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BOSTON PUBLIC LIBRARY
Josiah H. Bei^ton
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ILS VlIStS.
CORDELIER
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DÉPUTÉ A LA CONVENTION, ET DOYEN DES JACOBINS.
ôeuiej L/dihou comvietej .
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Précédée d'un essai sur la vie et les écrits de l'auteur,
c£at tyMP. *yw?ad/&n aene.
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parent de camille-desmouuns et possesseur de ses
manuscrits.
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is&aaso
ÉBRARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
24 , RUE DES MATHURINS-SAINT-JACQUES.
1854.
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Iropr. par Dépée, chez J.-L. Bellemain, imprimeur 268, rue St-Denis.
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Qu&quoniam in Joveam incidit obruatnr.
CICÉRON.
« Puisque la bête est dans le piège, qu'on l'assomme. »
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ÉBRARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
24 y RUE DES MATHURINS-SAINT-JACQUKS.
1834.
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Imprimerie de J.-L Bblllm ain , 268, rue St-Deni*.
LA FRANCE
VWSSS^ YmW WSWSiSS
PAR CAMILLE-DESMOULINS,
Quœ quoniam injbveam incidit obruaiur. (Cic.)
Puisque la bête est dans le piège , qu'on l'assomme.
ÉBRARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
24 , RUE DES MATHURINS-SAINT-JACQUES.
1834.
A
ۈ JVattJC* \Vbtt,
PAR
CAMILLE-DESMOULINS.
A la marge de son exemplaire de F Histoire uni-
verselle de d'Aubigné, on est bien surpris de
trouver ce vœu écrit de la main de Mézerai , il y
a cent soixante ans : Duo tantàm hœc opto ;
unurriy ut moriens populurn francorum libe-
mm relinquam ; alterum , ut ità cuique eveniat,
sicut de republicâ merebitur. « C'est ainsi que
parmi les Seize, les honnêtes gens, et ceux qui
n'étaient pas d'imbéciles fanatiques, s'étaient
formé, dit de Thou, je ne sais quel plan de ré-
publique. Il y a eu de tout temps en France, des
patriotes qui ont soupiré pour la liberté. »
Le retour de cette liberté chez les Français était
réservé à nos jours. Oui, elle est déjà ramenée
parmi nous,- elle n'y a point encore un temple
pour les états-généraux , comme celui de Delphes ,
chez les Grecs, pour les assemblées des amphyc*
lions; celui de la Concorde chez les Romains pour
— fi-
les assemblées du sénat; mais déjà ce n'est plus
tout bas qu'on l'adore, et elle a partout un culte
public. Depuis quarante ans, la philosophie a
miné de toutes parts sous les fondemens du des-
potisme; et comme Rome avant César était déjà
asservie par ses vices , la France avant Necker
était déjà affranchie par ses lumières.
Ecoutez Paris et Lyon , Rouen et Bordeaux ,
Calais et Marseille; d'un bout de la France à
l'autre, le même cri, un cri universel se fait en-
tendre. Quel plaisir pour un bon citoyen de par-
courir les cahiers des provinces! Et comme cette
lecture doit porter la rage dans le sein de nos
oppresseurs! Que je te remercie, 6 Ciel, d avoir
placé ma naissance à la fin de ce siècle! Je la
verrai donc s'élever dans toutes nos places, cette
colonne de bronze que demande le cahier de Pa-
ns, où seront écrits nos droits et l'histoire de la
révolution, et j apprendrai à lire à mes enfans
dans ce catéchisme du citoven que demande un
autre cahier. La nation a partout exprimé le même
vœu. Tous veulent être libres. Oui , mes chers con-
citoyens, oui, nous serons libres, et qui pourrait
nous empêcher de l'être? Les provinces du Nord
demandent-elles autre chose que celles au Midi?
et les pavs d'élection sont-ils donc en opposition
- 7 -
avec les pays d'clat, pour que nous ayons à
craindre un schisme et une guerre civile?
Non, il n'y aura point de guerre civile. Nous
sommes plus nombreux , nous serons les plus forts.
Vovez la capitale même, ce foyer de corruption,
où la monarchie ennemie-née des mœurs , ne veille
qu'à nous dépraver, qu'à énerver le caractère na-
tional, à nous abâtardir en multipliant autour de
la jeunesse les pièges de la séduction , les faci-
lités de la débauche, et en nous assiégeant de
prostituées ; la capitale même a plus de trente
mille hommes prêts à en quitter les délices pour
se réunir aux cohortes sacrées de la patrie, au
premier signal, dès que la liberté aura levé son
étendard dans une province et rallié antour d'elle
les bons citoyens. Paris comme le reste de la
France, appelle à grands cris la liberté. L'infâme
police, ce monstre à dix mille têtes, semble enfin
paralysé dans tous ses membres. Ses yeux ne voient
plus, ses oreilles n'entendent plus. Les patriotes
élèvent seuls la voix. Les ennemis du bien public
se taisent, ou s'ils «Posent parler, ils portent à
l'instant la peine de leur félonie et de leur tra-
hison. Ils sont forcés de demander pardon à ge-
noux . Linguet est chassé par les députés du mi-
lieu d'eux, ou l'impudent s'était glissé; Maury est
>t
_ 8 —
chassé par son hôte; Desprémesnil hué jusques
par ses laquais; le garde-des-sceaux honni, cons-
pué au milieu de ses masses; l'archevêque de Pa-
ris lapidé; un Condé, un Conti, un d'Artois, sont
publiquement dévoués aux dieux infernaux. Le
patriotisme s'étend chaque jour dans la progres-
sion accélérée d'un grand incendie. La jeunesse
s'enflamme, les vieillards, pour la première fois ^
ne regrettent plus le temps passé; ils en rougissent.
Enfin, on se lie par des sermens et on s'engage à
mourir pour la patrie.
Les aristocrates, les vampires de l'état espèrent
dans les troupes, et j'en ai entendu se vanter pu-
bliquement que les soldats se baigneraient dans
notre sang avec plaisir. Non, chers concitoyens ,
non, les soldats n'assassineront pas avec plaisir
leurs frères, leurs amis. Des Français qui com-
battent pour les élever, eux soldats, aux grades
militaires, pour rendre à la profession des armes
sa noblesse originelle, pour que ce ne soit point
un métier plus infâme que celui des bourreaux;
car les bourreaux ne versenj de sang que celui
f\ que demandent les lois, et nos soldats étaient
prêts à verser tout le sang dont le despotisme a
soif. Non, ces soldats esclaves de huit ans, héros
plus avilis que nos laquais et soumis aux coups
— 9 —
de bâton , punis par les galères d'une désertion ,
qui, dans la paix, ne peut jamais être un crime,
et peut quelquefois être un devoir, et qu'en temps
de guerre même on ne doit punir que par l'infa-
mie, et comme Rome châtia ceux qui avaient fui
à Cannes; ces soldats que nous voulons affran-
chir , ne tourneront point leurs armes contre leurs
bienfaiteurs; ils viendront se réunir en foule à
leurs parens, à leurs compatriotes, à leurs libéra-
teurs, et les nobles s'étonneront de ne voir autour
d'eux que la lie de l'armée, et un petit nombre
des assassins et des parricides. Une pareille milice
se dissipera devant la multitude innombrable des
patriotes, comme les brigands devant la jus-
tice.
Gardons-nous donc bien d'accepter la transac-
tion que proposent les aristocrates.il vaut mieux,
a dit avec raison l'abbé Sieyes, ne point faire de
constitution que d'en faire une mauvaise. Nous
sommes sûrs de triompher. Nos provinces se rem-
plissent de cocardes comminatoires. Nous avons
une armée non encore ostensible et campée, mais
enrôlée et toute prête, une armée d'observation.
Cette armée est de plus de quinze cent mille
hommes. Pour moi, je me sens le courage de
mourir pour la liberté de mon pays, et un motif
— 10 —
bien puissant entraînera ceux que la bonté de
cette cause ne déterminerait pas. Jamais plus riche
proie n'aura été offerte aux vainqueurs. Quarante
mille palais, hôtels, châteaux, les deux cinquièmes
des biens de la France à distribuer , seront le prix
de la valeur. Ceux qui se prétendent nos conqué-
rans seront conquis h leur tour. La nation sera
purgée, et les étrangers, les mauvais citoyens,
tous ceux qui préfèrent leur intérêt particulier au
bien général , en seront exterminés. Mais détour-
nons nos regards de ces horreurs; et daigne le
ciel éloigner ces maux de dessus nos têtes! Non
sans doute, ces malheurs n'arriveront pas. Je n'ai
voulu qu'effraver les aristocrates , en leur mon-
trant leur extinction inévitable , s'ils résistent plus
long-temps à la raison, au vœu et aux supplica-
tions des communes. Ces messieurs ne se haïront
pas assez pour s'exposer à perdre des biens qu'il
leur est si facile de conserver, et dont nous n'avons
sûrement nulle envie de les dépouiller.
Nous n'avons plus de tribune, et c'est par des
discours imprimés qu'on parle aujourd'hui à une
nation. Continuez de vous succéder tous sur cette
tribune, 6 vous, nos généreux défenseurs! Tri-
buns eloquens , Ravnal , Sieves, Chapellier, Tar-
get, Mounier, fiabaud , Barnave, Volnej, et toi
— 11 —
surtout Mirabeau, excellent citoyen, qui, toute
ta vie, n'as cessé de signaler ta haine contre le
despotisme et as contribué plus que personne à
nous affranchir. Les pasteurs des vils troupeaux
d'esclaves en voient sans cesse décroître le nombre.
Poursuivez , redoublez de courage et secondez de
tout votre génie des circonstances inespérées. Le
spectacle de la mort de Virginie rétablit à Rome
la liberté. Tout le monde fut citoyen, parce que
tout le monde se trouva père. En France, le dé-
ficit aura rétabli la liberté. Tout le monde sera
devenu citoyen , parce que tout le monde aura
été contribuable. O bienheureux déficit! O mon
cher Galonné !
C'est peu d'échauffer les esprits , de soulever
le peuple à la liberté et de détruire l'édifice des
Goths et des Welches ; il faut sous un ciel si beau ,
et dans une terre si fertile, en construire un
autre cligne du sol, digne de la nation qui l'ha-
bite , cette nation si féconde en grands hommes,
digne de ce siècle de lumières, le plus beau mo-
nument, en un mot , que la philosophie et le
patriotisme aient élevé à l'humanité. Il est du de-
voir de tout citoyen d'y concourir, et je vais
donner aussi mes idées.
— 12 —
§. T'. De la délibération par tête ou par
ordre.
Voyez comme la question est facile a résoudre,
quand on évite toute déviation pour suivre le fil
d'un principe et ne marcher que sur une seule
ligne. Voici un dialogue fort court entre la no-
blesse et les communes.
LA NOBLESSE.
Il y a trois ordres en France , le clergé , la no-
blesse et le tiers; le tiers, incomparablement plus
nombreux et n'ayant néanmoins qu'une voix ,
comme chacun des deux ordres dans rassemblée
nationale. Telle est notre constitution.
LES COMMUNES.
On pourrait nier le fait. Mais courons au but.
Répondez seulement : Qui a donné à cet usage
force de constitution ?
Vous m'avouerez que ce n'est pas le prince. Si
Philippe-le-Bel a pu faire la constitution , Louis
XVI peut la changer; ce que nous ne reconnais-
sons ni vous , ni moi.
— 13 —
Ce n'est pas non plus le clergé et la noblesse ,
qui se sont donnés à eux-mêmes le privilège d'être
comptés pour les deux tiers de la nation. On ne
se fait pas un droit à soi-même.
Reste donc que cette constitution se soit éta-
blie par le consentement de l'universalité de la
nation ; c'est-à-dire de la pluralité des têtes : car
avant la naissance des ordres , nécessairement on
a opiné par têtes . Hé bien ! ce que la nation
avait établi par têtes , elle vient de l'anéantir par
têtes.
La nation a été convoquée. Les assemblées de
tous les bailliages, représentatives de l'universa-
lité de la nation , se sont tenues. On à compté les
voix. Une pluralité, sans nulle proportion, a voté
la délibération par têtes. C'est une chose conclue.
La nation a profité du moment où elle s'est vue
rassemblée, pour se resaisir de l'excédent d'auto-
rité qu'elle avait confié aux deux ordres privilé-
giés, elle les a rapprochés du droit commun ; elle
leur a ôté ce qu'ils ne pouvaient tenir que d'elle.
Qu'avez-vous à répliquer?
En deux mots : ou bien la forme d'opiner par
ordre s'est établie sans le consentement de la na-
tion, et alors elle est inconstitutionnelle; ou bien
elle s'est introduite du consentement de la nation <
— M —
par l'usage, par le consentement tacite, et alors
la volonté expresse fait cesser !e consentement
tacite. La volonté présente déroge a la volonté
passée. La génération qui n'est plus, doit céder à
nous qui vivons ; ou bien que les morts se lèvent
de leurs tombeaux, et qu'ils viennent maintenir
contre nous leurs usages. La pluralité vient donc
d'anéantir l'usage auquel la pluralité seule avait
pu donner force de constitution. Cela est démon-
tre et on ne peut opiner que par tîntes.
LA NOBI.FSSK.
Cette loi me d'opiner est-elle la meilleure-*
I F S COMMUN Y 5.
Que fait cette question ! la nation a parlé. Il
suffît. Point d'argument , point de veto possible
contre sa volonté souveraine. Sa volonté est tou-
jours légale ; elle est la loi elle-même.
C'est donc une ebose inconcevable que ces dis-
putes, ces conférences à Versailles, si on votera
par tête oui ou non. Ce n'est plus une question.
La presque universalité des Français a déclaré sa
volonté. La volonté des quatre-vingt-seize cen-
tièmes d'un peuple est la loi. Aussi depuis que
— 15 —
nos députés se sont assurés de cette volonté gé-
nérale par la communication de leurs cahiers,
savent-ils bien qu'il n'y a lieu à délibérer.
§. IL Continuation du même sujet et du même
entretien,
QU'EST-CE QU'UNE CONSTITUTION?
LA NOBLESSE.
Vous ne reconnaissez donc de constitutionnel
dans l'état que ce que la pluralité a établi ?
LES COMMUNES.
Voici nos principes :
Une nation a les même droits , la deuxième, la
dixième, la centième fois qu'elle se rassemble ,
que lorsqu'elle s'est assemblée la première fois.
En effet, la génération qui a passé ne peut pas
avoir plus de droits que celle qui passe. Une gé-
nération succède aux droits de l'autre, comme
un fils aux droits de son père, avec celte diffé-
rence que les pères ont quelquefois établi des
— 16 —
substitutions perpétuelles, au lieu qu'une géné-
ration ne peut pas, sans absurdité, prétendre en-
chaîner la postérité par une substitution. La mort
éteint tout droit. C'est à nous qui existons, qui
sommes maintenant en possession de cette terre,
à y faire la loi à notre tour.
Cette loi ne saurait être que la volonté géné-
rale; et ce qui forme la volonté générale dans
une nation comme dans une chambre de juges,
c'est nécessairement la pluralité. La minorité ne
peut pas invoquer la raison. Comme chacun sou-
tient quelle est de son coté, c'est la raison elle-
même qui veut que la raison du petit nombre
cède à la raison du plus grand.
LA NOBLESSE.
Quoi! s'il plaisait à la pluralité en France
d'avoir un despote, si le gros de la nation voulait
une loi agraire, ou une loi régia, il faudrait donc
que le reste passât sous le joug? Un principe ne
saurait être vrai, quand il mène à des conséquen-
ces fausses.
LES COMMUNES.
La possibilité d'une loi agraire n'est point,
— 17 —
comme il vous semble , une conséquence du
principe. La société n'a que les droits que lui
donnent les associés. Ne serait-ce pas une chose
absurde de prétendre que les hommes, qui ne
sont en société que pour se défendre des brigands,
auraient donné le droit de les dépouiller? Nulle
puissance sans borne sur la terre, et même dans le
ciel. Ne reconnaisscns-nous pas tous que la divi-
nité même ne pourrait tourmenter l'innocence.
Au-dessus de la volonté générale, il y a le droit
naturel, le pacte social. Le droit de faire une loi
agraire -ne peut donc jamais appartenir à la ma-
jorité.
LA NOBLESSE.
Qu'il lui appartienne ou non , si la pluralité
des voix est souveraine , la loi agraire n'en sera
pas moins.
LES COMMUNES.
Je ne traitais que le point de droit et j'avais à
prouver seulement qu'en droit la majorité ne
peut attenter au parti social, primitif, aux pro-
priétés.
— 18 —
Si nous venons an point de fait, jamais
une telle loi ne passera. Les hommes qui se sont
réunis les premiers eu société ont vu d'abord
que l'égalité primitive ne subsisterait pas long-
temps; que, dans les assemblées qui suivraient
la première, tous les associés n'auraient plus le
même intérêt à la conservation du pacte social,
garant des propriétés, et ils se sont occupés de
mettre la dernière classe des citoyens hors d'é-
tat de le rompre. Dans cet esprit, les législa-
teurs ont retranché du corps politique cette
classe de gens qu'on appelait à Rome prolétaires ,
comme n'étant bons qu'à faire des enfans et à
recruter la société. Ils les ont relégués dans une
centurie sans influence sur l'assemblée du peu-
ple. Eloignés dos affaires par mille besoins , et
dans une continuelle dépendance, cette centurie
ne peut jamais dominer dans l'état. Le sentiment
seul de leur condition les écarte d'eux-mêmes des
assemblées. Le domestique opinera-t-il avec le
maître, et le mendiant avec celui dout l'aumône
le fait subsister ?
D'ailleurs, cette classe, quoique la plus nom-
breuse, prise séparément, ne peut jamais, par
le nombre même , se mettre en équilibre avec
toutes les autres centuries intéressées à la retenir
— 19 —
dans la sienne ; et si elle n'a pu obtenir le partage
des terres, à Rome même, dans une ville qui
avait la moitié de l'univers à donner, où Antoine
fesait présent d'une ville à son cuisinier pour le
complimenter d'une sauce, et de tout un terri-
toire à son précepteur , on peut bien penser
qu'une loi agraire ne passera jamais. La possibilité
de cette loi n'est donc, ni dans le droit, ni par
le fait, une conséquence du principe établi.
Venons à l'autre conséquence , la possibilité
d'une loi régia.
Si par cette loi on entend le pouvoir arbitraire,
bien certainement un pareil droit ne peut jamais
être constitutionnel. Qui dit constitution, dit
forme de gouvernement fondé en droit : et le
gouvernement despotique ne peut l'être. Il est
bien évident que le souverain ne peut avoir que
la puissance qui appartenait à la société , et la so-
ciété n'a pu lui donner un droit qu'elle n'avait
pas elle-même. Le pouvoir d'envoyer le cordon
ne peut jamais appartenir ni au prince, ni au sé-
nat, ni au peuple. Jamais la pluralité ne peut lier
un citoyen à se laisser étrangler sans forme de
procès (i ).
(i) JVxceptn ceux qui sont pris les aj'Uies à la main. Fait-on
a.
— 50 —
Il faudra bien céder aux muets comme il faut
céder au pistolet d'un brigand. Mais si le souve-
rain fait usage contre moi du pouvoir arbitraire,
un tel pouvoir n'étant que le droit du plus fort,
je serai aussi bien fondé que lui à l'étrangler de
son cordon et à le prévenir si je puis. Un pareil
gouvernement est une véritable anarchie; car,
despotisme, anarchie, ou droit du plus fort, sont
synonymes et emportent l'idée de l'absence des
lois.
Si la lm régla n'est autre chose que l'abandon
fait par lt- corps politique, à un de ses membres,
de l'universalité de ses droits, il est sans difficulté
que la pluralité oblige le reste à y donner les
mains. In individu a-t-il plus de droit que l'autre
au pouvoir législatif ou exécutif? Tous ne pou-
vant pas l'exercer, il faut des dépositaires. Et
pour le choix, comment se décider autrement que
par la pluralité. Il n'y a que le droit naturel ail-
le procès à une armée ennemie? Seulement il y a cette dis-
tinction. Dans une guerre de nation à nation, le droit de tuei
1 ennemi cesse dès qu'il a mis bas les armes, parce qu'il n'est
pas coupable de les port ei ; mais dans une guerre de conjurés
contre une nation, dans l'armée de Catilina, par exemple, ou
dans celle de Broglir, quoiqu'ils soient vaincus et qu'ils fuient,
leur crime subsiste , et ils restent sous le cimeterre des vain-
queurs, à qui il appartient incontestablement de frapper ou de
faire grâce , sans qu'il soit besoinde faire le procès.
n
quel la pluralité ne saurait porter atteinte. Dans
tout le reste, la volonté d'une nation est la loi.
C'est à elle seule qu'il sied de dire: car tel est
notre plaisir.
LA NOBLESSE.
Vous avez pourtant reconnu un autre principe
que la pluralité , quand vous avez relégué dans
la cent quatre-vingt-unième centurie , ou même
privé entièrement du droit de suffrage la foule
des prolétaires.
LES COMMUNES.
Si elles sont comptées pour rien, c'est que là
pluralité l'a voulu ainsi; c'est parce que la plu-
ralité est contre eux, et que la pluralité donne
aux choses force de constitution, que leur retran-
chement de la société est constitutionnel.
Il est donc incontestable que les députes des
communes de France, représentant la presquu-
niversalité de la nation, leur volonté est la vo-
lonté générale; c'est la loi elle-même ; Quand
vous commandez , c'est à moi d'obéir , disait
à la nation, Clotaire II, comme nous l'apprend
M. d'Entraigues * dont l'autorité n'est pas sus-
— 22 —
pecte. Charles-le-Chauve fait le même aveu aux
états de Kiersy-sur-Oise Tout ce que l'assem-
blée nationale va décréter sera donc constitution-
nel. La nation n'a pas besoin de la sanction de
son délégué; c'est à lui d'obéir. Ce qu'elle éta-
blira sera notre code, ce seront nos douze tables,
ce sera pour nous la loi et les prophètes.
§ III. — Du Clergé.
C'est la clergie qui a fait le clergé. Aujourd'hui
que nous sommes tous clercs , que nous savons
tous lire , il ne peut plus y avoir que deux or-
dres, et chacun doit rentrer dans le sien. Nous
sommes tous clergé.
Si ce n'est pas comme clercs, comme lettrés,
que les ecclésiastiques prétendent être un ordre
à part, un premier ordre, ce n'est pas non plus
comme ministres de la religion. La religion veut,
au contraire, qu'ils aient le dernier rang. Le ca-
hier de la ville d'Etain , après avoir cité une
foule de textes : que leur règne n est pas de ce
monde, que s'ils veulent être les premiers
dans Vautre, ils faut qu'ils soient les derniers
dans celui-ci, etc. leur fait ce dilemme admi-
— 23 —
rable : Si vous croyez à votre Evangile , mettez-
vous donc à la dernière place qu'il vous assigne;
soyez du moins nos égaux; ou si vous ne croyez
pas un mot de ce que vous dites, vous êtes donc
des hypocrites et des fripons , et nous vous don-
nons, très révérendissime père en Dieu , monsei-
gneur l'archevêque de Paris, six cent mille livres
de rente pour vous moquer de nous : quidquid
dixeris argumentabor.
Les prêtres , en voyant la contradiction entre
leurs mœurs et leur morale ne point désiller les
yeux, et la facilité qu'ils ont partout de tromper
les peuples et d'attirer leur argent, ont dû se
dire : Quels imbéciles nous environnent! Certai-
nement nous sommes le premier ordre. Il est na-
turel que l'ordre des dupes passe après. Par quel
autre raisonnement un abbé M...,
Dans la chaire, chrétien ; dans le fauteuil, athée ;
pourrait-il se persuader que l'ordre de ses pareils
est le premier ?
Je défie qu'on me montre dans la société rien
de plus méprisable que ce qu'on appelle un
abbé. Qui est-ce, parmi eux, qui n'a pas pris la
soutane , cette livrée d'un maître dont il se mo-
— u —
que intérieurement, pour vivre grassement et ne
rren faire? Y a-t-il rien de plus vil que le métier
de religion , le métier de continence , un métier
de mensonge et de charlatanisme continuels ?
Quelle différence y a-t-il entre notre clergé et
celui de Cybèle, ces Galles si méprisés, qui se
mutilaient pour vivre? Du moins il y avait, en
faveur de ces prêtres de la déesse de Syrie, une
forte présomption qu'ils ne se jouaient pas de la
crédulité du peuple. Certes, un grand sacrifice
prouvait leur foi 3 au lieu que la castration spi-
rituelle de l'abbé M.... ne l'a pas empêché, l'an-
née dernière, comme tout le monde le sait, de
violer physiquement une femme.
Chose étrange! un prêtre est eunuque de droit,
et s'il l'est de fait , on le répute irrégulier et inha-
bile à la prêtrise. On en demandait à l'un d'eux
la raison, qui semble difficile à donner. 11 fit une
réponse applaudie à jamais de toute l'Église : c'est
bien la moindre chose que ceux qui peuvent faire
un dieu puissent faire un enfant : mais cela n'est
pas de mon sujet.
Puisque j'ai parlé de ses ministres, je dirai un
mot de la religion elle-même.
On traite l'athéisme de délire, et avec raison.
Oui, il y a un Dieu, nous le voyons bien, en
— 25 —
jetant les yeux sur l'univers; niais nous le voyons
comme ces enfans infortunés qui, ayant été exposés
par leurs parens, voient qu'ils ont un père : il
faut bien qu'ils en aient un; mais ce père, c'est
en vain qu'ils l'appellent, il ne se montre point.
C'est en vain que je cherche qnel culte lui est
plus agréable; il ne le manifeste par aucun signe,
et sa foudre renverse aussi bien nos églises que
les mosquées. Ce n'est pas Dieu qui a besoin de
religion , ce sont les hommes. Dieu n'a pas be-
soin d'encens, de processions et de prières; mais
nous avons besoin d'espérance, de consolation et
d'un rémunérateur. Dans cette indifférence de
toutes les religions devant ses yeux, ne pourrait-
on nous donner une religion nationale?
Au lieu d'une religion gaie, amie, des délices,
des femmes, de la population et de la liberté ;
d'une religion où la danse, les spectacles et les
fêtes soient une partie du culte, comme était
celle des Grecs et des Romains; nous avons une
religion triste, austère, amie de l'inquisition, dtjs
rois, des moines et du cilice; une religion qui
veut qu'on soit pauvre, non-seulement de biens,
mais encore d'esprit, ennemie des riches , et des
plus doux penchans de la nature; qui réprouve
la joie; qui veut qu'on marche les talons au re-
— 26 —
bours, comme les Carmélites; qu'on vive en vrai
hibou , comme les Antoine, les Paul et les Hila-
rion; qui ne promet ses récompenses qu'à la pau-
vreté et à la douleur; qui n'est bonne, en un
mot, que pour des hôpitaux. Peut-on souffrir sa
maxime anti-nationale? « Obéissez aux tyrans. »
Subditi estote non tantum bonis et modestis
sed etiam dyscolis. Le paganisme avait tout
pour lui, excepté la raison; mais la raison n'est
guère plus contente de notre théologie; et folie
pour folie, j'aime mieux Hercule tuant le sanglier
d'Erymanthe, que Jésus de Nazareth noyant deux
mille cochons.
Il est a remarquer que les dévols furent, en gé-
néral, les pires de nos rois. On verra, dans un
moment, que depuis François Ier nous n'en avons
pas eu un seul , excepté Henri IV, dont la reli-
gion n'ait pas été un des crimes de son règne ,
comme la débauche chez Henri III : la cruauté
chez Louis XI était couverte de scapulaires et
de reliques. Ce Tibère de la France fut très dé-
vot , grand faiseur de pèlerinages et de neuvai-
nés, et qui fit gravement une loi de X Angélus ,
bien et dûment enregistrée. De quoi nous sert
une telle religion et notre clergé? Du moins la
voix de l'Hiérophante fit trembler Néron , et le
27
repoussa des mystères des initiés, lorsqu'il osa s'y
présenter. Il respecta la voix du crieur qui disait
ces paroles : « Loin d'ici les homicides , les scélé-
rats, les impies, les Epicuriens! » Qu'on nous
donne une religion courageuse et bonne à l'état,
si l'on veut que ses ministres en soient le premier
ordre !
§ IV. — De la Noblesse.
Menenius , dans son apologue, comparait le
corps politique au corps humain ; et les nobles à
l'estomac. La pensée de cet auteur, qui vient de
les comparer à ces tumeurs, à ces loupes qui,
sans être parties intégrantes de nous mêmes, ne
s'enflent et ne se nourrissent qu'aux dépens du
corps , est bien plus juste.
« La noblesse, dit Bélisaire, n'est au Ire chose
« que des avances que la patrie fait sur la parole
« de nos ancêtres, en attendant que nous soyons
« capables de faire honneur à nos garans. »
Voilà tant de siècles que la patrie perd ses
avances! encore si elle pouvait avoir son recours
contre la caution ! Nous ne voulons plus faire
d'avances sur la garantie des morts. C'est une in-
solvabilité trop notoire.
- 28-
Les Grecs sont, sans contredit, chez les an-
ciens, le peuple qui a le mieux connu la liberté;
mais veut-on savoir en quoi ils la faisaient consis-
ter? Dans l'égalité des conditions. Point de sa-
trapes, point de mages, point de dignités, point
d'offices héréditaires. Les aréopagites, les pryta-
nes , les archontes, les éphores, n'étaient point
des nobles , ni les amphyctions des milords. On
était ou fourbisseur, ou sculpteur, ou laboureur,
ou médecin, ou commerçant, ou orateur, ou ar-
tiste, ou péripatéticien , c'est-à-dire promeneur ;
on était fort ou faible, riche ou pauvre, coura-
geux ou timide, bien ou mal fait , sot ou homme
d'esprit, honnête homme ou fripon. On était d'A-
thènes ou de Mégare, du Péloponèse ou de la
Phocide ; on était citoyen, on était Grec; mais
]e n'aurais pas conseillé à Alcibiade de se dire
gentilhomme ou marquis; je n'aurais pas conseillé
aux initiés ou aux prêtres de Minerve de se dire
du premier ordre. Qu'est-ce qu'un premier ordre,
aurait dit un Athénien? Sachez qu'il n'y a qu'un
ordre dans une nation, l'ordre de ctux qui la
composent. Ce n'est qu'à Sparte qu'il y en a deux :
Tordre des Lacédémoniens et celui des Ilotes, c'est-
à-dire l'ordre des maîtres et celui des valets. On
a dit cela ailleurs; il est bon de le répéter.
— 29 —
Si la noblesse est un aiguillon pour imiter les
exemples des ancêtres, ce sera uu aiguillon bien
plus puissant quand les enfans seront tout par
eux-mêmes , et rien par leurs pères. Toute la na-
tion a pris acte de l'aveu du vicomte d'Entrai-
gues ; La noblesse est le plus grand fléau qu'il
y ait sur la terre. Eux-mêmes ont porté leur ar-
rêt. Qu'on ne connaisse plus en France que la
noblesse personnelle. Est-ce que les talens et les
qualités sont héréditaires? Il n'y eut jamais une
famille dans l'univers où la vertu et le génie se
soient transmis du père aux enfans, et pas un se-
crétaire du roi qui ne croie avoir la noblesse trans-
missible. Qu'est-ce donc que la noblesse, stu-
pides que nous sommes? Us ont beau savonner,
la barbe recroît. Chers concitoyens , anéantissez
cette distinction absurde autant qu'onéreuse.
Pour les nobles, foutes les grâces ,
Pour toi, peuple, tous les travaux.
L'homme est estimé par les races,
Comme les chiens et les chevaux.
Montrons que nous sommes des hommes, et
non pas des chiens et des chevaux.
Et vous , généreux patriciens, en qui la voix
de la raison a été plus forte que celle de l'intérêt
- 30 —
et que les préjugés germaniques, vous qui, en
nous reconnaissant pour vos frères , en vous em-
pressant de vous réunir avec nous,, pour coopérer
à rendre le nom de citoyen français plus honora-
ble que celui de gentilhomme, venez de vous en-
noblir bien plus que n'avaient fait vos pères par
un sacrifice pénible; ne craignez pas que nous
l'oublions jamais. A Rome, lorsque le peuple eut
forcé toutes les barrières qui lui fermaient l'en-
trée des charges et obtenu de pouvoir parvenir
au consulat , il n'en abusa point et continua d'é-
lever les patriciens aux premières dignités. Il en
est aussi une foule parmi vous que nous saurons
toujours distinguer et dont nous pourrons placer
à la tête des armées les noms redoutables à l'en-
nemi ; et nul n'aura plus illustré ces noms que
ceux d'entre vous qui ont voulu généreusement
renoncer à toutes les prérogatives qu'ils donnaient,
et recommencer leur noblesse.
g V. — Dès Bois.
En 170C), le pouvoir monarchique et l'état ré-
— 31 —
publicain furent représentés à Londres par une
danse tout-à-fait neuve. On voyait d'abord un
roi qui, après un entrechat, donnait un grand
coup de pied dans le derrière de son premier mi-
nistre, celui-ci le rendait à un second , le second
à un troisième , et enfin celui qui recevait le der-
nier coup figurait, par son gros derrière, la na-
tion qui ne se vengeait sur personne. Le gouver-
nement républicain était figuré par une danse
ronde où chacun donnait et recevait également.
Dans une matière si grave, ce n'est point l'o-
péra de Londres, ni des dissertations pour ou
contre des philosophes qui doivent décider; ce
sont les faits. 11 y a telle suite de faits contre la-
quelle il est impossible de disputer. La chaîne des
événemens sera aussi forte ici qu'une démonstra-
tion géométrique.
C'est X Histoire de France à la main que M. de
Mirabeau confond , par des faits incontestables,
les vains discours de ceux qui soutiennent que le
gouvernement monarchique est non seulement le
plus excellent de tous, mais le seul bon pour des
Français , qu'ils ont le privilège d'être gouvernés
par une famille unique, incomparable, dont pas
un, pendant une si longue suite de siècles, qui
n'ait été doux y modéré , et point tyran , point des-
— 32 —
pote. Comme je n'aspire pas à faire un livre , ni
à dire des choses neuves, mais à redire des vérités
utiles à mes concitoyens; et a ne point laisser
éteindre le feu sacré du patriotisme, si heureuse-
ment rallumé par le flambeau de la philosophie ,
je ne puis mieux faire que de copier les portraits
fidèles de nos rois d'après les faits. Il nous sera
impossible de sortir de cette galerie , sans proférer
tous ces mots, que les enfans savaient dire à Sparte:
Je ne serai point esclave.
Il ne faut qu'ouvrir nos annales, bien qu'écri-
tes par des moines ou des historiographes, pour
voir, malgré ces panégyristes, qu'aucune histoire
ne présente une plus longue suite de mauvais rois.
I/énumération en serait trop fatiguante. Ne re-
montons qu'à Philippe— le-Rel.
Philippe-le-Bel , faussaire, faux - monnoyeur,
insatiable d'argent et de pouvoir, tyran; il em-
bastille , malgré la foi donnée, le comte de Flan-
dres et ses fds; il altère la fabrication de la mon-
naie; il s'arroge de la battre exclusivement; le
premier, il ose créer des pairs; il récompense
ceux des Templiers qui s'avouent dignes de mille
morts, et il fait périr dans les flammes ceux qui
persistent à se dire innocens, et qui lui deman-
dent la preuve de leurs crimes. Il n'y eut jamais
un auto-cla-fé plus abominable. Son avarice désho-
nore la noblesse, en la rendant vénale. 11 vexe les
banquiers et les marchands en mille manières.
Point de milieu pour les riches; ou il leur vend
la noblesse ,v ou il les livre à la justice; ils seront
nobles ou scélérats, Il ne cesse de pressurer son
peuple, et élève à quatre mille marcs l?s revenus
du fisc, qui n'allaient, sous Philippe-Auguste,
qu'à trois mille six. cents.
Louis Hutin, Philippe-le-Long et Charles-le-
Bel, ses trois fils, se succèdent sur son trône et
se montrent héritiers de sa cupidité. Ils conti-
nuent cte vendre la noblesse et la magistrature,
achèvent d'enlever à tous les seigneurs le droit
de battre monnaie, s'efforcent de mettre des im-
pôts de leur seule autorité, et cimentent de leur
mieux le despotisme. Il est difficile de dire, de
ces trois princes indignes des regards de la pos-
térité, lequel fut. le plus intéressé, le plus médio-
cre, et fit le moins de bien à la France. Leur co-
euage célèbre ne vengea pas la nation , qu'il fit
rire , et la mort de la femme de Louis Hutin ,
étranglée avec un îinceuil , le supplice horrible de
Philippe et de Gauthier de Launoi, le procès de
Mahaut d'Artois, prouvent que l'injustice et la
cruauté , chez ces despotes , allaient de pair avec
— 34 —
l'avarice. Un trait dépeint ces règnes. Dans les
instructions aux commissaires envoyés dans, les
provinces , pas un mot pour le bien public. On
n'y parle que de la manière dont ils doivent s'y
prendre pour attrapper de l'argent.
Philippe - de-Valois : Sans forme de procès, il
fait assassiner , par le bourreau, quatorze gentils-
hommes bretons. Il les avait priés à la noce de
son fils. Voilà le tyran; et voici le faux monnoveur.
« Faites r dit-il, aux officiers de la Monnaie, en son
ordonnance de i35o, alloyer, par les marchands
et changeurs, le bilion à deux deniers six grains
de loi , afin qu'ils ne s'aperçoivent de l'aloi , et
défense aux tailleurs de révéler ce fait. Faites-le
tenir secret et jurer sur le saint Evangile.» Un par-
ticulier, pour tel méfait, irait à la Grève, ayant
écrit eau sur le dos avec ce mot : escroc. Mais on
ne peut déshonorer les Lys et le manteau royal
d'une pareille épigraphe. Nos historiens se conten-
tent de dire que Philippe VI fut ingrat, violent,
et pubhcain insatiable.
Jean. Tout le monde connait le mot du roi
Jean: « Si la foi était exilée de la terre, elle
devrait se retrouver dans la bouche d'un roi de
France. » Admirez cette foi. Jamais on ne vit pa-
reille mutation dansies monnaies. «Fartes ouvrer
— 35 —
les royaux, disait-il, es coins de fer précédons.
Afin qu'on ne s'apperçoive de l'abaissement ,
dites- leur bien qu'ils auront soixante-deux des-
dits écus au marc. « Telle est cette foi si vantée ! Et
voilà ce prince vu du côté favorable.
Travaillée de mille maux sous tous ces règnes,
et conduite à deux doigts de sa perte, par l'inex-
périence et la témérité du roi Jean, la France re-
çoit quelque soulagement de Charles V. C'est un
malade qui reprend un peu ses forces. Convales-
cence decourte durée! Le règne de Charles VI, un
des plus désastreux , n'est pour elle qu'une lon-
gue agonie. Ce n?est point Charles-le-Bien-Aimé
qui pourrait faire aimer la monarchie. A ses co-
tés Isabelle de Bavière, mère dénaturée, s'appli-
que à rendre le trône odieux.
Les plaies que cette étrangère avait, faites a )'é-
tat,'deux Françaises, Agnès et la Puceîle, aident à
les fermer. Mais les plaies faites à la liberté ne
cessent de s'agrandir. Charles Vf[ se sert des be-
soins du royaume pour mettre des impositions
sans le consentement des états- généraux : Et à
ceci, dit Commines, consentirent, moyennant
certaines pensions, ces seigneurs, qui s'obstinent
aujourd'hui à demander le veto , sous prétexte
qu'ils sont incorruptibles. C'est Charles VII qu>
- 36 —
porta le coup mortel à la liberté, en créant des
troupes réglées et perpétuelles , et la France
épuisée alors par les guerres et l'anarchie, ne put
lui échapper qu'en tombant sous le sceptre de fer
du despotisme.
Louis XI _, le compère du Bourreau. Comme
on montrait les Ilotes aux Spartiates , pour les
détourner de la boisson , il ne faut que regarder
ce prince, pour avoir la monarchie en horreur.
On ne voyait, dit son apologiste Duclos, que des
gibets autour de son château. A ces affreuses
marques, on reconnaissait les lieux habités par
le roi. Il se plaisait à construire des cages de fer,
et on appelait les fillettes du roi, comme l'objet de
sesplus tendres affections, d'énormes chaînes qu'il
fit fabriquer. En faisant donner la torture aux
accusés, il était caché derrière une jalousie, se
défiant de la pitié des juges, et même de Tris-
tan. Il fit périr plus de quatre mille personnes
par les supplices , grand nombre sous ses yeux ,
savourant leur martyre, et presque tous, sans
forme de procès. Il fit juger, sans assistance des
pairs, son cousin-germain, le duc de Nemours ,
blâma l'indulgence des juges, qui l'avaient fait
sortir de sa cage pour l'interroger, voulut qu'on
lui donnât la question, et lorsqu'il fut décapité ^
— 37 —
qu'on plaçât ses deux fils sous i'échafaud, afin
qu'ils fussent arrosés du sang de leur père. Qu'on
cherche dans les fastes des Busiris un pareil raffi-
nement de cruauté! Ce roi exécrable fit ensuite
enfermer les jeunes princes dans des ^gçhots
pointus par le fond, afin qu'ils n'eussent pas
de repos. On les en tirait deux fois par semaine
pour être fustigés, et de trois en trois mois pour
leur arracher une ou deux dents. L'aîné devint
fou ; le cadet fut assez heureux pour être délivré
par la jmort du tyran , et c'est de sa requête pré-
sentée en i483 qu'on apprend le détail de tous
ces faits , qu'on ne pourrait croire ni même ima-
giner sans une preuve si constante. Exerçons au
moins envers nos rois la justice posthume des
Egyptiens. Ce Desrues, voué à l'exécration publi-
que, qu'est-il , mis en comparaison de Louis XI?
L'intérêt en fit un scélérat: quel intérêt avait ce
Tibère à se souiller de tant de barbaries? Comme
la vertu la plus pure consiste à être bon gratuite-
ment; ainsi le monstre le plus détestable est celui
qui est gratuitement méchant, comme tant de rois.
Charles VIII, sans vices et sans vertus. (Voyez
le portrait qu'en fait M. de Mirabeau , Lettres de
cachet^ chap. XII, oii je puise la plupart de ces
traits.)
Louis XII, père du peuple. J'aurai occasion de
parler de ce bon roi dans le paragraphe suivant.
François 1er. Il use de la France comme d'une
terre qu'il aurait en propre. Prince inique, il fait
perdre^indigneinent le procès au connétable de
Bourbon. Simoniaque , il trafique du sacerdoce
avec Léon X. Hypocrite et barbare, il commande
le supplice horrible de six luthériens. Despote,
il enchaîne la liberté de la presse , il détruit les
libertés de l'Église gallicane. Insolent et hautain,
il menace les pontifes de la loi, qui résistent
à ses innovations, de leur faire porter la hotte,
à Landrecy. Il érige en loi la vénalité de la ma-
gistrature, ce qui est, comme st. dans un na-
vire, on faisait quelqu'un pilote ou matelot pour
son argent. Il insulte à la nation en lui donnant
pour juge le dernier enchérisseur ; et comme
Caligula , il fail un cheval consul, avec cette
différence, qu'il n'était que consul honoraire, au
lieu que nos magistrats jugent, 11 accorde la mort
de Sembîançai , innocent, a la demande de Louise
de Savoye, et la vie de Saint- Vallier, coupable, à
la prostitution de sa fille. I! met la France an
bord du précipice par son impéritie, il la ruine
par ses prodigalités , il la corrompt par ses scan-
dales), Je serais savant en chronologie, si des poètes
— 30 -
avaient gravé dans ma mémoire toutes les épo-
ques aussi laconiquement que sa mort par cette
épitaphe.
Le roi François est mort à Rambouillet.
De îa v..... qu'il avait ,
L'an mil cinq cent quarante-sept.
Henri 11 veut asservir ses sujets à ses opinions
religieuses, et qu'on rampe à ses pieds, comme,
lui-même aux pieds d'une maîtresse sùT^rmée.
Avec des mœurs aussi corrompues, ilest hypocrite,^
despote et persécuteur comme son père. Il en-
voie à Téchafaud Anne du Bourg, et fait rendre
au parlement ce bel arrêt qui ordonne de tuer
tous les Huguenots partout où on les trouvera.
Dans un règne de dix-huit mois, François H
fait banqueroute, défend à ses créanciers, sous
peine de mort , de demander leur paiement; il
s'efforce de planter l'inquisition en France, donne
les édits les plus atroces contre les protestans,
fait périr clés milliers de citoyens, et s'acharne
contre son propre sang; mais, me crie-t-on, c'est
le cardinal de Lorraine qui fit tout le mal. Eh/
qu'importe au peuple? Les ministres sont le crime
— ko —
des princes , et c'est au pasteur à ne pas confier
le troupeau à un chien enragé.
Quel monstre lui succède! Il extermine en une
nuit cent milFe de ses sujets. Il arquebuse de son
palais son peuple ; et Ton viendra s'extasier sur la
douceur, la bonté, les vertus héréditaires de cette
famille incomparable, unique. Mais Néron, Yitel-
lius, Caracalla , Commode, n'étaient pas de la
même famille. Oh! oui, c'est une famille unique.
Henri 111 prouve qu'un prince faible est le
i pire des rois. La mollesse d'un Sardanapale, et
J'injbécile superstition d'un Talapoin, semblent
le fond de son caractère. Des trois fils de Henri II,
on ne sait lequel fit le plus de mal à la France,
année commune. Ils ne fnrent surpassés que par
leur mère, cette Catherine de Médicis qu'on ne
peut nommer sans horreur, qui bâtit sa domi-
nation sur nos calamités, qui, en élevant ses fils
dans l'astuce italienne, en ne leur apprenant qu'à
s'envelopper de ruses méprisables et d'intrigues
dangereuses, montra si bien, par les maux infinis
de ce règne, que savoir être roi, ce n'est point
savoir dissimuler et trahir.
On souffre h placer Henri IV, comme Louis XII,
dans une telle galerie. Encore Sully fut-il menacé
quinze fois d'une disgrâce; encore était-il inces-
— 41 —
samment assiégé d'une foule crédits bursaux , ex-
torqués par les courtisans et les maîtresses; en-
core le Code des chasses et la fuite de la princesse
de Condé montrent-ils combien il est difficile ,
même à Henri IV, de ne pas abuser de l'autorité.
Louis XIII; plus méprisable que les rois fai-
néans, dont les cent quatorze années de règne ne
donnent que dix-huit ans de majorité , il ne
quitte point, étant majeur, les lisières de son en-
fance. Le mot qu'il dit à la dernière heure de
Cinq-Mars, en tirant sa montre, le sang- froid avec
lequel il regarde ce favori si cher, et cette lettre
qu'il arrache à madame d'Haurefort, assez des-
pote pour l'exiger et la prendre dans son sein ,
assez dévot pour n'oser la prendre avec la main
et se servir de pincettes, ont dépeint son carac-
tère. Il se bouchait les oreilles quand on lui par-
lait des privilèges des provinces. Il s'appelle le
Juste, et il accorde la grâce de son frère, plus
coupable, tandis qu'il fait décapiter Montmorency.
Le sang du vertueux de Thou , et même de Gon-
cini et de sa femme intrigante, crient contre son
iniquité. Il s'appelle le Juste, et il exerce les ju-
gemens par des commissaires. Il emprunte le cos-
tume de la justice pour déguiser sa tyrannie. Il a
à sa suite une bande de juges, vice despostes, et
- 42 -
bourreaux ambulans. L'ordonnance interlocutoire
de l'infâme Laubardemont, qui , pour étouffer le
cri de l'indignation publique, défend à toutes
personnes, à peine de dix mille livres d'amende,
de dire que les religieuses de Loudun ne sont
pas possédées du démon, est un trait unique de
stupidité et de tyrannie judiciaire; et lorsque le
malheureux Grandier , les os brisés par la ques-
tion , et ne pouvant proférer une parole, était
porté au supplice ; que dire de ce crucifix de fer
chaud qu'un moine lui appliquait aux lèvres, afin
que la douleur le forçant de détourner le visage,
le curé parut au peuple un sorcier et un apostat.
On n'impute ici à Louis-le-Juste que les assassi-
nats publics. Que serait-ce, si on le chargeait de
tous les crimes secrets de son ministre, si on lui
demandait compte de tout le sang qui a coulé
dans cette boucherie souterraine de Ruel? O rois !
oui, je vous ai en horreur! Comment ne vous
haïrait-on pas, tigres que vous êtes? Que me fait
que ce soit un Louis Xt ou un Louis XIII qui oc-
cupe le trône ? la différence du tyran et du roi
faible est nulle. Le calcul des assassinats , des vio-
lences et des injustices , ne donne-t-il pas le
même résultat sous l'un et l'autre règne?
Louis-le- Grand. Ce prince, dont l'Académie
— 43 —
française s'est tant engouée, et qu'on a divinisé
pendant un siècle, aux yeux de la raison, au
tribunal delà postérité, et jugé d'après les faits,
témoins irrécusables, qu'est-il réellement ? Mau-
vais parent, qui trouvait bourgeois d'aimer sa
famille; mauvais ami, égoïste , qui recommandait
à Philippe V de n'aimer personne ; mauvais époux,
à qui Marie-Thérèse rendit ce témoignage le jour
de sa mort, qu'elle n'avait pas eu un seul jour
heureux depuis son mariage, lorsque ce roi était
forcé de^ lui en rendre un si différent : que sa
perte était le premier sujet de chagrin qu'il rece-
vait , d'elle; mauvais frère, on sait combien il fut
jaloux de la victoire de Cassel , succès qui fit per-
dre pour jamais à Philippe le commandement
des armées ; mauvais père , qui comptait ses filles
pour rien. On connaît le mot plein d'insensibilité
qui lui échappa auprès du grand bassin, lorsque
madame du Lude lui apportait la nouvelle si affli-
geante du danger de la duchesse de Bourgogne;
prince vindicatif et cruel, qui fit eiilever1; au mé-
pris du droit des gens, un étranger, ce malheu-
reux gazetier de Hollande, et lui fît expier pen-
dant onze années dans une cage de fer, où les
rats lui rongeaient ses pieds goutteux, le crime
d'avoir attenté à la gloire d'un ennemi; prince
— kh —
fourbe, qui donnait pour instruction au dau-
phin de violer la foi des traités ; jaloux de la plus
chétive gloire , jusqu'à donner pour siens les vers
qu'il s'était fait dicter par Benserade ou Dangeau,
vers, après tout, qui lui appartenaient aussi bien
que les victoires de Turenne ou de Luxembourg,
et dont il avait autant de droit de tirer vanité.
Prince si aveuglé par les succès, si infatué par
les flatteries, qu'il s'était persuadé que ce n'é-
tait point ses généraux qui gagnaient les ba-
tailles , mais son règne; et qu'il croyait indifférent
de mettre à la tête des armées un de ses valets ou
un grand homme. Pour prix des éloges de la na-
tion et de son admiration insensée, il l'écrasa de
son faste, il l'obéra pour jamais; il nous donna la
capitation et le dixième, il greva l'état, en vingt ans,
de quinze cents millions de rentes; il créa pour
deux millions d'offices, et laissa plus de quatre mil-
liards de dettes. Mais c'est son despotisme qui rend
sa mémoire abominable devant les citoyens. Il ne
trouvait rien de beau comme d'être le sophi ; et
quel sophi fut jamais plus absolu! Il régit le peu-
ple par des lettres de cachet. Il osa nous défen-
dre, àpeine des galères, de sortir du royaume,
comme si nous étions ses serfs et des nègres at-
tachés à l'habitation. Persécuteur jusqu'à la dé-
— 45 -
menée, ce roi jésuite commanda à ses dragons de
convertir trois millions d'hérétiques. Il en fit périr
près de dix mille par la roue , par la corde , par
le feu, sans compter un million de fugitifs que la
France perdit, pour jamais. Despote jusqu'à la
frénésie, il ne voulait pas que les Anglais fussent
plus libres que nous; il prétendit les forcer à re-
prendre un tyran. Tel fut le mépris que faisait ce
sultan d'une nation alors illustrée par tant de
héros et de grands personnages, que jeune, il osa
venir au parlement en bottes et le fouet à la
main; et vieux, lui désigner pour maître le fruit de
ses débauches. Ce fut lui surtout qui se donna le
plaisir de la guerre, comme on se donne celui de
la chasse, et qui, toute sa vie, exposa ses peu-
ples comme on lancerait une meute. Je n'oublierai
jamais que pour prendre parti dans la guerre entre
les Etoliens et les Arcaniens , les Romains firent
valoir, dans leur manifeste , qu'ils étaient descen-
dais d'Enée, et que les Arcaniens n'avaient point
été au siège de Troye. Telles furent , si on ex-
cepte celle de la succession , toutes les guerres
de Louis XIV, où il périt vingt millions d'hom-
mes. Que sont ces assassinats obscurs, ces incen-
dies d'une maison que châtient les lois, en com-
paraison de l'embrasement du palatinat et de ses
— M —
massacres en bataille rangée? « J'ai trop aimé la
guerre, disait-il. »Non, tu n'aimais point la guerre.
C'était là, si c'en peut faire une, l'excuse de
Charles XII : le sifflement des balles était sa mu-
sique; mais toi, tu étais lâche; tu fuyais loin du
danger, autour de la calèche dune prostituée;
tu lui donnais le spectacle d'une Saint-Barthélemi
en rase campagne. Non, tu n'aimais point la
guerre; tu n'aimais que toi, tu ne voyais que
toi, tu croyais que tout était à toi , et la vie de
tes sujets et leurs femmes. Oh ! si j'avais été le
marquis de Montespan, au lieu de prendre sotte-
ment le deuil, au lieu d'écrire au pape une lettre
ridicule pour lui demander des secondes noces ,
j'aurais fait comme le sénateur Maxime, ou comme
le savetier de Messine ( i), dont je m'étonne tou-
jours qu'il y ait si peu d'imitateurs.
(i) Patriote qui mérita mieux qu'Aristide le surnom de
juste. Dévoré du zèle du bien public . il ne mit souffrir de
voir les Maupeou , les Terrai, les Saint-Florentin de son
temps, et cette multitude de fripons et de scélérats des deux
premiers ordres , demeurer impunis , et mourir dons leur fit
<ie la moit des justes. Il pérora tant sur sa sellette, qu'il en-
flamma ses ouvriers du me" me zèle de la justice. Les voila se
distribuant les lôles. L'un fut le rapporteur, l'autre fît le*
fonctions du procureur-général, et le savetier était ie prési
deut Sa boutique fui bientôt la lournelle de l'univers la
- kl —
Depuis Richelieu, l'oppression ministérielle el
fiscale, parvenue au dernier degré, y était de-
meurée fixe. La nation était façonnée au despo-
tisme, et nos académies elles-mêmes semblaient
ne pas avoir une autre idée du monarque que
celle des Juifs, ce peuple stupide et grossier. Il
pourra prendre vos femmes et vos enfans , et
vous charger comme des bétes de somme. Hoc
ait jus régis qui vofrîs imperaturus est. Sem-
blable à ces insensés qui raisonnent parfaitement
sur tout le reste , et dont on ne remarque la dé-
mence que dans un point . la nation française
donnait des leçons à l'Europe dans toutes les
formidable aux scélérats. Ils décrétaient , informaient , réco-
Jaient , confrontaient , jugeaient , et bien plus exécutaient.
M. îe président sortait sur la brune avec une arquebuse à
vent ; il attendait son homme , et ne le manqua jamais. On
n'entendait parler dans la Sicile que de fripons fusillés par
une main invisible, et on commençait à croire à la Provi-
dence. Cet homme , d'un grand caractère, fut pris un soir sur
je fait, purgeant la terre des brigands, à l'exemple de Thésée
et d'H rcule. L'inventaire de son greffe el la production de
toutes ses instructions ciimineiles, qui justifiaient que le pro-
cès avait été fait et parfait à chacun des accusés , et qu'il ne
manquait au bien jugé que les formes, ne purent le sauver
du dernier supplice. Il périt sur l'échafaud, honoré des re-
grets et de l'admiration de tout le peuple , et digne d'un meil-
leur SO! t.
- 48 -
sciences, et déraisonnait, était dans une véri-
table enfance sur les principes du droit naturel ,
dans la seule science qu'on n'a pas besoin d'ap-
prendre, et qui est gravée dans tous les cœurs.
