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Full text of "Le vicomte de Bragelonne : ou, Dix ans plus tard; complément des Trois mousquetaires et de Vingt ans après"

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OEUVRES  COMPLÈTES  D'ALEXANDRE  DUMAS 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE 


OEUVRES  COMPLÈTES  D'ALEXANDRE  DUMAS 

PUBLIÉES  DANS  LA  COLLECTION  MICHEL  LÉVY 


Acte 

Amaury 

Ange  Pitou 

Ascanio 

Aventure  d'amour 

Aventures  de  John  Davys 

Les  Baleiniers 

Le  Bâtard  de  Mauléon. 

Black  

Les  Blancs  et  les  Bleus. 

La  Bouillie  de  la  com- 
tesse Berthe 

La  Boule  de  neige 

Bric-à-Brac 

Un  Cadet  dé  famille  . . 

Le  Capitaine  Pamphile. 

Le  Capitaine  Paul 

Le  Capitaine  Rhino  . . . 

Le  Capitaine  Richard.. 

Catherine  Blum 

Causeries 

Cécile 

César  

Charles  le  Téméraire. . 

Chasseur  de  Sauvagine. 

Le  Château  d'Eppstein. 

Chevalier  d'Harmental. 

Le  Chevalier  de  Maison- 
Rouge 

Le  Collier  de  la  Reine. 

La  Colombe 

Compagnons  de  Jéhu.. 

Comte  de  Monte-Cristo. 

Comtesse  de  Charny..  . 

Comtesse  de  Salisbury. 

Confessions  de  la  mar- 
quise  

Conscience    l'Innocent. 

La  Dame  de  Monsoreau 

La  Dame  de  Volupté.. 

Les  Deux   Diane 

Les  Deux   Reines 

Dieu  dispose 

Le  Docteur  mystérieux. 

Le  Drame  de93 

Les  Drames  de  la  mer. 

Les  Drames  galants. .  . 

Emma  Lyonna.  .    

La  Femme  au  collier  de 
velours 

Fernantle 

La  Fille  du  Marquis. . . 


Une  Fille  du  régent. . . 

Filles,  Lorettes  et  Cour- 
tisanes   

Le  Fils  iiu  forçat 

Les  Frères  corses 

Gabriel  Lambert 

Les  Garibaldiens 

Gaule  et  France 

Georges 

Un  GilBlaseo  Californie 

La  Guerre  des  femmes 

Henri  IV,  Louis  XI11, 
Richelieu 

Histoire  de  mes  bètes. 

Histoire  d'un  casse-noi- 
sette  

L'Homme  aux  contes  . . 

Les  Hommes  de  fer... 

L'Horoscope 

L'Ile  de  Feu 

Impressions  de  voyage  : 
Une  Année  à  Florence 
L'Arabie  Heureuse.. 
Les  Bords  du  Rhin. .. 
Le  Capitaine   Arena. 

Le  Caucase 

Le  Corricolo 

Le  Midi  de  la  France 
De  Paris  à  Cadix. . . . 
15  jours  au  Sinaï  .. 

En  Russie 

Le  Speronare 

En  Suisse 

Le  Véloce 

La  Villa  Palmierï 

Ingénue 

Isaac  Laquedem 

Isabel  de  Bavière 

Italiens  et  Flamands.. 

lvanhoe  

Jacques  Ortis 

Jacquot  sans  Oreilles. . 

Jane 

Jehanne  la  Pucelle. . . . 

Louis  XIV  et  son  Siècle 

Louis  XV  et  sa  Cour... 

Louis  XVI  et  la  Révo- 
lution  

Louves  de  Marhecoul.. 

Madame  de   Chamblay 

La  Maison  de  Glace... 

Le  Maître  d'armes.... 


Mariages  du  Père  Olifus  i 

Les  MédWis i 

Mes  Mémoires 10 

Mémoires  de  Garibaldi  2 
Mémoires  d'une  aveugle  i 
Mémoires    d'un    méde- 
cin :  Balsamo 5 

Le  Meneur  de  loups.  . .  1 

Mille  et  un  fantômes.,  t 

Les  Mohicans  de  Paris  4 

Les  Morts  vont  vite. . .  2 

Napoléon 1 

Une  Nuit  à  Florence..  1 

Olympe  de  Clèves 3 

Page  du  duc  de  Savoie  2 
Parisiens    et     Provin- 
ciaux   2 

Le  Pasteur  d'Ashbourn  2 

Pauline  et  Pascal  Bruno  i 

Un  Pays  inconnu 1 

Le  Père   Gigogne 2 

Le  Père  la   Ruine 1 

Le  Prince  des  Voleurs.  2 

Princesse  de  Monaco..  2 

La  Princesse  Flora 1 

Propos  d'Art  et  de  Cui- 
sine    1 

Les  Quarante-Cinq ....  3 

La  Régence i 

La  Reine  Margot 2 

Robin  Hood  le  Proscrit  2 

La  Route  de  Varennes.  i 

Le  Saltéador 1 

Salvator 5 

La  San-Felice 4 

Souvenirs  d'Antony...  1 

Souvenirs  dramatiques  2 

Souvenirs  d'une  Favorite  4 

Les  Stuarts 1 

Sultanetta 1 

Sylvandire 1 

Terreur  prussienne.. . .  2 

Testament  de  Chauvelin  i 

Théâtre  complet 25 

Trois  Maîtres i 

Trois  Mousquetaires. . .  2 

Le  Trou  de  l'enfer. ...  1 

La  Tulipe  noire i 

Vicomte  de  Bragelonne  6 

La  Vie  au  Désert i 

Une  Vie  d'artiste 1 

Vingt  Ans  après 3 


EMILE    COLLIN  —    IMPRIMERIE    DE    LAGNY 


LE  VICOMTE 

DE 

BRAGELONNE 

ou 

DIX  ANS  PLUS  TARD 

COMPLÉMENT 

DES  TROIS  MOUSQUETAIRES  ET  DE  VINGT  ANS  APRÈS 

PAR 

ALEXANDRE  DUMAS 


PARIS 

CALMANN-LÉVY,  ÉDITEURS 

3,   RUE  aubJer,  3 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés. 


LE  VICOMTE 

DE    BRAGELONNE 


ou  l'on  voit  qu'un  marché  qui  ne  peut  pas  se  faire 

AVEC    L'UN   PEUT    SE    FAIRE   AVEC   L'AUTRE 

Aramis  avait  deviné  juste;  à  peine  sortie  de  la  maison  de 
la  place  Baudoyer,  madame  la  duchesse  de  Chevreuse  se  fit 
conduire  chez  elle. 

Elle  craignait  d'être  suivie  sans  doute,  et  cherchait  à 
innocenter  ainsi  sa  promenade;  mais,  à  peine  rentrée  à 
l'hôtel,  à  peine  sûre  que  personne  ne  la  suivrait  pour  l'in- 
quiéter, elle  fit  ouvrir  la  porte  du  jardin  qui  donnait  sur  une 
autre  rue,  et  se  rendit  rue  Croix-des-Petits-Champs,  où 
demeurait  M.  Golbert. 

Nous  avons  dit  que  le  soir  était  venu  ;  c'est  la  nuit  qu'il 
faudrait  dire,  et  une  nuit  épaisse  ;  Paris,  redevenu  calme, 
cachait  dans  son  ombre  indulgente  la  noble  duchesse 
conduisant  son  intrigue  politique,  et  la  simple  bourgeoise 
qui,  attardée  après  un  souper  en  ville,  prenait  au  bras  d'un 
amant  le  plus  long  chemin  pour  regagner  le  logis  conjugal. 

Madame  de  Chevreuse  avait  trop  l'habitude  de  la  politique 
t.  v.  104* 


2  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

nocturne  pour  ignorer  qu'un  ministre  ne  se  cèle  jamais, 
fût-ce  chez  lui,  aux  jeunes  et  belles  dames  qui  craignent  la 
poussière  des  bureaux,  ou  aux  vieilles  dames  très  savantes 
qui  craignent  l'écho  indiscret  des  ministères. 

Un  valet  reçut  la  duchesse  sous  le  péristyle,  et,  disons-le, 
il  la  reçut  assez  mal.  Cet  homme  lui  expliqua  même,  après 
avoir  vu  son  visage,  que  ce  n'était  pas  à  une  pareille  heure 
et  à  un  pareil  âge  que  l'on  venait  troubler  le  dernier  travail 
de  M.  Colbert. 

Mais  madame  de  Chevreuse,  sans  se  fâcher,  écrivit  sur 
une  feuille  de  ses  tablettes  son  nom,  nom  bruyant,  qui  avait 
tant  de  fois  tinté  désagréablement  aux  oreilles  de  Louis  XIII 
et  du  grand  cardinal. 

Elle  écrivit  ce  nom  avec  la  grande  écriture  ignorante  des 
hauts  seigneurs  de  cette  époque,  plia  le  papier  d'une  façon 
qui  lui  était  particulière,  et  le  remit  au  valet  sans  ajouter  un 
mot,  mais  d  une  mine  si  impérieuse,  que  le  drôle,  habitué  à 
flairer  son  monde,  sentit  la  princesse,  baissa  la  tête  et 
courut  chez  M.  Colbert. 

Il  va  sans  dire  que  le  ministre  poussa  un  petit  cri  en 
ouvrant  le  papier,  et  que  ce  cri,  instruisant  suffisamment  le 
valet  de  l'intérêt  qu'il  fallait  prendre  à  la  visite  mystérieuse, 
le  valet  revint  en  courant  chercher  la  duchesse. 

Elle  monta  donc  assez  lourdement  le  premier  étage  de  la 
belle  maison  neuve,  se  remit  au  palier  pour  ne  pas  entrer 
essoufflée,  et  parut  devant  M.  Colbert,  qui  tenait  lui-même 
les  battants  de  sa  porte. 

La  duchesse  s'arrêta  au  seuil  pour  bien  regarder  celui  avec 
lequel  elle  avait  affaire. 

Au  premier  abord,  la  tête  ronde,  lourde,  épaisse,  les  gros 
sourcils,  la  moue  disgracieuse  de  cette  figure  écrasée  par 
une  calotte  pareille  à  celle  des  prêtres;  cet  ensemble, 
disons-nous,  promit  à  la  duchesse  peu  de  difficultés  lins 
les  négociations,  mais  aussi  peu  d'intérêt  dans  le  bat  des 
articles. 

Car  il  n'y  avait  pas  d'apparence  que  cette  grosse  nature 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  3 

fût  sensible  aux  charmes  d'une  vengeance  raffinée  ou  d'une 
ambition  altérée. 

Mais,  lorsque  la  duchesse  vit  de  plus  près  les  petits  yeux 
noirs  perçants,  le  pli  longitudinal  de  ce  front  bombé,  sévère, 
la  crispation  imperceptible  de  ces  lèvres,  sur  lesquelles  on 
observa  très  vulgairement  de  la  bonhomie,  madame  de 
Ghevreuse  changea  d'idée  et  put  se  dire  :  «  J'ai  trouvé  mon 
homme.  » 

—  Qui  me  procure  l'honneur  de  votre  visite,  madame? 
demanda  l'intendant  des  finances. 

—  Le  besoin  que  j'ai  de  vous,  monsieur,  reprit  la  duchesse, 
et  celui  que  vous  avez  de  moi. 

—  Heureux,  madame,  d'avoir  entendu  la  première  partie 
de  votre  phrase;  mais,  quant  à  la  seconde... 

Madame  de  Chevreuse  s'assit  sur  le  fauteuil  que  Colbert 
lui  avançait. 

—  Monsieur  Colbert,  vous  êtes  intendant  des  finances? 

—  Oui,  madame. 

—  Et  vous  aspirez  à  devenir  surintendant?... 

—  Madame  ! 

—  Ne  niez  pas;  cela  ferait  longueur  dans  notre  conversa- 
tion :  c'est  inutile. 

—  Cependant,  madame,  si  plein  de  bonne  volonté,  de 
politesse  même,  que  je  sois  envers  une  dame  de  votre  mérite, 
rien  ne  me  fera  confesser  que  je  cherche  à  supplanter  mon 
supérieur. 

—  Je  ne  vous  ai  point  parlé  de  supplanter,  monsieur  Colbert. 
Est-ce  que,  par  hasard,  j'aurais  prononcé  ce  mot  ?  Je  ne  crois 
pas.  Le  mot  remplacer  est  moins  agressif  et  plus  convenable 
grammaticalement,  comme  disait  M.  de  Voiture.  Je  prétends 
donc  que  vous  aspirez  à  remplacer  M.  Fouquet. 

—  La  fortune  de  M.  Fouquet,  madame,  est  de  celles  qui 
résistent.  M.  le  surintendant  joue,  dans  ce  siècle,  le  rôle  du 
colosse  de  Rhodes  :  les  vaisseaux  passent  au-dessous  de  lui 
et  ne  le  renversent  pas. 

—  Je  me  fusse  servie  précisément  de  cette  comparaison. 


4  LR     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

Oui,  M.  Fouquet  joue  le  rôle  du  colosse  de  Rhodes;  mais  je 
me  souviens  d'avoir  ouï  raconter  à  M.  Conrart...  un  acadé- 
micien, je  crois...  que,  le  colosse  de  Rhodes  étant  tombé,  le 
marchand  qui  l'avait  fait  jeter  bas...  un  simple  marchand, 
monsieur  Golbert...  fit  charger  quatre  cents  chameaux  de 
ses  débris.  Un  marchand!  c'est  bien  moins  fort  qu'un  inten- 
dant des  finances. 

—  Madame,  je  puis  vous  assurer  que  je  ne  renverserai 
jamais  M.  Fouquet. 

—  Eh  bien,  monsieur  Golbert,  puisque  vous  vous  obstinez 
à  faire  de  la  sensibilité  avec  moi,  comme  si  vous  ignoriez 
que  je  m'appelle  madame  de  Chevreuse,  et  que  je  suis  vieille, 
c'est-à-dire  que  vous  avez  affaire  à  une  femme  qui  a  fait  de 
la  politique  avec  M.  de  Richelieu  et  qui  n'a  plus  de  temps  à 
perdre;  comme,  dis-je,  vous  commettez  cette  imprudence, 
je  m'en  vais  aller  trouver  des  gens  plus  intelligents  et  plus 
pressés  de  faire  fortune. 

—  En  quoi,  madame,  en  quoi? 

—  Vous  me  donnez  une  pauvre  idée  des  négociations 
d'aujourd'hui,  monsieur.  Je  vous  jure  bien  que,  si,  de  mon 
temps,  une  femme  fût  allé  trouver  M.  de  Cinq-Mars,  qui 
pourtant  n'était  pas  un  grand  esprit;  je  vous  jure  que,  si 
elle  lui  eût  dit  sur  le  cardinal  ce  que  je  viens  de  vous  dire 
sur  M.  Fouquet,  M.  de  Cinq-Mars,  à  l'heure  qu'il  est,  eût  déjà 
mis  les  fers  au  feu. 

—  Allons,  madame,  allons,  un  peu  d'indulgence. 

—  Ainsi,  vous  voulez  bien  consentir  à  remplacer 
M.  Fouquet? 

—  Si  le  roi  congédie  M.  Fouquet,  oui,  certes. 

—  Encore  une  parole  de  trop;  il  est  bien  évident  que,  si 
vous  n'avez  pas  encore  fait  chasser  M.  Fouquet,  c'est  que 
vous  n'avez  pas  pu  le  faire.  Aussi,  je  ne  serais  qu'une  sotte 
pécore,  si,  venant  à  vous,  je  ne  vous  apportais  pas  ce  qui 
vous  manque. 

—  Je  suis  désolé  d'insister,  madame,  dit  Colbert  après  un 
silence  qui  avait  permis  à  la  duchesse  de  sonder  toute  la 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  5 

profondeur  de  sa  dissimulation;  mais  je  dois  vous  prévenir 
que,  depuis  six  ans,  dénonciations  sur  dénonciations  se  suc- 
cèdent contre  M.  Fouquet,  sans  que  jamais  l'assiette  de  M.  le 
surintendant  ait  été  déplacée. 

—  Il  y  a  temps  pour  tout,  monsieur  Colbert;  ceux  qui  ont 
fait  ces  dénonciations  ne  s'appelaient  pas  madame  de  Che- 
vreuse,  et  ils  n'avaient  pas  de  preuves  équivalentes  à  six 
lettres  de  M.  de  Mazarin,  établissant  le  délit  dont  il  s'agit. 

—  Le  délit? 

—  Le  crime,  s'il  vous  plaît  mieux. 

—  Un  crime  !  Commis  par  M.  Fouquet  ? 

—  Rien  que  cela...  Tiens,  c'est  étrange,  monsieur  Colbert; 
vous  qui  avez  la  figure  froide  et  peu  significative,  je  vous 
vois  tout  illuminé. 

—  Un  crime? 

—  Enchantée  que  cela  vous  fasse  quelque  effet. 

—  Oh!  c'est  que  le  mot  renferme  tant  de  choses,  madame  ! 

—  Il  renferme  un  brevet  de  surintendant  des  finances  pour 
vous,  et  une  lettre  d'exil  ou  de  Bastille  pour  M.  Fouquet. 

—  Pardonnez-moi,  madame  la  duchesse,  il  est  presque 
impossible  que  M.  Fouquet  soit  exilé;  emprisonné,  disgracié, 
c'est  déjà  tant! 

—  Oh!  je  sais  ce  que  je  dis,  répartit  froidement  madame 
de  Chevreuse.  Je  ne  vis  pas  tellement  éloignée  de  Paris,  que 
je  ne  sache  ce  qui  s'y  passe.  Le  roi  n'aime  pas  M.  Fouquet, 
et  il  perdra  volontiers  M.  Fouquet,  si  on  lui  en  donne  l'oc- 
casion. 

—  Il  faut  que  l'occasion  soit  bonne. 

—  Assez  bonne.  Aussi,  c'est  une  occasion  que  j'évalue  à 
cinq  cent  mille  livres. 

—  Comment  cela?  dit  Colbert. 

—  Je  veux  dire,  monsieur,  que,  tenant  cette  occasion  dans 
mes  mains,  je  ne  la  ferai  passer  dans  les  vôtres  que  moyen- 
nant un  retour  de  cinq  cent  mille  livres. 

—  Très  bien,  madame,  je  comprends.  Mais,  puisque  vous 
venez  de  fixer  un  prix  à  la  vente,  voyons  la  valeur  vendue. 


Ô  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Oh!  la  moindre  chose  :  six  lettres,  je  vous  l'ai  dit,  de 
M.  de  Mazarin;  des  autographes  qui  ne  seraient  pas  trop 
chers,  assurément,  s'ils  établissaient  d'une  façon  irrécusable 
que  M.  Fouquet  avait  détourné  de  grosses  sommes  pour  se 
les  approprier. 

—  D'une  façon  irrécusable,  dit  Colbert  les  yeux  brillants 
de  joie. 

—  Irrécusable!  voulez-vous  lire  les  lettres? 

—  De  tout  cœur!  La  copie,  bien  entendu. 

—  Bien  entendu,  oui. 

Madame  la  duchesse  tira  de  son  sein  une  petite  liasse 
aplatie  par  le  corset  de  velours  : 

—  Lisez,  dit-elle. 

Colbert  se  jeta  avidement  sur  ces  papiers  et  les  dévora. 

—  A  merveille!  dit-il. 

—  C'est  assez  net,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  madame,  oui;  M.  de  Mazarin  aurait  remis  de 
l'argent  à  M.  Fouquet,  lequel  aurait  gardé  cet  argent,  mais 
quel  argent? 

—  Ah!  voilà,  quel  argent?  Si  nous  traitons  ensemble,  je 
joindrai  à  ces  lettres  une  septième  qui  vous  donnera  les 
derniers  renseignements. 

Colbert  réfléchit. 

—  Et  les  originaux  des  lettres? 

—  Question  inutile.  C'est  comme  si  je  vous  demandais  : 
monsieur  Colbert,  les  sacs  d'argent  que  vous  me  donnerez 
seront-ils  pleins  ou  vides? 

—  Très  bien,  madame. 

—  Est-ce  conclu? 

—  Non  pas. 

—  Comment? 

—  Il  y  a  une  chose  à  laquelle  nous  n'avons  réfléchi  ni  l'un 
ni  l'autre. 

—  Dites-la-moi. 

—  M.  Fouquet  ne  peut  être  perdu  en  cette  occurrence  que 
par  un  p*di 


LE  VICOMTE   DE  BRAGELONNE  7 

—  Oui. 

—  Un  scandale  public. 

—  Oui.  Eh  bien? 

—  Eh  bien,  on  ne  peut  lui  faire  ni  le  procès  ni  le  scandale. 

—  Parce  que  ? 

—  Parce  qu'il  est  procureur  général  au  parlement;  parce 
que  tout,  en  France,  administration,  armée,  justice,  com- 
merce, se  relie  mutuellement  par  une  chaîne  de  bon  vouloir 
qu'on  appelle  esprit  de  corps.  Ainsi,  madame,  jamais  le  par- 
lement ne  souffrira  que  son  chef  soit  traîné  devant  un 
tribunal.  Jamais,  s'il  y  est  traîné  d'autorité  royale,  jamais  il 
ne  sera  condamné. 

—  Ah!  ma  foi!  monsieur  Colbert,  cela  ne  me  regarde  pas. 

—  Je  le  sais,  madame,  mais  cela  me  regarde,  moi,  et 
diminue  la  valeur  de  votre  apport.  A  quoi  peut  me  servir 
une  preuve  de  crime  sans  la  possibilité  de  condamnation? 

—  Soupçonné  seulement,  M.  Fouquet  perdra  sa  charge  de 
surintendant. 

—  Voilà  grand'chose  !  s'écria  Colbert,  dont  les  traits 
sombres  éclatèrent  tout  à  coup,  illuminés  d'une  expression 
de  haine  et  de  vengeance. 

—  Ah!  ah!  monsieur  Colbert,  dit  la  duchesse,  excusez-moi, 
je  ne  vous  savais  pas  si  fort  impressionnable.  Bien,  très 
bien!  Alors,  puisqu'il  vous  faut  plus  que  je  n'ai,  ne  parlons 
plus  de  rien. 

—  Si  fait,  madame,  parlons-en  toujours.  Seulement,  vos 
valeurs  ayant  baissé,  abaissez  vos  prétentions. 

—  Vous  marchandez? 

—  C'est  une  nécessité  pour  quiconque  veut  payer  loyale- 
ment. 

—  Combien  m'offrez-vous? 

—  Deux  cent  mille  livres. 

La  duchesse  lui  rit  au  nez  ;  puis,  tout  à  coup  : 

—  Attendez,  dit-elle. 

—  Vous  consentez  ? 

—  Pas  encore,  j'ai  une  autre  combinaison. 


8  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Dites. 

—  Vous  me  donnez  trois  cent  mille  livres. 

—  >.'on  pas  !  non  pas  ! 

—  Oh!  c'est  à  prendre  ou  à  laisser...  Et  puis,  ce  n'est  pas 
tout. 

—  Encore?...  Vous  devenez  impossible,  madame  la 
duchesse. 

—  Moins  que  vous  ne  le  croyez,  ce  n'est  plus  de  l'argent 
que  je  vous  demande. 

—  Quoi  donc,  alors? 

—  Un  service.  Vous  savez  que  j'ai  toujours  aimé  tendre- 
ment la  reine. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien,  je  veux  avoir  une  entrevue  avec  Sa  Majesté. 

—  Avec  la  reine  ? 

—  Oui,  monsieur  Golbert,  avec  la  reine,  qui  n'est  plus 
mon  amie,  c'est  vrai,  et  depuis  longtemps,  mais  qui  peut  le 
devenir  encore  si  on  en  fournit  l'occasion. 

—  Sa  Majesté  ne  reçoit  plus  personne,  madame.  Elle 
souffre  beaucoup.  Vous  n'ignorez  pas  que  les  accès  de  son 
mal  se  réitèrent  plus  fréquemment.. 

—  Voilà  précisément  pourquoi  je  désire  avoir  une  entre- 
vue avec  Sa  Majesté.  Figurez-vous  que,  dans  la  Flandre,  nous 
avons  beaucoup  de  ces  sortes  de  maladies. 

—  Des  cancers?  Maladie  affreuse,  incurable. 

—  Ne  croyez  donc  pas  cela,  monsieur  Colbert.  Le  paysan 
flamand  est  un  peu  l'homme  de  la  nature;  il  n'a  pas  préci- 
sément une  femme,  il  a  une  femelle. 

—  Eh  bien,  madame? 

—  Eh  bien,  monsieur  Colbert,  tandis  qu'il  fume  sa  pipe, 
la  femme  travaille;  elle  tire  l'eau  du  puits,  elle  charge  le 
mulet  ou  l'àne,  elle  se  charge  elle-même.  Se  ménageant 
peu,  elle  se  heurte  çà  et  là,  souvent  même  elle  est  battue. 
Un  cancer  vient  d'une  contusion 

—  C'est  vrai. 

—  Les  Flamandes  ne  meurent  pas  pour  cela.  Elles  vont, 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  9 

quand  elles  souffrent  trop,  à  la  recherche  du  remède.  Et  les 
béguines  de  Bruges  sont  d'admirables  médecins  pour  toutes 
les  maladies.  Elles  ont  des  eaux  précieuses,  des  topiques,  des 
spécifiques;  elles  donnent  à  la  malade  un  flacon  et  un  cierge, 
bénéficient  sur  le  clergé  et  servent  Dieu  par  l'exploitation 
de  leurs  deux  marchandises.  J'apporterai  donc  à  la  reine 
l'eau  du  béguinage  de  Bruges.  Sa  Majesté  guérira,  et  brûlera 
autant  de  cierges  qu'elle  le  jugera  convenable.  Vous  voyez, 
monsieur  Colbert,  que  m'empêcher  d'aller  voir  la  reine,  c'est 
presque  un  crime  de  régicide. 

—  Madame  la  duchesse,  vous  êtes  une  femme  de  trop 
d'esprit,  vous  me  confondez;  toutefois,  je  devine  bien  que 
cette  grande  charité  envers  la  reine  couvre  un  petit  intérêt 
personnel. 

—  Est-ce  que  je  me  donne  la  peine  de  le  cacher,  monsieur 
Colbert?  Vous  avez  dit,  je  crois,  un  petit  intérêt  personnel? 
Apprenez  donc  que  c'est  un  grand  intérêt,  et  je  vous  le  prou- 
verai en  me  résumant.  Si  vous  me  faites  entrer  chez 
Sa  Majesté,  je  me  contente  des  trois  cent  mille  livres 
réclamées  ;  sinon,  je  garde  mes  lettres,  à  moins  que  vous  n'en 
donniez,  séance  tenante,  cinq  cent  mille  livres. 

Et,  se  levant  sur  cette  parole  décisive,  la  vieille  duchesse 
laissa  M.  Colbert  dans  une  désagréable  perplexité. 

Marchander  encore  était  devenu  impossible  ;  ne  plus  mar- 
chander, c'était  perdre  infiniment  trop. 

—  Madame,  dit-il,  je  vais  avoir  le  plaisir  de  vous  compter 
cent  mille  écus. 

—  Oh  !  fit  la  duchesse. 

—  Mais  comment  aurai-je  les  lettres  véritables? 

—  De  la  façon  la  plus  simple,  mon  cher  monsieur  Colbert. . . 
A  qui  vous  fiez-vous  ? 

Le  grave  financier  se  mit  à  rire  silencieusement,  de  sorte 
que  ses  gros  sourcils  noirs  montaient  et  descendaient  comme 
deux  ailes  de  chauve-souris  sur  la  ligne  profonde  de  son 
front  jaune. 

—  A  personne,  dit-il. 


10  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Oh!  vous  ferez  bien  une  exception  en  votre  faveur, 
monsieur  Colbert. 

—  Comme  cela,  madame  la  duchesse  ? 

—  Je  veux  dire  que,  si  vous  preniez  la  peine  de  venir  avec 
moi  à  l'endroit  où  sont  les  lettres,  elles  vous  seraient  remises 
à  vous-même,  et  vous  pourriez  les  vérifier,  les  contrôler. 

—  Il  est  vrai. 

—  Vous  vous  seriez  muni  de  cent  mille  écus,  parce  que  je 
ne  me  fie,  moi  non  plus,  à  personne. 

M.  l'intendant  Colbert  rougit  jusqu'aux  sourcils.  Il  était 
comme  tous  les  hommes  supérieurs  dans  l'art  des  chiffres, 
d'une  probité  insolente  et  mathématique. 

—  J'emporterai,  dit-il,  madame,  la  somme  promise,  en 
deux  bons  payables  à  ma  caisse.  Cela  vous  satisfera-l-il? 

—  Que  ne  sont-ils  de  deux  millions,  vos  bons  de  caisse, 
monsieur  l'intendant!...  Je  vais  donc  avoir  l'honneur  de  vous 
montrer  le  chemin. 

—  Permettez  que  je  fasse  atteler  mes  chevaux. 

—  J'ai  un  carrosse  en  bas,  monsieur. 

Colbert  toussa  comme  un  homme  irrésolu.  Il  se  figura  un 
moment  que  la  proposition  de  la  duchesse  était  un  piège  ; 
que  peut-être  on  attendait  à  la  porte;  que  cette  dame,  dont 
le  secret  venait  de  se  vendre  cent  mille  écus  à  Colbert 
devait  avoir  proposé  ce  secret  à  M.  Fouquet  pour  la  même 
somme. 

Comme  il  hésitait  beaucoup,  la  duchesse  le  regarda  dans 
les  yeux. 

—  Vous  aimez  mieux  votre  carrosse?  dit-elle. 

—  Je  l'avoue. 

—  Vous  vous  figurez  que  je  vous  conduis  dans  quelque 
traquenard? 

—  Madame  la  duchesse,  vous  avez  le  caractère  folâtre,  et 
moi,  revêtu  d'un  caractère  aussi  grave,  je  puis  être  compro- 
mis par  une  phisanterie. 

—  Oui;  enfin,  vous  avez  peur?  Eh  bien,  prenez  votre 
carrosse,  autant  de  laquais  que  vous  voudrez...  Seulement, 


LE   VICOMTE    DE    BRAGELONNE  11 

réfléchissez-y  bien...  ce  que  nous  faisons  à  nous  deux,  nous 
le  savons  seuls;  ce  qu'un  tiers  aura  vu,  nous  l'apprenons  à 
tout  l'univers.  Après  tout,  moi,  je  n'y  tiens  pas  :  mon  car- 
rosse suivra  le  vôtre,  et  je  me  tiens  pour  satisfaite  de  monter 
dans  votre  carrosse  pour  aller  chez  la  reine. 

—  Chez  la  reine? 

—  Vous  l'aviez  déjà  oublié?  Quoi!  une  clause  de  cette 
importance  pour  moi  vous  avait  échappé  ?  Que  c'était  peu 
pour  vous,  mon  Dieu!  Si  j'avais  su,  je  vous  eusse  demandé 
le  double. 

—  J'ai  réfléchi,  madame  la  duchesse;  je  ne  vous  accom- 
pagnerai pas. 

—  Vrai!...  Pourquoi? 

—  Parce  que  j'ai  en  vous  une  confiance  sans  bornes. 

—  Vous  me  comblez!...  Mais,  pour  que  je  touche  les  cent 
mille  écus?... 

—  Les  voici. 

L'intendant  griffonna  quelques  mots  sur  un  papier  qu'il 
remit  à  la  duchesse. 

—  Vous  êtes  payée,  dit-iî. 

—  Le  trait  est  beau,  monsieur  Golbert,  et  je  vais  vous  en 
récompenser. 

En  disant  ces  mots,  elle  se  mit  à  rire. 

Le  rire  de  madame  de  Chevreuse  était  un  murmure 
sinistre  ;  tout  homme  qui  sent  la  jeunesse,  la  foi,  l'amour,  la  vie 
battre  en  son  cœur,  préfère  des  pleurs  à  ce  rire  lamentable. 

La  duchesse  ouvrit  le  haut  de  son  justaucorps  et  tira  de 
son  sein  rougi  une  petite  liasse  de  papiers  noués  d'un  ruban 
couleur  feu.  Les  agrafes  avaient  cédé  sous  la  pression  bru- 
tale de  ses  mains  nerveuses.  La  peau,  éraillée  par  l'extraction 
et  le  frottement  des  papiers,  apparaissait  sans  pudeur  aux 
yeux  de  l'intendant,  fort  intrigué  de  ces  préliminaires 
étranges.  La  duchesse  riait  toujours. 

—  Voilà,  dit-elle,  les  véritables  lettres  de  M.  de  Mazarin. 
Vous  les  avez,  et,  de  plus,  la  duchesse  de  Chevreuse  s'est 

billée  devant  vous,  comme  si  vous  eussiez  été...  Je  ne 


12  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

veux  pas  vous  dire  des  noms  qui  vous  donneraient  de  l'or- 
gueil ou  de  la  jalousie.  Maintenant,  monsieur  Colbert,  fit-elle 
en  agrafant  et  en  nouant  avec  rapidité  le  corps  de  sa  robe, 
votre  bonne  fortune  est  finie  ;  accompagnez-moi  chez  la  reine. 

—  Non  pas,  madame  :  si  vous  alliez  encourir  de  nouveau 
la  disgrâce  de  Sa  Majesté,  et  que  l'on  sût  au  Palais-Royal 
que  j'ai  été  votre  introducteur,  la  reine  ne  me  le  pardonne- 
rait de  sa  vie.  Non.  J'ai  des  gens  dévoués  au  palais,  ceux-là 
vous  feront  entrer  sans  me  compromettre. 

—  Comme  il  vous  plaira,  pourvu  que  j'entre. 

—  Comment  appelez-vous  les  dames  religieuses  de  Bruges 
qui  guérissent  les  malades? 

—  Les  béguines. 

—  Vous  êtes  une  béguine. 

—  Soit;  mais  il  faudra  bien  que  je  cesse  de  l'être. 

—  Cela  vous  regarde. 

—  Pardon  !  pardon  !  je  ne  veux  pas  être  exposée  à  ce  qu'on 
me  refuse  l'entrée. 

—  Cela  vous  regarde  encore,  madame.  Je  vais  commander 
au  premier  valet  de  chambre  du  gentilhomme  de  service 
chez  Sa  Majesté  de  laisser  entrer  une  béguine  apportant  un 
remède  efficace  pour  soulager  les  douleurs  de  Sa  Majesté.  Vous 
portez  ma  lettre,  vous  vous  chargez  du  remède  et  des  expli- 
cations. J'avoue  la  béguine,  je  nie  madame  de  Chevreuse. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne. 

—  Voici  la  Jettre  d'introduction,  madame. 


II 


LA     PEAU     DE     L    OURS 

Colbert  donna  cette  lettre  à  la  duchesse,  lui  retira  douce- 
ment le  siège  derrière  lequel  elle  s'abritait. 
Madame  de  Chevreuse  salua  très  légèrement  et  sortit. 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  13 

Colbert,  qui  avait  reconnu  l'écriture  de  Mazarin  et  compté 
les  lettres,  sonna  son  secrétaire  et  lui  enjoignit  d'aller  cher- 
cher chez  lui  M.  Vanel,  conseiller  au  parlement.  Le  secré- 
taire répliqua  que  M.  le  conseiller,  fidèle  à  ses  habitudes, 
venait  d'entrer  dans  la  maison  pour  rendre  compte  à  l'inten- 
dant des  principaux  détails  du  travail  accompli  ce  jour  même 
dans  la  séance  du  parlement. 

Colbert  s'approcha  des  lampes,  relut  les  lettres  du  défunt 
cardinal,  sourit  plusieurs  fois  en  reconnaissant  toute  la 
valeur  des  pièces  que  venait  de  lui  livrer  madame  de  Ghe- 
vreuse,  et,  en  étayant  pour  plusieurs  minutes  sa  grosse  tête 
dans  ses  mains,  il  réfléchit  profondément. 

Pendant  ces  quelques  minutes,  un  homme  gros  et  grand, 
à  la  figure  osseuse,  aux  yeux  fixes,  au  nez  crochu,  avait  fait 
son  entrée  dans  le  cabinet  de  Colbert  avec  une  assurance 
modeste,  qui  décelait  un  caractère  à  la  fois  souple  et  décidé, 
souple  envers  le  maître  qui  pouvait  jeter  la  proie,  ferme 
envers  les  chiens  qui  eussent  pu  lui  disputer  cette  proie  opime. 

M.  Vanel  avait  sous  le  bras  un  dossier  volumineux  ;  il  le 
posa  sur  le  bureau  même,  où  les  deux  coudes  de  Colbert 
étayaient  sa  tête. 

—  Bonjour,  monsieur  Vanel,  dit  celui-ci  en  se  réveillant 
de  sa  méditation. 

—  Bonjour,  Monseigneur,  dit  naturellement  Vanel. 

—  C'est  monsieur  qu'il  faut  dire,  répliqua  doucement 
Colbert. 

—  On  appelle  Monseigneur  les  ministres,  dit  Vanel  avec 
un  sang-froid  imperturbable;  vous  êtes  ministre! 

—  Pas  encore  ! 

—  De  fait,  je  vous  appelle  Monseigneur;  d'ailleurs,  vous 
êtes  mon  seigneur,  à  moi,  cela  me  suffit;  s'il  vous  déplaît 
que  je  vous  appelle  ainsi  devant  le  monde,  laissez-moi  vous 
appeler  de  ce  nom  dans  le  particulier. 

Colbert  leva  la  tête  à  la  hauteur  des  lampes  et  lut  ou 
chercha  à  lire  sur  le  visage  de  Vanel  pour  combien  la  sincè- 
cérité  entrait  dans  cette  protestation  de  dévouement. 


il  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Mais  le  ronseiller  savait  soutenir  le  poids  d"un  regard,  ce 
regard  fut-il  celui  de  Monseigneur. 

Colbert  soupira.  Il  n'avait  rien  lu  sur  le  visage  de  Vanel  ; 
Vanel  pouvait  être  honnête.  Colbert  songea  que  cet  infé- 
rieur lui  était  supérieur,  en  cela  qu'il  avait  une  femme 
infidèle. 

Au  moment  où  il  s'apitoyait  sur  le  sort  de  cet  homme, 
Vanel  tira  froidement  de  sa  poche  un  billet  parfumé,  cacheté 
de  cire  d'Espagne,  et  le  tendit  à  Monseigneur. 

—  Qu'est  cela.  Vanel  ? 

—  Une  lettre  de  ma  femme.  Monseigneur. 

Colbert  toussa.  Il  prit  la  lettre,  l'ouvrit,  la  lut  et  l'enferma 
dans  sa  poche,  tandis  que  Vanel  feuilletait  impassiblement 
son  volume  de  procédure. 

—  Vanel.  dit  tout  à  coup  le  protecteur  à  son  protégé,  vous 
êtes  un  homme  de  travail,  vous? 

—  Oui.  Mons?i_rneur. 

—  Douze  heures  d'études  ne  vous  effrayent  pas  ? 

—  J'en  fais  quinze  par  jour. 

—  Impossible  !  Un  conseiller  ne  saurait  travailler  plus  de 
trois  heures  pour  le  parlement. 

—  Oh!  je  fais  des  états  pour  un  ami  que  j'ai  aux  comptes, 
et,  comme  il  me  reste  du  temps,  j'étudie  l'hébreu. 

—  Vous  êtes  fort  considéré  au  parlement.  Vanel? 

—  Je  crois  que  oui,  Monseigneur. 

—  Il  s'agirait  de  ne  pas  croupir  sur  le  siège  de  conseiller. 

—  Que  faire  pour  cela  ? 

—  Acheter  une  charge. 

—  Laquelle  ? 

—  Quelque  chose  de  grand.  Les  petites  ambitions  sont 
les  plus  malaisées  à  satisfaire. 

—  Les  petites  bourses.  Monseigneur,  sont  les  plus  diffi- 
I  remplir. 

—  VA  puis,  quelle  vez-vous?  fit  Colbert. 

—  Je  n'en  ?ois  pi  ii. 

—  Il  y  en  a  bien  une,  mais  il  faut  être  le  roi  pour  Tache- 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  15 

ter  sans  se  gêner;  or,  le  roi  ne  se  donnera  pas,  je  crois,  la 
fantaisie  d'acheter  une  charge  de  procureur  général. 

En  entendant  ces  mots,  Vanel  attacha  sur  Golbert  son 
regard  humble  et  terne  à  la  fois. 

Colbert  se  demanda  s'il  avait  été  deviné,  ou  seulement 
rencontré  par  la  pensée  de  cet  homme. 

—  Que  me  parlez-vous,  Monseigneur,  dit  Vanel,  de  la 
charge  de  procureur  général  au  parlement?  Je  n'en  sache 
pas  d'autre  que  celle  de  M-  Fouquet. 

—  Précisément,  mon  cher  conseiller. 

—  Vous  n'êtes  pas  dégoûté,  Monseigneur;  mais,  avant  que 
la  marchandise  soit  achetée,  ne  faut-il  pas  qu'elle  soit  vendue? 

—  Je  crois,  monsieur  Vanel,  que  cette  charge-là  sera  sous 
peu  à  vendre... 

—  A  vendre!...  la  charge  de  procureur  de  M.  Fouquet? 

—  On  le  dit. 

—  La  charge  qui  le  fait  inviolable,  à  vendre?  Ohl  oh! 
Et  Vanel  se  mit  à  rire. 

—  En  auriez-vous  peur,  de  cette  charge?  dit  gravement 
Colbert. 

—  Peur!  non  pas... 

—  Ni  envie  ? 

—  Monseigneur  se  moque  de  moi,  répliqua  Vanel  ;  com- 
ment un  conseiller  du  parlement  n'aurait-il  pas  envie  de 
devenir  procureur  général? 

—  Alors,  monsieur  Vanel...  puisque  je  vous  dis  que  la 
charge  se  présente  à  vendre. 

—  Monseigneur  le  dit. 

—  Le  bruit  en  court. 

—  Je  répète  que  c'est  impossible;  jamais  un  homme  ne 
jette  le  bouclier  derrière  lequel  il  abrite  son  honneur,  sa 
fortune  et  sa  vie. 

—  Parfois  il  est  des  fous  qui  se  croient  au-dessus  de  toutes 
les  mauvaises  chances,  monsieur  Vanel. 

—  Oui,  Monseigneur;  mais  ces  fous-là  ne  font  pas  leurs 
folies  au  profit  des  pauvres  Vanels,  qu'il  y  a  dans  le  monde. 


16  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Pourquoi  pas? 

—  Parce  que  ces  Vanels  sont  pauvres. 

—  Il  est  vrai  que  la  charge  de  M.  Fouquet  peut  coûter 
gros.  Qu'y  raettriez-vous,  monsieur  Vanel? 

—  Tout  ce  que  je  possède,  Monseigneur. 

—  Ce  qui  veut  dire? 

—  Trois  à  quatre  cent  mille  livres. 

—  Et  la  charge  vaut? 

—  Un  million  et  demi,  au  plus  bas.  Je  sais  des  gens  qui 
en  ont  offert  un  million  sept  cent  mille  livres  sans  décider 
M.  Fouquet.  Or,  si  par  hasard  il  arrivait  que  M.  Fouquet 
voulût  vendre,  ce  que  je  ne  crois  pas,  malgré  ce  qu'on  m'en 
a  dit... 

—  Ah!  l'on  vous  en  a  dit  quelque  chose!  Qui  cela? 

—  M.  de  Gourville...  M.  Pélisson;  oh!  en  l'air. 

—  Eh  bien,  si  M.  Fouquet  voulait  vendre?... 

—  Je  ne  pourrais  encore  acheter,  attendu  que  M.  le  surin- 
tendant ne  vendra  que  pour  avoir  de  l'argent  frais,  et  per- 
sonne n'a  un  million  et  demi  à  jeter  sur  une  table. 

Colbert  interrompit  en  cet  endroit  le  conseiller  par  une 
pantomime  impérieuse.  Il  avait  recommencé  à  réfléchir. 

Voyant  l'attitude  sérieuse  du  maître,  voyant  sa  persé- 
vérance à  mettre  la  conversation  sur  ce  sujet,  M.  Vanel 
attendait  une  solution  sans  oser  la  provoquer. 

—  Eipliquez-moi  bien,  dit  alors  Colbert,  les  privilèges  de 
la  charge  de  procureur  général. 

—  Le  droit  de  mise  en  accusation  contre  tout  sujet  fran- 
çais qui  n'est  pas  prince  du  sang  ;  la  mise  à  néant  de  toute 
accusation  dirigée  contre  tout  Français  qui  n'est  pas  roi  ou 
prince.  Un  procureur  général  est  le  bras  droit  du  roi  pour 
frapper  un  coupable,  il  est  son  bras  aussi  pour  éteindre  le 
flambeau  de  la  justice.  Aussi,  M.  Fouquet  se  soutiendra-t-il 
contre  le  roi  lui-même  en  ameutant  les  parlements  ;  aussi 
le  roi  ménagera-t-il  M.  Fouquet  malgré  tout  pour  faire  enre- 
gistrer ses  édils  sans  conteste.  Le  procureur  général  peut 
être  un  instrument  bien  utile  ou  bien  dangereux. 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  17 

—  Voulez-vous  être  procureur  général.,  Vanel  ?  dit  tout  à 
coup  Golbert  en  adoucissant  son  regard  et  sa  voix. 

—  Moi  ?  s'écria  celui-ci.  Mais  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
représenter  qu'il  manque  au  moins  onze  cent  mille  livres  à 
ma  caisse. 

—  Vous  emprunterez  cette  somme  à  vos  amis. 

—  Je  n'ai  pas  d'amis  plus  riches  que  moi. 

—  Un  honnête  homme  ! 

—  Si  tout  le  monde  pensait  comme  vous,  Monseigneur. 

—  Je  le  pense,  cela  suffit,  et,  au  besoin,  je  répondrai  de 
vous. 

—  Prenez  garde  au  proverbe,  Monseigneur. 

—  Lequel  ? 

—  Qui  répond  paye. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne. 

Vanel  se  leva,  tout  remué  par  cette  offre  si  subitement,  si 
inopinément  faite  par  un  homme  que  les  plus  frivoles  pre- 
naient au  sérieux. 

—  Ne  vous  jouez  pas  de  moi,  Monseigneur,  dit-il. 

—  Voyons,  faisons  vite,  monsieur  Vanel.  Vous  dites  que 
M.  Gourville  vous  a  parlé  de  la  charge  de  M.  Fouquet  ? 

—  M.  Pélisson  aussi. 

—  Officiellement,  ou  officieusement  ? 

—  Voici  leurs  paroles  :  «  Ces  gens  du  parlement  sont 
ambitieux  et  riches  ;  ils  devraient  bien  se  cotiser  pour  faire 
deux  ou  trois  millions  à  M.  Fouquet,  leur  protecteur,  leur 
lumière.  » 

—  Et  vous  avez  dit  ? 

—  J'ai  dit  que,  pour  ma  part,  je  donnerais  dix  mille  livres 
s'il  le  fallait. 

—  Ah!  vous  aimez  donc  M.  Fouquet?  s'écria  M.  Colbert 
avec  un  regard  plein  de  haine. 

—  Non;  mais  M.  Fouquet  est  notre  procureur  général;  il 
s'endette,  il  se  noie  ;  nous  devons  sauver  l'honneur  du 
corps. 

—  Voilà  qui  m'explique  pourquoi  M.  Fouquet  sera  tou- 

t.  v.  105 


18  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

jours  sain  et  sauf  tant  qu'il  occupera  sa  charge,  répliqua 
Colbert. 

—  Là-dessus,  poursuivit  Vanel,  M.  Gourville  a  ajouté  : 
«  Faire  l'aumône  à  M.  Fouquet,  c'est  toujours  un  procédé 
humiliant  auquel  il  répondra  par  un  refus;  que  le  parlement 
se  cotise  pour  acheter  dignement  la  charge  de  son  procureur 
général,  alors  tout  va  bien,  l'honneur  du  corps  est  sauf,  et 
l'orgueil  de  M.  Fouquet  sauvé. 

—  C'est  une  ouverture  cela. 

—  Je  l'ai  considéré  ainsi,  Monseigneur. 

—  Eh  bien,  monsieur  Vanel,  vous  irez  trouver  immédia- 
tement M.  Gourville  ou  M.  Pélisson  ;  connaissez-vous  quelque 
autre  ami  de  M.  Fouquet? 

—  Je  connais  beaucoup  M.  de  La  Fontaine. 

—  La  Fontaine  le  rimeur? 

—  Précisément  ;  il  faisait  des  vers  à  ma  femme,  quand 
M.  Fouquet  était  de  nos  amis. 

—  Adressez-vous  donc  à  lui  pour  oblenir  une  entrevue 
de  M.  le  surintendant. 

—  Volontiers  :  mais  la  somme? 

—  Au  jour  et  à  l'heure  fixés,  monsieur  Vanel,  vous  serez 
nanti  de  la  somme,  ne  vous  inquiétez  point. 

—  Monseigneur,  une  telle  munificence  !  Vous  effacez  le 
roi,  vous  surpassez  M.  Fouquet. 

—  Un  moment...  ne  faisons  pas  abus  des  mots.  Je  ne  vous 
donne  pas  quatorze  cent  mille  livres,  monsieur  Vanel  :  j'ai 
des  enfants. 

—  Eh  !  monsieur,  vous  me  les  prêtez  :  cela  suffit. 

—  Je  vous  les  prête,  oui. 

—  Demandez  tel  intérêt,  telle  garantie  qu'il  vous  plaira, 
Monseigneur,  je  suis  prêt,  et,  vos  désirs  étant  satisfaits,  je 
répéterai  encore  que  vous  surpassez  les  rois  et  M.  Fouquet 
en  munificence.  Vos  conditions? 

—  Le  remboursement  en  huit  années. 

—  Oh  !  très  bien. 

—  Hypothèque  sur  la  charge  elle-même. 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  49 

—  Parfaitement  ;  est-ce  tout  ? 

—  Attendez.  Je  me  réserve  le  droit  de  vous  racheter  la 
charge  à  cent  cinquante  mille  livres  de  hénéfice,  si  vous  ne 
suiviez  pas,  dans  la  gestion  de  cette  charge,  une  ligne 
conforme  aux  intérêts  du  roi  et  à  mes  desseins. 

—  Ah!  ah!  dit  Vanel  un  peu  ému. 

—  Cela  renferme-t-il  quelque  chose  qui  vous  puisse 
choquer,  monsieur  Vanel?  dit  froidement  Goibert. 

—  Non,  non,  répliqua  vivement  Vanel. 

—  Eh  bien,  nous  signerons  cet  acte  quand  il  vous  plaira. 
Courez  chez  les  amis  de  M.  Fouquet. 

—  J'y  vole... 

—  Et  obtenez  du  surintendant  une  entrevue. 

—  Oui,  Monseigneur. 

—  Soyez  facile  aux  concessions. 

—  Oui. 

—  Et  les  arrangements  une  fois  pris?... 

—  Je  me  hâte  de  le  faire  signer. 

—  Gardez-vous-en  bien!...  Ne  parlez  jamais  de  signature 
avec  M.  Fouquet,  ni  de  dédit,  ni  même  de  parole,  entendez- 
vous?  vous  perdriez  tout  ! 

—  Eh  bien,  alors,  Monseigneur,  que  faire?  C'est  trop 
difficile... 

—  Tâchez  seulement  que  M.  Fouquet  vous  touche  dans  la 
main...  Allez! 


III 


CHEZ   LA   REINE  MERE 

La  reine  mère  était  dans  sa  chambre  à  coucher  au  Palais- 
Royal  avec  madame  de  Motteville  et  la  sertora  Molina. 
Le  roi,  attendu  jusqu'au  soir,  n'avait  pas  paru;  la  reine, 
toute  impatiente,  avait  envoyé  chercher  souvent  de  ses 
nouvelles. 


20  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Le  temps  semblait  être  à  l'orage.  Les  courtisans  et  les 
dames  s'évitaient  dans  les  antichambres  et  les  corridors 
pour  ne  point  se  parler  de  sujets  compromettants. 

Monsieur  avait  joint  le  roi  dès  le  matin  pour  une  partie 
de  chasse. 

Madame  demeurait  chez  elle,  boudant  tout  le  monde. 

Quant  à  la  reine  mère,  après  avoir  fait  ses  prières  en  latin, 
elle  causait  ménage  avec  ses  deux  amies  en  pur  castillan. 

Madame  de  Motteville,  qui  comprenait  admirablement 
cette  langue,  répondait  en  français. 

Lorsque  les  trois  dames  eurent  épuisé  toutes  les  formules 
de  la  dissimulation  et  de  la  politesse  pour  en  arriver  à  dire 
que  la  conduite  du  roi  faisait  mourir  de  chagrin  la  reine,  la 
reine  mère  et  toute  sa  parenté;  lorsqu'on  eut,  en  termes 
choisis,  fulminé  toutes  les  imprécations  contre  mademoiselle 
de  La  Vallière,  la  reine  mère  termina  les  récriminations 
par  ces  mots  pleins  de  sa  pensée  et  de  son  caractère. 

—  Estos  hijos  !  dit-elle  à  Molina. 
C'est-à-dire  : 

—  Ces  enfants! 

Mot  profond  dans  la  bouche  d'une  mère;  mot  terrible 
dans  la  bouche  d'une  reine  qui,  comme  Anne  d'Autriche, 
celait  de  si  singuliers  secrets  dans  son  âme  assombrie. 

—  Oui,  répliqua  Molina,  ces  enfants!  à  qui  toute  mère  se 
sacrifie. 

—  A  qui,  répliqua  la  reine,  une  mère  a  tout  sacrifié. 

Et  elle  n'acheva  pas  sa  phrase.  Il  lui  sembla,  quand  elle 
leva  les  yeux  vers  le  portrait  en  pied  du  pâle  Louis  XIII,  que 
son  époux  laissait  une  fois  encore  la  lumière  monter  à  ses 
yeux  ternes,  le  courroux  gonfler  ses  narines  de  toile.  Le 
portrait  s'animait;  il  ne  parlait  pas,  il  menaçait.  Un  profond 
silence  succéda  aux  dernières  paroles  de  la  reine.  La  Molina 
se  mit  à  fourrager  les  rubans  et  les  dentelles  d'une  vaste 
corbeille.  Madame  de  Motteville,  surprise  de  cet  éclair  qui 
avait  illuminé  simultanément  d'intelligence  le  regard  de  la 
confidente  et  celui  de  la  maîtresse,  madame  de  Motteville, 


LE   VICOMTE    DE   BRAGELONNE  21 

disons-nous,  baissa  les  yeux  en  femme  discrète,  et,  ne 
cherchant  plus  à  voir,  écouta  de  toutes  ses  oreilles.  Elle  ne 
surprit  qu'un  «  Hum  !  »  significatif  de  la  duègne  espagnole, 
image  de  la  circonspection.  Elle  surprit  aussi  un  soupir 
exhalé  comme  un  souffle  du  sein  de  la  reine. 
Elle  leva  la  tête  aussitôt. 

—  Vous  souffrez  ?  dit-elle. 

—  Non,  Motte  ville,  non;  pourquoi  dis-tu  cela? 

—  Votre  Majesté  avait  gémi. 

—  Tu  as  raison,  en  effet;  oui,  je  souffre  un  peu. 

—  M.  Valot  est  près  d'ici,  chez  Madame,  je  crois. 

—  Chez  Madame,  pourquoi  ? 

—  Madame  a  ses  nerfs. 

—  Belle  maladie  !  M.  Valot  a  bien  tort  d'être  chez  Madame, 
quand  un  autre  médecin  guérirait  Madame... 

Madame  de  Motteville  leva  encore  ses  yeux  surpris. 

—  Un  médecin  autre  que  M.  Valot  ?  dit-elle  ;  qui  donc  ? 

—  Le  travail,  Motteville,  le  travail...  Ah!  si  quelqu'un  est 
malade,  c'est  ma  pauvre  fille. 

—  C'est  aussi  Votre  Majesté. 

—  Moins  ce  soir 

—  Ne  vous  y  fiez  pas,  madame  î 

Et,  comme  pour  justifier  cette  menace  de  madame  de  Mot- 
teville, une  douleur  aiguë  mordit  la  reine  au  cœur,  la  fit 
pâlir  et  la  renversa  sur  un  fauteuil  avec  tous  les  symptômes 
d'une  pâmoison  soudaine. 

—  Mes  gouttes  !  murmura-t-elle. 

—  Prout  !  prout  !  répliqua  la  Molina,  qui,  sans  hâter  sa 
marche,  alla  tirer  d'une  armoire  d'écaillé  dorée  un  grand 
flacon  de  cristal  de  roche  et  l'apporta  ouvert  à  la  reine. 

Celle-ci  respira  frénétiquement  à  plusieurs  reprises  et 
murmura  : 

—  C'est  par  là  que  le  Seigneur  me  tuera.  Soit  faite  sa 
volonté  sainte  ! 

—  On  ne  meurt  pas  pour  mal  avoir,  ajouta  la  Molina  en 
replaçant  le  flacon  dans  l'armoire. 


22  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Votre  Majesté  va  bien,  maintenant?  demanda  madame 
de  Motteville. 

—  Mieux. 

Et  la  reine  posa  son  doigt  sur  ses  lèvres  pour  commander 
la  discrétion  à  sa  favorite. 

—  C'est  étrange  i  dit,  après  un  silence,  madame  de  Motte- 
ville. 

—  Qu'y  a-t-il  d'étrange  1  demanda  la  reine. 

—  Votre  Majesté  se  souvient-elle  du  jour  où  cette  douleur 
apparut  pour  la  première  fois  ? 

—  Je  me  souviens  que  c'était  un  jour  bien  triste,  Motte- 
ville. 

—  Ce  jour  n'avait  pas  toujours  été  triste  pour  Votre 
Majesté. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que,  vingt-trois  ans  auparavant,  Madame,  Sa 
Majesté  le  roi  régnant,  votre  glorieux  fils,  était  n'è  à  la  même 
heure. 

La  reine  poussa  un  cri,  pencha  son  front  sur  ses  mains  et 
s'abîma  durant  quelques  secondes. 

Était-ce  souvenir  ou  réflexion  ?  était-ce  encore  la  dou- 
leur ? 

La  Molina  jeta   sur  madame   de   Motteville   un   regard 
presque  furieux,  tant  il  ressemblait  à  un  reproche,  et  la 
digne  femme,  n'y  ayant  rien  compris,  allait  questionner  pour 
l'acquit  de  sa  conscience,  lorsque  soudain  Anne  d '\\ 
se  levant  : 

—  Le  5  septembre!  dit-elle;  oui,  ma  douleur  a  paru  le 
t  septembre.  Grande  joie  un  jour,  grande  douleur  un  autre 
jour.- Grande  douleur,  ajouta-t-elle  tout  bas,  expiation  d'une 
trop  ,-Mtul'  >ie  ! 

Et,  à  partir  de  ce  moment,  Anne  d'Autriche,  qui  semblait 
avoir  épuisé  touie  sa  mémoire  et  toute  b    demeura 

mètrable,  l'œil  morne,  la  pen^  W  pen- 

'••s. 

—  Il  faut  nous  mettre  au  lit.  dit  !a  Molin.i. 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  23 

—  Tout  à  l'heure,  Molina. 

—  Laissons  la  reine,  ajouta  la  tenace  Espagnole. 
Madame  de  Motteville  se  leva;  des  larmes  brillantes  et 

grosses  comme  des  larmes  d'enfant  coulaient  lentement  sur 
les  joues  blanches  de  la  reine. 

Molina,  s'en  apercevant,  darda  sur  Anne  d'Autriche  son 
œil  noir  et  vigilant. 

—  Oui,  oui,  reprit  soudain  la  reine.  Laissez-nous,  Motte- 
ville.  Allez. 

Ce  mot  nous  sonna  désagréablement  à  l'oreille  de  la  favo- 
rite française.  Il  signifiait  qu'un  échange  de  secrets  ou  de 
souvenirs  allait  se  faire.  Il  signifiait  qu'une  personne  était 
de  trop  dans  l'entretien  à  sa  plus  intéressante  phase. 

—  Madame,  Molina  suffira-t-elîe  au  service  de  Votre 
Majesté  ?  demanda  la  Française. 

—  Oui,  répondit  l'Espagnole. 

Et  madame  de  Motteville  s'inclina.  Tout  à  coup  une  vieille 
femme  de  chambre,  vêtue  comme  elle  l'était  à  la  cour 
d'Espagne  en  1620,  ouvrit  les  portières,  et  surprenant  la 
reine  dans  ses  larmes,  madame  de  Motteville  dans  sa 
retraite  savante,  la  Molina  dans  sa  diplomatie  : 

—  Le  remède!  le  remède!  cria-t-elle  joyeusement  à  la 
reine  en  s'approchant  sans  façon  du  groupe. 

—  Quel  remède,  Chica  ?  dit  Anne  d'Autriche. 

—  Pour  le  mal  de  Votre  Majesté,  répondit  celle-ci. 

—  Qui  l'apporte  ?  demanda  vivement  madame  de  Motte- 
ville; M.  Valot? 

—  Non,  une  dame  de  Flandre. 

—  Une  dame  de  Flandre?  Une  Espagnole?  interrogea  la 
reine. 

—  Je  ne  sais. 

—  Qui  l'envoie? 

—  M.  Colbert. 

—  Son  nom  ? 

—  Elle  ne  l'a  pas  dit. 

—  Sa  condition  ? 


24 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 


—  Elle  le  dira. 

—  Son  visage? 

—  Elle  est  masquée. 

—  Vois,  Molinaî  s'écria  la  reine. 

—  C'est  inutile,  répondit  tout  à  coup  une  voix  ferme  et 
douce  à  la  fois,  partie  de  l'autre  côté  des  tapisseries,  voix  qui 
fit  tressaillir  les  autres  dames  et  frissonner  la  reine. 

En  même  temps,  une  femme  masquée  paraissait  entre  les 
rideaux. 

Avant  que  la  reine  eût  parlé  : 

—  Je  suis  une  dame  du  béguinage  de  Bruges,  dit  la  dame 
inconnue,  et  j'apporte,  en  effet,  le  remède  qui  doit  guérir 
Votre  Majesté. 

Chacun  se  tut.  La  béguine  ne  fit  point  un  pas. 

—  Parlez,  dit  la  reine. 

—  Quand  nous  serons  seules,  ajouta  la  béguine. 

Anne  d'Autriche  adressa  un  regard  à  ses  compagnes, 
celles-ci  se  retirèrent. 

La  béguine  fit  alors  trois  pas  vers  la  reine  et  s'inclina 
révérencieusement. 

La  reine  regardait  avec  défiance  cette  femme  qui  la  regar- 
dait aussi  avec  des  yeux  brillants  par  les  trous  de  son 
masque. 

—  La  reine  de  France  est  donc  bien  malade,  dit  Anne 
d'Autriche,  que  l'on  sait,  au  béguinage  de  Bruges,  qu'elle  a 
besoin  d'être  guérie  ? 

—  Votre  Majesté,  grâce  à  Dieu!  n'est  pas  malade  sans 
ressource. 

—  Enfin,  comment  savez-vous  que  je  souffre? 

—  Votre  Majesté  a  des  amis  en  Flandre. 

—  Et  ces  amis  vous  ont  envoyée? 

—  Oui,  madame. 

—  Nommez-les-moi. 

—  Impossible,  madame,  et  inutile,  puisque  déjà  la  mémoire 
de  Votre  Majesté  n'a  pas  été  réveillée  par  son  cœur. 

Anne  d'Autriche  leva  la  tête,  cherchant  à  découvrir  sous 


LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  25 

l'ombre  du  masque  et  sous  le  mystère  de  la  parole  le  nom 
de  celle  qui  s'exprimait  avec  tant  de  familier  abandon. 

Puis,  tout  à  coup,  fatiguée  d'une  curiosité  qui  blessait 
toutes  ses  habitudes  d'orgueil  : 

—  Madame,  dit-elle,  vous  ignorez  qu'on  ne  parle  pas  aux 
personnes  royales  avec  un  masque  sur  le  visage. 

—  Daignez  m'excuser,  madame,  répliqua  humblement  la 
béguine. 

—  Je  ne  puis  vous  excuser,  je  puis  vous  pardonner  si  vous 
abandonnez  votre  masque. 

—  C'est  un  vœu  que  j'ai  fait,  madame,  de  venir  en  aide 
aux  personnes  affligées  ou  souffrantes,  sans  jamais  leur 
laisser  voir  mon  visage.  J'aurais  pu  donner  du  soulagement 
à  votre  corps  et  à  votre  âme;  mais,  puisque  Votre  Majesté 
me  le  défend,  je  me  retire.  Adieu,  madame,  adieu  ! 

Ces  mots  furent  prononcés  avec  un  charme  d'harmonie  et 
de  respect  qui  fit  tomber  la  colère  et  la  défiance  de  la  reine 
sans  diminuer  sa  curiosité. 

—  Vous  avez  raison,  dit-elle,  il  ne  sied  pas  aux  gens  qui 
souffrent  de  dédaigner  les  consolations  que  Dieu  leur  envoie. 
Parlez,  madame,  et  puissiez-vous,  comme  vous  venez  de  le 
dire,  apporter  du  soulagement  à  mon  corps...  Hélas  !  je  crois 
que  Dieu  se  prépare  à  l'éprouver  cruellement. 

—  Parlons  un  peu  de  l'âme,  s'il  vous  plaît,  dit  la  béguine, 
de  l'âme  qui,  j'en  suis  sûr,  doit  souffrir  aussi. 

—  Mon  âme  ? 

—  Il  y  a  des  cancers  dévorants  dont  la  pulsation  est  invi- 
sible. Ceux-là,  reine,  laissent  à  la  peau  sa  blancheur  d'ivoire, 
ils  ne  marbrent  point  la  chair  de  leurs  bleuâtres  vapeurs  ; 
le  médecin  qui  se  penche  sur  la  poitrine  du  malade 
n'entend  pas  grincer  dans  les  muscles,  sous  le  flot  de  sang,  la 
dent  insatiable  de  ces  monstres;  jamais  le  fer,  jamais  le  feu 
n'ont  tué  ou  désarmé  la  rage  de  ces  fléaux  mortels;  ils  habi- 
tent dans  la  pensée  et  la  corrompent  ;  ils  s'agrandissent  dans 
le  cœur  et  le  font  éclater  :  voilà,  madame,  d'autres  cancers 
fatals  aui  reines;  ne  souffrez-vous  point  de  ces  maux-là? 


26  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Anne  leva  lentement  son  bras  éclatant  de  blancheur  et 
pur  de  formes  comme  il  était  au  temps  de  sa  jeunesse. 

—  Ces  maux  dont  vous  parlez,  dit-elle,  sont  la  condition 
de  notre  vie,  à  nous,  grands  de  la  terre,  à  qui  Dieu  donne 
charge  d'àmes.  Ces  maux,  quand  ils  sont  trop  lourds,  le  Sei- 
gneur nous  en  allège  au  tribunal  de  la  pénitence.  Là,  nous 
déposons  le  fardeau  et  les  secrets.  Mais  n'oubliez  point  que 
ce  même  souverain  Seigneur  mesure  les  épreuves  aux  forces 
de  ses  créatures,  et  mes  forces,  à  moi.  ne  sont  pas  infé- 
rieures au  fardeau  :  pour  les  secrets  d'autrui,  j'ai  assez  de  la 
discrétion  de  Dieu  ;  pour  mes  secrets,  à  moi,  j'ai  trop  peu 
de  celle  de  mon  confesseur. 

—  Je  vous  vois  courageuse  comme  toujours  contre  vos 
ennemis,  madame;  je  ne  vous  sens  pas  confiante  envers 
vos  amis. 

—  Les  reines  n'ont  pas  d'amis;  si  vous  n'avez  pas  autre 
chose  à  me  dire,  si  vous  vous  sentez  inspirée  de  Dieu, 
comme  une  prophétesse,  retirez-vous,  car  je  crains  l'avenir. 

—  J'aurais  cru,  dit  résolument  la  béguine,  que  vous  crai- 
gniez plutôt  le  passé. 

Elle  n'eut  pas  plutôt  achevé  cette  parole,  que  la  reine  se 
redressant  : 

—  Parlez!  s'écria-t-elle  d'un  ton  bref  et  impérieux,  parlez! 
Expliquez-vous  nettement,  vivement,  complètement,  ou 
sinon... 

—  Ne  menacez  point,  reine,  dit  la  béguine  avec  douceur; 
je  suis  venue  à  vous  pleine  de  respect  et  de  compassion,  j'y 
suis  venue  de  la  part  d'une  amie. 

—  Prouvez-le  donc!  Soulagez  au  lieu  d'irriter. 

—  Facilement;  et  Votre  Majesté  va  voir  si  l'on  est  son 
amie. 

—  Voyons. 

—  Quel  malheur  est-il  arrivé  à  Votre  Majesté  depuis  vingt- 
trois  ans?... 

—  Mais...  de  grands  malheurs  :  n'al-je  pas  perdu  le  roi? 

—  Je  ne  parle  pas  de  ces  sortes  de  malheurs.  Je  veux  vous 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  27 

demander  si,  depuis...  la  naissance  du  roi...  une  indiscrétion 
d'amie  a  causé  quelque  douleur  à  Votre  Majesté. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas.,  répondit  la  reine  en  serrant 
les  dents  pour  cacher  son  émotion. 

—  Je  vais  me  faire  comprendre.  Votre  Majesté  se  souvient 
que  le  roi  est  né  le  3  septembre  1638,  à  onze  heures  un 
quart  ? 

—  Oui,  bégaya  la  reine. 

—  A  midi  et  demi,  continua  la  béguine,  le  dauphin,  on- 
doyé déjà  par  monseigneur  de  Meaux  sous  les  yeux  du  roi, 
sous  vos  yeux,  était  reconnu  héritier  de  la  couronne  de 
France.  Le  roi  se  rendit  à  la  chapelle  du  vieux  château  de 
Saint-Germain  pour  entendre  le  Te  Deum. 

—  Tout  cela  est  exact,  murmura  la  reine. 

—  L'accouchement  de  Votre  Majesté  s'était  fait  en  pré- 
sence de  feu  Monsieur,  des  princes,  des  dames  de  la  cour. 
Le  médecin  du  roi,  Bouvard,  et  le  chirurgien  Honoré  se 
tenaient  dans  l'antichambre.  Votre  Majesté  s'endormit  vers 
trois  heures  jusqu'à  sept  heures  environ,  n'est-ce  pas? 

—  Sans  doute  :  mais  vous  me  récitez  là  ce  que  tout  le 
monde  sait  comme  vous  et  moi. 

—  J'arrive,  madame,  à  ce  que  peu  de  personnes  savent, 
Peu  de  personnes,  disais-je?  hélas!  je  pourrais  dire  deux 
personnes,  car  il  y  en  avait  cinq  seulement  autrefois,  et, 
depuis  quelques  années,  le  secret  s'est  assuré  par  la  mort 
des  principaux  participants.  Le  roi  notre  seigneur  dort  avec 
ses  pères;  la  sage-femme  Pércnne  l'a  suivi  de  près,  Laporte 
est  oublié  déjà. 

La  reine  ouvrit  la  bouche  pour  répondre  ;  elle  trouva  sous 
sa  main  glacée,  dont  elle  caressait  son  visage,  les  gouttes 
pressées  d'une  sueur  brûlante. 

—  Il  était  huit  heures, poursuivit  la  béguine;  le  roi  soupait 
d'un  grand  cœur;  ce  n'étaient  autour  de  lui  que  joie,  cris, 
rasades;  le  peuple  hurlait  sous  les  balcons;  les  Suisses,  les 
mousquetaires  et  les  gardes  erraient  par  la  ville,  portés  en 
triomphe  par  les  étudiants  ivres. 


28  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

»  Ces  bruits  formidables  de  l'allégresse  publique  faisaient 
gémir  doucement  dans  les  bras  de  madame  de  Hausac,  sa 
gouvernante,  le  dauphin,  le  futur  roi  de  France,  dont  les 
yeux,  lorsqu'ils  s'ouvriraient,  devaient  apercevoir  deux  cou- 
ronnes au  fond  de  son  berceau.  Tout  à  coup  Votre  Majesté 
poussa  un  cri  perçant,  et  dame  Péronne  reparut  à  son  che- 
vet. 

»  Les  médecins  dînaient  dans  une  salle  éloignée.  Le 
palais,  désert  à  force  d'être  envahi,  n'avait  plus  ni  consignes 
ni  gardes.  La  sage-femme,  après  avoir  examiné  l'état  de 
Votre  Majesté,  se  récria,  surprise,  et,  vous  prenant  en  ses 
bras,  éplorée,  folle  de  douleur,  envoya  Laporte  pour  prévenir 
le  roi  que  Sa  Majesté  la  reine  voulait  le  voir  dans  sa  chambre. 
Laporte,  vous  le  savez,  madame,  était  un  homme  de  sang- 
froid  et  d'esprit.  Il  n'approcha  pas  du  roi  en  serviteur  effrayé 
qui  sent  son  importance,  et  veut  effrayer  aussi  ;  d'ailleurs, 
ce  n'était  pas  une  nouvelle  effrayante  que  celle  qu'attendait 
le  roi.  Toujours  est-il  que  Laporte  parut,  le  sourire  sur  les 
lèvres,  près  de  la  chaise  du  roi  et  lui  dit  : 

»  —  Sire,  la  reine  est  bien  heureuse  et  le  serait  encore  plus 
de  voir  Votre  Majesté. 

»  Ce  jour-là,  Louis  XIII  eût  donné  sa  couronne  à  un  pauvre 
pour  un  Dieu  gard  !  Gai.  léger,  vif,  le  roi  sortit  de  table  en 
disant,  du  ton  que  Henri  IV  eût  pu  prendre  : 

»  —  Messieurs,  je  vais  voir  ma  femme. 

»  Il  arriva  chez  vous,  madame,  au  moment  où  dame 
Péronne  lui  tendait  un  second  prince,  beau  et  fort  comme  le 
premier,  en  lui  disant  : 

»  —  Sire,  Dieu  ne  veut  pas  que  le  royaume  de  France 
tombe  en  quenouille. 

»  Le  roi,  dans  son  premier  mouvement,  sauta  sur  cet 
enfant  et  cria  : 

»  —  Merci,  mon  Dieu  ! 

La  béguine  s'arrêta  en  cet  endroit,  remarquant  combien 
souffrait  la  reine.  Anne  d'Autriche,  renversée  dans  son  fau- 
teuil, la  tète  penchée,  les  veux  fixes,  écoutait  sans  entendre, 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  29 

et  ses  lèvres  s'agitaient  convulsivement  pour  une  prière  à 
Dieu  ou  pour  une  imprécation  contre  cette  femme. 

—  Ah  !  ne  croyez  pas  que,  s'il  n'y  a  qu'un  dauphin  en 
France,  s'écria  la  béguine  ;  ne  croyez  pas  que,  si  la  reine  a 
laissé  cet  enfant  végéter  loin  du  trône,  ne  croyez  pas  qu'elle 
fût  une  mauvaise  mère.  Oh!  non...  Il  est  des  gens  qui 
savent  combien  de  larmes  elle  a  versées  ;  il  est  des  gens  qui 
ont  pu  compter  les  ardents  baisers  qu'elle  donnait  à  la 
pauvre  créature  en  échange  de  cette  vie  de  misère  et  d'ombre 
à  laquelle  la  raison  d'État  condamnait  le  frère  jumeau  de 
Louis  XIV. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  murmura  faiblement  la  reine. 

—  On  sait,  continua  vivement  la  béguine,  que  le  roi,  se 
voyant  deux  fils,  tous  deux  égaux  en  âge,  en  prétentions, 
trembla  pour  le  salut  de  la  France,  pour  la  tranquillité  de 
son  État.  On  sait  que  M.  le  cardinal  de  Richelieu,  mandé  à 
cet  effet  par  Louis  XIII,  réfléchit  plus  d'une  heure  dans  le 
cabinet  de  Sa  Majesté,  et  prononça  cette  sentence  :  «  Il  y  a 
un  roi  né  pour  succéder  à  Sa  Majesté.  Dieu  en  a  fait  naître 
un  autre  pour  succéder  à  ce  premier  roi  ;  mais,  à  présent, 
nous  n'avons  besoin  que  du  premier  né  ;  cachons  le  second 
à  la  France  comme  Dieu  l'avait  caché  à  ses  parents  eux- 
mêmes.  »  Un  prince,  c'est  pour  l'État  la  paix  et  la  sécurité; 
deux  compétiteurs,  c'est  la  guerre  civile  et  l'anarchie. 

La  reine  se  leva  brusquement,  pâle  et  les  poings  crispés. 

—  Vous  en  savez  trop,  dit-elle  d'une  voix  sourde,  puisque 
vous  touchez  aux  secrets  de  l'État.  Quant  aux  amis  de 
qui  vous  tenez  ce  secret,  ce  sont  des  lâches,  de  faux  amis. 
Vous  êtes  leur  complice  dans  le  crime  qui  s'accomplit  aujour- 
d'hui. Maintenant,  à  bas  le  masque,  ou  je  vous  fais  arrêter 
par  mon  capitaine  des  gardes.  Oh  !  ce  secret  ne  me  fait  pas 
peur  !  Vous  l'avez  bu,  vous  me  le  rendrez  !  Il  se  glacera  dans 
votre  sein  ;  ni  ce  secret  ni  votre  vie  ne  vous  appartiennent 
plus  à  partir  de  ce  moment  l 

Anne  d'Autriche,  joignant  le  geste  à  la  menace,  fit  deux 
pas  vers  la  béguine. 


30  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Apprenez,  dit  celle-ci,  à  connaître  la  fidélité,  l'honneur, 
la  discrétion  de  vos  amis  abandonnés. 

Elle  enleva  soudain  son  masque. 

—  Madame  de  Chevreuse  !  s'écria  la  reine. 

—  La  seule  confidente  du  secret,  avec  Votre  Majesté. 

—  Ah  !  murmura  Anne  d'Autriche,  venez  m'em brasser, 
duchesse.  Hélas  !  c'est  tuer  ses  amis,  que  se  jouer  ainsi  avec 
leurs  chagrins  mortels. 

Et  la  reine,  appuyant  sa  tête  sur  l'épaule  de  la  vieille 
duchesse,  laissa  échapper  de  ses  yeux  une  source  de  larmes 
amères. 

—  Que  vous  êtes  jeune  encore  I  dit  celle-ci  d'une  voix 
sourde,  vous  pleurez  ! 


IV 


DEUX     AMIES 

La  reine  regarda  fièrement  madame  de  Chevreuse. 

—  Je  crois,  dit-elle,  que  vous  avez  prononcé  le  mot  heu- 
reuse en  parlant  de  moi.  Jusqu'à  présent,  duchesse,  j'avais 
cru  impossible  qu'une  créature  humaine  pût  se  trouver  moins 
heureuse  que  la  reine  de  France. 

—  Madame,  vous  avez  été,  en  effet,  une  mère  de  douleurs. 
Mais,  à  côté  de  ces  misères  illustres  dont  nous  nous  entre- 
tenions tout  à  l'heure,  nous,  vieilles  amies,  séparées  par  la 
méchanceté  des  hommes:  à  côté,  dis-je,  de  ces  iufortunes 
royales,  vous  avez  les  joies  peu  sensibles,  c'est  vrai,  mais 
fort  onviées  de  ce  monde. 

—  Lesquelles  J  dit  amèrement  Anne  d'Autriche.  Comment 
pouvez-vous  prononcer  le  mot  joie,  duchesse,  vous  qui  tout 
à  l'heure  reconnaissiez  qu'il  faut  des  remèdes  à  mon  corps 
et  à  mon  esprit. 

Madame  de  Chevreuse  se  recueillit  un  moment. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  31 

—  Que  les  rois  sont  loin  des  autres  hommes  !  murmura- 
t-elle. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Je  Veux  dire  qu'ils  sont  tellement  éloignés  du  vulgaire, 
qu'ils  oublient  pour  les  autres  toutes  les  nécessités  dé  la  vie. 
Comme  l'habitant  de  la  montagne  africaine  qui,  du  sein  de 
ses  plateaux  verdoyants  rafraîchis  par  les  ruisseaux  de  neige, 
ne  comprend  pas  que  l'habitant  de  la  plaine  meure  de  soif 
et  de  faim  au  milieu  des  terres  calcinées  par  le  soleil. 

La  reine  rougit  légèrement;  elle  venait  de  comprendre. 

—  Savez-vous,  dit-elle,  que  c'est  mal  de  vous  avoir 
délaissée. 

Ohl  madame,  le  roi  a  hérité,  dit-on,  de  la  haine  que 
me  portait  son  père.  Le  roi  me  congédierait  s'il  me  savait  au 
Palais-Royal. 

—  Je  ne  dis  pas  que  le  roi  soit  bien  disposé  en  votre 
faveur,  duchesse,  répliqua  la  reine  ;  mais,  moi,  je  pourrais... 
secrètement. 

La  duchesse  laissa  percer  un  sourire  dédaigneux  qui  inquiéta 
son  interlocutrice. 

—  Du  reste,  se  hâta  d'ajouter  la  reine,  vous  avez  très  bien 
fait  de  venir  ici. 

—  Merci,  madame  1 

—  Ne  fût-ce  que  pour  nous  donner  cette  joie  de  démentir 
le  bruit  de  votre  mort. 

—  On  avait  dit  effectivement  que  j'étais  morte  ? 

—  Partout. 

—  Mes  enfants  n'avaient  pas  pris  le  deuil,  cependant. 

—  Ah!  vous  savez,  duchesse,  la  cour  voyage  souvent; 
nous  voyons  peu  MM.  d'Albert  de  Luynes,  et  bien  des  choses 
échappent  dans  les  préoccupations  au  milieu  desquelles  nous 
vivons  constamment. 

—  Votre  Majesté  n'eût  pas  dû  croire  au  bruit  de  ma  mort. 

—  Pourquoi  pas  ?  Hélas  !  nous  sommes  mortels  ;  ne  voyez- 
vous  pas  que  moi,  votre  sœur  cadette,  comme  nous  disions 
autrefois,  je  penche  déjà  vers  la  sépulture? 


32  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Votre  Majesté,  si  elle  avait  cru  que  j'étais  morte,  devait 
s'étonner  alors  de  n'avoir  pas  reçu  de  mes  nouvelles, 

—  La  mort  surprend  parfois  bien  vite,  duchesse. 

—  Oh  !  Votre  Majesté  !  Les  âmes  chargées  de  secrets  comme 
celui  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  ont  toujours  un 
besoin  d'épanchement  qu'il  faut  satisfaire  d'avance.  Au  nom- 
bre des  relais  préparés  pour  l'éternité,  on  compte  la  mise  en 
ordre  de  ses  papiers. 

La  reine  tressaillit. 

—  Votre  Majesté,  dit  la  duchesse,  saura  d'une  façon  cer- 
taine le  jour  de  ma  mort. 

—  Gomment  cela? 

—  Parce  que  Votre  Majesté  recevra  le  lendemain,  sous 
une  quadruple  enveloppe,  tout  ce  qui  a  échappé  de  nos 
petites  correspondances  si  mystérieuses  d'autrefois. 

—  Vous  n'avez  pas  brûlé?  s'écria  Anne  avec  effroi. 

—  Oh!  chère  Majesté,  répliqua  la  duchesse,  lec  traîtres 
seuls  brûlent  une  correspondance  royale. 

—  Les  traîtres? 

—  Oui,  sans  doute;  ou  plutôt  ils  font  semblant  de  la  brûler, 
la  gardent  ou  la  vendent. 

—  Mon  Dieu  ! 

—  Les  fidèles,  au  contraire,  enfouissent  précieusement  de 
pareils  trésors;  puis,  un  jour,  ils  viennent  trouver  leur 
reine,  et  lui  disent  :  «  Madame,  je  vieillis,  je  me  sens  malade; 
il  y  a  danger  de  mort  pour  moi,  danger  de  révélation  pour 
le  secret  de  Votre  Majesté;  prenez  donc  ce  papier  dangereux 
et  brûlez-le  vous-même.  » 

—  Un  papier  dangereux!  Lequel? 

—  Quant  à  moi,  je  n'en  ai  qu'un,  c'est  vrai,  mais  il  est 
bien  dangereux. 

—  Oh!  duchesse,  dites,  dites! 

—  C'est  ce  billet...  daté  du  2  août  1644.  où  vous  me 
recommandiez  d'aller  à  Noisy-le-Sec  pour  voir  ce  cher  et 
malheureux  enfant.  Il  y  a  cela  de  votre  main,  Madame  : 
«  Cher  malheureux  enfant.  » 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  33 

Il  se  fit  un  silence  profond  à  ce  moment  :  la  reine  sondait 
l'abîme,  madame  de  Chevreuse  tendait  son  piège. 

—  Oui,  malheureux,  bien  malheureux  !  murmura  Anne 
d'Autriche;  quelle  triste  existence  a-t-il  menée,  ce  pauvre 
enfant,  pour  aboutir  à  une  si  cruelle  fin! 

—  Il  est  mort  ?  s'écria  vivement  la  duchesse  avec  une 
curiosité  dont  la  reine  saisit  avidement  l'accent  sincère. 

—  Mort  de  consomption,  mort  oublié,  flétri,  mort  comme 
ces  pauvres  fleurs  données  par  un  amant  et  que  la  maîtresse 
laisse  expirer  dans  un  tiroir  pour  les  cacher  à  tout  le  monde. 

—  Mort  !  répéta  la  duchesse  avec  un  air  de  découragement 
qui  eût  bien  réjoui  la  reine,  s'il  n'eût  été  tempéré  par  un 
mélange  de  doute.  Mort  à  Noisy-le-Sec? 

—  Mais  oui,  dans  les  bras  de  son  gouverneur,  pauvre  ser- 
viteur honnête,  qui  n'a  pas  survécu  longtemps. 

—  Cela  se  conçoit  :  c'est  si  lourd  à  porter  un  deuil  et  un 
secret  pareils. 

La  reine  ne  se  donna  pas  la  peine  de  relever  l'ironie  de 
cette  réflexion.  Madame  de  Chevreuse  continua. 

—  Eh  bien,  madame,  je  m'informai,  il  y  a  quelques  années, 
à  Noisy-le-Sec  même,  du  sort  de  cet  enfant  si  malheureux. 
On  m'apprit  qu'il  ne  passait  pas  pour  être  mort,  voilà 
pourquoi  je  ne  m'étais  pas  affligée  tout  d'abord  avec  Votre 
Majesté.  Oh!  certes,  si  je  l'eusse  cru,  jamais  une  allusion  à 
ce  déplorable  événement  ne  fût  venue  réveiller  les  biens 
légitimes  douleurs  de  Votre  Majesté. 

—  Vous  dites  que  l'enfant  ne  passait  pas  pour  être  mort  à 
Noisy  ? 

—  Non,  madame. 

—  Que  disait-on  de  lui,  alors  ? 

—  On  disait...  On  se  trompait  sans  doute. 

—  Dites  toujours. 

—  On  disait  qu'un  soir,  vers  1645,  une  dame  belle  et 
majestueuse,  ce  qui  se  remarqua  malgré  le  masque  et  la 
mante  qui  la  cachaient,  une  dame  de  haute  qualité,  de  très 
haute  qualité  sans  doute,  était  venue  dans  un  carrosse  à 


34  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

l'embranchement  de  la  route,  la  même,  vous  savez,  où  j'at- 
tendais des  nouvelles  du  jeune  prince.,  quand  Votre  Majesté 
daignait  m'y  envoyer. 

—  Eh  bien  ? 

—  Et  que  le  gouverneur  avait  mené  l'enfant  à  cette  dame. 

—  Après  ? 

—  Le  lendemain,  gouverneur  et  enfant  avaieni  quitté  le 
pays. 

—  Vous  voyez  bien  !  il  y  a  du  vrai  là  dedans,  puisque, 
effectivement,  le  pauvre  enfant  mourut  d'un  de  ces  coups  de 
foudre  qui  font  que.  jusqu'à  sept  ans,  au  dire  des  médecins, 
la  vie  des  enfants  tient  à  un  fil. 

—  Oh!  ce  que  dit  Voire  Majesté  est  la  vérité:  nul  ne  le 
sait  mieux  que  vous,  madame  :  nul  ne  le  croit  plus  que  moi. 
Mais  admirez  la  bizarrerie... 

«  Qu'est-ce  encore  ?  »  pensa  la  reine. 

—  La  personne  qui  m'avait  rapporté  ces  détails,  qui  avait 
été  s'informer  de  la  santé  de  l'enfant,  cette  personne... 

—  Vous  aviez  confié  un  pareil  soin  à  quelqu'un  ?  Oh  ! 
duchesse  ! 

—  Quelqu'un  muet  comme  Votre  Majesté,  comme  moi- 
même:  mettons  que  c'est  moi-même,  madame.  Ce  quelqu'un, 
dis-je.  passant  quelque  temps  après  en  Touraine... 

—  En  Touraine  ? 

—  Reconnut  le  gouverneur  et  l'enfant,  pardon!  crut  les 
reconnaître,  vivants  tous  deux,  gais  et  heureux  et  [iorissants 
tous  deux,  l'un  dans  sa  verte  vieillesse,  l'autre  dans  sa  jeu- 
nesse en  fleuri  Jugez,  d'après  cela,  ce  que  c'est  que  les  bruits 
qui  courent,  ayez  donc  foi,  après  cela,  à  quoi  que  ce  soit 
de  ce  qui  se  passe  en  ce  monde.  Mais  je  fatigue  Votre  Majesté. 

'  n'est  pas  mon  intention,  et  je  prendrai  rongé  d'elle 
après  lui  avoir  renouvelé  l'assurance  de  mon  respectueux 
dévouement. 

—  AiT-'-t»/.  duchesse:  causons  un  peu  de  vous. 

—  De  moi?  Oh!  madame,  n'abaissez  pas  vos  regards  jus- 
que-là. 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  35 

—  Pourquoi  donc  ?  N'êtes-vous  pas  ma  plus  ancienne 
amie?  Est-ce  que  vous  m'en  voulez,  duchesse? 

—  Moi  !  Mon  Dieu,  pour  quel  motif?  Serais-je  venue  auprès 
de  Votre  Majesté,  si  j'avais  sujet  de  lui  en  vouloir? 

—  Duchesse,  les  ans  nous  gagnent  ;  il  faut  nous  serrer 
contre  la  mort  qui  menace. 

—  Madame,  vous  me  comblez  avec  ces  douces  paroles. 

—  Nulle  ne  m'a  jamais  aimée,  servie  comme  vous, 
duchesse. 

—  Votre  Majesté  s'en  souvient? 

—  Toujours...  Duchesse,  une  preuve  d'amitié. 

—  Ah  !  madame,  tout  mon  être  appartient  à  Votre  Majesté. 

—  Cette  preuve,  voyons  ! 

—  Laquelle? 

—  Demandez-moi  quelque  chose. 

—  Demander? 

—  Oh!  je  sais  que  vous  êtes  l'âme  la  plus  désintéressée, 
la  plus  grande,  la  plus  royale. 

—  Ne  me  louez  pas  trop,  madame,  dit  la  duchesse  inquiète. 

—  Je  ne  vous  louerai  jamais  autant  que  vous  le  méritez. 

—  Avec  l'âge,  avec  les  malheurs,  on  change  beaucoup, 
madame. 

—  Dieu  vous  entende,  duchesse  ! 

—  Comment  cela? 

—  Oui,  la  duchesse  d'autrefois,  la  belle,  la  fière,  l'adorée 
Chevreuse  m'eût  répondu  ingratement  :  «  Je  ne  veux  rien 
de  vous.  »  Bénis  soient  donc  les  malheurs,  s'ils  sont  venus, 
puisqu'ils  vous  auront  changée,  et  que  peut-être  vous  me 
répondrez  :  «  J'accepte.  » 

La  duchesse  adoucit  son  regard  et  son  sourire;  elle  était 
sous  le  charme  et  ne  se  cachait  plus. 

—  Parlez,  chère,  dit  la  reine,  que  voulez-vous  ? 

—  Il  faut  donc  s'expliquer?... 

—  Sans  hésitation 

—  Eh  bien,  Votre  Majesté  peut  nie  faire  une  joie  indi- 
cible, une  joie  incomparable. 


36  LE      VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Voyons,  fit  la  reine,  un  peu  refroidie  par  l'inquiétude. 
Mais,  avant  toute  chose,  ma  bonne  Chevreuse,  souvenez- 
vous  que  je  suis  en  puissance  de  fils  comme  j'étais  autrefois 

en  puissance  de  mari. 

—  Je  vous  ménagerai,  chère  reine. 

—  Appelez-moi  Anne,  comme  autrefois  ;  ce  sera  un  doux 
écho  de  la  belle  jeunesse. 

—  Soit.  Eh  bien,  ma  vénérée  maîtresse,  Anne  chérie... 

—  Sais-tu  toujours  l'espagnol? 

—  Toujours. 

—  Demande-moi  en  espagnol  alors. 

—  Voici  :  Faites-moi  l'honneur  de  venir  passer  quelques 
jours  à  Dampierre. 

—  C'est  tout?  s'écria  la  reine  stupéfaite. 

—  Oui. 

—  Rien  que  cela? 

—  Bon  Dieu!  auriez-vous  l'idée  que  je  ne  vous  demande 
pas  là  le  plus  énorme  bienfait?  S'il  en  est  ainsi,  vous  ne  me 
connaissez  plus.  Acceptez-vous? 

—  Oui,  de  grand  cœur. 

—  Oh  !  merci  ! 

—  Et  je  serai  heureuse,  continua  la  reine  avec  défiance, 
si  ma  présence  peut  vous  être  utile  à  quelque  chose. 

—  Utile?  s'écria  la  duchesse  en  riant.  Oh!  non,  non, 
agréable,  douce,  délicieuse,  oui,  mille  fois  oui.  C'est  donc 
promis? 

—  C'est  juré. 

La  duchesse  se  jeta  sur  la  main  si  belle  de  la  reine  et  la 
couvrit  de  baisers. 

—  C'est  une  bonne  femme  au  fond,  pensa  la  reine,  et... 
généreuse  d'esprit. 

—  Votre  Majesté,  reprit  la  duchesse,  consentirait-elle  à 
me  donner  quinze  jours? 

—  Oui,  certes!  Pourquoi? 

—  Parce  que,  dit  la  duchesse,  me  sachant  en  disgrâce,  nul 
ne  voulait  me   prêter  les  cent  mille  écus  dont  j'ai   besoin 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  37 

pour  réparer  Dampierre.  Mais,  lorsqu'on  va  savoir  que  c'est 
pour  y  recevoir  Votre  Majesté,  tous  les  fonds  de  Paris  afflue- 
ront chez  moi. 

—  Ah!  fit  la  reine  en  remuant  doucement  la  tête  avec 
intelligence,  cent  mille  écus!  il  faut  cent  mille  écus  pour 
réparer  Dampierre? 

—  Tout  autant. 

—  Et  personne  ne  veut  vous  les  prêter  ? 

—  Personne. 

—  Je  les  prêterai,  moi,  si  vous  voulez,  duchesse. 

—  Oh!  je  n'oserais. 

—  Vous  auriez  tort. 

—  Vrai  ? 

—  Foi  de  reine  !...  Cent  mille  écus,  ce  n'est  réellement  pas 
beaucoup. 

—  N'est-ce  pas  ? 

—  Non.  Oh!  je  sais  que  vous  n'avez  jamais  fait  payer  votre 
discrétion  ce  qu'elle  vaut.  Duchesse,  avancez-moi  cette  table, 
que  je  vous  fasse  un  bon  sur  M.  Colbert;  non,  sur  M.  Fouquet, 
qui  est  un  bien  plus  galant  homme. 

—  Paye-t-il  ? 

—  S'il  ne  paye  pas,  je  payerai  ;  mais  ce  serait  la  première 
fois  qu'il  me  refuserait 

La  reine  écrivit,  donna  la  cédule  à  la  duchesse,  et  la 
congédia  après  l'avoir  gaiement  embrassée. 


COMMENT  JEAN  DE  LA  FONTAINE  FIT  SON  PREMIER  CONTE 

Toutes  ces  intrigues  sont  épuisées  ;  l'esprit  humain,  si 
multiple  dans  ses  exhibitions,  a  pu  se  développer  à  l'aise 
dans  les  trois  cadres  que  notre  récit  lui  a  fournis. 

Peut-être   s'agira-t-il  encore  de   politique  et   d'intrigues 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

dans  le  tableau  que  nous  préparons,  mais  les  ressorts  en 
seront  tellement  cachés,  que  l'on  ne  verra  que  les  fleurs  et 
les  peintures,  absolument  comme  dans  ces  théâtres  i 
où  parait  sur  la  scène  un  colosse  qui  marche  mù  par  les 
petites  jambes  et  les  bras  grêles  d"un  enfant  caché  dans  sa 
carcasse. 

Nous  retournons  à  Saint-Mandé,  où  le  surintendant  reçoit, 
selon  son  habitude,  sa  société  choisie  d'épicuriens. 

Depuis  quelque  temps,  le  maître  a  été  rudement  éprouvé. 
Chacun  se  ressent  au  logis  de  la  détresse  du  ministre.  Plus 
de  grandes  et  folles  réunions.  La  finance  a  été  un  prétexte  pour 
Fouquet,  et  jamais,  comme  le  dit  spirituellement  Gourville, 
prétexte  n'a  été  plus  fallacieux  ;  de  finances,  pas  l'ombre. 

M.  Vatel  s'ingénie  à  soutenir  la  réputation  de  la  maison. 
Cependant  les  jardiniers,  qui  alimentent  les  offices,  se  plai- 
gnent d'un  retard  ruineux.  Les  expéditionnaires  de  vins 
d'Espagne  envoient  fréquemment  des  mandats  que  nul  ne 
paye.  Les  pêcheurs  que  le  surintendant  gage  sur  les  côtes  de 
Normandie  supputent  que,  s'ils  étaient  remboursés,  la  rentrée 
de  la  somme  leur  permettrait  de  se  retirer  à  terre.  La 
marée,  qui,  plus  tard,  doit  faire  mourir  Vatel,  la  marée 
n'arrive  pas  du  tout. 

Cependant,  pour  le  jour  de  réception  ordinaire,  les  amis 
de  Fouquet  se  présentent  plus  nombreux  que  de  coutume. 
Gourville  et  l'abbé  Fouquet  causent  finances,  c'est-à-dire 
que  l'abbé  emprunte  quelques  pistoles  à  Gourville.  Pélisson. 
assis  les  jambes  croisées,  termine  la  péroraison  d'un  discours 
par  lequel  Fouquet  doit  rouvrir  le  parlement. 

Et  ce  discours  est  un  chef-d'œuvre,  parce  que  Pélisson  le 
fait  pour  son  ami,  c'est-à-dire  qu'il  y  met  tout  ce  que.  certai- 
nement, il  n'irai!  pas  chercher  pour  lui-même.  I5ienfut.se 
disputant  sur  les  rimes  faciles,  arrivent  du  fond  du  jardin 
Loret  et  La  Fontaine. 

Les  peintres  et  les  musiciens  se  dirigent  à  leur  tour  du 
côté  de  la  salle  à  mauger.  Lorsque  huit  heures  sonneront, 
on  soupera. 


LE   VICOMTE    DE    BRAGELONNE  39 

Le  surintendant  ne  fait  jamais  attendre. 

Il  est  sept  heures  et  demie;  l'appétit  s'annonce  assez 
galamment. 

Quand  tous  les  convives  sont  réunis,  Gourville  va  droit  à 
Pélisson,  le  tire  de  sa  rêverie  et  l'amène  au  milieu  d'un  salon 
dont  il  a  fermé  les  portes. 

—  Eh  bien,  dit-il,  quoi  de  nouveau? 
Pélisson,  levant  sa  tête  intelligente  et  douce  : 

—  J'ai  emprunté,  dit-il,  vingt-cinq  mille  livres  à  ma  tante. 
Les  voici  en  bons  de  caisse. 

—  Bien,  répondit  Gourville,  il  ne  manque  plus  que  cent 
quatre-vingt-quinze  mille  livres  pour  le  premier  paye- 
ment. 

—  Le  payement  de  quoi?  demanda  La  Fontaine  du  ton 
qu'il  mettait  à  dire  :  «  Avez-vous  lu  Baruch  ?  » 

—  Voilà  encore  mon  distrait,  dit  Gourville.  Quoi  !  c'est 
vous  qui  nous  avez  appris  que  la  petite  terre  de  Corbeil  allait 
être  vendue  par  un  créancier  de  M.  Fouquet;  c'est  vous  qui 
avez  proposé  la  cotisation  de  tous  les  amis  d'Epicure  ;  c'est 
vous  qui  avez  dit  que  vous  feriez  vendre  un  coin  de  votre 
maison  de  Château-Thierry  pour  fournir  votre  contingent,  et 
vous  venez  dire  aujourd'hui  :  «  Le  payement  de  quoi?  » 

Un  rire  universel  accueillit  cette  sortie  et  fit  rougir 
La  Fontaine. 

—  Pardon,  pardon,  dit-il,  c'est  vrai,  je  n'avais  pas  oublié. 
Oh!  non;  seulement... 

—  Seulement,  tu  ne  te  souvenais  plus,  répliqua  Loret. 

—  Voilà  la  vérité.  Le  fait  est  qu'il  a  raison.  Entre  oublier 
et  ne  plus  se  souvenir,  il  y  a  une  grande  différence. 

—  Alors,  ajouta  Pélisson,  vous  apportez  cette  obole,  prix 
du  com  de  terre  vendu  ? 

—  Vendu  ?  Non. 

—  Vous  n  avez  pas  vendu  votre  clos  ?  demanda  Gourville 
étonné,  car  il  connaissait  le  désintéressement  du  poète. 

—  Ma  femme  n'a  pas  voulu,  répondit  ce  dernier. 
Nouveaux  rires. 


40  LK     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Cependant,  vous  êtes  allé  à  Château-Thierry  pour  cela? 
lui  fut-il  répondu. 

—  Certes,  et  à  cheval. 

—  Pauvre  Jean  ! 

—  Huit  chevaux  différents  :  j'étais  roué. 

—  Excellent  ami!...  Et  là-bas  vous  vous  êtes  reposé? 

—  Reposé?  Ah  bien,  oui!  Là-bas,  j'ai  eu  bien  de  la 
besogne. 

—  Comment  cela? 

—  Ma  femme  avait  fait  des  coquetteries  avec  celui  à  qui 
je  voulais  vendre  la  terre.  Cet  homme  s'est  dédit;  je  l'ai 
appelé  en  duel. 

—  Très  bien!  dit  le  poète;  et  vous  vous  êtes  battus? 

—  Il  paraît  que  non. 

—  Vous  n'en  savez  donc  rien? 

—  Non,  ma  femme  et  ses  parents  se  sont  mêlés  de  cela. 
J'ai  eu  un  quart  d'heure  durant  l'épée  à  la  main  :  mais  je 
n'ai  pas  été  blessé. 

—  Et  l'adversaire? 

—  L'adversaire  non  plus;  il  n'était  pas  venu  sur  le 
terrain. 

—  C'est  admirable!  s'écria-t-on  de  toutes  parts;  vous  avez 
dû  vous  courroucer? 

—  Très  fort;  j'avais  gagné  un  rhume;  je  suis  rentré  à  la 
maison,  et  ma  femme  m'a  querellé. 

—  Tout  de  bon? 

—  Tout  de  bon.  Elle  m'a  jeté  un  pain  à  la  tête,  un  gros 
pain. 

—  Et  vous? 

—  Moi?  Je  lui  ai  renversé  toute  la  table  sur  le  corps,  et 
sur  le  corps  de  ses  convives;  puis  je  suis  remonté  à  cheval, 
et  me  voilà. 

Nul  n'eût  su  tenir  son  sérieux  à  l'exposé  de  cette  héroïde 
comique.  Quand  l'ouragan  des  rires  se  fut  un  peu  calmé  : 

—  Voilà  tout  ce  que  vous  avez  rapporté?  dit-on  à 
La  Fontaine. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  41 

—  Ohî  non  pas,  j'ai  eu  une  excellente  idée. 

—  Dites. 

—  Avez-vous  remarqué  qu'il  se  fait  en  France  beaucoup 
de  poésies  badines? 

—  Mais  oui,  répliqua  l'assemblée. 

—  Et  que,  poursuivit  La  Fontaine,  il  ne  s'en  imprime  que 
fort  peu  ? 

—  Les  lois  sont  dures,  c'est  vrai. 

—  Eh  bien,  marchandise  rare  est  une  marchandise  chère, 
ai-je  pensé.  C'est  pourquoi  je  me  suis  mis  à  composer  un 
petit  poème  extrêmement  licencieux. 

—  Oh  !  oh  !  cher  poète. 

—  Extrêmement  grivois. 

—  Oh! oh! 

—  Extrêmement  cynique. 

—  Diable  !  diable 

—  J'y  ai  mis,  continua  froidement  le  poète,  tout  ce  que 
j'ai  pu  trouver  de  mots  galants. 

Chacun  se  tordait  de  rire,  tandis  que  ce  brave  poète 
mettait  ainsi  l'enseigne  à  sa  marchandise. 

—  Et,  poursuivit-il,  je  m'appliquai  à  dépasser  tout  ce  que 
Bocace,  l'Arétin  et  autres  maîtres  ont  fait  dans  ce  genre. 

—  Bon  Dieu  !  s'écria  Pélisson  ;  mais  il  sera  damné  ! 

—  Vous  croyez  ?  demanda  naïvement  La  Fontaine  ;  je  vous 
jure  que  je  n'ai  pas  fait  cela  pour  moi,  mais  uniquement 
pour  M.  Fouquet. 

Cette  conclusion  mirifique  mit  le  comble  à  la  satisfaction 
des  assistants. 

—  Et  j'ai  vendu  cet  opuscule  huit  cents  livres  la  première 
édition,  s'écria  La  Fontaine  en  se  frottant  les  mains.  Les 
livres  de  piété  s'achètent  moitié  moins. 

—  Il  eût  mieux  valu,  dit  Gourville  en  riant,  faire  deux 
livres  de  piété. 

—  C'est  trop  long  et  pas  assez  divertissant,  répliqua  tran- 
quillement La  Fontaine  ;  mes  huit  cents  livres  sont  dans  ce 
petit  sac;  je  les  offre. 


42  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Et  il  mit.  en  effet.,  son  offrande  dans  les  mains  du  tréso- 
rier des  épicuriens. 

Puis  ce  fut  au  tour  de  Loret,  qui  donna  cent  cinquante 
livres  ;  les  autres  s'épuisèrent  de  même.  Il  y  eut.  compte 
fait,  quarante  mille  livres  dans  l'escarcelle. 

Jamais  plus  généreux  deniers  ne  résonnèrent  dans  les 
balances  divines  où  la  charité  pèse  les  bons  cœurs  et  les 
bonnes  intentions  contre  les  pièces  fausses  des  dévots  hypo- 
crites. 

On  faisait  encore  tinter  les  écus  quand  le  surintendant 
entra  ou  plutôt  se  glissa  dans  la  sajle.  Il  avait  tout  entendu. 

On  vit  cet  homme,  qui  avait  remué  tant  de  milliards,  ce 
riche  qui  avait  épuisé  tous  les  plaisirs  et  tous  les  honneurs, 
ce  cœur  immense,  ce  cerveau  fécond  qui  avait,  comme  deux 
creusets  avides.,  dévoré  la  substance  matérielle  et  morale  du 
premier  royaume  du  monde,  on  vit  Fouquet  dépasser  le 
seuil  avec  les  yeux  pleins  de  larmes,  tremper  ses  doigts 
blancs  et  fins  dans  l'or  et  l'argent. 

—  Pauvre  aumône,  dit-il  d'une  voix  tendre  et  émue,  tu 
disparaîtras  dans  le  plus  petit  des  plis  de  ma  bourse  vide  ; 
mais  tu  as  empli  jusqu'au  bord  ce  que  nul  n'épuisera  jamais, 
mon  cœur  !  Merci,  mes  amis,  merci  l 

Et,  comme  il  ne  pouvait  embrasser  tous  ceux  qui  se  trou- 
vaient là  et  qui  pleuraient  bien  aussi  un  peu,  tout  philo- 
sophes qu'ils  étaient,  il  embrassa  La  Fontaine  en  lui  disant  : 

—  Pauvre  garçon  qui  s'est  fait  battre  pour  moi  par  sa 
femme,  et  damner  par  son  confesseur  ! 

—  Bon  !  ce  n'est  rien,  répondit  le  poète  :  que  vos  créan- 
ciers attendent  deux  ans.  j '.Mirai  fait  cent  autres  contes  qui, 
à  deux  éditions  chacun,  payeront  la  dette. 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  43 


VI 


LA    FONTAINE    NEGOCIATEUR 

Fouquet  serra  îa  main  de  La  Fontaine  avec  une  charmante 
effusion. 

—  Mon  cher  poète,  lui  dit-il,  faites-nous  cent  autres 
contes,  non  seulement  pour  les  quatre-vingts  pistoles  que 
chacun  d'eux  rapportera,  mais  encore  pour  enrichir  notre 
langue  de  cent  chefs-d'œuvre. 

—  Oh  !  oh  !  dit  La  Fontaine  en  se  rengorgeant,  il  ne  faut 
pas  croire  que  j'aie  seulement  apporté  cette  idée  et  ces 
quatre-vingts  pistoles  à  M.  le  surintendant. 

—  Oh  !  mais,  s'écria-t-on  de  toutes  parts,  M.  de  La  Fon- 
taine est  en  fonds  aujourd'hui. 

—  Bénie  soit  l'idée,  si  elle  m'apporte  un  ou  deux  millions, 
dit  gaiement  Fouquet. 

—  Précisément,  répliqua  La  Fontaine. 

—  Vite,  vite  !  cria  l'assemblée. 

—  Prenez  garde,  dit  Pélisson  à  l'oreille  de  La  Fontaine, 
vous  avez  eu  grand  succès  jusqu'à  présent,  n'allez  pas  lancer 
îa  flèche  au  delà  du  but. 

—  Nenni,  monsieur  Pélisson,  et,  vous  qui  êtes  un  homme 
de  goût,  vous  m'approuverez  tout  le  premier. 

—  Il  s'agit  de  millions  ?  dit  Gourville. 

—  J'ai  là  quinze  cent  mille  livres,  monsieur  Gourville. 
Et  il  frappa  sa  poitrine. 

—  Au  diable  le  Gascon  de  Château-Thierry  !  cria  Loret. 

—  Ce  n'est  pas  la  poche  qu'il  fallait  toucher,  dit  Fouquet, 
c'est  la  cervelle. 

—  Tenez,  ajouta  La  Fontaine,  monsieur  le  surintendant, 
tous  n'êtes  pas  un  procureur  général,  vous  êtes  un  poète. 


44  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  C'est  vrai  ?  s'écrièrent  Loret,  Gonrart  et  tout  ce  qu'il  y 
avait  là  de  gens  de  lettres. 

—  Vous  êtes,  dis-je,  un  poète  et  un  peintre,  un  statuaire, 
un  ami  des  arts  et  des  sciences  ;  mais,  avouez-le  vous- 
même,  vous  n'êtes  pas  un  homme  de  robe. 

—  Je  l'avoue,  répliqua  en  souriant  M.  Fouquet. 

—  On  vous  mettrait  de  l'Académie  que  vous  refuseriez, 
n'est-ce  pas? 

—  Je  crois  que  oui,  n'en  déplaise  aux  académiciens. 

—  Eh  bien,  pourquoi,  ne  voulant  pas  faire  partie  de 
l'Académie,  vous  laissez-vous  aller  à  faire  partie  du  parle- 
ment ? 

—  Oh  !  oh  !  dit  Pélisson,  nous  parlons  politique  ? 

—  Je  demande,  poursuivit  La  Fontaine,  si  la  robe  sied  ou 
ne  sied  pas  à  M.  Fouquet. 

—  Ce  n'est  pas  de  la  robe  qu'il  s'agit,  riposta  Pélisson, 
contrarié  des  rires  de  l'assemblée. 

—  Au  contraire,  c'est  de  la  robe,  dit  Loret. 

—  Otez  la  robe  au  procureur  général,  dit  Gonrart,  nous 
avons  M.  Fouquet,  ce  dont  nous  ne  nous  plaignons  pas  ; 
mais,  comme  il  n'est  pas  de  procureur  général  sans  robe, 
nous  déclarons,  d'après  M.  de  La  Fontaine,  que  certaine- 
ment la  robe  est  un  èpouvantail. 

—  Fugiunt  risus  leporesque,  dit  Loret. 

—  Les  ris  et  les  grâces,  fit  un  savant. 

—  Moi,  poursuivit  Pélisson  gravement,  ce  n'est  pas  comme 
cela  que  je  traduis  lepores. 

—  Et  comment  le  traduisez-vous  ?  demanda  La  Fontaine. 

—  Je  le  traduis  ainsi  : 

«  Les  lièvres  se  sauvent  en  voyant  M.  Fouquet.  » 
Éclats  de  rire,  dont  le  surintendant  prit  sa  part. 

—  Pourquoi  les  lièvres  ?  objecta  Gonrart  piqué. 

—  Parce  que  le  lièvre  sera  celui  qui  ne  se  réjouira  point 
de  voir  M.  Fouquet  dans  les  attributs  de  sa  force  parlemen- 
te ire. 

—  Oh  1  oh  !  murmurèrent  les  poètes. 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  45 

— -  Quo  non  ascendam,  dit  Conrart,  me  paraît  impossible 
avec  une  robe  de  procureur. 

—  Et  à  moi,  sans  cette  robe,  dit  l'obstiné  Pélisson.  Qu'en 
pensez-vous,  Gourville  ? 

—  Je  pense  que  la  robe  est  bonne,  répliqua  celui-ci  ;  mais 
je  pense  également  qu'un  million  et  demi  vaudrait  mieux 
que  la  robe. 

—  Et  je  suis  de  l'avis  de  Gourville,  s'écria  Fouquet  en 
coupant  court  à  la  discussion  par  son  opinion,  qui  devait 
nécessairement  dominer  toutes  les  autres. 

—  Un  million  et  demi!  grommela  Pélisson;  pardieu  !  je 
sais  une  fable  indienne... 

—  Contez-la-moi,  dit  La  Fontaine  ;  je  dois  la  savoir 
aussi. 

—  Contez  !  contez  ! 

—  La  tortue  avait  une  carapace,  dit  Pélisson  ;  elle  se  réfu- 
giait là  dedans  quand  ses  ennemis  la  menaçaient.  Un  jour, 
quelqu'un  lui  dit  :  «  Vous  avez  bien  chaud  l'été  dans  cette 
maison-là,  et  vous  êtes  bien  empêchée  de  montrer  vos 
grâces.  Voilà  la  couleuvre  qui  vous  donnera  un  million  et 
demi  de  votre  écaille.  » 

—  Bon  !  fit  le  surintendant  en  riant. 

—  Après  ?  fit  La  Fontaine,  intéressé  par  l'apologue  bien 
plus  que  par  la  moralité. 

—  La  tortue  vendit  sa  carapace  et  resta  nue.  Un  vautour 
la  vit  ;  il  avait  faim  ;  il  lui  brisa  les  reins  d'un  coup  de  bec 
et  la  dévora. 

—  0  muthos  déloïf..  dit  Conrart. 

—  Que  M.  Fouquet  fera  bien  de  garder  sa  robe. 
La  Fontaine  prit  la  moralité  au  sérieux. 

—  Vous  oubliez  Eschyle,  dit-il  à  son  adversaire. 

—  Qu'est-ce  à  dire  ? 

—  Eschyle  le  Chauve. 

—  Après  ? 

—  Eschyle,  dont  un  vautour,  votre  vautour  probablement, 
grand  amateur  de  tortues,  prit  d'en  haut  le  crâne  pour  une 


56  LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

pierre,  et  lança  sur  ce  crâne  une  tortue  toute  blottie  dans 
sa  carapace. 

—  Eh  !  mon  Dieu  t  La  Fontaine  a  raison,  reprit  Fouquet 
devenu  pensif,  tout  vautour,  quand  il  a  faim  de  tortues,  sait 
bien  leur  briser  gratis  l'écaillé  ;  trop  heureuses  les  tortues 
dont  une  couleuvre  paye  l'enveloppe  un  million  et  demi. 
Qu'on  m'apporte  une  couleuvre  généreuse  comme  celle  de 
votre  fable,  Pèlisson,  et  je  lui  donne  ma  carapace. 

—  Rara  avis  in  terris  !  s'écria  Conrart. 

—  Et  semblable  à  un  cygne  noir,  n'est-ce  pas?  ajouta 
La  Fontaine.  Eh  bien,  oui,  précisément,  un  oiseau  tout  noir 
et  très  rare  ;  je  l'ai  trouvé. 

—  Vous  avez  trouvé  un  acquéreur  pour  ma  charge  de 
procureur?  s'écria  Fouquet. 

—  Oui,  monsieur 

—  Mais,  M.  le  surintendant  n'a  jamais  dit  qu'il  dût 
vendre,  reprit  Pèlisson. 

—  Pardonnez-moi  :  vous-même,  vous  en  avez  parlé,  dit 
Conrart. 

—  J'en  suis  témoin,  fit  Gourville. 

—  Il  tient  aux  beaux  discours  qu'il  me  fait,  dit  en  riant 
Fouquet.  Cet  acquéreur,  voyons,  La  Fontaine? 

—  Un  oiseau  tout  noir,  un  conseiller  au  parlement,  un 
brave  homme. 

—  Qui  s'appelle? 

—  Vanel. 

—  Vanel!  s'écria  Fouquet,  Vanel!  le  mari  de?... 

—  Précisément,  son  mari  ;  oui,  monsieur. 

—  Ce  cher  homme!  dit  Fouquet  avec  intérêt,  il  vent  être 
procureur  général? 

—  Il  veut  être  tout  ce  que  vous  êtes,  monsieur,  dit  Gour- 
ville, et  faire  absolument  ce  que  vous  avez  fail. 

—  Oh!  mais  c'est  bien  réjouissant  :  contez-nous  donc 
cela,  La  Fontaine. 

—  'l'es,  tout  simple.  Je  le  vois  de  temps  en  temps.  Tantôt 
je  le  rencontre  :  û  ilànait  sur  la  place  de  ta  Bastille,  préci- 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  47 

sèment  vers  l'instant  où  j'allais  prendre  le  petit  carrosse  de 
Saint-Mandé. 

—  Il  devait  guetter  sa  femme,  bien  sûr,  interrompit  Loret. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  non,  dit  simplement  Fouquet  ;  il  n'est 
pas  jaloux. 

—  Il  m'aborde  donc,  m'embrasse,  me  conduit  au  cabaret 
de  Y  Image- Saint-Fiacre,  et  m'entretient  de  ses  chagrins. 

—  Il  a  des  chagrins  ? 

—  Oui  :  sa  femme  lui  donne  de  l'ambition. 

—  Et  il  vous  dit?... 

—  Qu'on  lui  a  parlé  d'une  charge  au  parlement;  que  le 
nom  de  M.  Fouquet  a  été  prononcé,  que,  depuis  ce  temps, 
madame  Vanel  rêve  de  s'appeler  madame  la  procureuse 
générale,  et  qu'elle  en  meurt  toutes  les  nuits  qu'elle  n'en 
rêve  pas. 

—  Diable  ! 

—  Pauvre  femme  !  dit  Fouquet. 

—  Attendez.  Conrart  me  dit  toujours  que  je  ne  sais  pas 
faire  les  affaires  :  vous  allez  voir  comment  je  menai  celle-ci. 

—  Voyons  ! 

»  —  Savez-vous,  dis-je  à  Yanel,  que  c'est  cher,  une 
charge  comme  celle  de  M.  Fouquet?  —  Combien  à  peu  près? 
fit-il.  —  M.  Fouquet  en  a  refusé  dix-sept  cent  mille  livres. 
—  Ma  femme,  répliqua  Vanel,  avait  mis  cela  aux  environs 
de  quatorze  cent  mille.  —  Comptant?  lui  fis-je.  —  Oui  ;  elle 
a  vendu  un  bien  en  Guienne,  elle  a  réalisé.  » 

—  C'est  un  joli  lot  à  toucher  d'un  coup,  dit  sentencieu- 
sement l'abbé  Fouquet,  qui  n'avait  pas  encore  parlé. 

—  Cette  pauvre  dame  Vanel  !  murmura  Fouquet. 
Pélisson  haussa  les  épaules. 

—  Un  démon?  dit-il  bas  à  l'oreille  de  Fouquet. 

—  Précisément!...  Il  serait  charmant  d'employer  l'argent 
de  ce  démon  à  réparer  le  mal  que  s'est  fait  pour  moi  un  ange. 

Pélisson  regarda  d'un  air  surpris  Fouquet,  dont  les  pen- 
sées se  fixaient,  à  partir  de  ce  moment,  sur  un  nouveau  but. 

—  Eh  bien,  demanda  La  Fontaine,  ma  négociation? 


48  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Admirable  !  cher  poète. 

—  Oui,  dit  Gourville;  mais  tel  se  vante  d'avoir  envie  d'un 
cheval,  qui  n'a  pas  seulement  de  quoi  payer  la  bride. 

—  Le  Vanel  se  dédirait  si  on  le  prenait  au  mot,  continua 
l'abbé  Fouquet. 

—  Je  ne  crois  pas,  dit  La  Fontaine. 

—  Qu'en  savez-vous  ? 

—  C'est  que  vous  ignorez  le  dénoûment  de  mon  histoire. 

—  Ah!  s'il  y  a  un  dénoûment,  dit  Gourville,  pourquoi 
flâner  en  route  ? 

—  Semperad  adventum,  n'est-ce  pas  cela?  dit  Fouquet  du 
ton  d'un  grand  seigneur  qui  se  fourvoie  dans  les  barbarismes. 

Les  latinistes  battirent  des  mains. 

—  Mon  dénoûment,  s'écria  La  Fontaine,  c'est  que  Vanel, 
ce  tenace  oiseau,  sachant  que  je  venais  à  Saint-Mandé,  m'a 
supplié  de  l'emmener. 

—  Oh!  oh! 

—  Et  de  le  présenter,  s'il  était  possible,  à  Monseigneur. 

—  En  sorte?... 

—  En  sorte  qu'il  est  là  sur  la  pelouse  du  Bel-Air. 

—  Gomme  un  scarabée. 

—  Vous  dites  cela,  Gourville,  à  cause  des  antennes, 
mauvais  plaisant  ! 

—  Eh  bien,  monsieur  Fouquet? 

—  Eh  bien,  il  ne  convient  pas  que  le  mari  de  madame 
Vanel  s'enrhume  hors  de  chez  moi;  envoyez-le  quérir, 
La  Fontaine,  puisque  vous  savez  où  il  est. 

—  J'y  cours  moi-même. 

—  Je  vous  y  accompagne,  dit  l'abbé  Fouquet;  je  porterai 
les  sacs. 

—  Pas  de  mauvaise  plaisanterie  dit  sévèrement  Fouquet; 
que  l'affaire  soit  sérieuse,  si  affaire  il  y  a.  Tout  d'abord, 
soyons  hospitaliers.  Excusez-moi  bien,  La  Fontaine,  auprès 
de  ce  galant  homme,  et  dites-lui  que  je  suis  désespéré  de 
l'avoir  fait  attendre,  mais  que  j'ignorais  qu'il  fût  là. 

La   Fontaine   était   déjà    parti.   Par  bonheur,    Gourville 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  49 

l'accompagnait;  car,  tout  entier  à  ses  chiffres,  le  poète  se 
trompait  de  route,  et  courait  vers  Saiot-Maur. 

Un  quart  d'heure  après,  M.  Vanel  fut  introduit  dans  le 
cabinet  du  surintendant,  ce  même  cabinet  dont  nous  avons 
donné  la  description  et  les  aboutissants  au  commencement 
de  cette  histoire.  Fouquet,  le  voyant  entrer,  appela  Pélisson, 
st  lui  parla  quelques  minutes  à  l'oreille. 

—  Retenez  bien  ceci,  lui  dit-il  :  que  toute  l'argenterie,  que 
toute  la  vaisselle,  que  tous  les  joyaux  soient  emballés  dans 
le  carrosse.  Vous  prendrez  les  chevaux  noirs;  l'orfèvre  vous 
iccompagnera  ;  vous  reculerez  le  souper  jusqu'à  l'arrivée  de 
madame  de  Bellière. 

—  Encore  faut-il  que  madame  de  Bellière  soit  prévenue, 
iit  Pélisson. 

—  Inutile,  je  m'en  charge. 

—  Très  bien. 

—  Allez,  mon  ami. 

Pélisson  partit,  devinant  mal,  mais  confiant  comme  sont 
;ous  les  vrais  amis,  dans  la  volonté  qu'il  subissait.  Là  est  la 
*orce  des  âmes  d'élite.  La  défiance  n'est  faite  que  pour  les 
îatures  inférieures. 

Vanel  s'inclina  donc  devant  le  surintendant.  Il  allait  com- 
nencer  une  harangue. 

—  Asseyez-vous,  monsieur,  lui  dit  civilement  Fouquet.  Il 
ne  paraît  que  vous  voulez  acquérir  ma  charge  ? 

—  Monseigneur... 

—  Combien  pouvez-vous  m'en  donner  ? 

—  C'est  à  vous,  Monseigneur  de  fixer  le  chiffre.  Je  sais 
[u'on  vous  a  fait  des  offres. 

—  Madame  Vanel,  m'a-t-on  dit,  l'estime  quatorze  cent 
aille  livres. 

—  C'est  tout  ce  que  nous  avons. 

—  Pouvez-vous  donner  la  somme  tout  de  suite  ? 

—  Je  ne  l'ai  pas  sur  moi,  dit  naïvement  Vanel,  effaré  de 
ette  simplicité,  de  cette  grandeur,  lui  qui  s'attendait  à  des 
îttes,  à  des  finesses,  à  des  marches  d'échiquier. 

t.  v.  106 


50  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Quand  l'aurez-vous? 

—  Quand  il  plaira  à  Monseigneur. 

Et  il  tremblait  que  Fouquet  ne  se  jouât  de  lui. 

—  Si  ce  n'était  la  peine  de  retourner  à  Paris,  je  vous 
dirais  tout  de  suite... 

—  Oh  !  Monseigneur... 

—  Mais,  interrompit  le  surintendant,  mettons  le  solde  et 
la  signature  à  demain  matin. 

—  Soit,  répliqua  Vanel  glacé,  abasourdi. 

—  Six  heures,  ajouta  Fouquet. 

—  Six  heures,  répéta  Vanel. 

—  Adieu,  monsieur  Vanel!  Dites  à  madame  Vanel  que  je 
lui  baise  les  mains. 

Et  Fouquet  se  leva. 

Alors  Vanel,  à  qui  le  sang  montait  aux  yeux  et  qui  com- 
mençait à  perdre  la  tête  : 

—  Monseigneur,  Monseigneur,  dit-il  sérieusement,  est-ce 
que  vous  me  donnez  parole  ? 

Fouquet  tourna  la  tête. 

—  Pardieu  !  dit-il  ;  et  vous  ? 

Vanel  hésita,  frissonna  et  finit  par  avancer  timidement 
sa  main.  Fouquet  ouvrit  et  avança  noblement  la  sienne.  Cette 
main  loyale  s'imprégna  une  seconde  de  la  moiteur  d'une 
main  hypocrite  ;  Vanel  serra  les  doigts  de  Fouquet  pour  se 
mieux  convaincre. 

