Skip to main content

Full text of "Le vieux cordelier"

See other formats


t 


BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 

Josiah  H.    Bei^ton 
Fund 

« ï 


i 

ILS  VlIStS. 

CORDELIER 

DE 

I 

DÉPUTÉ    A     LA     CONVENTION,     ET     DOYEN     DES      JACOBINS. 

ôeuiej  L/dihou  comvietej . 

i 

Précédée  d'un  essai  sur  la  vie  et  les  écrits  de  l'auteur, 

c£at  tyMP.  *yw?ad/&n  aene. 

i 

parent  de  camille-desmouuns  et  possesseur  de  ses 
manuscrits. 

. 

is&aaso 

ÉBRARD,   LIBRAIRE-ÉDITEUR, 

24  ,    RUE    DES    MATHURINS-SAINT-JACQUES. 

1854. 


É 


/ 


Iropr.  par  Dépée,  chez  J.-L.  Bellemain,  imprimeur  268,  rue  St-Denis. 


(QA.fttIï&lfcl»lII>ï3ttM>1DMn 


Qu&quoniam  in  Joveam  incidit  obruatnr. 

CICÉRON. 

«  Puisque  la  bête  est  dans  le  piège,  qu'on  l'assomme.  » 


&&&8i 


ÉBRARD,    LIBRAIRE-ÉDITEUR, 

24  y    RUE    DES    MATHURINS-SAINT-JACQUKS. 


1834. 


^    °£ivo,ù</b\/  /<&%, 


'/  7s 


Imprimerie  de  J.-L   Bblllm  ain  ,  268,  rue  St-Deni*. 


LA  FRANCE 


VWSSS^         YmW        WSWSiSS 


PAR  CAMILLE-DESMOULINS, 


Quœ  quoniam  injbveam  incidit  obruaiur.  (Cic.) 
Puisque  la  bête  est  dans  le  piège  ,  qu'on  l'assomme. 


ÉBRARD,    LIBRAIRE-ÉDITEUR, 

24  ,    RUE    DES    MATHURINS-SAINT-JACQUES. 

1834. 


A 


ۈ  JVattJC*  \Vbtt, 


PAR 


CAMILLE-DESMOULINS. 


A  la  marge  de  son  exemplaire  de  F  Histoire  uni- 
verselle de  d'Aubigné,  on  est  bien  surpris  de 
trouver  ce  vœu  écrit  de  la  main  de  Mézerai ,  il  y 
a  cent  soixante  ans  :  Duo  tantàm  hœc  opto  ; 
unurriy  ut  moriens  populurn  francorum  libe- 
mm  relinquam  ;  alterum ,  ut  ità  cuique  eveniat, 
sicut  de  republicâ  merebitur.  «  C'est  ainsi  que 
parmi  les  Seize,  les  honnêtes  gens,  et  ceux  qui 
n'étaient  pas  d'imbéciles  fanatiques,  s'étaient 
formé,  dit  de  Thou,  je  ne  sais  quel  plan  de  ré- 
publique. Il  y  a  eu  de  tout  temps  en  France,  des 
patriotes  qui  ont  soupiré  pour  la  liberté.   » 

Le  retour  de  cette  liberté  chez  les  Français  était 
réservé  à  nos  jours.  Oui,  elle  est  déjà  ramenée 
parmi  nous,-  elle  n'y  a  point  encore  un  temple 
pour  les  états-généraux ,  comme  celui  de  Delphes  , 
chez  les  Grecs,  pour  les  assemblées  des  amphyc* 
lions;  celui  de  la  Concorde  chez  les  Romains  pour 


—  fi- 
les assemblées  du  sénat;  mais  déjà  ce  n'est  plus 
tout  bas  qu'on  l'adore,  et  elle  a  partout  un  culte 
public.  Depuis  quarante  ans,  la  philosophie  a 
miné  de  toutes  parts  sous  les  fondemens  du  des- 
potisme; et  comme  Rome  avant  César  était  déjà 
asservie  par  ses  vices  ,  la  France  avant  Necker 
était  déjà  affranchie  par  ses  lumières. 

Ecoutez  Paris  et  Lyon  ,  Rouen  et  Bordeaux , 
Calais  et  Marseille;  d'un  bout  de  la  France  à 
l'autre,  le  même  cri,  un  cri  universel  se  fait  en- 
tendre. Quel  plaisir  pour  un  bon  citoyen  de  par- 
courir les  cahiers  des  provinces!  Et  comme  cette 
lecture  doit  porter  la  rage  dans  le  sein  de  nos 
oppresseurs!  Que  je  te  remercie,  6  Ciel,  d  avoir 
placé  ma  naissance  à  la  fin  de  ce  siècle!  Je  la 
verrai  donc  s'élever  dans  toutes  nos  places,  cette 
colonne  de  bronze  que  demande  le  cahier  de  Pa- 
ns, où  seront  écrits  nos  droits  et  l'histoire  de  la 
révolution,  et  j  apprendrai  à  lire  à  mes  enfans 
dans  ce  catéchisme  du  citoven  que  demande  un 
autre  cahier.  La  nation  a  partout  exprimé  le  même 
vœu.  Tous  veulent  être  libres.  Oui ,  mes  chers  con- 
citoyens, oui,  nous  serons  libres,  et  qui  pourrait 
nous  empêcher  de  l'être?  Les  provinces  du  Nord 
demandent-elles  autre  chose  que  celles  au  Midi? 
et  les  pavs  d'élection  sont-ils  donc  en  opposition 


-  7  - 

avec    les    pays  d'clat,  pour  que   nous    ayons   à 
craindre  un  schisme  et  une  guerre  civile? 

Non,  il  n'y  aura  point  de  guerre  civile.  Nous 
sommes  plus  nombreux  ,  nous  serons  les  plus  forts. 
Vovez  la  capitale  même,  ce  foyer  de  corruption, 
où  la  monarchie  ennemie-née  des  mœurs ,  ne  veille 
qu'à  nous  dépraver,  qu'à  énerver  le  caractère  na- 
tional, à  nous  abâtardir  en  multipliant  autour  de 
la  jeunesse  les  pièges  de  la  séduction  ,  les  faci- 
lités de  la  débauche,  et  en  nous  assiégeant  de 
prostituées  ;  la  capitale  même  a  plus  de  trente 
mille  hommes  prêts  à  en  quitter  les  délices  pour 
se  réunir  aux  cohortes  sacrées  de  la  patrie,  au 
premier  signal,  dès  que  la  liberté  aura  levé  son 
étendard  dans  une  province  et  rallié  antour  d'elle 
les  bons  citoyens.  Paris  comme  le  reste  de  la 
France,  appelle  à  grands  cris  la  liberté.  L'infâme 
police,  ce  monstre  à  dix  mille  têtes,  semble  enfin 
paralysé  dans  tous  ses  membres.  Ses  yeux  ne  voient 
plus,  ses  oreilles  n'entendent  plus.  Les  patriotes 
élèvent  seuls  la  voix.  Les  ennemis  du  bien  public 
se  taisent,  ou  s'ils  «Posent  parler,  ils  portent  à 
l'instant  la  peine  de  leur  félonie  et  de  leur  tra- 
hison. Ils  sont  forcés  de  demander  pardon  à  ge- 
noux .  Linguet  est  chassé  par  les  députés  du  mi- 
lieu d'eux,  ou  l'impudent  s'était  glissé;  Maury  est 


>t 


_  8  — 

chassé  par  son  hôte;  Desprémesnil  hué  jusques 
par  ses  laquais;  le  garde-des-sceaux  honni,  cons- 
pué au  milieu  de  ses  masses;  l'archevêque  de  Pa- 
ris lapidé;  un  Condé,  un  Conti,  un  d'Artois,  sont 
publiquement  dévoués  aux  dieux  infernaux.  Le 
patriotisme  s'étend  chaque  jour  dans  la  progres- 
sion accélérée  d'un  grand  incendie.  La  jeunesse 
s'enflamme,  les  vieillards,  pour  la  première  fois  ^ 
ne  regrettent  plus  le  temps  passé;  ils  en  rougissent. 
Enfin,  on  se  lie  par  des  sermens  et  on  s'engage  à 
mourir  pour  la  patrie. 

Les  aristocrates,  les  vampires  de  l'état  espèrent 
dans  les  troupes,  et  j'en  ai  entendu  se  vanter  pu- 
bliquement que  les  soldats  se  baigneraient  dans 
notre  sang  avec  plaisir.  Non,  chers  concitoyens , 
non,  les  soldats  n'assassineront  pas  avec  plaisir 
leurs  frères,  leurs  amis.  Des  Français  qui  com- 
battent pour  les  élever,  eux  soldats,  aux  grades 
militaires,  pour  rendre  à  la  profession  des  armes 
sa  noblesse  originelle,  pour  que  ce  ne  soit  point 
un  métier  plus  infâme  que  celui  des  bourreaux; 
car  les  bourreaux  ne  versenj  de  sang  que  celui 
f\  que  demandent  les   lois,  et    nos  soldats   étaient 

prêts  à  verser  tout  le  sang  dont  le  despotisme  a 
soif.  Non,  ces  soldats  esclaves  de  huit  ans,  héros 
plus  avilis  que  nos  laquais  et  soumis  aux  coups 


—  9  — 
de  bâton ,  punis  par  les  galères  d'une  désertion  , 
qui,  dans  la  paix,  ne  peut  jamais  être  un  crime, 
et  peut  quelquefois  être  un  devoir,  et  qu'en  temps 
de  guerre  même  on  ne  doit  punir  que  par  l'infa- 
mie, et  comme  Rome  châtia  ceux  qui  avaient  fui 
à  Cannes;  ces  soldats  que  nous  voulons  affran- 
chir ,  ne  tourneront  point  leurs  armes  contre  leurs 
bienfaiteurs;  ils  viendront  se  réunir  en  foule  à 
leurs  parens,  à  leurs  compatriotes,  à  leurs  libéra- 
teurs, et  les  nobles  s'étonneront  de  ne  voir  autour 
d'eux  que  la  lie  de  l'armée,  et  un  petit  nombre 
des  assassins  et  des  parricides.  Une  pareille  milice 
se  dissipera  devant  la  multitude  innombrable  des 
patriotes,  comme  les  brigands  devant  la  jus- 
tice. 

Gardons-nous  donc  bien  d'accepter  la  transac- 
tion que  proposent  les  aristocrates.il  vaut  mieux, 
a  dit  avec  raison  l'abbé  Sieyes,  ne  point  faire  de 
constitution  que  d'en  faire  une  mauvaise.  Nous 
sommes  sûrs  de  triompher.  Nos  provinces  se  rem- 
plissent de  cocardes  comminatoires.  Nous  avons 
une  armée  non  encore  ostensible  et  campée,  mais 
enrôlée  et  toute  prête,  une  armée  d'observation. 
Cette  armée  est  de  plus  de  quinze  cent  mille 
hommes.  Pour  moi,  je  me  sens  le  courage  de 
mourir  pour  la  liberté  de  mon  pays,  et  un  motif 


—  10  — 

bien  puissant  entraînera  ceux  que  la  bonté  de 
cette  cause  ne  déterminerait  pas.  Jamais  plus  riche 
proie  n'aura  été  offerte  aux  vainqueurs.  Quarante 
mille  palais,  hôtels, châteaux,  les  deux  cinquièmes 
des  biens  de  la  France  à  distribuer ,  seront  le  prix 
de  la  valeur.  Ceux  qui  se  prétendent  nos  conqué- 
rans  seront  conquis  h  leur  tour.  La  nation  sera 
purgée,  et  les  étrangers,  les  mauvais  citoyens, 
tous  ceux  qui  préfèrent  leur  intérêt  particulier  au 
bien  général ,  en  seront  exterminés.  Mais  détour- 
nons nos  regards  de  ces  horreurs;  et  daigne  le 
ciel  éloigner  ces  maux  de  dessus  nos  têtes!  Non 
sans  doute,  ces  malheurs  n'arriveront  pas.  Je  n'ai 
voulu  qu'effraver  les  aristocrates ,  en  leur  mon- 
trant leur  extinction  inévitable  ,  s'ils  résistent  plus 
long-temps  à  la  raison,  au  vœu  et  aux  supplica- 
tions des  communes.  Ces  messieurs  ne  se  haïront 
pas  assez  pour  s'exposer  à  perdre  des  biens  qu'il 
leur  est  si  facile  de  conserver,  et  dont  nous  n'avons 
sûrement  nulle  envie  de  les  dépouiller. 

Nous  n'avons  plus  de  tribune,  et  c'est  par  des 
discours  imprimés  qu'on  parle  aujourd'hui  à  une 
nation.  Continuez  de  vous  succéder  tous  sur  cette 
tribune,  6  vous,  nos  généreux  défenseurs!  Tri- 
buns eloquens ,  Ravnal  ,  Sieves,  Chapellier,  Tar- 
get, Mounier,  fiabaud  ,  Barnave,  Volnej,  et  toi 


—  11  — 

surtout  Mirabeau,  excellent  citoyen,  qui,  toute 
ta  vie,  n'as  cessé  de  signaler  ta  haine  contre  le 
despotisme  et  as  contribué  plus  que  personne  à 
nous  affranchir.  Les  pasteurs  des  vils  troupeaux 
d'esclaves  en  voient  sans  cesse  décroître  le  nombre. 
Poursuivez  ,  redoublez  de  courage  et  secondez  de 
tout  votre  génie  des  circonstances  inespérées.  Le 
spectacle  de  la  mort  de  Virginie  rétablit  à  Rome 
la  liberté.  Tout  le  monde  fut  citoyen,  parce  que 
tout  le  monde  se  trouva  père.  En  France,  le  dé- 
ficit aura  rétabli  la  liberté.  Tout  le  monde  sera 
devenu  citoyen  ,  parce  que  tout  le  monde  aura 
été  contribuable.  O  bienheureux  déficit!  O  mon 
cher  Galonné  ! 

C'est  peu  d'échauffer  les  esprits ,  de  soulever 
le  peuple  à  la  liberté  et  de  détruire  l'édifice  des 
Goths  et  des  Welches  ;  il  faut  sous  un  ciel  si  beau  , 
et  dans  une  terre  si  fertile,  en  construire  un 
autre  cligne  du  sol,  digne  de  la  nation  qui  l'ha- 
bite ,  cette  nation  si  féconde  en  grands  hommes, 
digne  de  ce  siècle  de  lumières,  le  plus  beau  mo- 
nument, en  un  mot ,  que  la  philosophie  et  le 
patriotisme  aient  élevé  à  l'humanité.  Il  est  du  de- 
voir de  tout  citoyen  d'y  concourir,  et  je  vais 
donner  aussi  mes  idées. 


—   12  — 

§.  T'.  De  la  délibération  par  tête  ou  par 

ordre. 

Voyez  comme  la  question  est  facile  a  résoudre, 
quand  on  évite  toute  déviation  pour  suivre  le  fil 
d'un  principe  et  ne  marcher  que  sur  une  seule 
ligne.  Voici  un  dialogue  fort  court  entre  la  no- 
blesse et  les  communes. 

LA    NOBLESSE. 

Il  y  a  trois  ordres  en  France  ,  le  clergé  ,  la  no- 
blesse et  le  tiers;  le  tiers,  incomparablement  plus 
nombreux  et  n'ayant  néanmoins  qu'une  voix  , 
comme  chacun  des  deux  ordres  dans  rassemblée 
nationale.  Telle  est  notre  constitution. 

LES     COMMUNES. 

On  pourrait  nier  le  fait.  Mais  courons  au  but. 
Répondez  seulement  :  Qui  a  donné  à  cet  usage 
force  de  constitution  ? 

Vous  m'avouerez  que  ce  n'est  pas  le  prince.  Si 
Philippe-le-Bel  a  pu  faire  la  constitution  ,  Louis 
XVI  peut  la  changer;  ce  que  nous  ne  reconnais- 
sons ni  vous  ,  ni  moi. 


—  13  — 

Ce  n'est  pas  non  plus  le  clergé  et  la  noblesse , 
qui  se  sont  donnés  à  eux-mêmes  le  privilège  d'être 
comptés  pour  les  deux  tiers  de  la  nation.  On  ne 
se  fait  pas  un  droit  à  soi-même. 

Reste  donc  que  cette  constitution  se  soit  éta- 
blie par  le  consentement  de  l'universalité  de  la 
nation  ;  c'est-à-dire  de  la  pluralité  des  têtes  :  car 
avant  la  naissance  des  ordres  ,  nécessairement  on 
a  opiné  par  têtes  .  Hé  bien  !  ce  que  la  nation 
avait  établi  par  têtes  ,  elle  vient  de  l'anéantir  par 
têtes. 

La  nation  a  été  convoquée.  Les  assemblées  de 
tous  les  bailliages,  représentatives  de  l'universa- 
lité de  la  nation  ,  se  sont  tenues.  On  à  compté  les 
voix.  Une  pluralité,  sans  nulle  proportion,  a  voté 
la  délibération  par  têtes.  C'est  une  chose  conclue. 
La  nation  a  profité  du  moment  où  elle  s'est  vue 
rassemblée,  pour  se  resaisir  de  l'excédent  d'auto- 
rité qu'elle  avait  confié  aux  deux  ordres  privilé- 
giés, elle  les  a  rapprochés  du  droit  commun  ;  elle 
leur  a  ôté  ce  qu'ils  ne  pouvaient  tenir  que  d'elle. 
Qu'avez-vous  à  répliquer? 

En  deux  mots  :  ou  bien  la  forme  d'opiner  par 
ordre  s'est  établie  sans  le  consentement  de  la  na- 
tion, et  alors  elle  est  inconstitutionnelle;  ou  bien 
elle  s'est  introduite  du  consentement  de  la  nation < 


—  M  — 
par  l'usage,  par  le  consentement  tacite,  et  alors 
la  volonté  expresse  fait  cesser  !e  consentement 
tacite.  La  volonté  présente  déroge  a  la  volonté 
passée.  La  génération  qui  n'est  plus,  doit  céder  à 
nous  qui  vivons  ;  ou  bien  que  les  morts  se  lèvent 
de  leurs  tombeaux,  et  qu'ils  viennent  maintenir 
contre  nous  leurs  usages.  La  pluralité  vient  donc 
d'anéantir  l'usage  auquel  la  pluralité  seule  avait 
pu  donner  force  de  constitution.  Cela  est  démon- 
tre et  on  ne  peut  opiner  que  par  tîntes. 


LA    NOBI.FSSK. 


Cette  loi  me  d'opiner   est-elle  la  meilleure-* 


I  F  S     COMMUN  Y  5. 


Que  fait  cette  question  !  la  nation  a  parlé.  Il 
suffît.  Point  d'argument  ,  point  de  veto  possible 
contre  sa  volonté  souveraine.  Sa  volonté  est  tou- 
jours légale  ;  elle  est  la  loi  elle-même. 

C'est  donc  une  ebose  inconcevable  que  ces  dis- 
putes, ces  conférences  à  Versailles,  si  on  votera 
par  tête  oui  ou  non.  Ce  n'est  plus  une  question. 
La  presque  universalité  des  Français  a  déclaré  sa 
volonté.  La  volonté  des  quatre-vingt-seize  cen- 
tièmes  d'un    peuple  est  la    loi.  Aussi  depuis  que 


—  15  — 

nos  députés  se  sont  assurés  de  cette  volonté  gé- 
nérale par  la  communication  de  leurs  cahiers, 
savent-ils  bien  qu'il  n'y  a  lieu  à  délibérer. 


§.  IL  Continuation  du  même  sujet  et  du  même 

entretien, 

QU'EST-CE  QU'UNE  CONSTITUTION? 

LA    NOBLESSE. 

Vous  ne  reconnaissez  donc  de  constitutionnel 
dans  l'état  que  ce  que  la  pluralité  a  établi  ? 

LES    COMMUNES. 

Voici  nos  principes  : 

Une  nation  a  les  même  droits  ,  la  deuxième,  la 
dixième,  la  centième  fois  qu'elle  se  rassemble  , 
que  lorsqu'elle  s'est   assemblée   la  première  fois. 

En  effet,  la  génération  qui  a  passé  ne  peut  pas 
avoir  plus  de  droits  que  celle  qui  passe.  Une  gé- 
nération succède  aux  droits  de  l'autre,  comme 
un  fils  aux  droits  de  son  père,  avec  celte  diffé- 
rence  que  les  pères   ont    quelquefois   établi   des 


—  16  — 

substitutions  perpétuelles,  au  lieu  qu'une  géné- 
ration ne  peut  pas,  sans  absurdité,  prétendre  en- 
chaîner  la  postérité  par  une  substitution.  La  mort 
éteint  tout  droit.  C'est  à  nous  qui  existons,  qui 
sommes  maintenant  en  possession  de  cette  terre, 
à  y  faire  la  loi  à  notre  tour. 

Cette  loi  ne  saurait  être  que  la  volonté  géné- 
rale; et  ce  qui  forme  la  volonté  générale  dans 
une  nation  comme  dans  une  chambre  de  juges, 
c'est  nécessairement  la  pluralité.  La  minorité  ne 
peut  pas  invoquer  la  raison.  Comme  chacun  sou- 
tient quelle  est  de  son  coté,  c'est  la  raison  elle- 
même  qui  veut  que  la  raison  du  petit  nombre 
cède  à  la  raison  du  plus  grand. 

LA    NOBLESSE. 

Quoi!  s'il  plaisait  à  la  pluralité  en  France 
d'avoir  un  despote,  si  le  gros  de  la  nation  voulait 
une  loi  agraire,  ou  une  loi  régia,  il  faudrait  donc 
que  le  reste  passât  sous  le  joug?  Un  principe  ne 
saurait  être  vrai,  quand  il  mène  à  des  conséquen- 
ces fausses. 

LES    COMMUNES. 

La    possibilité   d'une    loi    agraire  n'est   point, 


—  17  — 

comme  il  vous  semble  ,  une  conséquence  du 
principe.  La  société  n'a  que  les  droits  que  lui 
donnent  les  associés.  Ne  serait-ce  pas  une  chose 
absurde  de  prétendre  que  les  hommes,  qui  ne 
sont  en  société  que  pour  se  défendre  des  brigands, 
auraient  donné  le  droit  de  les  dépouiller?  Nulle 
puissance  sans  borne  sur  la  terre,  et  même  dans  le 
ciel.  Ne  reconnaisscns-nous  pas  tous  que  la  divi- 
nité même  ne  pourrait  tourmenter  l'innocence. 
Au-dessus  de  la  volonté  générale,  il  y  a  le  droit 
naturel,  le  pacte  social.  Le  droit  de  faire  une  loi 
agraire  -ne  peut  donc  jamais  appartenir  à  la  ma- 
jorité. 


LA    NOBLESSE. 


Qu'il  lui  appartienne  ou  non  ,  si  la  pluralité 
des  voix  est  souveraine  ,  la  loi  agraire  n'en  sera 
pas  moins. 


LES    COMMUNES. 


Je  ne  traitais  que  le  point  de  droit  et  j'avais  à 
prouver  seulement  qu'en  droit  la  majorité  ne 
peut  attenter  au  parti  social,  primitif,  aux  pro- 
priétés. 


—  18  — 

Si  nous  venons  an  point  de  fait,  jamais 
une  telle  loi  ne  passera.  Les  hommes  qui  se  sont 
réunis  les  premiers  eu  société  ont  vu  d'abord 
que  l'égalité  primitive  ne  subsisterait  pas  long- 
temps; que,  dans  les  assemblées  qui  suivraient 
la  première,  tous  les  associés  n'auraient  plus  le 
même  intérêt  à  la  conservation  du  pacte  social, 
garant  des  propriétés,  et  ils  se  sont  occupés  de 
mettre  la  dernière  classe  des  citoyens  hors  d'é- 
tat de  le  rompre.  Dans  cet  esprit,  les  législa- 
teurs ont  retranché  du  corps  politique  cette 
classe  de  gens  qu'on  appelait  à  Rome  prolétaires , 
comme  n'étant  bons  qu'à  faire  des  enfans  et  à 
recruter  la  société.  Ils  les  ont  relégués  dans  une 
centurie  sans  influence  sur  l'assemblée  du  peu- 
ple. Eloignés  dos  affaires  par  mille  besoins  ,  et 
dans  une  continuelle  dépendance,  cette  centurie 
ne  peut  jamais  dominer  dans  l'état.  Le  sentiment 
seul  de  leur  condition  les  écarte  d'eux-mêmes  des 
assemblées.  Le  domestique  opinera-t-il  avec  le 
maître,  et  le  mendiant  avec  celui  dout  l'aumône 
le  fait  subsister  ? 

D'ailleurs,  cette  classe,  quoique  la  plus  nom- 
breuse, prise  séparément,  ne  peut  jamais,  par 
le  nombre  même  ,  se  mettre  en  équilibre  avec 
toutes  les  autres  centuries  intéressées  à  la  retenir 


—  19  — 

dans  la  sienne  ;  et  si  elle  n'a  pu  obtenir  le  partage 
des  terres,  à  Rome  même,  dans  une  ville  qui 
avait  la  moitié  de  l'univers  à  donner,  où  Antoine 
fesait  présent  d'une  ville  à  son  cuisinier  pour  le 
complimenter  d'une  sauce,  et  de  tout  un  terri- 
toire à  son  précepteur ,  on  peut  bien  penser 
qu'une  loi  agraire  ne  passera  jamais.  La  possibilité 
de  cette  loi  n'est  donc,  ni  dans  le  droit,  ni  par 
le  fait,  une  conséquence  du  principe  établi. 

Venons  à  l'autre  conséquence  ,  la  possibilité 
d'une  loi  régia. 

Si  par  cette  loi  on  entend  le  pouvoir  arbitraire, 
bien  certainement  un  pareil  droit  ne  peut  jamais 
être  constitutionnel.  Qui  dit  constitution,  dit 
forme  de  gouvernement  fondé  en  droit  :  et  le 
gouvernement  despotique  ne  peut  l'être.  Il  est 
bien  évident  que  le  souverain  ne  peut  avoir  que 
la  puissance  qui  appartenait  à  la  société ,  et  la  so- 
ciété n'a  pu  lui  donner  un  droit  qu'elle  n'avait 
pas  elle-même.  Le  pouvoir  d'envoyer  le  cordon 
ne  peut  jamais  appartenir  ni  au  prince,  ni  au  sé- 
nat, ni  au  peuple.  Jamais  la  pluralité  ne  peut  lier 
un  citoyen  à  se  laisser  étrangler  sans  forme  de 
procès  (i  ). 

(i)  JVxceptn  ceux  qui  sont  pris  les  aj'Uies  à  la  main.  Fait-on 

a. 


—   50   — 

Il  faudra  bien  céder  aux  muets  comme  il  faut 
céder  au  pistolet  d'un  brigand.  Mais  si  le  souve- 
rain fait  usage  contre  moi  du  pouvoir  arbitraire, 

un  tel  pouvoir  n'étant  que  le  droit  du  plus  fort, 
je  serai  aussi  bien  fondé  que  lui  à  l'étrangler  de 
son  cordon  et  à  le  prévenir  si  je  puis.  Un  pareil 
gouvernement  est  une  véritable  anarchie;  car, 
despotisme,  anarchie,  ou  droit  du  plus  fort,  sont 
synonymes  et  emportent  l'idée  de  l'absence  des 
lois. 

Si  la  lm  régla  n'est  autre  chose  que  l'abandon 
fait  par  lt-  corps  politique,  à  un  de  ses  membres, 
de  l'universalité  de  ses  droits,  il  est  sans  difficulté 
que  la  pluralité  oblige  le  reste  à  y  donner  les 
mains.  In  individu  a-t-il  plus  de  droit  que  l'autre 
au  pouvoir  législatif  ou  exécutif?  Tous  ne  pou- 
vant pas  l'exercer,  il  faut  des  dépositaires.  Et 
pour  le  choix,  comment  se  décider  autrement  que 
par  la  pluralité.  Il  n'y  a  que  le  droit  naturel  ail- 
le procès  à  une  armée  ennemie?  Seulement  il  y  a  cette  dis- 
tinction. Dans  une  guerre  de  nation  à  nation,  le  droit  de  tuei 
1  ennemi  cesse  dès  qu'il  a  mis  bas  les  armes,  parce  qu'il  n'est 
pas  coupable  de  les  port ei  ;  mais  dans  une  guerre  de  conjurés 
contre  une  nation,  dans  l'armée  de  Catilina,  par  exemple,  ou 
dans  celle  de  Broglir,  quoiqu'ils  soient  vaincus  et  qu'ils  fuient, 
leur  crime  subsiste  ,  et  ils  restent  sous  le  cimeterre  des  vain- 
queurs, à  qui  il  appartient  incontestablement  de  frapper  ou  de 
faire  grâce  ,  sans  qu'il  soit  besoinde  faire  le  procès. 


n 


quel  la  pluralité  ne  saurait  porter  atteinte.  Dans 
tout  le  reste,  la  volonté  d'une  nation  est  la  loi. 
C'est  à  elle  seule  qu'il  sied  de  dire:  car  tel  est 
notre  plaisir. 


LA    NOBLESSE. 


Vous  avez  pourtant  reconnu  un  autre  principe 
que  la  pluralité ,  quand  vous  avez  relégué  dans 
la  cent  quatre-vingt-unième  centurie  ,  ou  même 
privé  entièrement  du  droit  de  suffrage  la  foule 
des  prolétaires. 


LES    COMMUNES. 


Si  elles  sont  comptées  pour  rien,  c'est  que  là 
pluralité  l'a  voulu  ainsi;  c'est  parce  que  la  plu- 
ralité est  contre  eux,  et  que  la  pluralité  donne 
aux  choses  force  de  constitution,  que  leur  retran- 
chement de  la  société  est  constitutionnel. 

Il  est  donc  incontestable  que  les  députes  des 
communes  de  France,  représentant  la  presquu- 
niversalité  de  la  nation,  leur  volonté  est  la  vo- 
lonté générale;  c'est  la  loi  elle-même  ;  Quand 
vous  commandez ,  c'est  à  moi  d'obéir ,  disait 
à  la  nation,  Clotaire  II,  comme  nous  l'apprend 
M.    d'Entraigues  *  dont  l'autorité   n'est   pas  sus- 


—  22  — 

pecte.  Charles-le-Chauve  fait  le  même  aveu  aux 
états  de  Kiersy-sur-Oise  Tout  ce  que  l'assem- 
blée nationale  va  décréter  sera  donc  constitution- 
nel. La  nation  n'a  pas  besoin  de  la  sanction  de 
son  délégué;  c'est  à  lui  d'obéir.  Ce  qu'elle  éta- 
blira sera  notre  code,  ce  seront  nos  douze  tables, 
ce  sera  pour  nous  la  loi  et  les  prophètes. 


§  III.  —  Du  Clergé. 

C'est  la  clergie  qui  a  fait  le  clergé.  Aujourd'hui 
que  nous  sommes  tous  clercs ,  que  nous  savons 
tous  lire ,  il  ne  peut  plus  y  avoir  que  deux  or- 
dres, et  chacun  doit  rentrer  dans  le  sien.  Nous 
sommes  tous  clergé. 

Si  ce  n'est  pas  comme  clercs,  comme  lettrés, 
que  les  ecclésiastiques  prétendent  être  un  ordre 
à  part,  un  premier  ordre,  ce  n'est  pas  non  plus 
comme  ministres  de  la  religion.  La  religion  veut, 
au  contraire,  qu'ils  aient  le  dernier  rang.  Le  ca- 
hier de  la  ville  d'Etain  ,  après  avoir  cité  une 
foule  de  textes  :  que  leur  règne  n  est  pas  de  ce 
monde,  que  s'ils  veulent  être  les  premiers 
dans  Vautre,  ils  faut  qu'ils  soient  les  derniers 
dans  celui-ci,  etc.  leur  fait  ce  dilemme   admi- 


—  23  — 

rable  :  Si  vous  croyez  à  votre  Evangile ,  mettez- 
vous  donc  à  la  dernière  place  qu'il  vous  assigne; 
soyez  du  moins  nos  égaux;  ou  si  vous  ne  croyez 
pas  un  mot  de  ce  que  vous  dites,  vous  êtes  donc 
des  hypocrites  et  des  fripons ,  et  nous  vous  don- 
nons, très  révérendissime  père  en  Dieu  ,  monsei- 
gneur l'archevêque  de  Paris,  six  cent  mille  livres 
de  rente  pour  vous  moquer  de  nous  :  quidquid 
dixeris  argumentabor. 

Les  prêtres  ,  en  voyant  la  contradiction  entre 
leurs  mœurs  et  leur  morale  ne  point  désiller  les 
yeux,  et  la  facilité  qu'ils  ont  partout  de  tromper 
les  peuples  et  d'attirer  leur  argent,  ont  dû  se 
dire  :  Quels  imbéciles  nous  environnent!  Certai- 
nement nous  sommes  le  premier  ordre.  Il  est  na- 
turel que  l'ordre  des  dupes  passe  après.  Par  quel 
autre  raisonnement  un  abbé  M..., 

Dans  la  chaire,  chrétien  ;  dans  le  fauteuil,  athée  ; 

pourrait-il  se  persuader  que  l'ordre  de  ses  pareils 
est  le  premier  ? 

Je  défie  qu'on  me  montre  dans  la  société  rien 
de  plus  méprisable  que  ce  qu'on  appelle  un 
abbé.  Qui  est-ce,  parmi  eux,  qui  n'a  pas  pris  la 
soutane ,  cette  livrée  d'un  maître   dont  il  se  mo- 


—  u  — 

que  intérieurement,  pour  vivre  grassement  et  ne 
rren  faire?  Y  a-t-il  rien  de  plus  vil  que  le  métier 
de  religion  ,  le  métier  de  continence ,  un  métier 
de  mensonge  et  de  charlatanisme  continuels  ? 
Quelle  différence  y  a-t-il  entre  notre  clergé  et 
celui  de  Cybèle,  ces  Galles  si  méprisés,  qui  se 
mutilaient  pour  vivre?  Du  moins  il  y  avait,  en 
faveur  de  ces  prêtres  de  la  déesse  de  Syrie,  une 
forte  présomption  qu'ils  ne  se  jouaient  pas  de  la 
crédulité  du  peuple.  Certes,  un  grand  sacrifice 
prouvait  leur  foi  3  au  lieu  que  la  castration  spi- 
rituelle de  l'abbé  M....  ne  l'a  pas  empêché,  l'an- 
née dernière,  comme  tout  le  monde  le  sait,  de 
violer  physiquement  une  femme. 

Chose  étrange!  un  prêtre  est  eunuque  de  droit, 
et  s'il  l'est  de  fait ,  on  le  répute  irrégulier  et  inha- 
bile à  la  prêtrise.  On  en  demandait  à  l'un  d'eux 
la  raison,  qui  semble  difficile  à  donner.  11  fit  une 
réponse  applaudie  à  jamais  de  toute  l'Église  :  c'est 
bien  la  moindre  chose  que  ceux  qui  peuvent  faire 
un  dieu  puissent  faire  un  enfant  :  mais  cela  n'est 
pas  de  mon  sujet. 

Puisque  j'ai  parlé  de  ses  ministres,  je  dirai  un 
mot  de  la  religion  elle-même. 

On  traite  l'athéisme  de  délire,  et  avec  raison. 
Oui,  il  y  a  un  Dieu,   nous  le   voyons  bien,    en 


—  25  — 

jetant  les  yeux  sur  l'univers;  niais  nous  le  voyons 
comme  ces  enfans  infortunés  qui,  ayant  été  exposés 
par  leurs  parens,  voient  qu'ils  ont  un  père  :  il 
faut  bien  qu'ils  en  aient  un;  mais  ce  père,  c'est 
en  vain  qu'ils  l'appellent,  il  ne  se  montre  point. 

C'est  en  vain  que  je  cherche  qnel  culte  lui  est 
plus  agréable;  il  ne  le  manifeste  par  aucun  signe, 
et  sa  foudre  renverse  aussi  bien  nos  églises  que 
les  mosquées.  Ce  n'est  pas  Dieu  qui  a  besoin  de 
religion  ,  ce  sont  les  hommes.  Dieu  n'a  pas  be- 
soin d'encens,  de  processions  et  de  prières;  mais 
nous  avons  besoin  d'espérance,  de  consolation  et 
d'un  rémunérateur.  Dans  cette  indifférence  de 
toutes  les  religions  devant  ses  yeux,  ne  pourrait- 
on  nous  donner  une  religion  nationale? 

Au  lieu  d'une  religion  gaie,  amie,  des  délices, 
des  femmes,  de  la  population  et  de  la  liberté  ; 
d'une  religion  où  la  danse,  les  spectacles  et  les 
fêtes  soient  une  partie  du  culte,  comme  était 
celle  des  Grecs  et  des  Romains;  nous  avons  une 
religion  triste,  austère,  amie  de  l'inquisition,  dtjs 
rois,  des  moines  et  du  cilice;  une  religion  qui 
veut  qu'on  soit  pauvre,  non-seulement  de  biens, 
mais  encore  d'esprit,  ennemie  des  riches  ,  et  des 
plus  doux  penchans  de  la  nature;  qui  réprouve 
la  joie;  qui  veut  qu'on  marche  les  talons  au  re- 


—  26  — 

bours,  comme  les  Carmélites;  qu'on  vive  en  vrai 
hibou  ,  comme  les  Antoine,  les  Paul  et  les  Hila- 
rion;  qui  ne  promet  ses  récompenses  qu'à  la  pau- 
vreté et  à  la  douleur;  qui  n'est  bonne,  en  un 
mot,  que  pour  des  hôpitaux.  Peut-on  souffrir  sa 
maxime  anti-nationale?  «  Obéissez  aux  tyrans.  » 
Subditi  estote  non  tantum  bonis  et  modestis 
sed  etiam  dyscolis.  Le  paganisme  avait  tout 
pour  lui,  excepté  la  raison;  mais  la  raison  n'est 
guère  plus  contente  de  notre  théologie;  et  folie 
pour  folie,  j'aime  mieux  Hercule  tuant  le  sanglier 
d'Erymanthe,  que  Jésus  de  Nazareth  noyant  deux 
mille  cochons. 

Il  est  a  remarquer  que  les  dévols  furent,  en  gé- 
néral, les  pires  de  nos  rois.  On  verra,  dans  un 
moment,  que  depuis  François  Ier  nous  n'en  avons 
pas  eu  un  seul ,  excepté  Henri  IV,  dont  la  reli- 
gion n'ait  pas  été  un  des  crimes  de  son  règne  , 
comme  la  débauche  chez  Henri  III  :  la  cruauté 
chez  Louis  XI  était  couverte  de  scapulaires  et 
de  reliques.  Ce  Tibère  de  la  France  fut  très  dé- 
vot ,  grand  faiseur  de  pèlerinages  et  de  neuvai- 
nés,  et  qui  fit  gravement  une  loi  de  X Angélus , 
bien  et  dûment  enregistrée.  De  quoi  nous  sert 
une  telle  religion  et  notre  clergé?  Du  moins  la 
voix  de  l'Hiérophante  fit   trembler  Néron  ,  et  le 


27  

repoussa  des  mystères  des  initiés,  lorsqu'il  osa  s'y 
présenter.  Il  respecta  la  voix  du  crieur  qui  disait 
ces  paroles  :  «  Loin  d'ici  les  homicides ,  les  scélé- 
rats,  les  impies,  les  Epicuriens!  »  Qu'on  nous 
donne  une  religion  courageuse  et  bonne  à  l'état, 
si  l'on  veut  que  ses  ministres  en  soient  le  premier 
ordre  ! 


§  IV.  —  De  la  Noblesse. 

Menenius  ,  dans  son  apologue,  comparait  le 
corps  politique  au  corps  humain  ;  et  les  nobles  à 
l'estomac.  La  pensée  de  cet  auteur,  qui  vient  de 
les  comparer  à  ces  tumeurs,  à  ces  loupes  qui, 
sans  être  parties  intégrantes  de  nous  mêmes,  ne 
s'enflent  et  ne  se  nourrissent  qu'aux  dépens  du 
corps  ,  est  bien  plus  juste. 

«  La  noblesse,  dit  Bélisaire,  n'est  au  Ire  chose 
«  que  des  avances  que  la  patrie  fait  sur  la  parole 
«  de  nos  ancêtres,  en  attendant  que  nous  soyons 
«  capables  de  faire  honneur  à  nos  garans.  » 

Voilà  tant  de  siècles  que  la  patrie  perd  ses 
avances!  encore  si  elle  pouvait  avoir  son  recours 
contre  la  caution  !  Nous  ne  voulons  plus  faire 
d'avances  sur  la  garantie  des  morts.  C'est  une  in- 
solvabilité trop  notoire. 


-    28- 

Les  Grecs  sont,  sans  contredit,  chez  les  an- 
ciens, le  peuple  qui  a  le  mieux  connu  la  liberté; 
mais  veut-on  savoir  en  quoi  ils  la  faisaient  consis- 
ter? Dans  l'égalité  des  conditions.  Point  de  sa- 
trapes, point  de  mages,  point  de  dignités,  point 
d'offices  héréditaires.  Les  aréopagites,  les  pryta- 
nes ,  les  archontes,  les  éphores,  n'étaient  point 
des  nobles  ,  ni  les  amphyctions  des  milords.  On 
était  ou  fourbisseur,  ou  sculpteur,  ou  laboureur, 
ou  médecin,  ou  commerçant,  ou  orateur,  ou  ar- 
tiste, ou  péripatéticien  ,  c'est-à-dire  promeneur  ; 
on  était  fort  ou  faible,  riche  ou  pauvre,  coura- 
geux ou  timide,  bien  ou  mal  fait ,  sot  ou  homme 
d'esprit,  honnête  homme  ou  fripon.  On  était  d'A- 
thènes ou  de  Mégare,  du  Péloponèse  ou  de  la 
Phocide  ;  on  était  citoyen,  on  était  Grec;  mais 
]e  n'aurais  pas  conseillé  à  Alcibiade  de  se  dire 
gentilhomme  ou  marquis; je  n'aurais  pas  conseillé 
aux  initiés  ou  aux  prêtres  de  Minerve  de  se  dire 
du  premier  ordre.  Qu'est-ce  qu'un  premier  ordre, 
aurait  dit  un  Athénien?  Sachez  qu'il  n'y  a  qu'un 
ordre  dans  une  nation,  l'ordre  de  ctux  qui  la 
composent.  Ce  n'est  qu'à  Sparte  qu'il  y  en  a  deux  : 
Tordre  des  Lacédémoniens  et  celui  des  Ilotes,  c'est- 
à-dire  l'ordre  des  maîtres  et  celui  des  valets.  On 
a  dit  cela  ailleurs;  il  est  bon  de  le  répéter. 


—  29  — 

Si  la  noblesse  est  un  aiguillon  pour  imiter  les 
exemples  des  ancêtres,  ce  sera  uu  aiguillon  bien 
plus  puissant  quand  les  enfans  seront  tout  par 
eux-mêmes  ,  et  rien  par  leurs  pères.  Toute  la  na- 
tion a  pris  acte  de  l'aveu  du  vicomte  d'Entrai- 
gues  ;  La  noblesse  est  le  plus  grand  fléau  qu'il 
y  ait  sur  la  terre.  Eux-mêmes  ont  porté  leur  ar- 
rêt. Qu'on  ne  connaisse  plus  en  France  que  la 
noblesse  personnelle.  Est-ce  que  les  talens  et  les 
qualités  sont  héréditaires?  Il  n'y  eut  jamais  une 
famille  dans  l'univers  où  la  vertu  et  le  génie  se 
soient  transmis  du  père  aux  enfans,  et  pas  un  se- 
crétaire du  roi  qui  ne  croie  avoir  la  noblesse  trans- 
missible.  Qu'est-ce  donc  que  la  noblesse,  stu- 
pides  que  nous  sommes?  Us  ont  beau  savonner, 
la  barbe  recroît.  Chers  concitoyens ,  anéantissez 
cette  distinction  absurde  autant  qu'onéreuse. 

Pour  les  nobles,  foutes  les  grâces  , 
Pour  toi,  peuple,  tous  les  travaux. 
L'homme  est  estimé  par  les  races, 
Comme  les  chiens  et  les  chevaux. 

Montrons  que  nous  sommes  des  hommes,  et 
non  pas  des  chiens  et  des  chevaux. 

Et  vous  ,  généreux  patriciens,  en  qui  la  voix 
de  la  raison  a  été  plus  forte  que  celle  de  l'intérêt 


-  30  — 

et  que  les  préjugés  germaniques,  vous  qui,  en 
nous  reconnaissant  pour  vos  frères  ,  en  vous  em- 
pressant de  vous  réunir  avec  nous,,  pour  coopérer 
à  rendre  le  nom  de  citoyen  français  plus  honora- 
ble que  celui  de  gentilhomme,  venez  de  vous  en- 
noblir bien  plus  que  n'avaient  fait  vos  pères  par 
un  sacrifice  pénible;  ne  craignez  pas  que  nous 
l'oublions  jamais.  A  Rome,  lorsque  le  peuple  eut 
forcé  toutes  les  barrières  qui  lui  fermaient  l'en- 
trée des  charges  et  obtenu  de  pouvoir  parvenir 
au  consulat ,  il  n'en  abusa  point  et  continua  d'é- 
lever les  patriciens  aux  premières  dignités.  Il  en 
est  aussi  une  foule  parmi  vous  que  nous  saurons 
toujours  distinguer  et  dont  nous  pourrons  placer 
à  la  tête  des  armées  les  noms  redoutables  à  l'en- 
nemi ;  et  nul  n'aura  plus  illustré  ces  noms  que 
ceux  d'entre  vous  qui  ont  voulu  généreusement 
renoncer  à  toutes  les  prérogatives  qu'ils  donnaient, 
et  recommencer  leur  noblesse. 


g  V.  —  Dès  Bois. 
En  170C),  le  pouvoir  monarchique  et  l'état  ré- 


—  31  — 

publicain  furent  représentés  à  Londres  par  une 
danse  tout-à-fait  neuve.  On  voyait  d'abord  un 
roi  qui,  après  un  entrechat,  donnait  un  grand 
coup  de  pied  dans  le  derrière  de  son  premier  mi- 
nistre, celui-ci  le  rendait  à  un  second  ,  le  second 
à  un  troisième  ,  et  enfin  celui  qui  recevait  le  der- 
nier coup  figurait,  par  son  gros  derrière,  la  na- 
tion qui  ne  se  vengeait  sur  personne.  Le  gouver- 
nement républicain  était  figuré  par  une  danse 
ronde  où   chacun  donnait  et  recevait  également. 

Dans  une  matière  si  grave,  ce  n'est  point  l'o- 
péra de  Londres,  ni  des  dissertations  pour  ou 
contre  des  philosophes  qui  doivent  décider;  ce 
sont  les  faits.  11  y  a  telle  suite  de  faits  contre  la- 
quelle il  est  impossible  de  disputer.  La  chaîne  des 
événemens  sera  aussi  forte  ici  qu'une  démonstra- 
tion géométrique. 

C'est  X Histoire  de  France  à  la  main  que  M.  de 
Mirabeau  confond  ,  par  des  faits  incontestables, 
les  vains  discours  de  ceux  qui  soutiennent  que  le 
gouvernement  monarchique  est  non  seulement  le 
plus  excellent  de  tous,  mais  le  seul  bon  pour  des 
Français ,  qu'ils  ont  le  privilège  d'être  gouvernés 
par  une  famille  unique,  incomparable,  dont  pas 
un,  pendant  une  si  longue  suite  de  siècles,  qui 
n'ait  été  doux  y  modéré ,  et  point  tyran  ,  point  des- 


—  32  — 

pote.  Comme  je  n'aspire  pas  à  faire  un  livre  ,  ni 
à  dire  des  choses  neuves,  mais  à  redire  des  vérités 
utiles  à  mes  concitoyens;  et  a  ne  point  laisser 
éteindre  le  feu  sacré  du  patriotisme,  si  heureuse- 
ment rallumé  par  le  flambeau  de  la  philosophie , 
je  ne  puis  mieux  faire  que  de  copier  les  portraits 
fidèles  de  nos  rois  d'après  les  faits.  Il  nous  sera 
impossible  de  sortir  de  cette  galerie  ,  sans  proférer 
tous  ces  mots,  que  les  enfans  savaient  dire  à  Sparte: 
Je  ne  serai  point  esclave. 

Il  ne  faut  qu'ouvrir  nos  annales,  bien  qu'écri- 
tes par  des  moines  ou  des  historiographes,  pour 
voir,  malgré  ces  panégyristes,  qu'aucune  histoire 
ne  présente  une  plus  longue  suite  de  mauvais  rois. 
I/énumération  en  serait  trop  fatiguante.  Ne  re- 
montons qu'à  Philippe— le-Rel. 

Philippe-le-Bel ,  faussaire,  faux  -  monnoyeur, 
insatiable  d'argent  et  de  pouvoir,  tyran;  il  em- 
bastille ,  malgré  la  foi  donnée,  le  comte  de  Flan- 
dres et  ses  fds;  il  altère  la  fabrication  de  la  mon- 
naie; il  s'arroge  de  la  battre  exclusivement;  le 
premier,  il  ose  créer  des  pairs;  il  récompense 
ceux  des  Templiers  qui  s'avouent  dignes  de  mille 
morts,  et  il  fait  périr  dans  les  flammes  ceux  qui 
persistent  à  se  dire  innocens,  et  qui  lui  deman- 
dent la  preuve  de  leurs  crimes.  Il  n'y  eut  jamais 


un  auto-cla-fé  plus  abominable.  Son  avarice  désho- 
nore la  noblesse,  en  la  rendant  vénale.  11  vexe  les 
banquiers  et  les  marchands  en  mille  manières. 
Point  de  milieu  pour  les  riches;  ou  il  leur  vend 
la  noblesse  ,v  ou  il  les  livre  à  la  justice;  ils  seront 
nobles  ou  scélérats,  Il  ne  cesse  de  pressurer  son 
peuple,  et  élève  à  quatre  mille  marcs  l?s  revenus 
du  fisc,  qui  n'allaient,  sous  Philippe-Auguste, 
qu'à  trois  mille  six.  cents. 

Louis  Hutin,  Philippe-le-Long  et  Charles-le- 
Bel,  ses  trois  fils,  se  succèdent  sur  son  trône  et 
se  montrent  héritiers  de  sa  cupidité.  Ils  conti- 
nuent cte  vendre  la  noblesse  et  la  magistrature, 
achèvent  d'enlever  à  tous  les  seigneurs  le  droit 
de  battre  monnaie,  s'efforcent  de  mettre  des  im- 
pôts de  leur  seule  autorité,  et  cimentent  de  leur 
mieux  le  despotisme.  Il  est  difficile  de  dire,  de 
ces  trois  princes  indignes  des  regards  de  la  pos- 
térité, lequel  fut. le  plus  intéressé,  le  plus  médio- 
cre, et  fit  le  moins  de  bien  à  la  France.  Leur  co- 
euage  célèbre  ne  vengea  pas  la  nation  ,  qu'il  fit 
rire ,  et  la  mort  de  la  femme  de  Louis  Hutin  , 
étranglée  avec  un  îinceuil ,  le  supplice  horrible  de 
Philippe  et  de  Gauthier  de  Launoi,  le  procès  de 
Mahaut  d'Artois,  prouvent  que  l'injustice  et  la 
cruauté  ,  chez  ces  despotes ,  allaient  de  pair  avec 


—  34  — 
l'avarice.  Un  trait  dépeint  ces  règnes.  Dans  les 
instructions  aux  commissaires  envoyés  dans,  les 
provinces ,  pas  un  mot  pour  le  bien  public.  On 
n'y  parle  que  de  la  manière  dont  ils  doivent  s'y 
prendre  pour  attrapper  de  l'argent. 

Philippe  -  de-Valois  :  Sans  forme  de  procès,  il 
fait  assassiner  ,  par  le  bourreau,  quatorze  gentils- 
hommes bretons.  Il  les  avait  priés  à  la  noce  de 
son  fils.  Voilà  le  tyran;  et  voici  le  faux  monnoveur. 
«  Faites  r  dit-il,  aux  officiers  de  la  Monnaie,  en  son 
ordonnance  de  i35o,  alloyer,  par  les  marchands 
et  changeurs,  le  bilion  à  deux  deniers  six  grains 
de  loi ,  afin  qu'ils  ne  s'aperçoivent  de  l'aloi ,  et 
défense  aux  tailleurs  de  révéler  ce  fait.  Faites-le 
tenir  secret  et  jurer  sur  le  saint  Evangile.»  Un  par- 
ticulier, pour  tel  méfait,  irait  à  la  Grève,  ayant 
écrit  eau  sur  le  dos  avec  ce  mot  :  escroc.  Mais  on 
ne  peut  déshonorer  les  Lys  et  le  manteau  royal 
d'une  pareille  épigraphe.  Nos  historiens  se  conten- 
tent de  dire  que  Philippe  VI  fut  ingrat,  violent, 
et  pubhcain  insatiable. 

Jean.  Tout  le  monde  connait  le  mot  du  roi 
Jean:  «  Si  la  foi  était  exilée  de  la  terre,  elle 
devrait  se  retrouver  dans  la  bouche  d'un  roi  de 
France.  »  Admirez  cette  foi.  Jamais  on  ne  vit  pa- 
reille  mutation  dansies  monnaies.  «Fartes  ouvrer 


—  35   — 

les  royaux,  disait-il,  es  coins  de  fer  précédons. 
Afin    qu'on    ne  s'apperçoive    de    l'abaissement , 
dites- leur  bien  qu'ils  auront  soixante-deux  des- 
dits écus  au  marc.  «  Telle  est  cette  foi  si  vantée  !  Et 
voilà  ce  prince  vu  du  côté  favorable. 

Travaillée  de  mille  maux  sous  tous  ces  règnes, 
et  conduite  à  deux  doigts  de  sa  perte,  par  l'inex- 
périence et  la  témérité  du  roi  Jean,  la  France  re- 
çoit quelque  soulagement  de  Charles  V.  C'est  un 
malade  qui  reprend  un  peu  ses  forces.  Convales- 
cence decourte  durée!  Le  règne  de  Charles  VI,  un 
des  plus  désastreux  ,  n'est  pour  elle  qu'une  lon- 
gue agonie.  Ce  n?est  point  Charles-le-Bien-Aimé 
qui  pourrait  faire  aimer  la  monarchie.  A  ses  co- 
tés Isabelle  de  Bavière,  mère  dénaturée,  s'appli- 
que à  rendre  le  trône  odieux. 

Les  plaies  que  cette  étrangère  avait,  faites  a  )'é- 
tat,'deux  Françaises,  Agnès  et  la  Puceîle,  aident  à 
les  fermer.  Mais  les  plaies  faites  à  la  liberté  ne 
cessent  de  s'agrandir.  Charles  Vf[  se  sert  des  be- 
soins du  royaume  pour  mettre  des  impositions 
sans  le  consentement  des  états-  généraux  :  Et  à 
ceci,  dit  Commines,  consentirent,  moyennant 
certaines  pensions,  ces  seigneurs,  qui  s'obstinent 
aujourd'hui  à  demander  le  veto ,  sous  prétexte 
qu'ils  sont  incorruptibles.  C'est  Charles  VII  qu> 


-   36  — 

porta  le  coup  mortel  à  la  liberté,  en  créant  des 
troupes  réglées  et  perpétuelles ,  et  la  France 
épuisée  alors  par  les  guerres  et  l'anarchie,  ne  put 
lui  échapper  qu'en  tombant  sous  le  sceptre  de  fer 
du  despotisme. 

Louis  XI  _,  le  compère  du  Bourreau.  Comme 
on  montrait  les  Ilotes  aux  Spartiates  ,  pour  les 
détourner  de  la  boisson  ,  il  ne  faut  que  regarder 
ce  prince,  pour  avoir  la  monarchie  en  horreur. 
On  ne  voyait,  dit  son  apologiste  Duclos,  que  des 
gibets  autour  de  son  château.  A  ces  affreuses 
marques,  on  reconnaissait  les  lieux  habités  par 
le  roi.  Il  se  plaisait  à  construire  des  cages  de  fer, 
et  on  appelait  les  fillettes  du  roi,  comme  l'objet  de 
sesplus  tendres  affections,  d'énormes  chaînes  qu'il 
fit  fabriquer.  En  faisant  donner  la  torture  aux 
accusés,  il  était  caché  derrière  une  jalousie,  se 
défiant  de  la  pitié  des  juges,  et  même  de  Tris- 
tan. Il  fit  périr  plus  de  quatre  mille  personnes 
par  les  supplices ,  grand  nombre  sous  ses  yeux  , 
savourant  leur  martyre,  et  presque  tous,  sans 
forme  de  procès.  Il  fit  juger,  sans  assistance  des 
pairs,  son  cousin-germain,  le  duc  de  Nemours  , 
blâma  l'indulgence  des  juges,  qui  l'avaient  fait 
sortir  de  sa  cage  pour  l'interroger,  voulut  qu'on 
lui  donnât  la  question,  et  lorsqu'il  fut  décapité  ^ 


—  37  — 

qu'on   plaçât  ses  deux  fils  sous  i'échafaud,   afin 
qu'ils  fussent  arrosés  du  sang  de  leur  père.  Qu'on 
cherche  dans  les  fastes  des  Busiris  un  pareil  raffi- 
nement de  cruauté!  Ce  roi  exécrable  fit  ensuite 
enfermer   les  jeunes  princes    dans   des  ^gçhots 
pointus   par   le   fond,    afin    qu'ils   n'eussent  pas 
de  repos.  On  les  en  tirait  deux  fois  par  semaine 
pour  être  fustigés,  et  de  trois  en  trois  mois  pour 
leur  arracher  une  ou  deux  dents.  L'aîné  devint 
fou  ;  le  cadet  fut  assez  heureux  pour  être  délivré 
par  la  jmort  du  tyran ,  et  c'est  de  sa  requête  pré- 
sentée en    i483  qu'on  apprend  le  détail  de  tous 
ces  faits  ,  qu'on  ne  pourrait  croire  ni  même  ima- 
giner sans  une  preuve  si  constante.  Exerçons  au 
moins  envers  nos  rois  la  justice  posthume  des 
Egyptiens.  Ce  Desrues,  voué  à  l'exécration  publi- 
que, qu'est-il ,  mis  en  comparaison  de  Louis  XI? 
L'intérêt  en  fit  un  scélérat:  quel  intérêt  avait  ce 
Tibère  à  se  souiller  de  tant  de  barbaries?  Comme 
la  vertu  la  plus  pure  consiste  à  être  bon  gratuite- 
ment; ainsi  le  monstre  le  plus  détestable  est  celui 
qui  est  gratuitement  méchant,  comme  tant  de  rois. 
Charles  VIII,  sans  vices  et  sans  vertus.  (Voyez 
le  portrait  qu'en  fait  M.  de  Mirabeau  ,   Lettres  de 
cachet^  chap.  XII,  oii  je  puise  la  plupart  de  ces 
traits.) 


Louis  XII,  père  du  peuple.  J'aurai  occasion  de 
parler  de  ce  bon  roi  dans  le  paragraphe  suivant. 

François  1er.  Il  use  de  la  France  comme  d'une 
terre  qu'il  aurait  en  propre.  Prince  inique,  il  fait 
perdre^indigneinent  le  procès  au  connétable  de 
Bourbon.  Simoniaque  ,  il  trafique  du  sacerdoce 
avec  Léon  X.  Hypocrite  et  barbare,  il  commande 
le  supplice  horrible  de  six  luthériens.  Despote, 
il  enchaîne  la  liberté  de  la  presse  ,  il  détruit  les 
libertés  de  l'Église  gallicane.  Insolent  et  hautain, 
il  menace  les  pontifes  de  la  loi,  qui  résistent 
à  ses  innovations,  de  leur  faire  porter  la  hotte, 
à  Landrecy.  Il  érige  en  loi  la  vénalité  de  la  ma- 
gistrature, ce  qui  est,  comme  st.  dans  un  na- 
vire, on  faisait  quelqu'un  pilote  ou  matelot  pour 
son  argent.  Il  insulte  à  la  nation  en  lui  donnant 
pour  juge  le  dernier  enchérisseur  ;  et  comme 
Caligula  ,  il  fail  un  cheval  consul,  avec  cette 
différence,  qu'il  n'était  que  consul  honoraire,  au 
lieu  que  nos  magistrats  jugent,  11  accorde  la  mort 
de  Sembîançai ,  innocent,  a  la  demande  de  Louise 
de  Savoye,  et  la  vie  de  Saint- Vallier,  coupable,  à 
la  prostitution  de  sa  fille.  I!  met  la  France  an 
bord  du  précipice  par  son  impéritie,  il  la  ruine 
par  ses  prodigalités ,  il  la  corrompt  par  ses  scan- 
dales), Je  serais  savant  en  chronologie,  si  des  poètes 


—  30  - 

avaient  gravé  dans  ma  mémoire  toutes  les  épo- 
ques aussi  laconiquement  que  sa  mort  par  cette 
épitaphe. 


Le  roi  François  est  mort  à  Rambouillet. 

De  îa  v.....  qu'il  avait  , 

L'an  mil  cinq  cent  quarante-sept. 


Henri  11  veut  asservir  ses  sujets  à  ses  opinions 
religieuses,  et  qu'on  rampe  à  ses  pieds,  comme, 
lui-même  aux  pieds  d'une  maîtresse  sùT^rmée. 
Avec  des  mœurs  aussi  corrompues,  ilest  hypocrite,^ 
despote  et  persécuteur  comme  son  père.  Il  en- 
voie à  Téchafaud  Anne  du  Bourg,  et  fait  rendre 
au  parlement  ce  bel  arrêt  qui  ordonne  de  tuer 
tous  les  Huguenots  partout  où  on  les  trouvera. 

Dans  un  règne  de  dix-huit  mois,  François  H 
fait  banqueroute,  défend  à  ses  créanciers,  sous 
peine  de  mort  ,  de  demander  leur  paiement;  il 
s'efforce  de  planter  l'inquisition  en  France,  donne 
les  édits  les  plus  atroces  contre  les  protestans, 
fait  périr  clés  milliers  de  citoyens,  et  s'acharne 
contre  son  propre  sang;  mais,  me  crie-t-on,  c'est 
le  cardinal  de  Lorraine  qui  fit  tout  le  mal.  Eh/ 
qu'importe  au  peuple?  Les  ministres  sont  le  crime 


—  ko  — 
des  princes ,  et  c'est  au   pasteur  à  ne  pas  confier 
le  troupeau  à  un  chien  enragé. 

Quel  monstre  lui  succède!  Il  extermine  en  une 
nuit  cent  milFe  de  ses  sujets.  Il  arquebuse  de  son 
palais  son  peuple  ;  et  Ton  viendra  s'extasier  sur  la 
douceur,  la  bonté,  les  vertus  héréditaires  de  cette 
famille  incomparable,  unique.  Mais  Néron,  Yitel- 
lius,  Caracalla ,  Commode,  n'étaient  pas  de  la 
même  famille.  Oh!  oui,  c'est  une  famille  unique. 

Henri  111  prouve  qu'un  prince  faible  est  le 
i  pire  des  rois.  La  mollesse  d'un  Sardanapale,  et 
J'injbécile  superstition  d'un  Talapoin,  semblent 
le  fond  de  son  caractère.  Des  trois  fils  de  Henri  II, 
on  ne  sait  lequel  fit  le  plus  de  mal  à  la  France, 
année  commune.  Ils  ne  fnrent  surpassés  que  par 
leur  mère,  cette  Catherine  de  Médicis  qu'on  ne 
peut  nommer  sans  horreur,  qui  bâtit  sa  domi- 
nation sur  nos  calamités,  qui,  en  élevant  ses  fils 
dans  l'astuce  italienne,  en  ne  leur  apprenant  qu'à 
s'envelopper  de  ruses  méprisables  et  d'intrigues 
dangereuses,  montra  si  bien,  par  les  maux  infinis 
de  ce  règne,  que  savoir  être  roi,  ce  n'est  point 
savoir  dissimuler  et  trahir. 

On  souffre  h  placer  Henri  IV,  comme  Louis  XII, 
dans  une  telle  galerie. Encore  Sully  fut-il  menacé 
quinze  fois  d'une  disgrâce;   encore  était-il  inces- 


—  41  — 

samment  assiégé  d'une  foule  crédits  bursaux  ,  ex- 
torqués par  les  courtisans  et  les  maîtresses;  en- 
core le  Code  des  chasses  et  la  fuite  de  la  princesse 
de  Condé  montrent-ils  combien  il  est  difficile , 
même  à  Henri  IV,  de  ne  pas  abuser  de  l'autorité. 
Louis  XIII;  plus  méprisable  que  les  rois  fai- 
néans,  dont  les  cent  quatorze  années  de  règne  ne 
donnent  que  dix-huit  ans  de  majorité  ,  il  ne 
quitte  point,  étant  majeur,  les  lisières  de  son  en- 
fance. Le  mot  qu'il  dit  à  la  dernière  heure  de 
Cinq-Mars,  en  tirant  sa  montre,  le  sang- froid  avec 
lequel  il  regarde  ce  favori  si  cher,  et  cette  lettre 
qu'il  arrache  à  madame  d'Haurefort,  assez  des- 
pote pour  l'exiger  et  la  prendre  dans  son  sein , 
assez  dévot  pour  n'oser  la  prendre  avec  la  main 
et  se  servir  de  pincettes,  ont  dépeint  son  carac- 
tère. Il  se  bouchait  les  oreilles  quand  on  lui  par- 
lait des  privilèges  des  provinces.  Il  s'appelle  le 
Juste,  et  il  accorde  la  grâce  de  son  frère,  plus 
coupable,  tandis  qu'il  fait  décapiter  Montmorency. 
Le  sang  du  vertueux  de  Thou  ,  et  même  de  Gon- 
cini  et  de  sa  femme  intrigante,  crient  contre  son 
iniquité.  Il  s'appelle  le  Juste,  et  il  exerce  les  ju- 
gemens  par  des  commissaires.  Il  emprunte  le  cos- 
tume de  la  justice  pour  déguiser  sa  tyrannie.  Il  a 
à  sa  suite  une  bande  de  juges,  vice  despostes,  et 


-  42    - 

bourreaux  ambulans.  L'ordonnance  interlocutoire 
de  l'infâme  Laubardemont,  qui ,  pour  étouffer  le 
cri  de  l'indignation  publique,  défend  à  toutes 
personnes,  à  peine  de  dix  mille  livres  d'amende, 
de  dire  que  les  religieuses  de  Loudun  ne  sont 
pas  possédées  du  démon,  est  un  trait  unique  de 
stupidité  et  de  tyrannie  judiciaire;  et  lorsque  le 
malheureux  Grandier ,  les  os  brisés  par  la  ques- 
tion ,  et  ne  pouvant  proférer  une  parole,  était 
porté  au  supplice  ;  que  dire  de  ce  crucifix  de  fer 
chaud  qu'un  moine  lui  appliquait  aux  lèvres,  afin 
que  la  douleur  le  forçant  de  détourner  le  visage, 
le  curé  parut  au  peuple  un  sorcier  et  un  apostat. 
On  n'impute  ici  à  Louis-le-Juste  que  les  assassi- 
nats publics.  Que  serait-ce,  si  on  le  chargeait  de 
tous  les  crimes  secrets  de  son  ministre,  si  on  lui 
demandait  compte  de  tout  le  sang  qui  a  coulé 
dans  cette  boucherie  souterraine  de  Ruel?  O  rois  ! 
oui,  je  vous  ai  en  horreur!  Comment  ne  vous 
haïrait-on  pas,  tigres  que  vous  êtes?  Que  me  fait 
que  ce  soit  un  Louis  Xt  ou  un  Louis  XIII  qui  oc- 
cupe le  trône  ?  la  différence  du  tyran  et  du  roi 
faible  est  nulle.  Le  calcul  des  assassinats  ,  des  vio- 
lences et  des  injustices ,  ne  donne-t-il  pas  le 
même  résultat  sous  l'un  et  l'autre  règne? 

Louis-le- Grand.    Ce  prince,    dont    l'Académie 


—  43  — 

française  s'est  tant  engouée,  et  qu'on  a  divinisé 
pendant  un  siècle,  aux  yeux  de  la  raison,  au 
tribunal  delà  postérité,  et  jugé  d'après  les  faits, 
témoins  irrécusables,  qu'est-il  réellement  ?  Mau- 
vais parent,  qui  trouvait  bourgeois  d'aimer  sa 
famille;  mauvais  ami,  égoïste  ,  qui  recommandait 
à  Philippe  V  de  n'aimer  personne  ;  mauvais  époux, 
à  qui  Marie-Thérèse  rendit  ce  témoignage  le  jour 
de  sa  mort,  qu'elle  n'avait  pas  eu  un  seul  jour 
heureux  depuis  son  mariage,  lorsque  ce  roi  était 
forcé  de^  lui  en  rendre  un  si  différent  :  que  sa 
perte  était  le  premier  sujet  de  chagrin  qu'il  rece- 
vait , d'elle;  mauvais  frère,  on  sait  combien  il  fut 
jaloux  de  la  victoire  de  Cassel ,  succès  qui  fit  per- 
dre pour  jamais  à  Philippe  le  commandement 
des  armées  ;  mauvais  père  ,  qui  comptait  ses  filles 
pour  rien.  On  connaît  le  mot  plein  d'insensibilité 
qui  lui  échappa  auprès  du  grand  bassin,  lorsque 
madame  du  Lude  lui  apportait  la  nouvelle  si  affli- 
geante du  danger  de  la  duchesse  de  Bourgogne; 
prince  vindicatif  et  cruel,  qui  fit  eiilever1;  au  mé- 
pris du  droit  des  gens,  un  étranger,  ce  malheu- 
reux gazetier  de  Hollande,  et  lui  fît  expier  pen- 
dant onze  années  dans  une  cage  de  fer,  où  les 
rats  lui  rongeaient  ses  pieds  goutteux,  le  crime 
d'avoir  attenté   à    la  gloire  d'un  ennemi;  prince 


—  kh  — 

fourbe,  qui  donnait  pour  instruction  au  dau- 
phin de  violer  la  foi  des  traités  ;  jaloux  de  la  plus 
chétive  gloire  ,  jusqu'à  donner  pour  siens  les  vers 
qu'il  s'était  fait  dicter  par  Benserade  ou  Dangeau, 
vers,  après  tout,  qui  lui  appartenaient  aussi  bien 
que  les  victoires  de  Turenne  ou  de  Luxembourg, 
et  dont  il  avait  autant  de  droit  de  tirer  vanité. 
Prince  si  aveuglé  par  les  succès,  si  infatué  par 
les  flatteries,  qu'il  s'était  persuadé  que  ce  n'é- 
tait point  ses  généraux  qui  gagnaient  les  ba- 
tailles ,  mais  son  règne;  et  qu'il  croyait  indifférent 
de  mettre  à  la  tête  des  armées  un  de  ses  valets  ou 
un  grand  homme.  Pour  prix  des  éloges  de  la  na- 
tion et  de  son  admiration  insensée,  il  l'écrasa  de 
son  faste,  il  l'obéra  pour  jamais;  il  nous  donna  la 
capitation  et  le  dixième,  il  greva  l'état,  en  vingt  ans, 
de  quinze  cents  millions  de  rentes;  il  créa  pour 
deux  millions  d'offices,  et  laissa  plus  de  quatre  mil- 
liards de  dettes.  Mais  c'est  son  despotisme  qui  rend 
sa  mémoire  abominable  devant  les  citoyens.  Il  ne 
trouvait  rien  de  beau  comme  d'être  le  sophi  ;  et 
quel  sophi  fut  jamais  plus  absolu!  Il  régit  le  peu- 
ple par  des  lettres  de  cachet.  Il  osa  nous  défen- 
dre, àpeine  des  galères,  de  sortir  du  royaume, 
comme  si  nous  étions  ses  serfs  et  des  nègres  at- 
tachés à  l'habitation.   Persécuteur  jusqu'à   la  dé- 


—  45  - 

menée,  ce  roi  jésuite  commanda  à  ses  dragons  de 
convertir  trois  millions  d'hérétiques.  Il  en  fit  périr 
près  de  dix  mille  par  la  roue ,  par  la  corde  ,   par 
le  feu,  sans  compter  un  million  de  fugitifs  que  la 
France  perdit,  pour  jamais.    Despote  jusqu'à  la 
frénésie,  il  ne  voulait  pas  que  les  Anglais  fussent 
plus  libres  que  nous;  il  prétendit  les  forcer  à  re- 
prendre un  tyran.  Tel  fut  le  mépris  que  faisait  ce 
sultan  d'une  nation   alors  illustrée  par    tant   de 
héros  et  de  grands  personnages,  que  jeune,  il  osa 
venir  au   parlement  en  bottes  et  le  fouet   à    la 
main;  et  vieux,  lui  désigner  pour  maître  le  fruit  de 
ses  débauches.  Ce  fut  lui  surtout  qui  se  donna  le 
plaisir  de  la  guerre,  comme  on  se  donne  celui  de 
la  chasse,  et  qui,  toute  sa  vie,   exposa  ses  peu- 
ples comme  on  lancerait  une  meute.  Je  n'oublierai 
jamais  que  pour  prendre  parti  dans  la  guerre  entre 
les  Etoliens  et  les  Arcaniens ,  les  Romains  firent 
valoir,  dans  leur  manifeste  ,  qu'ils  étaient  descen- 
dais d'Enée,  et  que  les  Arcaniens  n'avaient  point 
été  au  siège  de  Troye.    Telles  furent  ,  si  on  ex- 
cepte celle  de  la  succession ,  toutes   les   guerres 
de  Louis  XIV,  où  il   périt  vingt  millions  d'hom- 
mes. Que  sont  ces  assassinats  obscurs,  ces  incen- 
dies d'une  maison  que  châtient  les  lois,  en  com- 
paraison de  l'embrasement  du  palatinat  et  de  ses 


—  M  — 

massacres  en  bataille  rangée?  «  J'ai  trop  aimé  la 
guerre,  disait-il.  »Non,  tu  n'aimais  point  la  guerre. 
C'était  là,  si  c'en  peut  faire  une,  l'excuse  de 
Charles  XII  :  le  sifflement  des  balles  était  sa  mu- 
sique; mais  toi,  tu  étais  lâche;  tu  fuyais  loin  du 
danger,  autour  de  la  calèche  dune  prostituée; 
tu  lui  donnais  le  spectacle  d'une  Saint-Barthélemi 
en  rase  campagne.  Non,  tu  n'aimais  point  la 
guerre;  tu  n'aimais  que  toi,  tu  ne  voyais  que 
toi,  tu  croyais  que  tout  était  à  toi  ,  et  la  vie  de 
tes  sujets  et  leurs  femmes.  Oh  !  si  j'avais  été  le 
marquis  de  Montespan,  au  lieu  de  prendre  sotte- 
ment le  deuil,  au  lieu  d'écrire  au  pape  une  lettre 
ridicule  pour  lui  demander  des  secondes  noces  , 
j'aurais  fait  comme  le  sénateur  Maxime,  ou  comme 
le  savetier  de  Messine  (  i),  dont  je  m'étonne  tou- 
jours qu'il  y  ait  si  peu  d'imitateurs. 


(i)  Patriote  qui  mérita  mieux  qu'Aristide  le  surnom  de 
juste.  Dévoré  du  zèle  du  bien  public  .  il  ne  mit  souffrir  de 
voir  les  Maupeou  ,  les  Terrai,  les  Saint-Florentin  de  son 
temps,  et  cette  multitude  de  fripons  et  de  scélérats  des  deux 
premiers  ordres  ,  demeurer  impunis  ,  et  mourir  dons  leur  fit 
<ie  la  moit  des  justes.  Il  pérora  tant  sur  sa  sellette,  qu'il  en- 
flamma ses  ouvriers  du  me" me  zèle  de  la  justice.  Les  voila  se 
distribuant  les  lôles.  L'un  fut  le  rapporteur,  l'autre  fît  le* 
fonctions  du  procureur-général,  et  le  savetier  était  ie  prési 
deut    Sa  boutique  fui   bientôt  la  lournelle  de  l'univers  la 


-  kl  — 

Depuis  Richelieu,  l'oppression  ministérielle  el 
fiscale,  parvenue  au  dernier  degré,  y  était  de- 
meurée fixe.  La  nation  était  façonnée  au  despo- 
tisme, et  nos  académies  elles-mêmes  semblaient 
ne  pas  avoir  une  autre  idée  du  monarque  que 
celle  des  Juifs,  ce  peuple  stupide  et  grossier.  Il 
pourra  prendre  vos  femmes  et  vos  enfans  ,  et 
vous  charger  comme  des  bétes  de  somme.  Hoc 
ait  jus  régis  qui  vofrîs  imperaturus  est.  Sem- 
blable à  ces  insensés  qui  raisonnent  parfaitement 
sur  tout  le  reste  ,  et  dont  on  ne  remarque  la  dé- 
mence que  dans  un  point  .  la  nation  française 
donnait    des    leçons  à   l'Europe    dans   toutes   les 


formidable  aux  scélérats.  Ils  décrétaient  ,  informaient  ,  réco- 
Jaient ,  confrontaient  ,  jugeaient ,  et  bien  plus  exécutaient. 
M.  îe  président  sortait  sur  la  brune  avec  une  arquebuse  à 
vent  ;  il  attendait  son  homme  ,  et  ne  le  manqua  jamais.  On 
n'entendait  parler  dans  la  Sicile  que  de  fripons  fusillés  par 
une  main  invisible,  et  on  commençait  à  croire  à  la  Provi- 
dence. Cet  homme  ,  d'un  grand  caractère,  fut  pris  un  soir  sur 
je  fait,  purgeant  la  terre  des  brigands,  à  l'exemple  de  Thésée 
et  d'H  rcule.  L'inventaire  de  son  greffe  el  la  production  de 
toutes  ses  instructions  ciimineiles,  qui  justifiaient  que  le  pro- 
cès avait  été  fait  et  parfait  à  chacun  des  accusés  ,  et  qu'il  ne 
manquait  au  bien  jugé  que  les  formes,  ne  purent  le  sauver 
du  dernier  supplice.  Il  périt  sur  l'échafaud,  honoré  des  re- 
grets et  de  l'admiration  de  tout  le  peuple  ,  et  digne  d'un  meil- 
leur SO!  t. 