Le régent semble surpasser en audace toute cette
suite de mauvais rois; du moins le despotisme
du règne de Louis XIV ennoblit la nation , celui
de la régence nous dégrada aux yeux de l'uni-
vers. Ce prince pouvait-il pousser plus loin l'ou-
trage, que de donner à la religion un évêque , à
la nation un duc et pair, pour me servir de son
expression } en ch....? Il cherche dans les mau-
vais lieux de la capitale, le débauché le plus cra-
puleux, un homme dont le nom salit l'imagina-
tion et présente l'idée de tous les vices, de toutes
les bassesses et de toutes les ordures ensemble.
Il en fait un pontife , et ose le placer sur le siège
du vertueux Fénélon. Sans doute ce prince alliée
voulut défier les morts, et s'affermir dans Fin-
crédulité d'une autre vie, puisque l'ombre de Fé-
nélon ne se levait point du tombeau pour repous-
ser l'infâme Dubois. Comme Amasis , le régent
met un pot-de chambre sur l'autel, et commande
au peuple de se prosîerner. Mais que craindre
de ce peuple qui recevait du papier à la place de
son or, et se contentait de chansonner le banque-
— Zi9 —
routier ? Grâces au ciel, enfin, nous ne faisons
plus de chansons !
Toutes les places vendues, le masque levé par
des courtisanes ; des enregistremens forcés sans
nombre; les parlemens lançant autant de décrets
de prise-de-corps contreles molinistes, que Fleury
expédiait de lettres de cachet contre les jansénistes;
un roi , levant sur ses sujets plus d'impôts que
tous ses prédécesseurs ensemble ; les vols les plus
violens et les plus infâmes ne réparant rien, parce
que les fantaisies du jour engloutissent le pillage
de la veille ; un contrôleur-général fesant l'aveu
publicqu'il n'était en place que pour piller, et
autant qu'il y excellait. La nation attachée au char
d'une prostituée, qui décidait également du sort
des princes et des peuples, du duc et pair et de
l'histrion; qui disgraciait un lâche cardinal, un
vieil archevêque, s'il ne lui baisait le d , et
le chancelier de France , s'il ne mettait du rouge
et ne lui servait de bouffon. Au-dedans l'oppres
sion et la misère, au-dehors la faiblesse et le mé-
pris ; le pavillon des Jean -Bart, des Duguay-
Trouin , des Duquesne déshonoré sur toutes les
mers. Enfin , chose horrible à penser, le roi fesant
publiquement le monopole des grains, et affamant
ses peuples pour entretenir une fille! cent mille
4
— 50 —
lettres de cachet. Tel fut le règne de Louis-le-
Bien-Âimé. Mais il ne fut pas méchant; et qu'au*
rait-il fait de plus, s'écrie Mirabeau, s'il l'eût été?
Tarquin non plus , s'écriait Cicéron , n'était pas
méchant. Il n'était pas cruel; il n'était que fier ( i ),
(l) Atqui Ttirqu!';;tis quem majores nostn expulerunt , non cru-
. non unjHus , sed superbus habitas est. Ces Romains magna-
nimes, qui chassèrent Tarquin , uniquement parce qu'il était
fier, qu'auraicnt-ils dit, s'il se fût qualifié Tarquin , roi par la
grâce de Dieu ? S'il eu tmotivé les lois p;ir et s mots : Car Ici
r<t notre bon plaisir. Jamais conquérant d'qm dire aux peuples
vaincus nen de si insolent que ce discours avec leqml nous
sommes si familiarisés. Je ne sais quel patriote , choqué de
VOti le ioi de Fiance sanctionner par ces mots un edit bnrsal,
et nous demander de l'argent, parce que tel est son bon plat*
sir, ce qui est précisément la même raison que donnent les
voleurs quand ils en demandent sm le grand chemin , a fait
c< s vers p feins de hou sens
Apprends, nio.-.c lier Lavis...
Que Ici est Ion plaisir , iTesl pas telU' nia Ici.
Rend> corn,)' , et 1 >n vr ut ljie:i « HCOre payer ta dettr ;
Mais du moi; - ' , quand tu fais une fpiète
D'un gueax, dil Salonion , l'insolence déplaît;
F.t c'est an mendiant à m'ôter sou bonnet.
Je voudrais que re poète cul fait quelques > ( i s sui ces au-
tres mots, qui ne me donnent pas moins d humeur : Louis ,
parla grâce de Dieu. Ne semblerait-il pas que le ciel aurait ma-
nifesté par quelque miracle sa volonté de l'établir roi ? Peut
il seulement guérit !< s écrouellc!
— SI _.
et nos pères l'ont chassé; mais c'étaient des Ro^
mains. Et nous., pardon, chers concitoyens.
quand j'ai assisté à l'assemblée nationale, j'ai dit :
Nous valons mieux que les Romains, et Cynéas n'a
rien vu de pareil dans le sénat.
Tels furent nos rois. Je n'ai montré dans la plu-
part que l'homme public, le monarque. Que se-
rait-ce si, fouillant dans leur vie privée, j'avais
peint les crimes domestiques? Isabelle de Ba-
vière, mère dénaturée; Louis XI, parricide; Ca-
therine de Médicis, empoisonnant le dauphin
François; Marie de Médicis-, assassinant son mari;
son fils Louis XIII vengeant son père par un par-
ricide, et la laissant mourir de faim; et de nos
jours , ces morts de la reine , du dauphin, de la
dauphine, qui rendirent Choiseul et Louis XV si
odieux. Gomment pourrais-je mieux terminer ce
chapitre que par ces mots touchans qu'adressait
à son instituteur, après la lecture de X Histoire de
France, le dauphin que nous venons de perdre:
« Père Corbin , dans tous ces rois , je n'en vois au-
cun de bon ? »
4i
— 52 —
§, VI. — Quelle constitution convient le mieux
à la France?
Je m'attends aux clameurs que ce paragraphe
va exciter. Messieurs, point de colère, je vous
prie. Je ne prétends asservir personne à mon opi-
nion , et suis prêt à en faire le sacrifice, si elle est
réprouvée par leurs hautes puissances nos sei-
gneurs de rassemblée nationale. Mais on était
étouffé par ses pensées. Souffrez que je profite du
moment pour les exhaler. C'est un esclave qui use
des saturnales. Poursuivons. Age libertate dé-
cembre
Après avoir fait le procès à la mémoire de nos
rois, Mirabeau ajoutait cette réflexion alors si
courageuse :« Toute l'Europe a applaudi au su-
blime manifeste des États-Unis d'Amérique, Je
demande si les puissances qui ont contracté des
alliances avec eux ont osé lire ce manifeste, ou
interroger leur conscience après l'avoir lu. Je de-
mande si , sur les trente-deux princes de la troi-
sième race, il n'y en a pas eu au-delà des deux
— 5$ —
tiers qui se sont rendus beaucoup plus coupables
envers leurs sujets que les rois de la Grande-Bre-
tagne envers les colonies. »
Pour se renfermer dans les cinq siècles que nous
venons de parcourir, que répondre à une expé-
rience de cinq cents ans ? La chose parle de soi.
Les faits ne crient-ils pas que la monarchie est
une forme de gouvernement détestable? Dans un
si long période de temps, trois rois seulement ne
sont pas indignes du trône, et qu'on ne fasse pas
honneur de ces trois princes à la royauté. Us du-
rent à leurs premières années , si différentes de
celles des dauphins, de n'être pas comme le vul-
gaire des rois. Quand nous sommes malades, nous
devenons bons. Charles V, prince valétudinaire ,
s'instruisit encore à l'école du malheur. Les règnes
désastreux de Jean et de Henri III donnèrent
l'expérience à Charles V et à Henri IV leurs suc-
cesseurs; l'éducation de ce dernier, les viscissi-
tudes de sa fortune en firent ce prince que nous
regrettons encore; et si Louis XII fut le père du
peuple, remercions la grosse tour de Bourges.
Tant que les enfans des rois seront élevés sur les
degrés du trône, livrés à des instituteurs courti-
sans, nourris de ces leçons qui font les rois par
la grâce de Dieu , et non par la grâce du peuple;
_ 54 —
complimentés dès le berceau par les robes rouges
et les soutanes violettes , qui s'empressent d'adu-
ler bassement l'auguste marmot; tant qu'on ne
dira pas du prince héréditaire, comme Henri IV
de son fils, cet enfant est à tout le monde; que
la nation n'aura pas le droit de diriger exclusive-
ment son éducation, de l'arracher de la cour et
du sein empesté de la flatterie dont il suce les
maximes avec le lait, il sera impossible aux rois
de n'être pas ce qu'ils ont toujours été.
Eh ! pourquoi vouloir que le bonheur d'un em-
pire dépende d'un précepteur, que la destinée
d'un peuple soit dans les mains d'un seul homme?
Ce mot de Cicéron à Atticus m'a toujours frappé :
César voudra-t-il ressembler à Phalaris ou à
Pisislrate? Je nen sais rien, mais il en est le
maitre. Comment les peuples ont-ils pu placer
leurs espérances dans un seul homme? Elevés
loin de la cour et par les plus sages instituteurs,
la plupart ne seront encore que de médians rois.
Les Césars, nés presque tous loin du trône, en
furent-ils moins de mauvais princes? La royauté,
la puissance se corrompt d'elle-même. Que sert
de préparer le vase? c'est la liqueur qui ne vaut
rien. Pourquoi juger les rois plus favorablement
qu'ils n'ont fait eux-mêmes. Ecoutons un empe-
— 55 —
reur rendre ce témoignage aux monarques : « li
ne faut que quatre ou einq courtisans déterminés
à tromper ie prince pour y réussir; ils ne lui
montrent des choses que le coté qu'ils veulent.
Comme ils l'obsèdent, ils interceptent tout ce qui
leur clépîaît, et il arrive, par la conspiration d'un
petit nombre de médians, que le meilleur prince
est vendu , malgré sa vigilance, malgré même sa
défiance et ses soupçons ».
C'est Dioctétien qui fait cet aveu. Il suppose le
meilleur roi. Que dire d'un prince faible, d'un
prince médiocre, d'un prince comme il y en a
tant? Point de bête plus féroce, dit Plutarque,
que l'homme quand à des passions il réunit le
pouvoir.
Telle est l'idée qu'on a eue des rois dans tous
les temps. Je parle de ceux qui ont été vraiment
rois; car il est ridicule de donner le même nom
à Agis et àXerxès, au premier magistrat de La-
cédémone et au grand roi. Beaucoup de peuples
ont chassé les rois, si on excepte les Juifs à qui
Dieu prédit en vain qu'ils s'en repentiraient : je
ne connais aucune nation qui se soit donné des
rois proprement dits, ce qui est la meilleure
preuve que ce gouvernement a été rejeté avec
horreur par tous les peuples qui ont eu la liberté
de choisir et de se constituer.
— 56 —
Chers concitoyens, ii faut que ce soit un grand
bien que la liberté, puisque Caton se déchire les
entrailles plutôt que d'avoir un roi; et de quel
roi peut on comparer la bonté et les qualités hé-
roïques à celles de ce César dont Caton ne put
supporter la dictature; mais c'est ce que nous ne
pouvons comprendre. Abâtardis parla servitude,
nous ne concevons pas les douceurs et le prix de
la liberté : nous sommes comme ce satrape qui
vantait à Brasidas les délices de Persépolis, et a
qui ce Lacédémonien répondit : Je connais les plai-
sirs de ton pays, mais tu ne peux connaître ceux
du mien. Ce qui fait saisir à J.-J. Rousseau ce rap-
prochement admirable : « Il en est de la liberté
comme de l'innocence et de la vertu, dont on ne
sent le prix que lorsqu'on en jouit soi-même,
et dont le goût s'éteint sitôt qu'on les a per-
dues ».
Il est pourtant, chez les peuples les plus asser-
vis, des âmes républicaines. Il reste encore des
hommes en qui l'amour de la liberté triomphe de
toutes les institutions politiques. En vain elles ont
conspiré a étouffer ce sentiment généreux; il vit
caché au fond de leurs cœurs, prêt à en sortir
à la première étincelle, pour éclater et enflammer
tous les esprits. J'éprouve ail-dedans de moi un
— 57 —
sentiment impérieux qui m'entraîne vers la li-
berté avec une force irrésistible; et il faut bien que
ce sentiment soit inné , puisque malgré les préju-
gés de l'éducation , les mensonges des orateurs et
des poètes, les éloges éternels de la monarchie
dans la bouche des prêtres, des publicistes, et
dans tous nos livres ils ne m'ont jamais appris
qu'à la détester.
J'ai peine à croire ce qu'on raconte de Vol-
taire, que tous les ans la haine du fanatisme, ré-
veillée par l'anniversaire de la Saint-Barthélemi,
lui donnait une fièvre périodique et commémo-
rative. Ce que je puis attester, c'est que me trou-
vant un jour à je ne sais quelle entrée de la reine
dans la capitale , et voyant pour la première fois
se déployer devant mes yeux tout le faste de la
royauté, bien que j'aie l'honneur d'être Français,
et que je croie en avoir le cœur, je n'éprouvai
point du tout cette idolâtrie qu'on assure que
nous avons pour nos rois. Le souvenir de ces
chars de triomphe des Romains, où à coté du
grand homme un esclave l'avertissait qu'il était
simple citoyen : ici au contraire le sentiment pro-
fond de leur orgueil, de leur mépris pour la na-
tion, cette idée extravagante que je croyais lire
dans leur visage que c'est à Dieu et à leur épée ,
— 58 —
et non à nous qu'ils doivent d'être élevés sur Fe
pavois, la comparaison de leur petitesse indivi-
duelle avec cette grandeur soufflée, la vue d'un
peuple immense qui se précipitait, qui se culbu-
tait, qui s'étouffait pour jouir de son humiliation
et de son néant, cette multitude de satellites, de
valets , de cochers, et de chevaux mêmes plus
fiers que les citoyens, toutes ces images me rem-
plirent d'une indignation inexprimable , et la
haine de la royauté me causa une fïève, la seule
(jue j'aie jamais eue (t).
(i) Depuis l.i première édition de cet ouvrage, de quelle
entrée différente j'ai eu le bonheur d'être témoin, le 18 juil-
let, lorsque le dimanche ia, quatre heures après-midi, monté
sur une table au Palais-Royal, et montrant un pistolet, y'.
m'écriais qu'il n'y avait que ce seul moyen de prévenir une
St-Barthélémi dont les patriotes étaient menacés cette nuit
même , lorsque versant des larmes de désespoir et déterminé
à périr glorieusement , j'appelais tout le monde aux armes ,
qu'ensuite encouragé par mille embrassemens de ceux qui
m'entouraient, et pressé contre leur cœur, à l'instant où j'ai -
borais le premier à mon chapeau la cocarde verte, le signe
de nos espérances et de notre liberté : chers concitoyens , que
nous étions loin de penser quelenuudi suivant nous verserions
de plus douces larmes : des pleurs d'attendrissement et de joie
en embrassant sur les tours de la Bastille ces braves gardes
françaises qui l'avaient emportée d'assaut en 25 minutes ! Que
nous étions loin de prévoir celle entrée triomphale du mer-
credi , cette marche auguste et puissante des représentai» de fa
— 5CJ —
Avant la séance royale, je regardais Louis XVI
avec admiration, parce qu'il a des vertus, qu'il
ne marchait point dans la voie de ses pères,
n'était point despote et avait convoqué les états-
généraux. Au fond de ma province j'avais lu dans
la gazette sa belle parole : qu'importe que mon
autorité souffre , pourvu que mon peuple soit
heureux? Aurions- nous, m'étais -je dit , un roi
plus grand que les Trajan, les Marc-Aurèle , les
Antonin,qui n'ont point limité leur puissance?
J'aimais personnellement Louis XVI; mais la mo-
narchie ne m'était pas moins odieuse.
nation, au milieu d'un million de citoyens, depuis la porte
Saint-Honoré jusqu'à l'Hôtel-de-Ville , l'ivresse des patriotes
la fraternité qui respirait dans tous les visages, les mains des
citoyens enlacées dans celles ries militaires , ces fleurs , ces
rubans que les femmes jetaient des croisées , ces cris infinis de
vive la nation! Que nous étions loin surtout de nous attendre à
voir, le vendredi, Louis XVI, sans gardes, au milieu de 25o
mille hommes de milice parisienne, tous les armes hautes,
abaisser la fierté du premier trône du monde devant la majesté
du peuple français, s'abandonner à la générosité de ce peuple,
et des mains du premier maire de Paris, aecevoir , attacher
lui-même à son chapeeu , et porter à sa bouche cette cocarde
que, cinq jours auparavant, les plus courageux n'avaient
prise qu'en tremblant et croyant se dévouer à une mort cer-
taine. Ces trois jours sont les plus beaux de notre histoire, ils
seront les plus beaux de ma vie.
— 60 —
J'entends dire de tous cotés que la monarchie
est nécessaire à la France, que la nation est tom-
bée dans les derniers malheurs toutes les fois
qu'elle s'est détachée de l'obéissance due à ses
rois.
Je sais que l'on doit à l'autorité royale d'avoir
détruit ces châteaux antiques, dont les ruines liées
au souvenir des désordres de ces temps, repré-
sentent encore à l'imagination la carcasse et les
ossemens de grandes bêtes féroces. Mais de
bonne foi, avons-nous à craindre aujourd'hui
que ces ossemens ne se raniment? Ces châteaux
vont achever de n'être plus que les maisons de
campagne des aristocrates déchus. De bonne foi,
avons-nous à craindre de voir, comme du temps
de la fronde, une troupe de robins ou les seize r
comme du temps de la ligue, ou Caboche et le
prévôt Marcel, prendre les rênes du gouverne-
ment? Ce sera la nation qui se régira elle-même,
à l'exemple de l'Amérique, à l'exemple de la
Grèce. Voila le seul gouvernement qui convienne
à des hommes, aux Français, et aux Français de
ce siècle.
N'est-ce pas se moquer d'assimiler la monar-
chie au gouvernement paternel? Le père com-
mande parce qu'il est père, parce que ses enfans
— 61 —
tiennent tout de lui, parce que la nature répond
de son amour et l'expérience de sa sagesse. Quelle
parité y a-î-il entre un roi et une nation? Mettez
d'un coté Louis XVI et de l'autre l'assemblée na-
tionale. De quel coté seront les lumières et l'expé-
rience? A Louis XVI, joignez le conseil , la reine ,
d'Artois, Barentin, Viiledeuil, Lamoignon, Brien-
ne, Galonné, Coulon ; joignez Conti, Condé, les
favoris et les favorites; de l'autre coté, mettez
Necker, que la nation entière a choisi, et cette
foule de députés de tous les ordres, à qui leur
patriotisme, leurs talens, leurs vertus, ont mérité
le suffrage des provinces, souverains collective-
ment, individuellement subordonnés à leurs bail-
liages, mandataires révocables à la première in-
fidélité, et dites par qui vous aimez mieux être
régis?
Le gouvernemeut populaire, le seul qui con-
tienne à des hommes, est encore le seul sage. Un
exemple va le prouver sans réplique. Prenons le
meilleur de nos rois, Louis XII; il eut les vertus
d'un monarque, mais sa prison de trois ans ne
peut lui donner les talens qui lui manquaient, la
prévoyance et la sagacité. Ses guerres furent mal
conduites, ses traités peu honorables. Prenez-y
garde, chers concitoyens; si vous concevez a la
— (32 —
place du gouvernement monarchique, celui que
Colignv méditait, que les seize cherchaient , après
lequel Mézeray a soupiré, que l'Amérique a trou-
vé; les jours tant regrettés de Louis XII ne se-
ront pas les beaux jours de ce gouvernement. Le
gouvernement étant alors l'assemblée générale ,
il sera impossible que le gouvernement ait d'autre
intérêt que le sien et partant que l'intérêt général;
et comme les vertus publiques ne sont autre
chose que l'amour de l'intérêt général, le gouver-
nement aura toujours des vertus. Des deux choses
à désirer clans les chefs de l'état, les vertus et les
talens, nous serons donc toujours sûrs de trou-
ver l'une. Quand les deux seront réunies, alors
quel empire florissant que la France! Et si nous
fesions toujours de mauvais choix;s'il arrivait, ce
qui est impossible, que nos chefs manquassent
toujours d'habileté; eh bien! les choses iraient
comme du temps de Louis XII, où le prince n'avait
que des vertus et nous serions au pair de ce règne.
Il ne pourrait donc manquer à ce gouvernement
que des talens et des lumières; et la France en
manqua-t-elle jamais? Mais la plupart de ses
grands hommes lui ont été inutiles. Qu'on compare
les chefs que nomme la voie publique et ceux que
nomme la cour. Aurions-nous jamais été vaincus
— m —
si nous avions choisi nos généraux ? Jamais foulés ,
si nous avions choisi nos ministres? Je me déclare
donc hautement pour la démocratie. Et comment
répondre aux exemples de la Grèce, de la Suisse
et de l'Amérique?
On répond que la lenteur des délibérations
dans les républiques nuit à la promptitude né-
cessaire aux opérations d'un bon gouvernement.
Quelle mauvaise foi ou quelle ignorance! Les Ro-
mains, demande l'orateur des états - généraux ,
étaient- ils les derniers en campagne? Quelle in-
croyable célérité dans la première expédition na-
vale de Duiîius! dans l'armement de Carthage à
la troisième guerre punique ! L'histoire n'offre
rien de pareil , rien , si ce n'est l'armement de la
ville de Paris le i4 juillet 1789.
On répond encore que cette forme de gouver-
nement ne convient qu'à des petites villes comme
Athènes et Genève, a des îles comme l'Angleterre,
à des pays de montagnes comme la Suisse , ou à
ceux qui sont séparés des nations conquérantes
par un archipel comme l'Amérique. Chers conci-
toyens, ces contrées tour à tour libres et asservies,
montrent que ce n'est point à leur position qu'elles
durent le bienfait de la liberté. Qui ne voit que
ces exemples se réfutent l'un par l'autre ? Si l'An-
— eu —
gleterre est environnée de mers, Genève ne l'est
point. Si l'Attique est petite, l'Amérique est un
vaste continent. Si la Suisse a des montagnes, la
Hollande n'en a point. Si l'Amérique a besoin des
barrières de l'Océan pour se défendre, c'est une
preuve que la petitesse d'un état, loin d'être fa-
vorable au gouvernement républicain, lui serait
plutôt contraire, puisque plus il est petit, plus il
est facile à envahir. Un grand pays comme la
France, constitué république , n'aurait besoin ni
delà barrière des mers, ni du boulevard des Alpes.
La liberté y serait invincible.
Mais, dit-on, les parties de ce grand tout se dé-
suniraient; nous deviendrions autant de petites ré-
publiques. Je ne saurais me persuader la possibi-
lité de ce démembrement. Pourquoi nous désunir?
Pourquoi vouloir être des Bretons, des Béarnais,
des Flamands? Y aurait-il alors sous le ciel un
nom plus beau que celui de Français? C'est à ce
nom déjà si célèbre qu'il faut tous sacrifier le
nôtre. C'est à vous, dignes représentans de la na-
tion, à arracher toutes ces haies de division qui
séparent les provinces, à uous unir si fortement ,
à nous donner une constitution si belle, si heu-
reuse, que cette année 1789 soit pour nous ce
qu'était pour les Juifs celle de la délivrance des
— 65 —
Pharaons , et qu'une loi divine et descendue du
ciel nous inspire pour les gouvernemens étrangers
la même aversion que ce peuple avait pour les
idoles des nations. Quelque mépris qu'on ait pour
les Juifs, il est impossible de ne pas admirer leur
législateur et la profondeur des fondemens sur
lesquels il a bâti une constitution impérissable.
Quand je lis le pseaume 1 13, je ne m'étonne plus
qu'éparse depuis tant de siècles, cette nation n'ait
jamais pu se fondre et se dissoudre avec les peuples
au milieu desquels elle vit. Nous ne pouvons pas
demander à nos députés qu'ils fassent sauter les
montagnes comme des béliers; mais la raison
seule peut nous organiser aussi fortement que le
merveilleux, et la main de justice fera plus que
la baguette de Moïse.
G vous ! dignes représentons de la nation et les
pères de la patrie, voyez tous les amis de la liber-
lé et de l'humanité, tous ceux pour qui le bien
public et la gloire du nom Français ne sont pas
des chimères, tourner incessamment vers votre
auguste assemblée des yeux pleins d'espoir et de
reconnaissance. Jusqu'à ce jour vous avez rempli
votre tâche avec courage, et la sagesse de vos dé-
libérations est la meilleure réponse aux détrac-
teurs du gouvernement populaire. Votre serment
— 66 —
avant la séance royale, et depuis, voire réponse
au marquis de Rrézé qu'on vous envoyait comme
si vous étiez une procession , et que vous eussiez
à écouter un maître des cérémonies, toute cette
conduite ferme et sage a bien justifié notre con-
fiance. Vous avez donc juré de ne point vous sé-
parer que la France n'ait une constitution digne
délie. Poursuivez sans crainte; le despotisme fré-
mit de lâcher sa proie : il a déployé tout l'appareil
de sa puissance : il a osé lutter un moment contre
vous. Lutte impuissante! Vous avez persisté et avec
vous la nation entière. Continuez de donner au
monde le plus beau des spectacles, un spectacle
inconnu aux siècles passés, celui de la raison
toute nue aux prises avec la force, et victorieuse.
Déjà la plus étonnante merveille s'est opérée.
Nos soldats ont jeté bas les armes. L'exemple
qu'ont donné les Gardes françaises ne sera point
perdu pour l'armée. Braves soldats, venez, vous
mêler parmi vos frères, recevoir leurs embrasse-
mens. Nous allions nous entr'-égorger : venez mes
amis, recevez les couronnes civiques qui vous sont
dues. Vous avez ennobli vos épées; maintenant
elles sont honorables, maintenant vous n'êtes plus
les satellites du despote, les geôliers de vos frères;
vous êtes nos amis, nos concitoyens, les soldats
— 67 —
de la patrie; maintenant vous n'avez plus une li-
vrée, vous avez un uniforme. Venez vous asseoir
à nos tables ; portons ensemble un toast à la sauté
des augustes représentons du peuple français, à
la santé de l'immortel Mecker.du duc d'Orléans
et que depuis les Alpes et les Pyrénées jusqu'au
Rhin on n'entende plus que ce seul cri : Vive la
nation , vive le peuple français,
Comme la face de cet empire est changée !
comme nous sommes allés à pns de géans vers la
liberté! Altérés d'une soif de douze siècles, nous
nous sommes précipités vers sa source dès qu'elle
nous a été montrée. Il y a peu d'années, je cher-
chais partout des âmes républicaines; je me dé-
sespérais de n'être pas né Grec ou Romain, et ne
pouvais pourtant me résoudre à m'éloigner de la
terre natale et d'une nation que, dans son asser-
vissement même, on ne pouvait s'empêcher d'ai-
mer et d'estimer. Mais c'est a présent que les
étrangers vont regretter de n'être pas Français.
Nous surpasserons ces Anglais si fiers de leur
constitution et qui insultaient à notre esclavage
Plus de magistrature pour de l'argent, plus de
noblesse pour de l'argent , plus de noblesse trans-
missible, plus de privilèges pécuniaires, plus de
privilèges héréditaires. Plus de lettres de cachet
- 68 —
plus de décrets, plus d'interdits arbitraires , plus
de procédure criminelle secrète. Liberté de com-
merce, liberté de conscience, liberté d'écrire, li-
berté de parler. Plus de ministres oppresseurs,
plus de ministres déprédateurs, plus d'intendans
vice- despotes, plus de jugemens par commis-
saires, plus de Richelieu, plus de Terrai, plus de
Laubardemont , plus de Catherine de Médicis,
plus d'Isabelle de Bavière, plus de Charles IX ,
plus de Louis XI. Plus de ces boutiques de places
et d'honneurs chez la Dubarry, chez la Polignac.
Toutes les cavernes de voleurs seront détruites,
celle du rapporteur et celle du procureur, celles
des agioteurs et celles des monopoleurs, celles des
huissiers-priseurs et celles des huissiers-souffleurs.
La cassation de ce conseil qui a tant cassé. L'ex-
tinction de ces parlemens qui ont tant enregistré,
tant décrété, tant lacéré et se sont tant nossei-
gneurisés, qu'il en périsse jusqu'au nom et à la
mémoire. Suppression de ce tribunal arbitraire
des maréchaux de France. Suppression des hibu-
naux d'exception. Suppression des justices sei-
gneuriales. La même loi pour tout le monde. Que
tous les livres de jurisprudence féodale, de juris-
prudence fiscale, de jurisprudence des dîmes, de
jurisprudence des chasses , fassent le feu de la
— 69 —
Saint-Jean prochaine! ce sera vraiment un feu de
joie, et le plus beau qu'on ait jamais donné aux
peuples. Qu'on extermine surtout cette robe grise,
cette police, l'inquisition de la France, le vil ins-
trument de notre servitude, ces milliers de déla-
teurs, ces inspecteurs, la lie du crime et le rebut
des fripons mêmes. Qu'il fuie de la terre des
Francs, l'infâme qui, depuis l'ouverture des états-
généraux, aurait dénoncé un citoyen; qu'il fuie
ou qu'il soit sûr que le fer ardent du bourreau le
poursuit, qu'il l'atteindra, et lui imprimera sur la
joue la lettre espion afin qu'on le reconnaisse.
Qu'on détruise un autre espionnage plus odieux
encore; du moins je me défie de la police; mais
je me fie à la poste, et elle me trahit; le commis de
la barrière ne fouille que dans ma poche, celui
de la poste fouille dans ma pensée; que le secret
des lettres soit, inviolable. Que les vils fauteurs
du despotisme, que l'Esprémesnil , que Moreau,
que Linguet, que l'abbé M****, l'abbé Roy, que
Condé, que Conti, que d'Artois vivent (i); qu'ils
(2) Delaunai, Flesselles , Foulon, Berthier, ont été punis
plus exemplairement. Quelle leçon pour leurs pareils , que
l'intendant de Paris, rencontrant au bout d'un manche de ba-
lai la tête de son beau-père, et une heure après sa tête à lui-
— 70 —
respirent pour montrer notre tolérance; mais que
le mépris s'attache à leurs pas; qu'il ne marchent
qu'investis de l'exécration publique, qu'au milieu
de leurs valets et de leur faste, ils soient devant
nos yeux et dans l'opinion comme ces traîtres que
les Germains plongeaient dans la vase, dans le
hourhier, dans une mare et oii ils les tenaient en-
foncés jusqu'aux oreilles. La lîastiile sera rasée,
et sur son emplacement s'élèvera le temple de la
liberté , le palais de rassemblée nationale.
Peuples, on ne lèvera plus sur vous d'impositions
royales, mais nationale et pas un denier au-delà
des besoins de l'état, au-delà des besoins de Tan-
née, Le trésor sera national , l'armée nationale
composée de milices bourgeoises, de milices (i)
même , ou plutôt les lambeaux de sa tête au bout d'une pi-
que ; ensuite son cœur et ses entrailles arrachés et portés en
triomphe; enfin le corps décapité, traîné aux flambeaux dans
les rues, couvert de sang et de boue , et devant, un citoyen qui
criait : Laissez passer la justice du peuple , justice épouvantable !
Mais l'horreur de leur crime passe encore l'horreur de leur
supplice. Les voilà donc enfin disparus ces traîtres qui vou-
laient nous égorger sans forme de procè*. Ils ont subi la peine
du talion Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste.
Comme les Tarquins , qu'ils ne rentrent jamais dans le pais
d'où ils sont chassés
(i) M. dr Mirabeau qui, dans son excellent ouvrage des
— 71 —
comme la magistrature, comme le sacerdoce ou
les vertus, la voix publique, la considération mè-
Lettres de Cachet, dès 178a , avait montré tant de choses à faire,
et en avait laissé si peu à dire à l'assemblée nationale, me pa-
raît y avoir parfaitement prouvé que les troupes réglées et
perpétuelles ne sont bonnes qu'à retenir une nation dans les
fers, et non à la défendre. A Rome, les troupes réglées sous
les empereurs perdirent tout ce qu'avaient conquis les milices
bourgeoises sous les consuls. Ces Grecs si fameux avaient-ils
des troupes réglées? Les Suisses en ont-ils ? Le jeune Scipion,
Lucullus, l'eunuque Narsès, Torstenson , Alexandre, Anni-
bal et tous les grands capitaines ont montré que ce n'est point in
poussière des camps et l'expérience qui donnent le génie des
batailles; et pour remporter des victoires , à dix-neuf ans ,
comme Pompée, il n'a manqué à notre cher et illustre géné-
ral,-M. deLafayette, que d'avoir des armées à commander.
Aujourd'hui que l'artillerie et les ingénieurs décident presque
seulsdes événemens d'unecampagne, que l'esprit de conquête
s'est perdu , que l'impraticable paix de l'abbé de Saint-Pierre
commence à n'être plus le rêve d'un homme de bien , que la
philosophie et l'esprit de liberté ne sauraient manquer de fran-
chir les Alpes, les Pyrénées et les mers; que je ne désespère
pas. de voir la cocarde au Saint-Père, au Grand-Turc , au roi
de Prusse et à la czarine , et que les états-généraux de l'Europe
pourraient bien se tenir dans une cinquantaine d'années. Pour-
quoi fouler le peuple afln d'entretenir à grands frais vingt
mille oisifs? Pourquoi ne pas retrancher soixante -dix mil-
lions d'impôts sur un seul article de dépense inutile ? En a!»
tendant cette diète européenne, ayons d'excellentes écoles
d'artillerie et de génie, une excellente marine; que chaque
ville ait son Ciuunp -de-Mars ; point de privilège exclusif de
— 72 —
neront à tout, et la naissance, l'argent, la faveur
du prince, à rien. Nous aurons des bailliages pro-
vinciaux, des assemblées municipales, une assem-
blée nationale perpétuelle, arbitre de la paix et
de la guerre, des traités et des ambassades; non
pas une assemblée nationale dont les membres
puissent se déclarer inamovibles, héréditaires,
comme M. de Mirabeau en admet La possibilité
dans sa onzième lettre, hypothèse qui m'a étran-
gement surpris de la part d'un écrivain dont la
logique est aussi saine; mais une assemblée natio-
nale subordonnée à la nation, de manière qu'un
bailliage puisse retirer ses pouvoirs à son repré-
sentant, et qu'on soit destitué comme on a été
institué. F/at!t/7at! oui, tout ce bien va s'opé-
rer; oui, cette révolution fortunée, cette régéné-
ration va s'accomplir; nulle puissance sur la
porter les armes. Soyons tons dans la paix quintes, dans la
guerre milites. Qu'il n'y ait de troupes réglées et perpétuelles
qu'une maréchaussée formidable aux brigands , étant elle-
même une des divisions de la milice bourgeoise , et en por-
tant l'uniforme. Ayons surtout la liberté et unepatiic, et ces
armées de serfs, ces automates prussiens, russes et autrichiens ,
malgré les manœuvres de Postdam et les coups de canne de
leurs officiers, ne pourront tenir contre nos légions républi-
caines.
— 73 -
terre en état de l'empêcher. Sublime effet de la
philosophie , de la liberté et du patriotisme ! nous
sommes devenus invincibles. Moi-même j'en fais
l'aveu avec franchise , moi qui étais timide , main-
tenant je me sens un autre homme. A l'exemple
de ce Lacédémonien , Otriades , qui , resté seul
sur-le-champ de bataille et blessé à mort , se re-
lève, de ses mains défaillantes dresse un trophée
et écrit de son sang : Sparte a vaincu ! Je sens
que je mourrais avec joie pour une si belle cause,
et percé de coups, j'écrirai aussi de mon sang .
La France est libre!
r \ n ,
sa m^wm ssàsassasi
6
- i V; I .
*Ô*£>«^
'trr.j.T'rr.rï]f de J.-L. Bilt.kmatn- rne Sa!nt-DeB:î. 26?.
ESSAI SUR LA VIE
DE
(BiiaiiiitjÈiB«a>iBSïiii©iirMîis
Camille-Desmoulins est né à Guise (Aisne), en
1762. Il était fils de M. Desmoulins, lieutenant-
général au baillage de cette ville et de Madeleine
Godart de Wiége. Dès sa plus tendre jeunesse on
remarqua en lui d'heureuses dispositions pour
l'étude ; mais son père peu favorisé de la fortune
ne pouvait l'envoyer dans des écoles publiques.
M. de Viefville-des-Essarts son parent , qui depuis
fut député aux états- généraux, témoin de la vi-
vacité d'esprit du jeune Camille et de son amour
pour les livres, demanda et obtint pour lui une
bourse à ce fameux collège de Paris, d'où sont
sortis presque tous les hommes de la révolution ,
au collège de Louis-le-Grand. C'est laque Camille
fit connaissance de Maximilien Robespierre. Ils
différaient de caractère; mais l'un et l'autre avaient
au plus haut point , cette passion qui distingua tou-
VI
jours les hommes Je génie, les grands hommes,
l'amour de la liberté et de l'indépendance. L'édu-
cation toute républicaine que l'on donnait alors a
des jeunes gens nés pour vivre sous une monar-
chie, contribua beaucoup à développer leur ca-
ractère. Sans cesse et sous toutes les formes, on
leur présentait l'histoire des Gracques, des Bru-
tus, des Caton. Camille était toujours avec Robes
pierre et la conversation roulait le plus souvent
sur la constitution de la république romaine.
Dans une de ses premières classes , il reçut pour
prix les Révolutions romaines de Vertot. La lec-
ture de cet ouvrage le transporta d'admiration;
aussi dans la suite, il en eut toujours un volume
dans sa poche. C'était pour lui un compagnon
indispensable, c'était son vade mecum. Il en usa
ou perdit au moins une vingtaine de volumes.
C'est peut-être à cet ouvrage excellent et au tra-
vail particulier qu'il a fait des discours de Ciceron
et surtout de ses Philippiques (i), que l'on doit
le style vif et tranchant qui distingue tous les
écrits sortis de la plume de Camille. Les idées ré-
(i) J'ai une édition des discours de Çicéronqui a appartenu à
Camille. Les marges sont rouvertes de notes de sa main, av\o
plusieurs de mes amis ont trouvées excellentes.
VII
publicaines qu'il avait puisées clans Cicéron et
Vertot allaient chez lui jusqu'à l'exaltation. On va
s'en convaincre. Dans les vacances de 1784 il
allait souvent chez Madame Godart de Wiége,
qui s'amusaitbeaucoup à le contrarier sur ses opi-
nions politiques. Un jour, pendant le dîner et en
présence d'un grand nombre de convives, elle le
contrarie plus que jamais. Camille se lève furieux
de sa chaise, jette sa serviette, monte sur la table
au milieu des plats et parle pendant une heure,
pour lui prouver et à la société qui l'entoure, que
le gouvernement républicain est le seul qui con-
vienne à des hommes libres et qu'il n'y a que des
esclaves qui puissent courber la tête sous le joug
de la royauté.
Après avoir terminé ses études avec de brillants
succès, il fit son droit et exerça au barreau de Pa_
ris la profession d'avocat.
Il avait 27 ans lorsque s'ouvrit l'assemblée des
états-généraux. C'est alors qu'il commence à se
faire connaître par ses idées républicaines et par
son amour pour la patrie. Il répand des pamphlets
avec profusion dans toutes les classes du peuple
et fait de la politique dans le jardin du Palais-
Royal , qui était alors devenu le rendez -vous des
patriotes les plus ardents, les plus déterminés, Il
VIII
bégayait un peu; cependant son éloquence était
entraînante et persuasive. Il en donna bientôt une
preuve.
Le i o juillet 1 789 , sur la motion de Mirabeau ,
une députation de 24 membres présidée par l'ar-
cbevêque de Vienne, présenta au roi une adresse
pleine d'énergie pour l'engager à éloigner sur-le-
ebamp les armées nombreuses, les trains d'artil-
lerie et tous les sinistres apprêts de ruine, de sang
et de carnage, que depuis quelques jours il étale
aux yeux des Français et surtout des habitans de
la capitale. Le roi ne fit qu'une réponse ambiguë
et conserva ces appareils formidables qu'il croyait
nécessaires dit-il, au maintien de l'ordre et de la
liberté; mais qui firent penser qu'il était disposé
a régner sur des ruines et des cadavres, plutôt
que de satisfaire le vœu sacré de la nation. Nec-
ker, alors ministre, déclare hautement désap-
prouver toutes les mesures de force brutale. Ce
conseil était sage; mais le despotisme, toujours
aveugle, ne peut souffrir d'obstacle; il brise, il
renverse tout jusqu'au moment où il tombe lui-
même dans l'abîme qu'il s'est creusé. La popula-
rité de Necker est à son comble. On la lui fait
payer cher. Le 11, le roi lui donne l'ordre de
sortir du royaume dans les 24 heures, avec le
IX
plus grand secret. Le \i , à midi, la nouvelle de
l'exil de Necker se répand subitement dans tous
les quartiers de la capitale. Les patriotes indignés
se rassemblent en foule au jardin du Palais-
Royal; les esprits s'échauffent, les groupes de-
viennent menacans. Il était 3 heures et demie. Ca-
mille-Desmoulins paraît alors; il monte, ou plutôt
il est porté sur une table. Une foule immense le
presse : « Citoyens, dit-il, il n'y a pas un moment
« à perdre; j'arrive de Versailles; Necker est
« renvoyé : ce renvoi est le tocsin d'une Saint-
« Barthélémy des patriotes ; ce soir tous les ba-
« taillons suisses et allemands sortiront du Champ-
ce de-Mars pour nous égorger : il ne nous reste
« qu'une ressource, c'est de courir aux armes
« et de prendre une cocarde pour nous recon-
« naître. »
Des applaudissemens se font entendre de tou-
tes parts. Camille-Desmoulins tire alors deux pis-
tolets de sa poche et s'écrie : « Que tous les bons
« citoyens m'imitent. » Il descend étouffé d'em-
brassemens; les uns le serrent contre leur cœur;
d'autres le baignent dans leurs larmes. Il attache
un morceau de ruban vert à son chapeau et en
distribue à ceux qui l'entourent; mais en une mi-
nute les rubans sont épuisés. « Eh bien ! prenons
X
« des feuilles, dit Camille, la feuille est verte aussi
« et attachons-nous-là en signe de cocarde.» Aus-
sitôt on se jette sur les arbres du Palais-Royal, et
en quelques minutes ils sont entièrement dé-
pouillés de leurs feuilles. Camille se met à la tête
des patriotes et crie aux armes! aux armes!
Chaque citoyen limite , l'agitation est a son com-
ble. Tous se précipitent à grands flots par les por-
tes du jardin. Bientôt le quartier du Palais-Royal
est encombré d'une foule innombrable. Des fenê-
tres de tous les étages on applaudit à ce mouve-
ment insurrectionnel. Une heure après, la popu-
lation de Paris semble être toute entière dans les
rues. Il était 6 heures et demie. Camille Desmou-
lins force les entrées de tous les théâtres et en
fait sortir les spectateurs qui se joignent aux pa-
triotes. Le buste deNeckerest porté en triomphe.
Les districts se rassemblent pendant la nuit. Le
lendemain, j 3 , la garde nationale est formée;
les boutiques des armuriers sont enfoncées; cha-
que citoyen se procure des armes, et le i4 au
matin Camille dirige le mouvement sur la Bas-
tille. On en fait le siège, et après une vigoureuse
résistance de part et d'autre, elle est prise d'assaut.
Peu de temps après, elle est démolie et on voit
sur son emplacement ces mots devenus fameux :
Ici l'on danse.
XI
Après la chute de la Bastille, Camille Desmou-
îins continua de répandre des pamphlets et créa
son journal des Révolutions de France et de Bra-
bant. Malouet le dénonça plusieurs fois à l'assem-
blée.
Un jour il obtint qu'il fut traduit au Châtelet
comme prévenu du crime de lèze-nation. Les
amis de Camille prirent chaudement sa défense.
Malouet, irrité de la résistance qu'il rencontrait :
« Si quelqu'un, dit-il ose combattre sérieuse-
« ment mon assertion, je vais le confondre sur
« le-champ. » — « Je l'ose, Moi » s'écrie alors
Camille avec une voix de tonnerre. Aussitôt tous
les yeux se tournent vers la tribune publique ou
il était placé; des vociférations se font entendre
dans toutes les parties de la salle. Mille voix
demandent son arrestation ou son expulsion.
Maximilien Robespierre paraît alors à la tri-
bune , prend sa défense et sauve un ami de col-
lège que plus tard il envoya sans pitié à l'écha-
faud. Camille resta à sa place, ne fut point ar-
rêté, et le décret lancé contre lui n'eut aucune
suite,
En 1792, Camille Desmoulins, dont la popu-
larité grandissait de jour en jour, fut nommé dé-
puté à la convention par les électeurs du dépar-
XII
tement de Paris, et après l'événement du ]o
août, Danton, devenu ministre de la justice, se
l'adjoignit comme secrétaire-général à son dépar-
tement.
L'année suivante, Camille eut encore l'occasion
de montrer son courage dans le procès d'Arthur
Dillon. Au mois de juillet 1793, le général Arthur
Dillon, dégoûté, dit-on, des excès de l'anarchie,
et persuadé que la France n'était pas assez avan-
cée en civilisation pour vivre avec des institutions
tout-a-fait républicaines, fut accusé défaire tous
ses efforts pour donner à la patrie une monarchie
constitutionnelle, et bientôt emprisonné aux Ma-
delonnettes. Il écrivit (1) alors à Camille pour le
prier de prendre sa défense. Il s'en chargea avec
plaisir et ne craignit point d'attirer sur sa tête
toute la haine du parti qui voulait la mort de
Dillon. Il osa lui écrire à la prison et le défendre
à la société des jacobins d'où on voulut l'expul-
ser; mais, grâce à Robespierre , il ne fut point
rayé du tableau.
(1) Nous avous conservé les lettres écrites alors par le gé-
néral Arthur Dillon à Camille, et notamment celle imprimée
en 1793 à la tête de la lettre de Camille à Dillon. Plusieurs pas-
sages qui attaquent le comité de sûreté générale n'ont pas été
imprimés.
XIII
Au mois de mars 1 794 ^ ^a terreur était à l'or-
dre du jour; les proscriptions devenaient plus
nombreuses et se trouvaient empreintes d'une es-
pèce de férocité qu'on ne saurait se rappeler en-
core aujourd'hui sans frémir.Le comité de salut pu-
blic et de sûreté générale dressait deséchafaudssur
tout le sol de France, et les patriotes purs, sincères,
les pères , les fondateurs et les vétérans de la ré-
publique,s'y rencontraient avec des prêtres et des
nobles qui se remuaient sans cesse pour perdre
notre malheureuse patrie. Camille -Desmoulins,
que la nature avait doué d'une âme tendre et sen-
sible , mais bouillante , ne peut supporter pîus
long-temps le joug de fer et de sang qui pèse sur
son pays. Il reprend la plume de journaliste qu'il
avait quittée depuis qu'il ne pouvait plus faire ré-
loge de Robespierre ; car il avait préféré ne plus
écrire que d'attaquer un ami d'enfance. Il crée
son journal, le V ieux Corde lier> et il y exhale
toute l'horreur qu'il éprouve. Assez et trop de
sang a coulé ; il demande un comité de clémence
et de justice. Il communique son projet a Robes-
pierre, qui prodigue des éloges à son ancien ami
de collège, l'encourage dans son entreprise, et
corrige même avec lui les épreuves des premiers
numéros du Vieux Cor délier.
XIV
Hébert, qui avait déjà dénoncé Camille à la
société des jacobins et dans son journal, mais
inutilement, ne perd pas courage; il le dénonce
une seconde fois. Camille lui répond par le cin-
quième numéro du Vieux Cordelier, où il prouve
de la manière la plus convaincante que son dé-
nonciateur est un misérable qui s'est fait chasser,
pour cause de vol, d'un théâtre où il était distri-
buteur de contre-marques , et que maintenant en-
core il vole le trésor public. Hébert, plus achar-
né que jamais, le dénonce encore. Une commis-
sion est nommée pour faire un rapport à ce sujet.
Collot d'Herbois, que la commission s'était choisi le
i6 nivôse pour rapporteur, prend la parole etcon-
clut à la censure pure et simple de Camille. Ce der-
nier demande la permission de donner lecture de
son numéro 5, où il retraçait les turpitudes de la
vie d'Hébert. Mais le dénonciateur de Camilie, qui
craint l'effet terrible que pourrait produire la lec-
ture de ce numéro sur les membres de l'assem-
blée, s'écrie: « CamilieDesmoulins, dans ce nu-
« inéro, a eu l'audace de dire que j'étais un bri-
« gand , que je volais la Trésorerie : c'est une
« fausseté atroce. — Tu es bien impudent , lui ré-
« pord Camille; sache donc que j'en ai les preuves
« en main. » Ces mois causent une grande rumeur.
XV
La suite de la discussion est remise pour le i 8. Le
18 Robespierre prend la parole : « Les écrits de
« Camille sont condamnables sans doute, dit- il ,
« mais cependant il faut distinguer sa personne
« de ses écrits. Camille est un enfant gâté qui
« avait d'heureuses dispositions , mais que les
« mauvaises compagnies ont égaré. Il faut sévir
« contre ses numéros que Brissot lui-même n'eut
« osé avouer et le conserver au milieu de nous. Je
« demande pour l'exemple que les numéros soient
« brûlés dans la société. »
Brûler n est pas répondre., s'écrie Camille avec
impétuosité. Robespierre, embarrassé parune ré-
ponse aussi forte que laconique, reste muet quel-
ques secondes et s'écrie enfin : « Eh bien ! qu'on
« ne brûle pas, mais qu'on réponde; qu'on lise
« sur-le-champ les numéros de Camille. Puisqu'il
« le veut, qu'il soit couvert d'ignominie ; que la
« société ne retienne pas son indignation , puis-
ce qu'il s'obstine à soutenir ses diatribes et ses
« principes dangereux. L'homme qui tient aussi
ce fortement à des écrits perfides est peut-être
ce plus qu'égaré. S'il eût été de bonne foi ; s'il
ce eût écrit dans la simplicité de son cœur, il n'au-
cc rait pas osé soulenir plus long-temps des on-
ce vrages proscrits par les patriotes et recherebés
XVI
« par les contre -révolutionnaires. Son courage
« n'est qu'emprunté ; il décèle les hommes cachés
« sous la dictée desquels il écrit son journal ; il
« décèle que Desmoulins est l'organe d'une fac-
« tion scélérate qui a emprunté sa plume pour
« distiller son poison avec plus d'audace et de
« sûreté. »
Quelle hypocrisie î quelle trahison ! Robespierre
a encouragé Camille à écrire son journal du
Vieux Cordelier, il a même corrigé les épreuves
des premiers numéros, et il déclare criminels et
infâmes ceux qui ont coopéré à sa publication.
Camille veut lui répondre, mille voix s'y op-
posent. On lit les numéros de son Vieux Corde-
lier pendant deux séances entières, et il est assez
heureux pour ne pas être chassé de la société.
Saint-Just se joint bientôt à Robespierre pour
perdre Camille ; Saint-Just qu'une plaisanterie
mordante (î) avait rendu son implacable ennemi.
Ils concertent ensemble le moyen de le perdre et
de se débarrasser au plus vite d'un censeur in-
(i) Camille, dans une lettre à Dillon, avait dit : « On voit
dans la démarche de Saint-Just et son maintien, qu'il regarde
sa tête comme la pierre angulaire de la république et qu'il la
porte sur ses épaules avec respect et comme un saint-sacre-
ment. •>
XVII
commode, Saint-Just, outre la haine personnelle
qu'il portait à Camille, se flattait de se voir bien-
tôt le second personnage de la république , car
Danton devait aussi tomber.
Robespierre, Camille Desmoulins et Danton
avaient espéré pouvoir ramener le règne de la
modération et de la justice,- Us réunissaient tous
leurs efforts pour arriver à cet heureux résultat.
Mais bientôt ils furent accusés de modérantisme.
Camille et Danton poursuivirent toujours, au mi-
lieu des dangers qui les entouraient de toutes
parts, sentant ce projet d'humanité. Robespierre
sentant, surtout après la séance des Jacobins, où
Camille lui avait répondu que brûler n était pas
répondre, qu'il lui était impossible de réussir,
quitta la ligne de modération qu'il s'était tracée ,
et, pour se réhabiliter dans l'opinion publique,
revint au régime de terreur. Il avait besoin pour
cela de frapper des coups hardis; il choisit pour
victimes Camille-Desmoulins et Danton, et leur ad-
joignit des faussaires et des étrangers qui devaient
servir de matériaux à leur acte d'accusation. Des
bruits sinistres furent répandus à dessein par Ro-
bespierre sur l'arrestation des chefs du parti mo-
déré. 11 voulait par là préparer les esprits à ce qui
allait arriver.
XVIII
Brune , effrayé du danger que courait Ca-
mille, son ancien ami de collège, vint le
trouver et le supplia, par l'intérêt que lui por-
taient les vrais républicains, par l'amour de ses
parens, par la tendresse de son épouse, de ne pas
irriter davantage les ennemis que lui avait fait son
esprit satirique et mordant , de montrer plus de
modération dans le tableau qu'il faisait du mal-
heur des temps, et même de cesser la publication
de son Vieux Corde lier. Camille, qui n'avait
d'abord répondu que par des plaisanteries, com-
mença à justifier sa conduite aussi belle que cou-
rageuse par des raisons auxquelles il n'était guère
facile de répondre. « Je te l'avoue, lui dit Brune,
« je ne saurais m'empécher de t'admirer ; cepen-
<c dant sois certain qu'avec plus de modération
« tu feras un bien véritable, tandis qu'en eonti-
« nuant tu te livres, tu t'immoles, tu te perds
« et tu ne sauves rien. — Crois- tu, lui répon-
« dit-il alors, qu'ils oseront m'attaquer, me dé-
« clarer traître, moi et mon Vieux Cordelier ,
« et cela pour avoir demandé un comité de cle-
rc mence et de justice; pour avoir voulu achever
« et consolider l'œuvre de notre révolution ? J'ai
« toute la France pour moi. Desenne (c'était le
« nom de son libraire) ne peut suffire à la vente
XIX
« de mes numéros. Je suis là, entendu partout.
.« — Tu es lu aussi de Barère qui se reconnaît;
« de Saint-Just, qui a promis de te faire porter la
« tête comme un saint Denis. — C'est vrai , rc-
« pondit-il, je me le rappelle : c'est une bien
« mauvaise plaisanterie, et ma réponse valait
v beaucoup mieux. As-tu vu ma lettre à Dillon?
« Da ns la dèm a rche et le main tien de Sa in t-Just,
« on voit qu'il regarde sa tète comme la pierre
« angulaire de la république, et qu'il la porte
« sur ses épaules avec respect comme un saint-
« sacrement. Me suis-je trompé , et crois-tu que
ce pour une aussi bonne plaisanterie il voudrait
« me faire mourir? Je ne lui demande qu'une
« grâce , c'est d'attendre pour cela qu'il y ait fait
« une réponse qui vaille. » Madame Desmoulins
avait invité Brune à partager son déjeûner de fa-
mille, il fut servi et on se mit à table. Camille^
s'échauffant alors par degrés, lui développa le bel
avenir qu'il préparait à sa patrie. « Crois-moi , lui
« dit-il, je suis l'homme de la révolution. Quand
« il l'a fallu , j'ai exposé ma vie pour elle au Pa-
« lais-Royal. A cette époque-là on voulait aussi
« m'inquiéter, comme vous le faites aujourd'hui ;
« mais la nation marchait avec moi , et j'étais tran-
« quille. Je suis sûr encore, avec mon Vieux Cor-
XX
« délier, de la conduire sur mes pas, de répon-
« dre à ses vœux, a ses besoins; l'opinion publi-
« que sera encore ma force. — Si elle laisse à
« tes ennemis le temps de te frapper! — J'ai des
« amis tout prêts. N'avez-vous pas entendu la voix
« éloquente de Philippeaux (i)? Danton dort :
« c'est le sommeil du lion ; mais il se réveillera
<c pour défendre ma cause. »
Son ami était loin d'être convaincu et lui re-
nouvelait les mêmes prières ; mais Lucille ,
qui d'abord s'était montrée fort sensible aux
inquiétudes et aux craintes de Brune, partage
maintenant tout l'entbousiasme de Camille; elle
remarque que cet entretien l'a échauffé aussitôt,
elle lui passe un mouchoir sur le front; lui
donne un baiser sur la joue et s'écrie : « Laissez-
le faire, Brune, laissez-le faire, il doit sauver son
pays; laissez-le remplir sa mission. » Alors elle
verse a son époux et à Brune un chocolat exquis
avec une grâce enchanteresse. Le chocolat ser-
vi : edamus et bibamus , dit Camille , cras
enirn muriemuv (i); en prononçant ces paroles
de mort, il affectait un air de gaîté et tenait son
(i) Camille croyait alors à la sincérité du rapport que Phi-
lippeaux avait fait sur la Vendée.
