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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lincertaineOOjalo
L'INCERTAINE
DU MEME AUTEUR :
Une âme d'automne, poésies.
L'Agonie de l'Amour, roman.
Les Sangsues, roman.
Le Jeune Homme au Masque, roman.
L'Ecole des Mariages, roman.
Le Démon de la Vie, roman.
Le Reste est Silence, roman.
Le Boudoir de Proserpine, contes et poèmes en prose.
L'Eventail de Crêpe, roman.
PROCHAINEMENT '.
Sous les Oliviers de Bohême, roman.
Personnages et Perspectives, essais et chroniques.
La Grenade, mordue, roman.
L'Oiseau-lyre, roman.
Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.
Copyright by Albin Michel 1918
É^-
EDMOND JALOUX
L'INCERTAINE
i«1
4 H
«l^H
PARIS
ALBIN MICHEL, EDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22
1b
$45
A
ELÊMIR BOURGES
Gn témoignage de mon admiration et de mon
respectueux attachement, en souvenir de belles heures
passées dans votre société idéale ou psésente, permettez-
moi, mon cher maUre et ami, d'inscrire votre nom à
la première page de ce petit volume.
E. I.
I/INCERTAINE
Comme au temps de ma jeunesse, je suis assis
devant mon bureau. Il me semble qu'avec ma
plume, je vais retrouver les rêves qui agitaient,
alors mon esprit. Que de combinaisons romanes-
ques, que d'amoureux épisodes, n'ai-je pas ima-
ginés ici-même, dans cette haute pièce sévère,
où j'ai peut-être vécu davantage, sans guère sor-
tir de ses quatre murs, que je n'ai fait par la
suite en courant les grands chemins !
Si je tourne la tête, je revois le jardin que
j'ai tant aimé. Ses arbres opulents souffrent en
ce moment des premières atteintes de l'automne.
Une lèpre dorée les ronge, qui découvrira bien-
tôt sous leur verdure le squelette qui ne vieillit
pas. Il tombe quelques gouttes de pluie.
Tantôt, en reprenant possession de mon do-
maine, j'ai présenté mes devoirs aux déesses qui
8 L INCERTAINE
le protègent. L'une est une Cérès au visage
noirci par les larmes et qui tient dans ses bras
toujours beaux une gerbe pourrie ; l'autre, une
Pomone sans nez, dont la robe ouverte laisse
épanouir un sein encore intact. Toutes deux ont
veillé sur mon adolescence ; elles m'ont ensei-
gné, les miséricordieuses ! la pensée vivante qui
demeure sous les formes les plus immuables,
l'amour qui donne leur éclat aux bouches moi-
tes des jeunes femmes et que le temps, qui em-
porte avec lui toutes choses, oublie parfois d'en
dérober l'essence. Entre les platanes et les char-
mes, devant ce bassin qui servait de scène aux
ballets des libellules, mes déesses ouvraient les
portes de l'avenir.
Pourquoi les ai-je laissées quand j'ai quitté
cette austère demeure provinciale ? Peut-être
m'auraient-elles aidé à découvrir ce qu'elles me
promettaient alors I
Depuis que je suis chez moi, j'éprouve un sen-
timent de bien-être mélancolique. Je respire une
odeur d'encens, de cire et de vieilles boiseries.
Bien qu'il y ait déjà vingt ans que je sois parti,
tout est à sa place, rien n'a changé d'aspect. Phi-
lomène, ma vieille domestique, m'attend-elle
tous les jours depuis vingt ans ?
L INCERTAINE 9
Je suis arrivé hier, assez tard. Les clartés et
les ombres alternaient dans la cheminée, comme
si le jour et la nuit y jouaient à cachette. Le thé
fumait. Sur une petite table, un énorme pâté
doré, — un vrai pâté de comédie ! — semblait
m'inviter à souper avec Pierrot et Colombine ou
avec une princesse déguisée.
Une princesse déguisée... Pierrot et Colom-
bine î... C'étaient, en effet, les hôtes que je rece-
vais quand j'habitais ici. Mais voici que j'ai par-
couru déjà la moitié du chemin et que la fée
qui m'accompagnait, touchant chaque chose de
sa baguette magique, a cédé la place à une vieille
sorcière grondeuse, acariâtre et qui, sans cesse,
en me suivant, chevauche un balai déplorable :
elle s'appelle Réalité.
Réalité, mon ennemie, ma rude et tenace en-
nemie, vas-tu me harceler jusqu'en ce lieu qui
fut l'habitacle de mes songes? Vas-tu mêler en-
core de la cendre à ce que je mange, de l'absin-
the à ce que je bois ? Comme l'automne, m'in-
diqueras-tu le squelette sous toute chair vivante?
Va-t-en, Réalité, je te chasse. Partout ailleurs,
je te subis. Mais je suis le maître de cet empire,
je n'y reconnais pas ta puissance ! Chevauche
loin de moi ton affreuse monture. Hier, tu as
IO L INCERTAINE
empêché Pierrot, Colombine, la princesse dé-
guisée, de partager ce pâté que Philomène avait
disposé sur la table, mais je les attends, ce soir,
et tu peux bien leur défendre la porte. Ils entre-
ront malgré toi 1
...J'ai visité les meubles, rouvert les tiroirs.
Que ces cabinets, ces commodes de laque
m'amusaient autrefois avec leurs scènes d'opéras
chinois et ces paysages filamenteux, où tout ar-
bre s'achève en chevelure, toute rivière, en
linéaments !
J'eusse voulu traverser ces ponts en dos d'âne,
m'asseoir sous les pavillons à coins relevés et y
boire de ce thé que versent les jeunes filles d'or !
Dans le grand salon, où ma mère recevait et
où j'entrais rarement, j'ai revu avec admiration
les bibelots innombrables ; surtout un minus-
cule jardin de verre filé qui occupe toute une
table : orangers couverts de fruits, corbeilles, ro-
siers en fleurs, vignes avec toutes leurs grappes,
vasque où boit une colombe, ouvraient à mes
yeux je ne sais quelle perspective de jardins
d'Italie, de terres promises, de prairies vaporeu-
ses où l!on jouerait le Songe d'une nuit cVété.
On me défendait de porter la inain à ces
l'incertaine il
brimborions ; c'est peut-être pour cela qu'au-
jourd'hui encore, je les trouve mystérieux. Je
n'étais admis à les regarder que par les longues
après-midi de fin septembre, quand les premiers
orages nous forçaient de rester enfermés.
Dehors, les arbres ruisselaient, de fréquents
éclairs fouettaient le ciel de leurs lanières de
feu, les nuages se cabraient, — et assis sur un
tabouret, je contemplais pendant des heures ces
jouets interdits, ces jouets pour grandes per-
sonnes, avec une attention si passionnée qu'ils
n'ont jamais quitté tout à fait mon esprit et
qu'il m'arrive encore de rêver que je les em-
porte avec moi I
J'ai vécu, j'ai visité l'Italie, l'Espagne. Quel
n'est pas l'enfantillage de notre pensée ! Me
voici de nouveau devant ces babioles, amusé,
curieux, ému par des nostalgies fugitives ! J'ai
souffert, j'ai aimé. Je ne retrouverai plus aucun
de ceux qui me furent chers à l'égal de ma pro-
pre existence. Je redescends la pente solennelle
des jours, chaque pas que je fais me porte mal-
gré moi vers l'heure la plus redoutée. Mais il
suffit d'une bulle de verre à qui un ouvrier a
donné une forme arborescente et un aspect givré
pour que mon imagination prenne de nouveau
12 L'INCERTAINE
la clef des champs et recommence de s'ébattre
dans la société des elfes et de Titania, sous les
ombres de cristal d'un château de Thulé.
Pourtant, ce que j'ai exhumé du fond des
tiroirs me serre atrocement le cœur ! Ces témoi-
gnages de leur vie que nous laissent les dis-
parus, connaissez-vous rien qui sache vous faire
autant de mal ?
Un de ces jours, je rédigerai l'inventaire des
lettres, des portraits, des médaillons, des car-
nets de bal, des boîtes de santal, des mille sou-
venirs qu'on enfouit dans les secrétaires, les
cabinets et les commodes. Aujourd'hui, je n'ai
cherché que le plaisir, le plus grand que je con-
naisse au monde, et le plus amer, d'y fouiller
à mon aise.
J'ai commencé aujourd'hui mes visites. J'ai
envie de revoir quelques-uns de mes cama-
rades. <( Sont-ils les mêmes ? Ont-ils beaucoup
changé ? » me disais-je, en suivant les rues im-
prévues et tortueuses de ma ville natale.
Qu'elle est devenue petite depuis que je l'ai
quittée ! En quatre pas, on en fait le tour. Mais
rien n'est plus amusant que ces quatre pas. A
tout moment, une fontaine garnie de quelque
monstre, un hôtel à cariatides, une échauguette,
un magasin vieillot, retiennent votre attention.
Quelques-unes de ces boutiques n'ont pas
changé d'étalage depuis vingt ans, ni de pro-
priétaire.
C'est ainsi que je me suis arrêté devant un
luthier qui se nomme Salinbaraas. Je ne sais
pourquoi cette réunion de violons, de mando-
lines et de cithares me paraît toujours mysté-
rieuse. J'ai l'impression que ces instruments
viennent à peine de se taire. Chaque nuit, ne
servent-ils point à des musiciens défunts, dans
un concert offert aux ombres ? Sans le pacte se-
1 | L'INCERTAINE
cret qui le lie à ces fantômes, comment pour-
rait-il vivre de son métier, ce M. Salinbaraas,
dans une cité où l'on ne vend certainement pas
un mirliton par an ?
Quelques mètres plus loin, je retrouvai M. Par-
paillon, l'empailleur. La même hulotte sur son
perchoir biscornu happait toujours le même
campagnol. Tiercelets, lézards, hérons, castors,
donnaient à croire que le Paradis terrestre se
trouvait boulevard du Pérou, mais naturalisé.
Sous des vitres, quelques papillons sans couleur
tombaient en poussière ; il fallait bien supposer
que c'étaient des papillons de nuit !
Au premier rang, des yeux de verre se sui-
vaient, dans le fond d'une longue boîte : verts,
bleus, marrons, noirs, bigarrés, ils présentaient
à votre examen un assortiment complet de
regards sans expression. Vous eussiez pu retrou-
ver là l'œil de votre chien, de votre chat, voire
de votre maîtresse, s'il vous eût plu d'en con-
server le souvenir.
Je revis chez M. Lecocq, le confiseur, les gâ-
teaux massifs et indigestes qui récompensaient
mon dessert, le tailleur, ces mannequins au
visage inerte dont on ne sait si ce sont des hom-
l'incertaine i5
mes de cercle ou des diplomates, et qui suivent
si fidèlement les modes de la capitale, — cinq
ans après I
Tout cela, et ces herbes ondulées qui font
douce la chaussée entre les cailloux en forme
d'oeufs, et ces pigeons qui tournent sans cesse
autour du clocher de Sainte-Barbe, et le vieil
invalide à la tête fêlée, qui porte les armes de-
vant chaque passant, le long du cours des Trois-
Chimères, tout cela, dis-je, me renforçait dans
mes années anciennes. Une sorte de miracle me
dépouillait de quatre lustres et me rendait subi-
tement l'espérance indistincte, les aspirations
foisonnantes de la jeunesse.
Je marchais d'un pas élastique sur les dalles
polies des trottoirs, je souriais aux enfants qui
traînaient des tambours sur le seuil des portes,
ou mettaient à nu leurs poupées.
Au-dessus de moi, le ciel se soulevait légère-
ment comme une tente, un jour de fête. Ne me
heurterais-je pas plus loin aux longues perches
d'or qui en soutenaient certainement la voûte et
en écartaient les pans, comme on le voit sur ces
vieilles gravures, où Alexandre accueille Cam-
paspe, où Achille ronge son frein et projette
d'enlever Chrvséis ?
16 l'incertaine
C'était un jour de fête, je vous l'assure. Aussi
eus-je l'impression qu'une douche glacée tom-
bait sur mes épaules, lorsque me fut entrebaillé
l'hôtel de mon vieil ami, Philéas de Maragde.
Je ne me souvenais pas que l'escalier fut si hu-
mide, le corridor si long, ni si obscur, le grand
salon où l'on m'introduisit. Pas un meuble qui
n'eût sa housse. La pendule sans globe, avec
sa femme en robe de bal qui effeuillait une mar-
guerite, en prenant un air indécent.
Une porte à rinceaux délicats s'ouvrit enfin,
et un homme parut, congestionné au point d'en
être écarlate, les cheveux déjà rares, portant
avec précaution un ventre pesant. Je ne le recon-
nus qu'à grand'peine. Quoi ! c'était là mon con-
temporain ? Je hasardai vers une glace un coup
d'ceil vite détourné : n'allais-je point, au lieu de
la mienne, y voir apparaître la face d'un vieil-
lard ?
Mais non, je n'avais point changé : mon pau-
vre ami Maragde était bien seul à prendre une
telle avance sur le temps. Pour moi, qui ne pré-
tendais guère aux anticipations, je m'en tenais
plus exactement à l'almanach.
Cependant Philéas me saisissait les deux
L INCERTAINE I 7
mains, il m'attirait près d'une fenêtre qui avait
sa housse, elie aussi, mais de poussière.
— Toi, toi, mon cher ami !... Est-ce possi-
ble ? Que je suis heureux ! Laisse-moi te voir.
Tu es merveilleux ! Tu as toujours trente ans !
Comment as-tu vécu pour résister ainsi ! C'est
bien vrai que la débauche conserve ! Suis-je
assez ruineux à côté de toi ! Que veux-tu ? la vie
rangée, calme, sans trouble, la vertu, les joies
du foyer, voilà qui vieillit son homme !
Il suffoquait en parlant, ses yeux se rempli-
rent de larmes. Venaient-elles de l'asthme ou de
l'émotion ? Ses grosses mains tremblaient, déjà
tachées de brun comme celles d'un septuagé-
naire.
Il me força à m asseoir tout près de lui. Il
n'attendait pas mes réponses et sans cesse me
questionnait :
— Tu ne t'es jamais marié ? Tu ne t'ennuies
pas ? Où vas-tu le soir ? Penses-tu quelquefois
à nos amis de jeunesse ?
Il cligna des paupières, comme s'il voyait le
grand soleil, sur un chemin.
— ■ Si je ne sais pas ce que Von gagne à vieil-
lir, dit-il, je n'ignore plus ce que l'on y perd.
Et je ne pnrle point seulement des dents qui se
1 0 L INCERTAINE
déchaussent, ni des cheveux qui demeurent ac-
crochés au peigne ! Hélas j'ai perdu aussi ma
femme, qui était bonne, douce et vertueuse,
et ma famille ne se compose aujourd'hui que de
quelques cousins et d'une nièce à la mode de
Bretagne qui me donne de grands soucis. Les
terres rapportent de moins en moins, les impôts
nous écrasent. On a de lourdes responsabilités
et moins de courage, parce que l'insouciance
diminue. Heureusement que j'ai fiancé ma pu-
pille en toute hâte, aussitôt que ses dix-huit ans
eurent sonné. Si je mourais, elle ne serait point
seule au monde. Elle épousera un de nos voisins,
dont la famille est liée avec la mienne depuis des
siècles : cVst un honnête garçon un peu rude,
mais franc et loyal ; on dit qu'il n'a pas inventé
la poudre, et tant mieux ! du moins, n'aura-t-il
pas sur la conscience la mort de tant de gens I II
est ingénieur, près de Grenoble, dans une usine
d'électricité. Il s'appelle Simon de Bréviaire.
Mon ami soupira.
— Fréquentes-tu toujours nos camarades, lui
demandai-je, Philippe do Boisberthe, Charles de
Moussac, Gomer, Lamparnave ?
— Je vis bien seul depuis mon mariage. Je
le* ai perdus de vue. Lo fils dr Boisberthe vient
L INCERTAINE 19
souvent ici. C'est un ami de ma nièce. Moussac
et moi, nous sommes brouillés. Gomer est mort.
Quelques mètres à peine le séparaient de Char-
les de Moussac, de Lamparnave ; il ne les con-
naissait plus, il ne pensait jamais à eux ! Pour
aimer ses amis, pour se souvenir d'eux, faut-il
donc s'en aller, ne les aborder que dans sa mé-
moire ? Je leur demeurais fidèle ; Maragde, non.
Ou bien, je ne sais quoi de bourgeois, de conju-
gal, d'égoïste, se mêle-t-il à la vie de certains
hommes, qui leur défend les sentiments désin-
téressés, — les sentiments de la jeunesse ?
Nous nous serions plus longuement attardés
sur ce thème, mais je me crus soudain trans-
porté de trois cents ans en arrière, à la cour d'un
Valois. Un nain entrait dans le salon, un nain
véritable, haut de quatre-vingt-dix centimètres
environ. Dans sa tête énorme, intelligente et ra-
vagée, ses yeux prenaient une ardeur singu-
lière. Sa mise était recherchée, ses gestes, pré-
tentieux, et il y avait dans toute sa personne
quelque chose d'avantageux et d'insinuant. Je
m'efforçai de cacher la stupeur où me plongeait
ce nouveau venu, Maragde nous présenta l'un à
l'autre :
— Hector Guinemont dont je vous ai parlé si
20 L INCERTAINE
souvent, mon cher Laurent... Le baron de For
geris.
En une phrase extrêmement alambiquée, le
nain témoigna du plaisir qu'il avait à me con-
naître, puis il se hissa comme un singe sur un
grand fauteuil. Je pus examiner tout à mon aise
sa face grimaçante, son regard rapide et per-
çant, son air vaniteux et narquois.
Sa présence m'interloquait à tel point que
j'abandonnai la conversation. Maragde se taisait
aussi, en proie à ses souvenirs. Mais le baron de
Forgeris m'entreprit sur ma famille et ma pa-
renté avec les Guinemont qui habitaient le Hure-
poix et ceux qui s'étaient établis au Canada. Je
ne sus si j'avais affaire à un généalogiste émi-
nent ou à un curieux redoutable, dont la mé-
moire était sans défaillance. Il me rappela que
mon arrière grand-père avait péri sur l'écha-
faud, en 1793, et qu'un de mes cousins avait
suivi l'équipée de la duchesse de Berry.
— Je connais bien votre famille, conclut-il
avec satisfaction, mais j'en connais mille aussi
parfaitement que la vôtre !
Je n'étais pas au bout de mes surprises ; la
porte à rinceaux s'ouvrit une troisième fois,
L INCERTAINE '2 I
comme poussée par un coup de vent, et un être
fantasque s'élança dans la pièce.
Etait-ce un lutin, une danseuse ou une jeune
fille ? Elle portait un costume caucasien : cor-
sage de mousseline aux manches largement ou-
vertes, tablier brodé à la russe, jupe courte, bot-
tes de cuir rouge, et sur la tête, un bonnet de
fourrure d'où s'échappaient les ondes noueuses
d'une chevelure foncée. Mais le plus beau visage
rayonnait au-dessous, un visage long, très blanc
de peau, au nez hardi et pur ; à la bouche en
forme d'arc et ses yeux sombres, sous des pau-
pières largement bistrées, étaient de la couleur
de l'or.
— Charlotte, s'écria M. de Maragde, tu es
encore déguisée !
— Pour une fois, s'écria l'enfant, que je ne
le suis pas ! Tu n'y vois plus clair, pauvre on-
cle ! C'est quand je m'habille comme la mercière
du coin que je suis déguisée.
— Où vas-tu ?
— Faire la fête chez les Boisberthe. Mais que
t'importe !
Elle avisa le fauteuil où s'étalait Forgeris.
— M. de la Langue-Bien-Pendue, dit-elle, je
suis votre servante. Ne m'oubliez pas dans vos
2 2 L INCERTAINE
fiches. Décrivez-y tout au long mon costume et
n'omettez pas de m'attribuer quelque vice, un
bon vice bien anodin, comme il y en a dans les
vieux romans !
Elle me regarda soudain et rougit.
— Que va penser de toi M. Guinemont, petite
folle ? Hector, je te présente ma nièce et pu-
pille.
Mlle de Giscours me fit une révérence mo-
queuse, puis courut vers la porte en criant :
— Bonsoir, mon cher oncle ! Ne m'attende
pas pour dîner. Je rentrerai sans doute fort tard.
Elle disparut ; et soudain, le salon me parut
plus triste et plus obscur. Je pris congé de mon
vieil ami et de son singulier compagnon.
L'ombre venait doucement sur la ville, un
long tissu lamé d'étoiles. Les arbres se taisaient,
et les oiseaux. Seules, chantaient les fontaines,
qui ne distinguent pas le jour de la nuit.
Etait-ce dans les heures les mieux inspirées de
ma jeunesse ou dans le morose hôtel de Philéas
de Maragde que j'avais vu bondir une jeune fille
grande et souple, chaussée de bottes rouges et
coiffée d'un bonnet de fourrure ? Etait-ce dans
mes plus beaux souhaits de naguère ou dans la
réalité, qu'avaient étincelé ces yeux d'or bruni,
l'incertaine 2 3
voilés tantôt ou pleins de feu, que s'était
entrouverte la bouche la mieux arquée du
monde ?
— Philomène, servez-moi tantôt, avec mon
pâté de comédie, le meilleur Chambertin de la
cave ! J'ai de nouveau à rêver ce soir !
Il m'est venu le caprice de revoir l'hôtellerie
où je conduisis, un soir, l'aimable jeune femme
qui fut la plus charmante aventure de ma jeu-
nesse. J'ai supposé qu'il y aurait un plaisir assez
grand, encore qu'un peu amer, à me retrouver
entre ces murs tout embaumés de souvenirs.
L'hôtellerie a deux cabinets particuliers, situés
vis-à-vis l'un de l'autre, au bout d'un escalier
fort noir. J'éprouvai une certaine stupeur, cette
fois, à constater que le patron n'était plus le
même. Il s'inclina devant moi avec respect,
quand je formulai ma demande, mais ne
laissa pas que d'être assez stupéfait de m'enten-
dre commander un seul repas.
— C'est le cabinet de gauche que je retiens,
vous vous en souviendrez.
— Oui, Monsieur. D'ailleurs, aujourd'hui,
Monsieur n'aurait pas l'embarras du choix. L'au-
tre est déjà réservé.
Le digne homme prononce cette phrase avec
une certaine ostentation. Peut-être est-ce la pre-
L'INCERTAINE 20
mière fois depuis qu'il est hôtelier qu'il assiste à
chose semblable : ses deux cabinets occupés le
même soir !
En me rendant au rendez-vous que j'ai donné
à mon passé, je ne peux distraire mon esprit des
inconnus qui seront mes voisins occasionnels de
l'autre côté de la muraille. Qui donc, dans cette
ville sage, endormie et prudente, songe encore
aux aventures et désire l'amour avec assez de
courage pour ne pas trembler devant l'opinion ?
Bientôt, je me trouvai dans une petite pièce
bien modeste et qui n'avait pas changé d'aspect.
Sur les murailles peintes de vert-mousse, quel-
ques assiettes de vieille faïence montraient, dans
leurs disques laiteux et un peu jaunis, des figu-
res chinoises, des grotesques à la Callot. Au mi-
lieu de la cheminée, entre des vases de bazar,
un vilain groupe de biscuit représentait deux
amours luttant à qui écraserait un cœur. Dans
un coin, un canapé défoncé par le milieu lais-
sait voir la lassitude de ses ressorts.
Je m'assis mélancoliquement devant la table
servie ; un candélabre l'éclairait de six bougies
à la flamme immobile. J'avais commandé le
même menu qu'autrefois : des truites meunière,
20 L INCERTAINE
un perdreau rôti, une salade de truffes. Je cher-
chai à ressusciter la figure de cette amie à qui
j'avais confié tous les joyaux de ma jeunesse.
Mais elle m'apparaissait, telle que ces personna-
ges de fresque, que le temps n'a épargnés qu'à
moitié et qui ont des parties du corps toutes
blanches et pour ainsi dire, inachevées.
Ce que nous nous dîmes, ce jour-là, est bien
sorti de ma mémoire. D'ailleurs, je fus fort peu
éloquent, c'était assez mon habitude. Je rêvais
aux femmes avec une telle constance et une si
furieuse ardeur, je leur adressais en esprit de?
discours si tumultueux et si magnifiques,
qu'une fois en leur présence je ne savais plus
que balbutier. Les amoureux propos ne me ve-
naient à l'esprit que lorsque je me trouvais seul.
Elles-mêmes ressemblaient si peu aux Colombi-
nes, aux princesses déguisées que j'attendais
sous les charmes de mon vieux jardin !
Aujourd'hui, certes, si Odile me tenait com-
pagnie, je goûterais le prix de sa présence, mais
alors, quelque tendresse qu'elle me témoignât,
je n'y goûtai aucun bonheur. J'espérais autre
chose, et quoi donc ? Une aventure plus mer-
veilleuse, en tout cas, que eetto banale rencon-
L INCERTAINE 27
tre, dans un cabinet vert-mousse, d'une jeune
femme qui s'ennuie en province. Une aventure
où il entrât plus de romanesque et de rêve, une
aventure, vous dis-je...
Là-dessus, je fus interrompu dans ma médita-
tion par de grands éclats joyeux qui venaient
de la pièce voisine. Quelqu'un dut courir au-
tour de la table, car une chaise tomba. Les rires
redoublèrent. Je soupirai. La solitude me serra
le cœur.
Je tentai de grouper à nouveau mes souvenirs,
mais ils s'éparpillaient dans tous les sens,
comme une bande de poussins qui prend peur.
Ma curiosité parla plus haut que la religion des
amours défuntes.
— Lélio ! dit une voix de femme, je vous en
conjure, laissez-moi !
J'entendis encore un bruit de pas précipités.
Que se passait-il donc ? Dans le grand silence
qui succéda aussitôt à cette folle agitation, un
mauvais piano retentit. On ne jouait ni valse,
ni refrain de café-concert, mais la plus triste
des Kreislerianas. Ces accents anxieux, cette
plainte si touchante dans sa sincérité, ce pauvre
:>8 l'incertaine
appel d'une âme frissonnante, ne me disaient-ils
pas ma propre histoire ?
Mais à peine ma mémoire réchauffait-elle les
années mortes que déjà je pensais : « Me fau-
dra-t-il désormais m'asseoir toujours comme
aujourd'hui, avec une ombre, devant toutes les
tables de la vie ? Mon amie d'autrefois, qu'est-
elle devenue ? Le temps a-t-il respecté ce visage
qui m'a tant ému ? »
Odile, je le savais, habitait depuis longtemps
le pays des Maures. Elle avait deux garçons. Son
mari, après avoir fait de mauvaises affaires, la
laissait vivre dans une situation voisine de la
gêne. Y avait-il eu dans sa vie beaucoup d'épiso-
des aussi charmants que ce dîner en tête-à-tête
dans une hôtellerie presque déserte ? M 'avait-elle
aimé ? L'avais-je aimée moi-même ? Nos senti-
ments, quand nous sommes jeunes, sont si mê-
lés de véritable et d'imaginaire que nous n'avons
guère le moyen de les peser et qu'il nous faut
nous contenter de leur faux-semblant. Les re-
grets que je conservais d'Odile étaient plus pro-
fonds et plus vifs que les désirs que j'en avais
eus.
J'écartai les rideaux de la fenêtre. L'hôtellerie
l'incertaine i g
se trouvait à l'orée d'un bois. Entre les branches
à demi dépouillées, un fin croissant de lune des-
cendait à l'horizon, si aiguisé sur la meule du
soleil qu'il semblait faible à se rompre. Sa lame
aiguë et amincie me donnait à penser que les
choses les plus fragiles peuvent avoir une
grande durée et que l'émotion d'un rendez- vom
laisse parfois plus de traces qu'une passion pro
fonde.
Le piano s'était tu. Avec une mélancolie gran-
dissante, je pelai une poire, une de ces poires,
succulentes et glacées, qui fondent dans la bou-
che, en y laissant le froid des sources et le par-
fum des bois, quand j'entendis une voix mascu-
line traverser la cloison.
— Je vous aime, Àrabella, disait-elle. Buvons,
dansons, réjouissons-nous ! Demain, comme di
sait le vieux Khayam, nous appartiendrons aux
vingt mille ans d'hier. Tirons donc aujourd'hui
notre feu d'artifice ! La vie n'est qu'une pauvre
fusée entre deux longues suites de ténèbres !
Une telle phrase, en un tel moment, ren-
llamma ma curiosité amortie. Quelle société
était-ce là ?
— René, s'écria quelqu'un, que je supposai
3o l'incertaine
être Arabella, il faut partir. Je vous en prie,
Lélio, laissez-moi !
J'avais, depuis le début du repas, distingué
nettement une voix d'homme et deux de femme.
Mais j'additionnais les trois noms entendus :
René, Lélio, Arabella, et mon compte n'était pas
juste !
Ma foi, tant pis I Coûte que coûte, il me fal-
lait être indiscret. Je réglai ma note, puis j'at-
tendis quelques minutes. Quand mes voisins sor-
tirent, je me précipitai vers la porte et l'ouvris
comme par hasard. Il y eut un petit cri, on se
rejeta en arrière, mais les candélabres des deux
pièces répandaient un jour assez clair ; j'avais
eu le temps d'apercevoir une fort belle personne
blonde, en robe blanche, et un jeune homme
en smoking. Un matelot les accompagnait, le
col largement découvert et le béret retombant
sur l'oreille II cacha son visage dans ses mains.,
mais j'avais eu le temps de reconnaître la pu-
pille de mon vieil ami de Maragde, Mlle Char-
lotte de Giscours I
L'amusement d'une telle rencontre chassa les
dernières mélancolies de ma soirée solitaire.
Que pouvait bien être une jeune fille, qui tan-
l'incertaine 3i
tôt apparaissait en Caucasienne et tantôt en ma-
rin, et comment vivait-on maintenant, dans
cette ville où je m'étais tant ennuyé, quand
j'avais l'âge de ce Monsieur au profil grec, qui
menait au cabaret les jeunes filles les plus hono-
rables du pays ?
Si Philéas de Maragde a vieilli, je n'en dira:
pas autant de Lamparnave. Tel je l'ai connu, tel
je le retrouve. Dans sa figure poupine et rose,
les traits sont à peine plus marqués qu'autrefois.
ses cheveux n'ont pas une boucle de moins et,
dans ses yeux, sourit le même regard clair et
quelque peu enfantin. 11 a mis son lorgnon poui
m'envisager, puis il m'a dit paisiblement :
— Ah ! ça. tu tombes de la lune ! Est-ce toi
en chair et en os ou bien n'es-tu qu'un reve-
nant ? En ce cas, je dois l'avertir : si tu veux
me tirer par les pieds, la nuit, tu en seras poui
tes frais, j'ai le sommeil terriblement dur !
Je l'aurais quitté l'avant-veille qu'il ne m'eût
point parlé autrement.
— Tu avais beaucoup de projets quand tu es
parti, continua-t-il, en as-tu réalisé quelques-
uns ? Tu voulais devenir homme d'Etat en An-
gleterre. Pourquoi diable en Angleterre, puis-
que tu es Français et que tu sais à peine quatre
mots d'anglais ? Je ne l'ai jamais compris. Mai?
Disraeli te tournait la tête en ce temps-ln. Eli
bien, es-tu au moins ministre ?
l'incertaine 33
— Et toi, Lamparnave, qui avais fait le vœu
d'épouser quelque princesse de Babylone ou dt
Bagdad, de devenir très riche, avoir ton yachl
et ta ménagerie, as-tu fait le mariage que tu rê-
vais, vis-tu entre Corfou et Ceylan, élèves-tu des
panthères noires ?
Nous nous regardâmes l'un l'autre, moitié
figue, moitié raisin. Ces livres, tous ces livres
étages le long des murailles, me disaient la vie
humble et laborieuse de Lamparnave. Mais s'il
avait perdu ses jours dans la poussière des mots,
avais-je été, moi-même, autre chose qu'un nive-
lier ? Nous pouvions nous donner la main.
Il y a un moment dans notre destinée où noue
projetons devant nous notre propre spectre, qui
nous devance et qui nous dépasse. Bientôt, il se
confond avec nous-mêmes. C'est un très court
éclair, le midi d'une journée de novembre.
Presque aussitôt après, quelque mauvaise fée
nous transforme, et chacun ne voit plus que
notre caricature.
Lamparnave et moi, nous nous considérions
sans pleurer, ni rire. Que pouvait-on nous de-
mander de plus ?
Un jour pâle entrait par les hautes fenêtres
du cabinet de travail. Un buste de Socrate, ins-
34 l'incertaine
tallé au milieu de la table, jugeait sévèrement
les actions de Lamparnave. Quelles actions ?
Lamparnave n'agissait plus depuis longtemps,,
mais sans souci de son auditoire éphémère, il
commentait sans fin devant lui les textes les plue
clairs.
Où était mon vieux Lamparnave, Lamparnave
le fou, le délicieux escamoteur de vérité ? Je
n'en voyais de traces nulle part. Mais une photo
graphie, poussée dans un coin du bureau, s'ap-
puyait contre une pile branlante de papiers ; je
m'en approchai ; elle représentait un tableau de
Piero di Cosimo, qui est à Londres : une longue
femme adorable et nue, couchée sur une grève,
le cou percé d'une blessure mortelle et devanl
qui un faune vient de s'agenouiller.
— Tu vois, me dit mon camarade, que ma
princesse de Babylone est bien morte. Il faut se
faire une raison, nous n'aurions jamais pu
vivre ensemble. Je déteste le protocole !
De fait, avec sa cravate dénouée, ses pantou
fies, son gilet qui avait perdu trois boutons, on
ne pensait point qu'il eût pu avoir une vocation
princière. Il s'étalait dans son fauteuil, à la fa-
çon d'un bourgeois que nulle ambition ne
l'incertaine 35
talonne plus, à qui le double repas de chaque
jour mesure seul le temps écoulé.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi, Guine-
mont ? Me railles-tu ou bien si tu m'admires P
Je vis comme quelqu'un dont on ne vient jamais
prendre les proportions, en vue d'un buste fu
tur, je ne hanterai pas les squares, amputé du
pylore, au-dessus d'un peuple de nourrices el
de marmots titubants, comme un homme poli
tique, un explorateur, un usurier tombé dans la
philanthropie. J'ai ma coquille et je m'y tiens.
Suis-je heureux ? Ça, c'est une autre affaire ? Et
toi ?
Je fis un geste vague, comme si je prenais
l'horizon à témoin de la vanité de toutes choses.
Et alors nous commençâmes doucement
d'égrener le chapelet de nos souvenirs com-
muns.
Nos souvenirs étaient comme des pèlerins qui
reviennent de Terre-Sainte ; ils en rapportent
quelques images arides, mais aussi des émotions
sacrées. Nous aussi, nous avions déposé à nos
pieds la gourde et le bourdon, la pèlerine cou-
sue de coquilles Saint-Jacques ; nous ne devions
plus repartir !
— Te rappelles-tu, Guinemont, du jour où
36 l'incertaine
nous lûmes la Tempête, assis dans ton jardin, au
pied de la Pomone qui n'a plus de nez ? Jamais
nous n'aurions cru, en ce temps, que la vie ne
fût pas une comédie de Shakespeare ou de Lope
de Vega. Toutes les femmes nous semblaient
Mirando, Rosalinde, Doua Juana. Mais personne
ne voulut entrer dans notre folie, et de guerre
lasse, nous dûmes prendre part à notre tour à
la sottise de tous I
— Peut-être avons-nous manqué de courage
et de constance. Nous désirions les choses, nous
ne les voulions pas !
— Crois-tu ?
— Des êtres aussi chimériques, aussi adora-
bles que Rosalinde et qu'Olivia vivaient peut-
être auprès de nous. Avons-nous su les distin-
guer ? Toutes les chenilles deviennent des pa-
pillons. Il faut surprendre le papillon au mo-
ment qu'il s'envole !
— Je me console en faisant des fiches, dit
Lamparnave.
Il tira à lui une boite de chêne, hérissée de
bouts de carton.
— Toute la comédie romanesque est là, dit-il.
Quand j'aurai rassemblé mes notes, mon ou-
vrage sera fini.
l'incertaine 37
On fait ainsi un herbier avec les fleurs des
champs et des jardins, avec les algues bleues
des côtes. Mais quand l'herbier est tout gonflé
d'ombres végétales, possède-t-on les champs et
les jardins, a-t-on mis la mer sous clef ? Le sage
Lamparnave ne valait guère mieux que Parpail-
lon, l'empailleur. Bourrer de paille une hulotte
et la guinder sur une branche, ou dissocier les
traits divers qui composent le caractère divin
d'une figure, n'est-ce point semblable besogne ?
Grands Dieux ! mais qu'avais-je à dire, moi, qui
n'avais pas même été un Lamparnave ou un Par-
paillon ?
Au bout de quelques instants, j'interrogeai
Lamparnave sur nos compagnons d'autrefois.
— Je ne vois guère que Boisberthe, me dit-il.
qui vient quelquefois ici. Son fils aussi me rend
souvent visite. C'est un bon garçon qui se des-
tine à la littérature, il n'est pas sans talent. Mais
il doit avoir un moulin dans le cerveau, car il
tourne à tous vents !
— Et Maragde ?
— Maragde est un pauvre fou. Il vit dans son
hôtel, fort retiré, avec une nièce qui passe dans
le pays pour extravagante et que le petit Bois-
berthe dit assez belle. Il est la victime de ter
38 l'incertaine
reurs imaginaires. Il a même une sorte de para-
site qui exploite ces terreurs. C'est un avorton
du nom de Forgeris, qui a longtemps vécu à
Paris où il a mangé la plus grosse partie de sa
fortune. Il excelle aux épigrammes ; il n'y a
guère de gens sur qui il n'ait exercé sa verve
venimeuse. Comme il est méchant et qu'il aime
l'intrigue, Maragde tremble devant lui. C'esl
ainsi que Forgeris a pu établir son empire. De
plus, dans son désœuvrement, ce malheureux
Maragde est d'une curiosité maladive ; Forgeris
lui tient au jour le jour une chronique scanda-
leuse qui est une de ses grandes distractions.
Ce portrait m'affligea. Je ne laissais point que
d'avoir conservé à Philéas de Maragde une vieille
tendresse. Il m'en coûtait de le voir tomber ainsi
à la manie, au radotage. Mais il faut être trèr
fort pour supporter la province ; l'ennui, la mo-
notonie, la mesquinerie des points de vue y
viennent vite à bout des meilleurs cerveaux.
Dans certaines petites villes, on conçoit très
bien, quand on y passe, que l'empoisonnement,
par exemple, puisse devenir un plaisir unique !
— Et Gomer ?
— Gomer est mort. Il est mort singulière-
ment. Sa timidité, tu t'en souviens, était très
l'incertaine 3g
grande et presque insurmontable. Il a fini par
ne plus fréquenter que les gens les plus ordinai-
res et par s'y faire des relations suivies, parce
qu'eux seuls ne l'intimidaient pas. Délicat, sen-
sible, vibrant comme il l'était, je ne doute pas
qu'il n'en ait infiniment souffert, mais en de-
hors des plus misérables, toute personne l'épou-
vantait. Il en est arrivé de chute en chute h
épouser une petite fille, qui vendait des violet-
tes dans les rues et qui avait à peine dix-sept
ans. Il s'est enfermé avec elle, dans un château,
en pleine campagne, mais bientôt cette enfant,
on apparence inoffensive, a appelé auprès d'elle
toute une famille de bohémiens, innombrable,
avide et considérable. Un jour, Gomer a été
trouvé mort dans son lit. Comme sa femme hé-
ritait, la police eut des soupçons, elle a même
fait une enquête, qui a donné le résultat habi-
tuel dos enquêtes, et Mme Gomer est aujour-
d'hui fiche et, sinon estimée, du moins puis-
sante.
Je revoyais passer, dans une cour de collège,
Gomer trop blond et qui rougissait sitôt qu'on
lui adressait la parole, je revoyais aussi Philéas
de Maragdo, gai, turbulent, expansif, et Lam-
parnave, la tête pleino do romans et de projets,
et ce long soir d'été où la lumière intarissable
4o l'incertaine
n'en finissait plus de dorer l'envers des feuilles
et de faire danser dans chaque rayon des myria-
des d'éphémères ivres de leur unique journée î
Assis sur le banc, nous lisions la Tempête. Cha-
cun de nous, en attendant l'avenir, rêvait d'y
voir paraître la blanche Miranda.
— Je veux être un grand homme d'Etat, di-
sais-je, mais en Angleterre !
— Et moi, je ne pense qu'à devenir riche. Il
me faut une princesse de Babylone ou de Bag-
dad !
Autre temps, autres chansons ! Seul, le jet
d'eau, qui avait eu de bonne heure la sagesse de
connaître ses limites, chantait toujours la
sienne. Où était Miranda ? Je fermai les yeux, je
ne vis plus Lamparnave, les étages de bouquin?
poudreux, les hautes fenêtres de son cabinet de
travail.
Sur le fond gris de ma mémoire, une figure
venait d'apparaître, dans un costume caucasien,
de longs yeux d'or s'ouvrirent lentement, et un
pied, chaussé d'une botte rouge, donna dans le
buste de Socrate un grand coup qui le fit voler
en éclats !
— Viens dîner avec moi un de ces soirs, Lam-
parnave, dis-je, en me levant, nous n'avons pas
fini de gémir ensemble !
Je viens de recevoir la plus singulière visite
du monde. Assis sur le banc, au fond du jar-
din, je regardais travailler les dentellières de
l'automne. Sans cesse, elles promenaient leur?
ciseaux et leurs épingles dans les arbres d'or, et
j'y voyais se former des rosaces, des entrelacs et
des réseaux. A travers les jours faits dans les
branches, transparaissait un ciel d'un bleu si
pâle que l'azur semblait s'en aller pour toujours
de ce monde.
