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Full text of "L'homme qui rit"

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ŒUVRES   COMPLÈTES    DE    VICTOR    HUGO 

ROMAN 


L'HOMME   QUI   RIT 
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T0D8    DROITS     RÉSERVÉS 


Ha^ho 


VICTOR  HUGO 


L'HOMME  QUI  RIT 


III 


-i^^ 


PARIS 


J.  HETZEL  &  C«« 

18,    RDE     JACOB 


MAISON     QUANTIN 

RUE     SAINT-BENOIT,   7 


PQ 

t.3 


LIVRE   CINQUIÈME 

LA  MER  ET  LE  SORT  REMUENT 
SOUS  LE  MÊME  SOUFFLE 


SOLIDITE  DES  CHOSES    FRAGILES 


La  destinée  nous  tend  parfois  un  verre  de  folie  à  boire. 
Une  main  sort  du  nuage  et  nous  ofifre  brusquement  la 
coupe  sombre  où  est  l'ivresse  inconnue. 

Gwynplaine  ne  comprit  pas. 

Il  regarda  derrière  lui  pour  voir  à  qui  Ton  parlait. 

Le  son  trop  aigu  n'est  plus  perceptible  à  l'oreille; 
rémotion  trop  aiguë  n'est  plus  perceptible  à  l'intelligence. 
Il  y  a  une  limite  pour  comprendre  comme  pour  entendre. 

Le  wapentake  et  le  justicier-quorum  s'approchèrent  de 
Gwynplaine  et  le  prirent  sous  le  bras,  et  il  sentit  qu'on 
l'asseyait  dans  le  fauteuil  d'où  le  shériff  s'était  levé. 

Il  se  laissa  faire,  sans  s'expliquer  comment  cela  se 
pouvait. 

Quand  Gwynplaine  fut  assis,  le  justicier-quorum  et  le 
wapentake  reculèrent  de  quelques  pas  et  se  tinrent  droits 
et  immobiles  en  arrière  du  fauteuil. 

Alors  le  shériff  posa  son  bouquet  de  roses  sur  la  dalle, 
mit  des  lunettes  que  lui  présenta  le  greffier,  tira  de  dessous 
les  dossiers  qui  encombraient  la  table  une  feuille  de  par- 
chemin tachée,  jaunie,  verdie,  rongée  et  cassée  par  places, 
qui  semblait  avoir  été  pliée  à  plis  très  étroits,  et  dont  un 
côté  était  couvert  d'écriture,  et,  debout  sous  la  lumière 


4  L'HOMME    QUI    RIT. 

de  la  lanterne,  rapprochant  de  ses  yeux  cette  feuille,  de 
sa  voix  la  plus  solennelle,  il  lut  ceci  : 

«  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit, 

«  Ce  jourd'hui  vingt-neuvième  de  janvier  mil  six  cent 
quatrevingt-dix  de  Notre-Seigneur, 

«  A  été  méchamment  abandonné,  sur  la  côte  déserte  de 
Portland,  dans  l'intention  de  l'y  laisser  périr  de  faim,  de 
froid  et  de  solitude,  un  enfant  âgé  de  dix  ans. 

«  Cet  enfant  a  été  vendu  à  l'âge  de  deux  ans  par  ordre 
de  sa  très  gracieuse  majesté  le  roi  Jacques  deuxième. 

«  Cet  enfant  est  lord  Fermain  Clancharlie,  fils  légitime 
unique  de  lord  Linnaeus  Clancharlie,  baron  Clancharlie  et 
Hunkerville,  marquis  de  Gorleone  en  Italie,  pair  du 
royaume  d'Angleterre,  défunt,  et  d'Ann  Bradshaw,  son 
épouse,  défunte. 

«  Cet  enfant  est  héritier  des  biens  et  titres  de  son  père. 
C'est  pourquoi  il  a  été  vendu,  mutilé,  défiguré  et  disparu 
par  la  volonté  de  sa  très  gracieuse  majesté. 

«  Cet  enfant  a  été  élevé  et  dressé  pour  être  bateleur 
dans  les  marchés  et  foires. 

«  Il  a  été  vendu  à  l'âge  de  deux  ans  après  la  mort  du 
seigneur  son  père,  et  dix  livres  sterling  ont  été  données 
au  roi  pour  l'achat  de  cet  enfant,  ainsi  que  pour  diverses 
concessions,  tolérances  et  immunités. 

«  Lord  Fermain  Clancharlie,  âgé  de  deux  ans,  a  été  acheté 
par  moi  soussigné  qui  écris  ces  lignes,  et  mutilé  et  défi- 
guré par  un  flamand  de  Flandre  nommé  Hardquanonne, 
lequel  est  seul  en  possession  des  secrets  et  procédés  du 
docteur  Conquest. 

«  L'enfant  était  destiné  par  nous  à  être  un  masque  de 
rire.  Masca  ridens. 

«  A  cette  intention,  Hardquanonne  lui  a  pratiqué  l'opé- 
ration Bucca  fissa  usque  ad  aures,  qui  met  sur  la  face  un 
rire  éternel. 

«  L'enfant  par  un  moyen  connu  de  Hardquanonne  seul, 
ayant  été  endormi  et  fait  insensible  pendant  ce  travail, 
ignore  l'opération  qu'il  a  subie. 

«  Il  ignore  qu'il  est  lord  Clancharlie. 

«  Il  répond  au  nom  de  Gwynplaine. 

«  Cela  tient  à  la  bassesse  de  l'âge  et  à  la  petitesse  de 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  5 

mémoire  qu'il  avait  quand  il  a  été  vendu  et  acheté,  étant 
à  peine  âgé  de  deux  ans. 

«  Hardquanonne  est  le  seul  qui  sache  faire  l'opération 
Bucca  fissa,  et  cet  enfant  est  le  seul  vivant  à  qui  elle  ait 
été  faite. 

«  Cette  opération  est  unique  et  singulière  à  ce  point 
que,  même  après  de  longues  années,  cet  enfant,  fût-il  un 
vieillard  au  lieu  d'être  un  enfant,  et  ses  cheveux  noirs 
fussent-ils  devenus  des  cheveux  blancs,  serait  immédia- 
tement reconnu  par  Hardquanonne. 

«  A  l'heure  où  nous  écrivons  ceci,  Hardquanonne,  lequel 
sait  pertinemment  tous  ces  faits  et  y  a  participé  comme 
auteur  principal,  est  détenu  dans  les  prisons  de  son  altesse 
le  prince  d'Orange,  vulgairement  appelé  le  roi  Guillaume  HI. 
Hardquanonne  a  été  appréhendé  et  saisi  comme  étant  de 
ceux  dits  les  Comprachicos  ou  Cheylas.  Il  est  enfermé  dans 
le  donjon  de  Chatham. 

«  C'est  en  Suisse,  près  du  lac  de  Genève,  entre  Lausanne 
et  Vevey,  dans  la  maison  même  où  son  père  et  sa  mère 
étaient  morts,  que  l'enfant  nous  a  été,  conformément  aux 
commandements  du  roi,  vendu  et  livré  par  le  dernier 
domestique  du  feu  lord  Linnseus,  lequel  domestique  a 
trépassé  peu  après  comme  ses  maîtres,  de  sorte  que  cette 
affaire  délicate  et  secrète  n'est  plus  connue  à  cette  heure 
de  personne  ici-bas,  si  ce  n'est  de  Hardquanonne,  qui  est 
au  cachot  dans  Chatham,  et  de  nous,  qui  allons  mourir. 

M  Nous  soussignés,  avons  élevé  et  gardé  huit  ans,  pour 
en  tirer  parti  dans  notre  industrie,  le  petit  seigneur  acheté 
par  nous  au  roi. 

«  Ce  jour  d'huy,  fuyant  l'Angleterre  pour  ne  point  par- 
tager le  mauvais  sort  de  Hardquanonne,  nous  avons,  par 
timidité  et  crainte,  à  cause  des  inhibitions  et  fulminations 
pénales  édictées  en  parlement,  abandonné,  à  la  nuit  tom- 
bante, sur  la  côte  de  Portland,  ledit  enfant  Gwynplaine, 
qui  est  lord  Fermain  Clancharlie. 

«  Or,  avons  juré  le  secret  au  roi,  mais  pas  à  Dieu. 

«  Cette  nuit,  en  mer,  assaillis  d'une  sévère  tempête  par 
la  volonté  de  la  providence,  en  plein  désespoir  et  détresse, 
agenouillés  devant  celui  qui  peut  sauver  nos  vies  et  qui 
voudra  peut-être  sauver  nos  âmes,  n'ayant  plus  rien  à 


6  L'HOMME    QUI    RIT. 

attendre  des  hommes  et  tout  à  craindre  de  Dieu,  ayant 
pour  ancre  et  ressource  le  repentir  de  nos  actions  mau- 
vaises, résignés  à  mourir,  et  contents  si  la  justice  d'en 
haut  se  satisfait,  humbles  et  pénitents  et  nous  frappant  la 
poitrine,  faisons  cette  déclaration  et  la  confions  et  remet- 
tons à  la  mer  furieuse  pour  qu'elle  en  use  selon  le  bien  à 
l'obéissance  de  Dieu.  Et  que  la  très  Sainte  Vierge  nous 
soit  en  aide.  Ainsi  soit-il.  Et  avons  signé.  » 

Le  shériff,  s'interrompant,  dit  : 

—  Voici  les  signatures.  Toutes  d'écritures  diverses. 
Et  il  se  remit  à  lire  * 

—  «  Doctor  Gernardus  Geestemunde.  —  Asuncion.  — 
Une  Croix,  et  à  côté  :  Barbara  Fermoy,  de  l'île  Tyrryf,  dans 
lesÉbudes.  —  Gaïzdorra,  captai.  —  Giangirate. —  Jacques 
Quatourze,  dit  le  Narbonnais.  — Luc-Pierre  Capgaroupe,  du 
bagne  de  Mahon.  » 

Le  shériff,  s'arrêtant  encore,  dit  : 

—  Note  écrite  de  la  même  main  que  le  texte  et  que  la 
première  signature. 

Et  il  lut  : 

—  «  De  trois  hommes  d'équipage,  le  patron  ayant  été 
enlevé  par  un  coup  de  mer,  il  ne  reste  que  deux.  Et  ont 
signé.  —  Galdeazun.  —  Ave-Maria,  voleur.  » 

Le  shériff,  mêlant  la  lecture  et  les  interruptions,  conti- 
nua : 

—  Au  bas  de  la  feuille  est  écrit  :  «  En  mer,  à  bord  de 
la  Matutina,  ourque  de  Biscaye,  du  golfe  de  Pasages.  » 

—  Cette  feuille,  ajouta  le  shériâ,  est  un  parchemin 
de  chancellerie  qui  porte  le  filigrane  du  roi  Jacques 
deuxième.  En  marge  de  la  déclaration,  et  de  la  même 
écriture,  il  y  a  cette  note  : 

—  a  La  présente  déclaration  est  écrite  par  nous  au  verso 
de  l'ordre  royal  qui  nous  a  été  remis  pour  notre  décharge 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  7 

d'avoir  acheté    Tenfant.    Qu'on   retourne   la  feuille,  on 
verra  l'ordre.  » 

Le  shériff  retourna  le  parchemin,  et  l'éleva  dans  sa  main 
droite  en  l'exposant  à  la  lumière.  On  vit  une  page  blanche, 
si  le  mot  page  blanche  peut  s'appliquer  à  une  telle  moi- 
sissure, et  au  milieu  de  la  page  trois  mots  écrits;  deux 
mots  latins,  jussu  régis,  et  une  signature,  Jeffreys. 

—  Jussu  régis.  Jeffreys,  dit  le  shériff,  passant  de  la  voix 
grave  à  la  voix  haute. 

Un  homme  à  qui  il  vient  de  tomber  sur  la  tête  une  tuile 
du  palais  des  rôves,  c'était  là  Gvvnplaine. 
Il  se  mit  à  parler  comme  on  parle  dans  l'inconscience  : 

—  Gernardus,  oui,  le  docteur.  Un  homme  vieux  et  triste. 
J'en  avais  peur.  Gaïzdorra,  captai,  cela  veut  dire  le  chef. 
Il  y  avait  des  femmes,  Asuncion,  et  l'autre.  Et  puis  le  pro- 
vençal. C'était  Capgaroupe.  Il  buvait  dans  une  bouteille 
plate  sur  laquelle  il  y  avait  un  nom  écrit  en  rouge. 

—  La  voici,  dit  le  shériff. 

Et  il  posa  sur  la  table  une  chose  que  le  greffier  venait 
de  tirer  du  sac  de  justice. 

C'était  une  gourde  à  oreillons,  revêtue  d'osier.  Cette 
bouteille  avait  visiblement  eu  des  aventures.  Elle  avait  dû 
séjourner  dans  l'eau.  Des  coquillages  et  des  conferves  y 
adhéraient.  Elle  était  incrustée  et  damasquinée  de  toutes 
les  rouilles  de  l'océan.  Le  goulot  avait  un  collet  de  goudron 
indiquant  qu'elle  avait  été  hermétiquement  bouchée.  Elle 
était  décachetée  et  ouverte.  On  avait  toutefois  replacé 
dans  le  goulot  une  sorte  de  tampon  de  funin  goudronné 
qui  avait  été  le  bouchon. 

—  C'est  dans  cette  bouteille,  dit  le  shériff,  qu'avait  été 
enfermée,  par  les  gens  qui  allaient  mourir,  la  déclaration 
dont  il  vient  d'être  donné  lecture.  Ce  message  adressé  à 
la  justice  lui  a  été  fidèlement  remis  par  la  mer. 

Le  shériff  augmenta  la  majesté  de  son  intonation,  et 
continua  : 

—  De  môme  que  la  montagne  Harrow  est  excellente  au 
blé  et  fournit  la  fine  fleur  de  farine  dont  on  cuit  le  pain 
pour  la  table  royale,  de  même  la  mer  rend  à  l'Angleterre 


8  L'HOMME    QUI   Rit. 

tous  les  services  qu'elle  peut,  et,  quand  un  lord  se  perd, 
elle  le  retrouve  et  le  rapporte. 
Puis  il  reprit  : 

—  Sur  cette  gourde  il  y  a  en  eflfet  un  nom  écrit  en 
rouge. 

Et  haussant  la  voix,  il  se  tourna  vers  le  patient  immo- 
bile : 

~  Votre  nom  à  vous,  malfaiteur  qui  êtes  ici.  Car  telles 
sont  les  voies  obscures  par  où  la  vérité,  engloutie  dans 
le  gouffre  des  actions  humaines,  arrive  du  fond  à  la  sur> 
face. 

Le  shériflf  prit  la  gourde  et  présenta  à  la  lumière  un  des 
côtés  de  répave  qui  avait  été  nettoyé,  probablement  pour 
les  besoins  de  la  justice.  On  y  voyait  serpenter  dans  les 
entrelacements  de  l'osier  un  mince  ruban  de  jonc  rouge, 
devenu  noir  par  endroits,  travail  de  l'eau  et  du  temps.  Ce 
jonc,  malgré  quelques  cassures,  traçait  distinctement  dans 
l'osier  ces  douze  lettres  :  Hardquanonne, 

Alors  le  shériff,  reprenant  ce  son  de  voix  particulier  qui 
ne  ressemble  à  rien  et  qu'on  pourrait  qualifier  l'accent  de 
justice,  se  tourna  vers  le  patient  : 

—  Hardquanonne!  quand,  par  nous,  shériff,  cette  gourde, 
sur  laquelle  est  votre  nom,  vous  a  été,  pour  la  première 
fois,  montrée,  exhibée  et  présentée,  vous  l'avez  tout  d'abord 
et  de  bonne  grâce  reconnue  comme  vous  ayant  appartenu; 
puis,  lecture  vous  ayant  été  faite,  en  sa  teneur,  du  par- 
chemin qui  y  était  ployé  et  enfermé,  vous  n'avez  pas  voulu 
en  dire  davantage,  et,  dans  l'espoir  sans  doute  que  l'enfant 
perdu  ne  serait  pas  retrouvé  et  que  vous  échapperiez  au 
châtiment,  vous  avez  refusé  de  répondre.  A  la  suite  duquel 
refus,  vous  avez  été  appliqué  à  la  peine  forte  et  dure,  et 
deuxième  lecture  dudit  parchemin,  où  est  consignée  la 
déclaration  et  confession  de  vos  complices,  vous  a  été 
donnée.  Inutilement.  Aujourd'hui,  qui  est  le  jour  quatrième 
et  le  jour  légalement  voulu  de  la  confrontation,  ayant  été 
mis  en  présence  de  celui  qui  a  été  abandonné  à  Portland 
le  vingt-neuf  janvier  mil  six  cent  quatrevingt-dix,  l'espé- 
rance diabolique  s'est  évanouie  en  vous,  et  vous  avez  rompu 
le  silence  et  reconnu  votre  victime... 

Le  patient  ouvrit  les  yeux,  dressa  la  tête,  et  d'une  voix 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  9 

OÙ  il  y  avait  la  sonorité  étrange  de  l'agonie,  avec  on  ne 
sait  quel  calme  mêlé  à  son  râle,  prononçant  tragiquement 
sous  cet  amas  de  pierres  des  mots  pour  chacun  desquels 
il  lui  fallait  soulever  l'espèce  de  couvercle  de  tombe  posé 
sur  lui,  il  se  mit  à  parler  : 

—  J'ai  juré  le  secret,  et  je  l'ai  gardé  le  plus  que  j'ai  pu. 
Les  hommes  sombres  sont  les  hommes  fidèles,  et  il  existe 
une  honnêteté  dans  l'enfer.  Aujourd'hui  le  silence  est 
devenu  inutile.  Soit.  C'est  pourquoi  je  parle.  Eh  bien,  oui. 
C'est  lui.  Nous  l'avons  fait  à  nous  deux  le  roi;  le  roi  par  sa 
volonté,  moi  par  mon  art. 

Et,  regardant  Gwynplaine,  il  ajouta  : 

—  Maintenant  ris  à  jamais. 
Et  lui-même  il  se  mit  à  rire. 

Ce  second  rire,  plus  farouche  encore  que  le  premier, 
aurait  pu  être  pris  pour  un  sanglot. 

Le  rire  cessa,  et  l'homme  se  recoucha.  Ses  paupières  se 
refermèrent. 

Le  shériff,  qui  avait  laissé  la  parole  au  supplicié,  pour- 
suivit : 

—  De  tout  quoi  il  est  pris  acte. 

Il  donna  au  greffier  le  temps  d'écrire,  puis  il  dit  : 

—  Hardquanonne,  aux  termes  de  la  loi,  après  confron- 
tation suivie  d'effet,  après  troisième  lecture  de  la  déclara- 
tion de  vos  complices,  désormais  confirmée  par  votre 
reconnaissance  et  confession,  après  votre  aveu  itératif, 
vous  allez  être  dégagé  de  ces  entraves,  et  remis  au  bon 
plaisir  de  sa  majesté  pour  être  pendu  comme  plagiaire. 

—  Plagiaire,  fit  le  sergent  de  la  coiff'e.  C'est-à-dire  ache- 
teur et  vendeur  d'enfants.  Loi  visigothe,  livre  sept,  titre 
trois,  paragraphe  Usurpaveril;  et  Loi  salique,  titre  quarante 
et  un,  paragraphe  deux  ;  et  Loi  des  Frisons,  titre  vingt  et 
un,  De  Platjio.  Et  Alexandre  Nequam  dit  : 

Qui  pueroi  vendis,  plagiarius  est  libi  nomen*. 
Le  shériff  posa  le  parchemin  sur  la  table,  ôta  ses  lunettes, 
ressaisit  le  bouquet,  et  dit  : 

—  Fin  de  la  peine  forte  et  dure.  Hardquanonne,  remer- 
ciez sa  majesté. 

*Tûi  qui  veads  des  enfants,  ton  nom  est  plagiaire. 


10  L'HOMME    QUI   RIT. 

D'un  signe,  le  justicier-quorum  mit  en  mouvement 
l'homme  habillé  de  cuir. 

Cet  homme  qui  était  un  valet  de  bourreau,  «  groom  du 
gibet  »,  disent  les  vieilles  chartes,  alla  au  patient,  lui  ôta 
l'une  après  l'autre  les  pierres  qu'il  avait  sur  le  ventre, 
enleva  la  plaque  de  fer  qui  laissa  voir  les  côtes  déformées 
du  misérable,  puis  lui  défit  des  poignets  et  des  chevilles 
les  quatre  carcans  qui  le  liaient  aux  piliers. 

Le  patient,  déchargé  des  pierres  et  délivré  des  chaînes, 
resta  à  plat  sur  la  terre,  les  yeux  fermés,  les  bras  et  les 
jambes  écartés,  comme  un  crucifié  décloué. 

—  Hardquanonne,  dit  le  shérifif,  levez-vous. 
Le  patient  ne  remua  point. 

Le  groom  du  gibet  lui  prit  une  main  et  la  lâcha;  la  main 
retomba.  L'autre  main,  soulevée,  retomba  de  même.  Le 
valet  de  bourreau  saisit  un  pied,  puis  l'autre,  les  talons 
revinrent  frapper  le  sol.  Les  doigts  restèrent  inertes  et  les 
orteils  immobiles.  Les  pieds  nus  d'un  corps  gisant  ont  on 
ne  sait  quoi  de  hérissé. 

Le  médecin  s'approcha,  tira  d'une  poche  de  sa  robe  un 
petit  miroir  d'acier  et  le  mit  devant  la  bouche  béante  de 
Hardquanonne  ;  puis  du  doigt  il  lui  ouvrit  les  paupières. 
Elles  ne  s'abaissèrent  point.  Les  prunelles  vitreuses  demeu- 
rèrent fixes. 

Le  médecin  se  redressa  et  dit  : 

—  Il  est  mort. 
Et  il  ajouta  : 

—  Il  a  rit,  cela  l'a  tué. 

—  Peu  importe,  dit  le  shérifi.  Après  l'aveu,  vivre  ou 
mourir  n'est  plus  qu'une  formalité. 

Puis,  désignant  Hardquanonne  d'un  geste  de  son  bouquet 
de  roses,  le  shériff  jeta  cet  ordre  au  wapentake  : 

—  Carcasse  à  emporter  d'ici  cette  nuit. 

Le  wapentake  adhéra  d'un  hochement  de  tête. 
Et  le  shériff  ajouta  : 

—  Le  cimetière  de  la  prison  est  en  face. 

Le  wapentake  fit  un  nouveau  signe  d'adhésion. 
Le  grefiier  écrivait. 

Le  shérifi,  ayant  dans  sa  main  gauche  le  bouquet,  prit 
dans  l'autre  main  sa  baguette  blanche,  se  plaça  droit 


LA    MER    ET   LE    SORT   REMUENT,    ETC.  H 

devant  Gwynplaine  toujours  assis,  lui  fit  une  révérence 
profonde,  puis,  autre  attitude  de  solennité,  renversa  sa 
tête  en  arrière,  et,  regardant  Gwynplaine  en  face,  lui  dit  : 

—  A  vous  qui  êtes  ici  présent,  nous  Philippe  Denzill 
Parsons,  chevalier,  shériff  du  comté  de  Surrey,  assisté 
d'Aubrie  Docminique,  écuyer,  notre  clerc  et  greffier,  et  de 
nos  officiers  ordinaires,  dûment  pourvu  de  commandements 
directs  et  spéciaux  de  sa  majesté,  en  vertu  de  notre  com- 
mission, et  des  droits  et  devoirs  de  notre  charge,  et  avec 
le  congé  du  lord  chancelier  d'Angleterre,  procès-verbaux 
dressés  et  actes  pris,  vu  les  pièces  communiquées  par  l'ami- 
rauté, après  vérification  des  attestations  et  signatures,  après 
déclarations  lues  et  ouïes,  après  confrontation  faite,  toutes 
les  constatations  et  informations  légales  étant  complétées, 
épuisées,  et  menées  à  bonne  et  juste  fin,  nous  vous  signifions 
et  déclarons,  afin  qu'il  en  advienne  ce  que  de  droit,  que 
vous  êtes  Fermain  Clancharlie,  baron  Clancharlie  et 
Hunkerville,  marquis  de  Corleone  en  Sicile,  pair  d'Angle- 
terre, et  que  Dieu  garde  votre  seigneurie. 

Et  il  salua. 

Le  sergent  en  droit,  le  docteur,  le  justicier-quorum,  le 
wapentake,  le  greffier,  tous  les  assistants,  excepté  le  bour- 
reau, répétèrent  ce  salut  plus  profondément  encore,  et 
s'inclinèrent  jusqu'à  terre  devant  Gwynplaine. 

—  Ah  çà,  cria  Gwynplaine,  réveillez-moi! 
Et  il  se  dressa  debout,  tout  pâle. 

—  Je  viens  vous  réveiller,  en  effet,  dit  une  voix  qu'on 
n'avait  pas  encore  entendue. 

Un  homme  sortit  de  derrière  un  des  piliers.  Comme 
personne  n'avait  pénétré  dans  la  cave  depuis  que  la  lame 
de  fer  avait  livré  passage  à  l'arrivée  du  cortège  de  police, 
il  était  visible  que  cet  homme  était  dans  cette  ombre  avant 
l'entrée  de  Gwynplaine,  qu'il  avait  un  rôle  régulier  d'obser- 
vation, et  qu'il  avait  mission  et  fonction  de  se  tenir  là.  Cet 
homme  était  gros  et  replet,  en  perruque  de  cour  et  en 
manteau  de  voyage,  plutôt  vieux  que  jeune,  et  très  correct. 

Il  salua  Gwynplaine  avec  respect  et  aisance,  avec  l'élé- 
gance d'un  gentleman  domestique,  et  sans  gaucherie  de 
magistrat. 

—  Oui,  dit-il,  je  viens  vous  réveiller.  Depuis  vingt-cinq 


42  L'HOMME  QUI    RIT. 

ans,  vous  dormez.  Vous  faites  un  songe,  et  il  faut  en  sortir. 
Vous  vous  croyez  Gwynplaine,  vous  êtes  Clancharlie.  Vous 
vous  croyez  du  peuple,  vous  êtes  de  la  seigneurie.  Vous 
vous  croyez  au  dernier  rang,  vous  êtes  au  premier.  Vous 
vous  croyez  histrion,  vous  êtes  sénateur.  Vous  vous  croyez 
pauvre,  vous  êtes  opulent.  Vous  vous  croyez  petit,  vous 
êtes  grand.  Réveillez-vous,  milord! 

^Gwynplaine,  d'une  voix  très  basse  et  où  il  y  avait  une  cer- 
taine terreur,  murmura  : 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela  veut  dire? 

—  Gela  veut  dire,  milord,  répondit  le  gros  homme,  que  je 
m'appelle  Barkilphedro,  que  je  suis  officier  de  l'amirauté, 
que  cette  épave,  la  gourde  de  Hardquanonne,  a  été  trouvée 
au  bord  de  la  mer, ,  qu'elle  m'a  été  apportée  pour  être 
décachetée  par  moi,  comme  c'est  la  sujétion  et  la  préroga- 
tive de  ma  charge,  que  je  l'ai  ouverte  en  présence  des 
deux  jurés  assermentés  de  l'office  Jetson,  lesquels  sont 
tous  deux  membres  du  parlement,  William  Blathwaith, 
pour  la  ville  de  Bath,  et  Thomas  Jervoise  pour  Southampton, 
que  les  deux  jurés  ont  décrit  et  certifié  le  contenu  de  la 
gourde,  et  signé  le  procès-verbal  d'ouverture,  conjointe- 
ment avec  moi,  que  j'ai  fait  mon  rapport  à  sa  majesté, 
que,  par  l'ordre  de  la  reine,  toutes  les  formalités  légales 
nécessaires  ont  été  remplies  avec  la  discrétion  que  com- 
mande une  si  délicate  matière,  et  que  la  dernière,  la  confron- 
tation, vient  d'avoir  lieu;  cela  veut  dire  que  vous  avez 
un  million  de  rentes,  cela  veut  dire  que  vous  êtes  lord  du 
Royaume-Uni  de  la  Grande-Bretagne,  législateur  et  juge, 
jug^  suprême,  législateur  souverain,  vêtu  de  la  pourpre 
et  de  l'hermine,  égal  aux  princes,  semblable  aux  empereurs, 
que  vous  avez  sur  la  tête  la  couronne  de  pair,  et  que  vous 
allez  épouser  une  duchesse,  fille  d'un  roi. 

Sous  cette  transfiguration  croulant  sur  lui  à  coups  de 
tonnerre,  Gwynplaine  s'évanouit. 


LA   MER    ET    LE    SORT   REMUENT,    ETC.  i3 


II 


CE  QUI  ERRE  NE  SE  TROMPE  PAS 


Toute  cette  aventure  était  venue  d'un  soldat  qui  avait 
trouvé  une  bouteille  au  bord  de  la  mer. 

Racontons  le  fait. 

A  tout  fait  se  rattache  un  engrenage. 

Un  jour  un  des  quatre  canonniers  composant  la  garnison 
du  château  de  Calshor  avait  ramassé  dans  le  sable  à  marée 
basse  une  gourde  d'osier  jetée  là  par  le  flux.  Cette  gourde, 
toute  moisie,  était  bouchée  d'un  bouchon  goudronné.  Le 
soldat  avait  porté  l'épave  au  colonel  du  château,  et  le  colonel 
l'avait  transmise  à  l'amiral  d'Angleterre.  L'amiral,  c'était 
l'amirauté;  pour  les  épaves,  l'amirauté,  c'était  Barkil- 
phedro.  Barkilphedro  avait  ouvert  et  débouché  la  gourde, 
et  l'avait  portée  à  la  reine.  La  reine  avait  immédiatement 
avisé.  Deux  conseillers  considérables  avaient  été  informés 
et  consultés,  le  lord-chancelier,  qui  est,  de  par  la  loi, 
«  gardien  de  la  conscience  du  roi  d'Angleterre  »,  et  le 
lord  maréchal,  qui  est  «  juge  des  armes  et  de  la  descente 
de  la  noblesse  *.  Thomas  Howard,  duc  de  Norfolk,  pair 
catholique,  qui  était  héréditairement  haut- maréchal 
d'Angleterre,  avait  fait  dire  par  son  député-comte-maréchal 
Henri  Hovi^ard,  comte  de  Bindon,  qu'il  serait  de  l'avis  du 
lord-chancelier.  Quant  au  lord-chancelier,  c'était  William 
Cowper.  II  ne  faut  point  confondre  ce  chancelier  avec  son 
homonyme  et  son  contemporain  William  Cowper,  l'anato- 
miste  commentateur  de  Bidloo,  qui  publia  en  Angleterre 
le  Traité  des  muscles  presque  au  moment  où  Etienne 
Abeille  publiait  en  France  V Histoire  des  os;  un  chirurgien 


14  L'HOMME    QUI    RIT. 

est  distinct  d'un  lord.  Lord  William  Cowper  était  célèbre 
pour  avoir,  à  propos  de  l'aflaire  de  Talbot  Yelverton, 
vicomte  Longueville,  émis  cette  sentence  :  «  qu'au  respect 
de  la  constitution  d'Angleterre,  ,1a  restauration  d'un  pair 
importait  plus  que  la  restauration  d'un  roi  ».  La  gourde 
trouvée  à  Calshor  avait  éveillé  au  plus  haut  point  son  atten- 
tion. L'auteur  d'une  maxime  aime  les  occasions  de  l'appli- 
quer. C'était  un  cas  de  restauration  d'un  pair.  Des  recher- 
ches avaient  été  faites.  Gvvynplaine  ayant  écriteau  sur  rue, 
était  facile  à  trouver.  Hardquanonne  aussi.  Il  n'était  pas 
mort.  La  prison  pourrit  l'homme,  mais  le  conserve,  si 
garder  c'est  conserver.  Les  gens  confiés  aux  bastilles  y 
étaient  rarement  dérangés.  On  ne  changeait  guère  plus  de 
cachot  qu'on  ne  change  de  cercueil.  Hardquanonne  était 
encore  dans  le  donjon  de  Chatham.  On  n'eut  qu'à  mettre 
la  main  dessus.  On  le  transféra  de  Chatham  à  Londres.  En 
même  temps  on  s'informait  en  Suisse.  Les  faits  furent 
reconnus  exacts.  On  leva,  dans  les  grefies  locaux,  à  Vevey, 
à  Lausanne,  l'acte  de  mariage  de  lord  Linnseus  en  exil, 
l'acte  de  naissance  de  l'enfant,  les  actes  de  décès  du  père 
et  de  la  mère,  et  l'on  en  eut  «  pour  servir  ce  que  de 
besoin  »  de  doubles  expéditions,  dûment  certifiées.  Tout 
cela  s'exécuta  dans  le  plus  sévère  secret,  avec  ce  qu'on 
appelait  alors  la  promptitude  royale^,  et  avec  le  «  silence 
de  taupe  »  recommandé  et  pratiqué  par  Bacon,  et  plus 
tard  érigé  en  loi  par  Blackstone,  pour  les  affaires  de 
chancellerie  et  d'état,  et  pour  les  choses  qualifiées  séna- 
toriales. 

Le  jussu  régis  et  la  signature  Jeffreys  furent  vérifiés. 
Pour  qui  a  étudié  pathologiquement  les  cas  de  caprice  dits 
a  bon  plaisir  »,  ce  jussu  régis  est  tout  simple.  Pourquoi 
Jacques  II,  qui,  ce  semble,  eût  dû  cacher  de  tels  actes,  en 
laissait-il,  au  risque  même  de  compromettre  la  réussite^ 
des  traces  écrites?  Cynisme.  Indifférence  hautaine.  Ah! 
vous  croyez  qu'il  n'y  a  que  les  filles  d'impudiques  !  la  rai- 
son d'état  l'est  aussi.  Et  se  cupit  ante  videri.  Commettre 
un  crime  et  s'en  blasonner,  c'est  là  toute  l'histoire.  Le  roi 
se  tatoue,  comme  le  forçat.  On  a  intérêt  à  échapper  au 
gendarme  et  à  l'histoire,  on  en  serait  bien  fâché,  on  tient 
à  être  connu  et  reconnu.  Voyez  mon  bras,  remarquez  ce 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  15 

dessin,  un  temple  de  l'amour  et  un  cœur  enflammé  percé 
d'une  flèche,  c'est  moi  qui  suis  Lacenaire.  Jussuregis.  C'est 
moi  qui  suis  Jacques  II.  On  accomplit  une  mauvaise  action, 
on  met  sa  marque  dessus.  Se  compléter  par  Tefironterie, 
se  dénoncer  soi-même,  faire  imperdable  son  méfait,  c'est 
la  bravade  insolente  du  malfaiteur.  Christine  saisit  Monal- 
deschi,  le  fait  confesser  et  assassiner,  et  dit  :  Je  suis  reine 
de  Suède  chez  le  roi  de  France.  Il  y  a  le  tyran  qui  se  cache, 
comme  Tibère,  et  le  tyran  qui  se  vante,  comme  Philippe  IL 
L'un  est  plus  scorpion,  l'autre  est  plus  léopard.  Jacques  II 
était  de  cette  dernière  variété.  11  avait,  on  le  sait,  le  visage 
ouvert  et  gai,  difl'érenten  cela  de  Philippe  IL  Philippe  était 
lugubre,  Jacques  était  jovial.  On  est  tout  de  même  féroce. 
Jacques  II  était  le  tigre  bonasse.  Il  avait,  comme  Philippe  II, 
la  tranquillité  de  ses  forfaits.  Il  était  monstre  parla  grâce 
de  Dieu.  Donc  il  n'avait  rien  à  dissimuler  et  à  atténuer,  et 
ses  assassinats  étaient  de  droit  divin.  Il  eût  volontiers,  lui 
aussi,  laissé  derrière  lui  ses  archives  de  Simancas  avec  tous 
ses  attentats  numérotés,  datés,  classés,  étiquetés  et  mis  en 
ordre,  chacun  dans  son  compartiment,  comme  les  poisons 
dans  l'officine  d'un  pharmacien.  Signer  ses  crimes,  c'est 
royal. 

Toute  action  commise  est  une  traite  tirée  sur  le  grand 
payeur  ignoré.  Celle-ci  venait  d'arriver  à  échéance  avec 
l'endos  sinistre  Jiissu  régis: 

La  reine  Anne,  point  femme  d'un  côté,  en  ce  qu'elle  ex- 
cellait à  garder  un  secret,  avait  demandé,  sur  cette  grave 
afl*aire,  au  lord-chancelier  un  rapport  confidentiel  du  genre 
qualifié  «  rapport  à  l'oreille  royale  ».  Les  rapports  de  cette 
sorte  ont  toujours  été  usités  dans  les  monarchies.  A  Vienne, 
il  y  avait  le  conseiller  de  l'oreille,  personnage  aulique. 
C'était  une  ancienne  dignité  carlovingienne,  Vauricularius 
des  vieilles  chartes  palatines.  Celui  qui  parle  bas  à  l'empe- 
reur. 

William,  baron  Covvper,  chancelier  d'Angleterre,  que  la 
reine  croyait,  parce  qu'il  était  myope  comme  elle  et  plus 
qu'elle,  avait  rédigé  un  mémoire  commençant  ainsi  :  «  Deux 
oiseaux  étaient  aux  ordres  de  Salomon,  une  huppe,  la  hud- 
bud,  qui  parlait  toutes  les  langues,  et  un  aigle,  le  simour- 
ganka,  qui  couvrait  d'ombre  avec  ses  ailes  une  caravane 


16  L'HOMME    QUI    RIT. 

de  vingt  mille  hommes.  De  même,  sous  une  autre  forme,  la 
providence  »,  etc.  Le  lord-chancelier  constatait  le  fait  d'un 
héritier  de  pairie  enlevé  et  mutilé,  puis  retrouvé.  Il  ne  blâ- 
mait point  Jacques  II,  père  de  la  reine  après  tout.  Il  donnait 
même  des  raisons.  Premièrement,  il  y  a  les  anciennes 
maximes  monarchiques.  E  senioratu  eripimus.  In  roluragio 
cadat.  Deuxièmement,  le  droit  royal  de  mutilation  existe. 
Chamberlayne  l'a  constaté.  Corpora  etbonanostrorum  sub- 
jectorum  nostra  siinl*,  a  dit  Jacques  P^  de  glorieuse  et  docte 
mémoire.  Il  a  été  crevé  les  yeux  à  des  ducs  de  sang  royal 
pour  le  bien  du  royaume.  Certains  princes,  trop  voisins  du 
trône,  ont  été  utilement  étoufifés  entre  deux  matelas,  ce  qui 
a  passé  pour  apoplexie.  Or,  étouffer,  c'est  plus  que  mutiler. 
Le  roi  de  Tunis  a  arraché  les  yeux  à  son  père,  Muley-Assem, 
et  ses  ambassadeurs  n'en  ont  pas  moins  été  reçus  par  l'em- 
pereur. Donc  le  roi  peut  ordonner  une  suppression  de 
membre  commeune  suppression  d'état,  etc.,  c'est  légal,  etc. 
Mais  une  légalité  ne  détruit  pas  l'autre.  «  Si  le  noyé 
revient  sur  l'eau  et  n'est  pas  mort,  c'est  Dieu  qui  retouche 
l'action  du  roi.  Si  l'héritier  se  retrouve,  que  la  couronne 
lui  soit  rendue.  Ainsi  il  fut  fait  pour  lord  Alla,  roi  deNor- 
thumbre,  qui  lui  aussi  avait  été  bateleur.  Ainsi  il  doit  être 
fait  pour  Gwynplaine,  qui  lui  aussi  est  roi,  c'est-à-dire  lord. 
La  bassesse  du  métier,  traversée  et  subie  par  force  ma- 
jeure, ne  ternit  point  le  blason  ;  témoin  Abdolonyme,  qui 
était  roi  et  qui  fut  jardinier  ;  témoin  Joseph,  qui  était  saint 
et  qui  fut  menuisier  ;  témoin  Apollon,  qui  était  dieu  et  qui 
fut  berger.  »  Bref,  le  savant  chancelier  concluait  à  la  réin- 
tégration en  tous  ses  biens  et  dignités  de  Fermain,  lord 
Clancharlie,  faussement  appelé  Gwynplaine,  «  à  la  seule 
condition  qu'il  fût  confronté  avec  le  malfaiteur  Hardqua- 
nonne,  et  reconnu  par  ledit  ».  Et  sur  ce,  le  chancelier, 
garde  constitutionnel  de  la  conscience  royale,  rassurait 
cette  conscience. 

Le  lord-chancelier  rappelait,  en  post-scriptum,  que,  au 
cas  où  Hardquanonne  refuserait  de  répondre,  il  devait  être 
appliquée  à  «  la  peine  forte  et  dure  »,  auquel  cas,  pour 


*  «  La  vie  et  les  membres  des  sujets  dépendent  du  roi.   »   (Chamberlayne, 
2«  partie,  chap.  iv,  p  76.) 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  17 

atteindre  la  période  dite  de  frodmorteU  voulue  par  la  charte 
du  roi  Adelstan,  la  confrontation  devait  avoir  lieu  le  qua- 
trième jour;  ce  qui  a  bien  un  peu  l'inconvénient  que,  si 
le  patient  meurt  le  second  ou  le  troisième  jour,  la  confron- 
tation devient  difficile  ;  mais  la  loi  doit  être  exécutée.  L'in- 
convénient de  la  loi  fait  partie  de  la  loi. 

Du  reste,  dans  l'esprit  du  lord-chancelier,  la  reconnais- 
sance de  Gwynplaine  par  Hardquanonne  ne  faisait  aucun 
doute. 

Anne,  suffisamment  informée  de  la  difformité  de  Gwyn- 
plaine, ne  voulant  point  faire  tort  à  sa  sœur,  à  laquelle 
avaient  été  substitués  les  biens  desGiancharlie,  décida  avec 
bonheur  que  la  duchesse  Josianeseraitépouséepar  le  nou- 
veau lord,  c'est-à-dire  par  Gwynplaine. 

La  réintégration  de  lord  Fermain  Glancharlie  était  du 
reste  un  cas  très  simple,  l'héritier  étant  légitime  et  direct. 
Pouriesfiliationsdouteuses  ou  pour  les  pairies  «in  abeyance» 
revendiquées  par  des  collatéraux,  la  chambre  des  lords 
doit  être  consultée.  Ainsi,  sans  remonter  plus  haut,  elle 
le  fut  en  1782  pour  la  baronnie  de  Sidney,  réclamée  par 
Elisabeth  Perry  ;  en  1798,  pour  la  baronnie  de  Beaumont, 
réclamée  par  Thomas  Stapleton  ;  en  1803,  pour  la  baronnie 
de  Ghandos,  réclamée  par  le  révérend  Tymewell  Brydges  ; 
en  1813,  pour  la  pairie-comté  de  Banbury,  réclamée  par 
le  lieutenant  général  Knollys,  etc.;  mais  ici  rien  de  pareil. 
Aucun  litige  ;  une  légitimité  évidente  ;  un  droit  clair  et  cer- 
tain ;  il  n'y  avait  point  lieu  à  saisir  la  chambre,  et  la  reine, 
assistée  du  lord-chancelier,  suffisait  pour  reconnaître  et 
admettre  le  nouveau  lord. 

Barkilphedro  mena  tout. 

L'affaire,  grâce  à  lui,  resta  tellement  souterraine,  le 
secret  fut  si  hermétiquement  gardé,  que  ni  Josiane,  ni  lord 
David  n'eurent  vent  du  prodigieux  fait  qui  se  creusait  sous 
eux.  Josiane,  très  altière,  avait  un  escarpement  qui  la  ren- 
dait aisée  à  bloquer.  Elle  s'isolait  d'elle-même  Quant  à  lord 
David,  on  l'envoya  en  mer,  sur  les  côtes  de  Flandre.  Il  allait 
perdre  la  lordship  et  ne  s'en  doutait  pas.  Notons  ici  un 
détail.  Il  advint  qu'à  dix  lieues  du  mouillage  de  la  station 
navale  commandée  par  lord  David,  un  capitaine  nommé 
Halyburton  força  la  flotte  française.  Le  comte  de  Pembroke, 


18  L'HOMME    QUI   RIT. 

président  du  conseil,  porta  sur  une  proposition  de  promo- 
tion de  contre-amiraux  ce  capitaine  Halyburton,  Anne  raya 
Halyburton  et  mit  lord  David  Dirry-Moir  à  sa  place,  afin 
que  lord  David  eût  au  moins,  lorsqu'il  apprendrait  qu'il 
n'était  plus  pair,  la  consolation  d'être  contre-amiral. 

Anne  se  sentit  contente.  Un  mari  horrible  à  sa  sœur,  un 
beau  grade  à  lord  David.  Malice  et  bonté. 

Sa  majesté  allait  se  donner  la  comédie.  En  outre,  elle  se 
disait  qu'elle  réparait  un  abus  de  pouvoir  de  son  auguste 
père,  qu'elle  restituait  un  membre  à  la  pairie,  qu'elle  agis- 
sait en  grande  reine,  qu'elle  protégeait  l'innocence  selon 
la  volonté  de  Dieu,  que  la  providence  dans  ses  saintes  et  im- 
pénétrables voies,  etc.  C'est  bien  doux  de  faire  une  action 
juste,  qui  est  désagréable  à  quelqu'un  qu'on  n'aime  pas. 

Du  reste,  savoir  que  le  futur  mari  de  sa  sœur  était  dif- 
forme avait  suffi  à  la  reine.  De  quelle  façon  ce  Gvvynplaine 
était-il  difforme,  quel  genre  de  laideur  était-ce?  Barkil- 
phedro  n'avait  pas  tenu  à  en  informer  la  reine,  et  Anne 
n'avait  pas  daigné  s'en  enquérir.  Profond  dédain  royal. 
Qu'importait  d'ailleurs?  La  chambre  des  lords  ne  pouvait 
qu'être  reconnaissante.  Le  lord-chancelier,  l'oracle,  avait 
parlé.  Restaurer  un  pair,  c'est  restaurer  toute  la  pairie. 
La  royauté,  en  cette  occasion,  se  montrait  bonne  et  res- 
pectueuse gardienne  du  privilège  de  la  pairie.  Quel  que  fût 
le  visage  du  nouveau  lord,  un  visage  n'est  pas  une  objec- 
tion contre  un  droit.  Anne  se  dit  plus  ou  moins  tout  cela, 
et  alla  simplement  à  son  but,  à  ce  grand  but  féminin  et 
royal,  se  satisfaire. 

La  reine  était  alors  à  Windsor,  ce  qui  mettait  une  cer- 
taine distance  entre  les  intrigues  de  cour  et  le  public. 

Les  personnes  seules  d'absolue  nécessité  furent  dans  le 
secret  de  ce  qui  allait  se  passer. 

Quant  à  Barkilphedro,  il  fut  joyeux,  ce  qui  ajouta  à  son 
visage  une  expression  lugubre. 

La  chose  en  ce  monde  qui  peut  le  plus  être  hideuse,  c'est 
la  joie. 

Il  eut  cette  volupté  de  déguster  le  premier  la  gourde  de 
Hardquanonne.  Il  eut  l'air  peu  surpris,  l'étonnement  étant 
d'un  peti  esprit.  D'ailleurs,  n'est-ce  pas?  cela  lui  était 
bien  dû,  à  lui  qui  depuis  si  longtemps  faisait  faction  à  la 


LA   MER    ET   LE    SORT    REMUENT,    ETC.  19 

porte  du  hasard.  Puisqu'il  attendait,  il  fallait  bien  que  quel- 
que chose  arrivât. 

Ce  nil  mirari  faisait  partie  de  sa  contenance.  Au  fond, 
disons-le,  il  avait  été  émerveillé.  Quelqu'un  qui  eût  pu  lui 
ôter  le  masque  qu'il  mettait  sur  sa  conscience  devant  Dieu 
même,  eût  trouvé  ceci:  Précisément,  en  cet  instant-là, 
Barkilphedro  commençait  à  être  convaincu  qu'il  lui  serait 
décidément  impossible,  à  lui  ennemi  intime  et  infime,  de 
faire  une  fracture  à  cette  haute  existence  de  la  duchesse 
Josiane.  De  là  un  accès  frénétique  d'animosité  latente.  Il 
était  parvenu  à  ce  paroxysme  qu'on  appelle  le  décourage- 
ment. D'autant  plus  furieux  qu'il  désespérait.  Ronger  son 
frein,  expression  tragique  et  vraie  !  un  méchant  rongeant 
1,'impuissance.  Barkilphedro  était  peut-être  au  moment  de 
renoncer,  non  à  vouloir  du  mal  à  Josiane,  mais  à  lui  en  faire  ; 
non  à  la  rage,  mais  à  la  morsure.  Pourtant,  quelle  chute, 
lâcher  prise  !  garder  désormais  sa  haine  dans  le  fourreau, 
comme  un  poignard  de  musée  1  Rude  humiliation. 

Tout  à  coup,  à  point  nommé,  —l'immense aventure  uni- 
verselle se  plaît  à  ces  coïncidences,  —  la  gourde  de  Hard- 
quanonne  vient,  de  vague  en  vague,  se  placer  entre  ses 
mains.  Il  y  a  dans  l'inconnu  on  ne  sait  quoi  d'apprivoisé 
qui  semble  être  aux  ordres  du  mal.  Barkilphedro,  assisté 
des  deux  témoins  quelconques,  jurés  indiflérents  de  l'ami- 
rauté, débouche  la  gourde,  trouve  le  parchemin,  le  déploie, 
lit...  —  Qu'on  se  représente  cet  épanouissement  mons- 
trueux! 

Il  est  étrajige  de  penser  que  la  mer,  le  vent,  les  espaces, 
les  flux  et  les  reflux,  les  orages,  les  calmes,  les  souffles, 
peuvent  se  donner  beaucoup  de  peine  pour  arriver  à  faire 
le  bonheur  d'un  méchant.  Cette  complicité  avait  duré 
quinze  ans.  Œuvre  mystérieuse.  Pendant  ces  quinze  années, 
Pocéan  n'avait  pas  été  une  minute  sans  y  travailler.  Les 
flots  s'étaient  transmis  de  l'un  à  l'autre  la  bouteille  surna- 
geante, les  écueils  avaient  esquivé  le  choc  du  verre,  aucune 
fêlure  n'avait  lézardé  lagourde,  aucun  frottement  n'avait  usé 
le  bouchon,  les  algues  n'avaient  point  pourri  l'osier,  les  co- 
quillages n'avaient  point  rongé  le  mot  Ilardquanonne,  l'eau 
n'avait  pas  pénétré  dans  l'épave,  la  moisissure  n'avait  pas 
dissous  le  parchemin,  l'humidité  n'avait  pas  effacé  l'écri- 


20  L'HOMME   QUI   RIT. 

ture,  que  de  soins  Tabîme  avait  dû  se  donner!  Et  de  cette 
façon,  ce  que  Gernardus  avait  jeté  à  l'ombre,  l'ombre  l'avait 
remis  à  Barkilphedro,  et  le  message  envoyé  à  Dieu  était 
parvenu  au  démon.  Il  y  avait  eu  abus  de  confiance  dans 
l'immensité,  et  l'ironie  obscure  mêlée  aux  choses  s'était 
arrangée  de  telle  sorte  qu'elle  avait  compliqué  ce  triomphe 
loyal,  l'enfant  perdu  Gwynplaine  redevenant  lord  Clan- 
charlie,  d'une  victoire  venimeuse,  qu'elle  avait  fait  mécham  - 
ment  une  bonne  action,  et  qu'elle  avait  mis  la  justice  au 
service  de  l'iniquité.  Retirer  sa  victime  à  Jacques  II,  c'était 
donner  une  proie, à  Barkilphedro.  Relever  Gwynplaine, 
c'était  livrer  Josiane.  Barkilphedro  réussissait  ;  et  c'était 
pour  cela  que  pendant  tant  d'années  les  vagues,  les  lames, 
les  rafales,  avaient  ballotté,  secoué,  poussé,  jeté,  tour- 
menté et  respecté  cette  bulle  de  verre  où  il  y  avait  tant 
d'existences  mêlées!  c'était  pour  cela  qu'il  y  avait  eu  en- 
tente cordiale  entre  les  vents,  les  marées  et  les  tempêtes! 
La  vaste  agitation  du  prodige  complaisante  pour  un  misé- 
rable ll'infini  collaborateur  d'un  ver  de  terre!  la  destinée 
a  de  ces  volontés  sombres. 

Barkilphedro  eut  un  éclair  d'orgueil  titanique.  Il  se  dit 
que  tout  cela  avait  été  exécuté  à  son  intention.  Il  se  sentit 
centre  et  but. 

Il  se  trompait.  Réhabilitons  le  hasard.  Ce  n'était  point 
là  le  vrai  sens  du  fait  remarquable  dont  profitait  la  haine  de 
Barkilphedro.  L'océan  se  faisant  père  et  mère  d'un  orphelin, 
envoyant  la  tourmente  à  ses  bourreaux,  brisant  la  barque 
qui  a  repoussé  l'enfant,  engloutissant  les  mains  jointes  des 
naufragés,  refusant  toutes  leurs  supplications  et  n'acceptant 
d'eux  que  leur  repentir,  la  tempête  recevant  un  dépôt  des 
mains  de  la  mort,  le  robuste  navire  où  était  le  forfait  rem- 
placé par  la  fiole  fragile  où  est  la  réparation,  la  mer 
changeant  de  rôle,  comme  une  panthère  qui  se  ferait 
nourrice,  et  se  mettant  à  bercer,  non  l'enfant,  mais  sa 
destinée,  pendant  qu'il  grandit  ignorant  de  tout  ce  que  le 
goufire  fait  pour  lui,  les  vagues,  à  qui  a  été  jetée  la  gourde, 
veillant  sur  ce  passé  dans  lequel  il  y  a  un  avenir,  l'ouragan 
soufflant  dessus  avec  bonté,  les  courants  dirigeant  la  frêle 
épave  à  travers  l'insondable  itinéraire  de  l'eau,  les  ménage- 
ments des  algues,  des  houles,  des  rochers,  toute  la  vaste 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  21 

écume  de  Tabîme  prenant  sous  sa  protection  un  innocent, 
l'onde  imperturbable  comme  une  conscience,  le  chaos 
rétablissant  l'ordre^  le  monde  des  ténèbres  aboutissant  à 
une  clarté,  toute  Tombre  employée  à  cette  sortie  d'astre, 
la  vérité;  le  proscrit  consolé  dans  sa  tombe,  l'héritier  rendu 
à  l'héritage,  le  crime  du  roi  cassé,  la  préméditation  divine 
obéie,  le  petit,  le  faible,  l'abandonné,  ayant  l'infini  pour 
tuteur;  voilà  ce  que  Barkilphedro  eût  pu  voir  dans  l'évé- 
nement dont  il  triomphait;  voilà  ce  qu'il  ne  vit  pas.  Il  ne 
se  dit  point  que  tout  avait  été  fait  pour  Gwynplaine  ;  il  se 
dit  que  tout  avait  été  fait  pour  Barkilphedro;  et  qu'il  en 
valait  la  peine.  Tels  sont  les  satans. 

Du  reste,  pour  s'étonner  qu'une  épave  fragile  ait  pu 
nager  quinze  ans  sans  être  avariée,  il  faudrait  peu  con- 
naître la  profonde  douceur  de  l'océan.  Quinze  ans,  ce  n'est 
rien.  Le  k  octobre  1867,  dans  le  Morbihan,  entre  l'île  de 
Groix,  la  pointe  de  la  presqu'île  de  Gavres  et  le  rocher  des 
Errants,  des  pêcheurs  de  Port-Louis  ont  trouvé  une  am- 
phore romaine  du  quatrième  siècle,  couverte  d'arabesques 
par  les  incrustations  de  la  mer.  Cette  amphore  avait  flotté 
quinze  cents  ans. 

Quelque  apparence  fle'gmatique  que  voulût  garder  Barkil- 
phedro, sa  stupéfaction  avait  égalé  sa  joie. 

Tout  s'off'rait,  tout  était  comme  préparé.  Les  tronçons 
de  l'aventure  qui  allait  satisfaire  sa  haine  étaient  d'avance 
épars  à  sa  portée.  Il  n'y  avait  qu'à  les  rapprocher  et  à  faire 
les  soudures.  Ajustage  amusant  à  exécuter.  Ciselure. 

Gwynplaine  !  il  connaissait  ce  nom .  Masca  ridens  !  Comme 
tout  le  monde,  il  avait  été  voir  l'Homme  qui  Rit.  Il  avait  lu 
l'enseigne-écriteau  accrochée  à  l'inn  Tadcaster  ainsi  qu'on 
lit  une  affiche  de  spectacle  qui  attire  la  foule;  il  l'avait 
remarquée;  il  se  la  rappela  sur-le-champ  dans  les  moindres 
détails,  quitte  d'ailleurs  à  vérifier  ensuite;  cette  affiche, 
dans  l'évocation  électrique  qui  se  fit  en  lui,  reparut  devant 
son  œil  profond  et  vint  se  placer  à  côté  du  parchemin  des 
naufragés,  comme  la  réponse  à  côté  de  la  question,  comme 
le  mot  à  côté  de  l'énigme,  et  ces  lignes:  «  Ici  l'on  voit 
Gwynplaine  abandonné  à  l'âge  de  dix  ans,  la  nuit  du 
29  janvier  1690,  au  bord  de  la  mer,  à  Portland  »,  prirent 
brusquement  sous  son  regard  un  resplendissement  d'à- 


22  L'HOMME    QUI   RIT. 

pocalypse.  Il  eut  cette  vision,  le  flamboiement  de  Mane 
Thecel  Phares  sur  un  boniment  de  la  toire.  C'en  était  fait 
de  tout  cet  échafaudage  qui  était  l'existence  de  Josiane. 
Écroulement  subit.  L'enfant  perdu  était  retrouvé.  Il  y  avait 
un  lord  Clancharlie.  David  Dirry-Moir  était  vidé.  La  pairie, 
la  richesse,  la  puissance,  le  rang,  tout  cela  sortait  de  lord 
David  et  entrait  dans  Gwynplaine.  Tout,  châteaux,  chasses, 
forêts,  hôtels,  palais,  domaines,  y  compris  Josiane,  était  à 
Gwynplaine.  Et  Josiane,  quelle  solution!  Qui  maintenant 
avait-elle  devant  elle?  Illustre  et  hautaine,  un  histrion  ; 
belle  et  précieuse,  un  monstre.  Eût-on  jamais  espéré  cela? 
La  vérité  est  que  Barkilphedro  était  dans  l'enthousiasme. 
Toutes  les  combinaisons  les  plus  haineuses  peuvent  être 
dépassées  par  la  munificence  infernale  de  l'imprévu.  Quand 
la  réalité  veut,  elle  fait  des  chefs-d'œuvre.  Barkilphedro 
trouvait  bêtes  tous  ses  rêves.  11  avait  mieux. 

Le  changement  qui  allait  se  faire  par  lui  se  fût-il  fait 
contre  lui,  il  ne  l'eût  pas  moins  voulu.  Il  existe  de  féroces 
insectes  désintéressés  qui  piquent  sachant  qu'ils  mourront 
de  la  piqûre.  Barkilphedro  était  cette  vermine-là. 

Mais  cette  fois,  il  n'avait  pas  le  mérite  du  désinté- 
ressement. Lord  David  Dirry-Moir  ne  lui  devait  rien,  et 
lord  Fermain  Clancharlie  allait  lui  devoir  tout.  De  protégé, 
Barkilphedro  allait  devenir  protecteur.  Et  protecteur  de 
qui?  d'un  pair  d'Angleterre.  Il  aurait  un  lord  à  lui!  un  lord 
qui  serait  sa  créature!  Le  premier  pli,  Barkilphedro  comp- 
tait bien  le  lui  donner.  Et  ce  lord  serait  le  beau-frère 
morganatique  de  la  reine  !  Étant  si  laid,  il  plairait  à  la  reine 
de  toute  la  quantité  dont  11  déplairait  à  Josiane.  Poussé 
pai'  cette  faveur,  et  en  mettant  des  habits  graves  et  modestes, 
Barkilphedro  pouvait  devenir  un  personnage.  Il  s'était 
toujours  destiné  à  l'église.  Il  avait  une  vague  envie  d'être 
évêque. 

En  attendant,  il  était  heureux. 

Quel  beau  succès!  et  comme  toute  cette  quantité  de 
besogne  du  hasard  était  bien  faite  !  Sa  vengeance,  car  il 
appelait  cela  sa  vengeance,  lui  était  mollement  apportée 
par  le  flot.  Il  n'avait  pas  été  vainement  embusqué. 

L'écueil,  c'était  lui.  L'épave,  c'était  Josiane.  Josiane  venait 
s'échouer  sur  Barkilphedro  !  profonde  extase  scélérate. 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  23 

Il  était  habile  à  cet  art  qu'on  appelle  la  suggestion,  et 
qui  consiste  à  faire  dans  l'esprit  des  autres  «ne  petite  inci- 
sion où  l'on  met  une  idée  à  soi  ;  tout  en  se  tenant  à  l'écart, 
et  sans  avoir  l'air  de  s'en  mêler,  il  s'arrangea  de  façon  à 
ce  que  Josiane  allât  à  la  baraque  Green-Box  et  vît  Gwyn- 
piaine.  Cela  ne  pouvait  pas  nuire.  Le  saltimbanque  vu  en 
sa  bassesse,  bon  ingrédient  dans  la  combinaison.  Plus  tard, 
cela  assaisonnerait. 

Il  avait  silencieusement  tout  apprêté  d'avance.  Ce  qu'il 
voulait,  c'était  on  ne  sait  quoi  de  soudain.  Le  travail  qu'il 
avait  exécuté  ne  pourrait  être  exprimé  que  par  ces  mots 
étranges  :  construire  un  coup  de  foudre. 

Les  préliminaires  achevés,  il  avait  veillé  à  ce  que  toutes 
les  formalités  voulues  fussent  accomplies  dans  les  formes 
légales.  Le  secret  n'en  avait  point  souffert,  le  silence  faisant 
partie  de  la  loi. 

La  confrontation  de  Hardquanonne  avec  Gw^ynplaine 
avait  eu  lieu;  Barkilphedro  y  avait  assisté.  On  vient  d'en 
voir  le  résultat. 

Le  même  jour,  un  carrosse  de  poste  de  la  reine  vint 
brusquement,  de  la  part  de  sa  majesté,  chercher  lady 
Josiane  à  Londres  pour  la  conduire  à  Windsor  où  Anne  en 
ce  moment  passait  la  saison.  Josiane,  pour  quelque  chose 
qu'elle  avait  dans  l'esprit,  eut  bien  souhaité  désobéir,  ou 
du  moins  retarder  d'un  jour  son  obéissance  et  remettre  ce 
départ  au  lendemain,  mais  la  vie  de  cour  ne  comporte  point 
ces  résistances-là.  Elle  dut  se  mettre  immédiatement  en 
route,  et  abandonner  sa  résidence  de  Londres,  Hunkerville- 
house,  pour  sa  résidence  de  Windsor,  Corleone-lodge. 

La  duchesse  Josiane  avait  quitté  Londres  au  moment 
même  où  le  wapentake  se  présentait  à  l'inn  Tadcaster  pour 
enlever  Gwynplaine  et  le  mener  à  la  cave  pénale  de  South- 
vvark. 

Quand  elle  arriva  à  Windsor,  l'huissier  de  la  verge  noire, 
qui  garde  la  porte  de  la  chambre  de  présence,  l'informa 
que  sa  majesté  était  enfermée  avec  le  lord-chancelier,  et 
ne  pourrait  la  recevoir  que  le  lendemain;  qu'elle  eût  en 
conséquence  à  se  tenir,  à  Corleone-lodge,  à  la  disposition 
de  sa  majesté,  et  que  sa  majesté  lui  enverrait  directement 
ses  ordres  le  lendemain  matin  à  son  réveil.  Josiane  rentra 


24  L'HOMME    QUI    RIT. 

chez  elle  fort  dépitée,  soupa  de  mauvaise  humeur,  eut  la 
migraine,  congédia  tout  le  monde,  son  mousse  excepté, 
puis  le  congédia  lui-même,  et  se  coucha  qu'il  faisait  encore 
jour. 

En  arrivant  elle  avait  appris  que,  ce  même  lendemain, 
lord  David  Dirry-Moir,  ayant  reçu  en  mer  l'ordre  de  venir 
immédiatement  prendre  les  ordres  de  la  reine,  était  attendu 
à  Windsor. 


LA   MER   ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  25 


III 


AUCUN  HOMME  NE  PASSERAIT  BRUSQUEMENT 

DE  LA   SIBÉRIE  AU   SÉNÉGAL 

SANS   PERDRE  CONNAISSANCE.  (Humboldt.) 


L'évanouissement  d'un  homme,  même  le  plus  ferme  et 
le  plus  énergique,  sous  un  brusque  coup  de  massue  de  la 
fortune,  n'a  rien  qui  doive  surprendre.  Un  homme  s'assomme 
par  l'imprévu  comme  un  bœuf  par  le  merlin.  François 
d'Albescola,  le  même  qui  arrachait  aux  ports  turcs  leur 
chaîne  de  fer,  demeura,  quand  on  le  fit  pape,  un  jour  entier 
sans  connaissance.  Or,  du  cardinal  au  pape  l'enjambée  est 
moindre  que  du  saltimbanque  au  pair  d'Angleterre. 

Rien  de  violent  comme  les  ruptures  d'équilibre. 

Quand  Gvvynplaine  revint  à  lui  et  rouvrit  les  yeux,  il 
était  nuit.  Gvvynplaine  était  dans  un  fauteuil  au  milieu 
d'une  vaste  chambre  toute  tendue  de  velours  pourpre, 
murs,  plafond  et  plancher.  On  marchait  sur  du  velours. 
Près  de  lui  se  tenait  debout,  tête  nue,  l'homme  au  gros 
ventre  et  au  manteau  de  voyage  qui  était  sorti  de  derrière 
un  pilier  dans  la  cave  de  Southwark.  Gvvynplaine  était  seul 
dans  cette  chambre  avec  cet  homme.  De  son  fauteuil,  en 
étendant  le  bras,  il  pouvait  toucher  deux  tables,  portant 
chacune  une  girandole  de  six  chandelles  de  cire  allumées. 
Sur  l'une  de  ces  tables,  il  y  avait  des  papiers  et  une  cassette  ; 
sur  l'autre  un  en-cas,  volaille  froide,  vin,  brandy,  servi 
sur  un  plateau  de  vermeil. 

Par  le  vitrage  d'une  longue  fenêtre  allant  du  plancher 
au  plafond,  un  clair  ciel  nocturne  d'avril  faisait  entrevoir 
au  dehors  un  demi-cercle  de  colonnes  autour  d'une  cour 


26  L'HOMME    QUI   RIT. 

d'honneur  fermée  d'un  portail  à  trois  porte?,  une  fort 
large  et  deux  basses;  la  porte  cochère,  très  grande,  au 
milieu;  à  droite,  la  porte  chevalière,  moindre;  à  gauche, 
la  porte  piétonne,  petite.  Ces  portes  étaient  fermées  de 
grilles  dont  les  pointes  brillaient;  une  haute  sculpture 
couronnait  la  porte  centrale.  Les  colonnes  étaient  proba- 
blement en  marbre  blanc,  ainsi  que  le  pavage  de  la  cour, 
qui  faisait  un  effet  de  neige  et  qui  encadrait  de  sa  nappe 
de  lames  plates  une  mosaïque  confusément  distincte  dans 
l'ombre  ;  cette  mosaïque,  sans  doute,  vue  le  jour,  eût  offert 
au  regard,  avec  tous  ses  émaux  et  toutes  ses  couleurs,  un 
gigantesque  blason,  selon  la  mode  florentine.  Des  zigzags 
de  balustres  montaient  et  descendaient,  indiquant  des 
escaliers  de  terrasses.  Au-dessus  de  la  cour  se  dressait  une 
immense  architecture  brumeuse  et  vague  à  cause  de  la 
nuit.  Des  intervalles  de  ciel,  pleins  d'étoiles,  découpaient 
une  silhouette  de  palais. 

On  apercevait  un  toit  démesuré,  des  pignons  à  volutes, 
des  mansardes  à  visières  comme  des  casques,  des  cheminées 
pareilles  à  des  tours,  et  des  entablements  couverts  de  dieux 
et  de  déesses  immobiles.  A  travers  la  colonnade  jaillissait 
dans  la  pénombre  une  de  ces  fontaines  de  féerie,  doucement 
bruyantes,  qui  se  versent  de  vasque  en  vasque,  mêlent  la 
pluie  à  la  cascade,  ressemblent  à  une  dispersion  d'écrin, 
et  font  au  vent  une  folle  distribution  de  leurs  diamants  et 
de  leurs  perles  comme  pour  désennuyer  les  statues  qui  les 
entourent.  De  longues  rangées  de  fenêtres  se  profilaient, 
séparées  par  des  panoplies  en  ronde  bosse,  et  par  des  bustes 
sur  des  piédouches.  Sur  les  acrotères,  des  trophées  et  des 
morions  à  panaches  de  pierre  alternaient  avec  les  dieux. 

Dans  la  chambre  où  était  Gwynplaine,  au  fond,  en  face 
de  la  fenêtre,  on  voyait  d'un  côté  une  cheminée  aussi 
haute  que  la  muraille,  et  de  l'autre,  sous  un  dais,  un  de 
ces  spacieux  lits  féodaux  où  l'on  monte  avec  une  échelle 
et  où  l'on  peut  se  coucher  en  travers.  L'escabeau  du  lit 
était  à  côté.  Un  rang  de  fauteuils  au  bas  des  murs  et  un 
rang  de  chaises  en  avant  des  fauteuils  complétaient  l'ameu- 
blement. Le  plafond  était  de  forme  tumbon;  un  grand  feu 
de  bois  à  la  française  tlambait  dans  la  cheminée;  à  la 
richesse  des  flammes  et  à  leurs  stries  roses  et  vertes,  un 


LA    MER    ET   LE    SORT    REMUENT,    ETC.  27 

connaisseur  eût  constaté  que  ce  feu  était  de  bois  de  frêne, 
très  grand  luxe;  la  chambre  était  si  grande  que  les  deux 
girandoles  la  laissaient  obscure.  Çà  et  là,  des  portières, 
baissées  et  flottantes,  indiquaient  des  communications 
avec  d'autres  chambres.  Cet  ensemble  avait  l'aspect  carré 
et  massif  du  temps  de  Jacques  P"",  mode  vieillie  et  superbe. 
Comme  le  tapis  et  la  tenture  de  la  chambre,  le  dais,  le 
baldaquin,  le  lit,  l'escabeau,  les  rideaux,  la  cheminée,  les 
housses  des  tables,  les  fauteuils,  les  chaises,  tout  était 
velours  cramoisi.  Pas  d'or,  si  ce  n'est  au  plafond.  Là,  à 
égale  distance  des  quatre  angles,  luisait,  appliqué  à  plat, 
un  énorme  bouclier  rond  de  métal  repoussé,  où  étincelait 
un  éblouissant  relief  d'armoiries;  dans  ces  armoiries,  sur 
deux  blasons  accostés,  on  distinguait  un  tortil  de  baron  et 
une  couronne  de  marquis;  était-ce  du  cuivre  doré?  était- 
ce  du  vermeil?  on  ne  savait.  Cela  semblait  de  l'or.  Et  au 
centre  de  ce  plafond  seigneurial,  magnifique  ciel  obscur, 
ce  flamboyant  écusson  avait  le  sombre  resplendissement 
d'un  soleil  dans  de  la  nuit. 

Un  homme  sauvage  dans  lequel  est  amalgamé  un  homme 
libre  est  à  peu  près  aussi  inquiet  dans  un  palais  que  dans 
une  prison.  Ce  lieu  superbe  était  troublant.  Toute  magni- 
ficence dégage  de  l'efl'roi.  Quel  pouvait  être  l'habitant  de 
cette  demeure  auguste?  A  quel  colosse  toute  cette  grandeur 
appartenait-elle?  De  quel  lion  ce  palais  était-il  l'antre? 
Gvvynplaine,  encore  mal  éveillé,  avait  le  cœur  serré. 

—  Où  est-ce  que  je  suis?  dit-il 

L'homme  qui  était  debout  devant  lui,  répondit  : 

—  Vous  êtes  dans  votre  maison,  milord. 


28  L'HOMME    QUI    RIT. 


IV 


FASCINATION 


II  faut  du  temps  pour  revenir  à  la  surface. 

Gwynplaine  avait  été  jeté  au  fond  de  la  stupéfaction. 

On  ne  prend  pas  tout  de  suite  pied  dans  l'inconnu. 

11  y  a  des  déroutes  d'idées  comme  il  y  a  des  déroutes 
d'armées  ;  le  ralliement  ne  se  fait  point  immédiatement. 

On  se  sent  en  quelque  sorte  épars.  On  assiste  à  une 
bizarre  dissipation  de  soi-même. 

Dieu  est  le  bras,  le  hasard  est  la  fronde,  l'homme  est  le 
caillou.  Résistez  donc,  une  fois  lancé. 

Gwynplaine,  qu'on  nous  passe  le  mot,  ricochait  d'un 
étonnement  sur  l'autre.  Après  la  lettre  d'amour  de  la  du- 
chesse, la  révélation  de  la  cave  de  Southwark. 

Dans  une  destinée,  quand  l'inattendu  commence,  prépa- 
rez-vous à  ceci  :  coup  sur  coup.  Cette  farouche  porte  une 
fois  ouverte,  les  surprises  s'y  précipitent.  La  brèche  faite 
à  votre  mur,  le  pêle-mêle  des  événements  s'y  engouffre. 
L'extraordinaire  ne  vient  pas  pour  une  fois. 

L'extraordinaire,  c'est  une  obscurité.  Cette  obscurité 
était  sur  Gwynplaine.  Ce  qui  lui  arrivait  lui  semblait 
inintelligible.  Il  percevait  tout  à  travers  ce  brouillard 
qu'une  commotion  profonde  laisse  dans  Tintelligence 
comme  la  poussière  d'un  écroulement.  La  secousse  avait 
été  de  fond  en  comble.  Rien  de  net  ne  s'offrait  à  lui.  Pour- 
tant la  transparence  se  rétablit  toujours  peu  à  peu.  La 
poussière  tombe.  D'instant  en  instant,  la  densité  de  l'éton- 
nement  décroît.  Gwynplaine  était  comme  quelqu'un  qui 
aurait  l'œil  ouvert  et  fixe  dans  un  songe,  et  qui  tâcherait 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  29 

de  voir  ce  qu'il  y  a  dedans.  Il  décomposait  ce  nuage,  puis 
le  recomposait.  Il  avait  des  intermittences  d'égarement-  Il 
subissait  cette  oscillation  de  l'esprit  dans  l'imprévu 
laquelle,  tour  à  tour,  vous  pousse  du  côté  où  l'on  comprend, 
puis  vous  ramène  du  côté  où  l'on  ne  comprend  plus.  A  qui 
n'est-il  pas  arrivé  d'avoir  ce  balancier  dans  le  cerveau? 

Par  degré  la  dilatation  se  faisait  en  sa  pensée  dans  les 
ténèbres  de  l'incident  comme  elle  s'était  faite  en  sa  pupille 
dans  les  ténèbres  du  souterrain  de  Southwark.  Le  difficile, 
c'était  de  parvenir  à  mettre  un  certain  espacement  entre 
tant  de  sensations  accumulées.  Pour  que  cette  combustion 
des  idées  troubles,  dite  compréhension,  puisse  s'opérer,  il 
faut  de  l'air  entre  les  émotions.  Ici  l'air  manquait.  L'évé- 
nement, pour  ainsi  dire,  n'était  pas  respirable.  En  entrant 
dans  la  terrifiante  cave  de  Southwark,  Gwynplaine  s'était 
attendu  au  carcan  du  forçat;  on  lui  avait  mis  sur  la  tête 
la  couronne  de  pair.  Comment  était-ce  possible?  Il  n'y 
avait  point  assez  de  place  entre  ce  que  Gwynplaine  avait 
redouté  et  ce  qui  lui  arrivait,  cela  s'était  succédé  trop 
vite,  son  effroi  se  changeait  en  autre  chose  trop  brusque- 
ment pour  que  ce  fût  clair.  Les  deux  contrastes  étaient 
trop  serrés  l'un  contre  l'autre.  Gwynplaine  faisait  effort 
pour  retirer  son  esprit  de  cet  étau. 

Il  se  taisait.  C'est  l'instinct  des  grandes  stupeurs  qui 
sont  sur  la  défensive  plus  qu'on  ne  croit.  Qui  ne  dit  rien 
fait  face  à  tout.  Un  mot  qui  vous  échappe,  saisi  par  l'en- 
grenage inconnu,  peut  vous  tirer  tout  entier  sous  on  ne 
sait  quelles  roues. 

L'écrasement,  c'est  la  peur  des  petits.  La  foule  craint 
toujours  qu'on  ne  lui  mette  le  pied  dessus.  Or  Gwynplaine 
avait  été  de  la  foule  bien  longtemps. 

Un  état  singulier  de  l'inquiétude  humaine  se  traduit  par 
ce  mot  :  voir  venir.  Gwynplaine  était  dans  cet  état.  On  ne 
se  sent  pas  encore  en  équilibre  avec  une  situation  qui 
surgit.  On  surveille  quelque  chose  qui  doit  avoir  une  suite. 
On  est  vaguement  attentif.  On  voit  venir.  Quoi?  on  ne  sait. 
Qui  ?  on  regarde. 

L'homme  au  gros  ventre  répéta  : 

—  Vous  êtes  dans  votre  maison,  milord. 

Gwynplaine  se  tâta.  Dans  les  surprises,  on  regarde,  pour 


y 


30  L'HOMME    QUI   RIT. 

s'assurer  que  les  choses  existent,  puis  on  se  tâte,  pour 
s'assurer  qu'on  existe  soi-même-.  C'était  bien  à  lui  qu'on 
parlait;  mais  lui-même  était  autre.  Il  n'avait  plus  son 
capingot  et  sonesclavine  de  cuir.  Il  avait  un  gilet  de  drap 
d'argent,  et  un  habit  de  satin  qu'en  le  louchant  il  sentait 
brodé;  il  sentait  une  grosse  bourse  pleine  dans  la  poche 
du  gilet.  On  large  haut-de-chausses  de  velours  recouvrait 
son  étroite  culotte  collante  de  clown;  il  avait  des  souliers 
à  hauts  talons  rouges.  De  même  qu'on  l'avait  transporté 
dans  ce  palais,  on  lui  avait  changé  ses  vêtements. 
L'homme  reprit  : 

—  Que  votre  seigneurie  daigne  se  souvenir  de  ceci  :  C'est 
moi  qui  me  nomme  Barkilphedro.  Je  suis  clerc  de  l'ami- 
rauté. C'est  moi  qui  ai  ouvert  la  gourde  de  Hardquanonne 
et  qui  en  ai  fait  sortir  votre  destinée.  Ainsi,  dans  les  contes 
arabes,  un  pêcheur  fait  sortir  d'une  bouteille  un  géant. 