Le  surintendant  dégagea  doucement  sa  main. 

—  Adieu  !  dit-il. 

Vanel  courut  à  reculons  vers  la  porte,  se  précipita  par  les 
vestibules  et  s'enfuit. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  51 


VII 


,A  VAISSELLE  ET  LES  DIAMANTS  DE  MADAME  DE  BELLIERE 

A  peine  Fouquet  eut-il  congédié  Vanel,  qu'il  réfléchit  un 
noment. 

—  On  ne  saurait  trop  faire,  dit-il,  pour  la  femme  que  l'on 
i  aimée.  Marguerite  désire  être  procureuse,  pourquoi  ne  lui 
>as  faire  ce  plaisir  ?  Maintenant  que  la  conscience  la  plus 
crupuleuse  ne  saurait  rien  me  reprocher,  pensons  à  la 
émme  qui  m'aime.  Madame  de  Bellière  doit  être  là. 

Il  indiqua  du  doigt  la  porte  secrète. 

S'étant  enfermé,  il  ouvrit  le  couloir  souterrain  et  se  dirigea 
apidement  vers  la  communication  établie  entre  la  maison 
le  Vincennes  et  sa  maison  à  lui. 

Il  avait  négligé  d'avertir  son  amie  avec  la  sonnette,  bien 
issuré  qu'elle  ne  manquait  jamais  au  rendez-vous. 

En  effet,  la  marquise  était  arrivée.  Elle  attendait.  Le  bruit 
jue  fit  le  surintendant  l'avertit  ;  elle  accourut  pour  recevoir 
)ar-dessous  la  porte  le  billet  qu'il  lui  passa. 

«  Venez,  marquise  ;  on  vous  attend  pour  souper.  » 

Heureuse  et  active,  madame  de  Bellière  gagna  son  car- 
'osse  dans  l'avenue  de  Vincennes,  et  elle  vint  tendre  sa 
nain  sur  le  perron  à  Gourville,  qui,  pour  mieux  plaire  au 
naître,  guettait  son  arrivée  dans  la  cour. 

Elle  n'avait  pas  vu  entrer,  fumants  et  blancs  d'écume,  les 
îhevaux  noirs  de  Fouquet,  qui  ramenaient  à  Saint-Mandé 
Pélisson  et  l'orfèvre  lui-même  à  qui  madame  de  Bellière 
avait  vendu  sa  vaisselle  et  ses  joyaux. 

Pélïsson  introduisit  cet  homme  dans  le  cabinet  que  Fou- 
quet n'avait  pas  encore  quitté. 

Le  surintendant  remercia  l'orfèvre  d'avoir  bien  voulu  lui 
garder  comme  un  dépôt  ces  richesses  qu'il  avait  le  droit  de 


52  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

vendre.  Il  jeta  les  yeux  sur  le  total  des  comptes,  qui  s'éleva 
à  treize  cent  mille  livres. 

Puis,,  se  plaçant  à  son  bureau,  il  écrivit  un  bon  de  qu. 
torze  cent  mille  livres,  payables  à  vue  à  sa  caisse,  avant  mi< 
le  lendemain. 

—  Cent  mille  livres  de  bénéfice  !  s'écria  l'orfèvre.  Ah 
Monseigneur,  quelle  générosité  ! 

—  Non  pas,  non  pas,  monsieur,  dit  Fouquet  en  lui  toi 
chant  l'épaule,  il  est  des  politesses  qui  ne  se  payent  jamai: 
Le  bénéfice  est  à  peu  près  celui  que  vous  eussiez  fait  ;  ma 
il  reste  l'intérêt  de  votre  argent 

En  disant  ces  mots,  il  détachait  de  sa  manchette  un  boi 
ton  de  diamants  que  ce  même  orfèvre  avait  bien  souver 
estimé  trois  mille  pistoles. 

—  Prenez  ceci  en  mémoire  de  moi,  dit-il  à  l'orfèvre,  i 
adieu  ;  vous  êtes  un  honnête  homme. 

—  Et  vous,  s'écria  l'orfèvre,  touché  profondément,  vous 
Monseigneur,  vous  êtes  un  brave  seigneur. 

Fouquet  fit  passer  le  digne  orfèvre  par  une  porte  dérobée 
puis  il  alla  recevoir  madame  de  Bellière,  que  tous  le 
conviés  entouraient  déjà. 

La  marquise  était  belle  toujours  ;  mais,  ce  jour-là,  ell 
resplendissait. 

—  Ne  trouvez-vous  pas,  messieurs,  dit  Fouquet,  qu 
Madame  est  d'une  beauté  incomparable  ce  soir  ?  Savez-vou 
pourquoi  ? 

—  Parce  que  madame  est  la  plus  belle  des  femmes,  di 
quelqu'un. 

—  Non  ;  mais  parce  qu'elle  en  est  la  meilleure.  Cependant. . 

—  Cependant?  dit  la  marquise  en  souriant. 

—  Cependant,  tous  les  joyaux  que  porte  madame  ce  soi 
sont  des  pierres  fausses. 

Elle  rougit. 

—  Oh  !  oh  !  s'écrièrent  tous  les  convives  ;  on  peut  din 
cela  sans  crainte  d'une  femme  qui  a  les  plus  beaux  diamants 
de  Paris. 


LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  53 

—  Eh  bien  ?  dit  tout  bas  Fouquet  à  Pélisson. 

—  Eh  bien,  j'ai  enfin  compris,  répliqua  celui-ci,  et  vous 
avez  bien  fait. 

—  C'est  heureux,  fit  en  souriant  le  surintendant. 

—  Monseigneur  est  servi,  cria  majestueusement  Vatel. 
Le  flot  des  convives  se  précipita  moins  lentement  qu'il 

n'est  d'usage  dans  les  fêtes  ministérielles  vers  la  salle  à 
manger,  où  les  attendait  un  magnifique  spectacle. 

Sur  les  buffets,  sur  les  dressoirs,  sur  la  table,  au  milieu 
des  fleurs  et  des  lumières,  brillait  à  éblouir  la  vaisselle  d'or 
et  d'argent  la  plus  riche  qu'on  put  voir;  c'était  un  reste  de 
ces  vieilles  magnificences  que  les  artistes  florentins,  amenés 
par  les  Médicis,  avaient  sculptées,  ciselées,  fondues  pour  les 
dressoirs  de  fleurs,  quand  il  y  avait  de  For  en  France;  ces 
merveilles  cachées,  enfouies  pendant  les  guerres  civiles, 
avaient  reparu  timidement  dans  les  intermittences  de  cette 
guerre  de  bon  goût  qu'on  appelait  la  Fronde;  alors  que 
seigneurs,  se  battant  contre  seigneurs,  se  tuaient  mais  ne  se 
pillaient  pas.  Toute  cette  vaisselle  était  marquée  aux  armes 
de  madame  de  Bellière. 

—  Tiens  s'écria  La  Fontaine,  un  P.  et  un  B. 

Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  curieux,  c'était  le  couvert  de 
la  marquise,  à  la  place  que  lui  avait  assignée  Fouquet;  près 
de  lui  s'élevait  une  pyramide  de  diamants,  de  saphirs,  d'éme- 
raudes,  de  camées  antiques  ;  la  sardoine  gravée  par  les  vieux 
Grecs  de  l'Asie  Mineure  avec  ses  montures  d'or  de  Mysie, 
les  curieuses  mosaïques  de  la  vieille  Alexandrie  montées  en 
argent,  les  bracelets  massifs  de  l'Egypte  de  Cléopâtre  jon- 
chaient un  vaste  plat  de  Palissy,  supporté  sur  un  trépied  de 
bronze  doré,  sculpté  par  Benvenuto. 

La  marquise  pâlit  en  voyant  ce  qu'elle  ne  comptait  jamais 
revoir.  Un  profond  silence,  précurseur  des  émotions  vives, 
occupait  la  salle  engourdie  et  inquiète. 

Fouquet  ne  fit  pas  même  un  signe  pour  chasser  tous  les 
valets  chamarrés  qui  couraient,  abeilles  pressées,  autour  des 
vastes  buffets  et  des  tables  d'office. 


54  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Messieurs,  dit-il,  cette  vaisselle  que  vous  voyez  appar- 
tenait à  madame  de  Bellière,  qui,  un  jour,  voyant  un  de  ses 
amis  dans  la  gêne,  envoya  tout  cet  or  et  tout  cet  argent  chez 
l'orfèvre  avec  cette  masse  de  joyaux  qui  se  dressent  là 
devant  elle.  Cette  belle  action  d'une  amie  devait  être  com- 
prise par  des  amis  tels  que  vous.  Heureux  l'homme  qui  se 
voit  aimé  ainsi  !  Buvons  à  la  santé  de  madame  de  Bellière. 

Une  immense  acclamation  couvrit  ses  paroles  et  fit  tomber 
muette,  pâmée  sur  son  siège,  la  pauvre  femme,  qui  venait  de 
perdre  ses  sens,  pareille  aux  oiseaux  de  la  Grèce  qui  traver- 
saient le  ciel  au-dessus  de  l'arène  à  Olympie. 

—  Et  puis,  ajouta  Pélisson,  que  toute  vertu  touchait,  que 
toute  beauté  charmait,  buvons  un  peu  aussi  à  celui  qui  inspira 
la  belle  action  de  madame;  car  un  pareil  homme  doit  être 
digne  d'être  aimé. 

Ce  fut  le  tour  de  la  marquise.  Elle  se  leva  pâle  et  souriante, 
tendit  son  verre  avec  une  main  défaillante  dont  les  doigts 
tremblants  frottèrent  les  doigts  de  Fouquet,  tandis  que  ses 
yeux  mourants  encore  allaient  chercher  tout  l'amour  qui 
brûlait  dans  ce  généreux  cœur. 

Commencé  de  cette  héroïque  façon,  le  souper  devint 
promptement  une  fête;  nul  ne  s'occupa  plus  d'avoir  de 
l'esprit,  personne  n'en  manqua. 

La  Fontaine  oublia  son  vin  de  Gorgny,  et  permit  à  Vatel 
de  le  réconcilier  avec  les  vins  du  Rhône  et  ceux  d'Espagne. 

L'abbé  Fouquet  devint  si  bon,  que  Gourville  lui  dit  : 

—  Prenez  garde,  monsieur  l'abbé  !  si  vous  êtes  aussi  tendre, 
on  vous  mangera. 

Les  heures  s'écoulèrent  ainsi  joyeuses  et  secouant  des 
roses  sur  les  convives.  Contre  son  ordinaire,  le  surintendant 
ne  quitta  pas  la  table  avant  les  dernières  largesses  du  dessert. 

Il  souriait  à  la  plupart  de  ses  amis,  ivre  comme  on  l'est 
quand  on  a  enivré  le  cœur  avant  la  tète,  et,  pour  la  première 
fois,  il  venait  de  regarder  l'horloge. 

Soudain  une  voiture  roula  dans  la  cour,  et  on  l'entendit, 
chose  étrange!  au  milieu  du  bruit  et  des  chansons. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  55 

Fouquet  dressa  l'oreille,  puis  il  tourna  les  yeux  vers  l'anti- 
chambre. Il  lui  sembla  qu'un  pas  y  retentissait,  et  que  ce 
pas,  au  lieu  de  fouler  le  sol,  pesait  sur  son  cœur. 

Instinctivement  son  pied  quitta  le  pied  que  madame  de 
Bellière  appuyait  sur  le  sien  depuis  deux  heures. 

—  M.  d'Herblay,  évêque  de  Vannes,  cria  l'huissier. 

Et  la  figure  sombre  et  pensive  d'Aramis  apparut  sur  le 
seuil,  entre  les  débris  de  deux  guirlandes  dont  une  flamme 
de  lampe  venait  de  rompre  les  fils. 


VIII 


LA   QUITTANCE   DE   M.    DE   MAZARIN 

Fouquet  eût  poussé  un  cri  de  joie  en  apercevant  un  ami 
nouveau,,  si  l'air  glacé,  le  regard  distrait  d'Aramis  ne  lui 
eussent  rendu  toute  sa  réserve- 

—  Est-ce  que  vous  nous  aidez  à  prendre  le  dessert  ? 
demanda-t-il  cependant;  est-ce  que  vous  ne  vous  effrayerez 
pas  un  peu  de  tout  ce  bruit  que  font  nos  folies  ? 

—  Monseigneur,  répliqua  respectueusement  Aramis,  je 
commencerai  par  m'excuser  près  de  vous  de  troubler  votre 
joyeuse  réunion;  puis  je  vous  demanderai,  après  le  plaisir, 
un  moment  d'audience  pour  les  affaires. 

Gomme  ce  mot  affaires  avait  fait  dresser  l'oreille  à  quel- 
ques épicuriens,,  Fouquet  se  leva. 

—  Les  affaires  toujours,  dit-il,  monsieur  d'Herblay;  trop 
heureux  sommes-nous  quand  les  affaires  n'arrivent  qu'à  la 
fin  du  repas. 

Et,  ce  disant,  il  prit  la  main  de  madame  de  Bellière,  qui 
le  considérait  avec  une  sorte  d'inquiétude;  il  la  conduisit 
dans  le  plus  voisin  salon,  après  l'avoir  confiée  aux  plus 
raisonnables  de  la  compagnie. 


56  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

Quant  à  lui,  prenant  Aramis  par  le  bras,  il  se  dirigea  vers 
son  cabinet. 

Aramis,  une  fois  là,  oublia  le  respect  de  l'étiquette.  Il 
s'assit  : 

—  Devinez,  dit-il,  qui  j'ai  vu  ce  soir? 

—  Mon  cher  chevalier,  toutes  les  fois  que  vous  commencez 
de  la  sorte,,  je  suis  sur  de  m'entendre  annoncer  quelque 
chose  de  désagréable. 

—  Cette  fois  encore,  vous  ne  vous  serez  pas  trompé,  mon 
cher  ami,  répliqua  Aramis. 

—  Ne  me  faites  pas  languir,  ajouta  flegmatiquement 
Fouquet. 

—  Eh  bien,  j'ai  vu  madame  de  Chevreuse. 

—  La  vieille  duchesse? 

—  Oui. 

—  Ou  son  ombre? 

—  Non  pas.  Une  vieille  louve. 

—  Sans  dents? 

—  C'est  possible,  mais  non  pas  sans  griffes. 

—  Eh  bien,  pourquoi  m'en  voudrait-elle?  Je  ne  suis  pas 
avare  avec  les  femmes  qui  ne  sont  pas  prudes.  C'est  là  une 
qualité  que  prise  toujours,  même  la  femme  qui  n'ose  plus 
provoquer  l'amour. 

—  Madame  de  Chevreuse  le  sait  bien,  que  vous  n'êtes  pas 
avare,  puisqu'elle  veut  vous  arracher  de  l'argent. 

—  Bon  !  sous  quel  prétexte  ? 

—  Ah!  les  prétextes  ne  lui  manquent  jamais.  Voici  le  sien. 

—  J'écoute. 

—  Il  paraîtrait  que  la  duchesse  possède  plusieurs  lettres 
de  M.  de  Mazarin. 

—  Cela  ne  m'étonne  pas,  le  prélat  était  galant. 

—  Oui  :  mais  ces  lettres  n'auraient  pas  de  rapport  avec  les 
amours  du  prélat.  Elles  traitent,  dit-on,  d'affaires  de  finances. 

—  C'est  moins  intéressant. 

—  Vous  ne  soupçonnez  pas  un  peu  ce  que  je  veux  dire? 

—  Pas  du  tout. 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  57 

—  N'auriez-vous  jamais  entendu  parler  d'une  accusation 
de  détournement  de  fonds. 

—  Cent  fois!  mille  fois!  Depuis  que  je  suis  aux  affaires, 
mon  cher  d'Herblay,  je  n'ai  jamais  entendu  parler  que  de 
cela.  C'est  comme  vous,  évêque,  lorsqu'on  vous  reproche 
votre  impiété;  vous,  mousquetaire,  votre  poltronnerie;  ce 
qu'on  reproche  perpétuellement  au  ministre  des  finances, 
c'est  de  voler  les  finances. 

—  Bien;  mais  précisons,  car  M.  de  Mazarin  précise,  à  ce 
que  dit  la  duchesse. 

—  Voyons  ce  qu'il  précise. 

—  Quelque  chose  comme  une  somme  de  treize  millions 
dont  vous  seriez  fort  empêché,  vous,  de  préciser  l'emploi. 

—  Treize  millions  !  dit  le  surintendant  en  s'allongeant 
dans  son  fauteuil,  pour  mieux  lever  la  tête  vers  le  plafond. 
Treize  millions...  Ah!  dame!  je  les  cherche,  voyez-vous, 
parmi  tous  ceux  qu'on  m'accuse  d'avoir  volés. 

—  Ne  riez  pas,  mon  cher  monsieur,  c'est  grave.  Il  est 
certain  que  la  duchesse  a  les  lettres,  et  que  les  lettres  doivent 
être  bonnes,  attendu  qu'elle  voulait  les  vendre  cinq  cent 
mille  livres. 

—  On  peut  avoir  une  fort  jolie  calomnie  pour  ce  prix-là, 
répondit  Fouquet.  Eh!  mais  je  sais  ce  que  vous  voulez  dire. 

Fouquet  se  mit  à  rire  de  bon  cœur. 

—  Tant  mieux  !  fit  Aramis  peu  rassuré. 

—  L'histoire  de  ces  treize  millions  me  revient.  Oui,  c'est 
cela;  je  les  tiens. 

—  Vous  me  faites  grand  plaisir.  Voyons  un  peu. 

—  Imaginez-vous,  mon  cher,  que  le  signor  Mazarin,  Dieu 
ait  son  âme!  fit  un  jour  ce  bénéfice  de  treize  millions  sur 
une  concession  de  terres  en  litige  dans  la  Valteline;  il  les 
biffa  sur  le  registre  des  recettes,  me  les  fit  envoyer,  et  se 
les  fit  donner  par  moi,  pour  frais  de  guerre. 

—  Bien.  Alors  la  destination  est  justifiée. 

—  Non  pas;  le  cardinal  les  fit  placer  sous  mon  nom,  et 
m'envoya  une  décharge. 


58  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Vous  avez  cette  décharge. 

—  Parbleu  !  dit  Fouquet  en  se  levant  tranquillement  pour 
aller  aux  tiroirs  de  son  vaste  bureau  débène  incrusté  de 
nacre  et  d'or. 

—  Ce  que  j "admire  en  vous,  dit  Aramis  charmé,  c'est  votre 
mémoire  d'abord,  puis  votre  sang-froid,  et  enfin  l'ordre 
parfait  qui  règne  dans  votre  administration,  à  vous,  le  poète 
par  excellence. 

—  Oui,  dit  Fouquet,  j'ai  de  l'ordre  par  esprit  de  paresse, 
pour  m'épargner  de  chercher.  Ainsi,  je  sais  que  le  reçu  de 
Mazarin  est  dans  le  troisième  tiroir,  lettre  M;  j'ouvre  ce 
tiroir  et  je  mets  immédiatement  la  main  sur  le  papier  qu'il 
me  faut.  La  nuit,  sans  bougie,  je  le  trouverais. 

Et  il  palpa  d'une  main  sûre  ia  liasse  de  papiers  entassés 
dans  le  tiroir  ouvert. 

—  Il  y  a  plus,  continua-t-il,  je  me  rappelle  ce  papier 
comme  si  je  le  voyais;  il  est  fort,  un  peu  rugueux,  doré  sur 
tranche  ;  Mazarin  avait  fait  un  pâté  d'encre  sur  le  chiffre  de 
la  date.  Eh  bien,  fit-il,  voilà  le  papier  qui  sent  qu'on  s'occupe 
de  lui  et  qu'il  est  nécessaire,  il  se  cache  et  se  révolte. 

Et  le  surintendant  regarda  dans  le  tiroir. 
Aramis  s'était  levé. 

—  C'est  étrange,  dit  Fouquet. 

—  Votre  mémoire  vous  fait  défaut,  mon  cher  monsieur, 
cherchez  dans  une  autre  liasse. 

Fouquet  prit  la  liasse  et  la  parcourut  encore  une  fois; 
puis  il  pâlit. 

—  Ne  vous  obstinez  pas  à  celle-ci,  dit  Aramis,  cherchez 
ailleurs. 

—  Inutile,  inutile:  jamais  je  n'ai  fait  une  erreur;  nul  que 
moi  n'arrange  ces  sortes  de  papiers;  nul  n'ouvre  ce  tiroir, 
auquel,  vous  voyez,  j'ai  fait  faire  un  secret  dont  personne 
que  moi  ne  connaît  le  chiffre. 

—  Que  concluez-vous  alors?  dit  Aramis  agité. 

—  Que  le  reçu  de  Mazarin  m'a  été  volé.  Madame  de  Che- 
vreuse  avait   raison,   chevalier:  j'ai   détourné  les   deniers 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  59 

publics;  j'ai  volé  treize  millions  dans  les  coffres  de  l'État;  je 
suis  un  voleur,  monsieur  d'Herblay. 

—  Monsieur!  monsieur!  ne  vous  irritez  pas,  ne  vous 
exaltez  pas! 

—  Pourquoi  ne  pas  mexalter,  chevalier?  La  cause  en  vaut 
la  peine.  Un  bon  procès,  un  bon  jugement,  et  votre  ami 
M.  le  surintendant  peut  suivre  à  Montfaucon  son  collègue 
Enguerrand  de  Marigny,  son  prédécesseur  Samblançay. 

—  Oh  !  fit  Aramis  en  souriant,  pas  si  vite. 

—  Comment,  pas  si  vite  !  Que  supposez-vous  donc  que 
madame  de  Ghevreuse  aura  fait  de  ces  lettres  ;  car  vous  les 
avez  refusées,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oh!  oui,  refusé  net.  Je  suppose  qu'elle  les  sera  allé 
vendre  à  M.  Colbert. 

—  Eh  bien,  voyez-vous  ? 

—  J'ai  dit  que  je  supposais,  je  pourrais  dire  que  j'en  suis 
sûr;  car  je  l'ai  fait  suivre,  et,  en  me  quittant,  elle  est  rentrée 
chez  elle,  puis  elle  est  sortie  par  une  porte  de  derrière  et 
s'est  rendue  à  la  maison  de  l'intendant,  rue  Croix-des-Petits- 
Champs. 

—  Procès  alors,  scandale  et  déshonneur,  le  tout  tombant 
comme  tombe  la  foudre,  aveuglément,  brutalement,  impi- 
toyablement. 

Aramis  s'approcha  de  Fouquet,  qui  frémissait  dans  son 
fauteuil,  auprès  des  tiroirs  ouverts;  il  lui  posa  la  main  sur 
l'épaule,  et,  d'un  ton  affectueux  : 

—  N'oubliez  jamais,  dit-il,  que  la  position  de  M.  Fouquet 
ne  se  peut  comparer  à  celle  de  Samblançay  ou  de  Marigny. 

—  Et  pourquoi,  mon  Dieu  ? 

—  Parce  que  le  procès  de  ces  ministres  s'est  fait,  parfait, 
et  que  l'arrêt  a  été  exécuté  ;  tandis  qu'à  votre  égard  il  ne 
peut  en  arriver  de  même. 

—  Encore  un  coup,  pourquoi  ?  Dans  tous  les  temps,  un 
concussionnaire  est  un  criminel. 

—  Les  criminels  qui  savent  trouver  un  lieu  d'asile  ne 
sont  jamais  en  danger. 


60  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Me  sauver?  fuir  ? 

—  Je  ne  vous  parle  pas  de  cela,  et  vous  oubliez  que  ces 
sortes  de  procès  sont  évoqués  par  le  parlement,  instruits 
par  le  procureur  général,  et  que  vous  êtes  procureur  géné- 
ral. Vous  voyez  bien  qu'à  moins  de  vouloir  vous  condamner 
vous-même. 

—  Oh  !  s'écria  tout  à  coup  Fouquet  en  frappant  la  table 
de  son  poing. 

—  Eh  bien,  quoi  ?  qu'y  a-t-il  ? 

—  Il  y  a  que  je  ne  suis  plus  procureur  général. 
Aramis,  à  son  tour,  pâlit  de  manière  à  paraître  livide  ;  il 

serra  ses  doigts,  qui  craquèrent  les  uns  sur  les  autres,  et, 
d'un  œil  hagard  qui  foudroya  Fouquet  : 

—  Vous  n'êtes  plus  procureur  général  ?  dit-il  en  saccadant 
chaque  syllabe. 

—  Non. 

—  Depuis  quand  ? 

—  Depuis  quatre  ou  cinq  heures. 

—  Prenez  garde,  interrompit  froidement  Aramis,  je  crois 
que  vous  n'êtes  pas  en  possession  de  votre  bon  sens,  mon 
ami  ;  remettez-vous. 

—  Je  vous  dis,  reprit  Fouquet.  que  tantôt  quelqu'un  est 
venu,  de  la  part  de  mes  amis,  m'offrir  quatorze  cent  mille 
livres  de  ma  charge,  et  que  j'ai  vendu  ma  charge. 

Aramis  demeura  interdit  ;  sa  figure  intelligente  et  rail- 
leuse prit  un  caractère  de  morne  effroi  qui  fit  plus  d'effet 
sur  le  surintendant  que  tous  les  cris  et  tous  les  discours  du 
monde. 

—  Vous  aviez  donc  bien  besoin  d'argent?  dit-il  enfin. 

—  Oui,  pour  acquitter  une  dette  d'honneur. 

Et  il  raconta  en  peu  de  mots  à  Aramis  la  générosité  de 
madame  de  Bellière  et  la  façon  dont  il  avait  cru  devoir  payer 
cette  générosité. 

—  Voilà  un  beau  trait,  dit  Aramis.  Gela  vous  coûte  ? 

—  Tout  justement  les  quatorze  cent  mille  livres  de  ma 
charge. 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  61 

-  Que  vous  avez  reçues  comme  cela  tout  de  suite,  sans 
léchir  ?  0  imprudent  ami  ! 

-  Je  ne  les  ai  pas  reçues,  mais  je  les  recevrai  demain. 

-  Ce  n'est  donc  pas  fait  encore  ? 

-  Il  faut  que  ce  soit  fait,  puisque  j'ai  donné  à  l'orfèvre, 
ir  midi,  un  bon  sur  ma  caisse,  où  l'argent  de  l'acquéreur 
rera  de  six  à  sept  heures. 

-  Dieu  soit  loué  !  s'écria  Aramis  en  battant  des  mains, 
i  n'est  achevé,  puisque  vous  n'avez  pas  été  payé. 

-  Mais  l'orfèvre  ? 

-  Vous  recevrez  de  moi  les  quatorze  cent  mille  livres  à 
li  moins  un  quart. 

-  Un  moment,  un  moment  !  c'est  ce  matin,  à  six  heures, 
je  signe. 

-  Oh  !  je  vous  réponds  que  vous  ne  signerez  pas. 

-  J'ai  donné  ma  parole,  chevalier. 

-  Si  vous  l'avez  donnée,  vous  la  reprendrez,  voilà  tout. 

-  Oh  î  que  me  dites-vous  là  ?  s'écria  Fouquet  avec  un 
;nt  profondément  loyal.  Reprendre  une  parole  quand  on 
Fouquet  ! 

l'amis  répondit  au  regard  presque  sévère  du  ministre  par 
•égard  courroucé. 

-  Monsieur,  dit-il,  je  crois  avoir  mérité  d'être  appelé  un 
lête  homme,  n'est-ce  pas  ?  Sous  la  casaque  du  soldat, 
risqué  cinq  cents  fois  ma  vie  ;  sous  l'habit  du  prêtre,  j'ai 
lu  de  plus  grands  services  encore,  à  Dieu,  à  l'État  ou  à 

amis.  Une  parole  vaut  ce  que  vaut  l'homme  qui  la 
îe.  Elle  est,  quand  il  la  tient,  de  l'or  pur  ;  elle  est  un 
ranchant  quand  il  ne  veut  pas  la  tenir.  Il  se  défend 
j  avec  cette  parole  comme  avec  une  arme  d'honneur. 
îdu  que,  lorsqu'il  ne  tient  pas  cette  parole,  cet  homme 
nneur,  c'est  qu'il  est  en  danger  de  mort,  c'est  qu'il 
t  plus  de  risques  que  son  adversaire  n'a  de  bénéfices  à 
I  Alors,  monsieur,  on  en  appelle  à  Dieu  et  à  son  droit. 
uiquet  baissa  la  tête  : 

Je  suis,  dit-il,  un  pauvre  Breton  opiniâtre  et  vulgaire  ; 


62  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

mon  esprit  admire  et  craint  le  vôtre.  Je  ne  dis  pas  que 
tiens  ma  parole  par  vertu;  je  la  tiens,  si  vous  voulez,.  ] 
routine  :  mais,  enfin,  les  hommes  du  commun  sont  as 
simples  pour  admirer  cette  routine;  c'est  ma  seule  ver 
laissez-m'en  les  honneurs. 

—  Alors  vous  signerez  demain  la  vente  de  cette  char 
qui  vous  défendait  contre  tous  vos  ennemis  î 

—  Je  signerai. 

—  Vous  vous  livrerez  pieds  et  poings  liés  pour  un  f. 
semblant  d'honneur  que  dédaigneraient  les  plus  scrupul 
casuistes  ? 

—  Je  signerai. 

Aramis  poussa  un  profond  soupir,  regarda  tout  autoui 
lui  avec  l'impatience  d'un  homme  qui  voudrait  briser  quel 
chose. 

—  Nous  avons  encore  un  moyen,  dit-il,  et  j'espère 
vous  ne  me  refuserez  pas  de  l'employer,  celui-là. 

—  Assurément  non,  s'il  est  loyal...  comme  tout  ce 
vous  proposez,  cher  ami. 

—  Je  ne  sache  rien  de  plus  loyal  qu'une  renonciation 
votre  acquéreur.  Est-ce  votre  ami  ? 

—  Certes...  Mais... 

—  Mais...  si  vous  me  permettez  de  traiter  l'affaire,  j< 
désespère  point. 

—  Oh!  je  vous  laisserai  absolument  maître. 

—  Avec  qui  avez-vous  traité?  Quel  homme  est-ce? 

—  Je  ne  sais  pas  si  vous  connaissez  le  parlement? 

—  En  grande  partie.  C'est  un  président  quelconque? 

—  Ps'on;  un  simple  conseiller. 

—  Ah!  ahl 

—  Uni  s'appelle  Vanel. 
Aramis  devint  pourpre. 

—  Vanel!  s'écria-t-il  en  se  relevant:  Vanel  1  le  mar 
Marguerite  Vanel? 

—  Précisément. 

—  De  votre  ancienne  maitresse? 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  63 

—  Oui,  mon  cher;  elle  a  désiré  d'être  madame  la  procu- 
reuse  générale.  Je  lui  devais  bien  cela,  au  pauvre  Vanel,  et 
j'y  gagne,  puisque  c'est  encore  faire  plaisir  à  sa  femme. 

Aramis  vint  droit  à  Fouquet  et  lui  prit  la  main. 

—  Vous  savez,  dit-il  avec  sang-froid,  le  nom  du  nouvel 
amant  de  madame  Vanel  ? 

—  Ahl  elle  a  un  nouvel  amant?  Je  l'ignorais;  et,  ma  foi, 
non,  je  ne  sais  pas  comment  il  se  nomme. 

—  Il  se  nomme  M.  Jean-Baptiste  Golbert;  il  est  intendant 
des  finances  ;  il  demeure  rue  Croix-des-Petits-Champs,  là  où 
madame  de  Chevreuse  est  allée  ce  soir  porter  les  lettres  de 
Mazarin,  qu'elle  veut  vendre. 

—  Mon  Dieu  !  murmura  Fouquet  en  essuyant  son  front 
ruisselant  de  sueur,  mon  Dieu  ! 

—  Vous  commencez  à  comprendre,  n'est-ce  pas? 

—  Que  je  suis  perdu,  oui. 

—  Trouvez-vous  que  cela  vaille  la  peine  de  tenir  un  peu 
moins  que  Régulus  à  sa  parole? 

—  Non,  dit  Fouquet. 

—  Les  gens  entêtés,  murmura  Aramis,  s'arrangent  toujours 
de  façon  qu'on  les  admire. 

Fouquet  lui  tendit  la  main. 

A  ce  moment,  une  riche  horloge  d'écaillé,  à  figures  d'or, 
placée  sur  une  console  en  face  de  la  cheminée,  sonna  six 
heures  du  matin. 

Une  porte  cria  dans  le  vestibule. 

—  M.  Vanel,  vint  dire  Gourville  à  la  porte  du  cabinet, 
demande  si  Monseigneur  peut  le  recevoir. 

Fouquet  détourna  ses  yeux  des  yeux  d'Aramis  et 
répondit  : 

—  Faites  entrer  M.  Vanel. 


64  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 


IX 


LA   MINUTE   DE   M.    COLBERT 

Vanel,  entrant  à  ce  moment  de  la  conversation,  n'était 
rien  autre  chose  pour  Aramis  et  Fouquet  que  le  point  qui 
termine  une  phrase. 

Mais,  pour  Vanel  qui  arrivait,  la  présence  d'Aramis  dans  le 
cabinet  de  Fouquet  devait  avoir  une  bien  autre  signification. 

Aussi  l'acheteur,  à  son  premier  pas  dans  la  chambre, 
arrêta-t-il  sur  cette  physionomie,  à  la  fois  si  fine  et  si  ferme 
de  l'évêque  de  Vannes,  un  regard  étonné  qui  devint  bientôt 
scrutateur. 

Quant  à  Fouquet,  véritable  homme  politique,  c'est-à-dire 
maître  de  lui-même,  il  avait  déjà,  par  la  force  de  sa  volonté, 
fait  disparaître  de  son  visage  les  traces  de  l'émotion  causée 
par  la  révélation  d'Aramis. 

Ce  n'était  donc  plus  un  homme  abattu  par  le  malheur  et 
réduit  aux  expédients  ;  il  avait  redressé  la  tête  et  allongé  la 
main  pour  faire  entrer  Vanel. 

Il  était  premier  ministre,  il  était  chez  lui. 

Aramis  connaissait  le  surintendant.  Toute  la  délicatesse 
de  son  cœur,  toute  la  largeur  de  son  esprit  n'avaient  rien 
qui  pussent  l'étonner.  Il  se  borna  donc  momentanément, 
quitte  à  reprendre  plus  tard  une  part  active  dans  la  conver- 
sation, au  rôle  difficile  de  l'homme  qui  regarde  et  qui 
écoute  pour  apprendre  et  pour  comprendre. 

Vanel  était  visiblement  ému.  Il  s'avança  jusqu'au  milieu 
du  cabinet,  saluant  tout  et  tous. 

—  Je  viens...  dit-il. 
Fouquet  fit  un  signe  de  tête. 

—  Vous  êtes  exact,  monsieur  Vanel,  dil-il. 

—  En  affaires.  Monseigneur,  répondit  Vanel.  je  crois  que 
l'exactitude  est  une  vertu. 


LE    VICOMTE    DE   BRAGELONNE  65 

—  Oui,  monsieur. 

—  Pardon,  interrompit  Aramis,  en  désignant  du  doigt 
Vanel  et  s'adressant  à  Fouquet  ;  pardon,  c'est  monsieur  qui 
se  présente  pour  acheter  une  charge,  n'est-ce  pas  ? 

—  C'est  moi,  répondit  Vanel  étonné  du  ton  de  suprême 
hauteur  avec  lequel  Aramis  avait  fait  la  question.  Mais  com- 
ment dois-je  appeler  celui  qui  me  fait  l'honneur?... 

—  Appelez-moi  monseigneur,  répondit  sèchement  Aramis. 
Vanel  s'inclina. 

—  Allons,  allons,  messieurs,  dit  Fouquet,  trêve  de  céré- 
monies ;  venons  au  fait. 

—  Monseigneur  le  voit,  dit  Vanel,  j'attends  son  bon 
plaisir. 

—  C'est  moi  qui,  au  contraire,  attendais,  répondit 
Fouquet. 

—  Qu'attendait  Monseigneur  ? 

—  Je  pensais  que  vous  aviez  peut-être  quelque  chose  à  me 
dire. 

—  Oh  !  oh  1  murmura  Vanel  en  lui-même,  il  a  réfléchi,  je 
suis  perdu  ! 

Mais,,  reprenant  courage  : 

—  Non,  Monseigneur,  rien,  absolument  rien  que  ce  que 
je  vous  ai  dit  hier  et  que  je  suis  prêt  à  vous  répéter. 

—  Voyons,  franchement,  monsieur  Vanel,  le  marché 
n'est-il  pas  un  peu  lourd  pour  vous.  Dites  ? 

—  Certes,  Monseigneur,  quinze  cent  mille  livres,  c'est  une 
somme  importante. 

—  Si  importante,  dit  Fouquet,  que  j'avais  réfléchi... 

—  Vous  aviez  réfléchi,  Monseigneur  ?  s'écria  vivement 
Vanel. 

—  Oui,  que  vous  n'êtes  peut-être  pas  encore  en  mesure 
d'acheter. 

—  Oh  !  Monseigneur  !... 

—  Tranquillisez-vous,  monsieur  Vanel,  je  ne  vous  blâme- 
rai pas  d'un  manque  de  parole  qui  tiendra  évidemment  à 
votre  impuissance. 


66  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Si  fait.  Monseigneur,  vous  me  blâmeriez,  et  vous  auriez 
raison,  dit  Vanel  ;  car  c'est  d'un  imprudent  ou  d'un  fou  de 
prendre  des  engagements  qu'il  ne  peut  pas  tenir,  et  j'ai  tou- 
jours regardé  une  chose  convenue  comme  une  chose  faite. 

Fouquet  rougit.  Aramis  fit  un  hum  !  d'impatience. 

—  Il  ne  faudrait  pas  cependant  vous  exagérer  ces  idées-là, 
monsieur,  dit  le  surintendant  ;  car  l'esprit  de  l'homme  est 
variable  et  plein  de  petits  caprices  fort  excusables,  fort  res- 
pectables même  parfois;  et  tel  a  désiré  hier,  qui  aujourd'hui 
se  repent. 

Vanel  sentit  une  sueur  froide  couler  de  son  front  sur  ses 
joues. 

—  Monseigneur!...  balbutia-t-il. 

Quant  à  Aramis,  heureux  de  voir  le  surintendant  se  poser 
avec  tant  de  netteté  dans  le  débat,  il  s'accouda  au  marbre 
d'une  console,  et  commença  de  jouer  avec  un  petit  couteau 
d'or  à  manche  de  malachite. 

Fouquet  prit  son  temps  ;  puis,  après  un  moment  de 
silence  : 

—  Tenez,  mon  cher  monsieur  Vanel,  dit-il,  je  vais  vous 
expliquer  la  situation. 

Vanel  frémit. 

—  Vous  êtes  un  galant  homme,  continua  Fouquet,  et 
comme  moi,  vous  comprendrez. 

Vanel  chancela. 

—  Je  voulais  vendre  hier. 

—  Monseigneur  avait  fait  plus  que  de  vouloir  vendre, 
Monseigneur  avait  vendu. 

—  Eh  bien,  soit!  mais  aujourd'hui,  je  vous  demande 
comme  une  faveur  de  me  rendre  la  parole  que  vous  aviez 
reçue  de  moi. 

—  Coite  parole,  je  l'ai  reçue,  dit  Vanel.  comme  un 
inflexible  écho. 

—  Je  le  sais.  Voilà  pourquoi  je  vous  supplie,  monsieur 
Vanel,  entendez-vous?  je  vous  supplie  de  me  la  rendre... 

Fouquet  s'arrêta.  Ce  mot  :  je  vous  supplie,  dont  il  ne 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  67 

voyait  pas  l'effet  immédiat,  ce  mot  venait  de  lui  déchirer  la 
gorge  au  passage. 

Aramis,  toujours  jouant  avec  son  couteau,  fixait  sur  Vanel 
des  regards  qui  semblaient  vouloir  pénétrer  jusqu'au  fond 
de  son  àme. 

Vanel  s'inclina. 

—  Monseigneur,  dit-il,  je  suis  bien  ému  de  l'honneur  que 
vous  me  faites  de  me  consulter  sur  un  fait  accompli;  mais... 

—  Ne  dites  pas  de  mais,  cher  monsieur  Vanel. 

—  Hélas!  Monseigneur,  songez  donc  que  j'ai  apporté 
l'argent;  je  veux  dire  la  somme. 

Et  il  ouvrit  un  gros  portefeuille. 

—  Tenez,  Monseigneur,  dit-il,  voilà  le  contrat  de  la  vente 
que  je  viens  de  faire  d'une  terre  de  ma  femme.  Le  bon  est 
autorisé,  revêtu  des  signatures  nécessaires,  payable  à  vue; 
c'est  de  l'argent  comptant;  l'affaire  est  faite,  en  un  mot. 

—  Mon  cher  monsieur  Vanel,  il  n'est  point  d'affaire  en  ce 
monde,  si  importante  qu'elle  soit,  qui  ne  se  remette  pour 
obliger... 

—  Certes...  murmura  gauchement  Vanel. 

—  Pour  obliger  un  homme  dont  on  se  fera  ainsi  l'ami, 
continua  Fouquet. 

—  Certes,  Monseigneur.. 

—  D'autant  plus  légitimement  l'ami,  monsieur  Vanel, 
que  le  service  rendu  aura  été  plus  considérable.  Eh  bien, 
voyons,  monsieur,  que  décidez-vous? 

Vanel  garda  le  silence. 

Pendant  ce  temps,  Aramis  avait  résumé  ses  observa- 
tions. 

Le  visage  étroit  de  Vanel,  ses  orbites  enfoncées,  ses 
sourcils  ronds  comme  des  arcades,  avaient  décelé  à  l'évêque 
de  Vannes  un  type  d'avare  et  d'ambitieux.  Battre  en  brèche 
une  passion  par  une  autre,  telle  était  la  méthode  d' Aramis. 
Il  vit  Fouquet  vaincu,  démoralisé;  il  se  jeta  dans  la  lutte 
avec  des  armes  nouvelles. 

—  Pardon,   dit-il,   Monseigneur;   vous  oubliez  de   faire 


68  LE    VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

comprendre  à  M.  Vanel  que  ses  intérêts  sont  diamétralement 
opposés  à  cette  renonciation  de  la  vente. 

Vanel  regarda  l'évêque  avec  étonnement;  il  ne  s'attendait 
pas  à  trouver  là  un  auxiliaire.  Fouquet  aussi  s'arrêta  pour 
écouter  l'évêque. 

—  Ainsi,  continua  Aramis,  M.  Vanel  a  vendu  pour  acheter 
votre  charge,  Monseigneur,  une  terre  de  madame  sa  femme; 
eh  bien,  c'est  une  affaire,  cela;  on  ne  déplace  pas  comme  il 
l'a  fait  quinze  cent  mille  livres  sans  de  notables  pertes,  sans 
de  graves  embarras. 

—  C'est  vrai,  dit  Vanel,  à  qui  Aramis,  avec  ses  lumineux 
regards,  arrachait  la  vérité  du  fond  du  cœur. 

—  Des  embarras,  poursuivit  Aramis,  se  résolvent  en 
dépenses,  et,  quand  on  fait  une  dépense  d'argent,  les 
dépenses  d'argent  se  cotent  au  no  i,  parmi  les  charges. 

—  Oui,  oui,  dit  Fouquet,  qui  commençait  à  comprendre 
les  intentions  d' Aramis. 

Vanel  resta  muet  :  il  avait  compris. 

Aramis  remarqua  cette  froideur  et  cette  abstention. 

—  Bon!  se  dit-il,  laide  face,  tu  fais  le  discret  jusqu'à  ce 
que  tu  connaisses  la  somme;  mais,  ne  crains  rien,  je  vais 
t'envoyer  une  telle  volée  d'écus,  que  tu  capituleras. 

—  11  faut  tout  de  suite  offrir  à  M.  Vanel  cent  mille  écus, 
dit  Fouquet  emporté  par  sa  générosité. 

La  somme  était  belle.  Un  prince  se  fût  contenté  d'un 
pareil  pot-de-vin.  Cent  mille  écus,  à  cette  époque,  étaient  la 
dot  d'une  fille  de  roi. 

Vanel  ne  bougea  pas. 

«C'est  un  coquin,  pensa  l'évêque;  il  lui  faut  les  cinq 
cent  mille  livres  toutes  rondes.  »  Et  il  fit  un  signe  à  Fouquet. 

—  Vous  semblez  avoir  dépensé  plus  que  cela,  cher  mon- 
sieur Vanel.  dit  le  surintendant.  Oh!  l'argent  est  hors  de 
prix.  Oui,  vous  aurez  fait  un  sacrifice  en  vendant  celte  terre. 
Eh  bien,  où  avais-je  la  tête? C'est  un  bon  de  cinq  cent  mille 
livres  que  je  vais  vous  signer.  Encore  serai-je  bien  votre 
obligé  de  tout  mon  cœur. 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  69 

Vanel  n'eut  pas  un  éclat  de  joie  ou  de  désir.  Sa  physio- 
nomie resta  impassible,  et  pas  un  muscle  de  son  visage  ne 
bougea. 

Aramis  envoya  un  regard  désespéré  à  Fouquet.  Puis, 
ï'avançant  vers  Vanel,  il  le  prit  par  le  haut  de  son  pourpoint 
ivec  le  geste  familier  aux  hommes  d'une  grande  impor- 
ance. 

—  Monsieur  Vanel,  dit-il,  ce  n'est  pas  la  gêne,  ce  n'est 
)as  le  déplacement  d'argent,  ce  n'est  pas  la  vente  de  votre 
erre  qui  vous  occupent;  c'est  une  plus  haute  idée.  Je  la 
comprends.  Notez  bien  mes  paroles. 

—  Oui,  Monseigneur. 

Et  le  malheureux  commençait  à  trembler  ;  le  feu  des  yeux 
lu  prélat  le  dévorait. 

—  Je  vous  offre  donc,  moi,  au  nom  du  surintendant,  non 
>as  trois  cent  mille  livres,  non  pas  cinq  cent  mille,  mais  un 
nillion.  Un  million,  entendez- vous? 

Et  il  le  secoua  nerveusement. 

—  Un  million  !  répéta  Vanel  tout  pâle. 

—  Un  million,  c'est-à-dire  par  le  temps  qui  court,  soixante- 
;ix  mille  livres  de  revenu. 

—  Allons,  monsieur,  dit  Fouquet,  cela  ne  se  refuse  pas. 
Répondez  donc;  acceptez-vous? 

—  Impossible...  murmura  Vanel. 

Aramis  pinça  ses  lèvres,  et  quelque  chose  comme  un 
mage  blanc  passa  sur  sa  physionomie. 

On  devinait  la  foudre  derrière  ce  nuage.  Il  ne  lâchait  point 
/anel. 

—  Vous  avez  acheté  la  charge  quinze  cent  mille  livres, 
l'est-ce  pas?  Eh  bien,  on  vous  donnera  ces  quinze  cent 
nille  livres  ;  vous  aurez  gagné  un  million  et  demi  à  venir 
usiter  M.  Fouquet  et  à  lui  toucher  la  main.  Honneur  et 
)rofit  tout  à  la  fois,  monsieur  Vanel. 

—  Je  ne  puis,  répondit  Vanel  sourdement. 

—  Bien!  répondit  Aramis,  qui  avait  tellement  serré  le 
îourpoint,  qu'au  moment  où  il  le  lâcha,  Vanel  fut  renvoyé 


70  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

en  arrière  par  la  commotion  ;  bien  !  on  voit  assez  clairement 
ce  que  vous  êtes  venu  faire  ici. 

—  Oui,  on  le  voit,  dit  Fouquet. 

—  Mais...  dit  Vanel  en  essayant  de  se  redresser  devant  la 
faiblesse  de  ces  deux  hommes  d'honneur. 

—  Le  coquin  élève  la  voix,  je  pense!  dit  Aramis  avec  ur 
ton  d'empereur. 

—  Coquin?  répéta  Vanel. 

—  C'est  misérable  que  je  voulais  dire,  ajouta  Aramù 
revenu  au  sang-froid.  Allons,  tirez  vite  votre  acte  de  venle 
monsieur;  vous  devez  l'avoir  là  dans  quelque  poche,  tou 
préparé,  comme  l'assassin  tient  son  pistolet  ou  son  poignarc 
caché  sous  son  manteau. 

Vanel  grommela. 

—  Assez  !  cria  Fouquet.  Cet  acte,  voyons  ! 

Vanel  fouilla  en  tremblotant  dans  sa  poche;  il  en  retirc 
son   portefeuille,   et  du   portefeuille   s'échappa  un   papier  I 
tandis  que  Vanel  offrait  l'autre  à  Fouquet. 

Aramis  fondit  sur  ce  papier,  dont  il  venait  de  reconnaître  I 
l'écriture. 

—  Pardon,  c'est  la  minute  de  l'acte,  dit  Vanel. 

—  Je  le  vois  bien,  répartit  Aramis  avec  un  sourire  plu;  I 
cruel  que  n'eût  été  un  coup  de  fouet,  et,  ce  que  j'admire 
c'est  que  cette  minute  est  de  la  main  de  M.  Colbert.  Tenez 
Monseigneur,  regardez. 

Il  passa  la  minute  à  Fouquet,  lequel  reconnut  la  vérité  di 
fait.  Surchargé  de  ratures,  de  mots  ajoutés,  les  marges  toute; 
noircies,  cet  acte,  vivant  témoignage  de  la  trame  de  Colbert 
venait  de  tout  révéler  à  la  victime. 

—  Eh  bien  ?  murmura  Fouquet. 
Vanel,  atterré,  semblait  chercher  un  trou  profond  pour  s'^ 

engloutir. 

—  Eh  bien,  dit  Aramis.  si  vous  ne  vous  appeliez  Fouquet 
et  si  votre  ennemi  ne  s'appelait  Colbert;  si  vous  n'aviez  ei 
face  que  ce  lâche  voleur  que  voici,  je  vous  dirais  :  Niez., 
une  pareille  preuve  détruit  toute  parole:  mais  ces  gens-U 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  71 

croiraient  que  vous  avez  peur  ;  ils  vous  craindraient  moins  ; 
tenez,  Monseigneur. 
Il  lui  présenta  la  plume 

—  Signez,  dit-il. 

Fouquet  serra  la  main  d'Aramis;  mais,  au  lieu  de  l'acte 
qu'on  lui  présentait,  il  prit  la  minute. 

—  Non,  pas  ce  papier,  dit  vivement  Aramis,  mais  celui-ci. 
l'autre  est  trop  précieux  pour  que  vous  ne  le  gardiez  point. 

—  Oh!  non  pas,  répliqua  Fouquet,,  je  signerai  sur  l'écri- 
ture même  de  M.  Colbert,  et  j'écris  :  «  Approuvé  l'écri- 
ture. » 

Il  signa. 

—  Tenez,  monsieur  Vanel,  dit-il  ensuite. 

Vanel  saisit  le  papier,  donna  son  argent  et  voulut  s'enfuir. 

—  Un  moment  !  dit  Aramis.  Êtes-vous  bien  sûr  qu'il  y  a 
le  compte  de  l'argent?  Cela  se  compte,  monsieur  Vanel, 
surtout  quand  c'est  de  l'argent  que  M.  Colbert  donne  aux 
femmes.  Ah  !  c'est  qu'il  n'est  pas  généreux  comme  M.  Fou- 
quet, ce  digne  M.  Colbert. 

Et  Aramis,  épelant  chaque  mot,  chaque  lettre  du  bon  à 
toucher,  distilla  toute  sa  colère  et  tout  son  mépris  goutte  à 
goutte  sur  le  misérable,  qui  souffrit  un  demi-quart  d'heure 
ce  supplice  ;  puis  on  le  renvoya,  non  pas  même  de  la  voix, 
mais  d'un  geste,  comme  on  renvoie  un  manant,  comme  on 
chasse  un  laquais. 

Une  fois  que  Vanel  fut  parti,  le  ministre  et  le  prélat,  les 
yeux  fixés  l'un  sur  l'autre,  gardèrent  un  instant  le  silence. 

—  Eh  bien,  fit  Aramis  rompant  le  silence  le  premier,  à 
quoi  comparez-vous  un  homme  qui,  devant  combattre  un 
ennemi  cuirassé,  armé,  enragé,  se  met  nu,  jette  ses  armes 
et  envoie  des  baisers  gracieux  à  l'adversaire  ?  La  bonne  foi, 
monsieur  Fouquet,  c'est  une  arme  dont  les  scélérats  usent 
souvent  contre  les  gens  de  bien,  et  elle  leur  réussit.  Les 
gens  de  bien  devraient  donc  user  aussi  de  mauvaise  foi 
contre  les  coquins.  Vous  verriez  comme  ils  seraient  forts 
sans  cesser  d'être  honnêtes. 


72  LE    VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

—  On  appellerait  leurs  actes  des  actes  de  coquins,  répliqua 
Fouquet. 

—  Pas  du  tout;  on  appellerait  cela  de  la  coquetterie,  de  la 
probité.  Enfin,  puisque  vous  avez  terminé  avec  ce  Vanel, 
puisque  vous  vous  êtes  privé  du  bonheur  de  le  terrasser  en 
lui  reniant  votre  parole,  puisque  vous  avez  donné  contre 
vous  la  seule  arme  qui  puisse  nous  perdre... 

—  Oh!  mon  ami,  dit  Fouquet  avec  tristesse,  vous  voilà 
comme  le  précepteur  philosophe  dont  nous  parlait  l'autre 
jour  La  Fontaine...  Il  voit  que  l'enfant  se  noie  et  lui  fait  un 
discours  en  trois  points. 

Aramis  sourit. 

—  Philosophe,  oui;  précepteur,  oui;  enfant  qui  se  noie, 
oui  ;  mais  enfant  qu'on  sauvera,  vous  allez  le  voir.  Et  d'abord, 
parlons  affaires. 

Fouquet  le  regarda  d'un  air  étonné. 

—  Est-ce  que  vous  ne  m'avez  pas  naguère  confié  certain 
projet  d'une  fête  à  Vaux? 

—  Oh  !  dit  Fouquet,  c'était  dans  le  bon  temps  ! 

—  Une  fête  à  laquelle,  je  crois,  le  roi  s'était  invité  de 
lui-même  ? 

—  Non,  mon  cher  prélat;  une  fête  à  laquelle  M.  Colbert 
avait  conseillé  au  roi  de  s'inviter. 

—  Ah  !  oui,  comme  étant  une  fête  trop  coûteuse  pour  que 
vous  ne  vous  y  ruinassiez  point. 

—  C'est  cela.  Dans  le  bon  temps,  comme  je  vous  disais 
tout  à  l'heure,  j'avais  cet  orgueil  de  montrer  à  mes  ennemis 
la  fécondité  de  mes  ressources;  je  tenais  à  honneur  de  les 
frapper  d'épouvante  en  créant  des  millions  là  où  ils  n'avaient 
vu  que  des  banqueroutes  possibles.  Mais,  aujourd'hui,  je 
compte  avec  l'État,  avec  le  roi,  avec  moi-même;  aujourd'hui, 
je  vais  devenir  l'homme  de  la  lésine:  je  saurai  prouver  au 
monde  que  j'agis  sur  des  deniers  comme  sur  des  sacs  de 
pistoles,  et,  à  partir  de  demain,  mes  équipages  vendus,  mes 
maisons  en  gage,  ma  dépense  suspendue... 

—  A  partir  de  demain,  interrompit  Aramis  tranquillement 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  73 

vous  allez,  mon  cher  ami,  vous  occuper  sans  relâche  de 
cette  belle  fête  de  Vaux,  qui  doit  être  citée  un  jour  parmi  les 
héroïques  magnificences  de  votre  beau  temps. 

—  Vous  êtes  fou,  chevalier  d'Herblay. 

—  Moi?  Vous  ne  le  pensez  pas. 

—  Gomment  !  Mais  savez-vous  ce  que  peut  coûter  une 
fête,  la  plus  simple  du  monde,  à  Vaux?  Quatre  à  cinq 
millions. 

—  Je  ne  vous  parle  pas  de  la  plus  simple  du  monde,  mon 
cher  surintendant. 

—  Mais,  puisque  la  fête  est  donnée  au  roi,  répondit 
Fouquet,  qui  se  méprenait  sur  la  pensée  d'Aramis,  elle  ne 
peut  être  simple. 

—  Justement,  elle  doit  être  de  la  plus  grande  magnificence. 

—  Alors,  je  dépenserai  dix  à  douze  millions. 

—  Vous  en  dépenserez  vingt  s'il  le  faut,  dit  Aramis  sans 
émotion. 

—  Où  les  prendrais-je  ?  s'écria  Fouquet. 

—  Cela  me  regarde,  monsieur  le  surintendant,  et  ne  con- 
cevez pas  un  instant  d'inquiétude.  L'argent  sera  plus  vite  à 
votre  disposition  que  vous  n'aurez  arrêté  le  projet  de  votre 
fête. 

—  Chevalier  !  chevalier  !  dit  Fouquet  saisi  de  vertige,  où 
m'entraînez-vous  ? 

—  De  l'autre  côté  du  gouffre  où  vous  alliez  tomber, 
répliqua  l'évêque  de  Vannes.  Accrochez-vous  à  mon  man- 
teau ;  n'ayez  pas  peur. 

—  Que  ne  m'aviez-vous  dit  cela  plus  tôt,  Aramis  ï  Un 
jour  s'est  présenté  où,  avec  un  million,  vous  m'auriez 
sauvé. 

—  Tandis  que,  aujourd'hui...  Tandis,  que,  aujourd'hui, 
j'en  donnerais  vingt,  dit  le  prélat.  Eh  bien,  soit!...  Mais  la 
raison  est  simple,  mon  ami  :  le  jour  dont  vous  parlez,  je 
n'avais  pas  à  ma  disposition  le  million  nécessaire.  Aujour- 
d'hui, j'aurai  facilement  les  vingt  millions  qu'il  me  faut. 

—  Dieu  vous  entende  et  me  sauve  ! 


74  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Aramis  se  reprit  à  sourire  étrangement  comme  d'ha- 
bitude. 

—  Dieu  m'entend  toujours,  moi,  dit-il  ;  cela  dépend  peut- 
être  de  ce  que  je  le  prie  très  haut. 

—  Je  m'abandonne  à  vous  sans  réserve,  murmura  Fou- 
quet. 

—  Oh  !  je  ne  l'entends  pas  ainsi.  C'est  moi  qui  suis  à  vous 
sans  réserve.  Aussi,  vous  qui  êtes  l'esprit  le  plus  fin,  le  plus 
délicat  et  le  plus  ingénieux,  vous  ordonnerez  toute  la  fête 
jusqu'au  moindre  détail.  Seulement... 

—  Seulement  ?  dit  Fouquet  en  homme  habitué  à  sentir  le 
prix  des  parenthèses. 

—  Eh  bien,  vous  laissant  toute  l'invention  du  détail,  je 
me  réserve  la  surveillance  de  l'exécution. 

—  Comment  cela  ? 

—  Je  veux  dire  que  vous  ferez  de  moi,  pour  ce  jour-là,  un 
majordome,  un  intendant  supérieur,  une  sorte  de  factotum, 
qui  participera  du  capitaine  des  gardes  et  de  l'économe  ;  je 
ferai  marcher  les  gens,  et  j'aurai  les  clefs  des  portes;  vous 
donnerez  vos  ordres,  c'est  vrai,  mais  c'est  à  moi  que  vous 
les  donnerez  ;  ils  passeront  par  ma  bouche  pour  arriver  à 
leur  destination,  vous  comprenez  ? 

—  Non,  je  ne  comprends  pas. 

—  Mais  vous  acceptez  ? 

—  Pardieu  î  oui,  mon  ami. 

—  C'est  tout  ce  qu'il  nous  faut.  Merci  donc  et  faites  votre 
liste  d'invitations. 

—  Et  qui  inviterai-je  ? 

—  Tout  le  monde  l 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  75 


OU  IL   SEMBLE    A    LAUTEUR    QUIL    EST   TEMPS    D  EN 
REVENIR   AU   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

Nos  lecteurs  ont  vu  dans  cette  histoire  se  dérouler  paral- 
èlement  les  aventures  de  la  génération  nouvelle  et  celles 
le  la  génération  passée. 

Aux  uns  le  reflet  de  la  gloire  d'autrefois,  l'expérience  des 
shoses  douloureuses  de  ce  monde.  A  ceux-là  aussi  la  paix 
qui  envahit  le  cœur,  et  permet  au  sang  de  s'endormir  autour 
des  cicatrices  qui  furent  de  cruelles  blessures. 

Aux  autres  les  combats  d'amour-propre  et  d'amour,  les 
chagrins  amers  et  les  joies  ineffables  :  la  vie  au  lieu  de  la 
mémoire. 

Si  quelque  variété  a  surgi  aux  yeux  du  lecteur  dans  les 
épisodes  de  ce  récit,  la  cause  en  est  aux  fécondes  nuances 
qui  jaillissent  de  cette  double  palette,  où  deux  tableaux  vont 
se  côtoyant,  se  mêlant  et  harmoniant  leur  ton  sévère  et  leur 
ton  joyeux. 

Le  repos  des  émotions  de  l'un  s'y  trouve  au  sein  des  émo- 
tions de  l'autre.  Après  avoir  raisonné  avec  les  vieillards,  on 
aime  à  délirer  avec  les  jeunes  gens. 

Aussi,  quand  les  fils  de  cette  histoire  n'attacheraient  pas 
puissamment  le  chapitre  que  nous  écrivons  à  celui  que  nous 
venons  d'écrire,  n'en  prendrions-nous  pas  plus  de  souci  que 
Ruysdaël  n'en  prenait  pour  peindre  un  ciel  d'automne  après 
avoir  achevé  un  printemps. 

Nous  engageons  le  lecteur  à  en  faire  autant  et  à  repren- 
dre Raoul  de  Bragelonne  à  l'endroit  où  notre  dernière 
esquisse  l'avait  laissé. 

Ivre,  épouvanté,  désolé,  ou  plutôt  sans  raison,  sans  volonté, 
sans  parti  pris,  il  s'enfuit  après  la  scène  dont  il  avait  vu  la 


76  LE     VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

fin  chez  La  Vallière.  Le  roi,  Montalais,  Louise,  cette  cham 
bre,  cette  exclusion  étrange,  cette  douleur  de  Louise,  ce 
effroi  de  Montalais,  ce  courroux  du  roi,  tout  lui  présageai 
un  malheur.  Mais  lequel? 

Arrivé  de  Londres  parce  qu'on  lui  annonçait  un  danger 
il  trouvait  du  premier  coup  l'apparence  de  ce  danger 
N'était-ce  point  assez  pour  un  amant?  Oui,  certes;  mais  c< 
n'était  point  assez  pour  un  noble  cœur,  fier  de  s'exposer  sui 
une  droiture  égale  à  la  sienne. 

Cependant  Raoul  ne  chercha  pas  les  explications  là  01 
vont  tout  de  suite  les  chercher  les  amants  jaloux  ou  moins 
timides.  11  n'alla  point  dire  à  sa  maîtresse  :  «  Louise,  est-c( 
que  vous  ne  m'aimez  plus?  Louise,  est-ce  que  vous  en  aime; 
un  autre  ?  »  Homme  plein  de  courage,  plein  d'amitié  comme 
il  était  plein  d'amour;  religieux  observateur  de  sa  parole,  et 
croyant  à  la  parole  d'autrui,  Raoul  se  dit  :  «  De  Guiche  m'a 
écrit  pour  me  prévenir;  de  Guiche  sait  quelque  chose;  je 
vais  aller  demander  à  de  Guiche  ce  qu'il  sait,  et  lui  dire  ce 
que  j'ai  vu.  » 

Le  trajet  n'était  pas  long.  De  Guiche,  rapporté  de  Fontai- 
nebleau à  Paris  depuis  deux  jours,  commençait  à  se  remettre 
de  sa  blessure  et  faisait  quelques  pas  dans  sa  chambre. 

Il  poussa  un  cri  de  joie  en  voyant  Raoul  entrer  avec  sa 
furie  d'amitié. 

Raoul  poussa  un  cri  de  douleur  en  voyant  de  Guiche  si 
pâle,  si  amaigri,  si  triste.  Deux  mots  et  le  geste  que  fit  le 
blessé  pour  écarter  le  bras  de  Raoul,  suffirent  à  ce  dernier 
pour  lui  apprendre  la  vérité. 

—  Ahl  voilà!  dit  Raoul  en  s'asseyant  à  côté  de  son  ami, 
on  aime  et  l'on  meurt. 

—  Non,  non,  l'on  ne  meurt  pas,  répliqua  de  Guiche  en 
souriant,  puisque  je  suis  debout,  puisque  je  vous  presse  dans 
mes  bras. 

—  Ah!  je  m'entends. 

—  Et  je  vous  entends  aussi.  Vous  vous  persuadez  que  je 
suis  malheureux.  Raoul? 


LE    VICORfTE    DE      BRAGELONNE  77 

—  Hélas  ! 

—  Non.  Je  suis  le  plus  heureux  des  hommes!  Je  souffre 
avec  mon  corps,  mais  non  avec  mon  cœur,  avec  mon  âme. 
Si  vous  saviez!...  Oh!  je  suis  le  plus  heureux  des  hommes! 

—  Oh!  tant  mieux!  répondit  Raoul;  tant  mieux,  pourvu 
que  cela  dure. 

—  C'est  fini;  j'en  ai  pour  jusqu'à  la  mort,  Raoul. 

—  Vous,  je  n'en  doute  pas;  mais  elle... 

—  Écoutez,  ami,  je  l'aime...  parce  que...  Mais  vous  ne 
m'écoutez  pas. 

—  Pardon. 

—  Vous  êtes  préoccupé  ? 

—  Mais  oui.  Votre  santé,  d'abord... 

—  Ce  n'est  pas  cela. 

—  Mon  cher,  vous  auriez  tort,  je  crois,  de  m'interroger, 
vous. 

Et  il  accentua  ce  vous  de  manière  à  éclairer  complètement 
son  ami  sur  la  nature  du  mal  et  la  difficulté  du  remède. 

—  Vous  me  dites  cela,  Raoul,  à  cause  de  ce  que  je  vous  ai 
écrit. 

—  Mais  oui...  Voulez-vous  que  nous  en  causions  quand 
vous  aurez  fini  de  me  conter  vos  plaisirs  et  vos  peines  ? 

—  Cher  ami,  à  vous,  bien  à  vous,  tout  de  suite. 

—  Merci  !  J'ai  hâte...  je  brûle...  je  suis  venu  de  Londres  ici 
en  moitié  moins  de  temps  que  les  courriers  d'État  n'en 
mettent  d'ordinaire.  Eh  bien,  que  vouliez-vous? 

—  Mais  rien  autre  chose,  mon  ami,  que  de  vous  faire 
venir. 

—  Eh  bien,  me  voici. 

—  C'est  bien,  alors. 

—  11  y  a  encore  autre  chose,  j'imagine? 

—  Ma  foi,  non  ! 

—  De  Guiche  ! 

—  D'honneur! 

—  Vous  ne  m'avez  pas  arraché  violemment  à  des  espé- 
rances, vous  ne  m'avez  pas  exposé  à  une  disgrâce  du  roi 


78  LE     VICOMTE      DE     BRAGELONNE 

par  ce  retour  qui  est  une  infraction  à  ses  ordres,  vous  ne 
m'avez  pas,  enfin,  attaché  la  jalousie  au  cœur,  ce  serpent, 
pour  médire  :  «  C'est  bien,  dormez  tranquille.  » 

—  Je  ne  vous  dis  pas  :  «  Dormez  tranquille,  »  Raoul  :  mais, 
comprenez-moi  bien,  je  ne  veux  ni  ne  puis  vous  dire  autre 
chose. 

—  Oh!  mon  ami,  pour  qui  me  prenez-vous? 

—  Comment? 

—  Si  vous  savez,  pourquoi  me  cachez-vous?  Si  vous  ne 
savez  pas,  pourquoi  m'avertissez-vous  ? 

—  C'est  vrai,  j'ai  eu  tort.  Oh!  je  me  repens  bien,  voyez- 
vous,  Raoul.  Ce  n'est  rien  que  d'écrire  à  un  ami  :  «  Venez!  » 
Mais  avoir  cet  ami  en  face,  le  sentir  frissonner,  haleter  sous 
l'attente  d'une  parole  qu'on  n'ose  lui  dire... 

—  Osez  !  J'ai  du  cœur,  si  vous  n'en  avez  pas  !  s'écria  Raoul 
au  désespoir. 

—  Voilà  que  vous  êtes  injuste  et  que  vous  oubliez  avoir 
affaire  à  un  pauvre  blessé...  la  moitié  de  votre  cœur...  Là  ! 
calmez-vous  !  Je  vous  ai  dit  :  «  Venez.  »  Vous  êtes  venu  ; 
n'en  demandez  pas  davantage  à  ce  malheureux  de  Guiche. 

—  Vous  m'avez  dit  de  venir,  espérant  que  je  verrais, 
n'est-ce  pas  ? 

—  Mais... 

—  Pas  d'hésitation  !  J'ai  vu. 

—  Ah!...  fit  de  Guiche. 

—  Ou  du  moins,  j'ai  cru... 

—  Vous  voyez  bien,  vous  doutez.  Mais,  si  vous  doutez, 
mon  pauvre  ami,  que  me  reste-t-il  à  faire? 

—  J'ai  vu  La  Vallière  troublée. . .  Montalais  effarée. . .  le  roi . . . 

—  Le  roi? 

—  Oui...  Vous  détournez  la  tête...  Le  danger  est  là,  le  mal 
est  là;  n'est-re  pas,  c'est  le  roi? 

—  Je  ne  dis  rien. 

—  Oh!  vous  en  dites  mille  et  mille  fois  plus!  Des  faits, 
par  grâce,  par  pitié,  des  faits!  Mou  ami,  mon  seul  ami, 
parlez!  J'ai  le  cœur  percé,  saignant;  je  meurs  de  désespoir!... 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  79 

—  S'il  en  est  ainsi,  cher  Raoul,  répliqua  de  Guiche,  vous 
me  mettez  à  l'aise,  et  je  vais  parler,  sur  que  je  ne  dirai  que 
des  choses  consolantes  en  comparaison  du  désespoir  que  je 
vous  vois. 

—  J'écoute!  j'écoute!... 

—  Eh  bien,  fit  le  comte  de  Guiche,  je  puis  vous  dire  ce 
que  vous  apprendriez  de  la  bouche  du  premier  venu. 

—  Du  premier  venu!  On  en  parle?  s'écria  Raoul. 

—  Avant  de  dire  :  «  On  en  parle,  mon  ami,  »  sachez 
d'abord  de  quoi  l'on  peut  parler.  Il  ne  s'agit,  je  vous  jure, 
de  rien  qui  ne  soit  au  fond  très  innocent;  peut-être  une 
promenade... 

—  Ah  !  une  promenade  avec  le  roi? 

—  Mais  oui,  avec  le  roi  ;  il  me  semble  que  le  roi  s'est  pro- 
mené déjà  bien  souvent  avec  des  dames,  sans  que  pour  cela... 

—  Vous  ne  m'eussiez  pas  écrit,  répéterai-je,  si  cette  pro- 
menade était  bien  naturelle. 

—  Je  sais  que,  pendant  cet  orage,  il  faisait  meilleur  pour 
le  roi  de  se  mettre  à  l'abri  que  de  rester  debout  tête  nue 
devant  La  Yallière;  mais... 

—  Mais?... 

—  Le  roi  est  si  poli  ! 

—  Oh!  de  Guiche,  de  Guiche,  vous  me  faites  mourir! 

—  Taisons-nous  donc. 

—  Non,  continuez.  Cette  promenade  a  été  suivie  d'autres? 

—  Non,  c'est-à-dire,  oui  ;  il  y  a  eu  l'aventure  du  chêne. 
Est-ce  cela?  Je  n'en  sais  rien. 

Raoul  se  leva.  De  Guiche  essaya  de  l'imiter  malgré  sa 
faiblesse. 

—  Voyez-vous,  dit-il,  je  n'ajouterai  pas  un  mot;  j'en  ai 
trop  dit  ou  trop  peu.  D'autres  vous  renseigneront  s'ils 
veulent  ou  s'ils  peuvent  :  mon  office  était  de  vous  avertir,  je 
l'ai  fait.  Surveillez  à  présent  vos  affaires  vous-même. 

—  Questionner?  Hélas!  vous  n'êtes  pas  mon  ami,  vous 
qui  me  parlez  ainsi,  dit  le  jeune  homme  désolé.  Le  premier 
que  je  questionnerai  sera  un  méchant  ou  un  sot;  méchant, 


80  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

il  me  mentira  pour  me  tourmenter;  sot,  il  fera  pis  encore. 
Ah!  de  Guiche!  de  Guicheî  avant  deux  heures  j'aurai  trouvé 
dix  mensonges  et  dix  duels.  Sauvez-moi!  le  meilleur  n'est-il 
pas  de  savoir  son  mal? 

—  Mais  je  ne  sais  rien,  vous  dis-je!  J'étais  blessé,  fiévreux  : 
j'avais  perdu  l'esprit,  je  n'ai  de  cela  qu'une  teinture  effacée. 
Mais,  pardieu!  nous  cherchons  loin  quand  nous  avons  notre 
homme  sous  la  main.  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  d'Artagnan 
pour  ami? 

—  Oh!  c'est  vrai,  c'est  vrai! 

—  Allez  donc  à  lui.  Il  fera  la  lumière,  et  ne  cherchera  pas 
à  blesser  vos  jeux. 

Un  laquais  entra. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  de  Guiche. 

—  On  attend  M.  le  comte  dans  le  cabinet  des  Porcelaines. 

—  Bien.  Vous  permettez,  cher  Raoul?  Depuis  que  je 
marche,  je  suis  si  fier! 

—  Je  vous  offrirais  mon  bras,  de  Guiche,  si  je  ne  devinais 
que  la  personne  est  une  femme. 

—  Je  crois  que  oui,  repartit  de  Guiche  en  souriant. 
Et  il  quitta  Raoul. 

Celui-ci  demeura  immobile,  absorbé,  écrasé,  comme  le 
mineur  sur  qui  une  voûte  vient  de  s'écrouler  ;  il  est  blessé, 
son  sang  coule,  sa  pensée  s'interrompt,  il  essaye  de  se 
remettre  et  de  sauver  sa  vie  avec  sa  raison.  Quelques 
minutes  suffirent  à  Raoul  pour  dissiper  les  éhjouissements 
de  ces  deux  révélations.  Il  avait  déjà  ressaisi  le  fil  de  ses 
idées,  quand,  soudain,  à  travers  la  porte,  il  crut  reconnaître 
la  voix  de  Monfalais  dans  le  cabinet  des  Porcelaines. 

—  Elle!  s'écria-t-il.  Oui,  c'est  bien  sa  voix.  Oh!  voilà  une 
femme  qui  pourrait  me  dire  la  vérité;  mais,  la  questionne- 
rai-je  ici  ?  Elle  se  cache  même  de  moi  ;  elle  vient  sans  doute  de 
la  part  do  Madame...  Je  la  verrai  chez  elle.  Elle  m'expliquera 
son  effroi,  sa  fuite,  la  maladresse  avec  laquelle  on  m'a  évincé; 
elle  me  dira  tout  cela...  quand  M.  d'Arlagnan,  qui  sait 
tout,  m'aura  raffermi  le  cœur.  Madame...  une  coquette... 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  81 

Eh  bien,  oui,  une  coquette,  mais  qui  aime  à  ses  bons 
moments,  une  coquette  qui,  comme  la  mort  ou  la  vie,  a 
son  caprice,  mais  qui  fait  dire  à  de  Guiche  qu'il  est  le  plus 
heureux  des  hommes.  Celui-là,  du  moins,  est  sur  des 
roses.  Allons. 

Il  s'enfuit  hors  de  chez  le  comte,  et,  tout  en  se  reprochant 
de  n'avoir  parlé  que  de  lui-môme  à  de  Guiche,  il  arriva  chez 


XI 


BRAGELONNE    CONTINUE    SES    INTERROGATIONS 

Le  capitaine  était  de  service  ;  il  faisait  sa  huitaine,  enseveli 
dans  le  fauteuil  de  cuir,  l'éperon  fiché  dans  le  parquet,  l'épée 
entre  les  jambes,  et  lisait  force  lettres  en  tortillant  sa 
moustache. 

D'Artagnan  poussa  un  grognement  de  joie  en  apercevant 
le  fils  de  son  ami. 

—  Raoul,  mon  garçon,  dit-il,  par  quel  hasard  est-ce  que 
le  roi  t'a  rappelé? 

Ces  mots  sonnèrent  mal  à  l'oreille  du  jeune  homme,  qui, 
s'asseyant,  répliqua  : 

—  Ma  foi!  je  n'en  sais  rien.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  je 
suis  revenu. 

—  Hum!  fit  d'Artagnan  en  repliant  les  lettres  avec  un 
regard  plein  d'intention  dirigé  vers  son  interlocuteur.  Que 
dis-tu  là,  garçon?  Que  le  roi  ne  t'a  pas  rappelé,  et  que  te 
voilà  revenu?  Je  ne  comprends  pas  bien  cela. 

Raoul  était  déjà  pâle,  il  roulait  déjà  son  chapeau  d'un 
air  contraint. 

—  Quelle  diable  de  mine  fais-tu,  et  quelle  conversation 
mortuaire!  fit  le  capitaine.  Est-ce  que  c'est  en  Angleterre 
qu'on  prend  ces  façons-là?  Alordiousl  j'y  ai  été,  moi,  en 

t.  v.  107 


82  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

Angleterre,  et  j'en  suis  revenu  gai  comme  un  pinson.  Par- 
-tu  ? 

—  J'ai  trop  à  dire. 

—  Ah  !  ah  !  Gomment  va  ton  père  ? 

—  Cher  ami,  pardonnez-moi;  j'allais  vous  le  demander. 
D'Artagnan   redoubla   l'acuité    de   ce   regard   auquel  nul 

secret  ne  résistait. 

—  Tu  as  du  chagrin?  dit-il. 

—  Pardieu  !  vous  le  savez  bien,  monsieur  d'Artagnan. 

—  Moi? 

—  Sans  doute.  Oh!  ne  faites  pas  l'étonné. 

—  Je  ne  fais  pas  l'étonné,  mon  ami. 

—  Cher  capitaine,  je  sais  fort  bien  qu'au  jeu  de  la  finesse, 
comme  au  jeu  de  la  force,  je  serai  battu  par  vous.  En  ce 
moment,  voyez-vous,  je  suis  un  sot,  et  je  suis  un  ciron.  Je 
n'ai  ni  cerveau  ni  bras,  ne  me  méprisez  pas;  aidez-moi.  En 
deux  mots,  je  suis  le  plus  misérable  des  êtres  vivants. 

—  Oh!  oh!  pourquoi  cela?  demanda  d'Artagnan  en 
débouclant  son  ceinturon  et  en  adoucissant  son  sourire. 

—  Parce  que  mademoiselle  de  La  Vallière  me  trompe. 
D'Artagnan  ne  changea  pas  de  physionomie. 

—  Elle  te  trompe  !  elle  te  trompe  !  voilà  de  grands  mots 
Qui  te  les  a  dits? 

—  Tout  le  monde. 

—  Ah  !  si  tout  le  monde  l'a  dit,  il  faut  qu'il  y  ait  quelau 
chose  de  vrai.  Moi,  je  crois  au  feu  quand  je  vois  la  fumée 
Cela  est  ridicule,  mais  cela  est. 

—  Ainsi,  vous  croyez  ?  s'écria  vivement  Bragelonne. 

—  Ah  !  si  tu  me  prends  à  partie... 

—  Sans  doute. 

—  Je  ne  me  mêle  pas  de  ces  affaires-là,  moi;  tu  Lésai 

—  C  pour  un  ami  ?  pour  UD  G 

—  J  ...  je  r 

te  dii 

_  ;,;  il  la  main  de  d'Art. 

gnan,au  nom  de  cette  amitié  que  vous  avez  vouée  à  mon 


LE    VICOMTE   DE     BRAGELONNE  83 

—  Ah  t  diable  !  tu  es  bien  malade...  de  curiosité. 

—  Ce  n'est  pas  de  curiosité,  c'est  d'amour. 

—  Bon  !  autre  grand  mot.  Si  tu  étais  réellement  amou- 
ux,  mon  cher  Raoul,  ce  serait  bien  différent. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Je  te  dis  que,  si  tu  étais  pris  d'un  amour  tellement 
rieux,  que  je  pusse  croire  m'adresser  toujours  à  ton  cœur... 
ais  c'est  impossible. 

—  Je  vous  dis  que  j'aime  éperdument  Louise. 
D'Artagnan  lut  avec  ses  yeux  au  fond  du  cœur  de  Raoul. 

—  Impossible,  te  dis-je...  Tu  es  comme  tous  les  jeunes 
ms  ;  tu  n'es  pas  amoureux,  tu  es  fou 

—  Eh  bien,  quand  il  n'y  aurait  que  cela  ? 

—  Jamais  homme  sage  n'a  fait  dévier  une  cervelle  d'un 
•àne  qui  tourne.  J'y  ai  perdu  mon  latin  cent  fois  en  ma  vie. 
u  m'écouterais,  que  tu  ne  m'entendrais  pas;  tu  m'enten- 
râïs,  que  tu  ne  me  comprendrais  pas  ;  tu  me  comprendrais 
ue  tu  ne  m'obéirais  pas. 

—  Oh  !  essayez,  essayez  ! 

—  Je  dis  plus  :  si  j'étais  assez  malheureux  pour  savoir 
uelque  chose  et  assez  bête  pour  t'en  faire  part...  Tu  es  mon 
mi,  dis-tu  1 

—  Oh  !  oui. 

—  Eh  bien,  je  me  brouillerais  avec  toi.  Tu  ne  me  pardon- 
.erais  jamais  d'avoir  détruit  ton  illusion,  comme  on  dit  en 
mour. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  vous  savez  tout;  vous  me  laissez 
ans  l'embarras,  dans  le  désespoir,  dans  la  mort  !  c'est 
ffreux  ! 

—  Là  !  là  ! 

—  Je  ne  crie  jamais,  vous  le  savez.  Mais,  comme  mon 
ère  et  Dieu  ne  me  pardonneraient  jamais  de  m'être  cassé 
a  tùte  d'un  coup  de  pistolet,  eh  bien,  je  vais  aller  me  faire 
onler  ce  que  vous  me  refusez  par  le  premier  venu  ;  je  lui 
lonnerai  un  démenti... 

—  Et  tu  le  tueras  ?  La  belle  affaire  !  Tant  mieux!  Qu'est-ce 


84  LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

que  cela  me  fait  à  moi?  Tue,  mon  garçon,  tue,  si  cela  pi 
te  faire  plaisir.  C'est  comme  pour  les  gens  qui  ont  mal  i 
dents  ;  ils  me  disent  :  «  Oh  !  que  je  souffre!  Je  mordr 
dans  du  fer.  »  Je  leur  dis  :  «  Mordez,  mes  amis,  mordez 
dent  y  restera.  » 

—  Je  ne  tuerai  pas,  monsieur,  dit  Raoul  d'un  air  somb 

—  Oui,  oh  1  oui,  vous  prenez  de  ces  airs-là,  vous  autr 
aujourd'hui.  Vous  vous  ferez  tuer,  n'est-ce  pas?  Ah!  c 
c'est  joli  !  et  comme  je  te  regretterai,  par  exemple  !  Com 
je  dirai  toute  la  journée  :  «  C'était  un  fier  niais,  que 
petit  Bragelonne  1  une  double  brute  !  J'avais  passé  ma  vii  I 
lui  faire  tenir  proprement  une  épée,  et  ce  drôle  est  allé 
faire  embrocher  comme  un  oiseau.  »  Allez,  Raoul,  allez  v( 
faire  tuer,  mon  ami.  Je  ne  sais  pas  qui  vous  a  appris 
logique  ;  mais,  Dieu  me  damne  !  comme  disent  les  Angla 
celui-là,  monsieur,  a  volé  l'argent  de  votre  père. 

Raoul,  silencieux,  enfonça  sa  tête  dans  ses  mains  et  im 
mura  : 

—  On  n'a  pas  d'amis,  non  t 

—  Ah  bah  !  dit  d'Artagnan. 

—  On  n'a  que  des  railleurs  ou  des  indifférents. 

—  Sornettes  !  Je  ne  suis  pas  un  railleur,  tout  gascon  c 
je  suis.  Et  indifférent  !  Si  je  l'étais,  il  y  a  un  quart  d'hei 
déjà  que  je  vous  aurais  envoyé  à  tous  les  diables  ;  car  vc 
rendriez  triste  un  homme  fou  de  joie,  et  mort  un  homi 
triste.  Comment,  jeune  homme,  vous  voulez  que  j'aille  vc 
dégoûter  de  votre  amoureuse,  et  vous  apprendre  à  exécrer 
femmes,  qui  sont  l'honneur  et  la  félicité  de  la  vie  humain 

—  Monsieur,  dites,  dites,  et  je  vous  bénirai  ! 

—  Eh  !  mon  cher,  croyez-vous,  par  hasard,  que  je  me  s 
fourré  dans  la  cervelle  toutes  les  affaires  du  menuisier 
du  peintre,  de  l'escalier  et  du  portrait,  et  cent  mille  aut. 
contes  à  dormir  debout  ? 

—  Un  menuisier  1  qu'est-ce  que  signifie  ce  menuisier? 

—  Ma  foi!  je  ne  sais  pas;  on  m'a  dit  qu'il  y  avait 
menuisier  qui  avait  percé  un  parquet. 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  85 

—  Chez  La  Vallière?... 

—  Ah!  je  ne  sais  pas  où. 

—  Chez  le  roi? 

—  Bon!  Si  c'était  chez  le  roi,  j'irais  vous  le  dire,  n'est-ce 
pas? 

—  Chez  qui,  alors  ? 

—  Voilà  une  heure  que  je  me  tue  de  vous  répéter  que  je 
l'ignore. 

—  Mais  le  peintre,  alors?  ce  portrait?... 

—  Il  paraîtrait  que  le  roi  aurait  fait  faire  le  portrait  d'une 
dame  de  la  cour. 

—  De  La  Vallière? 

—  Eh!  tu  n'as  que  ce  nom-là  dans  la  bouche.  Qui  te  parle 
de  La  Vallière  ? 

—  Mais,  alors,  si  ce  n'est  pas  d'elle,  pourquoi  voulez-vous 
que  cela  me  touche  ? 

—  Je  ne  veux  pas  que  cela  te  touche.  Mais  tu  me  ques- 
tionnes, je  te  réponds.  Tu  veux  savoir  la  chronique  scanda- 
leuse, je  te  la  donne.  Fais-en  ton  profit. 

Raoul  se  frappa  le  front  avec  désespoir. 

—  C'est  à  en  mourir!  dit-il. 

—  Tu  l'as  déjà  dit. 

—  Oui,  vous  avez  raison. 

Et  il  fit  un  pas  pour  s'éloigner. 

—  Où  vas-tu?  dit  d'Artagnan. 

—  Je  vais  trouver  quelqu'un  qui  me  dira  la  vérité. 

—  Qui  cela? 

—  Une  femme. 

—  Mademoiselle  de  La  Vallière  elle-même,  n'est-ce  pas  ? 
dit  d'Artagnan  avec  un  sourire.  Ah  !  tu  as  là  une  fameuse 
idée;  tu  cherchais  à  être  consolé,  tu  vas  l'être  tout  de  suite. 
Elle  ne  te  dira  pas  de  mal  d'elle-même,  va. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  répliqua  Raoul;  la 
femme  à  qui  je  m'adresserai  me  dira  beaucoup  de  mal. 

—  Montalais,  je  parie? 

—  Oui,  Montalais. 


86  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Ah!  son  amie?  Une  femme  qui,  en  cette  qualité, 
exagérera  fortement   le  bien  ou  le  mal.  Ne  parlez  pas  à 

alais,  mon  bon  Raoul. 

—  Ce  n'est  pas  la  raison  qui  vous  pousse  à  m'éloigner  de 
liais. 

—  Eh  bien,  je  l'avoue...  Et,  de  fait,  pourquoi  jouerais-je 
avec  toi  comme  le  chat  avec  une  pauvre  souris  ?  Tu  me  fuis 
peine,  vrai.  Et  si  je  désire  que  tu  ne  parles  pas  à  la  Mon- 
taîais,  en  ce  moment,  c'est  que  tu  vas  livrer  ton  secret  et 
qu'on  en  abusera.  Attends,  si  tu  peux. 

—  Je  ne  peux  pas. 

—  Tant  pis  !  Vois-tu,  Raoul,  si  j'avais  une  idée...  Mais  je 
n'en  ai  pas. 

—  Promettez-moi,  mon  ami,  de  me  plaindre,  cela  me 
suffira,  et  laissez-moi  sortir  d'affaire  tout  seul. 

—  Ah  bien,  oui  !  l'embourber,  à  la  bonne  heure  !  Place-toi 
ici,  à  celte  table,  et  prends  la  plume. 

—  Pourquoi  faire? 

—  Pour  écrire  à  la  Montalais  et  lui  demander  un  rendez- 
vous. 

—  Ah  !  fit  Raoul  en  se  jetant  sur  la  plume  que  lui  tendait 
le  capitaine. 

Tout  à  coup  la  porte  s'ouvrit,  et  un  mousquetaire,  s'appro- 
chant  de  d'Artngnan  : 

—  Mon  capitaine,  dit-il,  il  y  a  là  mademoiselle  de  Mon- 
talais qui  vous  parler. 

—  A  moi?  murmura  d'Artagnan.  Qu'elle  entre,  et  je 
verrai  bien  si  c'était  à  moi  qu'elle  voulait  parler. 

Le  rusé  capitaine  avait  flairé  juste. 
Montalais,  en  entrant,  vit  Raoul,  et  s'écria  : 

—  Monsieur!  Monsieur! Pardon,  monsieur  d'Artag 

—  Je  vous  pardonne,  mademoiselle,  dit  d'Artagnan  ;j 

•  'i\  qui  me  chercbenl  oui  bien  besoin  de  tû 

—  .!  lis  M.  de  Bragelonne,  ré  ontalais. 

—  Comme  cela  se  trouve!  je  vous  cherchais  aussi. 

—  Raoul,  ne  voulez-vous  pas  aller  avec  mademoiselle? 


LÉ    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  87 

—  De  tout  mon  cœur. 

—  Allez  donc  î 

Et  il  poussa  doucement  Raoul  hors  du  cabinet;  puis,  pre- 
nant la  main  de  Montalais  : 

—  Soyez  bonne  fille,  dit-il  tout  bas;  ménagez-le,  et 
ménagez-la. 

—  Ah  !  dit-elle  sur  le  même  ton,  ce  n'est  pas  moi  qui  lui 
parlerai. 

—  Comment  cela  ? 

—  C'est  Madame  qui  le  fait  chercher. 

—  Ah  !  bon  !  s'écria  d'Artagnan,  c'est  Madame  î  Avant  une 
heure,  le  pauvre  garçon  sera  guéri. 

—  Ou  mort  !  fit  Montalais  avec  compassion.  Adieu,  mon- 
sieur d'Artagnan  ! 

Et  elle  courut  rejoindre  Raoul,  qui  l'attendait  loin  de  la 
porte,  bien  intrigué,  bien  inquiet  de  ce  dialogue  qui  ne  pro- 
mettait rien  de  bon. 


Xïï 


DEUX     JALOUSIES 

Les  amants  sont  tendres  pour  tout  ce  qui  touche  leur 
bien-aimée;  Raoul  ne  se  vit  pas  plus  tôt  avec  Montalais,  qu'il 
lui  baisa  la  main  avec  ardeur. 

—  Là,  là,  dit  tristement  la  jeune  fille.  Vous  placez  là 
des  baisers  à  fonds  perdus,  cher  monsieur  Raoul;  je  vous 
garantis  même  qu'ils  ne  vous  rapporteront  pas  intérêt. 

—  Comment?...  quoi?...  M'expliquerez-vous,  ma  chère 
Aure?... 

—  C'est  Madame  qui  vous  expliquera  tout  cela.  C'est  chez 
elle  que  je  vous  conduis. 

—  Quoi!... 

—  Silence  î  et  pas  de  ces  regards  effarouchés.  Les  fenêtres, 


88  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

ici,  ont  des  yeux,  les  murs  de  larges  oreilles.  Faites-moi  le 
plaisir  de  ne  plus  me  regarder;  faites-moi  le  plaisir  de  me 
parler  très  haut  de  la  pluie,  du  beau  temps  et  des  agréments 
de  l'Angleterre. 

—  Enfin... 

—  Ah!...  je  vous  préviens  que  quelque  part,  je  ne  sais  où, 
mais  quelque  part,  Madame  doit  avoir  un  œil  ouvert  et  une 
oreille  tendue.  Je  ne  me  soucie  pas,  vous  comprenez,  d'être 
chassée  ou  embastillée.  Parlons,  vous  dis-je,  ou  plutôt  ne 
parlons  pas. 

Raoul  serra  ses  poings,  enleva  le  pas  et  fit  la  mine  d'un 
homme  de  cœur,  c'est  vrai,  mais  d'un  homme  de  cœur  qui 
va  au  supplice. 

Montalais,  l'œil  éveillé,  la  démarche  leste,  la  tête  à  tout 
vent,  le  précédait. 

Raoul  fut  introduit  immédiatement  dans  le  cabinet  de 
Madame. 

—  Allons,  pensa-t-il  cette  journée  se  passera  sans  que  je 
sache  rien.  De  Guiche  a  eu  trop  pitié  de  moi;  il  s'est  entendu 
avec  Madame,  et  tous  deux,  par  un  complot  amical,  éloignent 
la  solution  du  problème.  Que  n'ai-je  là  un  bon  ennemi!... 
ce  serpent  de  de  Wardes,  par  exemple;  il  mordrait,  c'est 
vrai;  mais  je  n'hésiterais  plus...  Hésiter...  douter...  mieux 
vaut  mourir  1 

Raoul  était  devant  Madame. 

Henriette,  plus  charmante  que  jamais,  se  tenait  à  demi 
renversée  dans  un  fauteuil,  ses  pieds  mignons  sur  un  coussin 
de  velours  brodé;  elle  jouait  avec  un  petit  chat  aux  soies 
touffues,  qui  lui  mordillait  les  doigts  et  se  pendait  aux  gui- 
pures de  son  col. 

Madame  songeait;  elle  songeait  profondément;  il  lui  fallut 
la  voix  de  Montalais,  celle  de  Raoul,  pour  la  faire  sortir  de 
cette  rêverie. 

—  Votre  Altesse  m'a  mandé?  répéta  Raoul. 
Madame  secoua  la  tête  comme  si  elle  se  réveillait. 

—  Bonjour,   monsieur  de    Bragelonne,  dit-elle;   oui,  je 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  89 

vous  ai   mandé.    Vous   voilà   donc   revenu   d'Angleterre? 

—  Au  service  de  Votre  Altesse  Royale. 

—  Merci!  Laissez-nous  Montalais. 
Montalais  sortit. 

—  Vous  avez  bien  quelques  minutes  à  me  donner  n'est-ce 
pas,  monsieur  de  Bragelonne  ? 

—  Toute  ma  vie  appartient  à  Votre  Altesse  Royale,  repar- 
tit avec  respect  Raoul,  qui  devinait  quelque  chose  de  sombre 
sous  toutes  ces  politesses  de  Madame,  et  à  qui  ce  sombre  ne 
déplaisait  pas,  persuadé  qu'il  était  d'une  certaine  affinité  des 
sentiments  de  Madame  avec  les  siens.  En  effet,  ce  caractère 
étrange  de  la  princesse,  tous  les  gens  intelligents  de  la  cour 
en  connaissaient  la  volonté  capricieuse  et  le  fantasque 
despotisme. 

Madame  avait  été  flattée  outre  mesure  des  hommages  du 
roi  ;  Madame  avait  fait  parler  d'elle  et  inspiré  à  la  reine 
cette  jalousie  mortelle  qui  est  le  ver  rongeur  de  toutes  les 
félicités  féminines  ;  Madame,  en  un  mot,  pour  guérir  un 
orgueil  blessé,  s'était  fait  un  cœur  amoureux. 

Nous  savons,  nous,  ce  que  Madame  avait  fait  pour  rappe- 
ler Raoul,  éloigné  par  Louis  XIV.  Sa  lettre  à  Charles  II, 
Raoul  ne  la  connaissait  pas  ;  mais  d'Artagnan  l'avait  bien 
devinée. 

Cet  inexplicable  mélange  de  l'amour  et  de  la  vanité,  ces 
tendresses  inouïes,  ces  perfidies  énormes,  qui  les  expliquera? 
Personne,  pas  même  l'ange  mauvais  qui  allume  la  coquet- 
terie au  cœur  des  femmes. 

—  Monsieur  de  Bragelonne,  dit  la  princesse  après  un 
silence,  êtes-vous  revenu  content  ? 

Bragelonne  regarda  madame  Henriette,  et,  la  voyant  pâle 
de  ce  qu'elle  cachait,  de  ce  qu'elle  retenait,  de  ce  qu'elle 
brûlait  de  dire  : 

—  Content  ?  dit-il  ;  de  quoi  voulez-vous  que  je  sois  content 
ou  mécontent,  Madame  ? 

—  Mais  de  quoi  peut  être  content  ou  mécontent  un  homme 
de  votre  âge  et  de  votre  mine  ? 


90  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Comme  elle  va  vite!  pensa  Raoul  effrayé;  que  va-t-elle 
souffler  eu  mon  cœur  ? 

Puis,  effrayé  de  ce  qu'il  allai!  apprendre  et  voulant  recuh  r 
le  moment  si  désiré,  mais  si  terrible,  où  irait  tout  : 

—  Madame,  répliqua-t-il,  j'avais  laissé  un  tendre  ami  en 
bonne  santé,  je  l'ai  retrouvé  malade. 

—  Voulez-vous  parler  de  M.  de  Guiche?  demanda  madame 
Henriette  avec  une  imperturbable  tranquillité  ;  c'est,  dit-on. 
un  ami  très  cher  à  vous? 

—  Oui,  Madame. 

—  Eh  bien,  c'est  vrai,  il  a  été  blessé  ;  mais  il  va  mieux. 
Oh  !  M.  de  Guiche  n'est  pas  à  plaindre,  dit-elle  vite. 

Puis,  se  reprenant  : 

—  Est-ce  qu'il  est  à  plaindre?  dit-elle;  est-ce  qu'il  s'est 

?  est-ce  qu'il  a   un  chagrin  quelconque  que  nous  ne 
connaîtrions  pas  ? 

—  Je  ne  parle  que  de  sa  blessure.  Madame. 

A  la  bonne  heure  ;  car,  pour  le  reste.  M.  de   Guiche 

semble  être  fort  heureux  :  on  ie  voit  d'une  humeur  joyeuse. 

.  monsieur  de  Bragelonne,  je  suis  bien  sûre  que  vous 

■iez    encore    d'être    blessé   comme    lui    au   corps!... 

Qu'est-ce  qu'une  blessure  au  corps? 

Raoul  tressaillit. 

—  Elle  y  revient,  dit-il.  Hélas  1... 
Il  ne  répliqua  rien. 

—  Plaît-il  ?  fit-elle. 

—  Je  n'ai  rien  dit,  Madame. 

—  Vous  n'avez  rien  dit  !  Vous  me  désapprouvez  donc 
Vous  êtes  doue  satisfait? 

Raoul  se  rapprocha. 

dit-il,    Votre    Altesse    Royale    veut    me    dire 
quelque  cb  i  générosit  lie  la  pousse  a  tnénaH 

lille  Votre  vitesse  ne  plus  rien  tnén 
ds  fort  et  j  écoute. 

—  Ai.  :  iette,  que  comprenez-vous,  mainte- 
nant? 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  01 

—  Ce  que  Vol        11  faire  comprendre. 

mbla,  malgré  lui,  en  prononçant  ces  mots. 

—  En  effet,  murmura  la  princesse.  C'est  cruel;  mais, 
puisque  j'ai  commencé.. ". 

—  Oui,  Madame,  puisque  Voire  Altesse  a  daigné  com- 
mencer, qu'elle  daigne  achever... 

Henriette  se  leva  précipitamment  et  fit  quelques  pas  dans 
h  ambre. 

—  Que  vous  a  dit  M.  de  Guiche  ?  dit-elle  soudain. 

—  Rien,  Madame. 

—  Rien  !  il  ne  vous  a  rien  dit?  Oh  !  que  je  le  reconnais 
bien  là  ! 

—  Il  voulait  me  ménager,  sans  doute. 

—  Et  voilà  ce  que  les  amis  appellent  l'amitié  !  Mais 
M.  d'Artagnan,  que  vous  quittez,  il  vous  a  parlé,  lui  ? 

—  Pas  plus  que  de  Guiche,  Madame. 
Henriette  fit  un  mouvement  d'impatience. 

—  Au  moins,  dit-elle,  vous  savez  tout  ce  que  la  cour  a  dit? 

—  Je  ne  sais  rien  du  tout,  Madame. 

—  Ni  la  scène  de  l'orage? 

—  Ni  la  scène  de  l'orage!... 

—  Ni  les  téte-à-tête  dans  la  forêt? 

—  Ni  les  tête-à-tête  dans  la  forêt!... 

—  Ni  la  fuite  à  Chaillot? 

Raoul,  qui  penchait  comme  la  fleur  tranchée  par  la  fau- 
cille, fit  des  efforts  surhumains  pour  sourire,  et  répondit 
avec  une  exquise  douceur  : 

—  J'ai  eu  l'honneur  de  dire  à  Votre  Altesse  Royale  que  je 
ne  sais  absolument  rien.  Je  suis  un  pauvre  oublié  qui  arrive 
d'Angleterre  ;  entre  les  gens  d'ici  et  moi,  il  y  avait  tant  de 
flots  bruyants,  que  le  bruit  de  toutes  les  choses  dont  Votre 
Altesse  me  parle  n'ont  pu  arriver  à  mon  oreille. 

Henriette  fut  touchée  de  cette  pâleur,  de  cette  mansué- 
tude, de  ce  courage.  Le  sentiment  dominant  de  son  cœur,  à 
ce  moment,  c'était  un  vif  désir  d'entendre  chez  le  pauvre 
amant  le  souvenir  de  celle  qui  le  faisait  ainsi  souffrir. 


92  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Monsieur  de  Bragelonne,  dit-elle,  ce  que  vos  amis 
n'ont  pas  voulu  faire,  je  veux  le  faire  pour  vous,  que  j'es- 
time et  que  j'aime.  C'est  moi  qui  serai  votre  amie.  Vous 
portez  ici  la  tête  comme  un  honnête  homme,  et  je  ne  veux 
pas  que  vous  la  courbiez  sous  le  ridicule  ;  dans  huit  jours,  on 
dirait  sous  du  mépris. 

—  Ah!  fit  Raoul  livide,  c'en  est  déjà  là? 

—  Si  vous  ne  savez  pas,  dit  la  princesse,  je  vois  que  vous 
devinez;  vous  étiez  le  fiancé  de  mademoiselle  de  La  Val- 
lière,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  Madame. 

—  A  ce  titre,  je  vous  dois  un  avertissement;  comme,  d'un 
jour  à  l'autre,  je  chasserai  mademoiselle  de  La  Vallière  de 
chez  moi... 

—  Chasser  La  Vallière  !  s'écria  Bragelonne. 

—  Sans  doute.  Croyez-vous  que  j'aurai  toujours  égard  aux 
larmes  et  aux  jérémiades  du  roi?  Non,  non,  ma  maison  ne 
sera  pas  plus  longtemps  commode  pour  ces  sortes  d'usages  ; 
mais  vous  chancelez!... 

—  Non,  Madame,  pardon,  dit  Bragelonne  en  faisant  un 
effort;  j'ai  cru  que  j'allais  mourir,  voilà  tout.  Votre  Altesse 
Royale  me  faisait  l'honneur  de  me  dire  que  le  roi  avait 
pleuré,  supplié. 

—  Oui,  mais  en  vain. 

Et  elle  raconta  à  Raoul  la  scène  de  Chaillot  et  le  désespoir 
du  roi  au  retour  ;  elle  raconta  son  indulgence  à  elle-même, 
et  le  terrible  mot  avec  lequel  la  princesse  outragée,  la 
coquette  humiliée,  avait  terrassé  la  colère  royale. 

Raoul  baissa  la  tête. 

—  Qu'en  pensez-vous?  dit-elle. 

—  Le  roi  l'aime!  répliqua-t-il. 

—  Mais  vous  avez  l'air  de  dire  qu'elle  ne  l'aime  pas. 

—  Hélas!  je  pense  encore  au  temps  où  elle  m'a  aimé, 
Madame. 

Henriette  eut  un  moment  d'admiration  pour  cette  incré- 
dulité sublime;  puis,  haussant  les  épaules  ; 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  93 

-Vous  ne  me  croyez  pas?  dit-elle.  Oh!  comme  vous 

nez,  vous!  et  vous  doutez  qu'elle  aime  le  roi,  elle? 

-  Jusqu'à  la  preuve.  Pardon,  j'ai  sa  parole,  voyez-vous, 

lie  est  fille  noble. 

•  La  preuve?...  Eh  bien,  soit;  venez l 


XIII 


VISITE    DOMICILIAIRE 

.  princesse,  précédant  Raoul,  le  conduisit  à  travers  la 
vers  le  corps  de  bâtiment  qu'habitait  La  Vallière,  et, 
tant  l'escalier  qu'avait  monté  Raoul  le  matin  même,  elle 
êta  à  la  porte  de  la  chambre  où  le  jeune  homme,  à  son 

avait  été  si  étrangement  reçu  par  Montalais. 
moment  était  bien  choisi  pour  accomplir  le  projet  conçu 
nadame  Henriette  :  le  château  était  vide  ;  le  roi,  les 
isans  et  les  dames  étaient  partis  pour  Saint-Germain  ; 
ime  Henriette,  seule,  sachant  le  retour  de  Bragelonne 
Qsant  au  parti  qu'elle  avait  à  tirer  de  ce  retour,  avait 
xté  une  indisposition,  et  était  restée. 
dame  était  donc  sûre  de  trouver  vides  la  chambre  de 
illière  et  l'appartement  de  Saint-Aignan.  Elle  tira  une 

e  clef  de  sa  poche,  et  ouvrit  la  porte  de  sa  demoiselle 
neur. 

regard  de  Bragelonne  plongea  dans  cette  chambre  qu'il 

Qut,  et  l'impression  que  lui  fit  la  vue  de  cette  chambre 
des  premiers  supplices  qui  l'attendaient. 

princesse  le  regarda,  et  son  œil  exercé  put  voir  ce  qui 

sait  dans  le  cœur  du  jeune  homme. 

Vous  m'avez  demandé  des  preuves,  dit-elle;  ne  soyez 

3as  surpris  si  je  vous  en  donne.  Maintenant,  si  vous  De 

;royez  pas  le  courage  de  les  supporter,  il  en  est  temps 

î,  retirons-nous. 


94  LI    VICOÏ   TE   DE     BRAGELO 

—  Merci.  Madame,  dit  Bragelonne;  mais  je  suis  venu  p< 
être  convaincu.  Vous  avez  promis  de  me  convainc 
convainquez-moi. 

—  Entrez  donc,  dit  Madame,  et  refermez  la  porte  derri 
vous. 

Bragelonne  obéit,  et  se  retourna  vers  la  princesse,  q 
interrogea  du  regard. 

—  Vous  savez  où  vous  êtes?  demanda  madame  Henrie 

—  Mais  tout  me  porl  e  à  croire,  Madame,  que  je  suis  d 
la  chambre  de  mademoiselle  de  La  Vallière? 

—  Vous  y  êtes. 

—  Mais  je  ferai  observer  à  Votre  Altesse  que  cette  chan 
est  une  chambre,  et  n'est  pas  une  preuve. 

—  Attendez. 

La  princesse  s'achemina  vers  le  pied  du  lit,  replia  le  p 
vent,  et,  se  baissant  vers  le  parquet  : 

—  Tenez,  dit-elle,  baissez-vous  et  levez  vous-même  < 
trappe. 

—  Cette  trappe  ?  s'écria  Raoul  avec  surprise  ;  car  les  mo 
d'Artagnan  commençaient  à  lui  revenir  en  mémoire,  et 
souvenait  que  d'Artagnan  avait  vaguement  prononcé  ce 

Et  Raoul  chercha  des  yeux,  mais  inutilement,  une 
qui  indiquât  une  ouverture  ou  un  anneau  qui  aidât  à  s 
ver  une  portion  quelconque  du  plancher. 

—  Ah!  c'est  vrai  !  dit  en  riant  madame  Henriette, 
bîiais  ]e  ressort  caché  :  la  quatrième  feuille  du  par 
appuversur  l'endroit  où  le  bois  fait  un  nœud.  Voilà  Tin' 
tion.  Appuyez  vous-même,  vicomle,  appuyez,  c'est  in. 

Bar.  morne  un  mort,  appuya  \^  pouce  surl'ei 

indiqué,  et,  on  effet,  à  l'instant  même,  le  ressort  joua 
trappe  le  souleva  d'elle-même. 

—  I  ingénieux,  dit  la   princesse,  et  l'on  vo 
rarri:              prévu  que  ce  sérail  une  petite  main  qui 
à  utiliser  ce  ressort  :  voyez  con  trappe  s'ouvre 
seule? 

—  Un  escalier!  s'écria  Raoul. 


LE   VIGOMTE   DE  BRAGELONNE  95 

—  Oui,  et  très  élégant  même,  dit  madame  Henriette.  Voyez, 
vicomte,  cet  escalier  a  une  rampe  destinée  à  garantir  des 
chutes  les  délicates  personnes  qui  se  hasarderaient  à  le  des- 
cendre, ce  qui  fait  que  je  m'y  risque.  Allons,  suivez-moi, 
vicomte,  suivez-moi. 

—  Mais,  avant  de  vous  suivre,  Madame,  où  conduit  cet 
escalier  ? 

—  Ah!  c'est  vrai,  j'oubliais  de  vous  le  dire. 

—  J'écoute,  Madame,  dit  Raoul  respirant  à  peine. 

—  Vous  savez  peut-être  que  M.  de  Saint-Aignan  demeu- 
rait autrefois  presque  porte  à  porte  avec  le  roi  ? 

—  Oui,  Madame,  je  le  sais;  c'était  ainsi  avant  mon  départ, 
et,  plus  d'une  fois,  j'ai  eu  l'honneur  de  le  visiter  à  son  ancien 
logement. 

—  Eh  bien,  il  a  obtenu  du  roi  de  changer  ce  commode  et 
bel  appartement  que  vous  lui  connaissiez  contre  les  deux 
petites  chambres  auxquelles  mène  cet  escalier,  et  qui  forment 
un  logement  deux  fois  plus  petit  et  dix  fois  plus  éloigné  de 
celui  du  roi,  dont  le  voisinage,  cependant,  n'est  point^dédai- 
gné,  en  général,  par  messieurs  de  la  cour. 

--Fort  bien,  Madame,  reprit  Raoul;  mais  continuez,  je 
vous  prie,  car  je  ne  comprends  point  encore. 

—  Eh  bien,  il  s'est  trouvé,  par  hasard,  continua  la  prin- 
cesse, que  ce  logement  de  M.  de  Saint-Aignan  est  situé  au- 
dessous  de  ceux  de  mes  filles,  et  particulièrement  au-dessous 
de  celui  de  La  Vallière. 

—  Mais  dans  quel  but  cette  trappe  et  cet  escalier? 

—  Dame  !  je  l'ignore.  Voulez-vous  que  nous  descendions 
chez  M.  de  Saint-Aignan?  Peut-être  y  trouverons-nous 
l'explication  de  l'énigme. 

Et  Madame  donna  l'exemple  en  descendant  elle  même. 

Raoul  la  suivit  en  soupirant. 

Chaque  marche  qui  craquait  sous  les  pieds  de  Bragelonne 
le  faisait  pénétrer  d'un  pas  dans  cet  appartement  mystérieux, 
qui  renfermait  encore  les  soupirs  de  La  Vallière,  et  les  plus 
suaves  parfums  de  son  corps. 


96  LS     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Bragelonne  reconnut,  en  absorbant  l'air  par  ses  haletantes 
aspirations,  que  la  jeune  fille  avait  dû  passer  par  là. 

Puis,  après  ces  émanations,  preuves  invisibles,  mais 
certaines,  vinrent  les  fleurs  qu'elle  aimait,  les  livres  qu'elle 
avait  choisis.  Raoul  eût-il  conservé  un  seul  doute,  qu'il  l'eût 
perdu  à  cette  secrète  harmonie  des  goûts  et  des  alliances  de 
l'esprit  avec  l'usage  des  objets  qui  accompagnent  la  vie. 
La  Vallière  était  pour  Bragelonne  en  vivante  présence  dans 
les  meubles,  dans  le  choix  des  étoffes,  dans  les  reflets  même 
du  parquet. 

Muet  et  écrasé,  il  n'avait  plus  rien  à  apprendre,  et  ne 
suivait  plus  son  impitoyable  conductrice  que  comme  le 
patient  suit  le  bourreau. 

Madame,  cruelle  comme  une  femme  délicate  et  nerveuse, 
ne  lui  faisait  grâce  d'aucun  détail. 

Mais,  il  faut  le  dire,  malgré  l'espèce  d'apathie  dans  laquelle 
il  était  tombé,  aucun  de  ces  détails,  fût-il  resté  seul,  n'eût 
échappé  à  Raoul.  Le  bonheur  de  la  femme  qu'il  aime,  quand 
ce  bonheur  lui  vient  d'un  rival,  est  une  torture  pour  un 
jaloux.  Mais,  pour  un  jaloux  tel  que  l'était  Raoul,  pour  ce 
cœur  qui,  pour  la  première  fois,  s'imprégnait  de  fiel,  le 
bonheur  de  Louise,  c'était  une  mort  ignominieuse,  la  mort 
du  corps  et  de  l'âme. 

Il  devina  tout  :  les  mains  qui  s'étaient  serrées,  les  visages 
rapprochés  qui  s'étaient  mariés  en  face  des  miroirs,  sorte  de 
serment  si  doux  pour  les  amants  qui  se  voient  deux  fois, 
afin  de  mieux  graver  le  tableau  dans  leur  souvenir. 

Il  devina  le  baiser  invisible  sous  les  épaisses  portières 
retombant  délivrées  de  leurs  embrasses.  Il  traduisit  en 
fiévreuses  douleurs  l'éloquence  des  lits  de  repos,  enfouis 
dans  leur  ombre. 

Ce  luxe,  cette  recherche  pleine  d'enivrement,  ce  soin  mi- 
nutieux d'épargner  tout  déplaisir  à  l'objet  aimé,  ou  de  lui 
causer  une  gracieuse  surprise;  cette  puissance  de  l'amour 
multipliée  par  la  puissance  royale,  frappa  Raoul  d'un  coup 
mortel.    Oh!    s'il    est   un    adoucissement    aux   poignantes 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  97 

douleurs  de  la  jalousie,  c'est  l'infériorité  de  l'homme  qu'on 
vous  préfère  :  tandis  qu'au  contraire  s'il  est  un  enfer  dans 
l'enfer,  une  torture  sans  nom  dans  la  langue,  c'est  la  toute- 
puissance  d'un  dieu  mise  à  la  disposition  d'un  rival,  avec  la 
jeunesse,  la  beauté,  la  grâce.  Dans  ces  moments-là,  Dieu 
lui-même  semble  avoir  pris  parti  contre  l'amant  dédaigné. 

Une  dernière  douleur  était  réservée  au  pauvre*  Raoul  : 
madame  Henriette  souleva  un  rideau  de  soie,  et,  derrière  le 
rideau,  il  aperçut  le  portrait  de  La  Vallière. 

Non  seulement  le  portrait  de  La  Vallière,  mais  de 
La  Vallière  jeune,  belle,  joyeuse,  aspirant  la  vie  par  tous  les 
pores,  parce  qu'à  dix-huit  ans,  la  vie,  c'est  l'amour. 

—  Louise!  murmura  Bragelonne,  Louise!  C'est  donc  vrai? 
Oh  !  tu  ne  m'as  jamais  aimé,  car  jamais  tu  ne  m'as  regardé 
ainsi. 

Et  il  lui  sembla  que  son  cœur  venait  d'être  tordu  dans  sa 
poitrine. 

Madame  Henriette  le  regardait,  presque  envieuse  de  cette 
douleur,  quoiqu'elle  sût  bien  n'avoir  rien  à  envier,  et  qu'elle 
était  aimée  de  Guiche  comme  La  Vallière  était  aimée  de 
Bragelonne. 

Raoul  surprit  ce  regard  de  madame  Henriette. 

—  Oh!  pardon,  pardon,  dit-il;  je  devrais  être  plus  maître 
de  moi,  je  le  sais,  me  trouvant  en  face  de  vous,  Madame. 
Mais,  puisse  le  Seigneur,  Dieu  du  ciel  et  de  la  terre,  ne 
jamais  vous  frapper  du  coup  qui  m'atteint  en  ce  moment  I 
Car  vous  êtes  femme,  et  sans  doute  vous  ne  pourriez 
pas  supporter  une  pareille  douleur.  Pardonnez-moi,  je  ne 
suis  qu'un  pauvre  gentilhomme,  tandis  que  vous  êtes, 
vous,  de  la  race  de  ces  heureux,  de  ces  tout-puissants,  de 
ces  élus... 

—  Monsieur  de  Bragelonne,  répliqua  Henriette,  un  cœur 
comme  le  vôtre  mérite  les  soins  et  les  égards  d'un  cœur  de 
reine.  Je  suis  votre  amie,  monsieur;  aussi  n'ai-je  point 
voulu  que  toute  votre  vie  soit  empoisonnée  par  la  perfidie  et 
souillée  par  le  ridicule.  C'est  moi  qui,  plus  brave  que  tous  les 


98  LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

prétendus  amis,  j'excepte  M.  de  Guiche,  vous  ai  fait  revenir 
de  Londres;  c'est  moi  qui  vous  fournis  les  preuves  doulou- 
reuses, mais  nécessaires,  qui  seront  votre  guérison,  si  vous 
êtes  un  courageux  amant  et  non  pas  un  Àmadis  pleurard. 
■  remerciez  pas:  plaignez-moi  même,  et  ne  servez  oas 
moins  bien  le  roi. 
Raoul  sourit  avec  amertume. 

—  Ah!  c'est  vrai,  dit-il,  j'oubliais  ceci  :  le  roi  est  mon 
maître. 

—  Il  y  va  de  votre  liberté  !  il  y  va  de  votre  vie  ! 

Un  regard  clair  et  pénétrant  de  Raoul  apprit  à  madame 
Henriette  qu'elle  se  trompait,  et  que  son  dernier  argument 
n'était  pas  de  ceux  qui  touchassent  ce  jeune  homme 

—  Prenez  garde,  monsieur  de  Bragelonne,  dit-elle:  mais, 
en  ne  pesant  pas  toutes  vos  actions,  vous  jetteriez  dans  la 
colore  un  prince  disposé  à  s'emporter  hors  des  limites  de  la 
raison;  vous  jetteriez  dans  la  douleur  vos  amis  et  votre 
famille;  inclinez-vous,  soumettez-vous,  guérissez-vous. 

—  Merci,  Madame,  dit-il.  J'apprécie  le  conseil  que  Votre 
Altesse  me  donne,  et  je  tâcherai  de  le  suivre;  mais,  un  der- 
nier mot,  je  vous  prie 

—  Dites. 

—  Est-ce  une  indiscrétion  que  de  vous  den  secret 
de  cet  escalier,  de  cette  trappe,  de  ce  pori:  l  que 
vous  avez  découvert? 

—  Oh  !  rien  de  plus  simple  :  j'ai,  pour  cause  de  surveillance, 
le  double  des  clefs  de  mes  filles;  il  m'a  paru  étrange  que 
La  Vallière  se  renfermât  si  souvent;  il  m'a  paru  étrange  que 
M.  de  Saint-Aigtian  changeât  de  logis;  il  m'a  paru  étrange 
que  le  roi  vînt  voir  si  quotidiennement  M.  de  Sainf-Aignan, 
si  avant  que  celui-ci  fût  dans  son  amitié;  enfin,  il  m'a  paru 
étrange  que  tant  de  choses  ipuis  votre 
absence,  que  les  habitudes  delà  cour  on  étaient  chai! 

Je  ne  veux  pas  être  jouée  par  le  roi,  <\  pas  servir  de 

manteau  à  ses  amours:   car,  après  La  Vallière  qui  p\ 

il  aura  Montalais  qui  rit,  Tonnay-Charente  qui  chante:  ce 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  99 

n'est  pas  un  rôle  digne  de  moi.  J'ai  levé  les  scrupules  de 
mon  amitié,  j'ai  découvert  le  secret...  Je  vous  blesse:  encore 
une  fois,  excusez-moi,  mais  j'avais  un  devoir  à  remplir;  c'est 
fini,  vous  voilà  prévenu;  l'orage  va  venir,  garantissez- 
vous. 

—  Vous  concluez  quelque  chose,  cependant,  Madame, 
répondit  Bragelonne  avec  fermeté;  car  vous  ne  supposez  pas 
que  j'accepterai  sans  rien  dire  la  honte  que  je  subis  et  la 
trahison  qu'on  me  fait. 

—  Vous  prendrez  à  ce  sujet  le  parti  qui  vous  conviendra, 
monsieur  Raoul.  Seulement, ne  dites  poinû  la  source  d\ 
tenez  la  vérité;  voilà  tout  ce  que  je  vous  demande,  voilà  le 
seul  prix  que  j'exige  du  service  que  je  vous  ai  rendu. 

—  Ne  craignez  rien,  Madame,  dit  Bragelonne  avec  un 
sourire  amer. 

—  J'ai,  moi.  gagné  le  serrurier  que  les  amants  avaient 
mis  dans  Ion:. s  intérêts.  Vous  pouvez  fort  bien  avoir  fait 
comme  moi,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  Madame.  Votre  Altesse  Royale  ne  me  donne  aucun 
conseil  et  ne  m'impose  aucune  réserve  que  celle  de  ne  pas 
la  compromettre? 

—  Pas  d'autre. 

—  Je  vais  donc  supplier  Votre  Altesse  Royale  de  m'accor- 
der  une  minute  de  séjour  ici. 

—  Sans  moi? 

—  Oht  non,  Madame.  Peu  importe;  ce  que  j'ai  à  faire,  je 
puis  le  faire  devant  vous.  Je  vous  demande  une  minute  pour 
écrire  un  mot  à  quelqu'un. 

—  C'est  hasardeux,  monsieur  de  Bragelonne.  Prenez 
garde  ! 

—  Personne  ne  peut  savoir  si  Votre  Altesse  Royale  m'a 
fait  l'honneur  de  me  conduire  ici.  D'ailleurs,  je  signe  la 
lettre  que  j'écris. 

—  Faites,  monsieur. 

Raoul  avait  déjà  tiré  ses  tablettes  et  tracé  rapidement  ces 
mots  sur  une  feuille  blanche  : 


100  LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

Monsieur  le  comte, 

»  Ne  vous  étonnez  pas  de  trouver  ici  ce  papier  signé  de 
moi,  avant  qu'un  de  mes  amis,  que  j'enverrai  tantôt  chez 
vous,  ait  eu  l'honneur  de  vous  expliquer  l'objet  de  ma  visite. 

»  VICOMTE   RAOUL   DE   BRAGELONNE.   » 

Il  roula  cette  feuille,  la  glissa  dans  la  serrure  de  la  porte 
qui  communiquait  à  la  chambre  des  deux  amants,  et,  bien 
assuré  que  ce  papier  était  tellement  visible  que  de  Saint- 
Aignan  le  devait  voir  en  rentrant,  il  rejoignit  la  princesse, 
arrivée  déjà  au  haut  de  l'escalier. 

Sur  le  palier,  ils  se  séparèrent  :  Raoul  affectant  de  remer- 
cier Son  Altesse,  Henriette  plaignant  ou  faisant  semblant  de 
plaindre  de  tout  son  cœur  le  malheureux  qu'elle  venait  de 
condamner  à  un  aussi  horrible  supplice. 

—  Oh!  dit-elle  en  le  voyant  s'éloigner  pâle  et  l'œil  injecté 
de  sang;  oh!  si  j'avais  su,  j'aurais  caché  la  vérité  à  ce 
pauvre  jeune  homme. 


XIV 


LA   METHODE   DE   PORTHOS 

La  multiplicité  des  personnages  que  nous  avons  introduits 
dans  cette  longue  histoire  fait  que  chacun  est  obligé  de  ne 
paraître  qu'à  son  tour  et  selon  les  exigences  du  récit.  Il  en 
résulte  que  nos  lecteurs  n'ont  pas  eu  l'occasion  de  se 
retrouver  avec  notre  ami  Porthos  depuis  son  retour  de 
Fontainebleau. 

Les  honneurs  qu'il  avait  reçus  du  roi  n'avaient  point 
changé  le  caractère  placide  et  affectueux  du  respectable 
seigneur;  seulement,  il  redressait  la  tête  plus  que  de 
coutume,  et  quelque  chose  de  majestueux  se  révélait  dans 
son  maintien,  depuis  qu'il  avait  reçu  la  faveur  de  diner  à  la 


LE      VICOMTE    DE    BRAGELONNE  101 

3  du  roi.  La  salle  à  manger  de  Sa  Majesté  avait  produit 
ertain  effet  sur  Porthos.  Le  seigneur  de  Bracieux  et  de 
refonds  aimait  à  se  rappeler  que,  durant  ce  dîner 
îorable,  force  serviteurs  et  bon  nombre  d'officiers,  se 
vant  derrière  les  convives,  donnaient  bon  air  au  repas 
eublaient  la  pièce. 

•rthos  se  promit  de  conférer  à  M.  Mouston  une  dignité 
ïonque,  d'établir  une  hiérarchie  dans  le  reste  de  ses 
,  et  de  se  créer  une  maison  militaire  ;  ce  qui  n'était  pas 
ite  parmi  les  grands  capitaines,  attendu  que,  dans  le 
îdent  siècle,  on  remarquait  ce  luxe  chez  MM.  de  Tréville, 
homberg,  de  LaVieuville,  sans  parler  de  MM.  de  Richelieu, 
mdé  et  de  Bouillon-Turenne. 

i,  Porthos,  ami  du  roi  et  de  M.  Fouquet,  baron,  ingé- 

',  etc.,  pourquoi  ne  jouirait-il  pas  de  tous  les  agréments 

hés  aux  grands  biens  et  aux  grands  mérites? 

peu  délaissé  d'Aramis,  lequel,  nous  le  savons,  s'occupait 

:oup  de  M.  Fouquet  ;  un  peu  négligé,  à  cause  du  service, 

'Artagnan;  blasé  sur  Truchen  et  sur  Planchet,  Porthos 

:prit  à  rêver  sans  trop   savoir  pourquoi  ;  mais  à  qui- 

le  lui  eût  dit  :  «  Est-ce  qu'il  vous  manque  quelque  chose, 

os?  »  il  eût  assurément  répondu  :  «  Oui.  » 

*ès  un  de  ces  dîners  pendant  lesquels  Porthos  essayait 

rappeler  tous  les  détails  du  dîner  royal,  demi-joyeux, 

au  bon  vin,  demi-triste,  grâce  aux  idées  ambitieuses, 

os  se  laissait  aller  à  un  commencement  de  sieste  quand 

alet  de  chambre  vint  l'avertir  que  M.  de  Bragelonne 

t  lui  parler. 

thos  passa  dans  la  salle  voisine,  où  il  trouva  son  jeune 
ans  les  dispositions  que  nous  connaissons, 
ul  vint  serrer  la  main  de  Porthos,  qui,  surpris  de  sa 
é,  lui  offrit  un  siège. 