Et c'est alors que, précédée par Philomène,
Mlle de Giscours s'est avancée vers moi.
J'ai grande envie de dire que rien ne m'a plu?
surpris que sa visite, mais je n'écris que poui
moi seul ; jusqu'au but de mon récit, cela me
dispensera, j'espère, de mentir. J'avouerai donc
que sans trop y compter, je m'attendais à quel-
que message de Mlle de Giscours.
Elle eut le tact de ne prononcer aucune bana-
lité, en se présentant à moi, mais loua en termes
mesurés, le calme du jardin, les parfums qu^
montaient des dernières fleurs et la suave ma-
jesté des statues endolories par le temps.
42 l'incertaine
Je lui offris de visiter la maison, ce qu'elle
accepta. Quand nous fûmes installés dans ma
pièce préférée, la bibliothèque où je trace ces
lignes, et que Philomène eut servi le thé, Mlle de
Giscours commença en ces termes :
— Vous vous doutez bien un peu, Monsieur,
du but de ma démarche, mais je ne sais com-
ment m'en expliquer avec vous. Vous m'avez
surprise, l'autre soir, dans une situation qui
n'est guère celle d'une jeune fille. Je comptais
si peu vous trouver là ! Jamais personne ne vient
dans cette vieille hôtellerie. Cependant, la li-
berté de mes allures avec mon tuteur aurait pu
vous donner à croire que ces expéditions ne sont
pas un mystère pour lui ; aussi ai-je voulu vous
demander le secret sur cette rencontre.
— C'était peine perdue, je vous assure.
Mlle de Giscours hésita à continuer ; je la vis
si incertaine et si désireuse de s'ouvrir davan-
tage que je l'adjurai de ne rien me taire :
— Oui, dit-elle, il y a autre chose encore. Je
me méfie de tout le monde. On m'a fait tant de
méchancetés déjà que dans chaque nouveau
venu, je redoute un ennemi. Et cependant, vous
semblez si aimable et si clairvoyant qu'il m'en
coûte de vous parler ainsi. D'autre part, je ne
l'incertaine 43
sais pourquoi vous m 'et es infiniment sympathi-
que et je ne voudrais pas que vous me jugiez
mal.
— Je vous jure...
— Ne me jurez rien. On ne jure que les cho-
ses trop invraisemblables pour être affirmées
sans serment. Vous êtes l'ami de mon tuteur,
vous revenez dans un milieu dont vous connais-
sez l'honnêteté rigoureuse, vous me savez fian-
cée, et vous me décrouvrez, dans un costume
ridicule, au fond d'un hôtel douteux, où un
jeune homme me mène souper. Vous voyez
qu'il ne faut pas jurer.
— Tout cela est peut-être plus clair que vous
ne le faites. Aimez-vous votre fiancé ?
Elle répond avec chaleur :
— Oui, je l'aime, je le connais depuis long-
temps ; depuis longtemps, je crois, il est en-
tendu que nous nous marierons un jour.
Mais ses yeux d'or soudain se voilent, je ne
sais quel brouillard y passe, cette fumée qui
monte des feuilles mortes que l'on brûle en
pleine campagne.
— Pourquoi ne l'aimerais-je pas ? Il est bon,
loyal, délicat. Peut-être n'a-t-il pas mes goûts,
peut-être ne voit-il pas la vie sous le même an-
gle que moi. Mais qu'importe, n'est-ce pas ?
!\\ l'incertaine
— Oui, qu'importe ? dis-je comme un écho.
Elle reprend :
— Ici, la vie est si triste, si morne, si languis-
sante ! Vous la connaissez sans doute, puisque
vous l'avez menée autrefois. Et j'ai tellement be-
soin d'avoir une autre existence, une existence
plus belle, où il y ait des caprices, des aventu-
res, des musiques, des relations curieuses, de la
tendresse, de la folie ! Il se trouve que quelques
amis ont les mêmes penchants que moi ; aussi
nous donnons-nous les uns aux autres la comé-
die d'une liberté qui nous est défendue. Y a-t-il
beaucoup de mal à cela ? C'est ainsi que vous
m'avez trouvée habillée en matelot, au seuil de
ce cabinet particulier où nous rêvions, bien in-
nocemment, je vous le promets, de projets fan-
tasques. Mon ami Louis de Boisberthe et moi.
nous nous amusions à faire ensemble la cour à
Jane Drogheda, que vous ne connaissez pas en-
core et qui vous charmera. Mais sans doute
allez-vous nous trouver bien enfants...
Nous avions de nouveau pris place sur le banc,
au fond du jardin. Les dentellières de l'automne
ne s'arrêtent pas quand le soir vient. Sans cesse,
elles piquent leurs épingles, nouent leurs fil?
entrecroisés dans les verdures, et des bouts de
l'incertaine 45
feuilles tombent à côté d'elles, doucement, mol-
lement. A travers les arbres, on voyait un ciel
d'un rose si pâle qu'on eût juré que la couleur
de rose s'en allait de ce monde pour toujours.
Mais n'est-ce pas l'opinion de Charlotte qu'il ne
faut jurer de rien ?
Je l'écoutais avec respect. J'avais retrouvé ma
Jeunesse ; c'était elle, qui, assise à mes côtés,
m'entretenait de rêveries et de complicités
amoureuses, elle qui ressuscitait à mes yeux les
prestiges et les désirs dont elle s'était exaltée,
elle qui me dépeignait une vie errante et fantas-
que dans ces lieux qui, on ne sait pourquoi,
conservent à jamais pour notre esprit une poésie
indistincte et voluptueuse.
« Caprices, aventures, musiques sur l'eau, re-
lations curieuses, tendresses, folie I »
Va-t-en, Réalité I Hors de céans, vilain mons-
tre au dire pesant, il y a ici une âme de cristal
que tu ne dois pas approcher I
Qui m'aurait dit, il y a un an à peine, quand
je poursuivais, d'étourdissement en étourdisse-
ment, les dernières illusions de la jeunesse, que
je prendrais plaisir, un jour, à m'asseoir à la ta
ble d'un ami d'enfance, dans la plus engourdie
des villes de province, au milieu de gens fort
éloignés de mes préoccupations habituelles.
Et je dois convenir cependant que j'éprouvai
pendant ce repas, une émotion aussi douce que
si, fils prodigue, je retrouvais ma place au sein
d'une famille longtemps perdue. Je n'ai pour-
tant pas dilapidé mon bien, dans la société de
Juives trop belles, ni, sous les arbres de la forêt,
conduit un troupeau de porcs noirs. Non, la vie
ne m'a jamais donné autant d'opprobre, ni de
libre joie ! Mais je regardais, dans la haute salle
à manger, aux plinthes de chêne, cette table
simplement servie, cette argenterie vénérable,
marquée aux armes des Maragde, ces flacons
poudreux, ces gargoulettes, et voici qu'un sen-
timent de détente libérait mon âme et que quel-
l'incertaine 47
que chose en moi s'amollissait, de pénétrant et
de suave comme le bonheur de pleurer.
A mon côté, s'épanouissait la bonne ligure
rouge de mon vieil ami ; et à tout moment,
Mlle de Giscours tournait vers moi un visage
éblouissant. Il me faut avouer pourtant que la
présence du baron de Forgeris, juché sur une
chaise, dont un dictionnaire exhaussait le siège,
me causait un certain malaise et nuisait à ma
joie. Je dois noter aussi la surprise amusée avec
laquelle dans l'une des invitées je reconnus
l'Arabella de l'hôtellerie : grande personne, de
belles proportions, extrêmement fraîche, qui
avait des yeux bleus et des cheveux à reflets
blonds. J'appris qu'elle était Anglaise et s'ap-
pelait Jane Drogheda. Les autres convives
étaient un couple quadragénaire, M. et Mme de
Serraz, et un long garçon, flegmatique et rasé,
aux yeux très doux, qui me fut présenté sous le
nom d'Henri Clochenson.
Dès le début du déjeuner et comme nous dé-
cortiquions des écre visses, M. de Maragde com-
mença de s'agiter sur son siège et parla en ce?
termes, d'une voix sombre et saccadée :
— J'ai ouï dire que l'on vient d'arrêter deux
48 l'incertaine
incendiaires. On prétend qu'ils ont fait des
aveux complets. Ils auraient, entre autres mé-
faits, mis le feu à la ferme du Grand-Pelet et
aux bois de Fombeauregard.
— Je n'en crois rien, rétorqua aussitôt le ba-
ron de Forgeris, dont la physionomie prit une
expression vive et méchante. Pensez- vous que
l'on puisse mettre la main sur des incendiaires,
à moins que ce ne soit dans le moment même de
leur crime ? Soyez bien persuadé que les gail-
lards courent encore et sont tout prêts à recom-
mencer !
— Dans quel affreux temps vivons-nous ! As
sassinats, incendies, vols, émeutes, scandales...
— Ah ! ah ! s'écria le nain, pour ce qui est
des scandales, mon bon Philéas, je peux vous
prédire que ce n'est pas fini et que nous en ver
rons d'autres, et plus près de nous que vous ne
supposez. Ah ! mon ami, votre candeur et votre
délicatesse sont trop grandes pour que vous
puissiez imaginer à quelle noirceur d'ingratitude
et d'hypocrisie atteignent certaines âmes !
Je regardai machinalement Charlotte de Gis
cours ; elle me parut gênée et considérait de
tout près son assiette. Un sourire indifférent e1
comme paralysé entr'ouvrait à demi les lèvres de
Mlle Droghedn. Mais, dans le malaise général
l'incertaine 49
qui se répandait progressivement, une voix
s'éleva, celle de M. Clochenson :
— Monsieur de Forgeris, vous êtes l'Isaie.
l'Ezéchiel des scandales, nous ne l'ignorons pas.
Mais savez-vous ce que m'a dit un exégète de
mes amis qui avait reçu des confidences de Re-
nan ? On soupçonne certains prophètes d'ftrùii
truqué les événements. Lorsqu'ils les avaient
prédits et qu'ils n'arrivaient pas assez vite à leui
gré, ils les faisaient créer par des gens à lein
solde ! C'est un métier difficile que d'être pro-
phète !
La voix de M. Clochenson était douce, d'appa-
rence innocente, mais toute pleine d'intentions
ironiques, d'inflexions faussement naïves. On
eût dit qu'elle avait des replis et des détours,
comme certains chemins qui vont sous bois.
Je surpris le regard de haine que le baron de
Forgeris jeta à Clochenson et qui ne parut point
le troubler beaucoup.
— Vous venez de Paris ? me demanda M. de
Serraz. Vous devez trouver notre vie bien plate
et bien fastidieuse, si vous la comparez à celle
que vous y meniez !
— Aussi, monsieur, ne les comparé-jc pas !
Paris est la réunion de beaucoup de petites villes
de province, liées par des rues communes. On
4
5o l'incertaine
vit à Auteuil ou rue Royale de la même manière
qu'ici.
— Que dit-on de la Révolution ? s'écria M. de
Maragde, qui sursauta tout à coup. La croit-on
prochaine ?
Ici, M. de Forgeris poussa une série de rica-
nements tels que je crus qu'il était en train de
s'étouffer. Je lui aurais frappé dans le dos, si je
n'avais redouté, ce faisant, de paraître insultei
à sa taille.
— La révolution dans les mœurs précédera
l'autre, put-il enfin déclarer. Nous allons assis-
ter bientôt à un effroyable déchaînement d'appé-
tits et de vices. Même au milieu de nous, j'ai fait
bien des remarques singulières et si je les com-
muniquais...
De nouveau, Henri Clochenson releva le gant :
— Ne les communiquez pas, cher baron. Ju-
gez si nous sommes ingrats ! Quand bien même
vous viendriez à nous, les mains pleines d'atro-
ces vérités, de ces vérités qui vous empoisonnent
pour toujours, nul ne vous en aurait la moindre
reconnaissance ! Et puis, ajouta-t-il brusque
ment, pourquoi une révolution ? Ne voyez-vous
pas que l'homme progresse indéfiniment ?
Avons-nous quelque rapport avec les barbares
l'incertaine 5i
qui vivaient au temps de Périclès et d'Auguste ?
C'est évolution qu'il faut dire. L'homme se ré-
veillera dieu, un beau matin. Alors le chim-
panzé deviendra homme, le chien s'élèvera jus-
qu'au rang de singe et il n'y aura pas jusqu'aux
crabes qui n'auront des idées générales. Ce sera
l'âge d'or. Nous serons nourris par les chimistes
avec des pilules mystérieuses, qui seront un
composé de radium et de moelle de lion, les li
vres auront disparu, chaque homme aura assez
de génie pour penser sans effort et spontané-
ment des œuvres aussi grandioses que la Divine
Comédie et aussi spirituelles que Candide. A ce
moment, on abolira enfin le mariage, car les
femmes ne vieillissant plus, aucun homme
n'aura assez de prétention pour accaparer la
même jusqu'à sa mort I
— C'est donc la vieillesse qui est la raison
d'être du mariage ? fit Jane Drogheda, qui avait
un fort accent anglais.
— N'en doutez point, mademoiselle, on ne se
marie que parce qu'on est condamné à vieillir.
Qui le ferait si la jeunesse était éternelle ? Mais
les jours nous sont parcimonieusement comp-
tés, comme à de malheureux rats que nous som-
mes, et cela nous force à faire très vite, et au
L INCERTAINE
hasard, notre choix, dans l'énorme hangar à
grains que la Nature nous laisse entrevoir !
— Et les jeunes filles, que feront-elles dans
cette humanité future P demanda Mlle de Gis-
cours.
— Il est déjà si difficile d'expliquer ce qu'el-
les sont aujourd'hui ! Oui pourrait prévoir ce
qu'elles deviendront ?
— Vous ignorez ce qu'elles sont ? Je peux
vous le dire, moi, grommela Forgeris.
— Très bien. Ne nous le dites pas, cher ba-
ron ! Au surplus, j'en sais quelque chose, moi
aussi, bien que je me vante de l'ignorer ! Dans
chaque jeune fille, il entre du sylphe et du chat-
tigre, mais le dosage est infiniment variable ! Et
quelques-unes sont tout l'un ou tout l'autre !
— Je suis trop peu poète pour apercevoir le
sylphe !
— • Dans les chimères du xvme siècle, qui gar-
dent les vieux jardins, distinguez- vous le beau
visage de marquise à haute perruque, ou la
croupe de lionne ? Quand je pense aux jeunes
filles, je crois voir des arbustes souples et forts,
qui porteraient, en même temps, une floraison
de roses et d'altheas. Chez elles, toutes les facul-
tés, tous les sentiments s'exaltent à la fois,, et nul
LINGERTAINE 53
ne peut assurer ce qu'elles sont et ce qu'elles
seront. Il y a comme cela des journées d'avril,
où le vent souffle, où la pluie tombe à travers
un rayon de soleil, où l'orage qui éclate est con-
traint de faire défiler ses éclairs sous un bel arc-
en-ciel, mais ce sont celles qui laissent s'épa-
nouir le plus de neige aux amandiers !
— Si je vous comprends bien, déclara M. de
Serraz, qui avait écouté ces paroles légères en
contractant ses sourcils bourrus, comme s'il fai-
sait un grand effort, les jeunes filles ne pren-
nent un caractère défini que dans le mariage.
Alors, conclut-il pompeusement, l'arbuste se
décide à faire son choix et à porter des margue-
rites ou des pieds-d'alouette !
Henri Clochenson haussa ses épaules maigres,
en signe de découragement.
— Le plus souvent, elles ne portent plue
rien ! Le mariage détruit presque toutes les fem-
mes. Où l'on avait laissé un sylphe et un chat-
tigre, on retrouve une bonne épouse qui écume
le pot ou rêve que son fils sera premier en com-
position ! Heureusement qu'il y a des jeunes fil-
les éternelles! Celles-là ont beau épouser un
agent de change, un pasteur ou un receveur des
contributions indirectes, elles ne se laissent ja-
54 l'incertaine
mais réduire en esclavage, elles gardent en
même temps leur tète de marquise et leurs grif-
fes de chimères, elles ne jettent pas dans le lit
conjugal la clef du royaume secret où les fées
dansent avec elles. Elles traversent le mariage,
comme la salamandre fait le feu, et vous les
voyez galoper de l'autre côté du fossé, et bon-
dir sur quelque fier sommet où le mari aux
pieds lourds n'atteint pas !
— Mariez- vous après cela ! dit Forgeris, amè-
rement. Ce que je pensais des jeunes filles est
moins dur, monsieur Clochenson. Je n'aurais
pas osé aller si loin !
— Nous n'allons pas à la vérité par les mô-
mes chemins, dit Clochenson.
On quittait la table. En passant dans le salon.
Philéas de Maragde me prit le bras.
— Hector, il ne faut plus que tu nous laisses !
Ta présence, il me semble que c'est une sauve-
garde, une sécurité. Je sens autour de moi mille
choses que je ne peux exprimer, mille choses
qui m'inquiètent, qui m'effraient. J'ai une telle
confiance dans ton jugement, dans ta sagesse !
Mon ami, ne m'abandonne pas !
Une fois de plus, ses yeux s'emplirent de lar-
mes :
l'incertaine 55
— Ce Clochenson parle bien, n'est-ce pas ?
Mais il parle trop bien ! Ce qu'il dit, on voudrait
toujours qu'il ne l'ait pas dit. J'ai peur que ce
ne soit un mauvais conseiller !
Maragde se tut. Dans un coin du grand salon,
Clochenson, debout, causait avec Charlotte de
Giscours et Jane Drogheda. Elles riaient toutes
deux à plein gosier. Je ne sais pourquoi, j'eus
un pincement au cœur, un malaise général, un
accès subit de tristesse.
Qu'ai-je à démêler cependant avec Charlotte
de Giscours, Mlle Drogheda ou M. Clochenson ?
Leur place est ici et la mienne, là-bas. Nos rou-
tes n'ont pas à se croiser... Et puis, Guinemont.
mon camarade, il te faut mieux regarder Ma-
ragde : tu as le même âge que lui.
Boisberthe étant à la campagne avec son fils,
il ne me restait plus, pour avoir terminé mes
visites, qu'à me présenter rue d'Athènes, chez
Charles de Moussac.
La vieille domestique en bonnet de lingerie,
qui ouvrit prudemment la porte, souleva de
nombreuses difficultés protocolaires, avant
d'aviser son maître de ma présence. A force
d'obstination, j'obtins qu'elle lui portât ma
carte, mais lorsque j'entrai dans le salon, je
compris le motif de ses scrupules.
Moussac, qui a toujours aimé la musique, est
devenu franc mélomane, et je suis tombé tan-
tôt au milieu d'une séance de quatuors.
On m'invita on silence à m'asseoir dans un
coin, à mp tenir tranquille et à collaborer d:
toute l'attention de mes oreilles à cette solennité.
Mais je n'ai pas voulu priver mes yeux de la
fête : elle avait aussi de quoi les réjouir.
Je remarquai d'abord combien Moussac s'est
transformé depuis vingt ans. On ne saurait dire
l'incertaine 57
qu'il a maintenant un visage, non, c'est une
barbe surmontée d'un peu de front. Mais quelle
barbe ! Epaisse, abondante, lustrée, roulée en
petits anneaux, comme celle d'un Assyrien.
Tout prend, à côté d'elle, un air nu, un air ché-
tif . Deux longs bras maigres sortent de cette
rivière majestueuse qui recouvre la clef du vio-
lon ; et les doigts pointus et trop fins de mon
ami ne cessent de trembler que lorsque l'archet
touche les cordes.
Le fils de Moussac jouait de l'alto ; je le recon-
nus à ce qu'il offrait aux regards opulente et
calamistrée, la même toison que son père.
Des autres exécutants, l'un était un jeune
homme brun, au teint cuivré, les favoris des-
cendant à mi-joue, l'autre représentait exacte
ment le personnage que les sculpteurs imagi-
nent quand ils veulent figurer Eole.
Gros, épanoui, les yeux hors de la tête, les
joues gonflées, l<^s veines du cou saillantes, il me
parut tout prêt à enlever Orithyé, sitôt que serait
fini le quatuor.
Machinalement, je la cherchai dans l'assis-
tance. Ce fut alors que le caractère de cette assis-
tance me frappa. On n'y voyait personne de
58 l'incertaine
jeune, ni d'agréable, mais des gens si pâles, si
décolorés, que j'eus l'impression d'une assem-
blée de mites. On distinguait vaguement un
vieux prêtre à longs cheveux, une sœur de
Saint-Yincent-de-Paul, deux ou trois dames si
visiblement, si irrémissiblement veuves qu'elles
semblaient débarquer du Malabar par le dernier
paquebot, et des vieilles filles, les unes boulot-
tes, et les autres, très maigres, mais toutes égale-
ment fanées. Je reconnus aussi M. et Mme de
Serras.
J'ai su depuis que cette société choisie n'ai-
mait en rien la musique et eût été fort en peine
de distinguer un aria de Bach d'une ronde popu-
laire ; mais c'était un petit groupe de gens qui
gravitait depuis des années autour de Moussac.
l'admirait et le louait sans limites et faisait, de
ce fanatisme, son mode d'activité et, pour ainsi
dire, sa manière de se révéler au monde.
Aussi le quatuor à peine fini, — et- c'était un
des derniers de Beethoven ! — toutes les mites
se levèrent ensemble, et, tandis que les unes con-
gratulaient Moussac, les autres se faisaient mu-
tuellement des révérences et, tout en s'inclinant
comme des marionnettes, révélaient leur en-
thousiasme.
l'incertaine 5g
— Quelle mesure I — Quel sentiment I —
Comme il sait faire vibrer son violon I — Jamais
le piano ne donne des effets pareils ! — Moi, j'ai
été aussi émue que lorsque j'entends un cor de
chasse ! — Il y a un cocher tout près de chez
moi qui en joue comme un véritable artiste. —
C'était de Mcndelssohn, ce morceau, n'est-ce
pas ? — Non, Mlle Lafolie dit que c'est du Ra-
meau. — En tout cas, c'est bien joli !
Une femme de chambre servait des galettes
et des verres de sirop. Je fus conduit devant
Mme de Moussac, qui était la plus effacée de tou-
tes ces mites et qui me présenta, à son tour, son
fils Hubert et les deux autres musiciens. Eole
s'appelait, en réalité, Claude Pocquet, le jeune
homme aux favoris, Richard Lèche vin. Je ne
m'approchai du premier qu'en tremblant, et
sans quitter de la main le dossier d'un lourd fau-
teuil, tant je craignais qu'un souffle de lui me fît
tourbillonner dans l'air et me jetât par la fe-
nêtre.
M. de Serraz me rejoignit :
— Vous devez trouver, Monsieur, notre ville
bien morne, bien maussade, à côté de Paris.
Mais vous le voyez, nous avons aussi nos plaisirs
intellectuels. Je vous assure que pour moi, qui
DQ l 'incertaine
ai tant aimé l'opérette, ces après-midi chez notre
ami sont un vrai régal.
— Vous avez raison, Monsieur, lui dis-je.
— J'étais sûr que vous m'approuveriez. Mais
vous, monsieur, vous habituez-vous à nos mo-
destes coutumes, ne regrettez-vous pas trop la
grande ville ? Nous n'avons pas le boulevard ici,
ni l'Opéra, ni le Palais-Royal.
— Non, non, dis-je avec énergie.
— ■ Mais nous avons de bons cœurs, Monsieur,
et nos femmes sont vertueuses. Cela a bien son
charme aussi.
— Certes, Monsieur.
— L'honnêteté est rare à Paris, Monsieur !
Je regardai M. de Serraz sous le nez :
— Cela vient de ce que la ville est plus
grande, Monsieur. Moins il y a de rues, plus les
tentations sont rares ! Quand un village n'a que
trois maisons, presque toutes les femmes sont
fidèles à leurs maris.
Je jetai un coup d'oeil sur les personnes pré-
sentes, sur Mme de Moussac, sur Mme de Ser-
raz. A Paris même, leur vertu eût été inatta-
quable 1
Au moment où les musiciens se réinstallaient
à leurs pupitres, la vieille domestique en bonnet
l'incertaine 6i
entrebâilla la porte et fit un signe à Hubert de
Moussac, qui se hâta de déguerpir.
Quand il reparut, il était dans un état de su-
rexcitation si anormale qu'au moment où son
père donna le signal de l'attaque, j'eus peur qu'il
ne manifestât sa joie par quelque cataclysme et
ne se servît de son violoncelle, comme d'un filet
à papillons pour faire la chasse aux mites. Il se
calma peu à peu, à mesure que se développait
un quatuor de Mozart. L'assistance fut plongée
de nouveau dans une extase mystique, le vieux
piètre dodelinait doucement de la tête, la sœur
de Saint-Vincent-de-Paul, souriait béatement
Mlle Lafolie battait la mesure avec un doigt, à
contre-temps, d'ailleurs. On eût dit que des flots
d'opium, bien plutôt que des ondes d'harmonie,
se déversaient sur ces bonnes gens.
Moi-même, je me laissai aller peu à peu à je
ne sais quels rêves. Cette musique vieillotte et
doucereuse ressuscitait mes années de jeunesse ;
j'y voyais des promenades autour d'un jet d'eau
fumant comme un cheval qui vient de galoper,
ou comme une plume d'autruche, j'y entendais
de longues conversations, au soir, dans une rue
mal pavée où l'ombre poussait plus vite encore
que l'herbe, j'y reconnaissais mille et mille fan-
62 l'incertaine
taisies. Mais je ne distinguais plus le visage
d'Odile, ni aucun de ceux que j'avais alors ché-
ris.
La figure qui se présentait impérieusement à
moi ouvrait dans le plus clair des visages des
yeux brillants et dorés. Dans quel but revenait-
elle si souvent faire honte à ma solitude, faire
honte à mon abandon ? Si la Cérès, si la Po-
mone de mon jardin me l'avaient promise autre-
fois, pourquoi la vie me l'avait-elle refusée ? Si
elle incarnait Miranda, il me fallait donc à tout
jamais renoncer aux îles heureuses !
Le quatuor terminé, le monde inconsistant des
mites manifesta la même agitation et la même
ferveur que tantôt. On entoura Moussac, en
poussant de pâles cris, on serra la main d'Eole et
de Richard Lèche vin, avec ardeur, mais sans les
regarder. Mlle Lafoiie ne tenait plus en place :
— J'ai pleuré, disait-elle, j'ai pleuré d'émo-
tion ! Je n'avais pas pleuré autant depuis la
mort de mon pauvre père !
Je compris qu'elle tenait le même propos à
chaque séance, mais Charles de Moussac écoutait
ces douceurs avec un air qui était à peindre : on
eût dit un ours qui vient de tomber sur un gâ-
teau de miel ! Sa femme parlait d'une voix si fai-
l'incertaine 63
ble que je m'approchai d'elle, prêt à la recueil-
lir dans mes bras si elle s'évanouissait.
A ce moment, je me trouvais tout près de Hu-
bert de Moussac. Il se pencha vers Léchevin et
lui dit très bas :
— Je viens de recevoir un mot de Jane. Elle
me donne rendez-vous demain.
Je tressaillis. Je ne pouvais douter qu'il ne
s'agît de Mlle Drogheda, car il avait prononcé
son prénom à l'anglaise.
Je tournai la tête vers Léchevin ; il avait pâli,
et ses doigts sonnaient fiévreusement la charge
sur l'appui d'un fauteuil. Son ami, les yeux ail-
leurs, ne s'en aperçut pas.
— Où ? murmura-t-il, dans un souffle.
— Au jardin des Rois-Mages, à six heures 1
Les générations passent, les traditions restent.
Moi aussi, naguère... Etait-ce naguère, était-ce
jadis ? Qui le sait ?
N'importe, je voudrais bien savoir ce qui se
passe entre Miss Drogheda et Hubert de Mous-
sac, et pourquoi Léchevin a pâli...
— Mon cher ami, me dit Charles, quand je
pris congé de lui, j'ai eu grand plaisir à te re-
voir. Mais je jouis bien peu de toi les jours de
64 l'incertaine
séance. Reviens plutôt quand je serai seul, nous
pourrons causer tranquillement !
J'avais compris ; Moussac ne voulait pas de
moi comme auditeur et ne me le cachait guère.
Je ne m'en affectai point, pénétrant tout aussi-
tôt la raison de cet ostracisme : moi aussi, je
suis musicien !
Je me suis demandé tout le jour si j'irai ce
soir au jardin des Rois-Mages. Je n'aime pas les
indiscrétions, surtout quand c'est moi qui les
commets. Mais le moyen, je vous le demande,
d'éviter une innocente promenade, où l'on ra-
vive ses souvenirs de jeunesse en même temps
que l'on a quelque chance de démêler ce qui se
passe autour de Mlle de Giscours ?
J'ai tant erré autrefois dans ce jardin des Rois-
Mages ! Que d'imbroglios, que de projets auda-
cieux, de rêves d'avenir n'y ai-je point formés
avec Lamparnave ! Que de fantômes n'y ai-je
pas conduits avant d'y mener des figures moins
chimériques ! C'est au fond de la grotte, dans
une galerie dont je me souviens, que pour la
première fois j'ai embrassé Odile, c'est dans le
coin des negundôs que j'ai eu mes rendez-vous
avec Mme de Cernel, c'est dans l'île que je re-
trouvais Lisette avant de courir avec elle au...
Mais à quoi bon remuer ces cendres ? Quel-
qu'un dont je ne vois pas le visage les éparpille
5
66 l'incertaine
à tous les vents, en les frappant d'un pied hardi,
d'un pied chaussé d'une botte rouge !
Le jardin des Rois-Mages a bien diminué, je le
croyais plus grand autrefois ! Mais son charme
n'est pas éventé. Il a été ordonné, puis légué à la
ville par M. d'Englebert, un de ces aimables fous
du xviii6 siècle, qui composaient un parc comme
un manuel de philosophie. Aussi les curiosités y
abondent-elles ; entre autres, la grotte dont je
parlais tout à l'heure, un tombeau de la Fidélité
sur laquelle prie une femme à genoux qui porte
un chien dans ses bras et un monument élevé à
la mémoire d'Edward Young, l'auteur des Nuits !
Mais ce qui lui a donné son nom, c'est un
rond-point où se dressent les statues de Pépin
le Bref, de Charlemagne et de Lothaire, assem-
blées dans un but que j'ignore et qui sont si
barbues, si chargées de couronnes et de man-
teaux d'hermine, que l'imagination populaire
eût vite fait de transformer en rois- mages ces
honnêtes souverains 1
Une brume à peine violette circulait douce-
ment dans les allées. Je franchis un des ponts
de bois et j'allais m'asseoir sur un banc de l'île.
En face de moi, les vents de l'automne avaient
dévêtu un arbre-aux-quarante-écus et chargé de
l'incertaine 67
sa parure les bras d'un cèdre tout voisin. On eût
dit un grand filet noir qui ramenait d'une pêche
mystérieuse les trésors perdus de l'Armada. Je
m'adressai tout bas au souvenir d'Odile.
— Odile, chère Odile, pensai-je, dont les yeux
avaient la couleur de cette brume, qui vient à
moi et qui a le goût d'une feuille glacée, c'est
ici sur ce banc que je vous ai promis de vous
aimer toujours ! C'était un soir de printemps.
Une fauvette romantique racontait à tous les
échos les incidents de sa vie privée. Votre chair
embaumait comme la pulpe de la jacinthe, et je
ne pouvais supporter l'idée que, trente ans après
ma mort, je ne soupirerais pas encore pour
vous, au fond de mon cercueil. Je vous fais mes
excuses, Odile : je suis bien loin d'être mort et
je ne soupire déjà plus. Voilà l'homme !
J'allai jusqu'au bout de ma pensée : que
n'avais-je Pascal pour secrétaire !
— Un misérable mannequin, habillé, pour
trois jours à peine, d'étoffes disparates, une mo-
saïque de cellules assemblées par caprice, et
dans ces trois pauvres jours, que d'incertitudes,
de violences et de hasards ! Victimes de nos pro-
pres désirs, nous ne rêvons que de les imposer
à autrui. Ce fou qui ne sait où porter ses pas, il
68 l'incertaine
lui faut l'univers pour le distraire ; et comme
enivré de son impuissance, il meurt d'orgueil et
de dépit plutôt que d'apprendre à se satisfaire I
Ces considérations m'enchantèrent au point
que j'en oubliai Odile. Le doux chant de l'eau,
contant son aventure aux joncs du bord, la ra-
mena à ma pensée. J'accueilis avec mélancolie
cette plaintive dérivation !
J'aurais ainsi longtemps rêvé si je ne m'étais
souvenu du but de ma promenade. Il était plus
de six heures ; je savais bien où retrouver mes
amoureux.
Je descendis donc jusqu'au fond du parc. Il
s'y trouve un petit bassin, tout mangé de nénu-
fars, où l'eau arrive par une rocaille. Derrière
lui, s'ouvrent et se contournent les galeries
obscures de la grotte. Au-dessus, s'élève un kios-
que extrêmement rustique d'où la vue rayonne
sur l'ensemble du jardin. Je m'installai dans un
coin du kiosque et j'attendis.
On n'y voyait plus très clair ; une sorte de
toile d'araignée suspendait aux pointes des bran-
ches ses dentelles et ses rosaces ; toute personne
qui eût traversé une allée fût venue à vous, cou-
verte de longs fils d'argent. L'herbe semblait
bleuir de froid.
l'incertaine 69
Peu à peu, une tristesse à demi-funèbre s'em-
para de moi. Dans ce mauvais crépuscule, rien
qui ne fût un exemple de dissolution. Toute
feuille qui se détachait d'un arbre posait sur le
sol une coquille, propre à conserver des larmes.
Mes sentiments se désagrégeaient peu à peu. Je
cherchais dans ma conscience si les liens qui me
retenaient à la vie étaient solidement éprouvés.
Il me parût que chaque câble rompait ses
torons, qu'il ne me fallait plus compter sur une
grande résistance de leur part.
Nous traversons ainsi des heures où le renon-
cement nous apparaît comme une douce ivresse.
Plus qu'une ancre à lever, *t la galère s'en irait
si bien avec ses roses et ses jouets d'ivoire, avec
ses musiques et ses cadavres embaumés, s'en
irait si bien, là-bas, là-bas, sur le fleuve infer-
nal, entre les rives où les ombres se pressent, à
qui le renoncement fût doux aussi !
Un bruit de voix m'arracha à la funeste com-
pagne qui murmurait à mon oreille ses secrets
douteux.
J'avais à peine dégringolé du kiosque que
deux silhouettes, sortant de la grotte, se diri-
geaient vers le rond-point.
70 L INCERTAINE
Je n'eus pas le loisir de m'élancer à leur pour-
suite, car je faillis me cogner au coin d'un arbre
contre un personnage inattendu qui s'échappait
aussi de la grotte, mais tout pâle d'émotion, et
en qui je distinguai Richard Léchevin ! Je fis
mine de ne pas le reconnaître, mais il m'était
maintenant interdit de continuer ma prome-
nade ! Non sans pester, je tournai bride.
Malgré tout, j'avais envie de rire et la bonne
humeur me revenait. Je me souvenais nettement
du plan de la grotte : certaines niches, certaines
anfractuosités y sont dissimulées, d'où l'on a
tout le loisir d'entendre et de voir. Déplorable
privilège quand il s'agit d'un Léchevin et de ce
qu'il avait dû subir dans sa cachette I Je ne dou-
tais plus, en effet, maintenant, de son amour
malheureux pour la belle Anglaise : mais pour-
quoi dans ces conditions-là jouait-il les confi-
dents auprès de Moussac ? Pour ridicule qu'il
soit, Pylade n'est point amoureux d'Hermione.
ni Burrhus, d'Emilie.
Mes réflexions tournèrent court : au moment
de doubler l'angle d'un parterre, je me trouvai,
si j'ose dire, nez à nez, avec le baron de Forge-
ris, qui, goguenard et cachottier, mis avec une
prétention extravagante, berçant une canne
L INCERTAINE 71
d'ébène aussi haute que lui, se balançait sur ses
jambes torses.
— Eh I Eh ! fît-il, en me voyant, qui m'au-
rait dit que je rencontrerai ici Monsieur Hec-
tor Guinemont ?
— Ma surprise n'est pas, Monsieur, moins
grande que la vôtre !
— Oh ! moi, je suis partout, je vais, je viens,
comme l'abeille, tout m'est matière à butiner.
— Etes-vous satisfait du butin que vous avez
fait ici P
— Je ne suis pas mécontent.
Tout en badinant, il me dirigeait insensible-
ment vers la croisée de deux chemins. Je ne
compris cette manœuvre que lorsque je me ren-
dis compte que Moussac et Mlle Drogheda de-
vaient y déboucher peu après, suivis sans doute
par l'inévitable Léchevin. Je fus si penaud de
cette manière de traquenard que j'allais fausser
compagnie au baron quand un troisième larron
survint, plus imprévu encore que les deux au-
tres : j'ai nommé Henri Clochenson !
Il surgit si brusquement devant nous que
j'eus l'impression qu'il sortait de dessous un
cèdre, dont les longues branches poussiéreuses
traînaient à terre. Du coup, Forgeris quitta son
7 2 L INCERTAINE
air goguenard et satisfait et son vilain œil jaune
laissa filtrer le même regard de haine que j'avais
surpris déjà.
— Monsieur de Forge ris, je vous prends à
faire des promenades sentimentales ! Auriez-
vous quelque rendez-vous céans ?
— Mais, moi-même, Monsieur Clochenson,
dérangerai-je par hasard un des vôtres ?
— Il n'y a aucun danger. Je suis ici, mon
cher baron, pour contempler les nuages. C'est
l'endroit de la ville, d'où on les voit le mieux.
Tenez, regardez ce blanc qui s'avance là-bas ! Ne
dirait-on pas d'une licorne qui traverserait un
cerceau de cirque ?
— Exactement ! Et celui qui le suit ne res-
semble-t-il pas à un prophète à grande barbe,
qui .vendrait de l'orviétan pour sustenter ses
vieux jours ?
Les deux compères riaient, mais sans cesser
de se surveiller. Ils semblaient aussi heureux de
s'être rencontrés qu'un angora, de croiser un
mâtin.
— Rien ne m'amuse autant que de considérer
les nuages et de chercher leur signification !
— C'est tout comme moi.
— Admirez ! il y a là-bas une caravelle qui
l'incertaine 73
s'arrête devant un quai de feu I Qui va monter
à bord ?
— Attendons pour le savoir I
— Et voici un renard qui sort de son terrier
et court à l'horizon, les oreilles basses et la
queue toute droite !
Clochenson frappa un peu lourdement l'épaule
de Forgeris.
— Mon cher baron, il ne faut pas s'y trom-
per. J'ai pris un lièvre pour un renard. Ren-
trons, croyez-moi, notre gibier a disparu !
Tout en devisant, nous nous trouvions devant
la grille du jardin. Je la franchis avec joie.
Nous nous dirigeâmes machinalement vers l'hô-
tel de Maragde, Jane Drogheda et Hubert de.
Moussac s'étaient-ils volatilisés ?
La conversation prit un tour nouveau, Clo-
chenson s'étant enquis avec sollicitude de la
santé de M. de Maragde.
— Le pauvre homme ! répondit le nain. Sa
santé est bien chancelante. La vie est dure pour
lui et il se tourmente beaucoup. Tant de tracas,
de soucis à son âge ! C'est très inquiétant I Je lui
ai conseillé, hier, de voir le médecin. Il souffre
beaucoup des reins, et il a des suffocations, je
*]k l'incertaine
crains qu'il ne soit malade. Il lui faudrait cou-
ler des jours calmes et paisibles...
— Heureusement que sa nièce est auprès de
lui I repartit M. Clochenson, d'une voix douce-
ment sarcastique. Rien ne vaut les soins d'une
femme. Les hommes manquent de douceur, de
patience 1
— J'allais vous le dire, répliqua l'autre,
rouge de fureur contenue, vous me l'ôtez de la
bouche I
Nous nous trouvions enfin devant l'hôtel de
Maragde. Les adieux furent un peu froids. For-
geris une fois rentré, j'allais à mon tour échan-
ger quelques mots avec Henri Clochenson, mais
il me quitta, avec une brusquerie à peine cour-
toise, et comme si une mouche venait tout sou-
dain de le piquer.
Je m'avisai alors qu'on ne pouvait être plus
maladroit que moi de m'être allé jeter comme
un étourneau, dans un réseau si compliqué d'in-
trigues mystérieuses, et que mon étourderie ris-
quait fort de me coûter la précieuse sympathie
de Mlle de Giscours.
Mais quelle singulière ville où un honnête
rendez-vous d'amoureux déplace aussitôt six per-
sonnes !
Après mon équipée de l'autre jour, je m'at-
tendais bien à recevoir quelque émissaire de la
rue de la Vieille- Abbaye. Un bourdon ne se jette
pas dans une toile d'araignée, sans causer un
bouleversement qui en ébranle chaque fil. Mais
le bourdon, une fois envolé, ne se souvient
guère d'une révolution qui laisse à peine un peu
de poussière au bout de ses ailes. Il n'en était
pas ainsi de moi : qu'allait me valoir mon étour-
derie ?
Je me posais cette question aujourd'hui, assis
devant une fenêtre de mon bureau. Il pleuvait
depuis le matin : pluie serrée et tendue comme
une trame sur un métier ; mais nul n'y brodait
la moindre arabesque, le moindre dessin. Au bas
de l'escalier, un yukka en fleurs dressait sa
hampe rigide ; ses clochettes avaient la couleur
d'une chair morte, comme si les racines de la
plante avaient retrouvé sous terre le cadavre
d'Ophélie. Il me semblait qu'à la fin du jour, si
personne ne me délivrait, je serais noyé aussi,
mais sous le spleen, plus encore que par l'eau.
