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Full text of "Le voyage à Paphos"

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PQ 
2011 

.V7 
1879 


,,?^ 


> 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


littp://www.arcliive.org/details/levoyagepaphosOOmont 


LFS  CHEFS-D*ŒUVRK  INCONNUS 


LE 


VOYAGE  A  PAPHOS 


PAR   MONTESQUIEU 


PARIS 

Librairie   des  Bibliophiles 


M    D  C  C  C    I.  X  X  I  X 


I 


I 


LES  CHEFS-D'ŒUVRE  INCONNUS 


LE 


I  VOYAGE   A    PAPHOS 


TIRE     A     TRES    PETIT     NOMBRE 

Il  a  été  tiré,  en  outre,  20  exemplaires  sur  papier  de  Chine 
et  20  sur  papier  Whatman,  avec  double  épreuve  de  la  gra- 
vure. 


A  Lalau-^e    3c  ,  Imp  A-Saln 

Li'  voyagh:  a  paphos 

Jouau3i,Hd. 


MONTESQUIEU 


LE 


VOYAGE  A  PAPHOS 

PUBLIÉ    PAR 

LE  BIBLIOPHILE  JACOB 

AVEC    UNE 

Eau -forte  par  Ad.  Lalau^e 


PARIS 

LIBRAIRIE    DES   BIBLIOPHILES 

Rue  Saint-Honoré,  338 


M    DCCG    LXXIX 


Univers/fi,^ 

BIBLIOTHÊCA 


H 


PREFACE 


ces 


N  a  peine  à  s'expliquer  comment 
les  éditeurs  des  œuvres  de  Montes- 
quieu nont  pas  encore  réuni  à 
œuvres,  tant  de  fois  réimprimées,  le 
Voyage  a  Paphos  ,  qui  avait  paru ,  sans 
nom  d'auteur  il  est  vrai,  dans  le  Mercure  de 
France  [décembre  1727)  et  qui  fut  attribué 
très  positivement  à  Montesquieu  dès  l'année 
1778.  Vabbé  de  La  Porte,  en  effet,  dans  son 
Supplément  à  la  France  littéraire  de  1769 
[Paris,  Duchesne,  ij'jS,  deux  parties  in-S), 
citait  «  /e  Voyage  a  Paphos,  fragment,  par 
M.  de  Montesquieu ,    1727  ».  Cependant  au- 


II  PREFACE 

cun  critique ,  aucun  éditeur  ne  s'était  encore 
occupé  d'aller  chercher  dans  le  Mercure  de 
France  un  ouvrage,  incomplet  sans  doute, 
mais  que  la  célébrité  de  son  auteur  recomman- 
dait au  moins  à  la  curiosité  des  lettrés. 

M.  Louis   Vian,  à  qui  nous  devons   une  si 
précieuse  et  une  si  remarquable  Histoire  de 
Montesquieu  écrite  sur  des  documents  nouveaux 
et  inédits  [Paris^  Didier,  1878,  in-S,  pages  92 
et  suivantes),  est  le  premier  qui  soit  entré  dans 
quelques  détails  au  sujet  du  Voyage  a  Paphos, 
qu'il  n  hésite  pas  à  attribuer  à  Montesquieu, 
non  seulement  d'après  la  France  littéraire, 
mais  encore  d'après  le  témoignage  de  la  famille 
de  l'auteur.  Ce  témoignage  est  consigné  dans 
le  Nobiliaire  de  Guyenne^  par  O'gilvy  {Bor- 
deaux, i858,  à  l'article  Secondât),  a  M^^^  de 
Clermont,  son  ancienne  amie,  logée  au  Petit- 
Luxembourg  avec  la  princesse  sa  grand'mère, 
depuis  l'exil  de  son  frère  en  1726  et  la  mort 
du   comte  de  Melun  en    1724,  dit  M.  Louis 
Vian,  vivait  aussi  retirée  que  le  lui  permettait 


PREFACE  III 

sa  charge  de  surintendante  de  la  reine.  Montes- 
quieu, voyant  que  la  perte  de  cet  amant  l'avait 
fait  renoncer  à  plaire,  résolut  de  faire  revivre  un 
moment  le  cher  défunt...  Le  nouveau  poème 
qu'il  écrivit  à  cette  occasion  s'appelle  leYoyage 
A  Paphos.  »  M.  Louis  Vian  n'a  peut-être  pas 
rencontré  juste  en  cherchant  à  découvrir  l'ori- 
gine et  la  destination  de  ce  poème,  qui  n'est 
qu'un  fragment,  et  dans  lequel  Vallusion  évi- 
dente à  M.  de  Melun  [Adonis  tué  à  la  chasse 
par  une  bête  fauve)  ne  figure  que  d'une  ma- 
nière épisodique.  M.  Louis  Yian  a  raconté  dans 
son  livre,  avec  beaucoup  de  charme  et  de  déli- 
catesse, comment  Montesquieu  avait  été  l'ado- 
rateur et  peut-être  l'amant  favorisé  de  M^'^  de 
Clermont  [Marie- Anne  de  Bourbon)  ^  petite- 
fille  du  grand  Condé  et  d'une  fille  de  la  mar- 
quise de  Montespan.  Cette  liaison  ou  cette  re- 
lation fut  certainement  bien  postérieure  à  la  mort 
du  duc  de  Melun,  blessé  mortellement  par  un 
cerf  dans  les  bois  de  Chantilly^  où  le  roi  chas- 
sait avec  le  duc  de  Bourbon, non  pas  en  1724, 


IV  PREFACE 

comme  le  dit  M.  Louis  Vian,  mais  au  mois 
de  juillet  1722,  comme  le  raconte  Voltaire  dans 
une  lettre  écrite  de  Forges  à  la  présidente  de 
Bernières,  lettre  qui  commence  ainsi  :  «  La 
mort  malheureuse  de  M.  le  duc  de  Melun  vient 
de  changer  nos  résolutions.  »  Ce  n'est  donc  pas 
le  comte  de  Melun  qui  fut  victime  d'un  acci- 
dent de  chasse,  mais  son  père,  le  duc  de  Melun. 
Voltaire  dit,  dans  sa  lettre  :  «  Dès  qu'il  fut 
mort,  le  roi  partit  pour  Versailles  et  donna  au 
comte  de  Melun  le  régiment  du  défunt.  Il  est 
plus  regretté  qu'il  n'était  .aimé.  C'était  un 
homme  qui  avait  peu  d'agréments,  mais  beau- 
coup de  vertu,  et  qu'on  était  forcé  d* estimer .)•>  Il 
estdonc  bien  évident  eue  Vaniant  déclaré  être-- 
connu  de  M''^  de  Clermont  n'était  pas  ce  duc 
de  Melun,  «  qui  avait  beaucoup  de  vertu  y>, 
mais  bien  3on  fils,  le  comte  de  Melun,  qui  avait 
peut-être  moins  de  vertu  et  plus  d'agréments,  et 
qui  certainement  vivait  encore  à  Vépoque  ou 
Montesquieu  composa  le  Voyage  a  Paphos. 
«  Ce  Voyage   a    Paphos,    dit  M.    Louis 


PREFACE  V 

Viarij  célèbre  le  cynisme  de  l'amour  et  du  vin, 
et  raille  l'hypocrisie  du  plaisir,  représentée  par 
Diane  courant  après  Endymion  dans  les  bois. 
La  principale  scène  montre  Vénus  avec  Adonis, 
et  Bacchus  avec  Ariane,  à  table,  unissant  la 
volupté  à  l' ivresse.  Montesquieu  paraît  s'appli- 
quer surtout  à  faire  voir  que  les  dieux  viennent 
quelquefois  sur  la  terre  goûter  les  plaisirs  des 
mortels,  et  qu'Adonis,  tué  à  la  chasse  par  une 
bête  fauve,  comme  M.  de  Melun,  a  été  changé, 
à  la  deniande  de  sa  maîtresse,  en  une  fleur,  qui 
reprend  sa  première  forme  à  Paphos  :  telle 
l'image  d'une  personne  se  ravive  quand  on  y 
pense  de  tout  cœur. 

«  Ce  poème,  d'une  exécution  supérieure  au 
Temple  de  Gnide,  parut  dans  le  Mercure  de 
France  de  décembre  1727,  et  dut  concilier  à 
l'auteur  les  amis  puissants  dont  disposait 
M''e  de  Clermont.  w 

//  est  incontestable  que  le  Temple  de 
Gnide  a  été  composé,  en  1724,  pour  M''^  de 
Clermont;  mais,  en  lisant  avec  soin  ce  poème  tel 


VI  PREFACE 

qu'il  a  été  publié  en  i']2^,  on  s'aperçoit  quïl 
n'est  pas  complet  et  que  nous  n'en  possédons 
que  des  fragments  ou  plutôt  un  simple  extrait, 
découpé  aussi  adroitement  que  possible  dans 
un  ouvrage  beaucoup  plus  considérable,  oh  l'on 
a  voulu  faire  systématiquement  des  suppressions 
plus  ou  moins  importantes.  Ainsi,  le  second  chant 
ne  renferme  que  trois  pages,  et  les  chants  sui- 
vants, à  l'exception  du  vii^,  sont  bien  plus 
courts  que  le  premier,  qui  a  peut-être  seul  les 
proportions  qu'il  devait  avoir.  Ces  suppressions 
dans  le  texte  ont  d'ailleurs  dérangé  l'économie 
du  poème  original  à  ce  point  qu'elles  jettent  de 
l'obscurité  sur  différentes  parties  du  récit  où 
l'amant  de  Thémire  raconte  ce  qu'il  a  vu  à 
Gnide.  Cet  amant,  qui  ne  se  nomme  pas,  et  qui 
n'est  autre  que  Montesquieu  lui-même,  entre 
ainsi  en  scène,  à  la  fin  du  i^^  chant  :  «  J'ai  vu 
tout  ce  que  je  décris.  J'ai  été  à  Gnide,  j'y  ai 
vu  Thémire,  et  je  l'ai  aimée  ;  je  l'ai  vue  encore, 
et  je  l'ai  aimée  davantage.  Je  resterai  toute  ma 
vie  à  Gnide  avec  elle,  et  je  serai  le  plus  heureux 


PREFACE  Vil 

des  mortels.  »  Il  suffit  d'examiner  la  première 
édition  du  Temple  de  Gnide  pour  se  con- 
vaincre que  nous  n  avons  pas  le  poème  tout 
entier  ^  dans  cette  édition,  il  n'y  a  pas  d'autres 
chants  indiqués  que  le  vi^  et  le  vii^^  et  la  fin  de 
ce  dernier  chant  n'annonce  pas  que  ce  soit  la 
conclusion  de  l'ouvrage.  On  peut  donc  suppo- 
ser qu'il  y  avait  encore  un  viiie  chant,  qui  n'a 
pas  été  fait  ou  qui  a  été  supprimé.  Quant  aux 
lacunes  qui  se  trouvent  dans  les  cinq  premiers 
chants,  on  les  devine,  on  les  constate,  sans 
pouvoir  en  marquer  la  place  ni  en  apprécier 
l'importance. 