]her  monsieur  du  Vallon,  dit  Raoul,  j'ai  un  service  à 
lemander. 

^ela  tombe    à   merveille,    mon  jeune    ami,  répliqua 
îs.   On  m'a  envové  huit  mille   livres,   ce  matin,   de 


102  LE     VICOMTE     DE   BRAGELONNE 

Pierrefonds,   et,  si  c'est  d'argent  que  vous  avez  besoi 

—  Nen,  ce  n'est  pas  d'argent;  merci,  mon  exci-' 

—  Tant  pis!  J'ai  toujours  entendu  dire  que  c'est 
rare  des  services,  mais  le  plus  aisé  à  rendre.  Ci 

é  ;  j'aime  à  citer  les  mots  qui  me  frappent. 

—  Vous  avez  un  cœur  aussi  bon  que  votre  esprit  est  s 

—  Vous  êtes  trop  bon.  Vous  dînerez  bien,  peut-être? 

—  Oh!  non,  je  n'ai  pas  faim. 

—  Hein  !  Quel  affreux  pays  que  l'Angleterre  ? 

—  Pas  trop;  mais... 

—  Voyez-vous,  si  Ton  n'y  trouvait  pas  l'excellent  poif 
et  la  belle  viande  qu'il  y  a,  ce  ne  serait  pas  supportable. 

—  Oui...  Je  venais... 

—  Je  vous  écoute.  Permettez  seulement  que  je  me  ra: 
ebisse.  On  mange  salé  à  Paris.  Pouah! 

Et  Porthos  se  fit  apporter  une  bouteille  de  vin  de  Ch 
pagne. 

Puis,  ayant  rempli  avant  le  sien  le  verre  de  Raoul,  il 
un  large  coup,  et,  satisfait,  il  reprit  : 

—  Il  me  fallait  cela  pour  vous  entendre  sans  distracf 
Me  voici  tout  à  vous.  Que  demandez- vous,  cher  Raoul  ? 
dèsirez-vous  ? 

—  Dites-moi  votre  opinion   sur  les  querelles,  mon 
ami. 

—  Mon  opinion?...  Voyons,  développez  un  peu  votre  i 
répondit  Porthos  en  se  grattant  le  front. 

—  Je  veux  dire  :  Ètes-vous  d'un  bon  naturel  quand  i 
démêlé  entre  vos  amis  et  des  étrangers? 

—  Oh  !  d'un  naturel  excellent,  comme  toujours. 

—  Fort  bien;  mais  que  faites-vous  alors? 

—  Quand  mes  amis  ont  des  querelles,  j'ai  un  princif 

—  LoqiïCl  ? 

—  C'est  que  le  temps  perdu  est  irréparable,  et  que 
n'arrange  jamais  aussi  bien  une  affaire  que  lorsque  P 

•  la  dispi 

—  Ali!  vraiment,  vi  ilà  votre  juinci] 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  d03 

—  Absolument.  Aussi,  dès  que  la  querelle  est  engagée,  je 
mets  les  parties  en  présence. 

—  Oui-da? 

—  Vous  comprenez  que,  de  cette  façon,  il  est  impossible 
qu'une  affaire  ne  s'arrange  pas. 

—  J'aurais  cru,  dit  avec  étonnement  Raoul,  que,  prise 
ainsi,  une  affaire  devait,  au  contraire... 

—  Pas  le  moins  du  monde.  Songez  que  j'ai  eu,  dans  ma 
vie,  quelque  chose  comme  cent  quatre-vingts  à  cent  quatre- 
vingt-dix  duels  réglés,  sans  compter  les  prises  d'épées  et  les 
rencontres  fortuites. 

—  C'est  un  beau  chiffre,  dit  Raoul  en  souriant  malgré  lui. 

—  Oh!  ce  n'est  rien;  moi,  je  suis  si  doux  !...  D'Artagnan 
compte  ses  duels  par  centaines.  11  est  vrai  qu'il  est  dur  et 
piquant,  je  le  lui  ai  souvent  répété. 

—  Ainsi,  reprit  Raoul,  vous  arrangez  d'ordinaire  les 
affaires  que  vos  amis  vous  confient? 

—  Il  n'y  a  pas  d'exemple  que  je  n'aie  fini  par  en  arranger 
une,  dit  Porthos  avec  mansuétude  et  une  confiance  qui  firent 
bondir  Raoul. 

—  Mais,  dit-il,'  les  arrangements  sont-ils  au  moins  hono- 
rables ? 

—  Oh!  je  vous  en  réponds;  et,  à  ce  propos,  je  vais  vous 
expliquer  mon  autre  principe.  Une  fois  que  mon  ami  m'a 
remis  sa  querelle,  voici  comme  je  procède  :  je  vais  trouver 
son  adversaire  sur-le-champ;  je  m'arme  d'une  politesse  et 
d'un  sang-froid  qui  sont  de  rigueur  en  pareille  circonstance. 

—  C'est  à  cela,  dit  Raoul  avec  amertume,  que  vous  devez 
d'arranger  si  bien  et  si  sûrement  les  affaires  ? 

—  Je  le  crois.  Je  vais  donc  trouver  l'adversaire  et  je  lui 
dis  :  «  Monsieur,  il  est  impossible  que  vous  ne  compreniez 
pas  à  quel  point  vors  avez  outragé  mon  ami.  » 

Raoul  fronça  le  sourcil. 

—  Quelquefois,  souvent  même,  poursuivit  Porthos,  mon 
ami  n'a  pas  été  offensé  du  tout;  il  a  même  offensé  le  pre- 
mier :  vous  jugez  si  mon  discours  est  adroit. 


104  LE   VICOMTE     DE     BRAGELONNB 

Et  Porthos  éclata  de  rire. 

«  Décidément,  se  disait  Raoul  pendant  que  retentissait  le 
tonnerre  formidable  de  cette  hilarité,  décidément  j'ai  du 
malheur.  De  Guiche  me  bat  froid,  d'Artagnan  me  raille, 
Porthos  est  mou  :  nul  ne  veut  allonger  cette  affaire  à  ma 
façon.  Et  moi  qui  m'étais  adressé  à  Porthos  pour  trouver 
une  épée  au  lieu  d'un  raisonnement  1...  Ah!  quelle  mauvaise 
chance!  » 

Porthos  se  remit,  et  continua  : 

—  J'ai  donc,  par  un  seul  mot,  mis  l'adversaire  dans  son  tort. 
■ —  C'est  selon,  dit  distraitement  Raoul. 

—  Non  pas,  c'est  sûr.  Je  l'ai  mis  dans  son  tort;  c'est  à  ce 
moment  que  je  déploie  toute  ma  courtoisie,  pour  aboutir  à 
l'heureuse  issue  de  mon  projet.  Je  m'avance  donc  d'une 
mine  affable,  et,  prenant  la  main  de  l'adversaire... 

—  Oh!  fit  Raoul  impatient. 

—  «  Monsieur,  lui  dis-je,  à  présent  que  vous  êtes  convaincu 
de  l'offense,  nous  sommes  assurés  de  la  réparation.  Entre 
mon  ami  et  vous,  c'est  désormais  un  échange  de  gracieux 
procédés.  En  conséquence,  je  suis  chargé  de  vous  donner  la 
longueur  de  l'épée  de  mon  ami.  » 

—  Hein  ?  fit  Raoul. 

—  Attendez  donc  !...  «  La  longueur  de  l'épée  de  mon  ami. 
J'ai  un  cheval  en  bas;  mon  ami  est  à  tel  endroit,  qui  attend 
impatiemment  votre  aimable  présence;  je  vous  emmène; 
nous  prenons  votre  témoin  en  passant,  l'affaire  est  arrangée.  » 

—  Et,  dit  Raoul  pâle  de  dépit,  vous  réconciliez  les  deux 
adversaires  sur  le  terrain  ? 

—  Plaît-il  ?  interrompit  Porthos.  Réconcilier  ?  pourquoi 
faire  ? 

—  Vous  dites  que  l'affaire  est  arrangée... 

—  Sans  doute,  puisque  mon  ami  attend. 

—  Eh  bien,  quoi  !  s'il  attend... 

—  Eh  bien,  s'il  attend,  c'est  pour  se  délier  les  jambes. 
L'adversaire,  au  contraire,  est  encore  tout  roide  du  cheval; 
on  s'aligne,  et  mon  ami  tue  l'adversaire.  C'est  fini. 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  105 

—  Ah  !  il  le  tue  ?  s'écria  Raoul. 

—  Pardieu  !  dit  Porthos,  est-ce  que  je  prends  jamais  pour 
amis  des  gens  qui  se  font  tuer  ?  J'ai  cent  et  un  amis,  à  la 
tête  desquels  sont  monsieur  votre  père,  Aramis  et  d'Arta- 
gnan,  tous  gens  fort  vivants,  je  crois  ! 

—  Oh  !  mon  cher  baron,  exclama  Raoul  dans  l'excès  de  sa 
joie. 

Et  il  embrassa  Porthos. 

—  Vous  approuvez  ma  méthode,  alors  ?  fit  le  géant. 

—  Je  l'approuve  si  bien,  que  j'y  aurai  recours  aujourd'hui, 
sans  retard,  à  l'instant  même.  Vous  êtes  l'homme  que  je 
cherchais. 

—  Ron  !  me  voici  ;  vous  voulez  vous  battre  ? 

—  Absolument. 

—  C'est  bien  naturel...  Avec  qui  ? 

—  Avec  M.  de  Saint-Aignan. 

—  Je  le  connais...  un  charmant  garçon,  qui  a  été  fort  poli 
avec  moi  le  jour  où  j'eus  l'honneur  de  dîner  chez  le  roi. 
Certes,  je  lui  rendrai  sa  politesse,  même  quand  ce  ne  serait 
pas  mon  habitude.  Ah  çà  !  il  vous  a  donc  offensé  ? 

—  Mortellement. 

—  Diable  !  Je  pourrai  dire  mortellement  ? 

—  Plus  encore,  si  vous  voulez. 

—  C'est  bien  commode. 

—  Voilà  une  affaire  tout  arrangée,  n'est-ce  pas?  dit  Raoul 
en  souriant. 

—  Cela  va  de  soi...  Où  l'attendez -vous? 

—  Ah  !  pardon,  c'est  délicat.  M.  de  Saint-Aignan  est  fort 
ami  du  roi. 

—  Je  l'ai  ouï  dire. 

—  Et  si  je  le  tue? 

—  Vous  le  tuerez  certainement.  C'est  à  vous  de  vous  pré- 
cautionner; mais,  maintenant,  ces  choses-là  ne  souffrent 
pas  de  difficultés.  Si  vous  eussiez  vécu  de  notre  temps,  à  la 
bonne  heure  ! 

—  Cher  ami,  vous  ne  m'avez  pas  compris.  Je  veux  dire 


106  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

M.  de  Saint-Aignan  étant  un  ami  du  roi.,  l'affaire  sera 
plus  difficile  à  engager,  attendu  que  le  roi  peut  savoir  à 
Ta  van  oc... 

—  Eh  !  non  pas  !  Ma  méthode,  vous  savez  bien  :  «  Mon- 
sieur, vous  avez  offensé  mon  ami,  et...  » 

—  Oui,  je  le  sais. 

—  Et  puis  :  «  Monsieur,  le  cheval  est  en  bas.  »  Je  l'em- 
mène donc  avant  qu'il  ait  parlé  à  personne. 

—  Se  laissera-t-il  emmener  comme  cela  ? 

—  Pardieu  !  je  voudrais  bien  voir!  Il  serait  !e  premier.  Il 
est  vrai  que  les  jeunes  gens  d'aujoun5  is,  bah  !  je 
l'enlèverai  s'il  le  faut. 

Et  Porthos.  joignant  le  geste  à  la  parole,  enleva  Raoul  et 
sa  chaise. 

—  Très  bien,  dit  le  jeune  homme  en  riant.  Il  nous  reste 
à  poser  la  question  à  M.  de  Saint-Aignan. 

—  Quelle  question  ? 

—  Celle  de  l'offense. 

—  Eh  bien,  mais,  c'est  fait,  ce  me  semble. 

—  Zson,  mon  cher  monsieur  du  Vallon,  l'habitude,  chez 
nous  autres  gens  d'aujourd'hui,  comme  vous  dites,  veut 
qu'on  s'explique  les  causes  de  l'offense. 

—  Par  votre  nouvelle  méthode,  oui.  Eh  bien,  alors,  con- 
tez-moi votre  affaire... 

—  C'e^t  que... 

—  Ah  dame!  voilà  l'ennui!  Autrefois,  nous  n'avions 
jamais  besoin  de  conter.  Un  se  battait  parce  qu'on  se  bat- 
tait. Je  ne  connais  pas  de  meilleure  raison,  moi. 

—  Vous  êtes  dans  le  vrai,  mon  ami. 

—  J'écoute  vos  motifs. 

—  J'en  ai  trop  à  raconter.  Seulement,  comme  il  faut  pré 
ciser... 

—  Oui.  oui.  diable  !  avec  la  nouvelle  méthode. 

—  Gomme  il  faut,  dls-je,  |  comme,  d'un  autr 
côté.  L'affaire  est  pleine  do  difficultés  et  commande  un  secre 
absolu... 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  107 

—  Oh  !  oh  ! 

—  Vous  aurez  l'obligeance  de  dire  seulement  à  M.  de 
nt-Aignan,  et  il  le  comprendra,  qu'il  m'a  offensé  :  d'abord, 
déménageant. 

-En  déménageant?...  Bien,  fît  Porthos,  qui  se  mit  à 
apituler  sur  ses  doigts.  Après  ? 

—  Puis  en  faisant  construire  une  trappe  dans  son  nou- 
ai logement. 

—  Je  comprends,  dit  Porthos  ;  une  trappe.  Peste  !  c'est 
Lve  î  Je  crois  bien  que  vous  devez  être  furieux  de  cela  !  Et 
îrquoi  ce  drôle  ferait-il  faire  des  trappes  sans  vous  avoir 
îsuité.  Des  trappes!...  mordious!...  Je  n'en  ai  pas,  moi, 
;e  n'est  mon  oubliette  de  Bracieux  ! 

—  Vous  ajouterez,  dit  Raoul,  que  mon  dernier  motif  de 
î  croire  outragé,  c'est  le  portrait  que  M.  de  Saint-Aignan 
t  bien. 

—  Ehî  mais,  encore  un  portrait?...  Quoil  un  déména- 
ment,  une  trappe  et  un  portrait?  Mais,  mon  ami,  dit 
rthos,  avec  l'un  de  ces  griefs  seulement,  il  y  a  de  quoi 
ire  s'entr' égorger  toute  la  geniïllïommerie  de  France  et 
Espagne,  ce  qui  n'est  pas  peu  dire. 

—  Ainsi,  cher,  vous  voilà  suffisamment  muni? 

—  J'emmène  un  deuxième  cheval.  Choisissez  votre  lieu  do 
ndez-vous,  et,  pendant  que  vous  attendrez,  faites  des  p 
fendez-vous  à  fond,  cela  donne  une  élasticité  rare. 

—  Merci  !  J'attendrai  au  bois  de  Vincennes,  près  des  Mi- 
mes. 

—  Voilà  qui  va  bien...  Où  trouve-t-on  ce  M.  de  Saint- 
ignan  ° 

—  Au  Palais-Royal. 

Porthos  agita  une  grosse  sonnette.  Son  valet  parut. 

—  Mon  habit  de  cérémonie,  dit-il  ;  mon  cheval  et  un  che- 
il  de  main. 

Le  valet  s'inclina  et  sortit. 

—  Votre  père  sait-il  cela?  dit  Porthos. 

—  Non;  je  vais  lui  écrire. 


108  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Et  d'Àrtagnan? 

—  M.  d'Artagnan  non  plus.  Il  est  prudent,  il  m'aur 
détourné. 

—  D'Artagnan  est  homme  de  bon  conseil,  cependant, 
Porthos  étonné,  dans  sa  modestie  loyale,  qu'on  eût  songé 
lui  quand  il  y  avait  un  d'Artagnan  au  monde. 

—  Cher  monsieur  du  Vallon,  répliqua  Raoul,  ne  me  qu 
tionnez  plus,  je  vous  en  conjure.  J'ai  dit  tout  ce  que  j'av 
à  dire.  C'est  l'action  que  j'attends;  je  l'attends  rude  et  dé 
sive,  comme  vous  savez  les  préparer. Voilà  pourquoi  je  vc 
ai  choisi. 

—  Vous  serez  content  de  moi,  répliqua  Porthos. 

—  Et  songez,  cher  ami,  que,  hors  nous,  tout  le  mon 
doit  ignorer  cette  rencontre. 

—  On  s'aperçoit  toujours  de  ces  choses-là,  dit  Porth< 
quand  on  trouve  un  corps  mort  dans  le  bois.  Ah!  cher  an 
je  vous  promets  tout,  hors  de  dissimuler  le  corps  mort. 
est  là.  on  le  voit,  c'est  inévitable.  J'ai  pour  principe  de 
pas  enterrer.  Cela  sent  son  assassin.  Au  risque  de  risqi 
comme  dit  le  Normand. 

—  Brave  et  cher  ami,  à  l'ouvrage  I 

—  Reposez-vous  sur  moi,  dit  le  géant  en  finissant  la  bc 
teille,  tandis  que  son  laquais  étalait  sur  un  meuble  le  som 
tueux  habit  et  les  dentelles. 

Quant  à  Raoul,  il  sortit  en  se  disant  avec  une  joie  secret» 

—  Oh!  roi  perfide!  roi  traître!  je  ne  puis  t'atteindre! 
ne  le  veux  pas!  les  rois  sont  des  personnes  sacrées;  m? 
ton  complice,  ton  complaisant,  qui  te  représente,  ce  lâc 
va  payer  ton  crime!  Je  le  tuerai  en  ton  nom,  et,  après,  no 
songerons  à  Louise! 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  109 


XV 


LE  DEMENAGEMENT,  LA  TRAPPE  ET  LE  PORTRAIT 

Porthos,  chargé,  à  sa  grande  satisfaction,  de  cette  mission 
qui  le  rajeunissait,  économisa  une  demi-heure  sur  le  temps 
qu'il  mettait  d'habitude  à  ses  toilettes  de  cérémonie. 

En  homme  qui  s'est  frotté  au  grand  monde,  il  avait  com- 
mencé par  envoyer  son  laquais  s'informer  si  M.  de  Saint- 
Aignan  était  chez  lui. 

On  lui  avait  fait  réponse  que  M.  le  comte  de  Saint-Aignan 
avait  eu  l'honneur  d'accompagner  le  roi  à  Saint-Germain, 
ainsi  que  toute  la  cour,  mais  que  M.  le  comte  venait  de 
rentrer  à  l'instant  même. 

Sur  cette  réponse,  Porthos  se  hâta  et  arriva  au  logis  de  de 
Saint-Aignan,  comme  celui-ci  venait  de  faire  tirer  ses  bottes. 

La  promenade  avait  été  superbe.  Le  roi,  de  plus  en  plus 
amoureux  et  de  plus  en  plus  heureux,  se  montrait  de  char- 
mante humeur  pour  tout  le  monde  ;  il  avait  des  bontés  à  nulle 
autre  pareilles,  comme  disaient  les  poètes  du  temps. 

M.  de  Saint-Aignan,  on  se  le  rappelle,  était  poète,  et  pen- 
sait l'avoir  prouvé  en  assez  de  circonstances  mémorables 
pour  qu'on  ne  lui  contestât  point  ce  titre. 

Gomme  un  infatigable  croqueur  de  rimes,  il  avait,  pen- 
dant toute  la  route,  saupoudré  de  quatrains,  de  sixains  et  de 
madrigaux,  le  roi  d'abord,  La  Vallière  ensuite. 

De  son  côté,  le  roi  était  en  verve  et  avait  fait  un  distique, 

Quant  à  La  Vallière,  comme  les  femmes  qui  aiment,  elle 
avait  fait  deux  sonnets. 

Comme  on  le  voit,  la  journée  n'avait  pas  été  mauvaise 
pour  Apollon. 

Aussi,  de  retour  à  Paris,  de  Saint-Aignan,  qui  savait 
d'avance  que  ses  vers  iraient  courir  les  ruelles,  se  préoccu- 


1  10  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

.  un  peu  plus  qu'il  ne  l'avait  fait  pendant  la  prome- 
nade, de  la  facture  et  de  l'idée. 

En  conséquence,  pareil  à  un  tendre  père  qui  est  sur  le 
point  de  produire  ses  enfants  dans  le  monde,  il  se  demr. 
si  le  public  trouverait  droits,  corrects  et  gracieux  ces  fils  de 
son  imagination.  Donc,  pour  en  avoir  le  cœur  net. 
Saint-Aignan  se  récitait  à  lui-même  le  madrigal  sir 
avait  dit  de  mémoire  au  roi,  et  qu'il  avait  prom 
lui  donner  écrit  à  son  retour  : 

Iris,  vos  yeux  malins  ne  disent  pas  toujours 
Ce  que  votre  pensée  à  votre  cœur  confie  ; 
Iris,  pourquoi  faut-il  que  je  passe  ma  vie 
A  plus  aimer  vos  yeux  qui  m'ont  joué  ces  tours  ? 

Ce  madrigal,  tout  gracieux  qu'il  était,  ne  paraissait  pas 
parfait  à  de  Saint-Aignan,  du  moment  où  il  le  passait  de  la 
ion  orale  à  la  poésie  manuscrite.  Plusieurs  l'avaient 
trouvé    charmant,    l'auteur  tout   le   pi  ttiais,   à  la 

seconde  vue,  ce  n'était  plus  le  même  engouement.  Aussi  de 
Saint-Aignan,  devant  sa  table,  une  jambe  croisée  sur  l'autre 
et  se  grattant  là  tempe,  répétait-t-il  : 

—  Iris,  vos  yeux  malins  ne  disent  pas  toujours... 
Oh  !  quant  à  celui-là,  murmura  de  Saint-Aignan,  celui-là 
est  irréprochable.  J'ajouterais  même  qu'il  a  un  peut  air 
Ronsard  ou  Malherbe  dont  je  suis  content.  Malheureusement, 
il  n'en  est  pas  de  même  du  second.  On  a  bien  raison  de  dire 
que  le  vers  le  plus  facile  à  faire  est  le  premier. 
Et  il  continua  : 

—  Ce  que  votre  pensée  à  votre  cœur  confie... 

Ah  !  voilà  la  pensée  qui  confie  au  cœur!  Pourquoi  le  cœur 

aussi  bien  à  la  pensée  ?  Ma  foi.  quant  à 

moi,  je  n'y  vois  pas  d'obstacle.  Où  diable  ai-je  été  associer 

hémistiches  ?  Par  exemple,  le  troisième  est  bon  . 

—  Iris,  pourquoi  faut-il  que  je  passe  ma  v 

quoique  la  rime  ne  soit  pas  ri  ci  confie...  Ma  foi  ! 

l'abbé  Boyer,  qui  est  un  grand  poète,  a  fait  rimer,  comme 


LÉ    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  il! 

moi,  vie  et  confie  dans  la  tragédie  (XOropaste7  ou  le  Faux 
Tonaxare,  sans  compter  que  M.  Corneille  ne  s'en  gêne  pas 
dans  sa  tragédie  de  Sophonisbe.  Va  donc  pour  vie  et  coiifie. 
Oui,  mais  le  vers  est  impertinent.  Je  me  rappelle  que  le  roi 
s'est  mordu  l'ongle  à  ce  moment.  En  effet,  il  a  l'air  de  dire 
à  mademoiselle  de  La  Vallière  :  «  D'où  vient  que  je  suis 
ensorcelé  de  vous  ?  »  Il  eût  mieux  valu  dire,  je  crois  : 

Que  bénis  soient  les  dieux  qui  condamnent  ma  vie. 

Condamnent  !  Ah  bien,  oui  !  voilà  encore  une  politesse  !  Le 
roi  condamné  à  La  Vallière...  Non  1 
Puis  il  répéta  : 

—  Mais  bénis  soient  les  dieux  qui...  destinent  ma  vie. 

Pas  mal  ;  quoique  destinent  ma  vie  soit  faible  ;  mais,  ma 
foi  !  tout  ne  peut  pas  être  fort  dans  un  quatrain.  A  plus 
aimer  vos  yeux...  Plus  aimer  qui?  quoi?  Obscurité...  L'obs- 
curité n'est  rien  ;  puisque  La  Vallière  et  le  roi  m'ont  com- 
pris, tout  le  monde  me  comprendra.  Oui,  mais  voilà  le  triste  !... 
c'est  le  dernier  hémistiche  :  Qui  m'ont  joué  ces  tours.  Le 
pluriel  forcé  pour  la  rime  !  et  puis  appeler  la  pudeur  de 
La  Vallière  un  tour  I  Ce  n'est  pas  heureux.  Je  vais  passer 
par  la  langue  de  tous  les  gratte-papier  mes  confrères.  On 
appellera  mes  poésies  des  vers  de  grand  seigneur  ;  et,  si  le 
roi  entend  dire  que  je  suis  un  mauvais  poète,  l'idée  lui 
viendra  de  le  croire. 

Et,  tout  en  confiant  ces  paroles  à  son  cœur,  et  son  cœur  à 
ses  pensées,  le  comte  se  déshabillait  plus  complètement.  Il 
venait  de  quitter  son  habit  et  sa  veste  pour  passer  sa  robe 
de  chambre,  lorsqu'on  lui  annonça  la  visite  de  M.  le  baron 
du  Vallon  de  Bracieux  de  Pierrefonds. 

—  Eh!  fit-il,  qu'est-ce  que  cette  grappe  de  noms?  Je  ne 
connais  point  cela. 

—  C'est,  répondit  le  laquais,  un  gentilhomme  qui  a  eu 
l'honneur  de  dîner  avec  M.  le  comte,  à  la  table  du  roi,  pen- 
dant le  séjour  de  Sa  Majesté  à  Fontainebleau. 


412  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Chez  le  roi.  à  Fontainebleau?  s'écria  de  Saint-Aignan. 
Eh!  vite,  vite,  introduisez  ce  gentilhomme. 

Le  laquais  se  hâta  d'obéir.  Porthos  entra. 

M.  de  Saint-Aignan  avait  la  mémoire  des  courtisans  :  à  la 
première  vue,  il  reconnut  donc  le  seigneur  de  province,  à  la 
réputation  bizarre,  et  que  le  roi  avait  si  bien  reçu  à  Fontai- 
nebleau, malgré  quelques  sourires  des  officiers  présents. 
Il  s'avança  donc  vers  Porthos  avec  tous  les  signes  dune 
bienveillance  que  Porthos  trouva  toute  naturelle,  lui  qui 
arborait,  en  entrant  chez  un  adversaire,  l'étendard  de  la 
politesse  la  plus  raffinée. 

De  Saint-Aignan  fit  avancer  un  siège  par  le  laquais  qui 
avait  annoncé  Porthos.  Ce  dernier  qui  ne  voyait  rien  d'exa- 
géré dans  ces  politesses,  s'assit  et  toussa.  Les  politesses 
d'usage  s'échangèrent  entre  les  deux  gentilshommes  ;  puis, 
comme  c'était  le  comte  qui  recevait  la  visite  : 

—  Monsieur  le  baron,  dit-il,  à  quelle  heureuse  rencontre 
dois-je  la  faveur  de  votre  visite? 

—  C'est  justement  ce  que  je  vais  avoir  l'honneur  de  vous 
expliquer,  monsieur  le  comte,  répliqua  Porthos;  mais,  par- 
don... 

—  Qu'y  a-t-il,  monsieur?  demanda  de  Saint-Aignan. 

—  Je  m'aperçois  que  je  casse  votre  chaise. 

—  Nullement,  monsieur,  dit  de  Saint-Aignan,  nulle- 
ment. 

—  Si  fait,  monsieur  le  comte,  si  fait,  je  la  romps;  et  si 
bien  même,  que,  si  je  tarde,  je  vais  choir,  position  tout  à 
fait  inconvenante  dans  le  rôle  grave  que  je  viens  jouer 
auprès  de  vous. 

Porthos  se  leva.  Il  était  temps,  la  chaise  s'était  déjà  affais- 
sée sur  elle-même  de  quelques  pouces.  De  Saint-Aignan 
chercha  des  yeux  un  plus  solide  récipient  pour  son  hôte. 

—  Les  meubles  modernes,  dit  Porthos  tandis  que  le  comte 
se  livrait  à  cette  recherche,  les  meubles  modernes  sont 
devenus  d'une  légèreté  ridicule.  Dans  ma  jeunesse,  époque 
où  je  m'asseyais  avec  bien  plus  d'énergie  encore  qu'aujour- 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  H3 

d'hui,  je  ne  me  rappelle  point  avoir  jamais  rompu  un  siège, 
sinon  dans  les  auberges  avec  mes  bras. 
De  Saint-Aignan  sourit  agréablement  à  la  plaisanterie. 

—  Mais,  dit  Porthos  en  s'installant  sur  un  lit  de  repos  qui 
gémit,  mais  qui  résista,  ce  n'est  point  de  cela  qu'il  s'agit, 
malheureusement. 

—  Comment,  malheureusement?  Est-ce  que  vous  seriez 
porteur  d'un  message  de  mauvais  augure,  monsieur  le  baron. 

—  De  mauvais  augure  pour  un  gentilhomme?  Oh!  non, 
monsieur  le  comte,  répliqua  noblement  Porthos.  Je  viens 
seulement  vous  annoncer  que  vous  avez  offensé  bien  cruel- 
lement un  de  mes  amis. 

—  Moi,  monsieur!  s'écria  de  Saint-Aignan;  moi,  j'ai 
offensé  un  de  vos  amis?  Et  lequel,  je  vous  prie? 

—  M.  Raoul  de  Bragelonne 

—  J'ai  offensé  M.  de  Bragelonne,  moi  ?  s'écria  de  Saint- 
Aignan.  Ah!  mais,  en  vérité,  monsieur,  cela  m'est  impos- 
sible; car  M.  de  Bragelonne,  que  je  connais  peu,  je  dirai 
même  que  je  ne  connais  point,  est  en  Angleterre  :  ne  l'ayant 
point  vu  depuis  fort  longtemps,  je  ne  saurais  l'avoir  offensé. 

—  M.  de  Bragelonne  est  à  Paris,  monsieur  le  comte,  dit 
Porthos  impassible;  et,  quant  à  l'avoir  offensé,  je  vous 
réponds  que  c'est  vrai,  puisqu'il  me  l'a  dit  lui-même.  Oui, 
monsieur  le  comte,  vous  l'avez  cruellement,  mortellement 
offensé,  je  répète  le  mot. 

—  Mais  impossible,  monsieur  le  baron,  je  vous  jure,  im- 
possible. 

—  D'ailleurs,  ajouta  Porthos,  vous  ne  pouvez  ignorer  cette 
circonstance,  attendu  que  M.  de  Bragelonne  m'a  déclaré  vous 
avoir  prévenu  par  un  billet. 

—  Je  n'ai  reçu  aucun  billet,  monsieur,  je  vous  en  donne 
ma  parole. 

—  Voilà  qui  est  extraordinaire  !  répondit  Porthos  ;  et  ce 
que  dit  Raoul... 

—  Je  vais  vous  convaincre  que  je  n'ai  rien  reçu,  dit  de 
Saint-Aignan. 

t.  v.  108 


114  LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

Et  il  sonna. 

—  Basque,  dit-il,  combien  de  lettres  ou  de  billets  sont 
venus  ici  en  mon  absence? 

—  Trois,  monsieur  le  comte. 

—  Qui  sont?... 

—  Le  billet  de  M.  de  Fiesque,  celui  de  madame  de  La  Ferté, 
et  la  lettre  de  M.  de  Las  Fuentès. 

—  Voilà  tout? 

—  Tout,  monsieur  le  comte. 

—  Dis  la  vérité  devant  monsieur,  la  vérité,  entends-tu 
bien  ?  Je  réponds  de  toi. 

—  Monsieur,  il  y  avait  encore  le  billet  de... 

—  De?...  Dis  vite,  voyons. 

—  De  mademoiselle  de  La  Val... 

—  Cela  suffit,  interrompit  discrètement  Porthos.  Fort  bien, 
je  vous  crois,  monsieur  le  comte. 

De  Saint-Aignan  congédia  le  valet  et  alla  lui-même  fermer 
la  porte:  mais,  comme  il  revenait,  regardant  devant  lui  par 
hasard,  il  vit  sortir  de  la  serrure  de  la  chambre  voisine  ce 
fameux  papier  que  Bragelonne  y  avait  glissé  en  partant. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  dit-il. 
Porthos,  adossé  à  cette  chambre,  se  retourna. 

—  Oh!  oh!  fit  Porthos. 

—  Un  billet  dans  la  serrure!  s'écria  de  Saint-Aignan. 

—  Ce  pourrait  bien  être  le  nôtre,  monsieur  le  comte,  dit 
Porthos.  Voyez. 

De  Saint-Aignan  prit  le  papier. 

—  Un  billet  de  M.  de  Bragelonne  1  s'écria-t-il. 

—  Voyez-vous,  j'avais  raison.  Oh!  quand  je  dis  une  chose 
moi... 

—  Apporté  ici  par  M.  de  Bragelonne  lui-même  murmura 
le  comte  en  pâlissant.  Mais  c'est  indigne  !  Comment  donc 
a-t-il  pénétré  ici? 

De  Saint-Aignan  sonna  encore.  Basque  reparut 

—  Qui  est  venu  ici,  pendant  que  j'étais  à  la  promenade 
avec  le  roi  ? 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  415 

—  Personne,  monsieur. 

—  C'est  impossible  !  il  faut  qu'il  soit  venu  quelqu'un  ? 

—  Mais,  monsieur,  personne  n'a  pu  entrer,  puisque  j'avais 
:s  clefs  dans  ma  poche. 

—  Cependant,  ce  billet  qui  était  dans  la  serrure.  Quelqu'un 
y  a  mis;  il  n'est  pas  venu  seul  ? 

Basque  ouvrit  les  bras  en  signe  d'ignorance  absolue. 

—  C'est  probablement  M.  de  Bragelonne  qui  l'y  aura  mis? 
it  Porthos. 

—  Alors,  il  serait  rentré  ici  ? 

—  Sans  doute,  monsieur. 

—  Mais  enfin,  puisque  j'avais  la  clef  dans  ma  poche,  reprit 
asque  avec  persévérance. 

De  Saint-Aignan  froissa  le  billet  après  l'avoir  lu. 

—  11  y  a  quelque  chose  là-dessous,  murmura-t-il  absorbé. 
Porthos  le  laissa  un  instant  à  ses  réflexions. 

Puis  il  revint  à  son  message. 

—  Vous  plairait-il  que  nous  en  revinssions  à  notre  affaire? 
emanda-t-il  en  s'adressant  à  de  Saint-Aignan,  quand  le 
iquais  eut  disparu. 

—  Mais  je  crois  la  comprendre  par  ce  billet  si  étrange- 
îent  arrivé.  M.  de  Bragelonne  m'annonce  un  ami... 

—  Je  suis  son  ami  ;  c'est  donc  moi  qu'il  vous  annonce. 

—  Pour  m'adresser  une  provocation  ? 

—  Précisément. 

—  Et  il  se  plaint  que  je  l'ai  offensé  ? 

—  Cruellement,  mortellement  ! 

—  De  quelle  façon,  s'il  vous  plaît?  Car  sa  démarche  est 
pop  mystérieuse  pour  que  je  n'y  cherche  pas  au  moins  un 
ens. 

—  Monsieur,  répondit  Porthos,  mon  ami  doit  avoir  raison, 
t,  quant  à  sa  démarche,  si  elle  est  mystérieuse  comme  vous 
lites,  n'en  accusez  que  vous. 

Porthos  prononça  ces  dernières  paroles  avec  une  confiance 
[ui,  pour  un  homme  peu  habitué  à  sa  façon,  devait  révéler 
me  infinité  de  sens. 


116  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Mystère,  soit  !  Voyons  le  mystère,  dit  de  Saint-Aignan 
Mais  Porthos  s'inclina. 

—  Vous  trouverez  bon  que  je  n'y  entre  point,  monsieur 
dit-il,  et  pour  d'excellentes  raisons. 

—  Que  je  comprends  à  merveille.  Oui,  monsieur,  effleu 
rons  alors.  Voyons,  monsieur,  je  vous  écoute. 

—  Il  y  a  d'abord,  monsieur,  dit  Porthos,  que  vous  ave: 
déménagé  ? 

—  C'est  vrai,  j'ai  déménagé,  dit  de  Saint-Aignan. 

—  Vous  l'avouez?  dit  Porthos  d'un  air  de  satisfactior 
visible. 

—  Si  je  l'avoue  ?  Mais  oui,  je  l'avoue.  Pourquoi  donc  vou 
lez-vous  que  je  ne  l'avoue  pas  ? 

—  Vous  avez  avoué.  Bien,  nota  Porthos  en  levant  seule 
ment  un  doigt  en  l'air. 

—  Ah  çà  !  monsieur,  comment  mon  déménagement  peut-i 
avoir  causé  dommage  à  M.  de  Bragelonne  ?  Répondez, 
voyons.  Car  je  ne  comprends  absolument  rien  à  ce  que  vous 
me  dites. 

Porthos  l'arrêta. 

—  Monsieur,  dit-il  gravement,  ce  grief  est  le  premier  de 
ceux  que  M.  de  Bragelonne  articule  contre  vous.  S'il  l'arti- 
cule, c'est  qu'il  s'est  senti  blessé. 

De  Saint-Aignan  battit  du  pied  le  parquet  avec  impa- 
tience. 

—  Cela  ressemble  à  une  mauvaise  querelle,  dit-il. 

—  On  ne  saurait  avoir  une  mauvaise  querelle  avec  un 
aussi  galant  homme  que  le  vicomte  de  Bragelonne,  repartil 
Porthos  ;  mais,  enfin,  vous  n'avez  rien  à  ajouter  au  sujet  di 
déménagement,  n'est-ce  pas? 

—  Non.  Après  ? 

—  Ah  !  après  ?  Mais  remarquez  bien,  monsieur,  que  voilà 
déjà  un  grief  abominable  auquel  vous  ne  répondez  pas,  oij 
plutôt  auquel  vous  répondez  mal.  Comment,  monsieur,  vous 
déménagez,  cela  offense  M.  de  Bragelonne,  et  vous  ne  \o\u 
excuse/  pas  ?  Très  bien  ! 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  117 

—  Quoi  !  s'écria  de  Saint-Aignan,  qui  s'irritait  du  flegme  de 
ce  personnage  ;  quoi  !  j'ai  besoin  de  consulter  M.  de  Bragelonne 
sur  le  sujet  de  déménager  ou  non  ?  Allons  donc,  monsieur! 

—  Obligatoire,  monsieur,  obligatoire.  Toutefois,  vous 
m'avouerez  que  cela  n'est  rien  en  comparaison  du  second  grief. 

Porthos  prit  un  air  sévère. 

—  Et  cette  trappe,  monsieur,  dit-il,  et  cette  trappe  ? 

De  Saint-Aignan  devint  excessivement  pâle.  Il  recula  sa 
chaise  si  brusquement,  que  Porthos,  tout  naïf  qu'il  était, 
s'aperçut  que  le  coup  avait  porté  avant. 

—  La  trappe,  murmura  de  Saint-Aignan. 

—  Oui,  monsieur,  expliquez-la  si  vous  pouvez,  dit  Porthos 
en  secouant  la  tête. 

De  Saint-Aignan  baissa  le  front. 

—  Oh  !  je  suis  trahi,  murmura-t-il  :  on  sait  tout  ! 

—  On  sait  toujours  tout,  répliqua  Porthos,  qui  ne  savait 
rien. 

—  Vous  m'en  voyez  accablé,  poursuivit  de  Saint-Aignan, 
accablé  à  ce  point  que  j'en  perds  la  tête  ! 

—  Conscience  coupable,  monsieur.  Oh  !  votre  affaire  n'est 
pas  bonne. 

—  Monsieur  1 

—  Et  quand  le  public  sera  instruit,  et  qu'il  se  fera  juge... 

—  Oh  !  monsieur,  s'écria  vivement  le  comte,  un  pareil 
secret  doit  être  ignoré,  même  du  confesseur  ! 

—  Nous  aviserons,  dit  Porthos,  et  le  secret  n'ira  pas  loin, 
en  effet. 

—  Mais,  monsieur,  reprit  de  Saint-Aignan,  M.  de  Brage- 
lonne, en  pénétrant  ce  secret,  se  rend-il  bien  compte  du 
danger  qu'il  court,  et  qu'il  fait  courir  ? 

—  M.  de  Bragelonne  ne  court  aucun  danger,  monsieur, 
n'en  craint  aucun,  et  vous  l'expérimenterez  bientôt,  avec 
l'aide  de  Dieu. 

«  Cet  homme  est  un  enragé,  pensa  de  Saint-Aignan.  Que 
me  veut-il  ?  » 
Puis  il  reprit  tout  haut  : 


118  LE    VICOMTE    DE   BRAGELONNE 

—  Voyons,  monsieur,  assoupissons  cette  affaire. 

—  Vous  oubliez  le  portrait  ?  dit  Porthos  avec  une  voix  de 
tonnerre  qui  glaça  le  sang  du  comte. 

Comme  le  portrait  était  celui  de  La  Vallière,  et  qu'il  n'y 
[dus  à  s'y  méprendre,  de  Saint-Aignan  sentit  ses  yeux 
se  dessiller  tout  à  fait. 

—  Ah!  s'écria-t-il,  ah!  monsieur,  je  me  souviens  que  M.  de 
Bragelonne  était  son  fiancé. 

Porthos  prit  un  air  imposant,  la  majesté  de  l'ignorance. 

—  Il  ne  m'importe  en  rien,  ni  à  vous  non  plus,  dit-il,  que 
mon  ami  soit  ou  non  le  fiancé  de  qui  vous  dites.  Je  suis 
même  surpris  que  vous  ayez  prononcé  cette  parole  indis- 
crète. Elle  pourra  faire  tort  à  votre  cause,  monsieur. 

—  Monsieur,  vous  êtes  l'esprit,  la  délicatesse  et  la  loyauté 
en  une  personne.  Je  vois  tout  ce  dont  il  s'agit. 

—  Tant  mieux  !  dit  Porthos. 

—  Et,  poursuivit  de  Saint-Aignan,  vous  me  l'avez  fait 
entendre  de  la  façon  la  plus  ingénieuse  et  la  plus  exquise. 
Merci,  monsieur,  merci  ! 

Porthos  se  rengorgea. 

—  Seulement,  à  présent  que  je  sais  tout,  souffrez  que  je 
vous  explique... 

Porthos  secoua  la  tête  en  homme  qui  ne  veut  pas  en- 
tendre; mais  de  Saint-Aignan  continua  : 

—  Je  suis  au  désespoir,  voyez-vous,  de  tout  ce  qui  arrive  ; 
mais  qu'eussiez-vous  fait  à  ma  place?  Voyons,  entre  nous, 
dites-moi  ce  que  vous  eussiez  fait? 

Porthos  leva  la  tète. 

—  Il  ne  s'agit  point  de  ce  que  j'eusse  fait,  jeune  homme; 
vous  avez,  dit-il,  connaissance  des  trois  griefs,  n'est-ce  pas? 

—  Pour  le  premier,  pour  le  déménagement,  monsieur,  et 
ici,  c'est  à  l'homme  d'espril  cl  d'honneur,  que  je  m'adresse, 
quand  une  auguste  volonté  elle-même  me  conviait  I  démé- 
nager, devais-je.  pouvais-je  désobéir  ? 

Porthos  fil  un  mouvement  que  de  Saint-Aignan  ne  lui 
donna  pas  le  temps  d'ache 


LE  VICOMTE   DE  BRAGELONNE  149 

—  Ah!  ma  franchise  vous  touche,  dit-il,  interprétant  le 
mouvement  à  sa  manière.  Vous  sentez  que  j'ai  raison. 

Porthos  ne  répliqua  rien. 

—  Je  passe  à  cette  malheureuse  trappe,  poursuivit  de 
Saint-Aignan  en  appuyant  sa  main  sur  le  bras  de  Porthos  ; 
cette  trappe,  cause  du  mal,  moyen  du  mal  ;  cette  trappe, 
construite  pour  ce  que  vous  savez.  Eh  bien,  en  bonne  foi, 
supposez-vous  que  ce  soit  moi  qui,  de  mon  plein  gré,  dans 
un  endroit  pareil,  ai  fait  ouvrir  une  trappe  destinée...  Oh  ! 
non,  vous  ne  le  croyez  pas,  et,  ici  encore,  vous  sentez,  vous 
devinez,  vous  comprenez,  une  volonté  au-dessus  de  la 
mienne.  Vous  appréciez  l'entraînement,  je  ne  parle  pas  de 
l'amour,  cette  folie  irrésistible...  Mon  Dieu!...  heureusement, 
j'ai  affaire  à  un  homme  plein  de  cœur,  de  sensibilité;  sans 
quoi,  que  de  malheur  et  de  scandale  sur  elle,  pauvre  enfant!... 
et  sur  celui...  que  je  ne  veux  pas  nommer! 

Porthos,  étourdi,  abasourdi  par  l'éloquence  et  les  gestes 
de  Saint-Aignan,  faisait  mille  efforts  pour  recevoir  cette 
averse  de  paroles,  auxquelles  il  ne  comprenait  pas  le  plus 
petit  mot,  droit  et  immobile  sur  son  siège;  il  y  parvint. 

De  Saint-Aignan,  lancé  dans  sa  péroraison,  continua,  en 
donnant  une  action  nouvelle  à  sa  voix,  une  véhémence 
croissante  à  son  geste  ; 

—  Quant  au  portrait,  car  je  comprends  que  le  portrait 
est  le  grief  principal;  quant  au  portrait,  voyons,  suis-je 
coupable?  Qui  a  désiré  avoir  son  portrait?  est-ce  moi? 
Qui  l'aime?  est-ce  moi?  Qui  la  veut?  est-ce  moi?...  Qui 
l'a  prise  ?  est-ce  moi  ?  Non  !  mille  fois  non  !  Je  sais  que 
M.  de  Bragelonne  doit  être  désespéré,  je  sais  que  ces 
malheurs-là  sont  cruels.  Tenez,  moi  aussi,  je  souffre.  Mais 
pas  de  résistance  possible.  Luttera-t-il  ?  On  en  rirait.  S'il 
s'obstine  seulement,  il  se  perd.  Vous  me  direz  que  le  déses- 
poir est  une  folie;  mais  vous  êtes  raisonnable,  vous,  vous 
m'avez  compris.  Je  vois  à  votre  air  grave.,  réfléchi,  embar- 
rassé même,  que  l'importance  de  la  situation  vous  a  frappé. 
Retournez  donc  vers  M.  de  Bragelonne;  remerciez-le,  comme 


120  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

je  l'en  remercie  moi-même,  d'avoir  choisi  pour  intermédiaire 
un  homme  de  votre  mérite.  Croyez  que,  de  mon  côté,  je 
garderai  une  reconnaissance  éternelle  à  celui  qui  a  pacifié 
si  ingénieusement,  si  intelligemment  notre  discorde.  Et, 
puisque  le  malheur  a  voulu  que  ce  secret  fût  à  quatre  au 
lieu  d'être  à  trois,  eh  bien,  ce  secret,  qui  peut  faire  la  fortune 
du  plus  ambitieux,  je  me  réjouis  de  le  partager  avec  vous, 
monsieur;  je  m'en  réjouis  du  fond  de  l'àme.  A  partir  de  ce 
moment,  disposez  donc  de  moi,  je  me  mets  à  votre  merci. 
Que  faut-il  que  je  fasse  pour  vous?  Que  dois-je  demander, 
exiger  même  ?  Parlez,  monsieur,  parlez. 

Et,  selon  l'usage  familièrement  amical  des  courtisans  de 
cette  époque,  de  Saint-Aignan  vint  enlacer  Porthos  et  le 
serrer  tendrement  dans  ses  bras. 

Porthos  se  laissa  faire  avec  un  flegme  inouï. 

—  Parlez,  répéta  de  Saint-Aignan;  que  demandez-vous? 

—  Monsieur,  dit  Porthos,  j'ai  en  bas  un  cheval  ;  faites-moi 
le  plaisir  de  le  monter;  il  est  excellent  et  ne  vous  jouera 
point  de  mauvais  tours. 

—  Monter  à  cheval!  pourquoi  faire?  demanda  de  Saint- 
Aignan  avec  curiosité. 

—  Mais,  pour  venir  avec  moi  où  nous  attend  M.  de  Bra- 
gelonne. 

—  Ah!  il  voudrait  me  parler,  je  le  conçois;  avoir  des 
détails.  Hélas î  c'est  bien  délicat!  Mais,  en  ce  moment,  je  ne 
puis,  le  roi  m'attend. 

—  Le  roi  attendra,  dit  Porthos. 

—  Mais,  où  donc  m'attend  M.  de  Bragelonne? 

—  Aux  Minimes,  à  Vincennes. 

—  Ah  çà!  mais,  rions-nous? 

—  Je  ne  crois  pas  ;  moi,  du  moins. 

Et  Porthos  donna  à  son  visage  la  rigidité  de  ses  lignes 
les  plus  sévères. 

—  Mais  les  Minimes,  c'est  un  rendez-vous  d'épée  cela? 

—  Eh  bien,  qu'ai-je  à  faire  aux  Minimes,  alors? 
Porthos  tira  lentement  son  épée. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  121 

—  Voici  la  mesure  de  l'épée  de  mon  ami,  dit-il. 

—  Corbleu  !  Cet  homme  est  fou,  s'écria  de  Saint-Aignan. 
Le  rouge  monta  aux  oreilles  de  Porthos. 

—  Monsieur,  dit-il,  si  je  n'avais  pas  l'honneur  d'être  chez 
vous,  et  de  servir  les  intérêts  de  M.  de  Bragelonne,  je  vous 
jetterais  par  votre  fenêtre  !  Ce  sera  partie  remise,  et  vous 
ne  perdrez  rien  pour  attendre.  Venez-vous  aux  Minimes, 
monsieur  ? 

—  Eh!... 

—  Y  venez-vous  de  bonne  volonté  ? 

—  Mais... 

—  Je  vous  y  porte  si  vous  n'y  venez  pas!  Prenez  garde  ! 

—  Basque  !  s'écria  M.  de  Saint-Aignan. 
Basque  entra. 

—  Le  roi  appelle  M.  le  comte,  dit  Basque. 

—  C'est  différent,  dit  Porthos  ;  le  service  du  roi  avant  tout. 
Nous  attendrons  là  jusqu'à  ce  soir,  monsieur. 

Et,  saluant  de  Saint-Aignan  avec  sa  courtoisie  ordinaire, 
Porthos  sortit,  enchanté  d'avoir  arrangé  encore  une  affaire. 

De  Saint-Aignan  le  regarda  sortir;  puis,  repassant  à  la 
hâte  son  habit  et  sa  veste,  il  courut  en  réparant  le  désordre 
de  sa  toilette,  et  disant  : 

—  Aux  Minimes!...  aux  Minimes!...  Nous  verrons  com- 
ment le  roi  va  prendre  ce  cartel-là.  Il  est  bien  pour  lui, 
pardieu  ! 


XVI 


RIVAUX    POLITIQUES 

Le  roi,  après  cette  promenade  si  fertile  pour  Apollon,  et 
lans  laquelle  chacun  payait  son  tribut  aux  Muses,  comme 
lisaient  les  poètes  de  l'époque,  le  roi  trouva  chez  lui  M.  Fou- 
met  qui  l'attendait. 


122  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Derrière  le  roi  venait  M.  Colbert,  qui  l'avait  pris  dans  un 
corridor  comme  s'il  l'eût  attendu  à  l'affût,  et  qui  le  suivait 
comme  son  ombre  jalouse  et  surveillante;  M.  Colbert,  avec 
sa  tête  carrée,  son  gros  luxe  d'habits  débraillés,  qui  le  fai- 
saient ressembler  quelque  peu  à  un  seigneur  flamand  après 
la  bière. 

M.  Fouquet,  à  la  vue  de  son  ennemi,  demeura  calme,  et 
s'attacha  pendant  toute  la  scène  qui  allait  suivre  à  observer 
cette  conduite  si  difficile  de  l'homme  supérieur  dont  le  cœur 
regorge  de  mépris,  et  qui  ne  veut  pas  même  témoigner  son 
mépris,  dans  la  crainte  de  faire  encore  trop  d'honneur  à  son 
adversaire. 

Colbert  ne  cachait  pas  une  joie  insultante.  Pour  lui,  c'était 
de  la  part  de  M.  Fouquet  une  partie  mal  jouée  et  perdue 
sans  ressource,  quoiqu'elle  ne  fût  pas  encore  terminée, 
Colbert  était  de  cette  école  d'hommes  politiques  qui  n'ad- 
mirent que  l'habileté,  qui  n'estiment  que  le  succès. 

De  plus,  Colbert,  qui  n'était  pas  seulement  un  homme 
envieux  et  jaloux,  mais  qui  avait  à  cœur  tous  les  intérêts 
du  roi,  parce  qu'il  était  doué  au  fond  de  la  suprême  probité 
du  chiffre,  Colbert  pouvait  se  donner  à  lui-même  le  prétexte, 
si  heureux  lorsque  l'on  hait,  qu'il  agissait,  en  haïssant  et  en 
perdant  M.  Fouquet,  en  vue  du  bien  de  l'État  et  de  la 
dignité  royale. 

Aucun  de  ces  détails  n'échappa  à  Fouquet.  A  travers  les 
gros  sourcils  de  son  ennemi,  et  malgré  le  jeu  incessant  de 
ses  paupières,  il  lisait,  par  les  yeux,  jusqu'au  fond  du  cœur 
de  Colbert;  il  vit  donc  tout  ce  qu'il  y  avait  daus  ce  cœur  : 
haine  et  triomphe. 

Seulement,  comme,  tout  en  pénétrant,  il  voulait  rester 

aétrable,  il  rasséréna  son  visage,  sourit  de  ce  charmant 

sourire  sympathique  qui  n'appartenait  qu'à  lui,  et,  donnant 

l'élasticité  la  plus  noble  et  la  plus  souple  à  la  fois  à  son 

salut. 

—  Sire,  dit-il.  je  vois,  à  l'air  joyeux  de  Votre  Majesté, 
qu'elle  a  fait  une  bonne  nromen;!'1 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELOISfNE  123 

—  Charmante,  en  effet,  monsieur  le  surintendant,  char- 
mante !  Vous  avez  eu  bien  tort  de  ne  pas  venir  avec  nous, 
comme  je  vous  y  avais  invité. 

—  Sire,  je  travaillais,  répondit  le  surintendant. 
Fouquet  n'eut  pas  même  besoin  de  détourner  la  tête;  il  ne 

regardait  pas  du  côté  de  M.  Golbert. 

—  Ah!  la  campagne,  monsieur  Fouquet!  s'écria  le  roi.  Mon 
Dieu,  que  je  voudrais  pouvoir  toujours  vivre  à  la  campagne, 
en  plein  air,  sous  les  arbres  ! 

—  Oh!  Votre  Majesté  n'est  pas  encore  lasse  du  trône, 
j'espère?  dit  Fouquet. 

—  Non  ;  mais  les  trônes  de  verdure  sont  bien  doux. 

—  En  vérité,  Sire,  Votre  Majesté  comble  tous  mes  vœux 
en  parlant  ainsi.  J'avais  justement  une  requête  à  lui  pré- 
senter. 

—  De  la  part  de  qui,  monsieur  le  surintendant? 

—  De  la  part  des  nymphes  de  Vaux. 

—  Ah!  ah!  fit  Louis  XIV. 

—  Le  roi  m'a  daigné  faire  une  promesse,  dit  Fouquet. 

—  Oui,  je  me  rappelle. 

—  La  fête  de  Vaux,  la  fameuse  fête,  n'est-ce  pas,  Sire?  dit 
Colbert  essayant  de  faire  preuve  de  crédit  en  se  mêlant  à  la 
conversation. 

Fouquet,  avec  un  profond  mépris,  ne  releva  pas  îe  mot. 
Ce  fut  pour  lui  comme  si  Colbert  n'avait  ni  pensé  ni  parlé. 

—  Votre  Majesté  sait,  dit-il,  que  je  destine  ma  terre  de 
Vaux  à  recevoir  le  plus  aimable  des  princes,  le  plus  puis- 
sant des  rois. 

—  J'ai  promis,  monsieur,  dit  Louis  XIV  en  souriant,  et  un 
roi  n'a  que  sa  parole. 

—  Et  moi,  Sire,  je  viens  dire  à  Votre  Majesté  que  je  suis 
absolument  à  ses  ordres. 

—  Me  promettez-vous  beaucoup  de  merveilles,  monsieur 
/e  surintendant? 

Et  Louis  XIV  regarda  Colbert. 

—  Des  merveilles?  Oh!  non,  Sire.  Je  ne  m'engage  point 


124  LE   VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

à  cela;  j'espère  pouvoir  promettre  un  peu  de  plaisir,  peut- 
être  même  un  peu  d'oubli  au  roi. 

—  Non  pas,  non  pas,  monsieur  Fouquet,  dit  le  roi.  J'in- 
siste sur  le  mot  merveille.  Oh!  vous  êtes  un  magicien,  nous 
connaissons  votre  pouvoir,  nous  savons  que  vous  trouvez  de 
l'or,  n'y  en  eût-il  point  au  monde.  Aussi  le  peuple  dit  que 
vous  en  faites. 

Fouquet  sentit  que  le  coup  partait  d'un  double  carquois, 
et  que  le  roi  lui  lançait  à  la  fois  une  flèche  de  son  arc,  une 
flèche  de  l'arc  de  Colbert.  Il  se  mit  à  rire. 

—  Oh!  dit-il,  le  peuple  sait  parfaitement  dans  quelle  mine 
je  le  prends,  cet  or.  Il  le  sait  trop,  peut-être  ;  et,  du  reste, 
ajouta-t-il  fièrement,  je  puis  assurer  Votre  Majesté  que  l'or 
destiné  à  payer  la  fête  de  Vaux  ne  fera  couler  ni  sang  ni 
larmes.  Des  sueurs,  peut-être.  On  les  payera. 

Louis  resta  interdit.  Il  voulut  regarder  Colbert,  Colbert 
aussi  voulut  répliquer;  un  coup  d'œil  d'aigle,  un  regard 
loyal,  royal  même,  lancé  par  Fouquet,  arrêta  la  parole  sur 
ses  lèvres. 

Le  roi  s'était  remis  pendant  ce  temps.  Il  se  tourna  vers 
Fouquet,  et  lui  dit  : 

—  Donc,  vous  formulez  votre  invitation? 

—  Oui,  Sire,  s'il  plaît  à  Votre  Majesté. 

—  Pour  quel  jour? 

—  Pour  le  jour  qu'il  vous  conviendra,  Sire. 

—  C'est  parler  en  enchanteur  qui  improvise,  monsieur 
Fouquet.  Je  n'en  dirais  pas  autant,  moi. 

—  Votre  Majesté  fera,  quand  elle  le  voudra,  tout  ce  qu'un 
roi  peut  et  doit  faire.  Le  roi  de  France  a  des  serviteurs 
capables  de  tout  pour  son  service  et  pour  ses  plaisirs. 

Colbert  essaya  de  regarder  le  surintendant  pour  voir  si  ce 
mot  était  un  retour  à  des  sentiments  moins  hostiles  ;  Fouquet 
n'avait  pas  même  regardé  son  ennemi.  Colbert  n'existait  pas 
pour  lui. 

—  Eh  bien,  à  huit  jours,  voulez-vous?  dit  le  roi. 

—  A  huit  jours.  Sire. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  125 

—  Nous  sommes  à  mardi;  voulez-vous  jusqu'au  dimanche 
suivant  ? 

—  Le  délai  que  daigne  accorder  Sa  Majesté  secondera 
missamment  les  travaux  que  mes  architectes  vont  entre- 
>rendre  pour  concourir  au  divertissement  du  roi  et  de  ses 
mis. 

—  Et,  en  parlant  de  mes  amis,  repartit  le  roi,  comment  les 
raitez-vous? 

—  Le  roi  est  maître  partout,  Sire;  le  roi  fait  sa  liste  et 
onne  ses  ordres.  Tous  ceux  qu'il  daigne  inviter  sont  des 
êtes  très  respectés  par  moi. 

—  Merci!  reprit  le  roi,  touché  de  la  noble  pensée  expri- 
îée  avec  un  noble  accent. 

Fouquet  prit  alors  congé  de  Louis  XIV,  après  quelques 
lots  donnés  aux  détails  de  certaines  affaires. 

Il  sentit  que  Colbert  demeurait  avec  le  roi,  qu'on  allait 
entretenir  de  lui,  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  l'épargnerait, 
a  satisfaction  de  donner  un  dernier  coup,  un  terrible  coup 

son  ennemi,  lui  apparut  comme  une  compensation  à  tout 
:  qu'on  allait  lui  faire  souffrir. 

Il  revint  donc  promptement,  lorsque  déjà  il  avait  touché 

porte,  et,  s'adressant  au  roi  : 

—  Pardon  !  Sire,  dit-il,  pardon  ! 

—  De  quoi  pardoD,  monsieur?  fit  le  prince  avec  aménité. 

—  D'une  faute  grave,  que  je  commettais  sans  m'en  aper- 
voir. 

—  Une  faute,  vous?  Ah!  monsieur  Fouquet,  il  faudra 
sn  que  je  vous  pardonne.  Contre  quoi  avez-vous  péché,  ou 
ntre  qui? 

—  Contre  toute  conveDance,  Sire.  J'oubliais  de  faire  part 
Votre  Majesté  d'une  circonstance  assez  importante. 

—  Laquelle  ? 

Colbert  frissonna;  il  crut  à  une  dénonciation.  Sa  conduite 
ait  été  démasquée.  Un  mot  de  Fouquet,  une  preuve  arti- 
lée,  et,  devant  la  loyauté  juvénile  de  Louis  XIV,  s'effaçait 
ite  la  faveur  de  Colbert.  Celui-ci  trembla  donc  qu'un  coup 


426  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

si  hardi  ne  vînt  renverser  tout  son  échafaudage,  et,  de  fai 
le  coup  était  si  beau  à  jouer.  qu'Aramis,  le  beau  joueur.  G 
l'eût  pas  manqué. 

—  Sire,  dit  Fouquet  d'un  air  dégagé,  puisque  vous  av< 
eu  la  bonté  de  me  pardonner,  je  suis  tout  léger  dans  m 
confession  :  ce  matin,  j'ai  vendu  l'une  de  mes  charges. 

—  Une  de  vos  charges  !  s'écria  le  roi;  laquelle  donc? 
Golbert  devint  livide. 

—  Celle  qui  me  donnait,  Sire,  une  grande  robe  et  un  a 
sévère  :  la  charge  de  procureur  général. 

Le  roi  poussa  un  cri  involontaire,  et  regarda  Colbert. 
Celui-ci  la  sueur  au  front,  se  sentit  près  de  défaillir. 

—  A  qui  vendîtes-vous  cette  charge,  monsieur  Fouquet 
demanda  le  roi. 

Colbert  s'appuya  au  chambranle  de  la  cheminée. 

—  A  un  conseiller  au  parlement,  Sire,  qui  s'appel 
M.  Vanel. 

—  Vanel  ? 

—  Un  ami  de  M.  l'intendant  Colbert,  ajouta  Fouquet  ( 
laissant  tomber  ces  mots  avec  une  nonchalance  inimitabl 
avec  une  expression  d'oubli  et  d'ignorance  que  le  peintr 
l'acteur  et  le  poète  doivent  renoncer  à  reproduire   avec 
pinceau,  le  geste  ou  la  plume. 

Puis,  ayant  fini,  ayant  écrasé  Colbert  sous  le  poids  < 
cette  supériorité,  le  surintendant  salua  de  nouveau  le  roi, 
partit  à  moitié  vengé  par  la  stupéfaction  du  prince  et  p 
l'humiliation  du  favori. 

—  Est-il  bien  possible  ?  se  dit  le  roi  quand  Fouquet  e 
disparu.  Il  a  vendu  cette  charge? 

—  Oui,  Sire,  répliqua  Colbert  avec  intention. 

—  Il  est  fou  !  risqua  le  roi. 

Colbert,  cette  fois,  ne  répliqua  pas:  il  avait  entrevu 
pensée  du  maître.  Cette  pensée  le  vengeait  aussi.  A  sa  liai: 
venait  se  joindre  sa  jalousie;  à  son  plan  de  ruine  vent 
s'allier  une  menace  de  disgrâce. 

Désormais,  Colbert  le  sentit,  entre  Louis  XIV  et  lui,  1 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  127 

idées  hostiles  ne  rencontraient  plus  d'obstacles,  et  la  pre- 
mière faute  de  Fouquet  qui  pourrait  servir  de  prétexte 
devancerait  de  près  le  châtiment. 

Fouquet  avait  laissé  tomber  son  arme.  Haine  et  Jalousie 
venaient  de  la  ramasser. 

Golbert  fut  invité  par  le  roi  à  la  fête  de  Vaux;  il  salua 
comme  un  homme  sûr  de  lui,  il  accepta  comme  un  homme 
qui  oblige. 

Le  roi  en  était  au  nom  de  Saint-Aignan  sur  la  liste  d'ordres, 
quand  l'huissier  annonça  le  comte  de  Saint-Aignan. 

Golbert  se  retira  discrètement  à  l'arrivée  du  Mercure  royal. 


XVII 


RIVAUX     AMOUREUX 

De  Saint-Aignan  avait  quitté  Louis  XIV  il  y  avait  deux 
heures  à  peine  ;  mais,  dans  cette  première  effervescence  de 
son  amour,  quand  Louis  XIV  ne  voyait  pas  La  Vallière,  il 
fallait  qu'il  parlât  d'elle.  Or,  la  seule  personne  avec  laquelle 
il  put  en  parler  à  son  aise  était  de  Saint-Aignan  ;  de  Saint- 
Aignan  lui  était  donc  indispensable. 

—  Ah!  c'est  vous,  comte?  s'écria-t-il  en  l'apercevant,  dou- 
blement joyeux  qu'il  était  de  le  voir  et  de  ne  plus  voir  Golbert, 
dont  la  figure  refrognée  l'attristait  toujours.  Tant  mieux!  je 
suis  content  de  vous  voir;  vous  serez  du  voyage,  n'est-ce  pas? 

—  Du  voyage,  Sire?  demanda  de  Saint-Aignan.  Et  de 
quel  voyage? 

—  De  celui  que  nous  ferons  pour  aller  jouir  de  la  fête 
que  nous  donne  M.  le  surintendant  à  Vaux.  Ah!  de  Saint- 
Aignan,  tu  vas  enfin  voir  une  fête  près  de  laquelle  nos  diver- 
tissements de  Fontainebleau  seront  des  jeux  de  robins. 

—  A  Vaux?  le  surintendant  donne  une  fête  à  Votre 
Majesté,  et  à  Vaux,  rien  que  cela  ? 


428  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Rien  que  cela!  Je  te  trouve  charmant  de  faire  le  dédai- 
gneux. Sais-tu,  toi  qui  fais  le  dédaigneux,  que,  lorsqu'on 
saura  que  M.  Fouquet  me  reçoit  à  Vaux,  de  dimanche  en  huit, 
sais-tu  que  l'on  s'égorgera  pour  être  invité  à  cette  fête?  Je 
te  le  répète  donc,  de  Saint-Aignan,  tu  seras  du  voyage. 

—  Oui,  si,  d'ici  là,  je  n'en  ai  pas  fait  un  autre  plus  long 
et  moins  agréable. 

—  Lequel  ? 

—  Celui  du  Styx,  Sire. 

—  Fi  !  dit  Louis  XIV  en  riant. 

—  Non,  sérieusement,  Sire,  répondit  de  Saint-Aignan.  J'y 
suis  convié,  et  de  façon,  en  vérité,  à  ne  pas  trop  savoir  de 
quelle  manière  m'y  prendre  pour  refuser. 

—  Je  ne  te  comprends  pas,  mon  cher.  Je  sais  que  tu  es 
en  verve  poétique  ;  mais  tâche  de*  ne  pas  tomber  d'Apollon 
en  Phœbus. 

—  Eh  bien,  donc,  si  Votre  Majesté  daigne  m'ècouter,  je  ne 
mettrai  pas  plus  longtemps  l'esprit  de  mon  roi  à  la  torture. 

—  Parle. 

—  Le  roi  connaît-il  M.  le  baron  du  Vallon? 

—  Oui,  pardieu  !  un  bon  serviteur  du  roi  mon  père,  et  un 
beau  convive,  ma  foil  Car  c'est  de  celui  qui  a  dîné  avec 
nous  à  Fontainebleau  que  tu  veux  parler? 

—  Précisément.  Mais  Votre  Majesté  a  oublié  d'ajouter  à 
ses  qualités  :  un  aimable  tueur  de  gens. 

—  Comment!  il  veut  te  tuer,  M.  du  Vallon. 

—  Ou  me  faire  tuer,  ce  qui  est  tout  un. 

—  Oh  !  par  exemple  ! 

—  Ne  riez  pas,  Sire,  je  ne  dis  rien  qui  soit  au-dessous  de 
la  vérité. 

—  Et  tu  dis  qu'il  veut  te  faire  tuer? 

—  C'est  son  idée  pour  le  moment,  à  ce  digne  gentilhomme. 

—  Sois  tranquille,  je  te  défendrai  s'il  a  tort. 

—  Ah  !  il  y  a  un  si. 

—  Sans  doute.  Voyons,  réponds  comme  s'il  s'agissait  d'un 
autre,  mon  pauvre  de  Saint-Aignan:  a-t-il  tort  ou  raison? 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  129 

—  Votre  Majesté  va  en  juger. 

—  Que  lui  as-tu  fait? 

—  Oh!  à  lui,  rien;  mais  il  paraît  que  j'ai  fait  à  un  de  ses 
amis. 

—  C'est  tout  comme;  et,  son  ami,  est-ce  un  des  quatre 
fameux  ? 

—  Non,  c'est  le  fils  d'un  des  quatre  fameux,  voilà  tout 

—  Qu'as-tu  fait  à  ce  tils?  Voyons. 

—  Dame!  j'ai  aidé  quelqu'un  à  lui  prendre  sa  maîtresse. 

—  Et  tu  avoues  cela  ? 

—  Il  faut  bien  que  je  l'avoue,  puisque  c'est  vrai. 

—  En  ce  cas,  tu  as  tort 

—  Ah!  j'ai  tort? 

—  Oui,  et,  ma  foi,  s'il  te  tue... 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien,  il  aura  raison. 

—  Ah!  voilà  donc  comme  vous  jugez,  Sire? 

—  Trouves-tu  la  méthode  mauvaise? 

—  Je  la  trouve  expéditive. 

—  Bonne  justice  et  prompte,  disait  mon  aïeul  Henri  IV. 

—  Alors,  que  le  roi  signe  vite  la  grâce  de  mon  adversaire, 
qui  m'attend  aux  Minimes  pour  me  tuer. 

—  Son  nom  et  un  parchemin. 

—  Sire,   il  y   a   un   parchemin   sur  la  table    de   Votre 
Majesté,  et,  quant  à  son  nom... 

—  Quant  à  son  nom? 

—  C'est  le  vicomte  de  Bragelonne,  Sire. 

—  Le  vicomte  de  Bragelonne  ?  s'écria  le  roi  en  passant  du 
rire  à  la  plus  profonde  stupeur. 

Puis,   après  un  moment  de    silence,   pendant   lequel    il 
essuya  la  sueur  qui  coulait  sur  son  front  : 

—  Bragelonne!  murmura-t-il. 

—  Pas  davantage,  Sire,  dit  de  Saint-Aignan. 

—  Bragelonne,  le  fiancé  de?... 

—  Oh!  mon  Dieu,  oui!  Bragelonne,  le  fiancé  de... 

—  Il  était  à  Londres,  cependant! 


130  LB    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Oui:  mais  je  puis  vous  répondre  qu'il  n'y  est  plus, 
Sire. 

—  Et  il  est  à  Paris? 

—  C'est-à-dire  qu'il  est  aux  Minimes,  où  il  m'attend, 
comme  j'ai  eu  l'honneur  de  le  dire  au  roi. 

—  Sachant  tout  ? 

—  Et  bien  d'autres  choses  encore  !  Si  le  roi  veut  voir  le 
billet  qu'il  m'a  fait  tenir... 

Et  de  Saint-Aignan  tira  de  sa  poche  le  billet  que  nous 
connaissons. 

—  Quand  Votre  Majesté  aura  lu  le  billet,  dit-il,  j'aurai 
l'honneur  de  lui  dire  comment  il  m'est  parvenu. 

Le  roi  lut  avec  agitation,  et  aussitôt  ■ 

—  Eh  bien?demanda-t-il. 

—  Eh  bien,  Votre  Majesté  connaît  certaine  serrure  ciselée, 
fermant  certaine  porte  en  bois  d'ébène,  qui  sépare  certaine 
chambre  de  certain  sanctuaire  bleu  et  blanc? 

—  Certainement,  le  boudoir  de  Louise. 

—  Oui.  Sire.  Eh  bien,  c'est  dans  le  trou  de  cette  serrure 
que  j'ai  trouvé  ce  billet.  Qui  l'y  a  mis?  M.  de  Bragelonne 
ou  le  diable?  Mais,  comme  le  billet  sent  l'ambre  et  non  le 
soufre,  je  conclus  que  ce  doit  être,  non  pas  le  diable,  mais 
bien  M.  de  Bragelonne. 

Louis  pencha  la  tête  et  parut  absorbé  tristement.  Peut- 
être  en  ce  moment  quelque  chose  comme  un  remords 
traversait-il  son  cœur. 

—  Oh  !  dit-il,  ce  secret  découvert  ! 

—  Sire,  je  vais  faire  de  mon  mieux  pour  que  ce  secret 
meure  dans  la  poitrine  qui  le  renferme,  dit  de  Saint-Aignan 
d'un  ton  de  bravoure  tout  espagnole. 

El  il  fit  un  mouvement  pour  gagner  la  porte:  mais  d'un 
geste  ie  roi  l'arrêta. 

—  Et  où  allez-vous?  demanda-t-il. 

—  Mais  où  l'on  m'attend.  Sire. 

—  Quoi  faire  ? 

—  Me  battre,  probablement. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  131 

—  Vous  battre?  s'écria  le  roi.  Un  moment,  s'il  vous  plaît, 
monsieur  le  comte! 

De  Saint-Aignan  secoua  la  tète  comme  l'enfant  qui  se 
mutine  quand  on  veut  l'empêcher  de  se  jeter  dans  un  puits 
ou  de  jouer  avec  un  couteau. 

—  Mais  cependant.  Sire...  fit-il. 

—  Et  d'abord,  dit  le  roi,  je  ne  suis  pas  éclairé. 

—  Oh  !  sur  ce  point,  que  Votre  Majesté  interroge,  répondit 
de  Saint-Aignan,  et  je  ferai  la  lumière. 

—  Qui  vous  a  dit  que  M.  de  Bragelonne  a  pénétré  dans  la 
chambre  en  question? 

—  Ce  billet  que  j'ai  trouvé  dans  la  serrure,  comme  j'ai  eu 
l'honneur  de  le  dire  à  Votre  Majesté. 

—  Qui  te  dit  que  c'est  lui  qui  l'y  a  mis  ? 

—  Quel  autre  que  lui  eût  osé  se  charger  d'une  pareille 
commission  ? 

—  Tu  as  raison.  Comment  a-t-il  pénétré  chez  toi  ? 

—  Ah  !  ceci  est  fort  grave,  attendu  que  toutes  les  portes 
étaient  fermées,  et  que  mon  laquais,  Basque,  avait  les  clefs 
dans  ses  poches. 

—  Eh  bien,  on  aura  gagné  ton  laquais. 

—  Impossible,  Sire. 

—  Pourquoi,  impossible  ? 

—  Parce  que,  si  on  l'eût  gagné,  on  n'eût  pas  perdu  le 
pauvre  garçon,  dont  on  pouvait  encore  avoir  besoin  plus 
tard,  en  manifestant  clairement  qu'on  s'était  servi  de  lui. 

—  C'est  juste.  Maintenant,  il  ne  resterait  donc  qu'une 
conjecture. 

—  Voyons,  Sire,  si  cette  conjecture  est  la  même  que  celle 
qui  s'est  présentée  à  mon  esprit  ? 

—  C'est  qu'il  se  serait  introduit  par  l'escalier. 

—  Hélas  !  Sire,  cela  me  paraît  plus  que  probable. 

—  Il  n'en  faut  pas  moins  que  quelqu'un  ait  vendu  le 
secret  de  la  trappe. 

—  Vendu  ou  donné. 

—  Pourquoi  cette  distinction  ? 


432  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Parce  que  certaines  personnes,  Sire,  étant  au-dessus 
du  prix  d'une  trahison,  donnent  et  ne  vendent  pas. 

—  Que  veux-tu  dire  ? 

—  Oh!  Sire.  Votre  Majesté  a  l'esprit  trop  subtil  pour  ne 
pas  m'épargner,  en  devinant,  l'embarras  de  nommer. 

—  Tu  as  raison  :  Madame  î 

—  Ah  !  fit  de  Saint-Aignan. 

—  Madame,  qui  s'est  inquiété  du  déménagement. 

—  Madame,  qui  a  les  clefs  des  chambres  de  ses  filles,  et 
qui  est  assez  puissante  pour  découvrir  ce  que  nul,  excepté 
vous,  Sire,  ou  elle,  ne  découvrirait. 

—  Et  tu  crois  que  ma  sœur  aura  fait  alliance  avec  Brage- 
lonne ? 

—  Eh!  eh!  Sire... 

—  A  ce  point  de  l'instruire  de  tous  ces  détails  ? 

—  Peut-être  mieux  encore. 

—  Mieux  !...  Achève. 

—  Peut-être  au  point  de  l'accompagner. 

—  Où  cela  ?  En  bas,  chez  toi  ? 

—  Croyez-vous  la  chose  impossible.  Sire  ? 

—  Oh! 

—  Écoutez.  Le  roi  sait  si  Madame  aime  les  parfums  ? 

—  Oui,  c'est  une  habitude  qu'elle  a  prise  de  ma  mère. 

—  La  verveine  surtout  ? 

—  C'est  son  odeur  de  prédilection. 

—  Eh  bien,  mon  appartement  embaume  la  verveine. 
Le  roi  demeura  pensif. 

—  Mais,  reprit-il,  après  un  moment  de  silence,  pourquoi 
Madame  prendrait-elle  le  parti  de  Bragelonne  contre  moi  ? 

En  disant  ces  mots,  auxquels  de  Saint-Aignan  eût  bien 
facilement  répondu  par  ceux-ci  :  «  Jalousie  de  femme  !  »  le 
roi  sondait  son  ami  jusqu'au  fond  du  cœur  pourvoir  s'il  avait 
pénétré  le  secret  de  sa  galanterie  avec  sa  belle-sœur.  Mais 
de  Saint-Aignan  n'était  pas  un  courtisan  médiocre:  il  ne  se 
risquait  pas  à  la  légère  dans  la  découverte  des  secrets  de 
famille  ;  il  était  trop  ami  des  Muses  pour  ne  pas  songer 


LE   VICOMTE    DE    BRAGELONNE  133 

souvent  à  ce  pauvre  Ovidius  Naso,  dont  les  yeux  versèrent 
tant  de  larmes  pour  expier  le  crime  d'avoir  vu  on  ne  sait 
quoi  dans  la  maison  d'Auguste.  Il  passa  donc  adroitement  à 
côté  du  secret  de  Madame.  Mais,  comme  il  avait  fait  preuve 
de  sagacité  en  indiquant  que  Madame  était  venue  chez  lui 
avec  Bragelonne,  il  fallait  payer  l'usure  de  cet  amour-propre 
et  répondre  nettement  à  cette  question  :  «  Pourquoi  Madame 
est-elle  contre  moi  avec  Bragelonne  ?  » 

—  Pourquoi  ?  répondit  de  Saint- Aign an.  Mais  Votre 
Majesté  oublie  donc  que  M.  le  comte  de  Guiche  est  l'ami 
intime  du  vicomte  de  Bragelonne  ? 

—  Je  ne  vois  pas  le  rapport,  répondit  le  roi. 

—  Ah  !  pardon,  Sire,  fit  de  Saint-Aignan ;  mais  je  croyais 
M.  le  comte  de  Guiche  grand  ami  de  Madame. 

—  C'est  juste,  repartit  le  roi  ;  il  n'y  a  plus  besoin  de  cher- 
cher, le  coup  est  venu  de  là. 

—  Et,  pour  le  parer,  le  roi  n'est-il  pas  d'avis  qu'il  faut  en 
porter  un  autre  ? 

—  Oui  ;  mais  pas  du  genre  de  ceux  qu'on  se  porte  au  bois 
de  Vincennes,  répondit  le  roi. 

—  Votre  Majesté  oublie,  dit  de  Saint-Aignan,  que  je  suis 
gentilhomme,  et  que  l'on  m'a  provoqué. 

—  Ce  n'est  pas  toi  que  cela  regarde. 

—  Mais  c'est  moi  qu'on  attend  aux  Minimes,  Sire,  depuis 
plus  d'une  heure  ;  moi  qui  en  suis  cause,  et  déshonoré  si  je 
ne  vais  pas  où  l'on  m'attend. 

—  Le  premier  honneur  d'un  gentilhomme,  c'est  l'obéis- 
sance à  son  roi. 

—  Sire... 

—  J'ordonne  que  tu  demeures  ! 

—  Sire... 

—  Obéis. 

—  Comme  il  plaira  à  Votre  Majesté,  Sire. 

—  D'ailleurs,  je  veux  éclaircir  toute  cette  affaire  ;  je  veux 
savoir  comment  on  s'est  joué  de  moi  avec  assez  d'audace 
pour  pénétrer  dans  le  sanctuaire  de  mes  prédilections.  Ceux 


134  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

qui  ont  fait  cela,  de  Saint-Aignan,  ce  n'est  pas  toi  qui  dois 
les  punir,  car  ce  n'est  pas  ton  honneur  qu'ils  ont  attaqué, 
c'est  le  mien. 

—  Je  supplie  Voire  Majesté  de  ne  pas  accabler  de  sa  colère 
M.  de  Bragelonne,  qui,  dans  cette  affaire,  a  pu  manquer  de 
prudence,  mais  pas  de  loyauté. 

—  Assez  1  Je  saurai  faire  la  part  du  juste  et  de  l'injuste, 
même  au  fort  de  ma  colère.  Pas  un  mot  de  cela  à  Madame, 
surtout. 

—  Mais  que  faire  vis-à-vis  de  M.  de  Bragelonne.  Sire  ?  Il 
va  me  chercher,  et... 

—  Je  lui  aurai  parlé  ou  fait  parler  avant  ce  soir. 

—  Encore  une  fois,  Sire,  je  vous  en  supplie,  de  l'indulgence. 

—  J'ai  été  indulgent  assez  longtemps,  comte,  dit  Louis  XIV 
en  fronçant  le  sourcil  ;  il  est  temps  que  je  montre  à  certaines 
personnes  que  je  suis  le  maître  chez  moi. 

Le  roi  prononçait  à  peine  ces  mots,  qui  annonçaient  qu'au 
nouveau  ressentiment  se  mêlait  le  souvenir  d'un  ancien, 
que  l'huissier  apparut  sur  le  seuil  du  cabinet. 

—  Qu'y  a-t-il  ?  demanda  le  roi,  et  pourquoi  vient-on  quand 
je  n'ai  point  appelé? 

—  Sire,  dit  l'huissier.  Votre  Majesté  m'a  ordonné,  une  fois 
pour  toutes,  de  laisser  passer  M.  le  comte  de  la  Fère  toutes 
les  fois  qu'il  aurait  à  parler  à  Votre  Majesté. 

—  Après  ? 

—  M.  le  comte  de  la  Fère  est  là  qui  attend. 

Le  roi  et  <le  Saint-Aignan  échangèrent  à  ces  mots  un 
regard  dans  lequel  il  y  avait  plus  d'inquiétude  que  de  sur- 
prise. Louis  hésita  un  instant.  Mais,  presque  aussitôt,  prenant 
sa  résolution  : 

—  Va.  dit-il  à  de  Saint-Aignan.  va  trouver  Louise,  instruis-la 
de  ce  qui  se  trame  contre  nous;  ne  lui  laisse  pas  ignorer  que 
Madame  recommence  ses  persécutions,  et  qu'elle  a  mis  en 
campagne  des  gens  qui  eussent  mieux  fait  de  rester  neutres. 

—  Sire... 

—  Si  Louise  s'effraye,  continua  le  roi.  rassure-la;  dis-lui 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  135 

que  l'amour  du  roi  est  un  bouclier  impénétrable.  Si,  ce  dont 
j'aime  à  douter,  elle  savait  tout  déj à,  ou  si  elle  avait  subi  de  son 
côté  quelque  attaque,  dis-lui  bien,  de  Saint-Aignan,  ajouta 
le  roi  tout  frissonnant  de  colère  et  de  fièvre,  dis-lui  bien  que, 
cette  fois,  au  lieu  de  la  défendre,  je  la  vengerai,  et  cela  si  sévè- 
rement, que  nul,  désormais,  n'osera  lever  les  jeux  jusqu'à  elle  ! 

—  Est-ce  tout,  Sire  ? 

—  C'est  tout.  Va  vite,  et  demeure  fidèle,  toi  qui  vis  au 
milieu  de  cet  enfer  sans  avoir  comme  moi  l'espoir  du  paradis. 

Saint-Àignan  s'épuisa  en  protestations  de  dévouement;  il 
prit  et  baisa  la  main  du  roi  et  sortit  radieux. 


XVIII 


ROI    ET     NOBLESSE 

Louis  se  remit  aussitôt  pour  faire  un  bon  visage  à  M.  de 
la  Fère.  Il  prévoyait  bien  que  le  comte  n'arrivait  point  par 
hasard.  Il  sentait  vaguement  l'importance  de  cette  visite; 
mais  à  un  homme  du  ton  d'Athos,  à  un  esprit  aussi  distingué, 
la  première  vue  ne  devait  rien  offrir  de  désagréable  ou  de 
mal  ordonné. 

Quand  le  jeune  roi  fut  assuré  d'être  calme  en  apparence, 
il  donna  ordre  aux  huissiers  d'introduire  le  comte. 

Quelques  minutes  après,  Athos,  en  habit  de  cérémonie, 
revêtu  des  ordres  que  seul  il  avait  le  droit  de  porter  à  la  cour 
de  France,  Athos  se  présenta  d'un  air  si  grave  et  si  solennel, 
que  le  roi  put  juger,  du  premier  coup,  s'il  s'était  ou  non 
trompé  dans  ses  pressentiments. 

Louis  fit  un  pas  vers  le  comte  et  lui  tendit  avec  un  sourire 
une  main  sur  laquelle  Athos  s'inclina  plein  de  respect. 

—  Monsieur  le  comte  de  la  Fère,  dit  le  roi  rapidement, 
vous  êtes  si  rare  chez  moi,  que  c'est  une  très  bonne  fortune 
de  vous  y  voir. 


136  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

Athos  s'inclina  et  répondit  : 

—  Je  voudrais  avoir  le  bonheur  d'être  toujours  auprès  de 
Votre  Majesté. 

Cette  réponse,  faite  sur  ce  ton,  signifiait  manifestement  : 
«  Je  voudrais  pouvoir  être  un  des  conseillers  du  roi  pour  lui 
épargner  des  fautes.  » 

Le  roi  le  sentit,  et,  décidé  devant  cet  homme  à  conserver 
l'avantage  du  calme  avec  l'avantage  du  rang  : 

—  Je  vois  que  vous  avez  quelque  chose  à  me  dire,  fit-il. 

—  Je  ne  me  serais  pas.  sans  cela,  permis  de  me  présenter 
chez  Votre  Majesté. 

—  Dites  vite,  monsieur,  j'ai  hâte  de  vous  satisfaire. 
Le  roi  s'assit. 

—  Je  suis  persuadé,  répliqua  Athos  d'un  ton  légèrement 
ému,  que  Votre  Majesté  me  donnera  toute  satisfaction. 

—  Ah!  dit  le  roi  avec  une  certaine  hauteur,  c'est  une 
plainte  que  vous  venez  formuler  ici? 

—  Ce  ne  serait  une  plainte,  reprit  Athos,  que  si  Votre 
Majesté...  Mais,  veuillez  m'excuser,  Sire,  je  vais  reprendre 
l'entretien  à  son  début. 

—  J'attends. 

—  Le  roi  se  souvient  qu'à  l'époque  du  départ  de  M.  de 
Buckingham,  j'ai  eu  l'honneur  de  l'entretenir. 

—  A  cette  époque,  à  peu  près...  Oui,  je  me  le  rappelle; 
Seulement,  le  sujet  de  l'entretien...  je  l'ai  oublié. 

Athos  tressaillit. 

—  J'aurai  l'honneur  de  le  rappeler  au  roi,  dit-il.  Il  s'agis- 
sait d'une  demande  que  je  venais  adresser  à  Votre  Majesté, 
touchant  le  mariage  que  voulait  contracter  M.  de  Bragelonne 
avec  mademoiselle  de  La  Vallière. 

—  Nous  y  voici,  pensa  le  roi.  Je  me  souviens,  dit-il  tout 
haut. 

—  A  cette  époque,  poursuivit  Athos,  le  roi  fut  si  bon  et 
si  généreux  envers  moi  et  M.  de  Bragelonne,  que  pas  un 
des  mots  prononcés  par  Sa  Majesté  ne  m'est  sorti  de  la  mé- 
moire. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  437 

—  Et?...  fit  le  roi. 

—  Et  le  roi,  à  qui  je  demandais  mademoiselle  de  La  Val- 
Hère  pour  M.  de  Bragelonne,  me  refusa. 

—  C'est  vrai,  dit  sèchement  Louis. 

—  En  alléguant,  se  hâta  de  dire  Athos,  que  la  fiancée 
n'avait  pas  d'état  dans  le  monde. 

Louis  se  contraignit  pour  écouter  patiemment. 

—  Que...  ajouta  Athos,  elle  avait  peu  de  fortune. 
Le  roi  s'enfonça  dans  son  fauteuil. 

—  Peu  de  naissance. 
Nouvelle  impatience  du  roi. 

—  Et  peu  de  beauté,  ajouta  encore  impitoyablement 
Athos. 

Ce  dernier  trait,  enfoncé  dans  le  cœur  de  l'amant,  le  fit 
bondir  hors  mesure. 

—  Monsieur,  dit-il,  voilà  une  bien  bonne  mémoire! 

—  C'est  toujours  ce  qui  m'arrive  quand  j'ai  l'honneur  si 
grand  d'un  entretien  avec  le  roi,  repartit  le  comte  sans  se 
troubler. 

—  Enfin,  j'ai  dit  tout  cela,  soit! 

—  Et  j'en  ai  beaucoup  remercié  Votre  Majesté,  Sire,  parce 
que  ces  paroles  témoignaient  d'un  intérêt  bien  honorable 
pour  M.  de  Bragelonne. 

—  Vous  vous  rappelez  aussi,  dit  le  roi  en  pesant  sur  ces 
paroles,  que  vous  aviez  pour  ce  mariage  une  grande  répu- 
gnance ? 

—  C'est  vrai,  Sire. 

—  Et  que  vous  faisiez  la  demande  à  contre-cœur? 

—  Oui,  Votre  Majesté. 

—  Enfin,  je  me  rappelle  aussi,  car  j'ai  une  mémoire 
presque  aussi  bonne  que  la  vôtre,  je  me  rappelle,  dis-je,  que 
vous  avez  dit  ces  paroles  :  «  Je  ne  crois  pas  à  l'amour  de 
mademoiselle  de  La  Vallière  pour  M.  de  Bragelonne.  »  Est-ce 
vrai? 

Athos  sentit  le  coup,  il  ne  recula  pas. 

—  Sire,  dit-il,  j'en   ai  déjà   demandé   pardon    à  Votre 


138  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

Majesté,  mais  il  est  certaines  choses,  dans  cet  entretien  qui 
ne  seront  intelligibles  qu'au  dénoûment. 

—  Voyons  le  dénoûment.  alors. 

—  Le  voici.  Votre  Majesté  avait  dit  qu'elle  différait  le 
mariage  pour  le  bien  de  M.  de  Bragelonne. 

Le  roi  se  tut. 

—  Aujourd'hui,  M.  de  Bragelonne  est  tellement  malheu- 
reux, qu'il  ne  peut  différer  plus  longtemps  de  demander  une 
solution  à  Votre  Majesté. 

Le  roi  pâlit.  Athos  le  regarda  fixement. 

—  Et  que...  demande-t-il...  M.  de  Bragelonne?  dit  le  roi 
avec  hésitation. 

—  Absolument  ce  que  je  venais  demander  au  roi  dans  la 
dernière  entrevue  :  le  consentement  de  Votre  Majesté  à  son 
mariage. 

Le  roi  se  tut. 

—  Les  questions  relatives  aux  obstacles  sont  aplanies  pour 
nous,  continua  Athos.  Mademoiselle  de  La  Vallière,  sans 
fortune,  sans  naissance  et  sans  beauté,  n'en  est  pas  moins  le 
seul  beau  parti  du  monde  pour  M.  de  Bragelonne,  puisqu'il 
aime  cette  jeune  fille. 

Le  roi  serra  ses  mains  l'une  contre  l'autre. 

—  Le  roi  hésite  ?  demanda  le  comte  sans  rien  perdre  de  sa 
fermeté  ni  de  sa  politesse. 

—  Je  n'hésite  pas...  je  refuse,  répliqua  le  roi. 
Athos  se  recueillit  un  moment. 

—  J'ai  eu  l'honneur,  dit-il  d'une  voix  douce,  de  faire 
observer  au  roi  que  nul  obstacle  n'arrêtait  les  affections 
de  M.  de  Bragelonne,  et  que  sa  détermination  semblait 
invariable. 

—  Il  y  a  ma  volonté;  c'est  un  obstacle,  je  crois? 

—  C'est  le  plus  sérieux  de  tous,  riposta  Athos. 

—  Ah  ! 

—  Maintenant,  qu'il  nous  soit  permis  de  demander  hum- 
blement à  Votre  Majesté  la  raison  de  ce  refus. 

—  La  raison  ?...  Une  question?  s'écria  le  roi. 


LÉ   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  139 

—  Une  demande,  Sire. 

Le  roi,  s'appuyant  sur  la  table  avec  les  deux  poings  : 

—  Vous  avez  perdu  l'usage  de  la  cour,  monsieur  de  laFère, 
dit-il  d'une  voix  concentrée.  A  la  cour,  on  ne  questionne 
pas  le  roi. 

—  C'est  vrai,  Sire;  mais,  si  l'on  ne  questionne  pas,  on 
suppose. 

—  On  suppose  !  Que  veut  dire  cela? 

—  Presque  toujours  la  supposition  du  sujet  implique  la 
franchise  du  roi... 

—  Monsieur  ! 

—  Et  le  manque  de  confiance  du  sujet,  poursuivit  intrépi- 
dement Athos. 

—  Je  crois  que  vous  vous  méprenez,  dit  le  monarque 
entraîné  malgré  lui  à  la  colère. 

—  Sire,  je  suis  forcé  de  chercher  ailleurs  ce  que  je  croyais 
trouver  en  Votre  Majesté.  Au  lieu  d'avoir  une  réponse  de 
vous,  je  suis  forcé  de  m'en  faire  une  à  moi-même. 

Le  roi  se  leva. 

—  Monsieur  le  comte,  dit-il,  je  vous  ai  donné  tout  le  temps 
que  j'avais  de  libre. 

C'était  un  congé. 

—  Sire,  répondit  le  comte,  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  dire 
au  roi  ce  que  j'étais  venu  lui  dire,  et  je  vois  si  rarement  le 
roi,  que  je  dois  saisir  l'occasion. 

—  Vous  en  étiez  à  des  suppositions;  vous  allez  passer  aux 
offenses. 

—  Oh  1  Sire,  offenser  le  roi,  moi  ?  Jamais  !  J'ai  toute  ma 
vie  soutenu  que  les  rois  sont  au-dessus  des  autres  hommes, 
non  seulement  par  le  rang  et  la  puissance,  mais  par  la 
noblesse  du  cœur  et  la  valeur  de  l'esprit.  Je  ne  me  ferai 
jamais  croire  que  mon  roi,  celui  qui  m'a  dit  une  parole, 
cachait  avec  cette  parole  une  arrière-pensée. 

—  Qu'est-ce  à  dire  ?  quelle  arrière  pensée  ? 

—  Je  m'explique,  dit  froidement  Athos.  Si,  en  refusant 
la  main  de  mademoiselle  de  La  Vallière  à  M.  de  Bragelonne, 


140  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

Votre  Majesté  avait  un  autre  but  que  le  bonheur  et  la  fortune 
du  vicomte. 

—  Vous  voyez  bien,  monsieur,  que  vous  m'offensez. 

—  Si,  en  demandant  un  délai  au  vicomte,  Votre  Majesté 
avait  voulu  éloigner  seulement  le  fiancé  de  mademoiselle  de 
La  Vallière... 

—  Monsieur  !  Monsieur  ! 

—  C'est  que  je  l'ai  ouï  dire  partout,  Sire.  Partout  l'on 
parle  de  l'amour  de  Votre  Majesté  pour  mademoiselle  de 
La  Vallière. 

Le  roi  déchira  ses  gants,  que,  par  contenance,  il  mordillait 
depuis  quelques  minutes. 

—  Malheur  !  s'écria-t-il,  à  ceux  qui  se  mêlent  de  mes 
affaires  !  J'ai  pris  un  parti  :  je  briserai  tous  les  obstacles. 

—  Quels  obstacles  ?  dit  Athos. 

Le  roi  s'arrêta  court,  comme  un  cheval  emporté  à  qui  le 
mors  brise  le  palais  en  se  retournant  dans  sa  bouche. 

—  J'aime  mademoiselle  de  La  Vallière,  dit-il  soudain  avec 
autant  de  noblesse  que  d'emportement. 

—  Mais,  interrompit  Athos,  cela  n'empêche  pas  Votre 
Majesté  de  marier  M.  de  Bragelonne  avec  mademoiselle  de 
La  Vallière.  Le  sacrifice  est  digne  d'un  roi;  il  est  mérité  par 
M.  de  Bragelonne,  qui  a  déjà  rendu  des  services  et  qui  peut 
passer  pour  un  brave  homme.  Ainsi  donc,  le  roi,  en  renon- 
çant à  son  amour,  fait  preuve  à  la  fois  de  générosité,  de 
reconnaissance  et  de  bonne  politique. 

—  Mademoiselle  de  La  Vallière,  dit  sourdement  le  roi, 
n'aime  pas  M.  de  Bragelonne. 

—  Le  roi  le  sait?  demanda  Athos  avec  un  regard  profond. 

—  Je  le  sais. 

—  Depuis  peu,  alors  ;  sans  quoi,  si  le  roi  le  savait  lors  de 
ma  première  demande,  Sa  Majesté  eût  pris  la  peine  de  me 
le  dire. 

—  Depuis  peu. 

Athos  garda  un  moment  le  silence. 

—  Je  ne  comprends  point  alors,  dit-il.  que  le  roi  ait  envoyé 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  14i 

M.  de  Bragelonne  à  Londres.  Cet  exil  surprend  à  bon  droit 
ceux  qui  aiment  l'honneur  du  roi. 

—  Qui  parle  de  l'honneur  du  roi,  monsieur  de  la  Fère  ? 

—  L'honneur  du  roi,  Sire,  est  fait  de  l'honneur  de  toute 
sa  noblesse.  Quand  le  roi  offense  un  de  ses  gentilshommes, 
c'est-à-dire  quand  il  lui  prend  un  morceau  de  son  honneur,  c'est 
à  lui-même,  au  roi,  que  cette  part  d'honneur  est  dérobée. 

—  Monsieur  de  la  Fère  ! 

—  Sire,  vous  avez  envoyé  à  Londres  le  vicomte  de  Brage- 
lonne avant  d'être  l'amant  de  mademoiselle  de  La  Vallière, 
ou  depuis  que  vous  êtes  son  amant  ? 

Le  roi,  irrité,  surtout  parce  qu'il  se  sentait  dominé,  voulut 
congédier  Athos  par  un  geste. 

—  Sire,  je  vous  dirai  tout,  répliqua  le  comte;  je  ne 
sortirai  d'ici  que  satisfait  par  Votre  Majesté  ou  par  moi- 
même.  Satisfait  si  vous  m'avez  prouvé  que  vous  avez  raison; 
satisfait  si  je  vous  ai  prouvé  que  vous  avez  tort.  Oh  !  vous 
m'écouterez,  Sire.  Je  suis  vieux,  et  je  tiens  à  tout  ce  qu'il  y 
a  de  vraiment  grand  et  de  vraiment  fort  dans  le  royaume. 
Je  suis  un  gentilhomme  qui  a  versé  son  sang  pour  votre  père 
et  pour  vous,  sans  jamais  avoir  rien  demandé  ni  à  vous  ni 
à  votre  père.  Je  n'ai  fait  de  tort  à  personne  en  ce  monde  et 
j'ai  obligé  des  rois!  Vous  m'écouterez!  Je  viens  vous 
demander  compte  de  l'honneur  d'un  de  vos  serviteurs  que 
vous  avez  abusé  par  un  mensonge  ou  trahi  par  une  faiblesse. 
Je  sais  que  ces  mots  irritent  Votre  Majesté;  mais  les  faits 
nous  tuent,  nous  autres;  je  sais  que  vous  cherchez  quel 
châtiment  vous  ferez  subir  à  ma  franchise  ;  mais  je  sais,  moi, 
quel  châtiment  je  demanderai  à  Dieu  de  vous  infliger,  quand 
je  lui  raconterai  votre  parjure  et  le  malheur  de  mon  fils. 

Le  roi  se  promenait  à  grands  pas,  la  main  sur  la  poitrine, 
la  tête  roidie,  l'œil  flamboyant. 

—  Monsieur,  s'écria-t-il  tout  à  coup,  si  j'étais  pour  vous 
le  roi,  vous  seriez  déjà  puni;  mais  je  ne  suis  qu'un  homme, 
et  j'ai  le  droit  d'aimer  sur  la  terre  ceux  qui  m'aiment, 
bonheur  si  rare  ! 


142  LB  VICOMTE    DE   BRAGELONNE 

—  Vous  n'avez  pas  plus  ce  droit  comme  homme  que 
comme  roi;  ou,  si  vous  vouliez  le  prendre  loyalement,  il 
fallait  prévenir  M.  de  Bragelonne  au  lieu  de  l'exiler. 

—  Je  crois  que  je  discute,  en  vérité!  interrompit  Louis  XIV 
avec  cette  majesté  que  lui  seul  savait  trouver  à  un  point  si 
remarquable  dans  le  regard  et  dans  la  voix. 

—  J'espérais  que  vous  me  répondriez,  dit  le  comte. 

—  Vous  saurez  tantôt  ma  réponse,  monsieur. 

—  Vous  savez  ma  pensée,  répliqua  M.  de  la  Fère. 

—  Vous  avez  oublié  que  vous  parliez  au  roi,  monsieur; 
c'est  un  crime  ! 

—  Vous  avez  oublié  que  vous  brisiez  la  vie  de  deux 
hommes;  c'est  un  péché  mortel,  Sire  ! 

—  Sortez,  maintenant  ! 

—  Pas  avant  de  vous  avoir  dit  :  Fils  de  Louis  XIII,  vous 
commencez  mal  votre  règne,  car  vous  le  commencez  par  le 
rapt  et  la  déloyauté!  Ma  race  et  moi,  nous  sommes  dégagés 
envers  vous  de  toute  cette  affection  et  de  tout  ce  respect  que 
j'avais  fait  jurera  mon  fils  dans  les  caveaux  de  Saint-Denis, 
en  présence  des  restes  de  vos  nobles  aïeux.  Vous  êtes  devenu 
notre  ennemi,  Sire,  et  nous  n'avons  plus  affaire  désormais 
qu'à  Dieu,  notre  seul  maître.  Prenez-y  garde! 

—  Vous  menacez  ? 

—  Oh!  non,  dit  tristement  Athos.  et  je  n'ai  pas  plus  de 
bravade  que  de  peur  dans  l'àme.  Dieu,  dont  je  vous  parle, 
Sire,  m'entend  parler;  il  sait  que,  pour  l'intégrité,  pour 
l'honneur  de  votre  couronne,  je  verserais  encore  à  présent 
tout  ce  que  m'ont  laissé  de  sang  vingt  années  de  guerre 
civile  et  étrangère.  Je  puis  donc  vous  assurer  que  je  ne 
menace  pas  le  roi  plus  que  je  ne  menace  l'homme;  mais  je 
vous  dis,  à  vous  :  Vous  perdez  deux  serviteurs  pour  avoir 
tué  la  foi  dans  le  cœur  du  père  et  l'amour  dans  le  cœur  du 
fils.  L'un  ne  croit  plus  à  la  parole  royale,  l'autre  ne  croit 
plus  à  la  loyauté  des  hommes,  ni  à  la  pureté  des  femmes. 
L'un  est  mort  au  respect  et  l'autre  à  l'obéissance.  Adieu! 

Cela  dit.  Athos  brisa  son  épée  3ur  sod  genou,  en  déposa 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  d^3 

lentement  les  deux  morceaux  sur  le  parquet,  et,  saluant  le 
roi,  qui  étouffait  de  rage  et  de  honte,  il  sortit  du  cabinet. 

Louis,  abîmé  sur  sa  table,  passa  quelques  minutes  à  se 
remettre,  et,  se  relevant  soudain,  il  sonna  violemment. 

—  Qu'on  appelle  M.  d'Artagnan  !  dit-il  aux  huissiers 
épouvantés 


XIX 


SUITE    DORAGE 

Sans  doute  nos  lecteurs  se  sont  déjà  demandé  comment 
Athos  s'était  si  bien  à  point  trouvé  chez  le  roi,  lui  dont  ils 
n'avaient  point  entendu  parler  depuis  un  long  temps.  Notre 
prétention,  comme  romancier,  étant  surtout  d'enchaîner  les 
événements  les  uns  aux  autres  avec  une  logique  presque 
fatale,  nous  nous  tenions  prêt  à  répondre  et  nous  répondons 
à  cette  question. 

Porthos,  fidèle  à  son  devoir  d'arrangeur  d'affaires,  avait, 
en  quittant  le  Palais-Royal,  été  rejoindre  Raoul  aux  Minimes 
du  bois  de  Yincennes,  et  lui  avait  raconté,  dans  ses  moin- 
dres détails,  son  entretien  avec  M.  de  Saint-Aignan  ;  puis  il 
avait  terminé  en  disant  que  le  message  du  roi  à  son  favori 
n'amènerait,  probablement,  qu'un  retard  momentané,  et 
qu'en  quittant  le  roi,  de  Saint-Aignan  s'empresserait  de  se 
rendre  à  l'appel  que  lui  avait  fait  Raoul. 

Mais  Raoul,  moins  crédule  que  son  vieil  ami,  avait  conclu, 
du  récit  de  Porthos,  que,  si  de  Saint-Aignan  allait  chez  le  roi, 
de  Saint-Aignan  conterait  tout  au  roi,  et  que,  si  de  Saint- 
Aignan  contait  tout  au  roi,  le  roi  défendrait  à  de  Saint-Aignan 
de  se  présenter  sur  le  terrain.  Il  avait  done,  en  conséquence 
de  cette  réflexion,  laissé  Porthos  garder  la  place,  au  cas, 
fort  peu  probable,  où  de  Saint-Aignan  viendrait,  et  encore 
avait-il  bien  engagé  Porthos  à  ne  pas  rester  sur  le  pré  plus 


144  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

d'une  heure  ou  une  heure  et  demie.  Ce  à  quoi  Porthos  s'était 
formellement  refusé,  s'installant,  bien  au  contraire,  aux 
Minimes,  comme  pour  y  prendre  racine,  faisant  promettre  à 
Raoul  de  revenir  de  chez  son  père  chez  lui,  Raoul,  afin  que 
le  laquais  de  Porthos  sût  où  le  trouver  si  M.  de  Saint- Aignan 
venait  au  rendez-vous. 

Bragelonne  avait  quitté  Vincennes  et  s'était  acheminé  tout 
droit  chez  Athos,  qui,  depuis  deux  jours,  était  à  Paris. 

Le  comte  était  déjà  prévenu  par  une  lettre  de  d'Artagnan. 

Raoul  arrivait  donc  surabondamment  chez  son  père,  qui, 
après  lui  avoir  tendu  la  main  et  l'avoir  embrassé,  lui  fit 
signe  de  s'asseoir. 

—  Je  sais  que  vous  venez  à  moi  comme  on  vient  à  un 
ami,  vicomte,  quand  on  pleure  et  quand  on  souffre  ;  dites- 
moi  quelle  cause  vous  amène  ? 

Le  jeune  homme  s'inclina  et  commença  son  récit.  Plus 
d'une  fois,  dans  le  court  de  ce  récit,  les  larmes  coupèrent  sa 
voix  et  un  sanglot  étranglé  dans  sa  gorge  suspendit  la  nar- 
ration. Cependant  il  acheva. 

Athos  savait  probablement  déjà  à  quoi  s'en  tenir,  puisque 
nous  avons  dit  que  d'Artagnan  lui  avait  écrit  ;  mais,  tenant 
à  garder  jusqu'au  bout  ce  calme  et  cette  sérénité  qui 
faisaient  le  côté  presque  surhumain  de  son  caractère,  il 
répondit  : 

—  Raoul,  je  ne  crois  rien  de  ce  que  l'on  dit  ;  je  ne  crois 
rien  de  ce  que  vous  craignez,  non  pas  que  des  personnes 
dignes  de  foi  ne  m'aient  pas  déjà  entretenu  de  cette  aven- 
ture, mais  parce  que,  dans  mon  àme  et  dans  ma  conscience, 
je  crois  impossible  que  le  roi  ait  outragé  un  gentilhomme. 
Je  garantis  donc  le  roi,  et  vais  vous  rapporter  la  preuve  de 
ce  que  je  dis 

Raoul,  flottant  comme  un  homme  ivre  entre  ce  qu'il  avait 
vu  de  ses  propres  yeux  et  cette  imperturbable  foi  qu'il  avait 
dans  un  homme  qui  n'avait  jamais  menti,  s'inclina  et  se 
contenta  de  répondre  : 

—  Allez  donc,  monsieur  le  comte  :  j'attendrai. 


LE   VICOMTE     DE     BRAGELONNE  145 

Et  il  s'assit,  la  tête  cachée  dans  ses  deux  mains.  Athos 
s'habilla  et  partit.  Chez  le  roi,  il  fit  ce  que  nous  venons  de 
raconter  à  nos  lecteurs,  qui  l'ont  vu  entrer  chez  Sa  Majesté 
et  qui  l'ont  vu  en  sortir. 

Quand  il  rentra  chez  lui,  Raoul,  pâle  et  morne,  n'avait 
pas  quitté  sa  position  désespérée.  Cependant,  au  bruit  des 
portes  qui  s'ouvraient,  au  bruit  des  pas  de  son  père  qui  s'ap- 
prochait de  lui,  le  jeune  homme  releva  la  tête. 

Athos  était  pâle,  découvert,  grave;  il  remit  son  manteau 
et  son  chapeau  au  laquais,  le  congédia  du  geste  et  s'assit 
près  de  Raoul. 

—  Eh  bien,  monsieur,  demanda  le  jeune  homme  en 
hochant  tristement  la  tête  de  haut  en  bas,  êtes-vous  bien 
convaincu,  à  présent  ? 

—  Je  le  suis,  Raoul  ;  le  roi  aime  mademoiselle  de 
La  Vallière. 

—  Ainsi,  il  avoue?  s'écria  Raoul. 

—  Absolument,  dit  Athos. 

—  Et  elle? 

—  Je  ne  l'ai  pas  vue. 

—  Non;  mais  le  roi  vous  en  a  parlé.  Que  dit-il  d'elle? 

—  Il  dit  qu'elle  l'aime. 

—  Oh!  vous  voyez!  vous  voyez,  monsieur! 
Et  le  jeune  homme  fit  un  geste  de  désespoir. 

—  Raoul,  reprit  le  comte,  j'ai  dit  au  roi,  croyez-le  bien, 
out  ce  que  vous  eussiez  pu  lui  dire  vous-même,  et  je  crois 
e  lui  avoir  dit  en  termes  convenables,  mais  fermes. 

—  Et  que  lui  avez-vous  dit,  monsieur? 

—  J'ai  dit,  Raoul,  que  tout  était  fini  entre  lui  et  nous, 
[uevous  ne  seriez  plus  rien  pour  son  service;  j'ai  dit  que, 
noi-même,  je  demeurerais  à  l'écart.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à 
avoir  une  chose. 

—  Laquelle,  monsieur? 

—  Si  vous  avez  pris  votre  parti. 

—  Mon  parti?  A  quel  sujet? 

—  Touchant  l'amour  et... 
t.  v.  109 


146  LE    VIC0.M7E    DE    BRAGELONNE 

—  Achevez,  monsieur. 

—  Et  touchant  la  vengeance;  car  j'ai  peur  que  vous  ne 
songiez  à  vous  venger. 

—  Oh!  monsieur,  l'amour...  peut-être  un  jour,  plus  tard, 
réussirai-je  à  l'arracher  de  mon  cœur.  J'y  compte,  avec  l'aide 
de  Dieu  et  le  secours  de  vos  sages  exhortations.  La  ven- 
geance, je  n'y  avais  songé  que  sous  l'empire  d'une  pensée 
mauvaise,  car  ce  n'était  point  du  vrai  coupable  que  je  pou- 
vais me  venger;  jai  donc  déjà  renoncé  à  la  vengeance. 

—  Ainsi,  vous  ne  songez  plus  à  chercher  une  querelle  à 
M.  de  Saint-Aignan? 

—  Non,  monsieur.  Un  défi  a  été  fait;  si  M.  de  Saint-Aignan 
l'accepte,  je  le  soutiendrai  ;  s'il  ne  le  relève  pas,  je  le  laisserai 
à  terre. 

—  Et  de  La  Vallière? 

—  Monsieur  le  comte  n'a  pas  sérieusement  cru  que  je 
songerais  à  me  venger  d'une  femme,  répondit  Raoul  avec 
un  sourire  si  triste,  qu'il  attira  une  larme  aux  bords  des  pau- 
pières de  cet  homme  qui  s'était  tant  de  fois  penché  sur  ses 
douleurs  et  sur  les  douleurs  des  autres. 

Il  tendit  sa  main  à  Raoul,  Raoul  la  saisit  vivement. 

—  Ainsi,  monsieur  le  comte,  vous  êtes  bien  assuré  que  le 
mal  est  sans  remède?  demanda  le  jeune  homme. 

Athos  secoua  la  tète  à  son  tour. 

—  Pauvre  enfant!  murmura-t-il. 

—  Vous  pensez  que  j'espère  encore,  dit  Raoul,  et  vous  me 
plaignez.  Oh!  c'est  qu'il  m'en  coûte  horriblement,  voyez- 
vous,  pour  mépriser,  comme  je  le  dois,  celle  que  j'ai  tant 
aimée.  Que  n'ai-je  quelque  tort  envers  elle,  je  serais  heu- 
reux et  je  lui  pardonnerais. 

Athos  regarda  tristement  son  fils.  Ces  quelques  mots  que 

venait  de   prononcer  Raoul  semblaient  être  sortis  de  son 

propre  cœur.  En  ce  moment,  le  laquais  annonça  II.  d'Art  a- 

nom  retentit,  «l'une  façon   bien  différente,  aux 

oreilles  d' Athos  et  de  Raoul. 

Le  mousquetaire  annoncé  fit  son  entrée  avec  un  vague 


LB   VICOMTE    DE     BRAGELONNE  147 

sourire  sur  les  lèvres.  Raoul  s'arrêta  ;  Athos  marcha  vers 
son  ami  avec  une  expression  de  visage  qui  n'échappa  point 
à  Bragelonne.  D'Artagnan  répondit  à  Athos  par  un  simple 
clignement  de  l'œil;  puis,  s'avançant  vers  Raoul  et  lui  pre- 
nant la  main  : 

—  Eh  bien,  dit-il  s'adressant  à  la  fois  au  père  et  au  fils, 
nous  consolons  l'enfant,  à  ce  qu'il  paraît? 

—  Et  vous,  toujours  bon,  dit  Athos,  vous  venez  m'aider  à 
cette  tâche  difficile. 

Et,  ce  disant,  Athos  serra  entre  ses  deux  mains  la  main  de 
d'Artagnan.  Raoul  crut  remarquer  que  cette  pression  avait 
un  sens  particulier  à  part  celui  des  paroles. 

—  Oui,  répondit  le  mousquetaire  en  se  grattant  la  mous- 
tache de  la  main  qu 'Athos  lui  laissait  libre,  oui,  je  viens 
aussi... 

—  Soyez  le  bienvenu,  monsieur  le  chevalier,  non  pour  la 
consolation  que  vous  apportez,  mais  pour  vous-même.  Je 
suis  consolé. 

Et  il  essaya  d'un  sourire  plus  triste  qu'aucune  des  larmes 
que  d'Artagnan  avait  jamais  vu  répandre. 

—  A  la  bonne  heure  !  fit  d'Artagnan. 

—  Seulement,  continua  Raoul,  vous  êtes  arrivé  comme 
M.  le  comte  allait  me  donner  les  détails  de  son  entrevue 
avec  le  roi.  Vous  permettez,  n'est-ce  pas,  que  M.  le  comte 
continue? 

Et  les  yeux  du  jeune  homme  semblaient  vouloir  lire 
jusqu'au  fond  du  cœur  du  mousquetaire. 

—  Son  entrevue  avec  le  roi?  fit  d'Artagnan  d'un  ton  si 
naturel,  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  douter  de  son  étonne- 
ment.  Vous  avez  donc  vu  le  roi,  Athos  ? 

Athos  sourit. 

—  Oui,  dit-il,  je  l'ai  vu. 

—  Ah  !  vraiment,  vous  ignoriez  que  le  comte  eût  vu 
Sa  Majesté  ?  demanda  Raoul  à  demi  rassuré. 

—  Ma  foi,  oui  !  tout  à  fait. 

—  Alors,  me  voilà  plus  tranquille,  dit  Raoul. 


US  LE   VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Tranquille,  et  sur  quoi  ?  demanda  Athos. 

—  Monsieur,  dit  Raoul,  pardonnez-moi;  mais,  connaissant 
l'amitié  que  vous  me  faites  l'honneur  de  me  porter,  je  crai- 
gnais que  vous  n'eussiez  un  peu  vivement  exprimé  à  Sa  Majesté 
ma  douleur  et  votre   indignation,  et  qu'alors  le  roi... 

—  Et  qu'alors  le  roi?  répéta d'Artagnan.  Voyons,  achevez, 
Raoul. 

—  Excusez-moi  à  votre  tour,  monsieur  d'Artagnan,  dit 
Raoul.  Un  instant  j'ai  tremblé,  je  l'avoue,  que  vous  ne 
vinssiez  pas  ici  comme  M.  d'Artagnan,  mais  comme  capitaine 
de  mousquetaires. 

—  Vous  êtes  fou,  mon  pauvre  Raoul,  s'écria  d'Artagnan 
avec  un  éclat  de  rire  dans  lequel  un  exact  observateur  eût 
peut-être  désiré  plus  de  franchise. 

—  Tant  mieux  !  dit  Raoul. 

—  Oui,  fou,  et  savez-vous  ce  que  je  vous  conseille? 

—  Dites,  monsieur;  venant  de  vous,  l'avis  doit  être  bon. 

—  Eh  bien,  je  vous  conseille,  après  votre  voyage,  après 
votre  visite  chez  M.  de  Guiche,  après  votre  visite  chez 
Madame,  après  votre  visite  chez  Porthos,  après  votre  voyage 
à  Vincennés,  je  vous  conseille  de  prendre  quelque  repos; 
couchez-vous,  dormez  douze  heures,  et,  à  votre  réveil, 
fatiguez-moi  un  bon  cheval. 

Et,  l'attirant  à  lui,  il  l'embrassa  comme  il  eût  fait  de  son 
propre  enfant.  Athos  en  fit  autant;  seulement,  il  était  visible 
que  le  baiser  était  plus  tendre  et  la  pression  plus  forte 
encore  chez  le  père  que  chez  l'ami. 

Le  jeune  homme  regarda  de  nouveau  ces  deux  hommes, 
en  appliquant  à  les  pénétrer  toutes  les  forces  de  son  intelli- 
gence. Mais  son  regard  s'émoussa  sur  la  physionomie  riante 
du  mousquetaire  et  sur  la  figure  calme  et  douce  du  comte 
de  la  Fère. 

—  Et  où  allez-vous,  Raoul?  demanda  ce  dernier,  voyant 
que  Bragelonne  s'apprêtait  à  sortir. 

—  Chez  moi,  monsieur,  répondit  celui-ci  de  sa  voix  douce 
et  triste. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  iA9 

—  C'est  donc  là  qu'on  vous  trouvera,  vicomte,  si  l'on  a 
uelque  chose  à  vous  dire  ? 

-  Oui,  monsieur.  Est-ce  que  vous  prévoyez  avoir  quelque 
lose  à  me  dire  ? 

—  Que  sais-je!  dit  Athos. 

—  Oui,  de  nouvelles  consolations,  dit  d'Artagnan  en 
Dussant  tout  doucement  Raoul  vers  la  porte. 

Raoul,  voyant  cette  sérénité  dans  chaque  geste  des  deux 
nis,  sortit  de  chez  le  comte,  n'emportant  avec  lui  que 
inique  sentiment  de  sa  douleur  particulière. 

—  Dieu  soit  loué,  dit-il,  je  puis  donc  ne  plus  penser  qu'à  moi. 
Et,  s'enveloppant  de  son  manteau,  de  manière  à  cacher 
tx  passants  son  visage  attristé,  il  sortit  pour  se  rendre  à 
n  propre  logement,  comme  il  l'avait  promis  à  Porthos. 
Les  deux  amis  avaient  vu  le  jeune  homme  s'éloigner  avec 

sentiment  pareil  de  commisération. 
Seulement,    chacun    d'eux  l'avait  exprimé  d'une   façon 
ïérente. 

—  Pauvre  Raoul  !  avait  dit  Athos  en  laissant  échapper  un 
îpir. 

—  Pauvre  Raoul  !  avait  dit  d'Artagnan  en  haussant  les 
iules. 


XX 

HEUt    MISERÎ 

:  Pauvre  Raoul  t  »  avait  dit  Athos.  «  Pauvre  Raoul  !  » 
dt  dit  d'Artagnan.  En  effet,  plaint  par  ces  deux  hommes 
brts,  Raoul  devait  être  un  homme  bien  malheureux. 
Uissi,  lorsqu'il  se  trouva  seul  en  face  de  lui-même,  lais- 
.t  derrière  lui  l'ami  intrépide  et  le  père  indulgent,  lorsqu'il 
rappela  l'aveu  fait  par  le  roi  de  cette  tendresse  qui  lui 
ait  sa  bien-aimée  Louise  de  La  Vallière,  il  sentit  son  cœur 


150  LE    VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

se  briser,  comme  chacun  de  nous  l'a  senti  se  briser  une  fo 
à  la  première  illusion  détruite,  au  premier  amour  trahi. 

—  Oh!  murmura-t-il,  c'en  est  donc  fait  !  Plus  rien  dans 
vie  !  Rien  à  attendre,  rien  à  espérer  !  Guiche  me  l'a  dit,  me 
père  me  l'a  dit,  M.  d'Artagnan  me  l'a  dit.  Tout  est  donc  i 
rêve  en  ce  monde  !  C'était  un  rêve  que  cet  avenir  poursui 
depuis  dix  ans  !  Cette  union  de  nos  cœurs,  c'était  un  rêv« 
Cette  vie  toute  d'amour  et  de  bonheur,  c'était  un  rêve  ! 

«  Pauvre  fou  de  rêver  ainsi  tout  haut  et  publiquement,  < 
face  de  mes  amis  et  de  mes  ennemis,  afin  que  mes  air 
s'attristent  de  mes  peines  et  que  mes  ennemis  rient  de  m 
douleurs!... 

»  Ainsi,  mon  malheur  va  devenir  une  disgrâce  éclatant 
un  scandale  public.  Ainsi,  demain,  je  serai  montré  honte 
sèment  au  doigt  ! 

Et,  malgré  le  calme  promis  à  son  père  et  à  d'Artagna 
Raoul  fit  entendre  quelques  paroles  de  sourde  menace. 

—  Et  cependant,  continua-t-il,  si  je  m'appelais  de  Ward( 
et  que  j'eusse  à  la  fois  la  souplesse  et  la  vigueur  de  M.  d'Art 
gnan,  je  rirais  avec  les  lèvres,  je  convaincrais  les  femm 
que  cette  perfide,  honorée  de  mon  amour,  ne  me  lais 
qu'un  regret,  celui  d'avoir  été  abusé  par  ses  semblai 
d'honnêteté  ;  quelques  railleurs  flagorneraient  le  roi  à  m 
dépens;  je  me  mettrais  à  l'affût  sur  le  chemin  des  milieu 
j'en  châtierais  quelques-uns.  Les  hommes  me  redouteraie; 
et,  au  troisième  que  j'aurais  couché  à  mes  pieds,  je  ser; 
adoré  par  les  femmes. 

»  Oui,  voilà  un  parti  à  prendre,  et  le  comte  de  la  F<" 
lui-même  n'y  répugnerait  pas.  N'a-t-il  pas  été  éprouvé, 
aussi,  au  milieu  de  sa  jeunesse,  comme  je  viens  de  l'ètr 
N'a-t-il  pas  remplacé  l'amour  par  l'ivresse.  Il  me  l'a  dit  s( 
vent.  Pourquoi,  moi,  ne  remplacerais-je  pas  l'amour  par 
plaisir. 

»  Il  avait  souffert  autant  que  je  souffre,  plus  peut-êti 
L'histoire  d'un  homme  est  donc  l'histoire  de  tous  les  ho 
mes?    une  épreuve  plus  ou  moins  longue,  plus  ou  mo. 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  451 

douloureuse  ?  La  voix  de  l'humanité  tout  entière  n'est  qu'un 
ong  cri. 