-  48  - 
sciences,  et  déraisonnait,  était  dans  une  véri- 
table enfance  sur  les  principes  du  droit  naturel  , 
dans  la  seule  science  qu'on  n'a  pas  besoin  d'ap- 
prendre, et  qui  est  gravée  dans  tous  les  cœurs. 
Le  régent  semble  surpasser  en  audace  toute  cette 
suite  de  mauvais  rois;  du  moins  le  despotisme 
du  règne  de  Louis  XIV  ennoblit  la  nation  ,  celui 
de  la  régence  nous  dégrada  aux  yeux  de  l'uni- 
vers. Ce  prince  pouvait-il  pousser  plus  loin  l'ou- 
trage, que  de  donner  à  la  religion  un  évêque  ,  à 
la  nation  un  duc  et  pair,  pour  me  servir  de  son 
expression  }  en  ch....?  Il  cherche  dans  les  mau- 
vais lieux  de  la  capitale,  le  débauché  le  plus  cra- 
puleux, un  homme  dont  le  nom  salit  l'imagina- 
tion et  présente  l'idée  de  tous  les  vices,  de  toutes 
les  bassesses  et  de  toutes  les  ordures  ensemble. 
Il  en  fait  un  pontife  ,  et  ose  le  placer  sur  le  siège 
du  vertueux  Fénélon.  Sans  doute  ce  prince  alliée 
voulut  défier  les  morts,  et  s'affermir  dans  Fin- 
crédulité  d'une  autre  vie,  puisque  l'ombre  de  Fé- 
nélon ne  se  levait  point  du  tombeau  pour  repous- 
ser l'infâme  Dubois.  Comme  Amasis ,  le  régent 
met  un  pot-de  chambre  sur  l'autel,  et  commande 
au  peuple  de  se  prosîerner.  Mais  que  craindre 
de  ce  peuple  qui  recevait  du  papier  à  la  place  de 
son  or,  et  se  contentait  de  chansonner  le  banque- 


—  Zi9  — 

routier  ?  Grâces  au  ciel,  enfin,  nous  ne  faisons 
plus  de  chansons  ! 

Toutes  les  places  vendues,  le  masque  levé  par 
des  courtisanes  ;  des  enregistremens  forcés  sans 
nombre;  les  parlemens  lançant  autant  de  décrets 
de  prise-de-corps  contreles  molinistes,  que  Fleury 
expédiait  de  lettres  de  cachet  contre  les  jansénistes; 
un  roi ,  levant  sur  ses  sujets  plus  d'impôts  que 
tous  ses  prédécesseurs  ensemble  ;  les  vols  les  plus 
violens  et  les  plus  infâmes  ne  réparant  rien,  parce 
que  les  fantaisies  du  jour  engloutissent  le  pillage 
de  la  veille  ;  un  contrôleur-général  fesant  l'aveu 
publicqu'il  n'était  en  place  que  pour  piller,  et 
autant  qu'il  y  excellait.  La  nation  attachée  au  char 
d'une  prostituée,  qui  décidait  également  du  sort 
des  princes  et  des  peuples,  du  duc  et  pair  et  de 
l'histrion;  qui    disgraciait  un  lâche   cardinal,  un 

vieil  archevêque,  s'il  ne  lui  baisait  le  d ,  et 

le  chancelier  de  France  ,  s'il  ne  mettait  du  rouge 
et  ne  lui  servait  de  bouffon.  Au-dedans  l'oppres 
sion  et  la  misère,  au-dehors  la  faiblesse  et  le  mé- 
pris ;  le  pavillon  des  Jean  -Bart,  des  Duguay- 
Trouin ,  des  Duquesne  déshonoré  sur  toutes  les 
mers.  Enfin  ,  chose  horrible  à  penser,  le  roi  fesant 
publiquement  le  monopole  des  grains,  et  affamant 
ses  peuples  pour  entretenir  une  fille!  cent  mille 

4 


—    50   — 

lettres  de  cachet.  Tel  fut  le  règne  de  Louis-le- 
Bien-Âimé.  Mais  il  ne  fut  pas  méchant;  et  qu'au* 
rait-il  fait  de  plus,  s'écrie  Mirabeau,  s'il  l'eût  été? 
Tarquin  non  plus  ,  s'écriait  Cicéron  ,  n'était  pas 
méchant.  Il  n'était  pas  cruel; il  n'était  que  fier  ( i ), 


(l)  Atqui  Ttirqu!';;tis  quem  majores  nostn  expulerunt ,  non  cru- 
.  non  unjHus  ,  sed  superbus  habitas  est.  Ces  Romains  magna- 
nimes, qui  chassèrent  Tarquin  ,  uniquement  parce  qu'il  était 
fier,  qu'auraicnt-ils  dit,  s'il  se  fût  qualifié  Tarquin  ,  roi  par  la 
grâce  de  Dieu  ?  S'il  eu  tmotivé  les  lois  p;ir  et  s  mots  :  Car  Ici 
r<t  notre  bon  plaisir.  Jamais  conquérant  d'qm  dire  aux  peuples 
vaincus  nen  de  si  insolent  que  ce  discours  avec  leqml  nous 
sommes  si  familiarisés.  Je  ne  sais  quel  patriote  ,  choqué  de 
VOti  le  ioi  de  Fiance  sanctionner  par  ces  mots  un  edit  bnrsal, 
et  nous  demander  de  l'argent,  parce  que  tel  est  son  bon  plat* 
sir,  ce  qui  est  précisément  la  même  raison  que  donnent  les 
voleurs  quand  ils  en  demandent  sm  le  grand  chemin  ,  a  fait 
c<  s  vers  p feins  de  hou  sens 

Apprends,  nio.-.c  lier  Lavis... 
Que  Ici    est  Ion  plaisir  ,    iTesl  pas  telU'  nia  Ici. 
Rend>  corn,)'     ,  et  1    >n    vr  ut  ljie:i  «  HCOre  payer  ta  dettr  ; 
Mais  du  moi;  -  '  ,  quand  tu  fais  une   fpiète 

D'un  gueax,  dil  Salonion  ,  l'insolence  déplaît; 
F.t  c'est  an  mendiant  à  m'ôter  sou  bonnet. 

Je   voudrais  que  re    poète   cul  fait  quelques  >  (  i  s   sui  ces  au- 
tres mots,   qui    ne  me   donnent  pas    moins   d  humeur  :  Louis  , 
parla  grâce  de  Dieu.  Ne  semblerait-il  pas  que  le  ciel  aurait  ma- 
nifesté   par  quelque  miracle  sa  volonté  de  l'établir  roi  ?   Peut 
il  seulement  guérit  !<  s  écrouellc! 


—  SI  _. 

et  nos  pères  l'ont  chassé;  mais  c'étaient   des  Ro^ 

mains.  Et  nous., pardon,  chers  concitoyens. 

quand  j'ai  assisté  à  l'assemblée  nationale,  j'ai  dit  : 
Nous  valons  mieux  que  les  Romains,  et  Cynéas  n'a 
rien  vu  de  pareil  dans  le  sénat. 

Tels  furent  nos  rois.  Je  n'ai  montré  dans  la  plu- 
part que  l'homme  public,  le  monarque.  Que  se- 
rait-ce si,  fouillant  dans  leur  vie  privée,  j'avais 
peint  les  crimes  domestiques?  Isabelle  de  Ba- 
vière, mère  dénaturée;  Louis  XI,  parricide;  Ca- 
therine de  Médicis,  empoisonnant  le  dauphin 
François;  Marie  de  Médicis-,  assassinant  son  mari; 
son  fils  Louis  XIII  vengeant  son  père  par  un  par- 
ricide, et  la  laissant  mourir  de  faim;  et  de  nos 
jours  ,  ces  morts  de  la  reine  ,  du  dauphin,  de  la 
dauphine,  qui  rendirent  Choiseul  et  Louis  XV  si 
odieux.  Gomment  pourrais-je  mieux  terminer  ce 
chapitre  que  par  ces  mots  touchans  qu'adressait 
à  son  instituteur,  après  la  lecture  de  X  Histoire  de 
France,  le  dauphin  que  nous  venons  de  perdre: 
«  Père  Corbin  ,  dans  tous  ces  rois  ,  je  n'en  vois  au- 
cun de  bon  ?  » 


4i 


—  52  — 


§,  VI. —  Quelle  constitution  convient  le  mieux 
à  la  France? 


Je  m'attends  aux  clameurs  que  ce  paragraphe 
va  exciter.  Messieurs,  point  de  colère,  je  vous 
prie.  Je  ne  prétends  asservir  personne  à  mon  opi- 
nion ,  et  suis  prêt  à  en  faire  le  sacrifice,  si  elle  est 
réprouvée  par  leurs  hautes  puissances  nos  sei- 
gneurs de  rassemblée  nationale.  Mais  on  était 
étouffé  par  ses  pensées.  Souffrez  que  je  profite  du 
moment  pour  les  exhaler.  C'est  un  esclave  qui  use 
des  saturnales.  Poursuivons.  Age  libertate  dé- 
cembre 

Après  avoir  fait  le  procès  à  la  mémoire  de  nos 
rois,  Mirabeau  ajoutait  cette  réflexion  alors  si 
courageuse  :«  Toute  l'Europe  a  applaudi  au  su- 
blime manifeste  des  États-Unis  d'Amérique,  Je 
demande  si  les  puissances  qui  ont  contracté  des 
alliances  avec  eux  ont  osé  lire  ce  manifeste,  ou 
interroger  leur  conscience  après  l'avoir  lu.  Je  de- 
mande si ,  sur  les  trente-deux  princes  de  la  troi- 
sième race,  il  n'y  en  a  pas  eu  au-delà  des  deux 


—  5$  — 

tiers  qui  se  sont  rendus  beaucoup  plus  coupables 
envers  leurs  sujets  que  les  rois  de  la  Grande-Bre- 
tagne envers  les  colonies.   » 

Pour  se  renfermer  dans  les  cinq  siècles  que  nous 
venons  de  parcourir,  que  répondre  à  une  expé- 
rience de  cinq  cents  ans  ?  La  chose  parle  de  soi. 
Les  faits  ne  crient-ils  pas  que  la  monarchie  est 
une  forme  de  gouvernement  détestable?  Dans  un 
si  long  période  de  temps,  trois  rois  seulement  ne 
sont  pas  indignes  du  trône,  et  qu'on  ne  fasse  pas 
honneur  de  ces  trois  princes  à  la  royauté.  Us  du- 
rent à  leurs  premières  années  ,  si  différentes  de 
celles  des  dauphins,  de  n'être  pas  comme  le  vul- 
gaire des  rois.  Quand  nous  sommes  malades,  nous 
devenons  bons.  Charles  V,  prince  valétudinaire  , 
s'instruisit  encore  à  l'école  du  malheur.  Les  règnes 
désastreux  de  Jean  et  de  Henri  III  donnèrent 
l'expérience  à  Charles  V  et  à  Henri  IV  leurs  suc- 
cesseurs; l'éducation  de  ce  dernier,  les  viscissi- 
tudes  de  sa  fortune  en  firent  ce  prince  que  nous 
regrettons  encore;  et  si  Louis  XII  fut  le  père  du 
peuple,  remercions  la  grosse  tour  de  Bourges. 
Tant  que  les  enfans  des  rois  seront  élevés  sur  les 
degrés  du  trône,  livrés  à  des  instituteurs  courti- 
sans, nourris  de  ces  leçons  qui  font  les  rois  par 
la  grâce  de  Dieu ,  et  non  par  la  grâce  du  peuple; 


_  54  — 

complimentés  dès  le  berceau  par  les  robes  rouges 
et  les  soutanes  violettes ,  qui  s'empressent  d'adu- 
ler bassement  l'auguste  marmot;  tant  qu'on  ne 
dira  pas  du  prince  héréditaire,  comme  Henri  IV 
de  son  fils,  cet  enfant  est  à  tout  le  monde;  que 
la  nation  n'aura  pas  le  droit  de  diriger  exclusive- 
ment son  éducation,  de  l'arracher  de  la  cour  et 
du  sein  empesté  de  la  flatterie  dont  il  suce  les 
maximes  avec  le  lait,  il  sera  impossible  aux  rois 
de  n'être  pas  ce  qu'ils  ont  toujours  été. 

Eh  !  pourquoi  vouloir  que  le  bonheur  d'un  em- 
pire dépende  d'un  précepteur,  que  la  destinée 
d'un  peuple  soit  dans  les  mains  d'un  seul  homme? 
Ce  mot  de  Cicéron  à  Atticus  m'a  toujours  frappé  : 
César  voudra-t-il  ressembler  à  Phalaris  ou  à 
Pisislrate?  Je  nen  sais  rien,  mais  il  en  est  le 
maitre.  Comment  les  peuples  ont-ils  pu  placer 
leurs  espérances  dans  un  seul  homme?  Elevés 
loin  de  la  cour  et  par  les  plus  sages  instituteurs, 
la  plupart  ne  seront  encore  que  de  médians  rois. 
Les  Césars,  nés  presque  tous  loin  du  trône,  en 
furent-ils  moins  de  mauvais  princes?  La  royauté, 
la  puissance  se  corrompt  d'elle-même.  Que  sert 
de  préparer  le  vase?  c'est  la  liqueur  qui  ne  vaut 
rien.  Pourquoi  juger  les  rois  plus  favorablement 
qu'ils  n'ont  fait  eux-mêmes.  Ecoutons  un  empe- 


—  55  — 

reur  rendre  ce  témoignage  aux  monarques  :  «  li 
ne  faut  que  quatre  ou  einq  courtisans  déterminés 
à  tromper  ie  prince  pour  y  réussir;  ils  ne  lui 
montrent  des  choses  que  le  coté  qu'ils  veulent. 
Comme  ils  l'obsèdent,  ils  interceptent  tout  ce  qui 
leur  clépîaît,  et  il  arrive,  par  la  conspiration  d'un 
petit  nombre  de  médians,  que  le  meilleur  prince 
est  vendu  ,  malgré  sa  vigilance,  malgré  même  sa 
défiance  et  ses  soupçons  ». 

C'est  Dioctétien  qui  fait  cet  aveu.  Il  suppose  le 
meilleur  roi.  Que  dire  d'un  prince  faible,  d'un 
prince  médiocre,  d'un  prince  comme  il  y  en  a 
tant?  Point  de  bête  plus  féroce,  dit  Plutarque, 
que  l'homme  quand  à  des  passions  il  réunit  le 
pouvoir. 

Telle  est  l'idée  qu'on  a  eue  des  rois  dans  tous 
les  temps.  Je  parle  de  ceux  qui  ont  été  vraiment 
rois;  car  il  est  ridicule  de  donner  le  même  nom 
à  Agis  et  àXerxès,  au  premier  magistrat  de  La- 
cédémone  et  au  grand  roi.  Beaucoup  de  peuples 
ont  chassé  les  rois,  si  on  excepte  les  Juifs  à  qui 
Dieu  prédit  en  vain  qu'ils  s'en  repentiraient  :  je 
ne  connais  aucune  nation  qui  se  soit  donné  des 
rois  proprement  dits,  ce  qui  est  la  meilleure 
preuve  que  ce  gouvernement  a  été  rejeté  avec 
horreur  par  tous  les  peuples  qui  ont  eu  la  liberté 
de  choisir  et  de  se  constituer. 


—  56  — 

Chers  concitoyens,  ii  faut  que  ce  soit  un  grand 
bien  que  la  liberté,  puisque  Caton  se  déchire  les 
entrailles  plutôt  que  d'avoir  un  roi;  et  de  quel 
roi  peut  on  comparer  la  bonté  et  les  qualités  hé- 
roïques à  celles  de  ce  César  dont  Caton  ne  put 
supporter  la  dictature;  mais  c'est  ce  que  nous  ne 
pouvons  comprendre.  Abâtardis  parla  servitude, 
nous  ne  concevons  pas  les  douceurs  et  le  prix  de 
la  liberté  :  nous  sommes  comme  ce  satrape  qui 
vantait  à  Brasidas  les  délices  de  Persépolis,  et  a 
qui  ce  Lacédémonien  répondit  :  Je  connais  les  plai- 
sirs de  ton  pays,  mais  tu  ne  peux  connaître  ceux 
du  mien.  Ce  qui  fait  saisir  à  J.-J.  Rousseau  ce  rap- 
prochement admirable  :  «  Il  en  est  de  la  liberté 
comme  de  l'innocence  et  de  la  vertu,  dont  on  ne 
sent  le  prix  que  lorsqu'on  en  jouit  soi-même, 
et  dont  le  goût  s'éteint  sitôt  qu'on  les  a  per- 
dues   ». 

Il  est  pourtant,  chez  les  peuples  les  plus  asser- 
vis, des  âmes  républicaines.  Il  reste  encore  des 
hommes  en  qui  l'amour  de  la  liberté  triomphe  de 
toutes  les  institutions  politiques.  En  vain  elles  ont 
conspiré  a  étouffer  ce  sentiment  généreux;  il  vit 
caché  au  fond  de  leurs  cœurs,  prêt  à  en  sortir 
à  la  première  étincelle,  pour  éclater  et  enflammer 
tous  les  esprits.  J'éprouve  ail-dedans  de  moi   un 


—  57  — 

sentiment  impérieux  qui  m'entraîne  vers  la  li- 
berté avec  une  force  irrésistible;  et  il  faut  bien  que 
ce  sentiment  soit  inné  ,  puisque  malgré  les  préju- 
gés de  l'éducation  ,  les  mensonges  des  orateurs  et 
des  poètes,  les  éloges  éternels  de  la  monarchie 
dans  la  bouche  des  prêtres,  des  publicistes,  et 
dans  tous  nos  livres  ils  ne  m'ont  jamais  appris 
qu'à  la  détester. 

J'ai  peine  à  croire  ce  qu'on  raconte  de  Vol- 
taire, que  tous  les  ans  la  haine  du  fanatisme,  ré- 
veillée par  l'anniversaire  de  la  Saint-Barthélemi, 
lui  donnait  une  fièvre  périodique  et  commémo- 
rative.  Ce  que  je  puis  attester,  c'est  que  me  trou- 
vant un  jour  à  je  ne  sais  quelle  entrée  de  la  reine 
dans  la  capitale ,  et  voyant  pour  la  première  fois 
se  déployer  devant  mes  yeux  tout  le  faste  de  la 
royauté,  bien  que  j'aie  l'honneur  d'être  Français, 
et  que  je  croie  en  avoir  le  cœur,  je  n'éprouvai 
point  du  tout  cette  idolâtrie  qu'on  assure  que 
nous  avons  pour  nos  rois.  Le  souvenir  de  ces 
chars  de  triomphe  des  Romains,  où  à  coté  du 
grand  homme  un  esclave  l'avertissait  qu'il  était 
simple  citoyen  :  ici  au  contraire  le  sentiment  pro- 
fond de  leur  orgueil,  de  leur  mépris  pour  la  na- 
tion, cette  idée  extravagante  que  je  croyais  lire 
dans  leur  visage  que  c'est  à  Dieu  et  à  leur  épée , 


—  58  — 

et  non  à  nous  qu'ils  doivent  d'être  élevés  sur  Fe 
pavois,  la  comparaison  de  leur  petitesse  indivi- 
duelle avec  cette  grandeur  soufflée,  la  vue  d'un 
peuple  immense  qui  se  précipitait,  qui  se  culbu- 
tait, qui  s'étouffait  pour  jouir  de  son  humiliation 
et  de  son  néant,  cette  multitude  de  satellites,  de 
valets  ,  de  cochers,  et  de  chevaux  mêmes  plus 
fiers  que  les  citoyens,  toutes  ces  images  me  rem- 
plirent d'une  indignation  inexprimable ,  et  la 
haine  de  la  royauté  me  causa  une  fïève,  la  seule 
(jue  j'aie  jamais  eue  (t). 

(i)  Depuis  l.i  première  édition  de  cet  ouvrage,  de  quelle 
entrée  différente  j'ai  eu  le  bonheur  d'être  témoin,  le  18  juil- 
let, lorsque  le  dimanche  ia,  quatre  heures  après-midi,  monté 
sur  une  table  au  Palais-Royal,  et  montrant  un  pistolet,  y'. 
m'écriais  qu'il  n'y  avait  que  ce  seul  moyen  de  prévenir  une 
St-Barthélémi  dont  les  patriotes  étaient  menacés  cette  nuit 
même  ,  lorsque  versant  des  larmes  de  désespoir  et  déterminé 
à  périr  glorieusement  ,  j'appelais  tout  le  monde  aux  armes  , 
qu'ensuite  encouragé  par  mille  embrassemens  de  ceux  qui 
m'entouraient,  et  pressé  contre  leur  cœur,  à  l'instant  où  j'ai  - 
borais  le  premier  à  mon  chapeau  la  cocarde  verte,  le  signe 
de  nos  espérances  et  de  notre  liberté  :  chers  concitoyens  ,  que 
nous  étions  loin  de  penser  quelenuudi  suivant  nous  verserions 
de  plus  douces  larmes  :  des  pleurs  d'attendrissement  et  de  joie 
en  embrassant  sur  les  tours  de  la  Bastille  ces  braves  gardes 
françaises  qui  l'avaient  emportée  d'assaut  en  25  minutes  !  Que 
nous  étions  loin  de  prévoir  celle  entrée  triomphale  du  mer- 
credi ,  cette  marche  auguste  et  puissante  des  représentai»  de  fa 


—  5CJ  — 

Avant  la  séance  royale,  je  regardais  Louis  XVI 
avec  admiration,  parce  qu'il  a  des  vertus,  qu'il 
ne  marchait  point  dans  la  voie  de  ses  pères, 
n'était  point  despote  et  avait  convoqué  les  états- 
généraux.  Au  fond  de  ma  province  j'avais  lu  dans 
la  gazette  sa  belle  parole  :  qu'importe  que  mon 
autorité  souffre ,  pourvu  que  mon  peuple  soit 
heureux?  Aurions-  nous,  m'étais  -je  dit ,  un  roi 
plus  grand  que  les  Trajan,  les  Marc-Aurèle  ,  les 
Antonin,qui  n'ont  point  limité  leur  puissance? 
J'aimais  personnellement  Louis  XVI;  mais  la  mo- 
narchie ne  m'était  pas  moins  odieuse. 


nation,  au  milieu  d'un  million  de  citoyens,  depuis  la  porte 
Saint-Honoré  jusqu'à  l'Hôtel-de-Ville  ,  l'ivresse  des  patriotes 
la  fraternité  qui  respirait  dans  tous  les  visages,  les  mains  des 
citoyens  enlacées  dans  celles  ries  militaires  ,  ces  fleurs  ,  ces 
rubans  que  les  femmes  jetaient  des  croisées  ,  ces  cris  infinis  de 
vive  la  nation!  Que  nous  étions  loin  surtout  de  nous  attendre  à 
voir,  le  vendredi,  Louis  XVI,  sans  gardes,  au  milieu  de  25o 
mille  hommes  de  milice  parisienne,  tous  les  armes  hautes, 
abaisser  la  fierté  du  premier  trône  du  monde  devant  la  majesté 
du  peuple  français,  s'abandonner  à  la  générosité  de  ce  peuple, 
et  des  mains  du  premier  maire  de  Paris,  aecevoir  ,  attacher 
lui-même  à  son  chapeeu  ,  et  porter  à  sa  bouche  cette  cocarde 
que,  cinq  jours  auparavant,  les  plus  courageux  n'avaient 
prise  qu'en  tremblant  et  croyant  se  dévouer  à  une  mort  cer- 
taine. Ces  trois  jours  sont  les  plus  beaux  de  notre  histoire,  ils 
seront  les  plus  beaux  de  ma  vie. 


—  60  — 

J'entends  dire  de  tous  cotés  que  la  monarchie 
est  nécessaire  à  la  France,  que  la  nation  est  tom- 
bée dans  les  derniers  malheurs  toutes  les  fois 
qu'elle  s'est  détachée  de  l'obéissance  due  à  ses 
rois. 

Je  sais  que  l'on  doit  à  l'autorité  royale  d'avoir 
détruit  ces  châteaux  antiques,  dont  les  ruines  liées 
au  souvenir  des  désordres  de  ces  temps,  repré- 
sentent encore  à  l'imagination  la  carcasse  et  les 
ossemens  de  grandes  bêtes  féroces.  Mais  de 
bonne  foi,  avons-nous  à  craindre  aujourd'hui 
que  ces  ossemens  ne  se  raniment?  Ces  châteaux 
vont  achever  de  n'être  plus  que  les  maisons  de 
campagne  des  aristocrates  déchus.  De  bonne  foi, 
avons-nous  à  craindre  de  voir,  comme  du  temps 
de  la  fronde,  une  troupe  de  robins  ou  les  seize  r 
comme  du  temps  de  la  ligue,  ou  Caboche  et  le 
prévôt  Marcel,  prendre  les  rênes  du  gouverne- 
ment? Ce  sera  la  nation  qui  se  régira  elle-même, 
à  l'exemple  de  l'Amérique,  à  l'exemple  de  la 
Grèce.  Voila  le  seul  gouvernement  qui  convienne 
à  des  hommes,  aux  Français,  et  aux  Français  de 
ce  siècle. 

N'est-ce  pas  se  moquer  d'assimiler  la  monar- 
chie au  gouvernement  paternel?  Le  père  com- 
mande parce  qu'il  est  père,  parce  que  ses  enfans 


—  61  — 

tiennent  tout  de  lui,  parce  que  la  nature  répond 
de  son  amour  et  l'expérience  de  sa  sagesse.  Quelle 
parité  y  a-î-il  entre  un  roi  et  une  nation?  Mettez 
d'un  coté  Louis  XVI  et  de  l'autre  l'assemblée  na- 
tionale. De  quel  coté  seront  les  lumières  et  l'expé- 
rience? A  Louis  XVI,  joignez  le  conseil ,  la  reine  , 
d'Artois,  Barentin,  Viiledeuil,  Lamoignon,  Brien- 
ne,  Galonné,  Coulon  ;  joignez  Conti,  Condé,  les 
favoris  et  les  favorites;  de  l'autre  coté,  mettez 
Necker,  que  la  nation  entière  a  choisi,  et  cette 
foule  de  députés  de  tous  les  ordres,  à  qui  leur 
patriotisme,  leurs  talens,  leurs  vertus,  ont  mérité 
le  suffrage  des  provinces,  souverains  collective- 
ment, individuellement  subordonnés  à  leurs  bail- 
liages, mandataires  révocables  à  la  première  in- 
fidélité, et  dites  par  qui  vous  aimez  mieux  être 


régis? 


Le  gouvernemeut  populaire,  le  seul  qui  con- 
tienne à  des  hommes,  est  encore  le  seul  sage.  Un 
exemple  va  le  prouver  sans  réplique.  Prenons  le 
meilleur  de  nos  rois,  Louis  XII;  il  eut  les  vertus 
d'un  monarque,  mais  sa  prison  de  trois  ans  ne 
peut  lui  donner  les  talens  qui  lui  manquaient,  la 
prévoyance  et  la  sagacité.  Ses  guerres  furent  mal 
conduites,  ses  traités  peu  honorables.  Prenez-y 
garde,  chers  concitoyens;  si  vous  concevez  a   la 


—  (32  — 

place  du  gouvernement  monarchique,  celui  que 
Colignv  méditait,  que  les  seize  cherchaient ,  après 
lequel  Mézeray  a  soupiré,  que  l'Amérique  a  trou- 
vé; les  jours  tant  regrettés  de  Louis  XII  ne  se- 
ront pas  les  beaux  jours  de  ce  gouvernement.  Le 
gouvernement  étant  alors  l'assemblée  générale  , 
il  sera  impossible  que  le  gouvernement  ait  d'autre 
intérêt  que  le  sien  et  partant  que  l'intérêt  général; 
et  comme  les  vertus  publiques  ne  sont  autre 
chose  que  l'amour  de  l'intérêt  général,  le  gouver- 
nement aura  toujours  des  vertus.  Des  deux  choses 
à  désirer  clans  les  chefs  de  l'état,  les  vertus  et  les 
talens,  nous  serons  donc  toujours  sûrs  de  trou- 
ver l'une.  Quand  les  deux  seront  réunies,  alors 
quel  empire  florissant  que  la  France!  Et  si  nous 
fesions  toujours  de  mauvais  choix;s'il  arrivait,  ce 
qui  est  impossible,  que  nos  chefs  manquassent 
toujours  d'habileté;  eh  bien!  les  choses  iraient 
comme  du  temps  de  Louis  XII,  où  le  prince  n'avait 
que  des  vertus  et  nous  serions  au  pair  de  ce  règne. 
Il  ne  pourrait  donc  manquer  à  ce  gouvernement 
que  des  talens  et  des  lumières;  et  la  France  en 
manqua-t-elle  jamais?  Mais  la  plupart  de  ses 
grands  hommes  lui  ont  été  inutiles.  Qu'on  compare 
les  chefs  que  nomme  la  voie  publique  et  ceux  que 
nomme  la  cour.  Aurions-nous  jamais  été  vaincus 


—  m  — 

si  nous  avions  choisi  nos  généraux  ?  Jamais  foulés  , 
si  nous  avions  choisi  nos  ministres?  Je  me  déclare 
donc  hautement  pour  la  démocratie.  Et  comment 
répondre  aux  exemples  de  la  Grèce,  de  la  Suisse 
et  de  l'Amérique? 

On  répond  que  la  lenteur  des  délibérations 
dans  les  républiques  nuit  à  la  promptitude  né- 
cessaire aux  opérations  d'un  bon  gouvernement. 
Quelle  mauvaise  foi  ou  quelle  ignorance!  Les  Ro- 
mains, demande  l'orateur  des  états  -  généraux  , 
étaient- ils  les  derniers  en  campagne?  Quelle  in- 
croyable célérité  dans  la  première  expédition  na- 
vale de  Duiîius!  dans  l'armement  de  Carthage  à 
la  troisième  guerre  punique  !  L'histoire  n'offre 
rien  de  pareil ,  rien  ,  si  ce  n'est  l'armement  de  la 
ville  de  Paris  le  i4  juillet  1789. 

On  répond  encore  que  cette  forme  de  gouver- 
nement ne  convient  qu'à  des  petites  villes  comme 
Athènes  et  Genève,  a  des  îles  comme  l'Angleterre, 
à  des  pays  de  montagnes  comme  la  Suisse  ,  ou  à 
ceux  qui  sont  séparés  des  nations  conquérantes 
par  un  archipel  comme  l'Amérique.  Chers  conci- 
toyens, ces  contrées  tour  à  tour  libres  et  asservies, 
montrent  que  ce  n'est  point  à  leur  position  qu'elles 
durent  le  bienfait  de  la  liberté.  Qui  ne  voit  que 
ces  exemples  se  réfutent  l'un  par  l'autre  ?  Si  l'An- 


—  eu  — 

gleterre  est  environnée  de  mers,  Genève  ne  l'est 
point.  Si  l'Attique  est  petite,  l'Amérique  est  un 
vaste  continent.  Si  la  Suisse  a  des  montagnes,  la 
Hollande  n'en  a  point.  Si  l'Amérique  a  besoin  des 
barrières  de  l'Océan  pour  se  défendre,  c'est  une 
preuve  que  la  petitesse  d'un  état,  loin  d'être  fa- 
vorable au  gouvernement  républicain,  lui  serait 
plutôt  contraire,  puisque  plus  il  est  petit,  plus  il 
est  facile  à  envahir.  Un  grand  pays  comme  la 
France,  constitué  république ,  n'aurait  besoin  ni 
delà  barrière  des  mers,  ni  du  boulevard  des  Alpes. 
La  liberté  y  serait  invincible. 

Mais,  dit-on,  les  parties  de  ce  grand  tout  se  dé- 
suniraient; nous  deviendrions  autant  de  petites  ré- 
publiques. Je  ne  saurais  me  persuader  la  possibi- 
lité de  ce  démembrement.  Pourquoi  nous  désunir? 
Pourquoi  vouloir  être  des  Bretons,  des  Béarnais, 
des  Flamands?  Y  aurait-il  alors  sous  le  ciel  un 
nom  plus  beau  que  celui  de  Français?  C'est  à  ce 
nom  déjà  si  célèbre  qu'il  faut  tous  sacrifier  le 
nôtre.  C'est  à  vous,  dignes  représentans  de  la  na- 
tion, à  arracher  toutes  ces  haies  de  division  qui 
séparent  les  provinces,  à  uous  unir  si  fortement , 
à  nous  donner  une  constitution  si  belle,  si  heu- 
reuse, que  cette  année  1789  soit  pour  nous  ce 
qu'était  pour  les  Juifs  celle  de  la  délivrance  des 


—  65  — 

Pharaons  ,  et  qu'une  loi  divine  et  descendue  du 
ciel  nous  inspire  pour  les  gouvernemens  étrangers 
la  même  aversion  que  ce  peuple  avait  pour  les 
idoles  des  nations.  Quelque  mépris  qu'on  ait  pour 
les  Juifs,  il  est  impossible  de  ne  pas  admirer  leur 
législateur  et  la  profondeur  des  fondemens  sur 
lesquels  il  a  bâti  une  constitution  impérissable. 
Quand  je  lis  le  pseaume  1 13,  je  ne  m'étonne  plus 
qu'éparse  depuis  tant  de  siècles,  cette  nation  n'ait 
jamais  pu  se  fondre  et  se  dissoudre  avec  les  peuples 
au  milieu  desquels  elle  vit.  Nous  ne  pouvons  pas 
demander  à  nos  députés  qu'ils  fassent  sauter  les 
montagnes  comme  des  béliers;  mais  la  raison 
seule  peut  nous  organiser  aussi  fortement  que  le 
merveilleux,  et  la  main  de  justice  fera  plus  que 
la  baguette  de  Moïse. 

G  vous  !  dignes  représentons  de  la  nation  et  les 
pères  de  la  patrie,  voyez  tous  les  amis  de  la  liber- 
lé  et  de  l'humanité,  tous  ceux  pour  qui  le  bien 
public  et  la  gloire  du  nom  Français  ne  sont  pas 
des  chimères,  tourner  incessamment  vers  votre 
auguste  assemblée  des  yeux  pleins  d'espoir  et  de 
reconnaissance.  Jusqu'à  ce  jour  vous  avez  rempli 
votre  tâche  avec  courage,  et  la  sagesse  de  vos  dé- 
libérations est  la  meilleure  réponse  aux  détrac- 
teurs du  gouvernement  populaire.  Votre  serment 


—  66  — 

avant    la  séance  royale,  et  depuis,  voire  réponse 
au  marquis  de  Rrézé  qu'on  vous  envoyait  comme 
si  vous  étiez  une  procession  ,  et  que  vous  eussiez 
à  écouter  un  maître  des  cérémonies,  toute  cette 
conduite  ferme  et  sage  a  bien  justifié  notre  con- 
fiance. Vous  avez  donc  juré  de  ne  point  vous  sé- 
parer que  la  France  n'ait  une  constitution  digne 
délie.  Poursuivez  sans  crainte;  le  despotisme  fré- 
mit de  lâcher  sa  proie  :  il  a  déployé  tout  l'appareil 
de  sa  puissance  :  il  a  osé  lutter  un  moment  contre 
vous.  Lutte  impuissante!  Vous  avez  persisté  et  avec 
vous   la  nation  entière.  Continuez  de  donner  au 
monde  le  plus  beau  des  spectacles,  un  spectacle 
inconnu   aux   siècles   passés,  celui   de   la   raison 
toute  nue  aux  prises  avec  la  force,  et  victorieuse. 
Déjà  la  plus   étonnante  merveille  s'est  opérée. 
Nos  soldats    ont   jeté   bas   les  armes.   L'exemple 
qu'ont  donné   les  Gardes  françaises  ne  sera  point 
perdu  pour  l'armée.  Braves  soldats,  venez,  vous 
mêler  parmi  vos  frères,  recevoir  leurs  embrasse- 
mens.  Nous  allions  nous  entr'-égorger  :  venez  mes 
amis,  recevez  les  couronnes  civiques  qui  vous  sont 
dues.  Vous  avez  ennobli   vos  épées;  maintenant 
elles  sont  honorables,  maintenant  vous  n'êtes  plus 
les  satellites  du  despote,  les  geôliers  de  vos  frères; 
vous  êtes  nos  amis,  nos  concitoyens,  les  soldats 


—  67  — 
de  la  patrie;  maintenant  vous  n'avez  plus  une  li- 
vrée, vous  avez  un  uniforme.  Venez  vous  asseoir 
à  nos  tables  ;  portons  ensemble  un  toast  à  la  sauté 
des  augustes  représentons  du  peuple  français,  à 
la  santé  de  l'immortel  Mecker.du  duc  d'Orléans 
et  que  depuis  les  Alpes  et  les  Pyrénées  jusqu'au 
Rhin  on  n'entende  plus  que  ce  seul  cri  :  Vive  la 
nation ,  vive  le  peuple  français, 

Comme  la  face  de  cet  empire  est  changée  ! 
comme  nous  sommes  allés  à  pns  de  géans  vers  la 
liberté!  Altérés  d'une  soif  de  douze  siècles,  nous 
nous  sommes  précipités  vers  sa  source  dès  qu'elle 
nous  a  été  montrée.  Il  y  a  peu  d'années,  je  cher- 
chais partout  des  âmes  républicaines;  je  me  dé- 
sespérais de  n'être  pas  né  Grec  ou  Romain,  et  ne 
pouvais  pourtant  me  résoudre  à  m'éloigner  de  la 
terre  natale  et  d'une  nation  que,  dans  son  asser- 
vissement même,  on  ne  pouvait  s'empêcher  d'ai- 
mer et  d'estimer.  Mais  c'est  a  présent  que  les 
étrangers  vont  regretter  de  n'être  pas  Français. 
Nous  surpasserons  ces  Anglais  si  fiers  de  leur 
constitution  et  qui  insultaient  à  notre  esclavage 
Plus  de  magistrature  pour  de  l'argent,  plus  de 
noblesse  pour  de  l'argent ,  plus  de  noblesse  trans- 
missible,  plus  de  privilèges  pécuniaires,  plus  de 
privilèges  héréditaires.  Plus  de  lettres  de  cachet 


-  68  — 

plus  de  décrets,  plus  d'interdits  arbitraires ,  plus 
de  procédure  criminelle  secrète.  Liberté  de  com- 
merce, liberté  de  conscience,  liberté  d'écrire,  li- 
berté de  parler.  Plus  de  ministres  oppresseurs, 
plus  de  ministres  déprédateurs,  plus  d'intendans 
vice- despotes,  plus  de  jugemens  par  commis- 
saires, plus  de  Richelieu,  plus  de  Terrai,  plus  de 
Laubardemont ,  plus  de  Catherine  de  Médicis, 
plus  d'Isabelle  de  Bavière,  plus  de  Charles  IX  , 
plus  de  Louis  XI.  Plus  de  ces  boutiques  de  places 
et  d'honneurs  chez  la  Dubarry,  chez  la  Polignac. 
Toutes  les  cavernes  de  voleurs  seront  détruites, 
celle  du  rapporteur  et  celle  du  procureur,  celles 
des  agioteurs  et  celles  des  monopoleurs,  celles  des 
huissiers-priseurs  et  celles  des  huissiers-souffleurs. 
La  cassation  de  ce  conseil  qui  a  tant  cassé.  L'ex- 
tinction de  ces  parlemens  qui  ont  tant  enregistré, 
tant  décrété,  tant  lacéré  et  se  sont  tant  nossei- 
gneurisés,  qu'il  en  périsse  jusqu'au  nom  et  à  la 
mémoire.  Suppression  de  ce  tribunal  arbitraire 
des  maréchaux  de  France.  Suppression  des  hibu- 
naux  d'exception.  Suppression  des  justices  sei- 
gneuriales. La  même  loi  pour  tout  le  monde.  Que 
tous  les  livres  de  jurisprudence  féodale,  de  juris- 
prudence fiscale,  de  jurisprudence  des  dîmes,  de 
jurisprudence    des    chasses ,  fassent    le   feu   de  la 


—  69  — 

Saint-Jean  prochaine!  ce  sera  vraiment  un  feu  de 
joie,  et  le  plus  beau  qu'on  ait  jamais  donné  aux 
peuples.  Qu'on  extermine  surtout  cette  robe  grise, 
cette  police,  l'inquisition  de  la  France,  le  vil  ins- 
trument de  notre  servitude,  ces  milliers  de  déla- 
teurs, ces  inspecteurs,  la  lie  du  crime  et  le  rebut 
des  fripons  mêmes.  Qu'il  fuie  de  la  terre  des 
Francs,  l'infâme  qui,  depuis  l'ouverture  des  états- 
généraux,  aurait  dénoncé  un  citoyen;  qu'il  fuie 
ou  qu'il  soit  sûr  que  le  fer  ardent  du  bourreau  le 
poursuit,  qu'il  l'atteindra,  et  lui  imprimera  sur  la 
joue  la  lettre  espion  afin  qu'on  le  reconnaisse. 
Qu'on  détruise  un  autre  espionnage  plus  odieux 
encore;  du  moins  je  me  défie  de  la  police;  mais 
je  me  fie  à  la  poste,  et  elle  me  trahit; le  commis  de 
la  barrière  ne  fouille  que  dans  ma  poche,  celui 
de  la  poste  fouille  dans  ma  pensée;  que  le  secret 
des  lettres  soit,  inviolable.  Que  les  vils  fauteurs 
du  despotisme,  que  l'Esprémesnil ,  que  Moreau, 
que  Linguet,  que  l'abbé  M****,  l'abbé  Roy,  que 
Condé,  que  Conti,  que  d'Artois  vivent  (i);  qu'ils 


(2)  Delaunai,  Flesselles ,  Foulon,  Berthier,  ont  été  punis 
plus  exemplairement.  Quelle  leçon  pour  leurs  pareils ,  que 
l'intendant  de  Paris,  rencontrant  au  bout  d'un  manche  de  ba- 
lai la  tête  de  son  beau-père,  et  une  heure  après  sa  tête  à  lui- 


—  70  — 

respirent  pour  montrer  notre  tolérance;  mais  que 
le  mépris  s'attache  à  leurs  pas;  qu'il  ne  marchent 
qu'investis  de  l'exécration  publique,  qu'au  milieu 
de  leurs  valets  et  de  leur  faste,  ils  soient  devant 
nos  yeux  et  dans  l'opinion  comme  ces  traîtres  que 
les  Germains  plongeaient  dans  la  vase,  dans  le 
hourhier,  dans  une  mare  et  oii  ils  les  tenaient  en- 
foncés jusqu'aux  oreilles.  La  lîastiile  sera  rasée, 
et  sur  son  emplacement  s'élèvera  le  temple  de  la 
liberté ,  le  palais  de  rassemblée  nationale. 
Peuples,  on  ne  lèvera  plus  sur  vous  d'impositions 
royales,  mais  nationale  et  pas  un  denier  au-delà 
des  besoins  de  l'état,  au-delà  des  besoins  de  Tan- 
née, Le  trésor  sera  national ,  l'armée  nationale 
composée  de   milices  bourgeoises,  de  milices  (i) 


même  ,  ou  plutôt  les  lambeaux  de  sa  tête  au  bout  d'une  pi- 
que ;  ensuite  son  cœur  et  ses  entrailles  arrachés  et  portés  en 
triomphe;  enfin  le  corps  décapité,  traîné  aux  flambeaux  dans 
les  rues,  couvert  de  sang  et  de  boue ,  et  devant,  un  citoyen  qui 
criait  :  Laissez  passer  la  justice  du  peuple  ,  justice  épouvantable  ! 
Mais  l'horreur  de  leur  crime  passe  encore  l'horreur  de  leur 
supplice.  Les  voilà  donc  enfin  disparus  ces  traîtres  qui  vou- 
laient nous  égorger  sans  forme  de  procè*.  Ils  ont  subi  la  peine 
du  talion  Les  uns  sont  morts,  la  fuite  a  sauvé  tout  le  reste. 
Comme  les  Tarquins  ,  qu'ils  ne  rentrent  jamais  dans  le  pais 
d'où  ils  sont  chassés 

(i)  M.  dr  Mirabeau   qui,  dans  son    excellent  ouvrage   des 


—  71  — 

comme  la  magistrature,  comme  le  sacerdoce   ou 
les  vertus,  la  voix  publique,  la  considération  mè- 


Lettres  de  Cachet,  dès  178a  ,  avait  montré  tant  de  choses  à  faire, 
et  en  avait  laissé  si  peu  à  dire  à  l'assemblée  nationale,  me  pa- 
raît y  avoir  parfaitement   prouvé  que  les   troupes  réglées    et 
perpétuelles  ne  sont  bonnes  qu'à  retenir  une  nation  dans  les 
fers,  et  non  à  la  défendre.  A  Rome,  les  troupes  réglées  sous 
les  empereurs  perdirent  tout  ce  qu'avaient  conquis  les  milices 
bourgeoises  sous  les  consuls.  Ces  Grecs  si  fameux  avaient-ils 
des  troupes  réglées?  Les  Suisses  en  ont-ils  ?  Le  jeune  Scipion, 
Lucullus,  l'eunuque  Narsès,  Torstenson  ,  Alexandre,  Anni- 
bal  et  tous  les  grands  capitaines  ont  montré  que  ce  n'est  point  in 
poussière  des  camps  et  l'expérience  qui  donnent  le  génie  des 
batailles;    et    pour   remporter   des  victoires  ,  à  dix-neuf  ans  , 
comme  Pompée,  il  n'a  manqué  à  notre  cher   et  illustre  géné- 
ral,-M.  deLafayette,   que  d'avoir  des  armées  à  commander. 
Aujourd'hui  que  l'artillerie  et  les  ingénieurs  décident  presque 
seulsdes  événemens  d'unecampagne,  que  l'esprit  de  conquête 
s'est  perdu  ,  que  l'impraticable  paix  de  l'abbé  de  Saint-Pierre 
commence  à  n'être  plus  le  rêve  d'un  homme  de  bien  ,  que  la 
philosophie  et  l'esprit  de  liberté  ne  sauraient  manquer  de  fran- 
chir les  Alpes,  les  Pyrénées  et  les  mers;  que  je  ne  désespère 
pas.  de  voir  la  cocarde  au  Saint-Père,  au  Grand-Turc  ,  au  roi 
de  Prusse  et  à  la  czarine  ,  et  que  les  états-généraux  de  l'Europe 
pourraient  bien  se  tenir  dans  une  cinquantaine  d'années.  Pour- 
quoi  fouler  le  peuple   afln  d'entretenir  à  grands    frais   vingt 
mille  oisifs?  Pourquoi  ne  pas  retrancher   soixante  -dix    mil- 
lions d'impôts  sur  un  seul  article  de  dépense  inutile  ?   En    a!» 
tendant    cette    diète    européenne,  ayons  d'excellentes  écoles 
d'artillerie  et  de  génie,   une  excellente   marine;  que  chaque 
ville  ait  son  Ciuunp -de-Mars  ;  point  de  privilège    exclusif  de 


—  72  — 

neront  à  tout,  et  la  naissance,  l'argent,  la  faveur 
du  prince, à  rien.  Nous  aurons  des  bailliages  pro- 
vinciaux, des  assemblées  municipales,  une  assem- 
blée nationale  perpétuelle,  arbitre  de  la  paix  et 
de  la  guerre,  des  traités  et  des  ambassades;  non 
pas  une  assemblée  nationale  dont  les  membres 
puissent  se  déclarer  inamovibles,  héréditaires, 
comme  M.  de  Mirabeau  en  admet  La  possibilité 
dans  sa  onzième  lettre,  hypothèse  qui  m'a  étran- 
gement surpris  de  la  part  d'un  écrivain  dont  la 
logique  est  aussi  saine;  mais  une  assemblée  natio- 
nale subordonnée  à  la  nation,  de  manière  qu'un 
bailliage  puisse  retirer  ses  pouvoirs  à  son  repré- 
sentant, et  qu'on  soit  destitué  comme  on  a  été 
institué.  F/at!t/7at!  oui,  tout  ce  bien  va  s'opé- 
rer; oui,  cette  révolution  fortunée,  cette  régéné- 
ration    va    s'accomplir;    nulle    puissance    sur    la 


porter  les  armes.  Soyons  tons  dans  la  paix  quintes,  dans  la 
guerre  milites.  Qu'il  n'y  ait  de  troupes  réglées  et  perpétuelles 
qu'une  maréchaussée  formidable  aux  brigands  ,  étant  elle- 
même  une  des  divisions  de  la  milice  bourgeoise  ,  et  en  por- 
tant l'uniforme.  Ayons  surtout  la  liberté  et  unepatiic,  et  ces 
armées  de  serfs,  ces  automates  prussiens,  russes  et  autrichiens  , 
malgré  les  manœuvres  de  Postdam  et  les  coups  de  canne  de 
leurs  officiers,  ne  pourront  tenir  contre  nos  légions  républi- 
caines. 


—  73  - 
terre  en  état  de  l'empêcher.  Sublime  effet  de  la 
philosophie ,  de  la  liberté  et  du  patriotisme  !  nous 
sommes  devenus  invincibles.  Moi-même  j'en  fais 
l'aveu  avec  franchise ,  moi  qui  étais  timide  ,  main- 
tenant je  me  sens  un  autre  homme.  A  l'exemple 
de  ce  Lacédémonien  ,  Otriades  ,  qui ,  resté  seul 
sur-le-champ  de  bataille  et  blessé  à  mort ,  se  re- 
lève, de  ses  mains  défaillantes  dresse  un  trophée 
et  écrit  de  son  sang  :  Sparte  a  vaincu  !  Je  sens 
que  je  mourrais  avec  joie  pour  une  si  belle  cause, 
et  percé  de  coups,  j'écrirai  aussi  de  mon  sang  . 
La  France  est  libre! 


r  \  n  , 


sa  m^wm  ssàsassasi 


6 


-     i       V;         I       . 


*Ô*£>«^ 


'trr.j.T'rr.rï]f  de  J.-L.  Bilt.kmatn-  rne  Sa!nt-DeB:î.  26?. 


ESSAI  SUR  LA  VIE 


DE 


(BiiaiiiitjÈiB«a>iBSïiii©iirMîis 


Camille-Desmoulins  est  né  à  Guise  (Aisne),  en 
1762.  Il  était  fils  de  M.  Desmoulins,  lieutenant- 
général  au  baillage  de  cette  ville  et  de  Madeleine 
Godart  de  Wiége.  Dès  sa  plus  tendre  jeunesse  on 
remarqua  en  lui  d'heureuses  dispositions  pour 
l'étude  ;  mais  son  père  peu  favorisé  de  la  fortune 
ne  pouvait  l'envoyer  dans  des  écoles  publiques. 
M.  de  Viefville-des-Essarts  son  parent ,  qui  depuis 
fut  député  aux  états- généraux,  témoin  de  la  vi- 
vacité d'esprit  du  jeune  Camille  et  de  son  amour 
pour  les  livres,  demanda  et  obtint  pour  lui  une 
bourse  à  ce  fameux  collège  de  Paris,  d'où  sont 
sortis  presque  tous  les  hommes  de  la  révolution , 
au  collège  de  Louis-le-Grand.  C'est  laque  Camille 
fit  connaissance  de  Maximilien  Robespierre.  Ils 
différaient  de  caractère;  mais  l'un  et  l'autre  avaient 
au  plus  haut  point ,  cette  passion  qui  distingua  tou- 


VI 

jours  les  hommes  Je  génie,  les  grands  hommes, 
l'amour  de  la  liberté  et  de  l'indépendance.  L'édu- 
cation toute  républicaine  que  l'on  donnait  alors  a 
des  jeunes  gens  nés  pour  vivre  sous  une  monar- 
chie, contribua  beaucoup  à  développer  leur  ca- 
ractère. Sans  cesse  et  sous  toutes  les  formes,  on 
leur  présentait  l'histoire  des  Gracques,  des  Bru- 
tus,  des  Caton.  Camille  était  toujours  avec  Robes 
pierre  et  la  conversation  roulait  le  plus  souvent 
sur  la  constitution  de  la  république  romaine. 

Dans  une  de  ses  premières  classes ,  il  reçut  pour 
prix  les  Révolutions  romaines  de  Vertot.  La  lec- 
ture de  cet  ouvrage  le  transporta  d'admiration; 
aussi  dans  la  suite,  il  en  eut  toujours  un  volume 
dans  sa  poche.  C'était  pour  lui  un  compagnon 
indispensable,  c'était  son  vade  mecum.  Il  en  usa 
ou  perdit  au  moins  une  vingtaine  de  volumes. 
C'est  peut-être  à  cet  ouvrage  excellent  et  au  tra- 
vail particulier  qu'il  a  fait  des  discours  de  Ciceron 
et  surtout  de  ses  Philippiques  (i),  que  l'on  doit 
le  style  vif  et  tranchant  qui  distingue  tous  les 
écrits  sortis  de  la  plume  de  Camille.  Les  idées  ré- 


(i)  J'ai  une  édition  des  discours  de  Çicéronqui  a  appartenu  à 
Camille.  Les  marges  sont  rouvertes  de  notes  de  sa  main,  av\o 
plusieurs  de  mes  amis  ont  trouvées  excellentes. 


VII 


publicaines  qu'il  avait  puisées  clans  Cicéron  et 
Vertot  allaient  chez  lui  jusqu'à  l'exaltation.  On  va 
s'en  convaincre.  Dans  les  vacances  de  1784  il 
allait  souvent  chez  Madame  Godart  de  Wiége, 
qui  s'amusaitbeaucoup  à  le  contrarier  sur  ses  opi- 
nions politiques.  Un  jour,  pendant  le  dîner  et  en 
présence  d'un  grand  nombre  de  convives,  elle  le 
contrarie  plus  que  jamais.  Camille  se  lève  furieux 
de  sa  chaise,  jette  sa  serviette,  monte  sur  la  table 
au  milieu  des  plats  et  parle  pendant  une  heure, 
pour  lui  prouver  et  à  la  société  qui  l'entoure,  que 
le  gouvernement  républicain  est  le  seul  qui  con- 
vienne à  des  hommes  libres  et  qu'il  n'y  a  que  des 
esclaves  qui  puissent  courber  la  tête  sous  le  joug 
de  la  royauté. 

Après  avoir  terminé  ses  études  avec  de  brillants 
succès,  il  fit  son  droit  et  exerça  au  barreau  de  Pa_ 
ris  la  profession  d'avocat. 

Il  avait  27  ans  lorsque  s'ouvrit  l'assemblée  des 
états-généraux.  C'est  alors  qu'il  commence  à  se 
faire  connaître  par  ses  idées  républicaines  et  par 
son  amour  pour  la  patrie.  Il  répand  des  pamphlets 
avec  profusion  dans  toutes  les  classes  du  peuple 
et  fait  de  la  politique  dans  le  jardin  du  Palais- 
Royal  ,  qui  était  alors  devenu  le  rendez -vous  des 
patriotes  les  plus  ardents,  les  plus  déterminés, Il 


VIII 

bégayait  un  peu;  cependant  son  éloquence  était 
entraînante  et  persuasive.  Il  en  donna  bientôt  une 
preuve. 

Le  i o  juillet  1 789 ,  sur  la  motion  de  Mirabeau , 
une  députation  de  24  membres  présidée  par  l'ar- 
cbevêque  de  Vienne,  présenta  au  roi  une  adresse 
pleine  d'énergie  pour  l'engager  à  éloigner  sur-le- 
ebamp  les  armées  nombreuses,  les  trains  d'artil- 
lerie et  tous  les  sinistres  apprêts  de  ruine,  de  sang 
et  de  carnage,  que  depuis  quelques  jours  il  étale 
aux  yeux  des  Français  et  surtout  des  habitans  de 
la  capitale.  Le  roi  ne  fit  qu'une  réponse  ambiguë 
et  conserva  ces  appareils  formidables  qu'il  croyait 
nécessaires  dit-il,  au  maintien  de  l'ordre  et  de  la 
liberté;  mais  qui  firent  penser  qu'il  était  disposé 
a  régner   sur  des  ruines  et    des  cadavres,  plutôt 
que  de  satisfaire  le  vœu  sacré  de  la  nation.  Nec- 
ker,    alors    ministre,  déclare  hautement    désap- 
prouver toutes    les  mesures  de  force  brutale.   Ce 
conseil  était  sage;  mais   le  despotisme,   toujours 
aveugle,  ne  peut  souffrir  d'obstacle;  il    brise,  il 
renverse  tout  jusqu'au  moment  où  il  tombe  lui- 
même  dans  l'abîme  qu'il  s'est  creusé.  La  popula- 
rité de  Necker  est  à  son  comble.  On   la  lui  fait 
payer  cher.   Le    11,   le   roi    lui  donne  l'ordre  de 
sortir  du  royaume  dans  les  24  heures,    avec    le 


IX 


plus  grand  secret.  Le  \i ,  à  midi,  la  nouvelle  de 
l'exil  de  Necker  se  répand  subitement  dans  tous 
les  quartiers  de  la  capitale.  Les  patriotes  indignés 
se  rassemblent  en  foule  au  jardin  du  Palais- 
Royal;  les  esprits  s'échauffent,  les  groupes  de- 
viennent menacans.  Il  était  3  heures  et  demie.  Ca- 
mille-Desmoulins  paraît  alors;  il  monte,  ou  plutôt 
il  est  porté  sur  une  table.  Une  foule  immense  le 
presse  :  «  Citoyens,  dit-il,  il  n'y  a  pas  un  moment 
«  à  perdre;  j'arrive  de  Versailles;  Necker  est 
«  renvoyé  :  ce  renvoi  est  le  tocsin  d'une  Saint- 
«  Barthélémy  des  patriotes  ;  ce  soir  tous  les  ba- 
«  taillons  suisses  et  allemands  sortiront  du  Champ- 
ce  de-Mars  pour  nous  égorger  :  il  ne  nous  reste 
«  qu'une  ressource,  c'est  de  courir  aux  armes 
«  et  de  prendre  une  cocarde  pour  nous  recon- 
«  naître.  » 

Des  applaudissemens  se  font  entendre  de  tou- 
tes parts.  Camille-Desmoulins  tire  alors  deux  pis- 
tolets de  sa  poche  et  s'écrie  :  «  Que  tous  les  bons 
«  citoyens  m'imitent.  »  Il  descend  étouffé  d'em- 
brassemens;  les  uns  le  serrent  contre  leur  cœur; 
d'autres  le  baignent  dans  leurs  larmes.  Il  attache 
un  morceau  de  ruban  vert  à  son  chapeau  et  en 
distribue  à  ceux  qui  l'entourent;  mais  en  une  mi- 
nute les  rubans  sont  épuisés.  «  Eh  bien  !  prenons 


X 

«  des  feuilles,  dit  Camille,  la  feuille  est  verte  aussi 
«  et  attachons-nous-là  en  signe  de  cocarde.»  Aus- 
sitôt on  se  jette  sur  les  arbres  du  Palais-Royal,  et 
en  quelques  minutes  ils  sont  entièrement  dé- 
pouillés de  leurs  feuilles.  Camille  se  met  à  la  tête 
des  patriotes  et  crie  aux  armes!  aux  armes! 
Chaque  citoyen  limite  ,  l'agitation  est  a  son  com- 
ble. Tous  se  précipitent  à  grands  flots  par  les  por- 
tes du  jardin.  Bientôt  le  quartier  du  Palais-Royal 
est  encombré  d'une  foule  innombrable.  Des  fenê- 
tres de  tous  les  étages  on  applaudit  à  ce  mouve- 
ment insurrectionnel.  Une  heure  après,  la  popu- 
lation de  Paris  semble  être  toute  entière  dans  les 
rues.  Il  était  6  heures  et  demie.  Camille  Desmou- 
lins force  les  entrées  de  tous  les  théâtres  et  en 
fait  sortir  les  spectateurs  qui  se  joignent  aux  pa- 
triotes. Le  buste  deNeckerest  porté  en  triomphe. 
Les  districts  se  rassemblent  pendant  la  nuit.  Le 
lendemain,  j  3 ,  la  garde  nationale  est  formée; 
les  boutiques  des  armuriers  sont  enfoncées;  cha- 
que citoyen  se  procure  des  armes,  et  le  i4  au 
matin  Camille  dirige  le  mouvement  sur  la  Bas- 
tille. On  en  fait  le  siège,  et  après  une  vigoureuse 
résistance  de  part  et  d'autre,  elle  est  prise  d'assaut. 
Peu  de  temps  après,  elle  est  démolie  et  on  voit 
sur  son  emplacement  ces  mots  devenus  fameux  : 
Ici  l'on  danse. 


XI 

Après  la  chute  de  la  Bastille,  Camille  Desmou- 
îins  continua  de  répandre  des  pamphlets  et  créa 
son  journal  des  Révolutions  de  France  et  de  Bra- 
bant.  Malouet  le  dénonça  plusieurs  fois  à  l'assem- 
blée. 

Un  jour  il  obtint  qu'il  fut  traduit  au  Châtelet 
comme  prévenu  du  crime  de  lèze-nation.  Les 
amis  de  Camille  prirent  chaudement  sa  défense. 
Malouet,  irrité  de  la  résistance  qu'il  rencontrait  : 
«  Si  quelqu'un,  dit-il  ose  combattre  sérieuse- 
«  ment  mon  assertion,  je  vais  le  confondre  sur 
«  le-champ.  »  —  «  Je  l'ose,  Moi  »  s'écrie  alors 
Camille  avec  une  voix  de  tonnerre.  Aussitôt  tous 
les  yeux  se  tournent  vers  la  tribune  publique  ou 
il  était  placé;  des  vociférations  se  font  entendre 
dans  toutes  les  parties  de  la  salle.  Mille  voix 
demandent  son  arrestation  ou  son  expulsion. 
Maximilien  Robespierre  paraît  alors  à  la  tri- 
bune ,  prend  sa  défense  et  sauve  un  ami  de  col- 
lège que  plus  tard  il  envoya  sans  pitié  à  l'écha- 
faud.  Camille  resta  à  sa  place,  ne  fut  point  ar- 
rêté, et  le  décret  lancé  contre  lui  n'eut  aucune 
suite, 

En  1792,  Camille  Desmoulins,  dont  la  popu- 
larité grandissait  de  jour  en  jour,  fut  nommé  dé- 
puté à  la  convention  par  les  électeurs  du  dépar- 


XII 

tement  de  Paris,  et  après  l'événement  du  ]o 
août,  Danton,  devenu  ministre  de  la  justice,  se 
l'adjoignit  comme  secrétaire-général  à  son  dépar- 
tement. 

L'année  suivante,  Camille  eut  encore  l'occasion 
de  montrer  son  courage  dans  le  procès  d'Arthur 
Dillon.  Au  mois  de  juillet  1793,  le  général  Arthur 
Dillon,  dégoûté,  dit-on,  des  excès  de  l'anarchie, 
et  persuadé  que  la  France  n'était  pas  assez  avan- 
cée en  civilisation  pour  vivre  avec  des  institutions 
tout-a-fait  républicaines,  fut  accusé  défaire  tous 
ses  efforts  pour  donner  à  la  patrie  une  monarchie 
constitutionnelle,  et  bientôt  emprisonné  aux  Ma- 
delonnettes.  Il  écrivit  (1)  alors  à  Camille  pour  le 
prier  de  prendre  sa  défense.  Il  s'en  chargea  avec 
plaisir  et  ne  craignit  point  d'attirer  sur  sa  tête 
toute  la  haine  du  parti  qui  voulait  la  mort  de 
Dillon.  Il  osa  lui  écrire  à  la  prison  et  le  défendre 
à  la  société  des  jacobins  d'où  on  voulut  l'expul- 
ser; mais,  grâce  à  Robespierre ,  il  ne  fut  point 
rayé  du  tableau. 

(1)  Nous  avous  conservé  les  lettres  écrites  alors  par  le  gé- 
néral Arthur  Dillon  à  Camille,  et  notamment  celle  imprimée 
en  1793  à  la  tête  de  la  lettre  de  Camille  à  Dillon.  Plusieurs  pas- 
sages qui  attaquent  le  comité  de  sûreté  générale  n'ont  pas  été 
imprimés. 


XIII 

Au  mois  de  mars  1 794  ^  ^a  terreur  était  à  l'or- 
dre du  jour;  les  proscriptions  devenaient  plus 
nombreuses  et  se  trouvaient  empreintes  d'une  es- 
pèce de  férocité  qu'on  ne  saurait  se  rappeler  en- 
core aujourd'hui  sans  frémir.Le  comité  de  salut  pu- 
blic et  de  sûreté  générale  dressait  deséchafaudssur 
tout  le  sol  de  France,  et  les  patriotes  purs,  sincères, 
les  pères  ,  les  fondateurs  et  les  vétérans  de  la  ré- 
publique,s'y  rencontraient  avec  des  prêtres  et  des 
nobles  qui  se  remuaient  sans  cesse  pour  perdre 
notre  malheureuse  patrie.  Camille -Desmoulins, 
que  la  nature  avait  doué  d'une  âme  tendre  et  sen- 
sible ,  mais  bouillante  ,  ne  peut  supporter  pîus 
long-temps  le  joug  de  fer  et  de  sang  qui  pèse  sur 
son  pays.  Il  reprend  la  plume  de  journaliste  qu'il 
avait  quittée  depuis  qu'il  ne  pouvait  plus  faire  ré- 
loge de  Robespierre  ;  car  il  avait  préféré  ne  plus 
écrire  que  d'attaquer  un  ami  d'enfance.  Il  crée 
son  journal,  le  V ieux  Corde lier>  et  il  y  exhale 
toute  l'horreur  qu'il  éprouve.  Assez  et  trop  de 
sang  a  coulé  ;  il  demande  un  comité  de  clémence 
et  de  justice.  Il  communique  son  projet  a  Robes- 
pierre, qui  prodigue  des  éloges  à  son  ancien  ami 
de  collège,  l'encourage  dans  son  entreprise,  et 
corrige  même  avec  lui  les  épreuves  des  premiers 
numéros  du  Vieux  Cor  délier. 


XIV 


Hébert,  qui  avait  déjà  dénoncé  Camille  à  la 
société  des  jacobins  et  dans  son  journal,  mais 
inutilement,  ne  perd  pas  courage;  il  le  dénonce 
une  seconde  fois.  Camille  lui  répond  par  le  cin- 
quième numéro  du  Vieux  Cordelier,  où  il  prouve 
de  la  manière  la  plus  convaincante  que  son  dé- 
nonciateur est  un  misérable  qui  s'est  fait  chasser, 
pour  cause  de  vol,  d'un  théâtre  où  il  était  distri- 
buteur de  contre-marques  ,  et  que  maintenant  en- 
core il  vole  le  trésor  public.  Hébert,  plus  achar- 
né que  jamais,  le  dénonce  encore.  Une  commis- 
sion est  nommée  pour  faire  un  rapport  à  ce  sujet. 
Collot  d'Herbois,  que  la  commission  s'était  choisi  le 
i6  nivôse  pour  rapporteur,  prend  la  parole  etcon- 
clut  à  la  censure  pure  et  simple  de  Camille.  Ce  der- 
nier demande  la  permission  de  donner  lecture  de 
son  numéro  5,  où  il  retraçait  les  turpitudes  de  la 
vie  d'Hébert.  Mais  le  dénonciateur  de  Camilie,  qui 
craint  l'effet  terrible  que  pourrait  produire  la  lec- 
ture de  ce  numéro  sur  les  membres  de  l'assem- 
blée, s'écrie:  «  CamilieDesmoulins,  dans  ce  nu- 
«  inéro,  a  eu  l'audace  de  dire  que  j'étais  un  bri- 
«  gand  ,  que  je  volais  la  Trésorerie  :  c'est  une 
«  fausseté  atroce.  —  Tu  es  bien  impudent ,  lui  ré- 
«  pord  Camille;  sache  donc  que  j'en  ai  les  preuves 
«  en  main.  »  Ces  mois  causent  une  grande  rumeur. 


XV 


La  suite  de  la  discussion  est  remise  pour  le  i  8.  Le 
18  Robespierre  prend  la  parole  :  «  Les  écrits  de 
«  Camille  sont  condamnables  sans  doute,  dit- il  , 
«  mais  cependant  il  faut  distinguer  sa  personne 
«  de  ses  écrits.  Camille  est  un  enfant  gâté  qui 
«  avait  d'heureuses  dispositions ,  mais  que  les 
«  mauvaises  compagnies  ont  égaré.  Il  faut  sévir 
«  contre  ses  numéros  que  Brissot  lui-même  n'eut 
«  osé  avouer  et  le  conserver  au  milieu  de  nous.  Je 
«  demande  pour  l'exemple  que  les  numéros  soient 
«  brûlés  dans  la  société.  » 

Brûler  n  est  pas  répondre.,  s'écrie  Camille  avec 
impétuosité. Robespierre,  embarrassé  parune  ré- 
ponse aussi  forte  que  laconique,  reste  muet  quel- 
ques secondes  et  s'écrie  enfin  :  «  Eh  bien  !  qu'on 
«  ne  brûle  pas,  mais  qu'on  réponde;  qu'on  lise 
«  sur-le-champ  les  numéros  de  Camille.  Puisqu'il 
«  le  veut,  qu'il  soit  couvert  d'ignominie  ;  que  la 
«  société  ne  retienne  pas  son  indignation ,  puis- 
ce  qu'il  s'obstine  à  soutenir  ses  diatribes  et  ses 
«  principes  dangereux.  L'homme  qui  tient  aussi 
ce  fortement  à  des  écrits  perfides  est  peut-être 
ce  plus  qu'égaré.  S'il  eût  été  de  bonne  foi  ;  s'il 
ce  eût  écrit  dans  la  simplicité  de  son  cœur,  il  n'au- 
cc  rait  pas  osé  soulenir  plus  long-temps  des  on- 
ce  vrages  proscrits  par  les  patriotes  et  recherebés 


XVI 


«  par  les  contre -révolutionnaires.  Son  courage 
«  n'est  qu'emprunté  ;  il  décèle  les  hommes  cachés 
«  sous  la  dictée  desquels  il  écrit  son  journal  ;  il 
«  décèle  que  Desmoulins  est  l'organe  d'une  fac- 
«  tion  scélérate  qui  a  emprunté  sa  plume  pour 
«  distiller  son  poison  avec  plus  d'audace  et  de 
«   sûreté.  » 

Quelle  hypocrisie  î  quelle  trahison  !  Robespierre 
a  encouragé  Camille  à  écrire  son  journal  du 
Vieux  Cordelier,  il  a  même  corrigé  les  épreuves 
des  premiers  numéros,  et  il  déclare  criminels  et 
infâmes  ceux  qui  ont  coopéré  à  sa  publication. 

Camille  veut  lui  répondre,  mille  voix  s'y  op- 
posent. On  lit  les  numéros  de  son  Vieux  Corde- 
lier  pendant  deux  séances  entières,  et  il  est  assez 
heureux  pour  ne  pas  être  chassé  de  la  société. 

Saint-Just  se  joint  bientôt  à  Robespierre  pour 
perdre  Camille  ;  Saint-Just  qu'une  plaisanterie 
mordante  (î)  avait  rendu  son  implacable  ennemi. 
Ils  concertent  ensemble  le  moyen  de  le  perdre  et 
de  se  débarrasser  au   plus  vite  d'un  censeur  in- 

(i)  Camille,  dans  une  lettre  à  Dillon,  avait  dit  :  «  On  voit 
dans  la  démarche  de  Saint-Just  et  son  maintien,  qu'il  regarde 
sa  tête  comme  la  pierre  angulaire  de  la  république  et  qu'il  la 
porte  sur  ses  épaules  avec  respect  et  comme  un  saint-sacre- 
ment. •> 


XVII 

commode,  Saint-Just,  outre  la  haine  personnelle 
qu'il  portait  à  Camille,  se  flattait  de  se  voir  bien- 
tôt le  second  personnage  de  la  république ,  car 
Danton  devait  aussi  tomber. 

Robespierre,  Camille  Desmoulins  et  Danton 
avaient  espéré  pouvoir  ramener  le  règne  de  la 
modération  et  de  la  justice,-  Us  réunissaient  tous 
leurs  efforts  pour  arriver  à  cet  heureux  résultat. 
Mais  bientôt  ils  furent  accusés  de  modérantisme. 
Camille  et  Danton  poursuivirent  toujours,  au  mi- 
lieu des  dangers  qui  les  entouraient  de  toutes 
parts,  sentant  ce  projet  d'humanité.  Robespierre 
sentant,  surtout  après  la  séance  des  Jacobins,  où 
Camille  lui  avait  répondu  que  brûler  n  était  pas 
répondre,  qu'il  lui  était  impossible  de  réussir, 
quitta  la  ligne  de  modération  qu'il  s'était  tracée , 
et,  pour  se  réhabiliter  dans  l'opinion  publique, 
revint  au  régime  de  terreur.  Il  avait  besoin  pour 
cela  de  frapper  des  coups  hardis;  il  choisit  pour 
victimes  Camille-Desmoulins  et  Danton, et  leur  ad- 
joignit des  faussaires  et  des  étrangers  qui  devaient 
servir  de  matériaux  à  leur  acte  d'accusation.  Des 
bruits  sinistres  furent  répandus  à  dessein  par  Ro- 
bespierre sur  l'arrestation  des  chefs  du  parti  mo- 
déré. 11  voulait  par  là  préparer  les  esprits  à  ce  qui 
allait  arriver. 


XVIII 


Brune  ,  effrayé  du  danger  que  courait  Ca- 
mille, son  ancien  ami  de  collège,  vint  le 
trouver  et  le  supplia,  par  l'intérêt  que  lui  por- 
taient les  vrais  républicains,  par  l'amour  de  ses 
parens,  par  la  tendresse  de  son  épouse,  de  ne  pas 
irriter  davantage  les  ennemis  que  lui  avait  fait  son 
esprit  satirique  et  mordant ,  de  montrer  plus  de 
modération  dans  le  tableau  qu'il  faisait  du  mal- 
heur des  temps,  et  même  de  cesser  la  publication 
de  son  Vieux  Corde  lier.  Camille,  qui  n'avait 
d'abord  répondu  que  par  des  plaisanteries,  com- 
mença à  justifier  sa  conduite  aussi  belle  que  cou- 
rageuse par  des  raisons  auxquelles  il  n'était  guère 
facile  de  répondre.  «  Je  te  l'avoue,  lui  dit  Brune, 
«  je  ne  saurais  m'empécher  de  t'admirer  ;  cepen- 
<c  dant  sois  certain  qu'avec  plus  de  modération 
«  tu  feras  un  bien  véritable,  tandis  qu'en  eonti- 
«  nuant  tu  te  livres,  tu  t'immoles,  tu  te  perds 
«  et  tu  ne  sauves  rien.  —  Crois- tu,  lui  répon- 
«  dit-il  alors,  qu'ils  oseront  m'attaquer,  me  dé- 
«  clarer  traître,  moi  et  mon  Vieux  Cordelier , 
«  et  cela  pour  avoir  demandé  un  comité  de  cle- 
rc mence  et  de  justice;  pour  avoir  voulu  achever 
«  et  consolider  l'œuvre  de  notre  révolution  ?  J'ai 
«  toute  la  France  pour  moi.  Desenne  (c'était  le 
«   nom  de  son  libraire)  ne  peut  suffire  à  la  vente 


XIX 

«   de  mes  numéros.  Je  suis  là,  entendu  partout. 
.«  —  Tu  es  lu  aussi  de  Barère  qui  se  reconnaît; 
«  de  Saint-Just,  qui  a  promis  de  te  faire  porter  la 
«   tête  comme  un  saint  Denis.  —  C'est  vrai ,  rc- 
«  pondit-il,  je  me  le  rappelle  :  c'est  une  bien 
«  mauvaise   plaisanterie,   et  ma   réponse  valait 
v     beaucoup  mieux.  As-tu  vu  ma  lettre  à  Dillon? 
«  Da  ns  la  dèm  a  rche  et  le  main  tien  de  Sa  in  t-Just, 
«  on  voit  qu'il  regarde  sa  tète  comme  la  pierre 
«  angulaire  de  la  république,  et  qu'il  la  porte 
«  sur  ses  épaules  avec  respect  comme  un  saint- 
«  sacrement.  Me  suis-je  trompé ,  et  crois-tu  que 
ce  pour  une  aussi  bonne  plaisanterie  il  voudrait 
«  me  faire   mourir?   Je  ne  lui   demande  qu'une 
«  grâce ,  c'est  d'attendre  pour  cela  qu'il  y  ait  fait 
«   une  réponse  qui  vaille.  »  Madame  Desmoulins 
avait  invité  Brune  à  partager  son  déjeûner  de  fa- 
mille, il  fut  servi  et  on  se  mit  à  table.  Camille^ 
s'échauffant  alors  par  degrés,  lui  développa  le  bel 
avenir  qu'il  préparait  à  sa  patrie.  «  Crois-moi ,  lui 
«  dit-il,  je  suis  l'homme  de  la  révolution.  Quand 
«  il  l'a  fallu ,  j'ai  exposé  ma  vie  pour  elle  au  Pa- 
«  lais-Royal.  A  cette  époque-là  on  voulait  aussi 
«  m'inquiéter,  comme  vous  le  faites  aujourd'hui  ; 
«   mais  la  nation  marchait  avec  moi ,  et  j'étais  tran- 
«  quille.  Je  suis  sûr  encore,  avec  mon  Vieux  Cor- 


XX 


«  délier,  de  la  conduire  sur  mes  pas,  de  répon- 
«  dre  à  ses  vœux,  a  ses  besoins;  l'opinion  publi- 
«  que  sera  encore  ma  force.  —  Si  elle  laisse  à 
«  tes  ennemis  le  temps  de  te  frapper!  —  J'ai  des 
«  amis  tout  prêts.  N'avez-vous  pas  entendu  la  voix 
«  éloquente  de  Philippeaux  (i)?  Danton  dort  : 
«  c'est  le  sommeil  du  lion  ;  mais  il  se  réveillera 
<c  pour  défendre  ma  cause.  » 

Son  ami  était  loin  d'être  convaincu  et  lui  re- 
nouvelait    les     mêmes    prières  ;     mais    Lucille  , 
qui    d'abord   s'était    montrée    fort    sensible    aux 
inquiétudes    et    aux  craintes    de  Brune,  partage 
maintenant   tout  l'entbousiasme  de  Camille;  elle 
remarque  que  cet  entretien  l'a  échauffé  aussitôt, 
elle   lui    passe   un    mouchoir    sur    le  front;    lui 
donne  un   baiser  sur  la  joue  et  s'écrie  :  «  Laissez- 
le  faire,  Brune,  laissez-le  faire,  il  doit  sauver  son 
pays;   laissez-le  remplir    sa  mission.  »  Alors  elle 
verse  a  son  époux  et  à  Brune  un  chocolat  exquis 
avec  une  grâce  enchanteresse.  Le  chocolat  ser- 
vi :  edamus    et   bibamus ,    dit    Camille  ,    cras 
enirn  muriemuv  (i);  en  prononçant  ces  paroles 
de  mort,   il  affectait  un  air  de  gaîté  et  tenait  son 

(i)  Camille  croyait  alors  à  la  sincérité  du  rapport  que  Phi- 
lippeaux avait  fait  sur  la  Vendée. 

