  est 
relativement  rare  qu'un  poète  ait  à  exposer  ces  sortes  de 
choses  ;  le  plus  souvent  il  raconte  des  événements,  exprime 
des  sentiments  ou  développe  d(3s  idées  abstraites.  Quel  est  le 
son  d'une  idée  abstraite  ou  d'un  sentiment  ?  Par  quelles  voyel- 
les ou  par  quelles  consonnes  le  poète  peut-il  les  peindre  ?  La 
question  même  semble  absurde.  Ede  ne  l'est  pas.  Nous  nous 
proposons  précisément  de  montrer  par  une  étule  minutieuse 
des  chefs-d'œuvre  de  nos  plus  grands  poètes  qu'ils  ont  pres- 
que toujours  cherché  à  établir  un  certain  rapport  entre  les 
sons  des  mots  dont  ils  se  servaient  et  les  idées  qu'ils  expri- 
maient, qu'ils  ont  essayé  de  les  peindre,  si  abstraites  fussent- 
elles,  et  que  la  poésie  descriptive  n'est  pas  une  chose  excep- 
tionnelle et  à  part,  distincte  de  la  poésie. 

On  peut  peindre  une  idée  par  des  sons  :  chacun  sait  qu'on 
le  fait  en  musique,  et  la  poésie,  sans  être  de  la  musique,  est, 
comme  nous  le  verrons  plus  loin,  dans  une  certaine  mesure 
une  musique  ;  les  voyelles  sont  des  sortes  de  notes. 


158  LE  VERS  FRANÇAIS 

Notre  cerveau  continuellement  associe  et  compare  ;  il 
classe  les  idées,  les  met  par  groupes  et  range  dans  le  même 
groupe  des  concepts  purement  intellectuels  avec  des  impres- 
sions qui  lui  sont  fournies  par  l'ouïe,  par  la  vue,  par  le  goût, 
par  l'odorat,  par  le  toucher.  Il  en  résulte  que  les  idées  les 
plus  abstraites  sont  presque  toujours  associées  à  des  idées 
de  couleur,  de  son,  d'odeur,  de  sécheresse,  de  dureté,  de 
mollesse.  On  dit  couramment  dans  le  langage  le  plus  ordi- 
naire :  des  idées  graves,  légères,  des  idées  sombres,  troubles, 
noires,  grises,  ou  au  contraire  des  idées  lumineuses,  claires, 
étincelantes,  des  idées  larges,  étroites,  des  idées  élevées, 
profondes,  des  pensées  douces,  amères,  insipides,  on  dit  de 
quelqu'un  qu'il  broie  du  noir,  qu'il  a  le  cœur  léger.  Quand  on 
dit:  des  idées  sombres,  c'est  une  comparaison;  il  est  évident 
que  les  idées  n'ont  pas  de  couleur  par  elles-mêmes,  mais 
cette  comparaison  est  parfaitement  claire  et  intelligible  grâce 
à  une  série  d'associations.  Enoncer  cette  comparaison  sans 
dire  que  l'on  fait  une  comparaison,  c'est  traduire  ;  nous  tra- 
duisons une  impression  intellectuelle  en  une  impression 
visuelle.  Si  la  traduction  est  bien  faite  l'idée  n'aura  en  rien 
perdu  de  sa  clarté,  pas  plus  qu'une  frase  française  traduite 
en  allemand.  Une  fois  notre  frase  française  traduite  en  alle- 
mand nous  pouvons  la  traduire  en  russe  ou  en  toute  autre 
langue  sans  que  l'idée  soit  en  rien  modifiée,  pourvu  que  notre 
traduction  soit  exacte.  On  peut  de  même  traduire  une  impres- 
sion visuelle  en  une  impression  audible.  Le  langage  ordinaire 
nous  fournit  lespremierséléments  d'une  traductionen  impres- 
sions audibles  de  celles  qui  nous  sont  données  par  les  autres 
sens  :  il  distingue  des  sons  clairs,  des  sons  graves,  des  sons 
aigus,  des  sons  éclatants,  des  sons  secs,  des  sons  mous,  des 
sons  doux,  des  sons  aigres,  des  sons  durs,  etc.  Il  est  évident 
qu'une  idée  grave  pourra  être  traduite  par  des  sons  graves, 
une  idée  douce  par  des  sons  doux,  c'est-à-dire  que  pour 
produire  l'impression  qu'il  cherche  le  poète  pourra  accu- 
muler dans  ses  vers  des  mots  contenant  tantôt  des  sons 
graves,  tantôt  des  sons  doux,  ou  d'autres  encore.  Les  répéti- 
tions de  voyelles  sont  connues  sous  le  nom  d'assonances  et  les 
répétitions  de  consonnes  sous  celui  d'allitérations. 

Il  ne  s'agit  pas  pour  nous   d'échafauder  une  téorie  indi- 


LES  REPETITIONS   DE   SONS  159 

quant  aux  poètes  ce  qu'ils  pourraient  faire  ;  nous  voulons 
simplement  étudier  ce  qu'ils  ont  fait.  Les  règles  d'un  art  ne 
peuvent  pas  être  formulées  arbitrairement  ;  elles  ressortent 
de  l'examen  des  chefs-d'œuvre,  elles  ne  les  suscitent  pas. 
Comme  l'a  dit  M.  Saint- Saë as  [Harmonie  et  mélodie^  5°  édit. 
p.  XXVII),  c'est  une  illusion  «  de  croire  que  la  critique  peut 
diriger  l'art.  La  criti(}ue  analyse,  la  critique  dissèque.  Le 
passé,  le  présent  lui  appartiennent.  L'avenir,  jamais  ».  Mais 
il  suffit  d'examiner  une  page  d'un  poète  pour  remarquer  qu'en 
deorsdes  vers  cités  dès  longtemps  comme  exemples  d'armo- 
nie  initiative,  elle  est  pleine  d'assonances  et  d'allitérations.  Ce 
n*e.^t  pas  d'aujourdui  que  ce  fénomène  a  été  remarqué,  mais  il 
a  été  interprété  diversement.  D'après  certains  ces  répétitions 
de  sons  seraient  voulues,  intentionnelles  ;  d'après  d'autres  elles 
seraient  l'effet  d'un  pur  asard,  et  la  simple  juxtaposition  des 
mots  destinés  à  exprimer  une  idée  les  produirait  d'elle-même 
àl'insu  ou  même  contre  la  volonté  du  poète.  D'aucuns  préten- 
dent que  là  où  elles  se  rencontrent  elles  sont  des  fautes  de 
goût,  des  taches,  des  négligences  ;  selon  d'autres,  ce  sont 
elles  qui  font  la  qualité  et  le  charme  des  bons  vers.  ((  Ce 
sont  ces  détails,  disait  un  connaisseur  (Th.  Gautier  dans  son 
étude  sur  Charles  Baudelaire)  qui  rendent  les  vers  bons  ou 
mauvais  et  font  qu'on  est  ou  qu'on  n'est  pas  [>oète  ».  Diderot 
exprimait  avec  un  peu  plus  de  développement  dans  son 
«  Salon  »  de  17(57  une  idée  analogue  sur  ce  qui  constitue  la 
beauté  des  vers  :  «  C'est  un  choix  particulier  d'expressions  ; 
c'est  une  certaine  distinction  de  syllabes  longues  ou  brèves, 
dures  ou  douces,  sourdes  ou  aigres,  légères  ou  [)esantes, 
lentes  ou  rapides,  plaintives  ou  gaies,  ou  un  enchaînement  de 
petites  onomatopées  analogues  aux  idées  qu'on  a  et  dont  on 
est  fortement  occupé,  aux  sensations  qu'on  ressent  et  qu'on 
veut  exciter  ;  aux  phénomènes  dont  on  cherche  à  rendre  les 
accidents  ;  aux  passions  qu'on  éprouve  et  au  cri  animal 
qu'elles  arracheraient  ;  à  la  nature,  au  caractère,  au  mouve- 
ment des  actions  qu'on  se  propose  de  rendre  ;  et  cet  art  là 
n'est  pas  plus  de  convention  que  les  effets  de  la  lumière  et 
les  couleurs  de  !'arc-en-ciel  ;  il  ne  se  prend  point  ;  il  ne  se 
communique  point  ;  il  peut  seulement  se  perfectionner.  Il 
est  inspiré  par  un  goût  naturel,  parla  mobilité  de   l'âme,  par 


160  LE  VERS   FRANÇAIS 

la  sensibilité.  C'est  l'image  même  de  l'âme  rendue  par  les 
inflexions  de  la  voix,  les  nuances  successives,  les  passages, 
^es  tons  d'un  discours  accéléré,  ralenti,  éclatant,  étouffé, 
tempéré  en  cent  manières...  Sans  ce  mérite,  un  poète  ne  vaut 
presque  pas  la  peine  d'être  lu,  il  est  sans  couleur  ». 

M.  d'Eichtal  n'est  pas  moins  affirmatif  :  «  Il  n'est  pas  de 
vers  français  bien  frappé  qui,  en  dehors  de  ses  autres  qualités 
dues  à  la  pensée,  à  l'image,  à  l'expression,  au  nombre,  ne 
contienne  de  ces  rappels  (allitérations  et  assonances),  plus  ou 
moins  fréquents,  plus  ou  moins  saillants,  et  il  suffit  d'ouvrir 
un  poète  classique  ou  moderne  qui  ait  survécu  pour  en  trou- 
ver des  exemples  à  chaque  ligne.  Une  analyse  un  peu  atten- 
tive permet  de  constater  que  ces  effets  dits  autrefoi-;  «  d'har- 
monie imitative  »,  et  qu'on  considérait  comme  exception- 
nellement usités,  lorsque  le  poète  voulait  réaliser  une  sonorité 
particulière,  sont  très  généraux,  très  répandus,  et  constitu  ent 
l'élément  principal  de  Yeuphonie  de  nos  vers  »  (Du  rythme 
dans  la  versification  française,  p.  47etsuiv.). 

Alfred  de  Mussetavait  dit,  sans  développer  sa  pensée  «  Dans 
tout  vers  remarquable  d'un  vrai  poète,  il  y  a  deux  ou  trois 
fois  plus  que  ce  qui  est  dit  ;  c'est  au  lecteur  à  supp'éer  le 
reste  selon  ses  idées,  sa  force,  ses  goûts  ».  Il  n'entendait  pas 
par  là  que  c'est  le  lecteur  qui  rend  les  vers  bons  par  ce  qu'il 
i  supplée  ;  sans  quoi  il  n'i  aurait  pas  de  bons  et  de  mauvais 
vers,  il  n'i  aurait  que  de  bons  ou  de  mauvais  lecteurs,  de  bons 
ou  de  mauvais  auditeurs.  Musset  a  pris  la  précaution  de  dire 
«  Dans  tout  vers  remarquab'e  d'un  vrai  poète  »,  c'est-à-dire 
que  le  lecteur  ne  supplée  à  ce  qu'a  dit  expressément  le  poète 
qu'à  condition  que  ce  dernier  ait  rempli  son  vers  d'indications 
qui  guident  le  lecteur  ;  et  c'est  précisément  parce  que  les 
effets  et  les  impressions  ne  sont  qu'indiquées  que  le  vers  est 
bon  ;  si  le  poète  avait  tout  dit  ses  vers  seraient  plats  et  en- 
nuyeux. C'est  ce  qu'a  développé  un  autre  poète,  Th.  de 
Banville,  dans  le  passage  suivant  : 

«  Ce  n'est  pas  en  décrivant  les  objets  sous  leurs  aspects  les 
plus  divers  et  dans  le  moindre  détail  que  le  poète  les  fait 
valoir  ;  ce  n'est  pas  en  exprimant  les  idées  in  extenso  et  dans 
leur  ordre  logique  qu'il  les  communique  à  ses  auditeurs  ; 
mais  il  suscite  dans  leur  esprit  ces  images  ou  ces  idées,  et 


OPINION   DE   M.    COMBARIEU  161 

pour  les  susciter  il  lui  suffit  d'un  mot.  De  même,  au  moyen 
d'une  touche  juste,  le  peintre  suscite  dans  la  pensée  du  spec- 
tateur l'idée  du  feuillage  de  hêtre  ou  du  feuillage  de  chêne  ; 
cependant,  vous  pouvez  approcher  du  tableau  et  le  scruter 
attentivement,  le  peintre  n'a  représenté  en  effet  ni  le  contour 
ni  la  structure  des  feuilles  de  hêtre  ou  de  chêne  ;  c'est  dans 
notre  esprit  que  se  peint  cette  image,  parce  que  le  peintre 
l'a  voulu.  Ainsi  le  poète  ». 

Toutes  ces  opinions  o:if.  leur  valeur,  mais  elles  restent  à 
Tetat  de  jugements  généraux;  elles  ne  touchent  pas  aux 
faits.  Becq  de  Fouquièros  a  essayé  dans  son  remarquable 
Traité  de  <;t'rs//îca.'20w  d'entrer  dans  le  détail  de  la  question; 
il  i  a  consacré  deux  chapitres,  l'un  sur  Y  assonance  et  l'autre  sur 
Valfilération,  qu'il  a  nourris  de  remarques  fines  et  judicieuses 
(voy.,  par  exemple,  le  commentaire  des  paroles  d'Oenone, 
p.  260-2(33)  ;  maleureusement  elles  sont  entremêlées  de  subti- 
lités qui  vont  parfois  jusqu'à  l'erreur,  et  le  tout  est  mal  pré- 
senté ;  en  sorte  que  pour  comprendre,  il  est  nécessaire  d'en 
savoirpluslongque  l'auteur  n'en  dit  et  de  voir  au  delà.  Ce  sont 
des  observations  isolées,  qu'aucun  [)rincipe  général  ne  réunit 
et  qui  parfois  semblent  se  contredire.  Il  aurait  fallu  entrer 
dans  déplus  longs  développements  et  partir  de  notions  sur  la 
nature  et  la  valeur  des  sons  que  Becq  de  Fouquières  igno- 
rait sans  doute. 

Aussi,  à  part  MM.  Le  Goffic  et  ThieuUn,  à  qui  les  dimen- 
sions de  leur  Traité  interdisaient  de  s'étendre  sur  la  question, 
s'est-on  généralement  élevé  contre  les  idées  que  l'auteur  a 
exprimées  à  ce  sujet.  M.  Combarieu,  dans  un  livre  intitulé 
Les  rapports  de  la  musique  et  de  la  poésie,  l'a  fait  avec  violence. 
S'occupant  d'abord  de  la  question  en  général,  il  déclare  que 
les  répétitions  de  sons  appartiennent  en  propre  aux  langues 
primitives,  qu'elles  sont  une  marque  de  barbarie  et  que  dans 
une  langue  et  une  littérature  comme  les  nôtres  elles  ne  peu- 
vent être  considérées  que  comme  des  ca^ofonies  maleureuses 
et  des  puérilités.  Sans  doute  les  allitérations  d'Ennius  sont 
en  général  peu  artistiques  et  quelques-unes  seraient  peut- 
être  déplacées  ailleurs  que  dans  une  littérature  qui  débute. 
Celles-ci  de  Veriaine  décrivant  une  belle  femme  ne  produi- 
sent qu'une  orrible  cacofonie  : 


162  LE  VERS  FRANÇAIS 

Ton  cher  corps  rare,  harmonieux... 

Cet  autre  vers  de  l'école  décadente  : 

Une  suprême  opale ^  opaline  et  pâlie,,, 

n'est  que  puéril.  Mais  là  n'est  pas  la  question  ;  il  s'agit  des 
répétitions  et  rappels  de  sons  dont  nos  plus  grands  poètes, 
nos  artistes  les  plus  raffinés  ont  discrètement  émaillé  leurs 
meilleures  pièces.  On  ne  peut  pas  juger  une  téorie  sur  quel- 
qîies  exemples  détestables  choisis  arbitrairement;  il  faut 
avant  de  se  prononcer  pren  Ire  les  plus  belles  pages  de  nos 
poètes  et  les  passer  au  crible  pour  voir  si  elles  laisseront 
quelque  chose  en  faveur  de  telle  ou  telle  opinion. 

Quand  il  s'en  prend  aux  idées  de  Becq  de  Fouquières 
voici  de  quelle  manière  argumente  M.  Combarieu;  il  cite  des 
vers  «  où  l'allitération  de  Vm  est  associée  à  l'expression  de 
Ténergie,  de  la  terreur,  de  la  vengeance,  de  la  souffrance  >^, 
d'autres  où  «  les  sifflantes  sont  associées  à  l'expression  des 
idées  les  plus  opposées  :  honte,  fierté,  menace,  prière, 
estime,  mépris,  chaleur,  froideur,  colère,  pitié,  bruit,  silence, 
mouvement,  repos  ».  Il  en  conclut  que  si  un  même  fonème 
peut  exprimer  des  idées  si  différentes  les  unes  des  autres, 
c'est  qu'en  réalité  il  n'exprime  rien  du  tout,  et  que  c'est  nous 
qui  lui  attribuons  un  pouvoir  qu'il  n'a  pas.  Cette  façon  de 
raisonner  a  du  moins  le  mérite  d'être  originale  ;  elle  revient 
à  dire,  pour  prendre  un  autre  exemple  où  il  s'agit  également 
de  sons  du  langage,  que  si  le  mot  français  fô  exprime  aussi 
bien  la  nécessité  :  il  faut  partir,  que  le  manque  :  le  cœur  me 
faut,  ou  s'applique  à  ce  qui  est  contraire  à  la  vérité:  c'est  faux, 
ou  bien  désigne  un  instrument  tranchant  :  une  faux,  c'est 
qu'en  réalité  il  ne  signifie  rien  et  qu'il  ne  doit  ces  valeurs 
diverses  qu'aux  générosités  de  notre  imagination.  On  nous 
objecterait  peut-être  que  ce  mot  fô  ne  remonte  pas  à  la  même 
origine  dans  les  différents  cas  ;  mais  les  m  et  les  s  que 
considère  M.  Combarieu  ne  remontent  pas  non  plus  tous  à  la 
même  origine. 

M.  Combarieu  paraît  oublier  d'ailleurs  qu'il  adit  lui-même, 
p.  51  :  ((  Le  même  cri  peut  exprimer  la  peur,  la  colère,  la  sur- 


ARGUMENTATION    DE    M.    COMBARIEU  163 

prise,  le  désespoir,  la  haine.  Le  même  soupir  peut-être  celui 
d'un  malheureux  vaincu  par  la  douleur,  d'un  épicurien  abîmé 
dans  la  volupté,  d'un  saint  en  extase,  d'un  fou,  d'un  malade 
qui  renaît  à  l'espérance,  d'un  agonisant...».  Ne  serait-ce  pas 
que  le  nombre  des  nuances  d'idées  à  exprimer  est  illimité 
tandis  que  celui  des  moyens  d'expression  est  extrêmement 
restreint?  Est-ce  qu'un  peintre  qui  aura  peint  la  Méditerra- 
née en  bleu  n'aura  plus  le  droit  de  se  servir  de  la  même  cou- 
leur pour  un  ciel?  «L'or  est  jaune,  disait  Diderot,  la  soie  est 
jaune,  le  ^ouci  est  jaune,  la  bile  est  jaune,  la  lumière  est 
jaune,  la  paille  est  jaune...  ».  M.  Combarieu  nous  répondrait 
certainement  que  la  peinture  n'est  pas  la  poésie,  ce  que  nous 
ne  saurions  contester,  et  il  ajouterait  avec  M.  Aubertin  qui 
n'est  ici  que  son  interprète  :  «  Se  figure-t-on  un  génie  inspiré, 
une  âme  saisie  d'émotion  et  d'enthousiasme,  débordant  de 
passion  et  d'éloquence,  qui  se  consumerait  dans  ce  labeur 
philologique,  à  peser  la  valeur  propre  ou  combinée  des 
dentales,  des  gutturales  et  des  sifflantes,  à  concerter  aux 
endroits  sublimes  ou  pathétiques,  des  échos  de  voyelles  et 
des  rappels  de  sonorités?  »>  ;  ce  qui  signifie  en  définitive  que 
le  poète  ne  soigne  la  forme  que  lorsqu'il  n'a  rien  à  dire, 
et  l'on  ne  voit  pas  pourquoi,  lorsqu'il  déborde  d'idées,  il 
prend  la  peine  de  rimer,  de  césurer,  de  versifier,  au  lieu 
d'écrire  tout  bonnement  en  prose.  Avec  une  telle  téorie  on 
est  obligé  de  proclamer  que  ce  vers  de  Racine  : 

Pour  qui  sont  ces  serpents  qui  sifflent  sur  vos  têtes, 

est  le  plus  mauvais  que  ce  poète  ait  jamais  fait(Clair  Tisseur, 
p.  268)  et  l'on  concentre  toute  son  admiration  sur  celui-ci  de 
La  Fontaine  : 

L'onde  étoit  transparente  ainsi  qu*aux  plus  beaux  jours 

(Combarieu,  p.  372).  Nous  ne  pensons  pas  que  quelqu'un 
puisse  admirer  plus  que  nous  et  placer  plus  aut  le  génie  de 
La  Fontaine,  mais  il  faut  bien  reconnaître  que  dans  ce  vers 
«  d'un  art  merveilleux  »,  en  laissant  de  côté  le  premier  émis- 
tiche  qui  est  très  discutable,  le  second  n'est  qu'une  cheville 
banale  et  malvenue,  appelée  par  la  rime  du  vers  suivant  : 


164  LE  VERS  FRANÇAIS 

Ma  commère  la  carpe  y  faisoit  mille  tours. 

M.  Combarieu  reconnaît  pourtant  l'existence  d'un  moyen 
d'expresssion,  le  ritme,  et  il  cite  un   vers  latin  bien  connu  : 

Quadrupedante  putrem  sonitu  quatit  ungela  campum, 

où  «  cinq  dactyles  qui  précipitent  le  mouvement  du  vers  pei- 
gnent le  galop  d'une  troupe  de  cavaliers  ».  Pourquoi  prendre 
son  exemple,  alors  qu'il  n'en  manque  pas  en  français,  dans 
une  langue  morte,  dont  nous  ne  connai^sous  pas  avec  exac- 
titude, dit-il,  la  prononciation,  et  dont  nous  ignorons,  pour- 
rait-il ajouter,  comment  se  lisaient  les  vers?  Quoiqu'il  en  soit 
nous  lui  répondrons  par  le  genre  d'arguments  qu'il  préfère  : 
est  ce  que  le  30^  vers  des  Géorgiques,  qui  est  ritraé  de  la 
même  manière,  peint  le  galop  d'une  troupe  de  cavaliers  : 

Numina  solacolant,  tibi  seruiat  ultima  Tliule? 

En  réalité  le  ritme  joue  un  rôle  considérable  dans  la  valeur 
expressive  du  vers  cité  par  M.  Combarieu,  mais  celui  des  alli- 
térations, qu'il  n'i  a  pas  vu,  n'est  pas  moindre. 

Ailleurs,  [>.  263,  M.  Combarieu  toujours  à  propos  du 
ritme,  signale  des  effets  dus  à  la  suppression  du  temps  mar- 
qué à  la  6®  siliabe  dans  les  vers  de  12.  Ses  observations  n'ont 
rien  d'entousiasmant,  mais  ce  qui  est  remarquable  c'est 
qu'elles  sont  bien  dans  la  métode  qu'il  critique  chez  les 
autres  ;  elles  vont  même  au  delà.  Ainsi  cette  suppression 
donne  l'impression  1°  «  de  la  grandeur  »  ;  2»  «  de  coups  de 
hache  raillant  un  rocher  à  pic  »  ;  3°  a  de  la  continuité  o  ; 
4®  «  delà  force  triomphante  »;  5°  «d'une  adhérence  étroite  »  ; 
6°  a  de  l'abandon,  de  la  nonchalance  »  ;  7°  «  d'un  ensemble 
qui  se  détend  et  se  disloque  ». 

Pour  nous,  afin  d'écarter  par  avance  le  reproche  d'attribuer 
à  tel  son  telle  valeur  expressive,  telle  signification  parce 
qu'il  apparaît  plusieuis  fois  dans  un  vers  qui  contient  une 
idée  analogue  à  cette  signification,  nous  ne  prendrons  pas 
les  vers  pour  point  de  départ  de  notre  démonstration,  nous 
i  aboutirons.  Nous  déterminerons  la  valeur  expressive  des 


LES  ONOMATOPEES  165 

sons  par  des  considérations  étrangères  aux  vers  dans  les- 
quels ils  peuvent  être  employés,  et  relatives  à  la  nature  même 
de  ces  sons,  et  les  vers  ne  viendront  qu'après,  comme  des 
exemples  destinés  à  illustrer  la  téorie. 

Et  tout  d'abord  voyons  comment  les  sons  se   comportent 
dant  les  mots  expressifs.  Il  faut  mettre  dans  une  classe  à  part 
les  mots  qui  sont  proprement  des  onomatopées,  c'est-à-dire 
des  imitations  ou  des  reproductions  plus  ou  moins  exactes  de 
bruits,  de  cris  existant  dans   la  nature.  Tel  est  le  nom  de 
l'oiseau   coucou  qui    reproduit  approximativement  le  cri  de 
cet   animal  ;  coasser  qui   désigne  le  cri  de  la  grenouille,  le 
reproduit  aussi  à  peu  près;  cri- cri  est  le  nom  familier  du 
grillon  dont  il  imite  le  cri  ;  glouglou  désigne  le  bruit  que  fait 
un  liquide  en  s'écoulant  par  saccades   du    goulot  d'une  bou- 
teille; le  même  mot  désigne  aussi  le  cri  du  dindon  qui  diffère 
notablement  du  bruit  produit  par  un  liquide,  d'où  il  apparaît 
clairement  que  ces  imitations,  tout  onomatopéiques  qu'elles 
soient,  ne  sont  qu'approximatives  ;  tic  tac  est  une  onomatopée 
désignant  le  bruit  que  fait  le  balancier  d'une  pendule.  Si  l'on 
se  met  en  face  d'un  balancier  et  qu'on  l'écoute  en  commen- 
çant au  moment  où  il  bat  à  gauche  on  entend  tic-tac^  tic-tac  ; 
si  l'on  cesse  d'écouter  et  que  l'on  recommence  au  moment  où 
il  bat  à  droite  il  semble  que    l'on  doit  entendre  tac-tic,  tac- 
tic.  11  n'en  est  rien  :1e  balancier  fait  toujours  tic-tac,  tic-tac, 
ce  qui  montre  bien  que   par  ce  mot  tic-tac  nous  ne  reprodui- 
sons pas  exactement  le  bruit   du  balancier  ;   nous  croyons 
entendre  tic-tac  parce  que  c'est  ce  que  nous  nous  attendons  à 
entendre,  et  si  nous  essayons  de  changer  l'ordre  pour  enten- 
dre tac-tic  nous  entendons  encore  tic -tac,  parce  que  la  force 
de   Tabitude   l'emporte  sur  notre  oreille.  Et  pourtant  tic-tac 
est  une  excellente  onomatopée;  le  balancier  fait   entendre 
en  réalité  deux  petits  bruits  secs  qui  forcément  diffèrent  un 
peu  l'un  de  l'autre  ;  c'est  cette   différence  qui  est   indiquée 
par  la  modulation  que  produisent  les  deux  voyelles  i  et  a.  La 
répétition  de  ces  deux  sillabes  analogues  qui   commencent 
et  finissent  de  même   marque  que  le   hruit  est  répété.  Les 
deux  voyelles,  extrêmement  brèves  et  sèches,  peignent   un 
bruit  bref  et  sec.  Cette  qualité  est  encore  accentuée  parles 
deux    occlusives    sourdes   qui   ouvrent  et   ferment  chaque 

11 


166  LE  VERS  FRANÇAIS 

sillabe.  C'est  donc  une  onomatopée  parfaite,  mais  ce  n'est  pas 

une  reproduction  exacte  des  bruits  qu'elle  imite. 

La  plupart  des  onomatopées  sont  beaucoup  moins  exactes. 
Craquer^  claquer,  fracas,  ail.  klatschen,  kiappen,  klappern^ 
krachen,  knarren,  knalleny  knacken,  contiennent  tous  deux 
éléments  communs  :  une  même  occlusive  sourde  k,  c,  q^ 
consonne  momentanée,  dure  et  sèche  et  une  vojelle  éclatante 
a  que  sa  brièveté  rend  sèche.  Tous  ces  mots  réunissent  les 
conditions  nécessaires  pour  peindre  un  bruit  sec  et  éclatant, 
les  diiférentes  nuances  de  leur  signification  étant  déterminées 
par  la  présence  dans  ces  mots  d'un  r,  d'un  /,  ou  d'un  n. 

Le  mot  m  contient  un  c  comme  les  exemples  précédents 
et  un  r  comme  quelques-uns  d'entre-eux,  mais  sa  vojelle,  si 
elle  est  brève  et  sèche  comme  Ta,  n'est  plus  éclatante  comme 
lui,  elle  est  aiguë  ;  il  n'i  a  plus  rien  ici  qui  éclate,  il  i  a  quel- 
que chose  qui  mord  et  à  Toccasion  qui  grince. 

Dans  tous  les  mots  qui  expriment  des  bruits  aigus  nous 
avons  des  voyelles  aiguës  comme  dans  le  mot  aigu  lui-même: 
cliquetis  en  est  un  exemple,  ail.  klirren  en  est  un  autre.  Cli- 
quet ne  diffère  de  claquet  que  par  cette  nuance,  par  sa  vojelle 
aiguë  au  lieu  d'éclatante,  et  cela  suffit  pour  distinguer  les 
bruits  que  rendent  ces  deux  objets  dont  le  premier  est  en 
métal  et  le  second  en  bois. 

Les  mots  qui  expriment  un  grincement j  un  bruit  aigre  con- 
tiennent tous  un  r  et  une  vojelle  claire  ou  aiguë  comme  les 
mots  aigre  et  grincer  eux-mêmes  :  tels  ail.  knirren  «  grincer 
(en  parlant  d'une  porte)  »,  ail.  kritzeln  a  cracher  (en  parlant 
d'une  plume),  gratter  avec  une  épingle  sur  un  carreau  », 
knirschen  v  grincer  (des  dents)  »,  fr.  crisser  «  grincer  des 
dents  ». 

Les  mots  qui  expriment  des  bruits  sourds  contiennent  des 
vojelles  sombres  :  fr.  gronder^  ail.  knurren  «  gronder  », 
rauque,  ronfler,  ronron,  bourdon. 

Les  qualités  expressives  des  consonnes  ne  sont  pas  moin- 
dres que  celles  des  vojelles,  et  le  plus  souvent  les  deux  caté- 
gories de  fonèmes  combinent  leurs  effets  dans  le  même  mot. 
Siffler  grâce  à  ses  deux  spirantes  s  et  /peint  un  souffle  et  Yi 
nous  indique  que  ce  souffle  est  accompagné  d'un  bruit  aigu. 
Dans  le  mot  souffle  il  i  a  les  mêmes  éléments  consonantiques, 


LES   MOTS   EXPRESSIFS  167 

mais  la  voyelle  sombre  indique  un  bruit  sourd  ou  à  peine 
audible,  en  tout  cas  pas  aigu.  C'est  la  nuance  du  son  que  le 
souffle  produirait  s'il  en  produisait  un.  De  même  gratter,  ail. 
kraizfn  expriment  un  grattement  accompagné  de  bruits  secs 
et  éclatants,  comme  celui  d'un  chien  qui  gratte  à  une  porte, 
d'un  rat  qui  ronge  une  planche,  mais  ail.  krilzeln  «  égrati- 
gner  »  indique  un  grattement  dont  le  son  serait  grinçant  s'il 
se  faisait  entendre.  De  même  ritzen  «  égratigner,  érailler  ». 
La  bise  a  un  nom  qui  désigne  un  souffle  par  sa  sifflante  sonore 
z  et  un  souffle  mordant,  aigu,  grâce  à  sa  voyelle  aiguë  i. 
Ces  derniers  mots  ne  sont  déjà  plus  des  onomatopées  ;  ce 
sont  des  mots  expressifs.  Ils  n'imitent  plus  un  bruit,  ils  sus- 
citent ridée  du  bruit  qui  pourrait  être  produit  par  Taciion  de 
ce  qu'ils  désignent.  Il  n'i  a  pas  de  ligne  de  démarcation  bien 
nette  entre  les  mots  faisant  onomatopée  et  les  mots  simple- 
ment expressifs,  pas  plus  qu'entre  les  vers  connus  comme 
exemples  d'armonie  imitative  et  les  vers  simplement  expres- 
sifs. 

Casser  suscite  l'idée  de  quelque  chose  qui  se  rompt  avec  un 
bruit  sec  et  éclatant  ;  b7Hser  suppose  un  bruit  aigu  et  grin- 
çant ;  broijnr  un  bruit  modulé  passant  du  son  sourd  lu  au  son 
éclatant  a  (la  sillabe  oi  se  prononce  en  réalité  wa)  ;  rompre 
simplement  un  bruit  sourd.  Dans  casser  le  bruit  est  momen- 
tané, il  ne  dure  pas  ;  dans  briser,  broyer,  rompre,  Vr  par  son 
léger  roulement,  indique  un  bruit  qui  a  une  certaine  durée. 
A  propos  de  ces  quatres  derniers  mots  nous  ferons  une 
remarque  qui  s'applique  à  tous  les  mots  expressifs  et  qui  est 
d'une  importance  capitale  pour  le  sujet  qui  nous  occupe  :  les 
sons  ne  sont  jamais  expressifs  qu'en  puissance.  Pour  qu'ils 
deviennent  expressifs  en  réalité  il  faut  que  le  sens  du  mot 
dans  lequel  ils  se  trouvent  se  prête  à  l'expression  dont  ils 
sont  susceptibles^  et  mette  leurs  qualités  en  lumière  :  casser 
est  expressif,  tasser  ne  l'est  pas,  briser  est  expressif,  griser 
ne  l'est  pas,  broyer  est  expressif,  corroyer  ne  l'est  pas,  il 
rompt  est  expressif,  un  tronc  ne  l'est  pas.  Pour  plus  de  détails 
sxkv  \q^  onomatopées  et  mots  expressifs,  voir  l'article  que  nous 
avons  publié  sous  ce  titre  dans  la  Revue  des  langues  romanes, 
1901,  p.  97sqq. 

En  somme  tous  les  sons  du  langage,  voyelles  ou  consonnes 


168  LE  VERS  FRANÇAIS 

peuvent  prendre  une  valeur  expressive  lorsque  le  sens  du 
mot  dans  lequel  ils  se  trouvent  s'i  prête  ;  si  le  sens  n'est  pas 
susceptible  de  les  mettre  en  valeur,  ils  restent  inexpressifs. 
11  est  bien  évident  que  de  même  dans  un  vers  s'il  i  a  accumu- 
lation de  certains  fonèmes,  ces  fonèmes  deviendront  expres- 
sifs ou  resteront  inertes  selon  l'idée  exprimée.  Le  même  son 
peut  servir  ou  concourir  à  exprimer  des  idées  assez  différen- 
tes l'une  de  l'autre,  sans  qu'il  puisse  toutetois  sortir  d'un 
certain  cercle  où  l'enferme  sa  nature  propre.  Il  n'i  a  guère 
d'idée,  si  simple  soit-elle,  qui  ne  soit  complexe,  et  nous  avons 
vu  que  ses  différents  éléments,  ses  différentes  nuances  peu- 
vent être  exprimées  par  le  voisinage  et  le  concours  de  sons 
différents  ;  de  même  évidemment  dans  un  vers  ;  c'est-à-dire 
que  dans  un  vers  expressif  il  i  a  toujours  plusieurs  éléments 
variés  qui  entrent  enjeu  dans  l'expression.  Ce  sont  ces  diffé- 
rents éléments  que  nous  chercherons  à  isoler  en  déterminant 
le  rôle  et  la  valeur  propre  de  chacun  d'eux. 


REPETITIONS    DE    FONEMES     QUELCONQUES 

Nous  commencerons  par  un  ordre  d'idées  où  la  nature  des 
fonèmes  n'a  aucune  importance  ;  ce  n'est  que  par  leur  répéti- 
tion qu'ils  jouent  un  rôle.  Il  s'agit  de  l'expression  d'un  mou- 
vement ou  d'un  bruit  répété,  que  ce  mouvement  ou  ce  bruit 
soit  régulier  ou  irrégulier.  Or  dans  les  mots  expressifs  appar- 
tenant à  cet  ordre  d'idées,  l'expression  est  due  à  la  répétition 
d'une  sillabe  :  coucou^  d'une  voyelle  :  cliquetis^  monotone^  ou 
d'une  consonne  :  palpite.  11  est  évident  que  dans  un  vers,  qui 
est  un  élément  plus  long  qu'un  mot,  on  pourra  obtenir  des 
effets  analogues  par  la  répitition  d'un  ou  de  plusieurs  mots, 
d'une  ou  de  plusieurs  sillabes,  d'un  ou  de  plusieurs  sons. 

Mais  la  question  est  complexe;  nous  avons  déjà  parlé  d'un 
moyen  d'exprimer  un  mouvement  ou  un  bruit  régulier  ou 
irrégulier,  à  savoir  le  ritme.  Nous  avons  vu  comment  le 
ritme  peut  devenir  un  moyen  d'expression  par  ce  fait  qu'il 
rend  plus  lentes  les  sillabes  d'une  mesure  qui  en  a  moins  de 
trois  et  plus  rapides  celles  d'une  mesure  qui  en  a  plus  de 
trois. 

Il  est  évident  que  pour  peindre  un  mouvement  régulier, 
une  allure  égale,  le  ritme  3-3,  3-3  pourra  contribuer  à  l'ex- 
pression : 

Lui,  gagnant  |  à  pas  lents  1  une  roche  |  élevée 

(Mdsskt,  Nuit  de  mai). 

Elle  va  I  dans  les  bois,  |  se  traînant  |  à  pas  lents 

(Id.,  La  servante  du  roi). 

Muletiers  |  qui  poussez  |  de  vallée  |  en  vallée 
Vos  mules  sur  les  ponts  que  César  éleva 

(Hugo,  Le  petit  roi  de  Galice). 


170  LE  VERS  FRANÇAIS 

Quatre  bœufs  attelés,  d'un  pas  tranquille  et  lent, 
Promenoient  j  dans  Paris  |  le  monarque  |  indolent 

(BoiLEAU,  Lutrin). 

Vinrent,  le  régiment  après  le  régiment, 
Et  le  long  I  des  maisons  |  ils  passaient  |  lentement 

{Y{\JG0  ^Châtiments). 

Tu  gagnais  |  lentement  |  la  maison  |  solitaire 

(Musset,  La  coupe  et  les  lèvres). 

On  n'entendait  au  loin  sur  Tonde  et  sous  lescieux 
Que  le  bruit  |  des  rameurs  |  qui  frappaient  |  en  cadence 
Tes  flots  harmonieux 

(Lamartine,  Le  lac). 

De  même  un  ritme  à  mesures  régulièrement  inégales  pourra 
contribuer  à  produire  d'autres  effets  : 

avait  trouvé  bon  que  cet  antre 

Bâti  I  pour  les  géants,  |  servît  |  pour  les  lions 

(Hugo,  Les  lions). 

Ceux  d'Ascalon  |  du  beurre,  |    et  ceux  d'Aser  \  du  blé 

[\ï>.,ihid.). 

A  mêlé  dans  le  sang  enfiévré  de  mes  reins 
Au  rut  I  de  l'étalon  |  l'amour  |  qui  dompte  l'homme 

(Heredia,  Nessus). 

(Le  rapport  des  mesures   2,4,  2,4   marque  ici  l'égalité  du 
mélange  et  de  la  valeur  des  choses  mélangées). 

Du  pied  I  dans  les  enfers,  |  du  front  |  dans  les  étoiles 

(Hugo,  Légende  des  siècles). 

Tant  la  ravine  |  est  fauve,  |  et  tant  la  roche  |  est  âpre 

(Id.,  ihid.). 

N'ayez  d'autre  souci 

Que  d'aplatir  |  vos  cœurs,  |  et  d'arrondir  |  vos  ventres 

(Id.,  Année  terrible)* 


EXPRESSION   d'un   MOUVEMENT   PAR    LES   SONS       171 

Mais  il  i  a  lieu  de  noter  d'abord  que,  pour  que  le  ritme 
devienne  expressif,  il  faut  que  Tidée  exprimée  le  rende 
expressif.  Sinon  le  tipe  3-3,  3-3  est  précisément  celui  qui 
n'exprime  rien  :  tout  i  est  égal  et  rien  n'a  de  relief  : 

Chacun  sait  j  aujourd'hui  |  quand  il  fait  |  de  la  prose 

(Musset). 

Où  Cologne  (  et  Strasbourg,  |  Notre-Dame  |  et  Saiut-Pierrre 

(ID.). 

Il  en  est  de  même  du  tipe  2-4,  2-4  ;  il  tend  à  mettre  en 
relief  les  mesures  qui  n'ont  que  deux  sillabes,  mais  pour 
qu'il  peigne  deux  mouvements  parallèles  il  faut  qu'il  en  soit 
question  dans  le  vers  ;  il  n'i  a  aucune  expression  de  ce  genre 
dans  les  vers  suivants  : 

Je  viens  |  selon  l'usage  |  antique  |  et  solennel 

(Racinb).  "^ 

Pourquoi  |  vous  imposer  |  lapei|ne  de  son  crime  ? 

(ID.). 

Le  ritme  peut  donc  contribuer  à  peindre  un  mouvement, 
mais  s'il  est  le  seul  moyen  d'expression  employé  il  ne  le  ren- 
dra pas  très  sensible.  Tel  ce  vers  de  Lamartine  : 

Que  le  bruit  |  des  rameurs  |  qui  frappaient  |  en  cadence. 

Pour  que  le  mouvement  devienne  très  net,  il  faut  en  outre 
des  rappels  de  sons,  des  répétitions  de  fonèmes,  disposées  de 
telle  ou  de  telle  manière,  suivant  que  le  bruit  ou  le  mou- 
vement à  peindre  est  régulier  ou  irrégulier. 

Reprenons  à  ce  point  de  vue  les  exemples  précédemmment 
cités  :  il  nous  suffiia  de  mettre  en  relief  tipografiquement 
les  sons  répétés  pour  faire  saisir  sans  commentaire  l'eifet 
qu'ils  produisent  : 

Elle  va  dans  les  hois  se  ir^inant  à  pas  \ents... 
Lui  gagnant  à  pas  lents  une  roche  élevée... 
Muletiers  qui  pousses  de  vallée  en  vallée... 
Et  le  long  des  maisons  ils  passaient  lentement... 


172  LE  VERS  FRANÇAIS 

BkW pour  les  géants  serv27  pour  les  lions... 
Ceux  <i'Ascalon  du  beurre  et  ceux  d'A%ev  du  h\é... 
Du  piedc?aws  les  enfers,  rfw  front  dans  les  étoiles... 
Tant  la  ravine  es^  fauve  et  tant  /a roche  est  âpre. 
Que  rf'aplatîV  vos  cœurs  et  d'avvonàirvos  ventres... 

Comcne  on  le  voit  les  rappels  de  sons  contribuent  encore 
plus  que  le  ritnae  à  produire  l'impression  du  mouvement 
demandée.  Ils  peuvent  même  suffire. 

Le  moyen  le  plus  sensible  de  peindre  un  bruit  ou  un  mou- 
vement répété  consiste  simplement  à  répéter  un  mot  ou  quel- 
ques mots.  Mais  si  ce  moyen  est  le  plus  sensible,  ce  n'est 
pas  le  plus  délicat  : 

Le  flot  sur  le  flot  se  replie 

(Hugo,  Napoléon  II). 

Ce  vers  ne  veut  pas  dire  qu'un  flot  se  replie  sur  un  autre  une 
fois  pour  toutes,  mais  il  fait  sentir  très  nettement  que  les 
flots  se  succèdent  et  se  replient  les  uns  les  autres  continuel- 
lement et  d'une  manière  indéflnie.  C'est  ainsi  que  la  répéti- 
tion de  la  sillabe  mur  dans  le  mot  murmure  fait  que  ce  mot 
désigne  un  bruit  répété  et  continu. 

Après  la  plaine  blanche,  une  autre  plaine  blanche 

(Id.,  L'expiation)  ; 

ce  vers  suscite  l'idée  d'une  succession  indéfinie  de  plaines 
blanches. 

Les  larmes  du  matin  qui  pleuvent  goutte  k  goutte 

(Herkdia,  Pan). 

Dans  le  bruit  de  tes  bords  par  tes  bords  répétés 

(Lamartine,  Le  lac). 

Et  que  le  vent  du  nord  porte  de  feuille  en  feuille 

(Vigny,  Le  cor). 

Cétoit  ceci,  cétoit  cela 

(La  Fontaine,  VII,  5). 


EXPRESSION    DU    PARALLELISME  173 

On  peut  renforcer  encore  Tefifet  produit  par  la  répétition  de 
certains  mots,  au  moyen  de  rappels  de  sons  isolés  qui  sont 
déjà  contenus  dans  ces  mots  ou  ne  le  sont  pas  : 

Et  la  source  sans  nom  qui  goutte  à  goutta  tombe 
ou  ou^  ou  ou      ou^ 

(Heredia,  La  source); 

tous  les  accents  toniques  tombent  sur  la  voyelle  ou  orale  ou 
nasale. 

Disloqué,  de  cailloux  en  cailloux  cahoté 
ce  ce 

(Hugo,  Le  crapaud). 

Et  comme  un  noir  poison  qui  va  de  veine  en  veine 

V  V  V 

(Id.,  Ruy-Blas); 
mouvements  successifs. 

Le  même  procédé  peut  servir  à  exprimer  le  parallélisme  de 

deux  idées,  de  deux  actions,  dont  la  seconde  suit  rapidement 

la  [)remière  et  en  est  la  conséquence  : 

Tu  mis  à  prix  sa  tête,  il  mit  à  prix  la  tienne 

(Id.,  Burgraves). 

Il  i  a  ici  parallélisme  en  tout  dans  les  deux  émistiches  : 
ritme  4-2.4-2, 
mots  et  sons  ; 

mi{s)  à  prix       a    t   ê  mi[t)  à  prix      a     t     e 

vocalisme  : 

iiiaiaè  liai  aè 


J I 


l'w  et  Te,  étant  des  voyelles  du  même  ordre,  comme   nous  le 
verrons  plus  loin,  se  correspondent  parfaitement. 

Le  loup  le  croit,  le  loup  le  laisse 

(La  Fontaine,  IX,  10), 


ni  LE  VERS  FRANÇAIS 

Il  tendit  un  long  rets.  Voilà  les  poissons  pr^'s, 
Voilà  les  poissons  mes  aux  pieds  de  la  bergère 

(lD,X,  11). 

voilà  sa  toile  ourdee, 

Voilà  des  moucherons  de  près 

(iD.,  m,  8). 

Les  actions,  les  idées,  les  événements  qui  se  suivent  rapide- 
ment et  dépendent  dans  une  certaine  mesure  l'un  de  l'autre, 
peuvent  n'être  pas  réduits  à  deux  ;  ils  sont  parfois  toute  une 
série.  Le  procédé  est  le  même  ;  les  mêmes  répétitions  de 
mots  peindront  l'accumulation  d'une  suite  d'événements  : 

Le  démon  se  remit  à  battre  dans  sa  forge  ; 
Il  frappait  du  ciseau,  du  pilon,  du  maillet 

(Hugo,  Légende  des  siècles'^. 

Le  pis  fut  que  l'on  mit  en  piteux  équipage 
Le  pauvre  potager  :  adieu  planches,  carreaux; 

Adieu  chicorée  et  poireaux  ; 

Adieu  de  quoi  mettre  au  potage 

(La.  Fontaine,  IV,  4). 

Rien  ne  la  contentoît,  rien  néioii  comme  il  faut  : 
On  se  lewoit  trop  ^ard,  on  se  coucho^t  t7'op  toi  : 
Puis  du  blanc,  puis  du  noir,  puis  encore  autre  chose. 
Les  valets  enrageo^ent,  /'époux  étoit  à  bout: 
Monsieur  ne  songe  à  rien,  monsieur  dépense  tout, 
Monsieur  court,  moj^sieur  se  repose 

(Id.,  V1I,2). 

Nous  avons  montré,  lorsque  nous  avons  étudié  le  ritme, 
comment  le  trimètre  par  sa  rapidité  et  le  resserrement  sinté- 
tique  de  ses  siilabes  pouvait  servir  à  accumuler  les  idées,  les 
événements,  les  faits.  Les  deux  procédés  peuvent  se  combi- 
ner et  concourir  au  même  but  avec  plus  de  force  : 

Il  fui  héros,  il  fut  géant,  il  fut  génie 

(Hugo,  Le  parricide). 


REPETITIONS    DE    MOTS  175 

La  nuit  se  dissolvait  dans  les  énormes  cieux 
OU  rien  ne  tremble,  où  rien  ne  pleure,  ou  rien  ne  souffre 

(Id.,  Le  sacre  de  la  femme). 

Marcher  à  jeun,  I  marcher  vaincu,  |  marcher  malade 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice); 

insistance  sur  l'idée  de  marcher,  marcher  toujours  ;  l'action 
exprimée  par  le  verbe  marcher  devient  une  sorte  de  loi,  une 
fatalité  implacable  pesant  sur  Tomme  de  guerre  qui  ne  s'ap- 
partient plus  ;  —  en  même  temps  impression  de  continuité, 
de  régularité,  de  monotonie. 

On  peut  aussi  marquer  Tinsistance  par  la  même  répétition 
de  mots  avec  le  procédé  ritmique  contraire,  celui  qui  con- 
siste à  augmenter  le  nombre  des  mesures  et  par  là  à  les  ralen- 
tir. Le  premier  procédé  met,  nous  Tavons  vu,  les  faits  en 
relief  par  le  resserrement  sintétique  et  le  second  par  Técar- 
tement  analitique  : 

Toute  la  différence  entre  ce  sombre  roi. 
Et  ce  sombre  j  empereur,  |  sansfoi,  \  sans  Dieu,  |  sansloi 

(Id.,   Eviradnus). 

Le  poète  insiste  à  la  fois  par  le  ritme  lent  et  par  la  répétition 
du  même  mot  devant  un  monosillabe. 

On  le  voit  par  ces  derniers  exemples,  ce  même  procédé 
peut  servir  pour  insister  sur  des  faits  analogues.  Et  en  effet  le 
moyen  le  plus  simple  pour  marquer  l'insistance  est  de  répéter 
un  mot  ou  quelques  mots  ;  c'est  même  bien  plus  un  procédé 
de  stile  qu'un  procédé  de  versification,  ou  plutôt  la  poésie  en 
use  comme  la  prose  : 

Que  tardez- vous,  Seigneur,  à.  la.  répudier? 
L'empire,  votre  cœur,  tout  condamne  Octavie. 
Auguste,  votre  aïeul,  soupiroit  pour  Livie  : 
Par  un  double  divorce  ils  s'unirent  tous  deux  ; 
Et  vous  devez  l'empire  à  ce  divorce  heureux. 
Tibère,  que  l'hjmen  plaça  dans  sa  famille. 
Osa  bien  à  ses  yeux  répudier  sa  fille. 
Vous  seul,  jusques  ici  contraire  à  vos  désirs, 
N'osez  par  un  divorce  assurer  vos  plaisirs  ^ 

(  Racine  ,  Britannicus) . 


176  LE  VERS  FRANÇAIS 

Ces  tronçons  déchirés,  épars,  près  d'épuiser 

Leurs  forces  languissantes, 
Se  cherchaient,  se  cherchaient,  comme  pour  un  baiser 

Deux  bouches  frémissantes 

(Hugo,  Orientales). 

Cest  moi,  Prince,  c'est  moi  dont  Tutile  secours 
Vous  eût  du  labyrinthe  enseigné  les  détours     '  ^^""^ 

(Racine,  Phèdre). 

Moi-même  devant  vous^  j'aurois  voulu  marcher 
Kt  Phèdre  au  labyrinthe  avec  vous  descendue 
Se  seroit  avec  vous  retrouvée  ou  perdue 

{lB.,Ihid.).l,^'0'' 

Descends^  Charles  !  Descends,  Frédérïo  1  Descends,  Pierre  ! 
Deviens  de  plomb,  deviens  ûf'acier,  deviens  de  pierre  ! 
Le  sang  des  bons  après  le  sang  des  innocents  ! 
Règne  !  plus  bas  !  plus  bas  !  descends  !  descends  !  descends  ! 

(Hugo,  La  pitié  suprême). 

Le  même  procédé  peut  être  accentué  par  des  répétitions 
de  fonèmes  venant  s'ajouter  aux  répétitions  de  mots  : 

Viens  vite,  viens  finir  ma  fortune  cruelle 
v         V       v     '  f  f 

(La  Fontaine,  I,  15). 

Londe  qui  fuit,  par  Vonde  incessamment  suivie 
i      î  i  i 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

Descendez,  descendez,  lamentables  victimes, 
Descendez  \  le  chemin  |    de  Tenfer  |  éternel 
é  è  e  e 

Plongez  au  ;5/us  /profond  du  gouffre  où  tous  les  crimes 
Flagellés  par  un  yent  qui  ne  2;ient  pas  du  ciel 
bouillonnent  pêle-mêle  avec  un  ôruit  d'orage 

(Baudelaire,  Femmes  damnées); 

insistance  et  indication  de  différents  mouvements  continus. 

Ce  procédé  qui  consiste  à  répéter  des  mots  tout  entiers, 

s'il  est  le  plus  frappant,  n'est  pas  le  plus  délicat,  avons-nous 


MOUVEMENT  INDEFINI  177 

dit.  Le  plus  raffiné  consiste  à  répéter  uniquement  desfonèmes 
isolés  ;  on  peut  obtenir  encore  par  là  une  très  grande  inten- 
sité d'expression.  Nous  reprendrons  à  ce  nouveau  point  de 
vue  les  mêmes  catégories  d'idées  dans  le  même  ordre  : 

P  Mouvement  régulier  : 

Depuis  ce  jour  fatal  le  pouvoir  d'Agrippine 
Vers  sa  chute,  |  à  grands  pas,  |  chaque  jour  |  s'achemine 
r  s    ch  ch        j      r    s     ch 

a    é  a     é 

(Racine,  Britannicus). 

Un  jour,  I  sur  ses  longs  pieds,  |  alloit  j  je  ne  sais  où 
Le  héroQ  |  au  long  bec  |  emmanché  |  d'un  long  cou 
Oïl  ou        é  è  ou 

ou  ou        è  é  ou 

(La  Fontaine,  VII,  4). 

Nos  chevaux  |  galopaient  |  à  travers  |  la  clairière 

a         è        a         è         a  è 

g     p        t        t  c 

(Hugo,  Contemplations). 

lacchos  I  s'avancer  |  sur  le  sajble  marin 

i  eu  è 

a  0  è  a 

0        a  a        é 

(Heredia,  Ariane). 

Ajouter  à  ce  mouvement  vocalique  la  quintuple  répétition  de 
s  peignant  le  bruissement  continu  du  cortège  sur  le  sable. 

2"  Mouvement  ou  bruit  répété  indéfiniment,  sans  que  l'idée 
de  régularité  soit  exprimée  : 

Fa,  fient,  fait  l'empressée 

(La  Fontaine,  Le  coche  et  la  mouche). 

Avec  des  grondements  que  prolonge  un  long  râle 
r  r  r 

(Heredia,  Bacchanale). 

Et  Pan,  ralentissant  ou  pressant  la  cadence 

(Id.,  Nymphée). 


178  LE  VERS  FRANÇAIS 

Le  mouvement  est  peint  par  le  retour  de  la  voyelle  nasale  ûw, 
revenant  de  2  en  2  sillabes  dans  le  premier  émistiche,  de  3  en 
3  dans  le  second,  et  se  trouvant  dans  le  premier  3  fois  dans 
le  même  espace  de  temps  que  2  fois  dans  le  second. 

Et  la  mer  elle-même,  expirant  sur  sa  rive, 
Rou/e  k  peine  à  la  pi  âge  une  Zame  /^/aintive 
ap  ap 

la  la 

(Lamartine,  U infini  dans  les  deux). 

Laisse,  ami,  Terrante  chèvre, 

Sourde  aux  chevrotements  du  clievreau  qu'elle  sèvre 

s  r  ck  vr 

s     r  ch  vr  cli  vr  s  vr 

(Heredia,  Lafl,ûte) 

Un  essaim  de  corbeaux 

Tourne  éternellement  autour  de  la  montagne 
t  t  t     t  t 

ou  an        ou  a 

(Hugo,  Burgraves). 

L'horloge  d'un  couvent  s'ébranla  lentement 
lô       là  la  lan 

an  an      an      an 

(Musset,  Don  Paez). 

Et  sa  voix  sur  l'écho  de  la  voûte  sonore 
Frappait  comme  le  pas  d'un  hardi  cavalier 

pait  pas 

c  d  d      c 

(Musset,  Charles-Quint  à  St-Just). 

((  Pour  produire  un  effet  puissant,  les  lettres_allitérantes 
doivent  frapper  les  syllabes  rythmiques  ;  tandis  que,  pour 
obtenir  des  effets  dégradés,  et  si  Ton  peut  parler  ainsi,  des 
demi-teintes,  on  devra  éviter  les  attaques  redoublées  sur  les 
syllabes  de  Tarsis,  disposer  au  contraire  les  consonnes  allité- 
rantes  devant  les  syllabes  atones  delathésis,  et  parfois  même 


I 


BRUITS  INDEFINIS  179 

en  amortir  encore  le  choc  au  moj'en  de  syllabes  muettes. 
C'est  ainsi,  par  le  choix  et  l'emploi  judicieux  des  consonnes 
allitérées  gutturales,  dentales,  labiales,  liquides  ou  nasales, 
fortes  ou  faibles,  que  le  poète  parvient  à  exprimer  jusqu'aux 
plus  fugitives  nuances  du  sentiment  qui  l'inspire,  à  amplifier 
ou  à  voiler  la  sonorité  de  son  vers,  qui  devient  à  sa  volonté 
facile,  coulant,  rapide  ou  languissant,  clair,  strident,  rauque 
ou  éclatant  »  (Becq  de  Fouquières,  236-237). 

Dans  les  exemples  qui  précédent  les  foiièmes  que  nous 
avons  relevés  appartiennent  surtout  aux  sillabes  toniques  ; 
dans  les  suivants  ils  sont  plutôt  dans  des  sillabes  atones;  mais 
il  n'est  ni  possible  ni  utile  de  faire  à  ce  point  de  vue  deux 
catégories  bien  nettes;  chaque  exemple  a  son  individualité  et 
demanderait  un  commentaire  particulier  que  le  lecteur  pourra 
faire  aisément  au  moyen  des  éléments  que  nous  mettons  en 
relief: 

La  mer  qui  se  /amente  en  pleurant  les  sirènes 
an     an  an 

(Heredia,  V oubli). 

noter  en  outre  le  vocalisme  : 
0  è  t  la  vague  commence  à  s'élever, 
è  a  an  an  é  an  la  vague  gronde, 
é  iè  la  vague  meurt  sur  la  rive. 

Au  dehors,  towtautowr  du  grand  antre  mwet, 
Hwrlait  le  brouhaha  de  la  fowle  indignée 

(Hugo,  L'épojJée  du  lion). 

Voici  l'essentiel  du  vocalisme  de  ces  deux  vers  :  ou  ou,  an  an, 
ûè  —  ûè,é  ou  aa  —  éa  ou,  c'est-à-dire  dans  les  trois  premiers 
cas  répétition  pure  et  simple,  et  dans  le  dernier  reproduction 
approximative. 

....Dans  ce  moment,  un  pas 
Au  penchant  du  coteau  semble  se  faire  entendre 

(Musset,  Le  saule). 

noter  en  outre  les  occlusives  :  t  p 

p  d    c  t  t    d 


180  LE  VEKS  FRANÇAIS 

qui  peignent  un  bruit  ou  un  mouvement  saccadé. 

Un  écho  prolongé  ré/>é^ait  chaque  /5as 

(1d.,  Poriiu). 

Sur  l'Hjmè^e,  TAu^an  ^umuUueux  towvmente 

(Hugo,  Le  Satyre), 

....  L'intrépide Hippolyte 
Foit  voler  en  éclats  tout  son  char  fracassé  '-f  ^/ 1  -"^ 

(Racink,  Phèdre). 

Il  marchoit  d'un  pas  relevé 
Et  faisoit  sonner  sa  sonnette 

(La  Fontaine,  I,  4); 

sonner  sa  sonnette  n'est  pas  de  Tarmonie  imitative,  ne  peint 
pas  le  bruit,  mais  indique  la  répétition  de  Taction,  et  de  son 
produit,  le  bruit. 

Hideux  ce  spectre  blanc  passait;  et,  par  instant, 
Une  gou^^e  de  sang  se  c?é^achait  ofe  l'ombre, 
Implacable,  et  tombait  sur  cette  blancheur  sombre 

(Hugo,  Le  parricide,) . 

Sen^an^  à  chaque  pas  qu'il  fait  vers  la  lumière, 

Une  gou^^e  de  sang  sur  sa  ^ê^e  pleuvoir 

(1d.,  ihid). 

Durandal  flamboyant  semble  un  sinistre  esprit  : 
Elle  vdi,  ?;ient,  remonte  et  tombe,  se  relève, 
ou"^         ou^ 
re  re 

5'abat,  et  /ait  la  /ete  enrayante  du  glaive 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice); 

les  fonèmes  répétés  peignent  les  mouvements  répétés,  succes- 
sifs et  divers  de  l'épée  de  Roland. 

Trouvarît  les  tremblements  de  terre  trop  fréquents, 
t  t  t         t  c 

Les  rois  d'Espagne  ont  fait  baptiser  les  volcans 

(Id.,  Les  raisons  du  Momotombo). 


MOUVEMENTS   SUCCESSIFS  181 

/>e  toutes  parts  /tressé  pAV  un  /puissant  voisin, 

Que  j'ai  su  soulever  contre  cet  assassin, 

11  me  laisse  en  ces  lieux  souveraine  maîtresse 

(Racine,  A  thalie).  h<si  ~  ^. 

Voir  soudain  des  lions  et  des  tigres,  ô  roi! 
Sortir  de  toutes  parts  de  l'ombre  autour  de  toi 
t    d    t     t     p         d  h  t       d    t 

è      ou  è  a  é  om°  è     a 

(Hugo,  Burgraves). 

Que  rfes  chiens  dévorants  se  rfispu^oient  en/re  eux 

(Racine,  Athalie).  "5^  <d 

Elle  veut  voir  le  jour,  et  sa  douleur  profonde 
M'ordonne  ^ou^efois  d'écarter  ^out  le  monde 

(Id.  Phèdre);  /^^ 

on  écarte  chacun  successivement  ;  il  i  a  par  conséquent 
action  répétée. 

Z)ans  le  doute  mortel  dont  je  suis  agiié 

(Id.,  ibid.);   3 

ésitations  successives. 

A  V&ppel  du  /plaisir  lorsque  ton  sein  paîïpiie 
è  i  et 

(Musset,  Rappelle-toi); 

le  mot  palpite  par  lui-même  et  par  lui  seul  exprime  déjà  la 
répétition  parce  qu'il  a  deux  sillabes  commençant  par  la 
même  occlusive /9  ;  pour  mettre  en  un  relief  singulier  et  faire 
particulièrement  sentir  le  mouvement  de  palpitation,  le 
poète  renforce  l'élément  essentiel  de  ce  mot  en  le  reprodui- 
sant dans  d'autres  mots.  Comme  Ta  dit  Becq  de  Fouquiè- 
res,  p.  220  :  «  On  peut  souvent  constater  que  le  mot  généra- 
teur de  ridée  devient,  au  moyen  de  ses  éléments  phoniques, 
le  générateur  sonore  du  vers  et  soumet  tous  les  mots  secon- 
daires qui  l'accompagnent  à  une  sorte  de  vassalité  tonique  ». 
La  majeure  partie  de  nos  exemples  illustrent  cette  observa- 
tion. 

12 


182 

LE  VERS  FRANÇAIS 

Sur  mon  œil  ébloui  joal/^itait  ma  paiup'ière 

(Th.  Gautier). 

Les  grelots 
é           6 

9 
gr 

des  troupeaux 

é               à 
d     t       p 
tr 

palpitaient 
a 

P    P  ^ 

(H, 

vaguement 
a 

g 

JGO,  Booz). 

Lesbos  où  les  baisers  sont  comme  les  cascades 

c 

a    a 
c    c 

Qui  se  jettent  sans  peur  dans  les  gouffres  sans  fond 
c  sans  f      sans  f 


Et  courent  sanglotant  et  gloussant  par  saccades, 

an    a     a    a 


an       an 

ni 


Orageua;  et  secrets,  fourmillants  et  profonds  : 

f  f 

Lesbos  où  les  baisers  sont  comme  les  cascades  ! 

c  ce 

(Baudelaire,  Lesbos). 

T'oujours  l'inférieur  de  la  ^erre  travaille 
r  r      r  r       r 

(Hugo,  Feuilles  d'automne); 

répétition  continuelle. 

Chaque  fois  qu'en  tombant  la  tQTve  re/endt 
De  la  foule  muette  un  sourd  sanglot  sortit 

(Lamartine,  Jocelyn); 

bruit  répété;  il  s'agit  des  pelletées  de  terre  qu'on  jette  sur 
la  bière. 

Mon  père  mille  fois  m'a  dit  dans  mon  enfance 
Qu'avec  nous  tu  juras  une  sainte  alliance 


MOUVEMENTS    REPETES  183 

répétition  de  m  correspondant  à  la  répétition  de  Faction  indi- 
quée ;  cf.  en  outre  p.  253,  1.  1  sqq. 

Les  bonds  capricieux  de  ce  bouc  indocile 
boW"    c  p  d        bou  c    d 

(Herhdia,  Le  chevrier); 

ces  occlusives  saccadent  le  vers  conformément  à  l'idée 
exprimée. 

L'esprit  de  minuit  passe,  et,  répandant  Tefîroi, 
Douze  fois  |  se  balance  |  au  battant  |  du  beffroi 
a  an  a    an 

(Hugo,  La  ronde  du  sabbat). 

Ses  jeux,  qui  vainement  vouloient  vous  éviter,    ' 
Déjà  pleins  de  langueur,  ne  pouvoient  vous  quitter 

(Racine,  Phèdre); 

cette  répétition  de  v  peint  les  efforts  successifs. 

Ou  d'une  enseigne,  au  bout  d'une  tringle  de  fer, 
Que  balance  le  vent  pendant  les  nuits  d'hiver 

(Baudelaire,  Les  métamorphoses  du  Vampire); 

indication  d'un  mouvement  répété  ;  mais  la  nature  spéciale 
du  mouvement  n'est  pas  précisée. 

/a  nuit  sur  /a  pe/ouse 

Ba/ance  le  zéphyr  dans  son  voi/e  odorant 

(Musset,  Nuit  de  mai); 

l'effet  du  balancement  répété  est  produit  par  l'alternance  des 
groupes  Is^lz,  régulière  de  a  pe/ouze»  à  a  zéphyr  »;  les  mêmes 
fonèmes  apparaissent  avant  et  après  ces  mots,  mais  en  ordre 
irrégulier  parce  que  avant,  le  mouvement  ne  fait  que  s'an- 
noncer, et  qu'après  il  cesse  au  moment  où  l'on  va  passer  à  une 
autre  idée. 

S'éta/e  un  tapis  vert  sur  /eque/  se  ba/ance 
Un  grand  /ustre  blafard  au  bout  d'un  oripeau 

(1d.,  Une  bonne  fortune); 
observation  analogue. 


184  LE  VERS  FRANÇAIS 

La  lune,  à  son  lever,  sur  la  cime  des  arbres 
//  si  sis  z 

Balançait  mollement  les  ombres  des  saints  marbres 
l    s  l  l  z  s 

(Id,,  Suzon); 

effet  analogue  obtenu  par  des  moyens  analogues. 

Tout  est  joie  et  chanson  ;  la  roulette  commence  : 
Ils  lui  donnent  le  branle,  ils'la  mettent  en  danse, 
Et  ratissant  gaîment  l'or  qui  scintille  aux  yeux, 
Ils  jardinent  ainsi  sur  un  rythme  joyeux 

(Id.,  Une  bonne  fortune). 

Les  mouvements  sont    peints   par  l'assonance   des  sillabe«i 
toniques  qui  terminent  les  émistiches  ou  les  mesures. 

Un  bal  est  à  deux  pas  ;  à  travers  la  fentHre, 

On  le  voit  çà  et  là  bondir  et  disparaître. 

Comme  un  chevreau  lasce'f  ^'t^'une  abeille  poursuit 

(Id.,  ibid.)  ; 

le  premier  émistiche  est  prosaïque,  mais  semble  annoncer  le 
mouvement  par  son  a  terminant  chaque  diade  ;  dans  le  deu- 
xième émistiche,  assonance  des  deux  triades  qui  débutent 
d'ailleurs  toutes  deux  par  un  a  atone  ;  dans  le  premier  émis- 
tiche du  deuxième  vers,  assonance  des  deux  triades;  dans  le 
deuxième  émistiche,  effet  saccadé  des  occlusives  etrépétition 
de  la  sillabe  di;  le  troisième  vers  est  une  comparaison  qui 
semble  étendre  le  mouvement,  l'unité  devenant  au  point  de 
vue  de  ces  correspondances,  non  plus  la  mesure,  mais  l'émis- 
tiche  :  les  deux  émistiches  assènent  si  sui^  et  débutent  par  la 
même  occlusive  c.  Tout  cela  pour  peindre  le  mouvement 
régulièrement  irrégulier  de  la  danse. 

3°  Deux  actions  parallèles  dont  la  seconde  suit  régulière- 
ment la  première  et  peut  en  être  la  conséquence  : 

Ou  des  fleurs  au  printemps,  I   ou  du  fruit  en  automne 
ou  d      fl  t  \  ou  d    fr  t 

(La.  Fontaine,  X,  2). 


ÉVÉNEMENTS   SUCCESSIFS  185 

4°  Une  série  d'événements  qui  se  suivent  rapidement,  qui 
peuvent  dépendre  Fun  de  l'autre  ou  sont  dans  une  certaine 
mesure  parallèles  : 

Je  le  VIS,  je  rougis,  je  pâlis  à  sa  vue 

(Racine,    Phèdre). 

Mais  ce  lion... 

Trouva  moyen  et  7/mnière  et  tna.iïève 

è  è  è 

Z>'ongles  et  dents  de  rompre  la  ?'atière 

(Marot,  Le  lion  et  le  rat). 

Se  caôre  brusquement,  se  retourne,  regarde, 

è  a        é  û       éo°  é  eu  è  éa 

Et  rejoint  d'un  seul  bond... 

é     è      è^ 

(Heredia,  Fuite  de  Centaures). 

La  succession  des  mouvements  brusques  et  saccadés  est 
marquée  par  le  vocalisme  dont  chaque  ondulation  commence 
de  même  ;  ce  mouvement  se  perd  au  vers  suivant.  —  Ajouter 
les  deux  br  et  les  re. 

Après  avoir  trotté,  brouté,  fait  ^ous  ses  ^ours 
é  é  ou  ou 

(La  Fontaine). 

Elle  qui  n'étoit  pas  grosse  en  tout  comme  un  œuf 
Envieuse,  s'étend,  et  s'enfle  et  se  travaille 

(ID.,  1,3). 

Efforts  successifs  marqués  par  l'allitération  des  sifflantes  et 
la  coupure  sintaxique  du  sens  après  chaque  accent  tonique  et 
ritmique. 

Mettent  le  nez  à  Tair,  mon^ren^  un  peu  la  ^ê^e 
è  é  è  è 

Puis  rentrent  dans  leurs  nids  à  rats 

a   a 
Puis  ressortant  font  quatre  pas, 
a         a 


186  LE  VERS    FRANÇAIS 

PuiSf  enfin  se  mettent  en  quê^e 
è  è  è 

(Id.,  m,  18). 

5°  L'insistance.  Nous  avons  vu  le  poète  insister  sur  un 
mot,  c'est-à-dire  sur  l'idée  exprimée  par  ce  mot,  en  le  répé- 
tant. Une  autre  manière  de  le  mettre  en  relief  consiste  à 
répéter  au  lieu  du  mot  ses  fonèmes  essentiels  et  caractéris- 
tiques : 

Il  réveilla  ses  fils  dormant,  sa  femme  lasse, 
Et  se  remît  à  {m'r  sinistre  dans  l'espace 

(Hugo,  La  conscience); 

renforcement  du  mot  «  sinistre  »  par  les  répétitions  d's  et 
dV. 

Tu  frémiras  d'ho?Teur  si  je  romps  le  silence 

(Racine,  Phèdre);  2 '^  i 

renforcement  du  mot  «  horreur  ». 

Que  vois-je  ?  quelle  horreur  dans  ces  lieux  répandue 
Faiii  /uir  devant  mes  yeux  ma  /amille  éperdue  ? 

(Id.,  ibid.);^^'  '  i 
renforcement  du  mot  «  fuir  ». 

Quatre  méchants  portraits  pendus,  représentant 
Des  /aces  qui  /eraient /"uir  en  en/er  Satan 

(Musset,  Don  Paez); 

même  renforcement  un  peu  trop  accentué,  exagéré. 

Ses  froids  embrasseraents  ont  glacé  ma  tendresse 

(Racine); 

renforcement  de  l's  du  mot  «glacé  »  qui  aboutit  à  suggérer 
l'idée  du  frisson.  Metne  observation  pour  les  deux  vers  sui- 
vants : 

Jusqu'au  fond  de  nos  cœurs  notre  sang  s'est  glacé 

(Id.). 


INSISTANCE  187 

Mon  sang  commence  à  se  glacer 

(La  Fontaine,  I,  12). 

Mais  si  Ton  veut  insister  sur  la  frase  tout  entière,  sur  l'idée 
qu'elle  contient  et  non  pas  sur  un  mot  en  particulier,  on 
répète  un  fonème  quelconque  : 

il/ais  ce  même  Amurat  ne  me  promit  jamais 

(RACUiEy  Bajazet).  "505 

De  ce  sacré  soleil  dont  je  suis  descendue  . 

(ID.,  Phèdre).    I  l'I^ 

Maintenant  que  mon  ^emps  décroît  comme  un  flambeau, 
an  an  an 

Que  mes  lâches  sont  terminées  ; 
Main/enant  ç'ue  voici  çue  je  touche  au  tombeau 
Par  les  deuils  et  pai^  les  années 

(Hugo,  Contemplations). 

Parcourant  |  sans  cesser  |  ce  long  cerjcle  de  peines 
è    é  è  è 

(La  Fontaine)  ; 

régularité  du  mouvement  et  insistance  :  c'est  le  bœuf  qui 
parle. 

Hélas  !  on  voit  que  de  tout  temps 
Les  pe^fts  ont  pâ^t  des  so^^ises  des  grands 

(ID,  II,  4). 

Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre 

(A.  DE  Vigny). 

Regarde  !  je  viens  seul  m' asseoir  sur  cette  pierre 
Où  tu  la  vis  s'asseoir  ! 

(Lamartine,  Le  lac). 

Phèdre  veut  vous  /varier  avant  votre  dépaj^t 

(Racine,  Phèdre);    <,  [  cI 

manière   d'insister   sur   les    mots    pour    bien   préciser   les 
paroles. 


188  LE  VERS  FRANÇAIS 

Envoyant  un  songe  lui  dire  | 

Qu'un  te\  trésor  éto\t  en  ^el  lieu.  L'homme  au  vœu  ! 

(La  Fontaine,  IX,  13);  ^ 

même  observation. 

Vous  trahissez  l'époux  à  qui  la  foi  vous  lie, 
Vous  trahissez  enfin  vos  ew/ants  malheureux, 
Que  vous  précipitez  sous  un  joug  rigoureux. 
Songez  qu'un  même  ^our  leur  ravira  leur  mère 
mè  r       r  r      r        r  mer 

leur  ra    ra  leur 
Et  rendra  l'espéra-xce  au  fils  de  l'étrangère 
ran  ra  ran  ran 

(Racine,  Phèdre).  "l^'O^ 

Elle  meurt  dans  mes  bras  d'un  mal  qu'elle  me  cache    »  ,j  ,' 
a  a  a 

(Id.,  ihid.)\ 

insistance  d'une  femme  inquiète  en  quête  de  secours  ;  c'est 
Oenone  qui  parle  de  Phèdre,  sa  maîtresse  ;  cf.  en  outre  p.  252. 

Je  mourrai,  mais  au  moins  ma  mort  me  vengera  \\^ 

(Racine);'^    ' 
insistance  due  à  la  colère. 

Comme  plus  aut  nous  pouvons  avoir  ce  procédé  joint  au 
ritme  analitique  : 

Prejsse,  p\e\x\ve,  gémis  ;  |  />eins  lui  |  Phèdre  mourante,  ^  ' 

i  i 

Ne  rougis  poini  de/jrendre  une  voix  su/9/9liante 
è  an  è  an 

(II).,  Phèdre). 

Il  l'appelle  son  /rère  et  l'aime  dans  son  âme 
Cent /ois  plus  |  qu'il  ne /ait  j  mèlre,/ïls,  |  /îUe  |  et/emme 

(Molière,  Tartuffe). 

Je  l'aime,  non  point  tel  que  l'ont  vu  les  enfers, 
Mais  /idèle,  mais/'ier,  et  même  un  peu  /"arouche, 
Charmant,  |  jeune,  j  traînant  |  tous  les  coeurs  I  après  soi 

(Racine,  Phèdre). 


REPETITIONS  INVOLONTAIRES  ET  CHOQUANTES     189 

Nous  avons  dit  en  commençant  que  ces  répétitions  de  sons 
n'étaient  expressives  qu'en  puissance,  c'est-à-dire  qu'elles 
ne  deviennent  expressives  que  lorsque  l'idée  s'i  prête.  Sinon 
les  répétitions  peuvent  passer  inaperçues.  Ainsi  dans  le  nom 
de  poisson  barbeau  la  répétition  passe  inaperçue  alors  qu'il 
n'en  est  pas  de  même  dans  barboter.  Si  pourtant  les  répéti- 
tions sont  trop  nombreuses,  trop  marquées,  bien  que  l'idée  ne 
les  demande  en  rien,  on  les  sent  forcément,  elles  deviennent 
expressives  malgré  l'idée  par  ce  fait  seul  qu'on  les  sent,  et 
alors  elles  sont  choquantes  parce  qu'il  i  a  discordance  entre 
l'idée  et  l'expression  : 

Enf'wi^  en  forme  d'anse  arrondissant  leurs  flancs 

(Heredia,  Le  vase). 

Les  Bacchantes,  d'un  pampre  à  ra7ni)le  frondaison 
En^'uirlandent  le  joug  des  taureaux  qu'on  dételle 

(Id.,  ibid.). 