»  Mais  qu'importe  la  douleur  des  autres  à  celui  qui  souffre? 
,a  plaie  ouverte  dans  une  autre  poitrine  adoucit-elle  la  plaie 
)éante  sur  la  nôtre  ?  Le  sang  qui  coule  à  côté  de  nous  tarit-il 
totre  sang?  Cette  angoisse  universelle  diminue-t-elle  l'an- 
oisse  particulière?  Non,  chacun  souffre  pour  soi,  chacun 
itte  avec  sa  douleur,  chacun  pleure  ses  propres  larmes. 
»  Et,  d'ailleurs,  qu'a  été  la  vie  pour  moi  jusqu'à  présent? 
ïne  arène  froide  et  stérile  où  j'ai  combattu  pour  les  autres 
Mijours,  pour  moi  jamais. 
»  Tantôt  pour  un  roi,  tantôt  pour  une  femme. 
»  Le  roi  m'a  trahi,  la  femme  m'a  dédaigné. 
»  Oh!  malheureux!...  Les  femmes!  Ne  pourrais-je  donc 
is  faire  expier  à  toutes  le  crime  de  l'une  d'elles  ? 
»  Que  faut-il  pour  cela?...  N'avoir  plus  de  cœur,  ou  oublier 
l'on  en  a  un  ;  être  fort,  même  contre  la  faiblesse  ;  appuyer 
ujours,  même  lorsque  l'on  sent  rompre. 
»  Que  faut-il  pour  en  arriver  là?  Être  jeune,  beau,  fort, 
illant,  riche.  Je  suis  ou  je  serai  tout  cela. 
»  Mais  l'honneur  ?  Qu'est-ce  que  l'honneur  ?  Une  théorie 
e  chacun  comprend  à  sa  façon.  Mon  père  me  disait  : 
L'honneur,  c'est  le  respect  de  ce  que  l'on  doit  aux  autres, 
et  surtout  de  ce  qu'on  se  doit  à  soi-même.  »  Mais  de  Guiche, 
lis  Manicamp,  mais  de  Saint-Aignan  surtout  me  diraient  : 
L'honneur  consiste  à  servir  les  passions  et  les  plaisirs  de 
son  roi.  »  Cet  honneur-là  est  facile  et  productif.  Avec  cet 
Qneur-là,  je  puis  garder  mon  poste  à  la  cour,  devenir 
itilhomme  de  la  chambre,  avoir  un  beau  et  bon  régiment 
noi.  Avec  cet  honneur-là,  je  puis  être  duc  et  pair. 
>  La  tache  que  vient  de  m'imprimer  cette  femme,  cette 
îleur  avec  laquelle  elle  vient  de  briser  mon  cœur,  à  moi, 
oui,  son  ami  d'enfance,  ne  touche  en  rien  M.  de  Brage- 
ne,  bon  officier,  brave  capitaine  qui  se  couvrira  de  gloire 

Il  première  rencontre,  et  qui  deviendra  cent  fois  plus  que 


ibt  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

du  roi;  car  le  roi  n'épousera  pas  mademoiselle  de  La  Val- 
lière,  et  plus  il  la  déclarera  publiquement  sa  maîtresse,  plu: 
il  épaissira  le  bandeau  de  honte  qu'il  lui  jette  au  front  er 
guise  de  couronne,  et,  à  mesure  qu'on  la  méprisera  comrai 
je  la  méprise,  moi,  je  me  glorifierai. 

»  Hélas  !  nous  avions  marché  ensemble,  elle  et  moi,  pen 
dant  le  premier,  pendant  le  plus  beau  tiers  de  notre  vie 
nous  tenant  par  la  main  le  long  du  sentier  charmant  et  plei 
de  fleurs  de  la  jeunesse,  et  voilà  que  nous  arrivons  à  u 
carrefour  où  elle  se  sépare  de  moi,  où  nous  allons  suivr 
une  route  différente  qui  ira  nous  écartant  toujours  davar 
tage  l'un  de  l'autre;  et,  pour  atteindre  le  bout  de  ce  chemir 
Seigneur,  je  suis  seul,  je  suis  désespéré,  je  suis  anéanti  ! 

»  Oh!  malheureux!... 

Raoul  en  était  là  de  ses  réflexions  sinistres,  quand  so 
pied  se  posa  machinalement  sur  le  seuil  de  sa  maison, 
était  arrivé  là  sans  voir  les  rues  par  lesquelles  il  passai 
sans  savoir  comment  il  était  venu  ;  il  poussa  la  porte,  cont 
nua  d'avancer  et  gravit  l'escalier. 

Gomme  dans  la  plupart  des  maisons  de  cette  époqu 
l'escalier  était  sombre  et  les  paliers  étaient  obscurs.  Rao 
logeait  au  premier  étage;  il  s'arrêta  pour  sonner.  Oliva 
parut,  lui  prit  des  mains  l'épée  et  le  manteau.  Raoul  ouvi 
lui-même  la  porte  qui,  de  l'antichambre,  donnait  dans  un  peH 
salon  assez  richement  meublé  pour  un  salon  déjeune  homm 
et  tout  garni  de  fleurs  parOlivain,  qui,  connaissant  les  goi 
de  son  maître,  s'était  empressé  d'y  satisfaire,  sans  s'inquiét 
s'il  s'apercevrait  ou  ne  s'apercevrait  pas  de  cette  attentio 

Il  y  avait  dans  le  salon  un  portrait  de  La  Vallière  q 
La  Vallière  elle-même  avait  dessiné  et  avait  donné  à  Rao» 
Ce  portrait,  accroché  au-dessus  d'une  grande  chaise  long 
recouverte  de  damas  de  couleur  sombre,  fut  le  premier  poi 
vers  lequel  Raoul  se  dirigea,  le  premier  objet  sur  lequel 
fixa  les  yeux.  Au  reste,  Raoul  cédait  à  son  habitude  ;  c'éta 
chaque  fois  qu'il  rentrait  chez  lui,  ce  portrait  qui,  avant  toi 
chose,  attirait  ses  yeux.  Cette  fois,  comme  toujours,  il  a 


LE    VICOMTE    DE   BRAGELONNE  453 

lonc  droit  au  portrait,  posa  ses  genoux  sur  la  chaise  longue, 
;t  s'arrêta  à  le  regarder  tristement. 

Il  avait  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  la  tête  doucement 
evée,  l'œil  calme  et  voilé,  la  bouche  plissée  par  un  sourire 
imer. 

Il  regarda  l'image  adorée;  puis  tout  ce  qu'il  avait  dit 
epassa  dans  son  esprit,  tout  ce  qu'il  avait  souffert  assaillit 
on  cœur,  et,  après  un  long  silence  : 

—  Oh!  malheureux!  dit-il  pour  la  troisième  fois. 

A  peine  avait-il  prononcé  ces  deux  mots,  qu'un  soupir  et 
ne  plainte  se  firent  entendre  derrière  lui. 

Il  se  retourna  vivement,  et,  dans  l'angle  du  salon,  il 
perçut,  debout,  courbée,  voilée,  une  femme  qu'en  entrant  il 
vait  cachée  derrière  le  déplacement  de  la  porte,  et  que 

îpuis  il  n'avait  pas  vue,  ne  s'étant  pas  retourné. 

Il  s'avança  vers  cette  femme,  dont  personne  ne  lui  avait 

inoncé  la  présence,  saluant  et  s'informant  à  la  fois,  quand 

ut  à  coup  la  tête  baissée  se  releva,  le  voile  écarté  laissa 

ir  le  visage,  et  une  figure  blanche  et  triste  lui  apparut. 

Raoul  se  recula,  comme  il  eût  fait  devant  un  fantôme. 
Louise!  s'écria-t-il  avec  un  accent  si  désespéré,  qu'on 

îût  pas  cru  que  la  voix  humaine  pût  jeter  un  pareil  cri 

ns  que  se  brisassent  toutes  les  fibres  du  cœur. 


XXI 


BLESSURES  SUR  BLESSURES 

Mademoiselle  de  La  Yallière,  car  c'était  bien  elle,  fit  un 
ï  en  avant. 

—  Oui,  Louise,  murmura-t-elle. 

rfais  dans  cet  intervalle,  si  court  qu'il  fût,  Raoul  avait  eu 
temps  de  se  remettre. 

—  Vous,  mademoiselle?  dit-il. 


i5i  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

Puis,  avec  un  accent  indéfinissable  : 

—  Vous  ici?  ajouta-t-il. 

—  Oui,  Raoul,  répéta  la  jeune  fille;  oui,  moi,  qui  vous 
attendais. 

—  Pardon;  lorsque  je  suis  rentré,  j'ignorais... 

—  Oui,  et  j'avais  recommandé  à  Olivain  de  vous  laisseï 
ignorer... 

Elle  hésita;  et,  comme  Raoul  ne  se  pressait  pas  de  lu 
répondre,  il  se  fit  un  silence  d'un  instant,  silence  pendan 
lequel  on  eût  pu  entendre  le  bruit  de  ces  deux  cœurs  qu 
battaient,  non  plus  à  l'unisson  l'un  de  l'autre,  mais  auss 
violemment  l'un  que  l'autre. 

C'était  à  Louise  de  parler.  Elle  fit  un  effort. 

—  J'avais  à  vous  parler,  dit-elle;  il  fallait  absolument  qu 
je  vous  visse...  moi-même...  seule...  Je  n'ai  point  recul 
devant  une  démarche  qui  doit  rester  secrète  ;  car  personne 
excepté  vous,  ne  la  comprendrait,  monsieur  de  Bragelonne 

—  En  effet,  mademoiselle,  balbutia  Raoul,  tout  effan 
tout  haletant,  et  moi-même,  malgré  la  bonne  opinion  qr 
vous  avez  de  moi,  j'avoue... 

—  Voulez-vous  me  faire  la  grâce  de  vous  asseoir  et  c 
m'écouter?  dit  Louise  l'interrompant  avec  sa  plus  dou< 
voix. 

Bragelonne  la  regarda  un  instant:  puis,  secouant  trist 
ment  la  tête,  il  s'assit  ou  plutôt  tomba  sur  une  chaise. 

—  Parlez,  dit-il. 

Elle  jeta  un  regard  à  la  dérobée  autour  d'elle.  Ce  rega 
était  une  prière  et  demandait  bien  mieux  le  secret  qu'i 
instant  auparavant  ne  l'avait  fait  ses  paroles. 

Raoul  se  releva,  et.  allant  à  la  porte  qu'il  ouvrit  : 

—  Olivain,  dit-il,  je  n'y  suis  pour  personne. 
Puis,  se  retournant  vers  La  Vallière  : 

—  C'est  cela  que  vous  désirez?  dit-il. 
Rien  ne  peut  rendre  l'effet  que  fit  sur  Louise  cette  par 

qui  signifiait  :  «  Vous  voyez  que  je  vous  comprend 
moi.  •> 


LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  455 

Elle  passa  son  mouchoir  sur  ses  yeux  pour  éponger  une 
rme  rebelle;  puis,  s'étant  recueillie  un  instant  : 

—  Raoul,  dit-elle,  ne  détournez  point  de  moi  votre  regard 
bon  et  si  franc;  vous  n'êtes  pas  un  de  ces  hommes  qui 
éprisent  une  femme  parce  qu'elle  a  donné  son  cœur,  dût 
t  amour  faire  leur  malheur  ou  les  blesser  dans  leur  orgueil. 
Raoul  ne  répondit  point. 

—  Hélas  !  continua  La  Vallière,  ce  n'est  que  trop  vrai  ; 
i  cause  est  mauvaise,  et  je  ne  sais  par  quelle  phrase 
mmencer.  Tenez,  je  ferai  mieux,  je  crois,  de  vous  raconter 
ît  simplement  ce  qui  m'arrive.  Gomme  je  dirai  la  vérité, 
trouverai  toujours  mon  droit  chemin,  dans  l'obscurité, 
os  l'hésitation,  dans  les  obstacles  que  j'ai  à  braver,  pour 
ilager  mon  cœur  qui  déborde  et  veut  se  répandre  à  vos 
ds. 

laoul  continua  de  garder  le  silence. 

,a  Vallière    le    regardait    d'un    air  qui   voulait   dire   : 

ncouragez-moi  !  par  pitié,  un  mot  !  » 

lais  Raoul  se  tut  et  la  jeune  fille  dut  continuer. 

-  Tout  à  l'heure,  dit-elle,  M.  de  Saint-Aignan  est  venu 
z  moi  de  la  part  du  roi. 

Ile  baissa  les  yeux. 

e  son  côté,  Raoul  détourna  les  siens  pour  ne  rien  voir. 

-  M.  de  Saint-Aignan  est  venu  chez  moi  de  la  part  du 
répéta-t-elle,  et  il  m'a  dit  que  vous  saviez  tout. 

t  elle  essaya  de  regarder  en  face  celui  qui  recevait  cette 
sure  après  tant  d'autres  blessures  ;  mais  il  lui  fut  impos- 

Iî  de  rencontrer  les  yeux  de  Raoul. 
-  Il  m'a  dit  que  vous  aviez  conçu  contre  moi  une  légitime 
re. 

îtte    fois,   Raoul  regarda  la  jeune  fille,  et  un  sourire 
ligneux  retroussa  ses  lèvres. 

Oh  !  continua-t-elle,  je  vous  en  supplie,  ne  dites  pas 
vous  avez  ressenti  contre  moi  autre  chose  que  de  la 
^e.  Raoul,  attendez  que  je  vous  aie  tout  dit.  attendez 
je  vous  aie  parlé  jusqu"à  la  fin. 


456  LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE 

Le  front  de  Raoul  se  rasséréna  par  la  force  de  sa  volont 
le  pli  de  sa  bouche  s'effaça. 

—  Et  d'abord,  dit  La  Vallière,  d'abord,  les  mains  joint» 
le  front  courbé,  je  vous  demande  pardon  comme  au  pi 
généreux,  comme  au  plus  noble  des  hommes.  Si  je  vous 
laissé  ignorer  ce  qui  se  passait  en  moi,  jamais  du  moins 
n'eusse  consenti  à  vous  tromper.  Oh!  je  vous  en  suppl 
Raoul,  je  vous  le  demande  à  genoux,  répondez-moi,  fût 
une  injure.  J'aime  mieux  une  injure  de  vos  lèvres  qu 
soupçon  de  votre  cœur. 

—  J'admire  votre  sublimité,  mademoiselle,  dit  Raoul 
faisant  un  effort  sur  lui-même  pour  rester  calme.  Lais 
ignorer  que  l'on  trompe,  c'est  loyal;  mais  tromper,  il  pai 
que  ce  serait  mal,  et  vous  ne  le  feriez  point. 

—  Monsieur,  longtemps  j'ai  cru  que  je  vous  aimais  av; 
toute  chose,  et,  tant  que  j'ai  cru  à  mon  amour  pour  vo 
je  vous  ai  dit  que  je  vous  aimais.  A  Blois,  je  vous  aimi 
Le  roi  passa  à  Blois;  je  crus  que  je  vous  aimais  encore, 
l'eusse  juré  sur  un  autel;  mais  un  jour  est  venu  qui  i 
détrompée. 

—  Eh  bien,  ce  jour-là,  mademoiselle,  voyant  que  je  I 
aimais  toujours,  moi,  la  loyauté  devait  vous  ordonner 
me  dire  que  vous  ne  m'aimiez  plus. 

—  Ce  jour-là,  Raoul,  le  jour  où  j'ai  lu  jusqu'au  fond 
mon  cœur,  le  jour  où  je  me  suis  avoué  à  moi-même  ■ 
vous  ne  remplissiez  pas  toute  ma  pensée,  le  jour  où  j'ai 
un  autre  avenir  que  celui  d'être  votre  amie,  votre  amai 
votre  épouse,  ce  jour-là,  Raoul,  hélas  !  vous  n'étiez  } 
près  de  moi. 

—  Vous  saviez  où  j'étais,  mademoiselle;  il  fallait  écr 

—  Raoul,  je  n'ai  point  osé.  Raoul,  j'ai  été  lâche.  Que  I 
lez-vous,  Raoul!  je  vous  connaissais  si  bien,  je  savais  si  r 
que  vous  m'aimiez,  que  j'ai  tremblé  à  la  seule  idée  d< 
douleur  que  j'allais  vous  faire;  et  cela  est  si  vrai,  Ra< 
qu'en  ce  moment  où  je  vous  parle,  courbée  devant  vous 
cœur  serré,  des  soupirs  plein  la  voix,  des  larmes  plein 


■■-.. 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  157 

yeux,  aussi  vrai  que  je  n'ai  d'autre  défense  que  ma  fran- 
chise, je  n'ai  pas  non  plus  d'autre  douleur  que  celle  que  je 
lis  dans  vos  yeux. 
Raoul  essaya  de  sourire. 

—  Non,  dit  la  jeune  fille  avec  une  conviction  profonde, 
non,  vous  ne  me  ferez  pas  cette  injure  de  vous  dissimuler 
devant  moi.  Vous  m'aimiez,  vous  ;  vous  étiez  sûr  de  m'ai- 
mer  ;  vous  ne  vous  trompiez  pas  vous-même,  vous  ne  men- 
tiez pas  à  votre  propre  cœur,  tandis  que  moi,  moi  !... 

Et,  toute  pâle,  les  bras  tendus  au-dessus  de  sa  tète,  elle 
se  laissa  tomber  sur  les  genoux. 

—  Tandis  que  vous,  dit  Raoul,  vous  me  disiez  que  vous 
m'aimiez,  et  vous  en  aimiez  un  autre  1 

—  Hélas  !  oui,  s'écria  la  pauvre  enfant  ;  hélas  !  oui,  j'en 
aime  un  autre;  et  cet  autre...  mon  Dieu  !  laissez-moi  dire, 
car  c'est  ma  seule  excuse,  Raoul  ;  cet  autre,  je  l'aime  plus 
que  je  n'aime  ma  vie,  plus  que  je  n'aime  Dieu.  Pardonnez- 
moi  ma  faute  ou  punissez  ma  trahison,  Raoul.  Je  suis  venue 
ici,  non  pour  me  défendre,  mais  pour  vous  dire  :  Vous 
savez  ce  que  c'est  qu'aimer  ?  Eh  bien,  j'aime  !  J'aime  à 
donner  ma  vie,  à  donner  mon  àme  à  celui  que  j'aime  !  S'il 
cesse  de  m'aimer  jamais,  je  mourrai  de  douleur,  à  moins 
que  Dieu  ne  me  secoure,  à  moins  que  le  Seigneur  ne  me 
prenne  en  miséricorde.  Raoul,  je  suis  ici  pour  subir  votre 
volonté,  quelle  qu'elle  soit  ;  pour  mourir  si  vous  voulez  que 
je  meure.  Tuez-moi  donc,  Raoul,  si,  dans  votre  cœur,  vous 
croyez  que  je  mérite  la  mort. 

—  Prenez-y  garde,  mademoiselle,  dit  Raoul;  la  femme  qui 
demande  la  mort  est  celle  qui  ne  peut  plus  donner  que  son 
sang  à  l'amant  trahi. 

—  Vous  avez  raison,  dit-elle. 
Raoul  poussa  un  profond  soupir. 

—  Et  vous  aimez  sans  pouvoir  oublier  ?  s'écria  Raoul. 

—  J'aime  sans  vouloir  oublier,  sans  désir  d'aimer  jamais 
ailleurs,  répondit  La  Vallière. 

—  Bien  !  fit  Raoul.  Vous  m'avez  dit,  en  effet,  tout  ce  que 


ib8  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

vous  aviez  à  me  dire,  tout  ce  que  je  pouvais  désirer  savoir. 
Et  maintenant,  mademoiselle,  c'est  moi  qui  vous  demande 
pardon,  c'est  moi  qui  ai  failli  être  un  obstacle  dans  votre 
vie.  c'est  moi  qui  ai  eu  tort,  c'est  moi  qui,  en  me  trompanL 
vous  aidais  à  vous  tromper. 

—  Oh  !  fit  La  Yallière,  je  ne  vous  demande  pas  tant,  Raoul. 

—  Tout  cela  est  ma  faute,  mademoiselle,  continua  Raoul; 
plus  instruit  que  vous  dans  les  difficultés  de  la  vie,  c'était  à 
moi  de  vous  éclairer  ;  je  devais  ne  pas  me  reposer  sur  Tin- 
certain,  je  devais  faire  parler  votre  coeur,  tandis  que  j'ai  fait 
à  peine  parler  votre  bouche.  Je  vous  le  répète,  mademoi- 
selle, je  vous  demande  pardon. 

—  C'est  impossible,  c'est  impossible  !  s  ecria-t-elle.  Vous 
me  raillez  ! 

—  Gomment,  impossible  ? 

—  Oui,  il  est  impossible  d'être  bon,  d'être  excellent,  d'être 
parfait  à  ce  point. 

—  Prenez  garde  !  dit  Raoul  avec  un  sourire  amer;  car  tout 
à  l'heure  vous  allez  peut-être  dire  que  je  ne  vous  aimais  pas. 

—  Oh  !  vous  m'aimez  comme  un  tendre  frère  :  laissez- 
moi  espérer  cela,  Raoul. 

—  Comme  un  tendre  frère  ?  Détrompez-vous,  Louise.  Je 
vous  aimais  comme  un  amant,  comme  un  époux,  comme  le 
plus  tendre  des  hommes  qui  vous  aiment.  t 

—  Raoul!  Raoul! 

—  Comme  un  frère?  Oh  !  Louise,  je  vous  aimais  à  donner 
pour  vous  tout  mon  sang  goutte  à  goutte,  toute  ma  chair 
lambeau  par  lambeau,  toute  mon  éternité  heure  par  heure. 

—  Raoul,  Raoul,  par  pitié  ! 

—  Je  vous  aimais  tant,  Louise,  que  mon  cœur  est  mort,  que 
ma  foi  chancelle,  que  mes  yeux  s'éteignent;  je  vous  aimais 
tant,  que  je  ne  vois  plus  rien,  ni  sur  la  terre,  ni  dans  le  ciel. 

—  Raoul,  Raoul,  mon  ami,  je  vous  en  conjure,  épargnez- 
moi!  s'écria  La  Yallière.  Oh  !  si  j'avais  su  !... 

—  Il  est  trop  tard,  Louise;  vous  aimez,  vous  êtes  heu- 
reuse; je  lis  votre  joie  à  travers  vos  larmes;  derrière  les 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  159 

larme?  que  verse  votre  loyauté,  je  sens  les  soupirs  qu'exhale 
voue  amour.  Louise,  Louise,  vous  avez  fait  de  moi  le  dernier 
des  hommes  :  retirez-vous,  je  vous  en  conjure.  Adieu  !  adieu  ! 

—  Pardonnez-moi,  je  vous  en  supplie  ! 

—  Eh!  n'ai-je  pas  fait  plus?  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  je 
vous  aimais  toujours? 

211e  cacha  son  visage  entre  ses  mains. 

-  Et  vous  dire  cela,  comprenez-vous,  Louise  ?  vous  le  dire 
dans  un  pareil  moment,  vous  le  dire  comme  je  vous  le  dis, 
c'est  vous  dire  ma  sentence  de  mort.  Adieu  ! 

La  Vallière  voulut  tendre  ses  mains  vers  lui. 

—  Nous  ne  devons  plus  nous  voir  en  ce  monde,  dit-il. 
Elle  voulut  s'écrier  :  il  lui  ferma  la  bouche  avec  la  main. 

211e  baisa  cette  main  et  s'évanouit. 

—  Olivain,  dit  Raoul,  prenez  cette  jeune  dame  et  la  portez 
lans  sa  chaise,  qui  attend  à  la  porte. 

Olivain  la  souleva.  Raoul  fit  un  mouvement  pour  se  pré- 
ipiter  vers  La  Vallière,  pour  lui  donner  le  premier  et  le  der- 
lier  baiser;  puis,  s'arrêtant  tout  à  coup  : 

—  Non,  dit-il,  ce  bien  n'est  pas  à  moi.  Je  ne  suis  pas  le  roi 
e  France,  pour  voler  ! 

Et  il  rentra  dans  sa  chambre,  tandis,  que  le  laquais  empor- 
aitLa  Vallière  toujours  évanouie. 


XXII 


CE  QU  AVAIT  DEVINE  RAOUL 

Raoul  parti,  les  deux  exclamations  qui  l'avaient  suivi  exha- 
;es,  Athos  et  d'Artagnan  se  retrouvèrent,  seuls,  en  face 
un  de  l'autre. 

Athos  reprit  aussitôt  l'air  empressé  qu'il  avait  à  l'arrivée 
e  d'Artagnan. 

—  Eh  bien,  dit-il,  cher  ami,  que  veniez-vous  m'annoncer? 


100  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Moi?  demanda  d'Artagnan. 

—  Sans  doute,   vous.  On  ne  vous  envoie  pas  ainsi  sans 
cause  ? 

Atlios  sourit. 

—  Dame!  fit  d'Artagnan. 

—  Je  vais  vous  mettre  à  votre  aise,  cher  ami.  Le  ro:  es 
furieux,  n'est-pas  ? 

—  Mais  je  dois  vous  avouer  qu'il  n'est  pas  content. 

—  Et  vous  venez?... 

—  De  sa  part.  oui. 

—  Pour  m'arréter.  alors? 

—  Vous  avez  mis  le  doigt  sur  la  chose,  cher  ami, 

—  Je  m'y  attendais.  Allons  ! 

—  Oh!  oh!  que  diable!  fit  d'Artagnan,  comme  vous  ête 
pressé,  vous  ! 

—  Je   crains  de  vous  mettre  en  retard,  dit  en  sourian 
Athos. 

—  J'ai  le  temps.  N'êtes-vous  pas  curieux,   d'ailleurs,  d 
savoir  comment  les  choses  se  sont  passées  entre  moi  et  le  roi 

—  S'il  vous  plaît  de  me  le  raconter,  cher  ami,  j'écoutera 
cela  avec  plaisir. 

Et  il  montra  à  d'Artagnan  un  grand  fauteuil  dans  lequ€ 
celui-ci  s'étendit  en  prenant  ses  aises. 

—  J'y  tiens,  voyez-vous,  continua  d'Artagnan,  attendu  qu 
la  conversation  est  assez  curieuse. 

—  J'écoute. 

—  Eh  bien,  d'abord,  le  roi  m'a  fait  appeler. 

—  Après  mon  départ  ? 

—  Vous  descendiez  les  dernières  marches  de  l'escalier, 
ce  que  m'ont  dit  les  mousquetaires.  Je  suis  arrivé.  Mon  am 
il  n'était  pas  rouge,  il  était  violet.  J'ignorais  encore  ce  qi 
s'était  passé.  Seulement,  à  terre,  sur  le  parquet,  je  voyai 
une  épée  brisée  en  deux  morceaux. 

»  —  Capitaine  d'Artagnan!  s'écria  le  roi  en  m'apercevanl 

»  —  Sire,  répondis-je. 

»  —  Je  quitte  M.  de  la  Fère.  qui  est  un  insolent  ! 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  16i 

»  —  Un  insolent?  m'écriai-je  avec  un  tel  accent,  que  le 
roi  s'arrêta  court. 

»  —  Capitaine  d'Artagnan,  reprit  le  roi  les  dents  serrées, 
vous  allez  m'écouter  et  m'obéir. 

»  —  C'est  mon  devoir,  Sire. 

»  —  J'ai  bien  voulu  épargner  à  ce  gentilhomme,  pour 
lequel  je  garde  quelques  bons  souvenirs,  l'affront  de  ne  pas 
le  faire  arrêter  chez  moi. 

»  —  Ah  !  ah  î  dis-je  tranquillement. 

»  —  Mais,  continua-t-il,  vous  allez  prendre  un  carrosse... 

»  Je  fis  un  mouvement. 

»  —  S'il  vous  répugne  de  l'arrêter  vous-même,  continua 
le  roi,  envoyez-moi  mon  capitaine  des  gardes. 

»  —  Sire,  répliquai-je,  il  n'est  pas  besoin  du  capitaine  des 
gardes  puisque  je  suis  de  service. 

»  — Je  ne  voudrais  pas  vous  déplaire,  dit  le  roi  avec  bonté  ; 
car  vous  m'avez  toujours  bien  servi,  monsieur  d'Artagnan. 

»  —  Vous  ne  me  déplaisez  pas,  Sire,  répondis-je.  Je  suis 
de  service,  voilà  tout. 

»  Mais,  dit  le  roi  avec  étonnement,  il  me  semble  que  le 
comte  est  votre  ami  ? 

»  —  Il  serait  mon  père,  Sire,  que  je  n'en  serais  pas  moins 
de  service. 

»  Le  roi  me  regarda;  il  vit  mon  visage  impassible  et  parut 
satisfait 

»  —  Vous  arrêterez  donc  M.  le  comte  de  la  Fère  ? 
demanda-t-il. 

)>  —  Sans  doute,  Sire,  si  vous  m'en  donnez  l'ordre. 

»  —  Eh  bien,  l'ordre,  je  vous  le  donne. 

»  Je  m'inclinai. 

»  —  Où  est  le  comte,  Sire  ? 

»  —  Vous  le  chercherez. 

»  —  Et  je  l'arrêterai  en  quelque  Jieu  qu'il  soit,  alors  ? 

»  —  Oui...  cependant,  tâchez  qu'il  soit  chez  lui.  S'il 
retournait  dans  ses  terres,  sortez  de  Paris  et  prenez-le  sur 
la  route. 


162  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

»  Je  saluai  :  et,  comme  je  restais  en  place  : 

»  —  Eh  bien?  demanda  le  roi. 

»  —  J'attends,  Sire  f 

»  — Qu'attendez-vous? 

»  —  L'ordre  signé. 

»  Le  roi  parut  contrarié. 

»  En  effet,  c'était  un  nouveau  coup  d'autorité  à  faire; 
c'était  réparer  l'acte  arbitraire,  si  toutefois  arbitraire  il  y  a. 

»  Il  prit  la  plume  lentement  et  de  mauvaise  humeur,  puis 
il  écrivit  : 

«  Ordre  à  M.  le  chevalier  d'Artagnan,  capitaine-lieutenant 
»  de  mes  mousquetaires,  d'arrêter  M.  le  comte  de  la  Fère 
»  partout  où  on  le  trouvera.  » 

»  Puis  il  se  tourna  de  mon  côté. 

»  J'attendais  sans  sourciller.  Sans  doute  il  crut  voir  une 
bravade  dans  ma  tranquillité,  car  il  signa  vivement;  puis, 
me  remettant  l'ordre  : 

»  —  Allez!  s'écria-t-il. 

»  J'obéis,  et  me  voici. 

Athos  serra  la  main  à  son  ami. 

—  Marchons,  dit-il. 

—  Oh  !  fit  d'Artagnan,  vous  avez  bien  quelques  petites 
affaires  à  arranger  avant  de  quitter  comme  cela  votre 
logement  ? 

—  Moi  ?  Pas  du  tout. 

—  Gomment  !... 

—  Mon  Dieu,  non.  Vous  le  savez,  d'Artagnan,  j'ai  toujours 
été  simple  voyageur  sur  la  terre,  prêt  à  aller  au  bout  du 
monde  à  l'ordre  de  mon  roi,  prêt  à  quitter  ce  monde  pour 
l'autre  à  l'ordre  de  mon  Dieu.  Que  faut-il  à  l'homme 
prévenu?  Un  porte-manteau  ou  un  cercueil.  Je  suis  prêt 
aujourd'hui  comme  toujours,  cher  ami.  Emmenez-moi  donc. 

—  Mais  Bragelonne?... 

—  Je  l'ai  élevé  dans  les  principes  que  je  m'étais  faits  à 
moi-même,  et  vous  voyez  qu'en  vous  apercevant,  il  a  deviné 
à  l'instant  même  la  cause  qui  vous  amenait.  Nous  l'avons 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  163 

dépisté  un  moment  ;  mais,  soyez  tranquille,  il  s'attend  assez 
à  ma  disgrâce  pour  ne  pas  s'effrayer  outre  mesure.  Marchons. 

—  Marchons,  dit  tranquillement  d'Artagnan. 

—  Mon  ami,  dit  le  comte,  comme  j'ai  brisé  mon  épée  chez 
le  roi,  et  que  j'en  ai  jeté  les  morceaux  à  ses  pieds^  je  crois 
que  cela  me  dispense  de  vous  la  remettre. 

—  Vous  avez  raison  ;  et,  d'ailleurs,  que  diable  voulez-vous 
que  je  fasse  de  votre  épée  ? 

—  Marche-t-on  devant  vous  ou  derrière  vous  ? 

—  On  marche  à  mon  bras,  répliqua  d'Artagnan. 

Et  il  prit  le  bras  du  comte  de  la  Fère  pour  descendre  l'es- 
calier. 

Ils  arrivèrent  ainsi  au  palier. 

Grimaud,  qu'ils  avaient  rencontré  dans  l'antichambre, 
regardait  cette  sortie  d'un  air  inquiet.  Il  connaissait  trop  la 
vie  pour  ne  pas  se  douter  qu'il  y  eût  quelque  chose  de  caché 
là-dessous. 

—  Ah  !  c'est  toi,  mon  bon  Grimaud  ?  dit  Athos.  Nous 
allons... 

—  Faire  un  tour  dans  mon  carrosse,  interrompit  d'Arta- 
gnan avec  un  mouvement  amical  de  la  tête. 

Grimaud  remercia  d'Artagnan  par  une  grimace  qui  avait 
visiblement  l'intention  d'être  un  sourire,  et  il  accompagna 
les  deux  amis  jusqu'à  la  portière.  Athos  monta  le  premier: 
d'Artagnan  le  suivit  sans  avoir  rien  dit  au  cocher.  Ce  départ, 
tout  simple  et  sans  autre  démonstration,  ne  fit  aucune  sen- 
sation dans  le  voisinage.  Lorsque  le  carrosse  eut  atteint  les 
quais  : 

—  Vous  me  menez  à  la  Bastille,  à  ce  que  je  vois?  dit 
Athos. 

—  Moi  ?  dit  d'Artagnan.  Je  vous  mène  où  vous  voulez 
aller,  pas  ailleurs. 

—  Gomment  cela  ?  fit  le  comte  surpris. 

—  Pardieu  î  dit  d'Artagnan,  vous  comprenez  bien,  mon 
cher  comte,  que  je  ne  me  suis  chargé  de  la  commission  que 
pour  que  vous  en  fassiez  à  votre  fantaisie.  Vous  ne  vous 


164  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

attendez  pas  à  ce  que  je  vous  fasse  écrouer  comme  cela 
brutalement,  sans  réflexion.  Si  je  n'avais  pas  prévu  cela, 
j'eusse  laissé  faire  M.  le  capitaine  des  gardes. 

—  Ainsi  ?...  demanda  Athos. 

—  Ainsi,  je  vous  le  répète,  nous  anons  où  vous  voulez. 

—  Cher  ami,  dit  Athos  en  embrassant  d'Artagnan,  je  vous 
reconnais  bien  là. 

—  Dame  !  il  me  semble  que  c'est  tout  simple.  Le  cocher 
va  vous  mener  à  la  barrière  du  Cours-la-Reine  ;  vous  y  trou- 
verez un  cheval  que  j'ai  ordonné  de  tenir  tout  prêt;  avec  ce 
cheval,  vous  ferez  trois  postes  tout  d'une  traite,  et,  moi, 
j'aurai  soin  de  ne  rentrer  chez  le  roi,  pour  lui  dire  que  vous 
êtes  parti,  qu'au  moment  où  il  sera  impossible  de  vous 
joindre.  Pendant  ce  temps,  vous  aurez  gagné  le  Havre,  et, 
du  Havre,  l'Angleterre,  où  vous  trouverez  la  jolie  maison 
que  m'a  donnée  mon  ami  M.  Monck,  sans  parler  de  l'hospi- 
talité que  le  roi  Charles  ne  manquera  pas  de  vous  offrir.  Eh 
bien,  que  dites- vous  de  ce  projet  ? 

—  Menez-moi  à  la  Bastille,  dit  Athos  en  souriant. 

—  Mauvaise  tête  !  dit  d'Artagnan  ;  réfléchissez  donc. 

—  Quoi  ? 

—  Que  vous  n'avez  plus  vingt  ans.  Croyez-moi,  mon  ami, 
je  vous  parle  d'après  moi.  Une  prison  est  mortelle  aux  gens 
de  notre  âge.  Non,  non,  je  ne  souffrirai  pas  que  vous  lan- 
guissiez en  prison.  Rien  que  d'y  penser,  la  tête  m'en  tourne  ! 

—  Ami,  répondit  Athos,  Dieu  m'a  fait,  par  bonheur,  aussi 
fort  de  corps  que  d'esprit.  Croyez-moi,  je  serai  fort  jusqu'à 
mon  dernier  soupir. 

—  Mais  ce  n'est  pas  de  la  force,  mon  cher,  c'est  de  la 
folie. 

—  Non,  d'Artagnan,  c'est  une  raison  suprême.  Ne  croyez 
pas  que  je  discute  le  moins  du  monde  avec  vous  cette  ques- 
tion de  savoir  si  vous  vous  perdriez  en  me  sauvant.  J'eusse 
fait  ce  que  vous  faites,  si  la  fuite  eût  été  dans  mes  conve- 
nances. J'eusse  donc  accepté  de  vous  ce  que,  sans  aucun 
doute,  en    pareille   circonstance,  vous  eussiez  accepté  de 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  463 

moi.  Non  !  je  vous  connais  trop  pour  effleurer  seulement  ce 
sujet. 

—  Ah  !  si  vous  me  laissiez  faire,  dit  d'Artagnan,  comme 
j'enverrais  le  roi  courir  après  vous  ! 

—  Il  est  le  roi,  cher  ami. 

—  Oh  !  cela  m'est  bien  égal  ;  et,  tout  roi  qu'il  est,  je  lui 
répondrais  parfaitement  :  «  Sire,  emprisonnez,  exilez,  tuez 
tout  en  France  et  en  Europe  ;  ordonnez-moi  d'arrêter  et  de 
poignarder  qui  vous  voudrez,  fût-ce  Monsieur,  votre  frère  ; 
mais  ne  touchez  jamais  à  un  des  quatre  mousquetaires,  ou 
sinon,  mordious  !...  » 

—  Cher  ami,  répondit  Athos  avec  calme,  je  voudrais  vous 
persuader  d'une  chose,  c'est  que  je  désire  être  arrêté,  c'est 
que  je  tiens  à  une  arrestation  par-dessus  tout. 

D'Artagnan  fit  un  mouvement  d'épaules. 

—  Que  voulez-vous  !  continua  Athos,  c'est  ainsi  :  vous  me 
laisseriez  aller,  que  je  reviendrais  de  moi-même  me  consti- 
tuer prisonnier.  Je  veux  prouver  à  ce  jeune  homme  que 
l'éclat  de  sa  couronne  étourdit,  je  veux  lui  prouver  qu'il  n'est 
le  premier  des  hommes  qu'à  la  condition  d'en  être  le  plus 
généreux  et  le  plus  sage.  Il  me  punit,  il  m'emprisonne,  il 
me  torture,  soit!  Il  abuse,  et  je  veux  lui  faire  savoir  ce  que 
c'est  qu'un  remords,  en  attendant  que  Dieu  lui  apprenne  ce 
que  c'est  qu'un  châtiment. 

—  Mon  ami,  répondit  d'Artagnan,  je  sais  trop  que,  lorsque 
vous  avez  dit  non,  c'est  non.  Je  n'insiste  plus;  vous  voulez 
aller  à  la  Bastille  ? 

—  Je  le  veux. 

—  Allons-y!...  A  la  Bastille!  continua  d'Artagnan  en 
s'adressant  au  cocher. 

Et,  se  rejetant  dans  le  carrosse,  il  mâcha  sa  moustache 
avec  un  acharnement  qui,  pour  Athos,  signifiait  une  résolu- 
tion prise  ou  en  train  de  naître. 

Le  silence  se  fit  dans  le  carrosse,  qui  continua  de  rouler, 
mais  pas  plus  vite,  pas  plus  lentement.  Athos  reprit  la  main 
du  mousquetaire. 


166  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Vous  n'êtes  point  fâché  contre  moi.  d'Artagnan?  dit-il. 

—  Moi  ?  Eh  !  pardieu  !  non.  Ce  que  vous  faites  par  héroïsme, 
vous,  je  l'eusse  fait,  moi,  par  entêtement. 

—  Mais  vous  êtes  bien  d'avis  que  Dieu  me  vengera,  n'est-ce 
pas,  d'Artagnan  ? 

—  Et  je  connais  sur  la  terre  des  gens  qui  aideront  Dieu, 
dit  le  capitaine. 


XXIII 


TROIS     CONVIVES     ETONNES    DE    SOUPER   ENSEMBLE 

Le  carrosse  était  arrivé  devant  la  première  porte  de  la  Bas- 
tille. Un  factionnaire  l'arrêta,  et  d'Artagnan  n'eut  qu'un  mot 
à  dire  pour  que  la  consigne  fût  levée.  Le  carrosse  entra  donc. 

Tandis  que  l'on  suivait  le  grand  chemin  couvert  qui 
conduisait  à  la  cour  du  Gouvernement,  d'Artagnan.  dont 
l'œil  de  lynx  voyait  tout,  même  à  travers  les  murs,  s'écria 
tout  à  coup  : 

—  Eh!  qu'est-ce  que  je  vois? 

—  Bon  !  dit  tranquillement  Athos,  qui  voyez-vous,  mon  ami  ? 

—  Regardez  donc  là-bas  ! 

—  Dans  la  cour? 

—  Oui;  vite,  dépêchez-vous. 

—  Eh  bien,  un  carrosse. 

—  Bien  ! 

—  Quelque  pauvre  prisonnier  comme  moi  qu'on  amène. 

—  Ce  serait  trop  drôle  ! 

—  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Dépêchez-vous  de  regarder  encore  pour  voir  celui  qui 
va  sortir  de  ce  carrosse. 

Justement  un  second  factionnaire  venait  d'arrêter  d'Arta- 
gnan. Les  formalités  s'accomplissaient.  Athos  pouvait  voir 
à  cent  pas  l'homme  que  son  ami  lui  avait  signalé. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  167 

Cet  homme  descendit,  en  effet,  de  carrosse  à  la  porte  même 
du  Gouvernement. 

—  Eh  bien,  demanda  d'Artagnan,  vous  le  voyez? 

—  Oui;  c'est  un  homme  en  habit  gris. 

—  Qu'en  dites-vous  ? 

—  Je  ne  sais  trop;  c'est,  comme  je  vous  le  dis,  un  homme 
en  habit  gris  qui  descend  de  carrosse  :  voilà  tout. 

—  Athos,  je  gagerais  que  c'est  lui 

—  Qui,  lui  ? 

—  Aramis. 

—  Aramis  arrêté  ?  Impossible  ! 

—  Je  ne  vous  dis  pas  qu'il  est  arrêté,  puisque  nous  le 
voyons  seul  dans  son  carrosse. 

—  Alors,  que  fait-il  ici  ? 

—  Oh  !  il  connaît  Baisemeaux,  le  gouverneur,  répliqua  le 
mousquetaire  d'un  ton  sournois.  Ma  foi!  nous  arrivons  à 
temps  ! 

—  Pour  quoi  faire  ? 

—  Pour  voir. 

—  Je  regrette  fort  cette  rencontre;  Aramis,  en  me  voyant, 
va  prendre  de  l'ennui,  d'abord  de  me  voir,  ensuite 
d'être  vu. 

—  Bien  raisonné. 

—  Malheureusement,  il  n'y  a  pas  de  remède  quand  on 
rencontre  quelqu'un  dans  la  Bastille,  voulùt-on  reculer  pour 
l'éviter,  c'est  impossible. 

—  Je  vous  dis,  Athos,  que  j'ai  mon  idée;  il  s'agit  d'épar- 
gner à  Aramis  l'ennui  dont  vous  parliez. 

—  Comment  faire  ? 

—  Comme  je  vous  dirai,  ou,  pour  mieux  m'expliquer, 
laissez-moi  conter  la  chose  à  ma  façon;  je  ne  vous  recom- 
manderai pas  de  mentir,  cela  vous  serait  impossible. 

—  Eh  bien,  alors  ? 

—  Eh  bien,  je  mentirai  pour  deux;  c'est  si  facile  avec  la 
nature  et  l'habitude  du  Gascon  ! 

Àthos  sourit.  Le  carrosse  s'arrêta  où  s'était  arrêté  celui 


1G8  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

que  nous  venons  de  signaler,  sur  le  seuil  du  Gouvernement 
même. 

—  C'est  entendu?  fit  d'Artagnan  bas  à  son  ami. 

Athos  consentit  par  un  geste.  Ils  montèrent  l'escalier.  Si 
l'on  s'étonne  de  la  facilité  avec  laquelle  ils  étaient  entrés 
dans  la  Bastille,  on  se  souviendra  qu'en  entrant,  c'est-à-dire 
au  plus  difficile,  d'Artagnan  avait  annoncé  qu'il  amenait  un 
prisonnier  d'État. 

A  la  troisième  porte,  au  contraire,  c'est-à-dire  une  fois 
bien  entré,  il  dit  seulement  au  fonctionnaire  : 

—  Chez  M.  de  Baisemeaux. 

Et  tous  deux  passèrent.  Ils  furent  bientôt  dans  la  salle  à 
manger  du  gouverneur,  où  le  premier  visage  qui  frappa  les 
yeux  de  d'Artagnan  fut  celui  d'Aramis,  qui  était  assis  côte  à 
côte  avec  Baisemeaux,  et  attendait  l'arrivée  d'un  bon  repas, 
dont  l'odeur  fumait  par  tout  l'appartement. 

Si  d'Artagnan  joua  la  surprise,  Aramis  ne  la  joua  pas; 
il  tressaillit  en  voyant  ses  deux  amis,  et  son  émotion  fut 
visible. 

Cependant  Athos  et  d'Artagnan  faisaient  leurs  compliments, 
et  Baisemeaux,  étonné,  abasourdi  de  la  présence  de  ces  trois 
hôtes,  commençait  mille  évolutions  autour  d'eux. 

—  Ah  çà!  dit  Aramis,  par  quel  hasard?... 

i    —  Nous  vous  le  demandons,  riposta  d'Artagnan. 

—  Est-ce  que  nous  nous  constituons  tous  prisonniers  ? 
s'écria  Aramis  avec  l'affection  de  l'hilarité. 

—  Eh!  eh!  fit  d'Artagnan,  il  est  vrai  que  les  murs  sentent 
la  prison  en  diable.  Monsieur  de  Baisemeaux,  vous  savez 
que  vous  m'avez  invité  à  dîner  l'autre  jour? 

—  Moi?  s'écria  Baisemeaux. 

—  Ah  çà!  mais  on  dirait  que  vous  tombez  des  nues.  Vous 
ne  vous  souvenez  pas  ? 

Baisemeaux  pâlit,  rougit,  regarda  Aramis  qui  le  regardait, 
el  finit  par  balbutier  : 

—  Certes...  je  suis  ravi...  mais...  sur  l'honneur...  je  ne... 
Ah!  misérable  mémoire! 


LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  469 

—  Eh!  mais  j'ai  tort,  dit  d'Artagnan  comme  un  nomme 
fâché. 

—  Tort,  de  quoi  ? 

—  Tort  de  me  souvenir,  à  ce  qu'il  paraît. 
Baisemeaux  se  précipita  vers  lui. 

—  Ne  vous  formalisez  pas,  cher  capitaine,  dit-il;  je  suis  la 
plus  pauvre  tête  du  royaume.  Sortez-moi  de  mes  pigeons  et 
de  leur  colombier,  je  ne  vaux  pas  un  soldat  de  six  semaines. 

—  Enfin,  maintenant,  vous  vous  souvenez,  dit  d'Artagnan 
avec  aplomb. 

—  Oui,  oui,  répliqua  le  gouverneur  hésitant,  je  me  souviens. 

—  C'était  chez  le  roi;  vous  me  disiez  je  ne  sais  quelles 
histoires  sur  vos  comptes  avec  MM.  Louvières  et  Tremblay. 

—  Ah  !  oui,  parfaitement  I 

—  Et  sur  les  bontés  de  M.  d'Herblay  pour  vous. 

—  Ah  !  s'écria  Aramis  en  regardant  au  blanc  des  yeux  le 
malheureux  gouverneur,  vous  disiez  que  vous  n'aviez  ^as  de 
mémoire,  monsieur  Baisemeaux  ! 

Celui-ci  interrompit  court  le  mousquetaire. 

—  Comment  donc!  c'est  cela;  vous  avez  raison.  Il  me 
semble  que  j'y  suis  encore.  Mille  millions  de  pardons  !  Mais, 
notez  bien  ceci,  cher  monsieur  d'Artagnan,  à  cette  heure 
comme  aux  autres,  prié  ou  non  prié,  vous  êtes  le  maître 
chez  moi,  vous  et  monsieur  d'Herblay,  votre  ami,  dit-il  en 
se  tournant  vers  Aramis,  et  monsieur,  ajouta-t-il  en  saluant 
Athos. 

—  J'ai  bien  pensé  à  tout  cela,  répondit  d'Artagnan.  Voici 
pourquoi  je  venais  :  n'ayant  rien  à  faire  ce  soir  au  Palais- 
Royal,  je  voulais  tàter  de  votre  ordinaire,  quand,  sur  la 
route,  je  rencontrai  M.  le  comte. 

Athos  salua. 

—  M.  le  comte,  qui  quittait  Sa  Majesté,  me  remit  un  ordre 
qui  exige  prompte  exécution.  Nous  étions  près  d'ici;  j'ai 
voulu  poursuivre,  ne  fût-ce  que  pour  vous  serrer  la  main  et 
vous  présenter  monsieur,  dont  vous  me  parlâtes  si  avanta- 
geusement chez  le  roi,  ce  même  soir  où... 


170  LE    VICOMTE    DE    BRAGELOXNK 

—  Très  bien!  très  bien  I  M.  le  comte  de  la  Fère,  n'est-ce 
pas? 

—  Justement. 

—  M.  le  comte  est  le  bienvenu. 

—  Et  il  dînera  avec  vous  deux,  n'est-ce  pas  ?  tandis  que 
moi.  pauvre  limier,  je  vais  courir  pour  mon  service.  Heureux 
mortels  que  vous  êtes,  vous  autres  !  ajouta-t-il  en  soupirant 
comme  Porthos  l'eût  pu  faire. 

—  Ainsi,  vous  partez?  dirent  Aramis  et  Baisemeaux  unis 
dans  un  même  sentiment  de  surprise  joyeuse. 

La  nuance  fut  saisie  par  d'Artagnan. 

—  Je  vous  laisse  à  ma  place,  dit-il,  un  noble  et  bon 
convive. 

Et  il  frappa  doucement  sur  l'épaule  d'Athos,  qui,  lui  aussi, 
s'étonnait  et  ne  pouvait  s'empêcher  de  le  témoigner  un  peu; 
nuance  qui  fut  saisie  par  Aramis  seul,  M.  de  Baisemeaux 
n'étant  pas  de  la  force  des  trois  amis. 

—  Quoi  !  nous  vous  perdons  ?  reprit  le  bon  gouverneur. 

—  Je  vous  demande  une  heure  ou  une  heure  et  demie.  Je 
reviendrai  pour  le  dessert. 

—  Oh  !  nous  vous  attendrons,  dit  Baisemeaux. 

—  Ce  serait  me  désobliger. 

—  Vous  reviendriez?  dit  Athos  d'un  air  de  doute. 

—  Assurément,  dit-il  en  lui  serrant  la  main  confiden- 
tiellement. 

Et  il  ajouta  plus  bas  : 

—  Attendez-moi,  Athos  ;  soyez  gai,  et  surtout  ne  parlez 
pas  affaires,  pour  l'amour  de  Dieu  ! 

Une  nouvelle  pression  de  main  confirma  le  comte  dans 
l'obligation  de  se  tenir  discret  et  impénétrable. 

Baisemeaux  reconduisit  d'Artagnan  jusqu'à  la  porte. 

Aramis,  avec  force  caresses,  s'empara  d'Athos,  résolu  de 
le  faire  parler;  mais  Athos  avait  toutes  les  vertus  au 
suprême  degré.  Quand  la  nécessité  l'exigeait,  il  eût  été  le 
premier  orateur  du  monde,  au  besoin  ;  il  fût  mort  avant  de 
dire  une  syllabe,  dans  l'occasion. 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  171 

Ces  trois  messieurs  se  placèrent  donc,  dix  minutes  après 
le  départ  de  d'Artagnan,  devant  une  bonne  table  meublée 
avec  le  luxe  gastronomique  le  plus  substantiel.  Les  grosses 
pièces,  les  conserves,  les  vins  les  plus  variés,  apparurent 
successivement  sur  cette  table,  servie  aux  dépens  du  roi,  et 
sur  la  dépense  de  laquelle  M.  Colbert  eût  trouvé  facilement 
à  s'économiser  deux  tiers,  sans  faire  maigrir  personne  à  la 
Bastille. 

Baisemeaux  fut  le  seul  qui  mangeât  et  qui  bût  résolument. 
Aramis  ne  refusa  rien  et  effleura  tout;  Athos,  après  le 
potage  et  les  trois  bors-d'œuvre,  ne  toucha  plus  à  rien. 

La  conversation  fut  ce  qu'elle  devait  être  entre  trois 
hommes  si  opposés  d'humeur  et  de  projets. 

Aramis  ne  cessa  de  se  demander  par  quelle  singulière 
rencontre  Athos  se  trouvait  chez  Baisemeaux  lorsque  d'Ar- 
tagnan n'y  était  plus,  et  pourquoi  d'Artagnan  ne  s'y  trouvait 
plus  quand  Athos  y  était  resté.  Athos  creusa  toute  la  pro- 
fondeur de  cet  esprit  d'Aramis,  qui  vivait  de  subterfuges  et 
d'intrigues  ;  il  regarda  bien  son  homme  et  le  flaira  occupé 
de  quelque  projet  important.  Puis  il  se  concentra,  lui  aussi, 
dans  ses  propres  intérêts,  en  se  demandant  pourquoi  d'Ar- 
tagnan avait  quitté  la  Bastille  si  étrangement  vite,  en  laissant 
là  un  prisonnier  si  mal  introduit  et  si  mal  écroué. 

Mais  ce  n'est  pas  sur  ces  personnages  que  nous  arrêterons 
notre  examen.  Nous  les  abandonnons  à  eux-mêmes,  devant 
les  débris  des  chapons,  des  perdrix  .et  des  poissons  mutilés 
par  le  couteau  généreux  de  Baisemeaux. 

Celui  que  nous  poursuivrons,  c'est  d'Artagnan,  qui, 
remontant  dans  le  carrosse  qui  l'avait  amené,  cria  au  cocher, 
à  l'oreille  : 

—  Chez  le  roi,  et  brûlons  le  pavé  ! 


\~-2  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 


XXIV 


CE    QUI    SE    PASSAIT   AU   LOUVRE    PENDANT   LE    SOUPER 
DE    LA    BASTILLE 

M.  de  Saint-Aignan  avait  fait  sa  commission  auprès  de 
La  Vallière,  ainsi  qu'on  Fa  vu  dans  un  des  précédents  cha- 
pitres :  mais,  quelque  fût  son  éloquence,  il  ne  persuada 
point  à  la  jeune  fille  qu'elle  eût  un  protecteur  assez  consi- 
dérable dans  le  roi,  et  qu'elle  n'avait  besoin  de  personne  au 
monde  quand  le  roi  était  pour  elle. 

En  effet,  au  premier  mot  que  le  confident  prononça  de  la 
découverte  du  fameux  secret,  Louise,  éplorée,  jeta  les  hauts 
cris  et  s'abandonna  tout  entière  à  une  douleur  que  le  roi 
n'eût  pas  trouvée  obligeante,  si,  d'un  coin  de  l'appartement,  il 
eût  pu  en  être  le  témoin.  De  Saint-Aignan,  ambassadeur, 
s'en  formalisa  comme  aurait  pu  faire  son  maître,  et  revint 
chez  le  roi  annoncer  ce  qu'il  avait  vu  et  entendu.  C'est  là 
que  nous  le  retrouvons,  fort  agité,  en  présence  de  Louis, 
plus  agité  encore. 

—  Mais,  dit  le  roi  à  son  courtisan,  lorsque  celui-ci  eut 
achevé  sa  narration,  qu'a-t-elle  conclu  ?  La  verrai-je  au 
moins  tout  à  l'heure  avant  le  souper  ?  Yiendra-t-elle,  ou 
faudra-t-il  que  je  passe  chez  elle  ? 

—  Je  crois.  Sire,  que,  si  Votre  Majesté  désire  la  voir,  il 
faudra  que  le  roi  fasse  non  seulement  les  premiers  pas, 
mais  tout  le  chemin. 

—  Rien  pour  moi  !  Ce  Bragelonne  lui  tient  donc  bien  au 
cœur  ?  murmura  Louis  XIV  entre  ses  dents. 

—  Oh  !  Sire,  cela  n'est  pas  possible,  car  c'est  vous  que 
mademoiselle  de  La  Vallière  aime,  et  cela  de  tout  son  cœur. 
Mais,  vous  savez.  M.  de  Bragelonne  appartient  à  cette  race 
sévère  qui  joue  les  héros  romains. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  fe* 

Le  roi  sourit  faiblement.  Il  savait  à  quoi  s'en  tenir.  Athos 
le  quittait. 

—  Quant  à  mademoiselle  de  La  Vallière,  continua  de 
Saint-Aignan,  elle  a  été  élevée  chez  Madame  douairière, 
c'est-à-dire  dans  la  retraite  et  l'austérité.  Ces  deux  fiancés-là 
se  sont  froidement  fait  de  petits  serments  devant  la  lune  et 
les  étoiles,  et,  voyez-vous,  Sire,  aujourd'hui,  pour  rompre 
cela  c'est  le  diable  ! 

De  Saint-Aignan  croyait  faire  rire  encore  le  roi  ;  mais, 
bien  au  contraire,  du  simple  sourire  Louis  passa  au  sérieux 
complet.  Il  ressentait  déjà  ce  que  le  comte  avait  promis  à 
d'Artagnan  de  lui  donner  :  des  remords.  Il  songeait  qu'en 
effet  ces  deux  jeunes  gens  s'étaient  aimés  et  juré  alliance  ; 
que  l'un  des  deux  avait  tenu  parole,  et  que  l'autre  était  trop 
probe  pour  ne  pas  gémir  de  s'être  parjuré. 

Et,  avec  le  remords,  la  jalousie  aiguillonnait  vivement  le 
cœur  du  roi.  Il  ne  prononça  plus  une  parole,  et,  au  lieu 
d'aller  chez  sa  mère,  ou  chez  la  reine,  ou  chez  Madame  pour 
s'égayer  un  peu  et  faire  rire  les  dames,  ainsi  qu'il  le  disait 
lui-môme,  il  se  plongea  dans  le  vaste  fauteuil  où  Louis  XIII, 
son  auguste  père,  s'était  tant  ennuyé  avec  Baradas  et 
Cinq-Mars  pendant  tant  de  jours  et  d'années. 

De  Saint-Aignan  comprit  que  le  roi  n'était  pas  amusable 
tn  ce  moment-là.  Il  hasarda  la  dernière  ressource  et  pro- 
nonça le  nom  de  Louise.  Le  roi  leva  la  tête. 

—  Que  fera  Votre  Majesté  ce  soir?  Faut-il  prévenir  made- 
moiselle de  La  Vallière  ? 

—  Dame  !  il  me  semble  qu'elle  est  prévenue,  répondit  le 
roi. 

—  Se  promènera-t-on  ? 

—  On  sort  de  se  promener,  répliqua  le  roi 

—  Eh  bien,  Sire  ? 

—  Eh  bien,  rêvons,  de  Saint-Aignan,  rêvons  chacun  de 
notre  côté  ;  quand  mademoiselle  de  La  Vallière  aura  bien 
regretté  ce  qu'elle  regrette  (le  remords  faisait  son  œuvre), 
eh  bien,  alors,  daignera-t-elle  nous  donner  de  ses  nouvelles  ! 


|74  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Ah  !  Sire,  pouvez-vous  ainsi  méconnaître  ce  cœur 
dévoué  ? 

Le  roi  se  leva  rouge  de  dépit;  la  jalousie  mordait  à  son 
tour.  De  Saint-Aignan  commençait  à  trouver  la  position  dif- 
ficile, quand  la  portière  se  leva.  Le  roi  fit  un  brusque  mou- 
vement ;  sa  première  idée  fut  qu'il  lui  arrivait  un  billet  de 
La  Vallière  ;  mais,  à  la  place  d'un  messager  d'amour,  il  ne 
vit  que  son  capitaine  des  mousquetaires  debout  et  muet  dans 
l'embrasure. 

—  Monsieur  d'Artagnan  !  fit-il.  Ah  !...  Eh  bien  ? 
D'Artagnan    regarda    de     Saint-Aignan.    Les    yeux   du 

roi  prirent  la  même  direction  que  ceux  de  son  capitaine. 
Ces  regards  eussent  été  clairs  pour  tout  le  monde;  à 
bien  plus  forte  raison  le  furent-ils  pour  de  Saint-Aignan. 
Le  courtisan  salua  et  sortit.  Le  roi  et  d'Artagnan  se  trou- 
vèrent seuls. 

—  Est-ce  fait?  demanda  le  roi. 

—  Oui,  Sire,  répondit  le  capitaine  des  mousquetaires 
d'une  voix  grave,  c'est  fait. 

Le  roi  ne  trouva  plus  un  mot  à  dire.  Cependant  l'orgueil 
lui  commandait  de  n'en  pas  rester  là.  Quand  un  roi  a  pris 
une  décision,  même  injuste,  il  faut  qu'il  prouve  à  tous  ceux 
qui  la  lui  ont  vu  prendre,  et  surtout  il  faut  qu'il  se  prouve  à 
lui-même  qu'il  avait  raison  en  la  prenant.  Il  y  a  un  moyen 
pour  cela,  un  moyen  presque  infaillible,  c'est  de  chercher 
des  torts  à  la  victime. 

Louis,  élevé  par  Mazarin  et  Anne  d'Autriche,  savait,  mieux 
qu'aucun  prince  ne  le  sut  jamais,  son  métier  de  roi.  Aussi 
essaya-t-il  de  le  prouver  en  cette  occasion.  Après  un  moment 
de  silence,  pendant  lequel  il  avait  fait  tout  bas  les  réflexions 
que  nous  venons  de  faire  tout  haut  : 

—  Qu'a  dit  le  comte?  reprit-il  négligemment. 

—  Mais  rien,  Sire. 

—  Cependant,  il  ne  s'est  pas  laissé  arrêter  sans  rien  dire? 

—  Il  a  dit  qu'il  s'attendait  à  être  arrêté,  Sire. 
Le  roi  releva  la  tête  avec  fierté. 


LE   VICOMTE   DE    BRAGELONNE  175 

—  Je  présume  que  M.  le  comte  de  la  Fère  n'a  pas  conti- 
nué son  rôle  de  rebelle?  dit-il. 

—  D'abord,  Sire,  qu'appelez-vous  rebelle?  demanda  tran- 
quillement le  mousquetaire.  Un  rebelle  aux  yeux  du  roi, 
est-ce  l'homme  qui,  non  seulement  se  laisse  coffrer  à  la 
Bastille,  mais  qui  encore  résiste  à  ceux  qui  ne  veulent  pas 
l'y  conduire  ? 

—  Qui  ne  veulent  pas  l'y  conduire?  s'écria  le  roi.  Qu'en- 
tends-je  là,  capitaine?  êtes- vous  fou? 

—  Je  ne  crois  pas,  Sire. 

—  Vous  parlez  de  gens  qui  ne  voulaient  pas  arrêter  M.  de 
iaFère?... 

—  Oui,  Sire. 

—  Et  quels  sont  ces  gens-là? 

—  Ceux  que  Votre  Majesté  en  avait  chargés,  apparem- 
ment, dit  le  mousquetaire. 

—  Mais  c'est  vous  que  j'en  avais  chargé,  s'écria  le  roi. 

—  Oui,  Sire,  c'est  moi. 

—  Et  vous  dites  que,  malgré  mon  ordre,  vous  aviez  l'inten- 
tion de  ne  pas  arrêter  l'homme  qui  m'avait  insulté  ? 

—  C'était  absolument  mon  intention,  oui,  Sire. 

—  Oh! 

—  Je  lui  ai  même  proposé  de  monter  sur  un  cheval  que 
j  avais  fait  préparer  pour  lui  à  la  barrière  de  la  Confé- 
rence. 

—  Et  dans  quel  but  aviez-vous  fait  préparer  ce  cheval  ? 

—  Mais,  Sire,  pour  que  M.  le  comte  de  la  Fère  pût  gagner 
le  Havre  et,  de  là,  l'Angleterre. 

—  Vous  me  trahissiez  donc,  alors,  monsieur?  s'écria  le 
roi  étincelant  de  fierté  sauvage. 

—  Parfaitement. 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre  à  des  articulations  faites  sur 
ce  ton.  Le  roi  sentit  une  si  rude  résistance,  qu'il  s'étonna. 

—  Vous  aviez  au  moins  une  raison,  monsieur  d'Artagnan, 
quand  vous  agissiez  ainsi?  interrogea  le  roi  avec  majesté. 

—  J'ai  toujours  une  raison,  Sire. 


176  LE   VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Ce  n'est  pas  la  raison  de  l'amitié,  au  moins,  la  seule  que 
vous  puissiez  faire  valoir,  la  seule  qui  puisse  vous  excuser, 
car  je  vous  avais  mis  bien  à  l'aise  sur  ce  chapitre. 

—  Moi,  Sire? 

—  Ne  vous  ai-je  pas  laissé  le  choix  d'arrêter  ou  de  ne  pas 
arrêter  M.  le  comte  de  la  Fère? 

—  Oui,  Sire;  mais... 

—  Mais  quoi?  interrompit  le  roi  impatient. 

—  Mais  en  me  prévenant,  Sire,  que,  si  je  ne  l'arrêtais  pas, 
votre  capitaine  des  gardes  l'arrêterait,  lui. 

—  Ne  vous  faisais-je  pas  la  partie  assez  belle,  du  moment 
où  je  ne  vous  forçais  pas  la  main? 

—  A  moi,  oui,  Sire;  à  mon  ami,  non. 

—  Non? 

—  Sans  doute,  puisque,  par  moi  ou  par  le  capitaine  des 
gardes,  mon  ami  était  toujours  arrêté. 

—  Et  voilà  votre  dévouement,  monsieur  ?  un  dévoue- 
ment qui  raisonne,  qui  choisit?  Vous  n'êtes  pas  un  soldat, 
monsieur! 

—  J'attends  que  Votre  Majesté  me  dise  ce  que  je  suis. 

—  Eh  bien,  vous  êtes  un  frondeur! 

—  Depuis  qu'il  n'y  a  plus  de  Fronde,  alors,  Sire... 

—  Mais,  si  ce  que  vous  dites  est  vrai... 

—  Ce  que  je  dis  est  toujours  vrai,  Sire. 

—  Que  venez-vous  faire  ici?  Voyons. 

—  Je  viens  ici  dire  au  roi  :  Sire,  M.  de  la  Fère  est  à  la 
Bastille... 

—  Ce  n'est  point  votre  faute,  à  ce  qu'il  parait. 

—  C'est  vrai,  Sire;  mais,  enfin,  il  y  est,  et,  puisqu'il  y  est, 
il  est  important  que  Votre  Majesté  le  sache. 

—  Ah!  monsieur  d'Artagnan.  vous  bravez  votre  roi! 

—  Sire... 

—  Monsieur  d'Artagnan,  je  vous  préviens  que  vous  abusez 
de  ma  patience. 

—  Au  contraire.  Sire. 

—  Comment,  au  contraire? 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  477 

—  Je  viens  me  faire  arrêter  aussi. 

—  Vous  faire  arrêter,  vous? 

—  Sans  doute.  Mon  ami  va  s'ennuyer  là-bas,  et  je  viens 
proposer  à  Votre  Majesté  de  me  permettre  de  lui  faire  com- 
pagnie; que  Votre  Majesté  dise  un  mot,  et  je  m'arrête  moi- 
même;  je  n'aurai  pas  besoin  du  capitaine  des  gardes  pour 
cela,  je  vous  en  réponds. 

Le  roi  s'élança  vers  la  table  et  saisit  une  plume  pour 
donner  l'ordre  d'emprisonner  d'Artagnan. 

—  Faites  attention  que  c'est  pour  toujours,  monsieur, 
s'écria-t-il  avec  l'accent  de  la  menace. 

—  J'y  compte  bien,  reprit  le  mousquetaire;  car,  lorsqu'une 
fois  vous  aurez  fait  ce  beau  coup-là,  vous  n'oserez  plus  me 
regarder  en  face. 

Le  roi  jeta  sa  plume  avec  violence. 

—  Allez-vous-en!  dit-il. 

—  Oh!  non  pas,  Sire,  s'il  plaît  à  Votre  Majesté. 

—  Comment,  non  pas? 

—  Sire,  je  venais  pour  parler  doucement  au  roi;  le  roi 
s'est  emporté,  c'est  un  malheur,  mais  je  n'en  dirai  pas  moins 
au  roi  ce  que  j'ai  à  lui  dire. 

—  Votre  démission,  monsieur,  s'écria  le  roi,  votre  démis- 
sion! 

—  Sire,  vous  savez  que  ma  démission  ne  me  tient  pas  au 
cœur,  puisqu'à  Blois,  le  jour  où  Votre  Majesté  a  refusé  au 
roi  Charles  le  million  que  lui  a  donné  mon  ami  le  comte  de 
la  Fère,  j'ai  offert  ma  démission  au  roi. 

—  Eh  bien,  alors,  faites  vite. 

—  Non,  Sire  ;  car  ce  n'est  point  de  ma  démission  qu'il 
s'agit  ici;  Votre  Majesté  avait  pris  la  plume  pour  «l'envoyer 
à  la  Bastille,  pourquoi  change-t-elle  d'avis? 

—  D'Artagnan  !  tête  gasconne  !  qui  est  le  roi  de  vous  ou 
de  moi  !  Voyons. 

—  C'est  vous,  Sire,  malheureusement 

—  Comment,  malheureusement? 

—  Oui,  Sire  ;  car,  si  c'était  moi... 

t.  v.  110 


178  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Si  c'était  vous,  vous  approuveriez  la  rébellion  de 
M.  d'Artagnan.  n'est-ce  pas? 

—  Oui.  certes! 

—  En  vérité? 

Et  le  roi  haussa  les  épaules. 

—  Et  je  dirais  à  mon  capitaine  des  mousquetaires,  conti- 
nua d'Artagnan,  je  lui  dirais  en  le  regardant  avec  des  yeux 
humains  et  non  avec  des  charbons  enflammés,  je  lui  dirais  : 
«  Monsieur  d'Artagnan,  j'ai  oublié  que  je  suis  le  roi!  Je  suis 
descendu  de  mon  trône  pour  outrager  un  gentilhomme.  » 

—  Monsieur,  s'écria  le  roi,  croyez-vous  que  c'est  excuser 
votre  ami  que  de  surpasser  son  insolence? 

—  Oh!  Sire,  j'irai  bien  plus  loin  que  lui,  dit  d'Artagnan; 
et  ce  sera  votre  faute.  Je  vous  dirai,  ce  qu'il  ne  vous  a  pas 
dit,  lui,  l'homme  de  toutes  les  délicatesses;  je  vous  dirai  : 
Sire,  vous  avez  sacrifié  son  fils,  et  il  défendait  son  fils; 
vous  l'avez  sacrifié  lui-même  :  il  vous  parlait  au  nom  de 
l'honneur,  de  la  religion  et  de  la  vertu,  vous  l'avez 
repoussé,  chassé,  emprisonné.  Moi.  je  serai  plus  dur  que  lui. 
Sire,  et  je  vous  dirai  :  Sire,  choisissez!  Voulez-vous  des  amis 
ou  des  valets?  des  soldats  ou  des  danseurs  à  révérences? 
des  grands  hommes  ou  des  polichinelles?  voulez-vous  qu'on 
vous  serve  ou  voulez-vous  qu'on  plie?  voulez-vous  qu'on 
vous  aime  ou  voulez-vous  qu'on  ait  peur  de  vous?  Si  vous 
préférez  la  bassesse,  l'intrigue,  la  couardise,  oh!  dites-le, 
Sire;  nous  partirons,  nous  autres,  qui  sommes  les  seuls 
restes,  je  dirai  plus,  les  seuls  modèles  de  la  vaillance 
d'autrefois  ;  nous  qui  avons  servi  et  dépassé  peut-être  en 
courage,  en  mérite,  des  hommes  déjà  grands  dans  la 
postérité.  Choisissez,  Sire,  et  hàtez-vous.  Ce  qui  vous  reste 
de  grands  seigneurs,  gardez-le  ;  vous  aurez  toujours  assez 
de  courtisans.  Hàtez-vous,  et  envoyez-moi  à  la  Bastille  avec 
mon  ami.  car.  si  vous  n'avez  pas  su  écouter  le  comte  de 
la  Fère,  c'esWi-dire  la  voix  la  plus  douce  et  la  plus  noble  de 
l'honneur;  si  vous  ne  sayez  pas  entendre  «I  Artagnan.  c'est- 
à-dire  la  plus  franche  et  la  plus  rude  voix  de  la  sincérité, 


LE   VICOMTE    DE   BRAGELONNE  179 

vous  êtes  un  mauvais  roi,  et,  demain,  vous  serez  un  pauvre 
roi.  Or,  les  mauvais  rois,  on  les  abhorre;  les  pauvres  rois, 
on  les  chasse.  Voilà  ce  que  j'avais  à  vous  dire,  Sire;  vous 
avez  eu  tort  de  me  pousser  jusque-là. 

Le  roi  se  renversa  froid  et  livide  sur  son  fauteuil  :  il  était 
évident  que  la  foudre  tombée  à  ses  pieds  ne  l'eût  pas  étonné 
davantage;  on  eût  cru  que  le  souffle  lui  manquait  et  qu'il 
allait  expirer.  Cette  rude  voix  de  la  sincérité,  comme  l'appe- 
lait d'Artagnan,  lui  avait  traversé  le  cœur,  pareille  à  une 
lame. 

D'Artagnan  avait  dit  tout  ce  qu'il  avait  à  dire.  Comprenant 
la  colère  du  roi,  il  tira  son  épée,  et,  s'approchant  respectueu- 
sement de  Louis  XIV,  il  la  posa  sur  la  table. 

Mais  le  roi,  d'un  geste  furieux,  repoussa  l'épée,  qui  tomba 
à  terre  et  roula  aux  pieds  de  d'Artagnan. 

Si  maître  que  le  mousquetaire  fût  de  lui,  il  pâlit  à  son 
tour,  et  frémissant  d'indignation  : 

—  Un  roi,  dit-il,  peut  disgracier  un  soldat;  il  peut  l'exiler, 
il  peut  le  condamner  à  mort;  mais,  fût-il  cent  fois  roi,  il  n'a 
jamais  le  droit  de  l'insulter  en  déshonorant  son  épée.  Sire, 
un  roi  de  France  n'a  jamais  repoussé  avec  mépris  l'épée  d'un 
homme  tel  que  moi.  Cette  épée  souillée,  songez-y,  Sire,  elle 
n'a  plus  désormais  d'autre  fourreau  que  mon  cœur  ou  le 
vôtre.  Je  choisis  le  mien,  Sire,  remerciez-en  Dieu  et  ma 
patience  ! 

Puis  se  précipitant  sur  son  épée  : 

—  Que  mon  sang  retombe  sur  votre  tête,  Sire!  s'écria-t-ij. 
Et,  d'un  geste  rapide,  appuyant  la  poignée  de  l'épée  au 

parquet,  il  en  dirigea  la  pointe  sur  sa  poitrine. 

Le  roi  s'élança  d'un  mouvement  encore  plus  rapide  que 
celui  de  d'Artagnan,  jetant  le  bras  droit  au  cou  du  mousque- 
taire, et,  de  la  main  gauche,  saisissant  par  le  milieu  la  lame 
de  l'épée,  qu'il  remit  silencieusement  au  fourreau. 

D'Artagnan,  roide,  pâle  et  frémissant  encore,  laissa,  sans 
l'aider,  faire  le  roi  jusqu'au  bout. 

Alors,  Louis,  attendri,  revenant  à  la  table,  prit  la  plume, 


180  LE   VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

écrivit  quelques  lignes,  les  signa,  et  étendit  la  main  vers 
d'Artagnan. 

—  Qu'est-ce  que  ce  papier,  Sire  ?  demanda  le  capitaine. 

—  L'ordre  donné  à  M.  d'Artagnan  d'élargir  à  l'instant 
même  M.  le  comte  de  la  Fère. 

D'Artagnan  saisit  la  main  royale  et  la  baisa;  puis  il  plia 
l'ordre,  le  passa  sous  son  buffle  et  sortit. 
Ni  le  roi  ni  le  capitaine  n'avaient  articulé  une  syllabe. 

—  0  cœur  humain  !  boussole  des  rois  !  murmura  Louis 
resté  seul,  quand  donc  saurais-je  lire  dans  tes  replis  comme 
dans  les  feuillets  d'un  livre?  Non,  je  ne  suis  pas  un  mauvais 
roi  :  non,  je  ne  suis  pas  un  pauvre  roi  ;  mais  je  suis  encore  un 
enfant. 


XXV 


RIVAUX    POLITIQUES 

D'Artagnan  avait  promis  à  M.  de  Baisemeaux  d'être  de 
retour  au  dessert,  d'Artagnan  tint  parole.  On  en  était  aux 
vins  fins  et  aux  liqueurs,  dont  la  cave  du  gouverneur  avait 
la  réputation  d'être  admirablement  garnie,  lorsque  les  épe- 
rons du  capitaine  des  mousquetaires  retentirent  dans  le  cor- 
ridor et  que  lui-même  parut  sur  le  seuil. 

Athos  et  Aramis  avaient  joué  serré.  Aussi,  aucun  des 
deux  n'avait  pénétré  l'autre.  On  avait  soupe,  causé  beaucoup 
de  la  Bastille,  du  dernier  voyage  de  Fontainebleau,  de  la 
future  fête  que  M.  Fouquet  devait  donner  à  Vaux.  Les  géné- 
ralités avaient  été  prodiguées,  et  nul,  hormis  de  Baisemeaux, 
n'avait  effleuré  les  choses  particulières. 

D'Artagnan  tomba  au  milieu  de  la  conversation,  encore 
pâle  et  ému  de  sa  conversation  avec  le  roi.  De  Baisemeaux 
s'empressa  d'approcher  une  chaise.  D'Artagnan  accepta  un 
verre  plein  et  le  laissa  vide.  Athos  et  Aramis  remarquèrent 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  184 

tous  deux  cette  émotion  de  d'Artagnan.  Quant  à  de  Baise- 
meaux, il  ne  vit  rien  que  le  capitaine  des  mousquetaires  de 
Sa  Majesté,  auquel  il  se  hâta  de  faire  fête.  Approcher  le  roi, 
c'était  avoir  tous  droits  aux  égards  de  M.  de  Baisemeaux. 
Seulement,  quoique  Aramis  eût  remarqué  cette  émotion,  il 
n'en  pouvait  deviner  la  cause.  Athos  seul  croyait  l'avoir 
pénétrée.  Pour  lui,  le  retour  de  d'Artagnan  et  surtout  le 
bouleversement  de  l'homme  impassible  signifiait  :  «  Je  viens 
de  demander  au  roi  quelque  chose  que  le  roi  m'a  refusé,  » 
bien  convaincu  qu'il  était  dans  le  vrai.  Athos  sourit,  se  leva 
de  table  et  fit  un  signe  à  d'Artagnan,  comme  pour  lui  rap- 
peler qu'ils  avaient  autre  chose  à  faire  que  de  souper 
ensemble. 

D'Artagnan  comprit  et  répondit  par  un  autre  signe.  Ara- 
mis et  Baisemeaux,  voyant  ce  dialogue  muet,  interrogeaient 
du  regard.  Athos  crut  que  c'était  à  lui  de  donner  l'explica- 
tion de  ce  qui  se  passait. 

—  La  vérité,  mes  amis,  dit  le  comte  de  la  Fère  avec  un 
sourire,  c'est  que  vous,  Aramis,  vous  venez  de  souper  avec 
un  criminel  d'État,  et  vous,  monsieur  de  Baisemeaux,  avec 
votre  prisonnier. 

Baisemeaux  poussa  une  exclamation  de  surprise  et  presque 
de  joie.  Ce  cher  M.  de  Baisemeaux  avait  l'amour-propre  de 
sa  forteresse.  A  part  le  profit,  plus  il  avait  de  prisonniers, 
plus  il  était  heureux  ;  plus  ces  prisonniers  étaient  grands, 
plus  il  était  fier. 

Quant  à  Aramis,  prenant  une  figure  de  circonstance  : 

—  Oh!  cher  Athos,  dit-il,  pardonnez-moi,  mais,  je  me 
doutais  presque  de  ce  qui  arrive.  Quelque  incartade  de  Raoul 
ou  de  La  Vallière,  n'est-ce  pas  ? 

—  Hélas  !  fit  Baisemeaux. 

—  Et,  continua  Aramis,  vous,  en  grand  seigneur  que  vous 
êtes,  oubliant  qu'il  n'y  a  plus  que  des  courtisans,  vous  avez 
été  trouver  le  roi  et  vous  lui  avez  dit  son  fait  ? 

—  Vous  avez  deviné,  mon  ami. 

—  De  sorte,  dit  de  Baisemeaux,  tremblant  d'avoir  soupe 


•182  T,E    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

si  familièrement  avec  un  homme  tombé  dans  la  disgrâce 
de  Sa  Majesté  ;  de  sorte,  monsieur  le  comte?... 

—  De  sorte,  mon  cher  gouverneur,  dit  Athos,  que  mon 
ami  M.  d'Artagnan  va  vous  communiquer  ce  papier  qui 
passe  par  l'ouverture  de  son  buffle,  et  qui  n'est  autre,  certai- 
nement, que  mon  ordre  d'écrou. 

De  Baisemeaux  tendit  la  main  avec  sa  souplesse  d'habitude. 

D'Artagnan  tira,  en  effet,  deux  papiers  de  sa  poitrine,  et 
en  présenta  un  au  gouverneur.  Baisemeaux  déplia  le  papier 
et  lut  à  demi-voix,  tout  en  regardant  Athos  par-dessus  le 
papier,  en  s'interrompant  : 

—  «  Ordre  de  détenir  dans  mon  château  de  la  Bastille...  » 
Très  bien...  «  Dans  mon  château  de  la  Bastille...  M.  le  comte 
de  la  Fère.  »  Oh  1  monsieur,  que  c'est  pour  moi  un  doulou- 
reux honneur  de  vous  posséder  1 

—  Vous  aurez  un  patient  prisonnier,  monsieur,  dit  Athos 
de  sa  voix  suave  et  calme. 

—  Et  un  prisonnier  qui  ne  restera  pas  un  mois  chez  vous, 
mon  cner  gouverneur,  dit  Aramis,  tandis  que  de  Baisemeaux, 
l'ordre  à  la  main,  transcrivait  sur  son  registre  d'écrou  la 
volonté  royale. 

—  Pas  même  un  jour,  ou  plutôt,  pas  même  une  nuit, 
dit  d'Artagnan  en  exhibant  le  second  ordre  du  roi  ;  car 
maintenant,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  il  vous  faudra 
transcrire  aussi  cet  ordre  de  mettre  immédiatement  le  comte 
en  liberté. 

—  Ah  !  fit  Aramis,  c'est  de  la  besogne  que  vous  m'épar- 
gnez, d'Artagnan. 

Et  il  serra  d'une  façon  significative  la  main  du  mousque- 
taire en  même  temps  que  celle  d'Athos. 

—  Eh  quoi  !  dit  ce  dernier  avec  étonnement,  le  roi  me 
donne  la  liberté  1 

—  Lisez,  cher  ami,  repartit  d'Artagnan. 
Athos  prit  l'ordre  et  lut. 

—  C'est  vrai,  dit-il. 

—  En  seriez-vous  fâché  ?  demanda  d'Artagnan. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  483 

—  Oh  !  non,  au  contraire.  Je  ne  veux  pas  de  mal  au  roi, 
et  le  plus  grand  mal  qu'on  puisse  souhaiter  aux  rois,  c'est 
qu'ils  commettent  une  injustice.  Mais  vous  avez  eu  du  mal, 
n'est-ce-pas  ?  Oh  !  avouez-le,  mon  ami. 

—  Moi  ?  Pas  du  tout  !  fit  en  riant  le  mousquetaire.  Le  roi 
fait  tout  ce  que  je  veux. 

Aramis  regarda  d'Artagnan  et  vit  bien  qu'il  mentait.  Mais 
Baisemeaux  ne  regarda  rien  que  d'Artagnan.  tant  il  était 
saisi  d'une  admiration  profonde  pour  cet  homme  qui  faisait 
faire  au  roi  tout  ce  qu'il  voulait. 

—  Et  le  roi  exile  Athos  ?  demanda  Aramis. 

—  Non,  pas  précisément  ;  le  roi  ne  s'est  pas  même  expli- 
qué là-dessus,  reprit  d'Artagnan  ;  mais  je  crois  que  le  comte 
n'a  rien  de  mieux  à  faire,  à  moins  qu'il  ne  tienne  à  remer- 
cier le  roi... 

—  Non,  en  vérité,  répondit  en  souriant  Athos. 

—  Eh  bien,  je  crois  que  le  comte  n'a  rien  de  mieux  à  faire, 
reprit  d'Artagnan,  que  de  se  retirer  dans  son  château.  Au 
reste,  mon  cher  Athos,  parlez,  demandez;  si  une  résidence 
vous  est  plus  agréable  que  l'autre,  je  me  fais  fort  de  vous 
faire  obtenir  celle-là. 

—  Non,  merci,  dit  Athos  ;  rien  ne  peut  m'être  plus  agréable, 
cher  ami,  que  de  retourner  dans  ma  solitude,  sous  mes 
grands  arbres,  au  bord  de  la  Loire.  Si  Dieu  est  le  suprême 
médecin  des  maux  de  l'àme,  la  nature  est  le  souverain 
remède.  Ainsi,  monsieur,  continua  Athos  en  se  retournant 
vers  Baisemeaux,  me  voilà  donc  libre  ? 

—  Oui,  monsieur  le  comte,  je  le  crois,  je  l'espère,  du 
moins,  dit  le  gouverneur  en  tournant  et  retournant  les  deux 
papiers,  à  moins,  toutefois,  que  M.  d'Artagnan  n'ait  un 
troisième  ordre. 

—  Non,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  non,  dit  le  mous- 
quetaire, il  faut  vous  en  tenir  au  second  et  nous  arrêter  là. 

—  Ah!  monsieur  le  comte,  dit  Baisemeaux  s'adressant  à 
Athos,  vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  perdez  !  Je  vous  eusse 
mis  à  trente  livres,  comme  les  généraux;  que  dis-je!   à 


184  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

cinquante  livres,  comme  les  princes,  et  vous  eussiez  soupe 
tous  les  soirs  comme  vous  avez  soupe  ce  soir. 

—  Permettez-moi,  monsieur,  dit  Athos,  de  préférer  ma 
médiocrité. 

Puis,  se  retournant  vers  d'Artagnan  : 

—  Partons,  mon  ami,  dit-il. 

—  Partons,  dit  d'Artagnan. 

—  Est-ce  que  j'aurai  cette  joie,  demanda  Athos,  de  vous 
posséder  pour  compagnon,  mon  ami? 

—  Jusqu'à  la  porte  seulement,  très  cher,  répondit  d'Ar- 
tagnan; après  quoi,  je  vous  dirai  ce  que  j'ai  dit  au  roi: 
«  Je  suis  de  service.  » 

—  Et  vous,  mon  cher  Aramis,  dit  Athos  en  souriant, 
m'accompagnez-vous  ?  La  Fère  est  sur  la  route  de  Vannes. 

—  Moi,  mon  ami,  dit  le  prélat,  j'ai  rendez-vous  ce  soir  à 
Paris,  et  je  ne  saurais  m'éloigner  sans  faire  souffrir  de 
graves  intérêts. 

—  Alors,  mon  cher  ami,  dit  Athos,  permettez-moi  que  je 
vous  embrasse,  et  que  je  parte.  Mon  cher  monsieur  Baise- 
meaux,  grand  merci  de  votre  bonne  volonté,  et  surtout  de 
l'échantillon  que  vous  m'avez  donné  de  l'ordinaire  de  la 
Bastille. 

Et,  après  avoir  embrassé  Aramis  et  serré  la  main  à 
M.  de  Baisemeaux;  après  avoir  reçu  les  souhaits  de  bon 
voyage  de  tous  deux,  Athos  partit  avec  d'Artagnan. 

Tandis  que  le  dénoùment  de  la  scène  du  Palais-Royal 
s'accomplissait  à  la  Bastille,  disons  ce  qui  se  passait  chez 
Athos  et  chez  Bragelonne. 

Grimaud,  comme  nous  l'avons  vu,  avait  accompagné  son 
maître  à  Paris;  comme  nous  l'avons  dit,  il  avait  assisté 
à  la  sortie  d' Athos;  il  avait  vu  d'Artagnan  mordre  ses 
moustaches;  il  avait  vu  son  maître  monter  en  carrosse;  il 
avait  interrogé  l'une  et  l'autre  physionomie,  et  il  les 
connaissait  toutes  deux  depuis  assez  longtemps  pour  avoir 
compris,  à  tnivers  le  masque  de  leur  impassibilité,  qu'il  se 
passait  de  graves  événements. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  185 

Une  fois  Athos  parti,  il  se  mit  à  réfléchir.  Alors,  il  se 
rappela  l'étrange  façon  dont  Athos  lui  avait  dit  adieu, 
l'embarras  imperceptible  pour  tout  autre  que  pour  lui  de  ce 
maître  aux  idées  si  nettes,  à  la  volonté  si  droite.  Il  savait 
qu'Athos  n'avait  rien  emporté  que  ce  qu'il  avait  sur  lui,  et, 
cependant,  il  croyait  voir  qu'Athos  ne  partait  pas  pour  une 
heure,  pas  même  pour  un  jour.  Il  y  avait  une  longue  absence 
dans  la  façon  dont  Athos,  en  quittant  Grimaud,  avait  pro- 
noncé le  mot  adieu. 

Tout  cela  lui  revenait  à  l'esprit  avec  tous  ses  sentiments 
d'affection  profonde  pour  Athos,  avec  cette  horreur  du  vide 
et  de  la  solitude  qui  toujours  occupe  l'imagination  des  gens 
qui  aiment;  tout  cela,  disons-nous,  rendit  l'honnête  Grimaud 
fort  triste  et  surtout  fort  inquiet. 

Sans  se  rendre  compte  de  ce  qu'il  faisait  depuis  le  départ 
de  son  maître,  il  errait  par  tout  l'appartement,  cherchant, 
pour  ainsi  dire,  les  traces  de  son  maître,  semblable,  en  cela, 
tout  ce  qui  est  bon  se  ressemble,  au  chien,  qui  n'a  pas 
d'inquiétude  sur  son  maître  absent,  mais  qui  a  de  l'ennui. 
Seulement,  comme  à  l'instinct  de  l'animal  Grimaud  joignait 
la  raison  de  l'homme,  Grimaud  avait  à  la  fois  de  l'ennui  et 
de  l'inquiétude. 

N'ayant  trouvé  aucun  indice  qui  pût  le  guider,  n'ayant 
rien  vu  ou  rien  découvert  qui  eût  fixé  ses  doutes,  Grimaud 
se  mit  à  imaginer  ce  qui  pouvait  être  arrivé.  Or,  l'imagi- 
nation est  la  ressource  ou  plutôt  le  supplice  des  bons  cœurs. 
En  effet,  jamais  il  n'arrive  qu'un  bon  cœur  se  représente 
son  ami  heureux  ou  allègre.  Jamais  le  pigeon  qui  voyage 
n'inspire  autre  chose  que  la  terreur  au  pigeon  resté  au  logis. 

Grimaud  passa  donc  de  l'inquiétude  à  la  terreur.  Il  réca- 
pitula tout  ce  qui  s'était  passé  :  la  lettre  de  d'Artagnan  à 
Athos,  lettre  à  la  suite  de  laquelle  Athos  avait  paru  si  cha- 
grin; puis  la  visite  de  Raoul  à  Athos,  visite  à  la  suite  de 
laquelle  Athos  avait  demandé  ses  ordres  et  son  habit  de 
cérémonie;  puis  cette  entrevue  avec  le  roi,  entrevue  à  la 
mite  de  laquelle  Athos  était  rentré  si  sombre;  puis  cette 


186  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

explication  entre  le  père  et  le  fils,  explication  à  la  suite  de 
laquelle  Athos  avait  si  tristement  embrassé  Raoul,  tandis  que 
Raoul  s'en  allait  si  tristement  chez  lui:  enfin  l'arrivée  de 
d'Artagnan  mordant  sa  moustache,  arrivée  à  la  suite  de 
laquelle  M.  le  comte  de  la  Fère  était  monté  en  carrosse  avec 
d'Artagnan.  Tout  cela  composait  un  drame  en  cinq  actes 
fort  clair,  surtout  pour  un  analyste  de  la  force  de  Grimaud. 
Et  d'abord  Grimaud  eut  recours  aux  grands  moyens;  il 
alla  chercher  dans  le  justaucorps  laissé  par  son  maître  la 
lettre  de  M.  d'Artagnan.  Cette  lettre  s'-  trouvait  encore,  et 
voici  ce  qu'elle  contenait  : 

«  Cher  ami,  Raoul  est  venu  me  demander  des  renseigne- 
ments sur  la  conduite  de  mademoiselle  de  La  Vallière  durant 
le  séjour  de  notre  jeune  ami  à  Londres.  Moi,  je  suis  un 
pauvre  capitaine  de  mousquetaires  dont  les  oreilles  sont 
rebattues  tout  le  jour  des  propos  de  caserne  et  de  ruelle.  Si 
j'avais  dit  à  Raoul  ce  que  je  crois  savoir,  le  pauvre  garçon 
en  fût  mort;  mais,  moi  qui  suis  au  service  du  roi,  je  ne  puis 
pas  raconter  les  affaires  du  roi.  Si  le  cœur  vous  en  dit.  mar- 
chez !  La  chose  vous  regarde  plus  que  moi  et  presque  autant 
que  Raoul.  » 

Grimaud  s'arracha  une  demi-pincée  de  cheveux.  Il  eût  fait 
mieux  si  sa  chevelure  eût  été  plus  abondante. 

—  Voilà,  dit-il.  le  nœud  de  l'énigme.  La  jeune  fille  a  fait 
des  siennes.  Ce  qu'on  dit  d'elle  et  du  roi  est  vrai.  Xotre 
jeune  maître  est  trompé.  Il  doit  le  savoir.  M.  le  comte  a  été 
trouver  le  roi  et  lui  a  dit  son  fait.  Et  puis  le  roi  a  envoyé 
M.  d'Artagnan  pour  arranger  l'affaire.  Ali!  mon  Dieu,  conti- 
nua Grimaud,  M.  le  comte  est  rentré  sans  sou  épèe. 

Cette  découverte  fit  monter  la  sueur  au  front  du  brave 
homme.  Il  le  s'arrêta  pas  plus  longtemps  à  conjecturer, 
il  enfonça  sou  chapeau  sur  la  tète  et  courut  au  logis  de 
Raoul. 

Après  la  sortie  de  Louise,  Raoul  avait  dompté  sa  douleur, 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  187 

sinon  son  amour,  et,  forcé  de  regarder  en  avant  dans  cette 
route  périlleuse  où  l'entraînaient  la  folie  et  la  rébellion,  il 
avait  vu  du  premier  coup  d'œil  son  père  en  butte  à  la  résis- 
tance royale,  puisque  Athos  s'était  d'abord  offert  à  cette 
résistance. 

En  ce  moment  de  lucidité  toute  sympathique,  le  malheu- 
reux jeune  homme  se  rappela  justement  les  signes  mystérieux 
d'Athos,  la  visite  inattendue  de  d'Artagnan,  et  le  résultat  de 
tout  ce  conflit  entre  un  prince  et  un  sujet  apparut  à  ses  yeux 
épouvantés. 

D'Artagnan  en  service,  c'est-à-dire  cloué  à  son  poste,  ne 
venait  certes  pas  chez  Athos  pour  le  plaisir  de  voir  Athos.  Il 
venait  pour  lui  dire  quelque  chose.  Ce  quelque  chose,  en 
d'aussi  pénibles  conjonctures,  était  un  malheur  ou  un  danger. 
Raoul  frémit  d'avoir  été  égoïste,  d'avoir  oublié  son  père 
pour  son  amour,  d'avoir,  en  un  mot,  cherché  la  rêverie  ou 
la  jouissance  du  désespoir,  alors  qu'il  s'agissait  peut-être  de 
repousser  l'attaque  imminente  dirigée  contre  Athos. 

Ce  sentiment  le  fit  bondir.  Il  ceignit  son  épée  et  courut 
d'abord  à  la  demeure  de  son  père.  En  chemin;  il  se  heur f a 
contre  Grimaud,  qui,  parti  du  pôle  opposé,  s'élançait  avec  la 
même  ardeur  à  la  recherche  de  la  vérité.  Ces  deux  hommes 
s'étreignirent  l'un  et  l'autre;  ils  en  étaient  l'un  et  l'autre  au 
même  point  de  la  parabole  décrite  par  leur  imagination. 

—  Grimaud!  s'écria  Raoul. 

—  Monsieur  Raoul  !  s'écria  Grimaud. 

—  M.  le  comte  va  bien  ? 

—  Tu  l'as  vu  ? 

—  Non  ;  où  est-il  ? 

—  Je  le  cherche. 

—  Et  M.  d'Artagnan  ? 

—  Sorti  avec  lui. 

—  Quand? 

—  Dix  minutes  après  votre  départ. 

—  Comment  sont-ils  sortis  ? 

—  En  carrosse. 


188  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Où  vont-ils  ? 

—  Je  ne  sais. 

—  Mon  père  a  pris  de  l'argent  ? 

—  Non. 

—  Une  épée? 

—  Non. 

—  Grimaud  ! 

—  Monsieur  Raoul  ! 

—  J'ai  idée  que  M.  d'Artagnan  venait  pour... 

—  Pour  arrêter  M.  le  comte,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  Grimaud. 

—  Je  l'aurais  juré  ! 

—  Quel  chemin  ont-ils  pris  ? 

—  Le  chemin  des  quais. 

—  La  Bastille  ? 

—  Ah  !  mon  Dieu,  oui. 

—  Vite,  courons  l 

—  Oui,  courons! 

—  Mais  où  cela?  dit  soudain  Raoul  avec  accablement. 

—  Passons  chez  M.  d'Artagnan;  nous  saurons  peut-être 
quelque  chose. 

—  Non;  si  l'on  s'est  caché  de  moi  chez  mon  père,  on  s'en 
cachera  partout.  Allons  chez...  Oh!  mon  Dieu  !  mais  je  suis 
fou  aujourd'hui,  mon  bon  Grimaud. 

—  Quoi  donc? 

—  J'ai  oublié  M.  du  Vallon. 

—  M.  Porthos? 

—  Qui  m'attend  toujours  !  Hélas  !  je  te  le  disais,  je  suis  fou. 

—  Qui  vous  attend,  où  cela  ? 

—  Aux  Minimes  de  Vinccnnes! 

—  Ah!  mon  Dieu!...  Heureusement,  c'est  du  côté  de  la 
Bastille! 

—  Allons,  vile  ! 

—  Monsieur,  je  vais  faire  seller  les  chevaux. 
•—  Oui,  mon  ami,  va 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  189 


XXVI 


OU    PORÏHOS    EST   CONVAINCU   SANS   AVOIR    COMPRIS 

Ce  digne  Porthos,  fidèle  à  toutes  les  lois  de  la  chevalerie 
antique,  s'était  décidé  à  attendre  M.  de  Saint-Aignan 
jusqu'au  coucher  du  soleil.  Et,  comme  de  Saint-Aignan  ne 
devait  pas  venir,  comme  Raoul  avait  oublié  d'en  prévenir 
son  second,  comme  la  faction  commençait  à  être  des  plus 
longues  et  des  plus  pénibles,  Porthos  s'était  fait  apporter 
par  le  garde  d'une  porte  quelques  bouteilles  de  bon  vin  et 
un  quartier  de  viande,  afin  d'avoir  au  moins  la  distraction 
de  tirer  de  temps  en  temps  un  bouchon  et  une  bouchée.  Il 
en  était  aux  dernières  extrémités,  c'est-à-dire  aux  dernières 
miettes,  lorsque  Raoul  arriva  escorté  de  Grimaud,  et  tous 
deux  poussant  à  toute  bride. 

Quand  Porthos  vit  sur  le  chemin  ces  deux  cavaliers  si 
pressés,  il  ne  douta  plus  que  ce  ne  fussent  ses  hommes,  et, 
se  levant  aussitôt  de  l'herbe  sur  laquelle  il  s'était  mollement 
assis,  il  commença  par  déroidir  ses  genoux  et  ses  poignets, 
en  disant  : 

—  Ce  que  c'est  que  d'avoir  de  belles  habitudes  !  Ce  drôle  a 
fini  par  venir.  Si  je  me  fusse  retiré,  il  ne  trouvait  personne 
et  prenait  avantage. 

Puis  il  se  campa  sur  une  hanche  avec  une  martiale 
attitude,  et  fit  ressortir  par  un  puissant  tour  de  reins  la 
cambrure  de  sa  taille  gigantesque.  Mais,  au  lieu  de  Saint- 
Aignan,  il  ne  vit  que  Raoul,  lequel,  avec  des  gestes  déses- 
pérés, l'aborda  en  criant  : 

—  Ah!  cher  ami  ;  ah  î  pardon  ;  ah  !  que  je  suis  malheureux  ! 

—  Raoul  !  fit  Porthos  tout  surpris. 

—  Vous  m'en  vouliez  ?  s'écria  Raoul  en  venant  embrasser 
Porthos. 


190  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Moi  ?  et  de  quoi  ? 

—  De  vous  avoir  ainsi  oublié.  Mais,  voyez-vous,  j'ai  la 
tête  perdue. 

—  Ah  bah! 

—  Si  vous  saviez,  mon  ami? 

—  Vous  l'avez  tué? 

—  Qui? 

—  De  Saint-Aignan. 

—  Hélas!  il  s'agit  bien  de  Saint-Aignan. 

—  Qu'y  a-t-il  encore  ? 

—  Il  y  a  que  M.  le  comte  de  la  Fère  doit  être  arrêté  à 
l'heure  qu'il  est. 

Porthos  fit  un  mouvement  qui  eût  renversé  une  muraille. 

—  Arrêté!...  Par  qui? 

—  Par  d' Artagnan  ! 

—  C'est  impossible,  dit  Porthos. 

—  C'est  cependant  la  vérité,  répliqua  Raoul. 

Porthos  se  tourna  du  côté  de  Grimaud  en  homme  qui 
a  besoin  d'une  seconde  affirmation.  Grimaud  fit  un  signe 
de  tête. 

—  Et  où  l*a-t-on  mené?  demanda  Porhos. 

—  Probablement  à  la  Bastille. 

—  Qui  vous  le  fait  croire  ? 

—  En  chemin,  nous  avons  questionné  des  gens  qui  ont 
vu  passer  le  carrosse,  et  d'autres  encore  qui  l'ont  vu  entrer 
à  la  Bastille. 

—  Oh!  oh!  murmura  Porthos.  —  Et  il  fit  deux  pas. 

—  Que  décidez-vous?  demanda  Raoul. 

—  Moi  ?  Rien.  Seulement,  je  ne  veux  pas  quAthos  reste  à 
la  Bastille. 

Raoul  s'approcha  du  digne  Porthos. 

—  Savez-vous  que  c'est  par  ordre  du  roi  que  l'arrestation 
s'est  faite? 

Porthos  regarda  le  jeune  homme  comme  pour  lui 
dire  :  «  Qu'est-ce  que  cela  me  fait,  à  moi?  »  Ce  muet 
langage  parut  si  éloquent  à  Raoul,  qu'il  n'en  demanda  pas 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  491 

davantage.   Il    remonta  à  cheval.   Déjà  Porthos,  aidé   de 
Grimaud,  en  avait  fait  autant. 

—  Dressons  notre  plan,  dit  Raoul. 

—  Oui.  répliqua  Porthos,  notre  plan,  c'est  cela,  dres- 
sons-le. 

Raoul  poussa  un  grand  soupir  et  s'arrêta  soudain. 

—  Qu'avez-vous?  demanda  Porthos;  une  faiblesse? 

—  Non,  l'impuissance  !  Avons-nous  la  prétention,  à  trois, 
d'aller  prendre  la  Bastille? 

—  Ah!  si  d'Artagnan  était  là,  répondit  Porthos,  je  ne  dis 
pas. 

Raoul  fut  saisi  d'admiration  à  la  vue  de  cette  confiance 
héroïque  à  force  d'être  naïve.  C'étaient  donc  bien  là  ces 
hommes  célèbres  qui,  à  trois  ou  quatre,  abordaient  des 
armées  ou  attaquaient  des  châteaux!  Ces  hommes  qui 
avaient  épouvanté  la  mort,  et  qui,  survivant  à  tout  un  siècle 
en  débris,  étaient  plus  forts  encore  que  les  plus  robustes 
d'entre  les  jeunes. 

—  Monsieur,  dit-il  à  Porthos,  vous  venez  de  me  faire 
naître  une  idée  :  Il  faut  absolument  voir  M.  d'Artagnan. 

—  Sans  doute. 

—  Il  doit  être  rentré  chez  lui,  après  avoir  conduit  mon 
père  à  la  Bastille. 

—  Informons-nous  d'abord  à  la  Bastille,  dit  Grimaud,  qui 
parlait  peu,  mais  bien. 

En  effet,  ils  se  hâtèrent  d'arriver  devant  la  forteresse.  Un 
de  ces  hasards,  comme  Dieu  les  donne  aux  gens  de  grande 
volonté,  fit  que  Grimaud  aperçut  tout  à  coup  le  carrosse  qui 
tournait  la  grande  porte  du  pont-levis.  C'était  au  moment 
où  d'Artagnan,  comme  on  l'a  vu,  revenait  de  chez  le  roi. 

En  vain  Raoul  poussa-t-il  son  cheval  pour  joindre  le 
carrosse  et  voir  quelles  personnes  étaient  dedans.  Les  che- 
vaux étaient  déjà  arrêtés  de  l'autre  côté  de  cette  grande 
porte,  qui  se  referma,  tandis  qu'un  garde-française  en  faction 
heurta  du  mousquet  le  nez  du  cheval  de  Raoul. 

Celui-ci  fit  volte-face,  trop  heureux  de  savoir  à  quoi  s'en 


192  LE  VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

tenir  sur  la  présence  de  ce  carrosse  qui  avait  renfermé  son 
père. 

—  Nous  le  tenons,  dit  Grimaud 

—  En  attendant  un  peu,  nous  sommes  sûrs  qu'il  sortira, 
n'est-ce  pas,  mon  ami? 

—  A  moins  que  d'Artagnan  aussi  ne  soit  prisonnier, 
répliqua  Porthos;  auquel  cas  tout  est  perdu. 

Raoul  ne  répondit  rien.  Tout  était  admissible.  Il  donna  le 
conseil  à  Grimaud  de  conduire  les  chevaux  dans  la  petite  rue 
Jean-Beausire,  afin  d'éveiller  moins  de  soupçons,  et  lui- 
même,  avec  sa  vue  perçante,  il  guetta  la  sortie  de  d'Arta- 
gnan ou  celle  du  carrosse. 

C'était  le  bon  parti.  En  effet,  vingt  minutes  ne  s'étaient 
pas  écoulées,  que  la  porte  se  rouvrit  et  que  le  carrosse  repa- 
rut. Un  éblouissement  empêcha  Raoul  de  distinguer  quelles 
figures  occupaient  cette  voiture.  Grimaud  jura  qu'il  avait  vu 
deux  personnes,  et  que  son  maître  était  une  des  deux.  Por- 
thos regardait  tour  à  tour  Raoul  et  Grimaud,  espérant  com- 
prendre leur  idée. 

—  Il  est  évident,  dit  Grimaud,  que,  si  M.  le  comte  est 
dans  ce  carrosse,  c'est  qu'on  le  met  en  liberté,  ou  qu'on  le 
mène  à  une  autre  prison. 

—  Nous  Talions  bien  voir  par  le  chemin  qu'il  prendra  dit 
Porthos. 

—  Si  on  le  met  en  liberté,  dit  Grimaud,  on  le  conduira 
chez  lui. 

—  C'est  vrai,  dit  Porthos. 

—  Le  carrosse  n'en  prend  pas  le  chemin,  dit  Raoul. 

Et,  en  effet,  les  chevaux  venaient  de  disparaître  dans  le 
faubourg  Saint-Antoine. 

—  Courons,  dit  Porthos  ;  nous  attaquerons  le  carrosse 
sur  la  route,  et  nous  dirons  à  Athos  de  fuir. 

—  Rébellion  !  murmura  Raoul. 

Porthos  lança  à  Raoul  un  second  regard,  digne  pendant 
du  premier.  Raoul  n'y  répondit  qu'en  serrant  les  lianes  de 
son  cheval. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  493 

Veu  d'instants  après,  les  trois  cavaliers  avaient  rattrapé 
le  carrosse  et  le  suivaient  de  si  près,  que  l'haleine  des  che- 
vaux humectait  la  caisse  de  la  voiture. 

D'Artagnan,  dont  les  sens  veillaient  toujours,  entendit  le 
trot  des  chevaux.  C'était  au  moment  où  Raoul  disait  à  Por- 
thos  de  dépasser  le  carrosse,  pour  voir  qu'elle  était  la  per- 
sonne qui  accompagnait  Athos.  Porthos  obéit,  mais  il  ne  put 
rien  voir  ;  les  mantelets  étaient  baissés. 

La  colère  et  l'impatience  gagnaient  Raoul.  Il  venait  de 
remarquer  ce  mystère  de  la  part  des  compagnons  d'Athos, 
et  il  se  décidait  aux  extrémités. 

D'un  autre  côté,  d'Artagnan  avait  parfaitement  reconnu 
Porthos;  il  avait,  sous  le  cuir  des  mantelets,  reconnu  égale- 
ment Raoul,  et  communiqué  au  comte  le  résultat  de  son 
observation.  Ils  voulaient  voir  si  Raoul  et  Porthos  pousse- 
raient les  choses  au  dernier  degré. 

Cela  ne  manqua  pas.  Raoul,  le  pistolet  au  poing,  fondit 
sur  le  premier  cheval  du  carrosse  en  commandant  au  cocher 
d'arrêter. 

Porthos  saisit  le  cocher  et  l'enleva  de  dessus  son  siège. 

Grimaud  tenait  déjà  la  portière  du  carrosse  arrêté. 

Raoul  ouvrit  ses  bras  en  criant  : 

—  Monsieur  le  comte  !  monsieur  le  comte  ! 

—  Eh  bien,  c'est  vous,  Raoul?  dit  Athos  ivre  de  joie. 

—  Pas  mal  !  ajouta  d'Artagnan  avec  un  éclat  de  rire. 

Et  tous  deux  embrassèrent  le  jeune  homme  et  Porthos, 
qui  s'étaient  emparés  d'eux. 

—  Mon  brave  Porthos,  excellent  ami  !  s'écria  Athos  ;  tou- 
jours vous  ! 

—  11  a  encore  vingt  ans,  dit  d'Artagnan.  Bravo,  Porthos  ! 

—  Dame  1  répondit  Porthos  un  peu  confus,  nous  avons 
cru  que  l'on  vous  arrêtait. 

—  Tandis  que,  reprit  Athos,  il  ne  s'agissait  que  d'une 
promenade  dans  le  carrosse  de  M.  d'Artagnan. 

—  Nous  vous  suivons  depuis  la  Bastille,  répliqua  Raoul 
avec  un  ton  de  soupçon  et  de  reproche. 


19-i  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Où  nous  étions  allés  souper  avec  ce  bon  M.  de  Baise- 
meaux.  Vous  rappelez-vous  Baisemeaux,  Porthos  ? 

—  Pardieu  !  très  bien. 

—  Et  nous  y  avons  vu  Aramis. 

—  A  la  Bastille  1 

—  A  souper. 

—  Ah  !  s'écria  Porthos  en  respirant. 

—  Il  nous  a  dit  mille  choses  pour  vous. 

—  Merci  ! 

—  Où  va  monsieur  le  comte  ?  demanda  Grimaud,  que  son 
maître  avait  déjà  récompensé  par  un  sourire. 

—  Nous  allons  à  Blois,  chez  nous. 

—  Comme  cela  ?...  tout  droit  ? 

—  Tout  droit. 

—  Sans  bagages  ? 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  Raoul  eût  été  chargé  de  m'expédier 
les  miens  ou  de  me  les  apporter  en  revenant  chez  moi.  s'il 
y  revient. 

—  Si  rien  ne  l'arrête  plus  à  Paris,  dit  d'Artagnan  avec  un 
regard  ferme  et  tranchant  comme  l'acier,  douloureux  comme 
lui,  car  il  rouvrit  les  blessures  du  pauvre  jeune  homme,  il 
fera  bien  de  vous  suivre,  Athos. 

—  Rien  ne  m'arrête  plus  à  Paris,  dit  Raoul. 

—  Nous  partons,  alors,  répliqua  sur-le-champ  Athos. 

—  Et  monsieur  d'Artagnan? 

—  Oh!  moi,  j'accompagnais  Athos  jusqu'à  la  barrière  seu- 
lement, et  je  reviens  avec  Porthos. 

—  Très  bien,  dit  celui-ci. 

—  Venez,  mon  fils,  ajontn  le  comte  en  passant  doucement 
le  bras  autour  du  cou  de  Raoul  pour  l'attirer  dans  le  carrosse, 
et  en  l'embrassant  encore.  Grimaud.  poursuivit  le  comte,  tu 
vas  retourner  doucement  à  Paris  avec  ton  cheval  et  celui  de 
M.  du  Vallon;  caf,  Raoul  et  moi,  nous  montons  à  cheval  ici, 
et  laissons  le  carrosse  à  ces  deux  messieurs  pour  rentrer  dans 
Paris;  puis,  une  fois  au  logis,  tu  prendras  mes  bardes,  mi  i 
lettres,  et  tu  expédieras  le  tout  chez  nous. 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  195 

—  Mais,  fit  observer  Raoul,  qui  cherchait  à  faire  parler  le 
comte,  quand  vous  reviendrez  à  Paris,  il  ne  vous  restera  ni 
linge  ni  effets;  ce  sera  bien  incommode. 

—  Je  pense  que,  d'ici  à  bien  longtemps,  Raoul,  je  ne  retour- 
nerai à  Paris.  Le  dernier  séjour  que  nous  y  fîmes  ne  m'a 
pas  encouragé  à  en  faire  d'autres. 

Raoul  baissa  la  tête  et  ne  dit  plus  un  mot. 

Athos  descendit  du  carrosse,  et  monta  le  cheval  qui  avait 
amené  Porthos  et  qui  sembla  fort  heureux  de  l'échange. 

On  s'était  embrassé,  on  s'était  serré  les  mains,  on  s'était 
donné  mille  témoignages  d'éternelle  amitié.  Porthos  avait 
promis  de  passer  un  mois  chez  Athos  à  son  premier  loisir. 
D'Artagnan  promit  de  mettre  à  profit  son  premier  congé  ; 
puis,  ayant  embrassé  Raoul  pour  la  dernière  fois  : 

—  Mon  enfant,  dit-il,  je  t'écrirai. 

Il  y  avait  tout  dans  ces  mots  de  d'Artagnan,  qui  n'écrivait 
jamais.  Raoul  fut  touché  jusqu'aux  larmes.  Il  s'arracha  des 
mains  du  mousquetaire  et  partit. 

D'Artagnan  rejoignit  Porthos  dans  le  carrosse. 

—  Eh  bien,  dit-il,  cher  ami,  en  voilà  une  journée! 

—  Mais,  oui,  répliqua  Porthos. 

—  Vous  devez  être  éreinté  ? 

—  Pas  trop.  Cependant  je  me  coucherai  de  bonne  heure, 
afin  d'être  prêt  demain. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Pardieu  !  pour  finir  ce  que  j'ai  commencé. 

—  Vous  me  faites  frémir,  mon  ami;  je  vous  vois  tout  effa- 
rouché. Que  diable  avez-vous  commencé  qui  ne  soit  pas  fini? 

—  Écoutez  donc.  Raoul  ne  s'est  pas  battu.  Il  faut  que  je 
me  batte,  moi  ! 

—  Avec  qui?...  avec  le  roi? 

—  Comment,  avec  le  roi?  dit  Porthos  stupéfait. 

—  Mais,  oui,  grand  enfant,  avec  le  roi! 

—  Je  vous  assure  que  c'est  avec  M.  de  Saint- Aignan. 

—  Voilà  ce  que  je  voulais  vous  dire.  En  vous  battant  avec 
ce  gentilhomme,  c'est  contre  le  roi  que  vous  tirez  l'épée. 


106  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Ah!  fit  Porthos  en  écarquillant  les  yeux,  vous  en  êtes 
sûr? 

—  Pardieu  ! 

—  Eh  bien,  comment  arranger  cela,  alors? 

—  Nous  allons  tâcher  de  faire  un  bon  souper,  Porthos.  La 
table  du  capitaine  des  mousquetaires  est  agréable.  Vous  y 
verrez  le  beau  de  Saint-Aignan,  et  vous  boirez  à  sa  santé. 

—  Moi  ?  s'écria  Porthos  avec  horreur. 

—  Comment!  dit  d'Artagnan,  vous  refusez  de  boire  à  ia 
santé  du  roi? 

—  Mais,  corbœuf!  je  ne  vous  parle  pas  du  roi;  je  vous 
parle  de  M.  de  Saint-Aignan. 

—  Mais  puisque  je  vous  répète  que  c'est  la  même  chose. 

—  Ah!...  très  bien,  alors,  dit  Porthos  vaincu. 

—  Vous  comprenez,  n'est-ce  pas? 

—  Non,  dit  Porthos;  mais  c'est  égal. 

—  Oui,  c'est  égal,  répliqua  d'Artagnan  ;  allons  souper, 
Porthos 


XXVII 


LA   SOCIETE   DE   M.    DE   BAISEMEAUX 

On  n'a  pas  oublié  qu'en  sortant  de  la  Bastille,  d'Artagnan 
et  le  comte  de  la  Fère  y  avaient  laissé  Aramis  en  tête  à  tète 
avec  Baisemeaux. 

Baisemeaux  ne  s'aperçut  pas  le  moins  du  monde,  une  fois 
ses  deux  convives  sortis,  que  la  conversation  souffrit  de  leur 
absence.  Il  croyait  que  le  vin  de  dessert,  et  celui  de  la  Bas- 
tille était  excellent;  il  croyait,  disons-nous,  que  le  vin  de 
dessert  était  un  stimulant  suffisant  pour  faire  parler  un 
homme  de  bien.  Il  connaissait  mal  Sa  Grandeur,  qui  n'était 
jamais  plus  impénétrable  qu'au  dessert.  Mais  Sa  Grandeur 
connaissait  à  merveille  M.  de  Baisemeaux.  en  comptant  pour 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  197 

faire  parler  le  gouverneur  sur  le  moyen  que  celui-ci  regar- 
dait comme  efficace. 

La  conversation,  sans  languir  en  apparence,  languissait 
donc  en  réalité;  car  Baisemeaux,  non  seulement  parlait  à 
peu  près  seul,  mais  encore  ne  parlait  que  de  ce  singulier 
événement  de  l'incarcération  d'Athos,  suivie  de  cet  ordre  si 
prompt  de  le  mettre  en  liberté. 

Baisemeaux,  d'ailleurs,  n'avait  pas  été  sans  remarquer  que 
les  deux  ordres,  ordre  d'arrestation  et  ordre  de  mise  en 
liberté,  étaient  tous  deux  de  la  main  du  roi.  Or,  le  roi  ne  se 
donnait  la  peine  d'écrire  de  pareils  ordres  que  dans  les 
grandes  circonstances.  Tout  cela  était  fort  intéressant,  et 
surtout  très  obscur  pour  Baisemeaux;  mais,  comme  tout  cela 
était  fort  clair  pour  Aramis,  celui-ci  n'attachait  pas  à  cet 
événement  la  même  importance  qu'y  attachait  le  bon 
gouverneur. 

D'ailleurs,  Aramis  se  dérangeait  rarement  pour  rien,  et  il 
n'avait  pas  encore  dit  à  M.  Baisemeaux  pour  quelle  cause  il 
s'était  dérangé. 

Aussi,  au  moment  où  Baisemeaux  en  était  au  plus  fort  de 
sa  dissertation,  Aramis  l'interrompit  tout  à  coup. 

—  Dites-moi,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  dit-il,  est-ce 
que  vous  n'avez  jamais  à  la  Bastille  d'autres  distractions  que 
celles  auxquelles  j'ai  assisté  pendant  les  deux  ou  trois  visites 
que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  faire? 

L'apostrophe  était  si  inattendue,  que  le  gouverneur,  comme 
une  girouette  qui  reçoit  tout  à  coup  une  impulsion  opposée 
à  celle  du  vent,  en  demeura  tout  étourdi. 

—  Des  distractions?  dit-il.  Mais  j'en  ai  continuellement, 
Monseigneur. 

—  Oh!  à  la  bonne  heure!  Et  ces  distractions? 

—  Sont  de  toute  nature. 

—  Des  visites,  sans  doute? 

—  Des  visites  ?  Non.  Les  visites  ne  sont  pas  communes  à 
la  Bastille. 

—  Comment,  les  visites  sont  rares. 


-108  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Très  rares. 

—  Même  de  la  part  de  votre  société? 

—  Qu'appelez-vous  de  ma  société?...  Mes  prisonniers? 

—  Oh!  non.  Vos  prisonniers  I...  Je  sais  que  c'est  vous  qui 
leur  faites  des  visites,  et  non  pas  eux  qui  vous  en  font.  J'en- 
tends par  votre  société,  mon  cher  de  Baisemeaux,  la  société 
dont  vous  faites  partie. 

Baisemeaux  regarda  fixement  Aramis;  puis,  comme  si  ce 
qu'il  avait  supposé  un  instant  était  impossible  : 

—  Oh!  dit-il,  j'ai  bien  peu  de  société  à  présent.  S'il  faut 
que  je  vous  l'avoue,  cher  monsieur  d'Herblay,  en  général, 
le  séjour  de  la  Bastille  paraît  sauvage  et  fastidieux  aux  gens 
du  monde.  Quant  aux  dames,  ce  n'est  jamais  sans  un  certain 
effroi,  que  j'ai  toutes  les  peines  de  la  terre  à  calmer,  qu'elles 
parviennent  jusqu'à  moi.  En  effet,  comment  ne  tremble- 
raient-elles pas  un  peu,  pauvres  femmes,  en  voyant  ces 
tristes  donjons,  et  en  pensant  qu'ils  sont  habités  par  de 
pauvres  prisonniers  qui... 

Et,  au  fur  et  à  mesure  que  les  yeux  de  Baisemeaux  se 
fixaient  sur  le  visage  d' Aramis,  la  langue  du  bon  gouverneur 
s'embarrassait  de  plus  en  plus,  si  bien  qu'elle  finit  par  se 
paralyser  tout  à  fait. 

—  Non,  vous  ne  comprenez  pas,  mon  cher  monsieur  de 
Baisemeaux,  dit  Aramis,  vous  ne  comprenez  pas...  Je  ne 
veux  point  parler  de  la  société  en  général,  mais  d'une  société 
particulière,  de  la  société  à  laquelle  vous  êtes  affilié,  enfin. 

Baisemeaux  laissa  presque  tomber  le  verre  plein  de  muscat 
qu'il  allait  porter  à  ses  lèvres. 

—  Affilié?  dit-il,  affilié? 

—  Mais  sans  doute,  affilié,  répéta  Aramis  avec  le  plus 
grand  sang-froid.  IVètes-vous  donc  pas  membre  d'une  société 
secrète,  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux? 

—  Secrète? 

—  Secrète  (m  iiiv^l.'iMcuse. 

—  Oh!  monsieur  d'Herblay!... 

—  Voyons,  ne  vous  défendez  pas. 


LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE  499 

—  Mais  croyez  bien... 

—  Je  crois  ce  que  je  sais. 

—  Je  vous  jure  !... 

—  Écoutez-moi,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  je  dis  oui, 
vous  dites  non;  l'un  de  nous  est  nécessairement  dans  le 
vrai,  et  l'autre  inévitablement  dans  le  faux. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien,  nous  allons  tout  de  suite  nous  reconnaître. 

—  Voyons,  dit  Baisemeaux,  voyons. 

—  Buvez  donc  votre  verre  de  muscat,  cher  monsieur  de 
Baisemeaux,  dit  Aramis.  Que  diable  !  vous  avez  l'air  tout 
effaré. 

—  Mais  non,  pas  le  moins  du  monde*  non. 

—  Buvez,  alors. 

Baisemeaux  but,  mais  il  avala  de  travers. 

—  Eh  bien,  reprit  Aramis,  si,  disais-je,  vous  ne  faites 
point  partie  d'une  société  secrète,  mystérieuse,  comme  vous 
voudrez,  l'épithète  n'y  fait  rien;  si,  dis-je,  vous  ne  faites 
point  partie  d'une  société  pareille  à  celle  que  je  veux 
désigner,  eh  bien,  vous  ne  comprendrez  pas  un  mot  à  ce  que 
je  vais  dire  :  voilà  tout. 

—  Oh!  soyez  sur  d'avance  que  je  ne  comprendrai  rien. 

—  A  merveille,  alors. 

—  Essayez,  voyons. 

—  C'est  ce  que  je  vais  faire.  Si,  au  contraire,  vous  êtes 
un  des  membres  de  cette  société,  vous  allez  tout  de  suite  me 
répondre  oui  ou  non. 

—  Faites  la  question,  poursuivit  Baisemeaux  en  tremblant. 

—  Car,  vous  en  conviendrez,  cher  monsieur  Baisemeaux, 
continua  Aramis  avec  la  même  impassibilité,  il  est  évident 
que  l'on  ne  peut  faire  partie  d  une  société,  il  est  évident 
qu'on  ne  peut  jouir  des  avantages  que  la  société  produit 
aux  affiliés,  sans  être  astreint  soi-même  à  quelques  petites 
servitudes  ? 

—  En  effet,  balbutia  Baisemeaux,  cela  se  concevrait  si... 

—  Eh  bien,  donc,  reprit  Aramis,   il  y  a  dans  la  société 


200  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

dont  je  vous  parlais,  et  dont,  à  ce  qu'il  paraît,  vous  ne  faites 
point  partie... 

—  Permettez,  dit  Baisemeaux,  je  ne  voudrais  cependant 
pas  dire  absolument... 

—  Il  y  a  un  engagement  pris  par  tous  les  gouverneurs  et 
capitaines  de  forteresse  affiliés  à  l'ordre. 

Baisemeaux  pâlit. 

—  Cet  engagement,  continua  Aramis  d'une  voix  ferme,  le 
voici. 

Baisemeaux  se  leva,  en  proie  à  une  indicible  émotion. 

—  Voyons,  cher  monsieur  d'Herblay,  dit-il,  voyons. 
Aramis  dit  alors  ou  plutôt  récita  le  paragraphe  suivant, 

de  la  même  voix  que  s'il  eût  lu  dans  un  livre  : 

«  Ledit   capitaine   ou  gouverneur   de  forteresse  laissera 

entrer  quand  besoin  sera,  et  sur  la  demande  du  prisonnier, 

un  confesseur  affilié  à  l'ordre.  » 
Il  s'arrêta.  Baisemeaux  faisait  peine  avoir,  tant  il  était 

pâle  et  tremblant. 

