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2011
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1879
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in 2011 with funding from
University of Toronto
littp://www.arcliive.org/details/levoyagepaphosOOmont
LFS CHEFS-D*ŒUVRK INCONNUS
LE
VOYAGE A PAPHOS
PAR MONTESQUIEU
PARIS
Librairie des Bibliophiles
M D C C C I. X X I X
I
I
LES CHEFS-D'ŒUVRE INCONNUS
LE
I VOYAGE A PAPHOS
TIRE A TRES PETIT NOMBRE
Il a été tiré, en outre, 20 exemplaires sur papier de Chine
et 20 sur papier Whatman, avec double épreuve de la gra-
vure.
A Lalau-^e 3c , Imp A-Saln
Li' voyagh: a paphos
Jouau3i,Hd.
MONTESQUIEU
LE
VOYAGE A PAPHOS
PUBLIÉ PAR
LE BIBLIOPHILE JACOB
AVEC UNE
Eau -forte par Ad. Lalau^e
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCG LXXIX
Univers/fi,^
BIBLIOTHÊCA
H
PREFACE
ces
N a peine à s'expliquer comment
les éditeurs des œuvres de Montes-
quieu nont pas encore réuni à
œuvres, tant de fois réimprimées, le
Voyage a Paphos , qui avait paru , sans
nom d'auteur il est vrai, dans le Mercure de
France [décembre 1727) et qui fut attribué
très positivement à Montesquieu dès l'année
1778. Vabbé de La Porte, en effet, dans son
Supplément à la France littéraire de 1769
[Paris, Duchesne, ij'jS, deux parties in-S),
citait « /e Voyage a Paphos, fragment, par
M. de Montesquieu , 1727 ». Cependant au-
II PREFACE
cun critique , aucun éditeur ne s'était encore
occupé d'aller chercher dans le Mercure de
France un ouvrage, incomplet sans doute,
mais que la célébrité de son auteur recomman-
dait au moins à la curiosité des lettrés.
M. Louis Vian, à qui nous devons une si
précieuse et une si remarquable Histoire de
Montesquieu écrite sur des documents nouveaux
et inédits [Paris^ Didier, 1878, in-S, pages 92
et suivantes), est le premier qui soit entré dans
quelques détails au sujet du Voyage a Paphos,
qu'il n hésite pas à attribuer à Montesquieu,
non seulement d'après la France littéraire,
mais encore d'après le témoignage de la famille
de l'auteur. Ce témoignage est consigné dans
le Nobiliaire de Guyenne^ par O'gilvy {Bor-
deaux, i858, à l'article Secondât), a M^^^ de
Clermont, son ancienne amie, logée au Petit-
Luxembourg avec la princesse sa grand'mère,
depuis l'exil de son frère en 1726 et la mort
du comte de Melun en 1724, dit M. Louis
Vian, vivait aussi retirée que le lui permettait
PREFACE III
sa charge de surintendante de la reine. Montes-
quieu, voyant que la perte de cet amant l'avait
fait renoncer à plaire, résolut de faire revivre un
moment le cher défunt... Le nouveau poème
qu'il écrivit à cette occasion s'appelle leYoyage
A Paphos. » M. Louis Vian n'a peut-être pas
rencontré juste en cherchant à découvrir l'ori-
gine et la destination de ce poème, qui n'est
qu'un fragment, et dans lequel Vallusion évi-
dente à M. de Melun [Adonis tué à la chasse
par une bête fauve) ne figure que d'une ma-
nière épisodique. M. Louis Yian a raconté dans
son livre, avec beaucoup de charme et de déli-
catesse, comment Montesquieu avait été l'ado-
rateur et peut-être l'amant favorisé de M^'^ de
Clermont [Marie- Anne de Bourbon) ^ petite-
fille du grand Condé et d'une fille de la mar-
quise de Montespan. Cette liaison ou cette re-
lation fut certainement bien postérieure à la mort
du duc de Melun, blessé mortellement par un
cerf dans les bois de Chantilly^ où le roi chas-
sait avec le duc de Bourbon, non pas en 1724,
IV PREFACE
comme le dit M. Louis Vian, mais au mois
de juillet 1722, comme le raconte Voltaire dans
une lettre écrite de Forges à la présidente de
Bernières, lettre qui commence ainsi : « La
mort malheureuse de M. le duc de Melun vient
de changer nos résolutions. » Ce n'est donc pas
le comte de Melun qui fut victime d'un acci-
dent de chasse, mais son père, le duc de Melun.
Voltaire dit, dans sa lettre : « Dès qu'il fut
mort, le roi partit pour Versailles et donna au
comte de Melun le régiment du défunt. Il est
plus regretté qu'il n'était .aimé. C'était un
homme qui avait peu d'agréments, mais beau-
coup de vertu, et qu'on était forcé d* estimer .)•> Il
estdonc bien évident eue Vaniant déclaré être--
connu de M''^ de Clermont n'était pas ce duc
de Melun, « qui avait beaucoup de vertu y>,
mais bien 3on fils, le comte de Melun, qui avait
peut-être moins de vertu et plus d'agréments, et
qui certainement vivait encore à Vépoque ou
Montesquieu composa le Voyage a Paphos.
« Ce Voyage a Paphos, dit M. Louis
PREFACE V
Viarij célèbre le cynisme de l'amour et du vin,
et raille l'hypocrisie du plaisir, représentée par
Diane courant après Endymion dans les bois.
La principale scène montre Vénus avec Adonis,
et Bacchus avec Ariane, à table, unissant la
volupté à l' ivresse. Montesquieu paraît s'appli-
quer surtout à faire voir que les dieux viennent
quelquefois sur la terre goûter les plaisirs des
mortels, et qu'Adonis, tué à la chasse par une
bête fauve, comme M. de Melun, a été changé,
à la deniande de sa maîtresse, en une fleur, qui
reprend sa première forme à Paphos : telle
l'image d'une personne se ravive quand on y
pense de tout cœur.
« Ce poème, d'une exécution supérieure au
Temple de Gnide, parut dans le Mercure de
France de décembre 1727, et dut concilier à
l'auteur les amis puissants dont disposait
M''e de Clermont. w
// est incontestable que le Temple de
Gnide a été composé, en 1724, pour M''^ de
Clermont; mais, en lisant avec soin ce poème tel
VI PREFACE
qu'il a été publié en i']2^, on s'aperçoit quïl
n'est pas complet et que nous n'en possédons
que des fragments ou plutôt un simple extrait,
découpé aussi adroitement que possible dans
un ouvrage beaucoup plus considérable, oh l'on
a voulu faire systématiquement des suppressions
plus ou moins importantes. Ainsi, le second chant
ne renferme que trois pages, et les chants sui-
vants, à l'exception du vii^, sont bien plus
courts que le premier, qui a peut-être seul les
proportions qu'il devait avoir. Ces suppressions
dans le texte ont d'ailleurs dérangé l'économie
du poème original à ce point qu'elles jettent de
l'obscurité sur différentes parties du récit où
l'amant de Thémire raconte ce qu'il a vu à
Gnide. Cet amant, qui ne se nomme pas, et qui
n'est autre que Montesquieu lui-même, entre
ainsi en scène, à la fin du i^^ chant : « J'ai vu
tout ce que je décris. J'ai été à Gnide, j'y ai
vu Thémire, et je l'ai aimée ; je l'ai vue encore,
et je l'ai aimée davantage. Je resterai toute ma
vie à Gnide avec elle, et je serai le plus heureux
PREFACE Vil
des mortels. » Il suffit d'examiner la première
édition du Temple de Gnide pour se con-
vaincre que nous n avons pas le poème tout
entier ^ dans cette édition, il n'y a pas d'autres
chants indiqués que le vi^ et le vii^^ et la fin de
ce dernier chant n'annonce pas que ce soit la
conclusion de l'ouvrage. On peut donc suppo-
ser qu'il y avait encore un viiie chant, qui n'a
pas été fait ou qui a été supprimé. Quant aux
lacunes qui se trouvent dans les cinq premiers
chants, on les devine, on les constate, sans
pouvoir en marquer la place ni en apprécier
l'importance.