76 l'incertaine
Je goûtai seul en face de moi-même. C'est un
compagnon souvent amer :
— As-tu, me disait-il, quelque raison de te
montrer joyeux ou fier depuis que tu as retrouvé
ton berceau ? Si l'on peut toutefois appeler ber-
ceau le morose mausolée que tu hantes ! Ail-
leurs, tu pouvais du moins t'étourdir. Mais ce
n'est pas moi qui te farderai la vérité ! Qu'as-tu
fait de cette intelligence que Dieu t'avait donnée
pour goûter les belles œuvres des hommes et
peut-être pour aider tes frères à les comprendre,
qu'as-tu fait de ce cœur que l'amour aurait dû
épanouir et qui se flétrit déjà comme un bouton
inutile sur un arbre sans sève ?
— Odile, m'écriai-je, est-ce cela que vous
pensez de moi ? Odile, ne vous ai-je pas aimée ?
Une musique inattendue couvrit cette suppli-
cation. Je courus au salon qui communique avec
la bibliothèque et dont les croisées ouvrent sur
la rue. J'y vis, arrêté sous l'averse, un pauvre
et touchant trio.
Deux hommes jouaient, l'un de la flûte, et
l'autre du violon. Une jeune fill'e se tenait der-
rière eux ; elle avait mis sur sa tête un mouchoir
rouge pour protéger ses beaux cheveux; pas pré-
cisément jolie, mais bizarre, le teint olivâtre, les
L INCERTAINE 77
lèvres pourpres et charnues, elle baissait triste-
ment les yeux. Elle portait un vêtement, semé
de sequins, qui pouvait à la rigueur passer pour
un costume de danseuse napolitaine, et sa jupe,
un peu courte, laissait voir des jambes maigres,
mais d'un dessin élégant. Je ne sais pourquoi
cette physionomie mélancolique et ce déguise-
ment excitèrent en moi une sympathie très vive.
J'ouvris la fenêtre.
— Entrez, bonnes gens, leur dis-je, venez
vous sécher ici !
Je dus leur paraître quelque peu fou, criant
ainsi sous l'ondée cinglante, car ils me regar-
dèrent sans répondre, la bouche toute grande
ouverte.
— Entrez, entrez I
Et j'allai ouvrir la vieille et lourde porte à
moulures.
— Ma foi, fit le violoniste, ce n'est pas de re-
fus, car on est diablement mouillé !
Ils s'essuyèrent longuement les pieds sur le
paillasson, puis entrèrent dans la bibliothèque,
les deux hommes d'abord.
Un bon feu ronflait dans la cheminée, un de
ces feux ambitieux, dont chaque flamme semble
grimper à l'assaut d'un bastion invisible qu'elle
78 l'incertaine
sait bien qu'elle n'atteindra jamais, mais dont
elle lègue l'investissement à celle qui la suivra.
Ce sont ces feux-là que l'on apprécie à mon
âge, quand on a la sagesse de comprendre que
tout ce que l'on n'a pas fait soi-même, un plus
jeune peut-être l'accomplira.
Les musiciens, avisant les deux fauteuils
qui flanquaient la chemine'e, s'y installèrent sans
façon et présentèrent à la flamme leurs semelles
humides d'où s'e'chappa une bue'e tremblante.
La jeune fille, d'un air boudeur, alla s'asseoir
près d'une fenêtre, de façon à être cachée en par-
tie par le rideau, mais je poussai une bergère
entre les deux compagnons et je l'invitai à y
prendre place.
Elle refusa d'abord, puis me jetant un regard
farouche, vint s'accroupir devant le feu.
J'appelai Philomène fort ahurie, et lui com-
mandai de servir aussitôt un de ses pâtés froids
et une bouteille de vin d'Espagne.
Aussitôt qu'ils eurent aperçu les apprêts de ce
régal, mes deux musiciens, muets jusque-là,
commencèrent de s'animer, et la fourchette et
le couteau au poing, ils me firent part de leurs
projets et de leurs déconvenues. J'appris que
l'un, qui, jaune et les traits tirés, semblait en
L INCERTAINE 79
proie à quelque funeste malaria, se nommait Ci-
cognani ; l'autre, fort gros et la mine fleurie,
s'appelait Onofrio. Quant à la jeune fille, elle ne
semblait exister ni pour soi-même, ni pour eux.
— Signore, me dit Onofrio, nous rentrons en
Italie. La vie n'est pas bonne en France pour
des gens de notre sorte.
— Les Français n'aiment point la musique,
fît Cicognani, d'un air lugubre. Chez nous, les
musiciens se mêlent à la vie de la cité, ils l'or-
nent, ils l'animent, ils lui donnent (Je la gaieté,
mais ici, chacun a son souci, pense à sa petite
combinaison, et nous autres, pauvres musi-
ciens, on nous écoute à peine, nous n'amusons
personne !
— Là-bas, dit Onofrio, en engloutissant la
moitié d'une énorme tranche, nous sommes
considérés comme des artistes, ici, nous avons
l'air de mendiants 1
— D'où êtes- vous ? leur demandai-je.
— Nous sommes nés à Vérone, dit Cicognani,
et je suis de la paroisse de San-Bernardino, et
celui-ci, de San Zenon, Simonetta, elle, est Flo-
rentine.
La jeune fille leva ses yeux farouches et dit
d'une voix zézayante :
8o l'incertaine
— Florence est la plus belle ville du monde,
et qui sort de ses murs mange un pain amer et
boit du fiel 1
Puis elle retomba dans le silence ; et dans ce
silence, je voyais, comme elle le faisait sans
doute, la coupole et le clocher de Santa-Maria-
Novella se lever du sein de la rose éternelle, ce-
pendant que dans l'immensité des terres, entre
deux replis bleuâtres, un coude de l'Arno, sus-
pendu dans l'espace, vibrait, comme une corde
d'or, sous l'archet du soleil couchant.
— Vous avez raison, lui dis-je, Mademoiselle,
Florence est la plus belle ville du monde.
— Signore, me dit-elle, vous connaissez Flo-
rence ?
Elle me prit la main, d'un mouvement em-
porté, et soudain, éclata en sanglots.
— Cinq ans que je ne l'ai revue ! s'écria-
t-elle. Où est ma pauvre mère ? Où est mon pau-
vre père ?
— Vous l'avez peut-être rencontrée déjà, me
dit Onofrio. Enfant, elle vendait des paniers de
paille tressée aux forestieri qui montent à Fie-
sole. Elle avait de si rares dispositions pour la
danse que nous l'avons emmenée avec nous.
Nous aurions voulu la faire* entrer au grand
l'incertaine 8i
Opéra de Paris, mais povera ! elle a dansé dans
la rue, et celui-ci soufflait dans sa flûte et moi,
je m'escrimais sur mon violon. La vie est dure
pour les artistes, Signore. On nous a même dit
que Mozart était mort dans la peine. Mais il y a
de braves cœurs partout, et depuis mes malheurs
je n'avais si bien mangé, ni bu un vin aussi bon!
Je ne me consolerai jamais de n'avoir pas en-
tendu l'histoire des malheurs d'Onofrio, qu'il
allait sûrement me raconter, mais Philomène,
éplorée, vint m'avertir que le baron de Forge-
ris demandait à me voir.
Pour rien au monde, je n'aurais eu honte de
mes nouveaux amis.
— ■ Faites entrer, dis-je.
L'apparition du nain dans le salon, où la dan-
seuse et les deux musiciens ambulants venaient
de se lever, ne fut pas une chose ordinaire. Il y
eut un peu de gêne de part et d'autre. Je rassu-
rai tout le monde du geste et fis de sommaires
présentations.
— Mademoiselle et ces messieurs, dis-je, re-
tournent en Italie. Ils s'arrêtent dans notre ville
et m'ont consenti le plaisir de goûter avec moi.
— Hélas ! me dit Onofrio, le chemin est long
et il pleut moins. Il nous faut partir. Votre Sei-
82 l'incertaine
gneurie nous a fait un accueil inoubliable. Toute
notre vie, nous prierons pour son bonheur et
sa prospérité. Quel dommage qu'il faille nous
en aller! Pour vous remercier, Simonetta au-
rait dansé ! Ah ! Signore, elle danse comme la
Taglioni !
La Florentine jeta un regard de haine au gros
violoniste et détourna la tête avec tristesse.
J'appelai Philomène, je lui recommandai de
donner aux musiciens un autre pâté, une se-
conde bouteille. Je les raccompagnai jusqu'à la
porte et leur remis un louis à chacun ; ils me re-
mercièrent avec une exubérance indescriptible,
mais quand je tendis la pièce d'or à Simonetta,
elle recula comme si je voulais l'outrager.
— Non, non, dit-elle, avec fureur, jamais, Si-
gnore...
Puis plus doucement :
— La rose, si vous voulez bien !
C'était une rose d'automne, à peine épanouie,
tout emperlée, de la couleur même de la lu-
mière, presque rose avec des transparences d'or.
Elle s'ouvrait dans un vase blanc, au milieu de
la table.
Je courus la chercher et l'offris à la jeune fille,
qui rougit de plaisir. Ses yeux s'emplirent de
l'incertaine 83
larmes ; du même mouvement passionné que
tantôt, elle prit ma main, mais cette fois, elle la
porta à ses lèvres.
La porte allait se refermer. Onofrio revint
brusquement sur ses pas :
— Signore, je ne suis pas le musicien que
vous croyez. Moi aussi, j'ai été un compositeur î
J'ai écrit une Didone abandonnata, où il y a des
parties qui sont admirables ! Mais aucun direc-
teur n'a voulu la monter. Addio, Signore !
Il hocha la tête avec désespoir, tira sur son
nez son feutre crasseux et déformé et rejoignit
ses camarades. Ils s'en allaient lentement sous
les dernières gouttes, qui tombaient de l'auvent
des toits, et je remarquai que Simonetta bais-
sait fréquemment la tête en marchant, comme
si elle respirait, au creux de sa main, tous les
parfums de l'Arabie !
Je rejoignis le baron de Forgeris. Un air de
sarcasme et de gouaillerie était répandu sur sa
figure, qui ne laissa pas que de me déplaire très
fort.
— Vous avez des relations singulières, me dit-
il.
— Pas plus que les vôtres ! Est-ce que la pau-
vreté vous offusque ? Il y avait dans cette dan-
84 l'incertaine
seuse errante plus de poésie et de sincérité que
chez bien des gens du monde. Ces bohémiens,
ces chemineaux que j'aime, en savent plus long
sur la vie que je n'en saurai jamais. Je goûte
fort, je vous l'avoue, leur naïve et rude philo-
sophie.
M. de Forgeris m'approuva doucement, mais
plutôt par politesse, je pense, que par convic-
tion. Il m'entreprit ensuite sur l'agrément de
mon séjour. On lui avait dit monts et merveilles
de mon hôtel ; il s'estimerait heureux que je lui
en fisse les honneurs. Philéas de Maragde lui
en parlait souvent.
— A ce propos, Monsieur, que je vous
gronde, si toutefois vous le permettez I Vous ve-
nez bien rarement le voir. Vous ne sauriez ima-
giner à quel point notre bon ami le déplore. Il
n'ose vous inviter plus souvent, tant il craint
que vous vous ennuyiez chez lui. Il a une telle
affection pour vous ! Depuis votre retour, il n'est
plus le même : aussi vif, enjoué, bavard, qu'il
était languissant, morose, taciturne. Parole
d'honneur ! vous l'avez ressuscité. Il dit tou-
jours que les seules heures de bonheur de sa vie,
c'est près de vous qu'il les a passées, que vous lui
rappelez toute sa jeunesse, qu'il n'y a pas d'ami
l'incertaine 85
meilleur, ni de plus confiant que vous. Les lar
mes vous viennent aux yeux quand il aborde ce
sujet I
Le visage grimaçant du nain exprima une pi-
tié profonde :
— Il a si peu de joie en ce monde, le pauvre
homme ! S'il n'avait pas des amis comme vous
et moi, je ne sais ce qu'il deviendrait.
Le baron de Forgeris poussa son fauteuil tout
contre le mien, toussa derrière sa main, jeta un
coup d'œil soupçonneux de côté et d'autre, puis
très bas :
— Tenez, Monsieur, j'aime mieux tout vous
dire. Sa Charlotte dont il raffole est une co-
quine, une impudente, une rouée dont il n'aura
qu'ennuis et tristesses. Vous la croyez amou-
reuse de Simon de Bréviaire et fiancée avec lui ?
Pas du tout ! Elle a une intrigue avec le petit
de Boisberthe et ne rêve que de se faire épouser
par lui. Et la voilà maintenant en coquetterie
réglée avec Clochenson, ce dont il faut avoir
bien envie, car cet homme est l'indifférence
même ! Elle et la Drogheda font bien la paire,
cette péronelle qui cherche à séduire à la fois
Hubert de Moussac et Léchevin ! Voilà en quelles
86 l'incertaine
mains est placée la confiance de notre pauvre
Philéas. Aussi quand il apprendra, lui si hon-
nête et si loyal, à quel point il a été joué, je vous
jure qu'il jettera proprement à la porte cette pe-
tite peste ou qu'il la fourrera dans un couvent !
Mlle de Giscours avait beau m'être indiffé-
rente, une révélation si brutale me troubla et
m'affligea quelque peu. Dame, pour sceptique
que l'on soit, on conserve certaine pente à la
candeur, à la naïveté.
— Mais, objectai-je, qui donc Mlle de Gis-
cours compte-t-elle épouser en fin de compte ?
— Eh ! Monsieur, qui le sait ? Bréviaire sera
un joli parti, mais Louis de Boisberthe jouit dès
maintenant de la fortune de sa mère qui est con-
sidérable. Charlotte est avide, ambitieuse. Bien
entendu, elle ne rompra avec Bréviaire que si
elle est sûre d'empaumer Boisberthe. Sinon elle
s'en contentera ! Je reconnais qu'il est un peu
simple, un peu naïf, mais il est si bon ! D'ail-
leurs, s'il l'épouse, il saura ce que ça lui coûte !
M. de Forgeris ajouta d'un air patelin :
— Si je vous dis tout cela, c'est pour que vous
m'aidiez à cacher à Philéas ces turpitudes le plus
longtemps possible. Il les apprendra toujours
assez tôt I C'est alors qu'il aura besoin de notre
l'incertaine 87
affection, le pauvre homme, pour lui adoucir sa
déconvenue I
Mon Dieu, je ne connais guère Mlle de Gis-
cours I Pourquoi tout ceci ne serait-il pas vrai ?
Serait-ce la première fois que ma sympathie,
que ma confiance auraient été mal placées? Sous
ces déguisements, ces enfantillages et ce mys-
tère, derrière cette fantaisie et cet appareil roma-
nesque, il n'y a peut-être que des intérêts mé-
diocres et des appétits mesquins. Ce n'était
pourtant pas cette histoire-là que je lisais dans
ces yeux dorés et profonds, dont le regard a^
par moment, tant de chasteté !
L'amertume de ses révélations semble empoi-
sonner M. de Forgeris. Tant de rouerie et de
misère morale lui donnent, je pense, de vérita-
bles nausées, car sa bouche se contracte de dé
goût.
• — Dieu protège notre malheureux Maragde,
dit-il enfin, et lui épargne les chagrins que je
redoute et qui sont, je le crains, inévitables, cai
sa vieillesse en sera bien assombrie !
Sur ce, mon visiteur change de conversation
et commence de me faire des habitants de la
ville, une série de portraits, assez drôles, ma foi,
car le gaillard ne manque pas d'esprit. Comme
ss
je le félicite de ses dons de poète épigrammati-
que, il consent à me montrer divers exemples de
son inspiration.
— Sur une bavarde ! annonce-t-il.
Egaux sont l'enfer et le ciel !
Ce dont souffre Clorinde morte,
C'est d'avoir en poussant la porte
Trouvé le silence éternel !
— Entre nous, Clorinde s'appelle Mme de
Bernacle, vous la verrez chez Philéas.
Et comme je ris, M. de Forgeris lève un index
et me récite ce quatrain sur une Mme Mel-
quiade, qui est, dit-il, la personne du monde la
plus snob et la plus entichée de toute espèce de
relations.
Leucothoé, qui brûle un cierge
Devant tout marquis ou baron,
Serait folle de son concierge,
Si Leduc, Pierre, était son nom !
Ayant jugé qu'il vient d'obtenir un succès, le
nain ne prolonge pas davantage sa visite. Il
verra une autre fois la maison et le jardin, mais
au moment de me quitter, il me serre énergique-
ment la main, comme à un complice, en ajou-
tant :
I/ÏNCERTAINB 89
— Venez souvent nous voir. Et n'oubliez pas
ce que je vous ai dit : Philéas aura besoin de
nous !
— Philomène, qu'y a-t-il pour dîner ? Encore
votre sempiternel pâté ? Je n'en veux plus ! Fai-
tes-moi une omelette aux cèpes ! Ou plutôt, non,
ne me servez rien. Je n'ai pas le moindre appé-
tit I
— ■ Monsieur ne prendra pas même un œuf
à la coque, une tasse de café, un poulet froid ?
— Rien, vous dis-je I
— Monsieur veut-il que je dispose près de son
lit une aile de pintadon et une tasse de thé ?
— Non, non ! Laissez-moi ! Ne me dérangez
plus !
Je me suis rassis devant le feu presque éteint.
Quelques braises roses s'y ravivent par moment,
puis cèdent à l'ombre de nouveau.
La pluie recommence à tendre au dehors sa
trame froide et serrée. Mais grâce à la derni-obs-
curité, je distingue mieux les figures qui sont
tissées maintenant dans sa tapisserie. Ce sont
figures bien vilaines : masques riants et qui
mentent, dénonciateurs, imbéciles s'y pressent à
l'envi. Image exacte de ce monde. Des crapauds
jaillissent de la bouche fraîche des jeunes filles,
00 L [NOBBTADfl
des ètrea hidein y dressent des embûches à dos
nyimpbj b, les idiots y sont bernés par des valets
d'écurie, el au f<»nd du tableau, un dieu sardo
nique s'amuse il sculpte] d< a statues de boue !
Conunenl ue tourne-t-on pas le dos à un s]
tacle aussi vil, aussi répugnant ? La misérable
(t morne comédie I Et moi, comme un Lâche, j<
demeurerai, dans ma stalle, jusqu'au tomber du
rideau, espérant toujours qu'un souille d'air pui
viendra balayer ces miasmes I Etre nu homme,
c* -t donc approuve! a I ensemble de 1
c'est devenir le complice d<' toutes les infamies
de l 'uni vers 1
Je in1 pouvais guère, il me semble, généralise]
davantaa ii là I Quelle chance que je ne
me fusse pas plus attaché à Mil.1 de Giscoursl
Comme cette désillusion m'aurait été doulou-
reuse si j'avais éprouvé la moindre tendi
pour cil''! Heureusement qu'il n'en «'tait rien m
que j'allais me coucher tranquillement el ou-
blier toutes ces choses, qui. au surplus, ne me
regardaient guèi
I.a pièce étant devenue tout à fait obscure,
j'allumai une lampe ; quelque chose brillait à
tei if : un des sequins do métal doré qui .ai.
L INCERTAINE 91
la veste de Simonetta. Je le ramassai et le posai
sur le coin d'une table.
Où dormait-elle à cette heure, cette malheu-
reuse enfant ? Peut-être que dans son pauvre lit
de rencontre, elle approchait encore de ses nari-
nes la rose qui lui avait plu I
Je montai dans ma chambre et me mis au lit.
Je tournai longtemps entre mes draps avant de
m'endormir. Et je rêvai que Charlotte et Sirno
netta ne faisaient qu'une seule et môme per-
sonne ; et cette personne, frissonnante de froid,
dansait sous la pluie, entre deux musiciens,
dont l'un, Philéas, jouait du violon tandis que
Forgeris soufflait éperdûment dans une flûte et
qu'une foule véhémente les huait tous les trois !
Je suppose que la pluie avec la terre vient de
signer un traité secret. C'est un nouveau déluge
qui commence. Chaque matin, je mets le nez à
la fenêtre ; je regarde si le ciel n'apporte pas une
colombe, chargée d'un rameau d'olivier. Mais le
ciel reste obscur, les colombes, cette année, ont
modifié leurs usages millénaires, elles ont suivi
en Egypte les hirondelles qui hivernent, en frac
et gilet blanc, au Gésireh-Palace.
Dans mon désœuvrement, je me suis assis
tantôt devant un grand cabinet de laque pres-
que rose, dont les portes et les tiroirs offrent
toute une faune exubérante de phénix d'or et de
mandarins cérémonieux. Pendant des années,
j'ai jeté, pêle-mêle, dans ce meuble, tout ce que
je voulais sauver de l'oubli. Je viens d'y plonger
la main au hasard.
La première liasse qui remonte de l'abîme, ce
sont des lettres de Lamparnave. A peine ai- je
défait la ficelle qui la noue qu'à relire certains
l'incertaine 93
billets de mon camarade, j'éprouve autant de
plaisir que lorsque je les recevais.
« Demain, me mandait-il certain jour, de-
main, j'aurai vingt ans ! Je passerai toute ma
nuit en vigile comme les apprentis chevaliers.
Et lorsque les premiers rayons du jour glisse-
ront jusqu'à moi, j'irai à mon tour trouver le
Sphinx qui est assis au seuil de l'avenir. J'en-
tends lui arracher son secret : « Sphinx, lui di-
rai-je, cher petit Sphinx, révèle-moi ce que sera
ma vie ! Ecoute-moi, je ne suis pas très exi-
geant, mais il me faut tout ! je veux même avoir
la réputation d'un homme d'esprit. Déjà, avec
mon ami Guinemont, quand nous prenons le
thé ensemble, nous nous entraînons mutuelle-
ment à faire des mots... »
La préface a été plus belle que le volume. Le
sphinx n'a pas répondu à Lamparnave qu'il de-
meurerait toute sa vie professeur dans une ville
de province et que la seule princesse qu'il fré-
quenterait serait cette Procris, dont une photo-
graphie est poussée dans un coin de son bureau.
Je choisis dans le paquet une autre enveloppe :
« Pends-toi, mon cher Hector, tu n'étais pas
avec moi hier soir ! J'ai rencontré sur le cours
des Trois-Chimères et suivi jusqu'à Saint-Biaise
g4 l'incertaine
la plus adorable petite personne. Seize ou dix-
sept ans à peine... Des yeux clairs qui viennent
de s'ouvrir à la vie et qui lui attribuent avec
tant de générosité tout ce qu'ils contiennent eux-
mêmes, une bouche si pure qu'on n'oserait pas
l'effleurer, même avec des lèvres immatérielles,
et des cheveux flottants. Un vieux monsieur l'ac-
compagnait, qui ne semblait pas savoir qu'il es-
cortait un des chefs-d'œuvre de ce monde. Je ne
peux pas dire que j'aurais voulu l'aimer. Peut-
on aimer ces figures mystérieuses qui se coulent
dans la réalité comme les génies des airs ? Mais
j'aurais voulu la servir à genoux, me faire plon-
geur sur les côtes de Goromandel pour lui cueil-
lir des perles, apprivoiser Bellérophon et l'atta-
cher à sa voiture d'enfant. Et tandis que, pieux
et distrait, je cheminais derrière elle, mon ima-
gination brûlait les relais : je demandais ma
jeune fille en mariage, son père me la refusait,
je me déguisais en brigand italien pour l'enle-
ver, nous partions dans une diligence capiton-
née de soie aurore, suivis au galop par un lé-
vrier, nous allions nous marier à Venise, en
l'église des Miracoli, le patriarche lui-même
nous bénissait. Le plus difficile au fond, c'était
de trouver des témoins. Mais Venise est une telle
l'incertaine 95
hôtellerie ! Ma fiancée finissait par y découvrir
Carpaccio et la fée Mélusine, et moi, j'appelais à
mon secours le divin Mozart et le gondolier du
coin... Cher Hector, je ne suis pas allé à Ve-
nise : mon héroïne est prosaïquement entrée
dans un modeste hôtel de Saint-Biaise, et je ne
la reverrai jamais ! Je viens te faire mes adieux :
demain matin, j'entrerai à la Trappe — à la
Trappe-Nigaud ! »
Qu'est-ce que l'amour peut offrir à quelqu'un
qui déploie pour le recevoir une telle salle de
fêtes ? La vie de Lamparnave est ainsi toute
pleine de guirlandes fanées, de lampions éteints,
de couronnes sans objet. Il est bien des Lampar-
nave, en ce monde, qui, n'ayant pas rencontré
de destin fait à leur taille, jouent dans un pau-
vre désert la comédie de leur grandeur. Feux
d'artifices qu'un enfant allume dans une nuit
sans témoins I
Non. Je n'aurai pas le courage de lire plus
avant. Et cependant, en poursuivant mes fouil-
les, je viens de découvrir tout un gisement de
lettres : la correspondance de Maragde, de Go-
mer, de Philippe de Boisberthe, de Moussac !
Mais je ne confronterai pas aujourd'hui leurs
96 l'incertaine
visages avec leurs fantômes ; ce serait une céré-
monie trop douloureuse î
Mais Bactres, néanmoins, n'a pas livré tous ses
secrets. J'ai bien des souvenirs encore à exhu-
mer de ses souterrains.
Une vieille odeur de fleurs desséchées et de
rubans défraîchis monte de cette fosse amou-
reuse. J'en ramène des bouquets de violettes jau-
nâtres, craquants comme des parchemins et
qu'un bout de rafia lie encore : cette boucle de
cheveux, onduleuse et lustrée, a appartenu à
Odile. Mais ce carnet de bal, à qui a-t-il été ?
A mesure que je descends plus profondément
dans les entrailles de la ville morte, l'inconnu
m'envahit de toutes parts. Je reconnais bien
cette écharpe de dentelles que Mme de Cernel a
laissée un jour chez moi, mais d'où me vient
cette voilette ? D'ailleurs, le caractère hétéroclite
des objets que je découvre s'accentue. Aux fleurs
et aux étoffes, ont succédé un faux-nez de car-
naval, une broche en strass, un recueil de chan-
sons de Béranger, une sandale turque, puis des
fragments sans nom, ce qu'on trouve dans une
cité, après un tremblement de terre.
Et voici que j'avise un petit portrait : ce front
têtu, ces grands yeux riant9, ces cheveux tordus
L INCERTAINE 97
et retordus, ne disent rien à mon esprit. D'où
m'arrive ce souvenir ? Ce visage que je ne re-
connais pas, est-ce une femme que j'ai aimée ?
Mais alors j 'entendis dans toute la vaste mai-
son courir de couloir en couloir le son aigrelet
et perçant de la sonnette. Je repoussai les tiroirs,
rabattis les portes du cabinet, et ie phénix rena
quit à mes yeux, et les mandarins tranquilles se
remirent à leurs politesses.
Cette fois-ci, ce fut Henri Clochenson qui se
présenta à moi, tout de gris vêtu, et d'un gris
tel qu'il semblait au préalable s'être roulé dan?
un cendrier. Nous nous étions quittés si fraîche-
ment, lors de notre dernière entrevue, que sa
visite me surprit.
Mais Clochenson est un homme du monde ; il
ne me dit pas ce qu'il vient faire céans. Je le
croyais un ennemi : nullement ; jamais je ne l'ai
vu déployer autant de grâces. La ville est petite ;
je ne doute pas qu'il n'ait été avisé de la visite
de Forgeris. Il est malin : sans doute soupçonne
t-il ce que le baron m'a confié de ses amies. Mais
il ne souffle mot de Forgeris. Il se contente de
gémir doucement sur la médiocrité des gens
d'ici, sur le plaisir qu'il y a à y rencontrer un
homme tel que moi.
7
98 l'incertaine
Un homme tel que moi ? Nous sommes ainsi
quelques millions en France qui traverserons la
mémoire des hommes, comme la farine fait le
crible. Tel que moi ? Ce M. Clochenson serait-il
un flatteur ? Je suis anonyme comme le chien-
dent qui pousse au bord de la route, comme le
contrôleur en habit, qui, assis à son tribunal,
remplit le rôle de Minos auprès des spectateurs de
l'Opéra.
J'objecte que la ville n'est pas dépourvue de
lettrés, de musiciens, que Lamparnave est un
érudit, que l'on joue des quatuors chez Charles
de Moussac. Clochenson sourit ; il sourit de loin,
de côté, comme une figure du Vinci ; on ne lui
en fait pas accroire.
J'aime les gens qui en savent toujours plus
qu'ils ne disent ; fi de ces pédants qui à chaque
interlocuteur secouent toute leur besace ! Celui-ci
a certainement plus d'une perle dans son sac !
M. Clochenson m'invite à l'aller voir, il ha-
bite, me dit-il, dans un coin de faubourg, un lo-
gis bizarre, un bout de couvent, au fond d'un
jardin.
— Il faudra, me dit-il, venir goûter un jour
avec Mlle de Giscours et Mlle Drogheda.
Il sourit toujours, comme si au lieu des meu-
l'incertaine 99
blés de la bibliothèque où il est assis, il se déta-
chait sur un paysage de glaciers, de rochers
bleus, de basaltes à transparence de cristal.
— Pensez-vous que ma présence puisse être
agréable à ces jeunes filles ?
Je crains d'avoir par trop souligné cette allu-
sion à ma fâcheuse intimité avec Forgeris.
J'ajoute aussitôt :
— Je suis un bien vieux monsieur pour elles !
— Elles raffolent de vous I
— Elles sont bien bonnes. Je ne les vois ja-
mais !
— C'est une grande faute de votre part, vous
fréquentez mal, Monsieur, me dit Clochenson,
en riant. Il y en réalité ici deux personnes
qui méritent d'être connues : Charlotte et Jane
Drogheda. Qu'allez-vous vous encombrer de vieux
singes quand il existe de telles enfants !
— Vous les aimez beaucoup, Monsieur Clo-
chenson ?
Le visage incolore et sec de mon interlocuteur
s'anime soudain.
— Mlle de Giscours, s'écrie-t-il avec feu, est un
des êtres les plus adorables qui soient sortis des
mains du Créateur. En elle, il ne se trouve que
noblesse, pureté, désintéressemen.t II s'y trouve
100 L INCERTAINE
aussi une sorte de douce folie qui fait que Mlle de
Giscours n'habite point exclusivement la terre,
mais une autre planète où nous ne sommes guère
admis, nous autres, hommes aux sens grossiers.
C'est pour cela qu'elle a des ennemis. Je sais
bien qu'elle a, elle aussi, sa part de chat-tigre,
mais le sylphe l'emporte sur lui !
— Y a-t-il longtemps que vous la connaissez ?
— Peu d'années. Un jour, M. de Maragde est
allé faire un voyage, — le premier et le seul de
sa vie, — il en a rapporté cette coquette et vive
personne, qui venait de perdre ses parents. Aus-
sitôt qu'il a pu le faire, il l'a fiancée avec ce
Simon de Bréviaire qui...
M. Clochenson ne veut pas en dire plus long.
— L'aime-t-elle ?
— Qui le sait ? Elle croit l'aimer. Peut-être
aime-t-elle en lui l'amour qu'elle ne connaît pas.
Gare à la goutte de cire sur l'épaule ! Mais j'ai
bien peur qu'à la place d'un dieu, elle ne trouve,
ce jour-là, que Caliban ! Qui peut répondre des
sentiments d'une jeune fille ? Mais à qui s'adres-
sent les murmures d'une haie de roseaux quand
le vent passe sur elle ?
Mon interlocuteur devient de plus en plus va-
L INCERTAINE 101
gue. D'une bouche à peine ouverte, il laisse tom-
ber négligemment ces mots :
— Qu'importe, d'ailleurs ?
Il me tend la main.
— Alors, Monsieur Guinemont, c'est entendu.
Vous viendrez un de ces jours goûter avec nos
amies.
J'accepte et le voilà parti, d'un pas digne et
solennel, dans la direction du cendrier qu'il
habite sans doute.
Il ne pleuvait plus. J'allai faire un tour au
jardin. Le sol était si amolli qu'on eût pu y sui-
vre à la piste la trace d'un lézard, celle d'un far-
fadet. Les feuilles mortes détrempées se gon-
flaient démesurément. Flore et Pomone, brunes
d'une sueur sacrée, semblaient ivres d'une vie
nouvelle. Je m'assis sur un banc.
Un vibrant rayon de soleil, juste en face de
moi, jaillissait d'un œil de Cyclope, comme si,
au fond de l'enclos humide, il eût embrassé Gala-
thée. Je me dérangeai pour lui permettre de tout
voir : non, ce jeune berger ne se cachait pas
derrière l'if, ni au pied du mur où grimpent les
lierres.
Le rayon, fâché, s'en alla.
102 l'incertaine
Le ciel, là-bas, avait pris des nuances pures ;
les derniers nuages qui y jouaient encore flot-
taient comme un plumage de grèbe ; nacres et
roses se poursuivaient dans une lumière d'am-
bre ; on eût dit la boisson miellée dans laquelle
Cléopâtre faisait fondre ses perles.
Je respirais à l'aise, je m'épanouissais. Je ne
sais quoi de bon, de tendre, d'indulgent tombait
avec le soir léger. La vie me donnait ses cares-
ses ! Je ne voyais partout qu'amis qui vont la
main dans la main, cortèges de princes délicats
qu'un guépard accompagne à la chasse, jeunes
filles dont la danse religieuse se déroule sous des
citronniers, femmes qui n'ont qu'une parole,
veuves qui n'ont qu'un bûcher. Tout serment me
semblait intransgressible, toute signature, res-
pectable. Je ne croyais plus qu'une rose pût mou-
rir, Enée, survivre à Didon, Racine, être sifflé.
Une salamandre m'eût paru belle, je supprimais
pour mon plaisir i5o.ooo kilomètres de la dis-
tance qui sépare Vénus de la terre (il en restait
encore bien assez !) Cet état lyrique, l'avez- vous
jamais éprouvé ? C'est la béatitude qu'ont con-
nue les Saints i
a Pureté, noblesse, désintéressement ! » Ces
mots sonnaient à mon oreille comme si tous les
l'incertaine io3
anges de Melozzo da Forli les faisaient retentir
sur les cordes de leurs harpes. J'entendais les voix
mêlées et lointaines d'Odile, de Mme de Cernel
et de Lisette, et toutes disaient : « Il faut aimer I
Il faut aimer ! »
En passant le long du bassin, je me penchai
au-dessus de la bordure. L'étoile du soir y perça
pour moi les couches nocturnes de l'eau ; mais
je fus étonné, à sa place, de n'y point voir sour-
dre le visage de Charlotte 1
— Philomène, criai-je en rentrant, je meurs
de faim ! Servez-moi un de ces admirables pâtés
dont vous avez le secret et aussi une aile de pou-
let, si vous n'avez pas déjà dévoré tout ce vola-
tile. Versez-moi aussi à boire, car j'ai soif. Et sur-
tout, faites vite : la lune m'a donné rendez-vous !
Il est dit, dans d'excellents textes, que les sain-
tes répandent, après leur mort, un parfum spé-
cial que l'on appelle couramment odeur de sain-
teté. Mon amie, Mlle de Giscours. est heureuse-
ment bien vivante, mais elle laisse derrière elle
un arôme particulier auquel je donnerai, moi,
le nom d'odeur de poésie.
Je la respire, ce soir, assis sur le banc. Je me
plais à me les représenter toutes deux, Jane Dro-
gheda et elle, telles qu'elles me sont apparues
tantôt. Les cheveux de Mlle de Giscours étaient
cachés sous une manière de capote, toute tissée
de roses, qui lui faisait un visage lumineux. Pour
Jane, elle avait posé sur sa tête un comique petit
tricorne noir, grâce à quoi elle avait l'air d'un
garde-française. Elles semblaient, l'une et l'autre,
sortir d'une de ces comédies romanesques qui
nous ravissaient tant, Lamparnave et moi, autre-
fois... Autrefois !
— Eh bien, monsieur le solitaire, on ne vous
voit donc plus ? s'est écriée Mlle de Giscours, en
entrant. Vous êtes-vous transformé en Saint- An-
l'incertaine io5
toine qu'il faille venir vous tenter jusque dans
votre domicile ? Mon oncle vous réclame, M. de
Forgeris verse sur votre absence des larmes de
sang, et vous ne vous dites même pas que vous
avez quelque part une amie qui languit de votre
indifférence. Est-ce la pluie qui vous épouvante,
craignez-vous que les champignons, si vous sor-
tez, vous poussent aux jambes ?
— Je suis un solitaire, Charlotte, vous l'avez
dit. Et puis, il est inutile que les vieux murs
allongent leur ombre sur les fleurs fraîchement
écloses.
— Dieu veuille, cher monsieur, que les fleurs
ne soient jamais ombragées que par des murs de
votre genre ! Il ferait bon pousser à leur pied.
Menez-nous dans votre jardin 1
Mes deux jeunes amies prennent place sur ce
banc où, jadis, j'ai lu la Tempête. Miranda s'est
rapprochée de moi. Si je tourne la tête, je vois le
coin délicat de sa bouche, le modelé d'une joue
que Dieu a confiée à son plus habile mouleur.
— Pourquoi ne vous êtes-vous jamais marié ?
me demande Charlotte, en regardant une large
feuille gaufrée, qui se balance de droite à gauche,
dans l'air humide, avant de tomber quelque part,
coquille vide dont aucune Vénus ne naîtra.
io6 l'incertaine
J'ai failli répondre à Charlotte que je me serais
marié si je l'avais rencontrée plus tôt, mais a-t-on
coutume que les vieux murs portent ainsi des
devises galantes ?
— Parce que j'aime trop les jeunes filles I Mais
vous, Charlotte, avez-vous envie de vous marier ?
Mlle de Giscours fait la moue.
— J'ai bien peur que nous ne nous entendions
jamais, les hommes et moi. Je me marierais vo-
lontiers si j'étais sûre de trouver ce que je cher-
che.
— Et que cherchez-vous P
— C'est si difficile à expliquer I Un homme a
si peu d'aspects et la vie est si variée ! Il me fau-
drait bien un mari, mais aussi un amant, un ami,
un amoureux. Ce n'est pas tout encore. Qui fera
mes courses, écrira mes lettres, arrangera mes
rendez-vous, essuiera mes rebuffades ?... La liste
n'est pas complète : j'ai besoin d'un patito, d'un
sigisbée...
— D'un paillasson, dis-je.
Les deux enfants se mettent à rire.
— Un paillasson, si vous voulez ! Mais c'est
toute une maison à monter, un guignol, un
théâtre de marionnettes. On s'ennuie si vite
quand on n'a pas vingt fils à tirer... Et puis
l'incertaine 107
j'aime tellement les bêtes, mais pas celles que
l'on voit partout ! Je voudrais avoir un grand-
duc, un kanguroo... Croyez-vous, monsieur Gui-
nemont, que je trouverai tout cela dans l'inté-
rieur que me fera Simon de Bréviaire, mon
fiancé P
Elle se tait un moment, son œil se voile un
peu.
— J'ai toujours pensé que ma mère, avant ma
naissance, avait eu aussi son Annonciation ! Mais
aucun ange ne sera venu à elle ! Avec un rayon
de lune, elle aura vu entrer la Folie dans sa
chambre, et c'est pour cela que j'ai des grelots
dans la tête I
...Mon Dieu, oui, un être viendra qui prendra
cette enfant par la main et l'emmènera avec lui.
Il la considérera avec gêne, il l'écoutera avec
effroi, il n'aura de cesse qu'il n'ait chassé les
oiseaux divins qui chantent sous ce front, et
quand la cage d'or sera vide, il pourra se dire :
« J'ai fait de ma femme un être pareil aux autres,
je vais l'épouser... »
Mais moi, si j'avais connu Miranda dans ma
jeunesse, j'aurais dit aux oiseaux chanteurs :
io8 l'incertaine
« Voyez, je vous écoute à deux genoux, votre voix
me transporte loin d'ici. Révélez-moi vos secrets,
confiez-moi vos mélancolies. Vous savez tout de
ce monde et de l'autre, rien d'amoureux ne vous
est étranger. Apprenez-moi pourquoi la reine de
Saba, assise au milieu de ses plus belles esclaves,
pleurait, la veille de son départ, à la pensée de
voir enfin Salomon qu'elle aimait depuis tant
d'années sans le connaître, et pourquoi Psyché,
ayant trouvé l'amour sans défaut, jura qu'elle
n'aimerait jamais plus, et pourquoi Héro éteignit
sa torche, afin que, perdu dans l'Hellespont, Léan-
dre ne pût aborder. Enseignez-moi la chanson
des Sirènes et le rythme qui soulevait les petits
pieds de Salomé, quand elle demandait le chef de
ce vilain prophète qui n'avait pas compris la
Beauté! Répondez à mes questions, oiseaux di-
vins I Comment étaient les roses des jardins de
Sémiramis ? Les lys du Paradis ne laissent-ils pas
échapper un soupir douloureux, quand ils sont
froissés et meurtris par un rayon trop brutal de-
lune ? Mais y a-t-il un homme digne d'entendre
vos divagations ? C'est la jeunesse qui chante en
vous, c'est je ne sais quoi d'inspiré, qui retrouve
les lois éternelles sous les phénomènes chan-
geants I Ma seule prière au destin, c'est qu'il
L INCERTAINE IO9
m'accorde de vous entendre encore, quand son-
nera ma dernière heure ! »
Voilà ce que j'aurais dit, moi, aux oiseaux de
Miranda! Mais quand Simon sera venu, quand la
volière sera vide, où se seront-ils envolés ? Alors
Simon, enfin satisfait, se frottera les mains, et je
serai seul, sur cette terre, à rêver au chant indi-
cible !