—  Est-ce  bien  là  le  texte  de  l'engagement?  demanda 
tranquillement  Aramis. 

—  Monseigneur!...  fit  Baisemeaux. 

—  Ah  !  bien,  vous  commencez  à  comprendre,  je  crois? 

—  Monseigneur,  s'écria  Baisemeaux,  ne  vous  jouez  pas 
ainsi  de  mon  pauvre  esprit;  je  me  trouve  bien  peu  de  chose 
auprès  de  vous,  si  vous  avez  le  malin  désir  de  me  tirer  les 
petits  secrets  de  mon  administration. 

—  Oh  !  non  pas,  détrompez-vous,  cher  monsieur  de  Bai- 
semeaux ;  ce  n'est  point  aux  petits  secrets  de  votre  admi- 
nistration que  j'en  veux,  c'est  à  ceux  de  votre  conscience. 

—  Eh  bien,  soit,  de  ma  conscience,  cher  monsieur 
d'Herblay.  Mais  ayez  un  peu  égard  à  ma  situation,  qui  n'est 
point  ordinaire. 

—  Elle  n'est  point  ordinaire,  mon  cher  monsieur,  pour- 
suivit l'inflexible  Aramis,  si  vous  êtes  agrégé  à  cette  société; 
mais  elle  est  toute  naturelle,  si,  libre  de  tout  engagement, 
vous  n'avez  à  répondre  qu'au  roi. 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  201 

—  Eh  bien,  monsieur,  eh  bien,  non  !  je  n'obéis  qu'au  roi. 
A  qui  donc,  bon  Dieu  1  voulez-vous  qu'un  gentilhomme  fran- 
çais obéisse,  si  ce  n'est  au  roi  ? 

Aramis  ne  bougea  point;  mais,  avec  sa  voix  si  suave  : 

—  Il  est  bien  doux,  dit-il,  pour  un  gentilhomme  français, 
pour  un  prélat  de  France,  d'entendre  s'exprimer  ainsi 
loyalement  un  homme  de  votre  mérite,  cher  monsieur  de 
Baisemeaux,  et,  vous  ayant  entendu,  de  ne  plus  croire  que 
vous. 

—  Avez-vous  douté,  monsieur? 

—  Moi?  Ohl  non. 

—  Ainsi,  vous  ne  doutez  plus  ? 

—  Je  ne  doute  plus  qu'un  homme  tel  que  vous,  monsieur, 
dit  sérieusement  Aramis,  ne  serve  fidèlement  les  maîtres 
qu'il  s'est  donné  volontairement. 

—  Les  maîtres?  s'écria  Baisemeaux. 

—  J'ai  dit  les  maîtres. 

—  Monsieur  d'Herblay,  vous  badinez  encore,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  je  conçois,  c'est  une  situation  plus  difficile  d'avoir 
plusieurs  maîtres  que  d'en  avoir  un  seul  ;  mais  cet  embarras 
vient  de  vous,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  et  je  n'en  suis 
pas  la  cause. 

—  Non,  certainement,  répondit  le  pauvre  gouverneur  plus 
embarrassé  que  jamais.  Mais  que  faites-vous  ?  Vous  vous  levez  ? 

—  Assurément. 

—  Vous  partez? 

—  Je  pars,  oui. 

—  Mais  que  vous  êtes  donc  étrange  avec  moi,  Monseigneur  ! 

—  Moi,  étrange?  où  voyez-vous  cela? 

—  Voyons,  avez-vous  juré  de  me  mettre  à  la  torture? 

—  Non,  j'en  serais  au  désespoir. 

—  Restez,  alors. 

—  Je  ne  puis. 

—  Et.  pourquoi? 

—  Parce  que  je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici,  et  qu'au  con- 
traire, j'ai  des  devoirs  ailleurs. 


202  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Des  devoirs,  si  tard? 

—  Oui.  Comprenez  donc,  cher  monsieur  de  Baisemeaux;  on 
m'a  dit,  d'où  je  viens  :  «  Ledit  gouverneur  ou  capitaine  laissera 
pénétrer  quand  besoin  sera,  sur  la  demande  du  prisonnier, 
un  confesseur  affilié  à  l'ordre.  »  Je  suis  venu;  vous  ne 
savez  pas  ce  que  je  veux  dire,  je  m'en  retourne  dire  aux  gens 
qu'ils  se  sont  trompés  et  qu'ils  aient  à  nr envoyer  ailleurs. 

—  Gomment!  vous  êtes?...  s'écria  Baisemeaux  regardant 
Aramis  presque  avec  effroi. 

—  Le  confesseur  affilié  à  l'ordre,  dit  Aramis  sans  changer 
de  voix. 

Mais,  si  douces  que  fussent  ces  paroles,  elles  firent  sur  le 
pauvre  gouverneur  l'effet  d'un  coup  de  tonnerre.  Baise- 
meaux devint  livide,  et  il  lui  sembla  que  les  beaux  yeux 
d' Aramis  étaient  deux  lames  de  feu,  plongeant  jusqu'au  fond 
de  son  cœur. 

—  Le  confesseur!  murmura-t-il ;  vous,  Monseigneur,  le 
confesseur  de  l'ordre? 

—  Oui,  moi;  mais  nous  n'avons  rien  à  démêler  ensemble, 
puisque  vous  n'êtes  point  affilié. 

—  Monseigneur... 

—  Et  je  comprends  que,  n'étant  pas  affilié,  vous  vous 
refusiez  à  suivre  les  commandements. 

—  Monseigneur,  je  vous  en  supplie,  reprit  Baisemeaux, 
daignez  m'entendre. 

—  Pourquoi? 

—  Monseigneur,  je  ne  dis  pas  que  je  ne  fasse  point  partie 
de  l'ordre... 

—  Ah!  ah! 

—  Je  ne  dis  pas  que  je  me  refuse  à  obéir. 

—  Ce  qui  vient  de  se  passer  ressemble  cependant  bien  à 
de  la  résistance,  monsieur  de  Baisemeaux. 

—  Oh!  non,  Monseigneur,  non;  seulement,  j'ai  voulu 
m'assurer... 

—  Vous  assurer  de  quoi?  dit  Aramis  avec  un  air  de 
suprême  dédain. 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  203 

—  De  rien,  Monseigneur. 

Baisemeaux  baissa  la  voix  et  s'inclina  devant  le  prélat. 

—  Je  suis  en  tout  temps,  en  tout  lieu,  à  la  disposition  de 
mes  maîtres,  dit-il;  mais... 

—  Fort  bien!  Je  vous  aime  mieux  ainsi,  monsieur. 
Aramis  reprit  sa  chaise  et  tendit  son  verre  à  Baisemeaux, 

qui  ne  put  jamais  le  remplir,  tant  la  main  lui  tremblait. 

—  Vous  disiez  :  mais,  reprit  Aramis. 

—  Mais,  reprit  le  pauvre  homme,  n'étant  pas  prévenu, 
j'étais  loin  de  m'attendre... 

—  Est-ce  que  l'Évangile  ne  dit  pas  :  «  Veillez,  car  le 
moment  n'est  connu  que  de  Dieu.  »  Est-ce  que  les  pres- 
criptions de  l'ordre  ne  disent  pas  :  «  Veillez,  car  ce 
que  je  veux,  vous  devez  toujours  le  vouloir.  »  Et  sous 
quel  prétexte  n'attendiez-vous  pas  le  confesseur,  monsieur 
de  Baisemeaux? 

—  Parce  qu'il  n'y  a  en  ce  moment  aucun  prisonnier 
malade  à  la  Bastille,  Monseigneur. 

Aramis  haussa  les  épaules. 

—  Qu'en  savez-vous?  dit-il. 

—  Mais  il  me  semble... 

—  Monsieur  de  Baisemeaux,  dit  Aramis  en  se  renver- 
sant dans  son  fauteuil,  voici  votre  valet  qui  veut  vous 
parler. 

En  ce  moment,  en  effet,  le  valet  de  Baisemeaux  parut  au 
seuil  de  la  porte. 

—  Qu'y  a-t-il  ?  demanda  vivement  Baisemeaux. 

—  Monsieur  le  gouverneur,  dit  le  valet,  c'est  le  rapport  du 
médecin  de  la  maison  qu'on  vous  apporte. 

Aramis  regarda  M.  de  Baisemeaux  de  son  œil  clair  et 
assuré. 

—  Eh  bien,  faites  entrer  le  messager,  dit-il. 
Le  messager  entra,  salua,  et  remit  le  rapport. 
Baisemeaux  jeta  les  yeux  dessus,  et,  relevant  la  tête  : 

—  Le  deuxième  Bertaudière  est  malade  !  dit-il  avec 
surprise. 


204  LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Que  disiez-vous  donc,  cher  monsieur  de  Baisemeaux, 
que  tout  le  monde  se  portait  bien  dans  votre  hôtel?  dit 
négligemment  Aramis. 

Et  il  but  une  gorgée  de  muscat,  sans  cesser  de  regarder 
Baisemeaux.  Alors,  le  gouverneur,  ayant  fait  de  la  tête  un 
signe  au  messager,  et  celui-ci  étant  sorti  : 

—  Je  crois,  dit-il  en  tremblant  toujours,  qu'il  y  a  dans  le 
paragraphe  :  «  Sur  la  demande  du  prisonnier?  » 

—  Oui,  il  y  a  cela,  répondit  Aramis;  mais  voyez  donc  ce 
que  l'on  vous  veut,  cher  monsieur  de  Baisemeaux. 

En  effet,  un  sergent  passait  sa  tête  par  l'entre-bàillement 
de  la  porte. 

—  Qu'est-ce  encore  ?  s'écria  Baisemeaux.  Ne  peut-on  me 
laisser  dix  minutes  de  tranquillité  ? 

—  Monsieur  le  gouverneur,  dit  le  sergent,  le  malade  de  la 
deuxième  Bertaudière  a  chargé  son  geôlier  de  vous  demander 
un  confesseur. 

Baisemeaux  faillit  tomber  à  la  renverse. 
Aramis  dédaigna  de  le  rassurer,  comme  il  avait  dédaigné 
de  l'épouvanter. 

—  Que  faut-il  répondre  ?  demanda  Baisemeaux. 

—  Mais,  ce  que  vous  voudrez,  répondit  Aramis  en  se  pin- 
çant les  lèvres;  cela  vous  regarde;  je  ne  suis  pas  gouverneur 
de  la  Bastille,  moi. 

—  Dites,  s'écria  vivement  Baisemeaux,  dites  au  prisonnier 
qu'il  va  avoir  ce  qu'il  demande. 

Le  sergent  sortit. 

—  Oh!  Monseigneur,  Monseigneur!  murmura  Baise- 
meaux, comment  me  serais-je  douté?...  comment  aurais-je 
prévu  ? 

—  Qui  vous  disait  de  vous  douter?  qui  vous  priait  de  pré- 
voir? répondit  dédaigneusement  Aramis.  L'ordre  se  doute, 
l'ordre  sait,  l'ordre  prévoit  :  n'est-ce  pas  suffisant? 

—  Qu'onlonnez-vnus?  ajouta  Baisemeaux. 

—  Moi  ?  Rien.  Je  ne  suis  qu'un  pauvre  prêtre,  un  simple 
confesseur.  M'ordonnez-vous  d'aller  voir  le  malade? 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  205 

—  Oh  !  Monseigneur,  je  ne  vous  l'ordonne  pas,  je  vous  en 
prie. 

—  C'est  bien.  Alors,  conduisez-moi. 


XXVIII 


PRISONNIER 

Depuis  cette  étrange  transformation  d'Aramis  en 
confesseur  de  l'ordre,  Baisemeaux  n'était  plus  le  même 
homme. 

Jusque-là,  Aramis  avait  été  pour  le  digne  gouverneur  un 
prélat  auquel  il  devait  le  respect,  un  ami  auquel  il  devait  la 
reconnaissance  ;  mais,  à  partir  de  la  révélation  qui  venait  de 
bouleverser  toutes  ses  idées,  il  était  inférieur  et  Aramis  était 
un  chef. 

Il  alluma  lui-même  un  falot,  appela  un  porte-clefs,  et,  se 
retournant  vers  Aramis  : 

—  Aux  ordres  de  Monseigneur,  dit-il. 

Aramis  se  contenta  de  faire  un  signe  de  tête  qui  voulait 
dire  :  «  C'est  bien  !  »  et  un  signe  de  la  main  qui  voulait  dire  : 
«  Marchez  devant  !  »  Baisemeaux  se  mit  en  route.  Aramis  le 
suivit. 

Il  faisait  une  belle  nuit  étoilée  ;  les  pas  des  trois  hommes 
retentissaient  sur  la  dalle  des  terrasses,  et  le  cliquetis  des 
clefs  pendues  à  la  ceinture  du  guichetier  montait  jusqu'aux 
étages  des  tours,  comme  pour  rappeler  aux  prisonniers  que 
la  liberté  était  hors  de  leur  atteinte. 

On  eût  dit  que  le  changement  qui  s'était  opéré  dans  Baise- 
meaux s'était  étendu  jusqu'au  prisonnier.  Ce  porte-clefs,  le 
même  qui,  à  la  première  visite  d'Aramis,  s'était  montré  si 
curieux  et  si  questionneur,  était  devenu  non  seulement  muet, 
mais  même  impassible.  Il  baissait  la  tète  et  semblait  craindre 
d'ouvrir  les  oreilles. 


206  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

On  arriva  ainsi  au  pied  de  la  Bertaudière,  dont  les  deux 
étages  furent  gravis  silencieusement  et  avec  une  certaine 
lenteur;  car  Baisemeaux,  tout  en  obéissant,  était  loin  de 
mettre  un  grand  empressement  à  obéir. 

Enfin,  on  arriva  à  la  porte;  le  guichetier  n'eut  pas  besoin 
de  chercher  la  clef,  il  l'avait  préparée.  La  porte  s'ouvrit. 

Baisemeaux  se  disposait  à  entrer  chez  le  prisonnier;  mais, 
l'arrêtant  sur  le  seuil  : 

—  Il  n'est  pas  écrit,  dit  Aramis,  que  le  gouverneur 
entendra  la  confession  du  prisonnier. 

Baisemeaux  s'inclina  et  laissa  passer  Aramis,  qui  prit  le 
falot  des  mains  du  guichetier  et  entra  ;  puis,  d'un  geste,  il 
fit  signe  que  l'on  refermât  la  porte  derrière  lui. 

Pendant  un  instant,  il  se  tint  debout,  l'oreille  tendue, 
écoutant  si  Baisemeaux  et  le  porte-clefs  s'éloignaient;  puis, 
lorsqu'il  se  fut  assuré,  par  la  décroissance  du  bruit,  qu'ils 
avaient  quitté  la  tour,  il  posa  le  falot  sur  la  table  et  regarda 
autour  de  lui. 

Sur  un  lit  de  serge  verte,  en  tout  pareil  aux  autres  lits  de 
la  Bastille,  excepté  qu'il  était  plus  neuf,  sous  des  rideaux 
amples  et  fermés  à  demi,  reposait  le  jeune  homme  près 
duquel,  une  fois  déjà,  nous  avons  introduit  Aramis. 

Suivant  l'usage  de  la  prison,  le  captif  était  sans  lumière. 
A  l'heure  du  couvre-feu,  il  avait  dû  éteindre  sa  bougie.  On 
voit  combien  le  prisonnier  était  favorisé,  puisqu'il  avait  ce 
rare  privilège  de  garder  de  la  lumière  jusqu'au  moment  du 
couvre- feu. 

Près  de  ce  lit,  un  grand  fauteuil  de  cuir,  à  pieds  tordus, 
supportait  des  habits  d'une  fraîcheur  remarquable.  Une 
petite  table,  sans  plumes,  sans  livres,  sans  papiers,  sans 
encre,  était  abandonnée  tristement  près  de  la  fenêtre.  Plu- 
sieurs assiettes,  encore  pleines,  attestaient  que  le  prisonnier 
avait  à  peine  touché  à  son  dernier  repas. 

Aramis  vit,  sur  le  lit,  le  jeune  homme  étendu,  le  visage  à 
demi  caché  sous  ses  deux  bras. 

L'arrivée  du  visiteur  ne  le  fit  point  changer  de  posture;  il 


LE   VICOMTE   DE    BRAGELONNE  207 

attendait  ou  dormait.  Aramis  alluma  la  bougie  à  l'aide  du 
falot,  repoussa  doucement  le  fauteuil  et  s'approcha  du  lit 
avec  un  mélange  visible  d'intérêt  et  de  respect. 
Le  jeune  homme  souleva  la  tête. 

—  Que  me  veut-on  ?  demanda-t-il. 

—  N'avez-vous  pas  désiré  un  confesseur? 

—  Oui. 

—  Parce  que  vous  êtes  malade  ? 

—  Oui. 

—  Bien  malade  ? 

Le  jeune  homme  attacha  sur  Aramis  des  yeux  pénétrants, 
et  dit  : 

—  Je  vous  remercie. 

Puis,  après  un  moment  de  silence  : 

—  Je  vous  ai  déjà  vu,  continua-t-il. 

Aramis  s'inclina.  Sans  doute,  l'examen  que  le  prisonnier 
venait  de  faire,  cette  révélation  d'un  caractère  froid,  rusé  et 
dominateur,  empreint  sur  la  physionomie  de  l'évêque  de 
Vannes,  était  peu  rassurant  dans  la  situation  du  jeune 
homme;  car  il  ajouta  : 

—  Je  vais  mieux. 

—  Alors?  demanda  Aramis. 

—  Alors,  allant  mieux  je  n'ai  plus  le  même  besoin  d'un 
confesseur,  ce  me  semble. 

—  Pas  même  du  cilice  que  vous  annonçait  le  billet  que 
vous  avez  trouvé  dans  votre  pain  ? 

Le  jeune  homme  tressaillit;  mais,  avant  qu'il  eût  répondu 
ou  nié  : 

—  Pas  même,  continua  Aramis,  de  cet  ecclésiastique  de 
la  bouche  duquel  vous  avez  une  importante  révélation  à 
attendre  ? 

—  S'il  en  est  ainsi,  dit  le  jeune  homme  en  retombant  sur 
son  oreiller,  c'est  différent;  j'écoute. 

Aramis  alors  le  regarda  plus  attentivement  et  fut  surpris 
de  cet  air  de  majesté  simple  et  aisée  qu'on  n'acquiert  jamais, 
si  Dieu  ne  l'a  mis  dans  le  sans  ou  dans  le  cœur. 


208  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Asseyez-vous,  monsieur,  dit  le  prisonnier 
Aramis  obéit  en  s'inclinant. 

—  Comment  vous  trouvez-vous  à  la  Bastille?  demanda 
l'évêque. 

—  Très  bien. 

—  Vous  ne   souffrez  pas  ? 

—  Non. 

—  Vous  ne  regrettez  rien  ? 

—  Rien. 

—  Pas  même  la  liberté  ? 

—  Qu'appelez-vous  la  liberté,  monsieur,  demanda  le 
prisonnier  avec  l'accent  d'un  homme  qui  se  prépare  à  une 
lutte. 

—  J'appelle  la  liberté,  les  fleurs,  l'air,  le  jour,  les  étoiles, 
le  bonheur  de  courir  où  vous  portent  vos  jambes  nerveuses 
de  vingt  ans. 

Le  jeune  homme  sourit;  il  eût  été  difficile  de  dire  si  c'était 
de  résignation  ou  de  dédain. 

—  Regardez,  dit-il,  j'ai  là,  dans  ce  vase  du  Japon,  deux 
roses,  deux  belles  roses,  cueillies  hier  au  soir  en  boutons  dans 
le  jardin  du  gouverneur;  elles  ont  éclos  ce  matin  et  ouvert 
sous  mes  yeux  leur  calice  vermeil  ;  avec  chaque  pli  de  leurs 
feuilles,  elles  ouvraient  le  trésor  de  leur  parfum  ;  ma 
chambre  en  est  tout  embaumée.  Ces  deux  roses,  voyez-les  : 
elles  sont  belles  parmi  les  roses  ;  et  les  roses  sont  les  plus 
belles  des  fleurs.  Pourquoi  donc  voulez- vous  que  je  désire 
d'autres  fleurs,  puisque  j'ai  les  plus  belles  de  toutes? 

Aramis  regarda  le  jeune  homme  avec  surprise. 

—  Si  les  fleurs  sont  la  liberté,  reprit  mélancoliquement  le 
captif,  j'ai  donc  la  liberté,  puisque  j'ai  les  fleurs. 

—  Oh  !  mais  l'air  I  s'écria  Aramis  ;  l'air  si  nécessaire  à  la 
vie? 

—  Eh  bien,  monsieur,  approchez-vous  de  la  fenêtre,  con- 
tinua le  prisonnier;  elle  est  ouverte.  Entre  le  ciel  et  la  terre, 
le  vent  roule  ses  tourbillons  de  glace,  de  feu,  de  tièdes 
vapeurs  ou  de  douces  brises.  L'air  qui  vient  de  là  caresse 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  209 

mon  visage,  quand,  monté  sur  ce  fauteuil,  assis  sur  le 
dossier,  le  bras  passé  autour  du  barreau  qui  me  soutient,  je 
me  figure  que  je  nage  dans  le  vide. 

Le  front  d'Aramis  se  rembrunissait  à  mesure  que  parlait 
le  jeune  homme. 

—  Le  jour?  continua-t-il.  J'ai  mieux  que  le  jour,  j'ai  le 
soleil,  un  ami  qui  vient  tous  les  jours  me  visiter  sans  la  per- 
mission du  gouverneur,  sans  la  compagnie  du  guichetier.  11 
entre  par  la  fenêtre,  il  trace  dans  ma  chambre  un  grand 
carré  long  qui  part  de  la  fenêtre  même  et  va  mordre  la  ten- 
ture de  mon  lit  jusqu'aux  franges.  Ce  carré  lumineux  gran- 
dit de  dix  heures  à  midi,  et  décroît  de  une  heure  à  trois, 
lentement,  comme  si,  ayant  eu  hâte  de  venir,  il  avait  regret 
de  me  quitter.  Quand  son  dernier  rayon  disparaît,  j'ai  joui 
quatre  heures  de  sa  présence.  Est-ce  que  ça  ne  suffit  pas  ? 
On  m'a  dit  qu'il  y  avait  des  malheureux  qui  creusaient  des 
carrières,  des  ouvriers  qui  travaillaient  aux  mines,  et  qui  ne 
le  voyaient  jamais. 

Aramis  s'essuya  le  front. 

—  Quant  aux  étoiles,  qui  sont  douces  à  voir,  continua  le 
jeune  homme,  elles  se  ressemblent  toutes,  sauf  l'éclat  et  la 
grandeur.  Moi,  je  suis  favorisé;  car,  si  vous  n'eussiez  allumé 
cette  bougie,  vous  eussiez  pu  voir  la  belle  étoile  que  je 
voyais  de  mon  lit  avant  votre  arrivée,  et  dont  le  rayonne- 
ment caressait  mes  yeux. 

Aramis  baissa  la  tête  :  il  se  sentait  submergé,  sous  le  flot 
amer  de  cette  sinistre  philosophie  qui  est  la  religion  de  la 
captivité. 

—  Voilà  donc  pour  les  fleurs,  pour  l'air,  pour  le  jour  et 
pour  les  étoiles,  dit  le  jeune  homme  avec  la  même  tranquil- 
lité. Reste  la  promenade.  Est-ce  que,  toute  la  journée,  je  ne 
me  promène  pas  dans  le  jardin  du  gouverneur  s'il  fait  beau, 
ici  s'il  pleut,  au  frais  s'il  fait  chaud,  au  chaud  s'il  fait  froid, 
grâce  à  ma  cheminée  pendant  l'hiver  ?  Ah  !  croyez-moi, 
monsieur,  ajouta  le  prisonnier  avec  une  expression  qui 
n'était  pas  exempte  d'une  certaine  amertume,  les  hommes 

t.  v.  111 


210  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

ont  fait  pour   moi  tout  ce  que  peut  espérer,  tout  ce  que 
peut  désirer  un  homme. 

—  Les  hommes,  soit  !  dit  Aramis  en  relevant  la  tête  ; 
mais  il  me  semble  que  vous  oubliez  Dieu. 

—  J'ai,  en  effet,  oublié  Dieu,  répondit  le  prisonnier  sans 
s'émouvoir  ;  mais,  pourquoi  me  dites-vous  cela?  A  quoi  bon 
parler  de  Dieu  aux  prisonniers  ? 

Aramis  regarda  en  face  ce  singulier  jeune  homme,  qui 
avait  la  résignation  d'un  martyr  avec  le  sourire  d'un  athée. 

—  Est-ce  que  Dieu  n'est  pas  dans  toutes  choses  ?  murmura- 
t-il  d'un  ton  de  reproche. 

—  Dites  au  bout  de  toute  chose,  répondit  le  prisonnier 
fermement. 

—  Soit  !  dit  Aramis  ;  mais  revenons  au  point  d'où  nous 
sommes  partis, 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  fit  le  jeune  homme. 

—  Je  suis  votre  confesseur. 

—  Oui. 

—  Eh  bien,  comme  mon  pénitent,  vous  me  devez  la  vérité. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  vous  la  dire. 

—  Tout  prisonnier  a  commis  le  crime  qui  l'a  fait  mettre 
en  prison.  Quel  crime  avez-vous  commis,  vous? 

—  Vous  m'avez  déjà  demandé  cela,  la  première  fois  que 
vous  m'avez  vu.  dit  le  prisonnier. 

—  Et  vous  avez  éludé  ma  réponse,  cette  fois,  comme 
aujourd'hui. 

—  Et  pourquoi,  aujourd'hui,  pensez-vous  que  je  vous 
répondrai? 

—  Parce  que,  aujourd'hui,  je  suis  votre  confesseur. 

—  Alors,  si  vous  voulez  que  je  vous  dise  quel  crime  j'ai 
commis,  expliquez-moi  ce  que  c'est  qu'un  crime.  Or,  comme 
je  ne  sais  rien  en  moi  qui  me  fasse  des  reproches,  je  dis  que 
je  ne  suis  pas  criminel. 

—  On  est  criminel  parfois  aux  yeux  des  grands  de  la 
terre,  non  seulement  pour  avoir  commis  des  crimes,  mais 
parce  que  l'on  sait  que  des  crimes  ont  été  commis. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  211 

Le  prisonnier  prêtait  une  attention  extrême. 

—  Oui,  dit-il  après  un  moment  de  silence,  je  comprends; 
oui,  vous  avez  raison,  monsieur;  il  se  pourrait  bien  que,  de 
cette  façon,  je  fasse  criminel  aux  yeux  des  grands. 

—  Ah!  vous  savez  donc  quelque  chose?  dit  Aramis,  qui 
crut  avoir  entrevue,  non  pas  le  défaut,  mais  la  jointure  de  la 
cuirasse. 

—  Non,  je  ne  sais  rien,  répondit  le  jeune  homme;  mais 
je  pense  quelquefois,  et  je  me  dis,  à  ces  moments-là... 

—  Que  vous  dites-vous? 

—  Que,  si  je  voulais  penser  plus,  ou  je  deviendrais  fou, 
ou  je  devinerais  bien  des  choses. 

—  Eh  bien,  alors?  demanda  Aramis  avec  impatience. 

—  Alors,  je  m'arrête. 

—  Vous  vous  arrêtez? 

—  Oui,  ma  tête  est  lourde,  mes  idées  deviennent  tristes, 
je  sens  l'ennui  qui  me  prend;  je  désire... 

—  Quoi? 

—  Je  n'en  sais  rien;  car  je  ne  veux  pas  me  laisser  prendre 
au  désir  de  choses  que  je  n'ai  pas,  moi  qui  suis  si  content 
de  ce  que  j'ai. 

—  Vous  craignez  la  mort?  dit  Aramis  avec  une  légère 
inquiétude. 

—  Oui,  dit  le  jeune  homme  en  souriant. 
Aramis  sentit  le  froid  de  ce  sourire  et  frémit. 

—  Oh!  puisque  vous  avez  peur  de  la  mort,  vous  en  savez 
plus  que  vous  n'en  dites,  s'écria-t-il. 

—  Mais  vous,  répondit  le  prisonnier,  vous  qui  me 
faites  dire  de  vous  demander;  vous  qui,  lorsque  je  vous 
ai  demandé,  entrez  ici  en  me  promettant  tout  un  monde 
de  révélations,  d'où  vient  que  c'est  vous  maintenant  qui 
vous  taisez  et  moi  qui  parle?  Puisque  nous  portons  chacun 
un  masque,  ou  gardons-le  tous  deux,  ou  déposons-le 
ensemble. 

Aramis  sentit  à  la  fois  la  force  et  la  justesse  de  ce  raison- 
nement. 


Îi2  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Je  n'ai  point  affaire  à  un  homme  ordinaire,  pensa-t-il. 
Voyons,  avez-vous  de  l'ambition  ?  dit-il  tout  haut,  sans  avoir 
préparé  le  prisonnier  à  la  transition. 

—  Qu'est-ce  que  cela,  de  l'ambition?  demanda  le  jeune 
homme. 

—  C'est,  répondit  Aramis,  un  sentiment  qui  pousse 
l'homme  à  désirer  plus  qu'il  n'a. 

—  J'ai  dit  que  j'étais  content,  monsieur;  mais  il  est  pos- 
sible que  je  me  trompe.  J'ignore  ce  que  c'est  que  l'ambition; 
mais  il  est  possible  que  j'en  aie.  Voyons,  ouvrez-moi  l'esprit, 
je  ne  demande  pas  mieux. 

—  Un  ambitieux,  dit  Aramis,  est  celui  qui  convoite  par 
delà  son  état. 

—  Je  ne  convoite  rien  par  delà  mon  état,  dit  le  jeune 
homme  avec  une  assurance  qui,  encore  une  fois,  fit  tres- 
saillir l'évêque  de  Vannes. 

Il  se  tut.  Mais,  à  voir  les  yeux  ardents,  le  front 
plissé,  l'attitude  réfléchie  du  captif,  on  sentait  bien  qu'il 
attendait  autre  chose  que  du  silence.  Ce  silence,  Aramis  le 
rompit. 

—  Vous  m'avez  menti  la  première  fois  que  je  vous  ai  vu, 
dit-il. 

—  Menti?  s'écria  le  jeune  homme  en  se  dressant  sur  son 
lit,  avec  un  tel  accent  dans  la  voix,  avec  un  tel  éclair  dans 
les  yeux,  qu'Aramis  recula  malgré  lui. 

—  Je  veux  dire,  reprit  Aramis  en  s'inclinant,  que  vous 
m'avez  caché  ce  que  vous  savez  de  votre  enfance. 

—  Les  secrets  d'un  homme  sont  à  lui,  monsieur  !  dit  le 
prisonnier,  et  non  au  premier  venu. 

—  C'est  vrai,,  dit  Aramis  en  s'inclinant  plus  bas  que  la 
première  fois,  c'est  vrai,  pardonnez;  mais,  aujourd'hui, 
suis-je  encore  pour  vous  le  premier  venu  ?  Je  vous  en  sup- 
plie, répondez,  Monseigneur  ! 

Ce  titre  causa  un  léger  trouble  au  prisonnier  ;  cependant 
il  ne  parut  point  étonné  qu'on  le  lui  donnât. 

—  Je  ne  vous  connais  pas,  monsieur,  dit-il. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  213 

—  Oh  !  si  j'osais,  je  prendrais  votre  main,  et  je  la  baise- 
rais. 

Le  jeune  homme  fit  un  mouvement  comme  pour  donner 
la  main  à  Aramis  ;  mais  l'éclair  qui  avait  jailli  de  ses  yeux 
s'éteignit  au  bord  de  sa  paupière,  et  sa  main  se  retira  froide 
et  défiante. 

—  Baiser  la  main  d'un  prisonnier  !  dit-il  en  secouant  la 
tête  ;  à  quoi  bon  ? 

—  Pourquoi  m'avez-vous  dit,  demanda  Aramis,  que  vous 
vous  trouviez  bien  ici?  pourquoi  m'avez-vous  dit  que  vous 
n'aspiriez  à  rien  ?  pourquoi  enfin,  en  me  parlant  ainsi, 
m'empêchez-vous  d'être  franc  à  mon  tour  ? 

Le  même  éclair  reparut  pour  la  troisième  fois  aux  yeux 
du  jeune  homme  ;  mais,  comme  les  deux  autres  fois,  il 
expira  sans  rien  amener. 

—  Vous  vous  défiez  de  moi  ?  dit  Aramis. 

—  A  quel  propos,  monsieur  ? 

—  Oh  !  par  une  raison  bien  simple  :  c'est  que,  si  vous 
savez  ce  que  vous  devez  savoir,  vous  devez  vous  défier  de 
tout  le  monde. 

—  Alors,  ne  vous  étonnez  pas  que  je  me  défie,  puisque 
vous  me  soupçonnez  de  savoir  ce  que  je  ne  sais  pas. 

Aramis  était  frappé  d'admiration  pour  cette  énergique 
résistance. 

—  Oh  !  vous  me  désespérez,  Monseigneur  !  s'écria-t-il  en 
frappant  du  poing  sur  le  fauteuil. 

—  Et  moi,  je  ne  vous  comprends  pas,  monsieur. 

—  Eh  bien,  tâchez  de  me  comprendre. 
Le  prisonnier  regarda  fixement  Aramis. 

—  Il  me  semble  parfois,  continua  celui-ci,  que  j'ai  devant 
les  yeux  l'homme  que  je  cherche...  et  puis... 

—  Et  puis...  cet  homme  disparaît,  n'est-ce  pas  ?  dit  le 
prisonnier  en  souriant.  Tant  mieux  ! 

Aramis  se  leva. 

—  Décidément,  reprit-il,  je  n'ai  rien  à  dire  à  un  homme 
qui  se  défie  de  moi  au  point  que  vous  le  faites. 


214  LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE 

—  Et  moi  ajouta  le  prisonnier  du  même  ton,  rien  à  dire  à 
l'homme  qui  ne  veut  pas  comprendre  qu'un  prisonnier  doit 
se  défier  de  tout. 

—  Même  de  ses  anciens  amis  ?  dit  Aramis.  Oh  !  c'est  trop 
de  prudence,  Monseigneur  ! 

—  De  mes  anciens  amis  ?  vous  êtes  un  de  mes  anciens 
amis,  vous  ? 

—  Voyons,  dit  Aramis,  ne  vous  souvient-il  donc  plus 
d'avoir  vu  autrefois,  dans  le  village  où  s'écoula  votre  pre- 
mière enfance?... 

—  Savez-vous  le  nom  de  ce  village?  demanda  le  prisonnier. 

—  Noisy-le-Sec,  Monseigneur,  répondit  fermement  Aramis 

—  Continuez,  dit  le  jeune  homme  sans  que  son  visage 
avouât  ou  niât. 

—  Tenez,  Monseigneur,  dit  Aramis,  si  vous  voulez  abso- 
lument continuer  ce  jeu,  restons-en  là.  Je  viens  pour  vous 
dire  beaucoup  de  choses,  c'est  vrai  ;  mais  il  faut  me  laisser 
voir  que  ces  choses,  vous  avez,  de  votre  côté,  le  désir  de  les 
connaître.  Avant  de  parler,  avant  de  déclarer  les  choses  si 
importantes  que  je  recèle  en  moi,  convenez-en.  j'eusse  eu 
besoin  d'un  peu  d'aide  sinon  de  franchise,  d'un  peu  de  sym- 
pathie sinon  de  confiance.  Eh  bien,  vous  vous  tenez  ren- 
fermé dans  une  prétendue  ignorance  qui  me  paralyse...  oh  i 
non  pas  pour  ce  que  vous  croyez  ;  car,  si  fort  ignorant  que 
vous  soyez,  ou  si  fort  indifférent  que  vous  feigniez  d'être, 
vous  n'en  êtes  pas  moins  ce  que  vous  êtes,  Monseigneur, 
et  rien,  rien  !  entendez-vous  bien,  ne  fera  que  vous  ne  le 
soyez  pas. 

—  Je  vous  promets,  répondit  le  prisonnier,  de  vous  écou- 
ter sans  impatience.  Seulement,  il  me  semble  que  j'ai  le 
droit  de  vous  répéter  cette  question  que  je  vous  ai  déjà 
faite  :  Qui  êtes-vous  ? 

—  Vous  souvient-il,  il  y  a  quinze  ou  dix-huit  ans,  d'avoir 
vu  à  Noisy-le-Sec  un  cavalier  qui  venait  avec  une  dame, 
vêtue  ordinairement  de  soie  noire,  avec  des  rubans  couleur 
de  feu  dans  les  cheveux  ? 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  215 

—  Oui,  dit  le  jeune  homme  :  une  fois  j'ai  demande  le 
nom  de  ce  cavalier,  et  l'on  m'a  dit  qu'il  s'appelait  l'abbé 
d'Herblay.  Je  me  suis  étonné  que  cet  abbé  eût  l'air  si  guer- 
rier, et  l'on  m'a  répondu  qu'il  n'y  avait  rien  d'étonnant  à 
cela,  attendu  que  c'était  un  mousquetaire  du  roi  Louis  XIII. 

—  Eh  bien,  dit  Aramis,  ce  mousquetaire  autrefois,  cet 
abbé  alors,  évêque  de  Vannes  depuis,  votre  confesseur 
aujourd'hui,  c'est  moi. 

—  Je  le  sais.  Je  vous  avais  reconnu. 

—  Eh  bien,  Monseigneur,  si  vous  savez  cela,  il  faut  que 
j'y  ajoute  une  chose  que  vous  ne  savez  pas  :  c'est  que  si  la 
présence  ici  de  ce  mousquetaire,  de  cet  abbé,  de  cet  évêque, 
de  ce  confesseur  était  connue  du  roi,  ce  soir,  demain,  celui 
qui  a  tout  risqué  pour  venir  à  vous  verrait  reluire  la  hache 
du  bourreau  au  fond  d'un  cachot  plus  sombre  et  plus  perdu 
que  ne  l'est  le  vôtre. 

En  écoutant  ces  mots  fermement  accentués,  le  jeune 
homme  s'était  soulevé  sur  son  lit,  et  avait  plongé  des  regards 
de  plus  en  plus  avides  dans  les  regards  d'Aramis. 

Le  résultat  de  cet  examen  fut  que  le  prisonnier  parut 
prendre  quelque  confiance. 

—  Oui,  murmura-t-il  ;  oui,  je  me  souviens  parfaitement. 
La  femme  dont  vous  parlez  vint  une  fois  avec  vous,  et  deux 
autres  fois  avec  la  femme... 

Il  s'arrêta. 

—  Avec  la  femme  qui  venait  vous  voir  tous  les  mois, 
n'est-ce  pas,  Monseigneur? 

—  Oui. 

—  Savez-vous  quelle  était  cette  dame  ? 

Un  éclair  parut  près  de  jaillir  de  l'œil  du  prisonnier. 

—  Je  sais  que  c'était  une  dame  de  la  cour,  dit-il. 

—  Vous  vous  la  rappelez  bien,  cette  dame  ? 

—  Oh!  mes  souvenirs  ne  peuvent  être  bien  confus  sous  ce 
rapport,  dit  le  jeune  prisonnier  :  j'ai  vu  une  fois  cette 
dame  avec  un  homme  de  quarante-cinq  ans,  à  peu  près  :  j';;i 
vu  une  fois  cette  dame  avec  vous  et  avec  la  dame  à  la  robe 


216  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

noire  et  aux  rubans  couleur  de  feu;  je  l'ai  revue  deux  fois 
depuis  avec  la  même  personne.  Ces  quatre  personnes  avec 
mon  gouverneur  et  la  vieille  Perronnette,  mon  geôlier  et  le 
gouverneur,  sont  les  seules  personnes  à  qui  j'aie  jamais 
parlé,  et,  en  vérité,  presque  les  seules  personnes  que  j'aie 
jamais  vues. 

—  Mais  vous  étiez  donc  en  prison? 

—  Si  je  suis  en  prison  ici,  relativement  j'étais  libre  là-bas, 
quoique  ma  liberté  fût  bien  restreinte  ;  une  maison  d'où  je 
ne  sortais  pas,  un  grand  jardin  entouré  de  murs  que  je  ne 
pouvais  franchir  :  c'était  ma  demeure;  vous  la  connaissez, 
puisque  vous  y  êtes  venu.  Au  reste,  habitué  à  vivre  dans 
les  limites  de  ces  murs  et  de  cette  maison,  je  n'ai  jamais 
désiré  en  sortir.  Donc,  vous  comprenez,  monsieur,  n'ayant 
rien  vu  de  ce  monde,  je  ne  puis  rien  désirer,  et,  si  vous  me 
racontez  quelque  chose,  vous  serez  forcé  de  tout  m'expli- 
quer. 

—  Ainsi  ferai-je,  Monseigneur,  dit  Aramis  en  s'inclinant; 
car  c'est  mon  devoir. 

—  Eh  bien,  commencez  donc  par  me  dire  ce  qu'était  mon 
gouverneur. 

—  Un  bon  gentilhomme,  Monseigneur,  un  honnête  gen- 
tilhomme surtout,  un  précepteur  à  la  fois  pour  votre  corps 
et  pour  votre  àme.  Avez-vous  jamais  eu  à  vous  en  plaindre? 

—  Oh!  non,  monsieur,  bien  au  contraire;  mais  ce  gen- 
tilhomme m'a  dit  souvent  que  mon  père  et  ma  mère  étaient 
morts;  ce  gentilhomme  mentait-il  ou  disait-il  la  vérité? 

—  11  était  forcé  de  suivre  les  ordres  qui  lui  étaient  donnés, 

—  Alors  il  mentait  donc? 

—  Sur  un  point.  Votre  père  est  mort 

—  Et  ma  mère? 

—  Elle  est  morte  pour  vous. 

—  Mais,  pour  les  autres,  elle  vit,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui. 

—  Et  moi  (le  jeune  homme  regarda  Aramis),  moi,  je  suis 
condamné  à  vivre  dans  l'obscurité  d'une  prison? 


LB     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  217 

—  Hélas!  je  le  crois. 

—  Et  cela,  continua  le  jeune  homme,  parce  que  ma 
présence  dans  le  monde  révélerait  un  grand  secret? 

—  Un  grand  secret,  oui. 

—  Pour  faire  enfermer  à  la  Bastille  un  enfant  tel  que  je 
l'étais,  il  faut  que  mon  ennemi  soit  bien  puissant. 

—  Il  l'est. 

—  Plus  puissant  que  ma  mère,  alors? 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que  ma  mère  m'eût  défendu. 
Aramis  hésita. 

—  Plus  puissant  que  votre  mère,  oui,  Monseigneur. 

—  Pour  que  ma  nourrice  et  le  gentilhomme  aient  été 
enlevés  et  pour  qu'on  m'ait  séparé  d'eux  ainsi,  j'étais  donc 
ou  ils  étaient  donc  un  bien  grand  danger  pour  mon  ennemi? 

—  Oui,  un  danger  dont  votre  ennemi  s'est  délivré  en  fai- 
sant disparaître  le  gentilhomme  et  la  nourrice,  répondit 
tranquillement  Aramis. 

—  Disparaître  ?  demanda  le  prisonnier.  Mais  de  quelle 
façon  ont-ils  disparu  ? 

—  De  la  façon  la  plus  sûre,  répondit  Aramis  ;  ils  sont 
morts. 

Le  jeune  homme  pâlit  légèrement  et  passa  une  main  trem- 
blante sur  son  visage. 

—  Par  le  poison  ?  demanda-t-il. 

—  Par  le  poison. 

Le  prisonnier  réfléchit  un  instant. 

—  Pour  que  ces  deux  innocentes  créatures,  reprit-il,  mes 
seuls  soutiens,  aient  été  assassinées  le  même  jour,  il  faut 
que  mon  ennemi  soit  bien  cruel,  ou  bien  contraint  par  la 
nécessité  ;  car  ce  digne  gentilhomme  et  cette  pauvre  femme 
n'avaient  jamais  fait  de  mal  à  personne. 

—  La  nécessité  est  dure  dans  votre  maison,  Monseigneur. 
Aussi  est-ce  une  nécessité  qui  me  fait,  à  mon  grand  regret, 
vous  dire  que  ce  gentilhomme  et  cette  nourrice  ont  été 
assassinés. 


218  LE    VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

—  Oh  !  vous  ne  m'apprenez  rien  de  nouveau,  dit  le  prison- 
nier en  fronçant  le  sourcil. 

—  Comment  cela? 

—  Je  m'en  doutais. 

—  Pourquoi  ? 

—  Je  vais  vous  le  dire. 

En  ce  moment,  le  jeune  homme,  s'appuyant  sur  ses  deux 
coudes,  s'approcha  du  visage  d' Aramis  avec  une  telle  expres- 
sion de  dignité,  d'abnégation,  de  défi  même,  que  l'évêque 
sentit  l'électricité  de  l'enthousiasme  monter  en  étincelles 
dévorantes  de  son  cœur  flétri  à  son  crâne  dur  comme  l'acier. 

—  Parlez,  Monseigneur.  Je  vous  ai  déjà  dit  que  j'expose 
ma  vie  en  vous  parlant.  Si  peu  que  soit  ma  vie,  je  vous 
supplie  de  la  recevoir  comme  rançon  de  la  vôtre. 

—  Eh  bien,  reprit  le  jeune  homme,  voici  pourquoi  je  soup- 
çonnais que  l'on  avait  tué  ma  nourrice  et  mon  gouverneur  : 

—  Que  vous  appeliez  votre  père. 

—  Oui,  que  j'appelais  mon  père,  mais  dont  je  savais  bien 
que  je  n'étais  pas  le  fils. 

—  Qui  vous  avait  fait  supposer?... 

—  De  même  que  vous  êtes,  vous,  trop  respectueux  pour 
un  ami,  lui  était  trop  respectueux  pour  un  père. 

—  Moi,  dit  Aramis,  je  n'ai  pas  le  dessein  de  me  déguiser. 
Le  jeune  homme  fit  un  signe  de  tète  et  continua  : 

—  Sans  doute,  je  n'étais  pas  destiné  à  demeurer  éternel- 
lement enfermé,  dit  le  prisonnier,  et  ce  qui  me  le  fait  croire, 
maintenant  surtout,  c'est  le  soin  qu'on  prenait  de  faire  de 
moi  un  cavalier  aussi  accompli  que  possible.  Le  gentilhomme 
qui  était  près  de  moi  m'avait  appris  tout  ce  qu'il  savait  lui- 
même  :  les  mathématiques,  un  peu  de  géométrie,  d'astrono 
mie,  l'escrime,  le  manège.  Tous  les  matins,  je  faisais  de: 
armes  dans  une  salle  basse,  et  montais  à  cheval  dnns  le  jar 
din.  Eh  bien,  un  matin,  c'était  pendant  l'été,  car  il  faisai 
une  grande  chaleur,  je  m'étais  endormi  dans  cette  sali 
basse.  Bien,  ju<que-là,  ne  m'avait,  excepté  le  respect  de  moi| 
gouverneur,  instruit  ou  donné  des  soupçons.  Je  vivais  comm 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  219 

les  enfants,  comme  les  oiseaux,  comme  les  plantes,  d'air  et 
de  soleil;  je  venais  d'avoir  quinze  ans. 

—  Alors,  il  y  a  huit  ans  de  cela? 

—  Oui,  à  peu  près  ;  j'ai  perdu  la  mesure  du  temps. 

—  Pardon,  mais  que  vous  disait  votre  gouverneur  pour 
vous  encourager  au  travail? 

—  Il  me  disait  qu'un  homme  doit  chercher  à  se  faire  sur 
la  terre  une  fortune  que  Dieu  lui  a  refusée  en  naissant  ;  il 
ajoutait  que,  pauvre,  orphelin,  obscur,  je  ne  pouvais  comp- 
ter que  sur  moi,  et  que  nul  ne  s'intéressait  ou  ne  s'intéres- 
serait jamais  à  ma  personne.  J'étais  donc  dans  cette  salle 
basse,  et,  fatigué  par  ma  leçon  d'escrime,  je  m'étais  endormi. 
Mon  gouverneur  était  dans  sa  chambre,  au  premier  étage, 
juste  au-dessus  de  moi.  Soudain  j'entendis  comme  un  petit 
cri  poussé  par  mon  gouverneur.  Puis  il  appela  :  «  Perron- 
nette  !  Perronnette  !  »  C'était  ma  nourrice  qu'il  appelait. 

—  Oui,  je  sais,  dit  Aramis;  continuez,  Monseigneur, 
continuez. 

—  Sans  doute  elle  était  au  jardin,  car  mon  gouverneur 
descendit  l'escalier  avec  précipitation.  Je  me  levai,  inquiet 
de  le  voir  inquiet  lui-même.  Il  ouvrit  la  porte  qui,  du  vesti- 
bule, menait  au  jardin,  en  criant  toujours  :  «  Perronnette! 
Perronnette!  ».  Les  fenêtres  de  la  salle  basse  donnaient  sur 
la  cour;  les  volets  de  ces  fenêtres  étaient  fermés;  mais,  par 
une  fente  du  volet,  je  vis  mon  gouverneur  s'approcher  d'un 
large  puits  situé  presque  au-dessous  des  fenêtres  de  son 
cabinet  de  travail.  Il  se  pencha  sur  la  margelle,  regarda 
dans  le  puits,  et  poussa  un  nouveau  cri  en  faisant  de  grands 
gestes  effarés.  D'où  j'étais,  je  pouvais  non  seulement  voir, 
mais  encore  entendre.  Je  vis  donc,  j'entendis  donc. 

—  Continuez,  Monseigneur,  je  vous  en  prie,  dit  Aramis. 

—  Dame  Perronnette  accourait  aux  cris  de  mon  gouver- 
neur. Il  alla  au-devant  d'elle,  la  prit  par  le  bras  et  l'entraîna 
vivement  vers  la  margelle  ;  après  quoi,  se  penchant  avec  elle 
dans  le  puits,  il  lui  dit  : 

»  —  Regardez,  regardez,  quel  malheur  ! 


220  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

»  —  Voyons,  voyons,  calmez-vous,  disait  dame  Perron- 
nette:  qu'y  a-t-il? 

)>  —  Cette  lettre,  criait  mon  gouverneur,  voyez-vous  cette 
lettre? 

»  Et  il  étendait  la  main  vers  le  fond  du  puits. 

»  —  Quelle  lettre?  demanda  la  nourrice. 

»  —  Cette  lettre  que  vous  voyez-là  bas,  c'est  la  dernière 
lettre  de  la  reine  I 

»  A  ce  mot  je  tressaillis.  Mon  gouverneur,  celui  qui  pas- 
sait pour  mon  père,  celui  qui  me  recommandait  sans  cesse 
la  modestie  et  l'humilité,  en  correspondance  avec  la  reine! 

»  —  La  dernière  lettre  de  la  reine  ?  s'écria  dame  Perron- 
nette  sans  paraître  étonnée  autrement  que  de  voir  cette  lettre 
au  fond  du  puits.  Et  comment  est-elle  là? 

»  —  Un  hasard,  dame  Perronnette,  un  hasard  étrange! 
Je  rentrais  chez  moi;  en  rentrant,  j'ouvre  la  porte,  la 
fenêtre  de  son  côté  était  ouverte;  un  courant  d'air  s'établit, 
je  vois  un  papier  qui  s'envole,  je  reconnais  que  ce  papier,  c'est 
la  lettre  de  la  reine;  je  cours  à  la  fenêtre  en  poussant  un 
cri;  le  papier  flotte  un  instant  en  l'air  et  tombe  dans  le  puits. 

»  —  Eh  bien,  dit  dame  Perronnette,  si  la  lettre  est 
tombée  dans  le  puits,  c'est  comme  si  elle  était  brûlée,  et, 
puisque  la  reine  brûle  elle-même  toutes  ses  lettres,  chaque 
fois  qu'elle  vient...  » 

»  Chaque  fois  qu'elle  vient  !  Ainsi  cette  femme  qui  venait 
tous  les  mois,  c'était  la  reine?  interrompit  le  prisonnier. 

—  Oui,  fit  de  la  tète  Aramis. 

«  —  Sans  doute,  sans  doute,  continua  le  vieux  gentil- 
homme, mais  cette  lettre  contenait  des  instructions.  Com- 
ment ferai-je  pour  les  suivre? 

»  —  Écrivez  vite  à  la  reine,  racontez-lui  la  chose  comme 
elle  s'est  passée,  et  la  reine  vous  écrira  une  seconde  lettre 
en  place  de  celle-ci. 

»  —  Oh!  la  reine  ne  voudra  pas  croire  à  cet  accidenl.  dit 
le  bonhomme  en  branlant  la  tête;  elle  pensera  que  j'ai  voulu 
garder  cette  lettre,  au  lieu  de  la  lui  rendre  comme  les  autres, 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  221 

afin  de  m'en  faire  une  arme.  Elle  est  si  défiante  et  M.  de 
Mazarin  si...  Ce  démon  d'Italien  est  capable  de  nous  faire 
empoisonner  au  premier  soupçon! 
Aramis  sourit  avec  un  imperceptible  mouvement  de  tête. 
«  —  Vous  savez,  dame  Perronnette,  tous  les  deux  sont  si 
ombrageux  à  l'endroit  de  Philippe  !  » 

»  Philippe,  c'est  le  nom  qu'on  me  donnait,  interrompit  le 
prisonnier. 

»  —  Eh  bien,  alors,  il  n'y  a  pas  à  hésiter,  dit  dame  Per- 
ronnette,  il  faut  faire  descendre  quelqu'un  dans  le  puits. 

»  —  Oui,  pour  que  celui  qui  rapportera  le  papier  y  lise  en 
remontant. 

»  —  Prenons,  dans  le  village,  quelqu'un  qui  ne  sache  pas 
lire;  ainsi  vous  serez  tranquille. 

»  —  Soit;  mais  celui  qui  descendra  dans  le  puits  ne  devi- 
aera-t-il  pas  l'importance  d'un  papier  pour  lequel  on  risque 
a  vie  d'un  homme  ?  Cependant  vous  venez  de  me  donner 
me  idée,  dame  Perronnette  ;  oui,  quelqu'un  descendra  dans 
e  puits,  et  ce  quelqu'un  sera  moi. 

»  Mais,  sur  cette  proposition,  dame  Perronnette  se  mit  à 
'éplorer  et  à  s'écrier  de  telle  façon  ;  elle  supplia  si  fort  en  pleu- 
ant  le  vieux  gentihomme,  qu'il  lui  promit  de  se  mettre  en 
uête  d'une  échelle  assez  grande  pour  qu'on  pût  descendre 
ans  le  puits,  tandis  qu'elle  irait  jusqu'à  la  ferme  chercher 
n  garçon  résolu,  à  qui  l'on  ferait  accroire  qu'il  était  tombé 
n  bijou  dans  le  puits,  que  ce  bijou  était  enveloppé  dans  du 
apier,  et,  comme  le  papier,  remarqua  mon  gouverneur,  se 
éveloppe  à  l'eau,  il  ne  sera  pas  surprenant  qu'on  ne  retrouve 
11e  la  lettre  tout  ouverte. 

»  —  Elle  aura  peut-être  déjà  eu  le  temps  de  s'effacer,  dit 
ime  Perronnette. 

»  —  Peu  importe,  pourvu  que  nous  ayons  la  lettre.  En 
'.mettant  la  lettre  à  la  reine,  elle  verra  bien  que  nous  ne 
ivons  pas  trahie,  et,  par  conséquent,  n'excitant  pas  la  défiance 
;  M.  de  Mazarin,  nous  n'aurons  rien  à  craindre  de  lui. 
»  Cette  résolution  prise,  ils  se  séparèrent.  Je  repoussai  le 


222  LÉ     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

volet,  et.  voyant  que  mon  gouverneur  s'apprêtait  à  rentrer, 
je  me  jetai  sur  mes  coussins  avec  un  bourdonnement  dans 
la  tète,  causé  par  tout  ce  que  je  venais  d'entendre. 

»  Mon  gouverneur  entre-bàilla  la  porte  quelques  seconde; 
après  que  je  m'étais  rejeté  sur  mes  coussins,  et,  me  croyan 
assoupi,  la  referma  doucement. 

)>  A  peine  fut-elle  refermée,  que  je  me  relevai,  et,  prêtan 
l'oreille,  j'entendis  le  bruit  des  pas  qui  s'éloignaient.  Alor 
je  revins  à  mon  volet,  et  je  vis  sortir  mon  gouverneur  € 
dame  Perronnette. 

»  J'étais  seul  à  la  maison. 

»  Ils  n'eurent  pas  plus  tôt  refermé  la  porte,  que,  sans  prer 
dre  la  peine  de  traverser  le  vestibule,  je  sautai  par  la  fenêti 
et  courus  au  puits. 

»  Alors,  comme  s'était  penché  mon  gouverneur,  je  ir 
penchai  à  mon  tour. 

»  Je  ne  sais  quoi  de  blanchâtre  et  de  lumineux  tremblota 
dans  les  cercles  frissonnants  de  l'eau  verdàtre.  Ce  disqi 
brillant  me  fascinait  et  m'attirait;  mes  yeux  étaient  fixes,  n 
respiration  haletante;  le  puits  m'aspirait  avec  sa  large  bo 
che  et  son  haleine  glacée  ;  il  me  semblait  lire  au  fond  < 
l'eau  des  caractères  de  feu  tracés  sur  le  papier  qu'av; 
touché  la  reine. 

»  Alors,  sans  savoir  ce  que  je  faisais,  et  animé  par  un 
ces  mouvements  instinctifs  qui  vous  poussent  sur  les  penl 
fatales,  je  roulai  une  extrémité  de  la  corde  au  pied  de 
potence  du  puits;  je  laissai  pendre  le  seau  jusque  dans  l'ee 
à  trois  pieds  de  profondeur  à  peu  près,  tout  cela  en  me  de 
nant  bien  du  mal  pour  ne  pas  déranger  le  précieux  papi 
qui  commençait  à  changer  sa  couleur  blanchâtre  contre  u 
teinte  verdàtre,  preuve  qu'il  s'enfonçait:  puis,  un  moree 
de  toile  mouillée  entre  les  mains,  je  me  laissai  glisser  «h 
l'abîme. 

»  UiKind  je  me  vis    suspendu  au-dessus  de  cette  fla< 
d'eau  sombre,  quand  je  vis  le  ciel  diminuer  au-<i' 
ma  tète,  le  froid  s'empara  de  moi,  le  vertige  me  saisit  et 


LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  223 

dresser  mes  cheveux;  mais  ma  volonté  domina  tout,  ter- 
reur et  malase.  J'atteignis  l'eau,  et  je  m'y  plongeai  d'un  seul 
coup,  me  retenant  d'une  main,  tandis  que  j'allongeais  l'autre, 
et  que  je  saisissais  le  précieux  papier,  qui  se  déchira  en  deux 
entre  mes  doigts. 

»  Je  cachai  les  deux  morceaux  dans  mon  justaucorps,  et, 
m'aidant  des  pieds  aux  parois  du  puits,  me  suspendant  des 
mains,  vigoureux,  agile,  et  pressé  surtout,  je  regagnai  la 
margelle,  que  j'inondai  en  la  touchant  de  l'eau  qui  ruisselait 
de  toute  la  partie  inférieure  de  mon  corps. 

»  Une  fois  hors  du  puits  avec  ma  proie,  je  me  mis  à  courir 
au  soleil,  et  j'atteignis  le  fond  du  jardin,  où  se  trouvait  une 
espèce  de  petit  bois.  C'est  là  que  je  voulais  me  réfugier. 

»  Comme  je  mettais  le  pied  dans  ma  cachette,  la  cloche 
qui  retentissait  lorsque  s'ouvrait  lagrand'porte,  sonna.  C'était 
mon  gouverneur  qui  rentrait.  Il  était  temps  ! 

»  Je  calculai  qu'il  me  restait  dix  minutes  avant  qu'il 
m'atteignît,  si,  devinant  où  j'étais,  il  venait  droit  à  moi, 
vingt  minutes,  s'il  prenait  la  peine  de  me  chercher. 

»  C'était  assez  pour  lire  cette  précieuse  lettre,  dont  je  me 
hâtai  de  rapprocher  les  deux  fragments.  Les  caractères  com- 
mençaient à  s'effacer. 

»  Cependant,  malgré  tout,  je  parvins  à  déchiffrer  la  lettre. 

—  Et  qu'y  avez-vous  lu,  Monseigneur?  demanda  Aramis 
vivement  intéressé. 

—  Assez  de  choses  pour  croire,  monsieur,  que  le  valet  était 
un  gentilhomme,  et  que  Perronnette,  sans  être  une  grande 
dame,  était  cependant  plus  qu'une  servante;  enfin,  que  j'avais 
moi-même  quelque  naissance,  puisque  la  reine  Anne 
d'Autriche  et  le  premier  ministre  Mazarin  me  recomman- 
daient si  soigneusement. 

Le  jeune  homme  s'arrêta  tout  ému. 

—  Et  qu'arriva-t-il  ?  demanda  Aramis. 

—  Il  arriva,  monsieur,  répondit  le  jeune  homme,  que 
l'ouvrier  appelé  par  mon  gouverneur  ne  trouva  rien  dans  le 
puits,  après  l'avoir  fouillé  en  tous  sens;  il  arriva  aue  mon 


224  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

gouverneur  s'aperçut  que  la  margelle  était  toute  ruisselante; 
il  arriva  que  je  ne  m'étais  pas  si  bien  séché  ai  soleil,  que 
dame  Perronnette  ne  reconnût  que  mes  habits  étaient  tout 
humides:  il  arriva  enfin  que  je  fus  pris  d'une  grosse  fièvre 
causée  par  la  fraîcheur  de  l'eau  et  l'émotion  de  ma  décou- 
verte., et  que  cette  fièvre  fut  suivie  d'un  délire  pendant  lequel 
je  racontai  tout:  de  sorte  que,  guidé  par  mes  propres  aveux, 
mon  gouverneur  trouva  sous  mon  chevet  les  deux  fragments 
de  la  lettre  écrite  par  la  reine. 

—  Ah  !  fit  Aramis,  je  comprends  à  cette  heure. 

—  A  partir  de  là,  tout  est  conjecture.  Sans  doute,  le 
pauvre  gentilhomme  et  la  pauvre  femme,  n'osant  garder  le 
secret  de  ce  qui  venait  de  se  passer,  écrivirent  tout  à  la  reine 
et  lui  renvoyèrent  la  lettre  déchirée. 

—  Après  quoi,  dit  Aramis,  vous  fûtes  arrêté  et  conduit  à 
la  Bastille  ? 

—  Vous  le  voyez. 

—  Puis  vos  deux  serviteurs  disparurent  ? 

—  Hélas! 

—  Ne  nous  occupons  pas  des  morts,  reprit  Aramis,  et 
voyons  ce  que  l'on  peut  faire  avec  le  vivant.  Vous  m'avez 
dit  que  vous  étiez  résigné  ? 

—  Et  je  vous  le  répète. 

—  Sans  souci  de  la  liberté  ? 

—  Je  vous  l'ai  dit. 

—  Sans  ambition,  sans  regret,  sans  pensée  ? 
Le  jeune  homme  ne  répondit  rien. 

—  Eh  bien,  demanda  Aramis.  vous  vous  taisez? 

—  Je  crois  que  j'ai  assez  parlé,  répondit  le  prisonnier,  et 
que  c'est  votre  tour.  Je  suis  fatigué. 

—  Je  vais  vous  obéir,  dit  Aramis, 

Aramis  se  recueillit,  et  une  teinte  de  solennité  profonde 
se  répandit  sur  toute  sa  physionomie.  On  sentait  qu'il  en 
était  arrivé  à  la  partie  importante  du  rôle  qu'il  était  venu 
jouer  dans  la  prison. 

—  Une  première  question,  fit  Aramis. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  225 

—  Laquelle  ?  Parlez. 

—  Dans  la  maison  que  vous  habitiez.,  il  n'y  avait  ni  glace 
ni  miroir,  n'est-ce  pas  ? 

—  Qu'est-ce  que  ces  deux  mots,  et  que  signifient-ils  ? 
demanda  le  jeune  homme.  Je  ne  les  connais  même  pas. 

—  On  entend  par  miroir  ou  glace  un  meuble  qui  réfléchit 
les  objets,  qui  périr  i,  par  exemple,  que  l'on  voie  les  traits 
de  son  propre  visage  dans  un  verre  préparé,  comme  vous 
voyez  les  miens  à  l'œil  nu. 

—  Non,  il  n'y  avait  dans  la  maison  ni  glace  ni  miroir, 
répondit  le  jeune  homme. 

Aramis  regarda  autour  de  lui. 

—  Il  n'y  en  a  pas  non  plus  ici,  dit-il  ;  les  mêmes  précau- 
tions ont  été  prises  ici  que  là-bas. 

—  Dans  quel  but  ? 

—  Vous  le  saurez  tout  à  l'heure.  Maintenant,  pardonnez- 
moi  :  vous  m'avez  dit  que  l'on  vous  avait  appris  les  mathé- 
matiques, l'astronomie,  l'escrime.,  le  manège;  vous  ne 
m'avez  point  parlé  d'histoire. 

—  Quelquefois,  mon  gouverneur  m'a  raconté  les  hauts 
faits  du  roi  saint  Louis,  de  François  1er  et  du  roi  Henri  IV. 

—  Voilà  tout  ? 

—  Voilà  à  peu  près  tout. 

—  Eh  bien,  je  le  vois,  c'est  encore  un  calcul;  comme  on 
vous  avait  enlevé  les  miroirs  qui  réfléchissent  le  présent,  on 
vous  a  laissé  ignorer  l'histoire  qui  réfléchit  le  passé.  Depuis 
votre  emprisonnement,  les  livres  vous  ont  été  interdits  ;  de 
sorte  que  bien  des  faits  vous  sont  inconnus,  à  l'aide  desquels 
vous  pourriez  reconstruire  l'édifice  écroulé  de  vos  souvenirs 
ou  de  vos  intérêts. 

—  C'est  vrai,  dit  le  jeune  homme. 

—  Écoutez,  je  vais  donc,  en  quelques  mots,  vous  dire  ce 
qui  s'est  passé  en  France  depuis  vingt-trois  ou  vingt-quatre 
ans,  c'est-à-dire  depuis  la  date  probable  de  votre  naissance, 
c'est-à-dire,  enfin,  depuis  le  moment  qui  vous  intéresse. 

—  Dites. 


226  LE   VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Et  le  jeune  homme  reprit  son  attitude  sérieuse  et  re- 
cueillie. 

—  Savez-vous  quel  fut  le  fils  du  roi  Henri  IV  ? 

—  Je  sais  du  moins  quel  fut  son  successeur. 

—  Gomment  savez-vous  cela  ? 

—  Par  une  pièce  de  monnaie,  à  la  date  de  1610,  qui 
représentait  le  roi  Henri  IV  ;  par  une  pièce  de  monnaie  à  la 
date  de  1612.  qui  représentait  le  roi  Louis  XIII.  Je  présumai, 
puisqu'il  n'y  avait  que  deux  ans  entre  les  deux  pièces,  que 
Louis  XIII  devait  être  le  successeur  de  Henri  IV. 

—  Alors,  dit  Aramis,  vous  savez  que  le  dernier  roi 
régnant  était  Louis  XIII  ? 

—  Je  le  sais,  dit  le  jeune  homme  en  rougissant  légèrement. 

—  Eh  bien,  ce  fut  un  prince  plein  de  bonnes  idées,  plein 
de  grands  projets,  projets  toujours  ajournés  par  le  malheur 
des  temps  et  par  les  luttes  qu'eut  à  soutenir  contre  la 
seigneurie  de  France  son  ministre  Richelieu.  Lui,  personnel- 
lement (je  parle  du  roi  Louis  XIII),  était  faible  de  caractère. 
Il  mourut  jeune  encore  et  tristement. 

—  Je  sais  cela. 

—  Il  avait  été  longtemps  préoccupé  du  soin  de  sa  postérité. 
C'est  un  soin  douloureux  pour  les  princes,  qui  ont  besoin  de 
laisser  sur  la  terre  plus  qu'un  souvenir,  pour  que  leur  pensée 
se  poursuive,  pour  que  leur  œuvre  continue. 

—  Le  roi  Louis  XIII  est-il  mort  sans  enfants  ?  demanda 
en  souriant  le  prisonnier. 

—  Non,  mais  il  fut  privé  longtemps  du  bonheur  d'en 
avoir;  non,  mais  longtemps  il  crut,  qu'il  mourrait  tout 
entier.  Et  cette  pensée  l'avait  réduit  à  un  profond  désespoir, 
quand  tout  à  coup  sa  femme,  Anne  d'Autriche... 

Le  prisonnier  tressaillit. 

—  Saviez-vous,  continua  Aramis,  que  la  femme  de 
Louis  XIII  s'appelât  Anne  d'Autriche? 

—  Continuez,  dit  le  jeune  homme  sans  répondre. 

—  Quand  tout  à  coup,  reprit  Aramis.  la  reine  Anne  d'Au- 
triche annonça  qu'elle  était  enceinte.  La  joie  fut  grande  à 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  227 

cette  nouvelle,  et  tous  les  vœux  tendirent  à  une  heureuse 
délivrance.  Enfin,  le  5  septembre  1638,  elle  accoucha  d'un 
fils. 

Ici  Aramis  regarda  son  interlocuteur,  et  crut  s'apercevoir 
qu'il  pâlissait. 

—  Vous  allez  entendre,  dit  Aramis,  un  récit  que  peu  de 
gens  sont  en  état  de  faire  à  l'heure  qu'il  est;  car  ce  récit  est 
un  secret  que  l'on  croit  mort  avec  les  morts,  ou  enseveli 
dans  l'abîme  de  la  confession. 

—  Et  vous  allez  me  dire  ce  secret?  fit  le  jeune  homme. 

—  Oh  !  dit  Aramis  avec  un  accent  auquel  il  n'y  avait  pas 
à  se  méprendre,  ce  secret,  je  ne  crois  pas  l'aventurer  en  le 
confiant  à  un  prisonnier  qui  n'a  aucun  désir  de  sortir  de  la 
Bastille. 

—  J'écoute,  monsieur. 

—  La  reine  donna  donc  le  jour  à  un  fils.  Mais,  quand 
toute  la  cour  eut  poussé  des  cris  de  joie  à  cette  nouvelle; 
quand  le  roi  eut  montré  le  nouveau-né  à  son  peuple  et  à  sa 
noblesse  ;  quand  il  se  fut  gaiement  mis  à  table  pour  fêter 
cette  heureuse  naissance,  alors  la  reine,  restée  seule  dans 
sa  chambre,  fut  prise,  pour  la  seconde  fois,  des  douleurs  de 
l'enfantement,  et  donna  le  jour  à  un  second  fils. 

—  Oh!  dit  le  prisonnier  trahissant  une  instruction  plus 
grande  que  celle  qu'il  avouait,  je  croyais  que  Monsieur 
n'était  né  qu'en... 

Aramis  leva  le  doigt. 

—  Attendez  que  je  continue,  dit-il. 

Le  prisonnier  poussa  un  soupir  impatient,  et  attendit. 

—  Oui,  dit  Aramis,  la  reine  eut  un  second  fils,  un  second 
fils  que  dame  Perronnette,  la  sage-femme,  reçut  dans  ses 
bras. 

—  Dame  Perronnette  !  murmura  le  jeune  homme 

—  On  courut  aussitôt  à  la  salle  où  le  roi  dînait  ;  on  le  prévint 
tout  bas  de  ce  qui  arrivait;  il  se  leva  de  table  et  accourut. 
Mais,  cette  fois,  ce  n'était  plus  la  gaieté  qu'exprimait  son 
visage,  c'était  un  sentiment  qui  ressemblait  à  de  la  terreur. 


228  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

Deux  fils  jumeaux  changeaient  en  amertume  la  joie  que  lui 
avait  causée  la  naissance  d'un  seul,  attendu  que  (ce  que  je 
vais  vous  dire,  vous  l'ignorez  certainement),  attendu  qu'en 
France,  c'est  l'aîné  des  fils  qui  règne  après  le  père. 

—  Je  sais  cela. 

—  Et  que  les  médecins  et  les  jurisconsultes  prétendent 
qu'il  y  a  lieu  de  douter  si  le  fils,  qui  sort  le  premier  du  sein 
de  sa  mère,  est  l'aîné  de  par  la  loi  de  Dieu  et  de  la  nature. 

Le  prisonnier  poussa  un  cri  étouffé,  et  devint  plus  blanc 
que  le  drap  sous  lequel  il  se  cachait. 

—  Vous  comprenez  maintenant,  poursuivit  Aramis,  que 
le  roi,  qui  s'était  vu  avec  tant  de  joie  continuer  dans  un 
héritier,  dut  être  au  désespoir  en  songeant  que  maintenant 
il  en  avait  deux,  et  que,  peut-être,  celui  qui  venait  de  naître 
et  qui  était  inconnu,  contesterait  le  droit  d'aînesse  à  l'autre 
qui  était  né  deux  heures  auparavant,  et  qui,  deux  heures 
auparavant,  avait  été  reconnu.  Ainsi,  ce  second  fils,  s'armant 
des  intérêts  ou  des  caprices  d'un  parti,  pouvait,  un  jour, 
semer  dans  le  royaume  la  discorde  et  la  guerre,  détruisant, 
par  cela  même,  la  dynastie  qu'il  eût  dû  consolider. 

—  Oh  !  je  comprends,  je  comprends  !..  murmura  le  jeune 
homme. 

—  Eh  bien,  continua  Aramis,  voilà  ce  qu'on  rapporte, 
voilà  ce  qu'on  assure,  voilà  pourquoi  un  des  deux  fils 
d'Anne  d'Autriche,  indignement  séparé  de  son  frère,  indi- 
gnement séquestré,  réduit  à  l'obscurité  la  plus  profonde  ; 
voilà  pourquoi  ce  second  fils  a  disparu,  et  si  bien  disparu, 
que  nul  en  France  ne  sait  aujourd'hui  qu'il  existe,  excepté 
sa  mère. 

—  Oui,  sa  mère,  qui  l'a  abandonné  !  s'écria  le  prisonnier 
avec  l'expression  du  désespoir. 

—  Excepté,  continua  Aramis,  cette  dame  à  la  robe  noire 
et  aux  rubans  de  feu,  et  enfin  excepté... 

—  Excepté  vous,  n'est-ce  pas  ?  Vous  qui  venez  me  conter 
tout  cela,  vous  qui  venez  éveiller  en  mon  âme  la  curiosité, 
la  haine,  l'ambition,  et,  qui  sait  ?  peut-être,  la  soif  de  la 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  229 

vengeance;  excepté  vous,  monsieur,  qui,  si  vous  êtes  l'homme 
que  j'attends,  l'homme  que  me  promet  le  billet,  l'homme 
enfin  que  Dieu  doit  m'envoyer,  devez  avoir  sur  vous... 

—  Quoi  ?  demanda  Aramis. 

—  Un  portrait  du  roi  Louis  XIV,  qui  règne  en  ce  moment 
sur  le  trône  de  France. 

—  Voici  le  portrait,  répliqua  i'évêque  en  donnant  au  pri- 
sonnier un  émail  des  plus  exquis,  sur  lequel  Louis  XIV  appa- 
raissait fier,  beau,  et  vivant  pour  ainsi  dire. 

Le  prisonnier  saisit  avidement  le  portrait,  et  fixa  ses  yeux 
sur  lui  comme  s'il  eût  voulu  le  dévorer. 

—  Et  maintenant,  Monseigneur,  dit  Aramis,  voici  un 
miroir. 

Aramis  laissa  le  temps  au  prisonnier  de  renouer  ses  idées. 

—  Si  haut  î  si  haut  !  murmura  le  jeune  homme  en  dévo- 
rant du  regard  le  portrait  de  Louis  XIV  et  son  image  à  lui- 
même  réfléchie  dans  le  miroir. 

—  Qu'en  pensez-vous  ?  dit  alors  Aramis. 

—  Je  pense  que  je  suis  perdu,  répondit  le  captif,  que  le 
roi  ne  me  pardonnera  jamais. 

—  Et  moi,  je  me  demande,  ajouta  I'évêque  en  attachant 
sur  le  prisonnier  un  regard  brillant  de  signification,  je  me 
demande  lequel  des  deux  est  le  roi,  de  celui  que  représente 
ce  portrait,  ou  de  celui  que  reflète  cette  glace. 

—  Le  roi,  monsieur,  est  celui  qui  est  sur  le  trône,  répli- 
qua tristement  le  jeune  homme  ;  c'est  celui  qui  n'est  pas  en 
prison,  et  qui,  au  contraire,  y  fait  mettre  les  autres.  La 
royauté,  c'est  la  puissance,  et  vous  voyez  bien  que  je  suis 
impuissant. 

—  Monseigneur,  répondit  Aramis  avec  un  respect  qu'il 
n'avait  pas  encore  témoigné,  le  roi,  prenez-y  bien  garde, 
sera,  si  vous  le  voulez,  celui  qui,  sortant  de  prison,  saura  se 
tenir  sur  le  trône  où  des  amis  le  placeront. 

—  Monsieur,  ne  me  tentez  point,  fit  le  prisonnier  avec 
amertume. 

—  Monseigneur,  ne  faiblissez  pas,  persista  Aramis  avec 


230  LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE 

vigueur.  J'ai  apporté  toutes  les  preuves  de  votre  naissance  ; 
consultez-les,  prouvez-vous  à  vous-même  que  vous  êtes  un 
fils  de  roi.  et,  après,  agissons. 

—  Non,  non,  c'est  impossible. 

—  A  moins,  reprit  ironiquement  l'évêque,  qu'il  ne  soit 
dans  la  destinée  de  votre  race  que  les  frères  exclus  du  trône 
soient  tous  des  princes  sans  valeur  et  sans  honneur,  comme 
M.  Gaston  d'Orléans,  votre  oncle,  qui,  dix  fois,  conspira 
contre  le  roi  Louis  XIII,  son  frère. 

—  Mon  oncle  Gaston  d'Orléans  conspira  contre  son  frère  ? 
s'écria  le  prince  épouvanté  ;  il  conspira  pour  le  détrôner 

—  Mais  oui,  Monseigneur,  pas  pour  autre  chose. 

—  Que  me  dites-vous  là,  monsieur  ? 

—  La  vérité. 

—  Et  il  eut  des  amis...  dévoués  ? 

—  Comme  moi  pour  vous. 

—  Eh  bien,  que  fit-il  ?  il  échoua  ? 

—  Il  échoua,  mais  toujours  par  sa  faute,  et,  pour  racheter, 
non  pas  sa  vie,  car  la  vie  du  frère  du  roi  est  sacrée,  invio- 
lable, mais  pour  racheter  sa  liberté,  votre  oncle  sacrifia  la 
vie  de  tous  ses  amis  les  uns  après  les  autres.  Aussi  est-il 
aujourd'hui  la  honte  de  l'histoire  et  l'exécration  de  cent 
nobles  familles  de  ce  royaume. 

—  Je  comprends,  monsieur,  fit  le  prince  ;  et  c'est  par  fai- 
blesse ou  par  trahison  que  mon  oncle  tua  ses  amis  î 

—  Par  faiblesse  :  ce  qui  est  toujours  une  trahison  chez  les 
princes. 

—  Ne  peut-on  pas  échouer  aussi  par  ignorance,  par  inca- 
pacité ?  Croyez-vous  bien  qu'il  soit  possible  à  un  pauvre 
captif  tel  que  moi,  élevé  non  seulement  loin  de  la  cour,  mais 
encore  loin  du  monde;  croyez-vous  qu'il  lui  soit  possible 
d'aider  reux  de  ses  amis  qui  tenteraient  de  le  servir  i 

Et,  comme  Aramis  allait  répondre,  le  jeune  homme 
s'écria  tout  à  coup  avec  une  violence  qui  décelait  la  force 
du  sang  : 

—  Nous  parlons  ici  d'amis,  mais  par  quel  hasard  aurais-,!  e 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  23i 

des  amis,  moi  que  personne  ne  connaît,  et  qui  n'ai  pour 
m'en  faire  ni  liberté,  ni  argent,  ni  puissance  ? 

—  Il  me  semble  que  j'ai  eu  l'honneur  de  m'offrir  à  Votre 
Altesse  Royale. 

—  Oh!  ne  m'appelez  pas  ainsi,  monsieur;  c'est  une 
dérision  ou  une  barbarie.  Ne  me  faites  pas  songer  à  autre 
chose  qu'aux  murs  de  la  prison  qui  m'enferme;  laissez-moi 
aimer  encore,  ou,  du  moins,  subir  mon  esclavage  et  mon 
obscurité. 

—  Monseigneur!  Monseigneur!  si  vous  me  répétez  encore 
ces  paroles  découragées;  si.  après  avoir  eu  la  preuve  de 
votre  naissance,  vous  demeurez  pauvre  d'esprit,  de  souffle 
et  de  volonté,  j'accepterai  votre  vœu,  je  disparaîtrai,  je 
renoncerai  à  servir  ce  maître,  à  qui,  si  ardemment,  je  venais 
dévouer  ma  vie  et  mon  aide. 

—  Monsieur,  s'écria  le  prince,  avant  de  me  dire  tout  ce 
que  vous  dites,  n'eût-il  pas  mieux  valu  réfléchir  que  vous 
m'avez  à  jamais  brisé  le  cœur? 

—  Ainsi  ai-je  voulu  faire,  Monseigneur. 

—  Monsieur,  pour  me  parler  de  grandeur,  de  puissance, 
de  royauté  même,  est-ce  que  vous  devriez  choisir  une  prison? 
Vous  voulez  me  faire  croire  à  la  splendeur,  et  nous  nous 
cachons  dans  la  nuit?  Vous  me  vantez  la  gloire,  et  nous 
étouffons  nos  paroles  sous  les  rideaux  de  ce  grabat  ?  Vous 
me  faites  entrevoir  une  toute-puissance,  et  j'entends  les  pas 
du  geôlier  dans  ce  corridor,  ce  pas  qui  vous  fait  trembler 
plus  que  moi?  Pour  me  rendre  un  peu  moins  incrédule, 
tirez-moi  donc  de  la  Bastille  ;  donnez  de  l'air  à  mes  pou- 
mons, des  éperons  à  mon  pied,  une  épée  à  mon  bras,  et 
nous  commencerons  à  nous  entendre. 

—  C'est  bien  mon  intention  de  vous  donner  tout  cela,  et 
plus  que  cela,  Monseigneur.  Seulement,  le  voulez-vous  ? 

—  Écoutez  encore,  monsieur,  interrompit  le  prince.  Je 
sais  qu'il  y  a  des  gardes  à  chaque  galerie,  des  verrous  à 
chaque  porte,  des  canons  et  des  soldats  à  chaque  barrière. 
Avec  quoi   vaincrez-vous    les   gardes,   enclouerez-vous   les 


232  LE    VICOMTE    DE     BRAffELONNE 

canons?  Avec  quoi  briserez-vous  les  verrous  et  les  barrières? 

—  Monseigneur,  comment  vous  est  venu  ce  billet  que  vous 
avez  lu  et  qui  annonçait  ma  venue  ? 

—  On  corrompt  un  geôlier  pour  un  billet. 

—  Si  l'on  corrompt  un  geôlier,  on  peut  en  corrompre  dix. 

—  Eh  bien,  j'admets  que  ce  soit  possible  de  tirer  un 
pauvre  captif  de  la  Bastille;  possible  de  le  bien  cacher 
pour  que  les  gens  du  roi  ne  le  rattrapent  point;  possible 
encore  de  nourrir  convenablement  ce  malheureux  dans  un 
asile  inconnu. 

—  Monseigneur!  fit  en  souriant  Aramis. 

—  J'admets  que  celui  qui  ferait  cela  pour  moi  serait  déjà 
plus  qu'un  homme;  mais,  puisque  vous  dites  que  je  suis  un 
prince,  un  frère  de  roi,  comment  me  rendrez-vous  le  rang 
et  la  force  que  ma  mère  et  mon  frère  m'ont  enlevés  ?  Mais, 
puisque  je  dois  passer  une  vie  de  combats  et  de  haines, 
comment  me  ferez-vous  vainqueur  dans  ces  combats  et 
invulnérable  à  mes  ennemis?  Ah!  monsieur,  songez-y; 
jetez-moi  demain  dans  quelque  noire  caverne,  au  fond  d'une 
montagne;  faites-moi  cette  joie  d'entendre  en  liberté  les 
bruits  du  fleuve  et  de  la  plaine,  de  voir  en  liberté  le  soleil 
d'azur  ou  le  ciel  orageux,  c'en  est  assez.  Ne  me  promettez 
pas  davantage,  car,  en  vérité,  vous  ne  pouvez  me  donner 
davantage,  et  ce  serait  un  crime  de  me  tromper,  puisque 
vous  vous  dites  mon  ami. 

Aramis  continua  d'écouter  en  silence. 

—  Monseigneur,  reprit-il  après  avoir  un  moment  réfléchi, 
j'admire  ce  sens  si  droit  et  si  ferme  qui  dicte  vos  paroles  ; 
je  suis  heureux  d'avoir  deviné  mon  roi. 

—  Encore!  encore!...  Ah  !  par  pitié,  s'écria  le  prince  en 
comprimant  de  ses  mains  glacées  son  front  couvert  d'une 
sueur  brûlante,  n'abusez  pas  de  moi;  je  n';ii  pas  besoin 
d'être  un  roi,  monsieur,  pour  être  le  plus  heureux  des 
hommes. 

—  Et  moi,  Monseigneur,  j'ai  besoin  que  vous  soyez  un 
roi  pour  le  bonheur  de  l'humanité. 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  233 

—  Ah  !  fit  le  prince  avec  une  nouvelle  défiance  inspirée 
par  ce  mot,  ah  !  qu'a  donc  l'humanité  à  reprocher  à  mon 
frère  ? 

—  J'oubliais  de  dire,  Monseigneur,  que,  si  vous  daignez 
vous  laisser  guider  par  moi,  et  si  vous  consentez  à  devenir 
le  plus  puissant  prince  de  la  terre,  vous  aurez  servi  les 
intérêts  de  tous  les  amis  que  je  voue  au  succès  de  notre 
cause,  et  ces  amis  sont  nombreux. 

—  Nombreux  ? 

—  Encore  moins  que  puissants,  Monseigneur. 

—  Expliquez-vous. 

—  Impossible!  Je  m'expliquerai,  je  le  jure  devant  Dieu 
qui  m'entend,  le  propre  jour  où  je  vous  verrai  assis  sur  le 
trône  de  France. 

—  Mais  mon  frère  ? 

—  Vous  ordonnerez  de  son  sort.  Est-ce  que  vous  le 
plaignez  ? 

—  Lui  qui  me  laisse  mourir  dans  un  cachot?  Non,  je  ne 
le  plains  pas  ! 

—  A  la  bonne  heure  ! 

—  Il  pouvait  venir  lui-même  en  cette  prison,  me  prendre 
la  main  et  me  dire  :  «  Mon  frère.  Dieu  nous  a  créés  pour 
nous  aimer,  non  pour  nous  combattre.  Je  viens  à  vous.  Un 
préjugé  sauvage  vous  condamnait  à  périr  obscurément  loin 
de  tous  les  hommes,  privé  de  toutes  les  joies.  Je  veux  vous 
faire  asseoir  près  de  moi;  je  veux  vous  attacher  au  côté 
l'épée  de  notre  père.  Profiterez-vous  de  ce  rapproche- 
ment pour  m'étouffer  ou  me  contraindre?  Userez-vous  de 
cette  épée  pour  verser  mon  sang?...  —  Oh  !  non.,  lui  eussé-je 
répondu;  je  vous  regarde  comme  mon  sauveur,  et  vous 
respecterai  comme  mon  maître.  Vous  me  donnez  bien  plus 
que  ne  m'avait  donné  Dieu.  Par  vous,  j'ai  la  liberté;  par 
vous,  j'ai  le  droit  d'aimer  et  d'être  aimé  en  ce  monde.  » 

—  Et  vous  eussiez  tenu  parole,  Monseigneur? 

—  Oh  !  sur  ma  vie  ! 

—  Tandis  que  maintenant?... 


234  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Tandis  que,  maintenant,  je  sens  que  j'ai  des  coupables 
à  punir... 

—  De  quelle  façon,  Monseigneur? 

—  Que  dites-vous  de  cette  ressemblance  que  Dieu  m'avait 
donnée  avec  mon  frère  ? 

—  Je  dis  qu'il  y  avait  dans  cette  ressemblance  un  ensei- 
gnement providentiel  que  le  roi  n'eût  pas  dû  négliger:  je 
dis  que  votre  mère  a  commis  un  crime  en  faisant  différents 
par  le  bonheur  et  par  la  fortune  ceux  que  la  nature  avait 
créés  si  semblables  dans  son  sein,  et  je  conclus,  moi, 
que  le  châtiment  ne  doit  être  autre  chose  que  l'équilibre  à 
rétablir. 

—  Ce  qui  signifie?... 

—  Que,  si  je  vous  rends  votre  place  sur  le  trône  de  votre 
frère,  votre  frère  prendra  la  vôtre  dans  votre  prison  ? 

—  Hélas!  on  souffre  bien  en  prison!  surtout  quand  on  a 
bu  si  largement  à  la  coupe  de  la  vie  ! 

—  Votre  Altesse  Royale  sera  toujours  libre  de  faire  ce 
qu'elle  voudra;  elle  pardonnera,  si  bon  lui  semble,  après 
avoir  puni. 

—  Bien.  Et  maintenant,  savez-vous  une  chose,  monsieur? 

—  Dites,  mon  prince. 

—  C'est  que  je  n'écouterai  plus  rien  de  vous  que  hors  de 
la  Bastille. 

—  J'allais  dire  à  Votre  Altesse  Royale  que  je  n'aurai  plus 
leur  de  la  voir  qu'une  fois. 

—  Quand  cela? 

—  Le  jour  où  mon  prince  sortira  de  ces  murailles  noires. 

—  Dieu  vous  entende  !  Comment  me  préviendrez-vous  ? 

—  En  venant  ici  vous  chercher. 

—  Vous-nièip 

—  Mon  prince,  no  quitte!  cette  chambre  qu'avec  moi,  ou, 
si  l'on  vous  contraint  en  mon  absence,  rappelez-vous  que  ce 
ne  sera  pas  de  ma  part. 

—  Ainsi,  pas  un  mot  à  qui  que  ce  soit,  si  ce  n'est  à  vous? 

—  Si  ce  n'est  à  moi. 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  235 

Aramis  s'inclina  profondément.  Le  prince  lui  tendit  la 
main. 

—  Monsieur,  dit-il  avec  un  accent  qui  jaillissait  du  cœur, 
j'ai  un  dernier  mot  à  vous  dire.  Si  vous  vous  êtes  adressé  à 
moi  pour  me  perdre,  si  vous  n'avez  été  qu'un  instrument 
aux  mains  de  mes  ennemis,  si  de  notre  conférence,  dans 
laquelle  vous  avez  sondé  mon  cœur,  il  résulte  pour  moi 
quelque  chose  de  pire  que  la  captivité,  c'est-à-dire  la  mort, 
eh  bien,  soyez  béni,  car  vous  aurez  terminé  mes  peines  et 
fait  succéder  le  calme  aux  fiévreuses  tortures  dont  je  suis 
dévoré  depuis  huit  ans. 

—  Monseigneur,  attendez  pour  méjuger,  dit  Aramis. 

—  J'ai  dit  que  je  vous  bénissais  et  que  je  vous  pardonnais. 
Si,  au  contraire,  vous  êtes  venu  pour  me  rendre  la  place 
que  Dieu  m'avait  destinée  au  soleil  de  la  fortune  et  de  la 
gloire,  si,  grâce  à  vous,  je  puis  vivre  dans  la  mémoire  des 
hommes,  et  faire  honneur  à  ma  race  par  quelques  faits 
illustres  ou  quelques  services  rendus  à  mes  peuples  ;  si,  du 
dernier  rang  où  je  languis,  je  m'élève  au  faîte  des  honneurs, 
soutenu  par  votre  main  généreuse,  eh  bien,  à  vous  que  je 
bénis  et  que  je  remercie,  à  vous  la  moitié  de  ma  puissance 
et  de  ma  gloire!  Vous  serez  encore  trop  peu  payé;  votre 
part  sera  toujours  incomplète,  car  jamais  je  ne  réussirai 
à  partager  avec  vous  tout  ce  bonheur  que  vous  m'aurez 
donné. 

—  Monseigneur,  dit  Aramis  ému  de  la  pâleur  et  de  l'élan 
du  jeune  homme,  votre  noblesse  de  cœur  me  pénètre  de  joie 
et  d'admiration.  Ce  n'est  pas  à  vous  de  me  remercier,  ce 
sera  surtout  aux  peuples  que  vous  rendrez  heureux,  à  vos 
descendants  que  vous  rendrez  illustres.  Oui,  je  vous  aurai 
donné  plus  que  la  vie,  je  vous  donnerai  l'immortalité. 

Le  jeune  homme  tendit  la  main  à  Aramis  ;  celui-ci  la 
baisa  en  s'agenouillant. 

—  Oh  !  s'écria  le  prince  avec  une  modestie  charmante. 

—  C'est  le  premier  hommage  rendu  à  notre  roi  futur,  dit 
Aramis.  Quand  je  vous  reverrai,  je  dirai  :  «  Bonjour,  Sire  !  » 


236  LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE 

—  Jusque-là,  s'écria  le  jeune  homme  en  appuyant  ses 
doigts  blancs  et  amaigris  sur  son  cœur,  jusque-là  plus  de 
rêves,  plus  de  chocs  à  ma  vie  ;  elle  se  briserait  !  Oh  !  mon- 
sieur, que  ma  prison  est  petite  et  que  cette  fenêtre  est  basse, 
que  ces  portes  sont  étroites  î  Comment  tant  d'orgueil,  tant 
de  splendeur,  tant  de  félicité  a-t-il  pu  passer  par  là  et  tenir 
ici? 

—  Votre  Altesse  Royale  me  rend  fier,  dit  Aramis,  puis- 
qu'elle prétend  que  c'est  moi  qui  ai  apporté  tout  cela. 

Il  heurta  aussitôt  la  porte. 

Le  geôlier  vint  ouvrir  avec  Baisemeaux,  qui,  dévoré  d'in- 
quiétude et  de  crainte,  commençait  à  écouter  malgré  lui  à 
la  porte  de  la  chambre. 

Heureusement  ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  interlocuteurs 
n'avait  oublié  d'étouffer  sa  voix,  même  dans  les  plus  hardis 
élans  de  la  passion. 

—  Quelle  confession  !  dit  le  gouverneur  en  essayant  de 
rire  ;  croirait-on  jamais  qu'un  reclus,  un  homme  presque 
mort,  ait  commis  des  péchés  si  nombreux  et  si  longs  ? 

Aramis  se  tut.  Il  avait  hâte  de  sortir  de  la  Bastille,  où  le 
secret  qui  l'accablait  doublait  le  poids  des  murailles. 
Quand  ils  furent  arrivés  chez  Baisemeaux  : 

—  Causons  affaires,  mon  cher  gouverneur,  dit  Aramis. 

—  Hélas  !  répliqua  Baisemeaux. 

—  Vous  avez  à  me  demander  mon  acquit  pour  cent  cin- 
quante mille  livres  ?  dit  l'évèque. 

—  Et  à  verser  le  premier  tiers  de  la  somme,  ajouta  en 
soupirant  le  pauvre  gouverneur,  qui  fit  trois  pas  vers  son 
armoire  de  fer. 

—  Voici  votre  quittance,  dit  Aramis. 

—  Et  voici  l'argent,  reprit  avec  un  triple  soupir  M.  de 
Baisemeaux. 

—  L'ordre  m'a  dit  seulement  de  donner  une  quittance  de 
cinquante  mille  livres,  dit  Aramis  ;  il  ne  m'a  pas  dit  de 
recevoir  d'argent.  Adieu,  monsieur  le  gouverneur. 

Et   il   partit,  laissant  Baisemeaux  plus  que  suffoqué  par 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  237 

la  surprise  et  la  joie,  en  présence  de  ce  présent  royal  fait  si 
grandement  par  le  confesseur  extraordinaire  de  la  Bastille. 


XXIX 


COMMENT  MOUSTON  AVAIT  ENGRAISSE  SANS  EN  PREVENIR 
PORTHOS,  ET  DES  DÉSAGRÉMENTS  QUI  EN  ÉTAIENT 
RÉSULTÉS   POUR   CE   DIGNE   GENTILHOMME. 

Depuis  le  départ  d'Athos  pour  Blois,  Porthos  et  d'Arta- 
gnan  s'étaient  rarement  trouvés  ensemble.  L'un  avait  fait  un 
service  fatigant  près  du  roi,  l'autre  avait  fait  beaucoup 
d'emplettes  de  meubles,  qu'il  comptait  emporter  dans  ses 
terres,  et  à  l'aide  desquels  il  espérait  fonder,  dans  ses 
diverses  résidences,  un  peu  de  ce  luxe  de  cour  dont  il 
avait  entrevu  l'éblouissante  clarté  dans  la  compagnie  de 
Sa  Majesté. 

D'Artagnan,  toujours  fidèle,  un  matin  que  son  service  lui 
laissait  quelque  liberté,  songea  à  Porthos,  et,  inquiet  de 
n'avoir  pas  entendu  parler  de  lui  depuis  plus  de  quinze  jours, 
s'achemina  vers  son  hôtel,  où  il  le  saisit  au  sortir  du  lit. 

Le  digne  baron  paraissait  pensif  :  plus  que  pensif,  mélan- 
colique. Il  était  assis  sur  son  lit,  demi-nu,  les  jambes  pen- 
dantes, contemplant  une  foule  d'habits  qui  jonchaient  le 
parquet  de  leurs  franges,  de  leurs  galons,  de  leurs  broderies 
et  de  leurs  cliquetis  d'inharmonieuses  couleurs. 

Porthos,  triste  et  songeur  comme  le  lièvre  de  La  Fontaine, 
ne  vit  pas  entrer  d'Artagnan,  que  lui  cachait  d'ailleurs  en  ce 
moment  M.  Mouston,  dont  la  corpulence  personnelle,  fort 
suffisante  en  tout  cas  pour  cacher  un  homme  à  un  autre 
homme,  était  momentanément  doublée  par  le  déploiement 
d'un  habit  écarlate  que  l'intendant  exhibait  à  son  maître  en 
le  tenant  par  les  manches,  afin  qu'il  fût  plus  manifeste  de 
tous  les  côtés. 


238  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

D'Artagnan  s'arrêta  sur  le  seuil  et  examina  Porthos  son- 
geant: puis,  comme  la  vue  de  ces  innombrables  habits  jon- 
chant le  parquet  tirait  de  profonds  soupirs  de  la  poitrine  du 
digne  gentilhomme,  d'Artagnan  pensa  qu'il  était  temps  de 
l'arracher  à  cette  douloureuse  contemplation,  et  toussa  pour 
s'annoncer. 

—  Ah!  fit  Porthos,  dont  le  visage  s'illumina  de  joie,  ah  ! 
ah  !  voici  d'Artagnan  !  Je  vais  enfin  avoir  une  idée  ! 

Mouston,  à  ces  mots,  se  doutant  de  ce  qui  se  passait  der- 
rière lui,  s'effaça  en  souriant  tendrement  à  l'ami  de  son 
maître,  qui  se  trouva  ainsi  débarrassé  de  l'obstacle  matériel 
qui  l'empêchait  de  parvenir  jusqu'à  d'Artagnan. 

Porthos  fit  craquer  ses  genoux  robustes  en  se  redressant, 
et,  en  deux  enjambées,  traversant  la  chambre,  se  trouva 
en  face  de  d'Artagnan,  qu'il  pressa  sur  son  cœur  avec 
une  affection  qui  semblait  prendre  une  nouvelle  force  dans 
chaque  jour  qui  s'écoulait. 

—  Ah!  répéta-t-il,  vous  êtes  toujours  le  bienvenu,  cher 
ami;  mais,  aujourd'hui,  vous  êtes  mieux  venu  que  jamais. 

—  Voyons,  voyons,  on  est  triste  chez  vous  ?  fit  d'Artagnan. 
Porthos  répondit  par  un  regard  qui  exprimait  l'abattement. 

—  Eh  bien,  contez-moi  cela,  Porthos,  mon  ami,  à  moins 
que  ce  ne  soit  un  secret. 

—  D'abord,  mon  ami,  dit  Porthos,  vous  savez  que  je  n'ai 
pas  de  secrets  pour  vous.  Voici  donc  ce  qui  m'ait 

—  Atiendez,  Porthos,  laissez-moi  d'abord  me  dépêtrer  de 
toute  cette  litière  de  drap,  de  satin  et  de  velours. 

—  Oh  !  marchez,  marchez,  dit  piteusement  Porthos  :  tout 
cela  n'est  que  rebut. 

—  Peste  !  du  rebut,  Porthos,  du  drap  à  vingt  livres  l'aune  ! 
du  satin  magnifique,  du  velours  royal  ! 

—  Vous  trouvez  donc  ces  habits?... 

—  Splendides,  Porthos,  splendides!  Je  gage  que  vous  seul 
en  France  en  avez  autant,  et,  en  supposant  que  vous  n'en 
fassiez  plus  faire  un  seul,  et  que  vous  viviez  cent  ans,  ce  qui 
ne  m'étonnerait  pas,  vous  porteriez  encore  des  habits  neufs 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  239 

le  jour  de  votre  mort,  sans  avoir  besoin  de  voir  le  nez  d'un 
seul  tailleur,  d'aujourd'hui  à  ce  jour-là. 
Porthos  secoua  la  tête., 

—  Voyons,  mon  ami,  dit  d'Artagnan,  cette  mélancolie  qui 
n'est  pas  dans  votre  caractère  m'effraye.  Mon  cher  Porthos, 
sortons-en  donc;  le  plus  tôt  sera  le  mieux. 

—  Oui,  mon  ami,  sortons-en,  dit  Porthos,  si  toutefois  cela 
est  possible. 

—  Est-ce  que  vous  avez  reçu  de  mauvaises  nouvelles  de 
Bracieux,  mon  ami  ? 

—  Non,  on  a  coupé  les  bois,  et  ils  ont  donné  un  tiers  de 
produit  au  delà  de  leur  estimation. 

—  Est-ce  qu'il  y  a  une  fuite  dans  les  étangs  de  Pierrefonds  ? 

—  Non,  mon  ami,  on  les  a  péchés,  et,  du  superflu  de  la 
vente,  il  y  a  eu  de  quoi  empoissonner  tous  les  étangs  des 
environs. 

—  Est-ce  que  le  Vallon  se  serait  éboulé  par  suite  d'un 
tremblement  de  terre  ? 

—  Non,  mon  ami,  au  contraire  ;  le  tonnerre  est  tombé  à 
cent  pas  du  château,  et  a  fait  jaillir  une  source  à  un  endroit 
qui  manquait  complètement  d'eau. 

—  Eh  bien,  alors,  qu'y  a-t-il  ? 

—  Il  y  a  que  j'ai  reçu  une  invitation  pour  la  fête  de  Vaux, 
fit  Porthos  d'un  air  lugubre. 

—  Eh  bien,  plaignez-vous  un  peu  !  le  roi  a  causé  dans  les 
ménages  de  la  cour  plus  de  cent  brouilles  mortelles  en  refu- 
sant des  invitations.  Ah  !  vraiment,  cher  ami,  vous  êtes  du 
voyage  de  Vaux  ?  Tiens,  tiens,  tiens  ! 

—  Mon  Dieu,  oui  ! 

—  Vous  allez  avoir  un  coup  d'œii  magnifique,  mon  ami. 

—  Hélas  !  je  m'en  doute  bien. 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  en  France  va  être  réuni  là. 

—  Ah  !  fit  Porthos  en  s'arrachant  de  désespoir  une  pincée 
de  cheveux. 

—  Eh!  là,  bon  Dieu!  fit  d'Artagnan,  êtes-vous  malade, 
mon  ami  ? 


240  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Je  me  porte  comme  le  pont  Neuf,  ventre  Mahon  !  Ce 
n'est  pas  cela. 

—  Mais  qu'est-ce  donc,  alors  ? 

—  C'est  que  je  n'ai  pas  d'habits. 
D'Artagnan  demeura  pétrifié. 

—  Pas  d'habits,  Porthos  !  pas  d'habits  !  s'écria-t-il,  quand 
j'en  vois  là  plus  de  cinquante  sur  le  plancher! 

—  Cinquante,  oui,  et  pas  un  qui  m'aille  ! 

—  Comment,  pas  un  qui  vous  aille?  Mais  on  ne  vous 
prend  donc  pas  mesure  quand  on  vous  habille  ? 

—  Si  fait!  répondit  Mouston;  mais,  malheureusement, 
j'ai  engraissé. 

—  Comment  !  vous  avez  engraissé  ? 

—  De  sorte  que  je  suis  devenu  plus  gros,  mais  beaucoup 
plus  gros  que  M.  le  baron.  Croiriez-vous  cela,  monsieur? 

—  Parbleu  !  il  me  semble  que  cela  se  voit  ! 

—  Entends-tu,  imbécile  1  dit  Porthos,  cela  se  voit. 

—  Mais  enfin,  mon  cher  Porthos,  reprit  d'Artagnan  avec 
une  légère  impatience,  je  ne  comprends  pas  pourquoi  vos 
habits  ne  vous  vont  point  parce  que  Mouston  a  engraissé. 

—  Je  vais  vous  expliquer  cela,  mon  ami,  dit  Porthos.  Vous 
vous  rappelez  m'avoir  raconté  l'histoire  d'un  général  romain, 
Antoine,  qui  avait  toujours  sept  sangliers  à  la  broche,  et 
cuits  à  des  points  différents,  afin  de  pouvoir  demander  son 
dîner  à  quelque  heure  du  jour  qu'il  lui  plût  de  le  faire.  Eh 
bien,  je  résolus,  comme,  d'un  moment  à  l'autre,  je  pouvais 
être  appelé  à  la  cour  et  y  rester  une  semaine,  je  résolus 
d'avoir  toujours  sept  habits  prêts  pour  cette  occasion. 

—  Puissamment  raisonné,  Porthos.  Seulement,  il  faut 
avoir  votre  fortune  pour  se  passer  ces  fantaisies-là.  Sans 
compter  le  temps  que  l'on  perd  à  donner  des  mesures.  Les 
modes  changent  si  souvent. 

—  Voilà  justement,  dit  Porthos,  où  je  me  flattais  d'avoir 
trouvé  quelque  chose  de  fort  ingénieux. 

—  Voyons,  dites-moi  cela.  Pardieu!  je  ne  doute  pas  de 
votre  génie. 


LE   VICOMTE  DE  BRAGELONNE  241 

—  Vous  vous  rappelez  que  Mouston  a  été  maigre  ? 

—  Oui,  du  temps  qu'il  s'appelait  Mousqueton. 

—  Mais  vous  rappelez-vous  aussi  l'époque  où  il  a  commencé 
d'engraisser? 

—  Non,  pas  précisément.  Je  vous  demande  pardon,  mon 
cher  Mouston. 

—  Oh  !  monsieur  n'est  pas  fautif,  dit  Mouston  d'un  air 
aimable  ;  monsieur  était  à  Paris,  et  nous  étions,  nous,  à 
Pierrefonds. 

—  Enfin,  mon  cher  Porthos,  il  y  a  un  moment  où  Mouston 
s'est  mis  à  engraisser.  Voilà  ce  que  vous  voulez  dire,  n'est-ce 
pas? 

—  Oui,  mon  ami,  et  je  m'en  réjouis  fort  à  cette  époque. 

—  Peste  l  je  le  crois  bien,  fit  d'Artagnan. 

—  Vous  comprenez,  continua  Porthos,  ce  que  cela  m'épar- 
gnait de  peine? 

—  Non,  mon  cher  ami,  je  ne  comprends  pas  encore;  mais, 
à  force  de  m'expliquer... 

—  M'y  voici,  mon  ami.  D'abord,  comme  vous  l'avez  dit, 
c'est  une  perte  de  temps  que  de  donner  sa  mesure,  ne  fût-ce 
qu'une  fois  tous  les  quinze  jours.  Et  puis  on  peut  être  en 
voyage,  et,  quand  on  veut  avoir  toujours  sept  habits  en 
train...  Enfin,  mon  ami,  j'ai  horreur  de  donner  ma  mesure 
à  quelqu'un.  On  est  gentilhomme  ou  on  ne  l'est  pas,  que 
diable  !  Se  faire  toiser  par  un  drôle  qui  vous  analyse  au 
pied,  pouce  et  ligne,  c'est  humiliant.  Ces  gens-là  vous 
trouvent  trop  creux  ici,  trop  saillant  là;  ils  connaissent 
votre  fort  et  votre  faible.  Tenez,  quand  on  sort  des  mains 
d'un  mesureur,  on  ressemble  à  ces  places  fortes  dont  un 
espion  est  venu  relever  les  angles  et  les  épaisseurs. 

—  En  vérité,  mon  cher  Porthos,  vous  avez  des  idées  qui 
n'appartiennent  qu'à  vous. 

—  Ahl  vous  comprenez,  quand  on  est  ingénieur... 

—  Et  qu'on  a  fortifié  Belle-Isle,  c'est  juste,  mon  ami. 

—  J'eus  donc  une  idée,  et,  sans  doute,  elle  eût  été  bonne 
sans  la  négligence  de  M.  Mouston. 

t.  v.  112 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

D'Artagnan  jeta  un  regard  sur  Mouston,  qui  répondit  à 
ce  regard  par  un  léger  mouvement  de  corps  qui  voulait  dire  : 
«  Vous  allez  voir  s'il  y  a  de  ma  faute  dans  tout  cela.  » 

—  Je  m'applaudis*  donc,  reprit  Porthos,  de  voir  engraisser 
Mouston,  et  j'aidai  même,  de  tout  mon  pouvoir,  à  lui  faire 
de  l'embonpoint,  à  l'aide  d'une  nourriture  substantielle, 
espérant  toujours  qu'il  parviendrait  à  m'égaler  en  circonfé- 
rence, et  qu'alors  il  pourrait  se  faire  mesurer  à  ma  place. 

—  Ah  !  corbeuf  !  s'écria  d'Artagnan.  je  comprends...  Cela 
vous  épargnait  le  temps  et  l'humiliation. 

—  Parbleu  !  jugez  donc  de  ma  joie  quand,  après  un  an  et 
demi  de  nourriture  bien  combinée,  car  je  prenais  la  peine 
de  le  nourrir  moi-même,  ce  drôle-là... 

—  Oh  !  et  j'y  ai  bien  aidé,  monsieur,  dit  modestement 
Mouston. 

—  Ça,  c'est  vrai.  Jugez  donc  de  ma  joie,  lorsque  je 
m'aperçus  qu'un  matin,  Mouston  était  forcé  de  s'effacer, 
comme  je  m'effaçais  moi-même,  pour  passer  par  la  petite 
porte  secrète  que  ces  diables  d'architectes  ont  faite  dans  la 
chambre  de  feu  madame  du  Vallon,  au  château  de  Pierre- 
fonds.  Et.  à  propos  de  cette  porte,  mon  ami.  je  vous  deman- 
derai, à  vous  qui  savez  tout,  comment  ces  bélîtres  d'archi- 
tectes, qui  doivent  avoir,  par  état,  le  compas  dans  l'œil,  ima- 
ginent de  faire  des  portes  par  lesquels  ne  peuvent  passer 
que  des  gens  maigres. 

—  Ces  portes-là,  répondit  d'Artagnan,  sont  destinées  aux 
galants  ;  or,  un  galant  est  généralement  de  taille  mince  et 
svelte. 

—  Madame  du  Vallon  n'avait  pas  de  galants,  interrompit 
Porthos  avec  majesté. 

—  Parfaitement  juste,  mon  ami,  répondit  d'Artagnan  : 
mais  les  architectes  ont  songé  au  cas  où.  peut-être,  vous 
vous  remarieriez. 

—  Ah!  c'est  possible,  dit  Porthos.  Et.  maintenant  que  l'ex- 
plication des  portes  trop  étroites  m'est  donnée,  revenons  à 
l'engraissement  de  Mouston.  Mais  remarquez  que  les  deux 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  2^3 

choses  se  touchent,  mon  ami.  Je  me  suis  toujours  aperçu 
que  les  idées  s'appareillaient.  Ainsi,  admirez  ce  phéno- 
mène, d'Artagnan  ;  je  vous  parlais  de  Mouston,  qui  était 
gras,  et  nous  en  sommes  venus  à  madame  du  Vallon... 

—  Qui  était  maigre. 

—  Hum  !  n'est-ce  pas  prodigieux,  cela  ? 

—  Mon  cher,  un  savant  de  mes  amis,  M.  Costar,  a  fait  la 
même  observation  que  vous,  et  il  appelle  cela  d'un  nom 
grec  que  je  ne  me  rappelle  pas. 

—  Ah  !  mon  observation  n'est  donc  pas  nouvelle  ?  s'écria 
Porthos  stupéfait.  Je  croyais  l'avoir  inventée. 

—  Mon  ami,  c'était  un  fait  connu  avant  Aristote,  c'est-à- 
dire  voilà  deux  mille  ans,  à  peu  près. 

—  Eh  bien,  il  n'en  est  pas  moins  juste,  dit  Porthos, 
enchanté  de  s'être  rencontré  avec  les  sages  de  l'antiquité. 

—  A  merveille  !  Mais  si  nous  revenions  à  Mouston.  Nous 
l'avons  laissé  engraissant  à  vue  d'œil,  ce  me  semble. 

—  Oui,  monsieur,  dit  Mouston. 

—  M'y  voici,  fit  Porthos.  Mouston  engraissa  donc  si  bien, 
qu'il  combla  toutes  mes  espérances,  en  atteignant  ma 
mesure,  ce  dont  je  pus  me  convaincre  un  jour,  en  voyant 
sur  le  corps  de  ce  coquin-là  une  de  mes  vestes  dont  il  s'était 
fait  un  habit  ;  une  veste  qui  valait  cent  pistoles,  rien  que  par 
la  broderie  ! 

—  C'était  pour  l'essayer,  monsieur,  dit  Mouston. 

—  A  partir  de  ce  moment,  reprit  Porthos,  je  décidai  donc 
que  Mouston  entrerait  en  communication  avec  mes  tailleurs 
d'habits,  et  prendrait  mesure  en  mon  lieu  et  place. 

—  Puissamment  imaginé,  Porthos  ;  mais  Mouston  a  un 
pied  et  demi  moins  que  vous. 

—  Justement.  On  prenait  la  mesure  jusqu'à  terre,  et  l'ex- 
trémité de  l'habit  me  venait  juste  au-dessus  du  genou. 

—  Quelle  chance  vous  avez,  Porthos  !  ces  choses-là  n'ar- 
rivent qu'à  vous  ! 

—  Ah  1  oui,  faites-moi  votre  compliment,  il  y  a  de  quoi  ! 
Ce  fut  justement  à  cette  époque,  c'est-à-dire  voilà  deux  ans 


244  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

et  demi  à  peu  près,  que  je  partis  pour  Belle-Isle.  en  recom- 
mandant à  Mouston,  pour  avoir  toujours,  et  en  cas  de 
besoin,  un  échantillon  de  toutes  les  modes,  de  se  faire  faire 
un  habit  tous  les  mois. 

—  Et  Mouston  aurait-il  négligé  d'obéir  à  votre  recom- 
mandation ?  Ah  !  ah  !  ce  serait  mal,  Mouston  ! 

—  Au  contraire,  monsieur,  au  contraire  ! 

—  Non,  il  n'a  pas  oublié  de  se  faire  faire  des  habits,  mais 
il  a  oublié  de  me  prévenir  qu'il  engraissait. 

—  Dame  !  ce  n'est  pas  ma  faute,  monsieur,  votre  tailleur 
ne  me  l'a  pas  dit. 

—  De  sorte,  continua  Porthos,  que  le  drôle,  depuis  deux 
ans,  a  gagné  dix-huit  pouces  de  circonférence,  et  que  mes 
douze  derniers  habits  sont  tous  trop  larges  progressivement, 
d'un  pied  à  un  pied  et  demi. 

—  Mais  les  autres,  ceux  qui  se  rapprochent  du  temps  où 
votre  taille  était  la  même? 

—  Ils  ne  sont  plus  de  mode,  mon  cher  ami,  et,  si  je  les 
mettais,  j'aurais  l'air  d'arriver  de  Siam  et  d'être  hors  de 
cour  depuis  deux  ans. 

—  Je  comprends  votre  embarras.  Vous  avez  combien 
d'habits  neufs?  trente-six?  et  vous  n'en  avez  pas  un!  Eh 
bien  il  faut  en  faire  faire  un  trente-septième:  les  trente-six 
autres  seront  pour  Mouston. 

—  Ah  !  monsieur  !  dit  Mouston  d'un  air  satisfait,  le  fait  est 
que  monsieur  a  toujours  été  bien  bon  pour  moi. 

—  Parbleu  !  croyez-vous  que  cette  idée  ne  me  soit  pas 
venue  ou  que  la  dépense  m'ait  arrêté?  Mais  il  n'y  a  plus  que 
deux  jours  d'ici  à  la  fête  de  Vaux;  j'ai  reçu  l'invitation  hier, 
j'ai  fait  venir  Mouston  en  poste  avec  ma  garde-robe;  je  me 
suis  aperçu  du  malheur  qui  m'arrivait  ce  matin  seulement, 
et,  d'ici  à  après-demain,  il  n'y  a  pas  un  tailleur  un  peu  à  la 
mode  qui  se  charge  de  me  confectionner  un  habit. 

—  C'est-à-dire  un  habit  couvert  d'or,  n'est-ce  pas? 

—  J'en  veux  partout  ! 

—  Nous  arrangerons  cela.  Vous  ne  partez  que  dans  trois 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  245 

urs.  Les  invitations  sont  pour  mercredi,  et  nous  sommes 
dimanche  matin. 

—  C'est  vrai;  mais  Aramis  m'a  bien  recommandé  d'être 
Vaux  vingt-quatre  heures  d'avance. 

—  Gomment,  Aramis? 

—  Oui,  c'est  Aramis  qui  m'a  apporté  l'invitation. 

—  Ah!  fort  bien,  je  comprends.  Vous  êtes  invité  du  côté 
:  M.  Fouquet. 

—  Non  pas  !  Du  côté  du  roi,  cher  ami.  Il  y  a  sur  le  billet, 
.  toutes  lettres  :  «  M.  le  baron  du  Vallon  est  prévenu  que 
roi  a  daigné  le  mettre  sur  la  liste  de  ses  invitations...  » 

—  Très  bien;  mais  c'est  avec  M.  Fouquet  que  vous  partez. 

—  Et  quand  je  pense,  s'écria  Porthos  en  défonçant  le  par- 
tet  d'un  coup  de  pied,  quand  je  pense  que  je  n'aurai  pas 
îabits  !  J'en  crève  de  colère  !  Je  voudrais  bien  étrangler 
elqu'un  ou  déchirer  quelque  chose  ! 

—  N'étranglez  personne  et  ne  déchirez  rien,  Porthos; 
rrangerai  tout  cela  ;  mettez  un  de  vos  trente-six  habits  et 
nez  avec  moi  chez  un  tailleur. 

■  Bah  !  mon  coureur  les  a  tous  vus  depuis  ce  matin. 

■  Même  M.  Percerin? 

•  Qu'est-ce  que  M.  Percerin? 

•  C'est  le  tailleur  du  roi,  parbleu  ! 
Ah  !  oui,  oui,  dit  Porthos,  qui  voulait  avoir  l'air  de 

nnaître  le  tailleur  du  roi  et  qui  entendait  prononcer  ce 
m  pour  la  première  fois  ;  chez  M.  Percerin,  le  tailleur  du 
i,  parbleu!  J'ai  pensé  qu'il  serait  trop  occupé. 

—  Sans  doute,  il  le  sera  trop;  mais,  soyez  tranquille,  Por- 
ds;  il  fera  pour  moi  ce  qu'il  ne  ferait  pas  pour  un  autre, 
ulement,  il  faudra  que  vous  vous  laissiez  mesurer,  mon 
îi. 

—  Ah  !  fit  Porthos  avec  un  soupir,  c'est  fâcheux  ;  mais, 
fin,  que  voulez-vous  ! 

—  Dame  !  vous  ferez  comme  les  autres,  mon  cher  ami  ; 
us  ferez  comme  le  roi. 

—  Comment  !  on  mesure  aussi  le  roi?  Et  il  le  souffre? 


246  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Le  roi  est  coquet,  mon  cher,  et  vous  aussi,  vous  l'êti 
quoi  que  vous  en  disiez. 

Portlios  sourit  d'un  air  vainqueur. 

—  Allons  donc  chez  le  tailleur  du  roil  dit-il;  et,  puisqi 
mesure  le  roi,  ma  foi  !  je  puis  bien,  il  me  semble,  me  laiss 
mesurer  par  lui. 


XXX 


CE    QUE    C   ETAIT   QUE   MESSIRE   JEAN   PERCERIN 

Le  tailleur  du  roi,  messire  Jean  Percerin,  occupait  u 
maison  assez  grande  dans  la  rue  Saint-Honoré,  près  la  i 
de  TArbre-Sec.  C'était  un  homme  qui  avait  le  goût  ( 
belles  étoffes,  des  belles  broderies,  des  beaux  velours,  étc 
de  père  en  fils  tailleur  du  roi.  Cette  succession  remontai 
Charles  IX,  auquel,  comme  on  sait,  remontaient  souvent  ( 
fantaisies  de  bravoure  assez  difficiles  à  satisfaire. 

Le  Percerin  de  ce  temps-là  était  un  huguenot  corni 
Ambroise  Paré,  et  avait  été  épargné  par  la  royne  de  fyavar 
la  belle  Margot,  comme  on  écrivait  et  comme  on  dis 
alors,  et  cela  attendu  qu'il  était  le  seul  qui  eût  jamais 
lui  réussir  ces  merveilleux  habits  de  cheval  qu'elle  aimai 
porter,  parce  qu'ils  étaient  propres  à  dissimuler  certa 
défauts  anatomiques  que  la  royne  de  Navarre  cachait  f 
soigneusement. 

Percerin,  sauvé,  avait  fait,  par  reconnaissance,  de  bes 
justes  noirs,  fort  économiques  pour  la  reine  Calheri 
laquelle  finit  par  savoir  bon  gré  de   sa   conservation 

icnot,  à  qui  longtemps  elle  avait    fait  la  mine.  M 
Percerin  était  un  homme  prudenl  :   il    avait  entendu  d 
que  rien  n'était  plus  dangereux  |><>ur  un   huguenot  que 
sourires  de  la  reine  Catherine;  et,  ayant  remarqué  qu'c 
lui  souriait  plus  souvent  que  de  coutume,  il  se  hàla  de 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  247 

aire  catholique  avec  toute  sa  famille,  et,  devenu  irrépro- 

hable  par  cette  conversion,  il  parvint  à  la  haute  position 

e  tailleur  maître  de  la  couronne  de  France. 

Sous  Henri  III,  roi  coquet  s'il  en  fut,  cette  position  acquit 

i  hauteur   d'un  des   plus   sublimes   pics   des   Cordillères. 

ercerin  avait  été  un  homme  habile  toute  sa  vie,  et,  pour 

arder  cette  réputation  au  delà  de  la  tombe,  il  se  garda  bien 

5  manquer  sa  mort;  il  trépassa  donc  fort  adroitement  et 

iste  à  l'heure  où  son  imagination  commençait  de  baisser. 

Il  laissait  un  fils  et  une  fille,  l'un  et  l'autre  dignes  du  nom 

l'ils  étaient  appelés  à  porter  :  le  fils,  coupeur  intrépide  et 

:act  comme  une  équerre;  la  fille,  brodeuse  et  dessinateur 

ornements. 

Les  noces  de  Henri  1Y  et  de  Marie  de  Médicis,  les  deuils  si 

aux  de  ladite  reine,  firent,  avec  quelques  mots  échappés 

M.  de  Bassompierre,   le  roi  des  élégants  de  l'époque,  la 

rtune  de  cette  seconde  génération  des  Percerin. 

M.  Concino  Goncini  et  sa  femme  Galigaï,  qui   brillèrent 

suite  à  la  cour  de  France,  voulurent  italianiser  les  habits 

firent  venir  des  tailleurs  de  Florence;  mais  Percerin, 

mé  au  jeu  dans  son  patriotisme  et  dans  son  amour-propre, 

luisit  à  néant  ces  étrangers  par  ses  dessins  de  brocatelie 

application   et   ses  plumetis  inimitables;    si  bien  que 

ncino  renonça  le  premier  à  ses  compatriotes,  et  tint  le 

Heur  français  en  telle  estime,  qu'il  ne  voulut  plus  être 

bille  que  par  lui;  de   sorte  qu'il  portait  un  pourpoint  de 

le  jour  où  Yitry  lui  cassa  la  tête  d'un  coup  de  pistolet  au 

it  pont  du  Louvre. 

7 est  ce  pourpoint,  sortant  des  ateliers  de  maître  Percerin, 
î  les  Parisiens  eurent  le  plaisir  de  déchiqueter  en  tant  de 
rceaux.  avec  la  chair  humaine  qu'il  contenait, 
lalgré  la  faveur  dont  Percerin  avait  joui  près  de  Concino 
icini,  le  roi  Louis  XIII  eut  la  générosité  de  ne  pas  garder 
tcune  à  son  tailleur,  et  de  le  retenir  à  son  service.  Au 
ment  où  Louis  le  Juste  donnait  ce  grand  exemple  d'équité, 
•cerin  avait  élevé  deux  fils,  dont  l'un  fit  son  coup  d'essai 


: 


248  LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

dans  les  noces  d'Anne  d'Autriche,  inventa  pour  le  cardina 
de  Richelieu  ce  bel  habit  espagnol  avec  lequel  il  dansa  un 
sarabande,  fit  les  costumes  de  la  tragédie  de  Mirame,  e 
cousit  au  manteau  de  Buckingham  ces  fameuses  perles  qi 
étaient  destinées  à  être  répandues  sur  les  parquets  d 
Louvre. 

On  devient  aisément  illustre  quand  on  a  habillé  M.  c 
Buckingham,  M.  de  Cinq-Mars,  mademoiselle  Ninon,  M.  ( 
Beaufort  et  Marion  de  Lorme.  Aussi  Percerin  III  avait- 
atteint  l'apogée  de  sa  gloire  lorsque  son  père  mourut. 

Ce  même  Percerin  III,  vieux,  glorieux  et  riche,  habilla 
encore  Louis  XIV,  et,  n'ayant  plus  de  fils,  ce  qui  était  i 
grand  chagrin  pour   lui,  attendu   qu'avec  lui  sa  dynasl 
s'éteignait,  et,  n'ayant  plus  de  fils,  disons-nous,  avait  fora 
plusieurs  élèves  de  belle  espérance.  Il  avait  un  carrosse,  ui 
terre,  des  laquais,  les  plus  grands  de  tout  Paris,  et,  p 
autorisation  spéciale  de  Louis  XIV,  une  meute.  Il  habill; 
MM.  de  Lyonne  et  Letellier  avec  une  sorte  de  protectio 
mais,  homme  politique,  nourri  aux  secrets  d'État,  il  n'èt 
jamais  parvenu  à  réussir  un  habit  à  M.  Golbert.  Cela 
s'explique  pas,  cela  se  devine.  Les  grands  esprits,  en  te 
genre,  vivent  de  perceptions  invisibles,  insaisissables  ; 
agissent  sans  savoir  eux-mêmes  pourquoi.  Le  grand  Percer 
car,  contre  l'habitude  des  dynasties,  c'était  surtout  le  dern 
des  Percerin  qui  avait  mérité  le  surnom  de  Grand,  le  gra 
Percerin,    avons-nous  dit,   taillait   d'inspiration   une   ji 
pour  la  reine  ou  une  trousse  pour  le  roi;  il  inventait 
manteau  pour  Monsieur,  un  coin  de  bas   pour  Madan 
mais,  malgré  son  génie  suprême,  il  ne  pouvait  retenii 
mesure  de  M.  Colbert. 