(2) Trad. Mnngeon9 et buvons; car nous mourrons demain,
GORDELIER
DE
€amilk-DÉStn0ulins ,
DÉPUTÉ A LA CONVENTION , ET DOYEN DES~ JACOBINS.
ueiiiej Odûiou comvtelej .
Précédée d'un essai sur la vie et les écrits de l'auteur.,
PARENT DE CAMILLE-DESMOULINS ET POSSESSEUR DE SES
MANUSCRITS.
ÉBRARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
1k y RUE DES MATHURINS-SAINT-JACQUES.
1834.
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Tmpr'mPT'c de J.-L. Bellemaix> roe Saint-Denis. 26?
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enfant, son petit Horace sur ses genoux. Camille
n'avait soutenu sa thèse qu'à cause de sa femme
qu'il n'aurait pas voulu attrister pour tout au
monde. Quel courage dans Camille! quelle
tendresse!
Dans la nuit du 3o au 3i mars, Camille au
moment où il se couchait entend à l'extérieur le
hruit de la crosse d'un fusil qui tombe sur le pavé.
« On vient m'arrêter, s'écrie-t-il, et il se jette dans
les bras de sa chère Lucile qui le presse de toutes
ses forces contre son sein; hélas! c'était pour la
dernière fois ! Il court embrasser son petit Horace
qui dormait dans son berceau, tâche de consoler
son épouse qui fond en larmes, et va lui-même
ouvrir la porte aux satellites de Robespierre ,
qui l'arrêtent et le conduisent à la prison du
Luxembourg. A son arrivée les prisonniers ac-
eourrent en foule au guichet pour voir cet inté-
ressant Camille, qui par ses écrits courageux ,
avait jeté quelques lueurs d'espérance au fond
de leurs cachots.
Le lendemain, c'est-à-dire le 10 germinal
(3i mars), Legendre annonce à la Convention
l'arrestation de quatre de ses membres et feint
d'ignorer leur nom, excepté celui de Danton; i|
prend la défense de ce dernier et demande qu'il
**
XXII
soit entendu à la barre, persuadé que la faculté
de parler à la Convention serait pour les mal-
heureux prisonniers un moyen sûr de se sauver
et de démasquer tonte la trame de leurs adver-
saires ; mais Robespierre qui sent très bien qu'il
ne serait pas ménagé et par Camille et par Dan-
ton, Robespierre qui voudrait déjà voir monter à
l'échafaud ceux qu'il vient de jeter dans des
cachots, se précipite à la tribune , s'oppose de
toutes ses forces à cette motion, et finit par dire
d'un ton colère et menaçant : « Quiconque trem-
«■ ble en ce moment est coupable, les complices
« seuls peuvent plaider la cause des traîtres. »
Les membres de l'assemblée glacés d'effroi et
^remblans pour eux-mêmes veulent prouver
qu'ils n'ont point peur et appuient avec force le
discours de Robespierre. Aucune voix ne se fait
entendre en faveur des malheureux prisonniers;
Legendre a même la lâcheté de venir s'excuser à
la tribune d'avoir pris leur défense ; il est décidé
h l'unanimité que les quatre députés arrêtés ne
seront pas entendus à la barre de la Convention.
En ce moment arrive Saint-Just, qui fait un long
rapport clans lequel il demande que Camille Des-
moulins, que Danton, que Philippeaux, etc., soient
décrétés d'accusation comme coupables d'avoir
XXIll
conspiré contre la république. Le décret demandé
par Saint -Just est volé à l'unanimité.
Camille, le lendemain de son arrestation, écrivit
une première lettre à son épouse pour la conso-
ler ( i ) : un des amis de Camille porta cette lettre
à Lucille; elle la lut en sanglottant, et comme il
cherchait à la consoler : « C'est inutile, dit-elle, je
pleure comme une femme, parce que Camille
souffre, parce que sans doute ils le laissent man-
quer de tout; parce qu'il ne nous voit pas.... Mais
j'aurai le courage d'un homme, je le sauverai....
Que faut-il faire? lequel de ses juges faut-il que je
supplie? lequel faut-il que j'attaque ouvertement?
voulez- vous me conduire chez Philippeaux?
— Il est également arrêté, sans doute. — La patrie
n'a donc plus de défenseurs.... je vais chez
Danton.... — Le même décret l'unit à votre époux.
-—Pourquoi m'ont-iis laissée libre, moi ? Croient-
ils que parce que je ne suis qu'une femme je no^
serai élever la voix?.... Ont- ils compté sur mon
silence?.... — J'irai aux Jacobins.... j'irai chez Ro-
bespierre.... »
Madame Duplessis ( i ) et l'ami de Camille la
(1) La copie de cette lettre se trouve à la fin du y'hum Cordç-
lier.
(a) Mère de Lucille.
XXIV
retinrent et l'engagèrent à ne pas faire de dé-
marches inconsidérées qui pourraient la perdre et
son époux aussi ; enfin elle consentit à rester
tranquille; mais elle voulut écrire à Robespierre
pour le prier de sauver son mari, la lettre resta
inachevée et ne fut point envoyée (i).
Le lendemain, 12 germinal, on envoya aux
accusés leur acte d'accusation. Camille, après
l'avoir reçu , se promena à grands pas dans
la chambre et devint furieux en lisant le tissu
d'absurdités, de calomnies et de mensonges in-
fâmes qu'on avait fabriqué pour le perdre; bientôt
cependant il se calma, et dit en se rendant à la
Conciergerie où on le transporta aussitôt :« Je vais
« aTéchafaud pour avoir versé quelques larmes sui-
te des milliers de malheureux et d'innocens; mon
<> seul regret en mourant est de n'avoir pu les
« servir. » A son arrivée à la Conciergerie tous les
détenus , sans distinction de rangs et d'opinions,
accoururent au devant de lui, l'entourèrent et
ne purent s'empêcher de lui témoigner hautement
tout l'intérêt qu'il leur inspirait.
Le jour suivant, i3 germinal, les accusés, au
nombre de 1 /^., parmi lesquels se trouvaient Clia-
(1) Voyez cette lettre à la /in du Vieux Cordelier.
XXV
bot, Bazire, Fahre d'Egiantine, Lacroix, Danton,
Hérault deSéchelles,Philippeaux, parurent de vaut
leurs juges. La loi voulait que les jurés fussent
tirés au sort; mais Fouquier-Tinville et le pré-
sident Hermann, dont les noms sont à jamais
voués à l'exécration du genre humain, firent leur
choix, c'est-à-dire, prirent les jurés qu'ils appe-
laient les Solides. On passa ensuite a l'interro-
gatoire de Danton, puis à celui de Camille. Quand
on demanda à ce dernier quel âge il avait, il ré-
pondit : « 33 ans, l'âge du sans-culotte Jésus. »
Que de~ pensées font naître cette réponse! Jésus
pour avoir prononcé le mot de liberté, d'égalité,
d'humanité au milieu de la barbarie et de l'escla-
vage est attaché tout vivant à un poteau, et Ca-
mille monte à i'échafaud pour avoir prononcé le
mot de clémence et de justice dans un moment où
des flots de sang coulaient sur toute la France, il
voulut entreprendre sa défense et se plaindre
hautement d'avoir été confondu avec des faus-
saires ; on ne fit aucune attention à ses plaintes.
Fouquier-Tinville commença la lecture ànFieux
Cordelier et donna à ce journal une interpréta-
tion contre laquelle se révolta vainement son au-
teur. La salle d'audience était pleine. Une foule
immense et agitée entourait le palais de justice et
XX.VI
rs'étendait jusqu'aux quais. Après l'audience, le pré
sident Hermann et l'accusateur public Fouquier-
Tinville se rendent au comité de salut public. Il
n'y avait que St.-Just et Billaiid de Varennes. Ils
leur annoncent que les accusés ont demandé que
des membres de la Convention fussent entendus.
Saint -Just donne ordre a Fouquier-Tinville
d'éluder toujours cette demande des accusés, de
prolonger les débats, d'arriver à la fin des trois
jours sans s'expliquer, et faire déclarer par les
jurés après ce délai, conformément a la loi, qu'ils
étaient suffisamment instruits.
Camille de retour a sa prison termina une lettre
divine où se trouve peinte toute sa tendresse pour
sa Lucille, et qu'on ne saurait lire sans donner
quelques larmes a son auteur (i).
Le \f\ germinal (3 avril), l'affluence est la
même au tribunal et autour du Palais de Justice.
Danton et Camille demandent la comparution de
plusieurs membres des deux comités et de la Con-
vention. Fouquier-Tinville ne fait d'abord qu'une
réponse équivoque; mais les accusés le pressent
de répondre catégoriquement. Alors il déclare
qu'il appellera tous ceux qu'ils désigneront excepté
(i) La copie de cette lettre se trouve à la (in du Vieux Cor
tielter.
XXVlt
les membres de la Convention; « car, dit -il,
c'est «à la Convention seule qu'il appartient de dé-
cider si quelques-uns de ses membres doivent être
cités.» Les accusés se récrient contre les paroles de
Fouquier, et disent qu'on a résolu de les juger
sans les entendre. Le tumulte est à son comble.
Le président lève la séance. Fouquier écrit au co-
mité tout ce qui vient de se passer h l'audience
et demande ce qu'il doit faire.
Le lendemain , c'est-à-dire le 4 avril , Saint-Just,
informé par Fouquier de ce qui s'était passé la
veille air tribunal révolutionnaire, se rend à la
Convention et annonce que les accusés sont en
pleine révolte, qu'on a été obligé la veille de sus
pendre les débats de la justice et que les prisons
conspirent en leur faveur. Il propose en consé-
quence de décréter que tout prévenu de conspira-
tion qui résistera ou insultera a la justice sera
mis hors des débats sur-le-champ. Ce décret est
adopté à l'unanimité. Une copie du décret est
expédiée sur-le-champ. Vouland part de la Cou
vention pour la porter au tribunal. La troisième
séance était commencée. Les accusés renouve-
laient les demandes de la veille et on ne leur don-
nait que des réponses évasives. Indignés d'une
pareille conduite à leur égard, ils se lèvent tous
XXVIII
en masse, pressent Fouquier- Tinville de faire
comparaître les membres de la Convention et du
comité qu'ils ont désignés, déclarent qu'ils ont des
dénonciations a faire contre le projet de dictature
qui se manifeste chez les comités et veulent que
la Convention nomme une commission pour les
recevoir. Fouquier-Tinville ne sait plus que leur
répondre, il est dans le plus grand embarras.
Alors Vouland arrive avec l'expédition du décret
que vient de rendre la Convention. Il le donne à
Fouquier-Tinville en lui disant. •« Nous les tenons,
« les scélérats, voilà de quoi nous en débarras-
« ser. » Fouquier-Tinville ne se sent plus de
joie et donne sur-le-champ lecture de ce dé-
cret. Camille en entendant parler de sa femme
que Ion accusait d'avoir reçu de l'argent pour
exciter une sédition s'écrie : « Les scélérats! non
« contens de mégorger, moi, ils veulent égorger
« ma femme. » La- continuation des débats est re-
mise au lendemain.
Le lendemain 5 avril les accusés demandent à
continuer leurs défenses. On leur oppose le décret
qui portait que le jury une fois suffisamment ins-
Iruil devait procéder à la délibération. Ils s'écrient
tous:« Quelle infamie ! on nous juge sans nous
« entendre' la délibération est inutile; qu'on nous
XXIX
(( mène à l'échafaud;nous avons assez vécu pour
« la gloire. » Camille est en fureur; il déclare aux
juges qu'ils sont des bourreaux, des assassins. Dan-
ton leur jette des boulettes de pain; Camille
déchire son acte d'accusation et en îance les mor-
ceaux à la tête de Fouquier- Tinviîle. L'agita-
tion est à son comble. On fait sortir les accusés.
Les jurés se retirent, et après quelques minutes,
on voit arriver leur président Trinchard tout
rayonnant d'une joie féroce et sanguinaire. Il se
grandit tout glorieux et prononce un arrêt de
mort contre tous les accusés. Le tribunal, qui craint
de voir se renouveler la même scène qui vient de
se passer, ne veut pas laisser rentrer les accusés
pour entendre leur jugement. Un greffier sort
pour leur faire connaître leur arrêt de mort. Ils
ne lui laissent pas achever la lecture du jugement :
« C'est assez lui disent-ils, qu on nous conduise
« à la guillotine. » Camille versa quelques larmes
sur le sort de sa femme et de son Horace. « Que
« vont-ils devenir? répétait-il sans cesse, mon bon
« Loulou ! mon Horace! ma pauvre Daronne! » ( i )
Conduit à la Conciergerie, il lut quelques pages
des Nuits (1 '1 7oung et des Méditations d'Hervey*
(i) Camille appelait ainsi madame Dnplessis, sa belie-mèro.
XXX
Lorsqu'on vint le garotter pour aller a l'échafaud,
il criait en écu niant de rage : « Faut-il que je sois
« dupe de Robespierre! » A 4 heures après-midi,
les condamnés au nombre de j4 montèrent dans
la fatale cbarrette qui allait porter leur tête au
bourreau. Dans le trajet, Camille s'écriait sans
cesse :« Peuple! pauvre peuple! on te trompe ! on
« te trompe ! On immole tes soutiens, tes méd-
it leurs défenseurs! » La troupe exécrable que
Ion payait alors pour suivre les ebarrettes ne lui
répondait que par des injures grossières. Son ac-
tion violente avait mis ses babils en lambeaux, il
était presque nu lorsqu'il arriva à la guillotine.
Cependant il ne cessait de crier encore: « Peuple!
« pauvre peuple! on te trompe! » Danton pro-
menant alors un regard calme et plein de mépris
sur cette troupe immonde qui les entourait, dit a
Camille: « Heste donc tranquille et laisse là cette
« vile canaille. » En montant à Pécha Fa ud, Ca-
mille veut embrasser une dernière fois son ami
Danton. Le bourreau s'y oppose fortement et les
force de monter. « Tu es donc plus cruel que la
« mort, s'écrie alors Camille, car la mort n'eni-
« péchera pas nos têtes de se baiser lout-à-rheurc
« dans le fond du panier. » Puis jetant les ^eux
sur le couteau tout fumant du sang des victimes
XXXI
qui viennent d'être immolées :« Voilà donc, dit-
« il , la récompense destinée au premier apôtre
« de la liberté. Les monstres qui m'assassinent ne
« me survivront pas long-temps. »Il s'avance à son
tour et subit la mort avec beaucoup de courage.
Au moment où la machine fatale le frappait,
il tenait encore dans sa main des cheveux de sa
Lucille qui devait bientôt le rejoindre. Accusée
par Saint -Just d'avoir touché 3,ooo francs, pour
faire ouvrir les prisons encombrées de suspects et
massacrer le tribunal révolutionnaire, elle fut
amenée le i3 avril devant ses juges. Elle ne ré-
pondit que quelques mots a l'accusation absurde
que l'on faisait peser sur elle. Après avoir entendu
son jugement elle s'écria : « Répandre le sang
« d'une femme! les lâches! mais savez-
« vous bien que le sang d'une femme a toujours
« été fatal aux tyrans ? Savez-vous bien que le
« sang d'une femme a chassé de Rome pour tou-
« jours les Tarquins et les Décemvirs? Réjouis-
se toi, 6 ma patrie! et reçois avec transport ce
« présage de ton salut, de ton bonheur. La tyran-
« nie qui pèse sur toi va finir. »
Retournée à sa prison, elle fit ses adieux à
madame Duplessis, sa mère. Nous avons conservé la
lettre qui les contient ; je ne saurais in'empccher
XXXII
d'en donner la copie. « Bon soir, ma chère uia-
« man , une larme s'échappe de mes yeux, elle
« est pour toi. Je vais mendormir dans le calme
« de l'innocence. Signé Lucille. » Un moment
après avoir fait cette lettre, elle monta à l'échafaud
et y montra un courage héroïque.
Au mois de septembre suivant, il y eut à la
Convention une discussion très vive au sujet de
la mort de Camille. Tous ses membres se la re-
prochaient mutuellement et ils convenaient tous
que c'était un martyr de îa liberté de son pays. Il
ne laissa qu'un fils qui fit ses études au collège
de Louisle-Grand, à Paris, comme élève de l'étal.
Il en sortit pour commencer son droit. Après
l'avoir terminé, les événemens de 18 i 5 survinrent,
et il se réfugia en Amérique, où il mourut bientôt
de chagrin. Il n'a jamais quitté le deuil de son
père et de sa mère. Il avait résolu de le porter
toute sa vie.
Il existe encore maintenant une sœur de Ca-
mille-Desmoulins. Elle a perdu toute sa fortune
et se trouverait réduite en ce moment à mendier
son pain , si une de mes tantes, madame de Tail-
lant, ne lui donnait l'hospitalité dans son château de
Wiége. Le roi informé naguère de la détresse où
elie se trouvait, s'empressa de lui faire parvenir
XXXIII
une somme de 200 francs pour subvenir à ses pre-
miers besoins. Je dois dire aussi <jue nous avons
appris avec bien du plaisir que le roi, fidèle à
son origine démocratique et révolutionnaire, con-
servait dans ses appartenons un tableau repré-
sentant Camille excitant le peuple à la révolte dans
la journée du \i juillet 1789.
Gamille-Desmoulins n'était pas, comme on l'a
dit et répété tant de fois, un furieux démagogue;
à la vérité, le plaisir que lui causait notre régé-
nération politique l'avait rendu enthousiaste;
mais que cet enthousiasme est louable, c'est
celui d'un bon Français, qui, loin d'un lâche et
sordide égoïsme, ne vit que du bonheur de ses
concitoyens. La république était le seul mobile
de toutes ses actions, c'était un centre auquel il
rapportait tout; il avait une telle horreur pour
les contre-révolutionnaires et les traîtres, qu'il les
aurait volontiers dénoncés à toutes la terre; mais
il n'a jamais demandé la mort de personne.
Lorsqu'il vit des échafauds se dresser sur toute la
France _, il voulut rétablir l'ordre, rendre à la
Convention son indépendance, arrêter l'action
du tribunal révolutionnaire, vider les prisons
des suspects qui les remplissaient, et organiser un
comité de clémence et de justice, persuadé que
XXXIV
c'était le seul moyen de rendre la paix à son pays
et d'abattre pour toujours la tyrannie odieuse et
sanguinaire qui le désolait. Dans un moment où
un mot, un seul mot inconsidéré conduisait à l'é-
chafaud, il eut l'audace d'attaquer ouvertement
le comité dominât euret de tracer, sous le voile de
l'histoire des règnes de Tibère et de Néron , un
tableau fidèle de la tyrannie du jour. Le moment
n'était pas encore venu où des flots de sang
français devaient enfin cesser découler; il périt
victime de son amour pour la liberté, qui avait
été l'idole de toute sa vie.
Dans les courts momens oii Camille ne s'occu-
pait plus de liberté et de patrie, il était tout
entier à cette tendresse domestique, à ces liens
de famille si doux, si chers au cœur de l'homme.
Il avait épousé une femme divine par ses vertus
et ses talens , qu'il avait recherchée dix années
entières et dont il était adoré. ( Voyez à la fin
du Pieux Cordelier une lettre de Camille à
son père, dans laquelle il lui apprend son ma-
riage. )
Pendant les trois années qu'ils vécurent
ensemble, ils furent aussi heureux qu'on peut
l'être sur la terre; car est-il un bonheur plus
XXXV
pur, plus élevé, plus vrai, que celui d'aimer et
d'être aimé?
Matton aîné,
parent de Camille Desmoulins,
GORDELIER
DE
€amiiie^Bt$mouiin$i
DÉPUTÉ A LA CONVENTION, ET DOYEN DES " JACOBINS.
cJeuto Liïttiou complète» .
Précédée d'un essai sur la vie et les écrits de l'auteur,
c$€vt ^/tfô. <y&ÔaMwi otite,
PAREMT DE CAMILLE-DESMOULINS ET POSSESSEUR DE SES
MANUSCRITS.
ËBRARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
24 } RU,E DES MATHURINS-SAINT-JACQUES.
1834.
VIT >■ . , .::
m mmtm ®®&®a&âm
LE VIEUX
JÔURÎVÂL RÉDIGÉ
DEPUTE A LA CONVENTION , ET DOYEN DES JACOBINS ,
VIVRE LIBRE OU MOURIR!
Quinlidi frimaire , a* décade, l'an H de la république,
une et indivisible.
Dès qu« ceux qui gouvernent seront bals , leurs concurrcn s
ne tarderont pas a être admirés.
( Machiavel)
O Pïtt ! je rends hommage à ton génie ! Quels
nouveaux débarqués de France en Angleterre
l'ont donné dé si bons conseils, et des moyens
si sûrs de perdre ma patrie? Tu as vu que tu
échouerais éternellement contré elle, si tu ne
t'attachais à perdre, dans ,; l'opinion publique,
-4-
ceux qui, depuis cinq «ans, ont déjoué tous tes
projets. Tu as compris que ce sont ceux qui t'ont
toujours vaincu qu'il fallait vaincre; qu'il fallait
faire accuser de corruption précisément ceux que
tu n'avais pu corrompre, et d'attiédissement ceux
que tu n'avais pu attiédir. Avec quels succès, de-
puis la mort de Marat, tu as poussé les travaux
du siège de leur réputation, contre ses amis, ses
preux compagnons d'armes, et le navire Argo
des vieux Cordeliers!
C'est hier surtout , à la séance des Jacobins ,
que j'ai vu tes progrès avec effroi , et que j'ai
senti toute ta force, même au milieu de nous.
J'ai vu, dans ce berceau de la liberté, un Hercule
près d'être étouffé par tes serpens tricolores. En-
fin, les bons citoyens, les vétérans de la révolu-
tion, ceux qui en ont fait les cinq campagnes,
depuis 1789, ces vieux amis de la liberté, qui,
depuis le 12 juillet, ont marché entre les poi-
gnards et les poisons des aristocrates et des ty-
rans, les fondateurs de la république, en un mot,
ont vaincu. Mais qi*e cette victoire même leur
Laisse de douleur, en pensant qu'elle a pu être
disputée si long-temps dans les Jacobins! La vic-
toire nous est restée, parce qu'au milieu de tant
de ruines de réputations, colossales de civisme,
celle de Robespierre est debout; parce qu'il a
donné la main à son émule de patriotisme , no-
ire président perpétuel des anciens Cordeliers,
notre Horatius Coclès, qui, seul, avait soutenu
sur le pont tout l'effort de Lafayette et de ses
quatre mille Parisiens assiégeant Marat , et qui
semblait maintenant terrassé par le parti de l'é-
tranger. Déjà fort du terrain gagné pendant la
maladie et l'absence de Danton, ce parti, domi-
nateur insolent dans la société, au milieu des
endroits les plus touchans, les plus eonvaineans
de sa justification, dans les tribunes, huait, et
dans le sein de l'assemblée, secouait la tête et
souriait de pitié , comme aux discours d\in
homme condamné par tous les suffrages. Nous
avons vaincu cependant, parce qu'après le dis-
cours foudroyant de Robespierre , dont il semble
que le talent grandisse avec les dangers de la ré-
publique , et l'impression profonde qu'il avait
laissé dans les âmes , il était impossible d'oser éle-
ver la voix contre Danton , sans donner, pour
ainsi dire, une quittance publique des guinées de
Pitt. Robespierre , les oisifs que la curiosité avait
amenés hier à la séance des Jacobins, et qui ne
cherchaient qu'un orateur et un spectacle, en sont
sortis ne regrettant plus ces grands acteurs de la
— $ —
tribune, Barnave et Mirabeau, dont tu fais ou-
blier souvent le talent de la parole. Mais la seule
louange digne de ton cœur est celle que t'ont
donnée tous les vieux Cordeliers , ces glorieux
confesseurs de la liberté, décrétés par le Cliâte-
let et par le tribunal du sixième arrondissement,
et fusillés au Champ-de-Mars. Dans tous les au-
tres dangers dont tu as délivré la république, tu
avais des compagnons de gloire ; hier, tu Tas sau-
vée seul.
Le Nocher, rjans son art , s'instruit pendant l'orage.
Je me suis instruit hier; j'ai vu le nombre de
nos ennemis ; leur multitude m'arrache de l'hôtel
des Invalides et me ramène au combat. Il faut
écrire, il faut qujtter le crayon lent de l'histoire
de la révolution, que je traçais au coin du feu ,
pour reprendre la plume rapide et haletante du
journaliste, et suivre, à bride abattue, le torrent
révolutionnaire. Député consultant, que personne
ne consultait plus depuis le 3 juin , je sors de mon
cabinet et de ma chaise à bras, où j'ai eu tout Je
loisir* de suivre, par le menu, le nouveau système
de nos ennemis, dont Robespierre ne vous a pré-
senté que lçs masses , et que ses occupations au
comité cïe salut public ne lui ont pas permis d'em-
brasser, comme moi, clans son entier. Je sens
de nouveau ce que je disais il y a un an , com-
bien j'ai eu- tort de quitter la plumé périodique ,
et de laisser le temps à l'intrigue de frelater l'o-
pinion des départemens et de corrompre cette
nier immense par une foule de journaux , comme
par autant de fleuves qui y portaient sans cesse
dés eaux empoisonnées. Nous n'avons plus de
journal qui dise la vérité, du moins toute la vé-
rité; Je rentre dans l'arène avec toute la franchise
et le courage qu'on me connaît.
' Nous nous moquions, il y a un an, avec grande
raison, de la prétendue liberté des Anglais, qui
n'ont pas la liberté indéfinie de la presse; et ce-
pendant quel homme de bonne foi osera compa-
rer aujourd'hui la France à l'Angleterre, pour la
liberté de la presse? Voyez avec quelle hardiesse
lé Morning Chronicle attaque Pitt et les opéra-
tiônâ de la guerre! Quel est 4e joti ma liste, en
France, qui osât relever les bévues de nos comi-
tés, et des généraux , et des Jacobins, et dès mi-
nistres, et de la commune, comme l'opposition
relève celte du ministère britannique? Et moi,
Français, moi, Camille-Desmoulins* je ne serais
pas aussi libre qu'tm journaliste anglais! Je m'in-
— s —
digne à cette idée. Qu'on ne dise pas que noua
sommes en révolution, et qu'il faut suspendre la
liberté de la presse pendant la révolution. Est-ce
que l'Angleterre , est-ce que toute l'Europe n'est
pas aussi en état de révolution? Les principes de
la liberté de la presse sont-ils moins sacrés à Pa-
ris qu'a Londres , où Pitt doit avoir une si grande
peur de la lumière? Je l'ai dit, il y a cinq ans,
ce sont les fripons qui craignent les réverbères.
Est-ce que, lorsque, d'une part, la servitude et
la vénalité tiendront la plume, et de l'autre, la
liberté et la vertu, il peut y avoir le moindre
danger que le peuple, juge dans ce combat,
puisse passer du côté de l'esclavage ? Quelle in-
jure ce serait faire à la raison humaine, que de
l'appréhender ! Est-ce que la raison peut craindre
le duel de la sottise? Je le répète, il n'y a que les
contre-révolutionnaires, il n'y a que les traîtres,
il n'y a que Pitt, qui puissent avoir intérêt à dé-
fendre, en France, la liberté même indéfinie de
la presse ; et la liberté , la vérité , ne peuvent ja-
mais craindre l'écritoire de la servitude et du
mensonge.
Je sais que, dans le maniement des grandes af-
faires, il est permis de s'écarter des règles austè-
res de la morale; cela est triste, mais inévitable.
Les besoins de l'état et la perverské du cœur hu-
main rendent une telle conduite nécessaire, et
ont fait de sa nécessité la première maxime de ia
politique. Si un homme en place s'avisait de dire
tout ce qu'il pense, tout ce qu'il sait, il expose-
rait son pays à une perte certaine. Que les bons
citoyens ne craignent donc point les écarts et
l'intempérance de ma plume. J'ai la main pleine
de vérités et je me garderai bien de l'ouvrir en
entier; mais j'en laisserai échapper assez pour
sauver la France et la république, une et indivi-
sible.
Mes collègues ont tous été si occupés et em-
portés par le tourbillon des affaires, les uns dans
des comités, les autres dans des missions, que le
temps leur a manqué pour lire, je dirai presque
pour méditer. Moi qui n'ai été d'aucune mission ,
d'aucun comité où l'on eût quelque chose à faire;
qui, au milieu de cette surcharge de travaux de
tous mes collègues montagnards, pour l'affermis-
sement de la république, ai composé, presque à
moi seul (qu'ils me passent l'expression), leur
comité de lecteurs et de penseurs, me sera-t-il
permis , au bout d'un an , de leur présenter le
rapport de ce comité, de leur offrir les leçons de
l'histoire., le seul maître, quoiqu'on en dise, de
— 10 —
l'art de gouverner, et de leur donner les conseils
que leur donneraient Tacite et Machiavel, les,
plus grands politiques qui aient jamais existé?
&^ ^aaua ê^aëââiaa.
'
LE VIEUX
&S '5KSS5SS&
JOURNAL REDIGE
DEPUTE A LA CONVENTION , ET DOYEN DES JACOBINS ,
VIVRE LIBRE OU MOURIR!
MM*
Décadi aô frimaire, l'an II de la république, une et indivisible.
Dès que ceux qui gouvernent seront liais , leurs concurrent
ne tarderont pas à être admirés.
( Machiavel).
On me reprochait sans cesse mon silence, et
peu s'en fallait qu'on ne m'en fit un crime. Mais
si c'est mon opinion et non des flagorneries qu'on
me demande , à quoi eût-il servi de parler, pour
dire à un si grand nombre de personnes : Vous
êtes des insensés ou des contre-révolutionnaires ,
de me faire ainsi deux ennemis irréconciliables ,
l'amour-propre piqué et la perfidie dévoilée, et
z - H -j
(le les déchaîner contre moi en pure perte , et
sans profit pour la république; car les insensés ne
m'auraient pas cru et je n'aurais pas changé les
traîtres? La vérité a son point de maturité, et elle
était encore trop verte. Cependant je suis hon-
teux d'être si long-temps poltron. Le silence de la
circonspection peut commander aux autres ci-
toyens, ses devoirs le défendent à un représentant.
Soldat rangé en bataille, avec mes collègues, au-
tour de la tribune, pour dire sans crainte ce
que je crois le plus utile au peuple français, me
taire serait déserter. Aussi bien ce que j'ai fait, ce
que j'ai écrit depuis cinq ans, pour la révolution ;
mon amour inné pour le gouvernement républi-
cain, seule constitution qui convienne à quicon-
que n'est pas indigne du nom d'homme; deux
frères, les seuls que j'avais, tués en combattant
pour la liberté, l'un au siège de Maëstricht, et
l'autre dans la Vendée, et ce dernier, coupé en
morceaux, par la haine que les royalistes et les
prêtres portent à mon nom , tant de titres à la
confiance des patriotes écartent de moi tout
soupçon; et quand je vais visiter les plaies de
l'élat, je ne crains point que l'on confonde avec
le stylet de l'assassin la sonde du chirurgien.
Dès le premier mois de notre session, il v a
plus d'un, an , j'avais bien reconnu quel serait dé*
sonnais le plus grand danger, disons mieux , le
.seul danger de la république; et je m'exprimais,
dans un discours distribué à la Convention ., con-
tre son décret du 27 octobre , rendu sur la motion
,deGensonné, qui excluait les membres de toutes
les fonctions publiques pendant six ans, piège
grossier des Girondins. Il ne reste plus à nos en-
nemis d'autre ressource que celle dont usa le sé-
nat de Rome, quand, voyant le peu tîe succès de
joutes ses batteries contre les Gracques, il s'avisa,
dit Saint- Real , de. cet expédient pour perdre les
patriotes: ce fut d'engager un tribun d'enchérir
sur tout ce que proposerait Gracchus, et à me-
sure que celui-ci ferait quelque motion populaire,
de tacher d'en faire une bien plus populaire en-
core, et de tuer ainsi les principes et le patrio-
tisme par les principes et le patriotisme, poussés
jusqu'à l'extravagance. Le Jacobin Gracchus pro-
posait-il le repeuplement et le partage de deux ou
trois.villes conquises, le ci-devant Feuillant Drusus
proposait d'en partager douze. Gracchus mettait-il
le. pain à 16 sous , Drusus mettait a 8 \c maxi-
mum. Ce qui lui réussit si bien, que, dans peu ,
le forum trouvant que Gracchus n'était plus à la
hauteur, et que c'était Drusus qui allait au pas,
— lè-
se refroidirent pour leur véritable défenseur qui,
une fois dépopularisé, fut assommé d'un coup de
chaise par l'aristocrate Scipion Nasiea , dans U
première insurrection morale.
J'étais tellement convaincu que ce n'est que de
ce coté qu'on pourrait entamer les patriotes et la
république , qu'un jour, me trouvant au comité
de défense générale, au milieu de tous les doc-
teurs brissotins et girondins, au moment de la
plus grande déflagration de leur colère contre
Marat, et feignant de croire à leur amour pour
la liberté : « Vous direz tout ce qu'il vous plaira,
interrompis-je; Marat, contre qui vous deman-
dez un décret d'accusation , est peut-être le seul
homme qui puisse sauver la république , d'un
côté dont personne ne se doute, et qui est ce-
pendant la seule brèche praticable pour la con-
tre-révolution. » A ce mot de brèche praticable
pour la contre -révolution , vous eussiez vu
Guadet, Brissot , Gensonné , qui d'ailleurs affec-
taient beaucoup de mépris pour mes opinions po-
litiques, montrer, en croisant les bras tous à la
fois, qu'ils renonçaient à la parole qu'auparavant
ils s'étaient disputée, pour apprendre quel était
ce coté faible de la place où Marat était notre seul
retranchement , et me (\ivc avec empressement de
— 17 —
m'expliquer. Il était une heure ou deux. Le co-
mité de défense générale était garni en ce mo-
ment d'un assez grand nombre de députés, et je
ne doute pas qu'il ne se trouve de mes collègues
qui se rappellent très bien cette conversation :
« Il n'y a qu'à rire de vos efforts , leur dis-je,
contre la montagne, tant que vous nous attaque-
rez par le marais et le coté droit. On ne peut nous
prendre que par les bailleurs et en s'emparant
du sommet comme d'une redoute ; c'est-à-dire en
captant les suffrages d'une multitude imprudente,
inconstante, par des motions plus populaires en-
core que celles des vieux Cordeliers, en suscitant
des, patriotes plus chauds que nous, et de plus
grands prophètes que Marat. Pitt commence à
s'en douter, et je le soupçonne de nous avoir en-
vové à la barre ces deux députations qui vinrent
dernièrement avec des pétitions telles , que nous-
mêmes , de la cîine de la montagne , paraissions
tous des modérés, en comparaison. Ces pétitions,
l'une, je crois, des boulangers, et l'autre de je ne
me souviens pas quelle section, avaient d'abord
été extrêmement applaudies des tribunes. Heureu-
sement nous avons Marat qui, par sa vie souter-
raine et ses travaux infatigables , est regardé
comme le maximum du patriotisme, et a cette
■=. 18 _<
possession d'état si bien établie, qu'il semblera
toujours nu peuple , qu'au-delà de ce que propose
Marat, il ne peut y avoir que délire et extrava-
gances, et qu'au-delà de ses motions il faut écrire
comme les géographes de l'antiquité, à l'extré-
mité de leurs caries : Là il n'y a plus de cités,
plus d'habitations; il n'y a que des déserts et des
sauvages, des glaces ou des volcans. Aussi, dans
ces deux occasions, Marat, qui ne manque point
de génie en politique, et qui a vu d'abord ou
tendaient ces pétitions, s'est-il empressé de les
combattre; et il n'a eu besoin que de quelques
mots, et presque d'un signe de tête -^ pour faire
retirer aux tribunes leurs applaudissemens. Voilà,
concluais-je , le service immense que lui seul,
peut-être, est en mesure de rendre à la république.
Il empêchera toujours que la contre-révolution
ne se fasse en bonnets rouges , et c'est la seule
manière possible de la faire. »
\ussi, depuis la mort de ce patriote éclairé
et à grand caractère, que j'osais appeler, il y a
trois ans, le divin Marat, c'est la seule marche
([ue tiennent les ennemis de la république ; et
j'en atteste soixante de mes collègues, combien
de fois j'ai gémi dans leur sein des funestes suc-
cès de cette marche! Combien de fois, depuis
trois mois, je les ai entretenus en particulier de
mes frayeurs, qu'ils traitaient de ridicules, quoi-
que depuis la révolution sept a huit volumes dé-
posent en ma faveur, que si je n'ai pas toujours
bien connu les personnes, j'ai toujours bien jugé
les événemensî Enfin , Robespierre, dans un pre-
mier discours dont la Convention a décrété l'en-
voi a toute l'Europe , a soulevé le voile. Il conve-
nait à son courage et à sa popularité d'y glisser
adroitement, comme il a fait, le grand mot , le
mot salutaire, quePitt a changé de batteries; quV/
a entrepris de faire , par V exagération ce qu'il
ri avait pu faire par le modéra ntis me, etquil
y avait des hommes , patriotique ment contre-ré-
vohitionnaireSy qui travaillaient a former, comme
Rolland, l'esprit public et à pousser l'opinion en
sens contraire; mais a un autre extrême, égale-
ment fatal à la liberté. Depuis, dans deux dis-
cours non moins éloqueuSj aux Jacobins, il s'est
prononcé , avec plus de véhémence encore, con-
tre les intrigans qui, par des louanges perfides et
exclusives, se flattaient de le détacher de tous ses
vieux compagnons d'armes, et du bataillon sacré
des Cordeliers , avec lequel il avait tant de fois
battu l'armée royale, A la honte des prêtres, il a
défendu le Dieu qu'ils abandonnaient lâchement.
2.
— 20 —
En rendant juslice à ceux qui, comme le curé
Meslier, abjuraient leur métier par philosophie,
il a mis à leur place ces hypocrites de religion qui ,
s'étant faits prêtres pour faire bonne chère, se
déprêtrisaient pour soutenir la cuisine, et ne rou-
gissaient pas de publier eux-mêmes leur ignomi-
nie, en s'accusant d'avoir été si long-temps de vils
charlatans, et venaient nous dire à la barre :
Citoyens, j'ai menti soixante ans pour mon ventre.
Quand on a trompé si long-temps les hommes,
on abjure. Fort bien. Mais on cache sa honte ; on
ne vient pas s'en parer, et on demande pardon à
Dieu et a la Nation.
Il a mis à leur place ces hypocrites de patrio-
tisme, qui, aristocrates dans rassemblée consti-
tuante et évêques connus par leur fanatisme ,
tout à coup éclairés par la raison, montaient les
premiers a l'assaut de l'église Saint-Roch, et par
des farces indécentes et indignes de la majesté de
la Convention , s'efforçaient de heurter tous les
préjugés et de nous présenter a l'Europe comme
un peuple d'athées , qui, sans constitution comme
sans principes, abandonnés à l'impulsion du pa-
riote du jour et du Jacobin a la mode, pros-
— 21 —
crivaient et persécutaient tous les cultes , dans le
même temps qu'ils en juraient la liberté. A \\:
tête de ces hommes, qui, plus patriotes que Ro-
bespierre, plus philosophes que Voltaire, se mo-
quaient de cette maxime si vraie :
Si Dieu n'txistait pas, il faudrait l'inventer,
on distinguait Anacharsis Cloots, l'orateur du genre
humain. Cloots est Prussien, il est cousin-germain
de ceProly tant dénoncé. Il a travaillé à la Gazette
Universelle où il a fait la guerre aux patriotes ,
je crois, dans le temps du Champ-de-Mars. C'est
Guadet et Vergniaud qui ont été ses parrains et
l'ont fait naturaliser citoyen français , par décret
de l'assemblée législative. Par reconnaissance , il a
voté, dans les journaux, la régence au vertueux
Rolland. Après ce vote fameux , comment peut-
il prendre tous les jours effrontément place à la
cime de la montagne? Le patriote Cloots, dans
la grande question de la guerre^ a offert 12 mille
francs à la barre , en don patriotique, pour les
frais de l'ouverture de la campagne , afin de faire
prévaloir l'opinion de Brissot qui, comme Cloots,
voulait foire la guerre au genre humain et le mu-
nicipaliser. Quoiqu'il ait des entrailles de père
')')
pour tous les hommes, Cloots semble en avoir
moins pour les nègres; car, dans le temps, il
combattait pour Barnave contre Brissot , clans
l'affaire des colonies; ce qui montre une flexibi-
lité de principes et une prédilection pour les blancs
peu dignes de l'ambassadeur du genre humain.
En revanche, on ne peut donner trop d'éloges à
son zèle infatigable à prêcher la république , une
?t indivisible , des quatre parties du monde ,
à sa ferveur de missionnaire jacobin, h vouloir
guillotiner les tyrans de la Chine et du Monomo-
tapa. Il n'a jamais manqué de dater ses lettres, de-
puis cinq anSj de PçriS) chef -lieu du globe; et
ce n est passa faute si les rois fie Danemarck, de
Suède, gardent la neutralité, et ne s'indignent pas
que Paris se dise orgueilleusement la métropole
rie Stockholm et de Copenhague. Eh bien, c'est ce
bon montagnard qui , l'autre jour, après souper,
dans un accès de dévotion à la raison , et de ce
qu'il appelle son zèle pour la maison du seigneur
genre humain , courut, à onze heures du soir,
éveiller, dans son premier somme, l'évèque Go-
bel, pour lui offrir ce qu'il appelait une cou-
ronne civique, et l'engager à se déprêtriser so-
lennellement le lendemain a la barre de la Con-
vention. Ce qui fut fait: et voilà comme notre
— 23; —
Prussien Cloots donnait à la France ce signal
de subversion et l'exemple de courir sus a tous
tas sacristains.
Certes je ne suis pas un eagot, et le champion
des prêtres. Tous ont gagné leurs grands revenus
en apportant aux hommes un mal qui comprend
tous les autres, celui d'une servitude générale, eu
prêchant cette maxime de leur Saint-Paul: obéissez
aux tyrans; en répondant comme l'évêqueO Nea!
à Jacques Ier , qui lui demandait s'il pouvait pui-
ser dans la bourse de ses sujets: « A Dieu ne plaise
que vous ne le puissiez; vous êtes le souffle de
nos narines',» ou comme le Tellier a Louis MV :
Vous êtes trop bon roi; tous les biens de vos
sujets sont les vôtres. On a terminé le chapitre
dés prêtres et de tous les cultes qui se ressemblent
et sont tous également ridicules, quand on a dit
que les Tartares mangent les excrémens du grand
Lama comme des friandises sanctifiées. Il n'y a si
vile tête d'ognon qui n'ait été révérée à l'égal de
Jupiter. Dans leMogol, il y a encore une vache
qui reçoit plus de génuflexions que le bœuf Apis;,
qui a sa crèche garnie de diamans et son étable
voûtée des plus belles pierreries de l'Orient , ce
qui doit rendre Voltaire et Rousseau moins fiers
de leurs honneurs du Panthéon ; et Marc Po^o
— 24 —
nous fait voir les habitans du pays de Cardandan
adorant chacun le plus vieux de la famille, et se
donnant, par ce moyen, la commodité d'avoir un
Dieu dans la maison et sous la main. Du moins
ceux-ci ont nos principes d'égalité , et chacun est
Dieu à son tour.
Nous n'avons pas le droit de nous moquer de
tous ces imhécilles, nous, Européens, qui avons
cru si long-temps ,
Que l'on gobait un Dieu comme on avale une huître,
et notre religion avait ce mal par dessus les
autres, que l'esclavage et le papisme sont deux
frères qui se tiennent si bien par la main , qu'ils
ne sont jamais entrés dans un pays l'un sans l'au-
tre. Aussi tous les états libres , en tolérant tous
les cultes, ont-ils proscrit le papisme seul avec
raison, la liberté ne pouvant permettre une reli-
gion qui fait de la servitude un de ses dogmes.
J'ai donc toujours pensé qu'il fallait retrancher
au moins le clergé du corps politique ; mais pour
cela , il suffisait d'abandonner le catholicisme à
sa décrépitude, et le laisser finir de sa belle mort,
qui était prochaine. Il n'y «avait qu'à laisser agit-
la raison et le ridicule sur l'entendement des peu-
— 25 —
pies, et avec Montaigne, regarder les églises
comme des petites maisons cT imbècilles qu'il
fallait laisser subsistez* jusqu'à ce que la raison
eût fait assez de progrès, de peur que ces fous
ne devinssent des furieux.
Aussi ce qui m'inquiète, c'est de ne pas nia-
percevoir assez des progrès de la raison humaine
parmi nous. Ce qui m'inquiète, c'est que nos
médecins politiques eux-mêmee , ne comptent
pas assez sur la raison des Français pour croire
qu'elle puisse être dégagée de tout culte. Il faut
à l'esprit humain malade, pour le bercer, le lit
plein de songes de la superstition; et à voir les
processions, les fêtes qu'on institue, les autels
et les saints sépulcres qui se lèvent, il me semble
qu'on ne fait que changer de lit le malade, seu-
lement on lui retire l'oreiller de l'espérance d'une
autre vie. Gomment le savant Cloots a t-ilpu igno-
rer qu'il faut que la raison et la philosophie soient
devenues plus communes encore, plus populaires
qu'elles ne le sont dans les départemens , pour
que les malheureux, le vieillard, les femmes
puissent renoncer à leurs vieux autels, et à l'es-
pérance qui les y attachent? Gomment peut-il
ignorer que la politique a besoin de ce ressort ,
que Trajan n'eut tant de peine à subjuguer les
- Eté —
Daees, que parce que, disent les historiens, à l'm-
trépidilé des barbares ils joignaient une persil»-
sion plus intime de i existence du palais d'Odin,
où ils recevraient à labié le prix de leur valeur.
Comment peut il ignorer que la liberté elle-même
nesaurait se passer de cette idée d'un Dieu rému-
nérateur, et qu'aux Thermopvles, le célèbre Léoni-
das exhortait ses trois cent Spartiates en leur pro-
mettant le brouet noir, la salade et le fromage
chez Pluton , apiul inféras coenafztriï Comment
peut-il ignorer que la terreur de Tannée victo-
rieuse de ^abinius ne Fut pas assez forte pour,
contenir le peuple d'Alexandrie, qui faillit exter-
miner ses légions à ia vue d'un chat tué par un
vjldat romain! El dans le fameux soulèvement
des pavsans de Suède contre Gustave E ries ou
toute* leur pélilion se réduisait à ce point : « Qu'on
nous rende nos cloches. » Ces exemples prouvent
a\cc quelle circonspection on doit toucher au
culte Pour moi, je lai dit, le jour même où je
\ is Gobel venir à la barre avec sa double croix,
qu'on portail en triomphe devant le philosophe
Anaxagoras, si ce n'était pas un crime de lèse-
montagne de soupçonner un président des Jaco-
bins et un procureur de la commune , tels que
Clôots et Chaumctle, je serais tenté de croire .
*
qu'a la nouvelle de Barrère du ar s£[ tembrc, la
Vendée n existe plus , le roi de Prusse s'est écrié
douloureusement: «Tous nos efforts échoueront
donc contre la république, puisque le noyau de
la Vendée est détruit, » et que l'adroit Lucche-
sini, pour le consoler, lui aura dit : ce Héros in-
vincible, j'imagine une ressource ; laissez- moi
faire. Je paierai quelques prêtres pour se dire
charlatans ; j'enflammerai le patriotisme des autres
pour faire une pareille déclaration. Il y a, à Paris,
deux fameux patriotes qui seront très-propres ,
par leurs talens, leur exagération et leur sys-
tème religieux bien connu , à nous seconder et à
recevoir nos impressions, il n'est question que de
faire agir nos amis, en France, auprès des deux
grands philosophes, Anacharsis et Ànaxagoras,
de mettre en mouvement leur bile , et d'éblouir
leur civisme par la riche conquête des sacristies.»
(J'espère que Chaumette ne se plaindra pas de ce
numéro, et le marquis de Lucchesini ne peut
parler de lui en termes plus honorables.) « Ana-
charsis et Anaxagoras croiront pousser a la roue
de la raison, tandis que ce sera à celle de la con-
tre-révolution ; et bientôt, au lieu de laisser
mourir en France , de viellesse et d'inanition,
le papisme, prêt à rendre le dernier soupir, sans
— 28 — .
procurer à nos ennemis aucun avantage, puisque
Je trésor des sacristies ne pouvait échapper à
Cainbon , par la persécution et l'intolérance con-
tre ceux qui voudraient messer et être messes, je
vous réponds de faire passer force recrues con-
stitutionelles à Lescure et à La Rochejacquelin. »
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VIVRE LIBRE OU MOURIR !
Qninhdi frimaire , 3e décade, l'an II de la réjinhliqiie ,
une rt indivisible.
Dès riue eeux.qU'i ^ornement seiniit haïs , leurs conctirrens
ne tarderont pas a rtre admirés.
( M aciuavel).
Une différence entre la monarchie et la répu-
blique qui suffirait seule pour faire repousser
avec horreur, par les gens de bien, le gouverne-
ment monarchique, et lui faire préférer la répu-
blique, quoiqu'il en coûte pour rétablir, c'est
que si, dans la démocratie , le peuple peut élre
— 32 — A
(rompe, du moins c'est la vertu qu'il aime, c'est
le mérite qu'il croit élever aux places, au lien que
les coquins sont l'essence de la monarchie. Les
vices, les pirateries et les crimes, qui sont la mala-
die des républiques, sont la santé des monarchies.
Le cardinal de Richelieu l'avoue dans son testa-
ment politique, où il pose en principe, que le
roi doit éviter de se servir des gens de bien.
Avant lui , Salluste avait dit : Les rois ne sau-
raient se passer des fripons, et, au contraire,
ils doivent asvirpeur et se méfier de la probité.
Ce n'est donc que dans la démocratie que le bon
citoyen peut raisonnablement espérer de voir
cesser le triomphe de l'intrigue et du crime; et
pour cela le peuple n'a besoin que d'être éclairé :
c'est pourquoi , afin que le règne d'Astrée re-
vienne, je reprends la plume, et je veux aider le
père Ducbesne à éclairer mes concitoyens, et à
répandre les semences du bonheur public.
Il v a encore cette différence entre ia monar-
< hie et la république , que les règnes des plus
médians empereurs, Tibère, Claude, Néron, Ca-
licula , Domitien, eurent d'heureux commence-
ment. Tous les règnes ont h joyeuse entrée.
C'est par ces réflexions que le patriote répond
d'abord au rovaliste, fiant sous cape de l'état pré-
sent de la France, comme si cet état violent et
terrible devait durer, levons entends, messieurs
les royalistes, narguer tout bas les fondateurs de
la république, et comparer le temps de la Bastille,
Vous comptez sur la franchise de ma plume , et
vous vous faites un plaisir malin de la suivre,
esquissant fidèlement le tableau de ce dernier
semestre; mais je saurai tempérer votre joie, et
animer les citoyens d'un nouveau courage. Avant
de mener le lecteur aux lîreteaux et sur la place
de la Révolution, et de les lui montrer inondés
du snng qui coula, pendant ces six mois, pour
rélernel affranchissement d'un peuple de vingt-
cinq millions d'hommes, et non encore lavés par
la liberté et le bonheur public, je vais commencer
par reporter les yeux de mes concitoyens sur les
règnes des Césars, et sur ce fleuve de sang, sur
cet égoût de corruption et d'immondices coulant
perpétuellement sous la monarchie.
Muni de ce numéro préliminaire, le souscrip-
teur, fût-il doué de la plus grande sensibilité, se
soutiendra facilement pendant la traversée qu'il
entreprend avec moi d^ &e période de la révolu-
tion. Dans le combat à mort que se livrent, au
milieu de nous, la république et la monarchie, et
dans la nécessité que l'une ou l'autre remportât
— u -
une victoire sanglante, qui pourra gémir du triom-
phe de la république, après avoir vu la descrip-
tion que l'histoire nous a laissée du triomphe de
la monarchie; après avoir jeté un coup-d'œil sur
la copie ébauchée et grossière des tableaux de
Tacite, que je vais présenter à l'honorable cercle
de mes abonnés?
« Après le siège de Pérouse, disent les histo-
riens, malgré la capitulation, la réponse d'Au-
guste fut : « Il vous faut tous périr. » Trois cents
des principaux citoyens furent conduits à l'hôtel
de Jules-César, et là, égorgés le jour des ides
de mars; après quoi le reste des habitans fut
passé pèle-méle an C\\ de l'épée, et la ville, une
des plus belles de l'Italie, réduite en cendres,
et autant effacée qu'Herculanum de la surface
de la terre. Il y avait anciennement à Rome ,
dit Tacite , une loi qui spécifiait les crimes
d'état et de lèse-majesté, et portait peine capi-
tale, (es crimes de lèse-majesté y sous la répu-
blique y se réduisaient a quatre sortes : si une
armée avait été abandonnée dans un pays en-
nemi; si Von avait excité des séditions ; si les
membres des corps constitués avaient mal ad-
ministré les affaires et les deniers publics; si la
majesté du peuple romain avait été avilie. Les
— 35 —
empereurs n eurent besoin que de quelques ar-
ticles additionnels à cette loi pour envelopper
et les citoyens et les cités entières dans la pro-
scription. Auguste fut le premier ex tendeur de
cette loi de lèse-majesté , dans laquelle il com-
prit les écrits qu'il appelait contre-révolution-
naires (i). Sous ses successeurs, et bientôt les
(i) Je préviens que ce numéro n'est, d'un bout à l'autre,
qu'une traduction littérale des historiens. J'ai cru inutile de
le surcharger des citations. Toutefois, au risque dépasser
pour pédant , je citerai , parfois, le texte, afin d'ôler tout pré-
texte a la malignité d'empoisonner mes phrases, et de pré-
tendre ainsi que ma traduction d'un auteur mort il y a quinze
cents ans est un crime de contre-révolution. Voici le passage :
Tacit. Annales, liv. i, cil- 72.. Nam legem majestalis reduxerai ',
cul nom en apnd veteres idem , s»d alla in j udicium ueniebant : si qiùs
proditione exe/'citum, ant plcbem seditiombus > denique maté gestd
Republica\ majestatem poputi romani minuisset. Facta argue.bantiu\
dicta impunè erant. Primas Augustus cognitionem de jamosis tibetlis
specie legis ejus tractant.
J'ajoute que Marat , dont l'autorité <st presque sacrée, d'a-
près les honneurs divinsqu'on rend à sa mémoire, pensait ab-
solument comme Tacite sur cette matière. Voici comme s'ex-
primait Marat, à la tribune de la Convention, dans la séance
du 7 janvier, à l'occasion d'un réquisitoire d'Anaxagoras
Chaumette, contre je ne sais quel articlede feu Charles-Villette,
inséré dans la Chronique : « Toute citation devant un tribunal
a pour uneopinion est une injustice. On ne peut citer, en ce
« cas, un citoyen , que devant le public. Et quand cette cita-
« tion s'adresse à un représentant du peuple , c'est une infaroi-
3.
— 36 —
extensions n'eurent pins rie bornes, dès qu.
des propos furent devenus des crimes d'état ;
de là, il n'y eut qu'un pas pour changer en crimes
les simples regards, la tristesse, la compassion,
les soupirs, le silence même.
« Bientôt ce fut un crime de lèse-majesté ou de
contre-révolution à la ville de Nursia, d'avoir élevé
un monument à ses liabitans morts au siège de
Modène, en combattant cependant sous Auguste
lui-même, mais parce qu'alors Auguste combat-
tait avec Brutus , et Nursia eut le sort de Pérouse.
« Crime de contre-révolution à Libon Drusus ,
d'avoir demandé aux diseurs de bonne aventure
s'il ne posséderait pas un jour de grandes richesses.
Crime de contre -révolution au journalisle Cre-
nrutius Cordus, d'avoir appelé Brutus et Cassius
les derniers des Romains. Crime de contre-révo-
lution a un des descendans de Cassius, d'avoir chez
lui un portrait de son bisaïeul. Crime de conlre-
révolulion à Mamercus Scaurus, d'avoir fait une
tragédie où il y avait tel vers à qui l'on pouvait
donner deux sens. Crime de contre-révolution à
« violation. Je demande que le procureur de la commune soit
» traduit à la barre, pour avoir attenté a la liberté de la
- presse, etc. »
— 37 —
Toiquatus Silanus, de faire de ia dépense. Crime
de contre-révolution a Pelreïus , d'avoir eu un
songe sur Claude. Crime de eontre-révolution a
Appius Silanus, de ce que la femme de Claude
avait eu un songe sur lui. Crime de contre-révo-
lution h Pomponius, parce qu'un ami de Séjan
était venu chercher un asile dans une de ses mai-
sons de campagrîe. Crime de contre-révolution
d'être allé à la garde-robe sans avoir vidé ses po-
ches, et en conservant dans son gilet un jeton à
la face royale , ce qui était un manque de respect
à la figure sacrée des tyrans. Crime de contre-
révolution de se plaindre des malheurs du temps,
car c'était faire le procès du gouvernement. Crime
de contre-révolution de ne pas invoquer le génie
divin de Caligula. Pour y avoir manqué , grand
nombre de citoyens furent déchirés de coups ,
condamnés aux mines ou aux bêles, quelques-
uns même sciés par le milieu du corps. Crime de
contre-révolution à la mère du consul Fusius Ge-
minus, d'avoir pleuré la mort funeste de son fils.