Gwynplaine  fixa  ses  yeux  sur  le  visage  souriant  qui  lui 
parlait. 
Barkilphedro  continua  : 

—  Outre  ce  palais,  milord,  vous  avez  Hunkerville-house, 
qui  est  plus  grand.  Vous  avez  Clancharlie-castle,  où  est 
assise  votre  pairie,  et  qui  est  une  forteresse  du  temps 
d'Edouard  le  Vieux.  Vous  avez  dix-neuf  baillis  à  vous,  avec 
leurs  villages  et  leurs  paysans.  Ce  qui  met  sous  votre  ban- 
nière de  lord  et  de  nobleman  environ  quatrevingt  mille 
vassaux  et  fiscalins.  A  Clancharlie,  vous  êtes  juge,  juge 
de  tout,  des  biens  et  des  personnes,  et  vous  tenez  votre 
cour  de  baron.  Le  roi  n'a  de  plus  que  vous  que  le  droit  de 
frapper  monnaie.  Le  roi,  que  la  loi  normande  qualifie  chief- 
signor,  a  justice,  cour  et  coin.  Coin,  c'est  monnaie.  A  cela 
près,  vous  êtes  roi  dans  votre  seigneurie-  comme  lui 
dans  son  royaume.  Vous  avez  droit,  comme  baron,  à  un 
gibet  de  quatre  piliers  en  Angleterre,  et,  comme  marquis, 
à  une  potence  de  sept  poteaux  en  Sicile;  la  justice  du 
simple  seigneur  ayant  deux  piliers,  celle  du  châtelain  trois, 
et  celle  du  duc  huit.  Vous  êtes  qualifié  prince  dans  les  an- 
ciennes Chartres  de  Northumbre.  Vous  êtes  allié  aux  vi- 
comtes Valentia  en  Irlande,  qui  sont  Power,  et  aux  comtes 
d'Umfraville  en  Ecosse,  qui  sont  Angus.  Vous  êtes  chef  de 
clan  comme  Campbell,  Ardmannach,  et  Mac-Callummore. 


LA    MEU    ET    LE    SOHT    KEMUENT,    ETC.  31 

Vous  avez  huit  châtellenies,  Reculver,  Buxton,  Hell-Kerters, 
Homble,  Moricambe,  Gumdraith,  Trenvvardraith  et  d'au- 
tres. Vous  avez  un  droit  sur  les  tourbières  de  Pillinmore 
et  sur  les  carrières  d'albâtre  de  Trent;  de  plus  vous  avez 
tout  le  pays  de  Pennethchase,  et  vous  avez  une  montagne 
avec  une  ancienne  ville  qui  est  dessus.  La  ville  s'appelle 
Vinecaunton  ;  la  montagne  s'appelle  Moil-enlli.  Tout  cela 
vous  fait  un  revenu  de  quarante  mille  livres  sterling,  c'est- 
à-dire  quarante  fois  les  vingt-cinq  mille  francs  de  rente 
dont  se  contente  un  français. 

Pendant  que  Barkilphedro  parlait,  Gvvynplaine,  dans  un 
crescendo  de  stupeur,  se  souvenait.  Le  souvenir  est  un 
engloutissement  qu'un  mot  peut  remuer  jusqu'au  fond. 
Tous  ces  noms  prononcés  par  Barkilphedro,  Gvvynplaine  les 
connaissait.  Ils  étaient  inscrits  aux  dernières  lignes  de  ces 
deux  placards  qui  tapissaient  la  cahute  où  s'était  écoulée 
son  enfance,  et,  à  force  d'y  avoir  laissé  machinalement 
errer  ses  yeux,  il  les  savait  par  cœur.  En  arrivant,  orphelin 
abandonné,  dans  la  baraque  roulante  de  Weymouth,  il  y 
avait  trouvé  son  héritage  inventorié  qui  l'attendait,  et  le 
matin,  quand  le  pauvre  petit  s'éveillait,  la  première  chose 
qu'épelait  son  regard  insouciant  et  distrait,  c'était  sa 
seigneurie  et  sa  pairie.  Détail  étrange  qui  s'ajoutait  à  toutes 
ses  surprises,  pendant  quinze  ans,  rôdant  de  carrefour  en 
carrefour,  clown  d'un  tréteau  nomade,  gagnant  son  pain 
au  jour  le  jour,  ramassant  des  liards  et  vivant  de  miettes, 
il  avait  voyagé  avec  sa  fortune  affichée  sur  sa  misère. 

Barkilphedro  toucha  de  l'index  la  cassette  qui  était  sur 
la  table  : 

—  Milord,  cette  cassette  contient  deux  mille  guinées 
que  sa  gracieuse  majesté  la  reine  vous  envoie  pour  vos 
premiers  besoins. 

Gwynplaine  fit  un  mouvement. 

—  Ce  sera  pour  mon  père  Ursus,  dit-il. 

—  Soit,  milord,  fit  Barkilphedro.  Ursus,  à  l'inn  Tadcaster. 
Le  sergent  de  la  coiffe,  qui  nous  a  accompagnés  jusqu'ici 
et  qui  va  repartir  tout  à  l'heure,  les  lui  portera.  Peut-être 
irai-je  à  Londres.  En  ce  cas,  ce  serait  moi.  Je  m'en  charge. 

—  Je  les  lui  porterai  moi-même,  repartit  Gwynplaine. 
Barkilphedro  cessa  de  sourire,  et  dit  : 


32  L'HOMME    QUI    RIT. 

—  Impossible. 

Il  y  a  une  inflexion  de  voix  qui  souligne.  Barkilphedro 
eut  cet  accent.  11  s'arrêta  comme  pour  mettre  un  point 
après  le  mot  qu'il  venait  de  dire.  Puis  il  continua,  avec 
ce  ton  respectueux  et  particulier  du  valet  qui  se  sent  le 
maître  : 

—  Milord,  vous  êtes  ici  à  vingt-trois  milles  de  Londres, 
à  Corleone-lodge,  dans  votre  résidence  de  cour,  contiguë 
au  château  royal  de  Windsor.  Vous  y  êtes  sans  que  per- 
sonne le  sache.  Vous  y  avez  été  transporté  dans  une  voiture 
fermée  qui  vous  attendait  à  la  porte  de  la  geôle  de  South- 
wark.  Les  gens  qui  vous  ont  introduit  dans  ce  palais 
ignorent  qui  vous  êtes,  mais  me  connaissent,  et  cela  sufllt. 
Vous  avez  pu  être  amené  jusqu'à  cet  appartement,  au 
moyen  d'une  clef  secrète  que  j'ai.  Il  y  a  dans  la  maison 
des  personnes  endormies,  et  ce  n'est  pas  l'heure  de  réveiller 
les  gens.  C'est  pourquoi  nous  avons  le  temps  d'une  expli- 
cation, qui  sera  courte  d'ailleurs.  .Te  vais  vous  la  faire.  J'ai 
commission  de  sa  majesté. 

Barkilphedro  se  mit  à  feuilleter  tout  en  parlant  une  liasse 
de  dossiers  qui  étaient  près  delà  cassette. 

—  Milord,  voici  votre  patente  de  pair.  Voici  le  brevet 
de  votre  marquisat  sicilien.  Voici  les  parchemins  et  di- 
plômes de  vos  huit  baronnies  avec  les  sceaux  de  onze  rois, 
depuis  Baldret,  roi  de  Kent,  jusqu'à  Jacques  VI  et  P"",  roi 
d'Angleterre  et  d'Ecosse.  Voici  vos  lettres  de  préséance. 
Voici  vos  baux  à  rentes,  et  les  titres  et  descriptions  de 
vos  fiefs,  alleux,  mouvances,  pays  et  domaines.  Ce  que 
vous  avez  au-dessus  de  votre  tête  dans  ce  blason  qui  est 
au  plafond,  ce  sont  vos  deux  couronnes,  le  tortil  à  perles 
de  baron  et  le  cercle  à  fleurons  de  marquis.  Ici,  à  côté, 
dans  votre  vestiaire,  est  votre  robe  de  pair  de  velours  rouge 
à  bandes  d'hermine.  Aujourd'hui  même,  il  y  a  quelques 
heures,  le  lord-chancelier,  et  le  député-comte-maréchal 
d'Angleterre,,  informés  du  résultat  de  votre  confrontation 
avec  le  comprachicos  Hardquanonne,  ont  pris  les  ordres 
de  sa  majesté.  Sa  majesté  a  signé  selon  son  bon  plaisir  qui 
est  la  même  chose  que  la  loi.  Toutes  les  formalités  sont 
remplies.  Demain,  pas  plus  tard  que  demain,  vous  serez 
admis   à  la  chambre   des   lords;  on   y   délibère   depuis 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  33 

quelques  jours  sur  un  bill  présenté  par  la  couronne  ayant 
pour  objet  d'augmenter  de  cent  mille  livres  sterling,  qui 
sont  deux  millions  cinq  cent  mille  livres  de  France,  la 
dotation  annuelle  du  duc  de  Cumberland,  mari  de  la  reine; 
vous  pourrez  prendre  part  à  la  discussion. 
Harkilphedro  s'interrompit,  respira  lentement  et  reprit: 
—  Pourtant  rien  n'est  fait  encore.  On  n'est  pas  pair 
d'Angleterre  malgré  soi.  Tout  peut  s'annuler  et  disparaître, 
à  moins  que  vous  ne  compreniez.  Un  événement  qui  se 
dissipe  avant  d'éclore,  cela  se  voit  dans  la  politique.  Milord, 
le  silence  à  cette  heure  est  encore  sur  vous.  La  chambre 
des  lords  ne  sera  mise  au  fait  que  demain.  Le  secret  de 
toute  votre  affaire  a  été  gardé,  par  raison  d'état,  laquelle 
est  d'une  conséquence  tellement  considérable  que  les  per- 
sonnes graves,  seules  informées  en  ce  moment  de  votre 
existence  et  de  vos  droits,  les  oublieront  immédiatement, 
si  la  raison  d'état  leur  commande  de  les  oublier.  Ce  qui 
est  dans  la  nuit  peut  rester  dans  la  nuit.  Il  est  aisé  de  vous 
effacer.  Cela  est  d'autant  plus  facile  que  vous  avez  un 
frère,  fils  naturel  de  votre  père  et  d'une  femme  qui  depuis, 
pendant  l'exil  de  votre  père,  a  été  la  maîtresse  du  roi 
Charles  II,  ce  qui  fait  que  votre  frère  est  bien  en  cour;  or 
c'est  à  ce  frère,  tout  bâtard  qu'il  est,  que  reviendrait  votre 
pairie.  Voulez-vous  cela?  je  ne  le  suppose  pas.  Eh  bien, 
tout  dépend  de  vous.  Il  faut  obéir  à  la  reine.  Vous  ne 
quitterez  cette  résidence  que  demain,  dans  une  voiture  de 
sa  majesté,  et  pour  aller  à  la  chambre  des  lords.  Milord, 
voulez-vous  être  pair  d'Angleterre,  oui  ou  non  ?  La  reine 
a  des  vues  sur  vous.  Elle  vous  destine  à  une  alliance  quasi 
royale.  Lord  Fermain  Clancharlie,  ceci  est  l'instant  décisif. 
Le  destin  n'ouvre  point  une  porte  sans  en  fermer  une 
autre.  Après  de  certains  pas  en  avant,  un  pas  en  arrière 
n'est  plus  possible.  Qui  entre  dans  la  transfiguration  a 
derrière  lui  un  évanouissement.  Milord,  Gwynplaine  est 
mort.  Comprenez-vous? 

Gwynplaine  eut  un  tremblement  de  la  tête  aux  pieds, 
puis  il  se  remit. 

—  Oui,  dit-il. 

Barkilphedro  sourit,  salua,  prit  la  cassette  sous  son  man- 
teau, et  sortit. 

iir.  3 


34  L'HOMME    QUI    RIT. 


ON    CROIT    SE    SOUVENIR,    ON    OUBLIE 


Qu'est-ce  que  ces  étranges  changements  à  vue  qui  se 
font  dans  l'âme  humaine? 

Gwynplaine  avait  été  en  même  temps  enlevé  sur  un  som- 
met et  précipité  dans  un  abîme. 

Il  avait  le  vertige. 

Le  vertige  double. 

Le  vertige  de  l'ascension  et  le  vertige  de  la  chute. 

Mélange  fatal. 

11  s'était  senti  monter  et  ne  s'était  pas  senti  tomber. 

Voir  un  nouvel  horizon,  c'est  redoutable. 

Une  perspective,  cela  donne  des  conseils.  Pas  toujours 
bons. 

Il  avait  eu  devant  lui  la  trouée  féerique,  piège  peut-être, 
d'un  nuage  qui  se  déchire  et  qui  montre  le  bleu  profond. 

Si  profond  qu'il  est  obscur. 

Il  était  sur  la  montagne  d'où  l'on  voit  les  royaumes  de 
la  terre. 

Montagne  d'autant  plus  terrible  qu'elle  n'existe  pas.  Ceux 
qui  sont  sur  cette  cime  sont  dans  un  rêve. 

La  tentation  y  est  goufire,  et  si  puissante,  que  l'enfer 
sur  ce  sommet  espère  corrompre  le  paradis,  et  que  le  diable 
y  apporte  Dieu. 

Fasciner  l'éternité,  quelle  étrange  espérance  l 

Là  où  Satan  tente  Jésus,  comment  un  homme  lutterait-il? 

Des  palais,  des  châteaux,  la  puissance,  l'opulence,  toutes 
les  félicités  humaines  à  perte  de  vue  autour  de  soi,  une 
mappemonde  des  jouissances  étalées  à  l'horizon,  une  sorte 


LA    MER    ET    LE    SOHT    REMUENT,    ETC.  35 

de  géographie  radieuse  dont  on  est  le  centre;  mirage  péril- 
leux. 

Et  qu'on  se  figure  le  trouble  d'une  telle  vision  pas 
amenée,  sans  échelons  préalables  franchis,  sans  précaution, 
sans  transition. 

Un  homme  qui  s'est  endormi  dans  un  trou  de  taupe  et 
qui  se  réveille  sur  la  pointe  du  clocher  de  Strasbourg; 
c'était  là  Gwj^nplaine. 

Le  vertige  est  une  espèce  de  lucidité  formidable.  Sur- 
tout celui  qui,  vous  emportant  à  la  fois  vers  le  jour  et 
vers  la  nuit,  se  compose  de  deux  tournoiements  en  sens 
inverso. 

On  voit  trop,  et  pas  assez. 

On  voit  tout,  et  rien. 

On  est  ce  que  l'auteur  de  ce  livre  a  appelé  quelque  part 
«  l'aveugle  ébloui  ». 

Gwynplaine,  resté  seul,  se  mit  à  marcher  à  grands  pas. 
Un  bouillonnement  précède  l'explosion. 

A  travers  cette  agitation,  dans  cette  impossibilité  de 
se  tenir  en  place,  il  méditait.  Ce  bouillonnement  était  une 
liquidation.  Il  faisait  l'appel  de  ses  souvenirs.  Chose  sur- 
prenante qu'on  ait  toujours  si  bien  écouté  ce  qu'on  croit 
à  peine  avoir  entendu!  la  déclaration  des  naufragés  lue 
par  le  shériff  dans  la  cave  de  Southwark  lui  revenait  par- 
faitement nette  et  intelligible;  il  s'en  rappelait  chaque 
mot;  il  revoyait  dessous  toute  son  enfance. 

Brusquement  il  s'arrêta,  les  mains  derrière  le  dos,  regar- 
dant le  plafond,  le  ciel,  n'importe,  ce  qui  est  en  haut. 

—  Revanche  l  dit-il. 

Il  fut  comme  celui  qui  met  sa  tête  hors  de  l'eau.  Il  lui 
sembla  qu'il  voyait  tout,  le  passé,  l'avenir,  le  présent,  dans 
le  saisissement  d'une  clarté  subite. 

Ah!  cria-t-il,  —  car  il  y  a  des  cris  au  fond  de  la  pensée, 
—  ah  !  c'était  donc  cela  !  j'étais  lord.  Tout  se  découvre.  Ah  ! 
l'on  m'a  volé,  trahi,  perdu,  déshérité,  abandonné,  assassiné! 
le  cadavre  de  ma  destinée  a  flotté  quinze  ans  sur  la  mer, 
et  tout  à  coup  il  a  touché  la  terre,  et  il  s'est  dressé  debout 
et  vivant  !  Je  renais.  Je  nais!  Je  sentais  bien  sous  mes  hail- 
lons palpiter  autre  chose  qu'un  misérable,  et,  quand  je  me 
tournais  du  côté  des  hommes,  je  sentais  bien  qu'ils  étaient 


36  L'HOMME    QUI    RIT. 

le  troupeau,  et  que  je  n'étais  pas  le  chien,  mais  le  berger  I 
Pasteurs  des  peuples,  conducteurs  d'hommes,  guides  et 
maîtres,  c'est  là  ce  qu'étaient  mes  pères;  et  ce  qu'ils 
étaient,  je  le  suis!  Je  suis  gentilhomme,  et  j'ai  une  épée  ; 
je  suis  baron,  et  j'ai  un  casque;  je  suis  marquis,  et  j'ai  un 
panache  ;  je  suis  pair,  et  j'ai  une  couronne.  Ah  !  l'on 
m'avait  pris  tout  cela!  J'étais  l'habitant  de  la  lumière,  et 
l'on  m'avait  fait  l'habitant  des  ténèbres.  Ceux  qui  avaient 
proscrit  le  père  ont  vendu  l'enfant.  Quand  mon  père  a  été 
mort,  ils  lui  ont  retiré  de  dessous  la  tête  la  pierre  de  l'exil 
qu'il  avait  pour  oreiller,  et  ils  me  l'ont  mise  au  cou,  et  ils 
m'ont  jeté  dans  l'égout.  Oh  !  ces  bandits  qui  ont  torturé 
mon  enfance,  oui,  ils  remuent  et  se  dressent  au  plus  pro- 
fond de  ma  mémoire,  oui,  je  les  revois.  J'ai  été  le  morceau 
de  chair  becqueté  sur  une  tombe  par  une  troupe  de 
corbeaux.  J'ai  saigné  et  crié  sous  toutes  ces  silhouettes 
horribles.  Ah  !  c'est  donc  là  qu'on  m'avait  précipité,  sous 
l'écrasement  de  ceux  qui  vont  et  viennent,  sous  le  trépi- 
gnement de  tous,  au-dessous  du  dernier  dessous  du  genre 
humain,  plus  bas  que  le  serf,  plus  bas  que  le  valet,  plus 
bas  que  le  goujat,  plus  bas  que  l'esclave,  à  l'endroit  où  le 
chaos  devient  le  cloaque,  au  fond  de  la  disparition!  Et 
c'est  de  là  que  je  sors!  c'est  de  là  que  je  remonte!  c'est  de 
là  que  je  ressuscite!  Et  me  voilà.  Revanche! 

Il  s'assit,  se  releva,  prit  sa  tête  dans  ses  mains,  se  remit 
à  marcher,  et  ce  monologue  d'une  tempête  continua  en  lui  : 

—  Où  suis-je?  sur  le  sommet  I  Où  est-ce  que  je  viens 
m'abattre?  sur  la  cime!  Ce  faîte,  la  grandeur,  ce  dôme  du 
monde,  la  toute-puissance,  c'est  ma  maison.  Ce  temple  en 
l'air,  j'en  suis  un  des  dieux!  l'inaccessible,  j'y  loge.  Cette 
hauteur  que  je  regardais  d'en  bas,  et  d'où  il  tombait  tant 
de  rayons  que  j'en  fermais  les  yeux,  cette  seigneurie  inex 
pugnable,  cette  forteresse  imprenable  des  heureux,  j'y 
entre.  J'y  suis.  J'en  suis.  Ah!  tour  de  roue  définitif!  j'étais 
en  bas,  je  suis  en  haut.  En  iiaut,  à  jamais!  me  voilà  lord, 
j'aurai  un  manteau  d'écarlate,  j'aurai  des  fleurons  sur  la 
tête,  j'assisterai  au  couronnement  des  rois,  ils  prêteront 
serment  entre  mes  mains,  je  jugerai  les  ministres  et  les 
princes,  j'existerai.  Des  profondeurs  où  l'on  m'avait  jeté, 
je  rejaillis  jusqu'au  zénith.  J'ai  des  palais  de  ville  et  de 


I 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  37 

campagne,  des  hôtels,  des  jardins,  des  chasses,  des  forêts, 
des  carrosses,  des  millions,  je  donnerai  des  fêtes»  je  ferai 
des  lois,  j'aurai  le  choix  des  bonheurs  et  des  joies,  et  le 
vagabond  Gwynplaine,  qui  n'avait  pas  le  droit  de  prendre 
une  fleur  dans  l'herbe,  pourra  cueillir  des  astres  dans  le 
ciel. 

Funèbre  rentrée  de  Tombre  dans  une  âme.  Ainsi  s'opé- 
rait, en  ce  Gwynplaine  qui  avait  été  un  héros,  et  qui,  disons- 
le,  n'avait  peut-être  pas  cessé  de  l'être,  le  remplacement 
de  la  grandeur  morale  par  la  grandeur  matérielle.  Transi- 
tion lugubre.  Eflfraction  d'une  vertu  par  une  troupe  de 
démons  qui  passe.  Surprise  faite  au  côté  faible  de  l'homme 
Toutes  les  choses  inférieures  qu'on  appelle  supérieures, 
les  ambitions,  les  volontés  louches  de  l'instinct,  les  pas- 
sions, les  convoitises,  chassées  loin  de  Gwynplaine  par 
l'assainissement  du  malheur,  reprenaient  tumultueusement 
possession  de  ce  généreux  cœur.  Et  à  quoi  cela  avait-il 
tenu?  à  la  trouvaille  d'un  parchemin  dans  une  épave  char- 
riée par  la  mer.  Le  viol  d'une  conscience  par  un  hasard, 
cela  se  voit. 

Gwynplaine  buvait  à  pleine  gorgée  l'orgueil,  ce  qui  lui 
faisait  l'âme  obscure.  Tel  est  ce  vin  tragique. 

Cet  étourdissement  l'envahissait  ;  il  faisait  plus  qu'y 
consentir,  il  le  savourait.  Effet  d'une  longue  soif.  Est-on 
complice  de  la  coupe  où  Ton  perd  sa  raison?  Il  avait 
toujours  vaguement  désiré  cela.  Il  regardait  sans  cesse  du 
côté  des  grands;  regarder,  c'est  souhaiter.  L'aiglon  ne 
naît  pas  impunément  dans  l'aire. 

Être  lord.  Maintenant,  à  de  certains  moments,  il  trouvait 
cela  tout  simple. 

Peu  d'heures  s'étaient  écoulées,  comme  le  passé  d'hier 
était  déjà  loin! 

Gwynplaine  avait  rencontré  l'embuscade  du  mieux, 
ennemi  du  bien. 

Malheur  à  celui  dont  on  dit  :  A-t-il  du  bonheur! 

On  résiste  à  l'adversité  mieux  qu'à  la  prospérité.  On  se 
tire  de  la  mauvaise  fortune  plus  entier  que  de  la  bonne. 
Charybde  est  la  misère,  mais  Scylla  est  la  richesse.  Ceux 
qui  se  dressaient  sous  la  foudre  sont  terrassés  par  l'éblouis- 
sement.  Toi  qui  ne  t'étonnais  pas  du  précipice,  crains 


38  L'HOMME    QUI    RIT. 

d*être  emporté  sur  les  légions  d'ailes  de  la  nuée  et  du  % 
songe.  L'ascension  t'élèvera  et  t'amoindrira.  L'apothéose 
a  une  sinistre  puissance  d'abattre. 

Se  connaître  en  bonheur,  ce  n'est  pas  facile.  Le  hasard 
n'est  autre  chose  qu'un  déguisement.  Bien  ne  trompe 
comme  ce  visage-là.  Est-il  la  Providence?  Est-il  la  Fatalité? 

Une  clarté  peut  ne  pas  être  une  clarté.  Car  la  lumière 
est  vérité,  et  une  lueur  peut  être  une  perfidie.  Vous 
croyez  qu'elle  éclaire,  non,  elle  incendie. 

Il  fait  nuit;  une  main  pose  une  chandelle,  vil  suif 
devenu  étoile,  au  bord  d'une  ouverture  dans  les  ténèbres. 
Le  phalène  y  va. 

Dans  quelle  mesure  est-il  responsable? 

Le  regard  du  feu  fascine  le  phalène  de  même  que  le 
regard  du  serpent  fascine  l'oiseau. 

Que  le  phalène  et  l'oiseau  n'aillent  point  là,  cela  leur 
est-il  possible  ?  Est-il  possible  à  la  feuille  de  refuser 
obéissance  au  vent  ?  Est-il  possible  à  la  pierre  de  refuser 
obéissance  à  la  gravitation? 

Questions  matérielles,  qui  sont  aussi  des  questions  mo- 
rales. 

Après  la  lettre  de  la  duchesse,  G  wynpiaine  s'était  redressé. 
Il  y  avait  en  lui  de  profondes  attaches  qui  avaient  résisté. 
Mais  les  bourrasques,  après  avoir  épuisé  le  vent  d'un  côté 
de  l'horizon,  recommencent  de  l'autre,  et  la  destinée, 
comme  la  nature,  a  ses  acharnements.  Le  premier  coup 
ébranle,  le  second  déracine. 

Hélas!  comment  tombent  les  chênes? 

Ainsi,  celui  qui,  enfant  de  dix  ans,  seul  sur  la  falaise  de 
Poriland,  prêt  à  livrer  bataille,  regardait  fixement  les  com- 
battants à  qui  il  allait  avoir  à  faire,  la  rafale  qui  emportait 
le  navire  où  il  comptait  s'embarquer,  le  gouflre  qui  lui 
dérobait  cette  planche  de  salut,  le  vide  béant  dont  la 
menace  est  de  reculer,  la  terre  qui  lui  refusait  un  abri, 
le  zénith  qui  lui  refusait  une  étoile,  la  solitude  sans  pitié, 
l'obscurité  sans  regard,  l'océan,  le  ciel,  toutes  les  violences 
dans  un  infini  et  toutes  les  énigmes  dans  l'autre  ;  celui  qui 
n'avait  pas  tremblé  ni  défailli  devant  l'énormité  hostile  de 
l'inconnu;  celui  qui,  tout  petit,  avait  tenu  tête  à  la  nuit 
comme  l'ancien  Hercule  avait  tenu  tête  à  la  mort,  celui 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  39 

qui,  dans  ce  conflit  démesuré,  avait  fait  ce  défi  de  mettre 
toutes  les  chances  contre  lui  en  adoptant  un  enfant^  lui 
enfant,  et  en  s'embarrassant  d'un  fardeau,  lui  fatigué  et 
fragile,  rendant  ainsi  plus  faciles  les  morsures  à  sa  faiblesse, 
et  ôlant  lui-môme  les  muselières  aux  monstres  de  l'ombre 
embusqués  autour  de  lui  ;  celui  qui,  belluaire  avant  l'âge, 
avait,  tout  de  suite,  dès  ses  premiers  pas  hors  du  berceau, 
pris  corps  à  corps  la  destinée;  celui  que  sa  disproportion 
avec  la  lutte  n'avait  pas  empêché  de  lutter;  celui  qui, 
voyant  tout  à  coup  se  faire  autour  de  lui  une  occultation 
effrayante  du  genre  humain,  avait  accepté  cette  éclipse  et 
continué  superbement  sa  marche;  celui  qui  avait  su  avoir 
froid,  avoir  soif,  avoir  faim,  vaillamment;  celui  qui,  pygmée 
par  la  stature,  avait  été  colosse  par  l'âme;  ce  Gwynplaine 
qui  avait  vaincu  l'immense  vent  de  Tabîme  sous  sa  double 
lorme,  tempête  et  misère,  chancelait  sous  ce  souflQe,  une 
vanité  l 

Ainsi,  quand  elle  a  épuisé  les  détresses,  les  dénûments, 
les  orages,  les  rugissements,  les  catastrophes,  les  agonies, 
sur  un  homme  resté  debout,  la  Fatalité  se  met  à  sourire, 
et  l'homme,  brusquement  devenu  ivre,  trébuche. 

Le  sourire  de  la  Fatalité.  S'imagine-t-on  rien  de  plus 
terrible?  C'est  la  dernière  ressource  de  l'impitoyable 
essayeur  d'âmes  qui  éprouve  les  hommes.  Le  tigre  qui  est 
dans  le  destin  fait  parfois  patte  de  velours.  Préparation 
redoutable.  Douceur  hideuse  du  monstre. 

La  coïncidence  d'un  affaiblissement  avec  un  agrandis- 
sement, tout  homme  a  pu  l'observer  en  soi.  Une  croissance 
soudaine  disloque  et  donne  la  fièvre. 

Gwynplaine  avait  dans  le  cerveau  le  tourbillonnement 
vertigineux  d'une  foule  de  nouveautés,  tout  le  clair-obscur 
de  la  métamorphose,  on  ne  sait  quelles  confrontations 
étranges,  le  choc  du  passé  contre  l'avenir,  deux  Gwynplaines, 
lui-même  double  ;  en  arrière,  un  enfant  en  guenilles,  sorti 
de  la  nuit,  rôdant,  grelottant,  affamé,  faisant  rire;  en  avant, 
un  seigneur  éclatant,  fastueux,  superbe,  éblouissant  Londres, 
il  se  dépouillait  de  l'un  et  s'amalgamait  à  l'autre.  Il  sortait 
du  saltimbanque  et  entrait  dans  le  lord.  Changements  de 
peau  qui  sont  parfois  des  changements  d'âme.  Par  instants 
cela  ressemblait  trop  au  songe.  C'était  complexe,  mauvais 


40  L'HOMME    QUI   KIT. 

et  bon.  Il  pensait  à  son  père.  Chose  poignante,  un  père  qui 
est  un  inconnu.  II  essayait  de  se  le  figurer.  II  pensait  à  ce 
frère  dont  on  venait  de  lui  parler.  Ainsi,  une  famille I  Quoi! 
une  famille,  à  lui  Gwynplaine  !  Il  se  perdait  dans  des 
échafaudages  fantastiques.  Il  avait  des  apparitions  de  ma- 
gnificences; des  solennités  inconnues  s'en  allaient  en 
nuage  devant  lui  ;  il  entendait  des  fanfares. 

—  Et  puis,  disait-il,  je  serai  éloquent. 

Et  il  se  représentait  une  entrée  splendide  à  la  chambre 
des  lords.  11  arrivait  gonflé  de  choses  nouvelles.  Que 
n'avait-il  pas  à  dire?  Quelle  provision  il  avait  faite!  Quel 
avantage  d'être,  au  milieu  d'eux,  l'homme  qui  a  vu,  touché, 
subi,  souffert,  et  de  pouvoir  leur  crier  :  J'ai  été  près  de  tout 
ce  dont  vous  êtes  loin  !  A  ces  patriciens  repus  d'illusions, 
il  leur  jettera  la  réalité  à  la  face,  et  ils  trembleront,  car  il 
sera  vrai,  et  ils  applaudiront,  car  il  sera  grand.  11  surgira 
parmi  ces  tout-puissants,  plus  puissant  qu'eux;  il  leur 
apparaîtra  comme  le  porte-flambeau,  car  il  leur  montrera 
la  vérité,  et  comme  le  porte-glaive,  car  il  leur  montrera 
a  justice.  Quel  triomphe! 

Et  tout  en  faisant  ces  constructions  dans  son  esprit, 
lucide  et  trouble  à  la  fois,  il  avait  des  mouvements  de 
délire,  des  accablements  dans  le  premier  fauteuil  venu, 
des  sortes  d'assoupissements,  des  sursauts.  Il  allait,  venait, 
regardait  le  plafond,  examinait  les  couronnes^  étudiait 
vaguement  les  hiéroglyphes  du  blason,  palpait  le  velours 
du  mur,  remuait  les  chaises,  retournait  les  parchemins, 
lisait  les  noms,  épelait  les  titres,  Buxton,  Homble, 
Gumdraith,  Hunkerville,  Clancharlie,  comparait  les  cires  et 
les  cachets,  tâtait  les  tresses  de  soie  des  sceaux  royaux, 
s'approchait  de  la  fenêtre,  écoutait  le  jaillissement  de 
la  fontaine,  constatait  les  statues,  comptait  avec  une  pa- 
tience de  somnambule  les  colonnes  de  marbre,  et  disait  : 
Cela  est. 

Et  il  touchait  son  habit  de  satin,  et  il  s'interrogeait  : 

'—  Est-ce  que  c'est  moi?  Oui. 

Il  était  en  pleine  tempête  intérieure. 

Da:ns  cette  tourmente,  sentit-il  sa  défaillance  et  sa 
fatigue?  But-il,  mangea-t-il,  dormit-il?  S'il  le  fit,  ce  fut 
sans  le  savoir.  Dans  de  certaines  situations  violentes,  les 


LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT,    ETC.  41 

instincts  se  satisfont  comme  bon  leur  semble  sans  que  la 
pensée  s'en  mêle.  D'ailleurs  sa  pensée  était  moins  une 
pensée  qu'une  fumée.  Au  moment  où  le  flamboiement  noir 
de  l'éruption  se  dégorge  à  travers  son  puits  plein  de  tour- 
billons, le  cratère  a-t-il  conscience  des  troupeaux  qui 
paissent  l'herbe  au  pied  de  sa  montagne  ? 

Les  heures  passèrent. 

L'aube  parut  et  fit  le  jour.  Un  rayon  blanc  pénétra 
dans  la  chambre  et  en  même  temps  entra  dans  l'esprit  de 
Gwynplaine. 

—  Et  Deal  lui  dit  la  clarté. 


LIVRE  SIXIÈME 

ASPECTS    VARIÉS    D'URSUS 


CE    QUE    DIT    LE    MISANTHROPE 


Après  quTrsus  eut  vu  Gwynplaine  s'enfoncer  sous  la 
porte  de  la  geôle  de  Southwark,  il  deipeura,  hagard,  dans 
le  recoin  où  il  s'était  mis  en  observation.  Il  eut  longtemps 
dans  Toreille  ce  grincement  de  serrures  et  de  verrous  qui 
semble  le  hurlement  de  joie  de  la  prison  dévorant  un 
misérable.  Il  attendit.  Quoi?  Il  épia.  Quoi?  Ces  inexorables 
portes,  une  fois  fermées,  ne  se  rouvrent  pas  tout  de  suite  ; 
elles  sont  ankylosées  par  leur  stagnation  dans  les  ténèbres 
et  elles  ont  les  mouvements  difficiles,  surtout  lorsqu'il 
s'agit  de  délivrer;  entrer,  soit  ;  sortir,  c'est  différent.  Ursus 
le  savait.  Mais  attendre  est  une  chose  qu'on  n'est  pas  libre 
de  cesser  à  volonté;  on  attend  malgré  soi;  les  actions  que 
nous  faisons  dégagent  une  force  acquise  qui  persiste  même 
lorsqu'il  n'y  a  plus  d'objet,  qui  nous  possède  et  nous  tient, 
et  qui  nous  oblige  pendant  quelque  temps  à  continuer  ce 
qui  est  désormais  sans  but.  Le  guet  inutile,  posture  inepte 
que  nous  avons  tous  eue  dans  l'occasion,  perte  de  temps 
que  fait  machinalement  tout  homme  attentif  à  une  chose 
disparue.  Personne  n'échappe  à  ces  fixltésrlà.  On  s'obstine 
avec  une  sorte  d'acharnement  distrait.  On  ne  sait  pour- 
quoi l'on  reste  à  cet  endroit  où  l'on  est,  mais  on  y  reste. 
Ce  qu'on  a  commencé  activement,  on  le  continue  passi- 


40  L'HOMME    QUI   RIT. 

vement.  Ténacité  épuisante  d'où  Ton  sort  accablé.  Ursus, 
différent  des  autres  hommes,  fut  pourtant,  comme  le  pre- 
mier venu,  cloué  sur  place  par  cette  rêverie  mêlée  de 
surveillance  où  nous  plonge  un  événement  qui  peut  tout 
sur  nous  et  sur  lequel  nous  ne  pouvons  rien.  Il  considérait 
tour  à  tour  les  deux  murailles  noires,  tantôt  la  basse, 
tantôt  la  haute,  tantôt  la  porte  où  il  y  avait  une  échelle 
de  potence,  tantôt  la  porte  où  il  y  avait  une  tête  de  mort; 
il  était  comme  pris  dans  cet  étau  composé  d'une  prison  et 
d'un  cimetière.  Cette  rue  évitée  et  impopulaire  avait  si 
peu  de  passants  qu'on  ne  remarquait  point  Ursus. 

Enfin  il  sortit  de  l'encoignure  quelconque  qui  l'abritait, 
espèce  de  guérite  de  hasard  où  il  était  en  vedette,  et  il 
s'en  alla  à  pas  lents.  Le  jour  baissait,  tant  sa  faction  avait 
été  longue.  De  temps  en  temps  il  tournait  le  cou  et  regar- 
dait l'affreux  guichet  bas  où  était  entré  Gvv^ynplaine.  Il 
avait  l'œil  vitreux  et  stupide.  Il  arriva  au  bout  de  la  ruelle, 
prit  une  autre  rue,  puis  une  autre,  retrouvant  vaguement 
l'itinéraire  par  où  il  avait  passé  quelques  heures  aupa- 
ravant. Par  intervalles  il  se  retournait,  comme  s'il  pouvait 
encore  voir  la  porte  de  la  prison,  quoiqu'il  ne  fût  plus 
dans  la  rue  où  était  la  geôle.  Peu  à  peu  il  se  rapprochait 
du  Tarrinzeau-field.  Les  lanes  qui  avoisinaient  le  champ  de 
foire  étaient  des  sentiers  déserts  entre  des  clôtures  de 
jardins.  Il  marchait  courbé  le  long  des  haies  et  des  fossés. 
Tout  à  coup  il  fit  halte,  et  se  redressa,  et  il  cria  :  —  Tant 
mieux  ! 

En  même  temps  il  se  donna  deux  coups  de  poing  sur  la 
tête,  puis  deux  coups  de  poing  sur  les  cuisses,  ce  qui 
indique  l'homme  qui  juge  les  choses  comme  il  faut  les 
juger. 

Et  il  se  mit  à  grommeler  entre  cuir  et  chair,  par  mo- 
ments avec  des  éclats  de  voix  : 

—  C'est  bien  fait  !  Ah  !  le  gueux  !  le  brigand  !  le  chena- 
pan! le  vaurien!  le  séditieux!  Ce  sont  ses  propos  sur  le 
gouvernement  qui  l'ont  mené  là.  C'est  un  rebelle.  J'avais 
chez  moi  un  rebelle.  J'en  suis  délivré.  J'ai  de  la  chance. 
Il  nous  compromettait.  Fourré  au  bagne  !  Ah  !  tant  mieux! 
Excellence  des  lois.  Ah!  l'ingrat!  moi  qui  l'avais  élevé! 
Donnez- vous  donc  de  la  peine!  Quel  besoin  avait-il  de 


ASPECTS    VARIÉS   D'URSUS.  47 

parler  et  de  raisonner?  Il  s'est  mêlé  des  questions  d'état  1 
Je  vous  demande  un  peu!  En  maniant  des  sous,  il  a  débla- 
téré sur  l'impôt,  sur  les  pauvres,  sur  le  peuple,  sur  ce  qui 
ne  le  regardait  pas!  il  s'est  permis  des  réflexions  sur  les 
pence  !  il  a  commenté  méchamment  et  malicieusement  le 
cuivre  de  la  monnaie  du  royaume!  il  a  insulté  les  liards 
de  sa  majesté  !  un  farthing,  c'est  la  même  chose  que  la 
reine!  l'effigie  sacrée,  morbleu,  l'effigie  sacrée.  A-t-on  une 
reine,  oui  ou  non?  respect  à  son  vert-de-gris.  Tout  se  tient 
dans  le  gouvernement.  Il  faut  connaître  cela.  J'ai  vécu, 
moi.  Je  sais  les  choses.  On  me  dira  :  Mais  vous  renoncez 
donc  à  la  politique?  La  politique,  mes  amis,  je  m'en  soucie 
autant  que  du  poil  bourru  d'un  âne.  J'ai  reçu  un  jour  un 
coup  de  canne  d'un  baronnet.  Je  me  suis  dit  :  Cela  suffit, 
je  comprends  la  politique.  Le  peuple  n'a  qu'un  liard,  il  le 
donne,  la  reine  le  prend,  le  peuple  remercie.  Rien  de  plus 
simple.  Le  reste  regarde  les  lords.  Leurs  seigneuries  les 
lords  spirituels  et  temporels.  Ah!  Gwynplaine  est  sous 
clef!  Ah!  il  est  aux  galères!  c'est  juste.  C'est  équitable, 
excellent,  mérité  et  légitime.  C'est  sa  faute.  Bavarder  est 
défendu.  Es-tu  un  lord,  imbécile?  Le  wapentake  l'a  saisi, 
le  justicier-quorum  l'a  emmené,  le  shérifi  le  tient.  Il  doit 
être  en  ce  moment-ci  épluché  par  quelque  sergent  de  la 
coiffe.  Comme  ça  vous  plume  les  crimes,  ces  habiles  gens- 
la!  Cofiré,  mon  drôle!  Tant  pis  pour  lui,  tant  mieux  pour 
moi!  Je  suis,  ma  foi,  bien  content.  J'avoue  ingénument 
que  j'ai  de  la  chance.  Quelle  extravagance  j'avais  faite  de 
ramasser  ce  petit  et  cette  petite!  Nous  étions  si  tranquilles 
auparavant,  Homo  et  moi!  Qu'est-ce  qu'ils  venaient  faire 
dans  ma  baraque,  ces  gredins-là?  Les  ai-je  assez  couvés 
quand  ils  étaient  mioches!  les  ai-je  assez  traînés  avec  ma 
bricole!  joli  sauvetage!  lui  sinistrement  laid,  elle  borgne 
des  deux  yeux!  Privez-vous  donc  de  tout!  Ai-je  assez  tété 
pour  eux  les  mamelles  de  la  famine!  Ça  grandit,  ça  fait 
l'amour!  Des  flirtations  d'infirmes,  c'est  là  que  nous  en 
étions.  Le  crapaud  et  la  taupe,  idylle.  J'avais  ça  dans  mon 
intimité.  Tout  cela  devait  finir  par  la  justice.  Le  crapaud  a 
parlé  politique,  c'est  bon.  M'en  voilà  délivré.  Quand  le 
wapentake  est  venu,  j'ai  d'abord  été  bête,  on  doute  toujours 
du  bonheur,  j'ai  cru  que  je  ne  voyais  pas  ce  que  je  voyais, 


48  L'HOMME    QUI   RIT. 

que  c'était  impossible,  que  c'était  un  cauchemar,  que 
c'était  une  farce  que  me  faisait  le  rêve.  Mais  non,  il  n'y  a 
rien  de  plus  réel.  C'est  plastique.  Gwynplaine  est  bellement 
en  prison.  C'est  un  coup  de  la  providence.  Merci,  bonne 
madame.  C'est  ce  monstre  qui,  avec  le  tapage  qu'il  faisait, 
a  attiré  l'attention  sur  mon  établissement,  et  a  dénoncé 
mon  pauvre  loup!  Parti,  le  Gwynplaine!  Et  me  voilà  débar- 
rassé des  deux.  D'un  caillou  deux  bosses.  Car  Dea  en 
mourra.  Quand  elle  ne  verra  plus  Gv^rynplaine  —  elle  le  voit, 
l'idiote  !  —  elle  n'aura  plus  de  raison  d'être,  elle  se  dira  : 
Qu'est-ce  que  je  fais  en  ce  monde?  Et  elle  partira,  elle 
aussi.  Bon  voyage.  Au  diable  tous  les  deux.  Je  les  ai 
toujours  détestés,  ces  êtres!  Crève,  Dea.  Ah!  que  je  suis 
content  ! 


ASPECTS   VARIÉS   D'URSUS.  4» 


II 


CE   QU  IL  FAIT 


11  rejoignit  Tinn  Tadcaster. 

Six  heures  et  demie  sonnaient,  la  demi  passé  six, 
comme  disent  les  Anglais.  C'était  un  peu  avant  le  crépus- 
cule. 

Maître  Nicless  était  sur  le  pas  de  sa  porte.  Sa  face  con- 
sternée n'avait  point  réussi  depuis  le  matin  à  se  détendre, 
et  l'effarement  y  était  resté  figé. 

Du  plus  loin  qu'il  aperçut  Ursus  : 

—  Eh  bien?  cria-t-il. 

—  Eh  bien  quoi? 

—  Gwynplaine  va-t-il  revenir?  11  serait  grand  temps.  Le 
public  ne  tardera  pas  à  arriver.  Aurons-nous  ce  soir  la 
représentation  de  THomme  qui  Rit? 

—  L'Homme  qui  Rit,  c'est  moi,  dit  Ursus. 

Et  il  regarda  le  tavernier  avec  un  ricanement  éclatant. 

Puis  il  monta  droit  au  premier,  ouvrit  la  fenêtre  voisine 
de  l'enseigne  de  l'inn,  se  pencha,  allongea  le  poing,  fit 
une  pesée  sur  l'écriteau  de  Gwynplaine  —  l'Homme  qui 
Rit,  et  sur  le  panneau  affiche  de  Chaos  vaincu^  décloua 
l'un,  arracha  l'autre,  mit  ces  deux  planches  sous  son  bras, 
et  redescendit. 

Maître  Nicless  le  suivait  des  yeux. 

—  Pourquoi  décrochez-vous  ça? 
Ursus  partit  d'un  second  éclat  de  rire. 

—  Pourquoi  riez-vous?  reprit  l'hôtelier. 

—  Je  rentre  dans  la  vie  privée. 

Maître  Nicless  comprit,  et  donna  ordre  à  son  lieutenant, 

m.  4 


50  L'HOMME    QUI    RIT. 

le  boy  Govicum,  d'annoncer  à  quiconque  se  présenterait 
qu'il  n'y  aurait  pas  de  représentation  le  soir.  Il  ôta  de  la 
porte  la  futaille-niche  où  se  faisait  la  recette,  et  la  renco- 
gna  dans  un  angle  de  la  salle  basse. 

Un  moment  après,  Ursus  montait  dans  la  Green- 
Box. 

Il  posa  dans  un  coin  les  deux  écriteaux,  et  pénétra  dans 
ce  qu'il  appelait  «  le  pavillon  des  femmes  ». 

Dea  dormait. 

Elle  était  sur  son  lit,  tout  habillée  et  son  corps  de  jupe 
défait,  comme  dans  les  siestes. 

Près  d'elle,  Vinos  et  Fibi,  assises,  l'une  sur  un  escabeau, 
l'autre  à  terre,  songeaient. 

Malgré  l'heure  avancée,  elles  n'avaient  point  revêtu  leur 
tricot  de  déesses,  signe  de  profond  découragement.  Elles 
étaient  restées  empaquetées  dans  leur  guimpe  de  bure  et 
dans  leur  robe  de  grosse  toile. 

Ursus  considéra  Dea. 

—  Elle  s'essaie  à  un  plus  long  sommeil,  murmura-t-il. 
Il  apostropha  Fibi  et  Vinos. 

—  Vous  savez,  vous  autres.  C'est  fini  la  musique.  Vous 
pouvez  mettre  vos  trompettes  dans  votre  tiroir.  Vous  avez 
bien  fait  de  ne  pas  vous  harnacher  en  déités.  Vous  êtes 
bien  laides  comme  ceci,  mais  vous  avez  bien  fait.  Gardez 
vos  cotillons  de  torchon.  Pas  de  représentation  ce  soir.  Ni 
demain,  ni  après-demain,  ni  après  après-demain.  Plus  de 
Gwynplaine.  Pas  plus  de  Gwynplaine  que  sur  ma  patte. 

Et  il  se  remit  à  regarder  Dea. 

—  Quel  coup  ça  va  lui  donner!  Ce  sera  comme  une  chan- 
delle qu'on  souffle. 

Il  enfla  ses  joues. 

—  Fouhh!  —  Plus  rien. 
Il  eut  un  petit  rire  sec. 

—  Gwynplaine  de  moins,  c'est  tout  de  moins.  Ce  sera 
comme  si  je  perdais  Homo.  Ce  sera  pire.  Elle  sera  plus 
seule  qu'une  autre.  Les  aveugles,  ça  patauge  dans  plus  de 
tristesse  que  nous. 

Il  alla  à  la  lucarne  du  fond. 

—  Comme  les  jours  allongent!  on  y  voit  encore  à  sept 
heures.  Pourtant  allumons  le  suif. 


ASPECTS    VARIÉS   D'URSUS.  51 

Il  battit  le  briquet  et  alluma  la  lanterne  du  plafond  de 
la  Green-Box. 
Il  se  pencha  sur  Dea. 

—  Elle  va  s'enrhumer.  Les  femmes,  vous  lui  avez  trop 
délacé  son  capingot.  Il  y  a  le  proverbe  français  : 

On  est  en  avril, 
!S'ôte  pas  un  fil. 

Il  vit  briller  à  terre  une  épingle,  la  ramassa  et  la  piqua 
sur  sa  manche.  Puis  il  arpenta  la  Green-Box  en  gesticulant. 

—  Je  suis  en  pleine  possession  de  mes  facultés.  Je  suis 
lucide,  archilucide.  Je  trouve  cet  événement  très  correct, 
et  j'approuve  ce  qui  se  passe.  Quand  elle  vase  réveiller,  je 
lui  dirai  tout  net  l'incident.  La  catastrophe  ne  se  fera  pas 
attendre.  Plus  de  Gwynplaine.  Bonsoir,  Dea.  Comme  tout 
ça  est  bien  arrangé!  Gwynplaine  dans  la  prison.  Dea  au 
cimetière.  Us  vont  se  faire  vis-à-vis.  Danse  macabre.  Deux 
destinées  qui  rentrent  dans  la  coulisse.  Serrons  les  cos- 
tumes. Bouclons  la  valise.  Valise,  lisez  cercueil.  C'était 
manqué,  ces  deux  créatures-là,  Dea  sans  yeux,  Gvy^yn- 
plaine  sans  visage.  Là-haut  le  bon  Dieu  rendra  la  clarté  à 
Dea  et  la  beauté  à  Gwynplaine.  La  mort  est  une  mise  en 
ordre.  Tout  est  bien.  Fibi,  Vinos,  accrochez  vos  tambourins 
au  clou.  Vos  talents  pour  le  vacarme  vont  se  rouiller,  mes 
belles.  On  ne  jouera  plus,  on  ne  trompettera  plus.  Chaos 
vaincu  est  vaincu.  L'Homme  qui  Rit  est  flambé.  Taratantara 
est  mort.  Cette  Dea  dort  toujours.  Elle  fait  aussi  bien. 
A  sa  place,  je  ne  me  réveillerais  pas.  Bah  !  elle  sera  vite 
rendormie.  C'est  tout  de  suite  mort,  une  mauviette  comme 
ça.  Voilà  ce  que  c'est  que  de  s'occuper  de  politique.  Quelle 
leçon  !  Et  comme  les  gouvernements  ont  raison  !  Gwynplaine 
au  shériff.  Dea  au  fossoyeur.  C'est  parallèle.  Symétrie 
instructive.  J'espère  bien  que  le  tavernier  a  barricadé  la 
porte.  Nous  allons  mourir  ce  soir  entre  nous,  en  famille. 
Pas  moi,  ni  Homo.  Mais  Dea.  Moi,  je  continuerai  de  faire 
rouler  le  berlingot.  J'appartiens  aux  méandres  de  la  vie 
vagabonde.  Je  congédierai  les  deux  filles.  Je  n'en  garderai 
pas  môme  une.  J'ai  de  la  tendance  à  être  un  vieux  débau  ché. 
Une  servante  chez  un  libertin,  c'est  du  pain  sur  la  planche. 


52  L'HOMME    QUI    RIT. 

Je  ne  veux  pas  de  tentation.  Ce  n'est  plus  de  mon  âge. 
Turpe  senilis  amor.Je  poursuivrai  ma  route  tout  seul  avec 
Homo.  C'est  Homo  qui  va  être  étonné!  Où  est  Gwynplaine? 
où  est  Dea?  Mon  vieux  camarade,  nous  revoilà  ensemble. 
Par  la  peste,  je  suis  r^vi.  Ça  m'encombrait,  leurs  buco- 
liques. Ah!  ce  garnement  de  Gwynplaine  qui  ne  revient 
même  pas!  Il  nous  plante  là.  C'est  bon.  Maintenant  c'est  le 
tour  de  Dea.  Ce  ne  sera  pas  long.  J'aime  les  choses  finies. 
Je  ne  donnerais  pas  une  chiquenaude  sur  le  bout  du  nez  du 
diable  pour  l'empêcher  de  crever.  Crève,  entends-tu!  Ahi 
elle  se  réveille! 

Dea  ouvrit  les  paupières;  car  beaucoup  d'aveugles 
ferment  les  yeux  pour  dormir.  Son  doux  visage  ignorant 
avait  tout  son  rayonnement. 

—  Elle  sourit,  murmura  Ursus,  et  moi  je  ris.  Ça  va  bien. 
Dea  appela. 

—  Fibi!  Vinos!  11  doit  être  l'heure  de  la  représentation. 
Je  crois  avoir  dormi  longtemps.  Venez  m'habiller. 

Ni  Fibi,  ni  Vinos  ne  bougèrent. 

Cependant  cet  ineffable  regard  d'aveugle  qu'avait  Dea 
venait  de  rencontrer  la  prunelle  d'Ursus.  Il  tressaillit. 

—  Eh  bien!  cria-t-il,  qu'est-ce  que  vous  faites  donc? 
Vinos,  Fibi,  vous  n'entendez  pas  votre  maîtresse?  Est-ce 
que  vous  êtes  sourdes?  Vite!  la  représentation  va  commen- 
cer. 

Les  deux  femmes  regardèrent  Ursus,  stupéfaites. 
Ursus  vociféra. 

—  Vous  ne  voyez  pas  le  public  qui  entre.  Fibi,  habille 
Dea.  Vinos,  tambourine. 

Obéissance,  c'était  Fibi.  Passive,  c'était  Vinos.  A  elles 
deux  el!es  personnifiaient  la  soumission.  Leur  maître  Ursus 
avait  toujours  été  pour  elle  une  énigme.  N'être  jamais 
compris  est  une  raison  pour  être  toujours  obéi.  Elles 
pensèrent  simplement  qu'il  devenait  fou,  et  exécutèrent 
l'ordre.  Fibi  décrocha  le  costume  et  Vinos  le  tambour. 

Fibi  commença  à  habiller  Dea.  Ursus  baissa  la  portière 
du  gynécée  et,  de  derrière  le  rideau,  continua: 

—  Regarde  donc,  Gwynplaine!  la  cour  est  déjà  plus  qu'à 
moitié  remplie  de  multitude.  On  se  bouscule  dans  les 
vomitoires.  Quelle  foule!  que  dis-tu  de  Fibi  et  de  Vinos 


ASI'ECIS    VAHIKS   D'LIISUS.  53 

qui  n'avaient  pas  l'air  de  s'en  apercevoir?  que  ces  femmes 
bréhaignes  sont  stupides!  qu'on  est  bête  en  Egypte!  Ne 
soulève  pas  la  portière.  Sois  pudique,  Dea  s'habille. 

Il  fit  une  pause,  et  tout  à  coup  on  entendit  cette  excla- 
mation: 

—  Que  Dea  est  belle  ! 

C'était  la  voix  de  Gwynplaine.  Fibi  et  Vinos  eurent  une 
secousse  et  se  retournèrent.  C'était  la  voix  de  Gwynplaine, 
mais  dans  la  bouche  d'Ursus. 

Ursus,  d'un  signe,  par  l'entre-bâillement  de  la  portière, 
leur  fit  défense  de  s'étonner. 

Il  reprit  avec  la  voix  de  Gwynplaine  : 

—  Ange! 

Puis  il  répliqua  avec  la  voix  d'Ursus: 

—  Dea,  un  ange!  tu  es  fou,  Gwynplaine.  Il  n'y  a  de 
mammifère  volant  que  la  chauve-souris. 

Et  il  ajouta: 

—  Tiens,  Gwynplaine,  va  détacher  Homo.  Ce  sera  plus 
raisonnable. 

Et  il  descendit  l'escalier  d'arrière  de  la  Green-Box,  très 
vite,  à  la  façon  leste  de  Gwynplaine.  Tapage  imitatif  que 
Dea  put  entendre. 

il  avisa  dans  la  cour  le  boy  que  toute  cette  aventure 
faisait  oisif  et  curieux. 

—  Tends  tes  deux  mains,  lui-il  tout  bas. 
Et  il  lui  vida  dedans  une  poignée  de  sous. 
Govicum  fut  attendri  de  cette  munificence. 
Ursus  lui  chuchota  à  l'oreille: 

—  Boy,  installe-toi  dans  la  cour,  saute,  danse,  cogne, 
gueule,  braille,  siffle,  roucoule,  hennis,  applaudis,  trépigne, 
éclate  de  rire,  casse  quelque  chose. 

Maître  Nicless,  humilié  et  dépité  de  voir  les  gens  venus 
pour  l'Homme  qui  Rit  rebrousser  chemin  et  refluer  vers 
les  autres  baraques  du  champ  de  foire,  avait  fermé  la  porte 
de  Tinn;  il  avait  même  renoncé  à  donner  à  boire  ce  soir- 
là,  afin  d'éviter  l'ennui  des  questions;  et,  dans  le  désœu- 
vrement delà  représentation  manquée,  chandelle  au  poing, 
il  regardait  dans  la  cour  du  haut  du  balcon.  Ursus,  avec  la 
précaution  de  mettre  sa  voix  entre  parenthèses  dans  les 
paumes  de  ses  deux  mains  ajustées  à  sa  bouche,  lui  cria: 


54  L'HOMME    QUI    RIT. 

—  Gentleman,  faites  comme  votre  boy,  glapissez,  jappez, 
hurlez. 

Il  remonta  dans  la  Green-Box  et  dit  au  loup: 

—  Parle  le  plus  que  tu  pourras. 
Et,  haussant  la  voix: 

—  Il  y  a  trop  de  foule.  Je  crois  que  nous  allons  avoir  une 
représentation  cahotée. 

Cependant  Vinos  tapait  du  tambour. 
Ursus  poursuivit: 

—  Dea  est  habillée.  On  va  pouvoir  commencer.  Je 
regrette  qu'on  ait  laissé  entrer  tant  de  public.  Comme 
ils  sont  tassés  !  Mais  vois  donc,  Gwyn plaine  !  y  en  a-t-il  de 
la  tourbe  effrénée!  je  gage  que  nous  ferons  notre  plus 
grosse  recette  aujourd'hui.  Allons,  drôlesses,  toutes  deux 
à  la  musique!  Arrive  ici,  Fibi,  saisis  ton  clairon.  Bon, 
Vinos,  rosse  ton  tambour.  Flanque-lui  une  raclée.  Fibi, 
prends  une  pose  de  Renommée.  Mesdemoiselles,  je  ne  vous 
trouve  pas  assez  nues  comme  cela.  Otez-moi  ces  jaquettes. 
Remplacez  la  toile  par  la  gaze.  Le  public  aime  les  formes 
de  la  femme.  Laissons  tonner  les  moralistes.  Un  peu  d'in- 
décence, morbleu.  Soyons  voluptueuses.  Et  ruez-vous 
dans  des  mélodies  éperdues.  Ronflez,  cornez,  crépitez, 
fanfarez,  tambourinez!  Que  de  monde,  mon  pauvre, 
Gwynplaine! 

Il  s'interrompit  : 

—  Gwynplaine,  aide-moi.  Baissons  le  panneau. 
Cependant  il  déploya  son  mouchoir. 

—  Mais  d'abord  laisse-moi  mugir  dans  mon  haillon. 

Et  il  se  moucha  énergiquement,  ce  que  doit  toujours 
faire  un  engastrimythe. 

Son  mouchoir  remis  dans  sa  poche,  il  retira  les  clavettes 
du  jeu  de  poulies  qui  fit  son  grincement  ordinaire.  Le 
panneau  s'abaissa. 

—  Gwynplaine,  il  est  inutile  d'écarter  la  triveline. 
Gardons  le  rideau  jusqu'à  ce  que  la  représentation  com- 
mence. Nous  ne  serions  pas  chez  nous.  Vous,  venez  sur 
l'avant-scène  toutes  deux.  Musique,  mesdemoiselles  !  Poum  ! 
Poum!  Poum!  La  chambrée  est  bien  composée.  C'est  la  lie 
du  peuple.  Que  de  populace,  mon  Dieu! 

Les  deux  bréhaignes,  abruties  d'obéissance,  s'installèrent 


ASPECTS    VARIES   D'URSUS.  55 

avec  leurs  instruments  à  leur  place  habituelle  aux  deux 
angles  du  panneau  abaissé. 

Alors  Ursus  devint  extraordinaire.  Ce  ne  fut  plus  un  \^ 
homme,  ce  fut  une  foule.  Forcé  de  faire  la  plénitude  avec  *^ 
le  vide,  il  appela  à  son  secours  une  ventriloquie  prodi- 
gieuse. Tout  l'orchestre  de  voix  humaines  et  bestiales  quMl 
avait  en  lui  entra  en  branle  à  la  fois.  11  se  fit  légion.  Quel- 
qu'un qui  eût  fermé  les  yeux  eût  cru  être  dans  une  place 
publique  un  jour  de  fête  ou  un  jour  d'émeute.  Le  tourbillon 
de  bégaiements  et  de  clameurs  qui  sortait  d'Ursus  chantait, 
clabaudait,  causait,  toussait,  crachait,  éternuait,  prenait 
du  tabac,  dialoguait,  faisait  les  demandes  et  les  réponses, 
tout  cela  à  la  fois.  Les  syllabes  ébauchées  rentraient  les 
unes  dans  les  autres.  Dans  cette  cour  où  il  n'y  avait  rien, 
on  entendait  des  hommes,  des  femmes,  des  enfants.  C'était 
la  confusion  claire  du  brouhaha.  A  travers  ce  fracas,  ser- 
pentaient, comme  dans  une  fumée,  des  cacophonies 
étranges,  des  gloussements  d'oiseaux,  des  jurements  de 
chats,  des  vagissements  d'enfants  qui  tettent.  On  distinguait 
l'enrouement  des  ivrognes.  Le  mécontentement  des  dogues 
sous  les  pieds  des  gens  bougonnait.  Les  voix  venaient  de 
loin  et  de  près,  d'en  haut  et  d'en  bas,  du  premier  plan  et 
du  dernier.  L'ensemble  était  une  rumeur,  le  détail  était  un 
cri.  Ursus  cognait  du  poing,  frappait  du  pied,  jetait  sa  voix 
tout  au  fond  de  la  cour,  puis  la  faisait  venir  de  dessous  terre. 
C'était  orageux  et  familier.  Il  passait  du  murmure  au  bruit, 
du  bruit  au  tumulte,  du  tumulte  à  l'ouragan.  Il  était  lui  et 
tous.  Soliloque  et  polyglotte.  De  même  qu'il  y  a  le  trompe- 
l'œil,  il  y  a  le  trompe-l'oreille.  Ce  que  Prêtée  faisait  pour  le 
regard,  Ursus  le  faisait  pour  l'ouïe.  Rien  de  merveilleux 
comme  ce  fac-similé  de  la  multitude.  De  temps  en  temps  il 
écartait  la  portière  du  gynécée  et  regardait  Dea.  Dea  écoutait. 

De  son  côté  dans  la  cour  le  boy  faisait  rage. 

Vinos  et  Fibi  s'essoufflaient  consciencieusement  dans  les 
trompettes  et  se  démenaient  sur  les  tambourins.  Maître 
Nicless,  spectateur  unique,  se  donnait,  comme  elles,  l'expli- 
cation tranquille  qu'Ursus  était  fou,  ce  qui  du  reste  n'était 
qu'un  détail  grisâtre  ajouté  à  sa  mélancolie.  Le  brave 
hôtelier  grommelait:  Quels  désordres!  Il  était  sérieux 
comme  quelqu'un  qui  se  souvient  qu'il  y  a  des  lois.    . 


50  L'HOMME    QUI    RIT. 

Govicum,  ravi  d'être  utile  à  du  désordre,  se  démenait 
presque  autant  qu'Ursus.  Cela  l'amusait.  De  plus,  il  gagnait 
ses  sous. 

Homo  était  pensif. 

A  son  vacarme,  Ursus  mêlait  des  paroles. 

—  C'est  comme  à  l'ordinaire,  Gwynplaine,  il  y  a  de  la 
cabale.  Nos  concurrents  sapent  nos  succès.  La  huée, 
assaisonnement  du  triomphe.  Et  puis  les  gens  sont  trop 
nombreux.  Ils  sont  mal  à  leur  aise.  L'angle  des  coudes  du 
voisin  ne  dispose  pas  à  la  bienveillance.  Pourvu  qu'ils  ne 
cassent  pas  les  banquettes!  Nous  allons  être  en  proie  à 
une  population  insensée.  Ah  !  si  notre  ami  Tom-Jim-Jack 
était  là!  mais  il  ne  vient  plus.  Vois  donc  toutes  ces  têtes 
les  unes  sur  les  autres.  Ceux  qui  sont  debout  n'ont  pas  l'air 
content,  quoique  se  tenir  debout  soit,  selon  Galien,  un 
mouvement,  que  ce  grand  homme  appelle  «  le  mouvement 
tonique  ».  Nous  abrégerons  le  spectacle.  Comme  il  n'y  a 
que  Chaos  vaincu  d'affiché,  nous  ne  jouerons  pas  Ursus 
rursus.  C'est  toujours  ça  de  gagné.  Quel  hourvari  !  0  turbu- 
lence aveugle  des  masses!  Ils  nous  feront  quelque  dégât! 
Ça  ne  peut  pourtant  pas  continuer  comme  ça.  Nous  ne 
pourrions  pas  jouer.  On  ne  saisirait  pas  un  mot  de  la  pièce. 
Je  vais  les  haranguer.  Gwynplaine,  écarte  un  peu  la  trive- 
line.  Citoyens... 

Ici  Ursus  se  cria  à  lui-même  d'une  voix  fébrile  et 
pointue: 

—  A  bas  le  vieux  ! 

Et  il  reprit,  de  sa  voix  à  lui  : 

—  Je  crois  que  le  peuple  m'insulte.  Cicéron  a  raison: 
plebs^  fex  urbis.  N'importe,  admonestons  la  mob.  J'aurai 
beaucoup  de  peine  à  me  faire  entendre.  Je  parlerai 
pourtant.  Homme,  fais  ton  devoir.  Gwynplaine,  vois  donc 
cette  mégère  qui  grince  là-bas. 

Ursus  fit  une  pause  où  il  plaça  un  grincement.  Homo, 
provoqué,  en  ajouta  un  second,  et  Govicum  un  troisième. 
Ursus  poursuivit. 

—  Les  femmes  sont  pires  que  les  hommes.  Moment  peu  pro- 
pice. C'est  égal,  essayons  le  pouvoir  d'un  discours.  Il  est 
toujours  l'heure  d'être  disert.  —  Écoute  ça,  Gwynplaine, 
exorde  insinuant.  —  Citoyennes  et  citoyens,  c'est  moi  qui 


ASPECTS    VARIÉS   D'URSUS.  57 

suis  Tours.  J'ôte  ma  tôte  pour  vous  parler.  Je  réclame  hum- 
blement le  silence. 
Ursus  prêta  à  la  foule  ce  cri  : 

—  GrumphllI 
Et  continua: 

—  Je  vénère  mon  auditoire.  Grumphll  est  un  épiphonème 
comme  un  autre.  Salut,  population  grouillante.  Que  vous 
soyez  tous  de  la  canaille,  je  n'en  fais  nul  doute.  Celan'ôte 
rien  à  mon  estime.  Estime  réfléchie.  J'ai  le  plus  profond 
respect  pour  messieurs  les  sacripants  qui  m'honorent  de  leur 
pratique.  Il  y  a  parmi  vous  des  êtres  diff'ormes,  je  ne  m'en 
offense  point.  Messieurs  les  boiteux  et  messieurs  les  bossus 
sont  dans  la  nature.  Le  chameau  est  gibbeux  ;  le  bison  est 
enflé  du  dos  ;  le  blaireau  a  les  jambes  plus  courtes  à  gauche 
qu'à  droite  ;  le  fait  est  déterminé  par  Aristote  dans  son 
traité  du  marcher  des  animaux.  Ceux  d'entre  vous  qui  ont 
deux  chemises  en  ont  une  sur  le  torse  et  l'autre  chez  l'usu- 
rier. Je  sais  que  cela  se  fait.  Albuquerque  mettait  en  gage 
sa  moustache  et  saint  Denis  son  auréole.  Les  juifs  prêtaient, 
même  sur  l'auréole.  Grands  exemples.  Avoir  des  dettes,  c'est 
avoir  quelque  chose.  Je  révère  en  vous  des  gueux. 

Ursus  se  coupa  par  cette  interruption  en  basse  profonde  : 

—  Triple  baudet  î 

Et  il  répondit  de  son  accent  le  plus  poli  : 

—  D'accord.  Je  suis  un  savant.  Je  m'en  excuse  comme  je 
peux.  Je  méprise  scientifiquement  la  science.  L'ignorance 
est  une  réalité  dont  on  se  nourrit  ;  la  science  est  une  réa- 
lité dont  on  jeûne.  En  général  on  est  forcé  d'opter  :  être 
un  savant,  et  maigrir;  brouter,  et  être  un  âne.  0  citoyens, 
broutez!  La  science  ne  vaut  pas  une  bouchée  de  quelque 
chose  de  bon.  J'aime  mieux  manger  de  l'aloyau  que  de  savoir 
qu'il  s'appelle  le  muscle  psoas.  Je  n'ai,  moi,  qu'un  mérite. 
C'est  l'œil  sec.  Tel  que  vous  me  voyez,  je  n'ai  jamais  pleuré. 
Il  faut  dire  que  je  n'ai  jamais  été  content.  Jamais  content. 
Pas  même  de  moi.  Je  me  dédaigne.  Mais,  je  soumets  ceci 
aux  membres  de  l'opposition  ici  présents,  si  Ursus  n'est 
qu'un  savant,  Gvvynplaine  est  un  artiste. 

Il  renifla  de  nouveau  : 

—  Grumphll! 
Et  il  reprit  : 


58  L'HOMME    QUI    RIT. 

—  Encore  Grumphll!  c'est  une  objection.  Néanmoins  je 
passe  outre.  Et Gwynplaine,  ô messieurs,  mesdames!  a  près 
de  lui  un  autre  artiste,  c'est  ce  personnage  distingué  et 
velu  qui  nous  accompagne,  le  seigneur  Homo,  ancien  chien 
sauvage,  aujourd'hui  loup  civilisé,  et  fidèle  sujet  de  sa  ma- 
jesté. Homo  est  un  mime  d'un  talent  fondu  et  supérieur. 
Soyez  attentifs  et  recueillis.  Vous  allez  tout  à  l'heure  voir 
jouer  Homo,  ainsi  que  Gwynplaine,  et  il  faut  honorer  l'art. 
Cela  sied  aux  grandes  nations.  Êtes-vous  des  hommes  des 
bois?  J'y  souscris.  En  ce  cas,  sylvœ  sint  consule  dignœ.  Deux 
artistes  valent  bien  un  consul.  Bon.  Ils  viennent  de  me  jeter 
un  trognon  de  chou.  Mais  je  n'ai  pas  été  touché.  Cela  ne 
m'empêchera  pas  de  parler.  Au  contraire.  Le  danger  esquivé 
est  bavard.  Garrula  pericula,  dit  Juvénal.  Peuple,  il  y  a 
parmi  vous  des  ivrognes,  il  y  a  aussi  des  ivrognesses.  C'est 
très  bien.  Les  hommes  sont  infects,  les  femmes  sont  hi- 
deuses. Vous  avez  toutes  sortes  d'excellentes  raisons  pour 
vous  entasser  ici  sur  ces  bancs  de  cabaret,  le  désœuvre- 
ment, la  paresse,  l'intervalle  entre  deux  vols,  le  porter, 
l'aie,  le  stout,  le  malt,  le  brandy,  le  gin,  et  l'attrait  d'un 
sexe  pour  l'autre  sexe.  A  merveille.  Un  esprit  tourné  au 
badinage  aurait  ici  un  beau  champ.  Mais  je  m'abstiens. 
Luxure,  soit.  Pourtant  il  faut  que  l'orgie  ait  delà  tenue.  Vous 
êtes  gais,  mais  bruyants.  Vous  imitez  avec  distinction  les 
cris  des  bêtes;  mais  que  diriez-vous  si,  quand  vous  parlez 
d'amour  avec  une  lady  dans  un  bouge,  je  passais  mon  temps 
à  aboyer  après  vous?  Cela  vous  gênerait.  Eh  bien,  cela  nous 
gêne.  Je  vous  autorise  à  vous  taire.  L'art  est  aussi  respec- 
table que  la  débauche.  Je  vous  parle  un  langage  honnête. 

Il  s'apostropha  : 

—  Que  la  fièvre  t'étrangle  avec  tes  sourcils  en  épis  de 
seigle! 

Et  il  répliqua  : 

—  Honorables  messieurs,  laissons  les  épis  de  seigle  tran- 
quilles. C'est  une  impiété  de  faire  violence  aux  végétables 
pour  leur  trouver  une  ressemblance  humaine  ou  animale. 
En  outre,  la  fièvre  n'étrangle  pas.  Fausse  métaphore.  De 
grâce,  faites  silence  !  soufi'rez  qu'on  vous  le  dise,  vous  man- 
quez un  peu  de  cette  majesté  qui  caractérise  le  vrai  gen- 
tilhomme anglais.  Je  constate  que,  parmi  vous,  ceux  qui 


ASPECTS    VARIÉS   D'URSUS.  59 

ont  des  souliers  à  travers  lesquels  passent  leurs  orteils,  en 
profitent  pour  poser  leurs  pieds  sur  les  épaules  des  spec- 
tateurs qui  sont  devant  eux,  ce  qui  expose  les  dames  à 
faire  la  remarque  que  les  semelles  se  crèvent  toujours  au 
point  où  est  la  tête  des  os  métatarsiens.  Montrez  un  peu 
moins  vos  pieds,  et  montrez  un  peu  plus  vos  mains.  J'aper- 
çois d'ici  des  fripons  qui  plongent  leurs  griffes  ingénieuses 
dans  les  goussets  de  leurs  voisins  imbéciles.  Chers  pick- 
pockets, de  la  pudeur!  Boxez  le  prochain,  si  vous  voulez, 
ne  le  dévalisez  pas.  Vous  fâcherez  moins  les  gens  en  leur 
pochant  un  œil  qu'en  leur  chipant  un  sou.  Endommagez  les 
nez,  soit.  Le  bourgeois  tient  à  son  argent  plus  qu'à  sa  beauté. 
Du  reste,  agréez  mes  sympathies.  Je  n'ai  point  le  pédantisme 
de  blâmer  les  filous.  Le  mal  existe.  Chacun  l'endure,  et 
chacun  le  fait.  Nul  n'est  exempt  de  lavermine de  ses  péchés. 
Je  ne  parle  que  de  celle-là.  N'avons-nous  pas  tous  nos  dé- 
mangeaisons? Dieu  se  gratte  à  l'endroit  du  diable.  Moi- 
même  j'ai  fait  des  fautes.  Plaudite,  cives, 

Ursus  exécuta  un  long  groan  qu'il  domina  par  ces  paroles 
finales  : 

—  Milords  et  messieurs,  je  vois  que  mon  discours  a  eu 
le  bonheur  de  vous  déplaire.  Je  prends  congé  de  vos  huées 
pour  un  moment.  Maintenant  je  vais  remettre  ma  tête,  et 
la  représentation  va  commencer. 

Il  quitta  l'accent  oratoire  pour  le  ton  intime. 

—  Referme  la  triveline.  Respirons.  J'ai  été  mielleux.  J'ai 
bien  parlé.  Je  les  ai  appelés  milords  et  messieurs.  Langage 
velouté,  mais  inutile.  Que  dis-tu  de  toute  cette  crapule, 
Gwynplaine?  Comme  on  se  rend  bien  compte  des  maux  que 
l'Angleterre  a  soufferts  depuis  quarante  ans  par  l'emporte- 
ment de  ces  esprits  aigres  et  malicieux!  Les  anciens  anglais 
étaient  belliqueux,  ceux-ci  sont  mélancoliques  et  illuminés, 
et  ils  se  font  gloire  de  mépriser  les  lois  et  de  méconnaître 
l'autorité  royale.  J'ai  fait  tout  ce  que  peut  faire  l'éloquence 
humaine.  Je  leur  ai  prodigué  des  métonymies  gracieuses 
comme  la  joue  en  fleur  d'un  adolescent.  Sont-ils  adoucis? 
J'en  doute.  Qu'attendre  d'un  peuple  qui  mange  si  extraordi- 
nairement,  et  qui  se  bourre  de  tabac,  au  point  qu'en  ce  pays 
les  gens  de  lettres  eux-mêmes  composent  souvent  leurs  ou- 
vrages avec  une  pipe  àla  bouche!  C'estégal,jouonsla  pièce. 


60  L'HOMME    QUI    RIT. 

On  entendit  glisser  sur  leur  tringle  les  anneaux  de  la 
triveline.  Le  tambourinage  des  bréhaignes  cessa.  Ursus 
décrocha  sa  chiffonie,  exécuta  son  prélude,  dit  à  demi- 
voix  :  Hein!  Gwynplaine,  comme  c'est  mystérieux!  puis 
se  bouscula  avec  le  loup. 

Cependant,  en  même  temps  que  la  chiflfonie,  il  avait  ôté 
du  clou  une  perruque  très  bourrue  qu'il  avait,  et  il  l'avait 
jetée  sur  le  plancher  dans  un  coin  à  sa  portée. 

La  représentation  de  Chaos  vaincu  eut  lieu  presque 
comme  à  l'ordinaire,  moins  les  effets  de  lumière  bleue  et 
les  féeries  d'éclairage.  Le  loup  jouait  de  bonne  foi.  Au 
moment  voulu,  Dea  fit  son  apparition  et  de  sa  voix  trem- 
blante et  divine  évoqua  Gwynplaine.  Elle  étendit  le  bras, 
cherchant  cette  tête... 

Ursus  se  rua  sur  la  perruque,  l'ébouriffa,  s'en  coiffa,  et 
avança  doucement,  en  retenant  son  souffle,  sa  tête  ainsi 
hérissée  sous  la  main  de  Dea. 

Puis,  appelant  à  lui  tout  son  art  et  copiant  la  voix  de 
Gwynplaine,  il  chanta  avec  un  ineffable  amour  la  réponse 
du  monstre  à  l'appel  de  l'esprit. 

L'imitation  fut  si  parfaite  que,  cette  fois  encore,  les  deux 
bréhaignes  cherchèrent  des  yeux  Gwynplaine,  effrayées  de 
l'entendre  sans  le  voir. 

Govicum,  émerveillé,  trépigna,  applaudit,  battit  des 
mains,  produisit  un  vacarme  olympien,  et  rit  à  lui  tout  seul 
comme  une  troupe  de  dieux.  Ce  boy,  disons-le,  déploya  un 
rare  talent  de  spectateur. 

Fibi  et  Vinos,  automates  dont  Ursus  poussait  les  ressorts, 
firent  le  tohu-bohu  habituel  d'instruments,  cuivre  et  peau 
d'âne  mêlés,  qui  marquait  la  fin  de  la  représentation  et  ac- 
compagnait le  départ  du  public. 

Ursus  se  releva  en  sueur. 

Il  dit  tout  bas  à  Homo  :  —  Tu  comprends  qu'il  s'agissait 
de  gagner  du  temps.  Je  crois  que  nous  avons  réussi.  Je  ne 
m'en  suis  point  mal  tiré,  moi  qui  avais  pourtant  le  droit 
d'être  assez  éperdu.  Gwynplaine  peut  encore  revenir  d'ici 
à  demain,  il  était  inutile  de  tuer  tout  de  suite  Dea.  Je  t'ex- 
plique la  chose,  à  toi. 