— A quoi pensez-vous, monsieur le solitaire ?
— Je songe à un de mes amis qui était oise-
leur. C'est le seul homme que j'ai envié. Il avait
chaque jour les dernières nouvelles du ciel. Il fit
un héritage et vendit tous ses oiseaux, il fut alors
le plus malheureux des êtres, jusqu'à ce que,
mourant d'ennui, il redevînt par plaisir ce qu'il
avait été par métier. Mais tout le monde ne sait
pas le prix des oiseaux !
— Et pourtant vous n'en avez pas !
— Je ne suis pas digne d'en avoir. Je ne peux
qu'aimer ceux qu'élèvent les autres.
Je conduis mes jeunes amies vers la maison
pour leur offrir à goûter. Les feuilles sont si
entassées que le sol en est presque rose, mais
la lumière qui s'échappe des rameaux d'or est
telle qu'elle éclaire le ciel gris.
110 L INCERTAINE
Je regarde les pieds légers de Charlotte toucher
à peine la crème onctueuse qui revêt le sol. Que
de fois, en cette saison, quand le jardin se cha-
marrait comme un tapis de cachemire, n'ai-je pas
été tenté d'emmener pour toujours une fille de
sa race !
...Ah ! vieux fou, prends ta tête entre tes
mains, gémis tout à ton aise ! Il y a quelque part
une immense ronde, faite des couples qui se sont
unis pour s'aimer I II fallait entrer dans la ronde.
Tu n'en as jamais eu le courage et te voilà seul
maintenant, comme un poète romantique ! Quelle
va être ta compagnie ? Un volcan éteint, comme
à Chateaubriand ? Un crâne vide, comme à
Rancé ?
— Monsieur Guinemont, me demande Char-
lotte, connaissez-vous Louis de Boisberthe ?
Et sur ma réponse négative, elle ajoute :
— Il faut que vous le voyiez ! Nous demande-
rons à Clochenson de l'inviter avec vous. Je
crois qu'il vous amusera.
— N'est-ce pas un de vos amoureux ?
— C'est cette vipère de Forgeris qui vous Ta
dit ? Amoureux ! Quelle expression ridicule !
Boisberthe est bien autre chose qu'un amoureux.
l'incertaine III
Ou bien alors, il faut qu'il le soit de nous deux
en même temps, car il fait aussi bien la cour à
Jane qu'à moi. La vérité est que nous l'aidons à
supporter l'ennui de la vie qu'il mène ici.
— En somme, vous vous moquez de lui ?
— Je n'aime que les gens dont je me moque
un peu. Oh ! à peine ! Histoire de me faire les
griffes !
— Et de faire souffrir un pauvre diable I
— Nous ne sommes que deux malheureuses
filles ! Il ne faut pas chercher à nous tromper.
Les hommes répandent le bruit que nous les tor-
turons, mais c'est une légende. S'ils étaient tout
à fait sincères, ils avoueraient qu'ils préfèrent la
plus infâme trahison ou la plus douloureuse rup-
ture à une simple rage de dents I
— Vous nous raillez, Charlotte, mais vous-
même, savez-vous souffrir ?
— Apprenez qu'à huit ans, j'ai eu un tel cha-
grin d'amour que j'en ai failli mourir ! J'ai con-
fectionné une omelette aux fleurs de laurier-rose
et j 'ai invité Jane à goûter ; elle était aussi déses-
pérée que moi. Mais au moment de notre mort,
nous avons appris l'arrivée toute prochaine d'un
cirque, et notre trépas en a été reculé jusqu'à ce
jour.
1 1 2 L INCERTAINE
— De qui étiez- vous amoureuse, alors ?
— D'un jeune médecin, qui, en remplacement
du nôtre, m'avait soignée pendant une angine.
Il avait une barbe d'anachorète et un crâne
chauve. Je trouvais cela si beau que chaque soir
je m'arrachais des poignées de cheveux dans l'es-
poir de lui ressembler.
— Mais vous, miss Jane, pourquoi étiez-vous
désespérée ?
— Parce que j'avais appris la mort d'un offi-
cier de mon pays que je rencontrais souvent à
Nice, sur la Promenade des Anglais. J'étais folle
de lui. Il se noya un soir d'ivresse. Rien ne
m'a paru aussi poétique. Je me souviens d'avoir
dit alors à mon frère, qui se destinait à être pas-
teur et qui l'est aujourd'hui, que je ne l'estime-
rais que s'il tombait un jour à l'eau dans les
mêmes conditions !
Soudain le grave avertissement d'une pendule
fait pousser à mes deux visiteuses des cris per-
çants. Elles vont être en retard I Elles s'enfuient
en toute hâte, perdant encore dans le corridor des
bouts d'histoires, dont je ne saurai jamais la fin,
et peut-être en même temps, la pantoufle de Cen-
drillon !
Je me suis décidé tantôt à voir Maragde que
j'ai fort négligé. Mais ce bon Philéas qui ne met
jamais le nez dehors, accompagnait sa nièce chez
le couturier. Que n'y suis-je allé avec eux 1 Le
couturier de ma ville natale doit être un person-
nage très particulier !
Je me retirais donc, lorsque je m'entendis
héler, et levant la tête, j'aperçus, entre les bar-
reaux de la rampe, le baron de Forgeris, vêtu du
plus extraordinaire veston d'intérieur, en velours
canari et bordé de fourrures.
— Philéas est sorti, me cria-t-il, mais montez
donc 1
Pestant un peu, j'obéis à l'injonction du nain
et le rejoignis au second étage de l'hôtel.
Forgeris me fit mille protestations d'amitié,
puis me poussa dans son appartement qui se com-
posait d'une chambre, d'un cabinet de toilette et
d'un salon.
Le salon est vaste, carré, et comme un beau
livre, tout relié de cuir. Des rosaces rehaussées
II l\ l'incertaine
d'or fleurissent le plafond. Ce qui me frappe dès
l'entrée, c'est l'abondance des gravures et leur
caractère spécial. Toutes représentent des scènes
de la vie des saints, ou plutôt des martyres de
saintes. J'y reconnais Cécile étendue sur la roue,
Agathe entre deux bourreaux qui lui tenaillent
les seins, Perpétue déchirée par une vache fu-
rieuse, Christine écorchée vive et dépouillée de
son épidémie, comme se pèle un fruit.
Ces pieuses images me permirent de mieux
comprendre le caractère de Forgeris. J'eus d'ail-
leurs une preuve nouvelle de la haine qu'il nour-
rissait pour Mlle de Giscours, car, après un quart
d'heure de conversation banale, il revint à son
sujet favori :
— Avez-vous revu M. Clochenson, ces jours-
ci ?
Je répondis évasivement que je l'avais rencon-
tré une fois.
Aussitôt le baron m'expliqua que les tentatives
que faisait Charlotte pour séduire ce pauvre gar-
çon devenaient plus pressantes de jour en jour,
et il ajouta qu'il m'en avait déjà trop dit pour ne
pas me tenir au courant de ce qui se passait,
d'autant plus qu'il comptait effectivement sur
moi pour venir en aide à Maragde I
l'incertaine ii5
Il se leva, ouvrit péniblement le tiroir d'un ca-
binet espagnol et en tira une lettre, non sans pré-
caution.
— Mlle de Giscours, fit-il, avec un ricanement
haineux, a perdu ce précieux papier, l'autre jour,
dans l'escalier. Je le garde. Il faut être armé dans
la vie. Cette lettre établit péremptoirement la
preuve de sa malignité. Permettez-moi de vous
la lire.
Forgeris installa sur son nez de larges conser-
ves d'écaillé, rit joyeusement et commença en ces
termes :
(( Pourquoi me demander de correspondre
avec vous, ray dear heart ! Tout ce que j'ai à
vous dire, vous le soupçonnez. Pourquoi en exi-
gez-vous une confirmation nouvelle ?
« Je vous écris dans mon pavillon que vous
connaissez bien. Je regarde par la fenêtre un coin
de ce jardin démodé, dont tous les buig semblent
bénits et où je m'attends, chaque nuit, à voir un
ballet de religieuses — de religieuses mi-blan-
ches, mi-noires, mi-vivantes, mi-mortes — dan-
ser sur une musique muette, sous les saules cou-
leur d'encens ! Quand je passe ainsi ma soirée,
solitairement, je ne peux m'empêcher de songer
Il6 i/iNCERTAINfi
à vous et à vos guises singulières et à l'être que
vous portez en vous, qui n'est pas encore tout à
fait vous-même et qui est à la fois séduisant et
redoutable I »
Forgeris s'arrêta et leva un index décisif.
— Redoutable ! proclama-t-il. Vous avez bien
entendu, Guinemont ! Redoutable ! Je ne le lui
fais pas dire.
Puis il se remit à sa lecture :
« Et puis, ne croyez pas que je vous écrive,
parce que je vous l'ai promis, vous êtes une
femme trop subtile pour ne pas savoir que les
promesses n'engagent jamais que les gens à qui
on les fait ! La vérité est que je suis aussi peu
libre de ne pas vous écrire que de ne pas penser
à vous ! J'en suis même un peu effrayé I Qu'ai-je
à faire de rêver ainsi d'une enfant qui s'envolera
bientôt dans un pays où je ne serai pas ? Et quel
plaisir cela peut-il vous causer que je vous
l'avoue ? C'est cependant un joli résultat pour
une coquette... Quoi, vous froncez déjà vos sour-
cils ? Je ne le suis pas, dites-vous. C'est vrai :
vous ne l'êtes presque pas ! Mais dans ce presque,
il y a la place de faire tenir la tête de Jean-Bap-
L INCERTAINE II7
tistc et la chevelure de Samson, — pas ensemble,
grands Dieux, sous peine des plus fâcheux ana-
chronismes !
« My dear heart, ne me répondez pas que je
plaisante, je n'ai jamais été plus sérieux. Mais si
vous proclamez que je suis sérieux, je bouffon-
nerai aussitôt. Je peux vous parler librement ;
je ne suis pas amoureux de vous I
« Je voudrais vous emporter partout avec moi,
mais surtout vous emmener Nulle Part, en un
lieu où les lois du monde soient moins stupides
qu'ici-bas et plus dignes de votre fantaisie. Ah !
que je redoute que vous la perdiez, cette capri-
cieuse fantaisie, et que quelqu'un, à qui je ne
veux pas penser, froisse brutalement ces deux
ailes de papillon qui vous soutiennent au-dessus
de la vie, avec de la poussière irisée I
<( Quand je vous dis que je vous aime, mon
enfant, entendez bien que c'est ce qu'il y a de
meilleur en vous, — et je le fais sans espérance,
puisque vous n'avez rien à me donner, hormis
votre souvenir !
« Ma lettre s'éternise et devient décidément
trop grave. Je veux bien vous donner un concert
de violons, mais pas éveiller les grandes orgues,
qui effraient toujours un peu les personnes aux
n8 l'incertaine
ailes de papillon. C'est si bête de faire du bruit
avec ses sentiments I II faudrait tout exprimer
avec presque rien, — à la manière du divin
Mozart que vous aimez tant ! Le cœur de
l'homme peut tenir dans quelques accords très
simples, mais Mozart y a enfermé aussi le Pa-
radis, — et cela c'est une autre affaire 1
« Ne voyez en tout ceci aucune déclaration, ma
chère Charlotte, ce serait la chose la plus ridi-
cule du monde. Nous sommes des êtres intelli-
gents, vous et moi, — vraiment intelligents, —
et quand je dis que j'ai pour vous de la tendresse,
ce n'est pas pour prendre aussitôt des attitudes
d'opéra-comique ! Je n'ai ni la cape de Don José,
ni le melon chocolat de Werther I Je me sens
le cerveau plus libre que jamais, et j'aime votre
esprit plus encore que votre cœur.
« Est-ce là ce que vous voulez de moi, mon
amie ? Chi lo sa ! Les femmes n'attendent jamais
que certaines paroles de chacun, et qui les pro-
nonce est leur élu. Elles vont jusqu'à couronner
plusieurs hommes à la fois, quand ils savent dire
la même chose. Mais vous, Charlotte, votre choix
est fait, n'est-ce pas ? Vous serez Mme de Bré-
viaire. M. de Maragde vous dotera pour cela, et
vous oublierez René, la princesse de Cnide, Del-
l'incertaine 119
phine, tous les personnages que vous aurez été
pour nous I
« Allons, my dear heart, bonsoir I Je ne vois
plus la moindre ombre autour de mes buis bénits,
et la lune a dû descendre dans le puits, où le
renard du bon La Fontaine se chargera de la
repêcher. Je vous baise les mains. »
— Eh bien, s'écria Forgeris, sur un ton triom-
phant, que pensez-vous de ce poulet ? Vous
voyez que Clochenson se défend contre les avan-
ces de Charlotte.
— Hum ! Monsieur de Forgeris, je serai moins
affirmatif que vous. Se défend-il contre elle ou la
tente-t-il sournoisement, voilà ce que je vous
défie de me démontrer. Monsieur, vous en êtes
pour vos frais : votre lettre ne prouve rien !
— Vous ne doutez point cependant que Mlle de
Giscours et Mlle Drogheda ne soient deux fieffées
coquettes ?
— Je n'en doute pas, Monsieur, parce que c'est
vous qui me le dites et que je suis bien élevé,
mais je n'ai pas d'autres raisons de le croire...
— Soyez tranquille, dit le baron, d'une voix
sifflante de colère, je vous en donnerai, moi !
Soudain, avec une prestesse inouïe, l'infirme
120 L INCERTAINE
dégringola de son fauteuil et se précipita vers le
cabinet où il enfouit la lettre volée. En même
temps, j'entendis la claire voix chaude de Mlle de
Giscours dans l'escalier. Peu après, un valet de
chambre vint nous avertir que ' M. de Maragde
nous attendait.
T>ous le trouvâmes devant son feu, encore en-
veloppé de son paletot et le cou engoncé dans un
cache-nez.
— L'hiver sera rigoureux, dit-il. Je suis déjà
glacé.
Charlotte se tenait debout à ses côtés, le visage
étincelant, le cou nu, et je ne sais quel air de
tranquille défi répandu sur son beau visage.
— Puis-je encore vous donner la main ? me
dit-elle. Quand on a passé une heure avec M. de
Forgeris, j'hésite toujours I
— Allons, Charlotte, ne taquine pas ce bon
Laurent !
— Elle plaisante, elle plaisante, dit le nain, en
faisant une affreuse grimace, qui prétendait être
un sourire.
— Je vous laisse, j'ai à écrire, déclara Char-
lotte.
Quand nous fûmes seuls, Maragde me dit :
— Il faut souvent venir me voir, Hector, j'ai
L INCERTAINE 121
bien des choses à te confier. Je me sens si vieux,
si triste ! J'ai des soucis, des inquiétudes qui me
rongent. Je devine autour de moi tant de choses
dont j'ai peur...
Le nain s'était accroupi sur un tabouret, pres-
que aux pieds de mon vieil ami, il lui parlait de
tout près en serrant ses mains :
— Oui, Philéas, il viendra, il viendra I N'ayez
plus d'inquiétudes I M. Guinemont vous conso-
lera, il vous donnera de bons conseils, il pense
comme nous, vous savez...
J'eus envie de jeter au feu cet affreux hypo-
crite, mais je fis réflexion que le meilleur moyen
de sauver peut-être un jour ou l'autre Mlle de
Giscours, c'était de demeurer le confident du
baron.
— Je viendrai, murmurai-je d'une voix basse
et honteuse.
— Vous avez entendu, Philéas, il viendra, ré-
péta Forgeris, en serrant de nouveau la main
tremblante de Maragde. Il vous dira lui-même
qu'il pense comme nous.
— Vraiment ? C'est un grand soulagement
pour moi de le savoir, répondit Maragde, en le-
vant la tête vers moi.
Je souris pour ne pas répondre et je me levai :
122 L'INCERTAINE
— Quoi, déjà ?
Je pris je ne sais quel prétexte pour m'en aller.
— Il reviendra ! Il reviendra 1 répétait le baron
de Forgeris.
Dans la rue, j'entendais encore à mon oreille
la voix sifflante du nain : « II reviendra ! Il re-
viendra ! »
— Oui, je reviendrai, pensais-je avec fureur,
c'est entendu, mais ce jour-là, vieux singe, tu
cesseras de ricaner !
Je rentrais de ma promenade quotidienne,
quand Philomène m'avertit que deux messieurs
m'attendaient depuis une demi-heure.
Deux messieurs ? Aurais-je, à mon insu, of-
fensé quelqu'un ? Le baron de Forgeris ou Henri
Clochenson ? Non, chacun me souriait ici, cha-
cun m'offrait son amitié. Il ne s'agissait pas d'un
duel!
Il ne faisait pas très clair dans le grand salon
noir et jaune. On se leva à mon approche. Je
reconnus cependant ce beau garçon au visage de
dieu grec, qui traitait à l'hôtellerie Mlle de Gis-
cours et Jane Drogheda, mais non pas ce person-
nage qui l'accompagnait, étonnamment pâle,
avec des touffes blanches dans ses cheveux et un
regard voilé. Il tendit cependant vers moi des
mains couleur de cire, étroites et presque trans-
parentes, dont les doigts avaient un léger trem-
blement.
— Hector, s'écria-t-il, d'une voix qui chevro-
tait, c'est une grande joie pour moi de te revoir.
124 l'incertaine
Dieu m'est témoin que je ne comptais guère te
retrouver en ce monde !
Ce début me rendit extrêmement confus, lî
n'y avait qu'un être au monde qui pût être aussi
solennel. Comment n'avais-je pas compris plus
tôt que j'avais affaire à Philippe de Boisberthe ?
Mais si j'ai trouvé Maragde changé, que dirais-je
de lui ? Un amandier en hiver, quand il est nu,
ne diffère pas davantage de sa forme printanière
que mon ami Boisberthe de l'image de ses vingt
ans.
— Bah I répondis-je, ne supposes-tu pas que
nous habiterons encore quelques années cette au-
berge-ci, où il y a beaucoup à redire, certes, mais
à laquelle nous avons fini par nous habituer ?
— C'est possible, fit-il, mais j'en doute.
Nous nous posâmes mutuellement un grand
nombre de questions, comme il arrive entre gens
qui se sont longtemps perdus de vue. Le jeune
homme ne pipait mot. Je finis par demander à
mon camarade comment il occupait sa vie.
— Je cherche la sagesse, déclara-t-il, en levant
l'index de la main droite, comme s'il allait dé-
montrer au tableau noir l'immortcilité de l'âme.
Je cherche dans chaque religion, dans chaque
philosophie, les vestiges divins d'une religion,
î/lNCERTAINE 125
d'une philosophie primitives. A mesure que
l'homme descend le fleuve du temps, il s'éloigne
de la vérité. J'aspire à retrouver cette source sa-
crée. Je ne sors plus guère de chez moi, je lis,
je lis sans cesse. J'établis ainsi les linéaments
d'un vaste système qui me donnera la clef de
Dieu. Je commence à entrevoir l'espérance de
l'atteindre.
Un oblique rayon de lumière frisante, qui glis-
sait par la fenêtre, l'éclairait un peu. Ses mains,
posées à plat sur ses genoux, me parurent privées
de vie, tant elles étaient exsangues et inertes. Une
peau de parchemin collait aux os de son maigre
visage.
— Crois-tu donc découvrir la sagesse avant
de mourir ?
— J'en suis sûr !
— A quoi te servira-t-elle ?
— A bien mourir.
— On ne meurt jamais bien, dis-je, en ho-
chant la tête.
— As-tu trouvé la vérité, toi, Hector, qui pré-
tends me railler ?
— Je n'ai pas besoin de vérité.
— Es-tu heureux sans elle ?
— Je n'ai pas besoin d'être heureux.
126 l'incertaine
N'en avais-je pas besoin ? J'avais ma joie de
chaque jour, ma joie de chaque heure. J'avais
vu mon bonheur bondir dans un grand salon, en
bottes de cuir rouge, avec un bonnet d'astrakan
enfoncé sur les yeux. Mais ce que j'appelais mon
bonheur, ne pouvais-je aussi bien l'appeler ma
peine ? Comme fait l'abeille, je me nourrissais
du miel de toute minute ; ce miel, je le puisais
tantôt dans les roses et les belles-de-jour, tantôt
aussi sur les cyprès en fleurs.
Cependant, Louis de Boisberthe m'intriguait.
Je me tournai vers lui.
— Nous avons des amis communs, lui dis-je.
Il parut gêné et rougit légèrement.
— Je ne sais à qui vous faites allusion.
Je nommai Charlotte de Giscours et Jane Dro-
gheda. Il fut mécontent. Etait-ce à cause de son
père ou craignait-ii que ces jeunes filles m'eus-
sent parlé de lui malencontreusement ? Le fait
est qu'il détourna la conversation.
Je me rabattis sur Philippe et le questionnai
au sujet de Maragde.
— C'est un fou. D'ailleurs, quiconque ne con-
sume pas ses jours dans la recherche de la sa-
gesse est un fou. Si Louis n'était pas un être
absurde, il se préoccuperait de ce problème essen-
L INCERTAINE 127
tiel, au lieu de courir les aventures avec des en-
fants. Mais la raison est accordée à bien peu
detres... Et l'amour vient, qui détourne chacun
de sa voie. Il nous aveugle, il nous interdit de
rechercher la vérité. Si Louis savait m'entendre...
— Mon père, dit le jeune homme avec hu-
meur, n'avez-vous jamais aimé ?
— Oui, votre mère I
Je me souvenais d'une blanchisseuse à qui,
dans sa jeunesse, Philippe de Boisberthe avait
acheté un mobilier de palissandre. Je me disais
que la recherche de la vérité le servait bien mal.
Je n'osai pourtant pas lui reparler de cette belle
fille.
Elle s'appelait Sylvaine Labrousse et demeu-
rait rue des Cordeliers. Je la revoyais, rousse,
bruyante et vulgaire, aussi nettement que je dis-
tinguais les épaisses touffes blanches qui se héris-
saient aujourd'hui au-dessus du front de Bois-
berthe. Il passait auprès de nous, jeunes gens
assez réservés, pour un coureur de filles.
— Je n'ai aimé que votre mère, disait-il à son
fils.
Comme on devient bête quand on a des en-
fants I
128 l'incertaine
— Mais vous, dis- je au jeune homme, n'avez-
vous point regret de demeurer ici ?
Il me regarda avec inquiétude, hésitant à me
répondre.
— Pourquoi le regretter ai- je ? Ici ou là, les
éléments de la vie ne sont-ils pas les mêmes ? J'ai
mes travaux, mes amis, mes plaisirs. Irai-je ail-
leurs leur chercher des équivalents ? Pourquoi
donc ?
— Votre père poursuit la sagesse : il me sem-
ble que vous l'avez trouvée.
— Mon cher Guinemont, s'écria Boisberthe, en
agitant soudain ses mains décolorées, ne confon-
dons point, s'il te plaît, sagesse avec agrément !
— Et puis, reprit le jeune homme, avec une
certaine exaltation contenue, j'aime cette ville.
Toutes les fois que j'en suis sorti, je n'ai su
que m'ennuyer. Elle a des recoins que j'ai tant
regardés, si souvent mêlés à ma vie, qu'ils
m'émeuvent aujourd'hui comme des poèmes.
Quand je franchis la Galmette sur le pont Saint-
Georges et que je regarde ces roues de moulin,
couvertes de mousse, sortir de la rivière et s'y
replonger aussitôt, quand je contemple ces vieil-
les maisons noires, sur les fenêtres desquelles des
enfants sans couleur disposent des pots de basilic
l'incertaine 129
et de giroflée, je me dis que je ne trouverai nulle
part un endroit qui soit aussi près de mon cœur.
L'eau, verte comme le fiel, coule à mes pieds,
les moulins tournent docilement, je songe aux
misérables jeunes filles qui fleurisent leurs croi-
sées d'un brin de poésie, et il me semble que les
plus belles images du monde viennent se grou-
per autour de moi.
Il s'animait en parlant :
— Il y a aussi une tapisserie devant laquelle
je fais de longues méditations. Elle se trouve
dans le chœur de Saint-Biaise. Je ne sais pas au
juste ce qu'elle représente, mais on y voit une
foule de gens réunis autour d'une femme qui
parle, sans doute pour les convertir ; et sur la
gauche, se détachent deux ou trois personnages,
dont on ne sait si ce sont des garçons ou des
jeunes filles. Ils ont les cheveux bouclés, de
grands manteaux et un certain air ambigu et
riant, qui ne présage rien de bon. J'aime ces
enfants, conclut-il avec feu.
— J'ai pour fils un fou, un fou! grommela
Boisberthe.
Je me rappelais, en effet, ce coin de tapis-
serie et les pages qui y sont figurés. Et je fus
frappé tout à coup de la vague ressemblance
9
i3o l'incertaine
qu'il y avait entre l'un d'eux et Mlle de Gis-
cours. Charlotte ne m'avait donc pas dit la
vérité. Ou peut-être ne la savait-elle pas. C'était
certainement d'elle que Louis était amoureux.
Mon vieil ami se leva et nous nous embrassâ-
mes avec effusion, en nous promettant de nous
rencontrer bientôt.
Une fois seul, j'eus envie de revoir la tapis-
serie de Saint-Biaise. Il n'était pas tard encore,
et la ville n'est point grande. Quelques pas me
porteraient jusqu'à ce quartier lointain !
Saint-Biaise est une bien sombre église. Ses
portes sont célèbres, ayant été sculptées par des
artistes flamands. Aussi des volets de bois, en
les protégeant contre les indiscrets, mettent-ils à
l'abri de tous les regards les bonnes commères
nues, les anges lourdauds et les rinceaux de
grenades qui y sont représentés.
A peine entré, je respirai avec délices cette
odeur d'encens conservé, qui émane des vieilles
pierres religieuses. Une étoile rouge clignotait
devant l'autel. Des ombres agenouillées sem-
blaient des figures de bronze en prière sur des
tombeaux.
Je me glissai dans le chœur ; une herse de
bougies brûlait à gauche. A cette vacillante lu-
l'incertaine i3i
mière, je pus voir la tapisserie. Elle avait de
beaux tons morts et dédorés, la couleur qu'ont
certaines feuilles d'automne, pâles comme le
bois. Les jaunes étaient devenus du sable, l'azur,
de la cendre. Au fond, des coupoles se gon-
flaient comme des bulles de savon. Sur une
place ronde, la sainte au visage de fleur montrait
le ciel d'un geste inspiré à ses auditeurs, mar-
chands à turbans, soldats, pèlerins, astrologues
à bonnets pointus. Dans un coin, se tenaient les
trois enfants moqueurs. Que tout cela leur sem-
blait donc plaisant, et cette prophétesse, et ces
convertis improvisés, et ces spectateurs surpris !
Ils causaient ensemble de quelque niche à faire,
de quelque escapade, d'amour peut-être. Mais je
m'arrêtai davantage devant celui qui ressemblait
à Charlotte ; oui, je ne sais quoi de pareil flottait
sur les deux visages, et dans le modelé de la
joue, l'ouverture de l'œil, l'écartement des sour-
cils.
Un pas derrière moi ; je me retournai ; c'était
Mlle de Giscours.
— Vous venez vous voir, lui dis-je, en lui dé-
signant l'enfant capricieux.
La clarté des bougies me révéla qu'elle rou-
gissait.
l32 l'incertaine
— Est-il vrai que je lui ressemble ? Louis le
prétend.
— Oui, dis-je.
— Je préférerais ressembler à la sainte qui
prêche. Au moins, je croirais à quelque chose.
— Ne croyez-vous donc à rien ?
— Mon cœur est comme les vieilles têtes de
pavot que vendent les herboristes. Quand on
l'agite, il fait du bruit, ce qui donne à croire
qu'il y a quelque chose dedans, mais il est tout
desséché.
— On croit toujours cela à votre âge. C'est
plus tard que l'on se rend justice. Le cœur de-
vient jeune en vieillissant.
Nous sortîmes ensemble de Saint-Biaise. Sur
la place, des gamins s'amusaient à la marelle.
Un vieux mendiant chantonnait une complainte
en tendant aux passants un chapeau crasseux,
au fond duquel on pouvait lire : Great fashion,
London. Le vent jouait à cachette avec les feuil-
les des ormeaux.
— Avez-vous de bonnes nouvelles de M. de
Bréviaire ?
— Oui, il m'écrit tous les trois jours. Il m'en-
tretient de tous ses travaux. La houille blan-
che n'a plus de secrets pour moi.
l'incertaine i33
Elle soupira et, avec son ombrelle, essaya de
piquer par terre une feuille morte.
— Pourquoi l'aimez-vous ? lui dis-je brus-
quement, est-ce là l'homme que vous devez
épouser ?
Elle leva le nez et me regarda en riant ; sa
ressemblance avec l'éphèbe de la tapisserie me
parut alors extraordinaire.
— Oh ! dit-elle, que ce soit l'un ou l'autre !
Puisqu'il faut aimer un homme, n'est-ce pas,
le premier venu est le mieux trouvé.
C'est, en effet, un curieux logis que celui de
M. Clochenson. Dans le quartier de Saint-Biaise,
se trouve un vieux couvent désaffecté, qui ap-
partenait à l'ordre des Carmes. Divers locataires
s'en partagent aujourd'hui la jouissance ; il
forme comme une petite cité, isolée dans un
coin de la ville.
Je gagnai d'abord le cloître ; des colonnettes
grêles, qui soutiennent des ogives, y espacent
une cour où l'herbe monte, longue et bleue. Au
milieu, un puits rongé mire en même temps le
ciel et une potence de ferronnerie, qui a l'air
d'une crosse d'évêque. Quelques commerçants
ont ouvert boutique sous les galeries et y exer-
cent leur gentille industrie.
Je m'arrêtai devant le magasin d'un relieur,
bien que son étalage, à 'tout prendre, contînt
peu de curiosités ; non, quelques livres à peine,
mais précieusement habillés, les Lettres d'Hé-
loïse et d'Abélard, en maroquin citron, le Voca-
bulaire des houilleurs liégeois, en veau racine,
et aussi le Dictionnaire infernal, de Collin de
l'incertaine i35
Plancy, un catalogue de plantes de serre, deux
ou trois romans, enfin tout ce qui fait l'orne-
ment d'une bibliothèque de province. Sur la
porte, se balançait d'un air rêveur un grand
garçon albinos, aux yeux roses, dont Clochen-
son m'avait parlé déjà. Il regardait de mon côté
avec prudence et précaution et finit par battre
en retraite devant mon obstination à ne pas
m'en aller.
Quelques mètres plus loin, je vis la boutique
de M. Colladon, marbrier. Ses échantillons fu-
nèbres débordaient sur le trottoir même ; croix
de pierre, modèles de dalles, ceintures de sau-
vetage en immortelles, et jusqu'à ces couronnes
de perles sur quoi on lit : « A mon époux re-
gretté. A ma tante à héritage. A l'ami Pierrot...»
Plus loin, Mme Ossu, vénérable herboriste au
visage de Sibylle, un chat sur ses genoux, se
tenait assise au milieu de ses bocaux et de ses
bouquets poussiéreux, qui fleuraient bon la
camomille, la lavande et le thym.
Ce fut elle qui m'indiqua fort honnêtement la
porte de M. de Clochenson ; porte si étroite et si
dissimulée que nul ne se fût avisé tout seul
qu'elle pût conduire quelque part.
Elle ouvre, en réalité, sur une sacristie et de
i36 l'incertaine
là, par un tambour de cuir, on entre dans une
salle haute et voûtée, qui est l'ancienne chapelle
du couvent ; non point très grande, mais d'heu-
reuses proportions, avec ses trois nefs ombreu-
ses. Aux fenêtres, les vitraux demeurent encore,
qui représentent les quatre évangélistes. Mais à
la place de l'autel, sur une estrade, se tient un
grand Bouddha de bois doré, dont la contem-
plation muette semble rouler des mondes. Il fait
vis-à-vis, de l'autre côté du vaisseau, à une tri-
bune circulaire.
Je trouvai mon Clochenson, Boisberthe et
leurs deux amies installés dans un angle de la
chapelle, disposé comme un coin de bibliothè-
que. Singulier endroit pour s'isoler que ce stu-
dio perdu sous les voûtes ténébreuses de ce lieu
désert !
Mon arrivée changea l'orientation des propos
Au bout de quelques minutes, Clochenson m'in-
vita à visiter son appartement. Il emmena aussi
Mlle Drogheda, et je lé soupçonnai de vouloir
laisser ensemble Mlle de Giscours et Louis de
Boisberthe, ce qui me serra soudain le cœur, je
voudrais bien savoir pourquoi.
Nous gagnâmes la tribune par un étroit esca-
lier en colimaçon, et de là, au bout d'un couloir,
l'incertaine 137
la chambre de Clochenson ; basse, curieuse, ta-
pissée entièrement, plafond compris, d'un pa-
pier d'or, épais comme brocart. C'est l'inté-
rieur d'un coffret ancien, une cavité dans une
ruche mielleuse. Ici, tout bruit doit mourir,
toute chose à la fois paraître vaine et somp-
tueuse, s'exalter magnifiquement toute passion.
En bas, j'aperçus les buits bénits du jardin
dont parlait la lettre à Charlotte.
Près du lit, un beau perroquet nous accueil-
lit de ses cris rauques.
— Je vous présente mon compagnon fidèle,
dit notre hôte. Quand je m'ennuie, je lui
apprends les Oraisons funèbres, de Bossuet,
mais il se trompe toujours, et c'est de Michel
Le Tellier qu'il persiste à dire : « Madame se
meurt, Madame est morte ! »
— N'est-ce pas, ajouta-t-il, que ma demeure
est sympathique ? J'ai encore là deux ou trois
pièces, très sombres aussi, qui me servent à des
choses vagues...
Il nous entretint ensuite de ses voisins :
— Je les aime, dit-il, ils ont leurs mœurs,
leurs préjugés, leurs idées particulières. Je les
observe. Je suis le Buffon du quartier. Vous ne
pouvez imaginer combien l'albinos, par exem-
i38 l'incertaine
pie, est plaisant. Il se nomme Lespérance ; il est
chargé des affaires de son patron, quand celui-
ci va au bar. Mais Lespérance n'a qu'une idée :
éviter les clients. Toutes ruses lui sont bonnes,
jusqu'à se tapir sous une table ou derrière une
pile de bouquins, quand l'un d'eux entre dans
la boutique. Il est amoureux d'une jeune per-
sonne, épouse de l'horloger le plus voisin. Il lui
écrit des lettres passionnées, mais comme il est
fort timide, qu'il n'ose pas les mettre à la poste,
et qu'il souffre de ne jamais recevoir de réponse,
il a fini par en composer qu'il s'envoie à lui-
même et qu'il attend avec les battements de
cœur et les impatiences des véritables amants.
C'est pour ne pas interrompre cette double cor-
respondance qu'il fuit ainsi les bibliophiles.
— Et le marbrier P
— M. Colladon est moins plaisant. Son mé-
tier, contrairement à ce que l'on croirait, lui a
donné à la longue des idées lugubres. Il a fini
par se vouer au spiritisme. Il a des colloques
fréquents avec un fantôme, qui se présente à lui
sous le costume de garde-national et décoré du
Nicham-Iftikar. Cet individu lui a fait des révé-
lations surprenantes sur l'avenir. Tout le quar-
tier sut ainsi que le monde devait finir le k sep-
l'incertaine 139
tembre dernier. On se prépara à mourir ce j our-
la, on mit le matin une chemise propre, on sor-
tit sa meilleure bouteille, mais rien n'arriva. Et
à la suite d'une communication nouvelle, on
apprit qu'il y avait sursis, que l'événement était
remis au 12 janvier prochain, mais serait rem-
placé peut-être par une calamité analogue, une
épizootie générale, par exemple.
Je soupçonnai que les récits de Clochenson
n'avaient d'autre but que de nous retenir dans
sa chambre. Mais pourquoi diable voulait-il lais-
ser si longtemps seuls ensemble Mlle de Giscours
et Boisberthe ?
Et soudain, interrompant ses légendes, il mit
doucement la main sur l'épaule de Mlle Dro-
gheda :
— ■ Jane, et Lèche vin P
Elle le regarda, qui riait :
— Tout va bien, dit-elle. Léchevin est fou de
jalousie. Moussac continue de lui faire toutes
ses confidences. J'essaie de prouver à Léchevin
que pour égarer les soupçons de Maman et de-
meurer libre de le voir, je suis obligée de me
compromettre avec Moussac, mais il a de la
peine à le croire. Bien entendu, Moussac ne se
i4o l'incertaine
doute en rien de la passion de Léchevin et de
mon double jeu. C'est ravissant I
— Et tout cela continue d'amuser Charlotte ?
— Follement.
Clochenson sourit tendrement :
— Allons, c'est bon. Il faut continuer. Toute
cette histoire n'est-elle pas charmante, Jane ?
Sans elle, vous ennuieriez-vous assez dans cette
ville sempiternelle ! N'ai-je pas eu raison de
vous offrir ces deux jouets ? Mais vous, Jane, de
qui finirez-vous par devenir amoureuse ? Déci-
dez-vous ! Allons, éprenez-vous de Léchevin !
— Le voyez- vous, soit en amant, soit en
mari ? Non, c'est un vrai patito, un éternel jeune
premier. Au Paradis, s'il y va, il soupirera en
core pour un angelot, pour une sainte, pour un
lys. Il roulera des yeux blancs, pâmera, mena-
cera de se jeter du haut du ciel si l'on ne veut
pas couronner sa flamme et gravera des chiffrée
entrelacés sur tous les arbres qu'il rencontrera.
— Et Moussac ?
— Fi donc ! Une barbe ! Voulez-vous me
voir étouffer sous le flot de cette toison, périr
dans ce pelage ? Et puis, cet homme est fou de
respect... Si je l'épousais, il me ferait porter le
lundi un mot par le valet de chambre pour obte-
l'incertaine i4i
nir la permission de me baiser le petit doigt, le
dimanche suivant. Non, non, pas de Moussac !
— Alors ?
— Pourquoi aimer, Henri ? Est-ce nécessaire?
J'ai mon chat, j'ai Charlotte, j'ai deux amou-
reux, j'ai quelques amis. Pourquoi aimer ?
Il y eut un silence. On entendait au loin, un
oiseau, un long cri aigu et triste.
— Aimer, dit Clochenson, c'est révéler à un
autre être un immense mystère. Notre vie n'a
pas d'autre but que cette révélation. Vivre sans
la recevoir ou sans la donner, c'est prolonger
sa destinée de larve quand on devrait devenir
papillon.
— Aimez-vous, Clochenson ?
Il rit soudain, et ce rire plein éclaira toute sa
ligure immobile et tendue.
— Vous ! s'écria-t-il.
Et, attirant à lui Jane Drogheda, il l'em-
brassa dans le cou.
— C'est toujours ainsi que finissent les hom-
mes réservés, dit-elle, en se dégageant. Comme
des coltineurs ! Mais vous, Monsieur Guinemont,
avez-vous aimé ?
Mlle de Giscours me manquait de plus en
plus. J'écoutais à peine ce qu'on disait :
i4a l'incertaine
— Avez-vous aimé, Monsieur Guinemont ?
répéta Jane.
— Mon Dieu, oui, Mademoiselle, j'ai aimé,
comme tout le monde, Salomé, la reine de Saba,
Diane de Poitiers, — et je me suis consolé de
leur absence dans les bras de la première dan-
seuse venue 1
— Ce n'est pas l'amour dont parle Clochen-
son, celui-là I
— Pourquoi pas ? Une danseuse sait dire avec
ses yeux autant de jolies choses que vous autres
avec vos lèvres. Elle a un cœur tout comme
vous, des sentiments aussi peu solides que les
vôtres. Pourquoi n'aimerait-on pas d'amour une
danseuse ?
— Et pourquoi, moi, n'aimerai-je pas un
clown ?
— Soyez tranquille, c'est ce que vous ferez :
mais vous vous éprendrez d'un clown sérieux,
beau costume riant, avec un soleil dans le der-
rière, et qui sera un député, un agronome, ou
un pasteur !
Charlotte ne revenait toujours pas. Vague-
ment impatienté, je retournai vers la tribune et
jetai un regard dans la chapelle. Mlle de Gis-
l'incertaine i43
cours et Louis, debout en face l'un de l'autre,
s'entretenaient avec vivacité. Elle, toute rouge
d'animation, semblait reculer devant Boisber-
the. Lui avait l'attitude d'un suppliant. 11 par-
lait vite, en faisant beaucoup de gestes.
Jane Drogheda et Clochenson me rejoi-
gnaient. Nous descendîmes l'escalier. Les deux
jeunes gens se turent à notre approche, mais
Clochenson nous isola dans un coin, l'Anglaise
et moi, et nous montra des gravures japonai-
ses, qu'il tira d'un tiroir. Le laissant exposer tout
ce que peut comporter de commentaires une
branche de pommiers en fleurs, tracée en tra-
vers d'un volcan, un oiseau hérissant son plu-
mage, une grue sur un pont, je tendis l'oreille
aux propos. Je l'ai assez fine. Je surprenais une
phrase, de-ci, de-là.
— Je n'ai rien à reprocher à Simon, disait
Charlotte.