Le  Voyage  a  Paphos  n'est  aussi  qu'un 
fragment,  comme  le  Temple  de  Gnide,  et  dans 
ce  nouveau  poème,  ainsi  que  dans  le  précédent, 
c'est  un  personnage  inconnu,  c'est  encore  Mon- 
tesquieu lui-même,  qui  raconte  son  voyage  à 
Paphos,  comme  il  avait  décrit  son  séjour  à 
Gnide.  C'est  à  Mélite  qu'il  dédie  la  relation  de 
ce  voyage,  et  il  n'y  parle  plus  de  Thémire,  qui 
avait  été  sa   bien-aimée  dans   le  Temple  de 


VIII  PREFACE 

Gnide.  Je  reconnais  de  telles  analogies  entre 
les  deux  ouvrages  que  je  suis  tenté  de  croire 
qu'ils  ont  été  faits  simultanément  et  tiennent 
Vun  à  l'autre  par  des  rapports  intimes,  qu'il 
serait  assez  difficile  de  bien  établir.  Le  Temple 
DE  Gnide  et  le  Voyage  a  Paphos  sont  deux 
admirables  pastiches  des  erotiques  grecs,  au 
milieu  desquels  la  galanterie  raffinée  du 
XVIII^  siècle  s'est  permis  de  charmants  ana- 
chronismes.  Les  deux  poèmes  tendent  au  même 
objetj  à  la  déification  de  l'amour.  Il  ny  a 
qu'un  amant  qui  ait  pu  se  complaire  à  célé- 
brer ainsi  le  culte  de  Vénus,  dans  le  goût 
d'Anacréon  et  de  Longus ,  en  se  proposant 
pour  modèle  le  style  de  Fénelon  dans  les 
Aventures  de  Télémaque. 

//  est  certain,  au  reste,  que  Montesquieu  fut 
absolument  étranger  à  la  publication  du 
Voyage  a  Paphos  dans  le  Mercure  de  France, 
comme  il  l'avait  été  à  celle  du  Temple  de 
Gnide  dans  la  Bibliothèque  Françoise.  A  la 
fin  de  l'année  1727,  lorsque  le  Mercure  de 


PREFACE  IX 

France  inséra,  dans  son  numéro  de  décemhrcy  le 
Voyage  a  Paphos,  Monfcsijuiew  se  portait  can- 
didat à  l'Académie  française,  et  ses  concurrents 
soulevaient  contre  lui  toutes  les  machines  pou- 
vant empêcher  son  élection.  Montesquieu  avait 
eu  grand'peine  à  faire  revenir  le  cardinal  de 
Fleury  de  l'opinion  défavorable  qu'on  lui  avait 
donnée  sur  l'auteur  <fes  Lettres  Persanes,  et  il 
employa  sans  doute  le  crédit  de  ses  amis  les 
plus  puissants,  peut-être  celui  de  M''^  de  Cler- 
mont,  pour  obtenir  que  le  vieux  cardinal  écrivît 
a  l'Académie  une  lettre  où  il  se  déclarait  satis- 
fait de  Vamende  honorable  de  Montesquieu 
désavouant  un  ouvrage  «  qui  pouvait  porter 
quelque  préjudice  à  sa  réputation  ».  On  com- 
prend que,  dans  ces  circonstances,  un  ennemi, 
un  rival,  avait  intérêt  à  mettre  au  jour  un  ou- 
vrage aussi  compromettant  que  le  Voyage  a 
Paphos  .  Le  manuscrit  en  avait  été  volé  soit 
dans  le  cabinet  de  Montesquieu,  soit  dans  la 
bibliothèque  de  M^'^  de  Clermont  ;  il  fut  remis 
aux  deux  éditeurs  du  Mercure  de  France,  La 


X  PREFACE 

Koque  et  Fuzelier,  qui  n'en  connaissaient  pas 
rauteur,  et  qui  le  publièrent  le  plus  innocem- 
ment du  monde.  Le  scandale  qu  on  attendait,  et 
qu'on  voulait  exploiter,  n'eut  pas  lieu  ou  ne 
produisit  pas  Veffet  qu'on  en  avait  espéré  : 
Montesquieu  fut  élu  académicien  le  6  janvier 
1728,  et  l'on  ne  parla  plus  du  Voyage  a 
Paphos,  si  toutefois  Von  en  avait  parlé  dans 
les  salons. 

Peu  de  mois  après  sa  réception,  Montesquieu, 
qui  n'avait  paru  que  trois  fois  à  l'Académie, 
partit  pour  un  long  voyage  d'exploration  poli- 
tique et  philosophique  en  Europe,  pendant 
lequel  ses  envieux  eurent  tout  le  loisir  de  se  de- 
mander s'il  ne  trouverait  pas  le  temps  d'achever 
son  Voyage  a  Paphos. 

P.  L.  Jacob,  bibliophile. 


LE 


VOYAGE    A    PAPHOS 


AVERTISSEMENT 


^<#3^  E   petit  ouvrage  qu'on  donne  ici  nous 

""est  tombé  par  hazard  entre  les  mains. 

Le    titre ,    la   première    page    et   la   fin 

^  sont  déchirez  du  manuscrit.  Ainsi,  nous 

^  ne  sçavons  pas  ce  qui  peut  en  manquer 


i><i.:iiy^.'i^^3j> 


pour  avoir  l'ouvrage  complet.  On  peut  juger,  par 
l'imagination  de  l'auteur,  que  la  fiction  doit  avoir  été 
poussée  plus  loin.  On  espère  que  l'approbation  du 
public  l'engagera  à  nous  en  donner  la  suite  et  le 
véritable  titre.  £n  attendant,  nous  le  donnons  sous  le 
titre  que  voici  : 


Le  Voyage  a  Paphos. 


VOYAGE  A  PAPHOS 


PRÈS  une  douce  navigation  , 
que  les  Zephirs  rendent  plus 
prompte  par  l'empressement  qu'ils 
ont  d'aller  voltiger  autour  de  Venus,  j'ar- 
rivai à  Paphos  au  moment  que  l'Aurore  com- 
mençoit  à  s'y  montrer.  Elle  me  parut  si  riante 
que,  sans  voir  Céphale,  je  jugeai  aisément 
qu'il  étoit  à  ses  cotez. 

Je  n'essayerai  point,  Mélite,  de  vous  dé- 
crire les  beautez  du  palais  de  Venus;  vous 
le   connoissez    par    l'idée    que    vous    en    a 


4  VOYAGE     A     PAPHOS 

donné  le  pinceau  de  l'Albane  :  il  est  si 
fidèle  qu'on  distingue  difficilement  si  les 
Grâces  l'ont  bâti  sur  ses  desseins  ou  s'il  a 
travaillé  d'après  les  Grâces. 

L'imagination  la  plus  vive  et  le  goût  le 
plus  galant  n'approcheront  jamais  de  l'a- 
gréable assemblage  qui  compose  ses  jar- 
dins. 

Le  dieu  qui  les  protège  y  fixa  son  sé- 
jour, et  tout  s'y  ressent  de  sa  favorable 
influence. 

L'art  n'y  paroît  que  pour  faire  goûter  avec 
plus  d'admiration  les  beautez  de  la  nature, 
ou,  pour  mieux  dire,  on  n'y  reconnoît  point 
d^art.  Paphos,  enfin,  plaît  aux  Amours,  et 
Venus  ne  l'a  jamais  quitté  sans  regret  que 
pour  aller  à  la  conquête  d'Adonis. 

Rempli  de  votre  idée,  que  ne  sentis-je  pas 
à  Paphos?  Tâchez  de  le  comprendre,  Mé- 
lite,  car  je  ne  l'exprimerois  jamais. 

J'errai  quelques  momens  de  bosquets  en 
bosquets,    et    j'écoutois   avec    attention    les 


VOYAGE     A     PAPHOS  5 

sons  touchans  de  Philomele,  qui  me  parois- 
soient  plus  tendres  en  se  mêlant  au  murmure 
des  fontaines  de  cette  isle,  quand  j'apperçus 
une  nymphe  qui  venoit  à  moi. 

«  Je  ne  doute  pas,  heureux  amant,  dit- 
elle  en  m'abordant,  que  vous  ne  soyez  bien 
reçu  dans  cette  cour. 

—  Je  suis  Diphile,  ai-je  répondu;  j'aime 
Mélite. 

—  L'amant  de  Mélite,  repart  la  nymphe, 
doit  être  le  modèle  des  amours.  Nous  en- 
tendons sans  cesse  parler  des  charmes  de  Mé- 
lite à  la  cour  de  Venus,  et  vous  venez  sans 
doute  rendre  grâces  à  la  déesse  de  ses  bien- 
faits; mais  on  n'entre  point  encore  dans  son 
palais.  Je  vous  y  conduirai  quand  il  en  sera 
tems,  et  je  veux,  en  attendant  son  réveil, 
vous  entretenir  sous  cet  ombrage.  » 

Je  voulus  remercier  la  nymphe  d'un  ac- 
cueil si  gracieux. 

«  Vous  m'avez  moins  d'obligation  que 
vous  ne  pensez,  répondit-elle  ;  le  plus  grand 


b  VOYAGE    A     PAPHOS 

plaisir  que  je  puisse  avoir  à  Paphos,  c'est 
d'entretenir  les  mortels.  Les  nymphes,  mes 
compagnes,  se  chargent  de  ce  soin  à  Cithere; 
maisj  à  Paphos,  c'est  le  seul  soin  de  Zelide. 

«  Venus  permet  à  ses  nymphes  de  choisir 
leurs  amans  à  Gnide,  à  Amathonte  et  à  Ci- 
there. Quand  le  séjour  de  la  déesse  est  à 
Amathonte,  les  amantes  des  autres  isles  lan- 
guissent dans  les  peines  de  l'absence;  vous 
me  trouvez  seule  ici  dans  la  rêverie  :  j'aime  à 
Cithere. 

—  Eh  quoi!  dis-je  à  Zelide,  la  reine  des 
plaisirs  permet  que  dans  sa  cour  même  on 
connoisse  des  peines  en  aimant? 

—  Ne  vous  en  étonnez  pas,  Diphile;  ce 
sont  ces  peines  qui  font  le  bonheur  des  cœurs 
amoureux. 

«Venus,  attentive  à  tout  ce  qui  peut  aug- 
menter les  délices  de  son  empire,  ordonne 
quelquefois  à  ses  nymphes  de  passer  un  jour 
sans  parler  à  leurs  amans  ;  il  nous  est  même 
defîendu  de  les  voir  à  de   certaines  heures. 


VOYAGE    A     PAPHOS  7 

Ces  deffenses  ne  sont  pas  faites  pour  nous 
priver  de  leur  présence,  mais  pour  ajouter 
au  plaisir  de  les  voir  le  plaisir  de  les  voir  en 
secret. 

«  L'absence,  que  les  vulgaires  amans  comp- 
tent pour  une  peine,  augmente  les  douceurs 
qu'on  goûte  en  aimant;  Venus  même  se 
soumet  à  ses  loix,  et  la  mère  des  Amours 
connoît  ce  qui  doit  rendre  un  cœur  heu- 
reux. Elle  établit  sa  cour  dans  plusieurs  isles, 
et  ce  n'est  qu'à  Paphos  C|u'elle  jouit  du  plai- 
sir de  voir  Adonis. 

—  Adonis!  m'écriai-je,  et  les  dieux  ne 
l'ont-ils  pas  changé  en  fleur? 