Il  ôta  la  perruque  et  s'essuya  le  front. 

—  Je  suis  un  ventriloque  de  génie,  murmura-t-il.  Quel 


ASPECTS   VARIÉS   D'URSUS.  61 

talent  j'ai  eu!  J'ai  égalé  Brabant,  l'engastrimythe  du  roi 
de  France  François  P^  Dea  est  convaincue  que  Gwynplaine 
est  ici, 

—  Ursus,  dit  Dea,  où  est  Gwynplaine? 
Ursus  se  retourna,  en  sursaut. 

Dea  était  restée  au  fond  du  théâtre,  debout  sous  la  lan- 
terne du  plafond.  Elle  était  pâle,  d'une  pâleur  d'ombre. 
Elle  reprit  avec  un  ineffable  sourire  désespéré  : 

—  Je  sais.  11  nous  a  quittés.  Il  est  parti.  Je  savais  bien 
qu'il  avait  des  ailes. 

Et,  levant  vers  l'infini  ses  yeux  blancs,  elle  ajouta; 

—  A  quand  moi? 


62  L'HOMME   QUI    RIL 


III 


COMPLICATIONS 


Ursus  demeura  interdit. 

Il  n'avait  pas  fait  illusion. 

Était-ce  la  faute  de  sa  ventriloquie?  Non  certes.  Il  avait 
réussi  à  tromper  Fibi  et  Vinos,  qui  avaient  des  yeux,  et  non 
à  tromper  Dea,  qui  était  aveugle.  C'est  que  les  prunelles 
seules  de  Fibi  et  de  Vinos  étaient  lucides,  tandis  que,  chez 
Dea,  c'était  le  cœur  qui  voyait. 

Il  ne  put  répondre  un  mot.  Et  il  pensa  à  part 
lui  :  Bos  in  lingua.  L'homme  interdit  a  un  bœuf  sur  la 
langue. 

Dans  les  émotions  complexes,  l'humiliation  est  le  pre- 
mier sentiment  qui  se  fasse  jour.  Ursus  songea  : 

—  J'ai  gaspillé  mes  onomatopées. 

Et,  comme  tout  rêveur  acculé  au  pied  du  mur  de  l'ex- 
pédient, il  s'injuria  : 

—  Chute  à  plat.  J'ai  épuisé  en  pure  perte  l'harmonie 
imitative.  Mais  qu'allons-nous  devenir  maintenant? 

Il  regarda  Dea.  Elle  se  taisait,  de  plus  en  plus  pâlissante, 
sans  faire  un  mouvement.  Son  œil  perdu  restait  fixé  dans 
les  profondeurs. 

Un  incident  vint  à  propos. 

Ursus  aperçut  dans  la  cour  maître  Nicless,  sa  chandelle 
en  main,  qui  lui  faisait  signe. 

Maître  Nicless  n'avait  point  assisté  à  la  fin  de  l'espèce  de 
comédie  fantôme  jouée  par  Ursus.  Cela  tenait  à  ce  qu'on 
avait  frappé  à  la  porte  de  l'inn.  Maître  Nicless  était  allé 
ouvrir.  Deux  fois  on  avait  frappé,  ce  qui  avait  fait  deux 


ASPECTS    VARIÉS   D'URSUS.  63 

éclipses  de  maître  Nicless.  Ursus,  absorbé  par  son  mono- 
logue à  cent  voix,  ne  s'en  était  point  aperçu. 

Sur  l'appel  muet  de  maître  Nicless,  Ursus  descendit. 

Il  s'approcha  de  l'hôtelier. 

Ursus  mit  un  doigt  sur  sa  bouche. 

Maître  Nicless  mit  un  doigt  sur  sa  bouche. 

Tous  deux  se  regardèrent  ainsi. 

Chacun  d'eux  semblait  dire  à  l'autre  :  Causons,  mais  tai- 
sons-nous. 

Le  tavernier,  silencieusement,  ouvrit  la  porte  de  la  salle 
basse  de  l'inn.  Maître  Nicless  entra,  Ursus  entra.  Il  n'y  avait 
personne  qu'eux  deux.  La  devanture  sur  la  rue,  porte  et 
volets,  était  close. 

Le  tavernier  poussa  derrière  lui  la  porte  de  la  cour,  qui 
se  ferma  au  nez  de  Govicum  curieux. 

Maître  Nicless  posa  la  chandelle  sur  une  table. 

Le  dialogue  s'engagea.  A  demi-voix,  comme  un  chucho- 
tement. 

—  Maître  Ursus... 

—  Maître  Nicless? 

—  J'ai  fini  par  comprendre. 

—  Bah! 

—  Vous  avez  voulu  faire  croire  à  la  pauvre  aveugle  que 
tout  était  ici  comme  à  l'ordinaire. 

—  Aucune  loi  ne  défend  d'être  ventriloque. 

—  Vous  avez  du  talent. 

—  Non. 

—  C'est  prodigieux  à  quel  point  vous  faites  ce  que  vous 
voulez  faire. 

—  Je  vous  dis  que  non. 

—  Maintenant  j'ai  à  vous  parler. 

—  Est-ce  de  la  politique  ? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  C'est  que  je  n'écouterais  pas. 

—  Voici.  Pendant  que  vous  faisiez  la  pièce  et  le  public 
à  vous  tout  seul,  on  a  frappé  à  la  porte  de  la  taverne. 

—  On  a  frappé  à  la  porte? 

—  Oui. 

—  Je  n'aime  pas  ça. 

—  Moi  non  plus. 


64  L'HOMME   QUI   RIT. 

—  Et  puis? 

—  Et  puis  j'ai  ouvert. 

—  Qui  est-ce  qui  frappait? 

—  Quelqu'un  qui  m'a  parlé. 

—  Qu'est-ce  qu'il  a  dit? 

—  Je  l'ai  écouté. 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez  répondu? 

—  Rien.  Je  suis  revenu  vous  voir  jouer. 

—  Et? 

—  Et  l'on  a  frappé  une  seconde  fois. 

—  Qui?  le  même? 

—  Non.  Un  autre. 

—  Quelqu'un  encore  qui  vous  a  parlé? 

—  Quelqu'un  qui  ne  m'a  rien  dit. 

—  Je  le  préfère. 

—  Moi  pas. 

—  Expliquez-vous,  maître  Nicless. 

—  Devinez  qui  avait  parlé  la  première  fois. 

—  Je  n'ai  pas  le  temps  d'être  Œdipe. 

—  C'était  le  maître  du  circus. 

—  D'à  côté? 

—  D'à  côté. 

—  Où  il  y  a  toute  cette  musique  enragée? 

—  Enragée. 

—  Eh  bien,  maître  Ursus,  il  vous  fait  des  offres. 

—  Des  offres? 

—  Des  offres. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que. 

—  Vous  avez  sur  moi  un  avantage,  maître  Nicless,  c'est 
que  vous,  tout  à  l'heure,  vous  avez  compris  mon  énigme, 
et  que  moi,  maintenant,  je  ne  comprends  pas  la  vôtre. 

—  Le  maître  du; circus  m'a  chargé  de  vous  dire  qu'il 
avait  vu  ce  matin  passer  le  cortège  de  police,  et  que  lui, 
le  maître  du  circus,  voulant  vous  prouver  qu'il  est  votre 
ami,  il  vous  offrait  de  vous  acheter,  moyennant  cinquante 
livres  sterling  payés  comptant,  votre  berlingot,  la  Green- 
Box,  vos  deux  chevaux,  vos  trompettes  avec  les  femmes 
qui  y  souflQent,  votre  pièce  avec  l'aveugle  qui  chante  dedans, 
votre  loup,  et  vous  avec. 


ASPECTS   VARIÉS  D'URSUS.  65 

Ursus  eut  un  hautain  sourire. 

—  Maître  de  l'inn  Tadcaster,  vous  direz  au  maître  du 
circus  que  Gwynplaine  va  revenir. 

Le  tavernier  prit  sur  une  chaise  quelque  chose  qui  était 
dans  l'obscurité,  et  se  retourna  vers  Ursus,  les  deux  bras 
levés,  laissant  pendre  de  Tune  de  ses  mains  un  manteau 
et  de  l'autre  une  esclavine  de  cuir,  un  chapeau  de  feutre 
et  un  capingot. 

Et  maître  Niclessdit  : 

—  L'homme  qui  a  frappé  la  seconde  fois,  et  qui  était 
un  homme  de  police,  et  qui  est  entré  et  sorti  sans  pronon- 
cer une  parole,  a  apporté  ceci. 

Ursus  reconnut  l'esclavine,  le  capingot,  le  chapeau  et  le 
manteau  de  Gwynplaine. 


III. 


66  L'HOMME   QUI   RIT. 


IV 


MOENIBUS   SURDIS    CAMPANA  MUTA 


Ursus  palpa  le  feutre  du  chapeau,  le  drap  du  manteau, 
la  serge  du  capingot,  le  cuir  de  Tesclavine,  ne  put  douter 
de  cette  défroque,  et  d'un  geste  bref  et  impératif,  sans  dire 
un  mot,  désigna  à  maître  Nicless  la  porte  de  l'inn. 

Maître  Nicless  ouvrit. 

Ursus  se  précipita  hors  de  la  taverne. 

Maître  Nicless  le  suivit  des  yeux,  et  vit  Ursus  courir, 
autant  que  le  lui  permettaient  ses  vieilles  jambes,  dans  la 
direction  prise  le  matin  par  le  wapentake  emmenant 
Gwynplaine.  Un  quart  d'heure  après,  Ursus  essoufflé  arri- 
vait dans  la  petite  rue  où  était  l'arrière-guichet  de  la  geôle 
de  Southwark  et  où  il  avait  passé  déjà  tant  d'heures  d'ob- 
servation. 

Cette  ruelle  n'avait  pas  besoin  de  minuit  pour  être  dé- 
serte. Mais,  triste  le  jour,  elle  était  inquiétante  la  nuit. 
Personne  ne  s'y  hasardait  passé  une  certaine  heure.  Il 
semblait  qu'on  craignît  que  les  deux  murs  ne  se  rappro- 
chassent, et  qu'on  eût  peur,  s'il  prenait  fantaisie  à  la  pri- 
son et  au  cimetière  de  s'embrasser,  d'être  écrasé  par 
l'embrassement.  Effets  nocturnes.  Les  saules  tronqués  de 
la  ruelle  Vauvert  à  Paris  étaient  de  la  sorte  mal  famés. 
On  prétendait  que  la  nuit  ces  moignons  d'arbres  se 
changeaient  en  grosses  mains  et  empoignaient  les  pas- 
sants. 

D'instinct  le  peuple  de  Southwark  évitait,  nous  l'avons 
dit,  cette  rue  entre  prison  et  cimetière.  Jadis  elle  avait 
été  barrée  la  nuit  d'une  chaîne  de  fer.  Très  inutile;  car  la 


ASPECTS    VARIES  D'URSUS.  67 

meilleure  chaîne  pour  fermer  cette  rue,  c'était  la  peur 
qu'elle  faisait. 

Ursus  y  entra  résolument. 

Quelle  idée  avait-il?  Aucune. 

Il  venait  dans  cette  rue  aux  informations.  Allait-il  frapper 
à  la  porte  de  la  geôle?  Non  certes.  Cet  expédient  effroyable 
et  vain  ne  germait  pas  dans  son  cerveau.  Tenter  de  s'intro- 
duire là  pour  demander  un  renseignement?  Quelle  folie! 
Les  prisons  n'ouvrent  pas  plus  à  qui  veut  entrer  qu'à  qui 
veut  sortir.  Leurs  gonds  ne  tournent  que  sur  la  loi.  Ursus 
le  savait.  Que  venait-il  donc  faire  dans  cette  rue?  Voir. 
Voir  quoi?  Rien.  On  ne  sait  pas.  Le  possible.  Se  retrouver 
en  face  de  la  porte  où  Gvvynplaine  avait  disparu,  c'était 
déjà  quelque  chose.  Quelquefois  le  mur  le  plus  noir  et  le 
plus  bourru  parle,  et  d'entre  les  pierres  une  lueur  sort. 
Une  vague  transsudation  de  clarté  se  dégage  parfois  d'un 
entassement  fermé  et  sombre.  Examiner  l'enveloppe  d'un 
fait,  c'est  être  utilement  aux  écoutes.  Nous  avons  tous  cet 
instinct,  de  ne  laisser,  entre  le  fait  qui  nous  intéresse  et 
nous,  que  le  moins  d'épaisseur  possible.  C'est  pourquoi 
Ursus  était  retourné  dans  la  ruelle  où  était  l'entrée  basse 
de  la  maison  de  force. 

Au  moment  où  il  s'engagea  dans  la  ruelle,  il  entendit  un 
coup  de  cloche,  puis  un  second. 

—  Tiens,  pensa-t-il,  serait-ce  déjà  minuit? 
Machinalement,  il  se  mit  à  compter  : 

—  Trois,  quatre,  cinq. 
Il  songea  : 

—  Comme  les  coups  de  cette  cloche  sont  espacés  !  quelle 
lenteur!  —  Six.  Sept. 

Et  il  fit  cette  remarque  : 

—  Quel  son  lamentable!  —  Huit,  neuf.  —  Ah!  rien  de 
plus  simple.  Être  dans  une  prison,  cela  attriste  une  hor- 
loge. —  Dix.  —  Et  puis,  le  cimetière  est  là.  Cette  cloche 
sonne  l'heure  aux  vivants  et  l'éternité  aux  morts.  —  Onze. 
—  Hélas!  sonner  une  heure  à  qui  n'est  pas  libre,  c'est 
aussi  sonner  une  éternité!  Douze. 

11  s'arrêta. 

—  Oui,  c'est  minuit. 

La  cloche  sonna  un  treizième  coup. 


08  L'HOMME   QUI    RIT. 

Ursus  tressaillit. 

—  Treize! 

Il  y  eut  un  quatorzième  coup.  Puis  un  quinzième. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

Les  coups  continuèrent  à  longs  intervalles.  Ursus  écoutait. 

—  Ce  n'est  pas  une  cloche  d'horloge.  C'est  la  cloche 
Muta.  Aussi  je  disais  :  Gomme  minuit  sonne  longtemps! 
cette  cloche  ne  sonne  pas,  elle  tinte.  Que  se  passe-t-il  de 
sinistre? 

Toute  prison  autrefois,  comme  tout  monastère,  avait  sa 
cloche  dite  muta,  réservée  aux  occasions  mélancoliques. 
La  muta,  «  la  muette  »,  était  une  cloche  tintant  très  bas, 
qui  avait  l'air  de  faire  son  possible  pour  n'être  pas  entendue. 

Ursus  avait  regagné  l'encoignure  commode  au  guet,  d'où 
il  avait  pu,  pendant  une  grande  partie  de  la  journée,  épier 
la  prison. 

Les  tintements  se  suivaient,  à  une  lugubre  distance  l'un 
de  l'autre. 

Un  glas  fait  dans  l'espace  une  vilaine  ponctuation.  Il 
marque  dans  les  préoccupations  de  tout  le  monde  des 
alinéas  funèbres.  Un  glas  de  cloche  ressemble  à  un  râle 
d'homme.  Annonce  d'agonie.  Si,  dans  les  maisons,  çà  et  là, 
aux  environs  de  cette  cloche  en  branle,  il  y  a  des  rêveries 
éparses  et  en  attente,  ce  glas  les  coupe  en  tronçons  rigides. 
La  rêverie  indécise  est  une  sorte  de  refuge  ;  on  ne  sait 
quoi  de  diffus  dans  l'angoisse  permet  à  quelque  espérance 
de  percer;  le  glas,  désolant,  précise.  Cette  diffusion,  il  la 
supprime,  et,  dans  ce  trouble,  où  l'inquiétude  tâche  de 
rester  en  suspens,  il  détermine  des  précipités.  Un  glas 
parle  à  chacun  dans  le  sens  de  son  chagrin  ou  de  son 
effroi.  Une  cloche  tragique,  cela  vous  regarde.  Avertisse- 
ment. Rien  de  sombre  comme  un  monologue  sur  lequel 
tombe  cette  cadence.  Les  retours  égaux  indiquent  une  in- 
tention. Qu'est-ce  que  ce  marteau,  la  cloche,  forge  sur 
cette  enclume,  la  pensée? 

Ursus,  confusément,  comptait,  bien  que  cela  n'eût  aucun 
but,  les  tintements  du  glas.  Se  sentant  sur  un  glissement, 
il  faisait  effort  pour  ne  point  ébaucher  de  conjectures.  Les 
conjectures  sont  un  plan  incliné  où  l'on  va  inutilement 
trop  loin.  Néanmoins,  que  signifiait  cette  cloche? 


ASPECTS    VARIÉS   D'URSUS.  69 

Il  regardait  l'obscurité  à  l'endroit  où  il  savait  qu'était  la 
porte  de  la  prison. 

Tout  à  coup,  à  cet  endroit  même  qui  faisait  une  sorte  de 
trou  noir,  il  y  eut  une  rougeur.  Cette  rougeur  grandit  et 
devint  une  clarté. 

Cette  rougeur  n'avait  rien  de  vague.  Elle  eut  tout  de 
suite  une  forme  et  des  angles.  La  porte  de  la  geôle  venait 
de  tourner  sur  ses  gonds.  Cette  rougeur  en  dessinait  le 
cintre  et  les  chambranles. 

C'était  plutôt  un  entre-bâillement  qu'une  ouverture.  Une 
prison,  cela  ne  s'ouvre  pas,  cela  bâille.  D'ennui  peut-être. 

La  porte  du  guichet  donna  passage  à  un  homme  qui 
avait  une  torche  à  la  main. 

La  cloche  ne  discontinuait  pas,  Ursus  se  sentit  saisi  par 
deux  attentes;  iJ  se  mit  en  arrêt,  l'oreille  au  glas,  l'œil  à 
la  torche. 

Après  cet  homme,  la  porte,  qui  n'était  qu'entre-bâillée, 
s'élargit  tout  à  fait,  et  donna  issue  à  deux  autres  hommes, 
puis  à  un  quatrième.  Ce  quatrième  était  le  vvapenlake,  vi- 
sible à  la  lumière  de  la  torche.  11  avait  au  poing  son  bâton 
de  fer. 

A  la  suite  du  wapentake,  défilèrent,  débouchant  de 
dessous  le  guichet,  en  ordre,  deux  par  deux,  avec  la  rigi- 
dité d'une  série  de  poteaux  qui  marcheraient,  des  hommes 
silencieux. 

Ce  cortège  nocturne  franchissait  la  porte  basse  couple 
par  couple,  comme  les  bini  d'une  procession  de  pénitents, 
sans  solution  de  continuité,  avec  un  soin  lugubre  de  ne 
faire  aucun  bruit,  gravement,  presque  doucement.  Un  ser- 
pent qui  sort  d'un  trou  a  cette  précaution. 

La  torche  faisait  saillir  les  profils  et  les  attitudes.  Profils 
farouches,  attitudes  mornes. 

Ursus  reconnut  tous  les  visages  de  police  qui,  le  matin, 
avaient  emmené  Gwynplaine. 

Nul  doute.  C'étaient  les  mêmes.  Ils  reparaissaient. 

Évidemment  Gwynplaine  aussi  allait  reparaître. 

Ils  l'avaient  amené  là;  ils  le  ramenaient. 

C'était  clair. 

La  prunelle  d'Ursus  redoubla  de  fixité.  Mettrait-on 
Gwynplaine  en  liberté? 


70  L'HOMME    QUI   RIT. 

La  double  file  des  gens  de  police  s'écoulait  de  la  voûte 
basse  très  lentement,  et  comme  goutte  à  goutte.  La  cloche, 
qui  ne  s'interrompait  point,  semblait  leur  marquer  le  pas. 
En  sortant  de  la  prison,  le  cortège,  montrant  le  dos  à 
Ursus,  tournait  à  droite  dans  le  tronçon  de  la  rue  opposé 
à  celui  où  il  était  posté. 

Une  deuxième  torche  brilla  sous  le  guichet. 

Ceci  annonçait  la  fin  du  cortège. 

Ursus  allait  voir  ce  qu'ils  emmenaient.  Le  prisonnier. 
L'homme. 

Ursus  allait  voir  Gwynplaine. 

Ce  qu'ils  emmenaient  apparut. 

C'était  une  bière. 

Quatre  hommes  portaient  une  bière  couverte  d'un  drap 
noir. 

Derrière,  eux  venait  un  homme  ayant  une  pelle  sur 
l'épaule. 

Une  troisième  torche  allumée,  tenue  par  un  personnage 
lisant  dans  un  livre,  qui  devait  être  un  chapelain,  fermait 
le  cortège. 

La  bière  prit  la  file  à  la  suite  des  gens  de  police  qui 
avaient  tourné  à  droite. 

En  même  temps  la  tête  du  cortège  s'arrêta. 

Ursus  entendit  le  grincement  d'une  clef. 

Vis-à-vis  la  prison,  dans  le  mur  bas  qui  longeait  l'autre 
côté  de  la  rue,  une  deuxième  ouverture  de  porte  s'éclaira 
par  une  torche  qui  passa  dessous. 

Cette  porte,  sur  laquelle  on  distinguait  une  tête  de  mort, 
était  la  porte  du  cimetière. 

Le  vi^apentake  s'engagea  dans  cette  ouverture,  puis  les 
hommes,  puis  la  deuxième  torche  après  la  première  ;  le 
cortège  y  décrut  comme  le  reptile  rentrant;  la  file  entière 
des  gens  de  police  pénétra  dans  cette  autre  obscurité  qui 
était  au  delà  de  cette  porte,  puis  la  bière,  puis  l'homme  à 
la  pelle,  puis  le  chapelain  avec  sa  torche  et  son  livre,  et  la 
porte  se  referma. 

Il  n'y  eut  plus  rien  qu'une  lueur  au-dessus  d'un 
mur. 

On  entendit  un  chuchotement,  puis  des  coups  sourds. 

C'étaient  sans  doute   le  chapelain  et  le  fossoyeur  qui 


ASPECTS    VARIES   D'URSUS.  71 

jetaient  sur  le  cercueil,  l'un,  des  versets  de  prière,  l'autre, 
des  pelletées  de  terre. 

Le  chuchotement  cessa,  les  coups  sourds  cessèrent. 

Un  mouvement  se  fit,  les  torches  brillèrent,  le  wapen- 
take  repassa,  tenant  haut  le  weapon,  sous  la  porte  rouverte 
du  cimetière,  le  chapelain  revint  avec  son  livre,  le  fos- 
soyeur avec  sa  pelle,  le  cortège  reparut,  sans  le  cercueil, 
la  double  file  d'hommes  refit  le  même  trajet  entre  les  deux 
portes  avec  la  même  taciturnité  et  en  sens  inverse,  la 
porte  du  cimetière  se  referma,  la  porte  de  la  prison  se 
rouvrit,  la  voûte  sépulcrale  du  guichet  se  découpa  en  lueur, 
l'obscurité  du  corridor  devint  vaguement  visible,  l'épaisse 
et  profonde  nuit  de  la  geôle  s'offrit  au  regard,  et  toute 
cette  vision  rentra  dans  toute  cette  ombre. 

Le  glas  s'éteignit.  Le  silence  vint  tout  clore,  sinistre 
serrure  des  ténèbres. 

De  l'apparition  évanouie,  ce  ne  fut  plus  que  cela. 

Un  passage  de  spectres  qui  se  dissipe. 

Des  rapprochements  qui  coïncident  logiquement  finissent 
par  construire  quelque  chose  qui  ressemble  à  l'évidence. 
A  Gwynplaine  arrêté,  au  mode  silencieux  de  son  arresta- 
tion, à  ses  vêtements  rapportés  par  l'homme  de  police,  à 
ce  glas  de  la  prison  où  il  avait  été  conduit,  venait  s'ajouter, 
disons  mieux,  s'ajuster  cette  chose  tragique,  un  cercueil 
porté  en  terre. 

—  Il  est  mort!  cria  Ursus. 

11  tomba  assis  sur  une  borne. 

—  Mortl  Ils  l'ont  tué!  Gwynplaine!  mon  enfant!  mon 
fils! 

Et  il  éclata  en  sanglots. 


72  L'HOMME   QUI    RIT. 


LA  RAISON  D'ETAT  TRAVAILLE  EN  PETIT 
COMME  EN   GRAND 


Ursus,  il  s'en  vantait,  hélas!  n'avait  jamais  pleuré.  Le 
réservoir  des  pleurs  était  plein.  Une  telle  plénitude,  où  s'est 
accumulée  goutte  à  goutte,  douleur  à  douleur,  toute  une 
longue  existence,  ne  se  vide  pas  en  un  instant.  Ursus  san- 
glota longtemps. 

La  première  larme  est  une  ponction.  Il  pleura  sur  Gwyn- 
plaine,  sur  Dea,  sur  lui  Ursus,  sur  Homo.  Il  pleura  comme 
un  enfant.  Il  pleura  comme  un  vieillard.  Il  pleura  de  tout 
ce  dont  il  avait  ri.  Il  acquitta  l'arriéré.  Le  droit  de  l'homme 
aux  larmes  ne  se  périme  pas. 

Du  reste,  le  mort  qu'on  venait  de  mettre  en  terre, 
c'était  Hardquanonne;  mais  Ursus  n'était  pas  forcé  de  le 
savoir. 

Plusieurs  heures  s'écoulèrent. 

Le  jour  commença  à  poindre;  la  pâle  nappe  du  matin 
s'étala,  vaguement  plissée  d'ombre,  sur  le  bov^^ling- 
green.  L'aube  vint  blanchir  la  façade  de  l'inn  Tadcaster. 
Maître  Nicless  ne  s'était  pas  couché;  car  parfois  le  même 
fait  produit  plusieurs  insomnies. 

Les  catastrophes  rayonnent  en  tout  sens.  Jetez  une  pierre 
dans  l'eau,  et  comptez  les  éclaboussures. 

Maître  Nicless  se  sentait  atteint.  C'est  fort  désagréable, 
des  aventures  chez  vous.  Maître  Nicless,  peu  rassuré  et 
entrevoyant  des  complications,  méditait.  Il  regrettait 
d'avoir  reçu  chez  lui  «  ces  gens-là  ».  —  S'il  avait  su!  — 
Us  finiront   par   lui    attirer   quelque   mauvaise   affaire. 


ASPECTS   VARIÉS   D'URSUS.  73 

Comment  les  mettre  dehors  maintenant?  —  Il  avait  bail 
avec  Ursus.  —  Quel  bonheur  s'il  en  était  débarrassé  1  — 
Comment  s'y  prendre  pour  les  chasser? 

Brusquement  il  y  eut  à  la  porte  de  l'inn  un  de  ces  frappe- 
ments tumultueux  qui,  en  Angleterre,  annoncent  «  quel- 
qu'un ».  La  gamme  du  frappement  correspond  à  l'échelle 
de  la  hiérarchie. 

Ce  n'était  point  tout  à  fait  le  frappement  d*un  lord,  mais 
c'était  le  frappement  d'un  magistrat. 

Le  tavernier,  fort  tremblant,  entre-bâilla  son  vasistas. 

Il  y  avait  magistrat  en  effet.  Maître  Nicless  aperçut  à  sa 
porte,  dans  le  petit  jour,  un  groupe  de  police,  en  tête 
duquel  se  détachaient  deux  hommes,  dont  l'un  était  le  jus- 
ticier-quorum. 

Maître  Nicless  avait  vu  le  matin  le  justicier-quorum,  et 
il  le  connaissait. 

Il  ne  connaissait  pas  l'autre  homme. 

C'était  un  gentleman  gras,  au  visage  couleur  cire,  en 
perruque  mondaine  et  en  cape  de  voyage. 

Maître  Nicless  avait  grand'peur  du  premier  de  ces  per- 
sonnages, le  justicier-quorum.  Si  maître  Nicless  eût  été  de 
la  cour,  il  eût  eu  plus  peur  encore  du  second,  car  c'était 
Barkilphedro. 

Un  des  hommes  du  groupe  cogna  une  seconde  fois  la 
porte,  violemment. 

Le  tavernier,  avec  une  grosse  sueur  d'anxiété  au  front, 
ouvrit. 

Le  justicier-quorum,  du  ton  d'un  homme  qui  a  charge 
de  police  et  qui  est  très  au  fait  du  personnel  des  vagabonds, 
éleva  la  voix  et  demanda  sévèrement  : 

—  Maître  Ursus? 

L'hôtelier,  bonnet  bas,  répondit  : 

—  Votre  honneur,  c'est  ici. 

—  Je  le  sais,  dit  le  justicier. 

—  Sans  doute,  votre  honneur. 

—  Qu'il  vienne. 

—  Votre  honneur,  il  n'est  pas  là. 

—  Où  est-il? 

—  Je  l'ignore. 

—  Comment? 


74  L'HOMME   QUI   RIT. 

—  Il  n'est  pas  rentré. 

—  Il  est  donc  sorti  de  bien  bonne  heure  ? 
■—  Non.  Mais  il  est  sorti  bien  tard. 

—  Ces  vagabonds  !  reprit  le  justicier. 

—  Votre  honneur,  dit  doucement  maître  Nicless,  le 
voilà. 

Ursus,  en  effet,  venait  de  paraître  à  un  détour  de  mur. 
Il  arrivait  à  l'inn.  Il  avait  passé  presque  toute  la  nuit  entre 
la  geôle  où,  à  midi,  il  avait  vu  entrer  Gwynplaine,  et  le 
cimetière  où,  à  minuit,  il  avait  entendu  combler  une 
fosse.  Il  était  pâle  de  deux  pâleurs,  de  sa  tristesse  et  du 
crépuscule. 

Le  petit  jour,  qui  est  de  la  lueur  à  l'état  de  larve,  laisse 
les  formes,  même  celles  qui  se  meuvent,  mêlées  à  la  diff'u- 
sion  de  la  nuit.  Ursus,  blême  et  vague,  marchant  lente- 
ment, ressemblait  à  une  figure  de  songe. 

Dans  cette  distraction  farouche  que  donne  l'angoisse,  il 
s'en  était  allé  de  l'inn  tête  nue.  Il  ne  s'était  pas  même 
aperçu  qu'il  n'avait  point  de  chapeau.  Ses  quelques  cheveux 
gris  remuaient  au  vent.  Ses  yeux  ouverts  ne  paraissaient 
pas  regarder.  Souvent,  éveillé  on  est  endormi,  de  môme 
qu'il  arrive  qu'endormi  on  est  éveillé.  Ursus  avait  un  air 
fou. 

—  Maître  Ursus,  cria  le  tavernier,  venez.  Leurs  honneurs 
désirent  vous  parler. 

Maître  Nicless,  occupé  uniquement  d'amadouer  l'inci- 
dent, lâcha,  et  en  même  temps  eût  voulu  retenir  ce  plu- 
riel, «  leurs  honneurs  »,  respectueux  pour  le  groupe, 
mais  blessant  peut-être  pour  le  chef,  confondu  de  la  sorte 
avec  ses  subordonnés. 

Ursus  eut  le  sursaut  d'un  homme  précipité  à  bas  d'un 
lit  où  il  dormirait  profondément. 

—  Qu'est-ce?  dit-il. 

Et  il  aperçut  la  police,  et  en  tête  de  la  police  le  ma- 
gistrat. 

Nouvelle  et  rude  secousse. 

Tout  à  l'heure  le  wapentake,  maintenant  le  justicier- 
quorum.  L'un  semblait  le  jeter  à  l'autre.  Il  y  a  de  vieilles 
histoires  d'écueils  comme  cela. 

Le  justicier-quorum  lui  fit  signe  d'entrer  dans  la  taverne. 


ASPECTS    VARIÉS    D'URSDS.  75 

Ursus  obéit. 

Govicum,  qui  venait  de  se  lever  et  qui  balayait  la  salle, 
s'arrêta,  se  renco?:na  derrière  les  tables,  mit  son  balai  au 
repos,  et  retint  son  souffle.  Il  plongea  son  poing  dans  ses 
cheveux  et  se  gratta  vaguement,  ce  qui  indique  l'attention 
aux  événements. 

Le  justicier-quorum  s'assit  sur  un  banc,  devant  une  table  ; 
Barkilpliedro  prit  une  chaise.  Ursus  et  maître  Nicless 
demeurèrent  debout.  Les  gens  de  police,  laissés  dehors, 
se  massèrent  devant  la  porte  refermée. 

Le  justicier-quorum  fixa  sa  prunelle  légale  sur  Ursus,  et 
dit: 

—  Vous  avez  un  loup. 
Ursus  répondit: 

—  Pas  tout  à  fait. 

—  Vous  avez  un  loup,  reprit  le  justicier,  en  soulignant 
a  loup  »  d'un  accent  décisif. 

Ursus  répondit: 

—  C'est  que... 
Et  il  se  tut. 

—  Délit,  repartit  le  justicier. 
Ursus  hasarda  cette  plaidoirie: 

—  C'est  mon  domestique. 

Le  justicier  posa  sa  main  à  plat  sur  la  table  les  cinq  doigts 
écartés,  ce  qui  est  un  très  beau  geste  d'autorité. 

—  Baladin,  demain,  à  pareille  heure,  vous  et  votre  loup, 
vous  aurez  quitté  l'Angleterre.  Sinon,  le  loup  sera  saisi, 
mené  au  greffe,  et  tué. 

Ursus  pensa:  —  Continuation  des  assassinats.  —  Mais  il 
ne  souffla  mot  et  se  contenta  de  trembler  de  tous  ses 
membres. 

—  Vous  entendez?  reprit  le  justicier. 

.    Ursus  adhéra  d'un  hochement  de  tête. 
Le  justicier  insista. 

—  Tué. 

Il  eut  un  silence. 

—  Étranglé,  ou  noyé. 

Le  jusiicier-quorum  regarda  Ursus. 

—  Et  vous  en  prison. 
Ursus  murmura: 


76  L'HOMME   QUI    1111. 

—  Mon  juge... 

—  Soyez  parti  avant  demain  matin.  Sinon,  tel  est  l'ordre. 

—  Mon  juge... 

—  Quoi? 

—  11  faut  que  nous  quittions  l'Angleterre,  lui  et  moi  I 

—  Oui. 

—  Aujourd'hui? 

—  Aujourd'hui. 

—  Comment  faire? 

Maître  Nicless  était  heureux.  Ce  magistrat,  qu'il  avait 
redouté,  venait  à  son  aide.  La  police  se  faisait  l'auxiliaire 
de  lui,  Nicless.  Elle  le  délivrait  de  ces  «  gens-là  ».  Le  moyen 
qu'il  cherchait,  elle  le  lui  apportait.  Cet  Ursus  qu'il  voulait 
congédier,  la  police  le  chassait.  Force  majeure.  Rien  à 
objecter.  Il  était  ravi.  Il  intervint: 

—  Votre  honneur,  cet  homme... 
Il  désignait  Ursus  du  doigt. 

—  ...  Cet  homme  demande  comment  faire  pour  quitter 
l'Angleterre  aujourd'hui?  Rien  de  plus  simple.  Il  y  a,  tous 
les  jours  et  toutes  les  nuits,  aux  amarrages  de  la  Tamise,  de 
ce  côté-ci  du  pont  de  Londres  comme  de  l'autre  côté,,  des 
bateaux  qui  partent  pour  les  pays.  On  va  d'Angleterre  en 
Danemark,  en  Hollande,  en  Espagne,  pas  en  France,  à  cause 
de  la  guerre,  mais  partout.  Cette  nuit,  plusieurs  navires 
partiront,  vers  une  heure  du  matin,  qui  est  l'heure  de  la 
marée.  Entre  autres,  la  panse  Vograat  de  Rotterdam. 

Le  justicier-quorum  fit  un  mouvement  d'épaule  du  côté 
d'Ursus  : 

—  Soit.  Partez  parle  premier  bateau  venu.  Par  la  Vograat. 

—  Mon  juge...  fit  Ursus. 

—  Eh  bien? 

—  Mon  juge,  si  je  n'avais,  comme  autrefois,  que  ma 
petite  baraque  à  roues,  cela  se  pourrait.  Elle  tiendrait  sur 
un  bateau.  Mais... 

—  Mais  quoi? 

—  Mais  c'est  que  j'ai  la  Green-Box,  qui  est  une  grande 
machine  avec  deux  chevaux,  et,  si  large  que  soit  un  navire, 
jamais  cela  n'entrera. 

—  Qu'est-ce  que  cela  me  fait?  dit  le  justicier.  On  tuera 
le  loup. 


ASPECTS   VARIÉS   D'URSUS.  77 

Ursus,  frémissant,  se  sentait  manié  comme  par  une  main 
déglace.  —  Les  monstres!  pensa-t-il.  Tueries  gens!  c'est 
leur  expédient. 

Le  tavernier  sourit,  et  s'adressa  à  Ursus. 

—  Maître  Ursus,  vous  pouvez  vendre  la  Green-Box. 
Ursus  regarda  Nicless. 

—  Maître  Ursus,  vous  avez  offre. 

—  De  qui? 

—  OSre  pour  la  voiture.  Offre  pour  les  deux  chevaux. 
Offre  pour  les  deux  femmes  bréhaignes.  Offre... 

—  De  qui?  répéta  Ursus. 

—  Du  maître  du  circus  voisin. 

—  C'est  juste. 
Ursus  se  souvint. 

Maître  Nicless  se  tourna  vers  le  justicier-quorum. 

—  Votre  honneur,  le  marché  peut  être  conclu  aujour- 
d'hui même.  Le  maître  du  circus  d'à  côté  désire  acheter  la 
grande  voiture  et  les  deux  chevaux. 

—  Le  maître  de  ce  circus  a  raison,  dit  le  justicier,  car 
il  va  en  avoir  besoin.  Une  voiture  et  des  chevaux,  cela  lui 
sera  utile.  Lui  aussi  partira  aujourd'hui.  Les  révérends 
des  paroisses  de  Southvvark  se  sont  plaints  des  vacarmes 
obscènes  du  Tarrinzeau-field.  Le  shériflf  a  pris  des  mesures. 
Ce  soir,  il  n'y  aura  plus  une  seule  baraque  de  bateleur  sur 
cette  place.  Fin  des  scandales.  L'honorable  gentleman  qui 
daigne  être  ici  présent... 

Le  justicier-quorum  s'interrompit  par  un  salut  à  Barkil- 
phedro,  que  Barkilphedro  lui  rendit. 

—  ...  L'honorable  gentleman  qui  daigne  être  ici  présent 
est  arrivé  cette  nuit  de  Windsor.  Il  apporte  des  ordres.  Sa 
majesté  a  dit:  Il  faut  nettoyer  cela. 

Ursus,  dans  sa  longue  méditation  de  toute  la  nuit,  n'avait 
pas  été  sans  se  poser  quelques  questions.  Après  tout,  il 
n'avait  vu  qu'une  bière.  Était-il  bien  sûr  que  Gwynplaine 
fOt  dedans?  Il  pouvait  y  avoir  sur  la  terre  d'autres  morts 
que  Gwynplaine.  Un  cercueil  qui  passe  n'est  pas  un  trépassé 
qui  se  nomme.  A  la  suite  de  l'arrestation  de  Gwynplaine,  il 
y  avait  eu  un  enterrement.  Cela  ne  prouvait  rien.  Posl  hoc, 
non  propter  hoc,  —  etc.  —  Ursus  en  était  revenu  à  douter. 
L'espérance  brûle  et  luit  sur  l'angoisse  comme  le  naphte 


78  L'HOMME    QUI    RIT. 

sur  Peau.  Cette  flamme  surnageante  flotte  éternellement 
sur  la  douleur  humaine.  Ursus  avait  fini  par  se  dire  :  Il  est 
probable  que  c'est  Gwynplaine  qu'on  a  enterré,  mais  ce 
n'est  pas  certain.  Qui  sait?  Gwynplaine  est  peut-être  encore 
vivant. 
Ursus  s'inclina  devant  le  justicier. 

—  Honorable  juge,  je  partirai.  Nous  partirons.  On  partira. 
Par  la  Vograat.  Pour  Rotterdam.  J'obéis.  Je  vendrai  la 
Green-Box,  les  chevaux,  les  trompettes,  les  femmes 
d'Egypte.  Mais  il  y  a  quelqu'un  qui  est  avec  moi,  un  cama- 
rade, et  que  je  ne  puis  laisser  derrière  moi.  Gwynplaine... 

—  Gwynplaine  est  mort,  dit  une  voix. 

Ursus  eut  l'impression  du  froid  d'un  reptile  sur  sa  peau. 
C'était  Barkilphedro  qui  venait  de  parler. 

La  dernière  lueur  s'évanouissait.  Plus  de  doute.  Gwyn- 
plaine était  mort. 

Ce  personnage  devait  le  savoir.  Il  était  assez  sinistre  pour 
cela. 

Ursus  salua. 

Maître  Nicless  était  très  bon  homme  en  dehors  de  la 
lâcheté.  Mais,  effrayé,  il  était  atroce.  La  suprême  férocité, 
c'est  la  peur. 

Il  grommela: 

—  Simplification. 

Et  il  eut,  derrière  Ursus,  ce  frottement  de  mains,  parti- 
culier aux  égoïstes,  qui  signifie:  M'en  voilà  quitte!  et  qui 
semble  fait  au-dessus  de  la  cuvette  de  Ponce-Pilate. 

Ursus  accablé  baissait  la  tête.  La  sentence  de  Gwynplaine 
était  exécutée,  la  mort;  et,  quant  à  lui,  son  arrêt  lui  était 
signifié,  l'exil.  Il  n'y  avait  plus  qu'à  obéir.  Il  songeait. 

Il  sentit  qu'on  lui  touchait  le  coude.  C'était  l'autre  per- 
sonnage, l'acolyte  du  justicier-quorum.  Ursus  tressaillit. 

La  voix  qui  avait  dit:  Gwy?iplaine  estmort^  lui  chuchota 
à  l'oreille: 

—  Voici  dix  livres  sterling  que  vous  envoie  quelqu'un 
qui  vous  veut  du  bien.    - 

Et  Barkilphedro  posa  une  petite  bourse  sur  une  table 
devant  Ursus. 

On  se  rappelle  la  cassette  que  Barkilphedro  avait  em- 
portée. 


ASPECTS    VARIES   D'URSUS.  79 

Dix  guinées  sur  deux  mille,  c'était  tout  ce  que  pouvait 
faire  Barlcilphedro.  En  conscience,  c'était  assez.  S'il  eût 
donné  davantage,  il  y  eût  perdu.  11  avait  pris  la  .peine  de 
faire  la  trouvaille  d'un  lord,  il  en  commençait  l'exploitation, 
il  était  juste  que  le  premier  rendement  de  la  mine  lui 
appartînt.  Ceux  qui  verraient  là  une  petitesse  seraient  dans 
leur  droit,  mais  auraient  tort  de  s'étonner.  Barkilphedro 
aimait  l'argent,  surtout  volé.  Un  envieux  contient  un  avare. 
Barkilphedro  n'était  pas  sans  défauts.  Commettre  des 
crimes,  cela  n'empêche  pas  d'avoir  des  vices.  Les  tigres  ont 
des  poux. 

D'ailleurs,  c'était  l'école  de  Bacon. 

Barkilphedro  se  tourna  vers  le  justicier-quorum,  et  lui 
dit: 

—  Monsieur,  veuillez  terminer.  Je  suis  très  pressé.  Une 
chaise  attelée  des  propres  relais  de  sa  majesté  m'attend.  Il 
faut  que  je  reparte  ventre  à  terre  pour  Windsor,  et  que  j'y 
sois  avant  deux  heures  d'ici.  J'ai  des  comptes  à  rendre  et 
des  ordres  à  prendre. 

Le  justicier-quorum  se  leva. 

Il  alla  à  la  porte  qui  n'était  fermée  qu'au  pêne,  l'ouvrit, 
regarda,  sans  dire  un  mot,  les  gens  de  police,  et  il  lui 
jaillit  de  l'index  un  éclair  d'autorité.  Tout  le  groupe  entra 
avec  ce  silence  où  l'on  entrevoit  l'approche  de  quelque 
chose  de  sévère. 

Maître  Nicless,  satisfait  du  dénoûment  rapide  qui  coupait 
courtaux  complications,  charmé  d'être  hors  de  cet  écheveau 
brouillé,  craignit,  en  voyant  ce  déploiement  d'exempts, 
qu'on  n'appréhendât  Ursus  chez  lui.  Deux  arrestations 
coup  sur  coup  dans  sa  maison,  celle  de  Gvvynpiaine,  puis 
celle  d'L'rsus,  cela  pouvait  nuire  à  la  taverne,  les  bu- 
veurs n'aimant  point  les  dérangements  de  police.  C'était 
le  cas  d'une  intervention  convenablement  suppliante  et 
généreuse.  Maître  Nicless  tourna  vers  le  justicier-quorum 
sa  face  souriante  où  la  confiance  était  tempérée  par  le 
respect: 

—  Votre  honneur,  je  fais  observer  à  votre  honneur  que 
ces  honorables  messieurs  les  sergents  ne  sont  point  indis- 
pensables du  moment  que  le  loup  coupable  va  être  emmené 
hors  d'Angleterre,  et  que  ce  nommé  Ursus  ne  fait  point  de 


80  L'HOMME    QUI    RIT. 

résistance,  et  que  les  ordres  de  votre  honneur  sont 
ponctuellement  suivis.  Votre  honneur  considérera  que  les 
actions  respectables  delà  police,  si  nécessaires  au  bien  du 
royaume,  font  du  tort  à  un  établissement,  et  que  ma 
maison  est  innocente.  Les  saltimbanques  de  la  Green-Box 
étant  nettoyés,  comme  dit  sa  majesté  la  reine,  je  ne  vois 
plus  personne  ici  de  criminel,  car  je  ne  suppose  pas  que 
la  fille  aveugle  et  les  deux  bréhaignes  soient  délinquantes, 
et  j'implorerais  votre  honneur  de  daigner  abréger  son 
auguste  visite  et  de  congédier  ces  dignes  messieurs  qui 
viennent  d'entrer,  car  ils  n'ont  rien  à  faire  en  ma  maison, 
et  si  votre  honneur  me  permettait  de  prouver  la  justesse 
de  mon  dire  sous  la  forme  d'une  humble  question,  je 
rendrais  évidente  l'inutilité  de  la  présence  de  ces  vénérables 
messieurs  en  demandant  à  votre  honneur  :  Puisque  le 
nommé  Ursus  s'exécute  et  part,  qui  peuvent-ils  avoir  à 
arrêter  ici? 

—  Vous,  dit  le  justicier. 

On  ne  discute  pas  avec  un  coup  d'épée  qui  vous  perce 
de  part  en  part.  Maître  Nicless  s'affaissa  sur  n'importe  quoi, 
sur  une  table,  sur  un  banc,  sur  ce  qui  se  trouva  là, 
attéré. 

Le  justicier  haussa  la  voix  tellement  que,  s'il  y  avait 
des  gens  sur  la  place,  ils  pouvaient  l'entendre. 

—  Maître  Nicless  Plumptre,  tavernier  de  cette  taverne, 
ceci  est  le  dernier  point  à  régler.  Ce  baladin  et  ce  loup 
sont  des  vagabonds.  Ils  sont  chassés.  Mais  le  plus  coupable, 
c'est  vous.  C'est  chez  vous,  et  de  votre  consentement  que 
la  loi  a  été  violée,  et  vous,  homme  patenté,  investi  d'une 
responsabilité  publique,  vous  avez  installé  le  scandale  dans 
votre  maison.  Maître  Nicless,  votre  licence  vous  est  retirée, 
vous  paierez  l'amende,  et  vous  irez  en  prison. 

Les  gens  de  police  entourèrent  le  tavernier. 
Le  justicier  continua,  désignant  Govicum  : 

—  Ce  garçon,  votre  complice,  est  saisi. 

Le  poignet  d'un  exerupt  s'abattit  sur  le  collet  de  Govicum, 
qui  considéra  Texempt  avec  curiosité.  Le  boy,  pas  très 
effrayé,  comprenait  peu,  avait  déjà  vu  plus  d'une  chose 
singulière,  et  se  demandait  si  c'était  la  suite  de  la  comédie. 

Le  iusticier-quorum  enfonça  son  chapeau  sur  son  chef. 


ASPECTS    VARIÉS   D'URSUS.  81 

croisa  ses  deux  mains  sur  son  ventre,  ce  qui  est  le  comble 
de  la  majesté,  et  ajouta  : 

—  C'est  dit,  maître  Nieless,  vous  serez  attrait  en  prison, 
et  mis  en  geôle.  Vous  et  ce  boy.  Et  cette  maison,  l'inn 
Tadcaster,  demeurera  fermée,  condamnée  et  close.  Pour 
Texemple.  Sur  ce,  vous  allez  nous  suivre. 


m. 


LIVRE    SEPTIÈME 

LA     TITANE 


REVEIL 


—  Et  Dea  ! 

Il  sembla  à  Gvvynplaine,  regardant  poindre  le  jour  à 
Corleone-lodge  pendant  ces  aventures  de  l'inn  Tadcaster, 
que  ce  cri  venait  du  dehors;  ce  cri  était  en  lui. 

Qui  n'a  entendu  les  profondes  clameurs  de  Pâme? 

D'ailleurs  le  jour  se  levait. 

L'aurore  est  une  voix. 

A  quoi  servirait  le  soleil  si  ce  n*està  réveiller  la  sombre 
endormie,  la  conscience? 

La  lumière  et  la  vertu  sont  de  même  espèce. 

Que  le  dieu  s'appelle  Christ  ou  qu'il  s'appelle  Amour,  il 
y  a  toujours  une  heure  où  il  est  oublié,  même  par  le 
meilleur;  nous  avons  tous,  même  les  saints,  besoin  d'une 
voix  qui  nous  fasse  souvenir,  et  l'aube  fait  parler  en  nous 
l'avertisseur  sublime.  La  conscience  crie  devant  le  devoir 
comme  le  coq  chante  devant  le  jour. 

Le  cœur  humain,  ce  chaos,  entend  le  Fiai  lux, 

Gwynplaine  —  nous  continuerons  à  le  nommer  ainsi; 
Clancharlie  est  un  lord,  Gvvynplaine  est  un  homme;  — 
Gwynplaine  fut  comme  ressuscité. 

11  était  temps  que  l'artère  fût  liée. 

Il  y  avait  en  lui  une  fuite  d'honnêteté. 

—  Et  Dea,  dit-il. 


86  L'HOMME    QUI   RIT. 

Et  il  sentit  dans  ses  veines  comme  une  transfusion  géné- 
reuse. Quelque  chose  de  salubre  et  de  tumultueux  se  pré- 
cipitait en  lui.  L'irruption  violente  des  bonnes  pensées, 
c'est  un  retour  au  logis  de  quelqu'un  qui  n'a  pas  sa  clef, 
et  qui  force  honnêtement  son  propre  mur.  Il  y  a  escalade, 
mais  du  bien.  Il  y  a  effraction,  mais  du  mal. 

—  Dea!  Dea!  Dea!  répéta-t-il. 

II  s'affirmait  à  lui-même  son  propre  cœur. 
Et  il  fit  cette  question  à  haute  voix  : 

—  Où  es-tu? 

Presque  étonné  qu'on  ne  lui  répondît  pas. 
Il  reprit,  regardant  le  plafond  et  les  murs,  avec  un  éga- 
rement où  la  raison  revenait  : 

—  Où  es-tu?  où  suis-je? 

Et  dans  cette  chambre,  dans  cette  cage,  il  recommença 
sa  marche  de  bête  farouche  enfermée. 

—  Où  suis-je?  à  Windsor.  Et  toi?  à  Southwark.  Ah! 
mon  Dieu!  voilà  la  première  fois  qu'il  y  a  une  distance 
entre  nous.  Qui  donc  a  creusé  cela?  moi  ici,  toi  là!  Oh! 
cela  n'est  pas.  Cela  ne  sera  pas.  Qu'est-ce  donc  qu'on  m'a 
fait? 

Il  s'arrêta. 

—  Qui  donc  m'a  parlé  de  la  reine?  est-ce  que  je  connais 
cela?  Changé!  moi  changé!  pourquoi?  parce  que  je  suis 
lord.  Sais-tu  ce  qui  se  passe,  Dea?  tu  es  lady.  C'est  éton- 
nant les  choses  qui  arrivent.  Ah  çà!  il  s'agit  de  retrouver 
mon  chemin.  Est-ce  qu'on  m'aurait  perdu?  Il  y  a  un  homme 
qui  m'a  parlé  avec  un  air  obscur.  Je  me  rappelle  les  paroles 
qu'il  m'a  adressées  :  — Milord,  une  porte  qui  s'ouvre  ferme 
une  autre  porte.  Ce  qui  est  derrière  vous  n'est  plus.  — 
Autrement  dit  :  Vous  êtes  un  lâche!  Cet  homme-là,  le  misé- 
rable! il  me  disait  cela  pendant  que  je  n'étais  pas  encore 
réveillé.  Il  abusait  de  mon  premier  moment  étonné.  J'étais 
comme  une  proie  qu'il  avait.  Où  est-il,  que  je  l'insulte!  il 
me  parlait  avec  le  sombre  sourire  du  rêve.  Ah!  voici  que 
je  redeviens  moi!  C'est  bon.  On  se  trompe  si  l'on  croit 
qu'on  fera  de  lord  Clancharlie  ce  qu'on  voudra!  Pair  d'An- 
gleterre, oui,  avec  une  pairesse,  qui  est  Dea.  Des  condi- 
tions! est-ce  que  j'en  accepte?  La  reine?  que  m'importe  la 
reine!  je  ne  l'ai  jamais  vue.  Je  ne  suis  pas  lord  pour  être 


LA   TITANE.  87 

esclave.  J'entre  libre  dans  la  puissance.  Est-ce  qu*on  se 
figure  m'avoir  déchaîné  pour  rien?  On  m'a  démuselé,  voilà 
tout.  Dea  !  Ursus  !  nous  sommes  ensemble.  Ce  que  vous  étiez, 
je  l'étais.  Ce  que  je  suis,  vous  l'êtes.  Venez  I  Non.  J'y  vaisi 
Tout  de  suite.  Tout  de  suite  I  J'ai  déjà  trop  attendu.  Que 
doivent-ils  penser  de  ne  pas  me  voir  revenir?  Cet  argent l 
quand  je  pense  que  je  leur  ai  envoyé  de  l'argent  !  C'était 
moi  qu'il  fallait.  Je  me  rappelle,  cet  homme,  il  m'a  dit  que 
je  ne  pouvais  pas  sortir  d'ici.  Nous  allons  voir.  Allons,  une 
voiture!  une  voiture!  qu'on  attelle.  Je  veux  aller  les  cher- 
cher. Où  sont  les  valets?  Il  doit  y  avoir  des  valets,  puis- 
qu'il y  a  un  seigneur.  Je  suis  le  maître  ici.  C'est  ma  maison. 
Et  j'en  tordrai  les  verrous,  et  j'en  briserai  les  serrures,  et 
j'en  enfoncerai  les  portes  à  coups  de  pied.  Quelqu'un  qui 
me  barre  le  passage,  je  lui  passe  mon  épée  au  travers  du 
corps,  car  j'ai  une  épée  maintenant.  Je  voudrais  bien  voir 
qu'on  me  résistât.  J'ai  une  femme,  qui  est  Dea.  J'ai  un  père, 
qui  est  Ursus.  Ma  maison  est  un  palais  et  je  le  donne  à 
Ursus.  Mon  nom  est  un  diadème  et  je  le  donne  à  Dea. 
Vite!  Tout  de  suite!  Dea,  me  voici!  Ah!  j'aurai  vite 
enjambé  l'intervalle,  va  ! 

Et,  levant  la  première  portière  venue,  il  sortit  de  la 
chambre  impétueusement. 

Il  se  trouva  dans  un  corridor. 

Il  alla  devant  lui. 

Un  deuxième  corridor  se  présenta. 

Toutes  les  portes  étaient  ouvertes. 

Il  se  mit  à  marcher  au  hasard,  de  chambre  en  chambre, 
de  couloir  en  couloir,  cherchant  la  sortie. 


88  L'HOMME    QUI   RIT. 


II 


RESSEMBLANCE  D'UN    PALAIS    AVEC    UN  BOIS 


Dans  les  palais  à  rilalienne,  Corleone-lodge  était  de  cette 
sorte,  il  y  avait  très  peu  de  portes.  Tout  était  rideau,  por- 
tière, tapisserie. 

Pas  de  palais  à  cette  époque  qui  n'eût,  à  l'intérieur,  un 
singulier  fouillis  de  chambres  et  de  corridors  où  abondait 
le  faste  ;  dorures,  marbres,  boiseries  ciselées,  soies  d'orient  ; 
avec  des  recoins  pleins  de  précaution  et  d'obscurité, 
d'autres  pleins  de  lumière.  C'étaient  des  galetas  riches  et 
gais,  des  réduits  vernis,  luisants,  revêtus  de  faïences  de 
Hollande  ou  d'azulejos  de  Portugal,  des  embrasures  de 
hautes  fenêtres  coupées  en  soupentes,  et  des  cabinets 
tout  en  vitres,  jolies  lanternes  logeables.  Les  épaisseurs  de 
mur,  évidées,  étaient  habitables.  Çà  et  là,  des  bonbonnières, 
qui  étaient  des  garde- robes.  Cela  s'appelait  «  les  petits 
appartements  ».  C'est  là  qu'on  commettait  les  crimes. 

Si  l'on  avait  à  tuer  le  duc  de  Guise  ou  à  fourvoyer  la 
jolie  présidente  de  Sylvecane,  ou,  plus  tard,  à  étouffer  les 
cris  des  petites  qu'amenait  Lebel,  c'était  commode.  Logis 
compliqué,  inintelligible  à  un  nouveau  venu.  Lieu  des 
rapts;  fond  ignoré  où  aboutissaient  les  disparitions.  Dans 
ces  élégantes  cavernes  les  princes  et  les  seigneurs  dépo- 
saient leur  butin;  le  comte  de  Charolais  y  cachait  madame 
Courchamp,  la  femme  du  maître  des  requêtes;  M.  de 
Monthulé  y  cachait  la  fille  de  Haudry,  le  fermier  de  la 
Croix  Saint-Lenfroy  ;  le  prince  de  Conti  y  cachait  les  deux 
belles  boulangères  de  l'Ile-Adam;  le  duc  de  Buckingham 
y  cachait  la  pauvre  Pennywell,  etc.  Les  choses  qui  s'ac- 


LA   TITANE.  89 

coraplissaient  là  étaient  de  celles  qui  se  font,  comme  dit 
la  loi  romaine,  vi,  clam  et  precario,  par  force,  en  secret, 
et  pour  peu  de  temps.  Qui  était  là  y  restait  selon  le  bon 
plaisir  du  maître.  C'étaient  des  oubliettes,  dorées.  Cela 
tenait  du  cloître  et  du  sérail.  Des  escaliers  tournaient, 
montaient,  descendaient.  Une  spirale  de  chambres  s'em- 
boîtant  vous  ramenait  à  votre  point  de  départ.  Une  galerie 
s'achevait  en  oratoire.  Un  confessionnal  se  greffait  sur  une 
alcôve.  Les  ramifications  des  coraux  et  les  percées  des 
éponges  avaient  probablement  servi  de  modèles  aux  archi- 
tectes des  «  petits  appartements  o  royaux  et  seigneuriaux. 
Les  embranchements  étaient  inextricables.  Des  portraits 
pivotant  sur  des  ouvertures  offraient  des  entrées  et  des 
sorties.  C'était  machiné.  Il  le  fallait  bien;  il  s'y  jouait  des 
drames.  Les  étages  de  cette  ruche  allaient  des  caves  aux 
mansardes.  Madrépore  bizarre  incrusté  dans  tous  les  palais, 
à  commencer  par  Versailles,  et  qui  était  comme  l'habi- 
tation des  pygmées  dans  la  demeure  des  titans.  Couloirs, 
reposoirs,  nids,  alvéoles,  cachettes.  Toutes  sortes  de  trous 
où  se  fourraient  les  petitesses  des  grands. 

Ces  lieux,  serpentants  et  murés,  éveillaient  des  idées  de 
jeux,  d'yeux  ban(îés,  de  mains  à  tâtons,  de  rires  contenus, 
colin-maiHard,  cache-cache;  et  en  même  temps  faisaient 
songer  aux  Atrides,  aux  Plantagenets,  aux  Médicis,  aux 
Sauvages  chevaliers  d'Elz,  à  Rizzio,  à  Monaldeschi,  aux 
épées  poursuivant  un  fuyard  de  chambre  en  chambre. 

L'antiquité  avait,  elle  aussi,  de  mystérieux  logis  de  ce 
genre,  où  le  luxe  était  approprié  aux  horreurs.  L'échan- 
tillon en  a  été  conservé  sous  terre  dans  certains  sépulcres 
d'Egypte,  par  exemple  dans  la  crypte  du  roi  Psamméticus, 
découverte  par  Passalacqua.  On  trouve  dans  les  vieux  poètes 
l'effroi  de  ces  constructions  suspectes.  Error  circumflexus, 
locus  implicitus  gyris, 

Gwynplaine  était  dans  les  petits  appartements  de 
Corleone-lodge. 

Il  avait  la  fièvre  de  partir,  d'être  dehors,  de  revoir  Dea. 
Cet  enchevêtrement  de  corridors  et  de  cellules,  de  portes 
dérobées,  de  portes  imprévues,  l'arrêtait  et  le  ralentissait.  Il 
eût  voulu  y  courir,  il  était  forcé  d'y  errer.  11  croyait  n'avoir 
qu'une  porte  à  pousser,  il  avait  un  écheveau  à  débrouiller. 


90  L'HOMME   QUI   RIT. 

Après  une  chambre,  une  autre.  Puis  des  carrefours  de 
salons. 

Il  ne  rencontrait  rien  de  vivant.  Il  écoutait.  Aupun 
mouvement. 

Il  lui  semblait  parfois  revenir  sur  ses  pas. 

Par  moments  il  croyait  voir  quelqu'un  venir  à  lui.  Ce  n'était 
personne.  C'était  lui,  dans  une  glace,  en  habit  de  seigneur. 

C'était  lui,  invraisemblable.  Il  se  reconnaissait,  mais  pas 
tout  de  suite. 

Il  allait,  prenant  tous  les  passages  qui  s'offraient. 

Il  s'engageait  dans  des  méandres  d'architecture  intime; 
là  un  cabinet  coquettement  peint  et  sculpté,  un  peu  obscène 
et  très  discret;  là  une  chapelle  équivoque  tout  écaillée 
de  nacres  et  d'émaux,  avec  des  ivoires  faits  pour  être  vus  à 
la  loupe,  comme  des  dessus  de  tabatières;  là  un  de  ces 
précieux  retraits  florentins  accommodés  pour  les  hypo- 
condries féminines,  et  qu'on  appelait  dès  lors  boudoirs. 
Partout,  sur  les  plafonds,  sur  les  murs,  sur  les  planchers 
même,  il  y  avait  des  figurations  veloutées  ou  métalliques 
d'oiseaux  et  d'arbres,  des  végétations  extravagantes  enrou- 
lées de  perles,  des  bossages  de  passementerie,  des  nappes 
de  jais,  des  guerriers,  des  reines,  des  trifonnes  cuirassées 
d'un  ventre  d'hydre.  Les  biseaux  des  cristaux  taillés 
ajoutaient  des  effets  de  prismes  à  des  effets  de  reflets.  Les 
verroteries  jouaient  les  pierreries.  On  voyait  étinceler  des 
encoignures  sombres.  On  ne  savait  si  toutes  ces  facettes 
lumineuses,  où  des  verres  d'émeraudes  s'amalgamaient  à 
des  ors  de  soleil  levant  et  où  flottaient  des  nuées  gorge 
de  pigeon,  étaient  des  miroirs  microscopiques  ou  des 
aigues-marines  démesurées.  Magnificence  à  la  fois  délicate 
et  énorme.  C'était  le  plus  mignon  des  palais,  à  moins  que 
ce  ne  fût  le  plus  colossal  des  écrins.  Une  maison  pour  Mab 
ou  un  bijou  pour  Géo.  Gwynplaine  cherchait  l'issue. 

Il  ne  la  trouvait  pas.  Impossible  de  s'orienter.  Rien  de 
capiteux  comme  l'opulence  quand  on  la  voit  pour  la  pre- 
mière fois.  Mais  en  outre  c'était  un  labyrinthe.  A  chaque 
pas,  une  magnificence  lui  faisait  obstacle.  Cela  semblait 
résister  à  ce  qu'il  s'en  allât.  Cela  avait  l'air  de  ne  pas  vouloir 
le  lâcher.  Il  était  comme  dans  une  glu  de  merveilles. 
Il  se  sentait  saisi  et  retenu. 


LA   TITANE.  91 

—  Quel  horrible  palais!  pensait-il. 

Il  rôdait  dans  ce  dédale,  inquiet,  se  demandant  ce  que 
cela  voulait  dire,  s'il  était  en  prison,  s'irritant,  aspirant  à 
Tair  libre.  Il  répétait  :  Dea!  Dea!  comme  on  tient  le  fil  qu'il 
ne  faut  pas  laisser  rompre  et  qui  vous  fera  sortir. 

Par  moments  il  appelait. 

—  Hé!  quelqu'un! 
Rien  ne  répondait. 

Ces  chambres  n'en  finissaient  pas.  C'était  désert,  silen- 
cieux, splendide,  sinistre. 

On  se  figure  ainsi  les  châteaux  enchantés. 

Des  bouches  de  chaleur  cachées  entretenaient  dans  ces 
corridors  et  dans  ces  cabinets  une  température  d'été.  Le 
mois  de  juin  semblait  avoir  été  pris  par  quelque  magicien 
et  enfermé  dans  ce  labyrinthe.  Par  moments  cela  sentait 
bon.  On  traversait  des  bouffées  de  parfums  comme  s'il  y 
avait  là  des  fleurs  invisibles.  On  avait  chaud.  Partout  des 
tapis.  On  eût  pu  se  promener  nu. 

Gwynplaine  regardait  par  les  fenêtres.  L'aspect  changeait. 
11  voyait  tantôt  des  jardins,  remplis  des  fraîcheurs  du  prin- 
temps et  du  matin,  tantôt  de  nouvelles  façades  avec  d'autres 
statues,  tantôt  des  patios  à  l'espagnole,  qui  sont  de  petites 
cours  quadrangulaires  entre  de  grands  bâtiments,  dallées, 
moisies  et  froides;  parfois  une  rivière  qui  était  la  Tamise, 
parfois  une  grosse  tour  qui  était  Windsor. 

Dehors,  de  si  grand  matin,  il  n'y  avait  point  de  passants. 

11  s'arrêtait.  Il  écoutait. 

—  Oh!  je  m'en  irai,  disait-il.  Je  rejoindrai  Dea.  On  ne  me 
gardera  pas  de  force.  Malheur  à  qui  voudrait  m'empêcher 
de  sortir!  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  grande  tour-là? 
S'il  y  a  un  géant,  un  dogue  d'enfer,  une  tarasque,  pour 
barrer  la  porte  dans  ce  palais  ensorcelé,  je  l'exterminerai. 
Une  armée,  je  la  dévorerais.  Dea!  Deal 

Tout  à  coup  il  entendit  un  petit  bruit  très  faible.  Cela 
ressemblait  à  de  l'eau  qui  coule. 

Il  était  dans  une  galerie  étroite,  obscure,  fermée  à  quel- 
ques pas  devant  lui  par  un  rideau  fendu. 

Il  alla  à  ce  rideau,  l'écarta,  entra. 

Il  pénétra  dans  de  l'inattendu. 


&2  L'HOMME   QUI   RIT 


III 


EVE 


Une  salle  octogone,  voûtée  en  anse  de  panier,  sans  fenê- 
tres, éclairée  d'un  jour  d'en  haut,  toute  revêtue,  mur, 
pavage  et  voûte,  de  marbre  fleur  de  pêcher;  au  milieu  de 
la  salle,  un  baldaquin  pinacle  en  marbre  drap  mortuaire, 
à  colonnes  torses,  dans  le  style  pesant  et  charmant  d'Elisa- 
beth, couvrant  d'ombre  une  vasque-baignoire  du  même 
marbre  noir;  au  milieu  de  la  vasque  un  fin  jaillissement 
d'eau  odorante  et  tiède  remplissant  doucement  et  lente- 
ment la  cuve;  c'est  là  ce  qu'il  avait  devant  les  yeux. 

Bain  noir  fait  pour  changer  la  blancheur  en  resplendis- 
sement. 

C'était  cette  eau  qu'il  avait  entendue.  Une  fuite  ménagée 
dans  la  baignoire  à  un  certain  niveau  ne  la  laissait  pas  dé- 
border. La  vasque  fumait,  mais  si  peu  qu'il  y  avait  à 
peine  quelque  buée  sur  le  marbre.  Le  grêle  jet  d'eau  était 
pareil  à  une  souple  verge  d'acier  fléchissante  au  moindre 
souffle. 

Aucun  meuble.  Si  ce  n'est,  près  de  la  baignoire,  une  de 
ces  chaises-lits  à  coussins  assez  longues  pour  qu'une  femme, 
qui  y  est  étendue,  puisse  avoir  à  ses  pieds  son  chien,  ou  son 
amant;  d'où  can-al-pie,  dont  nous  avons  fait  canapé. 

C'était  une  chaise  longue  d'Espagne,  vu  que  le  bas  était 
en  argent.  Les  coussins  et  le  capiton  étaient  de  soie  glacée 
blanc. 

De  l'autre  côté  de  la  baignoire,  se  dressait,  adossée  au 
mur,  une  haute  étagère  de  toilette  en  argent  massif  avec 
tous  ses  ustensiles,  ayant  à  son  milieu  huit  petites  glaces  de 


LA   TITANE.  93 

Venise  ajustées  dans  un  châssis  d'argent  et  figurant  une 
fenêtre. 

Dans  le  pan  coupé  de  muraille  le  plus  voisin  du  canapé, 
était  entaillée  une  baie  carrée  qui  ressemblait  à  une  lucarne 
et  qui  était  bouchée  d'un  panneau  fait  d'une  lame  d'argent 
rouge.  Ce  panneau  avait  des  gonds  comme  un  volet.  Sur 
l'argent  rouge  brillait,  niellée  et  dorée,  une  couronne 
royale.  Au-dessus  du  panneau  était  suspendu  et  scellé  au 
mur  un  timbre  qui  était  en  vermeil,  à  moins  qu'il  ne  fût 
en  or. 

Vis-à-vis  l'entrée  de  cette  salle,  en  face  de  Gwynplaine 
qui  s'était  arrêté  court,  le  pan  coupé  de  marbre  manquait. 
Il  était  remplacé  par  une  ouverture  de  même  dimension, 
allant  jusqu'à  la  voûte  et  fermée  d'une  large  et  haute  toile 
d'argent. 

Cette  toile,  d'une  ténuité  féerique,  était  transparente. 
On  voyait  au  travers. 

Au  centre  de  la  toile,  à  l'endroit  où  est  d'ordinaire  l'arai- 
gnée, Gwynplaine  aperçut  une  chose  formidable,  une  femme 
nue. 

Nue  à  la  lettre,  non.  Cette  femme  était  vêtue.  Et  vêtue 
de  la  tête  aux  pieds.  Le  vêtement  était  une  chemise,  très 
longue,  comme  les  robes  d'anges  dans  les  tableaux  de 
sainteté,  mais  si  fine  qu'elle  semblait  mouillée.  De  là  un  à  peu 
près  de  femme  nue,  plus  traître  et  plus  périlleux  que  la 
nudité  franche.  L'histoire  a  enregistré  des  processions  de 
princesses  et  de  grandes  dames  entre  deux  files  de  moines, 
où,  sous  prétexte  de  pieds  nus  et  d'humilité,  la  duchesse 
de  Montpensier  se  montrait  ainsi  à  tout  Paris  dans  une 
chemise  de  dentelle.  Correctif  :  un  cierge  à  la  main. 

La  toile  d'argent,  diaphane  comme  une  vitre,  était  un 
rideau.  Elle  n'était  fixée  que  du  haut  et  pouvait  se  sou- 
lever. Elle  séparait  la  salle  de  marbre,  qui  était  une  salle 
de  bain,  d'une  chambre,  qui  était  une  chambre  à  coucher. 
Cette  chambre,  très  petite,  était  une  espèce  de  grotte  de 
miroirs.  Partout  des  glaces  de  Venise,  contiguës,  ajustées 
polyédriquement,  reliées  par  des  baguettes  dorées,  réflé- 
chissaient le  lit  qui  était  au  centre.  Sur  ce  lit,  d'argent 
comme  la  toilette  et  le  canapé,  était  couchée  la  femme. 
Elle  dormait. 


94  L'HOMME    QUI   RIT. 

Elle  dormait  la  tête  renversée,  un  de  ses  pieds  refoulant 
ses  couvertures,  comme  la  succube  au-dessus  de  laquelle 
le  rêve  bat  des  ailes. 

Son  oreiller  de  guipure  était  tombé  à  terre  sur  le  tapis. 

Entre  sa  nudité  et  le  regard  il  y  avait  deux  obstacles,  sa 
chemise  et  le  rideau  de  gaze  d'argent,  deux  transparences. 
La  chambre,  plutôt  alcôve  que  chambre,  était  éclairée 
avec  une  sorte  de  retenue  par  le  reflet  de  la  salie  de  bain. 
La  femme  peut-être  n'avait  pas  de  pudeur,  mais  la  lumière 
en  avait. 

Le  lit  n'avait  ni  colonnes,  ni  dais,  ni  ciel,  de  sorte  que  la 
femme,  quand  elle  ouvrait  les  yeux,  pouvait  se  voir  mille 
fois  nue  dans  les  miroirs  au-dessus  de  sa  tête. 

Les  draps  avaient  le  désordre  d'un  sommeil  agité.  La 
beauté  des  plis  indiquait  la  finesse  de  la  toile.  C'était  l'épo- 
que où  une  reine,  songeant  qu'elle  serait  damnée,  se  figu- 
rait l'enfer  ainsi  :  un  lit  avec  de  gros  draps. 

Du  reste,  cette  mode  du  sommeil  nu  venait  d'Italie, 
et  remontait  aux  romains.  Sub  clara  nuda  lucerna,  dit 
Horace. 

Une  robe  de  chambre  en  soie  singulière,  de  Chine  sans 
doute,  car  dans  les  plis  on  entrevoyait  un  grand  lézard  d'or, 
était  jetée  sur  le  pied  du  lit. 

Au  delà  du  lit,  au  fond  de  l'alcôve,  il  y  avait  probablement 
une  porte,  masquée  et  marquée  par  une  assez  grande  glace 
sur  laquelle  étaient  peints  des  paons  et  des  cygnes.  Dans 
cette  chambre  faite  d'ombre  tout  reluisait.  Les  espace- 
ments entre  les  cristaux  et  les  dorures  étaient  enduits  de 
cette  matière  étincelante  qu'on  appelait  à  Venise,  «  fiel  de 
verre  ». 

Au  chevet  du  lit  était  fixé  un  pupitre  en  argent  à  tasseaux 
tournants  et  à  flambeaux  fixes  sur  lequel  on  pouvait  voir 
un  livre  ouvert  portant  au  haut  des  pages  ce  titre  en  grosses 
lettres  rouges  :  Alcoranus  Mahumedis. 

Gwynplaine  ne  percevait  aucun  de  ces  détails.  La  femme, 
voilà  ce  qu'il  voyait. 

Il  était  à  la  fois  pétrifié  et  bouleversé  ;  ce  qui  s'exclut, 
mais  ce  qui  existe. 

Cette  femme,  il  la  reconnaissait. 

Elle  avait  les  yeux  fermés  et  le  visage  tourné  vers  lui. 


LA   TITANE.  95 

C'était  la  duchesse. 

Elle,  cet  être  mystérieux  en»  qui  se  mélangeaient  tous  les 
resplendissements  de  l'inconnu,  celle  qui  lui  avait  fait 
faire  tant  de  songes  inavouables,  celle  qui  lui  avait  écrit 
une  si  étrange  lettre!  La  seule  femme  au  monde  dont  il 
pût  dire:  Elle  m'a  vu,  et  elle  veut  de  moil  II  avait  chassé 
les  songes,  il  avait  brûlé  la  lettre.  Il  l'avait  reléguée,  elle, 
le  plus  loin  qu'il  avait  pu  hors  de  sa  rêverie  et  de  sa 
mémoire;  il  n'y  pensait  plus;  il  l'avait  oubliée... 

Il  la  revoyait  I 

Il  la  revoyait  terrible. 

La  femme  nue,  c'est  la  femme  armée. 

Il  ne  respirait  plus.  Il  se  sentait  soulevé  comme  dans  un 
nimbe,  et  poussé.  U  regardait.  Cette  femme  devant  lui  I 
Était-ce  possible? 

Au  théâtre,  duchesse.  Ici,  néréide,  naïade,  fée.  Toujours 
apparition. 

Il  essaya  de  fuir  et  sentit  que  cela  ne  se  pouvait  pas. 
Ses  regards  étaient  devenus  deux  chaînes,  et  l'attachaient 
à  cette  vision. 

Était-ce  une  fille?  Était-ce  une  vierge?  Les  deux.  Messa- 
line,  présente  peut-être  dans  l'invisible,  devait  sourire,  et 
Diane  devait  veiller.  Jl  y  avait  sur  cette  beauté  la  clarté 
de  l'inaccessible.  Pas  de  pureté  comparable  à  cette  forme 
chaste  et  altière.  Certaines  neiges  qui  n'ont  jamais  été 
touchées  sont  reconnaissables.  Les  blancheurs  sacrées  de 
la  Yungfrau,  cette  femme  les  avait.  Ce  qui  se  dégageait  de 
ce  front  inconscient,  de  cette  vermeille  chevelure  éparse, 
de  ces  cils  abaissés,  de  ces  veines  bleues  vaguement  visibles, 
de  ces  rondeurs  sculpturales  des  seins,  des  hanches  et  des 
genoux  modelant  les  affleurements  roses  de  la  chemise, 
c'était  la  divinité  d'un  sommeil  auguste.  Cette  impudeur  se 
dissolvait  en  rayonnement.  Cette  créature  était  nue  avec 
autant  de  calme  que  si  elle  avait  droit  au  cynisme  divin, 
elle  avait  la  sécurité  d'une  olympienne  qui  se  fait  fille  du 
gouflfre,  et  qui  peut  dire  à  l'océan:  Pèrel  et  elle  s'offrait, 
inabordable  et  superbe,  à  tout  ce  qui  passe,  aux  regards, 
aux  désirs,  aux  démences,  aux  songes,  aussi  fièrement 
assoupie  sur  ce  lit  de  boudoir  que  Vénus  dans  l'immensité 
de  l'écume. 


98  L'HOMME   QUI  RIT. 

Elle  s'était  endormie  la  nuit  et  prolongeait  son  sommeil 
au  grand  jour;  confiance  commencée  dans  les  ténèbres  et 
continuée  dans  la  lumière. 

Gwynplaine  frémissait.  Il  admirait. 

Admiration  malsaine,  et  qui  intéresse  trop. 

Il  avait  peur. 