Lors^Me  j'ai  lu  Pétrar^we  étant  encore  enfant 
t  t     t 

an    an        an  an 
(Musset,  Le  fils  du  Titien). 

^t^elle  que  soit  sa  mère  et  de  qui  qu'W  soit  fils 

(Corneille). 

Que  quelque  amour  qu'elle  ait  et  ^w'elle  ait  pu  donner 

(ID.). 

Je  ne  serai  yw'à  vous,  qm  que  ce  soit  ç-we  j'aime 

(ID.). 

Elle  [la  rivière]  roule  sans  un  murmure 
Son  onde  opaque  et  pourtant  pure 
Par  les  faubourgs  pacifiés 

(Verlaine,  Romances  sans  paroles). 

Terrible  et  dernier  cri  de  l'âme  évanouie, 
Echo  du  coup  qui  fait  écrouler  une  vie, 

6  ou  ou 


190  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  ^ue  jusqu'au  tombeau  j'entendrai  ;  puis  glissant.  . 

6  6 

(Lamartine,  Jocelyn); 

l'effet  n'est  probablement  pas  voulu,  mais  il  est  en  tout  cas 
désastreux  ;  l'idée  aurait  pu  à  la  rigueur  en  supporter  une 
vague  indication  ;  mais  une  exagération  de  ce  genre  est  tout 
ce  qu'il  i  a  de  plus  choquant. 


II 


LES  VOYELLES 


Nous  arrivons  à  Tétude  des  voyelles  en  tant  qu'elles  ont 
une  valeur  propre  el  une  signification  particulière.  Il  est  bon 
de  rappeler  encore  une  fois  que  les  fonèmes  ne  sont  expres- 
sifs qu'en  puissance  et  n'expriment  réellement  quelque  chose 
que  si  l'idée  qu'ils  recouvrent  est  susceptible  de  mettre  en 
lumière  leur  pouvoir  expressif.  Il  ne  faut  pas  oublier  non 
plus  qu'il  n'i  a  pas  d'idée  simple  ;  toute  idée  est  complexe  et 
comporte  des  nuances  qui  ne  peuvent  être  rendues  que  par 
l'emploi  simultané  ou  successif  de  moyens  d'expression 
différents.  Nous  essaierons  d'isoler  chacun  d'eux  et  de  déter- 
miner sa  valeur  spéciale. 

Pour  cela  il  est  nécessaire  que  nous  prenions  pour  point 
de  départ  une  classification  des  sons  reposant  sur  leur  nature 
même  et  indépendante  de  toute  idée  préconçue.  On  peut  les 
grouper  avec  beaucoup  de  précision  en  se  fondant  à  la  fois 
sur  leur  point  d'articulation  et  leur  mode  d'articulation.  Les 
voyelles  sont  des  notes  variées  dont  le  timbre  et  la  qualité 
sont  essentiellement  déterminées  par  le  point  d'articulation. 
Or  c'est  par  leur  timbre  et  leur  qualité  qu'elles  impression- 
nent diversement  notre  oreille  :  les  unes  sont  des  notes  aiguës, 
les  autres  des  notes  graves,  les  unes  sont  des  notes  claires, 
les  autres  des  notes  sombres,  les  unes  sont  voilées,  les  autres 
éclatantes.  En  classant  les  voyelles  d'après  leur  point  d'arti- 
culation, on  se  trouvera  les  avoir  rangées  du  même  coup 
conformément  à  l'impression  qu'elles  produisent.  La  seconde 
classification  est  en  quelque  sorte  populaire  ;  sous  l'influence 
de  la  musique  elle  a  pénétré  dans  le  langage  courant  ;  mais 
elle  est  vague  et  flottante.   La  première,  ne  laissant  rien  à 


Î92  LE  VERS  FRANÇAIS 

l'arbitraire,  permettra  de  la  oréciser  et  de  la  rectifier  au 
besoin.  On  désigne  généralement  par  le  nom  de  palatales  les 
voyelles  dont  le  point  d'articulation  est  situé  vers  la  partie 
antérieure  du  palais  et  l'on  peut  appeler  non  palatales  toutes 
les  autres.  Les  palatales  sont  2,  û  (w,  comme  dans  le  mol  cru), 
é,  è,  ô  (eu  fermé,  comme  dans  le  mot  feu).  Ce  sont  eu  même 
temps  les  voyelles  claires.  Les  deux  d'entre  elles  qui  sont  lo 
plus  fermées  et  qui  se  prononcent  le  plus  en  avant,  Vi  et  Vu, 
peuvent  être  mises  à  part  sous  le  nom  de  voyelles  aigvës.  La 
catégorie  des  non  palatales  comprend  toutes  celles  qui  se  pro- 
noncent vers  la  partie  postérieure  du  palais,  ou  au  niveau  du 
voile  du  palais,  ou  même  plus  en  arrière,  à  savoir  :  a,o  {o 
ouvert,  comme  dans  le  mot  corps).,  é  {eu  ouvert,  comme  dans 
le  mot  jeunesse),  6  (o  fermé,  comme  dans  le  mot  c/os),  u  {ou, 
comme  dans  le  mot  trou).  Ce  sont  les  voyelles  graves.  11  i  a 
aussi  lieu  de  distribuer  ces  dernières  en  deux  groupes,  et  de 
désigner  par  le  nom  de  sombres  les  deux  qui  sont  le  plus  fer- 
mées :  6  et  u,  et  par  celui  à' éclatantes  les  trois  autres  :  a,  à,  è. 
Les  voyelles  nasales  demandent  une  mention  spéciale.  Elles 
sont  toutes  comme  voilées  par  la  nasalité,  mais  appartiennent 
d'ailleurs  chacune  à  la  même  classe  que  la  voyelle  orale 
qu'elles  ont  pour  substratum.  Il  faut  donc  savoir  quel  est  leur 
substratum  oral,  c'est-à-dire  quelle  est  la  voyelle  non  nasale 
dont  elles  sont  la  voyelle  nasalisée.  Nous  avons  montré 
ailleurs  (M  S  L,  VII,  472  sqq.)  quel  est  ce  substratum  :  la 
voyelle  du  mot  vin  est  un  è  nasal,  celle  du  mot  brun  est  une 
nasal,  celle  du  mot  temps  est  un  a"  nasal  (a  extrêmement 
ouvert,  son  qui  n'existe  pas  en  français,  mais  qui  est  très 
voisin  de  d),  celle  du  mot  rond  un  6  très  fermé,  qui  n'existe 
pas  non  plus  dans  la  langue,  mais  se  rapproche  infiniment  de 
u.  Un  moyen  très  simple  de  s'en  rendre  compte  est  de  faire 
prononcer  ces  mots  par  une  personne  ayant  les  fosses  nasales 
obstruées  près  du  voile  du  palais  soit  artificiellement  soit 
accidentellement,  fût-ce  par  un  gros  rume  de  cerveau.  C'est 
un  préjugé  assez  répandu  que  la  voyelle  nasale  du  mot  temps 
ou  du  mot  autant  est  un  a  nasal,  et  celle  du  mot  rond  un  6 
nasal  ;  étimologiquement  c'est  quelquefois  vrai,  mais  nous 
n'avons  que  faire  ici  d'étimologie.  L'expérience  indiquée  fera 
entendre  à  peu  près  tà^  auto,  ru  et  non  ta,  auta,  ro.  On  peut 


CLASSIFICATION   DES   VOYELLES  l93 

faire  une  contre-épreuve  qui  n'est  pas  plus  diflSicile,  au  moyen 
d'une  personne  parlant  fortement  du  nez  :  elle  prononcera 
les  mots  ta^  rot  non  pas  comme  nous  prononçons  les  mots 
temps,  rond  mais  ^a°,  rô^  avec  Va  nasal  et  Vô  nasal  qui  n'exis- 
tent pas  en  français  ;  d'autre  part  elle  prononcera  les  mots 
trotte  et  tout  à  peu  près  comme  nous  prononçons  t7'ente  et  ton. 
Nous  nous  servons  pour  la  transcription  des  voyelles  nasales, 
afin  que  leur  valeur  saute  aux  ieux,  de  la  voyelle  orale  qui 
leur  correspond  avec  un  7i  en  exposant,  et  dans  les  deux  cas 
où  nous  n'avons  pas  le  correspondant  rigoureux,  de  celles 
de  nos  voyelles  qui  s'en  rapprochent  le  plus,  o  et  w,  avec  le 
même  exposant. 

Parmi  les  voyelles  orales,  il  i  en  a  deux  qui  demandent 
quelques  explications  complémentaires;  c'est  Veu  fermé  (o)  et 
Veu  ouvert  (é).  Certains  s'étonneront  de  les  trouver  dans  deux 
classes  différentes.  On  a  une  tendance,  par  suite  d'abitudes 
dues  à  la  pauvreté  de  notre  alfabet,  à  considérer  Vè  et  Vé 
d'une  part,  Vô  et  Vô  d'autre  part  comme  des  voyelles  à  peu 
près  semblables.  Eu  réalité  il  i  a  plus  de  différence  entre 
l'articulation  de  Vè  et  celle  de  l'e  qu'entre  celle  de  Vé  et  celle 
de  IV,  entre  l'articulation  de  Va  et  celle  de  Vô  qu'entre  celle 
de  Va  et  celle  de  l'o,  qu'entre  celle  de  Vô  et  celle  de  I'm 
[ou).  Si  dans  notre  classification  Vè  et  Vé  se  trouvent  dans  la 
même  catégorie,  c'est  qu'ils  se  prononcent  tous  deux  sur 
la  partie  antérieure  du  palais  ;  si  i'o  et  Vô  sont  dans  une 
même  catégorie,  quoique  dans  deux  subdivisions  différen- 
tes, c'est  que  tous  deux  s'articulent  dans  la  partie  posté- 
rieure de  la  bouche.  Le  domaine  des  deux  eu  est  intermédiaire 
entre  celui  des  deux  e  et  celui  des  deux  o,  mais  de  telle  sorte 
que  l'un  a  son  point  d'articulation  d'un  côté  et  l'autre  de 
l'autre  côté  de  la  limite  qui  sépare  les  claires  des  graves. 

L'o  est  la  voyelle  fermée  qui  termine  le  mot  peu7'eux;Vé 
est  la  voyelle  ouverte  de  la  première  sillabe  de  ce  mot  ;  c'est 
aussi,  mais  avec  plus  d'ampleur  et  d'intensité,  la  voyelle  de 
la  dernière  sillabe  du  mot  empereur  ;  c'est  la  voyelle  du  mot 
fleuve;  c'est  la  voyeile  de  la  sillabe  initiale  du  mot jeunesi^e 
dans  la  prononciation  proprement  française,  car  nous  ne 
nous  occupons  pas  ici,  comme  il  est  juste,  des  différentes 
prononciations  dialectales;  enfin  c'est  Ve  dit  muet  ;  ce  point 


194  LE  VERS  FRANÇAIS 

est  capital  et  on  ne  saurait  tropi  insister.  Dans  l'intérieur  des 
vers  français  il  n'i  a  pas  d'e  muet  ;  tous  les  e  doivent  se  pro- 
noncer nettement,  comme  une  voyelle  affaiblie  par  l'atonie 
sans  doute,  mais  absolument  pleine,  sans  quoi  les  vers  devien- 
nent faux  ;  cf.  F.  de  Gramont,  Les  vers  français  et  leur  pro- 
sodie, p.  29.  Ve  du  mot  je  dansée  n{e)  sais  pas  se  prononce  en 
français  exactement  comme  celui  de  la  première  sillabe  du 
mot  jeunesse  ;  tous  les  e  qui  se  trouvent  dans  l'intérieur  des 
vers  doivent  se  prononcer  ainsi.  C'est  la  même  voyelle  que 
celle  de  la  dernière  sillabe  du  mot  valeur,  mais  beaucoup 
plus  faible, 

Ce  point  pourra  surprendre  ceux  qui  ne  sont  pas  rompus 
aux  détails  de  la  fonologie  et  leur  paraître  un  simple  para- 
doxe :  l'é  dit  muet  est  une  voyelle  éclatante.  Ce  qui  fait  qu'une 
voyelle  est  éclatante  n'est  pas  le  plus  ou  moins  d'intensité 
avec  laquelle  on  la  prononce,  mais  la  manière  dont  on  l'arti- 
cule. Or  les  muscles  de  la  bouche  sont  au  repos  pour  la  pro- 
nonciation de  l'é  comme  pour  celle  de  l'a  (le  canal  buccal  est 
seulement  un  peu  moins  ouvert  pour  l'é)  et  ce  sont  ces  deux 
voyelles  qui  emploient  le  moins  de  souffle.  Ajoutons  à  ces 
considérations  fonologiques  un  fait  de  fonétique  qui  les  con- 
firme ;  tandis  que  l'é  est  la  voyelle  atone  par  excellence  en 
français  et  dans  plusieurs  autres  langues,  en  grand  russe  tout 
0  placé  dans  la  sillabe  qui  précède  la  tonique  est  devenu  a  ; 
dans  les  deux  cas  l'affaiblissement  dû  à  l'atonie  s'est  traduit 
par  la  diminution  de  l'effort  musculaire  des  organes  buccaux, 
et  en  même  temps  par  l'emploi  d'une  quantité  moindre  de 
souffle. 

A.  —  Voyelles  aiguës 

L'étude  des  mots  expressifs  nous  montre  que  les  voyelles 
aiguës,  Vi  et  Vu,  donnent  seules  l'impression  de  l'acuité  :  m, 
cri-cri,  siffler,  pique,  ail.  spitz  «  aigu  »  ;  mais  les  autres  voyelles 
claires,  étant  en  somme  de  même  nature,  peuvent  préparer 
la  note  ou  la  soutenir  une  fois  qu'elle  a  été  donnée. 

Les  voyelles  aiguës  sont  naturellement  désignées  pour 
peindre  les  bruits  aigus  : 

Avec  un  en'  sm?"stre,  il  tournoie,  emporté 

(Heredia,  La  mort  de  Vai 


•VOYELLES  ATGUES  l95 

L'essieu  crie  et  se  rompt. . .  ,  ^ 

(Racine). 

((  Je  doute  que  l'on  serve  la  gloire  de  l'auteur  de  Phèdre  en 
supposant  que  dans  une  situation  si  pathétique,  au  milieu  des 
larmes,  du  désespoir,  des  remords  cuisants,  il  ait  songé  à 
peindre  le  bruit  d'un  essieu  qui  se  rompt  »  (Combarieu,  206- 
207).  Ce  jugement  se  passe  de  commentaire. 

Le  fifre  aux  crfs  aigws,  le  hautbois  au  son  clair 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Le  bruit  peut-être  imaginaire  et  simplement  supposé  par 
métafore  ; 

Le  sang  de  vos  rois  |  crie  \  et  n'est  point  |  écouté 

(Racine,  Athalié). 

Dans  l'ordre  du  langage  ce  qui  est  particulièrement  aigu, 
ce  sont  les  cris,  toute  espèce  de  cris,  quel  que  soit  le  senti- 
ment qui  les  suscite  :  1°  la  douleur  : 

Tout  m'afflege  et  me  nutt,  et  conspire  à  me  nuire 

(Id.,  Phèdre). 

«  Sa  voix  s'élève,  et  sa  plainte  retentit,  aiguë,  prolongée  et 
perçante,  sur  une  note  gémissante  en  i  »  (Stapfer,  Racine  et 
V.  Hugo).  Il  i  a  en  outre  insistance  sur  une  même  idée;  cf.  le 
chapitre  précédent,  p.  187. 

Dispensez-moi,  je  vous  supplie, 

Tous  plaisirs  pour  moi  sont  perdws. 

J'aimois  un  fils  plus  que  ma  vie  : 
Je  n'ai  que  lui  ;  que  d^s-je,  hélas,  je  ne  l'ai  plus! 
On  me  l'a  dérobe  :  plaigne::  mon  inforti/ne 

(La  Fontaine,  IX,  1). 

...  Ma  fille  !  Ah  !  Diew  !  ma  fille  ! 
Ma  fille  !  Terre  et  cieux  !  c'est  ma  fille,  à  présent  I 
Dieu  !  ma  main  est  mouillée  !  —  A  qui"  donc  est  ce  sang  ? 


1^6  LE  VERS  FRANÇAIS 

—  Mafïlle!  — Oh  îjem'j  perds  !  c'est  un  prodtg.)horr/b!e! 
C'est  une  vision  !  Oh  !  non,  c'est  itnposszble, 

Elle  est  partît,  elle  est  en  route  pour  Èvreux. 

0  mon  Dïeul  n'est-ce  pas  que  c'est  un  rêve  'diïieujL\ 

Que  vous  avez  garde  ma  Mie  sous  votre  aile 

Et  que  ce  n'es^  pas  elle,  ô  mon  Diew?  Si  l  c'est  elle  ! 

C'est  bien  elle  !  Ma  Mie  !  enfant  !  réponds- moi,  dis, 

Ils  t'ont  assassinée  !  oh  !  réponds  !  oh  !  bandeVs  ! 

Personne  icz,  grand  Diew!  que  l'horrible  famille  ! 

Parle-moi  î  parle- moi  !  ma  fille  !  ô  ciel  !  ma  fille  ! 

(Hugo,  Le  Roi  s'amuse), 

paroles  de  Triboulet  qui  trouve  le  corps  de  sa  fille  dans  le  sac. 

Madeleine  l'aborde,  et  presque  avec  des  cr/5 

Lui  parle  et  s'épouvante,  et  tord  ses  bras  meurtrîs. 

—  Mère,  ouvre-moi.  Je  viens.  Il  s'agit  de  sa  vie 
Me  voici*.  J'ai  courw  de  peur  d'être  suivie. 

On  creuse  l'ombre  autour  de  ton  fils.  Je  te  dis 
Que  je  sens  fourmiller  les  serpents  enhardît- 

(1d.,  Fin  de  Satan)  ; 

cris  de  douleur  et  de   crainte  ;   les   deux  premières   rimes 
préparent  la  note. 

2°  Les  supplications  : 

Il  tend  les  bras,  il  tombe  à  genoux:  il  lui  crie 
Qu'au  nom  de  tous  les  diew^  il  la  conjwre,  il  prie, 
Et  qu'il  n'est  pomt  à  crai/idrv,  et  qu'une  ardente  (aim 
L'aiguillonne  et  le  tue,  et  qu'il  expire  enfm 

(A.  Chénier,  Le  mendiant). 

Prends  pitie  de  mon  fils,  de  mon  unique  enfant  ! 
Prends  pitie  de  sa  mère  aux  larmes  condamnée, 
Qui  ne  vit  que  pourlwi,  qui  meurt  abandonnée; 
Qui  n'a  pas  dw  rester  pour  voir  mourir  son  fils  ; 
Dieu  jeune,  viens  aider  sa  jeunesse.  Assoupis, 
Assoupis  dans  son  sem  cette  fièvre  brûlante 

(Id.,  Le  malade). 


i 


Cris  de  joie  197 

3°  La  joie,  Tadmiration,  l'entousiasme  ; 

Quand  il  eût  bien  fait  voir  Théritier  de  ses  trônes 
Aux  vieilles  nations  comme  aux  vieilles  couronnes, 
Eperdu,  l'œil  fixé  sur  quiconque  était  roi, 
Comme  un  aigle  arrivé  sur  une  haute  cerne, 
Il  cria  tout  joyeux  avec  un  air  sublime  : 
L'avenir  !  l'avenir  !  l'avenir  est  à  moi  ! 

(Hugo,  Napoléon  II); 
cris  de  joie  et  d'entousiasme. 

Vainqueur,  enthousiaste,  éclatant  de  prestiges, 
Prodige,  il  étonna  la  terre  des  prodiges. 
Les  vieux  scheiks  vénéraient  Témi'r  jeune  et  prudent  ; 
Le  peuple  redoutait  ses  armes  inouïes  ; 
Sublime,  il  apparwt  aux  tribws  éblouies 
Comme  un  Mahomet  d'Occident 

{Id.,  Lui); 

entousiasme,  admiration  exprimée  par  des  sortes  de  cris. 

4°  La  colère,  lorsqu'elle  arrive  au  paroxisme,  qu'elle  touche 
à  la  fureur  et  se  manifeste  par  des  imprécations,  des  cris  de 
aine,  de  vengeance,  de  désespoir,  d'indignation,  de  mépris, 
d'ironie  amère.(0^seri;a^ion  lies  voyelles  aiguës  n'étant  pas  pro- 
pres à  exprimer  la  colère,  mais  seulement  les  cris  de  la  colère, 
on  trouvera  toujours  dans  les  exemples  que  nous  allons  citer 
des  voyelles  éclatantes  peignant  les  éclats  de  voix  de  la 
colère  et  des  voyelles  sombres  qui  en  expriment  les  sourds 
grondements.  Nous  ne  donnerons  ici  que  des  exemples  de 
colère  où  les  voyelles  aiguës  dominent)  : 

Quel  plais/r  de  venger  moi  *-meme  mon  injUre, 
De  retirer  mon  bras  tem^  du  sang  du  parj^'re. 
Fi,  pour  rendre  sa  peine  et  mes  plais/rs  plus  grand?, 
De  cacher  ma  rivale  à  ses  regards  mourants  ! 

(éclats  de  voix  de  la  colère  dans  ce  dernier  vers) 
Ah  !  si  du  moins  Oreste,  en  punissant  son  cr/me, 

ï  Est-il  besoin  de  rappeler  qu'au  XVII*  siècle  ai  se  prononçait  icè  ? 

13 


1Ô8  LE  VERS  FRANÇAIS 

Lui  latssoit  le  regr<?^  de  mour/r  ma  vîct/me  ! 
Va  le  trouver  :  âis-lul  qu'il  apprenne  à  l'ingrat 
Qu'on  l'immole  à  ma  hame,  et  non  pas  à  l'État. 

(éclats  de  voix  dans  ce  dernier  vers) 
Chère  Cléone,  cours  :  ma  vengeance  est  ^evdUE, 
S'il  ignore  en  mourant  que  c'est  mot  qui  le  tUE 

(Racine,  Andromaque,  IV,  4,  paroles  d'Hermione). 

. . .  Hais-ioi,  perf/de  ! 
Et  n'irm^Uie  qu'à  toi  ton  lâche  parn'c/de. 
Va  faire  chez  tes  Grecs  admz'rer  ta  fureur  ; 
Va  :  je  la  désavoue  et  tu  me  fais  horreur. 
Barbare,  qu'as-tw  fait  ?  Avec  quelle  iuvlE 
As-iU  tranche'  le  cours  d'wne  si  belle  yIE  ? 
Avez-vous  p^'",  crwels,  l'immoler  aujourd'hw/, 
Sans  que  tout  votre  sang  se  soulevât  pour  lu/? 
Mais  parle  :  de  son  sort  qui  t'a  rend^'^l'arb/tre  ? 
PourquoH'assassmer?  Qu'a  t^îl  faïf^  A  quel  t/tre? 
Qu/tel'ad/r? 

(Id.,  ibid.,\j  3). 

Je  sais  hien  quel  mot/f  à  l'attaquer  t'obl/ge. 
Vous  le  haïssez  tous;  et  je  vozs  aujourd'hu/ 
Femme,  enfants  et  valets,  déchaînes  contre  lu/. 
On  met  impudemment  toute  chose  en  usage 
Pour  ôter  de  chez  moi  ce  dévot  personnage  : 
Mais  plws  on  fait  d'efforts  afin  de  l'en  bann/r, 
PIms  j'en  vewx  employer  à  l'y  mieux  reten/r; 
Et  je  vais  me  hâter  de  lui  donner  ma  f/lle, 
Pour  confondre  l'orgueil  de  toute  ma  fam/lle 

(Molière,  Tartufe). 

FouvsuIS,  Néron,  avec  de  tels  mtn/stres, 

Par  des  faits  glorieux  tu  te  vas  signaler, 
Poursu/iS.  Tu  n'as  pas  fait  ce  pas  pour  reculer. 
Ta  main  a  commence  par  le  sang  de  ton  frère  ; 
Je  pré vo/s  que  tes  coups  viendront  jusqu'à  ta  mère. 
Dans  le  fond  de  ton  cœur  je  sais  que  tu  me  hais; 


CHIS    HE   COLERE  199 

Tu  voudras  t'affranch/r  du  joug  de  mes  bienfaits, 
Maisje  Yeux  que  ma  mort  te  soit  même  inutile. 
Ne  croî's  pas  qu'en  mourant  je  te  loîsse  tranqu/lle. 
Rome,  ce  ciel,  ce  jour  que  tu  reçUs  de  mo«, 
Partout,  à  tout  moment,  m'offriront  devant  toi, 
Tes  remords  te  suivront  comme  autant  de  îuvlES  ; 
Tw  croiras  les  calmer  par  d'autres  barbar/JE5; 
Ta  fureur  s'irritant  soi-même  dans  son  cours. 
D'un  sang  toujours  nouveau  marquera  tous  tes  jours. 
Mazs  j'espère  qu'enfm  le  Ciel,  las  de  tes  cr/mes, 
Ajoutera  ta  perte  à  tant  d'autres  vict/mes  : 
Qu'après  t'etre  couvert  de  leur  sang  et  dw  mien^ 
Tu  te  verras  force  de  répandre  le  Uen\ 
Et  ton  nom  paroitra  dans  la  race  future  ; 
Aux  plws  crwels  tyrans  une  crwelle  injUre 

{RkCi^E,  Britannicus). 

[Elle  entre].  —D'où  viens- 1^?  qu'as-tu  fait  cette  nuJT? 
Réponds,  que  me  veux-t^''?  qui  t'amène  à  cette  heure? 
Ce  'oeau  corps,  jusqu'au  jour,  où  s'est-/l  étende? 
Tandis  qu'à  ce  balcon,  seul,  je  veille  et  je  pleure, 
En  quel  \ieu,  dans  quel  1/^  à  qu/^  souriais-t^? 
Perf/de  !  audaciei^se  !  est-/i  encor  poss/ble 
Que  tu  viennes  ofïr/r  ta  bouche  à  mes  baisers? 
Que  demandes-tw  donc?  par  quelle  soif  horr/ble 
Oses-t  U  m' attirer  dans  tes  bras  épwises  ? 

(Musset,  Nuit  d'octobre). 

Vous  ne  démentez  pomt  une  race  funeste. 
Oui  vous  êtes  le  sang  d'Atree  et  de  Thî/este. 
Bourreau  de  votre  fille,  il  ne  vous  reste  enfin 
Que  d'en  faire  à  sa  mère  un  horr/ble  festm. 
Barbare  !  c'est  donc  là  cet  heureux  sacrif/ce 
Que  vos  soms  préparo^ent  avec  tant  d'artif/ce. 
Quoi?  l'horreur  de  souscr/re  à  cet  ordre  inhumain 
N'a  pas,  en  le  traçant,  arrête  votre  main  ? 
Pourquoi  feindre  à  nos  yewx  une  fausse  tristesse  ? 
Pensez-vous  par  des  pleurs  prouver  votre  tendresse  ? 


200  LE  VERS  FRANÇAIS 

Où  sont-/l8  ces  combats  que  vous  avez  rendTO? 

Quels  flots  de  sang  pour  elle  avez-vous  répand^^iS? 

Quel  débr7*S  parle  ic7  de  votre  résistance  ? 

[Quel  champ  couvert  de  morts  me  condamne  au  silence?] 

Voilà  par  quels  témoins  il  {-àiloit  me  prouver, 

Crwel,  que  votre  amour  a  voul6^  la  sauver. 

Un  oracle  fatal  ordonne  qu'elle  exp/re; 

Un  oracle,  dit-/l,  tout  ce  qu'il  semble  d/re  ? 

Le  Ciel,  le  juste  czel,  par  le  meurtre  honore, 

Du  sang  de  Tinnocence  est-il  donc  altère? 

Si  du  cr/me  d'Hélène  on  pun/T'sa  fam/Ue, 

Faites  chercher  à  Sparte  Hermione  sa  f/Ue  : 

Laissez  à  Ménélas  racheter  d'un  tel  pr/X 

Sa  coupable  moitié  dont  il  est  trop  éçrIS, 

Mais  vous,  quelles  fureurs  vour  rendent  sa  vict/me  ? 

Pourquoi  vous  imposer  la  peme  de  son  cr/me  ? 

(Racine,  Iphigénie). 

Il  faut  rappeler  ici,  comme  partout,  que  les  fonèmes  consi- 
dérés ne  deviennent  expressifs  que  si  Tidée  qu'ils  recouvrent 
s'i  prête.  Voici  un  passage  du  Misanthrope  qui  serait  excellent 
comme  sons  pour  peindre  le  paroxisme  de  la  colère  ;  mais  il 
n'a  pas  ce  sens  et  reste  presque  inexpressif.  Ce  sont  des  paro- 
les de  Philinte  (V,  1)  : 

Non,  je  tombe  d'accord  de  tout  ce  qu'il  vous  plaît. 

Tout  marche  par  cabale  et  par  pur  intérêt  ; 

Ce  n'est  plus  que  la  ruse  aujourd'hui  qui  l'emporte. 

Et  les  hommes  devroient  être  faits  d'autre  sorte  ; 

Mais  est-ce  une  raison  que  leur  peu  d'équité 

Pour  vouloir  se  tirer  de  leur  société  ? 

Tous  ces  défauts  humains  nous  donnent  dans  la  vie 

Des  moyens  d'exercer  notre  philosophie. 

C'est  le  plus  bel  emploi  que  trouve  la  vertu  ; 

Et,  si  de  probité  tout  étoit  revêtu, 

Si  tous  les  cœurs  étoient  francs,  justes  et  dociles, 

La  plupart  des  vertus  nous  seroient  inutiles. 

Puisqu'on  en  met  l'usage  à  pouvoir,  sans  ennui, 

Supporter  dans  nos  droits  l'injustice  d'autrui . 


IRONIE  AMERE  201 

5"  Nous  venons  de  voir,  dans  les  exemples  de  co/ère  précé- 
demment cités,  les  voyelles  aiguës  secondées  par  les  autres 
voyelles  claires  contribuer  à  peindre  non  pas  les  éclats  de  la 
colère,  mais  ce  qu'elle  peut  présenter  d'aigre,  de  mordant, 
de  mépris,  d'ironie  i^mère,  incisive,  sarcastique.  Il  est  donc 
bien  évident  que  si  dans  un  morceau  la  colère  passe  au  second 
plan  alors  que  le  mépris  ou  l'ironie  surgit  au  premier,  les 
moyens  d'expression  ne  changent  pas  :  voyelles  claires,  sur- 
tout aiguës  : 

Père  de'naturel  malheurewa;  pohHque, 
Esclave  a.mhitieux  d'une  peur  chimérique, 
[Polyeucte  fst  donc  mort  !]  et  par  vos  cruautés 
Vous  pensez  conserver  vos  tnstes  dtgnet^s  ! 
La  faveur  que  pour  Iwi  je  vous  avow  offerte. 
Au  lieu  de  le  sauve?%  précipite  sa  perte  ! 

Eh  b  en  !  à  vos  dépens  vous  verrez  que  Se'vère, 

Ne  se  vante  jamazs  que  de  ce  qu'il  pew^  faire  ; 

Et  par  votre  rwme  il  vous  fera  jwger 

Que  qut  peut  hien  vous  perdre  eût  pw  vous  prote'ger. 

Continwez  aux  dieux  ce  service  ft'dèle  ; 

Par  de  telles  horreurs  montrez-leur  votre  zèle 

(Corneille,  Polyeucte,  Y,  6). 

Dans  ce  morceau,  l'indignation  est  dominée  par  le  mépris 
(relevé  par  les  occlusives  labiales,  cf.  p.  266)  surtout  dans  la 
première  partie  ;  dans  la  seconde  elle  tourne  à  la  menace. 
Dans  le  morceau  suivant  de  Racine  {Andromaque ,  IV,  5),  où 
Hermione  s'adresse  à  Pyrrhus  qui  vient  de  lui  déclarer  qu'il 
est  décidé  à  épouser  Andromaque,  l'ironie  recouvre  la  colère 
d'un  bout  à  l'autre: 

Seigneur,  dans  cet  Siveu  dépouille'  d'artifîce, 
J'aime  à  voir  que  du  moins  vous  vous  rendiez  justice. 
Et  que  voulant  bien  rompre  un  nœud  si  solennel, 
Vous  vous  abandonniez  au  crime  en  criminel. 
Est-il  juste,  après  tout,  qu'un  conquérant  s'abaisse 
Sous  la  servi'le  loi  de  garder  sa  promesse  ? 


202  LE  VERS  FRANÇAIS 

Non,  non,  la  perfidie  a  de  quoi  vous  tenter  ; 
Et  vous  ne  me  chercheez  que  pour  vous  en  vanfer. 
Quoil  sans  que  ni  serment  ni  devoir  vous  ret?*enne. 
Rechercher  une  Grecque,  amant  d'une  Trojenne  ; 
Me  quitter,  me  reprendre,  et  retourner  encor 
De  la  f?*lle  d'Hélène  à  la  veuve  d'Hector  ; 
Couronner  tour  à  tour  l'esclave  et  la  princesse  ; 
Immoler  Troie  aux  Grecs,  au  Ms  d'Hector  la  Grèce  ! 
Tout  cela  part  d'un  cœur  toujours  maître  de  soi, 
D'un  héros  qui  n'est  pomt  esclave  de  sa  foi. 
Pour  plaire  à  votre  épouse,  il  vous  faudroi^  peut-être 
Prodiguer  les  doux  noms  de  parjwre  et  de  traître. 
Vous  veniez  de  mon  front  observer  la  pâleur, 
Pour  aller  dans  ses  bras  rire  de  ma  douleur. 
Pleurante,  après  son  char  vous  voulez  qu'on  me  voie  ; 
Mais,  seigneur,  en  un  jour,  ce  seroiY  trop  de  joie  : 
Et  sans  chercher  ailleurs  des  titres  empruntes. 
Ne  vous  suffit-il  pas  de  ceux  que  vous  portez  ? 
Du  \ieux  père  d'Hector  la  valeur  abattre 
Aux  pierfs  de  sa  famille  expirante  à  sa  vue, 
Tandis  que  dans  son  seiw  votre  bras  enfonce 
Cherche  un  reste  de  sang  que  l'âge  avoiY  glace  ; 
Dans  des  ruisseaux  de  sang  Troie  ardente  plongée  ; 
De  votre  propre  mam  Polyxène  égorgée 
Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  indignes  contre  vous  : 
Que  peut-on  refuser  à  ces  généreux  coups  ? 


Dans  un  autre  passage  à'Andromaque  (V,  5)  nous  trou- 
vons une  ironie  si  amère  qu'elle  va  presque  jusqu'à  la  rage  : 
c'est  Oreste  qui  feint  d'applaudir  aux  dieux  et  à  la  destinée, 
faute  d'expressions  pour  les  maudire  ;  ce  sont  les  plus  beaux 
vers  de  son  rôle  : 

Grâce  aux  dieux,  mon  malheur  passe  mon  espérance  ! 
Oui,  je  te  loue,  ô  ciel,  de  ta  persévérance  ! 
Applique  sans  relâche  au  soin  de  me  punir, 
Au  comble  des  douleurs  tu  m'as  (ait  parvenir, 
Ta  haine  a  pris  plaisir  à  former  ma  misère  ; 


PERSIFFLAGE,  MOQUERIE  203 

J*étois  né  pour  server  d'exemple  à  ta  colère, 
Pour  être  du  malheur  un  modèle  accompK. 
Hé  bien  !  je  meurs  content,  et  mon  sort  est  remph*. 

Autres  exemples  d'ironie  amère  : 

Je  ne  vous  presse  pom^,  Madame,  de  nous  sw^vre  ; 
En  de  plus  chères  mains,  ma  retraite  vous  hvre. 
De  vos  desse/ns  secrets  on  est  trop  éclaire/, 
Et  ce  n'est  pas  Calchas  que  vous  cherchez  ici 

(Racine,  Iphigénie). 

paroles  de  Clytemnestre  à  Eriphile. 

Je  ne  murmwre  ^oint  qu'une  amitî'e  commune 
Se  range  du  part?'  que  flatte  la  fortwne, 
Que  l'éclat  d'un  empire  ait  pw  vous  éblouzr, 
Qu'aux  dépens  de  ma  sœur  vous  en  vouliez  jouir 

(Id.,  Britanniciis,  111,  7). 

...  Je  t'admire  ! 
Où  sont  tes  gens  ?  où  sont  les  îourriet's  de  l'empire  ? 
Entendrons-nous  bientôt  tes  trompettes  sonner  ? 
Vas-tw,  sur  ce  donjon  que  tu  dois  ruiner, 
Semer,  dans  les  débris  où  sifflera  la  b?se, 
Du  sel  comme  Lubeck,  du  chanvre  comme  à  Pise? 
Mais  quoi  !  je  n'entends  rien.  Serais-tu  seul  ici  ? 
Pas  d'armée,  ô  César  !  Je  sais   que  c'est  ainsi 
Que  tu  fais  d'ordinaire 

(Hugo,  Burgraves,  II,  6). 

6°  Si  l'on  quitte  l'ironie  amère,  méchante,  le  sarcasme,  pour 
arriver  au  persifflage  ou  à  la  simple  moquerie,  les  voyelles 
claires  restent  le  moyen  d'expression  obligatoire,  mais  parmi 
elles  les  voyelles  aiguës  cessent  de  dominer,  ou  même  dispa- 
raissent complètement  : 

Vous  chantiez,  j'en  suis  fort  aise; 
Eh  bien  !  dansez  maintenant 

(La  Fontaine,  I,  1). 


20  4  LE  VERS  FRANÇAIS 

C'est  dommage,  Garo,  que  tu  n'es  pomt  entre 
Au  consezlde  celwe  que  prêche  ton  cwre 

(Id.,1X,  4). 

Venez  remercier  un  père  qui  vous  aeme, 

Et  qui  vewt  à  l'autel  vous  condm're  lui-même 

(Racine,   Iphigénie). 

Je  vous  entends,  madame, 

Vous  voulez  que  ma  fuite  asswre  vos  dés«rs, 

Que  je  \aisse  un  champ  lîbre  à  vos  nouveaux  soupers; 

Sans  doute  en  me  voyant,  une  pudeur  secrète 

Ne  vous  laisse  goûter  qu'une  joie  inquiète 

(Id.,  Britannicus,  111,7). 

On  d?t  plM5  ;  vous  souffrez  sans  en  être  offensée, 
Qu'il  vous  ose.  Madame,  exph'quer  sa  pensée. 
Car  je  ne  croirai  point  que  sans  me  consMlter 
La  sévère  Junie  ait  vouIm  le  flatter, 
Nî  qu'elle  ait  consenti  d'atmer  et  d'être  aimée, 
Sans  que  j'en  sois  instruit  que  par  la  renommée 

(Id.,  ibicl,U,  3). 


Il  n'i  a  pas  lieu  de  multiplier  les  exemples  à  l'infini  ;  d'au- 
tre part,  comme  le  nombre  des  nuances  d'idées  est  illimité,  il 
ne  faut  pas  songer  à  donner  une  énumération  complète  de 
celles  qui  sont  susceptibles  d'être  exprimées  par  telle  catégo- 
rie de  fonèmes.  Ce  serait  poursuivre  l'impossible  et  viser  un 
but  qu'en  somme  il  n'importe  pas  à  notre  dessein  d'atteindre. 
Il  suffit  en  effet  que  nous  ayons  déterminé  la  nature  et  la 
valeur  propre  des  fonèmes  pour  être  capables  de  prévoir  à 
quelles  diverses  nuances  ils  pourront  s'appliquer  comme 
moyens  d'expression. 

Voici  un  passage  de  Racine  où  nous  trouvons,  en  moins  de 
quatre  vers,  trois  sentiments  pour  l'expression  desquels  nous 
savons  maintenant  que  les  voyelles  claires  conviennent  : 
l'aigreur,  la  colère  et  le  mépris  : 


EXPRESSION  DE  L'INQUIETUDE  205 

...  maigre  ses  iwJMsteces, 
C'est  ma  mère,  e^  je  \eux  ignorer  ses  capnces. 
Mais  je  ne  prétends  ph/s  ignorer  ni  souffrir 
Le  ramîstre  msolent  qui  les  ose  nourrir 

[Ibid.,  II,  1). 

Les  voyelles  claires  se  prononcent  en  serrant  par  un  effort 
musculaire  plus  ou  moins  considérable  différents  organes  buc- 
caux contre  la  partie  antérieure  du  palais,  ce  qui  donne  aisé- 
ment un  a.\r  pincé.  C'est  pour  cela  qu'elles  contribuent  si  bien 
à  l'expression  de  tout  ce  qui  se  dit  d'un  ton  pincé,  en  particu- 
lier comme  nous  venons  de  le  voir,  à  la  moquerie,  à  Tironie, 
et  d'une  manière  générale  à  tout  ce  qui  est  mordant, 
méchant:  tel  ce  passage  de  Britannicus  (II,  3;  toute  la  scène 
serait  à  citer)  où  Néron,  avec  une  méchanceté  que  nous  pou- 
vons (luilifnr  d'aiguë,  ordonne  à  Junie  qu'il  tient  en  son 
pouvoir  de  déjlarer  à  son  amant  Britannicus 

Qu'il  tloit  porter  ailleurs  ses  vœux  et  son  espoir, 

et  cela  sans  explications  qui  puissent  faire  soupçonner  qu'elle 
agit  par  contrainte,  car  Néron  entendra  et  verra  tout  sans 
être  vu  : 

Vous  n'aurez  pom^  pour  moi  de  langages  secrets, 
J'entendrae  des  regards  que  vous  croirez  vc\uets\ 
Et  sa  perte  sera  l'mfailhble  salaire 
D'un  geste  ou  d'un  soupir  échappe' pour  \ui  plane. 

Une  inquiétude  qui  vous  serre  le  cœur,  qui  vous  soi-re  les 
lèvres  et  les  dents  et  vous  contracte  tous  les  muscler,  exi- 
gera aussi  des  voyelles  claires,  car  ce  sont  elles  qui  deman- 
dent l'effort  musculaire  le  plus  considérable  et  emploient  le 
plus  de  souffle  (la  poitrine  serrée  f)ar  l'émotion  n'en  fournit 
que  par  des  mouvements  taccadés  et  violents)  ;  telles  les 
paroles  qu'Hermione  adresse  à  Cléone  lorsque,  cette  dernière 
lui  racontant  qu'elle  vient  de  laisser  Pyrrhus  dans  le  temple 
où  il  épouse  Andromaque,  ell^^  craint  qu'il  no  l'ait  tout  à  fait 
oubliée  : 


206  LE   VKHS  FRANÇAIS 

Mfl/s  as-tw  hien^  Cleone,  observe  son  vïsage  ? 
Goûte-t-2l  des  pla/sîrstranqnelles  et  parfa«7s  ? 
N'a-t-tl  ipoint  détourne  ses  ijeux  vers  le  palais  ? 
Dis-moi,  ne  t'es-tw  pom^  présentée  à  sa  vt^e   ? 
L'mgrat  a-t-?"l  rougnorsqu'el  t'a  reconnue  ? 
Son  trouble  avouoit-il  son  infidélité? 
A-i-ii  jusqu'à  la  lin  soutenw  sa  fierté  ? 

(Andromaque,  V,  2). 


B.  —  Voyelles  claires 

Nous  n'avons  considéré  jusqu'à  présent  dans  les  voyelles 
palatales,  qu'une  qualité,  Vacuité,  et  nous  nous  sommes  sur- 
tout attaché  aux  deux  voyelles  les  plus  aiguës,  Vi  et  Vil,  les 
autres  voyelles  claires  n'ayant  le  plus  souvent  joué  dans  nos 
exemples  qu'un  rôle  secondaire.  Si  nous  considérons  main- 
tenant leurs  autres  qualités,  si  nous  les  prenons  toutes  ensem- 
ble, en  nous  arrêtant  tout  autant  à  Vé,  à  l'è,  à  rè°,  à  l'o  qu'à 
Vi  et  à  Vit,  nous  trouvons  que  les  voyelles  claires  ou  voyelles 
minces,  comme  on  les  appelle  dans  certaines  langues  par  op- 
position avec  les  voyelles  larges  qui  sont  les  graves,  s'expri- 
mant  avec  une  ouverture  buccale  moindre  sont  plus  ténues, 
plus  douces,  plus  légères.  Elles  sont  donc  particulièrement 
propres  à  exprimer  la  ténuité,  la  légèreté,  la  douceur  et  les 
idées  qui  se  rattachent  à  celles-là.  Elles  apparaissent  dans  la 
plupart  des  épitètes  par  lesquelles  nous  venons  de  les  carac- 
tériser et  dans  quelques  autres  analogues  :  claires,  légères, 
fines,  ténues,  menues.  Elles  soat  très  nettes  dans  quelques 
mots  essentiellement  expressifs  comme  tinter,  murmurer. 

Elles  sont  donc  aptes  à  exprimer  un  bruit  ténu,  clair,  un 
murmure  doux  et  léger  : 

Les  nids 

Murmuraient  Vhi/mne  obscur  de  ceux  qui  sont  bénis 

(Hugo,  Petit-Paul). 

Le  murmwre  léger  des  abeilles  ft'dèles 

(Lecokte  de  Lisle,  Poèmes  antiques). 


BRUIT   CLAIR,    DOUX   ET    LEGKR  207 

[Et  la  source  sans  nom  qui  goutte  à  goutte  tombe] 
D'un  son  plamttf  emph7  la  soh'toire  combe  : 
C'est  la.  Nymphe  qui  pleure  un  éternel  oubli 

(Heredia,  La  source). 

Il  est  doux  d'écouter  les  soupirs,  les  bruits  frais 

(Id.,  Pan). 

Et  l'ombre  où  ri7  le  timbre  argentm  des  fontaines 

(Id.^  La  chasse). 

Les  cloches  dans  les  airs,  de  leurs  voix  argentines, 
Appeloient  à  grand  hruit  les  chantres  à  matines 

(BoiLEAU,  Lutrin) f 

exemple  signalé  par  Sainte-Beuve,  Lundis,  VI,  508. 

et  l'homme, 

Chaque  soir  de  marché,  faiY  tmter  dans  sa  main 
Les  denier*-  d'argent  clair  qu'il  rapporte  de  Rome 

(Heredia,  Hortorum  deus,  IV). 

mobiles  roseaux 

Où  murmure  Ze'phyre  au  mwrmwre  des  eaux 

(A.  Chénier,  Mnazile  et  Chloe). 

Viens  !  —  une  flwte  invisible 
Soupire  dans  les  vergers 

(Hugo,  Contemplations); 

remarquer  en  outre  les  spirantes  v,  /",  s,  cf.  p.  256  à  264. 

Les  fontaines  chantaient.  Que  disaient  les  fontaines  ? 
Les  chênes  mwrmwraien^  Que  mwrmwraien^  les  chênes? 

(Id.,  Ibid.). 

Et  l'accent  de  sa  voix  divine  était  plus  doux 
Que  l'incantation  vague  et  sombre  des  sphères. 
«  —  0  toi  !  je  \iens.  Je  pleure,  /ci,  dans  les  misères, 
Dans  le  deuil,  dans  l'enfer  où  l'astre  se  perdiV, 
Je  viens  te  demander  une  grâce,  ô  raaudiï! 


208  LE   VEMS   FRANÇAIS 

/ci,  je  ne  suis  plws  qu'une  laime  quzbnlle. 
Ce  qui  survit  de  toi,  c'est  moi.  Je  suis  ta  fille. 
Sens-tw  que  je  suis  là  ?  Me  reconnais-iu  ,  àis  ? 
M'entends-tw?  C'est  du  fond  des  diwins  paradis, 
C'est  de  la  profondeur  lumineuse  et  sacr^^e, 
C'est  de  ce  grand  ceel  claer  où  \it  celui  qui  crée, 
Que  je  viens,  éperdue,  à  toi,range  enfoue  ! 
J'ai  crié  vers  Dieu  ;  Dieu  formidable  a  dit  :  Oui 

(Id.,  Fin  de  Satan). 

Il  va  de  soi  que  les  fénomènes  que  nous  venons  d'observer 
dans  des  vers  français  ne  sont  pas  spéciaux  à  notre  langue, 
mais  qu'ils  apparaissent  d'une  manière  générale  dans  toutes 
les  poésies.  Nous  n'avons  pas  ici  à  insister  sur  ce  point,  mais 
nous  croyons  bons  d'indiquer  le  fait,  afin  d'écarter  les  doutes  du 
lecteur.  Parmi  les  exemples  que  nors  venons  de  citer,  iln'i  en 
a  pas  qui  soient  plus  caractéristiques  que  le  suivant,  emprunté 
à  la  jolie  pièce  de  Gœthe  intitulée  Erlkônig.  L'enfant  malade 
croit  entendre  le  roi  des  aunes  cherchant  à  l'attirer  par  des 
paroles  mielleuses  qui  parviennent  à  lui  comme  un  doux 
murmure  : 

Du  hebes  kînd,  komm,  geA  met  mer  ! 
Gar  schône  spiele  speel'  ich  mit  dir. 

Ces  voyelles  claires  rendent  le  ton  captivant,  douceureux  et 
charmant.  En  réalité  c'est  le  bruissement  du  vent  dans  les 
feuilles  : 

/n  dwrren  blattern  s«Mselt  der  w?nd. 

Nous  ne  nous  attarderons  pas  non  plus  à  donner  après  chaque 
question  un  recueil  d'exemples  mauvais,  de  vers  où  l'effet  est 
manqué  ;  ce  serait  sans  intérêt.  Mais  nous  en  citerons  quel- 
ques-uns chaque  fois  que  nous  jugerons  qu'ils  peuvent  con- 
tribuer à  faire  mieux  comprendre  ce  que  nous  exposons  : 

Ce  n'était  qu'un  murmure;  on  eût  dit  les  coups  d'aile 
D'un  zéphyr  éloigné  glissant  sur  les  roseaux 
Et  craignant  en  passant  d'éveiller  les  oiseaux 

(Musset,  Lucie). 


LEGERETE,   PETITESSE  209 

La  première  moitié  est  excellente ,  mais  la  seconde  est 
bourrée  de  sillabes  lourdes  qui  empêchent  le  lecteur  d'adou- 
cir autant  quMl  le  faudrait  sa  voix  en  récitant  ces  vers. 

Dans  ces  exemples  nous  ne  sommes  pas  sorti  en  somme 
de  l'ancien  domaine  de  Tarmonie  imitative  puisqu'il  i  a 
dans  chacun  d'eux  imitation  de  sons  et  de  bruits  fisiques.  Si 
nous  passons  à  un  autre  ordre  de  fénomènes,  parmi  les  objets 
qui  ne  rendent  pas  de  son,  ceux  dont  l'idée  pourra  être  sug- 
gérée par  l'emploi  des  voyelles  claires  sont  ceux  qui,  s'ils 
rendaient  un  son,  feraient  entendre,  serable-t-il,  un  petit 
bruit  clair,  ténu,  doux  et  léger.  C'est-à-dire  que  d'une  manière 
générale  les  voyelles  claires  peuvent  peindre  à  l'oreille  tout 
objet  ténu,  petit,  léger,  mignon  : 

/ce  gît,  ^trange?%  la  verte  sauterelle 

Que  dwrant  deux  saisons  nourr^Y  la  jeune  ReWé 

Et  dont  Vai\e  vibrant  sous  le  ^pied  dentel<? 

Bvuissait  dans  le  pm,  le  cytise  on  l'airdle. 

^lle  s'est  tue,  helasî  la  lyre  naturelle, 

La  mwse  des  gaévets,  des  s/Uons  et  du  ble  ; 

De  peur  que  son  léger  sommeil  ne  soit  trouble', 

Ah!  passe  vîte,  amf,  ne  pèse  pom^  swr  elle 

(Heredia,  Épigramme  funéraire)] 

toutes  les  rimes  sont  en  è  ou  en  e. 

Quand  la  demoiselle  dorée 
S'envole  au  départ  des  hivers j 
Souvent  sa  robe  diaprée. 
Souvent  son  aile  est  déchirée 
Aux  mille  dards  des  bw/ssons  verts. 
Ainsi,  jeunesse  vive  et  frêle. 
Qui,  t'egarant  de  tous  côtes, 
Voles  où  ton  enstmc^  t'appelle. 
Souvent  tu  déchires  ton  aile 
Aux  e'ptnes  des  volwpt^s 

(Hugo,  La  demoiselle)  ; 

même  observation. 

Je  suif  l'enfant  de  l'air,  un  sylphe,  moins  qu'un  rêve, 
Fils  du  printemps  quinai^  da  matin  qui  se  lève, 


210  LE  VERS  FRANÇAIS 

L'hôte  du  clair  foyer  dwrant  les  nuits  d'hiver, 
L'esprïV  que  la  lumière  à  la  rosée  enlève, 
Diaphane  habitant  de  l'mvzseble  ether 

(Id.,  Le  sylphe). 

Il  était  très  bien  prxs,  on  eût  dit  que  sa  mère 
L'a  va//  fait  tout  i^etii  pour  le  faire  avec  som 

(Musset,  Namouna), 

description  d'un  personnage  très  petit. 

Je  me  la  rappelais  quand  elle  était  petite, 
Quand  elle  m'apportaiV  des  Lys  et  des  jasmins, 
Ou  quand  elle  prenaiV  ma  plwme  dans  ses  mams 

(Hugo,  Contemplations). 

J'aime  vos  p?ec?s  petits  à  tenir  dans  la  mam, 
Qui  font  un  hruit  mignard  et  gai  sur  le  chemm 

(Verlaine,  Les  uns  et  les  autres). 

Son  pieu?  ra?aiV  r^erbe  fleurie 

(Musset,  Nuit  de  mai), 
impression  de  légèreté. 

C'est  la  frivolité' 

Mère  du  \ain  caprice  et  du  léger  prestige  ; 
La  fantaisie  ailée  autour  d'elle  volt/ge 

(A.  Chénier,  La  Frivolité). 

elle  a  passe'  sans  hruit, 

Belle,  candide,  ainsi  qu'wne  plwme  de  cygne 

(Hugo,  Contemplations). 

Eolides,  salw^  I  0  fraîches  messagères, 

C'es^  bien  vous  qui  chantiez  swr  le  berceau  des  Dieux, 

Et  le  clair  /lissos  d'un  flot  me'lodiewa; 

A  baigne' le  duvet  de  vos  ailes  légères 

(Leconte  de  Lisle,  Poèmes  antiques). 


RAPIDITE  211 

Le  mal  dont  yai  souffert  s'est  enfui  comme  un  rêve, 
Je  n'en  pwis  comparer  le  lointam  souvenir 
Qu'à  ces  brouillards  légers  que  Taurore  soulève 
Et  qu'avec  la  rosée  on  voit  s'évanouir 

(Musset,  Nuit  d'octobre). 

L'tnquiète  gazelle,  attentive  à  tout  hruit, 
Yenaù,  diapa-raissait  comme  le  irait  qui  fuit 

(Leconte  df  Lislk,  Bhagavat). 

Exemple  mauvais: 

Un  enfant  sans  couleur,  sans  regard  et  sans  voix 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

Ce  vers  bourré  d'éclatantes,  pour  peindre  un  être  frêle  et 
débile,  fait  contre  sens.  La  note  juste  est  dans  le  vers  qui 
suit  celui-là  : 

Si  débile  qu'il  fut,  ainsi  qu'une  chimère 

où  il  n'i  a  que  des  palatales. 

A  l'idée  de  légèreté  se  rattache  immédiatement,  comme 
étant  de  même  nature,  l'idée  de  rapidité.  Les  voyelles  claires 
sont  donc  propres  à  peindre  un  mouvement  léger,  rapide,  un 
élan  (fisique  ou  moral): 

Oh  !  si  j 'avais  des  ailes 

Vers  ce  beau  c/el  si  pwr  je  voudrais  les  ouvrir  ! 

(Musset,  Rolla). 

Lorsque  le  jeune  aiglon,  voyant  partir  sa  mère, 
En  la  suivant  des  yeux  s'avance  au  bord  du  nid. 
Qui  donc  lui  dit  alors  qu'il  peut  quitter  la  terre 
Et  sauter  dans  le  ci'el  déployé  devant  \ui  ? 

(Id.,  Ihid.) 

Mon  aile  me  soulève  au  souffle  du  pri'ntemps, 
Le  vent  va  m'emporte/'  ;  je  vais  quitter  la  terre 

(Id.,  Nuit  de  mai). 


212  LE  VERS  FRANÇAIS 

C  était  bien  vite  fait  de  leur  vider  les  miins 

(Id.,  Une  bonne  fortune). 

Je  les  tirai  bien  vite  et  je  les  \ui  donnai 

(Id.,  Ibicl.). 

De  naêjie,  dans  ma  bourse,  il  ne  faut  qu'un  écu 
Qui  tourne  les  talons,  et  le  reste  est  perJw 

(Id.,  Ibid.). 

Et  nous  verrons  soudain  ces  tigres  ottomans 
Fuir  avec  des  i^ieds  de  gazelles  ! 

(Hugo,  Orientales). 

Celui  qui  subj  ugua  l'Europe 

11  est  là  qui  vous  parle.  Il  surgit  devant  vous  ! 

(Id.,  Burgraves); 
le  mouvement  est  purement  métaforique. 

...et  voit  d'un  œil  élargi  par  la  crainte 
Surgi?'  au  bord  des  bois  le  grand  fauve  en  arrêt 

(Heredia,  Némée). 

sur  le  seuil  redoutable, 

Un  bomme,  que  pousssaient  d'horribles  bras  tremblants, 
Apparat  ;  il  était  vêtu  de  linceuls  blancs 

(Hugo,  Les  lions). 

Voir  les  Cyclades  d'or  de  l'azMr  e'merge?' 

(Heredia,  Pour  le  vaisseau  de  Virgile). 

Le  burg 

Se  dresse  maccessîble  au  milieu  des  nuées 

(Hugo,  Burgraves); 

tous  ces  mouvements  sont  imaginaires. 

La  terre  est  aussi  vieille 

Que  lorsque  Jean  parwt  sur  le  sable  des  mers, 

Et  que  la  moribonde 

Sentie  bondî'r  en  elle  un  nouvel  univers 

(Musset,  Rolla\ 


» 


EXEMPLES   DEFECTUEUX  ]&13 

0  notre  maître  à  tous  !  si  ta  tombe  est  fermée, 
Laisse-moi,  dans  ta  cendre  un  instant  ranimée, 
Trouver  wne  étincelle,  e^  je  \ais  t'imite?'  ! 

(1d.,  Une  soirée  perdue)  f 

élan  d'entousiasme. 

Voici  quelques  exemples  défectueux  : 

A  l'appel  du  héros  s'enlevant  d'un  seul  bond 

(Heredia,  Persée  et  Andromède). 

Mais,  d'un  seul  bond,  le  Dieu  du  noir  taillis  s'élance 

(1d.,  Pan). 

Elles  s'élancent.  Tel,  lorsqu'un  corbeau  sinistre 

(1d.,  Le  bain  des  nymphes). 

Le  moment  où  je  parle  est  déjà  loin  de  moi 

(BoiLEAU,  Epître  III)  ; 
ce  vers  peindrait   beaucoup   mieux  avec  ses  trois  mesures 
égales  et  ses  voyelles  éclatantes  un  roulement  de  tambour 
que  la  rapidité  que  le  grand  A.rnauld,  confondant  l'idée  avec 
l'expression  de  l'idée,  croyait  i  sentir. 

Grâce  à  leur  légèreté  et  à  leur  douceur  les  voyelles  claires 
sont  toutes  désignées  pour  exprimer  des  idées  légères,  gaies, 
riantes,  douces,  gracieuses,  idilliques.  La  gaîté,  la  douceur, 
la  grâce  sont  des  idées  que  l'on  associe  continuellement  à 
celle  de  la  légèreté  : 

Les  n/ds  chantA/ent,   les  eaux    muvmuvAlQnt    dans   les 

[herbes, 
On  voyA/t  tout  brilla/?,  tout  aimER,  tout  fleur/r 

(Hugo,  L* aigle  du  casque). 

Ce  soir,  tout  va  fleurer  ;  l'immortelle  natwre 
Se  remphV  de  parfums,  d'amour,  et  de  mwrmwre 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

La  brwme  blette  errait  aux  pentes  des  ravmes  ; 

£if  de  leurs  becs  pourpres  lissant  leurs  ailes  fmes. 

Les  blonds  sénegalis,  dans  les  ge'rofl/ers 

14 


214  LE   VERS  FRANÇAIS 

D'une  eau  pt/re  trempes,  n'éveillaient  par  miWiers. 
La  mer  éiait  sereine,  et  sur  la  houle  clae're 
L'aube  vive  dardazV  sa  flèche  de  lumière 

(Lecops'te  de  Lisle,  L'aurore). 

Un  arôme  léger  d'herbe  et  de  fleurs  montait  ; 
Un  murmure  infini  dans  Vair  subtil  fLoiiait 

(Id.,  ihid.). 

L'éther  plw5  p^r  luisAIt  dans  les  eiEVx  plws  swbl/mes 

(Hugo,  Le  sacre  de  la  femme). 

Les  gazons  sont  tout  plems  de  voix  harmonzeMses 
L'aube  fait  un  tapzs  de  perles  aux  sentiers, 
Et  Tabe^'Ue  quzttant  les  prochaines  yeuses 
Swspend  son  aile  d'or  aux  pâles  eglanteers 

(Leconte  de  Lisle,  Poèmes  antiques), 

peinture  gracieuse. 

Jersey  rit,  terre  h'bre,  au  sein  des  sombres  mers  ; 
Les  genêts  sont  en  fleur,  l'agneau  i^ait  les  près  verts  ; 
L'ecwme  jette  aux  rocs  ses  blanches  mousselmes  ; 
Par  moments  apparaît,  au  sommet  des  collmes, 
Livrant  ses  crms  épars  au  vent  âpre  et  joyeux. 
Un  cheval  eflare  qm  henneY  dans  les  deux 

(Hugo,  Châtiments). 

Mais  Valdès,  te  connaît,  b/enheurewse  Sevelle, 
De  r^spagne  moresque  ô  la  plws  belle  f«lle  ! 
Toi  dont  le  ^etù  ^ied  trempe  au  Guadalquïv/r, 
Et  que  reçMS  dw  ciel  tout  ce  qu?  pewi  ravz'r 

(Th.  Gautier). 

Dans  Rolla,  Musset  nous  montre  la  cavale  qui  vient  de  périr 
de  soif  au  désert  parce  qu'elle  n'a  pas  su  qu'elle  n'aurait  eu 
qu'à  suivre  les  caravanes, 

Pour  trouver  à  Bagdad  de  frA/ches  éeurlEs, 
Des  rateh'^rs  dorEs,  des  Iwz^rnes  fleur/j5's, 
Et  aies  pw/ts  dont  le  ce^l  n'a  jamA/s  vw  le  fond. 


I 


PEÎNTUI^ES    IDILLIOUES  215 

Un  certain  loup,  dans  la  saison 
Que  les  iièdes  zéphzrs  ont  T^erbe  rajeunie 

(La  Fontaine,  V,  8). 

Que  faire  au  mois  d'avril  à  moins  de  s'adorer  ? 

(Hugo,  Catulle), 

C'est  là  que  satisfazY  de  son  destm  borne, 
Gallws  Unit  de  vivre  où  jades  û  est  né 

(Hkredia,  Villula). 

Des  lapiws  qui  sur  la  brw?/ère, 
L'œil  e'veille,  l'oreille  au  guet, 
S'ésayoient,  et  de  thyjn  parfumo/e/i^  leur  banque/ 

(La  Fontaine,  X,  15). 

6^ne  chose  peut-être 
Qui  va  vous  étonner, 
C^est  qu'à  votre  fenêtre 
Le  vent  yient  frissonner, 
Qu'avril  commence  à  luire, 
Que  la  mer  s'aplanaY, 
El  que  cela  vew^  dî're  : 
Fauvette,  fais  ton  ïiid 

(Hugo,  Sommation  irrespectueuse). 

Fraîche  idyWe  !  Un  matm  Laure  s'en  est  allée, 
Mats  son  amant  avaiV  la  voix  tendre  et  disait 
Des  mots  si  langourew^r  qu'elle,  tout  affolée, 
Sentîï  son  pauvre  cœur  sauter  dans  son  corset 

(Baudelaire,  Le  Léthé)  ; 

noter  en  outre  les  s  du  dernier  vers  qui  peignent  un  mouve- 
ment répété,  cf.  p.  177  à  184. 

J'ai  vu  passer  Ammthe  au  fond  du  cheram  creux. 
Elle  a  se/ze  ans,  et  tant  d'aurore  sur  sa  tête 
Qu'elle  semble  marcher  au  mihew  d'une  fête  ; 
Elle  est  dans  la  prairze,  elle  est  dans  les  fore/s 
La  plus  belle,  et  n'a  pas  l'air  de  le  faire  exprès  ; 
C'est  plus  qu'une  déesse  et  c'est  plws  qu'une  fée, 


216  LE  VERS  FRANÇAIS 

Cest  la  bergère  ;  c'est  une  fille  coiffée 

D'iris  et  de  glaïeuls  avec  de  grands  yeuxhleus 

(Hugo,  Segrais). 

Avec  se  peu  de  irais  tu  serais  se  johe 

(Musset,  La  coupe  et  les  lèvres), 

^lle  me  souriait  avec  ses  yeux  divins, 

Et  moi  je  lui  baisais  ses  deux  petites  mains 

(Hugo,  Le  roi  s'amuse). 

Riant,  les  jeux  en  l'air,  et  la  mam  dans  sa  main. 
Elle  allait  en  comptant  les  arbres  du  chemm, 
Pour  cueillir  une  fleur  demeurait  en  arrière, 
Puis  revenait  à  \ui,  courant  dans  la  poussière, 
L'arrêtaiV  par  l'habi'i  pour  l'embrasser,  posaiV 
Un  œillet  sur  sa  tête,  et  chantaiï,  et  jasait 
Sur  les  passants  nombreux,  sur  la  reclu  vallée 
Comme  un  large  tapes  à  ses  pieds  éta'ee 

(Vigny,  Les  amants  de  Montmorency). 

Le  vert  colibre,  le  roi  des  collines, 
Voyant  la  rose'e  eHe  soleel  clae'r 
Lwire  dans  son  nid  tresse'  d'herbes  fines, 
Comme  un  frais  rayon  s'échappe  dans  l'air 

(Lecontk  de  Lisle,  Le  colibri). 

Comme  il  est  vif,  joyeux  !  avec  quelle  prestesse 
71  sautille  !... 

(Musset,  Namouna). 

Ou  plutôt,  fee  au  léger 

Voltiger, 
Habile,  agile  courrière 
Que  mène  le  char  des  vers 

Dans  les  airs 
Par  deux  sillons  de  lumière  ! 

(Sainte-Beuve,  La  Rime). 

«  Dans  cette  strophe,  les  vers  ont  le  vol  léger  de  la  fée  ;  tous 
les  mots  sont  ailés,   habile^  agile  courrière;  et  le   triomphe 


IDEES  RIANTES  SI"* 

aérien  auquel  aboutit  cette  strophe  nous  laisse  en  présence 
d'une  vision  lumineuse  au  plus  haut  des  espaces  »  (G-uyau, 
L'Art  au  point  de  vue  sociologique,  p.  318). 

Riez,  chantez,  cueillez  des  grappes  dans  les  treilles 
Pour  les  pendre,  ô  Lyde,  derrière  vos  oreilles 

(Hugo,  Année  terrible). 

Ce  matm,  quand  le  jour  a  frappe  ta  paupière, 
Quel  séraphin  pensif,  courbe  sur  ton  cheveu, 
Secouai"/  des  hlas  dans  sa  robe  légère, 
Et  te  conta//  tout  bas  les  amours  qu'il  rêvait? 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Cette  nuit  y  ai  dormi,  mais  sans  fièvre; 

Ton  nom,  si  j'ai  parle,  seul  entrouvrai/  ma  lèvre. 
Quel  doux  sommeil  !  vraiment,  non,  je  n'ai  pas  souffert. 
Quand  le  soleil  levant  m'a  re'veillee,  Otbert, 
Otbert  !  il  m'a  semble  que  je  me  sentais  naître, 
Les  passereaux  joyeux  chantaien/  sous  ma  fenêtre, 
Lesfleurss'ouvraien/,  laissant  leurs  parfums  fwir  auxciewa;. 
Moi,  j'avais  l'âme  en  joie,  et  je  cherchais  des  yeux 
Tout  ce  qui  m'envoyait  une  haleine  sipwre, 
Et  tout  ce  qui  chantai/  dans  l'immense  natwre 

(Hugo,  Bur graves). 

Vous  partis,  j'ai  perdu  le  soleil,  la  gaite'. 
Le  hvuit  joyeux  qui  fait  qu'on  rêve,  le  délire 
De  voir  le  tout  peti/  s'aider  du  doigt  pour  lire. 
Les  fronts  pleins  de  candeur  qui  disent  toujours  oui, 
L'éclat  de  rire  franc,  sincère,  épanoui. 
Qui  me/ subitement  des  perles  sur  les  lèvres, 
Les  beaux  grands  yeux  naifs  admirant  mon  vieux  Sèvres 

( Id  . ,  Voix  intérieures) . 

Eve  laissait  err^r  ses  yEUn  sur  la  nat6^re 
Et  sous  les  v£'rts  palmi£'rs  à  la  haute  stat^^re, 
Autour  d'^ve,  au-dessf/s  de  sa  t^te,  l'œillet 
Semblait  song^'r,  le  bleu  \oiUs  se  recueillA/t, 
Le  frA/s  myosot/s  se  souvenA7t;  les  roses 


218  LE   VERS  FRANÇAIS 

Cherchaient  ses  ^lEds  avec  leurs  livres  demi-closes. 
Un  souffle  fraternel  sortA/t  dul?/s  verm£'/l, 
Comme  si  ce  doux  ^tre  eût  éiÉ  leur  par^É'/l, 
Comme  s/ de  ces  fleurs  ayant  toutes  wne  âme, 
La  plws  bEUe  s'etAytepanou/e  en  femme 

(Hugo,  Le  Sacre  de  la  femme). 

Vair  sonore  était  îvah  et  plem  d'odeurs  divznes. 

Les  bengalis  au  bec  de  pourpre,  aux  ailes  fines, 

Et  les  verts  colibris  et  les  perroque/s  blews, 

Et  l'oiseau  diamant,  flèche  au  vol  merveillcMo;, 

Dans  les  buissons  dores,  sur  les  figu?ers  superbes, 

Passaîe??^,  siffla2*en^  chantaient  Au  sein  des  grandes  Aerbes 

Un  murmwre  joyeux  s'exhalait  des  halliers  ; 

Autour  du  miel  des  fleurs,  les  essaims  familiers, 

Délaissant  les  vieux  troncs  aux  rwches  pacife'ques, 

S'empressaien/;  et  partout,  sous  les  ciewo;   magnifiques, 

Avec  l'arôme  vif  et  pénétrant  des  bois, 

Montait  un  chant  immense  et  paisible  à  la  fois. 

Sur  son  cœur  enivré  pressant  sa  bien-aime'e, 

Réchauff'ant  de  baisers  sa  lèvre  parfumée, 

Çunacépa  sentait,  en  un  rêve  enchanté, 

Déborder  le  torrent  de  sa  félicité  ! 

Et  Ganta  l'enchaînais  d'une  invincible  étreinte  ! 

Et  rien  n'interrompai/,  durant  cette  heure  sainte 

Où  le  temps  n'a  plus  d'aile,  où  la  vie  est  un  jour. 

Le  silence  divin  et  les  pleurs  de  l'amour 

(Leconte  de  Lisle,  Çunacépa). 

Les  moissons  mûrissaient,  les  granges  étaient  pleines. 
Et  les  riches  cités,  orgueil  de  nos  aïeux, 
Florissaient  dans  la  i^aix  sous  la  beauté  des  deux  ; 
Et  nous  coulions,  heureux^  nos  jours  et  nos  années, 
Et  nos  âmes  vers  Dieu  montaient  illuminées 

(1d.,  La  mort  du  moine). 

Je  \is  de  ma  fenêtre  ouverte  sur  le  Rêve, 
Au  cadre  fabulent  d'un  vieux  site  écarté 
Un  verger  merveillew;r  de  rosée  et  de  sève 


PEINTURES   GRACIEUSES  219 

Surgir  en  Taurorale  et  candide  clarté' 

De  l'heure  où  l'aube  naît  dans  la  nuit  qui  s'achève 

(H.  DE  Régnier). 

A  vous,  troupe  légère, 
Qui  d'aile  passagère 
Par  le  monde  vole;:, 
^/  d'un  sifflant  mwrmwre 
L^ombragewse  verdwre 
Doucement  ébranlez, 
J'off*re  ces  violettes. 
Ces  lis  et  ces  fleurettes, 
Et  ces  roses  ici, 
Ces  vermeillettes  roses, 
Tout  fraîchement  ecloses, 
Et  ces  œillets  aussi. 
De  votre  douce  haleine 
£'ventez  cette  plaine, 
éventez  ce  séjour. 
Cependant  que  j'ahanne 
A  mon  blé  que  je  vanne 
A  la  chaleur  du  jour 
(J.  DU  Bellay,  D'un  vanneur  de  blé  aux  vents); 

à  la  fin  ridée  change  et  la  note  aussi. 

Hier  j'étais  à  table  avec  ma  chère  ^elle, 
Ses  deux  pierfs  sur  les  miens^  assis  en  face  d'elle, 
Dans  sa  petite  chambre,  aiwsi  que  dans  leur  m'd 
Deux  ramiers  bimheurei/a:  que  le  bon  Diew  be'niV. 
C'était  un  brMiV  charmant  de  verres,  de  fourchettes, 
Comme  des  becs  d'oiseaux  picotant  les  assiettes, 
De  sonores  baise?-s  et  de  propos  joyeux. 
L'enfant,  pour  être  à  Taise  et  régaler  mes  yeux. 
Avait  ouvert  sa  robe,  et  sous  la  toile  fine 
On  voyait  les  trésors  de  sa  blanche  poitrine  ; 
Comme  les  seins  d'/sis  aux  contours  ronds  et  pwrs, 
Ses  beaux  seins  se  dressaient,  e'tincelants  et  dwrs, 
Et,  comme  swr  des  fleurs  des  abeilles  posées, 
Swr  leurs  pointes  tremblaiew^  des  lumières  rosées 

(Th.  Gautier,  Le  premier  rayon  de  mai). 


220  LE  VEHS  FRANÇAIS 

Nous    signalerons    dans   cet  ordre   d'idées   trois   pièces   de 
Leconte  de  Lisle  qui  sont  tout  entières  en    rimes   claires  : 
Kléarista  dans  les  Poèmes  antiques^  et  les  deux  Chansons  écos- 
saises intitulées  Annie  et  La  fille  aux  cheveux  de  lin. 
Enfin  voici  quelques  exemples  défectueux  ; 

Voilà  six  mille  ans  que  les  roses 
Conseillent,  en  se  prodiguant, 
L'amour  aux  cœurs  les  plus  moroses. 
Avril  est  un  vieil  intrigant 

(Hugo,  Chansons  des  rues  et  des  bois); 

ces  voyelles  éclatantes  et  sombres  détonent  dans  cette  idille. 

Celui  qui,  respirant  son  haleine  adorée, 
Sentirait  ses  cheveux,  soulevés  par  les  vents, 
Caresser  en  passant  sa  paupière  effleurée, 
Ou  rouler  sur  son  front  leurs  anneaux  ondoyants 

(Lamartine,  Nouvelles  Méditations,  Ischia); 

«  ce  dernier  vers  compact  et  à  gros  fracas,  exprime  tout  plu- 
tôt que  la  chose  qu'il  veut  exprimer  »  (E.  Faguet,  XIX®  sièc'e, 
Lamartine). 


C.  —  Voyelles  éclatantes 

Les  voyelles  éclatantes  sont  a,  ô,  é,  o",  é*^;  leur  emploi 
s'impose  pour  l'expression  des  bruits  éclatants;  ce  sont  elles 
qui  donnent  son  expression  au  mot  éclatant  lui-même,  et  en 
outre  à  fracas,  craquer^  sonore,  cataracte,  etc.  Voici  d'abord 
un  vers  qui  dans  ses  deux  émistiches  réunit  les  deux  moyens 
d'expression  opposés,  voyelles  éclatantes  dans  le  premier  et 
claires  dans  le  second,  pour  peindre  deux  bruits  de  nature 
différente  ; 

La  harpe  tremble  encor  \  et  la  ûûte  soupire 

(Vigny,  Le  bal). 


BRUITS    ÉCLATANTS  221 

Les  exemples   suivants  ne  peignent  que  des  bruits  éclatants: 

Comme  il  sonna  la  charge,  il  sonne  la  victoire 

(La  Fontaine,  U,  9). 

Tout  à  coup,  écrasant  l'ennemi  qui  s'effare, 
La  victoire  aux  cent  woix  sonnera  sa  fanfare 

(Hugo,  A  l'arc  de  triomphe). 

La  meute  de  Diane  aboya  sur  l'Oeta 

(Id.,  Ze  satyre). 

Ouvrait  les  deux  haiiants  de  sa  porte  sonore 

(1d.,  Ihid.). 

Une  brusque  clameur  épouvante  le  Gange 

(Heredia,  Bacchanale). 

Le  vocalisme  de  ce  vers  esttrès  remarquable  ;  s'il  est  permis 
d'analiser  Timpression  qu'il  produit,  ce  qui  est  toujours  mau- 
vais et  inexact  parce  qu'il  n'est  pas  possible  de  signaler  des 
nuances  aussi  délicates  sans  les  exagérer,  on  peut  dire  que 
les  deux  premières  diades  û  è  \  û  è  font  sentir  comme  des 
bruits  analogues  qui  se  répètent  et  s'entiechoquent,  entre- 
choquement  qui  est  nettement  accusé  par  les  deux  c  de  «  brus- 
que »  et  de  «  clameur  »  ;  puis  la  note  éclatante  devient  uni- 
forme avec  la  diade  suivante  a  é  «  clameur  »  ;  enfin  les  deux 
triades  du  second  émistiche,  se  terminant  toutes  deux  par  une 
éclatante  voilée  par  la  nasalité,  et  qui  est  la  même  voyelle 
nasale  si  bien  que  les  deux  triades  assonent  entre  elles,  pei- 
gnent comme  le  retentissement  et  l'éco  de  cette  clameur. 

Au  fracas  des  buccins  qui  sonnaient  leur  fanfare 

(Id.,  Soir  de  bataille). 