—  Votre  étonnement  ne  me  surprend 
point,  dit  Zelide  ;  peu  de  mortels  connois- 
sent  le  bonheur  d'Adonis.  Son  courage 
l'ayant  emporté  sur  les  prières  que  lui  fit 
Venus  de  ne  point  chasser  les  bêtes  féroces, 
un  sanglier  l'immola  à  la  colère  de  Diane,  et 
Venus,  en  versant  du  nectar  sur  son  sang, 
obtint  des  dieux  qu'il  seroit  changé  en  fleur. 


8  VOYAGE     A     PAPHOS 

«  Dès  que  la  déesse  fut  exaucée,  elle  tra- 
versa les  airs  pour  se  transporter  dans  Tem- 
pire  de  Flore.  «  Reine  des  fleurs,  lui  dit- 
ce  elle,  dont  l'empire  est  aussi  brillant  que 
«  celui  des  Amours,  vous  vous  plaignez  tous 
«  les  jours  de  la  légèreté  de  Zephire  ;  vous 
«  ne  vous  en  plaindrez  plus  :  je  viens  vous 
«  offrir  de  le  rendre  aussi  constant  que  les 
«  colombes  que  vous  voyez  attelées  à  mon 
«  char.  » 

«  A  des  offres  si  engageantes.  Flore  connut 
que  la  déesse  attendoit  quelque  secours  de  sa 
puissance  :  car  les  dieux,  ainsi  que  les  mor- 
tels, ne  fiaient  que  pour  obtenir  ce  qu'ils 
désirent. 

«  Qu'exigez-vous  de  moi  pour  recon- 
«  noître  une  faveur  si  sensible?  répond  Flore 
«  à  Venus.  Il  est  vrai  que  Zephire  m'in- 
«  quiète  et  m'allarme  sans  cesse,  et  qu'en 
«  m'assurant  son  cœur  vous  assurez  ma 
«  tranquilité. 

((  —  Votre  bonheur  dépend  de  vous,  reprit 


VOYAGE     A     PAP H os  ^ 

«  Venus.  Le  plus  charmant  des  mortels, 
«  Adonis,  vient  de  perdre  le  jour;  mais,  si 
«  Flore  me  seconde,  la  Parque  n*aura  tran- 
a  ché  le  fil  d'une  si  belle  vie  que  pour  ren- 
«  dre  son  sort  plus  glorieux.  Il  est  sous 
«  votre  empire  :  transportez-le  à  Paphos, 
«  aimable  déesse;  faites  que  cette  fleur  y 
«  conserve  toujours  sa  fraîcheur  et  sa  beauté. 
«  De  sa  durée  dépend  la  constance  de  Ze- 
«  phire. 

«  —  La  constance  de  Zephire  !  s'écria  Flore 
«  avec  transport;  allez,  déesse.  Adonis- est 
«   immortel.  » 

«  Dès  ce  jour,  Zephire  n'a  point  quitté 
Flore;  Flore,  intéressée  à  la  fieur  d'Adonis, 
ne  quitte  point  Paphos,  et  le  bonheur  de  ces 
amans  rend  ce  séjour  plus  digne  des  Amours. 

«  Venus,  en  obtenant  qu'Adonis  seroit 
changé  en  fleur,  ne  bornoit  pas  ses  vœux  au 
seul  changement.  C'est  ainsi  que  pour 
réussir  dans  ce  qu'on  projette  il  faut  aller 
par  degrez  au  bonheur  qu'on  attend. 


lO  VOYAGE     A     PAPHOS 

«  Assurée  du  secours  de  Flore,  elle  fit 
cette  prière  au  maître  des  dieux  : 

«  Puissant  dieu  de  l'univers,  si,  pour  punir 
«  l'audace  d'un  mortel,  vous  donnâtes  autre- 
ce  fois  à  Diane  le  pouvoir  de  changer  Actéon, 
«  refuserez-vous,  pour  faire  le  bonheur  de 
((  Venus,  de  changer  une  fleur?  C'est  à  ma 
«  prière  que  vous  avez  animé  l'ouvrage  de 
«  Pigmalion  :  l'amour  d'une  déesse  vous 
«  toucheroit-il  moins  que  l'amour  d'un  mor- 
«  tel?  Non,  non;  vous  allez  animer  la  fleur 
«  d'Adonis  :  il  a  plû  à  Venus,  il  mérite  votre 
«  secours.  » 

«  Jupiter  doit  trop  de  plaisirs  à  l'empire 
des  Amours  pour  ne  pas  contribuer  au  bon- 
heur de  la  déesse.  Elle  vole  à  Paphos,  maî- 
tresse de  rendre  à  la  fleur  qui  lui  est  si  chère 
la  figure  et  les  charmes  d'Adonis  ;  mais  elle 
ne  le  peut  que  dans  cette  isle,  et  les  plaisirs 
seroient  moins  dignes  de  Venus  si  elle  pou- 
voit  faire  ce  changement  dans  tous  les  lieux 
soumis  à  sa  puissance.  Qui  peut  se  plaindre 


VOYAGE     A     PAPHOS  II 

de  l'absence  si  Venus  s'éloigne  d'Adonis  ? 
«  Il  est  vrai,  ajouta  Zelide,  que  dans  l'ab- 
sence et  les  autres  peines  attachées  à  l'amour, 
il  faut  connoître  les  douceurs  qu'on  peut  en 
retirer.  Je  n'en  néglige  aucune  :  à  Gnide  ou 
à  Paphos,  je  ne  pense  qu'aux  plaisirs  de 
Cithere.  Je  me  rappelle  les  momens  que  j'ai 
passez  avec  Licas...  Ce  soupir  vous  ap- 
prend que  c'est  Licas  que  j'aime.  Absent, 
son  idée  est  sans  cesse  présente  à  mon  esprit  ; 
je  répète  en  moi-même  tout  ce  que  je  lui  ai 
dit  en  partant;  je  le  suis  dans  les  bois,  où 
j'aime  à  le  trouver;  je  le  vois,  nonchalam- 
ment couché ,  s'entretenir  dans  une  douce 
rêverie;  il  m'aime,  il  pense  à  moi,  il  me 
parle  peut-être.  Quelques  jours  avant  de 
rejoindre  Licas,  je  préviens  tout  ce  qu'il  va 
me  dire.  Je  juge  du  plaisir  qu'il  aura  de  me 
revoir  par  la  tendresse  de  ses  adieux;  je  le 
vois  qui  court  au  devant  de  moi;  ses  trans- 
ports comblent  ma  joje;  je  vole  dans  ses 
bras...  Que  de  caresses!... 


12  VOYAGE     A     PAPHOS 

—  Ah!  nymphe,  que  vous  augmentez 
l'impatience  que  j'ai  de  revoir  Mélite  ! 

—  Elle  connoîtra  dans  vos  embrassemens, 
reprit-elle,  que  l'absence,  en  lesfaisant  souhaiter 
plus  long-temps,  leur  donne  un  nouveau  prix. 

—  Mais  ne  vois-je  pas  le  palais  de  Venus? 

—  Non  :  c'est  la  demeure  des  Grâces.  Ce 
portique  de  feuillages  qu'on  apperçoit  d'ici 
conduit  à  un  vestibule  où  s'assemblent  les 
Génies  qui  sont  destinez  à  inspirer  la  galan- 
terie aux  mortels.  Chaque  Grâce  les  instruit, 
selon  le  département  qui  lui  est  confié.  La 
première  leur  enseigne  à  parler  le  langage  des 
Grâces:  c'est  elle  qui  deffend  ces  froides  exa- 
gérations qui,  loin  d'honorer  une  maîtresse, 
deshonorent  le  fade  passionné  qui  les  met  sans 
cesse  en  usage;  c'est  elle  qui  leur  dicte  une 
déclaration  dans  laquelle  on  reconnoît  plus 
d'embarras  que  de  raisonnement  ;  c'est  elle 
qui  travaille  à  bannir  des  societez  galantes 
les  mauvaises  plaisanteries  et  tout  ce  qui 
n'est  pas  du  choix  des  Grâces. 


VOYAGE     A     PAPHOS  l3 

«  Sa  cadette  a  ririspection  des  parures.  Elle 
ne  donne  point  de  règles  pour  les  ajustemens; 
elle  veut  seulement  qu'il  y  règne  plus  dégoût 
que  de  magnificence.  Elle  passe  à  ce  beau 
sexe  quelque  caprice  sans  affectation,  en  faveur 
de  la  mode;  mais  elle  condamne  dans  les 
hommes  galans  tout  ce  qui  peut  approcher 
d'un  arrangement  étudié. 

«  La  troisième  Grâce  est  chargée  de  main- 
tenir ou  de  faire  naître  ce  qu'on  appelle  «  belles 
manières  »,  et,  comme  chaque  nation  a  ses  cou- 
tumes en  galanterie,  Carite  donne  aux  Génies 
différentes  leçons,  selon  les  pays  où  ils  sont 
destinez.  » 

J'entrai  avec  Zelide  au  moment  qu'on  in- 
struisoit  les  Génies  de  la  galanterie  françoise. 
Un  Génie  affecte  les  mauvais  airs  de  nos 
petits  maîtres,  et  Carite  en  fait  remarquer 
le  ridicule  aux  autres.  Il  contrefaisoit,  ce 
jour-là,  un  jeune  seigneur  qui,  d'un  air  pan- 
ché,  aborde  une  dame  en  chantant,  pour  lui 
dire  tout  haut   qu'il  vient,  de  chez  Belize, 


14  VOYAGE    A     PAPHOS 

profiter  de  l'absence  de  son  mari,  et,  un  mo- 
ment après,  lui  demande  à  l'oreille  quelle  heure 
il  est.  On  lui  apprend  que  la  soirée  est  belle. 

Carite  s'étendit  beaucoup  sur  les  sentimens 
dont  on  se  picque  aujourd'hui,  et  finit  en 
exhortant  ses  Génies  à  ramener  la  galanterie 
de  l'ancien  temps. 

Zelide  me  présenta  à  Carite.  Elle  me  reçut 
comme  les  Grâces  reçoivent  les  vrais  amans. 

«  Je  sçais  combien  vous  aimez  Mélite,  me 
dit-elle  ;  mais  vous  croyez  n'aimer  qu'une 
mortelle,  telle  que  sont  toutes  les  mortelles 
aimables.  Je  vais  vous  apprendre  quelle  est 
Mélite. 

«  La  mère  des  Grâces  prit  naissance  dans 
l'empire  de  Neptune.  Dès  qu'elle  y  parut,  tous 
les  dieux  vinrent  lui  rendre  hommage.  Les 
Amours,  en  naissant  autour  de  la  déesse,  fola- 
troient  avec  les  plus  grandes  divinitez.  Venus 
fut  bientôt  maîtresse  du  monde  entier;  tout  re- 
connut sa  puissance,  et  Neptune  se  glorifioit 
d'avoir  vu  naître  la  souveraine  de  l'univers. 


VOYAGE     A     PAPHOS  l5 

«  L'envie  règne  même  dans  les  cieux.  La 
déesse  de  la  terre,  jalouse  de  la  gloire  de 
Neptune,  alla  se  plaindre  au  Destin. 

^(  Arbitre  des  immortels,  lui  dit-elle,  pour- 
ce  quoi  faut-il  que  Neptune  l'emporte  sur  la 
«  mère  des  dieux!  S'il  étoit  arresté  que  Venus 
«  nenaîtroit  pas  dans  l'Olympe,  ce  n'étoitpas 
«  aux  dieux  des  mers  à  lui  donner  le  jour  : 
«  Cibelle  attendoit  cet  honneur. 