(2)  Trad.  Mnngeon9  et  buvons;  car  nous  mourrons  demain, 


GORDELIER 


DE 


€amilk-DÉStn0ulins , 

DÉPUTÉ     A     LA     CONVENTION ,     ET     DOYEN     DES~  JACOBINS. 

ueiiiej  Odûiou  comvtelej . 

Précédée  d'un  essai  sur  la  vie  et  les  écrits  de  l'auteur., 

PARENT    DE    CAMILLE-DESMOULINS    ET    POSSESSEUR    DE    SES 
MANUSCRITS. 


ÉBRARD,    LIBRAIRE-ÉDITEUR, 

1k  y    RUE    DES    MATHURINS-SAINT-JACQUES. 

1834. 


SI 

aauaanoa 


CDiy 


aa  mmvm  ®@&®a&aa& 


•V  ÉLtï 


Tmpr'mPT'c  de  J.-L.  Bellemaix>  roe  Saint-Denis.  26? 


xxr 

enfant,  son  petit  Horace  sur  ses  genoux.  Camille 
n'avait  soutenu  sa  thèse  qu'à  cause  de  sa  femme 
qu'il  n'aurait  pas  voulu  attrister  pour  tout  au 
monde.  Quel  courage  dans  Camille!  quelle 
tendresse! 

Dans  la  nuit  du  3o  au  3i  mars,  Camille  au 
moment  où  il  se  couchait  entend  à  l'extérieur  le 
hruit  de  la  crosse  d'un  fusil  qui  tombe  sur  le  pavé. 
«  On  vient  m'arrêter,  s'écrie-t-il,  et  il  se  jette  dans 
les  bras  de  sa  chère  Lucile  qui  le  presse  de  toutes 
ses  forces  contre  son  sein;  hélas!  c'était  pour  la 
dernière  fois  !  Il  court  embrasser  son  petit  Horace 
qui  dormait  dans  son  berceau,  tâche  de  consoler 
son  épouse  qui  fond  en  larmes,  et  va  lui-même 
ouvrir  la  porte  aux  satellites  de  Robespierre , 
qui  l'arrêtent  et  le  conduisent  à  la  prison  du 
Luxembourg.  A  son  arrivée  les  prisonniers  ac- 
eourrent  en  foule  au  guichet  pour  voir  cet  inté- 
ressant Camille,  qui  par  ses  écrits  courageux , 
avait  jeté  quelques  lueurs  d'espérance  au  fond 
de  leurs  cachots. 

Le  lendemain,  c'est-à-dire  le  10  germinal 
(3i  mars),  Legendre  annonce  à  la  Convention 
l'arrestation  de  quatre  de  ses  membres  et  feint 
d'ignorer  leur  nom,  excepté  celui  de  Danton;  i| 
prend  la  défense  de  ce  dernier  et  demande  qu'il 


** 


XXII 

soit  entendu  à  la  barre,  persuadé  que  la  faculté 
de  parler  à  la  Convention  serait  pour  les  mal- 
heureux prisonniers  un  moyen  sûr  de  se  sauver 
et  de  démasquer  tonte  la  trame  de  leurs  adver- 
saires ;  mais  Robespierre  qui  sent  très  bien  qu'il 
ne  serait  pas  ménagé  et  par  Camille  et  par  Dan- 
ton, Robespierre  qui  voudrait  déjà  voir  monter  à 
l'échafaud  ceux  qu'il  vient  de  jeter  dans  des 
cachots,  se  précipite  à  la  tribune ,  s'oppose  de 
toutes  ses  forces  à  cette  motion,  et  finit  par  dire 
d'un  ton  colère  et  menaçant  :  «  Quiconque  trem- 
«■  ble  en  ce  moment  est  coupable,  les  complices 
«  seuls  peuvent  plaider  la  cause  des  traîtres.  » 

Les  membres    de  l'assemblée  glacés  d'effroi  et 
^remblans     pour    eux-mêmes     veulent     prouver 
qu'ils    n'ont  point  peur  et  appuient  avec  force  le 
discours  de   Robespierre.  Aucune  voix  ne  se  fait 
entendre  en  faveur  des  malheureux  prisonniers; 
Legendre  a  même  la  lâcheté  de  venir  s'excuser  à 
la  tribune   d'avoir  pris  leur  défense  ;  il  est  décidé 
h   l'unanimité  que  les  quatre  députés   arrêtés  ne 
seront  pas  entendus  à  la  barre  de  la  Convention. 
En  ce   moment  arrive  Saint-Just,  qui  fait  un  long 
rapport  clans  lequel  il  demande  que  Camille  Des- 
moulins, que  Danton,  que  Philippeaux,  etc.,  soient 
décrétés   d'accusation    comme  coupables   d'avoir 


XXIll 

conspiré  contre  la  république.  Le  décret  demandé 
par  Saint -Just  est  volé  à  l'unanimité. 

Camille,  le  lendemain  de  son  arrestation,  écrivit 
une  première  lettre  à  son  épouse  pour  la  conso- 
ler (  i  )  :  un  des  amis  de  Camille  porta  cette  lettre 
à  Lucille;  elle  la  lut  en  sanglottant,  et  comme  il 
cherchait  à  la  consoler  :  «  C'est  inutile,  dit-elle,  je 
pleure  comme  une  femme,  parce  que  Camille 
souffre,  parce  que  sans  doute  ils  le  laissent  man- 
quer de  tout;  parce  qu'il  ne  nous  voit  pas....  Mais 
j'aurai  le  courage  d'un  homme,  je  le  sauverai.... 
Que  faut-il  faire?  lequel  de  ses  juges  faut-il  que  je 
supplie?  lequel  faut-il  que  j'attaque  ouvertement? 
voulez- vous  me  conduire  chez  Philippeaux? 
—  Il  est  également  arrêté,  sans  doute. — La  patrie 
n'a  donc  plus  de  défenseurs....  je  vais  chez 
Danton....  —  Le  même  décret  l'unit  à  votre  époux. 
-—Pourquoi  m'ont-iis  laissée  libre,  moi  ?  Croient- 
ils  que  parce  que  je  ne  suis  qu'une  femme  je  no^ 
serai  élever  la  voix?....  Ont- ils  compté  sur  mon 
silence?....  —  J'irai  aux  Jacobins....  j'irai  chez  Ro- 
bespierre.... » 

Madame  Duplessis    (  i  )   et  l'ami  de  Camille  la 

(1)  La  copie  de  cette  lettre  se  trouve  à  la  fin  du  y'hum  Cordç- 
lier. 

(a)  Mère  de  Lucille. 


XXIV 

retinrent  et  l'engagèrent  à  ne  pas  faire  de  dé- 
marches inconsidérées  qui  pourraient  la  perdre  et 
son  époux  aussi  ;  enfin  elle  consentit  à  rester 
tranquille;  mais  elle  voulut  écrire  à  Robespierre 
pour  le  prier  de  sauver  son  mari,  la  lettre  resta 
inachevée  et  ne  fut  point  envoyée  (i). 

Le  lendemain,  12  germinal,  on  envoya  aux 
accusés  leur  acte  d'accusation.  Camille,  après 
l'avoir  reçu ,  se  promena  à  grands  pas  dans 
la  chambre  et  devint  furieux  en  lisant  le  tissu 
d'absurdités,  de  calomnies  et  de  mensonges  in- 
fâmes qu'on  avait  fabriqué  pour  le  perdre;  bientôt 
cependant  il  se  calma,  et  dit  en  se  rendant  à  la 
Conciergerie  où  on  le  transporta  aussitôt  :«  Je  vais 
«  aTéchafaud  pour  avoir  versé  quelques  larmes  sui- 
te des  milliers  de  malheureux  et  d'innocens;  mon 
<>  seul  regret  en  mourant  est  de  n'avoir  pu  les 
«  servir.  »  A  son  arrivée  à  la  Conciergerie  tous  les 
détenus  ,  sans  distinction  de  rangs  et  d'opinions, 
accoururent  au  devant  de  lui,  l'entourèrent  et 
ne  purent  s'empêcher  de  lui  témoigner  hautement 
tout  l'intérêt  qu'il  leur  inspirait. 

Le  jour  suivant,  i3  germinal,  les  accusés,  au 
nombre  de  1  /^.,  parmi  lesquels  se  trouvaient  Clia- 

(1)  Voyez  cette  lettre  à  la  /in  du  Vieux  Cordelier. 


XXV 

bot,  Bazire,  Fahre  d'Egiantine,  Lacroix,  Danton, 
Hérault  deSéchelles,Philippeaux,  parurent  de  vaut 
leurs  juges.  La  loi  voulait  que  les  jurés  fussent 
tirés  au  sort;  mais  Fouquier-Tinville  et  le  pré- 
sident Hermann,  dont  les  noms  sont  à  jamais 
voués  à  l'exécration  du  genre  humain,  firent  leur 
choix,  c'est-à-dire,  prirent  les  jurés  qu'ils  appe- 
laient les  Solides.  On  passa  ensuite  a  l'interro- 
gatoire de  Danton,  puis  à  celui  de  Camille.  Quand 
on  demanda  à  ce  dernier  quel  âge  il  avait,  il  ré- 
pondit :  «  33  ans,  l'âge  du  sans-culotte  Jésus.  » 
Que  de~ pensées  font  naître  cette  réponse!  Jésus 
pour  avoir  prononcé  le  mot  de  liberté,  d'égalité, 
d'humanité  au  milieu  de  la  barbarie  et  de  l'escla- 
vage est  attaché  tout  vivant  à  un  poteau,  et  Ca- 
mille monte  à  i'échafaud  pour  avoir  prononcé  le 
mot  de  clémence  et  de  justice  dans  un  moment  où 
des  flots  de  sang  coulaient  sur  toute  la  France,  il 
voulut  entreprendre  sa  défense  et  se  plaindre 
hautement  d'avoir  été  confondu  avec  des  faus- 
saires ;  on  ne  fit  aucune  attention  à  ses  plaintes. 
Fouquier-Tinville  commença  la  lecture  ànFieux 
Cordelier  et  donna  à  ce  journal  une  interpréta- 
tion contre  laquelle  se  révolta  vainement  son  au- 
teur. La  salle  d'audience  était  pleine.  Une  foule 
immense  et  agitée  entourait  le  palais  de  justice  et 


XX.VI 

rs'étendait  jusqu'aux  quais.  Après  l'audience, le  pré 
sident  Hermann  et  l'accusateur  public  Fouquier- 
Tinville  se  rendent  au  comité  de  salut  public.  Il 
n'y  avait  que  St.-Just  et  Billaiid  de  Varennes.  Ils 
leur  annoncent  que  les  accusés  ont  demandé  que 
des  membres  de  la  Convention  fussent  entendus. 
Saint -Just  donne  ordre  a  Fouquier-Tinville 
d'éluder  toujours  cette  demande  des  accusés,  de 
prolonger  les  débats,  d'arriver  à  la  fin  des  trois 
jours  sans  s'expliquer,  et  faire  déclarer  par  les 
jurés  après  ce  délai,  conformément  a  la  loi,  qu'ils 
étaient  suffisamment  instruits. 

Camille  de  retour  a  sa  prison  termina  une  lettre 
divine  où  se  trouve  peinte  toute  sa  tendresse  pour 
sa  Lucille,  et  qu'on  ne  saurait  lire  sans  donner 
quelques  larmes  a  son  auteur  (i). 

Le  \f\  germinal  (3  avril),  l'affluence  est  la 
même  au  tribunal  et  autour  du  Palais  de  Justice. 
Danton  et  Camille  demandent  la  comparution  de 
plusieurs  membres  des  deux  comités  et  de  la  Con- 
vention. Fouquier-Tinville  ne  fait  d'abord  qu'une 
réponse  équivoque;  mais  les  accusés  le  pressent 
de  répondre  catégoriquement.  Alors  il  déclare 
qu'il  appellera  tous  ceux  qu'ils  désigneront  excepté 

(i)  La  copie  de  cette  lettre  se  trouve  à  la  (in  du  Vieux  Cor 
tielter. 


XXVlt 

les  membres  de  la  Convention;  «  car,  dit -il, 
c'est  «à  la  Convention  seule  qu'il  appartient  de  dé- 
cider si  quelques-uns  de  ses  membres  doivent  être 
cités.»  Les  accusés  se  récrient  contre  les  paroles  de 
Fouquier,  et  disent  qu'on  a  résolu  de  les  juger 
sans  les  entendre.  Le  tumulte  est  à  son  comble. 
Le  président  lève  la  séance.  Fouquier  écrit  au  co- 
mité tout  ce  qui  vient  de  se  passer  h  l'audience 
et  demande  ce  qu'il  doit  faire. 

Le  lendemain  ,  c'est-à-dire  le  4  avril ,  Saint-Just, 
informé  par  Fouquier  de  ce  qui  s'était  passé  la 
veille  air  tribunal  révolutionnaire,  se  rend  à  la 
Convention  et  annonce  que  les  accusés  sont  en 
pleine  révolte,  qu'on  a  été  obligé  la  veille  de  sus 
pendre  les  débats  de  la  justice  et  que  les  prisons 
conspirent  en  leur  faveur.  Il  propose  en  consé- 
quence de  décréter  que  tout  prévenu  de  conspira- 
tion qui  résistera  ou  insultera  a  la  justice  sera 
mis  hors  des  débats  sur-le-champ.  Ce  décret  est 
adopté  à  l'unanimité.  Une  copie  du  décret  est 
expédiée  sur-le-champ.  Vouland  part  de  la  Cou 
vention  pour  la  porter  au  tribunal.  La  troisième 
séance  était  commencée.  Les  accusés  renouve- 
laient les  demandes  de  la  veille  et  on  ne  leur  don- 
nait que  des  réponses  évasives.  Indignés  d'une 
pareille  conduite  à  leur  égard,  ils  se  lèvent  tous 


XXVIII 

en  masse,  pressent  Fouquier-  Tinville  de  faire 
comparaître  les  membres  de  la  Convention  et  du 
comité  qu'ils  ont  désignés,  déclarent  qu'ils  ont  des 
dénonciations  a  faire  contre  le  projet  de  dictature 
qui  se  manifeste  chez  les  comités  et  veulent  que 
la  Convention  nomme  une  commission  pour  les 
recevoir.  Fouquier-Tinville  ne  sait  plus  que  leur 
répondre,  il  est  dans  le  plus  grand  embarras. 
Alors  Vouland  arrive  avec  l'expédition  du  décret 
que  vient  de  rendre  la  Convention.  Il  le  donne  à 
Fouquier-Tinville  en  lui  disant. •«  Nous  les  tenons, 
«  les  scélérats,  voilà  de  quoi  nous  en  débarras- 
«  ser.  »  Fouquier-Tinville  ne  se  sent  plus  de 
joie  et  donne  sur-le-champ  lecture  de  ce  dé- 
cret. Camille  en  entendant  parler  de  sa  femme 
que  Ion  accusait  d'avoir  reçu  de  l'argent  pour 
exciter  une  sédition  s'écrie  :  «  Les  scélérats!  non 
«  contens  de  mégorger,  moi,  ils  veulent  égorger 
«  ma  femme.  »  La- continuation  des  débats  est  re- 
mise au  lendemain. 

Le  lendemain  5  avril  les  accusés  demandent  à 
continuer  leurs  défenses.  On  leur  oppose  le  décret 
qui  portait  que  le  jury  une  fois  suffisamment  ins- 
Iruil  devait  procéder  à  la  délibération.  Ils  s'écrient 
tous:«  Quelle  infamie  !  on  nous  juge  sans  nous 
«   entendre'  la  délibération  est  inutile;  qu'on  nous 


XXIX 

((  mène  à  l'échafaud;nous  avons  assez  vécu  pour 
«  la  gloire.  »  Camille  est  en  fureur;  il  déclare  aux 
juges  qu'ils  sont  des  bourreaux,  des  assassins.  Dan- 
ton leur  jette  des  boulettes  de  pain;  Camille 
déchire  son  acte  d'accusation  et  en  îance  les  mor- 
ceaux à  la  tête  de  Fouquier-  Tinviîle.  L'agita- 
tion est  à  son  comble.  On  fait  sortir  les  accusés. 
Les  jurés  se  retirent,  et  après  quelques  minutes, 
on  voit  arriver  leur  président  Trinchard  tout 
rayonnant  d'une  joie  féroce  et  sanguinaire.  Il  se 
grandit  tout  glorieux  et  prononce  un  arrêt  de 
mort  contre  tous  les  accusés.  Le  tribunal,  qui  craint 
de  voir  se  renouveler  la  même  scène  qui  vient  de 
se  passer,  ne  veut  pas  laisser  rentrer  les  accusés 
pour  entendre  leur  jugement.  Un  greffier  sort 
pour  leur  faire  connaître  leur  arrêt  de  mort.  Ils 
ne  lui  laissent  pas  achever  la  lecture  du  jugement  : 
«  C'est  assez  lui  disent-ils,  qu  on  nous  conduise 
«  à  la  guillotine.  »  Camille  versa  quelques  larmes 
sur  le  sort  de  sa  femme  et  de  son  Horace.  «  Que 
«  vont-ils  devenir?  répétait-il  sans  cesse,  mon  bon 
«  Loulou  !  mon  Horace!  ma  pauvre  Daronne!  »  (  i  ) 
Conduit  à  la  Conciergerie,  il  lut  quelques  pages 
des  Nuits  (1 '1 7oung  et  des  Méditations  d'Hervey* 

(i)  Camille  appelait  ainsi  madame  Dnplessis,  sa   belie-mèro. 


XXX 

Lorsqu'on  vint  le  garotter  pour  aller  a  l'échafaud, 
il  criait  en  écu niant  de  rage  :  «  Faut-il  que  je  sois 
«   dupe  de  Robespierre!  »  A  4  heures  après-midi, 
les  condamnés  au  nombre  de  j4  montèrent  dans 
la  fatale  cbarrette   qui   allait  porter  leur  tête  au 
bourreau.  Dans  le  trajet,  Camille   s'écriait  sans 
cesse  :«  Peuple!  pauvre  peuple!  on  te  trompe  !  on 
«   te  trompe  !  On  immole  tes   soutiens,  tes  méd- 
it  leurs  défenseurs!  »  La   troupe    exécrable   que 
Ion  payait  alors  pour  suivre  les  ebarrettes  ne  lui 
répondait  que  par  des  injures  grossières.  Son  ac- 
tion violente  avait  mis  ses  babils  en  lambeaux,  il 
était   presque   nu  lorsqu'il  arriva  à   la  guillotine. 
Cependant  il  ne  cessait  de  crier  encore:  «  Peuple! 
«    pauvre  peuple!  on    te  trompe!  »  Danton  pro- 
menant alors  un  regard  calme  et  plein  de  mépris 
sur  cette  troupe  immonde  qui  les  entourait,  dit  a 
Camille:  «  Heste  donc  tranquille  et  laisse  là  cette 
«   vile  canaille.  »   En  montant  à  Pécha  Fa  ud,  Ca- 
mille veut  embrasser  une  dernière   fois  son  ami 
Danton.  Le  bourreau  s'y  oppose  fortement  et  les 
force  de  monter.  «  Tu  es  donc  plus  cruel  que  la 
«   mort,  s'écrie  alors  Camille,  car  la   mort   n'eni- 
«   péchera  pas  nos  têtes  de  se  baiser  lout-à-rheurc 
«   dans  le  fond  du  panier.  »  Puis  jetant  les  ^eux 
sur  le  couteau  tout  fumant  du  sang  des  victimes 


XXXI 

qui  viennent  d'être  immolées  :«  Voilà  donc,  dit- 
«  il  ,  la  récompense  destinée  au  premier  apôtre 
«  de  la  liberté.  Les  monstres  qui  m'assassinent  ne 
«  me  survivront  pas  long-temps.  »Il  s'avance  à  son 
tour  et  subit  la  mort  avec  beaucoup  de  courage. 

Au  moment  où  la  machine  fatale  le  frappait, 
il  tenait  encore  dans  sa  main  des  cheveux  de  sa 
Lucille  qui  devait  bientôt  le  rejoindre.  Accusée 
par  Saint -Just  d'avoir  touché  3,ooo  francs,  pour 
faire  ouvrir  les  prisons  encombrées  de  suspects  et 
massacrer  le  tribunal  révolutionnaire,  elle  fut 
amenée  le  i3  avril  devant  ses  juges.  Elle  ne  ré- 
pondit que  quelques  mots  a  l'accusation  absurde 
que  l'on  faisait  peser  sur  elle.  Après  avoir  entendu 
son  jugement    elle  s'écria  :  «  Répandre    le   sang 

«  d'une  femme! les  lâches! mais  savez- 

«  vous  bien  que  le  sang  d'une  femme  a  toujours 
«  été  fatal  aux  tyrans  ?  Savez-vous  bien  que  le 
«  sang  d'une  femme  a  chassé  de  Rome  pour  tou- 
«  jours  les  Tarquins  et  les  Décemvirs?  Réjouis- 
se toi,  6  ma  patrie!  et  reçois  avec  transport  ce 
«  présage  de  ton  salut,  de  ton  bonheur.  La  tyran- 
«   nie  qui  pèse  sur  toi  va  finir.  » 

Retournée  à  sa  prison,  elle  fit  ses  adieux  à 
madame  Duplessis,  sa  mère.  Nous  avons  conservé  la 
lettre  qui  les  contient  ;  je  ne  saurais  in'empccher 


XXXII 

d'en  donner  la  copie.  «  Bon  soir,  ma  chère  uia- 
«  man ,  une  larme  s'échappe  de  mes  yeux,  elle 
«  est  pour  toi.  Je  vais  mendormir  dans  le  calme 
«  de  l'innocence.  Signé  Lucille.  »  Un  moment 
après  avoir  fait  cette  lettre,  elle  monta  à  l'échafaud 
et  y  montra  un  courage  héroïque. 

Au  mois  de  septembre  suivant,  il  y  eut  à  la 
Convention  une  discussion  très  vive  au  sujet  de 
la  mort  de  Camille.  Tous  ses  membres  se  la  re- 
prochaient mutuellement  et  ils  convenaient  tous 
que  c'était  un  martyr  de  îa  liberté  de  son  pays.  Il 
ne  laissa  qu'un  fils  qui  fit  ses  études  au  collège 
de  Louisle-Grand,  à  Paris,  comme  élève  de  l'étal. 
Il  en  sortit  pour  commencer  son  droit.  Après 
l'avoir  terminé, les  événemens  de  18  i  5  survinrent, 
et  il  se  réfugia  en  Amérique,  où  il  mourut  bientôt 
de  chagrin.  Il  n'a  jamais  quitté  le  deuil  de  son 
père  et  de  sa  mère.  Il  avait  résolu  de  le  porter 
toute  sa  vie. 

Il  existe  encore  maintenant  une  sœur  de  Ca- 
mille-Desmoulins.  Elle  a  perdu  toute  sa  fortune 
et  se  trouverait  réduite  en  ce  moment  à  mendier 
son  pain  ,  si  une  de  mes  tantes,  madame  de  Tail- 
lant, ne  lui  donnait  l'hospitalité  dans  son  château  de 
Wiége.  Le  roi  informé  naguère  de  la  détresse  où 
elie  se  trouvait,  s'empressa  de  lui  faire  parvenir 


XXXIII 


une  somme  de  200  francs  pour  subvenir  à  ses  pre- 
miers besoins.  Je  dois  dire  aussi  <jue  nous  avons 
appris  avec  bien  du  plaisir  que  le  roi,  fidèle  à 
son  origine  démocratique  et  révolutionnaire,  con- 
servait dans  ses  appartenons  un  tableau  repré- 
sentant Camille  excitant  le  peuple  à  la  révolte  dans 
la  journée  du  \i  juillet  1789. 

Gamille-Desmoulins  n'était  pas,  comme  on  l'a 
dit  et  répété  tant  de  fois,  un  furieux  démagogue; 
à  la  vérité,  le  plaisir  que  lui  causait  notre  régé- 
nération politique  l'avait  rendu  enthousiaste; 
mais  que  cet  enthousiasme  est  louable,  c'est 
celui  d'un  bon  Français,  qui,  loin  d'un  lâche  et 
sordide  égoïsme,  ne  vit  que  du  bonheur  de  ses 
concitoyens.  La  république  était  le  seul  mobile 
de  toutes  ses  actions,  c'était  un  centre  auquel  il 
rapportait  tout;  il  avait  une  telle  horreur  pour 
les  contre-révolutionnaires  et  les  traîtres,  qu'il  les 
aurait  volontiers  dénoncés  à  toutes  la  terre;  mais 
il  n'a  jamais  demandé  la  mort  de  personne. 
Lorsqu'il  vit  des  échafauds  se  dresser  sur  toute  la 
France  _,  il  voulut  rétablir  l'ordre,  rendre  à  la 
Convention  son  indépendance,  arrêter  l'action 
du  tribunal  révolutionnaire,  vider  les  prisons 
des  suspects  qui  les  remplissaient,  et  organiser  un 
comité  de  clémence    et  de  justice,  persuadé  que 


XXXIV 

c'était  le  seul  moyen  de  rendre  la  paix  à  son  pays 
et  d'abattre  pour  toujours  la  tyrannie  odieuse  et 
sanguinaire  qui  le  désolait.  Dans  un  moment  où 
un  mot,  un  seul  mot  inconsidéré  conduisait  à  l'é- 
chafaud,  il  eut  l'audace  d'attaquer  ouvertement 
le  comité  dominât  euret  de  tracer,  sous  le  voile  de 
l'histoire  des  règnes  de  Tibère  et  de  Néron ,  un 
tableau  fidèle  de  la  tyrannie  du  jour.  Le  moment 
n'était  pas  encore  venu  où  des  flots  de  sang 
français  devaient  enfin  cesser  découler;  il  périt 
victime  de  son  amour  pour  la  liberté,  qui  avait 
été  l'idole  de  toute  sa  vie. 

Dans  les  courts  momens  oii  Camille  ne  s'occu- 
pait plus  de  liberté  et  de  patrie,  il  était  tout 
entier  à  cette  tendresse  domestique,  à  ces  liens 
de  famille  si  doux,  si  chers  au  cœur  de  l'homme. 
Il  avait  épousé  une  femme  divine  par  ses  vertus 
et  ses  talens ,  qu'il  avait  recherchée  dix  années 
entières  et  dont  il  était  adoré.  (  Voyez  à  la  fin 
du  Pieux  Cordelier  une  lettre  de  Camille  à 
son  père,  dans  laquelle  il  lui  apprend  son  ma- 
riage. ) 

Pendant  les  trois  années  qu'ils  vécurent 
ensemble,  ils  furent  aussi  heureux  qu'on  peut 
l'être   sur   la   terre;  car  est-il    un    bonheur    plus 


XXXV 


pur,  plus  élevé,    plus  vrai,  que  celui  d'aimer  et 
d'être  aimé? 


Matton  aîné, 

parent  de  Camille  Desmoulins, 


GORDELIER 


DE 


€amiiie^Bt$mouiin$i 

DÉPUTÉ     A     LA     CONVENTION,     ET     DOYEN     DES "  JACOBINS. 

cJeuto  Liïttiou  complète» . 

Précédée  d'un  essai  sur  la  vie  et  les  écrits  de  l'auteur, 

c$€vt  ^/tfô.  <y&ÔaMwi  otite, 

PAREMT    DE    CAMILLE-DESMOULINS    ET    POSSESSEUR    DE    SES 
MANUSCRITS. 


ËBRARD,    LIBRAIRE-ÉDITEUR, 

24  }    RU,E    DES    MATHURINS-SAINT-JACQUES. 

1834. 


VIT  >■  .    , .:: 


m  mmtm  ®®&®a&âm 


LE  VIEUX 

JÔURÎVÂL     RÉDIGÉ 
DEPUTE    A     LA    CONVENTION ,     ET     DOYEN     DES     JACOBINS  , 


VIVRE  LIBRE  OU  MOURIR! 


Quinlidi  frimaire  ,  a*  décade,  l'an  H  de  la  république, 
une  et  indivisible. 


Dès  qu«  ceux  qui  gouvernent  seront  bals  ,  leurs  concurrcn  s 
ne  tarderont  pas  a  être  admirés. 

(  Machiavel) 

O  Pïtt  !  je  rends  hommage  à  ton  génie  !  Quels 
nouveaux  débarqués  de  France  en  Angleterre 
l'ont  donné  dé  si  bons  conseils,  et  des  moyens 
si  sûrs  de  perdre  ma  patrie?  Tu  as  vu  que  tu 
échouerais  éternellement  contré  elle,  si  tu  ne 
t'attachais   à    perdre,   dans ,;  l'opinion    publique, 


-4- 
ceux  qui,  depuis  cinq  «ans,  ont  déjoué  tous  tes 
projets.  Tu  as  compris  que  ce  sont  ceux  qui  t'ont 
toujours  vaincu  qu'il  fallait  vaincre;  qu'il  fallait 
faire  accuser  de  corruption  précisément  ceux  que 
tu  n'avais  pu  corrompre,  et  d'attiédissement  ceux 
que  tu  n'avais  pu  attiédir.  Avec  quels  succès,  de- 
puis la  mort  de  Marat,  tu  as  poussé  les  travaux 
du  siège  de  leur  réputation,  contre  ses  amis,  ses 
preux  compagnons  d'armes,  et  le  navire  Argo 
des  vieux  Cordeliers! 

C'est  hier  surtout ,  à  la  séance  des  Jacobins  , 
que  j'ai  vu  tes  progrès  avec  effroi ,  et  que  j'ai 
senti  toute  ta  force,  même  au  milieu  de  nous. 
J'ai  vu,  dans  ce  berceau  de  la  liberté,  un  Hercule 
près  d'être  étouffé  par  tes  serpens  tricolores.  En- 
fin, les  bons  citoyens,  les  vétérans  de  la  révolu- 
tion, ceux  qui  en  ont  fait  les  cinq  campagnes, 
depuis  1789,  ces  vieux  amis  de  la  liberté,  qui, 
depuis  le  12  juillet,  ont  marché  entre  les  poi- 
gnards et  les  poisons  des  aristocrates  et  des  ty- 
rans, les  fondateurs  de  la  république,  en  un  mot, 
ont  vaincu.  Mais  qi*e  cette  victoire  même  leur 
Laisse  de  douleur,  en  pensant  qu'elle  a  pu  être 
disputée  si  long-temps  dans  les  Jacobins!  La  vic- 
toire nous  est  restée,  parce  qu'au  milieu  de  tant 
de  ruines  de  réputations,  colossales  de   civisme, 


celle   de  Robespierre  est  debout;  parce  qu'il  a 
donné  la  main  à  son  émule  de  patriotisme ,   no- 
ire président   perpétuel  des   anciens  Cordeliers, 
notre  Horatius  Coclès,  qui,  seul,  avait  soutenu 
sur  le  pont   tout  l'effort  de  Lafayette  et    de  ses 
quatre  mille  Parisiens  assiégeant  Marat  ,   et  qui 
semblait  maintenant  terrassé  par  le  parti  de  l'é- 
tranger. Déjà  fort  du  terrain  gagné  pendant  la 
maladie  et  l'absence  de  Danton,  ce  parti,  domi- 
nateur insolent  dans  la  société,   au  milieu  des 
endroits  les  plus  touchans,  les  plus  eonvaineans 
de  sa  justification,  dans  les  tribunes,  huait,  et 
dans  le  sein  de  l'assemblée,  secouait  la  tête  et 
souriait  de    pitié  ,    comme    aux    discours    d\in 
homme  condamné  par  tous  les  suffrages.  Nous 
avons  vaincu  cependant,  parce  qu'après  le  dis- 
cours foudroyant  de  Robespierre ,  dont  il  semble 
que  le  talent  grandisse  avec  les  dangers  de  la  ré- 
publique ,  et    l'impression   profonde  qu'il   avait 
laissé  dans  les  âmes ,  il  était  impossible  d'oser  éle- 
ver la  voix  contre  Danton  ,  sans  donner,  pour 
ainsi  dire,  une  quittance  publique  des  guinées  de 
Pitt.  Robespierre ,  les  oisifs  que  la  curiosité  avait 
amenés  hier  à  la  séance  des  Jacobins,  et  qui  ne 
cherchaient  qu'un  orateur  et  un  spectacle,  en  sont 
sortis  ne  regrettant  plus  ces  grands  acteurs  de  la 


—  $  — 

tribune,  Barnave  et  Mirabeau,  dont  tu  fais  ou- 
blier souvent  le  talent  de  la  parole.  Mais  la  seule 
louange  digne  de  ton  cœur  est  celle  que  t'ont 
donnée  tous  les  vieux  Cordeliers  ,  ces  glorieux 
confesseurs  de  la  liberté,  décrétés  par  le  Cliâte- 
let  et  par  le  tribunal  du  sixième  arrondissement, 
et  fusillés  au  Champ-de-Mars.  Dans  tous  les  au- 
tres dangers  dont  tu  as  délivré  la  république,  tu 
avais  des  compagnons  de  gloire  ;  hier,  tu  Tas  sau- 
vée seul. 

Le  Nocher,  rjans  son  art ,  s'instruit  pendant  l'orage. 

Je  me  suis  instruit  hier;  j'ai  vu  le  nombre  de 
nos  ennemis  ;  leur  multitude  m'arrache  de  l'hôtel 
des  Invalides  et  me  ramène  au  combat.  Il  faut 
écrire,  il  faut  qujtter  le  crayon  lent  de  l'histoire 
de  la  révolution,  que  je  traçais  au  coin  du  feu  , 
pour  reprendre  la  plume  rapide  et  haletante  du 
journaliste,  et  suivre,  à  bride  abattue,  le  torrent 
révolutionnaire.  Député  consultant,  que  personne 
ne  consultait  plus  depuis  le  3  juin  ,  je  sors  de  mon 
cabinet  et  de  ma  chaise  à  bras,  où  j'ai  eu  tout  Je 
loisir*  de  suivre,  par  le  menu,  le  nouveau  système 
de  nos  ennemis,  dont  Robespierre  ne  vous  a  pré- 
senté que  lçs  masses ,  et  que  ses  occupations  au 


comité  cïe  salut  public  ne  lui  ont  pas  permis  d'em- 
brasser,  comme   moi,  clans  son  entier.  Je  sens 
de  nouveau  ce  que  je  disais  il  y  a  un  an  ,  com- 
bien j'ai  eu- tort  de  quitter  la  plumé  périodique , 
et  de  laisser  le  temps  à  l'intrigue  de  frelater  l'o- 
pinion des  départemens  et  de  corrompre  cette 
nier  immense  par  une  foule  de  journaux ,  comme 
par  autant  de  fleuves  qui  y  portaient  sans  cesse 
dés  eaux  empoisonnées.   Nous   n'avons  plus  de 
journal  qui  dise  la  vérité,  du  moins  toute  la  vé- 
rité; Je  rentre  dans  l'arène  avec  toute  la  franchise 
et  le  courage  qu'on  me  connaît. 
'   Nous  nous  moquions,  il  y  a  un  an,  avec  grande 
raison,  de  la  prétendue  liberté  des  Anglais,  qui 
n'ont  pas  la  liberté  indéfinie  de  la  presse;  et  ce- 
pendant quel  homme  de  bonne  foi  osera  compa- 
rer aujourd'hui  la  France  à  l'Angleterre,  pour  la 
liberté  de  la  presse?  Voyez  avec  quelle  hardiesse 
lé  Morning  Chronicle  attaque  Pitt  et  les  opéra- 
tiônâ  de  la  guerre!  Quel   est  4e  joti  ma  liste,   en 
France,  qui  osât  relever  les  bévues  de  nos  comi- 
tés, et  des  généraux ,  et  des  Jacobins,  et  dès  mi- 
nistres, et  de  la  commune,  comme  l'opposition 
relève  celte  du  ministère  britannique?  Et  moi, 
Français,  moi,  Camille-Desmoulins*  je  ne  serais 
pas  aussi  libre  qu'tm  journaliste  anglais!  Je  m'in- 


—  s  — 

digne  à  cette  idée.  Qu'on  ne  dise  pas  que  noua 
sommes  en  révolution,  et  qu'il  faut  suspendre  la 
liberté  de  la  presse  pendant  la  révolution.  Est-ce 
que  l'Angleterre ,  est-ce  que  toute  l'Europe  n'est 
pas  aussi  en  état  de  révolution?  Les  principes  de 
la  liberté  de  la  presse  sont-ils  moins  sacrés  à  Pa- 
ris qu'a  Londres ,  où  Pitt  doit  avoir  une  si  grande 
peur  de  la  lumière?  Je  l'ai  dit,  il  y  a  cinq   ans, 
ce  sont  les  fripons  qui  craignent  les  réverbères. 
Est-ce  que,  lorsque,  d'une   part,  la  servitude  et 
la  vénalité  tiendront  la  plume,  et  de  l'autre,   la 
liberté  et  la  vertu,  il  peut   y  avoir  le  moindre 
danger  que    le  peuple,  juge    dans  ce   combat, 
puisse  passer  du  côté  de  l'esclavage  ?  Quelle  in- 
jure ce  serait  faire  à  la  raison  humaine,  que  de 
l'appréhender  !  Est-ce  que  la  raison  peut  craindre 
le  duel  de  la  sottise?  Je  le  répète,  il  n'y  a  que  les 
contre-révolutionnaires,  il  n'y  a  que  les  traîtres, 
il  n'y  a  que  Pitt,  qui  puissent  avoir  intérêt  à  dé- 
fendre, en  France,  la  liberté  même  indéfinie  de 
la  presse  ;  et  la  liberté ,  la  vérité  ,  ne  peuvent  ja- 
mais craindre  l'écritoire  de  la  servitude  et   du 
mensonge. 

Je  sais  que,  dans  le  maniement  des  grandes  af- 
faires, il  est  permis  de  s'écarter  des  règles  austè- 
res de  la  morale;  cela  est  triste,  mais  inévitable. 


Les  besoins  de  l'état  et  la  perverské  du  cœur  hu- 
main rendent  une  telle  conduite  nécessaire,  et 
ont  fait  de  sa  nécessité  la  première  maxime  de  ia 
politique.  Si  un  homme  en  place  s'avisait  de  dire 
tout  ce  qu'il  pense,  tout  ce  qu'il  sait,  il  expose- 
rait son  pays  à  une  perte  certaine.  Que  les  bons 
citoyens  ne  craignent  donc  point  les  écarts  et 
l'intempérance  de  ma  plume.  J'ai  la  main  pleine 
de  vérités  et  je  me  garderai  bien  de  l'ouvrir  en 
entier;  mais  j'en  laisserai  échapper  assez  pour 
sauver  la  France  et  la  république,  une  et  indivi- 
sible. 

Mes  collègues  ont  tous  été  si  occupés  et  em- 
portés par  le  tourbillon  des  affaires,  les  uns  dans 
des  comités,  les  autres  dans  des  missions,  que  le 
temps  leur  a  manqué  pour  lire,  je  dirai  presque 
pour  méditer.  Moi  qui  n'ai  été  d'aucune  mission  , 
d'aucun  comité  où  l'on  eût  quelque  chose  à  faire; 
qui,  au  milieu  de  cette  surcharge  de  travaux  de 
tous  mes  collègues  montagnards,  pour  l'affermis- 
sement de  la  république,  ai  composé,  presque  à 
moi  seul  (qu'ils  me  passent  l'expression),  leur 
comité  de  lecteurs  et  de  penseurs,  me  sera-t-il 
permis ,  au  bout  d'un  an ,  de  leur  présenter  le 
rapport  de  ce  comité,  de  leur  offrir  les  leçons  de 
l'histoire.,  le  seul  maître,  quoiqu'on  en  dise,  de 


—  10  — 

l'art  de  gouverner,  et  de  leur  donner  les  conseils 
que  leur  donneraient  Tacite  et  Machiavel,  les, 
plus  grands  politiques  qui  aient  jamais  existé? 


&^  ^aaua  ê^aëââiaa. 


' 


LE  VIEUX 


&S     '5KSS5SS& 


JOURNAL     REDIGE 
DEPUTE     A     LA     CONVENTION  ,     ET     DOYEN     DES    JACOBINS  , 

VIVRE  LIBRE  OU  MOURIR! 

MM* 
Décadi  aô  frimaire,  l'an  II  de  la  république,  une  et  indivisible. 


Dès  que  ceux  qui  gouvernent  seront  liais ,  leurs  concurrent 
ne  tarderont  pas  à  être  admirés. 

(  Machiavel). 

On  me  reprochait  sans  cesse  mon  silence,  et 
peu  s'en  fallait  qu'on  ne  m'en  fit  un  crime.  Mais 
si  c'est  mon  opinion  et  non  des  flagorneries  qu'on 
me  demande ,  à  quoi  eût-il  servi  de  parler,  pour 
dire  à  un  si  grand  nombre  de  personnes  :  Vous 
êtes  des  insensés  ou  des  contre-révolutionnaires  , 
de  me  faire  ainsi  deux  ennemis  irréconciliables , 
l'amour-propre  piqué  et  la  perfidie  dévoilée,  et 


z  -  H -j 

(le  les  déchaîner  contre  moi  en  pure  perte ,  et 
sans  profit  pour  la  république;  car  les  insensés  ne 
m'auraient  pas  cru  et  je  n'aurais  pas  changé  les 
traîtres?  La  vérité  a  son  point  de  maturité,  et  elle 
était  encore  trop  verte.  Cependant  je  suis  hon- 
teux d'être  si  long-temps  poltron.  Le  silence  de  la 
circonspection  peut  commander  aux  autres  ci- 
toyens, ses  devoirs  le  défendent  à  un  représentant. 
Soldat  rangé  en  bataille,  avec  mes  collègues,  au- 
tour de  la  tribune,  pour  dire  sans  crainte  ce 
que  je  crois  le  plus  utile  au  peuple  français,  me 
taire  serait  déserter.  Aussi  bien  ce  que  j'ai  fait,  ce 
que  j'ai  écrit  depuis  cinq  ans,  pour  la  révolution  ; 
mon  amour  inné  pour  le  gouvernement  républi- 
cain, seule  constitution  qui  convienne  à  quicon- 
que n'est  pas  indigne  du  nom  d'homme;  deux 
frères,  les  seuls  que  j'avais,  tués  en  combattant 
pour  la  liberté,  l'un  au  siège  de  Maëstricht,  et 
l'autre  dans  la  Vendée,  et  ce  dernier,  coupé  en 
morceaux,  par  la  haine  que  les  royalistes  et  les 
prêtres  portent  à  mon  nom  ,  tant  de  titres  à  la 
confiance  des  patriotes  écartent  de  moi  tout 
soupçon;  et  quand  je  vais  visiter  les  plaies  de 
l'élat,  je  ne  crains  point  que  l'on  confonde  avec 
le  stylet  de  l'assassin  la  sonde  du  chirurgien. 
Dès  le  premier   mois  de   notre  session,  il    v    a 


plus  d'un,  an  ,  j'avais  bien  reconnu  quel  serait  dé* 
sonnais  le  plus  grand  danger,  disons  mieux  ,  le 
.seul  danger  de  la  république;  et  je  m'exprimais, 
dans  un  discours  distribué  à  la  Convention .,  con- 
tre son  décret  du  27  octobre ,  rendu  sur  la  motion 
,deGensonné,  qui  excluait  les  membres  de  toutes 
les  fonctions  publiques  pendant  six  ans,  piège 
grossier  des  Girondins.  Il  ne  reste  plus  à  nos  en- 
nemis d'autre  ressource  que  celle  dont  usa  le  sé- 
nat de  Rome,  quand,  voyant  le  peu  tîe  succès  de 
joutes  ses  batteries  contre  les  Gracques,  il  s'avisa, 
dit  Saint- Real ,  de.  cet  expédient  pour  perdre  les 
patriotes:  ce  fut  d'engager  un  tribun  d'enchérir 
sur  tout  ce  que  proposerait  Gracchus,  et  à  me- 
sure que  celui-ci  ferait  quelque  motion  populaire, 
de  tacher  d'en  faire  une  bien  plus  populaire  en- 
core, et  de  tuer  ainsi  les  principes  et  le  patrio- 
tisme par  les  principes  et  le  patriotisme,  poussés 
jusqu'à  l'extravagance.  Le  Jacobin  Gracchus  pro- 
posait-il le  repeuplement  et  le  partage  de  deux  ou 
trois.villes  conquises,  le  ci-devant  Feuillant  Drusus 
proposait  d'en  partager  douze.  Gracchus  mettait-il 
le.  pain  à  16  sous  ,  Drusus  mettait  a  8  \c  maxi- 
mum. Ce  qui  lui  réussit  si  bien,  que,  dans  peu  , 
le  forum  trouvant  que  Gracchus  n'était  plus  à  la 
hauteur,  et  que  c'était  Drusus  qui  allait  au  pas, 


—  lè- 
se refroidirent  pour  leur  véritable  défenseur  qui, 
une  fois  dépopularisé,  fut  assommé  d'un  coup  de 
chaise  par  l'aristocrate  Scipion   Nasiea  ,   dans    U 
première  insurrection  morale. 

J'étais  tellement  convaincu  que  ce  n'est  que  de 
ce  coté  qu'on  pourrait  entamer  les  patriotes  et  la 
république ,  qu'un  jour,  me  trouvant  au  comité 
de  défense  générale,  au  milieu  de  tous  les  doc- 
teurs brissotins  et  girondins,  au  moment  de  la 
plus  grande  déflagration  de  leur  colère  contre 
Marat,  et  feignant  de  croire  à  leur  amour  pour 
la  liberté  :  «  Vous  direz  tout  ce  qu'il  vous  plaira, 
interrompis-je;  Marat,  contre  qui  vous  deman- 
dez un  décret  d'accusation  ,  est  peut-être  le  seul 
homme  qui  puisse  sauver  la  république ,  d'un 
côté  dont  personne  ne  se  doute,  et  qui  est  ce- 
pendant la  seule  brèche  praticable  pour  la  con- 
tre-révolution. »  A  ce  mot  de  brèche  praticable 
pour  la  contre  -révolution  ,  vous  eussiez  vu 
Guadet,  Brissot ,  Gensonné ,  qui  d'ailleurs  affec- 
taient beaucoup  de  mépris  pour  mes  opinions  po- 
litiques, montrer,  en  croisant  les  bras  tous  à  la 
fois,  qu'ils  renonçaient  à  la  parole  qu'auparavant 
ils  s'étaient  disputée,  pour  apprendre  quel  était 
ce  coté  faible  de  la  place  où  Marat  était  notre  seul 
retranchement ,  et  me  (\ivc  avec  empressement  de 


—  17  — 

m'expliquer.  Il  était  une  heure  ou  deux.  Le  co- 
mité de  défense  générale  était  garni  en  ce  mo- 
ment d'un  assez  grand  nombre  de  députés,  et  je 
ne  doute  pas  qu'il  ne  se  trouve  de  mes  collègues 
qui  se  rappellent  très  bien  cette  conversation  : 

«  Il  n'y  a  qu'à  rire  de  vos  efforts ,  leur  dis-je, 
contre  la  montagne,  tant  que  vous  nous  attaque- 
rez par  le  marais  et  le  coté  droit.  On  ne  peut  nous 
prendre  que  par  les  bailleurs  et  en  s'emparant 
du  sommet  comme  d'une  redoute  ;  c'est-à-dire  en 
captant  les  suffrages  d'une  multitude  imprudente, 
inconstante,  par  des  motions  plus  populaires  en- 
core que  celles  des  vieux  Cordeliers,  en  suscitant 
des, patriotes  plus  chauds  que  nous,  et  de  plus 
grands  prophètes  que  Marat.  Pitt  commence  à 
s'en  douter,  et  je  le  soupçonne  de  nous  avoir  en- 
vové  à  la  barre  ces  deux  députations  qui  vinrent 
dernièrement  avec  des  pétitions  telles  ,  que  nous- 
mêmes  ,  de  la  cîine  de  la  montagne  ,  paraissions 
tous  des  modérés,  en  comparaison.  Ces  pétitions, 
l'une,  je  crois,  des  boulangers,  et  l'autre  de  je  ne 
me  souviens  pas  quelle  section,  avaient  d'abord 
été  extrêmement  applaudies  des  tribunes.  Heureu- 
sement nous  avons  Marat  qui,  par  sa  vie  souter- 
raine et  ses  travaux  infatigables ,  est  regardé 
comme  le   maximum  du  patriotisme,  et   a  cette 


■=.   18  _< 
possession  d'état  si  bien   établie,   qu'il    semblera 
toujours  nu  peuple  ,  qu'au-delà  de  ce  que  propose 
Marat,  il  ne  peut  y  avoir  que  délire  et  extrava- 
gances, et  qu'au-delà  de  ses  motions  il  faut  écrire 
comme  les  géographes   de  l'antiquité,  à  l'extré- 
mité de  leurs  caries  :  Là  il   n'y  a   plus  de  cités, 
plus  d'habitations;  il  n'y  a  que  des  déserts  et  des 
sauvages,  des  glaces  ou  des  volcans.  Aussi,  dans 
ces  deux  occasions,  Marat,  qui  ne  manque  point 
de    génie  en  politique,  et  qui   a   vu   d'abord   ou 
tendaient  ces    pétitions,  s'est-il    empressé   de  les 
combattre;  et  il   n'a  eu  besoin  que   de   quelques 
mots,  et  presque  d'un  signe  de  tête -^   pour   faire 
retirer  aux  tribunes  leurs  applaudissemens.  Voilà, 
concluais-je ,    le  service    immense  que  lui    seul, 
peut-être,  est  en  mesure  de  rendre  à  la  république. 
Il  empêchera    toujours   que  la  contre-révolution 
ne  se  fasse  en    bonnets    rouges  ,  et    c'est   la   seule 
manière  possible  de  la  faire.  » 

\ussi,  depuis  la  mort  de  ce  patriote  éclairé 
et  à  grand  caractère,  que  j'osais  appeler,  il  y  a 
trois  ans,  le  divin  Marat,  c'est  la  seule  marche 
([ue  tiennent  les  ennemis  de  la  république  ;  et 
j'en  atteste  soixante  de  mes  collègues,  combien 
de  fois  j'ai  gémi  dans  leur  sein  des  funestes  suc- 
cès de    cette    marche!  Combien   de  fois,   depuis 


trois  mois,  je  les  ai  entretenus  en  particulier  de 
mes  frayeurs,  qu'ils  traitaient  de  ridicules,  quoi- 
que depuis  la  révolution  sept  a  huit  volumes  dé- 
posent en  ma  faveur,  que  si  je  n'ai  pas  toujours 
bien  connu  les  personnes,  j'ai  toujours  bien  jugé 
les  événemensî  Enfin  ,  Robespierre,  dans  un  pre- 
mier discours  dont  la  Convention  a  décrété  l'en- 
voi a  toute  l'Europe  ,  a  soulevé  le  voile.  Il  conve- 
nait à  son  courage  et  à  sa  popularité  d'y  glisser 
adroitement,  comme  il  a  fait,  le  grand  mot ,  le 
mot  salutaire,  quePitt  a  changé  de  batteries;  quV/ 
a  entrepris  de  faire ,  par  V exagération  ce  qu'il 
ri  avait  pu  faire  par  le  modéra  ntis  me,  etquil 
y  avait  des  hommes  ,  patriotique  ment  contre-ré- 
vohitionnaireSy  qui  travaillaient  a  former,  comme 
Rolland,  l'esprit  public  et  à  pousser  l'opinion  en 
sens  contraire;  mais  a  un  autre  extrême,  égale- 
ment fatal  à  la  liberté.  Depuis,  dans  deux  dis- 
cours non  moins  éloqueuSj  aux  Jacobins,  il  s'est 
prononcé ,  avec  plus  de  véhémence  encore,  con- 
tre les  intrigans  qui,  par  des  louanges  perfides  et 
exclusives,  se  flattaient  de  le  détacher  de  tous  ses 
vieux  compagnons  d'armes,  et  du  bataillon  sacré 
des  Cordeliers  ,  avec  lequel  il  avait  tant  de  fois 
battu  l'armée  royale,  A  la  honte  des  prêtres,  il  a 
défendu  le  Dieu  qu'ils  abandonnaient  lâchement. 


2. 


—   20   — 

En  rendant  juslice  à  ceux  qui,  comme  le  curé 
Meslier,  abjuraient  leur  métier  par  philosophie, 
il  a  mis  à  leur  place  ces  hypocrites  de  religion  qui , 
s'étant  faits  prêtres  pour  faire  bonne  chère,  se 
déprêtrisaient  pour  soutenir  la  cuisine,  et  ne  rou- 
gissaient pas  de  publier  eux-mêmes  leur  ignomi- 
nie, en  s'accusant  d'avoir  été  si  long-temps  de  vils 
charlatans,  et  venaient  nous  dire  à  la  barre  : 

Citoyens,  j'ai  menti  soixante  ans  pour  mon  ventre. 

Quand  on  a  trompé  si  long-temps  les  hommes, 
on  abjure.  Fort  bien.  Mais  on  cache  sa  honte  ;  on 
ne  vient  pas  s'en  parer,  et  on  demande  pardon  à 
Dieu  et  a  la  Nation. 

Il  a  mis  à  leur  place  ces  hypocrites  de  patrio- 
tisme, qui,  aristocrates  dans  rassemblée  consti- 
tuante et  évêques  connus  par  leur  fanatisme , 
tout  à  coup  éclairés  par  la  raison,  montaient  les 
premiers  a  l'assaut  de  l'église  Saint-Roch,  et  par 
des  farces  indécentes  et  indignes  de  la  majesté  de 
la  Convention  ,  s'efforçaient  de  heurter  tous  les 
préjugés  et  de  nous  présenter  a  l'Europe  comme 
un  peuple  d'athées  ,  qui,  sans  constitution  comme 
sans  principes,  abandonnés  à  l'impulsion  du  pa- 
riote  du  jour    et    du  Jacobin  a   la  mode,   pros- 


—  21  — 

crivaient  et  persécutaient  tous  les  cultes  ,  dans  le 
même  temps  qu'ils  en  juraient  la  liberté.  A  \\: 
tête  de  ces  hommes,  qui,  plus  patriotes  que  Ro- 
bespierre, plus  philosophes  que  Voltaire,  se  mo- 
quaient de  cette  maxime  si  vraie  : 

Si  Dieu  n'txistait  pas,  il  faudrait  l'inventer, 

on  distinguait  Anacharsis  Cloots,  l'orateur  du  genre 
humain. Cloots  est  Prussien,  il  est  cousin-germain 
de  ceProly  tant  dénoncé.  Il  a  travaillé  à  la  Gazette 
Universelle  où  il  a  fait  la  guerre  aux  patriotes  , 
je  crois,  dans  le  temps  du  Champ-de-Mars.  C'est 
Guadet  et  Vergniaud  qui  ont  été  ses  parrains  et 
l'ont  fait  naturaliser  citoyen  français ,  par  décret 
de  l'assemblée  législative.  Par  reconnaissance  ,  il  a 
voté,  dans  les  journaux,  la  régence  au  vertueux 
Rolland.  Après  ce  vote  fameux ,  comment  peut- 
il  prendre  tous  les  jours  effrontément  place  à  la 
cime  de  la  montagne?  Le  patriote  Cloots,  dans 
la  grande  question  de  la  guerre^  a  offert  12  mille 
francs  à  la  barre ,  en  don  patriotique,  pour  les 
frais  de  l'ouverture  de  la  campagne ,  afin  de  faire 
prévaloir  l'opinion  de  Brissot  qui,  comme  Cloots, 
voulait  foire  la  guerre  au  genre  humain  et  le  mu- 
nicipaliser.  Quoiqu'il   ait  des  entrailles   de   père 


')')  

pour  tous  les  hommes,  Cloots  semble  en  avoir 
moins  pour  les  nègres;  car,  dans  le  temps,  il 
combattait  pour  Barnave  contre  Brissot ,  clans 
l'affaire  des  colonies;  ce  qui  montre  une  flexibi- 
lité de  principes  et  une  prédilection  pour  les  blancs 
peu  dignes  de  l'ambassadeur  du  genre  humain. 
En  revanche,  on  ne  peut  donner  trop  d'éloges  à 
son  zèle  infatigable  à  prêcher  la  république  ,  une 
?t  indivisible  ,  des  quatre  parties  du  monde  , 
à  sa  ferveur  de  missionnaire  jacobin,  h  vouloir 
guillotiner  les  tyrans  de  la  Chine  et  du  Monomo- 
tapa.  Il  n'a  jamais  manqué  de  dater  ses  lettres,  de- 
puis cinq  anSj  de  PçriS)  chef -lieu  du  globe;  et 
ce  n  est  passa  faute  si  les  rois  fie  Danemarck,  de 
Suède,  gardent  la  neutralité,  et  ne  s'indignent  pas 
que  Paris  se  dise  orgueilleusement  la  métropole 
rie  Stockholm  et  de  Copenhague.  Eh  bien,  c'est  ce 
bon  montagnard  qui  ,  l'autre  jour,  après  souper, 
dans  un  accès  de  dévotion  à  la  raison  ,  et  de  ce 
qu'il  appelle  son  zèle  pour  la  maison  du  seigneur 
genre  humain  ,  courut,  à  onze  heures  du  soir, 
éveiller,  dans  son  premier  somme,  l'évèque  Go- 
bel,  pour  lui  offrir  ce  qu'il  appelait  une  cou- 
ronne civique,  et  l'engager  à  se  déprêtriser  so- 
lennellement le  lendemain  a  la  barre  de  la  Con- 
vention. Ce  qui  fut  fait:   et  voilà  comme    notre 


—  23;  — 

Prussien  Cloots  donnait  à  la  France  ce  signal 
de  subversion  et  l'exemple  de  courir  sus  a  tous 
tas  sacristains. 

Certes  je  ne  suis  pas  un  eagot,  et  le  champion 
des  prêtres.  Tous  ont  gagné  leurs  grands  revenus 
en  apportant  aux  hommes  un  mal  qui  comprend 
tous  les  autres,  celui  d'une  servitude  générale,  eu 
prêchant  cette  maxime  de  leur  Saint-Paul:  obéissez 
aux  tyrans;  en  répondant  comme  l'évêqueO  Nea! 
à  Jacques  Ier  ,  qui  lui  demandait  s'il  pouvait  pui- 
ser dans  la  bourse  de  ses  sujets:  «  A  Dieu  ne  plaise 
que  vous  ne  le  puissiez;  vous  êtes  le  souffle  de 
nos  narines',»  ou  comme  le  Tellier  a  Louis  MV  : 
Vous  êtes  trop  bon  roi;  tous  les  biens  de  vos 
sujets  sont  les  vôtres.  On  a  terminé  le  chapitre 
dés  prêtres  et  de  tous  les  cultes  qui  se  ressemblent 
et  sont  tous  également  ridicules,  quand  on  a  dit 
que  les  Tartares  mangent  les  excrémens  du  grand 
Lama  comme  des  friandises  sanctifiées.  Il  n'y  a  si 
vile  tête  d'ognon  qui  n'ait  été  révérée  à  l'égal  de 
Jupiter.  Dans  leMogol,  il  y  a  encore  une  vache 
qui  reçoit  plus  de  génuflexions  que  le  bœuf  Apis;, 
qui  a  sa  crèche  garnie  de  diamans  et  son  étable 
voûtée  des  plus  belles  pierreries  de  l'Orient ,  ce 
qui  doit  rendre  Voltaire  et  Rousseau  moins  fiers 
de  leurs  honneurs  du    Panthéon  ;  et  Marc   Po^o 


—  24  — 

nous  fait  voir  les  habitans  du  pays  de  Cardandan 
adorant  chacun  le  plus  vieux  de  la  famille,  et  se 
donnant,  par  ce  moyen,  la  commodité  d'avoir  un 
Dieu  dans  la  maison  et  sous  la  main.  Du  moins 
ceux-ci  ont  nos  principes  d'égalité  ,  et  chacun  est 
Dieu  à  son  tour. 

Nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  moquer  de 
tous  ces  imhécilles,  nous,  Européens,  qui  avons 
cru  si  long-temps , 

Que  l'on  gobait  un  Dieu  comme  on  avale  une  huître, 

et  notre  religion  avait  ce  mal  par  dessus  les 
autres,  que  l'esclavage  et  le  papisme  sont  deux 
frères  qui  se  tiennent  si  bien  par  la  main  ,  qu'ils 
ne  sont  jamais  entrés  dans  un  pays  l'un  sans  l'au- 
tre. Aussi  tous  les  états  libres  ,  en  tolérant  tous 
les  cultes,  ont-ils  proscrit  le  papisme  seul  avec 
raison,  la  liberté  ne  pouvant  permettre  une  reli- 
gion qui  fait  de  la  servitude  un  de  ses  dogmes. 
J'ai  donc  toujours  pensé  qu'il  fallait  retrancher 
au  moins  le  clergé  du  corps  politique  ;  mais  pour 
cela  ,  il  suffisait  d'abandonner  le  catholicisme  à 
sa  décrépitude,  et  le  laisser  finir  de  sa  belle  mort, 
qui  était  prochaine.  Il  n'y  «avait  qu'à  laisser  agit- 
la  raison  et  le  ridicule  sur  l'entendement  des  peu- 


—  25  — 

pies,  et  avec  Montaigne,  regarder  les  églises 
comme  des  petites  maisons  cT imbècilles  qu'il 
fallait  laisser  subsistez*  jusqu'à  ce  que  la  raison 
eût  fait  assez  de  progrès,  de  peur  que  ces  fous 
ne  devinssent  des  furieux. 

Aussi  ce  qui  m'inquiète,  c'est  de  ne  pas  nia- 
percevoir  assez  des  progrès  de  la  raison  humaine 
parmi  nous.  Ce  qui  m'inquiète,  c'est  que  nos 
médecins  politiques  eux-mêmee ,  ne  comptent 
pas  assez  sur  la  raison  des  Français  pour  croire 
qu'elle  puisse  être  dégagée  de  tout  culte.  Il  faut 
à  l'esprit  humain  malade,  pour  le  bercer,  le  lit 
plein  de  songes  de  la  superstition;  et  à  voir  les 
processions,  les  fêtes  qu'on  institue,  les  autels 
et  les  saints  sépulcres  qui  se  lèvent,  il  me  semble 
qu'on  ne  fait  que  changer  de  lit  le  malade,  seu- 
lement on  lui  retire  l'oreiller  de  l'espérance  d'une 
autre  vie.  Gomment  le  savant  Cloots  a  t-ilpu  igno- 
rer qu'il  faut  que  la  raison  et  la  philosophie  soient 
devenues  plus  communes  encore,  plus  populaires 
qu'elles  ne  le  sont  dans  les  départemens  ,  pour 
que  les  malheureux,  le  vieillard,  les  femmes 
puissent  renoncer  à  leurs  vieux  autels,  et  à  l'es- 
pérance qui  les  y  attachent?  Gomment  peut-il 
ignorer  que  la  politique  a  besoin  de  ce  ressort  , 
que  Trajan  n'eut  tant  de  peine  à   subjuguer   les 


-    Eté  — 

Daees,  que  parce  que,  disent  les  historiens,  à  l'm- 
trépidilé  des  barbares  ils  joignaient  une  persil»- 
sion  plus  intime  de  i  existence  du  palais  d'Odin, 
où  ils  recevraient  à  labié  le  prix  de  leur  valeur. 
Comment  peut  il  ignorer  que  la  liberté  elle-même 
nesaurait  se  passer  de  cette  idée  d'un  Dieu  rému- 
nérateur, et  qu'aux  Thermopvles,  le  célèbre  Léoni- 
das  exhortait  ses  trois  cent  Spartiates  en  leur  pro- 
mettant le  brouet  noir,  la  salade  et  le  fromage 
chez  Pluton  ,  apiul  inféras  coenafztriï  Comment 
peut-il  ignorer  que  la  terreur  de  Tannée  victo- 
rieuse de  ^abinius  ne  Fut  pas  assez  forte  pour, 
contenir  le  peuple  d'Alexandrie,  qui  faillit  exter- 
miner ses  légions  à  ia  vue  d'un  chat  tué  par  un 
vjldat  romain!  El  dans  le  fameux  soulèvement 
des  pavsans  de  Suède  contre  Gustave  E  ries  ou 
toute*  leur  pélilion  se  réduisait  à  ce  point  :  «  Qu'on 
nous  rende  nos  cloches.  »  Ces  exemples  prouvent 
a\cc  quelle  circonspection  on  doit  toucher  au 
culte  Pour  moi,  je  lai  dit,  le  jour  même  où  je 
\  is  Gobel  venir  à  la  barre  avec  sa  double  croix, 
qu'on  portail  en  triomphe  devant  le  philosophe 
Anaxagoras,  si  ce  n'était  pas  un  crime  de  lèse- 
montagne  de  soupçonner  un  président  des  Jaco- 
bins et  un  procureur  de  la  commune  ,  tels  que 
Clôots  et   Chaumctle,    je    serais   tenté  de  croire  . 


* 


qu'a  la  nouvelle  de  Barrère  du  ar  s£[  tembrc,  la 
Vendée  n  existe  plus ,  le  roi  de  Prusse  s'est  écrié 
douloureusement:  «Tous  nos  efforts  échoueront 
donc  contre  la  république,  puisque  le  noyau  de 
la  Vendée  est  détruit,  »  et  que  l'adroit  Lucche- 
sini,  pour  le  consoler,  lui  aura  dit  :  ce  Héros  in- 
vincible, j'imagine  une  ressource  ;  laissez- moi 
faire.  Je  paierai  quelques  prêtres  pour  se  dire 
charlatans  ;  j'enflammerai  le  patriotisme  des  autres 
pour  faire  une  pareille  déclaration.  Il  y  a,  à  Paris, 
deux  fameux  patriotes  qui  seront  très-propres  , 
par  leurs  talens,  leur  exagération  et  leur  sys- 
tème religieux  bien  connu ,  à  nous  seconder  et  à 
recevoir  nos  impressions,  il  n'est  question  que  de 
faire  agir  nos  amis,  en  France,  auprès  des  deux 
grands  philosophes,  Anacharsis  et  Ànaxagoras, 
de  mettre  en  mouvement  leur  bile  ,  et  d'éblouir 
leur  civisme  par  la  riche  conquête  des  sacristies.» 
(J'espère  que  Chaumette  ne  se  plaindra  pas  de  ce 
numéro,  et  le  marquis  de  Lucchesini  ne  peut 
parler  de  lui  en  termes  plus  honorables.)  «  Ana- 
charsis et  Anaxagoras  croiront  pousser  a  la  roue 
de  la  raison,  tandis  que  ce  sera  à  celle  de  la  con- 
tre-révolution ;  et  bientôt,  au  lieu  de  laisser 
mourir  en  France ,  de  viellesse  et  d'inanition, 
le  papisme,  prêt  à  rendre  le  dernier  soupir,  sans 


—  28  — . 

procurer  à  nos  ennemis  aucun  avantage,  puisque 
Je  trésor  des  sacristies  ne  pouvait  échapper  à 
Cainbon ,  par  la  persécution  et  l'intolérance  con- 
tre ceux  qui  voudraient  messer  et  être  messes,  je 
vous  réponds  de  faire  passer  force  recrues  con- 
stitutionelles  à  Lescure  et  à  La  Rochejacquelin.  » 


&5Ë  ^3^ 


L'K-VIKIJX 


i  fi  h  irai 

I  ^>M?  i&Jm$  mmk 


m 


M  WkI 


■«:>>.\';:.<x.ï     •«KSUrtW 


si  a  sa  #»  as 


I  O  II  R  N  A  I.      lï  I'.  !)  1  a  K 


|)ar  (RamiUe^JIIfsinoulmç, 


DF.PUTE     A     LA     CONVENTION,     ET      DOYEN      DES      JACOBINS, 


■O-O-&  £-0-0-0  0  (K»9-S'»'0*)0-»»iK>«M«-0-00(K>aSMOO<)<>-0-g(M>JJ-(^MJ-(W»i-0»a»o*JJ-oa 


VIVRE  LIBRE  OU  MOURIR  ! 


Qninhdi  frimaire  ,  3e  décade,  l'an  II  de  la  réjinhliqiie , 
une  rt   indivisible. 


Dès  riue  eeux.qU'i  ^ornement  seiniit  haïs  ,   leurs  conctirrens 
ne  tarderont  pas  a  rtre  admirés. 

(  M  aciuavel). 


Une  différence  entre  la  monarchie  et  la  répu- 
blique qui  suffirait  seule  pour  faire  repousser 
avec  horreur,  par  les  gens  de  bien,  le  gouverne- 
ment monarchique,  et  lui  faire  préférer  la  répu- 
blique, quoiqu'il  en  coûte  pour  rétablir,  c'est 
que  si,  dans  la  démocratie ,  le  peuple  peut   élre 


—  32  —   A 

(rompe,  du  moins  c'est  la  vertu  qu'il  aime,  c'est 
le  mérite  qu'il  croit  élever  aux  places,  au  lien  que 
les  coquins  sont  l'essence  de  la  monarchie.  Les 
vices,  les  pirateries  et  les  crimes,  qui  sont  la  mala- 
die des  républiques,  sont  la  santé  des  monarchies. 
Le  cardinal  de  Richelieu  l'avoue  dans  son  testa- 
ment politique,  où  il  pose  en  principe,  que  le 
roi  doit  éviter  de  se  servir  des  gens  de  bien. 
Avant  lui  ,  Salluste  avait  dit  :  Les  rois  ne  sau- 
raient se  passer  des  fripons,  et,  au  contraire, 
ils  doivent  asvirpeur  et  se  méfier  de  la  probité. 
Ce  n'est  donc  que  dans  la  démocratie  que  le  bon 
citoyen  peut  raisonnablement  espérer  de  voir 
cesser  le  triomphe  de  l'intrigue  et  du  crime;  et 
pour  cela  le  peuple  n'a  besoin  que  d'être  éclairé  : 
c'est  pourquoi  ,  afin  que  le  règne  d'Astrée  re- 
vienne, je  reprends  la  plume,  et  je  veux  aider  le 
père  Ducbesne  à  éclairer  mes  concitoyens,  et  à 
répandre  les  semences  du  bonheur  public. 

Il  v  a  encore  cette  différence  entre  ia  monar- 
<  hie  et  la  république  ,  que  les  règnes  des  plus 
médians  empereurs,  Tibère,  Claude,  Néron,  Ca- 
licula  ,  Domitien,  eurent  d'heureux  commence- 
ment.  Tous  les  règnes  ont  h  joyeuse  entrée. 

C'est  par  ces  réflexions  que  le  patriote  répond 
d'abord  au  rovaliste,  fiant  sous  cape  de  l'état  pré- 


sent  de  la  France,  comme  si  cet  état  violent  et 
terrible  devait  durer,  levons  entends,  messieurs 
les  royalistes,  narguer  tout  bas  les  fondateurs  de 
la  république,  et  comparer  le  temps  de  la  Bastille, 
Vous  comptez  sur  la  franchise  de  ma  plume  ,  et 
vous  vous  faites  un  plaisir  malin  de  la  suivre, 
esquissant  fidèlement  le  tableau  de  ce  dernier 
semestre;  mais  je  saurai  tempérer  votre  joie,  et 
animer  les  citoyens  d'un  nouveau  courage.  Avant 
de  mener  le  lecteur  aux  lîreteaux  et  sur  la  place 
de  la  Révolution,  et  de  les  lui  montrer  inondés 
du  snng  qui  coula,  pendant  ces  six  mois,  pour 
rélernel  affranchissement  d'un  peuple  de  vingt- 
cinq  millions  d'hommes,  et  non  encore  lavés  par 
la  liberté  et  le  bonheur  public,  je  vais  commencer 
par  reporter  les  yeux  de  mes  concitoyens  sur  les 
règnes  des  Césars,  et  sur  ce  fleuve  de  sang,  sur 
cet  égoût  de  corruption  et  d'immondices  coulant 
perpétuellement  sous  la  monarchie. 

Muni  de  ce  numéro  préliminaire,  le  souscrip- 
teur, fût-il  doué  de  la  plus  grande  sensibilité,  se 
soutiendra  facilement  pendant  la  traversée  qu'il 
entreprend  avec  moi  d^  &e  période  de  la  révolu- 
tion. Dans  le  combat  à  mort  que  se  livrent,  au 
milieu  de  nous,  la  république  et  la  monarchie,  et 
dans  la  nécessité  que  l'une  ou  l'autre   remportât 


—  u  - 

une  victoire  sanglante,  qui  pourra  gémir  du  triom- 
phe de  la  république,  après  avoir  vu  la  descrip- 
tion que  l'histoire  nous  a  laissée  du  triomphe  de 
la  monarchie;  après  avoir  jeté  un  coup-d'œil  sur 
la  copie  ébauchée  et  grossière  des  tableaux  de 
Tacite,  que  je  vais  présenter  à  l'honorable  cercle 
de  mes  abonnés? 

«  Après  le  siège  de  Pérouse,  disent  les  histo- 
riens, malgré  la  capitulation,  la  réponse  d'Au- 
guste fut  :  «  Il  vous  faut  tous  périr.  »  Trois  cents 
des  principaux  citoyens  furent  conduits  à  l'hôtel 
de  Jules-César,  et  là,  égorgés  le  jour  des  ides 
de  mars;  après  quoi  le  reste  des  habitans  fut 
passé  pèle-méle  an  C\\  de  l'épée,  et  la  ville,  une 
des  plus  belles  de  l'Italie,  réduite  en  cendres, 
et  autant  effacée  qu'Herculanum  de  la  surface 
de  la  terre.  Il  y  avait  anciennement  à  Rome , 
dit  Tacite  ,  une  loi  qui  spécifiait  les  crimes 
d'état  et  de  lèse-majesté,  et  portait  peine  capi- 
tale, (es  crimes  de  lèse-majesté y  sous  la  répu- 
blique y  se  réduisaient  a  quatre  sortes  :  si  une 
armée  avait  été  abandonnée  dans  un  pays  en- 
nemi; si  Von  avait  excité  des  séditions  ;  si  les 
membres  des  corps  constitués  avaient  mal  ad- 
ministré les  affaires  et  les  deniers  publics;  si  la 
majesté  du  peuple  romain  avait  été  avilie.  Les 


—  35  — 

empereurs  n  eurent  besoin  que  de  quelques  ar- 
ticles additionnels  à  cette  loi  pour  envelopper 
et  les  citoyens  et  les  cités  entières  dans  la  pro- 
scription. Auguste  fut  le  premier  ex  tendeur  de 
cette  loi  de  lèse-majesté ,  dans  laquelle  il  com- 
prit les  écrits  qu'il  appelait  contre-révolution- 
naires (i).  Sous  ses  successeurs,  et  bientôt  les 


(i)  Je  préviens  que  ce  numéro  n'est,  d'un  bout  à  l'autre, 
qu'une  traduction  littérale  des  historiens.  J'ai  cru  inutile  de 
le  surcharger  des  citations.  Toutefois,  au  risque  dépasser 
pour  pédant ,  je  citerai  ,  parfois,  le  texte,  afin  d'ôler  tout  pré- 
texte a  la  malignité  d'empoisonner  mes  phrases,  et  de  pré- 
tendre ainsi  que  ma  traduction  d'un  auteur  mort  il  y  a  quinze 
cents  ans  est  un  crime  de  contre-révolution.  Voici  le  passage  : 
Tacit.  Annales,  liv.  i,  cil-  72..  Nam  legem  majestalis  reduxerai ', 
cul  nom  en  apnd  veteres  idem  ,  s»d  alla  in  j udicium  ueniebant  :  si  qiùs 
proditione  exe/'citum,  ant  plcbem  seditiombus  >  denique  maté  gestd 
Republica\  majestatem  poputi  romani  minuisset.  Facta  argue.bantiu\ 
dicta  impunè  erant.  Primas  Augustus  cognitionem  de  jamosis  tibetlis 
specie  legis  ejus  tractant. 

J'ajoute  que  Marat ,  dont  l'autorité  <st  presque  sacrée,  d'a- 
près les  honneurs  divinsqu'on  rend  à  sa  mémoire,  pensait  ab- 
solument comme  Tacite  sur  cette  matière.  Voici  comme  s'ex- 
primait Marat,  à  la  tribune  de  la  Convention,  dans  la  séance 
du  7  janvier,  à  l'occasion  d'un  réquisitoire  d'Anaxagoras 
Chaumette,  contre  je  ne  sais  quel  articlede  feu  Charles-Villette, 
inséré  dans  la  Chronique  :  «  Toute  citation  devant  un  tribunal 
a  pour  uneopinion  est  une  injustice.  On  ne  peut  citer,  en  ce 
«  cas,  un  citoyen  ,  que  devant  le  public.  Et  quand  cette  cita- 
«  tion  s'adresse  à  un  représentant  du  peuple  ,  c'est  une  infaroi- 

3. 


—  36  — 
extensions   n'eurent   pins   rie   bornes,   dès  qu. 
des  propos  furent   devenus   des    crimes  d'état  ; 
de  là,  il  n'y  eut  qu'un  pas  pour  changer  en  crimes 
les  simples  regards,  la  tristesse,  la  compassion, 
les  soupirs,  le  silence  même. 

«  Bientôt  ce  fut  un  crime  de  lèse-majesté  ou  de 
contre-révolution  à  la  ville  de  Nursia,  d'avoir  élevé 
un  monument  à  ses  liabitans  morts  au  siège  de 
Modène,  en  combattant  cependant  sous  Auguste 
lui-même,  mais  parce  qu'alors  Auguste  combat- 
tait avec  Brutus ,  et  Nursia  eut  le  sort  de  Pérouse. 