—  Cet  homme-là,  disait-il  souvent,  est  hors  de  mon  talc 
et  je  ne  saurais  le  voir  dans  le  dessin  de  mes  aiguilles. 

Il  va  sans  dire  que  Percerin  était  le  tailleur  de  M.  Fouqi 
et  que  M.  le  surintendant  le  prisait  fort. 

M.  Percerin  avait  près  de  quatre-vingts  ans,  et  cependai 
était  vert  encore,  et  si  sec  en  même  temps,  disaient 


LE   VICOMTE    DE   BRAGELONNE  249 

ourtisans,  qu'il  en  était  cassant.  Sa  renommée  et  sa  fortune 
taient  assez  grandes  pour  que  M.  le  Prince,  ce  roi  des  petits- 
maîtres,  lui  donnât  le  bras  en  causant  costumes  avec  lui, 
t  que  les  moins  ardents  à  payer  parmi  les  gens  de  cour 
.'osassent  jamais  laisser  chez  lui  des  comptes  trop  arriérés; 
ar  maître  Percerin  faisait  une  fois  des  habits  à  crédit,  mais 
imais  une  seconde  s'il  n'était  pas  payé  de  la  première. 

On  conçoit  qu'un  pareil  tailleur,  au  lieu  de  courir  après 
îs  pratiques,  fût  difficile  à  en  recevoir  de  nouvelles.  Aussi 
'ercerin  refusait  d'habiller  les  bourgeois  ou  les  ennoblis 
x>p  récents.  Le  bruit  courait  même  que  M.  de  Mazarin, 
ontre  la  fourniture  désintéressée  d'un  grand  habit  complet 
e  cardinal  en  cérémonie,  lui  avait  glissé,  un  beau  jour,  des 
ittres  de  noblesse  dans  sa  poche. 

Percerin  avait  de  l'esprit  et  de  la  malice.  On  le  disait  fort 
pillard.  A  quatre-vingts  ans,  il  prenait  encore  d'une  main 
irme  la  mesure  des  corsages  de  femme. 

C'est  dans  la  maison  de  cet  artiste  grand  seigneur  que 
'Artagnan  conduisit  le  désolé  Porthos. 

Celui-ci,  tout  en  marchant,  disait  à  son  ami  : 

—  Prenez  garde,  mon  cher  d'Artagnan,  prenez  garde  de 
)mmettre  la  dignité  d'un  homme  comme  moi  avec  l'arro- 
ince  de  ce  Percerin,  qui  doit  être  fort  incivil;  car  je  vous 
réviens,  cher  ami,  que,  s'il  me  manquait,  je  le  châtierais. 

—  Présenté  par  moi,  répondit  d'Artagnan,  vous  n'avez 
en  à  craindre,  cher  ami,  fussiez-vous...  ce  que  vous  n'êtes 
is. 

—  Ah!  c'est  que... 

—  Quoi  donc  ?  Auriez-vous  quelque  chose  contre  Perce- 
n?  Voyons,  Porthos. 

—  Je  crois  que,  dans  le  temps... 

—  Eh  bien,  quoi,  dans  le  temps? 

—  J'aurais  envoyé  Mousqueton  chez  un  drôle  de  ce 
om-là. 

—  Eh  bien,  après  ? 

—  Et  que  ce  drôle  aurait  refusé  de  m'habiller. 


250  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Oh!   un  malentendu,  sans  doute,  qu'il  est  urgent  de 

<er;  Mouston  aura  confondu. 

—  Peut-être. 

—  Il  aura  pris  un  nom  pour  un  autre. 

—  C'est  possible.  Ce  coquin  de  ?»Iouston  n'a  jamais  eu  la 
mémoire  des  noms. 

—  Je  me  charge  de  tout  cela. 

—  Fort  bien. 

—  Faites  arrêter  le  carrosse,  Porthos  ;  c'est  ici. 

—  C'est  ici  ? 

—  Oui. 

—  Comment,  ici?  .Vous  sommes  aux  Halles,  et  vous 
m'avez  dit  que  la  maison  était  au  coin  de  la  rue  de 
l'Arbre-Sec. 

—  C'est  vrai;  mais  regardez. 

—  Eh  bien,  je  regarde,  et  je  vois... 

—  Quoi  ? 

—  Que  nous  sommes  aux  Halles,  pardieu! 

—  Vous  ne  voulez  pas,  sans  doute,  que  nos  chevaux 
montent  sur  le  carrosse  qui  nous  précède? 

—  Non. 

—  Ni  que  le  carrosse  qui  nous  précède  monte  sur  celui  qu 
est  devant. 

—  Encore  moins. 

—  Ni  que  le  deuxième  carrosse  passe  sur  le  ventre  au 
trente  ou  quarante  autres  qui  sont  arrivés  avant  nous? 

—  Ah!  par  ma  foi!  vous  avez  raison. 

—  Ah! 

—  Que  de  gens,  mon  cher,  que  de  gens! 

—  Hein?  ^ 

—  Et  que  font-ils  là,  tous  ces  gens? 

—  C/e>t  bien  simple  :  ils  attendent  leur  tour. 

—  Bah!  les  comédiens  de  l'hôtel  de  Bourgogne  seraien 
ils  déménagés? 

—  Non,  leur  tour  pour  entrer  chez  M.  Percerin. 

—  Mais  nous  allons  donc  attendre  aussi,  nous. 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  251 

—  Nous,  nous  serons  plus  ingénieux  et  moins  fiers  qu'eux. 

—  Qu'allons-nous  faire,  donc? 

—  Nous  allons  descendre,  passer  parmi  les  pages  et  les 
quais,  et  nous  entrerons  chez  le  tailleur,  c'est  moi  qui  vous 

réponds,  surtout  si  vous  marchez  le  premier. 

—  Allons,  fit  Porthos. 

Et  tous  deux,  étant  descendus,  s'acheminèrent  à  pied  vers 

maison. 

Ce  qui  causait  cet  encombrement,  c'est  que  la  porte  de 

Percerin  était  fermée,  et  qu'un  laquais,  debout  à  cette 
rte,  expliquait  aux  illustres  pratiques  de  l'illustre  tailleur 
e,  pour  le  moment,  M.  Percerin  ne  recevait  personne.  On 
répétait  au  dehors,  toujours  d'après  ce  qu'avait  dit  confi- 
itiellement  le  grand  laquais  à  un  grand  seigneur  pour 
uel  il  avait  des  bontés,  on  se  répétait  que  M.  Percerin 
ccupait  de  cinq  habits  pour  le  roi,  et  que,  vu  l'urgence  de 
situation,  il  méditait  dans  son  cabinet  les  ornements,  la 
ileur  et  la  coupe  de  ces  cinq  habits. 
Plusieurs,  satisfaits  de  cette  raison,  s'en  retournaient  heu- 
x  de  la  dire  aux  autres;  mais  plusieurs  aussi,  plus  tena- 
,  insistaient  pour  que  la  porte  leur  fût  ouverte,  et,  parmi 

derniers,  trois  cordons  bleus  désignés  pour  un  ballet  qui 
nquerait  infailliblement  si  les  trois  cordons  bleus  n'avaient 
:  des  habits  taillés  de  la  main  même  du  grand  Percerin. 
VArtagnan,  poussant  devant  lui  Porthos,  qui  effondra  les 
upes,  parvint  jusqu'aux  comptoirs,  derrière  lesquels  les 
çons  tailleurs  s'escrimaient  à  répondre  de  leur  mieux, 
«ous  oublions  de  dire  qu'à  la  porte  on  avait  voulu  consi- 
sr  Porthos  comme  les  autres;  mais  d'Artagnan  s'était 
ntré,  avait  prononcé  ces  seules  paroles  ■ 
-  Ordre  du  roi  ! 

\t  il  avait  été  introduit  avec  son  ami. 
les  pauvres  diables  avaient  fort  à  faire  et  faisaient  de  leur 
îux  pour  répondre  aux  exigences  des  clients  en  l'absence 
patron,  s'interrompant  de  piquer  un  point  pour  tourner 
|  phrase  ;  et,  quand  l'orgueil  blessé  ou  l'attente  déçue  les 


232  LE    VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

gourmandait  trop  vivement,  celui  qui  était  attaqué  faisait  u 
plongeon  et  disparaissait  sous  le  comptoir. 

La  procession  des  seigneurs  mécontents  faisait  un  tablea 
plein  de  détails  curieux. 

Notre  capitaine  des  mousquetaires,  homme  au  regar 
rapide  et  sûr.  l'embrassa  d'un  seul  coup  d'œil.  Mais,  aprt 
avoir  parcouru  les  groupes,  ce  regard  s'arrêta  sur  u 
homme  placé  en  face  de  lui.  Cet  homme,  assis  sur  un  esc; 
beau,  dépassait  de  la  tête  à  peine  le  comptoir  qui  l'abritai 
C'était  un  homme  de  quarante  ans  à  peu  près,  à  la  physi 
nomie  mélancolique,  au  visage  pâle,  aux  yeux  doux  et  lune 
neux.  Il  regardait  d'Artagnan  et  les  autres,  une  main  soi 
son  menton,  en  amateur  curieux  et  calme.  Seulement,  ( 
apercevant  et  en  reconnaissant,  sans  doute,  notre  capitain 
il  rabattit  son  chapeau  sur  ses  yeux. 

Ce  fut  peut-être  ce  geste  qui  attira  le  regard  de  d'Artagna 
S'il  en  était  ainsi,  il  en  était  résulté  que  l'homme  au  chape; 
rabattu  avait  atteint  un  but  tout  différent  de  celui  qu'il  s'éU 
proposé. 

Au  reste,  le  costume  de  cet  homme  était  assez  simple, 
ses  cheveux  étaient  assez  uniment  coiffés  pour  que  des  clier 
peu  observateurs  le  prissent  pour  un  simple  garçon  taille 
accroupi  derrière  le  chêne,  et  piquant,  avec  exactitude, 
drap  ou  le  velours. 

Toutefois,  cet  homme  avait  trop  souvent  la  tête  en  B 
pour  travailler  fructueusement  avec  ses  doigts. 

D'Artagnan  n'en  fut  pas  dupe,  lui,  et  il  vit  bien  que,  si  « 
homme  travaillait,  ce  n'était  pas,  assurément,  sur  les  étoff 

—  Hé  !  dit-il  en  s'adressant  à  cet  homme,  vous  voilà  do 
devenu  garçon  tailleur,  monsieur  Molière? 

—  Chutl  monsieur  d'Artagnan,  répondit  doucemt 
l'homme  ;  chut  !  au  nom  du  ciel  !  vous  m'allez  fa  ire  reconnaît 

—  Eh  bien,  où  est  le  mal  ? 

—  Le  fait  est  qu'il  n'y  a  pas  de  mal;  mais... 

—  Mais  vous  voulez  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  bien  non  pli 
n'est-ce  pas  ? 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  253 

—  Hélas  I  non;  car  j'étais,  je  vous  l'affirme,  occupé  à 
regarder  de  bien  bonnes  figures. 

—  Faites,  faites,  monsieur  Molière.  Je  comprends  l'intérêt 
que  la  chose  a  pour  vous,  et...  je  ne  vous  troublerai  point 
dans  vos  études. 

—  Merci  ! 

—  Mais  à  une  condition  :  c'est  que  vous  me  direz  où  est 
réellement  M.  Percerin. 

—  Oh!  cela,  volontiers  :  dans  son  cabinet.  Seulement... 

—  Seulement,  on  ne  peut  pas  y  entrer  ? 

—  Inabordable  ! 

—  Pour  tout  le  monde? 

—  Pour  tout  le  monde.  Il  m'a  fait  entrer  ici,  afin  que  je 
fusse  à  l'aise  pour  y  faire  mes  observations,  et  puis  il  s'en 
est  allé. 

—  Eh  bien,  mon  cher  monsieur  Molière,  vous  l'allez  pré- 
venir que  je  suis  là,  n'est-ce  pas? 

—  Moi  ?  s'écria  Molière  du  ton  d'un  brave  chien  à  qui  l'on 
retire  l'os  qu'il  a  légitimement  gagné  ;  moi,  me  déranger  ? 
Ah  !  monsieur  d'Artagnan,  comme  vous  me  traitez  mal  I 

—  Si  vous  n'allez  pas  prévenir  tout  de  suite  M.  Percerin 
que  je  suis  là,  mon  cher  monsieur  Molière,  dit  d'Artagnan 
à  voix  basse,  je  vous  préviens  d'une  chose,  c'est  que  je  ne 
vous  ferai  pas  voir  l'ami  que  j'amène  avec  moi. 

Molière  désigna  Porthos  d'un  geste  imperceptible. 

—  Celui-ci,  n'est-ce  pas  ?  dit-il. 

—  Oui. 

Molière  attacha  sur  Porthos  un  de  ces  regards  qui  fouillent 
les  cerveaux  et  les  cœurs.  L'examen  lui  parut  sans  doute 
gros  de  promesses,  car  il  se  leva  aussitôt  et  passa  dans  la 
chambre  voisine. 


25i  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 


XXXI 


LES  ECHANTILLONS 

Pendant  ce  temps,  la  foule  s'écoulait  lentement,  laissant 
à  chaque  angle  de  comptoir  un  murmure  ou  une  menace, 
comme,  aux  bancs  de  sable  de  l'Océan,  les  flots  laissent  un 
peu  d'écume  ou  d'algues  broyées,  lorsqu'ils  se  retirent  en 
descendant  les  marées. 

Au  bout  de  dix  minutes.  Molière  reparut,  faisant  sous  la 
tapisserie  un  signe  à  d'Artagnan.  Celui-ci  se  précipita, 
entraînant  Porthos,  et,  à  travers  des  corridors  assez  com- 
pliqués, il  le  conduisit  dans  le  cabinet  de  Percerin.  Le  vieil- 
lard, les  manches  retroussées,  fouillait  une  pièce  de  brocart 
à  grandes  fleurs  d'or,  pour  y  faire  naître  de  beaux  reflets. 
En  apercevant  d'Artagnan,  il  laissa  son  étoffe  et  vint  à  lui, 
non  pas  radieux,  non  pas  courtois,  mais,  en  somme,  assez 
civil. 

—  Monsieur  le  capitaine  des  gardes,  dit-il.  vous  m'excu- 
serez, n'est-ce  pas,  mais  j'ai  affaire. 

—  Eh  !  oui,  pour  les  habits  du  roi  ?  Je  sais  cela,  mon  cher 
monsieur  Percerin.  Vous  en  faites  trois,  m'a-t-on  dit? 

—  Cinq,  mon  cher  monsieur,  cinq  ! 

—  Trois  ou  cinq,  cela  ne  m'inquiète  pas,  maître  Percerin, 
et  je  sais  que  vous  les  ferez  les  plus  beaux  du  monde. 

—  On  le  sait,  oui.  Une  fois  faits,  ils  seront  les  plus  beaux 
du  monde,  je  ne  dis  pas  non  ;  mais,  pour  qu'ils  soient  les 
plus  beaux  du  monde,  il  faut  d'abord  qu'ils  soient,  et,  pour 
cela,  monsieur  le  capitaine,  j'ai  besoin  de  temps. 

—  Ah  bah  !  deux  jours  encore,  c'est  bien  plus  qu'il  ne 
vous  en  faut,  monsieur  Percerin,  dit  d'Artagnan  avec  le  plus 
grand  flegme. 

Percerin  leva   la   tête   en   homme    peu    habitué   à   être 


LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  255 

contrarié,  même  dans  ses  caprices  ;  mais  d'Artagnan  ne  fit 
point  attention  à  l'air  que  l'illustre  tailleur  de  brocart  com- 
mençait à  prendre. 

—  Mon  cher  monsieur  Percerin,  continua-t-il,  je  vous 
amène  une  pratique. 

—  Ah  î  ah  !  fit  Percerin  d'un  air  rechigné. 

—  M.  le  baron  du  Vallon  de  Bracieux  de  Pierrefonds,  con- 
tinua d'Artagnan. 

Percerin  essaya  un  salut  qui  ne  trouva  rien  de  bien  sym- 
pathique chez  le  terrible  Porthos,  lequel,  depuis  son  entrée 
dans  le  cabinet,  regardait  le  tailleur  de  travers. 

—  Un  de  mes  bons  amis,  acheva  d'Artagnan. 

—  Je  servirai  monsieur,  dit  Percerin,  mais,  plus  tard. 

—  Plus  tard  ?  Et  quand  cela  ? 

—  Mais,  quand  j'aurai  le  temps. 

—  Vous  avez  déjà  dit  cela  à  mon  valet,  interrompit  Por- 
thos mécontent. 

—  C'est  possible,  dit  Percerin,  je  suis  presque  toujours 
pressé. 

—  Mon  ami,  dit  sentencieusement  Porthos,  on  a  toujours 
le  temps  qu'on  veut. 

Percerin  devint  cramoisi,  ce  qui,  chez  les  vieillards  blan- 
chis par  l'âge,  est  un  fâcheux  diagnostic. 

—  Monsieur,  dit-il,  est,  ma  foi  !  bien  libre  de  se  servir 
ailleurs. 

—  Allons,  allons,  Percerin,  glissa  d'Artagnan,  vous  n'êtes 
pas  aimable  aujourd'hui.  Eh  bien,  je  vais  vous  dire  un  mot 
qui  va  vous  faire  tomber  à  nos  genoux.  Monsieur  est  non 
seulement  un  ami  à  moi,  mais  encore  un  ami  à  M.  Fouquet. 

—  Ah  t  ah  !  fit  le  tailleur,  c'est  autre  chose.  Puis,  se  retour- 
nant vers  Porthos  :  Monsieur  le  baron  est  à  M.  le  surinten- 
dant? demanda-t-il. 

—  Je  suis  à  moi,  éclata  Porthos,  juste  au  moment  où  la 
tapisserie  se  soulevait  pour  donner  passage  à  un  nouvel 
interlocuteur. 

Molière  observait.  D'Artagnan  riait.  Porthos  maugréait. 


256  LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Mon  cher  Percerin,  dit  d'Artagnan,  vous  ferez  un  habit 
à  M.  le  baron;  c'est  moi  qui  vous  le  demande. 

—  Pour  vous,  je  ne  dis  pas,  monsieur  le  capitaine. 

—  Mais  ce  n'est  pas  le  tout  :  vous  lui  ferez  cet  habit  tout 
de  suite. 

—  Impossible  avant  huit  jours. 

—  Alors,  c'est  comme  si  vous  refusiez  de  le  lui  faire,  parce 
que  l'habit  est  destiné  à  paraître  aux  fêtes  de  Vaux. 

—  Je  répète  que  c'est  impossible,  reprit  l'obstiné  vieillard. 

—  Non  pas,  cher  monsieur  Percerin,  surtout  si  c'est  moi 
qui  vous  en  prie,  dit  une  douce  voix  à  la  porte,  voix  métal- 
lique qui  fit  dresser  l'oreille  à  d'Artagnan.  C'était  la  voix 
d'Aramis. 

—  Monsieur  d'Herblay!  s'écria  le  tailleur. 

—  Aramis!  murmura  d'Artagnan. 

—  Ah!  notre  évêque!  fit  Porthos. 

—  Bonjour,  d'Artagnan  !  bonjour,  Porthos!  bonjour,  chers 
amisl  dit  Aramis.  Allons,  allons,  cher  monsieur  Percerin, 
faites  l'habit  de  monsieur,  et  je  vous  réponds  qu'en  le  faisant, 
vous  ferez  une  chose  agréable  à  M.  Fouquet. 

Et  il  accompagna  ces  paroles  d'un  signe  qui  voulait  dire  : 
«  Consentez  et  Congédiez.  »  Il  paraît  qu'Aramis  avait  sur 
maître  Percerin  une  influence  supérieure  à  celle  de  d'Arta- 
gnan lui-même,  car  le  tailleur  s'inclina  en  signe  d'assenti- 
ment, et,  se  retournant  vers  Porthos  : 

—  Allez  vous  faire  prendre  mesure  de  l'autre  côté,  dit-il 
rudement. 

Porthos  rougit  d'une  façon  formidable. 

D'Artagnan  vit  venir  l'orage,  et,  interpellant  Molière  : 

—  Mon  cher  monsieur,  lui  dit-il  à  demi-voix,  l'homme  que 
vous  voyez  se  croit  déshonoré  quand  on  toise  la  chair  et  les 
os  que  Dieu  lui  a  départis;  étudiez-moi  ce  type,  maître  Aris- 
tophane, et  profitez. 

Molière  n'avait  pas  besoin  d'être  encouragé;  il  couvait  des 
yeux  le  baron  Porthos. 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  s'il  vous  plaît  de  venir  avec  moi, 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  257 

je  vous  ferai  prendre  mesure  d'un  habit,  sans  que  le  mesu- 
reur vous  touche. 

—  Oh!  fit  Porthos,  comment  dites-vous  cela,  mon  ami? 

—  Je  dis  qu'on  n'appliquera  ni  l'aune  ni  le  pied  sur  vos 
coutures.  C'est  un  procédé  nouveau,  que  nous  avons  imaginé, 
pour  prendre  la  mesure  des  gens  de  qualité,  dont  la  suscep- 
tibilité répugne  à  se  laisser  toucher  par  des  manants.  Nous 
avons  des  gens  susceptibles  qui  ne  peuvent  souffrir  d'être 
mesurés,  cérémonie  qui,  à  mon  avis,  blesse  la  majesté 
naturelle  de  l'homme,  et  si,  par  hasard,  monsieur,  vous  étiez 
de  ces  gens-là... 

—  Corbœuf!  je  crois  bien  que  j'en  suis. 

—  Eh  bien,  cela  tombe  à  merveille,  monsieur  le  baron, 
et  vous  aurez  l'étrenne  de  notre  invention. 

—  Mais  comment  diable  s'y  prend-on?  dit  Porthos  ravi. 

—  Monsieur,  dit  Molière  en  s'inclinant,  si  vous  voulez  bien 
me  suivre,  vous  le  verrez. 

Aramis  regardait  cette  scène  de  tous  ses  yeux.  Peut-être 
croyait-il  reconnaître,  à  l'animation  de  d'Artagnan,  que 
celui-ci  partirait  avec  Porthos,  pour  ne  pas  perdre  la  fin  d'une 
scène  si  bien  commencée.  Mais,  si  perspicace  que  fût  Aramis, 
il  se  trompait.  Porthos  et  Molière  partirent  seuls.  D'Artagnan 
demeura  avec  Percerin.  Pourquoi?  Par  curiosité,  voilà  tout; 
probablement,  dans  l'intention  de  jouir  quelques  instants  de 
plus  de  la  présence  de  son  bon  ami  Aramis.  Molière  et 
Porthos  disparus,  d'Artagnan  se  rapprocha  de  l'évêque  de 
Vannes  ;  ce  qui  parut  contrarier  celui-ci  tout  particulièrement. 

—  Un  habit  aussi  pour  vous,  n'est-ce  pas,  cher  ami? 
Aramis  sourit. 

—  Non,  dit-il. 

—  Vous  allez  à  Vaux,  cependant? 

—  J'y  vais,  mais  sans  habit  neuf.  Vous  oubliez,  cher 
d'Artagnan,  qu'un  pauvre  évêque  de  Vannes  n'est  pas  assez 
riche  pour  se  faire  faire  des  habits  à  toutes  les  fêtes. 

—  Bah!  dit  le  mousquetaire  en  riant,  et  les  poèmes,  n'en 
faisons-nous  plus? 


258  LK     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Oh  !  d'Artagnan,  fit  Âramis,  il  y  a  longtemps  que  je  ne 
pense  plus  à  toutes  ces  futilités. 

—  Bien!  répéta  d'Artagnan  mal  convaincu. 

Quant  à  Percerin,  il  s'était  replongé  dans  sa  contemplation 
de  brocarts. 

—  Ne  remarquez-vous  pas,  dit  Aramis  en  souriant,  que 
nous  gênons  beaucoup  ce  brave  homme,  mon  cher  d'Arta- 
gnan? 

—  Ah  !  ah  !  murmura  à  demi-voix  le  mousquetaire,  c'est- 
à-dire  que  je  te  gêne,  cher  ami. 

Puis  tout  haut  : 

—  Eh  bien,  partons;  moi,  je  n'ai  plus  affaire  ici,  et,  si 
vous  êtes  aussi  libre  que  moi,  cher  Aramis... 

—  Non;  moi,  je  voulais... 

—  Ah  !  vous  aviez  quelque  chose  à  dire  en  particulier  à 
Percerin  ?  Que  ne  me  préveniez-vous  de  cela  tout  de  suite  ! 

—  De  particulier,  répéta  Aramis,  oui,  certes,  mais  pas 
pour  vous,  d'Artagnan.  Jamais,  je  vous  prie  de  le  croire,  je 
n'aurai  rien  d'assez  particulier  pour  qu'un  ami  tel  que  vous 
ne  puisse  l'entendre. 

—  Oh!  non,  non.  je  me  retire,  insista  d'Artagnan.  mais  en 
donnant  à  sa  voix  un  accent  sensible  de  curiosité;  car  la 
gêne  d'Aramis.  si  bien  dissimulée  qu'elle  fût,  ne  lui  avait 
point  échappé,  et  il  savait  que,  dans  cette  âme  impénétrable, 
tout,  même  les  choses  les  plus  futiles  en  apparence,  mar- 
chaient d'ordinaire  vers  un  but;  but  inconnu,  mais  que, 
d'après  la  connaissance  qu'il  avait  du  caractère  de  son  ami, 
le  mousquetaire  comprenait  devoir  être  important. 

Aramis,  de  son  côté,  vit  que  d'Artagnan  n'était  pas  sans 
soupçon,  et  il  insista  : 

—  Restez,  de  grâce,  dit-il,  voici  ce  que  c'est. 
Puis,  se  retournant  vers  le  tailleur. 

—  Mon  cher  Percerin...  dit-il.  Je  suis  même  très  heureux 
que  vous  soyez  là.  d'Artagnan. 

—  Ah!  vraiment?  fit  pour  la  troisième  fois  le  Gascon 
encore  moins  dupe  cette  fois  que  les  autres. 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  259 

Percerin  ne  bougeait  pas.  Aramis  le  réveilla  violemment 
en  lui  tirant  des  mains  l'étoffe,  objet  de  sa  méditation. 

—  Mon  cher  Percerin,  lui  dit-il,  j'ai  ici  près  M.  Le  Brun, 
an  des  peintres  de  M.  Fouquet. 

—  Ah  l  très  bien,  pensa  d'Artagnan  ;  mais  pourquoi  Le 
Brun? 

Aramis  regardait  d'Artagnan,  qui  avait  l'air  de  regarder 
des  gravures  de  Marc-Antoine. 

—  Et  vous  voulez  lui  faire  faire  un  habit  pareil  à  ceux  des 
épicuriens  ?  répondit  Percerin. 

Et,  tout  en  disant  cela  d'une  façon  distraite,  le  digne 
tailleur  cherchait  à  rattraper  sa  pièce  de  brocart. 

—  Un  habit  d'épicurien  ?  demanda  d'Artagnan  d'un  ton 
questionneur. 

—  Enfin,  dit  Aramis  avec  son  plus  charmant  sourire,  il 
sst  écrit  que  ce  cher  d'Artagnan  saura  tous  nos  secrets  ce 
soir;  oui,  mon  ami,  oui.  Vous  avez  bien  entendu  parler  des 
épicuriens  de  M.  Fouquet ,  n'est-ce  pas? 

—  Sans  doute.  N'est-ce  pas  une  espèce  de  société  de  poètes 
dont  sont  La  Fontaine,  Loret,  Pélisson,  Molière,  que  sais-je  ? 
3t  qui  tient  son  académie  à  Saint-Mandé  ? 

—  C'est  cela  justement.  Eh  bien,  nous  donnons  un  uni- 
forme à  nos  poètes,  et  nous  les  enrégimentons  au  service  du 
roi. 

—  Oh  !  très  bien,  je  devine  :  une  surprise  que  M.  Fouquet 
fait  au  roi.  Oh!  soyez  tranquille,  si  c'est  là  le  secret  de 
M.  Le  Brun,  je  ne  le  dirai  pas. 

—  Toujours  charmant,  mon  ami.  Non,  M.  Le  Brun  n'a 
rien  à  faire  de  ce  côté  ;  le  secret  qui  le  concerne  est  bien  plus 
important  que  l'autre  encore  ! 

—  Alors,  s'il  est  si  important  que  cela,  j'aime  mieux  ne 
pas  le  savoir,  dit  d'Artagnan  en  dessinant  une  fausse  sortie. 

—  Entrez,  monsieur  Le  Brun,  entrez,  dit  Aramis  en  ouvrant 
de  la  main  droite  une  porte  latérale,  et  en  retenant  de  la 
gauche  d'Artagnan. 

—  Ma  foi  !  je  ne  comprends  plus,  dit  Percerin. 


260  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

Aramis  prit  un  temps,  comme  on  dit  en  matière  de  théâtre. 

—  Mon  cher  monsieur  Percerin,  dit-il,  vous  faites  cinq 
habits  pour  le  roi,  n'est-ce  pas  ?  un  en  brocart,  un  en  drap 
de  chasse,  un  en  velours,  un  en  satin,  et  un  en  étoffe  de 
Florence? 

—  Oui.  Mais  comment  savez-vous  tout  cela,  Monseigneur? 
demanda  Percerin  stupéfait. 

—  C'est  tout  simple,  mon  cher  monsieur;  il  y  aura  chasse, 
festin,  concert,  promenade  et  réception;  ces  cinq  étoffes 
sont  d'étiquette. 

— Vous  savez  tout,  Monseigneur  ! 

—  Et  bien  d'autres  choses  encore,  allez,  murmura  d'Arta- 
gnan. 

—  Mais,  s'écria  le  tailleur  avec  triomphe,  ce  que  vous  ne 
savez  pas,  Monseigneur,  tout  prince  de  l'Église  que  vous 
êtes,,  ce  que  personne  ne  saura,  ce  que  le  roi  seul,  made- 
moiselle de  La  Vallière  et  moi  savons,  c'est  la  couleur  des 
étoffes  et  le  genre  des  ornements;  c'est  la  coupe,  c'est 
l'ensemble,  c'est  la  tournure  de  tout  cela  ! 

—  Eh  bien,  dit  Aramis,  voilà  justement  ce  que  je  viens 
vous  demander  de  me  faire  connaître,  mon  cher  monsieur 
Percerin. 

—  Ah  bas  !  s'écria  le  tailleur  épouvanté,  quoique  Aramis 
eût  prononcé  les  paroles  que  nous  rapportons  de  sa  voix  la 
plus  douce  et  la  plus  mielleuse. 

La  prétention  parut,  en  y  réfléchissant,  si  exagérée,  si 
ridicule,  si  énorme  à  M.  Percerin,  qu'il  rit  d'abord  tout  bas, 
puis  tout  haut,  et  qu'il  finit  par  éclater.  D'Artagnan  l'imita, 
non  qu'il  trouvât  la  chose  aussi  profondément  risible,  mais 
pour  ne  pas  laisser  refroidir  Aramis.  Celui-ci  les  laissa  faire 
tous  deux;  puis,  lorsqu'ils  furent  calmés  : 

—  Au  premier  abord,  dit-il,  j'ai  l'air  de  hasarder  une 
absurdité,  n'est-ce  pas?  Mais  d'Artagnan,  qui  est  la  sagesse 
incarnée,  va  vous  dire  que  je  ne  saurais  faire  autrement 
que  de  vous  demander  cela. 

—  Voyons,  fit  le  mousquetaire  attentif,  et  sentant  avec 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  261 

son  flair  merveilleux  qu'on   n'avait  fait   qu'escarmoucher 
jusque-là  et  que  le  moment  de  la  bataille  approchait. 

—  Voyons,  dit  Percerin  avec  incrédulité. 

—  Pourquoi,  continua  Aramis,  M.  Fouquet  donne-t-il  une 
fête  au  roi?  n'est-ce  pas  pour  lui  plaire  ? 

—  Assurément,  fit  Percerin. 
D'Artagnan  approuva  d'un  signe  de  tête. 

—  Par  quelque  galanterie  ?  par  quelque  bonne  imagi- 
nation? par  une  suite  de  surprises  pareilles  à  celle  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure  à  propos  de  l'enrégimentation 
de  nos  épicuriens? 

—  A  merveille  ! 

—  Eh  bien,  voici  la  surprise,  mon  bon  ami.  M.  Le  Brun, 
que  voici,  est  un  homme  qui  dessine  très  exactement. 

—  Oui,  dit  Percerin,  j'ai  vu  des  tableaux  de  monsieur,  et 
j'ai  remarqué  que  les  habits  étaient  fort  soignés.  Voilà 
pourquoi  j'ai  accepté  tout  de  suite  de  lui  faire  un  vêtement, 
soit  conforme  à  ceux  de  MM.  les  épicuriens,  soit  particulier. 

—  Cher  monsieur,  nous  acceptons  votre  parole;  plus  tard, 
nous  y  aurons  recours;  mais,  pour  le  moment,  M.  Le  Brun  a 
besoin,  non  des  habits  que  vous  ferez  pour  lui,  mais  de  ceux 
que  vous  faites  pour  le  roi. 

Percerin  exécuta  un  bond  en  arrière  que  d'Artagnan, 
l'homme  calme  et  l'appréciateur  par  excellence,  ne  trouva 
pas  trop  exagéré,  tant  la  proposition  que  venait  de  risquer 
Aramis  renfermait  de  faces  étranges  et  horripilantes. 

—  Les  habits  du  roi  1  donner  à  qui  que  ce  soit  au  monde 
les  habits  du  roi?...  Oh!  pour  le  coup,  monsieur  l'évêque, 
Votre  Grandeur  est  folle  î  s'écria  le  pauvre  tailleur  poussé  à 
bout. 

—  Aidez-moi  donc,  d'Artagnan,  dit  Aramis  de  plus  en 
plus  souriant  et  calme,  aidez-moi  donc  à  persuader  mon- 
sieur; car  vous  comprenez,  vous,  n'est-ce  pas? 

—  Eh  !  eh  !  pas  trop,  je  l'avoue. 

—  Comment!  mon  ami,  vous  ne  comprenez  pas  que 
M.  Fouquet  veut  faire   au  roi  la   surprise  de  trouver  son 


262  LE    VTCOMTË   DE   BRAGELONNE 

portrait  en  arrivant  à  Vaux?  que  le  portrait,  dont  la  ressem- 
blance sera  frappante,  devra  être  vêtu  juste  comme  sera 
vêtu  le  roi  le  jour  où  le  portrait  paraîtra? 

—  Ah!  oui,  oui,  s'écria  le  mousquetaire  presque  persuadé, 
tant  la  raison  était  plausible  ;  oui,  mon  cher  Aramis,  vous 
avez  raison;  oui,  l'idée  est  heureuse.  Gageons  qu'elle  est  de 
vous,  Aramis  ? 

—  Je  ne  sais,  répondit  négligemment  l'évêcme;  de  moi  ou 
de  M.  Fouquet... 

Puis,  interrogeant  la  figure  de  Percerin  après  avoir 
remarqué  l'indécision  de  d'Artagnan  : 

—  Eh  bien,  monsieur  Percerin,  demanda-t-il,  qu'en  dites- 
vous?  Voyons. 

—  Je  dis  que... 

—  Que  vous  êtes  libre  de  refuser,  sans  doute,  je  le  sais 
bien,  et  je  ne  compte  nullement  vous  forcer,  mon  cher 
monsieur;  je  dirai  plus,  je  comprends  même  toute  la  déli- 
catesse que  vous  mettez  à  n'aller  pas  au-devant  de  l'idée  de 
M.  Fouquet  :  vous  redoutez  de  paraître  aduler  le  roi.  Noblesse 
de  cœur,  monsieur  Percerin  !  noblesse  de  cœur  1 

Le  tailleur  balbutia. 

—  Ce  serait,  en  effet,  une  bien  belle  flatterie  à  faire  au 
jeune  prince,  continua  Aramis.  «  Mais,  m'a  dit  M.  le  surin- 
tendant, si  Percerin  refuse,  dites-lui  que  cela  ne  lui  fait 
aucun  tort  dans  mon  esprit,  et  que  je  l'estime  toujours. 
Seulement...  » 

—  Seulement?...  répéta  Percerin  avec  inquiétude. 

—  «  Seulement,  continua  Aramis,  je  serai  forcé  de  dire  au 
roi  (mon  cher  monsieur  Percerin,  vous  comprenez,  c'est 
M.  Fouquet  qui  parle);  seulement,  je  serai  forcé  de  dire  au 
roi  :  «Sire,  j'avais  l'intention  d'offrir  à  Votre  Majesté  son 
»  image  ;  mais,  dans  un  sentiment  de  délicatesse,  exagérée 
»  peut-être,  quoique  respectable,  M.  Percerin  s'y  est 
»  opposé.  » 

—  Opposé!  s'écria  le  tailleur  épouvanté  de  la  responsa- 
bilité qui  allait  peser  sur  lui  ;  moi,  m'opposer  à  ce  que  désire, 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  263 

à  ce  que  veut  M.  Fouquet,  quand  il  s'agit  de  faire  plaisir  au 
roi?  Oh!  le  vilain  mot  que  vous  avez  dit  là,  monsieur 
l'évêque!  m'opposer!  Oh!  ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  prononcé, 
Dieu  merci!  j'en  prends  à  témoin  M.  le  capitaine  des  mous- 
quetaires. N'est-ce  pas,  monsieur  d'Artagnan,  que  je  ne 
m'oppose  à  rien? 

D'Artagnan  fit  un  signe  d'abnégation  indiquant  qu'il  dési- 
rait demeurer  neutre  ;  il  sentait  qu'il  y  avait  là-dessous  une 
intrigue,  comédie  ou  tragédie;  il  se  donnait  au  diable  de  ne 
pas  la  deviner,  mais,  en  attendant,  il  désirait  s'abstenir. 

Mais  déjà  Percerin,  poursuivi  de  l'idée  qu'on  pouvait  dire 
au  roi  qu'il  s'était  opposé  à  ce  qu'on  lui  fit  une  surprise,  avait 
approché  un  siège  à  Le  Brun,  et  s'occupait  de  tirer  d'une 
armoire  quatre  habits  resplendissants,  le  cinquième  étant 
encore  aux  mains  des  ouvriers,  et  plaçait  successivement 
lesdits  chefs-d'œuvre  sur  autant  de  mannequins  de  Bergame, 
qui,  venus  en  France  du  temps  de  Concini,  avaient  été  don- 
nés à  Percerin  II  par  le  maréchal  d'Ancre,  après  la  décon- 
fiture des  tailleurs  italiens,  ruinés  dans  leur  concurrence. 

Le  peintre  se  mit  à  dessiner,  puis  à  peindre  les  habits. 

Mais  Aramis,  qui  suivait  des  yeux  toutes  les  phases  de  son 
travail  et  qui  le  veillait  de  près,  l'arrêta  tout  à  coup. 

—  Je  crois  que  vous  n'êtes  pas  dans  le  ton,  mon  cher 
monsieur  Le  Brun,  lui  dit-il;  vos  couleurs  vous  tromperont, 
et  sur  la  toile  se  perdra  cette  parfaite  ressemblance  qui  nous 
est  absolument  nécessaire  ;  il  faudrait  plus  de  temps  pour 
observer  attentivement  les  nuances. 

—  C'est  vrai,  dit  Percerin  ;  mais  le  temps  nous  fait  faute,  et 
à  cela,  vous  en  conviendrez,  monsieur  l'évêque,  je  ne  puis  rien. 

—  Alors  la  chose  manquera,  dit  Aramis  tranquillement, 
et  cela  faute  de  vérité  dans  les  couleurs. 

Cependant  Le  Brun  copiait  étoffes  et  ornements  avec  la 
plus  grande  fidélité,  ce  que  regardait  Aramis  avec  une  impa- 
tience mal  dissimulée. 

—  Voyons,  voyons,  quel  diable  d'imbroglio  joue-t-on  ici? 
continua  de  se  demander  le  mousquetaire. 


264  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Décidément,  cela  n'ira  point,  dit  Aramis;  monsieur 
Le  Brun,  fermez  vos  boîtes  et  roulez  vos  toiles. 

—  Mais  c'est  qu'aussi,  monsieur,  s'écria  le  peintre  dépité, 
le  jour  est  détestable  ici. 

—  Une  idée,  monsieur  Le  Brun,  une  idée!  Si  on  avait  un 
échantillon  des  étoffes,  par  exemple,  et  qu'avec  le  temps  et 
dans  un  meilleur  jour... 

—  Oh!  alors,  s'écria  Le  Brun,  je  répondrais  de  tout. 

—  Bon  !  dit  d'Artagnan,  ce  doit  être  là  le  nœud  de  l'action  ; 
on  a  besoin  d'un  échantillon  de  chaque  étoffe.  Mordious!  le 
donnera-t-il,  ce  Percerin? 

Percerin,  battu  dans  ses  derniers  retranchements,  dupe, 
d'ailleurs,  de  la  feinte  bonhomie  d'Aramis,  coupa  cinq 
échantillons  qu'il  remit  à  l'évêque  de  Vannes. 

—  J'aime  mieux  cela.  N'est-ce  pas,  dit  Aramis  à  d'Arta- 
gnan, c'est  votre  avis,  hein? 

—  Mon  avis,  mon  cher  Aramis,  dit  d'Artagnan,  c'est  que 
vous  êtes  toujours  le  même. 

—  Et,  par  conséquent,  toujours  votre  ami,  dit  l'évêque  avec 
un  son  de  voix  charmant. 

—  Oui,  oui,  dit  tout  haut  d'Artagnan.  Puis  tout  bas  :  Si  je 
suis  ta  dupe,  double  jésuite,  je  neveux  pas  être  ton  complice, 
au  moins,  et,  pour  ne  pas  être  ton  complice,  il  est  temps 
que  je  sorte  d'ici.  Adieu,  Aramis,  ajouta-t-il  tout  haut;  adieu, 
je  vais  rejoindre  Porthos. 

—  Alors,  attendez-moi,  fit  Aramis  en  empochant  les  échan- 
tillons, car  j'ai  fini,  et  je  ne  serai  pas  fâché  de  dire  un  der- 
nier mot  à  notre  ami. 

Le  Brun  plia  bagage,  Percerin  rentra  ses  habits  dans 
l'armoire,  Aramis  pressa  sa  poche  de  la  main  pour  s'assurer 
que  les  échantillons  y  étaient  bien  renfermés,  et  tous  sor- 
tirent du  cabinet. 


LK   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  265 


XXXII 


OU    MOLIERE    PRIT    PEUT-ETRE    SA    PREMIERE   IDEE    DU 
BOURGEOIS    GENTILHOMME 

D'Artagnan  retrouva  Porthos  dans  la  salle  voisine;  non 
plus  Porthos  irrité,  non  plus  Porthos  désappointé,  mais 
Porthos  épanoui,  radieux,  charmant,  et  causant  avec  Molière, 
qui  le  regardait  avec  une  sorte  d'idolâtrie,  et  comme  un 
homme  qui,  non  seulement  n'a  jamais  rien  vu  de  mieux, 
mais  qui  encore  n'a  jamais  rien  vu  de  pareil. 

Aramis  alla  droit  à  Porthos,  lui  présenta  sa  main  fine  et 
blanche,  qui  alla  s'engloutir  dans  la  main  gigantesque  de  son 
vieil  ami,  opération  qu' Aramis  ne  risquait  jamais  sans  une 
espèce  d'inquiétude.  Mais,  la  pression  amicale  s'étant  accom- 
plie sans  trop  de  souffrance,  l'évêque  de  Vannes  se  retourna 
du  côté  de  Molière. 

—  Eh  bien,  monsieur,  lui  dit-il,  viendrez-vous  avec  moi  à 
Saint-Mandé  ? 

—  J'irai  partout  où  vous  voudrez,  Monseigneur,  répondit 
Molière. 

—  A  Saint-Mandé  !  s'écria  Porthos,  surpris  de  voir  ainsi  le 
fier  évêque  de  Vannes  en  familiarité  avec  un  garçon  tailleur. 
Quoi  I  Aramis,  vous  emmenez  monsieur  à  Saint-Mandé  ? 

—  Oui,  dit  Aramis  en  souriant,  le  temps  presse. 

—  Et  puis,  mon  cher  Porthos,  continua  d'Artagnan, 
M.  Molière  n'est  pas  tout  à  fait  ce  qu'il  paraît  être. 

—  Gomment?  demanda  Porthos. 

—  Oui,  monsieur  est  un  des  premiers  commis  de  maître 
Percerin;  il  est  attendu  à  Saint-Mandé  pour  essayer  aux 
épicuriens  les  habits  de  fête  qui  ont  été  commandés  par 
M.  Fouquet. 

—  C'est  justement  cela,  dit  Molière.  Oui,  monsieur. 


266  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Venez  donc,  mon  cher  monsieur  Molière,  dit  Aramis, 
si  toutefois  vous  avez  fini  avec  M.  du  Vallon. 

—  Nous  avons  fini,  répliqua  Porthos. 

—  Et  vous  êtes  satisfait  1  demanda  d'Artagnan. 

—  Complètement  satisfait,  répondit  Porthos. 

Molière  prit  congé  de  Porthos  avec  force  saluts,  et  serra  la 
main  que  lui  tendit  furtivement  le  capitaine  des  mousque- 
taires. 

—  Monsieur,  acheva  Porthos  en  minaudant,  monsieur, 
soyez  exact,  surtout. 

—  Vous  aurez  votre  habit  dès  demain,  monsieur  le  baron, 
répondit  Molière. 

Et  il  partit  avec  Aramis. 

Alors  d'Artagnan,  prenant  le  bras  de  Porthos  : 

—  Que  vous  a  donc  fait  ce  tailleur,  mon  cher  Porthos, 
demanda-t-il,  pour  que  vous  soyez  si  content  de  lui  ? 

—  Ce  qu'il  m'a  fait,  mon  ami!  ce  qu'il  m'a  fait!  s'écria 
Porthos  avec  enthousiasme. 

—  Oui.  je  vous  demande  ce  qu'il  vous  a  fait. 

—  Mon  ami,  il  a  su  faire  ce  qu'aucun  tailleur  n'avait 
jamais  fait  :  il  m'a  pris  mesure  sans  me  toucher. 

—  Ah  bah  !  contez-moi  cela,  mon  ami. 

—  D'abord,  mon  ami.  on  a  été  chercher  je  ne  sais  où  une 
suite  de  mannequins  de  toutes  les  tailles,  espérant  qu'il*  s'en 
trouverait  un  de  la  mienne;  mais  le  plus  grand,  qui  était 
celui  du  tambour-major  des  suisses,  était  de  deux  pouces 
trop  court  et  d'un  demi-pied  trop  maigre. 

—  Ah  !  vraiment  ? 

—  C'est  comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire,  mon  cher 
d'Artag&an.  Mais  c'est  un  grand  homme  ou  tout  au  moins 
un  grand  tailleur  que  ce  M.  Molière;  il  n'a  pas  été  le  moins 
du  monde  embarrassé  pour  cela. 

—  El  qu'a-t-il  fait  i 

—  Oh  !  une  chose  bien  simple.  C'est  inouï,  par  ma  foi  !  Com- 
ment! on  estassez  grossier  pour  n'avoir  pas  trouvé  tout  de  suite 
ce  moyen  ?  Que  de  peines  et  d'humiliations  on  m'eût  épargnées  1 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  267 

—  Sans  compter  les  habits,  mon  cher  Porthos. 

—  Oui,  trente  habits. 

—  Eh  bien,  mon  cher  Porthos,  voyons,  dites-moi  la 
méthode  de  M.  Molière. 

—  Molière?  vous  l'appelez  ainsi,  n'est-ce  pas?  Je  tiens  à 
me  rappeler  son  nom. 

—  Oui,  ou  Poquelin,  si  vous  l'aimez  mieux. 

—  Non,  j'aime  mieux  Molière.  Quand  je  voudrai  me  rap- 
peler son  nom,  je  penserai  à  volière,  et,  comme  j'en  ai  une 
à  Pierrefonds... 

—  A  merveille,  mon  ami.  Et  sa  méthode,  à  ce  M.  Molière? 

—  La  voici.  Au  lieu  de  me  démembrer  comme  font  tous 
ces  bélîtres,  de  me  faire  courber  les  reins,  de  me  faire  plier 
les  articulations,  toutes  pratiques  déshonorantes  et  basses... 

D'Artagnan  fît  un  signe  approbatif  de  la  tête. 

—  «  Monsieur,  m'a-t-il  dit,  un  galant  homme  doit  se 
mesurer  lui-même.  Faites-moi  le  plaisir  de  vous  approcher 
de  ce  miroir.  »  Alors  je  me  suis  approché  du  miroir.  Je  dois 
avouer  que  je  ne  comprenais  pas  parfaitement  ce  que  ce 
brave  M.  Volière  voulait  de  moi. 

—  Molière. 

—  Ah  !  oui,  Molière,  Molière.  Et,  comme  la  peur  d'être 
mesuré  me  tenait  toujours  :  «  Prenez  garde,  lui  ai-je  dit,  à 
ce  que  vous  m'allez  faire  ;  je  suis  fort  chatouilleux,  je  vous 
en  préviens.  »  Mais  lui,  de  sa  voix  douce  (car  c'est  un  gar- 
çon courtois,  mon  ami,  il  faut  en  convenir),  mais  lui,  de  sa 
voix  douce  :  «  Monsieur,  dit-il,  pour  que  l'habit  aille  bien, 
il  faut  qu'il  soit  fait  à  votre  image.  Votre  image  est  exacte- 
ment réfléchie  par  le  miroir.  Nous  allons  prendre  mesure 
sur  votre  image.  » 

—  En  effet,  dit  d'Artagnan,  vous  vous  voyiez  au  miroir  ; 
mais  comment  a-t-on  trouvé  un  miroir  où  vous  pussiez  vous 
voir  tout  entier? 

—  Mon  cher,  c'est  le  propre  miroir  où  le  roi  se  regarde . 

—  Oui;  mais  le  roi  a  un  pied  et  demi  de  moins  que  vous. 

—  Eh  bien,  je  ne  sais  pas  comment  cela  se  fait,  c'était 


268  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

sans  doute  une  manière  de  flatter  le  roi,  mais  le  miroir  était 
trop  grand  pour  moi.  Il  est  vrai  que  sa  hauteur  était  faite 
de  trois  glaces  de  Venise  superposées  et  sa  largeur  des 
mêmes  glaces  juxtaposées. 

—  Oh!  mon  ami,  les  admirables  mots  que  vous  possédez 
là!  où  diable  en  avez-vous  fait  collection? 

—  À  Belle-Isle.  Aramis  les  expliquait  à  l'architecte. 

—  Ah!  très  bien  !  Revenons  à  la  glace,  cher  ami. 

—  Alors,  ce  brave  M.  Volière... 

—  Molière. 

—  Oui,  Molière,  c'est  juste.  Vous  allez  voir,  mon  cher 
ami,  que  voilà  maintenant  que  je  vais  trop  me  souvenir  de 
son  nom.  Ce  brave  M.  Molière  se  mit  donc  à  tracer  avec  un 
peu  de  blanc  d'Espagne  des  lignes  sur  le  miroir,  le  tout  en 
suivant  le  dessin  de  mes  bras  et  de  mes  épaules,  et  cela  tout 
en  professant  cette  maxime  que  je  trouvai  admirable  :  «  Il 
faut  qu'un  habit  ne  gène  pas  celui  qui  le  porte.  » 

—  En  effet,  dit  d'Artagnan,  voilà  une  belle  maxime,  qui 
n'est  pas  toujours  mise  en  pratique. 

—  C'est  pour  cela  que  je  la  trouvai  d'autant  plus  éton- 
nante, surtout  lorsqu'il  la  développa. 

—  Ah!  il  développa  cette  maxime? 

—  Parbleu! 

—  Voyons  le  développement. 

«  —  Attendu,  continua-t-il,  que  l'on  peut,  dans  une  cir- 
constance difficile,  ou  dans  une  situation  gênante,  avoir  son 
habit  sur  l'épaule,  et  désirer  ne  pas  ôter  son  habit.  » 

—  C'est  vrai,  dit  d'Artagnan. 

«  —  Ainsi,  »  continua  M.  Volière... 

—  Molière! 

—  Molière,  oui.  «  Ainsi,  continua  M.  Molière,  vous  avez 
besoin  de  tirer  l'épée,  monsieur,  et  vous  avez  votre  habit  sur 
le  dos.  Comment  faites-vous? 

)>  —  Je  l'ôte,  répondis-je. 

»  —  Eh  bien,  non,  répondit-il  à  son  tour. 

»  —  Comment!  non? 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  269 

»  —  Je  dis  qu'il  faut  que  l'habit  soit  si  bien  fait,  qu'il  ne 
vous  gêne  aucunement,  même  pour  tirer  l'épée. 

»  —  Ah!  ah! 

»  —  Mettez-vous  en  garde  »  poursuivit-il.  J'y  tombai  avec 
m  si  merveilleux  aplomb,  que  deux  carreaux  de  la  fenêtre 
jn  sautèrent.  «  Ce  n'est  rien,  ce  n'est  rien,  dit-il,  restez 
:omme  cela.  »  Je  levai  le  bras  gauche  en  l'air,  l'avant-bras 
plié  gracieusement,  la  manchette  rabattue  et  le  poignet  cir- 
conflexe, tandis  que  le  bras  droit  à  demi  étendu  garantissait 
a  ceinture  avec  le  coude,  et  la  poitrine  avec  le  poignet. 

—  Oui,  dit  d'Artagnan,  la  vraie  garde,  la  garde  académique. 

—  Vous  avez  dit  le  mot,  cher  ami.  Pendant  ce  temps, 
Volière... 

—  Molière  ! 

—  Tenez,  décidément,  mon  cher  ami,  j'aime  mieux  l'ap- 
peler... comment  avez-vous  dit  son  autre  nom? 

—  Poquelin. 

—  J'aime  mieux  l'appeler  Poquelin. 

—  Et  comment  vous  souviendrez-vous  mieux  de  ce  nom 
que  de  l'autre? 

—  Vous  comprenez...  il  s'appelle  Poquelin,  n'est-ce  pas? 

—  Oui. 

—  Je  me  rappellerai  madame  Coquenard. 

—  Bon. 

—  Je  changerai  Coque  en  Poque,  nard  en  lin,  et,  au  lieu 
de  Coquenard,  j'aurai  Poquelin. 

—  C'est  merveilleux  !  s'écria  d'Artagnan  abasourdi...  Allez, 
mon  ami,  je  vous  écoute  avec  admiration. 

—  Ce  Coquelin  esquissa  donc  mon  bras  sur  le  miroir 

—  Poquelin.  Pardon. 

—  Comment  ai-je  donc  dit  ? 

—  Vous  avez  dit  Coquelin. 

—  Ah!  c'est  juste.  Ce  Poquelin  esquissa  donc  mon  bras 
sur  le  miroir;  mais  il  y  mit  le  temps;  il  me  regardait  beau- 
coup; le  fait  est  que  j'étais  très  beau.  «  Cela  vous  fatigue? 
demanda-t-il.  —  Un  peu,  répondis-je  en  pliant  sur  les  jar- 


270  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

rets;  cependant  je  peux  tenir  encore  une  heure.  —  Non 
non.  je  ne  le  souffrirai  pas  !  Nous  avons  ici  des  garçon: 
complaisants  qui  se  feront  un  devoir  de  vous  soutenir  le 
bras,  comme  autrefois  on  soutenait  ceux  des  prophètes  quam 
ils  invoquaient  le  Seigneur.  —  Très  bien  !  répondis-je.  - 
Gela  ne  vous  humiliera  pas  ?  —  Mon  ami,  lui  dis-je,  il  y  a 
je  le  crois,  une  grande  différence  entre  être  soutenu  et  êtr 
mesuré.  » 

—  La  distinction  est  pleine  de  sens,  interrompit  d'Artagnan 

—  Alors.,  continua  Porthos,  il  flt  un  signe  ;  deux  garçon 
s'approchèrent;  l'un  me  soutint  le  bras  gauche,  tandis  qu 
l'autre,  avec  infiniment  d'adresse,  me  soutenait  le  bras  droit 

«  —  Un  troisième  garçon  !  dit-il. 

»  Un  troisième  garçon  s'approcha. 

»  —  Soutenez  les  reins  de  monsieur,  dit-il. 

»  Le  garçon  me  soutint  les  reins. 

—  De  sorte  que  vous  posiez?  demanda  d'Artagnan. 

—  Absolument,  et  Poquenard  me  dessinait  sur  la  glace. 

—  Poquelin,  mon  ami. 

—  Poquelin,  vous  avez  raison. 

—  Tenez,  décidément  j 'aime  encore  mieux  l'appeler  Volièn 

—  Oui,  et  que  ce  soit  fini,  n'est-ce  pas  ? 

—  Pendant  ce  temps-là,  Volière  me  dessinait  sur  la  glac< 

—  C'était  galant. 

—  J'aime  fort  cette  méthode  :  elle  est  respectueuse  et  rm 
chacun  à  sa  place. 

—  Et  cela  se  termina?... 

—  Sans  que  personne  m'eût  touché,  mon  ami. 

—  Excepté  les  trois  garçons  qui  vous  soutenaient? 

—  Sans  doute;  mais  je  vous  ai  déjà  exposé,  je  crois, 
différence  qu'il  y  a  entre  soutenir  et  mesurer. 

—  C'est  vrai,  répondi!  d'Artagnan,  qui  se  dit  ensuite 
loi-même  :  Ma  foi  !  ou  je  me  trompe  fort,  ou  j'ai  valu  là  ui 
bonne  aubaine  à  ce  coquin  de  Molière,  et  nous  en  verroi 
bien  certainement  la  scène  tirée  au  naturel  dans  quelqi 
comédie. 


LE   VICOMTE    DE     BRAGELONNE  271 

Porthos  souriait. 

—  Quelle  chose  vous  fait  rire  ?  lui  demanda  d'Artagnan. 

—  Faut- il  vous  l'avouer?  Eh  bien,  je  ris  de  ce  que  j'ai 
tant  de  bonheur. 

—  Oh!  cela,  c'est  vrai;  je  ne  connais  pas  d'homme  plus 
heureux  que  vous.  Mais  quel  est  le  nouveau  bonheur  qui 
vous  arrive  ? 

—  Eh  bien,  mon  cher,  félicitez-moi. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux. 

—  Il  paraît  que  je  suis  le  premier  à  qui  l'on  ait  pris 
mesure  de  cette  façon-là. 

—  Vous  en  êtes  sur  ? 

—  A  peu  près.  Certains  signes  d'intelligence  échangés 
entre  Volière  et  les  autres  garçons  me  l'ont  bien  indiqué. 

—  Eh  bien,  mon  cher  ami,  cela  ne  me  surprend  pas  de  la 
part  de  Molière. 

—  Volière,  mon  ami  ! 

—  Oh!  non,  non,  par  exemple  !  je  veux  bien  vous  laisser 
dire  Volière,  à  vous  ;  mais  je  continuerai,  moi,  à  dire  Molière, 
—  Eh  bien,  cela,  disais-je  donc,  ne  m'étonne  point  de  la 
part  de  Molière,  qui  est  un  garçon  ingénieux,  et  à  qui  vous 
avez  inspiré  cette  belle  idée. 

—  Elle  lui  servira  plus  tard,  j'en  suis  sûr. 

—  Comment  donc,  si  elle  lui  servira  î  Je  le  crois  bien, 
qu'elle  lui  servira,  et  même  beaucoup  !  Car,  voyez-vous,  mon 
ami,  Molière  est,  de  tous  nos  tailleurs  connus,  celui  qui 
habille  le  mieux  nos  barons,  nos  comtes  et  nos  marquis...  à 
leur  mesure. 

Sur  ce  mot,  dont  nous  ne  discuterons  ni  l'à-propos  ni  la 
profondeur,  d'Artagnan  et  Porthos  sortirent  de  chez  maître 
Percerin  et  rejoignirent  leur  carrosse.  Nous  les  y  laisserons, 
s'il  plaît  au  lecteur,  pour  revenir  auprès  de  Molière  et 
i'Aramis  à  Saint-Mandé. 


272  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 


XXXIII 


LA  RUCHE,  LES  ABEILLES  ET  LE  MIEL 


L'évêque  de  Vannes,  fort  marri  d'avoir  rencontré  d'Arta- 
gnan  chez  maître  Percerin,  revint  d'assez  mauvaise  humeur 
à  Saint-Mandé. 

Molière,  au  contraire,  tout  enchanté  d'avoir  trouvé  un  si 
bon  croquis  à  faire,  et  de  savoir  où  retrouver  l'original,  quand 
du  croquis  il  voudrait  faire  un  tableau,  Molière  y  rentra  de 
la  plus  joyeuse  humeur. 

Tout  le  premier  étage,  du  côté  gauche,  était  occupé  par  les 
épicuriens  les  plus  célèbres  dans  Paris  et  les  plus  familiers 
dans  la  maison,  employés  chacun  dans  son  compartiment, 
comme  des  abeilles  dans  leurs  alvéoles,  à  produire  un  miel 
destiné  au  gâteau  royal  que  M.  Fouquet  comptait  servir  à 
Sa  Majesté  Louis  XIV  pendant  la  fête  de  Vaux. 

Pélisson,  la  tête  dans  sa  main,  creusait  les  fondations  di 
prologue  des  Fâcheux,  comédie  en  trois  actes,  que  devai* 
faire  représenter  Poquelin  de  Molière,  comme  disait  d'Aria 
gnan,  et  Goquelin  de  Volière,  comme  disait  Porthos. 

Loret,  dans  toute  la  naïveté  de  son  état  de  gazetier,  le 
gazetiers  de  tout  temps  ont  été  naïfs,  Loret  composait  1< 
récit  des  fêtes  de  Vaux  avant  que  ces  fêtes  eussent  eu  lieu 

La  Fontaine  vaguait  au  milieu  des  uns  et  des  autres,  ombr 
égarée,  distraite,  gênante,  insupportable,  qui  bourdonnait  e 
susurrait  à  l'épaule  de  chacun  mille  inepties  poétiques.  Il  gên; 
tant  de  fois  Pélisson,  que  celui-ci,  relevant  la  tête  ave 
humeur  : 

—  Au  moins,  La  Fontaine,  dit-il,  cueillez-moi  une  rime 
puisque  vous  dites  que  vous  vous  promenez  dans  les  jardin 
du  Parnasse. 


LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE  273 

—  Quelle  rime  voulez-vous?  demanda  le  fablier,  comme 
l'appelait  madame  de  Sévigné. 

—  Je  veux  une  rime  à  lumière. 

—  Ornière,  répondit  La  Fontaine. 

—  Elit  mon  cher  ami,  impossible  de  parler  d'ornières 
quand  on  vante  les  délices  de  Vaux,  dit  Loret. 

—  D'ailleurs,  cela  ne  rime  pas,  répondit  Pélisson. 

—  Gomment!  cela  ne  rime  pas?  s'écria  La  Fontaine 
surpris. 

—  Oui,  vous  avez  une  détestable  habitude,  mon  cher  ; 
habitude  qui  vous  empêchera  toujours  d'être  un  poète  de 
premier  ordre.  Vous  rimez  lâchement  ! 

—  Oh  !  oh  !  vous  trouvez,  Pélisson  ? 

—  Eh!  oui,  mon  cher,  je  trouve.  Rappelez-vous  qu'une 
rime  n'est  jamais  bonne  tant  qu'il  s'en  peut  trouver  une 
meilleure. 

—  Alors,  je  n'écrirai  plus  jamais  qu'en  prose,  dit  La  Fon- 
taine, qui  avait  pris  au  sérieux  le  reproche  de  Pélisson.  Ah  ! 
je  m'en  étais  souvent  douté,  que  je  n'étais  qu'un  maraud  de 
poète  !  Oui,  c'est  la  vérité  pure. 

—  Ne  dites  pas  cela,  mon  cher  ;  vous  devenez  trop  exclusif, 
et  vous  avez  du  bon  dans  vos  fables. 

—  Et  pour  commencer,  continua  La  Fontaine  poursuivant 
son  idée,  je  vais  brûler  une  centaine  de  vers  que  je  venais 
de  faire. 

—  Où  sont-ils,  vos  vers  ? 

—  Dans  ma  tête. 

—  Eh  bien,  s'ils  sont  dans  votre  tête,  vous  ne  pouvez  pas 
les  brûler? 

—  C'est  vrai,  dit  La  Fontaine.  Si  je  ne  les  brûle  pas, 
cependant... 

—  Eh  bien,  qu'arrivera-t-il  si  vous  ne  les  brûlez  pas  ? 

—  Il  arrivera  qu'ils  me  resteront  dans  l'esprit,  et  que  je 
ne  les  oublierai  jamais. 

—  Diable  !  fit  Loret,  voilà  qui  est  dangereux  ;  on  en  devient 
fou! 

t.  v.  113 


274  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Diable,  diable,  diable  !  comment  faire  ?  répéta  La  Fon- 
taine. 

—  J'ai  trouvé  un  moyen,  moi.  dit  Molière,  qui  venait  d'en- 
trer sur  les  derniers  mots. 

—  Lequel  ? 

—  Écrivez-les  d'abord,  et  brùlez-les  ensuite. 

—  Comme  c'est  simple  !  Eh  bien,  je  n'eusse  jamais 
inventé  cela.  Qu'il  a  d'esprit,,  ce  diable  de  Molière  !  dit 
La  Fontaine. 

Puis,  se  frappant  le  front  : 

—  Ah  !  tu  ne  seras  jamais  qu'un  âne.  Jean  de  La  Fontaine, 
ajouta-t-il. 

—  Que  dites-vous-là,  mon  ami  ?  interrompit  Molière  en 
s'approchant  du  poète,  dont  il  avait  entendu  l'aparté. 

—  Je  dis  que  je  ne  serai  jamais  qu'un  âne,  mon  cher 
confrère,  répondit  La  Fontaine  avec  un  gros  soupir  et  les 
yeux  tout  bouffls  de  tristesse.  Oui,  mon  ami.  continua-t-il 
avec  une  tristesse  croissante,  il  paraît  que  je  rime  lâchement. 

—  C'est  un  tort. 

—  Vous  voyez  bien  !  Je  suis  un  faquin  ! 

—  Qui  a  dit  cela  ? 

—  Parbleu  !  c'est  Pélisson.  N'est-ce  pas,  Pélisson  ? 
Pélisson,  replongé  dans  sa  composition,  se  garda  bien  de 

répondre. 

—  Mais,  si  Pélisson  a  dit  que  vous  étiez  un  faquin,  s'écria 
Molière,  Pélisson  vous  a  gravement  offensé. 

—  Vous  croyez  ?... 

—  Ah  !  mon  cher,  je  vous  conseille,  puisque  vous  êtes 
gentilhomme,  de  ne  pas  laisser  impunie  une  pareille  injure. 

—  Heu  !  fit  La  Fontaine. 

—  Vous  êtes-vous  jamais  battu? 

—  Une  fois,  mon  ami,  avec  un  lieutenant  de  chevau-légers, 

—  Que  vous  avait-il  fait? 

—  11  paraît  qu'il  avait  séduit  ma  femme. 

—  Ah  !  ah  !  «lit  Molière  pâlissant  légèrement. 

Mais  comme,  à  l'aveu  formulé  par  La  Fontaine,  les  a 


LE  VICOMTE   DE   BRAGELONNE  275 

s'étaient  retournés,  Molière  garda  sur  ses  lèvres  le  sourire 
railleur  qui  avait  failli  s'en  effacer,  et,  continuant  de  faire 
parler  La  Fontaine. 

—  Et  qu'est-il  résulté  de  ce  duel  ? 

—  11  est  résulté  que,  sur  le  terrain,  mon  adversaire  me 
désarma,  puis  me  fit  des  excuses,  me  promettant  de  ne  plus 
remettre  les  pieds  à  la  maison. 

—  Et  vous  vous  tîntes  pour  satisfait  ?  demanda  Molière. 

—  Non  pas,  au  contraire  !  Je  ramassai  mon  épée  : 
«  Pardon,  monsieur,  lui-dis-je,  je  ne  me  suis  pas  battu 
avec  vous  parce  que  vous  étiez  l'amant  de  ma  femme,  mais 
parce  qu'on  m'a  dit  que  je  devais  me  battre.  Or,  comme 
je  n'ai  jamais  été  heureux  que  depuis  ce  temps-là,  faites- 
moi  le  plaisir  de  continuer  d'aller  à  la  maison,  comme 
par  le  passé,  ou,  morbleu  !  recommençons.  »  De  sorte, 
continua  La  Fontaine,  qu'il  fut  forcé  de  rester  l'amant  de 
ma  femme,  et  que  je  continue  d'être  le  plus  heureux  mari 
de  la  terre. 

Tous  éclatèrent  de  rire.  Molière  seul  passa  sa  main  sur 
ses  jeux.  Pourquoi  ?  Peut-être  pour  essuyer  une  larme,  peut- 
être  pour  étouffer  un  soupir.  Hélas  !  on  le  sait,  Molière  était 
moraliste,  mais  Molière  n'était  pas  philosophe. 

—  C'est  égal,  dit-il  revenant  au  point  départ  de  la  discus- 
sion, Pélisson  vous  a  offensé. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  je  l'avais  déjà  oublié,  moi. 

—  Et  je  vais  l'appeler  de  votre  part. 

—  Gela  se  peut  faire,  si  vous  le  jugez  indispensable. 

—  Je  le  juge  indispensable,  et  j'y  vais. 

—  Attendez,  fit  La  Fontaine.  Je  veux  avoir  votre  avis. 

—  Sur  quoi?...  sur  cette  offense  ? 

—  Non,  dites-moi  si,  réellement,  lumière  ne  rime  pas 
avec  ornière. 

—  Moi,  je  les  ferais  rimer. 

—  Parbleu  !  je  le  savais  bien. 

—  Et  j'ai  fait  cent  mille  vers  pareils  dans  ma  vie. 

—  Cent  mille  ?  s'écria  La  Fontaine.  Quatre  fois  la  Pucelle 


276  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

que  médite  M.  Chapelain  !  Est-ce  aussi  sur  ce  sujet  que 
vous  avez  fait  cent  mille  vers,  cher  ami  ? 

—  Mais,  écoutez  donc,  éternel  distrait  !  dit  Molière. 

—  Il  est  certain,  continua  La  Fontaine,  que  légume,  par 
exemple,  rime  avec  posthume. 

—  Au  pluriel  surtout. 

—  Oui,  surtout  au  pluriel  ;  attendu  qu'alors,  il  rime,  non 
plus  par  trois  lettres,  mais  par  quatre  ;  c'est  comme  ornière 
avec  lumière.  Mettez  ornières  et  lumières  au  pluriel,  mon 
cher  Pélisson,  dit  La  Fontaine  en  allant  frapper  sur  l'épaule 
de  son  confrère,  dont  il  avait  complètement  oublié  l'injure, 
et  cela  rimera. 

—  Hein  ?  fit  Pélisson. 

—  Dame  !  Molière  le  dit,  et  Molière  s'y  connaît  ;  il  avoue 
lui-même  avoir  fait  cent  mille  vers. 

—  Allons,  dit  Molière  en  riant,  le  voilà  parti  ! 

—  C'est  comme  rivage,  qui  rime  admirablement  avec 
herbage,  j'en  mettrais  ma  tête  au  feu. 

—  Mais...,  fit  Molière. 

—  Je  vous  dis  cela,  continua  La  Fontaine,  parce  que  vous 
faites  un  divertissement  pour  Sceaux,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  les  Fâcheux. 

—  Ah!  les  Fâcheux,  c'est  cela;  oui,  je  me  souviens.  Eh 
bien,  j'avais  imaginé  qu'un  prologue  ferait  très  bien  à  votre 
divertissement. 

—  Sans  doute,  cela  irait  à  merveille. 

—  Ah  î  vous  êtes  de  mon  avis  ? 

—  J'en  suis  si  bien,  que  je  vous  avais  prié  de  le  faire,  ce 
prologue. 

—  Vous  m'avez  prié  de  le  faire,  moi  ? 

—  Oui,  vous;  et  même,  sur  votre  refus,  je  vous  ai  prié  de 
le  demander  à  Pélisson,  qui  le  fait  en  ce  moment. 

—  Ah!  c'est  donc  cela  que  fait  Pélisson?  Ma  foi!  mon 
cher  Molière,  vous  pourriez  bien  avoir  raison  quelquefois. 

—  Quand  cela? 

—  Quand  vous  dites  que  je  suis  distrait.  C'est  un  vilain 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  277 

défaut  ;  je  m'en  corrigerai,  et  je  vais  vous  faire  votre  prologue. 

—  Mais  puisque  c'est  Pélisson  qui  le  fait  ! 

—  C'est  juste!  Ah!  double  brute  que  je  suis!  Loret  a  eu 
bien  raison  de  dire  que  j'étais  un  faquin  ! 

—  Ce  n'est  pas  Loret  qui  l'a  dit,  mon  ami. 

—  Eh  bien,  celui  qui  l'a  dit,  peu  m'importe  lequel  !  Ainsi, 
votre  divertissement  s'appelle  les  Fâcheux.  Eh  bien,  est-ce 
que  vous  ne  feriez  pas  rimer  heureux  avec  fâcheux  ? 

—  A  la  rigueur,  oui. 

—  Et  même  avec  capricieux  ? 

—  Oh  !  non,  cette  fois,  non  ! 

—  Ce  serait  hasardé,  n'  est-ce  pas  ?  Mais,  enfin,  pourquoi 
serait-ce  hasardé  ? 

—  Parce  que  la  désinence  est  trop  différente. 

—  Je  supposais,  moi,  dit  La  Fontaine  en  quittant  Molière 
pour  aller  trouver  Loret,  je  supposais... 

—  Que  supposiez-vous?  dit  Loret  au  milieu  d'une  phrase. 
Voyons,  dites  vite. 

—  C'est  vous  qui  faites  le  prologue  des  Fâcheux,  n'est-ce 
pas? 

—  Eh  !  non,  mordieu  !  c'est  Pélisson  ! 

—  Ah!  c'est  Pélisson!  s'écria  La  Fontaine,  qui  alla  trouver 
Pélisson.  Je  supposais,  continua-t-il,  que  la  nymphe  de  Vaux... 

—  Ah!  jolie!  s'écria  Loret.  La  nymphe  de  Vaux!  Merci, 
La  Fontaine;  vous  venez  de  me  donner  les  deux  derniers 
vers  de  ma  gazette. 

Et  l'on  vit  la  nymphe  de  Vaux 
Donner  le  prix  à  leurs  travaux. 

—  A  la  bonne  heure  !  voilà  qui  est  rimé,  dit  Pélisson  :  si 
vous  rimiez  comme  cela,  La  Fontaine,  à  la  bonne  heure  ! 

—  Mais  il  paraît  que  je  rime  comme  cela,  puisque  Loret 
dit  que  c'est  moi  qui  lui  ai  donné  les  deux  vers  qu'il  vient 
de  dire. 

—  Eh  bien,  si  vous  rimez  comme  cela,  voyons,  dites,  de 
quelle  façon  commenceriez-vous  mon  prologue  ? 


278  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Je  dirais,  par  exemple  :  0  nymphe...  qui*.,  Après  qui, 
je  mettrais  un  verbe  à  la  deuxième  personne  du  pluriel  du 
présent  de  l'indicatif,  et  je  continuerais  ainsi  :  cette  grotte 
profonde. 

—  Mais  le  verbe,  le  verbe  ?  demanda  Pélisson. 

—  Pour  venir  admirer  le  plus  grand  roi  du  monde, 
continua  La  Fontaine. 

—  Mais  le  verbe,  le  verbe  ?  insista  obstinément  Pélisson. 
Cette  seconde  personne  du  pluriel  du  présent  de  l'indicatif? 

—  Eh  bien  :  quittez. 

0  nymphe  qui  quittez  cette  grotte  profonde 
Pour  venir  admirer  le  plus  grand  roi  du  monde. 

—  Vous  mettriez  :  qui  quittez,  vous  ? 

—  Pourquoi  pas? 

—  Qui...  qui  ! 

—  Ah  !  mon  cher,  fit  La  Fontaine,  vous  êtes  horriblement 
pédant  ! 

—  Sans  compter,  dit  Molière,  que,  dans,  le  second  vers, 
venir  admirer  est  faible,  mon  cher  La  Fontaine. 

—  Alors,  vous  voyez  bien  que  je  suis  un  pleutre,  un  faquin, 
comme  vous  disiez. 

—  Je  n'ai  jamais  dit  cela. 

—  Gomme  disait  Loret,  alors. 

—  Ce  n'est  pas  Loret  non  plus  ;  c'est  Pélisson. 

—  Eh  bien,  Pélisson  avait  cent  fois  raison.  Mais  ce  qui  me 
fâche  surtout,  mon  cher  Molière,  c'est  que  je  crois  que  nous 
n'aurons  pas  nos  habits  d'épicuriens. 

—  Vous  comptiez  sur  le  vôtre  pour  la  frte  ? 

—  Oui,  pour  la  fête,  et  puis  pour  après  la  fête.  Ma  femme 
de  ménage  m'a  prévenu  que  le  mien  était  un  peu  mûr. 

—  Diable  !  votre  femme  de  ménage  a  raison  :  il  est  plus 
que  mur  ! 

—  Ah  !  voyez-vous,  reprit  La  Fontaine,  c'est  que  je  l'ai 
oublié  à  terre  dans  mon  cabinet,  et  ma  chatte.. 

—  Eh  bien,  votre  chatte  ? 


LE   VICOMTE    DE    BRAGELONNE  279 

—  Ma  chatte  a  fait  ses  chats  dessus,  ce  qui  l'a  un  peu  fané. 
Molière    éclata  de  rire.   Pélisson  et  Loret  suivirent  son 

exemple. 

En  ce  moment,  l'évêque  de  Vannes  parut,  tenant  sous  son 
bras  un  rouleau  de  plans  et  de  parchemins. 

Gomme  si  l'ange  de  la  mort  eût  glacé  toutes  les  imagina- 
tions folles  et  rieuses,  comme  si  cette  figure  pâle  eût  effa- 
rouché les  grâces  auxquelles  sacrifiait  Xénocrate,  le  silence 
s'établit  aussitôt  dans  l'atelier,  et  chacun  reprit  son  sang- 
froid  et  sa  plume. 

Aramis  distribua  des  hillets  d'invitation  aux  assistants,  et 
leur  adressa  des  remerciements  de  la  part  de  M.  Fouquet. 
Le  surintendant,  disait-il.  retenu  dans  son  cabinet  par  le 
travail,  ne  pouvait  les  venir  voir,  mais  les  priait  de  lui 
envoyer  un  peu  de  leur  travail  du  jour  pour  lui  faire  oublier 
la  fatigue  de  son  travail  de  la  nuit. 

A  ces  mots,  on  vit  tous  les  fronts  s'abaisser.  La  Fontaine 
lui-même  se  mit  à  une  table  et  fit  courir  sur  le  velin  une 
plume  rapide  ;  Pélisson  remit  au  net  son  prologue  ;  Molière 
donna  cinquante  vers  nouvellement  crayonnés  que  lui  avait 
inspirés  sa  visite  chez  Percerin  ;  Loret,  son  article  sur  les 
fêtes  merveilleuses  qu'il  prophétisait,  et  Aramis,  chargé  de 
butin  comme  le  roi  des  abeilles,  ce  gros  bourdon  noir  aux 
ornements  de  pourpre  et  d'or,  rentra  dans  son  appartement, 
silencieux  et  affairé.  Mais,  avant  de  rentrer  : 

—  Songez,  dit-il,  chers  messieurs,  que  nous  partons  tous 
demain  au  soir. 

—  En  ce  cas,  il  faut  que  je  prévienne  chez  moi,  dit  Molière. 

—  Ah  !  oui,  pauvre  Molière  !  fit  Loret  en  souriant,  il  aime 
chez  lui. 

—  Il  aime,  oui,  répliqua  Molière  avec  son  doux  et  triste 
sourire  ;  il  aime,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  on  l'aime. 

—  Moi,  dit  La  Fontaine,  on  m'aime  à  Château-Thierry, 
j'en  suis  bien  sûr. 

En  ce  moment,  Aramis  rentra  après  une  disparition  d'un 
instant. 


280  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Quelqu'un  vient-il  avec  moi  ?  demanda-t-il.  Je  passe 
par  Paris,  après  avoir  entretenu  M.  Fouquet  un  quart  d'heure. 
J'offre  mon  carrosse. 

—  Bon,  à  moi  !  dit  Molière.  J'accepte;  je  suis  pressé. 

—  Moi.  je  dînerai  ici,  dit  Loret.  M.  de  Gourville  m'a  pro- 
mis des  écrevisses. 

Il  m'a  promis  des  écrevisses... 

Cherche  la  rime,  La  Fontaine. 

Aramis  sortit  en  riant  comme  il  savait  rire.  Molière  le  sui- 
vit. Ils  étaient  au  bas  de  l'escalier  lorsque  La  Fontaine 
entrebâilla  la  porte  et  cria  : 

Moyennant  que  tu  l'écrivisses, 
Il  t'a  promis  des  écrevisses. 

Les  éclats  de  rire  des  épicuriens  redoublèrent  et  parvinrent 
jusqu'aux  oreilles  de  Fouquet,  au  moment  où  Aramis 
ouvrait  la  porte  de  son  cabinet. 

Quant  à  Molière,  il  s'était  chargé  de  commander  les  che- 
vaux, tandis  qu'Aramis  allait  échanger  avec  le  surintendant 
les  quelques  mots  qu'il  avait  à  lui  dire. 

—  Oh  !  comme  ils  rient  là-haut  !  dit  Fouquet  avec  un 
soupir. 

—  Vous  ne  riez  pas,  vous,  Monseigneur? 

—  Je  ne  ris  plus,  monsieur  d'Herblay. 

—  La  fête  approche. 

—  L'argent  s'éloigne. 

—  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  c'était  mon  affaire? 

—  Vous  m'avez  promis  des  millions. 

—  Vous  les  aurez  le  lendemain  de  l'entrée  du  roi  à  Vaux. 
Fouquet  regarda  profondément  Aramis,  et  passa  sa  main 

glacée  sur  son  front  humide.  Aramis  comprit  que  le  surin- 
tendant doutait  de  lui,  ou  sentait  son  impuissance  à  avoir 
de  l'argent.  Comment  Fouquet  pouvait-il  supposer  qu'un 
pauvre  évêque,  ex-abbé,  ex-mousquetaire,  en  trouverait? 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  281 

—  Pourquoi  douter?  dit  Aramis. 
Fouquet  sourit  et  secoua  la  tête. 

—  Homme  de  peu  de  foi!  ajouta  l'évêque. 

—  Mon  cher  monsieur  d'Herblay,  répondit  Fouquet,  si  je 
tombe... 

—  Eh  bien,  si  vous  tombez?... 

—  Je  tomberai  du  moins  de  si  haut,  que  je  me  briserai  en 
tombant. 

Puis,  secouant  la  tête  comme  pour  échapper  à  lui-même  : 

—  D'où  venez-vous,  dit-il.  cher  arni? 

—  De  Paris. 

—  De  Paris?  Ah! 

—  Oui,  de  chez  Percerin. 

—  Et  qu'avez-vous  été  faire  vous-même  chez  Percerin  ; 
car  je  ne  suppose  pas  que  vous  attachiez  une  si  grande 
importance  aux  habits  de  nos  poètes? 

—  Non;  j'ai  été  commander  une  surprise. 

—  Une  surprise  ? 

—  Oui,  que  vous  ferez  au  roi. 

—  Coùtera-t-elle  cher  ? 

—  Oh  !  cent  pistoles,  que  vous  donnerez  à  Le  Brun. 

—  Une  peinture  ?  Ah  !  tant  mieux  !  Et  que  doit  représenter 
cette  peinture  ? 

—  Je  vous  conterai  cela;  puis,  du  même  coup,  quoique 
vous  en  disiez,  j'ai  visité  les  habits  de  nos  poètes. 

—  Bah  !  et  ils  seront  élégants,  riches  ? 

—  Superbes  !  il  n'y  aura  pas  beaucoup  de  grands  seigneurs 
qui  en  auront  de  pareils.  On  verra  la  différence  qu'il  y  a 
entre  les  courtisans  de  la  richesse  et  ceux  de  l'amitié. 

—  Toujours  spirituel  et  généreux,  cher  prélat  ! 

—  A  votre  école. 
Fouquet  lui  serra  la  main. 

—  Et  où  allez-vous?  dit-il. 

—  Je  vais  à  Paris,  quand  vous  m'aurez  donné  une  lettre. 

—  Une  lettre  pour  qui  ? 

—  Une  lettre  pour  M.  de  Lyonne. 


282  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Et  que  lui  voulez-vous,  à  Lyonne  ? 

—  Je  veux  lui  faire  signer  une  lettre  de  cachet. 

—  Une  lettre  de  cachet  !  Vous  voulez  faire  mettre 
quelqu'un  à  la  Bastille  ? 

—  Non,  au  contraire,  j'en  veux  faire  sortir  quelqu'un. 

—  Ah  !  et  qui  cela  ? 

—  Un  pauvre  diable,  un  jeune  homme,  un  enfant,  qui  est 
embastillé,  voilà  tantôt  dix  ans,  pour  deux  vers  latins  qu'il 
a  faits  contre  les  jésuites. 

—  Pour  deux  vers  latins  !  et,  pour  deux  vers  latins,  il  est 
en  prison  depuis  dix  ans,  le  malheureux  ? 

—  Oui. 

—  Et  il  n'a  pas  commis  d'autre  crime  ? 

—  A  part  ces  deux  vers,  il  est  innocent  comme  vous  et 
moi. 

—  Votre  parole  ? 

—  Sur  l'honneur! 

—  Et  il  se  nomme  ?... 

—  Seldon. 

—  Ah  !  c'est  trop  fort,  par  exemple  I  et  vous  saviez  cela, 
et  vous  ne  me  l'avez  pas  dit? 

—  Ce  n'est  qu'hier  que  sa  mère  s'est  adressée  à  moi, 
Monseigneur. 

—  Et  cette  femme  est  pauvre  ? 

—  Dans  la  misère  la  plus  profonde. 

—  Mon  Dieu  !  dit  Fouquet,  vous  permettez  parfois  de 
telles  injustices,  que  je  comprends  qu'il  y  ait  des  malheureux 
qui  doutent  de  vous  !  Tenez,  monsieur  d'Herblay. 

Et    Fouquet,    prenant    une    plume,   écrivit    rapidement 
quelques  lignes  à  son  collègue  Lyonne. 
Aramis  prit  la  lettre  et  s'apprêta  à  sortir. 

—  Attendez,  dit  Fouquet. 

Il  ouvrit  son  tiroir  et  lui  remit  dix  billets  de  caisse  qui  s'y 
trouvaient.  Chaque  billet  riait  de  mille  livres. 

—  Tenez,  dit-il.  faites  sortir  le  fils,  et  remettez  ceci  à  la 
mère;  mais  surtout  ne  lui  dites  pas... 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  283 

—  Quoi,  Monseigneur  ? 

—  Qu'elle  est  de  dix  mille  livres  plus  riche  que  moi  ;  elle 
dirait  que  je  suis  un  triste  surintendant.  Allez,  et  j'espère 
que  Dieu  bénira  ceux  qui  pensent  à  ses  pauvres. 

—  C'est  ce  que  j'espère  aussi,  répliqua  Aramis  en  baisant 
la  main  de  Fouquet. 

Et  il  sortit  rapidement,  emportant  la  lettre  pour  Lyonne, 
les  bons  de  caisse  pour  la  mère  de  Seldon  et  emmenant 
Molière,  qui  commençait  à  s'impatienter. 


XXXIV 


ENCORE  UN  SOUPER  A  LA  BASTILLE 

Sept  heures  du  soir  sonnaient  au  grand  cadran  de  la  Bas- 
tille, à  ce  fameux  cadran  qui,  pareil  à  tous  les  accessoires  de 
la  prison  d'État,  dont  l'usage  est  une  torture,  rappelait  aux 
prisonniers  la  destination  de  chacune  des  heures  de  leur 
supplice.  Le  cadran  de  la  Bastille,  orné  de  figures  comme 
la  plupart  des  horloges  de  ce  temps,  représentait  saint  Pierre 
aux  Liens. 

C'était  l'heure  du  souper  des  pauvres  captifs.  Les  portes, 
grondant  sur  leurs  énormes  gonds,  ouvraient  passage  aux 
plateaux  et  aux  paniers  chargés  de  mets,  dont  la  délicatesse, 
comme  M.  de  Baisemeaux  nous  l'a  appris  lui-même,  s'appro- 
priait à  la  condition  du  détenu. 

Nous  savons  là-dessus  les  théories  de  M.  de  Baisemeaux, 
souverain  dispensateur  des  délices  gastronomiques,  cuisinier 
en  chef  de  la  forteresse  royale,  dont  les  paniers  pleins  mon- 
taient les  roides  escaliers,  portant  quelque  consolation  aux  pri- 
sonniers, dans  le  fond  des  bouteilles  honnêtement  remplies. 

Cette  même  heure  était  celle  du  souper  de  M.  le  gouver- 
neur. Il  avait  un  convive  ce  jour-là,  et  la  broche  tournait 
plus  lourde  que  d'habitude. 


284  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

Les  perdreaux  rôtis,  flanqués  de  cailles  et  flanquant  un 
levreau  piqué;  les  poules  dans  le  bouillon,  le  jambon  frit  et 
arrosé  de  vin  blanc,  les  cardons  de  Guipuzcoa  et  la  bisque 
d'écrevisses;  voilà,  outre  les  soupes  et  les  hors-d'œuvre,  quel 
était  le  menu  de  M.  le  gouverneur. 

Baisemeaux,  attablé,  se  frottait  les  mains  en  regardant 
M.  l'évêque  de  Vannes,  qui,  botté  comme  un  cavalier,  habillé 
de  gris,  l'épée  au  flanc,  ne  cessait  de  parler  de  sa  faim  et 
témoignait  la  plus  vive  impatience. 

M.  de  Baisemeaux  de  Montlezun  n'était  pas  accoutumé  aux 
familiarités  de  Sa  Grandeur  Monseigneur  de  Vannes,  et,  ce 
soir-là,  Aramis,  devenu  guilleret,  faisait  confidences  sur 
confidences.  Le  prélat  était  redevenu  tant  soit  peu  mousque- 
taire. L'évêque  frisait  la  gaillardise.  Quant  à  M.  de  Baise- 
meaux, avec  cette  facilité  des  gens  vulgaires,  il  se  livrait 
tout  entier  sur  ce  quart  d'abandon  de  son  convive. 

—  Monsieur,  dit-il,  car,  en  vérité,  ce  soir,  je  n'ose  vous 
appeler  Monseigneur. 

—  Non  pas,  dit  Aramis,  appelez-moi  monsieur,  j'ai  des 
bottes. 

—  Eh  bien,  monsieur,  savez-vous  qui  vous  me  rappelez  ce 
soir? 

—  Non,  ma  foi  !  dit  Aramis  en  se  versant  à  boire,  mais 
j'espère  que  je  vous  rappelle  un  bon  convive. 

—  Vous  m'en  rappelez  deux.  Monsieur  François,  mon  ami, 
fermez  cette  fenêtre  :  le  vent  pourrait  incommoder  Sa  Gran- 
deur. 

—  Et  qu'il  sorte!  ajouta  Aramis.  Le  souper  est  complè- 
tement servi ,  nous  le  mangerons  bien  sans  laquais.  J'aime  fort , 
quand  je  suis  en  petit  comité,  quand  je  suis  avec  un  ami. 

Baisemeaux  s'inclina  respectueusement. 

—  J'aime  fort,  continua  Aramis,  à  me  servir  moi-même. 

—  François,  sortez  !  cria  Baisemeaux.  Je  disais  donc  que 
Votre  Grandeur  me  rappelle  deux  personnes  :  l'une  bien 
illustre,  c'est  feu  M.  le  cardinal,  le  grand  cardinal,  celui  de 
La  Rochelle,  celui  qui  avait  des  bottes  comme  vous.  Est-ce  vrai  ? 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  285 

—  Oui,  ma  foi  !  dit  Aramis.  Et  l'autre  ? 

—  L'autre,  c'est  un  certain  mousquetaire,  très  joli,  très 
brave,  très  hardi,  très  heureux,  qui,  d'abbé,  se  fit  mousque- 
taire, et,  de  mousquetaire,  abbé. 

Aramis  daigna  sourire. 

—  D'abbé,  continua  Baisemeaux  enhardi  par  le  sourire  de 
Sa  Grandeur,  d'abbé,  évêque,  et,  d'évêque... 

—  Ah  !  arrêtons-nous,  par  grâce  !  fit  Aramis 

—  Je  vous  dis,  monsieur,  que  vous  me  faites  l'effet  d'un 
cardinal. 

—  Cessons,  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux.  Vous 
l'avez  dit,  j'ai  les  bottes  d'un  cavalier,  mais  je  ne  veux  pas, 
même  ce  soir,  me  brouiller,  malgré  cela,  avec  l'Église. 

—  Vous  avez  des  intentions  mauvaises,  cependant,  Mon- 
seigneur. 

—  Oh!  je  l'avoue,  mauvaises  comme  tout  ce  qui  est  mon- 
dain. 

—  Vous  courez  la  ville,  les  ruelles,  en  masque? 

—  Comme  vous  dites,  en  masque. 

—  Et  vous  jouez  toujours  de  l'épée? 

—  Je  crois  que  oui,  mais  seulement  quand  on  m'y  force. 
Faites-moi  donc  le  plaisir  d'appeler  François. 

—  Vous  avez  du  vin  là. 

—  Ce  n'est  pas  pour  du  vin,  c'est  parce  qu'il  fait  chaud 
ici  et  que  la  fenêtre  est  close. 

—  Je  ferme  les  fenêtres  en  soupant  pour  ne  pas  entendre 
les  rondes  où  les  arrivées  des  courriers. 

—  Ah!  oui...  On  les  entend  quand  la  fenêtre  est  ouverte? 

—  Trop  bien,  et  cela  dérange.  Vous  comprenez. 

—  Cependant  on  étouffe.  François! 
François  entra. 

—  Ouvrez,  je  vous  prie,  maître  François,  dit  Aramis.  Vous 
permettez,  cher  moD sieur  de  Baisemeaux? 

—  Monseigneur  est  ici  chez  lui,  répondit  le  gouverneur. 
La  fenêtre  fut  ouverte. 

—  Savez-vous,  dit  M.  de  Baisemeaux,  que  vous  allez  vous 


286  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

trouver  bien  esseulé,  maintenant  que  M.  de  la  Fère  a  rega- 
gné ses  pénates  de  Blois?  C'est  un  bien  ancien  ami,  n'est-ce 
pas? 

—  Vous  le  savez  comme  moi,  Baisemeaux,  puisque  vous 
avez  été  aux  mousquetaires  avec  nous. 

—  Bah!  avec  mes  amis,  je  ne  compte  ni  les  bouteilles  ni 
les  années. 

—  Et  vous  avez  raison.  Mais  je  fais  plus  qu'aimer  M.  de 
la  Fère,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  je  le  vénère. 

—  Eh  bien,  moi,  c'est  singulier,  dit  le  gouverneur,  je  lui 
préfère  M.  d'Artagnan.  Voilà  un  homme  qui  boit  bien  et 
longtemps!  Ces  gens-là  laissent  voir  leur  pensée,  au  moins. 

—  Baisemeaux,  enivrez-moi  ce  soir,  faisons  la  débauche 
comme  autrefois:  et,  si  j'ai  une  peine  au  fond  du  cœur,  je 
vous  promets  que  vous  la  verrez  comme  vous  verriez  un 
diamant  au  fond  de  votre  verre. 

—  Bravo  !  dit  Baisemeaux. 

Et  il  se  versa  un  grand  coup  de  vin,  et  l'avala  en  frémis- 
sant de  joie  d'être  pour  quelque  chose  dans  un  péché  capital 
d'archevêque. 

Tandis  qu'il  buvait  il  ne  voyait  pas  avec  quelle  attention 
Aramis  observait  les  bruits  de  la  grande  cour. 

Un  courrier  entra  vers  huit  heures,  à  la  cinquième  bou- 
teille apportée  par  François  sur  la  table,  et,  quoique  ce 
courrier  fit  grand  bruit,  Baisemeaux  n'entendit  rien. 

—  Le  diable  l'emporte!  fit  Aramis. 

—  Quoi  donc?  qui  donc?  demanda  Baisemaux.  J'espère 
que  ce  n'est  pas  le  vin  que  vous  buvez,  ni  celui  qui  vous  le 
fait  boire? 

—  Non  ;  c'est  un  cheval  qui  fait,  à  lui  seul,  autant  de  bruit 
dans  la  cour  que  pourrait  en  faire  un  escadron  tout  entier. 

—  Bon  !  quelque  courrier,  répliqua  le  gouverneur  en 
redoublant  force  rasades.  Oui,  le  diable  l'emporte!  et  si 
vite,  que  nous  n'en  entendions  plus  parler!  Hourra  l  hourra! 

—  Vous  m'oubliez,  Baisemeaux!  mon  verre  est  vide,  dit 
le  en  montrant  un  cristal  éblouissant. 


LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  287 

—  D'honneur,  vous  m'enchantez...  François,  du  vint 
François  entra. 

—  Du  vin,  maraud,  et  du  meilleur  ! 

—  Oui,  monsieur;  mais...  c'est  un  courrier. 

—  Au  diable!  ai-je  dit. 

—  Monsieur,  cependant... 

—  Qu'il  laisse  au  greffe;  nous  verrons  demain.  Demain, 
il  sera  temps;  demain,  il  fera  jour,  dit  Baisemeaux  en  chan- 
tonnant ces  deux  dernières  phrases. 

—  Ah  !  monsieur,  grommela  le  soldat  François,  bien 
malgré  lui,  monsieur... 

—  Prenez  garde,  dit  Aramis,  prenez  garde  ! 

—  A  quoi,  cher  monsieur  d'Herblay  ?  dit  Baisemeaux  à 
moitié  ivre. 

—  La  lettre  par  courrier,  qui  arrive  aux  gouverneurs  de 
citadelle,  c'est  quelquefois  un  ordre* 

—  Presque  toujours. 

—  Les  ordres  ne  viennent-ils  pas  des  ministres? 

—  Oui,  sans  doute;  mais... 

—  Et  ces  ministres  ne  font-ils  pas  que  contresigner  le 
seing  du  roi  ? 

—  Vous  avez  peut-être  raison.  Cependant,  c'est  bien 
ennuyeux,  quand  on  est  en  face  d'une  bonne  table,  en  tête- 
à-tête  avec  un  ami  !  Ah  !  pardon,  monsieur,  j'oublie  que  c'est 
moi  qui  vous  donne  à  souper,  et  que  je  parle  à  un  futur 
cardinal. 

—  Laissons  tout  cela,  cher  Baisemeaux,  et  revenons  à  votre 
soldat,  à  François. 

—  Eh  bien,  qu'a-t-il  fait,  François? 

—  Il  a  murmuré. 

—  Il  a  eu  tort. 

—  Cependant,  il  a  murmuré,  vous  comprenez  ;  c'est  qu'il 
se  passe  quelque  chose  d'extraordinaire.  Ce  pourrait  bien 
n'être  pas  François  qui  aurait  tort  de  murmurer,  mais  vous 
qui  auriez  tort  de  ne  pas  l'entendre. 

—  Tort  ?  Moi,  avoir  tort  devant  François  ?  Cela  me  paraît  dur. 


288  LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Un  tort  d'irrégularité.  Pardon  !  mais  j'ai  cru  devoir  vous 
faire  une  observation  que  je  juge  importante. 

—  Oh  !  vous  avez  raison,  peut-être.,  bégaya  Baisemeaux. 
Ordre  du  roi,  c'est  sacré  !  Mais  les  ordres  qui  viennent  quand 
on  soupe,  je  le  répète,  que  le  diable... 

—  Si  vous  eussiez  fait  cela  au  grand  cardinal,  hein  !  mon 
cher  Baisemeaux,  et  que  cet  ordre  eût  eu  quelque  importance. . . 

—  Je  le  fais  pour  ne  pas  déranger  un  évêque;  ne  suis-je 
pas  excusable,  morbleu? 

—  N'oubliez  pas,  Baisemeaux,  que  j'ai  porté  la  casaque, 
et  que  j'ai  l'habitude  de  voir  partout  des  consignes. 

—  Vous  voulez  donc?... 

—  Je  veux  que  vous  fassiez  votre  devoir,  mon  ami.  Oui, 
je  vous  en  prie,  au  moins,  devant  ce  soldat. 

—  C'est  mathématique,  fit  Baisemeaux. 
François  attendait  toujours. 

—  Qu'on  me  monte  cet  ordre  du  roi,  dit  Baisemeaux  en  se 
redressant.  Et  il  ajouta  tout  bas  :  Savez-vous  ce  que  c'est  ?  Je 
vais  vous  le  dire,  quelque  chose  d'intéressant  comme  ceci  : 
«  Prenez  garde  au  feu  dans  les  environs  de  la  poudrière  ;  » 
ou  bien  :  «  Veillez  sur  un  tel,  qui  est  un  adroit  fuyard.  »  Ah  ! 
si  vous  saviez,  Monseigneur,  combien  de  fois  j'ai  été  réveillé 
en  sursaut  au  plus  doux,  au  plus  profond  de  mon  sommeil, 
par  des  ordonnances  arrivant  au  galop  pour  me  dire,  ou 
plutôt  pour  m'apporterun  pli  contenant  ces  mots  :  «  Monsieur 
de  Baisemeaux,  qu'y  a-t-il  de  nouveau?  »  On  voit  bien  que 
ceux  qui  perdent  leur  temps  à  écrire  de  pareils  ordres  n'ont 
jamais  couché  à  la  Bastille.  Ils  connaîtraient  mieux  l'épais- 
seur de  mes  murailles,  la  vigilance  de  mes  officiers,  la  mul- 
tiplicité de  mes  rondes.  Enfin,  que  voulez-vous.  Monseigneur! 
leur  métier  est  d'écrire  pour  me  tourmenter  lorsque  je  suis 
tranquille;  pour  me  troubler  quand  je  suis  heureux,  ajouta 
Baisemeaux  en  s'inclinant  devant  Aramis.  Laissons-les  donc 
faire  leur  métier. 

—  Et  faites  le  vôtre,  ajouta  en  souriant  l'évêque,  dont  le 
regard,  soutenu,  commandait  malgré  cette  caresse. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  289 

François  rentra.  Baisemeaux  prit  de  ses  mains  l'ordre 
envoyé  du  ministère.  Il  le  décacheta  lentement  et  le  lut  de 
même.  Aramis  feignit  de  boire  pour  observer  son  hôte  au 
travers  du  cristal.  Puis,  Baisemeaux  ayant  lu  : 

—  Que  disais-je  tout  à  l'heure  ?  fit-il. 

—  Quoi  donc?  demanda  l'évêque. 

—  Un  ordre  d'élargissement.  Je  vous  demande  un  peu,  la 
belle  nouvelle  pour  nous  déranger  ! 

—  Belle  nouvelle  pour  celui  qu'elle  concerne,  vous  en 
conviendrez,  au  moins,  mon  cher  gouverneur. 

—  Et  à  huit  heures  du  soir  I 

—  C'est  de  la  charité. 

—  De  la  charité,  je  le  veux  bien;  mais  elle  est  pour  ce 
drôle-là  qui  s'ennuie,  et  non  pas  pour  moi  qui  m'amuse  !  dit 
Baisemeaux  exaspéré. 

—  Est-ce  une  perte  que  vous  faites,  et  le  prisonnier  qui 
vous  est  enlevé  était-il  aux  grands  contrôles  ? 

—  Ah  bien,  oui  !  Un  pleutre,  un  rat,  à  cinq  francs  ! 

—  Faites  voir,  demanda  M.  d'Herblay.  Est-ce  indiscret? 

—  Non  pas;  lisez. 

—  Il  y  a  pressé  sur  la  feuille.  Vous  avez  vu,  n'est-ce  pas  ? 

—  C'est  admirable!  Pressé!...  un  homme  qui  est  ici 
depuis  dix  ans!  On  est  pressé  de  le  mettre  dehors,  aujour- 
d'hui, ce  soir  même,  à  huit  heures  ! 

Et  Baisemeaux,  haussant  les  épaules  avec  un  air  de 
superbe  dédain,  jeta  l'ordre  sur  la  table  et  se  remit  à 
manger. 

—  Ils  ont  de  ces  mouvements-là,  dit-il  la  bouche  pleine, 
ils  prennent  un  homme  un  beau  jour,  ils  le  nourrissent 
pendant  dix  ans  et  vous  écrivent  :  Veillez  bien  sur  le  drôle! 
ou  bien  :  Tenez-le  rigoureusement!  Et  puis,  quand  on  s'est 
accoutumé  à  regarder  le  détenu  comme  un  homme  dange- 
reux, tout  à  coup,  sans  cause,  sans  précédent,  ils  vous 
écrivent  :  Mettez  en  liberté.  Et  ils  ajoutent  à  leur  missive  : 
Pressé!  Vous  avouerez,  Monseigneur,  que  c'est  à  faire  lever 
les  épaules. 


290  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Que  voulez-vous!  on  crie  comme  cela,  dit  Aramis,  et 
on  exécute  Tordre. 

—  Bon!  bon!  l'on  exécute!...  Oh!  patience!...  il  ne 
faudrait  pas  vous  figurer  que  je  suis  un  esclave. 

—  Mon  Dieu,  très  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  qui  vous 
dit  cela?  On  connaît  votre  indépendance. 

—  Dieu  merci  ! 

—  Mais  on  connaît  aussi  votre  bon  cœur. 

—  Ah  !  parlons-en  ! 

—  Et  votre  obéissance  à  vos  supérieurs.  Quand  on  a  été 
soldat,  voyez-vous,  Baisemeaux,  c'est  pour  la  vie. 

—  Aussi,  obéirai-je  strictement,  et  demain  matin,  au  point 
du  jour,  le  détenu  désigné  sera  élargi. 

—  Demain  ? 

—  Au  jour. 

—  Pourquoi  pas  ce  soir,  puisque  la  lettre  de  cachet  porte 
sur  la  suscription  et  à  l'intérieur  :  Pressé  ? 

—  Parce  que  ce  soir  nous  soupons  et  que  nous  sommes 
pressés,  nous  aussi. 

—  Cher  Baisemeaux,  tout  botté  que  je  suis,  je  me  sens 
prêtre,  et  la  charité  m'est  un  devoir  plus  impérieux  que  la 
faim  et  la  soif.  Ce  malheureux  a  souffert  assez  longtemps, 
puisque  vous  venez  de  me  dire  que,  depuis  dix  ans,  il  est 
votre  pensionnaire.  Abrégez-lui  la  souffrance.  Une  bonne 
minute  l'attend,  donnez-la-lui  bien  vite.  Dieu  vous  la  rendra 
dans  son  paradis  en  années  de  félicité. 

—  Vous  le  voulez? 

—  Je  vous  en  prie. 

—  Comme  cela,  tout  au  travers  du  repas. 

—  Je  vous  en  supplie;  cette  action  vaudra  dix  Bonediritc. 

—  Qu'il  soit  fait  comme  vous  le  désirez.  Seulement,  nous 
mangerons  froid. 

—  Oh!  qu'à  cela  ne  tienne! 

Baisemeaux  se  pencha  en  arrière  pour  sonner  François, 
et,  par  un  mouvement  tout  naturel,  il  se  retourna  vers  ia 
porte. 


LE   VICOMTE    DE  BRAGELONNE  291 

L'ordre  était  resté  sur  la  table.  Aramis  profita  du  moment 
où  Baisemeaux  ne  regardait  pas  pour  échanger  ce  papier 
contre  un  autre,  plié  de  la  même  façon,  et  qu'il  tira  de  sa 
poche. 

—  François,  dit  le  gouverneur,  que  l'on  fasse  monter  ici 
M.  le  major  avec  les  guichetiers  de  la  Bertaudière. 

François  sortit  en  s'inclinant,  et  les  deux  convives  se 
retrouvèrent  seuls. 


XXXV 


LE   GENERAL   DE   L    ORDRE 

Il  se  fit,  entre  les  deux  convives,  un  instant  de  silence 
pendant  lequel  Aramis  ne  perdit  pas  de  vue  le  gouverneur. 
Celui-ci  ne  semblait  qu'à  moitié  résolu  à  se  déranger  ainsi 
au  milieu  de  son  souper,  et  il  était  évident  qu'il  cherchait 
une  raison  quelconque,  bonne  ou  mauvaise,  pour  retarder 
au  moins  jusqu'après  le  dessert.  Cette  raison,  il  parut  tout 
à  coup  l'avoir  trouvée. 

—  Eh  !  mais,  s'écria-t-il,  c'est  impossible  ! 

—  Comment,  impossible  ?  dit  Aramis.  Voyons  un  peu, 
cher  ami,  ce  qui  est  impossible. 

—  Il  est  impossible  de  mettre  le  prisonnier  en  liberté  à 
une  pareille  heure.  Où  ira-t-il,  lui  qui  ne  connaît  pas  Paris? 

—  Il  ira  où  il  pourra. 

—  Vous  voyez  bien,  autant  vaudrait  délivrer  un  aveugle. 

—  J'ai  un  carrosse,  je  le  conduirai  là  où  il  voudra  que  je 
le  mène. 

—  Vous  avez  réponse  à  tout...  François,  qu'on  dise  à  M.  le 
major  d'aller  ouvrir  la  prison  de  M.  Seldon,  no  3,  Bertau- 
dière. 

—  Seldon?  fit  Aramis  très  simplement.  Vous  avez  dit 
Seldon,  je  crois? 


292  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  J'ai  dit  Seldon.  C'est  le  nom  de  celui  qu'on  élargit. 

—  Oh!  vous  voulez  dire  Marchiali,  dit  Aramis. 

—  Marchiali?  Ah  bien,  oui!  Non,  non,  Seldon. 

—  Je  pense  que  vous  faites  erreur,  monsieur  Baise- 
meaux. 

—  J'ai  lu  l'ordre. 

—  Moi  aussi. 

—  Et  j'ai  vu  Seldon  en  lettres  grosses  comme  cela. 
Et  M.  de  Baisemeaux  montrait  son  doigt. 

—  Moi,  j'ai  lu  Marchiali  en  caractères  gros  comme  ceci. 
Et  Aramis  montrait  les  deux  doigts. 

—  Au  fait,  éclaircissons  le  cas.  dit  Baisemeaux,  sûr  de  lui. 
Le  papier  est  là,  et  il  suffira  de  le  lire. 

—  Je  lis  :  «  Marchiali  ».  reprit  Aramis  en  déployant  le 
papier.  Tenez  ! 

Baisemeaux  regarda  et  ses  bras  fléchirent. 

—  Oui.  oui,  dit-il  atterré,  oui,  Marchiali.  Il  y  a  bien  écrit 
Marchiali!  c'est  bien  vrail 

—  Ah! 

—  Comment!  l'homme  dont  nous  parlons  tant?  L'homme 
que  chaque  jour  l'on  me  recommande  tant? 

—  Il  y  a  Marchiali,  répéta  encore  l'inflexible  Aramis. 

—  Il  faut  l'avouer.  Monseigneur,  mais  je  n'y  comprends 
absolument  rien. 

—  On  en  croit  ses  yeux,  cependant. 

—  Ma  foi.  dire  qu'il  y  a  bien  Marchiali! 

—  Et  d'une  bonne  écriture,  encore. 

—  C'est  phénoménal  !  Je  vois  encore  cet  ordre  et  le  nom 
de  Seldon.  Irlandais.  Je  le  vois.  Ah!  et  même,  je  me  le  rap- 
pelle sous  ce  nom,  il  y  avait  un  pâté  d'encre. 

—  Non,  il  n'y  a  pas  d'encre  :  non.  il  n'y  a  pas  de  pâté. 

—  Oh!  par  exemple,  si  fait!  A  telle  enseigne  que  j'ai  frotté 
la  poudre  qu'il  y  avait  sur  le  pâté. 

—  Enfin,  quoi  qu'il  en  soit,  cher  monsieur  de  Baise- 
meaux, dit.  Aramis.  et  quoi  que  vous  ayez  vu.  l'ordre  est 
signé  de  délivrer  Marrhiali.  avec  ou  sans  pâté. 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  293 

—  L'ordre  est  signé  de  délivrer  Marchiali,  répéta  machi- 
nalement Baisemeaux,  qui  essayait  de  reprendre  possession 
de  ses  esprits. 

—  Et  vous  allez  délivrer  ce  prisonnier.  Si  le  cœur  vous  dit 
de  délivrer  aussi  Seldon,  je  vous  déclare  que  je  ne  m'y 
opposerai  pas  le  moins  du  monde. 

Aramis  ponctua  cette  phrase  par  un  sourire  dont  l'ironie 
acheva  de  dégriser  Baisemeaux  et  lui  donna  du  courage. 

—  Monseigneur,  dit-il,  ce  Marchiali  est  bien  le  même  pri- 
sonnier que,  l'autre  jour,  un  prêtre,  confesseur  de  notre 
ordre,  est  venu  visiter  si  impérieusement  et  si  secrètement. 

—  Je  ne  sais  pas  cela,  monsieur,  répliqua  l'évêque. 

—  Il  n'y  a  pas  cependant  si  longtemps,  cher  monsieur 
d'Herblay. 

—  C'est  vrai  ;  mais  chez  nous,  monsieur,  il  est  bon  que 
l'homme  d'aujourd'hui  ne  sache  plus  ce  qu'a  fait  l'homme 
d'hier. 

—  En  tout  cas,  fit  Baisemeaux,  la  visite  du  confesseur 
jésuite  aura  porté  bonheur  à  cet  homme. 

Aramis  ne  répliqua  pas  et  se  remit  à  manger  et  à  boire. 

Baisemeaux,  lui,  ne  touchant  plus  à  rien  de  ce  qui  était 
sur  la  table,  reprit  encore  une  fois  l'ordre  et  l'examina  en 
tout  sens. 

Cette  inquisition,  dans  des  circonstances  ordinaires,  eût 
fait  monter  le  pourpre  aux  oreilles  du  mal  patient  Aramis  ; 
mais  l'évêque  de  Vannes  ne  se  courrouçait  point  pour  si  peu, 
surtout  quand  il  s'était  dit  tout  bas  qu'il  serait  dangereux  de 
se  courroucer. 

—  Allez-vous  délivrer  Marchiali?  dit-il.  Oh!  que  voilà  du 
xérès  fondu  et  parfumé,  mon  cher  gouverneur! 

—  Monseigneur,  répondit  Baisemeaux,  je  délivrerai  le  pri- 
sonnier Marchiali  quand  j'aurai  rappelé  le  courrier  qui  appor- 
tait l'ordre,  et  surtout  lorsqu'en  l'interrogeant  je  me  serai 
assuré... 

—  Les  ordres  sont  cachetés,  et  le  contenu  est  ignoré  du 
courrier.  De  quoi  vous  assurerez-vous  donc,  je  vous  prie? 


294  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Soit,  Monseigneur;  mais  j'enverrai  au  ministère,  et,  là, 
M.  de  Lyonne  retirera  l'ordre  ou  l'approuvera. 

—  A  quoi  bon  tout  cela  ?  fit  Aramis  froidement. 

—  A  quoi  bon  ? 

—  Oui,  je  demande  à  quoi  cela  sert. 

—  Gela  sert  à  ne  jamais  se  tromper,  Monseigneur,  à  ne 
jamais  manquer  au  respect  que  tout  subalterne  doit  à  ses 
supérieurs,  à  ne  jamais  enfreindre  les  devoirs  du  service 
qu'on  a  consenti  à  prendre. 

—  Fort  bien,  vous  venez  de  parler  si  éloquemment,  que 
je  vous  ai  admiré.  C'est  vrai,  un  subalterne  doit  respect  à 
ses  supérieurs  ;  il  est  coupable  quand  il  se  trompe,  et  il 
serait  puni  s'il  enfreignait  les  devoirs  ou  les  lois  de  son 
service. 

Baisemeaux  regarda  l'évêque  avec  étonnement. 

—  Il  en  résulte,  poursuivit  Aramis,  que  vous  allez  consul- 
ter pour  vous  mettre  en  repos  avec  votre  conscience  ? 

—  Oui,  Monseigneur. 

—  Et  que,  si  un  supérieur  vous  ordonne,  vous  obéirez? 

—  Vous  n'en  doutez  pas,  Monseigneur. 

—  Vous  connaissez  bien  la  signature  du  roi.  monsieur  de 
Baisemeaux  ? 

—  Oui,  Monseigneur. 

—  N'est-elle  pas  sur  cet  ordre  de  mise  en  liberté  ? 

—  C'est  vrai;  mais  elle  peut... 

—  Être  fausse,  n'est-ce  pas  ? 

—  Cela  s'est  vu,  Monseigneur. 

—  Vous  avez  raison.  Et  celle  de  M.  de  Lyonne? 

—  Je  la  vois  bien  sur  l'ordre  ;  mais,  de  même  qu'on  peut 
contrefaire  le  seing  du  roi,  l'on  peut,  à  plus  forte  raison 
contrefaire  celui  de  M.  de  Lyonne  ? 

—  Vous  marchez  dans  la  logique  à  pas  de  géant,  mon- 
sieur de  Baisemeaux,  dit  Aramis,  et  votre  argumentation  est 
invincible.  Mais  vous  vous  fondez,  pour  croire  ces  signatures 
fausses,  particulièrement  sur  quelles  causes  ? 

—  Sur  celle-ci  :  l'absence  des  signataires.  Rien  ne  contrôle 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  295 

la  signature  de  Sa  Majesté,  et  M.  de  Lyonne  n'est  pas  là 
pour  me  dire  qu'il  a  signé. 

—  Eh  bien,  monsieur  de  Baisemeaux,  fit  Aramis  en  atta- 
chant sur  le  gouverneur  son  regard  d'aigle,  j'adopte  si  fran- 
chement vos  doutes  et  votre  façon  de  les  éclaircir,  que  je 
vais  prendre  une  plume  si  vous  me  la  donnez. 

Baisemeaux  donna  une  plume. 

—  Une  feuille  blanche  quelconque,  ajouta  Aramis. 
Baisemeaux  donna  le  papier. 

—  Et  que  je  vais  écrire,  moi  aussi,  moi  présent,  moi 
incontestable,  n'est-ce  pas  ?  un  ordre  auquel,  j'en  suis  cer- 
tain, vous  donnerez  créance,  si  incrédule  que  vous  soyez. 

Baisemeaux  pâlit  devant  cette  glaciale  assurance.  Il  lui 
sembla  que  cette  voix  d'Aramis,  si  souriant  et  si  gai  naguère, 
était  devenue  funèbre  et  sinistre,  que  la  cire  des  flambeaux 
se  changeait  en  cierges  de  chapelle  sépulcrale,  et  que  le  vin 
des  verres  se  transformait  en  calice  de  sang. 

Aramis  prit  la  plume  et  écrivit.  Baisemeaux  terrifié,  lisait 
derrière  son  épaule  : 

«  A.  M.  D.  G.  »  écrivit  l'évêque,  et  il  souscrivit  une  croix 
au-dessous  de  ces  quatre  lettres,  qui  signifient  ad  majorem 
Dei  gloriam.  Puis  il  continua  : 

«  Il  nous  plaît  que  l'ordre  apporté  à  M.  de  Baisemeaux  de 
Montlezun,  gouverneur  pour  le  roi  du  château  de  la  Bastille, 
soit  réputé  par  lui  bon  et  valable,  et  mis  sur-le-champ  à 
exécution. 

»  Signé  :  d'Herblay, 

»  général  de  l'ordre  par  la  grâce  de  Dieu.  » 

Baisemeaux  fut  frappé  si  profondément,  que  ses  traits 
demeurèrent  contractés,  ses  lèvres  béantes,  ses  yeux  fixes. 
Il  ne  remua  pas,  il  n'articula  pas  un  son. 

On  n'entendait  dans  la  vaste  salle  que  le  bourdonnement 
d'une  petite  mouche  qui  voletait  autour  des  flambeaux. 

Aramis,  sans  même  daigner  regarder  l'homme  quil  rédui- 
sait à  un  si  misérable  état,  tira  de  sa  poche  un  petit  étui 


296  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

qui  renfermait  de  la  cire  noire;  il  cacheta  sa  lettre,  y  apposa 
un  sceau  suspendu  à  sa  poitrine  derrière  son  pourpoint,  et, 
quand  l'opération  fut  terminée,  il  présenta,  silencieusement 
toujours,  la  missive  à  M.  de  Baisemeaux. 

Celui-ci,  dont  les  mains  tremblaient  à  faire  pitié,  promena 
un  regard  terne  et  fou  sur  le  cachet.  Une  dernière  lueur 
d'émotion  se  manifesta  sur  ses  traits,  et  il  tomba  comme 
foudroyé  sur  une  chaise. 

—  Allons,  allons,  dit  Aramis  après  un  long  silence,  pen- 
dant lequel  le  gouverneur  de  la  Bastille  avait  repris  peu  à 
peu  ses  sens,  ne  me  faites  pas  croire,  cher  Baisemeaux,  que 
la  présence  du  général  de  l'ordre  est  terrible  comme  celle 
de  Dieu,  et  qu'on  meurt  de  l'avoir  vu.  Du  courage  !  levez- 
vous,  donnez-moi  votre  main,  et  obéissez. 

Baisemeaux,  rassuré,  sinon  satisfait,  obéit,  baisa  la  main 
d'Aramis  et  se  leva. 

—  Tout  de  suite?  murmura-t-il. 

—  Oh!  pas  d'exagération,  mon  hôte;  reprenez  votre  place, 
et  faisons  honneur  à  ce  beau  dessert. 

—  Monseigneur,  je  ne  me  relèverai  pas  d'un  tel  coup  ;  moi 
qui  ai  ri,  plaisanté  avec  vous  !  moi  qui  ai  osé  vous  traiter 
sur  un  pied  d'égalité  ! 

—  Tais-toi,  mon  vieux  camarade,  répliqua  l'évêque,  qui 
sentit  combien  la  corde  était  tendue  et  combien  il  eût  été 
dangereux  de  la  rompre,  tais-toi.  Vivons  chacun  de  notre 
vie  :  à  toi,  ma  protection  et  mon  amitié;  à  moi,  ton 
obéissance.  Ces  deux  tributs  exactement  payés,  restons  en 
joie. 

Baisemeaux  réfléchit;  il  aperçut  d'un  coup  d'oeil  les 
conséquences  de  cette  extorsion  d'un  prisonnier  à  l'aide 
d'un  faux  ordre,  et,  mettant  en  parallèle  la  garantie  que  lui 
offrait  l'ordre  officiel  du  général,  il  ne  la  sentit  pas  de  poids. 

Aramis  le  devina. 

—  Mon  cher  Baisemeaux,  dit-il,  vous  êtes  un  niais.  Perdez 
donc  l'habitude  de  réfléchir,  quand  je  me  donne  la  peine  de 
penser  pour  vous. 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  297 

Et,  sur  un  nouveau  geste  qu'il  fit,  Baisemeaux  s'inclina 
encore. 

—  Comment  vaîs-je  m'y  prendre  ?  dit-il. 

—  Comment  faites-vous  pour  délivrer  un  prisonnier  ? 

—  J'ai  le  règlement. 

—  Eh  bien,  suivez  le  règlement,  mon  cher. 

—  Je  vais  avec  mon  major  à  la  chambre  du  prisonnier, 
et  je  l'emmène  quand  c'est  un  personnage  d'importance. 

—  Mais  ce  Marchiali  n'est  pas  un  personnage  d'impor- 
tance? dit  négligemment  Aramis. 

—  Je  ne  sais,  répliqua  le  gouverneur. 
Comme  il  eût  dit  : 

«  C'est  à  vous  de  me  l'apprendre.  » 

—  Alors,  si  vous  ne  le  savez  pas,  c'est  que  j'ai  raison; 
agissez  donc  envers  ce  Marchiali  comme  vous  agissez  envers 
les  petits. 

—  Bien.  Le  règlement  l'indique. 

—  Ah! 

—  Le  règlement  porte  que  le  guichetier  ou  l'un  des  bas 
officiers  amènera  le  prisonnier  au  gouverneur,  dans  le  greffe. 

—  Eh  bien,  mais  c'est  fort  sage,  cela.  Et  ensuite  ? 

—  Ensuite,  on  rend  à  ce  prisonnier  les  objets  de  valeur 
qu'il  portait  sur  lui  lors  de  son  incarcération,  les  habits,  les 
papiers,  si  l'ordre  du  ministre  n'en  a  disposé  autrement. 

—  Que  dit  l'ordre  du  ministre  à  propos  de  ce  Marchiali. 

—  Rien;  car  le  malheureux  est  arrivé  ici  sans  joyaux, 
sans  papiers,  presque  sans  habits. 

—  Voyez  comme  tout  cela  est  simple  !  En  vérité,  Baise- 
meaux, vous  vous  faites  des  monstres  de  toute  chose.  Restez 
donc  ici,  et  faites  amener  le  prisonnier  au  Gouvernement. 

Baisemeaux  obéit.  Il  appela  son  lieutenant,  et  lui  donna 
une  consigne,  que  celui-ci  transmit,  sans  s'émouvoir,  à  qui 
de  droit. 

Une  demi-heure  après,  on  entendit  une  porte  se  refermer 
dans  la  cour  :  c'était  la  porte  du  donjon  qui  venait  de 
rendre  sa  proie  à  l'air  libre. 


298  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

Aramis  souffla  toutes  les  bougies  qui  éclairaient  la 
chambre.  Il  n'en  laissa  brûler  qu'une,  derrière  la  porte. 
Cette  lueur  tremblotante  ne  permettait  pas  aux  regards  de 
se  fixer  sur  les  objets.  Elle  en  décuplait  les  aspects  et  les 
nuances  par  son  incertitude  et  sa  mobilité. 

Les  pas  se  rapprochèrent. 

—  Allez  au-devant  de  vos  hommes,  dit  Aramis  à  Baise- 
meaux. 

Le  gouverneur  obéit. 

Le  sergent  et  les  guichetiers  disparurent. 

Baisemeaux  rentra,  suivi  d'un  prisonnier. 

Aramis  s'était  placé  dans  l'ombre;  il  voyait  sans  être  vu. 

Baisemeaux.  d'une  voix  émue,  fit  connaître  à  ce  jeune 
homme  l'ordre  qui  le  rendait  libre. 

Le  prisonnier  écouta  sans  faire  un  geste  ni  prononcer  un 
mot. 

—  Vous  jurerez,  c'est  le  règlement  qui  le  veut,  ajouta  le 
gouverneur,  de  ne  jamais  rien  révéler  de  ce  que  vous  avez 
vu  ou  entendu  dans  la  Bastille  ? 