Le Voyage a Paphos n'est aussi qu'un
fragment, comme le Temple de Gnide, et dans
ce nouveau poème, ainsi que dans le précédent,
c'est un personnage inconnu, c'est encore Mon-
tesquieu lui-même, qui raconte son voyage à
Paphos, comme il avait décrit son séjour à
Gnide. C'est à Mélite qu'il dédie la relation de
ce voyage, et il n'y parle plus de Thémire, qui
avait été sa bien-aimée dans le Temple de
VIII PREFACE
Gnide. Je reconnais de telles analogies entre
les deux ouvrages que je suis tenté de croire
qu'ils ont été faits simultanément et tiennent
Vun à l'autre par des rapports intimes, qu'il
serait assez difficile de bien établir. Le Temple
DE Gnide et le Voyage a Paphos sont deux
admirables pastiches des erotiques grecs, au
milieu desquels la galanterie raffinée du
XVIII^ siècle s'est permis de charmants ana-
chronismes. Les deux poèmes tendent au même
objetj à la déification de l'amour. Il ny a
qu'un amant qui ait pu se complaire à célé-
brer ainsi le culte de Vénus, dans le goût
d'Anacréon et de Longus , en se proposant
pour modèle le style de Fénelon dans les
Aventures de Télémaque.
// est certain, au reste, que Montesquieu fut
absolument étranger à la publication du
Voyage a Paphos dans le Mercure de France,
comme il l'avait été à celle du Temple de
Gnide dans la Bibliothèque Françoise. A la
fin de l'année 1727, lorsque le Mercure de
PREFACE IX
France inséra, dans son numéro de décemhrcy le
Voyage a Paphos, Monfcsijuiew se portait can-
didat à l'Académie française, et ses concurrents
soulevaient contre lui toutes les machines pou-
vant empêcher son élection. Montesquieu avait
eu grand'peine à faire revenir le cardinal de
Fleury de l'opinion défavorable qu'on lui avait
donnée sur l'auteur <fes Lettres Persanes, et il
employa sans doute le crédit de ses amis les
plus puissants, peut-être celui de M''^ de Cler-
mont, pour obtenir que le vieux cardinal écrivît
a l'Académie une lettre où il se déclarait satis-
fait de Vamende honorable de Montesquieu
désavouant un ouvrage « qui pouvait porter
quelque préjudice à sa réputation ». On com-
prend que, dans ces circonstances, un ennemi,
un rival, avait intérêt à mettre au jour un ou-
vrage aussi compromettant que le Voyage a
Paphos . Le manuscrit en avait été volé soit
dans le cabinet de Montesquieu, soit dans la
bibliothèque de M^'^ de Clermont ; il fut remis
aux deux éditeurs du Mercure de France, La
X PREFACE
Koque et Fuzelier, qui n'en connaissaient pas
rauteur, et qui le publièrent le plus innocem-
ment du monde. Le scandale qu on attendait, et
qu'on voulait exploiter, n'eut pas lieu ou ne
produisit pas Veffet qu'on en avait espéré :
Montesquieu fut élu académicien le 6 janvier
1728, et l'on ne parla plus du Voyage a
Paphos, si toutefois Von en avait parlé dans
les salons.
Peu de mois après sa réception, Montesquieu,
qui n'avait paru que trois fois à l'Académie,
partit pour un long voyage d'exploration poli-
tique et philosophique en Europe, pendant
lequel ses envieux eurent tout le loisir de se de-
mander s'il ne trouverait pas le temps d'achever
son Voyage a Paphos.
P. L. Jacob, bibliophile.
LE
VOYAGE A PAPHOS
AVERTISSEMENT
^<#3^ E petit ouvrage qu'on donne ici nous
""est tombé par hazard entre les mains.
Le titre , la première page et la fin
^ sont déchirez du manuscrit. Ainsi, nous
^ ne sçavons pas ce qui peut en manquer
i><i.:iiy^.'i^^3j>
pour avoir l'ouvrage complet. On peut juger, par
l'imagination de l'auteur, que la fiction doit avoir été
poussée plus loin. On espère que l'approbation du
public l'engagera à nous en donner la suite et le
véritable titre. £n attendant, nous le donnons sous le
titre que voici :
Le Voyage a Paphos.
VOYAGE A PAPHOS
PRÈS une douce navigation ,
que les Zephirs rendent plus
prompte par l'empressement qu'ils
ont d'aller voltiger autour de Venus, j'ar-
rivai à Paphos au moment que l'Aurore com-
mençoit à s'y montrer. Elle me parut si riante
que, sans voir Céphale, je jugeai aisément
qu'il étoit à ses cotez.
Je n'essayerai point, Mélite, de vous dé-
crire les beautez du palais de Venus; vous
le connoissez par l'idée que vous en a
4 VOYAGE A PAPHOS
donné le pinceau de l'Albane : il est si
fidèle qu'on distingue difficilement si les
Grâces l'ont bâti sur ses desseins ou s'il a
travaillé d'après les Grâces.
L'imagination la plus vive et le goût le
plus galant n'approcheront jamais de l'a-
gréable assemblage qui compose ses jar-
dins.
Le dieu qui les protège y fixa son sé-
jour, et tout s'y ressent de sa favorable
influence.
L'art n'y paroît que pour faire goûter avec
plus d'admiration les beautez de la nature,
ou, pour mieux dire, on n'y reconnoît point
d^art. Paphos, enfin, plaît aux Amours, et
Venus ne l'a jamais quitté sans regret que
pour aller à la conquête d'Adonis.
Rempli de votre idée, que ne sentis-je pas
à Paphos? Tâchez de le comprendre, Mé-
lite, car je ne l'exprimerois jamais.
J'errai quelques momens de bosquets en
bosquets, et j'écoutois avec attention les
VOYAGE A PAPHOS 5
sons touchans de Philomele, qui me parois-
soient plus tendres en se mêlant au murmure
des fontaines de cette isle, quand j'apperçus
une nymphe qui venoit à moi.
« Je ne doute pas, heureux amant, dit-
elle en m'abordant, que vous ne soyez bien
reçu dans cette cour.
— Je suis Diphile, ai-je répondu; j'aime
Mélite.
— L'amant de Mélite, repart la nymphe,
doit être le modèle des amours. Nous en-
tendons sans cesse parler des charmes de Mé-
lite à la cour de Venus, et vous venez sans
doute rendre grâces à la déesse de ses bien-
faits; mais on n'entre point encore dans son
palais. Je vous y conduirai quand il en sera
tems, et je veux, en attendant son réveil,
vous entretenir sous cet ombrage. »
Je voulus remercier la nymphe d'un ac-
cueil si gracieux.
« Vous m'avez moins d'obligation que
vous ne pensez, répondit-elle ; le plus grand
b VOYAGE A PAPHOS
plaisir que je puisse avoir à Paphos, c'est
d'entretenir les mortels. Les nymphes, mes
compagnes, se chargent de ce soin à Cithere;
maisj à Paphos, c'est le seul soin de Zelide.
« Venus permet à ses nymphes de choisir
leurs amans à Gnide, à Amathonte et à Ci-
there. Quand le séjour de la déesse est à
Amathonte, les amantes des autres isles lan-
guissent dans les peines de l'absence; vous
me trouvez seule ici dans la rêverie : j'aime à
Cithere.
— Eh quoi! dis-je à Zelide, la reine des
plaisirs permet que dans sa cour même on
connoisse des peines en aimant?
— Ne vous en étonnez pas, Diphile; ce
sont ces peines qui font le bonheur des cœurs
amoureux.
«Venus, attentive à tout ce qui peut aug-
menter les délices de son empire, ordonne
quelquefois à ses nymphes de passer un jour
sans parler à leurs amans ; il nous est même
defîendu de les voir à de certaines heures.
VOYAGE A PAPHOS 7
Ces deffenses ne sont pas faites pour nous
priver de leur présence, mais pour ajouter
au plaisir de les voir le plaisir de les voir en
secret.
« L'absence, que les vulgaires amans comp-
tent pour une peine, augmente les douceurs
qu'on goûte en aimant; Venus même se
soumet à ses loix, et la mère des Amours
connoît ce qui doit rendre un cœur heu-
reux. Elle établit sa cour dans plusieurs isles,
et ce n'est qu'à Paphos C|u'elle jouit du plai-
sir de voir Adonis.
— Adonis! m'écriai-je, et les dieux ne
l'ont-ils pas changé en fleur?