La  boîte  à  surprises  du  sort  ne  s'épuise  point.  Gwyn- 
plaine avait  cru  être  au  bout.  Il  recommençait.  Qu'était-ce 
que  tous  ces  éclairs,  s'abattant  sur  sa  tête  sans  relâche, 
et  enfin,  foudroiement  suprême,  lui  jetant,  à  lui,  homme 
frissonnant,  une  déesse  eiidormie?  Qu'était-ce  que  toutes 
ces  ouvertures  de  ciel  successives  d'où  finissait  par  sortir, 
désirable  et  redoutable,  son  rêve?  Qu'était-ce  que  ces 
complaisances  du  tentateur  inconnu  lui  apportant,  Tune 
après  l'autre,  ses  aspirations  vagues,  ses  velléités  confuses, 
jusqu'à  ses  mauvaises  pensées  devenues  chair  vivante,  et 
l'accablant  sous  une  enivrante  série  de  réalités  tirées  de 
l'impossible l  Y  avait-il  conspiration  de  toute  l'ombre  contre 
lui,  misérable,  et  qu'allait-il  devenir  avec  tous  ces  sourires 
de  la  fortune  sinistre  autour  de  lui?  Qu'était-ce  que  ce 
vertige  arrangé  exprès?  Cette  femme!  là!  pourquoi?  com- 
ment? Nulle  explication.  Pourquoi  lui?  Pourquoi  elle? 
Était-il  fait  pair  d'Angleterre  exprès  pour  cette  duchesse? 
Qui  les  amenait  ainsi  l'un  à  l'autre?  qui  était  dupe?  qui 
était  victime?  De  qui  abusait-on  la  bonne  foi?  était-ce 
Dieu  qu'on  trompait?  Toutes  ces  choses,  il  ne  les  précisait 
pas,  il  les  entrevoyait  à  travers  une  suite  de  nuages  noirs 
dans  son  cerveau.  Ce  logis  magique  et  malveillant,  cet 
étrange  palais,  tenace  comme  une  prison,  était-il  du  com- 
plot? Gwynplaine  subissait  une  sorte  de  résorption.  Des 
forces  obscures  le  garrottaient  mystérieusement.  Une  gra- 
vitation l'enchaînait.  Sa  volonté,  soutirée,  s'en  allait  de 
lui.  A  quoi  se  retenir?  Il  était  hagard  et  charmé.  Cette 
fois,  il  se  sentait  irrémédiablement  insensé.  La  sombre 
chute  à  pic  dans  le  précipice  d'éblouissement  continuait. 

La  femme  dormait. 

Pour  lui,  l'état  de  trouble  s'aggravant,  ce  n'était  même 
plus  la  lady,  la  duchesse,  la  dame;  c'était  la  femme. 

Les  déviations  sont  dans  l'homme  à  l'état  latent.  Les  vices 
ont  dans  notre  organisme  un  tracé  invisible  tout  préparé. 


LA  TITANE.  97 

Même  innocents,  et  en  apparence  purs,  nous  avons  cela 
en  nous.  Être  sans  tache,  ce  n'est  pas  être  sans  défaut. 
L'amour  est  une  loi.  La  volupté  est  un  piège.  Il  y  a  Tivresse, 
et  il  y  a  Tivro^erie.  L'ivresse,  c'est  de  vouloir  une  femme; 
l'ivrognerie,  c'est  de  vouloir  la  femme. 

Gvvynplaine,  hors  de  lui,  tremblait. 

Que  faire  contre  cette  rencontre?  Pas  de  flots  d'étoffes, 
pas  d'ampleurs  soyeuses,  pas  de  toilette  prolixe  et  coquette, 
pas  d'exagération  galante  cachant  et  montrant,  pas  de 
nuage.  La  nudité  dans  sa  concision  redoutable.  Sorte  de 
sommation  mystérieuse,  eff'rontément  édénique.  Tout  le 
côté  ténébreux  de  l'homme  mis  en  demeure.  Eve  pire  qu« 
Satan.  L'humain  et  le  surhumain  amalgamés.  Extase  inquié- 
tante, aboutissant  au  triomphe  brutal  de  l'instinct  sur  le 
devoir.  Le  contour  souverain  de  la  beauté  est  impérieux. 
Quand  il  sort  de  l'idéal  et  quand  il  daigne  être  réel,  c'est 
pour  l'homme  une  proximité  funeste. 

Par  instants  la  duchesse  se  déplaçait  mollement  sur  le 
lit,  et  avait  les  vagues  mouvements  d'une  vapeur  dans  l'azur, 
changeant  d'attitude  comme  la  nuée  change  de  forme.  Elle 
ondulait,  composant  et  décomposant  des  courbes  char- 
mantes. Toutes  les  souplesses  de  l'eau,  la  femme  les  a. 
Comme  l'eau,  la  duchesse  avait  on  ne  sait  quoi  d'insai- 
sissable. Chose  bizarre  à  dire,  elle  était  là,  chair  visible, 
et  elle  restait  chimérique.  Palpable,  elle  semblait  lointaine. 
Gwynplaine,  effaré  et  pide,  contemplait.  Il  écoutait  ce  sein 
palpiter  et  croyait  entendre  une  respiration  de  fantôme. 
Il  était  attiré,  il  se  débattait.  Que  faire  contre  elle?  que 
faire  contre  lui? 

11  s'était  attendu  à  tout,  excepté  à  cela.  Un  gardien 
féroce  en  travers  de  la  porte,  quelque  furieux  monstre 
geôlier  à  combattre,  voilà  sur  quoi  il  avait  compté.  Il  avait 
prévu  Cerbère;  il  trouvait  Hébé. 

Une  femme  nue.  Une  femme  endormie. 

Quel  sombre  combat  l 

Il  fermait  les  paupières.  Trop  d'aurore  dans  l'œil  est  une 
souffrance.  Mais,  à  travers  ses  paupières  fermées,  tout  de 
suite  il  la  revoyait.  Plus  ténébreuse,  aussi  belle. 

Prendre  la  fuite,  ce  n'est  pas  facile.  Il  avait  essayé,  et 
n'avait  pu.  Il  était  enraciné  comme  on  est  dans  le  rêve. 

III.  7 


98  L'HOMME   QUI    RIT. 

Quand  nous  voulons  rétrograder,  la  tentation  cloue  nos 
pieds  au  pavé.  Avancer  reste  possible,  reculer  non.  Les 
invisibles  bras  de  la  faute  sortent  de  terre  et  nous  tirent 
dans  le  glissement. 

Une  banalité  acceptée  de  tout  le  monde,  c'est  que  Témo- 
tion  s'émousse.  Rien  n'est  plus  faux.  C'est  comme  si  l'on 
disait  que,  sous  de  l'acide  nitrique  tombant  goutte  à 
goutte,  une  p'aie  s'apaise  et  s'endort,  et  que  l'écartèlement 
blase  Damiens, 

La  vérité  est  qu'à  chaque  redoublement,  la  sensation 
est  plus  aiguë. 

D'étonnement  en  étonnement,  Gwynplaine  était  arrivé 
au  paroxysme.  Ce  vase,  sa  raison,  sous  cette  stupeur  nou- 
velle, débordait.  Il  sentait  en  lui  un  éveil  effrayant. 

De  boussole,  il  n'en  avait  plus.  Une  seule  certitude  était 
devant  lui,  cette  femme.  On  ne  sait  quel  irrémédiable 
bonheur  s'entr'ouvrait,  ressemblant  à  un  naufrage.  Plus 
de  direction  possible.  Un  courant  irrésistible,  et  recueil. 
L'écueil,  ce  n'est  pas  le  rocher,  c'est  la  sirène.  Un  aimant 
est  au  fond  de  l'abîme.  S'arracher  à  cette  attraction,  Gwyn- 
plaine le  voulait,  mais  comment  faire?  Il  ne  sentait  plus 
de  point  d'attache.  La  fluctuation  humaine  est  infinie.  Un 
homme  peut  être  désemparé  comme  un  navire.  L'ancre, 
c'est  la  conscience.  Chose  lugubre,  la  conscience  peut 
casser. 

Il  n'avait  même  pas  cette  ressource  :  —  Je  suis  défiguré 
et  terrible.  Elle  me  repoussera.  —  Cette  femme  lui  avait 
écrit  qu'elle  l'aimait. 

Il  y  a  dans  les  crises  un  instant  de  porte-à-faux.  Quand 
nous  débordons  sur  le  mal  plus  que  nous  ne  nous  appuyons 
sur  le  bien,  cette  quantité  de  nous-même  qui  est  en  sus- 
pens sur  la  faute  finit  par  l'emporter  et  nous  précipite. 
Ce  moment  triste  était-il  venu  pour  Gwynplaine? 

Comment  échapper? 

Ainsi  c'était  elle!  la  duchesse!  cette  femme!  Il  l'avait 
devant  lui,  dans  cette  chambre,  dans  ce  lieu  désert,  endor- 
mie, livrée,  seule.  Elle  était  à  sa  discrétion,  et  il  était  en 
son  pouvoir. 

La  duchesse! 
-    On  a  aperçu  une  étoile  au  fond  des  espaces.  On  l'a 


LA  TITANE.  99 

admirée.  Elle  est  si  loinl  que  craindre  d'une  étoile  fixe?  Un 
jour,  —  une  nuit,  —  on  la  voit  se  déplacer.  On  distingue 
un  frisson  de  lueur  autour  d'elle.  Cet  astre,  qu'on  croyait 
impassible,  remue.  Ce  n'est  pas  l'étoile,  c'est  la  comète. 
C'est  l'immense  incendiaire  du  ciel.  L'astre  marche,  grandit, 
secoue  une  chevelure  de  pourpre,  devient  énorme.  C'est 
de  votre  côté  qu'il  se  dirige.  0  terreur,  il  vient  à  vous!  La 
comète  vous  connaît,  la  comète  vous  désire,  la  comète 
vous  veut.  Épouvantable  approche  céleste.  Ce  qui  arrive 
sur  vous,  c'est  le  trop  de  lumière,  qui  est  l'aveuglement  ; 
c'est  l'excès  de  vie,  qui  est  la  mort.  Cette  avance  que  vous 
fait  le  zénith,  vous  la  refusez.  Cette  offre  d'amour  du 
gouffre,  vous  la  rejetez.  Vous  mettez  votre  main  sur  vos 
paupières,  vous  vous  cachez,  vous  vous  dérobez,  vous  vous 
croyez  sauvé.  Vous  rouvrez  les  yeux...  —  L'étoile  redou- 
table est  là.  Elle  n'est  plus  étoile,  elle  est  monde.  Monde 
ignoré.  Monde  de  lave  et  de  braise.  Dévorant  prodige  des 
profondeurs.  Elle  emplit  le  ciel.  Il  n'y  a  plus  qu'elle.  L'escar- 
boucle  du  fond  de  l'infini,  diamant  de  loin,  de  près  est 
fournaise.  Vous  êtes  dans  sa  flamme. 

Et  vous  sentez  commencer  votre  combustion  par  une 
chaleur  de  paradis. 


100  L'HOMME   QUI    RIT. 


IV 


SA.TAN 


Tout  à  coup  la  dormeuse  se  réveilla.  Elle  se  dressa  sur 
son  séant  avec  une  majesté  brusque  et  harmonieuse;  ses 
cheveux  de  blonde  soie  floche  se  répandirent  avec  un  doux 
tumulte  sur  ses  reins;  sa  chemise  tombante  laissa  voir  son 
épaule  très  bas;  elle  toucha  de  sa  main  délicate  son  orteil 
rose,  et  regarda  quelques  instants  son  pied  nu,  digne  d'être 
adoré  par  Périclès  et  copié  par  Phidias;  puis  elle  s'étira 
et  bâilla  comme  une  tigresse  au  soleil  levant. 

Il  est  probable  que  Gwynplaine  respirait,  comme  lors- 
qu'on retient  son  souffle,  avec  efl"ort. 

—  Est-ce  qu'il  y  a  là  quelqu'un?  dit-elle. 

Elle  dit  cela  tout  en  bâillant,  et  c'était  plein  de 
grâce. 

Gwynplaine  entendit  cette  voix  qu'il  ne  connaissait  pas. 
Yoix  de  charmeuse;  accent  délicieusement  hautain;  l'into- 
nation de  la  caresse  tempérant  l'habitude  du  comman- 
dement. 

En  même  temps,  se  dressant  sur  ses  genoux,  il  y  a  une 
statue  antique  ainsi  agenouillée  dans  mille  plis  transparents, 
elle  tira  à  elle  la  robe  de  chambre  et  se  jeta  à  bas  du  lit, 
nue  et  debout,  le  temps  de  voir  passer  une  flèche,  et  tout 
de  suite  enveloppée.  En  un  clin  d'œil  la  robe  de  soie  la 
couvrit.  Les  manches,  très  longues,  lui  cachaient  les  mains. 
On  ne  voyait  plus  que  le  bout  des  doigts  de  ses  pieds,  blancs 
avec  de  petits  ongles,  comme  des  pieds  d'enfant. 

Elle  s'ôta  du  dos  un  flot  de  cheveux  qu'elle  rejeta  sur 
sa  robe,  puis  elle  courut  derrière  le  lit,  au  fond  de  l'alcôve, 


LA   TITANE.  101 

et  appliqua  son  oreille  au  miroir  peint  qui  vraisemblable- 
ment recouvrait  une  porte. 

Elle  frappa  contre  la  glace  avec  le  petit  coude  que  fait 
l'index  replié. 

—  Y  a-t-il  quelqu'un?  Lord  David!  est-ce  que  ce  serait  déjà 
vous?  Quelle  heure  est-il  donc?  Est-ce  toi,  Barkilphedro? 

Elle  se  retourna. 

—  Mais  non.  Ce  n'est  pas  de  ce  côté-ci.  Est-ce  qu'il  y  a 
quelqu'un  dans  la  chambre  de  bain?  Mais  répondez  doncl 
Au  fait,  non,  personne  ne  peut  venir  par  là. 

Elle  alla  au  rideau  de  toile  d'argent,  l'ouvrit  du  bout  de 
son  pied,  l'écarta  d'un  mouvement  d'épaule,  et  entra  dans 
la  chambre  de  marbre. 

Civvynplaine  sentit  comme  un  froid  d'agonie.  Nul  abri. 
Il  était  trop  tard  pour  fuir.  D'ailleurs  il  n'en  avait  pas  la 
force.  Il  eût  voulu  que  le  pavé  se  fendît,  et  tomber  sous 
terre.  Aucun  moyen  de  ne  pas  être  vu. 

Elle  le  vit. 

Elle  le  regarda,  prodigieusement  étonnée,  mais  sans  au- 
cun tressaillement,  avec  une  nuance  de  bonheur  et  de 
mépris  : 

—  Tiens,  dit-elle,  Gwynplaine  ! 

Puis,  subitement,  d'un  bond  violent,  car  cette  chatte 
était  une  panthère,  elle  se  jeta  à  son  cou. 

Elle  lui  pressa  la  tête  entre  ses  bras  nus  dont  les  manches, 
dans  cet  emportement,  s'étaient  relevées. 

Et  tout  à  coup  le  repoussant,  abattant  sur  les  deux  épaules 
de  Gwynplaine  ses  petites  mains  comme  des  serres,  elle 
debout  devant  lui,  lui  debout  devant  elle,  elle  se  mit  à  le 
regarder  étrangement. 

Elle  regarda,  fatale,  avec  ses  yeux  d'Aldébaran,  rayon 
visuel  mixte,  ayant  on  ne  sait  quoi  de  louche  et  de  sidéral. 
Gwynplaine  contemplait  cette  prunelle  bleue  et  cette  pru- 
nelle noire,  éperdu  sous  la  double  fixité  de  ce  regard  de 
ciel  et  de  ce  regard  d'enfer.  Cette  femme  et  cet  homme  se 
renvoyaient  l'éblouissement  sinistre.  Ils  se  fascinaient  l'un 
l'autre,  lui  par  la  difformité,  elle  par  la  beauté,  tous  deux 
par  l'horreur. 

Il  se  taisait,  comme  sous  un  poids  impossible  à  soulever. 
Elle  s'écria  : 


102  L'HOMME   QUI   RIT. 

—  Tu  as  de  l'esprit.  Tu  es  venu.  Tu  as  su  que  j'avais  été 
forcée  de  partir  de  Londres.  Tu  m'as  suivie.  Tu  as  bien  fait. 
Tu  es  extraordinaire  d'être  ici. 

Une  prise  de  possession  réciproque,  cela  jette  une  sorte 
d'éclair.  Gwynplaine,  confusément  averti  par  une  vague 
crainte  sauvage  et  honnête,  recula,  mais  les  ongles  roses 
crispés  sur  son  épaule  le  tenaient.  Quelque  chose  d'inexo- 
rable s'ébauchait.  Il  était  dans  l'antre  de  la  femme  fauve, 
homme  fauve  lui-même. 

Elle  reprit: 

—  Anne,  cette  sotte,  —  tu  sais?  la  reine,  —  elle  m'a 
fait  venir  à  Windsor  sans  savoir  pourquoi.  Quand  je  suis 
arrivée,  elle  était  enfermée  avec  son  idiot  de  chancelier. 
Mais  comment  as-tu  fait  pour  pénétrer  jusqu'à  moi?  Voilà 
ce  que  j'appelle  être  un  homme.  Des  obstacles.  Il  n'y  en 
a  pas.  On  est  appelé,  on  accourt.  Tu  t'es  renseigné?  Mon 
nom,  la  duchesse  Josiane,  je  pense  que  tu  le  savais.  Qui 
est-ce  qui  t'a  introduit?  C'est  le  mousse  sans  doute.  Il  est 
intelligent.  Je  lui  donnerai  cent  guinées.  Gomment  t'y  es- 
tu  pris?  dis-moi  cela.  Non,  ne  me  le  dis  pas.  Je  ne  veux  pas 
le  savoir.  Expliquer  rapetisse.  Je  t'aime  mieux  surprenant. 
Tu  es  assez  monstrueux  pour  être  merveilleux.  Tu  tombes 
de  l'empyrée,  voilà,  ou  tu  montes  du  troisième  dessous,  à 
travers  la  trappe  de  l'Érèbe.  Rien  de  plus  simple,  le  plafond 
s'est  écarté  ou  le  plancher  s'est  ouvert.  Une  descente  par 
les  nuées  ou  une  ascension  dans  un  flamboiement  de  soufre, 
c'est  ainsi  que  tu  arrives.  Tu  mérites  d'entrer  comme  les 
dieux.  C'est  dit,  tu  es  mon  amant. 

Gwynplaine,  égaré,  écoutait,  sentant  de  plus  en  plus  sa 
pensée  osciller.  C'était  fini.  Et  impossible  de  douter.  La 
lettre  de  la  nuit,  cette  femme  la  confirmait.  Lui,  Gwyn- 
plaine, amant  d'une  duchesse,  amant  aimé!  l'immense  or- 
gueil aux  mille  têtes  sombres  remua  dans  ce  cœur  infor- 
tuné. 

La  vanité,  force  énorme  en  nous,  contre  nous. 

La  duchesse  continua  : 

—  Puisque  tu  es  là,  c'est  que  c'est  voulu.  Je  n'en  demande 
pas  davantage.  Il  y  a  quelqu'un  en  haut,  ou  en  bas,  qui 
nous  jette  l'un  à  l'autre.  Fiançailles  du  Styx  et  de  l'Aurore. 
Fiançailles  effrénées  hors  de  toutes  les  lois!  Le  jour  où  je 


LA   TITANE.  103 

t'ai  vu,  j'ai  dit  :  —  C'est  lui.  Je  le  reconnais.  C'est  le  monstre 
de  mes  rêves.  Il  sera  à  moi.  —  Il  faut  aider  le  destin.  C'est 
pourquoi  je  t'ai  écrit.  Une  question,  G wynplaine?  crois-tu 
à  la  prédestination?  J'y  crois,  moi,  depuis  que  j'ai  lu  le 
Songe  de  Scipion  dans  Cicéron.  Tiens,  je  ne  remarquais 
pas.  Ln  habit  de  gentilhomme.  Tu  t'es  habillé  en  seigneur. 
Pourquoi  pas?  Tu  es  saltimbanque.  Raison  de  plus.  Un  ba- 
teleur vaut  un  lord.  D'ailleurs,  qu'est-ce  que  les  lords?  des 
clowns.  Tu  as  une  noble  taille,  tu  es  très  bien  fait.  C'est 
inouï  que  tu  sois  ici!  Quand  es-tu  arrivé?  Depuis  combien 
de  temps  es-tu  là?  Est-ce  que  tu  m'as  vue  nue?  je  suis 
belle,  n'est-ce  pas?  J'allais  prendre  mon  bain.  Oh!  je  t'aime. 
Tu  as  lu  ma  lettre!  L'as-tu  lue  toi-même?  Te  l'a-t-on  lue? 
Sais-tu  lire?  Tu  dois  être  ignorant.  Je  te  fais  des  questions, 
mais  n'y  réponds  pas.  Je  n'aime  pas  ton  son  de  voix.  Il  est 
doux.  Un  être  incomparable  comme  toi  ne  devrait  pas  parler, 
mais  grincer.  Tu  chantes,  c'est  harmonieux.  Je  hais  cela. 
C'est  la  seule  chose  en  toi  qui  me  déplaise.  Tout  le  reste 
est  formidable,  tout  le  reste  est  superbe.  Dans  ITnde,  tu 
serais  dieu.  Est-ce  que  tu  es  né  avec  ce  rire  épouvantable 
sur  la  face?  Non,  n'est-ce  pas?  C'est  sans  doute  une  mutila- 
tion pénale.  J'espère  bien  que  tu  as  commis  quelque  crime. 
Viens  dans  mes  bras. 

Elle  se  laissa  tomber  sur  le  canapé  et  le  fit  tomber  près 
d'elle.  Ils  se  trouvèrent  l'un  près  de  l'autre  sans  savoir 
comment.  Ce  qu'elle  disait  passait  sur  Gvvynplaine  comme 
un  grand  vent.  11  percevait  à  peine  le  sens  de  ce  tourbillon 
de  mots  forcenés.  Elle  avait  l'admiration  dans  les  yeux. 
Elle  parlait  en  tumulte,  frénétiquement,  d'une  voix  éperdue 
et  tendre.  Sa  parole  était  une  musique,  mais  Gwynplaine 
entendait  cette  musique  comme  une  tempête. 

Elle  appuya  de  nouveau  sur  lui  son  regard  fixe. 

—  Je  me  sens  dégradée  près  de  toi,  quel  bonheur!  Être 
altesse,  comme  c'est  fade!  Je  suis  auguste,  rien  de  plus  fa- 
tigant. Déchoir  repose.  Je  suis  si  saturée  de  respect  que 
j'ai  besoin  de  mépris.  Nous  sommes  toutes  un  peu  des  ex- 
travagantes, à  commencer  par  Vénus,  Cléopâtre,  mesdames 
de  Chevreuse  et  de  Loagueville,  et  à  finir  par  moi.  Je  t'af- 
ficherai, je  le  déclare.  Voilà  une  amourette  qui  fera  une 
contusion  à  la  royale  famille  Stuart  dont  je  suis.  Ah!  je 


104  L'HOMME   QUI   RIT. 

respire  I  J'ai  trouvé  l'issue.  Je  suis  hors  de  la  majesté.  Être 
déclassée,  c'est  être  délivrée.  Tout  rompre,  tout  braver, 
tout  faire,  tout  défaire,  c'est  vivre.  Écoute,  je  t'aime. 
Elle  s'interrompit,  et  eut  un  effrayant  sourire. 

—  Je  t'aime  non  seulement  parce  que  tu  es  difforme,  mais 
parce  que  tu  es  vil.  J'aime  le  monstre,  et  j'aime  l'histrion. 
Un  amant  humilié,  bafoué,  grotesque,  hideux,  exposé  aux 
rires  sur  ce  pilori  qu'on  appelle  un  théâtre,  cela  a  une  saveur 
extraordinaire.  C'est  mordre  au  fruit  de  l'abîme.  Un  amant 
infamant,  c'est  exquis.  Avoir  sous  la  dent  la  pomme,  non 
du  paradis,  mais  de  l'enfer,  voilà  ce  qui  me  tente,  j'ai  cette 
faim  et  cette  soif,  et  je  suis  cette  Ève-là.  L'Eve  du  gouffre. 
Tu  es  probablement,  sans  le  savoir,  un  démon.  Je  me  suis 
gardée  à  un  masque  du  songe.  Tu  es  un  pantin  dont  un 
spectre  tient  les  fils.  Tu  es  la  vision  du  grand  rire  infernal.  Tu 
es  le  maître  que  j'attendais.  Il  me  fallait  un  amour  comme  en 
ont  les  Médées  et  les  Canidies.  J'étais  sûre  qu'il  m'arriverait 
une  de  ces  immenses  aventures  de  la  nuit.  Tu  es  ce  que 
je  voulais.  Je  te  dis  là  un  tas  de  choses  que  tu  ne  dois  pas 
comprendre.  Gwynplaine,  personne  ne  m'a  possédée,  je  me 
donne  à  toi  pure  comme  la  braise  ardente.  Tu  ne  me  crois 
évidemment  pas,  mais  si  tu  savais  comme  cela  m'est  égal! 

Ses  paroles  avaient  le  pêle-mêle  de  l'éruption.  Une  piqûre 
au  flanc  de  l'Etna  donnerait  Tidée  de  ce  jet  de  flamme. 
Gwynplaine  balbutia: 

—  Madame... 

Elle  lui  mit  la  main  sur  la  bouche. 

—  Silence!  je  te  contemple.  Gwynplaine,  je  suis  l'imma- 
culée effrénée.  Je  suis  la  vestale  bacchante.  Aucun  homme 
ne  m'a  connue,  et  je  pourrais  être  Pythie  à  Delphes,  et 
avoir  sous  mon  talon  nu  le  trépied  de  bronze  où  les  prêtres, 
accoudés  sur  la  peau  de  Python,  chuchotent  des  questions 
au  dieu  invisible.  Mon  cœur  est  de  pierre,  mais  il  ressemble 
à  ces  cailloux  mystérieux  que  la  mer  roule  au  pied  du  rocher 
Huntly  Nabb,  à  l'embouchure  de  la  Thees,  et  dans  lesquels, 
si  on  les  casse,  on  trouve  un  serpent.  Ce  serpent,  c'est 
mon  amour.  Amour  tout-puissant,  car  il  t'a  fait  venir.  La 
distance  impossible  était  entre  nous.  J'étais  dans  Sirius  et 
tu  étais  dans  Allioth.  Tu  as  fait  la  traversée  démesurée,  et 
te  voilà.  C'est  bien.  Tais-toi.  Prends-moi. 


LA  TITANE.  105 

Elle  s'arrêta.  Il  frissonnait.  Elle  se  remit  à  sourire. 

—  Yois-tu,  Gwynpiaine,  rêver,  c'est  créer.  Un  souhait 
est  un  appel.  Construire  une  chimère,  c'est  provoquer  la 
réalité.  L'ombre  toute-puissante  et  terrible  ne  se  laisse  pas 
défier.  Eile  nous  satisfait.  Te  voilà.  Oserai-je  me  perdre? 
oui.  Oserai-je  être  ta  maîtresse,  ta  concubine,  ton  esclave, 
ta  chose?  avec  joie.  Gwynpiaine,  je  suis  la  femme.  La 
femme,  c'est  de  l'argile  qui  désire  être  fange.  J'ai  besoin  de 
me  mépriser.  Cela  assaisonne  l'orgueil.  L'alliage  de  la 
grandeur,  c'est  la  bassesse.  Rien  ne  se  combine  mieux. 
Méprise-moi,  toi  qu'on  méprise.  L'avilissement  sous  l'avi- 
lissement, quelle  volupté!  la  fleur  double  de  l'ignominie! 
je  la  cueille.  Foule-moi  aux  pieds.  Tu  ne  m'en  aimeras  que 
mieux.  Je  le  sais,  moi.  Sais-tu  pourquoi  je  t'idolâtre?  parce 
que  je  te  dédaigne.  Tu  es  si  au-dessous  de  moi  que  je  te 
mets  sur  un  autel.  Mêler  le  haut  et  le  bas,  c'est  le  chaos,  et 
le  chaos  me  plaît.  Tout  commence  et  finit  par  le  chaos. 
Qu'est-ce  que  le  chaos?  une  immense  souillure.  Et  avec 
cette  souillure,  Dieu  a  fait  la  lumière,  et  avec  cet  égout. 
Dieu  a  fait  le  monde.  Tu  ne  sais  pas  à  quel  point  je  suis 
perverse.  Pétris  un  astre  dans  de  la  boue,  ce  sera  moi. 

Ainsi  parlait  cette  femme  formidable,  montrant  nu,  par 
sa  robe  défaite,  son  torse  de  vierge. 
Elle  poursuivit: 

—  Louve  pour  tous,  chienne  pour  toi.  Comme  on  va  s'é- 
tonner! l'étonnement  des  imbéciles  est  doux.  Moi,  je  me 
comprends.  Suis-je  une  déesse?  Amphitrite  s'est  donnée  au 
Cyclope.  Fluclivoma  Amphitrite.  Suis-je  une  fée?  Urgèle 
s'est  livrée  à  Bugryx,  l'androptère  aux  huit  mains  palmées. 
Suis-je  une  princesse? Marie  Stuart  a  eu  Rizzio.  Trois  belles, 
trois  monstres.  Je  suis  plus  grande  qu'elles,  car  tu  es  pire 
qu'eux.  Gwynpiaine,  nous  sommes  faits  l'un  pour  l'autre. 
Le  monstre  que  tu  es  dehors,  je  le  suis  dedans.  De  là  mon 
amour.  Caprice,  soit.  Qu'est-ce  que  l'ouragan?  un  caprice. 
Il  y  a  entre  nous  une  affinité  sidérale  ;  l'un  et  l'autre  nous 
sommes  de  la  nuit,  toi  par  la  face,  moi  par  l'intelligence. 
A  ton  tour  tu  me  crées.  Tu  arrives,  voilà  mon  àme  dehors. 
Je  ne  la  connaissais  pas.  Elle  est  surprenante.  Ton  approche 
fait  sortir  l'hydre  de  moi,  déesse.  Tu  me  révèles  ma  vraie 
nature.  Tu  me  fais  faire  la  découverte  de  moi-même.  Vois 


106  L'HOMME    QUI   RIT. 

comme  je  te  ressemble.  Regarde  dans  moi  comme  dans  un 
miroir.  Ton  visage,  c'est  mon  âme.  Je  ne  savais  pas  être  à 
ce  point  terrible.  Moi  aussi  je  suis  donc  un  monstre! 
0  Gwynplaine,  tu  me  désennuies. 

Elle  eut  un  étrange  rire  d'enfant,  s'approcha  de  son 
oreille  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Veux-tu  voir  une  femme  folle?  c'est  moi. 

Son  regard  entrait  dans  Gwynplaine.  Un  regard  est  un 
philtre.  Sa  robe  avait  des  dérangements  redoutables.  L'ex- 
tase aveugle  et  bestiale  envahissait  Gwynplaine.  Extase  où 
il  y  avait  de  l'agonie. 

Pendant  que  cette  femme  parlait,  il  sentait  comme  des 
éclaboussures  de  feu.  Il  sentait  sourdre  l'irréparable.  Il 
n'avait  pas  la  force  de  dire  un  mot.  Elle  s'interrompait, 
elle  le  considérait:  0  monstre!  murmurait-elle.  Elle  était 
farouche. 

Brusquement,  elle  lui  saisit  les  mains, 

—  Gwynplaine,  je  suis  le  trône,  tu  es  le  tréteau.  Mettons- 
nous  de  plain-pied.  Ah!  je  suis  heureuse,  me  voilà  tombée. 
Je  voudrais  que  tout  le  monde  pût  savoir  à  quel  point  je 
suis  abjecte.  On  s'en  prosternerait  davantage,  car  plus  on 
abhorre,  plus  on  rampe.  Ainsi  est  fait  le  genre  humain. 
Hostile,  mais  reptile.  Dragon,  mais  ver.  Oh  !  je  suis  dépravée 
comme  les  dieux.  On  ne  peut  toujours  pas  m'ôter  cela 
d'être  la  bâtarde  d'un  roi.  J'agis  en  reine.  Qu'était-ce  que 
Rhodope?  Une  reine  qui  aima  Phtèh,  l'homme  à  la  tête  de 
crocodile.  Elle  a  bâti  en  son  honneur  la  troisième  pyramide. 
Penthésilée  a  aimé  le  centaure,  qui  s'appelle  le  Sagittaire, 
et  qui  est  une  constellation.  Et  que  dis-tu  d'Anne  d'Autriche? 
Mazarin  était-il  assez  laid!  Tu  n'es  pas  laid,  toi,  tu  es 
difiorme.  Le  laid  est  petit,  le  difforme  est  grand.  Le  laid, 
c'est  la  grimace  du  diable  derrière  le  beau.  Le  difiorme  est 
l'envers  du  sublime.  C'est  l'autre  côté.  L'Olympe  a  deux 
versants;  l'un,  dans  la  clarté,  donne  Apollon;  l'autre,  dans 
la  nuit,  donne  Polyphème.  Toi,  tu  es  Titan.  Tu  serais  Béhé- 
moth  dans  la  forêt,  Léviathan  dans  l'océan.  Typhon  dans 
le  cloaque.  Tu  es  suprême.  Il  y  a  de  la  foudre  dans  ta 
difformité.  Ton  visage  a  été  dérangé  par  un  coup  de  ton- 
nerre. Ce  qui  est  sur  ta  face,  c'est  la  torsion  courroucée 
du  grand  poing  de  flamme.  H  t'a  pétri  et  il  a  passé.  La 


LA   TITANE.  107 

vaste  colère  obscure  a,  dans  un  accès  de  rage,  englué  ton 
âme  sous  cette  eflroyable  figure  surhumaine.  L'enfer  est 
un  réchaud  pénal  où  chaufle  ce  fer  rouge  qu'on  appelle  la 
Fatalité;  tu  es  marqué  de  ce  fer-là.  T'aimer,  c'est  com- 
prendre le  grand.  J'ai  ce  triomphe.  Être  amoureuse 
d'Apollon,  le  bel  eflorti  La  gloire  se  mesure  àl'étonnement. 
Je  t'aime.  J'ai  rêvé  de  toi  des  nuits,  des  nuits,  des  nuits! 
C'est  ici  un  palais  à  moi.  Tu  verras  mes  jardins.  11  y  a  des 
sources  sous  les  feuilles,  des  grottes  où  l'on  peut  s'em- 
brasser, et  de  très  beaux  groupes  de  marbre  qui  sont  du 
cavalier  Bernin.  Et  des  fleurs!  Il  y  en  a  trop.  Au  printemps, 
c'est  un  incendie  de  roses.  T'ai-je  dit  que  la  reine  était 
ma  sœur?  Fais  de  moi  ce  que  tu  voudras.  Je  suis  faite  pour 
que  Jupiter  baise  mes  pieds  et  pour  que  Satan  me  crache 
au  visage.  As-tu  une  religion?  moi  je  suis  papiste.  Mon 
père  Jacques  II  est  mort  en  France  avec  un  tas  de  jésuites 
autour  de  lui.  Jamais  je  n'ai  ressenti  ce  que  j'éprouve 
auprès  de  toi.  Oh  !  je  voudrais  être  le  soir  avec  toi,  pen- 
dant qu'on  ferait  de  la  musique,  tous  deux  adossés  au  même 
coussin,  sous  le  tendelet  de  pourpre  d'une  galère  d'or,  au 
milieu  des  douceurs  infinies  de  la  mer.  Insulte-moi. 
Bats-moi.  Paie-moi.  Traite-moi  comme  une  créature.  Je 
t'adore. 

Les  caresses  peuvent  rugir.  En  doutez- vous?  entrez  chez 
les  lions.  L'horreur  était  dans  cette  femme  et  se  combinait 
avec  la  grâce.  Rien  de  plus  tragique.  On  sentait  la  griffe, 
on  sentait  le  velours.  C'était  l'attaque  féline,  mêlée  de 
retraite.  11  y  avait  du  jeu  et  du  meurtre  dans  ce  va-et-vient. 
Elle  idolâtrait,  insolemment.  Le  résultat,  c'était  la  démence 
communiquée.  Fatal  langage,  inexprimablement  violent  et 
doux.  Ce  qui  insultait  n'insultait  pas.  Ce  qui  adorait  outra- 
geait. Ce  qui  souffletait  déifiait.  Son  accent  imprimait  à  ses 
paroles  furieuses  et  amoureuses  on  ne  sait  quelle  grandeur 
prométhcenne.  Les  fêtes  de  la  Grande  Déesse,  chantées  par 
Eschyle,  donnaient  aux  femmes  cherchant  les  satyres  sous 
les  étoiles  cette  sombre  rage  épique.  Ces  paroxysmes  com- 
pliquaient les  danses  obscures  sous  les  branches  de  Dodone. 
Cette  femme  était  comme  transfigurée,  s'il  est  possible 
qu'on  se  transfigure  du  côté  opposé  au  ciel.  Ses  cheveux 
avaient  des  frissons  de  crinière;  sa  robe  se  refermait,  puis 


108  L'HOMME    QUI   RIT. 

se  rouvrait;  rien  de  charmant  comme  ce  sein  plein  de  cris 
sauvages,  les  rayons  de  son  œil  bleu  se  mêlaient  aux 
flamboiements  de  son  œil  noir,  elle  était  surnaturelle.  Gvvyn- 
plaine,  défaillani,  se  sentait  vaincu  par  la  pénétration  pro- 
fonde d'une  telle  approche. 

—  Je  t'aime!  cria-t-elle. 

Et  elle  le  mordit  d'un  baiser. 

Homère  a  des  nuages  qui  peut-être  allaient  devenir 
nécessaires  sur  Gwynplaine  et  Josiane  comme  sur  Jupiter 
et  Junon.  Pour  Gwynplaine,  être  aimé  par  une  femme  qui 
avait  un  regard  et  qui  le  voyait,  avoir  sur  sa  bouche 
informe  une  pression  de  lèvres  divines,  c'était  exquis  et 
fulgurant.  11  sentait  devant  cette  femme  pleine  d'énigmes 
tout  s'évanouir  en  lui.  Le  souvenir  de  Dea  se  débattait 
dans  cette  ombre  avec  de  petits  cris.  Il  y  a  un  bas-relief 
antique  qui  représente  le  sphinx  mangeant  un  amour;  les 
ailes  du  doux  être  céleste  saignent  entre  ces  dents  féroces 
et  souriantes. 

Est-ce  que  Gv^ynplaine  aimait  cette  femme?  Est-ce  que 
l'homme  a,  comme  le  globe,  deux  pôles?  Sommes-nous, 
sur  notre  axe  inflexible,  la  sphère  tournante,  astre  de  loin, 
boue  de  près,  où  alternent  le  jour  et  la  nuit?  Le  cœur 
a-t-il  deux  côtés,  l'un  qui  aime  dans  la  lumière,  l'autre  qui 
aime  dans  les  ténèbres?  Ici  la  femme  rayon;  là  la  femme 
cloaque.  L'ange  est  nécessaire.  Est-ce  qu'il  serait  possible 
que  le  démon,  lui  aussi,  fût  un  besoin?  Y  a-t-il  pour  l'âme 
l'aile  de  chauve-souris?  l'heure  crépusculaire  sonne-t-elle 
fatalement  pour  tous?  la  faute  fait-elle  partie  intégrante 
de  notre  destinée  non  refusable  ?  le  mal,  dans  notre  nature, 
est-il  à  prendre  en  bloc,  avec  le  reste?  est-ce  que  la  faute 
est  une  dette  à  payer?  Frémissements  profonds. 

Et  une  voix  pourtant  nous  dit  que  c'est  un  crime  d'être 
faible.  Ce  que  Gwynplaine  éprouvait  était  indicible,  la  chair, 
la  vie,  l'eflroi,  la  volupté,  une  ivresse  accablée,  et  toute  la 
quantité  de  honte  qu'il  y  a  dans  l'orgueil.  Est-ce  qu'il  allait 
tomber? 

Elle  répéta  :  —  Je  t'aime  ! 

Et,  frénétique,  elle  l'étreignit  contre  sa  poitrine. 

Gwynplaine  haletait. 

Tout  à  coup,  tout  près  d'eux,  une  petite  sonnerie  ferme 


LA  TITANE.  109 

et  claire  vibra.  C'était  le  timbre  scellé  dans  le  mur  qui 
tintait.  La  duchesse  tourna  la  tête,  et  dit  : 

—  Qu'est-ce  qu'elle  me  veut? 

Et  brusquement,  avec  le  bruit  d'une  trappe  à  ressort, 
le  panneau  d'argent  incrusté  d'une  couronne  royale  s'ou- 
vrit. 

L'intérieur  d'un  tour,  tapissé  de  velours  bleu  prince, 
apparut  avec  une  lettre  sur  une  assiette  d'or. 

Cette  lettre  était  volumineuse  et  carrée  et  posée  de  façon 
à  montrer  le  cachet,  qui  était  une  grande  empreinte  sur 
de  la  cire  vermeille.  Le  timbre  continuait  de  sonner. 

Le  panneau  ouvert  touchait  presque  au  canapé  où  tous 
deux  étaient  assis.  La  duchesse,  penchée  et  se  retenant 
d'un  bras  au  cou  de  Gvvynplaine,  étendit  l'autre  bras,  prit 
la  lettre  sur  l'assiette,  et  repoussa  le  panneau.  Le  tour  se 
referma  et  le  timbre  se  tut. 

La  duchesse  cassa  la  cire  entre  ses  doigts,  défit  l'enve- 
loppe, en  tira  deux  plis  qu'elle  contenait,  et  jeta  l'enve- 
loppe à  terre  aux  pieds  de  Gwynplaine. 

Le  sceau  de  cire  brisé  restait  déchiffrable,  et  Gvvynplaine 
put  y  distinguer  une  couronne  royale  et  au-dessous  la 
lettre  A. 

L'enveloppe  déchirée  étalait  ses  deux  côtés,  de  sorte 
qu'on  pouvait  en  même  temps  lire  la  suscription  :  A  sa 
grâce  la  duchesse  Josiane. 

Les  deux  plis  qu'avait  contenus  l'enveloppe  étaient  un 
parchemin  et  un  vélin.  Le  parchemin  était  grand,  le  vélin 
était  petit.  Sur  le  parchemin  était  empreint  un  large  sceau 
de  chancellerie,  en  cette  cire  verte  dite  cire  de  seigneurie. 
La  duchesse,  toute  palpitante  et  les  yeux  noyés  d'extase, 
fit  une  imperceptible  moue  d'ennui. 

—  Ah!  dit-elle,  qu'est-ce  qu'elle  m'envoie  là?  Une 
paperasse!  Quel  trouble-fête  que  cette  femme! 

Et,  laissant  de  côté  le  parchemin,  elle  entr'ouvrit  le 
vélin. 

—  C'est  de  son  écriture.  C'est  de  l'écriture  de  ma  sœur. 
Cela  me  fatigue.  Gwynplaine,  je  t'ai  demandé  si  tu  savais 
lire.  Sais-tu  lire. 

Gvv^yuplaine  fit  de  la  tête  signe  que  oui. 

Elle  s'étendit  sur  le  canapé,  presque  comme  une  femme 


110  L'HOMME    QUI    RIT. 

couchée,  cacha  soigneusement  ses  pieds  sous  sa  robe  et  ses 
bras  sous  ses  manches,  avec  une  pudeur  bizarre,  tout  en 
laissant  voir  son  sein,  et,  couvrant  Gvvynplaine  d'un  regard 
passionné,  elle  lui  tendit  le  vélin. 

~  Eh  bien,  Gvvynplaine,  tu  es  à  moi.  Commence  ton 
service.  Mon  bien-aimé,  lis-moi  ce  que  m'écrit  la  reine. 

Gwynplaine  prit  le  vélin,  il  défit  le  pli,  et,  d'une  voix 
où  il  y  avait  toute  sorte  de  tremblements,  il  lut  : 

0  Madame, 

«  Nous  vous  envoyons  gracieusement  la  copie  ci-jointe 
d'un  procès-verbal,  certifié  et  signé  par  notre  serviteur 
William  Cowper,  lord-chancelier  de  ce  royaume  d'Angle- 
terre, et  duquel  il  résulte  cette  particularité  considérable 
que  le  fils  légitime  de  lord  Linnaeus  Clancharlie  vient 
d'être  constaté  et  retrouvé,  sous  le  nom  de  Gwynplaine, 
dans  la  bassesse  d'une  existence  ambulante  et  vagabonde 
et  parmi  des  saltimbanques  et  bateleurs.  Cette  suppression 
d'état  remonte  à  son  plus  bas  âge.  En  conséquence  des  lois 
du  royaume,  et  en  vertu  de  son  droit  héréditaire,  lord 
Fermain  Clancharlie,  fils  de  lord  Linnaeus,  sera,  ce  jourd'hui 
même,  admis  et  réintégré  dans  la  chambre  des  lords.  C'est 
pourquoi,  voulant  vous  bien  traiter  et  vous  conserver  la 
transmission  des  biens  et  domaines  des  lords  Clancharlie 
Hunkerville,  nous  le  substituons  dans  vos  bonnes  grâces  à 
lord  David  Dirry-Moir.  Nous  avons  fait  amener  lord  Fermain 
dans  votre  résidence  de  Corleone-lodge  ;  nous  commandons 
et  voulons,  comme  reine  et  sœur,  que  notre  dit  lord 
Fermain  Clancharlie,  nommé  jusqu'à  ce  jour  Gwynplaine. 
soit  votre  mari,  et  vous  l'épouserez,  et  c'est  notre  plaisir 
royal.  » 

Pendant  que  Gw^ynplaine  lisait,  avec  des  intonations  qui 
chancelaient  presque  à  chaque  mot,  la  duchesse,  soulevée 
du  coussin  du  canapé,  écoutait,  l'œil  fixe.  Comme  Gwyn- 
plaine achevait,  elle  lui  arracha  la  lettre. 

—  Anne,  reine,  dit-elle,  lisant  la  signature,  avec  une 
intonation  de  rêverie. 

Puis  elle  ramassa  à  terre  le  parchemin  qu'elle  avait  jeté, 


LA   TITANE.  111 

et  y  promena  son  regard.  C'était  la  déclaration  des  nau- 
fragés de  la  Matutina,  copiée  sur  un  procès-verbal  signé  du 
shériff  de  Southwark  et  du  lord-chancelier. 

Le  procès-verbal  lu,  elle  relut  le  message  de  la  reine. 
Puis  elle  dit  : 

—  Soit. 

Et,  calme,  montrant  du  doigt  à  Gwynplaine  la  portière 
de  la  galerie  par  où  il  était  entré  : 

—  Sortez,  dit-elle. 

Gwynplaine,  pétrifié,  demeura  immobile. 
Elle  reprit,  glaciale  : 

—  Puisque  vous  êtes  mon  mari,  sortez. 
Gwynplaine,  sans  parole,   les  yeux  baissés  comme  un 

coupable,  ne  bougeait  pas. 
Elle  ajouta  : 

—  Vous  n'avez  pas  le  droit  d'être  ici.  C'est  la  place  de 
mon  amant. 

Gwynplaine  était  comme  cloué. 

—  Bien,  dit-elle.  Ce  sera  moi,  je  m'en  vais.  Ah!  vous 
êtes  mon  mari!  Rien  de  mieux.  Je  vous  hais. 

Et  se  levant,  jetant   à  on  ne  sait  qui  dans  l'espace  un 
hautain  geste  d'adieu,  elle  sortit. 
La  portière  de  la  galerie  se  referma  sur  elle. 


112  L'HOMME   QUI   RIT. 


ON  SE  RECONNAIT,  MAIS  ON  NE  SE  CONNAIT  PAS 


Gwynplaine  demeura  seul. 

Seul  en  présence  de  cette  baignoire  tiède  et  de  ce  lit 
défait. 

La  pulvérisation  des  idées  était  en  lui  à  son  comble.  Ce 
qu'il  pensait  ne  ressemblait  pas  à  de  la  pensée.  C'était  une 
diffusion,  une  dispersion,  l'angoisse  d'être  dans  l'incompré- 
hensible. Il  avait  en  lui  quelque  chose  comme  le  sauve-qui- 
peut  d'un  rêve. 

L'entrée  dans  les  mondes  inconnus  n'est  pas  une  chose 
simple. 

A  partir  de  la  lettre  de  la  duchesse,  apportée  par  le 
mousse,  une  série  d'heures  surprenantes  avait  commencé 
pour  Gwynplaine,  de  moins  en  moins  intelligibles.  Jusqu'à 
cet  instant  il  était  dans  le  songe,  mais  il  y  voyait  clair. 
Maintenant  il  y  tâtonnait. 

Il  ne  pensait  pas.  li  ne  songeait  même  plus.  Il  subissait. 

Il  restait  assis  sur  le  canapé,  a  l'endroit  où  la  duchesse 
l'avait  laissé. 

Tout  à  coup  il  y  eut  dans  cette  ombre  un  bruit  de  pas. 
C'était  un  pas  d'homme.  .Ce  pas  venait  du  côté  opposé  à 
la  galerie  par  où  était  sortie  la  duchesse.  Il  approchait,  et 
on  l'entendait  sourdement,  mais  nettement.  Gwynplaine, 
quelle  que  fût  son  absorption,  prêta  l'oreille. 

Subitement,  au  delà  du  rideau  de  toile  d'argent  que  la 
duchesse  avait  laissé  entr'ouvert,  derrière  le  lit,  la  porte 
qu'il  était  aisé  de  soupçonner  sous  la  glace  peinte  s'ouvrit 
toute  grande,  et  une  voix  mâle  et  joyeuse,  chantant  à 


LA  TITANE.  113 

pleine  gorge,  jeta  dans  la  chambre  aux  miroirs  ce  refrain 
d'une  vieille  chanson  française: 

Trois  petits  gorets  sur  leur  fumier 
Juraient  comme  des  porteurs  de  chaise. 

Un  homme  entra. 

Cet  homme  avait  Tépée  au  côté  et  à  la  main  un  chapeau 
à  plumes  avec  ganse  et  cocarde,  et  était  vêtu  d'un  magni- 
fique habit  de  mer,  galonné. 

Gwynplaine  se  dressa,  comme  si  un  ressort  le  mettait 
debout. 

Il  reconnut  cet  homme  et  cet  homme  le  reconnut. 

De  leurs  deux  bouches  stupéfaites  s'échappa  en  même 
temps  ce  double  cri: 

—  Gwynplaine! 

—  Tom-Jim-Jack  I 

L'homme  au  chapeau  à  plumes  marcha  sur  Gv^^ynplaine, 
qui  croisa  les  bras. 

—  Comment  es-tu  ici,  Gwynplaine? 

—  Et  toi,  Tom-Jim-Jack,  comment  y  viens-tu? 

—  Ah  !  je  comprends.  Josiane  !  un  caprice.  Un  saltim- 
banque qui  est  un  monstre,  c'est  trop  beau  pour  qu'on  y 
résiste.  Tu  t'es  déguisé  pour  venir  ici,  Gwynplaine. 

—  Et  toi  aussi,  Tom-Jim-Jack. 

—  Gwynplaine,  que  signifie  cet  habit  de  seigneur? 

—  Tom-Jim-Jack,  que  signifie  cet  habit  d'officier? 

—  Gwynplaine,  je  ne  réponds  pas  aux  questions. 

—  Ni  moi,  Tom-Jim-Jack, 

—  Gwynplaine,  je  ne  m'appelle  pas  Tom-Jim-Jack. 

—  Tom-Jim-Jack,  je  ne  m'appelle  pas  Gwynplaine. 

—  Gwynplaine,  je  suis  ici  chez  moi. 

—  Je  suis  ici  chez  moi,  Tom-Jim-Jack. 

—  Je  te  défends  de  me  faire  écho.  Tu  as  l'ironie,  mais 
j'ai  ma  canne.  Trêve  à  tes  parodies,  misérable  drôle. 

Gwynplaine  devint  pâle. 

—  Drôle  toi-même  I  et  tu  me  rendras  raison  de  cette 
insulte. 

—  Dans  ta  baraque,  tant  que  tu  voudras.  A  coups  de 
poing. 

iir.  8 


114  L'HOMME    QUI    RIT. 

—  Ici,  et  à  coups  d'épée. 

—  L'ami  Gwynplaine,  l'épée  est  affaire  de  gentilshommes 
Je  ne  me  bats  qu'avec  mes  pareils.  Nous  sommes  égaux 
devant  le  poing,  inégaux  devant  l'épée.  A  l'inn  Tadcaster, 
Tom-Jim-Jack  peut  boxer  Gvs^ynplaine.  A  Windsor,  c'est 
différent.  Apprends  ceci  :  je  suis  contre-amiral. 

—  Et  moi,  je  suis  pair  d'Angleterre. 

L'homme  en  qui  Gwynplaine  voyait  Tom-Jim-Jack  éclata 
de  rire. 

—  Pourquoi  pas  roi?  Au  fait,  tu  as  raison.  Un  histrion; 
est  tous  ses  rôles.  Dis-moi  que  tu  es  Theseus,  duc 
d'Athènes. 

—  Je  suis  pair  d'Angleterre,  et  nous  nous  battrons. 

—  Gwynplaine,  ceci  devient  long.  Ne  joue  pas  avec 
quelqu'un  qui  peut  te  faire  fouetter.  Je  m'appelle  lord 
David  Dirry-Moir. 

—  Et  moi,  je  m'appelle  lord  Clancharlie. 
Lord  David  eut  un  second  éclat  de  rire. 

—  Bien  trouvé.  Gwynplaine  est  lord  Clancharhe.  C'est 
en  eff'et  le  nom  qu'il  faut  avoir  pour  posséder  Josiane. 
Écoute,  je  te  pardonne.  Et  sais-tu  pourquoi  ?  C'est  que  nous 
sommes  les  deux  amants. 

La  portière  de  la  galerie  s'écarta,  et  une  voix  dit  : 

—  Vous  êtes  les  deux  maris,  messeigneurs. 
Tous  deux  se  retournèrent. 

— Barkilphedro  !  s'écria  lord  David. 

C'était  Barkilphedro,  en  effet. 

Il  saluait  profondément  les  deux  lords  avec  un  sourire. 

Derrière  lui,  à  quelques  pas,  on  apercevait  un  gentil- 
homme au  visage  respectueux  et  sévère  qui  avait  une 
baguette  noire  à  la  main. 

Ce  gentilhomme  s'avança,  fit  trois  révérences  à  Gwyn- 
plaine, et  lui  dit  : 

,  —  Milord,  je  suis  l'huissier  de  la  verge  noire.  Je  viens 
chercher  votre  seigneurie,  conformément  aux  ordres  de 
sa  majesté. 


LIVRE  HUITIÈME 

LE  CAPITULE  ET  SON  VOISINAGE 


DISSECTION   DES    CHOSES   MAJESTUEUSES 


La  redoutable  ascension  qui,  depuis  tant  d'heures  déjà, 
variait  ses  éblouissements  sur  Gwynplaine,  et  qui  Pavait 
emporté  à  Windsor,  le  remporta  à  Londres. 

Les  réalités  visionnaires  se  succédèrent  devant  lui,  sans 
solution  de  continuité. 

Nul  moyen  de  s'y  soustraire.  Quand  une  le  quittait, 
l'autre  le  reprenait. 

Il  n'avait  pas  le  temps  de  respirer. 

Qui  a  vu  un  jongleur  a  vu  le  sort.  Ces  projectiles  tom- 
bant, montant  et  retombant,  ce  sont  les  hommes  dans  la 
main  du  destin. 

Projectiles  et  jouets. 

Le  soir  de  ce  même  jour,  Gwynplaine  était  dans  un  lieu 
extraordinaire. 

Il  était  assis  sur  un  banc  fleurdelysé.  Il  avait  par-dessus 
ses  habits  de  soie  une  robe  de  velours  écarlate  doublée 
de  taffetas  blanc  avec  rochet  d'hermine,  et  aux  épaules 
deux  bandes  d'hermine  bordées  d'or. 

Il  avait  autour  de  lui  des  hommes  .de  tout  âge,  jeunes 
et  vieux,  assis  comme  lui  sur  les  fleurs  de  lys  et  comme 
lui  vêtus  d'hermine  et  de  pourpre. 
.    Devant  lui,  il  apercevait  d'autres  hommes,  à  genoux. 


118  L'HOMME   QUI   RIT. 

Oes  hommes  avaient  des  robes  de  soie  noire.  Quelques- 
uns  de  ces  hommes  agenouillés  écrivaient. 

En  face  de  lui,  à  quelque  distance,  il  apercevait  des 
marches,  une  estrade,. un  dais,  un  large  écusson  étin- 
<;elant  entre  un  lion  et  une  licorne,  et,  sous  ce  dais,  sur 
cette  estrade,  au  haut  de  ces  marches,  adossé  à  cet 
écusson,  un  fauteuil  doré  et  couronné.  C'était  un  trône. 

Le  trône  de  la  Grande-Bretagne. 

Gwynplaine  était,  pair  lui-même,  dans  la  chambre  des 
pairs  d'Angleterre. 

De  quelle  façon  avait  eu  lieu  cette  introduction  de 
dwynplaine  à  la  chambre  des  lords?  Disons-le. 

Toute  la  journée,  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  depuis 
Windsor  jusqu'à  Londres,  depuis  Corleone-lodge  jusqu'à 
Westminster-hall,  avait  été  une  montée  d'échelon  en 
échelon.  A  chaque  échelon  nouvel  étourdissement. 

Il  avait  été  emmené  de  Windsor  dans  les  voitures  de  la 
reine,  avec  l'escorte  due  à  un  pair.  La  garde  qui  honore 
ressemble  beaucoup  à  la  garde  qui  garde. 

Ce  jour-là,  les  riverains  de  la  route  de  Windsor  à 
Londres  virent  galoper  une  cavalcade  de  gentilshommes 
pensionnaires  de  sa  majesté  accompagnant  deux  chaises 
menées  grand  train  en  poste  royale.  Dans  la  première 
était  assis  l'huissier  de  la  verge  noire,  sa  baguette  à  la 
main.  Dans  la  seconde  on  distinguait  un  large  chapeau  à 
plumes  blanches  couvrant  d'ombre  un  visage  qu'on  ne 
voyait  pas.  Qui  est-ce  qui  passait  là?  était-ce  un  prince  ? 
était-ce  un  prisonnier? 

C'était  Gwynplaine. 

Cela  avait  l'air  de  quelqu'un  qu'on  mène  à  la  tour  de 
Londres,  à  moins  que  ce  ne  fût  quelqu'un  qu'on  menât  à  la 
chambre  des  pairs. 

La  reine  avait  bien  fait  les  choses.  Comme  il  s'agissait 
du.  futur  mari  de  sa  sœur,  elle  avait  donné  une  escorte  de 
son  propre  service. 

L'officier  de  l'huissier  de  la  verge  noire  était  à  cheval 
en  tête  du  cortège. 

L'huissier  de  la  verge  noire  avait  dans  sa  chaise,  sur  un 
strapontin,  un  coussin  de  drap  d'argent.  Sur  ce  coussin 
.^tait  posé  un  portefeuille  noir  timbré  d'une  couronne  royale. 


LE    CAPITULE    ET    SON    VOISINAGE.  119 

A  Brentford,  dernier  relais  avant  Londres,  les  deux 
chaises  et  l'escorte  firent  halte. 

Un  carrosse  d'écaillé  attelé  de  quatre  chevaux  attendait, 
avec  quatre  laquais  derrière,  deux  postillons  devant,  et 
un  cocher  en  perruque.  Roues,  marchepieds,  soupentes, 
timon,  tout  le  train  de  ce  carrosse  était  doré.  Les 
chevaux  étaient  harnachés  d'argent. 

Ce  coche  de  gala  était  d'un  dessin  altier  et  surprenant, 
et  eût  magnifiquement  figuré  parmi  les  cinquante  et  un 
carrosses  célèbres,  dont  Roubo  nous  a  laissé  les  portraits. 

L'huissier  de  la  verge  noire  mit  pied  à  terre,  ainsi  que 
son  officier. 

L'officier  de  l'huissier  retira  du  strapontin  de  la  chaise 
-de  poste  le  coussin  de  drap  d'argent  sur  lequel  était  le 
portefeuille  à  couronne,  le  prit  sur  ses  deux  mains,  et  se 
tint  debout  derrière  l'huissier. 

L'huissier  de  la  verge  noire  ouvrit  la  portière  du 
carrosse,  qui  était  vide,  puis  la  portière  de  la  chaise  où 
était  Gwynplaine,  et,  baissant  les  yeux,  invita  respec- 
tueusement Gwynplaine  à  prendre  place  dans  le  carrosse. 

Gwynplaine  descendit  de  la  chaise  et  monta  dans  le 
carrosse. 

L'huissier  portant  la  verge  et  Tofficier  portant  le  coussin 
y  entrèrent  après  lui,  et  y  occupèrent  la  banquette  basse 
destinée  aux  pages  dans  les  anciens  coches  de  cérémonie. 

Le  carrosse  était  tendu  à  l'intérieur  de  satin  blanc  garni 
d'entoilage  de  Binche  avec  crêtes  et  glands  d'argent.  Le 
plafond  était  armorié. 

Les  postillons  des  deux  chaises  qu'on  venait  de  quitter 
étaient  vêtus  du  hoqueton  royal.  Le  cocher,  les  pos- 
•tillons  et  les  laquais  du  carrosse  où  l'on  entrait  avaient 
une  autre  livrée,  très  magnifique. 

Gwynplaine,   à  travers  le  somnambulisme  où  il  était 
comme    anéanti,  remarqua  cette  fastueuse  valetaille  et 
demanda  à  l'huissier  de  la  verge  noire  : 
■    —  Quelle  est  cette  livrée? 

L'huissier  de  la  verge  noire  répondit  : 

—  La  vôtre,  milord. 

Ce  jour-là,  la  chambre  des  lords  devait  siéger  le  soir. 
Curia  erat  serena,  disent  les  vieux  procès-verbaux.   En 


120  L'HOMME    QUI    RIT. 

Angleterre,  la  vie  parlementaire  est  volontiers  une  vie 
nocturne.  On  sait  qu'il  arriva  une  fois  à  Sheridan  de 
commencer  à  minuit  un  discours  et  de  le  terminer  au 
lever  du  soleil. 

Les  deux  chaises  de  poste  retournèrent  à  vide  à  Windsor; 
le  carrosse  où  était  Gwynplainese  dirigea  vers  Londres. 

Le  carrosse  d'écaillé  à  quatre  chevaux  alla  au  pas  de 
Brentford  à  Londres.  La  dignité  de  la  perruque  du  cocher 
l'exigeait. 

Sous  la  figure  de  ce  cocher  solennel,  le  cérémonial  prenait 
possession  de  Gwynplaine. 

Ces  retards,  du  reste,  étaient,  selon  toute  apparence, 
calculés.  On  en  verra  plus  loin  le  motif  probable. 

Il  n'était  pas  encore  nuit,  mais  il  s'en  fallait  de  peu, 
quand  le  carrosse  d'écaillé  s'arrêta  devant  la  King's  Gâte, 
lourde  porte  surbaissée  entre  deux  tourelles  qui  commu- 
niquait de  White-Hall  à  Westminster. 

La  cavalcade  des  gentilshommes  pensionnaires  fit  groupe 
autour  du  carrosse. 

Un  des  valets  de  pied  de  l'arrière  sauta  sur  le  pavé,  et 
ouvrit  la  portière. 

L'huissier  de  la  verge  noire,  suivi  de  son  officier  portant 
le  coussin,  sortit  du  carrosse,  et  dit  à  Gwynplaine  : 

—  Milord,  daignez  descendre.  Que  votre  seigneurie  garde 
son  chapeau  sur  sa  tête. 

Gwynplaine  était  vêtu,  sous  son  manteau  de  voyage,  de 
l'habit  de  soie  qu'il  n'avait  pas  quitté  depuis  la  veille.  Il 
n'avait  pas  d'épée. 

Il  laissa  son  manteau  dans  le  carrosse. 

Sous  la  voûte  carrossière  de  la  King's  Gâte,  il  y  avait 
une  porte  latérale  petite  et  exhaussée  de  quelques  degrés. 

Dans  les  choses  d'apparat,  le  respect  est  de  précéder. 

L'huissier  de  la  verge  noire,  ayant  derrière  lui  son  officier, 
marchait  devant. 

Gwynplaine  suivait. 

Ils  montèrent  le  degré,  et  entrèrent  sous  la  porte  latérale. 

Quelques  instants  après,  ils  étaient  dans  une  chambre 
ronde  et  large  avec  pilier  au  centre,  un  bas  de  tourelle, 
salle  de  rez-de-chaussée,  éclairée  d'ogives  étroites  comme 
des  lancettes  d'abside,  et  qui  devait  être  obscure  même 


LE    CAPITULE    ET    SON    VOISINAGE.  121 

en  plein  midi.  Peu  de  lumière  fait  parfois  partie  de  la  solen- 
nité. L'obscur  est  majestueux. 

Dans  cette  chambre  treize  hommes  se  tenaient  debout. 
Trois  en  avant,  six  au  deuxième  rang,  quatre  en  arrière. 

Des  trois  premiers  un  avait  une  cotte  de  velours  incarnat, 
et  les  deux  autres  des  cottes  vermeilles  aussi,  mais  de  satin. 
Tous  trois  avaient  les  armes  d'Angleterre  brodées  sur 
répaule. 

Les  six  du  second  rang  étaient  vêtus  de  vestes  dalma- 
tiques  en  moire  blanche,  chacun  avec  un  blason  différent 
sur  la  poitrine. 

Les  quatre  derniers,  tous  en  moire  noire,  étaient  distincts 
les  uns  des  autres,  le  premier  par  une  cape  bleue,  le 
deuxième  par  un  saint  Georges  écarlate  sur  l'estomac,  le 
troisième  par  deux  croix  cramoisies  brodées  sur  sa  poitrine 
et  sur  son  dos,  le  quatrième  p^r  un  collet  de  fourrure 
noire  appelée  peau  de  sabelline.  Tous  étaient  en  perruque, 
nu-iête,  et  avaient  l'épée  au  côté. 

On  distinguait  à  peine  leurs  visages  dans  la  pénombre. 
Eux  ne  pouvaient  voir  la  figure  de  Gvvynplaine. 

L'huissier  de  la  verge  noire  éleva  sa  baguette  et  dit  : 

—  Milord  Fermain  Clancharlie,  baron  Clancharlie  et 
Hunkerville,  moi  huissier  de  la  verge  noire,  premier  officier 
de  la  chambre  de  présence,  je  remets  votre  seigneurie  à 
Jarretière,  roi  d'armes  d'Angleterre. 

Le  personnage  à  cotte  de  velours,  laissant  les  autres 
derrière  lui,  salua  Gwynplaine  jusqu'à  terre  et  dit  : 

—  Milord  Fermain  Clancharlie,  je  suis  Jarretière,  pre- 
mier roi  d'armes  d'Angleterre.  Je  suis  l'officier  créé  et 
couronné  par  sa  grâce  le  duc  de  Norfolk,  comte-maréchal 
héréditaire.  J'ai  juré  obéissance  au  roi,  aux  pairs  et  aux 
chevaliers  de  la  Jarretière.  Le  jour  de  mon  couronnement, 
où  le  comte-maréchal  d'Angleterre  m'a  versé  un  gobelet 
de  vin  sur  la  tête,  j'ai  solennellement  promis  d'être  officieux 
à  la  noblesse,  d'éviter  la  compagnie  des  personnes  de  mau- 
vaise réputation,  d'excuser  plutôt  que  de  blâmer  les  gens 
de  qualité,  et  d'assister  les  veuves  et  les  vierges.  C'est  moi 
qui  ai  charge  de  régler  les  cérémonies  de  l'enterrement 
des  pairs  et  qui  ai  le  soin  et  la  garde  de  leurs  armoiries. 
Je  me  mets  aux  ordres  de  votre  seigneurie.    . 


122  L'HOMME    QUI    RIT. 

Le  premier  des  deux  autres  en  cottes  de  satin  fit  une 
révérence,  et  dit: 

—  Milord,  je  suis  Clarence,  deuxième  roi  d'armes 
d'Angleterre,  Je  suis  l'officier  qui  règle  l'enterrement  des 
nobles  au-dessous  des  pairs.  Je  me  mets  aux  ordres  de  votre 
seigneurie. 

L'autre  homme  à  cotte  de  satin  salua  et  dit  : 

—  Milord,  je  suis  Norroy,  troisième  roi  d'armes  d'Angle^ 
terre.  Je  me  mets  aux  ordres  de  votre  seigneurie. 

Les  six  du  second  rang,  immobiles  et  sans  saluer,  firent 
un  pas. 
Le  premier  à  la  droite  de  Gwynplaine,  dit  : 

—  Milord,  nous  sommes  les  six  ducs  d'armes  d'Angle- 
terre. Je  suis  York. 

Puis  chacun  des  hérauts  ou  ducs  d'armes  prit  la  parole 
à  son  tour,  et  se  nomma» 

—  Je  suis  Lancastre. 

—  Je  suis  Richmond. 

—  Je  suis  Ghester. 

—  Je  suis  Somerset. 

—  Je  suis  Windsor. 

Les  blasons  qu'ils  avaient  sur  la  poitrine  étaient  ceux 
des  comtés  et  des  villes  dont  ils  portaient  les  noms. 

Les  quatre  qui  étaient  habillés  de  noir,  derrière  les 
hérauts,  gardaient  le  silence. 

Le  roi  d'armes  Jarretière  les  montra  du  doigt  à  Gwyn- 
plaine et  dit  : 

—  Milord,  voici  les  quatre  poursuivants  d'armes. 

—  Manteau-Bleu. 

L'homme  à  la  cape  bleue  salua  de  la  tête. 

—  Dragon-Rouge. 

L'homme  au  saint  Georges  salua. 

—  Rouge-Croix. 

L'homme  aux  croix  écarlates  salua. 
■     —  Porte-coulisse. 

L'homme  à  la  fourrure  de  sabelline  salua. , 
Sur  un  signe  du  roi  d'armes,   le   premier  des  poursui- 
vants, Manteau-Bleu,  s'avança,  et  prit  des  mains  de  l'officier 
•de  l'huissier  le  coussin  de  drap  d'argent  et  le  portefeuille 
à  couronne. 


LE    CAPITULE    ET    SON   VOISINAGE.  123 

Et  le  roi  d'armes  dit  à  Thulssier  de  la  verge  noire  : 

—  Ainsi  soit.  Je  donne  à  votre  honneur  réception  de  sa 
seigneurie. 

Ces  pratiques  d'étiquette  et  d'autres  qui  vont  suivre 
étaient  le  vieux  cérémonial  antérieur  à  Henri  VIII,  qu'Anne 
essaya,  pendant  un  temps,  de  faire  revivre.  Rien  de  tout 
cela  ne  se  fait  plus  aujourd'hui.  Pourtant  la  chambre  des 
lords  se  croit  immuable  ;  et  si  l'immémorial  existe  quelque 
part,  c'est  là. 

E\\e  chdinge  toutefois,  E  pur  si  jnuove. 

Qu'est  devenu,  par  exemple,  le  7nay  pôle,  cernât  de  mal 
que  la  ville  de  Londres  plantait  sur  le  passage  des  pairs  allant 
au  parlement?  Le  dernier  qui  ait  fait  figure  a  été  arboré 
en  1713.  Depuis,  le  «  may  pôle  »  a  disparu.  Désuétude. 

L'apparence,  c'est  l'immobilité;  la  réalité,  c'est  le  chan- 
gement. Ainsi  prenez  ce  titre,  Albemarle.  Il  semble  éternel. 
Sous  ce  titre  ont  passé  six  familles,  Odo,  Mandeville, 
Béthune,  Plantageuet,  Beauchamp,  Monk.  Sous  ce  titre, 
Leicester,  se  sont  succédé  cinq  noms  difiérents,  Beaumont, 
Brewose,  Dudley,  Sidney,  Coke.  Sous  Lincoln,  six.  Sous 
Pembroke,  sept,  etc.  Les  familles  changent  sous  les  titres 
qui  ne  bougent  pas.  L'historien  superficiel  croit  àl'immua- 
bilité.  Au  fond,  nulle  durée.  L'homme  ne  peut  être  que 
flot.  L'onde,  c'est  l'humanité. 

Les  aristocraties  ont  pour  orgueil  ce  que  les  femmes  ont 
pour  humiliation,  vieillir;  mais  femmes  et  aristocraties 
ont  la  même  illusion,  se  conserver. 

11  est  probable  que  la  chambre  des  lords  ne  se  reconnaîtra 
point  dans  ce  qu'on  vient  de  lire  et  dans  ce  qu'on  va  lire, 
un  peu  comme  la  jolie  femme  d'autrefois  qui  ne  veut  pas 
avoir  de  rides.  Le  miroir  est  un  vieil  accusé;  il  en  prend 
son  parti. 

Faire  ressemblant,  c'est  là  tout  le  devoir  de  l'historietf. 

Le  roi  d'armes  s'adressa  à  Gvvynplaine. 

—  Veuillez  me  suivre,  milord. 
Il  ajouta  : 

—  On  vous  saluera.  Votre  seigneurie  soulèvera  seulement 
le  bord  de  son  chapeau. 

Et  l'on  se  dirigea  en  cortège  vers  une  porte  qui  était  au 
fond  de  la  salle  ronde. 


124  L*HOMME    QUI   RIT. 

L'huissier  de  la  verge  noire  ouvrait  la  marche. 

Puis  Manteau-Bleu,  portant  le  coussin  ;  puis  le  roi 
d'armes;  derrière  le  roi  d'armes  était  Gwynplaine,  le  chapeau 
sur  la  tête. 

Les  autres  rois  d'armes,  hérauts,  poursuivants,  restèrent 
dans  la  salle  ronde. 

Gwynplaine,  précédé  de  l'huissier  de  la  verge  noire  et 
sous  la  conduite  du  roi  d'armes,  suivit  de  salle  en  salle  un 
itinéraire  qu'il  serait  impossible  de  retrouver  aujourd'hui, 
le  vieux  logis  du  parlement  d'Angleterre  ayant  été  démoli. 

11  traversa  entre  autres  cette  gothique  chambre  d'état 
où  avait  eu  lieu  la  rencontre  suprême  de  Jacques  II  et  de 
Monmouth,  et  qui  avait  vu  l'agenouillement  inutile  du 
neveu  lâche  devant  l'oncle  féroce.  Autour  de  cette  chambre 
étaient  rangés  sur  le  mur,  par  ordre  de  dates,  avec  leurs 
jioms  et  leurs  blasons,  neuf  portraits  en  pied  d'anciens 
pairs  :  lord  Nansladron,  1305.  Lord  Baliol,  1306.  Lord 
Benestede,  131/i.  Lord  Cantilupe,  1356.  Lord  Montbegon, 
1357.  Lord  Tibotot,  1372.  Lord  Zouch  of  Codnor,  1615.  Lord 
Bella-Aqua,  sans  date.  Lord  Harren  and  Surrey,  comte 
de  Blois,  sans  date. 

La  nuit  étant  venue,  il  y  avait  des  lampes  de  distance 
en  distance  dans  les  galeries.  Des  lustres  de  cuivre  à 
chandelles  de  cire  étaient  allumés  dans  les  salles,  éclairées 
à  peu  près  comme  des  bas  côtés  d'église. 

On  n'y  rencontrait  que  les  personnes  nécessaires. 

Dans  une  chambre  que  le  cortège  traversa  se  tenaient 
debout,  la  tête  respectueusement  inclinée,  les  quatre  clercs 
du  signet,  et  le  clerc  des  papiers  d'état. 

Dans  une  autre  était  l'honorable  Philip  Sydenham,  cheva- 
lier banneret,  seigneur  de  Brympton  en  Somerset.  Le 
chevalier  banneret  est  le  chevalier  fait  en  guerre  par  le 
roi  sous  la  bannière  royale  déployée. 

Dans  une  autre  était  le  plus  ancien  baronnet  d'Angleterre, 
sir  Edmund  Bacon  de  Sufifolk,  héritier  de  sir  Nicholas,  et 
qualifié  primus  baronelorum  Angliœ,  Sir  Edmund  avait 
derrière  lui  son  arcifer  portant  son  arquebuse  et  son 
écuyer  portant  les  armes  d'Ulster,  les  baronnets  étant  les 
défenseurs  nés  du  comté  d'Ulster  en  Irlande. 

Dans    une   autre  était  le   chancelier   de    l'échiquier, 


LE    CAPITULE    ET   SON    VOISINAGE.  125 

accompagné  de  ses  quatre  maîtres  des  comptes  et  des  deux 
députés  du  lord-chambellan  chargés  de  fendre  les  tailles. 
Plus  le  maître  des  monnaies,  ayant  dans  sa  main  ouverte 
une  livre  sterling,  faite,  comme  c'est  l'usage  pour  les 
pounds,  au  moulinet.  Ces  huit  personnages  firent  la  révé- 
rence au  nouveau  lord. 

A  rentrée  du  corridor  tapissé  d'une  natte  qui  était  la 
communication  de  la  chambre  basse  à  la  chambre  haute, 
Gwynplaine  fut  salué  par  sir  Thomas  Mansell  de  Margam, 
contrôleur  de  la  maison  de  la  reine  et  membre  du 
parlement  pour  Glamorgan  ;  et,  à  la  sortie,  par  une  dépu- 
tation  a  d'un  sur  deux  »  des  barons  des  Cinq-Ports,  rangés 
à  sa  droite  et  à  sa  gauche,  quatre  par  quatre,  les  Cinq-ports 
étant  huit.  William  Ashburnham  le  salua  pour  Hastings, 
MatthevvAylmor  pour  Douvres,  Josias  Burchett  pour  Sand- 
wich, sir  Philip  Boteler  pour  Hyeth,  John  Brevver  pour  New 
Ruraney,  Edward  Southwell  pour  la  ville  de  Rye,  James 
Hayes  pour  la  ville  de  Winchelsea,  et  Georges  Nailor  pour 
Ja  ville  de  Seaford. 

Le  roi  d'armes,  comme  Gwynplaine  allait  rendre  le  salut, 
lui  rappela  à  voix  basse  le  cérémonial. 

—  Seulement  le  bord  du  chapeau,  milord. 

Gwynplaine  fit  comme  il  lui  était  indiqué. 

Il  arriva  à  la  chambre  peinte,  où  il  n'y  avait  pas  de 
peinture,  si  ce  n'est  quelques  figures  de  saints,  entre  autres 
saint  Edouard,  sous  les  voussures  des  longues  fencires 
ogives  coupées  en  deux  par  le  plancher,  desquelles 
Westminster-Hall  avait  le  bas,  et  la  chambre  peinte  le  haut. 

En  deçà  de  la  barrière  de  bois  qui  traversait  de  part 
en  part  la  chambre  peinte,  se  tenaient  les  trois  secrétaires 
d'état,  hommes  considérables.  Le  premier  de  ces  officiers 
avait  dans  ses  attributions  le  sud  de  l'Angleterre,  l'Irlande 
et  les  colonies,  plus  la  France,  la  Suisse,  l'Italie,  l'Espagne, 
le  Portugal  et  la  Turquie.  Le  deuxième  dirigeait  le  nord 
de  l'Angleterre,  avec  surveillance  sur  les  Pays-Bas, 
l'Allemagne,  le  Danemark,  la  Suède,  la  Pologne  et  la 
Moscovie.  Le  troisième,  écossais,  avait  l'Ecosse.  Les  deux 
premiers  étaient  anglais.  L'un  d'eux  était  l'honorable 
Robert  Harley,  membre  du  parlement  pour  la  ville  de 
New-Radnor.  Un  député  d'Ecosse,  Mungo  Graham,  esquire, 


126  L'HOMME    QUI   RIT. 

parent  du  duc  de  Montrose,  était  présent.  Tous  saluèrent 
Gvvynplaine  en  silence. 

Gwynplaine  toucha  le  bord  de  son  chapeau. 

Le  garde-barrière  leva  le  bras  de  bois  sur  charnière  qui 
donnait  entrée  sur  l'arrière  de  la  chambre  peinte  où  était 
la  longue  table  verte  drapée,  réservée  aux  seuls  lords. 