«  Crime  de  contre-révolution  à  Libon  Drusus  , 
d'avoir  demandé  aux  diseurs  de  bonne  aventure 
s'il  ne  posséderait  pas  un  jour  de  grandes  richesses. 
Crime  de  contre -révolution  au  journalisle  Cre- 
nrutius  Cordus,  d'avoir  appelé  Brutus  et  Cassius 
les  derniers  des  Romains.  Crime  de  contre-révo- 
lution a  un  des  descendans  de  Cassius, d'avoir  chez 
lui  un  portrait  de  son  bisaïeul.  Crime  de  conlre- 
révolulion  à  Mamercus  Scaurus,  d'avoir  fait  une 
tragédie  où  il  y  avait  tel  vers  à  qui  l'on  pouvait 
donner  deux  sens.  Crime  de  contre-révolution  à 


«  violation.  Je  demande  que  le  procureur  de  la  commune  soit 
»  traduit  à  la  barre,  pour  avoir  attenté  a  la  liberté  de  la 
-  presse,  etc.  » 


—  37  — 

Toiquatus  Silanus,  de  faire  de  ia  dépense.  Crime 
de  contre-révolution  a  Pelreïus  ,  d'avoir  eu  un 
songe  sur  Claude.  Crime  de  eontre-révolution  a 
Appius  Silanus,  de  ce  que  la  femme  de  Claude 
avait  eu  un  songe  sur  lui.  Crime  de  contre-révo- 
lution  h  Pomponius,   parce  qu'un  ami  de  Séjan 
était  venu  chercher  un  asile  dans  une  de  ses  mai- 
sons de   campagrîe.   Crime  de  contre-révolution 
d'être  allé  à  la  garde-robe  sans  avoir  vidé  ses  po- 
ches, et  en  conservant  dans  son  gilet  un  jeton  à 
la  face  royale ,  ce  qui  était  un  manque  de  respect 
à  la  figure  sacrée  des  tyrans.  Crime  de  contre- 
révolution  de  se  plaindre  des  malheurs  du  temps, 
car  c'était  faire  le  procès  du  gouvernement.  Crime 
de  contre-révolution  de  ne  pas  invoquer  le  génie 
divin  de  Caligula.  Pour  y  avoir  manqué ,  grand 
nombre  de  citoyens  furent  déchirés  de  coups  , 
condamnés  aux   mines   ou    aux   bêles,  quelques- 
uns  même  sciés  par  le  milieu  du  corps.  Crime  de 
contre-révolution  à  la  mère  du  consul  Fusius  Ge- 
minus,  d'avoir  pleuré  la  mort  funeste  de  son  fils. 
«  Il  fallait  montrer  de  la  joie  de  la  mort  de  son 
ami ,  de  son  parent  ,  si  l'on  ne  voulait  s'exposer 
à  périr  soi-même.  Sous  Néron,  plusieurs  dont  il 
avait  fait   mourir  les  proches  allaient  en  rendre 
grâce  aWx   dieux  ;  ils  illuminaient.  Du  moins  il 


—  38  — 

fallait  avoir  un  air  de  contentement. ,  un  air  ou- 
vert et  calme.  On  avait  peur  que  la  peur  même 
ne  rendît  coupable. 

«  Tout  donnait  de  l'ombrage  au  tyran.  Un  ci- 
toyen avait-il  de  la  popularité  ;  c'était  un  rival 
du  prince  ,  qui  pouvait  susciter  une  guerre  civile. 
Studia  civium  in  se  verteret  et  si  multi  idem 
audeant ,  hélium  esse.  Suspect. 

«  Fuyait-on  au  contraire  la  popularité,  et  se 
tenait-on  au  coin  de  son  feu  ;  cette  vie  retirée 
vous  avait  fait  remarquer,  vous  avait  donné  de  la 
considération.  Quanta  rnetu  occultior ,  tanto 
famœ  adeptus.  Suspect. 

«  Étiez-vous  ricbe;  il  y  avait  un  péril  imminent 
que  le  peuple  ne  fût  corrompu  par  vos  largesses. 
Auri  vim  atque  opes  Plauti principi  infensas. 
Suspect. 

«Etiez-vous  pauvre;  comment  donc!  invin- 
cible empereur,  il  faut  surveiller  de  plus  près  cet 
homme.  Il  n'y  a  personne  d'entreprenant  comme 
celui  qui  n'a  rien.  Syllam  inopern,  undè  prœci- 
pua  m  audacia/n.  Suspect. 

«  Etiez-vous  d'un  caractère  sombre,  mélanco- 
lique ,  ou  mis  en  négligé;  ce  qui  vous  affligeait  , 
c'est  que  les  affaires  publiques  allaient  bien.  Ho- 
minem  bonis publicis  mœstum.  Suspect. 


—  39  — 

«  Si  ,  au  contraire,  un  citoyen  se  donnait  du 
non  temps  et  des  indigestions ,  il  ne  se  divertissait 
que  parce  que  l'empereur  avait  eu  cette  attaque 
de  goutte  qui  heureusement  ne  serait  rien  ;  il 
fallait  lui  faire  sentir  que  sa  majesté  était  encore 
dans  la  vigueur  de  Page.  Reddendam pvo  intem- 
pestive Uccntiâ  mœstam  et  funebrem  noctem 
quâ  sentiat  vivere  Vitellium  et  imperare.  Sus- 


«  Etait-il  vertueux  et  austère  dans  ses  mœurs  ; 
bon  !  nouveau  Brutus,  qui  prétendait  par  sa  pâ- 
leur et  sa  perruque  de  jacobin,  faire  la  censure 
d'une  cour  aimable  et  bien  frisée.  Gliscere  çemu 
los  Brutorum  vultûs  rigidi  et  tristis  quo  tibi  las- 
cisnarn  exprobrent.  Suspect. 

«  Etait-ce  un  philosophe,  un  orateur  ou  un 
poêle  ;  il  lui  convenait  bien  d'avoir  plus  de  re- 
nommée que  ceux  qui  gouvernaient  !  Pouvait-on 
souffrir  qu'on  fît  plus  d'attention  a  l'auteur,  aux 
quatrièmes,  qu'à  l'empereur  dans  sa  loge  grillée? 
Virginum  et  Rufum  claritudo  nominis.  Suspect. 

«  Enfin  s'était-on  acquis  de  la  réputation  à  la 
guerre;  on  n'en  était  que  plus  dangereux  par  son 
talent.  11  y  a  de  la  ressource  avec  un  général 
inepte.  S'il  est  traître,  il  ne  peut  pas  si  bien  livrer 
une  armée  à  l'ennemi  qu'il  n'en  revienne   quel 


—  ^0  — 

qu'un.  Mais  un  officier  du  mérite  de  Corbulon  ou 
d'Agricola,  s'il  trahissait,  il  ne  s'en  sauverait  pas 
un  seul.  Le  mieux  était  de  s'en  défaire:  Au  moins, 
seigneur,  ne  pouvez -vous  vous  dispenser  de 
l'éloigner  promptement  de  l'armée.  Multa  mili- 
tari famà  metumfecerat.  Suspect. 

«  On  peut  croire  que  c'était  bien  pis,  si  on 
était  petit-fils  ou  allié  d'Auguste  :  on  pouvait 
avoir  un  jour  des  prétentions  au  trône.  Nobilem 
et  quod  tune  spectareiur  è  Cœsarum  posierisl 
Suspect. 

«  Et  tous  ces  suspects,  sous  les  empereurs,  n'en 
étaient  pas  quittes,  comme  chez  nous,  pour  aller 
aux  Madelonnettes ,  aux  Irlandais,  ou  a  Sainte- 
Pélagie.  Le  prince  leur  envoyait  l'ordre  de  faire 
fenir  leur  médecin  ou  leur  apothicaire,  et  de 
choisir,  dans  les  vingt-quatre  heures,  le  genre  de 
mort  qui  leur  plairait  le  plus.  M  issus,  centurio 
qui  maturaret  eutn.  » 

C'est  ainsi  qu'il  n'était  pas  possible  d'avoir  au- 
cune qualité,  à  moins  qu'on  n'en  eût  fait  un  in- 
strument de  la  tyrannie,  sans  éveiller  la  jalousie 
du  despote  et  sans  s'exposer  à  une  perte  certaine. 
C'était  un  crime  d'avoir  une  grande  place,  ou  d'en 
donner  sa  démission;  mais  le  plus  grand  de  tous 
les  crimes  était  d'être  incorruptible.  Néron  avait 


—  41  — 

tellement  détruit  tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  de 
bien,  qu'après  s'être  défait  de  Thrasea  et  de  So- 
ranus,  il  se  vantait  d'avoir  aboli  jusqu'au  nom 
de  vertu  sur  la  terre.  Quand  le  sénat  les  avait 
condamnés,  l'empereur  lui  écrivait  une  lettre  de 
remercîment  de  ce  qu'il  avait  fait  périr  un  ennemi 
de  la  république  ;  de  même  qu'on  avait  vu  le 
tribun  Clodius  élever  un  autel  à  la  liberté  sur 
l'emplacement  de  la  maison  rasée  de  Cicéron  ,  et 
le  peuple  crier  :  Vive  la  liberté  ! 

L'un  était  frappé  à  cause  de  son  nom  et  de  ce- 
lui de  ses  ancêtres;  un  autre,  à  cause  de  sa  belle 
maison  drAlbe;  Valérius  Asiaticus ,  à  cause  que 
ses  jardins  avaient  plu  à  l'impératrice;  Slatilius,  à 
cause  que  son  visage  lui  avait  déplu;  et  une  mul- 
titude sans  qu'on  en  pût  deviner  la  cause.  Tora- 
nius,le  tuteur,  le  vieil  ami  d'Auguste,  était  proscrit 
par  son  pupille  sans  qu'on  sût  pourquoi,  sinon  qu'il 
était  homme  de  probité  et  qu'il  aimait  sa  patrie.  8H 
Ja  préture,  ni  son  innocence  ne  purent  garantir 
Quintus  Gelîius  des  mains  sanglantes  de  l'exécu- 
teur; cet  Auguste,  dont  on  a  tant  vanté  la  clémen- 
ce, lui  arrachait  les  yeux  de  ses  propres  mains.  On 
était  trahi  et  poignardé  par  ses  esclaves ,  ses  enne- 
mis; et  si  Ion  n'avait  point  d'ennemi,  on  trouvait 
pour  assassin  un  hôte,  un  ami,  un  fils.  En  un  mot, 


-  k'2  — 

sous  ces  règnes  ,  la  mort  naturelle  d'un  homme 
célèbre,  ou  seulement  en  place  ,  était  si  rare,  que 
cela  était  mis  clans  les  gazettes  comme  un  évé- 
nement, et  transmis  par  l'historien  a  la  mémoire 
des  siècles.  «  Sous  ce  consulat,  dit  notre  annaliste 
«  il  y  eut  un  pontife,  Pison ,  qui  mourut  dans  son 
«  lit;  ce  qui  parut  tenir  du  prodige.  » 

La  mort  de  tant  de  citoyens  innocens  et  re- 
commandables  semblait  une  moindre  calamité  que 
l'insolence  et  la  fortune  scandaleuse  de  leurs  meur- 
triers et  de  leurs  dénonciateurs.  Chaque  jour  ,  le 
délateur  sacré  et  inviolable  faisait  son  entrée 
triomphale  dans  le  palais  des  morts,  en  recueillait 
quelque  riche  succession.  Tous  ces  dénonciateurs 
se  paraient  des  plus  beaux  noms,  se  faisaient  appe- 
ler Cotta,  Scipion,  Régulus,  Cassius,  Severus.  La 
délation  était  le  seul  moyen  de  parvenir,  et  Ré- 
gulus fut  fait  trois  fois  consul  pour  ses  dénoncia- 
tions. Aussi  tout  le  monde  se  jetait-il  dans  une 
carrière  des  dignités  si  large  et  si  facile,  et  pour 
se  signaler  par  un  début  illustre,  et  faire  ses  ca- 
ravanes de  délateur,  le  marquis  Serunus  inten- 
tait une  accusation  de  contre-révolution  contre 
son  vieux  père ,  déjà  exilé  ;  après  quoi  il  se  faisait 
appeler  fièrement  Brutus. 

Tels  accusateurs,  tels  juges.  Les  tribunaux,  pro- 


—  43  — 
tecieurs  de  la  vie  et  des  propriétés,  étaient  deve- 
nus des  boucheries  où  ce  qui  portait  le   nom  de 
supplice  et  de  confiscation  n'était  que  vol  et  assas- 
sinat. 

S'il  n'y  avait  pas  moyen  d'envoyer  un  homme 
au  tribunal,  on  avait  recours  à  l'assassinat  et  au 
poison.  Celer,  OElius  ,  la  fameuse  Locuste,  le  mé- 
decin Anicet,  étaient  des  empoisonneurs  de  pro- 
fession, patentés,  voyageant  à  la  suite  de  la  cour, 
et  une  espèce  de  grands  officiers  de  la  couronne. 
Quand  ces  demi-mesures  ne  suffisaient  pas  ,  le 
tyran  recourait  a  une  proscription  générale.  C'est 
ainsi  que  Caracalla ,  après  avoir  tué  de  ses  pro- 
pres mains  son  frère  Géta,  déclarait  ennemis  de  la 
république  tous  ses  amis  et  partisans,  au  nom- 
bre de  vingt  mille;  et  Tibère,  ennemis  de  la  répu- 
blique tous  les  amis  et  les  partisans  de  Séjan  ,  au 
nombre  de  trente  mille.  C'est  ainsi  que  Sylla,  dans 
un  seul  jour,  avait  interdit  le  feu  et  l'eau  a  soixan- 
te-dix mille  Romains.  Si  un  lion  empereur  avait 
eu  une  cour  et  une  garde  prétorienne  de  tigres  et 
de  panthères  ,  ils  n'eussent  pas  mis  plus  de  per- 
sonnes en  pièces  que  les  délateurs,  les  affranchis, 
les  empoisonneurs  et  les  coupe-jarrets  des  Césars; 
car  la  cruauté  causée  par  la  faim  cesse  avec  la  faim, 
tfu  lieu  que  celle  causée  par  la  crainte,  la  cupidité 


—  kU  — 
et  les  soupçons  des  tyrans,  n'a  point  de  bornes. 
Jusqu'à  quel  degrés  d'avilissement  et  de  bassesse 
l'espèce  humaine  ne  peut  elle  pas  descendre? 
quand  on  pense  que  Rome  a  souffert  le  gouver- 
nement d'un  monstre  qui  se  plaignait  que  son 
règne  ne  fut  point  signalé  par  quelque  calamité  , 
peste,  famine,  tremblement  de  terre  ;  qui  enviait 
à  Auguste  le  bonheur  d'avoir  eu,  sous  son  empire, 
une  armée  taillée  en  pièces;  et  au  règne  de  Tibère, 
les  désastres  de  l'amphithéâtre  de  Fidènes  ,  où  il 
avait  péri  cinquante  mille  personnes;  et ,  pour 
tout  dire  en  un  mot ,  qui  souhaitait  que  le  peuple 
romain  n'eut  qu'une  seule  tête,  pour  le  mettre  en 
masse  à  la  fenêtre! 

Que  les  royalistes  ne  viennent  pas  me  dire  que 
celte  description  ne  conclue  rien,  que  le  règne 
de  Louis  XVI  ne  ressemblait  point  à  celui  des 
Césars.  S'il  n'y  ressemblait  point ,  c'est  que  chez 
nous  la  tyrannie  ,  endormie  depuis  long-temps 
au  sein  des  plaisirs,  et  se  reposant  sur  la  solidité 
des  (-haines  que  nos  pères  portaient  depuis  quinze 
cents  ans,  croyait  n'avoir  plus  besoin  de  la  ter- 
reur, seul  instrument  des  despotes,  dit  Machia- 
vel ,  et  instrument  tout  puissant  sur  des  âmes 
basses  ,  timides  et  faites  pour  l'esclavage.  Mais 
aujourd'hui  que  le   peuple  s'est  réveillé,  et  que 


-  /,5  _ 

î'épée   de  la  république  a  été  tirée  contre  les  mo 
nareliies,  laissez  la  royauté  remettre  le  pied  en 
France;  c'est  alors  que  ces  médailles  de  la  tyran- 
nie, si  bien  frappées  par  Tacite,  et  que  je  viens 
de  mettre  sous  les  yeux  de  mes  concitoyens,  se- 
ront la  vivante  image  de  ce  qu'ils  auront  a  souf- 
frir de  maux  pendant  cinquante  ans.  Et  faut -il 
cbercber  des  exemples  si  loin?  Les  massacres  du 
Cbamp-de-Mars  et  de  Nancy;  ce  que  Robespierre 
racontait  l'autre  jour  aux   Jacobins  des  borreurs 
que  les  Autricbiens  ont  commises  aux  frontières, 
les  Anglais  à  Gènes ,  et  les  royalistes  à  Fougères 
et  dans  la  Vendée,  et  la  violence  seule  des  partis, 
montrent  assez  que  le  despotisme,  rentré  furieux 
dans  ses  possessions  détruites,  ne  pourrait  s'y  af- 
fermir qu'en  régnant    comme  les  Octave   et  les 
Néron.  Dans  ce  duel  entre  la  liberté  et  la  servi- 
tude, et  dans  la  cruelle  alternative  d'une  défaite 
mille  fois  plus  sanglante  que  notre  victoire,  ou- 
trer la  révolution  avait  donc  moins  de  péril  et 
valait  encore  mieux  que  de  rester  en-deçà , 
comme  l'a  dit  Danton,  et  il  a  fallu,  avant  tout , 
que  la  république  s'assurât   du    cbamp   de    ba- 
taille. 

D'ailleurs  tout  le  monde  conviendra  d'une  vé- 
rité. Quoique  Pilt  sentant  cette  nécessité  où  nous 


—  46  - 

étions  réduits,  de  ne  pouvoir  vaincre  sans  une 
grande  effusion  de  sang,  ait  changé  tout  à  coup 
de  batteries,  et  profitant  habilement  de  notre  si- 
tuation ,  ait  fait  toua  ses  efforts  pour  donner  à 
noire  liberté  l'attitude  de  la  tyrannie,  et  tourner 
ainsi  contre  nous  la  raison  et  1  humanité  du  dix- 
huitième  siècle,  c'est-à-dire  les  armes  mêmes 
avec  lesquelles  nous  avions  vaincu  le  despotisme; 
quoique  Pitt  ,  depuis  la  grande  victoire  de  la 
Montagne,  le  20  janvier,  se  sentant  trop  faible 
pour  empêcher  la  liberté  de  s'établir  en  France  , 
en  la  combattant  de  front,  ait  compris  que  le  seul 
moven  de  la  diffamer  et  de  la  détruire  était  d'en 

J 

prendre  lui-même  le  costume  et  le  langage;  quoi- 
qu'en  conséquence  de  ce  plan,  il  ait  donné  a 
tous  ses  agens,  à  tous  les  aristocrates,  l'instruc- 
tion secrète  de  s'affubler  d'un  bonnet  rouge,  de 
changer  la  culotte  étroite  contre  le  pantalon,  et 
de  se  faire  des  patriotes  énergumènes  ;  quoique 
le  patriote  Pitt ,  devenu  jacobin  ,  dans  son  ordre 
à  l'armée  invisible  qu'il  solde  parmi  nous,  l'ait 
conjurée  de  demander,  comme  le  marquis  de 
Montant ,  cinq  cents  têtes  dans  la  Convention , 
et  que  l'armée  du  Rhin  fusillât  la  garnison  de 
Mayence  ,•  de  demander  comme  une  certaine 
pétition  ,  quon  fit  tomber  neuf  cent  mille  têtes; 


-  47  - 

comme  un  certain  réquisitoire,  qu'on  embastil- 
lât, la  moitié  du  peuple  français ,  comme  sus- 
pect; et  comme  une  certaine  motion,  qu'on  mit 
des  barils  de  poudre  sous  ces  prisons  innom- 
brables, et  à  côté  une  mèche  permanente ?/  quoi- 
que le  sans-culotte  Pitt  ait  demandé  qu'au  moins, 
par  amendement,  on  traitât  tous  ces  prisonniers 
avec  la  dernière  rigueur;  qu'on  leur  refusât  toutes 
les  commodités  de  la  vie  ,  et  jusqu'à  la  vue  de 
leurs  pères,  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfans  , 
pour  les  livrer  eux  et  leur  famille  à  la  terreur  et 
au  désespoir;  quoique  cet  habile  ennemi  ait 
suscité  partout  une  nuée  de  rivaux  à  la  Conven- 
tion, et  jqu'il  n'y  ait  aujourd'hui,  en  France,  que 
les  douze  cent  mille  soldats  de  nos  armées,  qui, 
fort  heureusement,  ne  fassent  pas  de  lois  ;  car  les 
commissaires  de  la  Convention  font  des  lois  ;  les 
départemens,  les  districts,  les  municipalités,  les 
sections,  les  comités  révolutionnaires  font  des 
lois  ;  et,  Dieu  me  pardonne,  je  crois  que  les  so- 
ciétés fraternelles  en  font  aussi  :  malgré  ,  dis-je, 
tous  les  efforts  que  Pitt  a  faits  pour  rendre  notre 
république  odieuse  à  l'Europe  ;  pour  donner  des 
armes  au  parti  ministériel  contre  le  parti  de  l'op- 
position ,  à  la  rentrée  du  parlement  ;  en  un  mot , 
pour    réfuter    le  manifeste    sublime   de   Robes- 


-  48  — 
pierre  (i).  Malgré  tant  de  guinées,  qu'on  me 
eilc,  disait  Danton,  un  seul  homme  fortement  pro- 
noncé dans  la  révolution,  et  en  faveur  de  la  ré- 
publique, qui  ait  été  condamné  à  mort  par  le  tri- 
bunal révolutionnaire?  Le  tribunal  révolution- 
naire, de  Paris  du  moins,  quand  il  a  vu  des  faux 
témoins  se  glisser  dans  son  sein  ,  et  mettre  l'inno- 
cent en  péril,  s'est  empressé  de  leur  faire  subi^ 
la  peine  du  talion.  A  la  vérité  ,  il  a  condamné 
pour  des  paroles  et  des  écrits;  mais,  d'abord, 
peut-on  regarder  comme  de  simples  paroles  le  cri 
de  vweJe.roi^  ce  cri  provocateur  de  sédition, 
et  qui,  par  conséquent,  même  dans  l'ancienne 
loi  de  la  république  romaine,  que  j'ai  citée,  eût 
élé  puni  de  mort  ?  Ensuite  c'est  dans  la  mêlée 
dune  révolution  que  ce  tribunal  a  à  juger  des 
crimes  politiques;  et  ceux  mêmes  qui  croient 
qu'il  n'est  pas  exempt  d'erreurs  lui  doivent  cette 
justice,  qu'en  matière  d'écrits  il  est  plus  attaché 


(i)  C'est  avec  de  tels  écrits  qu'on  vengerait  l'honneur  de  la 
république,  et  qu'on  débaucherait  leurs  peuples  et  leurs  ar- 
mées, aux  despotes,  bientôt  réduits  à  la  garde  des  nobles  et 
des  piètres,  leurs  satellites  naturels  ,  si  les  ullra-rëvolulionncircs 
et  les  bonnets  ronges  de  Brissot  et  de  Dumouriez  ne  gâlaipnt 
une  si  belle  cause  et  ne  fournissaient  malheureusement  à  Pin 
des  faits  pour  répondre  à  ces  belles  paroles  de  Robespierre. 


—  m  — 

à  l'intention  qu'au  corps  du  délit  ;  et  lorsqu'il  n'a 
pas  été  convaincu  que  l'intention  était  contre- 
révolutionnaire  ,  il  n'a  jamais  manqué  de  mettre 
en  liberté,  non  seulement  celui  qui  avait  tenu 
les  propos  ou  publié  les  écrits,  mais  même  celui 
qui  avait  émigré. 

Ceux  qui  jugent  si  sévèrement  les  fondateurs  de 
la  république  ne  se  mettent  pas  assez  à  leur 
place.  Voyez  entre  quels  précipices  nous  mar- 
chons/D'un  coté  est  l'exagération  en  moustaches , 
à  qui  il  ne  tient  pas  que ,  par  ses  mesures  ultra- 
révolutionaires ,  nous  ne  devenions  l'horreur  et 
la  risée  de  l'Europe  ;  d'un  autre  côté  est  le  mode- 
rantisme  en  deuil  ,  qui,  voyant  les  vieux  Corde- 
liers  ramer  vers  le  bon  sens  et  tacher  d'éviter  le 
courant  de  l'exagération,  faisait  hier,  avec  une 
armée  de  femmes  ,1e  siège  du  comité  de  sûreté 
générale  ,  et ,  me  prenant  au  collet ,  comme  j'y 
entrais  par  hasard,  prétendait  que  ,  dans  le  jour, 
la  Convention  ouvrît  toutes  les  prisons,  pour 
nous  lâcher  aux  jambes,  avec  un  certain  nom- 
bre, il  est  vrai,  de  bons  citoyens,  une  mul- 
titude de  contre  -  révolutionnaires  enragés  de 
leur  détention.  Enfin ,  il  y  a  une  troisième  con- 
spiration, qui  n'est  pas  la  moins  dangereuse  ;  c'est 
celle  que  'Ma  rat  aurait  appelée  la  conspiration  des 

4 


—  50  — 
dindons;  je  veux  parler  de  ces  hommes  qui,  avec 
les  intentions  du  monde  les  meilleures,  étrangers 
à  toutes  les  idées  politiques,  et,  si  je  puis  m'ex- 
primer  ainsi,  scélérats  de  bêtise  et  d'orgueil,  parce 
qu'ils  sont  de  tel  comité  ,  ou  qu'ils  occupent  telle 
place  éminente,  souffrent  à  peine  qu'on  leur  parle; 
montagnards  d'industrie  ,  comme  les  appelle 
si  bien  d'Églantine,  tout  au  moins  montagnards  de 
recrues,  de  la  troisième  ou  quatrième  réquisition, 
et  dont  la  morgue  ose  traiter  de  mauvais  citoyens 
des  vétérans  blanchis  dans  les  armées  de  la  ré- 
publique, s'ils  ne  fléchissent  pas  le  genoux  devant 
leur  opinion  ,  et  dont  l'ignorance  patriote  nous 
fait  encore  plus  de  mal  que  l'habileté  contre-révo- 
lutionnaire des  Lafavette  et  des  Dumouriez.  Voilà 
les  trois  écueils  dont  les  Jacobins  éclairés  voient 
que  leur  route  est  semée  sans  interruption  ;  mais 
ceux  qui  ont  posé  la  première  pierre  de  la  répu- 
blique doivent  être  déterminés  à  élever  jusqu'au 
faîte  ce  nouveau  Capitole ,  ou  à  s'ensevelir  sous 
ses  fondemens. 

Pour  moi,  j'ai  repris  tout  mon  courage  ;  et  tant 
que  j'aurai  vécu,  je  n'aurai  pas  laissé  déshonorer 
mon  écritoire  véridique  et  républicaine.  Après  ce 
numéro  3  du  vieux  Cordelier,  que  Pitt  vienne  di- 
re maintenant  que  je  n'ai  pas  la  liberté  d'exprimer 


—  Si- 
mon opinion  aulant  que  le  Moming  Chroniclel 
qu'il  vienne  dire  que  la  liberté  de  la  presse 
n'existe  plus  en  France,  même  pour  les  députés  de 
la  Convention,  après  la  lettre  pleine  d'affreuses 
vérités  que  vient  de  publier  le  courageux  Philip- 
peaux,  quoiqu'on  puisse  lui  reprocher  d'y  avoir 
trop  méconnu  les  grands  services  du  comité  de 
salut  public.  Depuis  que  j'ai  lu  cet  écrit  véritable- 
ment sauveur,  je  dis  à  tous  les  patriotes  que  je  ren- 
contre :  Avez-vous  lu  P  hilippeauoc  ?  Et  je  le  dis 
avec  autant  d'enthousiasme  que  La  Fontaine  de- 
mandait :  Avez- vous  lu  JBaruchP. 

Oui,  j'espère  que  la  liberté  de  la  presse  va  re- 
naître toute  entière.  On  a  étrangement  trompé 
les  meilleurs  esprits  de  la  Convention  sur  les  pré  * 
tendus  dangers  de  cette  liberté.  On  veut  que  la 
terreur  soit  à  Tordre  du  jour,  c'est  à  dire  la  ter- 
reur des  mauvais  citoyens  :  qu'on  y  mette  donc 
la  liberté  de  la  presse;  car  elle  est  la  terreur  des 
fripons  et  des  contre-révolutionnaires. 

Loustalot,  qu'on  a  trop  oublié,  et  à  qui  il  n'a 
manqué,  pour  partager  les  honneurs  divins  de 
Marat,  que  d'être  assassiné  deux  ans  plus  tard , 
ne  cessait  de  répéter  cette  maxime  d'un  écrivain 
anglais  :  Si  la  liberté  de  la  presse  existait  dans 
un  pays  ou  le  despotisme  le  plus  absolu  réunit 

4- 


—  52  — 

clans  une  seule  main  tous  les  pouvoirs,  elle  suf- 
firait seule  pour  jaire  contre-poids .  I/expérience 
de  notre  révolution  à  démontré  la  vérité  de  cette 
maxime. 

Quoique  la  constitution  de  89  eut  environné 
le  tyran  de  tous  les  moyens  de  corruption  ;  quoi- 
que la  majorité  dès  deux  premières  assemblées 
nationales,  corrompue  par  ses  vingt- cinq  millions 
et  par  les  supplémens  de  liste  civile  ,  conspirât 
avec  Louis  XVI,  et  avec  tous  les  cabinets  de  l'Eu- 
rope, pour  étouffer  notre  liberté  naissante,  il  a 
suffi  d'une  poignée  d'écrivains  courageux  pour 
mettre  en  fuite  des  milliers  de  plumes  vénales, 
déjouer  tous  les  complots  et  amener  la  journée  du 
j  o  août  et  la  république  ,  presque  sans  effusion 
de  sang,  en  comparaison  de  ce  qu'il  en  a  coulé  de- 
puis. Tant  que  la  liberté  indéfinie  de  la  presse  a 
existé,  il  nous  a  été  facile  de  tout  prévoir,  de 
tout  prévenir.  La  liberté,  la  vérité,  le  bon  sens 
ont  battu  l'esclavage,  la  sottise  et  le  mensonge, 
partout  où  ils  les  ont  rencontrés.  Mais  est  venu 
le  vertueux  Rolland  qui  ,  en  faisant  de  la  poste 
des  filets  de  Saint-Cloud  que  le  ministre  seul  avait 
droit  de  lever,  et  ne  laissant  passer  que  les  écrits 
brissotins  a  attenté  le  premier  à  la  circulation  des 
lumières,  et  a  amoncelé  sur  le  Midi  ces  ténèbres 


—  55  — 

et  ces  nuages  d'où  il  est  sorti  tant  de  tempêtes.  On 
interceptait  les  écrits  de  Robespierre  ,  de  Billaud- 
Varennes,  etc.,  etc.  Grâce  à  la  guerre  qu'on  fit 
déclarer,  soi-  disant  pour  achever  la  révolution , 
d  nous  en  coûte  déjà  le  sang  d'un  million 
d'hommes,  selon  le  compte  du  Père  Duchesne , 
dans  un  de  ses  derniers  numéros;  tandis  que  je 
mourrai  avec  cette  opinion  que,  pour  rendre  la 
France  républicaine,  heureuse  et  florissante,  il 
eût  suffi  d'un  peu  d'encre,  et  d'une  seule  guillo- 
tine. 

On  ne  répondra  jamais  à  mes  raisonnemens  en 
faveur  de  la  liberté  de  la  presse  ;  et  qu'on  ne  dise 
pas,  par  exemple,  que,  dans  ce  numéro  3,  et 
dans  ma  traduction  de  Tacite,  la  malignité  trou- 
vera des  rapprochemens  entre  ces  temps  déplo- 
rables et  le  nôtre.  Je  le  sais  bien,  et  c'est  pour 
faire  cesser  ces  rapprochemens,  c'est  pour  que  la 
liberté  ne  ressemble  pas  au  despotisme  ,  que  je  me 
suis  armé  de  ma  plume.  Mais,  pour  empêcher 
que  les  royalistes  ne  tirent  de  là  un  argument  con- 
tre la  république,  ne  suffit-il  pas  de  représenter, 
comme  j'ai  fait  tout  à  l'heure ,  notre  situation 
et  l'alternative  cruelle  où  se  sont  trouvés  réduits 
les  amis  de  la  liberté,  dans  le  combat  à  mort  entre 
blique  et  la  monarchie? 


—  54  — 

Sans  cloute,  la  maxime  des  républiques  estr 
qu'il  vaut  mieux  ne  pas  punir  plusieurs  cou- 
pables que  de  frappe?'  un  seul  innocent.  Mais 
n'est-iî  pas  vrai  que ,  dans  un  temps  de  révolution, 
cette  maxime  pleine  de  raison  et  d'humanité  sert 
à  encourager  les  traîtres  à  la  patrie,  parce  que  la 
clarté  des  preuves  qu'exige  la  loi  favorable  à  l'in- 
nocence fait  que  le  coupable  rusé  se  dérobe  au 
supplice?  Tel  est  l'encouragement  qu'un  peuple 
libre  donne  contre  lui-même.  C'est  une  maladie 
des  républiques,  qui  vient,  comme  on  voit,  de 
la  bonté  du  tempérament.  La  maxime  au  con- 
traire du  despotisme  est  :  qu'il  vaut  mieux 
que  plusieurs  innocens  périssent  que  si  un  seul 
coupable  échappait.  C'est  cette  maxime,  dit 
Gordon  sur  Tacite ,  qui  fait  la  force  et  la  sûreté 
des  rois. 

Le  comité  de  salut  public  l'a  bien  senti  ;  et  il  a 
cru  que  pour  établir  la  république  il  avait  besoin 
un  moment  de  la  jurisprudence  des  despotes.  Il  a 
pensé  ,  avec  Machiavel^  que  dans  les  cas  de  con- 
science politique  le  plus  grand  bien  effaçait  le 
mal  plus  petit  ;  il  a  donc  voilé  pendant  quelque 
temps  la  statue  de  la  liberté.  Mais  confondra-t-on 
ce  voile  de  gaze  et  transparent,  avec  la  doublure 
des  Cloots  ,  des  Coupé,  des  Montaut ,  et  ce  drap 


—  55  — 

mortuaire  sous  lequel  on  nepouvaitreconnaître  les 
principes  au  cercueil  ?  Confondra- t-on  la  constitu- 
tion, fille  de  la  montagne,  avec  les  superfétations 
de  Pitt  ;  les  erreurs  du  patriotisme  ,  avec  les  cri- 
mes du  parti  de  l'étranger  ;  le  réquisitoire  du  pro- 
cureur de  la  commune  sur  les  certificats  de  ci- 
visme,  sur  la  fermeture  des  églises ,  et  sa  défi- 
nition  des  gens  suspects,  avec  les  décrets  tuté- 
laires  de  la  Convention,  qui  ont  maintenu  la  li- 
berté du  culte  et  les  principes  ? 

Je  n'ai  point  prétendu  faire  d'application  à  per- 
sonne dans  ce  numéro.  Ce  ne  serait  pas  ma  faute 
si  M.  Vincent,  le  Pitt  de  Georges  Bouchotte,  ju- 
geait à  propos  de  s'y  reconnaître  à  certains  traits  ; 
mon  cher  et  brave  collègue  Philippeaux  n'a  pas 
pris  tant  de  détours  pour  lui  adresser  des  vérités 
bien  plus  dures.  C'est  à  ceux  qui,  en  lisant  ces 
vives  peintures  de  la  tyrannie  y  trouveraient  quel» 
que  malheureuse  ressemblance  avec  leur  conduite, 
à  s'empresser  de  la  corriger;  car  on  ne  se  persua- 
dera jamais  que  le  portrait  d'un  tyran,  tracé  de 
la  main  du  plus  grand  peintre  de  l'antiquité,  et 
par  l'historien  des  philosophes,  puisse  être  de- 
venu le  portrait  d'après  nature  de  Gaton  et  de 
Brutus,  et  que  ce  que  Tacite  appelait  le  despo- 


—  56 


tisme  et  le  piie  des  gouvcrnemcns,  ii  y  a  douze 
siècles,  puisse  s'appeler  aujourd'hui  la  liberté  et 
le  meilleur  des  mondes  possibles. 


&a  tosits 


LE  VIEUX 


11»:  .1*'   JE*   ■MA]   :1t.  JE*    Il 


S§sè        xS^   %^§SS^     tes^SS^'       \\\\n&\\\w     Wmws*     ^ESSKa     \MSSK8 


JOURNAL     REDIGE 

par  (&amille~Be$moulin$ , 

DÉPUTÉ     A     LA     CONVENTION  ,     ET     DOYEN     DES     JACOBINS  , 

VIVRE  LIBRE  OU  MOURIR! 

IV. 

Décadi  3o  frimaire,  l'an  II  de  la  république,  une  et  indivisible. 


Le  plus  fort  n'est  jamais  assez  fort  pour  êlre  toujours  le 
maître  ,  s'il  ne  transforme  sa  force  en  droit. 

(  J.-J.  Rousseau  ,  Contrat  Social.  ) 


Quelques  personnes  ont  improuvé  mon  nu- 
méro 3,  où  je  me  suis  plu,  disent-elles,  à  faire 
des  rapprochemens  qui  tendent  à  jeter  de  la  dé- 
faveur sur  la  révolution  et  les  patriotes  :  elles  de- 
vraient dire  sur  les  excès  de  la  révolution  et  les 
patriotes  d'industrie.  Elles  croient  le  numéro  ré- 
futé et  tout  le  monde  justifié  par  ce  seul  mot  :  On 


—  60  — 

sait  bien  que  l'état  présent  n  est  pas  celui  de  la 
liberté;  mais  patience,  vous  serez  libres  un 
jour. 

Ceux-là  pensent  apparemment  que  la  liberté, 
comme  l'enfance ,  a  besoin  de  passer  par  les  cris 
et  les  pleurs  pour  arriver  à  liage  mûr;  il  est  au 
contraire  de  la  nature  de  la  liberté  que  pour  en 
jouir  il  suffit  de  la  désirer.  Un  peuple  est  libre  du 
moment  qu'il  veut  l'être  (on  se  rappelle  que  c'est 
un  mot  de  Lafayette);  il  rentre  dans  In  plénitude 
de  tous  ses  droits  dès  le  \l\  juillet.  La  liberté  n'a 
ni  vieillesse  ni  enfance;  elle  n'a  qu'un  âge,  celui 
delà  force  et  de  la  vigueur;  autrement,  ceux  qui 
se  font  tuer  pour  la  republique  seraient  donc 
aussi  stupides  que  ces  fanatiques  de  la  Vendée  qui 
se  font  tuer  pour  des  délices  de  paradis  dont  ils 
ne  jouiront  point.  Quand  nous  aurons  péri  dans 
le  combat,  ressusciterons-nous  aussi  dans  trois 
jours,  comme  le  croient  ces  paysans  stupides? 
Non ,  cette  liberté  que  j'adore  n'est  point  le  Dieu 
inconnu,  Nous  combattons  pour  défendre  des 
biens  dont  elle  met  sur-le-champ  en  possession 
ceux  qui  l'invoquent;  ces  biens  sont  la  déclaration 
des  droits,  la  douceur  des  maximes  républicaines, 
la  fraternité,  la  sainte  égalité,  l'inviolabilité  des 
principes;  voilà  les  traces  des  pas  de  la  déesse; 


—  61  — 

voilà  à  quels  traits  je  distingue  les  peuples  nu  mi- 
lieu de  qui  elle  habite. 

Et  à  quel  autre  signe  veut-on  que  je  reconnaisse 
cette  liberté  divine?  Cette  liberté,  ne  serait-ce 
qu'un  vain  nom?  n'est-ce  qtviine  actrice  de  l'Opéra, 
la  Candeiile  ou  la  Maillard  promenées  avec  un 
bonnet  rouge,  ou  bien  cette  statue  de  46  pieds 
de  haut  que  propose  David?  Si  par  la  liberté  vous 
n'entendez  pas  comme  moi  les  principes,  mais 
seulement  Un  morceau  de  pierre,  il  n'y  eut  ja- 
mais d'idolâtrie  plus  stupide  et  si  coûteuse  que  la 
nôtre. 

O  mes  chers  concitoyens!  serions-nous  donc 
avilis  à  ce  point  que  de  nous  prosterner  devant 
de  telles  divinités?  Non,  la  liberté,  cette  liberté 
descendue  du  ciel,  ce  n'est  point  une  nymphe  de 
l'Opéra,  ce  n'est  point  un  bonnet  rouge,  une 
chemise  sale  ou  des  haillons;  la  liberté,  c'est  le 
bonheur,  c'est  la  raison  ,  c'est  l'égalité,  c'est  la 
justice,  c'est  la  déclaration  des  droits,  c'est  votre 
sublime  constitution?  Voulez- vous  que  je  la  re- 
connaisse ,  que  je  tombe  à  ses  pieds,  que  je  verse 
tout  mon  sang  pour  elle?  ouvrez  les  prisons  (i)  à 

(i)  Que  messieurs  les  modérés  ne  se  fassent  pas  une  auto- 
rité de  te  passage;  qu'ils  n'isolent  pas  celte  ligne  du  reste  du 
numéro  quatre  ;  car  c'est  de  l'ensemble  que  se  compose  mon 


—  62  — 

ces  deux  cent  mille  citoyens  que  vous  appelez  sus- 
pects,  car  dans  la  déclaration  des  droits  il  n'y  a 
point  de  maison  de  suspicion ,  il  n'y  a  que  des 
maisons  d'arrêt.  Le  soupçon  n'a  point  de  prisons, 
mais  l'accusateur  public;  il  n'y  a  point  de  gens 
suspects,  il  n'y  a  que  des  prévenus  de  délits  fixés 
par  la  loi  ;  et  ne  croyez  pas  que  cette  mesure  se- 
rait funeste  à  la  république  ,  ce  serait  la  mesure  la 
plus  révolutionnaire  que  vous  eussiez  jamais  prise. 
Vous  voulez  exterminer  tous  vos  ennemis  par  la 
guillotine  !  Mais  y  eût-il  jamais  plus  grande  folie? 
Pouvez-vous  en  faire  périr  un  seul  à  l'échafaud 
sans  vous  faire  dix  ennemis  de  sa  famille  ou  de  ses 
amis?  Croyez-vous  que  ce  soient  ces  femmes,  ces 
vieillards,  ces  cacochymes,  ces  égoïstes,  ces  traî- 
nards de  la  révolution,  que  vous  enfermez,  qui 
sont  dangereux?  De  vos  ennemis  il  n'est  resté 
parmi  vous  que  les  lâches  et  les  malades  ;  les 
braves  et  les  forts  ont  émigré;  ils  ont  péri  à  Lyon 
ou  dans  la  Vendée;  tout  le  reste  ne  mérite  pas 

opinion.  Je  ne  veux  point, pj'gm cct  avoir  une  querelle  de  géant, 
et  je  déclare  que  mon  sentiment  n'est  pas  qu'on  ouvre  les  deux 
battansdes  maisons  de  suspicion,  mais  seulement  un  guichet  , 
et  que  les  quatre  ou  six  examinateurs  secrets  décrétés  par  la 
Convention,  décadi  3o  frimaire,  interrogent  les  suspects  un  à 
un,  et  leur  rendent  la  liberté  ,  si  leur  élargissement  ne  met 
point  \a  république  en  péril. 


—  63   — 

votre  colère.  Cette  multitude  de  feuillans,  de  ren- 
tiers, de  boutiquiers  que  vous  incarcérez,  dans  le 
duel  entre  la  monarchie  et  la  république,  n'a  res- 
semblé qu'a  ce  peuple  de  Rome  dont  Tacite  peint 
ainsi  l'indifférence  dans  le  combat  entre  Vitellius 
et  Vespasien. 

«  Tant  que  dura  l'action  ,  les  Romains  s'assem- 
blaient comme  des  spectateurs  curieux  autour  des 
combattans ,  et ,  comme  à  un  spectacle ,  ils  favo- 
risaient tantôt  ceux-ci  et  tantôt  ceux-là  par  des 
battemens  de  mains  et  des  acclamations,  se  dé- 
clarant toujours  pour  les  vainqueurs,  et  lorsqu'un 
des  deux  partis  venait  à  lâcher  pied,  voulant  qu'on 
tirât  des  maisons  et  qu'on  livrât  à  l'ennemi  ceux 
qui  s'y  sauvaient.  D'un  côté  l'on  voyait  des  morts 
et  des  blessés,  de  l'autre  des  comédies  et  des  res- 
taurateurs remplis  de  monde.  »  N'est-ce  pas  l'i- 
mage de  nos  modérés  ,  de  nos  chapelains,  de  nos 
signataires  de  la  fameuse  pétition  des  huit  mille 
et  des  vingt  mille,  et  de  cette  multitude  immobile 
entre  les  jacobins  et  Coblentz,  selon  les  succès 
criant  :  Vive  La  Fayette  et  son  cheval  blanc  !  ou 
portant  en  triomphe  le  buste  de  Ma  rat  et  le  ni- 
chant dévotement  à  la  place  de  la  Notre-Dame  du 
coin  et  entre  les  deux  chandelles?  On  voit  que  les 
bourgeois  de  Paris,  l'an  2  de  la  république,  ne 


—  64  - 
ressemblent  pas  mal  encore  à  ceux  de  Rome  du 
temps  de  Vilellius,  comme  ceux  de  Rome  ressem- 
blaient à  ceux  d'Athènes  du   temps  de  Platon  , 
dont  ce  philosophe  disait,  dans  sa  république  ima- 
ginaire, qu'il  n'avait  rien  prescrit  pour  eux  ,  cette 
classe  étant  faite  pour  suivre  aveuglément  l'im- 
pulsion du  gouvernement  et  des  plus  forts.  On  se 
battait  au  Carrousel  et  au  Champ-de-Mars,  et  le 
Palais-Royal  étalait  ses  bergères  et  son  Arcadie. 
A  coté  du  tranchant  de  la  guillotine,  sous  lequel 
tombaient  les  têtes  couronnées,  et  sur  la  même 
place,  et  dans   le  même   temps,  on   guillotinait 
aussi  Polichinelle   qui   partageait  l'attention.  Ce 
n'était  pas  l'amour  de  la  république  qui  attirait 
tous  les  jours  tant  de  monde  sur  la  place   de  la 
Révolution,  mais  la  curiosité,  et  la  pièce   nou- 
velle qui  ne  pouvait  avoir  qu'une  seule  représen- 
tation. Je  suis  sûr  que  la  plupart  des  habitués  de 
ce  spectacle  se  moquaient,  au  fond  de  l'âme,  des 
abonnés  de    l'Opéra  et  de   la   tragédie  ,   qui   ne 
voyaient  qu'un  poignard  de  carton,  et  des  comé- 
diens qui  faisaient  le  mort.  Telle  était,  dit  Tacite, 
l'insensibilité  de  la  ville  de  Rome,  sa  sécurité  dé- 
naturée et  son  indifférence  parfaite  pour  tous  les 
partis.  Mais  Vespasicn  ,  vainqueur,  ne   fit   point 
embastiller  toute  cette  multitude. 


— .  65  — 

De  même,  croyez-moi,  dignes  représentons , 
aujourd'hui  que  la  Convention  vient  de  rejeter 
sur  les  intrigans  ,  les  patriotes  tarés ,  et  les  ultra- 
révolutionnaires  en  moustaches  et  en  bonnet 
rouge,  l'immense  poids  de  terreur  qui  pesait  sur 
elle;  aujourd'hui  qu'elle  a  repris  ,  sur  son  pié- 
destal ,  l'attitude  qui  lui  convenait  dans  la  reli- 
gion du  peuple  ,  et  que  le  comité  de  salut  public 
veut  un  gouvernement  provisoire  respecté  et 
assez  fort  pour  contenir  également  les  modérés  et 
les  exagérés  ,  laissons  aussi  végéter  au  coin  de 
leur  feu,  au  moins,  ces  paisibles  casaniers  qui 
n'étaient  pas  républicains  sous  Louis  XV,  et 
même  sous  Louis  XVI  et  les  états-généraux ,  mais 
qui ,  dès  le  14  juillet,  et  au  premier  coup  de  fu- 
sil ,  ont  jeté  leurs  armes  et  l'écusson  des  lys,  et 
ont  demandé  en  grâce  a  la  nation  de  leur  laisser 
faire  leurs  quatre  repas  par  jour.  Laissez-les,  comme 
Vespasien,  suivre  aujourd'hui  le  char  du  triompha- 
teur, en  s'égosillant  à  crier  :   vive  la  république! 

Que  de  bénédictions  s'élèveraient  alors  de 
toutes  parts'.  Je  pense  bien  différemment  de  ceux 
qui  vous  disent  qu'il  faut  laisser  la  terreur  à  l'or- 
dre du  jour.  Je  suis  certain,  au  contraire,  que  la 
liberté  serait   consolidée   et  l'Europe  vaincue   si 

vous  aviez  un  comité  de  clémence.  C'est   ce   co- 

5 


—  66   — 

mité  qui  finirait  la  révolution;  car  la  clémence  est 
aussi  une  mesure  révolutionnaire,  et  la  plus  effi 
cace  de  toutes,  quand  elle  est  distribuée  avec  sa- 
gesse. Que  les  imbécilles  et  les  fripons  m'appel- 
lent modéré  s'ils  le  veulent,  je  ne  rougis  point  de 
n'être  pas  plus  enragé  que  M.  Brutus;  or  voici 
ce  que  Brutus  écrivait  :  Vous  feriez  mieux , 
mon  cher  Cicéron ,  de  mettre  de  la  vigueur  à 
couper  court  aux  guerres  civiles,  qu  à  exercer 
de  la  colère  y  et  poursuivre  vos  ressentimens 
contre  des  vaincus,  (i).  On  sait  que  Thrasybule, 
après  s'être  emparé  d'Athènes  à  la  tête  des  ban- 
nis, et  avoir  condamné  à  mort  ceux  des  trente 
tyrans  qui  n'avaient  point  péri  les  armes  à  la 
main,  usa  d'une  indulgence  extrême  à  l'égard 
du  reste  des  citoyens ,  et  même  fit  prolamer  une 
amnistie  générale.  Dira-t-on  que  Thrasybule  et 
Brutus  étaient  des  Feuillans,  des  Brissotins?  je 
consens  à  passer  pour  modéré ,  comme  ces  grands 
hommes.  La  politique  leur  avait  appris  la  maxime 
que  Machiavel  a  professée  depuis;  que,  lorsque 
tant  de  monde  a  trempé  dans  une  conjuration, 
on  V étouffe  plus  sûrement  en  feignant  de  Vi- 


(i)  Âcrius  prohibenda  cwilia  bella  quam  in  superatos  iracundia 
e.rercenda 


—  67  — 

gnorer  qu'en  chercha/il  tous  les  complices. 
C'est  cette  politique,  autant  que  sa  bonté,  son 
humanité  ,  qui  inspira  à  Antonin  ces  belles  pa- 
roles aux  magistrats,  qui  le  pressaient  de  pour- 
suivre et  de  punir  tous  les  citoyens  qui  avaient 
eu  part  à  la  conjuration  d'Attilius  :  Je  ne  suis 
pas  bien  aise  qu'on  voie  qu'il jr  a  tant  de  gens 
qui  ne  in  aiment  pas. 

Je  ne  puis  m 'empêcher  de  transcrire  ici  le  pas- 
sage que  X and- fédéraliste  a  cité  de  Montes- 
quieu, et  qui  est  si  bien  à  l'ordre  du  jour.  On 
verra  que  le  génie  de  César  ne  travaillait  pas 
mieux  que  la  sottise  de  nos  ultra-révolution- 
naires à  faire  détester  la  république  ,  et  à  frayer 
le  chemin  à  la  monarchie. 

«  Tous  les  gens  qui  avaient  eu  des  projets  am- 
bitieux avaient  conspiré  à  mettre  le  désordre 
dans  la  république.  Pompée,  Grassus  et  César  y 
réussirent  à  merveille;  et  comme  les  bons  légis- 
lateurs cherchent  à  rendre  leurs  concitoyens 
meilleurs,  ceux-ci  cherchaient  à  les  rendre  pires, 
Ces  premiers  hommes  de  la  république  cher- 
chaient à  dégoûter  le  peuple  de  son  pouvoir,  et 
a  devenir  nécessaires  en  rendant  extrêmes  les 
inconvéniens    du    gouvernement   républicain. 

Mais  îorsqu'Auguste  fut  devenu  le  maître,  il  tra- 

5. 


—  68  — 

vaiUa  à  rétablir  l'ordre,  pour  faire  sentir  le  bon- 
lieur  du  gouvernement  d'un  seul.  » 

C'est  alors  qu'Octave  sut  rejeter  habilement 
sur  Antoine  et  Lépide  l'odieux  des  proscriptions 
passées,  et  comme  sa  clémence  présente  apparte- 
nait à  lui  seul,  ce  fut  celte  clémence,  dont  il 
avait  appris  l'artifice  de  Jules-César,  qui  opéra  la 
révolution  ,  et  décida,  bien  plus  que  Pharsale  et 
Actium  ,  de  l'asservissement  de  l'univers,  pour 
dix-huit  siècles.  On  était  las  de  voir  couler  le  sang 
dans  le  Forum  et  autour  de  la  tribune  aux  ha- 
rangues, depuis  les  Gracques. 

Tant  d'exemples  prouvent  ce  que  je  disais  tout 
à  l'heure,  que  la  clémence  distribuée  avec  sagesse 
est  la  mesure  la  plus  révolutionnaire,  la  plus 
efficace,  au  lieu  que  la  terreur  n'est  que  le  Mentor 
d'un  jour  ,  comme  l'appelle  si  bien  Cicéron  : 
Timor  non  diuturnus  magister  officii.  Ceux 
qui  ont  lu  l'histoire  savent  que  c'est  la  ter- 
reur seule  du  tribunal  de  Jeffrey  s ,  et  de  l'armée 
révolutionnaire  que  le  major  Kirch  traînait  à  sa 
suite,  qui  amena  la  révolution  de  1689.  Jacques  II 
appelait  en  riant  la  campagne  de  Jeffreys  cette 
sanglante  tournée  de  son  tribunal  ambulant.  Il  ne 
prévoyait  pas  que  son  détrônement  terminerait  la 
fin  de  cette  campagne.  Si  on  consulte  la  liste  des 


— .  69  — 

morts  ,  on  verra  que  ce  chancelier  d'Angle- 
terre ,  qui  a  laissé  un  nom  si  abominable,  était 
un  petit  compagnon  en  comparaison  du  général 
ministre  Ronsin,  qu'on  peut  appeler,  d'après  son 
affiche,  Y  Alexandre  des  bourreaux  (i 


(i)  On  sait  que  ,  dans  la  Vendée  ,  Ronsin  ,  comme  le  cardi- 
nal de  Richelieu  ,  se  faisait  appeler  général  ministre.  Que  sa 
fortune  militaire  ait  tourné  la  tète  à  ce  point  à  un  général  in- 
connu au  x  soldats ,  qui  ne  pouvait  devoir  les  épaulettes  étoilées 
qu'à  son  talent  dramatique  ,  et  dont  ce  talent  dramatique 
était  si  mince,  que  pas  un  de  ses  courtisans  n'eût  osé  le  com- 
parer même  à  Pradon  sans  s'avouer  un  flagorneur  ,  la  chose 
se  conçoit;  la  vanité  et  la  bouffissure  des  prétentions  étant 
presque  toujours  en  raison  inverse  du  mérite.  Mais  ce  qui 
est  inexplicable,  c'est  que  celui  qui,  dans  une  affiche  ,  dit 
qu'à  Lyon  (  dont  la  population  est  de  140  mille  âmes  )  i5oo 
seulement  ne  sont  pas  complices  de  la  rébellion  ,  et  espère 
qu'avant  la  fin  de  frimaire ,  tous  les  complices  ,  et  partant  i38, 5oo 
personnes,  auront  péri,  et  que  le  Rhône  aura  roulé  leurs  cadavres 
ensanglantés  jusqu'à  Toulon  ,  sans  doute  afin  d'animer  les  Tou- 
lonnais  à  se  battre  en  désespérés  et  à  se  faire  tuer  jusqu'au 
dernier  sur  des  monceaux  de  nos  volontaires  ,  plutôt  que 
d'ouvrir  leurs  portes  à  un  Ronsin  :  ce  qui  est  inconcevable  , 
dis-je,  c'est  que  cet  exterminateur  soit  un  d'Arnaud  en  mous- 
taches, qui  faisait  des  pièces  sentimentales,  et  qui  avait  pris 
Louis  XII  et  même  Lafayette  pour  son  héros.  Voilà  ce 
qu'on  ne  pourrait  pas  croire  ,  si  on  ne  savait  pas  qu'Alexan- 
dre de  Phères  ,  un  des  tape-durs  de  l'antiquité  qui  ait  le  plus 
fait  pendre  et  brûler  de  gens  ,  sanglotait  à  la  représentation 
d'Iphigénie  ,   et  que  les  deux  plus  grands  septembriseurs  de 


—  70  — 

Citoyens  collègues,  il  semble  qu'un  monta- 
gnard n'aurait  point  a  rougir  de  proposer  les  mêmes 
moyens  de  salut  public  que  Brutus  et  Thrasybule, 
surtout  si  l'on  considère  qu'Athènes  se  préserva  de 
la  guerre  civile  pour  avoir  suivi  le  conseil  de  Thra- 
sybule ,  et  que  Rome  perdit  sa  liberté  pour  avoir 
rejeté  celui  de  Brutus.  Cependant  je  me  garde 
bien  de  vous  présenter  une  semblable  mesure. 
Arrière  la  motion  d'une  amnistie!  Une  indulgence 
aveugle  et  générale  serait  contre-révolutionnaire, 


l'histoire  moderne,  Henri  VIII  et  Charles  IX  ,  ont  été  deux 
faiseurs  de  livres.  Avant  de  condamner  le  courageux  Bourdon 
de  l'Oise  ,  qui  a  osé  le  premier  dénoncer  Georges  Bouchotte  , 
je  demande  que  les  Jacobins  se  fessent  lire  la  lettre  que  Phi- 
lippeaux  a  distribuée  à  la  Convention  ,  et  celui-Jà  ne  pourra 
être  qu'un  patriote  d'industrie,  un  patriote  d'argent  ,  un  pa- 
triote contre-révolutionnaire,  à  qui  cette  lecture  ne  fera  pas 
dresser  les  cheveux  à  la  tête.  Voici  un  des  portraits  que  Phi- 
lippeaux  a  burinés: 

«  Qu'a  failRonsin,  s'écrie-t-il,  pour  être  général  de  l'armée 
«  révolutionnaire  ?  beaucoup  intrigué,  beaucoup  volé,  beau- 
•  coup  menti.  Sa  seule  expédition  est  celle  du  18  septembre  , 
«  où  il  fit  accabler  45  mille  patriotes  par  trois  mille  brigands»' 
«  cette  journée  fatale  de  Coron  où,  après  avoir  disposé  notre 
aitillerie  dans  une  gorge  ,  à  la  tête  d'une  colonne  de  six  lieues 
de  flanc  ,  il  se  tint  caché  dans  une  étable  ,  comme  un  lâche 
coquin  ,  à  deux  lieues  du  champ  de  bataille  où  nos  infortunés 
camarades  étaient  foudroyés  par  leurs  propres  canons. 


—  71  — 

du  moins  elle  serait  du  plus  grand  danger  et  d'une 
impolitique  évidente  ,  non  par  la  raison    qu'en 
donne  Machiavel,  parce  que  «  le  prince  doit  ver- 
«  ser  sur  les  peuples  le  mal  tout  à  la  fois,  et  le 
«  bien  goutte  à  goutte ,  »  mais  parce  qu'un  si 
grand  mouvement  imprimé  à  la  machine  du  gou- 
vernement, en  sens  contraire  à  sa  première  im- 
pulsion ,  pourrait  en  briser  les  ressorts.  Mais  au- 
tant il  y  aurait  de  danger  et  d'inpolitique  à   ou- 
vrir la  maison  de  suspicion  aux  détenus  ,  autant 
l'établissement  d'un  comité  de  clémence  me  pa- 
raît une  idée  grande  et  cligne  du  peuple  français; 
effaçant  de  sa  mémoire  bien  des  fautes,  puisqu'il 
en  a  effacé  le  temps  même  où  elles  furent   com- 
mises ,  et  qu'il  a  créé  une  nouvelle  ère  de  laquelle 
seule  il   date  sa  naissance   et  ses  souvenirs.  A  ce 
mot  de  comité  de  clémence  ,  quel  patriote  ne  sent 
pas  ses  entrailles  émues?  car  le  patriotisme  est  la 
plénitude  de  toutes  les  vertus,  et  ne  peut  pas  con- 
séquemment  exister  là  où  il  n'y  a  ni  humanité,  ni 
philanthropie,  mais  une  âme  aride  et  desséchée  par 
l'égoïsme.  O!  mon  cher  Robespierre  !  c'est  à  toi 
que  j'adresse  ici  la  parole  ;  car  j'ai  vu  le  moment  où 
Pitt  n'avait  plus  que  toi  à  vaincre,  où  sans  toi 
le  navire    Argo  périssait,  la   république  entrait 
dans   le  chaos ,  et  la  société  des   Jacobins  et  la 


-    72  — 

montagne  devenaient  une  tour  de  Babel.  O  mon 
vieux  camarade  de  collège!  toi  dont  la  postérité 
relira  les  discours  éloquens!  souviens- toi  de  ces 
leçons  de  l'histoire  et  de  la  philosophie  :  que  l'a- 
mour est  plus  fort,  plus  durable  que  la  crainte  ; 
que  l'admiration  et  la  religion  naquirent  des  bien- 
faits ;  que  les  actes  de  clémence  sont  l'échelle  du 
mensonge,  comme  nous  disait  Tertulien,  par  les- 
quels les  membres  des  comités  du  salut  public  se 
sont  élevés  jusqu'au  ciel,  et  qu'on  n'y  monta  jamais 
sur  des  marches  ensanglantées.  Déjà  tu  viens  de 
t'approcher  beaucoup  de  cette  idée  dans  la  mesure 
que  tu  as  fait  décréter  aujourd'hui,  dans  la  séance 
du  décadi  3o  frimaire.  Il  est  vrai  que  c'est  plutôt 
un  comité  de  justice  qui  a  été  proposé.  Cepen- 
dant pourquoi  la  clémence  serait-elle  devenue  un 
crime  dans  la  république  ?  Prétendons-nous  être 
plus  libre  que  les  Athéniens,  le  peuple  !e  plus 
démocrate  qui  ait  jamais  existé,  et  qui  avait  élevé 
cet  autel  à  la  miséricorde,  devant  lequel  le  phi- 
losophe Demonax ,  plus  de  mille  ans  après,  fai- 
sait encore  prosterner  les  tyrans?  Je  crois  avoir 
bien  avancé  la  démonstration  que  la  saine  politi- 
que commande  une  semblable  institution. Et  notre 
grand  professeur  Machiavel  ?  que  je  ne  me  lasse 
point  de  citer,  regarde  cet  établissement  comme  le 


—  73  — 

plus  important  et  de  première  nécessité  pour  tout 
gouvernement,  le  souverain  devant  plutôt  aban- 
donner les  fonctions  de  comité  de  sûreté  générale 
que  celles  de  comité  de  secours.  C'est  à  lui  seul 
surtout,  recommande-t-il,  que  le  dépositaire  de 
la  souveraineté  doit  réserver  la  distribution  des 
grâces ,  et  tout  ce  qui  concilie  la  faveur  >  lais- 
sant aux  magistrats  la  disposition  des  peines  , 
et  tout  ce  qui  est  sujet  aux  ressentimens. 

Depuis  que  j'ai  commencé  mon  cours  de  po- 
litique, dans  le  Vieux  Cordelier,  un  si  grand  nom- 
bre de  mes  collègues  m'a  encouragé  par  des  aboil- 
nemens,  et  m'a  fait  l'honneur  d'assister  à  mes  le- 
çons, que  ,  me  trouvant  au  milieu  de  tant  de  dépu- 
tés, je  me  suis  cru  cette  fois  à  la  tribune  même  du 
peuple  français.  Fort  des  exemples  de  l'histoire  et 
des  autorités  de  Thrasybule,  Brutus  et  Machiavel , 
j'ai  transporté  au  journaliste  la  liberté  d'opinion 
qui  appartient  au  représentant  du  peuple  à  la 
Convention.  J'ai  exprimé  par  écrit  mes  senti  mens 
sur  le  meilleur  mode  de  révolutionner,  et  ce  que 
la  faiblesse  de  mon  organe  et  mon  peu  de  moyens 
oratoires  ne  me  permet  pas  de  développer  si  bien. 
Si  ce  mot  de  jubilé,  que  j'ai  risqué  pour  ne  pas 
être  plus  impitoyable  que  Moïse,  qui  cependant 
était  un  fier  exterminateur,  et  une  machine  infer- 


-  1U  — 

nale  du  calibre  de  Honsin;  si,  dis-je,  mon  comité 
de  clémence  parait  à  quelques-uns  de  mes  collè- 
gues mal  sonnant ,  et  sentant  le  modérantisme , 
à  ceux  qui  me  reprocheront  d'être  modéré  dans 
ce  numéro  4  y  je  puis  répondre,  par  le  temps  qui 
court,  comme  faisait  Marat,  quand,  dans  un  temps 
bien  différent,  nous  lui  reprochions  d'avoir  été 
exagéré  dans  sa  feuille  :  Vous  ny  entendez 
rien;  eh  !  mon  dieu  !  laissez-moi  dire  :  on  n'en 
rabattra  que  trop. 


&a  ^aaua  ®^&©a&aa&. 


LE  VIEUX 


m  mm 


.     TOURNA  L     REDIGE 

|)ar  <&amille^B£$moulin$i 

DÉPUTÉ     A     LA     CONVENTION  ,     ET     DOYEN     DES     JACOBINS  , 

VIVRE  LIBRE  OU  MOURIR! 

% 

Quînlidi  nivôse,  irc  décade,  l'an  II  de  la  république, 
une  et  indivisible. 


Grand  Discours  justificatif  de   Camille- 
Desmoulins  aux  Jacobins. 


Patriotes,  vous  n'y  entendez  rien.  Eh!  mon  Dieu  , 
laissez-moi  dire  ;  on  n'en  rabattra  que  trop. 

(Mot  Je  Maral.) 

Frères  et  amis  , 

Saint  Louis  n'était  pas  prophète,    lorsqu'il  se 
prenait  d'une   belle  passion   pour    les  Jacobins  et 


—  78  — 

les  Cordeliers ,  deux  ordres  que  l'histoire  nous 
apprend  qu'il  chérissait  d'une  tendresse  de  père. 
Le  hon  sire  ne  prévoyait  pas  qu'ils  donneraient 
leur  nom  à  deux  ordres  bien  différons,  qui  détrô- 
neraient sa  race,  et  seraient  les  fondateurs  de  la 
république  française,  une  et  indivisible.  Après  cet 
exorde  insinuant  et  cet  éloge  qui  n'est  pas  flat- 
teur ,  et  auquel  vous  avez  tous  part,  j'espère  qu'il 
me  sera  permis,  dans  le  cours  de  cet  écrit  apolo- 
gétique, de  vous  adresser  quelques  vérités  qui 
seront  moins  agréables  a  certains  membres. 

Le  vaisseau  de  la  république  vogue  ,  comme 
j'ai  dit,  entre  deux  écueils,  le  modérantisme  et 
l'exagération.  J'ai  commencé  mon  Journal  par  une 
profession  de  foi  politique  qui  aurait  dû  désarmer 
la  calomnie  :  j'ai  dit  avec  Danton,  qu 'outrer  la  ré- 
volution avait  moins  de  péril  et  valait  mieux 
encore  que  de  rester  en  deçà  ;  que,  dans  la  route 
que  tenait  le  vaisseau,  il  fallait  encoreplutôt  s'appro 
cher  du  rocher  de  l'exagération,  que  du  banc  de 
sable  du  modérantisme.  Maisvoyant  que  le  Père Du- 
chesne  ,  et  presque  toutes  les  sentinelles  patriotes 
se  tenaient  sur  le  tillae,  avec  leur  lunette  ,  occupés 
uniquement  a  crier  :  Gare!  vous  touchez  au  modé- 
rantisme! il  a  bien  fallu  que  moi,  vieux  Cordelier 
et   doyen  des  Jacobins,  je  me  chargeasse  de   la 


—  79  — 

faction  difficile,  et  dont  aucun  des  jeunes  gens  ne 
voulait,  crainte  de  se  dépopulariser,  celle  de 
crier;  Gare!  vous  allez  touchera  l'exagération  ! 
et  voilà  l'obligation  que  doivent  m'avoir  mes  col- 
lègues de  la  Convention  ,  celle  d'avoir  sacrifié  ma 
popularité  même  pour  sauver  le  navire  où  ma  car- 
gaison n'était  pas  plus  forte  que  la  leur. 

Pardon ,  frères  et  amis  ,  si  j'ose  prendre  encore 
le  titre  de  Vieux  Cor  délier,  après  l'arrêté  du  club 
qui  me  défend  de  me  parer  de  ce  nom.  Mais,  en 
vérité ,  c'est  une  insolence  si  inouïe  que  celle  de 
petits  fils  se  révoltant  contre  leur  grand-père  et 
lui  défendant  de  porter  son  nom  ,  que  je  veux 
plaider  cette  cause  contre  ces  fils  ingrats.  Je  veux 
savoir  à  qui  le  nom  doit  rester,  ou  au  grand-papa, 
ou  à  des  enfans  qu'on  lui  a  faits,  dont  il  n'a  jamais 
ni  reconnu  ,  ni  même  connu  la  dixième  partie  \  et 
qui  prétendent  le  chasser  du  paternel  logis.  O 
dieux  hospitaliers  !  je  quitterai  le  nom  de  vieux 
Cordelier,  quand  nos  pères  profès  du  district  et 
du  club  me  le  défendront  ;  quand  à  vous  ,  mes- 
sieurs les  novices,  qui  me  rayez  sans  m'en  tendre  : 

Sifflez-moi  librement  ;  je  vous  le  rends,  mes  frères» 

Lorsque  Robespierre  a  dit  :  Quelle  différence 


—  80  — 
y  a-t-il  entre  Le  Pelletier  et  moi  que  la  mort? 
il  y  avait  de  sa  part  bien  de  la  modestie.  Je  ne  suis 
pas  Robespierre  ;  mais  la  mort ,  en  défigurant  les 
traits  de  l'homme  ,  n'embellit  pas  son  ombre  à 
mes  yeux,  et  ne  rehausse  pas  l'éclat  de  son  patrio- 
tisme à  ce  point  de  me  faire  croire  que  je  n'ai 
pas  mieux  servi  la  république ,  même  étant  rayé 
des  Cordeliers  ,  que  Le  Pelletier  dans  le  Panthéon: 
et  puisque  je  suis  réduit  à  parler  de  moi  ,  non 
seulement  pour  donner  du  poids  à  mes  opinions 
politiques ,  mais  même  pour  me  défendre ,  bientôt 
j'aurai  mis  le  dénoncé  et  les  dénonciateurs  chacun 
à  leur  véritable  place ,  malgré  les  grandes  co- 
lères du  père  Duchesne,  qui  prétend,  dit  Dan- 
ton, que  sa  pipe  ressemble  à  la  trompette  de 
Jéricho  ,  et  que,  lorsqu'il  a  fumé  trois  fois  au- 
tour d'une  réputation,  elle  doit  tomber  d'elle- 
même. 

Il  me  sera  facile  de  prouver  que  j'ai  dû  crier 
aux  pilotes  du  vaisseau  de  l'État  :  Prenez  garde; 
nous  allons  toucher  à  l'exagération.  Déjà  Robes 
pierre  et  même  Billaud-Varennes avaient  reconnu 
ce  danger.  Il  restait  au  Journaliste  à  préparer  l'o- 
pinion,  à  bien  montrer  recueil  :  c'est  ce  que  j'ai 
fait  dans  les  quatre  premiers  numéros. 

Ce  n'est  pas  sur  une  ligne  détachée  qu'il  fallait 


—  81  — 

me  juger.  Il  y  a  vingt  phrases  dans  l'Évangile,  dit 
Rousseau  ,  tout  en  appelant  son  auteur  sublime  et 
divin  ,  sur  lesquelles  M.  le  lieutenant  de  police 
l *  aurait  fait  pendre ,  en  les  prenant  isolément 
et  détachées  de  ce  qui  précède  et  de  ce  qui  suit. 
Ce  n'est  pas  même  sur  un  numéro  ,  mais  sur  l'en- 
semble de  mes  numéros,  qu'il  faudrait  me  juger. 

Je  lis  dans  la  feuille  du  Salut-  Publie  ,  à  l'article 
de  la  séance  des  Jacobins,  primidi  nivôse  :  «  Ca- 
«  mille  Desmoulins ,  dit  Nicolas ,  frise  depuis  long- 
«  temps  la  guillotine;  et,  pour  vous  en  donner  une 
«  preuve,  il  ne  faut  que  vous  raconter  les  démar- 
«  ches  qu'il  a  faites  au  comité  révolutionnaire  de 
«  ma  section  *  pour  sauver  un  mauvais  citoyen  que 
«  nous  avions  arrêté  par  ordre  du  comité  de  sûre- 
ce  té  générale,  comme  prévenu  de  correspondance 
«  intime  avec  des  conspirateurs ,  et  pour  avoir 
«   donné  asile  chez  lui  au  traître  Nantouillet.  » 

Vous  allez  juger,  frères  et  amis,  quel  était  ce 
scélérat  que  j'ai  voulu  sauver.  Le  citoyen  Vaillant 
était  accusé ,  de  quoi  ?  vous  ne  le  devineriez  ja- 
mais :  d'avoir  donné  à  dîner  dans  sa  campagne , 
à  deux  lieues  de  Péronne ,  à  un  citoyen  résidant 
dans  cette  ville  dequis quinze  mois,  y  montant  sa 
garde,  y  touchant  ses  rentes  ;  en  un  mot,  ayant  une 
possession   d'état,  et  de  l'avoir  invité  à  coucher 


—  82  — 
citez  lui.  N'est-ce  pas  là  le   crime   ridicule  dont 
parle    Tacite?  Crime    de  contre-révolution    de 
ce  que  votre  fermier  avait  donné  à  coucher  à 
un  ami  de  Sèjan.  Que  dis- je?  les  amis  de  Séjan 
ayant  été  mis  hors   la  loi,  Tacite  pouvait  avoir 
tort  de  se  récrier;  mais  ici  c'est  bien  pis?  Vaillant 
avait  donné,  il  y  avait  plus  d'un  an,  l'hospitalité, 
deux  jours  seulement ,  à  un  citoyen   alors  actif, 
a  un  citoyen   qui,  dans  ce   temps-là,  n'était  pas 
sur  la  liste  des  gens  suspects.  Il    est  vrai  que  ce 
citoyen  s'appelle  Nantouillet  ;  il  est  vrai  que  ce 
Nantouillet  étant  venu  voir,  en  1791  ou    1792, 
ce  Vaillant  qui,  par  parenthèse  est  un  mien  cou- 
sin, celui-ci  ne  l'a  point  mis  à  la  porte,  quoiqu'il  fût 
un  ci-devant.  Mais,  bon  Dieu  !  sera-t-on  un  scé- 
lérat,  un  conspirateur,  pour  n'avoir  pas  chassé 
àe  sa  maison  un  ci-devant  noble,  il  y  a  deux  ans? 
Si  ce  sont  là  des   crimes,    monsieur  Nicolas,  je 
plains  ceux  que  vous  jugez.  J'ai  vu  André  Dumont, 
qui  n'est  pourtant  pas  suspect  de  modérantisme, 
hausser  les  épaules  de  pitié  de  cette  arrestation , 
et  il  a  rendu  la  liberté  au  citoyen  Vaillant.  Si,  moi , 
pour  avoir  demandé  la  liberté  de  mon  parent  em- 
prisonné pour  une  telle  pécadille  ,je  frise  la  guil- 
lotine, que  ferez- vous  donc  à  André  Dumont,  qui 
l'a  accordée?  Et  sied-il  à  un  juré  du  tribunal  révo- 
lutionnaire d'envoyer  si  légèrement  à  la  guillotine? 


—  m  — 

Je  ne  puis  retenir  ma  langue,  et  quelque  dan- 
ger qu'il  y  ait  a  avoir  une  rixe  avec  un  juré  du 
tribunal  révolutionnaire  ,  dénonciation  pour  dé 
nonciation.  En  janvier  dernier  ,  j'ai  encore  vu 
M.  Nicolas  diner  avec  une  pomme  cuite,  et  ceci 
n'est  pas  un  reproche.  ^  Plût  à  Dieu  que  dans  une 
cabane,  et  ignoré  au  fond  de  quelque  départe- 
ment ,  je  fisse  avec  ma  femme  de  semblables  re- 
pas !  )  Voici  ce  qu'était  alors  le  citoyen  Nicolas. 
Dans  les  premières  années  de  la  révolution  ,  eom- 
mie  Robespierre  courait  plus  de  dangers  qu'aucun 
de  nous,  à  cause  que  son  talent  et  sa  popularité 
éîaient  plus  dangereux  aux  contre-révolutionnai- 
res, les  patriotes  ne  k  laissaient  pas  sot  tir  seul  : 
c'était  Nicolas  qui  l'accompagnait  toute  l'année  , 
et  qui  grand  et  fort  ,  armé  d'un  simple  bâton  , 
valait  à  lui  seul  une  compagnie  de  muscadins. 
Gomme  tous  les  patriotes  aiment  Robespierre^ 
comme  ,  dans  le  fond  ,  Nicolas  est  un  patriote  , 
et  qu'il  n'y  a  que  la  séduction  du  pouvoir  et 
l'éblouissante  nouveauté  d'une  si  grande  puis 
sance  entre  ses  mains  ,  que  celle  de  vie  et  de 
mort  ,  qui  peut  lui  avoir  tourné  la  tête,  nous 
l'avons  nommé  juré  du  tribunal  révolutionnaire 
doat  il  est   en  même   temps  imprimeur.  Or ,  et 

c'est  par  où  je  voulais  conclure  ,  sans  me  permet- 

6, 


—  8'4  — 

tre  aucune  réflexion  ,  croirait- on  qu'à  ce  sans- 
culotte  ,  qui  vivait  si  sobrement  en  janvier,  il  est 
dû  ,  en  nivôse  ,  plus  de  i  5o  mille  francs  ,  pour 
impressions,  par  le  tribunal  révolutionaire,  tan- 
dis que  moi ,  qu'il  accuse ,  je  n'ai  pas  accru  mon 
pécule  d'un  denier.  C'est  ainsi  que  moi  je  suis  un 
aristocrate  qui  frise  la  guillotine  ,  et  que  Nicolas 
est  un  sans-culotte  qui  frise  la  fortune. 