— Votre étonnement ne me surprend
point, dit Zelide ; peu de mortels connois-
sent le bonheur d'Adonis. Son courage
l'ayant emporté sur les prières que lui fit
Venus de ne point chasser les bêtes féroces,
un sanglier l'immola à la colère de Diane, et
Venus, en versant du nectar sur son sang,
obtint des dieux qu'il seroit changé en fleur.
8 VOYAGE A PAPHOS
« Dès que la déesse fut exaucée, elle tra-
versa les airs pour se transporter dans Tem-
pire de Flore. « Reine des fleurs, lui dit-
ce elle, dont l'empire est aussi brillant que
« celui des Amours, vous vous plaignez tous
« les jours de la légèreté de Zephire ; vous
« ne vous en plaindrez plus : je viens vous
« offrir de le rendre aussi constant que les
« colombes que vous voyez attelées à mon
« char. »
« A des offres si engageantes. Flore connut
que la déesse attendoit quelque secours de sa
puissance : car les dieux, ainsi que les mor-
tels, ne fiaient que pour obtenir ce qu'ils
désirent.
« Qu'exigez-vous de moi pour recon-
« noître une faveur si sensible? répond Flore
« à Venus. Il est vrai que Zephire m'in-
« quiète et m'allarme sans cesse, et qu'en
« m'assurant son cœur vous assurez ma
« tranquilité.
(( — Votre bonheur dépend de vous, reprit
VOYAGE A PAP H os ^
« Venus. Le plus charmant des mortels,
« Adonis, vient de perdre le jour; mais, si
« Flore me seconde, la Parque n*aura tran-
a ché le fil d'une si belle vie que pour ren-
« dre son sort plus glorieux. Il est sous
« votre empire : transportez-le à Paphos,
« aimable déesse; faites que cette fleur y
« conserve toujours sa fraîcheur et sa beauté.
« De sa durée dépend la constance de Ze-
« phire.
« — La constance de Zephire ! s'écria Flore
« avec transport; allez, déesse. Adonis- est
« immortel. »
« Dès ce jour, Zephire n'a point quitté
Flore; Flore, intéressée à la fieur d'Adonis,
ne quitte point Paphos, et le bonheur de ces
amans rend ce séjour plus digne des Amours.
« Venus, en obtenant qu'Adonis seroit
changé en fleur, ne bornoit pas ses vœux au
seul changement. C'est ainsi que pour
réussir dans ce qu'on projette il faut aller
par degrez au bonheur qu'on attend.
lO VOYAGE A PAPHOS
« Assurée du secours de Flore, elle fit
cette prière au maître des dieux :
« Puissant dieu de l'univers, si, pour punir
« l'audace d'un mortel, vous donnâtes autre-
ce fois à Diane le pouvoir de changer Actéon,
« refuserez-vous, pour faire le bonheur de
(( Venus, de changer une fleur? C'est à ma
« prière que vous avez animé l'ouvrage de
« Pigmalion : l'amour d'une déesse vous
« toucheroit-il moins que l'amour d'un mor-
« tel? Non, non; vous allez animer la fleur
« d'Adonis : il a plû à Venus, il mérite votre
« secours. »
« Jupiter doit trop de plaisirs à l'empire
des Amours pour ne pas contribuer au bon-
heur de la déesse. Elle vole à Paphos, maî-
tresse de rendre à la fleur qui lui est si chère
la figure et les charmes d'Adonis ; mais elle
ne le peut que dans cette isle, et les plaisirs
seroient moins dignes de Venus si elle pou-
voit faire ce changement dans tous les lieux
soumis à sa puissance. Qui peut se plaindre
VOYAGE A PAPHOS II
de l'absence si Venus s'éloigne d'Adonis ?
« Il est vrai, ajouta Zelide, que dans l'ab-
sence et les autres peines attachées à l'amour,
il faut connoître les douceurs qu'on peut en
retirer. Je n'en néglige aucune : à Gnide ou
à Paphos, je ne pense qu'aux plaisirs de
Cithere. Je me rappelle les momens que j'ai
passez avec Licas... Ce soupir vous ap-
prend que c'est Licas que j'aime. Absent,
son idée est sans cesse présente à mon esprit ;
je répète en moi-même tout ce que je lui ai
dit en partant; je le suis dans les bois, où
j'aime à le trouver; je le vois, nonchalam-
ment couché , s'entretenir dans une douce
rêverie; il m'aime, il pense à moi, il me
parle peut-être. Quelques jours avant de
rejoindre Licas, je préviens tout ce qu'il va
me dire. Je juge du plaisir qu'il aura de me
revoir par la tendresse de ses adieux; je le
vois qui court au devant de moi; ses trans-
ports comblent ma joje; je vole dans ses
bras... Que de caresses!...
12 VOYAGE A PAPHOS
— Ah! nymphe, que vous augmentez
l'impatience que j'ai de revoir Mélite !
— Elle connoîtra dans vos embrassemens,
reprit-elle, que l'absence, en lesfaisant souhaiter
plus long-temps, leur donne un nouveau prix.
— Mais ne vois-je pas le palais de Venus?
— Non : c'est la demeure des Grâces. Ce
portique de feuillages qu'on apperçoit d'ici
conduit à un vestibule où s'assemblent les
Génies qui sont destinez à inspirer la galan-
terie aux mortels. Chaque Grâce les instruit,
selon le département qui lui est confié. La
première leur enseigne à parler le langage des
Grâces: c'est elle qui deffend ces froides exa-
gérations qui, loin d'honorer une maîtresse,
deshonorent le fade passionné qui les met sans
cesse en usage; c'est elle qui leur dicte une
déclaration dans laquelle on reconnoît plus
d'embarras que de raisonnement ; c'est elle
qui travaille à bannir des societez galantes
les mauvaises plaisanteries et tout ce qui
n'est pas du choix des Grâces.
VOYAGE A PAPHOS l3
« Sa cadette a ririspection des parures. Elle
ne donne point de règles pour les ajustemens;
elle veut seulement qu'il y règne plus dégoût
que de magnificence. Elle passe à ce beau
sexe quelque caprice sans affectation, en faveur
de la mode; mais elle condamne dans les
hommes galans tout ce qui peut approcher
d'un arrangement étudié.
« La troisième Grâce est chargée de main-
tenir ou de faire naître ce qu'on appelle « belles
manières », et, comme chaque nation a ses cou-
tumes en galanterie, Carite donne aux Génies
différentes leçons, selon les pays où ils sont
destinez. »
J'entrai avec Zelide au moment qu'on in-
struisoit les Génies de la galanterie françoise.
Un Génie affecte les mauvais airs de nos
petits maîtres, et Carite en fait remarquer
le ridicule aux autres. Il contrefaisoit, ce
jour-là, un jeune seigneur qui, d'un air pan-
ché, aborde une dame en chantant, pour lui
dire tout haut qu'il vient, de chez Belize,
14 VOYAGE A PAPHOS
profiter de l'absence de son mari, et, un mo-
ment après, lui demande à l'oreille quelle heure
il est. On lui apprend que la soirée est belle.
Carite s'étendit beaucoup sur les sentimens
dont on se picque aujourd'hui, et finit en
exhortant ses Génies à ramener la galanterie
de l'ancien temps.
Zelide me présenta à Carite. Elle me reçut
comme les Grâces reçoivent les vrais amans.
« Je sçais combien vous aimez Mélite, me
dit-elle ; mais vous croyez n'aimer qu'une
mortelle, telle que sont toutes les mortelles
aimables. Je vais vous apprendre quelle est
Mélite.
« La mère des Grâces prit naissance dans
l'empire de Neptune. Dès qu'elle y parut, tous
les dieux vinrent lui rendre hommage. Les
Amours, en naissant autour de la déesse, fola-
troient avec les plus grandes divinitez. Venus
fut bientôt maîtresse du monde entier; tout re-
connut sa puissance, et Neptune se glorifioit
d'avoir vu naître la souveraine de l'univers.
VOYAGE A PAPHOS l5
« L'envie règne même dans les cieux. La
déesse de la terre, jalouse de la gloire de
Neptune, alla se plaindre au Destin.
^( Arbitre des immortels, lui dit-elle, pour-
ce quoi faut-il que Neptune l'emporte sur la
« mère des dieux! S'il étoit arresté que Venus
« nenaîtroit pas dans l'Olympe, ce n'étoitpas
« aux dieux des mers à lui donner le jour :
« Cibelle attendoit cet honneur.