Il  y  avait  sur  la  table  un  candélabre  allumé. 

Gwynplaine,  précédé  de  l'huissier  de  la  verge  noire,  de 
Manteau-Bleu  et  de  Jarretière,  pénétra  dans  ce  compar- 
timent privilégié. 

Le  garde-barrière  referma  l'entrée  derrière  Gwynplaine. 

Le  roi  d'armes,  sitôt  la  barrière  franchie,  s'arrêta. 

La  chambre  peinte  était  spacieuse. 

On  apercevait  au  fond,  debout  au-dessous  de  Pécusson 
royal  qui  était  entre  les  deux  fenêtres,  deux  vieillards 
vêtus  de  robes  de  velours  rouge  avec  deux  bandes 
d'hermine  ourlées  de  galons  d'or  sur  l'épaule  et  des 
chapeaux  à  plumes  blanches  sur  leurs  perruques.  Par  la 
fente  des  robes  on  voyait  leur  habit  de  soie  et  la  poignée 
de  leur  épée. 

Derrière  eux  était  immobile  un  homme  habillé  en  moire 
noire,  portant  haute  une  grande  masse  d'or  surmontée 
d'un  lion  couronné. 

C'était  le  massier  des  pairs  d'Angleterre. 

Le  lion  est  leur  insigne  :  Et  les  lions  ce  sont  les  Barons  et 
li  Per^dit  la  chronique  manuscrite  de  Bertrand  Duguesclin. 

Le  roi  d'armes  montra  à  Gwynplaine  les  deux  per- 
sonnages  en  robes  de  velours,  et  lui  dit  à  l'oreille  : 

—  Milord,  ceux-ci  sont  vos  égaux.  Vous  rendrez  le 
salut  exactement  comme  il  vous  sera  fait.  Ces  deux 
seigneuries  ici  présentes  sont  deux  barons  et  vos  parrainS; 
désignés  par  le  lord-chancelier.  Ils  sont  très  vieux,  et 
presque  aveugles.  Ce  sont  eux  qui  vous  vont  introduire 
dans  la  chambre  des  lords.  Le  premier  est  Charles  Mildmay, 
lord  Fitzwalter,  sixième  seigneur  du  banc  des  barons,  le 
second  est  Augustus  Arundel,  lord  Arundel  de  Ti^erice, 
trente-huitième  seigneur  du  banc  des  barons. 

Le  roi  d'armes,  faisant  un  pas  vers  les  deux  vieillards, 
éleva  la  voix  : 

—  Fermain    Clancharlie,    baron    Clancharlie,    baron 


LE    CAPITOLE    ET    SON    VOISINAGE.  127 

Hunkerville,  marquis  de  Corleone  en  Sicile,  salue  vos 
seigneuries. 

Les  deux  lords  soulevèrent  leurs  chapeaux  au-dessus  de 
leur  tête  de  toute  la  longueur  du  bras,  puis  se  recoiffèrent. 

Gwynplaine  leur  rendit  le  salut  de  la  même  manière. 

L'huissier  de  la  verge  noire  avança,  puis  Manteau-Bleu, 
puis  Jarretière. 

.  Le  massier  vint  se  placer  devant  Gwj'nplaine,  et  les 
deux  lords  à  ses  côtés,  lord  Fitzwalter  à  sa  droite  et  lord 
Arundel  de  Trerice  à  sa  gauche.  Lord  Arundel  était  fort 
cassé,  et  le  plus  vieux  des  deux.  Il  mourut  l'année  d'après, 
léguant  à  son  petit-fils  John,  mineur,  sa  pairie  qui,  du 
reste,  devait  s'éteindre  en  1768. 

Ce  cortège  sortit  de  la  chambre  peinte  et  s*engagea 
dans  une  galerie  à  pilastres  où  alternaient  en  sentinelle, 
de  pilastre  en  pilastre,  des  pertuisaniers  d'Angleterre  et 
des  hallebardiers  d'Ecosse. 

Les  hallebardiers  écossais  étaient  cette  magnifique 
troupe  aux  jambes  nues  digne  de  faire  face,  plus  tard,  à 
Fontenoy,  à  la  cavalerie  française  et  à  ces  cuirassiers  du 
roi  auxquels  leur  colonel  disait  :  Messieurs  les  maîtres, 
assurez  vos  chapeaux ,  nous  allo7is  avoir  l'honneur  de  charger . 

Le  capitaine  des  pertuisaniers  et  le  capitaine  des  halle- 
bardiers firent  à  Gwynplaine  et  aux  deux  lords  parrains 
le  salut  de  Tépée.  Les  soldats  saluèrent,  les  uns  de  la  per- 
tuisane,  les  autres  de  la  hallebarde. 

Au  fond  de  la  galerie  resplendissait  une  grande  porte,  si 
magnifique  que  les  deux  battants  semblaient  deux  lames  d'or. 

Des  deux  côtés  de  la  porte  deux  hommes  étaient  im- 
mobiles. A  leur  livrée  on  pouvait  reconnaître  les  door^ 
keeperSj  «  garde-portes  ». 

Un  peu  avant  d'arriver  à  cette  porte,  la  galerie  s'élar- 
gissait et  il  y  avait  un  rond-point  vitré. 

Dans  ce  rond-point  était  assis  sur  un  fauteuil  à  dossier 
démesuré  un  personnage  auguste  par  l'énormité  de  sa 
robe  et  de  sa  perruque.  C'était  William  Cowper,  lord- 
chancelier  d'Angleterre. 

,  C'est  une  qualité  d'être  infirme  plus  que  le  roi.  William 
Çowper  était  myope,  Anne  l'était  aussi,  mais  moins.  Cette 
vue  basse  de  William  Cowper  plut  à  la  myopie  de  sa 


128  L'HOMME    QUI   RIT. 

majesté  et  le  fit  choisir  par  la  reine  pour  chancelier  et 
garde  de  la  conscience  royale. 

William  Covvper  avait  la  lèvre  supérieure  mince  et  la 
lèvre  inférieure  épaisse,  signe  de  demi-bonté. 

Le  rond-point  vitré  était  éclairé  d'une  lampe  au  plafond. 

Le  lord-chancelier,  grave  dans  son  haut  fauteuil,  avait 
à  sa  droite  une  table  où  était  assis  le  clerc  de  la  couronne, 
et  à  sa  gauche  une  table  où  était  assis  le  clerc  du  par- 
lement. 

Chacun  des  deux  clercs  avait  devant  soi  un  registre 
ouvert  et  une  écritoire. 

Derrière  le  fauteuil  du  lord-chancelier  se  tenait  son  mas- 
sier,  portant  la  masse  à  couronne.  Plus  le  porte-queue  et 
le  porte-bourse,  en  grande  perruque.  Toutes  ces  charges 
existent  encore. 

Sur  une  crédence  près  du  fauteuil  il  y  avait  une  épée  à 
poignée  d'or,  avec  fourreau  et  ceinturon  de  velours  feu. 

Derrière  le  clerc  de  la  couronne  était  debout  un  officier 
soutenant  tout  ouverte  de  ses  deux  mains  une  robe,  qui 
était  la  robe  de  couronnement. 

Derrière  le  clerc  du  parlement  un  autre  officier  tenait 
déployée  une  autre  robe,  qui  était  la  robe  de  parlement. 

Ces  robes,  toutes  deux  de  velours  cramoisi  doublé  de 
taffetas  blanc  avec  deux  bandes  d'hermine  galonnées  d'or  à 
l'épaule,  étaient  pareilles,  à  cela  près  que  la  robe  de  cou- 
ronnement avait  un  plus  large  rochet  d'hermine. 

Un  troisième  officier  qui  était  le  «  librarian  »  portait 
sur  un  carreau  de  cuir  de  Flandre  le  red-book,  petit  livre 
relié  en  maroquin  rouge,  contenant  la  liste  des  pairs  et 
des  communes,  plus  des  pages  blanches  et  un  crayon  qu'il 
était  d'usage  de  remettre  à  chaque  nouveau  membre  entrant 
au  parlement. 

La  marche  en  procession  que  fermait  Gwynplaine  entre 
les  deux  pairs  ses  parrains  s'arrêta  devant  le  fauteuil  du 
lord-chancelier. 

Les  deux  lords  parrains  ôtèrent  leurs  chapeaux.  Gwyn- 
plaine fit  comme  eux. 

Le  roi  d'armes  reçut  des  mains  de  Manteau-Bleu  le 
coussin  de  drap  d'argent,  se  mit  à  genoux,  et  présenta  le 
portefeuille  noir  sur  le  coussin  au  lord-chancelier. 


LK    CAIMTOLE    ET    SON    VOISINAGE.  129 

Le  lord-chancelier  prit  le  portefeuille  et  le  tendit  au 
clerc  du  parlement.  Le  clerc  vint  le  recevoir  avec  céré- 
monie, puis  alla  se  rasseoir. 

Le  clerc  du  parlement  ouvrit  le  portefeuille,  et  se 
leva. 

Le  portefeuille  contenait  les  deux  messages  usités,  la 
patente  royale  adressée  à  la  chambre  des  lords,  et  la  som- 
mation de  siéger*  adressée  au  nouveau  pair. 

Le  clerc,  debout,  lut  tout  haut  les  deux  messages  avec 
une  lenteur  respectueuse. 

La  sommation  de  siéger  intimée  à  lord  Fermain  Clan- 
charlie  se  terminait  par  les  formules  accoutumées: 
«  ...  Nous  vous  enjoignons  étroitement**,  sous  la  foi  et 
l'allégeance  que  vous  nous  devez,  de  venir  prendre  en  per- 
sonne votre  place  parmi  les  prélats  et  les  pairs  siégeant 
en  notre  parlement  à  Westminster,  afin  de  donner  votre 
avis,  en  tout  honneur  et  conscience,  sur  les  affaires  du 
royaume  et  de  l'église.  » 

La  lecture  des  messages  terminée,  le  lord-chancelier 
éleva  la  voix. 

—  Acte  est  donné  à  la  couronne.  Lord  Fermain  Clan- 
charlie,  votre  seigneurie  renonce  à  la  transsubstantiation, 
à  l'adoration  des  saints  et  à  la  messe? 

Gvvynplaine  s'inclina. 

—  Acte  est  donné,  dit  le  lord-chancelier. 
Et  le  clerc  du  parlement  repartit: 

—  Sa  seigneurie  a  pris  le  test. 
Le  iord-chancelier  ajouta  : 

—  Milord  Fermain  Clancharlie,  vous  pouvez  siéger. 

—  Ainsi  soit,  dirent  les  deux  parrains. 

Le  roi  d'armes  se  releva,  prit  i'épée  sur  la  crédence  et 
en  boucla  le  ceinturon  autour  de  la  taille  de  Gwynplaine. 

a  Ce  faict,  disent  les  vieilles  chartes  normandes,  le  pair 
prend  son  espée  et  monte  aux  hauts  sièges  et  assiste  à 
l'audience.  » 

Gwynplaine  entendit  derrière  lui  quelqu'un  qui  lui  disait  : 

—  Je  revêts  votre  seigneurie  de  la  robe  de  parlement. 

*     Writ  of  summons. 
**  Slriclly  enjoin  yoxu 


130  L'HOMME    QUI    RIT. 

.  Et  en  même  temps  TofiScier  qui  lui  parlait  et  qui  portait 
cette  robe  la  lui  passa  et  lui  noua  au  cou  le  ruban  noir  du 
rochet  d'hermine. 

Gwynplaine  maintenant,  la  robe  de  pourpre  sur  le  dos 
et  l'épée  d'or  au  côté,  était  semblable  aux  deux  lords  qu'il 
aVait  à  sa  droite  et  à  sa  gauche. 

Le  librarian  lui  présenta  le  red-book  et  le  lui  mit  dans 
la  poche  de  sa  veste. 

Le  roi  d'armes  lui  murmura  à  l'oreille  : 

—  Milord,  en  entrant,  vous  saluerez  la  chaise  royale. 
•  La  chaise  royale,  c'est  le  trône. 

Cependant  les  deux  clercs  écrivaient,  chacun  à  sa  table, 
l'un  sur  le  registre  de  la  couronne,  l'autre  sur  le  registre 
du  parlement. 

Tous  deux,  l'un  après  l'autre,  le  clerc  de  la  couronne  le 
premier,  apportèrent  leur  livre  au  lord-chancelier,  qui 
signa. 

'Après  avoir  signé  sur  les  deux  registres,  le  lord-chan- 
celier se  leva  : 

—  Lord  Fermain  Clancharlie,  baron  Clancharlie,  baron 
Hunkerville,  marquis  de  Gorleone  en  Italie,  soyez  le  bien- 
venu parmi  vos  pairs,  les  lords  spirituels  et  temporels  de 
la  Grande-Bretagne. 

Les  deux  parrains  de  Gwynplaine  lui  touchèrent  l'épaule. 
Il  se  tourna. 

Et  la  grande  porte  dorée  du  fond  de  la  galerie  s'ouvrit  à 
deux  battants. 

C'était  la  porte  de  la  chambre  des  pairs  d'Angleterre. 

Il  ne  s'était  pas  écoulé  trente-six  heures  depuis  que 
Gwynplaine,  entouré  d'un  autre  cortège,  avait  vu  s'ouvrir 
devant  lui  la  porte  de  fer  de  la  geôle  de  Southwark. 

Rapidité  terrible  de  tous  ces  nuages  sur  sa  tète  ;  nuages 
qui  étaient  des  événements  ;  rapidité  qui  était  une  prise 
d'assaut. 


LE    CAPITOLE    ET    SON    VOISINAGE.  131 


II 


MPARTIALITE 


La  création  d'une  égalité  avec  le  roi,  dite  pairie,  fut  aux 
époques  barbares  une  fiction  utile.  En  France  et  en  Angle- 
terre, cet  expédient  politique  rudimentaire  produisit  des 
résultats  différents.  En  France,  le  pair  fut  un  faux  roi  ;  en 
Angleterre,  ce  fut  un  vrai  prince.  Moins  grand  qu'en  France, 
mais  plus  réel.  On  pourrait  dire  :  moindre,  mais  pire. 

La  pairie  est  née  en  France.  L'époque  est  incertaine  ;  sous 
Charlemagne,  selon  la  légende  ;  sous  Robert  le  Sage,  selon 
l'histoire.  L'histoire  n'est  pas  plus  sûre  de  ce  qu'elle  dit 
que  la  légende.  Favin  écrit  :  «  Le  Roy  de  France  voulut  at- 
tirer à  lui  les  grands  de  son  état  par  ce  titre  magnifique 
de  Pairs,  comme  s'ils  lui  étaient  égaux.  » 

La  pairie  se  bifurqua  très  vite  et  de  France  passa  en  An- 
gleterre. 

La  pairie  anglaise  a  été  un  grand  fait,  et  presque  une 
grande  chose.  Elle  a  eu  pour  précédent  le  wittenagemot 
saxon.  Le  thane  danois  et  le  vavasseur  normand  se  fondirent 
dans  le  baron.  Baron  est  le  même  mot  que  vir^  qui  se  tra- 
duit en  espagnol  par  varon,  et  qui  signifie,  par  excellence, 
homme.  Dès  1075  les  barons  se  font  sentir  au  roi.  Et  à  quel 
roi!  à  Guillaume  le  Conquérant.  En  1086  ils  donnent  une 
base  à  la  féodalité,  cette  base  est  le  Z)oo?/isrfa?/-6ooÂ:.  «  Livre 
du  Jugement  dernier.  »  Sous  Jean  sans  Terre,  conflit  ;  la 
seigneurie  française  le  prend  de  haut  avec  la  Grande-Bre- 
tagne, et  la  pairie  de  France  mande  à  sa  barre  le  roi  d'An- 
gleterre. Indignation  des  barons  anglais.  Au  sacre  de  Phi- 
lippe-Auguste, le  roi  d'Angleterre  portait,  comme  duc  de 


132  L'HOMME    QUI    RIT. 

Normandie,  la  première  bannière  carrée  et  le  duc  de 
Guyenne  la  seconde.  Contre  ce  roi  vassal  de  l'étranger, 
«  la  guerre  des  seigneurs  »  éclate.  Les  barons  imposent  au 
misérable  roi  Jean  la  Grande  Charte  d'où  sort  la  chambre 
des  lords.  Le  pape  prend  fait  et  cause  pour  le  roi,  et  ex- 
communie les  lords.  La  date,  c'est  1215,  et  le  pape,  c'est 
Innocent  III  qui  écrivait  le  Veni  sancle  Spiritus  et  qui 
envoyait  à  Jean  sans  Terre  les  quatre  vertus  cardinales 
sous  la  forme  de  quatre  anneaux  d'or.  Les  lords  persistent. 
Long  duel,  qui  durera  plusieurs  générations.  Pembroke 
lutte.  i2li8  est  l'année  des  «  Provisions  d'Oxford  ».  Vingt- 
quatre  barons  limitent  le  roi,  le  discutent,  et  appellent, 
pour  prendre  part  à  la  querelle  élargie,  un  chevalier  par 
comté.  Aube  des  communes.  Plus  tard,  les  lords  s'adjoi- 
gnirent deux  citoyens  par  chaque  cité  et  deux  bourgeois 
par  chaque  bourg.  C'est  ce  qui  fait  que,  jusqu'à  Elisabeth, 
les  pairs  furent  juges  de  la  validité  des  élections  des  com- 
munes. De  leur  juridiction  naquit  l'adage  :  «  Les  députés 
doivent  être  nommés  sans  les  trois  P:  sine  Prece,  sine 
Pretio,  sine  Poculo.  Ce  qui  n'empêcha  pas  les  bourgs-pour- 
ris. En  1293,  la  cour  des  pairs  de  France  avait  encore  le 
roi  d'Angleterre  pour  justiciable,  et  Philippe  le  Bel  citait 
devant  lui  Edouard  P*".  Edouard  P'  était  ce  roi  qui  ordon- 
dait  à  son  fils  de  le  faire  bouillir  après  sa  mort  et  d'em- 
porter ses  os  en  guerre.  Sous  les  folies  royales  les  lords 
sentent  le  besoin  de  fortifier  le  parlement  ;  ils  le  divisent  en 
deux  chambres.  Chambre  haute  et  chambre  basse.  Les  lords 
gardent  arrogamment  la  suprématie.  «  S'il  arrive  qu'un  des 
communes  soit  si  hardy  que  de  parler  désavantageusement 
de  la  chambre  des  lords,  on  l'appelle  au  barreau  (à  la  barre) 
pour  recevoir  correction  et  quelquefois  on  l'envoie  à  la 
Tour*.  »  Même  distinction  dans  le  vote.  Dans  la  chambre 
des  lords  on  vote  un  à  un,  en  commençant  par  le  dernier 
baron  qu'on  nomme  «  le  puîné  ».  Chaque  pair  appelé  répond 
content  ou  non  content.  Dans  les  communes  on  vote  tous 
ensemble,  par  Oui  ou  Non,  en  troupeau.  Les  communes 
accusent,  les  pairs  jugent.  Les  pairs,  par  dédain  des  chiffres, 

*  Chamberlayne,  Etat  présent  de  l'Angleterre.  Tomo  II,  2«  partie,  ch.  iv, 
p.  64.  1688. 


LE    CAPITOLE    ET    SON    VOISINAGE.  133 

délèguent  aux  communes,  qui  en  tireront  parti,  la  surveil- 
lance de  l'échiquier,  ainsi  nommé,  selon  les  uns,  du  tapis 
de  la  table  qui  représentait  un  échiquier^  et,  selon  les  autres, 
des  tiroirs  de  la  vieille  armoire  où  était,  derrière  une  grille 
de  fer,  le  trésor  des  rois  d'Angleterre.  De  la  fin  du  trei- 
zième siècle  date  le  Registre  annuel,  «  Year-book  ».  Dans 
la  guerre  des  deux  roses,  on  sent  le  poids  des  lords,  tantôt 
du  côté  de  John  de  Gaunt,  duc  de  Lancastre,  tantôt  du  côté 
d'Edmund,  duc  d'York.  Wat-Tyler,  les  Lollards,  Warwick, 
le  faiseur  de  rois,  toute  cette  anarchie-mère  d'où  sortira 
l'affranchissement,  a  pour  point  d'appui,  avoué  ou  secret, 
la  féodalité  anglaise.  Les  lordsjalousent  utilement  le  trône; 
jalouser,  c'est  surveiller  ;  ils  circonscrivent  l'initiative 
royale,  restreignent  les  cas  de  haute  trahison,  suscitent  de 
faux  Richards  contre  Henri  IV,  se  font  arbitres,  jugent  la 
question  des  trois  couronnes  entre  le  duc  d'York  et  Mar- 
guerite d'Anjou,  et,  au  besoin,  lèvent  des  armées  et  ont 
leurs  batailles,  Shrevvsbury,  Tewkesbury,  Saint-Alban, 
tantôt  perdues,  tantôt  gagnées.  Déjà,  au  treizième  siècle, 
ils  avaient  eu  la  victoire  de  Lewes,  et  ils  avaient  chassé 
du  royaume  les  quatre  frères  du  roi,  bâtards  d'Isabelle  et 
du  comte  de  la  Marche,  usuriers  tous  quatre,  et  exploitant 
les  chrétiens  par  les  juifs  ;  d'un  côté  princes,  de  l'autre 
escrocs,  chose  qu'on  a  revue  plus  tard,  mais  qui  était  peu 
estimée  dans  ce  temps-là.  Jusqu'au  quinzième  siècle,  le  duc 
normand  reste  visible  dans  le  roi  d'Angleterre,  et  les  actes 
du  parlement  se  font  en  français.  A  partir  de  Henri  Vil, 
par  la  volonté  des  lords,  ils  se  font  en  anglais.  L'Angleterre, 
bretonne  sous  Uther  Pendragon,  romaine  sous  César, 
saxonne  sous  l'heptarchie,  danoise  sous  Harold,  normande 
après  Guillaume,  devient,  grâce  aux  lords,  anglaise.  Puis 
elle  devient  anglicane.  Avoir  sa  religion  chez  soi,  c'est  une 
grande  force.  Un  pape  extérieur  soutire  la  vie  nationale. 
Une  mecque  est  une  pieuvre.  En  153/i,  Londres  congédie 
Rome,  la  pairie  adopte  la  réforme  et  les  lords  acceptent 
Luther.  Réplique  à  l'excommunication  de  l'J15.  Ceci  conve- 
nait à  Henri  VIII,  mais  à  d'autres  égards  les  lords  le  gênaient. 
Un  bouledogue  devant  un  ours,  c'est  la  chambre  des  lords 
devant  Henri  VIH.  Quand  Wolsey  vole  White-Hall  à  la  na- 
tion, et  quand  Henri  VIII  vole  White-Hall  à  Wolsey,  qui 


134  L'HOMME    QUI    RIT. 

gronde?  quatre  lords,  Darcie  de  Chichester,  Saint-John  de 
Bletso,  et  (deux  noms  normands)  Mounljoye  et  Mounteapçle. 
Le  roi  usurpe.  La  pairie  empiète.  L'hérédité  contient  de 
l'incorruptibilité  ;  de  là  l'insubordination  des  lords.  Devant 
Elisabeth  même,  les  barons  remuent.  Il  en  résulte  les  sup- 
plices de  Durham.  Cettejupetyrannique  est  teinte  de  sang. 
Un  vertugadin  sous  lequel  il  y  a  un  billot,  c'est  là  Elisabeth. 
Elisabeth  assemble  le  parlement  le  moins  qu'elle  peut,  et 
réduit  la  chambre  des  lords  à  soixante-cinq  membres,  dont 
un  seul  marquis,  Westminster,  et  pas  un  duc.  Du  reste,  les 
rois  en  France  avaient  la  même  jalousie  et  opéraient  la 
même  élimination.  Sous  Henri  III,  il  n'y  avait  plus  que 
huit  duchés-pairies,  et  c'était  au  grand  déplaisir  du  roi  que 
le  baron  de  Mantes,  le  baron  de  Goucy,  le  baron  de  Cou- 
lommiers,  le  baron  de  Ghâteauneuf  en  Timorais,  le  baron 
de  la  Fère  en  Tardenois,  le  baron  de  Mortagne,  et  quelques 
autres  encore,  se  maintenaient  barons  pairs  de  France. 
En  Angleterre,  la  couronne  laissait  volontiers  les  pairies 
s'amortir  ;  sous  Anne,  pour  ne  citer  qu'un  exemple,  les  ex- 
tinctions depuis  le  douzième  siècle  avaient  fini  par  faire 
un  total  de  cinq  cent  soixante-cinq  pairies  abolies.  La  guerre 
des  roses  avait  commencé  l'extirpation  des  ducs,  que  Marie 
Tudor,  à  coups  de  hache,  avait  achevée.  C'était  décapiter 
la  noblesse.  Couper  le  duc,  c'est  couper  la  tête.  Bonne  poli- 
tique sans  doute,  mais  corrompre  vaut  mieux  que  couper. 
C'est  ce  que  sentit  Jacques  P^  Il  restaura  la  duché.  Il  fit 
duc  son  favori  Villiers,  qui  l'avait  fait  porc*.  Transforma- 
tion du  duc  féodal  en  duc  courtisan.  Cela  pullulera. 
Charles  II  fera  duchesses  deux  de  ses  maîtresses.  Barbe  de 
Southampton  et  Louise  de  Quérouel.  Sous  Anne,  il  y  aura 
vingt-cinq  ducs,  dont  trois  étrangers,  Cumberland,  Cam- 
bridge et  Schonberg.  Ces  procédés  de  cour,  inventés  par 
Jacques  P"",  réussissent-ils?  Non.  La  chambre  des  lords  se 
sent  maniée  par  l'intrigue  et  s'irrite.  Elle  s'irrite  contre 
Jacques  P",  elle  s'irrite  contre  Charles  P^  lequel,  soit  dit 
en  passant,  a  peut-être  un  peu  tué  son  père  comme  Marie 
de  Médicis  a  peut-être  un  peu  tué  son  mari.  Rupture  entre 
Charles  P""  et  la  pairie.  Les  lords,  qui,  sous  Jacques  P% 

*  Villiers  appelait  Jacques  1"  Votre  Cochonnerie, 


LE    CAPITULE    ET    SON    VOISINAGE.  135 

avaient  mandé  à  leur  barre  la  concussion  dans  la  personne 
de  Bacon,  font,  sous  Charles  P"",  le  procès  à  la  trahison  dans 
la  personne  de  Stafford.  Ils  avaient  condamné  Bacon,  ils 
condamnent  Stafford.  L'un  avait  perdu  l'honneur,  l'autre 
perd  la  vie.  Charles  I"  est  décapité  une  première  fois  en 
Stafford.  Les  lords  prêtent  main-forte  aux  communes.  Le 
roi  convoque  le  parlement  à  Oxford,  la  révolution  le  con- 
voque à  Londres;  quarante-trois  pairs  vont  avec  le  roi, 
vingt-deux  avecla  république.  De  cette  acceptation  du  peuple 
par  les  lords  sort  le  blll  des  droits,  ébauche  de  nos  droits 
de  l'homme,  vague  ombre  projetée  du  fond  de  l'avenir  par 
la  révolution  de  France  sur  la  révolution  d'Angleterre. 

Tels  sont  les  services.  Involontaires,  soit.  Et  payés  cher, 
car  cette  pairie  est  un  parasite  énorme.  Mais  considérables. 
L'œuvre  despotique  de  Louis  XI,  de  Richelieu  et  de 
Louis  XIV,  la  construction  d'un  sultan,  l'aplatissement 
pris  pour  l'égalité,  la  bastonnade  donnée  par  le  sceptre, 
les  multitudes  nivelées  par  l'abaissement,  ce  travail  turc 
fait  en  France,  les  lords  l'ont  empêché  en  Angleterre.  Ils 
ont  fait  de  l'aristocratie  un  mur,  endiguant  le  roi  d'un 
côté,  abritant  le  peuple  de  l'autre.  Ils  rachètent  leur  arro- 
gance envers  le  peuple  par  de  l'insolence  envers  le  roi. 
Simon,  comte  de  Leicester,  disait  à  Henri  III  :  Roi,  tu  as 
menti.  Les  lords  imposent  à  la  couronne  des  servitudes; 
ils  froissent  le  roi  à  l'endroit  sensible,  à  la  vénerie.  Tout 
lord,  passant  dans  un  parc  royal,  a  le  droit  d'y  tuer  un 
daim.  Chez  le  roi,  le  lord  est  chez  lui.  Le  roi  prévu  à  la 
tour  de  Londres,  avec  son  tarif,  pas  plus  qu'un  pair,  douze 
livres  sterling  par  semaine,  on  doit  cela  à  la  chambre  des 
lords.  Plus  encore.  Le  roi  découronné,  on  le  lui  doit.  Les 
lords  ont  destitué  Jean  sans  Terre,  dégradé  Edouard  II, 
déposé  Richard  II,  brisé  Henri  VI,  et  ont  rendu  Cromwell 
possible.  Quel  Louis  XIV  il  y  avait  dans  Charles  P*"!  Grâce 
à  Cromwell,  il  est  resté  latent.  Du  reste,  disons-le  en 
passant,  Cromwell  lui-même,  aucun  historien  n'a  pris 
garde  à  ce  fait,  prétendait  à  la  pairie  ;  c'est  ce  qui  lui  fait 
épouser  Elisabeth  Bourchier,  descendante  et  héritière  d'un 
Cromwell,  lord  Bourchier,  dont  la  pairie  s'était  éteinte  en 
lZi71,  et  d'un  Bourchier,  lord  Robesart,  autre  pairie  éteinte 
en  1429. Partageant  la  croissance  redoutable  des  événements 


136  L'HOMME    QUI   RIT. 

il  trouva  plus  court  de  dominer  par  le  roi  supprimé  que 
par  la  pairie  réclamée.  Le  cérémonial  des  lords,  parfois 
sinistre,  atteignait  le  roi.  Les  deux  porte-glaives  de  la 
Tour,  debout,  la  hache  sur  l'épaule,  à  droite  et  à  gauche 
du  pair  accusé  comparaissant  à  la  barre,  étaient  aussi  bien 
pour  le  roi  que  pour  tout  autre  lord.  Pendant  cinq  siècles 
l'antique  chambre  des  lords  a  eu  un  plan,  et  l'a  suivi  avec 
fixité.  On  compte  ses  jours  de  distraction  et  de  faiblesse, 
comme  par  exemple  ce  moment  étrange  où  elle  se  laissa 
séduire  par  la  galéasse  chargée  de  fromages,  de  jambons  et 
de  vins  grecs  que  lui  envoya  Jules  IL  L'aristocratie  anglaise 
était  inquiète,  hautaine,  irréductible,  attentive,  patrioti- 
quement  défiante.  C'est  elle  qui,  à  la  fin  du  dix-septième 
siècle,  par  l'acte  dixième  de  l'an  169Zi,  ôtait  au  bourg  de 
Stockbridge,  en  Southampton,  le  droit  de  députer  au  par- 
lement, ei  forçait  les  communes  à  casser  l'élection  de  ce 
bourg,  entachée  de  fraude  papiste.  Elle  avait  imposé  le 
test  à  Jacques,  duc  d'York,  et  sur  son  refus  l'avait  exclu 
du  t'ône.  Il  régna  cependant,  mais  les  lords  finirent  par 
le  ressaisir  et  par  le  chas-er.  Cette  aristocratie  a  eu  dans 
sa  longue  durée  quelque  instinct  de  progrès  Une  certaine 
quantiié  de  lumière  appréciable  s'en  est  toujours  dégagée, 
excepté  vers  la  fin,  qui  est  maintenant.  Sous  Jacques  II, 
elle  maintenait  dans  la  chambre  basse  la  proportion  de 
trois  cent  quarante  six  bourgeois  contre  quatrevingt-iouze 
chevaliers;  les  seize  barons  de  courtoisie  des  Cinq-Ports 
étant  plus  que  co'iire-balancés  par  les  cinquante  citoyens 
des  vingt-cinq  cités.  Tout  en  étant  très  corruptrice  et  très 
égoïste,  cette  aristocratie  avait,  en  certains  cas,  une  sin- 
gulière impartialité.  On  la  juge  durement.  Les  bons  trai- 
tements de  l'histoire  sont  pour  les  communes;  c'est  à 
débattre.  Nous  croyons  le  rôle  des  lords  très  grand.  L'oli- 
garchie, c'est  de  l'indépendance  à  l'état  barbare,  mais  c'est 
de  l'indépendance.  Voyez  la  l'ologne,  royaume  nominal, 
république  réelle.  Les  pairs  d'Angleterre  tenaient  le  trône 
en  suspicion  et  en  tutelle.  Dans  mainte  occasion,  mieux 
que  les  communes,  les  lords  savaient  déplaire.  Ils  faisaient 
échec  au  roi.  Ainsi,  en  169Zi,  année  remarquable,  les  par- 
lements triennaux,  rejetés  par  les  communes  parce  que 
Guillaume  III  n'en  voulait  pas,  avaient  été  votés  par  les 


LE    CAPITULE    ET   SON    VOISINAGE.  137 

pairs.  Guillaume  III,  irrité,  ôta  le  château  de  Pendennis  au 
comte  de  Bath,  et  toutes  ses  charges  au  vicomte  Mordaunt. 
La  chambre  des  lords,  c'était  la  république  de  Venise  au 
cœur  de  la  royauté  d'Angleterre.  Réduire  le  roi  au  doge, 
tel  était  son  but,  et  elle  a  fait  croître  la  nation  de  tout  ce 
dont  elle  a  fait  décroître  le  roi. 

La  royauté  le  comprenait  et  haïssait  la  pairie.  Des  deux 
côtés  on  cherchait  à  s'amoindrir.  Ces  diminutions  profi- 
taient au  peuple  en  augmentation.  Les  deux  puissances 
aveugles,  monarchie  et  oligarchie,  ne  s'apercevaient  pas 
qu'elles  travaillaient  pour  un  tiers,  la  démocratie.  Quelle 
joie  ce  fut  pour  la  cour,  au  siècle  dernier,  de  pouvoir 
pendre  un  pair,  lord  Ferrers! 

Du  reste,  on  le  pendit  avec  une  corde  de  soie.  Poli- 
tesse. 

On  n'eût  pas  pendu  un  pair  de  France.  Remarque  altière 
que  fit  le  duc  de  Richelieu.  D'accord.  On  l'eût  décapité. 
Politesse  plus  grande.  Montmorency-Tancarville  signait  : 
Pair  de  France  et  d'Angleterre,  rejetant  ainsi  la  pairie 
anglaise  au  second  rang.  Les  pairs  de  France  étaient  plus 
hauts  et  moins  puissants,  tenant  au  rang  plus  qu'à  l'au- 
torité, et  à  la  préséance  plus  qu'à  la  domination.  11  y  avait 
entre  eux  et  les  lords  la  nuance  qui  sépare  la  vanité  de 
l'orgueil.  Pour  les  pairs  de  France,  avoir  le  pas  sur  les 
princes  étrangers,  précéder  les  grands  d'Espagne,  primer 
les  patrices  de  Venise,  faire  asseoir  sur  les  bas  sièges  du 
parlement  les  maréchaux  de  France,  le  connétable  et 
l'amiral  de  France,  fût-il  comte  de  Toulouse  et  fils  de 
Louis  XIV,  distinguer  entre  les  duchés  mâles  et  les  duchés 
femelles,  maintenir  l'intervalle  entre  une  comté  simple 
comme  Armagnac  ou  Albret  et  une  comté-pairie  comme 
Évreux,  porter  de  droit,  dans  certains  cas,  le  cordon  bleu 
ou  la  toison  d'or  à  vingt-cinq  ans,  contre-balancer  le  duc  de 
la  Trémoille,  le  plus  ancien  pair  chez  le  roi,  par  le  duc 
d'Uzès,  le  plus  ancien  pair  en  parlement,  prétendre  à  autant 
de  pages  et  de  chevaux  au  carrosse  qu'un  électeur,  se  faire 
dire  monseigneur  par  le  premier  président,  discuter  si  le 
duc  du  Maine  a  rang  de  pair,  comme  comte  d'Eu,  dès  lZi58, 
traverser  la  grande  chambre  diagonalement  ou  par  les 
côtés  :  c'était  la  grosse  affaire.  La  grosse  afl'aire  pour  les 


138  L'HOMME   QUI    RIT. 

lords,  c'était  Tacte  de  navigation,  le  test,  l'enrôlement  de 
l'Europe  au  service  de  l'Angleterre,  la  domination  des 
mers,  l'expulsion  des  Stuarts,  la  guerre  à  la  France.  Ici, 
avant  tout  l'étiquette  ;  là,  avant  tout  l'empire.  Les  pairs 
d'Angleterre  avaient  la  proie,  les  pairs  de  France  avaient 
l'ombre. 

En  somme,  la  chambre  des  lords  d'Angleterre  a  été  un 
point  de  départ;  en  civilisation,  c'est  immense.  Elle  a  eu 
l'honneur  de  commencer  une  nation.  Elle  a  été  la  première 
incarnation  de  l'unité  d'un  peuple.  La  résistance  anglaise, 
cette  obscure  force  toute-puissante,  est  née  dans  la 
chambre  des  lords.  Les  barons,  par  une  série  de  voies  de 
fait  sur  le  prince,  ont  ébauché  le  détrônement  définitif. 
La  chambre  des  lords  aujourd'hui  est  un  peu  étonnée  et 
triste  de  ce  qu'elle  a  fait  sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir. 
D'autant  plus  que  c'est  irrévocable.  Que  sont  les  conces- 
sions? des  restitutions.  Et  les  nations  ne  l'ignorent  point. 
J'octroie,  dit  le  roi.  Je  récupère,  dit  le  peuple.  La  chambre 
des  lords  a  cru  créer  le  privilège  des  pairs,  elle  a  produit 
le  droit  des  citoyens.  L'aristocratie,  ce  vautour,  a  couvé 
cet  œuf  d'aigle,  la  liberté. 

Aujourd'hui  l'œuf  est  cassé,  l'aigle  plane,  le  vautour 
meurt. 

L'aristocratie  agonise,  l'Angleterre  grandit. 

Mais  soyons  justes  envers  l'aristocratie.  Elle  a  fait  équi- 
libre à  la  royauté;  elle  a  été  contre-poids.  Elle  a  fait  ob- 
stacle au  despotisme;  elle  a  été  barrière. 

Remercions-la,  et  enterrons-la. 


LE    CAPITULE    ET   SON   VOISINAGE.  139 


r 


III 


LA    VIEILLE    SALLE 


Près  de  Tabbaye  de  "Westminster  il  y  avait  un  antique 
palais  normand  qui  fut  brûlé  sous  Henri  VIII.  Il  en  resta 
deux  ailes.  Edouard  VI  mit  dans  l'une  la  chambre  des  lords, 
et  dans  l'autre  la  chambre  des  communes. 

Ni  les  deux  ailes,  ni  les  deux  salles  n'existent  maintenant; 
on  a  rebâti  tout  cela. 

Nous  l'avons  dit  et  il  faut  y  insister,  nulle  ressemblance 
entre  la  chambre  des  lords  d'aujourd'hui  et  la  chambre  des 
lords  de  jadis.  On  a  démoli  l'ancien  palais,  ce  qui  a  un  peu 
démoli  les  anciens  usages.  Les  coups  de  pioche  dans  les 
monuments  ont  leurs  contre-coups  dans  les  coutumes  et 
les  chartes.  Une  vieille  pierre  ne  tombe  pas  sans  entraîner 
une  vieille  loi.  Installez  dans  une  salle  ronde  le  sénat  d'une 
salle  carrée,  il  sera  autre.  Le  coquillage  changé  déforme  le 
mollusque. 

Si  vous  voulez  conserver  une  vieille  chose,  humaine  ou 
divine,  code  ou  dogme,  patriciatou  sacerdoce,  n'en  refaites 
rien  à  neuf,  pas  même  l'enveloppe.  Mettez  des  pièces,  tout 
au  plus.  Par  exemple,  le  jésuitisme  est  une  pièce  mise  au 
catholicisme.  Traitez  les  édifices  comme  vous  traitez  les 
institutions. 

Les  ombres  doivent  habiter  les  ruines.  Les  puissances 
décrépites  sont  mal  à  l'aise  dans  les  logis  fraîchement 
décorés.  Aux  institutions  haillons  il  faut  les  palais  ma- 
sures. 

Montrer  l'intérieur  de  la  chambre  des  lords  d'autrefois, 
c'est  montrer  de  l'inconnu.  L'histoire,  c'est  la  nuit.  En  his- 


140  L'HOMME    QUI    RIT. 

toire,  il  n'y  a  pas  de  second  plan.  La  décroissance  et 
l'obscurité  s'emparent  immédiatement  de  tout  ce  qui 
n'est  plus  sur  le  devant  du  théâtre.  Décor  enlevé,  effa- 
cement, oubli.  Le  Passé  a  un  synonyme,  l'Ignoré. 

Les  pairs  d'Angleterre  siégeaient,  comme  cour  de  justice, 
dans  la  grande  salle  de  "Westminster,  et,  comme  haute 
chambre  législative,  dans  une  salle  spéciale  nommée 
«  maison  des  lords  »,  house  of  the  lords. 

Outre  la  cour  des  pairs  d'Angleterre,  qui  ne  s'assemble 
que  convoquée  par  la  couronne,  les  deux  grands  tribu- 
naux anglais,  inférieurs  à  la  cour  des  pairs,  mais  supé- 
rieurs à  toute  autre  juridiction,  siégeaient  dans  la  grande 
salle  de  Westminster.  Au  haut  bout  de  cette  salle,  ils 
habitaient  deux  compartiments  qui  se  touchaient.  Le 
premier  tribunal  était  la  cour  du  banc  du  roi,  que  le  roi 
était  censé  présider;  le  deuxième  était  la  cour  de  chan- 
cellerie, que  le  chancelier  présidait.  L'un  était  cour 
de  justice,  l'autre  était  cour  de  miséricorde.  C'était  le 
chancelier  qui  conseillait  au  roi  les  grâces;  rarement.  Ces 
deux  cours,  qui  existent  encore,  interprétaient  la  légis- 
lation et  la  refaisaient  un  peu  ;  l'art  du  juge  est  de  menuiser 
le  code  en  jurisprudence.  Industrie  d'où  l'équité  se  tire 
comme  elle  peut.  La  législation  se  fabriquait  et  s'appli- 
quait en  ce  lieu  sévère,  la  grande  salle  de  Westminster. 
Cette  salle  avait  une  voûte  de  châtaignier  où  ne  pouvaient 
se  mettre  les  toiles  d'araignée;  c'est  bien  assez  qu'elles  se 
mettent  dans  les  lois. 

Siéger  comme  cour  et  siéger  comme  chambre,  c'est 
deux.  Cette  dualité  constitue  le  pouvoir  suprême.  Le 
long  parlement,  qui  commença  le  3  novembre  I6/1O,  sentit 
le  besoin  révolutionnaire  de  ce  double  glaive.  Aussi  se 
déclara-t-il,  comme  une  chambre  des  pairs,  pouvoir 
judiciaire  en  même  temps  que  pouvoir  législatif. 

Ce  double  pouvoir  était  immémorial  dans  la  chambre 
des  lords.  Nous  venons  de  le  dire,  juges,  les  lords  occu- 
paient Westminster-Hall  ;  législateurs,  ils  avaient  une 
autre  salle. 

Cette  autre  salle,  proprement  dite  chambre  des  lords, 
était  oblongue  et  étroite.  Elle  avait  pour  tout  éclairage 
quatre  fenêtres  profondément  entaillées  dans  le  comble 


LE    CAPITULE    ET    SON    VOISINAGE.  141 

et  recevant  le  jour  par  le  toit,  plus,  au-dessus  du  dais 
royal,  un  œil-de-bœuf  à  six  vitres,  avec  rideaux;  le  soir, 
pas  d'autre  lumière  que  douze  demi-candélabres  appliqués 
sur  la  muraille.  La  salle  du  sénat  de  Venise  était  moins 
éclairée  encore.  Une  certaine  ombre  plaît  à  ces  hiboux  de 
la  toute-puissance. 

Sur  la  salle  où  s'assemblaient  les  lords  s'arrondissait  avec 
des  plans  polyédriques  une  haute  voûte  à  caissons  dorés. 
Les  communes  n'avaient  qu'un  plafond  plat;  tout  a  un 
sens  dans  les  constructions  monarchiques.  A  une  extrémité 
de  la  longue  salle  des  lords  était  la  porte;  à  l'autre,  en 
face,  le  trône.  A  quelques  pas  delà  porte,  la  barre,  coupure 
transversale,  sorte  de  frontière,  marquant  l'endroit  où 
finit  le  peuple  et  où  commence  la  seigneurie.  A  droite  du 
trône,  une  cheminée,  blasonnée  au  pinacle,  ofirait  deux 
bas-reliefs  de  marbre,  figurant,  l'un  la  victoire  de  Cuth- 
wolph  sur  les  bretons  en  572,  l'autre  le  plan  géométral  du 
bourg  de  Dunstable,  lequel  n'a  que  quatre  rues,  parallèles 
aux  quatre  parties  du  monde.  Trois  marches  exhaussaient 
le  trône.  Le  trône  était  dit  «  chaise  royale  ».  Sur  les  deux 
murs  se  faisant  vis-à-vis  se  déployait,  en  tableaux  suc- 
cessifs, une  vaste  tapisserie  donnée  aux  lords  par  Elisabeth 
et  représentant  toute  l'aventure  de  l'armada  depuis  son 
départ  d'Espagne  jusqu'à  son  naufrage  devant  l'Angleterre. 
Les  hauts  accastillages  des  navires  étaient  tissus  en  fils  d'or 
et  d'argent,  qui,  avec  le  temps,  avaient  noirci.  A  cette 
tapisserie,  coupée  de  distance  en  distance  par  les  candé- 
labres-appliques, étaient  adossés  à  droite  du  trône  trois 
rangs  de  bancs  pour  les  évêques,  à  gauche  trois  rangs  de 
bancs  pour  les  ducs,  les  marquis  et  les  comtes,  sur  gradins 
et  séparés  par  des  montoirs.  Sur  les  trois  bancs  de  la 
première  section  s'asseyaient  les  ducs; sur  les  trois  bancs 
de  la  deuxième,  les  marquis;  sur  les  trois  bancs  de  la 
troisième,  les  comtes.  Le  banc  des  vicomtes,  en  équerre, 
faisait  face  au  trône,  et  derrière,  entre  les  vicomtes  et  la 
barre,  il  y  avait  deux  bancs  pour  les  barons.  Sur  le  haut 
banc,  à  droite  du  trône,  étaient  les  deux  archevêques, 
Canterbury  et  York;  sur  le  banc  intermédiaire,  trois 
évêques,  Londres,  Durham  et  Winchester;  les  autres 
évoques  sur  le  banc  d'en  bas.  Il  y  a  entre  l'archevêque  de 


142  L'HOMME   QUI   RIT. 

Canterbury  et  les  autres  évêques  cette  différence  considé- 
rable qu'il  est,  lui,  éwèque  par  la  divine  providence,  tandis 
que  les  autres  ne  le  sont  que  par  la  divine  permission. 
A  droite  du  trône,  on  voyait  une  chaise  our  le  prince  de 
Galles,  et  à  gauche  des  pliants  pour  les  ducs  royaux,  et 
en  arrière  de  ces  pliants  un  gradin  pour  les  jeunes  pairs 
mineurs,  n'ayant  point  encore  séance  à  la  chambre.  Force 
fleurs  de  lys  partout;  et  le  vaste  écusson  d'Angleterre  sur 
les  quatre  murs,  au-dessus  des  pairs  comme  au-dessus  du 
roi.  Les  fils  de  pairs  et  les  héritiers  de  pairie  assistaient 
aux  délibérations,  debout  derrière  le  trône  entre  le  dais 
et  le  mur.  Le  trône  au  fond,  et,  des  trois  côtés  de  la  salle, 
les  trois  rangs  des  bancs  des  pairs  laissaient  libre  un  large 
espace  carré.  Dans  ce  carré,  que  recouvrait  le  tapis 
d'état,  armorié  d'Angleterre,  il  y  avait  quatre  sacs  de  laine, 
un  devant  le  trône  où  siégeait  le  chancelier  entre  la 
masse  et  le  sceau,  un  devant  les  évêques  où  siégeaient  les 
juges  conseillers  d'état,  ayant  séance  et  non  voix,  un 
devant  les  ducs,  marquis  et  comtes,  où  siégeaient  les 
secrétaires  d'état,  un  devant  les  vicomtes  et  barons,  où 
étaient  assis  le  clerc  de  la  couronne  et  le  clerc  du  par- 
lement, et  sur  lequel  écrivaient  les  deux  sous-clercs,  à 
genoux.  Au  centre  du  carré,  on  voyait  une  large  table 
drapée  chargée  de  dossiers,  de  registres,  de  sommiers, 
avec  de  massifs  encriers  d'orfèvrerie  et  de  hauts  flambeaux 
aux  quatre  angles.  Les  pairs  prenaient  séance  en  ordre 
chronologique,  chacun  suivant  la  date  de  la  création  de  sa 
pairie.  Ils  avaient  rang  selon  le  titre,  et,  dans  le  titre, 
selon  l'ancienneté.  A  la  barre  se  tenait  l'huissier  de  la 
verge  noire,  debout,  sa  baguette  à  la  main.  En  dedans  de 
la  porte,  l'oflîcier  de  l'huissier,  et  en  dehors  le  crieur  de 
la  verge  noire,  ayant  pour  fonction  d'ouvrir  les  séances 
de  justice  par  le  cri  :  Oyez  !  en  français,  poussé  trois  fois 
en  appuyant  solennellement  sur  la  première  syllabe.  Près 
du  crieur,  le  sergent  porte-masse  du  chancelier. 

Dans  les  cérémonies  royales,  les  pairs  temporels  avaient 
la  couronne  en  tête,  et  les  pairs  spirituels  la  mitre. 

Les  archevêques  portaient  la  mitre  à  couronne  ducale, 
et  les  évêques,  qui  ont  rang  après  les  vicomtes,  la  mitre  à 
tortil  de  baron. 


LE    CAPITULE    ET  SON   VOISINAGE.  143 

Remarque  étrange  et  qui  est  un  enseignement,  ce  carré, 
formé  par  le  trône,  les  évéques  et  les  barons,  et  dans 
lequel  sont  des  magistrats  à  genoux,  c'était  l'ancien  par- 
lement de  France  sous  les  deux  premières  races.  Même 
aspect  de  l'autorité  en  France  et  en  Angleterre.  Hincmar 
dans  le  de  ordinaiione  sacri  palalii,  décrit  en  853  la 
chambre  des  lords  en  séance  à  Westminster  au  dix- 
huitième  siècle.  Sorte  de  bizarre  procès-verbal  fait  neuf 
cents  ans  d'avance. 

Qu'est  l'histoire?  Un  écho  du  passé  dans  l'avenir.  Un 
reflet  de  l'avenir  sur  le  passé. 

L'assemblée  du  parlement  n'était  obligatoire  que  tous 
les  sept  ans. 

Les  lords  délibéraient  en  secret,  portes  fermées.  Les 
séances  des  communes  étaient  publiques.  La  popularité 
semblait  diminution. 

Le  nombre  des  lords  était  illimité.  Nommer  des  lords, 
c'était  la  menace  de  la  royauté.  Moyen  de  gouvernement. 

Au  commencement  du  dix-huitième  siècle,  la  chambre 
des  lords  offrait  déjà  un  très  fort  chiffre.  Elle  a  grossi  encore 
depuis.  Délayer  l'aristocratie  est  une  politique.  Elisabeth 
fit  peut-être  une  faute  en  condensant  la  pairie  dans 
soixante-cinq  lords.  La  seigneurie  moins  nombreuse  est 
plus  intense.  Dans  les  assemblées,  plus  il  y  a  de  membres, 
moins  il  y  a  de  têtes.  Jacques  II  l'avait  senti  en  portant  la 
chambre  haute  à  cent  quatrevingt-huit  lords;  cent  quatre- 
vingt-six,  si  l'on  défalque  de  ces  pairies  les  deux  duchesses 
de  l'alcôve  royale,  Portsmouth  et  Cleveland.  Sous  Anne,  le 
total  des  lords,  y  compris  les  évéques,  étaient  de  deux  cent 
sept. 

Sans  compter  le  duc  de  Cumberland,  mari  delà  reine,  il 
y  avait  vingt-cinq  ducs  dont  le  premier,  Norfolk,  ne  siégeait 
point,  étant  catholique,  et  dont  le  dernier,  Cambridge, 
prince  électoral  de  Hanovre,  siégeait,  quoique  étranger. 
Winchester,  qualifié  premier  et  seul  marquis  d'Angleterre, 
comme  Astorga  seul  marquis  d'Espagne,  étant  absent,  vu 
qu'il  était  jacobite,  il  y  avait  cinq  marquis,  dont  le  pre- 
mier était  Lindsey  et  le  dernier  Lothian  ;  soixante-dix-neuf 
comtes,  dont  le  premier  était  Derby  et  le  dernier  Islay; 
neuf  vicomtes,  dont  le  premier  était  Hereford  et  le  dernier 


144  L'HOMME    QUI    RIT. 

Lonsdale;  et  soixante-deux  barons,  dont  le  premier  était 
Abergaveny  et  le  dernier  Hervey.  Lord  Hervey,  étant  le 
dernier  baron,  était  ce  qu'on  appelait  «  le  puîné  »  de  la 
chambre.  Derby^  qui,  étant  primé  par  Oxford,  Shrevvsbury 
et  Kent,  n'était  que  le  quatrième  sous  Jacques  II,  était 
devenu  sous  Anne  le  premier  des  comtes.  Deux  noms  de 
chanceliers  avaient  disparu  de  la  liste  des  barons,  Verulam, 
sous  lequel  Thistoire  retrouve  Bacon,  et  Wem,  sous  lequel 
l'histoire  retrouve  Jeffreys.  Bacon,  Jeffreys,  noms  diverse- 
ment sombres.  En  1705,  les  vingt-six  évêques  n'étaient  que 
vingt-cinq,  le  siège  de  Ghester  étant  vacant.  Parmi  les  évê- 
ques, quelques-uns  étaient  de  très  grands  seigneurs  ;  ainsi 
"William  ïalbot,  évêque  d'Oxford,  chef  de  la  branche  pro- 
testante de  sa  maison.  D'autres  étaient  des  docteurs 
éminents,  comme  John  Sharp,  archevêque  d'York,  ancien 
doyen  de  Norwick,  le  poëte  Thomas  Spratt,  évêque  de 
Rochester,  bonhomme  apoplectique,  et  cet  évêque  de 
Lincoln,  qui  devait  mourir  archevêque  de  Canterbury, 
Wake,  l'adversaire  de  Bossuet. 

Dans  les  occasions  importantes,  et  lorsqu'il  y  avait  lieu  de 
recevoir  une  communication  de  la  couronne  à  la  chambre 
haute,  toute  cette  multitude  auguste,  en  robes,  en  perru- 
ques, avec  coiffes  de  prélature  ou  chapeaux  à  plumes, 
alignait  et  étageait  ses  rangées  de  têtes  dans  la  salle  de 
la  pairie,  le  long  des  murs  où  l'on  voyait  vaguement 
la  tempête  exterminer  l'armada.  Sous-entendu  :  Tempête 
aux  ordres  de  l'Angleterre. 


LE    CAPITOLE    ET    SON    VOISINAGE.  145 


IV 


LA   VIEILLE    CHAMBRE 


Toute  la  cérémonie  de  l'investiture  de  Gwynplaine, 
depuis  l'entrée  sous  le  King's  Gâte  jusqu'à  la  prise  du  test 
dans  le  rond-point  vitré,  s'était  passée  dans  une  sorte  de 
pénombre. 

Lord  William  Cowper  n'avait  point  permis  qu'on  lui 
donnât,  à  lui,  chancelier  d'Angleterre,  des  détails  trop 
circonstanciés  sur  la  défiguration  du  jeune  lord  Fermain 
Clancharlie,  trouvant  au-dessous  de  sa  dignité  de  savoir 
qu'un  pair  n'était  pas  beau,  et  se  sentant  amoindri  par  la 
hardiesse  qu'aurait  un  inférieur  de  lui  apporter  des  rensei- 
gnements de  cette  nature.  Il  est  certain  qu'un  homme  du 
peuple  dit  avec  plaisir  :  ce  prince  est  bossu.  Donc,  être 
difforme,  pour  un  lord,  c'est  offensant.  Aux  quelques  mots 
que  lui  en  avait  dits  la  reine,  le  lord-chancelier  s'était 
borné  à  répondre  :  Un  seigneur  a  pour  visage  la  seigneurie. 
Sommairement,  et  sur  les  procès-verbaux  qu'il  avait  dû 
vérifier  et  certifier,  il  avait  compris.  De  là  des  précautions. 

Le  visage  du  nouveau  lord  pouvait,  à  son  entrée  dans  la 
chambre,  faire  une  sensation  quelconque.  Il  importait  d'ob- 
vier à  cela.  Le  lord-chancelier  avait  pris  ses  mesures.  Le 
moins  d'événement  possible,  c'est  l'idée  fixe  et  la  règle 
de  conduite  des  personnages  sérieux.  La  haine  des  incidents 
fait  partie  de  la  gravité.  Il  importait  de  faire  en  sorte  que 
l'admission  de  Gwynplaine  passât  sans  encombre,  comme 
celle  de  tout  autre  héritier  de  pairie. 

C'est  pourquoi  le  lord-chancelier  avait  fixé  la  réception 
de  lord  Fermain  Clancharlie  à  une  séance  du  soir.  Le 

III.  10 


146  L'HOMME    QUI    RIT. 

chancelier  étant  portier,  quodammodo  ostiarius,  disent  les 
chartes  normandes,  januarum  cancelloriwiqiie  potestas, 
dit  Tertullien,  il  peut  officier  en  dehors  de  la  chambre  sur 
le  seuil,  et  lord  William  Cowper  avait  usé  de  son  droit  en 
accomplissant  dans  le  rond-point  vitré  les  formalités  d'in- 
vestiture de  lord  Fermain  Glancharlie.  De  plus,  il  avait 
avancé  l'heure  pour  que  le  nouveau  pair  fît  son  entrée 
dans  la  chambre  avant  même  que  la  séance  fût  commencée. 
Quant  à  l'investiture  d'un  pair  sur  le  seuil,  et  en  dehors 
de  la  chambre  même,  il  y  avait  des  précédents.  Le  premier 
baron  héréditaire  créé  par  patente,  John  de  Beauchamp, 
de  Holtcastle,  fait  par  Richard  II,  en  1387,  baron  de  Kidder- 
minster,  fut  reçu  de  cette  façon. 

Du  reste,  en  renouvelant  ce  précédent,  le  lord-chancelier 
se  créait  à  lui-môme  un  embarras  dont  il  vit  l'inconvénient 
moins  de  deux  ans  après,  lors  de  l'entrée  du  vicomte 
Nevv^haven  à  la  chambre  des  lords. 

Myope,  comme  nous  l'avons  dit,  lord  William  Cowper 
s'était  aperçu  à  peine  de  la  difformité  de  Gwynplaine  ;  les 
deux  lords  parrains,  pas  du  tout.  C'étaient  deux  vieillards 
presque  aveugles. 
Le  lord-chancelier  les  avait  choisis  exprès. 
Il  y  a  mieux,  le  lord-chancelier,  n'ayant  vu  que  la  stature 
et  la  prestance  de  Gwynplaine,  lui  avait  trouvé  «  fort  bonne 
mine  ». 

Au  moment  où  les  door-keepers  avaient  ouvert  devant 
Gwynplaine  la  grande  porte  à  deux  battants,  il  y  avait  à 
peine  quelques  lords  dans  la  salle.  Ces  lords  étaient  presque 
tous  vieux.  Les  vieux,  dans  les  assemblées,  sont  les  exacts, 
de  même  que,  près  des  femmes,  ils  sont  les  assidus.  On  ne 
voyait  au  banc  des  ducs  que  deux  ducs,  l'un  tout  blanc, 
l'autre  gris,  Thomas  Osborne,  duc  de  Leeds,  et  Schonberg, 
fils  de  ce  Schonberg,  allemand  par  la  naissance,  français 
par  le  bâton  de  maréchal,  et  anglais  par  la  pairie,  qui, 
chassé  par  l'édit  de  Nantes,  après  avoir  fait  la  guerre  à 
l'Angleterre  comme  français,  fit  la  guerre  à  la  France 
comme  anglais.  Au  banc  des  lords  spirituels,  il  n'y  avait 
que  l'archevêque  de  Canterbury,  primat  d'Angleterre,  tout 
en  haut,  et  en  bas  le  docteur  Simon  Patrick,  évêque 
d'Ély,  causant  avec  Evelyn  Pierrepont,  marquis  de  Dor- 


LE   CAPITOLE    ET   SON    VOISINAGE.  147 

chester,  qui  lui  expliquait  la  différence  entre  un  gabion 
et  une  courtine,  et  entre  les  palissades  et  les  fraises,  les 
palissades  étant  une  rangée  de  poteaux  devant  les  tentes, 
destinée  à  protéger  le  campement,  et  les  fraises  étant  une 
collerette  de  pieux  pointus  sous  le  parapet  d'une  forteresse 
empêchant  l'escalade  des  assiégeants  et  la  désertion  des 
assiégés,  et  le  marquis  enseignait  à  l'évêque  de  quelle  façon 
on  fraise  une  redoute,  en  mettant  les  pieux  moitié  dans  la 
terre  et  moitié  dehors.  Thomas  Thynne,  vicomte  Weymouth, 
s'était  approché  d'un  candélabre  et  examinait  un  plan  de 
son  architecte  pour  faire  à  son  jardin  de  Long  Leate,  en 
Wiltshire,  une  pelouse  dite  «  gazon  coupé  »,  moyennant 
des  carreaux  de  sable  jaune,  de  sable  rouge,  de  coquilles 
de  rivière  et  de. fine  poudre  de  charbon  de  terre.  Au  banc 
des  vicomtes  il  y  avait  un  pêle-mêle  de  vieux  lords,  Essex, 
Ossulstone,  Peregrine,  Osborn,  William  Zulestein,  comte 
de  Rochfort.  parmi  lesquels  quelques  jeunes,  de  la  faction 
qui  ne  portait  pas  perruque,  entourant  Price  Devereux, 
vicomte  Hereford,  et  discutant  la  question  de  savoir  si  une 
infusion  de  houx  des  apalaches  est  du  thé.  —  A  peu  près, 
disait  Osborn.  —  Tout  à  fait,  disait  Essex.  Ce  qui  était  atten- 
tivement écouté  par  Pawlets  de   Saint-John,  cousin  du 
Bolingbroke  dont  Voltaire  plus  tard  a  été  un  peu  l'élève, 
car  Voltaire,  commencé  par  le  père  Porée,  a  été  achevé 
par  Bolingbroke.  Au  banc  des  marquis,  Thomas  de  Grey, 
marquis  de  Kent,  lord  chambellan  de  la  reine,  affirmait 
à  Robert  Berlie,   marquis  de  Lindsey,  lord  chambellan 
d'Angleterre,  que  c'était  par  deux  français  réfugiés,  mon- 
sieur Lecoq,  autrefois  conseiller  au  parlement  de  Paris,  et 
monsieur  Ravenel,  gentilhomme  breton,  qu'avait  été  gagné 
le  gros  lot  de  la  grande  loterie  anglaise  en  161Zj.  Le  comte 
de  Wymes  lisait  un  livre  intitulé  :  Pratique  curieuse  des 
oracles  des  sibylles.  John  Campbell,  comte  de  Greenwich, 
fameux  par  son  long  menton,  sa  gaîté  et  ses  quatrevingt- 
sept  ans,  écrivait  à  sa  maîtresse.  Lord  Chandos  se  faisait 
les  ongles.  La  séance  qui  allait  suivre  devant  être  une 
séance  royale  où  la  couronne  serait  représentée  par  com- 
missaires, deux   assistants  door-keepers  disposaient   en 
avant  du  trône  un  banc  de  velours  couleur  feu.  Sur  le 
deuxième  sac  de  laine  était  assis  le  maître  des  rôles. 


148  L'HOMME    QUI    RIT. 

sacrorum  scriniorum  magister,  lequel  avait  alors  pour 
logis  l'ancienne  maison  des  juifs  convertis.  Sur  le  qua- 
trième sac,  les  deux  sous-clercs  à  genoux  feuilletaient  des 
registres. 

Cependant  le  lord-chancelier  prenait  place  sur  le  pre- 
mier sac  de  laine,  les  officiers  de  la  chambre  s'installaient, 
les  uns  assis,  les  autres  debout,  l'archevêque  de  Canterbury 
se  levait  et  disait  la  prière,  et  la  séance  commençait. 
Gwynplaine  était  déjà  entré  depuis  quelque  temps,  sans 
qu'on  eût  pris  garde  à  lui  ;  le  deuxième  banc  des  barons, 
où  était  sa  place,  étant  contigu  à  la  barre,  il  n'avait  eu 
que  quelques  pas  à  faire.  Les  deux  lords  ses  parrains 
s'étaient  assis  à  sa  droite  et  à  sa  gauche,  ce  qui  avait  à 
peu  près  masqué  la  présence  du  nouveau  venu.  Personne 
n'étant  averti,  le  clerc  du  parlement  avait  lu  à  demi-voix 
et,  pour  ainsi  dire,  chuchoté  les  diverses  pièces  concernant 
le  nouveau  lord,  et  le  lord-chancelier  avait  proclamé  son 
admission  au  milieu  de  ce  qu'on  appelle  dans  les  comptes 
rendus  «  l'inattention  générale  ».  Chacun  causait.  Il  y 
avait  dans  la  chambre  ce  brouhaha  pendant  lequel  les 
assemblées  font  toutes  sortes  de  choses  crépusculaires, 
qui  quelquefois  les  étonnent  plus  tard. 

Gwynplaine  s'était  assis,  silencieusement,  tête  nue,  entre 
les  deux  vieux  pairs,  lord  Fitzwalter  et  lord  Arundel. 

Ajoutons  que  Barkilphedro,  renseigné  à  fond  comme  un 
espion  qu'il  était,  et  déterminé  à  réussir  dans  sa  machi- 
nation, avait  dans  ses  dires  officiels,  en  présence  du  lord- 
chancelier,  atténué  dans  une  certaine  mesure  la  difformité 
de  lord  Fermain  Clancharlie,  en  insistant  sur  ce  détail  que 
Gwynplaine  pouvait  à  volonté  supprimer  l'eôet  de  rire  et 
ramener  au  sérieux  sa  face  défigurée.  Barkilphedro  avait 
probablement  même  exagéré  cette  faculté.  D'ailleurs,  au 
point  de  vue  aristocratique,  qu'est-ce  que  cela  faisait? 
Lord  William  Cowper  n'était-il  pas  le  légiste  auteur  de  la 
maxime:  En  Angleterre^  la  restauration  d'an  pair  importe 
plus  que  la  restauration  d'un  roi  ?  Sans  doute  la  beauté  et 
la  dignité  devraient  être  inséparables,  il  est  fâcheux  qu'un 
lord  soit  contrefait,  et  c'est  là  un  outrage  du  hasard;  mais, 
insistons-y,  en  quoi  cela  diminue-t-il  le  droit?  Le  lord- 
chancelier  prenait  des  précautions,  et  avait  raison  d'en 


LE   CAPITULE    ET   SON    VOISINAGE.  149 

prendre,  mais,  en  somme,  avec  ou  sans  précautions,  qui 
donc  pouvait  empêcher  un  pair  d'entrer  à  la  chambre  des 
pairs?  La  seigneurie  et  la  royauté  ne  sont-elles  pas  supé- 
rieures à  la  difformité  et  à  l'infirmité  ?  Un  cri  de  bête  fauve 
n'avait-il  pas  été  héréditaire  comme  la  pairie  elle-même 
dans  l'antique  famille,  éteinte  en  1367,  des  Cumin,  comtes 
de  Buchan,  au  point  que  c'était  au  cri  de  tigre  qu'on 
reconnaissait  le  pair  d'Ecosse?  Seshideuâes  taches  de  sang 
au  visage  empêchèrent-elles  César  Borgia  d'être  duc  de 
Valentinois?  La  cécité  empêcha-t-elle  Jean  de  Luxem- 
bourg d'être  roi  de  Bohême?  Lagibbosité  empêcha-t-elle 
Richard  III  d'être  roi  d'Angleterre  ?  A  bien  voir  le  fond  des 
choses,  l'infirmité  et  la  laideur  acceptées  avec  une  hautaine 
indifférence,  loin  de  contredire  la  grandeur,  l'affirment 
et  la  prouvent.  La  seigneurie  a  une  telle  majesté  que  la 
ditformité  ne  la  trouble  point.  Ceci  est  l'autre  aspect  de  la 
question,  et  n'est  pas  le  moindre.  Comme  on  le  voit,  rien 
ne  pouvait  faire  obstacle  à  l'admission  de  Gwynplaine,  et 
les  précautions  prudentes  du  lord-chancelier,  utiles  au 
point  de  vue  inférieur  de  la  tactique,  étaient  de  luxe  au 
point  de  vue  supérieur  du  principe  aristocratique. 

En  entrant,  selon  la  recommandation  que  lui  avait  faite 
le  roi  d'armes  et  que  les  deux  lords  parrains  lui  avaient 
renouvelée,  il  avait  salué  «  la  chaise  royale  ». 

Donc  c'était  fini.  11  était  lord. 

Cette  hauteur,  sous  le  rayonnement  de  laquelle,  toute 
sa  vie,  il  avait  vu  son  maître  Ursus  se  courber  avec  épou- 
vante, ce  sommet  prodigieux,  il  l'avait  sous  ses  pieds. 

Il  était  dans  le  lieu  éclatant  et  sombre  de  l'Angleterre. 

Vieille  cime  du  mont  féodal  regardée  depuis  six  siècles 
par  l'Europe  et  l'histoire.  Auréole  effrayante  d'un  monde 
de  ténèbres. 

Son  entrée  dans  cette  auréole  avait  eu  lieu.  Entrée  irré- 
vocable. 

Il  était  là  chez  lui. 

Chez  lui  sur  son  siège  comme  le  roi  sur  le  sien. 

11  y  était,  et  rien  désormais  ne  pouvait  faire  qu'il  n'y 
fût  pas. 

Cette  couronne  royale  qu'il  voyait  sous  ce  dais  était  sœur 
de  sa  couronne  à  lui.  Il  était  le  pair  de  ce  trône. 


150  L'HOMME    QUI    RIT. 

Eli  face  de  la  majesté,  il  était  la  seigneurie.  Moindre, 
mais  semblable. 

Hier,  qu'était-il  ?  histrion.  Aujourd'hui,  qu'était-il  ? 
prince. 

Hier,  rien.  Aujourd'hui,  tout. 

Confrontation  brusque  de  la  misère  et  de  la  puissance, 
s'abordant  face  à  face  au  fond  d'un  esprit  dans  une  destinée 
et  devenant  tout  à  coup  les  deux  moitiés  d'une  conscience. 

Deux  spectres,  l'adversité  et  la  prospérité,  prenant  pos- 
session de  la  même  âme,  et  chacun  la  tirant  à  soi.  Partage 
pathétique  d'une  intelligence,  d'une  volonté,  d'un  cerveau, 
entre  ces  deux  frères  ennemis,  le  fantôme  pauvre  et  le 
fantôme  riche.  Abel  et  Caïn  dans  le  même  homme. 


LE   CAPITULE   ET   SON    VOISINAGE.  151 


CAUSERIES    ALTIERBS 


Peu  à  peu  les  bancs  de  la  chambre  se  garnirent.  Les 
lords  commencèrent  à  arriver.  L'ordre  du  jour  était  le  vote 
du  bill  augmentant  de  cent  mille  livres  sterling  la  dotation 
annuelle  de  Georges  de  Danemark,  duc  de  Cumberland, 
mari  de  la  reine.  En  outre,  il  était  annoncé  que  divers  bills 
consentis  par  sa  majesté  allaient  être  apportés  à  la  chambre 
par  des  commissaires  de  la  couronne  ayant  pouvoir  et 
charge  de  les  sanctionner,  ce  qui  érigeait  la  séance  en 
séance  royale.  Les  pairs  avaient  tous  leur  robe  de  par- 
lement par-dessus  leur  habit  de  cour  ou  de  ville.  Cette 
robft,  semblable  à  celle  dont  était  revêtu  Gwynplaine,  était 
la  même  pour  tous,  sinon  que  les  ducs  avaient  cinq  bandes 
d'hermine  avec  bordure  d'or,  les  marquis  quatre,  les 
comtes  et  les  vicomtes  trois,  et  les  barons  deux.  Les  lords 
entraient  par  groupes.  On  s'était  rencontré  dans  les  cou- 
loirs, on  continuait  les  dialogues  commencés.  Quelques- 
uns  venaient  seuls.  Les  costumes  étaient  solennels,  les 
attitudes  point  ;  ni  les  paroles.  Tous,  en  entrant,  saluaient 
le  trône. 

Les  pairs  affluaient.  Ce  défilé  de  noms  majestueux  se  fai- 
sait à  peu  près  sans  cérémonial,  le  public  étant  absent.  Lei- 
cester  entrait  et  serrait  la  main  de  Lichfield  ;  puis  Charles 
Mordaunt,  comte  de  Peterborough  et  de  Monmouth,  l'ami 
de  Locke,  sur  l'initiative  duquel  il  avait  proposé  la  refonte 
des  monnaies  ;  puis  Charles  Campbell,  comte  de  Loudoun, 
prêtant  l'oreille  à  Fulke  Greville,  lord  Brooke  ;  puis  Dorme, 
comte  de  Caërnarvon  ;  puis  Robert  Sutton,  baron  Lexington, 


152  L'HOMME    QUI    RIT. 

fils  du  Lexington  qui  avait  conseillé  à  Charles  II  de  chasser 
Gregorio  Leti,  historiographe  assez  mal  avisé  pour  vouloir 
être  historien  ;  puis  Thomas  Bellasyse,  vicomte  Falconberg, 
ce  beau  vieux  ;  et  ensemble  les  trois  cousins  Howard, 
Howard,  comte  de  Bindon,  Bower-Howard,  comte  de  Berk- 
shire, et  Stafford-Howard,  comte  de  Stafford  ;  puis  John 
Lovelace,  baron  Lovelace,  dont  la  pairie  éteinte  en  1736 
permit  à  Richardson  d'introduire  Lovelace  dans  son  livre 
et  de  créer  sous  ce  nom  un  type.  Tous  ces  personnages  di- 
versement célèbres  dans  la  politique  ou  la  guerre,  et  dont 
plusieurs  honorent  l'Angleterre,  riaient  et  causaient.  C'était 
comme  l'histoire  vue  en  négligé. 

En  moins  d'une  demi-heure,  la  chambre  se  trouva  presque 
au  complet.  C'était  tout  simple,  la  séance  étant  royale.  Ce 
qui  était  moins  simple,  c'était  ia  vivacité  des  conversations. 
La  chambre,  si  assoupie  tout  à  l'heure,  était  maintenant 
en  rumeur  comme  une  ruche  inquiétée.  Ce  qui  l'avait  ré- 
veillée, c'était  l'arrivée  des  lords  en  retard.  Ils  apportaient 
du  nouveau.  Chose  bizarre,  les  pairs  qui,  à  l'ouverture 
de  la  séance,  étaient  dans  la  chambre,  ne  savaient  point 
ce  qui  s'y  était  passé,  et  ceux  qui  n'y  étaient  pas  le 
savaient. 

Plusieurs  lords  arrivaient  de  Windsor. 

Depuis  quelques  heures,  l'aventure  de  Gwynplaine  s'était 
ébruitée.  Le  secret  est  un  filet  ;  qu'une  maille  se  rompe, 
tout  se  déchire.  Dès  le  matin,  par  suite  des  incidents  ra- 
contés plus  haut,  toute  cette  histoire  d'une  pairie  retrou- 
vée sur  un  tréteau  et  d'un  bateleur  reconnu  lord,  avait  fait 
éclat  à  Windsor,  dans  les  privés  royaux.  Les  princes  en 
avaient  parlé,  puis  les  laquais.  De  la  cour  l'événement  av2tit 
gagné  la  ville.  Les  événements  ont  une  pesanteur,  et  la  loi 
du  carré  des  vitesses  leur  est  applicable.  Ils  tombent  dans 
le  public  et  s'y  enfoncent  avec  une  rapidité  inouïe.  A  sept 
heures,  on  n'avait  pas  à  Londres  vent  de  cette  histoire. 
A  huit  heures,  Gwynplaine  était  le  bruit  de  la  ville.  Seuls, 
les  quelques  lords  exacts  qui  avaient  devancé  l'ouverture  de 
la  séance  ignoraient  la  chose,  n'étant  point  dans  la  ville  où 
l'on  racontait  tout  et  étant  dans  la  chambre  où  ils  ne 
s'étaient  aperçus  de  rien.  Sur  ce,  tranquilles  sur  leurs  bancs, 
ils  étaient  apostrophés  par  les  arrivants,  tout  émus. 


LE   CAPITULE    ET  SON   VOISINAGE.  153 

—  Eh  bien?  disait  Francis  Brown,  vicomte  JMountacute, 
au  marquis  de  Dorchester. 

—  Quoi? 

—  Est-ce  que  c'est  possible? 

—  Quoi? 

—  L'Homme  qui  Rit! 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  l'Homme  qui  Rit? 

—  Vous  ne  connaissez  pas  l'Homme  qui  Rit? 

—  Non. 

—  C'est  un  clown.  Un  boy  de  la  foire.  Un  visage  impos- 
sible qu'on  allait  voir  pour  deux  sous.  Un  saltimbanque. 

—  Après? 

—  Vous  venez  de  le  recevoir  pair  d'Angleterre. 

—  L'homme  qui  rit,  c'est  vous,  milord  Mountacute. 

—  Je  ne  ris  pas,  milord  Dorchester. 

Et  le  vicomte  Mountacute  faisait  un  signe  au  clerc  du 
parlement,  qui  se  levait  de  son  sac  de  laine  et  confirmait 
à  leurs  seigneuries  le  fait  de  l'admission  du  nouveau  pair. 
Plus  les  détails. 

—  Tiens,  tiens,  tiens,  disait  lord  Dorchester,  je  causais 
avec  l'évêque  d'Ély. 

Le  jeune  comte  d'Annesley  abordait  le  vieux  lord  Eure, 
lequel  n'avait  plus  que  deux  ans  à  vivre,  car  il  devait  mourir 
en  1707. 

—  Milord  Eure? 

--  Milord  Annesley? 

—  Avez-vous  connu  lord  Linnaeus  Clancharlie? 

—  Un  homme  d'autrefois.  Oui. 

—  Qui  est  mort  en  Suisse? 

—  Oui.  Nous  étions  parents. 

—  Qui  avait  été  républicain  sous  Cromwell,  et  qui  était 
resté  républicain  sous  Charles  II? 

—  Républicain?  pas  du  tout.  Il  boudait.  C'était  une  que- 
relle personnelle  entre  le  roi  et  lui.  Je  tiens  de  source  cer- 
taine que  lord  Clancharlie  se  serait  rallié  si  on  lui  avait 
donné  la  place  de  chancelier  qu'a  eue  lord  Hyde. 

—  Vous  m'étonnez,  milord  Eure.  On  m'avait  dit  que  ce 
lord  Clancharlie  était  un  honnête  homme. 

—  Un  honnête  homme!  Est-ce  que  cela  existe?  Jeune 
homme,  il  n'y  a  pas  d'honnête  homme. 


154  L'HOMME    QUI    RIT. 

—  Mais  Caton? 