Défiez-vous,  monsieur  Nicolas,  de  l'intérêt 
personnel  qni  se  glisse  même  dans  les  meilleures 
intentions.  Parce  que  vous  êtes  l'imprimeur  de 
Bouchotte  ,  est-ce  une  raison  pour  que  je  ne  puisse 
l'appeler  Georges  sans  friser  la  guillotine  ?  J'ai 
bien  appelé  Louis  XVI  mon  gros  benêt  de  roi, 
en  1787  ,  sans  être  embastillé  pour  cela.  Bou- 
cbotte  serait-il  un  plus  grand  seigneur?  Vous, 
Nicolas,  qui  avez  aux  Jacobins  l'influence  d'un 
compagnon,  d'un  ami  de  Robespierre  ;  vous  qui 
savez  que  mes  intentions  ne  sont  pas  contre-ré- 
volutionnaires ,  comment  avez-vous  cru  les  pro- 
pos qu'on  tient  dans  certains  bureaux  ?  comment 
les  avez-vous  crus  plutôt  que  les  discours  de  Ro- 
bespierre ,  qui  m'a  suivi  presque  depuis  l'enfance , 
et  qui ,  quelques  jours  auparavant ,  m'avait  ren- 
du ce  témoignage  que  j'oppose  à  la  calomnie  : 
quil  ne  connaissait  pas  un  meilleur  républicain 


—  85  — 

que  moi  ;  que  je  Vêtais  par  instinct ,  par  sen- 
timent plutôt  que  par  choix  ,  et  qu'il  m'était 
même  impossible  d'être  autre  chose,  Citez-mo. 
quelqu'un  dont  on  ait  fait  un  plus  bel  éloge  ? 

Cependant  les  tape-durs  ont  cru  Nicolas  plutôt 
que  Robespierre;  et  déjà,  dans  les  groupes,  on 
m'appelle  un  conspirateur.  Cela  est  vrai  ,  ci- 
toyens y  voilà  cinq  ans  que  je  conspire  pour  ren- 
dre la  France  républicaine^  heureuse  et  floris- 
sante. 

J'ai  conspiré  pour  votre  liberté  bien  avant  le 
m  juillet.  Robespierre  vous  a  parlé  de  cette  ti- 
rade énergique  de  vers ,  avant-coureurs  de  la  ré- 
volution. Je  conspirais  le  12  juillet,  quand,  le  pis- 
tolet à  la  main,  j'appelais  la  nation  aux  armes  et  à 
la  liberté,  et  que  j'ai  pris,  le  premier,  cette  co- 
carde nationale  que  vous  ne  pouvez  pas  attacher 
à  votre  chapeau  sans  vous  souvenir  de  moi.  Mes 
ennemis,  ou  plutôt  les  ennemis  de  la  liberté,  car 
je  ne  puis  en  avoir  d'autres,  me  permettent-ils 
de  lire  cette  pièce  justificative? 

«  Alors  parut  Camille-Desmoulins;  il  faut  l'é- 
couter lui-même  :  - —  Il  était  deux  heures  et  de- 
mie; je  venais  sonder  le  peuple.  Ma  colère  con- 
tre les  despotes  était  tournée  en  désespoir.  Je  ne 
voyais  pas  les  groupes,  quoique  vivement  émus 


—  86  — 

ou  consternés ,  assez  disposés  au  soulèvement. 
Trois  jeunes  gens  me  parurent  agités  d'un  plus 
véhément  courage;  ils  se  tenaient  par  la  main.  Je 
vis  qu'ils  étaient  venus  au  Palais-Royal  dans  le 
même  dessein  que  moi  ;  quelques  citoyens  passifs 
les  suivaient  :  —  Messieurs,  leur  dis-je ,  voici  un 
commencement  d'attroupement  civique  ;  il  faut 
qu'un  de  nous  se  dévoue,  et  monte  sur  une  table 
pour  haranguer  le  peuple.  —  Montez-y.  —  J'y 
consens.  —  Aussitôt  je  fus  plutôt  porté  sur  la  ta- 
ble que  je  n'y  montai.  A  peine  y  étais-je,  que  je 
me  vis  entouré  d'une  foule  immense.  Yoici  ma 
courte  harangue  que  je  n'oublierai  jamais  : 

«  Citoyens!  il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre, 
J'arrive  de  Versailles  ;  M.  Necker  est  renvoyé  :  ce 
renvoi  est  le  tocsin  d'une  Saint-Barthélémy  de  pa- 
triotes :  ce  soir  tous  les  bataillons  suisses  et  alle- 
mands sortiront  du  Champ-de-Mars  pour  nous 
égorger.  Il  ne  nous  reste  qu'une  ressource ,  c'est 
de  courir  aux  armes  et  de  prendre  des  cocardes 
pour  nous  reconnaître, 

«  J'avais  les  larmes  aux  yeux,  et  je  parlais  avec- 
une  action  que  je  ne  pourrais  ni  retrouver,  ni 
peindre.  Ma  motion  fut  reçue  a\ec  des  applaudis- 
semens  infinis.  Je  continuai  ;  —  Quelles  couleurs 
voulez-vous?   —  Quelqu'un  s'écria  :    Choisissez. 


—  87  — 

—  Voulez-vous  le  vert,  couleur  de  l'espérance  , 
ou  le  bleu  de  Cincinnatns,  couleur  de  la  liberté 
d'Amérique  et  de  la  démocratie?  —  Des  voix  s'é- 
levèrent :  Le  vert  couleur  de  l'espérance  !  — 
Alors  je  m'écriai  :  Amis!  le  signal  est  dorme:  voici 
les  espions  et  les  satellites  de  la  police  qui  me  re- 
gardent en  face.  Je  ne  tomberai  pas  du  moins  vi- 
vant entre  leurs  mains.  Puis,  tirant  deux  pistolets 
de  ma  poche,  je  dis  :  Que  tous  les  citoyens  m'i- 
mitent !  Je  descendis  étouffé  d'embrassemens  ;  les 
uns  me  serraient  contre  leurs  coenrs;  d'autres  me 
baignaient  de  leurs  larmes  :  un  citoyen  de  Tou- 
louse, craignant  pour  mes  jours,  ne  voulut  ja- 
mais in'abandonner.  Cependant  on  m'avait  ap- 
porté  un  ruban  vert;  j'en  mis  le  premier  a  mon 
chapeau,  et  j'en  distribuai  à  ceux  qui  m'environ- 
naient. » 

Depuis ,  je  n'ai  cessé  de  conspirer,  avec  Dan- 
ton et  Robespierre,  contre  les  tyrans.  J'ai  con- 
spiré dans  la  France  libre ,  dans  le  discours  de 
la  Lanterne  aux  Parisiens,  dans  les  Révolutions 
de  France  et  de  Brabant,  dans  la  Tribune  des 
Patriotes.  Mes  huit  volumes  in-8°.  attestent  tou- 
tes mes  conspirations  contre  les  aristocrates  de 
foute  espèce,  les  Royalistes,  lesFeuillans,  les  Bris- 
sotins,  les  Fédéralistes.  Qu'on   mette   les  scellés 


—  88  — 

chez  moi ,  et  on  verra  quelle  multitude  de  suf- 
frages, les  plus  honorables  qu'un  homme  puisse 
recevoir,  m'est  venue  des  quatre  parties  du 
monde. 

,  Qu'on  parcourre  mes  écrits,  mes  opinions,  mes 
appels  nominaux  ,  je  défie  qu'on  me  cite  une  seule 
phrase  dans  ces  huit  volumes  où  j'aie  varié  dans 
les  principes  républicains,  et  dévié  de  la  ligne 
de  la  Déclaration  des  droits.  Depuis  Necker  et 
le  système  des  deux  chambres  ,  jusqu'à  Brissot  et 
au  fédéralisme,  qu'on  me  cite  un  seul  conspira- 
teur dont  je  n'aie  levé  le  masque  bien  avant  qu'il 
ne  fut  tombé.  J'ai  toujours  eu  six  mois,  et  même 
dix-huit  mois  d'avance  sur  l'opinion  publique. 
Je  les  ai  encore  ces  six  mois  d'avance;  et  j'ajourne 
a  un  temps  moins  éloigné  votre  changement 
d'opinion  sur  mon  compte.  Ou  avez-vous  pris 
vos  actes  d'accusation  contre  Bailly,Lafayette,  Ma- 
louet,  Mirabeau,  les  Lameth,  Pétion,  d'Orléans, 
Sillery,  Brissot,  Dumouriez  ,  sinon  dans  ce  que 
j'avais  conjecturé  long-temps  auparavant  dans 
mes  écrits ,  que  le  temps  a  confirmés  depuis  ?  Et 
je  vous  l'ai  déjà  dit  ,  ce  à  quoi  personne  ne  fait 
attention  en  ce  moment  ,  mais  qui,  bien  plus  que 
mes  ouvrages  ,  m'honorera  auprès  des  républi- 
cains dans  la  postérité  ,  c'est  que    j'avais   été  lié 


—  89  — 

avec  la  plupart  de  ces  hommes  que  j'ai  dénoncés, 
et  que  je  n'ai  cessé  de  poursuivre  du  moment 
qu'ils  ont  changé  de  parti;  c'est  que  j'ai  été  plus 
fidèle  à  la  patrie  qu'à  l'amitié  :  c'est  que  l'amour 
de  la  république  a  triomphe  de  mes  affections 
personnelles  ;  et  il  a  fallu  qu'ils  fussent  condam- 
nés pour  que  je  leur  tendisse  la  main  ,  comme  à 
Bar  n  ave. 

Il  est  bien  facile  aux  patriotes  du  10  août,  aux 
patriotes  de  la  troisième  ou  quatrième  ,  je  ne  dis 
pas  réquisition,  mais  perquisition,  aujourd'hui  que 
l'argent  et  les  places  éminentes  sont  presque  une 
calamité,  de  se  parer  de  leur  incorruptibilité  d'un 
jour.  Necker,  à  l'apogée  de  sa  gloire,  et  après  son 
deuxième  rappel ,  a-t-il  cherché  à  les  séduire, 
comme  moi,  dans  l'affaire  des  boulangers?  La- 
fayette,  dans  les  plus  beaux  jours  de  sa  fortune, 
les  a-t-il  fait  applaudir  par  ses  aides-de-camp  ,. 
quand  ils  sortaient  de  chez  lui,  et  traversaient  son 
antichambre?  Ont-ils  été  environnés,  à  Belle- 
chasse,  de  pièges  glissans  et  presque  inévitables? 
A-t-on  tenté  leurs  yeux  par  les  charmes  les  plus 
séduisans ,  leurs  mains  par  l'appât  d'une  riche 
dot,  leur  ambition  par  la  perspective  du  minis- 
tère, leur  paresse  par  celle  d'une  maison  déli- 
cieuse  dans    les  Pyrénées?  Les  a  ton  mis  aune 


—  $0  — 

épreuve  plus  difficile,  celle  de  renoncer  à  l'ami- 
tié de  Barnave  et  des  Lameth  ,  et  de  s'arracher  à 
celle  de  Mirabeau  que  j'aimais  à  l'idolâtrie  et 
comme  une  maîtresse?  A  tous  ces  avantages  ont- 
ils  préféré  la  fuite  et  les  décrets  de  prise  de  corps  ? 
Ont-ils  été  obligés  de  condamner  tant  de  leurs 
amis  avec  qui  ils  avaient  commencé  la  révolution. 

O peuple!  apprends  à  connaître  tes  vieux  amis, 
et  demande  aux  nouveaux  qui  m'accusent  s'il 
se  trouve  un  seul  parmi  eux  qui  puisse  produire 
tant  de  titres  à  la  confiance  ? 

Mon  véritable  crime ,  je  n'en  doute  pas,  c'est 
qu'on  sait  que  j'ai  dit,  qu'avant  dix  numéros, 
j'aurais  démasqué  encore  une  fois  tous  les  traîtres, 
les  nouveaux  conspirateurs,  et  la  cabale  de  Pitt 
qui  craint  les  révélations  de  mon  journal.  On 
n'ose  se  mesurer  avec  le  vieux  Cordelier ,  qui  a 
repris  sa  plume  polémique  signalée  par  tant  de 
victoires  sur  tous  les  conspirateurs  passés  ,  et  ou 
a  pris  le  parti  le  plus  court  de  me  faire  des  que- 
relies  d'allemand  ,  et  de  reproduire  des  dénoncia- 
tions usées  ,  et  que  Robespierre  vous  a  fait  mettre 
sous  les  pieds.  Mais  voyons  quels  sont  les  prétex 
tes  de  cet  acharnement  contre  moi. 

Des  hommes,  mes  ennemis  à  découvert,  et  en 
..ivre!  ceux  de  la  république,    ne  savent  que   me 


—  n  — 

reprocher  éternellement ,  depuis  oint}  mois,  d'a- 
voir défendu  Dillon.  Mais  si  Dillon  était  si  cou- 
pable, que  ne  le  faisiez-vous  donc  juger?  Pour- 
quoi ne  veut- on  voir  qu'un  général  que  j'ai 
défendu,  et  ne  regarde  t-on  pas  cette  foule  de 
généraux  que  j'ai  accusés?  Si  c'était  un  traître 
que  j'eusse  voulu  défendre  ,  pourquoi  aurais-je 
accusé  ses  complices? 

Si  l'on  veut  que  je  sois  criminel  pour  avoir 
défendu  Dillon  ,  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que 
Robespierre  ne  soit  pas  criminel  aussi  pour  avoir 
pris  la  défense  de  Camille-Desmoulins  qui  avait 
pris  la  défense  de  Dillon.  Depuis  quand  est-ce 
un  crime  d'avoir  défendu  quelqu'un  ?  Depuis 
quand  l'homme  est-il  infaillible  et  exempt  d'er- 
reurs ? 

Collot-d'Herbois  lui-même  qui,  sans  me  nom- 
mer, est  tombé  sur  moi  avec  une  si  lourde  rai- 
deur, à  la  dernière  séance  des  Jacobins  ,  et  qui , 
à  propos  du  suicide  de  Gaillard,  s'est  mis  en 
scène,  et  a  fait  une  vraie  tragédie  pour  exciter 
contre  moi  les  passions  des  tribunes,  ou  l'on  avait 
payé,  ce  jour-là,  des  places  jusqu'à  25  livres, 
tant  M,  Pitt  mettait  d'importance  à  l'expulsion 
de  la  société  des  quatre  membres  dénoncés,  Fahre 
dEgiantinc  ,  Bourdon  de    l'Oise,  Pliilippeaux   et 


—  92  — 

moi;  Collot-d'Herbois  ne  s'était-il  pas  trompe  lui- 
même  sur  un  général  qui  a  livré  Toulon?  sur 
Brunet.  N'a-t-il  pas  défendu  Prolj?  Si  je  voulais 
user  de  représailles  contre  Collot ,  je  n'aurais 
qu'à  laisser  courir  ma  plume,  armée  de  faits  plus 
forts  que  sa  dénonciation.  Mais  j'immole  à  la  pa- 
trie mes  ressentimens  de  la  violente  sortie  de 
Collot  contre  moi  :  nous  ne  sommes  pas  trop  forts , 
tous  les  vrais  patriotes  ensemble,  et  serrés  les  uns 
contre  les  autres,  pour  faire  tête  à  l'aristocratie, 
canonnant  et  livrant  des  batailles  autour  des  fron- 
tières ,  et  au  faux  patriotisme  ou  plutôt  à  la 
même  aristocratie,  plus  lâche,  cabalant  et  intri- 
gaillant  dans  l'intérieur.  J'ai  eu  le  tort,  et  on  ma 
fait  le  reproche  juste,  d'avoir  trop  écouté  l'amour- 
propre  blessé,  et  d'avoir  pincé  trop  au  vif  un  ex- 
cellent patriote  ,  notre  cher  Legendre  :  je  veux 
montrer  que  je  ne  suis  pas  incorrigible,  en  re- 
nonçant aujourd'hui  à  des  représailles  bien  légiti- 
mes. J'avertis  seulement  Collot  d'être  en  garde 
contre  les  louanges  petfîdes  et  exclusives ,  et  de 
rejeter  avec  mépris,  comme  a  fait  Robespierre, 
celles  de  ce  Père  Duchesne,  des  lèvres  de  qui  tout 
Paris  a  remarqué  qu'il  ne  découlait  que  du  sucre 
et  du  miel,  quin'avait  que  des  joies,  dont  les  jure- 
mens  même  étaient  ftutés  et  doucereux,  depuis  le 


—  98  — 

retour  de  Danton  ,  et  qui  tout  à  eoup,  à  l'arrivée 
de  Collot-dHerbois,  reprend  ses  moustaches,  ses 
colères  ,  et  ses  grandes  dénonciations  contre  les 
vieux  Cordeliers,  et  ne  craint  pas  de  s'écrier  in- 
discrètement :  Le  géant  est  arrivé,  il  va  terras- 
ser les pygmèes.  La  publicité  de  ce  mot,  qui  ne 
pourrait  point  dépopulariseiv,  mais  seulement  ri- 
diculiser celui  qui  en  est  l'objet,  s'il  n'avait  pas 
désavoué  cette  flagornerie  d'Hébert ,  qui  cherche 
à  se  retirer  sous  le  canon  de  Collot  ;  cette  publi- 
cité sera  la  seule  petite  piqûre  d'amour-propre  à 
amour-propre  que  je  me  permettrai  de  faire  a 
mon  collègue.  Je  saurai  toujours  distinguer  eutre 
le  Père  Duchesne  et  le  bon  père  Gérard,  entre 
Collot-Châteauvieux  et  Hébert  Contre-marque. 

Voilà  à  propos  de  Dillon  une  bien  longue  pa- 
renthèse, tandis  qne ,  pour  ma  justification,  j'a- 
vais seulement  à  observer  que  les  meilleurs  pa- 
triotes n'étaient  pas  exempts  de  prévention  ;  que 
Collot- d'Herbois  lui-même  avait  défendu  des  gens 
plus  suspects  que  Dillon;  bien  plus  ,  je  pose  en 
fait  qu'il  n'est  pas  un  député  à  la  montagne  à  qui 
on  ne  puisse  reprocher  quelque  erreur  et  son 
Dillon. 

Pardon,  mes  chers  souscripteurs,  mais  croi- 
riez-vous  que  je  ne  suis  pas  encore  bien  convaincu 


—  n  - 

que  ce  général ,  qu'on  ne  cesse  de  me  jeter  aux 
jambes,  soit  un  traître3 

Voilà  six  mois  que  je  m'abstiens  cie  parler  de 
lui  ni  en  bien  ,  ni  en  mal  Je  me  suis  contente 
cîe  communiquer  à  Robespierre,  il  y  a  trois  mois, 
la  note  qu'il  m'avait  fait  passer  sur  Carteaux. 
Eh  bien!  la  trahison  de  Carteaux  vient  de  justi- 
fier cette  note. 

Ici  remarquez ,  qu'il  va  quatre  semaines,  Hé- 
bert a  présenté  aux  Jacobins  un  soldat  qui  est 
venu  faire  le  plus  pompeux  éloge  de  Carteaux  , 
et  décrier  nos  deux  Cordeliers,  Lapoype  et  ce 
Fréron,  qui  est  venu  pourtant  à  bout  de  prendre 
Toulon,  en  dépit  de  l'envie  et  malgré  les  calom- 
nies; car  Hébert  appelait  Fréron  comme  il  m'ap- 
pelle, un  ci -devant  patriote ,  un  muscadin,  un 
Sardanajmle,  unviédasse.  Remarquez,  citoyens, 
que  depuis  deux  mois  le  patriote  Hébert  n'a  cessé 
de  diffamer  Barras  et  Fréron,  de  demander  leur 
rappel  au  comité  de  salut  public  et  de  prôner 
Carteaux,  sans  qui  Lapoype  aurait  peut-être  re- 
pris Toulon  ,  il  y  a  six  semaines,  lorsque  ce  géné- 
ral s'était  déjà  emparé  du-  fort  Pharon.  Remarquez 
que  c'est  lorsque  Hébert  a  vu  qu'il  ne  pouvait  ve- 
nir à- bout  d'en  imposera  Robespierre  sur  le  compte 
de  Fréron. parce  que  Robespierre  connaît  les  vieux 


**• 


—  %  — 

Cordeliers,  parce  qu'il  connaît  Fréron,  connue  il 
me  eonnail .  ;  remarquez  que  cV>!  alors  qu'est  ve- 
nue  au  comité  de  salut  public,  on  ne  sait  d'où, 
cette  fausse  iettre  signée  Fréron  et  Barras-,  cette 
lettre  qui  ressemble  si  fort  à  celle  qu'on  a  fait  par- 
venir, il  y  a  deux  jours,  à  la  section  des  Quinze- 
Vingts,  par  laquelle  il  semblait  que  d'Églantine, 
Bourbon  de  l'Oise,  Philippeaux  et  moi  voulions 
soulever  les  sections.  Oh  !  mon  cher  Fréron ,  c'est 
par  ces  artifices  grossiers  que  les  patriotes  du  10 
août  minent  les  piliers  de  ¥  ancien  district  des 
Cordeliers.  Tu  écrivais,  il  y  a  dix  jours,  à  ma 
femme  :  «  Je  ne  rêve  qu'à  Toulon  ,  ou  j'y  périrai 
«  ou  je  le  rendrai  à  la  république;  je  pars.  La  canon- 
ce  nade  commencera  aussitôt  mon  arrivée;  nous  a-1- 
«  Ions  gagner  un  laurier  ou  un  saule:  préparez-moi 
«l'un  ou  l'autre.  »  Oh!  mon  brave  Fréron,  nous 
avons  pleuré  de  joie  tous  les  deux  en  apprenant  ce 
matin  la  victoire  de  la  république,  et  que  c'était 
avec  des  lauriers  que  nous  irions  au-  devant  de  loi, 
et  non  pas  avec  des  saules  au-devant  de  ta  cendre. 
C'est  en  montant  le  premier  à  i  assaut  avec  Sali- 
eetri  et  le  digne  frère  de  Robespierre,  que  tu  as 
répondu  aux  calomnies  d'Hébert.  C'est  donc  à 
Paris  comme  à  Marseille!  Je  vais  citer  tes  paroles, 
parce  que  celles   d'un  triomphateur  auront   plus 


—  %  — 

de  poids  que  les  miennes:  Tu  nous  écris  dans  dette 
même  lettre  :  «  Je  ne  sais  pas  si  Camille  voit  comme 
«  moi,  mais  il  me  semble  qu'on  veut  pousser  la 
«  société  populaire  au-delà  du  but,  et  leur  faire 
«  faire,  sans  s'en  douter,  la  contre-révolution  par 
«  des  mesures  ultra-révolutionnaires.  La  discorde 
»  secoue  ses  torches  parmi  les  patriotes.  Des 
«  hommes  ambitieux,  qui  veulent  s'emparer  du 
«  gouvernement,  font  tous  leurs  efforts  pour  noir- 
«  cir  les  hommes  les  plus  purs,  les  hommes  à 
«  moyens  et  à  caractère,  les  patriotes  de  la  prê- 
te mière  fournée  :  ce  qui  vient  de  se  passer  a  Mar- 
«  seille  en  est  une  preuve.  »  Eh  quoi!  mon  pauvre 
Martin,  tu  étais  donc  poursuivi  à  la  fois  par  les 
Pères  Duchesnes  de  Paris  et  des  Bouches  -du- 
llhône?  Et  sans  le  savoir,  par  cet  instinct  qui 
n'égare  jamais  les  vrais  républicains,  à  deux  cents 
lieues  l'un  de  l'autre,  moi  avec  mon  écritoire,  toi 
avec  ta  voix  sonore,  nous  faisions  la  guerre  aux 
mêmes  ennemis!  Mais  il  faut  rompre  avec  toi  ce 
colloque,  et  revenir  a  ma  justification. 

Il  faut  que  je  le  répète  pour  la  centième  fois, 
puisqu'on  m'en  a  absous  inutilement  quatre-vingt- 
dix-neuf;  il  n'est  pas  vrai  de  dire  que  j'ai  défendu 
Dillon;  j'ai  demandé  qu'on  le  jugeât;  et  n'est-il 
pas  évident  que  si  on  pouvait  accuser  quelqu'un 


—  97  — 

de  le  défendre,  ce  serait  plutôt  ceux  qui  n'ont  pas 
demandé ,  comme  moi ,  qu'il  fut  jugé.  Ainsi  tombe 
d'abord  l'éternelle  dénonciation  contre  Camille- 
Desmoulins.  Quel  doit  être ,  dans  le  sac  de  mon 
adversaire,  le  déficit  des  pièces  contre  moi,  puis- 
qu'ils sont  réduits  à  me  reprocher  éternellement 
d'avoir  défendu  un  général  à  qui  on  ne  peut  con- 
tester de  grands  services  à  la  cote  de  Biesme! 

La  plus  courte  justification  ennuie.  Pour  sou- 
tenir l'attention,  je  lâche  de  mêler  la  mienne  de 
traits  de  satire,  qui  ne  fassent  qu'effleurer  le  pa- 
triote, et  percent  de  part  en  part  le  contre-révo- 
lutionnaire déguisé  sous  le  rouge  bonnet  que  ma 
main  jette  à  bas.  Au  sortir  de  la  Convention  je 
retourne  au  Vieux  Cordelier;  et,  selon  que  je 
suis  affecté  de  la  séance,  une  teinte  de  gaîté  ou  de 
tristesse  se  répand  sur  la  page  que  j'écris  et  sur 
ma  correspondance  avec  mes  abonnés.  Barère  au- 
jourd'hui a  rembruni  mes  idées,  et  mon  travail 
de  ce  soir  se  sentira  dé  ma  mélancolie. 

Est-il  donc  possible  qu'on  ait  dirigé  contre  moi 
un  rapport  dont  le  décret  présentait  absolument 
mes  conclusions?  C'était  tellement  mes  conclu- 
sions, que  Robespierre  a  fait  passer  à  l'ordre  du 
jour  sur  ce  projet  de  décret,  comme  ressemblant 
trop  à  mon  comité  de  clémence.  Convenez,  mes 

7 


—  98  — 

chers  collègues,  que  j'ai  eu  du  moins  le  courage 
douvrirlà  une  discussion  grande,  et  que  l'honneur 
de  rassemblée  nationale  demandait  qu'elle  abor- 
dât. J'aurai  eu  le  mérite  d'avoir  fait  luire  le  premier 
un  rayon  d'espoir  aux  patriotes  détenus.  Les  mai- 
sons de  suspicion  ne  ressembleront  plus,  jusqu'à 
la  paix  ,  à  l'enfer  de  Dante,  où  il  n'y  a  point  (V  es- 
pérance. N'cussé-je  fait  que  ce  bien,  je  méritais 
de  Barère  plus  de  ménagemens,  et  qu'il  ne  frap- 
pât point  si  fort.  Au  demeurant,  le  plus  grand 
honneur  qu'on  pût  faire  a  mon  journal  était  as- 
surément cette  censure  du  comité  de  salut  public  , 
et  le  décret  qui  en  ordonne  l'insertion  au  bulle- 
tin. C'est  donner  a  ma  plume  une  grande  impor- 
tance. Un  jour  la  postérité  jugera  entre  les  sus- 
pects de  Barère  et  les  suspects  de  Tacite.  Pro\i- 
soirement  les  patriotes  vont  être  contens  de  moi; 
car,  après  celte  censure  solennelle  du  comité  de 
salut  public,  j'ai  fait  comme  Fénélon,  montant 
en  chaire  pour  publier  le  bref  du  pape,  qui  con- 
damnait les  Maximes  des  Saints ,  et  les  lacérant 
lui-même,  je  suis  prêt  à  brûler  mon  numéro  3; 
et  déjà  j'ai  défendu  à  Desenne  de  le  réimprimer, 
au  moins  sans  le  cartonner. 

Comme  le  comité  de  salut  public  n'a  pas  dédai- 
gne de  réfuter  mon  numéro  4>  pour  éclairer  tout 


—  99  — 

à  fait  sa  religion  ,  je  lui  dois  le  rétablissement  d'un 
fait,  sur  lequel  son  rapporteur  a  altéré  Thucy- 
dide :  j'en  demande  pardon  à  Barère. 

Mais  assurément  Athènes  ne  jouissait  pas  tV une 
paix  profonde ,  quand  Thrasybule  fit  prononcer 
dans  rassemblée  générale  du  peuple  que  personne 
ne  serait  inquiété  ni  poursuivi ,  hors  les  trente 
tyrans.  Ces  trente  tyrans  étaient  à  peu  près  à  la 
population  d'Athènes,  qui  ne  se  composait  guère 
que  de  vingt  mille  citoyens ,  comme  nos  aristo- 
crates prononces  sont  à  notre  population  de  vingt- 
cinq  millions  d'hommes.  L'histoire  dit  positive- 
ment que  ce  sage  décret  mit  fin  aux  dissensions 
civiles,  réunit  tous  les  esprits,  et  valut  à  Thrasy- 
bule le  surnom  de  restaurateur  de  la  paix. 

Au  reste,  Barère  a  terminé  une  critique  amère 
de  l'ouvrage  par  un  hommage  public  au  patrio- 
tisme de  l'auteur.  Mais  dans  sa  nomenclature  des 
gens  suspects,  et  à  l'occasion  de  sa  remarque  judi- 
cieuse ,  que  ceux-là  l'étaient  véritablement  qui,  au 
heu  de  ressentir  de  la  joie  de  la  prise  de  Toulon, 
présentaient  une  mine  allongée,  Barère  pouvait 
me  rendre  un  autre  témoignage.  Il  aurait  pu  dire 
que  ce  jour-là  même,  me  trouvant  à  dîner  avec 
lui,  je  lui  avais  dit  :  «  Voilà  les  hommes  vraiment 
a   suspects;  voilà  ceux  à  l'arrestation  desquels  je 

7< 


—  100  — 

«  serais  le  premier  à  applaudir,  ceux  que  cvttt* 
«  conquête  de  Toulon  a  attristés  ou  seulement 
«  laissés  tout  de  glace,  et  non  pas,  comme  je  l'ai 
«  lu  dans  une  certaine  dénonciation ,  M.  tel, parce 
«  qu'il  est  logé  luxurieusement.  » 

Que  pensera  le  lecteur  impartial  de  voir  Barère, 
je  ne  dis  pas  s'emparer  de  mon  idée,  et  s'en  faire 
honneur  à  la  tribune  de  la  Convention  mais  h  ce 
plagiat  joindre  la  petite  malice  de  publier  à  la  tri- 
bune que  je  n'admettais  point  de  gens  suspects 
Si  Barère  m'avait  cité,  si  au  moins  il  avait  dit 
que  je  partageais  son  opinion  ,  les  républicains 
les  plus  soupçonneux  auraient  vu  que  moi  aussi 
je  voulais  des  maisons  de  suspicion,  et  que  je  ne 
différais  d'opinion  que  sur  le  signalement  des 
suspects.  Mais  je  le  vois,  Barère  a  craint  la  grande 
colère  du  Père  Duchesne,  et  la  dénonciation  ité- 
rative de  Al.  de  Fieux-Sac,  et  dans  son  rapport, 
il  a  ouvert  la  main  toute  entière  pour  la  satire, 
et  le  petit  doigt  seulement  pour  l'éloge. 

Où  les  diviseurs  de  la  montagne  veulent -ils 
nous  mener  par  les  calomnies  qu'ils  chuchotent 
aux  oreilles  des  patriotes?  Quelle  est  cette  perfidie 
de  s'accrocher  à  une  phrase  de  mon  numéro  4s 
de  la  détacher  de  l'amendement  et  de  la  note  qui 
y  est  jointe?  Y  at-il  une  mauvaise  foi  plus  cou- 


—  loi  — 

pable?  Déjà  on  ne  se  reconnaît  plus  à  la  mon- 
tagne. Si  c'était  un  vieux  Cordelier  comme  moi , 
un  patriote  reciiligne,  Billaud  -  Varennes ,  par 
exemple,  qui  m'eût  gourmande  si  durement 3  sus- 
tinuissem  utique ,  j'aurais  dit  :  C'est  le  soufflet  du 
bouillant  saint  Paul  au  bon  saint  Pierre  qui  avait 
péché!  Mais  toi,  mon  cher  Barère!  toi,  l'heureux 
tuteur  de  Paméla!  toi  le  président  des  Feudlanst 
qui  as  proposé  le  comité  des  douze,  toi  qui ,  le  i 
juin,  mettait  en  délibération  dans  le  comité  de 
salut  public,  si  Von  n  arrêterait  pas  Danton! 
toi,  dont  je  pourrais  relever  bien  d'autres  fautes, 
si  je  voulais  feuiller  le  Vieux-sac,  que  tu  de- 
viennes to  u  t  -  à  -  cou  p  u  n  passe  -  Robespierre ,  e  I 
que  je  sois  par  toi  colaphisé  si  sec!  J'avoue  que  ce 
soufflet  m'a  fait  voir  trente-six  chandelles,  et  que 
je  me  frotte  encore  les  yeux.  Quoi!  c'est  toi  qui 
m'accuse  de  modérantisme!  quoi!  c'est  toi,  cama- 
rade montagnard  du  3  juin,  qui  donne  àGamille- 
Desmoulins  un  brevet  de  civisme!  sans  ce  certi- 
ficat, j'allais  passer  pour  Un  modéré.  Que  vois-je? 
Je  parle  de  moi ,  et  déjà  dans  les  groupes ,  c'est 
Robespierre  même  qu'on  ose  soupçonner  de  mo- 
dérantisme. Oh!  la  belle  chose  que  de  n'avoir  point 
de  principes,  que  de  savoir  prendre  le  vent ,  et 
qu'on  est  heureux  d'être  une  girouette! 


—  102  — 

Citoyens,  remarquez  bien  tous  ceux  qui  m'ac- 
cusent de  peccadilles,  et  je  gage  que,  dans  leur 
vie,  vous  trouverez  de  semblables  erreurs,  de  ces 
erreurs  lourdes  que  je  ne  leur  ai  pourtant  jamais 
reprochées,  par  amour  de  la  concorde  et  de  l'union, 
moi  qu'on  accuse  de  noircir  les  patriotes.  Je  vous 
rends  aussi  justice,  Barère  ;  j'aime  votre  talent, 
vos  services,  et  je  proclame  aussi  votre  patrio- 
tisme; quant  à  vos  torts,  Robespierre  vous  en  a 
donné  l'absolution,  et  je  ne  suis  point  appelant, 
comme  M.  Nicolas,  du  jugement  de  Robespierre. 
Mais  quel  est  le  reptile  si  rampant,  qui,  lorsqu'on 
lui  marche  dessus, <ne  se  relève  et  ne  morde?  Et 
la  république  ne  peut  exiger  de  moi  de  tendre 
l'autre  joue. 

Tout  cela  n'est  qu'une  querelle  de  ménage  avec 
mes  amrs  \es  patriotes  Collot  et  Barère;  mais  je 

vais  eji*e  à  mon  tour  b en  colère  contre   le 

Père  Duchesne  qui  m'appelle  «  un  misérable  in- 
trigailleur,  un  viédase  à  mènera  la  guillotine,  un 
conspirateur  qui  veut  qu'on  ouvre  toutes  les  pri- 
sons pour  en  faire  une  nouvelle  Vendée;  un  endor- 
meur  payé  par  Pitt ,  un  bourriquet  a  longues 
oreilles.  »  Attends-moi,  Hébert;  je  suis  à  toi 
dans  un  moment.  Ici  ce  n'est  pas  avec  des  in- 
jures grossières  et  des  mots  que  je  vais  t  attaquer, 


—  103  — 

c'est  avec  des  faits.  Je  vais  te  démasquer  coin  me 
j'ai  démasqué  Brissot,  et  faire  la  société  juge 
entre  toi  et  moi. 

Le  rayon  d'espérance  que  j'ai  fait  luire  au  fond 
des  prisons  ;iux  patriotes  détenus ,  l'image  du  bon- 
heur à  venir  de  la  république  française,  que  j'ai 
présenté  à  l'avance  et  par  anticipation  à  mes  lec- 
teurs ,  et  le  seul  nom  de  comité  de  clémence  que 
j'ai  prononcé, à  tort  si  Ton  veut,  pour  le  moment, 
ce  mot  seul,  a-t-il  fait  sur  toi,  Hébert ,  l'effet  du 
fouet  des  furies  ?  n'as-tu  donc  pu  supporter  l'idée 
que  la  nation  fût  un  jour  heureuse  et  un  peuple 
de  frères?  Puisqu'à  ce  mot  de  clémence,  que 
j'avais  pourtant  si  fort  amentié,  en  ajoutant:  Ar- 
rière la  pensée  dune  amnistie  }  arrière  V ou- 
verture des  prisons  ,  te  voilà  à  te  manger  le  sang, 
à  entrer  dans  une  colère  de  bougre,  à  tomber  en 
syncope,  et  à  en  perdre  la  raison  au  point  de  me  dé» 
noncer  si  ridiculement  aux  Jacobins,  pour  avoir 
épousé ,  d  i  s  - 1  u ,  //  n  c  fem  m  e  rie  h  e . 

Je  ne  dirai  qu'un  mot  de  ma  femme.  J'avais  tou- 
jours cru  à  l'immortalité  de  Famé,  Après  tant  de 
sacrifices  d'intérêts  personnels  que  j'avais  faits  à 
la  liberté  et  au  bonheur  du  peuple  ,  je  me  disais, 
au  fort  de  la  persécution  ;  Il  faut  que  les  récom- 
penses attendent  la  vertu  ailleurs»  Mais  mon  ma- 


—  106.  — 

nage  est  si  heureux,  mon  bonheur  domestique  si 
grand,  que  j'ai  craint  d'avoir  reçu  ma  récompense 
sur  la  terre  ,  et  j'avais  perdu  ma  démonstration  de 
l'immortalité.  Maintenant  tes  persécutions,  ton 
déchaînement  contre  moi ,  et  tes  lâches  calomnies, 
me  rendent  tonte  mon  espérance. 

Quant  à  la  fortune  de  ma  femme,  elle  m'a  ap- 
porté quatre  mille  livres  de  rentes,  ce  qui  est  tout 
ce  que  je  possède.  Dans  cette  révolution  ou,  je 
puis  le  dire  ,  j'ai  joué  un  assez  grand  rôle,  où  j'ai 
été  un  écrivain  polémique,  recherché  tour-à-tour 
par  tous  les  partis  qui  m'ont  trouvé  incorruptible, 
où,  quelque  temps  avant  le  10  août,  on  a  mar- 
chandé jusqu'à  mon  silence,  et  fort  chèrement; 
eh  bien  !  dans  cette  révolution  où  depuis  j'ai  été 
successsivement  secrétaire  -  général  du  départe- 
ment de  la  justice,  et  représentant  du  peuple  à 
la  Convention,  ma  fortune  ne  s'est  pas  accrue 
d'un  sou.  Hébert  pourrait-il  en  dire  autant? 

Est-ce  toi  qui  oses  parler  de  ma  fortune,  toi 
que  tout  Paris  a  vu,  il  y  a  deux  ans,  receveur  des 
contre-marques,  à  la  porte  des  Variétés  dont  tu 
as  été  rayé;  pour  cause  dont  tu  ne  peux  pas  avoir 
perdu  le  souvenir?  Est-ce  toi  qui  oses  parler  de 
mes  quatre  mille  livres  de  rentes,  toi  qui ,  sans- 
culotte,  et  sous  une  méchante  perruque  de  crin? 


-  105  — 

dans  la  feuille  hypocrite ,  dans  ta  maison  loge 
aussi  luxurieusement  qiiun  homme  suspect , 
reçois  cent  vingt  mille  livres  de  traitement  du 
ministre  Bouchotte ,  pour  soutenir  les  motions  des 
Cloots,  des  Proly,  de  ton  journal  officiellement 
contre-révolutionnaire,  comme  je  le  prouverai. 

Cent-vingt  mille  livres  à  ce  pauvre  sans -cu- 
lotte Hébert,  pour  calomnier  Danton,  Lindet, 
Cambon ,  Thuriot,  Lacroix,  Philippeaux,  Bour- 
don de  l'Oise,  Barras,  d'Eglantine,  Fréron,  Le- 
gendre,  Camille-Desmoulins,  et  presque  tous  les 
commissaires  de  la  Convention  !  pour  inonder  la 
France  de  ses  écrits,  si  propres  à  former  l'esprit  et 
le  cœur!  cent  vingt  mille  francs  !..  de  Bouchotte!.. 
S'élonnera-t-on ,  après  cela,  de  cette  exclamation 
filiale  d'Hébert ,  a  la  séance  des  Jacobins  :  «  Oser 
attaquer  Bouchotte  !  (  oser  l'appeler  Georges  !  ) 
Bouchotte  a  qui  on  ne  peut  reprocher  la  plus  lé- 
gère faute!  Bouchotte  qui  a  mis  à  la  tête  des  ar- 
mées des  généraux  sans-culotte,  Bouchotte  le  pa- 
triote le  plus  pur!  »  Je  suis  surpris  que  dans  le 
transport  de  sa  reconnaissance,  le  Père  Duchesne 
ne  se  soit  pas  écrié  :  Bouchotte  qui  m'a  donné 
cent  vingt  mille  livres  depuis  le  mois  de  juin  ! 

Quel  sera  le  mépris  des  citoyens  pour  cet  im- 
pudent Père  Duchesne,  quand,  à  la  fin  de  ce  nu- 


-   106  — 

méro  5  ,  ils  apprendront  par  une  note ,  levée  sur 
les  registres  de  la  trésorerie,  que  le  cafard  qui  nie 
reproche  de  distribuer  gratis  un  journal  que  tout 
Paris  court  acheter,  a  reçu,  en  un  seul  jour  d'oc 
tobre  dernier,  soixante  mille  francs  de  Mecenas 
Bouchotte  pour  six  cent  mille  numéros,  et  que, 
par  une  addition  facile,  le  lecteur  verra  que  le 
fripon  d'Hébert  a  volé,  ce  jour -là  seul,  qua 
rante  mille  francs  à  la  nation. 

Déjà  quelle  a  dû  être  l'indignation  de  tout  pa- 
triote qui  a  un  peu  de  mémoire,  et  qui  réfléchit, 
quand  parce  que  j'ai ,  dans  mon  journal  ,  réclamé 
la  liberté  de  la  presse  pour  les  écrivains,  la  liber- 
té des  opinions  pour  les  députés,  c'est-à-dire  les 
premiers  principes  de  la  Déclaration  des  droits, 
il  a  vu  Hébert  jeter  les  hauts  cris  contre  moi,  lui , 
cet  effronté  ambitieux  qui ,  au  moment  ou  un  en- 
chaînement de  victoires  ne  ralentissait  pas  le  mou- 
vement révolutionnaire,  au  moment  où  la  néces- 
sité des  mesures  révolutionnaires  était  sentie  de 
tous  les  patriotes,  il  y  a  deux  mois,  a  osé,  dans  sa 
feuille  ,  récla mer  la  constitution ir£t  demander 
qu  on  organisât  le  conseil  exécutif  y  aux  termes 
de  l'acte  constitutionnel ,  parce  qu'il  lui  semblait 
qu'il  ne  pouvait  manquer  que  d  être  un  des  vingt- 
quatre  membres! 


—  107  — 

Que  tu  aies  reçu  de  Boucliotle  en  un  seul  jour, 
au  mois  d'octobre,  soixante  mille  francs  pour  crier 
dans  ta  feuille  aux  quatre  coins  de  la  France  : 
Psaphon  est  un  Dieu,  et  pour  calomnier  Danton , 
c'est  la  moindre  de  tes  infamies.  Tes  numéros  et 
tes  contradictions  à  la  main  ,  je  suis  prêt  à  prou- 
ver que  tu  es  un  avilisseur  du  peuple  français 
et  de  la  Convention  y  et  un  scélérat,  déjà  aux 
yeux  des  patriotes  et  des  clairvoyans  non  moins 
démasqué  que  Brissot ,  dont  les  agens  de  Pitt 
t'avaient  fait  le  continuateur,  et  entrepreneur  de 
contre-révolution  par  un  autre  extrême,  lorsque 
Pitt,  GaFonne  et  Luchésini ,  voyant  les  Girondins 
usés,  ont  voulu  essayer  s'ils  ne  pourraient  pas 
faire,  par  la  sottise  et  l'ignorance,  cette  contre - 
révolution  qu'ils  n'avaient  pu  faire  avec  tant  de 
gens  d'esprit,  depuis  Malouet  jusqu'à  Gensonné. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  me  jeter  dans  ces  re- 
cherches. Toi  qui  me  parles  de  mes  sociétés,  crois 
tu  que  j'ignore  que  tes  sociétés  c'est  une  femme 
RochecJiouart ,  agente  des  émigrés,  c'est  le  ban- 
quier Kocke,  chez  qui  toi  et  ta  Jacqueline  vous 
passez  à  la  campagne  les  beaux  jours  de  l'été  ? 
Penscs-tu  que  j'ignore  que  c'est  avec  l'intime  de 
Dumouriez,  le  banquier  hollandais  Kocke,  que 
le  grand  patriote  Hébert,  après  avoir  calomnié 


—  108  — 

clans  sa  feuille  les  hommes  les  plus  purs  de  la  ré- 
publique, allait  dans  sa  grande  joie,  lui  et  sa 
Jacqueline,  boire  le  vin  de  Pitt  et  porter  des 
toasts  à  la  ruine  des  réputations  des  fondateurs  de 
la  liberté?  Crois- tu  que  je  n'aie  pas  remarqué 
qu'en  effet  tu  n'as  jamais  sonné  le  mot  de  tel  dé- 
puté, lorsque  lu  tombais  h  bras  raccourcis  sur 
Chabot  et  Basire?  Crois-tu  que  je  n'aie  pas  devi- 
né que  tu  n'as  jeté  les  hauts  cris  contre  ces  deux 
députés  que  parce  que  ,  après  avoir  été  attirés, 
sans  s'en  douter  peut-être,  dans  la  conspiration 
de  tes  ultra-révolutionnaires,  bientôt,  à  la  vue 
des  maux  qui  allaient  déchirer  la  patrie,  ayant  re- 
culé d'horreur,  ayant  paru  chanceler,  ayant  com- 
battu même  quelques  projets  de  décrets ,  qui 
n'étaient  pourtant  que  les  précurseurs  éloignés 
des  motions  liberticides  que  tu  préparais  toi  et 
les  complices,  tu  t'es  empressé  de  prévenir  Ba- 
sire et  Chabot ,  et  de  les  perdre  avant  que  tu  ne 
fusses  perdu  par  eux?  Crois-tu  qu'on  ne  m'a  pas 
raconté  qu'en  1790  et  1791  tu  as  persécuté  M a- 
rat.  Tu  as  écrit  pour  les  aristocrates;  tu  ne  le 
pourras  nier,  tu  serais  confondu  par  les  témoins? 
Crois-tu  enfin  que  je  ne  sache  pas  positivement 
que  tu  as  trafiqué  de  la  liberté  des  citoyens,  et 
que  je  ne  me  souvienne  pas  de  ce  qu'un  de  mes 


—  109  — 

collègues  a  dit  à  moi  et  à  plus  de  vingt  députés, 
que  tu  avais  reçu  une  forte  somme  pour  l'élargis- 
sement, je  ne  sais  pas  bien  si  c'était  d'un  émigré 
ou  d'un  prisonnier,  et  que  depuis,  une  personne, 
témoin  de  ta  vénalité  ,  t'avait  menacé  de  la  révé- 
ler si  tu  t'avisais  de  maltraiter  encore  Chabot  dans 
tes  feuilles  ,  fait  que  le  représentant  du  peuple 
Chaudron  Rousseau  nous  a  même  assuré  qu'il  al- 
lait déposer  au  comité  de  surveillance?  Ce  sont 
là  des  faits  autrement  graves  que  ceux  que  tu 
m'imputes. 

Regarde  ta  vie,  depuis  le  temps  où  tu  étais  un 
respectable  frater  à  qui  un  médecin  de  notre  con- 
naissance faisait  faire  des  saignées  pour  douze 
sous,  jusqu'à  ce  moment  où,  devenu  notre  méde. 
cin  politique,  et  le  docteur  Sangrado  du  peuple 
français,  tu  lui  ordonnes  des  saignées  si  copieuses, 
moyennant  \io  mille  livres  de  traitement  que  te 
donne  Bouchotte  :  regarde  ta  vie  entière,  et  ose 
dire  à  quel  titre  tu  te  fais  ainsi  l'arbitre  des  répu- 
tations aux  Jacobins? 

Est-ce  à  titre  de  tes  anciens  services?  Mais 
quand  Danton,  d'Églantine  et  Paré,  nos  trois  an- 
ciens présidens  permanens  des  Cordelicrs  (du  dis- 
trict s'entend),  soutenaient  un  siège  pour  Ma  rat;, 
quand  Thuriot  assiégeait  la  Bastille;  quand  Fré- 


—  110  — 

ion  faisait  ï Orateur  du  Peuple;  quand  moi 
sans  craindre  les  assassins  de  Loustaiot  et  les 
sentences  de  Talon  ,  j'osais,  il  y  a  trois  ans,  dé- 
fendre presque  seul  Yami  du  peuple  et  le  pro- 
clamer le  divin  Marat;  quand  tous  ces  vétérans  que 
lu  calomnies  aujourd'hui,  se  signalaient  pour  la 
cause  populaire,  où  étais-tu  alors,  Hébert?  Tu 
distribuais  tes  contre-marques,  et  on  m'assure  que 
les  directeurs  se  plaignaient  de  la  recette  (i).  On 
m'assure  que  lu  t'étais  même  opposé,  aux  Corde- 
liers,  à  l'insurrection  du  10  août.  On  m'assure...., 
ce  qui  est  certain,  ce  que  tu  ne  pourras  nier,  car 
il  y  a  des  témoins,  c'est  qu'en  1790  et  1791  lu 
dénigrais,  tu  poursuivais  Marat  ;  que  tu  as  pré 
tendu,  après  sa  mort,  qu'il  t'avait  laissé  son  man- 
teau, dont  tu  t'es  fait  tou-tà-coup  le  disciple  Elisée, 
et  le  légataire  universel.  Ce  qui  est  certain,  c'est 


(1)  On  disait  un  jour  à  un  des  acteurs  du  théâtre  de  la  Ré- 
publique, que  le  père  Ducliesne  était  près  d'entrer  en  colère 
contre  eux  :  •  J'ai  peine  à  le  croire,  répondit  celui-ci  :  nous 
avons  la  preuve  dans  nos  registres  qu'il  nous  a  volés  avant  qu'il  fût 
procureur  de  la  commune.  Il  faut  faire  supprimer  ces  registres, 
père  Ducliesne  :  il  faut  faire  la  cour  au  théâtre  de  la  Républi- 
que ,  et  je  ne  in'étonne  plus  de  ta  grande  colère  contre  la 
Montansier,  dans  un  de  tes  derniers  numéros,  et  que  tu 
nous  aies  fait  un  éloge  si  pompeux  ,  si  exclusif  du  théâtre  où 
tu  as  fait  les  premières  armes. 


—  111    - 

qu'avant  de  t'efforcer  de  voler  ainsi  la  succession 
de  popularité  de  Marat ,  lu  avais  dérobé  une  autre 
succession  ,  celle  d'un  Père  Ducliesne  qui  n'était 
pas  Hébert  ;  car  ce  n'est  pas  toi  qui  faisais  >  il  y  a 
deux  ans,  le  Père  Ducbesne;  je  ne  dis  pas  la 
Trompette  du  Père  Duché  sue ',  mais  le  véri- 
table Père  Duchesiie,  le  mémento  Maury.  C'était 
un  autre  que  toi,  dont  tu  as  pris  les  noms,  armes 
et  juremens,  et  dont  tu  t'es  emparé  de  toute  la 
gloire, selon  ta  coutume.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  tu  n'étais  pas  avec  nous,  en  Ï789,  dans  le 
cheval  de  bois;  c'est  qu'on  ne  t'a  point  vu  parmi 
les  guerriers  des  premières  campagnes  de  la  révo- 
lution; c'est  que,  comme  les  goujats,  tu  ne  t'es 
fait  remarquer  qu'après  la  victoire ,  où  tu  t'es  si- 
gnalé en  dénigrant  les  vainqueurs,  comme  Ther- 
site,  en  emportant  la  plus  forte  part  du  butin,  et 
en  faisant  chauffer  ta  cuisine  et  tes  fournaux  de 
calomnies  avec  les  cent  vingt  mille  francs  et  la 
braise  de  Bouchotte  (1). 


(1)  «  On  me  calomnie  ,  »  disait  l'autre  jour  Bouchotte  au  co- 
mité de  salut  public.  —  Du  moins y  lui  répondit  Danton,  ce 
n'est  pas  la  république  qui  paie  rao  mille  francs  depuis  le 
mois  de  juin  pour  vous  calomnier;  du  moins  ce  n'est  pas  le 
ministère  qui  s'est  fait  le  colporteur  des  calomnies  contre  Bou- 
chotte. La  répartie  était  sans  réplique.  Cent  vingt  mille  francs 
à  Hébert  pour  louer  Bouchotte  !  Pas  si  Georges,  M.  Bouchotte! 
11  n'est  ma  foi  pas  si  Georges  ! 


—  112   — 

Serait-ce  a  titre  d'écrivain  et  de  bel  esprit  que 
lu  prétends,  Hébert,  peser  dans  ta  balance  nos  ré- 
putations? Est-ce  a  titre  de  journaliste  que  lu  pré- 
tendrais être  le  dictateur  de  l'opinion  aux  Jaco- 
bins? Mais  y  a-t  il  rien  de  plus  dégoûtant,  de  plus 
ordurier  que  la  plupart  de  tes  feuilles?  Ne  sais- 
tu  donc  pas,  Hébert,  que  quand  les  tyrans  d'Eu- 
rope veulent  avilir  la  république,  quand  ils  veu- 
lent faire  croire  à  leurs  esclaves  que  la  France  est 
couverte  des  ténèbres  de  la  barbarie,  que  Paris, 
cette  ville  si  vantée  par  son  atticisme  et  son  goût , 
est  peuplée  de  Vandales;  ne  sais-tu  pas,  malheu- 
reux, que  ce  sont  des  lambeaux  de  tes  feuilles 
qu'ils  insèrent  dans  leurs  gazettes,  comme  si  le 
peuple  était  aussi  bête,  aussi  ignorant  que  lu  vou- 
drais le  faire  croire  à  M.  Pitt;  comme  si  on  ne 
pouvait  lui  parler  qu'un  langage  aussi  grossier; 
comme  si  c'était  là  le  langage  de  la  Convention 
et  du  comité  de  salut  public;  comme  si  tes  sale- 
tés étaient  celles  delà  nation  ;  comme  si  un  égoût 
de  Paris  était  la  Seine. 

Enfin,  serait-ce  à  titre  de  sage,  de  grand  poli- 
tique, d'homme  à  qui  il  est  donné  de  gouverner 
les  empires,  que  tu  t'arroges  de  nous  asservir  à 
tes  ultra  -  révolutionnaires ,  sans  que  même  les 
représenlans  du  peuple  aient  le  droit  d'énoncer 
leur  opinion,  à  peine  d'être  chassés  de  la  société? 


—  113  — 

Mais ,  p>ur  ne  citer  qu'un  seul  exemple  ,  ne  sont- 
ce  pas  les  trois  ou  quatre  numéros  qu'Hébert  a  pu 
bliés  à  la  suite  de  la  mascarade  de  la  déprêtrisa 
tion  de  Gobel,  qui  sont ,  par  leur  impolitique 
stupide,  la  cause  principale  de  tant  de  séditions 
religieuses  et  de  meurtres ,  à  Amiens,  à  Coulom- 
miers,  dans  le  Morbihan,  l'Aisne,  l'Ille-  et  -Vi- 
laine? N'est-ce  pas  le  Père  Duchés  ne ,  ce  poli- 
tique profond  qui,  par  ses  derniers  écrits,  est  la 
cause  évidente  que  dans  la  Vendée,  où  les  noti- 
fications officielles  du  21  septembre  annonçaient 
qu'il  n'y  avait  plus  que  huit  à  dix  mille  brigands 
à  exterminer,  il  a  déjà  fallu  tuer  plus  de  cent 
mille  imbécilles  de  nouvelles  recrues  qu'Hébert  a 
faites  à  Charrette  et  aux  royalistes? 

Et  c'est  ce  vil  flagorneur,  aux  gages  de  1  20,000 
livres,  qui  me  reprochera  les /j, 000  livres  de  rente 
de  ma  femme!  C'est  cet  ami  intime  des  Kocke,  des 
R'ochechouart,  et  d'une  multitude  d'escrocs,  qui 
me  reproche  mes  sociétés!  Ge  politique  sans  vue, 
et  le  plus  insensé  des  patriotes ,  s'il  n'est  pas  le 
plus  rusé  des  aristocrates ,  me  reprochera  mes 
écrits  aristocratiques ,  dit-il,  lui  dont  je  démon- 
trerai que  les  feuilles  sont  les  délices  de  Coblentz 
et  le  seul  espoir  de  Pitt! 

Ce  patriote  nouveau  sera  le  diffameur  éternel 

S 


—  m  — 

des  vétérans  !  Cet  homme,  rayé  de  la  liste  des  gar- 
çons de  théâtre  pour  vols  ,  fera  rayer  de  la  liste 
des  Jacobins,  pour  leur  opinion,  des  députés,  fon- 
dateurs immortels  de  la  république  !  Cet  écrivain 
des  charniers  sera  le  législateur  de  l'opinion,  le 
mentor  du  peuple  français  !  Un  représentant  du 
peuple  ne  pourra  être  d'un  autre  sentiment  que 
ce  grand  personnage  sans  être  traité  de  vièdase 
°t  de  conspirateur  payé  par  Pitll  O  temps'.  6 
mœurs!  6  liberté  de  la  presse,  le  dernier  retran- 
chement de  la  liberté  des  peuples,  qu'êtes-vous 
devenus?  6  Jiberlé  des  opinions,  sans  laquelle  il 
n'existerait  plus  de  Convention,  plus  de  représen- 
tation natio  nalc,  qu'allez-vous  devenir? 

la  société  est  maintenant  en  étal  de  juger  entre 
moi  et  mes  dénonciateurs.  Mes  amis  savent  que  je 
suis  toujours  le  même  qu'en  i  789;  que  je  n'ai  pas 
eu  depuis  une  pensée  qui  ne  fût  pour  l'affer- 
missement de  la  liberté,  pour  la  prospérité  ,  le 
bonheur  du  peuple  français ,  le  maintien  de  la  ré- 
publique une  et  indivisible.  Eh!  de  quel  autre  in- 
térêt pourrais-je  être  animé  dans  le  journal  que 
j'ai  entrepris  ,  que  du  zèle  du  bien  public?  pour- 
quoi aurais-je  attiré  contre  moi  tant  de  haines  tou- 
tes-puissantes ,  et  appelé  sur  ma  tête  des  ressen- 
tiniens  implacables?  Que  m'ont  fait  à  moi  Hébert 


—  115  — 

et  tous  ceux  contre  qui  j'ai  écrit  ?  Ai-je  reçu  aussi 
i  20,000  francs  du  trésor  national  pour  calomnier? 
ou  pense-t-on  que  je  veuille  ranimer  les  cendres 
de  l'aristocratie?  «Les  modérés,  les  aristocrates,  dit 
Barère,  ne  se  rencontrent  plus  sans  se  demander  : 
«  Avez- vous  lu  le    Vieux  CordeUer  ?  »  Moi ,  le 
patron  des  aristocrates!  des  modérés!  Que  le  vais- 
seau de  la  république  ,  qui  court  entre  les  deux 
écueils  dont  j'ai  parlé,  s'approche  trop  de  celui  du 
modèrantisme ,  on  verra  si  j'aiderai  la  manœuvre; 
on  verra  si  je  suis  un  modéré  ï  J'ai  été  révolution- 
naire avant  vous  tous.  J'ai  été  plus  ;  j'étais  un  bri- 
gand ,  et  je  m'en  fais  gloire,  lorsque,  dans  la  nuit 
du  ta  au  1 3  juillet  1789,  moi  et  le  général  Danican 
nous  faisions  ouvrir  les  boutiques  d'arquebusiers, 
pour  armer  les  premiers  bataillons  des   sans-cu- 
lottes. Alors,  j'avais  l'audace  de  la  révolution.  Au- 
jourd'hui, député  à  l'Assemblée  nationale,  l'audace 
qui  me  convient  est  celle  de  la  raison,  celle  de 
dire  mon  opinion  avec  franchise.  Je  la  conserve^ 
rai  jusqu'à  la  mort  cette  audace  républicaine  con- 
tre tous  les  despotes;  et  quoique  je  n'ignore  pas 
la  maxime  de  Machiavel ,  qu'il  n'y  a  point  de  ty- 
rannie plus  effrénée  que  celle  des  petits  tyrans. 
Qu'on  désespère  de  m'intimider  par  les  terreurs 

et  les  bruits  de  mon  arrestation  qu'on  sème  au- 

8. 


—  116  — 

lour  de  moi  !  Nous  savons  que  des  scélérats  mé- 
ditent un  3i  mai  contre  les  hommes  les  plus  éner- 
giques de  la  montagne.  Déjà  Robespierre  en  a 
témoigné  ses  pressentimens  aux  Jacobins;  mais, 
comme  il  la  observé,  on  verrait  quelle  différence 
il  v  a  entre  lesBrissotinset  la  montagne.  Les  accla- 
mations que  la  Convention  a  recueillies  partout  sur 
son  passage  le  jour  de  la  fête  des  Victoires,  mon- 
trent l'opinion  du  peuple,  et  qu'il  ne  s'en  prend 
point  à  ses  représentans  des  taches  que  des 
étrangers  se  sont  efforcés  d'imprimer  à  la  nation. 
C'est  dans  la  Convention,  dans  le  comité  de  sa- 
lut public,  et  non  dans  Georges  et  les  Géorgiens, 
que  le  peuple  français  espère.  Mais  toutes  les  fois 
que  dans  une  république  un  citoyen  aura,  comme 
]3ouchotte,  Soo  millions  par  mois  ,  cinquante 
mille  places  à  sa  disposition,  tous  les  intrigans, 
tous  les  oiseaux  de  proie  s'assembleront  nécessai- 
rement autour  de  lui.  C'est  Là  le  siège  du  mal,  et 
on  sent  bien  que  la  peste  elle-même,  avec  une 
liste  civile  si  forte,  se  ferait  mettre  au  Panthéon. 
C'est  à  la  Convention  a  ne  pas  souffrir  qu'on  élève 
autel  contre  autel.  Mais,  ô  mes  collègues!  je 
vous  dirai  commeBrutusà  Cicéron  :  «Nous  crai- 
gnons trop  la  mort  et  l'exil,  et  la  pauvreté.  » 
Nimiùm  timemus  mortem  et  exilium  et  pan- 


—  117  ~~ 

pe> 'talent.  Cette  vie  mérite-t-elle  donc  qu'un  re- 
présentant la  prolonge  aux  dépens  de  l'honneur? 
Il    n'est  aucun  de  nous   qui  ne  soit  parvenu  au 
sommet  de  la  montagne  de  la  vie.  Il  ne  nous  reste 
plus  qu'à   la  descendre  à  travers  mille  précipices 
inévitables,  même  pour  l'homme  le  plus  obscur. 
Cette    descente    ne    nous    ouvrira    aucuns    pay- 
sages, aucuns  sites  qui  ne  se  soient  offerts  uijjlç. 
fois  plus  délicieux  à  ce  Salomon  qui  disait ,  au^ 
milieu  de  ses  sept  cents  femmes,  et  en  foulant  tout 
ce  mobilier   de  bonheur  :  «  J'ai   trouvé   que  les 
morts  sont  plus  heureux  que  les  vivans,  et  que 
le  plus  heureux  est  celui  qui  n'est  jamais  né.  » 

Eh  quoi!  lorsque  tous  les  jours  les  douze  cents 
mille   soldats   du   peuple  français  affrontent  les 
redoutes  hérissées  des  batteries   les    plus  meur- 
trières, et  volent  de  victoires  en  victoires,  nous  , 
députés  à  la  Convention  ;  nous ,  qui  ne  pouvons 
jamais  tomber,  comme  le  soldat ,  dans  l'obscurité 
de  la  nuit,  fusillé  dans  les  ténèbres,  et  sans  té- 
moins de  sa  valeur;  nous,  dont  la  mort  soufferte 
pour  la  liberté,  ne  peut  être  que  glorieuse  ,  so- 
lennelle, et  en  présence  de  la  nation  entière,  de 
l'Europe    et  de  la  postérité,  serions -nous  plus 
lâches  que  nos  soldats  ?  craindrons-nous  de  nous 
exposer,    de  regarder  Bouchotte  eh  face?  n'ose- 
rons-nous   braver    la    grande    colère   du    Père 


—  118  — 

Duchesne,  pour  remporter  aussi  la  victoire  que 
le  peuple  français  attend  de  nous;  la  victoire  sur 
les  ultra-révolutionnaires  comme  sur  les  contre- 
révolutionnaires;  la  victoire  sur  tous  les  intrigans, 
tous  les  fripons ,  tous  les  ambitieux,  tous  les  enne- 
mis du  bien  public? 

Malgré  les  diviseurs,  que  la  montagne  reste  une 
et  indivisible  comme  la  république!  ne  laissons 
point  avilir,  dans  sa  troisième  session,  la  repré- 
sentation nationale.  La  liberté  des  opinions  ou 
la  mort!  Occupons- nous  ,  mes  collègues,  non 
pas  à  défendre  notre  vie  comme  des  malades  , 
mais  «à  défendre  la  liberté  et  les  principes,  comme 
des  républicains!  Et  quand  même,  ce  qui  est 
impossible  ,  la  calomnie  et  le  crime  pourraient 
avoir  sur  la  vertu  un  moment  de  triomphe,  croit- 
on  que,  même  sur  l'échafaud,  soutenu  de  ce 
sentiment  intime  que  j'ai  aimé  avec  passion  ma 
patrie  et  la  république  ,  soutenu  de  ce  témoignage 
éternel  des  siècles,  environné  de  l'estime  et  des 
regrets  de  tous  les  vrais  républicains,  je  voulusse 
changer  mon  supplice  contre  la  fortune  de  ce 
misérable  Hébert,  qui,  dans  sa  feuille,  pousse  au 
désespoir  vingt  classes  de  citoyens,  et  plus  de 
trois  millions  de  Français  ,  auxquels  il  dit  ana- 
thème,  et  qu'il  enveloppe  en  masse  dans  une 
proscription  commune;  qui,  pour  s'étourdir  sur 


—  119  — 

ses  remords  et  ses  calomnies,  a  besoin  de  se  pro- 
curer une  ivresse  plus  forte  que  celle  du  vin,  et 
de  lécher  sans  cesse  le  sang  au  pied  de  la  guillo- 
tine? Qu'est-ce  donc  que  l'échafaud  pour  un  pa- 
triote, sinon  le  piédestal  de»  Sidney  et  des  Jean 
de  VVitt? .Qu'est-ce,  dans  un  moment  de  guerre 
où  j'ai  eu  mes  deux  frères  mutilés  et  haches  pour 
la  liberté,  qu'est-ce  que  la  guillotine,  sinon  un 
coup  de  sabre,  et  le  plus  glorieux  de  tous,  pour 
un  député  victime  de  son  courage  et  de  son 
républicanisme  ? 

J'ai  accepté,  j'ai  souhaité  même  la  députation, 
parce  que  je  me  disais  :  Est-il  une  plus  favorable 
occasion  de  gloire  que  la  régénération  d'un  état 
prêt  à  périr  par  la  corruption  et  les  vices  qui  y 
régnent?  Quoi  de  plus  glorieux  que  d'y  introduire 
de  sages  institutions,  d'y  faire  régner  la  vertu  et 
la  justice;  de  conserver  l'honneur  des  magistrats, 
aussi  bien  qne  la  liberté,  la  vie  et  la  propriété  des 
citoyens,  et  de  rendre  sa  patrie  florissante?  Quoi 
de  plus  heureux  que  de  rendre  tant  d'hommes 
heureux?  Maintenant,  je  le  demande  aux  vrais 
patriotes,  aux  patriotes  éclairés  étions-nous  aussi 
heureux  que  nous  pouvons  l'être,  même  en 
révolution? 

J'ai  pu  me  tromper  ;  mais  quand  même  je  serais 
dans    l'erreur,  est-ce  une  raison    pour  qu'Hé- 


—  120  — 

bert  se  permette  d'appeler  un  représentant  du 
peuple  un  conspirateur  à  guillotiner  pour 
son  opinion.  J'ai  vu  Danton  et  les  meilleurs  es- 
prits de  la  Convention ,  indignés  de  ce  numéro 
d'Hébert  s'écrier  :  m.  Ce  n'est  pas  toi  qui  es 
«  attaqué  ici,  c'est  la  représentation  nationale , 
«  c'est  la  liberté  d'opinion!  et  je  ne  me  serais 
«  pas  embarrassé  de  prouver  que,  sur  ce  seul 
«  numéro,  Hébert  a  mérité  la  mort.  Car,  enfin, 
«  quand  tu  te  serais  trompé,  tu  n'as  pas  formé 
«  à  toi  seul  une  conspiration  ;  et  les  Brissotins 
«  n'ont  point  péri  pour  une  opinion;  ils  ont  été 
«   condamnés  pour  une  conspiration.   » 

La  passion  ne  me  fera  point  dévier  des  princi- 
pes, et  je  ne  saurais  être  de  cet  avis  qu'Hébert  a 
mérité  le  décret  d'accusation  sur  un  numéro.  Je 
persiste  dans  mon  sentiment,  que  non-seulement 
la  liberté  des  opinions  doit  être  indéfinie  pour  le 
député,  mais  même  la  liberté  de  la  presse  poul- 
ie journaliste.  Permis  à  Hébert  d'être  le  Zoïle  de 
tous  les  vieux  patriotes  et  un  calomniateur  à 
gages!  Mais,  au  lieu  de  blasphémer  contre  la 
liberté  de  la  presse,  qu'il  rende  grâce  à  cette  li- 
berté indéfinie,  à  laquelle  seule  il  doit  de  ne 
point  aller  au  tribunal  révolutionnaire,  et  de 
n'être  mené  qu'à  la  guillotine  de  l'opinion. 

Pour  moi,  je  ne  puis  friser  cette  guillotine-là, 


—  121  — 

même   au  jugement    des    républicains    éclairés. 
Sans  cloute  j'ai  pu  me  tromper  : 

Eh!  quel  auteur,  grand  Dieu!  ne  va  jamais  trop  loin! 

Il  y  a  plus;  dès  que  le  comité  de  salut  public 
a  improuvé  mon  numéro  3,  je  ne  serai  point 
un  ambitieux  hérésiarque,  et  je  me  soumets  «à  sa 
décision,  comme  Fénélon  à  celle  de  l'Eglise. Mais 
l'avouerai-je ,  mes  chers  collègues?  je  relis  le 
chapitre  IX  de  Sénèque ,  les  paroles  mémorables 
d'Auguste,  et  cette  réflexion  du  philosophe  que 
je  ne  veux  pas  traduire,  pour  n'être  pas  encore 
une  fois  une  pierre  d'achoppement  aux  faibles; 
et  à  ce  fait  sans  réplique  :  «  post  hœc  nullis  in~ 
sidiis  ab  ullo  petitus;  »  à  ce  fait,  malgré  le  rap- 
port de  Barère,  je  sens  m'échapper  toute  ma  per- 
suasion que  mon  idée  d'un  comité  de  clémence 
fût  mauvaise.  Car  remarquez  bien  que  je  n'ai 
jamais  parlé  de  la  clémence  du  modérantisme, 
de  la  clémence  pour  les  chefs;  mais  de  cette  clé- 
mence politique,  de  cette  clémence  révolution- 
naire qui  distingue  ceux  qui  n'ont  été  qu'égarés. 
A  ce  fait ,  disais-je?  sans  réplique,  j'ai  toutes 
les  peines  du  monde  a  souscrire  à  la  censure  de 


122  — 

Bai  ère,  et  à  ne  pas  nf écrier  comme  Galilée, 
damné  par  le  saeré-collége  :  »  Je  sens  pourtant 
qu'elle  tourne!   » 

Certes,  le  procureur-général  de  la  Lanterne, 
en  1  ^89,  est  aussi  révolutionnaire  qu'Hébert,  qui, 
à  cette  époque,  ouvrait  des  loges  aux  ci-devant, 
avec  des  salutations  jusqu'à  terre.  Mais  dès-lors, 
quand  j'ai  vu  l'assassinat  ultra  révolutionnaire 
du  boulanger  François,  fidèle  à  mon  caractère, 
ne  me  suis-je  pas  écrié,  que  c'était  la  cour  elle- 
même,  Lafayette,  et  les  Hébert  de  ce  temps-là, 
les  patriotique  ment  aristocrates  qui  avaient  fait 
ce  meurtre,  pour  rendre  la  Lanterne  odieuse? 
Celui-là  encore  aujourd'hui  est  révolutionnaire 
qui  a  dit  avant  Barère  :  qu'il  fallait  arrêter 
comme  suspects  tous  ceux  qui  ne  se  réjouissaient 
pus  de  la  prise  de  Toulon.  Celui-là  est  un  révolu- 
tionnaire qui  a  dit,  comme  Uobespierre,  et  en 
termes  non  moins  forts  :  S'il  fallait  choisir 
«  entre  l'exagération  du  patriotisme  et  le  ma- 
«  rasme  du  modérantisme,  il  n'y  aurait  pas  à 
m  balancer.  »  Celui  -  là  est  un  révolutionnaire 
qui  a  avancé  comme  une  des  premières  maximes 
de  la  politique,  que,  «  dans  le  maniement  des  gran- 
des affaires,  il  était  triste,  mais  inévitable  de  s'é- 
carter des   règles  austères  de  la  morale.  »  N°.   1 . 


—  12  3  — 

Celui  -  là  est  révolutionnaire  qui  est  allé  aussi 
loin  que  Ma  rat  en  révolution,  mais  qui  a  dit: 
«  qu'au-delà  de  ses  motions  et  des  bornes  qu  il 
«  a  posées  il  fallait  écrire,  comme  les  géographes 
«  de  l'antiquité,  à  l'extrémité  de  leurs  cartes  :  Au- 
«  delà,  il  n'y  a  plus  de  cités,  plus  d'habitation;  il 
«  n'y  a  que  des  déserts  ou  des  sauvages,  des  glaces 
«  ou  des  volcans.  »  N°.  i.  Celui-là  est  révolution 
naire  qui  a  dit  que  «  le  comité  de  salut  public 
«  avait  eu  besoin  de  se  servir ,  pour  un  moment, 
«  de  la  jurisprudence  des  despotes,  et  de  jeter 
«  sur  la  Déclaration  des  Droits  un  voile  de  gaze, 
«  il  est  vrai,  et  transparent.))  Celui-là  est  révolution- 
naire, enfin,  qui  a  écrit  les  premières  et  les  der- 
nières pages  du  numéro  3;  mais  il  est  fâcheux 
que  les  journalistes,  parmi  lesquels  j'ai  reconnu 
pourtant  de  la  bienveillance  dans  quelques-uns, 
n'aient  cité  aucun  de  ces  passages.  Quand  la 
plupart  auraient  pris  le  mot  d'ordre  du  l}è/e 
Duchesne  de  n'extraire  de  mes  numéros  que  ce 
qui  prêtait  aux  commentaires,  à  la  malignité  et  à 
la  sottise,  ils  ne  se  seraient  pas  interdit  plus  scru- 
puleusement toute  citation  qui  tendit  à  me  justi- 
fier dans  l'esprit  des  patriotes;  et  c'est  vraiment 
un  miracle  que  ,  sur  le  rapport  d'Hébert ,  et  sui- 
des citations  si  infidèles  et  si  malignes  de  plusieurs 


—  124  — 

de  mes  chers  confrères  en  journaux,  les  Jacobins 

restés  à  la  société  ,  à  dix  heures  du  soir,  ne  se 
soient  pas  écriés,  comme  le  vice-  président  Brochet  : 
«  Quel  besoin  avons-nous  d'autres  témoins?  » 
et  que  le  juré  d'opinion  n'ait  pas  déclaré  qu'il 
était  suffisamment  instruit,  et  que,  dans  son  âme 
el  conscience,,  j'étais  convaincu  de  tnodérantisme, 
de  feuillantisme  et  de  brissotisme. 

Et  cependant  quel  tort  avais  je,  sinon  d'être 
las  d'en  avoir  eu  ,  d'être  las  d'avoir  été  poltron  , 
et  d'avoir  manqué  du  courage  de  dire  mon  opi- 
nion, fut— elle  fausse.  Je  ne  crains  pas  que  la  so- 
ciété me  blâme  d'avoir  fait  mon  devoir.  Mais  si  la 
cabale  était  plus  forte,  je  le  dis  avec  un  sentiment 
de  fierté  qui  me  convient;  si  j'étais  rayé,  ce  serait 
tant  pis  pour  les  Jacobins!  Quoi  !  vous  m'avez  com- 
mandé de  dire  a  la  tribune  ce  que  je  crois  de  plus 
utile  pour  le  salut  de  la  république!  ce  que  je  n'ai 
pas  les  moyens  physiques  de  dire  à  la  tribune,  je 
l'ai  dit  dans  ries  numéros,  et  vous  m'en  feriez  un 
crime?  Poui  pioi  m'avez-vous  arraché  à  mes 
livres,  à  la  nature,  aux  frontières  ou  je  serais 
allé  me  faire  tuer  comme  mes  deux,  frères  qui 
sont  morts  pour  la  liberté?  pourquoi  m'avez-vous 
nommé  votre  représentant?  pourquoi  ne  m'avez- 
vous  pas  donné  des  cahiers;  Y  aurait-il  une  per- 


—  125  —     " 

fidie  ,  une  barbarie  semblable  a  celle  de  m'envoyer 
à  la  Convention,  de  me  demander  ainsi  ce  que  je 
pense  de  la  république,  de  me  forcer  de  le  dire, 
et  de  me  condamner  ensuite ,  parce  que  je  n'au- 
rais pas  pu  vous  dire  des  cboses  aussi  agréables 
que  je  l'eusse  souhaité?  Si  l'on  veut  que  je  dise 
la  vérité  ,  c'est-à-dire  la  vérité. relative,  et  ce 
que  je  pense,  quel  reproche  a-ton  pu  me  faire, 
quand  même  je  serais  dans  l'erreur?  Est-ce  ma 
faute  si  mes  yeux  sont  malades,  et  si  j'ai  vu  tout 
en  noir  à  travers  le  crêpe  que  les  feuilles  du  Père 
Duchesne  avaient  mis   devant  mon  imagination. 