— Allons, Charlotte, quelle folie I Est-ce ainsi
que vous devriez être aimée ? Simon est tran-
quille ; loin de vous, il surveille ses chutes d'eau,
il fume sa pipe, il attend patiemment vos let-
tres. Et l'heure du mariage sonnera. Toute votre
vie, Simon sera à vos côtés, et vous ranimerez
son foyer. Pauvre foyer sans feu ! Vous aurez
i44 l'incertaine
beau souffler sur les charbons pour y ranimer
des étincelles, il n'en sortira que des cendres qui
vous piqueront les yeux. Vous à qui les dieux
ont tout promis, vous à qui...
— Chut, Louis !
Mlle de Giscours soupçonnait que je les écou-
tais. Boisberthe dit à Clochenson :
— Henri, nous allons voir ta chambre. Je
veux montrer à Charlotte ton nouveau miroir.
Ils disparurent, et de nouveau, tout se ternit
et se décolora à mes yeux. Forgeris avait raison.
Charlotte n'était rien qu'une coquette bien ba-
nale, qui n'aimait pas Simon et n'aimerait ja-
mais Boisberthe. Elle jouait leur bonheur, et sa
vie, à pile ou à face.
Je me préparais à m'en aller, mais Clochen-
son versa du thé dans les tasses et s'obstina 5
me faire manger des gâteaux qui ressemblaient
à du sable sec, à du sable sucré. Mlle Drogheda
parlait de ses voyages, puis se moqua de Bois-
berthe. Il y eut un silence :
— Eh bien, ils ne reviennent plus. Qu'est-ce
qu'ils font là-haut ?
Et comme Jane avait l'œil sur le samovar,
Clochenson se tourna vers moi et le plus simple-
ment du monde :
l'incertaine i45
— Monsieur Guinemont, voulez-vous être as-
sez aimable pour leur dire que le thé est servi.
Je regagnai la tribune. La porte de la cham-
bre était ouverte. Sur le canapé bas, dans un
coin, je vis Charlotte renversée en arrière et
prise dans les bras de Boisberthe. Il la mainte-
nait par les coudes, et penché sur elle, il buvait
à sa bouche. Elle ne se débattait pas, mais ne
lui rendait pas ses baisers.
Et soudain, Louis leva la tête et me vit. Il fit
un mouvement qui dégagea Mlle de Giscours ;
elle m'aperçut aussi. Us devinrent pourpres tous
deux. Charlotte baissa la tête. Le jeune homme
quitta le canapé et se dirigea vers moi.
— Le thé est servi, dis-je d'une voix trou-
blée. Clochenson vous attend.
Nous descendîmes en silence. J'éprouvais une
gêne obscure, une sorte d'agacement, de la tris-
tesse. J'avais un poids sur le cœur. De nouveau,
je ne croyais plus aux promesses du monde.
Charlotte mentait à Bréviaire, elle mentirait à
tous. C'était comme si, dans le sanctuaire de
mon cœur, l'image même de la Pureté eût été
soudain profanée, comme si la Justice eût jeté
ses balances, la Paix, aiguisé son épée.
Notre retour eut quelque chose de si morne et
10
i46 l'incertaine
de si froid que Jane et Clochenson se turent.
Boisberthe essaya de faire quelques plaisanteries.
Elles échouèrent piteusement dans le malaise
général.
— Viens-tu ? dit enfin Charlotte à Mlle Dro-
gheda. Il faut rentrer.
Elle détourna la tête en passant devant moi et
me serra la main à peine. Clochenson souriait.
Louis de Boisberthe se tenait dans un coin,
maussade et boudeur. Il attendait visiblement
mon départ pour se confier à son ami.
Je repris donc le chemin de ma demeure.
Dans la nuit qui se faisait épaisse, les réverbères
distillaient à peine quelques rares gouttes de
miel. L'odeur des jardins cachés était dense et
captivante. La nature jetait son dernier appeL
avant de se remettre, captive, aux mains de l'hi-
ver.
Mais j'avais envie de regagner Paris. J'étais
las soudain de ma ville natale, las des jeux qui
s'y livraient devant moL Mon ami, Xavier du
Taybosq, venait de m'écrire que Mlle Isaïa, en-
trant dans sa soixantième année, avait décidé
de créer Agnès, dans YEcole des femmes. Ce
spectace incroyable valait d'être vu.
Je comprends, d'ailleurs, maintenant que le
l'incertaine M7
rôle de Clochenson est de faire épouser Char-
lotte à Boisberthe. Pour les mieux compromet-
tre, il a imaginé le traquenard de cet après-midi.
Il espère que j'irai partout, colportant cette
anecdote. Mais n'est-il pas curieux que Forge-
ris, afin de perdre Charlotte, et Clochenson, de
la sauver, entendent se servir également de
moi ? Ai-je à ce point l'air d'un gobe-mouches ?
Tant pis pour eux s'ils me jugent aussi court
d'esprit ! Ils seront les plus engeignés !
— Je suis venu à vous, s'écria le baron de
Forgeris, en entrant, parce qu'il n'y a que vous,
Monsieur, qui puissiez m'aider à sauver notre
pauvre Philéas I
— ■ Eh I là ! qu'y a-t-il ?
— Il y a que cette Charlotte est une éhontée,
il y a qu'elle prend la maison de son oncle pour
un mauvais lieu, il y a qu'elle perd le sens com-
mun, il y a... il y a...
Le baron de Forgeris est à ce point suffoqué
par l'indignation qu'il manque presque d'étouf-
fer, il devient pourpre, agite les mains comme
un homme qui tombe à l'eau, enfin, reprend len-
tement sa respiration et son assurance.
— C'est donc bien grave, mon cher baron ?
— Je vais vous en ^ faire juge, Monsieur.
Mlle de Giscours, oublieuse de l'hospitalité
qu'elle reçoit, a donné ce soir rendez-vous à
Boisberthe dans le jardin même de l'hôtel.
— N'est-ce que cela ? répondis-je avec hu-
meur. J'ai failli croire que vous parliez sérieu-
sement I
l'incertaine i4g
— Que cela ! Vous oubliez donc qu'elle est
fiancée à Simon de Bréviaire ! Supposez-vous
qu'une fois averti de ces turpitudes, Maragde
supportera qu'elle bafoue ainsi un homme qu'il
aime et qu'il estime ; supposez-vous qu'il laissera
cet homme épouser un être qui n'est fait que
pour le mensonge et la trahison, un être qui
conduirait ce pauvre garçon au malheur et au
désespoir ? Non, non, Monsieur, détrompez-
vous, il ne le tolérera pas, et s'il le tolérait, il
ne serait plus l'honnête Philéas que je respecte.
Connaissez-vous les femmes ? Moi, Monsieur, je
les connais !
11 a quitté le fauteuil où il s'était accroupi et
il marche de long en large en agitant sa badine.
— Oui, répète-t-il, je les connais. Je les ai ai-
mées quand j'étais jeune. Ah ! je vous jure bien
que cette fantaisie-là m'est sortie de l'esprit !
Duperies, infidélités, traîtrises, il n'y a rien que
ces chiennes ne m'aient fait ! Aussi me suis-je
bien juré, toutes les fois que j'en aurai l'occa-
sion, de tirer d'affaire les malheureux qui tom-
bent entre leurs pattes. Et vous voudriez que
j'hésite aujourd'hui ? Non, Monsieur, je confon-
drai Charlotte, je confondrai Miss Drogheda.
Elles devraient être toutes deux enfermées dans
i5o l'incertaine
un couvent, marquées au fer rouge, fouettées en
place publique...
Les yeux de Forgeris laissent voir la violence
de ses passions haineuses. J'éprouve en même
temps de la pitié pour ce misérable et un certain
mépris.
Je fais une dernière tentative de conciliation.
J'objecte que la faute n'est peut-être pas aussi
grave que le croit le baron de Forgeris et qu'elle
ne paraîtra sans doute qu'une peccadille aux
yeux de Philéas de Maragde. Mais il crie farou-
chement :
— Elle trompe Simon, elle trompe Louis, elle
trompe son pauvre oncle ! C'est une gueuse,
elle trompera tout le monde ! Il faut que Philéas
y voit clair, et je me charge, moi, de lui ouvrir
les yeux. Vous m'y aiderez. Il faut que vous ve-
niez avec moi, ce soir. Je veux avoir un témoin.
Il vocifère de nouveau.
— Aller avec vous ? Mais où ?
— Vous me suivrez dans le jardin, nous se-
rons cachés au fond du kiosque. Nous enten-
drons tout, vous porterez témoignage devant
Philéas.
Irai-je au rendez-vous qui ne m'est point
donné ? J'ai déjà bu, il me semble, une gorgée
l'incertaine i5i
bien suffisante de ce calice. Quelques gouttes de
plus n'ajouteront rien à mon bonheur. C'est le
seul moyen pourtant d'aider Charlotte, le mo-
ment venu. Et puis, au fond, je veux en avoir
le cœur net, savoir enfin à quoi m'en tenir sur
Mlle de Giscours.
J'ai donc promis.
La nuit vient lentement. J'attends l'heure de
gagner l'hôtel de Maragde.
Ce qu'il me faudra entendre et voir, tantôt, je
mesure déjà la blessure que j'en recevrai. Pour-
quoi donc en suis-je si impatient ? Ai-je l'illu-
sion que l'innocence de Charlotte éclatera ce soir
à nos yeux ? Hélas ! non, mais je veux connaî-
tre ce que Mlle de Giscours dit à un homme
qu'elle aime peut-être, entrevoir, imaginer l'ex-
pression de son visage, quand une bouche im-
plorante s'approche d'elle, écouter dans la nuit
le bruit de ses baisers. Qu'importe la douleur
que j'en ressentirai, je veux...
Je me suis arrêté devant un miroir; j'éclate
de rire, mais d'un rire insultant.
— Ma parole, me dis-je, je suis jaloux I Ja-
loux !
Cette découverte me cause une profonde cons-
ternation. Peut-on être jaloux à quarante ans
l52 l'incertaine
passés d'une enfant qui en a vingt à peine et
suis- je destiné à faire le pitre pour elle ?
Le miroir est vénitien. Un personnage de Co-
médie-Italienne se dessine sur son tain gravé :
c'est le bonhomme Pantalon qui grimace, une
longue barbe pointue au menton, son tricorne
au poing. Et l'image de cet homme jaloux que
j'examine, c'est à travers le masque de Panta-
lon que la glace me la renvoie I
Et me voici dans l'imbroglio jusqu'au cou !
J'ai mis comme un personnage de mélodrame
un manteau couleur de muraille ; et je me suis
glissé, rasant les murs, dans la direction de la
rue de la Vieille- Abbaye.
Mais je dépasse l'hôtel de Maragde et gagne
la rue des Nuées-Bleues, dont il fait l'angle et
sur laquelle ouvre la porte du jardin. C'est là
que je frappe timidement, à la fois vexé, impa-
tient et honteux de moi-même. Elle s'entrebâille
avec lenteur.
Le baron de Forgeris m'attendait ; il la re-
ferme doucement.
— Je l'ai huilée aujourd'hui même ! grom-
vnelle-t-il à mon oreille.
Il porte au poing une lanterne vénitienne dont
l'incertaine i53
l'accordéon lumineux tressaute à chaque pas
qu'il fait. Sa mise est si extraordinaire que je
manque lui pouffer au nez. Il est coiffé d'un
haut bonnet pointu en astrakan et vêtu d'une
ample robe de chambre de velours violet, qui
lui bat les talons. J'ai l'impression de suivre un
kobold dans le jardin, un kobold véritable.
Le jardin est assez long, étroit ; il y pousse
quelques beaux arbres dont les ramures débor-
dent sur la rue des Nuées-Bleues, un catalpa, un
paulownia, de vieux ormes contournés. Au
fond, un pavillon tout masqué de lierre dont les
deux fenêtres donnent sur un banc. Forgeris
estimait assez justement que les amoureux vien-
draient occuper ce banc, qui est le plus éloigné
de l'hôtel. Aussi m'introduisit-il dans le pavil-
lon dont il verrouilla la porte. Les fenêtres en-
trebâillées, la lanterne éteinte, assis dans l'om-
bre, au fond d'une sorte de salon qui sentait le
moisi et dont je savais que les papiers tombaient
en lambeaux, un peu gênés du voisinage des
araignées, nous attendîmes en silence.
Nous attendîmes longtemps. Forgeris, qui
s'ennuyait, chercha des sujets de conversation.
— Connaissez-vous cette insupportable co-
10 4 L INCERTAINE
quette de Mme Hyérard qui a tant de vanité et
de sottise ?
;nds que non.
— J'ai fait sur elle un excellent quatrain que
je veux vous dire. Je l'appelle Erythéis parce
Ile a les cheveux rouges :
Erythéis est si peu lasse
De croire qu'on lui fait la cour,
Que si la Mort montrait sa face
Elle la prendrait pour l'Amour !
J'affecte de ne pas entendre et Forgeris, dé-
ni offre un cigare, — un des cigares de
refuse. A force d'attendre, je trouve
nia conduite de plus en plus exaspérante, et j'en
suis indigné contre le baron. La malhonnêteté
de cette indiscrétion m'est si insupportable que
j'ai presque envie de faire une scène à mon com-
pagnon. Je me rappelle heureusement ma réso-
uver Charlotte de ses griffes, coûte
que coûte. Et je me donne l'absolution.
— Etes-vous bien sûr qu'ils viennent? dis-je
enfin.
— .Si : - nis de source sûre.
— Quelle source ? demandai-je, presque bru
taie m
l'incertaine i55
— Chut !
On entendait en effet ce léger déplacement du
gravier qui décèle des pas humains. Nous nous
tûmes. La cloche toute voisine de Sainte-Barbe
laissa tomber dans la nuit le compte des heures.
Quand elle eut fini son énumération, deux voix
alternaient à quelques mètres de nous.
— ■ J'ai bien cru que je ne pourrais pas ve-
nir, dit l'une, qui n'était pas celle de Charlotte.
— Malédiction ! grommela Forgeris à mon
oreille, c'est Jane I
— Jane ?
— Eh ! oui, parbleu ! La Drogheda ! Que
peut-elle faire avec Boisberthe ?
Mais ce n'était pas Louis non plus. La situa
tion devenait comique. J'entendais dans l'ombre
le baron qui soufflait de colère.
— C'est bien imprudent ce que nous faisons,
dit la jeune fille. Pourquoi tenez- vous à me voir?
— ■ Bah ! que risquez-vous ? Votre mère dort.
Vous avez la clef du jardin. Tout le monde re-
pose. Et moi, Jane, je voulais avoir avec vous
une explication.
— C'est Léchevin, me murmura mon voisin.
— Une explication ? Pourquoi ?
— Oh ! assez de plaisanteries, Jane, assez,
i56 l'incertaine
assez ! Je veux savoir quel jeu vous jouez. Abat-
tez les cartes I Moussac me fait des confidences
qui me rendent fou. Qui ment ? Est-ce vous ?
Est-ce lui ? Est-il vrai que vous l'aimiez ?
— Aimer Moussac ! Vous perdez la tête ! Je
n'aime que moi, mon ami !
— Alors pourquoi ces lettres dont il radote ?
Vous m'avez dit qu'il était amoureux de vous et
que cela vous amuserait de jouer avec lui. Mais
vous jouez trop maintenant et qui me prouve
que vous ne vous amusez pas aussi de moi ?
— Oui, fit-elle, tranquillement, qui vous le
prouve ?
— Je ne peux plus supporter vos railleries.
— Allez-vous en donc !
— Ah ! taisez-vous ! Jane, pourquoi êtes-vous
tantôt tendre et tantôt cruelle ? Que me voulez-
vous ? Qui êtes-vous ?
— Pourquoi le ciel est-il tantôt pur et tantôt
pluvieux ? Pourquoi les femmes sont-elles tan-
tôt gaies et tantôt tristes ? Pourquoi m'aimez-
vous aujourd'hui et ne m'aimerez-vous plus de-
main ? Eh bien, oui, je suis cruelle, dévouée,
tendre, impitoyable. Il y a des jours où, si quel-
qu'un vous disputait à moi, je l'étranglerais
plutôt que de vous perdre, et des jours où vous
i57
m'ennuyez tant que je préférerais être jetée en
prison plutôt que de vivre avec vous I
— Si vous ne devez jamais m'aimer, dites-le
moi.
— Je m'appelle Jane Drogheda, je ne suis pas
Ezéchiel. D'ailleurs, je crois que vous ne seriez
pas amoureux d'Ezéchiel ! Je vous aimerais
peut-être si vous deveniez laid, si vous aviez
une maladie grave ou si vous gagniez au Con-
servatoire le premier prix de violon. Mais je ne
peux supporter que vous portiez les ongles aussi
longs. C'est vraiment cela qui m'empêche de
vous aimer.
— Eh bien, moi, je vous aime, Jane, je ne
suis pas où me porte mon corps, mais là seule-
ment où vous êtes. Quand vous levez les yeux
et qu'il passe dans votre regard distrait cette
sorte d'onde voluptueuse qui le traverse, comme
à votre insu, j'ai mal dans le cœur et dans tous
les membres, il me semble que je vais mourir
de suave émotion, j'étouffe comme sous une
pluie de roses trop parfumées. Le monde au vous
vivez n'a point de rapport avec celui des autres
femmes. Je voudrais vous servir, m'enlacer à
votre corps, ne faire qu'un avec vous, être l'eau
que vous buvez, le fruit dans lequel vous enfon-
i58 l'incertaine
cez vos dents. Chaque minute que je passe loin
de vous est une minute qui m'est volée par le
Destin.
— Très bien, Léchevin. J'ai eu comme cela
un almanach ancien où l'on avait noté toutes les
phrases que doit dire un amoureux à sa bien-
aimée. Vous en aurez sans doute appris par
cœur. Mais je pourrai vous en souffler d'autres :
« Votre œil est un saphir si merveilleux que je
voudrais devenir le joaillier qui le sertira dans
une bague... » ou encore : <c Que ne donnerais-
je pour être le cordonnier chargé de vous chaus-
ser... » ou bien : « Je vendrais ma part d'éter-
nité pour un baiser sur vos orteils I »
— Je vois bien, Jane, qu'il est inutile de cher-
cher à vous attendrir ! Et Clochenson assure ce
pendant que vous m'aimez !
J'entendis un éclat de rire :
— J'aime beaucoup que vous consultiez Clo-
chenson là-dessus ! Mais il dit exactement la
même chose à Moussac.
— Clochenson sait-il donc que vous vous mo-
quez de nous deux ?
— Vous êtes un pauvre sot, mon ami. Le bai-
ser que je vous ai donné l'autre soir, était-il vrai
ou faux ? Que vous font mes sentiments les plus
l'incertaine 159
secrets. Vous avez la proie et vous cherchez l'om-
bre...
— Vous vous laissez embrasser aussi par
Moussac !
— ■ Sans cela, Moussac m'aimerait-il ?
— C'est donc pour cela que vous m'embras-
sez I Je ne saurai donc jamais rien de vous. Ah !
Jane, j'arracherai votre masque !
— Arrachez-le donc !
Il y eut un silence, puis le bruit d'un long bai-
ser, et la voix éperdue de Léchevin monta dans
la tranquillité nocturne :
— Je vous aime, Jane, je vous aime !
— Allez- vous en ! Il faut que je rentre !
— ■ Encore un instant !
— Non, non. Il est tard ! Charlotte m'a bien
recommandé de quitter le jardin avant onze
heures.
— Jurez-moi du moins que...
Ils s'éloignaient. Nous n'entendîmes pas la
suite.
Un quart d'heure après, le baron de Forgeris
me raccompagnait à la porte. Il faisait piteuse
figure avec son bonnet de kobold et sa robe de
chambre de velours. La lanterne vénitienne ral-
lumée sautait à son poing.
160 l'incertaine
— Séverine m'a trompée, dit-il. Et cependant,
j'ai appris beaucoup ce soir, mais pas assez 1
Je supposai que Séverine était une femme de
chambre.
— Comprenez-vous quelque chose à ce qui se
passe ici ? me demanda-t-il, à brûle-pourpoint,
en élevant la lumière à la hauteur de mon nez.
— Pas très bien.
— Eh bien, nous éclaircirons ceci.
Il me tourna brusquement le dos et je l'en-
tendis verrouiller la porte avec soin.
Charlotte nous a emmenés dans le vieux do-
maine de Maragde, hors des portes de la ville.
Pendant notre enfance, on n'y pénétrait point,
car la mère de mon ami, étant devenue folle, y
vivait enfermée avec ses gardiens.
C'est un vieil endroit que le domaine de mon
ami. La grille à peine franchie, on s'enfonce
dans une allée de cèdres, dont les branches
poussiéreuses traînent presque à terre. Elle abou-
tit à un bosquet de liquidambars, de tulipiers et
d'érables, d'où l'on gagne par un double esca-
lier, le château, tout simple, mais qui a les hon-
nêtes proportions, l'aisance confortable d'une
maison du xviii6 siècle.
Je fus frappé de voir dans les cèdres des for-
mes suspendues, qui avaient l'aspect et la cou-
leur de la dentelle. Ces écharpes qui tombaient
mollement des rameaux, c'étaient des paons
blancs. Bientôt, il en vint à notre rencontre, qui
sortaient du bosquet. Ils marchaient avec pré-
caution, balançant leurs cous, dressant au-des-
sus d'un œil méchant et fier, d'un bec acerbe, les
pistils d'argent de leur cimier.
11
162 l'incertaine
— Depuis que Mme de Maragde est morte, dit
Charlotte, mon malheureux parrain ne vient ja-
mais ici. Il croit superstitieusement qu'il y a des
microbes de folie, comme il y a des microbes de
choléra-morbus ou de peste bubonique. Hélas !
ces précautions sont bien inutiles. Pauvre
homme ! ses manies, ses terreurs, sa méfiance,
c'est déjà la maladie qui vientl II entretient
deux ou trois jardiniers qui s'occupent tant bien
que mal du parc et de la maison. Comme sa
mère aimait les paons, il a défendu qu'on en
vende ou qu'on en tue, et ils se multiplient in-
définiment. Ils abîment tout, mais ce jardin est
leur paradis.
Le bosquet commençait de se dévêtir. Toutes
les nuances de la pourpre, l'automne les essayait
sur sa palette aérienne, que le vent effaçait et
brouillait, touche à touche. Et la lumière obli-
que du jour donnait un reflet d'argent aux
feuilles trempées qui couvraient le sol, aux
feuilles innombrables, couleur de paille, couleur
de chair brune, couleur de bois des Iles...
La brume de novembre, qui est dense comme
la perle, se mêlait aux cimes des arbres, aux
lambeaux dorés qui étouffaient leurs branches
moyennes, aux voiles des paons ; tout n'était
l'incertaine i63
que buée glaçante, douceur, amour un peu fu-
nèbre. Le mourir des choses vous prenait le cœur
comme une musique mélancolique et vous alan-
guissait jusqu'à l'engourdissement.
Nous montâmes lentement les marches du
vieil escalier, qui menait à la terrasse. Des mous-
ses spongieuses y adhéraient, si épaisses que
Charlotte glissa sur l'une d'elles et faillit tom-
ber. Je la saisis à bras-le-corps pour la retenir et,
perdant à demi l'équilibre, je me laissai aller
moi-même un peu lourdement contre la rampe
de pierre. Mais dans cet instant, le torse de Char-
lotte pesa sur le mien ; et sa double forme char-
mante et tendue, à travers une étoffe légère, me
communiqua sa chaleur. Je fus si troublé, si eni-
vré par ce contact que, perdu dans une sorte
de rêve physique, je n'écoutai plus les paroles
échangées. Un brouillard voluptueux m'isolait
du monde ; ma poitrine humide, comme une
motte d'argile, gardait l'empreinte de ce sein.
Nous nous assîmes devant une serre, dont plu-
sieurs carreaux étaient brisés. Des orangers,
dans des vases émaillés, y groupaient leurs
cônes luisants. Quelques paons blancs nous
avaient suivis ; ils picoraient les graines que
Charlotte leur jetait.
i64 l'incertaine
Une sorte de mélancolie divine montait pour
moi de ce parc désert et de la présence de Char-
lotte. Mes désirs étaient si nombreux et si con-
tradictoires que, si une fée m'avait prêté son
pouvoir, j'en eusse été interdit. Ce moment de
ma vie me paraissait unique ; j'en respirais sa-
vamment le parfum, comme on fait la dernière
rose d'un jardin, quand les arbres s'endorment
pour le long hiver.
Quelque chose de mon émotion dut se refle'ter
sur mon visage. Mlle de Giscours me demanda :
— Etes-vous heureux, monsieur Guinemont ?
— Comme des souvenirs de la vingtième an-
née, Charlotte !
— ■ Est-ce le bonheur, cela ?
— C'est tout ce que j'en connais !
— Henri, s'écria Jane, j'ai donné avant-hier
soir rendez-vous à Léchevin !
Je faillis rougir de honte et laisser surprendre
mon fâcheux secret ! Mlle Drogheda raconta suc-
cinctement, mais avec beaucoup de fidélité, l'en-
trevue nocturne dont j'avais été le témoin.
— Mais il faut que je me plaigne- à vous,
Henri, conclut-elle. Pourquoi dites-vous à Lé-
chevin que je suis amoureuse de lui ?
— Est-ce tout à fait impossible ?
l'incertaine i65
— Non, mais fort improbable I
— Il faut bien corser la comédie I Si Léchevin
n'avait plus d'espoir, il cesserait de vous aimer.
Jane Drogheda se campa fièrement devant
Clochenson.
— ■ Croyez-vous donc qu'on puisse cesser de
m'aimer aussi facilement ?
— 0 fatuité des femmes ! Et l'on ose parler
de la nôtre I Ce qu'il y a de plus vaniteux au
monde, de plus suffisant, c'est une jeune fille !
Vous vous croyez le centre de l'univers, n'est-ce
pas, vous pensez que chacun doit se trouver fort
honoré, même de vos mépris, et que rien n'est
comparable au don de votre petite personne !
Pauvre mignonne I Mais la vie est là pour vous
rendre un peu de raison ! Croyez bien que Lé-
chevin a besoin, lui aussi, de tout son amour-
propre pour demeurer amoureux de vous I
— Pourquoi ? fit Charlotte. Ne saurait-on ai-
mer sans espoir ?
Je tressaillis, tant elle prononça cette phrase
d'une voix grave ; et l'obscurité de son sens me
donna quelques minutes une absurde espérance.
Clochenson feignit de ne pas avoir entendu. Il
entraîna Mlle Drogheda et nous les ouïmes se
disputer.
166 l'incertaine
Nous nous levâmes aussi et, comme nous nous
éloignions, la jarretelle de Charlotte se dé-
grafa ; pour la rattacher, elle releva, sans cesser
de me parler, sa jupe jusqu'au genou, et je vis,
dans un bas de soie grise, la jambe la plus lon-
gue, la plus gracieuse et la mieux faite du
monde. Mais si je fus troublé, ce fut du naturel
de ce geste. Il révélait une confiance si grande
que j'aurais dû m'en réjouir, mais il me rappe-
lait, hélas ! mon âge. Pour oublier à ce point la
présence d'un homme, il faut être bien sûr que
ce n'est pas un amoureux !
Et cela me rendit ma lucidité. Quand Char-
lotte parlait d'aimer sans espoir, il ne s'agissait,
certes pas, de quelqu'un, devant qui elle osât se
montrer encore une enfant !
— Hector, me dit-elle, soudain. Simon re-
vient dans huit jours. Nous devons fixer la date
de notre mariage. Me conseillez-vous de le faire ?
— Pourquoi pas ?
— J'ai peur de me décider. Le jour où je
connaîtrai cette date, il me semble que je détes-
terai Simon.
— Mais l'aimez-vous aujourd'hui ?
— Je voudrais l'épouser sans l'avoir revu.
Mon sort serait ainsi fixé presque en dehors de
l'incertaine 167
ma volonté. Quel effet me fera-t-il ? J'ai telle-
ment changé, et lui, si peu ! C'est un pic des
Alpes, Simon !
— Et vous, la rivière qui change chaque jour
et se modifie selon la couleur du ciel.
— Et sur bien des points déjà, Henri a dé-
tourné mon cours ! Je n'ai plus les mêmes pen-
chants que Simon, mais je lui conserve toujours
un sentiment très tendre, un sentiment très pro-
fond...
— En un mot, vous ne l'aimez plus !
— Le sais-je ? J'ai tant réfléchi là-dessus que
je n'y comprends plus goutte.
— Charlotte, je vais être affreusement indis-
cret. Simon vous a embrassée quelquefois ?...
Elle rougit, comme je l'avais prévu.
— Quelquefois !
— En éprouviez-vous du déplaisir, de l'éloi-
gnement ? Non, n'est-ce pas ? Si un autre
homme vous embrassait aussi, vous laisseriez-
vous faire ?
— Cela dépendrait de qui !
Notre conversation se termina dans un éclat
de rire et je n'en sus pas davantage.
Au-delà de la brume, le soleil, quelque part,
était en train de se coucher. Des marchands
168 l'incertaine
orientaux dérobaient sans doute son or, à me-
sure qu'il le répandait autour de lui, car aucune
parcelle n'en parvenait jusqu'à nous ; mais seu-
lement des feuilles de roses qui flottaient sur
les bassins. Les paons blancs se perchaient dans
les cèdres.
— J'aurais voulu aimer Simon toute ma vie,
murmura Mlle de Giscours. C'est lui qui détruit
mon amour. Mais me connaît-il ? Il n'a en vue
que Mme de Bréviaire. Ai- je à ses yeux une in-
telligence, un cœur, une personnalité ? Non, je
serai, comme il le dit, la mère de ses enfants, la
gardienne de son foyer. Ei si je n'ai pas les
mêmes goûts que lui, il me faudra quand même
obéir, courber la tête. Il sera mon mari I C'est
du moins ce que m'expliquent toutes ses lettres.
Suis-je condamnée à ne connaître de l'existence
que cet esclavage, que cette pédagogie ?
Clochenson et Jane revenaient vers nous, ré-
conciliés.
— Charlotte, s'écria le j :une homme, vous
rappelez-vous ces vers de Keats ?
Season of mists and mellow fruitfulness,
Close bosora-friend of the maturing sun ;
Conspiring withhim how to load and bless
With fruit of the vines that pound the thatch-eves run;
To bend with apples the inoss'd cattage-trees,
l'incertaine 169
And fill ail fruit with ripeness to the core ;
To swell the gourd, and plump the hazel shells
With a sweet kernel ; to set budding more,
And still more, later flowers for the bées,
Until they think warm days will never cease,
For Suramer has o'er-brimm'd their clammy cells.
Un sourire lumineux épanouit aussitôt le
visage de Charlotte. Ses traits contractés se dé-
tendirent. Je vis dans son regard combien elle
était reconnaissante à Clochenson de s'adresser.,
lui du moins, à ses facultés les plus hautes. Le
sort de Simon de Bréviaire me parut bien me-
nacé.
Nous revînmes par l'allée de cèdres. Elle était
pareille au bois sacré, avec toutes ses formes
blanches, mêlées aux arbres comme des vapeurs.
La grille dessinait sur le ciel ses arabesques
entrelacées. Je me retournai. On n'apercevait
du parc qu'une image indécise, décolorée, flot-
tant dans un bain d'opale.
Et dans la voiture qui nous ramenait en ville,
sentant contre mon genou le genou chaud de
Charlotte, j'éprouvai une mélancolie diffuse et
poignante, pareille aux mélancolies de l'extrême
jeunesse, qui sont sans remède et sans cause, et
où nous devinons déjà tout l'irréalisé de notre
vie future !
Je connais enfin M. Simon de Bréviaire.
J'ai déjeuné avec lui chez Philéas de Maragde,
qui semble avoir pour ce jeune ingénieur une
très grande tendresse et le couve sans cesse
d'un regard orgueilleux et reconnaissant.
C'est un gros homme gai, cordial, le teint
fleuri, les cheveux déjà rares, l'œil saillant et
couleur de moutarde. Il est sans âge, ou plutôt,
il a l'âge des gens sérieux. Il m'a parlé tout de
suite de son séjour dans les montagnes, où il
dresse des cascades et dompte des chutes d'eaux,
il m'a mis au courant de ses difficultés avec les
ouvriers, de ses travaux et de ses succès. Il
chante facilement ses louanges, presque sans
s'en apercevoir.
Assise à côté de lui, Charlotte l'écoutait
avec un agacement qui lui crispait le visage, de
manière presque imperceptible. Clochenson, im-
passible, mangeait pieusement les quenelles de
brochet à la purée d'écrevisses, le poulet farci de
foie gras. Jane Drogheda souriait dans le vide,
L INCERTAINE I7I
et M. de Forgeris se prodiguait en phrases bour-
souflées et en flatteries générales, non sans y
mêler des allusions narquoises que je ne com-
prenais pas toujours. Il y avait aussi M. et Mme
de Serraz et une petite femme fanée, boulotte
et pétulante, qui est la Clorinde du baron :
Egaux sont l'enfer et le ciel !
Ce qui pèse à Clorinde morte,
C'est d'avoir, en poussant la porte,
Trouvé le silence éternel 1
Pour l'instant, Clorinde, bien vivante, est un
vrai moulin à paroles. D'ailleurs, ce qu'elle dit
n'a aucune signification ; on l'entend vague-
ment comme, les soirs d'automne, le vent dans
la cheminée.
— J'ai rapporté de là-haut des photographies
sans nombre, disait M. de Bréviaire. Fort jolies,
ma foi ! Faites-moi penser à vous les montrer,
Charlotte. Je ne sais pas si vous êtes comme moi,
monsieur Guinemont, mais la Nature...
Il s'arrête pour avaler une bouchée, et aussi-
tôt Clorinde s'écrie :
— C'est comme moi, Simon. J'adore les ar-
bres, tous les arbres, les cyprès, les seringas,
les chênes, les... vous savez bien, ceux qui ont
des fleurs violettes et qui portent le nom d'un
I72 L INCERTAINE
pays oriental, la Palestine ou la Galilée, je ne
sais plus au juste. Une fois, j'ai été amoureuse
d'un prunier, qui...
— Oui, continue M. de Bréviaire, le grand
air, le travail, les occupations saines et réguliè-
res, tout cela vous rend meilleur, plus robuste,
plus opiniâtre. N'êtes-vous pas de mon avis,
monsieur Clochenson ?
— Oh ! moi, je ne peux pas vivre dans un
endroit où il n'y ait pas de libraire !
— C'est tout comme moi, s'écrie de nouveau
la pétulante Clorinde. Je lis sans arrêter. Je
viens justement d'achever un roman admirable.
Tout le monde en parle... C'est V Article 90, ou
plutôt non, le Torpilleur 90... Enfin, il y a le
numéro 90 dans le titre. Il s'agit d'un officier
de marine dont la femme vient de prendre...
Non, le héros est un magistrat qui vient de dé-
couvrir que...
Mais M. de Bréviaire coupé sans pitié Mme de
Bernacle.
— Moi, je ne lis jamais. Quelquefois le jour-
nal. Mais les nouvelles, quand elles arrivent là-
haut, paraissent si vieilles, si démodées...
— Ici aussi, dit Clochenson. D'ailleurs, que
voulez-vous qu'il arrive ? L'humanité ne se re-
l'incertaine 173
nouvelle pas beaucoup. Il n'y a guère eu en ce
monde que quatre ou cinq événements d'impor-
tance : la mort d'Alexandre, la bataille d'Ac-
tium, la prise de Constantinople par les Turcs,
la grande invasion Mongole, Hamlet, la Six-
tine... Ma foi, je crois bien que c'est tout !
— Diable ! fait Bréviaire. Et la Déclaration
des Droits de l'Homme ?
— Oh I ce n'est pas un événement histori-
que, jette nonchalamment Clochenson. C'est
une manœuvre électorale !
— Vraiment I dit M. de Bréviaire, avec in-
quiétude, est-ce là votre conviction ?
— C'est mieux qu'une conviction, Monsieur,
c'est un raisonnement I
— N'écoute pas Clochenson, dit M. de Ma-
ragde, il est affreusement sceptique !
— Vous appelez sceptique ceux qui n'ont pas
la même foi que tout le monde I
— Vous l'êtes alors, vocifère soudain le ba-
ron de Forgeris, vous ne croyez pas à l'amour,
vous vous moquez de lui sans cesse. N'est-ce
pas, Charlotte ?
— Le sais-je ? murmure-t-elle.
— Ah ! pardon, je croyais que vous le saviez !
Elle rougit, et d'un regard narquois, le nain
174 l'incertaine
souligna sa méchante allusion à la lettre qu'il
avait volée.
— Je ne raille pas l'amour, fit Clochenson;
mais les amoureux qui se jouent la comédie et
qui singent les sentiments qu'ils n'ont pas, ceux-
là sont à l'amour ce que les mauvais poètes
sont à la poésie.
— Eh bien I Jane, s'écria le jovial Simon,
n'avez-vous point aussi le désir de vous marier ?
Le bonheur de Charlotte ne vous fait-il pas en-
vie ? Allons, décidez-vous, il ne manque pas
d'hommes dans la ville !
— Hubert de Moussac, Léchevin, dit l'incor-
rigible baron.
— Boisberthe, ajouta Bréviaire.
— Il est déjà occupé ailleurs I
— ■ Où donc P
— Cherchez, cherchez, Simon, ce n'est pas
mon secret I
— Jane ! reprit Simon, n'avez-vous pas envie
d'avoir un foyer, un intérieur, des têtes blondes
autour de vous ? Moi, j'aime le mariage. Vivre,
entre soi, dans une confiance mutuelle, loin des
étrangers, loin des importuns, quel idéal! N etes-
vous point de mon avis, monsieur Clochenson ?
— Si fait, monsieur, si fait I On est si vite
l'incertaine i 75
fatigué des aventures, du romanesque, de la vie
errante...
— Comme vous avez raison !
— Rien de plus absurde que le monde, les
bals, les spectacles, les restaurants. On goûte
cela dans sa jeunesse, mais c'est si vide, si déce-
vant !
— Vous parlez d'or, Monsieur !
— Un bonheur bien tranquille, bien douillet,
une femme de tout repos, qui vous dorlote, vous
fait de bons petits plats, vous soigne quand
vous êtes malade, voilà la vérité !
— Ecoutez-le, Charlotte !
— Je reconnais que ce n'est point là le songe
que l'on forme à vingt ans, mais alors on a
l'esprit tout plein des fariboles inventées par les
romanciers, les faiseurs de comédies. Avouons
entre nous, que ces pauvres gens ne sont guère
bons qu'à vous fausser l'esprit et à vous trans-
former les vessies en lanternes.
— Vous ai-je dit assez tout cela ? s'écria Bré-
viaire, qui exultait.
— Je peux témoigner, en effet, que j'ai sou-
vent entendu ces paroles, dit Charlotte.
- — Monsieur Clochenson, vous êtes un ami
176 l'incertaine
précieux. Je vous prie de donner souvent des
conseils à ma fiancée.
— Soyez tranquille, grommela le nain. Il n'y
manquera pas !
J'admirai une fois de plus l'adresse avec la-
quelle M. Clochenson faisait le jeu de Boisber-
the. Mais je ne pouvais comprendre s'il agissait
ainsi par amitié pour lui, par antipathie pour
Bréviaire ou dans le simple but de débrouiller
le cocon mystérieux des sentiments de Made-
moiselle de Giscours.
Bréviaire triomphait. Tout en fumant un ci-
gare monumental, il avait pris le bras de Clo-
chenson et lui parlait de ses travaux.
Philéas m'entraîna dans son cabinet. Il se
laissa tomber dans un fauteuil.
— Que penses-tu, Simon?
— Mais je crois que c'est un homme plein de
cœur, peut-être un peu...
— N'est-ce pas ? n'est-ce pas ? Il fera le bon-
heur de Charlotte. Moi, je l'aime depuis son
enfance. Son père a été un de mes meilleurs
amis. Mais crois-tu que Charlotte puisse le
rendre heureux ?
— Je ne te cache pas qu'une telle question
me laisse hésitant...
L INCERTAINE 177
— Forgeris, qui est un perspicace, ne le croit
pas. C'est un problème sur lequel nous revenons
souvent. Lui aussi adore Bréviaire, il trouve ma
filleule bien changeante, bien coquette pour lui.
Il a peur que Simon en souffre. Mon rêve, c'est
de laisser ma fortune, qui est assez belle, à
Charlotte et à Simon. Pour cela, il faut les unir.
Il m'en coûterait de diviser ce que je possède.
Le quart de mes biens m'a été légué, d'ailleurs,
par un cousin de Simon et je voudrais le resti-
tuer à sa famille, sans léser la mienne !
C'était donc à ce pauvre calcul que devait être
sacrifiée Mlle de Giscours !
— Charlotte est ma plus proche parente, en
effet, mais elle n'est pas la seule. Ce bon Forge-
ris est lui-même de mes cousins.
Je dressai l'oreille à cette révélation inatten-
due et qui m'éclairait tant de choses.
— D'ailleurs, continuait Philéas, il aime beau-
coup Charlotte. Mais par moments, elle l'effraie.
Elle est si étrange, si secrète, si indomptable !
Il pense comme moi sur bien des sujets mon
cher Laurent. Lui aussi est épouvanté par l'ave-
nir. Il me semble que nous entrons dans une
effroyable danse macabre. Fidélité, amour, hon-
neur, respect de la parole jurée, tout s'en va. On
12
I jS l'incertaine
prétend qu'à Paris la corruption est pire qu'ici.
Forgeris m'a affirmé que sur la scène d'un café-
coneert, on avait publiquement montré une
femme nue ! De telles horreurs m'épouvantent !