La  grande  âme  d'airain  qui  là  haut  se  lamente 

(Hugo,  Chants  du  crépuscule)  \ 

il  s'agit  d'une  cloche  ;  l'impression  presque  onomatopéique 
de  ce  vers  est  surtout  due  à  la  triple  répétition  de  deux  cou- 
ples de  sillabes  presque  semblables  :  /à-o°  |  \à-ô  \  Id-ô".  Cette 
répétition  est  particulièrement  sensible  dans  le  second  émis- 


2%2  LE   VERS  FRANÇAIS 

tiche   à   cause   du   rapprochement   des  deux  mots  là-haut  \ 
lamente  et  de  Taccentuation  de  leur  dernière  sillabe. 

Se  débat,  et  l'airain  sonne  au  choc  des  sabots 

(Heredia,  Centaurée  et  Lajfithes). 

d'entendre  les  trois  rimes 

Sonner  par  ta  voix  d'or  leur  fanfare  de  fer 

dé      a    a      a    à        é      o°aééé 


(Heredia). 

Est-ce  un  lourd  vaisseau  turc  qui  vient  des  eaux  de  Cos 
Battant  l'archipel  grec  de  sa  rame  tartare  ? 
a  6^  \       ai\        è  è  \      é  a  a  \  è  a  a 

(Hugo,  Orientales)  ; 

la  seconde  diade  commence  en  éclatante  comme  la  première 
mais  finit  en  palatale  pour  amener  la  note  claire  qui  va  reten- 
tir deux  fois  dans  deux  toniques  consécutives  en  è;  puis  les 
deux  triades  du  second  émisti.'he  sont  tout  entières  en  écla- 
tantes et  se  reproduisent  exactement. 

Tandis  que  des  taureaux 

Sur  leurs  jarrets  dressés,  choquaient  comme  deux  blocs 
Leur  front  sonore  et  lowrd,  retentissant  des  chocs 

(Lamartine,  Jocehjn). 

sur  le  rocher  brûlant. 

Les  lions  hérissés  dorment  en  grommelant 

(Musset,  Rolla)  ; 

toutes  les  fois  que  parmi^  les  voyelles  éclatantes  quelques- 
unes  sont  nasales,  le  bruit  éclatant  est  un  peu  voilé  par  la 
nasalité . 

Le  lion  qui  jadis  au  bord  des  flo/s  r^daw^, 
Rugissait  awssi  haut  que  l'Océan  ^vonàant 

(Hugo,  Les  lions). 


ECLATS  DE    VOIX  223 

Il  i  a  différentes  idées  et  différents  sentiments  dont  l'expres- 
sion suppose  des  éclats  de  voix.  Telle  la  réclame  d'un  bate- 
leur : 

Gai  !  tapez  sur  la  caisse  et  soufflez  dans  le  fifre  ; 
Braillez  vos  salvumfac,  messeigneurs  ;  en  avant 
Des  églises,  abri  profond  du  Dieu  vivant, 
On  dressera  des  mdts  avec  des  oriflammes, 
Victoire  !  venez  voir  les  cadavres,  mesdames 

(Id.,  Châtiments)  ; 

les  éclats  de  voix  de  la  colère  :  Voici  un  exemple  où  la  colère 
commençant  par  le  sarcasme  avec  voyelles  claires  finit  en 
éclatantes  par  les  éclats  de  voix  de  la  menace  : 

Va  profaner  des  dieux  la  majesté  sacrée  : 
Ces  dieux,  ces  justes  dieux  n'auront  pas  oublié 
Que  les  mêmes  serments  avec  moi  ton  lié. 
Porte  au  pied  des  autels  ce  cû?Mr  qui  m'abandonne  ; 
Fa,  co?/rs  ;  mais  crains  encor  d'y  trouver  Hermione 

(Racine,  Andromaque,  IV,  5). 

Il  i  a  d'ailleurs  presque  toujours  dans  l'expression  de  la  colère 
mélange  avec  les  voyelles  éclatantes  de  voyelles  aiguës  qui 
rappellent  les  cris  et  de  quelques  voyelles  sombres  dont  nous 
étudierons  la  valeur  au  chapitre  suivant  : 

Mais  d'un  aveu  trompeur  voir  ma  flamme  applaudie, 
C'est  une  trahison,  c'est  une  perfidie 
Qui  ne  sauroit  trouver  de  trop  grands  chatime^nts  ; 
Et  je  puis  towt  permettre  à  mes  ressewtime^zts. 
Oui,  oui,  redoutez  toat  après  un  tel  outrage, 
Je  ne  suis  plus  à  moi,  je  suis  tout  à  \a  rage. 
Percé  du  coup  mortel  dont  vous  m'assassinez, 
Mes  sens  par  la  raison  ne  sont  plus  gouvernés; 
Je  cède  aux  mouveme^zts  d'une  juste  colère. 
Et  je  ne  réponds  pas  de  ce  que  je  puis  faire 

(Molière,  Misanthrope). 

Voulez  vous  que  je  dise  ?  il  faut  qu'enfin  j'éclate. 
Que  je  lève  le  masfjue,  et  décharge  ma  rate. 


22  4  LE  VERS  FRANÇAIS 

De  folles  on  vous  traite,  et  j'ai  fort  sur  le  coewr. 

Le  moindre  solécisme  en  parlant  vous  irrite  ; 
Mais  vous  en  faites,  vows,  d'étranges  en  conduite. 
Vos  livres  éternels  ne  me  contentent  p«s, 
Et,  hors  un  gros  Plutarque  à  mettre  mes  rabats, 
Vous  devriez  brûler  tout  ce  mewble  inutile, 
Et  laisser  la  science  aux  doctewrs  de  la  ville  ; 
M'ôter  pour  faire  bien  du  grenier  de  céans, 
Cette  longue  lunette  à  faire  pewr  aux  gens, 
Et  cent  brimborions  dont  l'aspect  importune  ; 
Ne  point  aller  chercher  ce  qu'on  fait  dans  la  lune, 
Et  vous  mêler  un  peu  de  ce  qu'on  fait  chez  voms, 
Où  nous  voyons  aller  towt  sens  dessus  dessows 

(Id.,  Femmes  savantes). 

....  On  rit  de  moi,  vraiment, 
Et  l'on  croît  qu'on  peut  tout  me  faire  impunément. 
Soït.  Essayez.  Tâtez  mon  huraewr  endurante. 
Combien  de  dards  avait  le  serpent  Stryx  ?  Quarante. 
Combien  de  pieds  avait  l'hydre  Phluse  ?  Trois  cents. 
J'ai  broyé  Stryx  et  Phluse  entre  mes  poings  puissants. 
Osez  donc  !  ^A  !  je  sens  la  colère  hagarde 
Battre  de  l'aile  antowr  de  mon  front.  Prenez  garde  ! 
Laissez-moi  dans  montrow  plein  d'ombre  etdeparfwws. 
Que  les  olympiens  ne  soient  pas  importons. 
Car  il  se  pourrait  bien  qu'on  vît  de  quelle  sorte 
On  les   chaise,  et  comment,   pour  leur  fermer  sa  porte, 
Un  ténébreux  s'y  prend  avec  les  radieux, 
Si  vous  venez  ici  m'ennuyer,  tas  de  dieux 

(Hugo,  Le  géant  aux  dieux). 

0  ciel  !  qui  vit  jamais  une  pareille  rage  ? 
Crois-tu  donc  que  je  sois  insensible  à  l'outrage  ; 
Que  je  sowffre  en  mon  sang  ce  mortel  déshonnenr  ? 
Aime,  aime  cette  mort  qui  fait  notre  bonhewr. 
Et  préfère  du  moins  au  souvenir  d'un  homme 
Ce  que  doit  ta  naissance  aux  intérêts  de  Rome 

(Corneille,  Horace). 


EXPRESSION   DE   L  ORGUEIL  225 

Nous  avons  vu  tout  à  Teure  la  réclame  exprimée  par  les 
voyelles  éclatantes  ;  Vorgueil  n'est  souvent  en  somme  qu'une 
sorte  de  réclame  personnelle  ;  d'où  même  procédé  : 

Yoin  àc  l'orgueil  :  un  cri  puissant  comme  d'ww  cor, 
Des  étoiles  de  sang  sur  des  cuirasses  d'or 

(Verlaine,  Sagesse). 

Nous  sommes  les  neveux  du  grand  Napoléon  ! 

(Hugo,  Châtiments). 

Est- il  quelque  ennemi  qu'à  présentée  ne  dompte  ? 

Paraissez,  Navarrois,  Maures  et  Castillans, 

Et  towt  ce  que  l'Espagne  a  nourri  de  vaillants  1 

(Corneille,  Le  Cid). 

Moi,  je  suis  Béhémot,  l'éléphant,  le  colosse. 
Mon  dos  prodigieux,  dans  la  plaine  fait  bosse 

Comme  le  dos  d'wn  mont. 
Je  suis  une  montagne  animée  et  qui  marche  ; 
Au  déluge,  je  fis  presque  chavirer  l'arche, 
Et  quand  j'y  mis  le  pied,  Veau  monta  jusqu'au  pont 

Je  porte  en  me  jouant,  destowrs  sur  mon  épaule, 
Les  murs  tombent  broyés  sous  mon  âano  qui  les  Ïvôïq 

Comme  sous  un  bélier. 
Quel  est  le  bataillon  que  d'wn  choc  je  ne  rompe  ? 
J'enlève  cavaliers  et  chevawx  dans  ma  trompe, 
Et  je  les  jette  en  l'air  sans  plus  m'en  soucier  ! 

(Th.  Gautier,  Qui  sera  roi). 

L'orgueil  est  la  note  dominante  de  ce  morceau  ;  les  voyelles 
sombres  i  ajoutent  par  endroits  l'idée  de  lourdeur  inséparable 
de  celle  de  ce  colosse  ;  enfin  c'est  la  légèreté  qui  est  peinte 
dans  le  dernier  vers  par  les  voyelles  claires. 

Quand  le  ton  de  l'orgueil  devient  trionfant,  il  s'entremêle 
aux  voyelles  éclatantes  un  certain  nombre  de  voyelles  claires 
destinées  à  peindre  l'allégresse  : 

Vous  me  reconnaissez,  burgraves.  —  C'est  le  ma?tre. 
Celui  qui  subjugua  l'Europe,  et  fit  renaître 


226  LE  VERS   FRANÇAIS 

L'Allemagne  d'Oihon,  reine  au  regard  serem  ; 
Ceiuî  que  choisissazent  pour  jwge  souverain, 
Comme  bon  emperewr,  comme  hon  gentilhomme, 
Trots  roes  dans  Mersebowrg  et  deux  papes  dans  Rome, 
Et  qui  donna,  touchant  leurs  fronts  du  sceptre  d'or, 
La  couronne  à  Suénon,  la  tiare  à  Victor; 
Celuî  qui  des  Hermann  renversa  le  vieux  trdne  ; 
Qui  vainquit  tour  à  toî*r,  en  Thraoe  et  dans  Tcc)ne, 
L'emperewr  Isaac  et  le  cah'fe  Arslan  ; 
Celu^  qui,  comprimant  G^nes,  Ptse,  Milan, 
Etouffant  guerres,  crî's,  furewrs,  trahisons  vî'les, 
Prît  dans  sa  large  ma?'n  Tltahe  aux  cent  v?iles  ; 
Il  est  là  qui  vous  parle.  11  surgît  devant  vows  ! 

(HuGO^  Burgraves,  II,  6). 

Ma  sœur,  voici  le  bras  qui  \enge  nos  deux  frères, 
Le  bras  qui  rompt  le  cours  de  nos  destms  contraires. 
Qui  nous  rend  maîtres  d^Albe  ;  enfm  voici  le  bras 
Qui  seul  fait  aujourd'hui  le  sort  de  deux  états  ; 
Vois  ces  marques  d'honnewr,  ces  témoins  de  magloî're. 
Et  rends  ce  que  tu  does  à  Vheur  de  ma  victoî're 

(Corneille,  i/orace,  IV,  5). 

Nous  avons  vu  les  voyelles  claires  exprimer  un  léger  bruit, 
un  doux  murmure  et  au  contraire  les  voyelles  graves  peindre 
un  bruit  éclatant  ;  nous  avons  vu  d'autre  part  les  voyelles 
claires  peindre  des  objets  petits,  mignons,  délicats  ou  des  scè- 
nes gracieuses  ;  il  est  tout  naturel  que  les  voyelles  graves  et 
particulièrement  les  éclatantes  s'appliquent  aux  idées  con- 
traires, qu'elles  conviennent  à  la  description  d'un  objet  ou 
d'un  personnage  ou  d'une  scène  grande,  majestueuse,  susci- 
tant l'admiration  : 

Voyant  ma  petitiS'sse  et  voyant  vos  miracles 

(Hugo,  Contemplations,  A  Villequier), 

opposition  de  la  voyelle  claire  de  «petitesse  »  avec  la  voyelle 
éclatante  de  «miracles»,  et  devant  l'un  et  l'autre  de  ces  deux 
mots  répétition  des  mêmes  sons  pour  peindre  deux  actions 


EXPRESSION  DE  LA   GRANDEUR  227 

semblables.    Voici    de  simples   désignations   de  personnages 
grandioses  ou  puissants,  ou  de  leurs  actions: 

Frédéric  de  Souabe,  emperewr  d'Allemagne 

(1d.,  Burgi'aves,  II,  6). 

Charlemagne,  empereur  à  la  barbe  fleurie 

{Id.,  Aymerillol). 

Ainsi  Charles  de  France  appelé  Charlemogne, 
Exarque  de  Ravenne,  emperewr  d'Allemagne, 
Parlait  dans  la  montagne  avec  sa  grande  voix 

(Id.,  Aymerillot). 

Plus  tard  une  autre  fois,  je  vis  passer  cet  homme, 
Plus  grand  dans  son  Paris  que  Césor  dans  sa  Rome 

(Id.,  Feuilles  d'automne). 

Quoi,  François  de  Valois,  ce  prince  au  cœuv  de  feu, 
Rival  de  Charles-Quint,  un  roi  de  France,  un  dieu, 
—  A  l'éternité  près,  —  un  gagnewr  de  batailles 
Dont  le  pas  ébranlait  les  bases  des  murailles. 
L'homme  de  Marignan,  lui  qui,  toute  une  nuit, 
Poussa  des  bataillons  l'wn  sur  l'antre  à  grand  bruit... 

(Id.,  Le  roi  s'amuse). 

Qu'est-ce  que  le  Seigneur  va  donner  à  cet  homme 

Qui,  plus  grand  que  César,  plus  grand  même  que  Rome, 

ilbsorbe  dans  son  sort  \e  sort  du  genre  humain  ? 

(Id.,  Napoléon  II). 

MVnveloppant  alors  de  la  colonne  no/re. 
J'ai  marché  devant  tows,  triste  et  sewl  dans  ma  gloire, 
Et  j'ai  dit  dans  mon  cœuv  :  «  Que  vouloir  à  présent? 
Pour  dormir  sur  un  sein  mon  front  est  trop  pesant. 
Ma  main  laisse  l'effroi  sur  la  main  qu'elle  towche. 
L'orage  est  dans  ma  voix,  l'éclair  est  sur  ma  bowche; 
Aussi,  loin  de  m'aimer,  voilà  qu'ils  tremblent  tows, 
Et  quand  j'ouvre  les  bras,  on  tombe  à  mes  genowx 

(Vigny,  Moïse). 


228  LE   VERS  FRANÇAIS 

Contempler  le  bros  fort,  la  poitrine  féconde, 
Le  talon  qui  douze  ans,  éperonna  le  mo>îde, 

Et,  d'un  oeil  flliûl, 
L'orbite  du  regard  qui  fascinait  la  fowle, 
Ce  front  prodigieux,  ce  crâne  fait  au  raowle 

Du  globe  impérial  ! 

(Hugo,  A  la  Colonne). 

Car  c'est  lui  qui,  pareil  à  l'antique  Encelade, 
Du  trdne  universel  essaya  l'escalade, 

Qui  vingt  ans  enta?sa, 
Remuant  terre  et  cieux  avec  une  parole, 
Wagrara  sur  Marengo,  Champaubert  sur  Arcole, 

Pélion  sur  Ossa  ! 

(Id.,  ibid.). 


D.    -  Voyelles  sombres 

Passons  à  l'autre  catégorie  de  voyelles  graves,  les  voyelles 
sombres  :  w,  d,  m".  Les  voyelles  claires  servant  à  peindre  un 
bruit  clair,  les  voyelles  éclatantes  un  bruit  éclatant,  les  voyelles 
sombres  peindront  bien  un  bruit  sourd,  comme  dans  le  mot 
sourd  lui-même,  et  en  outre  dans  ronron,  bourdon,  gronde- 
ment, ronfler,  rauque,  etc.  : 

Elle  écoMte.  Un  bruit  sourd  frappe  les  sourds  échos 

(Hugo,  Orientales). 

J'entendais  en  passant  les  cowps  sowrds  du  msirteau 
Qui  clouait  dans  la  nuit  le  bois  de  Téchafaud 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Avec  des  grondements  que  prolonge  un  lon^  râle 

(Heredia,  Bacchanale). 

Les  voyelles  sombres  sont  le  plus  souvent  dans  ce  cas 
entremêlées  comme  ici  de  voyelles  éclatantes  ;  il  suffît  que  le 
nombre  des  sombres  soit  plus  considérable  que  celui  des  écla- 


BRUITS  SOURDS  2S9 

tantes  pour  que  la  note  reste  sombre  ;  si  les  éclatantes  sont 
voilées  par  la  nasalité,  comme  dans  l'exemple  suivant,  le  voi- 
sinage des  sombres  leur  fait  prendre  la  valeur  de  sombres  : 

Où  l'enfant  peut  cueillir  la  fleur,  strophe  vivante, 
Sans  qu'une  grosse  \oix  tout  à  cc/p  répowvante! 

(Hugo,  Voix  intérieures). 

Et  là-bas,  sous  le  pont,  adossé  contre  une  arche, 
Hannibal  écoutait,  pensif  et  triomphant, 
Le  piétinement  sowrd  des  légions  en  marche 

(Heredia,  La  Trebina). 

Et  font  towsser  la  fowdre  en  leurs  rawques  powmons 

(Hugo,  Année  terrible). 

Un  rawque  grondement  monte,  rowle  et  grandit 

(Leconte  de  Lisle,  Clairs  de  lune)  ; 

c'est  un  bruit  sourd  qui  à  la  fin  devient  plus  clair. 

Légère,  elle  n'a  pas  ce  bruit  tonnant  et  sowrd 
Qu'en  se  précipitant  rowle  un  torrent  plus  lowrd 

(Lamartine,  Jocelyn)  ; 

il  s'agit  d'une  cascade. 

Comme  un  vent  orageux,  des  bruits  rawques  et  sowrds 
Rowlent  soudainement  de  fawbowrgs  en  fawbowrgs 

(A.  Barbier,  L'émeute). 

Quels  sont  ces  bruits  sourds  ? 
Ecoutez  vers  l'onde 
Cette  voix  profonde 
Qui  pleure  toujours 
Et  qui  toujours  gronde 

(Hugo,  Voix  intérieures). 

Et,  sans  même  les  voir,  mêlé  les  deux  dragons 
Au  vAste  écrasem^'iVt  des  verrOUs  et  des  gOiVds 

(Id.,  Les  lions). 
15 


$30  I.E    VERS    FRANÇAIS 

La  note  sombre  annoncée  dans  l'exemple  suivant  n'i  appa- 
raît pas  : 

Dans  l'ombre  des  arceaux  voici  qu'il  entendit 
Brusquement  une  voix  très  rauque  qui  lui  dit: 
—  Vénérable  Seigneur,  sojez-moi  pitoyable  !  — 

(Leconte  de  Lisle,  Le  corbeau)  ; 

ces  paroles  n'ont  rien  de  rauque  ;  elles  sont  éclatantes. 

Nous  avons  vu  la  colère  changer  de  caractère  suivant  que 
dans  son  expression,  c'étaient  les  voyelles  aiguës  ou  les 
voyelles  éclatantes  qui  dominaient.  Si  parmi  les  voyelles 
éclatantes  il  i  a  un  nombre  sensible  de  voyelles  sombres,  l'effet 
est  encore  une  fois  modifié.  Ce  n'est  plus  l'imprécation  ou 
l'ironie  amère,  ce  ne  sont  plus  les  éclats  de  voix  d'une  colère 
toute  en  deors,  c'est  une  colère  sourde,  ce  sont  les  sombres 
grondements  d'un  violent  courroux. 

Quelquefois  un  mot  suffit  pour  donner  cette  note  : 

Adieu,  tu  peux  partir.  Je  demeure  en  Epire  : 
Je  renonce  à  la  Grèce,  à  Sparte,  à  son  empire, 
A  toute  ma  famille  ;  et  c'est  assez  pour  moi, 
Traître,  qu'elle  ait  produit  un  monstre  tel  que  toi 

(Racine,  Andromaque,  V,  3). 

Voici  comme  Charlemagne,  furieux   de  la  résistance  des 
chefs  de  son  armée,  leur  parlait  dans  la  montagne 

Avec  un  âpre  accent  plein  de  sourdes  huées  : 

Je  ne  sais  point  comment  on  porte  des  affronts! 
Je  les  jette  à  mes  pieds,  je  n'en  veux  pas  !  Barons  ! 
Vous  qui  m'avez  suivi  jusqu'à  cette  montagne, 
Normands,  Lorrains,  marquis  des  marches  d'Allemagne, 
Poitevins,  bourguignons,  gens  du  pays  Pisan, 
Bretons,  picards,  flamands,  français,  allez-vous  en  ! 
Guerriers,  allez-vous-en  d'auprès  de  ma  personne. 
Des  camps  où  l'on  entend  mon  noir  clairon  qui  sonne  ; 
Rentrez  dans  vos  logis,  allez- vous-en  chez  voms. 
Allez-vous-en  d'ici,  car  je  vous  chasse  toMs  ! 


EXPRESSION   DE  LA  LOURDEUR  231 

Je  ne  veux  plus  de  vous  !  Retournez  chez  vos  femmes! 
Allez  vivre  cachés,  prudents,  contents,  infâmes  ! 

(Hugo,  Aymerilîot); 

nous  avons  souligné  en  même  temps  que  les  sombres  toni- 
ques quelques  éclatantes  nasales  auxquelles  le  voisinage  des 
sombres  donne  la  valeur  de  sombres. 

Dans  les  imprécations  qui  suivent,  après  des  cris  aigus  dans 
les  quatre  premiers  vers,  la  colère  devient  sourde  et  sombre 
dans  les  quatre  suivants  : 

Règne  ;  de  crime  en  crime  enfin  te  voilà  roi. 

Je  t'ai  défait  d'un  père,  et  d'un  frère,  et  de  moi  : 

Puisse  le  ciel  tous  deux  vous  prendre  pour  victimes, 

Et  laisser  choir  sur  vous  les  peines  de  mes  crimes  ! 

Puissiez-vows  ne  trouver  dedans  votre  union 

Qu'horreur,  que  jalousie  et  que  confusion  ! 

Et,  pour  voMS  souhaiter  tous  les  malheurs  ensemble, 

Puisse  naître  de  vous  un  fils  qui  me  ressemble  ! 

(Corneille,  Kodogune). 

La  légèreté  s'exprimant  par  des  voyelles  claires,  la  lourdeur 
sera  bien  rendue  par  des  voyelles  sombres,  comme  dans  le 
mot  lourd  lui-même.  Voici  d'abord  quelques  exemples  où  les 
deux  idées  opposées  sont  rendues  par  l'opposition  des  voyelles 
claires  et  des  voyelles  sombres  : 

Combien  ce  fruit  est  gros  |  et  sa  tige  menwe 

(La  Fontaine,  IX,  4). 

Avant  quatre  vingt-neuf 

Vous  marchiez  sur  le  peuple  à  pas  légers  |  —  et  lowrds 

(Hugo,  Contemplations). 

Un  voiie\et  |  pour  vous  est  un  pesant  fardeaw 

(La  Fontaine,  I,  22}» 

Mes  bflîsers  sont  lege^^s  comme  des  e'phe'mères 
Qui  caressent  le  soir  les  grands  lacs  transparents. 
Et  ceux  de  ton  amant  creuseront  leurs  ornières 


232'  LE  VERS  FRANÇAIS 

Comme  des  chûriots  ou  des  socs  déchirants  : 
Ils  passeront  sur  toî  comme  wn  lourd  attelage 
De  chevawx  et  de  hœuîs  aux  sabots  sans  pitié 

(Baudelaire,  Femmes  damnées)  ; 

le  deuxième  vers  peint  la  langueur,  cf.  p.  239,  nous  n'avons 
pas  à  l'examiner  ici  ;  mais  le  premier  avec  ses  vojelles  claires 
est  un  modèle  de  légèreté,  et  les  quatre  derniers  expriment 
la  lourdeur.  Il  faut  ajouter  que  le  mouvement  de  l'attelage 
est  rendu  par  la  correspondance  de  la  première  voyelle  ritmi- 
que  à  la  troisième  et  de  la  seconde  à  la  quatrième  dans  le  cin- 
quième vers,  et  de  la  première  à  la  troisième  dans  le  sixième  ; 
enfin  dans  le  troisième,  le  quatrième  et  le  cinquième  les  répé- 
titions d'r  marquent  l'effort  du  creusement. 

Dans  les  exemples  suivants  la  lourdeur  seule  est  exprimée: 

...ni  le  bruit  ca  ioncé 
D'un  lowrd  vaisseaw,  rampant  sur  l'on  Je  avec  des  rames 

(Hugo,  Orientales). 

Ni  les  ans,  fardeaw  sombre,  accablement  de  l'homme 

(Id.,  Burgraves,  I,  7}. 

...  et  qu'on  entend,  la  nuit, 
A  l'heure  où  le  sommeil  veut  des  moments  tranquilles, 
Les  lowrds  canons  rowler  sur  le  pavé  des  villes  ! 

(Id,,  Chants  du  Crépuscule). 

La  lowrde  artillerie  et  les  fowrgons  pesants 

Ne  creusent  plus  la  route  en  profondes  ornières 

(Th.  Gautier,  Fantaisies); 
noter  en  outre  neuf  r  qui  expriment  Teffort  du  creusement. 

Les  voyelles  claires  convenant  particulièrement  à  l'expres- 
sion d'une  idée  gaie  ou  gracieuse,  une  idée  grave,  un  récit, 
une  description,  un  discours  graves  demandent  naturelle- 
ment des  voyelles  graves,  c'est-à-dire  éclatantes  et  sombres 
mêlées. 


TON   SENTENCIEUX  233 

Tout  d'abord  les  sentences  générales,  les  réflexions  mora- 
les, les  préceptes  ou  les  maximes  : 

L'absence  est  le  plus  grand  des  maux 

(La  Fontaine,  IX,  2). 

Que  le  bon  soit  toujours  camarade  du  henu 

(ID.,  VII,  2). 

Si  tu  veux  qu'on  t'épargne,  épargne  aussi  les  autres 

(ID.,  VI,  15). 

La  raison  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure 

(ID.,  I,  10). 

Nous  ne  trouvons  que  trop  de  mangeurs  ici-bas  : 
Ceux-ci  sont  courtisans,  ceux-là  sont  magistrats 

(1d.,  XII,  13). 

Patimce  et  longueur  de  temps 
Font  plus  que  force  ni  que  rage 

(Id.,II,  II). 

Selon  que  vous  serez  puissant  ou  misérable, 
Les  jugements  dà  couv  vous  rendront  blanc  ou  noir 

(Id.,VII,  1). 

Ne  noas  associons  qu'avecque  nos  égaux 

(lD.,V,2). 

Chacun  se  trompe  ici-bas. 
On  voit  courir  après  l'ombre 
Tant  de  fous  qu'on  n'en  sait  pas, 
La  plupart  du  temps,  le  nombre 

(lD.,VI,  17), 

Soyons  bien  buvants,  bien  mangeants, 
Nous  devons  à  la  mort  de  trois  l'un  en  dix  ans 

(1d.,  VI,  19). 

L'avare  rarement  finit  ses  jours  sans  pleurs 

(Id.,  IX,  16). 


234  LE  VERS   FRANÇAIS 

Mal  prend  aux  volereaux  de  faire  les  volewrs 

(lD„  II,  16), 

être  bon  aux  méchants, 

C'est  être  &ot 

(ID.,X,2). 

Rien  ne  nous  rend  si  grands  qu'une  grande  doukwr 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

II  faut,  bien  entendu,  mettre  à  part  les  préceptes  qui  sont 
dits  d'un  ton  badin,  comme  le  contexte  l'indique  en  général  ; 
dans  ceux-ci  les  voyelles  claires  dominent  : 

Rien  ne  sert  de  courir,  il  faut  partir  à  point 

(La  Fontaine,  VI,  10). 

Deux  sûretés  valent  mieux  qu'une 
Et  le  trop  en  cela  ne  fut  jamais  perdu 

(ID.,  IV,  15). 

Dieu  prodigue  ses  biens 

A  ceux  qui  font  vœu  d'être  siens 

(ID.,  VII,3). 

Après  les  sentences  générales  nous  pouvons  prendre  en 
bloc  les  autres  catégories  d'idées  graves;  une  division  compli- 
quée serait  sans  profit  et  risquerait  d'égarer  l'attention.  Voici 
d'abord  un  exemple  où  l'idée  riante  en  voyelles  claires 
(deuxième  vers,  seconde  moitié  du  quatrième,  cinquième) 
s'oppose  à  l'idée  grave  en  voyelles  graves  (premier  et  troi- 
sième vers,  première  moitié  du  quatrième)  : 

Aux  champs,  la  nuit  est  vénérable 
Le  jour  rit  d'un  rire  enfantin  ; 
Le  soir  berce  l'orme  et  l'érable, 
Le  soir  est  beau  ;  mais  le  matin, 
Le  matin,  c'est  la  grande  fête 

(Hugo,  Chansons  des  rues  et  des  bois). 

Dans  les  exemples  suivants  l'idée  grave  ne  s'oppose  pas  à 
une  idée  gaie  : 


IDEES   GRAVES  235 

Je  le  veus,  je  l'ordonne  ;  et  que  la  fin  du  jour 
Ne  le  retrouve  pas  dans  Rome  ou  dans  ma  cour 

(Racine,  Britannicus,  II,  1)  ; 

ton  grave  et  impérieux  du  commandement. 

Et  du  hawt  de  son  trdne  interroge  les  rois 

(Id.,  Esther); 
note  grave  et  majestueuse. 

Paris,  morne  et  farouche, 
Pousse  des  hurlements 
Et  se  tord  sous  la  douche 
Des  noirs  événemen/5 

(Hugo,  Chansons  des  rues  et  des  bois). 

Un  mal  qui  répanrf  la  terreur  , 

Mal  que  le  ciel  en  sa  fureur 
Inventa  pour  punir  les  crimes  de  la  terre, 
La  peste  (puisqu'il  fau^  l'appeler  par  son  no7n), 
Capable  d'enrichir  en  un  jour  l'Achéron 

(La  Fontaine,  VII,  1). 

Dans  l'ombre,  morne  et  len^  le  Thermodon  charrie 
Cadavres,  armes,  chars  que  la  mort  y  roula 

(Heredia,  Le  Thermodon). 

Et  pourtant  où  trouver  plus  d'épouvante  immonde. 
Plus  d'eïïroij  plus  d'ango?sse  et  plus  de  désespoir 
Que  dans  ce  temps  lugubre  où  le  genre  humain  noir. . , 

(Hugo,  Contemplations). 

Mais  il  y  penrf  toujours  quelque  goutte  de  sang 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

C'est  pourquoi  ce  roi  sombre . .  . 

Rode  éternellement  sous  l'énorme  ciel  no?r 

(Hugo,  Le  parricide). 


2^e>  LE  VERS  FRANÇAIS 

Je  sens  fondre  sur  moi  de  lowrdes  épouvantes 
Et  de  noî'rs  bataillons  de  fantômes  épars 
Qui  vewlent  me  conduire  en  des  rowtes  mouvantes 
Qu'un  horizon  sanglant  ferme  de  towtes  parts 

(Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Le  brave  mort  dormait  dans  sa  tombe  hwmble  et  pure, 
Cowché  dans  son  serment  comme  dans  son  armure  ; 
Et  le  temps  y  qui  des  morts  ronge  le  vêtement, 
Parfois  brisait  l'armure,  et  jamais  le  serment 

(Hugo,  Bur graves,  I,  6). 

Nous  avons  cité  plus  aut,  p.  208,  quelques  vers  de  VErlkônig 
de  Goethe  où  les  voyelles  claires  donnent  au  ton  un  caractère 
captivant  qui  doit  charmer  l'enfant.  Voici  dans  la  même  pièce 
la  réponse  grave  du  père  : 

Sei  rwhig,  bleîbe  rwhig,  mein  kind. . . 
Mein  sohn,  mein  sohii,  ich  seh'es  genaw 
Es  schemen  die  alten  Weeden  so  graw. 

Si  l'idée  grave  est  particulièrement  triste*  ou  sombre,  les 
voyelles  sombres  seront  plus  nombreuses  que  les  éclatantes 
et  les  unes  et  les  autres  seront  souvent  voilées  par  la  nasa- 
lité.  Le  sombre  au  moral  se  peint  par  les  mêmes  procédés 
que  le  sombre  au  fisique,  par  ceux  que  nous  trouvons  dans  les 
mots  sombre^  ombre,  ail.  dunkel^  dumpf,  etc.  Voici  des  exem- 
ples dans  lesquels  une  idée  gaie  et  une  idée  sombre  sont  réu- 
nies et  opposées  ; 

Toute  aile  vers  son  but  incessamment  retombe  : 
L'azgle  vole  au  soleil,  |  le  vautowr  à  la  tombe 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

L'wne  s'élève,  |  et  l'autre  rampe 

(La  Fontaine,  IX,  7). 

1  Théophile  Gautier  écrivait  de  Verdi  :  «  Il  a  eu  l'idée  en  musique 
quand  les  paroles  étaient  tristes  de  faire  trou  trjîi  trou  au  lieu  de  tra 
ira  tran.  Observation  ironique,  mais  caractéristique. 


IDEES  TRISTES  2  37 

Des  nres  effrénés  mele's  |  au  sombre  ple?<r 

(Baudelaire,  Lesbos). 

Dans  les  exemples  suivants  il  n'i  a  plus  d'idée  gaie  ;  c'est 
d'abord  le  sombre  fisique,  puis  le  sombre  moral: 

La  nuit  comme  un  serpent  se  rowle  autour  des  ddmes 

(Musset,  Don  Paez). 

ils  rugissaient  vers  la  grande  nature 

Qui  prend  soin  de  la  brute  au  WNd  des  antres  s06^rds 

(Hugo,  Les  lions). 

Mais  la  nuit  aussitôt  de  ses  ailes  affreuses 
Couvre  des  Bourguignons  les  campagnes  vineuses 

(B01LEA.U,  Lutrin). 

Nous  ne  citons  cet  exemple,  médiocre  en  somme,  que  parce 
quM  a  été  signalé  par  Sainte-Beuve,  Lundis,  VI,  508,  et  que 
l'on  a  attribué,  à  tort,  à  Boileau  lé  talent  des  vers  expressifs. 

Quelle  est  l'ombre  qui  rend  plus  sombre  encor  mon  antre  ? 

(Herkdia.  Sphinx). 

Quand  il  monte  de  l'ombre,  il  tombe  de  la  cenJre 

(Hugo,   Contemplations). 

A  l'horizon  sans  borne 
Le  grave  Escurial 
Lève  son  ddme  sombre 
No/r  de  l'ennui  rojal 

(Th.  Gautier,  La  petite  fleur  rose). 

Tout  élément  remplit  de  citoyens 

Le  vaste  enclos  qu'ont  les  rojawaies  sombres 

(La  Fontaine,  VII,  8) . 

.4  ce  noir  horizon  qu'on  nomme  le  tomheau 

(Hugo,  Contemplations). 


238  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  quand  la  tombe  un  jowr,  cette  embûche  profonde 
Qui  s'oMvre  towt  à  cowp  sous  les  choses  du  monde... 

(Id.,  Chants  du  Crépuscule). 

Crois -tu  donc  que  je  sois  comme  le  vent  d'automne, 
Qui  se  nourrit  de  plewrs  jusque  sur  un  tombeaUy 
Et  pour  qui  la  doulewr  n'est  qu'une  goutte  d'eau  ? 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Point  d'amowr  !  et  partout  le  spectre  de  l'amour  ! 

(Id.,  Rolla). 

Et  quand  je  dis  en  moi-même 

a  Où  sont  ceux  que  ton  cœur  aime  »  / 

Je  regarde  le  gazon 

(Lamartine,  Pensée  des  morts). 

Et  toî,  morne  tombeau,  tu  m'owvres  ta  machoere 

(Musset,  La  coupe  et  les  lèvres). 

Il  croirait  que  la  mort  à  de  certains  moments, 
Rhabillant  l'homme,  ouvrant  les  sépulcres  dorman/5, 
Ordonne  hors  du  temps^  de  l'espace  et  du  nombre. 
Des  confrontations  de  fantômes  dam*  l'ombre 

{EvQOjEviradnus). 


E.    —  Voyelles  nasales 

Nous  avons  rencontré  jusqu'ici  un  peu  partout  les  voyelles 
nasales  mêlées  aux  voyelles  orales,  nous  avons  vu  qu'il  i  en 
a  de  claires,  d'éclatantes,  de  sombres  et  qu'elles  jouent  le 
même  rôle  que  les  voyelles  orales  du  même  ordre  qu'elles  ; 
seulement  leur  note  est  moins  nette  parce  que  la  nasalité  la 
voile,  et  c'est  ce  qui  explique  que  lorsque  des  nasales  écla- 
tantes sont  entremêlées  à  des  voyelles  sombres  (orales  ou 
nasales)  elles  prennent  dans  ce  voisinage,  comme  nous  l'avons 
vu,  la  valeur  de  sombres. 

Mais  lorsque  les   nasales   sont   plus    nombreuses   que  les 


EXPRESSION    DE    LA    LANGUEUR  239 

orales,  le  voilement  du  son  par  la  nasalité  devient  la  qualité 
dominante,  et  le  timbre  passe  au  second  plan  ;  si  bien  que 
l'ensemble  devient  propre,  mêmesile  substratumoral  est  clair, 
et  surtout  s'il  est  sombre,  à  exprimer  la  lenteur,  la  langueur, 
la  mollesse,  la  nonchalance: 

Elle  pewche  vers  moi  son  front  plem  de  langueur 

(Musset,  Idylle). 

Et  du  fond  des  boudoirs  les  belles  indolentes, 
Balançant  mollement  leurs  tailles  nonchalantes. 
Sous  les  vieux  marronniers  commencent  à  venir 

(Id.,  a  la  mi-carême). 

Où  la  mort  avait  clos  ses  longs  yeux  languissants 

(Heredia,  Le  réveil  d'un  Dieu). 

Ou  quelque  ange  pensif  de  candeur  allemande 

(Musset,  Une  bonne  fortune). 

Je  regardais  le  ciel,  étendu  sur  wnbanc, 

Et  songeais  dans  mon  âme,  aux  héros  d'Ossian 

(Id.,  ibid.). 

Ils  prennent  en  songeant  les  nobles  attitudes 
Des  grands  sphenx  allongés  au  fond  des  solitudes. 
Qui  semblent  s'endormir  dans  un  rêve  sans  fin 

(Baudelaire,  Les  chats)  ; 

noter  aussi  le  balancement  de  langueur  indiqué  par  les  trois 
sillabes  50°  du  dernier  vers. 

Et  si  la  chaste  reine,  au  milieu  du  sommeil, 
Laisse  vers  lui  tomber  une  mam  nonchalante, 
Il  y  va  promener  sa  langue  caressante 

(A.  Chénier,  Diane). 

Cependant,  en  silence, 

[Comme  Dalti  parlait],  sur  l'Océan  immense 
Longtemps  elle  sembla  porter  ses  yeux  errants 

(Musset,  Portia). 


210  LE  VERS  FRANÇAIS 

L'horloge  d'un  couv^^/ît  s'ébranla  lentement 

(Id.,  Don  Paez). 

Le  chemin  étant  long  et  partant  ennuyeux 

(La  Fontaine,  IX.  14). 

Chantait  bas,  comme  on  chante  aux  enfants  qu'on  endort 

(Hugo,  Bur graves,  I,  2). 

Penchant  ton  front  qu'argenté  udc  précoce  neige 

(Heredia,  L'exilée). 

En  un  calme  enchanté  sous  l'ample  frondaison 

(Id.,  Jason  et  Médée). 

A  l'heure  où  dans  les  champs  l'ombre  des  monts  s'allonge 

(Hugo,  Aristophane). 

Les  ombres,  à  longs  plis  descendant  des  montagnes, 
Un  moment  à  nos  yeux  dérobaient  les  campagnes 

(Lamartine,  L'immortalité). 

Et  Flaccus  s'écriait  :  —  Puisque  tout  fuit,  aimons, 
Vivons  et  regardons  tomber  l'ombre  des  monts 

(Hugo,  Année  terrible). 

Dans  l'ombre  transparente  tndolemment  il  rôde 

(Heredia,  Le  récif  de  corail). 

S'allonger  jusqu'au  seuil  l'ombre  du  grand  platane 

(Id.,  Le  huchier  de  Nazareth). 

Aux  pentes  de  l'Othrys  l'ombre  est  plus  longue.  Reste 

(Id.,  Sur  VOthrys). 

L'horizon  tout  entier  s'enveloppe  dans  l'ombre 

(Id.,  Soleil  couchant). 


EXPRESSION    DE   LA    MOLLESSE  241 

Et  déjà  les  vallons 

Voyoient  l'ombre  en  croissant  tomber  du  haut  des  monts 
(La  Fontaine,  Phiîémon  et  Bancis), 

Que  les  pontifes 

Appelés  aux  accents  de  Tairam  lent  et  sombre, 
De  leur  chant  lamentable  accompagnent  mon  ombre 

(A.  Chénier,  Élégies). 

A  pas  sourds,  comme  on  voit  les  tigres  dans  les  jongles 
Qui  rampent  sur  le  ventre  en  aWongeant  leurs  ongles 

(Hugo,  Châtiments). 

Et  dans  mon  être,  à  qui  le  sang  morne  préside, 
L'mpuissance  s'étire  en  un  long  bâillement 

(Steph.  Mallarmé). 

A  la  pâle  clarté  des  lampes  languissantes, 

Sur  de  profonds  coussms  tout  imprégnés  d'odeur, 

Hippoljte  rêvait 

(Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Pourtant  je  n'ai  souci  ni  de  la  bise  amère, 
Ni  des  lampes  d'argent  dans  le  blanc  firmament 

(Sainte-Beuve,  poésies  de  J.  Deloi-me). 

On  lit  en  note  dans  Tédition  M.  Lévy  :  «C'est  sans  doute 
à  dessein  que  le  poète  a  redoublé  les  sons  en  an,  pour  rendre 
l'efi'et  du  scintillement  ».  Cette  observation  n'est  pas  juste; 
d'abord  il  n'est  pas  question  de  scintillement  dans  ce  vers, 
et  pour  le  scintillement  ce  sont  des  voyelles  claires  qui  con- 
viendraient. La  répétition  des  an  peut  produire  l'effet  de 
mouvements  successifs  et  monotones ,  mais  ces  voyelles 
nasales  peignent  bien  plutôt  la  clarté  molle  et  immobile  des 
étoiles. 

Avant  de  quitter  l'étude  des  voyelles  une  observation  est 
nécessaire  :  nous  sommes  dans  toutes  ces  recherches  parti 
delà  nature  des   voyelles  pour  montrer  à  quelles  catégories 


24  2  LE   VERS  FRANÇAIS 

dMdéeselles  pouvaient  s'appliquer  comme  moyen  d'expression. 
Cette  métode  présente  de  grands  avantages,  et  tout  d'abord 
elle  écarte  l'erreur  qui  consisterait  à  attribuer  à  un  son  telle 
valeur  parce  qu'il  se  rencontre  plusieurs  fois  dans  un  vers  qui 
exprime  telle  idée;  mais  elle  présente  un  inconvénient,  c'est 
que  les  idées  dont  l'expression  demande  Remploi  de  différen- 
tes catégories  de  fonèmes  ne  peuvent  être  étudiées  d'un  coup  ; 
telle   la  colère    que  nous  avons    trouvée   sous   les  vojelles 
aiguës,  sous  les  vojelles  éclatantes  et  sous  les  voyelles  som- 
bres et  que  nous  rencontrerons  encore  à  propos  des  conson- 
nes. La  métode  inverse,  consistant  à  partir  d'une  classifica- 
tion des  idées  pour  rechercher  quels  sons  peuvent  convenir  à 
l'expression  de  chacune  aurait  des  inconvénients  plus  graves. 
Nous  n'en  considérerons  qu'un  :  le  dénombrement  des  diver- 
ses nuances  d'idées  possibles  serait  forcément  incomplet;  ce 
serait   une    énumération    indéfinie    et   dont  la  classification 
rentrerait  nécessairement  dans  le    domaine  de  l'arbitraire  ; 
en   admettant    que  l'on  arrive   à  déterminer  quels  sont  les 
fonèmes  qui  conviennent  à  l'expression  des  diverses  nuances 
d'idées  considérées,  ce  qui  paraît  à  peu  près  irréalisable,  le 
résultat  acquis  pour   une   nuance   ne  pourrait  en  rien  servir 
pour  une  autre  ;  ce  serait  chaque  fois  une  recherche  nouvelle 
à  faire  et  l'on  ne  voit  pas  trop  quel  principe  autre  que  le  asard 
pourrait  diriger  cette  étude.  Tandis  que,  connaissant  d'avance 
la  nature  et  la  valeur  de   chaque  fonème,  on  peut  prévoir, 
étant  donnée  une  nuance  quelconque  d'idée,  quels  sont  ceux 
qui  conviendront  à  son  expression.  Ainsi  je  suppose  que  l'on 
ait  à  exprimer  l'idée  du   silence.  Il  est  évident   qu'il   faudra 
employer  les  sons  les  plus  mous,  les  plus  voilés  que  fournit 
la  langue,  c'est-à-dire  les  voyelles  nasales  : 

Et,  plus  clair  en  l'azur  noir  de  la  nuit  sereine, 
Silencieusement  s'argewte  le  croissant 

(Hkredia,  Nymphée). 

Disparaît. . .  et  les  bois  retombent  au  silence 

(Id.,  Pan). 

S'il  s'agit  du  silence  succédant  à  un  bruit  éclatant  ou  sourd,  il 
faudra  pour   exprimer  cette    opposition  un  changement   de 


EXPRESSION   DE   L  ADMIRATION  243 

catégorie  de  voyelles  ;  des  voyelles  claires  ou  aiguës  suc- 
cédant à  des  voyelles  éclatantes  ou  sombres  suffiront  par  le 
contraste  à  faire  sentir  que  le  bruit  a  cessé,  et  si  l'on  a  une 
voyelle  aiguë  terminant  la  frase  à  la  rime,  elle  pourra  à  cette 
place  être  chuchotée,  ce  qui  peindra  le  silence  par  armonie 
imitative  : 

Il  détourna  la  rue  à  grands  pas,  et  le  bruit 
De  ses  éperons  d'or  se  perdit  dans  la  nuit 

(Musset,    Don  Paez). 

Si  l'on  veut  exprimer  un  élan  d'entousiasme  aboutissant  aune 
admiration  qui  dure  un  moment,  ou  bien  une  idée  gaie,  gra- 
cieuse, sereine,  dans  la  contemplation  de  laquelle  on  se  repose 
quelques  instants,  il  est  évident,  d'après  ce  que  nous  savons, 
que  pour  le  mouvement  d'entousiasme,  pour  l'idée  sereine, 
il  faudra  dans  toutes  les  sillables  toniques  une  voyelle  claire, 
et  pour  marquer  le  repos  admiratif  une  voyelle  sombre  ou  une 
éclatante  nasalisée  faisant  contraste  par  sa  lourdeur  avec  les 
précédentes  qui  sont  légères,  et  terminant  la  frase  à  la  rime  : 

Que  vous  êtes  joli  !  que  vous  me  semblez  heau  ! 

(La  Fontaine,  I,  2). 

Et  la  Grèce  ma  mère,  où  le  miel  est  si  dioux 

(Musset)  . 

De  me  faire  chérir  un  souvenir  si  àoux 

(Racine,  Mithridate), 

La  lune  était  sereine  et  jouait  sur  les  ûots 

(Hugo,  Orientales,  X). 

Le  ciel  en  est  plus  pur,  et  l'air  en  est  plus  doux 

(Musset,  Songe  d'Auguste). 

Mais,  un  jour, 

Pour  laver  les  pieds  nus  du  maître  plein  d'amowr 
(Hugo,  Première  rencontre  du  Christ  avec  le  tombeau)  • 


244  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  parfois,  je  me   prends,  dans  la  nuit  chaude  et  sombre 
A  frémir  à  l'appel  lointain  des  étalons 

(Heredia,  La  Centaureane). 

Vêtu  de  probité  candide  et  de  lin  blanc 

(Hugo,  Booz  endormi). 

portant  sous  sa  paupière 

La  sereine  clarté  des  paradis  profonds 

(Id.,  Contemplations). 

KWe  sent  une  joie  immense  en  se  disant  : 

Mon  fils  est  Dieu  !  mon  fils  sauve  la  vie  au  monde 

(Id.,  ibid.). 

...  0  mon  bon  Dieu,  ma  bonne  sainte  Vierge, 
J'étais  perdu  ;  j'étais  le  ver  sous  le  pavé  ; 
Mes  oncles  me  tenaient  ;  mais  vous  m'avez  sauvé  ; 
Vous  m'avez  envoyé  ce  paladin  de  France, 

Seigneur 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

Après  un  élan  de  reconnaissance  marqué  par  vovelles  claires 
le  petit  roi  se  repose  dans  la  contemplation  admirative  de  ce 
paladin  au  moyen  de  l'éclatante  nasalisée  du  mot  France;  cet 
effet  est  d'ailleurs  accentué  par  le  poète  au  moyen  du  rejet 
Seigneur  au  vers  suivant. 


III 


LES   CONSONNES 

A.  —  Momentanées 

Les  explosives  frappant  l'air  d'un  coup  sec  sont  propres  à 
saccader  le  stiie  par  leur  répétition.  Les  occlusives  sourdes 
/,  c,  p  étant  plus  fortes  que  les  sonores  rf,  ^,  b  produiront  cet 
effet  encore  plus  nettement.  Elles  peuvent  contribuer  à 
l'expression  d'un  bruit  sec  et  répété  comme  dans  les  mots 
tinter,  tintamarre,  clapotis,  cliquetis^  tic-tac,  cric  craCy  claquet, 
cliquet,  crépiter,  gratter,  etc.  : 

et  l'homme, 

Chaque  soir  de  marché,  fait  tinter  rfans  sa  main 
Les  deniers  û?'argent  clair  ^u'il  rapporte  de  Rome 

(Heredia,  Hortorum  deus,  IVj. 

Et  faisant  à  ^es  bras  qu'autour  de  lui  tu  jettes, 
Sonner  ^es  bracelets  où  ^in^ent  des  clochettes 

(Lkconte  de  Lisle,  Çunacépa). 

Ils  gardaient  sans  soucis  ces  troupeaux  dont  la  cloche, 
Comme  un  &ppel  loin/ain,  ^in^ait  de  roche  en  roche 

(Lamartine  Jocelyn). 

On  entendait  mugir  le  semoun  meurtrier, 
Et  sur  les  cailloux  blancs  les  écailles  crier 
Sous  le  ventre  des  crocodiles 

(Hugo,  Le  feu  du  ciel) 
bruit  sec  et  répété. 

Les  flèches  font  sur  moi  le  pétWlemeni  gvè\e 
Q\xe  p&v  un  jour  d'hiver  font  les  yrains  de  la  ^rêle 
Sur  les  huiles  cf  un  ^oit 

(Th.  Gautier,  Qui  sera  roi?). 
16 


î>46  LE  VERS   FRANÇAIS 

Et  la  source  sans  nom  qui  goutte  à  goutte  ^ombe 
D'un  son  plaintif  enûplit  la  solidaire  combe 

(Heredia,  La  source). 

Il  détourna  la  rue  à  grands  ;5as,  et  le  ^ruit 
De  ses  é/^erons  d'ov  se  perdit  dans  la  nuit 

(Musset,  Don  Paez). 

Elle  écoute  en  tremblant,  dans  Vécho  du  ;?ilier, 
Résonner  l'éjoeron  d'un  harc?i  cavalier 

(Id.,  Nuit  de  mai). 

Vous  m'entendiezjadis  marcher  dans  ces  vallons, 
Lors^'ue  Téperon  d'or  sonnais  à  mes  Valons 

(Hugo,  Burgraves,  II,  6). 

Tel  qu'un  éclat  de  foudre  en  un  ciel  sans  éclair 
Tout  à  coup  retentit  un  hennissement  clair 

(Heredia,  Andromède  au  monstre). 

Car  parfois  sa  pensée  était  sur  la  frontière, 
Penchant  qu'il  écoutait  les  /amôours  bdittre  aux  champs 

(Musset,  Le  13 juillet); 

noter  que  trois  fois  de  suite  deux  occlusives  semblables  sont 
séparées  par  une  liquide  :  clc,  tlt,  brb;  remarquer  en  outre 
les  modulations  du  vocalisme. 

Entendrons- nous  bienrôt  ^es  /rompe^/es  sonner? 

(Hugo,  Burgraves^  II,  6). 

0  Machiavel  I  ^es  /?as  re^en^issen^  encore 
Dans  les  sentiers  déserts  de  San  Casciano 

(Musset,  Les  vœux  stériles). 

-Partout  sonne  WppeX  clair  rfes  buccina^eurs 

(Heredia,  La  Trehbia). 

Un  grand  drapeau  de  deuil 

Que  la  tempête  tord  c?ans  son  noir  iourMllon 

(Hu«o,  Burgraves,  1,7); 

les  occlusives,  surtout  dentales,  saccadant  le  vers,  expriment 


MOUVEMENTS    SACCADES  24  7 

le  claquement  du  drapeau;  les  trois  r  vélaires  de  tord^  noir, 
tourbillon  expriment  le  grondement  de  la  tempête. 

Les  occlusives  peuvent  peindre  non  seulement  des  bruits 
secs,  mais  au^si  des  mouvements  secs,  saccadés,  comme  des 
coups,  ou  au  contraire  des  mouvements  beaucoup  plus  doux, 
mais  toujours  saccadés,  comme  dans  les  mots  palpiter,  bar- 
boter^ tâtonner j  tituber,  etc.  : 

Et  se  fra;)pant  le  cœur  avec  un  cri  sauvage 

(MussKT,  Nuit  de  mai). 

Du  sac  et  du.  serpent  smssitot  il  donna. 

Contre  les  murs,  /ant  qui\  ^ua  la  bê^e 

(La  Fontaine,  X,  2)  ; 

noter  en  outre  le  sifflement  du  sac  qui  fend  l'air,  indiqué  par 
les  s. 

Tandis  que  coups  de  poing  trottoient 

(ID.,  I,  13). 

Le  passereau,  peu  circonspec, 
S'a^fira  de  tels  coups  de  bec 

(lD.,X,  12). 

A  coups  de  serpe,  autrefois,  un  berger 

M'a  baillé  dans  le  tvonc  d'un  dur  figuier  fl?'Egine 

(Heredia,  Hortorum  deiis,  I). 

Ne  îrsippe-t-oii  p3iS  à  ma  porte  ? 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Je  les  ai  vus  penchés  sur  la  bille  d'ivoire, 
Ayan^  à  travers  champs  couru  toute  la  nuit 

(Id.,  Une  bonne  fortune); 

le  saccadement  des  occlusives  destiné  à  peindre  cette 
course  aletante  est  secondé  par  le  vocalisme  :  assonance  des 
deux  toniques  an  dans  le  premier  émistiche  et  des  deux  ato- 
nes ou  dans  le  second. 

Il  est  las  ;  sur  la  ^erre  il  tombe  haletant 

(Hugo,  Légende  des  siècles). 


248  LE   VERS  FRANÇAIS 

Je  sens  b&ttre  mon  cœur  lors^'ue  le  clairon  sonne 

(Musset,  Songe  d'Auguste). 

Que  neTétouffais-tu,  cette  flamme  brûlante 
ipue  ^on  sein  /)al/)i^ant  ne  /jouvait  contenir  ! 

(Id.,  a  la  Malihran)  ; 

le  saccadement  des  occlusives  peint  le  palpitement. 

Ces  mains  vides,  ces  mains  qui  labouraient  la  terre, 
Il  fallait  les  étendre  en  ren^ran^  au  hameau, 
Pour  trouver  à  façons  les  murs  de  la  chaumière, 
L'aïeule  au  coin  du  feu,  les  enfants  au  berceau  ! 

(Id.,  Une  bonne  fortune)] 

les  t  peignent  le  tâtonnement  par  les  saccades  qu'ils  produi- 
sent. 

Ou  ^ue  rf'un  ôras  ^remôlant  je  tende  eneor  la  covde 

(Heredia,  Épïgramme  votive). 

Au  point  de  vue  moral  la  répétition  des  occlusives  ayant 
pour  effet  de  saccader  les  paroles  peut  contribuer  à  l'expres- 
sion de  différents  sentiments  tels  que  :  1*  l'ironie,  qui  devient 
alors  âpre  et  sarcastique,  car  le  morcellement  dû  aux  occlu- 
sives détache  chaque  élément  d'idée  et  martelle  l'un  après 
l'autre  tous  les  traits  qui  frappent  successivement  comme 
des  flèches  qu'on  décocherait  sans  interruption  : 

Dors-^u  consent,  VoUaire,  et  ^on  hi^/eux  sourire 
VoUige-^-il  encor  sur  ies  os  décharnés? 
Ton  siècle  é^it,  dit-on.,  irop  jeune  pour  te  lire  ; 
Le  nô^re  rfoit  te  plaire  et  ^es  hommes  sont  nés. 
Il  est  ^ombé  sur  nous,  ce^  é</ifice  immense 
Que  de  ies  larges  mains  ^u  sapais  nui^  et  jour. 
La  mort  devait  f attendre  avec  impatience, 
Penrfant  qua/re-vingts  ans  que  ^u  lui  fis  ta.  cour 

(Musset,  Rolla). 

7'oi-même  ^u  te  fais  ton  procès:  je  me  fonde 
Sur  /es  propres  leçons  ;  je«e  les  yeux  sur  ^oi. 


IRONIE    MORDANTE  249 

Mes  jours  son^  en  ^es  mains,  /ranche-les  ;  ?a  jus/ice, 
C'est  ^011  utiïiié,  ton  plaisir,  ^on  caprice 

(La  Fontaine,  X,  2). 

Vénus,  par  votre  orgueil  si  longtemps  méprisée, 
Vourfroirelle  à  la  fin  justifier  Thésée  ? 
Et,  vous  mettant  ;iu  rang  du  reste  des  mortels, 
Vousa-^  elle  forcé  fi^'encenser  ses  autels? 

(Racine,  Phèdre)  ; 

il  faut  noter  dans  cet  exemple,  outre  les  saccades,  un  siffle- 
ment ironique  exprimé  par  les  /",  les  v  et  les  s. 

La  voix  alors  devint  âpre,  amère,  stridente. 
Comme  le  noir  sarcasme  et  rironie  ardente  ; 
C'était  le  rire  amer  mordant  un  demi-dieu  : 
—  Sire  !  on  i'a  retiré  de  ton  Pan^Aéon  bleu  ! 
Sire  !  on  t'o,  deseenda  de  ta  hau/e  colonne  ! 
Regarde.  Z>es  brigands,  rfont  l'essaim  tourbillonne, 
/>'affreux  bohémiens,  des  vainqueurs  de  charnier 
7e  tiennent  rfans  leurs  mains  et  i'on  fait  prisonnier. 
A  ^on  orteil  rf'airain  leur  pa^^e  infâme  touche. 
Ils  ^'ont  pris.  Tu.  mourus,  comme  un  as^re  se  couche, 
Napoléon  le  Grand,  empereur;  ta  renais 
Bonapar/e,  écuyer  du  cirque  Beauharnais. 
Te  voilà  rfans  leurs  rangs,  on  i'a,  Ton  te  harnache. 
Ils  ^'appellent  ^out  haut  granc?  homme,  en^re  eux,  ganache 

(Hugo,  Châtiments). 
2°  le  alètement  de  la  colère  : 

Elle  entre.  —  D'où  viens-Zu  ?  ^u'as-^u  fait  cette  nuit? 
Réponds,  ^ue  me  veux-m  ?  ^ui  f  amène  à  ce^^e  heure  ? 
Ce  ^eau  corps  jusqu'au  jour  où  s'esMl  étendu? 
Ta.nd[s  qu'k  ce  ôalcon,  seul,  je  veille  et  je  pleure, 
En  ^uol  lieu,  fi?ans  ^-uel  lit,  à  qui  souriais-^u? 
Perfirfe  !  au^/acieuse  !  esMl  encor  possible 
Qae  tu  viennes  offrir  /a  touche  à  mes  baisers? 
Que  dema.ndes-tu  donc  ?  par  ç-uelle  soif  horri61e 
Oses-^u  m'a^^irer  rfaus  ^es  ^ras  épuisés  ? 

(Musset,  Nuit  d'octobre). 


25  0  LE  VERS  FRANÇAIS 

Bajaze^  est  un  traître,  et  n'a  que  tcop  vécu 

(Racine,  Bajazet). 

Tyx  pleures,  malheureuse?  Ah  !  iu  Revois  /fleurer 
Lorsque,  c^'un  vain  rfésir  à  to.  perte  /poussée, 
Tu.  conçus  de  le  voir  la  yoremière  pensée. 
Tu  pleures?  et  Tingrat,  iout  prê^  à  te  trahir, 
/^répare  les  «discours  dont  il  veut  ^'éblouir. 
Pour  plaire  à  ta  rivale,  il  prend  soin  de  sa  vie. 
Ah!  tr&Ure,  ta  mourras.  Çaol?  ^u  n'es  point  par/ie? 
Va.  Mais  nous-même,  allons,  précipitons  nos  pas. 
Çu'il  me  voie,  Sittentive  au  soin  de  son  trépas. 
Lui    montrer  à  la  fois,  et  Vordre  de  son  frère, 
Et  de  sa  trahison  ce  gage  ^rop  sincère 

(Id.,  ibid.,  IV,  5). 

3®  ou  simplement  l'ésitation,  Tagitation  intérieure,  morale  : 

Que  l'augure,  appuyé  sur  son  sceptre  d'érable, 

Interroge  le  foie  et  le  cœur  des  moutons 

Et  ^enrfe  û?ans  la  nuit  ses  deux  mains  à  titons, 

C'est  son  affaire 

(Hugo,  Le  détroit  de  F Euripe). 

D'ans  le  doute  mortel  c?ont  je  suis  agi^é 

(Racine,  Phèdre), 

Elle  cherchait  d'un  œil  troublé  par  la  ^empê^e 
De  sa  naïveté  le  ciel  rféjà  lointain 

(Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Bien  que  les  moyens  d'expression  n'entrent  généralement 
en  valeur  que  si  l'idée  exprioûée  s'i  prête,  lorsque  les  mêmes 
fonèmes  sont  répétés  avec  trop  de  fréquence  ils  s'imposent 
forcément  à  l'attention,  et  dans  ce  cas,  si  l'idée  ne  demande 
pas  ces  répétitions,  les  vers  sont  choquants,  parce  qu'il  i  a 
discordance  entre  Tidée  exprimée  et  les  moyens  employés  : 

Je  crois  dans  tous  les  cas 

Qu'ici  dans  les  caveaux  ils  ont  ç-uel^^ue  cachette 

(Hugo,   Burg raves,  \,  2). 


EXEMPLES   DÉFECTUEUX  251 

Et,  qu3i.nd  on  a  ^uel^u'un  qnon  hai/  ou  qui  c?éplaît 

(Molière,  Misanthrope). 

Comme  un  arbre  au  printemps  que  le  ver  pi^'ue  au  cœur 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Tout  art  t'est  é/ranger,  comba^/re  est  ^on  partage 

(Voltaire). 

Ingrat  à  ^es  bontés,  ingra/  à  ton  amour 

(iD.) 

T'a  te  révoUes,  tu  f'irri^es, 

0  mon  Ame,  de  ce  que  ^el 

Ne  comprend  pas  tous  tes  méri/es 

Et  met  ton  /aient  sous  Tau^el 

Tu  fen  aigris  !  mais,  Ame  vaine. 
Pourquoi,  d'un  soin  aussi  profond. 
N'es-fa  pas  promp/e  à  firer  peine 
De  ce  que  rf'au/res  te  surfont  ; 

De  ce  que  tout  lecteur  sincère, 
Te  prenant  au  mot  de  devoir, 
Te  tient  en  son  estime  chère 
Bien  plus  que  tu  sais  ne  valoir? 

(Sainte-Beuve). 


B.  —  Continues 

Les  autres  consonnes  sont  les  nasales,  les  liquides  et  les 
spirantes(fricatives,sifflantes  et  chuintantes).  Elles  font  presque 
toutes  onomatopée.  Leurs  noms  mêmes  sont  pour  ainsi  dire 
des  définitions  et  désignent  assez  bien  la  nature  de  chacune. 
Il  est  assez  rare  de  trouver  l'une  d'elles  employée  à  l'exclu- 
sion des  autres,  car  en  général  on  en  réunit  plusieurs  pour 
exprimer  simultanément  différentes  nuances  concourant  à 
un  même  but.  Cela  ne  nous  empêchera  en  rien  de  déterminer 
exactement  leurs  valeurs,  puisque  nous  le  faisons  à  priori. 
Nous  pourrons  d'ailleurs  citer  quelques  exemples  où  chacune 


252  LE  VERS  FRANÇAIS 

est  employée  presque  à  l'exclusion  des  autres  ou  du  moins 
avec  une  fréquence  tellement  supérieure  qu'elle  reste  seule 
en  lumière.  Puis  nous  examinerons  l'emploi  combiné  des 
unes  et  des  autres  en  laissant  dans  le  jeu  son  rôle  à  chacune. 
l"  Les  nasales  n  et  m  sont  pour  ce  qui  est  du  point  d'arti- 
culation dentales  ou  labiales;  mais  ces  qualités  ne  viennent 
en  lumière  que  si  le  voisinage  d'autres  fonèmes  dentaux  ou 
labiaux  les  met  en  relief.  Sinon  c'est  la  qualité  nasale  qui 
ressort  particulièrement,  et  à  ce  point  de  vue  les  nasales  sont 
des  continues  et  des  fonèmes  mous.  Nous  avons  déjà  vu  que 
les  voyelles  voilées  par  la  nasalité  sont  propres  à  exprimer  la 
lenteur,  la  mollesse,  la  langueur;  les  consonnes  nasales,  soit 
employées  seules,  soit  avec  des  voyelles  nasales,  peuvent 
exprimer  de  même  la  douceur,  la  mollesse,  la  langueur,  la 
timidité  : 

Cette  heure  a  pour  nos  sens  des  impressions  douées 
Comme  des  pas  muets  qui  marchent  sur  des  mousses 

(Lamartine). 

Reposait  mollement  nue  et  surnaturelle 

(Hugo,  Le  Satyre). 

Elle  meurt  dans  mes  bras  d'un  mal  qu'elle  ?nd  cache, 

((  dit  la  nourrisse  de  Phèdre,  Œnone,  dans  un  vers  sans  muscles 
pour  ainsi  dire,  humide  et  amolli  comme  un  sanglot,  où  l'alli- 
tération de  la  consonne  m  quatre  fois  répétée  a  une  valeur 
TYiusicale  bien  sensible  pour  toute  oreille  un  peu  délicate  » 
(Stapfer,  Racine  et  V.  Hugo). 

Hippolyte,  ô  ma  sœur!  tourne  donc  ton  visage, 
Toi,  mon  âme  et  mon  cœur,  mon  tout  et  ma  moitié 

(Baudelaire,  Femmes  damnées)  ; 

de  la  répétition  des  m  et  des  voyelles  nasales  se  dégage  une 
impression  de  mollesse  et  de  langueur,  le  ton  devient  cares- 
sant comme  un  baiser. 

Une  bouche  mutine  où  la  petite  moue 
D'Esr^iéralda  se  mêle  au  sourire  et  se  joue 

(Th.  G.vutirr,  Albertus). 


EXPRESSION   DK    LA    LIQUIDITE  25  3 

0  mon  souverain  Roi  ! 

Me  voici  donc  tremblante  et  seule  devant  toi. 
il/on  père  mille  fois  m*a  dit  dans  mon  enfance 
Qu'avec  nous  tu  juras  une  sainte  alliance 

(Racine,  Esther)  ; 

timidité  et  douceur  due  à  l'union  des  m  et  des  voyelles  nasales, 
—  puis  dans  le  vers  suivant  Esther  ausse  le  ton  parce  qu'elle 
s'enardit  en  rappellant  à  Dieu  son  alliance  et  sas  promesses. 

2°  Les  deux  liquides  /  et  r  doivent  être  à  notre  point  de 
vue  soigneusement  séparées.  La  première  /  est  seule  pure- 
ment une  liquide  et  propre  à  exprimer  la  liquidité: 

Le  f/euve  en  s'écou/ant  nous  /aisse  dans  ses  vases 

(Lamartine,  Recueillements), 

L'immense  Mer  sommeille.  E//e  hausse  et  ba/ance 
^'es  hou /es  où  /e  C\qI  met  d'éc/atants  î/ots 

(Leconte  dh  Lisle)  ; 

dans  ce  dernier  exemple  le  mélange  à  peu  près  régulier  des  s 
avec  les  /  peint  le  balancement,  cf.  p.  183. 

Seul,  et,  derrière  /ui,  dans  /es  nuits  éterne//es, 
Tombaient  p/us  /entement  /es  p/umes  de  ses  ai/es 

(Hugo,  Fin  de  Satan)  ; 

les /peignent  le  glissement;  les  occlusives  dentales  expriment 
les  chutes  successives. 

La  seconde,  r,  est  une  vibrante  qui  se  prononce  avec  un 
roulement  plus  ou  moins  net  et  plus  ou  moins  fort*.  Sa  valeur 
n'est  pas  exactement  la  même  selon  qu'elle  s'appuie  sur  des 
voyelles  claires  ou  aiguës  ou  bien  sur  des  voyelles  éclatantes 
ou  sombres.  Dans  le  premier  cas  il  exprime  plutôt  un  grince- 
ment comme  dans  les  mots  qHncey\  briser^  crisser^  etc.  : 


'  Nous  avons  surtout  en  vue  ici  Vr  lingual  ;  Vr  grasseyé  ne  s'articule 
pas  de  la  même  manière,  mais  les  diiférentes  impressions  qu'il  produit 
au  point  de  vue  expressif,  suivant  la  nature  de  la  voyelle  sur  laquelle  il 
s'appuie,  sont  tellement  analogues  à  celles  que  produit  l'r  lingual  dans 
les  mêmes  conditions,  qu'il  n'i  a  pas  lieu  de  le  considérer  à  part. 


254  LE  VERS  FRANÇAIS 

Mais  la  légère  meurtrissure 
Mordant  le  cristal  chaque  jour 

(Sully-Prudhomme,  Le  vase  brisé)  ; 

c'est  le  second  r  de  meurtrissure  et  celui  de  cristal  qui  déter- 
minent la  qualité  expressive  de  tous  les  r  de  ces  deux  vers. 

Mieux  qu'aucun  maître  inscrit  au  livre  de  maîtrise, 
Qu'il  ait  nom  /?uyz,  Arphé,  Ximeniz,  Becerril, 
J'ai  serti  le  rubis,  la  perle  et  le  béryl, 
Tordu  l'anse  d'un  vase  et  martelé  sa  frise. 
Dans  l'argent,  sur  l'émail  où  le  paillon  s'irise. 
J'ai  peint  et  j'ai  sculpté,  mettant  Tâme  en  péril. 
Au  lieu  du  Christ  en  croix  ou  du  Saint  sur  le  gril, 
0  honte  !  Bacchus  ivre  ou  Dauaé  surprise 

(Heredia,  Le  vieil  orfèvre)  ; 

M.  J.  Lemaître  a  fait  sur  ces  deux  strofes  dans  ses  «  Con- 
temporains »,  II,  58,  des  remarques  qui  ne  sont  ni  très  exactes 
ni  très  précises,  mais  au  fond  il  a  entrevu  le  fénomène  et  senti 
l'effet  produit. 

L'r  peut  exprimer  aussi  une  sorte  de  grondement  aigu,  un 
grondement  qui  ressemble  à  des  cris  : 

Le  perfide  triomphe  et  se  rit  de  ma  rage 

(Racine,  Andromaque), 

paroles  d'Hermione  au  moment  où  Pyrrhus  est  à  l'autel  épou- 
sant Andromaque;  c'est  un  grondement  commençant  en  notes 
aiguës. 

Mais  le  plus  souvent  le  grondement  est  sourd,  et  dans  ce 
cas  Tr  s'appuie  sur  des  voyelles  éclatantes  comme  dans  gro- 
gner, grommeler^  et  surtout  sur  des  voyelles  sombres  comme 
dans  gronder,  ronron^  rauque,  ronfler,  bourdon,  ou  du  moins 
les  r  ainsi  placés  sont  plus  nombreux  que  ceux  qui  s'appuient 
sur  des  voyelles  claires  et  ils  donnent  la  note  générale  : 

d'éclairs  et  de  tonnerres 

Déjà  grondant  dans  l'ombre  à  l'heure  où  nous  parlons 

(Hugo,  Burgraves,  I,  7). 


EXPRESSION    DU    GRONDEMENT  255 

Le  camp  s'éveille.  En  ba?  7'oule  et  gronde  le  fleuve 

(Heredia,  La  Trehhià). 

et  jeté  son  corps 

A.U  torrent  qui  rugit  comme  un  tigre  dehors 

[RuGO,  Bur graves,  I,  4). 

Au-dessus  du  torrent  qui  dans  le  ravin  gronde 

(Id.,  ihid.,  1,  2). 

Au  bruit  de  l'ouragan  courbant  les  branches  d'arbres 

(Id.,  iUd.,  I,  4). 

les  flancs  du  noir  nuage 

y?oulaient  et  redoublaient  les  foudres  de  l'orage 

(Vigny,  Moïse). 

Avec  des  grondements  que  prolonge  un  long  râle 

(Heredia,  Bacchanale). 

Et  le  peuple  en  rumeur  gronde  autour  du  prétoire 

(Lkconte  de  Lisle,  La  Passion). 

L'r  appuyé  sur  voyelles  graves  peut  peindre  encore  d'autres 
nuances,  telles  que  l'écrasement  comme  dans  les  mots  écraser, 
broyer  : 

Ecraser  au  dehors  le  tigre,  et  la  couleuvre 
Au  dedans 

(Hugo,  Châtiments)] 

un  roulement  bruyant  : 

Oa  vous  voit  moins  souvent    orgaeilleux  et  sauvage, 
Tantôt  faire  vole?"  un  char  sur  le  rivage 

(Racine,  Phèdre). 

Le  murmure  du  tonnerre  n'étant  ni  un  doux  murmure  ni 
un  cri  aigu,  mais  un  sourd  grondement,  l'exemple  suivant  de 
Hugo  est  manqué,  car  ses  r,  ne  s'appuyarit  que  sur  des  voyelles 
claires,  sont  tous  palataux  : 


2  56  LE  VERS  FRANÇAIS 

Moi,  dont  souvent  la  vie  impure  et  sanguinaire 
A  fait  aux  pieds  de  Dieu  murmurer  le  tonnerre 

(Burgraves). 

3°  Les  spirantes,  comme  leur  nom  l'indique,  sont  foutes 
propres  à  exprimer  un  souffle.  Mais  les  chuintantes  ch  et  j 
conviennent  pour  un  souffle  accompagné  de  chuchotement: 

Gar  sch'ône  spiele  spiel'  ich  mit  dir 

(Gœthe,  Erlhonig)  ; 

(c'est  le  chuchotement  du  roi  des  aunes)  ;  tandis  que  les  spi- 
rantes labio-dentales  /  et  v  ne  peuvent  exprimer  qu'un  souffle 
mou  et  sans  bruit  ou  accompagné  d'un  bruit  extrêmement 
sourd  : 

Sur  le  groupe  endormi  de  ces  chercheurs  d'empires 
/i^lottait,  crêpe  î;iî;ant,  le  vo\  mou  des  yampires 

(Heredia,  Les  conquérants  de  l'or). 

Et  la  t;oile  /"lottoit  aux  yents  abandonnée 

(Racine,  Phèdre). 

VoWk  le  vent  qui  s'élè>;e 
Et  gémit  dans  le  yallon 

(Lamartine,  Pensée  des  morts)  ; 

les  /  marquent  en  outre  la  liquidité. 

L'ancien  zéphjv  /"abuleux 
Souyfle  avec  sa  joue  en/*lée 
Au  /bnd  des  nuages  bleus 

(Hugo,  Contemplations). 

Le  moindre  î;ent  qui  d' aventure 
Fait  rider  la  /"ace  de  l'eau 

(La  Fontaine,  I,  22). 

Un  souy/'lement  de  forge  emplit  le  /irmament 

(Hugo,  Suprématie), 

souffle  accompagné  de  bruit  sourd. 

Une   flamme    qui  flotte,   qui   successivement   s'(51anGe    et 


SOUFFLK,    SIFFLEMENT  257 

s'abaisse  peut  être  comparée  dans  une  certaine  mesure  à  un 
souffle  et  ses  mouvements  exprimés  par  le  même  moyen  : 

Ce  soir  je  regardais  Laurence  à  la  clarté 
Du  /byer  /"lamboyant  sur  son  /"ront  reflété 

(Lamartine,  Joceîyn). 

Par  les  /'entes  des  murs  des  miasmes  fiévreux 
Filent  en  s'en/'lammant  ainsi  que  des  lanternes 
Et  pénètrent  vos  corps  de  leurs  par/ums  a/^reux 

(Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Dans  les  exemples  suivants  l'accumulation  des  spirantes  la- 
biales fait  entendre  un  souffle  dont  il  n'est  pas  question  dans 
le  passage  : 

Aî;ez-i;ous  uu.  Kénus  à  travers  la  /"orêt? 

(Hugo,  Contemplations). 

Et  le  vallon,  voilé  de  verdoyants  rideaux, 
Se  creuse  comme   un  lit  pour  l'ombre  et  pour  les  eaux 
(Lamartine,  L'infini  dans  les  deux). 

Les  spirantes  dentales  ou  sifflantes  supposent  un  souffle 
accompagné  d'un  sifflement  léger  ou  violent,  ou  inversement 
un  sifflement  accompagné  de  souffle  : 

Et  les  vents  alizés  inclinaient  leurs  antennes 

(Heredia,  Le  Conquérant). 

on  eût  dit  les  coups  d'aile 

D'un  zéphyr  éloigné  glissant  sur  des  roseaux 

(Musset,  Lucie). 