«  —  Consolez-vous,  répondit  le  Destin  à  la 
«  déesse;  il  naîtra  dans  votre  empire  unemor- 
<(  telle  dont  l'Olympe  à  son  tour  deviendra  ja- 
«  loux.  Sa  beauté  n'égalera  pas  celle  de  Venus  ; 
'<  mais,  sous  des  traits  moins  réguliers,  on 
«  verra  briller  plus  de  finesse  et  d'enjouement. 
«  Sa  vivacité  l'emportera  sur  la  majesté  même, 
«  et,  sans  être  divine,  elle  recevra  les  hom- 
«  mages  des  mortels.  » 

((  Trop  heureux  Diphile,  reconnoissez  Mé- 
lite,  et  ne  vous  étonnez  pas  si  nous  la  suivons 
■sans  cesse.  Venus  joint  à  la  beauté  les  charmes 
que  lui  donnent  les  Grâces,  et  nous  joignons 


ib  VOYAGE     A     PAPHOS 

à  nos  charmes  les  agiémens  que  nous  donne 
Mélite;  mais  elle  ignore  elle-même  tous  les 
avantages  qu'elle  a  reçus  des  dieux.  Foible 
mortelle,  la  vanité  les  diminueroit  peut-être. 
Que  de  belles  seroient  aimables  si  elles  sça- 
voient  ignorer  que  la  beauté  sert  à  se  faire 
aimer  ! 

—  Non,  non!  m*écriai-je;  j'apprendrai  à 
Mélite  ce  qu'elle  ignore.  D'abord  elle  ne  me 
croira  pas;  je  lui  jurerai  sur  le  nom  d'Amour 
que  c'est  de  Carite  que  je  le  sçais.  Elle  n'en 
doutera  plus,  mais  elle  sera  toujours  si  mo- 
deste que,  si  je  pouvois  oublier  que  c'est 
Mélite,  je  douterois  moi-même  qu'elle  ait  foi 
à  mon  serment.  » 

Carite  nous  quitta  pour  aller  joindre  ses 
sœurs  de  Venus,  et  Zelide  me  conduisit  dans 
les  differens  appartemens  du  pavillon. 

Qui  pourroit  en  décrire  les  beautés  ?  Non, 
Mélite,  je  ne  l'entreprendrai  point  :  votre 
imagination  suffit;  elle  ne  vous  laissera  rien 
échaper  de  ce   que  l'art  peut  avoir  inventé 


VOYAGE     A     PAPHOS  I7 

pour  faire   une  demeure  digne  des   Grâces. 

Nous  nous  arrêtâmes  quelques  momens 
dans  le  salon  des  livres.  J'étois  curieux  de 
connoître  ceux  qui  ont  la  gloire  d'amuser 
Paphos. 

Je  ne  vis  que  des  titres  galans.  Ils  sont 
■rangez  sur  différens  gradins,  selon  la  valeur 
que  les  Grâces  leur  donnent.  Ovide  etTibule 
sont  placez  sur  le  même  rang  qu'Anacreon 
et  Sapho;  mais,  entre  les  vers  du  siècle  d'O- 
vide et  ceux  de  notre  temps,  les  Grâces  ju- 
dicieuses ont  laissé  l'espace  de  bien  des 
livres. 

Je  mis  d'abord  la  main  sur  un  volume  de 
poésies,  où  je  reconnus  quelques  pièces  d'un 
petit  nombre  d'auteurs  qui  se  sont  plus  atta- 
chez aux  sentimens  qu'à  l'esprit. 

Je  trouvai  sur  le  même  gradin  différentes 
historiettes.  On  ne  lit  à  Paphos  que  celles 
que  le  beau  sexe  a  bien  voulu  écrire;  les 
autres  n'y  sont  pas  connues. 

Un  recueil  de  chansons,  avec  defîense  (à 


l8  VOYAGE    A     PAPHOS 

la  marge)  d'en  chanter  certaines  qui  sont 
composées  sur  des  airs  d'un  mouvement  si 
rapide  qu'on  ne  peut  les  rendre  sans  convul- 
sion. 

Extraits  de  plusieurs  de  nos  romans  :  les 
volumes  sont  petits  ;  on  en  a  retranché  les 
histoires  magiques  et  les  conversations  en- 
nuieuses. 

Je  fus  étonné  d*y  rencontrer  certain  ou- 
vrage qui  devroit  être  inconnu  à  Paphos  : 
j'appris  qu'on  s'étoit  contenté  de  l'intention 
que  leurs  auteurs  ont  eue  d'être  galans,  mais- 
que  les  Grâces,  qui  n'y  ont  rien  mis  du  leur, 
ne  les  lisoient  pas. 

Zelide  me  demanda  si  je  frequentois  les 
rives  du  Permesse. 

«  Oui,  nymphe,  j'y  chante  quelquefois 
ma  tendresse  et  mon  bonheur.  Si  l'amour 
pouvoit  inspirer  comme  Phœbus ,  j'aurois 
l'avantage  sur  Ovide  même  :  il  n'aimoit  que 
Corine,  et  j'aime  Mélile!  » 

Je   voulus   m'informer    quels    étoient   les 


VOYAGE     A     PAPHOS  .I9 

livres  de  différentes  langues  qui  suivoient; 
mais  Zeiide  m'avertit  qu'il  étoit  temps  de  se 
rendre  auprès  de  la  déesse. 

En  traversant  un  bois  qui  conduit  à  son 
palais,  j'entendis  une  voix,  entrecoupée  par 
de  tendres  soupirs,  qui  sortoit  de  dessous  un 
épais  feuillage  : 

«  Oui,  Doris,  je  le  promets,  et  tu  ver- 
ras... Mais  quels  discours!...  tu  verras!  Ah! 
pardonnez,  Doris!  le  respect  doit  l'interdire. 

—  Non,  non,  répond  Doris,  cet  égare- 
ment plaît  à  l'amour,  et  je  vous  dis,  à  mon 
tour,  Hillas...  je  te  le  pardonne.   » 

«  Eloignons-nous  :  ces  amans  ne  deman- 
dent point  de  témoins,  dit  Zeiide.  Vous  êtes 
peut-être  étonné  de  la  délicatesse  d'Hillas  : 
il  craint  d'offenser  Doris  par  la  plus  légère 
familiarité.  Les  mortelles  s'en  offensent  diffici- 
lement ;  mais  qu'elles  sont  condamnables  d'en 
trop  permettre  !  » 

Enfin,  je  vis  Venus.  Je  l'avoue,  Mélite, 
sa  beauté  a  quelque  chose  au  dessus  de   la 


20  VOYAGE     A     PAPHOS 

vôtre;   mais  elle  ne  doit  qu'à  la  divinité  le- 
peu  d'avantage  qu'elle  a  sur  vous. 

Elle  reçut  mes  hommages  avec  un  souris 
qui  ne  me  permit  pas  de  douter  de  mon  bon- 
heur, et  je  sentis  que  sa  présence  augmentoit 
mon  ardeur  pour  son  culte. 

Un  disciple  d'Apollon,  amoureux  à  Pa- 
phos,  se  présenta  à  la  déesse,  et  recita  un 
poëme  qu'il  avoit  composé,  disoit-il,  pour 
célébrer  dignement  les  plaisirs  de  l'amour. 
Il  employa  avec  un  air  de  contentement  tout 
ce  que  le  Parnasse  sçait  mettre  en  usage  pour 
faire  valoir  ses  productions.  Venus,  sans  être 
touchée  de  l'amphase  du  disciple,  lui  répon- 
dit d'un  ton  qui  ne  le  flatoit  pas  :  «  Les  Muses 
seront  peut-être  contentes  de  votre  ouvrage; 
mais  je  connois  des  plaisirs  qu'Apollon  même 
n'exprimera  jamais.  » 

Les  nymphes  se  retirèrent  pour  laisser  la 
déesse  avec  Ariane  et  Bacchus,  qui  parurent 
à  l'instant.  Adonis  entra  quelque  temps 
après.  Pour  l'Amour,  on  le  voit  rarement  à  la 


VOYAGE     A     PAPHOS  21 

cour  de  Venus;  il  s'occupe  ailleurs  à  l'aug- 
menter, et,  dans  ses  momens  de  loisir,  il  va 
juger  avec  Psiché  de  la  douceur  des  plaisirs 
qu'il  donne  à  l'univers. 

Je  suivis  Zelide,  qui  me  conduisit  dans  la 
galerie  qu'on  appelle  le  Triomphe  des  mor- 
tels. 

«  Les  portraits  que  vous  voyez,  me  dit- 
elle  en  entrant,  sont  autant  de  trophées  à  la 
gloire  de  ceux  qu'ils  représentent. 

«  Ceux  qui  remplissent  le  premier  rang 
sont  les  amans  qui  ont  fait  honneur  à  la  ga- 
lanterie de  leur  siècle,  et  ceux-ci  ont  mérité 
d'être  placez  près  des  autres  pour  avoir  plû  à 
Venus  par  quelque  trait  particulier. 

«  Ce  guerrier  est  un  illustre  des  cantons 
qui  plusieurs  fois,  dans  sa  vie,  refusa  de  se 
trouver  à  d'amples  sacrifices  à  Bacchus  pour 
sacrifier  à  l'Amour. 

«  Près  de  là,  une  vieille  coquette  qui  n'a 
jamais  ressenti  la  moindre  jalousie  des  char- 
mes de  sa  fille. 


22  VOYAGE    A     PAPHOS 

«  Suivez  :  une  belle  de  haut  rang  qui, 
même  après  l'inconstance  d'un  perfide  amant, 
n'a  point  eu  de  nouvelle  intrigue. 

«Vis-à-vis,  une  musicienne  réservée  qui  a 
sçû  convertir  un  disciple  d'Epicure  qui  depuis 
long-temps  s'étoit  déclaré  contre  les  femmes. 

«  Ne  vous  étonnez  pas  si,  parmi  les  por- 
traits des  rares  amans,  vous  voyez  si  peu  de 
draperies  françoises.  La  nation  fournit  plus 
de  perfides  que  d'amans,  et  vous  conviendrez 
que  vos  héroïnes  ne  travaillent  pas  à  rétablir 
la  bonne  foi  dans  le  commerce  amoureux. 

—  Eh  !  pourquoi  Venus  ne  chasse-t-elle 
pas  de  son  empire  les  amans  qui  ne  craignent 
pas  de  le  déshonorer? 

—  Détrompez-vous,  Diphile  :  ces  amans 
ne  sont  point  soumis  à  la  déesse;  elle  n'ac- 
cepte que  les  cœurs  que  son  fils  a  blessai.  Il 
connoit  l'effet  de  ses  coups  :  pour  en  mieux 
juger,  il  a  voulu  les  sentir,  et  l'Amour  ne 
donne  à  Venus  que  des  cœurs  pareils  au 
cœur  de  l'Amour  même. 


VOYAGE     A     PAPHOS  23 

—  Mais  ses  traits  peuvent  seuls  rendre  un 
cœur  sensible.  Désavouë-t'il  ceux  qu'il  a 
blessez? 

—  Il  est  vrai  que  les  traits  de  l'Amour 
peuvent  seuls  rendre  un  cœur  sensible , 
répondit  Zelide;  mais,  pour  le  rendre  heu- 
reux, il  faut  que  le  trait  parte  de  ses  mains, 
et  je  vais  vous  apprendre  qu'il  ne  les  lance 
pas  tous. 