« Il fallait montrer de la joie de la mort de son
ami , de son parent , si l'on ne voulait s'exposer
à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il
avait fait mourir les proches allaient en rendre
grâce aWx dieux ; ils illuminaient. Du moins il
— 38 —
fallait avoir un air de contentement. , un air ou-
vert et calme. On avait peur que la peur même
ne rendît coupable.
« Tout donnait de l'ombrage au tyran. Un ci-
toyen avait-il de la popularité ; c'était un rival
du prince , qui pouvait susciter une guerre civile.
Studia civium in se verteret et si multi idem
audeant , hélium esse. Suspect.
« Fuyait-on au contraire la popularité, et se
tenait-on au coin de son feu ; cette vie retirée
vous avait fait remarquer, vous avait donné de la
considération. Quanta rnetu occultior , tanto
famœ adeptus. Suspect.
« Étiez-vous ricbe; il y avait un péril imminent
que le peuple ne fût corrompu par vos largesses.
Auri vim atque opes Plauti principi infensas.
Suspect.
«Etiez-vous pauvre; comment donc! invin-
cible empereur, il faut surveiller de plus près cet
homme. Il n'y a personne d'entreprenant comme
celui qui n'a rien. Syllam inopern, undè prœci-
pua m audacia/n. Suspect.
« Etiez-vous d'un caractère sombre, mélanco-
lique , ou mis en négligé; ce qui vous affligeait ,
c'est que les affaires publiques allaient bien. Ho-
minem bonis publicis mœstum. Suspect.
— 39 —
« Si , au contraire, un citoyen se donnait du
non temps et des indigestions , il ne se divertissait
que parce que l'empereur avait eu cette attaque
de goutte qui heureusement ne serait rien ; il
fallait lui faire sentir que sa majesté était encore
dans la vigueur de Page. Reddendam pvo intem-
pestive Uccntiâ mœstam et funebrem noctem
quâ sentiat vivere Vitellium et imperare. Sus-
« Etait-il vertueux et austère dans ses mœurs ;
bon ! nouveau Brutus, qui prétendait par sa pâ-
leur et sa perruque de jacobin, faire la censure
d'une cour aimable et bien frisée. Gliscere çemu
los Brutorum vultûs rigidi et tristis quo tibi las-
cisnarn exprobrent. Suspect.
« Etait-ce un philosophe, un orateur ou un
poêle ; il lui convenait bien d'avoir plus de re-
nommée que ceux qui gouvernaient ! Pouvait-on
souffrir qu'on fît plus d'attention a l'auteur, aux
quatrièmes, qu'à l'empereur dans sa loge grillée?
Virginum et Rufum claritudo nominis. Suspect.
« Enfin s'était-on acquis de la réputation à la
guerre; on n'en était que plus dangereux par son
talent. 11 y a de la ressource avec un général
inepte. S'il est traître, il ne peut pas si bien livrer
une armée à l'ennemi qu'il n'en revienne quel
— ^0 —
qu'un. Mais un officier du mérite de Corbulon ou
d'Agricola, s'il trahissait, il ne s'en sauverait pas
un seul. Le mieux était de s'en défaire: Au moins,
seigneur, ne pouvez -vous vous dispenser de
l'éloigner promptement de l'armée. Multa mili-
tari famà metumfecerat. Suspect.
« On peut croire que c'était bien pis, si on
était petit-fils ou allié d'Auguste : on pouvait
avoir un jour des prétentions au trône. Nobilem
et quod tune spectareiur è Cœsarum posierisl
Suspect.
« Et tous ces suspects, sous les empereurs, n'en
étaient pas quittes, comme chez nous, pour aller
aux Madelonnettes , aux Irlandais, ou a Sainte-
Pélagie. Le prince leur envoyait l'ordre de faire
fenir leur médecin ou leur apothicaire, et de
choisir, dans les vingt-quatre heures, le genre de
mort qui leur plairait le plus. M issus, centurio
qui maturaret eutn. »
C'est ainsi qu'il n'était pas possible d'avoir au-
cune qualité, à moins qu'on n'en eût fait un in-
strument de la tyrannie, sans éveiller la jalousie
du despote et sans s'exposer à une perte certaine.
C'était un crime d'avoir une grande place, ou d'en
donner sa démission; mais le plus grand de tous
les crimes était d'être incorruptible. Néron avait
— 41 —
tellement détruit tout ce qu'il y avait de gens de
bien, qu'après s'être défait de Thrasea et de So-
ranus, il se vantait d'avoir aboli jusqu'au nom
de vertu sur la terre. Quand le sénat les avait
condamnés, l'empereur lui écrivait une lettre de
remercîment de ce qu'il avait fait périr un ennemi
de la république ; de même qu'on avait vu le
tribun Clodius élever un autel à la liberté sur
l'emplacement de la maison rasée de Cicéron , et
le peuple crier : Vive la liberté !
L'un était frappé à cause de son nom et de ce-
lui de ses ancêtres; un autre, à cause de sa belle
maison drAlbe; Valérius Asiaticus , à cause que
ses jardins avaient plu à l'impératrice; Slatilius, à
cause que son visage lui avait déplu; et une mul-
titude sans qu'on en pût deviner la cause. Tora-
nius,le tuteur, le vieil ami d'Auguste, était proscrit
par son pupille sans qu'on sût pourquoi, sinon qu'il
était homme de probité et qu'il aimait sa patrie. 8H
Ja préture, ni son innocence ne purent garantir
Quintus Gelîius des mains sanglantes de l'exécu-
teur; cet Auguste, dont on a tant vanté la clémen-
ce, lui arrachait les yeux de ses propres mains. On
était trahi et poignardé par ses esclaves , ses enne-
mis; et si Ion n'avait point d'ennemi, on trouvait
pour assassin un hôte, un ami, un fils. En un mot,
- k'2 —
sous ces règnes , la mort naturelle d'un homme
célèbre, ou seulement en place , était si rare, que
cela était mis clans les gazettes comme un évé-
nement, et transmis par l'historien a la mémoire
des siècles. « Sous ce consulat, dit notre annaliste
« il y eut un pontife, Pison , qui mourut dans son
« lit; ce qui parut tenir du prodige. »
La mort de tant de citoyens innocens et re-
commandables semblait une moindre calamité que
l'insolence et la fortune scandaleuse de leurs meur-
triers et de leurs dénonciateurs. Chaque jour , le
délateur sacré et inviolable faisait son entrée
triomphale dans le palais des morts, en recueillait
quelque riche succession. Tous ces dénonciateurs
se paraient des plus beaux noms, se faisaient appe-
ler Cotta, Scipion, Régulus, Cassius, Severus. La
délation était le seul moyen de parvenir, et Ré-
gulus fut fait trois fois consul pour ses dénoncia-
tions. Aussi tout le monde se jetait-il dans une
carrière des dignités si large et si facile, et pour
se signaler par un début illustre, et faire ses ca-
ravanes de délateur, le marquis Serunus inten-
tait une accusation de contre-révolution contre
son vieux père , déjà exilé ; après quoi il se faisait
appeler fièrement Brutus.
Tels accusateurs, tels juges. Les tribunaux, pro-
— 43 —
tecieurs de la vie et des propriétés, étaient deve-
nus des boucheries où ce qui portait le nom de
supplice et de confiscation n'était que vol et assas-
sinat.
S'il n'y avait pas moyen d'envoyer un homme
au tribunal, on avait recours à l'assassinat et au
poison. Celer, OElius , la fameuse Locuste, le mé-
decin Anicet, étaient des empoisonneurs de pro-
fession, patentés, voyageant à la suite de la cour,
et une espèce de grands officiers de la couronne.
Quand ces demi-mesures ne suffisaient pas , le
tyran recourait a une proscription générale. C'est
ainsi que Caracalla , après avoir tué de ses pro-
pres mains son frère Géta, déclarait ennemis de la
république tous ses amis et partisans, au nom-
bre de vingt mille; et Tibère, ennemis de la répu-
blique tous les amis et les partisans de Séjan , au
nombre de trente mille. C'est ainsi que Sylla, dans
un seul jour, avait interdit le feu et l'eau a soixan-
te-dix mille Romains. Si un lion empereur avait
eu une cour et une garde prétorienne de tigres et
de panthères , ils n'eussent pas mis plus de per-
sonnes en pièces que les délateurs, les affranchis,
les empoisonneurs et les coupe-jarrets des Césars;
car la cruauté causée par la faim cesse avec la faim,
tfu lieu que celle causée par la crainte, la cupidité
— kU —
et les soupçons des tyrans, n'a point de bornes.
Jusqu'à quel degrés d'avilissement et de bassesse
l'espèce humaine ne peut elle pas descendre?
quand on pense que Rome a souffert le gouver-
nement d'un monstre qui se plaignait que son
règne ne fut point signalé par quelque calamité ,
peste, famine, tremblement de terre ; qui enviait
à Auguste le bonheur d'avoir eu, sous son empire,
une armée taillée en pièces; et au règne de Tibère,
les désastres de l'amphithéâtre de Fidènes , où il
avait péri cinquante mille personnes; et , pour
tout dire en un mot , qui souhaitait que le peuple
romain n'eut qu'une seule tête, pour le mettre en
masse à la fenêtre!
Que les royalistes ne viennent pas me dire que
celte description ne conclue rien, que le règne
de Louis XVI ne ressemblait point à celui des
Césars. S'il n'y ressemblait point , c'est que chez
nous la tyrannie , endormie depuis long-temps
au sein des plaisirs, et se reposant sur la solidité
des (-haines que nos pères portaient depuis quinze
cents ans, croyait n'avoir plus besoin de la ter-
reur, seul instrument des despotes, dit Machia-
vel , et instrument tout puissant sur des âmes
basses , timides et faites pour l'esclavage. Mais
aujourd'hui que le peuple s'est réveillé, et que
- /,5 _
î'épée de la république a été tirée contre les mo
nareliies, laissez la royauté remettre le pied en
France; c'est alors que ces médailles de la tyran-
nie, si bien frappées par Tacite, et que je viens
de mettre sous les yeux de mes concitoyens, se-
ront la vivante image de ce qu'ils auront a souf-
frir de maux pendant cinquante ans. Et faut -il
cbercber des exemples si loin? Les massacres du
Cbamp-de-Mars et de Nancy; ce que Robespierre
racontait l'autre jour aux Jacobins des borreurs
que les Autricbiens ont commises aux frontières,
les Anglais à Gènes , et les royalistes à Fougères
et dans la Vendée, et la violence seule des partis,
montrent assez que le despotisme, rentré furieux
dans ses possessions détruites, ne pourrait s'y af-
fermir qu'en régnant comme les Octave et les
Néron. Dans ce duel entre la liberté et la servi-
tude, et dans la cruelle alternative d'une défaite
mille fois plus sanglante que notre victoire, ou-
trer la révolution avait donc moins de péril et
valait encore mieux que de rester en-deçà ,
comme l'a dit Danton, et il a fallu, avant tout ,
que la république s'assurât du cbamp de ba-
taille.
D'ailleurs tout le monde conviendra d'une vé-
rité. Quoique Pilt sentant cette nécessité où nous
— 46 -
étions réduits, de ne pouvoir vaincre sans une
grande effusion de sang, ait changé tout à coup
de batteries, et profitant habilement de notre si-
tuation , ait fait toua ses efforts pour donner à
noire liberté l'attitude de la tyrannie, et tourner
ainsi contre nous la raison et 1 humanité du dix-
huitième siècle, c'est-à-dire les armes mêmes
avec lesquelles nous avions vaincu le despotisme;
quoique Pitt , depuis la grande victoire de la
Montagne, le 20 janvier, se sentant trop faible
pour empêcher la liberté de s'établir en France ,
en la combattant de front, ait compris que le seul
moven de la diffamer et de la détruire était d'en
J
prendre lui-même le costume et le langage; quoi-
qu'en conséquence de ce plan, il ait donné a
tous ses agens, à tous les aristocrates, l'instruc-
tion secrète de s'affubler d'un bonnet rouge, de
changer la culotte étroite contre le pantalon, et
de se faire des patriotes énergumènes ; quoique
le patriote Pitt , devenu jacobin , dans son ordre
à l'armée invisible qu'il solde parmi nous, l'ait
conjurée de demander, comme le marquis de
Montant , cinq cents têtes dans la Convention ,
et que l'armée du Rhin fusillât la garnison de
Mayence ,• de demander comme une certaine
pétition , quon fit tomber neuf cent mille têtes;
- 47 -
comme un certain réquisitoire, qu'on embastil-
lât, la moitié du peuple français , comme sus-
pect; et comme une certaine motion, qu'on mit
des barils de poudre sous ces prisons innom-
brables, et à côté une mèche permanente ?/ quoi-
que le sans-culotte Pitt ait demandé qu'au moins,
par amendement, on traitât tous ces prisonniers
avec la dernière rigueur; qu'on leur refusât toutes
les commodités de la vie , et jusqu'à la vue de
leurs pères, de leurs femmes et de leurs enfans ,
pour les livrer eux et leur famille à la terreur et
au désespoir; quoique cet habile ennemi ait
suscité partout une nuée de rivaux à la Conven-
tion, et jqu'il n'y ait aujourd'hui, en France, que
les douze cent mille soldats de nos armées, qui,
fort heureusement, ne fassent pas de lois ; car les
commissaires de la Convention font des lois ; les
départemens, les districts, les municipalités, les
sections, les comités révolutionnaires font des
lois ; et, Dieu me pardonne, je crois que les so-
ciétés fraternelles en font aussi : malgré , dis-je,
tous les efforts que Pitt a faits pour rendre notre
république odieuse à l'Europe ; pour donner des
armes au parti ministériel contre le parti de l'op-
position , à la rentrée du parlement ; en un mot ,
pour réfuter le manifeste sublime de Robes-
- 48 —
pierre (i). Malgré tant de guinées, qu'on me
eilc, disait Danton, un seul homme fortement pro-
noncé dans la révolution, et en faveur de la ré-
publique, qui ait été condamné à mort par le tri-
bunal révolutionnaire? Le tribunal révolution-
naire, de Paris du moins, quand il a vu des faux
témoins se glisser dans son sein , et mettre l'inno-
cent en péril, s'est empressé de leur faire subi^
la peine du talion. A la vérité , il a condamné
pour des paroles et des écrits; mais, d'abord,
peut-on regarder comme de simples paroles le cri
de vweJe.roi^ ce cri provocateur de sédition,
et qui, par conséquent, même dans l'ancienne
loi de la république romaine, que j'ai citée, eût
élé puni de mort ? Ensuite c'est dans la mêlée
dune révolution que ce tribunal a à juger des
crimes politiques; et ceux mêmes qui croient
qu'il n'est pas exempt d'erreurs lui doivent cette
justice, qu'en matière d'écrits il est plus attaché
(i) C'est avec de tels écrits qu'on vengerait l'honneur de la
république, et qu'on débaucherait leurs peuples et leurs ar-
mées, aux despotes, bientôt réduits à la garde des nobles et
des piètres, leurs satellites naturels , si les ullra-rëvolulionncircs
et les bonnets ronges de Brissot et de Dumouriez ne gâlaipnt
une si belle cause et ne fournissaient malheureusement à Pin
des faits pour répondre à ces belles paroles de Robespierre.
— m —
à l'intention qu'au corps du délit ; et lorsqu'il n'a
pas été convaincu que l'intention était contre-
révolutionnaire , il n'a jamais manqué de mettre
en liberté, non seulement celui qui avait tenu
les propos ou publié les écrits, mais même celui
qui avait émigré.
Ceux qui jugent si sévèrement les fondateurs de
la république ne se mettent pas assez à leur
place. Voyez entre quels précipices nous mar-
chons/D'un coté est l'exagération en moustaches ,
à qui il ne tient pas que , par ses mesures ultra-
révolutionaires , nous ne devenions l'horreur et
la risée de l'Europe ; d'un autre côté est le mode-
rantisme en deuil , qui, voyant les vieux Corde-
liers ramer vers le bon sens et tacher d'éviter le
courant de l'exagération, faisait hier, avec une
armée de femmes ,1e siège du comité de sûreté
générale , et , me prenant au collet , comme j'y
entrais par hasard, prétendait que , dans le jour,
la Convention ouvrît toutes les prisons, pour
nous lâcher aux jambes, avec un certain nom-
bre, il est vrai, de bons citoyens, une mul-
titude de contre - révolutionnaires enragés de
leur détention. Enfin , il y a une troisième con-
spiration, qui n'est pas la moins dangereuse ; c'est
celle que 'Ma rat aurait appelée la conspiration des
4
— 50 —
dindons; je veux parler de ces hommes qui, avec
les intentions du monde les meilleures, étrangers
à toutes les idées politiques, et, si je puis m'ex-
primer ainsi, scélérats de bêtise et d'orgueil, parce
qu'ils sont de tel comité , ou qu'ils occupent telle
place éminente, souffrent à peine qu'on leur parle;
montagnards d'industrie , comme les appelle
si bien d'Églantine, tout au moins montagnards de
recrues, de la troisième ou quatrième réquisition,
et dont la morgue ose traiter de mauvais citoyens
des vétérans blanchis dans les armées de la ré-
publique, s'ils ne fléchissent pas le genoux devant
leur opinion , et dont l'ignorance patriote nous
fait encore plus de mal que l'habileté contre-révo-
lutionnaire des Lafavette et des Dumouriez. Voilà
les trois écueils dont les Jacobins éclairés voient
que leur route est semée sans interruption ; mais
ceux qui ont posé la première pierre de la répu-
blique doivent être déterminés à élever jusqu'au
faîte ce nouveau Capitole , ou à s'ensevelir sous
ses fondemens.
Pour moi, j'ai repris tout mon courage ; et tant
que j'aurai vécu, je n'aurai pas laissé déshonorer
mon écritoire véridique et républicaine. Après ce
numéro 3 du vieux Cordelier, que Pitt vienne di-
re maintenant que je n'ai pas la liberté d'exprimer
— Si-
mon opinion aulant que le Moming Chroniclel
qu'il vienne dire que la liberté de la presse
n'existe plus en France, même pour les députés de
la Convention, après la lettre pleine d'affreuses
vérités que vient de publier le courageux Philip-
peaux, quoiqu'on puisse lui reprocher d'y avoir
trop méconnu les grands services du comité de
salut public. Depuis que j'ai lu cet écrit véritable-
ment sauveur, je dis à tous les patriotes que je ren-
contre : Avez-vous lu P hilippeauoc ? Et je le dis
avec autant d'enthousiasme que La Fontaine de-
mandait : Avez- vous lu JBaruchP.
Oui, j'espère que la liberté de la presse va re-
naître toute entière. On a étrangement trompé
les meilleurs esprits de la Convention sur les pré *
tendus dangers de cette liberté. On veut que la
terreur soit à Tordre du jour, c'est à dire la ter-
reur des mauvais citoyens : qu'on y mette donc
la liberté de la presse; car elle est la terreur des
fripons et des contre-révolutionnaires.
Loustalot, qu'on a trop oublié, et à qui il n'a
manqué, pour partager les honneurs divins de
Marat, que d'être assassiné deux ans plus tard ,
ne cessait de répéter cette maxime d'un écrivain
anglais : Si la liberté de la presse existait dans
un pays ou le despotisme le plus absolu réunit
4-
— 52 —
clans une seule main tous les pouvoirs, elle suf-
firait seule pour jaire contre-poids . I/expérience
de notre révolution à démontré la vérité de cette
maxime.
Quoique la constitution de 89 eut environné
le tyran de tous les moyens de corruption ; quoi-
que la majorité dès deux premières assemblées
nationales, corrompue par ses vingt- cinq millions
et par les supplémens de liste civile , conspirât
avec Louis XVI, et avec tous les cabinets de l'Eu-
rope, pour étouffer notre liberté naissante, il a
suffi d'une poignée d'écrivains courageux pour
mettre en fuite des milliers de plumes vénales,
déjouer tous les complots et amener la journée du
j o août et la république , presque sans effusion
de sang, en comparaison de ce qu'il en a coulé de-
puis. Tant que la liberté indéfinie de la presse a
existé, il nous a été facile de tout prévoir, de
tout prévenir. La liberté, la vérité, le bon sens
ont battu l'esclavage, la sottise et le mensonge,
partout où ils les ont rencontrés. Mais est venu
le vertueux Rolland qui , en faisant de la poste
des filets de Saint-Cloud que le ministre seul avait
droit de lever, et ne laissant passer que les écrits
brissotins a attenté le premier à la circulation des
lumières, et a amoncelé sur le Midi ces ténèbres
— 55 —
et ces nuages d'où il est sorti tant de tempêtes. On
interceptait les écrits de Robespierre , de Billaud-
Varennes, etc., etc. Grâce à la guerre qu'on fit
déclarer, soi- disant pour achever la révolution ,
d nous en coûte déjà le sang d'un million
d'hommes, selon le compte du Père Duchesne ,
dans un de ses derniers numéros; tandis que je
mourrai avec cette opinion que, pour rendre la
France républicaine, heureuse et florissante, il
eût suffi d'un peu d'encre, et d'une seule guillo-
tine.
On ne répondra jamais à mes raisonnemens en
faveur de la liberté de la presse ; et qu'on ne dise
pas, par exemple, que, dans ce numéro 3, et
dans ma traduction de Tacite, la malignité trou-
vera des rapprochemens entre ces temps déplo-
rables et le nôtre. Je le sais bien, et c'est pour
faire cesser ces rapprochemens, c'est pour que la
liberté ne ressemble pas au despotisme , que je me
suis armé de ma plume. Mais, pour empêcher
que les royalistes ne tirent de là un argument con-
tre la république, ne suffit-il pas de représenter,
comme j'ai fait tout à l'heure , notre situation
et l'alternative cruelle où se sont trouvés réduits
les amis de la liberté, dans le combat à mort entre
blique et la monarchie?
— 54 —
Sans cloute, la maxime des républiques estr
qu'il vaut mieux ne pas punir plusieurs cou-
pables que de frappe?' un seul innocent. Mais
n'est-iî pas vrai que , dans un temps de révolution,
cette maxime pleine de raison et d'humanité sert
à encourager les traîtres à la patrie, parce que la
clarté des preuves qu'exige la loi favorable à l'in-
nocence fait que le coupable rusé se dérobe au
supplice? Tel est l'encouragement qu'un peuple
libre donne contre lui-même. C'est une maladie
des républiques, qui vient, comme on voit, de
la bonté du tempérament. La maxime au con-
traire du despotisme est : qu'il vaut mieux
que plusieurs innocens périssent que si un seul
coupable échappait. C'est cette maxime, dit
Gordon sur Tacite , qui fait la force et la sûreté
des rois.
Le comité de salut public l'a bien senti ; et il a
cru que pour établir la république il avait besoin
un moment de la jurisprudence des despotes. Il a
pensé , avec Machiavel^ que dans les cas de con-
science politique le plus grand bien effaçait le
mal plus petit ; il a donc voilé pendant quelque
temps la statue de la liberté. Mais confondra-t-on
ce voile de gaze et transparent, avec la doublure
des Cloots , des Coupé, des Montaut , et ce drap
— 55 —
mortuaire sous lequel on nepouvaitreconnaître les
principes au cercueil ? Confondra- t-on la constitu-
tion, fille de la montagne, avec les superfétations
de Pitt ; les erreurs du patriotisme , avec les cri-
mes du parti de l'étranger ; le réquisitoire du pro-
cureur de la commune sur les certificats de ci-
visme, sur la fermeture des églises , et sa défi-
nition des gens suspects, avec les décrets tuté-
laires de la Convention, qui ont maintenu la li-
berté du culte et les principes ?
Je n'ai point prétendu faire d'application à per-
sonne dans ce numéro. Ce ne serait pas ma faute
si M. Vincent, le Pitt de Georges Bouchotte, ju-
geait à propos de s'y reconnaître à certains traits ;
mon cher et brave collègue Philippeaux n'a pas
pris tant de détours pour lui adresser des vérités
bien plus dures. C'est à ceux qui, en lisant ces
vives peintures de la tyrannie y trouveraient quel»
que malheureuse ressemblance avec leur conduite,
à s'empresser de la corriger; car on ne se persua-
dera jamais que le portrait d'un tyran, tracé de
la main du plus grand peintre de l'antiquité, et
par l'historien des philosophes, puisse être de-
venu le portrait d'après nature de Gaton et de
Brutus, et que ce que Tacite appelait le despo-
— 56
tisme et le piie des gouvcrnemcns, ii y a douze
siècles, puisse s'appeler aujourd'hui la liberté et
le meilleur des mondes possibles.
&a tosits
LE VIEUX
11»: .1*' JE* ■MA] :1t. JE* Il
S§sè xS^ %^§SS^ tes^SS^' \\\\n&\\\w Wmws* ^ESSKa \MSSK8
JOURNAL REDIGE
par (&amille~Be$moulin$ ,
DÉPUTÉ A LA CONVENTION , ET DOYEN DES JACOBINS ,
VIVRE LIBRE OU MOURIR!
IV.
Décadi 3o frimaire, l'an II de la république, une et indivisible.
Le plus fort n'est jamais assez fort pour êlre toujours le
maître , s'il ne transforme sa force en droit.
( J.-J. Rousseau , Contrat Social. )
Quelques personnes ont improuvé mon nu-
méro 3, où je me suis plu, disent-elles, à faire
des rapprochemens qui tendent à jeter de la dé-
faveur sur la révolution et les patriotes : elles de-
vraient dire sur les excès de la révolution et les
patriotes d'industrie. Elles croient le numéro ré-
futé et tout le monde justifié par ce seul mot : On
— 60 —
sait bien que l'état présent n est pas celui de la
liberté; mais patience, vous serez libres un
jour.
Ceux-là pensent apparemment que la liberté,
comme l'enfance , a besoin de passer par les cris
et les pleurs pour arriver à liage mûr; il est au
contraire de la nature de la liberté que pour en
jouir il suffit de la désirer. Un peuple est libre du
moment qu'il veut l'être (on se rappelle que c'est
un mot de Lafayette); il rentre dans In plénitude
de tous ses droits dès le \l\ juillet. La liberté n'a
ni vieillesse ni enfance; elle n'a qu'un âge, celui
delà force et de la vigueur; autrement, ceux qui
se font tuer pour la republique seraient donc
aussi stupides que ces fanatiques de la Vendée qui
se font tuer pour des délices de paradis dont ils
ne jouiront point. Quand nous aurons péri dans
le combat, ressusciterons-nous aussi dans trois
jours, comme le croient ces paysans stupides?
Non , cette liberté que j'adore n'est point le Dieu
inconnu, Nous combattons pour défendre des
biens dont elle met sur-le-champ en possession
ceux qui l'invoquent; ces biens sont la déclaration
des droits, la douceur des maximes républicaines,
la fraternité, la sainte égalité, l'inviolabilité des
principes; voilà les traces des pas de la déesse;
— 61 —
voilà à quels traits je distingue les peuples nu mi-
lieu de qui elle habite.
Et à quel autre signe veut-on que je reconnaisse
cette liberté divine? Cette liberté, ne serait-ce
qu'un vain nom? n'est-ce qtviine actrice de l'Opéra,
la Candeiile ou la Maillard promenées avec un
bonnet rouge, ou bien cette statue de 46 pieds
de haut que propose David? Si par la liberté vous
n'entendez pas comme moi les principes, mais
seulement Un morceau de pierre, il n'y eut ja-
mais d'idolâtrie plus stupide et si coûteuse que la
nôtre.
O mes chers concitoyens! serions-nous donc
avilis à ce point que de nous prosterner devant
de telles divinités? Non, la liberté, cette liberté
descendue du ciel, ce n'est point une nymphe de
l'Opéra, ce n'est point un bonnet rouge, une
chemise sale ou des haillons; la liberté, c'est le
bonheur, c'est la raison , c'est l'égalité, c'est la
justice, c'est la déclaration des droits, c'est votre
sublime constitution? Voulez- vous que je la re-
connaisse , que je tombe à ses pieds, que je verse
tout mon sang pour elle? ouvrez les prisons (i) à
(i) Que messieurs les modérés ne se fassent pas une auto-
rité de te passage; qu'ils n'isolent pas celte ligne du reste du
numéro quatre ; car c'est de l'ensemble que se compose mon
— 62 —
ces deux cent mille citoyens que vous appelez sus-
pects, car dans la déclaration des droits il n'y a
point de maison de suspicion , il n'y a que des
maisons d'arrêt. Le soupçon n'a point de prisons,
mais l'accusateur public; il n'y a point de gens
suspects, il n'y a que des prévenus de délits fixés
par la loi ; et ne croyez pas que cette mesure se-
rait funeste à la république , ce serait la mesure la
plus révolutionnaire que vous eussiez jamais prise.
Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la
guillotine ! Mais y eût-il jamais plus grande folie?
Pouvez-vous en faire périr un seul à l'échafaud
sans vous faire dix ennemis de sa famille ou de ses
amis? Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces
vieillards, ces cacochymes, ces égoïstes, ces traî-
nards de la révolution, que vous enfermez, qui
sont dangereux? De vos ennemis il n'est resté
parmi vous que les lâches et les malades ; les
braves et les forts ont émigré; ils ont péri à Lyon
ou dans la Vendée; tout le reste ne mérite pas
opinion. Je ne veux point, pj'gm cct avoir une querelle de géant,
et je déclare que mon sentiment n'est pas qu'on ouvre les deux
battansdes maisons de suspicion, mais seulement un guichet ,
et que les quatre ou six examinateurs secrets décrétés par la
Convention, décadi 3o frimaire, interrogent les suspects un à
un, et leur rendent la liberté , si leur élargissement ne met
point \a république en péril.
— 63 —
votre colère. Cette multitude de feuillans, de ren-
tiers, de boutiquiers que vous incarcérez, dans le
duel entre la monarchie et la république, n'a res-
semblé qu'a ce peuple de Rome dont Tacite peint
ainsi l'indifférence dans le combat entre Vitellius
et Vespasien.
« Tant que dura l'action , les Romains s'assem-
blaient comme des spectateurs curieux autour des
combattans , et , comme à un spectacle , ils favo-
risaient tantôt ceux-ci et tantôt ceux-là par des
battemens de mains et des acclamations, se dé-
clarant toujours pour les vainqueurs, et lorsqu'un
des deux partis venait à lâcher pied, voulant qu'on
tirât des maisons et qu'on livrât à l'ennemi ceux
qui s'y sauvaient. D'un côté l'on voyait des morts
et des blessés, de l'autre des comédies et des res-
taurateurs remplis de monde. » N'est-ce pas l'i-
mage de nos modérés , de nos chapelains, de nos
signataires de la fameuse pétition des huit mille
et des vingt mille, et de cette multitude immobile
entre les jacobins et Coblentz, selon les succès
criant : Vive La Fayette et son cheval blanc ! ou
portant en triomphe le buste de Ma rat et le ni-
chant dévotement à la place de la Notre-Dame du
coin et entre les deux chandelles? On voit que les
bourgeois de Paris, l'an 2 de la république, ne
— 64 -
ressemblent pas mal encore à ceux de Rome du
temps de Vilellius, comme ceux de Rome ressem-
blaient à ceux d'Athènes du temps de Platon ,
dont ce philosophe disait, dans sa république ima-
ginaire, qu'il n'avait rien prescrit pour eux , cette
classe étant faite pour suivre aveuglément l'im-
pulsion du gouvernement et des plus forts. On se
battait au Carrousel et au Champ-de-Mars, et le
Palais-Royal étalait ses bergères et son Arcadie.
A coté du tranchant de la guillotine, sous lequel
tombaient les têtes couronnées, et sur la même
place, et dans le même temps, on guillotinait
aussi Polichinelle qui partageait l'attention. Ce
n'était pas l'amour de la république qui attirait
tous les jours tant de monde sur la place de la
Révolution, mais la curiosité, et la pièce nou-
velle qui ne pouvait avoir qu'une seule représen-
tation. Je suis sûr que la plupart des habitués de
ce spectacle se moquaient, au fond de l'âme, des
abonnés de l'Opéra et de la tragédie , qui ne
voyaient qu'un poignard de carton, et des comé-
diens qui faisaient le mort. Telle était, dit Tacite,
l'insensibilité de la ville de Rome, sa sécurité dé-
naturée et son indifférence parfaite pour tous les
partis. Mais Vespasicn , vainqueur, ne fit point
embastiller toute cette multitude.
— . 65 —
De même, croyez-moi, dignes représentons ,
aujourd'hui que la Convention vient de rejeter
sur les intrigans , les patriotes tarés , et les ultra-
révolutionnaires en moustaches et en bonnet
rouge, l'immense poids de terreur qui pesait sur
elle; aujourd'hui qu'elle a repris , sur son pié-
destal , l'attitude qui lui convenait dans la reli-
gion du peuple , et que le comité de salut public
veut un gouvernement provisoire respecté et
assez fort pour contenir également les modérés et
les exagérés , laissons aussi végéter au coin de
leur feu, au moins, ces paisibles casaniers qui
n'étaient pas républicains sous Louis XV, et
même sous Louis XVI et les états-généraux , mais
qui , dès le 14 juillet, et au premier coup de fu-
sil , ont jeté leurs armes et l'écusson des lys, et
ont demandé en grâce a la nation de leur laisser
faire leurs quatre repas par jour. Laissez-les, comme
Vespasien, suivre aujourd'hui le char du triompha-
teur, en s'égosillant à crier : vive la république!
Que de bénédictions s'élèveraient alors de
toutes parts'. Je pense bien différemment de ceux
qui vous disent qu'il faut laisser la terreur à l'or-
dre du jour. Je suis certain, au contraire, que la
liberté serait consolidée et l'Europe vaincue si
vous aviez un comité de clémence. C'est ce co-
5
— 66 —
mité qui finirait la révolution; car la clémence est
aussi une mesure révolutionnaire, et la plus effi
cace de toutes, quand elle est distribuée avec sa-
gesse. Que les imbécilles et les fripons m'appel-
lent modéré s'ils le veulent, je ne rougis point de
n'être pas plus enragé que M. Brutus; or voici
ce que Brutus écrivait : Vous feriez mieux ,
mon cher Cicéron , de mettre de la vigueur à
couper court aux guerres civiles, qu à exercer
de la colère y et poursuivre vos ressentimens
contre des vaincus, (i). On sait que Thrasybule,
après s'être emparé d'Athènes à la tête des ban-
nis, et avoir condamné à mort ceux des trente
tyrans qui n'avaient point péri les armes à la
main, usa d'une indulgence extrême à l'égard
du reste des citoyens , et même fit prolamer une
amnistie générale. Dira-t-on que Thrasybule et
Brutus étaient des Feuillans, des Brissotins? je
consens à passer pour modéré , comme ces grands
hommes. La politique leur avait appris la maxime
que Machiavel a professée depuis; que, lorsque
tant de monde a trempé dans une conjuration,
on V étouffe plus sûrement en feignant de Vi-
(i) Âcrius prohibenda cwilia bella quam in superatos iracundia
e.rercenda
— 67 —
gnorer qu'en chercha/il tous les complices.
C'est cette politique, autant que sa bonté, son
humanité , qui inspira à Antonin ces belles pa-
roles aux magistrats, qui le pressaient de pour-
suivre et de punir tous les citoyens qui avaient
eu part à la conjuration d'Attilius : Je ne suis
pas bien aise qu'on voie qu'il jr a tant de gens
qui ne in aiment pas.
Je ne puis m 'empêcher de transcrire ici le pas-
sage que X and- fédéraliste a cité de Montes-
quieu, et qui est si bien à l'ordre du jour. On
verra que le génie de César ne travaillait pas
mieux que la sottise de nos ultra-révolution-
naires à faire détester la république , et à frayer
le chemin à la monarchie.
« Tous les gens qui avaient eu des projets am-
bitieux avaient conspiré à mettre le désordre
dans la république. Pompée, Grassus et César y
réussirent à merveille; et comme les bons légis-
lateurs cherchent à rendre leurs concitoyens
meilleurs, ceux-ci cherchaient à les rendre pires,
Ces premiers hommes de la république cher-
chaient à dégoûter le peuple de son pouvoir, et
a devenir nécessaires en rendant extrêmes les
inconvéniens du gouvernement républicain.
Mais îorsqu'Auguste fut devenu le maître, il tra-
5.
— 68 —
vaiUa à rétablir l'ordre, pour faire sentir le bon-
lieur du gouvernement d'un seul. »
C'est alors qu'Octave sut rejeter habilement
sur Antoine et Lépide l'odieux des proscriptions
passées, et comme sa clémence présente apparte-
nait à lui seul, ce fut celte clémence, dont il
avait appris l'artifice de Jules-César, qui opéra la
révolution , et décida, bien plus que Pharsale et
Actium , de l'asservissement de l'univers, pour
dix-huit siècles. On était las de voir couler le sang
dans le Forum et autour de la tribune aux ha-
rangues, depuis les Gracques.
Tant d'exemples prouvent ce que je disais tout
à l'heure, que la clémence distribuée avec sagesse
est la mesure la plus révolutionnaire, la plus
efficace, au lieu que la terreur n'est que le Mentor
d'un jour , comme l'appelle si bien Cicéron :
Timor non diuturnus magister officii. Ceux
qui ont lu l'histoire savent que c'est la ter-
reur seule du tribunal de Jeffrey s , et de l'armée
révolutionnaire que le major Kirch traînait à sa
suite, qui amena la révolution de 1689. Jacques II
appelait en riant la campagne de Jeffreys cette
sanglante tournée de son tribunal ambulant. Il ne
prévoyait pas que son détrônement terminerait la
fin de cette campagne. Si on consulte la liste des
— . 69 —
morts , on verra que ce chancelier d'Angle-
terre , qui a laissé un nom si abominable, était
un petit compagnon en comparaison du général
ministre Ronsin, qu'on peut appeler, d'après son
affiche, Y Alexandre des bourreaux (i
(i) On sait que , dans la Vendée , Ronsin , comme le cardi-
nal de Richelieu , se faisait appeler général ministre. Que sa
fortune militaire ait tourné la tète à ce point à un général in-
connu au x soldats , qui ne pouvait devoir les épaulettes étoilées
qu'à son talent dramatique , et dont ce talent dramatique
était si mince, que pas un de ses courtisans n'eût osé le com-
parer même à Pradon sans s'avouer un flagorneur , la chose
se conçoit; la vanité et la bouffissure des prétentions étant
presque toujours en raison inverse du mérite. Mais ce qui
est inexplicable, c'est que celui qui, dans une affiche , dit
qu'à Lyon ( dont la population est de 140 mille âmes ) i5oo
seulement ne sont pas complices de la rébellion , et espère
qu'avant la fin de frimaire , tous les complices , et partant i38, 5oo
personnes, auront péri, et que le Rhône aura roulé leurs cadavres
ensanglantés jusqu'à Toulon , sans doute afin d'animer les Tou-
lonnais à se battre en désespérés et à se faire tuer jusqu'au
dernier sur des monceaux de nos volontaires , plutôt que
d'ouvrir leurs portes à un Ronsin : ce qui est inconcevable ,
dis-je, c'est que cet exterminateur soit un d'Arnaud en mous-
taches, qui faisait des pièces sentimentales, et qui avait pris
Louis XII et même Lafayette pour son héros. Voilà ce
qu'on ne pourrait pas croire , si on ne savait pas qu'Alexan-
dre de Phères , un des tape-durs de l'antiquité qui ait le plus
fait pendre et brûler de gens , sanglotait à la représentation
d'Iphigénie , et que les deux plus grands septembriseurs de
— 70 —
Citoyens collègues, il semble qu'un monta-
gnard n'aurait point a rougir de proposer les mêmes
moyens de salut public que Brutus et Thrasybule,
surtout si l'on considère qu'Athènes se préserva de
la guerre civile pour avoir suivi le conseil de Thra-
sybule , et que Rome perdit sa liberté pour avoir
rejeté celui de Brutus. Cependant je me garde
bien de vous présenter une semblable mesure.
Arrière la motion d'une amnistie! Une indulgence
aveugle et générale serait contre-révolutionnaire,
l'histoire moderne, Henri VIII et Charles IX , ont été deux
faiseurs de livres. Avant de condamner le courageux Bourdon
de l'Oise , qui a osé le premier dénoncer Georges Bouchotte ,
je demande que les Jacobins se fessent lire la lettre que Phi-
lippeaux a distribuée à la Convention , et celui-Jà ne pourra
être qu'un patriote d'industrie, un patriote d'argent , un pa-
triote contre-révolutionnaire, à qui cette lecture ne fera pas
dresser les cheveux à la tête. Voici un des portraits que Phi-
lippeaux a burinés:
« Qu'a failRonsin, s'écrie-t-il, pour être général de l'armée
« révolutionnaire ? beaucoup intrigué, beaucoup volé, beau-
• coup menti. Sa seule expédition est celle du 18 septembre ,
« où il fit accabler 45 mille patriotes par trois mille brigands»'
« cette journée fatale de Coron où, après avoir disposé notre
aitillerie dans une gorge , à la tête d'une colonne de six lieues
de flanc , il se tint caché dans une étable , comme un lâche
coquin , à deux lieues du champ de bataille où nos infortunés
camarades étaient foudroyés par leurs propres canons.
— 71 —
du moins elle serait du plus grand danger et d'une
impolitique évidente , non par la raison qu'en
donne Machiavel, parce que « le prince doit ver-
« ser sur les peuples le mal tout à la fois, et le
« bien goutte à goutte , » mais parce qu'un si
grand mouvement imprimé à la machine du gou-
vernement, en sens contraire à sa première im-
pulsion , pourrait en briser les ressorts. Mais au-
tant il y aurait de danger et d'inpolitique à ou-
vrir la maison de suspicion aux détenus , autant
l'établissement d'un comité de clémence me pa-
raît une idée grande et cligne du peuple français;
effaçant de sa mémoire bien des fautes, puisqu'il
en a effacé le temps même où elles furent com-
mises , et qu'il a créé une nouvelle ère de laquelle
seule il date sa naissance et ses souvenirs. A ce
mot de comité de clémence , quel patriote ne sent
pas ses entrailles émues? car le patriotisme est la
plénitude de toutes les vertus, et ne peut pas con-
séquemment exister là où il n'y a ni humanité, ni
philanthropie, mais une âme aride et desséchée par
l'égoïsme. O! mon cher Robespierre ! c'est à toi
que j'adresse ici la parole ; car j'ai vu le moment où
Pitt n'avait plus que toi à vaincre, où sans toi
le navire Argo périssait, la république entrait
dans le chaos , et la société des Jacobins et la
- 72 —
montagne devenaient une tour de Babel. O mon
vieux camarade de collège! toi dont la postérité
relira les discours éloquens! souviens- toi de ces
leçons de l'histoire et de la philosophie : que l'a-
mour est plus fort, plus durable que la crainte ;
que l'admiration et la religion naquirent des bien-
faits ; que les actes de clémence sont l'échelle du
mensonge, comme nous disait Tertulien, par les-
quels les membres des comités du salut public se
sont élevés jusqu'au ciel, et qu'on n'y monta jamais
sur des marches ensanglantées. Déjà tu viens de
t'approcher beaucoup de cette idée dans la mesure
que tu as fait décréter aujourd'hui, dans la séance
du décadi 3o frimaire. Il est vrai que c'est plutôt
un comité de justice qui a été proposé. Cepen-
dant pourquoi la clémence serait-elle devenue un
crime dans la république ? Prétendons-nous être
plus libre que les Athéniens, le peuple !e plus
démocrate qui ait jamais existé, et qui avait élevé
cet autel à la miséricorde, devant lequel le phi-
losophe Demonax , plus de mille ans après, fai-
sait encore prosterner les tyrans? Je crois avoir
bien avancé la démonstration que la saine politi-
que commande une semblable institution. Et notre
grand professeur Machiavel ? que je ne me lasse
point de citer, regarde cet établissement comme le
— 73 —
plus important et de première nécessité pour tout
gouvernement, le souverain devant plutôt aban-
donner les fonctions de comité de sûreté générale
que celles de comité de secours. C'est à lui seul
surtout, recommande-t-il, que le dépositaire de
la souveraineté doit réserver la distribution des
grâces , et tout ce qui concilie la faveur > lais-
sant aux magistrats la disposition des peines ,
et tout ce qui est sujet aux ressentimens.
Depuis que j'ai commencé mon cours de po-
litique, dans le Vieux Cordelier, un si grand nom-
bre de mes collègues m'a encouragé par des aboil-
nemens, et m'a fait l'honneur d'assister à mes le-
çons, que , me trouvant au milieu de tant de dépu-
tés, je me suis cru cette fois à la tribune même du
peuple français. Fort des exemples de l'histoire et
des autorités de Thrasybule, Brutus et Machiavel ,
j'ai transporté au journaliste la liberté d'opinion
qui appartient au représentant du peuple à la
Convention. J'ai exprimé par écrit mes senti mens
sur le meilleur mode de révolutionner, et ce que
la faiblesse de mon organe et mon peu de moyens
oratoires ne me permet pas de développer si bien.
Si ce mot de jubilé, que j'ai risqué pour ne pas
être plus impitoyable que Moïse, qui cependant
était un fier exterminateur, et une machine infer-
- 1U —
nale du calibre de Honsin; si, dis-je, mon comité
de clémence parait à quelques-uns de mes collè-
gues mal sonnant , et sentant le modérantisme ,
à ceux qui me reprocheront d'être modéré dans
ce numéro 4 y je puis répondre, par le temps qui
court, comme faisait Marat, quand, dans un temps
bien différent, nous lui reprochions d'avoir été
exagéré dans sa feuille : Vous ny entendez
rien; eh ! mon dieu ! laissez-moi dire : on n'en
rabattra que trop.
&a ^aaua ®^&©a&aa&.
LE VIEUX
m mm
. TOURNA L REDIGE
|)ar <&amille^B£$moulin$i
DÉPUTÉ A LA CONVENTION , ET DOYEN DES JACOBINS ,
VIVRE LIBRE OU MOURIR!
%
Quînlidi nivôse, irc décade, l'an II de la république,
une et indivisible.
Grand Discours justificatif de Camille-
Desmoulins aux Jacobins.
Patriotes, vous n'y entendez rien. Eh! mon Dieu ,
laissez-moi dire ; on n'en rabattra que trop.
(Mot Je Maral.)
Frères et amis ,
Saint Louis n'était pas prophète, lorsqu'il se
prenait d'une belle passion pour les Jacobins et
— 78 —
les Cordeliers , deux ordres que l'histoire nous
apprend qu'il chérissait d'une tendresse de père.
Le hon sire ne prévoyait pas qu'ils donneraient
leur nom à deux ordres bien différons, qui détrô-
neraient sa race, et seraient les fondateurs de la
république française, une et indivisible. Après cet
exorde insinuant et cet éloge qui n'est pas flat-
teur , et auquel vous avez tous part, j'espère qu'il
me sera permis, dans le cours de cet écrit apolo-
gétique, de vous adresser quelques vérités qui
seront moins agréables a certains membres.
Le vaisseau de la république vogue , comme
j'ai dit, entre deux écueils, le modérantisme et
l'exagération. J'ai commencé mon Journal par une
profession de foi politique qui aurait dû désarmer
la calomnie : j'ai dit avec Danton, qu 'outrer la ré-
volution avait moins de péril et valait mieux
encore que de rester en deçà ; que, dans la route
que tenait le vaisseau, il fallait encoreplutôt s'appro
cher du rocher de l'exagération, que du banc de
sable du modérantisme. Maisvoyant que le Père Du-
chesne , et presque toutes les sentinelles patriotes
se tenaient sur le tillae, avec leur lunette , occupés
uniquement a crier : Gare! vous touchez au modé-
rantisme! il a bien fallu que moi, vieux Cordelier
et doyen des Jacobins, je me chargeasse de la
— 79 —
faction difficile, et dont aucun des jeunes gens ne
voulait, crainte de se dépopulariser, celle de
crier; Gare! vous allez touchera l'exagération !
et voilà l'obligation que doivent m'avoir mes col-
lègues de la Convention , celle d'avoir sacrifié ma
popularité même pour sauver le navire où ma car-
gaison n'était pas plus forte que la leur.
Pardon , frères et amis , si j'ose prendre encore
le titre de Vieux Cor délier, après l'arrêté du club
qui me défend de me parer de ce nom. Mais, en
vérité , c'est une insolence si inouïe que celle de
petits fils se révoltant contre leur grand-père et
lui défendant de porter son nom , que je veux
plaider cette cause contre ces fils ingrats. Je veux
savoir à qui le nom doit rester, ou au grand-papa,
ou à des enfans qu'on lui a faits, dont il n'a jamais
ni reconnu , ni même connu la dixième partie \ et
qui prétendent le chasser du paternel logis. O
dieux hospitaliers ! je quitterai le nom de vieux
Cordelier, quand nos pères profès du district et
du club me le défendront ; quand à vous , mes-
sieurs les novices, qui me rayez sans m'en tendre :
Sifflez-moi librement ; je vous le rends, mes frères»
Lorsque Robespierre a dit : Quelle différence
— 80 —
y a-t-il entre Le Pelletier et moi que la mort?
il y avait de sa part bien de la modestie. Je ne suis
pas Robespierre ; mais la mort , en défigurant les
traits de l'homme , n'embellit pas son ombre à
mes yeux, et ne rehausse pas l'éclat de son patrio-
tisme à ce point de me faire croire que je n'ai
pas mieux servi la république , même étant rayé
des Cordeliers , que Le Pelletier dans le Panthéon:
et puisque je suis réduit à parler de moi , non
seulement pour donner du poids à mes opinions
politiques , mais même pour me défendre , bientôt
j'aurai mis le dénoncé et les dénonciateurs chacun
à leur véritable place , malgré les grandes co-
lères du père Duchesne, qui prétend, dit Dan-
ton, que sa pipe ressemble à la trompette de
Jéricho , et que, lorsqu'il a fumé trois fois au-
tour d'une réputation, elle doit tomber d'elle-
même.
Il me sera facile de prouver que j'ai dû crier
aux pilotes du vaisseau de l'État : Prenez garde;
nous allons toucher à l'exagération. Déjà Robes
pierre et même Billaud-Varennes avaient reconnu
ce danger. Il restait au Journaliste à préparer l'o-
pinion, à bien montrer recueil : c'est ce que j'ai
fait dans les quatre premiers numéros.
Ce n'est pas sur une ligne détachée qu'il fallait
— 81 —
me juger. Il y a vingt phrases dans l'Évangile, dit
Rousseau , tout en appelant son auteur sublime et
divin , sur lesquelles M. le lieutenant de police
l * aurait fait pendre , en les prenant isolément
et détachées de ce qui précède et de ce qui suit.
Ce n'est pas même sur un numéro , mais sur l'en-
semble de mes numéros, qu'il faudrait me juger.
Je lis dans la feuille du Salut- Publie , à l'article
de la séance des Jacobins, primidi nivôse : « Ca-
« mille Desmoulins , dit Nicolas , frise depuis long-
« temps la guillotine; et, pour vous en donner une
« preuve, il ne faut que vous raconter les démar-
« ches qu'il a faites au comité révolutionnaire de
« ma section * pour sauver un mauvais citoyen que
« nous avions arrêté par ordre du comité de sûre-
ce té générale, comme prévenu de correspondance
« intime avec des conspirateurs , et pour avoir
« donné asile chez lui au traître Nantouillet. »
Vous allez juger, frères et amis, quel était ce
scélérat que j'ai voulu sauver. Le citoyen Vaillant
était accusé , de quoi ? vous ne le devineriez ja-
mais : d'avoir donné à dîner dans sa campagne ,
à deux lieues de Péronne , à un citoyen résidant
dans cette ville dequis quinze mois, y montant sa
garde, y touchant ses rentes ; en un mot, ayant une
possession d'état, et de l'avoir invité à coucher
— 82 —
citez lui. N'est-ce pas là le crime ridicule dont
parle Tacite? Crime de contre-révolution de
ce que votre fermier avait donné à coucher à
un ami de Sèjan. Que dis- je? les amis de Séjan
ayant été mis hors la loi, Tacite pouvait avoir
tort de se récrier; mais ici c'est bien pis? Vaillant
avait donné, il y avait plus d'un an, l'hospitalité,
deux jours seulement , à un citoyen alors actif,
a un citoyen qui, dans ce temps-là, n'était pas
sur la liste des gens suspects. Il est vrai que ce
citoyen s'appelle Nantouillet ; il est vrai que ce
Nantouillet étant venu voir, en 1791 ou 1792,
ce Vaillant qui, par parenthèse est un mien cou-
sin, celui-ci ne l'a point mis à la porte, quoiqu'il fût
un ci-devant. Mais, bon Dieu ! sera-t-on un scé-
lérat, un conspirateur, pour n'avoir pas chassé
àe sa maison un ci-devant noble, il y a deux ans?
Si ce sont là des crimes, monsieur Nicolas, je
plains ceux que vous jugez. J'ai vu André Dumont,
qui n'est pourtant pas suspect de modérantisme,
hausser les épaules de pitié de cette arrestation ,
et il a rendu la liberté au citoyen Vaillant. Si, moi ,
pour avoir demandé la liberté de mon parent em-
prisonné pour une telle pécadille ,je frise la guil-
lotine, que ferez- vous donc à André Dumont, qui
l'a accordée? Et sied-il à un juré du tribunal révo-
lutionnaire d'envoyer si légèrement à la guillotine?
— m —
Je ne puis retenir ma langue, et quelque dan-
ger qu'il y ait a avoir une rixe avec un juré du
tribunal révolutionnaire , dénonciation pour dé
nonciation. En janvier dernier , j'ai encore vu
M. Nicolas diner avec une pomme cuite, et ceci
n'est pas un reproche. ^ Plût à Dieu que dans une
cabane, et ignoré au fond de quelque départe-
ment , je fisse avec ma femme de semblables re-
pas ! ) Voici ce qu'était alors le citoyen Nicolas.
Dans les premières années de la révolution , eom-
mie Robespierre courait plus de dangers qu'aucun
de nous, à cause que son talent et sa popularité
éîaient plus dangereux aux contre-révolutionnai-
res, les patriotes ne k laissaient pas sot tir seul :
c'était Nicolas qui l'accompagnait toute l'année ,
et qui grand et fort , armé d'un simple bâton ,
valait à lui seul une compagnie de muscadins.
Gomme tous les patriotes aiment Robespierre^
comme , dans le fond , Nicolas est un patriote ,
et qu'il n'y a que la séduction du pouvoir et
l'éblouissante nouveauté d'une si grande puis
sance entre ses mains , que celle de vie et de
mort , qui peut lui avoir tourné la tête, nous
l'avons nommé juré du tribunal révolutionnaire
doat il est en même temps imprimeur. Or , et
c'est par où je voulais conclure , sans me permet-
6,
— 8'4 —
tre aucune réflexion , croirait- on qu'à ce sans-
culotte , qui vivait si sobrement en janvier, il est
dû , en nivôse , plus de i 5o mille francs , pour
impressions, par le tribunal révolutionaire, tan-
dis que moi , qu'il accuse , je n'ai pas accru mon
pécule d'un denier. C'est ainsi que moi je suis un
aristocrate qui frise la guillotine , et que Nicolas
est un sans-culotte qui frise la fortune.
Défiez-vous, monsieur Nicolas, de l'intérêt
personnel qni se glisse même dans les meilleures
intentions. Parce que vous êtes l'imprimeur de
Bouchotte , est-ce une raison pour que je ne puisse
l'appeler Georges sans friser la guillotine ? J'ai
bien appelé Louis XVI mon gros benêt de roi,
en 1787 , sans être embastillé pour cela. Bou-
cbotte serait-il un plus grand seigneur? Vous,
Nicolas, qui avez aux Jacobins l'influence d'un
compagnon, d'un ami de Robespierre ; vous qui
savez que mes intentions ne sont pas contre-ré-
volutionnaires , comment avez-vous cru les pro-
pos qu'on tient dans certains bureaux ? comment
les avez-vous crus plutôt que les discours de Ro-
bespierre , qui m'a suivi presque depuis l'enfance ,
et qui , quelques jours auparavant , m'avait ren-
du ce témoignage que j'oppose à la calomnie :
quil ne connaissait pas un meilleur républicain
— 85 —
que moi ; que je Vêtais par instinct , par sen-
timent plutôt que par choix , et qu'il m'était
même impossible d'être autre chose, Citez-mo.
quelqu'un dont on ait fait un plus bel éloge ?