Jamais  rien  de  leur  sein  ne  soulève  un  soupir 

(Lamartine,  Jocelyn), 

mais  il  n'a  pas  prévu 

Que  je  saurai  souffler  de  sorte 
Qu'il  n'est  bouton  qui  tienne.... 

(La  Fontaine,  VI,  3). 


258  r,E  VERS  FRANÇAIS 

Pour  qui  sont  ces  serpents  qui  sifflent  sur  vos  têtes  ? 

(Racine,  Andromague). 

Quel  serpent  écrasé  s'est  dressé  sous  ses  pas  ? 

(Musset,  Songe  d'Auguste). 

Je  «uis  le  seul  objet  qu'il  ne  sauroit  souffrir 

(Racine,  Phèdre), 

paroles  de   Phèdre  en  apprenant  qu'Hippolyte  aime  Aricie  ; 
sifflement  de  jalousie  et  de  dépit. 

Elles  tracent  dans  l'air  un  cercle  éblouissant 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Ainsi  la  cigale  innocente, 

Snr  un  arbuste  assise,  et  se  console  et  chante 

(A.  Chénier,  L'Aveugle). 

^Semer  dans  les  débris  où  sifflera  la  bise. . . . 

(Hugo,  Bur graves,  II,  6). 

Dans  les  buissons  séchés  la  bise  va  sifflant 

(Sainte-Beuve). 

Un  bruissement  suscitant  l'idée  d'un  léger  souffle  demandera 
les  mêmes  moyens  d'expression,  et  de  même  le  glissement 
qui  est  susceptible  d'être  accompagné  de  bruissement  : 

L'Eumolpide  vengeur  n'a  point  dans  *9amothrace 
Secoué  vers  le  seuil  les  longs  manteaux  sanglants 

(Heredia,  La  Magicienne)  ; 

à   l'expression   d'un    mouvement  répété   s'ajoute   l'idée    de 
bruissement. 

Qui  montre  dans  ses  eauo;  où  le  cjgne  se  mire 

(Musset,  Nuit  de  mai), 

glissement  doux  et  régulier  du  oigne. 

Tircis,  qui  l'aperput,  se  glisse  entre  des  saules 

(La  Fontaine,  II,  1). 


VERS   SIBILANTS  259 

Vers  Bubaste  ou  Sais  rouler  son  onde  grasse 

(Heredia,  Antoine  et  Cléopâtre), 

glissement. 

Nombreux  sont  les  vers  sibilants^  où  le  sifflement  n'étant 
pas  justifié  par  le  sens  est  un  défaut  : 

Et  me  promettant  bien  de  ne  plus  m'approcher 
De  ces  eaua;  où  ma  soif  s'accroît  sans  s'étancher 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Des  baisers  sont  sur  sa  boucAe 

(Lamartine,  Harmonies,  Pensée  des  morts)', 

il  s'agit  d'une  mère  morte  qui  tend  les  bras  à  ses  enfants. 

Que  j'aimais  ce  temps  gris,  ces  passants  et  la*Seine 
5ous  ses  mille  falots  assise  en  souveraine  ! 

(Musset,  Sonnet). 

Ah  !  ces  baisers  si  vains  ne  sont  pas  sans  douceur 

(A.  Chénier,  L'oaristys). 

Debout  sur  ses  genoux,  mon  innocente  main 
Parcourait  ses  cheveux,  son  visage,  son  sein 

(Id.  ,  Un  jeune  homme) . 

Que  son  soleil  soit  doux,  que  son  ciel  soit  d'azur 

(Lamartine). 

Se  voir  le  plus  possible  et  s'aimer  seulement, 
5ans  ruse  et  sans  détours,  sans  honte  ni  mensonge 

(Musset,  Sonnet). 

Viens  suis-moi.  La  Sultane  en  ce  lieu  se  doit  rendre 

(Racine,  Bajazet). 

*9ous  vos  seuls  auspices  ces  vers 
*9eront  jugés 

(La  Fontaine). 

Puis  il  descendit  seul  sous  cette  voûte  sombre. 


260  LE  A^ERS  FRANÇAIS 

Quand      se  fut  assis  sur  sa  chaise  dans  l'ombre 
Et  qu'on  eût  sur  son  front  fermé  le  souterrain 

(Hugo,  La  Conscience). 


Après  avoir  déterminé  la  valeur  de  chacune  des  spirantes 
prise  isolément,  nous  sommes  aptes  à  analiser  l'effet  produit 
par  leur  emploi  combiné  et  à  déterminer  la  part  qui  revient 
à  chacune  dans  l'effet  total  : 

On  marquait  d'un  fev  cAaud  le  sein  /"umant  des  /"emmes 

(Hugo); 

ce  vers  donne  une  impression  exacte  de  l'idée  qu'il  exprime; 
il  suggère  nettement  en  nous  le  sentiment  de  quelque  chose 
qui  fume  (/")  avec  un  sifflement  (s)  chuintant  {ch). 

C'est  toi  qui,  cAuf^otant  dans  le  souyfle  du  vent 

(Musset,  Rolla). 

Hier  le  vent  du  soir  dont  le  souple  caresse 
Nous  apportait  Todeur  des  /"leurs  qui  s'ouvrent  tard 

(Hugo,  Contemplations). 

Nous  sentons,  /rémissants,  dans  son  théâtre  sombre. 
Passer  sur  nous  le  vent  de  sa  houc/ie  souy^'lant 

{Id.,  ibid.); 

le  premier  vers  exprime  le  frissonnement;  le  second  peint  un 
^«ouffle  sonrd  et  légèrement  chuintant. 

Se  trouva  fort  dépourvue 

Quand  la  bwe  fui  venue 

(La  Fontaine  I,  1), 

souffle  faisant  entendre  un  sifflement  aigu  grâce  aux  voyelles 
aiguës. 

«Souciant  de  ses  naseaua:  élargis  l'air  qui  /"urne 

(Heredia,  Le  ravissement  d'Andromède)  ; 


EXPRESSION   DU    SOUFFLE  26  1 

ce  souffle  est  légèrement  chuintant  :  on  voit  qu'il  suffit  d'une 
chuintante  {g)  pour  donner  cette  impression. 

Notre  sou^leur  à  gage 

Se  gorge  de  vapeurs,  s'enfle  comme  un  ballon, 
T'ait  un  t;acarme  de  démon, 

Si^le,  souple,  tempête 

(La  Fontaine,  VI,  3). 

Et  voit  sous  les  sifflets  s'enfuiv  dans  la  coulisse 
Cet  écuyer  de  Franconi! 

(Hugo,  La  Reculade), 

Le  souff'ie  de  Byron  vous  soulevait  de  terre 

(Musset,  Lettre  à  Lamartine). 

Et  voilà  que  le  vent  a  soucié,  Dieu  sévère, 
Sur  la  vierge  au  /"ront  pur,  sur  le  maître  au  bras  fort 

(  I  d . ,  Con  iempla  tions). 

Que  des  souples  de  l'air,  de  tous  le  plus  léger, 
Que  le  doua?  lapya;,  redoublant  son  haleine,   . 
D'une  brise  embaumée  enfle  la  voile  pleine 
Et  pousse  le  navire  au  rivage  étranger 

(Heredia,  Pour  le  vaisseau  de  Virgile). 

La  voile  ouverte  aux  vents,  s'enfle  et  s'agite  et  /  lotte 

(A.  Chénier,  Dry  as). 

L'emploi  combiné  de  la  liquide  /  avec  les  spirantes  ajoutera 
aux  différentes  nuances  de  souffle  ou  de  bruissement  l'idée  de 
liquidité  : 

V\\.mle  et  le  p/omb  /"ondu  ruisse/er  sur  /eurs  casques 

(Hugo,  Burgraves,  I,  2). 

Elle  ajoutera  au  souffle  quelque  chose  de  mou  et  pourra  par 
conséquent  exprimer  le  flottement,  ou  le  vol  qui  est  un  flotte- 
ment : 

....  /a  nuit  sur  /a  pe/ouse 
Ba/ance  le  zéphyr  dans  son  voile  odorant 

(Musset,  Nuit  de  mai). 
17 


262  LE  VERS  FRANÇAIS 

J'ai  cru  qu'une  /orme  voilée 
F/ottait  /à-bas  sur  /a  /brêt 

(Id.,  ibid.). 

D'un  vol  si/endeux,  /e  grand  Chez;a/  ai/é 

(Heredia,  Le  ravissement  d'Andromède). 

Tu  retournes,  suivant  le  ?;o/^;erna/  des  cygnes 

(Id.,  L'esclave). 

Nous  entendons  quelqu'un  /?otter,  un  souy^e  errer, 
Des  robes  effleurer  notre  seuil  so/itaire 

(Hugo,  Contemplations). 

Mon  ai/e  me  sou/èye  au  souffle  du  printemps, 
Le  vent  ?;a  m' emporter,  je  vâis  quitter  la  terre 

(Musset,  Nuit  de  mai)  ; 

le  souffle  devient  de  plus  en  plus  fort. 

Un /rais  par/'um  sortait  des  toutes  d'Asphodèle 
Les  souffles  de  /a  nuit  /bottaient  sur  Ga/ga/a 

(Hugo,  Booz  endormi). 

Le  poète  veut  peindre  dans  ces  deux  vers  les  effluves  par- 
fumés qui  s'exalent  comme  un  vent  léger  et  couvrent  tout 
enfin  comme  une  nappe  liquide.  A  ne  considérer  que  les  /"et 
les  /,  le  poète  commence  par  une  répétition  d'  /'sans  aucun  / 
dans  tout  le  premier  vers  moins  la  dernière  sillabe  :  ce  sont  les 
souffles  embaumés  qui  s'envolent.  Puis  il  combine  1'  /  avec  1'/, 
c'est-à-dire  le  souffle  avec  la  liquidité,  combinaison  qui  pro- 
duit une  impression  de  fluidité  et  donne  une  idée  du  flottement 
des  parfums  amassés  comme  des  nuages.  Dans  cette  combinai- 
son 17  risque  d'être  un  peu  étouffé  par  Vf;  le  poète  le  relève 
en  l'isolant  dans  asphodèle,  les^  la.  Enfin  ces  nuages  se  fon- 
dent en  une  sorte  de  nappe  fluide  ;  c'est  ce  calme  d'une  eau 
tranquille  que  le  poète  exprime  par  les  deux  liquides  et  le 
vocalisme  uniforme  de  cGalgala». 

L'emploi  combiné  des  spirantes,  surtout  de  la  labio-den- 
tale/,  avec  la  vibrante  r,  donneral'impression  d'un  frottement , 


EXPRESSION   DU    FREMISSEMENT  263 

d'un  frôlement,  d'un  froissement,  d'un  frémissement,  d'un  fris- 
son: 

Frôle  d'un  pied  crainti/*  l'eau  froide  du  bassin 

(Heredia,  Le  bain  de  nymphes). 

La.  viole  que  frôle  encor  sa  frêle  main 

(Id.,  La  helîe  viole). 

II  reconnut  Gomère,  et  /es  vents  a/izés, 
Gon/7ant  d'un  souffle  /rais  leur  voilure  plus  ronde 

(Id.,  Les  conquérants  de  l'or)  ; 

à  l'expression  du  souffle  (s,  z,  u,  f)  s'ajoute  une  idée  de  liqui- 
dité (/)  et  de  frémissement  (r).  L'r  tout  seul  ne  peut  pas  expri- 
mer le  frémissement  :  il  faut  qu'il  soit  accompagné  d^et  d's. 

B^t  le  vent,  soupirant  sous  le  /rais  sycomore, 
Allait  tout  par/umé  de  ^Sodome  à  Gomorrhe 

(Hugo,  Le  feu  du  ciel). 

L'ouragan  libyen 
Soufflera,  sur  ce  sable  où  sont  les  tentes  frêles 

(Id.,  Contemplations). 

Et,  tandis  qu'on  pleurait  dans  les  maisons  en  deuil, 
L'âpre  bise  souciait  sur  ces  fronts  sans  cercueil 

(Id.,  Châtiments). 

la  Lombardie 

Trembla,  quand  elle  vit,  à  ton  souple  d'enfer, 
Frissonner  dans  Milan  l'arbre  aux  /euilles  de  fer 

(Id.,  Burgraves,  II,  6). 

La/brêt,  qui  /remit,  pleure  sur  la  bruyère 

(Musset,  Le  saule). 

Tout  s'y  mêle,  depuis  le  chant  de  l'oiseleur 
Jusqu'au  /rémissement  de  la  /euille  froissée 

Hugo,  Chants  du  crépuscule^. 


264  LE  VERS  FRANÇAIS 

Je  sens  en  longs  /Vissons  courir  son  /roid  baiser 

(1d.,  Ruy-Blas). 

D'une  secrète  horreur  je  me  sens  /"rissonner 

(Racine,  Iphigénie). 

Et  son  sillage  y  hisse  un  par/'um  d'encensoir 
Avec  des  sons  de  /?ûte  et  des  frissons  de  soie 

(Heredia,  Le  Cydnus). 


C.  —  Le  point  d'apticulation 

Nous  n'avons  encore  étudié  les  consonnes  qu'au  point  de 
vue  de  leur  mode  d'articulation:  occlusives,  spirantes,  etc. 
11  est  bon,  pour  être  complet,  de  considérer  aussi  la  valeur 
qui  leur  est  donnée  par  leur  point  d'articulation.  Nous  avons 
ainsi  les  dentales:  t,  d,  s,  2,  n,  /,  ra,  les  palatales  :  r/ué,  gué, 
&h,  j,  ri,  lesvélaires:  cou,gou,rou,  les  labiales  avec  les  labio- 
dentales  :  p,  b,  /",  v,  m.  On  remarquera  que  nous  mettons  des 
r  dans  trois  catégories  différentes;  c'est  qu'en  réalité,  comme 
nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  le  voir,  cette  lettre  a  sui- 
vant les  cas  une  valeur    et  une  articulation  difiérente. 

L'emploi  combiné  des  dentales  et  particulièrement  de 
l'occlusive  sourde  t  avec  la  spirante  sourde  s  et  un  r  quel- 
conque, donne  l'impression  d'une  sorte  d'afFriquée  is,  ^r  qui 
reproduit  par  onomatopée  l'explosion  interdentale  qui  pré- 
cède les  sanglots.  Cette  combinaison  est  par  conséquent  pro- 
pre à  peindre  la  tristesse,  la  douleur.  Le  mot  triste  contient 
d'ailleurs  ces  trois  éléments  et  en  outre  une  voyelle  aiguë  qui 
en  renforce  l'expression  : 

N'est-ce  poin^  assez  de  ^ant  de  tristesse  ? 

(Musset). 

C'est  le  plus  triste  jour  de  ^ous  ;  c'est  aujourd'hui... 

(Th.  Gautier,  Après  le  bal), 

renforcement  du  mot  fins  te. 


EXPRESSION   DU   MÉPRIS  265 

C'est  une  dure  loi,  mais  une  loi  suprême, 
Vieille  comme  le  monde  et  la  fatalité. 
Qu'il  nous  faut  du  malheur  recevoir  le  baptême, 
Et  qu'à  ce  triste  prix  ^out  doi^  êti^e  a.cheté 

(Musset,  Nuit  d'octobre). 

La  combinaison  des  occlusives  palatales  ou  vélaires  avec  r 
produisant  l'onomatopée  qui  est  au  commencement  des  mots 
craquer^  gronder  est  propre  à  exprimer  un  craquement  ou  un 
grondement. 

Elle  fait,   sur  son  flanc  qui  ploie, 
Craquer  son  co7'St^t  de  satin 

(Id.,  L'andalouse). 

Les  labiales  et  avec  elles  les  labio-dentales,  exigeant  pour 
leur  prononciation  un  gonflement  des  lèvres,  sont  aptes  à 
exprimer  le  mépris  et  le  dégoût.  Qui  a  vu  les  bas-reliefs  de 
Reims  se  souvient  du  gonflement  de  la  lèvre  inférieure  des 
vierges  sages  regardant  avec  mépris  les  vierges  folles.  On 
pourrait  citer  bien  des  passages  où  nos  écrivains  ont  noté  ce 
jeu  de  fisionomie  et  sa  valeur.  Celui-ci  nous  suffira: 

L'ange  sans  dire  un  mot  regarda  le  fantôme 
Fixement,  et  gonfla  sa  lèvre  avec  dédain 

(Hugo,  Fin  de  Satan). 

C'est  un  gonflement  de  ce  genre  qu'exige  la  prononciation 
des  mots  fi,  poua  et  autres  analogues: 

Je  ne  prends  jooint  pour  juge  un /peuple  téméraire 

(Racine,  Atlialie). 

Tandis  que  Tennemi,  par  ma  fuite  trompé, 
Tenoit  a/?rè3  son  char  un  VdJm  peuple  occupé 

(Id.,  Mithridate), 
mépris. 

Quoi!  toujours  il  me  manquera 
Quelqu'un  de  ce  peuple  imbécile  ! 

(La  Fontaine,  IX,  19); 
17* 


266  LE  VERS  FRANÇAIS 

noter  que  le  moi  peuple  pris  isolément  n'a  absolument  rien  de 
méprisant;  il  a  suffi  au  poète  d'en  relever  l'élément  labial  par 
le  b  de  imbécile  pour  rendre  tout  le  vers  méprisant. 

A  des  /)artis  plus  hauts  ce  ôeau  /"ils  doit  /^retendre 

(Corneille,  Le  Cid); 

ironie  méprisante;  les  deux  ?*  toniques  départis  et  fils  ajoutent 
l'acuité. 

La  créature  m'a  tout  à  l'heure  insulté. 
-Petit!  yoilà  le  moi  qu'à  dit  cette  femelle 

(Hugo,  Eviradnus). 

Tout  en  vous  partageant  l'empire  d'Alexandre, 
Fous  ayez/)eur  d'une  om^re  et  joeur  d'un  peu  de  cendre 
Oh  !  yous  êtes  /petits  ! 

(Hugo,  A  la  Colonne). 

Pève  dénaturé,  malheureux  /;olitique. 
Esclave  ambitieux  d'une /)eur  chimérique, 
i^olyeucte  est  donc  mort  !  et  joar  vos  cruautés 
Tous  pensez  conserver  fos  tristes  dignités  ! 
La  /aveur  que  pour  lui  je  yous  awois  offevie, 
Au  lieu  de  le  sauyer,  précipite  sa  perte  !  etc. 

(Corneille,  Polyeucte). 

C'est  qu'il  ont  peur  d'ayoir  l'empeieur  sur  leur  tête, 
Et  de  yoir  s'éclipser  leurs  lampions  de  fèie 
Au  soleil  d'Austerlitz  ! 

(Hugo,  A  la  Colonne). 

Ce  n'est  pas  même  un  jui/"!  C'est  un  pajen  immonde, 
Un  renégat,  l'opprobre  et  le  re^ut  du  monde, 
Un  /"étide  a/>ostat,  un  oblique  étranger 

(Id.,  Chants  du  crépuscule). 

Mon  Dieu,  que  yotre  esprit  est  d'un  étage  ^as  ! 
Que  yous  jouez  au  monde  un  petit  personnage 

(Molière,  Femmes  savantes) . 


EXPRESSION  DU   DEDAIN  267 

Clouerons-nous  au  /joteau  d'une  satire  altière 
Le  nona  sept  fois  î;enclu  d'un  pkle  /)am;?Alétaire, 
Qui,  /ïoussé  p&v  la  /"aim,  du  fond  de  son  ou^li, 
S'en  t;ient,  tout  grelottant  d'enî;ie  et  d'im/)uissance, 
Sur  le  /"ront  du  génie  insulter  Tespérance, 
Et  mordre  le  laurier  que  son  souple  a  sali  ? 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Et  que  nous  ne  puissions  à  rien  nous  divertir, 
Si  ce  ôeau  monsieur-là  n'y  daigne  consentir? 

(Molière,  Tartuffe). 

Da-phné,  notre  l'oisine,  et  son  petit  é/)oux, 

Ne  seroient-ils  /?oint  ceux  qui  parlent  mal  de  nous  ? 

Ceux  de  qui  la  conduite  o^re  le  plus  à  rire, 

Sont  toujours  sur  autrui  les  premiers  à  médire 

(Id.,  ibid.)f 
ironie  méprisante,  aiguisée  par  les  voyelles  aiguës. 

Malgré  tout  son  orgueil,  ce  monarque  si  fier 
A  son  trône,  à  son  lit  daigna  l'associer, 
Sans  qu'elle  eût  d'autres  droits  au  rang  d'impératrice 
Qa'unpeu  d'attraits  peut-être,  et  beaucoup  d'arti/'ice 

(Racine,  Bajazet). 

Prophète  de  malheur!  ^a^illarde  !  dit-on, 

Le  bel  emploi  que  tu  nous  donnes  ! 
Il  nous  /"audroit  7wille  personnes 
-Pour  éplucher  tout  ce  canton 

(La  Fontaine,  I,  8). 

Koudrois-tu  qu'à  mon  âge 

Je  fisse  de  l'amour  le  vii  apprentissage  ? 
Qu'un  cœur  qu'ont  endurci  la  /"atigue  et  les  ans 
Suidt  d'un  î;ain  plaisir  les  conseils  imprudents  ? 

(Racine,  Bajazet). 

Il  peut  i  avoir  dans  un  vers  tout  autant  de  labiales   que 
dans  quelques-uns  de  ceux  que  nous  venons  de  citer,  sans 


268  LE  VERS  FRANÇAIS 

qu'il  devienne  pour  cela  méprisant,  si  l'idée  ne  comporte  pas 
cette  nuance.  Tel  ce  passage  de  Molière  : 

Quoi  !  le  beau  nom  de  fille  est  un  titre,  ma  sœur, 
Dont  vous  voulez  quitter  la  charmante  douceur? 

(Molière,  Femmes  savantes). 

Pourtant  si  l'accumulation  des  labiales  est  trop  considérable 
elles  frappent  forcément  l'attention  et  le  vers  est  mauvais  si 
ridée  qu'il  exprime  ne  s'accommode  pas  de  cette  répétition  : 

Humble,  rus^i^-ue  et  dos,  ou  fiev  du  pai»illon 
TriomjoAalement  peint  d'or  et  de  î;ermillon 

(Heredia,  Le  lit)  ; 

le  premier  émistiche  peindrait  parfaitement  les  gambades 
d'une  chèvre,  et  le  reste  le  plus  dédaigneux  mépris. 

Nous  avons  vu  la  combinaison  d'une  occlusive  dentale  avec 
une  sifflante  et  un  r  exprimer  la  tristesse  et  la  douleur.  Mais 
les  labiales  sont  encore  bien  plus  aptes  que  les  dentales  à 
exprimer  la  douleur,  car  les  spirantes  labio-dentales  repro- 
duisent par  onomatopée  les  soupirs,  et  les  occlusives  labiales 
reproduisent  les  sanglots.  On  obtiendra  d'ailleurs  encore  plus 
de  variété  dans  l'expression  en  combinant  les  deux  sistèmes: 
labiales  et  dentales,  surtout  la  spirantes;  toutes  les  spirantes 
peuvent  même  entrer  enjeu  :  les  labio-dentales,  les  dentales 
et  aussi  les  chuintantes.  Ces  dernières  peignent  par  onoma- 
topée les  gémissements,  comme  dans  les  mots  gémû^,  geindre  : 

....  et  lui  dit  en  /j/eurant  : 
Dis/Pensez- TTzoi,  ^e  fous  ^\xpplie\ 
Tous  />/aisirs  poxxv  moi  sont  yoerdus. 
y'aiwois  un  fils  /9/us  que  ma  vie  : 
Je  n'ai  que  lui:  que  dis-^'e,  hélas  !  je  ne  l'ai  jo/us  ! 
On  me  l'a  dérobé,  phignez  mon  in/'ortune 

(La.  FoNTaiNE,  IX,  1). 

Hélas!  il  mourra  donc.  Il  n'a /)our  sadé/ense 
Que  les  pleurs  de  sa  mère,  et  que  son  innocence. 
Et  peut-être,  après  tout,  en  Vétat  où  je  suis. 


EXPRESSION  DE    LA  TRISTESSE  269 

*Sa  mort  avancera  la  /"in  de  mes  ennuis. 

Je  ^^rolon^eois  pour  lui  ma  rie  et  ma  misère  ; 

Maïs  enfin  sur  ses  pas /irai  reyoir  son  père 

(Racine,  Andromaque). 

Mon  père,  au  nom  du  del  qui  connoît  ma  douleur, 

Et  par  ^out  ce  qui  peu^  émouvoir  î;o^re  cœur, 

RelâcAez-vous  un  peu  des  droits  de  la  naissance 

Et  dispensez  mes  ^;oeux de  ce/^e  obéissance. 

Ne  me  réduisez  point  par  ce^^e  dure  loi, 

Jusqu'à,  me  />laindre  au  del  de  ce  que  je  yous  doi; 

Etce^^e  vie,  hélas!  que  vous  m'avez  donnée. 

Ne  me  la  rendez  pas,  mon  père,in/br^unée. 

Si^  con/re  un  doua?  espoir  que  /avois  pu  /brmer, 

Fous  me  défendez  d'être  à  ce  t|ue  fose  aimer, 

Au  77ioins,  par  vos  ^on^és  qu'à  vos  genoux  ^''implore, 

6'auvez-moi  du  tourment  d'être  à  ce  que  f&bkovre  ; 

Et  ne  me  portez  point  à  quelque  désespoir, 

Eu  vous  servant  sur  moi  de  ^out  votre  pouvoir 

(Molière,  Tartuffe). 

r 

Il  pleure  ;  l'empereur  pleure  de  la  souy/i'ance 
D'avoir  perdu  sesjoreux,  ses  douze  pairs  de  Fnxnce 

(Hugo,  Aymerillot). 

Quoi,  mortes\  quoi,  déjà,  sous  la  pierre  couchées  ! 
Quoi  !  <ant  d'êtres  c/iarmants  sans  regard  et  sans  voix  1 
7ant  de  /?am6eaux  éteints!  ^ant  de  fleurs  arrachées  ! 
Oh!  laissez-moi  /buler  les  /euilles  desséc/iées, 
Et  m'égarer  au  fond  des  bois  ! 

(Id.,  Orientales). 

Nous  /aa^il  perdre  encore  nos  ^ê^es  les  plus  chères, 
Et  venir  en  p/eurant  leur  fermer  les  paupières 

(Musset,  A  la  Malibran). 

Et  cela  f^Àt  alors  que  nous  pouvons  pleurer 

Hugo,  Contemplations). 


27  0  LE  VERS  FRANÇAIS 

Fois,  /embrasse  ^on  urne  et  je  te  parle  en  î;ain. 
Mes  soupirs  et  les  pleurs  d'une  paupière  aimée 
Ne  peui'ent  réchau^er  ta,  cendre  inanimée. 
Portes  d'en/er,  cessez  de  me  le  retenir!.... 
0  dieux  !  dieux  de  la  mort  ennemis  des  épouses, 
Que  yous  ayais-ye  /"ait?  A  peine  é^ais-^e  à  lui  1 
/"rois  mois  coulaient  à  peine  !  0  solidaire  ennui  ! 
0  tombej  ouvre  ^es  ôras  à  la  veuve  expiraiHte  ! 
Eh  !  puisqu'il  ne  vit  plus,  comment  suis-ye  vivan/e? 

(A.  Chénier,  Clytie). 

Remarquer  dans  les  paroles  de  Monime  [Mithridate,  acte  II,  6) 
que  la  note  des  soupirs  et  des  sanglots  apparaît  chaque  fois 
qu'elle  s'abandonne  à  exprimer  ses  sentiments  et  disparaît 
chaque  fois  qu'elle  réfléchit  et  parle  de  ce  que  sa  situation 
l'oblige  à  dire  : 

Oui,  Prince,  il  n'est  plus  ^emps  de  le  c/issimuler  : 

Ma  c?ouleur,  pour  se  iaire,  a  ^rop  de  violence. 

[Un  rigoureux  devoir  me  condamne  au  silence;] 

M^ais  il  /aut  bien  enfin,  [malgré  ses  dures  lois,] 

Parler  pour  \di première  et  la  dernière  fois. 

[Vous  m'aimez  dès  longtemps.]  Une  égale  tendresse 

Pour  vous  o?epuis  longtemps,  m'aff'iige  et  m'intéresse 


toute  la  scène  supporte  une  étude  de  ce  genre. 

J'en  ai  /ait  pénitence  ;  et,  le  ^enou  plié, 
7'ai  vingt  ans  au  désert  joleuré,  ^émi,  prié 

(Hugo,  Burgraves,  II,  6). 

Non,  non,ye  te  défends,  Céphise  de  me  suivre. 
Je  con/'ie  à  ^es  soins  mon  unique  trésor  : 
iSi  ^u  vivois  pour  moi,  vis  pour  le  /ils  d'Hector. 
De  l'espoir  des  Troyens  seule  dépositaire, 
Songe  à  combien  de  rois  ^u  deviens  nécessaire. 
Veille  auprès  de  Pyrrhus;  /kis-lui  garder  sa  /bi. 
S'il  le/âut,  ye  consens  qu'on  lui  parle  de  moi. 
/^ais-lui  valoir  l'hymen  où  ye  me  suis  rangée  ; 
Dis-lui  qu'avant  ma  mortye  lui  fus  engagée  ; 


EXPRESSION   DE    LA   DOULEUR  271 

Que  ses  ressentiments  doii;enf  être  efjfsicés  ; 
Qu'en  lui  laissant  mon  /"ils  r'est  l'esdmer  assez. 
Fslîs  connoî^re  à  mon  /"ils  les  héros  de  sa  race  ; 
Autant  que  ^u  pourras,  conduis-le  sur  leur  ^race  : 
Dis-lui  par  quels  e^joloits  leurs  noms  ont  écla/é, 
Plutôt  ce  qu'ils  ont  /ait,  que  ce  qu'ils  on^  été  ; 
Parle-lui  ^ous  les  ^ours  des  vertus  de  son  père, 
Et  quelque/ois  aussi  parle-lui  de  sa  mère 

(Racine,  Andromaque,  IV,  1). 

Phaedime,  si  je  puis,  je  ne  le  verrai  plus. 
T^algré  ^ous  les  e^orts  que/e  pourrais  me  /"aire, 
Je  verrois  ses  douleurs,  je  ne  pourrois  me  ^aire 

(Id.,  Mithridate). 

Je  passois  jusqu'aux  lieux  où  l'on  garde  mon  fils. 
Puisqu'une  fois  le  jour  î;ous  souffrez  que  je  î;oie 
Le  seul  bien  qui  me  reste  et  rf'Hec^or  et  de  Troie, 
y'allois,  ^Seigneur,  pleurer  un  moment  aî;ec  lui  : 
Je  ne  l'ai  point  encore  emôrassé  d'aujourd'hui 

(Id.,  Andromaque). 

Jamais  femme  ne  fut  plus  digne  de  pitié 

(Id.,  Phèdre). 

Et  si  Monime  en  pleurs  ne  t;ous  peu^  émouyoir, 
Si  Je  n'ai  plus  pour  moi  que  mon  seul  désespoir, 
Au  pied  du  même  au^el  où  je  suis  a^^endue, 
iSeigneur,  î;ous  me  verrez,  à  moi-même  rendue, 
Percer  ce  triste  cœur  qu'on  veut  tyranniser, 
Et  dont  jamais  encore  je  n'ai  pu  disposer 

(Id.,  Mithridate). 

Peut-être,  ô  mon  en/ant,  seul,  sans  nom,  sans /?a/rie, 

Gémis-tu,  î;agaôond,  par  la  pluie  et  le  i?ent, 

Sur  la  ^erre  ^aréare  ou  sur  le  flot  mouî;ant  ; 

Ou,  pour  ^ou_/ours,  le  long  des  ^rois  Fleuves  funèbres, 

Chère  âme,  haèi^es-^u  les  mue^^es  ^énèôres, 


272  LE  VERS  FRANÇAIS 

Tandis  qu'un  pins  heureux  qui  n*est  pas  de  mon  sang, 
Prend  ^on  sceptre  et/ouit  du  ^'our  éblouissant  ! 

(Leconte  de  Lis  le,  L'Apollonkle). 

Hélas  !  laissez  les  ;oleurs  couler  de  ma/?au/)ière, 
Puisque  ?;ous  ayez  /ait  les  hommes  powv  cela! 
Laissez-moi  me  pencher  sur  ce^^e  /roide  pierre 
Et  dire  à  mon  en/ant  :  *Sens-^u  que^e  suis  là? 

(Hugo,  Contemplations,  A  ViUequier). 

Hélas!  on  ne  craint  point  qu'il  venge  un  jour  son  père; 
On  craint  qu'il  n'essuyât  les  larmes  de  sa  mère. 
Il  m'auroit  ^enu  lieu  d'un  père  et  d'un  époux  ; 
Mais  il  me  fànt  tout  perdre,  et  iou^'ourspar  î;os  coups 

(Racine,  Andromaque). 


IV 


LIATUS 


D'après    la  règle   classique  Viatus   ou   rencontre  de  deux 
voyelles  quelconques  est  interdit  entre  deux  mots  dans  l'in- 
térieur d'un  vers,  à  moins  que   les  deux   voyelles   ne  soient 
séparées  par  un  e  féminin  qui  s'élide  ou   par  une  consonne 
quelconque  qui  ne  se  prononce   pas.  Cette  règle  n'est  qu'un 
tissu  de  contradictions.  Du  moment  qu'une  consonne  n'a  pas 
besoin  de  se  prononcer  pour  empêcher  l'iatus,  c'est  que  la 
régie  est  faite  pour  les  ieux  ;  c'est  dire  qu'il  ne  faut  pas  que 
deux  voyelles  se  rencontrent  sur  le  papier.  A  ce  taux  il  i 
aurait  deux  iatus  dans  le  vers  suivant  : 

Je  viens  selon  l'usage  antique  et  solennel, 

ce  qui  est  absurde. 

Si  nous  voulons  comprendre  quelque  chose  à  la  question  il 
est  indispensable  que  nous  remontions  à  la  cause  qui  a  déter- 
miné la  proscription  de  l'iatus.  C'est,  comme  chacun  sait,  le 
désir  d'éviter  la  suite  de  deux  sons  dont  la  rencontre  eût  pro- 
duit un  effet  désagréable  sur  V oreille.  Il  s'agit  donc  de  pro- 
nonciation, non  d'ortografe.  On  a  proscrit  la  rencontre  de 
deux  voyelles  prononcées.  Il  n'i  a  donc  pas  d'iatus  dans 

l'usage  antique 

puisque  Te  n'est  pas  prononcé.  On  en  a  conclu  par  une  géné- 
ralisation imprudente  que  toutes  les  fois  qu'un  e  était  élidé 
devant  une  voyelle  initiale  il  n'i  avait  pas  d'iatus,  et  que  par 
conséquent  il  n'i  en  avait  pas  dans 

la  journée  était  belle. 

C'est  une  fausse  analogie.  Du  moment  que  l'e  est  élidé,  il 
n'existe  plus  et  les  deux  e  sont  en  contact.  Il  i  a  donc  iatus.  Il 

17" 


2  74  LE    VERS  FRANÇAIS 

faut  ajouter  qu'aujourdui  dans  la  prononciation  proprement 
française  il  n'i  a  pas  la  moindre  différence  entre 

J'ai  vu  ma  mère  immolée  à  mes  yeux 
et 

J'ai  vu  mon  père  immole  à  mes  yeux. 

Ce  vers  de  Racine  : 

Seigneur,  vous  m'avez  yue  attachée  à  vous  nuire 

ne  perdrait  absolument  rien  de  sa  beauté  et  se  prononcerait 
exactement  de  la  même  manière  s'il  était  au  masculin  : 

Seigneur,  vous  m'avez  vu  attache' à  vous  nuire. 

Or ,  comme  nous  l'avons  mainte  fois  expliqué  dans  cet 
ouvrage  et  comme  M.  Saint-Saëns  le  proclame  avec  raison 
dans  son  Harmonie  et  Mélodie  :  «  Les  vers  ne  sont  certaine- 
ment pas  faits  pour  être  lus  seulement  des  yeux,  en  silence  ; 
ils  sont  faits  pour  être  dits  » . 

Quant  aux  consonnes  que  l'on  écrit,  bien  qu'on  ne  les  pro- 
nonce pas,  la  plupart  ont  été  prononcées  à  une  époque  plus 
ou  moins  ancienne  ;  ainsi  on  a  prononcé  la  hache  avec  un  h 
aspiré  ;  mais  aujourdui  1'^  dit  aspiré  ne  se  prononce  pas  plus 
que  celui  du  mot  homme,  qui  ne  s'est  jamais  prononcé.  L's 
final  du  mot  soyris  s'est  prononcé  au  moyen  âge  ;  on  a  dit  la 
souris  est  prise  en  prononçant  l's  ;  mais  Chifflet  nous  apprend 
qu'au  XVII«  siècle  il  n'était  déjà  prononcé  devant  aucune 
voyelle.  Dès  le  jour  où  une  consonne  a  cessé  d'être  pronon- 
cée elle  a  cessé  d'empêcher  la  rencontre  des  deux  voyelles 
qu'elle  séparait  et  l'iatus  interdit  a  reparu  malgré  la  règle  qui 
l'autorisait.  Pour  ne  pas  faire  l'istoire  de  la  prononciation  du 
français, nous  ne  nous  occuperons  guère  que  de  la  prononcia- 
tion actuelle  et  nous  devrons  reconnaître  qu'aucun  A,  quel 
qu'il  soit,  ne  peut  empêcher  l'iatus  et  que  si  la  poésie  doit 
éviter  : 

le  roi  en  rit 
elle  ne  saurait  tolérer  : 


OPINIONS   SUR   LIATUS  275 

La  chanson  de  naa  mie  et  du  bon  roi  Henri 

(Musset)  ; 

que  toute  voyelle  nasale  non  suivie  d'unn  qui  se  prononce  fait 
iatus  devant  une  autre  voyelle  : 

un  cliem?*n  mterdit  ; 

enfin  que  toute  voyelle  suivie  d'une  consonne  qui  ne  se  pro- 
nonce pas  est  exactement  dans  les  mêmes  conditions  qu'une 
voyelle  finale.  Il  en  résulte  que  les  poètes  qui  ont  écrit  nud 
devant  voyelle  n'ont  pas  supprimé  l'iatus  et  n'ont  été  que 
ridicules: 

C'est  hideux  !  Satan  nud  et  ses  ailes  roussies 

(Hugo). 

En  outre,  si  la  rencontre  de  deux  voyelles  est  désagréable 
et  doit  être  évitée  entre    deux    mots,  le  même  concours  de 
voyelles  produisant  le  même  effet  à   l'intérieur  d'un  mot  doit 
faire  rejeter  de  notre  versification  tous  les  mots  dans  lesquels 
ilia  contact  immédiat  entre  deux  voyelles  qui  se  prononcent. 
Pourtant  les  poètes  semblent  plutôt  rechercher  les  mots  de  ce 
genre  que  de  les  fuir.  Il  i  a  entre  ce  fait  et  la  règle  de  l'iatus 
une  contradiction  qui  n'a  pas  échappé  à   certains  critiques  : 
((  Quoi   de   plus  doux   que    les  mots  camélia,  miette^  suave^ 
fluide^  ébloui^  joyeux  1  Ces  mariages  de  voyelles  dans  le  sein 
des  mots  ne  donnent-ils  pas  lieu  à  de  charmantes  harmonies? 
Qu'on  m'explique  donc  alors  comment,  dès  que  les  mots  sont 
séparés,  ces  rencontres  deviennent  cacophoniques,  surtout 
lorsqu'on  réalité,  dans  le  débit,  il  i  a  très  peu  de  séparations 
de  mots   absolues,  et  que   le  cours  de  la  diction  unit  les  ter- 
mes les  uns  aux  autres  presque  aussi  étroitement  que  les  syl- 
labes entr'elles  »    (E.   Legouvé).    D'Alembert   avait   déclaré 
avant  lui  cette  proscription  de  l'iatus  assez  bizarre  «  parce 
qu'il  y  a  une  grande  quantité  de  mots  au  milieu  desquels  il  y  a 
concours  de  deux  voyelles,  et  qu'il  faudrait  donc  aussi  parla 
même  raison  interdire  à  la  poésie  b.  Becq  de  Fouquières  dis- 
tingue entre  les  cas,  p.  290  et  suiv.Il  pense  que  l'on  ne  peut 
tolérer  l'iatus  entre  deux  voyelles  dont  la  première  est  tonique, 
parce  que  l'accent  tonique  allonge  la  voyelle  qu'il  frappe  et 


276  LE  VERS  FRANÇAIS 

qu'une  voyelle  tend  à  abréger  une  autre  voyelle  qui  laprécède 
immédiatement. C'estune  erreur  étajée  de  deux  autreserreurs. 
Que  Tiatus  est  tolérable  et  même  parfois  agréable  entre  deux 
voyelles  dont  la  première  est  tonique,  la  suite  de  cette  étude 
va  le  montrer  surabondamment.  L'w  du  mot  nu  est  aussi  bref 
que  possible  même  quand  ce  mot  porte  un  accent  ritmique.  Une 
voyelle  longue  en  iatus  s'abrège  en  grec,  mais  non  pas  en 
français  ;  dans  Vécrou  est  tombé^  Vou  est  aussi  long  que  dans 
Vécrou  va  tomber.  Il  est  bon  de  ne  pas  attribuer  à  une  langue 
la  fonétique  d'une  autre  ;  encore  faut-il  noter  qu'en  grec  il 
n'i  a  que  dans  les  anapestiques  qu'une  voyelle  longue  en 
iatus  s'abrège  lorsqu'elle  porte  le  temps  marqué.  Il  i  a  d'ail- 
leurs dans  le  chapitre  de  Becq  de  Fouquières  sur  l'iatus 
quelques  remarques  excellentes,  mais  les  principes  sont  faux. 
Voici  quelques  exemples  qui  montreront  par  leur  simple 
rapprochement  que  la  rencontre  de  deux  voyelles  n'est  nul- 
lement plus  désagréable  entre  deux  mots  que  dans  l'intérieur 
d'un  même  mot  : 

1«  La  première  voyelle  est  i  : 

Que  la  Grèce  eût  jeté  sur  Tautel  de  D?rtne 

(Musset,  Rolla). 

Fit  au  ruisseau  céleste  un  lit  de  diamant 

(Id,,  Une  bonne  fortune) . 

0  vent,  donc,  puisque  vent  y  a 

(La    Fontaine,  IX,  7). 

Un  cheval  effaré  qui  hennit  dans  les  cieux 

(Hugo,  Châtiments). 

Au  milieu  des  sanglots  d'une  insomnie  «mère 

(Musset,  Rolla). 

L'/onie  est  divine  :  heureux  tout  fils  d'Homère 

(Sainte-Beuvb). 

Avec  des  cris  stridents  plut  une  pluee  horrible 

(Heredia,  Stymphale). 


lATUS  INTERIEURS   ET   EXTERIEURS  27  7 

Sur  sa  lèvre  entrouverte  oubliant  sa  prière 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Le  scandale  est  de  mode  ;  il  se  rehe  en  veau 

(Id.,  Une  bonne  fortune). 

Inquiétait  parfois  ma  course  ou  mon  sommeil 

(Hkrkdia,  Nessus). 

Regarde  ;  —  elle  a  prié  ce  soir  en  s'endormant 

(Musset,  Rolla). 

La  souris  étoit  fort  froissée 

(La  Fontaine,  IX,  7)  ; 

«  l's  ne  se  lie  pas,  ce  que   au  XVIP  siècle  note  Chifflet  » 
(Littré). 

Que  les  monts  de  Phrjgie  épanchent  vers  la  plaine 

(Heredia,  Marias). 

Où  la  Pléiade  avec  Sirms  se  confond 

(Hugo). 

J'entends  les  chiens  sacrés  qui  ^wrlent  sur  ma  trace 

(Heredia,  La  magicienne). 

Lest'gres  ont  rompu  leurs  jougs  et,  miawlant 

(Id.,  Bacchanale). 

Vous,  avec  vos  pensers  qui  Aawssent  votre  front 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 
Et  flairent  dans  la  nuit  une  odeur  de  liow 

(Heredia,  i^Mî^e  de  centaures). 

De  miel  et  d'ambroisie  ont  doré  cette  histoire 

(Musset,  Une  bonne  fortune). 
Que  ce  Men  de  fer  que  la  nature  a  mis 

(  Id.,  Namouna). 

Se  rallie  inquiet  autour  du  père  seul 

(Hugo,  Feuilles  d' automne). 

IS 


21  s  LE  VERS  FRANÇAIS 

2''  la  première  voyelle  est  û  : 

L'auditoire  étoit  sourd  aussi  bien  que  muet 

(La  FoxNtaine,  X,  11). 

. .  .Ah  !  folle  que  tw  es  ! 

(Musset,  Namouna). 

Un  chat-hwflnt  s'en  vint  votre  fils  enlever 

(La  Fontaine,  IX,  1). 

La  tortwe  enlevée,  on  s'étonne  partout 

(ID.,  X,  3). 

Car  ton  cœur  veut  goûter  cette  douceur  crwelle 

(Hkredia,  Artemis). 

Sentant  à  sa  chair  nue  errer  l'ardent  effluve 

(Id.,  Le  tepidarium). 

Enfin,  le  Soleil  vit,  à  travers  ces  nuées 

(Id.,  Stymphaîe.), 

A  l'appel  du  Héros  s'enlevant  d'un  seul  bond 

(Id.,  Persée  et  Andromède). 

Oh!  l'afireux  suicide  !  oh!  si  j'avais  des  ailes 

(Musset,  Rolla). 

Et  sa  bouche  éperdwe,  îwyq  enfin  d'ambroisie 

(Heredia,  Ariane). 

Fit  un  jour  sur  sa  crMawté 

(La  Fontaine,  X,  6). 

Tomba,  dit-on,  jadis,  du  haut  du  firmament 

(Musset  Une  bonne  fortune"^ . 

Hé  bien!  dit  le  bramin  au  nuage  volant 

(La  Fontaine,  IX,  7). 

Flairent  un  sang  plus  rouge  à  travers  l'or  du  haie 

(Heredia,  Bacchanale). 


lATUS   INTERIEURS   ET   EXTERIEURS  g-^ 

Nwe,  allongée  au  dos  d'un  grand  tigre,  la  Reine 

(Id.,  Ariane). 

Mais  certains  prétendent  que  lorsque  la  première  des  deux 
voyelles  est  un  i  ou  un  û  Tiatus  peut  être  permis  à  cause  de 
la  nature  même  de  ces  voyelles  qui  sont  très  voisines  des 
semi-vojelles,  c'est-à-dire  des  consonnes.  La  raison  est  évi- 
demment mauvaise  puisque  dans  les  cas  considérés  Vi  et  Vu 
sont  purement  voyelles;  nous  allons  voir  d'ailleurs  que  l'é- 
tude des  autres  voyelles  donne  pour  le  fénomène  en  question 
des  résultats  analogues  : 

3°  la  première  voyelle  est  a: 

Avant  tout,  le  Chaos  enveloppait  les  mondes 

(Id.,  La  naissance  d'Aphrodite). 

C'est  le  peuple  qui  vient  !  c'est  la  haute  marée 

(Hugo,  Feuilles  d'automne) . 

La  fille  de  Minos  et  de  Pasiphaé 

(Racine). 

On  le  voit  çà  et  là  bondir  et  disparaîtr  e 

(Musset,  Une  bonne  fortune). 

L'œil  était  dans  la  tombe  et  regardait  Caïn 

(Hugo). 

Les  cinq  Emirs  vêtus  de  soie  twcarnadine 

(Heredia,  Le   triomphe  du  Cid). 

Comme  le  roi  Sawl  lorsqu'apparut  David 

(Hugo). 

Au  mâle  rugissant  la  hurl&nte  femelle 

(  Heredia,  Bacchanale). 

Et  de  ressusciter  la  nafve  romance 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Vous  n'avez  pas  voulu  qu'il  eût  la  certitude 
Ni  la  jote  ici-bas  ! 

(Hugo,  Contemplations). 

En  hiver  Ispa^an  et  Tiflis  en  été 

(Hugo). 


280  LE  VERS  FRANÇAIS 

Le  bouton  colossal  qui  fait  ployer  sa  ham'^e 

(Heredia,  Fleur  séculaire). 

4«  la  première  voyelle  est  é  : 

D^eûant  le  pauvre  sire 

(La  Fontaine,  IX,  15). 

La  famée  y  pourvut,  ainsi  que  les  bassets 

(Id.,  IX,  14). 

Mon  voisin  léopard  Ta  sur  soi  seulement 

(ID.,  IX,  3). 

Balayer  —  j'en  réponds  !  —  ces  bordes  devant  vous 

(Hugo,  Bur graves). 

Mon  père  vieux  soldat,  ma  mère  vendéenne 

(Id.,  Feuilles  d'automne). 

La  flûte  aux  accords  champêtres 
Ne  réjouit  plus  les  hêtres 

(Lamartine,  Pensée  des  morts). 

Pourquoi  moi-même  à  toi  j'ose  m'y  rewnir 

(Hugo,  Bur graves). 

Et  le  glaive  d'Enee  eût  épargné  Didon 

(A.  Chénier,  Élégies). 

L'Océan  était  vide  et  la  plage  déserte 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Que  la  ville  étagée  en  long  amphithéâtre 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

A  cheval  et  à  i^ïed  en  bataille  rangée 

(Desportes)  ; 

Malherbe  remarque  avec  raison  que  Tiatus  n'est  pas  empê- 
ché par  la  consonne  puisqu'elle  ne  se  prononce  pas. 

A  rendre  la  brebis  agréable  au  bélier 

(Heredia,  A  Hermès  criophore). 


lATUS   INTÉRIEURS  ET   EXTÉRIEURS  281 

Où,  parfois,  se  débat  et  hennii  un  cheval 

(1d.,  Le  Thermodon). 

Et  qui,  fermée  à  peine  aux  regards  étrangers 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 

Et  lutte  de  clarté  avec  le  météore 

(Vigny,  Eloa). 

Chronos  est  prisonnier;  Geo  tremble  asservie 

(Hugo). 

Voyoit  sans  s'étonner  notre  armée  awtour  d'elle 

(Racine,  Bajazei). 

Ils  voient,  irradiant  du  Béh'er  aw  Verseau 

(Heredia,  Le  ravissement  d'Andromède)  ; 

«  Vr  ne  se  lie  jamais  »  (Littré). 

Voilà  d'abord 
Le  cerf  donné  awx  chiens.  J'appuie  et  sonne  fort 

(Molière). 

Argos  et  Ptéléow,  ville  des  hécatombes 

(Musset). 

La  tortue  enlevée,  on  s*étonne  partout 

(La  Fontaine,  X,3). 

5»  la  première  voyelle  est  u  {ou)  : 

Il  trowa  l'effrayant  plafond  torrentiel 

(Hugo,  Suprématie). 

Je  pensai  tout  à  coup  à  faire  une  conquête 

(Musset,  Une  bonne  fortune)  ; 
((  le  p  ne  se  lie  pas  «(Littré). 

Sur  les  corps  convulsifs  les  fauves  ébloms 

(Heredia,  Bacchanale). 

Mainte  rowe  y  tient  lieu  de  tout  l'esprit  du  monde 

(La  Fontaine,  X,  1). 


28  2  LE  VERS  FRANÇAIS 

Secoué  vers  le  seuil  les  longs  manteaux  sanglants 

(Heredia,  La  magicienne). 

Le  printemps  sur  la  joue  et  le  ciel  dans  le  cœur 

(Musset,  Une  bonne  fortune). 

En  secowant  leurs  becs  sur  leurs  goitres  hideux 

(Id.,  Nuit  de  mai). 

Peindrons-nous  une  vierge  à  la  joue  empourprée 

(Id.,  ibid.). 

Etait  duc  de  Sowabe  et  comte  chef  de  guerre 

(Hugo,  Burgraves). 

Le  vieux  Parmis  les  \oue  à  l'immortelle  Rhée 

(Heredia,  Le  laboureur). 

Ces  exemples  suffisent.  On  pourrait  les  multiplier  à  l'infini, 
mais  ce  serait  sans  utilité  ;  ceux  que  nous  avons  donnés 
valent  pour  ceux  que  nous  avons  omis.  Ce  que  nous  venons 
d'établir  pour  a  convient  évidemment  à  toutes  les  voyelles 
éclatantes,  ce  qui  est  vrai  de  é  Test  aussi  de  toutes  les  voyelles 
claires,  ce  qui  s'applique  à  u  peut  être  démontré  pour  toute 
voyelle  sombre.  Et  quand  nous  disons  toutes  les  voyelles 
éclatantes,  toutes  les  voyelles  claires,  toutes  les  voyelles 
sombres,  il  ne  faut  pas  oublier  d'i  comprendre  les  voyelles 
nasales  : 

L'Océan  était  vide  et  la  plage  déserte 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Du  goujon  !  c'est  bien  là  le  dîner  d'un  héron 

(La  Fontaine,  VU,  4). 

Leur  prêta  son  gtand  sein  aux  mamelles  fécondes 
(Heredia,  La  naissance  d'Aphrodite). 
Voit  un  pigeon  auprès  :  cela  lui  donne  envie 

(La  Fontaine,  IX,  2). 

Ce  qu'il  est  particulièrement  important  de  remarquer  ici, 
c'est  que  parmi  tous  les  exemples  que  nous  venons  de  citer  il 
n'i  en  a  pas  un  seul  qui  présente  un  iatus  désagréable.  Plu- 


L  lATUS    AU    XV1«   SIECLE  283 

sieurs  au  contraire  sont  délicieux  et  quelques-uns  même  ont 
été  souvent  signalés  comme  tels.  Notre  règle  se  trouve  donc 
en  défaut  encore  sur  ce  point,  si  bien  qu'il  n'en  reste  rien, 
puisqu'elle  avait  pour  but  d'écarter  des  rencontres  de  sons 
disgracieuses  et  qu'elle  en  repousse  de  charmantes.  Au 
XVl"  siècle  l'iatus  était  permis  sans  restriction  ;  en  voici 
quelques  exemples  irréprochables  : 

Tu  en  pourras  dicter  \oi/  ou  épistre 

(Marot). 


Vous  qui  avez  pour  moi  souffert  peine  et  twjure, 
Qui  à  ma  seiche  soif  ef  à  mon  aspre  faim 
Donnastes  de  bon  cœur  votre  eau  et  votre  pain 

(A.  d'Aubigné). 

Où  allez-vous,  filles  du  ciel  ? 

(Ronsard). 

Qui  ose  a  peu  souvent  la  fortune  contraire 

(Régnier). 

Désirerai-je  un  règne  ou  un  empire  ? 

Pour  du  loyer  quelque  beau  \ai  écrire ..... 

Ne  sais  si  Dieu  les  voudra  employer 

Amende-tot,  ô  règne  transitoire 

(Marot,  Ballades). 

Tu  es  des  vieux  et  jeunes  adorée 

Viens  donc  ic?*,  ô  source  de  tous  biens 

Viens,  fusses-twûMX  champs  Élysiens 

(1d.,  Cantique  à  la  déesse  Santé). 

Qu'en  voyant  sa  grâce  niaise, 

On  n'étoit  pas  moins  gai  m*  aise 

Aussi  en  riant  on  le  pleure, 
Et  en  pleurant  on  rit  à  l'heure 

(Id.,  Épitaphe  de  Jean  Serre). 

Il  demeure  en  danger  queTâme,  qui  est  née 
Pour  ne  mourir  jamais,  meure  éternellement 

(Malherbe). 


28  4  LE  VERS  FRANÇAIS 

La  Garde,  tes  doctes  écrits 
Montrent  les  soins  que  tu  as  pris 

(ID.). 

Mais  souvent  les  poètes  de  cette  époque  usèrent  maladroi- 
tement de  cette  licence.  C'est  pourquoi  le  XVIP  siècle  pros- 
crivit l'iatus  en  bloc  ;  c'était  un  autre  excès.  D'aucuns  ont 
réagi  plus  ou  moins  timidement  et  toujours  sans  principe  net- 
tement arrêté.  Ne  serait-il  pas  possible  de  formuler  une  règle 
précise  qui  conciliât  tout,  sauvegardant  les  iatus  agréables  et 
maintenant  le  principe  excellent  qui  a  suscité  la  règle  du 
XVIP  siècle  et  qui  consiste  à  écarter  les  concours  de  sons 
désagréables  ?  C'est  extrêmement  facile  si  Ton  part  de  la 
nature  des  sons  qui  entrent  en  jeu.  Les  iatus  agréables  sont 
ceux  qui  présentent  une  modulation,  les  iatus  disgracieux  sont 
ceux  qui  n'ont  pas  de  modulation.  Les  iatus  ont  une  modula- 
tion quand  les  deux  voyelles  en  contact  ne  se  prononcent  pas 
avec  la  même  ouverture  buccale^  quand  la  première  est  plus 
fermée  que  la  seconde  ou  au  contraire  plus  ouverte  ;  les  iatus 
produisent  l'effet  d'un  bégaiement,  d'un  ânonnement  ou  d'un 
bâillement  quand  les  deux  voyelles  se  prononcent  avec  la 
même  ouverture  buccale^  pari  hiatu^  selon  l'expression  de 
Quintilien,  et  ont  le  même  point  d'articulation,  c'est-à-dire 
quand  les  deux  voyelles  sont  la  même  répétée.  Ces  derniers 
seulement  sont  à  éviter,  mais  aussi  bien  dans  la  prose  que 
dans  les  vers  ;  c'est  le  tipe 

il  va  à  Avignon. 

En  voici  des  exemples  : 

Il  est  bien  doux  d'avoir  dans  sa  vie  mnocente 

(A.  Chénikr,  Élégies); 

Ne  peut  laisser  son  md^  ^fait  maint  et  maint  tour 

(Desportes)  ; 

Malherbe  note  déjà  que  la  consonne  ne  se  prononce   pas  et 
par  suite  n'empêche  pas  l'iatus. 

Elle  s'en  attribue  walquement  la  gloire 

(La  Fontaine,  VII,  9). 


lATUS   DESAGREABLES  2  85 

Mon  âme  est  devenue  une  prison  sonore 

(Heredia,  La  conque). 

Dona  i4nna  pleurait.  —  Ils  auraient  bien  un  an 

(Th.  Gautier,  Albertus). 

Et  le  glaive  a  tranché  le  fil  de  sa  harangue 

(Heredia,  La  revanche  de  Diego  Laynez). 

. . .  Vulcain,  le  Dieu  cagneux, 
Les  emploie  à  sa  forge,  a  confiance  en  eux 

(Hugo,  Les  temps  paniques). 

L'Océan  en  créant  Cypris  voulut  s'absoudre 

(Id.,  Archiloque). 

D'une  coque  de  noix  j'ai  fait  un  abri  sûr 
Pour  un  beau  scarabée  étincelant  d'azur 

(A.  Chénier,  Pannychis). 

Don  Rodrigue  est  à  la  chasse 
Sans  épee  et  sans  cuirasse 

(Hugo,  Orientales). 

Et,  le  soir,  tout  au  fond  de  la  vallée  étroite 

(Id.,  Voix  intérieures). 

Chaumière  où  du  foyer  étincelait  la  flamme 

(Lamartine,  Milly)  ; 
0  IV  ne  se  lie  jamais  »  (Littré). 

Son  cimier  Ae'raldique  est  ceint  de  feuilles  d'ache 

(Heredia,  Les  conquérants  de  Vor)  ; 
a  IV  ne  se  lie  pas  »  (Littré). 

Calme,  il  forçait  Veè^aim  invisible  et  hideux 

(Hugo,  Fin  de  Satan). 

Et  que,  suivant  toujours  le  chemm  enconnu 

(Heredia,  Les  conquérants  de  Vor) . 


2  86  LE  VERS  FRANÇAIS 

Le  ciel  n'est  point  pour  l'homme  un  témo^'w  ?mportun 

(Hugo,  Chaulieu). 

Le  temple  est  en  ruine  au  haut  du  promontoire 

(Heredia,  L'oubli). 

Depuis  Eïidymion,  on  sait  ce  qu'elle  vaut 

(Musset,  U7ie  bonne  fortune) . 

Nous  avons  vu  tout  à  l'eure  que  les  iatus  qui  ne  sont  pas 
désagréables  ne  le  sont  pas  plus  entre  deux  mots  que  dans 
l'intérieur  d'un  même  mot.  La  proposition  contraire  est  éga- 
lement vraie  :  un  iatus  qui  est  désagréable  entre  deux  mots 
ne  l'est  pas  moins  dans  l'intérieur  d'un  mot  : 

A  tout  être  cre'^  possédant  équipage 

(Musset,  Une  bonne  fortune). 

Il  fut  tout  étonné  d'ouïr  cette  cohorte 

(La.  Fontaine,  X,  14). 

Où  c'est  la  loi  féroce  et  dure  ;  ici  Baal 

(Hugo). 

La  blanche  Oloossone  à  la  blanche  Camyre* 

(Musset). 

Voici  ton  heure,  ô  roi  de  Sennaar,  ô  chef 

(Leconte  de  Lisle,  L'oasis). 

Les  mots  de  ce  genre  sont  ou  des  mot  français  d'origine 
savante  comme  créer,  coorte,  ou  des  mots  étrangers.  Tous  sont 
contraires  au  génie  propre  et  populaire  de  notre  langue. 
Certains  poètes  recherchent  les  mots  de  ce  genre  à  cause  de 
leur  étrangeté.  C'est  simplement  de  leur  part  un  manque  de 
goût.  L'effet  bizarre  que  ces  noms  produisent  sur  notre  oreille 
ne  suffit  pas  pour  leur  donner  droit  de  naturalisation  dans  la 
poésie  française. 

1  II  est  curieux  que  le  vers  de  Ghénier  dont  celui-ci  est  un  ressou- 
venir présente  aussi  un  iatus  blâmable  : 

La  blanche  Galatée  et  la  blanche  Néère, 


lATUS  FAISANT   ONOMATOPEE  287 

Donc  il  n'i  a  d'iatus  à  éviter  que  l'iatus  proprement  dit, 
celui  qui  a  lieu  entre  deux  voyelles  de  même  ouverture  buc- 
cale, entre  la  même  voyelle  répétée  deux  fois. 


Il  en  est  de  cette  interdiction  comme  de  la  plupart  des 
règles  de  la  poésie:  le  poète  a  le  droit  de  les  violer  en  vue 
d'un  certain  effet  à  produire. 

L'iatus  peut  faire  onomatopée,  peignant  un  bruit  qui 
s'interrompt  pour  se  reproduire,  ou  simplement  se  prolonge, 
tel  le  ennissement  d'un  cheval  : 

Ta  fait  à  son  retour  punir 

Pour  avoir  entendu  Babieça  hennir 

(Hugo,  Le  Cid  exilé). 

Dans  rexemple  suivant  : 

A  ces  mots  on  cria  havo  sur  le  baudet 

(La  Fontaine,  VII,  1), 

c'est  l'onomatopée  que  nous  donnent  les  deux  dernières  sillabes 
du  mot  brouaa. 

Ce  sont  là  des  bruits  éclatants  en  «,  en  voici  un  clair 
en  é  : 

La  nuée  éclate  ! 
La  flamme  écarlate 
Déchire  ses  flancs... 

(Hugo,  Le  feu  du  ciel); 

puis  un  autre  en  u^  : 

D'où  vient  qu'à  l'horizon  on  entend  ce  grand  bruit 

(1d.  ,  Feuilles  d'automne). 

L'iatus  peut  encore  exprimer  un  choc,  une  saccade,  un  mou- 
vement répété  et  saccadé  ou  simplement  prolongé  (suivant 
que  l'iatus  ressemble  plutôt  à  un  bégaiement  ou  à  un  bâille- 
ment )  : 

Puis  malgré  quelques  heitvU  et  quelques  mauvais  pas 

(La  Fontaine,  X,   1). 


288  LE    VERS  FRANÇAIS 

Quand  un  poing  monstrueux,  deTombreou  Thorreur  flotte 
Sort,  tenant  aux  cheveux  la  tête  de  Charlotte 
Pâle  du  coup  de  hache  et  rouge  du  soufflet, 
C'est  la  foule;  et  ceci  me  heurte  et  me  déplaît 

(Hugo,  Année  terrible). 

Après  bien  du  travail  le  coche  arrive  au  haut 

(La  Fontaine,  VII,  9); 

nous  avons  critiqué  plus  aut  l'iatus  de  cette  expression  «  au 
hauti>  ;  il  semble  qu'ici  elle  donne  bien  l'impression  du  dernier 
eflfort  de  l'attelage  et  de  l'arrêt  qui  le  suit. 

Et  pendant  qu'il  parlait,  à  son  bras  hasardeux 
La  grande  Durandal  brillait  toute  jojeuse 

(Hugo,  Lepetii  roi  de  Galice), 
mouvement  prolongé. 

Et  bondis  à  travers  la  haletante  orgie 

(Hkrkdia,  Artémis). 

Le  désir  me  harcèle  et  hérisse  mes  crins 

(Id.,  Nessus), 

frisson  du  désir. 

Le  bourreau  vient,  la  foule  effarée  écoutait 

(Hugo,  Le  marquis  Fabrice)^ 

état  aletant  de  la  foule. 

Qu'une  femme  pour  vous  s'est  tachée  et  honnie 

(Musset,  Les  marrons  de  feu)  ; 

on  peut  considérer  que  l'iatus  peint  ici  le  oquet  de  la  colère. 

La  balance  inclinant  son  basstw  mcertain 

(Lamartine,  L'infini  dans  les  cievai)^ 

ésitation  du  plateau. 

Enfin  l'iatus  exprime  bien  toute  espèce  d'arrêt  ou  de  prolon- 
gement au  sens  le  plus  général  de  ces  idées  : 

Là,  le  bruit  de  l'orgie  ;   —  «ci,  le  bruit  des  fers 

(Hugo,  Bur graves)  ; 


lATUS   EXPRIMANT   UN   ARRET  289 

séparation  des  deux  idées  pour  marquer  leur  opposition. 
Après  avoir  exposé  tous  les  supplices  infligés  aux  géants,  Hugo 
dit: 

Et  Prométhée  !  ^e'ias  I  quels  bandits  que  ces  dieux  I 

{Le  Titan)  ; 

il  i  a  là  une  sorte  d'arrêt  équivalant  à  des  points  de  suspen- 
sion. 

Il  s'écne.  /la  vu  la  terreur  de  Némée 

(Heredia,  Némée)  ; 

riatus  prolonge  le  cri  et  peint  l'état  aletant  de  la  peur. 

La  houle  s'enfle 

Et  déferle.  Lui  cvie.  71  hennit,  et  sa  queue 

(1d.,  Le  bain)  ; 

les  deux  cris  se  succèdent,  s'opposent  et  se  correspondent. 

L'entraîne,  et  quand  sa  bouche,  ouverte  avec  efi'ort, 
Crie,  iij  plonge  ensemble  et  la  flamme  et  la  mort 

(Chénier)  ; 

riatus  prolonge  la  note  déjà  si  intense  de  me  et  marque  Top- 
position  des  deux  actions. 

Vous  savez,  en  été,  comme  on  s*ennu2e  ici 

(Musset,  Une  bonne  fortune); 

l'ennui  fait  trouver  le  temps  long  ;  c'est  cette  idée  qu'exprime 
le  prolongement  dû  à  l'iatus. 

Aux  yeux  de  l'Allemagne  en  proie  à  leur  fureur 

(Hugo,  Burgraves); 

l'iatus  marque  le  déploiement  de  leur  fureur. 

Si  grands  que  soient  les  rois,  les  pharaons,  les  mages 
Qu'entoure  une  nuée  e'ternelle  d'hommages 

(  I D . ,  Zim-Zizimi)  ; 
expression  de  l'immensité. 

Regarde,  avec  l'Orgte  immense  qu'il  entraîne 

(Heredia,  Ariane). 


290  LE   VERS   FRANÇAIS 

...  la  mer. . . 
Yerùoie  à  l'infini  comme  un  immense  pré 

(Id.,  Florïdum  mare). 

Or,  de  Jérusalem,  où  Salomon  mit  l'arche, 
Pour  gagner  Béthanîe,  û  faut  trois  jours  de  marche 
(Hugo,  Le  Christ  et  le  tombeau)  ; 

arrêt  et  prolongement  qui  suscite  l'idée  de  la  distance  à  par- 
courir. 


Note  sur  les  faux  cas  d'iatus 

On  se  demande  dans  tous  les  manuels  si  Ton  doit  élider  un 
e  muet  devant  le  mot  oui  ou  au  contraire  le  laisser  en  iatus 
devant  ce  mot  et  le  compter  pour  une  sillabe.  La  question 
est  tellement  simple  qu'il  est  vraiment  étrange  qu'elle  n'ait 
pas  été  résolue  par  tout  le  monde.  Le  mot  oui  est  en  réalité 
wi;  il  commence  par  une  consonne,  celle  qu'on  appelle  \e  w 
anglais.  Par  conséquent  aucune  voyelle  ne  peuts'élider  sur  son 
initiale  ni  être  en  iatus  avec  elle.  Il  n'i  a  pas  plus  d'iatus  dans 
le  oui  que  dans  le  non.  La  prononciation  que  nous  venons 
d'indiquer  était  déjà  celle  du  XVIP  siècle  comme  le  prou- 
vent les  exemples  suivants,  et  elle  remonte  à  l'époque  ou  ce 
mot  est  devenu  monosillabique  : 

qu'on  me  vienne  aujourd'hui 

Demander  :  «Aimez-vous?»  Je  répondrai  que  oui 

(La  Fontaine,  Clymène). 

Quoi  !  de  ma  fille  ?  —  Oui  ;  Clitandre  en  est  charmé 

(Molière,  Femmes  savantes). 

Moi,  ma  mère?  —  Oui ,  vous.  Faites  la  sotte  un  peu 

(Id.,  ibid.). 

Eh?  c'est-à-dire  oui?  Jaloux  à  faire  rire? 

(Id.,  Ecole  des  femmes) . 

Molière  a  quelquefois  élidé  une  devant  ce  mot  ;  mais  ce  n'est 


FAUX   CAS   DIATUS  291 

chez  lui  qu'un  arcaïsme  conforme  à  l'usage  qui  s'était  établi 
alors  que  le  mot  était  dissillabe  :] 

Toi,  mon  maître?  —  Oui^  coquin  I  m'oses-tu  méconnoître  ? 

(1d.,  Amphitryon). 

Tu  te  dis  Sosie!  —  Oui.  Quelque  conte  frivole 

(It).,  ihid.). 

C'est  vous,  seigneur  Arnolphe?  —  Om/,  mais  vous...?  — 

[C'est  Horace 
(Id.,  Ecole  des  femmes). 

Chez  les  poètes  modernes  cet  arcaïsme  n'est  plus  excusa- 
ble: ils  se  sont  laissé  tromper  par  l'ortografe  dans  ce  cas 
comme  dans  tant  d'autres  : 

Je  voudrais  à  mon  tour  te  dire,  s'il  te  plaît, 
Deux  mots.  —  A  l'épee?  Oui,  —  Veux-tu  le  pistolet? 

(Hugo,  Marion  de  Lorme). 

Montfleury  entre  en  scène  ?  Oui,  c'est  lui  qui  commence 

(E.  Rostand,  Cyrano). 

Il  n'i  a  pas  non  plus  d'iatus  dans  les  exemples  tels  que  le 
suivant  : 

Lui  dit  :  Ce  sont  ici'  hiéroglyphes  tout  purs 

(La  Fontaine,  IX,  8). 

Le  mot  ((  hiéroglyphe  »   commence  non  par  uni  mais  par  un 
jod;  Vh  n'est  pas  aspiré  :  on  dit  déz-iévoglifes. 


LA    RIME 

La  rime  est  comme  Tiatus  un  des  chapitres  sur  lesquels  on 
a  le  plus  écrit  et  un  de  ceux  sur  lesquels  on  a  publié  le  plus 
d'erreurs.  Quelques-unes  font  autorité  et  ont  passé  dans 
l'usage  courant. 

En  somme  tout  ce  qui  concerne  la  rime  peut  se  ramener  à 
quelques  points;  nous  résumerons  en  les  précisant  et  en  les 
rectifiant  ceux  que  l'on  traite  généralement  dans  les  manuels 
el  nous  i  ajouterons  nos  observations  personnelles  : 

1°  Il  faut  rimer  pour  l'oreille  et  non  pour  l'œil.  Lan- 
celot  disait  déjà  au  milieu  du  XVIP  siècle  :  a  La  rime  n'est 
pas  autre  chose  qu'un  même  son  à  la  fin  des  mots  :  je  dis 
même  son  et  non  pas  mêmes  lettres.  Car  la  rime  n'étant 
que  pour  l'oreille  et  non  pour  les  yeux,  on  n'y  regarde  que 
le  son  et  non  l'écriture  :  ainsi  constans  et  temps  riment  très 
bien».  Personne  ne  saurait  plus  aujourdui  contester  ce  prin- 
cipe. L'idée  de  rimer  pour  les  ieux,  a  dit  un  critique  (Clair 
Tisseur,  Observations  sur  T art  de  versifier,  p.  4),  n'est  pas 
moins  plaisante  que  ne  serait  celle  dépeindre  pour  le  nez. 

2" La  première  condition  pour  que  deux  mots  puissent  rimer 
ensemble,  c'est  que  leurs  voyelles  toniques  soient  omofones, 
soient  la  même  voyelle;  l'exemple  des  grands  poètes,  auquel 
certains  croient  devoir  se  ranger  dans  les  cas  qui  leur 
paraissent  douteux,  n'est  souvent  qu'un  exemple  d'erreur  et 
ne  saurait  faire  autorité.  Ainsi  les  vers  suivants  ne  riment 
pas  parce  que  les  voyelles  placées  à  la  rime  n'ont  pas  le  même 
timbre,  Tune  étant  ouverte  et  Tautre  fermée  : 

Ce  petit-fils  tyran,  ce  grand  père  opprime! 
Comme  janvier  cherchait  à  plaire  au  mois  de  mai 

(Hugo,  Petit  Paul). 


RIMES   FAUSSES  293 

C'est  la  musique  éparse  au  fond  du  mois  de  mai 
Qui  fait  que  l'un  dit  :  J'aime,  et  l'autre,  hélas  :  J'aimaz 

(Id.,  L'ai'i  d'être  grand  père). 

Terre  de  la  patrie,  ô  sol  trois  fois  sacre, 

Parlez  tousl  Soyez  tous  témoins  que  je  dis  vrai 

(Lkconte  de  Lisle,  Les  Erinnyes). 

Si  bien  qu'on  croit  entendre  en  sa  voix  claire  et  gaie 
Sonner  allègrement  les  sequins  de  la  paie 

(Hugo,  Légende  des  siècles). 

11  s'était  si  crûment  dans  les  excès  plonge 
Qu'il  était  dénoncé  par  la  caille  et  le  geai 

(Id.,  Le  satyre). 

Quoi!  je  vais  donc  mourir  !  0  Dieu,  vers  qui  je  vais, 
Je  pardonne  à  tous  ceux  qui  m'ont  été  mauvais 

(Id.,  Le  roi  s^amuse)  ; 

la  prononciation  je  vè  existe  en  français,  mais  la  seule  cou- 
rante et  bonne  est  je  vé. 

Lorsqu'il  eut  bien  fait  voir  l'héritier  de  ses  trônes 
Aux  vieilles  nations  comme  aux  vieilles  couronnes 

(Id.,  Napoléon  II). 

Par  sa  mère,  autrefois,  la  Présidente  de,.,  ; 
Mais  sous  cette  rigueur  faisant  aimer  son  Dieu 

(Sainte  Beuve,  Pensées  d'août)  ; 

ne  rime  pas,  malgré  la  note  par  laquelle  l'auteur  a  cru  jus- 
tifier cette  rime. 

Daigne   protéger  notre  chasse, 

Châsse 
De  monseigneur  saint  Godefroi 

(Hugo,  La  chasse  du  burgrave). 

Il  est  remarquable  que  dans  cette  pièce  si  souvent  citée 
pour  la  richesse  de  ses  rimes  les  deux  premiers  vers  ne 
riment  pas.  Ce  qui  empêche  chasse  de  rimer  avec  châsse  n'est 

19 


294  LE  VERS  FRANÇAIS 

pas  la  légère  différence  de  quantité  qu'il  i  a  entre  les  deux  a  ; 
c'est  que  ces  mots  mettent  en  présence  un  a  ouvert  et  un  a 
fermé. 

Si  je  pouvais  couvrir  de  fleurs  mon  ange  pâle  ! 
Les  fleurs  sont  Tor,  l'azur,  l'émeraude,  V opale... 
Des  étoiles  écJore  aux  trous  noirs  de  leurs  cvânes, 
Dieu  juste  !  et  par  degrés  devenant  diaphawes 

(Hugo). 

Point  de  siècle  ou  de  nom  sur  cette  agreste  "^age. 
Devant  l'éternité  tout  siècle  est  du  même  âge 

(Lamartine,  Milly). 

3°  Cette  condition,  l'omofonie  des  voyelles,  ne  suffit  pas  : 
verre  d'eau  ne  rime  pas  avec  tombeau^  ni  pain  avec  main^  ni 
tue  avec  venue  ;  ce  ne  sont  là  que  des  assonances  et  dans  les 
poèmes  rimes  elles  ne  doivent  être  tolérées  que  lorsque  les 
vers  riment  deux  à  deux;  mais  dans  cette  condition  elles  sont 
préférables  à  une  rime  riche  toutes  les  fois  qu'il  n'i  a  pas  de 
raison  pour  mettre  la  rime  particulièrement  en  relief.  En 
voici  quelques  exemples  que  je  prends  au  asard  dans  Rolla  : 

Oh  !  maintenant,  mon  Dieu,  qui  lui  rendra  la  vie  ? 
Du  plus  pur  de  ton  sang  tu  l'avais  rajeunie... 
Tout  ici,  comme  alors,  est  mort  avec  le  temps, 

Et  Saturne  est  au  bout  du  sang  de  ses  enfants 

Ainsi,  mordant  à  même  au  peu  qu'il  possédait, 

Il  resta  grand  seigneur  tel  que  Dieu  l'avait  fait 

Son  orgueil  indolent,  du  palais  au  ruisseau, 
Traînait  derrière  lui  comme  un  royal  manteau... 