« — Consolez-vous, répondit le Destin à la
« déesse; il naîtra dans votre empire unemor-
<( telle dont l'Olympe à son tour deviendra ja-
« loux. Sa beauté n'égalera pas celle de Venus ;
'< mais, sous des traits moins réguliers, on
« verra briller plus de finesse et d'enjouement.
« Sa vivacité l'emportera sur la majesté même,
« et, sans être divine, elle recevra les hom-
« mages des mortels. »
(( Trop heureux Diphile, reconnoissez Mé-
lite, et ne vous étonnez pas si nous la suivons
■sans cesse. Venus joint à la beauté les charmes
que lui donnent les Grâces, et nous joignons
ib VOYAGE A PAPHOS
à nos charmes les agiémens que nous donne
Mélite; mais elle ignore elle-même tous les
avantages qu'elle a reçus des dieux. Foible
mortelle, la vanité les diminueroit peut-être.
Que de belles seroient aimables si elles sça-
voient ignorer que la beauté sert à se faire
aimer !
— Non, non! m*écriai-je; j'apprendrai à
Mélite ce qu'elle ignore. D'abord elle ne me
croira pas; je lui jurerai sur le nom d'Amour
que c'est de Carite que je le sçais. Elle n'en
doutera plus, mais elle sera toujours si mo-
deste que, si je pouvois oublier que c'est
Mélite, je douterois moi-même qu'elle ait foi
à mon serment. »
Carite nous quitta pour aller joindre ses
sœurs de Venus, et Zelide me conduisit dans
les differens appartemens du pavillon.
Qui pourroit en décrire les beautés ? Non,
Mélite, je ne l'entreprendrai point : votre
imagination suffit; elle ne vous laissera rien
échaper de ce que l'art peut avoir inventé
VOYAGE A PAPHOS I7
pour faire une demeure digne des Grâces.
Nous nous arrêtâmes quelques momens
dans le salon des livres. J'étois curieux de
connoître ceux qui ont la gloire d'amuser
Paphos.
Je ne vis que des titres galans. Ils sont
■rangez sur différens gradins, selon la valeur
que les Grâces leur donnent. Ovide etTibule
sont placez sur le même rang qu'Anacreon
et Sapho; mais, entre les vers du siècle d'O-
vide et ceux de notre temps, les Grâces ju-
dicieuses ont laissé l'espace de bien des
livres.
Je mis d'abord la main sur un volume de
poésies, où je reconnus quelques pièces d'un
petit nombre d'auteurs qui se sont plus atta-
chez aux sentimens qu'à l'esprit.
Je trouvai sur le même gradin différentes
historiettes. On ne lit à Paphos que celles
que le beau sexe a bien voulu écrire; les
autres n'y sont pas connues.
Un recueil de chansons, avec defîense (à
l8 VOYAGE A PAPHOS
la marge) d'en chanter certaines qui sont
composées sur des airs d'un mouvement si
rapide qu'on ne peut les rendre sans convul-
sion.
Extraits de plusieurs de nos romans : les
volumes sont petits ; on en a retranché les
histoires magiques et les conversations en-
nuieuses.
Je fus étonné d*y rencontrer certain ou-
vrage qui devroit être inconnu à Paphos :
j'appris qu'on s'étoit contenté de l'intention
que leurs auteurs ont eue d'être galans, mais-
que les Grâces, qui n'y ont rien mis du leur,
ne les lisoient pas.
Zelide me demanda si je frequentois les
rives du Permesse.
« Oui, nymphe, j'y chante quelquefois
ma tendresse et mon bonheur. Si l'amour
pouvoit inspirer comme Phœbus , j'aurois
l'avantage sur Ovide même : il n'aimoit que
Corine, et j'aime Mélile! »
Je voulus m'informer quels étoient les
VOYAGE A PAPHOS .I9
livres de différentes langues qui suivoient;
mais Zeiide m'avertit qu'il étoit temps de se
rendre auprès de la déesse.
En traversant un bois qui conduit à son
palais, j'entendis une voix, entrecoupée par
de tendres soupirs, qui sortoit de dessous un
épais feuillage :
« Oui, Doris, je le promets, et tu ver-
ras... Mais quels discours!... tu verras! Ah!
pardonnez, Doris! le respect doit l'interdire.
— Non, non, répond Doris, cet égare-
ment plaît à l'amour, et je vous dis, à mon
tour, Hillas... je te le pardonne. »
« Eloignons-nous : ces amans ne deman-
dent point de témoins, dit Zeiide. Vous êtes
peut-être étonné de la délicatesse d'Hillas :
il craint d'offenser Doris par la plus légère
familiarité. Les mortelles s'en offensent diffici-
lement ; mais qu'elles sont condamnables d'en
trop permettre ! »
Enfin, je vis Venus. Je l'avoue, Mélite,
sa beauté a quelque chose au dessus de la
20 VOYAGE A PAPHOS
vôtre; mais elle ne doit qu'à la divinité le-
peu d'avantage qu'elle a sur vous.
Elle reçut mes hommages avec un souris
qui ne me permit pas de douter de mon bon-
heur, et je sentis que sa présence augmentoit
mon ardeur pour son culte.
Un disciple d'Apollon, amoureux à Pa-
phos, se présenta à la déesse, et recita un
poëme qu'il avoit composé, disoit-il, pour
célébrer dignement les plaisirs de l'amour.
Il employa avec un air de contentement tout
ce que le Parnasse sçait mettre en usage pour
faire valoir ses productions. Venus, sans être
touchée de l'amphase du disciple, lui répon-
dit d'un ton qui ne le flatoit pas : « Les Muses
seront peut-être contentes de votre ouvrage;
mais je connois des plaisirs qu'Apollon même
n'exprimera jamais. »
Les nymphes se retirèrent pour laisser la
déesse avec Ariane et Bacchus, qui parurent
à l'instant. Adonis entra quelque temps
après. Pour l'Amour, on le voit rarement à la
VOYAGE A PAPHOS 21
cour de Venus; il s'occupe ailleurs à l'aug-
menter, et, dans ses momens de loisir, il va
juger avec Psiché de la douceur des plaisirs
qu'il donne à l'univers.
Je suivis Zelide, qui me conduisit dans la
galerie qu'on appelle le Triomphe des mor-
tels.
« Les portraits que vous voyez, me dit-
elle en entrant, sont autant de trophées à la
gloire de ceux qu'ils représentent.
« Ceux qui remplissent le premier rang
sont les amans qui ont fait honneur à la ga-
lanterie de leur siècle, et ceux-ci ont mérité
d'être placez près des autres pour avoir plû à
Venus par quelque trait particulier.
« Ce guerrier est un illustre des cantons
qui plusieurs fois, dans sa vie, refusa de se
trouver à d'amples sacrifices à Bacchus pour
sacrifier à l'Amour.
« Près de là, une vieille coquette qui n'a
jamais ressenti la moindre jalousie des char-
mes de sa fille.
22 VOYAGE A PAPHOS
« Suivez : une belle de haut rang qui,
même après l'inconstance d'un perfide amant,
n'a point eu de nouvelle intrigue.
«Vis-à-vis, une musicienne réservée qui a
sçû convertir un disciple d'Epicure qui depuis
long-temps s'étoit déclaré contre les femmes.
« Ne vous étonnez pas si, parmi les por-
traits des rares amans, vous voyez si peu de
draperies françoises. La nation fournit plus
de perfides que d'amans, et vous conviendrez
que vos héroïnes ne travaillent pas à rétablir
la bonne foi dans le commerce amoureux.
— Eh ! pourquoi Venus ne chasse-t-elle
pas de son empire les amans qui ne craignent
pas de le déshonorer?
— Détrompez-vous, Diphile : ces amans
ne sont point soumis à la déesse; elle n'ac-
cepte que les cœurs que son fils a blessai. Il
connoit l'effet de ses coups : pour en mieux
juger, il a voulu les sentir, et l'Amour ne
donne à Venus que des cœurs pareils au
cœur de l'Amour même.
VOYAGE A PAPHOS 23
— Mais ses traits peuvent seuls rendre un
cœur sensible. Désavouë-t'il ceux qu'il a
blessez?
— Il est vrai que les traits de l'Amour
peuvent seuls rendre un cœur sensible ,
répondit Zelide; mais, pour le rendre heu-
reux, il faut que le trait parte de ses mains,
et je vais vous apprendre qu'il ne les lance
pas tous.