La folie se répand partout... Tiens, Hector, je
dois tout te dire : j'ai peur de l'influence de Jane
sur Charlotte. Depuis qu'elle est née, Miss Dro-
gheda voyage avec sa mère, tantôt en Egypte,
tantôt en Italie. Elle n'a ni tradition, ni princi-
pes, elle ne connaît que son bon plaisir. Elle a
tout lu, elle parle de tout, elle a fréquenté des
sociétés invraisemblables. Dis-moi, je te le de-
mande, est-ce là ce qu'on peut appeler une
jeune fille ? Vois-tu si Charlotte trompait ma
confiance...
— Pourquoi un pareil soupçon ?
— Je ne sais. Un pressentiment. Si elle trom-
pait ma confiance, si elle bafouait ce bon, cet
honnête, ce loyal Simon, je la chasserais, je la
chasserais...
Il agitait avec frénésie un poing furieux et dé-
risoire.
— T'es-tu demandé, Philéas, si elle aimait vé-
ritablement Simon ?
— ■ Tu vois, Hector I Toi aussi, comme Lau-
rent, tu doutes d'elle I
L INCERTAINE I79
Je compris qu'il valait mieux me taire, le ter-
rain étant trop glissant. Toute intervention en
faveur de Charlotte risquait d'envenimer les
choses. Je pris congé de mon vieil ami.
En m'en allant, je traversai le salon. Forgeris
jouait aux échecs avec Mlle de Giscours. Mme de
Bernacle pérorait à grand bruit.
Jane avait disparu.
— Eh bien, Monsieur, me cria M. de Serraz,
ne regrettez-vous pas trop Paris ?
Bréviaire, de plus .en plus épanoui, se confiait
à Henri Clochenson :
— Oui, le mariage, il n'y a que cela de vrai.
D'ici trois ans, à pareille époque, Charlotte et
moi, nous serons réunis au coin du feu, elle bro-
dera sous la lampe, je lui parlerai de mes tra-
vaux, ce sera la sagesse ! Mariez-vous, Monsieur
Clochenson. Je sais que vous ne déplaisez pas
à Mlle Drogheda. Pourquoi ne demandez-vous
pas sa main ? Elle aura une jolie dot. Voulez-
vous que je m'informe du chiffre ?
— Forgeris, dit paisiblement Charlotte, je
prends votre tour et fais échec du même coup.
Tirez-vous de là !
Et me voici de nouveau dans le petit pavillon
de l'hôtel de Maragde, caché derrière les volets,
attendant la révélation promise une fois de plus
par Forgeris et pour laquelle il est encore venu
tantôt m'arracher de chez moi I
Il fait froid, ce soir. Les persiennes sont à de-
mi-closes, mais par une fente, on peut voir ce
qui se passe dans le jardin.
Un large clair de lune l'imbibe, en effet, et lui
donne les ombres les plus fantasques du monde.
On dirait que la matière même de la nuit est
tissée par quelque araignée d'une autre pla-
nète : chaque fil scintille et, soyeux, glisse et
vibre ; partout, des rosaces, des dessins entre-
croisés. Clair de lune si fabuleux, si éclatant,
que sa lumière est dense et comble l'espace ; cet
impalpable voile semble pourtant tactile comme
la peau de la méduse, comme le relief du givre.
Dans cet unanime étincellement, le monde de-
vient l'œuvre d'un maître verrier qui, dans sa
longue canne, soufflerait le caprice d'un poète
chinois I
J'entends de temps en temps Forgeris qui fris-
l'incertaine 181
sonne à mes côtés. Il a cependant son bonnet
pointu de kobold et sa comique robe de cham-
bre en velours violet.
— Eh bien, grommelle-t-il, ils ne viendront
donc pas !
Il m'a juré, cette fois, que nous surprendrions
Charlotte avec -Boisberthe et que nous démêle-
rions le secret de tant d'intrigues. Mais moi, je
donnerais tout pour voir réapparaître Jane Dro-
gheda avec Léchevin ou même Moussac !
Hélas I j'entends la voix claire, nombreuse et
chaude de Mlle de Giscours, et je l'entends avec
une émotion inexprimable.
Mais ce n'est pas Louis de Boisberthe qui la
suit, et, à notre commune stupéfaction, je
dois le dire, nous apercevons derrière elle la
haute silhouette maigre de M. Henri Clochenson.
— N'avez- vous pas froid ? lui demande-t-il.
Et Mlle de Giscours répond :
— Avec vous, Henri, je n'ai jamais froid !
Ils prennent place sur le banc luisant de lune.
Clochenson porte une grande pèlerine de voya-
geur dont il distrait un coin sur lequel s'assied
Charlotte. Et ils sont ainsi tout près l'un de l'au-
tre, comme ceux qui affrontent la vie ensemble,
comme ceux qui regardent mourir la terre
182 l'incertaine
natale, émigrants sur un navire qui cingle !
— Je ne suis vraiment bien qu'avec vous,
Henri 1
— Alors, partons ensemble 1 J'ai toujours
rêvé d'enlever une jeune fille ! Où voulez-vous
que nous allions tous deux ? Il y a à Venise un
palais dont j'ai envie, il donne sur un rio tou-
jours désert, il a la couleur de l'orange trop
mûre, et derrière lui, dans un jardin bas et
sombre, j'ai vu une source de glycines, si prodi-
gieuse qu'elle doit alimenter toutes les glycines
du monde! Nous y serions si loin de tout que
nous oublierions ce monde. Ses femmes pour-
raient mentir à l'aise, ses hommes faire com-
merce de leurs dieux et de leurs vices, ses poli-
ticiens ronger comme des termites l'édifice de
leurs aïeux, nous ne saurions plus rien de ces
bassesses. Ou plutôt, non, Charlotte, j'ai encore
mieux à vous offrir. Suivez-moi à Amritsar ! J'y
sais un colossal palais de marbre, ouvragé
comme une dentelle, et dont le toit est fait de
lames d'or. Il est relié par un pont d'ivoire à
un pavillon, massif et léger à la fois, isolé au
milieu d'un étang. Tous les bruits y meurent ;
seuls, les martins-pêcheurs parviennent jusque-
là, et les divinités éternelles, qui s'y reposent de
l'incertaine i83
loin en loin en regardant des bayadères mimer
les scènes du Ramâyana.
— Trop charmant ami, pourquoi déroulez-
vous ces étoffes devant moi ? Vous savez bien
que je suis captive. Et pourquoi d'ailleurs vous
suivrais-je si loin ? Vous ne m'y aimeriez pas
plus qu'ici I
— Je vous aime, pourtant, Charlotte. Quand
je suis loin de vous, je ferme les yeux et je
vous vois. Vous êtes seule, enfin seule, et je ne
distingue plus auprès de vous votre oncle, ni
cet affreux singe de Forgeris...
A ces mots, j'entendis à mon côté un grince-
ment de dents.
— Et je vous enferme en moi, et je vous em-
porte comme un trésor. O Charlotte, qu'y a-t-il
de plus beau au monde que votre jeunesse et
votre pureté ? Vous êtes comme la lumière de
cette lune, qui est si délicate qu'il suffirait d'un
nuage pour la détruire à tout jamais, vous êtes
comme la première rose du printemps, qui ose
à peine s'ouvrir et où l'on sent déjà tous les par-
fums de l'été ; et lorsque je regarde votre om-
bre sur le sol et que je relève la tête, il me sem-
ble que va s'élancer vers moi l'oiseau même de
Paradis !
i84 l'incertaine
— Parlez ! Parlez encore, Henri, j'aime ce
que vous dites.
— Oui, parbleu ! Je sais vous flatter, vous en-
velopper de tendresse et faire danser pour vous
les étoiles du firmament. Allons, Sirius, sautez
pour ma belle I Hop I Orion, crevez le cerceau
de la Voie Lactée, Arcturus, Bételgeuse, faites
des cabrioles, et toi, mon cher petit Cygne,
jette toutes tes plumes à ses pieds 1
— Vous êtes fou, mon pauvre Henri I
— Oui, fou de vous, fou de vos yeux et de
vos lèvres, fou de l'air qui flotte autour de votre
fantasque personne ! Que ne puis-je vous em-
mener tantôt avec moi ? Je voudrais posséder un
titre pour vous faire princesse, un royaume
pour vous l'offrir, un cheval ailé pour parcou-
rir le monde avec vous, une fortune pour que
vous soyiez exclusivement nourrie de langues de
rossignols et de perles dissoutes I Rien n'est as-
sez beau pour vous I Vous êtes la Jeunesse aveu-
gle et riante que mène en laisse la Fantaisie !
— Pourquoi ne m'aimez-vous pas, Henri ?
— Mais je vous aime !
— Non, vous vous moquez de moi, comme
vous vous moquez de l'amour, comme vous
vous moquez de tout. Je vous connais, mon pau-
l'incertaine i85
vre Henri, vous êtes un mandarin indifférent et
délicieux, que tout amuse un moment et qui
éprouve, à son gré, les sentiments qu'il veut
connaître. Mais, au fond, vous n'aimez per-
sonne, ni rien.
— Si, j'aime le rêve qui me vient de vous et
qui n'est pas tout à fait vous.
■ — ■ Vous ne m'aimez pas. Vous aimez un ca-
price, une phrase ailée dans laquelle vous croyez
me saisir et qui est fille de votre éloquence.
C'est Simon qui m'aime, c'est Boisberthe !
J'épouserai peut-être Simon, et je serai vouée à
la houille blanche, j'épouserai peut-être Boisber-
the, et j'aurai l'écho de vos sornettes, car vous
l'avez formé à votre image. Mais de ce petit
bourgeois précautionneux, vous n'avez fait
qu'un faux poète, et il sera aussi ennuyeux que
Simon ! Vous, on ne vous emprisonne pas, on
n'étreint pas la liberté ! Quand vous aurez suf-
fisamment joué avec moi, vous vous en irez et
vous m'oublierez. On m'a dit que vous aviez
abandonné ainsi Muriel Brethwalda, qui vous
adorait, et que Camille d'Ogival est entrée au
couvent pour vous.
— C'est faux. C'est moi qui suis devenu athée
à cause d'elle ! Et quant à Muriel Brethwalda,
i86 l'incertaine
bien loin de m'aimer, elle écrivait, à toutes mes
amies, des lettres anonymes, pour leur dire que
j'avais refusé de l'épouser ! Non, Charlotte, je
ne vous oublierai pas. Cependant je vous quit-
terai I Pensez-vous que j'aurai le courage de
voir, un jour, paisible, morne, engraissée,
Mme de Bréviaire ou Mme de Boisberthe ? Je
m'en irai avec votre souvenir écrire mes mémoi-
res à Venise ou à Amritsar ! Seul au monde, je
vous adorerai et penserai encore à vous, car je
me souviendrai de la Charlotte que vous aurez
été et qui n'aura pas survécu.
— Je périrai donc en me mariant ?
— Oui, corps et biens !
— Vous m'avez dit, cependant, qu'il y a des
jeunes filles éternelles ?
— Je mentais pour vous plaire, mon amie ! 0
Charlotte, ce monde est plein de morts, tous les
êtres que vous rencontrez sont des morts, votre
oncle est mort, Forgeris est mort. Ils n'ont plus
ni jeunesse, ni liberté, ni amour ! Car c'est
l'amour seul qui nous donne une vie véritable.
Tout le reste est décombres, et vous et moi,
vivants pour bien peu d'heures encore, nous
dansons et jonglons avec des torches sur les rui-
nes d'un monde évanoui !
L INCERTAINE 187
— Qu'est-ce qui existe, Henri ?
— Rien n'existe. Il y a quelque part un dieu
qui s'ennuie. Alors, avec la soie du temps, il
tisse dans la trame de l'espace, une tapisserie,
qui, comme celle de Pénélope, est détruite aussi-
tôt que créée. Un jour, son ennui sera tel qu'il
jettera en même temps, et son aiguille, et sa
broderie, et dans un bâillement divin, tout re-
tombera au néant!
— Alors ?
— Alors, Charlotte, dansons, moquons-nous
de tout et sourions à l'amour. Cette heure nous
est donnée pour une fois, — pas pour deux !
— ■ Il faut donc m'aimer !
J'entendis ici le plus intempestif éclat de rire,
et la voix de Clochenson aussitôt après :
— N'est-ce pas, Charlotte, que j'ai bien joué
mon rôle et que je vous fais merveilleusement la
cour ? Vous avez désiré que, tout un soir, je me
conduise auprès de vous comme un amoureux
véritable ? Ai-je tenu ce que je promettais ?
Charlotte riait aussi, mais d'un rire, me sem-
bla-t-il, plus amer.
— Admirablement, Henri. J'aurais voulu que
cette parade fût la vérité I
A ce moment, un nuage nacré, fluide et ra-
188 l'incertaine
pide, s'interposa entre la lune et nous. Tout le
jardin glissa dans l'ombre.
— N'avez-vous pas cru aussi que ce clair de
lune était authentique ? Regardez ce qu'il de-
vient I Allons, rentrez chez vous, Charlotte, et
réfléchissez sur vous-même. Tâchez enfin de sa-
voir si vous préférez Bréviaire ou Boisberthe 1
Au bout de quelques minutes, nous n'enten-
dîmes plus rien.
Une allumette grinça sur le phosphore d'une
boîte. La lanterne vénitienne se balança de nou-
veau devant le visage congestionné du baron de
Forgeris :
— Qu'est-ce que c'est que cette comédie ?
dit-il.
— Vous voyez bien, répondis-je, qu'il ne
l'aime pas !
— Avouez donc que Mlle de Giscours est une
coquette I
— Ce n'est pas une coquette, c'est une incer-
taine I
— C'est une fille I
— C'est une enfant !
Nous nous tournâmes le dos et chacun rentra
chez soi.
Il m'est venu la curiosité de réunir autour
d'une même table Charlotte de Giscours et Jane
Drogheda, avec leurs amis. De tous les démons
qui nous hantent, je ne sais quel est celui qui
m'a soufflé cette inspiration. Mais quand j'ai
parlé de ce projet à M. Clochenson, il a souri
avec finesse, et j'ai surpris sur son visage une
sorte de moqueuse estime.
Je supposais d'ailleurs la chose irréalisable,
mais chacun a accepté ma singulière invitation.
Il est certain que Jane n'a pas dû laisser à Mous-
sac et à Lèche vin la liberté de dire non.
Depuis combien d'années n'avais-je pas fait
ouvrir cette salle à manger ? En la parcourant,
j'y ai respiré un acre remugle que le soleil, par
les fenêtres largement ouvertes, s'est efforcé de
dissiper.
J'ai dû parcourir un grand nombre de jar-
dins, avant de trouver les fleurs dont j'avais be-
soin pour la table. Partout, des tiges appau-
vries laissaient tomber les derniers calices de la
saison. Cependant, un enclos, protégé contre le
igo
L INCERTAINE
froid, m'a donné toutes ses roses, blanches et
jaunes, glacées, et dans un verger, j'ai cueilli
des rameaux de néflier, dont les floraisons odo-
rantes et poudrées répandaient un arôme de
miel.
Ces belles dépouilles ont couvert la nappe, en-
tre les coupes de fruits et les candélabres à qua-
tre branches, qui avaient reçu la mission de je-
ter sur notre petite société la lumière pâle des
fines fêtes d'autrefois.
A huit heures, tout était prêt; et j'arpentais
fiévreusement la pièce, aussi impatient, mais
aussi heureux, qu'un jeune homme, qui reçoit
ses amis pour la première fois.
Mlle de Giscours arriva la première, vêtue
d'une longue robe de coupe florentine, toute
droite, serrée à la taille par une ceinture d'or
et dont l'étoffe était vert pâle, brodée de feuilla-
ges plus ombres. Elle portait à son corsage un
bouquet de feuilles d'oliviers. Son malicieux et
mélancolique visage, sous ses cheveux bouclés,
avait une douceur suave, cependant que ses
épaules pures et laiteuses sortaient avec éclat de
l'étoffe incertaine. Une longue poire d'éme-
raude, mais lourde et taillée comme le fruit du
cyprès, pendait à son cou.
L INCERTAINE I 9 1
— Je me suis habillée en Sagesse, dit-elle,
pour assister à votre repas de fous.
La jolie Anglaise, au contraire, nous apparut
tout en noir, dans une jupe à paniers très am-
ples.
11 avait été entendu qu'aux yeux de son tu-
teur, Charlotte dînait chez Mme Drogheda, tan-
dis que Jane avait simplement averti sa mère
qu'elle passait la soirée dehors, sans lui spéci-
fier l'emploi de sa sortie.
Elles étaient bien belles, toutes les deux, et je
songeais avec mélancolie que j'empoisonnais
vraiment à plaisir mes soirées futures de vieux
célibataire. Gomme cette salle à manger plus
tard me paraîtrait lugubre, après avoir hospita-
lisé, quelques instants, en un tel équipage, ces
charmantes, mais énigmatiques personnes, et
comme ma solitude en serait plus amère I
Peu après, surgirent Boisberthe avec Clochen-
son, et Léchevin escortant Moussac. J'observai
que Boisberthe était nerveux, trépidant, Henri,
cérémonieux, que Moussac se montrait sombre
et enfin, que Léchevin semblait rayonner de
joie. Ces contrastes me donnèrent une grande
espérance : on ne s'ennuierait pas. Je craignais,
en effet, que l'on fût contraint, méfiant, que cha-
192 L INCERTAINE
ciin refusât de s'abandonner, je craignais... Mais
vais-je faire étalage de mes phobies ?
A vrai dire, les débuts du dîner fuient diffi-
ciles. On s'assit, on déplia sa serviette, on exa-
mina ses voisins. Je commençais de m'inquiéter
et de maudire mon goût des combinaisons ex-
centriques ; la conversation était lente, incolore,
gênée, je voulais y mettre du liant ; peine per-
due !
Une croustade de grives, comme, seule au
monde, Philomène en sait confectionner, donna
cependant à tous une certaine animation, mais
ce fut Jane qui ouvrit franchement le débat.
Comme on venait de servir un vénérable Her-
mitage, elle fit brusquement :
— Nos poètes sont plus grands que les vôtres,
mais vous avez de meilleurs vins !
— Nous avons aussi des femmes supérieures.
répondit hargneusement Moussac. Les Anglaises
sont comme vos pommes de terre, pâles et sans
goût.
— Je ne veux pas vous contrarier, Hubert, on
vous réservera une Espagnole, sèche, noiraude
et roulée dans l'huile rance !
— Non, mais une jeune fille de chez nous,
l'incertaine 193
simple, sans détours, sans coquetterie, et fleu-
rant bon la lavande et les contes de fées I
— Les contes de fées ! dit dédaigneusement
Jane. Mais est-ce là votre affaire ? Vous n'avez
jamais eu de fées, vous autres, et seulement des
mondaines, qui ne songeaient qu'à leurs robes,
à des bijoux ! Fi donc ! Venez seulement une
nuit dans une de nos landes, et vous verrez des
fées, des fées véritables. A moins que votre sotte
raison, Hubert, ne les épouvante tant qu'elles
ne fuient à votre approche.
Qu'a donc fait Jane à Moussac pour qu'il se
montre aussi agressif à son endroit ? Le visage
heureux de Léchevin révèle quelque manigance
nouvelle. Sa joie ne dit rien qui vaille. Je vou
drais bien savoir ce que pense en ee moment
Clochenson, qui fait la chatte-mitte auprès de
Mlle Drogheda !
— Jane, dit-il, vous êtes injuste pour nos
fées. Je crois, en effet, qu'elles se plaisent moins
que les vôtres dans la nature et qu'elles ont des
goûts de cour. Mais nous en avons de toutes sor-
tes, et de bien humbles aussi, nous avons les
fées du foyer, les fées du pétrin et du lavoir.
Grandes comme le demi-doigt, elles veillent sur
nos enfants et sur nos livres, sur nos jeunes fil-
13
iq4 l'incertaine
les amoureuses et sur nos vieux savants, sur nos
petites villes et sur nos rivières. Elles sont moins
aériennes que les vôtres, mais aussi moins arro-
gantes ; elles ne dansent pas au clair de lune,
mais elles savent de moqueuses maximes pour
attraper les sots. Les petites fées de France, Jane,
il ne faut pas les mépriser, elles hantaient un
bois de Domrémy, quand une Pucelle s'y age-
nouilla, pour écouter les appels de la délivrance,
elles ont soufflé à Racine quelques-uns de ses
plus beaux vers, elles étaient aux Feuillantines,
comme à Ccmbourg, comme à Milly !
fioisoertL^ nécout&ii pas. il parlait bas à
Charlotte ., dont le vidage s'animait d'une sorte
de rayonnement. Sans doute 1 entretenait-il
d'amour, et c'était là ce qui la irmdait joyeuse.
Et Clochenson, il y a trois jours, lui disait des
paroles identiques et la ravissait de même. For-
geris avait-il donc raison ? Charlotte, une fois
de plus, me paraissait telle que l'affreux nain la
dépeignait.
— Qu'il a fallu dé circonstances heureuses,
s'écria Léchevin, en levant son verre, pour pro-
duire cet Hermitage ! La terre, le soleil, la pluie,
la permission de Dieu se sont unis dans ce but !
Il est parfait, mais pour bien peu d'années.
l'incertaine ig5
Quelques-uns de ses éléments se désagrégeront,
et c'en sera fait de lui. Aimons-le. Il réalise un
moment de la beauté de ce monde, périssable
comme lui.
Je me penchai vers Charlotte.
— Êtes- vous heureuse?
— Pourquoi croyez-vous donc que je préfère
à tout le bonheur P II n'est peut-être au fond
qu'un engourdissement, un coupable repos. Ne
me le souhaitez pas.
— Quels vœux désirez- vous que je forme
pour vous P
— Je ne sais pas. J'ai peur de choisir. Il me
semble que ce que j'obtiendrais m'accordera
moins de choses qu'il ne m'en ôtera. En cet ins-
tant, toutes les portes sont entrebâillées. Si j'en
ouvrais une, les autres se fermeraient.
— ■ Vous avez pourtant un désir P
— • Oui, je voudrais avoir un cœur qui ne se
fatigue point, un esprit qui n'abdique pas, une
jeunesse inaltérable. Notre vie est une cabane au
bord d'un fleuve, appelé Torpeur. Je crains la
crue de ce fleuve. J'ai rêvé ma vie sous tant de
formes 1
— • Lesquelles ? Lesquelles P
196 l'incertaine
Elle haussa les épaules en signe de lassitude
et ne répondit point.
— J'aurais été content, lui dis-je, de vous
donner ce soir une vraie fête, et non point une
pauvre réunion comme celle-ci. Il aurait fallu
que le jardin fût plein de danseuses. Elles se-
raient venues, demi-nues, à peine voilées d'étof-
fes volantes et d'écharpes multicolores. Leurs
jeux et leurs entrechats se seraient déroulés au-
tour de vieilles statues ; elles auraient mimé la
naissance de l'amour, le désir qui fait son
choix, le regret qui tourne la tête, Galathée qui
devient vivante, Euridyce qui s'évanouit. Vous
auriez entendu les airs les plus languissants et
les plus fous du monde, une musique bizarre et
capricieuse, comme les conversations des dieux
et de leurs bouffons. Au lieu de ces plats, on
vous aurait servi des paons dans leurs plumes,
des sterlets du Volga, des gazelles du désert. A
la fin du dîner, les trois plus grands poètes du
monde seraient entrés, afin d'improviser en vo-
tre honneur des odes immortelles !
J'avais emprunté à l'Hermitage la plus
grande partie de mon éloquence, mais Charlotte
me regarda et posa sa main sur la mienne :
— Je me suis habillée en Sagesse pour venir.
L INCERTAINE IQ7
Elle ajouta :
— Je ne suis pas une coquette, Hector. Grands
dieux, ne devenez pas amoureux de moi !
Je fus si surpris que je rougis de mon exalta-
tion et que je me tus tout aussitôt.
Moussac et Léchevin commencèrent de se dis-
puter avec aigreur sur un sujet fort indifférent,
et ils échangèrent des propos tellement acariâ-
tres que je ne pus douter que la jalousie empoi-
sonnait leur querelle. Boisberthe s'était remis à
causer bas avec Charlotte. Jane sépara rudement
les belligérants, qu'elle traitait d'ailleurs avec
grand mépris.
— Si vous continuez, dit-elle, à nous ennuyer
de vos histoires, nous allons demander en chœur
à M. Guinemont de vous mettre à la porte. J'ai
horreur des disputes I
Le regard de Clochenson devint si gai et si
narquois que je pus y lire sa pensée.
— Voilà les femmes, disait ce regard, et c'est
à cause de l'une d'elles que ces deux amis se
haïssent I L'odeur des cadavres de Troie devait
ainsi incommoder Hélène : « Que l'air est donc
malsain ici, déclarait-ele négligemment à Paris,
ne pourrait-on aller aux eaux? »
Nous quittions la table. Boisberthe entraîna
198 l'incertaine
Charlotte dans le salon jaune et noir, Hubert de
Moussac, Jane, dans la bibliothèque.
Nous demeurâmes à fumer, Clochenson, Lé-
chevin et moi. Mais celui-ci donnait des signes
d'impatience.
— Qu'a donc Moussac, ce soir ? demanda Clo-
chenson, bonhomme.
— Il devient stupide, s'écria Léchevin, avec
colère. Vous avez vu comme il m'a cherché
noise ? Cela ne se serait pas terminé ainsi, je
vous jure, monsieur Guinemont, si nous
n'avions été chez vous !
— Ce qu'il y a de lamentable avec les hom-
mes, murmura Clochenson, c'est que jamais on
ne peut assister à une action de quelque intérêt
sans avoir pu la prévoir. C'est navrant !
Richard se tournait vers lui.
— Que voulez-vous dire ?
- — • Il y a une fable de La Fontaine au sujet
de votre querelle, Richard. « Deux coqs vivaient
en paix. »
— Mon cher, vous ne supposez pas cependant
que ce soit à cause de Mlle Drogheda que...
— Allons, allons, dit Clochenson, nous som-
mes entre nous. Guinemont sait à quoi s'en te-
nir. Pourquoi faites-vous attention aux méchan-
L INCERTAINE 199
cetés et aux fureurs de Moussac ? Vous savez
bien que vous êtes aimé.
Richard Léchevin sourit avec fatuité et gagna
à son tour la bibliothèque.
— Est-ce vrai ? demandai- je à Glochenson.
— Jane aimer Léchevin ? il éclata de rire,
— elle n'aime personne. Ce qu'ils ignorent l'un
et l'autre, c'est que dans un mois elle repartira
pour l'Italie avec sa mère. D'ici là, elle promet-
tra tout et ne tiendra rien.
— En ce cas, pourquoi encouragez-vous ce
jeune homme ?
Glochenson me regarda en souriant, avec un
mélange de gentillesse et de raillerie. Puis il ré
pondit :
— Il faut bien que, moi aussi, je fasse ma
partie dans le concert.
— ■ Vous êtes cruel !
— Léchevin n'est-il pas heureux de s'imagi-
ner qu'une aussi jolie fille a un sentiment pour
lui ? Dans un an, cette histoire lui sera indiffé-
rente, et d'ici là, elle l'amuse et double le prix
de sa vie. ?>e le plaignez pas.
Tout le monde était réuni dans le salon. Nous
y rentrâmes. Charlotte, silencieuse, écoutait tou-
jours Louis de Boisberthe. Mlle Drogheda regar-
200 L INCERTAINE
dait mùqueusement ses deux amoureux et dé
chirait un des camélias blancs qu'elle portait au
corsage.
— Monsieur Guinemont, doit-on croire les
hommes quand ils vous parlent d'amour ?
Elle m'appela :
— Oui, répondis-je, on doit les croire, —
comme on doit croire le bourreau, quand il vous
parle de pendaison !
Elle se leva en riant.
— Très bien, dit-elle, je vous remercie. Et
maintenant, Charlotte, il nous faut rentrer.
Henri nous raccompagnera.
À la porte, Mlle de Giscours détacha son bou-
quet de feuilles d'olivier et me ie donna.
— Gardez-le en souvenir de cette soirée et
puisse-t-il ne vous inspirer que de sages résolu-
tions I
Elle m'aurait laissé, en partant, un bonnet à
grelots et un hochet, que je ne me sentirais pas
plus absurde, ce soir I
Je suis sorti tantôt, avec l'intention de rôder
dans ma chère ville et de faire lever des souve-
nirs à chacun de mes pas. Je voulais revoir les
hérons de M. Parpaillon, goûter chez Lecocq,
choisir une cheviotte chez M. Cottedefert, qui
sait, peut-être même, acheter chez M. Salinba-
raas une cithare ou un alto ? Vers le soir, j'au-
rais rêvé à Saint-Biaise devant l'espiègle figure
qui rappelle Charlotte de Giscours !
C'était un programme enivrant, mais je
comptais sans mon hôte, c'est-à-dire sans Char-
lotte elle-même.
Je la croisai au coin de la rue Antoine-Heroët
et qui se dirigeait vers ma porte. Elle marchait
vite, pâle, les yeux absents, comme chassée de
soi-même.
— Eh ! dis-je, où allez-vous ainsi, Charlotte ?
Au bois, cueillir la fleurette ?
— Non, chez vous !
— Chez moi ? Voilà un grand honneur que
vous me faites ! Pourquoi ne pas m'avoir pré-
venu ? J'aurais passé chez l'artificier !
202 L INCERTAINE
— Ah î mon ami, je ne plaisante pas. Je
viens vous faire mes adieux.
Je fus si surpris de cette nouvelle que j'entraî-
nai Mlle de Giscours chez moi, et que, l'ayant
emprisonnée entre la fenêtre et le cabinet de
laque, je lui fis raconter son histoire.
Elle avait déjeûné chez Mme Drogheda, et
comme elle rentrait, vers trois heures, rue de la
Vieille- Abbaye, le baron de Forgeris, qui la
guettait, lui raconta précipitamment que son
oncle savait tout, qu'il était furieux, qu'il vou-
lait la chasser et que mieux valait pour elle ne
pas reparaître en ce moment et se tenir coite
jusqu'à ce qu'il fût un peu calmé.
J'interrompis doucement l'éplorée :
— Votre oncle sait tout, Charlotte ? Mais quel
est ce tout ?
La pauvre enfant rougit :
— Mes rendez-vous avec Clochenson, je
pense, avec Boisberthe.
— ■ Vous donniez des rendez-vous à Clochen-
son et à Boisberthe ?
— Oui, oui ! Y a-t-il grand mal à cela ? Bois-
berthe me suppliait tant et Clochenson est si
drôle I Est-ce que mon oncle s'imagine que j'at-
tendrai éternellement le bon vouloir de Simon ?
l'incertaine 2o3
J'ai toute ma jeunesse en moi ! Mais il paraît
surtout que les lettres de Louis ont causé un
grand scandale !
— Boisberthe vous écrivait ?
— ■ Mais oui, voyons I Comme si vous ne vous
en doutiez pas ! Des lettres extraordinaires, où il
se moquait de Simon, où il me demandait de
l'épouser I
— ■ Et ces lettres sont compromettantes ?
— ■ Dame, il y parle de nos rendez-vous, des
baisers que je lui ai laissés prendre, de mille ab-
surdités romanesques. Elles me distrayaient
tant, ces pauvres lettres ! Elles contrastaient si
plaisamment avec celles de Simon, qui étaient
froides, guindées, cérémonieuses, qui me di-
saient des choses de ce genre : « Je viens d'avoir
une occasion excellente, j'ai acheté un service
à découper... » Un service à découper l'amour,
oui ! Enfin, mon oncle est au courant de mes
folies et il veut me déshériter. Ce bon Forgeris
m'attendait depuis deux heures pour m'aviser de
ce drame. Moi qui le jugeais si mal ! Voyez
comme on se trompe. C'est lui, au contraire,
qui a tenté l'impossible pour me tirer d'affaire.
En attendant qu'il réussisse à me faire rentrer
en grâce, il trouve prudent que je me cache dans
20| L INCERTAINE
une ville voisine, à Orves, par exemple. Il m'y a
même indiqué un hôtel : l'Ecu d'argent. Je vais
m'y réfugier.
— C'est Forgeris qui vous a sauvée ? Je n'en
reviens pas !
— Quand je vous dis que c'est un amour ! Et
comme je n'avais pas un sou sur moi, il m'a
même avancé un peu d'argent : quinze louis,
pour me permettre de régler les premiers frais.
— Vous auriez mieux fait de vous adresser à
moi ! grommelai-je.
— Je suis partie en toute hâte, mais avant de
filer, j'ai voulu vous dire adieu, ainsi qu'à Clo-
chenson, chez qui je cours maintenant. Vous
serez seuls tous deux à connaître ma retraite.
J'avais de bonnes raisons de me méfier du jeu
de Forgeris, et je supposais bien qu'il tendait
à Mlle de Giscours quelque piège de sa façon.
— Charlotte, dis-je, croyez-moi. N'allez pas à
Orves. Tout ceci me paraît bizarre, trop bizarre
à mon goût. Moi aussi, je vais vous donner un
conseil ; demeurez ici !
— Ici ?
— Oui, au lieu d'être cachée à Orves, vous le
serez dans cette maison et plus en sûreté. D'ail
l'incertaine 2o5
leurs, vous êtes sous ma protection ; vis-à-vis de
Maragde, cela vaudra peut-être mieux.
Elle se défendit longtemps, mais enfin se
laissa persuader. Je lui déconseillai toutefois de
prévenir Clochenson de ce qui se passait, et j'eus
de nouveau beaucoup de peine à la convaincre.
Un pressentiment me disait que Clochenson ne
devait être averti de rien et que Forgeris lui ré-
servait un rôle dans tout ceci.
Je donnai ordre de préparer une chambre.
Philomène, qui est le silence même, sortit d'une
armoire les draps les plus parfumés ; un grand
feu fut allumé dans la pièce encore froide, et
Charlotte, déjà riante et amusée comme une en-
fant de cette installation en impromptu, n'eut
plus qu'à admirer la vieille cretonne rustique
qui couvrait les murs et chargeait le baldaquin.
Un miroir ovale, au tain écaillé, encadré de
fleurs de biscuit, dont la plupart étaient incom-
plètes, posé en face du jour, reflétait un ciel
blanc, semé de nuages grisâtres.
— Je n'ose pas m'y regarder, dit Charlotte,
j'ai peur d'aller y réveiller, tout au fond, tant
de visages qui doivent y dormir !
Puis elle s'assit dans un énorme fauteuil et
mo regarda :
2o6 l'incertaine
— Vous sou venez- vous, Hector, du soir où
vous m'avez aperçue à l'hôtellerie, déguisée en
matelot ? Je ne me doutais guère alors que je
viendrais un jour habiter chez vous ! Quelle sin-
gulière comédie que tout cela !
— Peu de jours après, Charlotte, vous m'avez
affirmé que vous adoriez Simon.
— Je ne le disais pas à vous, Hector, mais à
moi-même. J'aurais tant voulu que ce fût vrai I
Cela aurait été mieux ainsi ! Que voulez-vous ?
Ce n'est pas ma faute s'il ne pense qu'aux servi-
ces à découper î
Je sortis vers le soir. J'avais besoin de m'iso-
ler et de réfléchir à cette étrange aventure. Mais
y a-t-il quelque chose de plus extraordinaire, de
plus continûment romanesque que la vie, cet
incroyable accident survenu à notre conscience?
Chacune de nos actions, chacun de nos désirs,
notre destinée tout entière, — ne sont-ils pas en
quelque sorte fantastiques ?
Je m'avisai cependant que si Charlotte eût
quitté la mairie au bras de Simon, au lieu de se
cacher chez moi, mes pensées eussent été peut-
être différentes !
l'incertaine 207
Je pousai jusqu'au pont Saint-Georges qui en-
jambe la Calmette. De grands remous verts sui-
vaient, en se contrariant, son cours précipité.
Un peu au delà, de vieilles maisons, tassées sur
les deux rives, reflétaient dans l'eau trouble leurs
façades décrépites et leurs toits penchants. L'une
d'elles se terminait par une terrasse couverte, où
du linge pendait entre des piliers mal équarris.
Des géraniums desséchés se suivaient sur la ba-
lustrade. Les moulins à roues enfonçaient dans
la rivière leurs larges palettes et les retiraient,
totrtes ruisselantes de mousse et de bave. Là-
haut, le ciel prenait l'éclat et la couleur du cui-
vre.
Une belle fille en bleu, les cheveux massés sur
la nuque, vint s'accouder à la terrasse, entre les
plantes mortes. Elle regardait les fenêtres déla-
brées s'allumer, l'une après l'autre, comme des
chaudrons devant un feu. Et je ne sais pour-
quoi, à la vue de ce tableau, il me vint un sen-
timent de joie confuse, tranquille et lumineuse.
Charlotte trop fatiguée, ne dîna pas avec moi,
mais vers neuf heures, elle me délégua Philo-
mène pour me prier de monter dans sa cham-
bre»
208 l'incertaine
Je la trouvai au lit, où elle me parut beau-
coup plus jeune et presque enfantine.
Un de ses bras nus sortait des draps, si mince
et si blanc que je compris soudain toute la fra-
gilité de l'être charmant qui se confiait ainsi à
moi.
— J'avais envie de vous voir, dit-elle, comme
pour s'excuser de m'avoir dérangé. Hector, je
n'aurais dormi sous aucun autre toit que le
vôtre, mais auprès de vous, je me sens en sécu-
rité ! Je sais bien que Bréviaire ne peut me faire
que du mal, et Boisberthe, de même. Mais,
vous, Hector, mais vous...
Elle hésita un peu, puis acheva sa pensée eu
ces termes :
— Il y a un homme encore avec qui j'irais
sans crainte au bout du monde. Il ne m'aime
pas et c'est mieux ainsi. Au fond, mon bon
Guinemont, je suis si seule sur la terre ! Le jour,
je réussis bien à m'étourdir, mais le soir, je me
retrouve en face de ma tristesse. Je sais que mon
oncle de Maragde est un homme excellent et
qu'il m'aimerait, si Forgeris ne l'excitait pas
ainsi contre moi. J'aurais voulu que Simon fît
un effort pour me comprendre, il paraît que cela
lui est impossible. Son seul but dans la vie est
h INCERTAINE 209
de paraître respectable, et cela m'est tellement
égal ! Ce que je voudrais, moi, c'est être aimée
pour moi-même.
J'avais pris sa main dans la mienne, elle par-
lait toujours, elle fermait les yeux.
— Laissez votre main comme cela, Hector !
Vous avez bien fait de ne pas vous marier... Au-
rais-je pu venir m'abriter ici ? Forgeris m'a dit
que vous me détestiez. N'est-ce pas que j'ai bien
fait de ne pas le croire ? Hector, je voudrais
être un jour chez moi, posséder une niche, un
hangar, une cave, mais quelque chose enfin qui
me fût personnel. C'est si pénible de vivre tou-
jours chez autrui et je suis si fatiguée par mo-
ments I
Elle se tut quelques secondes. Son beau visage
remua sur l'oreiller, déplaçant les ondes noueu
ses de ses cheveux.
— Je me souviens, reprit-elle, que, quand
j'étais enfant, ma vieille nourrice me racontait
des histoires jusqu'à ce que je m'endorme. Je
les ai malheureusement oubliées, ces histoires,
mais je crois qu'il s'agissait toujours d'une
princesse captive. Son fiancé l'ayant abandon-
née, il lui poussa des ailes comme aux jeunes
cygnes, et elle s'en allait, la nuit, frapper et
14
2IO L INCERTAINE
pleurer à la fenêtre de l'infidèle. Une nuit, il
ouvrit la croisée et il vit... et il vit...
Elle commençait de s'endormir. Elle bre-
douillait et rêvait tout haut !
— Les ailes dans l'ombre faisaient deux
rayons blancs et alors... Xe vous en allez pas,
Henri, laissez votre mains dans la mienne...
comme cela... Henri ! Henri...
Je sais le secret de Charlotte, mais elle, le
connaît-elle ? Elle s'est endormie, et je tiens
toujours cette main. Je suis heureux, il me sem
ble, mais pourquoi donc alors, ai-je autant en-
vie de pleurer ?
A trois heures, j'ai reçu la visite du baron
de Forgeris. Il avait son air le plus hypocrite,
il ressemblait à la fois à un moine de Rabelais
et au Raminagrobis de La Fontaine. Il portait
des gants à crispin qu'il n'en finissait plus d'en-
lever, puis il me dit d'un ton fort doux, d'un
ton fort onctueux :
— Monsieur Guinemont, vous ne me deman-
dez pas des nouvelles de Mlle de Giscours ?
— Je n'aurai garde, mon cher baron, vous
êtes toujours le premier à m'en parler.
— Eh bien, Monsieur, il est arrivé des événe-
ments extrêmement fâcheux depuis que je n'ai
eu le plaisir de vous voir.
Et il me raconta à sa manière, avec force exa
gérât ion, force grimaces et gestes apitoyés, la
scène tragi-comique que je connaissais déjà par
Charlotte. Il y ajouta beaucoup de considéra-
tions sur la fureur de M. de Maragde et sur ses
efforts pour l'apaiser.
— C'est pourquoi, ajouta triomphalement
M. de Forgeris, Mlle de Giscours s'est réfugiée
à Orves.
212 L INCERTAINE
— ■ Eh bien, que va-t-elle faire là ?
— Elle attendra ! Oui, Monsieur, elle attendra
mes instructions. Quand la colère de Philéas
sera calmée, peut-être alors l'autoriserai-je à
rentrer sous son toit.
Il me vint un désir pervers d'être hypocrite
à mon tour et de battre mon compère sur le
terrain même où il excellait.
— Ne croyez-vous pas, mon bon Forgeris, —
c'est un conseil que je vous demande, un con-
seil d'ami, — qu'il serait peut-être sage de ma
part d'aller voir Philéas et de vous aider dans
vos tentatives de réconciliation ?