Cependant les tape-durs ont cru Nicolas plutôt
que Robespierre; et déjà, dans les groupes, on
m'appelle un conspirateur. Cela est vrai , ci-
toyens y voilà cinq ans que je conspire pour ren-
dre la France républicaine^ heureuse et floris-
sante.
J'ai conspiré pour votre liberté bien avant le
m juillet. Robespierre vous a parlé de cette ti-
rade énergique de vers , avant-coureurs de la ré-
volution. Je conspirais le 12 juillet, quand, le pis-
tolet à la main, j'appelais la nation aux armes et à
la liberté, et que j'ai pris, le premier, cette co-
carde nationale que vous ne pouvez pas attacher
à votre chapeau sans vous souvenir de moi. Mes
ennemis, ou plutôt les ennemis de la liberté, car
je ne puis en avoir d'autres, me permettent-ils
de lire cette pièce justificative?
« Alors parut Camille-Desmoulins; il faut l'é-
couter lui-même : - — Il était deux heures et de-
mie; je venais sonder le peuple. Ma colère con-
tre les despotes était tournée en désespoir. Je ne
voyais pas les groupes, quoique vivement émus
— 86 —
ou consternés , assez disposés au soulèvement.
Trois jeunes gens me parurent agités d'un plus
véhément courage; ils se tenaient par la main. Je
vis qu'ils étaient venus au Palais-Royal dans le
même dessein que moi ; quelques citoyens passifs
les suivaient : — Messieurs, leur dis-je , voici un
commencement d'attroupement civique ; il faut
qu'un de nous se dévoue, et monte sur une table
pour haranguer le peuple. — Montez-y. — J'y
consens. — Aussitôt je fus plutôt porté sur la ta-
ble que je n'y montai. A peine y étais-je, que je
me vis entouré d'une foule immense. Yoici ma
courte harangue que je n'oublierai jamais :
« Citoyens! il n'y a pas un moment à perdre,
J'arrive de Versailles ; M. Necker est renvoyé : ce
renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélémy de pa-
triotes : ce soir tous les bataillons suisses et alle-
mands sortiront du Champ-de-Mars pour nous
égorger. Il ne nous reste qu'une ressource , c'est
de courir aux armes et de prendre des cocardes
pour nous reconnaître,
« J'avais les larmes aux yeux, et je parlais avec-
une action que je ne pourrais ni retrouver, ni
peindre. Ma motion fut reçue a\ec des applaudis-
semens infinis. Je continuai ; — Quelles couleurs
voulez-vous? — Quelqu'un s'écria : Choisissez.
— 87 —
— Voulez-vous le vert, couleur de l'espérance ,
ou le bleu de Cincinnatns, couleur de la liberté
d'Amérique et de la démocratie? — Des voix s'é-
levèrent : Le vert couleur de l'espérance ! —
Alors je m'écriai : Amis! le signal est dorme: voici
les espions et les satellites de la police qui me re-
gardent en face. Je ne tomberai pas du moins vi-
vant entre leurs mains. Puis, tirant deux pistolets
de ma poche, je dis : Que tous les citoyens m'i-
mitent ! Je descendis étouffé d'embrassemens ; les
uns me serraient contre leurs coenrs; d'autres me
baignaient de leurs larmes : un citoyen de Tou-
louse, craignant pour mes jours, ne voulut ja-
mais in'abandonner. Cependant on m'avait ap-
porté un ruban vert; j'en mis le premier a mon
chapeau, et j'en distribuai à ceux qui m'environ-
naient. »
Depuis , je n'ai cessé de conspirer, avec Dan-
ton et Robespierre, contre les tyrans. J'ai con-
spiré dans la France libre , dans le discours de
la Lanterne aux Parisiens, dans les Révolutions
de France et de Brabant, dans la Tribune des
Patriotes. Mes huit volumes in-8°. attestent tou-
tes mes conspirations contre les aristocrates de
foute espèce, les Royalistes, lesFeuillans, les Bris-
sotins, les Fédéralistes. Qu'on mette les scellés
— 88 —
chez moi , et on verra quelle multitude de suf-
frages, les plus honorables qu'un homme puisse
recevoir, m'est venue des quatre parties du
monde.
, Qu'on parcourre mes écrits, mes opinions, mes
appels nominaux , je défie qu'on me cite une seule
phrase dans ces huit volumes où j'aie varié dans
les principes républicains, et dévié de la ligne
de la Déclaration des droits. Depuis Necker et
le système des deux chambres , jusqu'à Brissot et
au fédéralisme, qu'on me cite un seul conspira-
teur dont je n'aie levé le masque bien avant qu'il
ne fut tombé. J'ai toujours eu six mois, et même
dix-huit mois d'avance sur l'opinion publique.
Je les ai encore ces six mois d'avance; et j'ajourne
a un temps moins éloigné votre changement
d'opinion sur mon compte. Ou avez-vous pris
vos actes d'accusation contre Bailly,Lafayette, Ma-
louet, Mirabeau, les Lameth, Pétion, d'Orléans,
Sillery, Brissot, Dumouriez , sinon dans ce que
j'avais conjecturé long-temps auparavant dans
mes écrits , que le temps a confirmés depuis ? Et
je vous l'ai déjà dit , ce à quoi personne ne fait
attention en ce moment , mais qui, bien plus que
mes ouvrages , m'honorera auprès des républi-
cains dans la postérité , c'est que j'avais été lié
— 89 —
avec la plupart de ces hommes que j'ai dénoncés,
et que je n'ai cessé de poursuivre du moment
qu'ils ont changé de parti; c'est que j'ai été plus
fidèle à la patrie qu'à l'amitié : c'est que l'amour
de la république a triomphe de mes affections
personnelles ; et il a fallu qu'ils fussent condam-
nés pour que je leur tendisse la main , comme à
Bar n ave.
Il est bien facile aux patriotes du 10 août, aux
patriotes de la troisième ou quatrième , je ne dis
pas réquisition, mais perquisition, aujourd'hui que
l'argent et les places éminentes sont presque une
calamité, de se parer de leur incorruptibilité d'un
jour. Necker, à l'apogée de sa gloire, et après son
deuxième rappel , a-t-il cherché à les séduire,
comme moi, dans l'affaire des boulangers? La-
fayette, dans les plus beaux jours de sa fortune,
les a-t-il fait applaudir par ses aides-de-camp ,.
quand ils sortaient de chez lui, et traversaient son
antichambre? Ont-ils été environnés, à Belle-
chasse, de pièges glissans et presque inévitables?
A-t-on tenté leurs yeux par les charmes les plus
séduisans , leurs mains par l'appât d'une riche
dot, leur ambition par la perspective du minis-
tère, leur paresse par celle d'une maison déli-
cieuse dans les Pyrénées? Les a ton mis aune
— $0 —
épreuve plus difficile, celle de renoncer à l'ami-
tié de Barnave et des Lameth , et de s'arracher à
celle de Mirabeau que j'aimais à l'idolâtrie et
comme une maîtresse? A tous ces avantages ont-
ils préféré la fuite et les décrets de prise de corps ?
Ont-ils été obligés de condamner tant de leurs
amis avec qui ils avaient commencé la révolution.
O peuple! apprends à connaître tes vieux amis,
et demande aux nouveaux qui m'accusent s'il
se trouve un seul parmi eux qui puisse produire
tant de titres à la confiance ?
Mon véritable crime , je n'en doute pas, c'est
qu'on sait que j'ai dit, qu'avant dix numéros,
j'aurais démasqué encore une fois tous les traîtres,
les nouveaux conspirateurs, et la cabale de Pitt
qui craint les révélations de mon journal. On
n'ose se mesurer avec le vieux Cordelier , qui a
repris sa plume polémique signalée par tant de
victoires sur tous les conspirateurs passés , et ou
a pris le parti le plus court de me faire des que-
relies d'allemand , et de reproduire des dénoncia-
tions usées , et que Robespierre vous a fait mettre
sous les pieds. Mais voyons quels sont les prétex
tes de cet acharnement contre moi.
Des hommes, mes ennemis à découvert, et en
..ivre! ceux de la république, ne savent que me
— n —
reprocher éternellement , depuis oint} mois, d'a-
voir défendu Dillon. Mais si Dillon était si cou-
pable, que ne le faisiez-vous donc juger? Pour-
quoi ne veut- on voir qu'un général que j'ai
défendu, et ne regarde t-on pas cette foule de
généraux que j'ai accusés? Si c'était un traître
que j'eusse voulu défendre , pourquoi aurais-je
accusé ses complices?
Si l'on veut que je sois criminel pour avoir
défendu Dillon , il n'y a pas de raison pour que
Robespierre ne soit pas criminel aussi pour avoir
pris la défense de Camille-Desmoulins qui avait
pris la défense de Dillon. Depuis quand est-ce
un crime d'avoir défendu quelqu'un ? Depuis
quand l'homme est-il infaillible et exempt d'er-
reurs ?
Collot-d'Herbois lui-même qui, sans me nom-
mer, est tombé sur moi avec une si lourde rai-
deur, à la dernière séance des Jacobins , et qui ,
à propos du suicide de Gaillard, s'est mis en
scène, et a fait une vraie tragédie pour exciter
contre moi les passions des tribunes, ou l'on avait
payé, ce jour-là, des places jusqu'à 25 livres,
tant M, Pitt mettait d'importance à l'expulsion
de la société des quatre membres dénoncés, Fahre
dEgiantinc , Bourdon de l'Oise, Pliilippeaux et
— 92 —
moi; Collot-d'Herbois ne s'était-il pas trompe lui-
même sur un général qui a livré Toulon? sur
Brunet. N'a-t-il pas défendu Prolj? Si je voulais
user de représailles contre Collot , je n'aurais
qu'à laisser courir ma plume, armée de faits plus
forts que sa dénonciation. Mais j'immole à la pa-
trie mes ressentimens de la violente sortie de
Collot contre moi : nous ne sommes pas trop forts ,
tous les vrais patriotes ensemble, et serrés les uns
contre les autres, pour faire tête à l'aristocratie,
canonnant et livrant des batailles autour des fron-
tières , et au faux patriotisme ou plutôt à la
même aristocratie, plus lâche, cabalant et intri-
gaillant dans l'intérieur. J'ai eu le tort, et on ma
fait le reproche juste, d'avoir trop écouté l'amour-
propre blessé, et d'avoir pincé trop au vif un ex-
cellent patriote , notre cher Legendre : je veux
montrer que je ne suis pas incorrigible, en re-
nonçant aujourd'hui à des représailles bien légiti-
mes. J'avertis seulement Collot d'être en garde
contre les louanges petfîdes et exclusives , et de
rejeter avec mépris, comme a fait Robespierre,
celles de ce Père Duchesne, des lèvres de qui tout
Paris a remarqué qu'il ne découlait que du sucre
et du miel, quin'avait que des joies, dont les jure-
mens même étaient ftutés et doucereux, depuis le
— 98 —
retour de Danton , et qui tout à eoup, à l'arrivée
de Collot-dHerbois, reprend ses moustaches, ses
colères , et ses grandes dénonciations contre les
vieux Cordeliers, et ne craint pas de s'écrier in-
discrètement : Le géant est arrivé, il va terras-
ser les pygmèes. La publicité de ce mot, qui ne
pourrait point dépopulariseiv, mais seulement ri-
diculiser celui qui en est l'objet, s'il n'avait pas
désavoué cette flagornerie d'Hébert , qui cherche
à se retirer sous le canon de Collot ; cette publi-
cité sera la seule petite piqûre d'amour-propre à
amour-propre que je me permettrai de faire a
mon collègue. Je saurai toujours distinguer eutre
le Père Duchesne et le bon père Gérard, entre
Collot-Châteauvieux et Hébert Contre-marque.
Voilà à propos de Dillon une bien longue pa-
renthèse, tandis qne , pour ma justification, j'a-
vais seulement à observer que les meilleurs pa-
triotes n'étaient pas exempts de prévention ; que
Collot- d'Herbois lui-même avait défendu des gens
plus suspects que Dillon; bien plus , je pose en
fait qu'il n'est pas un député à la montagne à qui
on ne puisse reprocher quelque erreur et son
Dillon.
Pardon, mes chers souscripteurs, mais croi-
riez-vous que je ne suis pas encore bien convaincu
— n -
que ce général , qu'on ne cesse de me jeter aux
jambes, soit un traître3
Voilà six mois que je m'abstiens cie parler de
lui ni en bien , ni en mal Je me suis contente
cîe communiquer à Robespierre, il y a trois mois,
la note qu'il m'avait fait passer sur Carteaux.
Eh bien! la trahison de Carteaux vient de justi-
fier cette note.
Ici remarquez , qu'il va quatre semaines, Hé-
bert a présenté aux Jacobins un soldat qui est
venu faire le plus pompeux éloge de Carteaux ,
et décrier nos deux Cordeliers, Lapoype et ce
Fréron, qui est venu pourtant à bout de prendre
Toulon, en dépit de l'envie et malgré les calom-
nies; car Hébert appelait Fréron comme il m'ap-
pelle, un ci -devant patriote , un muscadin, un
Sardanajmle, unviédasse. Remarquez, citoyens,
que depuis deux mois le patriote Hébert n'a cessé
de diffamer Barras et Fréron, de demander leur
rappel au comité de salut public et de prôner
Carteaux, sans qui Lapoype aurait peut-être re-
pris Toulon , il y a six semaines, lorsque ce géné-
ral s'était déjà emparé du- fort Pharon. Remarquez
que c'est lorsque Hébert a vu qu'il ne pouvait ve-
nir à- bout d'en imposera Robespierre sur le compte
de Fréron. parce que Robespierre connaît les vieux
**•
— % —
Cordeliers, parce qu'il connaît Fréron, connue il
me eonnail . ; remarquez que cV>! alors qu'est ve-
nue au comité de salut public, on ne sait d'où,
cette fausse iettre signée Fréron et Barras-, cette
lettre qui ressemble si fort à celle qu'on a fait par-
venir, il y a deux jours, à la section des Quinze-
Vingts, par laquelle il semblait que d'Églantine,
Bourbon de l'Oise, Philippeaux et moi voulions
soulever les sections. Oh ! mon cher Fréron , c'est
par ces artifices grossiers que les patriotes du 10
août minent les piliers de ¥ ancien district des
Cordeliers. Tu écrivais, il y a dix jours, à ma
femme : « Je ne rêve qu'à Toulon , ou j'y périrai
« ou je le rendrai à la république; je pars. La canon-
ce nade commencera aussitôt mon arrivée; nous a-1-
« Ions gagner un laurier ou un saule: préparez-moi
«l'un ou l'autre. » Oh! mon brave Fréron, nous
avons pleuré de joie tous les deux en apprenant ce
matin la victoire de la république, et que c'était
avec des lauriers que nous irions au- devant de loi,
et non pas avec des saules au-devant de ta cendre.
C'est en montant le premier à i assaut avec Sali-
eetri et le digne frère de Robespierre, que tu as
répondu aux calomnies d'Hébert. C'est donc à
Paris comme à Marseille! Je vais citer tes paroles,
parce que celles d'un triomphateur auront plus
— % —
de poids que les miennes: Tu nous écris dans dette
même lettre : « Je ne sais pas si Camille voit comme
« moi, mais il me semble qu'on veut pousser la
« société populaire au-delà du but, et leur faire
« faire, sans s'en douter, la contre-révolution par
« des mesures ultra-révolutionnaires. La discorde
» secoue ses torches parmi les patriotes. Des
« hommes ambitieux, qui veulent s'emparer du
« gouvernement, font tous leurs efforts pour noir-
« cir les hommes les plus purs, les hommes à
« moyens et à caractère, les patriotes de la prê-
te mière fournée : ce qui vient de se passer a Mar-
« seille en est une preuve. » Eh quoi! mon pauvre
Martin, tu étais donc poursuivi à la fois par les
Pères Duchesnes de Paris et des Bouches -du-
llhône? Et sans le savoir, par cet instinct qui
n'égare jamais les vrais républicains, à deux cents
lieues l'un de l'autre, moi avec mon écritoire, toi
avec ta voix sonore, nous faisions la guerre aux
mêmes ennemis! Mais il faut rompre avec toi ce
colloque, et revenir a ma justification.
Il faut que je le répète pour la centième fois,
puisqu'on m'en a absous inutilement quatre-vingt-
dix-neuf; il n'est pas vrai de dire que j'ai défendu
Dillon; j'ai demandé qu'on le jugeât; et n'est-il
pas évident que si on pouvait accuser quelqu'un
— 97 —
de le défendre, ce serait plutôt ceux qui n'ont pas
demandé , comme moi , qu'il fut jugé. Ainsi tombe
d'abord l'éternelle dénonciation contre Camille-
Desmoulins. Quel doit être , dans le sac de mon
adversaire, le déficit des pièces contre moi, puis-
qu'ils sont réduits à me reprocher éternellement
d'avoir défendu un général à qui on ne peut con-
tester de grands services à la cote de Biesme!
La plus courte justification ennuie. Pour sou-
tenir l'attention, je lâche de mêler la mienne de
traits de satire, qui ne fassent qu'effleurer le pa-
triote, et percent de part en part le contre-révo-
lutionnaire déguisé sous le rouge bonnet que ma
main jette à bas. Au sortir de la Convention je
retourne au Vieux Cordelier; et, selon que je
suis affecté de la séance, une teinte de gaîté ou de
tristesse se répand sur la page que j'écris et sur
ma correspondance avec mes abonnés. Barère au-
jourd'hui a rembruni mes idées, et mon travail
de ce soir se sentira dé ma mélancolie.
Est-il donc possible qu'on ait dirigé contre moi
un rapport dont le décret présentait absolument
mes conclusions? C'était tellement mes conclu-
sions, que Robespierre a fait passer à l'ordre du
jour sur ce projet de décret, comme ressemblant
trop à mon comité de clémence. Convenez, mes
7
— 98 —
chers collègues, que j'ai eu du moins le courage
douvrirlà une discussion grande, et que l'honneur
de rassemblée nationale demandait qu'elle abor-
dât. J'aurai eu le mérite d'avoir fait luire le premier
un rayon d'espoir aux patriotes détenus. Les mai-
sons de suspicion ne ressembleront plus, jusqu'à
la paix , à l'enfer de Dante, où il n'y a point (V es-
pérance. N'cussé-je fait que ce bien, je méritais
de Barère plus de ménagemens, et qu'il ne frap-
pât point si fort. Au demeurant, le plus grand
honneur qu'on pût faire a mon journal était as-
surément cette censure du comité de salut public ,
et le décret qui en ordonne l'insertion au bulle-
tin. C'est donner a ma plume une grande impor-
tance. Un jour la postérité jugera entre les sus-
pects de Barère et les suspects de Tacite. Pro\i-
soirement les patriotes vont être contens de moi;
car, après celte censure solennelle du comité de
salut public, j'ai fait comme Fénélon, montant
en chaire pour publier le bref du pape, qui con-
damnait les Maximes des Saints , et les lacérant
lui-même, je suis prêt à brûler mon numéro 3;
et déjà j'ai défendu à Desenne de le réimprimer,
au moins sans le cartonner.
Comme le comité de salut public n'a pas dédai-
gne de réfuter mon numéro 4> pour éclairer tout
— 99 —
à fait sa religion , je lui dois le rétablissement d'un
fait, sur lequel son rapporteur a altéré Thucy-
dide : j'en demande pardon à Barère.
Mais assurément Athènes ne jouissait pas tV une
paix profonde , quand Thrasybule fit prononcer
dans rassemblée générale du peuple que personne
ne serait inquiété ni poursuivi , hors les trente
tyrans. Ces trente tyrans étaient à peu près à la
population d'Athènes, qui ne se composait guère
que de vingt mille citoyens , comme nos aristo-
crates prononces sont à notre population de vingt-
cinq millions d'hommes. L'histoire dit positive-
ment que ce sage décret mit fin aux dissensions
civiles, réunit tous les esprits, et valut à Thrasy-
bule le surnom de restaurateur de la paix.
Au reste, Barère a terminé une critique amère
de l'ouvrage par un hommage public au patrio-
tisme de l'auteur. Mais dans sa nomenclature des
gens suspects, et à l'occasion de sa remarque judi-
cieuse , que ceux-là l'étaient véritablement qui, au
heu de ressentir de la joie de la prise de Toulon,
présentaient une mine allongée, Barère pouvait
me rendre un autre témoignage. Il aurait pu dire
que ce jour-là même, me trouvant à dîner avec
lui, je lui avais dit : « Voilà les hommes vraiment
a suspects; voilà ceux à l'arrestation desquels je
7<
— 100 —
« serais le premier à applaudir, ceux que cvttt*
« conquête de Toulon a attristés ou seulement
« laissés tout de glace, et non pas, comme je l'ai
« lu dans une certaine dénonciation , M. tel, parce
« qu'il est logé luxurieusement. »
Que pensera le lecteur impartial de voir Barère,
je ne dis pas s'emparer de mon idée, et s'en faire
honneur à la tribune de la Convention mais h ce
plagiat joindre la petite malice de publier à la tri-
bune que je n'admettais point de gens suspects
Si Barère m'avait cité, si au moins il avait dit
que je partageais son opinion , les républicains
les plus soupçonneux auraient vu que moi aussi
je voulais des maisons de suspicion, et que je ne
différais d'opinion que sur le signalement des
suspects. Mais je le vois, Barère a craint la grande
colère du Père Duchesne, et la dénonciation ité-
rative de Al. de Fieux-Sac, et dans son rapport,
il a ouvert la main toute entière pour la satire,
et le petit doigt seulement pour l'éloge.
Où les diviseurs de la montagne veulent -ils
nous mener par les calomnies qu'ils chuchotent
aux oreilles des patriotes? Quelle est cette perfidie
de s'accrocher à une phrase de mon numéro 4s
de la détacher de l'amendement et de la note qui
y est jointe? Y at-il une mauvaise foi plus cou-
— loi —
pable? Déjà on ne se reconnaît plus à la mon-
tagne. Si c'était un vieux Cordelier comme moi ,
un patriote reciiligne, Billaud - Varennes , par
exemple, qui m'eût gourmande si durement 3 sus-
tinuissem utique , j'aurais dit : C'est le soufflet du
bouillant saint Paul au bon saint Pierre qui avait
péché! Mais toi, mon cher Barère! toi, l'heureux
tuteur de Paméla! toi le président des Feudlanst
qui as proposé le comité des douze, toi qui , le i
juin, mettait en délibération dans le comité de
salut public, si Von n arrêterait pas Danton!
toi, dont je pourrais relever bien d'autres fautes,
si je voulais feuiller le Vieux-sac, que tu de-
viennes to u t - à - cou p u n passe - Robespierre , e I
que je sois par toi colaphisé si sec! J'avoue que ce
soufflet m'a fait voir trente-six chandelles, et que
je me frotte encore les yeux. Quoi! c'est toi qui
m'accuse de modérantisme! quoi! c'est toi, cama-
rade montagnard du 3 juin, qui donne àGamille-
Desmoulins un brevet de civisme! sans ce certi-
ficat, j'allais passer pour Un modéré. Que vois-je?
Je parle de moi , et déjà dans les groupes , c'est
Robespierre même qu'on ose soupçonner de mo-
dérantisme. Oh! la belle chose que de n'avoir point
de principes, que de savoir prendre le vent , et
qu'on est heureux d'être une girouette!
— 102 —
Citoyens, remarquez bien tous ceux qui m'ac-
cusent de peccadilles, et je gage que, dans leur
vie, vous trouverez de semblables erreurs, de ces
erreurs lourdes que je ne leur ai pourtant jamais
reprochées, par amour de la concorde et de l'union,
moi qu'on accuse de noircir les patriotes. Je vous
rends aussi justice, Barère ; j'aime votre talent,
vos services, et je proclame aussi votre patrio-
tisme; quant à vos torts, Robespierre vous en a
donné l'absolution, et je ne suis point appelant,
comme M. Nicolas, du jugement de Robespierre.
Mais quel est le reptile si rampant, qui, lorsqu'on
lui marche dessus, <ne se relève et ne morde? Et
la république ne peut exiger de moi de tendre
l'autre joue.
Tout cela n'est qu'une querelle de ménage avec
mes amrs \es patriotes Collot et Barère; mais je
vais eji*e à mon tour b en colère contre le
Père Duchesne qui m'appelle « un misérable in-
trigailleur, un viédase à mènera la guillotine, un
conspirateur qui veut qu'on ouvre toutes les pri-
sons pour en faire une nouvelle Vendée; un endor-
meur payé par Pitt , un bourriquet a longues
oreilles. » Attends-moi, Hébert; je suis à toi
dans un moment. Ici ce n'est pas avec des in-
jures grossières et des mots que je vais t attaquer,
— 103 —
c'est avec des faits. Je vais te démasquer coin me
j'ai démasqué Brissot, et faire la société juge
entre toi et moi.
Le rayon d'espérance que j'ai fait luire au fond
des prisons ;iux patriotes détenus , l'image du bon-
heur à venir de la république française, que j'ai
présenté à l'avance et par anticipation à mes lec-
teurs , et le seul nom de comité de clémence que
j'ai prononcé, à tort si Ton veut, pour le moment,
ce mot seul, a-t-il fait sur toi, Hébert , l'effet du
fouet des furies ? n'as-tu donc pu supporter l'idée
que la nation fût un jour heureuse et un peuple
de frères? Puisqu'à ce mot de clémence, que
j'avais pourtant si fort amentié, en ajoutant: Ar-
rière la pensée dune amnistie } arrière V ou-
verture des prisons , te voilà à te manger le sang,
à entrer dans une colère de bougre, à tomber en
syncope, et à en perdre la raison au point de me dé»
noncer si ridiculement aux Jacobins, pour avoir
épousé , d i s - 1 u , // n c fem m e rie h e .
Je ne dirai qu'un mot de ma femme. J'avais tou-
jours cru à l'immortalité de Famé, Après tant de
sacrifices d'intérêts personnels que j'avais faits à
la liberté et au bonheur du peuple , je me disais,
au fort de la persécution ; Il faut que les récom-
penses attendent la vertu ailleurs» Mais mon ma-
— 106. —
nage est si heureux, mon bonheur domestique si
grand, que j'ai craint d'avoir reçu ma récompense
sur la terre , et j'avais perdu ma démonstration de
l'immortalité. Maintenant tes persécutions, ton
déchaînement contre moi , et tes lâches calomnies,
me rendent tonte mon espérance.
Quant à la fortune de ma femme, elle m'a ap-
porté quatre mille livres de rentes, ce qui est tout
ce que je possède. Dans cette révolution ou, je
puis le dire , j'ai joué un assez grand rôle, où j'ai
été un écrivain polémique, recherché tour-à-tour
par tous les partis qui m'ont trouvé incorruptible,
où, quelque temps avant le 10 août, on a mar-
chandé jusqu'à mon silence, et fort chèrement;
eh bien ! dans cette révolution où depuis j'ai été
successsivement secrétaire - général du départe-
ment de la justice, et représentant du peuple à
la Convention, ma fortune ne s'est pas accrue
d'un sou. Hébert pourrait-il en dire autant?
Est-ce toi qui oses parler de ma fortune, toi
que tout Paris a vu, il y a deux ans, receveur des
contre-marques, à la porte des Variétés dont tu
as été rayé; pour cause dont tu ne peux pas avoir
perdu le souvenir? Est-ce toi qui oses parler de
mes quatre mille livres de rentes, toi qui , sans-
culotte, et sous une méchante perruque de crin?
- 105 —
dans la feuille hypocrite , dans ta maison loge
aussi luxurieusement qiiun homme suspect ,
reçois cent vingt mille livres de traitement du
ministre Bouchotte , pour soutenir les motions des
Cloots, des Proly, de ton journal officiellement
contre-révolutionnaire, comme je le prouverai.
Cent-vingt mille livres à ce pauvre sans -cu-
lotte Hébert, pour calomnier Danton, Lindet,
Cambon , Thuriot, Lacroix, Philippeaux, Bour-
don de l'Oise, Barras, d'Eglantine, Fréron, Le-
gendre, Camille-Desmoulins, et presque tous les
commissaires de la Convention ! pour inonder la
France de ses écrits, si propres à former l'esprit et
le cœur! cent vingt mille francs !.. de Bouchotte!..
S'élonnera-t-on , après cela, de cette exclamation
filiale d'Hébert , a la séance des Jacobins : « Oser
attaquer Bouchotte ! ( oser l'appeler Georges ! )
Bouchotte a qui on ne peut reprocher la plus lé-
gère faute! Bouchotte qui a mis à la tête des ar-
mées des généraux sans-culotte, Bouchotte le pa-
triote le plus pur! » Je suis surpris que dans le
transport de sa reconnaissance, le Père Duchesne
ne se soit pas écrié : Bouchotte qui m'a donné
cent vingt mille livres depuis le mois de juin !
Quel sera le mépris des citoyens pour cet im-
pudent Père Duchesne, quand, à la fin de ce nu-
- 106 —
méro 5 , ils apprendront par une note , levée sur
les registres de la trésorerie, que le cafard qui nie
reproche de distribuer gratis un journal que tout
Paris court acheter, a reçu, en un seul jour d'oc
tobre dernier, soixante mille francs de Mecenas
Bouchotte pour six cent mille numéros, et que,
par une addition facile, le lecteur verra que le
fripon d'Hébert a volé, ce jour -là seul, qua
rante mille francs à la nation.
Déjà quelle a dû être l'indignation de tout pa-
triote qui a un peu de mémoire, et qui réfléchit,
quand parce que j'ai , dans mon journal , réclamé
la liberté de la presse pour les écrivains, la liber-
té des opinions pour les députés, c'est-à-dire les
premiers principes de la Déclaration des droits,
il a vu Hébert jeter les hauts cris contre moi, lui ,
cet effronté ambitieux qui , au moment ou un en-
chaînement de victoires ne ralentissait pas le mou-
vement révolutionnaire, au moment où la néces-
sité des mesures révolutionnaires était sentie de
tous les patriotes, il y a deux mois, a osé, dans sa
feuille , récla mer la constitution ir£t demander
qu on organisât le conseil exécutif y aux termes
de l'acte constitutionnel , parce qu'il lui semblait
qu'il ne pouvait manquer que d être un des vingt-
quatre membres!
— 107 —
Que tu aies reçu de Boucliotle en un seul jour,
au mois d'octobre, soixante mille francs pour crier
dans ta feuille aux quatre coins de la France :
Psaphon est un Dieu, et pour calomnier Danton ,
c'est la moindre de tes infamies. Tes numéros et
tes contradictions à la main , je suis prêt à prou-
ver que tu es un avilisseur du peuple français
et de la Convention y et un scélérat, déjà aux
yeux des patriotes et des clairvoyans non moins
démasqué que Brissot , dont les agens de Pitt
t'avaient fait le continuateur, et entrepreneur de
contre-révolution par un autre extrême, lorsque
Pitt, GaFonne et Luchésini , voyant les Girondins
usés, ont voulu essayer s'ils ne pourraient pas
faire, par la sottise et l'ignorance, cette contre -
révolution qu'ils n'avaient pu faire avec tant de
gens d'esprit, depuis Malouet jusqu'à Gensonné.
Je n'ai pas besoin de me jeter dans ces re-
cherches. Toi qui me parles de mes sociétés, crois
tu que j'ignore que tes sociétés c'est une femme
RochecJiouart , agente des émigrés, c'est le ban-
quier Kocke, chez qui toi et ta Jacqueline vous
passez à la campagne les beaux jours de l'été ?
Penscs-tu que j'ignore que c'est avec l'intime de
Dumouriez, le banquier hollandais Kocke, que
le grand patriote Hébert, après avoir calomnié
— 108 —
clans sa feuille les hommes les plus purs de la ré-
publique, allait dans sa grande joie, lui et sa
Jacqueline, boire le vin de Pitt et porter des
toasts à la ruine des réputations des fondateurs de
la liberté? Crois- tu que je n'aie pas remarqué
qu'en effet tu n'as jamais sonné le mot de tel dé-
puté, lorsque lu tombais h bras raccourcis sur
Chabot et Basire? Crois-tu que je n'aie pas devi-
né que tu n'as jeté les hauts cris contre ces deux
députés que parce que , après avoir été attirés,
sans s'en douter peut-être, dans la conspiration
de tes ultra-révolutionnaires, bientôt, à la vue
des maux qui allaient déchirer la patrie, ayant re-
culé d'horreur, ayant paru chanceler, ayant com-
battu même quelques projets de décrets , qui
n'étaient pourtant que les précurseurs éloignés
des motions liberticides que tu préparais toi et
les complices, tu t'es empressé de prévenir Ba-
sire et Chabot , et de les perdre avant que tu ne
fusses perdu par eux? Crois-tu qu'on ne m'a pas
raconté qu'en 1790 et 1791 tu as persécuté M a-
rat. Tu as écrit pour les aristocrates; tu ne le
pourras nier, tu serais confondu par les témoins?
Crois-tu enfin que je ne sache pas positivement
que tu as trafiqué de la liberté des citoyens, et
que je ne me souvienne pas de ce qu'un de mes
— 109 —
collègues a dit à moi et à plus de vingt députés,
que tu avais reçu une forte somme pour l'élargis-
sement, je ne sais pas bien si c'était d'un émigré
ou d'un prisonnier, et que depuis, une personne,
témoin de ta vénalité , t'avait menacé de la révé-
ler si tu t'avisais de maltraiter encore Chabot dans
tes feuilles , fait que le représentant du peuple
Chaudron Rousseau nous a même assuré qu'il al-
lait déposer au comité de surveillance? Ce sont
là des faits autrement graves que ceux que tu
m'imputes.
Regarde ta vie, depuis le temps où tu étais un
respectable frater à qui un médecin de notre con-
naissance faisait faire des saignées pour douze
sous, jusqu'à ce moment où, devenu notre méde.
cin politique, et le docteur Sangrado du peuple
français, tu lui ordonnes des saignées si copieuses,
moyennant \io mille livres de traitement que te
donne Bouchotte : regarde ta vie entière, et ose
dire à quel titre tu te fais ainsi l'arbitre des répu-
tations aux Jacobins?
Est-ce à titre de tes anciens services? Mais
quand Danton, d'Églantine et Paré, nos trois an-
ciens présidens permanens des Cordelicrs (du dis-
trict s'entend), soutenaient un siège pour Ma rat;,
quand Thuriot assiégeait la Bastille; quand Fré-
— 110 —
ion faisait ï Orateur du Peuple; quand moi
sans craindre les assassins de Loustaiot et les
sentences de Talon , j'osais, il y a trois ans, dé-
fendre presque seul Yami du peuple et le pro-
clamer le divin Marat; quand tous ces vétérans que
lu calomnies aujourd'hui, se signalaient pour la
cause populaire, où étais-tu alors, Hébert? Tu
distribuais tes contre-marques, et on m'assure que
les directeurs se plaignaient de la recette (i). On
m'assure que lu t'étais même opposé, aux Corde-
liers, à l'insurrection du 10 août. On m'assure....,
ce qui est certain, ce que tu ne pourras nier, car
il y a des témoins, c'est qu'en 1790 et 1791 lu
dénigrais, tu poursuivais Marat ; que tu as pré
tendu, après sa mort, qu'il t'avait laissé son man-
teau, dont tu t'es fait tou-tà-coup le disciple Elisée,
et le légataire universel. Ce qui est certain, c'est
(1) On disait un jour à un des acteurs du théâtre de la Ré-
publique, que le père Ducliesne était près d'entrer en colère
contre eux : • J'ai peine à le croire, répondit celui-ci : nous
avons la preuve dans nos registres qu'il nous a volés avant qu'il fût
procureur de la commune. Il faut faire supprimer ces registres,
père Ducliesne : il faut faire la cour au théâtre de la Républi-
que , et je ne in'étonne plus de ta grande colère contre la
Montansier, dans un de tes derniers numéros, et que tu
nous aies fait un éloge si pompeux , si exclusif du théâtre où
tu as fait les premières armes.
— 111 -
qu'avant de t'efforcer de voler ainsi la succession
de popularité de Marat , lu avais dérobé une autre
succession , celle d'un Père Ducliesne qui n'était
pas Hébert ; car ce n'est pas toi qui faisais > il y a
deux ans, le Père Ducbesne; je ne dis pas la
Trompette du Père Duché sue ', mais le véri-
table Père Duchesiie, le mémento Maury. C'était
un autre que toi, dont tu as pris les noms, armes
et juremens, et dont tu t'es emparé de toute la
gloire, selon ta coutume. Ce qui est certain, c'est
que tu n'étais pas avec nous, en Ï789, dans le
cheval de bois; c'est qu'on ne t'a point vu parmi
les guerriers des premières campagnes de la révo-
lution; c'est que, comme les goujats, tu ne t'es
fait remarquer qu'après la victoire , où tu t'es si-
gnalé en dénigrant les vainqueurs, comme Ther-
site, en emportant la plus forte part du butin, et
en faisant chauffer ta cuisine et tes fournaux de
calomnies avec les cent vingt mille francs et la
braise de Bouchotte (1).
(1) « On me calomnie , » disait l'autre jour Bouchotte au co-
mité de salut public. — Du moins y lui répondit Danton, ce
n'est pas la république qui paie rao mille francs depuis le
mois de juin pour vous calomnier; du moins ce n'est pas le
ministère qui s'est fait le colporteur des calomnies contre Bou-
chotte. La répartie était sans réplique. Cent vingt mille francs
à Hébert pour louer Bouchotte ! Pas si Georges, M. Bouchotte!
11 n'est ma foi pas si Georges !
— 112 —
Serait-ce a titre d'écrivain et de bel esprit que
lu prétends, Hébert, peser dans ta balance nos ré-
putations? Est-ce a titre de journaliste que lu pré-
tendrais être le dictateur de l'opinion aux Jaco-
bins? Mais y a-t il rien de plus dégoûtant, de plus
ordurier que la plupart de tes feuilles? Ne sais-
tu donc pas, Hébert, que quand les tyrans d'Eu-
rope veulent avilir la république, quand ils veu-
lent faire croire à leurs esclaves que la France est
couverte des ténèbres de la barbarie, que Paris,
cette ville si vantée par son atticisme et son goût ,
est peuplée de Vandales; ne sais-tu pas, malheu-
reux, que ce sont des lambeaux de tes feuilles
qu'ils insèrent dans leurs gazettes, comme si le
peuple était aussi bête, aussi ignorant que lu vou-
drais le faire croire à M. Pitt; comme si on ne
pouvait lui parler qu'un langage aussi grossier;
comme si c'était là le langage de la Convention
et du comité de salut public; comme si tes sale-
tés étaient celles delà nation ; comme si un égoût
de Paris était la Seine.
Enfin, serait-ce à titre de sage, de grand poli-
tique, d'homme à qui il est donné de gouverner
les empires, que tu t'arroges de nous asservir à
tes ultra - révolutionnaires , sans que même les
représenlans du peuple aient le droit d'énoncer
leur opinion, à peine d'être chassés de la société?
— 113 —
Mais , p>ur ne citer qu'un seul exemple , ne sont-
ce pas les trois ou quatre numéros qu'Hébert a pu
bliés à la suite de la mascarade de la déprêtrisa
tion de Gobel, qui sont , par leur impolitique
stupide, la cause principale de tant de séditions
religieuses et de meurtres , à Amiens, à Coulom-
miers, dans le Morbihan, l'Aisne, l'Ille- et -Vi-
laine? N'est-ce pas le Père Duchés ne , ce poli-
tique profond qui, par ses derniers écrits, est la
cause évidente que dans la Vendée, où les noti-
fications officielles du 21 septembre annonçaient
qu'il n'y avait plus que huit à dix mille brigands
à exterminer, il a déjà fallu tuer plus de cent
mille imbécilles de nouvelles recrues qu'Hébert a
faites à Charrette et aux royalistes?
Et c'est ce vil flagorneur, aux gages de 1 20,000
livres, qui me reprochera les /j, 000 livres de rente
de ma femme! C'est cet ami intime des Kocke, des
R'ochechouart, et d'une multitude d'escrocs, qui
me reproche mes sociétés! Ge politique sans vue,
et le plus insensé des patriotes , s'il n'est pas le
plus rusé des aristocrates , me reprochera mes
écrits aristocratiques , dit-il, lui dont je démon-
trerai que les feuilles sont les délices de Coblentz
et le seul espoir de Pitt!
Ce patriote nouveau sera le diffameur éternel
S
— m —
des vétérans ! Cet homme, rayé de la liste des gar-
çons de théâtre pour vols , fera rayer de la liste
des Jacobins, pour leur opinion, des députés, fon-
dateurs immortels de la république ! Cet écrivain
des charniers sera le législateur de l'opinion, le
mentor du peuple français ! Un représentant du
peuple ne pourra être d'un autre sentiment que
ce grand personnage sans être traité de vièdase
°t de conspirateur payé par Pitll O temps'. 6
mœurs! 6 liberté de la presse, le dernier retran-
chement de la liberté des peuples, qu'êtes-vous
devenus? 6 Jiberlé des opinions, sans laquelle il
n'existerait plus de Convention, plus de représen-
tation natio nalc, qu'allez-vous devenir?
la société est maintenant en étal de juger entre
moi et mes dénonciateurs. Mes amis savent que je
suis toujours le même qu'en i 789; que je n'ai pas
eu depuis une pensée qui ne fût pour l'affer-
missement de la liberté, pour la prospérité , le
bonheur du peuple français , le maintien de la ré-
publique une et indivisible. Eh! de quel autre in-
térêt pourrais-je être animé dans le journal que
j'ai entrepris , que du zèle du bien public? pour-
quoi aurais-je attiré contre moi tant de haines tou-
tes-puissantes , et appelé sur ma tête des ressen-
tiniens implacables? Que m'ont fait à moi Hébert
— 115 —
et tous ceux contre qui j'ai écrit ? Ai-je reçu aussi
i 20,000 francs du trésor national pour calomnier?
ou pense-t-on que je veuille ranimer les cendres
de l'aristocratie? «Les modérés, les aristocrates, dit
Barère, ne se rencontrent plus sans se demander :
« Avez- vous lu le Vieux CordeUer ? » Moi , le
patron des aristocrates! des modérés! Que le vais-
seau de la république , qui court entre les deux
écueils dont j'ai parlé, s'approche trop de celui du
modèrantisme , on verra si j'aiderai la manœuvre;
on verra si je suis un modéré ï J'ai été révolution-
naire avant vous tous. J'ai été plus ; j'étais un bri-
gand , et je m'en fais gloire, lorsque, dans la nuit
du ta au 1 3 juillet 1789, moi et le général Danican
nous faisions ouvrir les boutiques d'arquebusiers,
pour armer les premiers bataillons des sans-cu-
lottes. Alors, j'avais l'audace de la révolution. Au-
jourd'hui, député à l'Assemblée nationale, l'audace
qui me convient est celle de la raison, celle de
dire mon opinion avec franchise. Je la conserve^
rai jusqu'à la mort cette audace républicaine con-
tre tous les despotes; et quoique je n'ignore pas
la maxime de Machiavel , qu'il n'y a point de ty-
rannie plus effrénée que celle des petits tyrans.
Qu'on désespère de m'intimider par les terreurs
et les bruits de mon arrestation qu'on sème au-
8.
— 116 —
lour de moi ! Nous savons que des scélérats mé-
ditent un 3i mai contre les hommes les plus éner-
giques de la montagne. Déjà Robespierre en a
témoigné ses pressentimens aux Jacobins; mais,
comme il la observé, on verrait quelle différence
il v a entre lesBrissotinset la montagne. Les accla-
mations que la Convention a recueillies partout sur
son passage le jour de la fête des Victoires, mon-
trent l'opinion du peuple, et qu'il ne s'en prend
point à ses représentans des taches que des
étrangers se sont efforcés d'imprimer à la nation.
C'est dans la Convention, dans le comité de sa-
lut public, et non dans Georges et les Géorgiens,
que le peuple français espère. Mais toutes les fois
que dans une république un citoyen aura, comme
]3ouchotte, Soo millions par mois , cinquante
mille places à sa disposition, tous les intrigans,
tous les oiseaux de proie s'assembleront nécessai-
rement autour de lui. C'est Là le siège du mal, et
on sent bien que la peste elle-même, avec une
liste civile si forte, se ferait mettre au Panthéon.
C'est à la Convention a ne pas souffrir qu'on élève
autel contre autel. Mais, ô mes collègues! je
vous dirai commeBrutusà Cicéron : «Nous crai-
gnons trop la mort et l'exil, et la pauvreté. »
Nimiùm timemus mortem et exilium et pan-
— 117 ~~
pe> 'talent. Cette vie mérite-t-elle donc qu'un re-
présentant la prolonge aux dépens de l'honneur?
Il n'est aucun de nous qui ne soit parvenu au
sommet de la montagne de la vie. Il ne nous reste
plus qu'à la descendre à travers mille précipices
inévitables, même pour l'homme le plus obscur.
Cette descente ne nous ouvrira aucuns pay-
sages, aucuns sites qui ne se soient offerts uijjlç.
fois plus délicieux à ce Salomon qui disait , au^
milieu de ses sept cents femmes, et en foulant tout
ce mobilier de bonheur : « J'ai trouvé que les
morts sont plus heureux que les vivans, et que
le plus heureux est celui qui n'est jamais né. »
Eh quoi! lorsque tous les jours les douze cents
mille soldats du peuple français affrontent les
redoutes hérissées des batteries les plus meur-
trières, et volent de victoires en victoires, nous ,
députés à la Convention ; nous , qui ne pouvons
jamais tomber, comme le soldat , dans l'obscurité
de la nuit, fusillé dans les ténèbres, et sans té-
moins de sa valeur; nous, dont la mort soufferte
pour la liberté, ne peut être que glorieuse , so-
lennelle, et en présence de la nation entière, de
l'Europe et de la postérité, serions -nous plus
lâches que nos soldats ? craindrons-nous de nous
exposer, de regarder Bouchotte eh face? n'ose-
rons-nous braver la grande colère du Père
— 118 —
Duchesne, pour remporter aussi la victoire que
le peuple français attend de nous; la victoire sur
les ultra-révolutionnaires comme sur les contre-
révolutionnaires; la victoire sur tous les intrigans,
tous les fripons , tous les ambitieux, tous les enne-
mis du bien public?
Malgré les diviseurs, que la montagne reste une
et indivisible comme la république! ne laissons
point avilir, dans sa troisième session, la repré-
sentation nationale. La liberté des opinions ou
la mort! Occupons- nous , mes collègues, non
pas à défendre notre vie comme des malades ,
mais «à défendre la liberté et les principes, comme
des républicains! Et quand même, ce qui est
impossible , la calomnie et le crime pourraient
avoir sur la vertu un moment de triomphe, croit-
on que, même sur l'échafaud, soutenu de ce
sentiment intime que j'ai aimé avec passion ma
patrie et la république , soutenu de ce témoignage
éternel des siècles, environné de l'estime et des
regrets de tous les vrais républicains, je voulusse
changer mon supplice contre la fortune de ce
misérable Hébert, qui, dans sa feuille, pousse au
désespoir vingt classes de citoyens, et plus de
trois millions de Français , auxquels il dit ana-
thème, et qu'il enveloppe en masse dans une
proscription commune; qui, pour s'étourdir sur
— 119 —
ses remords et ses calomnies, a besoin de se pro-
curer une ivresse plus forte que celle du vin, et
de lécher sans cesse le sang au pied de la guillo-
tine? Qu'est-ce donc que l'échafaud pour un pa-
triote, sinon le piédestal de» Sidney et des Jean
de VVitt? .Qu'est-ce, dans un moment de guerre
où j'ai eu mes deux frères mutilés et haches pour
la liberté, qu'est-ce que la guillotine, sinon un
coup de sabre, et le plus glorieux de tous, pour
un député victime de son courage et de son
républicanisme ?
J'ai accepté, j'ai souhaité même la députation,
parce que je me disais : Est-il une plus favorable
occasion de gloire que la régénération d'un état
prêt à périr par la corruption et les vices qui y
régnent? Quoi de plus glorieux que d'y introduire
de sages institutions, d'y faire régner la vertu et
la justice; de conserver l'honneur des magistrats,
aussi bien qne la liberté, la vie et la propriété des
citoyens, et de rendre sa patrie florissante? Quoi
de plus heureux que de rendre tant d'hommes
heureux? Maintenant, je le demande aux vrais
patriotes, aux patriotes éclairés étions-nous aussi
heureux que nous pouvons l'être, même en
révolution?
J'ai pu me tromper ; mais quand même je serais
dans l'erreur, est-ce une raison pour qu'Hé-
— 120 —
bert se permette d'appeler un représentant du
peuple un conspirateur à guillotiner pour
son opinion. J'ai vu Danton et les meilleurs es-
prits de la Convention , indignés de ce numéro
d'Hébert s'écrier : m. Ce n'est pas toi qui es
« attaqué ici, c'est la représentation nationale ,
« c'est la liberté d'opinion! et je ne me serais
« pas embarrassé de prouver que, sur ce seul
« numéro, Hébert a mérité la mort. Car, enfin,
« quand tu te serais trompé, tu n'as pas formé
« à toi seul une conspiration ; et les Brissotins
« n'ont point péri pour une opinion; ils ont été
« condamnés pour une conspiration. »
La passion ne me fera point dévier des princi-
pes, et je ne saurais être de cet avis qu'Hébert a
mérité le décret d'accusation sur un numéro. Je
persiste dans mon sentiment, que non-seulement
la liberté des opinions doit être indéfinie pour le
député, mais même la liberté de la presse poul-
ie journaliste. Permis à Hébert d'être le Zoïle de
tous les vieux patriotes et un calomniateur à
gages! Mais, au lieu de blasphémer contre la
liberté de la presse, qu'il rende grâce à cette li-
berté indéfinie, à laquelle seule il doit de ne
point aller au tribunal révolutionnaire, et de
n'être mené qu'à la guillotine de l'opinion.
Pour moi, je ne puis friser cette guillotine-là,
— 121 —
même au jugement des républicains éclairés.
Sans cloute j'ai pu me tromper :
Eh! quel auteur, grand Dieu! ne va jamais trop loin!
Il y a plus; dès que le comité de salut public
a improuvé mon numéro 3, je ne serai point
un ambitieux hérésiarque, et je me soumets «à sa
décision, comme Fénélon à celle de l'Eglise. Mais
l'avouerai-je , mes chers collègues? je relis le
chapitre IX de Sénèque , les paroles mémorables
d'Auguste, et cette réflexion du philosophe que
je ne veux pas traduire, pour n'être pas encore
une fois une pierre d'achoppement aux faibles;
et à ce fait sans réplique : « post hœc nullis in~
sidiis ab ullo petitus; » à ce fait, malgré le rap-
port de Barère, je sens m'échapper toute ma per-
suasion que mon idée d'un comité de clémence
fût mauvaise. Car remarquez bien que je n'ai
jamais parlé de la clémence du modérantisme,
de la clémence pour les chefs; mais de cette clé-
mence politique, de cette clémence révolution-
naire qui distingue ceux qui n'ont été qu'égarés.
A ce fait , disais-je? sans réplique, j'ai toutes
les peines du monde a souscrire à la censure de
122 —
Bai ère, et à ne pas nf écrier comme Galilée,
damné par le saeré-collége : » Je sens pourtant
qu'elle tourne! »
Certes, le procureur-général de la Lanterne,
en 1 ^89, est aussi révolutionnaire qu'Hébert, qui,
à cette époque, ouvrait des loges aux ci-devant,
avec des salutations jusqu'à terre. Mais dès-lors,
quand j'ai vu l'assassinat ultra révolutionnaire
du boulanger François, fidèle à mon caractère,
ne me suis-je pas écrié, que c'était la cour elle-
même, Lafayette, et les Hébert de ce temps-là,
les patriotique ment aristocrates qui avaient fait
ce meurtre, pour rendre la Lanterne odieuse?
Celui-là encore aujourd'hui est révolutionnaire
qui a dit avant Barère : qu'il fallait arrêter
comme suspects tous ceux qui ne se réjouissaient
pus de la prise de Toulon. Celui-là est un révolu-
tionnaire qui a dit, comme Uobespierre, et en
termes non moins forts : S'il fallait choisir
« entre l'exagération du patriotisme et le ma-
« rasme du modérantisme, il n'y aurait pas à
m balancer. » Celui - là est un révolutionnaire
qui a avancé comme une des premières maximes
de la politique, que, « dans le maniement des gran-
des affaires, il était triste, mais inévitable de s'é-
carter des règles austères de la morale. » N°. 1 .
— 12 3 —
Celui - là est révolutionnaire qui est allé aussi
loin que Ma rat en révolution, mais qui a dit:
« qu'au-delà de ses motions et des bornes qu il
« a posées il fallait écrire, comme les géographes
« de l'antiquité, à l'extrémité de leurs cartes : Au-
« delà, il n'y a plus de cités, plus d'habitation; il
« n'y a que des déserts ou des sauvages, des glaces
« ou des volcans. » N°. i. Celui-là est révolution
naire qui a dit que « le comité de salut public
« avait eu besoin de se servir , pour un moment,
« de la jurisprudence des despotes, et de jeter
« sur la Déclaration des Droits un voile de gaze,
« il est vrai, et transparent.)) Celui-là est révolution-
naire, enfin, qui a écrit les premières et les der-
nières pages du numéro 3; mais il est fâcheux
que les journalistes, parmi lesquels j'ai reconnu
pourtant de la bienveillance dans quelques-uns,
n'aient cité aucun de ces passages. Quand la
plupart auraient pris le mot d'ordre du l}è/e
Duchesne de n'extraire de mes numéros que ce
qui prêtait aux commentaires, à la malignité et à
la sottise, ils ne se seraient pas interdit plus scru-
puleusement toute citation qui tendit à me justi-
fier dans l'esprit des patriotes; et c'est vraiment
un miracle que , sur le rapport d'Hébert , et sui-
des citations si infidèles et si malignes de plusieurs
— 124 —
de mes chers confrères en journaux, les Jacobins
restés à la société , à dix heures du soir, ne se
soient pas écriés, comme le vice- président Brochet :
« Quel besoin avons-nous d'autres témoins? »
et que le juré d'opinion n'ait pas déclaré qu'il
était suffisamment instruit, et que, dans son âme
el conscience,, j'étais convaincu de tnodérantisme,
de feuillantisme et de brissotisme.
Et cependant quel tort avais je, sinon d'être
las d'en avoir eu , d'être las d'avoir été poltron ,
et d'avoir manqué du courage de dire mon opi-
nion, fut— elle fausse. Je ne crains pas que la so-
ciété me blâme d'avoir fait mon devoir. Mais si la
cabale était plus forte, je le dis avec un sentiment
de fierté qui me convient; si j'étais rayé, ce serait
tant pis pour les Jacobins! Quoi ! vous m'avez com-
mandé de dire a la tribune ce que je crois de plus
utile pour le salut de la république! ce que je n'ai
pas les moyens physiques de dire à la tribune, je
l'ai dit dans ries numéros, et vous m'en feriez un
crime? Poui pioi m'avez-vous arraché à mes
livres, à la nature, aux frontières ou je serais
allé me faire tuer comme mes deux, frères qui
sont morts pour la liberté? pourquoi m'avez-vous
nommé votre représentant? pourquoi ne m'avez-
vous pas donné des cahiers; Y aurait-il une per-
— 125 — "
fidie , une barbarie semblable a celle de m'envoyer
à la Convention, de me demander ainsi ce que je
pense de la république, de me forcer de le dire,
et de me condamner ensuite , parce que je n'au-
rais pas pu vous dire des cboses aussi agréables
que je l'eusse souhaité? Si l'on veut que je dise
la vérité , c'est-à-dire la vérité. relative, et ce
que je pense, quel reproche a-ton pu me faire,
quand même je serais dans l'erreur? Est-ce ma
faute si mes yeux sont malades, et si j'ai vu tout
en noir à travers le crêpe que les feuilles du Père
Duchesne avaient mis devant mon imagination.
Suis-je si coupable de n'avoir pas cru que
Tacite, qui avait passé jusqu'alors pour le plus
patriote des écrivains, le plus sage et le plus
grand politique des historiens , fût un aristocrate
et un radoteur? Que dis -je, Tacite? ce Brutus
même dont vous avez l'image, il faut qu'Hébert
le fasse chasser comme moi de la société , car si
j'ai été un songe creux, un vieux rêveur, je l'ai
été non-seulement avec Tacite et Machiavel ,
mais avec Loustalot et Marat, avec Thrasybule
et Brutus.