« Peu de temps après la naissance de
Venus, une troupe d'Amours s'écarta dans
les bois du Cjnte. Diane n'avoit pas encore
ouvertement déclaré la guerre à la déesse des
plaisirs, et la déesse, qui ne sçavoit pas alors
se méfier des prudes, ne recommandoit point
aux Amours de fuir les forêts consacrées à
Diane.
« La troupe d'Amours, dans les bras de
Morphée, se délassoit de l'exercice d'une
longue journée où, à l'envi l'un de l'autre,
ils avoient essayé sur les oiseaux des traits
destinez à être lancez dans les cœurs des
24 VOYAGE A PAPHOS
humains. Leurs carquois, pêle-mêle, étoient
couchez près d'eux, et les arcs sans force
étoient détendus.
« Les oiseaux amoureux, sur les tons les
plus tendres, celebroient leurs plaisirs.
« Diane, attirée par un concert si charmant,
fit taire ses cors et courut sous l'ombrage
où le Sommeil se plaisoit à délasser des
Amours.
« Que vois-je? dit -elle à ses nymphes;
« quelle occasion d'outrager la déesse de
« Paphos 1 Diminuons sa puissance , désar-
ft mons les Amours endormis. »
« Chaque nymphe s'empresse à plaire à sa
déesse, et, vuidant son carquois, le remplit
bien-tôt des traits de l'Amour. S'il en est
quelqu'une qui sente de la répugnance à se
déclarer contre Venus, c'est celle qui pour
la cacher en montre plus d'envie. Diane
sonne sa victoire; les Amours se reveillent.
Honteux de leur défaite, ils pleurent et volent
à Cithere.
VOYAGE A PAPHOS 20
« Les silvains d'alentour apprirent bientôt
que Diane avoit changé ses traits.
« Saisissons-les à notre tour, dirent-ils
« entre eux ; les nymphes affectent une ri-
(( gueur dont nous triompherons avec les
« traits de l'Amour. Tâchons de les surpren-
« dre... Leurs armes pendent toujours aux
« arbres qui entourent la fontaine de Diane :
« qu'Amour et Mercure nous favorisent
« quand elles entreront dans le bain , leurs
« carquois sont à nous! »
« Les faunes, sans craindre le sort d'Ac-
téon, ne tardèrent pas à tenter la capture.
Ils approchent de la fontaine ; les nymphes
crient, mais les carquois sont enlevez. La
vanité, l'avarice et tous les vices, tour-à-
tour, se rendirent maîtres de ces armes dès
que les Amours en furent désaisis. Ce sont
ces traits égarez qui blessent la plupart des
cœurs que vous croyez soumis à Venus.
Abandonnez, Diphile, cette sacrilège erreur.
Quand on est ainsi blessé, on n'a de l'amour
4
26 VOYAGE A PAPHOS
que ce qu'il en faut pour croire qu'on aime.
— Que je plains des cœurs sensibles sans
l'aveu de l'Amour ! m'écriai-je; que d'encens
je dois à ses autels, puisque je ne sçaurois
douter que mon cœur ne lui doive tous ses
feux !
« Dès que je sçus me connoître, il m'in-
spira que j'étois destiné à vivre sous ses loix.
Je cherchois tous les jours à me rendre;
j'attaquois pour me laisser vaincre; je jurois
que j'aimois, mais l'inconstance venoit bientôt
m'apprendre que je faisois des faux sermens.
« Sont-ce là les plaisirs de l'amour? disois-
« je sans cesse. J'aime, au moins je crois
« aimer, et je ne connois point les douceurs
« qu'il promet aux amans. Non, non, ses
« promesses sont vaines, et je veux abjurer
« son culte. »
« Enfin, las de changer et de tromper des
volages, je cours au temple de l'Amour.
« Insensé ! je demandai à sortir de son
empire, et je ne l'avois jamais connu !
VOYAGE A PAPHOS 27
« Fils de Venus, tu cachois ton dessein !
« J'exauce ta prière, me dit-il; mais il faut
« qu'à ta place un autre cœur me soit
« soumis. Choisis, et que j'aprenne par qui
« tu veux estre remplacé. Donne-moi, s'il se
« peut, de ces coeurs qui n'ont jamais aimé,
« qui craignent même de me connoître: c'est
« dans ces cœurs que je me plais à triom-
« pher.
« — Triomphez de Mélite, Amour! Son
(( cœur doit faire honneur à votre empire, et
« sa beauté à celui de Venus.
« — Suis-moi, répond le dieu de Ci-
« there; tu vas être témoin de ma victoire...
« Ah! dit-il en abordant Mélite, si l'A-
ce mour pouvoit être inconstant, je blesserois
« ce cœur en faveur de l'Amour même;
« mais... »
« Le trait part à l'instant, et Mélite, en-
flammée, ne se reconnoit plus.
« Voilà comme je blesse les cœurs que je
« veux rendre heureux! ajoute l'Amour en
28 VOYAGE A PAPHOS
« arrachant le trait du sein de Mélite et le
« plongeant dans le mien. Un sourire va
« t'apprendre, Diphile, qui tu dois aimer,
« et, s'il est des douceurs dans mon empire,
« je devrois te punir d'en avoir douté; mais
« j'oublie ton offense, et, pour te récom-
« penser d'avoir souhaité d'aimer tant d'ob-
« jets divers, je te donne pour Mélite une
« constance éternelle. »
Mais, Mélite, pourquoi vous retracer une
victoire qu'Amour ne pouvoit remporter sans
vous?
« Votre sort est charmant, dit Zelide; je
ne vois que Licas et sa nymphe qui puissent
être blessés plus heureusement que vous. Je
vous apprendrai, à mon tour, comment l'a-
mour s'est rendu maître de nos cœurs; mais le
concert que j'entens annonce que Venus et
Bacchus vont recevoir à leur table Ariane et
Adonis.
« Les dieux viennent avec empressement
sur la terre pour goûter les plaisirs des
VOYAGE A PAPHOS 29
mortels; le changement les rend plus vifs que
les plaisirs de l'Olimpe même.
« Bacchus abandonne les cieux pour jouir
avec Ariane des faveurs de l'Amour, et Venus
quitte le nectar pour célébrer avec Adonis
les dons de Bacchus. »
Je vis ces mortels heureux assis à la table
de la déesse. Quel repas! Le dieu du vin,
pour faire sa cour à Venus, ne fut jamais si
tendre; et Venus, pour honorer le dieu du
vin, ne montra jamais plus d'enjouement.
Les nymphes formoient, avec les bacchantes,
un concert qu'AppoUon auroit pu désavouer;
mais Bacchus préfère dans ses chants un
désordre enjoué à la contrainte de l'exacte
harmonie.
Un silvain de l'isle de Naxe s'efforçoit,par
des sons langoureux, de célébrer les charmes
de la tendresse. Venus elle-même le désa-
prouva : elle prétend qu'où préside Bacchus
la gayeté l'emporte sur tout; mais Bacchus,
amoureux, ordonne à sa suite de célébrer,
3o VOYAGE A PAPHOS
avec sa gloire, la gloire de l'Amour, et se mit
lui-même à chanter :
Si de l'Amour vos chants ne célèbrent les traits,
Vos chants sont imparfaits,
Et Bacchus les condamne.
Buveurs, ne me chantés jamais
Sans chanter Ariane.
Les nymphes se joignirent au concert des
silvains pour chanter Bacchus, tandis qu'ils
chantoient l'Amour. Le concert devint plus
brillant, et, ses accords rappellant au vin, le
vin conduisoit bientôt aux transports les plus
vifs. Dès que la suite ne douta plus du triom-
phe de Bacchus, elle se retira pour laisser
triompher Venus.
Zelide m'offrit un repas où les mortels
sont admis à Paphos. Nous nous entretînmes
long-tems de Bacchus et de sa cour.
«Je l'avoue, dis-je à la nymphe, je m'étois
fait une image de ce dieu qui deshonnoroit
la divinité.
VOYAGE A PAPHOS 3r
— Je sçais, répondit-elle, ce que pensent les
mortels sur le culte du dieu du vin. Chaque
dieu a ses autels, et chaque autel a ses faux
prêtres. La politique, l'ignorance et la cor-
ruption en forment tous les jours. Peut-être
ne connoîtroit-on point de vices sans le per-
nicieux exemple de ceux que les dieux choi-
sissent pour les bannir.