A ces mots, le nain s'agita fiévreusement sur
son fauteuil.
— Non, non, Hector, je crois que cela serait
dangereux. Philéas est très nerveux en ce mo-
ment, il s'exaspère vite, il vaut mieux qu'il
s'apaise, qu'il oublie la chose ; laissez-moi faire,
je suis un parfait diplomate. Et puis, qu'avez-
vous à craindre ? J'aime beaucoup Mlle de Gis-
cours. Ses manières à l'évent ont pu m'agacer
quelquefois, et je crois même vous avoir fait la
confidence de ces agacements passagers, mais
depuis qu'elle n'est plus rue de la Vieille-
Abbaye, je sens combien elle m'est chère !
2l3
M. de Forgeris prit ici son air le plus subtil et
le plus malin.
— Je veux même tout vous dire, mon cher, et
vous allez juger par vous-même de ma sollici-
tude pour notre Charlotte. J'ai réfléchi qu'il
serait peut-être bien imprudent de laisser ainsi
une jeune fille, presque une enfant, toute seule,
sans relations, sans protecteurs, dans une ville
inconnue, et qu'il serait prudent de lui envoyer
un de ses amis, afin que quelqu'un prît soin
d'elle.
La figure du baron de Forgeris aurait voulu
paraître indifférente, mais ce fut plus fort que
toute sa volonté : quelque chose de satanique lui
sortit du visage, comme d'une solfatare, sa fu-
mée.
— J'ai songé d'abord à prévenir M. de Bois-
berthe, mais j'ai trouvé que M. Clochenson
était mieux indiqué. Je suis allé le dénicher
dans son cloître, où il lisait, au fond de la cha-
pelle, un livre presque aussi grand que lui. Je
l'ai mis fort obligeamment au courant de ce
drame. Je dois reconnaître que M. Clochenson
n'en a pas paru extrêmement affecté. Il a été de
mon avis et il a plié bagage incontinent afin de
21 1\ l'incertaine
retrouver à VEcu d'Argent, Mademoiselle de Gis-
cours.
M. de Forgeris riait sous cape, et je ne riais
pas moins. Ah ! M. Clochenson courait Jes rou-
tes derrière Mlle de Giscours, et M. de Forgeris
s'en réjouissait I Fort bien ! Mais Mlle de Gis-
cours écoutait tout cela derrière une tapisserie.
Et elle en riait certainement aussi. C'était une
excellente histoire !
— Vous êtes un véritable ami, dis- je à For-
geris, en le raccompagnant à la porte.
— Personne ne m'estime à ma juste valeur,
me répondit-il modestement. Je suis un mé-
connu.
Mais en voilà bien d'une autre ! Mlle de Gis-
cours sort de sa cachette. Elle en sort aussi
pâle que si, nixe changeante et glacée, elle
émergeait véritablement de la touffe de roseaux,
tissée dans cette verdure.
— Henri est parti, me dit-elle. Je vais le re-
joindre.
— Le rejoindre à Orves ? Vous êtes folle !
— Mais songez donc qu'en arrivant à l'hôtel,
il n'y trouvera personne, qu'il s'inquiétera, me
croira perdue, malade, que sais-je, morte
même I
l'incertaine 2l5
— Eh bien, il assistera à votre résurrection, à
peine un peu plus tard que le troisième jour I
— Non, non, je pars, laisse-moi !
La tapisserie est immobile ; le rideau de
paysages bleus s'éclaircit à mesure qu'il s'éloi-
gne et s'enfonce mollement, de val en val, vers
des champs d'or pâle, et la mare n'oscille pas,
entre les longs plumets de ses roseaux, que le
vent touche, mais la nixe, elle, se tord les
mains, elle appelle, elle supplie, elle va pleurer.
Henri ! Son Henri est loin ! Son Henri passera
une mauvaise nuit ! La belle affaire ! Quelle
sotte chose que de s'occuper des petites filles !
Je me retourne en bougonnant :
— Mais vous ne comprenez donc rien, Char-
lotte ! Forgeris n'a envoyé Clochenson à Orves
que pour vous compromettre et faire croire à
votre oncle que vous avez été enlevée. Ne bou-
gez pas. Si Philéas part pour Orves, le baron
est perdu.
Cette fois, Charlotte saute dans mes bras :
— Hector, vous avez du génie.
Du génie ? non. Lamparnave seul a eu du
génie, Lamparnave seul a cru longtemps qu'il
lui suffirait de prononcer certaines paroles pour
attirer l'admiration de tous ! Moi, je n'ai pas
2lti l'incertaine
de génie, mais j'ai gardé un peu de bon sens :
c'est beaucoup plus rare !
Cependant, pour calmer Charlotte, je lui pro-
mets d'aller rue des Carmes voir si Clochenson
est vraiment parti.
Le soir était si calme qu'il me semblait avoir
retrouvé mon enfance à peine désemmaillotée.
Les vieilles maisons de ma ville natale pre-
naient la nuance brune et dorée du pain bénit.
Les vitres étaient couleur d'encens, et les clo-
ches, les unes, sonores, et les autres, fêlées, s'in-
terrogeaient et se répondaient, tour à tour, lais-
sant tomber avec confiance leurs antiques sonne-
ries fidèles, qui semblaient ricocher de toit en
toit. Au fond du cours des Trois-Chimèrés, le
soleil, en train de se coucher, avait l'air du
Buisson- Ardent. Il faisait aigre. Le vent souf-
flait. Au coin d'une rue, un passant quelconque
■ouvrit la porte d'un bar, et, cérémonieux, solen-
nel, comme si tout l'hiver était sur ses talons,
du ton d'un huissier dans une cérémonie, il
annonça aux consommateurs :
— ■ Messieurs, le froid !
Comme ce soir d'automne me rappelait ma
jeunesse ! Je mettais mes pas dans mes pas.
L INCERTAINE 1 1 7
J'apercevais une ombre furtive qui me précé-
dait le long des rues, mais j'avais beau courir,
je ne la rattrapais jamais. Au passage, sur
chaque mur, je voyais fuir une silhouette, toute
ma vie revenait à moi pour s'évanouir de nou-
veau. C'était comme l'écho d'une ancienne
ronde, mais Sœur Anne avait beau gravir la
tour, la route seule poudroyait : je savais le
secret de Charlotte !
Je gagnai le cloître des Carmes.
— M. Clochenson est-il là ?
Personne ne meurt dans cette ville : M. Col-
ladon a fermé boutique. Tout le monde est en
bonne santé : Mme Ossu n'est pas chez elle. Au
bruit que je fais en m 'escrimant contre le heur-
toir de la petite porte, M. Lespérancc, le relieur
aux yeux roses, sort de son magasin.
— ■ Vous demandez quelqu'un, Monsieur ?
— M. Henri Clochenson. Pourriez-vous, par
hasard, me donner quelques renseignements sur
lui ?
Le relieur se penche mystérieusement vers
moi, et, posant un doigt sur ses lèvres, comme
poUr me prier de ne point répandre un secret
si compromettant :
218 l'incertaine
— M. Clochenson, me dit-il, est parti tantôt
pour ne pas revenir.
— Où est-il allé ?
— Il ne me l'a pas confié, mais il a emporté
sa valise.
— Je vous remercie.
Le relieur me rappelle.
— Je crois vous avoir déjà aperçu dans ce
lieu, Monsieur. Ne seriez-vous pas un ami de
M. Clochenson ?
— Un ami intime.
— ■ Alors je vous dirai tout. M. Clochenson a
emporté aussi un étui à parapluies. Peut-être y
a-t-il dissimulé, en effet, une canne et un en-
cas, mais je le soupçonne d'y avoir enfermé
deux épées. D'après ce qu'il m'a dit lui-
même, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un
duel.
Ce misérable albinos a relié trop de romans.
La buée qui s'échappe d'eux lui a tourné l'es-
prit. Ne peut-il voir une femme sourire, sans
croire à un adultère, un homme partir en
voyage, sans imaginer un duel ? Je suis plus
simple, Dieu merci, je n'ai rien de romanesque,
— mais, au fait, hier même, n'ai-je pas enlevé
une jeune fille ?
J'aurais montré de la prudence, je crois, en
rentrant à Paris plus tôt, — ou peut-être même
en ne revenant pas ici.
Je pense à la petite maison que j'ai là-bas, et
j'éprouve à son sujet un attendrissement hors
de propos.
J'en revois les meubles, les détails, les mille
agréments, avec une exactitude si minutieuse
qu'elle me donne un semblant de nostalgie. Que
fais-je dans ma ville natale ? Est-ce de mon âge,
je vous le demande, est-ce de ma dignité, de
courir les aventures avec une bande de jeunes
gens, d'intriguer, de tromper un vieil ami inof-
fensif, de sauvegarder les caprices d'une don-
zelle, qui n'est après tout qu'une coquette, une
aventurière ? Oui, ma place est-elle dans cette
galère ?
J'essaie de me représenter la vie charmante,
que j'aurais en ce moment à Paris, et que j'ai
quittée cependant, tant elle m'ennuyait ! Que se
passe-t-il depuis mon départ ?
2 20 L INCERTAINE
Mon ami Xavier du Tayboscq cherche-t-il tou-
jours femme et s'acharne-t-il à en découvrir
une, qui réunisse à elle seule les qualités contra-
dictoires que Ton trouve chez plusieurs ? Amé-
dée Nantiat poursuit-il ses savantes études sur
l'évolution du masque à travers les siècles et
son influence sur les mœurs ? Chacun vit sa
vie, et moi, celle des autres ?
Il fait froid, ce soir; je suis comme d'habi
tude au coin de mon feu, rêvassant et "fumant
ma pipe. De temps en temps, une bûche, à
demi-rongée, cède par le milieu et s'effondre
dans le foyer, d'où jaillit une multitude d'étin-
celles.
De temps en temps aussi, quelque chose se
rompt dans mes souvenirs. Où je croyais trou-
ver un point d'appui, je ne vois plus qu'une
chose qui s'effrite, qui dégringole à son tour. Le
vent fait plier au dehors les longs arbres nus et
sifflants. Je devrais m'en aller. Cette enfant qui
dort là-haut, fatiguée par les émotions de la
journée, ne quitte plus mon cœur. Absente ou
présente, c'est toujours à elle que je tends, c'est
toujours elle qui reste le but de mes actions.
Que de projets n'ai-je pas conçus déjà au coin
de ce feu ! Mais ces projets comportaient tous la
L INCERTAINE 221
yeux d'or qui t éclaireront désormais, c'est sur
compagnie d'une femme ; et cette femme, je
sais aujourd'hui les traits, je sais le visage
qu'elle porte. Et j'oublie la quarantaine dépas-
sée depuis longtemps : je me crois revenu à
l'heure où toute la vie s'ouvre devant soi.
Rêve, vieux fou, rêve I L'hiver descend sur toi.
Tes songes ne font de mal à personne. Rêve que
tu es jeune et que Charlotte va t'aimer, qu'elle
va te préférer à cet imbécile de Simon, à Bois-
berthe, l'exalté, au sage Clochenson. Rêve que
ta destinée est à recommencer : une diligence
s'arrête devant ta porte, — le postillon fait cla-
quer son fouet. Les deux gros chevaux
s'ébrouent entre les harnais et frémissent d'im-
patience, tu entends une voix vibrante et
chaude : « Avez-vous le plaid, le sac, l'eu- cas
pour la nuit ? »
Un chien aboie dans le silence des champs, il
neigera sûrement cette nuit sur les routes !
Rêve, vieux fou, rêve ! Tu es parti avec Char-
lotte. Tu seras demain à Vérone, à Cordoue, à
Gv.alior. Ce monde que tu connais trop ne t'im-
posera plus sa souillure. Tu cours les grands
chemins avec la femme de ton choix, avec celle
que tu attendais depuis ton enfance. Ce sont ses
22 2 L INCERTAINE
ton épaule qu'elle dormira ! Jusqu'à ta' mort, tu
entendras chanter à ton oreille cette congréga-
tion d'oiseaux des Iles qu'elle a dans l'esprit.
Maintenant, tout a un sens pour toi, tout a sa
vérité. Tant pis pour Xavier du Tayboscq, qui
cherche encore, tant pis pour Amédée Nantiat,
qui ne croit qu'aux masques I
Rêve, vieux fou, rêve ! La diligence roule suf
les routes blanches de neige. C'est la nuit de
Noël. Les cloches sonnent dans la bise, elles son-
nent à toute volée. Elles annoncent au monde
que l'Amour vient d'y naître. Aux carrefours,
on rencontre des bergers, qui portent des
agneaux dans leurs bras, des bûcherons, plies
sous leurs fagots, des boulangers, chargés de
miches. Il défile aussi bien des gens connus ;
voici M. Salinbaraas qui joue du luth, M. Par-
paillon, avec un renard empaillé sur une plan-
chette, M. Cottedefert qui traîne un de ses man-
nequins. Voici le relieur aux yeux roses, un
missel sous chaque bras. Tous s'empressent au
rendez-vous mystérieux que les astres leur ont
donné. L'Amour est né sous une chaumière et
la diligence vole sur la neige, les chevaux fu-
ment. « Vite, postillon, vite I Les cloches son-
nent, nous sommes en retard. Il nous faut arri-
l'incertaine 223
ver avant les rois mages. » Mais tu ris, postil-
lon ! Tu te moques de moi ? Ah I pourquoi ce
sourire hideux me montre-t-il, sous un visage
dénudé, les dents narquoises de la mort ?
Toc, toc, toc, toc... Je me réveillai en sur-
saut. Le livre, que je ne lisais plus, tomba. Qui
était là ? Charlotte ? Le postillon ? La mort ?
Ou le relieur aux yeux rouges ?
Une longue figure s'avança et je reconnus
Lamparnave.
— Je crois que tu dormais, Hector !
— Dormir, moi ? Non. Je... faisais un rêve !
— Et que rêvais-tu, ô fortuné ?
— Je rêvais que j'avais Vingt ans.
— Mes compliments ! Voilà une chose qui
m'est bien sortie de l'esprit !
Lamparnave s'allongea dans un fauteuil et
tendit ses semelles à la flamme.
— D'ailleurs, je ne rêve plus du tout. Tu es
étonnant, Hector ! Je vois maintenant que tu as
conservé certaines facultés de ton adolescence,
un certain don de jeunesse. C'est très beau. Moi,
je n'ai plus tout cela. Je n'attends rien, je n'es-
père rien, je ne regrette rien, je classerai des
fiches jusqu'à mon dernier soupir.
224 l'incertaine
— Comme tu dois t'ennuyer !
— ■ Encore une idée de jeune homme ! Est-ce
qu'on s'ennuie, est-ce qu'on s'amuse ? Le plaisir
et l'ennui sont l'envers et l'endroit du même
phénomène. Ici, ces mots n'ont aucun sens. Et
puis, mon pauvre ami, que pouvons-nous dé-
cemment apprendre de la vie ? Les hommes
sont si simples ! Chaque chose est prévue. On
sait à l'avance tout ce qui va se passer. Je suis
comme un montreur de marionnettes qui con-
naît son répertoire par cœur et qui fait réciter
les rôles, en ne pensant qu'à ses recettes.
— Tu m'as l'air bien désenchanté.
— ■ Encore un mot sans signification ! Pour
être désenchanté, il faut d'abord avoir été en-
chanté. Je n'ai jamais rencontré Viviane. Et toi?
Elle dormait là-haut, toute seule, ma Viviane,
dans la chambre au miroir de biscuit, sous les
rideaux du baldaquin. Mais suis-je à ce point-là
victime d'un enchantement ?
Et comme je ne réponds rien, Lamparnave
me dit :
Sais-tu ce qui est arrivé à Mlle de Gis-
cours
o
Je ne sors pas, je ne vois personne...
L'INCERTAINE 2 25
— Eh bien, il paraît qu'elle est partie avec
Henri Clochenson.
— Mais elle était fiancée à Simon de Bré-
viaire ?
— C'est ce qu'il y a de plus saugrenu dans
l'affaire. Philéas de Maragde est indigné, il veut
faire enfermer sa pupille dans un couvent, jus-
qu'à sa majorité. Enfin, c'est un véritable scan-
dale. Nos concitoyens vont en être joliment fiers.
N'étais-tu pas au courant de tout cela ? Je te
croyais très lié avec ce petit monde.
— Mais qu'y a-t-il de vrai dans ces potins ?
— C'est Forgeris qui les a racontés au cercle,
hier, devant deux ou trois personnes. La chose
est plus que certaine. Qu'en penses-tu ? Nous
avons bien fait de ne jamais nous marier.
— En es-tu sûr ? Si Mlle de Giscours avait
aimé M. de Bréviaire, supposes-tu, ô Lampar-
nave, qu'elle l'eût quitté ainsi ?
— Je n'en sais rien, je le suppose.
— O Lamparnave, au lieu de classer des
fiches, as-tu aimé, as-tu rencontré d'autres fem-
mes que Rosalinde, que Miranda, que Dona
Juana ? As-tu suivi l'une de ces filles moqueuses
et cruelles, qui vont dans la vie, une rose au
coin de la bouche, et que tout le monde croit
15
226 l'incertaine
sans cœur jusqu'au jour où l'on apprend qu'el-
les sont mortes pour un avoué, pour un étu-
diant, pour un toucheur de bestiaux ? As-tu cru
voir renaître une nymphe dans une danseuse,
une sirène dans la fille d'un pêcheur ? Tu as fait
des fiches, il fallait vivre, Lamparnave !
— Ma parole I comme te voilà respectueux.
Tu ne croyais guère à l'amour autrefois.
— J'avais vingt ans, j'en ai plus de quarante.
A vingt ans, on pense qu'on est Dieu soi-même.
Mais à quarante, on pense que Dieu, c'est
l'amour. Et à soixante...
— On croit en Dieu tout simplement, comme
on croit à la mort, quand on entre en agonie.
Eh bien, Guinemont, quand je mourrai, je te
laisserai mes fiches. Tu les liras et tu verras que
ma vie n'aura pas été inutile.
— - Inutile à qui ?
— A l'homme qui naîtra un jour et qui aura
les mêmes goûts que moi. Je lui aurai épargné
bien du travail !
— Penses-tu que cela suffise à remplir une
existence ?
— Combien de milliards de vies humaines se
sont-elles consumées avant d'arriver jusqu'à
nous ? A quoi ont-elles servi ? Réfléchis aussi au
L INCERTAINE 227
nombre incalculable de tridacnes qui sont nées
au fond de la mer et qui y sont mortes, sans
modifier la forme de leurs valves ? J'ai cent ans,
Guinemont, et tu en as quinze. Nous ne pouvons
pas nous entendre. Serais-tu amoureux ?
— ■ Je voudrais l'être I
— Alors épouse ta femme de chambre, mon
vieux, car nous toucherons bientôt à l'âge où
l'on finit ainsi. La déesse à vingt ans, la cuisi-
nière à soixante ! C'est le périple humain.
— Tu es amer.
— Que veux-tu, Hector ? Je sais tout !
— Même où est Mlle de Giscours ?
— Je le sais, dit Lamparnave. Mais je ne le
crois pas. Elle a disparu. Clochenson aussi. Elle
a dû partir avec Boisberthe, et Clochenson cou-
vre leur retraite.
— ■ Pourquoi soupçonnes-tu cela ?
— Je t'ai dit que le petit Boisberthe vient me
voir souvent. Cet enÇantelet écrit des comédies
et me demande des conseils. Il n'a aucun talent,
mais beaucoup d'imagination. Ce qu'il invente
est aussi bête que ce qu'inventent nos contempo-
rains. Il n'est pas sans avenir. Eh bien, il m'a
fait des demi-confidences. Il aime Mlle de Gis-
cours et elle l'aime certainement. Clochenson
228 l'incertaine
facilite leurs rendez-vous. C'est le meilleur gar-
çon du monde. Bonsoir, naïf Guinemont, je
vais regagner ma pyramide de volumes, d'où
quarante siècles vous contemplent, toi et les
autres bébés de ton âge, vous tous qui croyez à
la réalité de ce monde, vous qui ne savez pas
que ce qui doit mourir n'a jamais existé !
Je viens de monter jusqu'au palier du second
étage. Charlotte dort. J'entends le souffle égal
de sa respiration.
Charlotte, ô mon enfant, est-il vrai que vous
aimiez Boisberthe ? Me suis-je trompé, et ne
tenez-vous tant à Clochenson que parce qu'il
facilite et dissimule vos amours ? Qui le sait ?
Mais, ô Charlotte, il est encore un homme qui
vous aurait aimée de toutes ses forces, jusqu'à la
mort, et celui-là, vous ne l'aimerez jamais !
Jane Drogheda, debout devant moi, le visage
coloré par la course, et trop élégante dans sa
robe à paniers noirs, relevés de nœuds cerise,
m'interrogeait avec anxiété :
— Savez-vous où est Charlotte ?
— Je ne sais rien, Jane. Je ne suis pas détec-
tive.
— Elle a disparu sans me laisser le moindre
billet. C'est par Clochenson que j'ai appris sa
fuite à Orves et voici le télégramme que je reçois
de lui.
tLa dépêche de Clochenson ne portait que ces
mots : « Charlotte inconnue à l'hôtel. Qiïest-
elle devenue ? Attends votre réponse ici. »
— Qu'allez-vous répondre, Jane ?
— Je vous le demande.
— Peut-être serait-il bon, fis- je hypocrite-
ment, d'interroger Forgeris. C'est grâce à lui
que Charlotte est partie.
Je n'étais pas fâché de m'amuscr à mon tour
et de tenir les fils des marionnettes, même après
Clochenson, même après Forgeris !
250 L'INCERTAINE
— Allons à l'hôtel de Maragde, continuai-je,
mais auparavant, Jane, dites-moi une chose :
pourquoi vous laissez-vous faire la cour par
Moussac et par Léchevin ?
— Je ne sais pas. Sans doute pour m'amuser.
— Encore un mot : pourquoi Clochenson
vous donne-t-il des conseils dans cette affaire ?
— Je n'en sais rien. Sans doute pour s'amu-
ser.
Je réfléchis que je n'apprendrais rien de plus,
et nous sortîmes. La fin de l'après-midi était
pure et glacée. Les premiers froids produisent
un singulier effet sur mes concitoyens. Ils ne
traversent les rues qu'en courant et chacun, en
toute hâte, regagne sa demeure, son poêle, sa
bûche ou son brasero. Les rares personnes, qui
osent s'arrêter, s'entretiennent avec épouvante
de leur plus terrible, de leur plus implacable
ennemi.
Nous gagnâmes rapidement la rue de la
Vieille-Abbaye et sonnâmes à l'hôtel de Ma-
ragde. Le valet de chambre, qui nous reçut, res-
semblait à la grenouille des jeux de tonneau.
Il était fait pour absorber les nouvelles, mais
certes point pour en dégorger. Il nous apprit
que M. de Maragde était parti, que le baron de
l'incertaine 23 1
Forgeris avait disparu, et il refusa catégorique-
ment de nous dire dans quelle direction ces
deux honorables personnages avaient pris la
fuite. Il est vrai que nous le savions. Cependant,
j'obtins de la grenouille qu'elle allât quérir Tro-
phime. Trophime était un des monuments fami-
liers de l'hôtel de Maragde. Tour à tour cocher,
valet de chambre, majordome, c'était une ma-
nière de maître Jacques. Il nous faisait jouer,
Philéas et moi, quand nous n'étions que deux
bambins.
Trophime se présenta, cinq minutes après,
cérémonieux et bon enfant à la fois, avec ses
lunettes d'instituteur et ses longs cheveux gris
d'académicien de province.
— Trophime, lui dis-je, confessez-nous la
vérité.
Il me regarda, il considéra Mlle Drogheda. Il
hésitait.
— Vous me connaissez, insistai-je, et voici
l'amie de Mlle de Giscours. Il faut que vous nous
parliez franchement.
— Je ne peux pas le faire ici, répondit-il, à
cause des domestiques. Si Mademoiselle et Mon-
sieur Hector veulent bien monter dans ma cham-
bre ?
232 l'incertaine
Nous traversâmes la cour pour gagner l'étroit
escalier, qui conduit à l'appartement de Tro-
phime. Une sorte de minuscule réduit précédait
sa chambre, occupée en partie par un grand
fauteuil de cuir et une table de paille. Un cor,
pendu au mur, surmontait un râtelier de pipes,
culottées et velouteuses à l'œil. Le Temps, large-
ment ouvert, cachait à demi un buvard.
Trophime suivit mon regard et avisa le cor.
— Oui, dit-il, j'aimais tant, autrefois, le soir,
quand j'étais jeune, à faire un peu de musique.
Nous étions plusieurs à en jouer, nous nous
répondions de cour en cour. On pensait alors à
des choses...
- — Lesquelles, Trophime ?
— Je ne sais pas dire, Monsieur, je ne suis
pas beau parleur, mais j'ai été veneur, avant
d'entrer au service du père de Monsieur. Et
quand la nuit tombait, tout me revenait à l'es-
prit, les forêts, les cerfs, le bat-1'eau, l'hallali.
J'ai dit tout cela un jour à Mlle Charlotte, alors
elle m'a lu des vers. Je ne sais pas de qui c'était,
Monsieur, mais c'était tapé ! Elle venait souvent
m'en réciter, d'ailleurs. Elle prétendait que
j'étais le seul dans cette maison qui comprît la
poésie. Je crois qu'elle se moquait de moi,
l'incertaine 233
mais c'est pourtant vrai, Monsieur, que les
beaux vers, cela me donne envie de pleurer.
— Vous l'aimez, Mlle Giscours, Trophime ?
— Je crois, Monsieur, que si j'avais eu une
fille, au lieu d'un chenapan de fils qui a épousé
une rien du tout pour acheter une charge
d'huissier, je ne l'aimerais pas davantage que
Mademoiselle Charlotte. Elle a le plus noble
cœur que je connaisse.
— C'est bien notre avis, Trophime, aussi
vous allez nous parler bien franchement et nous
dire où elle est.
— Elle s'est enfuie, Monsieur, et réfugiée à
Orves. M. de Maragde et M. le baron sont par
tis pour la rejoindre, et M. de Bréviaire doit s'y
trouver avec eux.
— Comment M. de Bréviaire aussi ?
— Oui, j'ai porté au bureau de poste une
dépèche de Monsieur pour lui raconter ce qui
s'était passé et lui donner rendez-vous à l'hôtel
de YEcu d'Argent.
— Par conséquent, ils y sont tous trois en
ce moment P
L'idée que M. de Maragde, M. de Forgeris et
M. de Bréviaire n'avaient trouvé en arrivant à
2 M l'incertaine
Orves que M. Clochenson me parut de la plus
aimable bouffonnerie. Je dissimulai mon envie
de rire.
— Dieu veuille qu'ils ne fassent pas de mal à
Mlle Charlotte, dit Trophime. M. de Forgeris
est un méchant homme, et c'est lui qui l'a
dénoncée.
— Rassurez-vous, Trophime, Mlle Charlotte
n'est pas à Orves.
— Où est-elle ?
— Xous l'ignorons. M. Clochenson a seule-
ment avisé Mlle Drogheda de l'absence de son
amie.
— - Eh bien ! déclare Trophime, je crois qu'il
vaut mieux qu'il en soit ainsi.
Comme nous allions nous retirer, j'avisai le
journal déplié sur la table.
— Vous lisez le Temps, Trophime ?
— Oui, Monsieur. C'est moi qui en fais la lec-
ture, chaque jour, à M. de Maragde et à M. le
baron.
— Pourquoi ne le lisent-ils pas eux-mêmes ?
— Monsieur de Maragde prétend que cela
l'endort. Il faut lui faire la lecture à haute voix
pour qu'il comprenne, et M. de Forgeris ne s'in-
téresse qu'aux bulletins financiers. Mais Mon
L'INCERTAINE 235
sieur Guinemont est-il au courant de ce qui se
passe ? Que pense-t-il de la situation générale ?
Ne croit-il pas que cela finira mal ?
— J'en suis bien sûr, mon bon Trophime,
mais rien ne finit bien, et le monde lui-même
n'aura pas une conclusion très agréable. N'avoz-
vous pas entendu parler déjà d'un jugement
dernier ?
— Que Dieu, ce jour-là, m'appelle auprès de
lui et qu'il me dise : « Viens ici, Trophime, et
donne-moi un bon conseil ! » Je n'ai été qu'un
modeste maître d'hôtel toute ma vie, Monsieur
Hector. Mais je vous jure bien qu'alors M. le
baron grillera sur un bon feu d'enfer et que
Mlle Charlotte aura son tronc au plus beau point
du paradis !
Nous quittâmes Trophime et nous redescendî-
mes vers le cours des Trois-Chimères.
— Où est Charlotte ? répéta Jane Drogheda.
On ne disparaît pas comme cela. Au fait, peut-
être est-elle chez Boisberthe ! Oui, plus j'y
pense, plus cette idée me paraît raisonnable !
Allons chez Boisberthe.
— Mais s'il ne sait rien P
— Tant pis. Il saura tout ! D'ailleurs, si elle
236 l'incertaine
n'est pas cachée chez lui, il est sûrement avisé
de son asile.
— Jane, dites-moi la vérité. Charlotte aime-
t-elle Boisberthe P
— Est-ce que j'aime Léchevin ? Est-ce que
j'aime Moussac ? Chacune de nous voue sa ten-
dresse à un bel inconnu, à un oiseau bleu, au
Prince Charmant des contes de fées ; un jour,
on adore Boisberthe, Moussac, Léchevin, mais le
lendemain, son confesseur ou l'écuyer de cir-
que, qui a un si beau cheval pommelé.
— Charlotte aimer a-t-elïe jamais son mari ?
— Tout dépend du mari, Hector ! C'est
comme si vous me demandiez : « Aimerez-vous
le déjeuner qu'on vous servira demain ? » Lais-
sez-moi d'abord y goûter ! C'est tellement sim-
ple, tout cela ! La vie n'est pas plus compliquée
qu'une partie de billes, mais elle est moins amu-
sante.
— Qu'est-ce donc, Jane, qui vous amuserait
vraiment ?
— Dieu le sait ! Mais il y a des moments où
je crois que rien ne m'enivrerait autant que
d'être un homme-orchestre. Je pourrais alors
faire tant de bruit que je ne m'entendrais plus
penser !
I l'incertaine 237
— Vous pensez quelquefois ?
— Chut ! mon beau Monsieur, ne parlons pas
de ce qui fâche ! Oui, on se dit, je le sais : « Une
jeune fille, est-ce que ça pense ? » Il n'y a que
les jeunes filles qui pensent, car il y a encore
un mystère devant elles. Les femmes s'imagi-
nent être débarrassées de lui, et leurs maris, qui
tiennent à cette illusion, leur mettent des œillè-
res pour les conduire ; seulement, ils appellent
ces œillères : robes, pendentifs ou colliers de
perles. Nous, on ne nous bande pas encore les
yeux. Nous sommes comme des poulains sauva-
ges, mais enfermées dans un enclos de dix mè
très de long. Et lorsqu'on ouvre enfin la libre
porte des pâturages, on ne nous lâche qu'avec
tout un harnachement. Adieu alors, les belles
courses !
— Ma foi, dis-je avec humeur, j'ai l'impres-
sion que celle de Charlotte ne se termine guère à
son avantage.
Nous arrivions devant la maison des Boisber-
the.
Nous trouvâmes Louis dans l'escalier. Ayant
entendu nos voix, il était sorti de sa chambre, à
peine habillé, un foulard à ramages rouges,
roulé à la hâte autour du cou. Notre arrivée à
tous deux avait quelque chose de si inopiné qu'il
s'écria aussitôt :
— ■ Et Charlotte ?
— N'est-elle pas avec vous ? dit Jane.
— ■ Lui aviez-vous donné rendez-vous ici ?
— Non pas ! Mais nous pensions quand même
que vous sauriez où elle se cache !
Et devant la stupeur croissante de Boisberthe,
Jane ajouta :
— Charlotte a disparu !
Louis devint très pâle, il s'appuya contre le
chambranle de la porte, puis il nous dit :
— Mais entrez donc !
Nous pénétrâmes dans sa chambre qui était
vaste et fort en désordre. Il s'y trouvait un
grand amas d'objets hétéroclites et poussiéreux.
l'incertaine 2 3g
C'était à la fois le laboratoire du docteur Faust
et la pièce de débarras d'un fripier. Mais la mai-
son étant ancienne et jolie, des divinités mytho-
logiques, de couleur très claire, échangeaient
des fleurs passées dans les nuages du plafond.
Louis débarrassa un sofa d'un manteau de
fourrures et d'un lot de vieux journaux qui y
étaient jetés pêle-mêle, et nous invita à y pren-
dre place.
— Est-il bien exact, dit Jane, que vous igno-
riez ce qu'est devenue Charlotte ?
— Je vous le jure.
Alors, sur la demande de Boisberthe, Jane lui
fit un récit succinct des derniers événements.
Louis semblait atterré.
— Il faut avertir la police, dit-il enfin.
— Vous perdez la tête, répondis-je, cela ne
nous regarde pas ! C'est à Maragde à prendre un
parti !
— Elle s'en est allée ainsi ! répéta le jeune
homme. Sans un souvenir, sans un mot pour
moi !
— Personne n'a rien reçu, dit Jane. Clochen-
son pas plus que nous.
— Mais moi, mais moi...
Il se leva, il marcha à grands pas dans la
2 ko l'incertaine
chambre encombrée, tantôt cognant une éta-
gère chargée d'éprouvettes et de cornues, tantôt
heurtant une bibliothèque tournante dont tous
les livres tremblaient. Il tiraillait en marchant
les pointes de son foulard à ramages, comme s'il
eût voulu s'étrangler avec.
— Si elle m'aimait vraiment, disait-il, avec
désespoir, aurait-elle fui de cette façon ? Ne se-
rait-elle pas venue se mettre sous ma protection?
— Vous ne vivez pas seul, dit Jane, vous ha-
bitez chez votre père I D'ailleurs, ajouta-t-elle
avec une soudaine colère, vous auriez été la der-
nière personne capable de la protéger, puisque
c'est vous, Louis, qui l'avez perdue ! Ce sont vos
absurdes lettres qui ont fait tout le mal, qui ont
déchaîné l'indignation de M. de Maragde...
— Tant mieux, alors, répliqua Boisberthe. Si
elle est compromise à ce point, Bréviaire ne vou-
dra plus l'épouser et il faudra bien que M. de
Maragde me l'accorde !
— Si nous la retrouvons I dit Jane.
— Si nous la retrouvons ? En doutez-vous ?
Où pourrait-elle avoir passé ?
— Elle s'est peut-être enfermée dans un cou-
vent.
l'incertaine 2/41
— Allons donc ! Charlotte n'est pas une dé-
vote.
— C'est possible. Mais elle était harcelée par
vous, harcelée par Bréviaire, excédée de tou-
jours lutter contre Forgeris. Que de fois ne m'a-
t-elle pas dit combien elle serait heureuse de
s'isoler, de trouver au fond d'un monastère la
paix du cœur et l'indifférence ! Vous a-t-elle fait
des avances, Louis ? Vous a-t-elle recherché ?
C'était vous qui l'étourdissiez de votre amour,
de vos lettres, de vos déclarations. Vous sollici-
tiez des rendez-vous, vous enflammiez son ima-
gination, vous étiez partout, obsédant, attirant,
tyrannique. Et comme résultat, vous avez gâché
sa vie ! Elle aimait Simon avant de vous con-
naître, non pas d'un sentiment passionné, cer-
tes, mais d'un amour tranquille, paisible, fort
de la certitude de l'avenir. Pourquoi la trou-
bliez-vous ainsi ?
— Simon n'était pas fait pour elle.
— Eh ! l'êtes- vous ? cria Jane avec violence,
vous êtes plus séduisant que lui, c'est évident,
mais aussi égoïste et aussi prétentieux. Vous
vous imaginez qu'elle serait heureuse avec vous?
Quelle fatuité que celle des hommes !
— Pourquoi ne le serait-elle pas ?
16
a4a l'incertaine
— Ce n'était pas même vous, reprit Jane,
plus violente encore, qui imaginiez cette pour-
suite ! Un homme vous y poussait, un homme
vous conseillait sans cesse de relancer Charlotte,
de vous faire aimer d'elle. C'était lui qui vous
entretenait dans cet état d'esprit fallacieux et
romanesque 1
— Qui donc ? dit Boisberthe.
— Mais vous le savez bien : Clochenson 1
Louis blêmit de colère.
— J'ai demandé certains conseils à Henri.
C'est tout. Je l'ai fait, parce qu'il est plus avisé
et plus expert que moi en ces matières. Je lui
suis reconnaissant de son aide, mais personne
ne m'a jamais entretenu, comme vous dites,
dans l'illusion de cet amour, personne n'a rien
fait pour le contrecarrer ou pour l'exciter !
— Vous croyez donc sincère et profonde votre
passion pour Charlotte ?
— Pourquoi. Jane, supposez-vous que tous
les sentiments soient artificiels? Je ne saurais
vivre sans Charlotte. Sans elle, tout est mort à
mes yeux. Elle est comme la baguette du magi-
cien qui donne à tout une âme.
— Et moi aussi, dit Jane, j'aurais peine à
vivre sans Charlotte. Qu'est-ce que cela veut
l'incertaine 2^3
dire P Je ne l'aime pas d'amour, cependant. Ces
souvenirs que nous avons en commun sont les
meilleures choses de mon passé. Je garde ainsi,
dans ma mémoire, de longues après-midi de so-
leil, qui y font comme des trous de lumière :
une, entre autres, où, couchées dans la campa-
gne, au pied d'une meule odorante, nous in-
ventions toutes deux notre vie future. Nous rê-
vions alors d'habiter seules, au fond d'une île,
dans les Cyclades ou en Polynésie. Nous aurions
eu des robes de sultanes ; et partout, sur les
arbres, sur les murs, à nos pieds, se seraient
abattus des faisans d'or et d'argent. Et ce songe
est si précis, si nettement délimité , qu'il de-
meure plus véritable que bien des journées que
j'ai vécues ! Je revois, quand je veux, ce long
mur rose et crénelé, deux ou trois bouquets de
palmes, des faisans volant à tire-d'ailes et Char-
lotte, avec un turban à aigrette et une robe cou
leur de scarabée 1 Non, sans Charlotte, je ne
m'amuserais nulle part.
Et moi aussi, j'évoquais ma vie de Paris, ma
maison, mes amis, le sempiternel Xavier du
Tayboscq, Amédée Nantiat, le bavard, et je me
disais : « Sans Charlotte, je m'ennuierais par-
tout ! »
2 44 l'incertaine
— Vous voyez bien, Louis, dit Jane, que d'ai-
mer à ce point Charlotte n'est pas une preuve
d'amour !
— Je ne renoncerai pas à elle, répartit Bois-
berthe, farouchement.
— Qui sait ?
— Croyez- vous donc que je sois sans cœur
comme vous, qui jouez à mettre en présence
Moussac et Léchevin, à les cogner l'un contre
l'autre, à les manier comme des pantins ? D'ail-
leurs, Jane, vous n'agissez ainsi que pour com-
plaire à Clochenson, qui vous approuve en tout
et que cette comédie amuse.
Jane parut frappée par cette dernière phrase.
— Cela ne vous étonne pas de trouver l'in-
fluence de Clochenson au fond de tous nos
actes ?
Mais Boisberthe refusa d'examiner ce pro-
blème.
— Il influence les vôtres, dit-il, pas les miens.
Nous nous retirâmes. Dans l'escalier, nous
croisâmes mon ami Philippe qui rentrait, fort
affairé.
— Tiens, me dit-il, te voilà I Que fais-tu au
milieu de tous ces enfants ?
L'INCERTAINE 2/|5
— ■ Tu le vois, j'oublie mon âge !
— Tu ferais mieux de songer à la sagesse.
Imite-moi, Hector, tu vois si mon existence est
pleine I Que Dieu m'accorde encore vingt ans de
vie, et cette fois, je le tiens !
Je le quittai sur cette bonne parole.
La nuit venait doucement sur la ville.
Pas une lumière, pas un reflet, pas un fris-
son de jour qui n'eût déjà son éteignoir. Les
maisons mettaient leur capuchon pour dormir,
les arbres, qui étaient nus, imploraient l'om-
bre, afin qu'elle les enveloppât. Seul, un petit
ruisseau, qui jasait au bord du trottoir, oublié
on ne savait pourquoi, gardait tout son éclat et
miroitait comme un bout de cristal. De temps en
temps, la masse confuse des ténèbres perdait
quelques pans, qui se détachaient d'elles et rou-
laient jusqu'à nous : c'étaient des dévotes en
deuil qui s'en allaient à l'office.
— Quand partez-vous, Jane ?
— ■ Bientôt. Ma mère ouvre déjà ses malles.
Elle ne sait encore si elle regagnera l'Angleterre
ou l'Italie. Nous nous en irons quand le mariage
de Charlotte sera décidé.
J'eus le cœur serré.
2^6 l'incertaine
— Et moi aussi, dans peu de temps, je ren-
trerai à Paris ! Je n'ai plus rien à faire ici, où
j'ai vécu un si beau roman. La vie finit pai
nous donner ce que nous avons rêvé, mais elle
nous le donne toujours trop tard !
Charlotte m'attendait et lisait sous la lampe
un de ses chers poètes anglais, dans un de ces
petits volumes, qui sentent la fumée et la reliure
fraîche. Elle leva à mon entrée un visage tran-
quille, d'où toute inquiétude semblait évanouie.
— Vous êtes bien en retard, dit-elle.