«  Peu  de  temps  après  la  naissance  de 
Venus,  une  troupe  d'Amours  s'écarta  dans 
les  bois  du  Cjnte.  Diane  n'avoit  pas  encore 
ouvertement  déclaré  la  guerre  à  la  déesse  des 
plaisirs,  et  la  déesse,  qui  ne  sçavoit  pas  alors 
se  méfier  des  prudes,  ne  recommandoit  point 
aux  Amours  de  fuir  les  forêts  consacrées  à 
Diane. 

«  La  troupe  d'Amours,  dans  les  bras  de 
Morphée,  se  délassoit  de  l'exercice  d'une 
longue  journée  où,  à  l'envi  l'un  de  l'autre, 
ils  avoient  essayé  sur  les  oiseaux  des  traits 
destinez  à  être  lancez    dans   les  cœurs  des 


24  VOYAGE     A     PAPHOS 

humains.  Leurs  carquois,  pêle-mêle,  étoient 
couchez  près  d'eux,  et  les  arcs  sans  force 
étoient  détendus. 

«  Les  oiseaux  amoureux,  sur  les  tons  les 
plus  tendres,  celebroient  leurs  plaisirs. 

«  Diane,  attirée  par  un  concert  si  charmant, 
fit  taire  ses  cors  et  courut  sous  l'ombrage 
où  le  Sommeil  se  plaisoit  à  délasser  des 
Amours. 

«  Que  vois-je?  dit -elle  à  ses  nymphes; 
«  quelle  occasion  d'outrager  la  déesse  de 
«  Paphos  1  Diminuons  sa  puissance  ,  désar- 
ft  mons  les  Amours  endormis.  » 

«  Chaque  nymphe  s'empresse  à  plaire  à  sa 
déesse,  et,  vuidant  son  carquois,  le  remplit 
bien-tôt  des  traits  de  l'Amour.  S'il  en  est 
quelqu'une  qui  sente  de  la  répugnance  à  se 
déclarer  contre  Venus,  c'est  celle  qui  pour 
la  cacher  en  montre  plus  d'envie.  Diane 
sonne  sa  victoire;  les  Amours  se  reveillent. 
Honteux  de  leur  défaite,  ils  pleurent  et  volent 
à  Cithere. 


VOYAGE     A     PAPHOS  20 

«  Les  silvains  d'alentour  apprirent  bientôt 
que  Diane  avoit  changé  ses  traits. 

«  Saisissons-les  à  notre  tour,  dirent-ils 
«  entre  eux  ;  les  nymphes  affectent  une  ri- 
((  gueur  dont  nous  triompherons  avec  les 
«  traits  de  l'Amour.  Tâchons  de  les  surpren- 
«  dre...  Leurs  armes  pendent  toujours  aux 
«  arbres  qui  entourent  la  fontaine  de  Diane  : 
«  qu'Amour  et  Mercure  nous  favorisent 
«  quand  elles  entreront  dans  le  bain ,  leurs 
«  carquois  sont  à  nous!  » 

«  Les  faunes,  sans  craindre  le  sort  d'Ac- 
téon,  ne  tardèrent  pas  à  tenter  la  capture. 
Ils  approchent  de  la  fontaine  ;  les  nymphes 
crient,  mais  les  carquois  sont  enlevez.  La 
vanité,  l'avarice  et  tous  les  vices,  tour-à- 
tour,  se  rendirent  maîtres  de  ces  armes  dès 
que  les  Amours  en  furent  désaisis.  Ce  sont 
ces  traits  égarez  qui  blessent  la  plupart  des 
cœurs  que  vous  croyez  soumis  à  Venus. 
Abandonnez,  Diphile,  cette  sacrilège  erreur. 
Quand  on  est  ainsi  blessé,  on  n'a  de  l'amour 

4 


26  VOYAGE     A     PAPHOS 

que  ce  qu'il  en  faut  pour  croire  qu'on  aime. 

—  Que  je  plains  des  cœurs  sensibles  sans 
l'aveu  de  l'Amour  !  m'écriai-je;  que  d'encens 
je  dois  à  ses  autels,  puisque  je  ne  sçaurois 
douter  que  mon  cœur  ne  lui  doive  tous  ses 
feux  ! 

«  Dès  que  je  sçus  me  connoître,  il  m'in- 
spira que  j'étois  destiné  à  vivre  sous  ses  loix. 
Je  cherchois  tous  les  jours  à  me  rendre; 
j'attaquois  pour  me  laisser  vaincre;  je  jurois 
que  j'aimois,  mais  l'inconstance  venoit  bientôt 
m'apprendre  que  je  faisois  des  faux  sermens. 

«  Sont-ce  là  les  plaisirs  de  l'amour?  disois- 
«  je  sans  cesse.  J'aime,  au  moins  je  crois 
«  aimer,  et  je  ne  connois  point  les  douceurs 
«  qu'il  promet  aux  amans.  Non,  non,  ses 
«  promesses  sont  vaines,  et  je  veux  abjurer 
«  son  culte.  » 

«  Enfin,  las  de  changer  et  de  tromper  des 
volages,  je  cours  au  temple  de  l'Amour. 

«  Insensé  !  je  demandai  à  sortir  de  son 
empire,  et  je  ne  l'avois  jamais  connu  ! 


VOYAGE     A     PAPHOS  27 

«  Fils  de  Venus,  tu  cachois  ton  dessein  ! 

«  J'exauce  ta  prière,  me  dit-il;  mais  il  faut 
«  qu'à  ta  place  un  autre  cœur  me  soit 
«  soumis.  Choisis,  et  que  j'aprenne  par  qui 
«  tu  veux  estre  remplacé.  Donne-moi,  s'il  se 
«  peut,  de  ces  coeurs  qui  n'ont  jamais  aimé, 
«  qui  craignent  même  de  me  connoître:  c'est 
«  dans  ces  cœurs  que  je  me  plais  à  triom- 
«  pher. 

«  —  Triomphez  de  Mélite,  Amour!  Son 
((  cœur  doit  faire  honneur  à  votre  empire,  et 
«    sa  beauté  à  celui  de  Venus. 

«  —  Suis-moi,  répond  le  dieu  de  Ci- 
«  there;  tu  vas  être  témoin  de  ma  victoire... 
«  Ah!  dit-il  en  abordant  Mélite,  si  l'A- 
ce mour  pouvoit  être  inconstant,  je  blesserois 
«  ce  cœur  en  faveur  de  l'Amour  même; 
«  mais...  » 

«  Le  trait  part  à  l'instant,  et  Mélite,  en- 
flammée, ne  se  reconnoit  plus. 

«  Voilà  comme  je  blesse  les  cœurs  que  je 
«  veux  rendre  heureux!  ajoute  l'Amour  en 


28  VOYAGE    A     PAPHOS 

«  arrachant  le  trait  du  sein  de  Mélite  et  le 
«  plongeant  dans  le  mien.  Un  sourire  va 
«  t'apprendre,  Diphile,  qui  tu  dois  aimer, 
«  et,  s'il  est  des  douceurs  dans  mon  empire, 
«  je  devrois  te  punir  d'en  avoir  douté;  mais 
«  j'oublie  ton  offense,  et,  pour  te  récom- 
«  penser  d'avoir  souhaité  d'aimer  tant  d'ob- 
«  jets  divers,  je  te  donne  pour  Mélite  une 
«  constance  éternelle.  » 

Mais,  Mélite,  pourquoi  vous  retracer  une 
victoire  qu'Amour  ne  pouvoit  remporter  sans 
vous? 

«  Votre  sort  est  charmant,  dit  Zelide;  je 
ne  vois  que  Licas  et  sa  nymphe  qui  puissent 
être  blessés  plus  heureusement  que  vous.  Je 
vous  apprendrai,  à  mon  tour,  comment  l'a- 
mour s'est  rendu  maître  de  nos  cœurs;  mais  le 
concert  que  j'entens  annonce  que  Venus  et 
Bacchus  vont  recevoir  à  leur  table  Ariane  et 
Adonis. 

«  Les  dieux  viennent  avec  empressement 
sur    la    terre    pour   goûter    les    plaisirs    des 


VOYAGE     A     PAPHOS  29 

mortels;  le  changement  les  rend  plus  vifs  que 
les  plaisirs  de  l'Olimpe  même. 

«  Bacchus  abandonne  les  cieux  pour  jouir 
avec  Ariane  des  faveurs  de  l'Amour,  et  Venus 
quitte  le  nectar  pour  célébrer  avec  Adonis 
les  dons  de  Bacchus.  » 

Je  vis  ces  mortels  heureux  assis  à  la  table 
de  la  déesse.  Quel  repas!  Le  dieu  du  vin, 
pour  faire  sa  cour  à  Venus,  ne  fut  jamais  si 
tendre;  et  Venus,  pour  honorer  le  dieu  du 
vin,  ne  montra  jamais  plus  d'enjouement. 

Les  nymphes  formoient,  avec  les  bacchantes, 
un  concert  qu'AppoUon  auroit  pu  désavouer; 
mais  Bacchus  préfère  dans  ses  chants  un 
désordre  enjoué  à  la  contrainte  de  l'exacte 
harmonie. 

Un  silvain  de  l'isle  de  Naxe  s'efforçoit,par 
des  sons  langoureux,  de  célébrer  les  charmes 
de  la  tendresse.  Venus  elle-même  le  désa- 
prouva  :  elle  prétend  qu'où  préside  Bacchus 
la  gayeté  l'emporte  sur  tout;  mais  Bacchus, 
amoureux,  ordonne  à  sa  suite  de  célébrer, 


3o  VOYAGE    A     PAPHOS 

avec  sa  gloire,  la  gloire  de  l'Amour,  et  se  mit 
lui-même  à  chanter  : 

Si  de  l'Amour  vos  chants  ne  célèbrent  les  traits, 
Vos  chants  sont  imparfaits, 
Et  Bacchus  les  condamne. 
Buveurs,  ne  me  chantés  jamais 
Sans  chanter  Ariane. 

Les  nymphes  se  joignirent  au  concert  des 
silvains  pour  chanter  Bacchus,  tandis  qu'ils 
chantoient  l'Amour.  Le  concert  devint  plus 
brillant,  et,  ses  accords  rappellant  au  vin,  le 
vin  conduisoit  bientôt  aux  transports  les  plus 
vifs.  Dès  que  la  suite  ne  douta  plus  du  triom- 
phe de  Bacchus,  elle  se  retira  pour  laisser 
triompher  Venus. 

Zelide  m'offrit  un  repas  où  les  mortels 
sont  admis  à  Paphos.  Nous  nous  entretînmes 
long-tems  de  Bacchus  et  de  sa  cour. 

«Je  l'avoue,  dis-je  à  la  nymphe,  je  m'étois 
fait  une  image  de  ce  dieu  qui  deshonnoroit 
la  divinité. 


VOYAGE     A     PAPHOS  3r 

—  Je  sçais,  répondit-elle,  ce  que  pensent  les 
mortels  sur  le  culte  du  dieu  du  vin.  Chaque 
dieu  a  ses  autels,  et  chaque  autel  a  ses  faux 
prêtres.  La  politique,  l'ignorance  et  la  cor- 
ruption en  forment  tous  les  jours.  Peut-être 
ne  connoîtroit-on  point  de  vices  sans  le  per- 
nicieux exemple  de  ceux  que  les  dieux  choi- 
sissent pour  les  bannir. 