4°  Deux  mots  ne  riment  ensemble,  à  proprement  parler, 
que  s'ils  présentent  l'omofonie  non  seulement  de  la  voyelle 
tonique,  mais  encore  de  toutes  les  consonnes  prononcées  qui 
suivent  cette  voyelle,  ou,  dans  le  cas  où  cette  voyelle  est 
finale,  de  la  consonne  qui  la  précède.  Ainsi  ienir  rime  avec 
partir^  banni  avec  fini^  moi  avec  loi  (la  rime  est  constituée 
par  la  sillabe  wa)^  et  même  Danaé  avec  Cloé  ;  dans  ce  der- 
nier exemple  la  consonne    qui  précède  la  voyelle  tonique  ne 


LA   RIME    RICHE  295 

s'écrit  pas,  mais  elle  existe  :  c'est  une  sorte  de  souffle  analo- 
gue à  l'esprit  doux  des  G-recs. 
Mais  dans  l'exemple  suivant  de  Hugo  {Fin  de  Satan)  : 

Quand  était  né,  sous  l'œil  fixe  d'Adonaï, 
Ce  Nemrod  qui  portait  tant  de  ruine  en  lui, 

il  n'i  a  pas  rime,  parce  que  Vi  final  est  précédé  dans  le  pre- 
mier vers  d'une  légère  aspiration  et  dans  le  dernier  d'un 
û  consonne. 

5°  Qu'est-ce  maintenant  qu'une  rime  riche  ?  c'est  toute 
rime  qui  présente  l'omofonie  d'un  élément  de  plus  que  ceux 
que  nous  avons  signalés  comme  indispensables  dans  les 
exemples  précédents.  On  lit  partout  que  la  rime  riche  est 
constituée  par  l'omofonie  de  la  consonne  d'appui,  c'est-à-dire 
de  la  consonne  qui  précède  la  voyelle  tonique;  c'est  une 
erreur  :  banni  et  fini  ne  riment  pas  richement,  car  on  ne  peut 
s'appeler  riche  si  l'on  ne  possède  que  l'indispensable.  Bannir 
et  finir,  parti  et  sorti,  noir  et  soir  (c'est-à-dire  -war),  Danaé 
et  Pasifaé  sont  des  rimes  riches. 

6"  Parmi  les  consonnes  venant  après  la  voyelle  tonique 
nous  n'avons  parlé  que  de  celles  qui  se  prononcent  ;  il  faut 
dire  un  mot  de  celles  qui  s'écrivent  sans  se  prononcer.  Doit- 
on  tenir  compte  de  ces  dernières  en  quelque  façon  ?  En  prin- 
cipe, NON.  Etranger,  rime  parfaitement  avec  changé,  changés^ 
remords  a.Yeo  mort,  cor,  lord,  etc.  Voici  une  raison  qui  le  mon- 
trera avec  toute  l'évidence  désirable  :  il  suffirait  que  l'on 
simplifiât  un  peu  notre  ortografe  (ce  qui  sans  doute  ne  tar- 
dera guère,  car  l'ortografe  française  s'est  toujours  modifiée 
deux  ou  trois  fois  par  siècle),  pour  que  toutes  les  proïbitions 
ineptes  fondées  sur  les  consonnes  finales  qui  ne  se  pronon- 
cent pas,  aillent  en  bloc  rejoindre  leurs  inventeurs.  Voici 
des  rimes  qui  sont  irréprochables,  bien  qu'elles  ne  soient 
parfois  aux  ieux  de  leurs  auteurs  que  des  assonances  : 


Nager  autour  de  la  carèwe 

C'était  sur  des  mers  lointames 

(H.  DE  RÉGNIER,  L'homme  et  la  sirène). 


296  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  les  grottes  roses  et  noires 

Qu'il  est  mieux  de  ne  pas  y  croire 

(Id.,  ibid.). 

Chaque  goutte  de  pluie  est  tine  de  mes  larmes 

Car  j'entends  ton  sanglot  dans  le  vent  où  s'a/arme 

(Id.,  ibid.). 

Au  métier  où  je  tisse  en  fleurs  qui  leur  ressemblent 

Dont  les  flls  font  trembler  ma  main  qui  les  assemble 

(Id.,  ibid.). 

Musset  fait  rimer  excellemment  dans  Rolla  :  héritier  et  mé- 
tier avec  moitié. 

Non!  croiriez-vous,  je  viens  de  le  voir  en  tombant. 
Que  Sirius,  la  nuit,  s'affuble  d'un  turban? 

(E.  Rostand,  Cyrano). 

La  sage  Pénélope 

Ne  fut  pas  demeurée  à  broder  sous  son  toitj 
Si  le  seigneur  Ulysse  eût  écrit  comme  toi 

(Id.,  ibid.). 

Chercher  un  protecteur  puissant,  prendre  un  patron, 
Et  comme  un  lierre  obscur  qui  circonvient  un  tronc 

{li).,ibid.). 

Non,  merci.  Dédier,  comme  tous  ils  le  font. 
Des  vers  aux  financiers?  se  changer  en  hou ff on 

(Id.,  ibid.). 

Non,  merci.  Déjeuner,  chaque  jour  d*un  crapaud? 
Avoir  un  ventre  usé  par  la  marche?  une  peau 

(Id.,  ibid.). 

Dans  les  exemples  suivants  l'auteur  a  cru  devoir  tricher 
sur  l'ortografe  pour  rendre  la  rime  bonne  à  la  fois  pour 
Vœi\  et  pour  l'oreille. L'oreille  suffit;  s'il  avait  ortografié  cor- 
rectement la  rime  n'eût  rien  perdu  : 

Que  tout  l'art  d'Hjagnis  n'était  que  dans  ce  hui  ; 
Qu'il  a,  grâce  au  destin,  des  doigts  tous  comme  lui 

(A.  Chénier,  Les  satyres). 


CONSONNES  FINALES  297 

Oui,  Carlos. —  Seigneur  duc,  es-tu  donc  insensé? 
Mon  aïeul  l'empereur  est  mort.  Je  ne  le  sai 

Que  de  ce  soir 

(Hugo,  Hemani). 

Votre  gendre  est  affreux,  mal  bâti,  mal  tourne, 
Marqué  d'une  verrue  au  beau  milieu  dune 

(1d.,  Le  roi  s'amuse). 

Enfin  voici  un  exemple  qui  présente  plusieurs  cas  et  mon- 
tre matériellement  combien  il  est  absurde  de  continuer  à 
observer  les  règles  classiques  : 

Plus  d'un  aveugle,  au  sommet  du  Parnasse, 
Fit  retentir  de  sublimes  accords; 
On  peut  citer,  parmi  ceux  qui  s'y  placent, 
Milton,  Homère,  et  puis  d'autres  encor. 
Que  font  aux  sourds  les  accents  que  soupirent 
Les  favoris  des  immortelles  sœurs? 
Juge  éclairé  des  enfants  de  la  lyre. 
L'oreille  seule  en  connaît  la  valeur 

(E.  Debraux). 

«  n  est  difficile,  dit  Quicherat,  de  faire  avec  plus  d'esprit 
une  critique  plus  fondée.  Notre  poésie  a  conservé,  des  règles 
méticuleuses  de  Malherbe,  bien  des  entraves  que  la  raison 
ne  justifie  pas.  Si  la  logique  avait  présidé  à  l'établissement 
des  règles  de  la  rime,  toutes  les  consonnances  que  l'oreille 
aurait  déclarées  pareilles,  quelle  que  fût  leur  orthographe^ 
auraient  pu  être  associées  ». 

Il  i  a  pourtant  lieu  de  distinguer  entre  les  consonnes  fina- 
les qui  ne  se  prononcent  jamais,  quelle  que  soit  la  position  et 
le  rôle  sintaxique  du  mot,  et  celles  qui  peuvent  se  faire 
entendre  si  le  mot  est  étroitement  uni  à  ce  qui  suit,  comme  il 
arrive  fréquemment  dans  les  petits  vers  et  dans  certains  cas 
d'enjambement.  En  considération  de  ces  cas,  certains  auteurs, 
^els  que  Becq  de  Fouquières  ,  pensent  qu'on  né  doit  pas 
faire  rimer  un  mot  qui  se  termine  par  une  consonne  suscepti- 
ble de  se  prononcer  avec  un  mot  terminé  par  une  voyelle  ou 
par    une    consonne    ne   se  prononçant  pas.    La   conclusion 


^98  LE  YEIIS  FRANÇAIS 

dépasse  les  prémisses  ;  le  téoricien  aurait  gardé  la  juste 
mesure  s'il  avait  dit  que  lorsqu'un  mot  terminé  par  une  con- 
sonne qui  ne  se  prononce  pas  à  la  pause  est  lié  de  telle  sorte 
avec  le  mot  suivant  qu'elle  doive  se  prononcer,  il  ne  peut 
rimer  qu'avec  un  mot  terminé  par  la  même  consonne  se  pro- 
nonçant. Cette  règle  est  évidemment  justifiée:  faute  d'i  obéir 
le  versificateur  ferait  des  vers  sans  rime,  malgré  l'autorité  de 
nos  plus  grands  poètes  qui, ont  souvent  cru  rimer  richement 
alors  qu'ils  ne  rimaient  pas  du  tout.  Tels  les  exemples  suivants  : 

On  ne  vit  plus  qu'Essling,Ulm,  Arcole,  Ausierlitz  ; 
Comme  dans  les  tombeaux  des  romains  sîbolis 

(Hugo,  L'expiation). 

Les  jardinières,  les  fourmis, 

Les  demoiselles,  chastes  miss 

(Id.,  L'église). 

Le  Phébus  sacré  dans  Reims,.... 
Des  formes  d'alexandrms 

(Id.,  Chansons  des  rues  et  des  hais). 

Ils  donnaient  Chypre  et  Paphos  ; 

Et  leurs  cheveux  étaient  faux 

(Id.,  ibid.). 

Le  reste  existait-il  ?  —  Le  grand  père  mourwi 
Quand  Sem  dit  à  Rachel,  quand  Booz  dit  à  Ruth 

(Id.,  Petit  Paul). 

Deux  verrous  ont  fermé  sa  porte  pour  jamais, 
L'un  qu'on  nomme  Strasbourg,  l'autre  qu'on  nomme  Metz 

(Id.,  Le  prisonnier). 

L*hiver  à  défleuri  la  lande  et  le  cour^îV. . . 
Le  pétale  fané  pend  au  dernier  pis^?7; 

(Heredia,  Brise  marine)  ; 
on  prononce  courti  et  pistil. 

Dans  la  mare  de  pourpre  où  leurs  larges  pieds  glissent. 
Prenant  à  quatre  bras  les  cadavres  qui  gisent 

(Lamartine,  Chutéld'un  ange). 


RIMES   TROP    RICHES  299 

Sans  doute  ces  vers  assonent  entre  eux  ;  mais  leur  asso- 
nance est  choquante  au  milieu  des  rimes,  tandis  que  celle  de 
deux  voyelles  finales  ne  l'est  nullement.  Dans  l'exemple  sui- 
vant il  n'i  a  pas  même  assonance  : 

Ces  arbres,  ces  rochers,  ces  astres,  cette  mer; 
Et  toute  notre  vie  était  un  seul  Siimer 

(Lamartine,  Novissima  verba). 

7«>  Nous  avons  indiqué  tout  à  Teure  que  dans  nombre  de 
cas  la  rime  suffisante  est  préférable  à  la  rime  riche.  11  faut 
ajouter  que  dans  aucun  cas  la  rime  ne  doit  être  trop  riche. 
11  est  rare  que  les  éléments  omofones  puissent  dépasser  deux 
sillabes  sans  que  l'auteur  ait  l'air  de  jouer  sur  les  mots,  ce 
qui  ôte  a  la  poésie  toute  valeur  artistique.  L'art  peut  être  gai, 
il  ne  doit  pas  cesser  d'être  sérieux  et  grave.  Nous  ne  voulons 
pas  parler  ici  d'exemples  comme  les  suivants  qui  ne  sont 
pour  la  plupart  que  des  plaisanteries  : 

Tous  les  soldais  qu'Argant  tua 

Ne  valaient  pas  Gargantua. . . 

Dans  la  bataille,  Bradamante 

Ne  frappait  pas  d'un  bras  d'amante. . . 
On  voit  à  l'hôpital  maint  prodigue  alité 
Qui  pleure  amèrement  sa  prodigalité. . . 
La  croissante  cherté  de  ces  locaux  motive 
Notre  départ  prochain  par  la  locomotive. . . 
Au  fauteuil  de  Delille  on  place  Campenon. 
Atil  assez  d'esprit  pour  qu'on  Vy  campe  ?  —  Non. 

Nous  songeons  à  des  exemples  sérieux  ,  mais  où  les  élé- 
ments omofones,  fussent-ils  monosillabiques,  fournissent  une 
répétition  qui  semble  prêter  au  jeu  de  mots,  comme  la  répé- 
tion  maleureuse  de  la  sillabe  pai  dans  ce  vers  de  Racine  : 

Hélas  !  si  cette  paix,  dont  vous  vous  repaissez 
Couvroit  contre  vos  jours  quelques  pièges  dressés 

[Britannicus,  V,  I). 

A  la  rime  l'effet  est  encore  plus  sensible  et  plus  choquant  que 
dans  un  même  vers  : 


300  LE  VERS  FRANÇAIS 

D'un  portrait  de  Van  Djck  ;  puis  sur  le  fin  tapis 
Agacer  en  jouant  ses  petits  pieds  tapis 
A  l'ombre  du  jupon 

(Th.  Gautier,  Elégies). 

Assis  sur  ces  rochers  déserts^ 
Je  suis  dans  le  vague  des  airs 
Le  char  de  la  nuit  qui  s'avance 

(Lamartine,  Le  soir). 

Si  son  ordre  au  palais  vous  a  fait  retenir^ 
C'est  peut-être  à  dessein  de  vous  entretenir 

(Racine,  Britannicus,  IV,  1). 

Heur  et  malheur  !  On  vit  ces  deux  hommes  s'étreindre 
Si  fort  que  l'un  et  l'autre  ils  faillirent  s'éteindre 

(Musset,  don  Paez). 

Qui  le  saura?  —  Pour  moi,  j'estime  qu'une  tombe 
Est  un  asile  sûr  où  l'espérance  tombe 

(Id.,  ibid.). 

Oui,  c'est  fini;  Tenfant  a  bu  la  coupe  sombre  ; 
Sa  débile  raison  s'évanouit  et  sombre 

(Hugo,  La  pitié  suprême). 

Un  ouvrier  d'Egine  a  sculpté  sur  la  plinthe 
Europe,  dont  un  dieu  n'écoute  pas  la  plainte 

(Hugo,  Rouet  d' Omphale). 

8°  Reste  la  question  complexe  de  la  variété  des  rimes.  Elle 
comprend  deux  points  essentiels  :  Talternance  des  rimes  mas- 
culines et  féminines  et  la  non  assonance  des  rimes  successives. 
Au  moyen  âge  on  ne  voyait  aucun  inconvénient  à  faire  des 
poésies  tout  entières  en  rimes  masculines  ou  féminines,  et 
l'on  cultivait  la  laisse  monorime  où  la  répétition  de  la  même 
assonance  n'était  limitée  que  par  l'épuisement  du  vocabulaire. 
On  reconnut  au  bout  d'un  certain  temps  qu'il  résultait  de  ces 
deux  pratiques  une  monotonie  désagréable  et  peu  artistique. 
L'art  vit  de  variété  aussi  bien  que  de  renouvellement.  Aussi 
depuis  le  XVP  siècle  les  poètes  soigneux  ont  évité  scrupuleu- 


l'alternance    des   rimes  301 

sèment  la  succession  des  rimes  du  même  sexe  et  des  rimes 
assonant  entre  elles.  On  ne  saurait  trop  louer  ceux  qui  ont 
introduit  dans  notre  poésie  cette  observance  délicate,  et  par 
contre  on  ne  saurait  trop  blâmer  ceux  denos  modernes  déca- 
dents qui  i  ont  renoncé^  constituant  le  asard  seul  arbitre  de 
la  succession  des  rimes.  C'est  un  retour  non  pas  à  Tenfance 
de  l'art,  mais  à  l'absence  d'art,  et  cbez  la  plupart  de  ceux  qui 
s'en  sont  rendus  coupables  ce  n'est  pas  l'indication  d'une 
téorie  réfléchie  et  arrêtée,  ni  d'une  recherche,  maleureuse 
peut-être,  mais  louable,  ce  n'est  qu'une  marque  d'impuis- 
sance. 

Pourtant  on  ne  peut  pas  trancher  ainsi  la  question  en  quel- 
ques mots.  Nous  ne  saurions  trop  nous  élever  contre  ceux  qui 
disent  :  voici  la  règle  ;  tout  ce  qui  s'en  écarte  est  mauvais. 
L'art  ne  comporte  pas  de  dogmes.  Avant  de  se  conformer  à 
une  règle  il  faut  l'examiner  et  en  peser  soigneusement  la 
valeur.  Celle  de  l'alternance  des  rimes  masculines  et  féminines 
était  excellente  à  l'origine,  elle  est  absurde  aujourdui.  Les 
poètes  qui  n'i  ont  pas  obéi  ont  eu  raison  puisqu'elle  est  mau- 
vaise, mais  ils  ont  eu  le  grand  tort  d'i  substituer  le  asard 
qui  n'est  pas  un  principe  artistique.  Cette  règle  était  fondée 
sur  la  prononciation,  comme  il  convient  ;  mais  notre  poésie  a 
évolué  et  surtout  notre  langue  a  changé .  La  règle  devait  évo- 
luer en  même  temps  que  la  prononciation  dont  elle  était  l'inter- 
prète. Sont  réputées  rimes  féminines  toutes  les  finales  ter- 
minées par  un  e  muet  et  masculines  toutes  les  autres.  Cette 
difiérence  était  très  réelle  et  très  nette  à  l'époque  où  l'on  pro- 
nonçait tous  les  e  à  la  fin  des  mots.  Aujourdui  on  n'en  pro- 
nonce plus  aucun  à  la  pause  ;  ils  ont  disparu  par  évolution 
fonétique.  En  sorte  qu'il  n'i  a  plus  la  moindre  différence  sensi- 
ble poup  la  finale  entre  bagarre  et  asard,  entre  un  dé  et  une 
idée.  Comme  le  disait  déjà  l'abbé  d'Olivet  au  XYIIP  siècle: 
a  Nous  écrivons  David  et  avidcj  un  bal  et  une  balle,  un  pic  et 
une  pique^  le  sommeil  et  il  sommeille,  mortel  et  mortelle,  un 
froc  ei\\  croque,  etc.  Jamais  un  aveugle  de  naissance  ne 
soupçonnerait  qu'il  y  ait  une  orthograplje  différente  pour 
ces  dernières  sj'llabes,  dont  la  désinence  est  absolument  la 
même  ». 

La  distinction  établie  par  la  règle  n'existant  plus  aujour- 


302  LE  VERS  FRANÇAIS 

dui,  cette  règle  est  sans  valeur.  Mais  l'évolution  fonétique 
n'a-t-elle  pas  substitué  une  autre  difîérence  à  celle-là?  Est-ce 
que  toutes  les  finales  sont  aujourdui  masculines  ?  En  aucune 
façon .  La  rime  il  chante  était  considérée  comme  féminine  parce 
qu'elle  se  terminait  par  un  e  comme  la  plupart  des  mots  fémi- 
nins ;  or  la  plupart  des  mots  terminés  par  un  e  muet  finissent 
dans  la  prononciation,  après  la  chute  totale  de  cet  e,  par  une 
consonne.  Ce  sont  là  aujourdui  les  vraies  rimes  féminines,  et 
tousles  mots  dont  la  prononciation  se  termine  par  une  voyelle 
sont  des  rimes  masculines.  Le  sentiment  de  cette  distinction  est 
très  net  chez  le  peuple  qui  dit  couramment  Vair  est  fraîche^ 
une  centime,  la  moustique,  la  sulfate^  une  légume,  parce  que 
les  mots  aiV,  centime,  moustique,  sulfate,  légume  se  terminent 
par  une  consonne;  tandis  qu'il  fait  masculins  des  mots  tels 
que  entrée,  comme  le  prouve  entre  autres  choses  l'ortografe 
entrer  du  cirque.  Il  en  résulte  que  si  je  dis  : 

J'aime  mieux  i  croire 
Que  d'i  aller  voir, 

je  fais  deux  vers  de  cinq  sillabes  qui  riment  richement,  en 
rimes  féminines.  Il  en  résulte  qu'une  pièce  comme  celle-ci  de 
Verlaine  [Romances  sans  paroles),  est  rimée  : 

C'est  le  chien  de  Jean  de  Nivelle 
Qui  mord  sous  l'œil  même  du  guet 
Le  chat  de  la  mère  Michel  ; 
François-les-bas-bleus  s'en  égaie. 

La  lune  à  l'écrivain  public 
Dispense  sa  lumière  obscure 
Où  Médor  avec  Angélique 
Verdissent  sur  le  pauvre  mur... 

toute  la  pièce  est  ainsi  ;  ce  sont  d'excellentes  rimes;  il  i  en  a 
quelques-unes  dans  le  reste  du  morceau  qui  sont  mauvaises 
par  la  faute  du  poète,  mais  cela  n'ôte  rien  au  principe.  Seule- 
ment l'alternance  des  rimes  masculines  et  féminines  que  le 
poète  a  cru  fonder  sur  l'ortografe  n'a  rien  de  réel.  En  fait 
il  i  a  alternance  dans  la  première  strofe,  non  pas  que  les 
rimes  féminines  soient  la  première  et  la  quatrième,  mais  la 


RIMES   SANS   ALTERNANCE  303 

première  et  la  troisième.  La  deuxième  strofe  est  tout  entière 
en  rimes  féminines,  malgré  l'ortografe.  De  même  la  strofe 
suivante  de  Lamartine  {V enthousiasmé)  est  tout  entière  en 
rimes  féminines,  ce  qui  est  une  négligence  désagréable  : 

Ainsi  quand  tu  fonds  sur  mon  âme, 
Enthousiasme,  aigle  vainqueur, 
Au  bruit  de  tes  ailes  de  flamme 
Je  frémis  d'une  sainte  horreur  ; 
Je  me  débats  sous  ta  puissance, 
Je  fuis,  je  crains  que  ta  présence 
N'anéantisse  un  cœur  mortel. 
Comme   un  feu  que  la  foudre  allume, 
Qui  ne  s'éteint  plus,  et  consume 
Le  bûcher,  le  temple  et  l'autel. 

Voici  deux  strofes  consécutives  du  même  poète  {La  poésie 
sacrée)  qui  sont  toutes  en  rimes  masculines  : 

Sur  mes  os  consumés  ma  peau  s'est  desséchée  ; 
Les  enfants  m'ont  chanté  dans  leurs  dérisions; 

Seul,  au  milieu  des  nations, 
Le  Seigneur  m'a  jeté  comme  une  herbe  arrachée. 

Il  s'est  enveloppé  de  son  divin  courroux  ; 
Il  a  fermé  ma  route,  il  a  troublé  ma  voie; 

Mon  sein  n'a  plus  connu  la  joie, 
Et  j'ai  dit  au  Seigneur:  Seigneur,  souvenez-vous. 

Ce  qu'il  ia  de  plus  beau  peut-être  dans  les  observances  qui 
nous  ont  été  léguées  par  l'usage,  c'est  que  ils  essaient,  ils 
paien^constituent  une  rime  féminine,  tandis  que  ils  s'élevaient^ 
ils  se  mouvaient  font  une  rime  masculine,  pai^ce  que  ces  der- 
niers sont  des  impaj^  faits  ;  cf.  inîvâ  Conclusion,  1". 

Les  deux  classes  actuelles  ne  recouvrent  donc  qu'en  partie 
les  deux  classes  anciennes.  Les  anciennes  rimes  féminines 
terminées  par  voyelle  -\-  e  sont  devenues  masculines,  les 
anciennes  rimes  masculines  terminées  par  une  consonne  qui 
a  continué  à  se  prononcer  sont  devenues  féminines.  Malgré 
cela,  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas  il  n'i  a  rien  de  changé . 
Voici,  par  exemple,  un  passage  de  Rolla  qui  observait  bien 


304  LE  VERS  FRANÇAIS 

Talternance  avec   l'ancienne  classification  et  qui  continue  à 
l'observer  de  la  même  manière  avec  la  nouvelle  : 

Regrettez-vous  le  temps  où  d'un  siècle  barbare 
Naquit  un  siècle  d'or,  plus  fertile  et  plus  beau  ? 
Où  le  vieil  univers  fendit  avec  Lazare 
De  son  front  rajeuni  la  pierre  du  tombeau  ? 
Regrettez-vous  le  temps  où  nos  vieilles  romances 
Ouvraient  leurs  ailes  d'or  vers  leur  monde  enchanté; 
Où  tous  nos  monuments  et  toutes  nos  croyances 
Portaient  le  manteau  blanc  de  leur  virginité  ; 
Où  sous  la  main  du  Christ,  tout  venait  de  renaître; 
Où  le  palais  du  prince  et  la  maison  du  prêtre, 
Portant  la  même  croix  sur  leur  front  radieux, 
Sortaient  de  la  montagne  en  regardant  les  cieux; 
Où  Cologne  et  Strasbourg,  Notre-Dame  et  St-Pierre, 
S'agenouillant  au  loin  dans  leurs  robes  de  pierre, 
Sur  l'orgue  universel  des  peuples  prosternés 
Entonnaient  l'hosanna  des  siècles  nouveau- nés  ; 
Le  temps  où  se  faisait  tout  ce  qu'a  dit  l'histoire  ; 
Où  sur  les  saints  autels  les  crucifix  d'ivoire 
Ouvraient  des  bras  sans  tache  et  blancs  comme  le  lait  ; 
Où  la  Vie  était  jeune,  —  où  la  Mort  espérait? 

Cette  alternance  produit  un  charme  délicieux.  Il  est  donc 
avantageux  de  continuer  à  l'observer,  mais  avec  les  modifi- 
cations que  nous  avons  indiquées,  sans  quoi  elle  disparaît  en 
fait  à  tout  moment. 

Il  n'en  faut  pas  conclure  qu'on  ne  doive  jamais  faire  de 
poésies  tout  entières  ea  rimes  masculines  ou  en  rimes  fémi- 
nines. Toutes  les  règles  de  la  poésie  peuvent  et  doivent  être 
violées  en  vue  d'un  effet  à  produire.  Le  charme  de  l'alter- 
nance est  dû  à  la  variété  qui  en  résulte,  mais  si  l'on  veut 
produire  une  impression  d'uniformité,  de  monotomie,  si  l'on 
veut  peindre  un  état  ou  une  situation  qui  ne  change  pas, 
la  non  alternance  des  rimes  se  recommande  entre  autres 
procédés.  Voici  un  exemple  où  Verlaine  [Romances  sans 
paroles)  a  cherché  et  obtenu  cet  eff'et  ;  le  morceau  est  tout 
en  rimes  féminines  ;  il  en  résulte  une  impression  de  mono- 
tonie, d'uniformité,  à  laquelle   se  joint,  grâce  au  doux  pro- 


RIMES   FÉMININES   SANS   ALTERNANCE  305 

longement  dû  à  la  consonne  finale  de  ces  rimes,  un  effet  de 
mélancolie  qui  concorde  avec  l'idée  exprimée.  La  pièce  est 
d'ailleurs  mal  écrite  : 

Je  devine,  à  travers  un  murmure, 
Le  contour  subtil  des  voix  anciennes 
Et  dans  les  lueurs  musiciennes, 
Amour  pâle,  une  aurore  future  ! 

Et  mon  âme  et  mon  cœur  en  délires 
Ne  sont  plus  qu'une  espèce  d'oeil  double 
Où  tremblote  à  travers  un  jour  trouble 
L'ariette,  hélas  !  de  toutes  Ijres  1 

0  mourir  de  cette  mort  seulette 
Que  s'en  vont,  cher  amour  qui  t'épeures, 
Balançant  jeunes  et  vieilles  heures! 
0  mourir  de  cette  escarpolette  ! 

Dans  la  pièce  suivante  le  prolongement  des  rimes  fémini- 
nes, semblable  au  bruit  d'une  corde  qui  vibre  et  retentit 
encore  après  que  l'archet  l'a  quittée,  fournit  une  expression 
de  douceur  qui  est  parfaitement  en  concordance  avec  l'idée  ; 
mais  la  troisième  strofe,  dont  les  rimes  sont  en  réalité  mas- 
culines, fait  tache  dans  le  tableau  : 

Les  donneurs  de  sérénades 
Et  les  belles  écouteuses 
Echangent  des  propos  fades 
Sous  les  ramures  chanteuses. 

C'est  Tircis  et  c'est  Aminte, 
Et  c'est  l'éternel  Clitandre, 
Et  c'est  Damis  qui  pour  mainte 
Cruelle  fait  maint  vers  tendre. 

Leurs  courtes  vestes  de  soie, 
Leurs  longues  robes  à  queues. 
Leur  élégance,  leur  joie 
Et  leurs  molles  ombres  bleues 

Tourbillonnent  dans  l'extase 
D'une  lune  rose  et  grise, 


3  06  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  la  mandoline  jase 
Parmi  les  frissons  de  brise 

(Verlaine,  Mandoline). 

Il  i  a  une  chanson  attribuée  à  Malherbe  qu'il  convient 
de  rappeler  ici.  Ses  rimes,  toutes  féminines,  en  font  une  sorte 
de  berceuse.  La  présence  de  plusieurs  vers  de  9  sillabes  rit- 
més  à  3,  3,  3  renforce  encore  cet  effet  : 

L'air  est  plein  d'une  haleine  de  roses  : 

Tous  les  vents  tiennent  leurs  bouches  closes, 

Et  le  soleil  semble  sortir  de  Tonde 

Pour  quelqu'amour  plus  que  pour  luire  au  monde. 

On  diroit  à  lui  voir  sur  la  tête 

Ses  rayons  comme  un  chapeau  de  fête, 

Qu'il  s'en  va  suivre  en  si  belle  journée 

Encore  un  coup  la  fille  de  Pénée. 

Toute  chose  aux  délices  conspire, 
Mettez-vous  en  votre  humeur  de  rire; 
Les  soins  profonds  d'où  les  rides  nous  viennent, 
A  d*autres  ans  qu*aux  vôtres  appartiennent. 

Il  fait  chaud  :  mais  un  feuillage  sombre 
Loin  du  bruit  nous  fournira  qnelque  ombre 
Où  nous  ferons  parmi  les  violettes 
Mépris  de  l'ambre  et  de  ses  cassolettes. 

Il  est  bien  évident  qu'une  pièce  toute  en  rimes  masculines 
produirait  un  effet  opposé.  Verlaine  paraît  s'i  être  trompé 
dans  la  strofe  suivante  {Romances  sans  paroles)  où  il  semble 
avoir  voulu  peindre  la  langueur,  la  mélancolie  et  la  monoto- 
nie; il  n'i  a  réussi  en  rien  : 

L'allée  est  sans  fin 
Sous  le  ciel,  divin 
D'être  pâle  ainsi! 
Sais-tu  qu'on  serait 
Bien  sous  le  secret 
De  ces  arbres-ci  ? 


ASSONANCE    DES    RIMES   SUCCESSIVES  307 

ces  vers  sautillants  de  cinq  sillabes  et  ces  rimes  sèches  pro- 
duisent le  contraire  de  l'effet  cherché. 


L'autre  point  que  nous  avons  à  considérer,  c'est  l'asso- 
nance des  rimes  successives,  que  les  poètes  soigneux  évitent 
métodiquement  et  avec  raison,  car  elle  engendre  une  mono- 
tonie désagréable  et  antiartistique  ;  c'est  le  défaut  des  exem- 
ples suivants  : 

Une  clarté  d'en  haut  dans  mon  sein  descendit, 
Me  tenta  de  bénir  ce  que  j'avais  maudit; 
Et,  cédant  sans  combattre  au  souffle  qui  m'inspire, 
L'âme  de  la  raison  s'élança  de  ma  lyre 

(Lamartine,  L'homme). 

On  en  trouverait  une  dizaine  d'exemples  dans  la  même  pièce 
qui  n'a  pas  trois  cents  vers. 

J'aurais  dû,  —  mais,  sage  ou  fou, 
A  seize  ans  on  est  farouche,  — 
Voir  le  baiser  sur  sa  bouche 
Plus  que  l'insecte  à  son  cou. 

On  eût  dit  un  coquillage  ; 
Dos  rose  et  taché  de  noir. 
Les  fauvettes  pour  nous  voir 
Se  penchaient  dans  le  feuillage 

(Hugo,  La  coccinelle)  ; 

cette  dernière  strofe  est  la  pire  des  deux  parce  que  ses 
rimes  sont  à  la  fois  assonantes  et  du  même  sexe.  Il  en  est 
de  même  des  exemples  suivants: 

L'Océan  s'entrouvrit,  et  dans  sa  nudité 
Radieuse,  émergeant  de  l'écume  embrasée, 
Dans  le  sang  d'Ouranos  fleurit  Aphrodite 

(Heredia,  La  naissance  d'Aphrodite). 

Jamais  Iphigénie,  en  Aulide  immolée , 

N'a  coûté  tant  de  pleurs  à  la  Grèce  assemblée 


308  LE  VERS  FRANÇAIS 

Que  dans  l'heureux  spectacle  à  nos  yeux  étalé 
En  a  fait  sous  son  nom  verser  la  Champmêlé 

(BOILEAU). 

La  vie  a  dispersé,  comme  l'épi  sur  Taire, 
Loin  du  champ  paternel  les  enfants  et  la  mère, 
Et  ce  foyer  chéri  ressemble  aux  nids  déserts 
D'où  Thirondelle  a  fui  pendant  de  longs  hivers 

(Lamartine,  Milly). 

Quand  de  ses  souvenirs  la  France  dépouillée, 

Hélas!  aura  jperdu  sa  vieille  majesté, 

Lui  disputant  encor  quelque  pourpre  souillée 

Ils  riront  de  sa  nudité  ! 
Nous,  ne  profanons  point  cette  mère  sacrée. 

Consolons  sa  gloire  éplorée. 

Chantons  ses  astres  éclipsés 

(Hugo,  Odes  et  ballades). 

Mais  cette  règle  est  comme  les  précédentes,  le  poète  a  le 
droit  et  le  devoir  de  la  violer  parfois  en  vue  d'un  effet. 
D'abord  effet  de  monotonie  : 

Souvenir,  souvenir,  que  me  veux-tu?  L'automne 
Faisait  voler  la  grive  à  travers  l'air  atone, 
Et  le  soleil  dardait  un  rayon  monotone 
Sur  le  bois  jaunissant  où  la  bise  détone. 

Nous  étions  seul  à  seule  et  marchions  en  rêvant. 
Elle  et  moi,  les  cheveux  et  la  pensée  au  vent. 
Soudain,  tournant  vers  moi  son  regard  émouvant  : 
«  Quel  fut  ton  plus  beau  jour?  »  fit  sa  voix  d'or  vivant 
(Verlaine,  Poèmes  saturniens). 

Une  impression  analogue  peut  être  obtenue  par  la  répétition, 
non  pas  constante,  mais  seulement  fréquente  des  mêmes 
rimes  ou  de  rimes  assonant  entre  elles.  C'est  le  cas  dans  les 
deux  pièces  suivantes  : 

Une  aube  affaiblie 
Verse  par  les  champs 


EXPRESSION    DE    LA   MELANCOLIE  300 

La  mélancolie 
Des  soleils  couchants. 
La  mélancolie 
Berce  de  doux  chants 
Mon  cœur  qui  s'oublie 
Aux  soleils  couchants. 
Et  d'étranges  rêves, 
Comme  des  soleîls 
Couchants  sur  les  gr<?ves, 
Fantômes  vermeils, 
Défilent  sans  trêves, 
Défilent,  pareils 
A  des  grands  soleils 
Couchants  sur  les  grèves 

(Id.,  ibid.). 

Les  uit  premiers  vers  sont  sur  deux  rimes  ;  les  uit  der- 
niers assonent  entre  eux.  L'efl'et  produit  par  les  rimes  est 
renforcé  par  la  répétition  à  l'intérieur  des  vers  des  mêmes 
séries  de  sons  ou  des  mêmes  mots,  c'est-à-dire  par  la  répé- 
tition des  mêmes  impressions.  De  tout  cela  sort  un  efî'et  de 
monotonie,  et  par  suite,  dans  le  cas  particulier,  de  tristesse  et 
de  mélancolie. 

L'autre  pièce,  bien  connue,  est  d'une  facture  plus  compli- 
quée : 

Il  pleure  dans  mon  cœur 
Comme  il  pleut  sur  la  ville, 
Quelle  est  cette  langueur 
Qui  pénètre  mon  cœur  ? 

0  bruit  doux  de  la  pluie 
Par  terre  et  sur  les  toits  ! 
Pour  un  cœur  qui  s'ennuie 
0  le  chant  de  la  pluie. 

Il  pleure  sans  raison 
Dans  ce  cœur  qui  s'écœure . 
Quoi  1  nulle  trahison  ? 
Ce  deuil  est  sans  raison. 

20 


310  LE  VERS    FRANÇAIS 

C'est  bien  la  pire  peine 
De  ne  savoir  pourquoi, 
Sans  amour  et  sans  haine, 
Mon  cœur  a  tant  de  peine 

(Id.,  Romances  sans  paroles). 

Sans  entrer  dans  le  dernier  détail  de  Tanalise,  voici  les  prin- 
cipaux éléments  qui  entrent  en  jeu  dans  cette  pièce.  D'abord 
la  répétition  des  mêmes  voyelles  dans  l'intérieur  des  vers  et  à 
la  rime,  chaque  strofe  ayant  le  même  mot  comme  première 
et  dernière  rime,  renforcé  par  la  troisième  rime: 

Il  pleMre  dans  mon  aœuv 
. . .  languewr 
. . .  aœuv 
Je  plewre  sans  raison 
Dans  cecœwr  qui  s'écœwre... 
C'est  bîen  la  pire  peme. . .  etc. 

De  là  Timpression  de  monotonie.  En  outre  le  mouvement  sac- 
cadé, sautillant  et  continu  de  la  pluie  est  exprimé  tout  le 
long  de  la  pièce  par  la  répétition  des  consonnes.  La  pluie  fisi- 
que  est  surtout  peinte  par  la  combinaison  des  occlusives  et 
des  liquides  : 

I//?/eure  dans  mon  cœur 
Comme  i//?/eut  sur  /avi//e, 
^ue//e  est  cette  /angueur 
iPui  pénètre  mon  cœur  ? 

Dans  la  strofe  suivante,  la  pluie  morale  est  surtout  exprimée 
par  la  combinaison  des  occlusives  et  des  sifflantes  : 

Il  joleure  sans  raison 
Dans  ce  cœur  ^'ui  s'écœure 
Qxxoi  !  nulle  trahison  ? 
Ce  demi  est  sans  raison  ; 

et  de  même  dans  la  strofe  suivante.  Enfin  l'affluence  des  labia- 
les p,  6,  répand  dans  toute  la  pièce  comme  une  note  sanglotante, 
cf.  2"  partie,  p.  268  à  272  ;  et  la  seconde  rime  de  chaque 


REPETITION    DES    MEMES   RIMES  311 

strofe,  qui  n'a  pas  de  correspondante,  mais  rappelle  en  géné- 
ral par  sa  voyelle  une  autre  rime,  une  autre  note  de  la  pièce  : 
ville  pluie ^  écœure-cœur,  toits-pourquoi,  donne  à  tout  le  mor- 
ceau quelque  chose  de  vague  et  d'imprécis. 

«  La  rime  répétée  multipliant  ses  consonances  uniformes 
représente  en  quelque  sorte  les  modulations  ou  les  variations 
d*un  thème  unique  »,  remarque  M.  Ch,  Comte,  Les  stances 
libres  dans  Molière^  \).^1^  à  propos  tX" Amphitryon ,  Les  trois 
passages  de  cette  pièce  que  nous  citons  ci-après  sont  indi- 
qués par  lui  : 

Ce  ne  sont  point  des  badinages. 

Le  moi  que  j'ai  trouvé  tantôt 
Sur  le  moi  qui  vous  parle  a  de  grands  avantages  ; 

11  a  le  bras  fort,  le  cœur  haut  : 

J'en  ai  reçu  des  témoignages  ; 
Et  ce  diable  de  moi  m'a  rossé  comme  il  faut  : 

C'est  un  drôle  qui  fait  des  rages. 

(Molière,  Amphitryon,  II,  1). 

C'est  avec  droit  que  mon  abord  vous  chasse 
Etque  de  me  fuiren  tous  lieux 
Votre  colère  me  menace  : 
Je  dois  vous  être  un  objet  odieux: 
Vous  devez  me  vouloir  un  mal  prodigieux  ; 
Il  n'est  aucune  horreur  que  mon  forfait  ne  passe. 

D'avoir  offensé  vos  beaux  yeux. 
C'est  un  crime  àblesser  les  hommes  et  les  Dieux, 
Et  je  mérite  enfin,  pour  punir  cette  audace. 
Que  contre  moi  votre  haine  ramasse 

Tous  ses  traits  les  plus  furieux. 
Mais  mon  cœur  vous  demande  grâce. . . 

{lUd.,  II,  6)  ; 

«larime  asuivijusqu'auboutles  répétitions  d'une  même  idée  » 
(Ch.  Comte,  p.  57). 

La  reproduction  des  mêmes  rimes  dans  le  même  ordre  peut 
servir  à  reausser  le  parallélisme  de  deux  développements  : 


312  LE  VERS  FRANÇAIS 

Amph.  —  Est-ce  que  du  retour  que  j'ai  précipité 
Un  songe,  cette  nuit,  Alcmène,  dans  votre  âme 

A  prévenu  la  vérité  ? 
Et  que  m'ayant  peut-être  en  dormant  bien  traité, 

Votre  cœur  se  croit  vers  ma  flamme 

Assez  amplement  acquitté  ? 
Aie.  —  Est-ce  qu'une  vapeur,  par  sa  malignité, 

Amphitryon,  a  dans  votre  âme 
Du  retour  d'hier  au  soir  brouillé  la  vérité? 
Et  que  du  doux  accueil  duquel  je  m'acquittai 

Votre  cœur  prétend  à  ma  flamme 

Ravir  toute  l'honnêteté  ? 

{Ihid.,  II,  2). 

Même  effet  produit  par  des  rimes  assonant  toutes  entre 
elles  ou  du  moins  se  rappelant  les  unes  les  autres,  car  Vè  et 
Yé  n'assonent  pas  puisqu'ils  n'ont  pas  le  même  timbre,  mais 
se  rappellent  nettement  : 

Nègres  de  Saint-Dommgue,  après  aomhien  d'années 

De  farouche  silence  et  de  stupidité, 

Vos  peuplades  sans  nombre,  au  soleil  enchaînées, 

Se  sont-elles  de  terre  enfm  déracinées 

Au  souffle  de  la  haine  et  de  la  liberté  ? 

C'est  ainsi  qu'aujourd'hui  s'évezUent  tes  pensées, 

0  RoUal  c'est  ainsi  que  bondissent  tes  fers, 

Et  que  devant  tes  yeux  des  torches  insensées 

Courent  à  l'infini,  traversant  les  déserts 

(Musset,  Rolla). 

De  même  une  accumulation  de  faits  analogues,  une  énumé- 
ration  d'idées  parallèles  sera  bien  mise  en  relief  par  des 
rimes  assonant  ou  se  rappelant  : 

L'impie  Achab  détruit,  et  de  son  sang  trempe' 
Le  champ  que  par  le  meurtre  il  avo?'t  usurpe  ; 
Près  de  ce  champ  fatal  Jézabel  immolée, 
Sous  les  p/eds  des  chevaux  cette  reene  foulée, 
Dans  son  sang  inhumam  les  ch?ews  désaltérés, 
Et  de  son  corps  hideux  les  membres  déchirés  ; 


ACCUMULATION    D  IDEES    PARALLELES  313 

Des  prophètes  menteurs  la  troupe  confondue, 
Et  la  flamme  du  ciel  sur  Tautel  descendue  ; 
Elie  aux  éléments  parlant  en  souveram, 
Les  cieui  par  lui  fermes  et  devenus  d'airain, 
Et  la  terre  trois  ans  sans  pluie  et  sans  rose'e  ; 
Les  morts  se  ranimant  à  la  vois.  d'Elisée 

(Racine,  Athalie,  I,  I). 

Fais-lui  valoir  l'hymen  où  je  me  suis  rangée  : 
Dis-lui  qu'avant  ma  mort  je  lui  fus  engagée  ; 
Que  ses  ressentiments  doivent  être  effacés  ; 
Qu'en  lui  laissant  mon  fils  c'est  l'estimer  assez. 
Fais  connoztre  à  mon  fils  les  héros  de  sa  race; 
Autant  que  tu  pourras  conduis-le  sur  leur  trace  : 
Dis-lui  par  quels  exploits  leurs  noms  ont  éclate', 
Plutôt  ce  qu'ils  ont  fait  que  ce  qu'ils  ont  été'; 
Parle-lui  tous  les  jours  des  vertus  de  son  père  ; 
Et  quelquefois  aussi  parle-lui  de  sa  mère. 
Mais  qu'il  ne  songe  plus,  Céphise,  à  nous  venger: 
Nous  lui  laissons  un  maztre,  il  le  doit  ménage?' 

(Id.,  Andromaque,  IV,  I). 

Je  ne  crois  pas  que  sur  la  terre 
Il  soit  un  lieu  d'arbres  planté 
Plus  célébré,  plus  visité, 
Mieux  fa?t,  plus  joli,  plus  hanté, 
Mieux  exercé  dans  l'art  de  plaire, 
Plus  examiné,  plus  vanté. 
Plus  décrit,  plus  lu,  plus  chanté. 
Que  l'ennuyeux  parc  de  Versailles 

(Musset,  Sur  trois  marches  de  marbre  rose). 

Quand  il  passait  devant  les  vieillards  assemblés. 
Sa  présence  éclairait  ces  sévères  visages  ; 
Par  la  chaîne  des  mœurs  pures  et  des  lois  sages 
A  son  cher  Danemark  natal  il  enchaîna 
Vingt  îles,  Fionie,  Arnhout,  Folster,  Mena; 
Il  bâtit  un  grand  trône  en  pierres  féodales  ; 
Il  vainquit  les  saxons,  les  pietés,  les  vandales, 

20* 


314  LE  VERS  FRANÇAIS 

Le  celte,  et  le  borusse,  et  le  slave  aux  abois, 
Et  les  peuples  hagards  qui  hurlent  dans  les  bots 

(Hugo,  Le  parricide). 

Et  maintenant  que  l'homme  avait  vide  son  verre, 
Qu'il  venait  dans  un  bouge,  à  son  heure  dernière 
Chercher  un  lit  de  mort  où  Ton  pût  blasphémer; 
Quand  tout  était  fini,  quand  la  nuit  éternelle 
Attendait  de  ses  jours  la  dernière  étincelle, 
Qui  donc  au  moribond  osait  parler  d'aimer? 

(Musset,  Rolld). 

La  même  impression  d'insistance  et  d'accumulation  peut 
être  produite  par  les  rimes  léonines  : 

Le  peuple  est  mutine',  nos  amis  assembles, 
Le  tyran  effraye,  ses  confidents  troubles 

(Corneillk). 

Et  quoi  que  nous  distons,  et  quoi  que  nous  songtons, 
Les  euménides  sont  dans  les  religtons 

(Hugo,  Fraternité). 

Les  exemples  suivants  sont  un  peu  plus  compliqués.  Ce  ne 
sont  plus  toutes  les  rimes  qui  se  rappellent,  mais  seulement 
la  majorité  des  rimes;  mais  la  note  de  leurs  voyelles  se  réper- 
cute à  l'intérieur  des  vers  dans  toute  la  tirade  : 

Sur  quels  pieds  tombez-vous,  parfums  de  Madeleine  ? 

Où  donc  vibre  dans  l'atr  une  voix  plus  qu'humaine  ? 

Qui  de  nous,  qui  de  nous  va  devenir  un  Dieu? 

La  Terre  est  aussi  vieille,  aussi  dégénére'e, 

Elle  branle  une  tète  aussi  désespérée 

Que  lorsque  Jean  parut  sur  le  sable  des  mers, 

Et  que  la  moribonde,  à  sa  parole  sainte 

Tressaillant  tout  à  coup  comme  une  femme  enceinte, 

Sentit  bondir  en  elle  un  nouvel  univers. 

Les  jours  sont  revenus  de  Claude  et  de  Tibère  ; 

Tout  ici,  comme  alors,  est  mort  avec  le  temps. 

Et  Saturne  est  au  bout  du  sang  de  ses  enfants  ; 

Mais  l'espérance  humaine  est  lasse  d'être  mère, 


INSISTANCE   PAR   LA    RIME  3  15 

Et  le  sein  tout  meurtri  d'avoir  tant  allaite, 
Elle  fait  son  repos  de  sa  stérilité 

(Musset,  Rolla). 

L'idée  d'accumulation  appelle  naturellement  Tidée  d'insis- 
tance ;  on  insiste  sur  une  idée  en  la  répétant  sous  des  formes 
différentes,  mais  analogues,  en  accumulant  les  faits  identi- 
ques, les  arguments  parallèles.  Nous  avons  déjà  vu  que 
l'insistance  se  peint  en  accumulant  les  répétitions  et  les  rap- 
pels des  mêmes  sons  à  l'intérieur  des  vers  ;  mais  la  rime  est 
la  place  où  les  sons  sont  le  plus  en  relief;  c'est  donc  la  meil- 
leure place  pour  les  mettre  en  lumière.  Le  moyen  le  plus 
élémentaire  d'insister  par  la  rime  est  d'i  répéter  le  même 
mot. 

On  les  fera  passer  pour  cornes, 

Dit  l'animal  craintif,  et  cornes  de  licornes 

(La  Fontaine). 

Un  moyen  plus  compliqué  mais  plus  artistique  d'insister 
est  de  mettre  à  la  rime  des  rappels  de  sons  et  de  les  réper- 
cuter dans  l'intérieur  des  vers  : 

Trois  ans,  —  les  trois  plus  beaux  de  la  belle  jeunesse,  — 

Trois  ans  de  volupté,  de  délire  et  d'ivresse. 

Allaient  s'évanouir  comme  un  songe  léger, 

Comme  le  chant  lointain  d'un  oiseau  passager. 

Et  cette  triste  nuit,  —  nuit  de  mort,  —  la  dernière,  — 

Celle  où  l'agonisant  fait  encor  sa  prière. 

Quand  sa  lèvre  est  muette,  —  où,  pour  le  condamna, 

Tout  est  si  près  de  Dieu,  que  tout  est  pardonne',  — 

11  venai't  la  passer  chez  une  fille  infâme 

(Musset,  Rolla). 

Quand  le  développement  a  une  certaine  étendue,  il  peut  i 
avoir  plusieurs  séries  de  rimes  qui  assonent  entre  elles  ou  se 
rappellent.  Tel  le  passage  suivant  du  discours  de  Thémisto- 
cle  où  il  n'i  a  guère  que  des  rimes  en  é  (è)  et  en  i,  ce  qui  est 
un  moyen  d'accumuler  les  arguments  et  de  les  rendre  plus 
frappants,  de  les  marquer  chacun  davantage.  Il  faut  noter  en 


316  LE  VERS  FRANÇAIS 

outre  que  dans  ce  cas  particulier  les  voyelles  des  rimes  sont 
des  voyelles  claires,  c'est-à-dire  incisives: 

Eurybiade,  à  qui  Pallas  confie  Athéne, 

Noble  Adymanthe,  fils  d'Ocyre,  capitame 

De  Cormthe,  et  vous  tous,  prmces  et  chefs,  sachez 

Que  les  dieux  sont  sur  nous  à  cette  heure  penches; 

Tandis  que  ce  conseil  hésite,  attend,  van'e, 

Je  vois  pomdre  une  larme  aux  yeux  de  la  patree; 

La  Grèce  en  deuil  chancelle  et  cherche  un  pomt  d'appMi. 

Rois,  je  sens  que  tout  ment,  demam  trompe  aujourd'hui, 

Le  jour  est  louche,  Yair  est  fuyant,  Tonde  est  lâche; 

Le  sort  est  une  main  qui  nous  tient,  puis  nous  lâche  ; 

J'esteme  peu  la  vague  instable,  mais  je  dis 

Qu'un  gouffre  est  moms  mouvant  sous  des  pieds  plus  hardis 

Et  qu'il  faut  traiter  l'eau  comme  on  traite  la  vie, 

Avec  force  et  dédam  ;  et,  n'ayant  d'autre  envie 

Que  la  bataille,  ô  grecs,  je  la  voudrais  tenter  ! 

Il  est  temps  que  les  coeurs  renoncent  à  douter, 

Et  tout  sera  perdu,  peuple,  situ  n'opposes 

La  fermeté  de  l'homme  aux  trahisons  des  choses. 

Nous  sommes  de  fort  près  par  Némésis  suivis, 

Tout  penche,  et  c'est  pourquoi  je  vous  dis  mon  avis. 

Restons  dans  ce  détroit.  Ce  qui  me  détermine, 

C'est  de  sauver  Mégare,  Egine  et  Salamine, 

Et  je  trouve  prudent  en  même  temps  que  fier 

De  protéger  la  terre  en  défendant  la  mer 

(Hugo,  Le  détroit  de  VEuripe). 

Nous  n'avons  marqué  parmi  les  toniques  que  les  e  (e,  é,  è^) 
et  les  i.  Mais  à  i  regarder  de  plus  près  on  trouve  une  série 
d'éclatantes  a  qui  préparent  et  entourent  la  rime  lâche  :  Je 
VOIS  poindre  une  larme. . .,  la  vague  instable,  —  quelques  6 
qui  préparent  la  rime  opposes^  choses:  Et  qu'il  faut  traiter 
'eau...,  enfin  des  répétitions  plus  isolées:  je  sens  que  tout 
ment. ..y  Le  jour  est  lowche...,  prudent  en  même  temps. . .,  en 
défendant...,  —  deux  premiers  émistiches  rimant  ensemble: 


Tout  penche,  et  c'est  pourquoi*. 
Restons  dans  ce  détroit 


RAPPELS   INTÉRIEURS    DES   RIMES  317 

Dans  l'exemple  suivant  il  i  a  encore  plus  de  variété  parce 
qu'il  est  plus  long  et  que  les  idées  i  sont  plus  diverses.  Nous 
i  trouvons  des  rimes  en  voyelles  claires  et  d'autre  part  en 
voyelles  sombres  suivant  les  nuances  d'idées  exprimées  ;  c'est 
dans  la  pièce  de  Hugo  intitulée  Quelqu'un  met  le  holà  : 

1°  Discours  des  lions  aux  rois: 

Rois,  Téchevèlement  que  notre  tête  épaisse 
Secoue  en  sa  colère  est  de  la  même  espèce 
Que  l'avalanche  énorme  et  le  torrent  des  monts. 

Vous,  et  vos  légions,  voms,  et  vos  escadrons, 

Quand  nous  y  penserons  et  quand  nows  le  voudrons, 

0  prmces,  nous  ferons  de  cela  des  squelettes. 

Lâches  vous  frissonnes  devant  des  amulettes  ; 

Mais  noMs  les  seuls  puissants,  nous  maîtres  des  sommets, 

Nous  rugissons  toujowrs  et  ne  prions  jamais; 

Car  noMS  ne  craignons  rien.  Puisqu'on  nous  a  fait  betes, 

N'importe  qui  peut  bien  existe?'  sur  nos  têtes 

Sans  que  nows  le  sachions  et  que  noMS  y  songions. 

Vous  les  rois,  le  ciel  noir,  plem  de  religions, 

Vous  voit,  mams  jomtes,  vils,  prosternes  dans  la  powdre; 

Mais,  toMt  rempli  qu'il  est  de  tempête  et  de  fowdre. 

De  rayons  et  d'éclairs,  il  ne  sait  pas  si  nous, 

Qui  sommes  les  lions,  nous  avons  des  genowx. 

Il  i  a  dans  ce  morceau  deux  notes  principales,  l'une  claire 
(è,  ey,  et  l'autre  sombre  fou,  on)  qui  convient  parfaitement  à 
l'expression  d'un  sourd  grondement.  Il  faut  i  ajouter  quelques 
répétions  d'éclatantes:  Que  l'avalanche  énorme  et  le  torrent.., 
—  Vous  les  rois,  le  ciel  noir. . .,  Vous  voit. . .,  —  enfin  des 
premiers  émistiches  rimant  ou  assonant  ensemble  : 

Vous,  et  vos  légions. . . 
Quand  nous  y  penserons. . . 
O  princes,  nous  ferons. . .  — 
Car  nous  ne  craignons  rien. . . 
N'importe  qui  peut  bien. . . 

2°  Discours  de  Dieu  aux  lions: 

Vous  êtes  les  lions,  moi  je  suis  Dieu.  Crinières, 
Ne  vous  hérissez  pas,  je  vous  tiens  prisonnières. 


318  LE   VERS   FRANÇAIS 

Toutes  vos  griffes  sont  devant  mon  doigt  lev^, 

Ce  qu'est  sous  une  meule  un  grain  de  sénevé; 

Je  tolère  les  rois  comme  je  vous  tolère  ; 

La  grande  patience  et  la  grande  colère, 

C'est  moi.  J'ai  mes  dessems.  Brutes  et  rois,  tyrans, 

Tremblez,  eux  les  mangeurs  et  vous  les  dévorants. 

Sachez  que  je  suis  là.  J'abazsse  et  j'humilie  ; 

Je  tiens,  je  tords,  je  courbe,  et  je  lie  et  délie 

La  vague  adriatique  et  le  vent  syrien  ; 

Je  suis  celui  qui  prouve  à  tous  qu'ils  ne  sont  rien; 

Je  suis  toute  l'aurore  et  je  suis  toute  l'ombre; 

Je  suis  celui  qui  sème  au  hasard  et  sans  nombre, 

Et  qui,  lorsqu'il  lui  plaît,  donne  des  millio^îs 

D'astres  au  firmament  et  de  powx  aux  lions. 

Nous  avons  là  successivement  toutes  les  notes  :  claire  (e,  è), 
éclatante  (a,  an),  aiguë(i),  sombre (o?/, on),  cette  dernière  étant 
réservée  comme  il  convient  à  la  menace  finale  sous  forme  d'un 
sourd  grondement.  Nous  n'avons  marqué  dans  le  texte,  pour 
n'en  pas  compliquer  l'aspect,  que  deux  notes,  la  claire  et  la 
sombre.  La  note  éclatante  apparaît  surtout  dans  les  vers  : 

I>a  grande  patience  et  la  grande  colère, 

C'est  moi.  J'ai  mes  desseins.  Brutes  et  rois,  tyrans, 

Tremblez,  eux  les  mangewrs  et  vous  les  dévorants. 

Sachez  que  je  suis  là.  J'abaisse  et  j'humilie  ; 

Je  tiens,  je  tords,  je  courbe,  et  je  lie  et  délie 

La  vague  adriatique  et  le  vent  syrien. 

La  note  aiguë  commence  à  : 

J'abaisse  et  j'humilze; 

Je  tiens,  je  tords,  je  courbe,  et  je  \ie  et  déh'e 
La  vague  adriatique  et  le  vent  syrien, 

et  se  poursuit  presque  jusqu'à  la  fin  par  :  Je  suis...  quatre 
fois  répété,  et  par:         Et  qui... 

On  pourrait  relever  enfin  pour  être  complet  (car  cette  obser- 
vation rentre  dans  un  chapitre  précédent)  les  répétitions  de 
consonnes  qui  contribuent  aussi  à  insister  sur  chaque  idée  : 
Je  tiens,  je  toi'às,  je  courbe,  etc. 


TROISIÈME  PARTIE 


L'ARMONIE 

DU   VERS    FRANÇAIS 


c  Le  caractère  agréable  ou  désagréable 
des  sensations  est  réglé  par  des  lois  scien- 
tifiques qu'il  ne  serait  pas  impossible  de 
déterminer  un  jour  ». 

(M.  GuYAU,  Vart  au  point  de  vue 
sociologique). 


Tout  le  monde  parle  de  Tarmonie  des  vers  en  ce  sens  que 
chacun  dit  parfois:  Ce  vers  est  très  arraonieux,  ou  ce  vers 
n'est  pas  armonieux.  Demandez  aux  personnes  qui  paraissent 
être  les  plus  compétentes  en  ces  matières  sur  quoi  elles 
fondent  de  pareils  jugements.  Elles  vous  répondront  que  c'est 
affaire  de  sentiment.  Ce  sentiment  est- il  précis?  Non;  car  il 
diffère  d'une  personne  à  une  autre  et  chez  la  même  personne 
suivant  les  circonstances  ou  les  dispositions  d'esprit.  Un  vers 
dit  d'une  certaine  manière  paraîtra  arraonieux  à  beaucoup 
de  personnes  qui  le  trouveront  inarmonieux  s'il  est  dit  autre- 
ment. Prenez  deux  vers  au  asard  et  demandez  lequel  des 
deux  est  le  plus  armonieux  ;  vous  verrez  la  plupart  de  vos 
interlocuteurs  fort  embarrassés  et  parmi  les  personnes  qui  se 
décideront  à  prendre  parti,  à  peu  près  la  moitié  seront  en 
faveur  de  l'un,  et  l'autre  moitié  en  faveur  de  l'autre.  Ce  senti- 
ment est  donc  beaucoup  trop  vague  pour  pouvoir  servir  de 
critérium. 

Les  traités  de  versification  française,  quand  ils  parlent  de 
l'armonie,  répètent  en  général  le  précepte  de  Boileau  : 

Fuyez  des  mauvais  sons  le  concours  odieux, 

ce  qui  veut  dire,  en  interprétant  ce  vers  de  la  façon  la  plus 
favorable  :  faites  des  vers  armonieux.  Mais  en  quoi  cela  con- 
siste-t-il  ?  Boileau  ne  paraît  pas  l'avoir  bien  su  lui-même,  car 
beaucoup  de  ses  vers  sont  totalement  dépourvus  de  toute 
espèce  d'armonie  ;  tel,  sans  aller  chercher  plus  loin,  le  second  de 
VArt  poétique  : 

Pense  de  l'art  des  vers  atteindre  la  hauteur. 

21 


322  LE  VERS  FRANÇAIS 

Il  faut  pourtant  remarquer  qu'il  i  a  certains  vers,  en  fort 
petit  nombre,  que  l'on  s'accorde  presque  unanimement  à 
trouver  merveilleusement  armonieux  : 


de  quel  amour  blessée 

Vous  mourûtes  aux  bords  où  vous  fûtes  laissée 


(Racine). 


Sur  la  plage  sonore  où  la  mer  de  Sorrente 
Déroule  ses  flots  bleus 


(Lamartine). 

On  craint  qu'il  n'essujât  les  larmes  de  sa  mère 

(Racine). 

Un  frais  parfum  sortait  des  touffes  d'asphodèle 

(Hugo). 

Voici  la  verte  Ecosse  et  la  brune  Italie 

(Musset). 

Booz  ne  savait  point  qu'une  femme  était  là, 
EtRuth  ne  savait  point  ce  que  Dieu  voulait  d'elle 

(Hugo). 

La  généralité  du  sentiment  qui  considère  ces  vers  comme 
particulièrement  armonieux  doit  reposer  sur  quelque  chose 
de  réel.  En  les  examinant  de  près  on  doit  pouvoir  trouver 
en  eux  en  quelque  sorte  le  substratum  de  ce  sentiment.  Ce 
n'est  évidemment  pas  l'idée  qu'ils  expriment  ;  il  n'i  a  guère 
que  le  troisième  que  l'on  pourrait  déclarer  beau  à  cet  égard. 
Le  second  et  surtout  le  cinquième,  qui  ne  contient  que  des 
noms  propres  et  leurs  épitètes,  ne  signifient  même  à  peu  près 
rien.  Ce  n'est  pas  non  plus  que  les  poètes  i  aient  évité  la 
répétition  des  mêmes  consonnes  :  le  second  contient  3  s,  4  r, 
et  3  /  ;  le  troisième  3  /,  3  r,  2  s,  2  m,  2  c  ;  le  quatrième  4  /,  3 
r,  3  c?,  2  t.  Ce  n'est  pas  le  ritme  ;  nous  avons  dans  ces  vers 
les  principaux  tipes  ritmiques  de  l'alexandrin  classique,  et  la 
preuve  que  ce  n'est  pas  là  ce  qui  rend  un  vers  armonieux, 
c'est  qu'il  i  a  un  si  grand  nombre  de  vers  ritmés  de  la  même 
manière  qui  n'exercent  pas   le  moindre  charme   sur  notre 


d'où   provient   l'aRMONIE  ?  323 

oreille.  Quel  est  donc  le  seul  élément  commun  à  ces  différents 
vers?  la  musique;  une  musique  vague  et  rudimentaire,  mais 
pourtant  délicieuse.  Elle  est  produite  évidemment  par  les 
voyelles,  sons  qui,  nous  Tavons  déjà  vu,  peuvent  dans  une 
certaine  mesure  être  considérés  comme  des  notes. 

Mais  tous  les  vers  de  douze  sillabes  ont  douze  de  ces  sortes 
de  notes  ;  comment  se  fait-il  qu'ils  ne  soient  pas  tous  égale- 
ment armonieux?  La  réponse  est  évidente  :  c'est  que  ce  ne 
sont  pas  les  mêmes  notes  et  qu'elles  ne  sont  pas  disposées  de 
la  même  manière.  Pour  prendre  une  comparaison  dans  un 
art  différent  de  la  poésie,  la  musique  proprement  dite,  choi- 
sissez dans  un  beau  morceau  une  suite  de  douze  notes, 
brouillez-les  et  mettez-les  dans  un  ordre  quelconque,  vous 
obtiendrez  la  plupart  du  temps  quelque  chose  de  tout  à  fait 
incoérent. 

Il  faut  que  ces  voyelles  se  suivent  dans  un  certain  ordre: 
voilà  tout  le  secret  de  l'armonie  du  vers  français.  Mais  énon- 
cer ce  jugement,  ce  n'est  pas  dévoiler  le  secret.  Les  vers 
précédemment  cités  ne  présentent  pas  les  mêrnes  voyelles 
dans  le  même  ordre.  Les  deux  premiers  ont  cependant  quel- 
que chose  de  commun  qu'il  est  bon  d'examiner  de  près.  Ils 
sont  tous  deux  divisés  par  le  ritme  en  groupe  de  trois  sillabes; 
or  dans  le  premier  les  trois  voyelles  du  troisième  groupe 
sont  la  répétition  dans  le  même  ordre  des  trois  voyelles  du 
premier:  uuû  j  uuû.  Dans  le  second  vers  les  trois  dernières 
voyelles  du  second  émistiche  reproduisent  à  peu  près  les  trois 
dernières  voyelles  du  premier.  La  dernière  est  nasale,  mais 
elle  a  à  peu  près  le  même  substratum  oral  o  que  celle  à  laquelle 
elle  correspond  :  èdo  \  èoo''.  Cela  suffit-il?  évidemment  non, 
puisque  des  vers  qui  présentent  la  même  reproduction  exacte 
où  à  peu  près  de  trois  sons  ne  sont  pas  particulièrement 
armonieux  : 

Là  le  coteau  poursuit  le  coteau  qui  recule 

(Lamartine). 

D'ailleurs  les  cinq  autres  vers  que  nous  avons  cités  ne  pré- 
sentent pas  le  même  fénomène  ;  et  pour  prendre  de  nouveau 
une  comparaison  à  la  musique,  que  penserait-on  d'un  frag- 


324  LE  VERS  FRANÇAIS 

ment  de  douze  notes  dans  lequel  Fauteur,  après  avoir  porté 
toute  son  attention  sur  le  choix  et  la  disposition  de  six  notes, 
aurait  laissé  au  asard  le  soin  de  déterminer  et  d'ordonner  les 
six  autres?  11  paraît  donc  nécessaire  que  les  deux  autres 
groupes  de  trois  vojelles  concourent  pour  une  part  égale  à 
l'armonie  de  l'ensemble.  Pourtant  ils  ne  se  reproduisent  pas 
de  la  même  manière  ;  mais  nous  avons  vu  dans  le  second  vers 
que  la  reproduction  n'était  qu'approximative.  Cela  doit  sug- 
gérer l'idée  de  rechercher  si  une  simple  correspondance 
de  sons  de  même  nature  ou  de  même  qualité  ne  produirait  pas 
un  effet  analogue  à  celui  qui  résulte  de  la  reproduction  pro- 
prement dite.  Les  deux  mesures  que  nous  avons  laissées  de 
côté  dans  le  second  vers  paraissent  confirmer  cette  ipotèse  : 
sur  la pla-  \  oh  la  mer  fournissent  les  voyelles ûa  a  \  u  a  è.he 
premier  groupe  contient  une  voyelle  palatale  suivie  de  deux 
voyelles  non  palatales;  le  second  groupe  contient  une  voyelle 
palatale  précédée  de  deux  voyelles  non  palatales.  C'est  bien 
ce  que  nous  avait  donné  vous  mourû-  \  où  vous  fû- ,  deux 
voyelles  non  palatales  suivies  d'une  voyelle  palatale.  Seule- 
ment dans  le  cas  que  nous  considérons  maintenant  l'ordre 
desfonèmes  est  renversé  d'un  groupe  à  l'autre.  Dans  les  deux 
groupes  -ge  sonore  \  de  Sorrente  il  n'i  avait  pas  de  voyelle 
palatale,  mais  une  certaine  voyelle  è  suivie  d'une  autre  voyelle 
0  répétée  ;  c'est  quelque  chose  d'analogue  évidemment.  Il 
semble  que  ces  constatations  nous  font  pénétrer  plus  avant 
dans  la  nature  de  ces  groupes  de  3  voyelles,  et  qu'ils  sont 
constitués  en  dernière  analise  par  un  élément  d'une  certaine 
nature  et  deux  éléments  d'une  certaine  nature  différente.  Si 
nous  examinons  les  deux  groupes  laissés  de  côté  dans  le 
premier  vers  : -^es  aux  bords  |  -tes  laissée^  nous  i  trouvons  bien 
encore  une  voyelle  commune  é,  mais  les  deux  autres  ne  se 
correspondent  pas,  elles  s'opposent,  les  unes  n'étant  point 
palatales  tandis  que  les  autres  le  sont:  èôo  \  éèé.  Dans  les 
deux  groupes  sur  lapla  \  ou  la  mer  nous  avions  trouvé  oppo- 
sition dans  l'ordre  des  éléments,  ici  nous  trouvons  opposition 
dans  leur  nature  :  ce  second  fénomène  ne  doit  pas  plus  nous 
surprendre  que  le  premier. 

Voyons  si  les  résultats  obtenus  s'appliquent  aux  autres  vers 
que  nous  avons  cités: 


CORRESPONDANCES   VOCALIQUES  325 

On  craint  qu'il  n'essujât  les  larmes  de  sa  mère. 

Les  groupes   de   trois  voyelles  se  correspondent  bien  deux 
à  deux,  l'ordre  des  éléments  i  étant  renversé  :  u^  è""  i  \  è  i  a  \\ 
é  a  è  \  è  a  è. 

Un  frais  parfum  sortait  des  touffes  d'asphodèle. 

Ici  il  i  a  une   difficulté  :  les  deux   derniers   groupes  é  u  è  \ 
a  0  è  se  correspondent  bien  en  ordre  inverse,  mais  les  deux 
premiers    ne    se    correspondent  pas.   Dans  le   premier     la 
voyelle  palatale  est  entre  les  deux  autres,  dans  le  second  elle 
les  suit. 

Voici  la  verte  Ecosse  et  la  brune  Italie. 

Difficulté  analogue  :  a  i  a  et  è  e  o  ne  se  correspondent  pas. 

Faut-il  en  conclure  que  nous  nous  sommes  engagé  sur  une 
mauvaise  voie  et  que  les  correspondances  que  nous  avions 
relevées  et  qui  semblaient  expliquer  ce  que  nous  cherchons, 
étaient  dues  à  un  pur  asard  ?  Avant  d'abandonner  la  ques- 
tion, il  sera  prudent  de  l'examiner  de  plus  près  et  de  s'assu- 
rer que  nous  n'avons  négligé  aucun  de  ses  éléments. 

Pourquoi,  lorsque  nous  avons  étudié  les  deux  premiers  vers, 
avons-nous  considéré  leurs  voyelles  par  groupes  de  trois, 
plutôt  que  par  groupes  de  quatre  ou  de  deux  ou  de  six  ? 
parce  que  nous  nous  sommes  laissé  guider  par  le  ritme  qui 
divise  ces  deux  vers  en  quatres  tranches  égales  et  que  nous 
avions  été  frappé  de  la  correspondance  vocalique  de  deux  de 
ces  tranches  dans  le  second  vers  :  -ge  sonore  \  de  Sorrente, 
Mais  dans  le  premier  vers  nous  avions  quatre  sillabes  de 
suite  se  correspondant  dans  les  deux  émistiches  :  vous  mou- 
rûtes I  où  vous  fûtes.  Ne  pouvions-nous  pas  dire  qu'il  i  a  dans 
ce  vers  deux  groupes  de  quatre  sillabes  se  reproduisant  et 
deux  groupes  de  deux  sillabes  aux  bords  \  laissée  se  corres- 
pondant par  opposition?  Rien  ne  nous  prouve  en  efi'et  à 
priori  que  les  voyelles  doivent  se  grouper  pour  l'armonie 
comme  pour  le  ritme.  Le  second  vers  ne  s'accommode  pas 
de  cette  division  en  4,  2-4,  2  car  si  sonore  et  Sorrente  se  cor- 
respondent bien,  sur  la  plage  et  où  la  mer  de  ne  se  correspon- 


320  LE  VERS  FRANÇAIS 

dent  pas.  Mais  un  groupe  de  quatre  sillabes  équivaut  évidem- 
ment àdeux  groupes  de  deux  sillabes.  N'est-ce  pas  par  groupes 
de  deux  que  les  voyelles  se  correspondent  ? 

Premier  vers  :  w  w  |  w  w  ||  w  é  |  w  é  ||  6  ô  \  è  é. 

Le  deuxième  vers  s'accommode  aussi  de  cette  division,  mais 
les  groupes  qui  se  correspondent  ne  sont  pas  disposés  dans  le 
même  ordre  dans  chaque  émistiche 

sur  la  I  mer  de  [|  plage  \  où  la\\  sonore  |  Sorrente  ; 

cette  correspondance  n'est  pas  facile  à  saisir. 

On  craint  qu'il  n'essuyât  les  larmes  de  sa  mère  ; 

i  j      1  ,   I 

ceci  va  bien  :  les  deux  divisions  extrêmes  de  chaque  émisti- 
che se  correspondent  entre  elles  et  les  deux  divisions  inter- 
médiaires s'opposent  l'une  à  l'autre  ;  le  rapport  est  facile  à 
saisir. 

Un  frais  parfum  sortait  des  touffes  d'asphodèle  ; 

i     ^      i          ^*     ^^     "'  Zi       '      I      ^ 

I  I  I  I 

même  observation. 

Voici  la  verte  Ecosse  et  la  brune  Italie 
a    i     a  è       é  à        é    a     û   i    a   i 

Les  quatres  premières  divisions  et  la  sixième  se  reproduisent 
très  bien,  mais  la  cinquième  est  d'un  tipe  différent. 

Et  Ruth  ne  savait  point  ce  que  Dieu  voulait  d'elle  ; 
é    û        è     a        (?    <?"        è    é        ou        è    è 

même  observation  :  la  cinquième  division  ne  correspond  à 
aucune  des  cinq  autres. 

Résumons :1a  division  en  groupes  de  trois  dont  s'accommo- 
dent bien  les  trois  premiers  vers   ne  convient  pas  au  qua- 


GROUPEMENT  DES  VOYELLES         327 

trièmeja  division  en  groupes  de  deux  dont  peuvent  s^accom- 
moderles  quatres  premiers  ne  convient  ni  au  cinquième  ni  au 
septième.  Inutile  d'examiner  les  divisions  en  groupes  de  qua- 
tre ou  en  groupes  de  six,  puisque  ce  sont  des  multiples  de  la 
division  en  groupes  de  deux. 

Nous  savons  qu'au  point  de  vue  du  ritme  les  vers  ne  sont 
pas  tous  divisés  de  la  même  manière  ;  pourquoi,  en  ce  qui 
concerne  l'armonie,  n'i  aurait-il  qu'un  seultipe?Le  deuxième 
vers  qui  s'accommode  si  bien  de  la  division  en  groupes  de 
trois  voyelles  tandis  que  la  correspondance  des  groupes  de 
deux  voyelles  i  est  à  peu  près  insaisissable  est  précisément 
divisé  par  le  ritme  en  groupes  de  trois  sillabes.  Le  quatrième 
vers  n'est  pas  divisible  en  groupes  de  trois  voyelles  tandis  que 
la  correspondance  des  groupes  de  deux  i  est  très  claire  ;  or  le 
ritme  divise  précisément  ses  sillabes  en  4,  2-2,  4,  c'est-à-dire 
en  groupes  de  deux  ou  en  multiples  de  deux.  Le  cinquième 
vers  n'est  divisible  ni  en  groupes  de  trois  voyelles  ni  en  grou- 
pes de  deux  ;  mais  comment  est-il  ritmé  ?  en  2,  4-3,  3  ; 

Voici  la  verte  Ecosse  et  la  brune  Italie  ; 
aiaèéoéaû       i    a    i 

or  les  trois  premiers  groupes  de  deux  sillabes  se  correspon- 
dent parfaitement  et  il  en  est  de  même  des  deux  groupes  de 
trois  voyelles  du  second  émistiche.  Le  même  sistème  très  clair 
convient  aussi  très  bien  au  sixième  et  au  septième  vers  qui 
sont  ritmés  de  la  même  manière. 