Est-ce ma faute s'il m'a semblé que, lorsque
le département de Seine-et-Marne 5 si tranquille
jusqu'à ce jour, était si dangereusement agité
— 126 —
depuis qu'on n'y messait plus; lorsque des pères
et mères, dans la simplicité de l'ignorance, ver-
saient des larmes, parce qu'il venait de leur
naître un enfant qu'ils ne pouvaient pas faire
baptiser; bientôt les catholiques allaient comme
les calvinistes, du temps de Henri II, se renfer-
mer pour dire des psaumes, et s'allumer le cer-
veau par la prière; qu'on dirait la messe dans des
caves, quand on ne pourrait plus la dire sur les
toits; de là des attroupemens et des SainUBar-
thélemi; et que nous allions avoir l'obligation,
principalement aux feuilles b... patriotiques du
Père Duchesne, colportées par Georges Bou-
chot te, d'avoir jeté sur toute la France ces se-
mences si fécondes de séditions et de meurtres?
Est-ce ma faute, enfin, s'il m'a semblé que
des pouvoirs subalternes sortaient de leurs limites
et se débordaient; qu'une commune, au lieu de
se renfermer dans l'exécution des lois, usurpait
la puissance législative en rendant de véritables
décrets sur la fermeture des églises, sur les certi
ficats de civisme, etc.? Les Aristocrales, les Feuil-
lans,les Modérés, les Brissotins ont déshonoré un
mot de la langue française, par l'usage contre-
révolutionnaire qu'ils en ont fait. H est malaisé
aujourd'hui de se servir de ce mot. Cependant,
— 127 —
frères et amis, croyez- vous avoir plus Je bon
sens que tous les historiens et tous les politiques,
être plus républicains que Caton et Bru tus, qui
tous se sont servis de ce mot ? Tous ont répété
cette maxime : « L'anarchie, en rendant tous les
hommes maîtres, les réduit bientôt à n'avoir
qu'un seul maître. » C'est ce seul maître que j'ai
craint; c'est cet anéantissement de la république
ou du moins ce démembrement. Le comité de
salut public, ce comité sauveur, y a porté re-
mède, mais je n'ai pas moins le mérite d'avoir le
premier appelé ses regards sur ceux de nos enne-
mis les plus dangereux , et assez habiles pour avoir
pris la seule route possible de la contre-révolu-
tion. Ferez-vous un crime, frères et amis, à un
écrivain , à un député de s'être effrayé de ce dé-
sordre, de cette confusion , de cette décomposi-
tion du corps politique, où nous allions avec la
rapidité d'un torrent qui nous entraînait nous et
les principes déracinés ; si , dans son dernier
discours sur le gouvernement révolutionnaire ,
Robespierre, tout en me remettant au pas, n'eut
jeté l'ancre lui-même aux maximes fondamentales
de notre révolution, et sur lesquelles seules la li-
berté peut être affermie et braver les efforts des
tyrans et du temps?
— 128 —
Extrait des registres de la Trésorerie nationale ,
du i juin.
Donné au Père Duchesne. . . . i35,ooo liv.
Les 2 juin! tandis que tout Paris
avait la main à l'épée pour défendre
la Convention nationale, h la même
heure , Hébert va mettre la main
dans le sac.
Plus, du mois d'août, au Père
Duchesne 10,000 liv.
Plus, du 4 octobre, au Père Du-
chesne 60,000 liv.
Calculons ce dernier coup de filet.
Calcul de la valeur des Goo,ooo exemplaires
de la feuille du Père Duchesne , payés par
Bouchot te 60,000 livres.
/ Composition .... 16 liv.
I Tirage 8
Le premier mille. < Papier bien mauvais 20
\ Total /,4 liv.
f Tirage 8 liv.
Chacun des au- \ Papier 20
1res, 599,000. i
Total 28 liv.
En conséquence,
- 129 —
Report . .
Premier mille.
599,000, à 28
liv. , ci . . . .
Total du vrai
prix, des 600
mille exemplai-
res, ci. . . . .
Qui de . .
comptées par
Bouchotte à
Hébert, le 4
octobre 1793,
et que celui-
ci , avec une
impudence cy-
nique , dans
son dernier nu-
méro , appelle
la braise né-
cessaire pour
chauffer son
fourneau, ôte.
reste volé à la
nation , le 4
octobre 1 793,
28 liv.
44
16,772
IV.
\v
16,816
60,000
[IV.
liv.
16,816
llV.
43,i84 liv
&5â ^a^s @@&£>^&a§i&-
LE VIEUX
JOURNAL REDIGE
f)ar €amilk*#£sm<mlin$ <
DEPUTE A LA CONVENTION , ET DOYEN DES JACOBINS ,
•O-O M«<W^KM«^'<>*W<»0^<H>»0*<><W<W>*a'0**«^H»^>^>«-lW>*«*«*fl<«fl^^
VIVRE LIBRE OU MOURIR!
VI.
Décadi 10 nivôse, l'an II de la république, une et indivisible.
Pei'egrinatus est , animus ejus in neoititiâ non habitauit.
(Valère Maxime).
Camille-Desmoulins a fait une débauche d'esprit avec
les aristocrates , mais il est toujours bon républicain % et
il lui est impossible d'être autre chose.
(Attestation de Collol-d' Herbois cl de Robespierre >
séance des Jacobins^).
Encore que je n'aie point fait rendre de dé-
cret, loin d'en avoir fabriqué, comme on en ae
cuse Fauteur immortel de Philihthè (i), sur le-
(i) Fabre d'Kglantine.
— 134 —
quel on me permettra de suspendre mon jugement
définitif jusqu'au rapport; encore que j'aie pensé
que le meilleur canot pour se sauver du naufrage
était, pour un député, le coffre vide de Bias, ou
le coffre vidé de mon beau-père (V. infrà)\ et
si la calomnie, compulsant mon grand-livre, au
sortir de la Convention , et trouvant sur les feuil-
lets zéro, comme le 21 septembre 1792, était
forcée de me rendre cette justice :
Jean s'en alla comme il était venu;
toutefois cejourdhui iL\ nivôse, considérant que
Fabre d'Eglantine, l'inventeur du nouveau calen-
drier, vient d être envoyé au Luxembourg, avant
d'avoir vu le quatrième mois de son annuaire ré-
publicain; considérant l'instabilité de l'opinion ,
et'voulant profiter du moment où j'ai encore de
l'encre, des plumes et du papier, et les deux pieds
sur les cbenels, pour mettre ordre à ma réputation
et fermer la bouebe a tous les calomniateurs pas-
sés, présens et à venir, je vais publier ma pro-
fession de foi politique, et les articles de la re-
ligion dans laquelle j'ai vécu et je mourrai , soit
d'un boulet, soit d'un stvlet , soit dans mon lit,
— 135 —
soit de la mort des philosophes , comme dit le
compère Mathieu.
On a prétendu que ma plus douce étude était
de charmer les soucis des aristocrates, au coin de
leur feu, dans les longues soirées d'hiver, et que
c'était pour verser sur leurs plaies l'huile du Sa-
maritain, que j'avais entrepris ce journal aux frais
de Pitt. La, meilleure réponse, c'est de publier le
credo politique du Pieux Cordelier, et je fais
juge tout lecteur honnête , si M. Pitt et les aristo-
crates peuvent s'accommoder de mon credo, et
si je suis de leur église.
Je crois encore aujourd'hui, comme je le croyais
au mois de juillet 1789, comme j'osais alors l'im-
primer en toutes lettres dans ma France libre,
page 57 : « que le gouvernement populaire et la
démocratie est la seule constitution qui convienne
à la France et à tous ceux qui ne sont pas indignes
du nom d'hommes. » ^
On peut être partagé d'opinion, comme l'étaient
Cicéron etBrutus, sur les meilleures mesures ré-
volutionnaires et sur le moyen le plus efficace
de sauver la république , sans que Cicéron conclût
de ce seul dissentiment que Brutus recevait des
guinées de Photin, le premier ministre de Ptolé-
inée. Je pense donc encore comme dans le temps
— 136 —
où je faisais cette réponse a Ma rat, au mois d'avril
3 791 , pendant le voyage de Saint-Cloud, lorsqu'il
m'envoyait l'épreuve de son fameux numéro: Aux
armes! ou c'en est fait de nous, avec les apos-
tilles et changemens de sa main, que je conserve,
et qu'il me consultait sur cette épreuve .'«Imprime
toujours, mon cher Marat; je défendrai dans ta
personne le patriotisme et la liberté de la presse
jusqu'à la mort. » Mais je crois que pour établir
la liberté il suffirait, si on voulait, de la liberté
de la presse et d'une guillotine économique, qui
frappât tous les chefs et tranchât les complots
sans tomber sur les erreurs.
Je crois qu'un représentant n'est pas plus infail-
lible qu'inviolable. Quand même le salut du peuple
devrait, dans un moment de révolution, restrein-
dre aux citoyens la liberté de la presse, je crois
que jamais on ne peut ôter à un député le droit
de nronifester son opinion ; je crois qu'il doit lui
être permis de se tromper ; que c'est en considé-
ration de ses erreurs que le peuple français a un
si grand nombre de représentans, afin que celles
des uns puissent être redressées parles autres. Je
crois que, sans cette liberté d'opinion indéfinie,
il n'existe plus d'assemblées nationales; je crois
que le titre de député ne serait plus qu'un canor
— 137 —
nicat , et nos séances des matines bien longues,
si nous n'étions obligés de méditer dans le si-
lence du cabinet ce qu'il y a de plus utile à la
république; et, après que notre jugement a pris
son parti sur une question , d'avoir le courage de
dire notre sentiment à la tribune , au risque de
nous faire une foule d'ennemis. Il est écrit : Que
celui qui résiste à V Eglise soit pour vous comme
un païen et un publicain. Mais le sans-culotte
Jésus na point dit dans son livre: Que celui qui
se trompe soit pour vous comme un païen et un
pubîicain. Je crois que l'anathème ne peut com-
mencer de même pour le député, non lorsqu'il se
trompe , mais lorsque son opinion ayant été con-
damnée par la Convention et le concile il ne
laisserait pas d'y persister, et se ferait un héré-
siarque. Ainsi , par exemple , dans mon numéro Zj.,
quoique la note et la parenthèse ouverte aussitôt
montrentque c'est un comité de justice que je vou-
lais dire, lorsque j'ai dit un comité de clémence ,
puisque ce mot nouveau a fait le scandale des pa-
triotes; puisque, Jacobins, Cordeliers et toute la
montagne l'ont censuré, et que mes amis, Fréron
et A. Ricord fils, n'ont pu s'empêcher eux-mêmes
de m'écrire de Marseille que j'avais péché; je de-
viendrais coupable si je ne me hâtais de supprimes?
— 138 —
moi-même mon comité et d'en dire ma coulpe ,
ce que je fais avec une contrition parfaite.
D'ailleurs , Fréron et Ricord parlent bien à leur
aise. On sent que la clémence serait hors de sai-
son au port de ia montagne, et dans tel pays d'où
j'entendais dénoncer l'autre jour, au comité de
sûreté générale, que la nouvelle de la prise de
Toulon y avait été reçue comme une calamité, et
que, huit jours avant, la plupart avaient déjà mis
bas la cocarde. Certes, si là j'avais été envoyé com-
missaire de la Convention, et moi aussi j'aurais été
un André Dumontet un Laplanche. Mais les lois
révolutionnaires, comme toutes les lois en général,
sont des remèdes nécessairement subordonnés au
climat et au tempérament du malade; et les meil-
leures, administrées hors de saison, peuvent le
faire crever. Prends donc garde, Fréron, que je
n'écrivais pas mon numéro L\ à Toulon, mais ici,
où je t'assure que tout le monde est au pas, et
qu'il n'est pas besoin de l'éperon du Père Du-
cJiesne , mais plutôt de la bride du Pieux Corde-
Her\ et je te vais le prouver sans sortir de chez
moi et par un exemple domestique.
Tu connais mon beau père, le citoyen Duples-
sis. bon roturier et fils d'un paysan, maréchal
ferrand du village. Eli bien ! avant-hier, deux
— 139 —
commissaires de la section de Mutius Scœvola ( la
section de Vincent , ce sera te dire tout) montent
chez lui; ils trouvent dans la bibliothèque des
livres de droit; et nonobstant le décret qui porte
qu'on ne touchera point à Bornât, ni à Charles
Dumoulin, bien qu'ils traitent des matières féo-
dales, ils font main-basse sur la moitié de la biblio-
thèque, et chargent deux crocheteurs des livres
paternels. Ils trouvent une pendule dont la pointe
de l'aiguille était, comme la plupart des pointes
d'aiguilles, terminée en trèfle; il leur semble que
cette pointe a quelque chose d'approchant d'une
fleur de lis; et nonobstant le décret qui ordonne
de respecter les monumens des arts, ils con-
fisquent la pendule. Notez bien qu'il y avait à
coté une malle sur laquelle était l'adresse fleur-
delisée du marchand. Ici il n'y avait pas moyen
de nier que ce fût une belle et bonne fleur de lis;
mais comme la malle ne valait pas un corset, les
commissaires se contentent de raver les lis, au
lieu que la malheureuse pendule, qui vaut bien
1200 livres , est, malgré son trèfle, emportée par
eux-mêmes qui ne se fiaient pas aux crocheteurs
d'un poids si précieux; et ce, en vertu du droit
que Barère a appelé si heureusement le droit de
préhension, quoique le décret s'opposât, dans
— uo —
l'espèce, à l'application de ce droit. Enfin, notre
dnumvirat sectionnaire, qui se mettait ainsi au-
dessus des décrets , trouve le brevet de pension
de mon beau-père, qui , comme tous les brevets
de pension , n'étant pas dénature à être porté sur
le grand-livre de la république, était demeuré
dans le portefeuille, et qui, comme tous les bre-
vets de pension possibles , commençait par ce pro-
tocole Louis, etc. Ciel! s'écrient les commissaires
le nom du tyran l... Et après avoir retrouvé leur
baleine, suffoquée d'abord par l'indignation, ils
mettent en pocbe le brevet de pension, c'est-à-
dire 1000 livres de rente; et emportent la mai-
mite. Autre crime. Le citoyen Duplessis, qui était
premier commis des finances sous Clugny, avait
conservé, comme c'était l'usage, le cacbet du
contrôle général d'alors. Un vieux portefeuille
de commis, qui était au rebut, oublié au-dessus
d'une armoire dans un tas de poussière, et au-
quel il n'avait pas touebé ni même pensé depuis
dix ans peut-être, et sur lequel on parvint à dé-
couvrir l'empreinte de quelques fleurs de lis, sous
deux doigts de crasse, acheva de compléter la
preuve que le citoyen Duplessis était suspect, et
le voiià, lui, enfermé jusqu'à la paix, et le scellé
mis sur toutes les portes de celle campagne ou tu
— Hl —
te souviens , mon .cher Fréron , que déerétés tous
deux de prise de corps, après le massacre du
Champ-de-Mars, nous trouvions un asile que le
tyran n'osait violer.
Le plaisant de l'histoire , c'est que ce suspect
était devenu le sexagénaire le plus ultra que j'aie
encore vu. C'était le père Duchesne de la maison.
A l'entendre, on ne coffrait que des conspirateurs,
tout au moins des aristocrates, et la guillotine
chômait encore trop souvent. Je crois que s'il
n'avait été un peu plus content de mon numéro
5 il m'aurait fermé la porte du logis. Aussi , la
première fois que j'allai le voir aux Carmes* la
piété filiale fut moins forte en moi que le comi-
que de la situation ; et il me fut impossible de ne •
pas rire aux éclats de ce compliment qui venait si
naturellement , et avec lequel je le saluai :
« Eh bien! cher père, trouvez-vous encore qu'il
n'y a que les contre-révolutionnaires qui sifflent
la linotte? » Cette anecdote répond à tout, et
j'espère que Xavier Audouin ne fera plus , à la
séance des Jacobins , cette question : « Hommes
lâches , qui prétendez arrêter le torrent de la ré-
volution, que signifient ces nouvelles dénomina-
tions d'extra, d'ultrà-révolutionnaires? » Je viens
d'en donner, je pense, un échantillon. Car, enfin
— U2 —
il n'est dit nulle part, dans les instructions sur le
gouvernement révolutionnaire , que M. Brigan-
deau, ci-devant en bonnet carré au Châtelet,
maintenant en bonnet rouge à la section, pourra
mettre sous son bras une pendule, parce que la
pointe de l'aiguille se termine en trèfle, et dans sa
poche mon brevet de pension, parce que ce bre-
vet commençait, comme tous les brevets de pen-
sion des quatre-vingt-six. départemens, par ce
mot , Louis, roi y qui se trouve aussi dans tous les
livres. Et nous n'avons pas fait la révolution seule-
ment pour que M. Brigandeau changeât de bonnet.
Je reviens à mon credo.
Mirabeau nous disait : « Vous ne savez pas
(jue la liberté est uue garce qui aime à être cou-
chée fil se servait d'une expression plus énergique)
sur des matelats de cadavres; » mais quand Mira-
beau nous tenait ce propos, au coin de la rue du
Mont-Blanc, je soupçonne qu'il ne parlait pas
ainsi de la liberté dans le dessein de nous la faire
aimer, mais bien pour nous en faire peur; je
persiste à croire que notre liberté c'est l'inviola-
bilité des principes de la Déclaration des Droits;
c'est la fraternité, la sainte égalité, le rappel sur
la terre, ou du moins en France, de toutes les
vertus patriarehales, c'est la douceur des maxi-
— 143 —
mes républicaines, c'est ce res sacra miseï ", ce
respect pour le malheur que commande notre
sublime constitution ; je crois que la liberté , en un
mot, c'est le bonheur, et certes , on ne persuadera
à aucun patriote, qui réfléchit tant soit peu , que
faire dans mes numéros un portrait enchanteur
de la liberté ce soit conspirer contre la liberté.
Je crois en même temps, comme je l'ai professé,
que, dans un moment de révolution , une politi-
que saine a dû forcer le comité de salut public
à jeter un voile sur la statue de la liberté, a ne
pas verser tout à la fois sur nous cette corne d'a-
bondance que la déesse tient dans sa main, mais
à suspendre l'émission d'une partie de ses bien-
faits, afin de nous assurer plus tard la jouissance
de tous. Je crois qu'il a été bon de mettre la ter-
reur a l'ordre du jour, et d'user de la recette de
l'esprit saint, que la crainte du seigneur est le
commencement de la sagesse; de la recette du
bon sans-culotte Jésus1 qui disait: « Moitié gré,
moitié force, convertissez-les toujours, compelle
eos intrare. » Personne n'a prouvé la nécessité des
mesures révolutionnaires par des argumens plus
forts que je n'ai fait , même dans mon Vieux
Cordelier qu'on n'a pas voulu entendre.
Je crois que la liberté n'est pas la misère ;
— m —
qu'elle ne consiste pas à avoir des habits râpés et
percés au coudes , comme je me rappelle d'avoir
vu Roland et Guadet affecter d'en porter , ni a
marcher avec des sabots ; je crois au contraire ,
qu'une des choses qui distingue le plus les peu-
ples libres des peuples esclaves, c'est qu'il n'y a
point de misère, point de haillons là où existe
la liberté. Je crois encore, comme je le disais
dans les trois dernières lignes de mon Histsire des
Brissotins , que vous avez tant fêtoyée : « Qu'il
n'y a que la république qui puisse tenir à la
France la promesse que la monarchie lui avait
faite en vain depuis deux cents ans : la poule au
pot pour tout le monde. » Loin de penser que
la liberté soit une égalité de disette, je crois au
contraire qu'il n'est rien tel que le gouvernement
républicain pour amener la richesse des nations.
C'est ce que ne cessent de répéter les publicistes
depuis le seizième siècle : «Comparez, écrivait
Gordon, en se moquant de nos grands-pères il
y a quarante ans, comparez l'Angleterre avec la
France ; les sept Provinces-Unies, sous le gouver-
nement des États, avec le même peuple sous la
domination de l'Espagne. » Avant Gordon , le che*
valier Temple observait que : « Le commerce ne
fleurit jamais dans un gouvernement despotique ,
— 145 —
parce que personne n'est assuré de jouir long-
temps de ce qu'il possède , tandis que la liberté
ne peut manquer d'éveiller l'industrie, et de por-
ter les nations au plus haut degré de prospérité et
de fortune publique où leur population leur per-
met d'atteindre; témoins Tyr, Carthage, Athè-
nes, Syracuse, Rhodes, Londres, Amsterdam. »
Et comme la théorie de la liberté, plus parfaite
chez nous que chez ces différens peuples, présage
à Pitt, pour la France, le dernier degré de pros-
périté nationale, et montre dans l'avenir au fils de
Chatam notre patrie, que son père avait si fort en
horreur, faisant par son commerce, ses arts et sa
splendeur future le désespoir des autres nations,
c'est pour cette seule raison, n'en doutons pas, que
la jalouse Angleterre nous fait cette guerre atroce.
Qu'importerait à Pitt, en effet, que la France fût
libre, si sa liberté ne servait qu'à nous ramener
à l'ignorance des vieux Gaulois _, à leurs sajes ,
leurs brayes, leur gui de chêne et leurs maisons
qui n'étaient que des échoppes en terre-glaise?
Loin d'en gémir, il me semble que Pitt donne-
rait bien des guinées pour qu'une telle libercé s'é'
tablit chez nous. Mais ce qui rendrait furieux le
gouvernement anglais; c'est si l'on disait de la
France ce que disait Dicéarque de l'Attique :
IO
— 146 —
« Nulle part au monde on ne peut vivre plus
agréablement qu'à Athènes, soit qu'on ait de l'ar-
gent, soit qu'on n'en ait point. Ceux qui se sont
mis à l'aise par le commerce ou leur industrie
peuvent s'y procurer tous les agrémens imagina-
bles; et quant à ceux qui cherchent à le devenir,
il y a tant d'ateliers où ils gagnent de quoi se di-
vertir aux Antestheries (i), et mettre encore
quelque chose de côté, qu'il n'y a pas moyen de
se plaindre de sa pauvreté sans se faire à soi-
même un reproche de sa paresse. » Je crois donc
que la liberté ne consiste point dans une égalité
de privations, et que le plus bel éloge de la Con-
vention serait, si elle pouvait se rendre ce té-
moignage :« J'ai trouvé la nation sans culottes,
et je la laisse culottée. »
Ceux qui, par un reste de bienveillance pour
moi , et ce vieil intérêt qu'ils conservent au procu-
reur-général de la Lanterne, expliquent ce qu'ils
appellent mon apostasie, en prétendant que j'ai
été influencé y et en mettant les iniquités de mes
numéros 3 et [\ sur le dos de Fabre dÉglantine
i) On appelait ainsi les fêles consacrées à Bacchus , c'é-
taient les Sans- Culottides d'Athènes ; leur institution était moins
morale , moins belle. Elles ne duraient que trois jours; savoir,
la féfe des Tonneaux, et celles des Coupes et des Marmite».
— 147 —
et Philippeaux,qui ont bien assez de leur respon-
sabilité personnelle , je les remercie de ce que cette
excuse a d'obligeant; mais ceux-là montrent bien
qu'ils ne connaissent point l'indépendance indomp-
tée de ma plume, qui n'appartient qu'à la répu-
blique, et peut-être un peu à mon imagination et
à ses écarts, si l'on veut, mais non à l'ascendant
et à l'influence de qui que ce soit. Ceux qui con-
damnent le Vieux Cordelier , n'ont donc pas lu
les Révolutions de France et de Brabant. Ils se
souviendraient que ce sont ces mêmes rêves de
ma philanthropie , qu'on me reproche, qui ont
puissamment servi la révolution, dans mes nu-
méros de 89, 90 et 91 . Ils verraient que je n'ai
point varié; que ce sont les patriotes eux-mêmes
qui ont enraciné dans ma tête ces erreurs par leurs
applaudissemens, et que ce système de républi-
canisme dont on veut que je proscrive l'ensemble,
n'est point en moi apostasie, mais impénitence
finale.
On ne se souvient donc plus de ma grande co-
lère contre Brissol,il y a au moins trois ans, à
propos d'un numéro du Patriote Français, où il
s'avisait de me rappeler à l'ordre et de me traiter
de républicain muscadin, précisément à cause
que j'avais énoncé les mêmes opinions que je viens
10.
— 148 —
de professer tout à l'heure. « Quappelez-vous, lui
répondis-je quelque part (clans mon second tome,
je crois); que voulez-vous dire avec votre brouet
noir et votre liberté de Lacédémone? Le beau
législateur que ce Lycurgue dont la science n'a con-
sisté qu'à imposer des privations à ses concitoyens;
qui les a rendus égaux comme la tempête rend
égaux tous ceux qui ont fait naufrage; comme
Omar rendait tous les Musulmans égaux , et aussi
savans les uns que les autres, en brûlant toutes
les bibliothèques! Ce n'est point là l'égalité que
nous envions; ce n'est point là ma république.
L'amour de soi-même , dit J.-J. Rousseau , est le
plus puissant et même , selon moi, le seul mo-
tif qui fasse agir les hommes. Si nous voulons
faire aimer la république, il faut donc, M. Brissot
de Warville, la peindre telle, que l'aimer ce soit
s'aimer soi-même. »
On ne se souvient donc plus de mon discours
de la Lanterne? dans lequel, quinze mois aupa-
ravant, je jetais une clameur si haute au sujet
d'un certain pamphlet intitulé r/e Triomphe des
Parisiens, où l'auteur voulait nous faire croire
que, dans peu, Paris deviendrait aussi désert que
l'ancienne Ninive; que, dans six mois, l'herbe
cacherait le pavé de la rue Saint -Denis et de la
— - !Zi9 —
place Maubert; que nous aurions des couches de
melons sur la terrasse des Tuileries, et des carrés
d'oignons clans le Palais-Royal. « Adieu, disait-il,
les tailleurs, les tapissiers, les selliers, les épiciers,
les doreurs, les enlumineurs, les bijoutiers, les
orfèvres, les marchandes de modes et les prê
tresses de l'Opéra, les théâtres et les restaura-
teurs. » L'auteur aristocrate ne faisait pas grâce
aux boulangers , et se persuadait que nous allions
brouter l'herbe, et devenir un peuple de Laza
ronis.et de philosophes, avec le bâton et la be«
sace. Qu'on lise, dans ma Lanterne aux Pa
jïsiens , comme je relançais ce prophète de
malheur qui défigurait ma république , et quelle
prophétie bien différente j'opposai à ce Matliau
de l'aristocratie. « Comment! m'écriais-je, plus
de Palais-Royal! plus d'Opéra! plus de Méot!
c'est là l'abomination de la désolation prédite
par le prophète Daniel; c'est une véritable contre-
révolution ! »
Et je m'étudiais au contraire à offrir des pein-
tures riantes de la révolution, et à en faire at-
tendre à la France bien d'autres effets dont je me
faisais presque caution. Et les Jacobins et les
Cordeliers m'applaudissaient. Et c'est par ces ta-
bleaux que, missionnaire de la révolution et de la
— 150 —
république, je m'insinuais dans 1 esprit de mes
auditeurs, que je partageais les égoïstes, c'est-à-
dire tous les hommes , d'après la maxime incon-
testable de J.-J. Rousseau que j'ai soulignée tout
à l'heure, que j'en baptisais un grand nombre, et
que je les ramenais au giron de l'église des Jaco-
bins. Non, il ne peut y avoir que les trois cents
commis de Bouchotte, qui, pensant qu'il était de
leur honneur de venger la petite piqûre que
j'avais faite à l'amour- propre du ministre de la
guerre, au lieu de se récuser, comme la délica-
tesse le demandait, se soient levés pour m'excom-
munier et me faire rayer des Jacobins. Quoique
cet arrêté ait été rapporté dans la séance, après
une oraison de Robespierre qui a duré une heure
et demie, il est impossible que la société, même
à l'ouverture de la séance, m'eût rayé pour
avoir professé, dans le Vieux Cordelier , le même
corps de doctrine qu'elle a applaudi tant de fois
dans mes Révolutions de Brabant, et pour le-
quel elle m'avait nommé procureur-général delà
Lanterne, quatre ans avant que ma charge fût
passée au Père Duchesne. On voit que ce qu'on
appelle aujourd'hui dans mes feuilles, du mode-
rantisme , est mon vieux système d'utopie. On
voit que tout mon tort est d'être resté à ma hau-
— 151 —
teur du 12 juillet 1789, et de n'avoir pas grandi
d'un pouce non plus qu'Adam; tout mon tort est
d'avoir conservé les vieilles erreurs de la France
libre , de la Lanterne, des Révolutions de Bra-
dant, de la Tribune des Patriotes , et de ne pou-
voir renoncer aux charmes de ma République de
Cocagne.
Je suis obligé de renvoyer à un autre jour la
suite de mon credo politique , ne voulant plus
souffrir qu'on vende encore vingt sous un de mes
numéros , comme il est arrivé de mon cinquième ,
ce qui a donné lieu aux calomnies. Vous savez
bien, citoyen Desenne, que loin de vendre mon
journal à la république je ne le vends pas même
à' mon libraire, de peur qu'on ne dise que je suis
un marchand de patriotisme, et que je ne dois
pas faire sonner si haut mes écrits révolution-
naires, puisque c'est mon commerce. Mais à votre
tour, citoyen Desenne , je vous prie de soigner
la popularité de l'auteur. Oui, c'est vous qui
m'avez perdu. Le prix exorbitant du numéro 5
est cause qu'aucun sans-culotte n'a pu le lire; et
Hébert a eu sur moi un triomphe complet. En-
core si la société des Jacobins s'était fait donner
lecture de ce numéro 5, et avait voulu entendre
mon défenseur officieux , comme elle en avait pris
•
— 152 —
l'arrêté! L'attention et le silence que les tribunes
avaient prêté à mes numéros f\ et 3 (ce qui prouve
que les oreilles du peuple ne sont pas si hébertistes
qu'on le dit , et qu'il aime qu'on lui parle un autre
langage et qu'on lui fasse l'honneur de croire
qu'il entend le français), la défaveur très peu sen-
sible avec laquelle les tribunes avaient écouté ces
deux numéros, annonçaient que la lecture du cin-
quième numéro me vaudrait une absolution gé-
nérale; mais apparemment les commis de la guerre
n'ont jamais voulu consentir à cette lecture, en
sorte que si la société n'avait pas rapporté ma ra-
diation, le déni de justice était des plus crians.
Et c'est vous, citoyen Desenne , qui êtes cause
que ma popularité a perdu contre Hébert cette
fameuse bataille de Jemmappes, ou plutôt c'est
ma faute d'avoir fait une si longue apologie. Mes
numéros seront plus courts désormais , Je veux
surtout être lu des sans-culottes, et être jugé par
mes pairs; et j'exige de vous, quand vous devriez
employer un papier bien mauvais, que vous ne
vendiez pas mes numéros, dans la rue, plus cher
que le Père Duchesne ne vend les siens à Bou-
chotte, c'est-à-dire 2 sous, à raison de huit
pages, et 120 mille francs pour 1200 mille exem-
plaires.
— 153 —
P. S\ Miracle! grande conversion du Père Du-
chesne! « Je l'ai déjà dit cent fois, écrit-il dans
un de ses derniers numéros, et je le dirai toujours,
que l'on imite le sans- culotte Jésus! que Ton
suive à la lettre son Évangile, et tous les hommes
vivront en paix... Quand une troupe égarée et
furieuse poursuivit la femme adultère, il écrivit
sur le sable ces mots : Que celui de vous qui est
sans péché lui jette la première pierre. Quand
Pierre coupa l'oreille de certain Philippotin, il
ordonna à Pierre de rengainer son épée, en lui
disant: Quiconque frappe du glaive, du glaive
sera frappé. »
Qu'Hébert parle ainsi , je serai le premier à
m'écrier : La trésorerie nationale ne peut acheter
trop cher de tels numéros! Poursuis Hébert, le
divin sans-culotte que tu cites a dit : « Il y aura
« plus de joie dans le ciel pour un Père Duchesne
« qui se convertit, que pour quatre-vingt-dix-
« neuf vieux Cordeliers qui n'ont pas besoin de
« pénitence. » Mais tu devrais te souvenir d'avoir
lu dans le même livre : Tu ne diras point à ton
frère , Paca , c'est-à-dire viédase. Tu ne men-
tiras point. Or , comment as tu pu dire à nos
frères les sans-culottes, en parlant de mon numé-
ro 5 : «Voyez le bout d'oreille aristocratique. Ca«
— Ï5k —
« mille me reproche d'avoir été un pauvre frater,
« qui faisait des saignées de 12 sous. Vous voyez
« comme il méprise la sans-culotterie. » Cela est
très adroit de ta part , Père Duchesne , pour faire
crier toile sur le Vieux Cordelier. Mais où est
ta probité et ta bonne foi? et comment peux-tu
tromper ainsi les sans-culottes? Je ne t'ai point
dit que tu étais un pauvre frater, mais un res-
pectable frater, ce qui emporte l'idée toute con-
traire de celle que tu me prêtes. Qui ne voit que,
loin de mépriser ta véritable sans - culotterie
d'alor:;, comparée à ta fortune présente, c'est
comme si je t'avais dit: « Alors tu étais estimable ;
alors tu étais respectable. » Avoue, Père Duchesne,
que si Danton ne s'était pas opposé hier au dé-
cret contre la calomnie, tu serais ici bien pris sur
le fait. Mais je me réjouis que l'heureuse diver-
sion sur les criiîies du gouvernement anglais
ait terminé tous nos combats; c'est un des plus
grands services qu'aura rendus à la pairie celui
qui a ouvert cette discussion , a laquelle je
compte payer aussi mon contingent. En atten-
dant , je n'ai pu me défendre de parer ici ton
coup de jarnac.
i3V*
PRÉFACE
3lu numéro 7.
Camille-Desmoulins fut arrêté avant d'avoir en-
voyé à Desenne, son libraire, l'épreuve corrigée
par lui du septième numéro de son VieuxCorde-
lier. INous avons conservé cette épreuve. Elle nous
sera aujourd'hui bien précieuse pour donner au
public ce numéro correct et complet, car il est
bien loin de l'être. Dans l'édition de 1 794 et dans
celle qui a été faite depuis, on voit des mots, des
phrases qui n'ont aucun sens , ou un sens étran-
ger au manuscrit et à l'épreuve que nous possé-
dons. Par exemple, à la page 1 33 de l'édition de
Desenne, on lit ces mots: Manteau de Platon
vergeté et de drap d'êclatane. Que signifie ce
mot éclatane ? absolument rien. Il est remplacé
sur l'épreuve par cet autre mot : Ecbatane. A la
huitième ligne de la page suivante on voit ces
mots : Sauf meilleur avoir. Le mot avoir a été
mis à la place du mot avis , qui se trouve encore
dans l'épreuve. A la page 1 35 le mot convention
a été mis à la place du mot conversation y le mot
— 158 —
Dand a la place du mot David\ à la page 1 36
le mot Londres, au lieu de Carthage; à la page
13^, ses districts au lieu de sa doctrine \ «à. la
page 1 39 le mot clémence au lieu de clameure ,
puis plus bas : Je jette au son sans pitié ces six
grandes pages, pour je jette au feu; à la pre-
mière ligne de la page 1 4 ï le mot moyens au
lieu de mains, et plus bas le mot bon au lieu
de base', à la page 142 ces mots : Ces patriotes
tout de fantaisie pour Ces portraits tout de fan-
taisie. Etc., etc., etc., etc 11 serait trop long
d'énumérer les nombreuses incorrections qui se
trouvent dans l'édition originaire et par consé-
quent dans celle qui a été publiée depuis; nous les
ferons d'ailleurs remarquer au lecteur par des
notes placées à chaque page dans le septième nu-
méro.
Camille avait promis dans son sixième numéro
de donner dans son septième la suite à sa profes-
sion de foi politique; il remit a Desenne le ma-
nuscrit qui les contenait; mais, comme dans cet
écrit^ il attaquait ouvertement les comités et le ré-
gime de terreur, Desenne n'osa l'imprimer. Nous
sommes possesseurs du manuscrit, nous le donne-
rons; il est du plus haut intérêt. C'est un des
beaux morceaux sortis de la plume de Camille.
— 159 -
Desenne retrancha aussi dans le corps du septième
numéro du Pieu,r Cordelie/\tout ce qui avait rap-
port au comité et à Robespierre; nous rétablirons
ces passages comme ils se trouvent dans le ma-
nuscrit que nous possédons, nous les mettrons
entre ces deux signes [ ].
Matton aîné.
LE VIEUX
JOURNAL R1ÏDJGK
JP<tr Camille^ jesmaulms ,
REPUTE A LA CONVENTION . ET DOYEN DES JACOBINS.
-O-O-OO (HMO<WM(H>0-8 0*M 0^>!>4^><Hi-0-a-9^}-C><3-0-0~9-0-<>0-»<><y<>-0-0-^9^-(yO-0-0»<-0-0--0~0 •*
VIVRE LIBRE OU MOURIR!
VII.
Quinlidi pluviôse, ae décade, Tan II de la république,
une et indivisible.
SUITE DE MON CREDO POLITIQUE.
Xe> %out d ù Ocuhe,
ou
Conversation de deux vieux Cordeliers sur la liberté de
la presse.
"• Qui aut tcmpus quod postulat non videt , aut
plura ioqnitur, aut se osteniat, aut eorum qui-
bn» cum est , rationcm non habct , is ineptus esse
dicitur. Cato, optimo animo utens, nocet interdutu
reipublicre , dicit enim tanquam in Platonis poli-
teià non tanquam in Romuli ferre sententiain. "
(Ce.)
SUITE DE MON CP.EDO POLITIQUE.
Je crois que la liberté c'est la justice, et qu'à
- 162 —
ses yeux les fautes sont personnelles. Je crois
quelle ne poursuit point sur le fils innocent le
crime du père; qu'elle ne demande point, comme
le procureur de la commune, le Père Duchesne,
dans un certain numéro, qu'on égorge les enfans
de Capet; car, si la politique a pu commander
quelquefois aux tyrans d'égorger jusqu'au dernier
rejeton de la race d'un autre despote, je crois
que la politique des peuples libres, des peuples
souverains, c'est l'équité; et, en supposant que
cette idée, vraie en général, soit fausse en certains
cas, et puisse recevoir des exceptions, du moins
on m'avouera que, quand la raison d'état com-
mande ces sortes de meurtres, c'est secrètement
qu'elle en a donné l'ordre, et jamais Néron n'a
bravé la pudeur jusqu'à faire colporter et crier
dans les rues l'arrêt de mort de Britannicus et
un décret d'empoisonnement. Quoi! c'est un crime
d'avilir les pouvoirs constitués d'une nation et ce
n'en serait pas un d'avilir ainsi la nation elle-
même, de diffamer le peuple français en lui fai-
sant mettre ainsi la main dans le sang innocent à
la face de l'univers.
Je crois que la liberté c'est l'humanité; ainsi ,
je crois que la liberté n'interdit point aux époux ,
aux mères, aux enfans des détenus ou suspects
— 163 —
de voir leurs pères ou leurs maris, ou leurs fils
en prison; je crois que la liberté ne condamne
point la mère de Barnave à frapper en vain pen-
dant huit jours à la porte de la Conciergerie pour
parler à son fils, et lorsque cette femme malheu-
reuse a fait cent lieues malgré son grand âge , à
être obligée, pour le voir encore une fois, à se
trouver sur le chemin de l'échafaud. Je crois que
la prison est inventée non pour punir le coupable,
mais pour le tenir sous la main des juges. Je crois
que la liberté ne confond point la femme ou la
mère du coupable avec le coupable lui-même, car
Néron ne mettait point Sénèque au secret, il ne]e
séparait point de sa chère Pauline, et quand il
apprenait que cette femme vertueuse s'était ou-
verte les veines avec son mari, il faisait partir en
poste son médecin pour lui prodiguer les secours
de l'art et la rappeler a la vie. Et c'était Néron!
Je crois que la liberté ne défend point aux pri-
sonniers de se nourrir avec leur argent comme ils
l'entendent, et de dépenser plus de 20 sous par
jour; car Tibère laissait aux prisonniers toutes les
commodités de la vie, quitus vita conceditur ,
disait— il , ils vitœ usus concedi debet.\ et ceux
que nous appelons avec raison nos tyrans payaient
cependant 12 francs et jusqu'à ^5 francs, par
u.
— 164 —
jour, pour nourrir ceux de leurs sujets qu'ils fai-
saient embastiller comme suspects, et jamais Com-
mode Héliogabale, Caligula n'ont imaginé, comme
les comités révolutionnaires, d'exiger des citoyens
le loyer de leur prison et de leur faire payer, comme
à mon beau-père , 1 2 francs par jour, les six pieds
qu'on lui donne pour lit.
Je crois que la liberté ne requiert point que le
cadavre d'un condamné suicidé soit décapité ;
car, Tibère disait : a Ceux des condamnés qui au-
« ront le courage de se tuer, leur succession ne
« sera point confisquée et restera à leur famille,
« sorte de remercîment que j« leur fais pour
« m'a voir épargné la douleur de les envoyer au
« supplice. Et c'était Tibère! »
Je crois que la liberté est magnanime ; elle n'in-
sulte point au coupable condamné jusqu'aux pieds
de l'écliafaud , et après l'exécution , car la mort
éteint le crime; car, Marat que les patriotes ont
pris pour leur modèle et regardé comme la ligne
de modération entre eux et les exagérés, Marat,
qui avait tant poursuivi Necker, s'abstint de par-
ler de lui du moment qu'il ne fut plus en place
et dangereux, et il disait: « Necker est mort , lais-
sons en paix sa cendre. » Ce sont les peuples sau-
vages, les antropophages et les cannibales qui
— 165 —
dansent autour du bûcher. Tibère et Charles IX
allaient bien voir le corps d'un ennemi mort;
mais au moins ils ne faisaient pas trophée de son ca
davre.Ils ne faisaient point le lendemain ces plai-
santeries dégoûtantes d'un magistrat du peuple,
d'Hébert : Enfin fax vu le rasoir national sé-
parer la tête pelée de Custines de son dos rond:
Je ne crois pas plus qu'un autre au républica-
nisme et à la fidélité de Custines; mais, je l'avoue,
il m'est arrivé de douter si l'acharnement extraor-
dinaire et presque féroce avec lequel certaines
personnes l'ont poursuivi n'était pas commandé
par Pitt, et ne venait pas , non de ce que Custines
avait trahi, mais de ce qu'il n'avait pas assez
trahi, .de ce que le siège de Mayenne avait coûté
Zi mille hommes et celui de Valenciennes s5
mille aux ennemis ; en sorte qu'il eut suffi de
sept à huit trahisons pareilles pour ensevelir
dans leurs tranchées les armées combinées des
despotes. Qu'on relise la. suite des numéros d'Hé-
bert et on se convaincra qu'il n'a pas tenu à lui
de ramener une nation , aujourd'hui le peuple
français, à ce temps où sa populace, ses aïeux
déterraient à Saint-Eustache le cadavre de Conci-
ny, pour s'en disputer les lambeaux, les faire rô-
tir et les manger; il n'a pas tenu de même à Hé-
— 166 -
bei t , en ce point comme on voit bien différent
de Marat, que le peuple ne se disputât les lam-
beaux d'une multitude de cadavres. Je crois que
les grandes joies du Père Duchcsne en ont causé
souvent de bien plus grandes a Pitt et à Galonné,
comme, par exemple, lorsqu'il se permit d'écrire
de la fermeture des églises et de la déprêtrisation,
et de ce que des villageois fanatiquement pros-
ternés, il y a un an, devant un innocent, pendu
pour ses opinions, qu'ils appelaient le bon Dieu,
aujourd'hui l'arquebusaient et le tiraient à l'oie
comme s'il eût été coupable de leurs adorations.
Je crois que plus d'une fois, quand le Père Du-
chesne était bougrement en colère, Pitt et Ga-
lonné l'étaient bien plus pour le même sujet,
comme lorsqu'Hébert se mangeait le sang à la
lecture du Pieux Cordelier , l'ami du bon sens
et des hommes , et qui s'efforçait de faire aimer la
république; comme lorsqu'Hébert voulait que l'on
traitât Rouen comme Lyon, proscrivait tous les
généraux, banquiers , les gens de loi, les riches,
les boutiquiers, ne fesait grâce à aucun des six
corps et mettait à la fenêtre jusqu'au dernier des
Brissotins; comme le député Montant interprétait
le soir aux Jacobins ce que le Père Duchesne avait
entendu le matin dans sa feuille. Comme il déter-
— 167 —
minait, par un exemple, la latitude de ce mot de
Brissotins,en expliquant ce qu'il signifiait par rap-
port aux députés, lorsqu'il disait en ma présence
et devant plus de mille personnes. « Il y avait dans
« la Convention une grande bande de voleurs, i\
« ont péri, mais n'y avait-il de coupable que ces
« 21 ? Parmi ces 21 il y avait aussi 5 à 6 imbé-
;< cilles et ce serait nous condamner nous- même
« que de ne pas prononcer le même jugement
« contre les ^5. Que dis-je ^5, ceux là sont des
« Brissotins qui ont opiné dans le sens des Brisso-
« tins , et d'après les appels nominaux il y en
« avait 4 à 5oo. »
Je crois que c'est l'adroite politique de Pitt,
c'est-à-dire du parti de Coblentz, du parti de
l'étranger, du parti anti-républicain, qu'on est
convenu assez généralement de designer sous le
nom de Pitt, je crois que c'est l'adroite politique
de ce parti quij se parant d'un beau zèle pour la
régénération des mœurs , sous l'écharpe d'Ànaxa-
goras, fermait les maisons de la débauche en même
temps que celles de la religion, non par un esprit
de philosophie qui, comme Platon, tolère égale-
ment le prédicateur et la courtisane, les mys-
tères d'Eleusis et ceux de la bonne déesse, qui
regarde également en pitié Madelaine dans ses
. — 168 —
deux états à sa croisée ou dans le confessionnal;
mais pour multiplier les ennemis de la ré vol i*-
tion , pour remuer la boue de Paris et soulever
contre la république les libertins et les dévots.
C'est ainsi qu'une fausse politique ôtait à la
fois au gouvernement deux de ses plus grands
ressorts, la religion et le relâchement des mœurs.
Le levier du législateur est la religion. Voyez
la fameuse ordonnance de Cromwel sur le di-
manche : trois sermons ce jour la, le premierr
avant le lever du soleil , pour les domestiques.
Marchés, cabarets, académies de jeux fermés.
Ce jour la, quiconque se promenait pendant le
service divin jeté en prison ou condamné à
l'amende. Défense de voyager ce jour là. Les fes^
tins, la comédie, la chasse, la danse défendus ce
jour la à peine de punition corporelle. C'est que
dans ce siècle _, l'Angleterre était encore toute
trempée du déluge des nouvelles opinions reli-
gieuses, c'est que le Gohn Bull était presbytérien
et janséniste ; et si l'art du philosophe est de di>~
riger l'opinion f l'art de l'ambitieux est de la
suivre et de se mettre dans le courant.
L'esprit philosophique au contraire a-t-il le
dessus? L'égoïsme , seul mobile des actions hu-
maines dans tous les svstèmes, tourne-t-il toutes
— m —
ses spéculations du coté tle ce monde , plutôt que
vers le sein d'Abraham ?' En un mot, la généra-
tion se corrompt-elle? Alors la politique, dont le
seul but est de gouverner, ne manque pas de
prendre le vent, de se faire moliniste, et de donner
encore des rames et des voiles à l'opinion.
C'est ainsi que Mazarin et Charles II, voyant
les têtes rondes et la réforme aux cheveux plats
passer de mode, lâchèrent encore plus cette bride
de la morale, et obtinrent du relâchement des
mœurs le même résultat que Cromwel de la reli-
gion, pour la tranquillité de leur tyrannie.
Je crois aussi que Pitt dut avoir au moins une
aussi grande joie et s'en donner des piles (i)
autant que le père Duchesne, le jour qu'il apprit
que, comme desenfans tombés par terre qui bat-
tent le pavé, on nous faisait déployer la vengance
nationale contre des murailles et décréter l'anéan-
tissement de la ville de Lyon. Chose étrange, tel
était l'égarement des meilleurs patriotes , qu'au
sujet de cet ordre de raser Lyon, mesure qui al-
lait combler de joie l'Angleterre et aussi funeste
(i) On sait que les colporteurs du Père Duchesne annon-
çaient leur journal en disant : « Il est bougrement ç\\ colère , le
Père Ducnesne ; il est en colère à s'en donner des piles. »
[Note de l'Éditeur.^
— 170 —
au commerce de France que la prise de Toulon,
Couthon qui est pourtant un excellent citoyen et
un homme de sens, commençait ainsi une de
ses lettres insérée au Bulletin : « Citoyens collé-
« gués, nous vous avions prévenus dans toutes
« vos mesures; mais comment se fait-il que la
« plus sage nous ait échappée, celle de détruire la
« ville jusques dans ses fondemens. »
Quel esprit de vertige s'était donc emparé de
nos meilleures têtes, quand Collot-d'Herbois nous
écrivait un mois après : « On a déjà osé provoquer
« l'indulgence pour un individu, on la provo-
« ([Liera bientôt pour toute une ville. On n'a pas
« encore osé jusqu'ici demander le rapport de
« votre décret sur l'anéantissement de la ville de
« Lyon, mais on n'a presque rien fait jusqu'ici
« pour l'exécuter. Les démolitions sont trop
« lentes ; il faut des moyens plus rapides à l'impa-
ct lience républicaine. A la place du marteau qui
« démolit pierre à pierre, ne pourrait-on pas em-
« ployer la poudre pour faire sauter les rues en
« masse. » Est-ce le bon père Gérard qui parle
ainsi, et quelle est cette impatience de Londres
et d'Amsterdam, de voir détruire par nos mains
une ville rivale, la plus commerçante, la plus an-
cienne et Y aïeule de nos cités? Que d'efforts fe-
— 171 —
saient les plus grands ministres des Grecs pour
approcher leur ville de l'état florissant de Lyon,
aujourd'hui : « Les étrangers, dit la loi de Solon ,
« qui viendront se fixer à Athènes avec toute leur
« famille pour y établir un métier ou une fa-
« brique_, seront dès cet instant élevés a la digni-
« té de citoyens. » C'était pour attirer la multi-
tude dans un endroit et y faire naître le commerce
que les Grecs instituaient des courses de chevaux
et de chars, proposaient des couronnes aux athlè-
tes, aux musiciens, aux poètes, aux peintres, aux
acteurs et même aux prêtresses de Vénus qu'ils ap-
pelaient les conservatrices des villes , lorsqu'elles
n'en étaient pas devenues le plus grand fléau,
comme depuis Christophe Colomb, en Europe, ou
on peut dire qu'elles exercent une profession in-
connueà l'antiquité, le métier de la peste. De même
on vit bien à Rome, les dictateurs confisquer les
villes les plus considérables d'Italie, qu'ils ven-
daient à l'encan au profit de leurs soldats, comme
Sylla, Florence, et Octave, Mantoue et Crémone,
mais ils ne les rasaient pas; s'il leur arrive de ré-
duire Pérouse et Nursie en cendres^ du moins la
rapidité des flammes ôtait à leur colère l'odieux
d'une si longue durée que celle de Collot contre
Lyon. Quand on lit le rapport de Barrère sur ce
— 172 —
projet de décret et l'enthousiasme dont la beauté
de cette mesure avait saisi le rapporteur du co-
mité de salut public, on croit entendre N. s'écrier,
dans Voltaire :
Bâtir est beau , mais détruire est sublime !
C'est encore sur la motion de Barrère que la
Convention a rendu contre elle-même ce décret,
le plus inconcevable qu'aucun sénat ait jamais
rendu, ce décret vraiment suicide, qui permet
qu'un de ses membres investi de la confiance de
3o mille citoyens dont il est l'orateur et qu'il re-
présente dans l'assemblée nationale, soit conduit
en prison sans avoir été entendu, sur le simple
ordre de deux comilés, el d'après cette belle rai-
son qu'on n'avait point entendu lesBrissotins. En
vain'Danton a fait sentir la différence; qu'il s'agis-
sait alors d'une conspiration manifeste, et dont
aujourd'hui on trouve même l'aveu dans les dis-
cours des deux partis, à la rentrée du parlement
d'Angleterre; qu'il y avait six mois que la Con-
vention entendait les accusés tous les jours, et sur
le fond même de la question, que nous étions tous
témoins de leur fédéralisme; qu'en matière de
conspiration , c'était une nécessité de s'assurer a
- 175 —
l'instant de la personne des conspirateurs; mais
que sur une accusation de faux matériel et de vé-
nalité il n'était pas besoin de fouler aux pieds les
principes et qu'il n'y avait aucun inconvénient a
entendre d'Églantine; que les Brissotins eux-
mêmes , dans leur plus violent accès de délire ,
avaient respecté dans M a rat le caractère de repré-
sentant du peuple, et l'avaient, laissé parler deux
heures et tant qu'il avait voulu avant de l'envoyer
à l'Abbaye. Au milieu de ces raisons décisives >
Danton a été hué par ses collègues. Danton pré-
tend qu'il était sur un mauvais terrain, il n'en
est pas moins évident que ce décret est du plus
dangereux exemple; lui seul, il réduirait bientôt
l'assemblée nationale à la condition servile d'un
parlement dont on embastillait les membres qui
refusaient d'enregistrer les projets de lois, si les
membres des comités étaient ambitieux et man-
quaient de républicanisme.
Déjà le comité nomme à toutes les places et
jusqu'aux comités de la Convention, jusqu'aux
commissaires qu'il envoie dans les département
et aux armées. Il a dans ses mains un des plus
grands ressorts de la politique, l'espérance, par
laquelle le gouvernement attire a lui toutes les
ambitions, tous les intérêts. Que lui manque t- il
— 174 —
pour maîtriser ou plutôt pour anéantir la Con-
vention et exercer la plénitude du décemvirat,
si ceux des députés qu'il ne peut attirer dans son
antichambre en faisant luire à leurs yeux le pa-
nache tricolore, récompense de leurs souplesses
et de leurs adulations, il peut les contenir par la
crainte de les envoyer au Luxembourg, dans le
cas ou ils viendraient a déplaire? Y a-t-il beau-
coup de députés, y a-t-il beaucoup d'hommes
tout- a-fait inaccessibles à l'espérance et à la
crainte? Dans la république même, l'histoire ne.
compte pas un Caton sur plus d'un million
d'hommes. Pour que la liberté pût se maintenir à
coté d'un pouvoir si exorbitant, il faudrait que
tous les citoyens fussent des Catons, il faudrait
que la vertu fut le seul mobile du gouvernement.
Mais si la vertu était le seul ressort du gouverne-
ment, si vous supposez tous les hommes vertueux,
la forme du gouvernement est indifférente et tous
sont également bons. Pourquoi donc y a-t-il des
gouvetnemens détestables et d'autres qui sont
bons? Pourquoi avons nous en horreur la monar-
chie et chérissons nous la république? C'est
qu'on suppose avec raison que les hommes
n'étant pas tous également vertueux, il faut que
la bonté du gouvernement supplée à la vertu, et
— 175 —
que l'excellence de la république consiste en
cela précisément, qu'elle supplée à la vertu.
Je crois encore ce que je disais dans mon nu-
méro 3, des révolutions de Brabant, malheur aux
rois qui voudraient asservir un peuple insurgé.
La France ne fut jamais si redoutable que dans la
guerre civile. Que l'Europe entière se ligue et je
m'écrirai avec ïsaac .-Venez Assyriens, et vous se-
rez vaincus! Venez Mèdes, et vous serez vaincus!
Venez tous les peuples , et vous serez vaincus! J'ai
toujours compté sur l'énergie nationale et sur
l'impétuosité française, doublée par la révolu-
tion , et non sur la tactique et l'habileté des géné-
raux. Parmi les sottises qu'Hébert fait débiter, ap-
paremment pour me mettre au pas, il n'est point
de propos plus ridicule que celui qu'il m'a prêté
à la tribune des Jacobins, en me faisant dire que
si j'étais allé dîner chez Dilîon , c'était pour l'em-
pêcher d'être un prince Eugène et de gagner
contre nous des batailles de Malplaquet et de Ra-
millier. Je n'en persiste pas moins à croire que si
nous avions eu à la tête de nos armées des géné-
raux patriotes qui eussent les connaissances mili-
taires deDillon, la bravoure du républicain fran-
çais guidée par l'habileté des officiers, eut déjà
pénétré jusqu'à Madrid et jusqu'aux Bouches du-
Rhin.