«  Les  prêtres  de  Bacchus  font  naître  les 
erreurs  qui  deshonoroient  son  empire.  Ils  le 
dépeignent  privé  de  raison  et  soutenant  à 
peine  le  poids  de  son  thirse.  Les  bacchantes, 
selon  eux,  montrent  dans  leurs  transports, 
plus  de  fureur  que  de  gayeté.  Silène,  à 
demi  mort,  barbouillé  de  lie,  n'inspire-t-il 
pas  plus  d'horreur  que  de  vénération  pour  le 
dieu  que  Silène  a  formé  ? 

«  Non,  non,  Diphile,  ce  n'est  point  là 
Bacchus,  ce  n'est  point  là  sa  cour.  Bacchus 
conserve  toujours  les  mêmes  grâces  qui  tou- 
chèrent Ariane.  Aussi  tendre  que  brillant, 
c'est  un  dieu  à  suivre   et  non    à  craindre  ; 


32  VOYAGE    A    PAPHOS 

toujours  agréable  à  Venus,  il  ne  connoit 
d'ivresse  que  l'ivresse  d'Amour. 

«  Les  bacchantes  enjouées  raniment  les 
jeux  et  les  ris;  mais  elles  ne  leur  ôtent  jamais 
leurs  charmes. 

«  Silène  est  un  vieillard  dont  Bacchus 
reçut  des  soins;  il  éleva  son  enfance,  et  ce 
dieu  reconnoissant  accorde  à  sa  vieillesse 
toute  la  vivacité  qu*il  est  capable  d'inspirer. 
Eh  !  peut-on  refuser  la  plus  grande  vénération 
à  un  dieu  qui  met  sa  gloire  à  paroître  tou- 
jours d'intelligence  avec  l'Amour? 

«  Un  buveur  du  mont  Citheron,  qui  ne 
connoissoit  de  culte  que  celui  qu'on  rend  au 
dieu  du  vin ,  parloit  un  jour  des  feux  de 
l'Amour  comme  les  faux  amans  parlent  des 
plaisirs  de  Bacchus  :  car  ils  croyent  honorer 
le  fils  de  Venus  en  méprisant  le  dieu  du 
vin. 

«  C'est  ainsi,  disoit-il  en  tenant  sa  coupe 
«  pleine,  c'est  ainsi  que  je  brave  les  traits 
«  de  Cithere.  » 


VOYAGE     A     PAPHOS  33 

t(  Amour  voltigeoit  entre  Cephise  et  son 
cœur. 

((  Tu  crois  me  vaincre,  Amour?  disoit  le 
«  buveur;  apprens  à  respecter  un  dieu  plus 
«  fort  que  toi.  Cette  coupe  avalée  va  décider 
«  de  ta  honte  et  de  sa  gloire.  » 

«  Il  but,  mais  un  regard  de  Cephise  prouva 
bientôt  au  buveur  que  Bacchus  aide  souvent 
au  triomphe  de  l'Amour, 

ce  Eh!  qui  ^mieux  que  moi,  ajouta  Zelide, 
C[ui  mieux  que  moi  doit  connoître  le  pouvoir 
et  l'intelligence  de  ces  dieux  charmans?  Ils 
partagent  mes  vœux,  et  je  mets  mon  bonheur 
à  partager  les  plaisirs  qu'on  goûte  sous  leur 
empire.  C'est  de  Bacchus  que  j'appris  à 
^imer,  et  c'est  de  l'Amour...  » 

On  vint  avertir  Zelide  que  Mercure  des- 
cendoit  et  que  les  nymphes  alloient  le  rece- 
voir. 

Mercure  tient  le  registre  des  ombres  qui 
se  présentent  pour  passer  les  sombres  bords. 
Messager  des  dieux,  il  vient,  de  la  part  de 

5 


34  VOYAGE    A     PAPHOS 

Minos  et  de  Radamante,  demander  à  Venus 
quelles  peines  on  donnera  à  certaines  ombres 
dont  la  déesse  s'est  réservé  le  jugement. 

«  Eh  bien  !  Mercure, lui  dit-elle,  avons-nous 
beaucoup  d'amans  constans  à  récompenser? 

—  Ils  sont  trop  rares  aujourd'hui  pour 
en  voir  souvent  sur  les  sombres  bords,  répond 
Mercure.  Il  se  présente,  au  contraire,  un  sei- 
gneur françois  qui  a  toujours  traité  les  amans 
constans  d'amans  bourgeois. 

—  Ah  !  je  corrigerai  cet  abus,  reprit  Venus. 
Les  bourgeoises  de  cepaïs-là  ont  tant  de  dis- 
position à  imiter  les  grands  airs  que,  si  de 
semblables  discours  restoient  impunis,  on  ne 
verroit  plus  en  France  d'amans  constans. 
Qu'on  assiège  ce  mauvais  plaisant  de  douze 
ombres  provinciales  que  je  vais  rendre  amou- 
reuses de  lui  1 

—  A  ces  provinciales,  dit  Mercure,  joi- 
gnez encore  une  vieille  coquette  qui  a 
poussé  les  beaux  sentimens  jusqu'au  quator- 
zième lustre* 


VOYAGE     A     PAPHOS  35 

—  Non,  je  la  veux  punir.  Se  piquer  si 
long-tems  de  galanterie ,  c'est  deshonorer 
mon  empire.  Quand  les  jeux  et  les  ris  se 
retirent,  on  doit  quitter  les  Amours.  Que 
toutes  les  ombres  galantes  se  contraignent 
pour  lui  faire  des  offres  et  la  tromper  ! 

—  Si  vous  punissez  pour  avoir  voulu  plaire 
long-tems,  reprit  Mercure,  quelle  peine 
allez-vous  donner  à  l'ombre  d'une  beauté 
nonchalante  qui  a  passé  ses  jours  à  ajuster 
des  charmes  dont  elle  ne  fit  jamais  d'usage? 

—  C'est  mal  reconnoître  mes  faveurs. 
Quand  je  donne  des  charmes,  je  les  destine  à 
ma  gloire.  Ce  qui  a  fait  les  délices  de  cette 
ombre  va  faire  sa  peine.  Qu'on  lui  présente 
sans  cesse  son  miroir  pour  le  retirer  au 
moment  qu'elle  en  approchera  :  son  supplice 
surpassera  celui  de  Tentale. . .  Eh  quoi  !  ajouta 
la  déesse  en  prenant  la  liste  des  mains  de 
Mercure,  je  verrai  toujours  des  envieuses 
qui  n'ont  d'autres  plaisirs  que  celui  de  médire 
sur  le  chapitre  de  l'Amour!  Il  n'est  point  en 


36  VOYAGE    A     PAPHOS 

mon  pouvoir  de  donner  de  la  beauté  à  toutes 
les  femmes.  Les  Grâces  consolent  quelque- 
fois celles  qui  ne  me  doivent  rien;  mais, 
quand  on  ne  doit  ni  aux  Grâces  ni  à  moi,  on 
veut  s'en  venger  en  parlant  mal  de  celles  que 
je  protège.  Je  prétends  qu'on  respecte  l'ou- 
vrage de  Venus,  et,  pour  punir  cette  envieuse, 
je  la  condamne  à  entendre  continuellement 
parler  des  charmes  des  belles  ombres  sans 
lui  donner  le  tems  de  répliquer  par  le  con- 
traire. 

—  Il  faut  charger  de  ce  soin,  dit  Mercure, 
l'ombre  que  Caron  va  passer  avec  elle  :  c'est 
un  amant  qui  s'est  vanté  d'avoir  eu  des 
faveurs  qu'on  ne  lui  accorda  jamais. 

—  Voilà  le  comble  de  la  perfidie  !  répond 
Venus.  Je  veux  bien  qu'il  serve  au  supplice 
de  cette  envieuse;  mais,  pour  le  sien,  qu'on 
lui  montre  sans  cesse  le  portrait  de  sa  belle 
entre  les  mains  d'une  ombre  discrette. 

«  Mais  quel  est  ce  poëte  de  mauvaise 
humeur?  poursuivit  la  déesse. 


VOYAGE     A     PAPHOS  87 

—  C'est  un  auteur  qui  s'est  épuisé  à  faire 
une  critique  sur  VArt  d^aimer  d'Ovide.  Ne 
reconnoissez-vous  pas  la  jalousie  poétique  ? 
ajouta  Mercure.  On  s'efforce  à  imiter  ceux 
qui  ont  sçu  plaire.  L'imitation  ne  réussit  pas, 
l'amour-propre  s'en  offense.  «  J'ai  de  l'esprit, 
dit-on,  et  je  ne  sçaurois  approcher  du  modèle 
que  j'ai  choisi.  Donc,  le  modèle  n'est  pas 
bon,  et,  pour  le  prouver,  j'en  vais  faire  la  cri- 
tique. » 

—  Ce  poète,  reprit  la  déesse,  mérite  les 
supplices  les  plus  cruels  pour  s'être  déclaré 
contre  un  auteur  qui  me  doit  plus  qu'aux 
Muses.  Qu'on  inspire  à  son  ombre  la  même 
façon  de  penser  que  les  gens  de  goût,  et 
pour  son  tourment  on  lui  récitera  chaque 
jour  une  page  de  ses  vers. 

«  Quel  supplice  vais-je  donner  à  ce  guer- 
rier des  rives  de  la  Seine  qui  a  toujours  mis 
sa  gloire  à  chanter  des  chansons  contre  l'A- 
mour? L'enfer  n'en  connoît  point  d'assez 
rudes  pourvanger  mon  fils. 


38  VOYAGE     A     PAPHOS 

—  J'en  invente  un  nouveau,  interrompit 
Mercure  ;  qu'on  lui  fasse  entendre  deux  fois 
par  jour  un  concert  d'Italie  ! 

—  Mais  j'oublie,  ajouta-t-il,  un  disciple 
de  Themis  qui  n'a  jamais  aimé  que  la  pa- 
rure. 

—  Ah  !  s'écria  Venus,  c'est  un  mal  qui 
gagne  tous  les  environs  de  la  France!  Il  est 
trop  funeste  à  mon  empire  :  j'en  dois  arrêter 
le  cours.  Eh!  quelle  belle  voudroit  aimer  si 
tous  les  hommes  pensoient  comme  ce  fade 
magistrat?  Qu'on  le  frise  tous  les  quarts- 
d'heure  du  jour,  et,  dès  qu*il  paroîtra  con- 
tent de  son  ajustement,  on  le  fera  promener 
au  grand  vent.  Le  supplice  est  cruel,  mais 
Toffense  est  trop  forte.  » 

Venus  se  levé,  et  Mercure  porte  aux  en- 
fers les  arrêts  de  la  déesse;  mais  ce  dieu  a 
plusieurs  emplois  à  Paphos,  et  je  le  revis 
bien-tôt  sous  un  air  plus  riant. 

Dès  que  les  Grâces  revinrent,  Venus  reprit 
le  maintien  de  la  reine  des  plaisirs,    et   les 


VOYAGE     A     PAPHOS  $9 

nymphes  eurent  ordre  de  se  préparer  pour  la 
chasse. 