Suis-je  si  coupable  de  n'avoir  pas  cru  que 
Tacite,  qui  avait  passé  jusqu'alors  pour  le  plus 
patriote  des  écrivains,  le  plus  sage  et  le  plus 
grand  politique  des  historiens  ,  fût  un  aristocrate 
et  un  radoteur?  Que  dis -je,  Tacite?  ce  Brutus 
même  dont  vous  avez  l'image,  il  faut  qu'Hébert 
le  fasse  chasser  comme  moi  de  la  société  ,  car  si 
j'ai  été  un  songe  creux,  un  vieux  rêveur,  je  l'ai 
été  non-seulement  avec  Tacite  et  Machiavel , 
mais  avec  Loustalot  et  Marat,  avec  Thrasybule 
et  Brutus. 

Est-ce  ma  faute  s'il  m'a  semblé  que,  lorsque 
le  département  de  Seine-et-Marne  5  si  tranquille 
jusqu'à  ce   jour,  était    si    dangereusement  agité 


—  126  — 

depuis  qu'on  n'y  messait  plus;  lorsque  des  pères 
et  mères,  dans  la  simplicité  de  l'ignorance,  ver- 
saient des  larmes,  parce  qu'il  venait  de  leur 
naître  un  enfant  qu'ils  ne  pouvaient  pas  faire 
baptiser;  bientôt  les  catholiques  allaient  comme 
les  calvinistes,  du  temps  de  Henri  II,  se  renfer- 
mer pour  dire  des  psaumes,  et  s'allumer  le  cer- 
veau par  la  prière;  qu'on  dirait  la  messe  dans  des 
caves,  quand  on  ne  pourrait  plus  la  dire  sur  les 
toits;  de  là  des  attroupemens  et  des  SainUBar- 
thélemi;  et  que  nous  allions  avoir  l'obligation, 
principalement  aux  feuilles  b...  patriotiques  du 
Père  Duchesne,  colportées  par  Georges  Bou- 
chot te,  d'avoir  jeté  sur  toute  la  France  ces  se- 
mences si  fécondes  de  séditions  et  de  meurtres? 
Est-ce  ma  faute,  enfin,  s'il  m'a  semblé  que 
des  pouvoirs  subalternes  sortaient  de  leurs  limites 
et  se  débordaient;  qu'une  commune,  au  lieu  de 
se  renfermer  dans  l'exécution  des  lois,  usurpait 
la  puissance  législative  en  rendant  de  véritables 
décrets  sur  la  fermeture  des  églises,  sur  les  certi 
ficats  de  civisme,  etc.?  Les  Aristocrales,  les  Feuil- 
lans,les  Modérés,  les  Brissotins  ont  déshonoré  un 
mot  de  la  langue  française,  par  l'usage  contre- 
révolutionnaire  qu'ils  en  ont  fait.  H  est  malaisé 
aujourd'hui    de   se  servir  de  ce  mot.  Cependant, 


—  127  — 

frères  et  amis,  croyez- vous  avoir  plus  Je  bon 
sens  que  tous  les  historiens  et  tous  les  politiques, 
être  plus  républicains  que  Caton  et  Bru  tus,  qui 
tous  se  sont  servis  de  ce  mot  ?  Tous  ont  répété 
cette  maxime  :  «  L'anarchie,  en  rendant  tous  les 
hommes  maîtres,  les  réduit  bientôt  à  n'avoir 
qu'un  seul  maître.  »  C'est  ce  seul  maître  que  j'ai 
craint;  c'est  cet  anéantissement  de  la  république 
ou  du  moins  ce  démembrement.  Le  comité  de 
salut  public,  ce  comité  sauveur,  y  a  porté  re- 
mède, mais  je  n'ai  pas  moins  le  mérite  d'avoir  le 
premier  appelé  ses  regards  sur  ceux  de  nos  enne- 
mis les  plus  dangereux  ,  et  assez  habiles  pour  avoir 
pris  la  seule  route  possible  de  la  contre-révolu- 
tion. Ferez-vous  un  crime,  frères  et  amis,  à  un 
écrivain  ,  à  un  député  de  s'être  effrayé  de  ce  dé- 
sordre, de  cette  confusion  ,  de  cette  décomposi- 
tion du  corps  politique,  où  nous  allions  avec  la 
rapidité  d'un  torrent  qui  nous  entraînait  nous  et 
les  principes  déracinés  ;  si ,  dans  son  dernier 
discours  sur  le  gouvernement  révolutionnaire , 
Robespierre,  tout  en  me  remettant  au  pas,  n'eut 
jeté  l'ancre  lui-même  aux  maximes  fondamentales 
de  notre  révolution,  et  sur  lesquelles  seules  la  li- 
berté peut  être  affermie  et  braver  les  efforts  des 
tyrans  et  du  temps? 


—  128  — 

Extrait  des  registres  de  la  Trésorerie  nationale , 

du  i  juin. 

Donné  au  Père  Duchesne.  .  .  .  i35,ooo  liv. 
Les  2  juin!  tandis  que  tout  Paris 
avait  la  main  à  l'épée  pour  défendre 
la  Convention  nationale, h  la  même 
heure  ,  Hébert  va  mettre  la  main 
dans  le  sac. 

Plus,  du   mois  d'août,  au  Père 
Duchesne 10,000  liv. 

Plus,  du  4  octobre,  au  Père  Du- 
chesne       60,000   liv. 

Calculons  ce  dernier  coup  de  filet. 

Calcul  de  la  valeur  des  Goo,ooo  exemplaires 
de  la  feuille  du  Père  Duchesne ,  payés  par 
Bouchot  te  60,000  livres. 

/   Composition   ....    16  liv. 

I    Tirage 8 

Le  premier  mille.    <    Papier  bien  mauvais   20 

\  Total /,4  liv. 

f   Tirage 8  liv. 

Chacun  des   au-    \    Papier 20 


1res,    599,000.      i 


Total 28  liv. 


En  conséquence, 


-  129  — 

Report  .   . 

Premier  mille. 
599,000,  à  28 
liv. ,  ci  .  .  .  . 
Total  du  vrai 
prix,  des  600 
mille  exemplai- 
res, ci.  .  .  .  . 
Qui  de  .  . 
comptées  par 
Bouchotte  à 
Hébert,  le  4 
octobre  1793, 
et  que  celui- 
ci  ,  avec  une 
impudence  cy- 
nique ,  dans 
son  dernier  nu- 
méro ,  appelle 
la  braise  né- 
cessaire pour 
chauffer  son 
fourneau,  ôte. 
reste  volé  à  la 
nation ,  le  4 
octobre  1  793, 


28  liv. 


44 

16,772 


IV. 


\v 


16,816 

60,000 


[IV. 

liv. 


16,816 


llV. 


43,i84  liv 


&5â  ^a^s  @@&£>^&a§i&- 


LE  VIEUX 


JOURNAL     REDIGE 


f)ar  €amilk*#£sm<mlin$  < 


DEPUTE     A     LA     CONVENTION  ,     ET     DOYEN     DES     JACOBINS  , 


•O-O  M«<W^KM«^'<>*W<»0^<H>»0*<><W<W>*a'0**«^H»^>^>«-lW>*«*«*fl<«fl^^ 


VIVRE  LIBRE  OU  MOURIR! 


VI. 


Décadi  10  nivôse,  l'an  II  de  la  république,  une  et  indivisible. 


Pei'egrinatus  est ,    animus  ejus  in  neoititiâ  non  habitauit. 
(Valère  Maxime). 

Camille-Desmoulins  a  fait  une  débauche  d'esprit  avec 
les  aristocrates  ,  mais  il  est  toujours  bon  républicain  %  et 
il  lui  est  impossible  d'être  autre  chose. 

(Attestation  de  Collol-d'  Herbois  cl  de  Robespierre  > 
séance  des  Jacobins^). 


Encore  que  je  n'aie  point  fait  rendre  de  dé- 
cret, loin  d'en  avoir  fabriqué,  comme  on  en  ae 
cuse  Fauteur  immortel  de  Philihthè  (i),  sur  le- 


(i)  Fabre  d'Kglantine. 


—    134  — 

quel  on  me  permettra  de  suspendre  mon  jugement 
définitif  jusqu'au  rapport;  encore  que  j'aie  pensé 
que  le  meilleur  canot  pour  se  sauver  du  naufrage 
était,  pour  un  député,  le  coffre  vide  de  Bias,  ou 
le  coffre  vidé  de  mon  beau-père  (V.  infrà)\  et 
si  la  calomnie,  compulsant  mon  grand-livre,  au 
sortir  de  la  Convention ,  et  trouvant  sur  les  feuil- 
lets zéro,  comme  le  21  septembre  1792,  était 
forcée  de  me  rendre  cette  justice  : 

Jean  s'en  alla  comme  il  était  venu; 


toutefois  cejourdhui  iL\  nivôse,  considérant  que 
Fabre  d'Eglantine,  l'inventeur  du  nouveau  calen- 
drier, vient  d  être  envoyé  au  Luxembourg,  avant 
d'avoir  vu  le  quatrième  mois  de  son  annuaire  ré- 
publicain; considérant  l'instabilité  de  l'opinion , 
et'voulant  profiter  du  moment  où  j'ai  encore  de 
l'encre,  des  plumes  et  du  papier,  et  les  deux  pieds 
sur  les  cbenels,  pour  mettre  ordre  à  ma  réputation 
et  fermer  la  bouebe  a  tous  les  calomniateurs  pas- 
sés, présens  et  à  venir,  je  vais  publier  ma  pro- 
fession de  foi  politique,  et  les  articles  de  la  re- 
ligion dans  laquelle  j'ai  vécu  et  je  mourrai ,  soit 
d'un  boulet,  soit  d'un  stvlet ,  soit  dans  mon   lit, 


—  135  — 

soit  de  la  mort  des  philosophes ,  comme  dit  le 
compère  Mathieu. 

On  a  prétendu  que  ma  plus  douce  étude  était 
de  charmer  les  soucis  des  aristocrates,  au  coin  de 
leur  feu,  dans  les  longues  soirées  d'hiver,  et  que 
c'était  pour  verser  sur  leurs  plaies  l'huile  du  Sa- 
maritain, que  j'avais  entrepris  ce  journal  aux  frais 
de  Pitt.  La, meilleure  réponse,  c'est  de  publier  le 
credo  politique  du  Pieux  Cordelier,  et  je  fais 
juge  tout  lecteur  honnête ,  si  M.  Pitt  et  les  aristo- 
crates peuvent  s'accommoder  de  mon  credo,  et 
si  je  suis  de  leur  église. 

Je  crois  encore  aujourd'hui,  comme  je  le  croyais 
au  mois  de  juillet  1789,  comme  j'osais  alors  l'im- 
primer en  toutes  lettres  dans  ma  France  libre, 
page  57  :  «  que  le  gouvernement  populaire  et  la 
démocratie  est  la  seule  constitution  qui  convienne 
à  la  France  et  à  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  indignes 
du  nom  d'hommes.    »  ^ 

On  peut  être  partagé  d'opinion, comme  l'étaient 
Cicéron  etBrutus,  sur  les  meilleures  mesures  ré- 
volutionnaires et  sur  le  moyen  le  plus  efficace 
de  sauver  la  république ,  sans  que  Cicéron  conclût 
de  ce  seul  dissentiment  que  Brutus  recevait  des 
guinées  de  Photin,  le  premier  ministre  de  Ptolé- 
inée.  Je  pense  donc  encore  comme  dans  le  temps 


—  136  — 

où  je  faisais  cette  réponse  a  Ma  rat,  au  mois  d'avril 
3  791 ,  pendant  le  voyage  de  Saint-Cloud,  lorsqu'il 
m'envoyait  l'épreuve  de  son  fameux  numéro:  Aux 
armes!  ou  c'en  est  fait  de  nous,  avec  les  apos- 
tilles et  changemens  de  sa  main,  que  je  conserve, 
et  qu'il  me  consultait  sur  cette  épreuve  .'«Imprime 
toujours,  mon  cher  Marat;  je  défendrai  dans  ta 
personne  le  patriotisme  et  la  liberté  de  la  presse 
jusqu'à  la  mort.  »  Mais  je  crois  que  pour  établir 
la  liberté  il  suffirait,  si  on  voulait,  de  la  liberté 
de  la  presse  et  d'une  guillotine  économique,  qui 
frappât  tous  les  chefs  et  tranchât  les  complots 
sans  tomber  sur  les  erreurs. 

Je  crois  qu'un  représentant  n'est  pas  plus  infail- 
lible qu'inviolable.  Quand  même  le  salut  du  peuple 
devrait,  dans  un  moment  de  révolution,  restrein- 
dre aux  citoyens  la  liberté  de  la  presse,  je  crois 
que  jamais  on  ne  peut  ôter  à  un  député  le  droit 
de  nronifester  son  opinion  ;  je  crois  qu'il  doit  lui 
être  permis  de  se  tromper  ;  que  c'est  en  considé- 
ration de  ses  erreurs  que  le  peuple  français  a  un 
si  grand  nombre  de  représentans,  afin  que  celles 
des  uns  puissent  être  redressées  parles  autres.  Je 
crois  que,  sans  cette  liberté  d'opinion  indéfinie, 
il  n'existe  plus  d'assemblées  nationales;  je  crois 
que  le  titre  de  député  ne  serait  plus  qu'un  canor 


—  137  — 

nicat ,  et  nos  séances  des  matines  bien  longues, 
si  nous  n'étions  obligés  de  méditer  dans  le  si- 
lence du  cabinet  ce  qu'il  y  a  de  plus  utile  à  la 
république;  et,  après  que  notre  jugement  a  pris 
son  parti  sur  une  question  ,  d'avoir  le  courage  de 
dire  notre  sentiment  à  la  tribune ,  au  risque  de 
nous  faire  une  foule  d'ennemis.  Il  est  écrit  :  Que 
celui  qui  résiste  à  V Eglise  soit  pour  vous  comme 
un  païen  et  un  publicain.  Mais  le  sans-culotte 
Jésus  na  point  dit  dans  son  livre:  Que  celui  qui 
se  trompe  soit  pour  vous  comme  un  païen  et  un 
pubîicain.  Je  crois  que  l'anathème  ne  peut  com- 
mencer de  même  pour  le  député,  non  lorsqu'il  se 
trompe ,  mais  lorsque  son  opinion  ayant  été  con- 
damnée par  la  Convention  et  le  concile  il  ne 
laisserait  pas  d'y  persister,  et  se  ferait  un  héré- 
siarque. Ainsi ,  par  exemple ,  dans  mon  numéro  Zj., 
quoique  la  note  et  la  parenthèse  ouverte  aussitôt 
montrentque  c'est  un  comité  de  justice  que  je  vou- 
lais dire,  lorsque  j'ai  dit  un  comité  de  clémence , 
puisque  ce  mot  nouveau  a  fait  le  scandale  des  pa- 
triotes; puisque,  Jacobins,  Cordeliers  et  toute  la 
montagne  l'ont  censuré,  et  que  mes  amis,  Fréron 
et  A.  Ricord  fils,  n'ont  pu  s'empêcher  eux-mêmes 
de  m'écrire  de  Marseille  que  j'avais  péché;  je  de- 
viendrais coupable  si  je  ne  me  hâtais  de  supprimes? 


—  138  — 

moi-même  mon  comité  et  d'en  dire  ma  coulpe  , 
ce  que  je  fais  avec  une  contrition  parfaite. 

D'ailleurs ,  Fréron  et  Ricord  parlent  bien  à  leur 
aise.  On  sent  que  la  clémence  serait  hors  de  sai- 
son au  port  de  ia  montagne,  et  dans  tel  pays  d'où 
j'entendais  dénoncer  l'autre  jour,  au  comité  de 
sûreté  générale,  que  la  nouvelle  de  la  prise  de 
Toulon  y  avait  été  reçue  comme  une  calamité,  et 
que,  huit  jours  avant,  la  plupart  avaient  déjà  mis 
bas  la  cocarde.  Certes,  si  là  j'avais  été  envoyé  com- 
missaire de  la  Convention,  et  moi  aussi  j'aurais  été 
un  André  Dumontet  un  Laplanche.  Mais  les  lois 
révolutionnaires,  comme  toutes  les  lois  en  général, 
sont  des  remèdes  nécessairement  subordonnés  au 
climat  et  au  tempérament  du  malade;  et  les  meil- 
leures, administrées  hors  de  saison,  peuvent  le 
faire  crever.  Prends  donc  garde,  Fréron,  que  je 
n'écrivais  pas  mon  numéro  L\  à  Toulon,  mais  ici, 
où  je  t'assure  que  tout  le  monde  est  au  pas,  et 
qu'il  n'est  pas  besoin  de  l'éperon  du  Père  Du- 
cJiesne ,  mais  plutôt  de  la  bride  du  Pieux  Corde- 
Her\  et  je  te  vais  le  prouver  sans  sortir  de  chez 
moi  et  par  un  exemple  domestique. 

Tu  connais  mon  beau  père,  le  citoyen  Duples- 
sis.  bon  roturier  et  fils  d'un  paysan,  maréchal 
ferrand    du    village.    Eli   bien  !   avant-hier,  deux 


—   139  — 

commissaires  de  la  section  de  Mutius  Scœvola  (  la 
section  de  Vincent ,  ce  sera  te  dire  tout)  montent 
chez  lui;  ils  trouvent  dans  la  bibliothèque  des 
livres  de  droit;  et  nonobstant  le  décret  qui  porte 
qu'on  ne  touchera  point  à  Bornât,  ni  à  Charles 
Dumoulin,  bien  qu'ils  traitent  des  matières  féo- 
dales, ils  font  main-basse  sur  la  moitié  de  la  biblio- 
thèque, et  chargent  deux  crocheteurs  des  livres 
paternels.  Ils  trouvent  une  pendule  dont  la  pointe 
de  l'aiguille  était,  comme  la  plupart  des  pointes 
d'aiguilles,  terminée  en  trèfle;  il  leur  semble  que 
cette  pointe  a  quelque  chose  d'approchant  d'une 
fleur  de  lis;  et  nonobstant  le  décret  qui  ordonne 
de  respecter  les  monumens  des  arts,  ils  con- 
fisquent la  pendule.  Notez  bien  qu'il  y  avait  à 
coté  une  malle  sur  laquelle  était  l'adresse  fleur- 
delisée du  marchand.  Ici  il  n'y  avait  pas  moyen 
de  nier  que  ce  fût  une  belle  et  bonne  fleur  de  lis; 
mais  comme  la  malle  ne  valait  pas  un  corset,  les 
commissaires  se  contentent  de  raver  les  lis,  au 
lieu  que  la  malheureuse  pendule,  qui  vaut  bien 
1200  livres  ,  est,  malgré  son  trèfle,  emportée  par 
eux-mêmes  qui  ne  se  fiaient  pas  aux  crocheteurs 
d'un  poids  si  précieux;  et  ce,  en  vertu  du  droit 
que  Barère  a  appelé  si  heureusement  le  droit  de 
préhension,  quoique    le   décret  s'opposât,  dans 


—  uo  — 

l'espèce,  à  l'application  de  ce  droit.  Enfin,  notre 
dnumvirat  sectionnaire,  qui  se  mettait  ainsi  au- 
dessus  des  décrets ,  trouve  le  brevet  de  pension 
de  mon  beau-père,  qui ,  comme  tous  les  brevets 
de  pension  ,  n'étant  pas  dénature  à  être  porté  sur 
le  grand-livre  de  la  république,  était  demeuré 
dans  le  portefeuille,  et  qui,  comme  tous  les  bre- 
vets de  pension  possibles ,  commençait  par  ce  pro- 
tocole Louis,  etc.  Ciel!  s'écrient  les  commissaires 
le  nom  du  tyran  l...  Et  après  avoir  retrouvé  leur 
baleine,  suffoquée  d'abord  par  l'indignation,  ils 
mettent  en  pocbe  le  brevet  de  pension,  c'est-à- 
dire  1000  livres  de  rente;  et  emportent  la  mai- 
mite.  Autre  crime.  Le  citoyen  Duplessis,  qui  était 
premier  commis  des  finances  sous  Clugny,  avait 
conservé,  comme  c'était  l'usage,  le  cacbet  du 
contrôle  général  d'alors.  Un  vieux  portefeuille 
de  commis,  qui  était  au  rebut,  oublié  au-dessus 
d'une  armoire  dans  un  tas  de  poussière,  et  au- 
quel il  n'avait  pas  touebé  ni  même  pensé  depuis 
dix  ans  peut-être,  et  sur  lequel  on  parvint  à  dé- 
couvrir l'empreinte  de  quelques  fleurs  de  lis,  sous 
deux  doigts  de  crasse,  acheva  de  compléter  la 
preuve  que  le  citoyen  Duplessis  était  suspect,  et 
le  voiià,  lui,  enfermé  jusqu'à  la  paix,  et  le  scellé 
mis  sur  toutes  les  portes  de  celle  campagne  ou  tu 


—  Hl  — 

te  souviens  ,  mon  .cher  Fréron  ,  que  déerétés  tous 
deux  de  prise  de  corps,  après  le  massacre  du 
Champ-de-Mars,  nous  trouvions  un  asile  que  le 
tyran  n'osait  violer. 

Le  plaisant  de  l'histoire ,  c'est  que  ce  suspect 
était  devenu  le  sexagénaire  le  plus  ultra  que  j'aie 
encore  vu.  C'était  le  père  Duchesne  de  la  maison. 
A  l'entendre,  on  ne  coffrait  que  des  conspirateurs, 
tout  au  moins  des  aristocrates,  et  la  guillotine 
chômait  encore  trop  souvent.  Je  crois  que  s'il 
n'avait  été  un  peu  plus  content  de  mon  numéro 
5  il  m'aurait  fermé  la  porte  du  logis.  Aussi ,  la 
première  fois  que  j'allai  le  voir  aux  Carmes*  la 
piété  filiale  fut  moins  forte  en  moi  que  le  comi- 
que de  la  situation  ;  et  il  me  fut  impossible  de  ne  • 
pas  rire  aux  éclats  de  ce  compliment  qui  venait  si 
naturellement ,  et  avec  lequel  je  le  saluai  : 
«  Eh  bien!  cher  père,  trouvez-vous  encore  qu'il 
n'y  a  que  les  contre-révolutionnaires  qui  sifflent 
la  linotte?  »  Cette  anecdote  répond  à  tout,  et 
j'espère  que  Xavier  Audouin  ne  fera  plus ,  à  la 
séance  des  Jacobins ,  cette  question  :  «  Hommes 
lâches ,  qui  prétendez  arrêter  le  torrent  de  la  ré- 
volution, que  signifient  ces  nouvelles  dénomina- 
tions d'extra,  d'ultrà-révolutionnaires?  »  Je  viens 
d'en  donner,  je  pense,  un  échantillon.  Car,  enfin 


—  U2  — 

il  n'est  dit  nulle  part,  dans  les  instructions  sur  le 
gouvernement  révolutionnaire  ,  que  M.  Brigan- 
deau,  ci-devant  en  bonnet  carré  au  Châtelet, 
maintenant  en  bonnet  rouge  à  la  section,  pourra 
mettre  sous  son  bras  une  pendule,  parce  que  la 
pointe  de  l'aiguille  se  termine  en  trèfle,  et  dans  sa 
poche  mon  brevet  de  pension,  parce  que  ce  bre- 
vet commençait,  comme  tous  les  brevets  de  pen- 
sion des  quatre-vingt-six.  départemens,  par  ce 
mot ,  Louis,  roi  y  qui  se  trouve  aussi  dans  tous  les 
livres.  Et  nous  n'avons  pas  fait  la  révolution  seule- 
ment pour  que  M.  Brigandeau  changeât  de  bonnet. 

Je  reviens  à  mon  credo. 

Mirabeau  nous  disait  :  «  Vous  ne  savez  pas 
(jue  la  liberté  est  uue  garce  qui  aime  à  être  cou- 
chée fil  se  servait  d'une  expression  plus  énergique) 
sur  des  matelats  de  cadavres;  »  mais  quand  Mira- 
beau nous  tenait  ce  propos,  au  coin  de  la  rue  du 
Mont-Blanc,  je  soupçonne  qu'il  ne  parlait  pas 
ainsi  de  la  liberté  dans  le  dessein  de  nous  la  faire 
aimer,  mais  bien  pour  nous  en  faire  peur;  je 
persiste  à  croire  que  notre  liberté  c'est  l'inviola- 
bilité des  principes  de  la  Déclaration  des  Droits; 
c'est  la  fraternité,  la  sainte  égalité,  le  rappel  sur 
la  terre,  ou  du  moins  en  France,  de  toutes  les 
vertus   patriarehales,  c'est  la   douceur  des  maxi- 


—  143  — 

mes  républicaines,  c'est  ce  res  sacra  miseï ",  ce 
respect  pour  le  malheur  que  commande  notre 
sublime  constitution  ;  je  crois  que  la  liberté ,  en  un 
mot,  c'est  le  bonheur,  et  certes ,  on  ne  persuadera 
à  aucun  patriote,  qui  réfléchit  tant  soit  peu ,  que 
faire  dans  mes  numéros  un  portrait  enchanteur 
de  la  liberté  ce  soit  conspirer  contre  la  liberté. 

Je  crois  en  même  temps,  comme  je  l'ai  professé, 
que,  dans  un  moment  de  révolution  ,  une  politi- 
que saine  a  dû  forcer  le  comité  de  salut  public 
à  jeter  un  voile  sur  la  statue  de  la  liberté,  a  ne 
pas  verser  tout  à  la  fois  sur  nous  cette  corne  d'a- 
bondance que  la  déesse  tient  dans  sa  main,  mais 
à  suspendre  l'émission  d'une  partie  de  ses  bien- 
faits, afin  de  nous  assurer  plus  tard  la  jouissance 
de  tous.  Je  crois  qu'il  a  été  bon  de  mettre  la  ter- 
reur a  l'ordre  du  jour,  et  d'user  de  la  recette  de 
l'esprit  saint,  que  la  crainte  du  seigneur  est  le 
commencement  de  la  sagesse;  de  la  recette  du 
bon  sans-culotte  Jésus1  qui  disait:  «  Moitié  gré, 
moitié  force,  convertissez-les  toujours,  compelle 
eos  intrare.  »  Personne  n'a  prouvé  la  nécessité  des 
mesures  révolutionnaires  par  des  argumens  plus 
forts  que  je  n'ai  fait ,  même  dans  mon  Vieux 
Cordelier  qu'on  n'a  pas  voulu  entendre. 

Je   crois    que  la  liberté    n'est   pas  la  misère  ; 


—  m  — 

qu'elle  ne  consiste  pas  à  avoir  des  habits  râpés  et 
percés  au  coudes  ,  comme  je  me  rappelle  d'avoir 
vu  Roland  et  Guadet  affecter  d'en  porter ,  ni  a 
marcher  avec  des  sabots  ;  je  crois  au  contraire , 
qu'une  des  choses  qui  distingue  le  plus  les  peu- 
ples libres  des  peuples  esclaves,  c'est  qu'il  n'y  a 
point  de  misère,  point  de  haillons  là  où  existe 
la  liberté.  Je  crois  encore,  comme  je  le  disais 
dans  les  trois  dernières  lignes  de  mon  Histsire  des 
Brissotins ,  que  vous  avez  tant  fêtoyée  :  «  Qu'il 
n'y  a  que  la  république  qui  puisse  tenir  à  la 
France  la  promesse  que  la  monarchie  lui  avait 
faite  en  vain  depuis  deux  cents  ans  :  la  poule  au 
pot  pour  tout  le  monde.  »  Loin  de  penser  que 
la  liberté  soit  une  égalité  de  disette,  je  crois  au 
contraire  qu'il  n'est  rien  tel  que  le  gouvernement 
républicain  pour  amener  la  richesse  des  nations. 
C'est  ce  que  ne  cessent  de  répéter  les  publicistes 
depuis  le  seizième  siècle  :  «Comparez,  écrivait 
Gordon,  en  se  moquant  de  nos  grands-pères  il 
y  a  quarante  ans,  comparez  l'Angleterre  avec  la 
France  ;  les  sept  Provinces-Unies,  sous  le  gouver- 
nement des  États,  avec  le  même  peuple  sous  la 
domination  de  l'Espagne.  »  Avant  Gordon  ,  le  che* 
valier  Temple  observait  que  :  «  Le  commerce  ne 
fleurit  jamais  dans  un  gouvernement  despotique  , 


—  145  — 

parce  que  personne  n'est  assuré  de  jouir  long- 
temps de  ce  qu'il  possède ,  tandis  que  la  liberté 
ne  peut  manquer  d'éveiller  l'industrie,  et  de  por- 
ter les  nations  au  plus  haut  degré  de  prospérité  et 
de  fortune  publique  où  leur  population  leur  per- 
met d'atteindre;  témoins  Tyr,  Carthage,  Athè- 
nes, Syracuse,  Rhodes,  Londres,  Amsterdam.  » 
Et  comme  la  théorie  de  la  liberté,  plus  parfaite 
chez  nous  que  chez  ces  différens  peuples,  présage 
à  Pitt,  pour  la  France,  le  dernier  degré  de  pros- 
périté nationale,  et  montre  dans  l'avenir  au  fils  de 
Chatam  notre  patrie,  que  son  père  avait  si  fort  en 
horreur,  faisant  par  son  commerce,  ses  arts  et  sa 
splendeur  future  le  désespoir  des  autres  nations, 
c'est  pour  cette  seule  raison,  n'en  doutons  pas,  que 
la  jalouse  Angleterre  nous  fait  cette  guerre  atroce. 
Qu'importerait  à  Pitt,  en  effet,  que  la  France  fût 
libre,  si  sa  liberté  ne  servait  qu'à  nous  ramener 
à  l'ignorance  des  vieux  Gaulois _,  à  leurs  sajes , 
leurs  brayes,  leur  gui  de  chêne  et  leurs  maisons 
qui  n'étaient  que  des  échoppes  en  terre-glaise? 
Loin  d'en  gémir,  il  me  semble  que  Pitt  donne- 
rait bien  des  guinées  pour  qu'une  telle  libercé  s'é' 
tablit  chez  nous.  Mais  ce  qui  rendrait  furieux  le 
gouvernement  anglais;  c'est  si  l'on  disait  de  la 
France    ce  que   disait    Dicéarque    de    l'Attique  : 


IO 


—  146  — 

«  Nulle  part  au  monde  on  ne  peut  vivre  plus 
agréablement  qu'à  Athènes,  soit  qu'on  ait  de  l'ar- 
gent, soit  qu'on  n'en  ait  point.  Ceux  qui  se  sont 
mis  à  l'aise  par  le  commerce  ou  leur  industrie 
peuvent  s'y  procurer  tous  les  agrémens  imagina- 
bles; et  quant  à  ceux  qui  cherchent  à  le  devenir, 
il  y  a  tant  d'ateliers  où  ils  gagnent  de  quoi  se  di- 
vertir aux  Antestheries  (i),  et  mettre  encore 
quelque  chose  de  côté,  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de 
se  plaindre  de  sa  pauvreté  sans  se  faire  à  soi- 
même  un  reproche  de  sa  paresse.  »  Je  crois  donc 
que  la  liberté  ne  consiste  point  dans  une  égalité 
de  privations,  et  que  le  plus  bel  éloge  de  la  Con- 
vention serait,  si  elle  pouvait  se  rendre  ce  té- 
moignage :«  J'ai  trouvé  la  nation  sans  culottes, 
et  je  la  laisse  culottée.  » 

Ceux  qui,  par  un  reste  de  bienveillance  pour 
moi ,  et  ce  vieil  intérêt  qu'ils  conservent  au  procu- 
reur-général de  la  Lanterne,  expliquent  ce  qu'ils 
appellent  mon  apostasie,  en  prétendant  que  j'ai 
été  influencé y  et  en  mettant  les  iniquités  de  mes 
numéros  3  et  [\  sur  le  dos  de  Fabre   dÉglantine 


i)  On  appelait  ainsi  les  fêles  consacrées  à  Bacchus  ,  c'é- 
taient les  Sans-  Culottides  d'Athènes  ;  leur  institution  était  moins 
morale  ,  moins  belle.  Elles  ne  duraient  que  trois  jours;  savoir, 
la  féfe  des  Tonneaux,  et  celles  des  Coupes  et  des  Marmite». 


—  147  — 

et  Philippeaux,qui  ont  bien  assez  de  leur  respon- 
sabilité personnelle ,  je  les  remercie  de  ce  que  cette 
excuse  a  d'obligeant;  mais  ceux-là  montrent  bien 
qu'ils  ne  connaissent  point  l'indépendance  indomp- 
tée de  ma  plume,  qui  n'appartient  qu'à  la  répu- 
blique, et  peut-être  un  peu  à  mon  imagination  et 
à  ses  écarts,  si  l'on  veut,  mais  non  à  l'ascendant 
et  à  l'influence  de  qui  que  ce  soit.  Ceux  qui  con- 
damnent le  Vieux  Cordelier ,  n'ont  donc  pas  lu 
les  Révolutions  de  France  et  de  Brabant.  Ils  se 
souviendraient  que  ce  sont  ces  mêmes  rêves  de 
ma  philanthropie ,  qu'on  me  reproche,  qui  ont 
puissamment  servi  la  révolution,  dans  mes  nu- 
méros de  89,  90  et  91 .  Ils  verraient  que  je  n'ai 
point  varié;  que  ce  sont  les  patriotes  eux-mêmes 
qui  ont  enraciné  dans  ma  tête  ces  erreurs  par  leurs 
applaudissemens,  et  que  ce  système  de  républi- 
canisme dont  on  veut  que  je  proscrive  l'ensemble, 
n'est  point  en  moi  apostasie,  mais  impénitence 
finale. 

On  ne  se  souvient  donc  plus  de  ma  grande  co- 
lère contre  Brissol,il  y  a  au  moins  trois  ans,  à 
propos  d'un  numéro  du  Patriote  Français,  où  il 
s'avisait  de  me  rappeler  à  l'ordre  et  de  me  traiter 
de  républicain  muscadin,  précisément  à  cause 

que  j'avais  énoncé  les  mêmes  opinions  que  je  viens 

10. 


—  148  — 

de  professer  tout  à  l'heure.  «  Quappelez-vous,  lui 
répondis-je  quelque  part  (clans  mon  second  tome, 
je  crois);  que  voulez-vous  dire  avec  votre  brouet 
noir  et  votre  liberté  de  Lacédémone?  Le  beau 
législateur  que  ce  Lycurgue  dont  la  science  n'a  con- 
sisté qu'à  imposer  des  privations  à  ses  concitoyens; 
qui  les  a  rendus  égaux  comme  la  tempête  rend 
égaux  tous  ceux  qui  ont  fait  naufrage;  comme 
Omar  rendait  tous  les  Musulmans  égaux ,  et  aussi 
savans  les  uns  que  les  autres,  en  brûlant  toutes 
les  bibliothèques!  Ce  n'est  point  là  l'égalité  que 
nous  envions;  ce  n'est  point  là  ma  république. 
L'amour  de  soi-même ,  dit  J.-J.  Rousseau ,  est  le 
plus  puissant  et  même ,  selon  moi,  le  seul  mo- 
tif qui  fasse  agir  les  hommes.  Si  nous  voulons 
faire  aimer  la  république,  il  faut  donc,  M.  Brissot 
de  Warville,  la  peindre  telle,  que  l'aimer  ce  soit 
s'aimer  soi-même.  » 

On  ne  se  souvient  donc  plus  de  mon  discours 
de  la  Lanterne?  dans  lequel,  quinze  mois  aupa- 
ravant, je  jetais  une  clameur  si  haute  au  sujet 
d'un  certain  pamphlet  intitulé  r/e  Triomphe  des 
Parisiens,  où  l'auteur  voulait  nous  faire  croire 
que,  dans  peu,  Paris  deviendrait  aussi  désert  que 
l'ancienne  Ninive;  que,  dans  six  mois,  l'herbe 
cacherait  le  pavé  de  la  rue  Saint -Denis  et  de  la 


— -  !Zi9  — 

place  Maubert;  que  nous  aurions  des  couches  de 
melons  sur  la  terrasse  des  Tuileries,  et  des  carrés 
d'oignons  clans  le  Palais-Royal.  «  Adieu,  disait-il, 
les  tailleurs,  les  tapissiers, les  selliers,  les  épiciers, 
les  doreurs,  les  enlumineurs,  les   bijoutiers,  les 
orfèvres,  les  marchandes   de   modes  et  les   prê 
tresses  de  l'Opéra,  les   théâtres  et  les  restaura- 
teurs.  »   L'auteur  aristocrate  ne  faisait  pas  grâce 
aux  boulangers ,  et  se  persuadait  que  nous  allions 
brouter  l'herbe,  et  devenir   un  peuple  de    Laza 
ronis.et  de  philosophes,  avec  le  bâton  et  la  be« 
sace.  Qu'on  lise,  dans   ma  Lanterne  aux  Pa 
jïsiens ,    comme    je    relançais    ce    prophète    de 
malheur  qui  défigurait  ma  république  ,  et  quelle 
prophétie  bien  différente  j'opposai  à  ce  Matliau 
de  l'aristocratie.  «  Comment!  m'écriais-je,  plus 
de  Palais-Royal!   plus  d'Opéra!    plus   de    Méot! 
c'est   là   l'abomination    de   la   désolation  prédite 
par  le  prophète  Daniel; c'est  une  véritable  contre- 
révolution  !  » 

Et  je  m'étudiais  au  contraire  à  offrir  des  pein- 
tures riantes  de  la  révolution,  et  à  en  faire  at- 
tendre à  la  France  bien  d'autres  effets  dont  je  me 
faisais  presque  caution.  Et  les  Jacobins  et  les 
Cordeliers  m'applaudissaient.  Et  c'est  par  ces  ta- 
bleaux que,  missionnaire  de  la  révolution  et  de  la 


—  150  — 

république,  je   m'insinuais    dans  1  esprit  de   mes 
auditeurs,  que  je  partageais  les  égoïstes,  c'est-à- 
dire  tous  les  hommes ,  d'après  la  maxime  incon- 
testable de  J.-J.  Rousseau  que  j'ai  soulignée  tout 
à  l'heure,  que  j'en  baptisais  un  grand  nombre,  et 
que  je  les  ramenais  au  giron  de  l'église  des  Jaco- 
bins. Non,  il  ne  peut  y  avoir  que  les  trois  cents 
commis  de  Bouchotte,  qui,  pensant  qu'il  était  de 
leur    honneur  de    venger  la   petite   piqûre  que 
j'avais  faite   à  l'amour- propre  du  ministre  de  la 
guerre,  au   lieu  de  se  récuser,  comme  la  délica- 
tesse le  demandait,  se  soient  levés  pour  m'excom- 
munier  et  me  faire  rayer  des  Jacobins.  Quoique 
cet  arrêté  ait  été  rapporté  dans  la  séance,  après 
une  oraison  de  Robespierre  qui  a  duré  une  heure 
et  demie,  il  est  impossible  que  la  société,  même 
à    l'ouverture    de   la  séance,    m'eût   rayé    pour 
avoir  professé,  dans  le  Vieux  Cordelier ,  le  même 
corps  de  doctrine  qu'elle  a  applaudi  tant  de  fois 
dans  mes  Révolutions  de  Brabant,  et  pour  le- 
quel elle  m'avait  nommé  procureur-général  delà 
Lanterne,  quatre  ans  avant  que   ma  charge  fût 
passée  au  Père  Duchesne.  On  voit  que  ce  qu'on 
appelle  aujourd'hui  dans  mes  feuilles,  du  mode- 
rantisme ,  est   mon   vieux   système  d'utopie.  On 
voit  que  tout  mon  tort  est  d'être  resté  à  ma  hau- 


—  151  — 

teur  du  12  juillet  1789,  et  de  n'avoir  pas  grandi 
d'un  pouce  non  plus  qu'Adam;  tout  mon  tort  est 
d'avoir  conservé  les  vieilles  erreurs  de  la  France 
libre ,  de  la  Lanterne,  des  Révolutions  de  Bra- 
dant, de  la  Tribune  des  Patriotes ,  et  de  ne  pou- 
voir renoncer  aux  charmes  de  ma  République  de 
Cocagne. 

Je  suis  obligé  de  renvoyer  à  un  autre  jour  la 
suite  de  mon  credo  politique ,  ne  voulant  plus 
souffrir  qu'on  vende  encore  vingt  sous  un  de  mes 
numéros  ,  comme  il  est  arrivé  de  mon  cinquième , 
ce  qui  a  donné  lieu  aux  calomnies.  Vous  savez 
bien,  citoyen  Desenne,  que  loin  de  vendre  mon 
journal  à  la  république  je  ne  le  vends  pas  même 
à'  mon  libraire,  de  peur  qu'on  ne  dise  que  je  suis 
un  marchand  de  patriotisme,  et  que  je  ne  dois 
pas  faire  sonner  si  haut  mes  écrits  révolution- 
naires, puisque  c'est  mon  commerce.  Mais  à  votre 
tour,  citoyen  Desenne ,  je  vous  prie  de  soigner 
la  popularité  de  l'auteur.  Oui,  c'est  vous  qui 
m'avez  perdu.  Le  prix  exorbitant  du  numéro  5 
est  cause  qu'aucun  sans-culotte  n'a  pu  le  lire;  et 
Hébert  a  eu  sur  moi  un  triomphe  complet.  En- 
core si  la  société  des  Jacobins  s'était  fait  donner 
lecture  de  ce  numéro  5,  et  avait  voulu  entendre 
mon  défenseur  officieux  ,  comme  elle  en  avait  pris 


• 


—  152  — 

l'arrêté!  L'attention  et  le  silence  que  les  tribunes 
avaient  prêté  à  mes  numéros  f\  et  3  (ce  qui  prouve 
que  les  oreilles  du  peuple  ne  sont  pas  si  hébertistes 
qu'on  le  dit ,  et  qu'il  aime  qu'on  lui  parle  un  autre 
langage  et  qu'on  lui  fasse  l'honneur  de  croire 
qu'il  entend  le  français),  la  défaveur  très  peu  sen- 
sible avec  laquelle  les  tribunes  avaient  écouté  ces 
deux  numéros,  annonçaient  que  la  lecture  du  cin- 
quième numéro  me  vaudrait  une  absolution  gé- 
nérale; mais  apparemment  les  commis  de  la  guerre 
n'ont  jamais  voulu  consentir  à  cette  lecture,  en 
sorte  que  si  la  société  n'avait  pas  rapporté  ma  ra- 
diation, le  déni  de  justice  était  des  plus  crians. 
Et  c'est  vous,  citoyen  Desenne ,  qui  êtes  cause 
que  ma  popularité  a  perdu  contre  Hébert  cette 
fameuse  bataille  de  Jemmappes,  ou  plutôt  c'est 
ma  faute  d'avoir  fait  une  si  longue  apologie.  Mes 
numéros  seront  plus  courts  désormais ,  Je  veux 
surtout  être  lu  des  sans-culottes,  et  être  jugé  par 
mes  pairs;  et  j'exige  de  vous,  quand  vous  devriez 
employer  un  papier  bien  mauvais,  que  vous  ne 
vendiez  pas  mes  numéros,  dans  la  rue,  plus  cher 
que  le  Père  Duchesne  ne  vend  les  siens  à  Bou- 
chotte,  c'est-à-dire  2  sous,  à  raison  de  huit 
pages,  et  120  mille  francs  pour  1200  mille  exem- 
plaires. 


—  153  — 

P.  S\  Miracle!  grande  conversion  du  Père  Du- 
chesne!  «  Je  l'ai  déjà  dit  cent  fois,  écrit-il  dans 
un  de  ses  derniers  numéros,  et  je  le  dirai  toujours, 
que  l'on  imite  le  sans- culotte  Jésus!  que  Ton 
suive  à  la  lettre  son  Évangile,  et  tous  les  hommes 
vivront  en  paix...  Quand  une  troupe  égarée  et 
furieuse  poursuivit  la  femme  adultère,  il  écrivit 
sur  le  sable  ces  mots  :  Que  celui  de  vous  qui  est 
sans  péché  lui  jette  la  première  pierre.  Quand 
Pierre  coupa  l'oreille  de  certain  Philippotin,  il 
ordonna  à  Pierre  de  rengainer  son  épée,  en  lui 
disant:  Quiconque  frappe  du  glaive,  du  glaive 
sera  frappé.  » 

Qu'Hébert  parle  ainsi ,  je  serai  le  premier  à 
m'écrier  :  La  trésorerie  nationale  ne  peut  acheter 
trop  cher  de  tels  numéros!  Poursuis  Hébert,  le 
divin  sans-culotte  que  tu  cites  a  dit  :  «  Il  y  aura 
«  plus  de  joie  dans  le  ciel  pour  un  Père  Duchesne 
«  qui  se  convertit,  que  pour  quatre-vingt-dix- 
«  neuf  vieux  Cordeliers  qui  n'ont  pas  besoin  de 
«  pénitence.  »  Mais  tu  devrais  te  souvenir  d'avoir 
lu  dans  le  même  livre  :  Tu  ne  diras  point  à  ton 
frère ,  Paca ,  c'est-à-dire  viédase.  Tu  ne  men- 
tiras point.  Or ,  comment  as  tu  pu  dire  à  nos 
frères  les  sans-culottes,  en  parlant  de  mon  numé- 
ro 5  :  «Voyez  le  bout  d'oreille  aristocratique.  Ca« 


—  Ï5k  — 
«  mille  me  reproche  d'avoir  été  un  pauvre  frater, 
«  qui  faisait  des  saignées  de  12  sous.  Vous  voyez 
«  comme  il  méprise  la  sans-culotterie.  »  Cela  est 
très  adroit  de  ta  part ,  Père  Duchesne  ,  pour  faire 
crier  toile  sur  le  Vieux  Cordelier.  Mais  où  est 
ta  probité  et  ta  bonne  foi?  et  comment  peux-tu 
tromper  ainsi  les  sans-culottes?  Je  ne  t'ai  point 
dit  que  tu  étais  un  pauvre  frater,  mais  un  res- 
pectable frater,  ce  qui  emporte  l'idée  toute  con- 
traire de  celle  que  tu  me  prêtes.  Qui  ne  voit  que, 
loin  de  mépriser  ta  véritable  sans  -  culotterie 
d'alor:;,  comparée  à  ta  fortune  présente,  c'est 
comme  si  je  t'avais  dit:  «  Alors  tu  étais  estimable ; 
alors  tu  étais  respectable.  »  Avoue,  Père  Duchesne, 
que  si  Danton  ne  s'était  pas  opposé  hier  au  dé- 
cret contre  la  calomnie,  tu  serais  ici  bien  pris  sur 
le  fait.  Mais  je  me  réjouis  que  l'heureuse  diver- 
sion sur  les  criiîies  du  gouvernement  anglais 
ait  terminé  tous  nos  combats;  c'est  un  des  plus 
grands  services  qu'aura  rendus  à  la  pairie  celui 
qui  a  ouvert  cette  discussion  ,  a  laquelle  je 
compte  payer  aussi  mon  contingent.  En  atten- 
dant ,  je  n'ai  pu  me  défendre  de  parer  ici  ton 
coup   de  jarnac. 


i3V* 


PRÉFACE 

3lu  numéro  7. 

Camille-Desmoulins  fut  arrêté  avant  d'avoir  en- 
voyé à  Desenne,  son  libraire,  l'épreuve  corrigée 
par  lui  du  septième  numéro  de  son  VieuxCorde- 
lier.  INous  avons  conservé  cette  épreuve.  Elle  nous 
sera  aujourd'hui  bien  précieuse  pour  donner  au 
public  ce  numéro  correct  et  complet,  car  il  est 
bien  loin  de  l'être.  Dans  l'édition  de  1 794  et  dans 
celle  qui  a  été  faite  depuis, on  voit  des  mots,  des 
phrases  qui  n'ont  aucun  sens ,  ou  un  sens  étran- 
ger au  manuscrit  et  à  l'épreuve  que  nous  possé- 
dons. Par  exemple,  à  la  page  1 33  de  l'édition  de 
Desenne,  on  lit  ces  mots:  Manteau  de  Platon 
vergeté  et  de  drap  d'êclatane.  Que  signifie  ce 
mot  éclatane  ?  absolument  rien.  Il  est  remplacé 
sur  l'épreuve  par  cet  autre  mot  :  Ecbatane.  A  la 
huitième  ligne  de  la  page  suivante  on  voit  ces 
mots  :  Sauf  meilleur  avoir.  Le  mot  avoir  a  été 
mis  à  la  place  du  mot  avis ,  qui  se  trouve  encore 
dans  l'épreuve.  A  la  page  1 35  le  mot  convention 
a  été  mis  à  la  place  du  mot  conversation  y  le  mot 


—  158  — 

Dand  a  la  place  du  mot  David\  à  la  page  1 36 
le  mot  Londres,  au  lieu  de  Carthage;  à  la  page 
13^,  ses  districts  au  lieu  de  sa  doctrine \  «à.  la 
page  1 39  le  mot  clémence  au  lieu  de  clameure , 
puis  plus  bas  :  Je  jette  au  son  sans  pitié  ces  six 
grandes  pages,  pour  je  jette  au  feu;  à  la  pre- 
mière ligne  de  la  page  1 4  ï  le  mot  moyens  au 
lieu  de  mains,  et  plus  bas  le  mot  bon  au  lieu 
de  base',  à  la  page  142  ces  mots  :  Ces  patriotes 
tout  de  fantaisie  pour  Ces  portraits  tout  de  fan- 
taisie. Etc.,  etc.,  etc.,  etc 11  serait  trop  long 

d'énumérer  les  nombreuses  incorrections  qui  se 
trouvent  dans  l'édition  originaire  et  par  consé- 
quent dans  celle  qui  a  été  publiée  depuis;  nous  les 
ferons  d'ailleurs  remarquer  au  lecteur  par  des 
notes  placées  à  chaque  page  dans  le  septième  nu- 
méro. 

Camille  avait  promis  dans  son  sixième  numéro 
de  donner  dans  son  septième  la  suite  à  sa  profes- 
sion de  foi  politique;  il  remit  a  Desenne  le  ma- 
nuscrit qui  les  contenait;  mais,  comme  dans  cet 
écrit^  il  attaquait  ouvertement  les  comités  et  le  ré- 
gime de  terreur,  Desenne  n'osa  l'imprimer.  Nous 
sommes  possesseurs  du  manuscrit,  nous  le  donne- 
rons; il  est  du  plus  haut  intérêt.  C'est  un  des 
beaux   morceaux  sortis  de  la  plume  de  Camille. 


—  159    - 

Desenne  retrancha  aussi  dans  le  corps  du  septième 
numéro  du  Pieu,r  Cordelie/\tout  ce  qui  avait  rap- 
port au  comité  et  à  Robespierre;  nous  rétablirons 
ces  passages  comme  ils  se  trouvent  dans  le  ma- 
nuscrit que  nous  possédons,  nous  les  mettrons 
entre  ces  deux  signes  [ ]. 


Matton  aîné. 


LE  VIEUX 


JOURNAL     R1ÏDJGK 


JP<tr  Camille^ jesmaulms , 


REPUTE    A     LA     CONVENTION  .     ET     DOYEN    DES     JACOBINS. 


-O-O-OO  (HMO<WM(H>0-8  0*M  0^>!>4^><Hi-0-a-9^}-C><3-0-0~9-0-<>0-»<><y<>-0-0-^9^-(yO-0-0»<-0-0--0~0  •* 


VIVRE  LIBRE  OU  MOURIR! 


VII. 


Quinlidi  pluviôse,  ae  décade,  Tan  II  de   la  république, 
une  et  indivisible. 


SUITE  DE  MON  CREDO    POLITIQUE. 


Xe>   %out  d   ù  Ocuhe, 


ou 


Conversation    de  deux  vieux  Cordeliers  sur  la  liberté  de 

la  presse. 

"•  Qui  aut  tcmpus  quod  postulat  non  videt ,  aut 
plura  ioqnitur,  aut  se  osteniat,  aut  eorum  qui- 
bn»  cum  est  ,  rationcm  non  habct ,  is  ineptus  esse 
dicitur.  Cato,  optimo  animo  utens,  nocet  interdutu 
reipublicre  ,  dicit  enim  tanquam  in  Platonis  poli- 
teià  non  tanquam  in  Romuli  ferre  sententiain.  " 

(Ce.) 

SUITE    DE    MON    CP.EDO    POLITIQUE. 

Je  crois  que  la  liberté  c'est  la  justice,  et  qu'à 


-    162  — 

ses  yeux  les  fautes  sont  personnelles.  Je  crois 
quelle  ne  poursuit  point  sur  le  fils  innocent  le 
crime  du  père;  qu'elle  ne  demande  point,  comme 
le  procureur  de  la  commune,  le  Père  Duchesne, 
dans  un  certain  numéro,  qu'on  égorge  les  enfans 
de  Capet;  car,  si  la  politique  a  pu  commander 
quelquefois  aux  tyrans  d'égorger  jusqu'au  dernier 
rejeton  de  la  race  d'un  autre  despote,  je  crois 
que  la  politique  des  peuples  libres,  des  peuples 
souverains,  c'est  l'équité;  et,  en  supposant  que 
cette  idée,  vraie  en  général,  soit  fausse  en  certains 
cas,  et  puisse  recevoir  des  exceptions,  du  moins 
on  m'avouera  que,  quand  la  raison  d'état  com- 
mande ces  sortes  de  meurtres,  c'est  secrètement 
qu'elle  en  a  donné  l'ordre,  et  jamais  Néron  n'a 
bravé  la  pudeur  jusqu'à  faire  colporter  et  crier 
dans  les  rues  l'arrêt  de  mort  de  Britannicus  et 
un  décret  d'empoisonnement.  Quoi!  c'est  un  crime 
d'avilir  les  pouvoirs  constitués  d'une  nation  et  ce 
n'en  serait  pas  un  d'avilir  ainsi  la  nation  elle- 
même,  de  diffamer  le  peuple  français  en  lui  fai- 
sant mettre  ainsi  la  main  dans  le  sang  innocent  à 
la  face  de  l'univers. 

Je  crois  que  la  liberté  c'est  l'humanité;  ainsi  , 
je  crois  que  la  liberté  n'interdit  point  aux  époux , 
aux  mères,  aux  enfans  des   détenus  ou   suspects 


—  163  — 

de  voir  leurs   pères  ou    leurs  maris,  ou  leurs  fils 
en   prison;  je  crois  que   la  liberté  ne  condamne 
point  la  mère  de  Barnave  à  frapper  en  vain  pen- 
dant huit  jours  à  la  porte  de  la  Conciergerie  pour 
parler  à  son  fils,  et  lorsque  cette  femme  malheu- 
reuse a  fait  cent  lieues  malgré  son  grand  âge ,  à 
être  obligée,  pour  le  voir  encore   une   fois,  à  se 
trouver  sur  le  chemin  de  l'échafaud.  Je  crois  que 
la  prison  est  inventée  non  pour  punir  le  coupable, 
mais  pour  le  tenir  sous  la  main  des  juges.  Je  crois 
que  la  liberté  ne  confond  point  la  femme  ou  la 
mère  du  coupable  avec  le  coupable  lui-même,  car 
Néron  ne  mettait  point  Sénèque  au  secret,  il  ne]e 
séparait  point  de  sa    chère  Pauline,  et  quand  il 
apprenait  que  cette  femme  vertueuse  s'était  ou- 
verte les  veines  avec  son  mari,  il  faisait  partir  en 
poste  son  médecin  pour  lui  prodiguer  les  secours 
de  l'art  et  la  rappeler  a  la  vie.  Et  c'était  Néron! 
Je  crois  que  la  liberté  ne  défend  point  aux  pri- 
sonniers de  se  nourrir  avec  leur  argent  comme  ils 
l'entendent,  et  de  dépenser  plus  de  20  sous  par 
jour;  car  Tibère  laissait  aux  prisonniers  toutes  les 
commodités  de  la  vie,  quitus  vita   conceditur , 
disait— il ,  ils  vitœ  usus  concedi  debet.\  et  ceux 
que  nous  appelons  avec  raison  nos  tyrans  payaient 
cependant  12   francs  et  jusqu'à   ^5  francs,  par 


u. 


—  164  — 
jour,  pour  nourrir  ceux  de  leurs  sujets  qu'ils  fai- 
saient embastiller  comme  suspects,  et  jamais  Com- 
mode Héliogabale, Caligula  n'ont  imaginé,  comme 
les  comités  révolutionnaires,  d'exiger  des  citoyens 
le  loyer  de  leur  prison  et  de  leur  faire  payer,  comme 
à  mon  beau-père ,  1 2  francs  par  jour,  les  six  pieds 
qu'on  lui  donne  pour  lit. 

Je  crois  que  la  liberté  ne  requiert  point  que  le 
cadavre  d'un  condamné  suicidé  soit  décapité  ; 
car,  Tibère  disait  :  a  Ceux  des  condamnés  qui  au- 
«  ront  le  courage  de  se  tuer,  leur  succession  ne 
«  sera  point  confisquée  et  restera  à  leur  famille, 
«  sorte  de  remercîment  que  j«  leur  fais  pour 
«  m'a  voir  épargné  la  douleur  de  les  envoyer  au 
«  supplice.  Et  c'était  Tibère!  » 

Je  crois  que  la  liberté  est  magnanime  ;  elle  n'in- 
sulte point  au  coupable  condamné  jusqu'aux  pieds 
de  l'écliafaud  ,  et  après  l'exécution ,  car  la  mort 
éteint  le  crime;  car,  Marat  que  les  patriotes  ont 
pris  pour  leur  modèle  et  regardé  comme  la  ligne 
de  modération  entre  eux  et  les  exagérés,  Marat, 
qui  avait  tant  poursuivi  Necker,  s'abstint  de  par- 
ler de  lui  du  moment  qu'il  ne  fut  plus  en  place 
et  dangereux,  et  il  disait:  «  Necker  est  mort ,  lais- 
sons en  paix  sa  cendre.  »  Ce  sont  les  peuples  sau- 
vages, les  antropophages    et  les  cannibales  qui 


—  165  — 

dansent  autour   du  bûcher.  Tibère  et  Charles  IX 
allaient  bien   voir  le  corps   d'un   ennemi  mort; 
mais  au  moins  ils  ne  faisaient  pas  trophée  de  son  ca 
davre.Ils  ne  faisaient  point  le  lendemain  ces  plai- 
santeries dégoûtantes  d'un  magistrat  du  peuple, 
d'Hébert  :  Enfin  fax  vu  le  rasoir  national  sé- 
parer la  tête  pelée  de  Custines  de  son  dos  rond: 
Je  ne  crois  pas  plus  qu'un  autre  au  républica- 
nisme et  à  la  fidélité  de  Custines;  mais,  je  l'avoue, 
il  m'est  arrivé  de  douter  si  l'acharnement  extraor- 
dinaire et  presque   féroce   avec  lequel  certaines 
personnes  l'ont  poursuivi   n'était  pas  commandé 
par  Pitt,  et  ne  venait  pas ,  non  de  ce  que  Custines 
avait  trahi,  mais  de  ce    qu'il    n'avait  pas   assez 
trahi, .de  ce  que  le  siège  de  Mayenne  avait  coûté 
Zi  mille  hommes  et  celui   de   Valenciennes   s5 
mille   aux  ennemis  ;   en  sorte  qu'il  eut  suffi  de 
sept   à    huit    trahisons    pareilles   pour    ensevelir 
dans  leurs  tranchées  les  armées   combinées   des 
despotes.  Qu'on  relise  la.  suite  des  numéros  d'Hé- 
bert et  on  se  convaincra  qu'il  n'a  pas  tenu  à  lui 
de   ramener  une  nation ,  aujourd'hui    le  peuple 
français,  à  ce  temps  où  sa   populace,  ses  aïeux 
déterraient  à  Saint-Eustache  le  cadavre  de  Conci- 
ny,  pour  s'en  disputer  les  lambeaux,  les  faire  rô- 
tir et  les  manger;  il  n'a  pas  tenu  de  même  à  Hé- 


—  166  - 

bei  t ,  en  ce  point  comme  on  voit  bien  différent 
de  Marat,  que  le  peuple  ne  se  disputât  les  lam- 
beaux d'une  multitude  de  cadavres.  Je  crois  que 
les  grandes  joies  du  Père  Duchcsne  en  ont  causé 
souvent  de  bien  plus  grandes  a  Pitt  et  à  Galonné, 
comme,  par  exemple,  lorsqu'il  se  permit  d'écrire 
de  la  fermeture  des  églises  et  de  la  déprêtrisation, 
et  de  ce  que   des  villageois  fanatiquement  pros- 
ternés, il  y  a  un  an,  devant  un  innocent,  pendu 
pour  ses  opinions,  qu'ils  appelaient  le  bon  Dieu, 
aujourd'hui  l'arquebusaient  et  le  tiraient  à   l'oie 
comme  s'il  eût  été  coupable  de  leurs  adorations. 
Je  crois  que  plus  d'une  fois,  quand  le  Père  Du- 
chesne  était  bougrement  en  colère,  Pitt  et  Ga- 
lonné  l'étaient   bien  plus    pour  le  même  sujet, 
comme  lorsqu'Hébert  se   mangeait  le   sang  à  la 
lecture  du  Pieux  Cordelier ,  l'ami   du   bon  sens 
et  des  hommes ,  et  qui  s'efforçait  de  faire  aimer  la 
république;  comme  lorsqu'Hébert  voulait  que  l'on 
traitât  Rouen    comme   Lyon,  proscrivait  tous  les 
généraux,  banquiers  ,  les  gens  de  loi,  les  riches, 
les  boutiquiers,  ne   fesait  grâce  à  aucun  des  six 
corps  et  mettait  à  la  fenêtre  jusqu'au  dernier  des 
Brissotins;  comme  le  député  Montant  interprétait 
le  soir  aux  Jacobins  ce  que  le  Père  Duchesne  avait 
entendu  le  matin  dans  sa  feuille.  Comme  il  déter- 


—  167  — 

minait,  par  un  exemple,  la  latitude  de  ce  mot  de 
Brissotins,en  expliquant  ce  qu'il  signifiait  par  rap- 
port aux  députés,  lorsqu'il  disait  en  ma  présence 
et  devant  plus  de  mille  personnes. «  Il  y  avait  dans 
«  la  Convention  une  grande  bande  de  voleurs,  i\ 
«  ont  péri,  mais  n'y  avait-il  de  coupable  que  ces 
«  21  ?  Parmi  ces  21  il  y  avait  aussi  5  à  6  imbé- 
;<  cilles  et  ce  serait  nous  condamner  nous- même 
«  que  de  ne  pas  prononcer  le  même  jugement 
«  contre  les  ^5.  Que  dis-je  ^5,  ceux  là  sont  des 
«  Brissotins  qui  ont  opiné  dans  le  sens  des  Brisso- 
«  tins ,  et  d'après  les  appels  nominaux  il  y  en 
«  avait   4   à  5oo.  » 

Je  crois  que  c'est  l'adroite  politique  de  Pitt, 
c'est-à-dire  du  parti  de  Coblentz,  du  parti  de 
l'étranger,  du  parti  anti-républicain,  qu'on  est 
convenu  assez  généralement  de  designer  sous  le 
nom  de  Pitt,  je  crois  que  c'est  l'adroite  politique 
de  ce  parti  quij  se  parant  d'un  beau  zèle  pour  la 
régénération  des  mœurs  ,  sous  l'écharpe  d'Ànaxa- 
goras,  fermait  les  maisons  de  la  débauche  en  même 
temps  que  celles  de  la  religion,  non  par  un  esprit 
de  philosophie  qui,  comme  Platon,  tolère  égale- 
ment le  prédicateur  et  la  courtisane,  les  mys- 
tères d'Eleusis  et  ceux  de  la  bonne  déesse,  qui 
regarde   également  en  pitié  Madelaine  dans  ses 


.     —  168  — 

deux  états  à  sa  croisée  ou  dans  le  confessionnal; 
mais  pour  multiplier  les  ennemis  de  la  ré  vol  i*- 
tion  ,  pour  remuer  la  boue  de  Paris  et  soulever 
contre   la  république   les   libertins  et  les  dévots. 

C'est  ainsi  qu'une  fausse  politique  ôtait  à  la 
fois  au  gouvernement  deux  de  ses  plus  grands 
ressorts,  la  religion  et  le  relâchement  des  mœurs. 

Le  levier  du  législateur  est  la  religion.  Voyez 
la  fameuse  ordonnance  de  Cromwel  sur  le  di- 
manche :  trois  sermons  ce  jour  la,  le  premierr 
avant  le  lever  du  soleil  ,  pour  les  domestiques. 
Marchés,  cabarets,  académies  de  jeux  fermés. 
Ce  jour  la,  quiconque  se  promenait  pendant  le 
service  divin  jeté  en  prison  ou  condamné  à 
l'amende.  Défense  de  voyager  ce  jour  là.  Les  fes^ 
tins,  la  comédie,  la  chasse,  la  danse  défendus  ce 
jour  la  à  peine  de  punition  corporelle.  C'est  que 
dans  ce  siècle  _,  l'Angleterre  était  encore  toute 
trempée  du  déluge  des  nouvelles  opinions  reli- 
gieuses, c'est  que  le  Gohn  Bull  était  presbytérien 
et  janséniste  ;  et  si  l'art  du  philosophe  est  de  di>~ 
riger  l'opinion  f  l'art  de  l'ambitieux  est  de  la 
suivre  et  de  se  mettre  dans  le  courant. 

L'esprit  philosophique  au  contraire  a-t-il  le 
dessus?  L'égoïsme ,  seul  mobile  des  actions  hu- 
maines dans  tous  les  svstèmes,  tourne-t-il  toutes 


—  m  — 

ses  spéculations  du  coté  tle  ce  monde  ,  plutôt  que 
vers  le  sein  d'Abraham  ?' En  un  mot,  la  généra- 
tion se  corrompt-elle?  Alors  la  politique,  dont  le 
seul  but  est  de  gouverner,  ne  manque  pas  de 
prendre  le  vent,  de  se  faire  moliniste,  et  de  donner 
encore  des  rames  et  des  voiles  à  l'opinion. 

C'est  ainsi  que  Mazarin  et  Charles  II,  voyant 
les  têtes  rondes  et  la  réforme  aux  cheveux  plats 
passer  de  mode,  lâchèrent  encore  plus  cette  bride 
de  la  morale,  et  obtinrent  du  relâchement  des 
mœurs  le  même  résultat  que  Cromwel  de  la  reli- 
gion, pour  la  tranquillité  de  leur  tyrannie. 

Je  crois  aussi  que  Pitt  dut  avoir  au  moins  une 
aussi  grande  joie  et  s'en  donner  des  piles  (i) 
autant  que  le  père  Duchesne,  le  jour  qu'il  apprit 
que,  comme  desenfans  tombés  par  terre  qui  bat- 
tent le  pavé,  on  nous  faisait  déployer  la  vengance 
nationale  contre  des  murailles  et  décréter  l'anéan- 
tissement de  la  ville  de  Lyon.  Chose  étrange,  tel 
était  l'égarement  des  meilleurs  patriotes  ,  qu'au 
sujet  de  cet  ordre  de  raser  Lyon,  mesure  qui  al- 
lait combler  de  joie  l'Angleterre  et  aussi  funeste 

(i)  On  sait  que  les  colporteurs  du  Père  Duchesne  annon- 
çaient leur  journal  en  disant  :  «  Il  est  bougrement  ç\\  colère  ,  le 
Père  Ducnesne  ;  il  est  en  colère  à  s'en  donner  des  piles.  » 

[Note  de  l'Éditeur.^ 


—  170  — 
au  commerce  de  France  que  la  prise  de  Toulon, 
Couthon  qui  est  pourtant  un  excellent  citoyen  et 
un  homme  de  sens,  commençait  ainsi  une  de 
ses  lettres  insérée  au  Bulletin  :  «  Citoyens  collé- 
«  gués,  nous  vous  avions  prévenus  dans  toutes 
«  vos  mesures;  mais  comment  se  fait-il  que  la 
«  plus  sage  nous  ait  échappée, celle  de  détruire  la 
«   ville  jusques  dans  ses  fondemens.  » 

Quel  esprit  de  vertige  s'était  donc  emparé  de 
nos  meilleures  têtes,  quand  Collot-d'Herbois  nous 
écrivait  un  mois  après  :  «  On  a  déjà  osé  provoquer 
«  l'indulgence  pour  un  individu,  on  la  provo- 
«  ([Liera  bientôt  pour  toute  une  ville.  On  n'a  pas 
«  encore  osé  jusqu'ici  demander  le  rapport  de 
«  votre  décret  sur  l'anéantissement  de  la  ville  de 
«  Lyon,  mais  on  n'a  presque  rien  fait  jusqu'ici 
«  pour  l'exécuter.  Les  démolitions  sont  trop 
«  lentes  ;  il  faut  des  moyens  plus  rapides  à  l'impa- 
ct lience  républicaine.  A  la  place  du  marteau  qui 
«  démolit  pierre  à  pierre,  ne  pourrait-on  pas  em- 
«  ployer  la  poudre  pour  faire  sauter  les  rues  en 
«  masse.  »  Est-ce  le  bon  père  Gérard  qui  parle 
ainsi,  et  quelle  est  cette  impatience  de  Londres 
et  d'Amsterdam,  de  voir  détruire  par  nos  mains 
une  ville  rivale,  la  plus  commerçante,  la  plus  an- 
cienne et  Y  aïeule  de  nos  cités?  Que  d'efforts  fe- 


—    171  — 

saient  les  plus  grands  ministres  des  Grecs  pour 
approcher  leur  ville  de  l'état  florissant  de  Lyon, 
aujourd'hui  :  «  Les  étrangers,  dit  la  loi  de  Solon  , 
«  qui  viendront  se  fixer  à  Athènes  avec  toute  leur 
«  famille  pour  y  établir  un  métier  ou  une  fa- 
«  brique_,  seront  dès  cet  instant  élevés  a  la  digni- 
«  té  de  citoyens.  »  C'était  pour  attirer  la  multi- 
tude dans  un  endroit  et  y  faire  naître  le  commerce 
que  les  Grecs  instituaient  des  courses  de  chevaux 
et  de  chars,  proposaient  des  couronnes  aux  athlè- 
tes, aux  musiciens,  aux  poètes,  aux  peintres,  aux 
acteurs  et  même  aux  prêtresses  de  Vénus  qu'ils  ap- 
pelaient les  conservatrices  des  villes ,  lorsqu'elles 
n'en  étaient  pas  devenues  le  plus  grand  fléau, 
comme  depuis  Christophe  Colomb,  en  Europe,  ou 
on  peut  dire  qu'elles  exercent  une  profession  in- 
connueà  l'antiquité,  le  métier  de  la  peste. De  même 
on  vit  bien  à  Rome,  les  dictateurs  confisquer  les 
villes  les  plus  considérables  d'Italie,  qu'ils  ven- 
daient à  l'encan  au  profit  de  leurs  soldats,  comme 
Sylla,  Florence,  et  Octave,  Mantoue  et  Crémone, 
mais  ils  ne  les  rasaient  pas;  s'il  leur  arrive  de  ré- 
duire Pérouse  et  Nursie  en  cendres^  du  moins  la 
rapidité  des  flammes  ôtait  à  leur  colère  l'odieux 
d'une  si  longue  durée  que  celle  de  Collot  contre 
Lyon.  Quand  on  lit  le  rapport  de  Barrère  sur  ce 


—  172  — 

projet  de  décret  et  l'enthousiasme  dont  la  beauté 
de  cette  mesure  avait  saisi  le  rapporteur  du  co- 
mité de  salut  public,  on  croit  entendre  N.  s'écrier, 
dans  Voltaire  : 

Bâtir  est  beau  ,  mais  détruire  est  sublime  ! 

C'est  encore  sur  la  motion  de  Barrère  que  la 
Convention  a  rendu  contre  elle-même  ce  décret, 
le  plus  inconcevable  qu'aucun  sénat  ait  jamais 
rendu,  ce  décret  vraiment  suicide,  qui  permet 
qu'un  de  ses  membres  investi  de  la  confiance  de 
3o  mille  citoyens  dont  il  est  l'orateur  et  qu'il  re- 
présente dans  l'assemblée  nationale,  soit  conduit 
en  prison  sans  avoir  été  entendu,  sur  le  simple 
ordre  de  deux  comilés,  el  d'après  cette  belle  rai- 
son qu'on  n'avait  point  entendu  lesBrissotins.  En 
vain'Danton  a  fait  sentir  la  différence;  qu'il  s'agis- 
sait alors  d'une  conspiration  manifeste,  et  dont 
aujourd'hui  on  trouve  même  l'aveu  dans  les  dis- 
cours des  deux  partis,  à  la  rentrée  du  parlement 
d'Angleterre;  qu'il  y  avait  six  mois  que  la  Con- 
vention entendait  les  accusés  tous  les  jours,  et  sur 
le  fond  même  de  la  question,  que  nous  étions  tous 
témoins  de  leur  fédéralisme;  qu'en  matière  de 
conspiration  ,  c'était  une  nécessité  de  s'assurer  a 


-   175  — 

l'instant  de  la  personne  des  conspirateurs;  mais 
que  sur  une  accusation  de  faux  matériel  et  de  vé- 
nalité il  n'était  pas  besoin   de  fouler  aux  pieds  les 
principes  et  qu'il  n'y  avait  aucun  inconvénient  a 
entendre   d'Églantine;   que    les    Brissotins    eux- 
mêmes  ,  dans  leur  plus  violent  accès  de  délire  , 
avaient  respecté  dans  M  a  rat  le  caractère  de  repré- 
sentant du  peuple,  et  l'avaient,  laissé  parler  deux 
heures  et  tant  qu'il  avait  voulu  avant  de  l'envoyer 
à  l'Abbaye.  Au  milieu   de  ces  raisons  décisives  > 
Danton  a  été  hué  par  ses  collègues.  Danton  pré- 
tend qu'il  était  sur  un  mauvais  terrain,  il  n'en 
est  pas  moins  évident  que   ce  décret  est  du  plus 
dangereux  exemple;  lui  seul,  il  réduirait  bientôt 
l'assemblée  nationale  à  la  condition   servile  d'un 
parlement  dont  on  embastillait  les  membres  qui 
refusaient  d'enregistrer  les  projets  de  lois,  si  les 
membres  des  comités  étaient  ambitieux  et  man- 
quaient de  républicanisme. 

Déjà  le  comité  nomme  à  toutes  les  places  et 
jusqu'aux  comités  de  la  Convention,  jusqu'aux 
commissaires  qu'il  envoie  dans  les  département 
et  aux  armées.  Il  a  dans  ses  mains  un  des  plus 
grands  ressorts  de  la  politique,  l'espérance,  par 
laquelle  le  gouvernement  attire  a  lui  toutes  les 
ambitions,  tous  les  intérêts.  Que  lui  manque  t- il 


—  174  — 
pour   maîtriser  ou  plutôt  pour  anéantir  la  Con- 
vention et  exercer  la  plénitude  du    décemvirat, 
si  ceux  des  députés  qu'il  ne  peut  attirer  dans  son 
antichambre  en  faisant  luire  à  leurs  yeux  le  pa- 
nache tricolore,  récompense  de  leurs  souplesses 
et  de  leurs  adulations,  il  peut  les  contenir  par  la 
crainte  de  les  envoyer  au  Luxembourg,  dans  le 
cas   ou  ils  viendraient  a  déplaire?  Y  a-t-il  beau- 
coup de  députés,  y   a-t-il   beaucoup    d'hommes 
tout- a-fait  inaccessibles    à  l'espérance  et   à  la 
crainte?  Dans  la  république  même,  l'histoire   ne. 
compte   pas    un    Caton   sur    plus   d'un    million 
d'hommes.  Pour  que  la  liberté  pût  se  maintenir  à 
coté  d'un  pouvoir   si  exorbitant,  il  faudrait  que 
tous  les  citoyens  fussent  des   Catons,  il  faudrait 
que  la  vertu  fut  le  seul  mobile  du  gouvernement. 
Mais  si  la  vertu  était  le  seul  ressort  du  gouverne- 
ment, si  vous  supposez  tous  les  hommes  vertueux, 
la  forme  du  gouvernement  est  indifférente  et  tous 
sont  également  bons.  Pourquoi  donc  y  a-t-il  des 
gouvetnemens   détestables   et  d'autres   qui    sont 
bons?  Pourquoi  avons  nous  en  horreur  la  monar- 
chie   et    chérissons    nous    la    république?    C'est 
qu'on    suppose    avec    raison    que    les    hommes 
n'étant  pas  tous  également  vertueux,  il  faut  que 
la  bonté  du  gouvernement  supplée  à  la  vertu,  et 


—  175  — 

que    l'excellence   de    la    république    consiste    en 
cela  précisément,  qu'elle  supplée  à  la  vertu. 

Je  crois  encore  ce  que  je  disais  dans  mon  nu- 
méro 3,  des  révolutions  de  Brabant,  malheur  aux 
rois  qui  voudraient  asservir  un  peuple  insurgé. 
La  France  ne  fut  jamais  si  redoutable  que  dans  la 
guerre  civile.  Que  l'Europe  entière  se  ligue  et  je 
m'écrirai  avec  ïsaac  .-Venez  Assyriens,  et  vous  se- 
rez vaincus!  Venez  Mèdes,  et  vous  serez  vaincus! 
Venez  tous  les  peuples ,  et  vous  serez  vaincus!  J'ai 
toujours   compté   sur  l'énergie  nationale  et   sur 
l'impétuosité  française,  doublée   par   la   révolu- 
tion ,  et  non  sur  la  tactique  et  l'habileté  des  géné- 
raux. Parmi  les  sottises  qu'Hébert  fait  débiter,  ap- 
paremment pour  me  mettre  au  pas,  il  n'est  point 
de  propos  plus  ridicule  que  celui  qu'il  m'a  prêté 
à  la  tribune  des  Jacobins,  en  me  faisant  dire  que 
si  j'étais  allé  dîner  chez  Dilîon  ,  c'était  pour  l'em- 
pêcher d'être  un   prince  Eugène    et  de    gagner 
contre  nous  des  batailles  de  Malplaquet  et  de  Ra- 
millier.  Je  n'en  persiste  pas  moins  à  croire  que  si 
nous  avions  eu  à  la  tête  de  nos  armées  des  géné- 
raux patriotes  qui  eussent  les  connaissances  mili- 
taires deDillon,  la  bravoure  du  républicain  fran- 
çais guidée  par  l'habileté  des  officiers,  eut  déjà 
pénétré  jusqu'à  Madrid  et  jusqu'aux  Bouches  du- 
Rhin. 