« Les prêtres de Bacchus font naître les
erreurs qui deshonoroient son empire. Ils le
dépeignent privé de raison et soutenant à
peine le poids de son thirse. Les bacchantes,
selon eux, montrent dans leurs transports,
plus de fureur que de gayeté. Silène, à
demi mort, barbouillé de lie, n'inspire-t-il
pas plus d'horreur que de vénération pour le
dieu que Silène a formé ?
« Non, non, Diphile, ce n'est point là
Bacchus, ce n'est point là sa cour. Bacchus
conserve toujours les mêmes grâces qui tou-
chèrent Ariane. Aussi tendre que brillant,
c'est un dieu à suivre et non à craindre ;
32 VOYAGE A PAPHOS
toujours agréable à Venus, il ne connoit
d'ivresse que l'ivresse d'Amour.
« Les bacchantes enjouées raniment les
jeux et les ris; mais elles ne leur ôtent jamais
leurs charmes.
« Silène est un vieillard dont Bacchus
reçut des soins; il éleva son enfance, et ce
dieu reconnoissant accorde à sa vieillesse
toute la vivacité qu*il est capable d'inspirer.
Eh ! peut-on refuser la plus grande vénération
à un dieu qui met sa gloire à paroître tou-
jours d'intelligence avec l'Amour?
« Un buveur du mont Citheron, qui ne
connoissoit de culte que celui qu'on rend au
dieu du vin , parloit un jour des feux de
l'Amour comme les faux amans parlent des
plaisirs de Bacchus : car ils croyent honorer
le fils de Venus en méprisant le dieu du
vin.
« C'est ainsi, disoit-il en tenant sa coupe
« pleine, c'est ainsi que je brave les traits
« de Cithere. »
VOYAGE A PAPHOS 33
t( Amour voltigeoit entre Cephise et son
cœur.
(( Tu crois me vaincre, Amour? disoit le
« buveur; apprens à respecter un dieu plus
« fort que toi. Cette coupe avalée va décider
« de ta honte et de sa gloire. »
« Il but, mais un regard de Cephise prouva
bientôt au buveur que Bacchus aide souvent
au triomphe de l'Amour,
ce Eh! qui ^mieux que moi, ajouta Zelide,
C[ui mieux que moi doit connoître le pouvoir
et l'intelligence de ces dieux charmans? Ils
partagent mes vœux, et je mets mon bonheur
à partager les plaisirs qu'on goûte sous leur
empire. C'est de Bacchus que j'appris à
^imer, et c'est de l'Amour... »
On vint avertir Zelide que Mercure des-
cendoit et que les nymphes alloient le rece-
voir.
Mercure tient le registre des ombres qui
se présentent pour passer les sombres bords.
Messager des dieux, il vient, de la part de
5
34 VOYAGE A PAPHOS
Minos et de Radamante, demander à Venus
quelles peines on donnera à certaines ombres
dont la déesse s'est réservé le jugement.
« Eh bien ! Mercure, lui dit-elle, avons-nous
beaucoup d'amans constans à récompenser?
— Ils sont trop rares aujourd'hui pour
en voir souvent sur les sombres bords, répond
Mercure. Il se présente, au contraire, un sei-
gneur françois qui a toujours traité les amans
constans d'amans bourgeois.
— Ah ! je corrigerai cet abus, reprit Venus.
Les bourgeoises de cepaïs-là ont tant de dis-
position à imiter les grands airs que, si de
semblables discours restoient impunis, on ne
verroit plus en France d'amans constans.
Qu'on assiège ce mauvais plaisant de douze
ombres provinciales que je vais rendre amou-
reuses de lui 1
— A ces provinciales, dit Mercure, joi-
gnez encore une vieille coquette qui a
poussé les beaux sentimens jusqu'au quator-
zième lustre*
VOYAGE A PAPHOS 35
— Non, je la veux punir. Se piquer si
long-tems de galanterie , c'est deshonorer
mon empire. Quand les jeux et les ris se
retirent, on doit quitter les Amours. Que
toutes les ombres galantes se contraignent
pour lui faire des offres et la tromper !
— Si vous punissez pour avoir voulu plaire
long-tems, reprit Mercure, quelle peine
allez-vous donner à l'ombre d'une beauté
nonchalante qui a passé ses jours à ajuster
des charmes dont elle ne fit jamais d'usage?
— C'est mal reconnoître mes faveurs.
Quand je donne des charmes, je les destine à
ma gloire. Ce qui a fait les délices de cette
ombre va faire sa peine. Qu'on lui présente
sans cesse son miroir pour le retirer au
moment qu'elle en approchera : son supplice
surpassera celui de Tentale. . . Eh quoi ! ajouta
la déesse en prenant la liste des mains de
Mercure, je verrai toujours des envieuses
qui n'ont d'autres plaisirs que celui de médire
sur le chapitre de l'Amour! Il n'est point en
36 VOYAGE A PAPHOS
mon pouvoir de donner de la beauté à toutes
les femmes. Les Grâces consolent quelque-
fois celles qui ne me doivent rien; mais,
quand on ne doit ni aux Grâces ni à moi, on
veut s'en venger en parlant mal de celles que
je protège. Je prétends qu'on respecte l'ou-
vrage de Venus, et, pour punir cette envieuse,
je la condamne à entendre continuellement
parler des charmes des belles ombres sans
lui donner le tems de répliquer par le con-
traire.
— Il faut charger de ce soin, dit Mercure,
l'ombre que Caron va passer avec elle : c'est
un amant qui s'est vanté d'avoir eu des
faveurs qu'on ne lui accorda jamais.
— Voilà le comble de la perfidie ! répond
Venus. Je veux bien qu'il serve au supplice
de cette envieuse; mais, pour le sien, qu'on
lui montre sans cesse le portrait de sa belle
entre les mains d'une ombre discrette.
« Mais quel est ce poëte de mauvaise
humeur? poursuivit la déesse.
VOYAGE A PAPHOS 87
— C'est un auteur qui s'est épuisé à faire
une critique sur VArt d^aimer d'Ovide. Ne
reconnoissez-vous pas la jalousie poétique ?
ajouta Mercure. On s'efforce à imiter ceux
qui ont sçu plaire. L'imitation ne réussit pas,
l'amour-propre s'en offense. « J'ai de l'esprit,
dit-on, et je ne sçaurois approcher du modèle
que j'ai choisi. Donc, le modèle n'est pas
bon, et, pour le prouver, j'en vais faire la cri-
tique. »
— Ce poète, reprit la déesse, mérite les
supplices les plus cruels pour s'être déclaré
contre un auteur qui me doit plus qu'aux
Muses. Qu'on inspire à son ombre la même
façon de penser que les gens de goût, et
pour son tourment on lui récitera chaque
jour une page de ses vers.
« Quel supplice vais-je donner à ce guer-
rier des rives de la Seine qui a toujours mis
sa gloire à chanter des chansons contre l'A-
mour? L'enfer n'en connoît point d'assez
rudes pourvanger mon fils.
38 VOYAGE A PAPHOS
— J'en invente un nouveau, interrompit
Mercure ; qu'on lui fasse entendre deux fois
par jour un concert d'Italie !
— Mais j'oublie, ajouta-t-il, un disciple
de Themis qui n'a jamais aimé que la pa-
rure.
— Ah ! s'écria Venus, c'est un mal qui
gagne tous les environs de la France! Il est
trop funeste à mon empire : j'en dois arrêter
le cours. Eh! quelle belle voudroit aimer si
tous les hommes pensoient comme ce fade
magistrat? Qu'on le frise tous les quarts-
d'heure du jour, et, dès qu*il paroîtra con-
tent de son ajustement, on le fera promener
au grand vent. Le supplice est cruel, mais
Toffense est trop forte. »
Venus se levé, et Mercure porte aux en-
fers les arrêts de la déesse; mais ce dieu a
plusieurs emplois à Paphos, et je le revis
bien-tôt sous un air plus riant.
Dès que les Grâces revinrent, Venus reprit
le maintien de la reine des plaisirs, et les
VOYAGE A PAPHOS $9
nymphes eurent ordre de se préparer pour la
chasse.
La beauté la plus parfaite, l'entretien le
plus aimable, pour ne pas cesser de plaire,
ont besoin de secours. La mère des jeux et
des ris recherche l'amusement que choisit le
mortel qu'elle aime. Je la vis en habit de
chasseresse, et je m'apperçus que sous cet
habillement Adonis trouvoit Venus au-dessus
de Venus même.