La  beauté  la  plus  parfaite,  l'entretien  le 
plus  aimable,  pour  ne  pas  cesser  de  plaire, 
ont  besoin  de  secours.  La  mère  des  jeux  et 
des  ris  recherche  l'amusement  que  choisit  le 
mortel  qu'elle  aime.  Je  la  vis  en  habit  de 
chasseresse,  et  je  m'apperçus  que  sous  cet 
habillement  Adonis  trouvoit  Venus  au-dessus 
de  Venus  même. 

Les  nymphes  animent  les  chiens;  on  les  en- 
tend appeller  Melampe,  Driope,  Silvage; 
mais  on  connoît,  à  leurs  voix,  qu'elles  sont 
plus  propres  à  parler  le  langage  de  Cithere 
qu'à  faire  retentir  les  forêts;  elles  prennent 
les  armes  des  chasseurs,  et  les  chasseurs  pren- 
nent celles  des  Amours.  Le  son  des  cors  in- 
spire à  Paphos  plus  de  tendresse  que  d'ardeur 
pour  la  chasse;  il  semble  qu'elle  ne  soit  qu'un 
prétexte  pour  se  perdre  dans  les  bois. 

Les  feux  de  Learque  s'augmentent  en 
voyant  Palmis  armée  comme  Venus  et  comme 


4©  VOYAGE    A     PAPHOS 

l'Amour.  Je  l'entends  dire,  près  de  sa  nymphe 
qui  chantoit  au  son  du  cor  : 

Du  dieu  qui  fait  aimer 
Vous  avez  tous  les  charmes; 
^    On  diroit  qu'en  vos  mains  il  a  remis  ses  armes. 
Vos  yeux,  comme  ses  feux,  sont  faits  pour  enflammer  ; 
Vous  avez  sur  les  cœurs  un  empire  suprême. 
Quand  on  rit  avec  vous,  on  croit  que  c'est  un  jeu; 
Mais  on  ressent  bientôt  qu'on  aime. 
Palmis,  si  vous  aimiez  un  peu. 
Vous  seriez  l'Amour  même. 

La  nymphe  écoute  et  sourit;  ses  yeux 
disent  assez  à  Learque  qu'il  est  aimé,  mais 
elle  en  diffère  l'aveu  pour  le  rendre  plus  sen- 
sible. 

Diane  s'égare  souvent  dans  les  bois  de 
Venus;  elle  trouve  Endimion  plus  tendre 
dans  l'isle  de  Paphos  que  dans  celle  d'Orti- 
gie,  et  cette  déesse,  plus  réservée  et  plus 
sensible  qu'une  autre,  voudroit  sans  cesse  y 
voir  son  berger;  mais  on  ne  l'y  vit  jamais. 
Venus,  en  suivant  Adonis,  le  rencontra  un 


VOYAGE     A     PAPHOS  4I 

jour  à  Paphos.  Diane  esperoit  qu'Endimion 
ne  paroîtroit  pas. 

«  Eh  quoi!  dit-elle  en  abordant  la  déesse 
d'un  air  composé,  reine  des  Amours,  vous 
ne  dédaignez  pas  aujourd'hui  les  amusemens 
de  la  déesse  des  bois  ? 

—  Quand  Diane  est  à  Paphos,  répond 
Venus,  quel  dieu  s'étonnera  d'y  voir  chasser 
la  mère  des  Amours  ?  Adonis  m'apprend  à 
connoître  vos  loix,  et,  pour  lui  plaire,  je  fais 
gloire  de  les  suivre;  mais  vous,  plus  miste- 
rieuse,  vous  apprîtes  d'un  berger  à  goûter 
mes  plaisirs,  et  vous  affectez  de  les  condam- 
ner sans  cesse.  Adieu,  grave  déesse.  Endi- 
mion  s'avance:  imitez  Venus,  et  je  vais  imiter 
Diane  ;  mais  souvenez-vous  que  les  précau- 
tions qu'on  prend  pour  cacher  ses  feux  ne 
servent  qu'à  les  faire  plus  tôt  connoître.  » 

Ceux  qui  affectent  des  dehors  sévères  s'of- 
fensent aisément  et  ne  pardonnent  jamais. 
Diane  se  crut  outragée,  et  son  hipocrisie,  dé- 
masquée, ne  demandoit  rien  moins  que  du 

6 


42 


VOYAGE     A     PAPHOS 


sang.  Venus  est  immortelle,  et  dès  l'instant 
la  mort  d'Adonis  fut  résolue;  mais  aujour- 
d'hui la  déesse  méprise  son  ennemi  :  elle 
poursuivroit,  avec  ce  chasseur,  les  bêtes  les 
plus  féroces  sans  craindre  leurs  deffenses. 
Elle  part,  et  Adonis  la  suit,  et  tout  se  pré- 
pare à  rapporter  de  la  chasse  moins  de  fatigue 
que  de  plaisirs. 

«  Quelle  joje  est  peinte  sur  leur  visage! 
me  dit  Zelide;  le  seul  Antenor  reste  dans  un 
morne  silence  et  semble  mépriser  toutes  les 
nymphes;  mais  elles  sçavent  qu'il  aime  à 
Amathonte  :  elles  ne  s'offensent  pas  de  la  rê- 
verie qui  l'occupe. 

«  Chez  les  mortels,  sa  distraction  passe- 
roit  peut-être  pour  fierté,  car  souvent  ceux 
qu'on  en  accuse  y  sont  les  moins  sujets.  Ne 
vous  y  trompez  pas,  Diphile,  tel  ne  vous 
paroît  méprisant  que  parce  qu'il  ne  comprend 
pas  qu'on  puisse  l'être  ;  il  s'abandonne  à  sa 
pensée  ou  à  sa  nonchalance  naturelle,  et,  s'il 
croyoit  qu'on  pût  soupçonner  quelqu'un  de 


VOYAGE     A     PAPHOS  48 

fierté,  il  s'appliqueroit  à  détromper  ceux  qui 
l'en  soupçonnent. 

—  Ah  !  nymphe,  que  ne  pense-t'on  ail- 
leurs comme  on  pense  à  Paphos  !  » 

Dès  que  nous  eûmes  perdu  la  troupe  de 
vue,  nous  continuâmes  l'entretien  que  l'ar- 
rivée de  Mercure  avoit  interrompu.  La 
nymphe  me  fit  un  discours  charmant  sur  la 
vraie  délicatesse;  elle  m'enseignoit  l'art  de 
conserver  les  plaisirs  qu'on  connoît  et  de 
faire  naître  ceux  qu'on  ne  connoît  pas,  quand 
nous  arrivâmes  au  pavillon  des  songes. 

«  Ah  !  m'écriai-je,  voilà  un  songe  qui  ne 
me  quitte  point  :  c'est  lui  qui  rassemble  tous 
les  charmes  de  Mélite.  Cette  nuit  encore... 
Mais  pourquoi  aimer  ce  trompeur?  Mon  ré- 
veil me  le  fait  trouver  si  cruel  ! 

—  J'apperçois,  dit  Zelide,  celui  qui  me 
touche  le  plus;  il  me  représente  Licas  ten- 
drement couché  auprès  de  moi.  Toutes  les 
nymphes  l'admirent.  «  Qu'il  est  charmant! 
«  disent-elles;  il  est  digne  de  Venus.  Qu'il 


44  VOYAGE     A     PAPHOS 

«  est  heureux!...  —  Oui,  répond  Licas,  d'ai- 
«  mer  Zelide  et  d*en  être  aimé.  » 

Mais,  dans  tous  ces  songes,  je  n'en  vois 
aucun  que  la  jalousie  ait  pu  former. 

«  La  jalousie  !  s'écrie  Zelide,  on  ne  la  con- 
noît  point  à  Paphos  ;  ses  songes  volent  à  la 
suite  de  l'Hymen,  et  l'Amour  ne  la  connoît 
que  pour  s'en  deffendre.  On  évite  ici  ces 
soupçons,  ces  plaintes,  ces  justifications  dont 
tant  d'amans  se  font  une  habitude.  Venus  ne 
s'offense  pas  des  reproches  de  Vulcain;  mais 
ceux  de  Mars  ont  décidé  pour  Adonis. 

«  L'amour-propre  fait  souvent  naître  les  sen- 
timens  de  jalousie  qu'on  attribue  à  l'Amour. 

«  On  ne  peut  déguiser  sa  pensée  devant  les 
dieux,  et  j'entendis  un  jour,  dans  le  temple 
de  Cithere,  une  bergère  qui  s'adressoit  ainsi 
à  la  déesse  : 

«  Je  crojois  aimer  Nicandre,  et  Elismene, 
«  qu'il  aimoit,  excitoit  dans  mon  cœur  la  plus 
«  cruelle  jalousie.  Grande  déesse,  je  viens  à 
«  ces  autels  te  rendre  grâces  de  m'avoir  guérie. 


I 


VOYAGE     A     PAPHOS  4$ 

«  J'aime  Miitile,  et  je  sens  bien  aujourd'hui 
«  qu'Elismene  ne  me  rendoit  jalouse  que  parce 
«  qu'elle  triomphoit  avec  moins  de  beauté 
«  que  moi.  » 

«  Ainsi,  l'on  croit  aimer,  et  Ton  n'est  que 
jaloux. 

—  On  aime  aussi  quelquefois  sans  croire 
aimer,  reprit  Zelide. 

«  Une  jeune  nymphe  destinée  aux  autels 
de  Venus  lui  disoit  un  jour,  dans  ce  même 
temple  :  «Je  n'aime  rien;  mais,  puisque  je  ne 
«  puis  être  prêtresse  de  la  mère  d'Amour  sans 
«  sentir  ses  feux,  faites,  puissante  déesse,  qu'il 
«  me  brûle  pour  Palmire.  »  Palmire  aimoit  la 
nymphe,  mais  il  n'en  avoit  pas  fait  l'aveu.  Il 
étoit  au  temple;  il  entendit  sa  prière,  et,  sûr 
de  son  bonheur,  il  courut,  tout  transporté, 
déclarer  son  amour.  «  Je  croyois  n'aimer  rien, 
«  lui  dit  la  nymphe;  mais  ce  que  je  sens  à 
<c  l'aveu  que  vous  me  faites  m'apprend.  Pal- 
ce  mire,  que  mon  cœur  est  à  vous  depuis 
«  long-tems.  » 


46  VOYAGE    A     PAPHOS 

Nous  arrivâmes,  en  nous  entretenant  ainsi, 
dans  un  bois  de  lauriers  oii  Zelide  se  plaît  à 
venir  rêver.  Le  soleil  y  donne  un  jour  si 
tendre  qu'on  diroit  qu'il  reconnoît  encore 
Daphné  sous  l'écorce  de  cet  arbre. 

Nous  nous  assîmes  près  d'un  ruisseau  qui 
se  plaît  à  embellir  son  gazon  pour  attirer  les 
nymphes  sur  les  bords,  et,  dès  que  Zelide 
commença  à  parler,  il  adoucit  son  murmure 
pour  écouter  ce  qu'elle  raconta  ainsi  : 

«  Vous  devez  tous  vos  feux  au  dieu  de 
Cithere,  et  je  crois,  Diphile,  qu'il  n'enflamma 
jamais  plus  heureusement;  mais,  entre  Licas 
et  moi,  nous  rassemblons  les  feux  de  Bacchus 
et  de  l'Amour.  Ces  dieux,  dont  je  vous  ai  fait 
connoître  l'aimable  intelligence,  sont  sujets 
aux  foiblesses  que  peuvent  avoir  les  autres 
dieux. 

c(  Quand  il  s'agit  de  soutenir  ses  droits,  la 
plus  forte  amitié  n'est  pas  exempte  de  froi- 
deur. Un  berger  des  rives  de  Lignon  cuëil- 
loit  un  jour  un  raisin  pour  l'offrir  à  sa  ber- 


VOYAGE     A     PAPHOS  47 

gère.  Un  buveur,  jaloux  de  la  gloire  de  Bac- 
chus,  rencontra  le  berger  qui  entrelassoit  ce 
raisin  dans  des  guirlandes  de  fleurs. 