--  176  — 

Je  n'en  persiste  pas  moins  à  croire  que  j'ai  eu 
raison  de  pressentir  les  plus  funestes  impérities 
de  la  Vendée,  lorsque  j'entendis  il  y  a  dix  mois  aux 
Jacobins  un  tonnerre  d'applaudissemens  ébranler 

la   salle  à  ces  mots  d'H que  nous  avions  en 

France  ^millions  de  généraux,  et  que  tous  les 
soldats  sont  également  propres  à  commander  à 
leur  tour  et  par  l'ancienneté  de  médaillon.  Com- 
ment peut-on  méconnaître  à  ce  point  les  avan- 
tages de  la  science  militaire  et  du  génie?  Je  suis 
obligé  d'user  de  redite  et  de  répéter  dans  mon 
credo  ce  que  j'ai  dit  mainte  fors,  parce  qu'il  n'est 
pas  ici  question  de  me  faire  une  réputation  d'au- 
teur mais  de  défendre  celle  de  patriote  ,  d'imposer 
à  mes  concitoyens  et  de  leur  divulguer  mes  dog- 
mes politiques,  et  de  soumettre  au  jugement  des 
contemporains  et  de  la  postérité  la  profession  de 
foi  du  Vieux  Cordelier.  afin  qu'on  soit  en  état  de 
juger,  non  ma  réputation  d'auteur,  mais  celle  de 
patriote,  ou  plutôt  il  n'est  pas  ici  question  ni  de 
moi,  ni  de  ma  réputation,  mais  d'imposer  les 
dogmes  de  la  saine  politique  et  d'inculquer  à  mes 
concitoyens  des  principes  dont  un  état  ne  peut 
s'écarter  impunément.  Par  exemple;  il  est  certain 
comme  je  l'ai  dit  que  la  guerre  est  un  art,  où, 
comme  dans  tous  les  autres,  on  ne  se  perfectionne 


—  177  — 

qu'à  la  longue,  il  ne  s'est  encore  trouve  que  deux 
généraux,  Lucullus  et  Spinola ,  qu'un  génie 
extraordinaire  art  dispensé  de  cette  règle,  et 
quoique  tous  les  jours  des  officiers  prennent 
hardiment  le  commandement  d'armées  de  4° 
mille  hommes.  Turenne,  qui  était  un  si  grand  ca- 
pitaine, ne  concevait  pas  comment  un  général 
pouvait  se  charger  de  conduire  plus  de  35  mille 
hommes;  et  en  effet  c'est  avec  une  armée  toujours 
inférieure  qu'il  marchait  chaque  jour  à  une  nou- 
velle victoire.  Si  l'habileté  est  nécessaire  dans  le 
médecin  qui  a  entre  ses  mains  la  vie  d'un  seul 
homme,  et  si  son  art  est  le  premier  par  l'impor- 
tance de  son  objet,  combien  l'art  militaire  doit 
être  au-dessus  et  combien  il  est  absurde  de  ne 
compter  pour  rien  l'ignorance  dans  un  général , 
qui ,  par  un  ordre  sage  ou  inconsidéré  dispose  de 
la  vie  de  io  mille  hommes,  qu'il  peut  perdre  ou 

sauver.   J'ai  entendu  Merlin  de  M et  Wes- 

terman,  le  Vendéen,  et  beaucoup  d'autres  troupiers 
qu'il  n'est  pas  permis  de  soupçonner  ni  de  partia- 
lité, ni  d'incivisme,  dire  que  le  grand  tort  de 
Philippeaux,  dans  sa  fameuse  dénonciation,  était 
d'avoir  imputé  à  trahison  ce  qu'il  devait  mettre 
sur  le  compte  de  l'impiété  et  n'attribuer  qu'à  ce 
système  accrédité  et  prêché  par  les  bureaux  de 

Ai 


—  178  — 

la  guerre  que  tous  les  parens  des  commis  et  les 
frères  des  actrices  avec  qui  ils  couchaient  étaient 
aussi  bons  que  "Villard  pour  couvrir  nos  frontières 
C'était  bien  là  le  renversement  de  toutes  les  idées 
presque  innées  à  force  d'être  anciennes  ;  car  il  y 
a  plus  de  trois  mille  ans  que  le  vieux  Cambyse 
adressait  ces  paroles  a  son  fils  Cyrus ,  si  on  en  croit 
Xénophon,  dans  la  dernière  instruction  qu'il  lui 
donnait  en  lui  disant  adieu ,  et  lorsque  le  jeune 
homme  avait  déjà  fait  sonner  le  tocsin  pour  cou 
rir  avec  la  cavalerie  au  secours  de  son  beau-père 
Cyaxare.  «Mon  fils,  il  n'est  pas  permis  de  deman- 
«  der  aux  dieux  le  prix  de  l'art,  quand  on  n'a 
«  jamais  manié  un  art,  ni  de  conduire  un  vais- 
«  seau  clans  le  port,  quand  on  est  ignorant  de  la 
«  mer,  ni  de  n'être  point  vaincu  quand  on  n'a 
a  pas  pourvu  à  la  défense  (i).  » 


(i)Camile  n'a  pas  fini  sa  profession  de  foi  ,  il  se  disposait  à 
i;i  continuer  dans  le  huitième  numéro  au  Vieux  Cordelier  dont 
nous  n'avons  que  d?s  fragmens^et  dans  les  numéros  suivans. 


179 


CONVERSATION 


C  A  M  l  LLF,  -  DE5MO  V  Lï  NS. 

«  Si  tu  ne  vois  pas,  dit  Cicéron,  ce  que  les 
temps  exigent;  si  tu  parles  inconsidérément;  si 
tu  te  mets  en  évidence;  si  tu  ne  fais  aucune  at- 
tention à  ceux  qui  t'environnent,  je  te  refuse  le 
nom  de  sage.  »  L'âme  vertueuse  de  Caton  répu- 
gnait à  cette  maxime;  aussi ,  en  poussant  le  jan- 
sénisme de  républicain  plus  loin  que  les  temps  ne 
le  permettaient,  ne  contribua-t-il  pas  peu  à  accé- 
lérer le  renversement  de  la  liberté  :  comme  lors- 
qu'en  réprimant  les  exactions  des  chevaliers^  il 
tourna  les  espérances  de  leur  cupidité  du  coté  de 
César;  mais  Caton  avait  la  manie  d'opiner  plutôt 
en  stoïcien  dans  la  république  de  Platon,  qu'en  sé- 
nateur qui  avait  affaire  aux  plus  fripons  des  en- 
fans  de  Romulus. 

Que  de  réflexions   présente   cette   épigraphe! 

12. 


—  186  — 

C'est  Cicéron  qui,  en  composant  avec  ies  vices  de 
son  siècle,  croit  retarder  la  chute  de  la  république, 
et  c'est  l'austérité  de  Cnton  qui  hâte  le  retour  àc 
la  monarchie.  Solon  avait  dit  en  d'autres  termes 
la  même  chose:  «  Le  législateur  qui  travaille  sur 
une  matière  rebelle  doit  donner  à  son  pays, 
non  pas  les  meilleures  lois  en  théorie,  mais  les 
meilleures  dont  il  puisse  supporter  l'exécution.  » 
Et  J.-J.  Rousseau  a  dit  après  :  «  Je  ne  viens  point 
traiter  des  maladies  incurables.  »  On  a  beau  dire 
que  mon  numéro  6  manque  d'intérêt,  parce  qu'il 
manque  de  personnalités;  que  ceux  qui  ne  cher- 
cheraient dans  ce  journal  qu'à  repaître  leur  mali- 
gnité de  satire  et  leur  pessimisme  de  vérités  intem- 
pestives retirent  leurs  abonnemens.  Je  crois  avoir 
bien  mérité  de  la  patrie  en  tirant  la  plume  contre 
les  ultra-révolutionnaires,  dans  le  Vieux  Corde- 
lier ,  malgré  ses  erreurs. 

Quelque  ivraie  d'erreurs  n'étouffe  point  une 
moisson  de  vérités.  Mais  je  reconnais  que  mes 
numéros  auraient  été  plus  utiles  si  je  n'avais  pas 
mêlé  aux  choses  les  noms  des  personnes.  Dès  que 
mon  vœu,  le  vœu  de  Coligny,  le  vœu  de  Mé- 
zerai  est  enfin  accompli,  et  que  la  France  est  de- 
venue une  république,  il  faut  s'attendre  à  des 
partis,  ou  plutôt  à  des  coteries  et  à  des  intrigues 


—  181  — 

sans   cesse  renaissantes.  La   liberté  ne   va  point 
sans  cette   suite   de  cabales,  surtout  dans  notre 
pays  où  le  génie  national  et  le  caractère  indigène 
ont  été,  de  toute  antiquité,  factieux  et  turbulens, 
puisque  J.  César  dit  en  propres  termes,  dans  ses 
Commentaires  :  «Dans  les  Gaules  on  ne  trouveque 
des  factions  et  des  cabales,  non -seulement  dans 
tous  les  départemens,  districts   et  cantons,  mais 
même  dans  les  vies  ou  villages  (i).  »  Il  faut  donc 
s'attendre  à   des  partis,  ou,  pour  mieux   dire,  à 
des  compérages  qui  haïront  plutôt  la  fortune  que 
les  principes  de  ceux  qui  sont  dans  la  coterie  ou 
le  parti  contraire  ,  et  qui  ne  manqueront  pas  d'ap- 
peler amour  de  la   liberté  et  patriotisme  l'ambi- 
tion et  les  intérêts  personnels  qui  les  animent  les 
uns  contre  les  autres.  Mais  tous  ces  partis,  tous 
ces  petits  cercles,  seront  toujours  contenus  dans 
le  grand  cercle  des  bons  citoyens  qui  ne  souffri- 
ront jamais   le  retour  de   la  tyrannie;  et  comme 
c'est  clans  ce  grand  rond  seul  que  je  veux  entrer; 
comme  je  pense,  avec  Gordon  ,  qu'il  n'y  eut  ja- 
mais  de  secte,  de  société,  d'église,  de  club,  de 
loge,  d'assemblée  quelconque,  de   parti,  en  un 


(i)  lit  Gallid  factlones  sunl ,    non  solum  in  omnibus  civitaiibus  , 
itquc  [uigis ,  partibusq.uc ,  sed  in  vicis ,  etc. 


—  182  — 

mot ,  tout  composé  de  gens  dune  exacte  pro- 
bité ou  entièrement  mauvais ,  je  crois  qu'il  faut 
user  d'indulgence  pour  les  ultra  comme  pour 
les  citrà,  tant  qu'ils  ne  dérangent  pas  les  intrà  et 
le  grand  rond  des  amis  de  la  république,  une  et  indi- 
visible. On  litdans  un  discourssur  le  gouvernement 
révolutionnaire  :«  Si  l'on  admet  que  des  patriotes 
de  bonne  foi  ont  tombé  dans  le  modérantisme 
sans  le  savoir,  pourquoi  n'y  aurait-il  pas  des  pa- 
triotes, également  de  bonne  foi,  qu'un  sentiment 
louable  a  emporté  quelquefois  ultra  ?  »  C'est 
ainsi  que  parle  la  raison;  et  voilà  pourquoi  j'ai 
enrayé  ma  plume  qui  se  précipite  sur  la  pente  de 
la  satire.  Étranger  à  tous  les  partis,  je  n'en  veux 
servir  aucun ,  mais  seulement  la  république,  qu'on 
ne  sert  jamais  mieux  que  par  des  sacrifices 
d'amour- propre  :  mon  journal  sera  beaucoup 
plus  utile,  si,  dans  cbaque  numéro,  par  exemple, 
je  me  borne  à  traiter  en  général,  et  abstraction 
faite  des  personnes,  quelque  question,  quelque 
article  de  ma  profession  de  foi  et  de  mon  testa- 
ment politique.  Parlons  aujourd'bui  du  gouver- 
nement anglais,  le  grand  ordre  du  jour. 


—  183 


UN    VIEUX    COKDELIER   (i). 

Qu'est-ce  que  tout  ce  verbiage?  Depuis  1789 
jusqu'à  ce  moment,  depuis  Mounîer  jusqu'à  Bris 
sot,  de  quoi  a-t-il  été  question,  sinon  d'établii 
en  France  les  deux  chambres  et  le  gouvernement 
anglais?  Tout  ce  que  nous  avons  dit;  tout  ce  que 
toi  en  particulier,  tu  as  écrit  depuis  cinq  ans, 
qu'est-ce  autre  chose  que  la  critique  de  la  consti- 
tution aristocratique  de  la  Grande-Bretagne? 
Enfin,  la  journée  du  10  août  a  terminé  ces  dé- 
bats et  la  plaidoirie,  et  la  démocratie  a  été  pro- 
clamée le  %  1  septembre.  Maintenant  la  démocra- 
tie en  France,  l'aristocratie  en  Angleterre,  fixent 
en  Europe  tous  les  regards  tournés  vers  la  poli- 
tique. Ce  ne  sont  plus  des  discours,  ce  sont  les 
faits  qui  décideront,  devant  le  jury  de  l'univers 
pensant ,  quelle  est  la  meilleure  de  ces  deux  con- 
stitutions. Maintenant  la  plus  forte,  la  seule  sa- 
tire  à  faire  du  gouvernement  anglais,  c'est  le  bon- 


(1)  Vieux  prêtre  de  l'ancien  district  des  Cordeliers,  qui  en 
tre  chez  moi ,  et  vient  voir  si  je  fais  parler  dignement  le  cha- 
pitre dans  mon  numéro  7,  et  si  je  ne   fais  pas  reculer  la  ban- 
nière. 


—  184  — 
heur  du  peuple;  c'est  la  gloire,  c'est  la  fortune 
de  la  république  française.  Wallons  pas,  ridicules 
athlètes,  au  lieu  de  nous  exercer  et  de  nous  frot- 
ter d'huile,  panser  les  plaies  de  notre  antagoniste. 
C'est  nous-mêmes  qu'il  faut  guérir,  et  pour  cela 
il  faut  connaître  nos  maux;  il  faut  avoir  le  cou- 
rage de  les  dire.  Sais-tu  que  tout  ce  préambule 
de  ton  numéro  7,  ces  circonlocutions,  ces  pré- 
cautions oratoires,  tout  cela  est  fort  peu  jacobin? 
A  quoi  reconnait-on  le  vrai  républicain,  je  te 
prie,  le  véritable  Cordelier?  C'est  à  sa  vertueuse 
indignation  contre  les  traîtres  et  les  coquins,  c'est 
à  l'âpreté  de  sa  censure.  Ce  qui  caractérise  le  ré- 
publicain, ce  n'est  point  le  siècle,  le  gouverne- 
ment dans  lequel  il  vit,  c'est  la  franchise  du  lan- 
gage. Montausier  était  un  républicain  dans  i'œil- 
de-Bœuf.  Molière,  dans  le  Misanthrope,  a  peint 
en  traits  sublimes  les  caractères  du  républicain  et 
du  royaliste.  Alceste  est  un  Jacobin,  Philinte  tm 
Feuillant  achevé.  Ce  qui  m'indigne,  c'est  que, 
dans  la  république,  je  ne  vois  presque  pas  de  ré- 
publicains. Est-ce  donc  le  nom  qu'on  donne  au 
gouvernement  qui  en  constitue  la  nature?  En  ce 
cas,  la  Hollande,  Venise,  sont  aussi  des  républi- 
ques] l'Angleterre  fut  aussi  une  république,  pen- 
dant tout  le  protectorat  de  Crotnwcl,  qui  régissait 


sa  république  aussi  despotiqucment  que  Henri 
VIII  son  royaume.  Rome  fut  aussi  uue  république 
sous  Auguste,  Tibère  et  Claude,  qui  rappelaient 
clans  leur  consulat,  comme  Cicéron  dans  le  sien  \ 
la  république  romaine.  Pourquoi  cependant  ne 
se  souvient-on  de  cet  âge  du  monde  que  comme 
celui  de  l'époque  de  l'extrême  servitude  de  l'es- 
pèce humaine?  C'est  parce  que  la  franchise  était 
bannie  de  la  société  et  du  commerce  de  la  vie; 
c'est  parce  que,  comme  dit  Tacite,  «  on  n'osait 
parler,  on  n'osait  même  entendre.  »  Oinisso  o/n- 
ni,  non  solîun  loquendi7  imô  audiendi,  com- 
me rcio. 

Qu'est-ce  qui  distingue  la  république  de  la 
monarchie?  Une  seule  chose :1a  liberté  de  parler 
et  d'écrire.  Ayez  la  liberté  de  la  presse  (  i  )  à  Moscou, 
et  demain  Moscou  sera  une  république.  C'est 
ainsi  que  malgré  lui,  Louis  XVI ,  et  les  deux  cotés 
droits, et  le  gouvernement  tout  entier,  conspira- 
teur et  royaliste,  la  liberté  de  la  presse  seule  nous 


(i)  Il  y  a  dans  îe  manuscrit  :  «  Ayez  la  liberté  de  la  presse  à 
Constantinople,  et  demain  le  faubourg  de  Péra  sera  aussi  ré- 
publicain que  le  faubourg  St-Marceau.  Au  contraire,  détrui- 
sez la  liberté  de  la  presse  en  France,  et  demain  la  république 
sera  détruite;  elle  n'est  déjà  plus  du  moment  où  vous  porte? 
atteinte  à  la  liberté  de  parler  et  d'écrire» 


—  1SG    - 

a  menés  comme  par  la  main,  jusqu'au  icaoût, 
et  a  renversé  une  monarchie  cle  quinze  siècles, 
presque  sans  effusion  de  sang. 

Quel  est  le  meilleur  retranchement  des  peuples 
libres  contre  les  invasions  du  despotisme?  C'est 
la  liberté  de  la  presse.  Et  ensuite  le  meilleur?  C'est 
la  liberté  de  la  presse.  Et  après  le  meilleur?  C'est 
encore  la  liberté  de  la  presse. 

Nous  savions  tout  cela  dès  le  i4  juillet;  e'est 
l'alphabet  de  l'enfance  des  républiques  ;  et  Bailly 
lui-même,  tout  aristocrate  qu'il  fût,  était  sur 
ce  point  plus  républicain  que  nous.  On  a  retenu 
sa  mxime  :  La  publicité  est  la  sauvegarde  du 
peuple.  Cette  comparaison  devrait  nous  faire 
honte.  Qui  ne  voit  que  la  liberté  d'écrire  est  la 
plus  grande  terreur  des  fripons,  des  ambitieux  et 
des  despotes  (i),mais  qu'elle  n'entraîne  avec  soi  au- 
cun  inconvénient  pour  le  salut  du  peuple?  Dire 
que  cette  liberté  est  dangereuse  a  la  république  , 
cela  est  aussi  stupide  que  si  on  disait  que  la  beauté 
peut  craindre  de  se  mettre  devant  une  glace.  On 
a  tort  ou  on  a  raison;  on  est  juste,  vertueux,  pa- 
triote en  un  mot,  ou  on  ne  l'est  pas.  Si  on  a  des 
torts  il  faut  les  redresser,  et  pour  cela  il  est  néces- 

(i)  Il  y  a  dans  le  manuscrit  :  Et  des  petits  tyrans 


—  187  — 

saire  qu'un  journal  vous  les  montre;  mais  si  vous 
êtes  vertueux,  que  craignez-vous  de  numéros 
contre  l'injustice,  les  vices  et  la  tyrannie?  Ce 
n'est  point  là  votre  miroir. 

Avant  Bailly,  Montesquieu ,  un  président  à 
Mortier  avait  professé  le  même  principe,  qu'il 
ne  peut  y  avoir  de  république  sans  la  liberté  de 
parler  et  d'écrire,  «  Dès  que  les  décemvirs  (i), 
dit-il ,  dans  les  lois  qu'ils  avaient  apportées  de  la 
Grèce  en  eurent  glissé  une  contre  la  calomnie  et 
ses  auteurs,  leur  projet  d'anéantir  la  liberté  et  de 
se  perpétuer  dans  le  décemvirat  fut  à  découvert, 
[car  jamais  les  tyrans  n'ont  manqué  de  juges 
pour  faire  périr,  sous  le  prétexte  de  calomnie, 
quiconque  leur  déplaisait  j  (2).  C'est  le  jour 
qu'Octave,  quatre  cents  ans  après,  fit  revivre 
cette  loi  des  décemvirs  (3)  contre  les  écrits  et 
les  paroles,  et  en  fit  un  article  additionnel  à  la 
loi  Julia  sur  les  crimes   de  lèse-majesté,  qu'on 


(1)  Texte  du  manuscrit:  Dès  que  les  décemvirs,  dans  les 
lois  qu'ils  étaient  chargés  de  rédiger,  eurent  fait  passer  celle 
contre  les  écrits  séditieux  et  la  calomnie,  leur  projet  — 

(2)  Les  passages  qui  auront  été  retranchés  par  Desenne 
sans  être  remplacés  par  lui ,  je  les  mettrai  dans  le  cours  de  l'ou- 
vrage ,  entre  deux  guillemets ,  comme  ils  se  trouvent  dans  le 
manuscrit, 

(3)  Il  y  a  dans  le  manuscrit  :  Celle  loi  d'Appius  contre.., 


—  188  — 

peut  dire  que   la  liberté   romaine  rendit    le   der- 
nier soupir.  En  un  mot,  l'âme  des  républiques, 
leur  pouls,  leur  respiration,  et  si  Ton  peut  parler 
ainsi ,  le  souffle  auquel  on  reconnaît  que  la  liberté 
vit  encore,  c'est  la  francbise  du  discours.  Vois  à. 
Rome  ,  quelle   écluse  d'invectives   Cicéron  lâche 
pour  noyer  dans  leur  infamie  Verres,   Calilina  , 
Clodius,  Pison  et  Antoine  !  Quelle  cataracte  d'in- 
jures tombe  sur  ces  scélérats  du   haut  de  la  tri- 
bune !    [Le  poète  Catulle  traînait  dans  la   boue 
Jules  César.  Tu  as  cité  toi-même  le  passage  d'une 
lettre  de  Ciceron   au  sujet  des  placards  sanglans 
que  Bibulus  ne  cessait  de  lancer  contre  le  dicta- 
teur ,  cette  feuille  de  Bibulus  plait  tellement  au 
peuple  qu'il  est  impossible  de  passer  dans  les  rues 
où  elle  est  affichée.] 

[  Mieux  vaudrait  qu'on  se  trompât  ,  comme  le 
père  Duchesne  dans  ses  dénonciations  qu'il  fait  à 
tort  et  à  travers,  mais  avec  cette  énergie  qui  carac- 
térise les  âmes  républicaines,  que  de  voir  cette 
terreur  qui  glace  et  enchaîne  les  écrits  et  la  pensée. 
Marat  s'exprimait  ainsi  :  Un  républicain,  Bourdon 
de  l'Oise,  osa  dire  sa  pensée  toute  entière  et  mon- 
trer une  âme  républicaine. 

Robespierre  fit  preuve  d'nn  grand  caractère,  il 
v  a  quelques  années,  h  la  tribune  des  Jacobins^Un 


—  189  — 

jour  que  clans  un  moment  de  violente  défaveur  il  se 
cramponna  à  la  tribune  ,  et  s'écria  qu'il  fallait  l'y 
assassiner  ou  l'entendre  ;  mais  toi  tu  fus  un  esclave 
et  lui  un  despote,  le  jour  que  tu  souffris  qu'il  te 
coupa  si  brusquement  la  parole  dès  ton  premier 
mot  :  Brûler  nest  pas  répondre]  et  que  tu  ne 
poursuivis  pas  opiniâtrement  ta  justification.  Re- 
présentant du  peuple,  oserais-tu  parler  aujourd'hui 
au  premier  commis  de  îa  guerre  aussi  courageuse- 
ment que  tu  le  faisais  il  y  a  4  ans  à  St  Priest,  à  Mi- 
rabeau, àLafayette,  àCapet  lui-même?  Nous  n'a- 
vons jamais  été  si  esclaves  que  depuis  que  nous 
sommes  républicains,  si  rampans  que  depuis  que 
nous  avons  le  chapeau  sur  la  tête.  ] 

Aujourd'hui,  en  Angleterre  même,  ou  la  liberté 
est  décrépite  et  gisant  in  extremis,  dans  son 
agonie,  et  lorsqu'il  ne  lui  reste  plus  qu'un  souffle, 
vois  comme  elle  s'exprime  sur  la  guerre,  et  sur  les 
ministres  et  sur  la  nation  française. 

«  En  France,  dit  Stanhope,  dans  la  chambre 
haute,  les  ministres  parlent ,  écrivent,  agissent 
toujours  en  présence  de  la  guillotine.  Il  serait  à 
souhaiter  que  nos  ministres  eussent  cette  crainte 
salutaire,  ils  ne  nous  tromperaient  pas  si  grossiè- 
rement 

«  On  nous  dit ,  que  les  troupes  françaises  sont 


—  190  — 

sans  habits  ,    et  ce  sont  îes   mieux  habillées  de 
l'Europe. 

«  On  nous  dit  ,  que  le  manque  de  numéraire 
empêchera  nos  ennemis  de  soutenir  la  guerre  ,  et 
on  peut  hasarder  qu'il  y  a  en  France  plus  d'or , 
d'argent  et  de  billon,  provenant  des  sacristies  et  de 
l'emprunt  forcé,  que  dans  toutes  les  contrées 
d'Europe  ensemble. 

«  A  l'égard  des  assignats,  ils  ont  gagné,  depuis 
six  mois,  plus  de  70  pour  cent,  et  gagneront  sans 
doute  encore  plus  dans  six  autres  mois. 

«  On  nous  disait  que  les  troupes  françaises  ne 
pourraient  tenir  devant  les  troupes  autrichiennes, 
prussiennes  et  anglaises,  les  mieux  disciplinées  de 
l'Europe  ;  le  contraire  est  assez  prouvé  par  un 
grand  nombre  de  combats.  Des  généraux  autri- 
chiens ont  avoué  que  les  Français,  par  leur  disci- 
pline et  leur  bravoure,  au  milieu  du  carnage, 
étaient  devenus    la   terreur  des   alliés. 

«  Enfin ,  on  nous  disait  ,  que  les  Français 
devaient  manquer  de  blé.  C'était  déjà  une  idée 
bien  horrible  ,  que  celle  de  vingt  -  cinq  millions 
d'hommes,  dont  la  presque  universalité  ne  vous 
avait  jamais  offensés ,  éprouvant  les  horreurs 
de  la  famine,  parce  que  la  forme  de  leur  gouverne- 
ment déplaisait  à  quelques  despotes.  Mais  ce  plan 


—  191  — 

infernal  n'a  servi  qu'à  produire  chez  ce  peuple  un 
enthousiasme  qui  a  surpassé  tout  ce  qu'on  rap- 
porte des  anciennes  républiques.  » 

Stanhope  justifie  ensuite  le  peuple  français  du 
reproche  d'athéisme.    11  distingue  sa  constitution 
des  excès  inséparables  d'une  révolution  ;  il  ajoute 
que  la  nation  a  renoncé ,  par  des  décrets  solennels, 
à  se  mêler  du  gouvernement  des  autres  états  ;   il 
défie  tous  les  philosophes  de  ne  pas  sanctionner 
notre  Déclaration  des  Droits,  et  finit  par  présen- 
ter comme  la  base  et  la  pierre  angulaire  de  notre 
république  ,  cette  maxime  sublime  :  JSe  fais  pas 
à  autrui  ce  que  tu  ne  veux  pas  qu'on  te  fasse. 
L'opposition,  dans  la  chambre  des  communes, 
n'v  parle   pas    de  nous  avec   moins    de   respect 
et  d'éloges. 

«  Nous  sommes  vaincus  partout,  dit  M.  Cour- 
tenai ,  tandis  que  les  Français  déploient  une 
énergie  et  un  courage  digne  des  Grecs  et  des 
Romains.  A  la  bouche  du  canon,  ils  chantent  leurs 
hymnes  républicains.  L'empereur  et  le  roi  de 
Prusse,  avec  tous  leurs  fameux  généraux  et  leurs 
troupes  si  bien  aguerries,  n'ont  pu  battre  le  général 
Hoche,  qui  n'était  pourtant  qu'un  simple  sergent, 
peu  de  temps  avant  d'avoir  pris  le  commandement.» 
Si   la  louange  qui    plaît  le  plus  est  celle  d'un 


—  192  — 

ennemi  ,  ces  discours  ont  de  quoi  flatter  nos 
oreilles.  C'est  ainsi  que  des  hommes,  que  quelques 
républicains  d'outre-mer  font,  en  plein  parlement, 
la  satire  de  leur  nation  et  l'éloge  de  ceux  qui  lui 
font  la  guerre;  et  nous,  au  fort  de  la  liberté  et  de  la 
démocratie,  nous  n'osons  censurer  dans  un  numéro 
ce  qui  manque  à  la  perfection  de  notre  gouverne- 
ment. Nous  n'osons  louer  chez  les  Anglais  ce  qu'il 
y  a  de  moins  mauvais,  comme  la  liberté  des  opi- 
nions ,  Xhabeas  corpus ,  et  le  proposer  pour 
exemple  à  nos  concitoyens ,  de  peur  qu'ils  ne 
deviennent  pires. 

Nous  nous  moquons  de  la  liberté  de  parler  de 
l'Angleterre,  et  cependant,  dans  le  procès  de 
Bennet,  convaincu  d'avoir  dit  publiquement  qu'il 
«  souhaitait  un  plein  succès  à  la  république  fran- 
çaise, et  la  destruction  du  gouvernement  d'Angle- 
terre, »  après  une  longue  délibération,  leur  jury 
vient  de  prononcer,  il  y  a  quinze  jours,  que 
Bennet  n'était  point  coupable ,,  et  que  les  opi- 
nions étaient  libres. 

Nous  nous  moquons  de  la  liberté  d'écrire  des 
Anglais  ;  cependant  il  faut  convenir  que  le  parti 
ministériel  n'y  demande  point  la  tête  de  Shéridan 
ou  de  Fox  ,  pour  avoir  parlé  des  généraux  de 
Brunswick,  de  Wurmser,  Hoode,  Moyra,  et  même 


—    193  — 

du  duc  d'Yorek,  avec  autant  d'irrévérence,  au 
moins,  que  Philippeaux  et  Bourdon  de  l'Oise  ont 
parlé  des  généraux  Ronsin  et  Rossignol. 

Étrange  bizarrerie!  En  Angleterre,  c'est  tout 
ce  qu'il  y  a  d'aristocrates,  de  gens  corrompus  , 
d'esclaves,  d'âmes  vénales;  c'est  Pitt,  en  un 
mot,  qui  demande  à  grands  cris  la  continuation 
de  la  «Lierre  ;  et  c'est  tout  ce  qu'il  y  a  de  patrio. 
tes,  de  républicains  et  de  révolutionnaires  qui 
votent  pour  la  paix,  qui  n'espèrent  que  de  la 
paix  un  changement  dans  leur  constitution.  En 
France,  tout  au  rebours.  Ici  ce  sont  les  patriotes 
et  les  révolutionnaires  qui  veulent  la  guerre,  et  il 
n'y  a  que  les  Modérantins,  les  Feuillans,  si  Fou 
encroit  Barère ,  il  n'y  a  que  les  contre-révolu- 
tionnaires et  les  amis  de  Pitt  qui  osent  parler  de 
paix.  C'est  ainsi  que  les  amis  de  la  liberté  ,  dont 
les  intérêts  semblent  pourtant  devoir  être  com- 
muns, veulent  la  paix  à  Londres  et  la  guerre  à 
Paris  ,  et  que  le  même  homme  se  trouve  patriote 
en-decà  de  la  Manche  ,  et  aristocrate  au-delà  : 
montagnard  dans  la  Convention;  ministériel  dans 
le  parlement.  Mais  au  moins,  dans  le  parlement 
d'Angleterre,  on  n'a  jamais  fait  l'incroyable  motion 
que  celui  qui  ne  se  déciderait  pas  d'abord  pour 
\j\  guerre,  par  assis  et  levé  ,  fût  réputé    suspect 


i  > 


à 


—  m  — 

pour  son  opinion  ,  dans  une  question  de  cette  im- 
portance et  si  délicate,  qu'on  ne  pouvait  être  de 
l'avis  de  Barère,  sans  être  en  même  temps  de  l'a- 
vis de  Pitt. 

Il  faut  avouer  au  moins  que  la  tribune  de  la 
Convention  ne  jouit  pas  de  l'inviolabilité  d'opi- 
nion de  la  tribune  anglaise,  et  qu'il  ne  serait  pas 
sûr  de  parier  de  nos  échecs  comme  Shéridan 
parle  de  leurs  défaites  de  Noirmoutiers,  de  Dunker- 
que  ,  de  Toulon.  Combien  nous  sommes  plus  loin 
encore  de  cette  âpreté  de  critique,  de  cette  ru- 
desse sauvage  des  harangues  et  des  mœurs  qui 
existe,  encore  moins  il  est  vrai,  en  Angleterre,  qui 
ne  convient  point  aux  très  humbles  et  fidèles  sujets 
de  Georges,  mais  à  laquelle  on  reconnaît  une  âme 
républicaine  dans  J.  J.  Rousseau,  comme  dans  le 
paysan  du  Danube  ;  dans  un  Scythe  ,  comme  dans 
Ma  rat.  On  trouvera  parmi  nous  cetle  effroyable 
haine  d'Àlceste, 


Ces  haines  vigoureuses. 


Que  doit  donner  le  vice  aux  âmes  vertueuses. 

Hébert  dénonce  Legendre,  dans  sa  feuille,  com- 
me un  mauvais  citoven  et  un  mandataire  infidèle 
Legendre  dénonce  Hébert  aux  Jacobins  ;  comme 


—  195  — 

un  calomniateur  a  gages;  Hébert  est  terrassé  ,  et 
ne  sait  que  répondre.  «  Allons  ,  dit  Momoro,  qui 
vient  au  secours  de  son  embarras,  embrassez- 
vous  tous  deux ,  et  touchez  là.  »  Est-ce  là  le  lan-* 
gage  d'un  Romain,  ou  celui  de  Mascarille  dans  la 
comédie; 


C'est  un  fripon,  n'importe; 
On  tire  un  grand  parti  des  gens  de  cette  sorte. 


Oui  je  le  répète,  j'aime  mieux  encore  qu'on  dé- 
nonce à  tort  et  à  travers  ,  j'ai  presque  dit  qu'on 
calomnie,  même  comme  le  Père  Duchesne,  mais 
avec  cette  énergie  qui  caractérise  les  âmes  fortes 
et  d'une  trempe  républicaine,  que  de  voir  encore, 
comme  aujourd'hui,  cette  politesse  bourgeoise, 
cette  civilité  puérile  et  honnête,  ces  ménagemens 
pusillanimes  de  la  monarchie,  cette  circonspection, 
ce  visage    de  caméléon  et  de  l'antichambre,  ce 
B...îsme  en  un  mot,  pour  les  plus  forts,  pour 
les  hommes  en  crédit  ou  en  place,  ministres  ou  gé- 
néraux, représentions  du  peuple  ou  membres  in- 
fluens  des  Jacobins,  tandis  qu'on  fond,  avec  lour- 
de roideur,  sur  le  patriotisme  en  défaveur  et  dis- 
gracié. Ce  caractère  presque    général  sautait  aux 

ï3. 


—  196  — 

yeux,  et  Robespierre  en  fit  lui-même   l'objet   du 

dernier  scrutin  épuratoire  de  la  société. 

[Jusqu'aux  moindres  fretins] 
Au  dire  de  chacun,  étaient  de  petits  saints. 

Mieux  vaudrait  l'intempérance  de  langue  de 
la  démocratie;  le  pessimisme  de  ces  détracteurs 
éternels  du  présent,  dont  la  bile  s'épanche  sur 
tout  ce  qui  les  environne,  que  ce  froid  poison  de 
la  crainte,  qui  fige  la  pensée  jusqu'au  fond  de 
l'âme,  et  l'empêche  de  jaillir  à  la  tribune,  ou 
dansdes  écrits!  Mieux  vaudrait  la  misanthropie  de 
Timon,  qui  ne  trouve  rien  de  beau  à  Athènes, 
que  cette  terreur  générale,  et  comme  des  monta- 
gnes de  glace,  qui,  d'un  bout  de  la  France  à  l'au- 
tre, couvrent  la  mer  de  l'opinion  et  en  obstaclent 
le  flux  et  reflux.  La  devise  des  républiques,  ce  sont 
les  vents  qui  soufflent  sur  les  flots  de  la  mer,  avec 
cette  légende  :  Tollant  sed  attollunt.Ws  les  agitent 
mais  ils  les  élèvent.  Autrement,  je  ne  vois  plus 
dans  la  république  que  le  calme  plat  du  despo- 
tisme ,  et  la  surface  unie  des  eaux  croupissantes 
d'un  marais;  je  n'y  vois  qu'une  égalité  de  peur,  le 
nivellement  des  courages,  et  les  âmes  les  plus  gé- 
néreuses aussi  basses  que  les  plus  vulgaires. 


—  197  — 
Toi-même,  par  exemple,  toi  qui  as  eu,  je  le  dirai 
seulement,  pour  ne  pas  te  flatter  en  ne  te  don- 
nant qu'un  mérite  de  calcul ,  toi  qui  as  eu  le 
tact  et  le  bon  esprit  d'être  aussi  incorruptible,  de 
ne  pas  plus  varier,  de  ne  pas  plus  déménager  que 
Robespierre  ;  toi  qui,  dans  la  révolution,  as  eu  le 
bonheur  que  toutes  ses  phases  n'en  ont  amené  au- 
cune dans  ta  condition  et  ta  fortune;  le  bonheur 
de  n'avoir  été  ni  ministre,  ni  membre  de  comité  de 
gouvernement,  ni  commissaire  dans  îa  Belgique  ; 
de  n'avoir  pas  étalé  aux  yeux  de  la  jalousie,  sœui 
de  la  calomnie,  ni  le  panache,  ni  le  ruban  trico- 
lore, allant  de  l'épaule  au  coté,  ni  les  épaulettc» 
à  l'étoile,  ni  aucun  de  ces  signes  du  pouvoir  ,  qu« 
surtout  semblent  vous  donner  des  aîles,  comme  à 
la  fourmie,  pour  vous  perdre,  et  vous  jette  mê- 
me dans  l'envie  des  dieux;  mais  qui,  député  ho- 
noraire, et  resté  journaliste,  comme  en  1789 -, 
pries  tous  les  jours  le  ciel  de  laisser  le  simple 
manteau  de  la  philosophie  sur  tes  épaules  déga- 
gées de  responsabilité;  non  pas,  il  est  vrai,  le  man- 
teau sale  et  déchiré  de  Diogène,  mais  le  manteau 
dePlaton,  vergeté  et  de  drap  d'Ecbatane  (1).  [Toi 
qui,  ni  à  Baiîiy,  ni  à  Pétion  ,  ni  à  Pache  ,  a  com- 
battu l'un  après  l'autre  tous  les  hommes  en  place 

(1)  Ancien  lexlc  :  d'Ectatane. 


—  198  — 

à  mesure  qu'ils  se  sont  montrés  dans  un  parti 
autre  qne  celui  de  la  Déclaration  des  Droits  (i). j 
Toi  qu'on  sait  bien  n  être  pas  exempt  d'erreurs  , 
mais  dont  il  n'est  pas  un  homme  de  bonne  foi , 
parmi  ceux  qui  t'ont  suivi ,  qui  ne  soit  persuadé 
que  toutes  tes  pensées  n'ont  jamais  eu  pour  objet 
comme  tu  l'as  répété  jusqu'au  dégoût,  que  la 
liberté  politique  et  individuelle  des  citoyens;  une 
constitution  utopienne,  la  république  une  et  indi- 
visible, la  splendeur  et  la  prospérité  de  la  patrie, 
et  non  une  égalité  impossible  de  biens,  mais  une 
égalité  de  droits  et  de  bonheur;  toi  qui,  muni  de 
tous  ces  certificats  authentiques,  ayant  reçu  plaies 
et  bosses  pour  la  cause  du  peuple,  et  par  toutes 
ces  considérations,  au-dessus  d'un  rapport  malé- 
vole,  et  des  propos  de  table  de  Barère,  devrais 
montrer  moins  de  poltronnerie  et  avoir  le  droit  de 
dire  librement  ta  pensée,  sauf  meilleur  avis  (2), 
oserais-tu  tourner  en  ridicule  les  bévues  politi- 
ques de  tel  ou  tel  membre  du  comité  de  salut 
public,  comme  l'opposition  (3),  toute  faible,  dégé- 

(1)  Ancien  texte  :  toi  qui,  ni  à  Paul,  ni  à  Céphas,  mais  à  la 
Déclaration  des  Droits ,  et  étranger  à  tous  les  partis,  les  a  tous 
combattus,  tour-à-tour,  toi  qu'on  sait.... 

(1)  Ancien  texte  :  Avoir. 

(3)  Ancien  texte  :  Comme  l'opposition  ,  Jàche,  toute  dégé- 
nérée- 


—  199  — 

nérée  et  nulle  qu'elle  est,  persiffleles  rapports  de 
Pitt,  de  Greenville  et  de  Dundas  ? 


C  à  MILLE-DE  SMOUL  INS. 


J'oserais  s'il  n'y  avait  des  erreurs  qu'il  est  plus 
utile  à  la  patrie  de  taire  que  de  faire  sentir?  (i) 
Comment  peux- tu  dire  que  la  Convention  dé- 
fend la  vérité,  quand  tout-à-1'heure,  par  un  dé- 
cret notable  rendu  sur  la  motion  de  Danton,  elle 
vient  de  permettre,  du  moins  de  tolérer,  le  men- 
songe et  le  calomniateur.  La  liberté  de  la  presse 
est  restreinte  par  le  gouvernement  révolution- 
naire au  royaliste  et  à  l'aristocrate;  elle  est  en- 
core (2)  entière  pour  le  club  des  Cordeliers  (3). 
Apprends  que  Barère  lui-même,  est  (4)  partisan 
si  déclaré  de  la  liberté  d'écrire,  qu'il  la  veut  in- 
définie constitutionnellement  pour  tout  le  monde, 
révolutionnairement  pour  les  citoyens  dont  on  ne 
peut  suspecter  le  patriotisme  et  les  intentions.  De- 


(1)  Ancien  texte.  Si  j'osais...    el    pourquoi  non  ,  si  ce  sont 
des  faits.  Comment... 

(2)  Le  mot  encore  a  été  oublié  et  se  trouve  sur  l'épreuve  cor- 
rigée de  la  main  de  Camille. 

(3)  Ancien  texte  :  Patriote  prononcé. 

(4)  Ancien  texte  :  En. 


—   200  — 

puis  que  Bar  ère  ma  fait  cette  profession  de  foi, 
je  m'en  veux  presque  de  la  légère  égratignure  de 
mon  numéro  5;  car  il  est  impossible,  à  mon  sens, 
qu'un  homme  d'esprit  veuille  la  liberté  de  la 
presse,  qu'il  la  veuille  illimitée,  même  contre  lui , 
et  qu'il  ne  soit  pas  un  excellent  républicain.  Tout 
à  l'heure,  ta  (i)  déclamation  finie,  j'aurai  la  pa- 
role à  mon  tour,  et  je  démontrerai  la  sagesse  et 
la  nécessité  de  sa  distinction  révolutionnaire,  sur 
le  maximum  de  la  liberté  de  la  presse  pour  les 
patriotes, et  le  minimum  pour  les  aristocrates.  En 
ce  moment  (2)  ,  comme  je  pardonne  à  ta  colère, 
en  faveur  de  ce  que  son  principe  a  de  républi- 
cain, comme  elle  te  suffoquerait,  si  un  torrent  de 
paroles,  et  comme  la  fumée  de  ce  feu, ne  s'exha- 
lait au  dehors  dans  la  conversation  (3);  comme  tu 
n'es  point  à  la  tribune  des  Cordeliers,  ni  en  pré- 
sence de  David (/j.)  ou  delà  Vicomterie,  mais  en  pré- 
sence de  mes  Pénates  tolérans,  et  qui  ne  refusent 
pas  à  un  vieux  patriote  la  liberté  qu'on  donnait 
aux   esclaves   (5)   dans   les   Saturnales,  donne  de 


(1)  Ancien  ti-xte  :  La 

(2)  En  ce  moment,  se  trouve  sur  l'épreuve. 

(3)  Ancien  texte  :  Convention. 

(4)  Ancien  texte  :  Dand. 

(5)  Le  mot  esclaves  se  trouve  dans    l'épreuve  a   la  place  t\e 
voleurs. 


—   201   — 

l'air,  mon  ami,  à  ton  âme  étouffée  (i),  ouvre  un 
passage  à  cette  fumée  dont  tu  es  suffoqué  au  de- 
dans, et  qui  te  noircit  (2)  l'imagination,  faute 
d'une  cheminée;  parle,  dissipe  cette  vapeur  mé- 
lancolique: en  passant,  voici  ma  réponse  provi- 
soire, et  en  un  mot,  à  tous  tes  (3)  griefs  :  La  ré- 
volution est  si  belle  en  masse ,  que  je  dirai  tou- 
jours d'elle  comme  Bolingbrocke  dit  un  jour  de 
Malborough,  c'était  un  si  grand  homme,  que 
fai  oublié  ses  vices.  Maintenant  poursuis  ta  ti- 
rade. 


LE    VIEUX    CORDEL1ER. 


Et  moi,  je  te  pardonne  ton  amour  aveugle  et 
paternel  pour  la  révolution.  Tu  as  eu  tant  de  part 
à  sa  naissance!  Je  ne  grondais  point  ton  enfant; 
je  n'étais  (4) point  en  colère; je  demande  seulement 
à  la  république  naissante  s'il  n'est  pas  permis  de 
lui  faire  les  très  humbles  remontrances  que  souf- 
frait quelquefois  la  monarchie.  Tu  prétends  que 
Barère  aime  la  liberté  indéfinie  de  la  presse,  on 

(1)  Ancien  texte  :  Cœur  étouffé. 

(2)  Ancien  texte:  Au  dehors. 

(3)  Ancien  texte  :  Les  griefs. 

(4)  Ancien  texte  :  Je  ne  suis. 


—   202  — 

ne  lui  en  demande  pas  tant  ;  qu'il  aime  seulement 
la  liberté  des  opinions  clans  l'assemblée  nationale. 
Mais  oserais-tu  dire  cette  vérité  qui  est  pourtant 
incontestable,  que  Barère,  par  son  fameux  rap- 
port sur  la  destruction  de  Cartilage  (i),  a  vérita- 
blement fait  le  miracle  de  ressusciter  Pitt,  que  tout 
le  monde  jugeait  mort  depuis  la  prise  de  Toulon, 
et  qu'il  devait  arriver  immanquablement,  qu'à  son 
arrivée  à  Londres,  ce  beau  rapport  ferait  remon- 
ter le  ministre  aux  nues,  et  lui  ouvrirait  toutes  les 
bourses  des  Cartbaginois.  Que  Xavier  Audouin 
et  quelques  patriotes  à  vue  courte,  aient  décla- 
mé aux  Jacobins,  le  Delenda  Carlhago,  cela  était 
sans  conséquence ,  et  pouvait  passer  pour  l'effet 
de  l'indignation  du  patriotisme  dans  ses  foyers. 
Tel  fier t  qui  ne  tue  pas.  Mais  qu'à  la  tribune  de 
la  Convention,  un  membre  du  comité  de  salut 
public  ait  dit  qu'il  fallait  aller  détruire  le  gouver- 
nement anglais,  et  raser  Cartilage  (2).  Qu'un  autre 
membre  du  comité  de  salut  public,  à  vue  moins 
courte  que  Barère,  ait  encliéri  aux  Jacobins  sur 
cette  opinion;  qu'il  ait  dit  que  pour  lui  c'était  la 


(1)  Ancien  texte  :  Londres. 

(a)  Ancien  texte:  Qu'il  ait  dit  publiquement  qu'il  fallait  ex" 
terminer  le  peuple  anglais  de  l'Europe,  à  moins  qu'il  ne  se 
démocratisât. 


~  203  — 

guerre,  non  seulement  au  gouvernement ,  mais 
au  peuple  anglais,  et  une  guerre  à  mort  qu'il  lui 
prétendait  faire  à  moins  qu'il  ne  se  démocratisât; 
en  vérité,  voilà  ce  qui  est  inconcevable.  Quoi! 
dans  le  même  temps  que  Shéridan  s'écriait  dans 
la  chambre  des  communes  :  «  La  conduite  des 
Français  manifeste  qu'ils  n'avaient  point  à  cœur 
la  guerre  avec  le  peuple  anglais;  ils  ont  détruit 
le  parti  de  Brissot  qui  avait  voulu  cette  guerre  : 
je  pense  qu'ils  seraient  disposés  à  conclure  avec 
nous  la  paix,  dans  des  termes  honorables  et  avan- 
tageux à  la  république.  J'appuie  mon  raisonne- 
ment sur  la  foi  des  décrets  de  la  Convention  ,  qui 
déclarent  que  la  république  a  renoncé  à  la  pensée 
de  répandre  sa  doctrine  au  dehors,  et  que  son 
seul  but  est  d'établir  un  gouvernement  intérieur, 
tel  qu'il  a  été  adopté  par  le  peuple  français. 
(i)  [Quoi!  c'est  dans  le  même  temps  que  Ro- 


(i)  Ce  passage  a  été  entièrement  tronqué  par  Desenne,  jious 
îe  rétablissons  en  entier  dans  le  texte  comme  il  se  trouve  dans 
le  manuscrit.  Voici  l'ancien  texte  que  nous  avons  cru  devoir 
remettre  sous  les  yeux  du  lecteur  : 

Quoi!  c'est  dans  le  même  temps  que  Stanhope  s'écriait  dans 
la  chambre  haute  :  «  Nulle  puissance  n'a  le  droit  de  s'ingérer 
w  dans  le  gouvernement  intérieur  d'un  état  indépendant 
«  d'elle  ;  le  peuple  français  a  proclamé  ce  principe,  d'après  le 


—   204  — 

bespierre  par  son  discours  aux  jacobins  prend 
sans  s'en  apercevoir  le  rôle  de  Brissot,  dénationa- 
liser la  guerre!  C'est  Robespierre  qui  s'est  tant 
moqué  de  Cloots  voulant  municipaliser  l'Europe, 


«-  vœu  de  sa  constitution  ,  art.  1 18  et  1 19  ,  et  il  ne  veut  point 
«  s'ingérer  dans  le  gouvernement  de  notre  nation.  »  Quoi  ! 
c'est  dans  le  même  temps  que  Barère  ,  sans  >>'en  apercevoir,  se 
charge  de  l'apostolat  de  Cloots,  de  municipaliser  la  Grande- 
Bretagne,  et  d'un  rôle  de  Brissot,  de  nationaliser  la  guerre  avec 
le  peuple  anglais  !  car  enfin  ,  tout  peuple  en  ce  cas,  et  surtout 
une  nation  fière  comme  les  Anglais,  veut  être  le  maître  chez 
soi.  Et  quels  que  soient  les  vices  de  sa  constitution, si  c'est  un 
peuple  rival  qui  prétend  les  redresser  et  les  démocratiser  de 
gré  ou  de  force,  il  dira,  comme  la  femme  de  Sganarelle  à 
31.  Robert  :  «  De  quoi  vous  mêlez-vous  ?  et  moi  je  veux  être  battue.  » 
Pitt  a  dû  bien  rire  en  voyant  Barère  qui  l'appelle,  lui,  Tilt,  un 
iinbécille,  faiie  lui-même  cette  lourde  école,  d'enraciner  Pitt 
plus  que  jamais  dans  le  ministère;  en  voyant  Barère  le  dis- 
penser de  réfuter  le  parti  de  l'opposition,  et  donner  ainsi  un 
pied  de  nez  à  Shéiidan  et  à  Stanhope,  avec  leurs  beaux  dis- 
cours sur  la  neutralité  constitutionnelle  de  la  îépublique,  à 
l'égard  du  gouvernement  des  autres  peuples.  Qui  ne  voit  que 
la  réception  de  cr  fameux  discours  de  Barère  a  dû  charmer 
Pitt  plus  que  la  nouvelle  d'une  victoire,  et  que  les  Anglais 
n'auraient  pas  manqué  de  se  dire  :«  Puisque  Londres  est  Car- 
tilage, avons  le  courage  des  Carthaginois,  fesous  plutôt  comme 
eux,  des  cordages  et  des  aies  avec  nos  cheveux,  donnons  à 
Pitt  jusqu'au  dernier  schilling,  et  levons-nous  aussi  en  niasse 
Maïs  oserais-tu  dire  ces  véiités  à  Barère?  Oserais-la  dire  que 
ce*.  Hébert,  par  exemple,  ce  Momnro 


—   205   — 

qui  se  charge  de  son  apostolat  et  veut  démocra- 
tiser le  peuple  anglais!  Car  enfin  tout  peuple  dans 
ce  cas  et  surtout  une  nation  fîère  comme  l'angle- 
terre  quelques  soient  les   vices  de  sa  constitution 
dit  comme  lafemmedeSganarelle  à  Robert  :  Et  moi 
si  je  veux  qu'il  me  batte!  Et  c'est  Robespierre 
qui  oubliait  ainsi  le  discours  profondément  poli- 
tique, entraînant,  irréfutable  qu'il  prononça   au 
mois   de  décembre  1791,   lorsque    presque   seul 
avec  toi  il  opinait  si  fortement  contre  la  guerre: 
C'est  Robespierre   qui    oublie    ce    mot  énergique 
qu'il  disait  alors  :  Est-ce  quand  le  feu  est  à  notre 
maison   qu'il  faut  aller  F  éteindre    chez   les 
autres]  qui  oublie  cette  grande  vérité  qu'il  pro- 
clamait et  développait  si  bien  alors,  que  la  guerre 
fut    toujours    la   ressource  du    despotisme,  qui, 
par  sa  nature  n'a  de  force  que  dans  les  armes  et 
ne  peut  rien  gagner  qu'à  la  pointe  de  l'épée,  au 
lieu  que  la  liberté  n'a  pas  besoin  de  canons  et  ne 
fait  jamais   plus    de  conquêtes  que    par  la  paix, 
puisqu'elle  ne   règne  point  par    la  terreur,   mais 
par  ses  charmes;  elle  nTa  pas  besoin  de  se  cacher 
derrière  des  retranchemens  pour  prendre  des  vil- 
les; mais  dès  qu'on  peut  la  voir  on  en  est  épris  et 
on    court  au  devant  d'elle.  Mais  oserais-tu    bien 
faire  de  semblables  rapprochemens  et  par  ces  con° 


—  20G  — 

tradictions  rendre  à  Robespierre  le  ridicule  qu'il 
verse  sur  toi  à  pleines  mains  depuis  quelque  temps. 
Pilt  dût  bien  rire  en  voyant  que  cet  homme  qui 
l'appelait,  lui,  Pitt,  un  imbècille  et  une  béte,h  la 
séance  du  10  pluviôse,  aux  Jacobins,  est  celui-là 
même,  Robespierre,  qui  s'y  prend  si  bien  pour 
l'affermir  dans  le  ministère  et  donner  un  pied  de 
nez  à  Fox,  à  Shéridan  et  à  Stanhope.  Qui  ne  voit 
qu'à  la  réception  de  ce  discours  et  du  rapport  de 
Barère,  on  a  du  se  dire  à  Londres:  Eh  bien! 
puisque  nous  somjfies  Cartilage ,  ayons  le  cou- 
rage des  Carthaginois y  fesons  plutôt  comme 
eux  des  cables  avec  nos  cheveux  et  levons  nous 
en  masse. 

Oserais-tu  t' exprimer  de  même  avec  franchise 
sur  le  comité  de  sûreté  générale  ?  Oserais-tu  dire 
que  ce  comité  qui  embastille  la  tiédeur  et  fait  en- 
fermer les  citoyens  par  milliers,  comme  suspects 
de  n'avoir  pas  aimé  la  république,  a  pour  son 
président  Vadier  ,  celui-là  même  qui ,  le  1 6  juillet 
1791,  et  la  veille  du  Champ-de-Mars ,  appuyait 
de  toute  sa  force  la  motion  de  Dandré,  de  mander 
à  la  barre  les  six  tribunaux  de  Paris  et  de  leur 
commander  le  procès  à  tous  les  Jacobins;  ce 
même  Vadier  qui,  le  16  juillet,  disait  à  la  tribune 
de  l'assemblée  nationale  :  J'adore  la  monarchie 


—  207  — 

et  j'ai  en  horreur  le  gouvernement  républicain, 
et  faisait  cette  honteuse  profession  de  foi  consi- 
gnée dans  le  Moniteur  et  dans  tous  les  journaux 
du  temps,  pour  laquelle  Marat,  le  lendemain,  le 
traitait  comme  renégat  et  le  plus  infâme  des  cons- 
tituans;  et  le  voilà  aujourd'hui  le  saint  Dominique 
du  comité  de  sûreté  générale? 

Oserais-tu  dire  que  Vouland,  secrétaire  du  co- 
mité de  sûreté  générale  était  également  un  roya- 
liste bien  prononcé  et  membre  du  fameux  club 
des  Feuillans,  comme  il  appert  par  la  liste  authen- 
tique et  officielle  trouvée  dans  le  secrétariat  du 
club  des  Feuillans,  une  des  conquêtes  importantes 
du  10  août,  et  imprimée  par  le  comité  de  surveil- 
lance de  la  commune? 

Oserais-tu  dire  que  Jagot,  autre  frère  terrible 
du  comité,  et  qui  incarcère  pour  un  point  d'ai- 
guille, a  lui  même  à  sa  montre,  le  vieux  patriote, 
s'il  y  a  bien  pris  garde,  un  trèfle  qui  a  quelque 
ressemblance  avec  une  fleur  de  lys;  que  ce  même 
Jagot,  la  veille  du  10  août,  courut  donner  sa  dé- 
mission de  membre  du  comité  de  sûreté  générale 
de  l'assemblée  législative,  de  peur  que  la  cour  ne 
gagnât  la  bataille  du  lendemain,  et  qu'il  ne  fut  en- 
veloppé dans  la  proscription  inévitable  de  Merlin, 
Bazire  et   Chabot,  ses  collègues  au  comité;  que 


_  2"08  — 

c'est  ce  même  Jagot  que,  clans  les  quatre  premiers 
mois  de  la  session,  toute  la  Convention  a  vu  sié- 
geant, non  seulement  au  marais,  mais  aux  anti- 
podes de  la  montagne  à  coté  de  Brissot,  Barba- 
roux  et  Duperret? 

Qui  trouveras-tu  encore  dans  ce  décemvirat  si 
puissant ,  car  le  comité  n'est  pas  composé  de  plus 
de  dix  membres?  Qui  trouveras-tu  parmi  ces  figu- 
rons eu  m  en  ides? 

Est-ce  Amar  le  moins  farouche  de  tous  et  dont 
la  musique  calme  Forage  du  métier,  mais  à  qui  le 
sabre  ne  va  pas  mieux  qu'à  ses  confrères,  contre 
des  citoyens  égarés,  puisqu'il  a  été  égaré  plus 
que  personne?  est-ce  Amar,  dont  tout  le  monde  se 
rappelle  encore  le  calembourg  lors  de  son  vote 
d.ins  un  appel  nominal  pour  le  renouvellement  du 
bureau  à  la  fin  de  i  ycp  :  La  lois ,  Chassé,  Dan- 
ton? 

Est-ce  David,  perdu  d'orgueil ,  qui  fut  le  plus 
forcené  de  tous  par  sa  misérable  ambition  de  lire 
dans  tous  les  journaux  :  Présidence  de  David? 
Zeuxis  se  promenait  aux  jeux  Olympiques  avec 
une  superbe  robe  de  pourpre  sur  laquelle  on  li- 
sait en  lettres  dur:  Le  peintre  Zeuxis.  David,  plus 
ridiculement  vain  ,  n'aurait  pas  de  plus  grand  plai- 
sir que  de  se   promener  avec  cet  écrileau  :  «  Le 


—  209  — 

«  président  David!  Ce  n'est  pas  tant  de  monHo- 
«  race,  de  mon  Brutus,  disait-il,  qu'on  doit  par- 
«  1er,  ce  n'est  point  du  peintre,  c'est  du  législa- 
«  teur,  c'est  de  ma  présidence  que  parlera  la  pos- 
«  térité.  »  David  a  déshonoré  son  art  en  oubliant 
qu'en  peinture  comme  en  éloquence  le  foyer  du 
génie  c'était  le  cœur  :  il  prouve  qu'on  peut  être 
un  grand  peintre  avec  l'âme  de  Louis  XI,  et  qu'il 
n'a  entassé  tant  de  monde  dans  les  prisons  que 
pour  capter  la  popularité  du  moment,  parvenir 
à  être  quinze  jours  le  sonneur  de  la  Convention 
et  à  asseoir  son  c.  sur  un  fauteuil  de  maroquin 
vert!  Ceux  qui  connaissent  le  personnage  et  la 
vanité  dont  il  est  bouffi,  sont  tentés  de  croire  que 
c'eât  une  irruption  d'orgueil  qui  lui  a  mis  la  joue 
de  travers.  L'histoire  qui  voudra  faire  son  portrait 
ressemblant  ne  pourra  couvrir  ce  défaut  avec  ces 
chaînes  d'or  que  l'antiquité  fesait  sortir  des  lèvres 
de  Nestor  ou  de  Jules-César,  pour  exprimer  leur 
éloquence  ou  leur  bienfaisance;  elle  ne  pourra  le 
cacher  qu'avec  de  l'écume  pour  exprimer  la  rage  ; 
et  la  ressemblance  sera  parfaite  si ,  comme  ce 
peintre,  qui  en  jetant  de  dépit  son  éponge  ren- 
dit si  bien  l'écume  d'un  cheval,  elle  jette  sur  les 
lèvres  de  David  une  éponge  trempée  dans  le  sang 
innocent.  A  la  vérité  David  se  fait  gloire  de  cette 

14 


—  210  — 

rage;  il  prétend  que  c'est  la  colère  de  Bru  tu  s 
contre  les  Royalistes  et  les  Brissotins  ;  mais  c'est 
dommage  que  Ton  sache  que  ce  républicain  plus 
que  farouche  était  le  peintre  du  roi  et  passait  sa 
vie  h  peindre  Louis  XVI  avec  d  autres  couleurs  que 
les  tiennes  dans  tes  vers;  il  est  fâcheux  que  cet 
anti- modéré,  cet  anti-Brissotin  qui  ne  pouvait 
pardonner  a  Cicéron  d'avoir  pensé  que  la  terreur 
était  le  mentor  d'un  jour;  que  ce  soit  le  même 
David  qui,  il  n'y  a  pas  si  long-temps,  te  fesait  une 
grosse  querelle  et  t'aurait  battu,  s'il  en  avait  eu  la 
hardiesse  ou  la  force,  à  propos  de  ton  Brissot  De- 
masqué  ;  il  est  fâcheux  qu'on  sache  que  c'est  ce 
même  David,  si  Brissotin,  que  naguère  encore  il 
fallait  que  Panis  se  mit  tout  en  nage  au  cœur  de 
l'hiver,  dans  le  jardin  des  Tuileries,  pour  lui  per- 
suader que  c'était  Robespierre  qui  était  le  patriote 
et  qui  avait  raison  contre  Brissot. 

Voilà  les  patriotes  nouveaux,  voilà  les  hommes 
tous  fameux  qui  ne  peuvent  pas  croire  aux  Made- 
leine et  aux  saint  Augustin  politiques  et  qui  te 
font  un  crime  de  ta  pitié  pour  des  patriotes,  pour 
des  frères  qui  ont  été  cent  fois  moins  égarés 
qu'eux. 

Qui  trouveras-tu  encore  dans  ce  comité  el  à 
la  tête  des  mesures  les  plu^  violentes  }  c'est  un  la- 


—  211   — 

Vicomierie  connu  par  son  gros  livre  des  Crimes 
des  rois,  où  il  tonne  à  chaque  page  contre  les  ar- 
restations arbitraires  des  gens  suspects  aux  rois, 
et  qui  a  embastillé  à  lui  seul  plus  de  suspects  en 
cinq  mois  que  tous  les  tyrans  dont  il  parle  depuis 
la  fondation  de  la  Bastille. - 

Mais  tu  n'y  trouverais  plus  nos  deux  vieux  Cor- 
deliers  Boucher-Saint-Sauveur  et  Panis,  ces  deux 
membres  du  comité  de  sûreté  générale ,  véné- 
rables par  leurs  services  et  par  cinq  années  de  per- 
sécutions de  la  cour,  auxquelles  ils  ont  résisté;  ils 
n'ont  pu  tenir  à  la  vue  des  indignités  qui  s'y  com- 
mettaient et  ils  en  sont  sortis  en  secouant  la  pous- 
sière de  leurs  pieds. 

Sans  doute  le  même  motif  en  éloigna  le  bon 
Rhul  autre  patriote  éprouvé,  qu'on  n'y  rencontre 
jamais  et  sur  le  point  d'en  donner  sa  démission, 
mais  aussi  faible  que  Panis  et  Boucher,  et  sans 
oser  en  expliquer, les  motifs  à  la  tribune  de  la  Con- 
vention. 

Tu  y  verras  encore,  il  est  vrai,  un  vieux  Corde- 

lier,  un    patriote    a  cheveux  blancs  ,   l'excellent 

ilougiff.  Entre   chez   Guff. il  te  dira  qu'il  n'y 

reste  que  pour  corriger  beaucoup  de  mal  par  un 

peu  de  bien.  Guff,  ...  es!  estimable  de  tenir  ferme 

14. 


—  212  — 

à  son  poste  et  c'est  Boucher-Saint-Sauveur,  Panis 
et  Rhul  qu'il  faut  blâmer  de  leur  désertion. 

Oserais-tu  dire  ce  que  t'a  dit  ton  collègue  P...., 
que  M.  Héron  ,  ci-devant  corsairede  profession  et 
écumeur  de  mer,  aujourd'hui  écumeur  de  pavés 
et  grand  entrepreneur  d'arrestation  et  d'élargis- 
sement à  prix  d'argent,  sans  être  attaché  par  au- 
cun emploi  au  comité  de  sûreté  générale,  et  lieu- 
tenant, premier  commis  officieux  et  volontaire 
dans  la  Saint-Hermandad,  a  gagné  peut-être  plus 
d'un  million  depuis  six  mois  qu'il  est  le  Cicérone 
du  comité  et  celui  qui,  dans  la  rue,  désigne  et 
montre  au  doigt  les  suspects. 

Oserais-tu  dire  que  cet  externe,  même  parmi  les 
commis  du  comité,  y  est  si  puissant,  qu'il  a  osé  y 
prendre  an  collet  un  représentant  du  peuple  qui 
lui  reprochait  de  s'être  fait  un  bois  de  l'anti- 
chambre du  comité  et  d'y  faire,  avec  la  terreur, 
ce  que  Cartouche  fesait  sur  les  grands  chemins 
avec  un  bon  pistolet.  Ce  M.  Héron  n'est  pas  en- 
core assez  content  d'être  débarrassé  de  la  surveil- 
lance de  Boucher-Saint-Sauveur  et  de  Panis,  ces 
deux  vénérables  patriotes  qui  ont  donné  leur  dé- 
mission; il  ne  lui  suffit  pas  que  le  bon  Rhul  ne 
vienne  presque  jamais  au  comité. 


—  213  — 

Oserais-tu  dire  que  tu  as  appris  de  Guff....  que 
la  surveillance  d'un  homme  de  bien  lui  est  si  à 
charge  qu'il  a  preuves  en  main  que  cet  infâme 
Héron  est  allé  dans  les  prisons  mendier  de  faux 
témoignages  et  tâcher  de  suborner  des  scélérats, 
pour  envoyer  lui,  Guff...,  notre  cher  Rougiffe,  cet 
excellent  patriote  à  cheveux  blancs,  au  tribunal 
révolutionnaire. 

Oserais-tu  dire  que  Fabre  d'Eglantine  quel- 
ques jours  avant  son  arrestation  a  déclaré  qu'il 
prouverait,  pièces  sur  le  bureau,  que  ce  Héron, 
prôné  à  la  tribune  de  la  Convention  comme  un 
patriote  exquis,  ce  Le  Noir  du  comité,  a  chez  lui 
des  mandats  d'arrêt  et  des  lettres  de  cachet  en 
blanc,  dont-il  n'a  qu'à  remplir  les  noms,  et  qu'au- 
jourd'hui ,  sous  le  règne  des  lois  et  au  fort  de  la 
démocratie  et  de  l'égalité,  il  existe  un  homme  in- 
connu dans  la  révolution  ,  et  qu'aucun  service 
n'avait  recommandé,  qui  est  plus  puissant  sur  les 
citoyens  par  la  faveur  on  ne  sait  de  qui,  que  ne 
le  fut  jamais  par  la  faveur  de  son  Louis  XV  la 
Dubarry  sur  les  sujets  du  tyran,  quand,  prenant 
deux  oranges,  elle  disait  :  Saule  Choiseuil,  saute 
Braslin,  qui  prend  non  des  oranges  mais  sans  doute 
des  poignées  d'assignats  et  dit  :  En  prison  un  tel: 
En   liberté   un  tel.   Saute  (VÈglantine ,  saute 


—   2\h   — 

Guff... . .  y  saute   Camille  -  Desmoulins ,    M 

Il  tient  dans  sa  main  des  listes  de  proscriptions, ou 
livre  sans  préambule  et  sans  autre  explication  à  la 
guillotine  une  douzaine  de  députés,  vieux  mon- 
tagnards. Combien  de  citoyens  depuis  six  mois 
ont  été  embastillés  de  par  M.  Héron. 

Oserais-tu  dire  que  ce  scélérat  qui  logeait  chez 
Fallope,  membre  du  conseil-général  de  la  com- 
mune, a  fait  mettre  celui-là  en  prison  parce  que... 
Oserais-tu 


CAMILLE- DLSMOULINS. 


Oui,  si  l'oser  sauvait  la  république.  Mais  quel 
bien  lui  en  reviendra-t-il  quand  j'aurai  voué  à 
l'infamie  tous  ces  noms  obscurs.  La  clameur  (i) 
de  tous  ces  amours-propres  blessés  parviendrait 
peut-être  à  me  mettre  hors  d'état  de  remédier  aux 
maux  de  la  patrie.  Aussi  trouve-t-on  que  je  jette 
au  feu  (2)  sans  pitié  ces  six  grandes  pages  de  caus- 
ticités. Je  conviens  que  la  satire  est  extrêmement 
piquante,  elle  me  vengerait,  elle  ferait  courir  tout 
Paris  chez  Desenne ,  moins  encore  par  la  vérité 


(2)  Ancien  texte  :  Clémence. 
(2)  Ancien  texte  :  Au  son. 


— .  215  — 

que  par  la  hardiesse  et  la  (i  )  témérité  jde  la  cen- 
sure, car  un  (2)  bon  mot  qui  expose  son  auteur 
a  toujours  bien  plus  de  vogue.  Mais  en  méditant 
sur  la  naissance  les  progrès  et  la  chute  (3)  des 
républiques,  je  me  suis  convaincu  que  les  ani- 
mosités  et  les  querelles  d'amour-propre  leur  (4) 
ont  nui  autant  que  le  mulet  chargé  d'or  de  Phi- 
lippe, Cicéron  blâme  Caton  d'écouter  sa  vertu 
intempestive,  qui  nuit,  dit-il,  à  la  liberté,  et  lui- 
même  lui  nuit  cent  fois  davantage,  en  écoutant 
trop  son  amour-propre  et  en  publiant  la  seconde 
Phiîippique.  (5)  Cicéron  oubliait  alors  ce  qu'il 
avait  dit  lui-même  vingt  ans  auparavant ,  qu'il  y 
a  des  coquins,  tels  que  Syîla,  dont  un  patriote 
doit  taire  le  mal  et  respecter  jusqu'à  la  mémoire, 
après  leur  mort,  de  peur  que  si  on  venait  à  casser 
leurs  actes,  l'état  ne  soit  bouleversé.  Le  républi- 
cain qui  ne  sait  pas  sacrifier  sa  vanité,  ses  ressen- 
timens,  et  même  la  vérité  à  l'amour  du  bien  pu- 


(i)  Ancien  texte  :   La  vérité  des  choses  que  par  la   témérité 
tle  les  dire. 

(2)  Ancien  texte  :  Un  ouvrage. 

(3)  Ancien  texte  de  la  république. 

(4)  Avaient  plus  nui. 

(5)  Ancien  texte  ;  La  seconde  Phiîippique,  qui  vend  M.   Aii= 
toine  irréconciliable. 


—  216  — 

hlic,est  aussi  coupable  que  celui  qui  ne  sait  pas 
lui  faire  le  sacrifice  de  son  intérêt  personnel.  L'ava- 
rice n'a  point  fait  plus  de  mal  à  la  patrie  que 
d'autres  passions  dont  le  nom  est  moins  odieux. 
Par  exemple,  la  jalousie  du  pouvoir  et  la  rivalité, 
l'amour  de  la  popularité  et  des  applaudissemens. 
Le  patriote  incorruptible  est  celui  qui  ne  consi- 
dère que  le  bien  de  la  patrie ,  et  dont  l'oreille  est 
aussi  fermée  et  inaccessible  aux  applaudissemens 
des  tribunes  ou  aux  éloges  des  souscripteurs, 
que  (i)  ses  mains  le  sont  aux  guinées  de  Pitt. 

LE    VIEUX    CORDELIER. 

Je  réponds,  en  un  mot:  dans  les  temps  de  Sylla 
et  de  Marc-Antoine  dont  tu  parles ,  si  toute  vé- 
rité n'était  plus  bonne  à  dire,  c'est  que  déjà  il  n'y 
avait  plus  de  république.  Les  ménagemens,  les 
détours,  la  politesse,  la  circonspection,  tout  cela 
est  de  la  monarcbie.  Le  caractère  de  la  république, 
c'est  d'appeler  les  hommes  et  les  choses  par  leurs 
noms  et  d'ignorer  l'usage  des  points  et  des  étoiles 
dans  ses  écrits.  La  monarchie  fait  tout  dans  le  ca- 

(i)  Ancien  texte  :  Ces  moyens. 


—  217  — 

binet,  dans  des  comités  et  par  le  seul  secret;  la 
république,  tout  à  la  tribune,  en  présence  du 
peuple  et  par  la  publicité,  par  ce  que  Marat  ap- 
pelait faire  un  grand  scandale.  Dans  les  monar- 
chies, la  base  (i)  du  gouvernement  est  le  men- 
songe, tromper  est  tout  le  secret  de  l'état;  3a  po- 
litique des  républiques,  c'est  la  vérité.  Tu  prétends 
clans  ton  journal,  faire  la  guerre  aux  vices,  sans 
noter  les  personnes  :  dès-lors  tu  n'es  plus  un  répu- 
blicain à  la  tribune  des  Jacobins,  mais  un  prédi- 
cateur et  un  Jésuite  dans  la  chaire  de  Versailles, 
qui  parle  à  des  oreilles  royales,  de  manière  qu'elles 
ne  puissent  s'effaroucher,  et  qu'il  soit  bien  évident 
que  (2)  ses  portraits  sont  de  fantaisie,  et  ne  res- 
semblent à  personne.  Au  lieu  de  supprimer  chré- 
tiennement dans  ton  (3)  numéro  7  ces  six  grandes 
pages  de  faits ,  si  tu  en  publiais  seulement  une  ou 
deux  en  véritable  républicain,  c'est  alors  que  le 
public  retirerait  quelque  fruit  de  la  lecture  du 
Vieux  Cordelier.  Après  lui  avoir  mis  sous  les 
yeux  deux  ou  trois  exemples ,  tu  lui  dirais  .-Peuple 
fais  ton  profit  de  la  leçon;  je  ne  veux  point  faire 


(1)  Ancien  texte  ;  Le  bon. 

(2)  Ancien  texte  :  Ces  patriotes. 

(3)  Ancien  texte  :  Journal. 


-   âlS  — 

le  procès  à  tant  de  monde,  je  veux  ouvrir  une 
porte  au  repentir,  je  veux  ménager  les  patriotes, 
et  même  ceux  qui  en  font  le  semblant  (i);  mais 
apprends  par-là  que  tous  ces  grands  tapageurs  des 
sociétés  populaires  qui,  comme  ceux  que  je  viens 
de  nommer,  n'ont  à  la  bouche  que  le  mot  de  guil- 
lotine, qui  t'appellent  chaque  jour  a  leur  aide, 
font  de  toi  l'instrument  de  leurs  passions,  et  pour 
venger  leur  amour-propre  de  la  plus  légère  pi- 
qûre, crient  sans  cesse  :  Que  le  peuple  soit  de- 
bout! de  même  que  les  Dominicains,  quand  ils 
font  brûler  en  Espagne  un  malheureux  hérétique, 
ne  manquent  jamais  de  changer  V  Exurgat  Deus, 
«  Que  Dieu  le  père  soit  debout!  »  Prends  y  garde, 
et  tu  verras  que  tous  ces  tartuffes  de  patriotisme, 
îous  ces  Pharisiens,  tous  ces  crucifiges  (a),  tous 
ces  gens  qui  disent:  Il  n'y  a  que  nous  de  puis , 
nous  ne  resterons  pas  vingt  montagnards  à  la 
Convention,  si  on  les  épurait,  non  pas  dans  le 
club,  mais  dans  mon  journal  véridique,  parmi  ces 
républicains  (3)  qui  ne  pardonneraient  pas  une 
petite  larme ,  il  ne  s'en  trouverait  pas  un  seul  qui 
ne  fût  un  novice   du  io  août,  pas  un  qui   n'eût 

(i)  Ancien  texte  :  Malheur. 

(2)  Ancien  texte  Crucifuges. 

(3)  Ancien  texte  :  Si  feivens. 


—  2Î9  - 

été   naguère,  ou  m  Fayétiste    ou   Brissotin  ,   ou 
même  un  Royaliste. 

Conviens  que  tu  n'oserais  citer  un  seul  de  ces 
(>:) individus: crois- moi,  conserve  au  moins  (3)  ta 
réputation  de  franchise;  avoue  que  tu  n'as  pas 
assez  de  courage,  ou  plutôt  ce  ne  serait  point 
avouer  ta  poltronnerie.  Le  courage  n'est  point  la 
démence,  et  il  y  aurait  de  la  démence  à  ne  point 
suivre  le  conseil  de  Pollion:  «Je  n'écris  point  contre 
qui  peut  proscrire.  »  Ce  serait  avouer  [seulement] 
que  nous  ne  sommes  pas  républicains  (4) ,  je 
le  vois,  mais  tu  ne  peux  te  résoudre  à  faire 
cet  aveu. 