-- 176 —
Je n'en persiste pas moins à croire que j'ai eu
raison de pressentir les plus funestes impérities
de la Vendée, lorsque j'entendis il y a dix mois aux
Jacobins un tonnerre d'applaudissemens ébranler
la salle à ces mots d'H que nous avions en
France ^millions de généraux, et que tous les
soldats sont également propres à commander à
leur tour et par l'ancienneté de médaillon. Com-
ment peut-on méconnaître à ce point les avan-
tages de la science militaire et du génie? Je suis
obligé d'user de redite et de répéter dans mon
credo ce que j'ai dit mainte fors, parce qu'il n'est
pas ici question de me faire une réputation d'au-
teur mais de défendre celle de patriote , d'imposer
à mes concitoyens et de leur divulguer mes dog-
mes politiques, et de soumettre au jugement des
contemporains et de la postérité la profession de
foi du Vieux Cordelier. afin qu'on soit en état de
juger, non ma réputation d'auteur, mais celle de
patriote, ou plutôt il n'est pas ici question ni de
moi, ni de ma réputation, mais d'imposer les
dogmes de la saine politique et d'inculquer à mes
concitoyens des principes dont un état ne peut
s'écarter impunément. Par exemple; il est certain
comme je l'ai dit que la guerre est un art, où,
comme dans tous les autres, on ne se perfectionne
— 177 —
qu'à la longue, il ne s'est encore trouve que deux
généraux, Lucullus et Spinola , qu'un génie
extraordinaire art dispensé de cette règle, et
quoique tous les jours des officiers prennent
hardiment le commandement d'armées de 4°
mille hommes. Turenne, qui était un si grand ca-
pitaine, ne concevait pas comment un général
pouvait se charger de conduire plus de 35 mille
hommes; et en effet c'est avec une armée toujours
inférieure qu'il marchait chaque jour à une nou-
velle victoire. Si l'habileté est nécessaire dans le
médecin qui a entre ses mains la vie d'un seul
homme, et si son art est le premier par l'impor-
tance de son objet, combien l'art militaire doit
être au-dessus et combien il est absurde de ne
compter pour rien l'ignorance dans un général ,
qui , par un ordre sage ou inconsidéré dispose de
la vie de io mille hommes, qu'il peut perdre ou
sauver. J'ai entendu Merlin de M et Wes-
terman, le Vendéen, et beaucoup d'autres troupiers
qu'il n'est pas permis de soupçonner ni de partia-
lité, ni d'incivisme, dire que le grand tort de
Philippeaux, dans sa fameuse dénonciation, était
d'avoir imputé à trahison ce qu'il devait mettre
sur le compte de l'impiété et n'attribuer qu'à ce
système accrédité et prêché par les bureaux de
Ai
— 178 —
la guerre que tous les parens des commis et les
frères des actrices avec qui ils couchaient étaient
aussi bons que "Villard pour couvrir nos frontières
C'était bien là le renversement de toutes les idées
presque innées à force d'être anciennes ; car il y
a plus de trois mille ans que le vieux Cambyse
adressait ces paroles a son fils Cyrus , si on en croit
Xénophon, dans la dernière instruction qu'il lui
donnait en lui disant adieu , et lorsque le jeune
homme avait déjà fait sonner le tocsin pour cou
rir avec la cavalerie au secours de son beau-père
Cyaxare. «Mon fils, il n'est pas permis de deman-
« der aux dieux le prix de l'art, quand on n'a
« jamais manié un art, ni de conduire un vais-
« seau clans le port, quand on est ignorant de la
« mer, ni de n'être point vaincu quand on n'a
a pas pourvu à la défense (i). »
(i)Camile n'a pas fini sa profession de foi , il se disposait à
i;i continuer dans le huitième numéro au Vieux Cordelier dont
nous n'avons que d?s fragmens^et dans les numéros suivans.
179
CONVERSATION
C A M l LLF, - DE5MO V Lï NS.
« Si tu ne vois pas, dit Cicéron, ce que les
temps exigent; si tu parles inconsidérément; si
tu te mets en évidence; si tu ne fais aucune at-
tention à ceux qui t'environnent, je te refuse le
nom de sage. » L'âme vertueuse de Caton répu-
gnait à cette maxime; aussi , en poussant le jan-
sénisme de républicain plus loin que les temps ne
le permettaient, ne contribua-t-il pas peu à accé-
lérer le renversement de la liberté : comme lors-
qu'en réprimant les exactions des chevaliers^ il
tourna les espérances de leur cupidité du coté de
César; mais Caton avait la manie d'opiner plutôt
en stoïcien dans la république de Platon, qu'en sé-
nateur qui avait affaire aux plus fripons des en-
fans de Romulus.
Que de réflexions présente cette épigraphe!
12.
— 186 —
C'est Cicéron qui, en composant avec ies vices de
son siècle, croit retarder la chute de la république,
et c'est l'austérité de Cnton qui hâte le retour àc
la monarchie. Solon avait dit en d'autres termes
la même chose: « Le législateur qui travaille sur
une matière rebelle doit donner à son pays,
non pas les meilleures lois en théorie, mais les
meilleures dont il puisse supporter l'exécution. »
Et J.-J. Rousseau a dit après : « Je ne viens point
traiter des maladies incurables. » On a beau dire
que mon numéro 6 manque d'intérêt, parce qu'il
manque de personnalités; que ceux qui ne cher-
cheraient dans ce journal qu'à repaître leur mali-
gnité de satire et leur pessimisme de vérités intem-
pestives retirent leurs abonnemens. Je crois avoir
bien mérité de la patrie en tirant la plume contre
les ultra-révolutionnaires, dans le Vieux Corde-
lier , malgré ses erreurs.
Quelque ivraie d'erreurs n'étouffe point une
moisson de vérités. Mais je reconnais que mes
numéros auraient été plus utiles si je n'avais pas
mêlé aux choses les noms des personnes. Dès que
mon vœu, le vœu de Coligny, le vœu de Mé-
zerai est enfin accompli, et que la France est de-
venue une république, il faut s'attendre à des
partis, ou plutôt à des coteries et à des intrigues
— 181 —
sans cesse renaissantes. La liberté ne va point
sans cette suite de cabales, surtout dans notre
pays où le génie national et le caractère indigène
ont été, de toute antiquité, factieux et turbulens,
puisque J. César dit en propres termes, dans ses
Commentaires : «Dans les Gaules on ne trouveque
des factions et des cabales, non -seulement dans
tous les départemens, districts et cantons, mais
même dans les vies ou villages (i). » Il faut donc
s'attendre à des partis, ou, pour mieux dire, à
des compérages qui haïront plutôt la fortune que
les principes de ceux qui sont dans la coterie ou
le parti contraire , et qui ne manqueront pas d'ap-
peler amour de la liberté et patriotisme l'ambi-
tion et les intérêts personnels qui les animent les
uns contre les autres. Mais tous ces partis, tous
ces petits cercles, seront toujours contenus dans
le grand cercle des bons citoyens qui ne souffri-
ront jamais le retour de la tyrannie; et comme
c'est clans ce grand rond seul que je veux entrer;
comme je pense, avec Gordon , qu'il n'y eut ja-
mais de secte, de société, d'église, de club, de
loge, d'assemblée quelconque, de parti, en un
(i) lit Gallid factlones sunl , non solum in omnibus civitaiibus ,
itquc [uigis , partibusq.uc , sed in vicis , etc.
— 182 —
mot , tout composé de gens dune exacte pro-
bité ou entièrement mauvais , je crois qu'il faut
user d'indulgence pour les ultra comme pour
les citrà, tant qu'ils ne dérangent pas les intrà et
le grand rond des amis de la république, une et indi-
visible. On litdans un discourssur le gouvernement
révolutionnaire :« Si l'on admet que des patriotes
de bonne foi ont tombé dans le modérantisme
sans le savoir, pourquoi n'y aurait-il pas des pa-
triotes, également de bonne foi, qu'un sentiment
louable a emporté quelquefois ultra ? » C'est
ainsi que parle la raison; et voilà pourquoi j'ai
enrayé ma plume qui se précipite sur la pente de
la satire. Étranger à tous les partis, je n'en veux
servir aucun , mais seulement la république, qu'on
ne sert jamais mieux que par des sacrifices
d'amour- propre : mon journal sera beaucoup
plus utile, si, dans cbaque numéro, par exemple,
je me borne à traiter en général, et abstraction
faite des personnes, quelque question, quelque
article de ma profession de foi et de mon testa-
ment politique. Parlons aujourd'bui du gouver-
nement anglais, le grand ordre du jour.
— 183
UN VIEUX COKDELIER (i).
Qu'est-ce que tout ce verbiage? Depuis 1789
jusqu'à ce moment, depuis Mounîer jusqu'à Bris
sot, de quoi a-t-il été question, sinon d'établii
en France les deux chambres et le gouvernement
anglais? Tout ce que nous avons dit; tout ce que
toi en particulier, tu as écrit depuis cinq ans,
qu'est-ce autre chose que la critique de la consti-
tution aristocratique de la Grande-Bretagne?
Enfin, la journée du 10 août a terminé ces dé-
bats et la plaidoirie, et la démocratie a été pro-
clamée le % 1 septembre. Maintenant la démocra-
tie en France, l'aristocratie en Angleterre, fixent
en Europe tous les regards tournés vers la poli-
tique. Ce ne sont plus des discours, ce sont les
faits qui décideront, devant le jury de l'univers
pensant , quelle est la meilleure de ces deux con-
stitutions. Maintenant la plus forte, la seule sa-
tire à faire du gouvernement anglais, c'est le bon-
(1) Vieux prêtre de l'ancien district des Cordeliers, qui en
tre chez moi , et vient voir si je fais parler dignement le cha-
pitre dans mon numéro 7, et si je ne fais pas reculer la ban-
nière.
— 184 —
heur du peuple; c'est la gloire, c'est la fortune
de la république française. Wallons pas, ridicules
athlètes, au lieu de nous exercer et de nous frot-
ter d'huile, panser les plaies de notre antagoniste.
C'est nous-mêmes qu'il faut guérir, et pour cela
il faut connaître nos maux; il faut avoir le cou-
rage de les dire. Sais-tu que tout ce préambule
de ton numéro 7, ces circonlocutions, ces pré-
cautions oratoires, tout cela est fort peu jacobin?
A quoi reconnait-on le vrai républicain, je te
prie, le véritable Cordelier? C'est à sa vertueuse
indignation contre les traîtres et les coquins, c'est
à l'âpreté de sa censure. Ce qui caractérise le ré-
publicain, ce n'est point le siècle, le gouverne-
ment dans lequel il vit, c'est la franchise du lan-
gage. Montausier était un républicain dans i'œil-
de-Bœuf. Molière, dans le Misanthrope, a peint
en traits sublimes les caractères du républicain et
du royaliste. Alceste est un Jacobin, Philinte tm
Feuillant achevé. Ce qui m'indigne, c'est que,
dans la république, je ne vois presque pas de ré-
publicains. Est-ce donc le nom qu'on donne au
gouvernement qui en constitue la nature? En ce
cas, la Hollande, Venise, sont aussi des républi-
ques] l'Angleterre fut aussi une république, pen-
dant tout le protectorat de Crotnwcl, qui régissait
sa république aussi despotiqucment que Henri
VIII son royaume. Rome fut aussi uue république
sous Auguste, Tibère et Claude, qui rappelaient
clans leur consulat, comme Cicéron dans le sien \
la république romaine. Pourquoi cependant ne
se souvient-on de cet âge du monde que comme
celui de l'époque de l'extrême servitude de l'es-
pèce humaine? C'est parce que la franchise était
bannie de la société et du commerce de la vie;
c'est parce que, comme dit Tacite, « on n'osait
parler, on n'osait même entendre. » Oinisso o/n-
ni, non solîun loquendi7 imô audiendi, com-
me rcio.
Qu'est-ce qui distingue la république de la
monarchie? Une seule chose :1a liberté de parler
et d'écrire. Ayez la liberté de la presse ( i ) à Moscou,
et demain Moscou sera une république. C'est
ainsi que malgré lui, Louis XVI , et les deux cotés
droits, et le gouvernement tout entier, conspira-
teur et royaliste, la liberté de la presse seule nous
(i) Il y a dans îe manuscrit : « Ayez la liberté de la presse à
Constantinople, et demain le faubourg de Péra sera aussi ré-
publicain que le faubourg St-Marceau. Au contraire, détrui-
sez la liberté de la presse en France, et demain la république
sera détruite; elle n'est déjà plus du moment où vous porte?
atteinte à la liberté de parler et d'écrire»
— 1SG -
a menés comme par la main, jusqu'au icaoût,
et a renversé une monarchie cle quinze siècles,
presque sans effusion de sang.
Quel est le meilleur retranchement des peuples
libres contre les invasions du despotisme? C'est
la liberté de la presse. Et ensuite le meilleur? C'est
la liberté de la presse. Et après le meilleur? C'est
encore la liberté de la presse.
Nous savions tout cela dès le i4 juillet; e'est
l'alphabet de l'enfance des républiques ; et Bailly
lui-même, tout aristocrate qu'il fût, était sur
ce point plus républicain que nous. On a retenu
sa mxime : La publicité est la sauvegarde du
peuple. Cette comparaison devrait nous faire
honte. Qui ne voit que la liberté d'écrire est la
plus grande terreur des fripons, des ambitieux et
des despotes (i),mais qu'elle n'entraîne avec soi au-
cun inconvénient pour le salut du peuple? Dire
que cette liberté est dangereuse a la république ,
cela est aussi stupide que si on disait que la beauté
peut craindre de se mettre devant une glace. On
a tort ou on a raison; on est juste, vertueux, pa-
triote en un mot, ou on ne l'est pas. Si on a des
torts il faut les redresser, et pour cela il est néces-
(i) Il y a dans le manuscrit : Et des petits tyrans
— 187 —
saire qu'un journal vous les montre; mais si vous
êtes vertueux, que craignez-vous de numéros
contre l'injustice, les vices et la tyrannie? Ce
n'est point là votre miroir.
Avant Bailly, Montesquieu , un président à
Mortier avait professé le même principe, qu'il
ne peut y avoir de république sans la liberté de
parler et d'écrire, « Dès que les décemvirs (i),
dit-il , dans les lois qu'ils avaient apportées de la
Grèce en eurent glissé une contre la calomnie et
ses auteurs, leur projet d'anéantir la liberté et de
se perpétuer dans le décemvirat fut à découvert,
[car jamais les tyrans n'ont manqué de juges
pour faire périr, sous le prétexte de calomnie,
quiconque leur déplaisait j (2). C'est le jour
qu'Octave, quatre cents ans après, fit revivre
cette loi des décemvirs (3) contre les écrits et
les paroles, et en fit un article additionnel à la
loi Julia sur les crimes de lèse-majesté, qu'on
(1) Texte du manuscrit: Dès que les décemvirs, dans les
lois qu'ils étaient chargés de rédiger, eurent fait passer celle
contre les écrits séditieux et la calomnie, leur projet —
(2) Les passages qui auront été retranchés par Desenne
sans être remplacés par lui , je les mettrai dans le cours de l'ou-
vrage , entre deux guillemets , comme ils se trouvent dans le
manuscrit,
(3) Il y a dans le manuscrit : Celle loi d'Appius contre..,
— 188 —
peut dire que la liberté romaine rendit le der-
nier soupir. En un mot, l'âme des républiques,
leur pouls, leur respiration, et si Ton peut parler
ainsi , le souffle auquel on reconnaît que la liberté
vit encore, c'est la francbise du discours. Vois à.
Rome , quelle écluse d'invectives Cicéron lâche
pour noyer dans leur infamie Verres, Calilina ,
Clodius, Pison et Antoine ! Quelle cataracte d'in-
jures tombe sur ces scélérats du haut de la tri-
bune ! [Le poète Catulle traînait dans la boue
Jules César. Tu as cité toi-même le passage d'une
lettre de Ciceron au sujet des placards sanglans
que Bibulus ne cessait de lancer contre le dicta-
teur , cette feuille de Bibulus plait tellement au
peuple qu'il est impossible de passer dans les rues
où elle est affichée.]
[ Mieux vaudrait qu'on se trompât , comme le
père Duchesne dans ses dénonciations qu'il fait à
tort et à travers, mais avec cette énergie qui carac-
térise les âmes républicaines, que de voir cette
terreur qui glace et enchaîne les écrits et la pensée.
Marat s'exprimait ainsi : Un républicain, Bourdon
de l'Oise, osa dire sa pensée toute entière et mon-
trer une âme républicaine.
Robespierre fit preuve d'nn grand caractère, il
v a quelques années, h la tribune des Jacobins^Un
— 189 —
jour que clans un moment de violente défaveur il se
cramponna à la tribune , et s'écria qu'il fallait l'y
assassiner ou l'entendre ; mais toi tu fus un esclave
et lui un despote, le jour que tu souffris qu'il te
coupa si brusquement la parole dès ton premier
mot : Brûler nest pas répondre] et que tu ne
poursuivis pas opiniâtrement ta justification. Re-
présentant du peuple, oserais-tu parler aujourd'hui
au premier commis de îa guerre aussi courageuse-
ment que tu le faisais il y a 4 ans à St Priest, à Mi-
rabeau, àLafayette, àCapet lui-même? Nous n'a-
vons jamais été si esclaves que depuis que nous
sommes républicains, si rampans que depuis que
nous avons le chapeau sur la tête. ]
Aujourd'hui, en Angleterre même, ou la liberté
est décrépite et gisant in extremis, dans son
agonie, et lorsqu'il ne lui reste plus qu'un souffle,
vois comme elle s'exprime sur la guerre, et sur les
ministres et sur la nation française.
« En France, dit Stanhope, dans la chambre
haute, les ministres parlent , écrivent, agissent
toujours en présence de la guillotine. Il serait à
souhaiter que nos ministres eussent cette crainte
salutaire, ils ne nous tromperaient pas si grossiè-
rement
« On nous dit , que les troupes françaises sont
— 190 —
sans habits , et ce sont îes mieux habillées de
l'Europe.
« On nous dit , que le manque de numéraire
empêchera nos ennemis de soutenir la guerre , et
on peut hasarder qu'il y a en France plus d'or ,
d'argent et de billon, provenant des sacristies et de
l'emprunt forcé, que dans toutes les contrées
d'Europe ensemble.
« A l'égard des assignats, ils ont gagné, depuis
six mois, plus de 70 pour cent, et gagneront sans
doute encore plus dans six autres mois.
« On nous disait que les troupes françaises ne
pourraient tenir devant les troupes autrichiennes,
prussiennes et anglaises, les mieux disciplinées de
l'Europe ; le contraire est assez prouvé par un
grand nombre de combats. Des généraux autri-
chiens ont avoué que les Français, par leur disci-
pline et leur bravoure, au milieu du carnage,
étaient devenus la terreur des alliés.
« Enfin , on nous disait , que les Français
devaient manquer de blé. C'était déjà une idée
bien horrible , que celle de vingt - cinq millions
d'hommes, dont la presque universalité ne vous
avait jamais offensés , éprouvant les horreurs
de la famine, parce que la forme de leur gouverne-
ment déplaisait à quelques despotes. Mais ce plan
— 191 —
infernal n'a servi qu'à produire chez ce peuple un
enthousiasme qui a surpassé tout ce qu'on rap-
porte des anciennes républiques. »
Stanhope justifie ensuite le peuple français du
reproche d'athéisme. 11 distingue sa constitution
des excès inséparables d'une révolution ; il ajoute
que la nation a renoncé , par des décrets solennels,
à se mêler du gouvernement des autres états ; il
défie tous les philosophes de ne pas sanctionner
notre Déclaration des Droits, et finit par présen-
ter comme la base et la pierre angulaire de notre
république , cette maxime sublime : JSe fais pas
à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse.
L'opposition, dans la chambre des communes,
n'v parle pas de nous avec moins de respect
et d'éloges.
« Nous sommes vaincus partout, dit M. Cour-
tenai , tandis que les Français déploient une
énergie et un courage digne des Grecs et des
Romains. A la bouche du canon, ils chantent leurs
hymnes républicains. L'empereur et le roi de
Prusse, avec tous leurs fameux généraux et leurs
troupes si bien aguerries, n'ont pu battre le général
Hoche, qui n'était pourtant qu'un simple sergent,
peu de temps avant d'avoir pris le commandement.»
Si la louange qui plaît le plus est celle d'un
— 192 —
ennemi , ces discours ont de quoi flatter nos
oreilles. C'est ainsi que des hommes, que quelques
républicains d'outre-mer font, en plein parlement,
la satire de leur nation et l'éloge de ceux qui lui
font la guerre; et nous, au fort de la liberté et de la
démocratie, nous n'osons censurer dans un numéro
ce qui manque à la perfection de notre gouverne-
ment. Nous n'osons louer chez les Anglais ce qu'il
y a de moins mauvais, comme la liberté des opi-
nions , Xhabeas corpus , et le proposer pour
exemple à nos concitoyens , de peur qu'ils ne
deviennent pires.
Nous nous moquons de la liberté de parler de
l'Angleterre, et cependant, dans le procès de
Bennet, convaincu d'avoir dit publiquement qu'il
« souhaitait un plein succès à la république fran-
çaise, et la destruction du gouvernement d'Angle-
terre, » après une longue délibération, leur jury
vient de prononcer, il y a quinze jours, que
Bennet n'était point coupable ,, et que les opi-
nions étaient libres.
Nous nous moquons de la liberté d'écrire des
Anglais ; cependant il faut convenir que le parti
ministériel n'y demande point la tête de Shéridan
ou de Fox , pour avoir parlé des généraux de
Brunswick, de Wurmser, Hoode, Moyra, et même
— 193 —
du duc d'Yorek, avec autant d'irrévérence, au
moins, que Philippeaux et Bourdon de l'Oise ont
parlé des généraux Ronsin et Rossignol.
Étrange bizarrerie! En Angleterre, c'est tout
ce qu'il y a d'aristocrates, de gens corrompus ,
d'esclaves, d'âmes vénales; c'est Pitt, en un
mot, qui demande à grands cris la continuation
de la «Lierre ; et c'est tout ce qu'il y a de patrio.
tes, de républicains et de révolutionnaires qui
votent pour la paix, qui n'espèrent que de la
paix un changement dans leur constitution. En
France, tout au rebours. Ici ce sont les patriotes
et les révolutionnaires qui veulent la guerre, et il
n'y a que les Modérantins, les Feuillans, si Fou
encroit Barère , il n'y a que les contre-révolu-
tionnaires et les amis de Pitt qui osent parler de
paix. C'est ainsi que les amis de la liberté , dont
les intérêts semblent pourtant devoir être com-
muns, veulent la paix à Londres et la guerre à
Paris , et que le même homme se trouve patriote
en-decà de la Manche , et aristocrate au-delà :
montagnard dans la Convention; ministériel dans
le parlement. Mais au moins, dans le parlement
d'Angleterre, on n'a jamais fait l'incroyable motion
que celui qui ne se déciderait pas d'abord pour
\j\ guerre, par assis et levé , fût réputé suspect
i >
à
— m —
pour son opinion , dans une question de cette im-
portance et si délicate, qu'on ne pouvait être de
l'avis de Barère, sans être en même temps de l'a-
vis de Pitt.
Il faut avouer au moins que la tribune de la
Convention ne jouit pas de l'inviolabilité d'opi-
nion de la tribune anglaise, et qu'il ne serait pas
sûr de parier de nos échecs comme Shéridan
parle de leurs défaites de Noirmoutiers, de Dunker-
que , de Toulon. Combien nous sommes plus loin
encore de cette âpreté de critique, de cette ru-
desse sauvage des harangues et des mœurs qui
existe, encore moins il est vrai, en Angleterre, qui
ne convient point aux très humbles et fidèles sujets
de Georges, mais à laquelle on reconnaît une âme
républicaine dans J. J. Rousseau, comme dans le
paysan du Danube ; dans un Scythe , comme dans
Ma rat. On trouvera parmi nous cetle effroyable
haine d'Àlceste,
Ces haines vigoureuses.
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
Hébert dénonce Legendre, dans sa feuille, com-
me un mauvais citoven et un mandataire infidèle
Legendre dénonce Hébert aux Jacobins ; comme
— 195 —
un calomniateur a gages; Hébert est terrassé , et
ne sait que répondre. « Allons , dit Momoro, qui
vient au secours de son embarras, embrassez-
vous tous deux , et touchez là. » Est-ce là le lan-*
gage d'un Romain, ou celui de Mascarille dans la
comédie;
C'est un fripon, n'importe;
On tire un grand parti des gens de cette sorte.
Oui je le répète, j'aime mieux encore qu'on dé-
nonce à tort et à travers , j'ai presque dit qu'on
calomnie, même comme le Père Duchesne, mais
avec cette énergie qui caractérise les âmes fortes
et d'une trempe républicaine, que de voir encore,
comme aujourd'hui, cette politesse bourgeoise,
cette civilité puérile et honnête, ces ménagemens
pusillanimes de la monarchie, cette circonspection,
ce visage de caméléon et de l'antichambre, ce
B...îsme en un mot, pour les plus forts, pour
les hommes en crédit ou en place, ministres ou gé-
néraux, représentions du peuple ou membres in-
fluens des Jacobins, tandis qu'on fond, avec lour-
de roideur, sur le patriotisme en défaveur et dis-
gracié. Ce caractère presque général sautait aux
ï3.
— 196 —
yeux, et Robespierre en fit lui-même l'objet du
dernier scrutin épuratoire de la société.
[Jusqu'aux moindres fretins]
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
Mieux vaudrait l'intempérance de langue de
la démocratie; le pessimisme de ces détracteurs
éternels du présent, dont la bile s'épanche sur
tout ce qui les environne, que ce froid poison de
la crainte, qui fige la pensée jusqu'au fond de
l'âme, et l'empêche de jaillir à la tribune, ou
dansdes écrits! Mieux vaudrait la misanthropie de
Timon, qui ne trouve rien de beau à Athènes,
que cette terreur générale, et comme des monta-
gnes de glace, qui, d'un bout de la France à l'au-
tre, couvrent la mer de l'opinion et en obstaclent
le flux et reflux. La devise des républiques, ce sont
les vents qui soufflent sur les flots de la mer, avec
cette légende : Tollant sed attollunt.Ws les agitent
mais ils les élèvent. Autrement, je ne vois plus
dans la république que le calme plat du despo-
tisme , et la surface unie des eaux croupissantes
d'un marais; je n'y vois qu'une égalité de peur, le
nivellement des courages, et les âmes les plus gé-
néreuses aussi basses que les plus vulgaires.
— 197 —
Toi-même, par exemple, toi qui as eu, je le dirai
seulement, pour ne pas te flatter en ne te don-
nant qu'un mérite de calcul , toi qui as eu le
tact et le bon esprit d'être aussi incorruptible, de
ne pas plus varier, de ne pas plus déménager que
Robespierre ; toi qui, dans la révolution, as eu le
bonheur que toutes ses phases n'en ont amené au-
cune dans ta condition et ta fortune; le bonheur
de n'avoir été ni ministre, ni membre de comité de
gouvernement, ni commissaire dans îa Belgique ;
de n'avoir pas étalé aux yeux de la jalousie, sœui
de la calomnie, ni le panache, ni le ruban trico-
lore, allant de l'épaule au coté, ni les épaulettc»
à l'étoile, ni aucun de ces signes du pouvoir , qu«
surtout semblent vous donner des aîles, comme à
la fourmie, pour vous perdre, et vous jette mê-
me dans l'envie des dieux; mais qui, député ho-
noraire, et resté journaliste, comme en 1789 -,
pries tous les jours le ciel de laisser le simple
manteau de la philosophie sur tes épaules déga-
gées de responsabilité; non pas, il est vrai, le man-
teau sale et déchiré de Diogène, mais le manteau
dePlaton, vergeté et de drap d'Ecbatane (1). [Toi
qui, ni à Baiîiy, ni à Pétion , ni à Pache , a com-
battu l'un après l'autre tous les hommes en place
(1) Ancien lexlc : d'Ectatane.
— 198 —
à mesure qu'ils se sont montrés dans un parti
autre qne celui de la Déclaration des Droits (i). j
Toi qu'on sait bien n être pas exempt d'erreurs ,
mais dont il n'est pas un homme de bonne foi ,
parmi ceux qui t'ont suivi , qui ne soit persuadé
que toutes tes pensées n'ont jamais eu pour objet
comme tu l'as répété jusqu'au dégoût, que la
liberté politique et individuelle des citoyens; une
constitution utopienne, la république une et indi-
visible, la splendeur et la prospérité de la patrie,
et non une égalité impossible de biens, mais une
égalité de droits et de bonheur; toi qui, muni de
tous ces certificats authentiques, ayant reçu plaies
et bosses pour la cause du peuple, et par toutes
ces considérations, au-dessus d'un rapport malé-
vole, et des propos de table de Barère, devrais
montrer moins de poltronnerie et avoir le droit de
dire librement ta pensée, sauf meilleur avis (2),
oserais-tu tourner en ridicule les bévues politi-
ques de tel ou tel membre du comité de salut
public, comme l'opposition (3), toute faible, dégé-
(1) Ancien texte : toi qui, ni à Paul, ni à Céphas, mais à la
Déclaration des Droits , et étranger à tous les partis, les a tous
combattus, tour-à-tour, toi qu'on sait....
(1) Ancien texte : Avoir.
(3) Ancien texte : Comme l'opposition , Jàche, toute dégé-
nérée-
— 199 —
nérée et nulle qu'elle est, persiffleles rapports de
Pitt, de Greenville et de Dundas ?
C à MILLE-DE SMOUL INS.
J'oserais s'il n'y avait des erreurs qu'il est plus
utile à la patrie de taire que de faire sentir? (i)
Comment peux- tu dire que la Convention dé-
fend la vérité, quand tout-à-1'heure, par un dé-
cret notable rendu sur la motion de Danton, elle
vient de permettre, du moins de tolérer, le men-
songe et le calomniateur. La liberté de la presse
est restreinte par le gouvernement révolution-
naire au royaliste et à l'aristocrate; elle est en-
core (2) entière pour le club des Cordeliers (3).
Apprends que Barère lui-même, est (4) partisan
si déclaré de la liberté d'écrire, qu'il la veut in-
définie constitutionnellement pour tout le monde,
révolutionnairement pour les citoyens dont on ne
peut suspecter le patriotisme et les intentions. De-
(1) Ancien texte. Si j'osais... el pourquoi non , si ce sont
des faits. Comment...
(2) Le mot encore a été oublié et se trouve sur l'épreuve cor-
rigée de la main de Camille.
(3) Ancien texte : Patriote prononcé.
(4) Ancien texte : En.
— 200 —
puis que Bar ère ma fait cette profession de foi,
je m'en veux presque de la légère égratignure de
mon numéro 5; car il est impossible, à mon sens,
qu'un homme d'esprit veuille la liberté de la
presse, qu'il la veuille illimitée, même contre lui ,
et qu'il ne soit pas un excellent républicain. Tout
à l'heure, ta (i) déclamation finie, j'aurai la pa-
role à mon tour, et je démontrerai la sagesse et
la nécessité de sa distinction révolutionnaire, sur
le maximum de la liberté de la presse pour les
patriotes, et le minimum pour les aristocrates. En
ce moment (2) , comme je pardonne à ta colère,
en faveur de ce que son principe a de républi-
cain, comme elle te suffoquerait, si un torrent de
paroles, et comme la fumée de ce feu, ne s'exha-
lait au dehors dans la conversation (3); comme tu
n'es point à la tribune des Cordeliers, ni en pré-
sence de David (/j.) ou delà Vicomterie, mais en pré-
sence de mes Pénates tolérans, et qui ne refusent
pas à un vieux patriote la liberté qu'on donnait
aux esclaves (5) dans les Saturnales, donne de
(1) Ancien ti-xte : La
(2) En ce moment, se trouve sur l'épreuve.
(3) Ancien texte : Convention.
(4) Ancien texte : Dand.
(5) Le mot esclaves se trouve dans l'épreuve a la place t\e
voleurs.
— 201 —
l'air, mon ami, à ton âme étouffée (i), ouvre un
passage à cette fumée dont tu es suffoqué au de-
dans, et qui te noircit (2) l'imagination, faute
d'une cheminée; parle, dissipe cette vapeur mé-
lancolique: en passant, voici ma réponse provi-
soire, et en un mot, à tous tes (3) griefs : La ré-
volution est si belle en masse , que je dirai tou-
jours d'elle comme Bolingbrocke dit un jour de
Malborough, c'était un si grand homme, que
fai oublié ses vices. Maintenant poursuis ta ti-
rade.
LE VIEUX CORDEL1ER.
Et moi, je te pardonne ton amour aveugle et
paternel pour la révolution. Tu as eu tant de part
à sa naissance! Je ne grondais point ton enfant;
je n'étais (4) point en colère; je demande seulement
à la république naissante s'il n'est pas permis de
lui faire les très humbles remontrances que souf-
frait quelquefois la monarchie. Tu prétends que
Barère aime la liberté indéfinie de la presse, on
(1) Ancien texte : Cœur étouffé.
(2) Ancien texte: Au dehors.
(3) Ancien texte : Les griefs.
(4) Ancien texte : Je ne suis.
— 202 —
ne lui en demande pas tant ; qu'il aime seulement
la liberté des opinions clans l'assemblée nationale.
Mais oserais-tu dire cette vérité qui est pourtant
incontestable, que Barère, par son fameux rap-
port sur la destruction de Cartilage (i), a vérita-
blement fait le miracle de ressusciter Pitt, que tout
le monde jugeait mort depuis la prise de Toulon,
et qu'il devait arriver immanquablement, qu'à son
arrivée à Londres, ce beau rapport ferait remon-
ter le ministre aux nues, et lui ouvrirait toutes les
bourses des Cartbaginois. Que Xavier Audouin
et quelques patriotes à vue courte, aient décla-
mé aux Jacobins, le Delenda Carlhago, cela était
sans conséquence , et pouvait passer pour l'effet
de l'indignation du patriotisme dans ses foyers.
Tel fier t qui ne tue pas. Mais qu'à la tribune de
la Convention, un membre du comité de salut
public ait dit qu'il fallait aller détruire le gouver-
nement anglais, et raser Cartilage (2). Qu'un autre
membre du comité de salut public, à vue moins
courte que Barère, ait encliéri aux Jacobins sur
cette opinion; qu'il ait dit que pour lui c'était la
(1) Ancien texte : Londres.
(a) Ancien texte: Qu'il ait dit publiquement qu'il fallait ex"
terminer le peuple anglais de l'Europe, à moins qu'il ne se
démocratisât.
~ 203 —
guerre, non seulement au gouvernement , mais
au peuple anglais, et une guerre à mort qu'il lui
prétendait faire à moins qu'il ne se démocratisât;
en vérité, voilà ce qui est inconcevable. Quoi!
dans le même temps que Shéridan s'écriait dans
la chambre des communes : « La conduite des
Français manifeste qu'ils n'avaient point à cœur
la guerre avec le peuple anglais; ils ont détruit
le parti de Brissot qui avait voulu cette guerre :
je pense qu'ils seraient disposés à conclure avec
nous la paix, dans des termes honorables et avan-
tageux à la république. J'appuie mon raisonne-
ment sur la foi des décrets de la Convention , qui
déclarent que la république a renoncé à la pensée
de répandre sa doctrine au dehors, et que son
seul but est d'établir un gouvernement intérieur,
tel qu'il a été adopté par le peuple français.
(i) [Quoi! c'est dans le même temps que Ro-
(i) Ce passage a été entièrement tronqué par Desenne, jious
îe rétablissons en entier dans le texte comme il se trouve dans
le manuscrit. Voici l'ancien texte que nous avons cru devoir
remettre sous les yeux du lecteur :
Quoi! c'est dans le même temps que Stanhope s'écriait dans
la chambre haute : « Nulle puissance n'a le droit de s'ingérer
w dans le gouvernement intérieur d'un état indépendant
« d'elle ; le peuple français a proclamé ce principe, d'après le
— 204 —
bespierre par son discours aux jacobins prend
sans s'en apercevoir le rôle de Brissot, dénationa-
liser la guerre! C'est Robespierre qui s'est tant
moqué de Cloots voulant municipaliser l'Europe,
«- vœu de sa constitution , art. 1 18 et 1 19 , et il ne veut point
« s'ingérer dans le gouvernement de notre nation. » Quoi !
c'est dans le même temps que Barère , sans >>'en apercevoir, se
charge de l'apostolat de Cloots, de municipaliser la Grande-
Bretagne, et d'un rôle de Brissot, de nationaliser la guerre avec
le peuple anglais ! car enfin , tout peuple en ce cas, et surtout
une nation fière comme les Anglais, veut être le maître chez
soi. Et quels que soient les vices de sa constitution, si c'est un
peuple rival qui prétend les redresser et les démocratiser de
gré ou de force, il dira, comme la femme de Sganarelle à
31. Robert : « De quoi vous mêlez-vous ? et moi je veux être battue. »
Pitt a dû bien rire en voyant Barère qui l'appelle, lui, Tilt, un
iinbécille, faiie lui-même cette lourde école, d'enraciner Pitt
plus que jamais dans le ministère; en voyant Barère le dis-
penser de réfuter le parti de l'opposition, et donner ainsi un
pied de nez à Shéiidan et à Stanhope, avec leurs beaux dis-
cours sur la neutralité constitutionnelle de la îépublique, à
l'égard du gouvernement des autres peuples. Qui ne voit que
la réception de cr fameux discours de Barère a dû charmer
Pitt plus que la nouvelle d'une victoire, et que les Anglais
n'auraient pas manqué de se dire :« Puisque Londres est Car-
tilage, avons le courage des Carthaginois, fesous plutôt comme
eux, des cordages et des aies avec nos cheveux, donnons à
Pitt jusqu'au dernier schilling, et levons-nous aussi en niasse
Maïs oserais-tu dire ces véiités à Barère? Oserais-la dire que
ce*. Hébert, par exemple, ce Momnro
— 205 —
qui se charge de son apostolat et veut démocra-
tiser le peuple anglais! Car enfin tout peuple dans
ce cas et surtout une nation fîère comme l'angle-
terre quelques soient les vices de sa constitution
dit comme lafemmedeSganarelle à Robert : Et moi
si je veux qu'il me batte! Et c'est Robespierre
qui oubliait ainsi le discours profondément poli-
tique, entraînant, irréfutable qu'il prononça au
mois de décembre 1791, lorsque presque seul
avec toi il opinait si fortement contre la guerre:
C'est Robespierre qui oublie ce mot énergique
qu'il disait alors : Est-ce quand le feu est à notre
maison qu'il faut aller F éteindre chez les
autres] qui oublie cette grande vérité qu'il pro-
clamait et développait si bien alors, que la guerre
fut toujours la ressource du despotisme, qui,
par sa nature n'a de force que dans les armes et
ne peut rien gagner qu'à la pointe de l'épée, au
lieu que la liberté n'a pas besoin de canons et ne
fait jamais plus de conquêtes que par la paix,
puisqu'elle ne règne point par la terreur, mais
par ses charmes; elle nTa pas besoin de se cacher
derrière des retranchemens pour prendre des vil-
les; mais dès qu'on peut la voir on en est épris et
on court au devant d'elle. Mais oserais-tu bien
faire de semblables rapprochemens et par ces con°
— 20G —
tradictions rendre à Robespierre le ridicule qu'il
verse sur toi à pleines mains depuis quelque temps.
Pilt dût bien rire en voyant que cet homme qui
l'appelait, lui, Pitt, un imbècille et une béte,h la
séance du 10 pluviôse, aux Jacobins, est celui-là
même, Robespierre, qui s'y prend si bien pour
l'affermir dans le ministère et donner un pied de
nez à Fox, à Shéridan et à Stanhope. Qui ne voit
qu'à la réception de ce discours et du rapport de
Barère, on a du se dire à Londres: Eh bien!
puisque nous somjfies Cartilage , ayons le cou-
rage des Carthaginois y fesons plutôt comme
eux des cables avec nos cheveux et levons nous
en masse.
Oserais-tu t' exprimer de même avec franchise
sur le comité de sûreté générale ? Oserais-tu dire
que ce comité qui embastille la tiédeur et fait en-
fermer les citoyens par milliers, comme suspects
de n'avoir pas aimé la république, a pour son
président Vadier , celui-là même qui , le 1 6 juillet
1791, et la veille du Champ-de-Mars , appuyait
de toute sa force la motion de Dandré, de mander
à la barre les six tribunaux de Paris et de leur
commander le procès à tous les Jacobins; ce
même Vadier qui, le 16 juillet, disait à la tribune
de l'assemblée nationale : J'adore la monarchie
— 207 —
et j'ai en horreur le gouvernement républicain,
et faisait cette honteuse profession de foi consi-
gnée dans le Moniteur et dans tous les journaux
du temps, pour laquelle Marat, le lendemain, le
traitait comme renégat et le plus infâme des cons-
tituans; et le voilà aujourd'hui le saint Dominique
du comité de sûreté générale?
Oserais-tu dire que Vouland, secrétaire du co-
mité de sûreté générale était également un roya-
liste bien prononcé et membre du fameux club
des Feuillans, comme il appert par la liste authen-
tique et officielle trouvée dans le secrétariat du
club des Feuillans, une des conquêtes importantes
du 10 août, et imprimée par le comité de surveil-
lance de la commune?
Oserais-tu dire que Jagot, autre frère terrible
du comité, et qui incarcère pour un point d'ai-
guille, a lui même à sa montre, le vieux patriote,
s'il y a bien pris garde, un trèfle qui a quelque
ressemblance avec une fleur de lys; que ce même
Jagot, la veille du 10 août, courut donner sa dé-
mission de membre du comité de sûreté générale
de l'assemblée législative, de peur que la cour ne
gagnât la bataille du lendemain, et qu'il ne fut en-
veloppé dans la proscription inévitable de Merlin,
Bazire et Chabot, ses collègues au comité; que
_ 2"08 —
c'est ce même Jagot que, clans les quatre premiers
mois de la session, toute la Convention a vu sié-
geant, non seulement au marais, mais aux anti-
podes de la montagne à coté de Brissot, Barba-
roux et Duperret?
Qui trouveras-tu encore dans ce décemvirat si
puissant , car le comité n'est pas composé de plus
de dix membres? Qui trouveras-tu parmi ces figu-
rons eu m en ides?
Est-ce Amar le moins farouche de tous et dont
la musique calme Forage du métier, mais à qui le
sabre ne va pas mieux qu'à ses confrères, contre
des citoyens égarés, puisqu'il a été égaré plus
que personne? est-ce Amar, dont tout le monde se
rappelle encore le calembourg lors de son vote
d.ins un appel nominal pour le renouvellement du
bureau à la fin de i ycp : La lois , Chassé, Dan-
ton?
Est-ce David, perdu d'orgueil , qui fut le plus
forcené de tous par sa misérable ambition de lire
dans tous les journaux : Présidence de David?
Zeuxis se promenait aux jeux Olympiques avec
une superbe robe de pourpre sur laquelle on li-
sait en lettres dur: Le peintre Zeuxis. David, plus
ridiculement vain , n'aurait pas de plus grand plai-
sir que de se promener avec cet écrileau : « Le
— 209 —
« président David! Ce n'est pas tant de monHo-
« race, de mon Brutus, disait-il, qu'on doit par-
« 1er, ce n'est point du peintre, c'est du législa-
« teur, c'est de ma présidence que parlera la pos-
« térité. » David a déshonoré son art en oubliant
qu'en peinture comme en éloquence le foyer du
génie c'était le cœur : il prouve qu'on peut être
un grand peintre avec l'âme de Louis XI, et qu'il
n'a entassé tant de monde dans les prisons que
pour capter la popularité du moment, parvenir
à être quinze jours le sonneur de la Convention
et à asseoir son c. sur un fauteuil de maroquin
vert! Ceux qui connaissent le personnage et la
vanité dont il est bouffi, sont tentés de croire que
c'eât une irruption d'orgueil qui lui a mis la joue
de travers. L'histoire qui voudra faire son portrait
ressemblant ne pourra couvrir ce défaut avec ces
chaînes d'or que l'antiquité fesait sortir des lèvres
de Nestor ou de Jules-César, pour exprimer leur
éloquence ou leur bienfaisance; elle ne pourra le
cacher qu'avec de l'écume pour exprimer la rage ;
et la ressemblance sera parfaite si , comme ce
peintre, qui en jetant de dépit son éponge ren-
dit si bien l'écume d'un cheval, elle jette sur les
lèvres de David une éponge trempée dans le sang
innocent. A la vérité David se fait gloire de cette
14
— 210 —
rage; il prétend que c'est la colère de Bru tu s
contre les Royalistes et les Brissotins ; mais c'est
dommage que Ton sache que ce républicain plus
que farouche était le peintre du roi et passait sa
vie h peindre Louis XVI avec d autres couleurs que
les tiennes dans tes vers; il est fâcheux que cet
anti- modéré, cet anti-Brissotin qui ne pouvait
pardonner a Cicéron d'avoir pensé que la terreur
était le mentor d'un jour; que ce soit le même
David qui, il n'y a pas si long-temps, te fesait une
grosse querelle et t'aurait battu, s'il en avait eu la
hardiesse ou la force, à propos de ton Brissot De-
masqué ; il est fâcheux qu'on sache que c'est ce
même David, si Brissotin, que naguère encore il
fallait que Panis se mit tout en nage au cœur de
l'hiver, dans le jardin des Tuileries, pour lui per-
suader que c'était Robespierre qui était le patriote
et qui avait raison contre Brissot.
Voilà les patriotes nouveaux, voilà les hommes
tous fameux qui ne peuvent pas croire aux Made-
leine et aux saint Augustin politiques et qui te
font un crime de ta pitié pour des patriotes, pour
des frères qui ont été cent fois moins égarés
qu'eux.
Qui trouveras-tu encore dans ce comité el à
la tête des mesures les plu^ violentes } c'est un la-
— 211 —
Vicomierie connu par son gros livre des Crimes
des rois, où il tonne à chaque page contre les ar-
restations arbitraires des gens suspects aux rois,
et qui a embastillé à lui seul plus de suspects en
cinq mois que tous les tyrans dont il parle depuis
la fondation de la Bastille. -
Mais tu n'y trouverais plus nos deux vieux Cor-
deliers Boucher-Saint-Sauveur et Panis, ces deux
membres du comité de sûreté générale , véné-
rables par leurs services et par cinq années de per-
sécutions de la cour, auxquelles ils ont résisté; ils
n'ont pu tenir à la vue des indignités qui s'y com-
mettaient et ils en sont sortis en secouant la pous-
sière de leurs pieds.
Sans doute le même motif en éloigna le bon
Rhul autre patriote éprouvé, qu'on n'y rencontre
jamais et sur le point d'en donner sa démission,
mais aussi faible que Panis et Boucher, et sans
oser en expliquer, les motifs à la tribune de la Con-
vention.
Tu y verras encore, il est vrai, un vieux Corde-
lier, un patriote a cheveux blancs , l'excellent
ilougiff. Entre chez Guff. il te dira qu'il n'y
reste que pour corriger beaucoup de mal par un
peu de bien. Guff, ... es! estimable de tenir ferme
14.
— 212 —
à son poste et c'est Boucher-Saint-Sauveur, Panis
et Rhul qu'il faut blâmer de leur désertion.
Oserais-tu dire ce que t'a dit ton collègue P....,
que M. Héron , ci-devant corsairede profession et
écumeur de mer, aujourd'hui écumeur de pavés
et grand entrepreneur d'arrestation et d'élargis-
sement à prix d'argent, sans être attaché par au-
cun emploi au comité de sûreté générale, et lieu-
tenant, premier commis officieux et volontaire
dans la Saint-Hermandad, a gagné peut-être plus
d'un million depuis six mois qu'il est le Cicérone
du comité et celui qui, dans la rue, désigne et
montre au doigt les suspects.
Oserais-tu dire que cet externe, même parmi les
commis du comité, y est si puissant, qu'il a osé y
prendre an collet un représentant du peuple qui
lui reprochait de s'être fait un bois de l'anti-
chambre du comité et d'y faire, avec la terreur,
ce que Cartouche fesait sur les grands chemins
avec un bon pistolet. Ce M. Héron n'est pas en-
core assez content d'être débarrassé de la surveil-
lance de Boucher-Saint-Sauveur et de Panis, ces
deux vénérables patriotes qui ont donné leur dé-
mission; il ne lui suffit pas que le bon Rhul ne
vienne presque jamais au comité.
— 213 —
Oserais-tu dire que tu as appris de Guff.... que
la surveillance d'un homme de bien lui est si à
charge qu'il a preuves en main que cet infâme
Héron est allé dans les prisons mendier de faux
témoignages et tâcher de suborner des scélérats,
pour envoyer lui, Guff..., notre cher Rougiffe, cet
excellent patriote à cheveux blancs, au tribunal
révolutionnaire.
Oserais-tu dire que Fabre d'Eglantine quel-
ques jours avant son arrestation a déclaré qu'il
prouverait, pièces sur le bureau, que ce Héron,
prôné à la tribune de la Convention comme un
patriote exquis, ce Le Noir du comité, a chez lui
des mandats d'arrêt et des lettres de cachet en
blanc, dont-il n'a qu'à remplir les noms, et qu'au-
jourd'hui , sous le règne des lois et au fort de la
démocratie et de l'égalité, il existe un homme in-
connu dans la révolution , et qu'aucun service
n'avait recommandé, qui est plus puissant sur les
citoyens par la faveur on ne sait de qui, que ne
le fut jamais par la faveur de son Louis XV la
Dubarry sur les sujets du tyran, quand, prenant
deux oranges, elle disait : Saule Choiseuil, saute
Braslin, qui prend non des oranges mais sans doute
des poignées d'assignats et dit : En prison un tel:
En liberté un tel. Saute (VÈglantine , saute
— 2\h —
Guff... . . y saute Camille - Desmoulins , M
Il tient dans sa main des listes de proscriptions, ou
livre sans préambule et sans autre explication à la
guillotine une douzaine de députés, vieux mon-
tagnards. Combien de citoyens depuis six mois
ont été embastillés de par M. Héron.
Oserais-tu dire que ce scélérat qui logeait chez
Fallope, membre du conseil-général de la com-
mune, a fait mettre celui-là en prison parce que...
Oserais-tu
CAMILLE- DLSMOULINS.
Oui, si l'oser sauvait la république. Mais quel
bien lui en reviendra-t-il quand j'aurai voué à
l'infamie tous ces noms obscurs. La clameur (i)
de tous ces amours-propres blessés parviendrait
peut-être à me mettre hors d'état de remédier aux
maux de la patrie. Aussi trouve-t-on que je jette
au feu (2) sans pitié ces six grandes pages de caus-
ticités. Je conviens que la satire est extrêmement
piquante, elle me vengerait, elle ferait courir tout
Paris chez Desenne , moins encore par la vérité
(2) Ancien texte : Clémence.
(2) Ancien texte : Au son.
— . 215 —
que par la hardiesse et la (i ) témérité jde la cen-
sure, car un (2) bon mot qui expose son auteur
a toujours bien plus de vogue. Mais en méditant
sur la naissance les progrès et la chute (3) des
républiques, je me suis convaincu que les ani-
mosités et les querelles d'amour-propre leur (4)
ont nui autant que le mulet chargé d'or de Phi-
lippe, Cicéron blâme Caton d'écouter sa vertu
intempestive, qui nuit, dit-il, à la liberté, et lui-
même lui nuit cent fois davantage, en écoutant
trop son amour-propre et en publiant la seconde
Phiîippique. (5) Cicéron oubliait alors ce qu'il
avait dit lui-même vingt ans auparavant , qu'il y
a des coquins, tels que Syîla, dont un patriote
doit taire le mal et respecter jusqu'à la mémoire,
après leur mort, de peur que si on venait à casser
leurs actes, l'état ne soit bouleversé. Le républi-
cain qui ne sait pas sacrifier sa vanité, ses ressen-
timens, et même la vérité à l'amour du bien pu-
(i) Ancien texte : La vérité des choses que par la témérité
tle les dire.
(2) Ancien texte : Un ouvrage.
(3) Ancien texte de la république.
(4) Avaient plus nui.
(5) Ancien texte ; La seconde Phiîippique, qui vend M. Aii=
toine irréconciliable.
— 216 —
hlic,est aussi coupable que celui qui ne sait pas
lui faire le sacrifice de son intérêt personnel. L'ava-
rice n'a point fait plus de mal à la patrie que
d'autres passions dont le nom est moins odieux.
Par exemple, la jalousie du pouvoir et la rivalité,
l'amour de la popularité et des applaudissemens.
Le patriote incorruptible est celui qui ne consi-
dère que le bien de la patrie , et dont l'oreille est
aussi fermée et inaccessible aux applaudissemens
des tribunes ou aux éloges des souscripteurs,
que (i) ses mains le sont aux guinées de Pitt.
LE VIEUX CORDELIER.
Je réponds, en un mot: dans les temps de Sylla
et de Marc-Antoine dont tu parles , si toute vé-
rité n'était plus bonne à dire, c'est que déjà il n'y
avait plus de république. Les ménagemens, les
détours, la politesse, la circonspection, tout cela
est de la monarcbie. Le caractère de la république,
c'est d'appeler les hommes et les choses par leurs
noms et d'ignorer l'usage des points et des étoiles
dans ses écrits. La monarchie fait tout dans le ca-
(i) Ancien texte : Ces moyens.
— 217 —
binet, dans des comités et par le seul secret; la
république, tout à la tribune, en présence du
peuple et par la publicité, par ce que Marat ap-
pelait faire un grand scandale. Dans les monar-
chies, la base (i) du gouvernement est le men-
songe, tromper est tout le secret de l'état; 3a po-
litique des républiques, c'est la vérité. Tu prétends
clans ton journal, faire la guerre aux vices, sans
noter les personnes : dès-lors tu n'es plus un répu-
blicain à la tribune des Jacobins, mais un prédi-
cateur et un Jésuite dans la chaire de Versailles,
qui parle à des oreilles royales, de manière qu'elles
ne puissent s'effaroucher, et qu'il soit bien évident
que (2) ses portraits sont de fantaisie, et ne res-
semblent à personne. Au lieu de supprimer chré-
tiennement dans ton (3) numéro 7 ces six grandes
pages de faits , si tu en publiais seulement une ou
deux en véritable républicain, c'est alors que le
public retirerait quelque fruit de la lecture du
Vieux Cordelier. Après lui avoir mis sous les
yeux deux ou trois exemples , tu lui dirais .-Peuple
fais ton profit de la leçon; je ne veux point faire
(1) Ancien texte ; Le bon.
(2) Ancien texte : Ces patriotes.
(3) Ancien texte : Journal.
- âlS —
le procès à tant de monde, je veux ouvrir une
porte au repentir, je veux ménager les patriotes,
et même ceux qui en font le semblant (i); mais
apprends par-là que tous ces grands tapageurs des
sociétés populaires qui, comme ceux que je viens
de nommer, n'ont à la bouche que le mot de guil-
lotine, qui t'appellent chaque jour a leur aide,
font de toi l'instrument de leurs passions, et pour
venger leur amour-propre de la plus légère pi-
qûre, crient sans cesse : Que le peuple soit de-
bout! de même que les Dominicains, quand ils
font brûler en Espagne un malheureux hérétique,
ne manquent jamais de changer V Exurgat Deus,
« Que Dieu le père soit debout! » Prends y garde,
et tu verras que tous ces tartuffes de patriotisme,
îous ces Pharisiens, tous ces crucifiges (a), tous
ces gens qui disent: Il n'y a que nous de puis ,
nous ne resterons pas vingt montagnards à la
Convention, si on les épurait, non pas dans le
club, mais dans mon journal véridique, parmi ces
républicains (3) qui ne pardonneraient pas une
petite larme , il ne s'en trouverait pas un seul qui
ne fût un novice du io août, pas un qui n'eût
(i) Ancien texte : Malheur.
(2) Ancien texte Crucifuges.
(3) Ancien texte : Si feivens.
— 2Î9 -
été naguère, ou m Fayétiste ou Brissotin , ou
même un Royaliste.
Conviens que tu n'oserais citer un seul de ces
(>:) individus: crois- moi, conserve au moins (3) ta
réputation de franchise; avoue que tu n'as pas
assez de courage, ou plutôt ce ne serait point
avouer ta poltronnerie. Le courage n'est point la
démence, et il y aurait de la démence à ne point
suivre le conseil de Pollion: «Je n'écris point contre
qui peut proscrire. » Ce serait avouer [seulement]
que nous ne sommes pas républicains (4) , je
le vois, mais tu ne peux te résoudre à faire
cet aveu.