Les nymphes animent les chiens; on les en-
tend appeller Melampe, Driope, Silvage;
mais on connoît, à leurs voix, qu'elles sont
plus propres à parler le langage de Cithere
qu'à faire retentir les forêts; elles prennent
les armes des chasseurs, et les chasseurs pren-
nent celles des Amours. Le son des cors in-
spire à Paphos plus de tendresse que d'ardeur
pour la chasse; il semble qu'elle ne soit qu'un
prétexte pour se perdre dans les bois.
Les feux de Learque s'augmentent en
voyant Palmis armée comme Venus et comme
4© VOYAGE A PAPHOS
l'Amour. Je l'entends dire, près de sa nymphe
qui chantoit au son du cor :
Du dieu qui fait aimer
Vous avez tous les charmes;
^ On diroit qu'en vos mains il a remis ses armes.
Vos yeux, comme ses feux, sont faits pour enflammer ;
Vous avez sur les cœurs un empire suprême.
Quand on rit avec vous, on croit que c'est un jeu;
Mais on ressent bientôt qu'on aime.
Palmis, si vous aimiez un peu.
Vous seriez l'Amour même.
La nymphe écoute et sourit; ses yeux
disent assez à Learque qu'il est aimé, mais
elle en diffère l'aveu pour le rendre plus sen-
sible.
Diane s'égare souvent dans les bois de
Venus; elle trouve Endimion plus tendre
dans l'isle de Paphos que dans celle d'Orti-
gie, et cette déesse, plus réservée et plus
sensible qu'une autre, voudroit sans cesse y
voir son berger; mais on ne l'y vit jamais.
Venus, en suivant Adonis, le rencontra un
VOYAGE A PAPHOS 4I
jour à Paphos. Diane esperoit qu'Endimion
ne paroîtroit pas.
« Eh quoi! dit-elle en abordant la déesse
d'un air composé, reine des Amours, vous
ne dédaignez pas aujourd'hui les amusemens
de la déesse des bois ?
— Quand Diane est à Paphos, répond
Venus, quel dieu s'étonnera d'y voir chasser
la mère des Amours ? Adonis m'apprend à
connoître vos loix, et, pour lui plaire, je fais
gloire de les suivre; mais vous, plus miste-
rieuse, vous apprîtes d'un berger à goûter
mes plaisirs, et vous affectez de les condam-
ner sans cesse. Adieu, grave déesse. Endi-
mion s'avance: imitez Venus, et je vais imiter
Diane ; mais souvenez-vous que les précau-
tions qu'on prend pour cacher ses feux ne
servent qu'à les faire plus tôt connoître. »
Ceux qui affectent des dehors sévères s'of-
fensent aisément et ne pardonnent jamais.
Diane se crut outragée, et son hipocrisie, dé-
masquée, ne demandoit rien moins que du
6
42
VOYAGE A PAPHOS
sang. Venus est immortelle, et dès l'instant
la mort d'Adonis fut résolue; mais aujour-
d'hui la déesse méprise son ennemi : elle
poursuivroit, avec ce chasseur, les bêtes les
plus féroces sans craindre leurs deffenses.
Elle part, et Adonis la suit, et tout se pré-
pare à rapporter de la chasse moins de fatigue
que de plaisirs.
« Quelle joje est peinte sur leur visage!
me dit Zelide; le seul Antenor reste dans un
morne silence et semble mépriser toutes les
nymphes; mais elles sçavent qu'il aime à
Amathonte : elles ne s'offensent pas de la rê-
verie qui l'occupe.
« Chez les mortels, sa distraction passe-
roit peut-être pour fierté, car souvent ceux
qu'on en accuse y sont les moins sujets. Ne
vous y trompez pas, Diphile, tel ne vous
paroît méprisant que parce qu'il ne comprend
pas qu'on puisse l'être ; il s'abandonne à sa
pensée ou à sa nonchalance naturelle, et, s'il
croyoit qu'on pût soupçonner quelqu'un de
VOYAGE A PAPHOS 48
fierté, il s'appliqueroit à détromper ceux qui
l'en soupçonnent.
— Ah ! nymphe, que ne pense-t'on ail-
leurs comme on pense à Paphos ! »
Dès que nous eûmes perdu la troupe de
vue, nous continuâmes l'entretien que l'ar-
rivée de Mercure avoit interrompu. La
nymphe me fit un discours charmant sur la
vraie délicatesse; elle m'enseignoit l'art de
conserver les plaisirs qu'on connoît et de
faire naître ceux qu'on ne connoît pas, quand
nous arrivâmes au pavillon des songes.
« Ah ! m'écriai-je, voilà un songe qui ne
me quitte point : c'est lui qui rassemble tous
les charmes de Mélite. Cette nuit encore...
Mais pourquoi aimer ce trompeur? Mon ré-
veil me le fait trouver si cruel !
— J'apperçois, dit Zelide, celui qui me
touche le plus; il me représente Licas ten-
drement couché auprès de moi. Toutes les
nymphes l'admirent. « Qu'il est charmant!
« disent-elles; il est digne de Venus. Qu'il
44 VOYAGE A PAPHOS
« est heureux!... — Oui, répond Licas, d'ai-
« mer Zelide et d*en être aimé. »
Mais, dans tous ces songes, je n'en vois
aucun que la jalousie ait pu former.
« La jalousie ! s'écrie Zelide, on ne la con-
noît point à Paphos ; ses songes volent à la
suite de l'Hymen, et l'Amour ne la connoît
que pour s'en deffendre. On évite ici ces
soupçons, ces plaintes, ces justifications dont
tant d'amans se font une habitude. Venus ne
s'offense pas des reproches de Vulcain; mais
ceux de Mars ont décidé pour Adonis.
« L'amour-propre fait souvent naître les sen-
timens de jalousie qu'on attribue à l'Amour.
« On ne peut déguiser sa pensée devant les
dieux, et j'entendis un jour, dans le temple
de Cithere, une bergère qui s'adressoit ainsi
à la déesse :
« Je crojois aimer Nicandre, et Elismene,
« qu'il aimoit, excitoit dans mon cœur la plus
« cruelle jalousie. Grande déesse, je viens à
« ces autels te rendre grâces de m'avoir guérie.
I
VOYAGE A PAPHOS 4$
« J'aime Miitile, et je sens bien aujourd'hui
« qu'Elismene ne me rendoit jalouse que parce
« qu'elle triomphoit avec moins de beauté
« que moi. »
« Ainsi, l'on croit aimer, et Ton n'est que
jaloux.
— On aime aussi quelquefois sans croire
aimer, reprit Zelide.
« Une jeune nymphe destinée aux autels
de Venus lui disoit un jour, dans ce même
temple : «Je n'aime rien; mais, puisque je ne
« puis être prêtresse de la mère d'Amour sans
« sentir ses feux, faites, puissante déesse, qu'il
« me brûle pour Palmire. » Palmire aimoit la
nymphe, mais il n'en avoit pas fait l'aveu. Il
étoit au temple; il entendit sa prière, et, sûr
de son bonheur, il courut, tout transporté,
déclarer son amour. « Je croyois n'aimer rien,
« lui dit la nymphe; mais ce que je sens à
<c l'aveu que vous me faites m'apprend. Pal-
ce mire, que mon cœur est à vous depuis
« long-tems. »
46 VOYAGE A PAPHOS
Nous arrivâmes, en nous entretenant ainsi,
dans un bois de lauriers oii Zelide se plaît à
venir rêver. Le soleil y donne un jour si
tendre qu'on diroit qu'il reconnoît encore
Daphné sous l'écorce de cet arbre.
Nous nous assîmes près d'un ruisseau qui
se plaît à embellir son gazon pour attirer les
nymphes sur les bords, et, dès que Zelide
commença à parler, il adoucit son murmure
pour écouter ce qu'elle raconta ainsi :
« Vous devez tous vos feux au dieu de
Cithere, et je crois, Diphile, qu'il n'enflamma
jamais plus heureusement; mais, entre Licas
et moi, nous rassemblons les feux de Bacchus
et de l'Amour. Ces dieux, dont je vous ai fait
connoître l'aimable intelligence, sont sujets
aux foiblesses que peuvent avoir les autres
dieux.
c( Quand il s'agit de soutenir ses droits, la
plus forte amitié n'est pas exempte de froi-
deur. Un berger des rives de Lignon cuëil-
loit un jour un raisin pour l'offrir à sa ber-
VOYAGE A PAPHOS 47
gère. Un buveur, jaloux de la gloire de Bac-
chus, rencontra le berger qui entrelassoit ce
raisin dans des guirlandes de fleurs.