Le  prisonnier  aperçut  un  christ:  il  étendit  la  main,  et. 
jura  des  lèvres. 

—  A  présent,  monsieur,  vous  êtes  libre  ;  où  comptez-vous 
aller? 

Le  prisonnier  tourna  la  tête,  comme  pour  chercher  der- 
rière lui  une  protection  sur  laquelle  il  avait  dû  compter. 
C'est  alors  qu'Aramis  sortit  de  l'ombre. 

—  Me  voici,  dit-il,  pour  rendre  à  monsieur  le  service  qu'il 
lui  plaira  de  me  demander. 

Le  prisonnier  rougit  légèrement,  et,  sans  hésitation,  vint 
passer  son  bras  sous  celui  d'Aramis. 

—  Dieu  vous  ait  en  sa  sainte  garde  !  dit-il  d'une  voix  qui, 
par  sa  fermeté,  fit  tressaillir  le  gouverneur,  autant  que  la 
formule  l'avait  étonné. 

Aramis,  en  serrant  les  mains  de  lux,  lui  «lit  : 

—  Mon  ordre  vous  gêne-t-il  ?  craignez-vous  qu'on  ne  le 
trouve  chez  vous,  si  l'on  venait  à  y  fouiller  ? 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  299 

—  Je  désire  le  garder,  Monseigneur,  dit  Baisemeaux.  Si 
on  le  trouvait  chez  moi,  ce  serait  un  signe  certain  que  je 
serais  perdu,  et,  en  ce  cas,  vous  seriez  pour  moi  un  puissant 
et  dernier  auxiliaire. 

—  Étant  votre  complice,  voulez-vous  dire?  répondit 
Aramis  en  haussant  les  épaules.  Adieu,  Baisemeaux  !  dit-il. 

Les  chevaux  attendaient,  ébranlant  le  carrosse  dans  leur 
impatience. 

Baisemeaux  conduisit  l'évêque  jusqu'au  bas  du  perron. 

Aramis  fit  monter  son  compagnon  avant  lui  dans  le  car- 
rosse, y  monta  ensuite,  et,  sans  donner  d'autre  ordre  au 
cocher  : 

—  Allez  !  dit-il. 

La  voiture  roula  bruyamment  sur  le  pavé  des  cours.  Un 
officier,  portant  un  flambeau,  devançait  les  chevaux,  et 
donnait  à  chaque  corps  de  garde  l'ordre  de  laisser  passer. 

Pendant  le  temps  que  l'on  mit  à  ouvrir  toutes  les  barriè- 
res, Aramis  ne  respira  point,  et  l'on  eût  pu  entendre  son 
cœur  battre  contre  les  parois  de  sa  poitrine. 

Le  prisonnier,  plongé  dans  un  angle  du  carrosse,  ne  don- 
nait pas  non  plus  signe  d'existence. 

Enfin,  un  soubresaut,  plus  fort  que  les  autres,  annonça 
que  le  dernier  ruisseau  était  franchi.  Derrière  le  carrosse  se 
referma  la  dernière  porte,  celle  de  la  rue  Saint-Antoine. 
Plus  de  murs  à  droite  ni  à  gauche  ;  le  ciel  partout,  la  liberté 
partout,  la  vie  partout.  Les  chevaux,  tenus  en  bride  par  une 
main  vigoureuse,  allèrent  doucement  jusqu'au  milieu  du 
faubourg.  Là,  ils  prirent  le  trot. 

Peu  à  peu,  soit  qu'ils  s'échauffassent,  soit  qu'on  les  pous- 
sât, ils  gagnèrent  en  rapidité,  et,  une  fois  à  Bercy,  le  car- 
rosse semblait  voler,  tant  l'ardeur  des  coursiers  était  grande. 
Ces  chevaux  coururent  ainsi  jusqu'à  Villeneuve-Saint- 
Georges,  où  le  relais  était  préparé.  Alors,  quatre  chevaux, 
au  lieu  de  deux,  entraînèrent  la  voiture  dans  la  direction  de 
Melun,  et  s'arrêtèrent  un  moment  au  milieu  de  la  forêt  de 
Sénart.  L'ordre  sans  doute,  avait  été  donné  d'avance  au 


300  LE    VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

postillon,  car  Aramis  n'eut  pas  même  besoin  de  faire  un 
signe. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  le  prisonnier,  comme  s'il  sortait 
d'un  long  rêve. 

—  Il  y  a,  Monseigneur,  dit  Aramis,  qu'avant  d'aller  plus 
loin,  nous  avons  besoin  de  causer,  Votre  Altesse  Royale 
et  moi. 

—  J'attendrai  l'occasion,  monsieur,  répondit  le  jeune 
prince. 

—  Elle  ne  saurait  être  meilleure,  Monseigneur  :  nous  voici 
au  milieu  du  bois,  nul  ne  peut  nous  entendre. 

—  Et  le  postillon? 

—  Le  postillon  de  ce  relais  est  sourd  et  muet,  Monseigneur. 

—  Je  suis  à  vous,  monsieur  d'Herblay. 

—  Vous  plaît-il  de  rester  dans  cette  voiture  ? 

—  Oui,  nous  sommes  bien  assis,  et  j'aime  cette  voiture; 
c'est  celle  qui  m'a  rendu  à  la  liberté. 

—  Attendez,  Monseigneur...  Encore  une  précaution  à 
prendre. 

—  Laquelle  ? 

—  Nous  sommes  ici  sur  le  grand  chemin;  il  peut  passer 
des  cavaliers  ou  des  carrosses  voyageant  comme  nous,  et 
qui,  à  nous  voir  arrêtés,  nous  croiraient  dans  un  embarras. 
Évitons  des  offres  de  service  qui  nous  gêneraient. 

—  Ordonnez  au  postillon  de  cacher  le  carrosse  dans  une 
allée  latérale. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  voulais  faire,  Monseigneur. 
Aramis  fit  un  signe  au  muet,  qu'il  toucha.  Celui-ci  mit 

pied  à  terre,  prit  les  deux  premiers  chevaux  par  la  bride,  et 
les  entraîna  dans  les  bruyères  veloutées,  sur  l'herbe  moussue 
d'une  allée  sinueuse,  au  fond  de  laquelle,  par  cette  nuit  sans 
lune,  les  nuages  formaient  un  rideau  plus  noir  que  des 
taches  d'encre. 

Cela  fait,  l'homme  se  coucha  sur  un  talus,  près  de  ses 
chevaux,  qui  arrachaient  de  droite  et  de  gauche  les  jeunes 
pousses  de  la  glandèe. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  301 

—  Je  vous  écoute,  dit  le  jeune  prince  à  Aramis;  mais  que 
faites-vous  là  ? 

—  Je  désarme  des  pistolets  dont  nous  n'avons  plus  besoin, 
Monseigneur. 


XXXVI 


LE    TENTATEUR 

—  Mon  prince,  dit  Aramis  en  se  tournant,  dans  le  car- 
rosse, du  côté  de  son  compagnon,  si  faible  créature  que  je 
sois,  si  médiocre  d'esprit,  si  inférieur  dans  l'ordre  des  êtres 
pensants,  jamais  il  ne  m'est  arrivé  de  m'entretenir  avec  un 
homme,  sans  pénétrer  sa  pensée  au  travers  de  ce  masque 
vivant  jeté  sur  notre  intelligence,  afin  d'en  retenir  la  mani- 
festation. Mais  ce  soir,  dans  l'ombre  où  nous  sommes,  dans 
la  réserve  où  je  vous  vois,  je  ne  pourrai  rien  lire  sur  vos 
traits,  et  quelque  chose  me  dit  que  j'aurai  de  la  peine  à  vous 
arracher  une  parole  sincère.  Je  vous  supplie  donc,  non  pas 
par  amour  pour  moi,  car  les  sujets  ne  doivent  peser  rien 
dans  la  balance  que  tiennent  les  princes,  mais  pour  l'amour 
de  vous,  de  retenir  chacune  de  mes  syllabes,  chacune  de 
mes  inflexions,  qui,  dans  les  graves  circonstances  où  nous 
sommes  engagés,  auront  chacune  leur  sens  et  leur  valeur, 
aussi  importantes  que  jamais  il  s'en  prononça  dans  le 
monde. 

—  J'écoute,  répéta  le  jeune  prince  avec  décision,  sans  rien 
ambitionner,  sans  rien  craindre  de  ce  que  vous  m'allez  dire. 

Et  il  s'enfonça  plus  profondément  encore  dans  les  cous- 
sins épais  du  carrosse,  essayant  de  dérober  à  son  compa- 
gnon, non  seulement  la  vue,  mais  la  supposition  même  de 
sa  personne. 

L'ombre  était  noire,  et  elle  descendait,  large  et  opaque, 
du  sommet  des  arbres  entrelacés.  Ce  carrosse,  fermé  d'une 


302  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

vaste  toiture,  n'eût  pas  reçu  la  moindre  parcelle  de  lumière, 
lors  même  qu'un  atome  lumineux  se  fût  glissé  entre  les 
colonnes  de  brume  qui  s  épanouissaient  dans  l'allée  du  bois. 

—  Monseigneur,  reprit  Aramis,  vous  connaissez  l'histoire 
du  gouvernement  qui  dirige  aujourd'hui  la  France.  Le  roi 
est  sorti  d'une  enfance  captive  comme  l'a  été  la  vôtre, 
obscure  comme  l'a  été  la  vôtre,  étroite  comme  l'a  été  la 
vôtre.  Seulement,  au  lieu  d'avoir,  comme  vous,  l'esclavage 
de  la  prison,  l'obscurité  de  la  solitude,  l'étroitesse  de  la  vie 
cachée,  il  a  dû  souffrir  toutes  ses  misères,  toutes  ses  humi- 
liations, toutes  ses  gênes,  au  grand  jour,  au  soleil  impi- 
toyable de  la  royauté;  place  noyée  de  lumière,  où  toute 
tache  paraît  une  fange  sordide,  où  toute  gloire  paraît  une 
tache.  Le  roi  a  souffert,  il  a  de  la  rancune,  il  se  vengera.  Ce 
sera  un  mauvais  roi.  Je  ne  dis  pas  qu'il  versera  le  sang 
comme  Louis  XI  ou  Charles  IX,  car  il  n'a  pas  à  venger  d'in- 
jures mortelles;  mais  il  dévorera  l'argent  et  la  subsistance 
de  ses  sujets,  parce  qu'il  a  subi  des  injures  d'intérêt  et  d'ar- 
gent. Je  mets  donc  tout  d'abord  à  l'abri  ma  conscience  quand 
je  considère  en  face  les  mérites  et  les  défauts  de  ce  prince, 
et,  si  je  le  condamne,  ma  conscience  m'absout. 

Aramis  fît  une  pause.  Ce  n'était  pas  pour  écouter  si  le 
silence  du  bois  était  toujours  le  même,  c'était  pour  reprendre 
sa  pensée  du  fond  de  son  esprit,  c'était  pour  laisser  à  cette 
pensée  le  temps  de  s'incruster  profondément  dans  l'esprit  de 
son  interlocuteur. 

—  Dieu  fait  bien  tout  ce  qu'il  fait,  continua  l'évêque  de 
Vannes;  et  de  cela  je  suis  tellement  persuadé,  que  je  me 
suis  applaudi  dès  longtemps  d'avoir  été  choisi  par  lui  comme 
dépositaire  du  secret  que  je  vous  ai  aidé  à  découvrir.  11  fal- 
lait au  Dieu  de  justice  et  de  prévoyance  un  instrument  aigu, 
persévérant,  convaincu,  pour  accomplir  une  grande  œuvre. 
Cet  instrument,  c'est  moi.  J'ai  l'acuité,  j'ai  la  persévérance, 
j'ai  la  conviction  ;  je  gouverne  un  peuple  mystérieux  qui  a 
pris  pour  devise  la  devise  de  Dieu  :  Patiens  quia  œternus  î 

Le  prince  fit  un  mouvement. 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  303 

—  Je  devine.  Monseigneur,  dit  Aramis,  que  vous  levez  la 
tête,  et  que  ce  peuple  à  qui  je  commande  vous  étonne.  Vous 
ne  saviez  pas  traiter  avec  un  roi.  Oh  !  Monseigneur,  roi  d'un 
peuple  bien  humble,  roi  d'un  peuple  bien  déshérité  :  humble, 
parce  qu'il  n'a  de  force  qu'en  rampant  ;  déshérité,  parce  que 
jamais,  presque  jamais  en  ce  monde,  mon  peuple  ne  récolte 
les  moissons  qu'il  sème  et  ne  mange  le  fruit  qu'il  cultive.  Il 
travaille  pour  une  abstraction,  il  agglomère  toutes  les  molé- 
cules de  sa  puissance  pour  en  former  un  homme,  et  à  cet 
homme,  avec  le  produit  de  ses  gouttes  de  sueur,  il  compose  un 
nuage  dont  le  génie  de  cet  homme  doit  à  son  tour  faire  une 
auréole,  dorée  aux  rayons  de  toutes  les  couronnes  de  la  chré- 
tienté. Voilà  l'homme  que  vous  avez  à  vos  côtés,  Monseigneur. 
C'est  vous  dire  qu'il  vous  a  tiré  de  l'abîme  dans  un  grand 
dessein,  et  qu'il  veut,  dans  ce  dessein  magnifique,  vous  élever 
au-dessus  des  puissances  de  la  terre,  au-dessus  de  lui-même. 

Le  prince  toucha  légèrement  le  bras  d' Aramis. 

—  Vous  me  parlez,  dit-il,  de  cet  ordre  religieux  dont  vous 
êtes  le  chef.  Il  résulte,  pour  moi,  de  vos  paroles,  que,  le  jour 
où  vous  voudrez  précipiter  celui  que  vous  aurez  élevé,  la 
chose  se  fera,  et  que  vous  tiendrez  sous  votre  main  votre 
créature  de  la  veille. 

—  Détrompez-vous,  Monseigneur,  répliqua  l'évêque;  je  ne 
prendrais  pas  la  peine  de  jouer  ce  jeu  terrible  avec  Votre 
Altesse  Royale,  si  je  n'avais  un  double  intérêt  à  gagner  la 
partie.  Le  jour  où  vous  serez  élevé,  vous  serez  élevé  à  jamais; 
vous  renverserez  en  montant  le  marchepied,  vous  l'enverrez 
rouler  si  loin,  que  jamais  sa  vue  ne  vous  rappellera  même 
son  droit  à  votre  reconnaissance. 

—  Oh!  monsieur. 

—  Votre  mouvement,  Monseigneur,  vient  d'un  excellent 
naturel.  Merci!  Croyez  bien  que  j'aspire  à  plus  que  de  la 
reconnaissance;  je  suis  assuré  que,  parvenu  au  faîte,  vous 
me  jugerez  plus  digne  encore  d'être  votre  ami,  et  alors,  à 
nous  deux,  Monseigneur,  nous  ferons  de  si  grandes  choses, 
qu'il  en  sera  longtemps  parlé  dans  les  siècles. 


304  LE   VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Dites-moi  bien,  monsieur,  dites-le-moi  sans  voiles,  ce 
que  je  suis  aujourd'hui  et  ce  que  vous  prétendez  que  je  sois 
demain. 

—  Vous  êtes  le  fils  du  roi  Louis  XIII,  vous  êtes  le  frère 
du  roi  Louis  XIV,  vous  êtes  l'héritier  naturel  et  légitime  du 
trône  de  France.  En  vous  gardant  près  de  lui,  comme  on  a 
gardé  Monsieur,  votre  frère  cadet,  le  roi  se  réservait  le  droit 
d'être  souverain  légitime.  Les  médecins  seuls  et  Dieu  pou- 
vaient lui  disputer  la  légitimité.  Les  médecins  aiment  tou- 
jours mieux  le  roi  qui  est  que  le  roi  qui  n'est  pas.  Dieu  se 
mettrait  dans  son  tort  en  nuisant  à  un  prince  honnête 
homme.  Mais  Dieu  a  voulu  qu'on  vous  persécutât,  et  cette 
persécution  vous  sacre  aujourd'hui  roi  de  France.  Vous  aviez 
donc  le  droit  de  régner,  puisqu'on  vous  le  conteste;  vous 
aviez  donc  le  droit  d'être  déclaré,  puisqu'on  vous  séquestre; 
vous  êtes  donc  de  sang  divin,  puisqu'on  n'a  pas  osé  verser  votre 
sang  comme  celui  de  vos  serviteurs.  Maintenant,  voyez  ce 
qu'il  a  fait  pour  vous,  ce  Dieu  que  vous  avez  tant  de  fois 
accusé  d'avoir  tout  fait  contre  vous.  Il  vous  a  donné  les  traits, 
la  taille,  l'âge  et  la  voix  de  votre  frère,  et  toutes  les  causes 
de  votre  persécution  vont  devenir  les  causes  de  votre  résur- 
rection triomphale.  Demain,  après-demain,  au  premier 
moment,  fantôme  royal,  ombre  vivante  de  Louis  XIV,  vous 
vous  assiérez  sur  son  trône,  d'où  la  volonté  de  Dieu,  confiée 
à  l'exécution  d'un  bras  d'homme,  l'aura  précipité  sans 
retour. 

—  Je  comprends,  dit  le  prince,  on  ne  versera  pas  le  sang 
de  mon  frère. 

—  Vous  serez  seul  arbitre  de  sa  destinée. 

—  Ce  secret  dont  on  a  abusé  envers  moi... 

—  Vous  en  userez  avec  lui.  Que  faisait-il  pour  le  cacher  ? 
Il  vous  cachait.  Vivante  image  de  lui-même,  vous  trahiriez 
le  complot  de  Mazarin  et  d'Anne  d'Autriche.  Vous,  mon 
prince,  vous  aurez  le  même  intérêt  à  cacher  celui  qui  vous 
ressemblera  prisonnier,  comme  vous  lui  ressemblerez  roi. 

—  Je  reviens  sur  ce  que  je  vous  disais.  Qui  le  gardera? 


LE     VICOMTE   DE   BRAGELONNE  dU5 

—  Qui  vous  gardait. 

—  Vous  connaissez  ce  secret,  vous  en  avez  fait  usage  pour 
moi.  Qui  le  connaît  encore  ? 

—  La  reine  mère  et  madame  de  Chevreuse. 

—  Que  feront-elles  ? 

—  Rien,  si  vous  le  voulez. 

—  Comment  cela  ? 

—  Gomment  vous  reconnaîtront-elles,  si  vous  agissez  de 
façon  qu'on  ne  vous  reconnaisse  pas  ? 

—  C'est  vrai.  Il  y  a  des  difficultés  plus  graves. 

—  Dites,  prince. 

—  Mon  frère  est  marié;  je  ne  puis  prendre  la  femme  de 
mon  frère. 

—  Je  ferai  qu'une  répudiation  soit  consentie  par  l'Espagne; 
c'est  l'intérêt  de  votre  nouvelle  politique,  c'est  la  morale 
humaine.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  noble  et  de  vraiment 
utile  en  ce  monde  y  trouvera  son  compte. 

—  Le  roi,  séquestré,  parlera. 

—  A  qui  voulez-vous  qu'il  parle  ?  Aux  murs  ? 

—  Vous  appelez  murs  les  hommes  en  qui  vous  aurez 
confiance. 

—  Au  besoin,  oui,  Votre  Altesse  Royale.  D'ailleurs... 

—  D'ailleurs?... 

—  Je  voulais  dire  que  les  desseins  de  Dieu  ne  s'arrêtent 
pas  en  si  beau  chemin.  Tout  plan  de  cette  portée  est  com- 
plété par  les  résultats,  comme  un  calcul  géométrique.  Le  roi, 
séquestré,  ne  sera  pas  pour  vous  l'embarras  que  vous  avez 
été  pour  le  roi  régnant.  Dieu  a  fait  cette  âme  orgueilleuse  et 
impatiente  de  nature.  Il  l'a,  de  plus,  amollie,  désarmée,  par 
l'usage  des  honneurs  et  l'habitude  du  souverain  pouvoir. 
Dieu,  qui  voulait  que  la  fin  du  calcul  géométrique  dont 
j'avais  l'honneur  de  vous  parler  fût  votre  avènement  au 
trône  et  la  destruction  de  ce  qui  vous  est  nuisible,  a  décidé 
que  le  vaincu  finira  bientôt  ses  souffrances  avec  les  vôtres.  Il 
a  donc  préparé  cette  àme  et  ce  corps  pour  la  brièveté  de 
l?agonie.  Mis  en  prison  simple  particulier,  séquestré  avec 

t.  v.  114 


306  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

vos  doutes,  privé  de  tout,  avec  l'habitude  d'une  vie  solide 
vous  avez  résisté.  Mais  votre  frère,  captif,  oublié,  restreint, 
ne  supportera  point  son  injure,  et  Dieu  reprendra  son  âme  au 
temps  voulu,  c'est-à-dire  bientôt. 

A  ce  moment  de  la  sombre  analyse  d'Aramis,  un  oiseau 
de  nuit  poussa  du  fond  des  futaies  ce  houhoulement  plaintif 
et  prolongé  qui  fait  tressaillir  toute  créature. 

—  J'exilerais  le  roi  déchu,  dit  Philippe  en  frémissant;  ce 
serait  plus  humain. 

—  Le  bon  plaisir  uu  roi  décidera  la  question,  répondit 
Aramis.  Maintenant,  ai-je  bien  posé  le  problème?  ai-je  bien 
amené  la  solution  selon  les  désirs  ou  les  prévisions  de  Votre 
Altesse  Royale? 

—  Oui,  monsieur,  oui  ;  vous  n'avez  rien  oublié,  si  ce  n'est 
cependant  deux  choses. 

—  La  première? 

—  Parlons-en  tout  de  suite  avec  la  même  franchise  que 
nous  venons  de  mettre  à  notre  conversation  ;  parlons  des 
motifs  qui  peuvent  amener  la  dissolution  des  espérances  que 
nous  avons  conçues  ;  parlons  des  dangers  que  nous  courons. 

—  Ils  seraient  immenses,  infinis,  effrayants,  insurmon- 
tables, si,  comme  je  vous  l'ai  dit,  tout  ne  concourait  à  les 
rendre  absolument  nuls.  Il  n'y  a  pas  de  dangers  pour  vous 
ni  pour  moi,  si  la  constance  et  l'intrépidité  de  Votre  Altesse 
Royale  égalent  la  perfection  de  cette  ressemblance  que  la 
nature  vous  a  donnée  avec  le  roi.  Je  vous  le  répète,  il  n'y  a 
pas  de  dangers,  il  n'y  a  que  des  obstacles.  Ce  mot-là.  que  je 
trouve  dans  toutes  les  langues,  je  l'ai  toujours  mal  compris; 
si  j'étais  roi,  je  le  ferais  effacer  comme  absurde  et  inutile. 

—  Si  fait,  monsieur,  il  y  a  un  obstacle  très  sérieux,  un 
danger  insurmontable  que  vous  oubliez. 

—  Ah!  fit  Aramis. 

—  11  y  a  la  conscience  qui  crie,  il  y  a  le  remords  qui 
déchire. 

—  Oui,  c'est  vrai,  dit  l'évéque:  il  y  a  la  faiblesse  de  cœur, 
vous  me  le  rappelez.  Oh!  vous  avez  raison,  c'est  un  immense 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  307 

obstacle,  c'est  vrai.  Le  cheval  qui  a  peur  du  fossé  saute  au 
milieu  et  se  tue!  L'homme  qui  croise  le  fer  en  tremblant 
laisse  à  la  lame  ennemie  des  jours  par  lesquels  la  mort 
passe!  C'est  vrai!  c'est  vrai! 

—  Avez-vous  un  frère?  dit  le  jeune  homme  à  Aramis. 

—  Je  suis  seul  au  monde,  répliqua  celui-ci  d'une  voix 
sèche  et  nerveuse  comme  la  détente  d'un  pistolet. 

—  Mais  vous  aimez  quelqu'un  sur  la  terre?  ajouta  Phi- 
lippe. 

—  Personne!  Si  fait,  je  vous  aime. 

Le  jeune  homme  se  plongea  dans  un  silence  si  profond, 
que  le  bruit  de  son  propre  souffle  devint  un  tumulte  pour 
Aramis 

—  Monseigneur,  reprit-il,  je  n'ai  pas  dit  tout  ce  que  j'avais 
à  dire  à  Votre  Altesse  Royale  :  je  n'ai  pas  offert  à  mon  prince 
tout  ce  que  je  possède  pour  lui  de  salutaires  conseils  et 
d'utiles  ressources.  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  briller  un  éclair 
aux  yeux  de  ce  qui  aime  l'ombre  ;  il  ne  s'agit  pas  de  faire 
gronder  les  magnificences  du  canon  aux  oreilles  de  l'homme 
doux  qui  aime  le  repos  et  les  champs.  Monseigneur,  j'ai  votre 
bonheur  tout  prêt  dans  ma  pensée;  je  vais  le  laisser  tomber 
de  mes  lèvres,  ramassez-le  précieusement  pour  vous,  qui 
avez  tant  aimé  le  ciel,  les  prés  verdoyants  et  l'air  pur.  Je 
connais  un  pays  de  délices,  un  paradis  ignoré,  un  coin  du 
monde  où,  seul,  libre,  inconnu,  dans  les  bois,  dans  les  fleurs, 
dans  les  eaux  vives,  vous  oublierez  tout  ce  que  la  folie 
humaine,  tentatrice  de  Dieu,  vient  de  vous  débiter  de  misères 
tout  à  l'heure.  Oh!  écoutez-moi,  mon  prince,  je  ne  raille 
pas.  J'ai  une  àme,  voyez-vous,  je  devine  Tabîme  de  la  vôtre. 
Je  ne  vous  prendrai  pas  incomplet  pour  vous  jeter  dans 
le  creuset  de  ma  volonté,  de  mon  caprice  ou  de  mon  ambi- 
tion. Tout  ou  rien.  Vous  êtes  froissé,  malade,  presque  éteint 
par  le  surcroît  de  souffle  qu'il  vous  a  fallu  donner  depuis 
une  heure  de  liberté.  C'est  un  signe  certain  pour  moi  que 
vous  ne  voudrez  pas  continuer  à  respirer  largement,  longue- 
ment. Tenons-nous  donc  à  une  vie  plus  humble,  plus  appro- 


308  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

priée  à  nos  forces.  Dieu  m'est  témoin,  j'en  atteste  sa  toute 
puissance,  que  je  veux  faire  sortir  votre  bonheur  de  cette 
épreuve  où  je  vous  ai  engagé. 

—  Parlez!  parlez!  dit  le  prince  avec  une  vivacité  qui  fit 
réfléchir  Aramis. 

—  Je  connais,  reprit  le  prélat,  dans  le  Bas-Poitou,  un 
canton  dont  nul  en  France  ne  soupçonne  l'existence.  Vingt 
lieues  de  pays,  c'est  immense,  n'est-ce  pas?  Vingt  lieues, 
Monseigneur,  et  toutes  couvertes  d'eau,  d'herbages  et  de 
joncs;  le  tout  mêlé  d'îles  chargées  de  bois.  Ces  grands 
marais,  vêtus  de  roseaux  comme  d'une  épaisse  mante, 
dorment  silencieux  et  profonds  sous  le  sourire  du  soleil. 
Quelques  familles  de  pêcheurs  les  mesurent  paresseusement 
avec  leurs  grands  radeaux  de  peupliers  et  d'aunes,  dont  le 
plancher  est  fait  d'un  lit  de  roseaux,  dont  la  toiture  est 
tressée  en  joncs  solides.  Ces  barques,  ces  maisons  flottantes, 
vont  à  l'aventure  sous  le  souffle  du  vent.  Quand  elles  touchent 
une  rive,  c'est  par  hasard,  et  si  moelleusement,  que  le 
pêcheur  qui  dort  n'est  pas  réveillé  par  la  secousse.  S'il  a 
voulu  aborder,  c'est  qu'il  a  vu  les  longues  bandes  de  râles 
ou  de  vanneaux,  de  canards  ou  de  pluviers,  de  sarcelles  ou 
de  bécassines,  dont  il  fait  sa  proie  avec  le  piège  ou  avec  le 
plomb  du  mousquet.  Les  aloses  argentées,  les  anguilles 
monstrueuses,  les  brochets  nerveux,  les  perches  roses  et 
grises,  tombent  par  masse  dans  ses  filets.  11  n'y  a  qu'à 
choisir  les  pièces  les  plus  grasses,  et  laisser  échapper  le 
reste.  Jamais  un  homme  des  villes,  jamais  un  soldat,  jamais 
personne  n'a  pénétré  dans  ce  pays.  Le  soleil  y  est  doux. 
Certains  massifs  de  terre  retiennent  la  vigne  et  nourrissent 
d'un  suc  généreux  ses  belles  grappes  noires  et  blanches.  Une 
fois  la  semaine,  une  barque  va  chercher,  au  four  commun, 
le  pain  tiède  et  jaune  dont  l'odeur  attire  et  caresse  de  loin. 
Vous  vivrez  là  comme  un  homme  des  temps  anciens.  Seigneur 
puissant  de  vos  chiens  barbets,  de  vos  lignes,  de  vos  fusils 
et  de  votre  belle  maison  de  roseaux,  vous  y  vivrez  dans 
l'opulence  de  la  chasse,  dans  la  plénitude  de  la  sécurité  ; 


LR     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  309 

vous  passerez  ainsi  des  années  au  bout  desquelles,  méconnais- 
sable, transformé,  vous  aurez  forcé  Dieu  à  vous  refaire  une 
destinée,  Il  y  a  mille  pistoles  dans  ce  sac,  Monseigneur  ; 
c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  acheter  tout  le  marais  dont  je 
vous  ai  parlé;  c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  y  vivre  autant 
d'années  que  vous  avez  de  jours  à  vivre;  c'est  plus  qu'il  n'en 
faut  pour  être  le  plus  riche,  le  plus  libre  et  le  plus  heureux 
de  la  contrée.  Acceptez  comme  je  vous  offre,  sincèrement, 
joyeusement.  Tout  de  suite,  du  carrosse  que  voici,  nous 
allons  distraire  deux  chevaux;  le  muet,  mon  serviteur,  vous 
conduira,  marchant  la  nuit,  dormant  le  jour,  jusqu'au  pays 
dont  je  vous  parle,  et  au  moins  j'aurai  la  satisfaction  de  me 
dire  que  j'ai  rendu  à  mon  prince  le  service  qu'il  a  choisi. 
J'aurai  fait  un  homme  heureux.  Dieu  m'en  saura  plus  de 
gré  que  d'avoir  fait  un  homme  puissant.  C'est  bien  autre- 
ment difficile!  Eh  bien,  que  répondez-vous,  Monseigneur? 
Voici  l'argent.  Oh!  n'hésitez  pas.  Au  Poitou,  vous  ne  risquez 
rien,  sinon  de  gagner  les  fièvres.  Encore  les  sorciers  du 
pays  pourront-ils  vous  guérir  pour  vos  pistoles.  A  jouer 
l'autre  partie,  celle  que  vous  savez,  vous  risquez  d'être 
assassiné  sur  un  trône  ou  étranglé  dans  une  prison.  Sur 
mon  àmeî  je  le  dis,  à  présent  que  j'ai  pesé  les  deux,  sur 
ma  vie  !  j'hésiterais. 

—  Monsieur,  répliqua  le  jeune  prince,  avant  que  je  me 
résolve,  laissez-moi  descendre  de  ce  carrosse,  marcher  sur 
la  terre,  et  consulter  cette  voix  que  Dieu  fait  parler  dans  la 
nature  libre.  Dix  minutes,  et  je  répondrai. 

—  Faites,  Monseigneur,  dit  Aramis  en  s'inclinant  avec 
respect,  tant  avait  été  solennelle  et  auguste  la  voix  qui  venait 
de  s'exprimer  ainsi. 


310  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 


XXXVII 


COURONNE   ET   TIARE 

Aramis  était  descendu  avant  le  jeune  homme  et  lui  tenait 
la  portière  ouverte.  Il  le  vit  poser  le  pied  sur  la  mousse  avec 
un  frémissement  de  tout  le  corps,  et  faire  autour  de  la  voi- 
ture quelques  pas  embarrassés,  chancelants  presque.  On  eût 
dit  que  le  pauvre  prisonnier  était  mal  habitué  à  marcher 
sur  la  terre  des  hommes. 

On  était  au  15  août,  vers  onze  heures  du  soir  ;  de  gros 
nuages,  qui  présageaient  la  tempête,  avaient  envahi  le  ciel, 
et  sous  leurs  plis  dérobaient  toute  lumière  et  toute  pers- 
pective. A  peine  les  extrémités  des  allées  se  détachaient-elles 
des  taillis  par  une  pénombre  d'un  gris  opaque  qui  devenait, 
après  un  certain  temps  d'examen,  sensible  au  milieu  de 
cette  obscurité  complète.  Mais  les  parfums  qui  montent  de 
l'herbe,  ceux  plus  pénétrants  et  plus  frais  qu'exhale  l'essence 
des  chênes,  l'atmosphère  tiède  et  onctueuse  qui  l'enveloppait 
tout  entier  pour  la  première  fois  depuis  tant  d'années,  cette 
ineffable  jouissance  de  liberté  en  pleine  campagne,  parlaient 
un  langage  si  séduisant  pour  le  prince,  que,  quelle  qUe  fût 
cette  retenue,  nous  dirons  presque  cette  dissimulation  dont 
nous  avons  essayé  de  donner  une  idée,  il  se  laissa  surprendre 
à  son  émotion  et  poussa  un  soupir  de  joie. 

Puis,  peu  à  peu,  il  leva  sa  tête  alourdie,  et  respira  les  dif- 
férentes couches  d'air,  à  mesure  qu'elles  s'offraient  chargées 
d'arômes  à  son  visage  épanoui.  Croisant  ses  bras  sur  sa  poi- 
trine, comme  pour  L'empêcher  d'éclater  à  l'invasion  de  cette 
félicité  nouvelle,  il  aspira  délicieusement  cet  air  inconnu 
qui  court  la  nuit  sous  le  dôme  des  hautes  forêts.  Ce  ciel  qu'il 
contemplait,  ces  eaux  qu'il  entendait  bruire,  ces  créatures 
qu'il    voyait    s'agiter,    n'était-ce    pas    la    réalité?   Aramis 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  311 

n'était-il  pas  un  fou  de  croire  qu'il  y  eût  autre  chose  à  rêver 
dans  ce  monde  ? 

Ces  tableaux  enivrants  de  la  vie  de  campagne.,  exempte  de 
soucis,  de  craintes  et  de  gênes,  cet  océan  de  jours  heureux 
qui  miroite  incessamment  devant  toute  imagination  jeune, 
voilà  la  véritable  amorce  à  laquelle  pourra  se  prendre  un 
malheureux  captif,  usé  par  la  pierre  du  cachot,  étiolé  dans 
l'air  si  rare  de  la  Bastille.  C'était  celle,  on  s'en  souvient,  que 
lui  avait  présentée  Aramis,  en  lui  offrant  et  les  mille  pistoles 
que  renfermait  la  voiture  et  cet  Èden  enchanté  que  cachaient 
aux  yeux  du  monde  les  déserts  du  Bas-Poitou. 

Telles  étaient  les  réflexions  d'Aramis  pendant  qu'il  sui- 
vait, avec  une  anxiété  impossible  à  décrire,  la  marche  silen- 
cieuse des  joies  de  Philippe,  qu'il  voyait  s'enfoncer  graduel- 
lement dans  les  profondeurs  de  sa  méditation. 

En  effet,  le  jeune  prince,  absorbé,  ne  touchait  plus  que 
des  pieds  à  la  terre,  et  son  âme,  envolée  aux  pieds  de  Dieu, 
le  suppliait  d'accorder  un  rayon  de  lumière  à  cette  hésitation 
d'où  devait  sortir  sa  mort  ou  sa  vie. 

Ce  moment  fut  terrible  pour  l'évêque  de  Vannes.  Il  ne 
s'était  pas  encore  trouvé  en  présence  d'un  aussi  grand  mal- 
heur. Cette  àme  d'acier,  habituée  à  se  jouer  dans  la  vie 
parmi  des  obstacles  sans  consistance,  ne  se  trouvant  jamais 
inférieure  ni  vaincue,  allait-elle  échouer  dans  un  si  vaste 
plan,  pour  n'avoir  pas  prévu  l'influence  qu'exerçaient  sur 
un  corps  humain  quelques  feuilles  d'arbres  arrosées  de 
quelques  litres  d'au*  ? 

Aramis,  fixé  à  la  même  place  par  l'angoisse  de  son  doute, 
contempla  donc  cette  agonie  douloureuse  de  Philippe,  qui 
soutenait  la  lutte  contre  les  deux  anges  mystérieux.  Ce 
supplice  dura  les  dix  minutes  qu'avait  demandées  le  jeune 
homme.  Pendant  cette  éternité,  Philippe  ne  cessa  de  regar- 
der le  ciel  avec  un  œil  suppliant,  triste  et  humide.  Aramis 
ne  cessa  de  regarder  Philippe  avec  un  œil  avide,  enflammé, 
dévorant. 

Tout  à  coup,  la  tête  du  jeune  homme  s'inclina.  Sa  pensée 


312  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

redescendit  sur  la  terre.  On  vit  son  regard  s'endurcir,  son 
front  se  plisser,  sa  bouche  s'armer  d'un  courage  farouche  ; 
puis  ce  regard  devint  fixe  encore  une  fois  ;  mais,  cette  fois, 
il  reflétait  la  flamme  des  mondaines  splendeurs  ;  cette  fois, 
il  ressemblait  au  regard  de  Satan  sur  la  montagne,  lorsqu'il 
passait  en  revue  les  royaumes  et  les  puissances  de  la  terre 
pour  en  faire  des  séductions  à  Jésus. 

L'œil  d'Aramis  redevint  aussi  doux  qu'il  avait  été  sombre. 
Alors.  Philippe  lui  saisissant  la  main  d'un  mouvement  rapide 
et  nerveux  : 

—  Allons,  dit-il,  allons  où  l'on  trouve  la  couronne  de 
France  1 

—  C'est  votre  décision,  mon  prince?  repartit  Aramis. 

—  C'est  ma  décision. 

—  Irrévocable? 

Philippe  ne  daigna  pas  même  répondre.  Il  regarda  réso- 
lument l'évêque,  comme  pour  lui  demander  s'il  était  possible 
qu'un  homme  revînt  jamais  sur  un  parti  pris. 

—  Ces  regards-là  sont  des  traits  de  feu  qui  peignent  les 
caractères,  dit  Aramis  en  s'inclinant  sur  la  main  de  Philippe. 
Vous  serez  grand,  Monseigneur,  je  vous  en  réponds. 

—  Reprenons,  s'il  vous  plaît,  la  conversation  où  nous 
l'avons  laissée.  Je  vous  avais  dit.  je  crois,  que  je  voulais 
m'entendre  avec  vous  sur  deux  points  :  les  dangers  ou  les 
obstacles.  Ce  point  est  décidé.  L'autre,  ce  sont  les  conditions 
que  vous  me  poseriez.  A  votre  tour  de  parler,  monsieur 
d'Herblay. 

—  Les  conditions,  mon  prince? 

—  Sans  doute.  Vous  ne  m'arrêterez  pas  en  chemin  pour 
une  bagatelle  semblable,  et  vous  ne  me  ferez  pas  l'injure 
de  supposer  que  je  vous  crois  sans  intérêt  dans  cette  affaire. 
Ainsi  donc,  sans  détour  et  sans  crainte,  ouvrez-moi  le  fond 
de  votre  pensée. 

—  M'y  voici,  Monseigneur.  Une  fois  roi... 

—  Quand  sera-ce? 

—  Ce  sera  demain  au  soir.  Je  veux  dire  dans  la  nuit. 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  343 

—  Expliquez-moi  comment. 

—  Quand  j'aurai  fait  une  question  à  Votre  Altesse  Royale. 

—  Faites. 

—  J'avais  envoyé  à  Votre  Altesse  un  homme  à  moi, 
chargé  de  lui  remettre  un  cahier  de  notes  écrites  finement, 
rédigées  avec  sûreté,  notes  qui  permettent  à  Votre  Altesse 
de  connaître  à  fond  toutes  les  personnes  qui  composent  et 
composeront  sa  cour. 

—  J'ai  lu  toutes  ces  notes. 

—  Attentivement  ? 

—  Je  les  sais  par  cœur. 

—  Et  comprises?  Pardon,  je  puis  demander  cela  au  pauvre 
abandonné  de  la  Bastille.  Il  va  sans  dire  que,  dans  huit 
jours,  je  n'aurai  plus  rien  à  demander  à  un  esprit  comme 
le  vôtre,  jouissant  de  sa  liberté  dans  sa  toute-puissance. 

—  Interrogez-moi,  alors;  je  veux  être  l'écolier  à  qui  le 
savant  maître  fait  répéter  la  leçon  convenue. 

—  Sur  votre  famille,  d'abord,  Monseigneur. 

—  Ma  mère  Anne  d'Autriche  ?  tous  ses  chagrins,  sa  triste 
maladie?  Oh!  je  la  connais  !  je  la  connais! 

—  Votre  second  frère?  dit  Aramis  en  s'inclinant. 

—  Vous  avez  joint  à  ces  notes  des  portraits  si  merveilleu- 
sement tracés,  dessinés  et  peints,  que  j'ai,  par  ces  peintures, 
reconnu  les  gens  dont  vos  notes  me  désignaient  le  caractère, 
les  mœurs  et  l'histoire.  Monsieur  mon  frère  est  un  beau 
brun,  le  visage  pâle  ;  il  n'aime  pas  sa  femme  Henriette,  que 
moi,  moi  Louis  XIV,  j'ai  un  peu  aimée,  que  j'aime  encore 
coquettement,  bien  qu'elle  m'ait  tant  fait  pleurer  le  jour  où 
slle  voulait  chasser  mademoiselle  de  La  Vallière. 

—  Vous  prendrez  garde  aux  yeux  de  celle-ci,  dit  Aramis. 
Elle  aime  sincèrement  le  roi  actuel.  On  trompe  difficilement 
es  yeux  d'une  femme  qui  aime. 

—  Elle  est  blonde,  elle  a  des  yeux  bleus  dont  la  tendresse 
ne  révélera  son  identité.  Elle  boîte  un  peu,  elle  écrit  chaque 
!our  une  lettre  à  laquelle  je  fais  répondre  par  M.  de  Saint- 
\ignan. 


3i4  LE    VICOMTE    DE   BRAGELONNE 

—  Celui-là.  vous  le  connaissez? 

—  Comme  si  je  le  voyais,  et  je  sais  les  derniers  vers  qu'il 
m'a  faits,  comme  ceux  que  j'ai  composés  en  réponse  aux 
siens. 

—  irès  bien.  Vos  ministres,  les  connaissez-vous? 

—  Colbert,  une  figure  laide  et  sombre,  mais  intelligente  ; 
cheveux  couvrant  le  front,  grosse  tête,  lourde,  pleine; 
ennemi  mortel  de  M.  Fouquet. 

—  Quant  à  celui-là,  ne  nous  en  inquiétons  pas. 

—  Non,  parce  que.  nécessairement,  vous  me  demanderez 
de  l'exiler,  n'est-ce  pas  ? 

Aramis,  pénétré  d'admiration,  se  contenta  de  dire  : 

—  Vous  serez  très  grand,  Monseigneur. 

—  Vous  voyez,  ajouta  le  prince,  que  je  sais  ma  leçon  à 
merveille,  et,  Dieu  aidant,  vous  ensuite,  je  ne  me  tromperai 
guère. 

—  Vous  avez  encore  une  paire  d'yeux  bien  gênants  ?  Mon- 
seigneur. 

—  Oui,  le  capitaine  des  mousquetaires,  M.  d'Àrtagnan, 
votre  ami. 

—  Mon  ami,  je  dois  le  dire. 

—  Celui  qui  a  escorté  La  Vallière  à  Chaillot,  celui  qui  a 
livré  Monck  dans  un  coffre  au  roi  Charles  II,  celui  qui  a  si 
bien  servi  ma  mère,  celui  à  qui  la  couronne  de  France  doit 
tant  qu'elle  lui  doit  tout.  Est-ce  que  vous  me  demanderez 
aussi  de  l'exiler,  celui-là  ? 

—  Jamais,  Sire.  D'Arlagnan  est  un  homme  à  qui,  dans  un 
moment  donné,  je  me  charge  de  tout  dire;  mais  défiez-vous, 
car,  s'il  nous  dépiste  avant  cette  révélation,  vous  ou  moi, 
nous  serons  pris  ou  tués.  C'est  un  homme  de  main. 

—  J'aviserai.  Parlez-mui  de  M.  Fouquet.  Qu'en  voulez-vous 

—  Un  moment  encore.  Je  vous  en  prie,  Monseigneur. 
Pardon,  si  je  parais  manquer  de  respect  en  vous  question- 
nant toujours. 

—  C'est  votre  devoir  de  le  faire,  et  c'est  encore  votre  droit. 


LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE  315 

—  Avant  de  passer  à  M.  Fouquet,  j'aurais  un  scrupule 
l'oublier  un  autre  ami  à  moi. 

—  M.  du  Vallon,  l'Hercule  de  la  France.  Quant  à  celui-là, 
a  fortune  est  assurée. 

—  Non,  ce  n'est  pas  de  lui  que  je  voulais  parler. 

—  Du  comte  de  la  F  ère,  alors? 

—  Et  de  son  fils,  notre  fils  à  tous  quatre. 

—  Ce  garçon  qui  se  meurt  d'amour  pour  La  Yallière,  à  qui 
non  frère  l'a  prise  déioyalement!  Soyez  tranquille,  je  sau- 
ai  la  lui  faire  recouvrer.  Dites-moi  une  chose,  monsieur 
.'Herblay  :  oublie-t-on  les  injures  quand  on  aime  ?  par- 
onne-t-on  à  la  femme  qui  a  trahi?  Est-ce  un  des  usages 
e  l'esprit  français?  est-ce  une  des  lois  du  cœur  humain? 

—  Un  homme  qui  aime  profondément,  comme  aime  Raoul 
e  Bragelonne,  finit  par  oublier  le  crime  de  sa  maîtresse; 
îais  je  ne  sais  si  Raoul  oubliera. 

—  J'y  pourvoirai.  Est-ce  tout  ce  que  vous  vouliez  me  dire 
ir  votre  ami  ? 

—  C'est  tout. 

—  A  M.  Fouquet,  maintenant.  Que  comptez-vous  que  j'en 
rai? 

—  Le  surintendant,  comme  par  le  passé,  je  vcus  en  prie. 

—  Soit!  mais  il  est  aujourd'hui  premier  ministre. 

—  Pas  tout  à  fait. 

—  Il  faudra  bien  un  premier  ministre  à  un  roi  ignorant  et 
abarrassé  comme  je  le  serai. 

—  Il  faudra  un  ami  à  Votre  Majesté? 

—  Je  n'en  ai  qu'un,  c'est  vous. 

—  Vous  en  aurez  d'autres  plus  tard;  jamais  d'aussi 
voué,  jamais  d'aussi  zélé  pour  votre  gloire. 

—  Vous  serez  mon  premier  ministre. 

—  Pas  tout  de  suite,  Monseigneur.  Cela  donnerait  trop 
mibrage  et  d'étonnement. 

—  M.  de  Richelieu,  premier  ministre  de  ma  grand'mère 
irie  de  Médicis,  n'était  qu'évêque  de  Luçon,  comme  vous 
îs  évèque  de  Vannes. 


316  LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Je  vois  que  Votre  Altesse  Royale  a  bien  profité  de  mes 
notes.  Cette  miraculeuse  perspicacité  me  comble  de  joie. 

—  Je  sais  bien  que  M.  de  Richelieu,  par  la  protection  de 
la  reine,  est  devenu  bientôt  cardinal. 

—  Il  vaudra  mieux,  dit  Aramis  en  s'inclinant,  que  je  ne 
sois  premier  ministre  qu'après  que  Votre  Altesse  Royale 
m'aura  fait  nommer  cardinal. 

—  Vous  le  serez  avant  deux  mois,  monsieur  d'Herblay. 
Mais  voilà  bien  peu  de  chose.  Vous  ne  m'offenseriez  pas  en 
me  demandant  davantage,  et  vous  m'affligeriez  en  vous  eD 
tenant  là. 

—  Aussi  ai-je  quelque  chose  à  espérer  de  plus,  Monsei- 
gneur. 

—  Dites,  dites! 

—  M.  Fouquet  ne  gardera  pas  toujours  les  affaires,  il  vieil- 
lira vite.  Il  aime  le  plaisir,  compatible  aujourd'hui  avec  son 
travail,  grâce  au  reste  de  jeunesse  dont  il  jouit;  mais  cette 
jeunesse  tient  au  premier  chagrin  ou  à  la  première  maladie 
qu'il  rencontrera.  Nous  lui  épargnerons  le  chagrin,  parce 
qu'il  est  galant  homme  et  noble  cœur.  Nous  ne  pourrons  lu 
sauver  la  maladie.  Ainsi,  c'est  jugé.  Quand  vous  aurez  pajl 
toutes  les  dettes  de  M.  Fouquet,  remis  les  finances  en  état 
M.  Fouquet  pourra  demeurer  roi  dans  sa  cour  de  poètes  e 
de  peintres  ;  nous  l'aurons  fait  riche.  Alors,  devenu  premiei 
ministre  de  Votre  Altesse  Royale,  je  pourrai  songer  à  me: 
intérêts  et  aux  vôtres. 

Le  jeune  homme  regarda  son  interlocuteur. 

—  M.  de  Richelieu,  dont  nous  parlions,  dit  Aramis,  a  ei 
le  tort  très  grand  de  s'attacher  à  gouverner  seulement  h 
France.  Il  a  laissé  deux  rois,  le  roi  Louis  XIII  et  lui,  trône: 
sur  le  même  trône,  tandis  qu'il  pouvait  les  installer  plus  com 
modèment  sur  deux  trônes  différents. 

—  Sur  deux  trônes?  dit  le  jeune  homme  en  rêvant. 

—  En  effet,  poursuivit  Aramis  tranquillement  :  un  cardina 
premier  ministre  de  France,  aidé  de  la  faveur  et  de  l'appu 
du  roi  très  chrétien  ;  un  cardinal  à  qui  le  roi  son  maître  prêto 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  317 

ses  trésors,  son  armée,  son  conseil,  cet  homme-là  ferait  un 
double  emploi  fâcheux  en  appliquant  ses  ressources  à  la 
seule  France.  Vous,  d'ailleurs,  ajouta  Aramis  en  plongeant 
jusqu'au  fond  des  yeux  de  Philippe,  vous  ne  serez  pas  un 
roi  comme  votre  père,  délicat,  lent  et  fatigué  de  tout;  vous 
serez  un  roi  de  tête  et  d'épée;  vous  n'aurez  pas  assez  de  vos 
États  :  je  vous  y  gênerais.  Or,  jamais  notre  amitié  ne  doit 
être,  je  ne  dis  pas  altérée,  mais  même  effleurée  par  une 
pensée  secrète.  Je  vous  aurai  donné  le  trône  de  France,  vous 
me  donnerez  le  trône  de  saint  Pierre.  Quand  votre  main 
loyale,  ferme  et  armée  aura  pour  main  jumelle  la  main  d'un 
pape  tel  que  je  le  serai,  ni  Charles-Quint,  qui  a  possédé  les 
deux  tiers  du  monde,  ni  Charlemagne,  qui  le  posséda  entier, 
ne  viendront  à  la  hauteur  de  votre  ceinture.  Je  n'ai  pas 
d'alliances,  moi,  je  n'ai  pas  de  préjugés,  je  ne  vous  jette  pas 
dans  la  persécution  des  hérétiques,  je  ne  vous  jetterai  pas 
dans  les  guerres  de  famille;  je  dirai  :  «  A  nous  deux  l'univers; 
à  moi  pour  les  âmes,  à  vous  pour  les  corps.  »  Et,  comme  je 
mourrai  le  premier,  vous  aurez  mon  héritage.  Que  dites-vous 
de  mon  plan,  Monseigneur  ? 

—  Je  dis  que  vous  me  rendez  heureux  et  fier,  rien  que  de 
vous  avoir  compris,  monsieur  d'Herblay,  vous  serez  cardinal  ; 
cardinal,  vous  serez  mon  premier  ministre.  Et  puis  vous 
m'indiquerez  ce  qu'il  faut  faire  pour  qu'on  vous  élise  pape  ; 
je  le  ferai.  Demandez-moi  des  garanties. 

—  C'est  inutile.  Je  n'agirai  jamais  qu'en  vous  faisant 
gagner  quelque  chose  ;  je  ne  monterai  jamais  sans  vous  avoir 
hissé  sur  l'échelon  supérieur;  je  me  tiendrai  toujours  assez 
loin  de  vous  pour  échapper  à  votre  jalousie,  assez  près  pour 
maintenir  votre  profit  et  surveiller  votre  amitié.  Tous  les 
contrats  en  ce  monde  se  rompent,  parce  que  l'intérêt  qu'ils 
renferment  tend  à  pencher  d'un  seul  côté.  Jamais,  entre  nous 
il  n'en  sera  de  même;  je  n'ai  pas  besoin  de  garanties. 

—  Ainsi...  mon  frère...  disparaîtra?... 

—  Simplement.  Nous  l'enlèverons  de  son  lit  par  le  moyen 
d'un  plancher  qui  cède  à  la  pression  du  doigt.  Endormi  sous 


318  LE    VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

la  couronne,  il  se  réveillera  dans  la  captivité.  Seul,  tous 
commanderez  à  partir  de  ce  moment,  et  vous  n'aurez  pas 
d'intérêt  plus  cher  que  celui  de  me  conserver  près  de  vous. 

—  C'est  vrai  !  Voici  ma  main,  monsieur  d'Hcrblay. 

—  Permettez-moi  de  m'agenouiller  devant  vous,  Sire,  bien 
respectueusement.  Nous  nous  embrasserons  le  jour  où  tous 
deux  nous  aurons  au  front,  vous  la  couronne,  moi  la  tiare. 

—  Embrassez-moi  aujourd'hui  même,  et  soyez  plus  que 
grand,  plus  qu'habile,  plus  que  sublime  génie  :  soyez  bon 
pour  moi,  soyez  mon  père  ! 

Aramis  faillit  s'attendrir  en  l'écoutant  parler.  11  crut  sentir 
dans  son  cœur  un  mouvement  jusqu'alors  inconnu;  mais 
cette  impression  s'effaça  bien  vite. 

—  Son  père  !  pensa-t-il.  Oui,  saint-père  i 

Et  ils  reprirent  place  dans  le  carrosse,  qui  courut  rapide- 
ment sur  la  route  de  Vaux-le-Vicomte. 


XXXVIII 


LE  CHATEAU  DE  VAUX-LE  -VI  COMTE 

Le  château  de  Vaux-le-Vicomte,  situé  à  une  lieue  de 
Melun,  avait  été  bâti  par  Fouquet  en  1735.  Il  n'y  avait  alors 
que  peu  d'argent  en  France.  Mazarin  avait  tout  pris,  et  Fou- 
quet dépensait  le  reste.  Seulement,  comme  certains  hommes 
ont  les  défauts  féconds  et  les  vices  utiles.  Fouquet.  eu  semant 
les  millions  dans  ce  palais,  avait  trouvé  le  moyen  de  récolter 
trois  hommes  illustres  :  Levau,  architecte  de  l'édifice; 
Le  Nôtre,  dessinateur  des  jardins,  et  Le  Hrun,  décorateur 
des  appartements. 

Si  le  château  de  Vaux  avait  un  défaut  qu'on  pût  lui  repro- 
cher, c'était  bob  caractère  grandiose  et  sa  gracieuse  magni- 
ficence, il  est  encore  proverbial  aujourd'hui  de  uombrer  les 


LE     VICOMTE     DE     BRAGrEONNNE  319 

arpents  de  sa  toiture,  dont  la  réparation  est  de  nos  jours  la 
ruine  des  fortunes  rétrécies  comme  toute  l'époque. 

Vaux-le- Vicomte,  quand  on  a  franchi  sa  large  grille,  sou- 
tenue par  des  cariatides,  développe  son  principal  corps  de 
logis  dans  la  vaste  cour  d'honneur,  ceinte  de  fossés  profonds 
que  borde  un  magnifique  balustre  de  pierre.  Rien  de  plus 
noble  que  l'avant-corps  du  milieu,  hissé  sur  son  perron 
comme  un  roi  sur  son  trône,  ayant  autour  de  lui  quatre 
pavillons  qui  forment  les  angles,  et  dont  les  immenses 
colonnes  ioniques  s'élèvent  majestueusement  à  toute  la 
hauteur  de  l'édifice.  Les  frises  ornées  d'arabesques,  les  fron- 
tons couronnant  les  pilastres  donnent  partout  la  richesse  et 
la  grâce.  Les  dômes,  surmontant  le  tout,  donnent  l'ampleur 
et  la  majesté. 

Cette  maison,  bâtie  par  un  sujet,  ressemble  bien  plus  à 
une  maison  royale  que  ces  maisons  royales  dont  Wolsey  se 
croyait  forcé  de  faire  présent  à  son  maître  de  peur  de  le 
rendre  jaloux. 

Mais,  si  la  magnificence  et  le  goût  éclatent  dans  un  endroit 
spécial  de  ce  palais,  si  quelque  chose  peut  être  préféré  à  la 
splendide  ordonnance  des  intérieurs,  au  luxe  des  dorures,  à 
la  profusion  des  peintures  et  des  statues,  c'est  le  parc,  ce 
sont  les  jardins  de  Vaux.  Les  jets  d'eau,  merveilleux 
en  1653,  sont  encore  des  merveilles  aujourd'hui  ;  les  cascades 
faisaient  l'admiration  de  tous  les  rois  et  de  tous  les  princes  ; 
et,  quant  à  la  fameuse  grotte,  thème  de  tant  de  vers  fameux, 
séjour  de  cette  illustre  nymphe  de  Vaux  que  Pélisson  fit 
parler  avec  La  Fontaine,  on  nous  dispensera  d'en  décrire 
toutes  les  beautés  ;  car  nous  ne  voudrions  pas  réveiller  pour 
nous  ces  critiques  que  méditait  alors  Boileau  : 

Ce  ne  sont  que  festons,  ce  ne  sont  qu'astragales. 
Et  je  me  sauve  à  peine  au  travers  dû  jardin. 

Nous  ferons  comme  Despréaux,  nous  entrerons  dans  ce 


320  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

parc  âgé  de  huit  ans  seulement,  et  dont  les  cimes,  déjà 
superbes,  s'épanouissaient  rougissantes  aux  premiers  rayons 
du  soleil.  Le  Nôtre  avait  hâté  le  plaisir  de  Mécène;  toutes 
les  pépinières  avaient  donné  des  arbres  doublés  par  la  culture 
et  les  actifs  engrais.  Tout  arbre  du  voisinage  qui  offrait  un 
bel  espoir  avait  été  enlevé  avec  ses  racines,  et  planté  tout 
vif  dans  le  parc.  Fouquet  pouvait  bien  acheter  des  arbres 
pour  orner  son  parc,  puisqu'il  avait  acheté  trois  villages  et 
leurs  contenances  pour  l'agrandir. 

M.  de  Scudéry  dit  de  ce  palais  que,  pour  l'arroser, 
M.  Fouquet  avait  divisé  une  rivière  en  mille  fontaines  et 
réuni  mille  fontaines  en  torrents.  Ce  M.  de  Scudéry  en  dit 
bien  d'autres  dans  sa  Clélie  sur  ce  palais  de  Valterre,  dont 
il  décrit  minutieusement  les  agréments.  Nous  serons  plus 
sages  de  renvoyer  les  lecteurs  curieux  à  Vaux  que  de  les 
renvoyer  à  la  Clélie.  Cependant  il  y  a  autant  de  lieues  de 
Paris  à  Vaux  que  de  volumes  à  la  Clélie. 

Cette  splendide  maison  était  prête  pour  recevoir  le  plus 
grand  roi  du  monde.  Les  amis  de  M.  Fouquet  avaient 
voiture  là,  les  uns  leurs  acteurs  et  leurs  décors,  les  autres 
leurs  équipages  de  statuaires  et  de  peintres,  les  autres 
encore  leurs  plumes  finement  taillées.  Il  s'agissait  de  risquer 
beaucoup  d'impromptus. 

Les  cascades,  peu  dociles,  quoique  nymphes,  regorgeaient 
dune  eau  plus  brillante  que  le  cristal;  elles  épanchaient  sur 
les  tritons  et  les  néréides  de  bronze  des  flots  écumeux 
s'irisant  aux  feux  du  soleil. 

Une  armée  de  serviteurs  courait  par  escouades  dans  les 
cours  et  dans  les  vastes  corridors,  tandis  que  Fouquet, 
arrivé  le  matin  seulement,  se  promenait  calme  et  clairvoyant, 
pour  donner  les  derniers  ordres,  après  que  ses  intendants 
avaient  passé  leur  revue. 

On  était,  comme  nous  l'avons  dit,  au  15  août.  Le  soleil 
tombait  d'aplomb  sur  les  épaules  des  dieux  de  marbre  et  de 
bronze  ;  il  chauffait  l'eau  des  conques  et  mûrissait  dans  les 
vergers  ces  magnifiques  pêches  que  le  roi  devait  regretter 


LE    VICOMTE    DE   BRAGELONNE  321 

cinquante  ans  plus  tard,  alors  qu'à  Marly,  manquant  de  belles 
espèces  dans  ses  j  ardins  qui  avaient  coûté  à  la  France  le  double 
de  ce  qu'avait  coûté  Vaux,  le  grand  roi  disait  à  quelqu'un  : 

—  Vous  êtes  trop  jeune,  vous,  pour  avoir  mangé  des 
pêches  de  M.  Fouquet. 

0  souvenir  !  ô  trompettes  de  la  renommée  !  ô  gloire  de 
ce  monde  !  Celui-là  qui  se  connaissait  si  bien  en  mérite  ; 
celui-là  qui  avait  recueilli  l'héritage  de  Nicolas  Fouquet; 
celui-là  qui  lui  avait  pris  Le  Nôtre  et  Le  Brun  ;  celui-là  qui 
l'avait  envoyé  pour  toute  sa  vie  dans  une  prison  d'État, 
celui-là  se  rappelait  seulement  les  pêches  de  cet  ennemi 
vaincu,  étouffé,  oublié!  Fouquet  avait  eu  beau  jeter  trente 
millions  dans  ses  bassins,  dans  les  creusets  de  ses  statuaires, 
dans  les  écritures  de  ses  poètes,  dans  les  portefeuilles  de 
ses  peintres;  il  avait  cru  en  vain  faire  penser  à  lui.  Une 
pêche  éclose  vermeille  et  charnue  entre  les  losanges  d'un 
treillage,  sous  les  langues  verdoyantes  de  ses  feuilles  aiguës, 
ce  peu  de  matière  végétale  qu'un  loir  croquait  sans  y  penser, 
suffisait  au  grand  roi  pour  ressusciter  en  son  souvenir 
l'ombre  lamentable  du  dernier  surintendant  de  France  ! 

Bien  sûr  qu'Aramis  avait  distribué  les  grandes  masses,  qu'il 
avait  pris  soin  de  faire  garder  les  portes  et  préparer  les  loge- 
ments, Fouquet  ne  s'occupait  plus  que  de  l'ensemble.  Ici, 
Gourville  lui  montrait  les  dispositions  du  feu  d'artifice  ;  là, 
Molière  le  conduisait  au  théâtre  ;  et  enfin,  après  avoir  visité  la 
chapelle,  les  salons,  les  galeries,  Fouquet  redescendait  épuisé, 
quand  il  vit  Aramis  dans  l'escalier.  Le  prélat  lui  faisait  signe. 

Le  surintendant  vint  joindre  son  ami,  qui  l'arrêta  devant 
un  grand  tableau  terminé  à  peine.  S'escrimant  sur  cette 
toile,  le  peintre  Le  Brun,  couvert  de  sueur,  taché  de  cou- 
leurs, pâle  de  fatigue  et  d'inspiration,  jetait  les  derniers 
coups  de  sa  brosse  rapide.  C'était  ce  portrait  du  roi  qu'on 
attendait,  avec  l'habit  de  cérémonie,  que  Percerin  avait 
daigné  faire  voir  d'avance  à  l'évêque  de  Vannes. 

Fouquet  se  plaça  devant  ce  tableau,  qui  vivait,  pour  ainsi 
dire,  dans  sa  chair  fraîche  et  dans  sa  moite  chaleur.  Il  regarda 


322  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

la  figure,  calcula  le  travail,  admira,  et.  ne  trouvant  pas  de 
récompense  qui  fût  digne  de  ce  travail  d'Hercule,  il  passa 
ses  bras  au  cou  du  peintre  et  l'embrassa.  M.  le  surintendant 
venait  de  gâter  un  habit  de  mille  pistoles,  mais  il  avait 
reposé  Le  Brun. 

Ce  fut  un  beau  moment  pour  l'artiste,  ce  fut  un  douloureux 
moment  pour  M.  Percerin,  qui,  lui  aussi,  marchait  derrière 
Fouquet,  et  admirait  dans  la  peinture  de  Le  Brun  l'habit  qu'il 
avait  fait  pour  Sa  Majesté,  objet  d'art,  disait-il.  qui  n'avait 
son  pareil  que  dans  la  garde-robe  de  M.  le  surintendant. 

Sa  douleur  et  ses  cris  furent  interrompus  par  le  signal  qui 
fut  donné  du  sommet  de  la  maison.  Par  delà  Melun,  dans 
la  plaine  déjà  nue,  les  sentinelles  de  Vaux  avaient  aperçu 
le  cortège  du  roi  et  des  reines  :  Sa  Majesté  entrait  dans  Melun 
avec  sa  longue  file  de  carrosses  et  de  cavaliers. 

—  Dans  une  heure,  dit  Aramis  à  Fouquet. 

—  Dans  une  heure  !  répliqua  celui-ci  en  soupirant. 

—  Et  ce  peuple  qui  se  demande  à  quoi  servent  les  fêtes 
royales!  continual'évêque  de  Vannes  en  riant  de  son  faux  rire. 

—  Hélas  !  moi.  qui  ne  suis  pas  peuple,  je  me  le  demande  aussi. 

—  Je  vous  répondrai  dans  vingt-quatre  heures.  Monsei- 
gneur. Prenez  votre  bon  visage,  car  c'est  jour  de  joie. 

—  Eh  bien,  croyez-moi,  si  vous  voulez,  d'Herblay,  dit  le 
surintendant  avec  expansion,  en  désignant  du  doigt  le  cor- 
tège de  Louis  à  l'horizon,  il  ne  m'aime  guère,  je  ne  l'aime 
pas  beaucoup,  mais  je  ne  sais  comment  il  se  fait  que,  depuis 
qu'il  approche  de  ma  maison... 

—  Eh  bien,  quoi? 

—  Eh  bien,  depuis  qu'il  se  rapproche,  il  m'est  plus  sacré, 
il  m'est  le  roi,  il  m'est  presque  cher. 

—  Cher?  Oui.  lit  Aramis  eu  jouant  sur  le  mot,  comme, 
plus  tan!,  l'abbé  Terray  avec  Louis  XV. 

—  Ne  riez  pas,  d'Herblay  ;  je  sens  que,  s'il  le  voulait  bien, 
j'aimerais  ce  jeune  homme. 

—  Ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  faut  dire  cela,  reprit  Aramis, 
c'est  à  M.  Colberl. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  323 

—  A  M.  Colbert!  s'écria  Fouquet.  Pourquoi  ? 

—  Parce  qu'il  vous  fera  avoir  une  pension  sur  la  cassette 
du  roi,  quand  il  sera  surintendant. 

Ce  trait  lancé.  Aramis  salua. 

—  Où  allez-vous  donc?  reprit  Fouquet,  devenu  sombre. 

—  Chez  moi,  pour  changer  d'habits,  Monseigneur. 

—  Où  vous  êtes- vous  logé,  d'Herblay  ? 

—  Dans  la  chambre  bleue  du  deuxième  étage. 

—  Celle  qui  donne  au-dessus  de  la  chambre  du  roi  ? 

—  Précisément. 

—  Quelle  sujétion  vous  avez  prise  là?  Se  condamner  à  ne 
pas  remuer  ! 

—  Toute  la  nuit,  Monseigneur,  je  dors  ou  je  lis  dans  mon 
lit. 

—  Et  vos  gens  ? 

—  Oh!  je  n'ai  qu'une  personne  avec  moi. 

—  Si  peu  ! 

—  Mon  lecteur  me  suffit.  Adieu,  Monseigneur;  ne  vous 
fatiguez  pas  trop.  Conservez-vous  frais  pour  l'arrivée  du  roi. 

—  On  vous  verra?  on  verra  votre  ami  du  Vallon  ? 

—  Je  l'ai  logé  près  de  moi.  Il  s'habille. 

Et  Fouquet,  saluant  de  la  tête  et  du  sourire,  passa  comme 
un  général  en  chef  qui  visite  des  avant-postes  quand  on  lui 
a  signalé  l'ennemi. 


XXXIX 

LE   VIN   DE   MELLW 

Le  roi  était  entré  effectivement  dans  Melun  avec  l'inten- 
tion de  traverser  seulement  la  ville.  Le  jeune  monarque 
avait  soif  de  plaisirs.  Durant  tout  le  voyage,  il  n'avait  aperçu 
que  deux  fois  La  Yallière,  et,  devinant  qu'il  ne  pourrait  lui 
parler  que  la  nuit  dans  les  jardins,  après  la  cérémonie,  il 


324  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

avait  hâte  de  prendre  ses  logements  à  Vaux.  Mais  il  comp- 
tait sans  son  capitaine  des  mousquetaires  et  aussi  sans 
M.  Colbert. 

Semblable  à  Calypso,  qui  ne  pouvait  se  consoler  du  départ 
d'Ulysse,  notre  Gascon  ne  pouvait  se  consoler  de  n'avoir 
pas  deviné  pourquoi  Aramis  faisait  demander  à  Percerin 
l'exhibition  des  habits  neufs  du  roi. 

—  Toujours  est-il,  se  disait  cet  esprit  flexible  dans  sa 
logique,  que  l'évêque  de  Vannes,  mon  ami,  fait  cela  pour 
quelque  chose. 

Et  de  se  creuser  la  cervelle  bien  inutilement. 

D'Artagnan,  si  fort  assoupli  à  toutes  les  intrigues  de  cour; 
d'Artagnan,  qui  connaissait  la  situation  de  Fouquet  mieux 
que  Fouquet  lui-même,  avait  conçu  les  plus  étranges  soup- 
çons à  l'énoncé  de  cette  fête  qui  eût  ruiné  un  homme  riche, 
et  qui  devenait  une  œuvre  impossible,  insensée,  pour  un 
homme  ruiné.  Et  puis,  la  présence  d'Aramis,  revenu  de 
Belle-Isle  et  nommé  grand  ordonnateur  par  M.  Fouquet, 
son  immixtion  persévérante  dans  toutes  les  affaires  du  sur- 
intendant, les  visites  de  M.  de  Vannes  chez  Baisemeaux, 
tout  ce  louche  avait  profondément  tourmenté  d'Artagnan 
depuis  quelques  semaines. 

—  Avec  des  hommes  de  la  trempe  d'Aramis,  disait-il,  on 
n'est  le  plus  fort  que  l'épée  à  la  main.  Tant  qu'Aramis  a  fait 
l'homme  de  guerre,  il  y  a  eu  espoir  de  le  surmonter  ;  depuis 
qu'il  a  doublé  sa  cuirasse  d'une  étole,  nous  sommes  perdus. 
Mais  que  veut  Aramis? 

Et  d'Artagnan  rêvait. 

—  Que  m'importe!  après  tout,  s'il  ne  veut  renverser  que 
M.  Colbert?...  Que  peut-il  vouloir  autre  chose? 

D'Artagnan  se  grattait  le  front,  cette  fertile  terre  d'où  le 
soc  de  ses  ongles  avait  tant  fouillé  de  belles  et  bonnes  idées. 

Il  eut  celle  de  s'aboucher  avec  M.  Colbert:  mais  son  ami- 
tié, son  serment  d'autrefois,  le  liaient  trop  à  Aramis.  Il 
recula.  D'ailleurs,  il  haïssait  ce  financier. 

Il  voulut  s'ouvrir  au  roi.  Mais  le  roi  ne  comprendrait  rien 


LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE  325 

à  ses  soupçons,  qui  n'avaient  pas  même  la  réalité  de  l'ombre. 
Il  résolut  de  s'adresser  directement  à  Aramis,  la  première 
fois  qu'il  le  verrait. 

—  Je  le  prendrais  entre  deux  chandelles,  directement, 
brusquement,  se  dit  le  mousquetaire  :  Je  lui  mettrai  la  main 
sur  le  cœur,  et  il  me  dira...  Que  me  dira-t-il?  Oui,  il  me 
dira  quelque  chose,  car,  mordious!  il  y  a  quelque  chose 
là-dessous  ! 

Plus  tranquille,  d'Artagnan  fit  ses  apprêts  de  voyage,  et 
donna  ses  soins  à  ce  que  la  maison  militaire  du  roi,  fort 
peu  considérable  encore,  fût  bien  commandée  et  bien  ordon- 
nancée dans  ses  médiocres  proportions.  Il  résulta,  de  ces 
tâtonnements  du  capitaine,  que  le  roi  se  mit  à  la  tête  des 
mousquetaires,  de  ses  suisses  et  d'un  piquet  de  gardes- 
françaises,  lorsqu'il  arriva  devant  Melun.  On  eût  dit  d'une 
petite  armée.  M.  Colbert  regardait  ces  hommes  d'épée  avec 
beaucoup  de  joie.  Il  en  voulait  encore  un  tiers  en  sus. 

—  Pourquoi?  disait  le  roi. 

—  Pour  faire  plus  d'honneur  à  M.  Fouquet,  répliquait 
Colbert. 

—  Pour  le  ruiner  plus  vite,  pensait  d'Artagnan. 

L'armée  parut  devant  Melun,  dont  les  notables  apportè- 
rent au  roi  les  clefs,  et  l'invitèrent  à  entrer  à  l'hôtel  de  ville 
pour  prendre  le  vin  d'honneur. 

Le  roi,  qui  s'attendait  à  passer  outre  et  à  gagner  Vaux 
tout  de  suite,  devint  rouge  de  dépit. 

—  Quel  est  le  sot  qui  m'a  valu  ce  retard  ?  grommela-t-il 
entre  ses  dents,  pendant  que  le  maître  échevin  faisait  son 
discours. 

—  Ce  n'est  pas  moi,  répliqua  d'Artagnan;  mais  je  crois 
bien  que  c'est  M.  Colbert. 

Colbert  entendit  son  nom. 

—  Que  plaît-il  à  monsieur  d'Artagnan?  demanda-t-il. 

—  Il  me  plaît  savoir  si  vous  êtes  celui  qui  a  fait  entrer  le 
roi  dans  le  vin  de  Brie  ? 

—  Oui,  monsieur. 


326  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Alors,  c'est  à  tous  que  le  roi  a  donné  un  nom 

—  Lequel.,  monsieur? 

—  Je  ne  sais  trop...  Attendez...  imbécile...  non.  non...  set, 
sot,  stupide,  voilà  ce  que  Sa  Majesté  a  dit  de  celui  qui  lui  a 
valu  le  vin  de  Melun. 

D'Artagnan,  après  cette  bordée,  caressa  tranquillement 
son  cheval.  La  grosse  tête  de  M.  Colbert  enfla  comme  un 
boisseau. 

D'Artagnan,  le  voyant  si  laid  par  la  colère,  ne  s'arrêta  pas 
en  chemin.  L'orateur  allait  toujours  ;  le  roi  rougissait  à  vue 
d'œil. 

—  Mordious  !  dit  flegmatiquement  le  mousquetaire,  le  roi 
va  prendre  un  coup  de  sang.  Où  diable  avez-vous  eu  cette 
idée-là,  monsieur  Colbert  ?  Vous  n'avez  pas  de  chance. 

—  Monsieur,  dit  le  financier  en  se  redressant,  elle  m'a  été 
inspirée  par  mon  zèle  pour  le  service  du  roi. 

—  Bah  ! 

—  Monsieur,  Melun  est  une  ville,  une  bonne  ville  qui  paye 
bien,  et  qu  il  est  inutile  de  mécontenter. 

—  Voyez-vous  cela  !  Moi  qui  ne  suis  pas  un  financier, 
j'avais  seulement  vu  une  idée  dans  votre  idée. 

—  Laquelle,  monsieur? 

—  Celle  de  faire  faire  un  peu  de  bile  à  M.  Fouquet,  qui 
s'évertue,  là-bas,  sur  ses  donjons,  à  nous  attendre. 

Le  coup  était  juste  et  rude.  Colbert  en  fut  désarçonné.  Il 
se  retira  l'oreille  basse.  Heureusement,  le  discours  était  fini. 
Le  roi  but;  puis  tout  le  monde  reprit  la  marche  à  travers  la 
ville.  Le  roi  rongeait  ses  lèvres,  car  la  nuit  venait  et  tout 
espoir  de  promenade  avec  La  Vallière  s'évanouissait. 

Pour  faire  entrer  la  maison  du  roi  dans  Vaux,  il  fallait  au 
moins  quatre  heures,  grâce  à  toutes  les  consignes.  Aussi,  le 
roi,  qui  bouillait  d'impatience,  pressa-t-il  les  reines,  afin 
d'arriver  avant  la  nuit;  mais,  au  moment  de  se  remettre  en 
marche,  les  difficultés  surgirent. 

—  Est-ce  que  le  roi  ne  va  pas  coucher  à  Melun  dit  M.  Col- 
bert, bas,  à  d'Artagnan. 


LE      VICOMTE     DE    BRAGELONNE  327 

M.  Colbert  était  bien  mal  inspiré  ce  jour-là,  de  s'adresser 
ainsi  au  chef  des  mousquetaires.  Celui-ci  avait  deviné  que  le 
roi  ne  tenait  pas  en  place.  D'Artagnan  ne  voulait  le  laisser 
entrer  à  Vaux  que  bien  accompagné  :  il  désirait  donc  que 
Sa  Majesté  n'entrât  qu'avec  toute  l'escorte.  D'un  autre  côté, 
il  sentait  que  les  retards  irriteraient  cet  impatient  caractère. 
Gomment  concilier  ces  deux  difficultés?  D'Artagnan  prit 
Colbert  au  mot  et  le  lança  sur  le  roi. 

—  Sire,  dit-il,  M.  Colbert  demande  si  Votre  Majesté  ne 
couchera  pas  à  Melun  ? 

—  Coucher  à  Melun  !  Et  pourquoi  faire?  s'écria  Louis  XIV. 
Coucher  à  Melun  i  Qui  diable  a  pu  songer  à  cela,  quand 
M.  Fouquet  nous  attend  ce  soir? 

—  C'était,  reprit  vivement  Colbert,  la  crainte  de  retarder 
Votre  Majesté,  qui,  d'après  l'étiquette,  ne  peut  entrer  autre 
part  que  chez  elle,  avant  que  les  logements  aient  été  mar- 
qués par  son  fourrier,  et  la  garnison  distribuée. 

D'Artagnan  écoutait  de  ses  oreilles  en  se  mordant  la 
moustache. 

Les  reines  entendaient  aussi.  Elles  étaient  fatiguées;  elles 
eussent  voulu  dormir,  et  surtout  empêcher  le  rci  de  se  pro- 
mener, le  soir,  avec  M.  de  Saint-Aignan  et  les  dames  :  car, 
si  l'étiquette  renfermait  chez  elles  les  princesses,  les  dames, 
leur  service  fait,  avaient  toute  faculté  de  se  promener. 

On  voit  que,  tous  ces  intérêts  s'amoncelant  en  vapeurs, 
devaient  produire  des  nuages,  et  les  nuages  une  tempête.  Le 
roi  n'avait  pas  de  moustache  à  mordre  :  il  mâchait  avidement 
le  manche  de  son  fouet.  Comment  sortir  de  là  ?  D'Artagnan 
faisait  les  doux  yeux  et  Colbert  le  gros  dos.  Sur  qui 
mordre  ? 

—  On  consultera,  là-dessus,  la  reine,  dit  Louis  XIV  en 
saluant  les  dames. 

Et  cette  bonne  grâce  qu'il  eut  pénétra  le  cœur  de  Marie- 
Thérèse,  qui  était  bonne  et  généreuse,  et  qui,  remise  à  son 
libre  arbitre,  répliqua  respectueusement. 

—  Je  ferai  la  volonté  du  roi,  toujours  avec  plaisir. 


328  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Combien  faut-il  de  temps  pour  aller  à  Vaux?  demanda 
Anne  d'Autriche  en  traînant  sur  chaque  syllabe,  et  en 
appuyant  la  main  sur  son  sein  endolori. 

—  Une  heure  pour  les  carrosses  de  Leurs  Majestés,  dit 
d'Artagnan,  par  des  chemins  assez  beaux. 

Le  roi  le  regarda. 

—  Un  quart  d'heure  pour  le  roi,  se  hàta-t-il  d'ajouter. 

—  On  arriverait  au  jour,  dit  Louis  XIV. 

—  Mais  les  logements  de  la  maison  militaire,  objecta  dou- 
cement Colbert,  feront  perdre  au  roi  toute  la  hâte  du  voyage, 
si  prompt  qu'il  soit. 

—  Double  brute!  pensa  d'Artagnan,  si  j'avais  intérêt  à 
démolir  ton  crédit,  je  le  ferais  en  dix  minutes.  A  la  place  du 
roi,  ajouta-t-il  tout  haut,  en  me  rendant  chez  M.  Fouquet, 
qui  est  un  galant  homme,  je  laisserais  ma  maison,  j'irais  en 
ami;  j'entrerais  seul  avec  mon  capitaine  des  gardes  ;  j'en 
serais  plus  grand  et  plus  sacré. 

La  joie  brilla  dans  les  yeux  du  roi. 

—  Voilà  un  bon  conseil,  dit-il,  mesdames  ;  allons  chez  un 
ami,  en  ami.  Marchez  doucement,  messieurs  des  équipages  ; 
et  nous,  messieurs,  en  avant  ! 

Il  entraîna  derrière  lui  tous  les  cavaliers. 
Colbert  cacha  sa  grosse  tête  refrognée  derrière  le  cou  de 
son  cheval. 

—  J'en  serai  quitte,  dit  d'Artagnan  tout  en  galopant,  pour 
causer,,  dès  ce  soir,  avec  Aramis.  Et  puis  M.  Fouquet  est  un 
galant  homme,  mordious  !  je  l'ai  dit,  il  faut  le  croire. 

Voilà  comment,  vers  sept  heures  du  soir,  sans  trompettes 
et  sans  gardes  avancées,  sans  éclaireurs  ni  mousquetaires, 
le  roi  se  présenta  devant  la  grille  de  Vaux,  où  Fouquet,  pré- 
venu, attendait,  depuis  une  demi-heure,  tète  nue,  au  milieu 
de  sa  maison  et  de  ses  amis. 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  329 


XL 


NECTAR   ET   AMBROISIE 

M.  Fouquettint  l'étrier  au  roi,  qui,  ayant  mis  pied  à  terre, 
se  releva  gracieusement,  et,  plus  gracieusement,  encore,  lui 
tendit  une  main  que  Fouquet,  malgré  un  léger  effort  du  roi, 
porta  respectueusement  à  ses  lèvres. 

Le  roi  voulait  attendre,  dans  la  première  enceinte,  l'arrivée 
des  carrosses.  Il  n'attendit  pas  longtemps.  Les  chemins 
avaient  été  battus  par  ordre  du  surintendant.  On  n'eût  pas 
trouvé,  depuis  Melun  jusqu'à  Vaux,  un  caillou  gros  comme 
un  œuf.  Aussi  les  carrosses,  roulant  comme  sur  un  tapis, 
amenèrent-ils,  sans  cahots  ni  fatigues,  toutes  les  dames  à  huit 
heures.  Elles  furent  reçues  par  madame  la  surintendante, 
et,  au  moment  où  elles  apparaissaient,  une  lumière  vive, 
comme  celle  du  jour,  jaillit  de  tous  les  arbres,  de  tous  les 
vases,  de  tous  les  marbres.  Cet  enchantement  dura  jusqu'à 
ce  que  Leurs  Majestés  se  fussent  perdues  dans  l'intérieur  du 
palais. 

Toutes  ces  merveilles,  que  le  chroniqueur  a  entassées  ou 
plutôt  conservées  dans  son  récit,  au  risque  de  rivaliser  avec 
le  romancier,  ces  splendeurs  de  la  nuit  vaincue,  de  la  nature 
corrigée,  de  tous  les  plaisirs,  de  tous  les  luxes  combinés 
pour  la  satisfaction  des  sens  et  de  l'esprit,  Fouquet  les  offrit 
réellement  à  son  roi,  dans  cette  retraite  enchantée,  dont  nul 
souverain  en  Europe,  ne  pouvait  se  flatter  alors  de  posséder 
l'équivalent. 

Nous  ne  parlerons  ni  du  grand  festin  qui  réunit  Leurs 
Majestés,  ni  des  concerts,  ni  des  féeriques  métamorphoses; 
nous  nous  contenterons  de  peindre  le  visage  du  roi,  qui,  de 
gai,  d'ouvert,  de  bienheureux  qu'il  était  d'abord,  devint 
bientôt  sombre,  contraint,  irrité.  Il  se  rappelait  sa  maison  à 


330  LE    VICOMTE   DE     BRAGELONNE 

lui.  et  ce  pauvre  luxe  qui  n'était  que  l'ustensile  de  la  royauté 
sans  être  la  propriété  de  l'homme-roi.  Les  grands  vases  du 
Louvre,  les  vieux  meubles  et  la  vaisselle  de  Henri  II,  de 
François  1er,  de  Louis  XI,  n'étaient  que  des  monuments 
historiques.  Ce  n'étaient  que  des  objets  d'art,  une  défroque  du 
métier  royal.  Chez  Fouquet,  la  valeur  était  dans  le  travail 
comme  dans  la  matière.  Fouquet  mangeait  dans  un  or  que 
des  artistes  à  lui  avaient  fondu  et  ciselé  pour  lui.  Fouquet 
buvait  des  vins  dont  le  roi  de  France  ne  savait  pas  le  nom  ; 
il  les  buvait  dans  des  gobelets  plus  précieux  chacun  que 
toute  la  cave  royale. 

Que  dire  des  salles,  des  tentures,  des  tableaux,  des  servi- 
teurs, des  officiers  de  toute  sorte  ?  Que  dire  du  service  où, 
l'ordre  remplaçant  l'étiquette,  le  bien-être  remplaçant  les 
consignes,  le  plaisir  et  la  satisfaction  du  convive  devenaient 
la  suprême  loi  de  tout  ce  qui  obéissait  à  l'hôte. 

Cet  essaim  de  gens  affairés  sans  bruit,  cette  multitude  de 
convives  moins  nombreux  que  les  serviteurs,  ces  myriades 
de  mets,  de  vases  d'or  et  d'argent;  ces  flots  de  lumière,  ces 
amas  de  fleurs  inconnues,  dont  les  serres  s'étaient  dépouillées 
comme  d'une  surcharge,  puisqu'elles  étaient  encore  redon- 
dantes de  beauté,  ce  tout  harmonieux,  qui  n'était  que  le 
prélude  de  la  fête  promise,  ravit  tous  les  assistants,  qui 
témoignèrent  leur  admiration  à  plusieurs  reprises,  non  par 
la  voix  ou  par  le  geste,  mais  par  le  silence  et  l'attention,  ces 
deux  langages  du  courtisan  qui  ne  connaît  plus  le  frein  du 
maître. 

Quant  au  roi.  ses  yeux  se  gonflèrent  ;  il  n'osa  plus  regarder 
la  reine.  Anne  d'Autriche,  toujours  supérieure  en  orgueil  à 
toute  créature,  écrasa  son  hôte  par  le  mépris  qu'elle  témoigna 
pour  tout  ce  qu'on  lui  servait. 

La  jeune  reine,  bonne  et  curieuse  de  la  vie,  loua  Fouquet, 
mangea  de  grand  appétit,  et  demanda  le  nom  de  plusieurs 
fruits  qui  paraissaient  sur  la  table.  Fouquet  répondit  qu'il 
ignorait  les  noms.  Ces  fruits  sortaient  de  ses  réserves:  il  les 
avait  souvent  cultivés  lui-même,  étant   un  savant  en  fait 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  331 

d'agronomie  exotique.  Le  roi  sentit  la  délicatesse.  Il  n'en 
fut  que  plus  humilié.  Il  trouvait  la  reine  un  peu  peuple,  et 
Anne  d'Autriche  un  peu  Junon.  Tout  son  soin,  à  lui,  était 
de  se  garder  froid  sur  la  limite  de  l'extrême  dédain  ou  de  la 
simple  admiration. 

Mais  Fouquet,  avait  prévu  tout  cela  :  c'était  un  de  ces 
hommes  qui  prévoient  tout. 

Le  roi  avait  expressément  déclaré  que,  tant  qu'il  serait 
chez  M.  Fouquet.  il  desirait  ne  pas  soumettre  ses  repas  à 
l'étiquette,  et,  par  conséquent,  dîner  avec  tout  le  monde  ; 
mais,  par  les  soins  du  surintendant,  le  dîner  du  roi  se 
trouvait  servi  à  part,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  au  milieu 
de  la  table  générale.  Ce  dîner,  merveilleux  par  sa  compo- 
sition, comprenait  tout  ce  que  le  roi  aimait,  tout  ce  qu'il 
choisissait  d'habitude.  Louis  n'avait  pas  d'excuses,  lui,  le 
premier  appétit  de  son  royaume,  pour  dire  qu'il  n'avait  pas 
faim. 

M.  Fouquet  fit  bien  mieux  :  il  s'était  mis  à  table  pour 
obéir  à  l'ordre  du  roi  ;  mais,  dès  que  les  potages  furent 
servis,  il  se  leva  de  table  et  se  mit  lui-même  à  servir  le 
roi,  pendant  que  madame  la  surintendante  se  tenait  der- 
rière le  fauteuil  de  la  reine  mère.  Le  dédain  de  Junon  et  les 
bouderies  de  Jupiter  ne  tinrent  pas  contre  cet  excès  de 
bonne  grâce.  La  reine  mère  mangea  un  biscuit  dans  du 
vin  de  San-Lucar,  et  le  roi  mangea  de  tout  en  disant  à 
M.  Fouquet  : 

—  Il  est  impossible,  monsieur  le  surintendant,  de  faire 
meilleure  chère. 

Sur  quoi,  toute  la  cour  se  mit  à  dévorer  d'un  tel  enthou- 
siasme, que  l'on  eût  dit  des  nuées  de  sauterelles  d'Egypte 
s'abattant  sur  les  seigles  verts. 

Gela  n'empêcha  pas  que,  après  la  faim  assouvie,  le  roi  ne 
redevînt  triste:  triste  en  proportion  de  la  belle  humeur  qu'il 
avait  cru  devoir  manifester,  triste  surtout  de  la  bonne  mine 
que  ses  courtisans  avaient  faite  à  Fouquet. 

D'Artagnan,  qui  mangeait  beaucoup  et  qui  buvait  sec, 


332  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

sans  qu'il  y  parût,  ne  perdit  pas  un  coup  de  dent,  mais  fit  un 
grand  nombre  d'observations  qui  lui  profitèrent. 

Le  souper  fini,  le  roi  ne  voulut  pas  perdre  la  promenade 
Le  parc  était  illuminé.  La  lune,  d'ailleurs,  comme  si  elle  se 
fût  mise  aux  ordres  du  seigneur  de  Vaux,  argenta  les  mas- 
sifs et  les  lacs  de  ses  diamants  et  de  son  phospbore.  La  fraî- 
cheur était  douce.  Les  allées  étaient  ombreuses  et  sablées  si 
moelleusement,  que  les  pieds  s'y  plaisaient.  Il  y  eut  fête  com- 
plète ;  car  le  roi,  trouvant  La  Vallière  au  détour  d'un  bois, 
lui  put  serrer  la  main  et  dire  :  «  Je  vous  aime,  »  sans  que 
nul  l'entendît,  excepté  M.  d'Artagnan,  qui  suivait,  et  M.  Fou- 
quet,  qui  précédait. 

Cette  nuit  d'enchantements  s'avança.  Le  roi  demanda  sa 
chambre.  Aussitôt  tout  fut  en  mouvement.  Les  reines  pas- 
sèrent chez  elles  au  son  des  théorbes  et  des  flûtes.  Le  roi 
trouva,  en  montant,  ses  mousquetaires,  que  M.  Fouquet  avait 
fait  venir  de  Melun  et  invités  à  souper. 

D'Artagnan  perdit  toute  défiance.  Il  était  las,  il  avait  bien 
soupe,  et  voulait,  une  fois  dans  sa  vie,  jouir  d'une  fête  chez 
un  véritable  roi. 

—  M.  Fouquet,  disait-il,  est  mon  homme. 

On  conduisit,  en  grande  cérémonie,  le  roi  dans  la  chambre 
de  Morphée,  dont  nous  devons  une  mention  légère  à  nos 
lecteurs.  C'était  la  plus  belle  et  la  plus  vaste  du  palais.  Le 
Brun  avait  peint,  dans  la  coupole,  les  songes  heureux  et 
les  songes  tristes  que  Morphée  suscite  aux  rois  comme  aux 
hommes.  Tout  ce  que  le  sommeil  enfante  de  gracieux,  ce 
qu'il  verse  de  miel  et  de  parfums,  de  fleurs  et  de  nectar,  de 
voluptés  ou  de  repos  dans  les  sens,  le  peintre  en  avait  enrichi 
les  fresques.  C'était  une  composition  aussi  suave  dans  une 
partie,  que  sinistre  et  terrible  dans  l'autre.  Les  coupes  qui 
versent  les  poisons,  le  fer  qui  brille  sur  la  tète  du  dormeur, 
les  sorciers  et  les  fantômes  aux  masques  hideux,  les  demi- 
ténèbres,  plus  effrayantes  que  la  flamme  ou  la  nuit  profonde, 
voilà  ce  qu'il  avait  donné  pour  pendants  à  ses  gracieux 
tableaux. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  333 

Le  roi,  entré  dans  cette  chambre  magnifique,  fut  saisi 
d'un  frisson.  Fouquet  en  demanda  la  cause. 

—  J'ai  sommeil,  répliqua  Louis  assez  pâle. 

—  Votre  Majesté  veut-elle  son  service  sur-le-champ? 

—  Non,  j'ai  à  causer  avec  quelques  personnes,  dit  le  roi. 
Qu'on  prévienne  M.  Colbert. 

Fouquet  s'inclina  et  sortit. 


XLI 

A    GASCON,,    GASCON   ET   DEMI 

D'Art agnan  n'avait  pas  perdu  de  temps;  ce  n'était  pas 
dans  ses  habitudes.  Après  s'être  informé  d'Aramis,  il  avait 
couru  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  rencontré.  Or,  Aramis,  une  fois  le 
roi  entré  dans  Vaux,  s'était  retiré  dans  sa  chambre,  médi- 
tant sans  doute  encore  quelque  galanterie  pour  les  plaisirs 
de  Sa  Majesté. 

D'Artagnan  se  fit  annoncer  et  trouva  au  second  étage, 
dans  une  belle  chambre  qu'on  appelait  la  chambre  bleue,  à 
cause  de  ses  tentures,  il  trouva,  disons-nous,  l'évêque  de 
Vannes  en  compagnie  de  Porthos  et  de  plusieurs  épicuriens 
modernes. 

Aramis  vint  embrasser  son  ami,  lui  offrit  le  meilleur  siège  ; 
et,  comme  on  vit  généralement  que  le  mousquetaire  se 
réservait  sans  doute  afin  d'entretenir  secrètement  Aramis, 
les  épicuriens  prirent  congé. 

Porthos  ne  bougea  pas.  Il  est  vrai  qu'ayant  dîné  beaucoup, 
il  dormait  dans  son  fauteuil.  L'entretien  ne  fut  pas  gêné  par 
ce  tiers.  Porthos  avait  le  ronflement  harmonieux,  et  l'on 
pouvait  parler  sur  cette  espèce  de  basse  comme  sur  une 
mélopée  antique. 

D'Artagnan  sentit  que  c'était  à  lui  d'ouvrir  la  conversation. 
L'engagement  qu'il  était  venu  chercher  était  rude;  aussi 
aborda-t-il  nettement  le  sujet. 


334  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Eh  bien,  nous  voici  donc  à  Vaux?  dit-il. 

—  Mais  oui,  d'Artàgnan.  Aimez-vous  ce  séjour? 

—  Beaucoup,  et  j'aime  aussi  M.  Fouquet. 

—  N'est-ce  pas  qu'il  est  charmant? 

—  On  ne  saurait  plus. 

—  On  dit  que  le  roi  a  commencé  par  lui  battre  froid,  et 
que  Sa  Majesté  s'est  radoucie? 

—  Vous  n'avez  donc  pas  vu,  que  vous  dites  :  «  On  dit?  » 

—  Non;  je  m'occupais,  avec  ces  messieurs  qui  viennent 
de  sortir,  de  la  représentation  et  du  carrousel  de  demain. 

—  Ali  <;à!  vous  êtes  ordonnateur  des  fêtes,  ici,  vous? 

—  Je  suis,  comme  vous  savez,  ami  des  plaisirs  de  l'imagi- 
nation; j'ai  toujours  été  poète  par  quelque  endroit,  moi. 

—  Je  me  rappelle  vos  vers.  Ils  étaient  charmants. 

—  Moi.  je  les  ai  oubliés:  mais  je  me  réjouis  d'apprendre 
ceux  des  autres.,  quand  les  autres  s'appellent  Molière,  Pêlis- 
son,  La  Fontaine,  etc. 

—  Savez-vous  l'idée  qui  m'est  venu  ce  soir  en  soupant, 
Aramis. 

—  Non.  Dites-la-moi:  sans  quoi,  je  ne  la  devinerais  pas; 
vous  en  avez  tant! 

—  Eh  bien,  l'idée  m'est  venue  que  le  vrai  roi  de  France 
n'est  pas  Louis  XIV. 

—  Hein  !  fit  Aramis  en  ramenant  involontairement  ses 
yeux  sur  les  jeux  du  mousquetaire. 

—  Non,  c'est  M.  Fouquet. 
Aramis  respira  et  sourit. 

—  Vous  voilà  comme  les  autres  :  jaloux!  dit-il.  Parions 
que  c'est  M.  Colbert  qui  vous  a  fait  cette  phrase-là? 

[)'  Artagnan,  pour  amadouer  Aramis.  lui  conta  les  mésa- 
ventures de  Colbert  à  propos  du  vin  de  Melun. 

—  Vilaine  race  que  ce  Colbert!  fit  Aramis. 

—  Ma  foi.  oui  ! 

—  Quand  on  pense,  ajouta  l'évèque,  que  ce  drôle-là  sera 
votre  ministre  dans  quatre  mois. 

—  Bah! 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  335 

-  Et  que  vous  le  servirez  comme  Richelieu,  comme 
Mazarin. 

—  Gomme  vous  servez  Fouquet,  dit  d'Artagnan. 

—  Avec  cette  différence,  cher  ami,  que  M.  Fouquet  n'est 
pas  M.  Colbert. 

—  C'est  vrai. 

Et  d'Artagnan  feignit  de  devenir  triste. 

—  Mais,  ajouta-t-il  un  moment  après,  pourquoi  donc 
me  disiez-vous  que  M.  Colbert  sera  ministre  dans  quatre 
mois? 

—  Parce  que  M.  Fouquet  ne  le  sera  plus,  répliqua  Aramis. 

—  Il  sera  ruiné,  n'est-ce  pas  ?  dit  d'Artagnan. 

—  A  plat. 

—  Pourquoi  donner  des  fêtes,  alors  ?  fit  le  mousquetaire 
d'un  ton  de  bienveillance  si  naturel,  que  l'évêque  en  fut  un 
moment  la  dupe.  Comment  ne  l'en  avez-vous  pas  dissuadé, 
vous? 

Cette  dernière  partie  de  la  phrase  était  un  excès.  Aramis 
revint  à  la  défiance. 

—  Il  s'agit,  dit-il,  de  se  ménager  le  roi. 

—  En  se  ruinant? 

—  En  se  ruinant  pour  lui,  oui. 

—  Singulier  calcul  ! 

—  La  nécessité. 

—  Je  ne  la  vois  pas,  cher  Aramis. 

—  Si  fait,  vous  remarquez  bien  l'antagonisme  naissant  de 
M.  de  Colbert. 

—  Et  que  M.  Colbert  pousse  le  roi  à  se  défaire  du  surin- 
tendant. 

—  Cela  saute  aux  yeux. 

—  Et  qu'il  y  a  cabale  contre  M.  Fouquet. 

—  On  le  sait  de  reste. 

—  Quelle  apparence  que  le  roi  se  mette  de  la  partie  contre 
un  homme  qui  aura  tout  dépensé  pour  lui  plaire. 

—  C'est  vrai,  fit  lentement  Aramis,  peu  convaincu,  et 
curieux  d'aborder  une  autre  face  du  sujet  de  conversation. 


336  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Il  y  a  folies  et  folies,  reprit  d'Artagnan.  Je  n'aime  pas 
toutes  celles  que  vous  faites. 

—  Lesquelles? 

—  Le  souper,  le  bal,  le  concert,  la  comédie,  les  carrousels, 
les  cascades,  les  feux  de  joie  et  d'artifice,  les  illumina- 
tions et  les  présents,  très  bien,  je  vous  accorde  cela;  mais 
ces  dépenses  de  circonstance  ne  suffisaient-elles  point  ? 
Fallait-il...  ? 

—Quoi? 

—  Fallait-il  habiller  de  neuf  toute  une  maison,  par 
exemple? 

—  Oh!  c'est  vrai!  J'ai  dit  cela  à  M.  Fouquet;  il  m'a 
répondu  que,  s'il  était  assez  riche,  il  offrirait  au  roi  un  châ- 
teau neuf  des  girouettes  aux  caves;  neuf  avec  tout  ce  qui 
tient  dedans,  et  que,  le  roi  parti,  il  brûlerait  tout  cela  pour 
que  rien  ne  servît  à  d'autres. 

—  C'est  de  l'espagnol  pur  ! 

—  Je  le  lui  ai  dit.  Il  a  ajouté  ceci  :  «  Sera  mon  ennemi, 
quiconque  me  conseillera  d'épargner.  » 

—  C'est  de  la  démence,  vous  dis-je,  ainsi  que  ce  portrait. 

—  Quel  portrait  ?  dit  Aramis. 

—  Celui  du  roi,  cette  surprise... 

—  Cette  surprise  ? 

—  Oui,  pour  laquelle  vous  avez  pris  des  échantillons  chez 
Percerin. 

—  D'Artagnan  s'arrêta.  Il  avait  lancé  la  flèche.  Il  ne 
s'agissait  plus  que  d'en  mesurer  la  portée. 

—  C'est  une  gracieuseté,  répondit  Aramis. 
D'Artagnan  vint  droit  à  son  ami,  lui  prit  les  deux  mains, 

et,  le  regardant  dans  les  yeux  : 

—  Aramis,  dit-il,  m'aimez-vous  encore  un  peu. 

—  Si  je  vous  aime  1 

—  Bon  !  Un  service,  alors.  Pourquoi  avez-vous  pris  des 
échantillons  de  l'habit  du  roi  chez  Çercerin  ? 

—  Venez  avec  moi  le  demander  à  ce  pauvre  Le  Brun,  qui 
a  travaillé  là-dessus  deux  jours  et  deux  nuits. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  337 

—  Aramis,  cela  est  la  vérité  pour  tout  le  monde  ;  mais 
pour  moi... 

—  En  vérité,  d'Artagnan,  vous  me  surprenez  ! 

—  Soyez  bon  pour  moi.  Dites-moi  la  vérité  :  vous  ne  vou- 
driez pas  qu'il  m'arrivàt  du  désagrément,  n'est-ce  pas  ? 

—  Cher  ami,  vous  devenez  incompréhensible.  Quel  diable 
de  soupçon  avez-vous  donc? 

—  Croyez-vous  à  mes  instincts?  Vous  y  croyiez  autre- 
fois. Eh  bien,  un  instinct  me  dit  que  vous  avez  un  projet 
caché. 

—  Moi,  un  projet? 

—  Je  n'en  suis  pas  sûr. 

—  Pardieu  ! 

—  Je  n'en  suis  pas  sûr,  mais  j'en  jurerais. 

—  Eh  bien,  d'Artagnan,  vous  me  causez  une  vive  peine. 
En  effet,  si  j'ai  un  projet  que  je  doive  vous  taire,  je  vous  le 
tairai,  n'est-ce  pas  ?  Si  j'en  ai  un  que  je  doive  vous  révéler, 
je  vous  l'aurais  déjà  dit. 

—  Non,  Aramis,  non,  il  est  des  projets  qui  ne  se  révèlent 
qu'au  moment  favorable. 

—  Alors,  mon  bon  ami,  reprit  l'évêque  en  riant,  c'est  que 
le  moment  favorable  n'est  pas  encore  arrivé. 

D'Artagnan  secoua  la  tête  avec  mélancolie. 

—  Amitié  !  amitié  !  dit-il,  vain  nom  !  Voilà  un  homme  qui, 
si  je  le  lui  demandais,  se  ferait  hacher  en  morceau  pour  moi. 

—  C'est  vrai,  dit  noblement  Aramis. 

—  Et  cet  homme,  qui  me  donnerait  tout  le  sang  de  ses 
veines,  ne  m'ouvrira  pas  un  petit  coin  de  son  cœur.  Amitié, 
je  le  répète,  tu  n'es  qu'une  ombre  et  qu'un  leurre,  comme 
tout  ce  qui  brille  dans  le  monde  ! 

—  Ne  parlez  pas  ainsi  de  notre  amitié,  répondit  l'évêque 
d'un  ton  ferme  et  convaincu.  Elle  n'est  pas  du  genre  de 
celles  dont  vous  parlez. 

—  Regardez-nous,  Aramis.  Nous  voici  trois  sur  quatre. 
Vous  me  trompez,  je  vous  suspecte,  et  Porthos  dort.  Beau 
trio  d'amis,  n'est-ce  pas  ?  beau  reste  1 

t.  v.  115 


338  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Je  ne  puis  vous  dire  qu'une  chose.  d'Artagnan,  et  je 
vous  l'affirme  sur  l'évangile.  Je  vous  aime  comme  autrefois. 
Si  jamais  je  me  défie  de  vous,  c'est  à  cause  des  autres,  non 
à  cause  de  vous  ni  de  moi.  Toute  chose  que  je  ferai  et  en 
quoi  je  réussirai,  vous  y  ir  mverez  votre  part.  Promettez- 
moi  la  même  faveur,  dites  ! 

—  Si  je  ne  m'abuse,  Aramis,  voilà  des  paroles  qui  sont, 
au  moment  où  vous  les  prononcez,  pleines  de  générosité. 

—  C'est  possible. 

—  Vous  conspirez  contre  M.  Colbert.  Si  ce  n'est  que  cela, 
mordious!  dites-le  moi  donc,  j'ai  l'outil,  j'arracherai  la 
dent. 

Aramis  ne  put  effacer  un  sourire  de  dédain,  qui  glissa  sur 
sa  noble  figure. 

—  Et.  quand  je  conspirerais  contre  M.  Colbert,  où  serait 
le  mal  ? 

—  C'est  trop  peu  pour  vous,  et  ce  n'est  pas  pour  renverser 
Colbert  que  vous  avez  été  demander  des  échantillons  à 
Percerin.  Oh  !  Aramis,  nous  ne  sommes  pas  ennemis,  nous 
sommes  frères.  Dites-moi  ce  que  vous  voulez  entreprendre, 
et,  foi  de  d'Artagnan,  si  je  ne  puis  pas  vous  aider,  je  jure 
de  rester  neutre. 

—  Je  n'entreprends  rien,  dit  Aramis. 

—  Aramis,  une  voix  me  parle,  elle  m'éclaire  :  cette  voix 
ne  m'a  jamais  trompé   Vous  en  voulez  au  roi  ! 

—  Au  roi  ?  s'écria  l'évèque  en  affectant  le  mécontente- 
ment. 

—  Votre  physionomie  ne  me  convaincra  pas.  Au  roi.  je  le 
répète. 

—  Vous  m'aiderez  ?  dit  Aramis,  toujours  avec  l'ironie  de 
son  rire. 

—  Aramis.  je  ferai  plus  que  de  vous  aider,  je  ferai  plus 
que  de  rester  neutre,  je  vous  sauverai. 

—  Vous  êtes  fou,  d'Artagnan. 

—  Je  suis  le  plus  sage  de  nous  doux. 

—  Vous,  me  soupçonner  de  vouloir  assassiner  le  roi  ! 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  ÔÔV 

—  Qui  est-ce  qui  parle  de  cela?  dit  le  mousquetaire. 

—  Alors,  entendons-nous  ;  je  ne  vois  pas  ce  que  l'on  peut 
faire  à  un  roi  légitime  comme  le  nôtre,  si  on  ne  l'assassine  pas. 

D'Artagnan  ne  répliqua  rien. 

—  Vous  avez,  d'ailleurs,  vos  gardes  et  vos  mousquetaires 
ici,  fit  l'évêque. 

—  C'est  vrai. 

—  Vous  n'êtes  pas  chez  M.  Fouquet,  vous  êtes  chez  vous. 

—  C'est  vrai. 

—  Vous  avez,  à  l'heure  qu'il  est.  M.  Colbert  qui  conseille 
au  roi  contre  M.  Fouquet  tout  ce  que  vous  voudriez  peut-être 
conseiller  si  je  n'étais  pas  de  la  partie, 

—  Aramis  !  Aramis  !  par  grâce,  un  mot  d'ami  î 

—  Le  mot  des  amis,  c'est  la  vérité.  Si  je  pense  à  toucher 
du  doigt  au  fils  d'Anne  d'Autriche,  le  vrai  roi  de  ce  pays  de 
France  ;  si  je  n'ai  pas  la  ferme  intention  de  me  prosterner 
devant  son  trône;  si,  dans  mes  idées,  le  jour  de  demain,  ici, 
à  Vaux,  ne  doit  pas  être  le  plus  glorieux  des  jours  de  mon 
roi,  que  la  foudre  m'écrase,  j'y  consens. 

Aramis  avait  prononcé  ces  paroles  le  visage  tourné  vers 
l'alcôve  de  sa  chambre,  où  d'Artagnan,  adossé  d'ailleurs  à 
cette  alcôve,  ne  pouvait  soupçonner  qu'il  se  cachât  quelqu'un. 
L'onction  de  ces  paroles,  leur  lenteur  étudiée,  la  solennité 
du  serment,  donnèrent  au  mousquetaire  la  satisfaction  la 
plus  complète.  Il  prit  les  deux  mains  d' Aramis  et  les  serra 
cordialement. 

Aramis  avait  supporté  les  reproches  sans  pâlir,  il  rougit 
en  écoutant  les  éloges.  D'Artagnan  trompé  lui  faisait  hon- 
neur. D'Artagnan  confiant  lui  faisait  honte. 

—  Est-ce  que  vous  partez?  lui  dit-il  en  l'embrassant  pour 
cacher  sa  rougeur. 

—  Oui,  mon  service  m'appelle.  J'ai  le  mot  de  la  nuit  à 
prendre. 

—  Où  coucherez-vous? 

—  Dans  l'antichambre  du  roi,  à  ce  qu'il  parait.  Mais 
Porthos  ? 


340  LÉ     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Emmenez-le-moi  donc;  car  il  ronfle  comme  un  canon. 

—  Ahl...  il  n'habite  pas  avec  vous?  dit  d'Artagnan. 

—  Pas  le  moins  du  monde.  Il  a  son  appartement  je  ne 
sais  où. 

—  Très  bien  !  dit  le  mousquetaire,  à  qui  cette  séparation 
des  deux  associés  ôtait  ses  derniers  soupçons. 

Et  il  toucha  rudement  l'épaule  de  Porthos.  Celui-ci  répon- 
dit en  rugissant. 

—  Venez  !  dit  d'Artagnan. 

—  Tiens  !  d'Artagnan,  ce  cher  ami  !  par  quel  hasard  ?  Ah  ! 
c'est  vrai,  je  suis  de  la  fête  de  Vaux. 

—  Avec  votre  bel  habit. 

—  C'est  gentil  de  la  part  de  M.  Coquelin  de  Volière, 
n'est-ce  pas? 

—  Chut!  fit  Aramis,  vous  marchez  à  défoncer  les  parquets. 

—  C'est  vrai,  dit  le  mousquetaire.  Cette  chambre  est  au- 
dessus  du  dôme. 

—  Et  je  ne  l'ai  pas  prise  pour  salle  d'armes,  ajouta 
l'évêque.  La  chambre  du  roi  a  pour  plafond  les  douceurs  du 
sommeil.  N'oubliez  pas  que  mon  parquet  est  la  doublure  de 
ce  plafond-là.  Bonsoir,  mes  amis,  dans  dix  minutes  je  dor- 
mirai. 

Et  Aramis  les  conduisit  en  riant  doucement.  Puis,  lorsqu'ils 
furent  dehors,  fermant  rapidement  les  verrous  et  calfeutrant 
les  fenêtres,  il  appela  : 

—  Monseigneur  !  Monseigneur  ! 

Philippe  sortit  de  l'alcôve  en  poussant  une  porte  à  coulisse 
placée  derrière  le  lit. 

—  Voilà  bien  des  soupçons  chez  M.  d'Artagnan,  dit-il. 

—  Ah!  vous  avez  reconnu  d'Artagnan,  n'est-ce  pas? 

—  Avant  que  vous  l'eussiez  nommé. 

—  C'est  votre  capitaine  des  mousquetaires. 

—  Il  m'est  bien  dévoué,  répliqua  Philippe  en  appuyant 
sur  le  pronom  personnel. 

—  Fidèle  comme  un  chien,  mordant  quelquefois.  Si 
d'Artagnan   ne   vous  reconnaît  pas   avant  que  l'autre  ait 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  341 

disparu,  comptez  sur  d'Artagnan  à  toute  éternité;  car 
alors,  s'il  n'a  rien  vu,  il  gardera  sa  fidélité.  S'il  a  vu  trop 
tard,  il  est  Gascon  et  n'avouera  jamais  qu'il  s'est  trompé. 

—  Je  le  pensais.  Que  faisons-nous  maintenant? 

—  Vous  allez  vous  mettre  à  l'observatoire  et  regarder,  au 
coucher  du  roi,  comment  vous  vous  couchez  en  petite  céré- 
monie. 

—  Très  bien.  Où  me  mettrai-je? 

—  Asseyez-vous  sur  ce  pliant.  Je  vais  faire  glisser  le 
parquet.  Vous  regarderez  par  cette  ouverture  qui  répond 
aux  fausses  fenêtres  pratiquées  dans  le  dôme  de  la  chambre 
du  roi.  Voyez-vous? 

—  Je  vois  le  roi. 

Et  Philippe  tressaillit  comme  à  l'aspect  d'un  ennemi. 

—  Que  fait-il? 

—  Il  veut  faire  asseoir  auprès  de  lui  un  homme. 

—  M.  Fouquet. 

—  Non,  non  pas;  attendez... 

—  Les  notes,  mon  prince,  les  portraits  ! 

—  L'homme  que  le  roi  veut  faire  s'asseoir  ainsi  devant 
lui,  c'est  M.  Golbert. 

—  Colbert  devant  le  roi?  s'écria  Aramis.  Impossible! 

—  Regardez. 

Aramis  plongea  ses  regards  dans  la  rainure  du  parquet. 

—  Oui,  dit-il,  Colbert  lui-même.  Oh!  Monseigneur, 
qu'allons-nous  entendre,  et  que  va-t-il  résulter  de  cette 
intimité  ? 

—  Rien  de  bon  pour  M.  Fouquet,  sans  nul  doute. 
Le  prince  ne  se  trompait  pas.  Nous  avons  vu  que  Louis  XIV 

avait  fait  mander  Colbert,  et  que  Colbert  était  arrivé.  La 
conversation  s'était  engagée  entre  eux  par  une  des  plus 
hautes  faveurs  que  le  roi  eût  jamais  faites.  Il  est  vrai  que 
le  roi  était  seul  avec  son  sujet. 

—  Colbert  asseyez-vous. 

L'intendant,  comblé  de  joie,  lui  qui  craignait  d'être  ren- 
voyé, refusa  cet  insigne  honneur. 


342  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Àccepte-t-il  ?  dit  Aramis. 

—  Non,  il  reste  debout. 

—  Écoutons,  mon  prince. 

Et  le  futur  roi,  le  futur  pape  écoutèrent  avidement  ces 
simples  mortels  qu'ils  tenaient  sous  leurs  pieds,  prêts  à  les 
écraser  s'ils  l'eussent  voulu. 

—  Colbert,  dit  le  roi,  vous  m'avez  fort  contrarié  aujour- 
d'hui. 

—  Sire...  je  le  savais. 

—  Très  bien  !  J'aime  cette  réponse.  Oui,  vous  le  saviez.  Il 
y  a  du  courage  à  l'avoir  fait. 

—  Je  risquais  de  mécontenter  Votre  Majesté;  mais  je  ris- 
quais aussi  de  lui  cacher  son  intérêt  véritable. 

—  Quoi  donc?  Vous  craigniez  quelque  chose  pour  moi? 

—  Ne  fût-ce  qu'une  indigestion,  Sire,  dit  Colbert  ;  car  on 
ne  donne  à  son  roi  des  festins  pareils  que  pour  l'étouffer 
sous  le  poids  de  la  bonne  chère. 

Et,  cette  grosse  plaisanterie  lancée,  Colbert  en  attendit 
agréablement  l'effet. 

Louis  XIV,  l'homme  le  plus  vain  et  le  plus  délicat  de  son 
royaume,  pardonna  encore  cette  facétie  à  Colbert. 

—  De  vrai,  dit-il,  M.  Fouquet  m'a  donné  un  trop  beau 
repas.  Dites-moi,  Colbert,  où  prend-il  tout  l'argent  nécessaire 
pour  subvenir  à  ces  frais  énormes?  Le  savez-vous? 

—  Oui.  je  le  sais,  Sire. 

—  Vous  me  l'allez  un  peu  établir. 

—  Facilement,  à  un  denier  près. 

—  Je  sais  que  vous  comptez  juste. 

—  C'est  la  première  qualité  qu'on  puisse  exiger  d'un 
intendant  des  finances. 

—  Tous  ne  l'ont  pas. 

—  Je  rends  grâce  à  Votre  Majesté  d'un  éloge  si  flatteur 
dans  sa  bouche. 

—  Donc.  M.  Fouquet  est  riche,  très  riche,  et  cela,  mon- 
sieur, tout  le  monde  le  sait. 

—  Tout  le  monde,  les  vivants  comme  les  morts. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  343 

—  Que  veut  dire  cela,  monsieur  Golbert? 

—  Les  vivants  voient  la  richesse  de  M.  Fouquet;  ils  ad- 
mirent un  résultat,  et  ils  y  applaudissent  ;  mais  les  morts, 
plus  savants  que  nous,  savent  les  causes,  et  ils  accusent. 

—  Eli  bien,  M.  Fouquet  doit  sa  richesse  à  quelles  causes  ? 

—  Le  métier  d'intendant  favorise  souvent  ceux  qui 
l'exercent. 

—  Vous  avez  à  me  parler  plus  confidentiellement  ;  ne 
craignez  rien,  nous  sommes  bien  seuls. 

—  Je  ne  crains  jamais  rien,  sous  l'égide  de  ma  conscience 
et  sous  la  protection  de  mon  roi,  Sire. 

Et  Colbert  s'inclina. 

—  Donc,  les  morts,  s'ils  parlaient?... 

—  Ils  parlent  quelquefois,  Sire.  Lisez. 

—  Ah  !  murmura  Aramis  à  l'oreille  du  prince,  qui,  à  ses 
côtés,  écoutait  sans  perdre  une  syllabe,  puisque  vous  êtes 
placé  ici,  Monseigneur,  pour  apprendre  votre  métier  de  roi, 
écoutez  une  infamie  toute  royale.  Vous  allez  assister  à  une 
de  ces  scènes  comme  Dieu  seul  ou  plutôt  comme  le  diable 
les  conçoit  et  les  exécute.  Écoutez  bien,  vous  profiterez. 

Le  prince  redoubla  d'attention  et  vit  Louis  XIV  prendre 
des  mains  de  Colbert  une  lettre  que  celui-ci  tendait. 

—  L'écriture  du  feu  cardinal!  dit  le  roi. 

—  Votre  Majesté  a  bonne  mémoire,  répliqua  Colbert  en 
s'inclinant,  et  c'est  une  merveilleuse  aptitude  pour  un  roi 
destiné  au  travail,  que  de  reconnaître  ainsi  les  écritures  à 
première  vue. 

Le  roi  lut  une  lettre  de  Mazarin,  qui,  déjà  connue  du 
lecteur,  depuis  la  brouille  entre  madame  de  Chevreuse  et 
Aramis,  n'apprendrait  rien  de  nouveau  si  nous  la  rappor- 
tions ici. 

—  Je  ne  comprends  pas  bien,  dit  le  roi  intéressé  vivement. 

—  Votre  Majesté  n'a  pas  encore  l'habitude  des  commis 
d'intendance. 

—  Je  vois  qu'il  s'agit  d'argent  donné  à  M.  Fouquet. 

—  Treize  millions.  Une  jolie  somme  ! 


344  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Mais  oui...  Eh  bien,  ces  treize  millions  manquent  dans 
le  total  des  comptes?  Voilà  ce  que  je  ne  comprends  pas  très 
bien,  vous  dis-je.  Pourquoi  et  comment  ce  déficit  serait-il 
possible  ? 

—  Possible,  je  ne  dis  pas;  réel,  je  le  dis. 

—  Vous  dites  que  treize  millions  manquent  dans  les 
comptes  ? 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis,  c'est  le  registre. 

—  Et  cette  lettre  de  M.  de  Mazarin  indique  l'emploi  de 
cette  somme  et  le  nom  du  dépositaire? 

—  Gomme  votre  Majesté  peut  s'en  convaincre. 

—  Oui,  en  effet,  il  résulte  de  là  que  M.  Fouquet  n'aurait 
pas  encore  rendu  les  treize  millions. 

—  Gela  résulte  des  comptes,  oui,  Sire. 

—  Eh  bien,  alors  ?... 

—  Eh  bien,  alors,  Sire,  puisque  M.  Fouquet  n'a  pas  rendu 
les  treize  millions,  c'est  qu'il  les  a  encaissés,  et,  avec  treize 
millions,  on  fait  quatre  fois  plus,  et  une  fraction,  de  dépense 
et  de  munificence  que  Votre  Majesté  n'a  pu  en  faire  à  Fon- 
tainebleau, où  nous  ne  dépensâmes  que  trois  millions  en 
totalité,  s'il  vous  en  souvient. 

C'était,  pour  un  maladroit,  une  bien  adroite  noirceur  que 
ce  souvenir  invoque  de  la  fête  dans  laquelle  le  roi  avait, 
grâce  à  un  mot  de  Fouquet,  aperçu  pour  la  première  fois 
son  infériorité.  Golbert  recevait  à  Vaux  ce  que  Fouquet  lui 
avait  fait  à  Fontainebleau,  et,  en  bon  homme  de  finances,  il 
le  rendait  avec  tous  les  intérêts.  Ayant  ainsi  disposé  le  roi, 
Golbert  n'avait  plus  grand'chose  à  faire.  Il  le  sentit;  le  roi 
était  devenu  sombre.  Colbert  attendit  la  première  parole  du 
roi  avec  autant  d'impatience  que  Philippe  et  Aramis  du  haut 
de  leur  observatoire. 

—  Savez-vous  ce  qui  résulte  de  tout  cela,  monsieur 
Colbert  ?  dit  le  roi  après  une  réflexion. 

—  Non,  Sire,  je  ne  le  sais  pas. 

—  C'est  que  le  fait  de  l'appropriation  des  treize  millions, 
s'il  était  avéré... 


LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE  345 

—  Mais  il  l'est. 

—  Je  veux  dire  s'il  était  déclaré,  monsieur  Colbert. 

—  Je  pense  qu'il  le  serait  dès  demain,  si  votre  Majesté... 

—  N'était  pas  chez  M.  Fouquet,  répondit  assez  dignement 
le  roi. 

—  Le  roi  est  chez  lui  partout,  Sire,  et  surtout  dans  les 
maisons  que  son  argent  a  payées. 

—  Il  me  semble,  dit  Philippe  bas  à  Aramis,  que  l'architecte 
qui  a  bâti  ce  dôme  aurait  dû,  prévoyant  quel  usage  on  en 
ferait,  le  mobiliser  pour  qu'on  pût  le  faire  choir  sur  la  tête 
des  coquins  d'un  caractère  aussi  noir  que  ce  M.  Colbert. 

—  J'y  pensais  bien,  dit  Aramis;  mais  M.  Colbert  est  si  près 
du  roi  en  ce  moment  ! 

—  C'est  vrai,  cela  ouvrirait  une  succession. 

—  Dont  monsieur  votre  frère  puîné  récolterait  tout  le  fruit, 
Monseigneur.  Tenez,  restons  en  repos  et  continuons  à 
écouter. 

—  Nous  n'écouterons  pas  longtemps,  dit  le  jeune  prince. 

—  Pourquoi  cela,  Monseigneur? 

—  Parce  que,  si  j'étais  le  roi,  je  ne  répondrais  plus  rien. 

—  Et  que  feriez-vous  ? 

—  J'attendrais  à  demain  matin  pour  réfléchir. 

Louis  XIV  leva  enfin  les  yeux,  et,  retrouvant  Colbert 
attentif  à  sa  première  parole  : 

—  Monsieur  Colbert,  dit-il,  en  changeant  brusquement  la 
conversation,  je  vois  qu'il  se  fait  tard,  je  me  coucherai. 

—  Ah  !  fit  Colbert,  j'aurai... 

—  A  demain.  Demain  matin,  j'aurai  pris  une  détermina- 
tion. 

—  Fort  bien,  Sire,  repartit  Colbert  outré,  quoiqu'il  se 
contînt  en  présence  du  roi. 

Le  roi  fit  un  geste,  et  l'intendant  se  dirigea  vers  la  porte 
à  reculons. 

—  Mon  service  !  cria  le  roi. 
Le  service  du  roi  entra  dans  l'appartement. 
Philippe  allait  quitter  son  poste  d'observation. 


346  LE    VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

—  Un  moment,  lui  dit  Aramis  avec  sa  douceur  habituelle; 
ce  qui  vient  de  se  passer  n'est  qu'un  détail,  et  nous  n'en 
prendrons  plus  demain  aucun  souci;  mais  le  service  de  nuit, 
l'étiquette  du  petit  coucher,  ah!  Monseigneur,  voilà  qui  est 
important!  Apprenez,  apprenez  comment  vous  vous  mettez 
au  lit,  Sire.  Regardez,  regardez! 