Voilà  le  secret  de  l'armonie  du  vers  français  :  elle  résulte^ 
de  la  correspondance  des  voyelles  groupées  par  deux  ou  par 
trois,  les  deux  sistèmes  pouvant  se  rencontrer  dans  le  même 
vers.  L'armonie  étant  l'effet  produit  sur  l'oreille  par  certaines 
correspondances  de  sons  groupés  d'une  certaine  manière, 
n'existe  pas  en  deors  de  l'oreille  qui  la  perçoit.  S'il  n'i  a  pas 
d'oreille  pour  entendre  ces  sons,  les  grouper  et  les  comparer, 
Tarmonie  n'existe  pas.  Sans  doute  il  en  reste  le  substratum, 
elle  subsiste  en  puissance,  mais  elle  n'a  de  réalité  qu'à  con- 
dition d'avoir  une  réalisation.  Les  deux  principales  opérations 
qu'exécutent  l'oreille  et  l'esprit  pour  arrivera  percevoir  l'ar- 


328  LE   VERS  FRANÇAIS 

monie  sont  le  groupement  des  voyelles  et  la  comparaison  des 
groupes.  Si  les  groupes  qui  se  correspondent  se  suivent  immé- 
diatement ou  sont  disposés  d'une  façon  simétrique,  une  oreille 
délicate  et  un  peu  exercée  perçoit  instantanément  leur  cor- 
respondance et  par  conséquent  est  satisfaite  :  c'est  dire  que 
le  vers  est  armonieux.  Si  la  correspondance  n'existe  pas,  le 
vers  n'a  pas  d'armonie  ;  si  les  groupes  qui  se  correspondent 
ne  sont  pas  disposés  d'une  façon  simétrique,  l'oreille  aura 
grand  peine  à  en  percevoir  les  rapports  et  le  vers  sera  peu 
armonieux.  Il  résulte  évidemment  de  là  que  moins  il  i  aura 
de  groupes  dans  un  vers  plus  il  sera  facile  à  l'oreille  de  saisir 
leurs  rapports  et  leurs  correspondances,  et  d'autre  part  que 
plus  il  i  aura  de  groupements  possibles,  plus  il  i  aura  de  chan- 
ces pour  que  l'oreille  saisisse  au  moins  l'un  d'entre  eux. 
Mais  qu'est-ce  qui  détermine  les  groupes  ?  l'oreille  ;  et  qu'e?t- 
ce  qui  la  guide  dans  ce  travail  ?  les  divisions  les  plus  marquées 
du  vers,  celles  qui  sont  dues  aux  césures  ou  coupes,  aux 
accents  ritmiques  ou  toniques.  Donc,  puisque  l'armonie  est 
d'autant  plus  grande  qu'elle  est  plus  facile  à  saisir,  les  vers 
les  plus  armonieux  sont  ceux  dans  lesquels  les  groupements 
de  voyelles  coïncident  avec  les  groupements  de  sillabes 
déterminés  par  le  ritme  ;  ce  ne  sont  que  des  oreilles  très 
fines  et  très  perfectionnées  qui  peuvent  arriver  à  saisir  les 
rapports  de  groupements  différents. 


La  nature  des  voyelles  nous  est  connue  depuis  la  deuxième 
partie,  et  nous  savons  exactement  quelles  sont  celles  qui  se 
correspondent  et  celles  qui  s'opposent.  Mais,  avant  d'aborder 
l'étude  des  exemples,  il  est  bon  d'insister  un  peu  sur  la  façon 
dont  les  voyelles  se  groupent  au  point  de  vue  de  l'armonie  et 
sur  la  structure  des  divers  groupements. 

Nous  venons  de  voir  qu'elles  vont  par  trois,  par  deux,  par 
quatre  multiple  de  deux,  ou  par  six  multiple  de  deux  et  de 
trois.  Nous  appellerons  les  groupes  de  trois  des  triades^  les 
groupes  de  deux  des  di'ades,  les  groupes  de  quatre  des  tétrades 
et  les  groupes  de  six  des  exades. 

La  triade  a  un  sens,  une  direction  dont  le  point  de  départ 
est  marqué  par  la  place  du  son  qui  est  seul   de  son  espèce. 


DEFINITIONS  329 

Elle  est  progressive  si  ce  son  unique  est  le  premier  des  trois, 
régressive  s'il  est  le  dernier,  embrassée  s'il  est  entre  les  deux 
autres.  Dans  ce  vers  de  M.  de  Heredia: 

Tu  revois  ta  jeunesse  et  ta  chère  villa, 
û  è  a         a  é  è  é  a  è       è  i  a 

la  première  est  progressive,  la  deuxième  est  régressive,  et  les 
deux  autres  embrassées. 

Dans  les  triades  composées  de  trois  voyelles  de  la  même 
classe,  de  trois  voyelles  claires  par  exemple,  si  Tune  d'elles 
est  aiguë  elle  est  le  point  de  départ  de  la  triade  et  vice  versa  ; 
si  elles  sont  toutes  trois  aiguës,  ou  si  aucune  ne  Test,  le  sens 
de  la  triade  risque  de  n'être  pas  net,  par  absence  de  modula- 
tion, et  aussitôt  l'a^monie  du  vers  court  la  chance  d'être  faible 
ou  nulle.  Pourtant  si  c'est  la  même  voyelle  qui  est  répétée 
trois  fois,  celle  qui  est  tonique  se  distingue  des  autres  par 
son  intensité  particulière  ;  il  en  est  de  même  si  la  voyelle 
tonique  est  nasale,  les  autres  ne  l'étant  pas.  Des  observations 
analogues  s'ap[)liquent  aux  triades  composées  de  trois  voyelles 
graves  ;  mais  comme  la  distance  est  beaucoup  moindre  pour 
l'oreille  entre  une  sombre  et  une  éclatante  qu'entre  une  claire 
et  une  aiguë,  il  faut  pour  que  la  triade  soit  constituée,  que 
la  sombre  soit  en  même  temps  la  tonique,  ou  que  les  deux 
atones  soient  sombres  la  tonique  étant  éclatante,  ou  que  la 
tonique  soit  nasale  les  deux  atones  ne  Tétant  pas,  ou  vice 
versa  : 

Je  suis  veuf,  je  suis  seul,  et  sur  moi  le  soir  tombe  ; 
è      i      è      è      i      è      é    û      a    é    a    u^ 
j  p--  j  ^^^ 

(Hugo,  Booz). 

la  dernière  triade  est  suffisamment  déterminée  parce  que  la 
sombre  est  tonique. 

Les  grelots  des  troupeaux  palpitaient  vaguement 
é      è     6        é      U      6       aie        a    é    o" 

(1d.,  Ihid.]\ 


330  LE   VERS  FRANÇAIS 

la  dernière  triade  est  suffisamment  déterminée  parce  que  la 
nasale  est  tonique. 

S'il  i  a  deux  fois  la  même  voyelle  accompagnée  d'une 
autre  voyelle  de  la  même  espèce,  comme  dans  tu  lui  dis,  -ye 
sonore,  c'est  évidemment  cette  dernière  qui  se  distingue  des 
autres.  Enfin  si  une  voyelle  se  trouve  dans  les  deux  triades 
qui  se  correspondent,  les  autres  voyelles  étant  différentes, 
c*est  cette  voyelle  répétée  qui  détermine  la  direction  de  la 
triade,  comme  dans  -  tes  aux  bords,  -  tes  laissée. 

Deux  triades  se  correspondent  en  ordre  direct  : 

Vous  mourûtes  aux  bords  où  vous  fûtes  laissée 
uuw  éôôuuwéèé 

I . 

ou  en  ordre  inverse  : 

Sur  le  marbre  votif... 
û     e     a.      e     à    i 

en  se  reproduisant,  comme  dans  l'exemple  précédent,  ou  en 
s'opposant,  la  voyelle  unique  étant  claire  dans  l'une  et  grave 
dans  l'autre,  les  deux  voyelles  de  même  nature  étant  graves 
dans  l'une  et  claires  dans  l'autre  : 

Ce  n'est  plus  votre  fils,  c'est  le  maître  du  monde, 
é    è    û         ô     é    i       è    é     è       é     û     w^ 

r  i  ~^  ^~^n  I 

enfin  en  se  reproduisant  pour  l'un  des  éléments  et  s'opposant 
pour  Fautre  : 


i 


Les  triades  se  correspondent  deux  à  deux  comme  les  rimes 
plates,  de  deux  en  deux  comme  les  rimes  croisées,  en  kiasme 
comme  les  rimes  embrassées. 


DEFINITIONS  331 

Des  observations  analogues  s'appliquent  aux  diades.  Elles 
sont  drtes  égales  quand  leurs  deux  voyelles  appartiennent  à 
la  même  catégorie  : 

Et  Ruth  ne  savait  point. .. 
é      û        é    a     è      e^ 

I I  I 

et  inégales  dans  le  cas  contraire  : 

Voici  la  verte  Ecosse... 
a    i    a    è    é    ô 

Les  diades  inégales  sont  beaucoup  plus  armonieuses  jque 
les  égales,  parce  qu'elles  possèdent  une  modulation  qui  fait 
défaut  aux  autres. 


LES   VERS    EN   TRIADES  * 

L'armonie  de  ces  vers  est  d'autant  plus  facile  à  saisir, 
c'est-à-dire  d'autant  plus  grande  : 

1°  Que  leurs  triades  se  correspondent  en  ordre  direct; 

2"  Qu'elles  se  correspondent  deux  à  deux; 

30  Qu'elles  se  reproduisent  au  lieu  de  s'opposer; 

4°  Que  Tarmonie  est  décomposable  en  un  plus  grand  nom- 
bre de  sistèmes. 

La  correspondance  des  triades  est  tout  à  fait  comparable 
à  celle  des  rimes  et  produit  sur  Toreille  un  effet  analogue.  Il 
en  résulte  que,  de  même  que  les  rimes  plates  n'ont  nullement 
besoin  d'être  riches,  de  même  la  ressemblance  des  triades 
doit  être  d'autant  plus  grande  et  leur  correspondance 
d'autant  plus  facile  à  saisir  que  celles  qui  se  correspondent 
sont  plus  éloignées  l'une  de  l'autre: 

P  Les  triades  se  correspondent  deux  à  deux,  comme  les 
rimes  plates.  Il  peut  i  avoir  quadruple  répétition  de  la  même  : 

La  Floride  apparut  sous  un  ciel  enchanté 
a    ô    i      a    a  û       u     é^    è   0^     0^  é 

(Heredia,  Jouvence). 
ou  en  exades: 


*  Nous  devons  prévenir  le  lecteur  qu'un  simple  examen,  même  atten- 
tif, de  ce  qui  suit,  ne  suffira  pas  pour  le  mettre  en  état  d'apprécier  par 
|ui-mème  l'armonie  d'un  vers.  Il  sera  nécessaire  qu'après  s'être  bien  péné- 
tré des  définitions  préliminaires  il  s'exerce  sur  mille  ou  deux  mille  vers 
de  suite.  Quand  il  aura  étudié  ainsi  mille  vers  la  plume  à  la  main,  puis 
mille  vers  par  son  oreille  seule,  l'éducation  de  cette  dernière  sera  suffi- 
sante pour  qu'il  saisisse  du  premier  coup  le  degré  d'armonie  d'un  vers. 


GROUPEMENTS   MULTIPLES  33  3 

OU  euôn  en  diades  : 

a      à    i     a     a    û       m     ê"    è   o"      o"    é 


Mais  moi,  je  ne  verrai 

Ni  Toiseau  revenir  ni  la  feuille  renaître 
i    a      6      é    é  i      i   a    é      é    é     è 


(Hugo,  Burgraves). 


ou  en  exades  : 

T 


ou  enfin  en  diades  : 

i    a     ô     é    é  t       t    a      é    é 


^r^T     —    " 


Les  deux  exemples  suivantsprésententlesmêmessistèmes  de 
correpondances.  Pourabrégernousnouscontenteronsdetrans- 
crire  les  voyelles  sans  répéter  les  combinaisons  d'accolades  et 
de  traits,  et  dorénavant  nous  n'indiquerons  plus  en  général 
qu'un  sistème  de  correspondances. 

C'est  ma  mère,  et  je  veux  ignorer  ses  caprices 
è      a      è       é     é    ô      i    ô    é     é    a     i 

(Racine,  Britannicus). 

L'étranger  est  en  fuite,  et  le  juif  est  soumis 
é    0°   é      è    0^     i       é    è    i      eu    i 

(Id.,  Athalie). 

Mais  ce  fénomène  est  rare;  le  plus  souvent  la  seconde 
triade  correspond  à  la  première  et  la  quatrième  à  la  troisième, 
sans  qu'il  i  ait  correspondance  d'un  émistiche  à  l'autre: 

Tu  n'es  pas  remonté  comme  l'aigle  à  son  aire 
û     è     a     è    v""  é       à    è    è         a     u^  è 

(Musset,  Namouna). 


334  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  par  là  le  génie  est  semblable  à  l'amour 
é  a  a       é  é  i        è  o""  a  a  a  u 

(Id.,  Ibid.). 

Un  poète  est  un  monde  enfermé  dans  un  homme 
é"    ô    è        è    e°  u°^         o^    è  é        o"^    e"    ô 

(Hugo,  Légende). 

Fatigués  de  porter  leurs  misères  hautaines 
a  i  é      è    à    é  è  i  è  é   6   è 

(Heredia,  Les  conquérants). 

D'un  côté  le  soleil  et  de  l'autre  la  nuit 
é^  ô  é      é  ô  è         é  è  6  é  a  i 

(Hugo,  Le  retour  de  V empereur). 

Où  jamais  un  soupir  ne  resta  sans  écho 
u  a    è      è^    u    i     è  è  a     o""  é  6 

(Baudelaire,  Leshos). 

Un  matin,  dans  la  plaine  il  rencontre  un  berger 
e°  0  6?"       0""      a     è         i  o°   w°  e°  è  é 

(Hugo,  Le  roi  de  Perse). 

Et  leur  source  est  profonde  à  donner  le  vertige 
é  è  u  è    à  u"  a  ô  é         è  è  i 

(Id.,  Eviradnus). 

Vers  sa  chute  à  grands  pas  chaque  jour  s'achemine 
è     a    û  a    0^    a       a    é    u       a     è    i 

(Racine,  Britannicus). 

J'ai  voulu  que  des  cœurs  vous  fussiez  l'interprète 
é    u  û  è    é   è         u   û     é       e^    è   è 

(Id.,  Bérénice). 

On  ignore  s'il  voit,  on  ne  sait  s'il  entend 
w°     i    ô       é  i  a        u"  é  é       i  o^  o° 

(Hugo,  Petit  roi  de  Galice). 

Et  reçoivent,  la  nuit,  la  visite  des  aigles 
é  é  a  é  a  i         a  i  i        è     é     è 

(Id.,  Les  rayons  et  les  ombres). 


CORRESPONDANCE   DEUX   A   DEUX  335 

Chacun  d'eux  voit  son  crime,  et  le  reste  est  chimère 
a  e'n  0         a  ^^°  i  é  é  è  è   i   è 

{Id.,  Inferi). 

Et  la  ronce  se  mit  à  pousser  là-dessus 
e'flM"        é  é  i     a  u  é       a  è  û 

(Id.,  La  Comète), 

N'ayant  pu  l'éveiller,  il  s'était  endormi 
è  o"*  û         é  è  é         i  é  è       o°  c)  i 

(Id.,  Petit  Paul). 

Elle  donne  un  baiser  confiant  et  sans  crainte 
è  è  0  é^  è  é      U""  i  o°        é  o°  e° 

(Id.,  Segrais). 

Une  femme  ne  vit  et  ne  meurt  que  d'amour 
û  é  a      é  é  i       é  è  è  é  a  u 

(Musset,  Les  marrons  du  feu). 

Labourer  des  champs  d'ombre  arrosés  par  l'Erèbe 
a  u  é        é  0^  u^        a  à  é  a    é    è 

(Heredia,  Le  laboureur). 

Sa  parole  semait  la  puissance  des  charmes 
a  a  ô      è  é  è         a  i  o^  è  é  a 

(Id.,  Jason  et  Médée). 

Il  avait  tout  le  jour  travaillé  dans  son  aire 
i  a   è      u  è  u  a  a  é        o""     u"^     è 

(Hugo,  Booz  endormi). 

Un  serment 

Dure  autant  qu'un  pourpoint,  —  parfois  plus,  souvent  moins 
û  ô  0^  é°  M  en  a  a  û  u    o^    e^ 

(Id.,  Burgraves). 

Les  moissons,  pour  mûrir,  ont  besoin  de  rosée 
é  au^  uû  i  u^  é  e^        é  ô  é 

(Musset,  Nuit  d'octobre). 

Dioscures  brillants,  divins  frères  d'Hélène 
i  à  û        é  i  0""  i  t^  è  è  é  è 

(Heredia,  Pour  le  vaisseau  de  Virgile), 


386  LE  VERS  FRANÇAIS 

Mes  amis  à  présent  me  conseillent  d'en  rire 
é  a  i        a  é  o°  e  w"  <?  é    o^    i 

(Musset,  Namounà), 

Les  grands  sphinx  qui  jamais  n'ont  baissé  la  paupière 
é  0^  e""  i  a  è  u^  è  é  a  6  è 

(Herkdia,  Vision  de  Khem). 

Laisse  là  tes  moutons,  viens  conduire  des  hommes 
è  è  a       é    u    u''         e""    u""    i  è    é    à 

(La  Fontaine,  X,  10). 

Le  vieillard  souriant  poursuivait  son  chemin 
è   é  a  u  i  0^  aie        w°    é  e° 

(Hugo,  Bur graves). 

Et  je  suis  le  moins  las,  moi  qui  suis  le  plus  vieux 
é  é  i  é  e^  a  a  i  i  é  û  ô 

(1d.,  Aymerillot). 

Il  commande  au  soleil  d'animer  la  nature 
i  0    0"^  6     0     è    a  i  é        a    a  û 

(R^ci^E,  A thalie). 

2»  Les  triades  se  correspondent  de  deux  en  deux^  comme  les 
rimes  croisées.  Pour  plusieurs  des  exemples  cités  dans  la  classe 
précédente  on  aurait  pu  songer  à  ce  second  tipe  de  corres- 
pondance ;  mais  les  correspondances  les  plus  simples  et  les 
plus  immédiates  sont  celles  qui  frappent  le  plus  aisément 
l'oreille  et  il  convient  de  ne  citer  dans  cette  seconde  classe 
que  les  vers  qui  visiblement  ne  rentrent  pas  dans  la  précé- 
dente : 

Admirable  portrait  qu'il  n'a  point  achevé 
a     i    a        é  ô  è  ?'   a    e^        née 


(MvssKT,  Namouna). 

Sous  l'azur  triomphal,  au  soleil  qui  flambloie 
U  a  û  i  u^  a  ô  à  è        i  b""  a 

(Hbredia,  Le  Cydnus). 


CORRESPONDANCE    DE    DEUX   15N    DEUX  337 

Et  ce  fut  là-dessus  qu'il  se  fit  musulman 
é    é    û      a    è    û      i    é    i      û     û    o° 

(Musset,  Namouma), 

Chez  ces  peuples  dorés  qu'a  bénis  le  soleil 
é     é    è      è    0    é      a    é    i      è    ô    è 

(Id.,  ibid.). 

Le  printemps  sur  la  joue  et  le  ciel  dans  le  cœur 
é    e"  0°     w     a     w      é    é     è      o°  è     é 

(Id.,  Une  bonne  fortune). 

J'écoutais  cependant  cette  simple  harmonie 
eue      é    0°  o^     è    é    e""     a    d    i 

(Id.,  Une  soirée  perdue). 

Le  linceul  était  rouge  et  Kanut  frissonna 
é    e°   é      é    è    U      é    a    û      i    ô    a 

(Hugo,  Le  parricide) . 

Ne  fais  pas  un  forfait  plus  affreux  que  le  mien  ! 
é    è    a      é""  ô    è      û    a  ô      è    é    e^ 

(Id.,  Les  Burgraves). 

Laisse-toi  conseiller  par  le  ciel  radieux 
€    è    a      u^  è    é         a    é    è      a   i  ô 

(Id.,  Les  rayons  et  les  ombres). 

La  comtesse  à  son  bras  s'appujait  en  silence 
a    u^  è      a    u^  a      aie      o"   i    o^ 

(Musset,  Portia). 

Cependant  son  visage  était  calme  et  serein 
ê    0°  0°     u^  i    a      é    è     a       é    è    e'^ 

(Id.,  ibid,). 

Tout  tremblait,  tout  fuyait,  d'épouvante  saisi 
u    0^  è      u    i    è      é    u  0^     é  è  i 

(Hugo,  Burgraves). 

22 


338  LE  VERS  FRANÇAIS 

Il  s'en  va  dans  l'abîme  et  s'en  va  dans  la  nuit 
i    0"^  a      0""   a    i      é    o^  a      o""  a     i 

1d.,  Légende). 

La  naissance  et  la  mort  sont  deux  coups  de  sonnette 
a     è     6°     é    a     0      u^  ô    u      è    à     è 

(Id.,  ihid). 

C'est  que  l'un  est  la  griffe  et  que  l'autre  est  la  serre 
è     è     è"^     è    a     i      é    è     à      è    a    è 

(Id.,  Eviradnus). 

Nous  couchons  sur  la  pierre  et  buvons  aux  ruisseaux 
u    u     u^     û    a    è       é    û    w^     6    i    ô 

(h).,  Légende). 

Souviens-toi  que  Cybèle  est  la  mère  commune 
we"a      è    i    è      è    a    è      è     à    û 

(Chénier,  Idylles). 

Je  le  sais,  mais  enfin  je  vous  aime,  et  je  crains 
è    è    é      è    0^  e°     é    u    è      é    è    e° 

(Corneille,  Polyeucte). 

Sur  sa  lèvre  entr'ouverte  oubliant  sa  prière 
û    a    è      0^  u    è      u    i    0^      aie 

(Musset,  Nuit  de  mai). 

Les  petits  et  les  grands  sont  égaux  à  leurs  yeux 
é    è     i      é    é    0^      u^  é    6       a    è  ô 

(La  Fontaine,  XII,  21). 

3*  Les  tî'iades  se  correspondent  en  kiasme,  comme  les  rimes 
embrassées,  c'est-à-dire  la  première  à  la  quatr-àme  et  la 
seconde  à  la  troisième  : 


CORRESPONDANCE   EN  KIASME  339 

Tout  m*afflige  et  me  nuit  et  conspire  à  me  nuire 

(Racine,  Phèdre). 

u    a    i       é    ê    i       é    u^    i       a    ê    i 

Il  Tavait  à  son  brick  emportée  en  causant 
i    a    è      a    u°  i      o°   o     é      o°  6    o" 

(Musset,  Namouna). 

Pour  savoir  si  son  Christ  est  monté  sur  la  croix 
u    a    a      i    u^   i     è    u"  é      û     a    a 

(Id.,  ibid). 

Et  le  mien  a  pour  lui  qu'il  n'est  point  historique 
é    e    e°     au    i       i    é    e"     i    à    i 

(Id.,  ibid.). 

. .  .on  eût  dit  que  sa  mère 
L*avait  fait  tout  petit  pour  le  faire  avec  soin 
a    è    è      u    é     i      u    è    è      a    è    e^ 

(Id.,  ibid.). 

Leur  prêta  son  grand  sein  aux  mamelles  fécondes 
é     è    a      w"*  0°  e°      6    a    è      é    é    u^ 

(Heredia,  Aphrodite). 

Et  le  ciel  fait  l'airain  comme  il  fait  le  héros 
é    è    è        è    è    e^     0  i  è      è    é    6 

(Hugo,  Légende). 

Hippolyte  rêvait  aux  caresses  puissantes 
i    d     i       è     è    è       6     a     è      è     i    o^ 

Baudelaire,  Femmes  damnées). 

Cette  fleur  avait  mis  dix-huit  ans  à  s'ouvrir 
è    é     é      a     è    i      i    i    o^      a     u  i 

(Musset,  Portià). 


340  LE  VERS  FRANÇAIS 

N'avait  fait  resplendir  les  soleils  éclatants 
a    e    e      e    6°^  i      é    à     h      é  a  o^ 

(Heredia,  Aphrodite). 

Baiserait  sur  son  front  la  beauté  de  son  cœur 
è     é     è      û     u^   u^       a     6    é      é  a^  é 

(Musset,  Namouna). 

La  raison  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure 
a    è    u^       û    û    ô      è    u     u      a     è    é 

(La  Fontaine,  I,  10). 

Que  de  soins  m'eût  coûtés  cette  tête  charmante 
è     è     e^     û     u    é      è    é     è      é     a    0"" 

(Racine,  Phèdre). 

Et  nul  n'a  disputé. . . 

Leur  inerte  poussière  à  l'oubli  du  cercueil 
é    i    è      è     u    è      a     u    i      û    è    é 

(Heredia,  Sur  le  livre  des  amours). 


II 


LES   VEKS    EN    DIADES 


En  principe  les  vers  en  diades  sont  moins  armonieux  que 
les  vers  en  triades,  parce  que  le  nombre  des  divisions  étant 
plus  grand,  l'attention  risque  davantage  de  se  disperser  et 
de  s'égarer.  C'est  dire  que  les  vers  en  diades  sont  d'autant 
plus  armonieux  que  leurs  éléments  se  correspondent  dans  un 
ordre  plus  simple  et  plus  régulier.  Voici,  par  ordre  d'arraonie 
décroissante,  les  différents  tipes  que  nous  rencontrons  ;  nous 
désignons  les  six  diades  par  les  nombres  l,  2,  3,  4,  5,  6. 

Il  peut  i  avoir  sextuple  reproduction  de  la  même  diade  : 

Nos  nuits,  nos  belles  nuits  !  nos  belles  insomnies  ! 

6     i        6     e        è     i        6     è        ce*        à     i 

^^  ..^^      ^^  .^p.^       .^p.      .^p. 


(Musset,  Don  Puez). 


ou  en  tétrades  : 


ou  en  exarles 


Avait  dans  ses  grands  yeux  quelque  mélancolie 
a  è      0^  é      6^  ô      è  é       ê  o^       à  i 

(Id.,  Une  bonne  fortune) . 


3  42  LE  VERS  FRANÇAIS 

Il  devenait  tout  miel,  tout  sucre  et  tout  caresse 
i     é      é    è      u    è      u    û      é    u      a    è 

(Id.,  Namouna). 

Un  vieux  pirate  grec  l'avait  trouvé  gentille 
é""  ô      i    a      è    è      a    è      u     é      o°  i 

(Id.,  ihid) 

mais  c'est  un  cas  assez  rare  ;  voici  les  autres  tipes  : 
1-2-3,4-5-6  : 

La  langue  de  ton  peuple,  ô  Grèce,  peut  mourir 
a  0°      è     è      u^  é      ô    è      é    ô      u    i 

nzi_ijzi_jir'  "7^  ^-^  ^^p 

(Id.,  Les  vœux  stériles). 

Vêtu  de  probité  candide  et  de  lin  blanc 
è  û      ê  ô      i  é      0°  i      é  é      e^  o° 

(Hugo,  Booz) 

Lorsque  la  fosse  attend  il  faut  qu'on  y  descende 
ô    é      a    ô      a    0^     i    ô      u""  i      é     o^ 

(Musset,  Portia). 

Penchant  ton  front  qu'argenté  une  précoce  neige 
0"  0°     vj^  u^     a    0""     û    è      é    0      è    è 

(Heredia,  L'exilée). 

Il  n'en  faut  point  douter,  vous  vous  plaindrez  toujours 
i    0"^     ô    e"^     u    é      u    u      e^  é      u    u 

(Racine,  Britannicus). 

1-2,  3-4,  5-6  : 

Par  quel  seraient  d'enfer  êtes- vous  donc  lié? 
a    è      è  0"      0"  <?      è    é       u   u"^      i    é 

(Musset,  Don  Paez). 


CORRESPONDANCE   DEUX   A    DEUX  343 

Si  ce  n'est  pas  un  fou,  ce  serait  donc  un  dieu 
lé      è    a      è^  u      è    è      è  u^      é°  o 

(Hugo,  La  Vérité). 

Il  lui  donna  lui-même  un  sac  plein  de  pistoles 
i    i      à    a      i    è      ê°  a       e^  è      i    à 

(Musset,  Namouna). 

Les  tièdes  voluptés  des  nuits  mélancoliques 

é    è      è    0      il    é      é    i      é    o^     à    i 

(1d.,  Lucie). 

Mortelle,  subissez  le  sort  d'une  mortelle 

0  è      é  û      lé      è  0      û  è      ô  è 

(Racine,  Phèdre), 

Les  larmes  du  matin  qui  pleuvent  goutte  à  goutte 

é    a      é    û      a    e^     i    è      eu      au 

(Herkdia,  Pan). 

Car  la  lumière  est  femme  et  se  refuse  aux  vieux 

a    a      û    è      è    a      é    é      è     û      6     ô 

(Hugo,  Eviradnus). 

1-2,3-6,4-5: 

Entre  le  pauvre  et  vous,  vous  prendrez  Dieu  pour  juge 
0^  é       è     6       eu       U    0°     é     ô       u     û 


(Racine,  Athalie). 

L'archange  à  son  sommet  vient  aiguiser  son  glaive 
a     0""    a    u^     ô    è      t^  è      i    é      w°  <? 

(Hugo,  Les  montagnes). 

Mais  un  précoce  automne  avait  passé  sur  elle 
èé°      é  0      ô  0      a  è      a  é      û  è 

(Musset,  Don  Paez). 


34  4  LE   VERS  FRANÇAIS 

Les  Faunes  indolents  couchés  dans  les  roseaux 
é  6      é  e^     ô  0^     u  é      6^  é      à  6 

(1d.,  RoUa). 

Fit  au  ruisseau  céleste  un  lit  de  diamant 
i  6      i  ô       é  è      e"  /      ê  i      a  o^ 

(Id.,  Une  bonne  fortune). 

Qui  tous  auroient  brigué  l'honneur  de  l'avilir 
tu      ô  è      i  é      ô  è      é  a      i  i 

(Racine,  Britannicus) . 

Pour  que  l'agneau  la  broute  il  faut  que  l'herbe  pousse 
u  é      a  6      au      i  6      ê  è      eu 

(Hugo,  Archiloque). 

1-4,  2-3,  5-6  : 

Je  sais  que  tout  déplaît  aux  yeux  d'une  captive 
é  é      eu      é  è      6  ô      û  è      ai 


(Racike,  Iphigénie), 

Etinceler  l'azur  des  mers  Adriatiques 
ée^ééaûéèaiai 

(Heredia,  La  dogaresse). 

Fit  son  bûcher  suprême  et  son  premier  autel 
i  u^     û  é      û  è      e  0"     è  é      ô  è 

(Id.,  Sur  l'Othrys). 

La  peine  d'acquérir,  le  soin  de  conserver 
a  è      é  a      é  i      é  e*     é  u"^     è  é 

(La  Fontaine,  X,  5). 

Tu  dresses  des  autels  aux  Monts  hospitaliers 
û  è      è  é      ô  è      6  u^     à  i      a  é 

(Heredia,  L'exilée). 


CORRESPONDANCES   DIVERSES  345 

1-4,  2-5,  3-6  : 

Cet  homme  au  front  serein  vient  de  la  part  de  Dieu 
èô6u'^ée^e''éaaéô 

^>p.  v.^         v^         s^p.         s^  s^ 


(Hugo,  Les  lions). 

Le  sabre  est  un  vaillant,  la  bombe  une  traîtresse 
é  a      è  é"      a  0"      a  u^      û  ê      è  è 

(II).,  Le  cimetière  d'Eylau). 

1-3,  2-5,  4-6  : 

Avec  des  sons  de  flûte  et  des  frissons  de  soie 
a   '('      é  u^      é  û      é  é      i  u"^      é  a 

*r    -f^   -^  -,-    ~  ~ 


(Heredia,  Le  Cyclnus). 

Debout  dans  sa  montagne  et  dans  sa  volonté 
eu      0"^  a      u^  a      e  o°      a  à       m°  é 

(Hugo,  Burgraves). 

Ses  pins  sont  les  plus  verts,  sa  neige  la  plus  blanche 
é  e"^      u^  é      û  è      a  è      è  a      û  o^ 

(Id.,  Les  montagnes). 

Rien  n'appartient  à  rien,  tout  appartient  à  tous 
e°  a      a  e"^      a  e°^      u  a      à"-  e      au 

(Musset,  Namouna). 

Essoufflez-vous  à  faire  un  bœuf  d'une  grenouille 
eu      eu      a  è      é"^  è       û  è      eu 

(Id.,  iUd.). 
1-6,  2-5,3-4: 

Et  que  le  vent,  la  nuit,  tordait  au  flanc  des  monts 
é    é      e   0"       ai      o     è      6   o""       é  u"" 

I  I 

(Hugo,  Burgraves^, 


346  LE  VERS    FRANÇAIS 

D'Anvers  à  Ratisbonne,  et  de  Liibeck  à  Spire 

0  °é      a  a      i  à      é  é      û  è      ai 

(Id.,  ihid.). 

On  est  si  bien  tout  nu,  dans  une  large  chaise 
u"^  è      i  e^      u  û      0^  û      è  a      è  è 

(Musset,  Namouna). 

1-6,  2-3,  4-5  : 

Ah!  passe  vite,  ami,  ne  pèse  point  sur  elle 

a  a      é  i      ai      é  è      é  e^      û  è 
„      „      „      „       T 


(Heredia,  Épigramme  funéraire). 

L'attente  d'être  heureux  devient  une  souffrance 
a  0^      é  è      é  ô      é  e^      û  é      u  o^ 

(Musset,  Don  Paez). 
1-3-5,  2-4-6  : 

C'était  un  bel  enfant  que  cette  jeune  mère 

é  è    è^  è     0"  0^     è  è      è  è      è  è 

"    T     "     "     "     T 


(Id.,  Une  honne  for  tune). 

Mais  j'en  veux  dire  un  point  qui  fut  ignoré  d'eux 

è  0^      ô  i      e"^  e^      i  û      i  ô      é  ô 

(Id.,  ibid.). 

Car  sa  beauté  pour  nous,  c'est  notre  amour  pour  elle 

a  a      6  é      u  u      è  ô      a  u    u  è 

(Id.,  Namouna). 

Heureux  qui  peut  dormir  sans  peur  et  sans  remords 
é  ô       i  ô      ô  i      O""  é      é  o°      é  ô 

(Herbdia,  Le  lit). 

1-6,2-4,3-5: 

Chansons,  rêves  d'amour,  rires,  propos  d'enfant 
0"^  w°      è    é      au       i    é      ô     6      o°  o"^ 

(Musset,  Lucie). 


CORRESPONDANCES    DIVERSES  34  7 

1-2-4,  3-5-6: 

J'embrasse  mon  rival,  mais  c'est  pour  l'étouffer 

0°  a       èu^       i  a      è  è  u  é      u  é 

T        "       "       "  T       T 


(Racine,  Britannicus). 

Ne  vaudrait-il  pas  mieux  que  nous  devinssions  frères 
é  6      è  i      a  6      eu      é  e^      u^  è 

(Hugo,  Mariage  de  Roland). 

Ils  vont  jusqu'à  tuer  ce  qui  n'a  pas  vécu 
î  M°      û  a      û  é      è  i      a  a      é  il 

(Id  ,  Comte  Félibien). 

C'est  imiter  quelqu'un  que  de  planter  des  choux 
è  i      i  é      è  è^      è  è      o°  é      é  u 

(Musset,  Namouna). 

N'éclaircirez-vous  point  ce  front  chargé  d'ennuis  ? 
é  è      i  é      u  e"      è  u°^      a  é      o^  i 

(Racine,  Iphigénie), 

1-4-5,  2-3-6  : 

Ainsi  notre  espérance  est  bien  souvent  trompée 
e°   i       de       é  0°      è    e^     u  o^      u'^  é 

v.^  s.^p.  .^p  „.  v^p.  .^ 


(Hugo,  Burgravea). 

1-2-6,  3-4-5  (c'est-à-dire  1-2-6,  3  -4-5  : 

Le  champ  qui  les  reçut  les  rend  avec  usure 

eo^       {  /?'      é  û      éo^       a  è      û  û 

T  T  "  ^  "  r 

(RaciiNE,  Athalie). 


III 


LES  VERS  EN  TETRADES  ET  EN  EXADES 

Les  vers  en  tétrades  et  en  exades  ne  nous  arrêteront  pas 
longtemps  parce  qu'en  somme  ce  ne  sont  que  des  vers  en 
diades,  dont  les  éléments  remplissent  certaines  conditions  de 
groupement  et  de  correspondance.  On  pourrait  appeler  vers 
en  tétrades  tous  les  vers  en  diades  du  tipe  1-2,  3-4,  5-6, 
puisque  les  diades  s'i  correspondent  deux  à  deux  et  forment 
des  tétrades  par  cette  correspondance  : 

Lestièies  voluptés  des  nuits  mélancoliques 

é    è    é     ô        û    é    é    i      é    o"^   ô      i 
I !     ! I     I I 

(Musset). 

Mais  nous  avons  appelé  vers  en  triades  et  en  diades  ceux 
dans  lesquels  les  triades  et  les  diales  se  correspondent  entre 
elles;  pour  garder  ici  le  même  principe  de  dénomination, 
nous  ne  pourrons  appeler  vers  en  tétrades  que  ceux  dans 
lesquels  les  trois  tétrades  se  correspondent.  Ils  sont  rares  et 
cette  manière  de  les  diviser  n'offre  aucun  intérêt  particulier: 

Nos  nuits,  nos  belles  nuits  !  nos  belles  insomnies  ! 

6     i    ô     è        é    i    6     è        è    é°^    à     i 
I I     I  I      I I 

I ! ! 

(ID.). 

Il  i  a  même  cet  inconvénient  grave  que  la  deuxième  tétrade 
est  à  cheval  dans  les  vers  du  mode  classique  sur  la  coupe  de 
Témistiche,  d'où  discordance  entre  le  ritme  et  Tarmonie.  En 
somme  ce  mode  de  division  ne  convient  bien  qu'au  vers 
romantique  du  tipe  4,  4,  4  : 

J'ai  vu  le  jour,  j'ai  vu  la  foi,  j'ai  vu  l'honneur 
é  û  è  u  é  û  a  a  é  û  à  è 

1  "^      'I  ^      T 

(Hugo). 


VERS  EN  EXADES  349 

Où  rien  ne  tremble,  où  rien  ne  pleure,  où  rien  ne  souffre 
u     e"^   é    0^        u    e°  é    è  u    e°   e     u 

(ID.). 

On  peut  appeler  vers  en  exades  tous  ceux  dans  lesquels 
les  deux  éraistiches  se  correspondent  soit  par  reproduction 
soit  par  opposition  ,  soit  en  ordre  direct  soit  en  ordre 
inverse  : 

Quelque  croix  de  bois  noir  sur  un  tombeau  sans  nom 

è      è     a    è    a    a        w     e°  w°  d     6^  u"^ 

I ^1      I I 

I ^1 

(Musset). 

Et  rapporter  son  cœur  aux  yeux  qui  Pavaient  pris 
é    a     0    é    u^  è        6     ô     i    a     è    i 

(ID.). 

Peignant  sur  son  col  blanc  sa  chevelure  brune 
è    0"^   û     u^  0     0""       a    é    é    û     é     û 

(ID.). 

Ni  l'oiseau  revenir,  ni  la  feuille  renaître 

i    a    6     é    é    i        i    a     é     è    é    è 

(Hugo). 

Cette  fleur  avait  mis  dix-huit  ans  à  s'ouvrir 

è     é    é     a    è    i        i     i    o"^  a     u     i 

(Musset). 

Ce  qu'ici-bas  j'écris,  là-haut  Dieu  le  copie 

è    i    i    a     é    i        a     6     ô    è     à     i 

(Hugo). 

Mais  il  est  rare  que  cette  division  semble  en  quelque  sorte 
s'imposer  et  devoir  être  préférée  à  toute  autre  comme  dans 
le  second  de  ces  deux  vers  de  Musset  (Lucie)  : 

Et  toi,  charme  inconnu  dont  rien  ne  se  défend, 
Qui  fis  hésiter  Faust  au  seuil  de  Marguerite. 

i  i  é  i  é   6  ô   è   è   a   é    i 

I I        I I 

I  I 


IV 


LES   VERS   EN    DIADES    ET   TRIADES    COMBINEES 

Nous  savons  déjà  dans  quels  vers  ce  tipe  a  sa  place  natu- 
relle ;  c'est  dans  ceux  qui  sont  ritmés  à  2-4,  3-3,  —  4-2,  3-3, 
ou  3-3,  2-4.  Ce  sistème  est  très  armonieux,  plus  armonieux 
que  la  plupart  des  sistèmes  en  diades,bien  qu'il  ait  un  léger 
défaut,  à  savoir  que  les  diades  i  sont  en  nombre  impair.  Ce 
défaut  devient  surtout  sensible  quand  elles  sont  du  tipe 
égal  :  l'oreille  risque  de  s'égarer.  Les  trois  diades  doivent 
se  trouver  dans  le  même  émistiche.  Ainsi  le  vers  de  Musset 
cité  plus  aut  : 

Voici  la  verte  Ecosse  et  la  brune  Italie, 

se  divise  de  la  manière  suivante  au  point  de   vue  de  l'armo- 
nie  : 

ai        a    è        é    ô        é    a    û        i     a    i 

v^  v^p.  v^p.  ..^^  .^ 


Il  se  prêterait  également  bien  à  la  suivante  : 

ai        a    è    é        ô    é        a    û    i        a 


Cette  division  est  même  très  séduisante  sur  le  papier  parce 
que  tous  les  éléments  commencent  par  une  voyelle  éclatante 
pour  finir  par  une  voyelle  claire  et  que  les  deux  triades 
séparent  l'une  de  l'autre  les  trois  diades  avec  une  régularité 
parfaite.  Néanmoins  ce  sistème  est  dépourvu  de  toute  exis- 
tence réelle,  parce  que  le  ritme  et  les  séparations  des  mots 
empêcheront  toujours  toute  oreille  de  le  saisir. 
Voici  de  beaux  exemples  de  vers  en  diado-triades  : 


DIADO-TRTADES  351 

Ondoyaient  au  soleil  parmi  les  fleurs  des  eaux 

u^  a  è      6  ô  è      ai      é  è      é  6 
-^^T"  i  "      T      T" 

(Musset,  Rolla). 

Sont  allés  chez  Pallas  pleurer  leur  impuissance 
u^a  é      é  a  a      è  é      è  e°    i  0° 

(Racine,  Britannicus). 

L^ombre  était  nuptiale,  auguste  et  solennelle 

u^  é  è      û  i  a      6  û      é  à      a  è 

(Hugo,  Booz). 

Jadis  on  guerroyait,  maintenant  on  s'amuse 
ai      u"  è      a  è      e°  e  o"      u^  a  û 
"       "       "  ~  ~ 

(Id.,  Burgraves). 

Le  blé,  riche  présent  de  la  blonde  Cérès 
é  é      i  ê      é  0"      è  a  u""       é  é  è 

(La  Fontaine,  IX,  11). 

Jouis,  et  te  souviens  qu'on  ne  vit  qu'une  fois 

U  i      é  é      Me"      M°  é  i      û  é  a 

(A.  Chénier). 

Jamais  auprès  des  fous  ne  te  mets  à  portée 

a  è      ô  è      eu      é  é  è      a  ô  é 

(La  Fontaine,  IX,  8). 

Vit  dans  ses  larges  yeux  étoiles  de  points  d'or 
i  0^      é  a      è  0      é  a  é      è  e°  o 

(Heredia). 

Et  vous  avez  soufflé  sur  le  souffle  de  Dieu 
eu      a  é      u  é      û  è  u      è  è  ô 

(Musset,  La  coupe  et  les  leur  es). 


352  LE   VERS  FRANÇAIS 

Quand  il  voyait  passer  quelque  pauvre  glaneuse 
0^  i      a  è      a  é      è  é  6      è  a  ô 

(Hugo,  Booz). 

Et  que  ta  main  peuplait  des  oublis  de  ton  cœur 
é  è      a  e^      è  è      eu  i      è  u^  é 

(Musset,  Namouna). 

La  rive  est  aux  deux  bords  de  guerrières  jonchée 
ai      è  6      0  0       é  è  è      é  u"  é 

(Heredia,  Le  Thermodon). 

Je  les  appelle  gueux  et  voleurs,  c'est  leur  nom 
é  é      a  è      é  ô      é  ô  é      è  é  u° 

(Hugo,  Paroles  de  géant). 

LaBélisa  pas  sait  sur  sa  mule  au  galop 
a  é      i  a      a  è      û  a  û      6  a  6 

(Musset,  Don  Paez). 

Ceux  dans  lesquels  les  diades  sont  égales  sont  sensiblement 
moins  armonieux  : 

Qui  nous  vins  d'Italie,  et  qui  lui  vins  des  cieux 
i  M  e°      i  a  i      é  i      i  e°      é  ô 

^tLjj^  V  V  V 

(Id.,  Lucie). 

Mais  la  pauvre  Espagnole  au  cœur  était  blessée 
è  a  ô      è  a  ô      ô  ê      é  è      è  é 

(Id.,  Namouna). 

Plus  belle  qu'Artémis  aux  forêts  d'Ortjgie 
û  è      é  a      é  i      6  à  è      à  i  i 

I  I  I  i ^ 


(Leconte  de  Lisle). 


DIADO-TRIADES  35  3 

Booz  ne  savait  point  qu'une  femme  était  là, 
d  ô         è  a         è  e^         û  è  a         é  è  a 
Et  Ruth  ne  savait  point  ce  que  Dieu  voulait  d'elle 
é  û         è  a  è  e"  è  è  ô  u  e  e 

(Hugo,  Booz). 

Noter  que  s'il  i  avait  -pas  au  lieu  de  "point  dans  chacun  de 
ces  deux  vers,  le  sens  n'en  serait  nullement  modifié  ;  mais 
ils  perdraient  presque  toute  leur  armonie.  Elle  ne  serait  plus 
réductible  qu'en  diades  ne  correspondant  pas  aux  séparations 
des  mots. 

Pardonne,  ô  Donato  !  grâce  avant  que  je  meure 
a  à  60  a  6  a  a  0^  è  è  è 

(Id.,  Burgraves). 

Nous  sommes  à  peu  près  de  stature  pareille 
u  0        è  a        ô  è  é  a  û        é  a  è 

(Musset). 

Comme  un  soldat  blessé  que  renverse  une  balle 
0  e"        ô  a        è  é  e  0°  è  û  é  a 

(ID.). 

Tu  n'es  que  le  mangeur  de  l'abjecte  matière 
û  è        é  é        0°  e  è  a  è        é  a  è 

(Hugo,  Légmde). 

Devant  mon  empereur  que  ramène  mon  Dieu 
è  0^        u°  0»        é  é        é  a  è        é  u"  ô 

(Id.,  Burgraves) . 

Le  Bœuf  héréditaire  armoyé  sur  la  chappe 
è  é        é  é        i  è        a  a  é        û  a  a 

(Heredia,  L'estoc). 

Je  vous  dirais  qu'Hassan  racheta  Namouna 
eu        i  è        a  0^        a  é  a        a  u  a 

(Musset). 


VERS    PEU    ARMONIEUX 

Nous  venons  de  passer  en  revue  les  différents  tipes  des 
vers  dans  lesquels  les  divisions  de  l'armonie  coïncident  avec 
celles  du  ritme.  Ce  sont  les  plus  armonieux  de  beaucoup  ; 
mais  nous  avons  noté  au  passage  qu'ils  ne  le  sont  pas  tous  au 
même  degré,  que  ceux  des  dernières  classes  en  diades,  par 
exemple,  le  sont  beaucoup  moins  que  ceux  des  premières. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  tous  les  vers  qui  ne 
rentrent  pas  dans  ces  diverses  catégories  sont  totalement 
dépourvus  d'armonie.  Ils  en  ont  moins  sans  doute,  mais 
nous  pouvons  les  ranger  encore  dans  différentes  classes  et 
arriver  par  des  dégradations  successives  à  ceux  qui  n'ont  pas 
d'armonie  duHout. 

Nous  devons  dire  quelques  mots  tout  d'abord  des  émistiches 
qui  ne  sont  ritmés  ni  à  3-3,  ni  à  2-4  ou  4-2,  mais  à  1-5  ou  5-1 
ou  dans  lesquels  il  n'i  a  pas  de  division  nette.  L'oreille  peut 
être  dirigée  tout  d'abord  parla  présence  d'un  accent  tonique 
là  où  il  n'i  a  pas  d'accent  ritmique.  Cet  accent  tonique  est 
primaire  comme  dans  cet  exemple  : 

L'œil  était  dans  la  tombe  et  regardait  Caïn 
é    é    è      0""    a      u""    é      é    a      è    a      e" 

(Hugo). 

ou  secondaire  comme  dans  les  suivants: 

Pourquoi  ce  choix?  Pourquoi  cet  attendrissement? 
u     a      é    a       u     a       è    a      o""     i      é     o" 

"T~  n~  ~i~ ^ 

(ID.). 


ACCENT   TONIQUE   SECONDAIRE  355 

Dans  le  rwî'ssellement  formidable  des  ponts 
0"»    e       i    è      é    0°^  à       i    a      è    é     m° 

(ID.). 

Une  libation  de  gouttes  de  rosée 

û    è      i    a       i    u"       ê     u      è    è       ô     é 

-r.^r    T    ^  '-^  T 
I  I 

(Hehedia). 
Je  ne  songerai  plus  que  rencontre  funeste 
é     è     M°       e     é     û       è     o°     m"       é     û     è 

— I 

(La  Fontaine,  IX,  2). 

Pour  que  le  co/wpagnon  des  Naïades  se  plaise 
U     è       é     w"       au"       é     a     a      ê     è    è 

Sz_hii_i:r^  ^^ci—ir^ 

(Heredia). 

Seul  de  ses  affranchis  tu  m'es  toujours  fidèle 

é    è       é     a       0^1       û    è       u     u       i      è 
I         I      ^^       ^^      I        I     I        I     I         I 


(Racine) 


Et  TEuxinvit... 


Fuir  des  étalons  blancs  rouges  du  sang  des  Vierges 
t    é      é    a      M°     0"       u    ê      û     o°      é    è 

! I         — r—         I l        I l      -----       I i 

il  I  .Il 


(Heredia). 

Dans  tous  ces  vers  Toreille  est  nettement  guidée  par 
l'accent  tonique  secondaire  dû  à  l'accentuation  binaire.  Cet 
accent  tombe  toujours  dans  un  mot  deux,  sillabes  avant 
l'accent  tonique  principal  :  compagnori,  libatior?.  Si  l'une  des 
sillabes  qui  précède  la  finale  contient  un  e  muet  qui  ne 
se  prononce  pas  dans  la  prose,  cette  sillabe  ne  compte   pas 


356  LE   VERS   FRANÇAIS 

pour  la  place  de  l'accent  secondaire,  bien  qu'on  la  prononce 
en  poésie,  parce  que  le  mot  garde  en  vers  son  accent  secon- 
daire sur  la  même  sillabe  qu'en  prose  :  rMtssel(le)ment,  atten- 
dris(se)me7zt.  Enfin  des  expressions  comme  «  étalons  blancs, 
je  ne  verrai  plws  »  ne  forment  qu'un  mot  métrique. 

Mais  souvent  l'oreille  ne  trouvant  de  repère  nulle  part 
ésite  et  risque  de  manquer  la  division  qui  fournit  les  corres- 
pondances. L^armonie  est  faible,  et  elle  ne  subsiste  même  à 
proprement  parler  que  si  l'émistiche  est  divisible  de  deux 
manières  ;  dans  ce  cas  en  effet  l'oreille  s'arrête  forcément  à 
l'une  des  deux  : 

Aime  pour  sa  jeunesse  et  pour  sa  loyauté 
è    è      u     a      é     è      eu       a     a      6     é 

T   V  T    T   V    T 


(Hugo,  Burgraves). 

L'aube  sur  les  grands  monts  se  leva  frémissante 

de       il     é       0^     u"^       é     é     a       é     i    o^ 


I         i      I        I      I  I 


I  I 


(1d.,  Le  jour  des  rois). 


Ah!  si  la  rêverie  était  toujours  possible 
è      ê 


ai      a    e      e     i      e    e      u    u      o    i 

III         I      ^^ 


(Musset,  Namouna). 
Mais  si  vous  ne  régnez,  vous  vous  plaignez  toujours 


^itt« 

u 

e 

e 

e 

_l 

u 

\ 

u 

\ 

e 

1 

e 

1 

u     u 

1         1 

1 

\ 

1 

■ 

i      1 

1 

1 

1 

_1 

1 

J_ 

1         1 

(Racine,  Britannicus). 


ARMONIE   FAIBLE  357 

Il  arrive  aussi,  quand  c'est  le  second  émistiche  qui  n'offre 
pas  de  division  nette,  que  le  premier  indique  à  l'oreille  un 
certain  mouvement,  un  certain  sistème  de  division  et  la  guide 
alors  pour  le  second  ;  elle  n'a  plus  qu'à  se  laisser  aller  à 
l'impulsion  acquise  : 

Le  Christ  déraciné  tremble  sur  le  Calvaire 
é     i      é    a       i    é      o°     é       û    è      a    è 

(Hugo). 

Mais  l'armonie  des  vers  tels  que  les  suivants,  qui  ne  béné- 
ficient d'aucune  des  particularités  que  nous  venons  d'envisa- 
ger, est  particulièrement  faible  : 

Pâle  comme  Morphée,  et  plus  belle  que  lui 
a     é       oc       dé      é     û       è    è       è     i 


I  I 


(Musset,  Namouna) 

L'impatient  Néron  cesse  de  se  contraindre 
e"^     a       i    0"^       é    u""       è     è     è      è     u^     e"^ 

"1^    n^     n^      1^   —j—- 

(Racine). 

Être  dans  le  désert,  c'est  vivre  en  un  linceul 

è    è      0"^     é      é    è       è     i      o°     e°       e'^     é 
I  II         il         II  I       


(Hugo,  L'aigle  du  casque). 

Et  sous  mes  pinceaux  naît,  vit,  court  et  prend  l'essor 
é     U     é      6"!     6     è      i     U       e     o"       è     ô 

(Heredia). 


358  LE   VERS   FRANÇAIS 

Il  n'i  a  pas  lieu  d'insister  davantage  sur  les  vers  de  ce  tipe. 
Ceux  dans  lesquels  les  divisions  du  ritme  sont  nettes,  mais  ne 
coïncident  pas  avec  celles  de  l'armonie  nous  retiendront  plus 
longtemps.  La  plupart  d'entre  eux  ont  une  certaine  armonie, 
car  il  n'est  pas  indispensable  que  les  divisions  de  l'armonie 
concordent  avec  celles  du  ritme.  Mais  il  va  de  soi  que  lors- 
qu'il i  a  discordance  entre  ces  deux  séries  de  divisions, 
l'oreille  qui  est  dirigée  par  la  plus  forte,  la  plus  nettement 
marquée,  celle  du  ritme,  risque  fort  de  ne  pas  saisir  l'autre. 
Il  n'i  a  qu'une  oreille  délicate  et  très  exercée  qui  i  réussisse 
le  plus  souvent. 

Nons  classerons  les  vers  dans  lesquels  il  i  a  discordance 
entre  les  divisions  du  ritme  et  celles  de  l'armonie,  par  ordre 
d'armonie  décroissante. 

1°  Les  plus  armonieux  sont  ceux  dans  lesquels  le  ritme  est 
du  tipe  3-3-  4-2,  3  3-2-4  ou  2-4-3-3, 4-2-3-3  et  dans  lesquels  l'ar- 
monie peut  se  diviser  à  la  fois  en  diades  et  en  triades.  Il  i  a 
toujours  en  effet  dans  ces  vers  un  émistiche  où  le  ritme  et 
l'armonie  concordent.  L'oreille  choisit  généralementle  sistème 
de  division  qui  fait  coïncider  l'armonie  avec  le  ritme  dans  le 
premier  émistiche  : 

C'est  ainsi  que  ma  muse,  aux  bords  d'une  onde  pure 
è    é^    i  è    a    û  6    à    û  u"    é    û 


I  I  I  I 


I  ' '-  I 


(La  Fontaine). 


Pour  les  sept  exemples  suivants  nous  ne  donnerons  plus  de 
schémas  :  le  lecteur  pourra  aisément  les  constituer  : 

Qu'il  imite,  s'il  peut,  Germanicus  mon  père 

(Racine,  Brilannicus). 

Aux  petits  des  oiseaux,  il  donne  leur  pâture 

(Racine,  Athalie). 


TRIADES   OU    DTADES  359 

Regarder  dans  ses  yeux  l'azur  du  firmament 

(Musset,  Une  bonne  fortuné). 

Il  était  le  faucheur,  la  terre  était  le  pré 

(Hugo,  Sultan  Mourad). 

Et  l'Aurore  pieuse  y  fait  chaque  matin 

(Heredia). 

Cléopâtre  debout  en  la  splendeur  du  soir 

(ID.). 

Mais  comment  se  fait-il,  madame,  que  l'on  dise 

(Musset,  Namouna). 

Dans  les  vers  suivants  le  premier  émistiche   est  ritriié    en 
diades;  nous  ne  donnerons  de   schéma  que  pour  le  premier  : 

La  lune  était  sereine  et  jouait  sur  les  flots 
a    û      é    è       éèéuèûéô 


(Hugo,  Orientales). 

Combien  de  poux  faut-il  pour  manger  un  lion  ? 

(Id.,  Le  petit  roi  de  Galice). 

La  nuit  fait  le  hibou  si  le  jour  fait  le  cygne 

(Id.,  Légende). 

Les  fleuves  vont  aux  mers,  les  oiseaux  vont  au  ciel 

(Id.,  Paroles  dans  Véjjreuve). 

Dieu  seul  peut  nous  voir  tous  quand  sur  terre  il  regarde 

(Id.,  Légende). 


360  LE  VERS  FRANÇAIS 

Il  meurt  silencieux,  tel  que  Dieu  l'a  fait  naître 

(Musset,  Namouna). 

Il  jette  un  drap  mouillé  sur  son  père  qui  râle 

(Id.,  ibid.). 

Et  l'ombre  où  rit  le  timbre  argentin  des  fontaines 

(Heredia). 

2«Les  vers  sont  ritmés  à  3-3-4-2,  3-3-2-4  ou  4-2-3-3, 
2-4-3-3  ;  leur  armonie  n'est  divisible  qu'en  triades  ou  en 
diades.  (La  possibilité  d'une  division  supplémentaire  en  diades 
asimétriques  n'augmente  pas  l'armonie). 

a  —  Ce  sistème  concorde  avec  le  ritme  du  premier  émis- 
tiche  : 

Et  le  Persan  superbe  est  aux  pieds  d'une  juive 
é  è    è    0^    û   è         è  6      é  û      è  i 

T  "Tl_qz T  V  T 

(Racine,  Esther). 

Je  ne  prends  point  pour  juge  une  cour  idolâtre 

(Id.,  Bérénice). 

Un  cœur  plus  expansif,  une  jambe  mieux  faite 

(Musset,  Namouna). 

L'un  sculptait  Tidéal  et  l'autre  le  réel 

(Hugo,  Le  temple). 

J'ai  cloué  sur  des  croix  tous  les  petits  enfants 

(Id.,  Inscription) 

Cette  faucille  d'or  dans  le  champ  des  étoiles 

(Id.,  Booz). 

Semble  un  grand  oiseau  d'or  qui  guette  au  loin  sa  proie 

(Heredia), 


DEMI-CONCORDANCE  361 

Où  l'Hjblâ  plein  de  miel  mire  ses  bleus  sommets 

(ID.). 

^  —  Ce  sistème  concorde  avec  le  ritme  du  deuxième  émis- 
tiche  ;  armonie  très  diflScile  à  saisir  : 

Comme  eux  vous  fûtes  pauvre,  et  comme  eux  orphelin 
0     ô    u      û     è     ô      é    0     ô      à    ê    e^ 


(Racine,  Athalie). 

Sa  réponse  est  dictée  et  même  son  silence 

{\\i.,Britannicus). 

Hélène  daigna  suivre  un  berger  ravisseur 

(A.  Chénier). 

Le  soleil  était  loin,  la  terre  était  voisine 

(Musset). 

Je  crois  qu'une  sottise  est  au  bout  de  ma  plumo 

(ID.). 

Et  les  os  des  héros  blanchissent  dans  les  plaines 

(Hugo,  Aymerillot). 

Et  la  terre  subit  la  sombre  horreur  des  vents 

(Id.,  Temps  paniques) . 

Sojez-lui,  toi,  légère,  et  toi,  silencieuse 

(Hkredia). 

3°  Les  vers  ne  sont  ritmés  qu'en  mesures  de  trois  sillabes, 
ou  qu'en  mesures  de  deux  et  quatre  sillabes,  tandis  que 
l'armonie  est  une  combinaison  de  triades  et  de  diades  : 

Ai-je  mis  dans  sa  main  le  timon  de  l'État 
é    ê      i    0°      a    e^      è  i  W^      ê  é  a 

(Racine,  Britanniciis). 


362  LE  VERS  FRANÇAIS 

Et  la  chair  marchandée  au  soleil  se  tordait 

(Musset,  Namounà). 

Le  péril  de  l'enfant  fait  songer  à  la  mère 

(Hugo,  V aigle  du  casqué). 

Sous  la  pourpre  flottante  et  l'airain  rutilant 

(Hkredia). 

Cols  abrupts,  lacs,  forêts  pleines  d'ombre  et  de  nids  ! 

(ID.). 

Mais  vous  avois-je  fait  serment  de  le  trahir? 

(Racine,  Brïtannicus). 

Le  sphinx  aux  yeux  perçants  attend  qu'on  lui  réponde 

(Musset). 

La  rutilante  ardeur  de  ses  premiers  éclats 

(Heredia). 

4°  Vers  ritmés  en  mesures  de  deux  et  quatre  sillabes  ;  vers 
ritmés  en  mesures  de  trois  sillabes;  vers  ritmés  moitié  en 
mesures  de  trois  et  moitié  en  mesures  de  deux  et  de  quatre. 
L'armonie  est  divisée  dans  le  sistèrae  contraire: 

a  —  triades  : 

Et  la  chaleur  des  jours  et  la  fraîcheur  des  nuits 


(Racine,  Athalie). 

Eh  bien,  ne  mangeons  plus  de  chose  ayant  eu  vie 

(La  Fontaine,  X,  6). 

Cet  œil  s'abaisse  donc  sur  toute  la  nature 

(Lamartine). 


DISCORDANCE    COMPLETE  363 

Tu  parcourais  Madrid,  Paris,  Naple  et  Florence 

(MiissKT). 

L'esprit  n'y  voit  pas  clair  avec  les  yeux  du  cœur 

(ID.). 

Les  souffles  de  la  nuit  flottaient  sur  Qalgala 

(Hugo,  Booz). 

S'éveillent  en  sursaut  de  l'éternel  sommeil 

(Hkredia). 

|3  —  diades  simétriques: 

Vos  yeux  seuls  et  les  miens  sont  ouverts  dans  TAulide 
6     ô      è    é      e    e°       u"     u       è    o^      6     i 

(  R ACiN E ,  Iph igénie) . 

Et  quel  temps  fut  jamais  si  fertile  en  miracles? 

(1d.,  Athalie). 

Thraséas  au  Sénat,  Corbulon  dans  l'armée 

(Id.,  Britannicus). 

Sa  petite  médaille  annonçait  un  bon  coin 

(Musset,  Namouna). 

La  vestale  songeait  dans  sa  chaise  de  marbre 

(Hugo,  Légende). 

Ineffable  lever  du  premier  rayon  d'or 

(Id.,  Sacre  de  la  femme). 
7  —  diado  triades  : 

Ramènent  tous  les  ans  ses  premières  années 
a  è  é  u  é  0^  é  é  è  é  a  é 
"^n  ^"^  v^^p.    .^p.    v^p^ 

(Racine,  Britannicus). 


364  LE  VERS  FRÂiNÇAlS 

Une  vierge  en  or  fin  d'un  livre  de  légende 

(Musset). 

Elle  baissa  son  voile  et  se  prit  à  pleurer 

(ID.). 

Et,  couchée  au  soleil,  elle  rêvait  dans  l'herbe 

(Hugo,  V hydre). 

5"  L'armonie  n'est  divisible  qu'en  diades  qui  se  correspon- 
dent sans  simétrie  ;  dans  ce  cas  elle  est  à  peu  près  nulle. 
Pourtant  une  oreille  extrêmement  délicate  et  exercée  peut 
encore  saisir  des  degrés  dans  cette  catégorie  ;  elle  i  distingue 
trois  classes  : 

a  —  le  vers  est  ritmé  en  diades*;  c'est  le  cas  le  moins 
désagréable  à  l'oreille  : 

Las  de  se  faire  aimer  il  veut  se  faire  craindre 
a    è      è     è      è    é      i    ô      é     è      è     e^ 

(Racine,  Britannicus). 

Vous  le  dirai-je  enfin  ?  Rome  le  justifie 

u  ê    i  é    0°  e»    ô  é     ë  û     i  i 

\ !    I I    .^^^   I ^1    ■ —   I ! 

(1d.,  ibid.). 

Et  le  Flamine  rouge  avec  son  blanc  cortège 

(Herkdia). 
(même  schéma). 

,ô  —  le  vers  est  ritmé  en  diades  et  triades  : 
La  racine  du  chêne  entrouvre  le  granit 

a     a       i    é      û     è      o°     w       é    é       ai 
I I    v^v^     I I     ! 1     I ^1     .^ — ^ 

' —   '  '  I 

(Hugo,  Les  rayons  et  les  nmhreu). 


ARMONIE    PRESQUE   NULLE  365 

Ils  étaient  dans  le  bruit,  ils  sont  dans  le  silence 
i    é      e    0°       è     i      i    w^       o°     è       i    o° 


(Hugo,  Zim-Zizïmi). 


Et  flairent  dans  la  nuit  une  odeur  de  lion 

T 


e    e      e     0"       ai      û     o       è     è      i     u^ 

l_l     ^.^     .^p.    j___l      .^p. 


(Herkdia). 
7  —  le  vers  est  ritrné  en  triades  : 

Je  crains  Dieu,  cher  Abner,  et  n'ai  point  d'autre  crainte 
e     e°       6     è       a     è       é    é      e°     6       è    e"^ 

HT'  — i—    '^r  — i —    ~^i^'   ^^y^ 


(Racine,  Athalie). 

Qui  ne  livre  son  front  qu'aux  baisers  des  étoiles 
i    è       i    é       u"     w"       6     è       é    é       é     a 

^^^        T^    ; ^"^   — —     ^^^ 


(Hugo,  Les  montagnes). 

D'une  blanche  lueur  la  clairière  est  baignée 

û     è       0^     é     û       è      a     è      è    è      è     é 
-^^      I ! -^->-      I !     I         I 

' — =T= — ' '    - — r 


(Id.,  Éviradnus). 


IV 


VERS   DEPOURVUS    D  ARMONIE 


Ce  sont  ceux  qui  ne  peuvent  être  ramenés  à  aucune  for- 
mule. Aucun  groupement  des  voyelles  qui  fournisse  une  cor- 
respondance n'est  possible,  et  l'oreille  reste  désagréablement 
impressionnée  par  cette  série  de  sons  qui  se  succèdent  sans 
ordre  et  sans  lien.  Néanmoins  ici  encore  il  i  a  des  degrés  ;  il 
peut  se  faire  que  le  vers  tout  entier  soit  dépourvu  d'armonie, 
ou  bien  que  l^un  de  tes  émistiches  pris  à  part  soit  armonieux; 
dans  ce  dernier  cas  l'oreille  est  moins  fortement  blessée,  elle 
trouve  une  sorte  de  compensation^  de  soulagement.  Mais 
pour  qu'un  émistiche  pris  à  part  soit  armonieux,  il  faut  que 
les  divisions  de  son  ritme  et  celles  de  cette  armonie  coïncident 
strictement,  et  si  elle  est  en  triades,  que  ces  triades  aient  une 
modulation  nette  ;  si  elle  est  en  diades,  que  ces  diades  soient 
inégales  : 

a  —  L'un  des  émistiches  pris  à  part  est  armonieux  : 
C'est  que  lorsque  .Junon  vit  son  beau  sein  d'ivoire 
i    u"^      ô     e^      i    a 

(Musset). 

Martial  est  en  vente  au  prix  de  cinq  deniers 

6    i      é    e^      è    é 

(Heredia). 

Quel  que  tu  sois,  issud'Ancus  ou  né  d'un  rustre 
0^    û      u    é      è°^      û 


Salua  d'un  grand  cri  la  chute  du  Soleil 
au       é     û      à     è 


(iD.; 


(ID. 


UN  SEUL  EMISTICHE   EST  ARMONIEUX  ^6  7 

Ils  savent  compter  l'heure  et  que  leur  terre  est  ronde 

é  é      é    è      è    u^ 

(Musset), 

Sur  le  seuil  de  l'étable  où  veille  saint  Joseph 

u    è      é    e°      ô    è 

(Hrredia). 

L'errant  troupeau  qui  broute  aux  berges  du  Qalèse 
6     è         é     û      a     è 

(ID.). 

Inscris  un  fier  profil  de  guerrière  d'Ophir 
é    è     è      é     ô     i 

(Id.). 

Le  pontife  Alexandre  et  le  prince  César 
é    é     e°       é    é     a 

(Id.). 

Vous  m'avez  de  César  confié  la  jeunesse 

m"     i     é      a     é       è 

(Racinr:), 

Tu  la  reconnaîtras,  car  elle  est  toujours  triste 

a  è  è    u  u  i 

(Herrdia). 

La  ville  s'est  changée  en  un  palais  de  fées 
ai      ê    è      0"     é 

(Musset). 

Partaient,  ivres  d'un  rêve  héroïque  et  brutal 
a     è       lé      6°^     è 

(Heredia). 


3  68  LE  VERS  FRANÇAIS 

Car  il  a  vu  la  lune  éblouissante  et  pleine 
ai      au      au 

(ID.). 

Les  volumes  des  morts  et  celui  du  vivant 
é    ô     û      é    é    ô 

T  ^^ 

(ID.). 

A  l'éclair  d'un  sourire  a  tressailli  d'orgueil 
a     é    è      é"^     u     i 

(ID.). 

jS  —  Aucun  émistiche  n'est  armonieux  : 

A  l'ombre  du  platane  où  nous  nous  allongeons 

(Heredu). 

Quel  est  le  bon  plaisir  de  votre  courtoisie  ? 

(Musset). 

Pour  saluer  l'enfant  qui  rit  et  les  admire 

(Heredia). 

Le  maître  de  ce  clos  m'honore.  J'en  suis  digne 

(ID.). 

Autour  du  sceptre  noir  que  lève  Rhadamanthe 

(ID.). 

De  ses  bras  familiers  semble  lui  faire  accueil 

(iD.). 

L'incorruptible  cœur  de  la  maîtresse  branche 

(ID.). 

Le  camp  s'éveille.  En  bas  roule  et  gronde  le  fleuve. 

(ID.). 

Où  chaque  roi,  gardant  la  pose  hiératique 

(ID.). 


LAKiMONlE    ET   LA    CESURE  369 

Nous  avons  essayé  de  faire  passer  notre  oreille  par  dessus 
la  césure  de  Témistiche  de  la  manière  suivante  : 

C'est  que,  lorsque  Junon  vit  son  beau  sein  d'ivoire 
è     c       ô     c     û      u^     i      u°     0     e"^        i    a 

1^         —y 


Pour  saluer  l'Enfant  qui  rit  et  les  admire 

u    a    û       é    0^       0°     i      i    é    e       a     ï 

Mais  d'abord  plusieurs  des  vers  que  nous  avons  cités  ne 
permettent  pas  de  semblables  combinaisons,  et  d'autre  part 
dans  les  vers  de  coupe  vraiment  classique  notre  oreille  n'a 
jamais  pu  s'abituer  à  faire  un  pareil  saut,  àadmettre  une  telle 
discordance;  cette  construction  ne  peut  se  faire  que  sur  le 
papier. 


24 


VII 

CLASSEMENT    DE   QUELQUES   POÈTES 
AU  POINT  DE  VUE  DE  l'aRMONIE 

D'après  ce  qui  précède  nous  sommes  en  mesure  de  déter- 
miner exactement  le  degré  d'armonie  d'un  vers  ou  d'une  série 
de  vers.  Par  conséquent  nous  pouvons  comparer  entre  eux 
et  classer  à  ce  point  de  vue  spécial  de  l'armonie  les  différents 
poèmes  d'un  même  auteur  ou  d'une  manière  générale  l'ensem- 
ble des  œuvres  de  nos  divers  poètes.  Il  suffit  pour  cela  de 
faire  des  statistiques,  d'additionner  et  de  comparer  ;  c'est  un 
travail  purement  matériel. 

Nous  donnerons  quelques  indications  sur  la  manière  dont 
ces  statistiques  doivent  être  faites  et  interprétées. 

11  faut  tout  d'abord  mettre  à  part  les  vers  qui  n'ont  pas 
d'armonie  du  tout.  Mais  leur  compte  ne  suffit  pas.  Supposons 
que  nous  veuillons  comparer  deux  poèmes  de  100  vers  chacun 
et  que  nous  trouvions  dans  l'un  5  vers  sans  armonie  et  10  dans 
l'autre,  il  n'en  résultera  nullement  que  le  second  est  deux 
fois  moins  armonieux  que  le  premier,  car  il  peut  se  faire  que 
dans  celui-ci  les  95  autres  vers  soient  d'une  manière  générale 
très  peu  armonieux  et  qu'au  contraire  l'autre  contienne 
90  vers  très  armonieux.  Il  faut  donc  prendre  en  considération 
non  seulement  le  nombre  des  vers  armonieux,  mais  aussi  la 
qualité  de  leur  armonie. 

Parmi  les  vers  peu  armonieux,  il  faut  faire  le  total  de  ceux 
dans  lesquels  l'armonie  est  en  discordance  avec  le  ritme. 
Ceux  dans  lesquels  le  ritme  et  l'armonie  concordent  fourniront 
un  autre  total,  mais  un  total  comprenant  des  éléments  fort 
disparates  qu'il  est  indispensable  de  distinguer.  Les  plus 
armonieux,  nous  l'avons  vu,  sont  les  vers  en  triades  ;  au  con- 
traire l'armonie  de  ceux  qui  ne  se  divisent  qu'en  diades  asimé- 
triques  est  presque  nulle  ;  ces  deux  catégories  ne  peuvent 
évidemment  pas  figurer  ensemble.  Il   faut   aussi  compter  à 


LARMONIE   CHEZ   RACINE  371 

part  les  vers  en  diado-triades  puisqu'ils  sont  presque  aussi 
armonieux  que  ceux  en  triades,  et  mettre  dans  une  dernière 
classe  les  vers  en  diades  simétriques  comprenant  à  la  fois  des 
vers  très  armonieux  et  d'autres  d'une  armonie  moindre.  Il 
n'est  pas  utile  de  subdiviser  cette  dernière  catégorie. 

D'après  ces  principes  nous  avons  examiné  trois  morceaux 
de  100  vers  chacun  dans  six  de  nos  poètes.  Ces  trois  morceaux 
étant  pris  dans  des  œuvres  diverses  la  combinaison  des 
résultats  qu'ils  fournissent  offre  une  certaine  garantie  et  donne 
une  espèce  de  moyenne  pour  chacun  de  ces  poètes  ;  néanmoins 
nous  ne  pouvons  considérer  les  conclusions  qui  en  ressortent 
que  comme  des  indications  ;  pour  arriver  à  quelque  chose  de 
réellement  précis  et  certain,  il  faudrait  faire  porter  les  statis- 
tiques sur  des  morceaux  beaucoup  plus  nombreux  et  plus 
étendus. 

Voici  ce  que  nous  avons  obtenu  et  la  classification  qui  en 
résulte  : 

Les  100  premiers  vers  de  la  scène  des  fauteuils  (IV,  2}  dans 
Britannicus  se  répartissent  ainsi  : 

48  vers  ont  un  sistème  d'armonie  d'accord  avec  le  ritme,  à 
savoir: 

14  en  triades 
8  en  diado  triades 

23  en  diades  simétriques 

3  en  diades  asimétriques; 
48  vers  ont  un   sistème  d'armonie  en   désaccord  avec  le 
ritme  ; 

4  vers  sont  dénués  d'armonie. 

Les  100  premiers  vers  de  la  scène  de  la  déclaration  de 
Phèdre  (II,  5)  se  répartissent  ainsi  : 

50  versent  un  sistème  d'armonie  d'accord  avec  le  ritme,  à 
savoir  : 

12  en  triades 
8  en  diado-triades 

24  en  diades  simétriques 

6  en  diades  asimétriques  ; 


372  LE  VERS  FRANÇAIS 

48  vers  ont  un   sistème  d'armonie   en   désaccord  avec  le 

ritme  ; 
2  vers  sont  dénués  d'armonie. 

Les  100  premiers  vers  de  la  4°  scène  de  l'acte  IV  à'Iphi- 
géniese  répartissent  ainsi  : 

44  vers  ont  un  sistème  d'armonie  d'accord  avec  le  ritme, 
à  savoir  : 

11  en  triades 
9  en  diado-triades 
18  en  diades  simétriques 
6  en  diades  asimétriques  ; 
54  vers  ont  un  sistème  en  désaccord  avec  le  ritme; 
2  vers  sont  dénués  d'armonie. 

La  combinaison    de  ces  trois  produits  donne  la   moyenne 
suivante  pour  Racine  : 
47  vers  concordent  avec  le  ritme,  dont  : 
i2  en  triades 
S  en  diado-triades 
22  en  diades  simétriques 
3  en  diades  asimétriques; 
âO  sont  en  discordance; 
5  n'ont  pas  d'armonie. 

Pour  savoir  combien  de  vers  ont  une  armonie  de  bonne 
qualité,  il  suffit  de  retrancher  du  total  des  vers  présentant 
concordance  entre  le  ritme  et  l'armonie  le  nombre  de  ceux 
qui  sont  en  diades  asimétriques,  ce  qui  donne  un  total  de 
42  pour  100. 

Les  100  premiers  vers  de  chacune  des  trois  pièces  sui- 
vantes de  V.  Hugo  :  L'Année  terrible,  Aymerillot^  Petit  Paul, 
fournissent  les  chiffres  suivants;  le  quatrième  chiffre,  en  ita- 
lique, représente  la  moyenne  produite  par  la  combinaison 
des  trois  autres  : 

Concordants 53,  46,  49,        A9 

Triades... 11,  10,     6,  9 

Diado-triades 7,     2,     8,  6 

Diades  simétriques 29,  28,  24,         27 

Diades  asimétriques 6,     6,11,  7 


l'ABMONIE  chez   divers   POETES  373 

Discordants 45,  50,  49,  4S 

Sans  arraonie 2,     4,     2,  5 

Il  i  a  donc  en  moyenne  42  vers  qui  présentent  une  bonne 
armonie. 