«  Si  vous  cherchez  à  plaire  à  l'Amour  en 
«  offrant  des  presens  à  vos  bergères,  dit  le 
«  buveur,  contentez-vous  des  dons  de  Flore 
((  et  de  Pomone,  et  laissez  aux  buveurs  les 
<L  dons  de  Bacchus.  —  Il  n'est  rien  de  réservé 
«  pour  plaire  à  l'Amour,  répond  le  berger, 
«  et  Bacchus  lui-même  ne  pourroit  m'em- 
«  pêcher  d'offrir  ce  présent  à  Lisis.  —  Té- 
«  méraire  !  repartit  le  buveur,  tu  ne  connois 
«  pas  Bacchus,  mais  tu  connoîtras  sa  ven- 
«  geance.  » 

«  L'Amour  protegeoit  le  berger,  et  Bac- 
chus se  déclara  contre  lui.  Venus,  craignant 
que  l'intérêt  particulier  de  ces  deux  dieux  ne 
nuisît  à  son  empire,  ne  perdit  point  de  temps 
pour  rétablir  leur  intelligence;  elle  leur  fit 
jurer  par  le  Stix  d'oublier  cette  querelle.  «  Je 
«  veux,  leur  dit-elle,  pour  que  l'univers  ne 
«  doute  pas   de  votre  union,    que  Bacchus 


48  VOYAGE    A    PAPHOS 

«  porte  aujourd'hui  les  armes  de  mon  fils,  et 
«  que  mon  fils  règne  sur  l'empire  de  Bac- 
ce  chus  !  )) 

«  Ces  dieux  acceptèrent  les  conditions  du 
raccommodement,  et,  dans  cette  journée, 
Bacchus  lança  autant  de  traits  que  l'Amour 
soumettoit  de  buveurs. 

((  Licas,  depuis  long-temps,  soupiroit  pour 
moi,  et  jusqu'à  ce  jour  je  n'avois  rien  senti 
pour  lui;  mais  enfin  Bacchus,  maître  des  feux 
de  l'Amour,  m'enflamma,  et  dès  ce  moment 
j'aimai  autant  que  j'étois  aimée.  Cependant 
Licas  prétendoit  avoir  l'avantage,  et  juroit 
sans  cesse  qu'il  aimoit  plus  que  moi.  a  Je 
«  suis  blessé  des  mains  de  l'Amour,  me  di- 
«  soit-il;  vous  ne  devez  vos  feux  qu'à  Bac- 
ce  chus.  Avouez,  Zelide,  que  l'Amour... 

«  — Non,  Licas,  l'Amour  même,  l'Amour 
«  sent  moins  d'ardeur  pour  ce  qu'il  aime  que 
«  Zelide  en  sent  pour  vous.  Quand  Bacchus 
«  m'a  blessée,  il  avoit  avec  son  pouvoir  tout 
((  le  pouvoir    de  l'Amour;   et  le    dieu    qui 


VOYAGE     A     PAPHOS  49 

«  VOUS  blessa  n'avoit  pas  le  pouvoir  de  Bac- 
chus.  » 

«  Ainsi,  nous  disputions  toujours  l'avantage 
d'aimer  plus  tendrement.  Quand  Licas  de- 
mandoit  la  moindre  des  faveurs  qu'Amour 
ordonne  qu'on  accorde,  j'exigeois,  avant  de 
rien  permettre,  qu'il  avouât  que  j'aimois  plus 
que  lui.  Il  se  contraignoit  quelquefois  pour 
en  convenir;  mais  souvent  j'étois  obligée  de 
me  contraindre  aussi  pour  refuser  ce  que 
j'avois  tant  d'envie  qu'il  obtînt. 

«  Enfin,  je  résolus,  pour  ne  pas  lui  céder 
l'avantage,  d'implorer  le  secours  de  l'Amour. 
Je  me  présentai  à  son  temple,  mais,  Diphile, 
bien  différemment  de  vous  :  vous  allâtes  lui 
demander  de  vous  laisser  sortir  de  son  em- 
pire, et  je  demandai  d'aimer  encore  plus  que 
je  n'aimois. 

«  Les  mortels  sont  égaux  aux  dieux  dans  le 
temple  de  l'Amour,  et  je  n'approchai  du 
sanctuaire  qu'après  les  amans  qui  s'étoient 
présentez  avant  moi. 

7 


5o  VOYAGE    A    PAPHOS 

«  J'aime  Eisise,  disoit  un  berger,  dieu  des 
«  cœurs,  tu  le  sçais  ;  mais  je  suis  trop  jeune, 
u  dit-il,  pour  oser  avouer  que  je  l'aime. 
((  Inspire-lui  donc.  Amour,  que  des  feux  qui 
«  doivent  durer  toujours  ne  sçauroient  trop 
«  tôt  paroître.  » 

a  Fils  de  Venus,  disoit  un  disciple  de 
«  Mars,  j'ai  toujours  traité  les  amans  d'insen- 
«  ses  :  leur  soumission,  leur  contrainte,  et 
«  leurs  plaisirs,  tout  me  paroissoit  incroyable  ; 
«  mais,  quand  je  pense  à  Phenice,  tout  me 
«  paroît  possible.  » 

«  Amour,  disoit  un  autre,  j'implore  ton 
((  secours  auprès  de  Bacchus.  J'ai  fait  serment 
«  de  passer  mes  jours  dans  ses  plaisirs  et 
«  dans  les  tiens;  il  me  reproche  aujourd'hui 
«  que  près  de  Temire  je  ne  pense  qu'à  toi, 
«  et  près  de  lui  je  ne  pense  qu'à  Temire.  » 

«  Le  dieu  me  vit;  il  sçavoit  quel  dessein 
m'amenoit  à  son  temple  ;  il  prévint  ma 
prière  et  me  blessa  du  trait  le  plus  ardent. 


VOYAGE     A     PAPHOS  >1 

a  Vien,  m'écriai-je  à  l'instant,  vien,  Licas, 
((  me  disputer  à  présent  la  gloire  de  mieux 
«  aimer  !  » 

—  Licas,  me  dit  l'Amour,  aime  autant 
que  Zelide.  Zelide  fut  blessée  par  les  mains 
de  Bacchus,  et  l'Amour  vient  encore  de  l'en- 
flammer. Licas  fut  blessé  par  l'Amour,  mais 
il  sort  du  temple  de  Bacchus,  et  Bacchus  a 
mis  dans  son  cœur  des  feux  qu'il  emprunta 
de  moi.  Heureux  amans,  ajouta  le  dieu  de 
Cithere,  vous  aurez  l'avantage  sur  tous  les 
cœurs  amoureux;  mais  Zelide  ne  sçauroit 
l'avoir  sur  Licas,  ni  Licas  sur  Zelide. 

—  Licas  enfin  sent  pour  moi  tout  ce  qu'A- 
donis sent  pour  Venus;  mais  j'ai  pour  lui,  je 
crois,  des  transports  que  Venus  n'eut  jamais 
pour  Adonis. 

— Oui,  Nymphe,  j'avouerai  que  Venus  vous 
cède  en  tendresse,  si  vous  convenez  que  vous 
devez  me  céder  aussi.  » 

J'allois  disputer,  avec  Zelide,  qui  doit  aimer 


02  VOYAGE     A     PAPHOS 

plus  tendrement,  des  cœurs  qu'Amour  blessa 
du  même  trait,  ou  de  ceux  que  Bacchus  et 
l'Amour  ont  tous  deux  enflammés;  mais  les 
cors,  que  nous  entendîmes,  annoncèrent  le 
retour  de  la  chasse. 

Les  jeunes  nymphes  et  les  Amours  prépa- 
roient  un  concert  dans  le  pavillon  des  Grâces. 
Venus  vint  l'entendre.  Quels  accords  !  quelle 
mélodie!  L'harmonie  de  Paphos  n'est  point 
celle  qu'on  entend  chez  les  mortels  :  diffé- 
rente de  cessons  qu'on  admire  en  demandant 
s'ils  sont  agréables,  et  bien  éloignée  de  cette 
langueur  qu'on  rencontre  si  souvent  en  vou- 
lant chercher  ce  qui  touche.  Chaque  ton 
formé  à  Paphos  pénètre  jusqu'au  fond  du 
cœur,  et,  mêlés  ensemble,  leur  harmonie  fait 
oublier  qu'il  y  ait  d'autres  plaisirs. 

Les  nayades  attendoient  Venus  pour  la 
reconduire  au  palais.  Un  lit  de  feuillage,  que 
les  Grâces  ont  soin  d'orner  de  concert  avec 
Flore,  semble  nager  sur  le  canal  de  Paphos  : 
des  cignes  en   soutiennent  le   poids,  et  les 


VOYAGE      A      PAPHOS 


S3 


I 


colombes  attellées,  en  suivant  les  Zephiis  qui 
caressent  les  nayades,  font  voler  la  déesse  sur 
la  surface  de  l'onde. 

Toute   sa   cour  se   rangea  sur  le  bord  du 
canal,  etc. 


\ 


^ 


BIBLIOTHECA 


Imprimé  par  D.  JOUAUST 

POUR    LA    COLLECTION 

DES    CHEFS-D'ŒUVRE   INCONNUS 


MARS       1879 


J 


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I 


I 


L E S   C H E ES -D'ŒUVRE   INCONNUS 


PUBLIKS    PAR    f-E    BIBLIOPHILE    JACOB 


Sous  le  titre  de  Chefs-d'œuvre  inconnus,  nous  réunissons 
non-seulement  certaines  œuvres,  presque  ignorées,  de  nos 
grands  écrivains,  mais  encore  des  productions  remarquables 
qui  n'ont  vu  le  jour  que  pour  tomber  immédiatement  dans 
l'oubli ,  entraînant  avec  elles  jusqu'aux  noms  de  leurs  au- 
teurs. Nous  avons  voulu  les  présenter  aux  amateurs  sous 
une  forme  élégante  qui  les  vengeât  de  l'injuste  abandon  où 
elles  étaient  tombées,  et  au  charme  d'une  impression  de 
luxe  nous  avons  joint  l'attrait  de  gravures  dues  à  l'un  des 
artistes  les  plus  favorisés  du  public. 

sous     PRESSE 

La  Petite  Maison,  de  J.  F,  de  Bastide, 
Anecdotes  littéraires ,  de  l'abbé  de  Voisenon. 


Paris.  —  imp.  Jonaust,  rue  Saint-Honoré    jjS 


/ 


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La  Bibliothèque 

Université  d'Ottowo 

Échéonce 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


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ai  900  3  0  0  2290^ 


CE  PQ   2011 

.V7  1879 

COO   MONTESQUIEU,  LE  VOYAGE  A 

ACC#  1217612