—  Vous  croyez  à  Caton,  vous. 

—  Mais  Aristide? 

—  On  a  bien  fait  de  l'exiler. 
■—  Mais  Thomas  Morus? 

—  On  a  bien  fait  de  lui  couper  le  cou. 

—  Et  à  votre  avis,  lord  Clancharlie?... 

—  Était  de  cette  espèce.  D'ailleurs  un  homme  qui  reste 
en  exil,  c'est  ridicule. 

,    —  Il  y  est  mort. 

—  Un  ambitieux  déçu.  Oh  !  si  je  l'ai-  connu  !  je  crois  bien. 
J'étais  son  meilleur  ami. 

—  Savez- vous,  milord  Eure,  qu'il  s'était  marié  en  Suisse? 

—  Je  le  sais  à  peu  près. 

—  Et  qu'il  a  eu  de  ce  mariage  un  fils  légitime? 

—  Oui.  Qui  est  mort. 

—  Qui  est  vivant. 

—  Vivant? 

—  Vivant. 

—  Pas  possible. 

—  Réel.  Prouvé.  Constaté.  Homologué.  Enregistré. 

—  Mais  alors  ce  fils  va  hériter  de  la  pairie  de  Clanchar- 
lie? 

—  Il  ne  va  pas  en  hériter. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  en  a  hérité.  C'est  fait. 

—  C'est  fait? 

—  Tournez  la  tête,  milord  Eure.  Il  est  assis  derrière  vous 
au  banc  des  barons. 

Lord  Eure  se  retournait  ;  mais  le  visage  de  Gwynplaine 
se  dérobait  sous  sa  forêt  de  cheveux. 

—  Tiens  !  disait  le  vieillard,  ne  voyant  que  ses  cheveux, 
il  a  déjà  adopté  la  nouvelle  mode.  Il  ne  porte  pas  perruque. 

Grantham  abordait  Colepepper. 

—  En  voilà  un  qui  est  attrapé  ! 

—  Qui  ça? 

—  David  Dirry-Moir. 

—  Pourquoi  ça? 

-—  Il  n'est  plus  pair. 

—  Comment  ça? 


LE   CAPITOLE   ET   SON   VOISINAGE.  155 

Et  Henri  Auverquerque,  comte  de  Grantham,  racontait 
à  John,  baron  Colepepper,  toute  «  Tanecdote»,  la  bouteille 
épave  portée  à  l'amirauté,  le  parchemin  des  comprachicos, 
\ejussu  régis  contresigné  Je /frey s,  la  confrontation  dans 
la  cave  pénale  de  Southvvark,  l'acceptation  de  tous  ces  faits 
par  le  lord-chancelier  et  par  la  reine,  la  prise  du  test  dans 
le  rond-point  vitré,  et  enfin  l'admission  de  lord  Fermain 
Clancharlie  au  commencement  de  la  séance,  et  tous  deux 
faisaient  effort  pour  distinguer  entre  lord  Fitzvvalter  et 
lord  Arundel  la  figure,  dont  on  parlait  tant,  du  nouveau 
lord,  mais  sans  y  mieux  réussir  que  lord  Eure  et  lord  An- 
nesley. 

Gvvynplaine,  du  reste,  soit  hasard,  soit  arrangement  de 
ses  parrains  avertis  par  le  lord-chancelier,  était  placé  dans 
assez  d'ombre  pour  échapper  à  la  curiosité. 

—  Où  ça?  où  est-il? 

C'était  le  cri  de  tous  en  arrivant,  mais  aucun  ne  parve- 
nait aie  bien  voir.  Quelques-uns,  qui  avaient  vu  Gwynplaine 
à  la  Green-Box,  étaient  passionnément  curieux,  mais  per- 
daient leur  peine.  Comme  il  arrive  quelquefois  qu'on  em- 
bastille prudemment  une  jeune  fille  dans  un  groupe  de 
douairières,  Gwynplaine  était  comme  enveloppé  par  plu- 
sieurs épaisseurs  de  vieux  lords  infirmes  et  indifférents. 
Des  bonshommes  qui  ont  la  goutte  sont  peu  sensibles  aux 
histoires  d'autrui. 

On  se  passait  de  main  en  main  des  copies  de  la  lettre  en 
trois  lignes  que  la  duchesse  Josiane  avait,  affirmait-on, 
écrite  à  la  reine  sa  sœur,  en  réponse  à  l'injonction  que  lui 
avait  faite  sa  majesté  d'épouser  le  nouveau  pair,  l'héritier 
légitime  des  Clancharlie,  lord  Fermain.  Cette  lettre  était 
ainsi  conçue: 

«  Madame, 

«  J'aime  autant  cela.  Je  pourrai  avoir  lord  David  pour 
amant.  » 

Signé  Josiane.  Ce  billet,  vrai  ou  faux,  avait  un  succès 
d'enthousiasme. 

Un  jeune  lord,  Charles  d'Okeampton,  baron  Mohun,  dans 
la  faction  qui  ne  portait  pas  perruque,  le  lisait  et  le  relisait 


156  L'HOMME    QUI   RIT. 

avec  bonheur.  Lewis  de  Duras,  comte  de  Feversham,  anglais 
qui  avait  de  l'esprit  français,  regardait  Mohun  et  souriait. 

—  Eh  bien,  s'écriait  lord  Mohun,  voilà  la  femme  que  je 
voudrais  épouser! 

Et  les  voisins  des  deux  lords  entendaient  ce  dialogue 
entre  Duras  et  Mohun  : 

—  Épouser  la  duchesse  Josiane,  lord  Mohun  1 

—  Pourquoi  pas? 

—  Peste! 

—  On  serait  heureux! 

—  On  serait  plusieurs. 

—  Est-ce  qu'on  n'est  pas  toujours  plusieurs? 

—  Lord  Mohun,  vous  avez  raison.  En  fait  de  femmes, 
nous  avons  tous  les  restes  les  uns  des  autres.  Qui  est-ce 
qui  a  eu  un  commencement? 

—  Adam,  peut-être. 

—  Pas  même. 

—  Au  fait,  Satan! 

—  Mon  cher,  concluait  Lewis  de  Duras,  Adam  n'est  qu'un 
prête-nom.  Pauvre  dupe.  Il  a  endossé  le  genre  humain. 
L'homme  a  été  fait  à  la  femme  par  le  diable. 

Hugo  Gholmley,  comte  de  Cholmley,  fort  légiste,  était 
interrogé  du  banc  des  évêques  par  Nathanaël  Crew,  lequel 
était  deux  fois  pair,  pair  temporel,  étant  baron  Crew,  et 
pair  spirituel,  étant  évêque  de  Durham. 

—  Est-ce  possible?  disait  Crew. 

—  Est-ce  régulier?  disait  Cholmley. 

—  L'investiture  de  ce  nouveau  venu  s'est  faite  hors  de 
la  chambre,  reprenait  l'évêque,  mais  on  affirme  qu'il  y  a 
des  précédents. 

—  Oui.  Lord  Beauchamp  sous  Richard  II.  Lord  Chenay 
sous  Elisabeth. 

—  Et  lord  Broghill  sous  Cromwell. 

—  Cromwell  ne  compte  pas. 

—  Que  pensez-vous  de. tout  cela? 

—  Des  choses  diverses. 

—  Milord,  comte  de  Cholmley,  quel  sera  le  rang  de  ce 
jeune  Fermain  Clancharlie  dans  la  chambre? 

—  Milord  évêque,  l'interruption  républicaine  ayant  dé- 
placé les  anciens  rangs,  Clancharlie  est  aujourd'hui  situé 


LE    CAPITULE    ET   SON    VOISINAGE.  157 

dans  la  pairie  entre  Barnard  et  Somers,  ce  qui  fait  que, 
dans  un  cas  de  tour  d'opinions,  lord  Fermain  Clancharlie 
parlerait  le  huitième. 

—  En  vérité!  un  bateleur  de  place  publique! 

—  L'incident  en  soi  ne  m'étonne  point,  milord  évêque. 
Ces  choses-là  arrivent.  Il  en  arrive  de  plus  surprenantes. 
Est-ce  que  la  guerre  des  deux  roses  n'a  pas  été  annoncée 
par  l'assèchement  subit  de  la  rivière  Ouse  en  Bedford  le 
l'^'"  janvier  1399?  Or,  si  une  rivière  peut  tomber  en  séche- 
resse, un  seigneur  peut  tomber  dans  une  condition  servile. 
Ulysse,  roi  d'Ithaque,  fit  toutes  sortes  de  métiers.  Fermain 
Clancharlie  est  resté  lord  sous  son  enveloppe  d'histrion. 
La  bassesse  de  l'habit  ne  touche  point  la  noblesse  du  sang. 
Mais  la  prise  du  test  et  l'investiture  hors  séance,  quoique 
légale  à  la  rigueur,  peut  soulever  des  objections.  Je  suis 
d'avis  qu'il  faudra  s'entendre  sur  la  question  de  savoir  s'il 
y  aurait  lieu  plus  tard  à  questionner  en  conversation  d'état 
le  lord-chancelier.  On  verra  dans  quelques  semaines  ce 
qu'il  y  aura  à  faire. 

Et  l'évêque  ajoutait  : 

—  C'est  égal.  C'est  une  aventure  comme  on  n'en  a  pas 
vu  depuis  le  comte  Gesbodus. 

Gvvynplaine,  l'Homme  qui  Rit,  l'inn  Tadcaster,  la  Green- 
Box,  Chaos  vaincu,  la  Suisse,  Chillon,  les  comprachicos, 
l'exil,  la  mutilation,  la  république,  Jetfreys,  Jacques  II,  le 
jussa  régis,  la.  bouteille  ouverte  à  l'amirauté,  le  père,  lord 
Linnaeus,  le  fils  légitime,  lord  Fermain,  le  fils  bâtard,  lord 
David,  les  conflits  probables,  la  duchesse  Josiane,  le  lord- 
chancelier,  la  reine,  tout  cela  courait  de  banc  en  banc. 
Une  traînée  de  poudre,  c'est  le  chuchotement.  On  s'en 
ressassait  les  détails.  Toute  cette  aventure  était  l'immense 
murmure  de  la  chambre.  Gvvynplaine,  vaguement,  au 
fond  du  puits  de  rêverie  où  il  était,  entendait  ce  bourdon- 
nement sans  savoir  que  c'était  pour  lui. 

Cependant  il  était  étrangement  attentif,  mais  attentif 
aux  profondeurs,  non  à  la  surface.  L'excès  d'attention  se 
tourne  en  isolement. 

Une  rumeur  dans  une  chambre  n'empêche  point  la 
séance  d'aller  son  train,  pas  plus  qu'une  poussière  sur  une 
troupe  ne  l'empêche  de  marcher.  Les  juges,  qui  ne  sont 


158  L'HOMME   QUI    RIT. 

à  la  chambre  haute  que  de  simples  assistants  ne  pouvant 
parler  qu'interrogés,  avaient  pris  place  sur  le  deuxième 
sac  de  laine,  et  les  trois  secrétaires  d'état  sur  le  troisième. 
Les  héritiers  de  J)airie  affluaient  dans  leur  compartiment 
à  la  fois  dehors  et  dedans,  qui  était  en  arrière  du  trône. 
Les  pairs  mineurs  étaient  sur  leur  gradin  spécial.  En  1705, 
ces  petits  lords  n'étaient  pas  moins  de  douze  :  Huntingdon, 
Lincoln,  Dorset,  Warwick,  Bath,  Burlington,  Derwent- 
water,  destiné  à  une  mort  tragique,  Longueville,  Lonsdale, 
Dudley  and  Ward,  et  Garteret,  ce  qui  faisait  une  marmaille 
de  huit  comtes,  de  deux  vicomtes  et  de  deux  barons. 

Dans  l'enceinte,  sur  les  trois  étages  de  bancs,  chaque 
lord  avait  regagné  son  siège.  Presque  tous  les  évêques 
étaient  là.  Les  ducs  étaient  nombreux,  à  commencer  par 
Charles  Seymour,  duc  de  Somerset,  et  à  finir  par  Georges 
Augustus,  prince  électoral  de  Hanovre,  duc  de  Cambridge, 
le  dernier  en  date  et  par  conséquent  le  dernier  en  rang. 
Tous  étaient  en  ordre,  selon  les  préséances  ;  Gavendish,  duc 
de  Devonshire,  dont  le  grand-père  avait  abrité  àHardwick 
les  quatrevingt-douze  ans  de  Hobbes;  Lennox,  duc  de  Rich- 
mond  ;  les  trois  Fitz-Roy,  le  duc  de  Southampton.  le  duc  de 
Grafton  et  le  duc  de  JNorthumberland;  Butler,  duc  d'Or- 
mond;  Somerset,  duc  de  Beaufort;  Beauclerk,  duc  de 
Saint-Albans;  Pawlett,  duc  de  Bolton;  Osborne,  duc  de 
Leeds  ;  Wriothesley  Russell,  duc  de  Bedford,  ayant  pour 
cri  d'armes  et  pour  devise  :  Che  sara  sara,,  c'est-à-dire 
l'acceptation  des  événements;  Sheffield,  (Juc  de  Buckin- 
gham  ;  Manners,  duc  de  Rutland,  et  les  autres.  JNi  Howard, 
duc  de  Norfolk,  ni  Talbot,  duc  de  Shrewsbury,  ne  siégeaient, 
étant  catholiques;  ni  Churchill,  duc  de  Marlborough, — 
notre  Malbrouck,  —  qui  était  en  guerre  et  battait  la  France 
en  ce  moment-là.  Il  n'y  avait  point  alors  de  duc  écossais, 
Queensberry,  Montrose  et  Roxburghe  n'ayant  été  admis 
qu'en  1707. 


LE    CAPITOLE   ET   SON   VOISINAGE.  159 


VI 


LA    HAUTE   ET   LA  BASSE 


Tout  à  coup,  il  y  eut  dans  la  chambre  une  vive  clarté. 
Quatre  door-keepers  apportèrent  et  placèrent  des  deux 
côtés  du  trône  quatre  hautes  torchères-candélabres 
chargées  de  bougies.  Le  trône,  ainsi  éclairé,  apparut  dans 
une  sorte  de  pourpre  lumineuse.  Vide,  mais  auguste.  La 
reine  dedans  n'y  eût  pas  ajouté  grand'chose. 

L'huissier  de  la  verge  noire  entra,  la  baguette  levée,  et  dit  : 

—  Leurs  seigneuries  les  commissaires  de  sa  majesté. 

Toutes  les  rumeurs  tombèrent. 

Un  clerc  en  perruque  et  en  simarre  parut  à  la  grande 
porte  tenant  un  coussin  fleurdelysé  sur  lequel  on  voyait 
des  parchemins.  Ces  parchemins  étaient  des  bills.  A  chacun 
pendait  à  une  tresse  de  soie  la  bille  ou  bulle,  d'or  quelque- 
fois, qui  fait  qu'on  appelle  les  lois  bills  en  Angleterre  et 
bulles  à  Rome. 

A  la  suite  du  clerc  marchaient  trois  hommes  en  robes 
de  pairs,  le  chapeau  à  plumes  sur  la  tête. 

Ces  hommes  étaient  les  commissaires  royaux.  Le  premier 
était  le  lord  haut-trésorier  d'Angleterre,  Godolphin,  le 
second  était  le  lord-président  du  conseil,  Pembroke,  le 
troisième  était  le  lord  du  sceau  privé,  Nevvcastle. 

Ils  marchaient  l'un  derrière  l'autre,  selon  la  préséance, 
non  de  leur  titre,  mais  de  leur  charge,  Godolphin  en  tête, 
Nevvcastle  le  dernier,  quoique  duc. 

Ils  vinrent  au  banc  devant  le  trône,  firent  la  révérence- 
à  la  chaise  royale,  ôtèrent  et  remirent  leurs  chapeaux,  et 
s'assirent  sur  le  banc. 


160  L'HOMME   QUI   RIT. 

Le  lord-chancelier  regarda  l'huissier  de  la  verge  noire, 
et  dit  :  —  Mandez  à  la  barre  les  communes. 

L'huissier  de  la  verge  noire  sortit. 

Le  clerc,  qui  était  un  clerc  de  la  chambre  des  lords,  posa 
sur  la  table,  dans  le  carré  des  sacs  de  laine,  le  coussin  où 
étaient  les  bills. 

Il  y  eut  une  interruption  qui  dura  quelques  minutes. 
Deux  door-keepers  posèrent  devant  la  barre  un  escabeau 
de  trois  degrés.  Cet  escabeau  était  de  velours  incarnat 
sur  lequel  des  clous  dorées  dessinaient  des  fleurs  de 
lys. 

La  grande  porte,  qui  s'était  refermée,  se  rouvrit,  et  une 
voix  cria  : 

—  Les  fidèles  communes  d'Angleterre. 

C'était  l'huissier  de  la  verge  noire  qui  annonçait  l'autre 
moitié  du  parlement. 

Les  lords  mirent  leurs  chapeaux. 

Les  membres  des  communes  entrèrent,  précédés  du 
speaker,  tous  tête  nue. 

Ils  s'arrêtèrent  à  la  barre.  Ils  étaient  en  habit  de  ville 
la  plupart  en  noir,  avec  Pépée. 

Le  speaker,  très  honorable  John  Smyth,  écuyer,  membre 
pour  le  bourg  d'Andover,  monta  sur  l'escabeau  qui  était  au 
milieu  de  la  barre.  L'orateur  des  communes  avait  une 
longue  simarre  de  satin  noir  à  larges  manches  et  à  fentes 
galonnées  de  brandebourgs  d'or  par  derrière  et  par  devant, 
et  moins  de  perruque  que  le  lord-chancelier.  Il  était  majes- 
tueux, mais  inférieur. 

Tous  ceux  des  communes,  orateurs  et  membres,  demeu- 
rèrent en  attente,  debout  et  nu-tête,  devant  les  pairs  assis 
et  couverts. 

On  remarquait  dans  les  communes  le  chef-justice  de 
Chester,  Joseph  Jekyll,  plus  trois  sergents  en  loi  de  sa 
majesté,  Hooper,  Powys  et  Parker,  et  James  Montagu, 
solliciteur  général,  et  l'attorney  général,  Simon  Harcourt. 
A  part  quelques  baronnets  et  chevaliers,  et  neuf  lords  de 
courtoisie,  Hartington,  Windsor,  Woodstock,  Mordaunt, 
Gramby,  Scudamore,  Fitz-Harding,  Hyde,  et  Burkeley,  fils 
de  pairs  et  héritiers  de  pairies,  tout  le  reste  était  du  peuple. 
Sorte  de  sombre  foule  silencieuse. 


LE   GAPITOLE   ET   SON   VOISINAGE.  161 

Quand  le  bruit  de  pas  de  toute  cette  entrée  eut  cessé, 
le  crieur  de  la  verge  noire,  à  la  porte,  dit: 

—  Oyezl 

Le  clerc  de  la  couronne  se  leva.  Il  prit,  déploya  et  lut 
le  premier  des  parchemins  posés  sur  le  coussin.  C'était  un 
message  de  la  reine  nommant,  pour  la  représenter  en  son 
parlement,  avec  pouvoir  de  sanctionner  les  bills,  trois 
commissaires,  savoir: ... 

Ici  le  clerc  haussa  la  voix. 

—  Sydney,  comte  de  Godolphin. 

Le  clerc  salua  lord  Godolphin.  Lord  Godolphin  souleva 
son  chapeau.  Le  clerc  continua  : 

—  . . .  Thomas  Herbert,  comte  de  Pembroke  et  de 
Montgomery. 

Le  clerc  salua  lord  Pembroke.  Lord  Pembroke  toucha 
son  chapeau.  Le  clerc  reprit  : 

—  . . .  John  Hollis,  duc  de  Newcastle. 

Le  clerc  salua  lord  Newcastle.  Lord  Newcastle  fit  un 
signe  de  tête. 

Le  clerc  de  la  couronne  se  rassit.  Le  clerc  du  parle- 
ment se  leva.  Son  sous-clerc,  qui  était  à  genoux,  se  leva 
en  arrière  de  lui.  Tous  deux  faisant  face  au  trône,  et 
tournant  le  dos  aux  communes. 

Il  y  avait  sur  le  coussin  cinq  bills.  Ces  cinq  bills,  votés 
par  les  communes  et  consentis  par  les  lords,  attendaient 
la  sanction  royale. 

Le  clerc  du  parlement  lut  le  premier  bill. 

C'était  un  acte  des  communes,  qui  mettait  à  la  charge 
de  l'état  les  embellissements  faits  par  la  reine  à  sa  rési- 
dence de  Hampton-Court,  se  montant  à  un  million  sterling. 

Lecture  faite,  le  clerc  salua  profondément  le  trône.  Le 
sous-clerc  répéta  le  salut  plus  profondément  encore,  puis 
tournant  à  demi  la  tête  vers  les  communes,  dit  : 

—  La  reine  accepte  vos  bénévolences  et  ainsi  le 
veut. 

Le  clerc  lut  le  deuxième  bill. 

C'était  une  loi  condamnant  à  la  prison  et  à  l'amende 
quiconque  se  soustrairait  au  service  des  trainbands.  Les 
trainbands  (troupe  qu'on  traîne  où  l'on  veut)  sont  cette 
milice  bourgeoise  qui  sert  gratis  et  qui,  sous  Elisabeth, 

m.  11 


162  L'HOMME   QUI    RIT. 

à  l'approche  de  l'arniada,  avait  donné  cent  quatrevingt- 
cinq  mille  fantassins  et  quarante  mille  cavaliers. 

Les  deux  clercs  firent  à  la  chaise  royale  une  nouvelle 
révérence;  après  quoi  le  sous-clerc,  de  profil,  dit  à  la 
chambre  des  communes  : 

—  La  reine  le  veut. 

Le  troisième  bill  accroissait  les  dîmes  et  prébendes  de 
révêché  de  Lichfield  et  de  Coventry,  qui  est  une  des  plus 
riches  prélatures  d'Angleterre,  faisait  une  rente  à  la 
cathédrale,  augmentait  le  nombre  des  chanoines  et 
grossissait  le  doyenné  et  les  bénéfices,  «  afin  de  pourvoir, 
disait  le  préambule,  aux  nécessités  de  notre  sainte  reli- 
gion ».  Le  quatrième  bill  ajoutait  au  budget  de  nouveaux 
impôts,  un  sur  le  papier  marbré,  un  sur  les  carrosses  de 
louage  fixés  au  nombre  de  huit  cents  dans  Londres  et 
taxés  cinquante-deux  livres  par  an  chaque,  un  sur  les 
avocats,  procureurs  et  solliciteurs,  de  quarante-huit  livres 
par  tête  par  an,  un  sur  les  peaux  tannées,  «  nonobstant, 
disait  le  préambule,  les  doléances  des  artisans  en  cuir  », 
un  sur  le  savon,  «  nonobstant  les  réclamations  de  la  ville 
d'Exeter  et  du  Devonshire  où  l'on  fabrique  quantité  de 
serge  et  de  drap  »,  un  sur  le  vin,  de  quatre  schellings  par 
barrique,  un  sur  la  farine,  un  sur  l'orge  et  le  houblon,  et 
renouvellement  pour  quatre  ans,  les  besoins  de  l'état,  disait 
le  préambule,  devant  passer  avant  les  remontrances  du 
commerce,  l'impôt  du  tonnage,  variant  de  six  livres  tour- 
nois par  tonneau  pour  les  vaisseaux  venant  d'occident  à 
dix-huit  cents  livres  pour  ceux  venant  d'orient.  Enfin  le  bill, 
déclarant  insuffisante  lacapitation  ordinaire  déjà  levée  pour 
l'année  courante,  s'achevait  par  une  surtaxe  générale  sur 
tout  le  royaume  de  quatre  schellings  ou  quarante-huit  sous 
tournois  par  tête  de  sujet,  avec  mention  que  ceux  qui  refu- 
seraient de  prêter  les  nouveaux  serments  au  gouvernement 
paieraient  le  double  de  la  taxe.  Le  cinquième  bill  faisait 
défense  d'admettre  à  l'hôpital. aucun  malade  s'il  ne  déposait 
en  entrant  une  livre  sterling  pour  payer,  en  cas  de  mort,  son 
enterrement.  Les  trois  derniers  bills,  comme  les  deux  pre- 
miers, furent,  l'unaprès  l'autre,  sanctionnéset  faits  lois  par 
une  salutation  au  trône  et  par  les  quatre  mots  du  sous-clerc 
«la  reine  le  veut»  dits,  par-dessus  l'épaule,  aux  communes. 


LE   CAPITULE   EX  SON   VOISINAGE.  163 

Puis  le  sous-clerc  se  remit  à  genoux  devant  le  quatrième 
sac  de  laine,  et  le  lord-chancelier  dit  : 

—  Soit  fait  comme  il  est  désiré. 

Ceci  terminait  la  séance  royale. 

Le  speaker,  courbé  en  deux  devant  le  chancelier, 
descendit  à  reculons  de  l'escabeau,  en  rangeant  sa  robe 
derrière  lui;  ceux  des  communes  s'inclinèrent  jusqu'à 
terre,  et,  pendant  que  la  chambre  haute  reprenait,  sans 
faire  attention  à  toutes  ces  révérences,  son  ordre  du  jour 
interrompu,  la  chambre  basse  s'en  alla. 


164  L'HOMME   QUI    RIT. 


VII 


LES   TEMPÊTES    D'HOMMES   PIRES    QUE 
LES    TEMPÊTES   D'OCÉANS 


Les  portes  se  refermèrent  ;  l'huissier  de  la  verge  noire 
rentra;  les  lords  commissaires  quittèrent  le  banc  d'état  et 
vinrent  s'asseoir  en  tête  du  banc  des  ducs,  aux  places 
de  leurs  charges,  et  le  lord-chancelier  prit  la  parole  : 

—  Milords,  la  délibération  de  la  chambre  étant  depuis 
plusieurs  jours  sur  le  bill  qui  propose  d'augmenter  de 
cent  mille  livres  sterling  la  provision  annuelle  de  son 
altesse  royale  le  prince  mari  de  sa  majesté,  le  débat  ayant 
été  épuisé  et  clos,  il  va  être  procédé  au  vote.  Le  vote  sera 
pris,  selon  l'usage,  à  partir  du  puîné  du  banc  des  barons. 
Chaque  lord,  à  l'appel  de  son  nom,  se  lèvera  et  répondra 
content  ou  non  content,  et  sera  libre  d'exposer  ses  motifs 
de  vote,  s'il  le  juge  à  propos.  Clerc,  appelez  le  vote. 

Le  clerc  du  parlement,  debout,  ouvrit  un  large  in-folio 
exhaussé  sur  un  pupitre  doré,  qui  était  le  Livre  de  la 
Pairie. 

Le  puîné  de  la  chambre  à  cette  époque  était  lord  John 
Hervey,  créé  baron  et  pair  en  1703,  duquel  sont  issus  les 
marquis  de  Bristol. 

Le  clerc  appela  : 

—  Milord  John,  baron  Hervey. 

Un  vieillard  en  perruque  blonde  se  leva  et  dit  : 

—  Content. 
Puis  se  rassit. 

Le  sous-clerc  enregistra  le  vote. 
Le  clerc  continua  : 


LE  CAPITOLE   ET   SON   VOISINAGE.  165 

—  Milord  Francis  Seymour,  baron  Conway  de  Kiltultagh. 

—  Content,  murmura  en  se  soulevant  à  demi  un  élégant 
jeune  homme  à  figure  de  page,  qui  ne  se  doutait  point 
qu'il  était  le  grand-père  des  marquis  d'Hertford. 

—  Milord  John  Leveson,  baron  Gower,  reprit  le  clerc. 
Ce  baron,  d'où  devaient  sortir  les  ducs  de  Sutherland, 

se  leva  et  dit  en  se  rasseyant  : 

—  Content. 

Le  clerc  poursuivit  : 

—  Milord  Heneage  Finch,  baron  Guernesey. 

L'aïeul  des  comtes  d'Aylesford,  non  moins  jeune  et  non 
moins  élégant  que  l'ancêtre  des  marquis  d'Hertford,  justi- 
fia sa  devise  Aperto  vivere  voto  par  la  hauteur  de  son 
consentement. 

—  Content,  cria-t-il. 

Pendant  qu'il  se  rasseyait,  le  clerc  appelait  le  cin- 
quième baron  : 

—  Milord  John,  baron  Granville. 

—  Content,  répondit,  tout  de  suite  levé  et  rassis, 
lord  Granville  de  Potheridge,  dont  la  pairie  sans  avenir 
devait  s'éteindre  en  1709. 

Le  clerc  passa  au  sixième  : 

—  Milord  Charles  Mountague,  baron  Halifax. 

—  Content,  dit  lord  Halifax,  porteur  d'un  titre  sous 
lequel  s'était  éteint  le  nom  de  Saville  et  devait  s'éteindre 
le  nom  de  Mountague.  Mountague  est  distinct  de  Montagu 
et  de  Mountacute. 

Et   lord  Halifax  ajouta  : 

—  Le  prince  Georges  a  une  dotation  comme  mari  de  sa 
majesté;  il  en  a  une  autre  comme  prince  de  Danemark, 
une  autre  comme  duc  de  Cumberland,  et  une  autre  comme 
lord  haut-amiral  d'Angleterre  et  d'Irlande,  mais  il  n'en  a 
point  comme  généralissime.  C'est  là  une  injustice.  Il  faut 
faire  cesser  ce  désordre,  dans  l'intérêt  du  peuple  anglais. 

Puis   lord  Halifax  fit  l'éloge  de  la  religion  chrétienne, 
blâma  le  papisme,  et  vota  le  subside. 
Lord  Halifax  rassis,  le  clerc  repartit  : 

—  Milord  Christoph,  baron  Barnard. 

Lord  Barnard,  de  qui  devaient  naître  les  ducs  de 
Cleveland,  se  leva  à  l'appel  de  son  nom. 


166  L'HOMME    QUI  RIT. 

—  Content. 

Et  il  mit  quelque  lenteur  à  se  rasseoir,  ayant  un  rabat 
de  dentelle  qui  valait  la  peine  d'être  remarqué.  C'était  du 
reste  un  digne  gentilhomme  et  un  vaillant  officier  que 
lord  Barnard. 

Tandis  que  lord  Barnard  se  rasseyait,  le  clerc,  qui 
lisait  de  routine,  eut  quelque  hésitation.  Il  raffermit  ses 
lunettes  et  se  pencha  sur  le  registre  avec  un  redouble- 
ment d'attention,  puis,  redressant  la  tête,  il  dit  : 

—  Milord  Fermain  Clancharlie,  baron  Clancharlie  et 
Hunkerville. 

Gwynplaine  se  leva  : 

—  Non  content,  dit-il. 

Toutes  les  têtes  se  tournèrent.  Gwynplaine  était  debout. 
Les  gerbes  de  chandelles  placées  des  deux  côtés  du  trône 
éclairaient  vivement  sa  face,  et  la  faisaient  saillir  dans  la 
vaste  salle  obscure  avec  le  relief  qu'aurait  un  masque  sur 
un  fond  de  fumée. 

Gwynplaine  avait  fait  sur  lui  cet  effort  qui,  on  s'en  sou- 
vient, lui  était,  à  la  rigueur,  possible.  Par  une  concentra- 
tion de  volonté  égale  à  celle  qu'il  faudrait  pour  dompter 
un  tigre,  il  avait  réussi  à  ramener  pour  un  moment  au 
sérieux  le  fatal  rictus  de  son  visage.  Pour  l'instant,  il  ne 
riait  pas.  Cela  ne  pouvait  durer  longtemps;  les  désobéis- 
sances à  ce  qui  est  notre  loi,  ou  notre  fatalité,  sont  courtes  ; 
parfois  l'eau  de  la  mer  résiste  à  la  gravitation,  s'enfle  eh 
trombe  et  fait  une  montagne,  mais  àla  condition  de  retomber. 
Cette  lutte  était  celle  de  Gwynplaine.  Pour  une  minute  qu'il 
sentait  solennelle,  par  une  prodigieuse  intensité  de  volonté, 
mais  pour  pas  beaucoup  plus  de  temps  qu'un  éclair,  il 
avait  jeté  sur  son  front  le  sombre  voile  de  son  âme;  il 
tenait  en  suspens  son  incurable  rire  ;  de  cette  face  qu'on 
lui  avait  sculptée,  il  avait  retiré  la.  joie.  Il  n'était  plus 
qu'effrayant. 

—  Qu'est  cet  homme?  ce  fut  le  cri. 

Un  frémissement  indescriptible  courut  sur  tous  les  bancs. 
Ces  cheveux  en  forêt,  ces  enfoncements  noirs  sous  les  sour- 
cils, ce  regard  profond  d'un  œil  qu'on  ne  voyait  pas,  le  modelé 
farouche  de  cette  tète  mêlant  hideusement  l'ombre  et  la 
lumière,  ce  fut  surprenant.  Cela  dépassait  tout.  On   avait 


LE   CAPITULE   ET   S;ON   VOISINAGE.  167 

eu  beau  parler  de  Gwynplaine,  le  voir  fut  formidable. 
Ceux  mêmes  qui  s'y  attendaient  ne  s'y  attendaient  pas. 
Qu'on  s'imagine,  sur  la  montagne  réservée  aux  dieux, 
dans  la  fête  d'une  soirée  sereine,  toute  la  troupe  des  tout- 
puissants  réunie,  et  la  face  de  Prométhée,  ravagée  par  les 
coups  de  bec  du  vautour,  apparaissant  tout  à  coup  comme 
une  lune  sanglante  à  l'horizon.  L'Olympe  apercevant  le 
Caucase,  quelle  vision!  Vieux  et  jeunes,  béants,  regardè- 
rent Gwynplaine. 

Un  vieillard  vénéré  de  toute  la  chambre,  qui  avait  vu 
beaucoup  d'hommes  et  beaucoup  de  choses,  et  qui  était 
désigné  pour  être  duc,  Thomas,  comte  de  Warton,  se  leva 
effrayé. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  cria-t-il.  Qui  a  intro- 
duit cet  homme  dans  la  chambre  ?  Qu'on  mette  cet  homme 
dehors. 

Et  apostrophant  Gwynplaine  avec  hauteur  : 

—  Qui  êtes-vous?  d'où  sortez-vous? 
Gwynplaine  répondit  : 

—  Du  gouffre. 

Et,  croisant  les  bras,  il  regarda  les  lords. 

—  Qui  je  suis  ?je  suis  la  misère.  Milords,  j'ai  à  vous 
parler. 

Il  y  eut  un  frisson,  et  un  silence.  Gwynplaine  continua. 

—  Milords,  vous  êtes  en  haut.  C'est  bien.  Il  faut  croire 
que  Dieu  a  ses  raisons  pour  cela.  Vous  avez  le  pouvoir, 
l'opulence,  la  joie,  le  soleil  immobile  à  votre  zénith, 
l'autorité  sans  borne,  la  jouissance  sans  partage,  l'immense 
oubli  des  autres.  Soit.  Mais  il  y  a  au-dessous  de  vous 
quelque  chose.  Au-dessus  peut-être.  Milords,  je  viens  vous 
apprendre  une  nouvelle.  Le  genre  humain  existe. 

Les  assemblées  sont  comme  les  enfants;  les  incidents 
sont  leur  boîte  à  surprises,  et  elles  en  ont  la  peur,  et  le 
goût.  Il  semble  parfois  qu'un  ressort  joue,  et  l'on  voit 
jaillir  du  trou  un  diable.  Ainsi  en  France  Mirabeau, 
difforme  lui  aussi. 

Gwynplaine  en  ce  moment  sentait  en  lui  un  grandissement 
étrange.  Un  groupe  d'hommes  à  qui  l'on  parle,  c'est  un 
trépied.  On  est,  pour  ainsi  dire,  debout  sur  une  cfme 
d'àmes.  On  a  sous  son  talon  un  tressaillement  d'entrailles 


168  L'HOMME   QUI   RIT. 

humaines.  Gwynplaine  n'était  plus  l'iiomme  qui,  la  nuit 
précédente,  avait  été,  un  instant,  presque  petit.  Les  fumées 
de  cette  élévation  subite,  qui  l'avaient  troublé,  s'étaient 
allégées  et  avaient  pris  de  la  transparence,  et  là  où 
Gwynplaine  avait  été  séduit  par  une  vanité,  il  voyait 
maintenant  une  fonction.  Ce  qui  l'avait  d'abord  amoindri, 
à  présent  le  rehaussait.  Il  était  illuminé  d'un  de  ces  grands 
éclairs  qui  viennent  du  devoir. 
On  cria  de  toutes  parts  autour  de  Gwynplaine  : 

—  Écoutez  !  Écoutez  ! 

Lui  cependant,  crispé  et  surhumain,  réussissait  à 
maintenir  sur  son  visage  la  contraction  sévère  et  lugubre, 
sous  laquelle  se  cabrait  le  rictus,  comme  un  cheval  sauvage 
prêt  à  s'échapper.  Il  reprit  : 

—  Je  suis  celui  qui  vient  des  profondeurs.  Milords,  vous 
êtes  les  grands  et  les  riches.  C'est  périlleux.  Vous  profitez 
de  la  nuit.  Mais  prenez  garde,  il  y  a  une  grande  puissance, 
l'aurore.  L'aube  ne  peut  être  vaincue.  Elle  arrivera.  Elle 
arrive.  Elle  a  en  elle  le  jet  du  jour  irrésistible.  Et  qui 
empêchera  cette  fronde  de  jeter  le  soleil  dans  le  ciel?  Le 
soleil,  c'est  le  droit.  Vous,  vous  êtes  le  privilège.  Ayez 
peur.  Le  vrai  maître  de  la  maison  va  frapper  à  la  porte. 
Quel  est  le  père  du  privilège?  le  hasard.  Et  quel  est  son 
fils?  l'abus.  Ni  le  hasard  ni  l'abus  ne  sont  solides.  Ils  ont  l'un 
et  l'autre  un  mauvais  lendemain.  Je  viens  vous  avertir. 
Je  viens  vous  dénoncer  votre  bonheur.  Il  est  fait  du  malheur 
d'autrui.  Vous  avez  tout,  et  ce  tout  se  compose  du  rien  des 
autres.  Milords,  je  suis  l'avocat  désespéré,  et  je  plaide  la 
cause  perdue.  Cette  cause,  Dieu  la  regagnera.  Moi,  je  ne  suis 
rien,  qu'une  voix.  Le  genre  humain  est  une  bouche,  et  j'en 
suis  le  cri.  Vous  m'entendrez.  Je  viens  ouvrir  devant  vous, 
pairs  d'Angleterre,  les  grandes  assises  du  peuple,  ce  sou- 
verain, qui  est  le  patient,  ce  condamné,  qui  est  le  juge. 
Je  plie  sous  ce  que  j'ai  à  dire.  Par  où  commencer?  Je  ne  sais. 
J'ai  ramassé  dans  la  vaste  diffusion  des  souffrances  mon 
énorme  plaidoirie  éparse.  Qu'en  faire  maintenant?  elle  m'ac- 
cable et  je  la  jette  pêle-mêle  devant  moi.  Avais-je  prévu 
ceci?  non.  Vousêtesètonnés,  moi  aussi.  Hier  j'étais  un  bate- 
leur, aujourd'hui  je  suis  un  lord.  Jeux  profonds.  De 
qui?  de  l'inconnu.  Tremblons  tous.  Milords,  tout  l'azur  est 


LE   CAPITOLE   ET    SON   VOISINAGE.  169 

de  votre  côté.  De  cet  immense  univers,  vous  ne  voyez  que 
la  fête  ;  sachez  qu'il  y  a  de  Tombre.  Parmi  vous  je  m'ap- 
pelle lord  Fermain  Clancharlie,  mais  mon  vrai  nom  est  un 
nom  de  pauvre,  Gwynpiaine.  Je  suis  un  misérable  taillé  dans 
rétoffe  des  grands  par  un  roi,  dont  ce  fut  le  bon  plaisir. 
Voilà  mon  histoire.  Plusieurs  d'entre  vous  ont  connu  mon 
père,  je  ne  l'ai  pas  connu.  C'est  par  son  côté  féodal  qu'il 
vous  touche,  et  moi  je  lui  adhère  par  son  côté  proscrit. 
Ce  que  Dieu  a  fait  est  bien.  J'ai  été  jeté  au  gouffre.  Dans 
quel  but?  pour  que  j'en  visse  le  fond.  Je  suis  un  plongeur, 
et  je  rapporte  la  perle,  la  vérité.  Je  parle,  parce  que  je 
sais.  Vous  m'entendrez,  milords.  J'ai  éprouvé.  J'ai  vu. 
La  souffrance,  non,  ce  n'est  pas  un  mot,  messieurs  les 
heureux.  La  pauvreté,  j'y  ai  grandi;  l'hiver,  j'y  ai  grelotté; 
la  famine,  j'en  ai  goûté;  le  mépris,  je  l'ai  subi;  la  peste,  je 
l'ai  eue  ;  la  honte,  je  l'ai  bue.  Et  je  la  revomirai  devant  vous, 
et  ce  vomissement  de  toutes  les  misères  éclaboussera 
vos  pieds  et  flamboiera.  J'ai  hésité  avant  de  me  laisser 
amener  à  cette  place  où  je  suis,  car  j'ai  ailleurs  d'autres 
devoirs.  Et  ce  n'est  pas  ici  qu'est  mon  cœur.  Ce  qui  s'est 
passé  en  moi  ne  vous  regarde  pas;  quand  l'homme  que 
vous  nommez  l'huissier  de  la  verge  noire  est  venu  me  cher- 
cher de  la  part  de  la  femme  que  vous  nommez  la  reine, 
j'ai  eu  un  moment  l'idée  de  refuser.  Mais  il  m'a  semblé 
que  l'obscure  main  de  Dieu  me  poussait  de  ce  côté,  et  j'ai 
obéi.  J'ai  senti  qu'il  fallait  que  je  vinsse  parmi  vous.  Pour- 
quoi? à  cause  de  mes  haillons  d'hier.  C'est  pour  prendre 
la  parole  parmi  les  rassasiés  que  Dieu  m'avait  mêlé  aux 
affamés.  Oh  !  ayez  pitié  !  Oh  !  ce  fatal  monde  dont  vous  croyez 
être,  vous  ne  le  connaissez  point  ;  si  haut,  vous  êtes  dehors  ; 
je  vous  dirai  moi  ce  que  c'est.  De  l'expérience,  j'en  ai, 
J'arrive  de  dessous  la  pression.  Je  puis  vous  dire  ce  que  vous 
pesez.  0  vous  les  maîtres,  ce  que  vous  êtes,  le  savez-vous? 
Ce  que  vous  faites,  le  voyez-vous?  Non.  Ahl  tout  est  ter- 
rible. Une  nuit,  une  nuit  de  tempête,  tout  petit,  abandonné, 
orphelin,  seul  dans  la  création  démesurée,  j'ai  fait  mon 
entrée  dans  cette  obscurité  que  vous  appelez  la  société.  La 
première  chose  que  j'ai  vue,  c'est  la  loi,  sous  la  forme 
d'un  gibet;  la  deuxième,  c'est  la  richesse,  c'est  votre 
richesse,  sous  la  forme  d'une  femme  morte  de  froid  et 


170  L'HOMME    QUI    RIT. 

de  faim  ;  la  troisième,  c'est  Tavenir,  sons  la  forme  d'un 
enfant  agonisant  ;  la  quatrième,  c'est  le  bon,  le  vrai,  et  le 
juste,  sous  la  figure  d'un  vagabond  n'ayant  pour  compagnon 
et  pour  ami  qu'un  loup. 

En  ce  moment,  Gw^ynplaine,  pris  d'une  émotion  poignante, 
sentit  lui  monter  à  la  gorge  les  sanglots. 

Ce  qui  fit,  chose  sinistre,  qu'il  éclata  de  rire. 

La  contagion  fut  immédiate.  Il  y  avait  sur  l'assemblée 
un  nuage;  il  pouvait  crever  en  épouvante;  il  creva  en  joie. 
Le  rire,  cette  démence  épanouie,  prit  toute  la  chambre.  Les 
cénacles  d'hommes  souverains  ne  demandent  pas  mieux 
que  de  bouffonner.  Ils  se  vengent  ainsi  de  leur  sérieux. 

Un  rire  de  rois  ressemble  à  un  rire  de  dieux;  cela  a 
toujours  une  pointe  cruelle.  Les  lords  se  mirent  à  jouer. 
Le  ricanement  aiguisa  le  rire.  On  battit  des  mains  autour 
de  celui  qui  parlait,  et  on  Toutragea.  Un  pêle-mêle  d'inter- 
jections joyeuses  l'assaillit,  grêle  gaie  et  meurtrissante. 

—  Bravo,  Gwynplaine!  —  Bravo,  l'Homme  qui  Rit!  — 
Bravo,  le  museau  de  la  Green-Box!  —  Bravo,  la  hure  du 
Tarrinzeau-field!  —  Tu  viens  nous  donner  une  représen- 
tation. C'est  bon!  bavarde!  —  En  voilà  un  qui  m'amuse!  — 
Mais  rit-il  bien,  cet  animal-là!  —  Bonjour,  pantin!  —  Salut 
à  lord  Clown!  —  Harangue,  va!  —  C'est  un  pair 
d'Angleterre,  ça!  —  Continue!  —  Non!  non!  —  Si!  si! 

Le  lord-chancelier  était  assez  mal  à  son  aise. 

Un  lord  sourd,  James  Butler,  duc  d'Ormond,  faisant  de 
sa  main  à  son  oreille  un  cornet  acoustique,  demandait  à 
Charles  Beauclerk,  duc  de  Saint-Albans  : 

—  Comment  a-t-il  voté? 
Saint-Albans  répondait  : 

—  Non  content. 

—  Parbleu,  disait  Ormond,  je  le  crois  bien.  Avec  ce 
visage-là  ! 

Une  foule  échappée  —  et  les  assemblées  sont  des  foules 
—  ressaisissez-la  donc.  L'éloquence  est  un  mors;  si  le 
mors  casse,  l'auditoire  s'emporte,  et  rue  jusqu'à  ce  qu'il 
ait  désarçonné  l'orateur.  L'auditoire  hait  l'orateur.  On 
ne  sait  pas  assez  cela.  Se  raidir  sur  la  bride  semble  une 
ressource,  et  n'en  est  pas  une.  Tout  orateur  l'essaie.  C'est 
l'instinct.  Gwynplaine  l'essaya. 


LE   CAPITULE   ET  SON    VOISINAGE.  171 

Il  considéra  un  moment  ces  hommes  qui  riaient. 

—  Alors,  cria-t-il,  vous  insultez  la  misère.  Silence,  pairs 
d'Angleterre!  juges,  écoutez  la  plaidoirie.  Oh!  je  vous  en 
conjure,  ayez  pitié!  Pitié  pour  qui?  Pitié  pour  vous.  Qui 
est  en  danger?  C'est  vous.  Est-ce  que  vous  ne  voyez  pas 
que  vous  êtes  dans  une  balance  et  qu'il  y  a  dans  un  plateau 
votre  puissance  et  dans  l'autre  votre  responsabilité?  Dieu 
vous  pèse.  Oh  !  ne  riez  pas.  Méditez.  Cette  oscillation  de 
la  balance  de  Dieu,  c'est  le  tremblement  de  la  conscience. 
Vous  n'êtes  pas  méchants.  Vous  êtes  des  hommes  comme 
les  autres,  ni  meilleurs,  ni  pires.  Vous  vous  croyez  des 
dieux,  soyez  malades  demain,  et  regardez  frissonner  dans 
la  fièvre  votre  divinité.  Nous  nous  valons  tous.  Je  m'adresse 
aux  esprits  honnêtes,  il  y  en  a  ici;  je  m'adresse  aux  intel- 
ligences élevées,  il  y  en  a  ;  je  m'adresse  aux  âmes  géné- 
reuses, il  y  en  a.  Vous  êtes  pères,  fils  et  frères,  donc 
vous  êtes  souvent  attendris.  Celui  de  vous  qui  a  regardé 
ce  matin  le  réveil  de  son  petit  enfant  est  bon.  Les  cœurs 
sont  les  mêmes.  L'humanité  n'est  pas  autre  chose  qu'un 
cœur.  Entre  ceux  qui  oppriment  et  ceux  qui  sont  oppri- 
més, il  n'y  a  de  différence  que  l'endroit  où  ils  sont  situés. 
Vos  pieds  marchent  sur  des  têtes,  ce  n'est  pas  votre 
faute.  C'est  la  faute  de  la  Babel  sociale.  Construction 
manquée,  toute  en  surplombs.  Un  étage  accable  l'autre. 
Écoutez-moi,  je  vais  vous  dire.  Oh!  puisque  vous  êtes 
puissants,  soyez  fraternels;  puisque  vous  êtes  grands, 
soyez  doux.  Si  vous  saviez  ce  que  j'ai  vu!  Hélas!  en  bas, 
quel  tourment!  Le  genre  humain  est  au  cachot.  Que  de 
damnés,  qui  sont  des  innocents!  Le  jour  manque,  l'air 
manque,  la  vertu  manque;  on  n'espère  pas;  et,  ce  qui  est 
redoutable,  on  attend.  Rendez-vous  compte  de  ces  dé- 
tresses. Il  y  a  des  êtres  qui  vivent  dans  la  mort.  Il  y  a 
des  petites  filles  qui  commencent  à  huit  ans  par  la  prosti- 
tution et  qui  finissent  à  vingt  ans  par  la  vieillesse.  Quant 
aux  sévérités  pénales,  elles  sont  épouvantables.  Je  parle 
un  peu  au  hasard,  et  je  ne  choisis  pas.  Je  dis  ce  qui  me 
vient  à  l'esprit.  Pas  plus  tard  qu'hier,  moi  qui  suis  ici, 
j'ai  vu  un  homme  enchaîné  et  nu,  avec  des  pierres  sur  le 
ventre,  expirer  dans  la  torture.  Savez-vous  cela?  non.  Si 
vous  saviez  ce  qui  se  passe,  aucun  de  vous  n'oserait  être 


472  L'HOMME   QUI    RIT. 

heureux.  Qui  est-ce  qui  est  allé  à  Newcastle-on-Tyne  ?  Il 
y  a  dans  les  mines  des  hommes  qui  mâchent  du  charbon 
pour  s'emplir  l'estomac  et  tromper  la  faim.  Tenez,  dans 
le  comté  de  Lancastre,  Ribblechester,  à  force  d'indigence, 
de  ville  est  devenue  village.  Je  ne  trouve  pas  que  le  prince 
Georges  de  Danemark  ait  besoin  de  cent  mille  guinées  de 
plus.  J'aimerais  mieux  recevoir  à  l'hôpital  l'indigent 
malade  sans  lui  faire  payer  d'avance  son  enterrement.  En 
Caërnarvon,  à  Traith-maur  comme  à  Traith-bichan,  l'épui- 
sement des  pauvres  est  horrible.  A  Strafford,  on  ne  peut 
dessécher  le  marais,  faute  d'argent.  Les  fabriques  de 
draperie  sont  fermées  dans  tout  le  Lancashire.  Chômage 
partout.  Savez-vous  que  les  pêcheurs  de  hareng  de  Harlech 
mangent  de  l'herbe  quand  la  pêche  manque?  Savez-vous 
qu'à  Rurton-Lazers  il  y  a  encore  des  lépreux  traqués,  et 
auxquels  on  tire  des  coups  de  fusil  s'ils  sortent  de  leurs 
tanières?  A  Ailesbury,  ville  dont  un  de  vous  est  lord,  la 
disette  est  en  permanence.  A  Penckridge  en  Coventry,  dont 
vous  venez  de  doter  la  cathédrale  et  d'enrichir  l'évêque, 
on  n'a  pas  de  lits  dans  les  cabanes,  et  l'on  creuse  des  trous 
dans  la  terre  pour  y  coucher  les  petits  enfants,  de  sorte 
qu'au  lieu  de  commencer  par  le  berceau,  ils  commencent 
par  la  tombe.  J'ai  vu  ces  choses-là.  Milords,  les  impôts 
que  vous  votez,  savez-vous  qui  les  paie?  Ceux  qui  expirent. 
Hélas  !  vous  vous  trompez.  Vous  faites  fausse  route.  Vous 
augmentez  la  pauvreté  du  pauvre  pour  augmenter  la 
richesse  du  riche.  C'est  le  contraire  qu'il  faudrait  faire. 
Quoi,  prendre  au  travailleur  pour  donner  à  l'oisif,  prendre 
au  déguenillé  pour  donner  au  repu,  prendre  à  l'indigent 
pour  donner  au  prince  !  Oh  !  oui,  j'ai  du  vieux  sang  répu- 
blicain dans  les  veines.  J'ai  horreur  de  cela.  Ces  rois,  je 
les  exècre!  Et  que  les  femmes  sont  efirontées!  On  m'a 
conté  une  triste  histoire.  Oh!  je  hais  Charles  III  Une 
femme  que  mon  père  avait  aimée  s'est  donn'ée  à  ce  roi, 
pendant  que  mon  père  mourait  en  exil,  la  prostituée  ! 
Charles  II,  Jacques  II;  après  un  vaurien,  un  scélérat! 
Qu'y  a-t-il  dans  le  roi?  un  homme,  un  faible  et  chétif  sujet 
des  besoins  et  des  infirmités.  A  quoi  bon  le  roi?  Cette 
royauté  parasite,  vous  la  gavez.  Ce  ver  de  terre,  vous  le 
faites  boa.  Ce  ténia,  vous  le  faites  dragon.  Grâce  pour  les 


LE   CAPITOLE   ET   SOx\   VOISINAGE.  173 

pauvres!  Vous  alourdissez  l'impôt  au  profit  du  trône. 
Prenez  garde  aux  lois  que  vous  décrétez.  Prenez  garde 
au  fourmillement  douloureux  que  vous  écrasez.  Baissez 
les  yeux.  Regardez  à  vos  pieds.  0  grands,  il  y  a  des  petits  I 
ayez  pitié.  Oui!  pitié  de  vous!  car  les  multitudes  ago- 
nisent, et  le  bas  en  mourant  fait  mourir  le  haut.  La  mort 
est  une  cessation  qui  n'excepte  aucun  membre.  Quand 
la  nuit  vient,  personne  ne  garde  son  coin  de  jour.  Êtes- 
vous  égoïstes?  sauvez  les  autres.  La  perdition  du  navire 
n'est  indiflérente  à  aucun  passager.  Il  n'y  a  pas  naufrage 
de  ceux-ci  sans  qu'il  y  ait  engloutissement  de  ceux-là. 
Oh!  sachez-le,  l'abîme  est  pour  tous. 

Le  rire  redoubla,  irrésistible.  Du  reste,  pour  égayer 
une  assemblée,  il  suffisait  de  ce  que  ces  paroles  avaient 
d'extravagant. 

Être  comique  au  dehors,  et  tragique  au  dedans,  pas  de 
souflrance  plus  humiliante,  pas  de  colère  plus  profonde. 
Gwynplaine  avait  cela  en  lui.  Ses  paroles  voulaient  agir 
dans  un  sens,  son  visage  agissait  dans  l'autre;  situation 
affreuse.  Sa  voix  eut  tout  à  coup  des  éclats  stridents. 

—  Ils  sont  joyeux,  ces  hommes!  C'est  bon.  L'ironie  fait 
face  à  l'agonie.  Le  ricanement  outrage  le  râle.  Ils  sont 
tout-puissants!  C'est  possible.  Soit.  On  verra.  Ah!  je  suis 
un  des  leurs.  Je  suis  aussi  un  des  vôtres,  ô  vous  les  pau- 
vres! Un  roi  m'a  vendu,  un  pauvre  m'a  recueilli.  Qui 
m'a  mutilé?  Un  prince.  Qui  m'a  guéri  et  nourri?  Un 
meurt-de-faim.  Je  suis  lord  Clancharlie,  mais  je  reste 
Gwynplaine.  Je  tiens  aux  grands,  et  j'appartiens  aux  petits. 
Je  suis  parmi  ceux  qui  jouissent  et  avec  ceux  qui  souffrent. 
Ah  !  cette  société  est  fausse.  Un  jour  viendra  la  société 
vraie.  Alors  il  n'y  aura  plus  de  seigneurs,  il  y  aura  des 
vivants  libres.  Il  n'y  aura  plus  de  maîtres,  il  y  aura  des 
pères.  Ceci  est  l'avenir.  Plus  de  prosternement,  plus  de 
bassesse,  plus  d'ignorance,  plus  d'hommes  bêtes  de  somme, 
plus  de  courtisans,  plus  de  valets,  plus  de  rois,  la  lumière  I 
En  attendant,  me  voici.  J'ai  un  droit,  j'en  use.  Est-ce  un 
droit?  Non,  si  j'en  use  pour  moi.  Oui,  si  j'en  use  pour 
tous.  Je  parlerai  aux  lords,  en  étant  un.  0  mes  frères  d'en 
bas,  je  leur  dirai  votre  dénûment.  Je  me  dresserai  avec  la 
poignée   des    haillons   du   peuple  dans   la  main,   et  je 


174  L'HOMME    QUI   RIT. 

secouerai  sur  les  maîtres  la  misère  des  esclaves,  et  ils  ne 
pourront  plus,  eux  les  favorisés  et  les  arrogants,  se  débar- 
rasser du  souvenir  des  infortunés,  et  se  délivrer,  eux  les 
princes,  de  la  cuisson  des  pauvres,  et  tant  pis  si  c'est  de 
la  vermine,  et  tant  mieux  si  elle  tombe  sur  des  lions  T 

Ici  Gwynplaine  se  tourna  vers  les  sous-clercs  agenouillés 
qui  écrivaient  sur  le  quatrième  sac  de  laine. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  gens  qui  sont  à  genoux? 
Qu'est-ce  que  vous  faites  là?  Levez-vous,  vous  êtes  des 
hommes. 

Cette  brusque  apostrophe  à  des  subalternes  qu'un  lord 
ne  doit  pas  même  apercevoir,  mit  le  comble  aux  joies.  On 
avait  crié  bravo,  on  criahurrah!  Du  battement  des  mains 
on  passa  au  trépignement.  On  eût  pu  se  croire  à  la  Green- 
Box.  Seulement,  à  la  Green-Box  le  rire  fêtait  Gwynplaine, 
ici  il  l'exterminait.  Tuer,  c'est  l'effort  du  ridicule.  Le  rire 
des  hommes  fait  quelquefois  tout  ce  qu'il  peut  pour  assas- 
siner. 

Le  rire  était  devenu  une  voie  de  fait.  Les  quolibets 
pleuvaient.  C'est  la  bêtise  des  assemblées  d'avoir  de 
l'esprit.  Leur  ricanement  ingénieux  et  imbécile  écarte  les 
faits  au  lieu  de  les  étudier  et  condamne  les  questions  au 
lieu  de  les  résoudre.  Un  incident  est  un  point  d'interroga- 
tion. En  rire,  c'est  rire  de  l'énigme.  Le  sphinx,  qui  ne  rit 
pas,  est  derrière. 

On  entendait  des  clameurs  contradictoires  : 

—  Assez  !  assez  !  —  Encore  !  encore  ! 

William  Farraer,  baron  Leimpster,  jetait  à  Gw^ynplaine 
l'affront  de  Ryc-Quiney  à  Shakespeare  : 

—  Hislrio  !  mima  ! 

Lord  Vaughan,  homme  sentencieux,  le  vingt-neuvième 
du  banc  des  barons,  s'écriait  : 

—  Nous  revoici  au  temps  où  les  animaux  péroraient.  Au 
milieu  des  bouches  humaines,  une  mâchoire  bestiale  a  la 
parole. 

—  Écoutons  l'âne  de  Balaam,  ajoutait  lord  Yarmouth. 
Lord  Yarmouth  avait  l'air  sagace  que  donne  un  nez  rond 

et  une  bouche  de  travers. 

—  Le  rebelle  Linnaeus  est  châtié  dans  son  tombeau.  Le 
fils  est  la  punition  du  père,  disait  John  Hough,  évêque  de 


LE   CAPITULE    ET   SON   VOISINAGE.  175 

Lichfield  et  de  Coventry,  dont  Gwynplaine  avait  effleuré  la 
prébende. 

—  Il  ment,  affirmait  lord  Cholmley,  le  législateur  légiste. 
Ce  qu'il  appelle  la  torture,  c'est  la  peine  forte  et  dure,  très 
bonne  peine.  La  torture  n'existe  pas  en  Angleterre. 

Thomas  Wentworth,  baron  Raby,  apostrophait  le  chan- 
celier. 

—  Milord  chancelier,  levez  la  séance  I 

—  Non  !  non  !  non  l  qu'il  continue  l  il  nous  amuse  I  hurrah  ! 
hepi  hep!  hepi 

Ainsi  criaient  les  jeunes  lords;  leur  gaîté  était  de  la 
fureur.  Quatre  surtout  étaient  en  pleine  exaspération 
d'hilarité  et  de  haine.  C'étaient  Laurence  Hyde,  comte  de 
Rochester,  Thomas  Tufton,  comte  deThanet,et  le  vicomte 
de  Hatton,  et  le  duc  de  Montagu. 

—  A  la  niche,  Gwynplaine!  disait  Rochester. 

—  A  bas  !  à  bas  !  à  bas  !  criait  Thanet. 

Le  vicomte  Hatton  tirait  de  sa  poche  un  penny,  et  le 
jetait  à  Gwynplaine. 

Et  John  Campbell,  comte  de  Greenwich,  Savage,  comte 
Rivers,  Thompson,  baron  Haversham,  Warrigton,  Escrik, 
Rolleston,  Rockingham,  Carteret,  Langdale,  Banester  May- 
nard,  Hudson,  Caërnarvon,  Cavendish,  Burlington,  Robert 
Darcy,  comte  de  Holderness,  Other  Windsor,  comte  de 
Plymouth,  applaudissaient. 

Tumulte  de  pandémonium  ou  de  panthéon  dans  lequel  se 
perdaient  les  paroles  de  Gwynplaiine.  On  n'y  distinguait 
que  ce  mot  :  Prenez  garde  I 

Ralph,  duc  de  Montagu,  récemment  sorti  d'Oxford  et 
ayant  encore  sa  première  moustache,  descendit  du  banc 
des  ducs  où  il  siégeait  dix-neuvième,  et  alla  se  poser  les  bras 
croisés  en  face  de  Gwynplaine.  11  y  a  dans  une  lame  l'en- 
droit qui  coupe  le  plus  et  dans  une  voix  l'accent  qui  insulte 
le  mieux.  Montagu  prit  cet  accent-là,  et,  ricanant  au  nez  de 
Gwynplaine,  lui  cria: 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis? 

—  Je  prédis,  répondit  Gwynplaine. 

Le  rire  fit  explosion  de  nouveau.  Et  sous  ce  rire  grondait 
la  colère  en  ba>se  continue.  Un  des  pairs  mineurs,  Lionel 
Cranseild  Sackville,  comte  de  Dorset  et  de  Middlesex,  se 


176  L'HOMME    QUI    RIT. 

leva  debout  sur  son  banc,  ne  riant  pas,  grave  comme  il  sied 
à  un  futur  législateur,  et,  sans  dire  un  mot,  regarda 
Gwynplaine  avec  son  frais  visage  de  douze  ans  en  haussant 
les  épaules.  Ce  qui  fit  que  Tévôque  de  Saint-Asaph  se  pencha 
à  l'oreille  de  Tévêque  de  Saint-David  assis  à  côté  de  lui,  et 
lui  dit,  en  montrant  Gwynplaine  :  —  Voilà  le  fou  !  et  en 
montrant  l'enfant:  Voilà  le  sage! 

Du  chaos  des  ricanementsse  dégageaient  des  exclamations 
confuses,  —  Face  de  gorgone  !  —  Que  signifie  cette  aven- 
ture? —  Insulte  à  la  chambre!  —  Quelle  exception  qu'un 
tel  homme  !  —  Honte  !  honte  !  —  Qu'on  lève  la  séance  !  — 
Non  !  qu'il  achève  !  —  Parle,  bouffon  ! 

Lord  Lewis  de  Duras,  les  mains  sur  les  hanches,  criait  : 
—  Ah!  que  c'est  bon  de  rire!  ma  rate  est  heureuse.  Je 
propose  un  vote  d'actions  de  grâces  ainsi  conçu:  La 
chambre  des  lords  remercie  la  Green-Box. 

Gwynplaine,  on  s'en  souvient,  avait  rêvé  un  autre  accueil. 

Qui  a  gravi  dans  le  sable  une  pente  à  pic  toute  friable 
au-dessus  d'une  profondeur  vertigineuse,  qui  a  senti  sous 
ses  mains,  sous  ses  ongles,  sous  ses  coudes,  sous  ses  genoux, 
sous  ses  pieds,  fuir  et  se  dérober  le  point  d'appui,  qui, 
reculant  au  lieu  d'avancer  sur  cet  escarpement  réfractaire, 
en  proie  à  l'angoisse  du  glissement,  s'enfonçant  au  lieu  de 
gravir,  descendant  au  lieu  de  monter,  augmentant  la  certi- 
tude du  naufrage  par  l'effort  vers  le  sommet,  et  se  perdant 
un  peu  plus  à  chaque  mouvement  pour  se  tirer  de  péril, 
a  senti  l'approche  formidable  de  l'abîme,  et  a  eu  dans  les 
os  le  froid  sombre  de  là  chute,  gueule  ouverte  au-dessous 
de  vous,  celui-là  a  éprouvé  ce  qu'éprouvait  Gvfynplaine. 

Il  sentait  son  ascension  crouler  sous  lui,  et  son  auditoire 
était  un  précipice. 

11  y  a  toujours  quelqu'un  qui  dit  le  mot  où  tout  se  résume. 

Lord  Scarsdale  traduisit  en  un  cri  l'impression  de 
l'assemblée  : 

—  Qu'est-ce  que  ce  monstre  vient  faire  ici? 
Gwynplaine  se  dressa,  éperdu  et  indigné,  dans  une  sorte 

de  convulsion  suprême.  Il  les  regarda  tous  fixement. 

—  Ce  que  je  viens  faire  ici?  Je  viens  être  terrible.  Je 
suis  un  monstre,  dites-vous.  Non,  je  suis  le  peuple.  Je  suis 
une  exception  ?  Non,  je  suis  tout  le  monde.  L'exception, 


LE   CAPITULE   ET  SON  VOISINAGE.  177 

c'est  vous.  Vous  êtes  la  chimère,  et  je  suis  la  réalité.  Je 
suis  rHomme.  Je  suis  Teffrayant  Homme  qui  Rit.  Qui  rit  de 
quoi  ?  De  vous.  De  lui.  De  tout.  Qu'est-ce  que  son  rire  ? 
Votre  crime,  et  son  supplice.  Ce  crime,  il  vous  le  jette  à 
la  face;  ce  supplice,  il  vous  le  crache  au  visage.  Je  ris, 
cela  veut  dire  :  Je  pleure. 

Il  s'arrêta.  On  se  taisait.  Les  rires  continuaient,  mais  bas. 
Il  put  croire  à  une  certaine  reprise  d'attention.  Il  respira, 
et  poursuivit: 

—  Ce  rire  qui  est  sur  mon  front,  c'est  un  roi  qui  l'y  a  mis. 
Ce  rire  exprime  la  désolation  universelle.  Ce  rire  veut  dire 
haine,  silence  contraint,  rage,  désespoir.  Ce  rire  est  un 
produit  des  tortures.  Ce  rire  est  un  rire  de  force.  Si  Satan 
avait  ce  rire,  ce  rire  condamnerait  Dieu.  Mais  l'éternel  ne 
ressemble  point  aux  périssables;  étant  l'absolu,  il  est  le 
juste  ;  et  Dieu  hait  ce  que  font  les  rois.  Ah  !  vous  me  prenez 
pour  une  exception  I  Je  suis  un  symbole.  0  tout-puissants 
imbéciles  que  vous  êtes,  ouvrez  les  yeux.  J'incarne  tout. 
Je  représente  l'humanité  telle  que  ses  maîtres  l'ont  faite. 
L'homme  est  un  mutilé.  Ce  qu'on  m'a  fait,  on  l'a  fait  au 
genre  humain.  On  lui  a  déformé  le  droit,  la  justice,  la 
vérité,  la  raison,  l'intelligence,  comme  à  moi  les  yeux, 
les  narines  et  les  oreilles  ;  comme  à  moi,  on  lui  a  mis 
au  cœur  un  cloaque  de  colère  et  de  douleur,  et  sur  la 
face  un  masque  de  contentement.  Où  s'était  posé  le  doigt 
de  Dieu,  s'est  appuyée  la  griffe  du  roi.  Montrueuse  superpo- 
sition. Évoques,  pairs  et  princes,  le  peuple,  c'est  le  souffrant 
profond  qui  rit  à  la  surface.  Milords,  je  vous  le  dis,  le 
peuple,  c'est  moi.  Aujourd'hui,  vous  l'opprimez,  aujourd'hui 
vous  me  huez.  Mais  l'avenir,  c'est  le  dégel  sombre.  Ce  qui 
était  pierre  devient  flot.  L'apparence  solide  se  change  en 
submersion.  Un  craquement,  et  tout  est  dit.  Il  viendra  une 
heure  où  une  convulsion  brisera  votre  oppression,  où  un 
rugissement  répliquera  à  vos  huées.  Cette  heure  est  déjà 
venue,  —  tu  en  étais,  ô  mon  père  !  —  cette  heure  de  Dieu 
est  venue,  et  s'est  appelée  République,  on  Ta  chassée, 
elle  reviendra.  En  attendant,  souvenez-vous  que  la  série 
des  rois  armés  de  l'épée  est  interrompue  par  Cromwell 
armé  de  la  hache.  Tremblez.  Les  incorruptibles  solutions 
approchent,  les  ongles  coupés  repoussent,    les  langues 

III.  12 


178  L'HOMME    QUI    RIT. 

arrachées  s'envolent,  et  deviennent  des  langues  de  feu 
éparses  au  vent  des  ténèbres,  et  hurlent  dans  l'infini  ; 
ceux  qui  ont  faim  montrent  leurs  dents  oisives,  les  paradis 
bâtis  sur  les  enfers  chancellent,  on  souffre,  on  souffre,  on 
souffre,  et  ce  qui  est  en  haut  penche,  et  ce  qui  est  en  bas 
s'entr'ouvre,  l'ombre  demande  à  devenir  lumière,  le  damné 
discute  l'élu,  c'est  le  peuple  qui  vient,  vous  dis-je,  c'est 
l'homme  qui  monte,  c'est  la  fin  qui  commence,  c'est  la 
rouge  aurore  de  la  catastrophe,  et  voilà  ce  qu'il  y  a  dans  ce 
rire,  dont  vous  riez  !  Londres  est  une  fête  perpétuelle.  Soit. 
L'Angleterre  est  d'un  bout  à  l'autre  une  acclamation.  Oui. 
Mais  écoutez:  Tout  ce  que  vous  voyez,  c'est  moi.  Vous 
avez  des  fêtes,  c'est  mon  rire.  Vous  avez  des  joies  publiques, 
c'est  mon  rire.  Vous  avez  des  mariages,  des  sacres  et  des 
couronnements,  c'est  mon  rire.  Vous  avez  des  naisï^ances 
de  princes,  c'est  mon  rire.  Vous  avez  au-dessus  de  vous  le 
tonnerre,  c'est  mon  rire. 

Le  moyen  de  tenir  à  de  telles  choses  I  le  rire  recommença, 
cette  fois  accablant.  De  toutes  les  laves  que  jette  la  bouche 
humaine,  ce  cratère,  la  plus  corrosive,  c'est  la  joie.  Faire 
du  mal  joyeusement,  aucune  foule  ne  résiste  à  cette  conta- 
gion. Toutes  les  exécutions  ne  se  font  pas  sur  des  écha- 
fauds,  et  les  hommes,  dès  qu'ils  sont  réunis,  qu'ils  soient 
multitude  ou  assemblée,  ont  toujours  au  milieu  d'eux  un 
bourreau  tout  prêt,  qui  est  le  sarcasme.  Pas  de  supplice 
comparable  à  celui  du  misérable  risible.  Ce  supplice, 
Gwynplaine  le  subissait.  L'allégresse,  sur  lui,  était  lapi- 
dation et  mitraille.  Il  était  hochet  et  mannequin,  tête  de 
turc,  cible.  On  bondissait,  on  criait  bis,  on  se  roulait.  On 
battait  du  pied.  On  s'empoignait  au  rabat.  La  majesté  du 
lieu,  la  pourpre  des  robes,  la  pudeur  des  hermines,  l'in- 
folio  des  perruques,  n'y  faisait  rien.  Les  lords  riaient,  les 
évêques  riaient,  les  juges  riaient.  Le  banc  des  vieillards 
se  déridait,  le  banc  des  enfants  se  tordait.  L'archevêque 
de  Ganterbury  poussait  du  coude  l'archevêque  d'York. 
Henry  Compton,  évêque  de  Londres,  frère  du  comte  de 
Northampton,  se  tenait  les  côtes.  Le  lord-chancelier 
baissait  les  yeux  pour  cacher  son  rire  probable.  Et  à  la 
barre,  la  statue  du  respect,  l'huissier  de  la  verge  noire, 
riait. 


LE   CAPITULE   ET   SON   VOISINAGE.  179 

Gwynpiaine,  pâle,  avait  croisé  les  bras  ;  et,  entouré  de 
toutes  ces  figures,  jeunes  et  vieilles,  où  rayonnait  la  grande 
jubilation  homérique,  dans  ce  tourbillon  de  battements 
de  mains,  de  trépignements  et  de  hourras,  dans  cette  fré- 
nésie bouflonne  dont  il  était  le  centre,  dans  ce  splendide 
épanchement  d'hilarité,  au  milieu  de  cette  gaîté  énorme, 
il  avait  en  lui  le  sépulcre.  C'était  fini.  Il  ne  pouvait  plus 
maîtriser  ni  sa  face  qui  le  trahissait,  ni  son  auditoire  qui 
l'insultait. 

Jamais  l'éternelle  loi  fatale,  le  grotesque  cramponné  au 
sublime,  le  rire  répercutant  le  rugissement,  la  parodie  en 
croupe  du  désespoir,  le  contre-sens  entre  ce  qu'on  semble 
et  ce  qu'on  est,  n'avait  éclaté  avec  plu>?  d'horreur.  Jamais 
lueur  plus  sinistre  n'avait  éclairé  la  profonde  nuit  humaine. 

Gwynpiaine  assistait  à  l'efiraction  définitive  de  sa  desti- 
née par  un  éclat  de  rire.  L'irrémédiable  était  là.  On  se  re- 
lève tombé,  on  ne  se  relève  pas  pulvérisé.  Cette  moquerie 
inepte  et  souveraine  le  mettait  en  poussière.  Rien  de  pos- 
sible désormais.  Tout  est  selon  le  milieu.  Ce  qui  était 
triomphe  à  la  Green-Box  était  chute  et  catastrophe  à  la 
chambre  des  lords.  L'applaudissement  là-bas  était  ici  im- 
précation. Il  sentait  quelque  chose  comme  le  revers  de  son 
masque.  D'un  côté  de  ce  mas  ]ue,  il  y  avait  la  sympathie 
du  peuple  acceptant  Gwynpiaine,  de  l'autre  la  haine  des 
grands  rejetant  lord  Fermain  Clancharlie.  D'un  côté  l'at- 
traction, de  l'autre  la  répulsion,  toutes  deux  le  ramenant 
vers  l'ombre.  Il  se  sentait  comme  frappé  par  derrière.  Le 
sort  a  des  coups  de  trahison.  Tout  s'expliquera  plus  tard, 
mais,  en  attendant,  la  destinée  est  piège  et  l'homme  tombe 
dans  des  chausse-trapes.  Il  avait  cru  monter,  ce  rire  l'ac- 
cueillait ;  les  apothéoses  ont  des  aboutissements  lugubres. 
Il  y  a  un  mot  sombre,  être  dégrisé.  Sagesse  tragique,  celle 
qui  naît  de  l'ivresse.  Gwynpiaine,  enveloppé  de  cette  tem- 
pête gaie  et  féroce,  songeait. 

A  vau-l'eau,  c'est  le  fou  rire.  Une  assemblée  en  gaîté, 
c'est  la  boussole  perdue.  On  ne  savait  plus  où  l'on  allait, 
ni  ce  qu'on  faisait.  Il  fallut  lever  la  séance. 

Le  lord-chancelier,  a  attendu  l'incident  »,  ajourna  la 
suite  du  vote  au  lendemain.  La  chambre  se  sépara.  Les 
lords  firent  la  révérence  à  la  chaise  royale  et  s'en  allèrent. 


180  L'HOMME    QUI    RIT. 

On  entendit  les  rires  se  prolonger  et  se  perdre  dans  les 
couloirs.  Les  assemblées,  outre  leurs  portes  officielles,  ont 
dans  les  tapisseries,  dans  les  reliefs  et  dans  les  moulures, 
toutes  sortes  de  portes  dérobées  par  où  elles  se  vident 
comme  un  vase  par  des  fêlures.  En  peu  de  temps,  la  salle 
fut  déserte.  Gela  se  fait  très  vite,  et  presque  sans  transition. 
Ces  lieux  de  tumulte  sont  tout  de  suite  repris  parle  silence. 

L'enfoncement  dans  la  rêverie  mène  loin,  et  Ton  finit,  à 
force  de  songer,  par  être  comme  dans  une  autre  planète. 
Gwynplaine  tout  à  coup  eut  une  sorte  de  réveil.  Il  était 
seul.  La  salle  était  vide.  Il  n'avait  pas  même  vu  que  la 
séance  avait  été  levée.  Tous  les  pairs  avaient  disparu, 
même  ses  deux  parrains.  Il  n'y  avait  plus  çà  et  là  que 
quelques  bas  officiers  de  la  chambre  attendant  pour  mettre 
les  housses  et  éteindre  les  lampes  que  «  sa  seigneurie  »  fût 
partie.  Il  mit  machinalement  son  chapeau  sur  sa  tête,  sortit 
de  son  banc,  et  se  dirigea  vers  la  grande  porte  ouverte  sur 
la  galerie.  Au  moment  où  il  franchit  la  coupure  de  la  barre, 
un  door-keeper  le  débarrassa  de  sa  robe  de  pair.  Il  s'en 
aperçut  à  peine.  Un  instant  après,  il  était  dans  la  galerie. 

Les  hommes  de  service  qui  étaient  là  remarquèrent  avec 
étonnement  que  ce  lord  était  sorti  sans  saluer  le  trône. 


LE   CAPITOLE   ET   SON  VOISINAGE.  181 


VIII 


SERAIT    BON    FRÈRE    S'IL   N'ÉTAIT    BON    FILS 


Il  n'y  avait  plus  personne  dans  la  galerie.  Gwynplaine 
traversa  le  rond-point,  d'où  l'on  avait  enlevé  le  fauteuil 
et  les  tables,  et  où  il  ne  restait  plus  trace  de  son  investi- 
ture. Des  candélabres  et  des  lustres  de  distance  en  dis- 
tance indiquaient  l'itinéraire  de  sortie.  Grâce  à  ce  cordon 
de  lumière,  il  put  aisément  retrouver,  dans  l'enchaînement 
des  salons  et  des  galeries,  la  route  qu'il  avait  suivie  en  ar- 
rivant avec  le  roi  d'armes  et  l'huissier  de  la  verge  noire.  Il 
ne  faisait  aucune  rencontre,  si  ce  n'est  çà  et  là  quelque  vieux 
lord  tardigrade  s'en  allant  pesamment  et  tournant  le  dos. 