Les  100  premiers  vers  destrois  pièces  suivantes  de  Musset  : 
Namouna,  Nuit  de  mai,  A  la  Malibran^  donnent  les  chiffres 
suivants  : 

Concordants 50,  43,  39,  44 

Triades 14,     9,     7,  10 

Diado -triades 7,     9,     8,  S 

Diades  siraétriques 24,  18,   18,  20 

Diades  asimétriques 5,     7,     6,  6 

Discordants 47,  53,  55,  S2 

Sans  armonie 3,     4,     6,  4 

Bonne  armonie 38 

Les  100  premiers  vers  des  trois  pièces  suivantes  de  Le- 
conte  de  Lisle  :  Le  Runoia,  Glaucé,  Les  Erinnijes,  donnent  : 

Concordants 46,  42,  38,  4^ 

Triades 9,  12,     2,  8 

Diado-triades 7,     4,11,  7 

Diades  simétriqaes 25,  22,  20,  22 

Diades  asimétriques 5,     4,     5,  5 

Discordants 50.  56.  59,  H5 

Sans  armonie 4,     2,     3,  5 

Bonne  armonie 37 

Les  100  premiers  vers  des  trois  pièces  suivantes  de  Boi- 
lenu  :  A  mon  esprit.  Art  poétique,  Lutrin,  donnent  : 

Concordants 39,  38,  32,  36 

Triades 11,  13,  12,  i2 

Diado-triades 7,     6,12,  8 

Diades  simétriques 19,  18,     6,  iâ 

Diades  asimétriques 2,     1,     2,  2 

Discordants 57,  53,  64,  58 

Sans  armonie 4,     9,     4,  6 

Bonne  armonie 34 


40,  42,  39, 

40 

8,     8,     8, 

^ 

4,     8,     7, 

6 

24,  18,  15, 

19 

4,     8,     9, 

7 

54,  51,  53, 

55 

6,     7,     8, 

7 

374  LE  VERS  FRANÇAIS 

Les  100  premiers  alexandrins  des  trois  pièces  suivantes 
de  Lamartine  :  L'Immortalité^  Les  laboureurs  dans  Jocelyn, 
La  chute  d'un  ange,  donnent  : 

Concordants  

Triades 

Diado-triades 

Diades  simétriques 

Diades  asimétriques 

Discordants 

Sans  armonie 

Bonne  armonie 33 

Ces  statistiques  placent  donc  nos  six  poètes  au  point  de 
vue  de  l'armonie  dans  l'ordre  suivant  :  Racine,  Hugo,  Musset, 
Leconte  de  Liste,  Boileau,  Lamartine. 

Racine  et  V.  Hugo  viennent  nettement  au  premier  rang 
avec  chacun  42  vers  sur  100.  Si  Ton  s'en  tenait  à  ce  total  il 
faudrait  les  placer  ex  œquo  ;  c'est  ici  que  le  détail  de  ces 
42  vers  est  instructif  :  Racine  est  très  sensiblement  plus 
armonieux  que  Hugo  parce  qu'il  présente  20  vers  sur  100 
en  triades  et  diado-triades  tandis  que  Hugo  n'en  a  que  15. 

Musset  et  Leconte  de  Lisle  viennent  après,  l'un  avec  38 
et  l'autre  avec  37.  Il  i  a  de  même  une  différence  sensible 
entre  les  deux  parce  que  le  premier  présente  18  vers  sur  100 
en  triades  ou  diado-triades  et  le  second  seulement  15. 

Boileau  se  place  notablement  plus  bas  avec  34  vers  sur  100  ; 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  s'il  n'avait  pas  tant  de  vers 
discordants,  il  figurerait  au  premier  rang  avec  Racine 
puisqu'il  a  comme  lui  20  vers  sur  100  en  triades  ou  diado- 
triades. 

Quant  à  Lamartine,  il  est  nettement  le  dernier,  non  pas 
tant  parce  qu'il  ne  donne  que  33  vers  ajant  une  bonne  armo- 
nie (c'est  en  somme  le  même  chiffre  que  Boileau),  que  parce 
que  sur  ces  33  vers  il  n'en  a  que  14  en  triades  ou  diado- 
triades. 

Certains  s'étonneront  peut-être  de  trouver  Varmonieux 
Lamartine  en  si  mauvaise  place.  Nous  ne  saurions  mieux 
faire  que  de  les  renvoyer  à  l'article    qu'a    publié    sur  lui 


l'aRMONIE   chez    V.    HUGO  37  5 

Leconte  de  Lisle.  Ils  i  trouveront  très  nettement  exposées 
les  raisons  pour  lesquelles  ce  poète  perd  tant  à  être  examiné 
de  près. 

Les  statistiques  de  ce  genre  peuvent  servir  à  comparer  non 
seulement  deux  poètes  entre  eux,  mais  aussi  les  diverses 
œuvres  d*un  même  poète.  Ainsi  il  est  très  remarquable  que 
les  différentes  pièces  qu'un  poète  a  composées  à  une  même 
époque  fournissent  en  général  à  peu  de  chose  près  les  mêmes 
chiffres;  tandis  qu'il  n'en  est  pas  toujours  de  même  pour  deux 
poèmes  dont  l'un  est  postérieur  de  quinze  ou  vingt  ans  à  l'au- 
tre. La  comparaison  des  100  premiers  vers  de  L'année  terrible 
avec  les  100  premiers  à' Aymerillot  est  très  suggestive  à  cet 
égard.  Si  on  lit  successivement  ces  deux  morceaux  on  sent 
bien  vite  que  ce  n'est  plus  le  même  art  :  le  poète  est  devenu 
vieux  ;  la  poésie  a  baissé,  la  langue  et  le  ritme  ont  perdu  leur 
souplesse ,  mais  l'armonie  a  augmenté  ;  l'auteur  a  sen- 
siblement perfectionné  son  instrument  à  ce  point  de  vue 
qui  est  maleureusement  dans  une  certaine  mesure  secondaire. 
L'étude  de  l'armonie  par  statistiques  peut  donc  fournir  un 
précieux  concours  pour  étudier  l'évolution  de  l'art  d'un 
poète. 


VIII 


l'aRMONIE   des    vers   de   moins   de    douze   SILLABES 

Le  vers  de  douze  sillabes  est  depuis  le  XVII"  siècle  le 
vers  français  par  excellence.  Becq  de  Fouquières  a  montré 
lorsqu'il  s'est  occupé  du  ritme  à  quoi  il  devait  son  trionfe 
et  sa  supériorité.  C'est  au  nombre  de  ses  sillabes,  douze,  qui 
est  «  celui  dont  les  éléments  peuvent  se  grouper  suivant  le 
plus  grand  nombre  de  combinaisons,  chaque  groupe  étant, 
avec  le  nombre  total,  dans  un  rapport  exact  et  facile  à  appré- 
cier... Le  nombre  douze  est  celui  que  l'oreille  analyse  le  plus 
aisément  puisqu'elle  peut  le  diviser  en  groupes  de  deux,  de 
trois,  de  quatre  ou  de  six  sons  »  (p.  10).  L'étude  que  nous 
venons  de  faire  sur  Tarmonie  fait  comprendre  sans  explica- 
tions, que  le  raisonnement  appliqué  au  ritme  par  Becq  de 
Fouquières  convient  également  bien  à  l'armonie. 

Un  vers  de  douze  sillabes  isolé  est  un  vers;  il  a  son  ritme 
complet  et  son  armonie  forme  un  tout.  Un  vers  de  dix  silla- 
bes isolé  n'est  un  vers  que  dans  certaines  conditions.  Les 
vers  qui  n'ont  que  uit  sillabes  ou  moins  de  uit  sillabes  ne  sont 
des  vers  qu'à  condition  de  n'être  pas  isolés.  11  est  facile  de 
comprendre  que  si  l'armonie  au  lieu  d'appartenir  en  propre 
à  un  vers  se  répartit  sur  tout  un  groupe,  elle  perd  de  sa  pré- 
cision, devient  beaucoup  plus  vague.  Elle  devient  en  même 
temps  beaucoup  moins  intéressante;  aussi  nous  bornerons- 
nous  à  donner  quelques  indications  sur  l'armonie  des  vers  de 
moins  de  douze  sillabes. 

Le  vers  de  dix  sillabes,  le  grand  vers  de  l'ancienne  poésie 
française,  peut  être  souvent  considéré  comme  une  unité. 
Dans  ce  cas  son  armonie  se  ramène  à  six  diades  ou  à  deux 
diades  et  deux  triades  réparties  dans  un  ordre  que  détermine 
la  place  de  la  coupe. 

Voici  quelques  exemples  coupés  après  la  quatrième  sillabe. 
On  notera  que  le  second  membre  du  vers  comprend  tantôt 
deux  triades,  tantôt  trois  diades: 


DÉGASILLABES    DE   LA   FONTAINE  377 

Maint  chef  périt,  maint  héros  expira; 

e°  è         é  i        e^  é  6         è  i  a 

I      I        I     I         ^p^        -,— 


I  I  I  I 


Et  sur  son  roc  Prométhée  espéra 

é    û  11^  ô           d  é  é      è    é    n 

I !      I ^1         —r 

I  I                  I 


De  voir  bientôt  une  fin  à  sa  peine. 
è    è  e^  6     û  é     e^  a  a     c 

C'étoit  plaisir  d'observer  leurs  efforts  ; 
é    è  é     0 

n^  HT" 

I  I 


è  e 

1     1 

e 

1 

i 
1 

à  e 

1 

1 

1 

C'étoit  pitié  de  voir  tomber  les  morts. 
é  è      i    é     è     è        n*     é       é      o 

I       ~       I ! ^1 

(La  Fontaine,  Vil,  8). 

Rappelons  que  la  sillabe  o«' se  prononçait  wè  à  l'époque  de 
La  Fontaine  ;  cela  nous  dispensera  de  tout  commentaire  sur 
notre  notation. 

Ajoutons  ici  trois  exemples  modernes,  deux  de  Hugo  et 
un  de  Musset  (coupé  à  5).  On  remarquera  combien  sont  infé- 
rieurs aux  autres  en  armonie  les  vers  qui  commencent  par 
deux  triades  et  par  conséquent  ne  tiennent  pas  com  Ue  de  la 
coupe  : 

Que  de  printemps  passés  avec  leurs  fleurs  ! 
é  é        6'"     o"^         né       ne  ê       è 

I •  i 


37  8  LE  VERS  FKANÇAIS 

Que  de  feux  morts,  et  que  de  tombes  closes! 
é     é  ô     à  é      é      é   u^      é     6 


! I 

I 


J !       ! I 

I  I 


Se  souvient-on  qu'il  fut  jadis  des  cœurs? 
é    u      e^    u^        i    û      a  i       é    é 


Se  souvient-on  qu'il  fut  jadis  des  roses? 


é    u      e^    u^ 


lu       ai  e     0 

' \    T  ^r 

I       I  I 

~       I  I 


Elle  m'aimait.  Je  l'aimais.  Nous  étions 
è    ê    è        è    ê    è  eu        é    u^ 

^~^^Y"    '         ""^i  ~^^\  ^nf^^        (mauvais) 

Deux  purs  enfants,  deux  parfums,  deux  rayons. 


ou        0^0^        0     a    e^ 
III  I        ^— 1 


0     e     W 


{Contemplations), 


Jeunes  amours,  si  vite  épanouies, 


e  e 


au      II      e  a      u  i 


I L       I I      M       -f 

I  I  I  I 


Vous  êtes  Taube  et  le  matin  du  cœur. 
u  è  è  ô    é   è    a  e""     û  è 


{mauvais) 


DÉGASILLABES   DE   MUSSET  379 

Charmez  Tenfant,  extases  inouïes  ! 


a  e  0"       6^  e  a      e  i     u  i 

Et,  quand  le  soir  vient  avec  la  douleur, 
é    0^        è    a      e°     a      è  a      u     è 


[mauvais) 


Charmez  encor  nos  âmes  éblouies, 
a    è      0^0       6  a      ce      u  i 

■-r-    I     I     I    I    T     -f 


J !        I        I 


Jeunes  amours  si  vite  évanouies  ! 

Contemplations). 

J'ai  dit  à  mon  cœur,  à  mon  faible  cœur  ; 


N'est-ce  point  assez  d'aimer  sa  maîtresse  ? 

è    è        e°  a      é    è  é    a        è    è 

— j —        — j —       I I  j^        I I  [mauvais) 

I I               I  ' 

I 


Et  ne  vois-tu  pas  que  changer  sans  cesse, 
é    é    a       û     a       é     o°     e  6^  è 

\ I 


380  LE  VERS  FRANÇAIS 

C'est  perdre  en  désirs  le  temps  du  bonheur  ? 
è     è  o"^     é    i      è    0^        û     à     é 

"T"         I        ~r"        I 

I  I 

Il  m'a  répondu  :  Ce  n'est  point  assez, 
ta      é  u^  û      è    è  e^  a  é 

i I 


Ce  n'est  point  assez  d'aimer  sa  maîtresse  ; 

è    è      e^     a      é    è  é     a      è    è 

-"^j  ~^i  ! I  ~^]  I I  [mauvais) 

I  I  I  I  I 

\  I 


Et  ne  vois-tu  pas  que  changer  sans  cesse 
Nous  rend  doux  et  chers  les  plaisirs  passés  ! 
u     0^     u 


(Musset,  Chanson). 

L'armonie  du  vers  de  8  sillabes  est  forcément  divisée  en 
quatre  diades.  En  voici  quelques  jolis  exemples  : 


Tircis  qui  pour  la  seule  Annette 
i    i      i    u       a     è      a     è 

V  T  V  T 

\ I 


Faisoit   résonner   les    accord's 
è      é 


e     e      e    0      e    e      a     o 
T—     I      I      I      I 


I  I 


OCTOSILLABES   DE   LA.    FONTAINE  38 

D'une  voix  et  d'une  musette 
û  é      è  é        û  é        û  è 

I       T~       1         ~ 
\ i 


Capables  de  toucher  les  morts, 
a     a      é    ê      u    é      é    à 

I   '       ~î  ' 

Chantoit  un  jour  le  long  des  bords 
0°  è      é"^  u        è  w°         é  0 

-np-     J I       J I      --p- 

III 


D'une  onde  arrosant  des  prairies 
.   û  w°      a  0      0°  (?'  è  i 

T  V  T    V 

i  I 

Dont  Zé[)liyre  habitoitles  campagnes  fleuiies. 
w*^  e  i        aie         é  o°  a        é  è  i 


(La  Fontaine,  X,  U 


Un  mort  s'en  alloit  tristement 
e°  ô      0^  a       è  i      é  o^ 

I ^1     I _i    ! _i    J I 

I  I  I         I 


SVmparer  de  son  dernier  gîte  ; 
0°  a      é  é      w"  è       é  i 

L— L  n r  LJ 

I       I 


38  2  LE   VERS   FRANÇAIS 

Un  curé  s'en  alloit  gaîment 
é^  û    é  0^    a  è    é  o" 
n  i         \         T" 

Enterrer  ce  mort  au  plus  vite . 
6^  è       é  è       0  6       û  i 


Ce  que  le  flot  dit  aux  rivages, 
é     è      é    6       i    ô       i    a 


(lD,VII,  11) 


I I     ! I 

I  I 


I  I 


Ce  que  le  vent  dit  aux  vieux  monts, 
è  é       è  0^         i  6  ô  Zi° 

L^  1^   -r     ^r 

! !  

Ce  que  l'astre  dit  aux  nuages, 
è     è      a    é       ï    6       û     a 


I  I 


C'est  le  mot  ineffable  :  Aimons  ! 
è     è      ô     i      è    a       i'    u°- 

^^T^     ^^p-      ^.-y^       v^p- 


(Hugo,  Contemplations). 


Si  vous  n'avez  rien  à  me  dire 
i  U  a  é  e^  a  è  i 
s^p.      "HT      ^^      ^T^ 

Pourquoi  venir  auprès  de  moi  ? 
u     a      é     i      6     è      é     a 

J L  n~   n-  J — L 

I     I 


OGTOSILLABES   DE  MUSSET  383 

Pourquoi  me  faire  ce  sourire 


u  a        e  e      e  e      u  i 

__j    nr  '-J  nr 

I  II 


Qui  tournerait  la  tête  au  roi  ? 
i    u      é    è      a    è    6    a 


Avez-vous  vu  dans  Barcelone 
a  é        u  û        0^  a        é  à 

x_ir  ' ^   ^ 

■      I [ 

Une  Andalouse  au  sein  bruni  ? 
û  0"       au      de"       il  i 

I      ~r      I       T" 


(1d.,  ihid.) 


Pâle  comme  un  beau  soir  d'automne 

a    é        0     é°        6    a        6     à 

! !        I I        I I        I I 

I \ \ ^1 

C'est  ma  maîtresse,  ma  lionne  ! 

è     a      è    è      é    a       i    à 

—r-     I !     ! ^1      — T- 

II 


La  marquesa  d'Amaëgui. 
a  a      é  a      a  a      é  i 

I I  I ! 

! I 

(Musset,  L' andalouse). 


38  4  '  LE  VERS  FRANÇAIS 

Dans  les  deux  derniers  exeniples  cités  le  dernier  vers  n'a  pas 
d'armonie  propre.  Le  fait  est  très  fréquent  dans  tous  les  vers 
de  moins  de  12  sillabes  quand  ils  sont  groupés  en  strofes, 
comme  c'est  ici  le  cas  ;  ils  ne  constituent  plus  alors  des  uni- 
tés. Mais  on  remarquera  bien  vite  que  ces  strofes  sont  d'au- 
tant plus  agréables  qu'elles  contiennent  un  plus  grand  nom- 
bre de  vers  ajant  leur  armonie  propre. 

Le  principal  charme  des  strofes  en  petits  vers  vient  de 
la  variété  du  ritme,  de  la  rime  et  des  voyelles.  C'est  pourquoi 
la  suivante  est  très  défectueuse  : 

Pour  le  bal  qu'on  prépare, 
Plus  d'une  qui  se  pare 
Met  devant  son  miroir 
Le  masque  noir 

(Musset,  Venise); 

toutes  les  rimes  sont  en  -ar  ;  il  en  résulte  une  monotonie 
désagréable. 

Pour  les  vers  de  moins  de  8  sillabes,  ils  ne  vont  que  par 
strofes  ou  par  séries;  la  rime  leur  suffit.  Différentes  combi- 
naisons sont  possibles,  aucune  nécessaire,  pour  l'armonie 
vocalique.  Très  agréables  sont  celles  qui  recouvrent  le  ritme. 
Il  peut  i  avoir  correspondance  d'un  versa  l'autre  ;  ils  forment 
alors  des  unités  par  groupes;  le  fait  est  d'ailleurs  rare  :  c'est 
une  réussite.  Nous  réunissons  par  des  traits  les  correspon- 
dances qui  n'ont  pas  lieu  dans  le  même  vers  : 


Tout  ce  qui  prend  naissance        i 
Est  périssable  aussi  ; 
L'indomptable  puissance 


i    0° 


(JoACHiM  DU  Bellay) 


EXASILLABES  ET  EPTASILLABES 


385 


Assez  dormir,  ma  belle. 
Ta  cavale  isabeile 
Hennit  3ous  tes  balcons. 
Vois  tes  piqueurs  alertes, 
Et  sur  leurs  manches  vertes 
Les  |)ieds  noirs  des  faucons. 

(MussRT,  Le  lever). 


Les  vers  qui  ont  un  nombre  impair  de  sillabes  sont  pour  la 
plupart  des  inventions  peueureuses.  U  est  facile  de  compren- 
dre pourquoi.  Nous  sommes  abitués  à  compter  le  nombre  des 
sillabeset  comme  nous  ne  les  comptons  pas  Tune  après  l'autre, 
mais  par  groupes,  il  est  bon  que  le  nombre  total  des  sillabes 
du  vers  soit  un  multiple  de  celui  des  groupes.  «  Pour  qu'un 
vers  ait  sa  pleine  cadence,  il  faut,  si  possible,  que  les  divers 
membres  composants  aient,  pour  le  nombre  de  sjllabes,  des 
diviseurs  communs  »  (Clair  Tisseur,  Modestes  observalionSy 
p.  91).  Le  vers  de  11  sillabes  est  boiteux  de  quelque  façon 
qu'on  le  construise.  Le  vers  de  9  ne  cesse  de  l'être  que  s'il 
est  coupé  à  3,  3,  3  ;  mais  il  est  alors  d'une  désespérante  mo- 
notonie. 

Ces  vers  sont  pou  usités.  Seul  le  vers  de  7  a  eu  un  grand 
succès.  C'est  un  petit  vers  léger  et  sautillant,  un  peu  moins 
rapide  que  celui  de  8,  mais  sautillant  à  cause  de  sa  boîterie. 
En  tant  que  petit  vers  il  n'a  pas  d'armonie  propre.  Pourtant 
les  eptasillabes  deviennent  particulièrement  armonieux  lors- 
que, le  sens  les  groupant  par  deux  (c'est-à-dire  en  faisant 
en  quelque  sorte  des  unités  de  14  sillabes)  ,  ils  se  cor- 
respondent de  deux  en  deux  comme  dans  l'exemple  suivant  : 


25 


3186 


LE  VEHS  FRANÇAIS 


Honte  à  loi  qui  la  première 
u^    a    a        i    a        é    è 

M'as  appris  la  trahison, 
a  a  i        a  a        i  u"" 

Et  d'horreur  et  de  colère 
é    à     è       é    è       à     è 

M'as  fait  perdre  la  raison  ! 
a    è    è        è    a        è    w° 


Honte  à  toi,  femme  à  l'œil  sombre, 


Dont  les  funestes  amours 
W"       

Ont  enseveli  dans  l'ombre 


Mon  printemps  et  mes  beaux  jours  ! 
yn      Qîi        0^    é    é        6     u 


C'est  ta  voix,  c'est  ton  sourire, 
è     a     a          è    u""      u    i 
'      '  I I 

C'est  ton  regard  corrupteur, 
è    u^    é       a   ô       û     é 

Qui  m'ont  appris  à  maudire 
i     M"     a        ta     6  i 

._..     .       T__T' 

Jusqu'au  semblant  du  bonheur. 
û       6         0^    0^     û     ô     é 


(Musset,  Nuit  iVoctobre). 


CONCLUSION 


L'armonie  naît  du  jeu  des  voyelles  se  correspondant,  non 
pas  une  à  une,  tnais  par  groupes.  Il  en  a  toujours  été  ainsi  et 
l'on  n'imagine  pas  qu'il  en  puisse  être  autrement. 

Les  moyens  d'expression  sont  tous  des  effets  de  contraste. 
En  ce  qui  concerne  le  ritme,  les  mesures  lentes  et  les  mesures 
rapides  entrent  en  lumière  parce  qu'elles  font  contraste  avec 
la  moyenne  des  mesures  ;  le  trimètre  romantique  fait  contraste 
avec  le  tétraraètre  classique  ;  une  pièce  en  vers  libres  n'est 
qu'une  suite  de  contrastes  :  un  vers  plus  court  vient  après  un 
vers  plus  long,  un  vers  plus  lent  suit  un  vers  plus  rapide.  Les 
sons,  voyelles  ou  consonnes,  deviennent  expressifs  par  leur 
répétition,  parce  que  la  langue  des  vers  où  ces  répétitions 
apparaissent  leur  doit  un  aspect  particulier  qui  fait  contraste 
avec  l'aspect  ordinaire.  Et  il  en  est  ainsi  non  seulement  des 
moyens  d'expression  que  nous  avons  étudiés,  mais  encore  de 
tous  ceux  que  nous  avons  passés  sous  silence.  Car  nous  n'avons 
pas  eu  la  prétention  d'épuiser  un  sujet  illimité;  nous  avons 
simplement  voulu  établir  les  principes  généraux  et  les  vérifier 
par  quelques  séries  d'exemples.  Ainsi  l'effet  que  peut  produire 
un  rejet,  et  que  nous  n'avons  pas  examiné,  est  dû  à  une  discor- 
dance entre  le  ritme  et  la  grammaire  ;  c'est  un  contraste. 
Ainsi  encore  nous  avons  montré  qu'un  son  essentiel  d'un  mot 
peut  être  mis  en  relief  par  la  répétition  dans  d'autres  mots 
de  ce  même  son  ou  de  sons  analogues  qui  l'étaient  et  le  sou- 
tiennent ;  mais  on  peut  obtenir  un  effet  du  même  genre  en 
laissant  ce  son,  après  l'avoir  mis  en  bonne  place,  absolument 
isolé,  c'est-à-dire  en  ne  l'entourant  que  de  sons  de  nature 
très  différente.  Dans  les  vers  suivants  le  mot  tragique  est  mis 
en  valeur  par  sa  position  ritmique  ;  mais  son  z,  cette  note 
aiguë  si  caractéristique,  surgit  au  milieu  des  autres  parce 
qu'elle  est  seule  de  ton  espèce  ;  pas  de  voyelle  tonique  dans 
ces  deux  vers  qui  ne  soit  éclatanfe  ou  sombre,  pas  une  qui 
soit  claire  : 


390  LE  VERS  FRANÇAIS 

Les  Centawres,  prenant  les  femmes  sur  leurs  crowpes, 
Frappent  l'homme,  et    l'horrewr   trag/que   est  dans  les 

[coupes 
(Hugo,  Le  Titan). 

A  regarder  les  choses  d'un  autre  biais  les  vers  à  effet  sont 
presque  toujours  en  contradiction  avec  une  des  règles  cou- 
rantes de  la  versification.  Il  est  défendu  de  supprimer  la 
coupe  de  Témistiche,  il  est  défendu  d'enjamber,  il  est  défendu 
de  morceler  les  vers,  il  est  défendu  de  répéter  les  mêmes  sons 
d'une  manière  sensible,  il  est  défendu  de  ne  pas  alterner  les 
rimes  masculines  et  féminines,  il  est  défendu  d'employer  suc- 
cessivementplusieurs rimes  assenant  ensemble,  il  est  défendu 
d'accepter  des  iatus.  Or  nous  avons  vu  quels  effets  puissants 
et  vraiment  poétiques  ont  été  dus  souvent  à  la  violation 
même  de  ces  observances.  Qu'on  se  garde  d'en  conclure  que 
pour  être  un  grand  poète  il  sufiît  de  faire  bon  marché  des 
règles.  Toutes  les  interdictions  qu'elles  formulent  sont  excel- 
lentes pour  la  majorité  des  cas  ;  car  les  vers  nettement 
expressifs,  même  dans  la  poésie  descriptive,  ne  peuvent 
jamais  être  qu'une  minorité.  La  plupart  des  vers  d'une  pièce 
doivent  se  borner,  en  ce  qui  concerne  la  forme,  à  être  armo- 
nieux,  bien  ritmés  et  bien  rimes.  Le  poète  doit  donc  observer 
soigneusement  les  règles  que  nous  a  léguées  un  vieil  usage, 
mais  en  sachant  qu'il  peut  à  l'occasion  i  déroger. 

L'emploi  des  moyens  d'expression  n'est  d'ailleurs  artistique 
qu'à  condition  de  n'être  pas  exagéré  ;  il  ne  faut  pas  que  le 
lecteur  ou  l'auditeur  puisse  les  remarquer  nettement  à  pre- 
mière vue,  mais  que  ce  soit  seulement  leur  résultante  qui 
produise  sur  lui  l'impression  voulue.  Nous  avons  eu  plusieurs 
fois  l'occasion  de  l'indiquer  en  passant,  et  il  est  bon  d'i  insis- 
ter encore  ici.  Voici  par  exemple  un  passage  de  MaUiurin 
Régnier  où  l'emploi  des  moyens  d'expression  atteint  ses 
extrêmes  limites: 

Et  le  fer  refrappé  sous  les  mains  résonnantes 
Défie  des  marteaux  les  secousses  battantes, 
Est  battu,  combattu,  et  non  pas  abattu, 
Ne  craint  beaucoup  le  coup,  se  rend  impénétrable, 


EMPLOI   DES   MOYENS    d'EXPRESSION  391 

Se  rend  en  endurant  plus  fort  et  plus  durable, 
Et  les  coups  redoublés  redoublent  sa  vertu. 

Par  le  contraire  vent  en  soufflantes  bouffées 
Le  feu  va  rattisant  ses  ardeurs  étouffées  : 
Il  bruit  au  bruit  du  vent,  souffle  au  soufflet  venteux, 
Murmure,  gronde,  craque  à  longues  halenées, 
11  tonne,  étonne  tout  de  flammes  entonnées  : 
Ce  vent  disputé  bouffe  et  bouffit  dépiteux. 
Tout   commentaire   est   inutile  ;  Tauteur  a  voulu  montrer  à 
quel  résultat  détestable  peut  mener  Tabus  de  certains  procé- 
dés et  il  i  a  parfaitement  réussi.  C'est  au  poète  à  avoir  le  goût 
assez  délicat  pour  trouver  la  juste  mesure.  11  doit,  pour  ce  qui 
est  des  moyens  d'expression,  faire  porter  son  effort  sur  deux 
points:  d'abord  choisir  ceux  qui  conviennent  le  mieux  à  l'idée 
exprimée  (nous  avons  vu  que  l'on  peut  quelquefois  ésiter  entre 
plusieurs)  et  les  employer  dans  la  proportion  exacte  où  cette 
idée  les  comporte  ;  d'autre  part  les  éviter  soigneusement  tou- 
tes les  fois  que  la  pensée  ne  les  demande  pas. 

Alors  vous  croyez,  nous  dit-on,  que  le  poète  fait  tous  vos 
beaux  raisonnements,  et  qu'au  milieu  de  l'inspiration,  quand 
l'émotion  et  l'entousiasme  l'ont  saisi,  quand  la  passion  fait 
palpiter  son  cœur,  quand  l'éloquence  va  jaillir  de  ses  lèvres, 
il  s'épuise  à  peser  la  valeur  propre  ou  combinée  des  dentales, 
des  labiales  et  des  sifflantes,  à  calculer  des  écos  de  voyelles 
et  des  rappels  de  sonorités? —  Non  pas  ;  mais  nous  savons 
que  les  poètes,  s'ils  s'astreignent  à  certaines  règles  parce  que 
c'est  l'usage,  obéissent  aussi  à  d'autres  dont  ils  ne  connaissent 
pas  de  formules  et  qui  sont  chez  eux  à  l'état  de  sentiment.  Us 
ne  calculent  pas  les  effets,  mais  ils  les  sentent  et  ne  sont 
satisfaits  que  lorsqu'ils  ont  trouvé  l'expression  adéquate  de 
l'idée.  Sans  doute  il  n'est  pas  rare  que  certains  effets  se  pré- 
sentent en  quelque  sorte  d'eux-mêmes,  produits  par  le  asard 
de  la  forme  des  mots  ou  de  leur  rapprochement  ;  mais,  à  moins 
d'être  des  artistes  médiocres,  il  n'abandonnent  rien  au  asard 
et  n'accueillent  son  apport  qu'après  l'avoir  reconnu  et  sou- 
yent  perfectionne.  «  C'est  affaire  au  vrai  poète,  dit  Clair  Tis- 
seur, de  sentir  la  chose  d'instinct,  sauf  à  la  passer  à  l'alambic 
une  fois  faite  ».  Quand  l'expression  idéale  qu'ils  entrevoient 


392  LE   VERS  FRANÇAIS 

se  refuse  à  eux,  sans  qu'ils  aient  l'espoir  de  la  rencontrer 
jamais,  ils  renoncent  à  l'idée.  «  Il  n'y  a  pas,  écrivait  A.  de 
Musset,  de  si  belle  pensée  devant  laquelle  un  poète  ne  recule 
si  la  mélodie  ne  s'y  trouve  pas  »  ;  ce  qu'il  dit  de  la  mélodie  est 
également  vrai  de  tous  les  détails  de  facture  et  d'expression. 
Lorsqu'ils  se  résolvent  à  noter  une  forme  provisoire,  c'est 
qu'ils  comptent  trouver  mieux  un  jour.  Alors  ils  se  retouchent 
tant  que  leur  oreille  délicate  et  leur  sentiment  aiguisé  les  i 
invitent,  et  ce  n'est  souvent  qu'après  de  nombreux  essais  qu'ils 
arrivent  à  se  satisfaire. 

Quelques  exemples  montreront  clairement  comment  s'ac- 
complit ce  travail  de  correction  des  poètes.  Soit  ces  vers  du 
Mariage  de  Roland  (v.  18  et  suiv.)  : 

Les  bateliers  pensifs  qui  les  ont  amenés 

Ont  raison  d'avoir  peur  et  de  fuir  dans  la  plaine, 

Et  d'oser,  de  bien  loin,  les  épier  à  peine. 

Victor  Hugo  avait  mis  d'abord  : 

Les  bateliers  M/e5  qui  les  ont  amenés. 

MM,  P.  et  V.  Glachant  {Papiers  d'autrefois,  p.  122)  con da- 
tent qu'il  a  «  renoncé  à  une  épithète  de  nature,  purement 
physique,  pour  accorder  la  suprématie  à  une  épithète 
morale  ».  Matériellement  cette  observation  est  presque 
exacte,  quoique  dénuée  d'intérêt  ;  mais,  à  i  regarder  de  près, 
elle  porte  à  faux.  Les  bateliers  ne  sont  pas  pensifs  ;  ils  ont 
peur  et  s'enfuient,  ce  qui  indique  un  tout  autre  état  mental. 
Ils  n'étaient  pas  pensifs  quand  ils  les  ont  amenés  parce  qu'ils 
ne  se  doutaient  pas  de  ce  qui  allait  se  passer,  et  s'ils  ont  pu 
être  pensifs  un  instant  ce  n'est  que  pendant  celui  qui  a  pré- 
cédé immédiatement  leur  peur  et  leur  fuite  ;  mais  il  n'est  pas 
question  de  ce  moment -là.  Il  en  résulte  que  «  pensifs  »  fait 
l'impression  d'une  cheville.  Au  contraire,  «  hâlés  »  rendait 
parfaitement  l'idée  que  le  poète  avait  voulu  faire  entrevoir  et 
était,  à  proprement  parler,  une  épitète  morale.  Ces  ommes 
étaient  «  hâlés  »  au  moral  comme  au  fisique  ;  ils  avaient  le 
cœur  rude  et  endurci  comme  le  corps,  l'émotion  et  la  crainte 


CORRECTIONS   DE   V.    HUGO  393 

leur  étaient  inconnues  ;  pourtant  cette  fois  la  peur  les  avait 
saisis  et  ils  fujaieat.  Pourquoi  a-t-il  remplacé  ce  mot  si  pit- 
toresque et  si  juste  par  «  pen.sifs  »  qui  ne  rend  pas  son  idée 
et  répond  mal  à  la  situation?  Parce  qu'il  était  obligé  d'aban- 
donner «  hâlés  »  et  qu'il  n'a  pas  trouvé  mieux  que  a  pensifs». 
Avec  «  hâlés  »  on  avait  cinq  fois  repro  iuction  ou  rappel  de 
la  sillabe  -lés  : 

Les  h  die  lier  s  hklés  qui  les  ont  amenés, 

et  les  trois  polisillabes  du  vers  avaient  un  a  dans  leur  pre- 
mière sillabe  :  bateliers,  halés,  amenés.  La  discordance  entre 
l'idée  et  l'expression,  que  nous  avons  signalée  plus  aut 
(2®  partie,  p.  189),  était  telle  qu'il  en  résultait  une  vraie  caco- 
fonie.  En  écrivant  a  pensifs  »  Hugo  a  rendu  son  vers  faible 
comme  idée,  mais  excellent  comme  facture. 
Dans  Booz  endormi  au  lieu  de  : 

Les  souffles  de  la  nuit  fl.ottaient  sur  Galgala, 

la  première  version  était  : 

Un  souffle  tiède  était  épars  sur  Galgala 

{Papiers  d'autrefois,  p.  135)  ;  «  était  épars  »  est  au  moins 
a-issi  juste  que  «  flottaient  »  et  l'on  peut  regretter  l'idée  que 
suggérait  le  mot  «  tiède  ».  Mais  les  saccades  choquantes  qui 
risultaient  des  quatre  occlusives  dentales  :  a  tiède  était  é-  » 
ont  obligé  Hugo  à  une  retouche.  Il  Ta  opérée  avec  tant  d'abi- 
leté  et  de  boneur,  en  disposant  savamment  jusqu'à  la  fin 
de  ce  vers  les  moyens  d'expression  employés  dans  le  précé- 
dent (cf.  2°  partie,  p.  262],  qu'il  a  fait  de  l'ensemble  un 
tout  qu'on  ne  saurait  disjoindre,  un  tableau  d'une  ravip- 
sante  poésie,  deux  des  vers  les  plus  mei»veilleux  qui  exis- 
tent. 

Dans  Aymerillot  (v.  162,  V.  Glachatit,  Revue  universitaire^ 
1899,  t,  1,  p.  501),  au  lieu  de: 

Cts  douves-là  nous  font  parfois  si  grise  mine 
Qu'il  faut  recommencer  à  l'heure  où  l'on  termine, 


39  4  LE  VERS  FRANÇAIS 

le  poète  avait  d'abord  écrit: 

Qu'il  faut  recommencer  quand  on  croit  qu'on  termine. 

La  leçon  définitive  rend  son  idée  avec  moins  de  clarté  et 
de  précision.  Il  s'est  néanmoins  résigné  à  l'accepter  pour 
éviter  les  saccades  que  faisait  naître  dans  la  première  rédac- 
tion, sans  que  l'idée  les  justifiât,  la  quintuple  répétition  des 
occlusives  c,  ç-,  dans  un  même  vers. 

Au  vers  119  de  la  même  pièce  on  lit  dans  le  manuscrit 
(Id,,  ibid.): 

Il  appela  les  plus  fameux,  les  plus  fougueux  ; 

il  a  remplacé /amewx  \)d.v  hardis,  pour  éviter  une  insistance  due 
à  la  répétition  de  /"  et  à  larime  léonine,  qui,  vu  l'idée  à  expri- 
mer, est  suffisamment  sensible  par  la  répétition  de  «  les  plus  » 
et  qui  devenait  par  son  exagération  un  artifice  vulgaire. 

Après  la  bataille  se  terminait  primitivement  par  ces  deux 
vers  ; 

Mon  père  se  tourna  vers  son  housard  tout  blême  : 
—  Bah,  dit-il,  donne-lui  la  goutte  tout  de  même. 

(Papiers  d'autrefois,  p.  133).  «  Donner  la  goutte  »  est 
Texpression  juste,  on  pourrait  presque  dire  tecnique  ;  mais 
elle  est  triviale.  Est-ce  là  ce  qii  a  déterminé  Hugo  à 
l'écarter?  c'est  peu  probable  ;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'il  a  été  choqué  par  la  cacofonie  qui  résultait  du  euit  des 
dentales  : 

. . .  dit-W^  rionne-lui  la  gou/^e  ^out  de.,. 

L'eureuse  correction  qui  a  supprimé  ces  saccades  s'est 
étendue  forcément  au  vers  qui  était  d'abord  : 

Et  dit  :  —  Donne  la  goutte  à  ce  pauvre  blessé, 

et  cela  a  suffi  pour  rendre  excellente  une  petite  pièce  primi- 
tivement assez  faible. 


CORRECTIOXS    DE   V.    HUGO  395 

Tout  le  monde  a  présents  à  l'esprit,  au  coininencement  du 
Sacre  de  la  femmc^  les  quatre  vers  délicieux  qui  débutent  par 
ces  mots:  «  L'éden  pudique  et  nu  ».  Voici  ce  qu'ils  étaient 
d'abord  : 

L'éden  charmant  et  nu  s'éveillait,  et,  donnant 
De  la  distraction  même  au  ciel  rajonnant, 
Les  oiseaux  gazouillaient  un  murmure  si  tendre 
Que  les  anges  penchés  tâchaient  de  les  entendre. 

Le  dernier  vers  était  pénible  et  désagréable  à  l'oreille  , 
le  premier  était  plat,  le  second  lourd,  prosaïque  et  abstrait; 
la  langue  était  lâche  et  imprécise,  les  idées  mal  coordonnées 
et  mal  digérées.  Un  poète  aussi  soigneux  et  aussi  avisé  que 
Victor  Hugo  ne  pouvait  pas  laisser  ce  passage  sans  le  repren- 
dre et  le  refondre.  Mais  ne  nous  occupons  ici  que  du  premier 
vers  :  pourquoi  en  a-t-il  retiré  l'épitète  «  charmant  »  et  pour- 
quoi Ta-t-il  remplacée  par  «  pudique  r  ?  Selon  MM.  Glachanti 
(Ibid.^  p.  130),  c'est  par  le  souci  d'i  introduire  un  qualificatif 
«  plus  rare  ».  Sans  doute  «  charmant  »  était  banal  à  cette 
place,  mais  ce  qui  a  déterminé  sa  retraite,  c'est  qu'il  assenait 
lourdement  avec  donnant  et  rayonnant^  et  faisait  tache,  avec 
ses  deux  voyelles  éclatantes,  au  milieu  d'une  description  qui 
exigeait  des  voyelles  claires  (cf.  2"  partie,  p.  214-220). 
Ce  qui  a  fait  choisir  «  pudique  »  plutôt  que  tout  autre  mot 
n'est  pas  sa  rareté,  mais  la  recherche  de  l'antitèse  :  l'idée  de 
nudité  appelle  par  antitèse  celle  de  candeur,  de  pudeur, 
d'innocence,  de  pureté.  Or,  seul  parmi  les  adjectifs  exprimant 
ces  idées,  «  pudique  »  présentait  deux  voyelles  claires. 

Pour  l'avant  dernier  vers  à'Eviradnus,  la  première  leçon 
donne  (V.  Glachant,   Revue  universitaire,  1899,  t.  I,  p.  508)  : 

S'approchant  d'elle  avec  un  fier  sourire  ami, 

et  l'édition  : 

S'approchant  d'elle  avec  un  doux  sourire  ami. 

Au  point  de  vue  de  l'idée,  il  n'est  pas  interdit  de  préférer 
«  doux  »  à  a  fier  »,  quoiqu'il  fasse   un   peu    pléonasme    avec 


396  LE  VERS  FRANÇAIS 

«  ami  »,  mais  «  fier  »  était  peut-être  plus  plein  de  sen', 
étant  donné  le  caractère  d'Eviradnus,  le  rôle  qu'il  venait  do 
jouer,  et  l'antitèse  apparente  que  ce  mot  faisait  avec  «  ami  » . 
Seulement  avec  a  fier  »  le  vers  était  presque  totalement 
dépourvu  d'armonie  (cf.  supra,  chap.  VI,  a  p.  366),  tandis 
qu'avec  «  doux»  il  a  une  armonie  très  satisfaisante  en  diades 
conformément  au  ritme  (tipe  1-4,  2-3,  5-6,  supra,  p.  344),  et 
même  en  triades  (cf.  supra,  p.  362,  4°  a). 

Il  serait  aisé  de  multiplier  les  exemples  de  ce  genre   et  de 
les  emprunter  à  des  poètes  très   divers.  Ceux-là  suffisent.  Ils 
montrent  nettement  pour  quelles  raisons  et    de  quelle   ma- 
nière les  poèfes  se  corrigent.  Il  est  vrai  que  certains  sont  in- 
capables de  revenir  sur  ce  qu'ils  ont  une  fois  écrit  ;  nous  en 
avons  signalé  un  exemple  plus  aut  (l'"^  partie,  p.  125).  C'est 
pour  eux   une   infériorité    notable;  il  en   résulte   que    leurs 
œuvres  sont  très  inégales  et  que  trop  souvent  les  faiblesses  i 
déparent  les  plus  belles  choses.  On  se    demande  en  vain   sur 
quoi   peut  bien    reposer  cette  légende   d'après   laquelle  les 
poètes,    quand    l'inspiration    leur  vient,   produiraient  leurs 
œuvres  sans  travail,  sans  eff'ort,  spontanément  et  presque  in- 
consciemment, comme  la  plante  pousse    ses  feuilles  quand  le 
souffle  du  printemps  l'a  suffisamment  réchauffée.   On  connaît 
depuis  l'antiquité  le  pénible  labeur  de  Virgile.    On   a    depuis 
longtemps  des  documents  prouvant  que  les  fables  de  La  Fon- 
taine n'ont  atteint  leur  forme  définitive  et  en  général  si  par- 
faite qu'après  avoir  été  refondues  à  tel  point  que  souvent  pas 
un  seul  mot  n'est  resté  à  la  place  qu'il  occupait   dans  la  pre- 
mière rédaction.  Le  Buch  der  Lieder  de   Hejne    est   plein  de 
poésies  d'un  tour  si  facile,  si  naturel  qu'il  ne  semble   pas  que 
le  poète  ait  jamais  pu  les    concevoir  sous   une   autre  forme  ; 
c'est  d'un  monceau  de  ratures  qu'elles  ont   surgi  avec    leur 
aisance  et  leur  grâce    délicieuse.    On    sait    aujourdui   avec 
quel  soin  Hugo,  jusqu'au  moment  de  donner  ses  œuvres  au 
public,  les  reprenait  sans  cesse,  biffant,  précisant,  développant 
sans  relâche.  D'autres  exemples  encore  permettent  de  suppo- 
ser un  travail  analogue  de   la  part   des  poètes  sur  la  manière 
de  composer  desquels    on  n'est  pas   directement  renseigné. 
Certains  sontmieux  doués  que  d'autres,  ont   plus   de  facilité, 
mais  en  définitive  ceux  qui  ont  été  les  plus  parfaits  sont  ceux 
qui  ont  su  le  mieux  se  corriger. 


EMPLOI   DES   MOYENS   D  EXPRESSION  397 

Mais,  penseront  peut-être  quelques-uns,  maintenant  que 
les  lois  de  l'armonie  sont  formulées,  que  les  moyens  d'ex- 
pression sont  pour  la  plupart  classés  et  définis,  ne  sufl3ra-t-il 
pas  d'avoir  quelque  sens  critique  pour  arriver  à  ne  plus  faire, 
avec  un  peu  de  travail,  que  des  vers  qui  soient  tous  de  tous 
points  excellents  ?  Qu'on  se  détrompe;  d'abord  il  faut  distin- 
guer dans  un  vers,  comme  nous  l'avons  dit  dans  l'introduc- 
tion, le  fond  et  la  forme  ;  toutes  les  règles  du  monde  sont 
impuissantes  à  faire  naître  une  idée  poétique,  et  même  une 
forme  irréprochable.  Clair  Tisseur  a  dit  avec  justesse  dans 
ses  Modestes  observations:  «Savoir  désosser  un  vers  ne  vous 
en  fera  pas  jaillir  un  beau,  tout  armé  du  cerveau,  mais  cela 
peut  vous  retenir  d'en  faire  un  mauvais  ».  Nous  avons  cons- 
taté ce  qu'ont  fait  les  poètes,  nous  n'avons  pas  prétendu 
creuser  une  ornière  qu'ils  doivent  suivre  à  l'avenir.  «  11  n'y  a 
pas  de  recette  pour  faire  les  chefs-d'œuvre,  dit  M.  Saint- 
Saëns  dans  son  Harmonie  et  mélodie,  et  ceux  qui  préconisent 
tel  ou  tel  système  sont  des  marchands  d'orviétan  ». 

Sans  doute  les  principes  qui  dominent  les  moyens  d'ex- 
pression et  leur  emploi  sont  éternels.  «  Tout  sentiment,  écrit 
Guyau  dans /'i4r/  au  point  de  vue  sociologique^  se  traduit  par 
des  accents  et  des  gestes  appropriés.  L'accent  est  presque 
identique  chez  toutes  les  espèces:  accent  de  la  surprise,  de  la 
terreur,  de  la  joie,  etc.  ;  il  en  est  de  même  du  geste,  et  c'est  ce 
qui  rend  immédiate  l'interprétation  des  signes  visibles  ;  l'art 
doit  reproduire  ces  accents  et  ces  gestes  pour  faire  pénétrer 
dans  l'âme,  par  suggestion,  le  sentiment  qu'ils  expriment». 
Ce  que  l'auteur  appelle  des  accents  et  des  gestes,  c'est  en 
poésie  des  soTis  et  des  mouvements;  ceux  qui  conviennent  à 
l'expression  de  tel  sentiment  sont  d'une  manière  générale 
toujours  et  partout  les  mêmes.  Mais  dans  le  détail,  —  ces  études 
en  sont  la  meilleure  preuve,  —  leur  variété  et  leurs  combinai- 
sons sont  infinies. 

Il  ne  faut  pas  oublier  d'ailleurs  que  l'emploi  de  tels  moyens 
d'expression  est  exclu  par  telle  forme  de  vers.  Ainsi  il  est 
évident  qu'il  ne  peut  pas  être  question  dans  un  poème  en 
vers  de  forme  fixe  des  efi'ets  que  l'on  obtient  dans  une  pièce 
en  vers  libres  par  les  changements  de  mètre. 

Pour  nous  en  tenirà  notre  alexandrin,  il  n'était  au  commen- 


3^8  LE  VERS  FRANÇAIS 

cernent  du  XVI°  siècle  qu'un  élément  de  douze  sillabes  com- 
posé de  deux  membres  de  six  séparés  par  une  pause  ou 
césure.  «  Un  compte  net  de  douze,  une  suspension  de  la  voix, 
ou  repos,  à  la  sixième  sillabe,  afin  sans  doute  que  l'existence 
du  nombre  fût  bien  sentie,  c'était  tout  pour  la  métrique  du 
grand  vers  »  (Renouvier,  Victor  Hugo).  On  avait  «  l'habitude 
de  prendre  l'hémistiche  en  bloc,  sans  aucune  considération 
d'accent  intérieur  assez  marquée  pour  y  faire  sentir  une 
mesure  en  le  subdivisant  lui-même,  et  y  introduisant  des 
cadences  variées  suivant  la  place  de  cet  accent  »  (Id.,  Ibid.). 
D'un  pareil  vers  tous  les  moyens  d'expression  que  Ton  peut 
obtenir  en  diversifiant  les  éléments  ritmiques  étaient  forcé- 
ment exclus. 

Mais  un  vers  sillabique  de  douze  sillabes  avec  une  seule  divi- 
sion est  un  mètre  singulier  ;  les  éléments  sont  trop  longs  pour 
être  nets,  et  c'est  probablement  pour  cette  raison  que  Ronsard 
trouvait  que  a  les  alexandrins  sentent  trop  la  prose  très  facile, 
sont  trop  énervés  et  flasques,  si  ce  n'est  pour  les  traductions, 
auxquelles,  à  cause  de  leur  longueur,  ils  servent  de  beaucoup 
pour  interpréter  le  sens  de  l'auteur».  C'était  probablement 
le  sentiment  général  à  cette  époque,  car  jusqu'au  XVIP 
siècle  l'alexandrin  n'eut  pas  grand  succès.  On  avait  trop 
de  liberté  dans  l'intérieur  d'un  émistiche  et  le  remplis- 
sage avait  beau  jeu.  Ceux  qui  avaient  de  l'oreille  n'i  sentaient 
pas  un  vers.  On  s'est  étonné  que  Ronsard  qui  était  un  cher- 
cheur et  un  novateur  n'ait  pas  compris  le  parti  qu'il  i  avait  à 
en  tirer.  Rien  n'est  plus  naturel  au  contraire  ;  Ronsard  ne 
connaissait  l'alexandrin  que  tel  qu'il  était  de  son  temps  et  ne 
pouvait  ni  prévoir  ni  créer  la  forme  qu'il  aurait  plus  tard  :  les 
évolutions  ne  se  devancent  pas. 

Mais  du  temps  même  de  Ronsard,  grâce  à  lui-même,  quoi- 
qu'il ait  relativement  peu  employé  ce  mètre,  grâce  à  Agrippa 
d'Aubigné,  grâce  surtout  à  Régnier  et  un  peu  à  Malherbe, 
sans  qu'ils  s'en  doutassent,  l'alexandrin  évoluait.  Le  vers  clas- 
sique se  préparaît.  Il  était  extrêmement  rare  qu'un  alexandrin 
n'eût  pas  d'autre  accent  tonique  important  que  celui  de  la 
sixième  et  celui  de  la  douzième  sillabe.  La  plupart  du  temps 
il  i  en  avait  un  autre  dans  l'intérieur  de  chaque  émistiche. 
Ceux  qui  terminaient  les  émistiches  recevaient  un  relief  par- 


L'ALEXANDRvN   au   XVII*  SIECLE  39V 

ticulier  de  la  pause  dont  ils  étaient  suivis  ;  mais  il  arrivait 
fréquemment  que  la  pause  de  la  césure  fût  très  faible  parce 
que  le  dernier  mot  du  premier  émistiche  était  étroitement  uni 
par  la  sintaxe  au  premier  du  suivant;  dans  ces  conditions  et 
pour  les  mêmes  raisons  Faccent  de  la  sixième  siliabe  était  rela- 
tivement faible.  Il  n'était  pas  rare  dès  lors  qu'un  accent 
secondaire  fût  aussi  fort  que  celui  de  la  sixième  et  même  qu'il 
fût  suivi  d'un  arrêt  aussi  marqué  que  celui  de  la  césure.  En 
voici  quelques  exemples  empruntés  à  Agrippa  d'Aubigné  : 

Toi  Seigneur,  qui  abats,  qui  blesses,  qui  guéris; 

l'accent  tonique  de  blesses  est  évidemment  aussi  fort  que 
celui  de  abats^  et  celui  de  Seigneur  est  même  plus  fort. 

Sous  toi,  Hiérusalem  meurtrière,  révoltée, 
Hiérus  lem,  qui  es  Babel  ensanglantée  ; 

l'accent  tonique  de  toi  dans  le  premier  vers  est  au  moins 
aussi  fort  que  celui  de  Hiérusalem,  et  dans  le  second  celui  de 
Hiérusalem  est  certainement  plus  fort  que  celui  de  es. 

Venez,  célestes  feux  !  Courez,  feux  éternels  ! 
Volez!  Ceux  de  Sodome  oncque  ne  furent  tels; 

il  est  clair  que  l'accent  tonique  de  volez  est  plus  fort  que  celui 
de  Sodome,  et  que  ce  mot  est  même  suivi  d'un  arrêt  plus  con- 
sidérable que  celui  de  la  césure. 

Petit  à  petit  les  poètes  se  rendirent  compte  de  l'existence 
de  ces  accents  secondaires  ;  ils  comprirent  les  effets  qu'on  en 
pouvait  tirer  En  en  définitive  au  milieu  du  XVII®  siècle 
l'alexandrin  était  devenu  un  vers  de  douze  sillabes  avec  une 
césure  fixe  après  la  sixième,  deux  accents  toniques  fixes  à  la 
sixième  et  à  la  douzième,  et  deux  accents  secondaires  à  place 
variable  dans  l'intérieur  de  chaque  émistiche.  Du  moins  le 
plus  grand  nombre  des  vers  classiques  sont  construits  de 
cette  façon.  La  césure  les  partage  en  deux  éléments,  les 
accents  toniques  les  partagent  en  quatre.  Les  deux  sistèmes 


4ÔÛ  LE  VERS  FRANÇAIS 

de  division  se  superposent.  Cette  division  en  quatre  morceaux 
est  le  point  capital  de  l'étape  classique.  Les  poètes  classi- 
ques n'en  ont  jamais  eu  nettement  conscience  ;  mais  ils 
paraissent  en  avoir  eu  le  sentiment  à  partir  d'une  certaine 
époque.  Malherbe  ne  Ta  jamais  eu,  mais  il  semble  s'être  déve- 
loppé chez  Corneille  à  partir  de  Polyeucte  et  chez  Racine  à 
partir  d'Andromaque,  Cela  est  évidemment  indémontrable  ; 
mais  un  examen  attentif  de  la  versification  de  leurs  œuvres 
est  en  faveur  de  cette  opinion.  Les  accents  secondaires  deve- 
nant souvent  aussi  forts  que  celui  de  la  sixième  sillabe  s'élè- 
vent à  la  auteur  d'un  accent  ritmique  ;  dès  ce  moment  l'alexan- 
drin est  un  vers  ritmé,  à  quatre  mesures  en  général.  Il  n'est 
plus  alors  ni  «  énervé  ni  flasque  »  ;  ses  quatre  divisions  lui 
donnent  une  fermeté  et  une  netteté  qui  fait  la  beauté  du  vers 
classique.  C'est  alors  qu'il  est  susceptible  de  toutes  les  caden- 
ces variées  et  de  tous  les  moyens  d'expression  fondés  sur  le 
ritme  que  nous  avons  relevés  chez  lui. 

Mais  il  faut  avouer  qu'au  point  de  vue  métrique,  c'est  de 
nouveau  un  vers  bizarre  :  il  est  à  la  fois  sillabique  et  ritmi- 
que, ce  qui  est  presque  contradictoire.  Car  dans  un  vers 
purement  ritmique  la  mesure  est  marquée  par  le  retour  et  le 
nombre  des  accents  ritmiques,  le  nombre  des  sillabes  étant 
quelconque.  Ici  le  nombre  des  sillabes  est  fixe  et  celui  des 
accents  ritmiques  ne  l'est  pas  absolument;  chose  étrange. 

Au  XVIIP  siècle,  jusqu'à  Chénier,  il  n'i  a  pas  de  poète  à 
proprement  parler.  On  se  contente  de  reproduire  plus  ou 
moins  abilement  la  versification  classique.  Pendant  cette 
période  morte,  l'évolution  ne  perd  pas  ses  droits  ;  c'est  une 
période  d'incubation.  Aussi  quand  paraît  Chénier,  on  s'aper- 
çoit que  le  vers  a  changé,  et  on  s'en  aperçoit  surtout  lors- 
qu'arrive  l'école  romantique.  Comment  la  versification 
romantique  est  sortie  de  la  versification  classique  par  la  fusion 
du  vers  de  la  comédie  avec  celui  de  la  tragédie,  nous  l'avons 
exposé  en  détail  dans  la  Revue  des  langues  romanes^  t.  XLVI, 
p.  5etsuiv.;  nous  ne  pouvons  ici  que  renvoyer  à  cet^  article. 
Mais  nous  devons  constater  le  résultat  acquis^à  cette  nouvelle 
étape  :  l'élément  ritmique,  qui  s'était  glissé  dans  l'alexandrin 
au  XVIP  siècle,  est  devenu  prédominant  ;  le  nombre  des  si'- 
iabes  reste  fixe,  mais  la  césure  séparant  les  deux    émistiches 


l'alexandrin   au   XIX*   SIÈCLE  401 

est  souvent  très  faible,  et  elle  est  même  nulle  dans  le  trimètre 
proprement  dit.  Les  deux  accents  secondaires  sont  devenus 
primaires  comme  celui  de  la  sixième  sillabe,  et  dans  le  tri- 
mètre  il  n'i  a  plus  sur  cette  sillabe  qu'un  accent  tonique,  sans 
accent  ritmique.  Le  vers  classique  subsiste  dans  les  mêmes 
pièces  à  côté  du  vers  romantique  et  ils  ont  le  même  nombre 
de  sillabes,  mais  ce  qui  les  distingue  c'est  la  manière  dont  ils 
sont  ritmés.  Le  poète  classique  sentait  vaguement  que  son 
vers  était  ritmé,  le  poète  romantique  en  a  nettement  con- 
science. Une  pièce  romantique,  étant  composée  de  vers  rit- 
més différemment,  est  comparable  aune  pièce  en  vers  libres, 
et  susceptible  des  divers  moyens  d'expression  fondés  sur  les 
changements  de  ritme  que  nous  avons  examinés  plus  aut. 

Hugo  n'a  jamais  supprimé  la  césure  de  l'émistiche  sur  le 
papier.  Il  veut  que  la  sixième  sillabe  ait  toujours  au  moins 
un  léger  accent  tonique  et  ne  tolère  pas  que  la  septième  sil- 
labe soit  constituée  par  un  e  féminin  appartenant  au  même 
motque  la  sixième.  Cette  étape  en  appelait  invinciblement  une 
autre  qui  a  été  réalisée  par  ses  sucesseurs  :  la  suppression  de 
toute  séparation  de  mots  après  la  sixième  sillabe,  mais 
avec  le  maintien  d'un  accent  tonique  au  moins  secondaire  sur 
cette  sillabe. 

Tenez,  à  la  première  du  Cid,  j'étais  là 

(E.  Rostand,  Cyrano); 

ce  vers  n'est  même  pas  un  trimètre  ;  c'est  un  tétramètre  par- 
faitement ritmé. 

Empanaché  d'indépendance  et  de  franchise 

(Id.,  ibid.); 

c'est  ici  un  trimètre,  avjc  un  accenttonique  secondaire  sur  la 
sixième  sillabe,  qui  en  réalité  ne  diffère  en  rien,  sinon  sur  le 
papier,  de  celui-ci  de  Hugo  : 

Elle  est  la  terre,  elle  est  la  plaine,  elle  est  le  champ  ; 

car  «  elle  est  la  plaine  »  n'est  qu'un  seul  mot  métrique  avec 
un  accent  secondaire  sur  est.  Ceux-ci  de  Leconte  de  Lisle 
sont  exactement  du  même  tipe  : 


402  LE  VERS  FRANÇAIS 

Le  café  rouge,  par^  monceaux,  sur  l'aire  sèche. . . 
La  queue  cd  cercle sows  leurs  ventres  palpitants. . . 
Sur  les  murailles,  sur  les  arbres,  sur  les  toits. . . 

La  dernière  étape  est  accomplie  et  l'évolution  a  atteint  son 
terme  lorsqu'on  supprime  à  la  sixième  sillabe  l'accent  secon- 
daire : 

Dans  chacune  de  vos  exécrables  minutes... 
Comme  des  merles  dans  l'épaisseur  des  buissons... 
Abou-Sayd,  et  ses  compagnons,  bras  et  flancs... 
Et  les  taureaux,  et  les  dromadaires  aussi... 
De  ses  enfants  et  de  la  rojale  femelle.. . 

(Leconte  de  Lisle). 

Dans  ces' vers  l'accent  secondaire  est  sur  la  septième  fcillabe. 
Dans  celui-ci  du  même  poète  il  est  sur  la  cinquième  : 

Et  l'oiseau  bleu  dans  le  maïs  en  floraison. 

A  ce  moment  les  poètes  peuvent  disposer  dans  une  même 
pièce,  pour  ne  parler  que  de  la  césure  à  l'émistiche,  non  plus 
seulement  de  l'alexandrin  classique  à  césure  forte,  mais  encore 
de  l'alexandrin  à  césure  faible,  de  l'alexandrin  sans  césure 
mais  avec  un  accent  tonique  au  moinssecondairesurlasixième 
sillabe,  enfin  de  l'alexandrin  sans  césure  après  la  sixième  ni 
accent  tonique  sur  elle.  Comme  moyen  d'expression  le  vers  n'a 
rien  gagné  depuis  Hugo  ;  mais  les  poètes  ont  sous  la  main  un 
instrument  plus  souple  encore  et  plus  délicat,  permettant  une 
cadence  encore  plus  \ariée:  ressource  pour  le  talent,  danger 
pour  la  médiocrité. 

De  l'alexandrin  du  XVP  siècle  au  trimètreduXIX*  la  trans- 
formation a  été  normale,  mais  si  l'on  compare  l'un  à  l'autre 
il  semble  qu'il  s'est  produit  quelque  colossal  bouleversement. 
On  dirait  que  l'ouragan  d'une  révolution  a  passé  sur  l'alexan- 
drin. Or  toute  révolution,  même  apparente,  amène  forcément 
deux  mouvements  opposés:  l'un  de  réaction,  l'autre  d'exagé- 
ration. 

Les  réactionnaires  sont  ceux  qui  s'obstinent  encore  aujour- 
dui  à  ne  pas  quitter  le  mode  classique,  et  se    condamnent  à 


BESOIN  DE  REFORMES  403 

refaire  toujours  les  mêmes  vers  que  d'autres  ont  déjà  faits. 
Comme  si  Ton  pouvait  faire  le  vers  de  Racine  ou  celui  de 
Hugo  mieux  ou  même  aussi  bien  que  Racine  et  que  Hugo  ! 
«  Autre  siècle,  autre  art»,  a  dit  ce  dernier  {W.  Shakespeare). 
Ils  enfantent  des  nouveau-nés  vieillots  et  souifreteux,  ils 
s'épuisent  en  efforts  stériles,  mais  cette  tentative  se  renouvel- 
lera toujours.  Elle  durera  jusqu'au  moment  où  Ton  ne  fera 
plus  le  vers  classique  que  comme  nos  licéens  faisaient 
autrefois  des  vers  latins  et  sans  que  ses  produits  méritent 
plus  d'intérêt.  Que  de  talent  perdu  pour  n'avoir  pas  compris 
que  nous  avons  marché! 

Du  côté  de  l'exagération,  nous  trouvons  ceux  qui  ont 
conclu  du  mouvement  romantique  que  les  règles  sont  des 
lisières  bonnes  tout  au  plus  pour  les  esprits  débiles  et  qu'il 
suffit  de  rimer  richement  pour  avoir  fait  une  œuvre  qui  doive 
soulever  l'admiration  des  siècles.  Tous  les  tipes  de  vers 
apparaissent  chez  eux,  mais  le  asard  seul  détermine  leur 
emploi.  Leurs  productions  sont  encore  plus  négligeables,  s'il 
se  peut  dire,  que  celles  des  réactionnaires. 

Pourtant  presque  tout  le  monde  sent  que  notre  vers  est 
défectueux  et  plusieurs  ont  demandé  des  réformes.  «  Le  plus 
grand  malheur  de  notre  versification  est  d'avoir  conservé  la 
mesure  des  sjllabes  et  les  conditions  de  leur  homophonie 
telles  que  les  avait  établies  le  XVP  siècle,  d'accord  avec  la 
prononciation  réelle  d'alors:  la  prononciation  a  changé,  et  les 
règles  qui  l'avaient  pour  base  ont  été  servilement  mainte- 
nues, en  sorte  que  nos  vers  sont  incompréhensibles  dans  leur 
rjthme  et  leur  rime  non  seulement  à  l'immense  majorité  de 
ceux  qui  les  entendent  ou  les  lisent,  mais  encore,  si  on  va 
bien  au  fond  des  choses,  à  ceux  même  qui  les  font  »  (Gr. 
Paris,  Préface  du  livre  de  M.  Tobler).  «  11  serait  souhaitable 
que  des  poètes  de  talent  parvinssent  à  débarrasser  notre  code 
poétique  de  quelques  règles  trop  étroites,  relativement 
jeunes,  qui  l'entravent  inutilement,  comme  l'interdiction 
générale  des  hiatus,  ou  la  loi  inviolable  de  l'alternance  régu- 
lière des  rimes  masculines  et  féminines,  ou  certaines  pres- 
criptions trop  formalistes  pour  le  compte  des  syllabes.  La 
rime  même  admettrait  peut-être  certaines  modifications  » 
(E.    d'Eichtal,   Du    rythme   dans    la    versification  française). 


404  LE  VERS  FRANÇAIS 

«  L'abîme  s'est  creusé  trop  large  entre  la  langue  parlée  et  la 
langue  poétique  pour  qu'il  ne  soit  pas  devenu  indispensable 
de  le  comblor  »    (Psichari,  Revue  Bleue,  j\u'in  91). 

C'est  le  sentiment  de  ces  défauts  qui  a  fait  naître  les  écoles 
que  l'on  désigne  sous  les  noms  de  décadentes,  simbolistes  et 
autresencore.  Elles  sont  l'expression  du  besoin  de  changement 
assez  généralement  répandu  aujourdui.  Qu'ont-elles  produit 
jusqu'à  présent? rien  qui  doive  subsister,  a-t-on  dit,  et  il  n'est 
pas  besoin  d^être  profète,  pour  confirmer  ce  présage.  A  quoi 
aboutiront-elles  ?  à  leur  disparition. 

Le  XVP  siècle  a  fourmillé  d'écoles  analogues.  Il  i  en  a  à 
toutes  les  époques  où  un  vieux  régime  sombre  pour  en  lais- 
ser surgir  un  nouveau.  Il  est  rare  qu'il  en  sorte  une  seule  œu- 
vre, mais  leur  rôle  est  considérable  :  elles  accusent  les  ten- 
dances et  préparent  l'avenir.  Les  évolutions  se  font  lentement; 
certaines  transformations  sont  quelquefois  pénibles  :  ces  éco- 
les remplissent  les  périodes  de  transition. 

Les  idées  simboliques  ou  étranges  qu'ont  pu  exprimer  celles 
du  XIXe  siècle,  le  vocabulaire  prétentieux  ou  baroque  qu'elles 
ont  pu  employer  n'ont  pas  d'importance,  puisqu'il  n'en  restera 
rien.  Mais  au  point  de  vue  de  la  facture  il  i  a  deux  tendances 
principales  qu'elles  rendent  évidentes,  et  où  l'on  peut  à  notre 
sens  entrevoir  l'avenir  de  notre  vers,  parce  que  ces  deux 
tendances  sont  logiques  et  que  leur  réalisation  est  appelée 
par  l'évolution  normale  du  vers  français. 

Nous  ne  voulons  pas  parler  ici  de  la  rime  ni  de  l'iatus  ;  nous 
avons  indiqué  plus  aut  les  modifications  que  nous  paraissent 
comporter  à  l'eure  actuelle  les  règles  qui  les  concernent. 

Nous  faisons  allusion  à  deux  faits  de  bien  plus  grande 
importance.  La  langue  dont  se  servent  nos  poètes,  même 
après  avoir  supprimé  toute  distinction  entre  les  termes  nobles 
et  les  termes  roturiers, après  avoir  accueilli  le  vocabulaire  tout 
entier  et  i  avoir  même  introduit  quantité  de  néologismes,  est 
une  langue  arcaïque.  Si  neuves  que  puissent  être  les  idées 
développées,  si  moderne  que  soit  le  vocabulaire  qui  les  ex- 
prime, la  prononciation  obligatoire  est  une  prononciation 
morte  depuis  trois  siècles. 

Toute  poésie,  à  l'origine,  s'est  servi  de  la  langue  vivante, 
et  s'est  fondée  sur  elle.  En  G-rèce,  pour  ne  citer  qu'un  exem- 


VE  MUET  405 

pie,  tous  les  genres  poétiques  emploient  le  dialecte  parlé  dans 
la  région  où  ils  naissent.  Ils  ont  atteint  leur  plus  aut  dévelop- 
pement chacun  dans  son  dialecte  ;  c'était  la  période  de  pro- 
duction originale.  Postérieurement  apparut  la  poésie  d'imita- 
tion ;  on  imita  les  modes  poétiques,  on  imita  leurs  langues  qui 
devinrent  purement  artificielles  et  intelligibles  seulement 
pour  un  cercle  restreint.  (7esst  la  période  de  décadence.  Que 
Ton  compare  Quintus  de  Smyrne  à  Homère  et  l'on  entreverra 
Tabime  qui  sépare  la  seconde  de  la  première.  A  Rome  la  poé- 
sie classique,  purement  artificielle,  érudite,  arcaïsante  pour 
la  langue,  grécisante  pour  le  fond  et  la  forme,  n'a  jamais  été 
qu'une  poésie  d'amateure.  Pour  qu'une  poésie  puisse  être 
réellement  vivante,  il  faut  qu'elle  emploie  la  langue  de  son 
pays  et  de  son  temps.  Supposez  Aristophane  écrivant  dans  la 
langue  d'Homère  ou  Schiller  dans  celle  de  Hans  Sachs  ! 

Actuellement  la  langue  de  notre  poésie  est  arcaïque  et  par- 
conséquent  artifi  îielle  sur  trois  points  principaux  : 

1**  L'e  MUET.  —  Parmi  les  e  que  l'on  écrit  aujourdui  il  en 
est  qui  se  prononcent  et  d'autres  qui  ne  se  prononcent  pas. 
Nous  n'avons  pas  à  faire  ici  leur  istoire  mais  seulement  à 
constater  l'état  actuel  de  la  prononciation  et  à  montrer  dans 
quelle  mesure  les  poètes  tendent  às'i  conformer.  11  faut  dis- 
tinguer plusieurs  cas.  Quand  l'e  est  en  contact  avec  une 
voyelle  atone  dans  l'intérieur  d'un  mot,  comme  dans  jouerai^ 
remerciement  y  tuerie  il  ne  se  prononce  pas  aujourdui;  souvent 
même  il  ne  s'écrit  plus,  comme  dans  joliment,  prairie,  rou- 
lette. Cet  e  forme  toujours  une  sillabe  en  ancien  français  ; 
mais  dès  le  XIV  siècle  on  commence  à  ne  plus  le  compter; 
voir  à  ce  sujet  chez  Tobler  le  chapitre  intitulé  Détermination 
du  nombre  des  syllabes,  Aujourdui  les  poètes  ne  le  comptent 
plus  jamais  et  quand  A.  Barbier  écrivit  : 

Toujours,  ô  mon  enfant  !    toujours   les  vents  sauvages 
De  leurs  pieds  vagabonds  balayeront  les  plages 

{La  Nature) f 

il  a  commis  un  arcaïsme  blâmable. 

Quand  l'e  suit  la  voyelle  tonique  comme  dans  prie,  pries. 


406  LE  VERS  FRANÇAIS 

prient,  il  comptait  également  toujours  pour  une  sillabe  en 
ancien  français  ;  il  n'est  plus  jamais  prononcé  aujourdui.  Ici 
Tusage  des  poètes  n'a  pas  suivi  la  prononciation,  si  ce  n'est 
quand  l'ortografe  elle-même  s'i  est  conformée  comme  dans 
les  imparfaits  en -oze,  -oies^  devenus  ais^  dans  le  subjonctifsoî'e, 
soies  devenu  sois,  dans  eaue  devenu  eau.  Les  mots  dans  les- 
quels Ve  continue  à  être  écrit  ne  peuvent  entrer  dans  l'inté- 
rieur d'un  vers  que  si  Ve  est  final  et  élidé  devant  une  vojelle. 
Telle  est  ]a  règle  classique;  elle  comporte  une  exception  :  les 
imparfaits  et  les  conditionnels  en  -aient  et  les  deux  subjonctifs 
aient  et  soient  peuvent  entrer  dans  l'intérieur  d'un  vers  sans 
que  leur  e  compte  pour  une  sillabe.  Les  poètes  du  siècle 
dernier  ont  commencé  à  étendre  cette  liberté  à  toutes  les  fina- 
les de  verbes  en  -aient^  -oient^  -ient,  -uent,  -éent,  -ouent  : 

En  second  lieu  nos  mœurs  qui  se  croient  plus  sévères 

(Musset). 

Les  yeux  qu'on  ferme  voient  encore 

(Sully-Prudhomme). 

Rient  en  dessous,  mettant  leurs  masques  de  travers 

(Bouchor). 

Les  mondes  fuient  pareils  à  des  graines  vannées 

(Sully-Prudhomme). 

On  ne  saurait  que  les  louer  de  cette  généralisation  ;  il  est 
temps  qu'elle  devienne  complète  et  qu'on  ne  rencontre  plus 
dans  nos  vers  d'arcaïsmes  comme  celui-ci  : 

On  dit  qu'elle  a  des  gens  qui  se  noi-ent  pour  elle 

(Musset). 

Ces  mêmes  imparfaits  en  -aient  placés  à  la  rime  constituent 
une  rime  masculine  ;  mais  Hugo  emploie  encore  voient:  soient 
comme  rime  féminime.  En  réalité  toutes  ces  rimes  sont  mas- 
culines puisque  Ve  no  se  prononce  pas. 

Pour  les  formes  en  -e^-es  la  règle  classique  est  impitoyable; 


l'E  muet  407 

elle  n'en  admet  aucune  dans  l'intérieup  du  vers.  Mais  il  la 
bien  longtemps  que  les  poètes  ont  éprouvé  le  besoin  de  les 
admettre  conformément  à  leur  prononciation,  c'est-à-dire 
sans  compter  Ve.  Ronsard  disait  déjà  :  «  Tu  dois  oster  la  der- 
nière e  féminine,  tant  des  vocables  singuliers  que  piuriers  qui 
se  finissent  en  ée  et  ees,  quand  de  fortune  ils  se  rencontrent 
au  milieu  de  ton  vers.  Exemple  du  féminin  plurier  : 

Roland  avoit  deux  épé-es  en  main. 

Ne  sens-tu  pas  que  ces  deux  épé-es  en  main  offencent  la 
délicatesse  de  l'aureille  ?  Et  pour  ce,  tu  dois  mettre  : 

Roland  avoit  deux  épé's  en  la  main 

Autant  en   est-il  des   vocables   en    oue   et  ue  comme 

roue,  joue,  nue,  venue  et  mille  autres  qui  doivent  recevoir 
syncope  au  milieu  de  ton  vers,  si  tu  veux  que  ton  poème  soit 
ensemble  doux  et  savoureux.  Pour  ce  tu  mettras  :  rou*, 
jou',  nu\  etc.  ». 

On  trouve  déjà  cette  suppression  de  Ve  au  XV  siècle   (cf. 
Tobler,  ibid.J.  Aux  XVP  etXVlP  elle  est  fréquente  : 

Toy  qui  levant  la  veue  trop  haute 

(B^ïF,  8  sill.). 

A  veu'  d'œil  mon  teint  jaunissoit 

(Régnier). 

Et  la  livrée  du  capitaine 

(Marot,  8  s.). 

Lassée  d'un  repos  de  douze  ans 

(Malherbe,  8  s.). 

Mantoue,  tu  ne  vois  point  soupirer  ta  province 

(Corneille). 

Bon!  jurer!  ce  serment  vous  lie-i-'û  davantage? 

(La  Fontaine). 


408  LE  VERS  FRANÇAIS 

Hé  bien,  me  plains-je  à  tort  ?  me  joues-tu.  pas,  Amour? 

(La  Fontaine). 

A  la  queue  de  nos  chiens,  moi  seul  avec  Drécar 

(Molière,  Les  Fâcheux). 

Les  flots  contre  les  flots  font  un  remu-Taéuâge 

(Molière,  Dépit  amoureux). 

Mais  il  faut  dire  que  les  mêmes  poètes,  sans  en  excepter 
Ronsard,  comptent  cet  e  pour  une  sillabe  dans  d'autres  pas- 
sages. Ils  ne  s'affranchissent  de  la  règle  que  timidement  et 
exceptionnellement  : 

Mais,  comme  crois.  Destinée  fatale 

(Marot,  10  s,). 

Ah!  longues  nuits  d'hiver,  de  ma  vie  bourrelles 

(Ronsard). 

Et  par  lui  la  cité  de  Troie  fut  brûlée 

(Ronsard). 

Ne  me  reproche  point  qu'oisif  j'ate  vécu 

(Ronsard). 

La  partie  brutale  alors  veut  prendre  empire 

(Molière,  Le  dépit  amoureux). 

Anselme,  mon  mignon,  crie-i-elie  à  toute  heure 

(Molière,  Étourdi). 

Dans  la  première  moitié  du  XIX°  siècle  les  exemples  sont 
plus  rares,  mais  non  moins  significatifs  : 

Pas  un  qu'avec  des  pleurs  tu  n'aies  balbutié 

(Musset,  Namounà). 

Avant  que  tu  n'aies  mis  la  main  à  ta  massue 

(Hugo,  Feuilles  d'automne). 


l'^  muet  409 

Un  vieux  pirate  grec  l'avait  trouve  gentille 

(Musset,  Namouna). 

Que  mes  joues  et  mes  mains  bleuiront  comme  celles 

D'un  noyé 

(Mussbt). 

Ne  m'a-il  pas  jetée  sous  tes  pas  comme  on  trouve 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Tout  sur  terre  où  nous  voilà, 

Etait  en  remMe-ménage 

(Banville). 

Le  crucifix,  le  bloc,  Vépée  hors  de  la  gaîne 

(Leconte  de  Lisle). 

La  Baie  des  Trépassés  blanche  comme  la  craie 

(Brizeux). 