XLII 


COLBERT 

L'histoire  nous  dira  ou  plutôt  l'histoire  nous  a  dit  les  évé- 
nements du  lendemain,  les  fêtes  splendides  données  par  le 
surintendant  à  son  roi.  Deux  grands  écrivains  ont  constaté 
la  grande  dispute  qu'il  y  eut  entre  la  Cascade  et  la  Gerbe 
d'eau,  la  lutte  engagée  entre  la  Fontaine  de  la  Couronne 
et  les  Animaux,  pour  savoir  à  qui  plairait  davantage.  Il  y  eut 
donc  le  lendemain  divertissement  et  joie;  il  y  eut  prome- 
nade, repas,  comédie;  comédie  dans  laquelle,  à  sa  grande 
surprise,  Porthos  reconnut  M.  Coquelin  de  Volière,  jouant 
dans  la  farce  des  Fâcheux.  C'est  ainsi  qu'appelait  ce  diver- 
tissement M.  de  Bracieux  de  Pierrefonds. 

La  Fontaine  n'en  jugeait  pas  de  môme,  sans  doute,  lui  qui 
écrivait  à  son  ami  M.  Maucrou  : 

C'est  un  ouvrage  de  Molière. 
Cet  écrivain,  par  sa  manière, 
Charme  à  présent  toute  la  cour. 
De  la  façon  que  son  nom  court, 
Il  doit  être  par  delà  Rome. 
J'en  suis  ravi,  car  c'est  un  homme. 

On  voit  que  La  Fontaine  avait  profité  de  l'avis  de  Pélisson 
et  avait  soigné  la  rime. 

Au  reste,  Porthos  était  de  l'avis  de  La  Fontaine,  et  il  eût 


LE    VICOMTE   DE    BRAGELONNE  347 

dit  comme  lui  :  «  Pardieu  !  ce  Molière  est  mon  homme  !  mais 
seulement  pour  les  habits.  »  A  l'endroit  du  théâtre,  nous 
L'avons  dit,  pour  M.  de  Bracieux  de  Pierrefonds,  Molière 
a'était  qu'un  farceur. 

Mais  préoccupé  par  la  scène  de  la  veille,  mais  cuvant  le 
poison  versé  par  Colbert,  le  roi,  pendant  toute  cette  journée 
si  brillante,  si  accidentée,  si  imprévue,  où  toutes  les  mer- 
veilles des  Mille  et  une  Nuits  semblaient  naître  sous  ses  pas, 
le  roi  se  montra  froid,  réservé,  taciturne.  Rien  ne  put  le 
iérider  ;  on  sentait  qu'un  profond  ressentiment  venant  de 
:oin,  accru  peu  à  peu  comme  la  source  qui  devient  rivière, 
*râce  aux  mille  filets  d'eau  qui  l'alimentent,  tremblait  au 
3lus  profond  de  son  âme.  Vers  midi  seulement,  il  commença 
le  reprendre  un  peu  de  sérénité.  Sans  doute,  sa  résolution 
Hait  arrêtée. 

Aramis,  qui  le  suivait  pas  à  pas,  dans  sa  pensée  comme 
lans  sa  marche,  Aramis  conclut  que  l'événement  qu'il  atten- 
tait ne  se  ferait  pas  attendre. 

Cette  fois,  Colbert  semblait  marcher  de  concert  avec 
'évêque  de  Vannes,  et,  eût-il  reçu  pour  chaque  aiguille  dont 
1  piquait  le  cœur  du  roi  un  mot  d'ordre  d'Aramis,  qu'il 
l'eût  pas  fait  mieux. 

Toute  cette  journée,  le  roi,  qui  avait  sans  doute  besoin 
l'écarter  une  pensée  sombre,  le  roi  parut  rechercher  aussi 
.ctivement  la  société  de  La  Vallière,  qu'il  mit  d'empresse- 
aent  à  fuir  celle  de  M.  Colbert  ou  celle  de  M.  Fouquet. 

Le  soir  vint.  Le  roi  avait  désiré  ne  se  promener  qu'après 
5  jeu.  Entre  le  souper  et  la  promenade,  on  joua  donc.  Le 
oi  gagna  mille  pistoles,  et,  les  ayant  gagnées,  les  mit  dans 
a  poche,  et  se  leva  en  disant  : 

—  Allons,  messieurs,  au  parc. 

Il  y  trouva  les  dames.  Le  roi  avait  gagné  mille  pistoles  et 
;s  avaient  empochées,  avons-nous   dit.   Mais  M.  Fouquet 

vait  su  en  perdre  dix  mille  :  de  sorte  que,  parmi  les  cour- 

sans,  il  y  avait  encore  cent  quatre-vingt-dix  mille  livres  de 

énéfice.  circonstance  qui  faisait  des  visages  des  courtisans 


348  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

et  des  officiers  de  la  maison  du  roi  les  visages  les  plus  joyeux 
de  la  terre. 

Il  n'en  était  pas  de  même  du  visage  du  roi,  sur  lequel, 
malgré  ce  gain  auquel  il  n'était  pas  insensible.,  demeurait 
toujours  un  lambeau  de  nuage.  Au  coin  d'une  allée,  Colbert 
l'attendait.  Sans  doute,  l'intendant  se  trouvait  là  en  vertu 
d'un  rendez-vous  donné  ;  car  Louis  XIV,  qui  l'avait  évité, 
lui  fit  un  signe  et  s'enfonça  avec  lui  dans  le  parc. 

Mais  La  Yallière  aussi  avait  vu  ce  front  sombre  et  ce  regard 
flamboyant  du  roi;  elle  l'avait  vu,  et,  comme  rien  de  ce  qui 
couvait  dans  cette  àme  n'était  impénétrable  à  son  amour, 
elle  avait  compris  que  cette  colère  comprimée  menaçait 
quelqu'un.  Elle  se  tenait  sur  le  chemin  de  vengeance  comme 
l'aDge  de  la  miséricorde. 

Toute  triste,  toute  confuse,  à  demi  folle  d'avoir  été  si 
longtemps  séparée  de  son  amant,  inquiète  de  cette  émotion 
intérieure  qu'elle  avait  devinée,  elle  se  montra  d'abord  au 
roi  avec  un  aspect  embarrassé  que,  dans  sa  mauvaise  dispo- 
sition d'esprit,  le  roi  interpréta  défavorablement. 

Alors,  comme  ils  étaient  seuls  ou  à  peu  près  seuls,  attendu 
que  Colbert,  en  apercevant  la  jeune  fille,  s'était  respectueu- 
sement arrêté  et  se  tenait  à  dix  pas  de  distance,  le  roi 
s'approcha  de  La  Vallière  et  lui  prit  la  main. 

—  Mademoiselle,  lui  dit-il,  puis-je,  sans  indiscrétion,  vouî 
demander  ce  que  vous  avez  ?  Votre  poitrine  parait  gonflée 
vos  yeux  sont  humides. 

—  Oh  !  Sire,  si  ma  poitrine  est  gonflée,  si  mes  yeux  son: 
humides,  si  je  suis  triste  enfin,  c'est  de  la  tristesse  de  Votlt 
Majesté. 

—  Ma  tristesse?  Oh  l  vous  voyez  mal.  mademoiselle.  iNon 
ce  n'est  poiDt  de  la  tristesse  que  j'éprouve. 

—  Et  qu'éprouvez-vous.  Sire? 

—  De  1  humiliation. 

—  De  l'humiliation?  Oh  !  que  dites-vous  là? 

—  Je  dis,  mademoiselle,  que,  là  où  je  suis,  nul  autre  n€ 
devrait  être  le  maître.  Eh  bien,  regardez,  si  je  ne  m'éclipse 


LE   VICOMTE   DE    BRAGELONNE  349 

pas,  moi,  le  roi  de  France,  devant  le  roi  de  ce  domaine. 
Oh  !  continua-t-il  en  serrant  les  dents  et  le  poing,  oh!...  Et 
quand  je  pense  que  ce  roi... 

—  Après?  dit  La  Vallière  effrayée. 

—  Que  ce  roi  est  un  serviteur  infidèle  qui  se  fait  orgueilleux 
avec  mon  bien  volé  1  Aussi,  je  vais  lui  changer,  à  cet  impu- 
dent ministre,  sa  fête  en  deuil  dont  la  nymphe  de  Vaux, 
comme   disent  ses  poètes,  gardera  longtemps  le  souvenir. 

—  Oh!  Votre  Majesté... 

—  Eh  bien,  mademoiselle,  allez-vous  prendre  le  parti  de 
M.  Fouquet  ?  fit  Louis  XIV  avec  impatience. 

—  Non,  Sire,  je  vous  demanderai  seulement  si  vous  êtes 
bien  renseigné.  Votre  Majesté,  plus  d'une  fois,  a  appris  à 
connaître  la  valeur  des  accusations  de  cour. 

Louis  XIV  fit  signe  à  Colbert  de  s'approcher. 

—  Parlez,  monsieur  Colbert,  dit  le  jeune  prince;  car,  en 
vérité,  je  crois  que  voilà  mademoiselle  de  La  Vallière  qui  a 
besoin  de  votre  parole  pour  croire  à  la  parole  du  roi.  Dites 
à  mademoiselle  ce  qu'a  fait  M.  Fouquet.  Et  vous,  made- 
moiselle, oh  !  ce  ne  sera  pas  long,  ayez  la  bonté  d'écouter, 
je  vous  prie. 

Pourquoi  Louis  XIV  insistait-il  ainsi  ?  Chose  toute  simple  : 
son  cœur  n'était  pas  tranquille,  son  esprit  n'était  pas  bien 
convaincu;  il  devinait  quelque  menée  sombre,  obscure, 
tortueuse,  sous  cette  histoire  des  treize  millions,  et  il  eût 
voulu  que  le  cœur  pur  de  La  Vallière,  révolté  à  l'idée  d'un 
vol,  approuvât,  d'un  seul  mot,  cette  résolution  qu'il  avait 
prise,  et  que,  néanmoins,  il  hésitait  à  mettre  à  exécution. 

—  Parlez,  monsieur,  dit  La  Vallière  à  Colbert,  qui  s'était 
avancé;  parlez,  puisque  le  roi  veut  que  je  vous  écoute. 
Voyons,  dites,  quel  est  le  crime  de  M.  Fouquet? 

—  Oh!  pas  bien  grave,  mademoiselle,  dit  le  noir  person- 
nage; un  simple  abus  de  confiance... 

—  Dites,  dites,  Colbert,  et,  quand  vous  aurez  dit,  laissez- 
nous;  et  allez  avertir  M.  d'Artagnan  que  j'ai  des  ordres  à 
lui  donner. 


350  LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  M.  d'Artagnan!  s'écria  La  Vallière:  et  pourquoi 
faire  avertir  M.  d'Artagnan,  Sire  ?  Je  vous  supplie  de  me 
le  dire. 

—  Pardieu  !  pour  arrêter  ce  titan  orgueilleux  qui,  fidèle  à 
sa  devise,  menace  d'escalader  mon  ciel. 

—  Arrêter  M.  Fouquet.  dites-vous? 

—  Ah!  cela  vous  étonne  1 

—  Chez  lui  ? 

—  Pourquoi  pas  ?  S'il  est  coupable,  il  est  coupable  chez 
lui  comme  ailleurs. 

—  M.  Fouquet,  qui  se  ruine  en  ce  moment  pour  faire 
honneur  à  son  roi  ? 

—  Je  crois,  en  vérité,  que  vous  défendez  ce  traître, 
mademoiselle. 

Golbert  se  mit  à  rire  tout  bas.  Le  roi  se  retourna  au 
sifflement  de  ce  rire. 

—  Sire,  dit  La  Vallière,  ce  n'est  pas  M.  Fouquet  que  je 
défends,  c'est  vous-même. 

—  Moi-même!...  Vous  me  défendez? 

—  Sire,  vous  vous  déshonorez  en  donnant  un  pareil  ordre. 

—  Me  déshonorer  ?  murmura  le  roi  blêmissant  de 
colère.  En  vérité,  mademoiselle,  vous  mettez  à  ce  que  vous 
dites,  une  étrange  passion. 

—  Je  mets  de  la  passion,  non  pas  à  ce  que  je  dis,  Sire, 
mais  à  servir  Votre  Majesté,  répondit  la  noble  jeune  fille. 
J'y  mettrais,  s'il  le  fallait,  ma  vie,  et  cela  avec  la  même 
passion,  Sire. 

Golbert  voulut  grommeler.  Alors  La  Vallière,  ce  doux 
agneau,  se  redressa  contre  lui,  et,  d'un  œil  enflammé,  lui 
imposa  silence. 

—  Monsieur,  dit-elle,  quand  le  roi  agit  bien,  si  le  roi  fait 
«<rt  à  moi  ou  aux  miens,  je  me  tais;  mais,  le  roi  me 
servit-il,  moi  ou  ceux  que  j'aime,  si  le  roi  agit  mal.  je  le 
lui  dis. 

—  Mais,  il  me  semble,  mademoiselle,  hasarda  Colbert, 
que,  moi  aussi,  j'aime  le  roi. 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  351 

—  Oui,  monsieur,  nous  l'aimons  tous  deux,  chacun  à  sa 
manière,  répliqua  La  Vallière  avec  un  tel  accent,  que  le 
cœur  clu  jeune  roi  en  fut  pénétré.  Seulement  je  l'aime,  moi, 
si  fortement,  que  tout  le  monde  le  sait  ;  si  purement,  que  le 
roi  lui-même  ne  doute  pas  de  mon  amour.  Il  est  mon  roi  et 
mon  maître,  je  suis  son  humble  servante  ;  mais  quiconque 
touche  à  son  honneur  touche  à  ma  vie.  Or,  je  répète  que 
ceux-là  déshonorent  le  roi  qui  lui  conseillent  de  faire  arrêter 
M.  Fouquet  chez  lui. 

Colbert  baissa  la  tête,  car  il  se  sentait  abandonné  par  le 
roi.  Cependant,  tout  en  baissant  la  tête,  il  murmura  : 

—  Mademoiselle,  je  n'aurais  qu'un  mot  à  dire. 

—  Ne  le  dites  pas,  ce  mot,  monsieur  ;  car  ce  mot.  je  ne 
l'écouterais  point.  Que  me  diriez-vous,  d'ailleurs  ?  Que 
M.  Fouquet  a  commis  des  crimes  ?  Je  le  sais,  parce  que  le 
roi  l'a  dit;  et,  du  moment  que  le  roi  a  dit  :  «  Je  crois,  »  je 
n'ai  pas  besoin  qu'une  autre  bouche  dise  :  «  J'affirme.  » 
Mais  M.  Fouquet,  fût-il  le  dernier  des  hommes,  je  le  dis  nau- 
tement,  M.  Fouquet  est  sacré  au  roi,  parce  que  Je  roi  est 
son  hôte.  Sa  maison  fut-elle  un  repaire,  Vaux  fût-il  une 
caverne  de  faux-monnayeurs  ou  de  bandits,  sa  maison  est 
sainte,  son  château  est  inviolable,  puisqu'il  y  loge  sa  femme, 
et  c'est  un  lieu  d  asile  que  des  bourreaux  ne  violeraient 
pas! 

La  Vallière  se  tut.  Malgré  lui,  le  roi  l'admirait  ;  il  fut 
vaincu  par  la  chaleur  de  cette  voix,  par  la  noblesse  de  cette 
cause.  Colbert,  lui,  ployait,  écrasé  par  l'inégalité  de  cette 
lutte.  Enfin,  le  roi  respira,  secoua  la  tête  et  tendit  la  main 
à  La  Vallière. 

—  Mademoiselle,  dit-il  avec  douceur,  pourquoi  parlez-vous 
contre  moi?  Savez-vous  ce  que  fera  ce  misérable  si  je  le 
laisse  respirer  ? 

— -  Eh  !  mon  Dieu,  n'est-ce  pas  une  proie  qui  vous  apDar- 
tiendra  toujours  ? 

—  Et  s'il  échappe,  s'il  fuit  ?  s'écria  Colbert. 

—  Eh  bien,  monsieur,  ce  sera  la  gloire  éternelle  du  roi 


352  LE     VICOMTE     DE    BRAGELONNE 

d'avoir  laissé  fuir  M.  Fouquet  ;  et  plus  il  aura  été  coupable, 
plus  la  gloire  du  roi  sera  grande,  comparée  à  cette  misère, 
à  cette  honte. 

Louis  baisa  la  main  de  La  Vallière,  tout  en  se  laissant 
glisser  à  ses  genoux. 

—  Je  suis  perdu,  pensa  Colbert. 
Puis  tout  à  coup  sa  figure  s'éclaira  : 

—  Oh  !  non,  non,  pas  encore  !  se  dit-il. 

Et,  tandis  que  le  roi,  protégé  par  l'épaisseur  d'un  énorme 
tilleul,  étreignait  La  Vallière  avec  toute  l'ardeur  d'un  inef- 
fable amour,  Colbert  fouilla  tranquillement  dans  son  garde- 
notes,  d'où  il  tira  un  papier  plié  en  forme  de  lettre,  papier 
un  peu  jaune  peut-être,  mais  qui  devait  être  bien  précieux, 
puisque  l'intendant  sourit  en  le  regardant.  Puis  il  reporta 
son  regard  haineux  sur  le  groupe  charmant  que  dessinaient 
dans  l'ombre  la  jeune  fille  et  le  roi,  groupe  que  venait  éclai- 
rer la  lueur  des  flambeaux  qui  s'approchaient. 

Louis  vit  la  lueur  de  ces  flambeaux  se  refléter  sur  la  robe 
blanche  de  La  Vallière. 

—  Pars,  Louise,  lui  dit-il,  car  voilà  que  l'on  vient. 

—  Mademoiselle,  mademoiselle,  on  vient,  ajouta  Colbert 
pour  hâter  le  départ  de  la  jeune  fille. 

Louise  disparut  rapidement  entre  les  arbres,  Puis,  comme 
le  roi,  qui  s'était  mis  aux  genoux  de  la  jeune  fille,  se  rele- 
vait. 

—  Ah  !  mademoiselle  de  La  Vallière  a  laissé  tomber 
quelque  chose,  dit  Colbert 

—  Quoi  donc?  demanda  le  roi. 

—  Un  papier,  une  lettre,  quelque  chose  de  blanc  voyez,  là, 
Sire. 

Le  roi  se  baissa  vite,  et  ramassa  la  lettre  en  la  froissant. 
En  ce  moment  les  flambeaux  arrivèrent,  inondant  de  jour 
cette  scène  obscure. 


LE     VICOMTE      DE     BRAGELONNE  353 


XLIII 


JALOUSIE 

Cette  vraie  lumière,  cet  empressement  de  tous,  cette  nou- 
velle ovation  faite  au  roi  par  Fouquet,  vinrent  suspendre 
l'effet  d'une  résolution  que  La  Vallière  avait  déjà  bien 
ébranlée  dans  le  cœur  de  Louis  XIV. 

Il  regarda  Fouquet  avec  une  sorte  de  reconnaissance 
pour  lui,  de  ce  qu'il  avait  fourni  à  La  Vallière  l'occasion  de 
se  montrer  si  généreuse,  si  fort  puissante  sur  son  cœur. 

C'était  le  moment  des  dernières  merveilles.  A  peine 
Fouquet  eut-il  emmené  le  roi  vers  le  château,  qu'une  masse 
de  feu,  s'échappant  avec  un  grondement  majestueux  du 
dôme  de  Vaux,  éblouissante  aurore,  vint  éclairer  jusqu'aux 
moindres  détails  des  parterres. 

Le  feu  d'artifice  commençait.  Colbert,  à  vingt  pas  du  roi, 
que  les  maîtres  de  Vaux  entouraient  et  fêtaient,  cherchait 
par  l'obstination  de  sa  pensée  funeste  à  ramener  l'attention 
de  Louis  sur  des  idées  que  la  magnificence  du  spectacle 
éloignait  déjà  trop. 

Tout  à  coup,  au  moment  de  la  tendre  à  Fouquet,  le  roi 
sentit  dans  sa  main  ce  papier  que,  selon  toute  apparence, 
La  Vallière,  en  fuyant,  avait  laissé  tomber  à  ses  pieds. 

L'aimant  le  plus  fort  de  la  pensée  d'amour  entraînait  le 
jeune  prince  vers  le  souvenir  de  sa  maîtresse. 

Aux  lueurs  de  ce  feu,  toujours  croissant  en  beauté,  et  qui 
faisait  pousser  des  cris  d'admiration  dans  les  villages  d'alen- 
tour, le  roi  lut  le  billet,  qu'il  supposait  être  une  lettre 
d'amour  destinée  à  lui  par  La  Vallière. 

A  mesure  qu'il  lisait,  la  pâleur  montait  à  son  visage,  et 
cette  sourde  colère,  illuminée  par  ces  feux  de  mille  couleurs, 
faisait  un  spectacle  terrible  dont  tout  le  monde  eût  frémi,  si 


354  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

chacun  avait  pu  lire  dans  ce  cœur  ravagé  par  les  plus  sinis- 
tres passions.  Pour  lui,  plus  de  trêve  dans  la  jalousie  et  la 
rage.  A  partir  du  moment  où  il  eut  découvert  la  sombre 
vérité,  tout  disparut,  piété,  douceur,  religion  de  l'hospitalité. 

Peu  s'en  fallut  que,  dans  la  douleur  aiguë  qui  tordait  son 
cœur,  encore  trop  faible  pour  dissimuler  la  souffrance,  peu 
s'en  fallut  qu'il  ne  poussât  un  cri  d'alarme  et  qu'il  n'appelât 
ses  gardes  autour  de  lui. 

Cette  lettre,  jetée  sur  les  pas  du  roi  par  Colbert,  on  l'a 
déjà  deviné,  c'était  celle  qui  avait  disparu  avec  le  grison 
Tobie  à  Fontainebleau,  après  la  tentative  faite  par  Fouquet 
sur  le  cœur  de  La  Yallière. 

Fouquet  voyait  la  pâleur  et  ne  devinait  point  le  mal  ;  Col- 
bert voyait  la  colère  et  se  réjouissait  à  l'approche  de  l'orage. 

La  voix  de  Fouquet  tira  le  jeune  prince  de  sa  farouche 
rêverie. 

—  Qu'avez-vous,  Sire  ?  demanda  gracieusement  le  surin- 
tendant. 

Louis  fit  un  effort  sur  lui-même,  un  violent  effort. 

—  Rien,  dit-il. 

—  J'ai  peur  que  Votre  Majesté  ne  souffre. 

—  Je  souffre,  en  effet,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  monsieur; 
riais  ce  n'est  rien. 

Et  le  roi,  sans  attendre  la  fin  du  feu  d'artifice,  se  dirigea 
vers  le  château. 

Fouquet  a ccompagna  le  roi.  Tout  le  monde  suivit  derrière 
eux. 

Les  dernières  fusées  brûlèrent  tristement  pour  elles  seules. 

Le  surintendant  essaya  de  questionner  encore  Louis  XIV, 
mais  n'obtint  aucune  réponse.  Il  supposa  qu'il  y  avait  eu 
querelle  entre  Louis  et  La  Yallière  dans  le  parc:  que  brouille 
en  était  résultée:  que  le  roi,  peu  boudeur  de  sa  nature,  mais 
tout  dévoué  à  sa  rage  d'amour,  prenait  le  monde  en  haine 
depuis  que  sa  maîtresse  le  boudait.  Cette  idée  suffit  à  le  ras- 
surer; il  eut  même  un  sourire  amical  et  consolant  pour  le 
jeune  roi,  quand  celui-ci  lui  souhaita  le  bonsoir. 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  355 

Ce  n'était  pas  tout  pour  le  roi.  Il  fallait  subir  le  service. 
Ce  service  du  soir  se  devait  faire  en  grande  étiquette.  Le 
lendemain  était  le  jour  du  départ.  Il  fallait  bien  que  les 
hôtes  remerciassent  leur  hôte  et  lui  donnassent  une  politesse 
pour  ses  douze  millions. 

La  seule  chose  que  Louis  trouva  d'aimable  pour  Fouquet 
en  le  congédiant,  ce  furent  ces  paroles  : 

—  Monsieur  Fouquet,  vous  saurez  de  mes  nouvelles  ; 
faites,  je  vous  prie,  venir  ici  M.  d'Artagnan. 

Et  le  sang  de  Louis  XIII,  qui  avait  tant  dissimulé,  bouillait 
alors  dans  ses  veines,  et  il  était  tout  prêt  à  faire  égorger 
Fouquet,  comme  son  prédécesseur  avait  fait  assassiner  le 
maréchal  d'Ancre.  Aussi  déguisa-t-il  l'affreuse  résolution 
sous  un  de  ces  sourires  royaux  qui  sont  les  éclairs  des  coups 
d'État. 

Fouquet  prit  la  main  du  roi  et  la  baisa.  Louis  frissonna 
de  tout  son  corps,  mais  laissa  toucher  sa  main  aux  lèvres  de 
M.  Fouquet. 

Cinq  minutes  après,  d'Artagnan,  auquel  on  avait  transmis 
Tordre  royal,  entrait  dans  la  chambre  de  Louis  XIV. 

Aramis  et  Philippe  étaient  dans  la  leur,  toujours  attentifs, 
toujours  écoutant. 

Le  roi  ne  laissa  pas  au  capitaine  de  ses  mousquetaires  le 
temps  d'arriver  jusqu'à  son  fauteuil. 

11  courut  à  lui. 

—  Ayez  soin,  s'écria-t-il,  que  nul  n'entre  ici. 

—  Bien,  Sire,  répliqua  le  soldat,  dont  le  coup  d'oeil  avait, 
depuis  longtemps,  analysé  les  ravages  de  cette  physionomie. 

Et  il  donna  l'ordre  à  la  porte  ;  puis,  revenant  vers  le  roi  : 

—  Il  y  a  du  nouveau  chez  Votre  Majesté?  dit-il. 

—  Combien  avez-vous  d'hommes  ici  ?  demanda  le  roi  sans 
répondre  autrement  à  la  question  qui  lui  était  faite. 

—  Pourquoi  faire,  Sire  ? 

—  Combien  avez-vous  d'hommes  ?  répéta  le  roi  en  frap- 
pant du  pied. 

—  J'ai  les  mousquetaires. 


356  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Après  ? 

—  J'ai  vingt  gardes  et  treize  suisses. 

—  Combien  faut-il  de  gens  pour... 

—  Pour?...  dit  le  mousquetaire  avec  ses  grands  yeux 
calmes. 

—  Pour  arrêter  M.  Fouquet. 
D'Artagnan  fit  un  pas  en  arrière. 

—  Arrêter  M.  Fouquet  !  dit-il  avec  éclat. 

—  Allez-vous  dire  aussi  que  c'est  impossible  ?  s'écria  le 
roi  avec  une  rage  froide  et  haineuse. 

—  Je  ne  dis  jamais  qu'une  chose  soit  impossible,  répliqua 
d'Artagnan  blessé  au  vif. 

—  Eh  bien,  faites  1 

D'Artagnan  tourna  sur  ses  talons  sans  mesure  et  se  dirigea 
vers  la  porte. 

L'espace  à  parcourir  était  court;  il  le  franchit  en  six  pas. 
Là,  s'arrêtant  : 

—  Pardon,  Sire,  dit-il. 

—  Quoi  ?  dit  le  roi. 

—  Pour  faire  cette  arrestation,  je  voudrais  un  ordre 
écrit. 

—  A  quel  propos  ?  et  depuis  quand  la  parole  du  roi  ne 
vous  suffît-elle  pas  ? 

—  Parce  qu'une  parole  de  roi,  issue  d'un  sentiment  de 
colère,  peut  changer  quand  le  sentiment  change. 

—  Pas  de  phrases,  monsieur  !  vous  avez  une  autre  pensée. 

—  Oh  !  j'ai  toujours  des  pensées,  moi,  et  des  pensées  que 
les  autres  n'ont  malheureusement  pas,  répliqua  impertinem- 
ment  d'Artagnan. 

Le  roi,  dans  la  fougue  de  son  emportement,  plia  devant 
cet  homme,  comme  le  cheval  plie  les  jarrets  6ous  la  main 
robuste  du  dompteur. 

—  Votre  pensée  ?  s'écria-t-il. 

—  La  voici,  Sire,  répondit  d'Artagnan.  Vous  faites  arrêter 
un  homme  lorsque  vous  êtes  encore  chez  lui  :  c'est  de  la 
colère.  Quand  vous  ne  serez  plus  en  colère,  vous  vous  repen- 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  357 

tirez.  Alors,  je  veux  pouvoir  vous  montrer  votre  signature. 
Si  cela  ne  répare  rien,  au  moins  cela  nous  montrera-t-il  que 
le  roi  a  tort  de  se  mettre  en  colère. 

—  A  tort  de  se  mettre  en  colère  !  hurla  le  roi  avec  frénésie. 
Est-ce  que  le  roi  mon  père,  est-ce  que  mon  aïeul  ne  s'y  met- 
taient pas,  corps  du  Christ  ? 

—  Le  roi  votre  père,  le  roi  votre  aïeul  ne  se  mettaient 
jamais  en  colère  que  chez  eux. 

—  Le  roi  est  maître  partout  comme  chez  lui. 

—  C'est  une  phrase  de  flatteur,  et  qui  doit  venir  de  M.  Col- 
bert  ;  mais  ce  n'est  pas  une  vérité.  Le  roi  est  chez  lui  dans 
toute  maison  quand  il  en  a  chassé  le  propriétaire. 

Louis  se  mordit  les  lèvres. 

—  Comment  !  dit  d'Artagnan,  voilà  un  homme  qui  se 
ruine  pour  vous  plaire,  et  vous  voulez  le  faire  arrêter  ?  Mor- 
dious  !  Sire,  si  je  m'appelais  Fouquet  et  que  l'on  me  fît  cela, 
j'avalerais  d'un  coup  dix  fusées  d'artifice,  et  j'y  mettrais  le 
feu  pour  me  faire  sauter,  moi  et  tout  le  reste.  C'est  égal, 
vous  le  voulez,  j'y  vais. 

—  Allez!  fit  le  roi.  Mais  avez-vous  assez  de  monde? 

—  Croyez-vous,  Sire,  que  je  vais  emmener  un  anspessade 
avec  moi?  Arrêter  M.  Fouquet,  mais  c'est  si  facile,  qu'un 
enfant  le  ferait.  M.  Fouquet  à  arrêter,  c'est  un  verre 
d'absinthe  à  boire.  On  fait  la  grimace,  et  c'est  tout. 

—  S'il  se  défend?... 

—  Lui  ?  Allons  donc  !  se  défendre  quand  une  rigueur 
comme  celle-là  le  fait  roi  et  martyr  !  Tenez,  s'il  lui  reste  un 
million,  ce  dont  je  doute,  je  gage  qu'il  le  donnerait  pour 
avoir  cette  fin-là.  Allons,  Sire,  j'y  vais 

—  Attendez  !  dit  le  roi. 

—  Ah  !  qu'y  a-t-il  ? 

—  Ne  rendez  pas  son  arrestation  publique. 

—  C'est  plus  difficile,  cela. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  rien  n'est  plus  simple  que  d'aller,  au  milieu 
des  mille  personnes  enthousiastes  qui  l'entourent,  dire  à 


358  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

M.  Fouquet  :  «  Au  nom  du  roi.  monsieur,  je  vous  arrête  !  » 
Mais  aller  à  lui,  le  tourner,  le  retourner,  le  coller  dans 
quelque  coin  de  l'échiquier,  de  façon  qu'il  ne  s'en  échappe 
pas;  le  voler  à  tous  ses  convives,  et  vous  le  garder  prison- 
nier, sans  qu'un  de  ses  hélas  !  ait  été  entendu,  voilà  une 
difficulté  réelle,  véritable,  suprême,  et  je  la  donne  en  cent 
aux  plus  habiles. 

—  Dites  encore  :  «  C'est  impossible  !  »  et  vous  aurez  plus 
vite  fait.  Ah  !  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  ne  serais-je  entouré 
que  de  gens  qui  m'empêchent  de  faire  ce  que  je  veux  ! 

—  Moi,  je  ne  vous  empêche  de  rien  faire.  Est-ce  dit? 

—  Gardez-moi  M.  Fouquet  jusqu'à  ce  que.  demain,  j'aie 
pris  une  résolution. 

—  Ce  sera  fait,  Sire. 

—  Et  revenez  à  mon  lever  pour  prendre  mes  nouveaux 
ordres. 

—  Je  reviendrai. 

—  Maintenant,  qu'on  me  laisse  seul. 

—  Vous  n'avez  pas  même  besoin  de  M.  Colbert?  dit  le 
mousquetaire  envoyant  sa  dernière  flèche  au  moment  du 
départ. 

Le  roi  tressaillit.  Tout  entier  à  la  vengeance,  il  avait 
oublié  le  corps  du  délit. 

—  Non,  personne,  dit-il,  personne  ici  !  Laissez-moi  ! 
D'Artagnan  partit.  Le  roi  ferma  sa  porte  lui-même,  et 

commença  une  furieuse  course  dans  sa  chambre,  comme  le 
taureau  blessé  qui  traîne  après  lui  ses  banderoles  et  les  fers 
des  hameçons.  Enfin,  il  se  mit  à  se  soulager  par  des  cris. 

—  Ah!  le  misérable!  non  seulement  il  me  vole  mes 
finances,  mais,  avec  cet  or,  il  me  corrompt  secrétaires, 
amis,  généraux^  artistes,  il  me  prend  jusqu'à  ma  maîtresse! 
Ah  !  voilà  pourquoi  cette  perfide  l'a  si  bravement  défendu!... 
C'était  de  la  reconnaissance!...  Qui  sait?...  peut-être  même 
de  l'amour. 

11  s'abîma  un  instant  dans  ces  réflexions  douloureuses. 

—  Un  sa  lyre  !  pensa-t-il  avec  cette  haine  profonde  que  la 


LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE  359 

grande  jeunesse  porte  aux  hommes  mûrs  qui  songent  encore 
à  l'amour;  un  faune  qui  court  la  galanterie  et  qui  n'a  jamais 
trouvé  de  rebelles  !  un  homme  à  femmelettes,  qui  donne  des 
fleurettes  d'or  et  de  diamant,  et  qui  a  des  peintres  pour 
faire  le  portrait  de  ses  maîtresses  en  costume  de  déesses! 
Le  roi  frémit  de  désespoir. 

—  11  me  souille  tout!  continua-t-il.  Il  me  ruine  tout!  îl 
me  tuera  !  Cet  homme  est  trop  pour  moi  !  Il  est  mon  mortel 
ennemi  !  Cet  homme  tombera  !  Je  le  hais  !...  je  le  hais  !...  je 
le  hais  !... 

Et,  en  disant  ces  mots,  il  frappait  à  coups  redoublés  sur 
les  bras  du  fauteuil  dans  lequel  il  s'asseyait  et  duquel  il  se 
levait  comme  un  épileptique. 

—  Demain!  demain!...  Oh!  le  beau  jour!  murmura-t-il  ; 
quand  le  soleil  se  lèvera,  n'ayant  que  moi  pour  rival,  cet 
homme  tombera  si  bas,  qu'en  voyant  les  ruines  que  ma 
colère  aura  faites,  on  avouera  enfin  que  je  suis  plus  grand 
que  lui  ! 

Le  roi,  incapable  de  se  maîtriser  plus  longtemps,  renversa 
d'un  coup  de  poing  une  table  placée  près  de  son  lit,  et,  dans 
la  douleur  qu'il  ressentit,  pleurant  presque,  suffoquant,  il 
alla  se  précipiter  sur  ses  draps,  tout  habillé  comme  il  était, 
pour  les  mordre  et  pour  y  trouver  le  repos  du  corps. 

Le  lit  gémit  sous  ce  poids,  et,  à  part  quelques  soupirs 
échappés  de  la  poitrine  haletante  du  roi,  on  n'entendit  plus 
rien  dans  la  chambre  de  Morphéê. 


XLIV 


LE  SE -MAJESTE 

Cette  fureur  exaltée,  qui  s'était  emparée  du  roi  à  la  vue  et 
à  la  lecture  de  la  lettre  de  Fouquet  à  La  Vallière,  se  fondit 
peu  à  peu  en  une  fatigue  douloureuse. 


360  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

La  jeunesse,  pleine  de  santé  et  de  vie,  ayant  besoin  de 
réparer  à  l'instant  même  ce  qu'elle  perd,  la  jeunesse  ne 
connaît  point  ces  insomnies  sans  fin  qui  réalisent  pour  le 
malheureux  la  fable  du  foie  toujours  renaissant  de  Prométhée. 
Là  où  l'homme  mùr  dans  sa  force,  où  le  vieillard  dans  son 
épuisement,  trouvent  une  continuelle  alimentation  de  la 
douleur,  le  jeune  homme,  surpris  par  la  révélation  subite  du 
mal,  s'énerve  en  cris,  en  luttes  directes,  et  se  fait  terrasser 
plus  vite  par  l'inflexible  ennemi  qu'il  combat.  Une  fois  terrassé, 
il  ne  souffre  plus. 

Louis  fut  dompté  en  un  quart  d'heure;  puis  il  cessa  de 
crisper  ses  poings  et  de  brûler  avec  ses  regards  les  invin- 
cibles objets  de  sa  haine;  il  cessa  d'accuser  par  de  violentes 
paroles  M.  Fouquet  et  La  Vallière  ;  il  tomba  de  la  fureur 
dans  le  désespoir,  et  du  désespoir  dans  la  prostration. 

Après  qu'il  se  fut  roidi  et  tordu  pendant  quelques  instants 
sur  le  lit,  ses  bras  inertes  retombèrent  à  ses  côtés.  Sa  tête 
languit  sur  l'oreiller  de  dentelle,  ses  membres  épuisés  fris- 
sonnèrent, agités  de  légères  contractions  musculaires,  sa 
poitrine  ne  laissa  plus  filtrer  que  de  rares  soupirs. 

Le  dieu  Morphée,  qui  régnait  en  souverain  dans  cette 
chambre  à  laquelle  il  avait  donné  son  nom,  et  vers  lequel 
Louis  tournait  ses  yeux  appesantis  par  la  colère  et  rougis  par 
les  larmes,  le  dieu  Morphée  versait  sur  lui  les  pavots  dont 
ses  mains  étaient  pleines,  de  sorte  que  le  roi  ferma  douce- 
ment ses  yeux  et  s'endormit. 

Alors  il  lui  sembla,  comme  il  arrive  souvent  dans  le  pre- 
mier sommeil,  si  doux  et  si  léger,  qui  élève  le  corps  au-des- 
sus de  la  couche,  l'àme  au-dessus  de  la  terre,  il  lui  sembla 
que  le  dieu  Morphée,  peint  sur  le  plafond,  le  regardait  avec 
des  yeux  tout  humains;  que  quelque  chose  brillait  et  s'agi- 
tait dans  le  dôme  ;  que  les  essaims  de  songes  sinistres,  un 
instant  déplacés,  laissaient  à  découvert  un  visage  d'homme, 
la  main  appuyée  sur  sa  bouche,  et  dans  l'attitude  d'une  médi- 
tation contemplative.  Et,  chose  étrange,  cet  homme  ressem- 
blait tellement  au   roi,  que  Louis  croyait  voir  son  propre 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  361 

visage  réfléchi  dans  un  miroir.  Seulement,  ce  visage  était 
attristé  par  un  sentiment  de  profonde  pitié. 

Puis  il  lui  sembla,  peu  à  peu,  que  le  dôme  fuyait,  échap- 
pant à  sa  vue,  et  que  les  figures  et  les  attributs,  peints  par 
Le  Brun,  s'obscurcissaient  dans  un  éloignement  progressif. 
Un  mouvement  doux,  égal,  cadencé  comme  celui  d'un  vais- 
seau qui  plonge  sous  la  vague,  avait  succédé  à  l'immobilité 
du  lit.  Le  roi  faisait  un  rêve  sans  doute,  et,  dans  ce  rêve,  la 
couronne  d'or  qui  attachait  les  rideaux  s'éloignait  comme  le 
dôme  auquel  elle  restait  suspendue,  de  sorte  que  le  génie 
ailé,  qui,  des  deux  mains,  soutenait  cette  couronne, 
semblait  appeler  vainement  le  roi,  qui  disparaissait  loin 
d'elle. 

Le  lit  s'enfonçait  toujours.  Louis,  les  yeux  ouverts,  se 
laissait  décevoir  par  cette  cruelle  hallucination.  Enfin,  la 
lumière  de  la  chambre  royale  allant  s'obscurcissant,  quelque 
chose  de  froid,  de  sombre,  d'inexplicable  envahit  l'air.  Plus 
de  peintures,  plus  d'or,  plus  de  rideaux  de  velours,  mais  des 
murs  d'un  gris  terne,  dont  l'ombre  s'épaississait  de  plus  en 
plus.  Et  cependant  le  lit  descendait  toujours,  et,  après  une 
minute  qui,  parut  un  siècle  au  roi,  il  atteignit  une  couche 
d'air  noire  et  glacée.  Là,  il  s'arrêta. 

Le  roi  ne  voyait  plus  la  lumière  de  sa  chambre  que  comme, 
du  fond  d'un  puits,  on  voit  la  lumière  du  jour. 

—  Je  fais  un  affreux  rêve  !  pensa-t-il.  Il  est  temps  de  me 
réveiller.  Allons,  réveillons-nous  1 

Tout  le  monde  a  éprouvé  ce  que  nous  disons  là  ;  il  n'est 
personne  qui,  au  milieu  d'un  cauchemar  étouffant,  ne  se  soit 
dit,  à  l'aide  de  cette  lampe  qui  veille  au  fond  du  cerveau 
quand  toute  lumière  humaine  est  éteinte,  il  n'est  personne 
qui  ne  se  soit  dit  :  «  Ce  n'est  rien,  je  rêve  !  » 

C'était  ce  que  venait  de  se  dire  Louis  XIV;  mais  à  ce  mot  : 
«  Réveillons-nous  !  »  Il  s'aperçut  que  non  seulement  il  était 
éveillé,  mais  encore  qu'il  avait  les  yeux  ouverts.  Alors  il  les 
jeta  autour  de  lui. 

A  sa  droite  et  à  sa  gauche  se  tenaient   deux  hommes 


362  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

armés,  enveloppés  chacun  dans  un  vaste  manteau,  et  le 
visage  couvert  d'un  masque. 

L'un  de  ces  hommes  tenait  à  la  main  une  petite  lampe, 
dont  la  lueur  rouge  éclairait  le  plus  triste  tableau  qu'un  roi 
pût  envisager. 

Louis  se  dit  que  son  rêve  continuait,  et  que,  pour  le  faire 
cesser,  il  suffisait  de  remuer  les  bras  ou  de  faire  entendre  sa 
voix.  Il  sauta  à  bas  du  lit,  et  se  trouva  sur  un  sol  humide.  Alors, 
s'adressant  à  celui  des  deux  hommes  qui  tenait  la  lampe  : 

—  Qu'est  cela,  monsieur,  dit-il,  et  d'où  vient  cette  plai- 
santerie ? 

—  Ce  n'est  point  une  plaisanterie,  répondit  d'une  voix 
sourde  celui  des  deux  hommes  masqués  qui  tenait  la 
lanterne. 

—  Ètes-vous  à  M.  Fouquet?  demanda  le  roi  un  peu 
interdit. 

—  Peu  importe  à  qui  nous  appartenons  !  dit  le  fantôme. 
Nous  sommes  vos  maîtres,  voilà  tout. 

Le  roi.  plus  impatient  qu'intimidé,  se  tourna  vers  le  second 
masque. 

—  Si  c'est  une  comédie,  fît-il,  vous  direz  à  M.  Fouquet 
que  je  la  trouve  inconvenante,  et  j'ordonne  qu'elle  cesse. 

Ce  second  masque,  auquel  s'adressait  le  roi,  était  un 
homme  de  très  haute  taille  et  d'une  vaste  circonférence. 
Il  se   tenait   droit  et  immobile  comme  un  bloc  de  marbre. 

—  Eh  bien,  ajouta  le  roi  en  frappant  du  pied,  vous  ne  me 
répondez  pas? 

—  Nous  ne  vous  répondons  pas,  mon  petit  monsieur,  fit 
le  géant  d'une  voix  de  stentor,  parce  qu'il  n'y  a  rien  à  vous 
répondre,  sinon  que  vous  êtes  le  premier  fâcheux,  et  que 
M.  Coquelin  de  Volière  vous  a  oublié  dans  le  nombre  des  siens. 

—  Mais,  enfin,  que  me  veut-on?  s'écria  Louis  en  se 
croisant  les  bras  avec  colère. 

—  Vous  le  saurez  plus  tard,  répondit  le  porte-lampe. 

—  En  attendant,  où  suis-je? 

—  Regardez  ! 


LE    VICOMTE   DE  BRAGELONNE  363 

Louis  regarda  effectivement;  mais,  à  la  lueur  de  la  lampe 
que  soulevait  l'homme  masqué,  il  n'aperçut  que  des  murs 
humides,  sur  lesquels  brillait  çà  et  là  le  sillage  argenté  des 
limaces. 

—  Oh!  oh!  un  cachot?  fit  le  roi. 

—  Non,  un  souterrain. 

—  Qui  mène  ?... 

—  Veuillez  nous  suivre. 

—  Je  ne  bougerai  pas  d'ici,  s'écria  le  roi. 

—  Si  vous  faites  le  mutin,  mon  jeune  ami,  répondit  le 
plus  robuste  des  deux  hommes,  je  vous  enlèverai,  je  vous 
roulerai  dans  un  manteau,  et,  si  vous  y  étouffez,  ma  foi  !  ce 
sera  tant  pis  pour  vous. 

Et,  en  disant  ces  mots,  celui  qui  les  disait  tira,  de  dessous 
ce  manteau  dont  il  menaçait  le  roi,  une  main  que  Milon  de 
Crotone  eût  bien  voulu  posséder  le  jour  où  lui  vint  cette 
malheureuse  idée  de  fendre  son  dernier  chêne. 

Le  roi  eut  horreur  d'une  violence  ;  car  il  comprenait  que 
ces  deux  hommes,  au  pouvoir  desquels  il  se  trouvait,  ne 
s'étaient  point  avancés  jusque-là  pour  reculer,  et,  par 
conséquent,  pousseraient  la  chose  jusqu'au  bout.  Il  secoua 
la  tête. 

—  Il  paraît  que  je  suis  tombé  aux  mains  de  deux  assassins, 
dit-il.  Marchons  ! 

Aucun  des  deux  hommes  ne  répondit  à  cette  parole.  Celui 
qui  tenait  la  lampe  marcha  le  premier;  le  roi  le  suivit;  le 
second  masque  vint  ensuite.  On  traversa  ainsi  une  galerie 
longue  et  sinueuse,  diaprée  d'autant  d'escaliers  qu'on  en 
trouve  dans  les  mystérieux  et  sombres  palais  d'Anne  Radcliff. 
Tous  ces  détours,  pendant  lesquels  le  roi  entendit  plusieurs 
fois  des  bruits  d'eau  sur  sa  tète,  aboutirent  enfin  à  un  long 
corridor  fermé  par  une  porte  de  fer.  L'homme  à  la  lampe 
ouvrit  cette  porte  avec  des  clefs  qu'il  portait  à  sa  ceinture, 
où,  pendant  toute  la  route,  le  roi  les  avait  entendues 
résonner. 

Quand  cette  porte  s'ouvrit  et  donna  passage  à  l'air,  Louis 


364  LE     VICOMTE    DE      BRAGELONNE 

reconnut  ces  senteurs  embaumées  qui  s'exhalent  des  arbres 
après  les  journées  chaudes  de  l'été.  Un  instant,  il  s'arrêta 
hésitant  ;  mais  le  robuste  gardien  qui  le  suivait  le  poussa 
hors  du  souterrain. 

—  Encore  une  fois,  dit  le  roi  en  se  retournant  vers  celui 
qui  venait  de  se  livrer  à  cet  acte  audacieux  de  toucher  son 
souverain,  que  voulez-vous  faire  du  roi  de  France  ? 

—  Tâchez  d'oublier  ce  mot-là,  répondit  l'homme  à  la 
lampe,  d'un  ton  qui  n'admettait  pas  plus  de  réplique  que  les 
fameux  arrêts  de  Minos. 

—  Vous  devriez  être  roué  pour  le  mot  que  vous  venez  de 
prononcer,  ajouta  le  géant  en  éteignant  la  lumière  que  lui 
passait  son  compagnon;  mais  le  roi  est  trop  humain. 

Louis,  à  cette  menace,  fit  un  mouvement  si  brusque,  que 
l'on  put  croire  qu'il  voulait  fuir;  mais  la  main  du  géant 
s'appuya  sur  son  épaule  et  le  fixa  à  sa  place. 

—  Mais,  enfin,  où  allons-nous?  dit  le  roi. 

—  Venez,  répondit  le  premier  des  deux  hommes  avec  une 
sorte  de  respect,  et  en  conduisant  son  prisonnier  vers  un 
carrosse  qui  semblait  attendre. 

Ce  carrosse  était  entièrement  caché  dans  les  feuillages. 
Deux  chevaux,  ayant  des  entraves  aux  jambes,  étaient  atta- 
chés, par  un  licol,  aux  branches  basses  d'un  grand  chêne. 

—  iMontez,  dit  le  même  homme  en  ouvrant  la  portière  du 
carrosse  et  en  abaissant  le  marchepied. 

Le  roi  obéit,  s'assit  au  fond  de  la  voiture,  dont  la  portière 
matelassée  et  à  serrure  se  ferma  à  l'instant  même  sur  lui 
et  sur  son  conducteur.  Quant  au  géant,  il  coupa  les  entraves 
et  les  liens  des  chevaux,  les  attela  lui-même  et  monta  sur  le 
siège,  qui  n'était  pas  occupé.  Aussitôt  le  carrosse  partit  au 
grand  trot,  gagna  la  route  de  Paris,  et,  dans  la  forêt  de 
Sénart,  trouva  un  relais  attaché  à  des  arbres  comme  les 
premiers  chevaux.  L'homme  du  siège  changea  d'attelage  et 
continua  rapidement  sa  route  vers  Paris,  où  il  entra  vers  trois 
heures  du  matin.  Le  carrosse  suivit  le  faubourg  Saint- 
Antoine,  et,  après  avoir  crié  à  la  sentinelle  :  «  Ordre  du  roi!  » 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  365 

le  cocher  guida  les  chevaux  dans  l'enceinte  circulaire  de  la 
Bastille,  aboutissant  à  la  cour  du  Gouvernement.  Là,  les 
chevaux  s'arrêtèrent  fumants  aux  degrés  du  perron.  Un  ser- 
gent de  garde  accourut. 

—  Qu'on  éveille  M.  le  gouverneur,  dit  le  cocher  d'une  voix 
de  tonnerre. 

A  part  cette  voix,  qu'on  eût  pu  entendre  de  l'entrée  du 
faubourg  Saint-Antoine,  tout  demeura  calme  dans  le  car- 
rosse comme  dans  le  château.  Dix  minutes  après  M.  de 
Baisemeaux  parut  en  robe  de  chambre  sur  le  seuil  de  sa 
porte. 

—  Qu'est-ce  encore,  demanda-t-il,  et  que  m'amenez-vous 
là? 

L'homme  à  la  lanterne  ouvrit  la  portière  du  carrosse  et  dit 
deux  mots  au  cocher.  Aussitôt  celui-ci  descendit  de  son 
siège,  prit  un  mousqueton  qu'il  y  tenait  sous  ses  pieds,  et 
appuya  le  canon  de  l'arme  sur  la  poitrine  du  prisonnier. 

—  Et  faites  feu,  s'il  parle!  ajouta  tout  haut  l'homme  qui 
descendait  de  la  voiture. 

—  Bien!  répliqua  l'autre  sans  plus  d'observation. 

Cette  recommandation  faite,  le  conducteur  du  roi  monta 
les  degrés,  au  haut  desquels  l'attendait  le  gouverneur. 

—  Monsieur  d'Herblay!  s'écria  celui-ci. 

—  Chut  !  dit  Aramis.  Entrons  chez  vous. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  Et  quoi  donc  vous  amène  à  cette  heure  ? 

—  Une  erreur,  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  répon- 
dit tranquillement  Aramis.  Il  paraît  que,  l'autre  jour,  vous 
aviez  raison. 

—  A  quel  propos?  demanda  le  gouverneur. 

—  Mais  à  propos  de  cet  ordre  d'élargissement,  cher  ami. 

—  Expliquez-moi  cela,  monsieur...  non,  Monseigneur, 
dit  le  gouverneur,  suffoqué  à  la  fois  et  par  la  surprise  et 
par  la  terreur. 

—  C'est  bien  simple  :  vous  vous  souvenez,  cher  monsieur 
de  Baisemeaux,  qu'on  vous  a  envoyé  un  ordre  de  mise  en 
liberté? 


366  LE    VICOMTZ   DE    BRAGELONNE 

—  Oui,  pour  Marchiali. 

—  Eh  bien,  n'est-ce  pas,  nous  avons  tous  cru  que  c'était 
pour  Marchiali? 

—  Sans  doute.  Cependant,  rappelez-vous  que,  moi,  je 
doutais;  que,  moi,  je  ne  voulais  pas;  que  c'est  vous  qui 
m'avez  contraint. 

—  Oh!  quel  mot  employez-vous  là,  cher  Baisemeaux!... 
engagé,  voilà  tout. 

—  Engagé,  oui,  engagé  à  vous  le  remettre,  et  que  vous 
l'avez  emmené  dans  votre  carrosse. 

—  Eh  bien,  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  c'était 
une  erreur.  On  l'a  reconnue  au  ministère,  de  sorte  que  je 
vous  rapporte  un  ordre  du  roi  pour  mettre  en  liberté... 
Seldon,  ce  pauvre  diable  d'écossais,  vous  savez? 

—  Seldon?  Vous  êtes  sûr,  cette  fois?... 

—  Dame!  lisez  vous-même,  ajouta  Aramis  en  lui  remet- 
tant l'ordre. 

—  Mais,  dit  Baisemeaux,  cet  ordre,  c'est  celui  qui  m'a 
déjà  passé  par  les  mains. 

—  Vraiment? 

—  C'est  celui  que  je  vous  attestais  avoir  vu  l'autre  soir. 
Parbleu!  je  le  reconnais  au  pâté  d'encre. 

—  Je  ne  sais  si  c'est  celui-là;  mais  toujours  est-il  que  je 
vous  l'apporte. 

—  Mais,  alors,  l'autre? 

—  Qui  l'autre  ? 

—  Marchiali  ? 

—  Je  vous  le  ramène. 

—  Mais  cela  ne  me  suffit  pas.  Il  faut,  pour  le  reprendre, 
un  nouvel  ordre. 

—  Ne  dites  donc  pas  de  ces  choses-là,  mon  cher  Baise- 
meaux; vous  parlez  comme  un  enfant!  Où  est  l'ordre  que 
vous  avez  reçu,  touchant  Marchiali? 

Baisemeaux  courut  à  son  coffre  et  l'en  tira.  Aramis  le  sai- 
sit, le  déchira  froidement  en  quatre  morceaux,  approcha  les 
morceaux  de  la  lampe  et  les  brûla. 


LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE  367 

—  Mais  que  faites  vous?  s'écria  Baisemeaux  au  comble  de 
l'effroi. 

—  Considérez  un  peu  la  situation,  mon  cher  gouverneur, 
dit  Aramis  avec  son  imperturbable  tranquillité,  et  vous  allez 
voir  comme  elle  est  simple.  Vous  n'avez  plus  d'ordre  qui  jus- 
tifie la  sortie  de  Marchiali. 

—  Eh!  mon  Dieu,  non  !  je  suis  un  homme  perdu  ! 

—  Mais  pas  du  tout,  puisque  je  vous  ramène  Marchiali. 
Du  moment  que  je  vous  le  ramène,  c'est  comme  s'il  n'était 
pas  sorti. 

—  Ah!  fit  le  gouverneur  abasourdi. 

—  Sans  doute.  Vous  l'allez  renfermer  sur  l'heure. 

—  Je  le  crois  bien  ! 

—  Et  vous  me  donnerez  ce  Seldon  que  l'ordre  nouveau 
libère.  De  cette  façon,  votre  comptabilité  est  en  règle. 
Comprenez-vous  ? 

—  Je...  je... 

—  Vous  comprenez,  dit  Aramis.  Très  bien  ! 
Baisemeaux  joignit  les  mains. 

—  Mais,  enfin,  pourquoi,  après  m'avoir  pris  Marchiali,  me 
le  ramenez-vous  ?  s'écria  le  malheureux  gouverneur  dans  un 
paroxysme  de  douleur  et  d'attendrissement. 

—  Pour  un  ami  comme  vous,  dit  Aramis,  pour  un  servi- 
teur comme  vous,  pas  de  secrets. 

Et  Aramis  approcha  sa  bouche  de  l'oreille  de  Baisemeaux. 

—  Vous  savez,  continua  Aramis  à  voix  basse,  quelle  res- 
semblance il  y  avait  entre  ce  malheureux  et...  ? 

—  Et  le  roi  ;  oui. 

—  Eh  bien,  le  premier  usage  qu'a  fait  Marchiali  de  sa 
liberté  a  été  pour  soutenir,  devinez  quoi  ? 

—  Comment  voulez-vous  que  je  devine? 

—  Pour  soutenir  qu'il  était  le  roi  de  France. 

—  Oh  !  le  malheureux!  s'écria  Baisemeaux. 

—  C'a  été  pour  se  revêtir  d'habits  pareils  à  ceux  du  roi  et 
se  poser  en  usurpateur. 

—  Bonté  du  ciel  ! 


368  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Voilà  pourquoi  je  vous  le  ramène,  cher  ami.  Il  est  fou, 
et  dit  sa  folie  à  tout  le  monde. 

—  Que  faire,  alors  ? 

—  C'est  bien  simple  :  ne  le  laissez  communiquer  avec  per- 
sonne. Vous  comprenez  que,  lorsque  sa  folie  est  venue  aux 
oreilles  du  roi,  qui  avait  eu  pitié  de  son  malheur,  et  qui  se 
voyait  récompensé  de  sa  bonté  par  une  noire  ingratitude,  le 
roi  a  été  furieux.  De  sorte  que,  maintenant,  retenez  bien 
ceci,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  car  ceci  vous  regarde, 
de  sorte  que,  maintenant,  il  y  a  peine  de  mort  contre  ceux 
qui  le  laisseraient  communiquer  avec  d'autres  que  moi,  ou 
le  roi  lui-même.  Vous  entendez,  Baisemeaux,  peine  de 
mort  ! 

—  Si  j'entends,  morbleu  t 

—  Et  maintenant,  descendez,  et  reconduisez  ce  pauvre 
diable  à  son  cachot,  à  moins  que  vous  ne  préfériez  le  faire 
monter  ici. 

—  A  quoi  bon  ? 

—  Oui,  mieux  vaut  l'écrouer  tout  de  suite,  n'est-ce  pas? 

—  Pardieu  ! 

—  Eh  bien,  alors,  allons. 

Baisemeaux  fit  battre  le  tambour  et  sonner  la  cloche  qui 
avertissait  chacun  de  rentrer,  afin  d'éviter  la  rencontre  d'un 
prisonnier  mystérieux.  Puis,  lorsque  les  passages  furent 
libres,  il  alla  prendre  au  carrosse  le  prisonnier,  que  Porthos, 
fidèle  à  la  consigne,  maintenait  toujours  le  mousqueton  sur 
la  gorge. 

—  Ah  î  vous  voilà,  malheureux  !  s'écria  Baisemeaux  en 
apercevant  le  roi.  C'est  bon  !  c'est  bon  ! 

Et  aussitôt,  faisant  descendre  le  roi  de  voiture,  il  le  con- 
duisit, toujours  accompagné  de  Porthos,  qui  n'avait  pas 
quitté  son  masque,  et  d'Aramis  qui  avait  remis  le  sien,  dans 
la  deuxième  Bertaudière,  et  lui  ouvrit  la  porte  de  la  cham- 
bre où,  pendant  six  ans,  avait  gémi  Philippe. 

Le  roi  entra  dans  le  cachot  sans  prononcer  une  parole.  Il 
était  pâle  et  hagard. 


LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE  369 

Baiseraeaux  referma  la  porte  sur  lui,  donna  lui-même  deux 
tours  de  clef  à  la  serrure,  et,  revenant  à  Aramis  : 

—  C'est,  ma  foi,  vrai  !  lui  dit-il  tout  bas,  qu'il  ressemble 
au  roi;   cependant,  moins  que  vous  ne  le  dites. 

—  De  sorte,  fit  Aramis,  que  vous  ne  vous  seriez  pas  laissé 
prendre  à  la  substitution,  vous  ? 

—  Ah  !  par  exemple  ! 

—  Vous  êtes  un  homme  précieux,  mon  cher  Baisemeaux, 
dit  Aramis.  Maintenant,  mettez  en  liberté  Seldon. 

—  C'est  juste;  j'oubliais...  Je  vais  donner  l'ordre. 

—  Bah  !  demain,  vous  avez  le  temps. 

—  Demain?  Non,  non,  à  l'instant  même.  Dieu  me  garde 
d'attendre  une  seconde  ! 

—  Alors,  allez  à  vos  affaires;  moi,  je  vais  aux  miennes. 
Mais  c'est  compris,  n'est-ce  pas. 

—  Qu'est-ce  qui  est  compris  ? 

—  Que  personne  n'entrera  chez  le  prisonnier  qu'avec  un 
ordre  du  roi,  ordre  que  j'apporterai  moi-même? 

—  C'est  dit.  Adieu  !  Monseigneur. 
Aramis  revint  vers  son  compagnon. 

—  Allons,  allons,  ami  Porthos,  à  Vaux  !  et  bien  vite  ! 

—  On  est  léger  quand  on  a  fidèlement  servi  son  roi,  et,  en 
le  servant,  sauvé  son  pays,  dit  Porthos.  Les  chevaux  n'auront 
rien  à  traîner.  Partons. 

Et  le  carrosse,  délivré  d'un  prisonnier  qui,  en  effet,  pou- 
vait paraître  bien  lourd  à  Aramis,  franchit  le  pont-levis  de 
la  Bastille,  qui  se  releva  derrière  lui. 


XLV 


UNE   NUIT    A    LA     BASTILLE 

La  souffrance  dans  cette  vie  est  en  proportion  des  forces 
de  l'homme.  Nous  ne  prétendons  pas  dire  que  Dieu  mesure 
t.  v.  116 


370  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

toujours  aux  forces  de  la  créature  l'angoisse  qu'illui  fait 
endurer  :  cela  ne  serait  pas  exact,  puisque  Dieu  permet  la 
mort,  qui  est  parfois  le  seul  refuge  des  âmes  trop  vivement 
pressées  dans  le  corps.  La  souffrance  est  en  proportion  des 
forces,  c'est-à-dire  que  le  faible  souffre  plus,  à  mal  égal,  que 
le  fort.  Maintenant,  de  quels  éléments  se  compose  la  force 
humaine?  N'est-ce  pas  surtout  de  l'exercice,  de  l'habitude,  de 
l'expérience?  Voilà  ce  que  nous  ne  prendrons  même  pas  la 
peine  de  démontrer;  c'est  un  axiome  au  moral  comme  au 
physique. 

Quand  le  jeune  roi,  hébété,  rompu,  se  vit  conduire  à  une 
chambre  de  la  Bastille,  il  se  figura  d'abord  que  la  mort  est 
comme  un  sommeil,  qu'elle  a  ses  rêves,  que  le  lit  s'était 
enfoncé  dans  le  plancher  de  Vaux,  que  la  mort  s'en  était 
suivie,  et  que,  poursuivant  son  rêve  de  roi,  Louis  XIV,  défunt, 
rêvait  une  de  ces  horreurs,  impossibles  à  la  vie,  qu'on  appelle 
le  détrônement,  l'incarcération  et  l'insulte  d'un  roi  naguère 
tout-puissant. 

Assister,  fantôme  palpable,  à  sa  passion  douloureuse; 
nager  dans  un  mystère  incompréhensible  entre  la  ressem- 
blance et  la  réalité  ;  tout  voir,  tout  entendre,  sans  brouiller 
un  de  ces  détails  de  l'agonie,  n'était-ce  pas,  se  disait  le  roi, 
un  supplice  d'autant  plus  épouvantable  qu'il  pouvait  être 
éternel  ? 

—  Est-ce  là  c^  qu'on  appelle  l'éternité,  l'enfer?  murmura 
Louis  XIV  au  moment  où  la  porte  se  ferma  sur  lui,  poussée 
par  lîaisemeaux  lui-même. 

Il  ne  regarda  pas  même  autour  de  lui,  et,  dans  cette  cham- 
bre, adossé  à  un  mur  quelconque,  il  se  laissa  emporter  par 
la  terrible  supposition  de  sa  mort,  en  fermant  les  yeux  pour 
éviter  de  voir  quelque  chose  de  pire  encore. 

—  Comment  suis-je  mort?  se  dit-il  à  moitié  insensé. 
.Yaura-t-on  pas  fait  descendre  ce  lit  par  artifice?  Mais  non, 
pas  de  souvenir  d'aucune  contusion,  d'aucun  choc...  Ne 
m'aurait-on  pas  plutôt  empoisonne  dans  le  repas,  ou  avec 
des  fumées  de  cire,  comme  Jeanne  d'Albret,  ma  bisaïeule  ? 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  37'j 

Tout  à  coup,  le  froid  de  cette  chambre  tomba  comme  un 
manteau  sur  les  épaules  de  Louis. 

—  J'ai  vu,  dit-il,  mon  père  exposé  mort  sur  son  lit  dans 
son  habit  royal.  Cette  figure  pâle,  si  calme  et  si  affaissée; 
ces  mains  si  adroites  devenues  insensibles;  ces  jambes 
roidies;  tout  cela  n'aunonçait  pas  un  sommeil  peuplé  de 
songes.  Et  pourtant  que  de  songes  Dieu  ne  devait-il  pas 
envoyer  à  ce  mort!...  à  ce  mort  que  tant  d'autres  avaient 
précédé,  précipités  par  lui  dans  la  mort  éternelle!...  Non, 
ce  roi  était  encore  le  roi  ;  il  trônait  encore  sur  ce  lit  funèbre, 
comme  sur  le  fauteuil  de  velours.  Il  n'avait  rien  abdiqué  de 
sa  majesté.  Dieu,  qui  ne  l'avait  point  puni,  ne  peut  me  punir, 
moi  qui  n'ai  rien  fait. 

Un  bruit  étrange  attira  l'attention  du  jeune  homme.  Il 
regarda  et  vit  sur  la  cheminée,  au-dessous  d'un  énorme 
christ  grossièrement  peint  à  fresque,  un  rat  de  taille  mons- 
trueuse, occupé  à  grignoter  un  reste  de  pain  dur,  tout  en 
fixant  sur  le  nouvel  hôte  du  logis  un  regard  intelligent  et 
curieux. 

Le  roi  eut  peur  ;  il  sentit  le  dégoût  ;  il  recula  vers  la  porte 
en  poussant  un  grand  cri.  Et,  comme  s'il  eût  fallu  ce  cri, 
échappé  de  sa  poitrine,  pour  qu'il  se  reconnût  lui-même, 
Louis  se  comprit  vivant,  raisonnable  et  nanti  de  sa  cons- 
cience naturelle. 

—  Prisonnier  !  s'écria-t-il  ;  moi,  moi,  prisonnier  ! 
Il  chercha  des  yeux  une  sonnette  pour  appeler. 

—  Il  n'y  a  pas  de  sonnettes  à  la  Bastille,  dit-il,  et  c'est  à 
la  Bastille  que  je  suis  enfermé.  Maintenant,  comment  ai-je 
été  fait  prisonnier  ?  C'est  une  conspiration  de  M.  Fouquet 
nécessairement.  J'ai  été  attiré  à  Vaux  dans  un  piège.  M  Fou- 
quet ne  peut  être  seul  dans  cette  affaire.  Son  agent...  cette 
voix...  c'était  M.  d'Herblay;  je  l'ai  reconnu.  Colbert  avait 
raison.  Mais  que  me  veut  Fouquet  ?  Régnera-t-il  à  ma 
place  ?  Impossible  !  Qui  sait  ?...  pensa  le  roi  devenu  sombre. 
Mon  frère  le  duc  d'Orléans  fait  peut-être  contre  moi  ce  qu'a 
voulu  faire,  toute  sa  vie,  mon  oncle  contre  mon  père.  Mais 


372  LE     VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

la  reine  ?  mais  ma  mère  ?  mais  La  Vallière  ?  Oh  !  La  Vallière! 
elle  serait  livrée  à  Madame.  Chère  enfant!  oui,  c'est  cela, 
on  l'aura  renfermée  comme  je  le  suis  moi-même.  Nous 
sommes  éternellement  séparés  ! 

Et,  à  cette  seule  idée  de  séparation,  l'amant  éclata  en  sou- 
pirs, en  sanglots  et  en  cris. 

—  Il  y  a  un  gouverneur  ici,  reprit  le  roi  avec  fureur.  Je 
lui  parlerai.  Appelons. 

Il  appela.  Aucune  voix  ne  répondit  à  la  sienne. 

Il  prit  la  chaise  et  s'en  servit  pour  frapper  dans  la  massive 
porte  de  chêne.  Le  bois  sonna  sur  le  bois,  et  fit  parler  plu- 
sieurs échos  lugubres  dans  les  profondeurs  de  l'escalier; 
mais,  de  créature  qui  répondit,  pas  une. 

C'était  pour  le  roi  une  nouvelle  preuve  du  peu  d'estime 
qu'on  faisait  de  lui  à  la  Bastille.  Alors,  après  la  première 
colère,  ayant  remarqué  une  fenêtre  grillée  par  où  passait 
une  losange  dorée  qui  devait  être  l'aube  lumineuse,  Louis  se 
mit  à  crier,  doucement  d'abord,  puis  avec  force.  Il  ne  lui  fut 
rien  répondu. 

Vingt  autres  tentatives,  faites  successivement,  n'obtinrent 
pas  plus  de  succès. 

Le  sang  commençait  à  se  révolter  et  montait  à  la  tête  du 
prince.  Cette  nature,  habituée  au  commandement,  frémissait 
devant  une  désobéissance.  Peu  à  peu  la  colère  grandit.  Le 
prisonnier  brisa  sa  chaise  trop  lourde  pour  ses  mains,  et 
s'en  servit  comme  d'un  bélier  pour  frapper  dans  la  porte.  Il 
frappa  si  fort  et  tant  de  fois,  que  la  sueur  commença  à  cou- 
ler de  son  front.  Le  bruit  devint  immense  et  continu.  Quel- 
ques cris  étouffés  y  répondaient  çà  et  là. 

Ce  bruit  produisit  sur  le  roi  un  effet  étrange.  Il  s'arrêta 
pour  l'écouter.  C'étaient  les  voix  des  prisonniers,  autrefois 
ses  victimes,  aujourd'hui  ses  compagnons.  Ces  voix  mon- 
taient comme  dos  vapeurs  à  travers  d'épais  plafonds, 
des  murs  opaques.  Elles  accusaient  encore  l'auteur  de  ce 
bruit,  comme,  sans  doute,  les  soupirs  et  les  larmes  accu- 
saient tout  bas  l'auteur  de  leur  captivité.  Après  avoir  ôtè  la 


LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE  373 

liberté  à  tant  de  gens,  le  roi  venait  chez  eux  leur  ôter  le  sommeil . 
Cette  idée  faillit  le  rendre  fou.  Elle  doubla  ses  forces,  ou 
plutôt  sa  volonté,  altérée  d'obtenir  un  renseignement  ou  une 
conclusion.  Le  bâton  de  la  chaise  recommença  son  office. 
Au  bout  d'une  heure,  Louis  entendit  quelque  chose  dans  le 
corridor,  derrière  sa  porte,  et  un  violent  coup,  répondu  dans 
cette  porte  même,  fit  cesser  les  siens. 

—  Ah  çà  !  êtes-vous  fou  ?  dit  une  rude  et  grossière  voix, 
que  vous  prend-il  ce  matin  ? 

—  Ce  matin  ?  pensa  le  roi  surpris. 
Puis,  poliment  : 

—  Monsieur,  dit-il,  êtes-vous  le  gouverneur  de  la  Bastille? 

—  Mon  brave,  vous  avez  la  cervelle  détraquée,  répliqua 
la  voix,  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  faire  tant  de 
vacarme.  Taisez-vous,  mordieu  ! 

—  Est-ce  vous  le  gouverneur?  demanda  encore  le  roi. 
Une  porte  se  referma.  Le  guichetier  venait  de  partir,  sans 

daigner  même  répondre  un  mot. 

Quand  le  roi  eut  la  certitude  de  ce  départ,  sa  fureur  ne 
connut  plus  de  bornes.  Agile  comme  un  tigre,  il  bondit  de 
la  table  sur  la  fenêtre,  dont  il  secoua  les  grilles.  11  enfonça 
une  vitre  dont  les  éclats  tombèrent  avec  mille  cliquetis  har- 
monieux dans  les  cours.  Il  appela,  en  s'enrouant  :  «  Le  gou- 
verneur !  le  gouverneur  !  »  Cet  accès  dura  une  heure,  qui  fut 
une  période  de  fièvre  chaude. 

Les  cheveux  en  désordre  et  collés  sur  son  front,  ses 
habits  déchirés,  blanchis,  son  linge  en  lambeaux,  le  roi  ne 
s'arrêta  qu'à  bout  de  toutes  ses  forces,  et,  seulement  alors. 
il  comprit  l'épaisseur  impitoyable  de  ces  murailles,  l'impé- 
nétrabilité de  ce  ciment,  invincible  à  toute  autre  tentative 
que  celle  du  temps,  ayant  pour  outil  le  désespoir. 

Il  appuya  son  front  sur  la  porte,  et  laissa  son  cœur  se 
calmer  peu  à  peu;  un  battement  de  plus  l'eût  fait  éclater. 

—  Il  viendra,  dit-il,  un  moment  où  l'on  m'apportera  la 
nourriture  que  l'on  donne  à  tous  les  prisonniers.  Je  verrai 
alors  quelqu'un,  je  parlerai,  on  me  répondra. 


374  LÉ    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

le  roi  chercha  dans  sa  mémoire  à  quelle  heure  avait 
lieu  le  premier  repas  des  prisonniers  dans  la  Bastille.  11 
lit  même  ce  détail.  Ce  fut  un  coup  de  poignard  sourd 
et  cruel,  que  ce  remords  d'avoir  vécu  vingt-cinq  ans,  roi  et 
heureux,  sans  penser  à  tout  ce  que  souffre  un  malheureux 
qu'on  prive  injustement  de  sa  liberté.  Le  roi  en  rougit  de 
honte.  Il  sentait  que  Dieu,  on  permettant  cette  humiliation 
terrible,  ne  faisait  que  rendre  à  un  homme  la  torture 
infligée  par  cet  homme  à  tant  d'au' 

Rien  ne  pouvait  être  plus  efficace  pour  ramener  à  la  reli- 
gion cette  âme  atterrée  car  le  sentiment  des  douleurs.  Mais 
Louis  n'osa  pas  même  s'agenouiller  pour  prier  Dieu,  pour 
lui  demander  la  fin  de  cette  épreuve. 

—  Dieu  fait  bien,  dii-il.  Dieu  a  raison.  Ce  serait  lâche  à 
moi  de  demander  à  Dieu  ce  que  j'ai  refusé  souvent  à  mes 
semblables. 

Il  en  était  là  de  ses  réflexions,  c'est-à-dire  de  son  agonie, 
quand  le  même  bruit  se  fit  entendre  derrière  sa  porte,  suivi 
cette  fois  du  grincement  des  clefs  et  du  bruit  des  verrous 
jouant  dans  les  gâches. 

Le  roi  fit  un  bond  en  avant  pour  se  rapprocher  de  celui 
qui  allait  entrer;  mais  soudain,  songeant  que  c'était  un 
mouvement  indigne  d*un  roi.  il  s'arrêta,  prit  une  pose  noble 
et  calme,  ce  qui  lui  était  facile,  et  il  attendit,  le  dos  tourné 
à  la  fenêtre,  pour  dissimuler  un  peu  de  son  agitation  aux 
regards  du  nouvel  arrivant. 

C'était  seulement  un  porte-clefs  chargé  d'un  panier  plein 
de  vivres. 

Le  roi  considérait  cet  homme  avec  inquiétude  ;  il  attendit 
qu'il  parlât. 

—  Ah!  dit  celui-ci,  vous  avez  cassé  votre  ehaise.  je  le 
disais  bien  faut  que  vous  soyez  devenu  enragi 

—  Monsieur,  lit  le  foi,  prenez  garde  à  tout  ce  que  vous 
allez  dire:  il  y  va  pour  vous  d'un  intérèl  for!  grave. 

Le  guichetier  posa  son  panier  sur  la  table,  et,  regardant 
son  interlocuteur  : 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  375 

—  Hein?  dit-il  avec  surprise. 

—  Faites-moi  monter  le  gouverneur,  ajouta  noblement 
le  roi. 

—  Voyons,  mon  enfant,  dit  le  guichetier,  vous  avez  tou- 
jours été  bien  sage;  mais  la  folie  rend  méchant,  et  nous 
voulons  bien  vous  prévenir  :  vous  avez  cassé  votre  chaise 
et  fait  du  bruit;  c'est  un  délit  qui  se  punit  du  cachot.  Pro- 
mettez-moi de  ne  pas  recommencer,  et  je  n'en  parlerai  pas 
au  gouverneur. 

—  Je  veux  voir  le  gouverneur,  répliqua  le  roi  sans  sour- 
ciller. 

—  11  vous  fera  mettre  dans  le  cachot,  prenez-y  garde. 

—  Je  veux  !  entendez-vous  ? 

—  Àh!  voilà  votre  œil  qui  devient  hagard.  Bon!  je  vous 

votre  couteau. 
Et  le  guichetier  fit  ce  qu'il  disait,  ferma  la  porte  et  partit, 
mt  le  roi  plus  étonné,  plus  malheureux,  plus  seul  que 
jamais. 

En  vain  recommença-t-il  le  jeu  du  bâton  de  chaise  ;  en 
vain  fit-il  voler  par  la  fenêtre  les  plats  et  les  assiettes  :  rien 
ne  lui  répondit  plus. 

Deux  heures  après,  ce  n'était  plus  un  roi,  un  gentil- 
homme, un  homme,  un  cerveau  ;  c'était  un  fou  s'arrachant 
les  ongles  aux  portes,  essayant  de  dépaver  la  chambre,  et 
poussant  des  cris  si  effrayants,  que  la  vieille  Bastille  sem- 
blait trembler  jusque  dans  ses  racines  d'avoir  osé  se  révolter 
contre  son  maître. 

Quant  au  gouverneur,  il  ne  s'était  pas  même  dérangé.  Le 

porte-clefs  et  les  sentinelles  avaient  fait  leur  rapport  ;  mais 

à  quoi  bon  ?  Les  fous  n'étaient-ils  pas  chose  vulgaire  dans  la 

esse,  et  les  murs  n'étaient-ils  pas  plus  forts  que  les  fous? 

le  Baisemeaux,  pénétré  de  tout  ce  que  lui  avait  dit 

s,  et  parfaitement  en  règle  avec  son  ordre  du  roi,  ne 

demandait  qu'une  chose,  c'était  que  le  fou   Marchiali  fût 

assez  fou  pour  se  pendre  un  peu  à  son  baldaquin  ou  à  l'un 

de  ses  barreaux. 


376  LE    VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

En  effet,  ce  prisonnier-là  ne  rapportait  guère,  et  il  devenait 
plus  gênant  que  de  raison.  Ces  complications  de  Seldon  et 
de  Marchiali,  ces  complications  de  délivrance  et  de  réincar- 
cération, ces  complications  de  ressemblance,  se  fussent 
trouvées  avoir  un  dénoùmenl  fort  commode.  Baisemeaux 
croyait  même  avoir  remarqué  que  cela  ne  déplairait  pas  trop 
à  M.  d'Herblay. 

—  Et  puis,  réellement,  disait  Baisemeaux  à  son  major,  un 
prisonnier  ordinaire  est  déjà  bien  assez  malheureux  d'être 
prisonnier;  il  souffre  bien  assez  pour  qu'on  puisse  charita- 
blement lui  souhaiter  la  mort.  A  plus  forte  raison,  quand  ce 
prisonnier  est  devenu  fou,  et  qu'il  peut  mordre  et  faire  du 
bruit  dans  la  Bastille  ;  alors,  ma  foi  !  ce  n'est  plus  un  vœu 
charitable  à  faire  que  de  lui  souhaiter  la  mort  ;  ce  serait 
une  bonne  œuvre  à  accomplir  que  de  le  supprimer  tout  dou- 
cement. 

Et  le  bon  gouverneur  fit  là-dessus  son  deuxième  déjeuner. 


XLVI 

l'ombre  de   M.  FOUQUET 

D'Artagnan,  tout  lourd  encore  de  l'entretien  qu'il  venait 
d'avoir  avec  le  roi,  se  demandait  s'il  était  bien  dans  son  bon 
sens;  si  la  scène  se  passait  bien  à  Vaux;  si  lui,  d'Artagnan, 
était  bien  le  capitaine  des  mousquetaires,  et  M.  Fouquet  le 
propriétaire  du  château  dans  lequel  Louis  XIV  venait  de 
recevoir  l'hospitalité.  Ces  réflexions  n'étaient  pas  celles  d'un 
homme  ivre.  On  avait  cependant  bien  banqueté  à  Vaux.  Les 
vins  de  M.  le  surintendant  avaient  cependant  figuré  avec 
honneur  à  la  fête.  Mais  le  Gascon  était  homme  de  sang- 
froid  ;  il  savait,  en  touchant  son  épée  d'acier,  prendre  au 
moral  le  froid  de  cet  acier  pour  les  grandes  occasions. 

—  Allons,  dit-il  en  quittant  l'appartement  royal,  me  voilà 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  377 

jeté  tout  historiquement  dans  les  destinées  du  roi  et  dans 
celles  du  ministre;  il  sera  écrit  que  M.  d'Artagnan,  cadet  de 
Gascogne,  a  mis  la  main  sur  le  collet  de  M.  Nicolas  Fouquet, 
surintendant  des  finances  de  France.  Mes  descendants,  si 
j'en  ai,  se  feront  une  renommée  avec  cette  arrestation, 
comme  les  messieurs  de  Luynes  s'en  sont  fait  une  avec  les 
défroques  de  ce  pauvre  maréchal  d'Ancre.  Il  s'agit  d'exécuter 
proprement  les  volontés  du  roi.  Tout  homme  saura  bien 
dire  à  M.  Fouquet  :  «Votre  épée,  monsieur!  »  Mais  tout  le 
monde  ne  saura  pas  garder  M.  Fouquet  sans  faire  crier 
personne.  Comment  donc  opérer,  pour  que  M.  le  surinten- 
dant passe  de  l'extrême  faveur  à  la  dernière  disgrâce,  pour 
qu'il  voie  se  changer  Vaux  en  un  cachot,  pour  que,  après 
avoir  goùtè  l'encens  d'Assuérus,  il  touche  à  la  potence 
d'Aman,  c'est-à-dire  d'Enguerrand  de  Marigny  ? 

Ici,  le  front  de  d'Artagnan  s'assombrit  à  faire  pitié.  Le 
mousquetaire  avait  des  scrupules.  Livrer  ainsi  à  la  mort  (car 
certainement  Louis  XIV  haïssait  M.  Fouquet),  livrer,  disons- 
nous,  à  la  mort  celui  qu'on  venait  de  breveter  galant  homme, 
c'était  un  véritable  cas  de  conscience. 

—  Il  me  semble,  se  dit  d'Artagnan,  que,  si  je  ne  suis  pas 
un  croquant,  je  ferai  savoir  à  M.  Fouquet  l'idée  du  roi  à  son 
égard.  Mais,  si  je  trahis  le  secret  de  mon  maître,  je  suis  un 
perfide  et  un  traître,  crime  tout  à  fait  prévu  par  les  lois 
militaires,  à  telles  enseignes  que  j'ai  vu  vingt  fois,  dans  les 
guerres,  brancher  des  malheureux  qui  avaient  fait  en  petit 
ce  que  mon  scrupule  me  conseille  de  faire  en  grand.  Non, 
je  pense  qu'un  homme  d'esprit  doit  sortir  de  ce  pays  avec 
beaucoup  plus  d'adresse.  Et  maintenant,  admettons-nous 
que  j'aie  de  l'esprit?  C'est  contestable,  en  ayant  fait  depuis 
quarante  ans,  une  telle  consommation  que,  s'il  m'en  reste 
pour  une  pistole,  ce  sera  bien  du  bonheur. 

D'Artagnan  se  prit  la  tête  dans  les  mains,  s'arracha,  bon 
gré  mal  gré,  quelques  poils  de  moustache,  et  ajouta  : 

—  Pour  quelle  cause  M.  Fouquet  serait-il  disgracié?  Pour 
trois  causes  :  la  première,  parce  qu'il  n'est  pas  aimé  de 


378  LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

M.  Colberl  ;  la  seconde,  parce  qu'il  a  voulu  aimer  mademoiselle 
de  La  la  troisième,  parce  que  le  roi  aime  M.  Colbert 

et  mademoiselle  de  LaVallière.  C'est  un  homme  perdu!  Mais 
lui  mettrai-je  le  pied  sur  la  tète,  moi,  un  homme,  quand  il 
succombe  sous  des  intrigues  de  femmes  et  de  commis?  Fi 
don  ■!  S'il  est  dangereux,  je  l'abattrai  ;  s'il  n'est  que  persé- 
je  verrai!  J'en  suis  venu  à  ce  point  que  ni  roi  ni 
homme  ne  prévaudra  sur  mon  opinion.  Athos  serait  ici  qu'il 
ferait  comme  moi.  Ainsi  donc,  au  lieu  d'aller  trouver  bruta- 
lement M.  Fouquet,  de  l'appréhender  au  corps  et  de  le  cal- 
feutrer, je  vais  tâcher  de  me  conduire  en  homme  de  bonnes 
façons.  On  en  parlera,  d'accord;  mais  on  en  parlera  bien. 

Et  d'Artagnan,  rehaussant  par  un  geste  particulier  son 
baudrier  sur  son  épaule,  s'en  alla  droit  chez  M.  Fouquet, 
lequel,  après  les  adieux  faits  aux  dames,  se  préparait  à  dor- 
mir tranquillement  sur  ses  triomphes  de  la  journée. 

L'air  était  encore  parfumé  ou  infecté,  comme  on  voudra, 
de  l'odeur  du  feu  d'artifice.  Les  bougies  jetaient  leurs  mou- 
rantes clartés,  les  fleurs  tombaient  détachées  des  guirlandes, 
les  grappes  de  danseurs  et  de  courtisans,  s'égrenaient  dans 
les  salons. 

Au  centre  de  ses  amis,  qui  le  complimentaient  et  rece- 
vaient ses  compliments,  le  surintendant  fermait  à  demi  ses 
yeux  fatigués.  Il  aspirait  au  repos,  il  tombait  sur  la  litière 
de  lauriers  amassés  depuis  tant  de  jours.  On  eût  dit  qu'il 
courbait  sa  tête  sous  le  poids  de  dettes  nouvelles  contractées 
pour  faire  honneur  à  cette  fête. 

M.  Fouquet  venait  de  se  retirer  dans  sa  chambre,  souriant 

et  plus  qu'à  moitié  mort.  Il  n'écoutait  plus,  il  ne  voyait  [dus; 

son  lit  l'attirait,  le  fascinait.  Le  dieu  Morphée,  dominateur 

du  dôm  .  peint  par  Le  Brun,  avait  étendu  sa  puissance  aux 

ibres  voisines,  et  lancé  ses  plus  efficaces  pavots  chez  le 

i  maison. 

M.  Fouquet,  presque  seul  était  déjà  dans  les  mains  de  son 
valet  de  chambre,  lorsque  M.  d'Artagnan  apparut  sur  le 
seuil  de  son  appartement. 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  379 

D'Artagnan  n'avait  jamais  pu  réussir  à  se  vulgariser  à  la 
cour  :  en  vain  le  voyait-on  partout  et  toujours,  il  faisait  son 
effet  toujours  et  partout.  C'est  le  privilège  de  certaines 
natures,  qui  ressemblent  en  cela  aux  éclairs  ou  au  tonnerre. 
Chacun  les  connaît;  mais  leur  apparition  étonne,  et,  quand 
on  les  sent,  la  dernière  impression  est  toujours  celle  qu'on 
croit  avoir  été  la  plus  forte. 

—  Tiens!  M.  d'Artagnan?  dit  M.  Fouquet,  dont  la  manche 
droite  était  déjà  séparée  du  corps, 

—  Pour  vous  servir,  répliqua  le  mousquetaire. 

—  Entrez  donc,  cher  monsieur  d'Artagnan. 

—  Merci  ! 

—  Venez-vous  me  faire  quelque  critique  sur  la  fête  ?  Vous 
êtes  un  esprit  ingénieux. 

—  Oh!  non. 

—  Est-ce  qu'on  gêne  votre  service? 

—  Pas  du  tout. 

—  Vous  êtes  mal  logé  peut-être? 

—  A  merveille. 

—  Eh  bien,  je  vous  remercie  d'être  aussi  aimable,  et  c'est 
moi  qui  me  déclare  votre  obligé  pour  tout  ce  que  vous  me 
dites  de  flatteur. 

Ces  paroles  signifiaient  sans  conteste  :  «  Mon  cher  d'Arta- 
gnan. allez  vous  coucher,  puisque  vous  avez  un  lit,  et  laissez- 
moi  en  faire  autant.  » 

D'Artagnan  ne  parut  pas  avoir  compris. 

—  Vous  vous  couchez  déjà?  dit-il  au  surintendant. 

—  Oui.  Avez-vous  quelque  chose  à  me  communiquer? 

—  Rien,  monsieur,  rien.  Vous  couchez  donc  ici? 

—  Comme  vous  voyez. 

—  Monsieur,  vous  avez  donné  une  bien  belle  fête  au  roi. 

—  Vous  trouvez? 

—  Oh!  superbe. 

—  Le  roi  est  conteni  ? 

—  Enchanté. 

—  Vous  aurait-il  prié  de  m'en  faire  part? 


380  LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

—  Il  ne  choisirait  pas  un  si  peu  digne  messager,  Monsei- 
gneur. 

—  Vous  vous  faites  tort,  monsieur  d'Artagnan. 

—  C'est  votre  lit,  ceci. 

—  Oui.  Pourquoi  cette  question?  n'ètes-vous  pas  satisfait 
du  vôtre? 

—  Faut-il  vous  parler  avec  franchise  ? 

—  Assurément. 

—  Eh  bien,  non. 
Fouquet  tressaillit. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  dit-il,  prenez  ma  chambre. 

—  Vous  en  priver,  Monseigneur  ?  Jamais  ! 

—  Que  faire,  alors  ? 

—  Me  permettre  de  la  partager  avec  vous. 

M.  Fouquet  regarda  fixement  le  mousquetaire. 

—  Ah  !  ah  !  dit-il,  vous  sortez  de  chez  le  roi  ? 

—  Mais,  oui,  Monseigneur. 

—  Et  le  roi  voudrait  vous  voir  coucher  dans  ma  chambre  ? 

—  Monseigneur... 

—  Très  bien,  monsieur  d'Artagnan,  très  bien.  Vous  êtes 
ici  le  maître.  Allez,  monsieur. 

—  Je  vous  assure,  Monseigneur,  que  je  ne   veux  point 
abuser... 

M.  Fouquet,  s'adressant  à  son  valet  de  chambre  : 

—  Laissez-nous,  dit-il. 
Le  valet  sortit. 

—  Vous  avez  à  me  parler,  monsieur?  dit-il  à  d'Artagnan. 

—  Moi  ? 

—  Un  homme  de  votre  esprit  ne  vient  pas  causer  avec  un 
homme  du  mien,  à  l'heure  qu'il  est,  sans  de  graves  motifs  ? 

—  Ne  m'interrogez  pas. 

—  Au  contraire,  que  voulez-vous  de  moi  ? 

—  Rien  que  votre  société. 

—  Allons  au  jardin,  fit  le  surintendant  tout  à  coup,  dans 
le  parc  ? 

—  Non,  répondit  vivement  le  mousquetaire,  non. 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  381 

—  Pourquoi  ? 

—  La  fraîcheur... 

—  Voyons,  avouez  donc  que  vous  m'arrêtez,  dit  le  surin- 
tendant au  capitaine. 

—  Jamais  !  fit  celui-ci. 

—  Vous  me  veillez,  alors  ? 

—  Par  honneur,  oui,  Monseigneur. 

—  Par  honneur  ?...  C'est  autre  chose  !  Ah  1  l'on  m'arrête 
chez  moi  ? 

—  Ne  dites  pas  cela  ! 

—  Je  le  crierai,  au  contraire  ! 

—  Si  vous  le  criez,  je  serai  forcé  de  vous  engager  au 
silence. 

—  Bien  !  de  la  violence  chez  moi  ?  Ah  !  c'est  très  bien  ! 

—  Nous  ne  nous  comprenons  pas  du  tout.  Tenez,  il  y  a  là 
un  échiquier;  jouons,  s'il  vous  plait,  Monseigneur. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  je  suis  donc  en  disgrâce  ? 

—  Pas  du  tout  ;  mais... 

—  Mais  défense  m'est  faite  de  me  soustraire  à  vos 
regards  ? 

—  Je  ne  comprends  pas  un  mot  de  ce  que  vous  me  dites, 
Monseigneur  ;  et,  si  vous  voulez  que  je  me  retire,  annoncez- 
le-moi. 

—  Cher  monsieur  d'Artagnan,  vos  façons  me  rendront 
fou.  Je  tombais  de  sommeil,  vous  m'avez  réveillé. 

—  Je  ne  me  le  pardonnerai  jamais,  et,  si  vous  voulez  me 
réconcilier  avec  moi-même... 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien,  dormez-là,  devant  moi  ;  j'en  serai  ravi. 

—  Surveillance  ?... 

—  Je  m'en  vais,  alors. 

—  Je  ne  vous  comprends  plus. 

—  Bonsoir,  Monseigneur. 

Et  d'Artagnan  feignit  de  se  retirer. 
Alors  M.  Fouquet  courut  après  lui. 

—  Je  ne  me  coucherai  pas,  dit-il.  Sérieusement,  et  puisque 


382  LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE 

vous  refusez  de  me  traiter  en  homme,  et  que  vous  jouez  au 
fin  avec  moi.  je  vais  vous  forcer  comme  on  fait  du  sanglier. 

—  Bah  !  s'écria  d'Artagnan  affectant  de  sourire. 

—  Je  commande  mes  chevaux  et  je  pars  pour  Paris,  dit 
M.  Fouquet  plongeant  jusqu'au  cœur  du  capitaine  des  mous- 
quetaires. 

—  Ah  !  s'il  en  est  ainsi,  Monseigneur,  c'est  différent. 

—  Vous  m'arrêtez  ? 

—  Non  ;  mais  je  pars  avec  vous. 

—  En  voilà  assez,  monsieur  d'Artagnan,  reprit  Fouquet 
d'un  ton  froid.  Ce  n'est  pas  pour  rien  que  vous  avez  cette 
réputation  d'homme  d'esprit  et  d'homme  de  ressources  ; 
mais,  avec  moi,  tout  cela  est  superflu.  Droit  au  but  :  un  ser- 
vice. Pourquoi  m'arrêtez-vous  ?  qu'ai-je  fait? 

—  Oh  !  je  ne  sais  rien  de  ce  que  vous  avez  fait  ;  mais  je 
ne  vous  arrête  pas...  ce  soir... 

—  Ce  soir  !  s'écria  Fouquet  en  pâlissant  ;  mais  demain  ? 

—  Oh  !  nous  ne  sommes  pas  à  demain,  Monseigneur.  Qui 
peut  répondre  jamais  du  lendemain? 

—  Vite  î  vite  î  capitaine,  laissez-moi  parler  à  M.  d'Her- 
blay. 

—  Hélas  !  voilà  qui  devient  impossible,  Monseigneur.  J'ai 
ordre  de  veiller  à  ce  que  vous  ne  causiez  avec  personne. 

—  Avec  M.  d'Herblay,  capitaine,  avec  votre  ami  I 

—  Monseigneur,  est-ce  que,  par  hasard,  M.  d'Herblay,  mon 
ami,  ne  serait  pas  le  seul  avec  qui  je  dusse  vous  empêcher 
de  communiquer? 

Fouquet  rougit,  et,  prenant  l'air  de  la  résignation  : 

—  Monsieur,  dit-il,  vous  avez  raison;  je  reçois  une  leçon 
que  je  n'eusse  pas  dû  provoquer.  L'homme  tombe  n'a  droit 
à  rien,  pas  même  de  la  part  de  ceux  dont  il  a  fait  la  fortune, 
à  plus  forte  raison  de  ceux  à  qui  il  n"a  pas  eu  le  bonheur  de 
rendre  jamais  service. 

—  Monseigneur  ! 

—  C'est  vrai,  monsieur  d'Artagnan;  vous  vous  êtes  toujours 
mis  avec  moi  dans  une  bonne  situation,  dans  la  situation 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  383 

qui  convient  à  l'homme  destiné  à  m'arrêter.  Vous  ne  m'avez 
jamais  rien  demandé,  vous  ! 

—  Monseigneur,  répondit  le  Gascon  touché  de  cette 
douleur  éloquente  et  noble,  voulez-vous,  je  vous  prie,  m'en- 
gager  votre  parole  d'honnête  homme  que  vous  ne  sortirez 
pas  de  cette  chambre  ? 

—  A  quoi  bon,  cher  monsieur  d'Artagnan,  puisque  vous 
m'y  gardez?  Craignez-vous  que  je  ne  lutte  contre  la  plus 
vaillante  épée  du  royaume  ? 

—  Ce  n'est  pas  cela,  Monseigneur;  c'est  que  je  vais  vous 
aller  chercher  M.  d'Herblay,  et,  par  conséquent,  vous  laisser 
seul. 

Fouquet  poussa  un  cri  de  joie  et  de  surprise. 

—  Chercher  M.  d'Herblay  !  me  laisser  seul  !  s'écria-t-il  en 
joignant  les  mains. 

—  Où  loge  M.  d'Herblay?  dans  la  chambre  bleue? 

—  Oui,  mon  ami,  oui. 

—  Votre  ami!  merci  du  mot,  Monseigneur,  vous  me 
donnez  aujourd'hui  si  vous  ne  m'avez  pas  donné  autrefois. 

—  Ah  !  vous  me  sauvez  ! 

—  Il  y  a  bien  pour  dix  minutes  de  chemin  d'ici  à  la 
chambre  bleue  pour  aller  et  revenir  ?  reprit  d'Artagnan. 

—  A  peu  près. 

—  Et  pour  réveiller  Aramis,  qui  dort  bien  quand  il  dort, 
pour  le  prévenir,  je  mets  cinq  minutes  :  total,  un  quart 
d'heure  d'absence.  Maintenant,  Monseigneur,  donnez-moi 
votre  parole  que  vous  ne  chercherez  en  aucune  façon  à  fuir, 
et  qu'en  rentrant  ici  je  vous  y  retrouverai  ? 

—  Je  vous  la  donne,  monsieur,  répondit  Fouquet  en 
serrant  la  main  du  mousquetaire  avec  une  affectueuse 
reconnaissance. 

D'Artagnan  disparut. 

Fouquet  le  regarda  s'éloigner,  attendit  avec  une  impa- 
tience visible  que  la  porte  se  fût  refermée  derrière  lui,  et,  la 
porte  refermée,  se  précipita  sur  ses  clefs,  ouvrit  quelques 
tiroirs  à  secret  cachés  dans  des  meubles,  chercha  vainement 


384  LE   VICOMTE   DE    BRAGELONNE 

quelques  papiers,  demeurés  sans  doute  à  Saint- Mandé  et 
qu'il  parut  regretter  de  ne  point  y  trouver;  puis,  saisissant 
avec  empressement  des  lettres,  des  contrats,  des  écritures, 
il  en  fit  un  monceau  qu'il  brûla  hâtivement  sur  la  plaque  de 
marbre  de  l'àtre,  ne  prenant  pas  la  peine  de  tirer  de  l'in- 
térieur les  pots  de  fleurs  qui  l'encombraient. 

Puis,  cette  opération  achevée,  comme  un  homme  qui 
vient  d'échapper  à  un  immense  danger,  et  que  la  force 
abandonne  dès  que  ce  danger  n'est  plus  à  craindre,  il  se 
laissa  tomber  anéanti  dans  un  fauteuil. 

D'Artagnan  rentra  et  trouva  Fouquet  dans  la  même 
position.  Le  digne  mousquetaire  n'avait  pas  fait  un  doute 
que  Fouquet,  ayant  donné  sa  parole,  ne  songerait  pas  même 
à  y  manquer;  mais  il  avait  pensé  qu'il  utiliserait  son  absence 
en  se  débarrassant  de  tous  les  papiers,  de  toutes  les  notes, 
de  tous  les  contrats  qui  pourraient  rendre  plus  dangereuse 
la  position  déjà  assez  grave  dans  laquelle  il  se  trouvait. 
Aussi,  levant  la  tête  comme  un  chien  qui  prend  le  vent,  il 
flaira  cette  odeur  de  fumée  qu'il  comptait  bien  découvrir 
dans  l'atmosphère,  et,  l'y  ayant  trouvée,  il  fit  un  mouvement 
de  tête  en  signe  de  satisfaction. 

A  l'entrée  de  d'Artagnan,  Fouquet  avait,  de  son  côté,  levé 
la  tête,  et  aucun  des  mouvements  de  d'Artagnan  ne  lui  avait 
échappé. 

Puis  les  regards  des  deux  hommes  se  rencontrèrent;  tous 
deux  virent  qu'ils  s'étaient  compris  sans  avoir  échangé  une 
parole. 

—  Eh  bien,  demanda,  le  premier,  Fouquet,  et  M.  d'Her- 
blay? 

—  Ma  foi  !  Monseigneur,  répondit  d'Artagnan,  il  faut  que 
M.  d'Herblay  aime  les  promenades  nocturnes  et  fasse,  au  clair 
de  la  lune,  dans  le  parc  de  Vaux,  des  vers  avec  quelques-uns 
de  vos  poètes  ;  mais  il  n'était  pas  chez  lui. 

—  Comment  !  pas  chez  lui  ?  s'écria  Fouquet,  à  qui  échap- 
pait sa  dernière  espérance;  car,  sans  qu'il  se  rendit  compte 
de  quelle  façon  l'évêque  de  Vannes  pouvait  le  secourir,  il 


LE     VICOMTE    DE    BRAGELONNE  385 

comprenait  qu'en  réalité  il  ne  pouvait  attendre  de  secours 
que  de  lui. 

—  Ou  bien,  s'il  est  chez  lui,  continua  d'Artagnan,  il  a  eu  des 
raisons  pour  ne  pas  répondre. 

—  Mais  vous  n'avez  donc  pas  appelé  de  façon  qu'il  entendît, 
monsieur  ? 

—  Vous  ne  supposez  pas,  Monseigneur,  que,  déjà  en  dehors 
de  mes  ordres,  qui  me  défendaient  de  vous  quitter  un  seul 
instant,  vous  ne  supposez  pas  que  j'aie  été  assez  fou  pour 
réveiller  toute  la  maison  et  me  faire  voir  dans  le  corridor 
de  l'évêque  de  Vannes,  afin  de  bien  faire  constater  par 
M.  Colbert  que  je  vous  donnais  le  temps  de  brûler  vos 
papiers  ? 

—  Mes  papiers  ? 

—  Sans  doute;  c'est  du  moins  ce  que  j'eusse  fait  à  votre 
place.  Quand  on  m'ouvre  une  porte,  j'en  profite. 

—  Eh  bien,  oui,  merci  ;  j'en  ai  profité. 

—  Et  vous  avez  bien  fait,  morbleu  !  Chacun  a  ses  petits 
secrets  qui  ne  regardent  pas  les  autres.  Mais  revenons  à 
Aramis,  Monseigneur. 

—  Eh  bien,  je  vous  dis,  vous  aurez  appelé  trop  bas,  et  il 
n'aura  pas  entendu. 

—  Si  bas  qu'on  appelle  Aramis,  Monseigneur,  Aramis 
entend  toujours  quand  il  a  intérêt  à  entendre.  Je  répète  donc 
ma  phrase  :  Aramis  n'était  pas  chez  lui,  Monseigneur,  ou 
Aramis  a  eu,  pour  ne  pas  reconnaître  ma  voix,  des  motifs 
que  j'ignore  et  que  vous  ignorez  peut-être  vous-même,  tout 
votre  homme-lige  que  soit  Sa  Grandeur  Monseigneur  l'évêque 
de  Vannes. 

Fouquet  poussa  un  soupir,  se  leva,  fit  trois  ou  quatre  tours 
dans  la  chambre,  et  finit  par  aller  s'asseoir,  avec  une  expres- 
sion de  profond  abattement,  sur  son  magnifique  lit  de 
velours,  tout  garni  de  splendides  dentelles. 

D'Artagnan  regarda  Fouquet  avec  un  sentiment  de  pro- 
fonde pitié. 

—  J'ai  vu  arrêter  bien  des  gens  dans  ma  vie,  dit  le  mous- 


OOO  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

gnetaire  avec  mélancolie:  j'ai  vu  arrêter  M.  de  Cinq-Mars, 
j'ai  vu  arrêter  M.  de  Chalais.  J'étais  bien  jeune.  J'ai  vu  arrê- 
ter M.  de  Condé  avec  les  princes,  j'ai  vu  arrêter  M.  de  Retz, 
j'ai  vu  arrêter  M.  Broussel.  Tenez,  Monseigneur,  c'est 
fâcheux  à  dire,  mais  celui  de  tous  ces  gens-là  à  qui  vous 
ressemblez  le  plus  en  ce  moment,  c"est  le  bonhomme 
Broussel.  Peu  s'en  faut  que  vous  ne  mettiez,  comme  lui,  votre 
serviette  dans  votre  portefeuille,  et  que  vous  ne  vous  essuyiez 
la  bouche  avec  vos  papiers.  Mordious  !  monsieur  Fouquet,  un 
homme  comme  vous  n'a  pas  de  ces  abattements-là.  Si  vos 
amis  vous  voyaient  !... 

—  Monsieur  d'Artagnan,  reprit  le  surintendant  avec  un 
sourire  plein  de  tristesse,  vous  ne  comprenez  point  :  c'est 
justement  parce  que  mes  amis  ne  me  voient  pas,  que  je  suis 
tel  que  vous  me  voyez,  vous.  Je  ne  vis  pas  tout  seul,  moi  ! 
je  ne  suis  rien  tout  seul.  Remarquez  bien  que  j'ai  employé 
mon  existence  à  me  faire  des  amis  dont  j'espérais  me  faire 
des  soutiens.  Dans  la  prospérité,  toutes  ces  voix  heureuses, 
et  heureuses  par  moi.  me  faisaient  un  concert  de  louanges  et 
d'actions  de  grâces.  Dans  la  moindre  défaveur,  ces  voix  plus 
humbles  accompagnaient  harmonieusement  les  murmures 
de  mon  âme.  L'isolement,  je  ne  l'ai  jamais  connu.  La  pau- 
vreté, fantôme  que  parfois  j'ai  entrevu  avec  ses  haillons  au 
bout  de  ma  route!  la  pauvreté,  c'est  le  spectre  avec  lequel 
plusieurs  de  mes  amis  se  jouent  depuis  tant  d'années,  qu'ils 
poétisent,  qu'ils  caressent,  qu'ils  me  font  aimer  !  La  pau- 
vreté !  mais  je  l'accepte,  je  la  reconnais,  je  l'accueille  comme 
une  sœur  déshéritée  ;  car  la  pauvreté,  ce  n'est  pas  la  solitude 
ce  n'est  pas  l'exil,  ce  n'est  pas  la  prison  !  Est-ce  que  je  serais 
jamais  pauvre,  moi,  avec  des  amis  comme  Pélisson,  comme 
La  Fontaine,  comme  Molière  ?  avec  une  maîtresse  comme...  ? 
Oh!  mais  la  solitude,  ;i  moi,  homme  de  bruit,  à  moi.  homme 
de  plaisirs,  à  moi  qui  ne  suis  que  parce  que  les  autres  sonl  !... 
Oh!  si  vous  saviez  comme  je  suis  seul  en  ce  moment!  et 
comme  vous  me  paraissez  être,  vous  qui  m 
que  j'aimais,  l'image  de  la  solitude,  du  néant  et  de  la  mort  1 


LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE  387 

—  Mais  je  vous  ai  déjà  dit,  monsieur  Fouquet,  répondit 
d'Artagnan  touché  jusq  u  fond  de  l'àme,  je  vous  ai  déjà 
dit  que  vous  exagériez  les  choses.  Le  roi  vous  aime. 

—  Non,  dit  Fouquet  en  secouant  la  tête,  non  ! 

—  M.  Colbert  vous  hait. 

—  M.  Colbert?  que  m'importe! 

—  Il  vous  ruinera. 

—  Oh  !  quant  à  cela,  je  l'en  défie  :  je  suis  ruiné. 

A  cet  étrange  aveu  du  surintendant,  d'Artagnan  promena 
un. regard  expressif  autour  dé  lui.  Quoiqu'il  n'ouvrit  pas  la 
?,  Fouquet  le  comprit  si  bien,  qu'il  ajouta  : 

—  Que  faire  de  ces  magnificences,  quand  on  n'est  plus 
magnifique  ?  Savez-vous  à  quoi  nous  servent  la  plupart  de 
nos  possessions,  à  nous  autres  riches?  C'est  à  nous  dégoû- 
ter, par  leur  splendeur  même,  de  tout  ce  qui  n'égale  pas 
cette  splendeur.  Vaux  !  me  direz-vous,  les  merveilles  de 
Vaux,  n'est-ce  pas?  Eh  bien,  quoi?  Que  faire  de  cette  mer- 
veille? Avec  quoi,  si  je  suis  ruiné,  verserai-je  l'eau  dans  les 
urnes  de  mes  naïades,  le  feu  dans  les  entrailles  de  mes  sala- 
mandres, l'air  dans  la  poitrine  de  mes  tritons  ?  Pour  être 
assez  riche,  monsieur  d'Artagnan,  il  faut  être  trop  riche. 

D'Artagnan  hocha  la  tête. 

—  Oh!  je  sais  bien  ce  que  vous  pensez,  répliqua  vivement 
Fouquet.  Si  vous  aviez  Vaux,  vous  le  vendriez,  vous,  et  vous 

eriez  une  terre  en  province.  Cette  terre  aurait  des  bois, 
des  vergers  et  des  champs  ;  cette  terre  nourrirait  son  maître, 
De  quarante  millions,  vous  feriez  bien... 

—  Dix  millions,  interrompit  d'Artagnan. 

—  Pas  un  million,  mon  cher  capitaine.  Nul,  en  France, 
n'est  assez  riche  pour  acheter  Vaux  deux  millions  et  l'entre- 
tenir comme  il  est  ;  nul  ne  le  pourrait,  nul  ne  le  saurait. 

—  Dame  !  fit  d'Artagnan,  en  tout  cas,  un  million... 

—  Eh  bien? 

—  Ce  n'est  pas  la  misère. 

—  C'est  bien  près,  mon  cher  monsieur. 

—  Comment  ? 


385  LE    VICOMTE    DE     BRAGELONNE 

—  Oh  !  vous  ne  comprenez  pas.  Non,  je  ne  veux  pas 
vendre  ma  maison  de  Vaux.  Je  vous  la  donne,  si  vous  voulez. 

Et  Fouquet  accompagna  ces  mots  d'un  inexprimable  mou- 
vement d'épaules. 

—  Donnez-la  au  roi,  vous  ferez  un  meilleur  marché. 

—  Le  roi  n'a  pas  besoin  que  je  la  lui  donne,  dit  Fouquet  ; 
il  me  la  prendra  parfaitement  bien  si  elle  lui  fait  plaisir; 
voilà  pourquoi  j'aime  mieux  qu'elle  périsse.  Tenez,  monsieur 
d'Artagnan,  si  le  roi  n'était  pas  sous  mon  toit,  je  prendrais 
cette  bougie,  j'irais  sous  le  dôme  mettre  le  feu  à  deux  caisses 
de  fusées  et  d'artifices  que  l'on  avait  réservées,  et  je  rédui- 
rais mon  palais  en  cendres. 

—  Bah!  fit  négligemment  le  mousquetaire.  En  tout  cas, 
vous  ne  brûleriez  pas  les  jardins.  C'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux 
chez  vous. 

—  Et  puis,  reprit  sourdement  Fouquet,  qu'ai-je  dit  là, 
mon  Dieu  !  Brûler  Vaux  !  détruire  mon  palais  !  Mais  Vaux 
n'est  pas  à  moi,  mais  ces  richesses,  mais  ces  merveilles, 
elles  appartiennent  comme  jouissance,  à  celui  qui  les  a 
payées,  c'est  vrai  ;  mais,  comme  durée,  elles  sont  à  ceux-là 
qui  les  ont  créées.  Vaux  est  à  Le  Brun;  Vaux  est  à  Le  Nôtre; 
Vaux  est  à  Pélisson,  à  Levau,  à  La  Fontaine,  Vaux  est  à 
Molière,  qui  y  a  fait  jouer  les  Fâcheux,  Vaux  est  à  la  posté- 
rité, enfin.  Vous  voyez  bien,  monsieur  d'Artagnan,  que  je 
n'ai  plus  ma  maison  à  moi. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  d'Artagnan,  voilà  une  idée  que 
j'aime,  et  je  reconnais  là  M.  Fouquet.  Cette  idée  m'éloigne 
du  bonhomme  Broussel,  et  je  n'y  reconnais  plus  les  pleur- 
nicheries du  vieux  frondeur.  Si  vous  êtes  ruiné,  Monsei- 
gneur, prenez  bien  la  chose;  vous  aussi,  mordious  !  vous 
appartenez  à  la  postérité  et  vous  n'avez  pas  le  droit  de  vous 
amoindrir.  Tenez,  regardez-moi,  moi  qui  ai  l'air  d'exercer 
une  supériorité  sur  vous  parce  que  je  vous  arrête;  le  sort, 
qui  distribue  leurs  rôles  aux  comédiens  de  ce  monde,  m'en 
a  donné  un  moins  beau,  moins  agréable  à  jouer  que  n'était 
le  vôtre  :  Je  suis  de  ceux,  voyez-vous,  qui   pensent  que  les 


LE     VICOMTE     DE     BRAGELONNE  389 

rôles  de  rois  ou  de  puissants  valent  mieux  que  les  rôles  de 
mendiants  ou  de  laquais.  Mieux  vaut,  même  en  scène,  sur 
un  autre  théâtre  que  le  théâtre  du  monde,  mieux  vaut  por- 
ter le  bel  habit  et  mâcher  le  beau  langage  que  de  frotter  la 
planche  avec  une  savate  ou  se  faire  caresser  l'échiné  avec 
des  bâtons  rembourrés  d'étoupe.  En  un  mot,  vous  avez 
abusé  de  l'or,  vous  avez  commandé,  vous  avez  joui.  Moi, 
j'ai  traîné  ma  longe  ;  moi,  j'ai  obéi  ;  moi,  j'ai  pàti.  Eh  bien, 
si  peu  que  je  vaille  auprès  de  vous,  Monseigneur,  je  vous 
le  déclare  :  le  souvenir  de  ce  que  j'ai  fait  me  tient  lieu  d'un 
aiguillon  qui  m'empêche  de  courber  trop  tôt  ma  vieille  tête. 
Je  serai  jusqu'au  bout  bon  cheval  d'escadron,  et  je  tomberai 
tout  roide,  tout  d'une  pièce,  tout  vivant,  après  avoir  bien 
choisi  ma  place.  Faites  comme  moi,  monsieur  Fouquet  ; 
vous  ne  vous  en  trouverez  pas  plus  mal.  Gela  n'arrive 
qu'une  fois  aux  hommes  comme  vous.  Le  tout  est  de  bien 
faire  quand  cela  arrive.  11  y  a  un  proverbe  latin  dont  j'ai 
oublié  les  mots,  mais  dont  je  me  rappelle  le  sens,  car  plus 
d'une  fois  je  l'ai  médité;  il  dit  :  «  La  fin  couronne  l'œuvre.  » 
Fouquet  se  leva,  vint  passer  son  bras  autour  du  cou  de 
d'Artagnan,  qu'il  étreignit  sur  sa  poitrine,  tandis  que,  de 
l'autre  main,  il  lui  serrait  la  main. 

—  Voilà  un  beau  sermon,  dit-il  après  une  pause. 

—  Sermon  de  mousquetaire,  Monseigneur. 

—  Vous  m'aimez,  vous,  qui  me  dites  tout  cela. 

—  Peut-être. 

Fouquet  redevint  pensif;  puis,  après  un  instant  : 

—  Mais  M.  d'Herblay,  demanda-t-il,  où  peut-il  être. 

—  Ah!  voilà! 

—  Je  n'ose  vous  prier  de  le  faire  chercher. 

—  Vous  m'en  prieriez,  que  je  ne  le  ferais  plus,  monsieur 
Fouquet.  C'est  imprudent.  On  le  saurait  ;  et  Aramis,  qui 
n'est  pas  en  cause  dans  tout  cela,  pourrait  être  compromis 
et  englobé  dans  votre  disgrâce. 

—  J'attendrai  le  jour,  dit  Fouquet. 

—  Oui,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux. 


390  LE    VICOMTE     DE     BRAGELONNE 

—  Que  ferons-nous,  au  jour? 

—  Je  n'en  sais  rien,  Monseigneur. 

—  Faites-moi  une  grâce,  monsieur  d'Artagnan. 

—  Très  volontiers. 

—  Vous  me  gardez,  je  reste;  vous  êtes  dans  la  pleine  exé- 
cution de  vos  consignes,  n'est-ce  pas? 

—  Mais  oui. 

—  Eh  bien,  restez  mon  ombre,  soit!  J'aime  mieux  celle 
ombre-là  qu'une  autre. 

D'Artagnan  s'inclina. 

—  Mais  oubliez  que  vous  êtes  M.  d'Artagnan,  cap! 
des  mousquetaires;  oubliez  que  je  suis  M.  Fouquet,  : 
tendant  des  finances,  et  causons  de  mes  affaires. 

—  Peste  !  c'est  épineux,  cela. 

—  Vraiment? 

—  Oui  ;    mais,  pour  vous,  monsieur  Fouquet,  je   ferais 
l'impossible. 

—  Merci.  Que  vous  a  dit  le  roi  ? 

—  Rien. 

—  Ah!  voilà  comme  vous  causez? 

—  Dame! 

—  Que  pensez- vous  de  ma  situation  ? 

—  Rien. 

—  Cependant,  à  moins  de  mauvaise  volonté... 

—  Votre  situation  est  difficile. 

—  En  quoi? 

—  En  ce  que  vous  êtes  chez  vous. 

—  Si  difficile  qu'elle  soit,  je  la  comprends  bien. 

—  Pardieu!  esl-ce  que  vous  vous  imaginez  qu'aw 
autre  que  vous  j'eusse  fait  tant  de  franchise? 

—  Gomment,  tant  de  franchise?  Vous  avez  été  frain 
moi,  vous!  vous  qui  refusez  de  me  dire  la  moindre  c 

—  Tant  de  façons.  Alors. 

—  A  la  bonne  heure  ! 

—  Tenez,   Monseigneur,   écoutez  comment  je  m'y  fusse 
pris  avec  un  autre  que  vous  :  j'arrivais  à  votre  porte,  les 


LE    VICOMTE    DE    BRAGELONNE  391 

gens  partis,  ou,  s'ils  n'étaient  pas  partis,  je  les  attendais  à 
leur  sortie  et  je  les  attrapais  un  à  un,  comme  des  lapins  au 
débouter;  je  les  coffrais  sans  bruit,  je  m'étendais  sur  le 
tapis  de  votre  corridor,  et,  une  main  sur  vous,  sans  que  vous 
vous  en  doutassiez,  je  vous  gardais  pour  le  déjeuner  du 
maître.  De  cette  façon  pas  d'esclandre,  pas  de  défense,  pas 
de  bruit;  mais,  aussi,  pas  d'avertissement  pour  M.  Fouquet, 
pas  de  réserve,  pas  de  ces  concessions  délicates  qu'entre 
gens  courtois  on  se  fait  au  moment  décisif.  Êtes-vous 
content  de  ce  plan-là? 

—  Il  me  fait  frémir. 

—  N'est-ce  pas?  c'eût  été  triste  d'apparaître  demain,  sans 
préparation,  et  de  vous  demander  votre  épée. 

—  Oh  !  monsieur,  j'en  fusse  mort  de  honte  et  de  colère  ! 

—  Votre  reconnaissance  s'exprime  trop  éloquemment  ;  je 
n'ai  point  fait  assez,  croyez-moi. 

—  A  coup  sûr,  monsieur,  vous  ne  me  ferez  jamais  avouer 
cela. 

—  Eh  bien,  maintenant,  Monseigneur,  si  vous  êtes  content 
de  moi,  si  vous  êtes  remis  de  la  secousse,  que  j'ai  adoucie 
autant  que  j'ai  pu,  laissons  le  temps  battre  des  ailes  ;  vous 
êtes  harassé,  vous  avez  des  réflexions  à  faire  ;  je  vous  en 
conjure,  dormez  ou  faites  semblant  de  dormir,  sur  votre  lit 
ou  dans  votre  lit.  Moi,  je  dors  sur  ce  fauteuil,  et,  quand  je 
dors,  mon  sommeil  est  dur  au  point  que  le  canon  ne  me 
réveillerait  pas. 

Fouquet  sourit. 

—  J'excepte  cependant,  continua  le  mousquetaire,  le  cas 
où  l'on  ouvrirait  une  porte,  soit  secrète,  soit  visible,  soit  de 
sortie,  soit  d'entrée.  Oh  î  pour  cela,  mon  oreille  est  vulné- 
rable au  dernier  point.  Un  craquement  me  fait  tressaillir. 
C'est  une  affaire  d'antipathie  naturelle.  Allez  donc,  venez  donc, 
promenez-vous  par  la  chambre  ;  écrivez,  effacez,  déchirez, 
brûlez  ;  mais  ne  touchez  pas  la  clef  de  la  serrure  ;  mais  ne 
touchez  pas  au  bouton  de  la  porte,  car  vous  me  réveilleriez 
en  sursaut,  et  cela  m'agacerait  horriblement  les  nerfs. 


392  LE   VICOMTE   DE   BRAGELONNE 

—  Décidément,  monsieur  d'Àrtagnan,  dit  Fouquet,  vous 
êtes  l'homme  le  plus  spirituel  et  le  plus  courtois  que  je  con- 
naisse, et  vous  ne  me  laisserez  qu'un  regret  :  c'est  d'avoir 
fait  si  tard  votre  connaissance. 

D'Artagnan  poussa  un  soupir  qui  voulait  dire  : 

—  Hélas  !  peut-être  l'avez-vous  faite  trop  tôt  ! 

Puis  il  s'enfonça  dans  son  fauteuil,  tandis  que  Fouquet,  à 
demi  couché  sur  son  lit  et  appuyé  sur  le  coude,  rêvait  à  son 
aventure. 

Et  tous  deux,  laissant  les  bougies  brûler,  attendirent  ainsi 
le  premier  réveil  du  jour,  et,  quand  Fouquet  soupirait  trop 
haut.  d'Artagnan  ronflait  plus  fort. 

Nulle  visite,  môme  celle  d'Aramis,  ne  troubla  leur  quié- 
tude ;  nul  bruit  ne  se  fit  entendre  dans  la  vaste  maison. 

Au  dehors,  les  rondes  d'honneur  et  les  patrouilles  de 
mousquetaires  faisaient  crier  le  sable  sous  leurs  pas;  c'était 
une  tranquillité  de  plus  pour  les  dormeurs.  Qu'on  y  joigne 
le  bruit  du  vent  et  des  fontaines  qui  font  leur  fonction  éter- 
nelle, sans  s'inquiéter  des  petits  bruits  et  des  petites  choses 
dont  se  composent  la  vie  et  la  mort  de  l'homme. 


FIN    DU   CINQUIEME   VOLUME 


TABLE 


I.  —  Où  l'on  voit  qu'un  marché  qui  ne  peut  pas  se  faire 

avec  l'un  peut  se  faire  avec  l'autre 1 

II.  —  La  peau  de  l'ours 12 

III.  —  Chez  la  reine  mère 19 

IV.  —  Deux  amies 30 

V.  —  Comment  Jean  de  La  Fontaine  fit   son  premier 

conte 37 

VI.  —  La  Fontaine  négociateur 43 

VII.  —  La  vaisselle  et  les  diamants  de  madame  de  Bel- 

lière -51 

VIII.  —  La  quittance  de  M.  de  Mazarin 55 

IX.  —  La  minute  de  M.  Colhert 64 

X.  —  Où  il  semble  à  l'auteur  qu'il  est  temps  d'en  revenir 

au  vicomte  de  Bragelonne 75 

XI.  —  Bragelonne  continue  ses  interrogatoires 81 

Xli.  —  Deux  jalousies 87 

XIII.  —  Visite  domiciliaire 93 

XIV.  —  La  méthode  de  Porthos 100 

XV.  —  Le  déménagement,  la  trappe  et  le  portrait.    .   .    .  109 

XVI.  —  Rivaux  politiques 121 

XVII.  —  Rivaux  amoureux 127 

XVIII.  —  Roi  et  noblesse 135 

XIX.  —  Suite  d'orage 143 

XX.  -  Heu!   miser! 149 

XXI.  —  Blessures  sur  blessures 153 

XXII.  —  Ce  qu'avait  deviné  Raoul 159 

XXIII.  —  Trois  convives  étonnés  de  se  trouver  ensemble.  166 


39£  TABLE 

XXIV.  —  O  qui  se  passait  au  Louvre  pendant  le  souper 

de  la  Bastille 172 

XXV.  —  Rivaux  politiques 180 

XXVI.  —  Où  Porthos  est  convaincu  sans  avoir  compris.  189 

XXVII.  —  La  société  de  M.  de  Baiseraeaux 196 

XXVIII.  —  Le  prisonnier 205 

XXIX.  —  Comment  Mouston  avait  engraissé  sans  en  pré- 
venir Porthos,  et  des  désagréments  qui  en 

étaient  résultés  pour  ce  digne  gentilhomme.  237 

XXX.  —  Ce  que  c'était  que  messire  Jean  Percerin.    .   .  246 

XXXI.  -  Les  échantillons 254 

XXXII.  —  Où  Molière  prit  peut-être  sa  première  idée  du 

Bourgeois  gentilhomme 265 

XXXIII.  —  La  ruche,  les  abeilles  et  le  miel 272 

XXXIV.  —  Encore  un  souper  à  la  Bastille 283 

XXXV.  —  Le  général  de  l'ordre 291 

XXXVI.  —  Le  tentateur 301 

XXXVII.  —  Couronne  et  tiare 310 

XXXVIII.  —  Le  château  de  Vaux-le- Vicomte 318 

XXXIX.  —  Le  vin  de  Melun 323 

XL.  —  Nectar  et  ambroisie 329 

XLI.  —  A  gascon,  gascon  et  demi 333 

XLII.  —  Colbert 346 

XLIII.  —  Jalousie ' 353 

XLIV.  —  Lèse-majesté 359 

XLV.  —  Une  nuit  à  la  Bastille 369 

XLVI.  —  L'ombre  de  M.  Fouquet 376 


BMILE   COLIN     —    IMPRIMERIE    DE    I.  A  O  N  Y