« Si vous cherchez à plaire à l'Amour en
« offrant des presens à vos bergères, dit le
« buveur, contentez-vous des dons de Flore
(( et de Pomone, et laissez aux buveurs les
<L dons de Bacchus. — Il n'est rien de réservé
« pour plaire à l'Amour, répond le berger,
« et Bacchus lui-même ne pourroit m'em-
« pêcher d'offrir ce présent à Lisis. — Té-
« méraire ! repartit le buveur, tu ne connois
« pas Bacchus, mais tu connoîtras sa ven-
« geance. »
« L'Amour protegeoit le berger, et Bac-
chus se déclara contre lui. Venus, craignant
que l'intérêt particulier de ces deux dieux ne
nuisît à son empire, ne perdit point de temps
pour rétablir leur intelligence; elle leur fit
jurer par le Stix d'oublier cette querelle. « Je
« veux, leur dit-elle, pour que l'univers ne
« doute pas de votre union, que Bacchus
48 VOYAGE A PAPHOS
« porte aujourd'hui les armes de mon fils, et
« que mon fils règne sur l'empire de Bac-
ce chus ! ))
« Ces dieux acceptèrent les conditions du
raccommodement, et, dans cette journée,
Bacchus lança autant de traits que l'Amour
soumettoit de buveurs.
(( Licas, depuis long-temps, soupiroit pour
moi, et jusqu'à ce jour je n'avois rien senti
pour lui; mais enfin Bacchus, maître des feux
de l'Amour, m'enflamma, et dès ce moment
j'aimai autant que j'étois aimée. Cependant
Licas prétendoit avoir l'avantage, et juroit
sans cesse qu'il aimoit plus que moi. a Je
« suis blessé des mains de l'Amour, me di-
« soit-il; vous ne devez vos feux qu'à Bac-
ce chus. Avouez, Zelide, que l'Amour...
« — Non, Licas, l'Amour même, l'Amour
« sent moins d'ardeur pour ce qu'il aime que
« Zelide en sent pour vous. Quand Bacchus
« m'a blessée, il avoit avec son pouvoir tout
(( le pouvoir de l'Amour; et le dieu qui
VOYAGE A PAPHOS 49
« VOUS blessa n'avoit pas le pouvoir de Bac-
chus. »
« Ainsi, nous disputions toujours l'avantage
d'aimer plus tendrement. Quand Licas de-
mandoit la moindre des faveurs qu'Amour
ordonne qu'on accorde, j'exigeois, avant de
rien permettre, qu'il avouât que j'aimois plus
que lui. Il se contraignoit quelquefois pour
en convenir; mais souvent j'étois obligée de
me contraindre aussi pour refuser ce que
j'avois tant d'envie qu'il obtînt.
« Enfin, je résolus, pour ne pas lui céder
l'avantage, d'implorer le secours de l'Amour.
Je me présentai à son temple, mais, Diphile,
bien différemment de vous : vous allâtes lui
demander de vous laisser sortir de son em-
pire, et je demandai d'aimer encore plus que
je n'aimois.
« Les mortels sont égaux aux dieux dans le
temple de l'Amour, et je n'approchai du
sanctuaire qu'après les amans qui s'étoient
présentez avant moi.
7
5o VOYAGE A PAPHOS
« J'aime Eisise, disoit un berger, dieu des
« cœurs, tu le sçais ; mais je suis trop jeune,
u dit-il, pour oser avouer que je l'aime.
(( Inspire-lui donc. Amour, que des feux qui
« doivent durer toujours ne sçauroient trop
« tôt paroître. »
a Fils de Venus, disoit un disciple de
« Mars, j'ai toujours traité les amans d'insen-
« ses : leur soumission, leur contrainte, et
« leurs plaisirs, tout me paroissoit incroyable ;
« mais, quand je pense à Phenice, tout me
« paroît possible. »
« Amour, disoit un autre, j'implore ton
(( secours auprès de Bacchus. J'ai fait serment
« de passer mes jours dans ses plaisirs et
« dans les tiens; il me reproche aujourd'hui
« que près de Temire je ne pense qu'à toi,
« et près de lui je ne pense qu'à Temire. »
« Le dieu me vit; il sçavoit quel dessein
m'amenoit à son temple ; il prévint ma
prière et me blessa du trait le plus ardent.
VOYAGE A PAPHOS >1
a Vien, m'écriai-je à l'instant, vien, Licas,
(( me disputer à présent la gloire de mieux
« aimer ! »
— Licas, me dit l'Amour, aime autant
que Zelide. Zelide fut blessée par les mains
de Bacchus, et l'Amour vient encore de l'en-
flammer. Licas fut blessé par l'Amour, mais
il sort du temple de Bacchus, et Bacchus a
mis dans son cœur des feux qu'il emprunta
de moi. Heureux amans, ajouta le dieu de
Cithere, vous aurez l'avantage sur tous les
cœurs amoureux; mais Zelide ne sçauroit
l'avoir sur Licas, ni Licas sur Zelide.
— Licas enfin sent pour moi tout ce qu'A-
donis sent pour Venus; mais j'ai pour lui, je
crois, des transports que Venus n'eut jamais
pour Adonis.
— Oui, Nymphe, j'avouerai que Venus vous
cède en tendresse, si vous convenez que vous
devez me céder aussi. »
J'allois disputer, avec Zelide, qui doit aimer
02 VOYAGE A PAPHOS
plus tendrement, des cœurs qu'Amour blessa
du même trait, ou de ceux que Bacchus et
l'Amour ont tous deux enflammés; mais les
cors, que nous entendîmes, annoncèrent le
retour de la chasse.
Les jeunes nymphes et les Amours prépa-
roient un concert dans le pavillon des Grâces.
Venus vint l'entendre. Quels accords ! quelle
mélodie! L'harmonie de Paphos n'est point
celle qu'on entend chez les mortels : diffé-
rente de cessons qu'on admire en demandant
s'ils sont agréables, et bien éloignée de cette
langueur qu'on rencontre si souvent en vou-
lant chercher ce qui touche. Chaque ton
formé à Paphos pénètre jusqu'au fond du
cœur, et, mêlés ensemble, leur harmonie fait
oublier qu'il y ait d'autres plaisirs.
Les nayades attendoient Venus pour la
reconduire au palais. Un lit de feuillage, que
les Grâces ont soin d'orner de concert avec
Flore, semble nager sur le canal de Paphos :
des cignes en soutiennent le poids, et les
VOYAGE A PAPHOS
S3
I
colombes attellées, en suivant les Zephiis qui
caressent les nayades, font voler la déesse sur
la surface de l'onde.
Toute sa cour se rangea sur le bord du
canal, etc.
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BIBLIOTHECA
Imprimé par D. JOUAUST
POUR LA COLLECTION
DES CHEFS-D'ŒUVRE INCONNUS
MARS 1879
J
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L E S C H E ES -D'ŒUVRE INCONNUS
PUBLIKS PAR f-E BIBLIOPHILE JACOB
Sous le titre de Chefs-d'œuvre inconnus, nous réunissons
non-seulement certaines œuvres, presque ignorées, de nos
grands écrivains, mais encore des productions remarquables
qui n'ont vu le jour que pour tomber immédiatement dans
l'oubli , entraînant avec elles jusqu'aux noms de leurs au-
teurs. Nous avons voulu les présenter aux amateurs sous
une forme élégante qui les vengeât de l'injuste abandon où
elles étaient tombées, et au charme d'une impression de
luxe nous avons joint l'attrait de gravures dues à l'un des
artistes les plus favorisés du public.
sous PRESSE
La Petite Maison, de J. F, de Bastide,
Anecdotes littéraires , de l'abbé de Voisenon.
Paris. — imp. Jonaust, rue Saint-Honoré jjS
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La Bibliothèque
Université d'Ottowo
Échéonce
The Library
University of Ottawa
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CE PQ 2011
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COO MONTESQUIEU, LE VOYAGE A
ACC# 1217612