Les  poètes  décadents  ont  accentué  cette  tendance  ;  nous 
attendons  qu'elle  se  réalise  complètement  et  que  tous  les  mots 
de  ce  genre  entrent  librement  dans  le  vers  à  n'importe  quelle 
place. 

Enfin  quand  Ve  vient  après  une  consonne  soit  dans  l'inté- 
rieur soit  à  la  fin  d'un  mot,  il  était  encore  toujours  prononcé 
et  comptait  toujours  pour  une  sillabe  en  ancien  français.  Au- 
jourdui  il  n'est  plus  prononcé  que  dans  les  conditions  que 
nous  avons  déterminées  dans  les  Mémoires  de  la  Société  de 
Linguistique^  VIII,  53-90.  Il  en  était  déjà  de  même  au  XVIP 
siècle  ;  cf.  Thurot,  II,  748.  En  poésie  d'après  la  règle  classi- 
que il  doit  toujours  faire  sillabe.  Ici  les  poètes  se  sont  mon- 
trés plus  timides  que  dans  les  cas  précédents.  Pourtant  dès  le 
XVP  siècle  on  voit  se  manifester  une  tendance  à  supprimer 
Ve  muet  là  où  il  ne  se  prononce  pas  : 

Tu  t'abuses  toi-même,  ou  tu  me  porte  envie 

(Desportes). 

La  suppression  de  Vs  permet  de  justifier  pour  les  ieux  l'éli- 


410  LE  VERS  FRANÇAIS 

siori  de  Ve  ;  en  réalité  cette  grafie  prouve  qu'on  ne  pronon- 
çait ni  Ve  ni  Vs.  C'est  le  même  artifice  que  l'on  trouve  dans 
Agrippa  d'Aubigné  : 

Toi,  Seigneur,  qui  abats,  qui  blesses,  qui  guéris, 
Qui  donnes  vie  et  mort,  qui  tue  et  qui  nourris, 

et  ailleurs  dans  le  même  Desportes: 

Jupiter,  s'il  est  vrai  que  tu  fusse'  amoureux  ; 

Malherbe  a  blâmé  Tortografe  de  ce  vers  et  aussi  celle  des 
deux  suivants  où  c'est  l'e  qui  n'est  pas  écrit  : 

Des  chardons  inutils  et  des  herbes  méchantes... 

Des  fortes  mains  à'HercuV  veux-je  arracher  la  masse. 

Konsard  supprime  de  même  parfois  un  e  muet  final  : 

Fait  à  houppes  de  soie,  et  si  bien  eW  le  traite 

{Ko^Bsmi,Églogues). 

Mais  plus  elV  nous  veut  plonger 

Et  plus  eir  nous  fait  nager. 

(Ronsard,?  sill.). 

Chez  les  modernes,  si  on  laisse  de  côté  les  chansonniers  qui 
sont  à  part,  les  exemples  sont  fort  rares,  mais  il  faut  recon- 
naître qu'ils  n'ont  rien  de  choquant  : 

Que  tu  ne  puisse  encor  sur  ton  levier  terrible 

TMussET,  La  coupe  et  les  lèvres). 

Et  recouvrant  le  fer  de  son  bourlet  d'écorce 

(Lamartine,  Jocelyn). 

Quelque  soit  la  main  qui  me  serve 

(  Lamartine,  Recueillements) . 

Tu  Vemporte,  il  est  vrai;  mais  lorsque  tu  m'abats 

(Lamartine,  La  mort  de  Jonathas)  ; 

il  était  bien  facile  de  dire  :  Tu  l'emportes,  c'est  vrai...  mais 
le  vers  n'i  aurait  rien  gagné. 


LA    DIÉRÈSE  4  11 

Parmi  les  décadents  c'est  M.  Jean  Moréas  qui  a  le  plus  net- 
tement accusé  cette  tendance.  Seulement  il  ne  paraît  pas 
s'être  toujours  rendu  exactement  compte  de  l'état  réel  de  la 
langue  ;  car  il  lui  arrive  parfois  de  supprimer  des  e  qui  se 
sont  toujours  prononcés  et  d'en  compter  que  l'on  ne  prononce 
pas.  Il  est  évident  que  notre  poésie  doit  arriver  à  brève 
échéance  à  ne  plus  compter  que  les  e  qui  se  prononcent  et  à 
négliger  ceux  qui  sont  réellement  muets.  Notre  vers  ne 
pourra  qu'i  gagner  en  sonorité. 

Il  est  à  peine  besoin  de  rappeler  que  pour  cette  question, 
comme  dans  tout  le  cours  de  ce  livre,  nous  ne  considérons 
que  le  français  proprement  dit  et  que  les  prononciations  pro- 
vinciales, comme  celle  du  Midi  où  l'on  prononce  vingte-cinq 
en  trois  sillages,  sont  pour  nous  sans  intérêt. 

2^  La  diérèse.  —  Il  s'agit  des  groupes  de  deux  voyelles 
dont  aucune  n'est  e  et  dont  la  première  est  i,  ou^  o,  û,  c'est- 
à-dire  une  voyelle  susceptible  de  devenir  semi- voyelle.  Doi- 
vent-ils être  comptés  pour  deux  sillabes  ou  pour  une  seule? 
Istoriquement  la  question  est  fort  complexe  ;  on  en  trouvera 
une  bonne  esquisse  chez  Tabler  (chapitre  cité  plus  aut).  Les 
règles  classiques  (relatées  en  grande  partie  chez  Quicherat  et 
chez  Le  Goffic  et  Thieulin)  sont  purement  empiriques,  artifi- 
cielles, parfois  contradictoires  et  souvent  flottantes. 

On  trouve  fréquemment  des  contradictions  pour  le  même 
mot  chez  le  même  poète  : 

Le  sud,  le  nord,  Vou-est  et  l'est  et  Saint-Mathieu 

(Hugo). 

A  cause  du  vent  à^ouest  tout  le  long  de  la  plage 

(ID.). 


Rome  était  la  tru-ie  énorme  qui  se  vautre 
Les  soupiraux  infects  et  flairés  par  les  truies 
De  sa  vue,  hier  encor,  je  faisais  mon  délice 


(Hugo). 

(ID.). 

(Coppée). 


412  LE  VERS  FRANÇAIS 

Or,  ce  fut  hi-er  soir,  quand  elle  me'parla 

(ID.). 

Et  baisant  tout  bas  son  rou-et 

(Musset). 

Ne  chercherait-on  pas  le  rouet  de  Marguerite  ? 

(ID.). 

Marqué  du  fou-et  des  Furies 

(Musset). 

J'oserais  ramasser  le  fouet  de  la  satire 

(iD.). 

Me  font  rire.  Piaillez,  mesdames  les  chou-ettes 

(Hugo). 

Pas  de  corbeau  goulu,  pas  de  loup,  pas  de  chouette 

(ID.). 

Oh  !  l'affreux  su-icide  !  Oh  !  si  j'avais  des  ailes 

(Musset). 

Mon  enfant,  un  suicide.  Ah  !  songez  à  votre  âme 

(ID.). 

Sur  la  terre  où  tout  jette  un  miasme  empoisonneur 

(Hugo). 

Mêlé  dans  leur  sépulcre  au  mi-asme  insalubre 

(ID.). 

Vopi'um,  ciel  liquide 

(Th.  Gautier,  6  sill.). 

D'opium  usé 

(lD.,4sill.). 

C'est  le  pendant  des  sillabes  «  communes  »  chez  les  poètes 
classiques  latins,  qui  leur  permettaient  d'emplojer  dans   le 


LA   DIERESE  413 

même  vers  le  mot  patrem^  par  exemple,  indiiFéremment  avec 
la  première  sillabe  longue  ou  brève.  C'est  la  marque  la  plus 
évidente  d'une  langue  artificielle,  et  bien  que  ce  ne  soit  en 
apparence  qu'une  chose  sans  importance  elle  peut  avoir  les 
conséquences  les  plus  graves  et  devenir  un  germe  de  mort 
pour  la  poésie  qui  l'admet  11  n'i  a  qu'un  principe  admissible  : 
se  conformer  à  la  prononciation  de  la  langue  vivante.  La 
poésie  de  l'ancien  français  faisait  ainsi  ;  mais  la  prononciation 
a  notablement  changé  sur  ce  point  comme  sur  beaucoup 
d'autres.  La  poésie  d'aujourdui  ne  peut  suivre  que  la  pronon- 
ciation d'aujourdui.  On  doit  compter  pour  deux  sillables 
«  (les)  passions  »,  comme  a  (nous)  passions  ».  On  trouvera  la 
prononciation  actuelle  de  ces  groupes  exposée  en  détail  dans 
les  Mémoires  de  la  Société  de  Linguistique^  VIII,  p.  71  et  sui- 
vantes (article  cité  plus  aut). 

On  peut  noter  d'ailleurs  sur  ce  point  une  tendance  des 
poètes  à  se  conformer  à  la  prononciation  à  mesure  qu'elle 
évoluait.  Le  fait  le  plus  caractéristique  est  l'emploi  unique- 
ment avec  diérèse  depuis  l'époque  classique  (grâce  surtout 
a  l'influence  de  Corneille)  des  groupes  dont  la  première 
voyelle  est  i  quand  ils  viennent  après  une  liquide  précédée 
d'une  autre  consonne  : 

Vous  devri-ez  pleurer  nos  morts 

(Sully-Prudhomme). 

Le  sangli-er  lancé  comme  un  rocher  qui  roule 

(ID.). 

Il  travaillait  sans  plainte,  ouvri-er  solitaire 

(iD.). 

J'aime.  Philée  ainsi  parla  le  quatri-ème 

(ID.). 

Sous  les  verts  marronniers  et  les  peupH-ers  blancs 

(Musset). 

On    peut   constater   aussi   nombre   de  sinérèses  réalisées 


4  14  LE  VERS  FRANÇAIS 

depuis  la  période  de  l'ancien  français  et  accueillies  par  nos 
poètes  : 

écu-elle  en  ancien  français,  mais 

Mille  petits  cailloux  volaient  vers  son  écuelle 

(Catulle  Mkndès). 

di-acre  en  ancien  français,  mais 

Comme  un  diacre  à  Noël,  à  côté  du  curé 

(Musset). 

Mais  à  côté  de  cela  combien  devons-nous  relever  de  contra- 
dictions et  Ton  peut  même  dire  de  reculs  : 

quotidien  dans  Au gier,  mais 

Pour  gagner  notre  pain,  tâche  quotidi-enne 

(Coppée). 

assiette  dans  Musset,  mais 

De  te  voir  à  ce  point  hors  de  ton  assi-ette 

(Augier). 

piéton  en  ancien  français,  mais 

Embaumaient,  énervants,  et  sur  les  pi-étons 

(Coppée). 

bruire  en  ancien  français,  mais 

La  chute  du  moulin  bru-it  comme  autrefois 

(Coppée). 

piano  chez  Musset,  mais 

Pareil  au  pi-anoàe  valse  et  de  quadrille 

(Coppée). 

Ces    exemples    sont   d'autant    plus    mauvais    qu'il   s'agit    de 
vers  familiers. 

Il  ressort  clairement  de  là  que,  pour  cette  question,  nos 
poètes  sont  actuellement  comme  le  limier  qui  a  perdu  la  piste 
et  qui  court  de  droite  et  de  gauche  en  quête  d'un  indice  qui 
le  remettra   sur  la  bonne  voie.  Comme  l'a  dit  Becq  de  Fou- 


J 


l'^  ASPIRÉ  415 

quières,  a  faute  de  s'être  rendu  compte  des  principes  supé- 
rieurs de  la  métrique  qu'ils  appliquent  instinctivement,  les 
poètes  ont  parfois  des  audaces  irréfléchies  qui  les  jettent  en 
dehors  des  règles  les  plus  certaines,  ou  au  contraire  ils  hési- 
tent à  briser  les  entraves  d'autres  règles  que  rien  ne  justifie  ». 
Dans  les  cas  de  ce  genre,  c'est  au  téoricien  à  leur  montrer  le 
vrai  chemin. 

3°  L'/«  ASPIRÉ.  —  Vil  dit  aspiré  ne  s'aspire  pas  et  même  ne 
se  prononce  pas  du  tout,  mais  détermine  une  prononciation 
particulière  devant  lui:  il  empêche  la  liaison  d'une  consonne 
et  l'élision  d'un  voyelle.  C'est  état  est  flottant  aujourdui  et 
depuis  fort  longtemps  *;  la  langue  tend  à  supprimer  totale- 
ment Vil  aspiré  et  les  efi'ets  qu'il  produit  (voir  le  détail  de  la 
question  dans  les  Mémoires  de  la  Société  de  linguistique,  VIII, 
p.  86  et  suivantes),  mais  cette  évolution,  empêchée  parles 
livres  et  l'enseignement,  n'est  pas  encore  terminée.  La 
poésie  n'a  pas  qualité  pour  devancer  la  langue  parlée.  Pour- 
tant certains  poètes  ont  cru  pouvoir  parfois  élider  une  voyelle 
devant  un  h  dit  aspiré  : 

Très  mauvais  gîte,  hormis  qu'en  sa  valise 

(La  Fontaine). 

Je  meurs  au  moins  sans  être  haï  de  vous 

(Voltaire). 

Des  vers  de  ce  genre  font  regretter  que  ces  exemples  ne 
soient  pas  encore  devenus  des  modèles. 

Quand  ces  réformes  relatives  à  Ve  muet,  à  la  diérèse  et  à 
Vh  aspiré  seront  définitivement  accomplies  nous  aurons  con- 
servé le  beau  vers  sillabique  de  Racine  et  de  Hugo,  mais  avec 


'  c  La  plus  saine  et  la  plus  commune  opinion  est  qu'il  faut  dire  et 
écriie  alte  sans  h...  Or  est-il  que  je  pose  en  fait,  après  le  témoignage 
d'une  quantité  de  personnes  irréprochables,  auquel  je  joins  encore  ma 
propre  observation,  que  dans  tous  les  livres  on  n'a  point  vu  alte  imprimé 
ni  écrit  avec  \xn.  h  »  (Vaugelas,  II,  335).  Cf.  Molière,  Dépit  amoureux, 
975: 

Nous    verrons.  Mais  Lucile...  Altel  son  père  sort. 


416  LE  VERS  FRANÇAIS 

un  compte  de  sillabes  conforme  à  celui  de  la  langue  réellement 
vivante.  Il  sera  lui-même  rendu  par  là  plus  vivant  et  en 
même  temps  plus  sonore  et  plus  armonieux.  Nous  Tavons  vu 
en  effet,  Tarmonie  est  d'autant  plus  grande  que  les  éléments 
qui  entrent  en  jeu  pour  la  constituer  sont  mieux  modulés  :  Ve 
muet  qui  n'existe  dans  les  vers  que  par  une  prononciation 
artificielle,  quoique  obligatoire,  ne  vaut  pas  pour  la  modula- 
tion une  voyelle  plus  nette  et  mieux  timbrée. 

Voilà  donc  une  première  tendance:  elle  porte  sur  la  langue. 
La  seconde,  que  nous  annoncions  tout  à  l'eure,  touche 
d'une  manière  beaucoup  plus  intime  à  la  facture  même  du 
vers.  Nous  avons  indiqué  que  notre  vers  lorsqu'il  est  devenu 
ritmique  tout  en  restant  sillabique  devenait  un  vers  bizarre. 
En  effet  la  superposition  de  ces  deux  sistèmes  presque  in- 
compatibles produit  forcément  une  sorte  de  discordance. 
Dire  qu'un  vers  est  sillabique  c'est  faire  entendre  qu'il  a  un 
nombre  de  sillabes  fixe,  avec  au  besoin  un  point  de  repère 
quelque  part  (la  césure  de  l'émistiche)  et  rien  de  plus.  Un 
vers  ritmique  au  contraire  à  un  nombre  fixe  d'accents  ritmi- 
ques  ou  de  mesures  déterminées  par  eux  et  un  nombre  de 
sillabes  quelconque.  Or  notre  vers  classique  a  un  nombre  de 
sillabes  fixe  avec  un  nombre  de  mesures  qui  ne  l'est  pas 
obligatoirement.  Sans  doute  le  nombre  des  sillabes  de  chaque 
mesure  n'est  fixe  et  égal  que  dans  le  tipe  relativement  rare 
3.  3.  3.  3  : 

Ma  fortu  |  ne  va  prendre  |  une  fa  |  ce  nouvelle 

(  Andromaque)  . 

Le  plus  souvent,  il  est  très  variable,  mais  non  pas  libre,  car 
le  total  des  sillabes  comprises  dans  un  émistiche  ne  peut  pas 
être  inférieur  ni  supérieur  à  six.  Hugo  et  ses  successeurs  ont 
fait  craquer  la  cuirasse  émistiche.  Ils  ont  ainsi  donné  plus 
de  liberté  au  ritme  et  plus  de  variété  aux  mesures  ;  mais  ils 
ont  simplement  substitué  à  la  cuirasse  étroite  de  Témistiche 
une  cuirasse  plus  ample,  celle  du  vers.  Le  total  des  mesures 
comprises  dans  un  vers  ne  peut  pas  comprendre  un  nombre 
de  sillabes  autre  que  douze. 


VERS   KITMIQUE   A  FORME  FIXE  417 

Une  évolution  commencée  ne  s'arrête  que  lorsqu'elle  est 
achevée.  Tant  qu'elle  n'a  pas  atteint  son  terme,  une  fase 
appelle  la  suivante.  Celle  qui  s'imposait  après  Hugo  consistait 
à  briser  cette  dernière  entrave.  Les  décadents  l'ont  tenté 
avec  juste  raison  : 

Et  j'aurais  voulu  voir  |  son  om|bre  sur  la  mer 
Et  son  visa|ge  pendant  qu'il  rêvait  |  à  voix  haute 
Debout  à  la  proue  |  et  lui  parler  |  peut-être, 
Carie  navire  |  était  ancré  |  près  de  la  côte  ; 
Mais  les  rochers  |  me  le  cachaient  |  et  cette  tête 
Qui  dort  |  sur  mes  genoux,  |    lourde  et  charmante, 
M'a  fait  rester  |  assis  |  dans  l'aube  blanche... 

(H.  DE  RÉGNIER,  L'homme  et  la  Sirène). 

L'avenue,  |  comme  un  lit  de  fleuve  |  aux  berges  plates, 
Entre  des  pentes  |  aux  gazons  fins  |  et  miroitants, 
Et  jusqu'aux  bois,  |  aux  lignes  là-bas,  |  des  mers  loin- 
Entre  des  arbres,  |  et  des  corbeilles  |  écarlates,   [taines, 
L'avenue,  |  tel  un  cours  de  fleuve  |  intermittent,      [nés. 
Roule  et  roule  |  les  sombres  flots  |   de  ses  ondes  humai- 

(R.  DE  Souza). 

Dans  ces  deux  passages  Régnier  et  Souza  comptent  encore 
les  sillabes  à  peu  près  à  la  classique,  et  croient  avoir  fait 
œuvre  fort  originale  quand  ils  ont  mis  côte  à  côte  des  vers 
qui  n'en  ont  pas  exactement  le  même  nombre. 

La  différence  du  total  des  sillabes  est  en  effet  peu  considé- 
rable entre  ces  vers,  mais  elle  pourrait  être  très  grande.  Dans 
un  poème  ritmé  à  forme  fixe  et  dont  chaque  vers  contient 
quatre  mesures  un  vers  peut  être  constitué  par  quatre  mono- 
sillabes  ou  au  contraire  par  quatre  mesures  ayant  chacune  de 
une  à  six  ou  même  sept  sillabes.  Les  deux  vers  suivants  met- 
tent en  contact  les  deux  extrêmes  : 

Science  |  art,  |  vie,  |  mort, 
Si  Ton  vous  osait  dire  |  que  vous  ignorez  tout  |  et  que 
[vous  n'en  savez  rien  |  et  que  l'on  vous  en  adore. 

27 


4  18  LE  VERS  FRANÇAIS 

Ce  n'est  pas  là  autre  chose  que  des  schémas,  mais  ils  font 
nettement  ressortir  le  principe  :  ces  deux  vers  sont  égaux 
entre  eux. 

Ces  vers,  tout  comme  les  vers  purement  classiques,  pour- 
raient à  la  rigueur  n'être  pas  rimes  ;  ce  seraient  encore  des 
vers,  seulementils  ne  se  distingueraient  pas  d'une  prose  ritmée 
régulièrement.  Telles  sont  ces  petites  frases  de  Flaubert  que 
nous  prenons  dans  Bouvard  et  Pécuchet  : 

C'était  un  rire  |  particulier,  |   une  seule  note  |  très  basse, 
Toujours  la  même  |  poussée  |  à  de  longs  |  intervalles 

Ses  yeux  |  étaient  bridés  |  aux  pommettes 
Et  il  souriait  |  d'un  petit  air  |  narquois 

D'un  côté  I  une  tonnelle  |  aboutissait  |  à  un  vigneau 
De  l'autre  [  un  mur  |  soutenait  |  les  espaliers  ;       [pagne 
Et  une  claire-voie,  |  dans  le  fond,  J  donnait  |  sur  la  cam- 

Tout  ce  qui  distinguerait  cette  poésie  de  cette  prose,  c'est 
que,  tandis  que  les  petites  frases  de  Flaubert  sont  précédées 
et  suivies  d'autres  qui  sont  ritmés  autrement,  dans  la  poésie 
toute  la  pièce  serait  ritmée  d'une  manière  uniforme.  On  n'ob- 
tiendrait par  là  qu'un  instrument  très  inférieur  à  la  prose  et 
d'une  désespérante  monotonie,  tous  les  membres  de  frases  se 
terminant  obligatoirement  avec  lo  vers.  La  rime  est  donc 
indispensable  à  ce  mode  poétique  pour  lui  fournir  toutes  les 
ressources  du  vocalisme  et  de  l'enjambement  sous  toutes  ses 
formes,  pour  le  rendre  tolérable.  Tel  quel,  il  n'a  jamais  été 
employé  par  personne  à  notre  connaissance  ;  car  les  deux 
passages  que  nous  venons  de  citer  ont  été  extraits  arbitraire- 
ment par  nous  de  pièces  en  vers  libres  et  le  ritme  fixe  que 
nous  i  avons  signalé  n'i  a  été  mis  qu'inconsciemment  par  leurs 
auteurs. 

Il  n'i  a  d'ailleurs  pas  chance  que  ce  mode  ait  jamais  grand 
succès.  La  monotonie  lui  est  tellement  inérente  qu'il  fau- 
drait plus  de  génie  peut-être  pour  la  rompre  sans  cesse  qu'il 
n'en  a  fallu  à  Victor  Hugo  pour  faire  «  Aymerillot». 

Mais  le  vers  proprement  classique  est  aussi  bien  monotone 


VERS   HITMIQUE  LIBRE  419 

par  nature,  et  nos  plus  grands  poètes  classiques  n'ont  pas 
pu  toujours  le  garantir  de  ce  défaut.  Les  romantiques  i  ont 
introduit  une  grande  variété  en  modifiant  son  sistème  de  cou- 
pes, ce  qui  en  a  fait  au  point  de  vue  du  ritme,  comme  nous 
l'avons  montré  plus  aut  p.  72,  un  vers  libre.  A  côté  de  cela 
les  classiques  et  romantiques  disposaient  d'ailleurs  de  leur 
vers  libre,  celui  de  La  Fontaine,  dans  lequel  le  nombre  des 
sillabes  varie  et  avec  lui,  d'une  manière  généralement  propor- 
tionnelle, celui  des  accents  ritmiques. 

Le  vers  purement  ritmé  est  évidemment  susceptible  de  quel- 
que chose  de  très  analogue.  11  est  certain  qu'il  peut  i  avoir 
un  vers  ritmique  libre  comme  il  i  a  un  vers  sillabique  libre. 
Les  décadents  nous  en  ont  donné  de  nombreux  exemples  ; 
maleureusement  aucune  de  leurs  pièces  ne  peut  passer  pour  uh 
modèle  parce  qu'aucune  n'est  un  chef-d'œuvre.  Mais  la  mala- 
dresse de  l'ouvrier  ne  saurait  prouver  que  l'instrument  soit 
défectueux.  Nous  avons  étudié  plus  aut,  un  morceau  de 
M.  de  Régnier  qui  est  en  quelque  sorte  le  chef  de  l'école 
qui  versifie  de  cette  manière  ;  nous  en  rappellerons  ici  deux 
autres  de  la  même  école  qui  sont  souvent  cités  : 

Flavie, 

Je  l'ai  revue,  un  soir. 

Près  de  la  source  où  je  vais  boire  au  soir 

Depuis  de  longs  vieux  jours  de  vie 

Menant  mes  porcs; 

Elle  s'est  penchée  à  boire  à  sa  main  en  coupe  ; 

Je  n'osai  lui  parler  songeant  aux  jours  d'alors  ; 

Mais  comme  je  lui  dis:  Flavie  ! 

Parlant  de  l'autre  vie. 

De  Marc  et  Lise  et  de  la  troupe, 

De  ce  qu'ils  diraient  en  me  voyant  là 

Avec  mes  pourceaux  et  mon  vêtement 

Et  mon  épieu  pour  toutes  armes, 

Elle  me  regarda  si  tristement 

Que  je  sentis  de  chaudes  larmes  : 

0  pauvre  cœur,  dit-elle,  et  s'en  alla. 

Souvent,  toute  une  nuit,  j'ai  songé  à  cela 

(ViÉLÉ  Griffin,  Le  Porcher). 


4  20  LE  VERS  FRANÇAIS 

Danse  sans  rêve  et  sans  trêve; 

11  n'est  d'inutiles  ébats 

Que  ceux  que  tu  danses  pour  moi, 

Oh  toi  Texsangue,  oh  toi  la  frêle,  oh  toi  la  grêle, 

A  qui  mes  baisers 

Firent  un  tapis  triomphal  rosé 

Des  aurores  où  nous  menâmes 

Nos  pas,  nos  regards  et  nos  âmes, 

Nos  sens  jaloux,  nos  âmes  grêles; 

Tu  demeures  la  ruine  éclairée  par  les  torches 

Tandis  que  les  grands  vents  ululent  sous  les  porches 

Souffletant  de  folioles  errantes  les  écussons 

(G.  Kahn,  Les  palais  nomades). 

Sans  doute  ces  trois  pièces  ne  sont  pas  très  mauvaises  ; 
mais  on  est  loin  de  pouvoir  dire  qu'elles  soient  bonnes  ;  c'est 
faiblement  pensé,  pauvrement  écrit  et  même  mal  ritmé.  Quand 
à  prétendre  que  ce  n'est  que  de  la  prose  et  même  de  la  mau- 
vaise prose  ;  non  pas.  La  présence  de  la  rime  (ou  assonance) 
suffit  à  les  distinguer  par  tous  les  moyens  d'expression  qu'elle 
permet.  On  peut  trouver  aisément  de  la  prose  tout  aussi  bien 
ritmée  et  même  mieux.  En  voici  des  exemples  qui  ne  sont 
pas  exceptionnels  dans  les  œuvres  de  nos  prosateurs  : 

Un  dimanche  j  ils  se  mirent  en  marche  |  dès  le  matin, 
Et,  passant  |  par  Meudon,  |  Bellevue,  |  Suresnes,  |  Auteuil, 
Tout  le  long  du  jour, 
Us  vagabondèrent  |  entre  ces  vignes, 
Arrachèrent  |  des  coquelicots  |  au  bord  des  champs, 
Dormirent  |  sur  l'herbe, 
Burent  |  du  lait, 
Mangèrent  |  sous  les  acacias  |  des  guinguettes, 

Et  rentrèrent  |  fort  tard. 
Poudreux,  |  exténués,  |  ravis. 

(Flaubert,  Bouvard  et  Pécuchet). 

Le  lendemain,  |  on  repartait  |  dès  l'aube  ; 
Et  la  route, 
Toujours  la  même. 


PROSE    RITMEE  421 

S'allongeait]  en  montant  |  jusqu'au  bord  de  Thorizon. 
Les  mètres  de  cailloux  |  se  succédaient, 
Les  fossés  |  étaient  pleins  d'eau, 
La  campagne  |  s'étalait  |  par  grandes  surfaces  |  d'un  vert 

[monotone  |  et  froid, 
Des  nuages  |  couraient  |  dans  le  ciel, 
De  temps  à  autre  |  la  pluie  )  tombait 

(Flaubert,  ibid.). 

L'artifice  tipografique  qui  consiste  à  faire  rentrer  plus  ou 
moins  les  différentes  lignes  proportionnellement  au  nombre  de 
leurs  accents  ritmiques  n'a  aucune  importance  ;  mais  c'est 
plus  beau  pour  l'œil  que  de  les  faire  commencer  toutes  au 
même  niveau.  Nous  citerons  encore  deux  passages  de  ce  genre 
que  nous  empruntons  à  Guyau  {L'art  au  point  de  vue  sociolo- 
gique) ;  le  premier  est  une  sorte  de  strofe  de  Flaubert  (Sa- 
lammbô),  qui  contient  même  des  vers  blancs  classiques  : 

Des  rigoles  coulaient  dans  les  bois  de  palmiers; 

Les  oliviers  faisaient  de  longues  lignes  vertes  ; 

Des  vapeurs  roses  flottaient  dans  les  gorges  des  collines  ; 

Des  montagnes  bleues  se  dressaient  par  derrière, 

Un  vent  chaud  souff'lait, 
Des  caméléons  rampaient  sur  les  feuilles  larges  des  cactus. 

L'autre  est  une  description  de  la  Révolte  dans  Germinal  de 
Zola.  Nous  le  reproduisons  tel  que  l'a  disposé  Guyau,  p.  335, 
avec  une  seule  modification  à  la  sixième  ligne  avant-dernière: 

Quelques-unes  tenaient  leur  petit  entre  les  bras, 

Le  soulevaient,  l'agitaient. 
Ainsi  qu'un  drapeau  de  deuil  et  de  vengeance. 

D'autres,  plus  jeunes, 
Avec  des  gorges  gonflées  de  guerrières, 

Brandissaient  des  bâtons  ; 
Tandis  que  les  vieilles,  afî'reuses,  hurlaient  si  fort 
Que  les  cordes  de  leurs  cous  décharnés  semblaient  se 
Et  les  hommes  déboulèrent  ensuite,  [rompre. 

Deux  mille  furieux, 
Des  galibots,  des  haveurs,  des  raccommodeurs, 


4  22  LE  VERS  lÉ'RANÇAIS 

Une  masse  compacte  qui  roulait  d'un  bloc; 

Serrée,  confondue, 
Au  point  qu'on  ne  distinguait  ni  les  culottes  déteintes, 
Ni  les  tricots  de  laine  en  loques, 
Effacés  dans  la  même  uniformité  terreuse. 
Les  yeux  brûlaient  ; 
On  voyait  seulement  les  trous  des  bouches  noires, 

Chantant  la  Marseillaise, 
Dont  les  strophes  se  perdaient  en  un  mugissement  confus, 
Accompagné  par  le   claquement  des  sabots  sur  la  terre 

[dure. 
Au-dessus  des  têtes, 
Parmi  le  hérissement  des  barres  de  fer, 
Une  hache  passa,  portée  toute  droite  ; 

Et  cette  hache  unique. 
Qui  était  comme  l'étendard  de  la  bande. 
Avait,  dans  le  ciel  clair, 
Le  profil  aigu  d'un  couperet  de  guillotine  ; 
A  ce  moment  le  soleil  se  couchait  : 
Les  derniers  rayons,  d'un  pourpre  sombre,   ensanglan- 

[taient  la  plaine. 
Alors  la  route  sembla  charrier  du  sang. 
Les  femmes,  les  hommes  continuaient  à  galoper. 
Saignants  comme  des  bouchers  en  pleine  tuerie... 

Sans  doute  ces  morceaux  de  prose  sont  aussi  bien  ritmés 
que  ceux  de  poésie  précédemment  cités,  et  surtout  ils  sont 
beaucoup  mieux  pensés  et  plus  fermement  écrits.  C'est  même 
si  l'on  veut  de  la  prose  poétique,  mais  ce  n'est  nullement  de 
la  poésie.  La  rime  est  absolument  indispensable  à  toute  espèce 
de  vers  libres.  C'est  elle  qui  marque  où  les  vers  finissent  ;  sans 
elle  il  n'i  a  qu'un  seul  des  moyens  d'expression  fondés  sur  le 
ritme  qui  soit  possible,  celui  qui  provient  du  contraste  des 
mesures  lentes  avec  les  mesures  rapides  ;  tous  les  autres  sont 
rigoureusement  exclus.  Les  effets  dus  à  la  discordance  entre 
le  ritme  et  la  sintaxe  sont  exclus.  Ceux  qui  sont  produits  par 
le  vocalisme  sont  presque  tous  exclus,  et  la  couleur  vocalique 
disparaît  en  partie.  Même  les  effets  reposant  sur  le  jeu  des 
consonn9S  ne  peuvent  plus  se  déployer  avec  la  même  intensité. 


DEUX    MODES   POSSIBLES  -123 

Enfin  la  pensée  n'ayant  plus  d'ailes  pour  voler,  marche 
prosaïquement. 

Il  n'a  manqué  jusqu'à  présent  au  vers  ritmé  libre  qu'un 
poète  qui  sût  le  manier.  Il  faut  reconnaître  d'ailleurs  que 
c'est  un  instrument  beaucoup  plus  délicat  que  le  vers  classi- 
que, mais  aussi  combien  plus  puissant,  combien  plus  varié. 
Aucune  nuance  qui  lui  échappe,  aucun  effet  qui  lui  soit 
étranger. 

Voilà  donc  deux  tipes  de  vers  qui  se  présentent  :  le  vers 
sillabique  de  Racine,  de  Hugo,  et  des  fables  de  la  Fontaine, 
mais  fondé  sur  la  langue  réellement  vivante  ;  et  d'autre  part 
le  vers  ritmé  à  forme  fixe  ou  surtout  à  forme  libre.  On  s'arrê- 
tera évidemment  à  Tune  de  ces  deux  manières  ou  Ton  ne  fera 
plus  de  vers.  En  deors  de  ces  deux  modes  rien  de  possible  en 
français  pour  le  moment. 

Qu'il  vienne  un  poète  digne  de  ce  nom  et  il  pourra  user  de 
l'un  de  ces  deux  instruments  sans  aucune  restriction.  S'il  est 
vrai,  comtne  l'a  dit  d'Eichtal,  que  u  toute  tentative  trop  radi- 
cale et  trop  précipitée  sera  nécessairement  stérile  »,  et  que 
«  l'art  doit  procéder  par  évolution  et  non  par  révolution  »,  le 
poète  n'a  plus  à  craindre  ces  mauvais  présages  ;  il  ne  s'agit 
pas  d'une  révolution,  mais  de  l'achèvement  d'une  évolution 
dont  la  plus  grosse  part  est  accomplie  ;  il  n'i  a  pas  de  voies 
nouvelles  à  frayer,  le  chemin  est  ouvert. 


TABLES  ET  INDEX 


I 
INDEX 

DES  PRIiNXlPAUX  VERS,  FRAGMENTS   ET  POÈMES  ÉTUDIÉS 


Pages . 

A.  d'Aubigné 283,  399,  410 

E.  AuGiKR 414 

A.  DE  Baif 407 

Th.  db  Banville 138-142,  409 

A.  Barbier  : 

La  Nature 405 

L'Idole 104 

VÉmeute 229 

Ch.  Baudelaire  : 

Les  chaU 239 

Femmes  damnées. .    176,  231,  232,  236,  241 ,  250,  252,  257,  339 

Le  Léthé 215 

Lesbos 182,  237,  334 

Les  méta7nur2>ho8es  du  Vampire 183 

J.  DU  Bellay 219,  384 

Sainte-Beuve 216,  241,  251 ,  258,  276,  293 

N.  Boileau  : 

A  mon  esprit 373 

Épitre  III. 213 

Épître  VI 30 

L'art  poétique 30,  31 ,  321,  373 

Le  Lutrin 170,  207,  237,  373 

Satire  X 71 

M.  BoucHOR 406 

A.  Brizeux 409 

A.  Chénier  : 

L'aveugle 258 


4  28  LE  VERS  FRANÇAIS 

Pages. 

Clytie 270 

Diane 239 

Bryas 261 

Élégies 241,  280,  284 

La  Frivolité 210 

ïambes,  VIL 104 

Idylles 338 

La  jeune  captive 85 

Un  jeune  homme 259 

Le  malade 196 

Le  mendiant 196 

Mnazile  et  Chloé 207 

L'oaristys 259 

Pannychis  .  , 285 

Les  satyres  ....  ■ 296 

F.  CoppKE 411,414 

P.  Corneille  : 

LeCid 26,  225,  266 

Cinna. 58,  69 

Horace 69,  224,  226 

Médée 26 

Polyeucte 201 ,  266,  338 

Pompée 27 

Rodogune . .    23 1 

Suréna 58 

Ph.  Desportes 280,284,409,410 

Eschyle  : 

Perses 16 

Th.  Gautier  : 

Poésies  diverses 182,  214,  412 

Albertus 252,  285 

Après  le  bal 264 

Elégies 300 

Fantaisies 232 

La  iietite  fleur  rose 237 

Le  premier  rayon  de  mai 219 

Qui  sera  roi?.. 225,  245 

Sullan  Mahmoud 105 

Thébaïde 38 

J.-W.  VON  Goethe  : 

Erlkonig 208,  236,  256 


INDEX   DES   PRINCIPAUX  VERS  4  29 

Pages 
J.-M.  DE  Hhredia  : 

A  Hermès  criophore 280 

Andromède  au  monstre 246 

Antoiîie  et  Cléopâtre 259,  351,  359,  360 

Ariane 177,  278,  279,  289 

Artémïs 278,  288 

Bacchanale 177,  221,  228,  255,  277,  278,  279,  281 

Brise  mariiie 298 

Centaures  et  Lapithes  . 37,  222 

Epigramme  funéraire 209,  346,  361 

Epigramme  votive 248 

Fleur  séculaire 35,  280 

Floridum  mare 290 

Fuite  de   Centaures 185,  277 

Ilortorum  deus 62,  207,  245,  247 

Jason  et  Mèdée 240,  335 

Jouvence 332 

La  belle  viole 263 

La  Centauresse 244 

La  chasse 207 

La  conque 285 

La  dogaresse 344 

La  flûte 178 

La  magicienne 258,  277,  282 

La  mort  de  l'aigle 194 

La  naissance  d'Aplivodité 279,  282,  307,  339,  340 

La  revanche  de  Diego  Laynez .     62,  285 

La  source 173,  207,  246 

La  Trehbia 229,  246,  255 

Le  bain  des  nymphes 213,  263,  289 

Le  chevrier ......       183 

Le  conquérant. 257 

Le  Cydnus 264,  336,  345 

Le  huchier  de  Nazareth 240 

Le  laboureur 282,  335 

Le  lit 268,  346 

Le  i-avissement  d'Andromède 260,  262,  281 

Le  récif  de  corail. 240 

Le  réveil  d'un  Dieu 239 

L'esclave 262 

Les  conquérants  de  l'or 62,  263,  285,  334 

L'estoc 353 


4  30  LE  VERS   FRANÇAIS 

Pages. 

Le  tepidarium 278 

Le  Thermodon 235,  281 ,  352,  355 

Le  triomj)he  du  Cid 279 

Le  vase 189 

Le  vieil  orfèvre 254 

L'exilée 240,  342,  344 

L'ouhli 179,  286 

Marsyas 277 

Némée 212,  289 

Nessus 170,  277,  288 

Nymphée 46,  177,  242 

Pan 172,  207,  213,  242,  343 

Persée  et  A  ndromède 213,  278 

Pour  le  vaisseau  de  Virgile 212,  261,  335 

Soleil  couchant 240 

Sphinx 237 

Stymphale 35,  53,  276,  278 

Sur  le  livre  des  amours 340 

Sur  VOthrys 19,  240,  344 

Villula 215 

Vision  de  Khem 336 

V.  Hugo: 

A  la  Colonne 148-149,  228,  266 

A  l'arc  de  triomphe 221 

Après  la  bataille 394 

Archiloque 285,  344 

Aristophane 240 

A  Villequier 36,  85,  134,  135,  226,  272 

Aymerillot...   18,  227,  230,  231,  269,  336,  361,  372,  393,  394 
Booz  endormi. ..    182,  244,  262,  322,  325,  326,  329,  335,  342, 

351,  352,  353,  360,  363,  393 

Bounaherdi 17 

Catulle 215 

Chansons  des  rues  et  des  bois 220,  234,  235,  298 

Chaidieu 286 

Cromwell 50,  51,  52,  61 ,  62,  67 

Eviradnus. ...      17,  19,  36,  43,  44,  46,  49,  64,  175,  238,  266, 

334,  338,  343,  365,  395 

Fraternité 314 

Gaiffer-Jorge ' 70 

Hernani 26,  297 

Horreur  sacrée 48 


INDEX    DES    PlUNGIPAUX   VERS  431 

Pages. 

hifeH 335 

Inscription 360 

La  chasse  du  hurgrave 293 

La  coccinelle 307 

La  comète 335 

La  Conscience 28,  40,  186,  259,  260,  279,  354 

La  demoiselle 209 

Lafin  de  Satan. .  71,  72,  90,  196,  207,  208,  253,  265,  285,  295 

L'aigle  du  casque 39,  213,  357,  362 

La  légende  des  siècles. . .     64,  71,  170,  172,  174,  247,  293,  334, 

338,  339,  359,  363 

L'âne 61 

L'amiée  terrible 170,  172,  217,  229,  240,  288,  372 

La  paternité 38 

La  pitié  suprême . .     38,  44,  176,  300 

La  prière  pour  tous 150^  151 

La  ronde  du  sabbat 183 

La  reculade 104,  261 

L  art  d'être  grand-père   71 ,  293 

La  Terre 38,  401 

La  Vérité 343 

Le  Cid  exilé 20,  287 

Le  cimetière  d'Eylau 345 

Le  comte  Félibien 347 

Le  crapaud * 52,  53,  173 

Le  détroit  de  l'Euripe 25,  38,  39,  47,  250,  316 

Le  feu  du  ciel 245,  263,  287 

Le  géant  aux  dieux 25,  224 

L'église 298 

Le  jour  des  rois 356 

Le  mariage  de  Roland 347,  392,  393 

Le  marquis  Fabrice 288 

Le  parricide 174,  180,  235,  313,  314,  337 

Le  petit  roi  de  Galice. .      19,  26,  34,  38,  40,  47,  70,  72,  73,  169, 

170,  171,  175,  180,244,288,334, 
348,  359 

L'épopée  du  lion ...       179 

Le  prisonnier 298 

Le  régiment  du  baron  Madruce 51 

Le  retour  de  V Empereur 334 

Le  roi  de  Perse 334 

Le  roi  s'amuse 43,  44,  196,  216,  227,  293,  297 


432  LE   VERS  FRANÇAIS 

Pages. 

Le  rouet  d'Omphale 300 

Le  sacre  de  la  femme. .     37,  38,  39,  44,  47,  175, 214,  217,  218, 

363,  395 

Le  Satyre 49,  70,  180,  221,  252,  293 

Les  Burgraves. . .      173,  178,  181,  203,  212,  217,  225,  226,  227, 

232,  236,  240,  246,  250,  254,  255,  256, 

258,  261 ,  263,  270,  280,  282,  288,  289, 

333,  335,  336, 337,  345,  346,  347,  349, 

351,353,356 

Les  chants  du  crépuscule 221,  232,  238,  263,  266 

Les  Châtiments..     24,  49,  71,  170,  171,  214,  223,  225,  241,  249, 

255,  263,  276 
Les  Contemplations. . .     26,  34,  36,  38,  40,  41.  44,  47,  177,  187, 

207,  210,  231,  235,  237,  244,  256, 

257,  260,  261,  262,  263,  269,  279, 

377,  378,  379,  382,  383 

Les  Djinns 146-148 

Les  feuilles  d'automne 17,  18,  176,  182,  21 1 ,  227,  236, 

277,279,280,281,287,408 

Les  lions 53,  170,  172,  212,  222,  229,  237,  345 

Les  montagnes 343,  345,  365 

Les  Orientales 77,  1 76,  212,  222,  228,  232,  243,  269, 

285, 359 

Les  quatre  vents  de  l'esprit 43,  48,  51,  52 

Les  raisons  du  Momotombo 180 

Les  rayons  et  les  ombres 60,  70,  334,  337,  364 

Les  temps  paniques 285,  361 

Les  trois  cents 38,  44,  67 

Les  trois  chevaux 34 

Les  Voix  intérieures. 217,  229,  285, 

L'expiation 24,  27,  35,  44,  53,  64,  71,  172,  298 

Le  sylphe 209,  210 

Le  temple 360 

Le  Titan 390 

Le  travail  des  captifs 46 

L'hydre 364 

Lui 197 

Marion  de  Larme 291 

Napoléon  II. 18,  21,  85,  151-154,  172,  197,  227,  293 

Odes  et  ballades 308 

Paroles  dans  l'épreuve 359 

Paroles  de  géant 352 


INDEX    DES  PRINCIPAUX   VERS  433 

Pages. 

Petit  Paul 26,  206,  292,  298,  335,  372 

Première  rencontre  du  Christ  avec  le  tombeau.  . .     29,  243,  290 

Quelqu'un  met  le  holà. 317,  318 

Religions  et  Religion 47,  61 

Ruy  Blas 40,  72,  173,  264 

Segraïs. 215,  216,  335 

Soir  de  bataille 221 

Sommation  irrespectueuse 215 

Sultan  Mouvad 38,  39,  49,  70,  359 

Suprém^itie 41,  42,  256,  281 

Une  rougewr  au  Zénith 51 

Zim-Zizimii 289,  365 

G.  Kahn 420 

J.  DE  La  Fontaine  : 

Clymène 290 

Fables  : 

I,  1. 95,  203,  260 

2 20,  22,  98,  99,  243 

3 80,  81,  87,  185 

4 87,  100,  107,  180 

6 87 

7 24,  27,  93,  99,  126 

8 267 

10 95,  99,  233,  340 

12 187 

13 247 

15 176 

17 80,  96 

18...- 93 

22  . 80,  90,  97,  231,  256 

II,  1 258 

4 187 

5 100 

9 88,  99,  221 

11 233 

14 102 

15 • 96 

16 234 

17 81 

20 100 

III,  ,'2 82,  91,  102 


4  34  LE   VERS  FRANC AI.^ 

Pages. 

4 82,  88 

6 90,  97 

7 90 

8 174 

12 79 

18 24',  82,  102,  185,  186 

IV,  2 86 

3   91 

4 100,  174 

11 95 

15 234 

20 79,  110 

22 29,  80,  95 

V,  2 233 

3 101 

4 ;....     108,  315 

8 215 

10 94 

18 , . . . .     69,  102 

19 106 

20 , 101 

VI,  3 j . . .     257,  261 

4 103,  107 

9 91,  108 

10 234 

13 J 90 

15 , J....     77,  233 

17 , 233 

19 , 233 

21 91,  109 

Vil,        A  Mn^e  de  Monlespan » 259 

1 19,  27,  70,  83,  89,  93,  106,  233,  235,  287 

2 174,  233 

3 89,234 

4 .     81,163,164,177,282 

5 81,  172 

8 237,377 

9 177,  284,  288 

10 69,  88 

11 381,  382 

14 78,  110 

15 U...         82 


INDEX    DES   PRINCIPAUX   VERS  A  ^5 

Pages. 

16 105,185 

17 94 ,  96,  98 ,  1 07 

VIII,  3 92,  101,  109 

4 103 

6 110 

7 91 

10 108 

19 96 

22 106 

IX,  1 78,81,  195,  268,278 

2 20,  22,  36,  1 14-123,  233,  282,  355 

3 90,  103,  280 

4 111-114,204,231 

5 92 

7 20,  23,  80,  236,  276,  277, 278 

8 291,351 

10 173 

11 174,351 

13 188 

14 240,  280 

15 280 

16 94,233 

19 265 

X,  1 281,  287 

2 94,101,184,234,247,248,249 

3 278,281 

5 • 344 

6 278,  362 

10 •       336 

11 278,  380,381 

14 286 

15 215 

XI,  7 103,  107 

8 79,  81 ,  87 

12 247 

XII,  4 95 

5 91 

9 82 

11 96 

13 233 

21 , 338 

Fhilémon  et  Baucis 241 


4. -^6  LE   VERS   FRANÇAIS 

"Page». 

A.  DE  Lamartine  : 

A  Elvire 16 

Ischia 220 

Jocelyn...21,  56,  61,  182,  189,  190,  U5,  222,  228,  229,  245 

251,  257,259,  374,409,410» 

La  chute  d'un  ange 298,  374 

La  mort  de  Jonathas 410 

La  poésie  sacrée 303 

La  retraite    . . . .' ....       125-129 

Le  lac 17,  74,  83,  146,  170,  171,  172,  187 

L'enthousiasme 303 

Le  soir 300 

Lliomme 307 

L'immortalité 240,  374 

L'infim  dans  les  deux 17,  23,  30,  178,  257,  288 

Uisolement 16 

Milly 285,  294,  308 

Novissima  verba 299 

Pensée  des  morts 238,  259,  280 

Recueillements 253,  410 

Ch.  Leconte  de  Lisle  : 

Annie 220 

Bhagavat 211 

Clairs  de  lune   229 

Çtmacépa 218,  245 

Glaucé 36,  373 

Kléarista 220 

La  fille  aux  cheveux  de  lin 220 

La  mort  du  moine 218 

La  Passion 255 

LApollonide ■ . . .       271,  272 

L'aurore • 213,  214 

Le  colibri • 216 

Le  corbeau   230 

Le  Runoïa 373 

Les  Errinnyes 293,  373 

V  oasis 286 

Poèmes  antiques 206,  210,  214 

F.  deMalherbe 283,284,  306,  407 

Stéph.  Mallarmé 241 

Cl.  Marot 185,  283,  407,  408 

C.  Mendès 414 


INDEX   DES    PRINCIPAUX  VERS  4  37 

Pages . 

Molière  : 

Amphitryon  ...  58,  81,  82.  88,  89,  92,  98,  103,  291,  811,  312 

L'école  des  femmes 290,  291 

Le  dépit  amoureux 408,  415 

Le  misanthrope 223,  251 

Les  Fâcheux 408 

Les  femmes  savantes 223,  224,  266,  268,  290 

U  étourdi 408 

Tartufe. 57,  58,  1^8,  198,  267,  269 

A.  DE  Musset  : 

A  la  Malihran 248,  269,  349,  363,  373 

A  la  mi-carême .  .    239 

A  Ninon 65,  66,  67 

A  quoi  rêvent  les  jeunes  filles   78 

Chanson 264,  379,  380 

Charles-Quint  à  Saint- Just 178 

Don  Paez..    178,  186,  237,  240,  243,  246,  300,  341,  342,  343, 

346,  348,  352 

Idylle 239 

La  loi  sur  la  presse 23,  45 

La  coupe  et  les  lèvres 39,  170,  216,  238,  351,  410 

L'andalouse 265,  383 

La  nuit  de  décembre 104 

La  nuit  demai. .    169,  171,  183,  210,  211,  213,  217,  234,  235, 

238,  243,  246,  247,  258,  261,  262,  2()7, 

277,  279,  280,  281,  282,  286,  322,  325, 

326,  327,  338,  350,  373 

La  nuit  d'octobre 143-145,  199,  21 1 ,  249,  265,  335,  386 

La  servante  du  roi   169,  171 

Le  fils  du  Titien 189 

Le  lever 385 

Le  rideau  de  ma  voisine 145 

Le  saule 77,  79,  179,  263 

Les  marrons  du  feu 68,  288,  335,  353,  368 

Le  songe  d'Auguste 243,  248,  258 

Les  vœux  stériles 246,  342 

Le  13  juillet 246 

Lettre  à  Lamartine 261 

Lucie 208,  257,  343,  346,  348,  349,  352 

Mardoche 68 

Namouna. . .      14,  65,  210,  216,  277,  278,  333,  334,  336,  337, 
339,  340,  342,  343,  345,  346,  347,  349,  352, 


438  LE   VERS   FRANÇAIS 

Pages. 

353,  356,  357,  359,  360,  361,  362,  363,  364, 
366,  367,  373,  408,  409 

Portia 180,  239,  337,  339,  342,  349 

Rappelle-toi 135-138,  181 

Rolla..   15,  16,  18,  24,  30,  31,  32,  45,  171,  211,  212,  214,  222, 
238,  248,  260,  276,  277.  278,  294,  296,  304,  312, 

314,  315,  344,  351 

Silvia 101 

Sonnet... 259 

Souvenir 83,  134,  135 

Souvenir  des  Alpes 78,  142 

Sur  la  paresse • 37 

Sur  trois  marches  de  marbre  rose 313 

Suzon 184 

Une  bonne  fortune..   15,  183,  184,  212,  239,  247,  248,  276,  277» 

278,  279,  281,  282,  286,  289,  337,  341, 

344,  346,  359,  361,  369 

Une  soirée  perdue 213,  337,  349 

Venise 384 

J.  Racine  : 

Andromaque  ....      15,  54,  163,  197,  198,  201,  202,  203,  206, 

223,  230,  254,  258,  268,  269,  270,  271, 

272,  313,  322,  325,  326,  414 

Aihalie.   ..     15,  18,  25,28,  54,56,  64,  70,  71,  171,  181,  195, 

265,  273,  312,  313,  333,  336,  343,  347,  358, 

361,  362,363,  365 

Bajazet 17,  55,  56,  57,  187,  250,  259,  267,  281 

Bérénice 70,  334,  360 

Britannicus. . .      15,  26,  46,  175,  177,  198,  199,  203,  204,  205. 

235,  299,  300,  330,  333,  334,  342,  344, 

347,  351,  356,  357,  358,  361,  362,  363, 

364,  367,  371 

EstJier 54,  56,  59,  182,  235,253,  360 

Iphigénie 24,  27,  28,  54,  56,  59,  70,  86,  199,  200,  203, 

204,  264,  344,  347,  363,  372 

Les  Plaideurs 54,  58,  70 

Mithridaie 27,  55,  56,  £9,  243,  265,  270,  271 

Phèdre 20,  27,55,  176,  180,  181,  183,  185,  186,  187, 

188,  195,  249,  250,  252,  255,  258,  271, 
322,  330,  339,  340,  343,  371 

H.  DE  RÉGNIER 130-134,  218,  219,  295,  296,  417 


INDEX    DES    PRINCIPAUX    VERS  439 


M.  RÉGNIER 283,  390,  391,  407 

P.  DE   Ronsard 283,  407,  408,  410 

E.  Rostand 63,  291,296,  401 

R.  DE  SouzA. 417 

Sully-Prudhomme.  , 254,  406,  413 

P.  Verlaine  : 

Les  uns  et  les  autres 68,  210 

Mandoline 305,  306 

Poèmes  saturniens 38,  308,  309 

Romances  sans  paroles. . . .      189,  302,  304,  305,  306,  309,  310 
Sagesse 225 

F.  Viélé-Griffin 419 

A.  de  Vigny  : 

Eloa 281 

Lehal 220 

Le  cor 172 

Les  amants  de  Montmorency 216 

Moïse 17,  18,  21,  187,  227,255 

Virgile 164 

Voltaire 251,  415 


II 


TABLE  ANALITIQUE 


Pages 

Accélération  due  au  changement  de  mètre   74,  75 

Accent  tonique  secondaire 354,  355,  356 

—  sur  la  sixième  sillabe   du  tiimètre 43 

Accents  toniques  à  l'intérieur  des  émistiches 12 

Accentuation  binaire 43,  355,  356 

Accumulation  de  faits 150,  174 

—  des  mêmes  fonèmes 168 

—  d'événements 174 

—  d'idées 150,  174 

Affaiblissement  de  la  césure 11 

Agrégats  de  strofes  semblables • 143 

Alexandrin  à  deux  membres Il 

—  quatre  mesures 12 

—  rimes  léonines 139 

Alexandrin  (L')  au  XVI«  siècle 398 

—  auXVll«  siècle 399,  400 

—  au  XV1II«  siècle 400 

—  au  XIXe  siècle 401,402 

—  classique 12,  400 

—  romantique 400 

Allitérations , . . .      158-164 

Allure  saccadée 1 45 

—     sautillante 145 

Alternance  des  rimes 300,  30] ,  304 

Approximations  inérentes  à  toute  versification 13 

Arménie  {L')  . •   . .       389 

—  chez  Boileau. . , 373 

—  —    H  ugo 372 

—  —    Lamartine 374 


TABLE   ANALITIQUE  441 

Pages. 

Armonie  (L')  chez  Leconte  de  Lisle 373 

—  —    Musset 373 

—  -    Racine 371,372 

—  des   vers 321 

—  —         de  moins  de  uit  sillabes 384 

—  —         de  sept  sillabes 385,  386 

—  —         de  six  sillabes 384,385 

—  du  vers  de  dix  sillabes 376-380 

—  —       uit  sillabes 380-383 

—  et  la  césure 369 

—  imitative 157 

Associations  d'idées 158 

Assonance  (L'} 292,  299 

Assonances 158-161 

Assonance  de  rimes  successives 307,  312 

Bruit  répété.. 165 

Bruits  aigus 167 

—  éclatants 165,166,167 

—  grinçants 166,  167 

—  momentanés   167 

—  prolongés 167 

—  secs 165,167 

—  sourds 166,167 

Césure 45 

Césure  (La)  et  les  coupes  au  XYl"  siècle. 399 

Changement  de  mètre  mettant  en  relief  un  développement  ulté- 
rieur      92,  127,  154 

Changement  de  mètre  sans  changement  de  vitesse 74 

—  de  point  de  vue 1 26 

— -        d'idée 120,126,127 

—  d'intonation 49 

Choix  des  sons 159 

Classement  des  poètes  au  point  de  vue  de  l'armonie 374 

Classification  des  voyelles 191 

Comment  les  poètes  se  corrigent 392-396 

Comparaison    des    diverses    œuvres  d'un    poète    au  point   de 

vue  de  l'armonie 375 

Conclusion  brusque 80,  81 ,  82 

Consonnes  finales 297 

—  muettes 274,  295 

—  nasales ^       252 

Continues 25 1 ,  252 


4  12  LE  VERS   FRANÇAIS 

Pages. 

Contre  rejet  à  l'émistiche 50,  51 

Corrections  de  V    Hugo 392-396 

Correspondance  des  groupes  vocaliques 323,  328 

—  —  triades 330 

Correspondances  vocaliques  .    323-327 

Coupe  de  l'émistiche ....         45 

Coupes  autres  que  celle  de  l'émistiche 45 

Coupes  (Les)  et  la  césure  au  XV  1«  siècle 399 

Décadents  (Les) 404 

Décasillabes  à  rejet 109 

Degré  d'armonie  d'un  vers 370 

—  —         d'une  série  de  vers 370 

Détermination  des  trimètres 47 

Diades 328 

—  égales 331 

—  inégales 33 1 

Diado-triades 350 

Diérèse  (La) 411-415 

Discordance  entre  le  ritme  et  l'armonie .     354,  358 

—  —  —         le  sens 30,31 

—  —     l'idée  et  l'expression 189 

Distinction  entre  trimètres  et  tétramètres 42 

Durée  des  mesures 13 

^(L')  dit  muet 194,  405-411 

Ecartement  analitique 69,  97,  102,  1 16,  175 

Eclatantes  voilées  par  la  nasalité 229 

Effet  produit  par  l'introduction  d'un  trimètre  dans  une  série  de 

tétramètres 34 

Effets  analogues  obtenus  par  des  moyens  opposés 100 

—  de  contraste , 389 

Elans  d'admiration 140,  153 

—  d'amour 153 

—  de  colère 153 

—  d'entousiasme  . 123,  142 

Eléments  variés  de  l'expression 168 

Emploi  combiné  des  spirantes 260 

—  des  moyens  d'expression 390,391,397 

—  du  vers  de  7  sillabes 109 

—  simultané  de  moyens  d'expression  divers 22,  25 

Entrée  en  matière  vive  et  rapide 79 

Eveil  de  l'attention  par  un  changement  de  mètre 84,  92,  97 

Exades 328 


443 


TABLE     ANALITIQUE 


Examètres 69 

Explosives 245 

Exposition  rapide  d'un  sujet 114: 

Expression  de  bruits  saccadés 287 

—         d'efforts  successifs 1 83 


-         de 


•   _         _ 


V    —        — 


a  colère 197,  223,  230,  242,  249 

a  contemplation 23 

'admiration 22.  29,  98,  197,  243 

a  douceur 206,  252,  253.  305 

a  douleur 196,  197,  264,  268 

a  durée  dans  l'espace 18 

a  durée  dans  le  temps 111 

a  fluidité 262 

a  fureur 197 

'agitation . .       250 

a  grandeur 226,  227 

a  gravité 232,  233 

a  jalousie 258 

a  joie • 179 

a  langueur 17,  232,  239,  252 

a  légèreté 22,  206,  209,  210,  225,  232 

a  lenteur 16,17,239 

a  liquidité 253,256,261,263 

'allégresse 225 

a  lourdeur 225,  231,  232 

a  majesté 226,  227 

a  mélancolie 305,  309 

a  mollesse 17,239,252 

a  monotonie 304,308,309,310 

a  moquerie 203 

a  nonchalance 239 

a  petitesse 209,210 

a  puissance 227 

a  rapidité 19,20,  34,  35,  36,77,211 

a  régularité  d'un  mouvement 187 

a  répétition  indéfinie  d'un  bruit 177 

—  —  mouvement 177 

a  ténuité 206,  209 

a  timidité 252,  253 

a  tristesse 236,  264,  309 

'écrasement , 255 

'entousiasme 197 


4  44  LE  VERS  FRANÇAIS 

Pages  _ 

Expression  de  l'ésitation 250 

—  —  l'étendue 18 

—  —l'immensité 18,20,21,37,289 

—  —  l'imprécision 311 

—  —l'indignation 98,145,197,201 

—  —  l'inquiétude 205 

—  —l'insistance 186,187,188,315 

—  —l'ironie 201,204,205,248,266,267 

—  —  l'ironie  amère 197,202,203 

—  —  l'orgueil ,       99 

—  —  l'uniformité 304 

—  —  mouvements  répétés 180 

—  —  —  saccadés 183,247 

—  —  —  secs 247 

—  —  —  successifs 173,180,181 

—  des  bruits  aigus • 194 

—  —        —     éclatants 22,221 

—  —     cris  de  douleur 195,196 

—  —     gémissements 268,270,271,272 

—     idées  graves 233,  234,  235 

—  —         —     sombres 237 

—  —     nuances 191 

—  —     sanglots 264,  268,  270,  310 

—  —     soupirs 268,270 

—  du  alètement 247,249,288,289 

—  —  balancement. 183,  253 

—  —bruissement 208,258,261 

—  —  courroux 230 

—  —  craquement 265 

—  —  dédain 267,  268 

—  —  dégoût 265 

—  —  dépit. 258 

—  —  flottement 256,  261,  262 

—  —   frémissement 263 

—  —  frissonnement 260,  263 

—  —  frôlement 263 

—  —frottement 262,263 

—  —glissement 253,258,259 

—  —  grincement 166,  253 

—  —  grondemenc 254,  265 

—  —mépris 197,201,265,266 

—  d'un  arrêt 288,289,290 


TABLE   ANALÏTIQUE  445 

Pages. 
Expression  d'un  bruit  clair 206 

—  —    —     éclatant,  mais  voilé 222 

—  —     —     prolongé 287 

_-  _     _     ,épété 169,172,245 

—  —     —     saccadé 180 

—  -     -     sec 245 

_  _    _     sourd 16,228 

—  —  caprice 23 

—  —  changement  dans  les  idées 107 

—  —  —  de  situation 111 

—  —  —  d'idée 112 

—  —  choc 287 

—  -  contraste 91,  107,  120 

—  —  doux  murmure 206 

—  d'une  accumulation  de  faits  analogues 312 

—  —  —  d'événements 174 

—  —     ésitation   288 

—  —    idée  gaie 213,243 

_  _       -gracieuse 213,214,243 

—  —      —  grandiose 39,  97 

—  —       —  grave 97 

_  _       _  idillique 213 

_  _      _«  noble 97 

—  —      —  riante 213 

—  —       —  sereine 243 

—  —      —  sombre 22 

—  d'unélan • 21,211,213 

—  —  élan  de  désir 36 

—  —     —  d'entousiasme ...     36,  243 

—  d'une  opposition 289 

—  —     saccade 287 

—  d'un  grondement. 247 

—  —  mouvement  brusque 247 

—  —  —  imaginaire 17,  36 

_  _  _  lent 16 

—  —  —  mou 16 

_«  _  _  prolongé 287,288 

—  —  —  régulier 177 

—  —  —  régulièrement  irrégulier 184 

_  _  _  lépété 169,  172,  183,  215,  287 

_  __  _  saccadé 180,287,310 

—  —  prolongement 288,289,  290 


14  6  LE  VERS   FRANÇAIS 

Pages. 

Expression  du  chuchotement. 256 

—  —  palpitement 248 

—  —  parallélisme 311,  312 

—  —  parallélisme  de  deux  actions 173,  184 

—  —  —  ■—        idées... 173 

—  —  —  —        mouvements 173 

—  —  persifflage 203 

—  —  sarcasme 223,  248 

—  —  sifflement 247,  249,  257,  258,  260 

—  —  silence 242,  243 

—  —  souffle 166,  167 ,  256,  257,  260,  261,  262 

—  —  tâtonnement 248 

—  par  le  ritme  d'un  mouvement  régulier 169,  170 

—  —              —                —         régulièrement  irrégulier   170 
Faux  iatus 290,  291 

—     trimètres 46-52,  54,  55 

Fond  (Le)  et  la  forme   5 

Grands  vers  à  relief 99,  100,  101 

—       —  enfatiques . .    97,  98,  99 

Groupement  des  voyelles  pour  l'armonie 327,  328 

H  (L')  aspiré 274,  415 

Ïambes  ( Les) 104 

Iatus  (L') 273,291 

Iatus  (L')  au  XV1«  siècle 283 

—  —     XVII«  siècle 284 

Impression  de  continuité 175 

—  —  l'acuité 194 

—  —  monotonie 175 

—  —  régularité 175 

—  produite  sur  l'oreille  par  les  diverses  voyelles 191 

Indications  et  suggestions  des  poètes 160 

Insistance 175,  176,  195 

Introduction  d'un  développement  nouveau  107 

—  —    événement  nouveau 108 

—  —    personnage  nouveau 108 

Jugement  de  Lamartine  sur  La  Fontaine 124 

Langue  (La)  de  la  poésie 404,  405 

Liquides  (Les) 253 

Maintien  du  même  mètre  dans  une  pièce  en  vers  libres 105 

Mesures  d'égale  vitesse 15 

—  sacrifiées 20 

Métode  employée 7 


TABLE   ANALITIQUE  4  47 

Pages. 

Mètre  lent  et  grave 123,  144 

Mise  eu  relief 39-42,  56-59,  83,  93,  99,  117 

Mise  en  relief  de  chaque  idée  successive 121 

—  —       vers 144 

—  de  l'idée  importante ,     83,  84 

—  de  tous  les  détails 102,  103,  104 

—  du  détail  par  le  changement  de  mètre.     89,90,  91,  102 

—  —  trimètre 90 

y       —  d'un  mot  ou  d'une  expression 23-30 

Modulation 165 

Monomètres  (Les)  de  La  P'ontaine 93-97 

Mots  (Les)  expressifs 8,165,167 

Moyen  d'obtenir  des  mesures  rapides 84 

Moyen  d'expression  convenant  à  la  plaisanterie 65 

—  —  —  —  i-éclame 223,  225 

—  —       —     au  badinage 65 

—  —       —    à  une  conclusion. . .  23,24,25,29, 

39,  112,  113,  114 

—  —  —  —     énumération  d'idées  paral- 

lèles        312 

—  —  —  —     énumération   sintétique..       37 

—  —  _  _     ipotèse 18,19 

—  —  —  —     réflexion  morale  ....     99,  1 1 1 

—  —  —  aux  imprécations 197,231 

—  —  —  —  menaces 223 

—  —  —  —  supplications 19 

—  —  —  pour    peindre    la     succession 

d'une  série  de  mouvements.       158 

—  —  —  pour     peindre     la     succession 

d'une  série    d'événements..       185 

—  —  suggérant  l'idée  du  frisson 186 

Moyens  d'expression 389 

Moyens  d'expression  de  l'alexandrin  du  XVI^  siècle 398 

—  —  —  —  XVI1«  siècle 400 

—  —  —  —  XIX«  siècle 401,402 

Mouvement  rapide 77,  78,  79 

Mouvements  continus 176 

—  violents... 153,154 

Nasales , 252 

Occlusives 245 

Omofonie  des  voyelles 293,  294 

Onomatopées 157,  159,  165,  166 


44  8  LE   VERS    FRANÇAIS 

Pages. 

Ortografe  adoptée 8 

Où  finissent  les  mesures 16 

Parallélisme 173 

Partie  (La)  artistique  dans  les  vers 6 

Pentamètres 69 

Petits  vers  à  relief 85,  86,  87 

Pièces  à  rimes  libres 73 

—  en  strofes  libres ■ 1 42 

—  —  vers  libres 73 

Poèmes  à  mouvements  variés 73 

—  en  strofes  libres 134 

Poésie  descriptive 157 

Point  (Le)  d'articulation 264 

Prose  ritmée  irrégulièrement 420,  421,  422 

—       —       régulièrement 418 

Ralentissement  dû  au  changement  de  mèti-e 74,  75 

Rappels  de  rimes 314,  315 

—  —  sons 1 73 

—  —  sons  quelconques 177-190 

—  —voyelles 312,314 

—  intérieurs  des  rimes 315-318 

Rapport  des  divisions  ritmiques  avec  les  divisions  grammaticales       16 

—  du  vers  romantique  avec  le  vers  classique 33 

—  entre  les  sons  et  les  idées ■. .    157 

Rapprochement  de  mesures  d'inégale  vitesse 15 

—  d'une  mesure  lente  et  d'une  mesure  rapide. ...        19 

—  sintétique 37,  69,  84,  89,  150 

Récit  épique 154 

Réformes  nécessaires 403 

Rejets  du  premier  émistiche. 46,  58,  59 

Rencontres  de  voyelles 273-291 

Renforcement  d'un  mot 186 

Répétition  de  mots  tout  entiers 172 

—  d'une  consonne 169 

—  —     siUabe 169 

—  —     voyelle 169 

Répétitions  choquantes 189 

—  de  fonèmes.  isolés 177 

—  —       —       quelconques 171 

—  —       —       s'ajoutant  aux  répétitions  de  mots. . . .        176 
t         _  -mots 172-176 

—  —  sons 159 


TABLE    ANALITIQUE  4  49 

Pages. 

Resserrement  sintétique 37,  69,  84,  89,  174 

Résumé  d'une  énumération 82 

Rime  (La) 292-318 

Rime  (La)  et  les  vers  ritmiques  libres 418,  423 

Rime  pour  l'œil 292 

—  —    l'oreille 292 

—  riche 295 

Rimes  assonant  entre  elles 312 

—  féminines  et   rimes  masculines 301,302,303 

—  —         sans  alternance 303,305,306 

—  masculines  sans  alternance 303,  306 

—  se  rappelant  les  unes  les  autres 312 

Ritme 13 

—  analitique 188 

Ritme  (Le)  des  vers 44 

—  et  sillabisme 399,400 

—  inexpressif 171 

Sillabes  finales  atones 16 

Spirantes 166,  256 

Strofes  libres 134 

Substratum  oral  des  voyelles  nasales 192,  193 

Tétrades 328 

Tétramètre 33 

Tétramètres  à  césure  faible 47 

—  romantiques 64 

Ton  badin 234 

—  de  la  comédie 65,  67,  68 

—  élevé 153 

—  épico-lirique , 152 

—  épique 99,  151,  152 

—  grave 129,  153,  233,  235,  236 

—  noble 111,  153 

Traduction  des  idées 158 

—  —  impressions . .  158 

Travail  des  poètes , 391 ,  396 

Triades 328 

—  embrassées 329 

—  progressives 329 

—  régressives 329 

—  se  correspondant  de  deux  en  deux 336 

—  —  —  deux  à  deux .  332 

—  T—  —  eu  kiasme 338 


4  50  LE  VERS  FRANÇAIS 

Pages. 

Trimètre 33 

Trimètres  de  Corneille 58 

—  —  La  Fontaine 57 

—  —  Molière 57,  58 

—  non  j ustifiés 60 

—  —  romantiques 65 

—  postromantiques 63 

y     —    de  Racine 54-60 

Valeur  des  consonnes  chuintantes 268 

—  —  —         continues 251 

_  _  _        dentales 264,268 

—  —  —         labiales 265 

—  —  —        labio- dentales 268 

—  —  —         liquides... 253 

—  —  —         momentanées 245 

—  —  —         spirantes 256 

—  du  vers  de  7  sillabes 145 

—  des  voyelles 191 

—  —  —         aiguës - 194 

_  _  _         claires 78,206 

—  —  —         éclatantes 221 

—  —  —        nasales 238 

—  —         —         sombres 228 

Violation  des  règles 390 

Vitesse  du  débit 13 

—  d'un  vers 75 

—  relative  de  chacune  des  mesures 13 

Voyelle  muet  te 273 

Voyelles  aiguës 166,  192,  194 

—  claires 192,  206 

—  éclatantes 166,  192,  220 

—  graves 192 

—  nasales 192,  238,  275 

—  non  palatales   192 

—  palatales 192 

—  sombres 166,  192,  228 

Vers  brisés  à  la  césure 117 

—  boiteux 145 

—  de  5  sillabes  ... 145 

—  —7  sillabes 145 

—  dépourvus  d'armonie 366 

—  en  diades  , 341 


i 


TABLE   ANALITIQUE  .     451 

».Pages, 

Vers  en  exades  ....    349 

—  —  tétrades 348 

—  —  triades .  332 

—  grave. .   151 

—  lent  et  grave 145 

—  libres 73 

—  —     de  La  Fontaine 76 

_      _     _  Lamartine 125-129 

—  —     des  poètes  décadents 129-134 

—  mal  ritmés 61,62 

—  ritmique * 417 

—  —        et  vers  sillabique 416 

—  —        fixe 417 

—        libre 419,  420,  423,  424 

—  romantique 33 

—  sautillants 145 

—  sibilants 259 

—  sillabique  et  vers  ritmique 416 

—  simplement  corrects 6 

—  vif  et  léger 145 

Versification  romantique 400 


III 
INDEX 

DES  FAUTES   d'iMPRESSION 


P.  36,  1.  5  du  bas,  lire  a  la  marquise. 

P.  40,  1.  10  du  bas,  lire  a  l'implacable. 

P.  41,  1.  19,  lire  intitulée. 

P.  50,  1.  2  du  bas,  au  lieu  de  116,  lire  26, 

P.  73,  1.  2,  lire  de  vers  de  douze. 

P.  88,  1.  10,  lire  Dornaoit  alors  profondément. 

P.  100,  1.  10  du  bas,  au  lieu  de  ihid.,  lire  I,  4. 

P.  102,  1.  14  du  bas,  lire  jeux. 

P.  110,  1.  15,  lire  encor. 

—  1.  20,  lire  uit. 

P.  149,  1.  8  du  bas,  lire  imne. 

P.  163,  1.  1,  lire  peut  être. 

P.  164,  1.  4,  lire  ungula. 

P.  169,  1.  10,  lire  répétition. 

P.  185,  1.  20,  lire  Après  qu'il  eut  brouté,  trotté. 

P.  243,  1.  15,  lire  sillabes. 

P.  252,  1.  13  du  bas,  lire  nourrice. 

P.  296,  1.  1  du  bas,  lire  tout. 

P.  333,  au  milieu,  lire  correspondances. 

P.  336,  dernier  vers,  lire  flamboie. 

P.  361,  1,  12,  lire  était  voisine. 

P.  366,  titre,  au  lieu  de  IV,  lire  VI. 

P.  394,  1,  13  du  bas,  lire  Heine. 

P.  399,  1.  8  du  bas,  lire  tirer.  En  définitive. 

P.  416,  1.  19,  lire  a  un  nombre, 

P.  422,  1.  1  du  bas,  lire  consonnes. 


i 


IV 


TABLE 

DES    DIVISIONS   PRINCIPALES   DE  l'oUVRAGE 


Pages . 

Introduction 5 

Première  partie  :  Le   ritme  considéré  comme   niojen 

d'expression 9 

I.  —  L'alexandrin  classique .  .    11 

II.  —  Le  vers  romantique  et  les  autres  vers  de  12 

sillabes     ritmés  autrement    que  l'alexan- 
drin classique: 

A.  —  Le  vers  romantique 33 

B.  —  Les  trimètres  de  Racine 54 

C.  —   Trimètres  non  justifiés 60 

D.  —  Tétramètres  romantiques  et  trimè- 

tres non  romantiques 64 

E.  —  Pentam'itres  et  examètrrs 69 

III.  —  Les  poèmes  à  mouvements  variés  : 

A.  —  Poèmes  en  vers  libres 73 

B.  —  Poèmes  en  strofes  libres 134 

Deuxième  partie:  Les   sons   considérés  comme  moyen 

d'expression 155 

I.  —  Répétitions  de  fonèmes  quelconques 169 

II .  —  Les  voyelles 191 

A.  —  Voyelles  aiguës 194 

B.  —  Voyelles  claires , .  206 


454  TABLE  DES   DIVISIONS   PRINCIPALES 

Pages . 

C.  —  Voyelles  éclatantes 220 

D.  —  Vojelles  sombres .  228 

E.  —  Vojelles  nasales 239 

III.  —  Les  consonnes: 

A.  —  Momentanées 245 

B.  —  Continues 251 

C.  —  Le  point  d'articulation 264 

IV.  -  L'iatus .  273 

V.  —  La  rime 292 

Troisième  partie:  L'armonie  du  vers  français 319 

I.  —  Les  vers  en  triades 332 

II .  —  Les  vers  en  diades 341 

III .  —  Les  vers  en  tétrades  et  en  exades 348 

IV.  —  Les  vers  en  diades  et  triades  combinées. . . .  350 

V.  —  Vers  peu  armonieux 354 

VI.  —  Vers  dépourvus  d'atmonie 366 

VII.  —  Classement  de   quelques    poètes  au  point  de 

vue  de  l'armonie 370 

VIII.—  L'armoniedes  vers  de  moins  de  douze  sillabes.  376 

Conclusion 387 

Tables  et  index  : 

I.  —  Index  des  principaux  vers,  fragments  et  poè- 

mes étudiés. , 427 

II.  —  Table  analitique 440 

III.  —  Index  des  fautes  d'impression 452 

IV.  —  Table  des  divisions  principales  de  l'ouvrage.  453 


MONTPELLIER,    IMPRIMERIE    CENTRAI  K    Di;    MIDI 
HAMELIN    FRÈRES 


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