Tout  à  coup,  dans  le  Silence  de  toutes  ces  grandes  salles 
désertes,  des  éclats  de  parole  indistincts  arrivèrent  jusqu'à 
lui,  sorte  de  tapage  nocturne  singulier  en  un  tel  lieu.  Il 
se  dirigea  du  côté  où  il  entendait  ce  bruit,  et  brusquement 
il  se  trouva  dans  un  spacieux  vestibule  faiblement  éclairé 
qui  était  une  des  issues  de  la  chambre.  On  apercevait  une 
large  porte  vitrée  ouverte,  un  perron,  des  laquais  et  des 
flambeaux  ;  on  voyait  dehors  une  place  ;  quelques  carrosses 
attendaient  au  bas  du  perron. 

C'est  de  là  que  venait  le  bruit  qu'il  avait  entendu. 

En  dedans  de  la  porte,  sous  le  réverbère  du  vestibule, 
il  y  avait  un  groupe  tumultueux  et  un  orage  de  gestes  et 
de  voix.  Gwynpiaine,  dans  la  pénombre,  approcha. 

C'était  une  querelle.  D'un  côté  il  y  avait  dix  ou  douze 
jeunes  lords  voulant  sortir,  de  l'autre  un  homme,  le  cha- 
peau sur  la  tête  comme  eux,  droit  et  le  front  haut,  et  leur 
barrant  le  passage. 


182  L'HOMME    QUI    RIT. 

Qui  était  cet  homme?  Tom-Jim-Jack. 

Quelques-uns  de  ces  lords  étaient  encore  en  robe  de  pair  ; 
d'autres  avaient  quitté  l'habit  de  parlement  et  étaient  en 
habit  de  ville. 

Tom-Jim-Jack  avait  un  chapeau  à  plumes,  non  blanches, 
comme  les  pairs,  mais  vertes  et  frisées  d'orange  ;  il  était 
brodé  et  galonné  de  la  tête  aux  pieds,  avec  des  flots  de  ru- 
bans et  de  dentelles  aux  manches  et  au  cou,  et  il  maniait 
fiévreusement  de  son  poing  gauche  la  poignée  d'une  épée 
qu'il  portait  en  civadière,  et  dont  le  baudrier  et  le  fourreau 
étaient  passementés  d'ancres  d'amiral. 

C'était  lui  qui  parlait,  il  apostrophait  tous  ces  jeunes 
lords,  et  Gwynplaine  entendit  ceci  : 

—  Je  vous  ai  dit  que  vous  étiez  des  lâches.  Vous  voulez 
que  je  retire  mes  paroles.  Soit.  Vous  n'êtes  pas  des  lâches. 
Vous  êtes  des  idiots.  Vous  vous  êtes  mis  tous  contre  un.  Ce 
n'est  pas  couardise.  Bon.  Alors  c'est  ineptie.  On  vous  a 
parlé,  vous  n'avez  pas  compris.  Ici,  les  vieux  sont  sourds 
de  l'oreille,  et  les  jeunes,  de  l'intelligence.  Je  suis  assez  un 
des  vôtres  pour  vous  dire  vos  vérités.  Ce  nouveau  venu  est 
étrange,  et  il  a  débité  un  tas  de  folies,  j'en  conviens;  mais 
dans  ces  folies  il  y  avait  des  choses  vraies.  C'était  confus, 
indigeste,  mal  dit  ;  soit  ;  il  a  répété  trop  souvent  savez-vous, 
savez-vous  ;  mais  un  homme  qui  était  hier  grimacier  de  la 
foire  n'est  pas  forcé  de  parler  comme  Aristote  et  comme 
le  docteur  Gilbert  Burnet,  évêque  de  Sarum.  La  vermine, 
les  lions,  l'apostrophe  au  sous-clerc,  tout  cela  était  de  mau- 
vais goût.  Parbleu!  qui  vous  dit  le  contraire?  C'était  une 
harangue  insensée  et  décousue  et  qui  allait  tout  de  travers, 
mais  il  en  sortait  çà  et  là  des  faits  réels.  C'est  déjà  beau- 
coup de  parler  comme  cela  quand  on  n'en  fait  pas  son  mé- 
tier, je  voudrais  vous  y  voir,  vous!  Ce  qu'il  a  raconté  des 
lépreux  de  Burton-Lazers  est  incontestable;  d'ailleurs  il 
ne  serait  pas  le  premier  qui  aurait  dit  des  sottises  ;  enfin, 
moi,  milords,  je  n'aime  pas  qu'on  s'acharne  plusieurs  sur 
un  seul,  telle  est  mon  humeur,  et  je  demande  à  vos  sei- 
gneuries la  permission  d'être  offensé.  Vous  m'avez  déplu, 
j'en  suis  fâché.  Moi,  je  ne  crois  pas  beaucoup  en  Dieu, 
mais  ce  qui  m'y  ferait  croire,  c'est  quand  il  fait  de  bonnes 
actions,  ce  qui  ne  lui  arrive  pas  tous  les  jours.  Ainsi  je  lui 


LE   CAPITULE    ET   SON    VOISINAGE.  183 

sais  gré,  à  ce  bon  Dieu,  s'il  existe,  d'avoir  tiré  du  fond  de 
celte  existence  basse  ce  pair  d'Angleterre,  et  d'avoir  rendu 
son  héritage  à  cet  héritier,  et,  sans  m'inquiéter  si  cela  ar- 
range ou  non  mes  affaires,  je  trouve  beau  de  voir  subite- 
ment le  cloporte  se  changer  en  aigle  et  Gwynplaine  en 
Clancharlie.  Milords,  je  vous  défends  d'être  d'un  autre 
avis  que  moi.  Je  regrette  que  Lewis  de  Duras  ne  soit  pas 
là.  Je  l'insulterais  avec  plaisir.  Milords, Fermain Clanchar- 
lie a  été  le  lord,  et  vous  avez  été  les  saltimbanques.  Quant 
à  son  rire,  ce  n'est  pas  sa  faute.  Vous  avez  ri  de  ce  rire. 
On  ne  rit  pas  d'un  malheur.  Vous  êtes  des  niais.  Et  des 
niais  cruels.  Si  vous  croyez  qu'on  ne  peut  pas  rire  de  vous 
aussi,  vous  vous  trompez  ;  vous  êtes  laids,  et  vous  vous 
habillez  mal.  Milord  Haversham,  j'ai  vu  l'autre  jour  ta 
maîtresse,  elle  est  hideuse.  Duchesse,  mais  guenon.  Mes- 
sieurs les  rieurs,  je  répète  que  je  voudrais  bien  vous  voir 
essayer  de  dire  quatre  mots  de  suite.  Beaucoup  d'hommes 
jasent,  très  peu  parlent.  Vous  vous  imaginez  savoir  quelque 
chose  parce  que  vous  avez  traîné  vos  grègues  fainéantes  à 
Oxford  ou  à  Cambridge,  et  parce  que,  avant  d'être  pairs 
d'Angleterre  sur  les  bancs  de  Westminster-Hall,  vous  avez 
été  ânes  sur  les  bancs  du  collège  de  Gonewill  etdeCaïusî 
Moi,  je  suis  ici,  et  je  tiens  à  vous  regarder  en  face.  Vous 
venez  d'être  impudents  avec  ce  nouveau  lord.  Un  monstre, 
soit.  Mais  livré  aux  bêtes.  J'aimerais  mieux  être  lui  que 
vous.  J'assistais  à  la  séance,  à  ma  place,  comme  héritier 
possible  de  pairie,  j'ai  tout  entendu.  Je  n'avais  pas  le  droit 
de  parler,  mais  j'ai  le  droit  d'être  un  gentilhomme.  Vos 
airs  joyeux  m'ont  ennuyé.  Quand  je  ne  suis  pas  content, 
j'irais  sur  le  Mont  Pendlehill  cueillir  l'herbe  des  nuées,  le 
clovvdesbery,  qui  fait  tomber  la  foudre  sur  qui  l'arrache. 
C'est  pourquoi  je  suis  venu  vous  attendre  à  la  sortie.  Causer 
est  utile,  et  nous  avons  des  arrangements  à  prendre.  Vous 
rendiez-vous  compte  que  vous  me  nianquiez  un  peu  à  moi- 
même?  Milords,  j'ai  le  ferme  dessein  de  tuer  quelques-uns 
d'entre  vous.  Vous  tous  qui  êtes  ici,  Thomas Tufton,  comte 
de  Thanet,  Savage,  comte  Hivers,  Charles  Spencer,  comte 
de  Sunderland,  Laurence  Hyde,  comte  deRochester,  vous, 
barons,  Gray  de  Rolleston,  Cary  Hunsdon,  Escrick,  Rockin- 
gham,  toi,  petit  Carteret,  toi,  Robert  Darcy,  comte  de  Hol- 


184  L'HOMME    QUI   RIT. 

derness,  toi  William,  vicomte  Halton,  et,  toi,  Ralph,  duc 
de  Montagu,  et  tous  les  autres  qui  voudront,  moi,  David 
Dirry-Moir,  un  des  soldats  de  la  flotte,  je  vous  somme  et 
je  vous  appelle,  et  je  vous  commande  de  vous  pourvoir  en 
diligence  de  seconds  et  de  parrains,  et  je  vous  attends  face 
contre  face  et  poitrine  contre  poitrine,  ce  soir,  tout  de 
suite,  demain,  le  jour,  la  nuit,  en  plein  soleil,  aux  flambeaux, 
où,  quand  et  comme  bon  vous  semblera,  partout  où  il  y  a 
assez  de  place  pour  deux  longueurs  d'épées,  et  vous  ferez 
bien  de  visiter  les  batteries  de  vos  pistolets  et  le  tranchant 
de  vos  estocs,  attendu  que  j'ai  l'intention  de  faire  vos  pai- 
ries vacantes.  Ogle  Cavendish,  prends  tes  précautions  et 
songe  à  ta  devise  :  Cavendo  tutus.  Marmaduke  Langdale, 
tu  feras  bien,  comme  ton  ancêtre  Gundold,  de  te  faire 
suivre  d'un  cercueil.  Georges  Booth,  comte  de  Warington, 
tu  ne  reverras  pas  le  comté  palatin  de  Chester  et  ton  laby- 
rinthe à  la  façon  de  Crète  et  les  hautes  tourelles  de  Dunhara 
Massie.  Quant  à  lord  Vaughan,  il  est  assez  jeune  pour  dire 
des  impertinences  et  trop  vieux  pour  en  répondre  ;  je  de- 
manderai compte  de  ses  paroles  à  son  neveu  Richard  Vau- 
ghan, membre  des  communes  pour  le  bourg  de  Merioneth. 
Toi ,  John  Campbell,  comte  de  Greenwich ,  je  te  tuerai  comme 
Achon  tua  Matas,  mais  d'un  coup  franc,  et  non  par  derrière, 
ayant  coutume  de  montrer  mon  cœur  et  non  mon  dos  à  la 
pointe  de  l'espadon.  Et  c'est  dit,  milords.  Sur  ce,  usez  de 
maléfices,  si  bon  vous  semble,  consultez  des  tireuses  de 
cartes,  graissez-vous  la  peau  avec  les  onguents  et  les  drogues 
qui  font  invulnérable,  pendez-vous  au  cou  des  sachets  du 
diable  ou  de  la  vierge,  je  vous  combattrai  bénits  ou  mau- 
dits, et  je  ne  vous  ferai  point  tâter  pour  savoir  si  vous  avez 
sur  vous  des  sorcelleries.  A  pied  ou  à  cheval.  En  plein  car- 
refour, si  vous  voulez,  à  Piccadilly  ou  à  Charing-Cross,  et 
l'on  dépavera  la  rue  pour  notre  rencontre  comme  on  a  dé- 
pavé la  cour  du  Louvre  pour  le  duel  de  Guise  et  de  Bassom- 
pierre.  Tous,  entendez-vous?  je  vous  veux  tous.  Dorme, 
comte  de  Caërnarvon,  je  te  ferai  avaler  ma  lame  jusqu'à  la 
coquille,  comme  fit  Marolles  à  Lisle-Marivaux  ;  et  nous 
verrons  ensuite,  milord,  si  tu  riras.  Toi,  Burlington,  qui 
as  l'air  d'une  fille  avec  tes  dix-sept  ans,  tu  auras  le  choix 
entre  les  pelouses  de  ta  maison  de  Middlesex  et  ton  beau 


LE   CAPITULE   ET   SON    VOISINAGE.  185 

jardin  de  Londesburg  en  Yorkshire  pour  te  faire  enterrer. 
J'informe  vos  seigneuries  qu'il  ne  me  convient  pas  qu'on 
soit  insolent  devant  moi.  Et  je  vous  châtierai,  milords.  Je 
trouve  mauvais  que  vous  ayez  bafoué  lord  Fermain  Clan- 
charlie.  Il  vaut  mieux  que  vous.  Comme  Clancharlie,  il  a 
la  noblesse,  que  vous  avez,  et  comme  Gwynplaine,  il  a  l'es- 
prit, que  vous  n'avez  pas.  Je  fais  de  sa  cause  ma  cause,  de 
son  injure  mon  injure,  et  de  vos  ricanements  ma  colère. 
Nous  verrons  qui  sortira  de  cette  aflaire  vivant,  car  je  vous 
provoque  à  outrance,  entendez-vous  bien?  et  à  toute  arme 
et  de  toute  façon,  et  choisissez  la  mort  qui  vous  plaira,  et 
puisque  vous  êtes  des  manants  en  même  temps  que  des 
gentilshommes,  je  proportionne  le  défi  à  vos  qualités,  et 
je  vous  oSre  toutes  les  manières  qu'ont  les  hommes  de  se 
tuer,  depuis  l'épée  comme  les  princes  jusqu'à  la  boxe 
comme  les  goujats! 

A  ce  jet  furieux  de  paroles  tout  le  groupe  hautain  des 
jeunes  lords  répondit  par  un  sourire.  —  Convenu,  dirent- 
ils. 

—  Je  choisis  le  pistolet,  dit  Burlington. 

—  Moi,  dit  Escrick,  l'ancien  combat  de  champ  clos  à  la 
masse  d'armes  et  au  poignard. 

—  Moi,  dit  Holderness,  le  duel  aux  deux  couteaux,  le 
long  et  le  court,  torses  nus,  et  corps  à  corps. 

—  Lord  David,  dit  le  comte  de  Thanet,  tu  es  écossais. 
Je  prends  la  claymore. 

—  Moi,  l'épée,  dit  Rockingham. 

—  Moi,  dit  le  duc  Ralph,  je  préfère  la  boxe.  C'est  plus 
noble. 

Gvv^ynplaine  sortit  de  l'ombre.  ' 

Il  se  dirigea  vers  celui  qu'il  avait  jusque-là  nommé  Tom- 
Jim-Jack,  et  en  qui  maintenant  il  commençait  à  entrevoir 
autre  chose. 

—  Je  vous  remercie,  dit-il.  Mais  ceci  me  regarde. 
Toutes  les  têtes  se  tournèrent. 

Gwynplaine  avança.  11  se  sentait  poussé  vers  cet  homme 
qu'il  entendait  appeler  lord  David,  et  qui  était  son  défen- 
seur, et  plus  encore  peut-être.  Lord  David  recula. 

—  Tiens I  dit  lord  David,  c'est  vousl  vous  voilai  Cela  se 
trouve  bien.  J'avais  aussi  un  mot  à  vous  dire.  Vous  avez 


186  L'HOMME    QUI    RIT. 

tout  à  l'heure  parlé  d'une  femme  qui,  après  avoir  aimé 
lord  Linnseus  Clancharlie,  a  aimé  le  roi  Charles  II? 

—  C'est  vrai. 

—  Monsieur,  vous  avez  insulté  ma  mère. 

—  Votre  mère?  s'écria  Gwynplaine.  En  ce  cas,  je  le 
devinais,  nous  sommes... 

—  Frères,  répondit  lord  David. 

Et  il  donna  un  soufflet  à  Gwynplaine. 

—  Nous  sommes  frères,  reprit-il.  Ce  qui  fait  que  nous 
pouvons  nous  battre.  On  ne  se  bat  qu'entre  égaux.  Qui  est 
plus  notre  égal  que  notre  frère?  Je  vous  enverrai  mes 
parrains.  Demain,  nous  nous  couperons  la  gorge. 


LIVRE    NEUVIÈME 

EN   RUINE 


C'EST   A  TRAVERS    L'EXCES    DE   GRANDEUR 
QU'ON    ARRIVE    A   L'EXCÈS   DE    MISÈRE 


Comme  minuit  sonnait  à  Saint-Paul,  un  homme,  qui 
venait  de  traverser  le  pont  de  Londres,  entrait  dans  les 
ruelles  de  Southwark.  Il  n'y  avait  point  de  réverbères 
allumés,  l'usage  étant  alors,  à  Londres  comme  à  Paris, 
d'éteindre  l'éclairage  public  à  onze  heures,  c'est-à-dire  de 
supprimer  les  lanternes  au  moment  où  elles  deviennent 
nécessaires.  Les  rues,  obscures,  étaient  désertes.  Point  de 
réverbères,  cela  fait  peu  de  passants.  L'homme  marchait 
à  grands  pas.  11  était  étrangement  vêtu  pour  aller  dans  la 
rue  à  pareille  heure.  Il  avait  un  habit  de  soie  brodé,  l'épée 
au  côté  et  un  chapeau  à  plumes  blanches,  et  point  de 
manteau.  Les  watchemen  qui  le  voyaient  passer  disaient  : 
—  C'est  un  seigneur  qui  a  fait  un  pari.  —Et  ils  s'écartaient 
avec  le  respect  dû  à  un  lord  et  à  une  gageure. 

Cet  homme  était  Gwynplaine. 

11  avait  pris  la  fuite. 

Où  en  était-il  ?  il  ne  le  savait  pas.  L'âme,  nous  l'avons 
dit,  a  ses  cyclones,  tournoiements  épouvantables  où  tout 
se  mêle,  le  ciel,  la  mer,  le  jour,  la  nuit,  la  vie,  la  mort, 
dans  une  sorte  d'horreur  inintelligible.  Le  réel  cesse  d'être 
respirable.  On  est  écrasé  par  des  choses  auxquelles  on  ne 
croit  pas.  Le   néant  s'est  l'ait  ouragan.  Le  firmament  a 


190  L'HOMME    QUI   RIT. 

blêmi.  L'infini  est  vide.  On  est  dans  l'absence.  On  se  senl 
mourir.  On  désire  un  astre.  Qu'éprouvait  Gwynplaine?  une 
soif,  voir  Dea. 

Il  ne  sentait  plus  que  cela.  Regagner  la  Green-Box,  et 
l'inn  Tadcaster,  sonore,  lumineux,  plein  de  ce  bon  rire 
cordial  du  peuple;  retrouver  Ursus  et  Homo,  revoir  Dea, 
rentrer  dans  la  vie  ! 

Les  désillusions  se  détendent  comme  l'arc,  avec  une 
force  sinistre,  et  jettent  l'homme,  cette  flèche,  vers  le  vrai. 
Gwynplaine  avait  hâte.  Il  approchait  du  Tarrinzeau-field. 
Il  ne  marchait  plus,  il  courait.  Ses  yeux  plongeaient  dans 
l'obscurité  en  avant.  Il  se  faisait  précéder  par  son  regard; 
recherche  avide  du  port  à  l'horizon.  Quel  moment  que 
celui  où  il  allait  apercevoir  les  fenêtres  éclairées  de  l'inn 
Tadcaster  ! 

Il  déboucha  sur  le  bowling  green.  Il  tourna  un  coin  de 
mur  et  eut,  en  face  de  lui,  à.  l'autre  bout  du  pré,  à  quelque 
distance,  l'inn,  qui  était,  on  s'en  souvient,  la  seule  maison 
du  champ  de  foire. 

Il  regarda.  Pas  de  lumière.  Une  masse  noire. 

Il  frissonna.  Puis  il  se  dit  qu'il  était  tard,  que  la  taverne 
était  fermée,  que  c'était  tout  simple,  qu'on  dormait,  qu'il 
n'y  avait  qu'à  réveiller  Nicless  ou  Govicum,  qu'il  fallait 
aller  à  l'inn  et  frapper  à  la  porte.  Et  il  y  alla.  Il  n'y  courut 
pas.  Il  s'y  précipita. 

Il  arriva  à  l'inn,  ne  respirant  plus.  On  est  en  pleine  tour- 
mente, on  se  débat  dans  les  invisibles  convulsions  de  l'âme, 
on  ne  sait  plus  si  l'on  est  mort  ou  vivant,  et  l'on  a  pour 
ceux  qu'on  aime  toutes  sortes  de  délicatesses;  c'est  à  cela 
que  se  reconnaissent  les  vrais  cœurs.  Dans  l'engloutissement 
de  tout,  la  tendresse  surnage.  Ne  pas  réveiller  brusque- 
ment Dea,  ce  fut  tout  de  suite  la  préoccupation  de  Gwyn- 
plaine. 

Il  approcha  de  l'inn  en  faisant  le  moins  de  bruit  possible. 
Il  connaissait  le  réduit,  ancienne  niche  de  chien  de  garde, 
où  couchait  Govicum  ;  ce  réduit,  contigu  à  la  salle  basse, 
avait  une  lucarne  sur  la  place  ;  Gwynplaine  gratta  douce- 
ment la  vitre.  Réveiller  Govicum  suffisait. 

Il  ne  se  fit  aucun  mouvement  dans  le  bedroom  de 
Govicum.  A  cet  âge,  se  dit  Gwynplaine,  on  a  le  sommeil 


EN   RUINE.  191 

dur.  Il  frappa  du  revers  de  sa  main  un  petit  coup  sur  la 
lucarne.  Rien  ne  remua. 

Il  frappa  plus  vivement  et  deux  coups.  On  ne  bougea 
pas  dans  le  réduit.  Alors,  avec  quelque  frémissement,  il 
alla  à  la  porte  de  l'inn,  et  cogna. 

Personne  ne  répondit. 

Il  pensa,  non  sans  ressentir  le  commencement  d*un 
froid  profond  :  —  Maître  Nicless  est  vieux,  les  enfants 
dorment  durement  et  les  vieillards  lourdement.  Allons  I 
plus  fort! 

11  avait  gratté.  Il  avait  frappé.  11  avait  cogné.  Il  heurta. 
Ceci  lui  rappela  un  lointain  souvenir,  Weymouih,  quand 
il  avait,  tout  petit,  Dea  toute  petite  dans  ses  bras. 

Il  heurta  violemment,  comme  un  lord,  qu'il  était,  hélas! 

La  maison  demeura  silencieuse. 

Il  sentit  qu'il  devenait  éperdu. 

Il  ne  garda  plus  de  ménagement.  Il  appela  :  Nicless! 
Govicuml 

En  même  temps,  il  regardait  aux  fenêtres  pour  voir  si 
quelque  chandelle  s'allumait. 

Rien  dans  l'inn.  Pas  une  voix.  Pas  un  bruit.  Pas  une 
lueur. 

Il  alla  à  la  porte  cochère  et  la  heurta,  et  la  poussa,  et  la 
secoua  frénétiquement,  en  criant  :  Ursusl  Homo  ! 

Le  loup  n'aboya  pas. 

Une  sueur  glacée  perla  sur  son  front. 

Il  jeta  les  yeux  autour  de  lui.  La  nuit  était  épaisse,  mais 
il  y  avait  assez  d'étoiles  pour  que  le  champ  de  foire  fût 
distinct.  Jl  vit  une  chose  lugubre,  l'évanouissement  de 
tout.  Il  n'y  avait  plus  une  seule  baraque  sur  le  bowling- 
green.  Le  circus  n'y  était  plus.  Pas  une  tente.  Pas  un  tré- 
teau. Pas  un  chariot.  Ce  vagabondage  aux  mille  vacarmes 
qui  avait  fourmillé  là  avait  fait  place  à  on  ne  sait  quelle 
farouche  noirceur  vide.  Tout  s'en  était  allé. 

La  folie  de  l'anxiété  le  prit.  Qu'est-ce  que  cela  voulait 
dire?  Qu'était-il  donc  arrivé?  Est-ce  qu'il  n'y  avait  plus 
personne?^  Est-ce  que  sa  vie  se  serait  écroulée  derrière 
lui?  Qu'est-ce  qu'on  leur  avait  fait,  à  tous?  Ah!  mon  Dieu! 
Il  se  rua  comme  une  tempête  sur  la  maison.  11  frappa  à  la 
porte  bâtarde,  à  la  porte  cochère,  aux  fenêtres,  aux  volets, 


192  L'HOMME    QUI    RIT. 

aux  murs,  des  poings  et  des  pieds,  furieux  d'eflfroi  et  d'an- 
goisse. II  appela  Nicless,  Govicum,  Fibi,  Vinos,  Ursus, 
Homo.  Toutes  les  clameurs,  tous  les  bruits,  il  les  jeta  sur 
cette  muraille.  Par  instants  il  s'interrompait  et  écoutait, 
la  maison  restait  muette  et  morte.  Alors,  exaspéré,  il 
recommençait.  Chocs,  frappements,  cris,  roulements  de 
coups  faisant  écho  partout.  On  eût  dit  le  tonnerre  essayant 
de  réveiller  le  sépulcre. 

A  un  certain  degré  d'épouvante,  on  devient  terrible. 
Qui  craint  tout,  ne  craint  plus  rien.  On  donne  des  coups 
de  pied  au  sphinx.  On  rudoie  l'inconnu.  Il  renouvela  le 
tumulte  sous  toutes  les  formes  possibles,  s'arrêtant,  repre- 
nant, inépuisable  en  cris  et  en  appels,  donnant  l'assaut 
à  ce  tragique  silence. 

Il  appela  cent  fois  tous  ceux  qui  pouvaient  être  là,  et 
cria  tous  les  noms,  excepté  Dea.  Précaution,  obscure  pour 
lui-même,  dont  il  avait  encore  l'instinct  dans  son  égarement. 

Les  cris  et  les  appels  épuisés,  restait  l'escalade.  Il  se 
dit  :  Il  faut  entrer  dans  la  maison.  Mais  comment?  Il  cassa 
une  vitre  du  réduit  de  Govicum,  y  fourra  son  poing  en  se 
déchirant  la  chair,  tira  le  verrou  du  châssis  et  ouvrit  la 
lucarne.  Il  s'aperçut  que  son  épée  allait  le  gêner;  il  l'arra- 
cha avec  colère,  fourreau,  lame  et  ceinturon,  etlajetasurle 
pavé.  Puis  il  se  hissa  aux  reliefs  de  la  muraille,  et,  bien  que 
la  lucarne  fût  étroite,  il  put  y  passer.  Il  pénétra  dans  l'inn. 

Le  lit  de  Govicum,  vaguement  visible,  était  dans  le 
réduit,  mais  Govicum  n'y  était  pas.  Pour  que  Govicum  ne 
fût  pas  dans  son  lit,  il  fallait  évidemment  que  Nicless  ne 
fût  pas  dans  le  sien.  Toute  la  maison  était  noire.  On  sentait 
dans  cet  intérieur  ténébreux  l'immobilité  mystérieuse  du 
vide,  et  cette  vague  horreur  qui  signifie  :  11  n'y  a  personne. 
Gwynplaine,  convulsif,  traversa  la  salle  basse,  se  cogna 
aux  tables,  piétina  sur  les  vaisselles,  renversa  les  bancs, 
culbuta  les  brocs,  enjamba  les  meubles,  alla  à  la  porte 
donnant  sur  la  cour,  et  la  défonça  d'un  coup  de  genou 
qui  fit  sauter  le  loquet.  La  porte  tourna  sur  ses  gonds.  Il 
regarda  dans  la  cour.  La  Green-Box  n'y  était  plus. 


EN   RUINE  193 


II 


RÉSIDU 


Gwynplaine  sortit  de  la  maison,  et  se  mit  à  explorer 
dans  tous  les  sens  le  Tarrinzeau-field  ;  il  alla  partout  où,  la 
veille,  on  voyait  un  tréteau,  une  tente,  ou  une  cahute.  Il 
n'y  avait  plus  rien.  11  frappa  aux  échoppes,  quoique  sachant 
très  bien  qu'elles  étaient  inhabitées.  11  cogna  à  tout  ce 
qui  ressemblait  à  une  fenêtre,  ou  à  une  porte.  Pas  une  voix 
ne  sortit  de  cette  obscurité.  Quelque  chose  comme  la 
mort  était  venu  là. 

La  fourmilière  avait  été  écrasée.  Visiblement,  une  me- 
sure de  police  avait  été  prise.  Il  y  avait  eu  ce  qu'on 
appellerait  de  nos  jours  une  razzia.  Le  Tarrinzeau-fleld 
était  plus  que  désert,  il  était  désolé,  et  l'on  y  sentait  dans 
tous  les  recoins  le  grattement  d'une  griffe  féroce.  On  avait 
pour  ainsi  dire  retourné  les  poches  de  ce  misérable  champ 
de  foire,  et  tout  vidé. 

Gwynplaine,  après  avoir  tout  fouillé,  quitta  le  bowling- 
green,  entra  dans  les  rues  tortueuses  de  l'extrémité  appelée 
l'East-point,  et  se  dirigea  vers  la  Tamise. 

Il  franchit  quelques  zigzags  de  ce  réseau  de  ruelles  où 
il  n'y  avait  que  des  murs  et  des  haies,  puis  il  sentit  dans 
l'air  le  frais  de  l'eau,  il  entendit  le  glissement  sourd  du 
fleuve,  et  brusquement  il  se  trouva  devant  un  parapet. 
C'était  le  parapet  de  l'Effroc-stone. 

Ce  parapet  bordait  un  tronçon  de  quai  très  court  et  très 
étroit.  Sous  le  parapet,  la  haute  muraille  Eflroc-stone  s'en- 
fonçait à  pic  dans  une  eau  obscure. 

Gwynplaine  s'arrêta  à  ce  parapet,  s'y  accouda,  prit  sa 

m.  13 


194  L'HOMME    QUI    RIT. 

tête  dans  ses  mains,  et  se  mit  à  penser,  ayant  cette  eau 
au-dessous  de  lui. 

Regardait-il  Teau?  Non.  Que  regardait-il?  L'ombre.  Non 
pas  l'ombre  hors  de  lui,  mais  l'ombre  au  dedans  de  lui. 

Dans  le  mélancolique  paysage  de  nuit  auquel  il  ne  faisait 
pas  attention,  dans  cette  profondeur  extérieure  où  son 
regard  n'entrait  point,  on  pouvait  distinguer  des  silhouettes 
de  vergues  et  de  mâts.  Sous  l'Effroc-stone,  il  n'y  avait  que 
le  flot,  mais  le  quai  en  aval  s'abaissait  en  rampe  insensible 
et  aboutissait,  à  quelque  distance,  à  une  berge  que  lon- 
geaient plusieurs  bateaux,  les  uns  en  arrivage,  les  autres 
en  partance,  communiquant  avec  la  terre  par  de  petits 
promontoires  d'amarrage,  construits  exprès,  en  pierre  ou 
en  bois,  ou  par  des  passerelles  en  planches.  Ces  navires, 
les  uns  amarrés,  les  autres  à  l'ancre,  étaient  immobiles. 
On  n'y  entendait  ni  marcher,  ni  parler,  la  bonne  habitude 
des  matelots  étant  de  dormir  le  plus  qu'ils  peuvent  et  de 
ne  se  lever  que  pour  la  besogne.  S'il  y  avait  quelqu'un  de 
ces  bâtiments  qui  dût  partir  dans  la  nuit  à  l'heure  de  la 
marée,  on  n'y  était  pas  encore  réveillé. 

On  voyait  à  peine  les  coques,  grosses  ampoules  noires, 
et  les  agrès,  fils  mêlés  d'échelles.  C'était  livide  et  confus. 
Çà  et  là  un  falot  rouge  piquait  la  brume. 

Gwynplaine  ne  percevait  rien  de  tout  cela.  Ce  qu'il 
considérait,  c'était  la  destinée. 

il  songeait,  visionnaire  éperdu  devant  la  réalité  inexo- 
rable. 

Il  lui  semblait  entendre  derrière  lui  quelque  chose 
comme  un  tremblement  de  terre.  C'était  le  rire  des  lords. 

Ce  rire,  il  venait  d'en  sortir.  Il  en  était  sorti  souffleté. 

Souffleté  par  qui? 

Par  son  frère. 

Et  en  sortant  de  ce  rire,  avec  ce  soufflet,  se  réfugiant, 
oiseau  blessé,  dans  son  nid,  fuyant  la  haine  et  cherchant 
l'amour,  qu'avait-il  trouvé? 

Les  ténèbres. 

Personne. 

Tout  disparu. 

Ces  ténèbres,  il  les  comparait  au  songe  qu'il  avait  fait. 

Quel  écroulement! 


EN   RUINE.  195 

Gwynplaiae  venait  d'arriver  à  ce  bord  sinistre,  le  vide. 
La  Green-Box  partie,  c'était  l'univers  évanoui. 

La  fermeture  de  son  âme  venait  de  se  faire. 

Il  songeait. 

Qu'avait-il  pu  se  passer?  Où  étaient-ils?  On  les  avait 
enlevés  évidemment.  Sa  destinée  avait  été  sur  lui  Gwyn- 
plaine  un  coup,  la  grandeur,  et  sur  eux  un  contre-coup, 
l'anéantissement.  Il  était  clair  qu'il  ne  les  reverrait  jamais. 
On  avait  pris  des  précautions  pour  cela.  Et  l'on  avait  fait  en 
même  temps  main  basse  sur  tout  ce  qui  habitait  le  champ 
de  foire,  à  commencer  par  Nicless  et  Govieum,  afin 
qu'aucun  renseignement  ne  pût  lui  être  donné.  Dispersion 
inexorable.  Cette  redoutable  force  sociale,  en  même  temps 
qu'elle  le  pulvérisait,  lui,  à  la  chambre  des  lords,  les  avait 
broyés,  eux,  dans  leur  pauvre  cabane.  Ils  étaient  perdus. 
Dea  était  perdue.  Perdue  pour  lui.  A  jamais.  Puissances  du 
ciel!  où  était-elle?  Et  il  n'avait  pas  été  là  pour  la  dé- 
fendre l 

Faire  des  conjectures  sur  des  absents  qu'on  aime,  c'est  se 
mettre  à  la  question.  Il  s'infligeait  cette  torture.  A  chaque 
coin  qu'il  s'enfonçait,  à  chaque  supposition  qu'il  faisait,  il 
avait  un  sombre  rugissement  intérieur. 

A  travers  une  succession  d'idées  poignantes,  il  se  sou- 
venait de  l'homme  évidemment  funeste  qui  lui  avait  dit  se 
nommer  Barkilphedro.  Cet  homme  lui  avait  écrit  dans  le 
cerveau  quelque  chose  d'obscur  qui  à  présent  reparaissait, 
et  cela  avait  été  écrit  d'une  encre  si  horrible  que  c'était 
maintenant  des  lettres  de  feu,  et  Gwynplaine  voyait  flam- 
boyer au  fond  de  sa  pensée  ces  paroles  énigmatiques, 
aujourd'hui  expliquées  :  Le  destin  n'ouvre  pas  une  porte 
sans  en  fermer  une  autre. 

Tout  était  consommé.  Les  dernières  ombres  étaient  sur 
lui.  Tout  homme  peut  avoir  dans  sa  destinée  une  fin  du 
monde  pour  lui  seul.  Cela  s'appelle  le  désespoir.  L'âme  est 
pleine  d'étoiles  tombantes. 

Voilà  donc  où  il  en  était  l 

Une  fumée  avait  passé.  Il  avait  été  mêlé  à  cette  fumée. 
Elle  s'était  épaissie  sur  ses  yeux;  elle  était -entrée  dans  son 
cerveau.  Il  avait  été,  au  dehors,  aveuglé;  au  dedans,  enivré 
Cela  avait  duré  le  temps  qu'une  fumée  passe.  Puis  tout 


196  L'HOMME    QUI    RIT. 

s'était  dissipé,  la  fumée  et  sa  vie.  Réveillé  de  ce  rêve,  il  se 
retrouvait  seul. 

Tout  évanoui.  Tout  en  allé.  Tout  perdu.  La  nuit.  Rien. 
C'était  là  son  horizon. 

Il  était  seul. 

Seul  a  un  synonyme  :  mort. 

Le  désespoir  est  un  compteur.  Il  tient  à  faire  son  total. 
Rien  ne  lui  échappe.  (1  additionne  tout,  il  ne  fait  pas  grâce 
des  centimes.  Il  reproche  à  Dieu  les  coups  de  tonnerre  et 
les  coups  d'épingle.  Il  veut  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  le 
destin.  Il  raisonne,  pèse  et  calcule. 

Sombre  refroidissement  extérieur  sous  lequel  continue 
de  couler  la  lave  ardente. 

Gwynplaine  s'examina,  et  examina  le  sort. 

Le  coup  d'œil  en  arrière  ;  résumé  redoutable. 

Quand  on  est  au  haut  de  la  montagne,  on  regarde  le 
précipice.  Quand  on  est  au  fond  de  la  chute,  on  regarde 
le  ciel. 

Et  l'on  se  dit  :  J'étais  là  ! 

Gwynplaine  était  tout  en  bas  du  malheur.  Et  comme 
cela  était  venu  vite  !  Promptitude  hideuse  de  l'infortune. 
Elle  est  si  lourde  qu'on  la  croirait  lente.  Point.  Il  semble 
que  la  neige  doit  avoir,  étant  froide,  la  paralysie  de  l'hiver, 
et,  étant  blanche,  l'immobilité  du  linceul.  Tout  cela  est 
démenti  par  l'avalanche! 

L'avalanche,  c'est  la  neige  devenue  fournaise.  Elle  reste 
glacée,  et  dévore.  L'avalanche  avait  enveloppé  Gwynplaine. 
Il  avait  été  arraché  comme  un  haillon,  déraciné  comme  un 
arbre,  précipité  comme  une  pierre. 

Il  récapitula  sa  chute.  Il  se  fit  des  demandes  et  des 
réponses.  La  douleur  est  un  interrogatoire.  Aucun  juge 
n'est  minutieux  comme  la  conscience  instruisant  son 
propre  procès. 

Quelle  quantité  de  remords  y  avait-il  dans  son  déses- 
poir? 

Il  voulut  s'en  rendre  compte  et  disséqua  sa  conscience; 
vivisection  douloureuse. 

Son  abseace  avait  produit  une  catastrophe.  Cette  absence 
avait-elle  dépendu  de  lui?  Dans  tout  ce  qui  venait  de  se 
passer,  avait-il  été  libre?  Point.  Il  s'était  senti  captif.  Ce 


EN   RUINE.  197 

qui  l'avait  arrêté  et  retenu,  qu'était-ce?  Une  prison?  non. 
Une  chaîne?  non.  Qu'était-ce  donc?  une  glu.  Il  avait  été 
embourbé  dans  de  la  grandeur. 

A  qui  cela  n'est-il  pas  arrivé,  d'être  libre  en  apparence, 
et  de  se  sentir  les  ailes  empêtrées? 

Il  y  avait  eu  quelque  chose  comme  un  panneau  tendu. 
Ce  qui  est  d'abord  tentation  finit  par  être  captivité. 

Toutefois,  et  sur  ce  point  sa  conscience  le  pressait,  ce 
qui  s'était  offert,  l'avail-il  simplement  subi?  ^on.  11  l'avait 
accepté. 

Qu'il  lui  eût  été  fait  violence  et  surprise  dans  une  certaine 
mesure,  cela  était  vrai;  mais  lui,  de  son  côté,  dans  une 
certaine  mesure,  il  s'était  laissé  faire.  S'être  laissé  enlever, 
ce  n'était  pas  sa  faute  ;  s'être  laissé  enivrer,  c'avait  été  sa 
défaillance.  Il  y  avait  eu  un  moment,  moment  décisif,  où 
la  question  avait  été  posée;  ce  Barkilphedro  l'avait  mis  en 
face  d'un  dilemme,  et  avait  nettement  donné  à  Gwynplaine 
l'occasion  de  résoudre  son  sort  d'un  mot.  Gwynplaine  pou- 
vait dire  non.  Il  avait  dit  oui. 

De  ce  oui,  prononcé  dans  l'étourdissement,  tout  avait 
découlé.  Gwynplaine  le  comprenait.  Arrière-goût  amer  du 
consentement. 

Cependant,  car  il  se  débattait,  était-ce  donc  un  si  grand 
tort  de  rentrer  dans  son  droit,  dans  son  patrimoine,  dans 
son  héritage,  dans  sa  maison,  et,  patricien,  dans  le  rang 
de  ses  aïeux,  et,  orphelin,  dans  le  nom  de  son  père? 
Qu'avait-il  accepté?  une  restitution.  Faite  par  qui?  par  la 
providence, 

Alors  il  sentait  une  révolte.  Acceptation  stupide!  quel 
marché  il  avait  faiti  quel  échange  inepte!  Il  avait  traité  à 
perte  avec  cette  providence.  Quoi  doncl  pour  avoir  deux 
millions  de  rente,  pour  avoir  sept  ou  huit  seigneuries, 
pour  avoir  dix  ou  douze  palais,  pour  avoir  des  hôtels  à  la 
ville  et  des  châteaux  à  la  campagne,  pour  avoir  cent 
laquais,  et  des  meutes,  et  des  carrosses,  et  des  armoiries, 
pour  être  juge  et  législateur,  pour  être  couronné  et  en 
robe  de  pourpre  comme  un  roi,  pour  être  baron  et 
marquis,  pour  être  pair  d'Angleterre,  il  avait  donné  la  ba- 
raque d'Ursus  et  le  sourire  de  Dea!  Pour  une  immensité 
mouvante  où  l'on  s'engloutit  et  où  l'on  naufrage,  il  avait 


198  L'HOMME    QUI   RIT. 

donné  le  bonheur!  Pour  l'océan,  il  avait  donné  la  perle. 
0  insensé!  ô  imbécile!  ôdupel 

Mais  pourtant,  et  ici  l'objection  renaissait  sur  un  terrain 
solide,  dans  cette  fièvre  de  la  haute  fortune  qui  l'avait 
saisi,  tout  n'avait  pas  été  malsain.  Peut-être  y  aurait-il  eu 
égoïsme  dans  la  renonciation,  peut-être  y  avait-il  devoir 
dans  l'acceptation.  Brusquement  transformé  en  lord,  que 
devait-il  faire?  La  complication  de  l'événement  produit  la 
perplexité  de  l'esprit.  C'est  ce  qui  lui  était  arrivé.  Le  de- 
voir donnant  des  ordres  en  sens  inverse,  le  devoir  de  tous 
les  côtés  à  la  fois,  le  devoir  multiple,  et  presque  contra- 
dictoire, il  avait  eu  cet  effarement.  C'était  cet  effarement 
qui  l'avait  paralysé,  notamment  dans  ce  trajet  de  Corleone- 
lodge  à  la  chambre  des  lords,  auquel  il  n'avait  pas  résisté. 
Ce  que,  dans  la  vie,  on  appelle  monter,  c'est  passer  de 
l'itinéraire  calme  à  l'itinéraire  inquiétant.  Où  est  désormais 
la  ligne  droite?  Envers  qui  est  le  premier  devoir?  Est-ce 
envers  ses  proches?  Est-ce  envers  le  genre  humain?  Ne 
passe-t-on  pas  de  la  petite  famille  à  la  grande?  On  monte, 
et  l'on  sent  sur  son  honnêteté  un  poids  qui  s'accroît.  Plus 
haut,  on  se  sent  plus  obligé.  L'élargissement  du  droit 
agrandit  le  devoir.  On  a  l'obsession,  l'illusion  peut-être,  de 
plusieurs  routes  s'oflfrant  en  même  temps,  et  à  l'entrée  de 
chacune  d'elles  on  croit  voir  le  doigt  indicateur  de  la 
conscience.  Où  aller?  Sortir?  rester?  avancer?  reculer?  que 
faire?  Que  le  devoir  ait  des  carrefours,  c'est  étrange.  La 
responsabilité  peut  être  un  labyrinthe. 

Et  quand  un  homme  contient  une  idée,  quand  il  est 
l'incarnation  d'un  fait,  quand  il  est  homme  symbole  en 
même  temps  qu'homme  en  chair  et  en  os,  la  responsabi- 
lité n'est-elle  pas  plus  troublante  encore?  De  là  la 
soucieuse  docilité  et  l'anxiété  muette  de  Gwynplaine  ;  de 
là  son  obéissance  à  la  sommation  de  siéger.  L'homme  pensif 
est  souvent  l'homme  passif.  Il  lui  avait  semblé  entendre  le 
commandement  même  du  devoir.  Cette  entrée  dans  un 
lieu  où  l'on  peut  discuter  l'oppression  et  la  combattre, 
n'était-ce  point  la  réalisation  d'une  de  ses  aspirations  les 
plus  profondes?  Quand  la  parole  lui  était  donnée,  à  lui 
formidable  échantillon  social,  à  lui  spécimen  vivant  du 
bon  plaisir  sous  lequel  depuis  six  mille  ans  râle  le  genre 


EN    RUINE.  199 

humain,  avait-il  le  droit  de  la  refuser?  avait-il  le  droit 
d'ôter  sa  tête  de  dessous  la  langue  de  feu  tombant  d'en 
haut  et  venant  se  poser  sur  lui? 

Dans  l'obscur  et  vertigineux  débat  de  la  conscience,  que 
s'était-il  dit?  ceci  :  —  Le  peuple  est  un  silence.  Je  serai 
l'immense  avocat  de  ce  silence.  Je  parlerai  pour  les  muets. 
Je  parlerai  des  petits  aux  grands  et  des  faibles  aux  puissants. 
C'est  là  le  but  de  mon  sort.  Dieu  veut  ce  qu'il  veut,  et  il 
le  fait.  Certes,  cette  gourde  de  ce  Hardquanonne  où  était 
la  métamorphose  de  Gwynplaine  en  lord  Clancharlie,  il  est 
surprenant  qu'elle  ait  flotté  pendant  quinze  ans  sur  la  mer, 
dans  les  houles,  dans  les  ressacs,  dans  les  rafales,  et  que 
toute  cette  colère  ne  lui  ait  fait  aucun  mal.  Je  vois  pour- 
quoi. Il  y  a  des  destinées  à  secret  ;  moi,  j'ai  la  clef  de  la 
mienne,  et  j'ouvre  mon  énigme.  Je  suis  prédestiné  !  j'ai  une 
mission.  Je  serai  le  lord  des  pauvres.  Je  parlerai  pour  tous 
les  taciturnes  désespérés.  Je  traduirai  les  bégaiements. 
Je  traduirai  les  grondements,  les  hurlements,  les  murmures, 
la  rumeur  des  foules,  les  plaintes  mal  prononcées,  les 
voix  inintelligibles,  et  tous  ces  cris  de  bêtes  qu'à  force 
d'ignorance  et  de  souffrance  on  fait  pousser  aux  hommes. 
Le  bruit  des  hommes  est  inarticulé  comme  le  bruit  du 
vent  ;  ils  crient.  Mais  on  ne  les  comprend  pas,  crier  ainsi 
équivaut  à  se  taire,  et  se  taire  est  leur  désarmement.  Désar- 
mement forcé  qui  réclame  le  secours.  Moi,  je  serai  le  se- 
cours. Moi,  je  serai  la  dénonciation.  Je  serai  le  Verbe  du 
Peuple.  Grâce  à  moi,  on  comprendra.  Je  serai  la  bouche 
sanglante  dont  le  bâillon  est  arraché.  Je  dirai  tout.  Ce  sera 
grand. 

Oui,  parler  pour  les  muets,  c'est  beau  ;  mais  parler  aux 
sourds,  c'est  triste.  C'était  là  la  seconde  partie  de  son  aven- 
ture. 

Hélas  I  il  avait  avorté. 

Il  avait  avorté  irrémédiablement. 

Cette  élévation  à  laquelle  il  avait  cru,  cette  haute  fortune, 
cette  apparence,  s'était  effondrée  sous  lui. 

Quelle  chute!  tomber  dans  l'écume  du  rire. 

Il  se  croyait  fort,  lui  qui,  pendant  tant  d'années,  avait 
flotté,  âme  attentive,  dans  la  vaste  diffusion  des  souffrances, 
lui  qui  rapportait  de  toute  cette  ombre  un  cri  lamentable. 


200  L'HOMME    QUI   RIT. 

Il  était  venu  s'échouer  à  ce  colossal  écueil,  la  frivolité  des 
heureux.  Il  se  croyait  un  vengeur,  il  était  un  clown.  Il 
croyait  foudroyer,  il  avait  chatouillé.  Au  lieu  de  l'émotion, 
il  avait  recueilli  la  moquerie.  Il  avait  sangloté,  on  était 
entré  en  joie.  Sous  cette  joie,  il  avait  sombré.  Engloutisse- 
ment funèbre. 

Et  de  quoi  avait-on  ri?  De  son  rire. 

Ainsi,  cette  voie  de  fait  exécrable  dont  il  gardait  à  jamais 
la  trace,  cette  mutilation  devenue  gaîté  à  perpétuité,  ce 
rictus  stigmate,  image  du  contentement  supposé  des  nations 
sous  les  oppresseurs,  ce  masque  de  joie  fait  par  la  torture, 
cet  abîme  du  ricanement  qu'il  portait  sur  la  face,  cette  ci- 
catrice signifiant  jussu  régis,  cette  attestation  du  crime 
commis  par  la  royauté  sur  le  peuple  entier,  c'était  cela  qui 
triomphait  de  lui,  c'était  cela  qui  l'accablait,  c'était  l'accu- 
sation contre  le  bourreau  qui  se  tournait  en  sentence  contre 
la  victime!  Prodigieux  déni  de  justice.  La  royauté,  après 
avoir  eu  raison  de  son  père,  avait  raison  de  lui.  Le  mal 
qu'on  avait  fait  servait  de  prétexte  et  de  motif  au  mal  qui 
restait  à  faire.  Contre  qui  les  lords  s'indignaient-ils?  Contre 
le  tortureur?  non.  Contre  le  torturé.  Ici  le  trône,  là  le 
peuple  ;  ici  Jacques  II,  là  Gwynplaine.  Certes,  cette  confron- 
tation mettait  en  lumière  un  attentat,  et  un  crime.  Quel 
était  l'attentat?  se  plaindre.  Quel  était  le  crime?  souffrir. 
Que  la  misère  se  cache  et  se  taise,  sinon  elle  est  lèse-ma- 
jesté. Et  ces  hommes  qui  avaient  traîné  Gwynplaine  sur  la 
claiedu  sarcasme,  étaient-ils  méchants?  non,  mais  ils  avaient, 
eux  aussi,  leur  fatalité;  ils  étaient  heureux.  Ils  étaient 
bourreaux  sans  le  savoir.  Ils  étaient  de  bonne  humeur.  Ils 
avaient  trouvé  Gwynplaine  inutile.  Il  s'était  ouvert  le 
ventre,  il  s'était  arraché  le  foie  et  le  cœur,  il  avait  montré 
ses  entrailles,  et  on  lui  avait  crié:  Joue  ta  comédie!  Chose 
navrante,  lui-même  il  riait.  L'affreuse  chaîne  lui  liait  l'âme 
et  empêchait  sa  pensée  de  monter  jusqu'à  son  visage. 
La  défiguration  allait  jusqu'à  son  esprit,  et,  pendant  que 
sa  conscience  s'indignait,  sa  face  lui  donnait  un  démenti 
et  ricanait.  C'était  fini.  Il  était  l'Homme  qui  Rit,  cariatide 
du  monde  qui  pleure.  Il  était  une  angoisse  pétrifiée  en  hi- 
larité portant  le  poids  d'un  univers  de  calamité,  et  muré 
à  jamais  dans  la  jovialité,  dans  l'ironie,  dans  l'amusement 


EN    KUINE.  201 

d'autrui  ;  il  partageait  avec  tous  les  opprimés,  dont  il  était 
l'incarnation,  cette  fatalité  abominable  d'être  une  désola- 
tion pas  prise  au  sérieux  ;  on  badinait  avec  sa  détresse;  il 
était  on  ne  sait  quel  bouffon  énorme  sorti  d'une  effroyable 
condensation  d'infortune,  évadé  de  son  bagne,  passé  dieu, 
monté  du  fond  des  populaces  au  pied  du  trône,  mêlé  aux 
constellations,  et,  après  avoir  égayé  les  damnés,  il  égayait 
les  élus!  Tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  générosité,  d'en- 
thousiasme, d'éloquence,  de  cœur,  d'âme,  de  fureur,  de 
colère,  d'amour,  d'inexprimable  douleur,  aboutissait  à  ceci, 
un  éclat  de  rire!  Et  il  constatait,  comme  il  l'avait  dit  aux 
lords,  que  ce  n'était  point  là  une  exception,  que  c'était  le 
fait  normal,  ordinaire,  universel,  le  vaste  fait  souverain 
tellement  amalgamé  à  la  routine  de  vivre  qu'on  ne  s'en 
apercevait  plus.  Le  meurt-de-faim  rit,  le  mendiant  rit,  le 
forçat  rit,  la  prostituée  rit,  l'orphelin,  pour  gagner  sa  vie, 
rit,  l'esclave  rit,  le  soldat  rit,  le  peuple  rit;  la  société  hu- 
maine est  faite  de  telle  façon  que  toutes  les  perditions, 
toutes  les  indigences,  toutes  les  catastrophes,  toutes  les 
fièvres,  tous  les  ulcères,  toutes  les  agonies,  se  résolvent 
au-dessus  du  gouffre  en  une  épouvantable  grimace  de  joie. 
Cette  grimace  totale,  il  était  cela.  Elle  était  lui.  La  loi  d'en 
haut,  la  force  inconnue  qui  gouverne,  avait  voulu  qu'un 
spectre  visible  et  palpable,  un  spectre  en  chair  et  en  os, 
résumât  la  monstrueuse  parodie  que  nous  appelons  le 
monde  ;  il  était  ce  spectre. 

Destinée  incurable. 

Il  avait  crié  :  Grâce  pour  les  souffrants!  En  vain. 

Il  avait  voulu  éveiller  la  pitié  ;  il  avait  éveillé  l'horreur. 
C'est  la  loi  d'apparition  des  spectres. 

En  même  temps  que  spectre,  il  était  homme.  C'était  là  sa 
complication  poignante.  Spectre  extérieur,  homme  inté- 
rieur. Homme,  plus  qu'aucun  peut-être,  car  son  double 
sort  résumait  toute  l'humanité.  Et  en  même  temps  qu'il 
avait  l'humanité  en  lui,  il  la  sentait  hors  de  lui. 

Il  y  avait  dans  son  existence  de  l'infranchissable.  Qu'était- 
il?  un  déshérité?  non,  car  il  était  un  lord.  Qu'était-il?  un 
lord?  non,  car  il  était  un  révolté.  Il  était  l'Apporte-lumière  ; 
trouble-fête  .effrayant.  Il  n'était  pas  Satan,  certes,  mais  il 
était  Lucifer.  Il  arrivait  sinistre,  un  flambeau  à  la  main. 


202  L'HOMME    QUI   RIT. 

Sinistre  pour  qui?  pour  les  sinistres.  Redoutable  à  qui? 
aux  redoutés.  Aussi  ils  le  rejetaient.  Entrer  parmi  eux?  Être 
accepté?  Jamais.  L'obstacle  qu'il  avait  sur  la  face  était  af- 
freux, mais  l'obstacle  qu'il  avait  dans  les  idées  était  plus  in- 
surmontable encore.  Sa  parole  avait  paru  plus  difforme 
que  sa  figure.  Il  ne  pensait  pas  une  pensée  possible  en  ce 
monde  des  grands  et  des  puissants  dans  lequel  une  fatalité 
l'avait  fait  naître  et  dont  une  autre  fatalité  l'avait  fait  sortir. 
Il  y  avait,  entre  les  hommes  et  son  visage,  un  masque,  et, 
entre  la  société  et  son  esprit,  une  muraille.  En  se  mêlant, 
dès  l'enfance,  bateleur  nomade,  à  ce  vaste  milieu  vivace 
et  robuste  qu'on  nomme  la  foule,  en  se  saturant  de  l'aiman- 
tation des  multitudes,  en  s'imprégnant  de  l'immense  âme 
humaine,  il  avait  perdu,  dans  le  sens  commun  de  tout  le 
monde,  le  sens  spécial  des  classes  reines.  En  haut,  il  était 
impossible.  II  arrivait  tout  mouillé  de  l'eau  du  puits  Vérité. 
Il  avait  la  fétidité  de  l'abîme.  Il  répugnait  à  ces  princes, 
parfumés  de  mensonges.  A  qui  vit  de  fiction,  la  vérité  est 
infecte.  Qui  a  soif  de  flatterie  revomit  le  réel,  bu  par  sur- 
prise. Ce  qu'il  apportait,  lui  Gwynplaine,  n'était  pas  pré- 
sentable ;  c'était,  quoi?  la  raison,  la  sagesse,  la  justice.  On 
le  rejetait  avec  dégoût. 

Il  y  avait  là  des  évêques.  Il  leur  apportait  Dieu.  Qu'était- 
ce  que  cet  intrus? 

Les  pôles  extrêmes  se  repoussent.  Nul  amalgame  possible. 
La  transition  manque.  On  avait  vu,  sans  qu'il  y  eût  eu  d'autre 
résultat  qu'un  cri  de  colère,  ce  vis-à-vis  formidable  :  toute 
la  misère  concentrée  dans  un  homme  face  à  face  avec 
tout  l'orgueil  concentré  dans  une  caste. 

Accuser  est  inutile.  Constater  suffit.  Gwynplaine  consta- 
tait, dans  cette  méditation  au  bord  de  son  destin,  l'immen- 
sité inutile  de  son  effort.  Il  constatait  la  surdité  des  hauts 
lieux.  Les  privilégiés  n'ont  pas  d'oreille  du  côté  des  déshé- 
rités. Est-ce  la  faute  des  privilégiés?  non.  C'est  leur  loi, 
hélas!  Pardonnez-leur.  S'émouvoir,  ce  serait  abdiquer.  Où 
sont  les  seigneurs  et  les  princes,  il  ne  faut  rien  attendre. 
Le  satisfait,  c'est  l'inexorable.  Pour  l'assouvi,  l'affamé  n'existe 
point.  Les  heureux  ignorent,  et  s'isolent.  Au  seuil  de  leur 
paradis  comme  au  seuil  de  l'enfer,  il  faut  écrire  :  «  Laissez 
toute  espérance.  » 


EN  RUINE.  203 

Gwynplaine  venait  d'avoir  la  réception  d'un  spectre  en- 
trant chez  les  dieux. 

Ici  tout  ce  qu'il  avait  en  lui  se  soulevait.  Non,  il  n'était 
pas  un  spectre,  il  était  un  homme.  Il  le  leur  avait  dit,  il  le 
leur  avait  crié,  il  était  l'Homme. 

Il  n'était  pas  un  fantôme.  Il  était  une  chair  palpitante. 
Il  avait  un  cerveau,  et  il  pensait;  il  avait  un  cœur,  et  il 
aimait;  il  avait  une  âme,  et  il  espérait.  Avoir  trop  espéré, 
c'était  même  là  toute  sa  faute. 

Hélas!  il  avait  exagéré  l'espérance  jusqu'à  croire  en  cette 
chose  éclatante  et  obscure,  la  société.  Lui  qui  était  dehors, 
il  y  était  rentré. 

La  société  lui  avait  tout  de  suite,  d'emblée,  à  la  fois, 
fait  ses  trois  ofires  et  donné  ses  trois  dons,  le  mariage,  la 
famille,  la  caste.  Le  mariage?  il  avait  vu  sur  le  seuil  la 
prostitution.  La  famille?  son  frère  l'avait  souffleté,  et  l'at- 
tendait le  lendemain,  l'épée  à  la  main.  La  caste?  elle  venait 
de  lui  éclater  de  rire  à  la  face,  à  lui  patricien,  à  lui  misé- 
rable. Il  était  rejeté  presque  avant  même  d'avoir  été  admis. 
Et  ses  trois  premiers  pas  dans  cette  profonde  ombre 
sociale  avaient  ouvert  sous  lui  trois  gouffres. 

Et  c'était  par  une  transfiguration  traître  que  son  désastre 
avait  débuté.  Et  cette  catastrophe  s'était  approchée  de  lui. 
avec  le  visage  de  l'apothéose!  Monte!  avait  signifié:  Des- 
cends I 

Il  était  une  sorte  de  contraire  de  Job.  C'est  par  la  pros- 
périté que  l'adversité  lui  était  venue. 

0  tragique  énigme  humaine!  Voilà  donc  les  embûches! 
Enfant,  il  avait  lutté  contre  la  nuit,  et  il  avait  été  plus  fort 
qu'elle.  Homme,  il  avait  lutté  contre  le  destin,  et  il  l'avait 
terrassé.  De  défiguré,  il  s'était  fait  rayonnant,  et  de  mal- 
heureux, heureux.  De  son  exil  il  avait  fait  un  asile.  Vaga- 
bond, il  avait  lutté  contre  l'espace,  et,  comme  les  oiseaux 
du  ciel,  il  y  avait  trouvé  sa  miette  de  pain.  Sauvage  et  so- 
litaire, il  avait  lutté  contre  la  foule,  et  il  s'en  était  fait  une 
amie.  Athlète,  il  avait  lutté  contre  ce  lion,  le  peuple,  et  il 
l'avait  apprivoisé.  Indigent,  il  avait  lutté  contre  la  détresse, 
il  avait  fait  face  à  la  sombre  nécessité  de  vivre,  et,  à  force 
d'amalgamer  à  la  misère  toutes  les  joies  du  cœur,  il 
s'était  fait  de  la  pauvreté  une  richesse.  Il  avait  pu  se  croire 


204  L'HOMME    QUI    RIT. 

le  vainqueur  de  la  vie.  Tout  à  coup  de  nouvelles  forces 
étaient  arrivées  contre  lui  du  fond  de  l'inconnu,  non  plus 
avec  des  menaces,  mais  avec  des  caresses  et  des  sourires; 
à  lui,  tout  pénétré  d'amour  angélique,  l'amour  draconien 
et  matériel  était  apparu  ;  la  chair  l'avait  saisi,  lui  qui  vivait 
d'idéal  ;  il  avait  entendu  des  paroles  de  volupté  semblables 
à  des  cris  de  rage  ;  il  avait  senti  des  étreintes  de  bras  de 
femme  faisant  l'effet  de  nœuds  de  couleuvre;  à  l'illumi- 
nation du  vrai  avait  succédé  la  fascination  du  faux  ;  car  ce 
n'est  pas  la  chair,  qui  est  le  réel,  c'est  l'âme.  La  chair  est 
cendre,  l'âme  est  flamme.  A  ce  groupe  lié  à  lui  par  la  pa- 
renté de  la  pauvreté  et  du  travail,  et'qui  était  sa  véritable 
famille  naturelle,  s'était  substituée  la  famille  sociale,  fa- 
mille du  sang,  mais  du  sang  mêlé,  et,  avant  même  d'y  être 
entré,  il  se  trouvait  face  à  face  avec  un  fratricide  ébauché. 
Hélas  !  il  s'était  laissé  reclasser  dans  cette  société  dont  Bran- 
tôme, qu'il  n'avait  pas  lu,  a  dit  :  Le  fils  peut  justement  ap- 
peler le  père  en  duel.  La  fortune  fatale  lui  avait  crié:  Tu 
n'es  pas  de  la  foule,  tu  es  de  l'élite!  et  avait  ouvert  au- 
dessus  de  sa  tête,  comme  une  trappe  dans  le  ciel,  le  pla- 
fond social,  et  l'avait  lancé  par  cette  ouverture,  et  l'avait 
fait  surgir,  inattendu  et  farouche,  au  milieu  des  princes 
et  des  maîtres. 

Subitement,  autour  de  lui,  au  lieu  du  peuple  qui 
l'applaudissait,  il  avait  vu  les  seigneurs  qui  le  maudis- 
saient. Métamorphose  lugubre.  Grandissement  ignomi- 
nieux. Brusque  spoliation  de  tout  ce  qui  avait  été  sa 
félicité!  Pillage  de  sa  vie  par  la  huée!  arrachement  de 
Gvi^ynplaine,  de  Clancharlie,  du  lord,  du  bateleur,  de  son 
sort  antérieur,  de  son  sort  nouveau,  à  coups  de  bec  de 
tous  ces  aigles! 

A  quoi  bon  avoir  commencé  tout  de  suite  la  vie  par  la 
victoire  sur  l'obstacle?  A  quoi  bon  avoir  triomphé 
d'abord?  Hélas!  il  faut  être  précipité,  sans  quoi  la  destinée 
n'est  pas  complète. 

Ainsi,  moitié  de  force,  moitié  de  gré,  car  après  le  wapen- 
take,  il  avait  eu  aflaire  à  Barkilphedro,  et  dans  son  rapt 
il  y  avait  eu  du  consentement,  il  avait  quitté  le  réel  pour 
le  chimérique,  le  vrai  pour  le  faux,  Dea  pour  Josiane, 
l'amour  pour  l'orgueil,  la  liberté  pour  la  puissance,   le 


EN   RUINE.  205 

travail  fier  et  pauvre  pour  l'opulence  pleine  de  responsa- 
bilité obscure,  l'ombre  où  est  Dieu  pour  le  flamboiement 
où  sont  les  démons,  le  paradis  pour  l'olympe! 

Il  avait  mordu  dans  le  fruit  d'or.  Il  recrachait  la  bouchée 
de  cendre. 

Résultat  lamentable.  Déroute,  faillite,  chute  et  ruine, 
expulsion  insolente  de  toutes  ses  espérances  fustigées  par 
le  ricanement,  désillusion  démesurée.  Et  que  faire  désor- 
mais? S'il  regardait  le  lendemain,  qu'apercevait-il?  une 
épée  nue  dont  la  pointe  était  devant  sa  poitrine  et  dont 
la  poignée  était  dans  la  main  de  son  frère.  Il  ne  voyait  que 
l'éclair  hideux  de  cette  épée.  Le  reste,  Josiane,  la  chambre 
des  lords,  était  derrière,  dans  un  monstrueux  clair-obscur 
plein  de  silhouettes  tragiques. 

Et  ce  frère,  il  lui  apparaissait  comme  chevaleresque  et 
vaillant!  Hélas!  ce  Tom-Jim-Jack  qui  avait  défendu  Gwyn- 
plaine,  ce  lord  David  qui  avait  défendu  lord  Clancharlie, 
il  l'avait  entrevu  à  peine,  il  n'avait  eu  que  le  temps  d'en 
être  souffleté,  et  de  l'aimer. 

Que  d'accablements! 

Maintenant,  aller  plus  loin,  impossible.  L'écroulement 
était  de  tous  les  côtés.  D'ailleurs,  à  quoi  bon?  Toutes  les 
fatigues  sont  au  fond  du  désespoir. 

L'épreuve  était  faite,  et  n'était  plus  à  recommencer. 

Ln  joueur  qui  a  joué  l'un  après  l'autre  tous  ses  atouts, 
c'était  Gvvynplaine.  Il  s'était  laissé  entraîner  au  tripot 
formidable.  Sans  se  rendre  exactement  compte  de  ce  qu'il 
faisait,  car  tel  est  le  subtil  empoisonnement  de  l'illusion, 
il  avait  joué  Dea  contre  Josiane;  il  avait  eu  un  monstre. 
Il  avait  joué  Ursus  contre  une  famille,  il  avait  eu  l'affront. 
11  avait  joué  son  tréteau  de  saltimbanque  contre  un  siège 
de  lord;  il  avait  l'acclamation,  il  avait  eu  l'imprécation.  Sa 
dernière  carte  venait  de  tomber  sur  ce  fatal  tapis  vert  du 
bovvling-green  désert.  Gwynplaine  avait  perdu.  Il  n'avait 
plus  qu'à  payer.  Paie,  misérable  1 

Les  foudroyés  s'agitent  peu.  Gwynplaine  était  immobile. 
Qui  l'eût  aperçu  de  loin  dans  cette  ombre,  droit  et  sans 
mouvement,  au  bord  du  parapet,  eût  cru  voir  une  pierre 
debout. 

L'enfer,  le  serpent  et  la  rêverie  s'enroulent  sur  eux- 


200  L'HOMME    QUI    RIT. 

mêmes.  Gwynplaine  descendait  les  spirales  sépulcrales  de 
l'approfondissement  pensif. 

Ce  monde  qu'il  venait  d'entrevoir,  il  le  considérait, 
avec  ce  regard  froid  qui  est  le  regard  définitif.  Le  mariage, 
mais  pas  d'amour;  la  famille,  mais  pas  de  fraternité;  la 
richesse,  mais  pas  de  conscience;  la  beauté,  mais  pas  de 
pudeur;  la  justice,  mais  pas  d'équité;  l'ordre,  mais  pas 
d'équilibre  ;  la  puissance,  mais  pas  d'intelligence  ;  l'autorité, 
mais  pas  de  droit;  la  splendeur,  mais  pas  de  lumière.  Bilan 
inexorable.  11  fit  le  tour  de  cette  vision  suprême  où  s'était 
enfoncée  sa  pensée.  Il  examina  successivement  la  destinée, 
la  situation,  la  société,  et  lui-même.  Qu'était  la  destinée? 
un  piège.  La  situation?  un  désespoir.  La  société?  une 
,  haine.  Et  lui-même?  un  vaincu.  Et  au  fond  de  son  âme,  il 
)  s'écria  :  La  société  est  la  marâtre.  La  nature  est  la  mère. 
La  société,  c'est  le  monde  du  corps  ;  la  nature,  c'est  le 
monde  de  l'âme.  L'une  aboutit  au  cercueil,  à  la  boîte  de 
sapin  dans  la  fosse,  aux  vers  de  terre,  et  finit  là.  L'autre 
aboutit  aux  ailes  ouvertes,  à  la  transfiguration  dans  l'au- 
rore, à  l'ascension  dans  les  firmaments,  et  recommence  là. 

Peu  à  peu  le  paroxysme  s'emparait  de  lui.  Tourbillonne- 
ment funeste.  Les  choses  qui  finissent  ont  un  dernier 
éclair  où  l'on  revoit  tout. 

Qui  juge,  confronte.  Gwynplaine  mit  en  regard  ce  que 
la  société  lui  avait  fait  et  ce  que  lui  avait  fait  la  nature. 
Comme  la  nature  avait  été  bonne  pour  lui!  comme  elle 
l'avait  secouru,  elle  qui  est  l'âme!  Tout  lui  avait  été  pris, 
tout,  jusqu'au  visage;  l'âme  lui  avait  tout  rendu.  Tout, 
même  le  visage  ;  car  il  y  avait  ici-bas  une  céleste  aveugle, 
faite  exprès  pour  lui,  qui  ne  voyait  pas  sa  laideur  et  qui 
voyait  sa  beauté. 

Et  c'est  de  cela  qu'il  s'était  laissé  séparer  !  c'est  de  cet 
être  adorable,  c'est  de  ce  cœur,  c'est  de  cette  adoption, 
c'est  de  cette  tendresse,  c'est  de  ce  divin  regard  aveugle, 
le  seul  qui  le  vît  sur  la  terre,  qu'il  s'était  éloigné!  Dea, 
c'était  sa  sœur;  car  il  sentait  d'elle  à  lui  la  grande  frater- 
nité de  l'azur,  ce  mystère  qui  contient  tout  le  ciel.  Dea, 
quand  il  était  petit,  c'était  sa  vierge;  car  tout  enfant  a 
une  vierge,  et  la  vie  a  toujours  pour  commencement  un 
mariage  d'âmes  consommé  en  pleine  innocence,  par  deux 


EiN    RUINE.  207 

petites  virginités  ignorantes.  Dea,  c'était  son  épouse,  car 
ils  avaient  le  même  nid  sur  la  plus  haute  branche  du  pro- 
fond arbre  Hymen.  Dea,  c'était  plus  encore,  c'était  sa 
clarté;  sans  elle  tout  était  le  néant  et  le  vide,  et  il  lui 
voyait  une  chevelure  de  rayons.  Que  devenir  sans  Dea? 
que  faire  de  tout  ce  qui  était  lui?  Rien  de  lui  ne  vivait 
sans  elle.  Comment  donc  avait-il  pu  la  perdre  de  vue  un 
moment?  0  infortuné!  Entre  son  astre  et  lui  il  avait  laissé 
se  faire  l'écart,  et,  dans  ces  redoutables  gravitations 
ignorées,  l'écart  est  tout  de  suite  l'abîme!  Où  était-elle, 
l'étoile?  Dea!  Dea!  Dea!  Dea!  Hélas!  il  avait  perdu  sa 
lumière.  Otez  l'astre,  qu'est  le  ciel?  une  noirceur.  Mais 
pourquoi  donc  tout  cela  s'était-il  en  allé?  Oh!  comme  il 
avait  été  heureux!  Dieu  pour  lui  avait  refait  l'éden;  — 
trop,  hélas!  —  jusqu'à  y  laisser  rentrer  le  serpent!  mais 
cette  fois  ce  qui  avait  été  tenté,  c'était  l'homme.  Il  avait 
été  attiré  au  dehors,  et  là,  piège  affreux,  il  était  tombé 
dans  le  chaos  des  rires  noirs  qui  est  l'enfer  !  Malheur  ! 
malheur!  que  tout  ce  qui  l'avait  fasciné  était  effroyable! 
Cette  Josiane,  qu'était-ce?  oh!  l'horrible  femme,  presque 
bête,  presque  déesse!  Gwynplaine  était  à  présent  sur  le 
revers  de  son  élévation,  et  il  voyait  l'autre  côté  de  son 
éblouissement.  C'était  funèbre.  Cette  seigneurie  était  dif- 
forme, cette  couronne  était  hideuse,  cette  robe  de  pourpre 
était  lugubre,  ces  palais  étaient  vénéneux,  ces  trophées, 
ces  statues,  ces  armoiries  étaient  louches,  l'air  malsain 
et  traître  qu'on  respirait  là  vous  rendait  fou.  Oh!  les 
haillons  du  saltimbanque  Gwynplaine  étaient  des  res- 
plendissements! Oh  !  où  étaient  la  Green-Box,  la  pauvreté, 
la  joie,  la  douce  vie  errante  ensemble  comme  des  hiron- 
delles? On  ne  se  quittait  pas,  on  se  voyait  à  toute  minute, 
le  soir,  le  matin,  à  table  on  se  poussait  du  coude,  on  se 
touchait  du  genou,  on  buvait  au  même  verre,  le  soleil 
entrait  par  la  lucarne,  mais  il  n'était  que  le  soleil,  et  Dea 
était  l'amour.  La  nuit,  on  se  sentait  endormis  pas  loin  les 
uns  des  autres,  et  le  rêve  de  Dea  venait  se  poser  sur  Gwyn- 
plaine, et  le  rêve  de  Gwynplaine  allait  mystérieusement 
s'épanouir  au-dessus  de  Dea  !  On  n'était  pas  bien  sûr,  au 
réveil,  de  n'avoir  pas  échangé  des  baisers  dans  la  nuée 
bleue  du  songe.  Toute  l'innocence  était  dans  Dea,  toute  la 


208  L'HOMME    QUI   RIT. 

sagesse  était  dans  Ursus.  On  rôdait  de  ville  en  ville  ;  on 
avait  pour  viatique  et  pour  cordial  la  franche  gaîté 
aimante  du  peuple.  On  était  des  anges  vagabonds,  ayant 
assez  d'humanité  pour  marcher  ici-bas,  et  pas  tout  à  fait 
assez  d'ailes  pour  s'envoler.  Et  maintenant,  disparition!  Où 
était  tout  cela?  Était-ce  possible  que  tout  se  fût  effacé! 
Quel  vent  de  la  tombe  avait  soufflé?  C'était  donc  éclipsé! 
c'était  donc  perdu!  Hélas!  la  sourde  toute-puissance  qui 
pèse  sur  les  petits  dispose  de  toute  l'ombre,  et  est  capable 
de  tout!  Qu'est-ce  qu'on  leur  avait  fait?  Et  il  n'avait  pas 
été  là,  lui,  pour  les  protéger,  pour  se  mettre  au  travers, 
pour  les  défendre,  comme  lord,  avec  son  titre,  sa  sei- 
gneurie et  son  épée,  comme  bateleur,  avec  ses  poings  et 
ses  ongles  !  Et  ici  survenait  une  réflexion  amère,  la  plus 
amère  de  toutes  peut-être.  Eh  bien,  non,  il  n'eût  pas  pu 
les  défendre!  C'était  lui  précisément  qui  les  perdait. 
C'était  pour  le  préserver  d'eux,  lui  lord  Clancharlie,  c'était 
pour  isoler  sa  dignité  de  leur  contact,  que  l'infâme  omni- 
potence sociale  s'était  appesantie  sur  eux.  La  meilleure 
façon  pour  lui  de  les  protéger,  ce  serait  de  disparaître, 
on  n'aurait  plus  de  raison  de  les  persécuter.  Lui  de  moins, 
on  les  laisserait  tranquilles.  Glaçante  ouverture  où  sa 
pensée  entrait.  Ah!  pourquoi  s'était-il  laissé  séparer  de 
Dea?  Est-ce  que  son  premier  devoir  n'était  pas  envers 
Dea?  Servir  et  défendre  le  peuple?  mais  Dea,  c'était  le 
peuple  !  Dea,  c'était  l'orpheline,  c'était  l'aveugle,  c'était 
l'humanité!  Oh!  que  leur  avait-on  fait?  Cuisson  cruelle  du 
regret  1  son  absence  avait  laissé  le  champ  libre  à  la  cata- 
strophe. Il  eût  partagé  leur  sort.  Ou  il  les  eût  pris  et  em- 
portés avec  lui,  ou  il  se  fût  englouti  avec  eux.  Que  devenir 
sans  eux  maintenant?  Gwynplaine  sans  Dea,  était-ce 
possible?  Dea  de  moins,  c'est  tout  de  moins!  Ah!  c'était 
fini.  Ce  groupe  bien-aimé  était  à  jamais  enfoui  dans  l'ir- 
réparable évanouissement.  Tout  était  épuisé.  D'ailleurs, 
condamné  et  damné  comme  l'était  Gwynplaine,  à  quoi  bon 
lutter  plus  longtemps?  Il  n'y  avait  plus  rien  à  attendre,  ni 
des  hommes,  ni  du  ciel.  Dea!  Dea!  où  est  Dea?  Perdue! 
Quoi,  perdue!  Qui  a  perdu  son  âme  n'a  plus  pour  la 
retrouver  qu'un  lieu,  la  mort. 
Gwynplaine,  égaré  et  tragique,  posa  fermement  sa  main 


EN  RUINE.  209 

sur  le  parapet  comme  sur  une  solution,  et  regarda  le 
fleuve. 

C'était  la  troisième  nuit  qu'il  ne  dormait  pas.  Il  avait  la 
fièvre.  Ses  idées,  qu'il  croyait  claires,  étaient  troubles.  Il 
sentait  un  impérieux  besoin  de  sommeil.  Il  demeura  ainsi 
quelques  instants  penché  sur  cette  eau;  l'ombre  lui  offrait 
le  grand  lit  tranquille,  l'infini  des  ténèbres.  Tentation 
sinistre. 

Il  ôta  son  habit,  le  plia  et  le  posa  sur  le  parapet.  Puis 
il  déboutonna  son  gilet.  Comme  il  allait  l'ôter,  sa  main 
heurta  dans  la  poche  quelque  chose.  C'était  le  red-book 
que  lui  avait  remis  le  librarian  de  la  chambre  des  lords. 
Il  retira  ce  carnet  de  cette  poche,  l'examina  dans  la  lueur 
diffuse  de  la  nuit,  y  vit  un  crayon,  prit  ce  crayon,  et  écrivit, 
sur  la  première  page  blanche  qui  s'ouvrit,  ces  deux  lignes  : 

«  Je  m'en  vais.  Que  mon  frère  David  me  remplace  et 
soit  heureux.  » 

Et  il  signa  :  Fermain  Clancharlie,  pair  d'Angleterre. 