[Et  pourtant] ,  comment  se  faire  illusion  à  ce 
point?  Je  ne  conçois  pas  comment  on  peut  re- 
connaître une  république  là  où  la  liberté  de  la 
presse  n'existe  point.  Sais-tu  ce  que  c'est  qu'un 
peuple  républicain  ,  un  peuple  démocrate  ?  Je 
n'en  connais  qu'un  parmi  les  anciens.  Ce  n'est 
point  les  Romains;  à  Rome,  le  peuple  ne  parlait 


(i)  Ancien  texte  :  Ou  Brissotin,  ou  Feuiliantin  .  ou  même 
un  royaliste. 

(2)  Ancien  texte:  Exemples. 

(3)  Ancien  texte.  En  main. 

(4)  Ancien  texte  :  Et. 

(5)  Ancien  texte  :  Ce  n'élait. 


—   220  — 

guères  avec  liberté  que  par  insurrection,  dans  la 
chaleur  des  factions,  au  milieu  des  coups  de  poings, 
de  chaises  et  de  bâtons ,  qui  tombaient  comme 
grêle  autour  de  la  tribune  (i);  mais  de  véritables 
républicains,  des  démocrates  permanens,  par  prin- 
cipes et  par  instinct,  c'étaient  les  Athéniens 

Railleur  et  malin,  non  seulement  le  peuple 
d'Athènes  permettait  de  parler  et  d'écrire,  mais 
on  voit  (2)  par  ce  qui  nous  reste  de  son  théâtre,  qu'il 
n'avait  pas  de  plus  grand  divertissement  que  de 
voir  jouer  sur  la  scène  ses  généraux,  ses  minis- 
tres, ses  philosophes,  ses  comités;  et  ce  qui  est 
bien  plus  fort,  de  s'y  voir  jouer  lui-même.  Lis 
Aristophane,  qui  fesait  des  comédies,  il  y  a  trois 
mille  ans ,  et  tu  seras  étonné  de  l'étrange  ressem- 
blance d'Athènes  et  de  la  France  démocrates.  Tu 
y  trouveras  un  Père  Duchesne,  comme  à  Paris, 
les  bonnets  rouges,  les  ci-devant,  les  orateurs  , 
les  magistrats,  des  motions  et  des  séances  absolu- 
ment comme  les  nôtres;  tu  y  trouveras  les  princi- 
paux personnages  du  jour;  en  un  mot,  une  anti- 
quité de  treize  mille  (3)  ans  dont  nous  sommes  con- 


(1)  Ancien  texte  :  Des  tribunes. 

(2)  Ancien  texte  :  Je  ne  vois  pas. 

(3)  Ancien  texte  :  Mille. 


—  221   — 
temporains.  La  seule  ressemblance  qui  manque, 
c'est  que,  quand  ses  poètes  le  représentaient  ainsi, 
à  son  Opéra  et  à  sa  barbe,  tantôt  sous  le  costume 
d'un  vieillard  ,    et  tantôt   sous  celui    d'un  jeune 
homme,  dont  l'auteur   ne  prenait   pas   même  la 
peine   de   déguiser   le  nom,  et  qu'il   appelait   le 
peuple  ;  le  peuple  d'Athènes,  loin  de  se  fâcher, 
proclamait  Aristophane  le  vainqueur  des  jeux  ?  et 
encourageait   par    tant    de    bravos   et  de    cou- 
ronnes à  faire  rire  à  ses  dépens,  que    l'histoire 
atteste,  qu'à  l'approche  des  Bacchanales ,  les  juges 
des  pièces  de  théâtre  et  le  jury  des  arts  étaient 
plus  occupés  que  tout  le  sénat  et  l'aréopage  en- 
semble, à  cause  du  grand  nombre  de  comédies  qui 
étaient  envoyées  au  concours.  Notez  que  ces  co- 
médies étaient  si  caustiques,  contre  les  ultra-ré- 
volutionnaires  et  les  tenans  de  la  tribune  de  ce 
temps-là,  qu'il  en  est  telle  ,  jouée  sous  l'archonte 
Stratocles,  quatre  cent  trente  ans  avant  J.-C.  (i), 
laquelle  si  elle  était  traduite  mettrait  debout  les 
Cordeîiers,  car  Hébert  soutiendrait  que  la  pièce 
ne  peut  être  que  d'hier,  de  l'invention  infernale 
de  Fabre  d'Églantine,  contre  lui  et  le  Père  Du- 


(i)  Ancien  texte:  Que  si  on  traduisait  aujourd'hui  ce  qu'Hc- 
hert  soutiendrait  aux.  Cordeîiers. 


—  222  — 
cbesne,  et  que  c'est  le  traducteur  qui  est  la  cause 

de  la  disette  des  subsistances  (i);et  il (2) jurerait 
de  le  poursuivre  jusqu'à  la  guillotùie.  Les  Athé- 
niens étaient  pins  indnlgens  et  non  moins  chan- 
sonniers que  les  Français:  loin  d'envoyer  a  Sainte- 
Pélagie,  encore  moins  à  la  place  de  la  révolution, 
l'auteur  qui  ,  d'un  bout  de  la  pièce  à  l'autre,  dé- 
cochait les  traits  les  plus  sanglans  contre  Périclès, 
Cléon  (3),  Lamarehus,  Alcibiade  ,  contre  les  co- 
mités et  présidens  des  sections,  et  contre  les  sec- 
tions en  masse,  les  sans-culottes  applaudissaient 
à  tout  rompre,  et  il  n'y  avait  personne  de  mort 
par  suite  de  la  représentation  que  ceux  des  spec- 
tateurs qui  crevaient  à  force  de  rire  d'eux- 
mêmes. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  cette  liberté  de  la  presse 
et  du  théâtre  coûta  la  vie  a  un  çrand  homme,  et 
que  Socrate  but  la  ciguë.  Il  n'y  a  rien  de  commun 
entre  les  Nuées  d'Aristophane  et  la  mort  de  So- 
crate, qui  arriva  vingt-trois  ans  après  la  première 


(3)  Aune  des  scanc  s  <\>  s  Cordeliers,  Hébert  ne  vient-il  pas 
fie  dire  que  Phillipp«aux,  d'Églaujiiie  et  moi,  uous  élions 
d'intelligence  avec  la  disette  ,  el  In  cause  cjimI  ne  venait  peint 
de  beurre  an .  marché  ? 

[a)  Ancien  lexle  :  Jugerait, 

(4)  Ancien  texte  :  La  mur... 


— .   223   — 

représentation,  et  plus  de  vingt  ans  après  la  der- 
nière. Les  poètes  et  les  philosophes  étaient  depuis 
long-temps  en  guerre;  Aristophane  mit   Socralc 
sur  la  scène,  comme  Socrate  l'avait  mis  dans  ses 
sermons  :  le  théâtre   se    vengea  de  l'école.  C'est 
ainsi  que   Saint-Just  et  Barère  te  mettent  dans 
leurs  rapports   du  comité  de  salut  public,  parce 
que  tu  les  a  mis  dans  ton  journal;  mais  ce  qui  a 
fait  périr  Socrate,  ce  ne  sont  point  les  plaisanteries 
d'Aristophane,  qui  ne  tuaient  personne,  ce  sont 
les  calomnies  d'Anitus  et  de  Mélitus  qui  soute- 
naient que  Socrate   était  l'auteur  de  la  disette, 
parce  qu'ayant  parlé  des  dieux  avec  irrévérence 
dans  ses  dialogues,  Minerve  et  Cérès  ne  fesaient 
plus  venir  de  beurre  et  d'oeufs  au  marché,  N'im- 
putons donc   pas  le  crime  de  deux  prêtres,  de 
deux  hypocrites,  et   de  deux  faux  témoins  à  la 
liberté  de  la  presse,  qui  ne  peut  jamais  nuire  et 
qui  est  bonne  à  tout.  Charmante  démocratie  que 
celle  [des  sans-culottes]  d'Athènes!  Solon  n'y  passa 
point  pour  un  muscadin;  il   n'en   fut  pas  moins 
regardé  comme  le  modèle  des  législateurs,  et  pro- 
clamé par  l'oracle  le  premier  des  sept  sages,  quoi- 
qu'il ne  fît  aucune  difficulté  de  confesser  son  pen- 
chant pour  le  vin  ,  les  femmes  et  la  musique;  et  il 
a  une  possession  de  sagesse  si  bien  établie,  qu'au- 


—  11k  — 

jourd'hui  encore  on  ne  prononce  son  nom  dans 
la  Convention  et  aux  Jacobins,  que  comme  celui 
du  plus  grand  législateur.  Combien  ont  parmi 
nous  une  réputation  d'aristocrates  et  de  Sardana- 
pales,qui  n'ont  pas  publié  une  semblable  profes- 
sion de  foi  ! 

Et  ce  divin  Socrate,  un  jour,  rencontrant  Al- 
cibiade  sombre  et  rêveur,  apparemment  parce 
qu'il  était  piqué  d'une  lettre  d'Aspasie  :  «  Qu'avez- 
vous,  lui  dit  le  plus  grave  des  Mentors?  auriez  - 
vous  perdu  votre  bouclier  à  la  bataille?  avez-vous 
été  vaincu  dans  le  camp  à  la  course,  ou  à  la  salle 
d'armes?  quelqu'un  a-t-il  mieux  cbanté  ou  mieux 
joué  de  la  lyre  que  vous  à  la  table  du  général 
Nicias.  »  Ce  trait  peint  les  mœurs.  Quels  républi- 
cains aimables! 

Pour  ne  parler  que  de  leur  liberté  de  la  presse, 
la  grande  renommée  des  écoles  d'Athènes  ne  vint 
que  de  leur  liberté  de  parler  et  d'écrire,  de  l'in- 
dépendance du  lycée  (i),  des  administrateurs  de 
police.  On  lit  dans  l'histoire  que  Sophocle  ayant 
voulu  soumettre  les  jardins  ou  les  écoles  de  phi- 
losophie à  l'inspection  du  sénat ,  les  professeurs 
fermèrent  la  classe;  il  n'y  eut  plus  ni  (i)  maîtres 

(i)  Ancien  texte  :  De  la  juridiction. 
(2)  Ancien  texte  :  rie 


—  225  — 

ni  écoliers,  et  les  Athéniens  condamnèrent  l'ara- 
leur  Sophocle  à  une  amende  de  3/1,000  drachmes, 
pour  sa  motion  inconsidérée.  On  ignorait  dans  les 
écoles  jusqu'au  nom  de  l'archonte.  C'est  cette  in- 
dépendance qui  valut  à  l'école  d'Athènes  sa  supé- 
riorité sur  celle  de  Rhodes,  de  Mi! et,  de  Marseille, 
de  Pergame  et  d'Alexandrie.  O  temps  de  la  démo 
cratie!  6  mœurs  républicaines  !  011  êtes- vous? 

Toi-même,  aujourd'hui  que  tu  as  pourtant 
l'honneur  d'être  représentant  du  peuple,  et  un 
peu  plus  qu'un  honorable  membre  du  parlement 
d'Angleterre,  encore  qu'il  soit  évident  que  jamais 
ni  toi,  ni  personne,  n'eut  accepté  les  fonctions  de 
député,  à  la  charge  d'être  infaillible  et  de  ne  ja 
mais  te  tromper  dans  tes  opinions,  l'est- il  permis 
de  te  tromper  1  même  dans  une  seule  expression; 
et  si  un  mot  vient  à  t'échapper  pour  un  autre,  le 
mot  de  clémence  pour  celui  de  justice,  quoiqu'au 
fond  tu  n'aies  demandé  autre  chose  que  Saint- 
Just,  justice  pour  les  patriotes  détenus,  que  la 
Convention  vient  de  décréter,  ne  voilà-t-il  pas 
qu'aussitôt  d'un  coup  de  baguette,  Hébert,  trans- 
forme ce  mot  de  clémence  en  l'oriflamme  d'une 
nouvelle  faction  ,  plus  puissante,  plus  dangereuse, 
et  dont  tu  es  le  porte-étendard  ! 

Et  comment   oserais-tu  écrire  et  être  auteur, 

1$ 


-    !>26  — 

tfuaiid  la  plupart  n'osent  être  lecteurs  ;  que  les 
trois  quarts  de  tes  abonnés,  à  la  nouvelle  fausse 
que  tu  étais  rayé  des  Jacobins,  et  au  moindre 
bruit,  courent  comme  des  lièvres,  et  éperdus  , 
chez  Desenne  effacer  leurs  noms ,  de  peur  d'être 
suspects  d'avoir  lu. 

Aujourhui  que  tu  es  membre  de  la  Conven- 
tion nationale,  sois  de  bonne  foi: oserais-tu  apos- 
tropher aujourd'hui  tel  adjoint  du  ministre  de  la 
guerre,  le  grand  personnage  Vincent  par  exemple, 
aussi  courageusement  que  tu  fesais,  il  y  a  quatre 
ans,  Nrcker  et  Bailly,  Mirabeau,  les  La  met  h  et 
Lafayette,  quand  tu  n'étais  que  simple  citoyen! 

Passe  encore  que  ,  suivant  le  conseil  de  Pollion, 
tu  n'écrives  point  contre  qui  peut  proscrire; 
mais  oserais-tu  seulement  parler  de  quiconque  est 
en  crédit  aux  Gordelters!  et,  pour  n'en  prendre 
qu'un  exemple,  oserais-tu  dire  que  ce  Monioro, 
qui  se  donne  pour  un  patriote  sans  tache ,  et  avant 
le  déluge,  ce  hardi  président  qui,  partout  où  il 
occupa  le  fauteuil,  au  club  et  à  sa  section ,  jette 
d'une  main  téméraire  un  voile  sur  les  droits  de 
l'homme,  et  met  les  citoyens  debout  pour  jeter 
par  terre  la  Convention  et  la  république;  comme 
quoi  ce  même  Momoro,  le  libraire,  en  1789,  à 
qui  tu  t'es  adressé  pour  ta  France  libre  ,  retarda 


-  ni  — 

tanl.  qu'il  put  l'émission  dé  cet  écrit,  qu'il  avait 
sans  cloute  communiqué  à  la  police ,  ayant  bien 
prévu  la  prodigieuse  influence  qu'il  allait  avoir; 
comme  quoi  Momoro,  qui  s'intitule  Premier  Im- 
primeur de  la  Liberté,  s'obstinait  a  retenir  pri- 
sonnier dans  sa  boutique,  comme  suspect,  cet 
écrit  révolutionnaire  dont  l'impression  était  ache- 
vée dès  le  mois  d'août;  comme  quoi  la  Bastille 
prise,  Momoro  refusait  encore  de  le  publier; 
comme  quoi  le  i L\  juillet,  à  onze  heures  du  soir, 
tu  fus  obligé  de  faire  charivari  à  la  porte  de  ce 
grand  patriote,  et  de  le  menacer  de  la  lanterne 
le  lendemain  s'il  ne  te  rendait  ton  ouvrage  que 
la  police  avait  consigné  chez  lui;  comme  quoi 
Momoro  brava  ta  grande  dénonciation  ,  à  l'ouver- 
ture des  districts  et  des  sociétés,  et  que  pour  ra- 
voir ton  ouvrage,  il  te  fallut  un  laissez-passer 
par  écrit  de  Lafayette  qui  venait  d'être  nommé 
commandant-général,  et  dont  cet  ordre  fut  un 
des  premiers  actes  d'autorité  !  Cet  enfouisseur 
d'écrits  patriotiques  est  aujourd'hui  un  des  plus 
ultra  patriotes,  et  l'arbitre  de  nos  destinées  aux 
Cordeliers  d'où  il  te  fait  chasser,  toi  et  Dufournv  , 
aux  acclamations. 

Encore  si  la  loi  était  commune  et  égale   pour 
tout  le  monde  ;  si  la  liberté  de  la  presse  avait  les 

i  ;>. 


—  228  — 

mêmes  bornes  pour  tous  les  citoyens  !  Toi  , 
quand  tu  as  dit  qu'Hébert  avait  reçu  120  mille 
livres  de  Boucliotte  ,  tu  as  produit  ses  quittances. 
Mais  à  Hébert  ,  non-seulement  il  est  permis  de 
dire  que  tu  es  vendu  à  Pitt  et  à  Gobourg  ;  que 
tu  es  d'intelligence  avec  la  disette,  et  que  c'est  toi 
qui  es  la  cause  qu'il  ne  vient  point  de  bœufs  de 
la  Vendée  ;  mais  il  lui  est  même  permis,  à  lui,  à 
Vincent,  à  Momoro  ,  de  demander  ouvertement 
et  a  la  tribune  une  insurrection  ,  et  de  crier  aux 
armes  contre  la  Convention.  Certes,  si  Pbilippeaux, 
Bourdon  de  l'Oise  ,  ou  toi  ,  aviez  demandé  une 
insurrection  contre  Boucbotle  ou  Vincent  ,  vous 
eussiez  été  guillotinés  dans  les  vingt  -  quatre 
heures.  Où  est  donc  ce  niveau  de  la  loi  qui,  dans 
une  république  ,  se  promène  également  sur  toutes 
les  télés  ? 

C  A  MILLE -DES  MOU  Lirs  S. 

Je  conviens  que  ceux  qui  crient  si  haut  contre 
la  clémence  doivent  se  trouver  fort  heureux  que  , 
flans  cette  occasion  ,  la  Convention  ait  usé  de 
clémence  à  leur  égard.  Beaucoup  sont  morts, 
entre  les  Tuileries  et  ltes  Champs-Elisées  ,  qui 
n'avaient   pas  parlé  si   audacieusement  que   cer- 


—  229  — 

taines  pei  sonnes  à  eettc  dernière  séance  du  club  des 
Cordeliers, qui  fera  époque  dans  les  annales  del'a- 
narehie.  Ya-t-il  rien  de  criminel  et  d'attentatoire  à 
la  liberté  comme  ce  drap  mortuaire  que  Momoro, 
sous  sa  double  (i)  présidence  à  la  section  et  aux 
Cordeliers,  fait  jeter  sur  la  Déclaration  des  droits; 
ce  voile  noir,  le  drapeau  rouge  du  club  contre  la 
Convention,  et   le   signal  du   tocsin  ?  Ou  plutôt  , 
quand  c'est  sur  les  dénonciations   extravagantes 
d'Hébert  que    Paré    est  un   second  Roland  ;    que 
moi  ,  je   suis  vendu  à  Pitt  et  à  Cobourg  ;  que 
Kobespierre     est    un    homme    égaré  ,     ou     que 
Philippeaux   est   cause   qu'il  ne   vient   point   de 
poulardes    du    Mans;  quand    c'est  sur  un  pareil 
rapport  que  ce  voile  noir  est  descendu  religieuse 
ment  sur  la   statue  de  la  liberté  par   les   mains 
pures  des  Momoro,  des  Hébert,  des  Ronsin  ,  des 
Rrocbet ,   Brichet ,    Ducroquet ,   ces  vestales   en 
révolution  ?  Y  à-t-il   rien   de  si  ridicule  ,    et  les 
médecins    sont  -  ils  aussi    comiques    avec    leurs 
seringues    dans    la    scène    de    Molière  ,    que   les 
Cordeliers    avec   leurs    crêpes    dans    la    dernière 
séance  ? 

Mais  pour  nous  renfermer    dans    la   question 


(ï)  Ancien  Iv.xle  '.Dans  sa. 


—  iZu  — 

de  la  liberté  cle  la   presse,  sans  doute  e!le   doit 

être  illimitée  ;   sans    doute    les  républiques    ont 

pour  base  et   fondement  la  liberté  de  la  presse, 

non    pas   celle    autre    base    que    leur    a    donnée 

Montesquieu.  Je  penserai  toujours,  et  je  ne  me 

Jnsse  point  de  répéter,  comme  Loustalot,  que  si  la 

liberté  de  la  presse  existait  clans  un  pays  où  le 

despotisme  le  plus  absolu  aurait  mis  dans  la 

même    main    tous    les   pouvoirs  ,    elle    seule 

suffirait  pour  faire  contre-poids  ;  je  suis  même 

persuadé  que,  cbez  un  peuple  lecteur,  la  liberté 

illimitée    d'écrire  ,    dans    aucun    cas  ,   même    en 

temps  de  révolution,   ne  pourrait  être  funeste; 

par    cette  seule  sentinelle,   la   république   serait 

suffisamment     gardée    contre    tous      les    vices  , 

toutes     les    friponneries,    toutes    les   intrigues, 

toutes   les  ambitions  ;  en  un  mot,  je  suis  si  fort 

de  ton  sentiment  sur  les  bienfaits  de  cette  liberté  , 

que  j'adopte  tous  tes  principes  en  cette  matière, 

comme   la    suite    de   ma   profession    de    foi. 

Mais  le  peuple  français  en  masse  n'est  pas 
encore  assez  grand  lecteur  de  journaux  ,  surtout 
assez  éclairé  et  instruit  par  les  écoles  primaires 
qui  ne  sont  encore  décrétées  qu'en  principe  , 
pour  discerner  juste  au  premier  coup-d'œil  entre 
Brissot  et  Robespierre.  Ensuite,  je  ne  sais  si  la 


—  2S1  — 

nature  humaine  comporte  cette  perfection  que 
supposerait  la  liberté  indéfinie  de  parler  et 
d'écrire.  Je  doute  qu'en  aucun  pays,  dans  les 
républiques,  aussi  bien  que  dans  les  monarchies, 
ceux  qui  gouvernent  aient  jamais  pu  supporter  (j) 
cette  liberté  indéfinie.  Aristophane  a  mis  sur 
la  scène  Cléon  et  Alcibiade  ,  mais  je  soupçonne 
que  c'est  dans  le  temps  qu'Aicibiade  était  dépo- 
puîarisé ,  et  qu'il  avait  fait  un  3i  mai  contre! 
Cléon  ,  et  cela  ne  prouve  pas  plus  la  supériorité 
de  la  démocratie  grecque,  et  la  liberté  indéfinie 
du  théâtre  d'Athènes  ,  que  celle  de  notre  théâtre 
serait  prouvée  aujourd'hui  ,  par  une  comédie 
contre  les  constituais  ou  contre  la  municipalité 
de  Bailly.  Les  Archontes  d'Athènes  étaient  pétris 
de  la  même  pâte  que  nos  magistrats  e!  nos 
administrateurs  de  police  ,  et  n'étaient  pas  plus 
d'humeur  à  souffrir  la  comédie  d'Aristophane  , 
qu'aujourd'hui  celle  de  Fabre  d'Eglantine.  La  loi 
d'Antimachus  a  Athènes,  contre  les  personnalités, 
de  même  que  la  loi  des  décemvirs  contre  les 
écrits  ,  prouve  que  ceux  qui  ont  eu  l'autorité  à 
Rome  ou  à  Athènes,  n'étaient  pas  plus  endurans 
que    le    Père    Duchesne    et   Ronsin  ,    et    qu'on 


{ t-)  Ancien  texte  ;  Supposer. 


—  232  — 

n'entend  pas  plus  raillerie  dans  les  monarchies 
([Lie  dans  les  républiques.  Je  sais  que  les  commen- 
tateurs ont  dit  qu'Aristophane,  dans  la  guerre  du 
Péloponèse  ,  joua  un  principal  rôle  dans  la 
république,  par  ses  comédies  ;  qu'il  était  moins 
regardé  comme  un  auteur  propre  à  amuser  la 
nation  ,  que  comme  le  censeur  du  gouvernement  ; 
et  le  citoyen  Dacier  l'appelle  l'arbitre  de  la 
patrie.  Mais  ce  beau  temps  des  auteurs  dura  peu. 
L'écrivailleur  Antimacbus  ,  aux  dépens  de  qui 
Aristophane  avait  fait  rire  toute  la  ville  d'Athènes, 
profitant  de  la  peur  qu'avaient  les  trente  tyrans 
d'une  censure  si  libre  et  si  mordante,  réussit 
enfin  à  faire  passer,  sous  eux,  la  loi  contre  les 
plaisanteries  à  laquelle  Périclès  s'était  constam- 
ment opposé  ,  quoiqif  Aristophane  ne  l'eût  pas 
épargné  lui-même.  Il  parvint  même  à  dominer  à 
sa  loi  un  effet  rétroactif ,  et  notre  vieux  et 
goutteux  auteur  fût  très-heureux  d'en  être  quitte 
pour  une  amende.  Les  triumvirs  eussent  pu 
permettre  a  Cicéron  ,  sexagénaire,  de  composer 
des  traités  de  philosophie  à  Tusculum  ,  et  comme 
quelques  sénateurs,  amis  de  la  république,  plutôt 
que  républicains  ,  et  qui  n'avaient  pas  le  courage 
de  se  percer  de  leur  épée,  comme  Caton  et  Brutus, 
de  regretter  la  liberté,  de  chercher  des  ossemens 


__  233  — 
des  vieux  Romains ,  et  de  faire  graver  sur  son 
cachet  un  chien  sur  la  proue  d'un  vaisseau  , 
cherchant  son  maître  ;  mais  encore  Antoine  ne 
put  lui  pardonner  sa  fameuse  Philippique  et  son 
numéro  II  du  Vieux  Cordelier.  Tant  ils  étaient 
rares ,  même  à  Rome  et  à  Athènes ,  les  hommes 
qui,  comme  Périclès,  assaillis  d'injures,  au  sortir 
de  la  section,  et  reconduit  chez  lui  par  un  Père 
Duchesne  qui  ne  cessait  de  lui  crier,  que  c'était 
un  viédase,  un  homme  vendu  aux  Lacédémoniens, 
soient  assez  maîtres  d'eux-mêmes  et  assez  tran- 
quilles pour  dire  froidement  à  ses  domestiques  :' 
«  Prenez  un  flambeau  et  reconduisez  le  citoyen 
jusque  chez  lui.  » 

Quand  la  liberté  indéfinie  de  la  presse  ne 
trouverait  pas  des  bornes  presque  insurmontables 
dans  la  vanité  des  gens  en  place  ou  en  crédit  , 
la  saine  politique  seule  commanderait  au  bon 
citoyen  qui  veut,  non  satisfaire  ses  ressentimens , 
mais  sauver  la  patrie  ,  de  se  limiter  à  lui-même 
cette  liberté  d'écrire,  et  de  ne  point  faire  de  trop 
larges  piqûres  à  l'amour-propre,  ce  ballon  gonfle 
de  vent,  dit  Voltaire,  dont  sont  sorties  la  plupart 
des  tempêtes  qui  ont  bouleversé  les  empires  cl 
changé  la  forme  des  gouvernemens.  Ucérou  ,  qui 
reproche  h  Calon  d'avoir  fait    tant    de  mal    à   la 


—  234  — 
république  par  sa  probité  intempestive ,  lui  en 
fit  bien  davantage  par  son  éloquence  encore  plus 
à  contre-temps  ,  et  par  sa  divine  Philippique. 
On  voit ,  par  les  bistoriens ,  que  dans  la  corrup- 
tion générale  et  dans  le  deuil  de  Rome,  qui  avait 
perdu  ,  dans  les  guerres  civiles,  presque  tout  ce 
qui  lui  était  resté  d'hommes  vertueux,  si  l'on  eût 
ménagé  Marc-Antoine,  plutôt  altéré  de  volupté 
que  de  puissance ,  la  république  pouvait  pro- 
longer quelques  années  son  existence,  et  traîner 
encore  bien  loin  la  maladie  de  sa  décrépitude. 
Antoine  avait  aboli  le  nom  de  dictateur,  après  la 
mort  de  César  ;  il  avait  fait  la  paix  avec  les 
tvrannicides.  Tandis  que  le  lâche  Octave,  qui 
s'était  caché  derrière  les  charrois  de  l'armée 
pendant  tout  le  temps  de  la  bataille  ,  vainqueur 
par  le  courage  sublime  d'Antoine,  insultait  lâche- 
ment au  cadavre  de  Bru  tus  qui  s'était  percé  de  son 
épée ,  Antoine  répandait  des  larmes  sur  le  dernier 
des  Romains,  et  le  couvrait  de  son  armure  :  aussi 
les  prisonniers,  en  abordant  xAntoine,  le  saluaient 
du  nom  à'imperator }  au  lieu  qu'ils  n'avaient 
que  des  injures  et  du  mépris  pour  ce  lâche  et 
cruel  Octave.  IN T a i s  le  vieillard  Cicéron  avait  fait 
d'Antoine,  par  sa  harangue,  un  ennemi  irrécon- 
ciliable de  la  république  et  d'un   gouvernement 


2ob    — 


qui ,  par  sa  nature  ,  était  une  si  vive  peinture  de 
ses  vices  et  de  cette  liberté  illimitée  (l'écrire. 
Cicéron,  sentant  bien  qui!  avait  aliéné  Antoine 
sans  retour,  et  comme  tous  les  hommes,  excepté 
les  Caton,  si  rares  dans  l'espèce  humaine,  qu'il 
avait  sacrifié  tout  sans  politique  à  son  salut,  plutôt 
qu'à  celui  de  la  pairie,  se  vit  obligé  de  caresser 
Octave,  pour  l'opposer  à  Antoine,  de  se  faire 
ainsi  un  bouclier  pire  que  l'épée.  La  popularité 
et  l'éloquence  de  Cicéron  furent  le  pont  sur 
lequel  Octave  passa  au  commandement  des  ar- 
mées, et,  y  étant  arrivé,  il  rompit  le  pont.  C'est 
ainsi  que  l'intempérance  de  la  langue  de  Cicéron 
et  la  liberté  de  la  presse  ruina  les  affaires  de  la 
république  autant  que  la  vertu  de  Caton.  A  la 
vérité,  mon  Vieux  Cordelier ,  et  pour  finir  par 
un  mot  qui  nous  réconcilie  un  peu  ensemble,  et 
qui  te  prouve  que  si  tues  un  pessimiste,  je  ne  suis 
pas  un  optimiste,  j'avoue  que  ,  quand  la  vertu  et 
la  liberté  de  la  presse  deviennent  intempestives, 
funestes  à  la  liberté,  la  république,  gardée  par 
des  vices,  est  comme  une  jeune  fille  dont  l'honneur 
n'est  défendu  que  par  l'ambition  et  l'intrigue  ,  on 
a  bientôt  corrompu  la  sentinelle. 

Non,  mon  vieux  profès,  je  n'ai  point  changé  de 
principes  ;  je  pense  encore  comme  je  l'écrivais 


—  236  — 

dans   un    de   mes   premiers   numéros  ;    le    grand 
remède  de  Ja  lieence  de  la  presse  est  dans  la  liberté 
de  la  presse  ;  c'est  cette  lance  d'Achille  qui  guérit 
les  plaies  qu'elle  a  faites.  La  liberté  politique  n'a 
point  de  meilleur  arsenal  que  la  presse.  Il  y  a  cette 
différence  à  l'avantage  de  cette  espèce  d'artillerie, 
que   les   mortiers   de   d'Alton   vomissent    la   mort 
aussi  bien  que  ceux  de  Vandermerscb.  Il  n'en  est 
pas  de  même  dans  la  guerre  de  l'éeritoire  ;  il  n'y 
a  que  l'artillerie  de  la   bonne  cause  qni  renverse 
tout   ce   qui   se   présente   devant    elle.  Soudoyez 
chèrement     tous    les     meilleurs    artilleurs     pour 
soutenirla  mauvaise  cause;  promettez  l'hermine  et 
la   fourrure  de   sénateur   à   Mounier,  a    Lallv,  à 
Bergasse;  donnez  huit  cents  fermes  à  J.-F.  Maury  ; 
faites  Rivarol  capitaine  des  gardes  ;  opposez-leur 
le  plus  mince  écrivain,  avec  le  bon  droit,  l'homme 
de  bien  en  fera  plus  (pie  le  plus  grand  vaurien. 
On  a  inondé  la  France   de  brochures   contre  la 
révolution,  contre  tous  ceux  qui  la  soutiennent;  le 
marquis  de  Favras  colportait  dans  les  casernes  les 
pamphlets  royalistes  ;   qu'est-ce   que   tout   cela   a 
produit?  au   contraire,   Marat   se    vante   d'avoir 
fait  marcher  les  Parisiens  à  Versailles,  et  je  crois 
bien  qu'il  a  eu  grande  part  à  cette  célèbre  journée. 
Ne  nous  lassons  point  de  le  répctci  .  a  l'honneur 


—  237   — 

de  l'imprimerie  ,  ce  ne  sont  point  les  meilleurs  gé- 
néraux ,  mais  la  meilleure  cause  qui  triomphe  dans 
les  batailles  qu'on  livre  aux  ennemis  de  la  liberté  et 
de  la  patrie.  Mais,  quelqueincontestables  quesoient 
ces  principes,  la  liberté  de  parler  et  d'écrire  n'est 
pas  un  article  de  la  Déclaration  des  Droits  plus 
sacré  que  les  autres  qui ,  tous  ,  sont  subordonnés 
à  la  plus  impérieuse  ,  la  première  des  lois  , 
le  salut  du  peuple  ;  la  liberté  d'aller  et  de  venir 
est  aussi  un  des  articles  de  cette  Déclaration  des 
Droits  ;  dira-t-on  que  les  émigrés  ont  le  droit 
d'aller  et  de  venir  ,  de  sortir  de  la  république  et 
d'y  rentrer?  La  Déclaration  des  Droits  dit  aussi 
que  tous  les  hommes  naissent  et  meurent  égaux  ; 
en  conclura-t-on  que  la  république  ne  doit  point 
reconnaître  de  ci-devant ,  et  ne  les  pas  traiter  de 
suspects;  que  tous  les  citoyens  sont  égaux  devant 
les  comités  de  sûreté  générale  ?  cela  serait  absurde; 
le  serait  également,  si  le  gouvernement  révolution- 
naire  n'avait  pas  le  droit  de  restreindre  la  liberté 
des  biens,  de  l'opinion  et  de  la  presse,  la  liberté 
de  crier  :  wVe  le  roi  ou  aux  armes  ,  et 
l'insurrection  contre  la  Convention  et  la  répu- 
blique. J'ai  surtout  douté  de  la  théorie  de  mon 
numéro  IV  sur  la  liberté  indéfinie  de  la  presse, 
même    dans     un    temps    de    révolution  ,    quand 


—  %kS  — 

j'ai  vu  Platon,  celle  tête  si  bien  organisée,  si 
pleine  de  politique,  de  législation  et  de  connais- 
sances des  mesures,  exiger  pour  première  condition 
(en  son  traité  des  lois,  livre  /j  )  que  dans  la  ville 
pour  laquelle  il  se  propose  de  faire  des  lois  ,  il  v 
ait  un  tyran  (ce  qui  est  bien  autre  chose  qu'un 
comité  (le  salut,  public  et  de  sûreté  générale}, 
et  qu'il  fout  aux  citoyens  un  gouvernement 
préliminaire  pour  parvenir  à  les  rendre  heureux 
et  libres. 

Mais,  quand  même  le  gouvernement  révolution- 
naire ,  par  sa  nature,  ne  circonscrirait  pas  aux  ci- 
toyens la  liberté  de  la  presse  ,  la  saine  politique 
suffirait  pour  déterminer  un  patriote  à  se  limiter  à 
lui-même  cette  liberté.  Je  n'avais  pas  besoin  de 
chercher  si  loin  l'exemple  de  Cicéron,  que  je  citais 
il  n'v  a  qu'un  moment.  Quelle  preuve  plus  forte  de 
la  nécessité  de  s'interdire  quelquefois  la  vérité  et 
d'ajourner  la  liberté  de  la  presse  ,  que  celle 
qu'offre  en  ce  moment  notre  situation  politique! 

Il  y  a  tantôt  trois  mois  que  Robespierre  a  dit 
qu'il  y  avait  des  hommes  patriotiquement  contre- 
révolutionnaires,  de  même  tous  nos  vétérans  jaco- 
bins, vénérables  par  leurs  médaillons  et  leurs  cica- 
trices, tous  les  meilleurs  citoyens,  Boucher,  Sau- 
veur, Raffron,    Rhull  ,  Julien  de  la  Drôme.    Jean 


—  239  — 
Bon  Saint- André,  Robert  Lindet,Chàrlier,  Bréard, 
Danton ,  Legendre,  Thuriot,  Guffroy,  Duquesnoy, 
Milhaud,  Bourdon  de  l'Oise  ,  Fréron,  Drouet  Du» 
bois-Crancé,Simon,  Le  Cointre  de  Versailles,  Mer- 
lin de  Thionville  ,  Ysabeau  ,  Tallien  ,  Poulletier  , 
Rovère,  Perrin^  Cales ,  Musset  ^  les  deux  Lacroix, 
et  même  Billaud-Varrennes  ^  Barère,  Jay  de 
Sainte-Foix  ?  Saint-Just,  C.  Duval  ,  Collot  d'Her- 
bois,  quoique  ceux-ci  aient  été  les  derniers  à  en 
convenir  ;  j'aurais  à  nommer  presque  toute  la 
sainte  montagne,  si  je  voulais  faire  un  appel 
général  :  tous,  et  cela  me  serait  facile  a  montrer, 
les  journaux  à  la  main,  tous  ont  dit,  soit  aux 
Jacobins,  soit  à  la  Convention ,  la  même  chose  en 
d'autres  termes  que  Maure,  il  y  a  trois  mois, 
qu'il  s'était  élevé  des  sociétés  populaires  de 
patriotes  crus  comme  des  champignons ,  dont 
le  système  ultra  -  révolutionnaire  était  très  - 
propre  à  faire  reculer  la  révolution. 

Charmé  de  voir  tant  de  mes  collègues  recoin- 
mandables  rencontrer  l'idée  qui  s'était  fourrée 
dans  ma  tête  depuis  plus  d'un  an  ,  que  si  l'espoir 
de  la  contre-révolution  n'était  pas  une  chimère 
et  une  manie,  ce  ne  serait  que  par  l'exagération 
que  Pitt  et  Cobourg  pourraient  faire  ce  qu'ils 
avaient  si  vainement  tenté  depuis  quatre  ans  par 


—   2^0   — 

le  modérant isme,  à  la  première  levée  des  boucliers, 
il  y  a  trois  mois.  En  voyant  quelques-uns  de  mes 
collègues  que  j'estime  le  plus,  des  patriotes 
illustres  se  remettre  en  bataille  contre  l'armée 
royale  du  dedans,  et  aller  au-devant  de  sa 
seconde  ligne  des  ultra ,  qui  venait  au  secours  de 
la  première  ligue  des  Feuillans  ou  des  modérés, 
comme  j'avais  toujours  été  sur  le  même  plan  ,  et 
de  toutes  les  parties,  je  voulus  être  encore  d'une 
si  belle  expédition. 

,1e  voyais  que  cette  révolution  que  Pitt  n'avait 
pu  faire  depuis  quatre  ans,  avec  tant  de  gens 
d'esprit  ,  il  l'entreprenait  aujourd'hui  par  l'igno- 
rance ,  avec  les  Boucbotte,  les  Vincent  et  les 
Hébert. 

Je  voyais  un  système  suivi  de  diffamation  contre,' 
tous  les  vieux  patriotes,  tous  les  républicains  les 
plus  éprouvés  ;  pas  un  commissaire  de  la  Con- 
vention ,  presque  pas  un  montagnard  qui  ne  fût 
calomnié  dans  les  feuilles  du  Père  Duchesne,  l'i- 
magination des  nouveaux  conspirateurs  ne  s'était 
pas  mise  en  frais  pour  inventer  un  plan  de  contre- 
révolution;  au  premier  jour  Ronsin  serait  venu  à 
la  Convention,  comme  Cromwell  au  parlement, 
à  la  tête  d'une  poignée  de  ses  fiers  rouges  ;  et  ré- 
pétant les  propos  du  Père  Dychesne,  nous  au- 


—  ni  — 

rait  débité  absolument  le  même  discours  que  le 
protecteur  :  «  Vous  êtes  des  j....f..... ,  des  viédases, 
des  gourgandines,  des  Sardanapales  ,  des  fripons, 
qui  buvez  le  sang  du  pauvre  peuple,  qui  avez 
des  gens  à  gages  pendant  que  le  pauvre  peuple 
est  affamé  ,  etc. ,  etc.  » 

«  Je  voyais  que  les  Hébertistes  étaient  évidem- 
ment en  coalition,  au  moins  indirecte  avec  Pitt , 
puisque  Pitt  tirait  sa  principale  force  des  feuilles 
du  journal  d'Hébert,  et  n'avait  besoin  que  de 
faire  faire  certaines  motions  insensées,  et  de  réim- 
primer les  feuilles  du  Père  Duchesne ,  pour  ter- 
rasser le  parti  de  l'opposition ,  et  former  le  peu- 
ple à  tous  ceux  qui ,  dans  les  trois  rojaumes , 
faisaient  des  vœux  pour  une  révolution,  en  mon- 
trant le  délire  de  ces  feuilles,  en  répétant  ce  dis- 
cours aux  Anglais  :  «  Seriez-vous  maintenant  ja- 
loux de  cette  liberté  des  Français;  aimeriez-vous 
cette  déesse  altérée  de  sang ,  dont  le  grand-prêtre 
Hébert,  Momoro  et  leurs  pareils,  osent  deman- 
der que  le  temple  se  construise,  comme  celui  du 
Mexique ,    des    ossemens    de    trois    millions    de 

citoyens ,  et  disent  sans  cesse  aux  Jacobins ,  à  la 

16 


—  2/,2  — 

commune,  aux  Cordeliers  ,  ce  que  disaient  les 
prêtres  espagnols  à  Montésume  ?  Les  dieux 
ont   soif ! ....  » 


F1K    DU    VIEUX    CORDEL1ER. 


tf>T»fà 


DU  NUMÉRO  VIII    DU  VIEUX  CORDELIER, 

Rédigé  par  Cainille-Desmoulins  ,  dans    sa   prison  du  Luxembourg,  et 

non  publié  alors. 


Vous  souvient-il ,  citoyens  et  frères ,  que  les  tyrans  de  la 
féodalité  personnifiaient  le  peuple  aujourd'hui  souverain 
sous  le  nom  de  Jacques  Bonhomme?  Eh  bien  !  s'il  m'était 
permis  d'user  de  cette  dénomination  presqu'insuîtante,  je 
vous  dirais  aujourd'hui:   Jacques  Bonhomme,  sais-tu  ou 
tu  vas,  ce  que  tu  fais  >  pour  qui   tu  travailles?  Es-tu  sûr 
que  ceux  sur  qui  maintenant  tu  tiens  les  yeux  ouverts  ont 
réellement  l'intention  d'achever,  de  compléter  l'œuvre  de 
ia  liberté?   et  cette  licence  que  je  me  donnerais  ne  serait 
pas  sans  exemple  dans  la  république,  car  le  sans-culotte 
Aristophane  parlait  ainsi  jadis  au  peuple  d'Athènes  ,  il  lui 
disait  la  vérité  et  le  laissait  faire.  Le  sénat,  les  Jacobins  et 
les  Cordeîiers  lui   en  savaient   gré.   Avons-nous    encore 
de  vrais  Cordeîiers  ,  des  sans-culottes  et  désintéressés?  n'a- 
yons-nous pas  plus  de  masques  que  de  visages  à  Torde  du 
jour?  et  si  je  les  arrachais,  ces  masques  trompeurs,  peuple , 
que  dirais-tu?  me  défendrais-tu?  j'ignore  si  tu  le  ferais, 
mais  je  sais  qu'il  en  serait  besoin,  et  cette  seule  circons- 
tance devrait  te  montrer  le  danger  et  t'en  faire  connaître 
l'étendue;  j'ai  commencé  par  parler  d'Athènes  ,  j'y  reviens 
encore,  La  renommée  de  Solon  est  en  honneur  :  ce  fut  lui 
qui  donna  des  lois  à  cette  république  florissante  ,  ce  ne  fut 
pas  lui  qui  les  exécuta,  on  eut  même  tort  d'en  charger  son 
parent,  celte  seule  circonstance  donna  trop  de  crédit  à  son 
nom  ;  la  confiance  des   sans-culottes    alla  jusqu'à   fournir 
a  Pisistrate  le  pouvoir  de  les  asservir  en  maître  :  ce   fut 
un  crime   de  lèze-majesté  que  d'avoir  conspiré  contre  sa 
Yie ,  et  dès-lors  il  fut  tout-à-fait  un  tyran;  il  en  sera  ainsi 
toutes  les  fois  que  conspirer  contre  un   homme  ce  sera 
conspirer  contre  la  république;  toutes  les  fois  que  le  peu- 


ifl 


—  2kk  — 

pie  sera  représenté  par  des  citoyens  connaissant  assez  peu 
leur  mission  pour  s'attacher  aux  doctrines,  à  la  réputa- 
tion d'un  seul  individu,  quelque  bon  sans-culotte  qu'il  leur 
paraisse 

Libres  !  vous  vouiez  l'être;  soyez-le  donc  tout-à-fait  ; 
ne  vous  contentez  pas  dune  liberté  d'un  moment ,  cherchez 
aussi  quelle  sera  votre  liberté  dans  l'avenir.  Vous  avez 
chasse  votre  Tarquin,  vous  avez  fait  plus,  son  supplice  a 
effrayé  tous  les  rois,  ces  prétendus  maîtres  du  monde  qui 
n'en  sont  quele>  tyrans  et  les  spoliateurs.  Mais  pourquoi 
le  pouvoir  de  Brutus  dure-t-il  plus  d'une  année?  Pourquoi 
pendant  trois  jours  entiers,  un  homme  ,  deux  hommes, 
trois  hommes,  peuvent-ils  distribuer  des  grades  ,  des  fa- 
veurs et  des  grâces?  Pourquoi  est-ce  à  eux  qu'on  en  doit 
la  conservation  et  non  à  la  république. 

Rome  voulut  dix  législateurs;  ils  pensaient  n'être  élus 
que  pour  un  temps,  ils  restèrent  bons  sans-culottes;  une 
première  prolongation  leur  donna  l'espoir  d'une  souve- 
raineté  durable ,  ils  devinrent  tyrans. 

Camille  exilé  par  la  voix  publique  ne  se  voyant  aucuns 
partisans,  fait  en  partant  des  vœux  pour  une  ingrate  pa- 
trie; Coriolan  y  laisse  des  amis  qui  ont  o>é  le  défendre.  On 
a  souffert  qu'un  parti  dans  l'état  s'élevât  en  sa  faveur  et  il 
amène  contre  Rome  les  ennemis  de  sa  gloire  naissante. 

La  puissance  d'un  dictateur  était  bornée  à  six  mois. 
Quiconque  après  avoir  rempli  sa  mission  aurait  exercé  un 
jour  de  plus  cette  autorité  suprême  eut  été  accusé  par  tous 
les  bons  Jacobins  de  Rome.  Après  avoir  été  six  fois  con- 
sul ,  un  aristocrate  est  élevé  à  ce  rang  suprême  ;  il  croit 
pouvoir  le  conserver  suivant  la  loi,  mais  contre  l'usage;  de 
ce  premier  empiétement  au  titre  de  dictateur  perpétuel  il 
n'y  a  qu'un  pas,  et  s'il  dédaigna  de  se  maintenir  tyran  lui- 
même,  le  dictateur  perpétuel  rendit  la  route  facile  aux  an- 
cêtres des  Caligula  et  des  Néron. 

Que  devait  faire  la  Convention!  finir  l'affaire;  donner 
une  constitution  à  la  France  !  tout  cela  n'est-il  pas  déjà 
fait?  Que  l'on  proclame  donc  cette  constitution  et  que  tout 
le  monde  s'y  soumette.  Si  c'est  la  majorité  de  l'assemblée 
qui  veut  retenir  les  pouvoirs  ,  fesons  encore  une  révolu- 
tion contre  la  majorité  de  l'assemblée. 


LETTRE  DE   LUCILE 


A    ROBESPIERRE. 


jEst-ce  bien  toi  qui  oses  nous  accuser  de  projets  contre- 
révolutionnaires ,  de  trahison  envers  la  patrie?  Toi  qui  as 
déjà  tant  profité  des  efforts  que  nous  avons  faits  unique- 
ment pour  elle.  Camille  a  vu  naître  ton  orgueil ,  il  a  pres- 
senti la  marche  que  tu  voulais  suivre;  mais  il  s'est  rappelé 
votre  ancienne  amitié  ,  et,  aussi  loin  de  l'insensibitité  de 
ton  Saiat-Just  que  de  ses  basses  jalousies,  il  a  reculé  de- 
vant l'idée  d'accuser  un  ami  de  collège,  un  compagnon  de 
ses  travaux.  Cette  main  qui  a  pressé  la  tienne  a  quitté  la 
plume  avant  le  temps  ,  lorsqu'elle  ne  pouvait  plus  la  tenir 
pour  tracer  ton  éloge.  Et  toi  tu  l'envoies  à  la  mort.  Tu  as 
donc  compris  son  silence?  il  doit  t'en  remercier;  la  patrie  le 
lui  aurait  reproché  peut-être  ;  mais  grâce  à  toi  ,  elle  n'igno- 
rera pas  que  Camille- Desmoulins  fut  contre  tous  le  sou- 
tien, le,  défenseur  de  Sa  république. 

Mais,  Robespierre,  pourras -tu  bien  accomplir  les  fu- 
nestes projets  que  t'ont  inspirés  sans  doute  les  aines  viles 
qui  t'entourent?  As-tu  oublié  ces  liaisons  que  Camille  ne 
se  rappelle  jamais  sans  attendrissement. Toi  qui  fis  des  vœux 
pour  notre  union  ,  qui  joignis  nos  mains  dans  les  tiennes  , 
toi  qui  as  souri  à  mon  fils  et  que  ses  mains  enfantines  ont 
caressé  tant  de  fois,  pourras-tu  donc  rejeter  ma  prière  , 
mépriser  mes  larmes,  fouler  aux  pieds  la  justice.  Car,  tu 
le  sais  toi-même  ,  nous  ne  méritons  pas  le  sort  qu'on  nous 
prépare  ;  et  tu  peux  le  changer.  S'il  nous  frappe  ,  c'est  que 
tu  l'auras  ordonné!  Mais  quel  est  donc  le  crime  de  mon 
Camille? 

Je  n'ai  pas  sa  plume  pour  le  défendre  ;  mais  la  voix  des 
bons  citoyens  et  ton  cœur,  s'il  est  sensible  et  juste,  seront 
pour  moi.  Crois -tu  que  l'on  prendra  confiance  en  toi  en  te 
voyant  immoler  tes  amis?  Crois-tu  que  l'on  bénira  celui 
qui  ne  se  soucie  ni  des  larmes  de  la  veuve,  ni  de  la  mort  de 
l'orphelin  ?  Si  j'étais  la  femme  de  Saint-Just ,  je  lui  dirais  : 
La  cause  de  Camille  est  la  tienne ,  c'est  celle  de  tous  les  amis 


—    246  — 

de  Robespierre  !  Le  pauvre  Camille,  dans  la  simplesse  de 
son  cœur,  qu'il  était  loin  de  se  douter  du  sort  qui  l'attend 
aujourd'hui!  Il  croyait  travailler  à  ta  gloire  en  te  signalant 
ce  qui  manque  encore  à  notre  république!  on  l'a  sans 
doute  calomnié  près  de  toi,  Robespierre,  car  tu  ne  saurais 
le  croire  coupable;  songe  qu'il  ne  t'a  jamais  demandé  la 
mort  de  personne,  qu'il  n'a  jamais  voulu  nuire  par  ta  puis- 
sance et  que  tu  étais  son  plus  ancien  ami ,  son  meilleur  ami. 
Lors  même  qu'il  n'eût  pas  autant  aimé  la  patrie,  qu'il  n'eût 
pas  été  autant  attaché  à  la  république  ,  je  pense  que  son 
attachement  pour  toi  lui  eût  tenu  lieu  de  patriotisme,  et  tu 

croirais  que  pour  cela  nous  méritons  la  mort car 

le  frapper  lui,  c'est 


2V.   B.  Cette  lettre  resta  inachevée  et  ne  fut  point  portée  à 
Robespierre. 


€OPî£  D'UNE   LETTRE  DE   CAMILLE 


A    SON    PERE, 


Ëd  date  du  n  décembre  1790,  sur  son  mariage. 


Aujourd'hui,  11  décembre ,  je  me  vois  enfin  au  comble 
de  mes  vœux.  Le  bonheur  pour  moi  s'est  fait  long-temps 
attendre ,  mais  enfin  il  est  arrivé,  et  je  suis  heureux  autant 
qu'on  peut  l'être  sur  la  terre.  Cette  charmante  Lucile ,  dont 
je  vous  ai  tant  parlé,  que  j'aime  depuis  huit  ans  ,  enfin  ses 
parens  me  la  donnent  et  elle  ne  me  refuse  pas.  Tout-à- 
l'heure  sa  mère  vient  de  m'&pprendre  cette  nouvelle  en  pleu- 
rant de  joie.  L'inégalité  de  fortune,  M.  Duplessis  ayant  vingt 
mille  livres  de  rente,  avait  jusqu'ici  retardé  mon  bonheur  ; 
le  père  était  ébloui  par  les  offres  qu'on  lui  fesait.  Il  a  con- 
gédié un  prétendant  qui  venait  avec  cent  mille  francs; 
Lucile,  qui  avait  déjà  refusé  vingt-cinq  mille  livres  de  rente, 
n'a  pas  eu  de  peine  à  lui  donner  son  congé.  Vous  allez  la 
connaître  par  ce  seul  trait.  Quand  sa  mère  me  Fa  eu  donnée 
il  n'y  a  qu'un  moment,  elle  m'a  conduit  dans  sa  chambre; 
je  me  jette  aux  genoux  de  Lucile;  surpris  de  l'entendre 
rire  ,  je  lève  les  yeux  ,  les  siens  n'étaient  pas  en  meilleur 
état  que  les  miens,  elle  était  toute  en  larmes  ,  elle  pleurait 
même  abondamment  et  cependant  elle  riait  encore.  Ja- 
mais je  n'ai  vu  de  spectacle  aussi  ravissant ,  et  je  n'aurais 
pas  imaginé  que  la  nature  et  la  sensibilité  pussent  réunir 
à  ce  point  ces  deux  contrastes.  Son  père  m'a  dit  qu'il  ne 
différait  plus  de  nous  marier  que  parce  qu'il  voulait  me 
donner  auparavant  les  cent  mille  francs  qu'il  a  promis  à  sa 
fille  et  que  je  pouvais  venir  avec  lui  chez  le  notaire  quand 
je  voudrais.  Je  lui  ai  répondu  :  Vous  êtes  un  capitaliste, 
vous  avez  remué  de  l'espèce  pendant  toute  votre  vie,  je  ne  me 
mêle  point  du  contrat  et  tant  d'argent  m'embarrasserait; 
vous  aimez  trop  votre  fille  pour  que  je  stipule  pour  elle. 
Vous  ne  me  demandez  rien  ?  ainsi  dressez  le  contrat  comme 


—  248  — 

vous  voudrez  (1).  Il  me  donne  en  outre  la  moitié  de  sa 
vaisselle  d'argent,  qui  monte  à  dix  mille  francs.  De  grâce, 
n'allez  pas  faire  sonner  tout  cela  trop  haut.  Soyons  mo- 
destes dans  la  prospérité*.  Envoyez-moi  poste  pour  poste 
votre  consentement  et  celui  de  ma  mère;  faites  diligence 
à  Laon  pour  les  dispenses  et  qu'il  n'y  ait  qu'une  seule  pu- 
blication de  bans  à  Guise  comme  à  Paris.  Nous  pourrons 
bien  nous  marier  dans  huit  jours.  Il  tarde  à  ma  chère  Lu- 
ciie  autant  qu'à  moi  qu'on  ne  puisse  plus  nous  séparer. 
N'attirez  pas  la  haine  de  nos  envieux  par  ces  nouvelles  , 
et  comme  moi  renfermez  votre  joie  dans  votre  rceur,  ou 
épanchez-là  tout  au  plus  dans  le  sein  de  ma  chère  mère, 
de  mes  frères  et  sœurs.  Je  suis  maintenant  en  état  de  venir 
à  votre  secours,  et  c'est  là  une  grande  partie  de  ma  joie: 
ma  maiîresse,  ma  femme ,  votre  fille  et  toute  sa  famille 
vous  embrassent. 


Camille-Desmoulins. 


(i)  Camille  était  peu  fortuné  et  ne  vivait  eu  grande  partie  tjue  du 
p  rodait  de  ses  ouvrages-  mais  il  possédait  la  fortune  la  plus  belle  anx 
yeux  de  la  raison,  la  moins  dépendante  des  évéueinens  et  la  plus  ho- 
norable .  un  talent  distingué.  C'est  à  son  méiite  personnel  qu'il  dut  la 
Biais  de  Lucile  Duplessi?. 


PREMIÈRE  LETTRE  DE  CAMILLE 

A    SON    ÉPOUSE , 
Datée  de  la  prison  du  Luxembourg. 

Ma  chère  Lucile  ,  ma  vesta ,  mon  ange  , 

Ma  destinée  ramène  dans  ma  prison  mes  yeux  sur  ce 
jardin  ou  je  passai  huit  années  de  ma  vie  à  te  voir.  Un 
coin  de  vue  sur  le  Luxembourg  me  rappelle  une  foule  de 
souvenirs  de  nos  amours.  Je  suis  au  secret ,  mais  jamais  je 
n'ai  été  par  la  pensée,  par  l'imagination,  presque  par  le 
toucher  plus  près  de  toi,  de  ta  mère,  de  mon  petit  Ho- 
race. Je  ne  t'écris  ce  premier  billet  que  pour  te  demander 
les  choses  de  première  nécessité.  Mais  je  vais  passer  tout  le 
temps  de  ma  prison  à  t'écrire  ;  car  je  n'ai  pas  besoin  de 
prendre  ma  plume  pour  autre  chose  et  pour  ma  défense. 
Ma  justification  est  toute  entière  dans  mes  huit  volumes 
républicains.  C'est  un  bon  oreiller  sur  lequel  ma  cons- 
cience s'endort  dans  l'attente  du  tribunal  et  de  la  postérité. 
O  ma  bonne  Loîotte,  parlons  d'autre  chose.  Je  me  jette  à 
genoux  ,  j'étends  les  bras  pour  t'embrasser  ,  je  ne  trouve 
plus  mon  pauvre  Loulou  (  ici  l'on  remarque  la  trace  d'une 
larme),  et  cette  pauvre  Baronne  (i). 

Envoie-moi  un  pot  à  l'eau,  le  verre  où  il  y  a  un  C.  et 
un  D.,  nos  deux  noms,  une  paire  de  draps,  un  livre  in-12 
que  j'ai  acheté  il  y  a  quelques  jours  à  Charpentier  et  dans 
lequel  il  y  a  des  pages  en  blanc  mises  exprès  pour  rece- 
voir des  notes;  ce  livre  roule  sur  l'immortalité  de  rame. 
J'ai  besoin  de  me  persuader  qu'il  y  a  un  Dieu  plus  juste 
que  les  hommes  et  que  je  ne  puis  manquer  de  te  revoir. 
Ne  t'affecte  pas  trop  de  mes  idées ,  ma  chère  amie  ,  je  ne 
désespère  pas  encore  des  hommes  et  de  mon  élargissement  ; 
oui,  ma  bien  aimée,  nous  pourrons  nous  revoir  encore  dans 
le  jardin  du  Luxembourg!  Mais  envoie-moi  ce  livre.  Adieu 
Lucile!  adieu  Baronne!  adieu  Horace!  Je  ne  puis  pas  vous 
embrasser ,  mais  aux  larmes  que  je  verse ,  il  me  semble 
que  je  vous  tiens  encore  contre  mon  sein.  [Ici  se  trouve  la 
trace  d'une  seconde  larme). 

Ton  Camille. 

(1)  Ou  se  rappelle  rpie  c'était  le  nom  familier  douuc  par  Camille  à 
madame  Duplessis  sa  belle-mère. 


DEUXIEME  LETTRE 


Ma  chère  Lolotte, 

Le  chagrin  de  notre  séparation  m'a  allumé  le  sang.  Je 
n'ai  point  de  chambre  à  feu,  il  faut  que  tu  m'envoies  un 
fourneau  ,  de  la  braise ,  un  soufflet ,  une  caffetière.  Il  me 
faudrait  aussi  une  cuvette  et  une  cruche  d'eau.  A.dieu  Lu- 
cile,  adieu  Horace,  adieu  Daronne,  adieu  mon  vieux  père. 
Ecris-lui  une  lettre  de  consolation.  Je  suis  malade  ,  je  n'ai 
mangé  que  ta  soupe  depuis  hier.  Le  ciel  a  eu  pitié  de  mon 
innocence,  il  m'a  envoyé  dans  le  sommeil  un  songe  ou  je 
vous  ai  vus  tous;  envoie-moi  de  tes  cheveux  et  ton  por- 
trait, oh!  je  t'en  prie,  car  je  pense  uniquement  à  loi  et  ja- 
mais à  l'affaire  qui  m'a  amené  ici  et  que  je  ne  puis  de- 
viner. 


DERNIERE  LETTRE  DE  CAMILLE 

A     S  0  M    ï :  I»  O  US  E. 

Duodi  ^rrajinal  ,    :>  heure!  du    runiin. 

Le  sommeil  bienfaisant  a  suspendu  mes  maux.  On  esr, 
libre  quand  on  dort;  on  n'a  point  le  sentiment  des;»  capti- 
vité ;  le  ciel  a  eu  pitié  de  moi.  Il  n'y  a  qu'un  moment,  je  te 
voyais  en  songe  ,  je  vous  embrassais  tour-à-tour,  toi,  Ho- 
race et  Daronne,  qui  était  à  la  maison;  mais  notre  petit 
avait  perdu  un  œil  par  une  humeur  qui  venait  de  se  jeter 
dessus,  et  la  douleur  de  cet  accident  m'a  réveillé.  Je  me 
suis  retrouvé  dans  mon  cachot.  Il  fesait  un  peu  de  jour.  Ne 
pouvant  plus  te  voir  et  entendre  tes  réponses  ,  car  toi  et  ta 
mère  vous  me  parliez,  je  me  suis  levé  au  moins  pour  te 
parler  et  l'écrire.  7vlnis  ouvrant  mes  fenêtres,  la  pensée  de 
ma  solitude,  les  affreux  barreaux,  les  verrous  qui  me  sé- 
parent de  toi,  ont  vaincu  toute  ma  fermeté  d'âme.  J'ai 
fondu  en  larmes,  ou  plutôt  j'ai  sangloté  en  criant  dans  mon 
tombeau:  Lucile!  Lucile!  ô  ma  chère  Lucile,  où  es-tu?... 


J.0 


(ici  on  remarque  la  trace  d'une  larme.}  Hier  au  soir  j'ai 
eu  un  pareil  moment,  et  mon  cœur  s'est  également  fendu 
quand  j'ai  aperçu  dans  le  jardin  ta  mère.  Un  mouvement 
machinal  m'a  jeté  à  genoux  contre  les  barreaux;  j'ai  joint 
les  mains  comme  implorant  sa  pitié,  elle  qui  gémit ,  j'en 
suis  bien  sûr,  dans  ton  sein.  J'ai  vu  hier  sa  douleur  (ici 
encore  une  trace  de  larmes) ,  à  son  mouchoir  et  à  son 
voile  qu'elle  a  baissé  ,  ne  pouvant  tenir  à  ce  spectacle. 
Quand  vous  viendrez,  qu'elle  s'asseye  un  peu  plus  près 
avec  toi,  afin  que  je  vous  voie  mieux.  II  n'y  a  pas  de  dan- 
ger, à  ce  qu'il  me  semble.  Ma  lunes  te  n'est  pas  bien  bonne; 
je  voudrais  que  tu  m'achetasses  de  ces  lunettes  comme  j'en 
avais  une  paire  il  y  a  six  mois,  non  pas  d'argent,  mais 
d'acier,  qui  ont  deux  branches  qui  s'attachent  à  la  tète.  Tu 
demanderais  du  numéro  15  :  Je  marchand  sait  ce  que  cela 
veut  dire;  mais  surtout,  je  t'en  conjure,  Loloite  ,  par  nos 
amours  éternelles,  envoie-moi  ton  portrait;  que  ton  pein- 
tre ait  compassion  de  moi,  qui  ne  souffre  que  pour  avoir  eu 
trop  compassion  des  autres;  qu'il  te  donne  deux  séances 
par  jour.  Dans  l'horreur  de  ma  prison  ,  ce  sera  pour  moi 
une  fêté,  un  jour  d'ivresse  et  de  ravissement  celui  où  je 
recevrai  ce  portrait.  En  attendant  envoie- moi  de  tes  che- 
veux ;  que  je  les  mette  contre  mon  cœur.  Ma  chère  Lucilel 
me  voilà  revenu  au  temps  de  mes  premières  amours,  où 
quelqu'un  m'intéressait  par  cela  seul  qu'ils  sortait  de  chez 
toi.  Hier ,  quand  le  citoyen  qui  t'a  porté  ma  lettre  fut  re- 
venu :  «  Eh  bien  !  vous  l'avez  vue?  »  lui  dis-je,  comme  je 
le  disais  autrefois  à  cet  abbé  Landreville  ,  et  je  me  surpre- 
nais à  le  regarder  comme  s'il  fut  resté  sur  ses  habits,  sur 
toute  sa  personne,  quelque  chose  de  ta  présence,  quelque 
chose  de  toi.  C'est  une  âme  charitable  puisqu'il  t'a  remis 
ma  lettre  sans  retard  Je  le  verrai  à  ce  qu'il  parait ,  deux 
fois  par  jour,  le  matin  et  le  soir.  Ce  messager  de  nos  dou- 
leurs me  devient  aussi  cher  que  l'aurait  été  autrefois  le 
messager  de  nos  plaisirs.  J'ai  découvert  une  fente  dans  mon 
appartement;  j'ai  appliqué  mon  oreille,  j'ai  entendu  gémir; 
j'ai  hasardé  quelques  paroles,  j'ai  entendu  la  voix  d'un 
malade  qui  souffrait.  Il  m'a  demandé  mon  nom,  je  le  lui 
ai  dit.  «  O  mon  Dieu!  »  s'est-il  écrié ,  à  ce  nom,  en  retom- 
bant sur  son  lit,  d'où  il  s'était  levé,  et  j'ai  reconnu  dis- 
tinctement la  voix  de  Fabre  d'Egîantine.  «.  Oui  je  suis  Fa- 


—  m  — 

bpe  ,  inVt-il  dit  ;  mais  toi  ici!  la  contre-révolution  est  donc 
faite?  »  Nous  n'osons  cependant  nous  parler,  de  peur  que 
la  haine  ne  nous  envie  cette  faible  consolation  et  que,  si  on 
venait  à  nous  entendre,  nous  ne  fussions  séparés  et  resser- 
rés plus  étroitement;  car  il  a  une  chambre  à  feu,  et  la 
mienne  serait  assez  belle  si  un  cachot  pouvait  l'être.  Mais 
chère  amie!  tu  n'imagines  pas  ce  que  c'est  que  d'être  au 
secret  sans  savoir  pour  quelle  raison  ,  sans  avoir  été  inter- 
rogé, sans  recevoir  un  seuljournal!  c'est  vivre  et  être  mort 
tout  ensemble  c'est  n'exister  que  pour  sentir  qu'on  est 
dans  un  cercueil!  On  dit  que  l'innocence  est  calme,  cou- 
rageuse. Ah!  ma  chère  Lucile!  ma  bien-aimee  î  souvent 
mon  innocence  est  faible  comme  celle  d'un  mari,  celle  d'un 
père,  celle  d'un  fils!  Si  c'était  Pitt  ou  Cobourg  qui  me 
traitassent  si  durement;  mais  mes  collègues!  mais  Robes- 
pierre, qui  a  signé  Tordre  de  mon  cachot!  mais  la  répu- 
blique ,  après  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  elle  !  C'est  là  le  prix 
que  je  reçois  de  tant  de  vertus  et  de  sacrifices!  En  entrant 
ici ,  j'ai  vu  Hérault-Séchelles ,  Simon ,  Ferroux  ,  Chaumclle, 
Antonelle;  ils  sont  moins  malheureux  :  aucun  n'est  au  se- 
cret. C'est  moi  qui  me  suis  dévoué  depuis  cinq  ans  à  tant 
de  haine  et  de  périls  pour  la  république,  moi  qui  ai  con- 
servé ma  pauvreté  au  milieu  de  la  révolution,  moi  qui  n'ai 
de  pardon  à  demander  qu'à  toi  seule  au  monde,  ma  chère 
Lolotte,  et  à  qui  tu  Tas  accordé,  parce  que  tu  sais  que 
mon  cœur,  malgré  ses  faiblesses ,  n'est  pas  indigne  de  toi; 
c'est  moi  que  des  hommes  qui  se  disaient  mes  amis,  qui  se 
disent  républicains,  jettent  dans  un  cachot,  au  secret, 
comme  si  j'étais  un  conspirateur!  Socrate  but  la  ciguë; 
mais  au  moins  il  voyait  dans  sa  prison  ses  amis  et  sa  femme. 
Combien  il  est  plus  dur  d'être  séparé  de  toi!  Le  plus  grand 
criminel  serait  trop  puni  s'il  était  arraché  à  une  Lucile  au- 
trement que  par  la  mort,  qui  ne  fait  sentir  au  moins  qu'un 
moment  la  douleur  d'une  telle  séparation;  mais  un  coupa- 
ble n'aurait  point  été  ton  époux,  et  ta  ne  m'as  aimé  que 
parce  que  je  ne  respirais  que  pour  le  bonheur  de  mes  con- 
citoyens..... On  m'appelle...  Dans  ce  moment  les  commis- 
saires du  tribunal  révolutionnaire  viennent  de  m'interro- 
ger.  11  ne  me  fut  fait  que  cette  question  :  Si  j'avais  conspiré 
contre  la  république.  Quelle  dérision  !  et  peut-on  insulter 
ainsi  au  républicanisme  le  plus   pur!  Je  vois  le    sort  qui 


25o  

m'attend.  Adieu,  ma  Lucile ,  ma  chère  Lolotte  ,  mon  bon 
loup,  dis  adieu  à  mon  père.  Tu  vois  en  moi  un  exemple 
de  la  barbarie  et  de  l'ingratitude  des  hommes.  Mes  der- 
niers momens  ne  te  déshonoreront  point.  Tu  vois  que  ma 
crainte  était  fondée,  que  mes  pressentimens  furent  tou- 
jours vrais.  J'ai  épousé  une  femme  céleste  par  ses  vertus; 
j'ai  été  bon  mari ,  bon  fils;  j'aurais  été  aussi  bon  père.  J'em- 
porte l'estime  et  les  regrets  de  tous  les  vrais  républicains  , 
de  tous  les  hommes,  la  vertu  et  la  liberté.  Je  meurs  à 
trente-quatre  ans;  mais  c'est  un  phénomène  que  j'aie  tra- 
versé, depuis  cinq  ans,  tant  de  précipices  de  la  révolution 
sans  y  tomber,  et  que  j'existe  encore,  et  j'appuie  ma  tête 
avec  calme  sur  l'oreiller  de  mes  écrits  trop  nombreux;  mais 
qui  respirent  tous  la  même  philantropie,  le  même  désir  de 
rendre  mes  concitoyens  heureux  et  libres,  et  que  la  hache 
des  tyrans  ne  frappera  pas.  Je  vois  bien  que  la  puissance 
enivre  presque  tous  les  hommes,  que  tous  disent  comme 
Denis  de  Syracuse  :  «  La  tyrannie  est  une  belle  épitaphe.  » 
Mais,  console-foi,  veuve  désolée!  l'épitaphe  de  ton  pauvre 
Camille  est  plus  glorieuse  :  c'est  celle  des  Brutuset  des  Ca- 
ton  les  tyrannicides.  O  ma  chère  Lucile  î  j'étais  né  pour 
faire  des  vers,  pour  défendre  les  malheureux,  pour  te  ren- 
dre heureuse,  pour  composer,  avec  ta  mère  et  mon  père, 
et  quelques  personnes  selon  notre  cœur,  un  Otaïti.  J'avais 
rêvé  une  république  que  tout  le  monde  eût  adorée.  Je  n'ai 
pu  croire  que  les  hommes  fussent  si  féroces  et  si  injustes. 
Comment  penser  que  quelques  plaisanteries  dans  mes 
écrits  ?  contre  des  collègues  qui  m'avaient  provoqué ,  effa- 
ceraient le  souvenir  de  mes  services  î  Je  ne  me  dissimule 
point  que  je  meurs  victime  de  ces  plaisanteries  et  de  mon 
amitié  pour  Danton.  Je  remercie  mes  assassins  de  me  faire 
mourir  avec  lui  et  Philippeaux  ;  et  puisque  mes  collègues 
ont  été  assez  lâches  pour  nous  abandonner  et  pour  prêter 
l'oreille  à  des  calomnies  que  je  ne  connais  pas ,  mais  à 
coup  sûr  les  plus  grossièies,  je  puis  dire  que  nous  mou- 
rons victimes  de  notre  courage  à  dénoncer  des  traîtres,  et 
de  notre  amour  pour  la  vérité.  Nous  pouvons  bien  em- 
porter avec  nous  ce  témoignage  ,  que  nous  périssons  les 
derniers  des  républicains.  Pardon,  chère  amie,  ma  vérita- 
ble vie  ,  que  j'ai  perdue  du  moment  qu'on  nons  a  séparés, 
je  m'occupe  de  ma  mémoire.  Je  devrais  bien  plutôt  m'occu- 


F 


—  i^'i  — 

per  de  te  la  faire  oublier,  ma  Luciile!  mon  bon  Loulou! 
ma  poule  à  Cachant  (i).  Je  t'en  conjure ,  ne  reste  point  sur- 
la  branche,  ne  m'appelle  point,  par  tes  cris;  ils  me  déchire- 
raient au  fond  du  tombeau.  Va  gratter  pour  ton  petit,  vis 
pour  mon  Horace,  parle-lui  de  moi.  Tu  lui  diras,  ce  qu'il  ne 
peut  pas  entendre,  que  je  l'aurais  bien  aimé!  Malgré  mon 
supplice,  je  crois  qu'il  y  a  un  Dieu.  Mon  sang  effacera  mes 
fautes  ,  les  faiblesses  de  l'humanité  ;  et  ce  que  j'ai  eu  de 
bon,  mes  vertus,  mon  amour  de  la  liberté,  Dieu  le  récom- 
pensera. Je  te  reverrai  un  jour  ,  ô  Lucile  !  ô  Anette  !  Sensi- 
ble comme  je  l'étais;  la  mort  ,  qui  me  délivre  de  la  vue  de 
tant  de  crimes,  est-elle  un  si  grand  malheur?  Adieu  ,  Lou- 
lou; adieu,  ma  vie,  mon  âme,  ma  divinité  sur  la  terre!  Je 
te  laisse  de  bons  amis  ,  tout  ce  qu'il  y  a  d'hommes  vertueux 
et  sensibles.  Adieu,  Lucile,  ma  Lucile  !  ma  chère  Lucile  ! 
adieu,  Horace,  Anette  (2),  Adèle  (3)  !  adieu  ,  mon  père  !  Je 
sens  fuir  devant  moi  le  rivage  de  la  vie.  Je  vois  encore  Lu- 
cile! je  la  vois,  ma  bien-aimée  !  ma  Lucile!  mes  mains  liées 
t'embrassent,  et  ma  tête  séparée  repose  encore  sur  toi  ses 
veux  mourans  ! 


.NOTF.     RET.  VTIVF.     *.    CRTTE     LETÏRF. 

Cette  lettre,  imprimée  en  1-  ;/{  ,  à  la  suite  du  Vieux  Corde- 
Ucr,  a  été  collationnée  avec  soin  sur  l'ui  iginal  qui  se  trouve  en* 
tre  les  moins  de  M.  Matfon  aîné.  Mme  Duplessis  et  3111e  Des- 
moulins ,  sœur  de  Camille  ,  lui  ont  lemis  tout  ce  qu'elles  pos- 
sédaient de  l'auteur  et  notamment  ses  manuscrits  efson  por- 
trait qui,  dans  ds  temps  plus  propices  ,*  guidera  la'main 
du  sculpteur  <  liai gé  de  faire  la  statue  que  la  patrie  reconnais- 
sante élèvera  un  jour  sur  la  place  de  Guise  au  citoyen  français 
qui  le  premier  arboi a  la  cocarde  révolutionnaire. 


(1)   Cachant  est   un  petit   village    qui    se  trouve  pr< -s  uVParis  .  sur 
le  chemio  de  Bourg-la-Keine  ,  où    Mme  Duplessis  avait    uue   maison 


'1L-      "■«———■»—    -  ■■»■»».    ,    v.».».   uv,     rvauit      ^/iiio      iiiciiuit    ut      UUU11UU1C 

demandait  la  mort.  C'est  à  cette  poule  que  Camille  fait  ici  allusioD. 

(2)  Nom  familier  que  donnait  encore  Camille^à  Mme  Duplessis. 

(3)  Sœur  de  Lucile  ;  elle  ne  se  maiia  poiut  et  vécut  toujours  avec 
sa  mère,  dont  elle  fut  TuDiqueconsolatiou  après  la  mort  de  Camille,  de 
Lucile  et  de  M.  Duplessis. 


ERRATA, 

> 

Dans   l'Essai* 

Page  8  ,  ligne  10  ;  Il  étale  ,  lisez  :  Il  étalait. 
Page  id,  ligne  10;  les  numéros  ;  lisez  :   ses  numéros. 
Page  17,  ligne  12  ;  de  toutes  parts  sentant  ce  projet  d'humanité,  li- 
sez :  de  toutes  parts  ce  projet  d'humanité. 
Page  20,  ligue  14  ;  échauffé  aussitôt,  lisez  :  échauffé  ,  aussitôt. 
Page  20,  ligne  22;  tnuriemur,  lisez  :  moriemur. 
Page  34,  ligne  10;  la,  lisez  :  sa 
Page  3o  ,  ligne  3  •  2  ,  lisez  :  4 
Page  33  ,  ligue  6  ;  200  ,  lisez  :  3oo. 
Page  34,l'gn*J  première;  voulait  ,  lisez  :  voulut. 

Dans  le    Vieux  Cordelier. 

Page  53,  dernière  ligne  ;  bliqne  ,  lisez  :  la  république. 

Page  ï44>  ligne  2,  au  coudes,  lisez:  aux  coudes. 

Page  144  j  ligne  9  ;  Histsire,  lisez  :  Histoire. 

Page  i58  ,  ligne  4»  clameure,  lisez  :  clameur, 

Page  i58  ,  ligne  10;  tout  de  fantaisie,  lisez:  sont  de  fantaisie. 


r 


s? 


J&