[Et pourtant] , comment se faire illusion à ce
point? Je ne conçois pas comment on peut re-
connaître une république là où la liberté de la
presse n'existe point. Sais-tu ce que c'est qu'un
peuple républicain , un peuple démocrate ? Je
n'en connais qu'un parmi les anciens. Ce n'est
point les Romains; à Rome, le peuple ne parlait
(i) Ancien texte : Ou Brissotin, ou Feuiliantin . ou même
un royaliste.
(2) Ancien texte: Exemples.
(3) Ancien texte. En main.
(4) Ancien texte : Et.
(5) Ancien texte : Ce n'élait.
— 220 —
guères avec liberté que par insurrection, dans la
chaleur des factions, au milieu des coups de poings,
de chaises et de bâtons , qui tombaient comme
grêle autour de la tribune (i); mais de véritables
républicains, des démocrates permanens, par prin-
cipes et par instinct, c'étaient les Athéniens
Railleur et malin, non seulement le peuple
d'Athènes permettait de parler et d'écrire, mais
on voit (2) par ce qui nous reste de son théâtre, qu'il
n'avait pas de plus grand divertissement que de
voir jouer sur la scène ses généraux, ses minis-
tres, ses philosophes, ses comités; et ce qui est
bien plus fort, de s'y voir jouer lui-même. Lis
Aristophane, qui fesait des comédies, il y a trois
mille ans , et tu seras étonné de l'étrange ressem-
blance d'Athènes et de la France démocrates. Tu
y trouveras un Père Duchesne, comme à Paris,
les bonnets rouges, les ci-devant, les orateurs ,
les magistrats, des motions et des séances absolu-
ment comme les nôtres; tu y trouveras les princi-
paux personnages du jour; en un mot, une anti-
quité de treize mille (3) ans dont nous sommes con-
(1) Ancien texte : Des tribunes.
(2) Ancien texte : Je ne vois pas.
(3) Ancien texte : Mille.
— 221 —
temporains. La seule ressemblance qui manque,
c'est que, quand ses poètes le représentaient ainsi,
à son Opéra et à sa barbe, tantôt sous le costume
d'un vieillard , et tantôt sous celui d'un jeune
homme, dont l'auteur ne prenait pas même la
peine de déguiser le nom, et qu'il appelait le
peuple ; le peuple d'Athènes, loin de se fâcher,
proclamait Aristophane le vainqueur des jeux ? et
encourageait par tant de bravos et de cou-
ronnes à faire rire à ses dépens, que l'histoire
atteste, qu'à l'approche des Bacchanales , les juges
des pièces de théâtre et le jury des arts étaient
plus occupés que tout le sénat et l'aréopage en-
semble, à cause du grand nombre de comédies qui
étaient envoyées au concours. Notez que ces co-
médies étaient si caustiques, contre les ultra-ré-
volutionnaires et les tenans de la tribune de ce
temps-là, qu'il en est telle , jouée sous l'archonte
Stratocles, quatre cent trente ans avant J.-C. (i),
laquelle si elle était traduite mettrait debout les
Cordeîiers, car Hébert soutiendrait que la pièce
ne peut être que d'hier, de l'invention infernale
de Fabre d'Églantine, contre lui et le Père Du-
(i) Ancien texte: Que si on traduisait aujourd'hui ce qu'Hc-
hert soutiendrait aux. Cordeîiers.
— 222 —
cbesne, et que c'est le traducteur qui est la cause
de la disette des subsistances (i);et il (2) jurerait
de le poursuivre jusqu'à la guillotùie. Les Athé-
niens étaient pins indnlgens et non moins chan-
sonniers que les Français: loin d'envoyer a Sainte-
Pélagie, encore moins à la place de la révolution,
l'auteur qui , d'un bout de la pièce à l'autre, dé-
cochait les traits les plus sanglans contre Périclès,
Cléon (3), Lamarehus, Alcibiade , contre les co-
mités et présidens des sections, et contre les sec-
tions en masse, les sans-culottes applaudissaient
à tout rompre, et il n'y avait personne de mort
par suite de la représentation que ceux des spec-
tateurs qui crevaient à force de rire d'eux-
mêmes.
Qu'on ne dise pas que cette liberté de la presse
et du théâtre coûta la vie a un çrand homme, et
que Socrate but la ciguë. Il n'y a rien de commun
entre les Nuées d'Aristophane et la mort de So-
crate, qui arriva vingt-trois ans après la première
(3) Aune des scanc s <\> s Cordeliers, Hébert ne vient-il pas
fie dire que Phillipp«aux, d'Églaujiiie et moi, uous élions
d'intelligence avec la disette , el In cause cjimI ne venait peint
de beurre an . marché ?
[a) Ancien lexle : Jugerait,
(4) Ancien texte : La mur...
— . 223 —
représentation, et plus de vingt ans après la der-
nière. Les poètes et les philosophes étaient depuis
long-temps en guerre; Aristophane mit Socralc
sur la scène, comme Socrate l'avait mis dans ses
sermons : le théâtre se vengea de l'école. C'est
ainsi que Saint-Just et Barère te mettent dans
leurs rapports du comité de salut public, parce
que tu les a mis dans ton journal; mais ce qui a
fait périr Socrate, ce ne sont point les plaisanteries
d'Aristophane, qui ne tuaient personne, ce sont
les calomnies d'Anitus et de Mélitus qui soute-
naient que Socrate était l'auteur de la disette,
parce qu'ayant parlé des dieux avec irrévérence
dans ses dialogues, Minerve et Cérès ne fesaient
plus venir de beurre et d'oeufs au marché, N'im-
putons donc pas le crime de deux prêtres, de
deux hypocrites, et de deux faux témoins à la
liberté de la presse, qui ne peut jamais nuire et
qui est bonne à tout. Charmante démocratie que
celle [des sans-culottes] d'Athènes! Solon n'y passa
point pour un muscadin; il n'en fut pas moins
regardé comme le modèle des législateurs, et pro-
clamé par l'oracle le premier des sept sages, quoi-
qu'il ne fît aucune difficulté de confesser son pen-
chant pour le vin , les femmes et la musique; et il
a une possession de sagesse si bien établie, qu'au-
— 11k —
jourd'hui encore on ne prononce son nom dans
la Convention et aux Jacobins, que comme celui
du plus grand législateur. Combien ont parmi
nous une réputation d'aristocrates et de Sardana-
pales,qui n'ont pas publié une semblable profes-
sion de foi !
Et ce divin Socrate, un jour, rencontrant Al-
cibiade sombre et rêveur, apparemment parce
qu'il était piqué d'une lettre d'Aspasie : « Qu'avez-
vous, lui dit le plus grave des Mentors? auriez -
vous perdu votre bouclier à la bataille? avez-vous
été vaincu dans le camp à la course, ou à la salle
d'armes? quelqu'un a-t-il mieux cbanté ou mieux
joué de la lyre que vous à la table du général
Nicias. » Ce trait peint les mœurs. Quels républi-
cains aimables!
Pour ne parler que de leur liberté de la presse,
la grande renommée des écoles d'Athènes ne vint
que de leur liberté de parler et d'écrire, de l'in-
dépendance du lycée (i), des administrateurs de
police. On lit dans l'histoire que Sophocle ayant
voulu soumettre les jardins ou les écoles de phi-
losophie à l'inspection du sénat , les professeurs
fermèrent la classe; il n'y eut plus ni (i) maîtres
(i) Ancien texte : De la juridiction.
(2) Ancien texte : rie
— 225 —
ni écoliers, et les Athéniens condamnèrent l'ara-
leur Sophocle à une amende de 3/1,000 drachmes,
pour sa motion inconsidérée. On ignorait dans les
écoles jusqu'au nom de l'archonte. C'est cette in-
dépendance qui valut à l'école d'Athènes sa supé-
riorité sur celle de Rhodes, de Mi! et, de Marseille,
de Pergame et d'Alexandrie. O temps de la démo
cratie! 6 mœurs républicaines ! 011 êtes- vous?
Toi-même, aujourd'hui que tu as pourtant
l'honneur d'être représentant du peuple, et un
peu plus qu'un honorable membre du parlement
d'Angleterre, encore qu'il soit évident que jamais
ni toi, ni personne, n'eut accepté les fonctions de
député, à la charge d'être infaillible et de ne ja
mais te tromper dans tes opinions, l'est- il permis
de te tromper 1 même dans une seule expression;
et si un mot vient à t'échapper pour un autre, le
mot de clémence pour celui de justice, quoiqu'au
fond tu n'aies demandé autre chose que Saint-
Just, justice pour les patriotes détenus, que la
Convention vient de décréter, ne voilà-t-il pas
qu'aussitôt d'un coup de baguette, Hébert, trans-
forme ce mot de clémence en l'oriflamme d'une
nouvelle faction , plus puissante, plus dangereuse,
et dont tu es le porte-étendard !
Et comment oserais-tu écrire et être auteur,
1$
- !>26 —
tfuaiid la plupart n'osent être lecteurs ; que les
trois quarts de tes abonnés, à la nouvelle fausse
que tu étais rayé des Jacobins, et au moindre
bruit, courent comme des lièvres, et éperdus ,
chez Desenne effacer leurs noms , de peur d'être
suspects d'avoir lu.
Aujourhui que tu es membre de la Conven-
tion nationale, sois de bonne foi: oserais-tu apos-
tropher aujourd'hui tel adjoint du ministre de la
guerre, le grand personnage Vincent par exemple,
aussi courageusement que tu fesais, il y a quatre
ans, Nrcker et Bailly, Mirabeau, les La met h et
Lafayette, quand tu n'étais que simple citoyen!
Passe encore que , suivant le conseil de Pollion,
tu n'écrives point contre qui peut proscrire;
mais oserais-tu seulement parler de quiconque est
en crédit aux Gordelters! et, pour n'en prendre
qu'un exemple, oserais-tu dire que ce Monioro,
qui se donne pour un patriote sans tache , et avant
le déluge, ce hardi président qui, partout où il
occupa le fauteuil, au club et à sa section , jette
d'une main téméraire un voile sur les droits de
l'homme, et met les citoyens debout pour jeter
par terre la Convention et la république; comme
quoi ce même Momoro, le libraire, en 1789, à
qui tu t'es adressé pour ta France libre , retarda
- ni —
tanl. qu'il put l'émission dé cet écrit, qu'il avait
sans cloute communiqué à la police , ayant bien
prévu la prodigieuse influence qu'il allait avoir;
comme quoi Momoro, qui s'intitule Premier Im-
primeur de la Liberté, s'obstinait a retenir pri-
sonnier dans sa boutique, comme suspect, cet
écrit révolutionnaire dont l'impression était ache-
vée dès le mois d'août; comme quoi la Bastille
prise, Momoro refusait encore de le publier;
comme quoi le i L\ juillet, à onze heures du soir,
tu fus obligé de faire charivari à la porte de ce
grand patriote, et de le menacer de la lanterne
le lendemain s'il ne te rendait ton ouvrage que
la police avait consigné chez lui; comme quoi
Momoro brava ta grande dénonciation , à l'ouver-
ture des districts et des sociétés, et que pour ra-
voir ton ouvrage, il te fallut un laissez-passer
par écrit de Lafayette qui venait d'être nommé
commandant-général, et dont cet ordre fut un
des premiers actes d'autorité ! Cet enfouisseur
d'écrits patriotiques est aujourd'hui un des plus
ultra patriotes, et l'arbitre de nos destinées aux
Cordeliers d'où il te fait chasser, toi et Dufournv ,
aux acclamations.
Encore si la loi était commune et égale pour
tout le monde ; si la liberté de la presse avait les
i ;>.
— 228 —
mêmes bornes pour tous les citoyens ! Toi ,
quand tu as dit qu'Hébert avait reçu 120 mille
livres de Boucliotte , tu as produit ses quittances.
Mais à Hébert , non-seulement il est permis de
dire que tu es vendu à Pitt et à Gobourg ; que
tu es d'intelligence avec la disette, et que c'est toi
qui es la cause qu'il ne vient point de bœufs de
la Vendée ; mais il lui est même permis, à lui, à
Vincent, à Momoro , de demander ouvertement
et a la tribune une insurrection , et de crier aux
armes contre la Convention. Certes, si Pbilippeaux,
Bourdon de l'Oise , ou toi , aviez demandé une
insurrection contre Boucbotle ou Vincent , vous
eussiez été guillotinés dans les vingt - quatre
heures. Où est donc ce niveau de la loi qui, dans
une république , se promène également sur toutes
les télés ?
C A MILLE -DES MOU Lirs S.
Je conviens que ceux qui crient si haut contre
la clémence doivent se trouver fort heureux que ,
flans cette occasion , la Convention ait usé de
clémence à leur égard. Beaucoup sont morts,
entre les Tuileries et ltes Champs-Elisées , qui
n'avaient pas parlé si audacieusement que cer-
— 229 —
taines pei sonnes à eettc dernière séance du club des
Cordeliers, qui fera époque dans les annales del'a-
narehie. Ya-t-il rien de criminel et d'attentatoire à
la liberté comme ce drap mortuaire que Momoro,
sous sa double (i) présidence à la section et aux
Cordeliers, fait jeter sur la Déclaration des droits;
ce voile noir, le drapeau rouge du club contre la
Convention, et le signal du tocsin ? Ou plutôt ,
quand c'est sur les dénonciations extravagantes
d'Hébert que Paré est un second Roland ; que
moi , je suis vendu à Pitt et à Cobourg ; que
Kobespierre est un homme égaré , ou que
Philippeaux est cause qu'il ne vient point de
poulardes du Mans; quand c'est sur un pareil
rapport que ce voile noir est descendu religieuse
ment sur la statue de la liberté par les mains
pures des Momoro, des Hébert, des Ronsin , des
Rrocbet , Brichet , Ducroquet , ces vestales en
révolution ? Y à-t-il rien de si ridicule , et les
médecins sont - ils aussi comiques avec leurs
seringues dans la scène de Molière , que les
Cordeliers avec leurs crêpes dans la dernière
séance ?
Mais pour nous renfermer dans la question
(ï) Ancien Iv.xle '.Dans sa.
— iZu —
de la liberté cle la presse, sans doute e!le doit
être illimitée ; sans doute les républiques ont
pour base et fondement la liberté de la presse,
non pas celle autre base que leur a donnée
Montesquieu. Je penserai toujours, et je ne me
Jnsse point de répéter, comme Loustalot, que si la
liberté de la presse existait clans un pays où le
despotisme le plus absolu aurait mis dans la
même main tous les pouvoirs , elle seule
suffirait pour faire contre-poids ; je suis même
persuadé que, cbez un peuple lecteur, la liberté
illimitée d'écrire , dans aucun cas , même en
temps de révolution, ne pourrait être funeste;
par cette seule sentinelle, la république serait
suffisamment gardée contre tous les vices ,
toutes les friponneries, toutes les intrigues,
toutes les ambitions ; en un mot, je suis si fort
de ton sentiment sur les bienfaits de cette liberté ,
que j'adopte tous tes principes en cette matière,
comme la suite de ma profession de foi.
Mais le peuple français en masse n'est pas
encore assez grand lecteur de journaux , surtout
assez éclairé et instruit par les écoles primaires
qui ne sont encore décrétées qu'en principe ,
pour discerner juste au premier coup-d'œil entre
Brissot et Robespierre. Ensuite, je ne sais si la
— 2S1 —
nature humaine comporte cette perfection que
supposerait la liberté indéfinie de parler et
d'écrire. Je doute qu'en aucun pays, dans les
républiques, aussi bien que dans les monarchies,
ceux qui gouvernent aient jamais pu supporter (j)
cette liberté indéfinie. Aristophane a mis sur
la scène Cléon et Alcibiade , mais je soupçonne
que c'est dans le temps qu'Aicibiade était dépo-
puîarisé , et qu'il avait fait un 3i mai contre!
Cléon , et cela ne prouve pas plus la supériorité
de la démocratie grecque, et la liberté indéfinie
du théâtre d'Athènes , que celle de notre théâtre
serait prouvée aujourd'hui , par une comédie
contre les constituais ou contre la municipalité
de Bailly. Les Archontes d'Athènes étaient pétris
de la même pâte que nos magistrats e! nos
administrateurs de police , et n'étaient pas plus
d'humeur à souffrir la comédie d'Aristophane ,
qu'aujourd'hui celle de Fabre d'Eglantine. La loi
d'Antimachus a Athènes, contre les personnalités,
de même que la loi des décemvirs contre les
écrits , prouve que ceux qui ont eu l'autorité à
Rome ou à Athènes, n'étaient pas plus endurans
que le Père Duchesne et Ronsin , et qu'on
{ t-) Ancien texte ; Supposer.
— 232 —
n'entend pas plus raillerie dans les monarchies
([Lie dans les républiques. Je sais que les commen-
tateurs ont dit qu'Aristophane, dans la guerre du
Péloponèse , joua un principal rôle dans la
république, par ses comédies ; qu'il était moins
regardé comme un auteur propre à amuser la
nation , que comme le censeur du gouvernement ;
et le citoyen Dacier l'appelle l'arbitre de la
patrie. Mais ce beau temps des auteurs dura peu.
L'écrivailleur Antimacbus , aux dépens de qui
Aristophane avait fait rire toute la ville d'Athènes,
profitant de la peur qu'avaient les trente tyrans
d'une censure si libre et si mordante, réussit
enfin à faire passer, sous eux, la loi contre les
plaisanteries à laquelle Périclès s'était constam-
ment opposé , quoiqif Aristophane ne l'eût pas
épargné lui-même. Il parvint même à dominer à
sa loi un effet rétroactif , et notre vieux et
goutteux auteur fût très-heureux d'en être quitte
pour une amende. Les triumvirs eussent pu
permettre a Cicéron , sexagénaire, de composer
des traités de philosophie à Tusculum , et comme
quelques sénateurs, amis de la république, plutôt
que républicains , et qui n'avaient pas le courage
de se percer de leur épée, comme Caton et Brutus,
de regretter la liberté, de chercher des ossemens
__ 233 —
des vieux Romains , et de faire graver sur son
cachet un chien sur la proue d'un vaisseau ,
cherchant son maître ; mais encore Antoine ne
put lui pardonner sa fameuse Philippique et son
numéro II du Vieux Cordelier. Tant ils étaient
rares , même à Rome et à Athènes , les hommes
qui, comme Périclès, assaillis d'injures, au sortir
de la section, et reconduit chez lui par un Père
Duchesne qui ne cessait de lui crier, que c'était
un viédase, un homme vendu aux Lacédémoniens,
soient assez maîtres d'eux-mêmes et assez tran-
quilles pour dire froidement à ses domestiques :'
« Prenez un flambeau et reconduisez le citoyen
jusque chez lui. »
Quand la liberté indéfinie de la presse ne
trouverait pas des bornes presque insurmontables
dans la vanité des gens en place ou en crédit ,
la saine politique seule commanderait au bon
citoyen qui veut, non satisfaire ses ressentimens ,
mais sauver la patrie , de se limiter à lui-même
cette liberté d'écrire, et de ne point faire de trop
larges piqûres à l'amour-propre, ce ballon gonfle
de vent, dit Voltaire, dont sont sorties la plupart
des tempêtes qui ont bouleversé les empires cl
changé la forme des gouvernemens. Ucérou , qui
reproche h Calon d'avoir fait tant de mal à la
— 234 —
république par sa probité intempestive , lui en
fit bien davantage par son éloquence encore plus
à contre-temps , et par sa divine Philippique.
On voit , par les bistoriens , que dans la corrup-
tion générale et dans le deuil de Rome, qui avait
perdu , dans les guerres civiles, presque tout ce
qui lui était resté d'hommes vertueux, si l'on eût
ménagé Marc-Antoine, plutôt altéré de volupté
que de puissance , la république pouvait pro-
longer quelques années son existence, et traîner
encore bien loin la maladie de sa décrépitude.
Antoine avait aboli le nom de dictateur, après la
mort de César ; il avait fait la paix avec les
tvrannicides. Tandis que le lâche Octave, qui
s'était caché derrière les charrois de l'armée
pendant tout le temps de la bataille , vainqueur
par le courage sublime d'Antoine, insultait lâche-
ment au cadavre de Bru tus qui s'était percé de son
épée , Antoine répandait des larmes sur le dernier
des Romains, et le couvrait de son armure : aussi
les prisonniers, en abordant xAntoine, le saluaient
du nom à'imperator } au lieu qu'ils n'avaient
que des injures et du mépris pour ce lâche et
cruel Octave. IN T a i s le vieillard Cicéron avait fait
d'Antoine, par sa harangue, un ennemi irrécon-
ciliable de la république et d'un gouvernement
2ob —
qui , par sa nature , était une si vive peinture de
ses vices et de cette liberté illimitée (l'écrire.
Cicéron, sentant bien qui! avait aliéné Antoine
sans retour, et comme tous les hommes, excepté
les Caton, si rares dans l'espèce humaine, qu'il
avait sacrifié tout sans politique à son salut, plutôt
qu'à celui de la pairie, se vit obligé de caresser
Octave, pour l'opposer à Antoine, de se faire
ainsi un bouclier pire que l'épée. La popularité
et l'éloquence de Cicéron furent le pont sur
lequel Octave passa au commandement des ar-
mées, et, y étant arrivé, il rompit le pont. C'est
ainsi que l'intempérance de la langue de Cicéron
et la liberté de la presse ruina les affaires de la
république autant que la vertu de Caton. A la
vérité, mon Vieux Cordelier , et pour finir par
un mot qui nous réconcilie un peu ensemble, et
qui te prouve que si tues un pessimiste, je ne suis
pas un optimiste, j'avoue que , quand la vertu et
la liberté de la presse deviennent intempestives,
funestes à la liberté, la république, gardée par
des vices, est comme une jeune fille dont l'honneur
n'est défendu que par l'ambition et l'intrigue , on
a bientôt corrompu la sentinelle.
Non, mon vieux profès, je n'ai point changé de
principes ; je pense encore comme je l'écrivais
— 236 —
dans un de mes premiers numéros ; le grand
remède de Ja lieence de la presse est dans la liberté
de la presse ; c'est cette lance d'Achille qui guérit
les plaies qu'elle a faites. La liberté politique n'a
point de meilleur arsenal que la presse. Il y a cette
différence à l'avantage de cette espèce d'artillerie,
que les mortiers de d'Alton vomissent la mort
aussi bien que ceux de Vandermerscb. Il n'en est
pas de même dans la guerre de l'éeritoire ; il n'y
a que l'artillerie de la bonne cause qni renverse
tout ce qui se présente devant elle. Soudoyez
chèrement tous les meilleurs artilleurs pour
soutenirla mauvaise cause; promettez l'hermine et
la fourrure de sénateur à Mounier, a Lallv, à
Bergasse; donnez huit cents fermes à J.-F. Maury ;
faites Rivarol capitaine des gardes ; opposez-leur
le plus mince écrivain, avec le bon droit, l'homme
de bien en fera plus (pie le plus grand vaurien.
On a inondé la France de brochures contre la
révolution, contre tous ceux qui la soutiennent; le
marquis de Favras colportait dans les casernes les
pamphlets royalistes ; qu'est-ce que tout cela a
produit? au contraire, Marat se vante d'avoir
fait marcher les Parisiens à Versailles, et je crois
bien qu'il a eu grande part à cette célèbre journée.
Ne nous lassons point de le répctci . a l'honneur
— 237 —
de l'imprimerie , ce ne sont point les meilleurs gé-
néraux , mais la meilleure cause qui triomphe dans
les batailles qu'on livre aux ennemis de la liberté et
de la patrie. Mais, quelqueincontestables quesoient
ces principes, la liberté de parler et d'écrire n'est
pas un article de la Déclaration des Droits plus
sacré que les autres qui , tous , sont subordonnés
à la plus impérieuse , la première des lois ,
le salut du peuple ; la liberté d'aller et de venir
est aussi un des articles de cette Déclaration des
Droits ; dira-t-on que les émigrés ont le droit
d'aller et de venir , de sortir de la république et
d'y rentrer? La Déclaration des Droits dit aussi
que tous les hommes naissent et meurent égaux ;
en conclura-t-on que la république ne doit point
reconnaître de ci-devant , et ne les pas traiter de
suspects; que tous les citoyens sont égaux devant
les comités de sûreté générale ? cela serait absurde;
le serait également, si le gouvernement révolution-
naire n'avait pas le droit de restreindre la liberté
des biens, de l'opinion et de la presse, la liberté
de crier : wVe le roi ou aux armes , et
l'insurrection contre la Convention et la répu-
blique. J'ai surtout douté de la théorie de mon
numéro IV sur la liberté indéfinie de la presse,
même dans un temps de révolution , quand
— %kS —
j'ai vu Platon, celle tête si bien organisée, si
pleine de politique, de législation et de connais-
sances des mesures, exiger pour première condition
(en son traité des lois, livre /j ) que dans la ville
pour laquelle il se propose de faire des lois , il v
ait un tyran (ce qui est bien autre chose qu'un
comité (le salut, public et de sûreté générale},
et qu'il fout aux citoyens un gouvernement
préliminaire pour parvenir à les rendre heureux
et libres.
Mais, quand même le gouvernement révolution-
naire , par sa nature, ne circonscrirait pas aux ci-
toyens la liberté de la presse , la saine politique
suffirait pour déterminer un patriote à se limiter à
lui-même cette liberté. Je n'avais pas besoin de
chercher si loin l'exemple de Cicéron, que je citais
il n'v a qu'un moment. Quelle preuve plus forte de
la nécessité de s'interdire quelquefois la vérité et
d'ajourner la liberté de la presse , que celle
qu'offre en ce moment notre situation politique!
Il y a tantôt trois mois que Robespierre a dit
qu'il y avait des hommes patriotiquement contre-
révolutionnaires, de même tous nos vétérans jaco-
bins, vénérables par leurs médaillons et leurs cica-
trices, tous les meilleurs citoyens, Boucher, Sau-
veur, Raffron, Rhull , Julien de la Drôme. Jean
— 239 —
Bon Saint- André, Robert Lindet,Chàrlier, Bréard,
Danton , Legendre, Thuriot, Guffroy, Duquesnoy,
Milhaud, Bourdon de l'Oise , Fréron, Drouet Du»
bois-Crancé,Simon, Le Cointre de Versailles, Mer-
lin de Thionville , Ysabeau , Tallien , Poulletier ,
Rovère, Perrin^ Cales , Musset ^ les deux Lacroix,
et même Billaud-Varrennes ^ Barère, Jay de
Sainte-Foix ? Saint-Just, C. Duval , Collot d'Her-
bois, quoique ceux-ci aient été les derniers à en
convenir ; j'aurais à nommer presque toute la
sainte montagne, si je voulais faire un appel
général : tous, et cela me serait facile a montrer,
les journaux à la main, tous ont dit, soit aux
Jacobins, soit à la Convention , la même chose en
d'autres termes que Maure, il y a trois mois,
qu'il s'était élevé des sociétés populaires de
patriotes crus comme des champignons , dont
le système ultra - révolutionnaire était très -
propre à faire reculer la révolution.
Charmé de voir tant de mes collègues recoin-
mandables rencontrer l'idée qui s'était fourrée
dans ma tête depuis plus d'un an , que si l'espoir
de la contre-révolution n'était pas une chimère
et une manie, ce ne serait que par l'exagération
que Pitt et Cobourg pourraient faire ce qu'ils
avaient si vainement tenté depuis quatre ans par
— 2^0 —
le modérant isme, à la première levée des boucliers,
il y a trois mois. En voyant quelques-uns de mes
collègues que j'estime le plus, des patriotes
illustres se remettre en bataille contre l'armée
royale du dedans, et aller au-devant de sa
seconde ligne des ultra , qui venait au secours de
la première ligue des Feuillans ou des modérés,
comme j'avais toujours été sur le même plan , et
de toutes les parties, je voulus être encore d'une
si belle expédition.
,1e voyais que cette révolution que Pitt n'avait
pu faire depuis quatre ans, avec tant de gens
d'esprit , il l'entreprenait aujourd'hui par l'igno-
rance , avec les Boucbotte, les Vincent et les
Hébert.
Je voyais un système suivi de diffamation contre,'
tous les vieux patriotes, tous les républicains les
plus éprouvés ; pas un commissaire de la Con-
vention , presque pas un montagnard qui ne fût
calomnié dans les feuilles du Père Duchesne, l'i-
magination des nouveaux conspirateurs ne s'était
pas mise en frais pour inventer un plan de contre-
révolution; au premier jour Ronsin serait venu à
la Convention, comme Cromwell au parlement,
à la tête d'une poignée de ses fiers rouges ; et ré-
pétant les propos du Père Dychesne, nous au-
— ni —
rait débité absolument le même discours que le
protecteur : « Vous êtes des j....f..... , des viédases,
des gourgandines, des Sardanapales , des fripons,
qui buvez le sang du pauvre peuple, qui avez
des gens à gages pendant que le pauvre peuple
est affamé , etc. , etc. »
« Je voyais que les Hébertistes étaient évidem-
ment en coalition, au moins indirecte avec Pitt ,
puisque Pitt tirait sa principale force des feuilles
du journal d'Hébert, et n'avait besoin que de
faire faire certaines motions insensées, et de réim-
primer les feuilles du Père Duchesne , pour ter-
rasser le parti de l'opposition , et former le peu-
ple à tous ceux qui , dans les trois rojaumes ,
faisaient des vœux pour une révolution, en mon-
trant le délire de ces feuilles, en répétant ce dis-
cours aux Anglais : « Seriez-vous maintenant ja-
loux de cette liberté des Français; aimeriez-vous
cette déesse altérée de sang , dont le grand-prêtre
Hébert, Momoro et leurs pareils, osent deman-
der que le temple se construise, comme celui du
Mexique , des ossemens de trois millions de
citoyens , et disent sans cesse aux Jacobins , à la
16
— 2/,2 —
commune, aux Cordeliers , ce que disaient les
prêtres espagnols à Montésume ? Les dieux
ont soif ! .... »
F1K DU VIEUX CORDEL1ER.
tf>T»fà
DU NUMÉRO VIII DU VIEUX CORDELIER,
Rédigé par Cainille-Desmoulins , dans sa prison du Luxembourg, et
non publié alors.
Vous souvient-il , citoyens et frères , que les tyrans de la
féodalité personnifiaient le peuple aujourd'hui souverain
sous le nom de Jacques Bonhomme? Eh bien ! s'il m'était
permis d'user de cette dénomination presqu'insuîtante, je
vous dirais aujourd'hui: Jacques Bonhomme, sais-tu ou
tu vas, ce que tu fais > pour qui tu travailles? Es-tu sûr
que ceux sur qui maintenant tu tiens les yeux ouverts ont
réellement l'intention d'achever, de compléter l'œuvre de
ia liberté? et cette licence que je me donnerais ne serait
pas sans exemple dans la république, car le sans-culotte
Aristophane parlait ainsi jadis au peuple d'Athènes , il lui
disait la vérité et le laissait faire. Le sénat, les Jacobins et
les Cordeîiers lui en savaient gré. Avons-nous encore
de vrais Cordeîiers , des sans-culottes et désintéressés? n'a-
yons-nous pas plus de masques que de visages à Torde du
jour? et si je les arrachais, ces masques trompeurs, peuple ,
que dirais-tu? me défendrais-tu? j'ignore si tu le ferais,
mais je sais qu'il en serait besoin, et cette seule circons-
tance devrait te montrer le danger et t'en faire connaître
l'étendue; j'ai commencé par parler d'Athènes , j'y reviens
encore, La renommée de Solon est en honneur : ce fut lui
qui donna des lois à cette république florissante , ce ne fut
pas lui qui les exécuta, on eut même tort d'en charger son
parent, celte seule circonstance donna trop de crédit à son
nom ; la confiance des sans-culottes alla jusqu'à fournir
a Pisistrate le pouvoir de les asservir en maître : ce fut
un crime de lèze-majesté que d'avoir conspiré contre sa
Yie , et dès-lors il fut tout-à-fait un tyran; il en sera ainsi
toutes les fois que conspirer contre un homme ce sera
conspirer contre la république; toutes les fois que le peu-
ifl
— 2kk —
pie sera représenté par des citoyens connaissant assez peu
leur mission pour s'attacher aux doctrines, à la réputa-
tion d'un seul individu, quelque bon sans-culotte qu'il leur
paraisse
Libres ! vous vouiez l'être; soyez-le donc tout-à-fait ;
ne vous contentez pas dune liberté d'un moment , cherchez
aussi quelle sera votre liberté dans l'avenir. Vous avez
chasse votre Tarquin, vous avez fait plus, son supplice a
effrayé tous les rois, ces prétendus maîtres du monde qui
n'en sont quele> tyrans et les spoliateurs. Mais pourquoi
le pouvoir de Brutus dure-t-il plus d'une année? Pourquoi
pendant trois jours entiers, un homme , deux hommes,
trois hommes, peuvent-ils distribuer des grades , des fa-
veurs et des grâces? Pourquoi est-ce à eux qu'on en doit
la conservation et non à la république.
Rome voulut dix législateurs; ils pensaient n'être élus
que pour un temps, ils restèrent bons sans-culottes; une
première prolongation leur donna l'espoir d'une souve-
raineté durable , ils devinrent tyrans.
Camille exilé par la voix publique ne se voyant aucuns
partisans, fait en partant des vœux pour une ingrate pa-
trie; Coriolan y laisse des amis qui ont o>é le défendre. On
a souffert qu'un parti dans l'état s'élevât en sa faveur et il
amène contre Rome les ennemis de sa gloire naissante.
La puissance d'un dictateur était bornée à six mois.
Quiconque après avoir rempli sa mission aurait exercé un
jour de plus cette autorité suprême eut été accusé par tous
les bons Jacobins de Rome. Après avoir été six fois con-
sul , un aristocrate est élevé à ce rang suprême ; il croit
pouvoir le conserver suivant la loi, mais contre l'usage; de
ce premier empiétement au titre de dictateur perpétuel il
n'y a qu'un pas, et s'il dédaigna de se maintenir tyran lui-
même, le dictateur perpétuel rendit la route facile aux an-
cêtres des Caligula et des Néron.
Que devait faire la Convention! finir l'affaire; donner
une constitution à la France ! tout cela n'est-il pas déjà
fait? Que l'on proclame donc cette constitution et que tout
le monde s'y soumette. Si c'est la majorité de l'assemblée
qui veut retenir les pouvoirs , fesons encore une révolu-
tion contre la majorité de l'assemblée.
LETTRE DE LUCILE
A ROBESPIERRE.
jEst-ce bien toi qui oses nous accuser de projets contre-
révolutionnaires , de trahison envers la patrie? Toi qui as
déjà tant profité des efforts que nous avons faits unique-
ment pour elle. Camille a vu naître ton orgueil , il a pres-
senti la marche que tu voulais suivre; mais il s'est rappelé
votre ancienne amitié , et, aussi loin de l'insensibitité de
ton Saiat-Just que de ses basses jalousies, il a reculé de-
vant l'idée d'accuser un ami de collège, un compagnon de
ses travaux. Cette main qui a pressé la tienne a quitté la
plume avant le temps , lorsqu'elle ne pouvait plus la tenir
pour tracer ton éloge. Et toi tu l'envoies à la mort. Tu as
donc compris son silence? il doit t'en remercier; la patrie le
lui aurait reproché peut-être ; mais grâce à toi , elle n'igno-
rera pas que Camille- Desmoulins fut contre tous le sou-
tien, le, défenseur de Sa république.
Mais, Robespierre, pourras -tu bien accomplir les fu-
nestes projets que t'ont inspirés sans doute les aines viles
qui t'entourent? As-tu oublié ces liaisons que Camille ne
se rappelle jamais sans attendrissement. Toi qui fis des vœux
pour notre union , qui joignis nos mains dans les tiennes ,
toi qui as souri à mon fils et que ses mains enfantines ont
caressé tant de fois, pourras-tu donc rejeter ma prière ,
mépriser mes larmes, fouler aux pieds la justice. Car, tu
le sais toi-même , nous ne méritons pas le sort qu'on nous
prépare ; et tu peux le changer. S'il nous frappe , c'est que
tu l'auras ordonné! Mais quel est donc le crime de mon
Camille?
Je n'ai pas sa plume pour le défendre ; mais la voix des
bons citoyens et ton cœur, s'il est sensible et juste, seront
pour moi. Crois -tu que l'on prendra confiance en toi en te
voyant immoler tes amis? Crois-tu que l'on bénira celui
qui ne se soucie ni des larmes de la veuve, ni de la mort de
l'orphelin ? Si j'étais la femme de Saint-Just , je lui dirais :
La cause de Camille est la tienne , c'est celle de tous les amis
— 246 —
de Robespierre ! Le pauvre Camille, dans la simplesse de
son cœur, qu'il était loin de se douter du sort qui l'attend
aujourd'hui! Il croyait travailler à ta gloire en te signalant
ce qui manque encore à notre république! on l'a sans
doute calomnié près de toi, Robespierre, car tu ne saurais
le croire coupable; songe qu'il ne t'a jamais demandé la
mort de personne, qu'il n'a jamais voulu nuire par ta puis-
sance et que tu étais son plus ancien ami , son meilleur ami.
Lors même qu'il n'eût pas autant aimé la patrie, qu'il n'eût
pas été autant attaché à la république , je pense que son
attachement pour toi lui eût tenu lieu de patriotisme, et tu
croirais que pour cela nous méritons la mort car
le frapper lui, c'est
2V. B. Cette lettre resta inachevée et ne fut point portée à
Robespierre.
€OPî£ D'UNE LETTRE DE CAMILLE
A SON PERE,
Ëd date du n décembre 1790, sur son mariage.
Aujourd'hui, 11 décembre , je me vois enfin au comble
de mes vœux. Le bonheur pour moi s'est fait long-temps
attendre , mais enfin il est arrivé, et je suis heureux autant
qu'on peut l'être sur la terre. Cette charmante Lucile , dont
je vous ai tant parlé, que j'aime depuis huit ans , enfin ses
parens me la donnent et elle ne me refuse pas. Tout-à-
l'heure sa mère vient de m'&pprendre cette nouvelle en pleu-
rant de joie. L'inégalité de fortune, M. Duplessis ayant vingt
mille livres de rente, avait jusqu'ici retardé mon bonheur ;
le père était ébloui par les offres qu'on lui fesait. Il a con-
gédié un prétendant qui venait avec cent mille francs;
Lucile, qui avait déjà refusé vingt-cinq mille livres de rente,
n'a pas eu de peine à lui donner son congé. Vous allez la
connaître par ce seul trait. Quand sa mère me Fa eu donnée
il n'y a qu'un moment, elle m'a conduit dans sa chambre;
je me jette aux genoux de Lucile; surpris de l'entendre
rire , je lève les yeux , les siens n'étaient pas en meilleur
état que les miens, elle était toute en larmes , elle pleurait
même abondamment et cependant elle riait encore. Ja-
mais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant , et je n'aurais
pas imaginé que la nature et la sensibilité pussent réunir
à ce point ces deux contrastes. Son père m'a dit qu'il ne
différait plus de nous marier que parce qu'il voulait me
donner auparavant les cent mille francs qu'il a promis à sa
fille et que je pouvais venir avec lui chez le notaire quand
je voudrais. Je lui ai répondu : Vous êtes un capitaliste,
vous avez remué de l'espèce pendant toute votre vie, je ne me
mêle point du contrat et tant d'argent m'embarrasserait;
vous aimez trop votre fille pour que je stipule pour elle.
Vous ne me demandez rien ? ainsi dressez le contrat comme
— 248 —
vous voudrez (1). Il me donne en outre la moitié de sa
vaisselle d'argent, qui monte à dix mille francs. De grâce,
n'allez pas faire sonner tout cela trop haut. Soyons mo-
destes dans la prospérité*. Envoyez-moi poste pour poste
votre consentement et celui de ma mère; faites diligence
à Laon pour les dispenses et qu'il n'y ait qu'une seule pu-
blication de bans à Guise comme à Paris. Nous pourrons
bien nous marier dans huit jours. Il tarde à ma chère Lu-
ciie autant qu'à moi qu'on ne puisse plus nous séparer.
N'attirez pas la haine de nos envieux par ces nouvelles ,
et comme moi renfermez votre joie dans votre rceur, ou
épanchez-là tout au plus dans le sein de ma chère mère,
de mes frères et sœurs. Je suis maintenant en état de venir
à votre secours, et c'est là une grande partie de ma joie:
ma maiîresse, ma femme , votre fille et toute sa famille
vous embrassent.
Camille-Desmoulins.
(i) Camille était peu fortuné et ne vivait eu grande partie tjue du
p rodait de ses ouvrages- mais il possédait la fortune la plus belle anx
yeux de la raison, la moins dépendante des évéueinens et la plus ho-
norable . un talent distingué. C'est à son méiite personnel qu'il dut la
Biais de Lucile Duplessi?.
PREMIÈRE LETTRE DE CAMILLE
A SON ÉPOUSE ,
Datée de la prison du Luxembourg.
Ma chère Lucile , ma vesta , mon ange ,
Ma destinée ramène dans ma prison mes yeux sur ce
jardin ou je passai huit années de ma vie à te voir. Un
coin de vue sur le Luxembourg me rappelle une foule de
souvenirs de nos amours. Je suis au secret , mais jamais je
n'ai été par la pensée, par l'imagination, presque par le
toucher plus près de toi, de ta mère, de mon petit Ho-
race. Je ne t'écris ce premier billet que pour te demander
les choses de première nécessité. Mais je vais passer tout le
temps de ma prison à t'écrire ; car je n'ai pas besoin de
prendre ma plume pour autre chose et pour ma défense.
Ma justification est toute entière dans mes huit volumes
républicains. C'est un bon oreiller sur lequel ma cons-
cience s'endort dans l'attente du tribunal et de la postérité.
O ma bonne Loîotte, parlons d'autre chose. Je me jette à
genoux , j'étends les bras pour t'embrasser , je ne trouve
plus mon pauvre Loulou ( ici l'on remarque la trace d'une
larme), et cette pauvre Baronne (i).
Envoie-moi un pot à l'eau, le verre où il y a un C. et
un D., nos deux noms, une paire de draps, un livre in-12
que j'ai acheté il y a quelques jours à Charpentier et dans
lequel il y a des pages en blanc mises exprès pour rece-
voir des notes; ce livre roule sur l'immortalité de rame.
J'ai besoin de me persuader qu'il y a un Dieu plus juste
que les hommes et que je ne puis manquer de te revoir.
Ne t'affecte pas trop de mes idées , ma chère amie , je ne
désespère pas encore des hommes et de mon élargissement ;
oui, ma bien aimée, nous pourrons nous revoir encore dans
le jardin du Luxembourg! Mais envoie-moi ce livre. Adieu
Lucile! adieu Baronne! adieu Horace! Je ne puis pas vous
embrasser , mais aux larmes que je verse , il me semble
que je vous tiens encore contre mon sein. [Ici se trouve la
trace d'une seconde larme).
Ton Camille.
(1) Ou se rappelle rpie c'était le nom familier douuc par Camille à
madame Duplessis sa belle-mère.
DEUXIEME LETTRE
Ma chère Lolotte,
Le chagrin de notre séparation m'a allumé le sang. Je
n'ai point de chambre à feu, il faut que tu m'envoies un
fourneau , de la braise , un soufflet , une caffetière. Il me
faudrait aussi une cuvette et une cruche d'eau. A.dieu Lu-
cile, adieu Horace, adieu Daronne, adieu mon vieux père.
Ecris-lui une lettre de consolation. Je suis malade , je n'ai
mangé que ta soupe depuis hier. Le ciel a eu pitié de mon
innocence, il m'a envoyé dans le sommeil un songe ou je
vous ai vus tous; envoie-moi de tes cheveux et ton por-
trait, oh! je t'en prie, car je pense uniquement à loi et ja-
mais à l'affaire qui m'a amené ici et que je ne puis de-
viner.
DERNIERE LETTRE DE CAMILLE
A S 0 M ï : I» O US E.
Duodi ^rrajinal , :> heure! du runiin.
Le sommeil bienfaisant a suspendu mes maux. On esr,
libre quand on dort; on n'a point le sentiment des;» capti-
vité ; le ciel a eu pitié de moi. Il n'y a qu'un moment, je te
voyais en songe , je vous embrassais tour-à-tour, toi, Ho-
race et Daronne, qui était à la maison; mais notre petit
avait perdu un œil par une humeur qui venait de se jeter
dessus, et la douleur de cet accident m'a réveillé. Je me
suis retrouvé dans mon cachot. Il fesait un peu de jour. Ne
pouvant plus te voir et entendre tes réponses , car toi et ta
mère vous me parliez, je me suis levé au moins pour te
parler et l'écrire. 7vlnis ouvrant mes fenêtres, la pensée de
ma solitude, les affreux barreaux, les verrous qui me sé-
parent de toi, ont vaincu toute ma fermeté d'âme. J'ai
fondu en larmes, ou plutôt j'ai sangloté en criant dans mon
tombeau: Lucile! Lucile! ô ma chère Lucile, où es-tu?...
J.0
(ici on remarque la trace d'une larme.} Hier au soir j'ai
eu un pareil moment, et mon cœur s'est également fendu
quand j'ai aperçu dans le jardin ta mère. Un mouvement
machinal m'a jeté à genoux contre les barreaux; j'ai joint
les mains comme implorant sa pitié, elle qui gémit , j'en
suis bien sûr, dans ton sein. J'ai vu hier sa douleur (ici
encore une trace de larmes) , à son mouchoir et à son
voile qu'elle a baissé , ne pouvant tenir à ce spectacle.
Quand vous viendrez, qu'elle s'asseye un peu plus près
avec toi, afin que je vous voie mieux. II n'y a pas de dan-
ger, à ce qu'il me semble. Ma lunes te n'est pas bien bonne;
je voudrais que tu m'achetasses de ces lunettes comme j'en
avais une paire il y a six mois, non pas d'argent, mais
d'acier, qui ont deux branches qui s'attachent à la tète. Tu
demanderais du numéro 15 : Je marchand sait ce que cela
veut dire; mais surtout, je t'en conjure, Loloite , par nos
amours éternelles, envoie-moi ton portrait; que ton pein-
tre ait compassion de moi, qui ne souffre que pour avoir eu
trop compassion des autres; qu'il te donne deux séances
par jour. Dans l'horreur de ma prison , ce sera pour moi
une fêté, un jour d'ivresse et de ravissement celui où je
recevrai ce portrait. En attendant envoie- moi de tes che-
veux ; que je les mette contre mon cœur. Ma chère Lucilel
me voilà revenu au temps de mes premières amours, où
quelqu'un m'intéressait par cela seul qu'ils sortait de chez
toi. Hier , quand le citoyen qui t'a porté ma lettre fut re-
venu : « Eh bien ! vous l'avez vue? » lui dis-je, comme je
le disais autrefois à cet abbé Landreville , et je me surpre-
nais à le regarder comme s'il fut resté sur ses habits, sur
toute sa personne, quelque chose de ta présence, quelque
chose de toi. C'est une âme charitable puisqu'il t'a remis
ma lettre sans retard Je le verrai à ce qu'il parait , deux
fois par jour, le matin et le soir. Ce messager de nos dou-
leurs me devient aussi cher que l'aurait été autrefois le
messager de nos plaisirs. J'ai découvert une fente dans mon
appartement; j'ai appliqué mon oreille, j'ai entendu gémir;
j'ai hasardé quelques paroles, j'ai entendu la voix d'un
malade qui souffrait. Il m'a demandé mon nom, je le lui
ai dit. « O mon Dieu! » s'est-il écrié , à ce nom, en retom-
bant sur son lit, d'où il s'était levé, et j'ai reconnu dis-
tinctement la voix de Fabre d'Egîantine. «. Oui je suis Fa-
— m —
bpe , inVt-il dit ; mais toi ici! la contre-révolution est donc
faite? » Nous n'osons cependant nous parler, de peur que
la haine ne nous envie cette faible consolation et que, si on
venait à nous entendre, nous ne fussions séparés et resser-
rés plus étroitement; car il a une chambre à feu, et la
mienne serait assez belle si un cachot pouvait l'être. Mais
chère amie! tu n'imagines pas ce que c'est que d'être au
secret sans savoir pour quelle raison , sans avoir été inter-
rogé, sans recevoir un seuljournal! c'est vivre et être mort
tout ensemble c'est n'exister que pour sentir qu'on est
dans un cercueil! On dit que l'innocence est calme, cou-
rageuse. Ah! ma chère Lucile! ma bien-aimee î souvent
mon innocence est faible comme celle d'un mari, celle d'un
père, celle d'un fils! Si c'était Pitt ou Cobourg qui me
traitassent si durement; mais mes collègues! mais Robes-
pierre, qui a signé Tordre de mon cachot! mais la répu-
blique , après tout ce que j'ai fait pour elle ! C'est là le prix
que je reçois de tant de vertus et de sacrifices! En entrant
ici , j'ai vu Hérault-Séchelles , Simon , Ferroux , Chaumclle,
Antonelle; ils sont moins malheureux : aucun n'est au se-
cret. C'est moi qui me suis dévoué depuis cinq ans à tant
de haine et de périls pour la république, moi qui ai con-
servé ma pauvreté au milieu de la révolution, moi qui n'ai
de pardon à demander qu'à toi seule au monde, ma chère
Lolotte, et à qui tu Tas accordé, parce que tu sais que
mon cœur, malgré ses faiblesses , n'est pas indigne de toi;
c'est moi que des hommes qui se disaient mes amis, qui se
disent républicains, jettent dans un cachot, au secret,
comme si j'étais un conspirateur! Socrate but la ciguë;
mais au moins il voyait dans sa prison ses amis et sa femme.
Combien il est plus dur d'être séparé de toi! Le plus grand
criminel serait trop puni s'il était arraché à une Lucile au-
trement que par la mort, qui ne fait sentir au moins qu'un
moment la douleur d'une telle séparation; mais un coupa-
ble n'aurait point été ton époux, et ta ne m'as aimé que
parce que je ne respirais que pour le bonheur de mes con-
citoyens..... On m'appelle... Dans ce moment les commis-
saires du tribunal révolutionnaire viennent de m'interro-
ger. 11 ne me fut fait que cette question : Si j'avais conspiré
contre la république. Quelle dérision ! et peut-on insulter
ainsi au républicanisme le plus pur! Je vois le sort qui
25o
m'attend. Adieu, ma Lucile , ma chère Lolotte , mon bon
loup, dis adieu à mon père. Tu vois en moi un exemple
de la barbarie et de l'ingratitude des hommes. Mes der-
niers momens ne te déshonoreront point. Tu vois que ma
crainte était fondée, que mes pressentimens furent tou-
jours vrais. J'ai épousé une femme céleste par ses vertus;
j'ai été bon mari , bon fils; j'aurais été aussi bon père. J'em-
porte l'estime et les regrets de tous les vrais républicains ,
de tous les hommes, la vertu et la liberté. Je meurs à
trente-quatre ans; mais c'est un phénomène que j'aie tra-
versé, depuis cinq ans, tant de précipices de la révolution
sans y tomber, et que j'existe encore, et j'appuie ma tête
avec calme sur l'oreiller de mes écrits trop nombreux; mais
qui respirent tous la même philantropie, le même désir de
rendre mes concitoyens heureux et libres, et que la hache
des tyrans ne frappera pas. Je vois bien que la puissance
enivre presque tous les hommes, que tous disent comme
Denis de Syracuse : « La tyrannie est une belle épitaphe. »
Mais, console-foi, veuve désolée! l'épitaphe de ton pauvre
Camille est plus glorieuse : c'est celle des Brutuset des Ca-
ton les tyrannicides. O ma chère Lucile î j'étais né pour
faire des vers, pour défendre les malheureux, pour te ren-
dre heureuse, pour composer, avec ta mère et mon père,
et quelques personnes selon notre cœur, un Otaïti. J'avais
rêvé une république que tout le monde eût adorée. Je n'ai
pu croire que les hommes fussent si féroces et si injustes.
Comment penser que quelques plaisanteries dans mes
écrits ? contre des collègues qui m'avaient provoqué , effa-
ceraient le souvenir de mes services î Je ne me dissimule
point que je meurs victime de ces plaisanteries et de mon
amitié pour Danton. Je remercie mes assassins de me faire
mourir avec lui et Philippeaux ; et puisque mes collègues
ont été assez lâches pour nous abandonner et pour prêter
l'oreille à des calomnies que je ne connais pas , mais à
coup sûr les plus grossièies, je puis dire que nous mou-
rons victimes de notre courage à dénoncer des traîtres, et
de notre amour pour la vérité. Nous pouvons bien em-
porter avec nous ce témoignage , que nous périssons les
derniers des républicains. Pardon, chère amie, ma vérita-
ble vie , que j'ai perdue du moment qu'on nons a séparés,
je m'occupe de ma mémoire. Je devrais bien plutôt m'occu-
F
— i^'i —
per de te la faire oublier, ma Luciile! mon bon Loulou!
ma poule à Cachant (i). Je t'en conjure , ne reste point sur-
la branche, ne m'appelle point, par tes cris; ils me déchire-
raient au fond du tombeau. Va gratter pour ton petit, vis
pour mon Horace, parle-lui de moi. Tu lui diras, ce qu'il ne
peut pas entendre, que je l'aurais bien aimé! Malgré mon
supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Mon sang effacera mes
fautes , les faiblesses de l'humanité ; et ce que j'ai eu de
bon, mes vertus, mon amour de la liberté, Dieu le récom-
pensera. Je te reverrai un jour , ô Lucile ! ô Anette ! Sensi-
ble comme je l'étais; la mort , qui me délivre de la vue de
tant de crimes, est-elle un si grand malheur? Adieu , Lou-
lou; adieu, ma vie, mon âme, ma divinité sur la terre! Je
te laisse de bons amis , tout ce qu'il y a d'hommes vertueux
et sensibles. Adieu, Lucile, ma Lucile ! ma chère Lucile !
adieu, Horace, Anette (2), Adèle (3) ! adieu , mon père ! Je
sens fuir devant moi le rivage de la vie. Je vois encore Lu-
cile! je la vois, ma bien-aimée ! ma Lucile! mes mains liées
t'embrassent, et ma tête séparée repose encore sur toi ses
veux mourans !
.NOTF. RET. VTIVF. *. CRTTE LETÏRF.
Cette lettre, imprimée en 1- ;/{ , à la suite du Vieux Corde-
Ucr, a été collationnée avec soin sur l'ui iginal qui se trouve en*
tre les moins de M. Matfon aîné. Mme Duplessis et 3111e Des-
moulins , sœur de Camille , lui ont lemis tout ce qu'elles pos-
sédaient de l'auteur et notamment ses manuscrits efson por-
trait qui, dans ds temps plus propices ,* guidera la'main
du sculpteur < liai gé de faire la statue que la patrie reconnais-
sante élèvera un jour sur la place de Guise au citoyen français
qui le premier arboi a la cocarde révolutionnaire.
(1) Cachant est un petit village qui se trouve pr< -s uVParis . sur
le chemio de Bourg-la-Keine , où Mme Duplessis avait uue maison
'1L- "■«———■»— - ■■»■»». , v.».». uv, rvauit ^/iiio iiiciiuit ut UUU11UU1C
demandait la mort. C'est à cette poule que Camille fait ici allusioD.
(2) Nom familier que donnait encore Camille^à Mme Duplessis.
(3) Sœur de Lucile ; elle ne se maiia poiut et vécut toujours avec
sa mère, dont elle fut TuDiqueconsolatiou après la mort de Camille, de
Lucile et de M. Duplessis.
ERRATA,
>
Dans l'Essai*
Page 8 , ligne 10 ; Il étale , lisez : Il étalait.
Page id, ligne 10; les numéros ; lisez : ses numéros.
Page 17, ligne 12 ; de toutes parts sentant ce projet d'humanité, li-
sez : de toutes parts ce projet d'humanité.
Page 20, ligue 14 ; échauffé aussitôt, lisez : échauffé , aussitôt.
Page 20, ligne 22; tnuriemur, lisez : moriemur.
Page 34, ligne 10; la, lisez : sa
Page 3o , ligne 3 • 2 , lisez : 4
Page 33 , ligue 6 ; 200 , lisez : 3oo.
Page 34,l'gn*J première; voulait , lisez : voulut.
Dans le Vieux Cordelier.
Page 53, dernière ligne ; bliqne , lisez : la république.
Page ï44> ligne 2, au coudes, lisez: aux coudes.
Page 144 j ligne 9 ; Histsire, lisez : Histoire.
Page i58 , ligne 4» clameure, lisez : clameur,
Page i58 , ligne 10; tout de fantaisie, lisez: sont de fantaisie.
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