Puis  il  ôta  le  gilet  et  le  posa  sur  l'habit.  Il  ôta  son  cha- 
peau, et  le  posa  sur  le  gilet.  Il  mit  dans  le  chapeau  le 
red-book  ouvert  à  la  page  où  il  avait  écrit.  Il  aperçut  à 
terre  une  pierre,  la  prit  et  la  mit  dans  le  chapeau. 

Cela  fait,  il  regarda  l'ombre  infinie  au-dessus  de  son 
front. 

Puis,  sa  tète  s'abaissa  lentement  comme  tirée  par  le  fil 
invisible  des  gouffres. 

Il  y  avait  un  trou  dans  les  pierres  du  soubassement  du 
parapet,  il  y  mit  un  pied,  de  telle  sorte  que  son  genou 
dépassait  le  haut  du  parapet,  et  qu'il  n'avait  presque  plus 
rien  à  faire  pour  l'enjamber. 

Il  croisa  ses  mains  derrière  son  dos  et  se  pencha. 

—  Soit,  dit-il. 

Et  il  fixa  ses  j^eux  sur  l'eau  profonde. 

En  ce  moment,  il  sentit  une  langue  qui  lui  léchait  les 
mains. 

Il  tressaillit  et  se  retourna. 

C'était  Homo  qui  était  derrière  lui. 


m.  14 


CONCLUSION 

LA   MER   ET   LA  NUIT 


CHIEN    DE    GARDE    PEUT    ÊTRE   ANGE    GARDIEN 


Gwynplaine  poussa  un  cri  : 

—  C'est  toi,  loup! 

Homo  remua  la  queue.  Ses  yeux  brillaient  dans  Tombre. 
Il  regardait  Gwynplaine. 

Puis  il  se  remit  à  lui  lécher  les  mains.  Gwynplaine 
demeura  un  moment  comme  ivre.  La  rentrée  immense  de 
Tespérance,  il  avait  cette  secousse.  Homo,  quelle  appari- 
tion! Depuis  quarante-huit  heures,  il  avait  épuisé  ce  qu'on 
pourrait  nommer  toutes  les  variétés  du  coup  de  foudre; 
il  lui  restait  à  recevoir  le  coup  de  foudre  de  la  joie.  C'était 
celui-là  qui  venait  de  tomber  sur  lui.  La  certitude 
ressaisie,  ou  du  moins  la  clarté  qui  y  mène,  la  soudaine 
intervention  d'on  ne  sait  quelle  clémence  mystérieuse  qui 
est  peut-être  dans  le  destin,  la  vie  disant  :  me  voilà!  au 
plus  noir  de  la  tombe,  la  minute  où  l'on  n'attend  plus  rien 
ébauchant  brusquement  la  guérison  et  la  délivrance, 
quelque  chose  comme  le  point  d'appui  retrouvé  à  l'instant 
le  plus  critique  de  l'écroulement,  Homo  était  tout  cela. 
Gwynplaine  voyait  le  loup  dans  de  la  lumière. 

Cependant  Homo  s'était  retourné.  H  fit  quelques  pas,  et 
regarda  en  arrière  comme  pour  voir  si  Gwynplaine  le 
suivait. 


214  L'HOMME    QUI    RIT. 

Gwynpiaine  s'était  mis  en  marche  à  sa  suite.  Homo 
remua  la  queue  et  continua  son  chemin. 

Ce  chemin  où  le  loup  s'était  engagé,  c'était  la  pente  du 
quai  de  l'Effroc-stone.  Cette  pente  aboutissait  à  la  berge 
de  la  Tamise.  Gwynpiaine,  conduit  par  Homo,  descendit 
cette  pente. 

De  temps  en  temps,  Homo  tournait  la  tête  pour  s'assu- 
rer que  Gwynpiaine  était  derrière  lui. 

Dans  de  certaines  situations  suprêmes,  rien  ne  ressemble 
à  une  intelligence  comprenant  tout  comme  le  simple 
instinct  de  la  bête  aimante.  L'animal  est  un  somnambule 
lucide. 

Il  y  a  des  cas  où  le  chien  sent  le  besoin  de  suivre  son 
maître,  d'autres  où  il  sent  le  besoin  de  le  précéder.  Alors 
la  bête  prend  la  direction  de  l'esprit.  Le  flair  imperturbable 
voit  clair  confusément  dans  notre  crépuscule.  Se  faire 
guide  apparaît  vaguement  à  la  bête  comme  une  nécessité. 
Sait-elle  qu'il  y  a  un  mauvais  pas,  et  qu'il  faut  aider 
l'homme  à  le  passer?  non,  probablement;  oui,  peut-être; 
dans  tous  les  cas,  quelqu'un  le  sait  pour  elle;  nous  l'avons 
dit  déjà,  bien  souvent  dans  la  vie  d'augustes  secours 
qu'on  croit  venir  d'en  bas  viennent  d'en  haut.  On  ne  sait 
pas  toutes  les  figures  que  peut  prendre  Dieu.  Quelle  est 
cette  bête?  la  providence. 

Parvenu  sur  la  berge,  le  loup  s'avança  en  aval  sur  l'étroite 
langue  de  terre  qui  longeait  la  Tamise. 

Il  ne  poussait  aucun  cri,  il  n'aboyait  pas,  il  cheminait 
muet.  Homo,  en  toute  occasion,  suivait  son  instinct  et 
faisait  son  devoir,  mais  avait  la  réserve  pensive  du  proscrit. 

Après  une  cinquantaine  de  pas,  il  s'arrêta.  Une  estacade 
s'oflrait  à  droite.  A  l'extrémité  de  cette  estacade,  espèce 
d'embarcadère  sur  pilotis,  on  entrevoyait  une  masse 
obscure  qui  était  un  assez  gros  navire.  Sur  le  pont  de  ce 
navire,  vers  la  proue,  il  y  avait  une  clarté  presque  indis- 
tincte, qui  ressemblait  à  une  veilleuse  prête  à  s'éteindre. 

Le  loup  s'assura  une  dernière  fois  que  Gwynpiaine  était 
là,  puis  bondit  sur  l'estacade,  long  corridor  planchéié  et 
goudronné,  porté  par  une  claire-voie  de  madriers,  et  sous 
lequel  coulait  l'eau  du  fleuve.  En  quelques  instants,  Homo 
et  Gwynpiaine  arrivèrent  à  la  pointe. 


LA   MER   ET   LA  NUIT.  215 

Le  bâtiment  amarré  au  bout  de  l'estacade  était  une  de 
ces  panses  de  Hollande  à  double  tillac  rasé,  l'un  à  l'avant, 
l'autre  à  l'arrière,  ayant,  à  la  mode  japonaise,  entre  les 
deux  tillacs,  un  compartiment  profond  à  ciel  ouvert  où 
l'on  descendait  par  une  échelle  droite  et  qu'on  emplissait 
de  tous  les  colis  de  la  cargaison.  Cela  faisait  deux  gaillards, 
l'un  à  la  proue,  l'autre  à  la  poupe,  comme  à  nos  vieilles 
pataches  de  rivière,  avec  un  creux  au  milieu.  Le  charge- 
ment lestait  ce  creux.  Les  galiotes  de  papier  que  font  les 
enfants  ont  à  peu  près  cette  forme.  Sous  les  tillacs  étaient 
les  cabines  communiquant  par  des  portes  avec  ce  compar- 
timent central  et  éclairées  de  hublots  percés  c^ans  le  bor- 
dage.  En  arrimant  la  cargaison,  on  ménageait  des  passages 
entre  les  colis.  Les  deux  mâts  de  ces  panses  étaient  plantés 
dans  les  deux  tillacs.  Le  mât  de  proue  s'appelait  le  Paul, 
le  mât  de  poupe  s'appelait  le  Pierre,  le  navire  étant  conduit 
par  ses  deux  mâts  comme  l'église  par  ses  deux  apôtres. 
Une  passerelle,  faisant  passavant,  allait,  comme  un  pont 
chinois,  d'un  tillac  à  l'autre,  par-dessus  le  compartiment 
du  centre.  Dans  les  mauvais  temps,  les  deux  garde-fous 
de  la  passerelle  s'abaissaient  à  droite  et  à  gauche,  au  moyen 
d'un  mécanisme,  ce  qui  faisait  un  toit  sur  le  comparti- 
ment creux,  de  sorte  que  le  navire,  dans  les  grosses  mers, 
était  hermétiquement  fermé.  Ces  barques,  très  massives, 
avaient  pour  barre  une  poutre,  la  force  du  gouvernail 
devant  se  proportionner  à  la  lourdeur  du  gabarit.  Trois 
hommes,  le  patron  avec  deux  matelots,  plus  un  enfant, 
le  mousse,  suffisaient  à  manœuvrer  ces  pesantes  machines 
de  mer.  Les  tillacs  d'avant  et  d'arrière  de  la  panse  étaient, 
nous  l'avons  dit  déjà,  sans  parapet.  Cette  panse-ci  était 
une  large  coque  ventrue  toute  noire  sur  laquelle  on 
lisait  en  lettres  blanches,  visibles  dans  la  nuit  :  Vograat, 
Rotterdam, 

A  cette  époque,  divers  événements  de  mer,  et,  tout 
récemment,  la  catastrophe  des  huit  vaisseaux  du  baron  de 
Pointi*  au  cap  Carnero,  en  forçant  toute  la  flotte  française 
de  refluer  sur  Gilbraltar,  avaient  balayé  la  Manche  et 
nettoyé  de  tout  navire  de  guerre  le  passage  entre  Londres 

*  21  avril  1705. 


216  L'HOMME    QUI    RIT. 

et  Rotterdam,  ce  qui  permettait  aux  bâtiments  marchands 
d'aller  et  venir  sans  escorte. 

Le  bateau  sur  lequel  on  lisait  Vograat,  et  près  duquel 
Gwynplaine  était  parvenu,  touchait  l'estacade  par  le  bâbord 
de  son  tillac  d'arrière  presque  à  niveau.  C'était  comme 
une  marche  à  descendre  ;  Homo  d'un  saut,  et  Gwynplaine 
d'une  enjambée,  furent  dans  le  navire.  Tous  deux  se  trou- 
vèrent sur  le  pont  d'arrière.  Le  pont  était  désert  et  l'on 
n'y  voyait  aucun  mouvement  ;  les  passagers,  s'il  y  en  avait, 
et  c'était  probable,  étaient  abord,  vu  que  le  bâtiment  était 
prêt  à  partir,  et  que  l'arrimage  était  terminé,  ce  qu'in- 
diquait la  plénitude  du  compartiment  creux,  encombré  de 
balles  et  de  caisses.  Mais  ils  étaient  sans  doute  couchés  et 
probablement  endormis  dans  les  chambres  de  l'entre-pont 
sous  les  tillacs,  la  traversée  devant  se  faire  la  nuit.  En 
pareil  cas,  les  passagers  n'apparaissent  sur  le  pont  que 
le  lendemain  matin,  au  réveil.  Quant  à  l'équipage,  il  sou- 
pait  vraisemblablement,  en  attendant  l'instant  très  prochain 
du  départ,  dans  le  réduit  qu'on  appelait  alors  «  la  cabine 
matelote  ».  De  là  la  solitude  des  deux  points  de  poupe  et 
de  proue  reliés  par  la  passerelle. 

Le  loup  sur  l'estacade  avait  presque  couru;  sur  le 
navire  il  se  mit  à  marcher  lentement,  comme  avec  dis- 
crétion. Il  remuait  la  queue,  non  plus  joyeusement,  mais 
avec  l'oscillation  faible  et  triste  du  chien  inquiet.  Il  fran- 
chit, précédant  toujours  Gwynplaine,  le  tillac  d'arrière, 
et  il  traversa  le  passavant. 

Gwynplaine,  en  entrant  sur  la  passerelle,  aperçut  devant 
lui  une  lueur.  C'était  la  clarté  qu'il  avait  vue  de  la  berge. 
Une  lanterne  était  posée  à  terre  au  pied  du  mât  d'avant  ; 
la  réverbération  de  cette  lanterne  découpait  en  noir  sur 
Tobscur  fond  de  nuit  une  silhouette  qui  avait  quatre 
roues.  Gwynplaine  reconnut  l'antique  cahute  d'Ursus. 

Cette  pauvre  masure  de  bois,  charrette  et  cabane,  où 
avait  roulé  son  enfance,  était  amarrée  au  pied  du  mât  par 
de  grosses  cordes  dont  on  voyait  les  nœuds  dans  les  roues. 
Après  avoir  été  si  longtemps  hors  de  service,  elle  était 
absolument  caduque;  rien  ne  délabre  les  hommes  et  les 
choses  comme  l'oisiveté  ;  elle  avait  un  penchement  misé- 
rable. La  désuétude  la  faisait  toute  paralytique,  et,  de  plus, 


LA   MER    ET   LA  NUIT.  217 

elle  avait  cette  maladie  irrémédiable,  la  vieillesse.  Son 
profil  informe  et  vermoulu  fléchissait  avec  une  attitude  de 
ruine.  Tout  ce  dont  elle  était  faite  oflrait  un  aspect  d'avarie, 
les  fers  étaient  rouilles,  les  cuirs  étaient  gercés,  les 
bois  étaient  cariés.  Les  fêlures  rayaient  le  vitrage  de  Pavant 
que  traversait  un  rayon  de  la  lanterne.  Les  roues  étaient 
cagneuses.  Les  parois,  le  plancher  et  les  essieux  semblaient 
épuisés  de  fatigue,  l'ensemble  avait  on  ne  sait  quoi  d'ac- 
cablé et  de  suppliant.  Les  deux  pointes  dressées  du  bran- 
card avaient  l'air  de  deux  bras  levés  au  ciel.  Toute  la 
baraque  était  disloquée.  Dessous,  on  distinguait  la  chaîne 
d'Homo,  pendante. 

Retrouver  sa  vie,  sa  félicité,  son  amour,  et  y  courir 
éperdument,  et  se  précipiter  dessus,  il  semble  que  ce  soit 
la  loi  et  que  la  nature  le  veuille  ainsi.  Oui,  excepté  dans 
les  cas  de  tremblement  profond.  Qui  sort,  tout  ébranlé  et 
tout  désorienté,  d'une  série  de  catastrophes  pareilles  >à 
des  trahisons,  devient  prudent,  même  dans  la  joie,  redoute 
d'apporter  sa  fatalité  à  ceux  qu'il  aime,  se  sent  lugubre- 
ment contagieux,  et  n'avance  dans  le  bonheur  qu'avec 
précaution.  Le  paradis  se  rouvre;  avant  d'y  rentrer,  on 
l'observe. 

Gwynplaine,  chancelant  sous  les  émotions,  regardait. 

Le  loup  était  allé  silencieusement  se  coucher  près  de  sa 
chaîne. 


218  L'HOMME    QUI    RIT. 


II 


ARKILPHEDRO    A   VISE   L'AIGLE    ET   A    ATTEINT 
LA   COLOMBE 


Le  marchepied  de  la  cahute  était  abaissé  ;  la  porte  était 
entre-bâillée;  il  n'y  avait  personne  dedans;  le  peu  de 
lumière  qui  entrait  par  la  vitre  du  devant  modelait  vague- 
ment l'intérieur  de  la  baraque,  clair-obscur  mélancolique. 
Les  inscriptions  d'Ursus  glorifiant  la  grandeur  des  lords 
étaient  distinctes  sur  les  planches  décrépites  qui  étaient 
tout  à  la  fois  la  muraille  au  dehors  et  le  lambris  au  dedans. 
A  un  clou,  près  de  la  porte,  Gwynplaine  vit  son  esclavine 
et  son  capingot,  accrochés,  comme  dans  une  morgue  les 
vêtements  d'un  mort. 

Il  n'avait,  lui,  en  ce  moment-là,  ni  gilet,  ni  habit. 

La  cahute  masquait  quelque  chose  qui  était  étendu  sur 
le  pont  au  pied  du  mât  et  que  la  lanterne  éclairait.  C'était 
un  matelas  dont  on  apercevait  un  coin.  Sur  le  matelas 
quelqu'un  était  probablement  couché.  On  y  voyait  de 
l'ombre  se  mouvoir. 

On  parlait.  Gwynplaine,  caché  par  Tinterposition  de  la 
cahute,  écouta. 

C'était  la  voix  d'Ursus. 

Cette  voix,  si  dure  en  dessus,  si  tendre  en  dessous,  qui  avait 
tant  malmené  et  si  bien  conduit  Gwynplaine  depuis  son 
enfance,  n'avait  plus  son  timbre  sagace  et  vivant.  Elle  était 
vague  et  basse  et  se  dissipait  en  soupirs  à  la  fin  de  chaque 
phrase.  Elle  ne  ressemblait  que  confusément  à  l'ancienne 
voix  simple  et  ferme  d'Ursus.  C'était  comme  la  parole  de 
quelqu'un  dont  le  bonheur  est  mort.  La  voix  peut  devenir 
ombre. 


LA    MER   ET   LA   NUIT.  219 

Ursus  semblait  monologuer  plutôt  que  dialoguer.  Du 
reste  le  soliloque  était,  on  le  sait,  son  habitude.  11  passait 
pour  maniaque  à  cause  de  cela. 

Gwynplaine  retint  son  haleine  pour  ne  pas  perdre  un 
mot  de  ce  que  disait  Ursus,  et  voici  ce  qu'il  entendit  : 

—  C'est  très  dangereux,  cette  espèce  de  bateau.  Ça  n'a 
pas  de  rebord.  Si  on  roule  à  la  mer,  rien  ne  vous  arrête. 
S'il  y  avait  du  gros  temps,  il  faudrait  la  descendre  sous  le 
tillac,  ce  qui  serait  terrible.  Un  mouvement  maladroit,  une 
peur,  et  voilà  une  rupture  d'anévrismc.  J'en  ai  vu  des 
exemples.  Ah  !  mon  Dieu,  qu'est-ce  que  nous  allons  devenir? 
Dort-elle?  oui.  Elle  dort.  Je  crois  bien  qu'elle  dort.  Est- 
elle sans  connaissance?  non.  Elle  a  le  pouls  assez  fort. 
Certainement  elle  dort.  Le  sommeil,  c'est  un  sursis.  C'est 
le  bon  aveuglement.  Comment  faire  pour  qu'on  ne  vienne 
pas  piétiner  par  ici?  Messieurs,  s'il  y  a  là  quelqu'un  sur  le 
pont,  je  vous  en  prie,  ne  faites  pas  de  bruit.  N'approchez 
pas,  si  cela  vous  est  égal.  Vous  savez,  une  personne  d'une 
santé  délicate,  il  faut  des  ménagements.  Elle  a  de  la  fièvre, 
voyez-vous.  C'est  tout  jeune.  C'est  une  petite  qui  a  de  la 
fièvre.  Je  lui  ai  mis  ce  matelas  dehors  pour  qu'elle  ait  un 
peu  d'air.  J'explique  cela  afin  qu'on  ait  égard.  Elle  est 
tombée  de  lassitude  sur  le  matelas,  comme  si  elle  perdait 
connaissance.  Mais  elle  dort.  Je  voudrais  bien  qu'on  ne  la 
réveillât  pas.  Je  m'adresse  aux  femmes,  s'il  y  a  là  des  ladies. 
Une  jeune  fille,  c'est  une  pitié.  Nous  ne  sommes  que  de 
pauvres  bateleurs,  je  demande  qu'on  ait  un  peu  de  bonté, 
et  puis,  s'il  y  a  quelque  chose  à  payer  pour  qu'on  ne  fasse 
pas  de  bruit,  je  paierai.  Je  vous  remercie,  mesdames  et 
messieurs.  Y  a-t-il  quelqu'un  là?  Non.  Je  crois  qu'il  n'y  a 
personne.  Je  parle  en  pure  perte.  Tant  mieux.  Messieurs, 
je  vous  remercie  si  vous  y  êtes,  et  je  vous  remercie  bien 
si  vous  n'y  êtes  pas.  —  Elle  a  le  front  tout  en  sueur.  — 
Allons,  rentrons  au  bagne,  reprenons  le  collier.  La  misère 
est  revenue.  Nous  revoilà  à  vau-l'eau.  Une  main,  l'affreuse 
main  qu'on  ne  voit  pas,  mais  qu'on  sent  toujours  sur  soi, 
nous  a  subitement  retournés  vers  le  côté  noir  de  la  des- 
tinée. Soit;  on  aura  du  courage.  Seulement,  il  ne  faut  pas 
qu'elle  soit  malade.  J'ai  l'air  bête  de  parler  haut  tout  seul 
comme  cela,  mais  il  faut  bien  qu'elle  sente  qu'elle  a  quel- 


220  L'HOMME    QUI    RIT. 

qu'un  près  d'elle  si  elle  vient  à  se  réveiller.  Pourvu  qu'on 
ne  me  la  réveille  pas  brusquement  I  Pas  de  bruit,  au  nom 
du  ciel!  Une  secousse  qui  la  ferait  lever  en  sursaut  ne 
vaudrait  rien.  Il  serait  fâcheux  qu'on  vînt  marcher  de  ce 
côté-ci.  Je  crois  que  les  gens  dorment  dans  le  bateau.  Je 
rends  grâce  à  la  providence  de  cette  concession.  Hé  bien! 
et  Homo,  où  est-il  donc?  Dans  tout  ce  bouleversement-là, 
j'ai  oublié  de  l'attacher,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  fais,  voilà 
plus  d'une  heure  que  je  ne  l'ai  vu,  il  aura  été  chercher  son 
souper  dehors.  Pourvu  qu'il  ne  lui  arrive  pas  malheur! 
Homo!  Homo! 

Homo  cogna  doucement  de  sa  queue  le  plancher  du 
pont. 

—  Tu  es  là!  Ah!  tu  es  là.  Dieu  soit  béni!  Homo  perdu, 
c'eût  été  trop.  Elle  dérange  son  bras.  Elle  va  peut-être  se 
réveiller.  Tais-toi,  Homo.  La  marée  descend.  On  partira  tout 
à  l'heure.  Je  pense  qu'il  fera  beau  cette  nuit.  11  n'y  a  pas 
de  bise.  La  banderole  pend  le  long  du  mât,  nous  aurons 
une  bonne  traversée.  Je  ne  sais  plus  où  nous  en  sommes  de 
la  lune.  Mais  c'est  à  peine  si  les  nuages  remuent.  Il  n'y 
aura  pas  de  mer.  Nous  aurons  beau  temps.  Elle  est  pâle* 
C'est  la  faiblesse.  Mais  non,  elle  est  rouge.  C'est  la  fièvre. 
Mais  non,  elle  est  rose.  Elle  se  porte  bien.  Je  n'y  vois  plus 
clair.  Mon  pauvre  Homo,  je  n'y  vois  plus  clair.  Donc,  il 
faut  recommencer  la  vie.  Nous  allons  nous  remettre  à  tra- 
vailler. 11  n'y  a  plus  que  nous  deux,  vois-tu.  Nous  travaille- 
rons pour  elle,  toi  et  moi.  C'est  notre  enfant.  Ah  !  le  bateau 
bouge.  On  part.  Adieu,  Londres!  bonsoir,  bonne  nuit,  au 
diable!  Ah!  l'horrible  Londres! 

Le  navire  en  efiét  avait  la  commotion  sourde  du  dérape- 
ment.  L'écart  se  faisait  entre  l'estacade  et  l'arrière.  On 
apercevait  à  l'autre  bout  du  bâtiment,  à  la  poupe,  un 
homme  debout,  le  patron  sans  doute,  qui  venait  de  sortir 
de  l'intérieur  du  navire  et  avait  délié  l'amarre,  et  qui  ma- 
nœuvrait le  gouvernail.  Cet  homme,  attentif  seulement  au 
chenal,  comme  il  convient  lorsqu'on  est  composé  du  double 
flegme  du  hollandais  et  du  matelot,  n'entendant  rien  tt  ne 
voyant  rien  que  l'eau  et  le  vent,  courbé  sous  l'extrémité 
de  la  barre,  mêlé  à  l'obscurité,  marchait  lentement  sur  le 
tillac  d'arrière,  allant  et  revenant  de  tribord  à  bâbord, 


LA   MER   ET    LA   MJIT.  221 

espèce  de  fantôme  ayant  une  poutre  sur  l'épaule.  Il  était 
seul  sur  le  pont.  Tant  qu'on  serait  en  rivière,  aucun  autre 
marin  n'était  nécessaire.  En  quelques  minutes  le  bâtiment 
fut  au  fil  du  fleuve.  Il  descendait  sans  tangage  ni  roulis.  La 
Tamise,  peu  troublée  par  le  reflux,  était  calme.  La  marée 
l'entraînant,  le  navire  s'éloignait  rapidement.  Derrière  lui, 
le  noir  décor  de  Londres  décroissait  dans  la  brume. 
Ursus  poursuivit  : 

—  C'est  égal,  je  lui  ferai  prendre  de  la  digitale.  J'ai  peur 
qu'il  ne  survienne  du  délire.  Elle  a  de  la  sueur  dans  la 
paume  de  la  main.  Mais  qu'est-ce  que  nous  avons  donc  fait 
au  bon  Dieu?  Comme  c'est  venu  vite  tout  ce  malheur-là l 
Rapidité  hideuse  du  mal.  Une  pierre  tombe,  elle  a  des 
griff'es,  c'est  l'épervier  sur  l'alouette.  C'est  la  destinée.  Et 
te  voilà  gisante,  ma  douce  enfant!  On  vient  à  Londres,  on 
dit  :  c'est  une  grande  ville  qui  a  de  beaux  monuments. 
Southwark,  c'est  un  superbe  faubourg.  On  s'y  établit.  Main- 
tenant, ce  sont  d'abominables  pays.  Que  voulez-vous  que 
j'y  fasse?  Je  suis  content  de  m'en  aller.  Nous  sommes  le 
30  avril.  Je  me  suis  toujours  défié  du  mois  d'avril;  le  mois 
d'avril  n'a  que  deux  jours  heureux,  le  5  et  le  27,  et  quatre 
jours  malheureux,  le  10,  le  20,  le  29  et  le  30.  Cela  a  été 
mis  hors  de  doute  par  les  calculs  de  Cardan.  Je  voudrais 
que  ce  jour-ci  soit  passé.  Être  parti,  cela  soulage.  Nous 
serons  au  petit  jour  à  Gravesend  et  demain  soir  à  Rotter- 
dam. Parbleu,  je  recommencerai  la  vie  d'autrefois  dans  la 
cahute,  nous  la  traînerons,  n'est-ce  pas,  Homo? 

Un  léger  frappement  annonça  le  consentement  du  loup. 
Ursus  continua  : 

—  Si  l'on  pouvait  sortir  d'une  douleur  comme  on  sort 
d'une  ville!  Homo,  nous  pourrions  encore  être  heureux, 
Hélas!  il  y  aurait  toujours  celui  qui  n'y  est  plus.  Une 
ombre,  cela  reste  sur  ceux  qui  survivent.  Tu  sais  qui  je 
veux  dire,  Homo.  Nous  étions  quatre,  nous  ne  sommes  plus 
que  trois.  La  vie  n'est  qu'une  longue  perte  de  tout  ce  qu'on 
aime.  On. laisse  derrière  soi  une  traînée  de  douleurs.  Le 
destin  nous  ahurit  par  une  prolixité  de  souffrances  insup- 
portables. Après  cela,  on  s'étonne  que  les  vieilles  gens 
rabâchent.  C'est  le  désespoir  qui  fait  les  ganaches.  Mon 
brave  Homo,  le  vent  arrière  persiste.  On  ne  voit  plus  du 


222  L'HOMME    QUI    RIT. 

tout  le  dôme  de  Saint-Paul.  Nous  passerons  tout  à  Theure 
devant  Greenwich.  Ce  sera  six  bons  milles  de  faits.  Ah!  je 
leur  tourne  le  dos  pour  jamais  à  ces  odieuses  capitales, 
pleines  de  prêtres,  de  magistrats,  de  populaces.  J'aime 
mieux  voir  remuer  les  feuilles  dans  les  bois.  —  Toujours 
le  front  en  sueur  I  Elle  a  de  grosses  veines  violettes  que 
je  n'aime  pas  sur  Pavant-bras.  C'est  de  la  fièvre  qui  est  là 
dedans!  Ah!  tout  cela  me  tue.  Dors,  mon  enfant.  Oh  oui, 
elle  dort. 

Ici  une  voix  s'éleva,  voix  ineffable,  qui  semblait  loin- 
taine, qui  paraissait  venir  à  la  fois  des  hauteurs  et  des  pro- 
fondeurs, divinement  sinistre,  la  voix  de  Dea. 

Tout  ce  que  Gwynplaine  avait  éprouvé  jusqu'à  ce  moment 
ne  fut  plus  rien.  Son  ange  parlait.  Il  lui  semblait  entendre 
des  paroles  dites  hors  de  la  vie  dans  un  évanouissement 
plein  de  ciel. 

La  voix  disait  : 

—  Il  a  bien  fait  de  s'en  aller.  Ce  monde-ci  n'est  pas 
celui  qu'il  lui  faut.  Seulement  il  faut  que  j'aille  avec  lui. 
Père,  je  ne  suis  pas  malade,  je  vous  entendais  parler  tout 
à  l'heure,  je  suis  très  bien,  je  me  porte  bien,  je  dormais. 
Père,  je  vais  être  heureuse. 

—  Mon  enfant,  demanda  Ursus  avec  l'accent  de  Pangoisse, 
qu'entends-tu  par  là? 

La  réponse  fut  : 

—  Père,  ne  vous  faites  pas  de  peine. 

Il  y  eut  une  pause,  comme  pour  une  reprise  d'haleine, 
puis  ces  quelques  mots,  prononcés  lentement,  arrivèrent 
à  Gwynplaine  : 

—  Gwynplaine  n'est  plus  là.  C'est  à  présent  que  je  suis 
aveugle.  Je  ne  connaissais  pas  la  nuit.  La  nuit,  c'est  l'absence. 

La  voix  s'arrêta  encore,  puis  poursuivit  : 

—  J'avais  toujours  l'anxiété  qu'il  ne  s'envolât;  je  le 
sentais  céleste.  Il  a  tout  à  coup  pris  son  vol.  Cela  devait 
finir  par  là.  Une  âme,  cela  s'en  va  comme  un  oiseau.  Mais 
le  nid  de  l'âme  est  dans  une  profondeur  où  il  y, a  le  grand 
aimant  qui  attire  tout,  et  je  sais  bien  où  retrouver  Gwyn- 
plaine. Je  ne  suis  pas  embarrassée  de  mon  chemin,  allez. 
Père,  c'est  là-bas.  Plus  tard  vous  nous  rejoindrez.  Et  Homo 
aussi. 


LA   MER   ET  LA   NUIT.  223 

Homo,  entendant  prononcer  son  nom,  frappa  un  petit 
coup  sur  le  pont. 

—  Père,  reprit  la  voix,  vous  comprenez  bien  que,  du 
moment  où  Gwynplaine  n*est  plus  là,  c'est  une  chose  finie. 
Je  voudrais  rester  que  je  ne  pourrais  pas,  parce  qu'on  est 
bien  forcé  de  respirer.  11  ne  faut  pas  demander  ce  qui 
n'est  pas  possible.  J'étais  avec  Gwynplaine,  c'était  tout 
simple,  je  vivais.  Maintenant  Gwynplaine  n'y  est  plus,  je 
meurs.  C'est  la  même  chose.  11  faut  ou  qu'il  revienne,  ou 
que  je  m'en  aille.  Puisqu'il  ne  peut  pas  revenir,  je  m'en 
vais.  Mourir,  c'est  bien  bon.  Ce  n'est  pas  difficile  du  tout. 
Père,  ce  qui  s'éteint  ici  se  rallume  ailleurs.  Vivre  sur  cette 
terre  où  nous  sommes,  c'est  un  serrement  de  cœur.  Il  ne 
se  peut  pas  qu'on  soit  toujours  malheureux.  Alors  on  s'en 
va  dans  ce  que  vous  appelez  les  étoiles,  on  se  marie  là,  on 
ne  se  quitte  plus  jamais,  on  s'aime,  on  s'aime,  on  s'aime, 
et  c'est  cela  qui  est  le  bon  Dieu. 

—  La,  ne  te  fâche  pas,  dit  Ursus. 
La  voix  continua. 

—  Par  exemple,  eh  bien,  Pan  passé,  au  printemps  de 
l'an  passé,  on  était  ensemble,  on  était  heureux,  il  y  a  à 
présent  bien  de  ladiflérence.  Je  ne  me  souviens  plus  dans 
quelle  petite  ville  nous  étions,  il  y  avait  des  arbres,  j'en- 
tendais chanter  des  fauvettes.  Nous  sommes  venus  à 
Londres.  Cela  a  changé.  Ce  n'est  pas  un  reproche  que  je 
fais.  On  vient  dans  un  pays,  on  ne  peut  pas  savoir.  Père, 
vous  rappelez-vous  ?  un  soir  il  y  a  eu  dans  la  grande  loge 
une  femme,  vous  avez  dit:  c'est  une  duchesse!  j'ai  été 
triste.  Je  crois  qu'il  aurait  mieux  valu  rester  dans  les  petites 
villes.  Après  cela,  Gwynplaine  a  bien  fait.  Maintenant  c'est 
mon  tour.  Puisque  c'est  vous-même  qui  m'avez  raconté  que 
j'étais  toute  petite,  que  ma  mère  était  morte,  que  j'étais 
par  terre  dans  la  nuit  avec  de  la  neige  qui  tombait  sur 
moi,  et  que  lui,  qui  était  petit  aussi,  et  tout  seul  aussi, 
il  m'avait  ramassée,  et  que  c'était  comme  cela  que  j'étais 
en  vie,  vous  ne  pouvez  pas  vous  étonner  que  j'aie  aujour- 
d'hui absolument  besoin  de  partir,  et  que  je  veuille  aller 
voir  dans  la  tombe  si  Gwynplaine  y  est.  Parce  que  la  j-eule 
chose  qui  existe  dans  la  vie,  c'est  le  cœur,  et,  après  la  vie, 
c'est  l'àme.  Vous  vous  rendez  bien  compte  de  ce  que  je 


'iri  L'HOMME    QUI   RIT. 

dis,  n'est-ce  pas,  père?  Qu'est-ce  qui  remue  donc?  il  me 
semble  que  nous  sommes  dans  une  maison  qui  remue. 
Pourtant  je  n'entends  pas  le  bruit  des  roues. 
Après  une  interruption,  la  voix  ajouta: 

—  Je  ne  distingue  pas  beaucoup  entre  hier  et  aujourd'hui. 
Je  ne  me  plains  pas.  J'ignore  ce  qui  s'est  passé,  mais  il  doit 
y  avoir  eu  des  choses. 

Ces  paroles  étaient  dites  avec  une  profonde  douceur 
inconsolable,  et  un  soupir,  que  Gwynplaine  entendit, 
s'acheva  ainsi: 

—  Il  faut  que  je  m'en  aille,  à  moins  qu'il  ne  revienne. 
Ursus,  sombre,  grommela  à  demi-voix  : 

—  Je  ne  crois  pas  aux  revenants. 
Il  reprit  : 

—  C'est  une  barque.  Tu  demandes  pourquoi  ïa  maison 
remue,  c'est  que  nous  sommes  dans  une  barque.  Calme-toi. 
Il  ne  faut  pas  trop  parler.  Ma  fille,  si  tu  as  un  peu  d'amitié 
pour  moi,  ne  t'agite  pas,  ne  te  donne  pas  de  fièvre.  Vieux 
comme  je  suis,  je  ne  pourrais  pas  supporter  une  maladie 
que  tu  aurais.  Épargne-moi,  ne  sois  pas  malade. 

La  voix  recommença: 

—  Chercher  sur  la  terre,  à  quoi  bon?  puisqu'on  ne  trouve 
qu'au  ciel. 

Ursus  répliqua,  presque  avec  un  essai  d'autorité  : 

—  Calme-toi.  11  y  a  des  moments  où  tu  n'as  pas  d'intel- 
ligence du  tout.  Je  te  recommande  de  rester  en  tepos. 
Après  ça,  tu  n'es  pas  forcée  de  savoir  ce  que  c'est  que  la 
veine  cave.  Je  serais  tranquille  si  tu  étais  tranquille.  Mon 
enfant,  fais  aussi  quelque  chose  pour  moi.  Il  t'a  ramassée, 
mais  je  t'ai  recueillie.  Tu  te  rends  malade.  C'est  mal.  Il 
faut  te  calmer  et  dormir.  Tout  ira  bien.  Je  te  jure  ma 
parole  d'honneur  que  tout  ira  bien.  Nous  avons  un  très 
beau  temps  d'ailleurs.  C'est  comme  une  nuit  faite  exprès. 
Nous  serons  demain  à  Rotterdam  qui  est  une  ville  en 
Hollande,  à  l'embouchure  de  la  Meuse. 

—  Père,  dit  la  voix,  voyez-vous,  quand  c'est  depuis 
l'enfance  et  qu'on  a  toujours  été  l'un  avec  l'autre,  il  ne 
faudrait  pas  que  cela  se  dérangeât,  parce  qu'alors  il  faut 
mourir  et  qu'il  n'y  a  même  pas  moyen  de  faire  autrement. 
Je  vous  aime  bien  tout  de  même,  mais  je  sens  bien  que 


LA   MER   ET   LA  NUIT.  225 

je  ne  suis  plus  tout  à  fait  avec  vous,  quoique  je  ne  sois 
pas  encore  avec  lui. 

—  Allons,  insista  Ursus,  tâche  de  te  rendormir. 
La  voix  répondit  : 

—  Ce  n'est  pas  cela  qui  me  manquera. 

Ursus  repartit,  avec  une  intonation  toute  tremblante: 

—  Jeté  dis  que  nous  allons  en  Hollande,  à  Rotterdam,  qui 
est  une  ville. 

—  Père,  continua  la  voix,  je  ne  suis  pas  malade,  si  c'est 
cela  qui  vous  inquiète,  vous  pouvez  vous  rassurer,  je  n'ai 
pas  de  fièvre,  j'ai  un  peu  chaud,  voilà  tout, 

Ursus  balbutia: 

—  A  l'embouchure  de  la  Meuse. 

—  Je  me  porte  bien,  père,  mais  voyez-vous,  je  me  sens 
mourir. 

—  Ne  va  pas  t'aviser  d'une  chose  pareille,  dit  Ursus. 
Et  il  ajouta: 

—  Surtout  qu'elle  n'ait  pas  de  secousse,  mon  Dieu  î 
Il  y  eut  un  silence. 

Tout  à  coup  Ursus  cria  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais?  Pourquoi  te  lèves-tu?  Je  t'en 
supplie,  reste  couchée  I 

Gwynplaine  tressaillit,  et  avança  la  tête. 


I 


15 


226  L'HOMME    QUI    RIT. 


III 


LE    PARADIS    RETROUVE    ICI-BAS 


Il  aperçut  Dea.  Elle  venait  de  se  dresser  toute  droite  sur 
le  matelas.  Elle  avait  une  longue  robe  soigneusement 
fermée,  blanche,  qui  ne  laissait  voir  que  la  naissance  des 
épaules  et  l'attache  délicate  de  son  cou.  Les  manches 
cachaient  ses  bras,  les  plis  couvraient  ses  pieds.  On  voyait 
ses  mains  où  se  gonflait  en  embranchements  bleuâtres  le 
réseau  des  veines  chaudes  de  fièvre.  Elle  était  frissonnante, 
et  oscillait  plutôt  qu'elle  ne  chancelait,  comme  un  roseau. 
La  lanterne  l'éclairait  d'en  bas.  Son  beau  visage  était  indi- 
cible. Ses  cheveux  dénoués  flottaient.  Aucune  larme  ne 
coulait  sur  ses  joues.  Il  y  avait  dans  ses  prunelles  du  feu, 
et  de  la  nuit.  Elle  était  pâle  de  cette  pâleur  qui  ressemble 
à  la  transparence  de  la  vie  divine  sur  une  figure  terrestre. 
Son  corps  exquis  et  frêle  était  comme  mêlé  et  fondu  dans 
le  plissement  de  sa  robe.  Elle  ondoyait  tout  entière  avec 
le  tremblement  d'une  flamme.  Et  en  même  temps  on  sentait 
qu'elle  commençait  à  n'être  plus  que  de  l'ombre.  Ses  yeux, 
tout  grands  ouverts,  resplendissaient.  On  eût  dit  une  sortie 
de  sépulcre  et  une  âme  debout  dans  une  aurore. 

Ursus,  dont  Gwynplaine  ne  voyait  que  le  dos,  levait  des 
bras  efi'arés. 

—  Ma  fille  !  ah  !  mon  Dieu,  voilà  le  délire  qui  la  prend  ! 
le  délire  I  c'est  ce  que  je  craignais.  Il  ne  faudrait  pas  de 
secousse,  car  cela  pourrait  la  tuer,  et  il  en  faudrait  une 
pour  l'empêcher  de  devenir  folle.  Morte,  ou  folle  I  quelle 
situation l  que  faire,  mon  Dieu?  Ma  fille,  recouche-toi  1 

Cependant  Dea  parlait.  Sa  voix  était  presque  indistincte, 


LA  MER  ET   LA  NUIT.  227 

comme  si  une  épaisseur  céleste  était  déjà  interposée  entre 
elle  et  la  terre. 

—  Père,  vous  vous  trompez.  Je  n'ai  aucun  délire.  J'entends 
très  bien  tout  ce  que  vous  me  dites.  Vous  me  dites  qu'il 
y  a  beaucoup  de  monde,  qu'on  attend,  et  qu'il  faut  que 
je  joue  ce  soir,  je  veux  bien,  vous  voyez  que  j'ai  ma  raison, 
mais  je  ne  sais  pas  comment  faire,  puisque  je  suis  morte 
et  puisque  Gwynplaine  est  mort.  Moi,  je  viens  tout  de 
même.  Je  consens  à  jouer.  Me  voici  ;  mais  Gwynplaine  n'y 
est  plus. 

—  Mon  enfant,  répéta  Ursus,  allons,  obéis-moi.  Remets- 
toi  sur  ton  lit. 

—  Il  n'y  est  plus!  il  n'y  est  plusl  ohî  comme  il  fait  noir  1 
-—  Noir!  balbutia  Ursus,  voilà  la  première  fois  qu'elle  dit 

ce  mot! 

Gwynplaine,  sans  plus  de  bruit  qu'un  glissement,  monta 
le  marchepied  de  la  baraque,  y  entra,  décrocha  son  capin- 
got  et  son  esclavine,  endossa  le  capingot,  mit  l'esclavine  à 
son  cou  et  redescendit  de  la  cahute,  toujôtirs  caché  par 
l'espèce  d'encombrement  que  faisaient  la  cabane,  les  agrès 
et  le  mât. 

Dea  continuait  de  murmurer,  elle  remuait  les  lèvres,  et 
peu  à  peu  ce  murmure  devint  une  mélodie.  Elle  ébaucha, 
avec  les  intermittences  et  les  lacunes  du  délire,  le  mysté- 
rieux appel  qu'elle  avait  tant  de  fois  adressé  à  Gwynplaine 
dans  Chaos  vaincu.  Elle  se  mit  à  chanter,  et  ce  chant  était 
vague  et  faible  comme  un  bourdonnement  d'abeille  : 

Noche,  quitate  de  alli, 
La  alba  canta. .  .* 


Elle  s'interrompit  : 

—  Non,  ce  n'est  pas  vrai,  je  ne  suis  pas  morte.  Qu'est-ce 
que  je  disais  donc?  Hélas I  je  suis  vivante.  Je  suis  vivante, 
et  il  est  mort.  Je  suis  en  bas,  et  il  est  en  haut.  Il  est  parti, 
et  moi  je  reste.  Je  ne  l'entendrai  plus  parler  et  marcher. 
Dieu  nous  avait  donné  un  peu  de  paradis  sur  la  terre,  il 

*»  Nuit,  va-t'en. 

L'aube  chante. 


228  L'HOMME   QUI   RIT. 

nous  l'a  retiré.  Gwynplaine  î  c'est  fini.  Je  ne  le  sentirai  plus 
près  de  moi.  Jamais.  Sa  voix!  je  n'entendrai  plus  sa  voix. 


Et  elle  chanta  : 


Es  menester  a  cielos  ir...* 
.   .   .  Dexa,  quiero, 
A  tu  negro 
Caparazon. 

Et  elle  étendit  la  main  comme  si  elle  cherchait  où  s'ap- 
puyer dans  l'infini. 

Gwynplaine,  surgissant  à  côté  d'Ursus  brusquement 
pétrifié,  s'agenouilla  devant  elle. 

—  Jamais!  dit  Dea.  Jamais!  je  ne  l'entendrai  plus! 
Et  elle  se  remit  à  chanter,  égarée  : 

Dexa,  quiero, 
A  tu  negro 
Caparazon  ! 

Alors  elle  entendit  une  voix,  la  voix  blen-aimée,  qui 
répondait  : 

O  ven  !  ama  !  ** 
Eres  aima, 
Soy  corazon. 

Et  en  même  temps  Dea  sentit  sous  sa  main  la  tête  de 
Gwynplaine.  Elle  jeta  un  cri  inexprimable  : 

—  Gwynplaine! 

Une  clarté  d'astre  apparut  sur  sa  figure  pâle,  et  elle 
chancela. 
Gwynplaine  la  reçut  dans  ses  bras. 

—  Vivant  !  cria  Ursus. 

Dea  répéta  :  —  Gwynplaine  I 

*  Il  faut  aller  au  ciel... 

.  .   .  Quitte,  je  le  veux, 
Ta  noire  enveloppe  I 

**  Oh!  viens!  aime! 

Tu  es  âme, 
Je  suis  cœur. 


LA  MER   ET   LA   NUIT.  229 

Et  sa  tôte  se  ploya  contre  la  joue  de  Gwynplaine.  Elle 
dit,  tout  bas  : 

—  Tu  redescends  !  merci. 

Et,  relevant  le  front,  assise  sur  le  genou  de  Gwynplaine, 
enlacée  dans  son  étreinte,  elle  tourna  vers  lui  son  doux  vi- 
sage, et  fixa  sur  les  yeux  de  Gwynplaine  ses  yeux  pleins 
de  ténèbres  et  de  rayons,  comme  si  elle  le  regardait. 

—  C'est  toil  dit-elle. 

Gwynplaine  couvrait  sa  robe  de  baisers.  Il  y  a  des  paroles 
qui  sont  à  la  fois  des  mots,  des  cris  et  des  sanglots.  Toute 
l'extase  et  toute  la  douleur  s'y  fondent  et  éclatent  pêle- 
mêle.  Cela  n'a  aucun  sens,  et  cela  dit  tout. 

—  Oui,  moi!  c'est  moi!  moi  Gwynplaine!  celui  dont  tu 
es  l'âme,  entends-tu?  moi  dont  tu  es  l'enfant,  l'épouse, 
l'étoile,  le  souffle!  moi  dont  tu  es  l'éternité!  C'est  moi!  je 
suis  là,  je  te  tiens  dans  mes  bras.  Je  suis  vivant.  Je  suis  à 
toi.  Ah  !  quand  je  pense  que  j'étais  au  moment  d'en  finir! 
Une  minute  de  plus  !  Sans  Homo  I  Je  te  dirai  cela.  Comme 
c'est  près  de  la  joie  le  désespoir!  Dea,  vivons!  Dea,  pardonne- 
moi!  Oui!  à  toi  à  jamais!  Tu  as  raison,  touche  mon  front, 
assure-toi  que  c'est  moi.  Si  tu  savais!  Mais  rien  ne  peut 
plus  nous  séparer.  Je  sors  de  l'enfer  et  je  remonte  au  ciel. 
Tu  dis  que  je  redescends,  non,  je  remonte.  Me  revoici  avec 
toi.  A  jamais,  te  dis-je!  Ensemble!  nous  sommes  ensemble! 
qui  aurait  dit  cela?  Nous  nous  retrouvons.  Tout  le  mal  est 
fini.  11  n'y  a  plus  devant  nous  que  de  l'enchantement.  Nous 
recommencerons  notre  vie  heureuse,  et  nous  en  fermerons 
si  bien  la  porte  que  le  mauvais  sort  n'y  pourra  plus  rentrer. 
Je  te  conterai  tout.  Tu  seras  étonnée.  Le  bateau  est  parti. 
Personne  ne  peut  faire  que  le  bateau  ne  soit  pas  parti.  Nous 
sommes  en  route,  et  en  liberté.  Nous  allons  en  Hollande, 
nous  nous  marierons,  je  ne  suis  pas  embarrassé  pour  gagner 
ma  vie,  qui  est-ce  qui  pourrait  empêcher  cela?  H  n'y  a  plus 
rien  à  craindre.  Je  t'adore. 

—  Pas  si  vite  !  balbutia  Ursus. 

Dea,  tremblante,  et  avec  le  frémissement  d*ua  toucher 
céleste,  promenait  sa  main  sur  le  profil  de  Gwynplaine.  H 
l'entendit  qui  se  disait  à  elle-même  : 

—  C'est  comme  cela  que  Dieu  est  fait. 
Puis  elle  toucha  ses  vêtements. 


230  L'HOMME    QUI   RIT. 

—  L'esclavine,  dit-elle.  Le  capingot.  II  n'y  a  rien  de 
changé.  Tout  est  comme  auparavant. 

Ursus,  stupéfait,  épanoui,  riant,  inondé  de  larmes,  les 
regardait  et  s'adressait  à  lui-même  un  aparté. 

—  Je  ne  comprends  pas  du  tout.  Je  suis  un  absurde  idiot. 
Moi  qui  l'ai  vu  porter  en  terre!  Je  pleure  et  je  ris.  Voilà 
tout  ce  que  je  sais.  Je  suis  aussi  bête  que  si,  moi  aussi,  j'étais 
amoureux.  Mais  c'est  que  je  le  suis.  Je  suis  amoureux  des 
deux.  Vieille  brute,  va!  Trop  d'émotions.  Trop  d'émotions. 
C'est  ce  que  je  craignais.  Non,  c'est  ce  que  je  voulais.  Gwyn- 
plaine,  ménage-la.  Au  fait,  qu'ils  s'embrassent.  Cela  ne  me 
regarde  pas.  J'assiste  à  l'incident.  Ce  que  j'éprouve  est  drôle- 
Je  suis  le  parasite  de  leur  bonheur  et  j'en  prends  ma  part. 
Je  n'y  suis  pour  rien,  et  il  me  semble  que  j'y  suis  pour 
quelque  chose.  Mes  enfants,  je  vous  bénis. 

Et  pendant  qu'Ursus  monologuait,  Gvvynplaine  s'écriait:- 

—  Dea,  tu  es  trop  belle.  Je  ne  sais  pas  où  j'avais  l'esprit 
ces  jours-ci.  Il  n'y  a  absolument  que  toi  sur  la  terre.  Jeté 
revois,  et  je  n'y  crois  pas  encore.  Sur  cette  barque!  Mais, 
dis-moi,  que  s'est-il  -donc  passé?  Et  voilà  l'état  où  l'on  vous 
a  mis!  Où  est  donc  la  Green-Box?  On  vous  a  volés,  on  vous 
a  chassés.  C'est  infâme.  Ah  !  je  vous  vengerai  !  je  te  ven- 
gerai, Dea!  on  aura  affaire  à  moi.  Je  suis  pair  d'Angleterre. 

Ursus,  comme  heurté  par  une  planète  en  pleine  poitrine, 
recula  et  considéra  Gvi^ynplaine  attentivement. 

—  Il  n'est  pas  mort,  c'est  clair,  mais  serait-il  fou? 
Et  il  tendit  l'oreille  avec  défiance. 
Gvs^ynplaine  reprit  : 

—  Sois  tranquille,  Dea.  Je  porterai  ma  plainte  à  la  chambre 
des  lords. 

Ursus  l'examina  encore,  et  se  frappa  le  milieu  du  front 
avec  le  petit  bout  de  son  doigt. 
Puis,  prenant  son  parti  : 

—  Ça  m'est  égal,  murmura-t-il.  Cela  ira  tout  de  même. 
Sois  fou,  si  tu  veux,  mon  Gwynplaine.  C'est  le  droit  de 
l'homme.  Moi,  je  suis  heureux.  Mais  qu'est-ce  que  c'est  que 
tout  cela? 

Le  navire  continuait  de  fuir  mollement  et  vite,  la  nuit 
était  de  plus  en  plus  obscure,  des  brumes  qui  venaient  de 
l'océan  envahissaient  le  zénith  d'où  aucun  vent  ne  les  ba- 


LA   MER    ET   LA  NUIT.  231 

layait,  quelques  grosses  étoiles  à  peine  étaient  visibles  et 
s*estompaient  l'une  après  l'autre,  et  au  bout  de  quelque 
temps  il  n'y  en  eut 'plus  du  tout,  et  tout  le  ciel  fut  noir, 
infini  et  doux.  Le  fleuve  s'élargissait,  et  ses  deux  rives  à  droite 
et  à  gauche  n'étaient  plus  que  deux  minces  lignes  brunes 
presque  amalgamées  à  la  nuit.  De  toute  cette  ombre  sortait 
un  profond  apaisement.  Gwynplaine  s'était  assis  à  demi, 
tenant  Dea  embrassée.  Ils  parlaient,  s'écriaient,  jasaient, 
chuchotaient.  Dialogue  éperdu.  Comment  vous  peindre, 
ô  joie? 

—  Ma  vie! 

—  Mon  ciell 

—  Mon  amour! 

—  Tout  mon  bonheur! 

—  Gwynplaine! 

—  Dea!  je  suis  ivre.  Laisse-moi  baiser  tes  pieds. 

—  C'est  toi  donc! 

—  En  ce  moment-ci,  j'ai  trop  à  dire  à  la  fois.  Je  ne  sais 
par  où  commencer. 

—  Un  baiser! 

—  0  ma  femme! 

—  Gwynplaine,  ne  me  dis  pas  que  je  suis  belle.  C'est 
toi  qui  es  beau. 

—  Je  te  retrouve,  je  t'ai  sur  mon  cœur.  Cela  est.  Tu  es 
à  moi.  Je  ne  rêve  pas.  C'est  bien  toi.  Est-ce  possible?  oui. 
Je  reprends  possession  de  la  vie.  Si  tu  savais,  il  y  a  eu 
toutes  sortes  d'événements.  Dea! 

—  Gwynplaine! 

—  Je  t'aime! 

Et  Ursus  murmurait  : 

—  J'ai  une  joie  de  grand-père. 

Homo  était  sorti  de  dessous  la  cahute,  et,  allant  de  Tun 
à  l'autre,  discrètement,  n'exigeant  pas  qu'on  fît  attention 
à  lui,  il  donnait  des  coups  de  langue  à  tort  et  à  travers, 
tantôt  aux  gros  souliers  d'Ursus,  tantôt  au  capingot  de 
Gwynplaine,  tantôt  à  la  robe  de  Dea,  tantôt  au  matelas. 
C'était  sa  façon  à  lui  de  bénir. 

On  avait  dépassé  Chatham  et  l'embouchure  de  laMedway. 
On  approchait  de  la  mer.  La  sérénité  ténébreuse  de 
l'étendue  était  telle  que  la  descente  de  la  Tamise  se  fai- 


232  L'HOMME    QUI   RIT. 

sait  sans  complication  ;  aucune  manœuvre  n'était  néces- 
saire, et  aucun  matelot  n'avait  été  appelé  sur  le  pont. 
A  l'autre  extrémité  du  navire,  le  patron,  toujours  seul  à  la 
barre,  gouvernait.  A  l'arrière,  il  n'y  avait  que  cet  homme; 
à  l'avant,  la  lanterne  éclairait  l'heureux  groupe  de  ces  êtres 
qui  venaient  de  faire,  au  fond  du  malheur  subitement 
changé  en  félicité,  cette  jonction  inespérée. 


LA   MER   ET    LA   NUIT.  233 


IV 


NON.    LA-HAUT 


Tout  à  coup,  Dca,  se  dégageant  de  Tembrassement  de 
Gwynplaine,  se  souleva.  Elle  appuyait  ses  deux  mains  sur 
son  cœur,  comme  pour  Tempêcher  de  se  déranger. 

—  Qu'est-ce  que  j'ai?  dit-elle.  J'ai  quelque  chose.  La 
joie,  cela  étouffe.  Ce  n'est  rien.  C'est  bon.  En  reparaissant, 
ô  mon  Gwynplaine,  tu  m'as  donné  un  coup.  Un  coup  de 
bonheur.  Tout  le  ciel  qui  vous  entre  dans  le  cœur,  c'est 
un  enivrement.  Toi  absent,  je  me  sentais  expirer.  La  vraie 
vie  qui  s'en  allait,  tu  me  l'as  rendue.  J'ai  eu  en  moi  comme 
un  déchirement,  le  déchirement  des  ténèbres,  et  j'ai  senti 
monter  la  vie,  une  vie  ardente,  une  vie  de  fièvre  et  de 
délices.  C'est  extraordinaire,  cette  vie-là,  que  tu  viens  de 
me  donner.  Elle  est  si  céleste  qu'on  souffre  un  peu.  C'est 
comme  si  l'âme  grandissait  et  avait  de  la  peine  à  tenir 
dans  notre  corps.  Cette  vie  des  séraphins,  cette  plénitude, 
elle  reflue  jusqu'à  ma  tête,  et  me  pénètre.  J'ai  comme  un 
battement  d'ailes  dans  la  poitrine.  Je  me  sens  étrange,  mais 
bien  heureuse.  Gwynplaine,  tu  m'as  ressuscitée. 

Elle  rougit,  puis  pâlit,  puis  rougit  encore,  et  tomba. 

—  Hélas  I  di$  Ursus,  tu  l'as  tuée. 

Gwynplaine  étendit  les  bras  vers  Dea.  L'angoisse  suprême 
survenant  dans  la  suprême  extase,  quel  choc  I  II  fût  lui- 
même  tombé,  s'il  n'eût  eu  à  la  soutenir. 

—  Deal  cria-t-il  frémissant,  qu'est-ce  que  tu  as? 

—  Rien,  dit-elle.  Je  t'aime. 

Elle  était  dans  les  bras  de  Gwynplaine  comme  un  linge 
qu'on  a  ramassé.  Ses  mains  pendaient. 


234  L'HOMME   QUI   RIT. 

Gwynplaîne  et  Ursus  couchèrent  Dea  sur  le  matelas. 
Elle  dit  faiblement  : 

—  Je  ne  respire  pas  couchée. 
Ils  la  mirent  sur  son  séant. 
Ursus  dit  : 

—  Un  oreiller! 
Elle  répondit  : 

— -  Pourquoi?  j'ai  Gwynplaine. 

Et  elle  posa  sa  tête  sur  l'épaule  de  Gwynplaine,  assis 
derrière  elle  et  la  soutenant,  l'œil  plein  d'un  égarement 
infortuné. 

—  Ah!  dit-elle,  comme  je  suis  bien! 

Ursus  lui  avait  saisi  le  poignet,  et  comptait  les  pulsa- 
tions de  l'artère.  Il  ne  hochait  pas  le  front,  il  ne  disait 
rien,  et  l'on  ne  pouvait  deviner  ce  qu'il  pensait  qu'aux 
rapides  mouvements  de  ses  paupières,  s'ouvrant  et  se 
refermant  convulsivement,  comme  pour  empêcher  un  flot 
de  larmes  de  sortir. 

—  Qu'a-t-elle?  demanda  Gv^^ynplaine. 

Ursus  appuya  son  oreille  contre  le  flanc  gauche  de  Dea. 

Gwynplaine  répéta  ardemment  sa  question,  en  tremblant 
qu'Ursus  ne  lui  répondît. 

Ursus  regarda  Gwynplaine,  puis  Dea.  Il  était  livide.  Il 
dit  : 

—  Nous  devons  être  à  la  hauteur  de  Canterbury.  La 
distance  d'ici  à  Gravesend  n'est  pas  très  grande.  Nous 
aurons  beau  temps  toute  la  nuit.  11  n'y  a  pas  à  craindre 
d'attaque  en  mer,  parce  que  les  flottes  de  guerre  sont  sur 
la  côte  d'Espagne.  Nous  aurons  un  bon  passage. 

Dea,  ployée  et  de  plus  en  plus  pâle,  pétrissait  dans  ses 
doigts  convulsifs  l'étofie  de  sa  robe.  Elle  eut  un  soupir 
inexprimablement  pensif,  et  murmura  : 

—  Je  comprends  ce  que  c'est.  Je  meurs. 
Gwynplaine  se  leva  terrible.  Ursus  soutint  Dea. 

—  Mourir!  Toi  mourir!  non,  cela  ne  sera  pas.  Tu  ne 
peux  pas  mourir.  Mourir  à  présent!  mourir  tout  de  suite! 
c'est  impossible.  Dieu  n'est  pas  féroce.  Te  rendre  et  te 
reprendre  dans  la  même  minute!  Non.  Ces  choses-là  ne  se 
font  pas.  Alors  c'est  que  Dieu  voudrait  qu'on  doute  de  lui. 
Alors  c'est  que  tout  serait  un  piège,  la  terre,  le  ciel,  le 


LA  MER   ET  LA   NUIT.  235 

berceau  des  enfants,  Pallaitement  des  mères,  le  cœur 
humain,  l'amour,  les  étoiles  1  c'est  que  Dieu  serait  un  traître 
et  l'homme  une  dupe!  c'est  qu'il  n'y  aurait  rien î  c'est 
qu'il  faudrait  insulter  la  création!  c'est  que  tout  serait  un 
abîme!  Tu  ne  sais  ce  que  tu  dis,  Dea!  tu  vivras.  J'exige 
que  tu  vives.  Tu  dois  m'obéir.  Je  suis  ton  mari  et  ton 
maître.  Je  te  défends  de  me  quitter.  Ah  ciel!  Ah  misé- 
rables hommes!  Non,  cela  ne  se  peut  pas.  Et  je  resterais 
sur  cette  terre  après  toi!  Cela  est  tellement  monstrueux 
qu'il  n'y  aurait  plus  de  soleil.  Dea,  Dea,  remets-toi.  C'est 
un  petit  moment  d'angoisse  qui  va  passer.  On  a  quelque- 
fois des  frissons,  et  puis  on  n'y  pense  plus.  J'ai  absolu- 
ment besoin  que  tu  te  portes  bien  et  que  tu  ne  souffres 
plus.  Toi  mourir!  qu'est-ce  que  je  t'ai  fait?  D'y  penser,  ma 
raison  s'en  va.  Nous  sommes  l'un  à  l'autre,  nous  nous 
aimons.  Tu  n'as  pas  de  motif  de  t'en  aller.  Ce  serait  injuste. 
Ai-je  commis  des  crimes?  Tu  m'as  pardonné  d'ailleurs.  Oh! 
tu  ne  veux  pas  que  je  devienne  un  désespéré,  un  scélérat, 
un  furieux,  un  damné!  Dea!  je  t'en  prie,  je  t'en  conjure, 
je  t'en  supplie  à  mains  jointes,  ne  meurs  pas. 

Et,  crispant  ses  poings  dans  ses  cheveux,  agonisant 
d'épouvante,  étouffé  de  pleurs,  il  se  jeta  à  ses  pieds. 

—  Mon  Gvvynplaine,  dit  Dea,  ce  n'est  pas  ma  faute. 
11  lui  vint  aux  lèvres  un  peu  d'écume  rose  qu'Ursus  essuya 
d'un  pan  de  la  robe  sans  que  Gwynplaine  prosterné  le  vît. 
Gvvynplaine  tenait  les  pieds  de  Dea  embrassés,  et  l'implo- 
rait avec  toutes  sortes  de  mots  confus. 

—  Je  te  dis  que  je  ne  veux  pas.  Toi,  mourir  1  je  n'en  ai 
pas  la  force.  Mourir,  oui,  mais  ensemble.  Pas  autrement. 
Toi  mourir,  Dea!  11  n'y  a  pas  moyen  que  j'y  consente.  Ma 
divinité  !  mon  amour  !  comprends  donc  que  je  suis  là.  Je  te 
jure  que  tu  vivras.  Mourir!  mais  c'est  qu'alors  tu  ne  te 
figures  pas  ce  que  je  deviendrais  après  ta  mort.  Si  tu  avais 
l'idée  du  besoin  que  j'ai  de  ne  pas  te  perdre,  tu  verrais 
que  c'est  positivement  impossible,  Dea!  Je  n'ai  que  toi, 
vois-tu.  Ce  qui  m'est  arrivé  est  extraordinaire*  Tu  ne 
t'imagines  pas  que  je  viens  de  traverser  toute  la  vie  en 
quelques  heures.  J'ai  reconnu  une  chose,  c'est  qu'il  n'y 
avait  rien  du  tout.  Toi,  tu  existes.  Si  tu  n'y  es  pas,  l'uni- 
vers n'a  plus  de  sens.  Heste.  Aie  pitié  de  moi.  Puisque  tu 


236  L'HOMME    QUI   RIT. 

m'aimes,  vis.  Je  viens  de  te  retrouver,  c'est  pour  te  garder. 
Attends  un  peu.  On  ne  s'en  va  pas  comme  cela  quand  on 
est  à  peine  ensemble  depuis  quelques  instants.  Ne  t'impa- 
tiente pas.  Ah!  mon  Dieu,  que  je  souffre  !  Tu  ne  m'en  veux 
pas,  n'est-€e  pas?  Tu  comprends  bien  que  je  n'ai  pas  pu 
faire  autrement,  puisque  c'est  le  vvapentake  qui  est  venu 
me  chercher.  Tu  vas  voir  que  tu  vas  respirer  mieux  tout 
à  l'heure.  Dea,  tout  vient  de  s'arranger.  Nous  allons  être 
heureux.  Ne  me  mets  pas  au  désespoir.  Dea  !  je  ne  t'ai  rien 
faiti 

Ces  paroles  n'étaient  pas  dites,  mais  sanglotées.  On  y 
sentait  un  mélange  d'accablement  et  de  révolte.  Il  sortait 
de  la  poitrine  de  Gwynplaine  un  gémissement  qui  eût 
attiré  des  colombes  et  un  rugissement  qui  eût  fait  reculer 
des  lions. 

Dea  lui  répondit,  d'une  voix  de  moins  en  moins  distincte, 
s'arrêtant  presque  à  chaque  mot  : 

—  Hélas!  c'est  inutile.  Mon  bien-aimé,  je  vois  bien  que 
tu  fais  ce  que  tu  peux.  Il  y  a  une  heure,  je  voulais  mourir, 
à  présent  je  ne  voudrais  plus.  Gwynplaine,  mon  Gwynplaine 
adoré,  comme  nous  avons  été  heureux!  Dieu  t'avait  mis 
dans  ma  vie,  il  me  retire  de  la  tienne.  Voilà  que  je  m'en 
vais.  Tu  te  souviendras  de  la  Green-Box,  n'est-ce  pas?  et 
de  ta  pauvre  petite  Dea  aveugle?  Tu  te  souviendras  de  ma 
chanson.  N'oublie  pas  mon  son  de  voix,  et  la  manière  dont  - 
je  te  disais:  Je  t'aime!  Je  reviendrai  te  le  dire,  la  nuit, 
quand  tu  dormiras.  Nous  nous  étions  retrouvés,  mais  c'était 
trop  de  joie.  Cela  devait  finir  tout  de  suite.  C'est  déci- 
dément moi  qui  pars  la  première.  J'aime  bien  mon  père 
Ursus  et  notre  frère  Homo.  Vous  êtes  bons.  L'air  manque 
ici.  Ouvrez  la  fenêtre.  Mon  Gwynplaine,  je  ne  te  l'ai  pas 
dit,  mais  parce  qu'il  y  a  eu  une  fois  une  femme  qui  est 
venue,  j'ai  été  jalouse.  Tu  ne  sais  même  pas  de  qui  je  veux 
parler.  Pas  vrai?  Couvrez-moi  les  bras.  J'ai  un  peu  froid. 
Et  Fibi?  et  Vinos?  où  sont-elles?  On  finit  par  aimer 
tout  le  monde.  On  prend  en  amitié  les  personnes  qui  vous 
ont  vu  être  heureux.  On  leur  sait  gré  d'avoir  été  là  pendant 
qu'on  était  content.  Pourquoi  tout  cela  est-il  passé?  Je  n'ai 
pas  bien  compris  ce  qui  est  arrivé  depuis  deux  jours. 
Maintenant  je  meurs.  Vous  me  laisserez  dans  ma  robe. 


LA   MER    ET   LA   NUIT.  237 

Tantôt  en  la  mettant  je  pensais  bien  que  ce  serait  mon 
suaire.  Je  veux  la  garder.  Il  y  a  des  baisers  de  Gwynplaine 
dessus.  Oh!  j'aurais  pourtant  bien  voulu  vivre  encore. 
Quelle  vie  charmante  nous  avions  dans  notre  pauvre  cabane 
qui  roulait!  On  chantait.  J'écoutais  les  battements  de  mains! 
Comme  c'était  bon,  n'être  jamais  séparés  I  II  me  semblait 
que  j'étais  dans  un  nuage  avec  vous,  je  me  rendais  bien 
compte  de  tout,  je  distinguais  un  jour  de  l'autre,  quoique 
aveugle,  je  reconnaissais  que  c'était  le  matin  parce  que 
j'entendais  Gwynplaine,  je  reconnaissais  que  c'était  la  nuit 
parce  que  je  rêvais  de  Gwynplaine.  Je  sentais  autour  do 
moi  une  enveloppe  qui  était  son  âme.  Nous  nous  sommes 
doucement  adorés.  Tout  cela  s'en  va,  et  il  n'y  aura  plus  de 
chansons.  Hélas!  ce  n'est  donc  pas  possible  de  vivre  encore I 
Tu  penseras  à  moi,  mon  bien-aimé. 

Sa  voix  allait  s'afiaiblissant.  La  décroissance  lugubre  de 
l'agonie  lui  ôtait  l'haleine.  Elle  repliait  son  pouce  sous  ses 
doigts,  signe  que  la  dernière  minute  approche.  Le  bégaie- 
ment de  l'ange  commençant  semblait  s'ébaucher  dans  le 
doux  râle  de  la  vierge. 

Elle  murmura  : 

—  Vous  vous  souviendrez,  n'est-ce  pas,  parce  que  ce 
serait  bien  triste  que  je  sois  morte  si  l'on  ne  se  souvenait 
pas  de  moi.  J'ai  quelquefois  été  méchante.  Je  vous  demande 
à  tous  pardon.  Je  suis  bien  certaine  que,  si  le  bon  Dieu 
avait  voulu,  comme  nous  ne  tenons  pas  beaucoup  de  place, 
nous  aurions  encore  été  heureux,  mon  Gwynplaine,  puisqu'on 
aurait  gagné  sa  vie  et  qu'on  aurait  été  ensemble  dans  un 
autre  pays;  mais  le  bon  Dieu  n'a  pas  voulu.  Je  ne  sais  pas 
du  tout  pourquoi  je  meurs.  Puisque  je  ne  me  plaignais  pas 
d'être  aveugle,  je  n'offensais  personne.  Je  n'aurais  pas 
mieux  demandé  que  de  rester  toujours  aveugle  à  côté  de 
toi.  Oh!  comme  c'est  triste  de  s'en  aller! 

Ses  paroles  haletaient,  et  s'éteignaient  l'une  après  l'autre, 
comme  si  l'on  eût  soufflé  dessus.  On  ne  l'entendait  presque 
plus. 

—  Gwynplaine,  reprit-elle,  n'est-ce  pas?  tu  penseras  à 
moi.  J'en  aurai  besoin,  quand  je  serai  morte. 

Et  elle  ajouta  : 

—  Ohl  retenez-moi! 


238  L'HOMME   QUI   RIT. 

Puis,  après  un  silence,  elle  dit  : 

—  Viens  me  rejoindre  le  plus  tôt  que  tu  pourras.  Je  vais 
être  bien  malheureuse  sans  toi,  même  avec  Dieu.  Ne  me 
laisse  pas  trop  longtemps  seule,  mon  doux  Gwynplaine! 
C'est  ici  qu'était  le  paradis.  Là-haut,  ce  n'est  que  le  ciel. 
Ah  1  j'étoufie  l  Mon  bien-aimé,  mon  bien-aimé,  mon  bien- 
aimé! 

—  Grâce  !  cria  Gwynplaine. 

—  Adieu!  dit-elle. 

—  Grâce!  répéta  Gwynplaine. 

Et  il  colla  sa  bouche  aux  belles  mains  glacées  de  Dea. 

Elle  fut  un  moment  comme  si  elle  ne  respirait  plus. 

Puis  elle  se  haussa  sur  ses  coudes,  un  profond  éclair  tra- 
versa ses  yeux,  et  elle  eut  un  ineffable  sourire.  Sa  voix 
éclata,  vivante. 

—  Lumière!  cria-t-elle.  Je  vois. 
Et  elle  expira. 

Elle  retomba  étendue  et  immobile  sur  le  matelas. 

—  Morte!  dit  Ursus. 

Et  le  pauvre  vieux  bonhomme,  comme  s'écroulant  sous 
le  désespoir,  prosterna  sa  tête  chauve  et  enfouit  son  visage 
sanglotant  dans  les  plis  de  la  robe  aux  pieds  de  Dea.  Il  de- 
meura là,  évanoui. 

Alors  Gwynplaine  fut  effrayant. 

11  se  dressa  debout,  leva  le  front,  et  considéra  au-dessus 
de  sa  tête  l'immense  nuit. 

Puis,  vu  de  personne,  regardé  pourtant  peut-être  dans 
ces  ténèbres  par  quelqu'un  d'invisible,  il  étendit  les  bras 
vers  la  profondeur  d'en  haut,  el  dit  : 

—  Je  viens. 

Et  il  se  mit  à  marcher,  dans  la  direction  du  bord,  sur  le 
pont  du  navire,  comme  si  une  vision  l'attirait. 

A  quelques  pas  c'était  l'abîme. 

Il  marchait  lentement,  il  ne  regardait  pas  à  ses  pieds. 

Il  avait  le  sourire  que  Dea  venait  d'avoir. 

Il  allait  droit  devant  lui.  Il  semblait  voir  quelque  chose. 
Il  avait  dans  la  prunelle  une  lueur  qui  était  comme  la  ré- 
verbération d'une  âme  aperçue  au  loin. 

11  cria  :  —  Oui  1 

A  chaque  pas  il  se  rapprochait  du  bord. 


LA  MER   ET   LA   NUIT.  239 

Il  marchait  tout  d'une  pièce,  les  bras  levés,  la  tête  renver- 
sée en  arrière,  l'œil  fixe,  avec  un  mouvement  de  fantôme. 

Il  avançait  sans  hâte  et  sans  hésitation,  avec  une  préci- 
sion fatale,  comme  s'il  n'eût  pas  eu  tout  près  legouflre  béant 
et  la  tombe  ouverte. 

Il  murmurait  :  —  Sois  tranquille.  Je  te  suis.  Je  distingue 
très  bien  le  signe  que  tu  me  fais. 

Il  ne  quittait  pas  des  yeux  un  point  du  ciel,  au  plus  haut 
de  l'ombre.  Il  souriait. 

Le  ciel  était  absolument  noir,  il  n'y  avait  plus  d'étoiles, 
mais  évidemment  il  en  voyait  une. 

Il  traversa  le  tillac. 

Après  quelques  pas  rigides  et  sinistres,  il  parvint  à  l'ex- 
trême bord. 

—  J'arrive,  dit-il.  Dea,  me  voilà. 

Et  il  continua  de  marcher.  Il  n'y  avait  pas  de  parapet. 
Le  vide  était  devant  lui.  Il  y  mit  le  pied. 

Il  tomba. 

La  nuit  était  épaisse  et  sourde^  l'eau  était  profonde.  Il 
s'engloutit.  Ce  fut  une  disparition  calme  et  sombre.  Per- 
sonne ne  vit  ni  n'entendit  rien.  Le  navire  continua  de  voguer 
et  le  fleuve  de  couler. 

Peu  après  le  navire  entra  dans  l'océan. 

Quand  Ursus  revint  à  lui,  il  ne  vit  plus  Gwynplaine,  et 
il  aperçut  près  du  bord  Homo  qui  hurlait  dans  l'ombre  en 
regardant  la  mer. 


Au  bas  de  la  dernière  page  du  manuscrit  de  l'Homme  qui  Rit,  se  trouve 
la  note  suivante  : 


Terminé  le  23  août  1868,  à  dix  heures  et  demie  du  matin. 
Bruxelles,  4,  place  des  Barricades. 

Ce  livre,  dont  la  plus  grande  partie  a  été  écrite  à  Guernesey,  a 
été  commencé  à  Bruxelles  le  21  juillet  1866,  et  fini  à  Bruxelles 
le  23  août  1868. 


TABLE 

DU    TOME    TROISIÈME 


LIVRE     CINQUIEME 

LA    MER    ET    LE    SORT    REMUENT    SOUS    LE    MÊME 
SOUFFLE 

Pages. 

I.         Solidité  des  choses  fragiles 3 

IL       Ce  qui  erre  ne  se  trompe  pas 13 

IIL     Aucun  homme  ne  passerait  brusquement  de  la  Sibérie 

au  Sénégal  sans  perdre  connaissance.  (Humboldt.).  25 

1\.       Fascination 28 

\ .        On  croit  se  souvenir,  on  oublie 34 


LIVRE      SIXIÈME 

ASPECTS    VARIÉS    D'URSOS 

I.  Ce  que  dit  le  misanthrope 45 

II.  Ce  qu'il  fait 49 

III.  Complications 62 

IV.  Mœnibus  surdis  cainpana  muta 66 

V.  La  raison  d'état,  travail  le  en  petit  comme  en  grand.  .  72 

III.  16 


242  TABLE. 


LIVRE     SEPTIEME 


LA    TITANE 

Pages. 

L         Réveil 85 

IL       Ressemblance  d'un  palais  avec  un  bois 88 

III.  Eve 92 

IV.  Satan 100 

V.  On  se  reconnaît,  mais  on  ne  se  connaît  pas 112 


LIVRE     HUITIEME 


LE    CAPITOLE    ET   SON   VOISINAGE 


I.  Dissection  des  choses  majestueuses 117 

I I.  Impartialité 131 

III.  La  vieille  salle 139 

IV.  La  Fieille  chambre 145 

V.  Causeries  altières 151 

VI.  La  haute  et  la  basse  ......   . 159 

VII.  Les  tempêtes  d'hommes  pires  que  les  tempêtes  d'océans.  164 

VIII.  Serait  bon  frère  s'il  n'était  bon  fils 181 


LIVRE     NEUVIEME 


EN    RUINE 


I.         C'est  à  travers  l'excès  de  grandeur  qu'on  arrive  à  l'excès 

de  misère 189 

IL       Résidu 193 


TABLE.  243 

CONCLUSION 

LA    MER    ET    LA    NUIT 

Pages. 

L         Chien  de  garde  peut  être  ange  gardien 214 

IL       Barkilphedro  a  visé  l'aigle  et  a  atteint  la  colombe.    .   .  218 

IIL     Le  paradis  retrouvé  ici-bas 226 

IV.      Non.  Là-haut.  . 233 

NOTE 240 


Paris.  —  May  &  Motte roz,  Lib.-Imp.  réunies 
7,  rue  Saint-Benoît,  7 


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¥ 


PQ 

2285 

H8 

1869 

t.3 


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Hugo,  Victor  Marie 
L'homme  qui  rit 


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