Je commençai à lui faire le récit de mon
après-midi, et comme je l'entretenais de Bois-
berthe, elle me coupa la parole.
— Si vous le voulez bien, nous ne parlerons
plus de cela. Il sera grand temps d'y penser
demain, après-demain, dans trois jours ! Dieu
m'est témoin que je ne veux plus rien savoir de
ces histoires. J'en suis bien loin ici, et tenez, j'ai
là un Shelley qui m'a emporté dans un autre
monde. Je n'aime pas beaucoup celui-ci, Hector,
il faut que je vous en fasse la confidence. Ce
que j'y préfère n'est pas suffisamment honoré.
Et aussitôt après, se contredisant elle-même :
— Boisberthe vous a déclaré que je suis
amoureuse de lui, n'est-ce pas ? Il ne peut se
a 1 8 L INCERTAINE
retenir de faire cette confidence. J'ai dû me mon-
trer imprudente avec lui. Les hommes sont d'une
étrange vanité et ne comprennent pas grand'-
chose à notre faiblesse, où ils ne voient qu'une
occasion de triomphe. Peut-être d'ailleurs épou-
serais-je Louis. Il faut bien se marier !
Elle jouait avec un coupe-papier d'ivoire.
Devant elle, s'ouvraient quelques roses dans
un vase de Chine céladon, de petites roses pâles,
dont les pétales odorants et à demi fripés ne
semblaient tenir que par miracle.
— Charlotte, fis-je, comment Louis répéte-
rait-il une telle chose si vous ne la lui aviez pas
dite ? C'est affreux de se conduire ainsi !
— Pourquoi m'a-t-il harcelée jusqu'à ce qu'il
obtienne cet aveu ? Je ne lui ai jamais d'ail-
leurs avoué que je l'aimais, mais seulement que
je le préférais à Simon. Le reste, il l'a inventé.
— Cependant, vous avez assuré à Simon aussi
que vous l'aimiez ?
— Il faut m'entendre, Hector, avant de me
condamner. A seize ans, je suis venue ici après
un grand deuil, et j'ai vécu, comme une recluse^
dans ce vieil hôtel austère de mon oncle Phi-
léas. Je ne connaissais pas mon tuteur et je me
sentais très mal à l'aise, auprès de lui, sous ces
l'incertaine 24g
plafonds trop hauts. Nous étions au mois d'août,
pendant une année où l'été fut particulièrement
brûlant. Le soir, je sortais, j'errais dans le jar-
din. J'écoutais le cri aigu de la courtillière dans
la campagne, l'aboi d'un chien, la plainte des
oiseaux de nuit. Pauvres et tristes bruits qui me
donnaient un frisson et me faisaient sentir ma
solitude ! Alors, j'aurais donné mon âme pour
un baiser, pour une parole tendre, pour un
geste câlin ! Et je m'allongeais sur un banc, et
je regardais le ciel au-dessus de ma tête : c'était
une mer, avec toutes ses îles. Je m'embarquais
pour de longs voyages nocturnes, j'abordais à
la Grande-Ourse, à Sirius, à Orion. Partout je
trouvais quelqu'un qui m'aimait. Et sur cha-
cune de ces grèves de diamant, c'était le même
bonheur. Mais de cette mer, parfois, une étoile
allait à la dérive, une île tombait, et avant même
qu'elle ne disparût à l'horizon, j'avais le temps
de jeter ce vœu : « Etre aimée, être aimée ! »
Le coupe-papier glissa à terre, je me baissai
pour le ramasser. Une larme brillait dans l'œil
de Charlotte.
— C'est alors que j'ai connu Simon. Il ne
débarquait ni de Sirius, ni de la Lyre, mais mon
oncle me dit qu'il avait toujours désiré notre
200 L INCERTAINE
union, et que Simon m'aimerait beaucoup. Je
m'abandonnai donc à cet amour, amour bien
tranquille pourtant, bien faible, et qui ne m'a
pas portée très loin.
— Il ne faut pas épouser Simon, dis- je.
Charlotte me regarda tristement.
— Rentrez à Paris, Hector, ne restez pas près
de nous. Pourquoi m'aime-t-on ainsi ? J'aurais
été contente de vous épouser, Hector, mais il est
trop tard, trop tard. Il faudra me juger avec
indulgence, quand vous penserez à moi et ne
pas m'oublier trop vite. J'ai passé des heures si
agréables dans votre maison I Nulle part, je
n'aurais été aussi tranquille et je n'aurais pu lire
mon cher Shelley avec autant de sérénité. D'ail-
leurs, je ne serai jamais heureuse !
— On dit toujours cela à votre âge. Le bon-
heur est simple comme les lleurs des champs,
comme les fruits des haies, comme la prière des
humbles, et c'est pour cela qu'on ne le découvre
que difficilement !
Philomène me monta une lettre.
Le courrier, Monsieur !
Je reconnus l'écriture de Clochenson.
a II n'y a qu'un homme au monde qui doive
savoir où est Charlotte, cher Monsieur Guine-
h INCERTAINE 201
mont, et c'est vous. J'irai vous voir dès mon re-
tour. Je vais, en effet, rentrer chez moi. Mon
cloître me manque et j'ai peur que pendant mon
absence, Lespérance n'envoie, sans me le dire,
une vraie lettre à l'horlogère ou que M. Col-
ladon, mon voisin, n'ait de nouvelles relations
sensationnelles sur la fin du monde. Je ne con-
naissais pas Orves, c'est une ville charmante,
qui est le berceau de plusieurs grands hommes.
Jamais je n'aurais supposé qu'il y eût eu en
France tant de grands hommes peu connus I
Orves a donné naissance à l'amiral Le Gendre de
Lavillette, qui s'est couvert de gloire chez les
cannibales et à M. Chicoyneau, savant ornitho-
logue, qui a découvert que certains fissirostres
appartenaient à l'ordre des picariés. Croyez-vous
que jusque-là on prenait les engoulevents pour
des passereaux ? M. Camoin-Lamue y a vu le
jour aussi. C'est un ingénieur, qui a détruit
d'admirables remparts pour faire passer un
canal qui est aujourd'hui ensablé.
« Mais on rencontre aussi quelques vivants à
Orves ; j'habite le même hôtel que MM. de Ma-
ragde, de Forgeris et de Bréviaire. Nous causons
beaucoup et de mille choses ! Nous prenons nos
repas ensemble. Les vins sont bons. Mais on
20 2 L INCERTAINE
abuse du veau. J'ai horreur de cette bête ! Il me
semble, quand on m'en sert, que je suis com-
plice d'un avortement. Nos conversations sont
très variées. M. de Forgeris fait des épigrammes,
Jf. de Bréviaire, ses comptes, et M. de Maragde
devient optimiste, depuis qu'il s'est aperçu qu'on
peut faire un voyage de deux heures, sans avoir
vingt accidents mortels. Cette expédition a fait
le plus grand bien à tous. Il est question d'enfer-
mer Mlle de Giscours dans un couvent jusqu'à
sa majorité. J'encourage beaucoup ce projet. Ce
sera si charmant de l'enlever ! Avez- vous jamais
grimpé à une échelle de soie, Monsieur Guine-
mont ? Ce sera une initiation curieuse. Tout le
monde vous aime beaucoup ici. Je crois que ces
Messieurs s'en iront peu après moi. Si vous con-
naissez la 'retraite de Charlotte, avisez-la de tout
ceci. A bientôt ! »
Charlotte ne cachait pas sa joie. Elle était
transformée depuis que Clochenson avait écrit !
— Comme il est intelligent ! dit-elle ; il n'y a
que lui qui ait découvert ma retraite !
— Est-ce que vous n'aimeriez pas, lui dis-je,
en riant, épouser Clochenson ?
Elle rougit.
— Vous plaisantez, Hector. Quelle folie !
L INCERTAINE 2&0
Henri ne songe guère à se marier, je vous
assure, et moi-même, je ne ferai pas volontiers
une pareille sottise. Il est beaucoup trop mon
ami pour que je compromette nos rapports dans
une aventure à ce point dangereuse I
Nous descendîmes pour dîner. Charlotte parla
avec abondance. Elle était gaie et confiante.
Elle me raconta vingt anecdotes comiques sur
son oncle Philéas, sur Forgeris, sur Trophime,
sur la vie qu'on menait à l'hôtel de Maragde.
— Mais demain, dit-elle, avec un frisson,
demain, qu'arrivera-t-il ?
— ■ Soyez sans crainte, répondis-je, nous ar-
rangerons tout cela.
Et nous passâmes la soirée la plus charmante
du monde. Je lui narrai des souvenirs, —
tous mes souvenirs de jeunesse, de cette jeunesse
où j'avais fréquenté quotidiennement Lampar-
nave et Gomer, Philippe de Boisberthe et Ma
ragde lui-même. Elle s'amusait, et parfois, bat
tait des mains. Cette conversation nous condui-
sit jusqu'à minuit.
— Votre jeunesse a été délicieuse aussi, fit-
elle.
Et je me retins pour ne pas lui dire :
— Oui, mais pas tant que mon âge mûr !
2.Vi l'incertaine
Et cependant, si j'avais dit cela, je crois que
j'aurais menti. Je suis assis dans nia chambre,
et jamais je ne me suis senti aussi triste que ce
soir. Voici le lit où j'ai vu le jour, et dont quatre
colonnes torses supportent le baldaquin démodé.
Voici le prie-Dieu de velours bleu sur lequel ma
mère a tant prié. Il est bien usé, bien râpé, et
si j'ouvrais un tiroir de la commode ventrue, j'y
trouverais un livre de messe, tout gonflé de cee
pieuses images commémoratives, encadrées de
noir, et qui portent le nom d'un disparu. Rien
n'a changé ici, sauf moi. Je pense à la mort,
aujourd'hui. Peut-être voudrais-je déjà apparte-
nir à l'autre inonde, peut-être me suffirait-il de
ne jamais être né. Mais la solitude qui m'op-
presse est telle que j'en souffre comme d'une
agonie. Je n'éprouverai plus, je le sais, le néant
divin de l'amour. Je suis condamné à moi-
même, et ce moi-même deviendra, chaque jour,
plus grognon, plus agressif, plus ennuyeux à
conduire... J'ai passé ma vie dans l'attente, et
maintenant je n'ignore plus que ce que j'atten-
dais n'arrivera pas !
J'ai connu comme cela un innocent qui se
promenait toujours sur le quai d'un port de
mer, marchant de long en large. Et quand on
l'incertaine 255
lui demandait ce qu'il faisait ainsi, inactif et
vagabond, il ne manquait point de vous répon-
dre : « Mon bon Monsieur, j'attends le bateau. »
Il ne comptait évidemment pas s'embarquer,
mais il supposait qu'un jour viendrait, où il
verrait rentrer le navire chargé de sa raison.
Mon espérance dorénavant n'aura pas beaucoup
plus de motifs que la sienne !
Après tout, j'aimerais assez mourir dans ce lit
où je suis né, au milieu de mes objets familiers,
dans cette maison où Charlotte aura dormi ! La
mort n'est pas effrayante, quand elle est la con-
clusion logique d'une vie. Le fâcheux, c'est de
la rater, de disparaître mal à propos, de façon
incohérente, indigne, dans des conditions que
l'on n'eût pas choisies, d'avoir la mort, en un
mot, d'un parvenu ou d'un déclassé.
Est-ii possible alors, Charlotte, que nous ne
nous retrouvions pas ? Oui, les chemins de
l'infini sont vastes et terribles, des milliards de
pèlerins les parcourent, qui se cherchent sans se
rencontrer. Serons-nous pareils à eux, ou la Pro-
vidence nous accordera-t-elle un petit coin d'ab-
solu où nous nous re verrons avec joie et qui
nous dédommagera d'avoir tant attendu en
vain ?
2 56 l'incertaine
Le lendemain matin, je me mis en route très
tôt. Je voulais surprendre Clochenson avant
qu'il ne sortît. Le vieux cloître était glacé, et la
bise, qui y soufflait, contraignait ses divers ha-
bitants à se tenir cachés au fond de leurs bou-
tiques.
Je joignis Clochenson dans sa chambre. Sa
valise encore ouverte, il en sortait son néces-
saire de toilette. Il me jeta un regard aigu.
— Eh bien, Monsieur Guinemont, j'ai deviné
juste. Charlotte est chez vous ?
Je répondis que oui. Il soupira largement.
— Ouf ! tant mieux ! C'est un souci de moins.
Pourquoi diable est-elle chez vous, puisque j'ai
couru la chercher à Orves ? Est-ce que Forgeris
s'est moqué de moi ?
— Non, c'est moi qui ai empêché Charlotte
de partir et de vous prévenir qu'elle restait. 11
valait mieux que vous fussiez à Orves.
— Oh ! je ne regrette pas mon voyage, dit
Clochenson. Je me suis assez amusé ! Quand j'ai
reçu la visite de Forgeris, j'ai bien flairé un
piège, mais il était si péremptoire et l'intérêt de
Charlotte, si évident, que je suis parti quand
même ! Je suis arrivé à VEcu d'Argent, un fort
bon hôtel d'ailleurs, assez comique, avec une
l'incertaine 257
clientèle de choix : ecclésiastiques, officiers,
commis-voyageurs, acteurs en tournée. Comme
servantes, les filles du patron, de belles créatu-
res, grandes, souples, avec des cheveux consi-
dérables, toutes deux vêtues en rouge. L'aînée
avait l'air de la Salomé, de Luini. Elle semblait
toujours faire une entrée dansante et vous por-
ter le chef du Précurseur, quand elle vous pré-
sentait une tête de veau. Je me rendis compte
que Mlle de Giscours n'avait point paru, ni sous
son nom réel, ni sous un autre. A tout hasard,
j'envoyai une dépêche à Jane, qui m'annonça sa
disparition. Je réfléchis qu'elle arriverait peut-
être le jour suivant, et j'attendis. Mais le lende-
main, à ma grande stupéfaction, que vis-je des-
cendre d'une voiture, au lieu de Mlle de Gis-
cours ? Son oncle, tout empaqueté dans des cou-
vertures et l'inévitable Forgeris. La figure du
nain rayonnait véritablement de haine satis-
faite. (( Eh bien, cria-t-il, elle est ici, elle est avec
vous ? » — « Qui ?» — « Qui, qui ? Mais Char-
lotte ! » A ces mots, je compris tout, et je me
mis sur mes gardes.
J'interrompis Henri Clochenson.
— La ruse me paraît grossière. Il était facile
17
258 l'incertaine
de prouver à M. de Maragde que vous n'étiez
parti que sur le conseil de Forgeris.
— Non pas ! Si M. de Maragde m'avait véri-
tablement trouvé avec sa pupille, comme cela
serait arrivé sans votre intervention, nos déné-
gations n'auraient servi de rien. Le pauvre dia-
ble n'aurait plus cru que Forgeris.
— Mais pourquoi vous a-t-il choisi pour cette
besogne, et non pas Boisberthe ?
— Boisberthe était l'auteur des lettres volées,
Pour dévoiler la bassesse de Charlotte, telle que
se la représente sincèrement, d'ailleurs, M. de
Forgeris, il fallait qu'elle fût compromise par
une autre personne. Mais laissez-moi continuer
mon récit. M. de Maragde était aussi stupéfait
que son conseiller, qui, au surplus, continuait à
le tenir entièrement à sa merci. Je résolus donc
de jouer les étourdis. « Mlle de Giscours, décla-
rais-je, n'est pas ici. Je l'y attends, comme
vous, puisque M. de Forgeris m'a conseillé de
venir la rejoindre. » — « Je ne vous ai jamais
dit ça ! » balbutia M. de Forgeris, fort déconte-
nancé. « — En ce cas, dis-je, je vous demande
pardon, j'aurai mal compris vos paroles. » Pen-
dant toute cette conversation, M. de Maragde
semblait complètement ahuri et faisait fermer
l'incertaine 25g
toutes les portes et tous les soupiraux de l'hô-
tel. Depuis qu'il était parti, il ne songeait plus
qu'à sa santé. Après tout, comme nous étions
fort intimes tous les trois, nous prîmes nos repas
ensemble, conclusion que certainement Forgeris
n'avait pas envisagée. Le lendemain à midi, ce
fut un nouvel incident. Simon de Bréviaire se
précipita comme un fou dans la salle à manger
de l'hôtel, en criant : « Où est Charlotte ? » Et
comme il m'aperçut, il s'élança sur moi en bran-
dissant un appareil photographique et m'apos-
tropha en ces termes : « Vous êtes un misérable,
vous l'avez enlevée ! » Je me contentai de rire.
— (( Je vous demande pardon, M. de Forgeris
avait en effet imaginé cette petite combinaison,
mais elle a raté, parce que Mlle de Giscours ne
s'est pas trouvée au rendez-vous fixé par lui. La
vérité, Monsieur, c'est que nous sommes joués
tous les trois, — mais par M. de Forgeris et non
par Mlle de Giscours. » Bréviaire là-dessus s'est
tourné vers M. de Forgeris et l'a sommé de s'ex-
pliquer. — Vous m'avez écrit, Monsieur, que
vous aviez des preuves de la perfidie de ma fian-
cée, des lettres compromettantes. » M. de For-
geris, très embarrassé, nous suppliait de remet-
tre à plus tard la suite des débats, cette scène se
2ÔO l'incertaine
passant en effet dans la salle à manger de l'hô-
tel. Mais M. de Bréviaire s'obstinait. Il avait reçu
un télégramme qui lui apprenait que Mlle de
Giscours s'était enfuie avec moi, et il me trou-
vait sans elle ! Il voulait des explications. Je
crois que M. de Maragde les désirait autant que
lui. Je leur objectai que Charlotte viendrait
peut-être d'un moment à l'autre et je leur pro-
posai de l'attendre. Ils s'en tinrent à mon con-
seil. La soirée que nous passâmes fut comique.
Je laissai mes compagnons d'infortune dîner en-
semble et pour me moquer d'eux, j'invitai la
belle danseuse de Luini et sa sœur. Nous bûmes
du Champagne, et elles me contèrent des his-
toires, fort divertissantes, sur les habitants d'Or-
ves et sur les habitués de l'hôtel. Je m'amusai
beaucoup, mais il fallait voir la tête des trois
anabaptistes, dont quelques tables à peine me
séparaient ! Le lendemain, j'emmenai M. de
Bréviaire visiter les églises et un petit musée où
un disciple inconnu de David a représenté tous
les événements historiques de F antiquité avec
les mêmes personnages en saindoux. Je lui per-
suadai aisément que je n'étais pas le ravisseur
de Charlotte. Maragde et Forge ris se disputaient
tout le temps. Enfin Charlotte ne paraissant pas,
l'incertaine 261
nous sommes rentrés tous les quatre ensemble.
Je vous conseille maintenant d'aller voir Phi-
léas et de lui confesser la vérité.
Je suivis le conseil de Clochenson et me ren-
dis rue de la Vieille- Abbaye. Ce fut Trophime
qui m'introduisit.
— Eh bien, monsieur, me demanda-t-il, quel-
les nouvelles nous apportez-vous ?
— Mlle de Giscours est retrouvée.
— Dans le salon où j'avais vu Charlotte pour
la première fois, je trouvai M. de Maragde, un
foulard autour de la tête, geignant au fond d'un
fauteuil. Forgeris lui parlait avec véhémence ; il
semblait avoir reconquis sur lui tout son empire.
Philéas me dit d'un voix lamentable :
— Tu sais le grand malheur qui me frappe ?
J'ai dû faire un voyage à Orves !
— Je viens justement te parler de ta nièce.
Mais j'entends être seul avec toi.
— Messieurs, je ne veux pas vous gêner plus
longtemps, s'exclama le nain, en me jetant un
regard venimeux.
Et il se coula prestement hors de la pièce.
J'expliquai alors à M. de Maragde que, pour
échapper aux embûches de Forgeris, Charlotte
s'était réfugiée chez moi.
2Ô2 L'INCERTAINE
— Charlotte est chez toi ! Qu'est-ce que c'est
encore que cette diabolique invention ? Tu es
complètement absurde I Qu'est-ce que ma pu-
pille peut bien faire chez toi ?
Je repris l'histoire dans tous ses détails, et
j'expliquai que Mlle de Giscours n'était point si
noire qu'on l'avait faite.
— Mais j'ai lu des lettres épouvantables I
— Pardon, tu as lu quelques lettres qu'elle a
reçues. Non point celles qu'elle a écrites î Cela
fait une grande différence. Elle n'est guère cou-
pable que d'avoir gardé les missives d'un amou-
reux. Ce n'est pas très grave.
— Alors, Charlotte va revenir ici ?
— Oui, sous certaines conditions !
Maragde se leva et se mit à tourner dans la
pièce, en remuant les bras.
— Des conditions, maintenant ! Ma nièce se
conduit comme une folle, fuit ma maison,
m'oblige à aller à Orves, au péril de ma vie, et
il lui faut des conditions pour rentrer ! Ecoute,
Hector, ne me parle plus de tout cela. Je crois
que j'ai pris mal à Orves, je vais me coucher.
Garde Charlotte tant que tu voudras, ou ren-
voie-la moi, avec ou sans conditions, tout m'est
égal ! Je suis brisé. Tu viens de me prouver que
l'incertaine 2Ô3
Charlotte est un ange, et Laurent une canaille.
Je croyais justement le contraire. Comment
veux-tu que je m'y reconnaisse ? J'avais en toi
une confiance absolue et tu escamotes ma pu-
pille I Forge ris était mon meilleur ami, et il
m'entraîne à Orves pour y chercher quelqu'un
qui n'y est pas ! On m'assure que Clochenson a
enlevé Charlotte, et je le trouve en train de boire
du Champagne avec des servantes d'auberge.
Laurent me dit que Charlotte trompe Simon, et
tu m'apprends qu'elle ne l'aime même pas ! Et
Bréviaire, qui sait tout ce qu'on reproche à sa
fiancée, veut l'épouser demain ! Est-ce que vous
n'êtes pas tous un peu fous ? Je vais sonner
Trophime qui bassinera mon lit et me fera du
tilleul. J'ai besoin de transpirer. On me tuera
avec cette histoire ! Si on me reprend jamais à
élever une pupille ! Bonsoir, Hector I
Dans la rue Antoine-Heroët, je rencontrai
Jane qui sortait de chez moi.
— Vous êtes un sournois, me dit-elle. Pour-
quoi m'avez- vous caché la retraite de Charlotte?
Je lui répondis en riant :
— Les secrets ne sont pas pour les petites
filles !
Ce matin, comme il faisait moins froid, Char-
lotte ouvrit de bonne heure sa fenêtre. Elle
regarda le ciel qui ressemblait à un mur placé
entre elle et l'infini, un mur d'azur compact,
épais, tout suintant de lumière, comme de son
miel, un rayon. A quoi pensait-elle dans cette
minute émouvante, dans cette minute unique
de sa vie ? Je ne l'ai jamais bien su, ni elle,
sans doute.
Elle voyait la fin de sa jeunesse, la fin de son
indépendance. Elle avait gardé jusque-là une
clef dans sa main, une clef d'or. Il fallait main-
tenant la jeter ; la clef n'ouvrirait plus les jar-
dins odorants, le Généraliffe secret, où elle avait
tant joué, mon Dieu, oui, tant joué avec les
elfes, avec Jane, avec Clochenson !
Elle demeura longtemps à la fenêtre ; elle
examinait la rue Antoine-Heroët. Un vitrier
passa, dont le dos chargé de glaces semblait
donner le branle au soleil, puis ce fut un mar-
chand de lavande, qui portait de gros bouquets
l'incertaine 265
aromatiques pendus à ses épaules ; une odeur de
colline et de campagne s'éleva le long des murs.
Un cheval blanc tourna ensuite le coin de la
rue. Charlotte eut juste le temps de voir sa
croupe, et elle songea à la légende qui fait s'age-
nouiller, devant les vierges, les licornes les plus
indomptables I
— C'était peut-être une licorne, en effet, son-
gea-t-elle, et elle s'en va !
Aussitôt après, Philomène introduisait M. Si-
mon de Bréviaire.
Charlotte le reçut dans le petit salon du second
étage. Il était grave, solennel, il était déjà en
redingote !
— Charlotte, dit-il, je viens vous apporter
mon pardon I Mais quelle peur vous m'avez
faite ! Pourquoi m'avez-vous laissé sans nou-
velles? Pourquoi m'avez-vous permis de croire
que Clochenson vous avait enlevée ? Pourquoi
enfin vous êtes-vous enfuie ?
— On m'a dit que mon oncle voulait me
chasser.
— Si vous aviez été innocente, Charlotte,
vous n'auriez pas eu peur. Vous auriez préféré
vous disculper.
— C'est possible, mais je sais qu'innocente
266 l'incertaine
ou coupable, c'est tout un quand on vous con-
damne.
— Je n'ai pas à discuter cela. Vous avez de
graves torts envers moi. J'avais confiance en
vous, et cependant, vous n'avez pas craint d'être
coquette avec Clochenson, d'avoir une corres-
pondance avec Boisberthe et de vous cacher chez
M. Guinemont, sans môme m'en aviser. Je suis
fâché d'être obligé de vous le dire, Charlotte,
mais je ne vous comprends pas.
— S'il en est ainsi, Simon, rendez-moi ma
parole.
— Non, je vous aime, je vous épouserai. J'ai
refusé de lire les lettres de Boisberthe. Je passe
l'éponge sur le passé, je suis magnanime. Vous
êtes une enfant. Un homme sérieux ne doit pas
déranger sa vie à cause de caprices puérils. Seu-
lement, quand nous serons mariés, il faudra
marcher droit, je vous en avertis. Je ne tolère-
rai pas la moindre incartade. J'admets d'ailleurs
qu'une jeune fille puisse avoir une certaine
liberté d'allures, mais une femme doit songer
avant tout à l'honneur du nom qu'elle porte.
Charlotte écoutait avec stupeur. Ainsi Simon
lui pardonnait, sans même savoir si elle était
coupable ou non, sans avoir le désir de con-
l'incertaine 267
naître la gravité ou l'insignifiance de ses torts
envers lui, sans se demander si elle n'avait pas,
en réalité, un sentiment quelconque pour un
autre ? Il l'épousait, il ne se demandait même
pas si elle n'avait pas changé d'avis ! Et il la
menaçait par-dessus le marché ! Et il lui mon-
trait déjà quelle vie affreuse et contrainte il lui
donnerait une fois qu'il serait son maître 1
— Quelle date fixons-nous pour la cérémo-
nie ? Je ne partirai pas d'ici sans le savoir.
Alors la malheureuse enfant sentit que c'était
le dernier acte, que jamais elle n'échapperait au
piège où elle était prise et qui se refermait lente
ment sur elle. Une immense détresse l'envahit,
et elle s'abandonna à la fatalité.
Celui-ci ou celui-là ? Qu'importait après tout,
puisqu'il fallait en finir, puisque la clef du Gé-
néraliffe devait être jetée au puits profond I
Elle dit, d'une voix blanche :
— Quand vous voudrez, Simon.
— Nous sommes le i5 décembre, voulez- vous
que d'ores et déjà, nous retenions la date du
i5 janvier ?
— Le i5 janvier. Oui, c'est très bien.
— En préférez-vous une autre ?
— Non, non, cela m'est égal.
268 l'incertaine
— Alors c'est décidé ?
— C'est décidé.
Il se leva gravement, il l'embrassa sur le
front. Elle se laissait faire. Des larmes lui vin-
rent aux yeux. Simon ne les vit pas.
Il s'en alla.
Charlotte, seule, continua de pleurer. Elle de-
meura longtemps, immobile, prostrée sur une
chaise, la tête dans ses mains. Un grand déses-
poir l'accablait. Il lui semblait qu'elle s'enfon-
çait dans un interminable tunnel, où elle roule-
rait toujours, dans la tristesse et dans le noir.
Quand elle descendit pour déjeuner et qu'elle
s'assit en face de moi, je remarquai qu'elle avait
les paupières rouges. Je lui en demandai la rai-
son. Elle me répondit qu'elle venait de voir Si-
mon.
— Eh bien ?
— Je l'épouse dans un mois.
Ma stupeur fut telle que je laissai choir ma
fourchette.
— Charlotte 1 Mais vous ne l'aimez pas !
— Je ne sais plus, dit-elle. Et puis, je n'ai
pas le choix.
— Pourquoi dites-vous cela ?
l'incertajne 269
— Assez, assez, Hector, ne me tourmentez
pas.
Elle éclata de nouveau en sanglots, et, jetant
sa serviette, quitta la table.
— C'est la dernière fois, me dis-je, mélanco-
liquement, que je m'occupe d'une jeune fille î
À deux heures, on sonna. Cette fois-ci, ce fut
Louis de Boisberthe qui parut. Il manifesta, dès
l'antichambre, une extrême agitation, criant à
tue-tête, étourdissant Philomène. Mlle de Gis-
cours consentit à le recevoir, et dans le salon où
elle avait déjà reçu Bréviaire.
— Charlotte ! s'écria-t-il, en se précipitant
vers elle, enfin je vous retrouve ! Quand je pense
que vous vous cachiez ici, tout simplement I A
deux pas de moi. C'est absurde I C'est inconce-
vable I Pourquoi vous êtes-vous méfiée ainsi de
votre ami ? Mais je vous tiens maintenant. Ah !
Charlotte ! Pendant quelques jours, j'ai cru que
je devenais fou de tristesse et de colère ! Com-
ment avez-vous pu abandonner de gaieté de
cœur un homme qui vous aime et que vous
aimez ? Car vous m'aimez, Charlotte, je le sais.
Vous luttez contre cet amour, par un faux point
d'honneur, par esprit de fidélité à Simon !
2-0 L INCERTAINE
Il s'avançait vers elle pour l'embrasser, elle
recula, cachant son visage dans ses deux mains.
— Taisez-vous, Louis !
— Je vous aime. J'ai encore le goût de votre
bouche sur mes lèvres, et, dans le cœur, l'émo-
tion de vous serrer contre lui I Je vous aime,
Charlotte, il faut que vous soyiez à moi. Je ne
vous quitte plus. Mon père ira demander votre
main à votre oncle, je vous épouserai demain,
après-demain, lundi matin !
Alors elle songea à Simon, à la vie qu'il venait
de lui promettre, aux longs et maussades jours,
qui couleraient pour elle, n'amenant ni plaisir,
ni peine, mais l'ennui, l'implacable ennui !
— Oui, oui, Louis, délivrez-moi, épousez-
moi, emmenez-moi bien loin, bien loin de cette
ville et de tous ceux qui l'habitent ! Je les déteste
tous, tous, sans exception. On m'a trahie, on
m'a trompée ! Je vous épouse, Louis, et allons-
nous en vite pour ne plus revenir !
— Il le faudra cependant, Charlotte, nous ha-
biterons chez mon père, en rentrant de notre
voyage de noces !
Elle passa sa main sur son front. Déjà, elle
L INCERTAINE 27 1
recevait du monde réel un courant froid qui la
dégrisait.
— Ah ! oui, le voyage de noces ! Puis la tour-
née de famille, n'est-ce pas ? Allons, va pour
vivre ici ! Eh bien, nous nous marierons, Louis,
c'est entendu. Maintenant, laissez-moi.
Il lui prenait les mains et les baisait, en mur-
murant des phrases de tendresse confuse, des
paroles précipitées et vides de sens, comme le
murmure des roseaux.
— Laissez-moi I laissez-moi I répétait-elle.
Il déclara que, s'il consentait à s'en aller,
c'était afin d'apprendre plus tôt cette bonne nou-
velle à son père et de l'envoyer tout de suite
chez M. de Maragde.
' — C'est vrai, murmura Charlotte, il faudra
faire une demande en bonne et due forme. Et
puis, nous irons chez le notaire, et on nous don-
nera lecture du contrat : « En cas de mort de
l'un des conjoints... Si le mari est condamné
aux galères... Si vous êtes coupable de meurtre,
d'abus de confiance, de grivèlerie... » C'est une
belle chose qu'un contrat ; on y voit tout de
suite ce qu'on peut attendre de la vie !
— A tantôt ! s'écria Boisberthe, qui se préci-
pita tout joyeux et en bondissant hors du salon.
272 L INCERTAINE
Et l'après-midi commença de s'écouler douce-
ment vers la nuit. Charlotte se remit à la fenê-
tre. Le soleil venait de retirer ses ambassadeurs.
Un gros nuage montait au-dessus des maisons,
balafré de hachures par les T des cheminées. Il
avait l'air d'une outre apportée d'Orient, ayant
encore les couleurs des épices sur ses flancs re-
bondis. Charlotte ne pleurait plus, mais elle ne
souriait pas. Elle avait déjà oublié Simon, Louis
de Boisberthe. Comme au temps de son arrivée
chez son oncle, une caravelle imaginaire la
ravissait et, cinglant dans l'infini, jetait l'ancre
sur le rivage de Cassiopée, de Sirius. Un prince
en habits de diamants s'approchait de Char-
lotte...
On sonna une troisième fois. C'était Henri
Clochenson. Il demanda Mlle de Giscours, d'une
voix posée et douce. Elle se présenta à lui, pâle,
frémissante, l'œil étincelant de colère :
— Bonjour, Charlotte, fît-il. Est-ce assez
drôle de vous retrouver ici ? Vous m'avez fait
joliment courir I
— Je pense que vous ne regrettez pas votre
voyage, dit-elle, avec une ironie méchante.
— Mais non, je me suis bien amusé.
— Oui, vous avez bu du Champagne avec des
l'incertaine 273
filles d'auberge, qui ressemblaient à des por-
traits italiens.
Il l'enveloppa d'un long regard.
— Je vois que Guinemont ne vous a épargné
aucun détail de mon récit.
Charlotte quitta son fauteuil et vint se cam-
per devant Clochenson.
— Et moi, savez-vous ce que j'ai fait aujour-
d'hui, Henri ? Je viens d'accorder ma main à
deux hommes.
— Deux, c'est beaucoup dans la même jour-
née ! Mais elle n'est pas finie.
— Vous plaisantez encore ! Vous plaisanterez
donc toujours ! Dieu, que c'est bête, un homme
d'esprit I II y a des moments où je préfère les
imbéciles.
— Je m'en doute. Vous voulez déjà en épou-
ser deux.
— Taisez-vous ! Ah ! vous ne comprendrez
donc Jamais rien I Vous n'avez ni cœur, ni intel-
ligence, mais à leur place, une mécanique qui
grince, une boîte à faire les mots. Allez-vous en,
Henri. Je ne veux plus jamais vous voir!
Elle se jeta sur un canapé, enfonça sa tête
dans les coussins et, pour la troisième fois de la
journée, elle se mit à sangloter.
18
274 l'incertaine
Alors, Henri Clochenson s'agenouilla devant
elle et la saisissant par les épaules, il murmura :
— Vous savez, Charlotte, que je vous aime I
Il ne fallait pas douter de moi. Vous pensiez bien
que je viendrai quand je serai sûr de votre
cœur. Le moment n'était pas encore venu. Vous
avez promis votre main à Simon et à Louis. Cela
ne fait rien, Charlotte, puisque c'est quand
même moi que vous épouserez !
Et Charlotte, jetant les bras autour du cou
d'Henri, murmura :
— Vous avez raison, Henri, car c'est vous
seul que j'aime. Pourquoi m'avez-vous laissé
errer ainsi ? Vous auriez pu terminer plus tôt
mon incertitude. Pourquoi ne me pai liez-vous
jamais ?
— Vous ne m'aimiez pas encore, Charlotte,
j'attendais que vous m'aimiez.
— Vous vous trompez, Henri, il y a long-
temps que je vous aime !
— Mais non, dit-il, que vous me préfériez 1
Et prenant Charlotte dans ses bras, ce fut par
un long baiser qu'Henri Clochenson interrom-
pit ses protestations.
Clochenson m'a délégué chez Philéas de Ma-
ragde pour lui demander la main de Charlotte.
C'était la première fois que je faisais une sem-
blable démarche. Je me suis longtemps inter-
rogé sur la couleur des gants que je devais met-
tre. J'ai choisi enfin une paire blanche, bro-
dée de baguettes noires. En me voyant passer,
les gens de la ville auraient pu se dire que je
m'occupais de marier quelqu'un I
Trophime m'introduisit dans le salon, où Ma-
ragde et Forgeris, assis l'un en face de l'autre,
dans des fauteuils très rapprochés, péroraient à
qui mieux mieux.
Ils se turent à mon approche, brusquement,
comme font les grenouilles, le soir, quand on
passe trop près du bassin ©ù elles coassent.
Maragde était fort congestionné, et le nain
brandissait sa badine, avec une véhémence fu-
rieuse.
— Eh bien I s'écria Philéas, tu tombes à
point ! Elle en fait du joli, ta protégée I Est-ce
qu'elle habite toujours chez toi ?
276 l'incertaine
— Mais oui, répondis-je, elle n'y a pas d'en-
nemis ! C'est d'ailleurs à son sujet que je viens
te voir.
Je dis alors à M. de Maragde que je lui deman-
dais la main de sa nièce pour mon ami.
M. Henri Glochenson. Le nain poussa un rica-
nement féroce et fit siffler sa badine. Philéas.
éperdu., s'élança hors de son fauteuil et se préci-
pita vers moi en gesticulant :
— Se moque-t-elle de toi ou de moi ? s'écria-
t-il. Quel rôle joues-tu dans cette aventure ? Es-
tu un imbécile ou un pantin ? Parle ! Parle I
C'était à mon tour d'être abasourdi. Ma de-
mande contrariait évidemment les projets de
Philéas, mais je ne voyais pas la cause d'un tel
déchaînement.
— Il faut l'enfermer dans un couvent, dé-
clara Forgeris.
- — Sais-tu, me dit Maragde, que Simon est
venu hier me dire qu'il s'était expliqué avec
Charlotte, qu'il ne lui en voulait plus, et que
leur mariage était fixé au i5 janvier ?
— Oui. Simon n'a rien voulu entendre des
protestations de Charlotte et il a choisi la date
tout seul. Depuis, elle a changé d'avis.
— Attends, ce n'est pas fini. Sais-tu mainte-
L INCERTAINE 277
nant qui est venu me voir à trois heures P Le
sais-tu ?
— Je m'en doute.
— Boisberthe, continua Maragde, sans m'é-
couter, ce vieux fou ridicule qui a la prétention
d'être un sage. Et Boisberthe m'a déclaré que
son fils et Charlotte s'aimaient et qu'il fallait les
marier.
— Et qu'as-tu répondu ?
— J'ai dit à cet imbécile que Charlotte devait
épouser Bréviaire, le i5 janvier, et qu'il y avait
certainement erreur. Et il est parti, fort penaud.
— Il faut la mettre au couvent, répéta For-
geris.
— Eh bien, non, m'écriai-je, en me tournant
vers le nain. Je ne vous laisserai plus continuer,
Monsieur de Forgeris. C'est vous qui êtes respon-
sable de tout ce qui est arrivé, vous qui avez
noirci sans cesse Mlle de Giscours, aux yeux de
ce bon Philéas, vous qui avez poussé au tragique
une situation, qui n'était pas même grave. Oui,
Charlotte a flirté, c'est vrai ! Mais elle n'a jamais
aimé Simon, qui l'ennuyait à périr et qu'elle n'a
accepté comme fiancé, que lorsqu'elle était en-
core une enfant. Et depuis le jour où elle a
connu Clochenson, elle l'aime.
278 l'incertaine
— Elle se moque de vous et vous croyez ce
qu'elle vous dit ! s'écria Forgeris.
Maragde s'épongeait le front. l\ allait et ve-
nait, en soufflant.
— Ne vous laissez pas faire, Philéas, répétait
le nain, vous êtes perdu si vous cédez ! Forcez-la
à épouser Simon.
— Vous la haïssez donc bien, répondis- je,
pour vouloir à ce point qu'elle soit malheu-
reuse !
Philéas, soupçonneux, se tourna soudain vers
le baron.
— Laurent, vous m'avez toujours affirmé que
vous convertissiez Hector à notre cause, et qu'il
connaissait les turpitudes de Charlotte. Vous
m'avez montré les lettres de Boisberthe et de
Clochenson. Vous m'avez toujours soutenu que
ma nièce perdrait Simon, et vous voulez aujour-
d'hui qu'elle l'épouse ! Je ne comprends rien à
votre conduite I
— J'ai essayé de vous sauver, Philéas, j'en
suis bien puni 1
— Je ne vous fais pas de reproches, Laurent.
Pourtant, qui a avisé Charlotte de mon indi-
gnation, après l'avoir causée ?
— Je ne voulais pas que vous fussiez plus
l'incertaine 279
longtemps la dupe de cette coquine, mais quand
je vous ai vu si furieux, j'ai pris peur pour elle.
Que voulez- vous ? je suis au fond faible et indul-
gent !
— Assez, monsieur, dis-je. Il faut en finir.
Cette comédie a suffisamment duré. Je ne sais
quelles explications tortueuses vous avez don-
nées à Philéas, mais voici la vérité : après avoir
envoyé Charlotte à Orves, c'est vous qui avez
décidé Clocbenson à l'y rejoindre, et vous y avez
entraîné Philéas ensuite, sous prétexte qu'ils
étaient partis ensemble I
— Au risque de m'enrhumer, fit Maragde.
— Oui, mon bon ami, au risque de t'enrhu-
mer ! Quel triomphe pour M. de Forgeris, si tu
avais trouvé à l'hôtel Charlotte et Clochenson
réunis ! Jamais plus tu n'aurais cru à leur inno-
cence. Malheureusement, la combinaison a
échoué. Charlotte était chez moi 1
Maragde, violacé et soufflant de colère, regar-
dait le baron.
— Eh bien, Laurent, qu'avez- vous à répon-
dre ?
Le nain était visiblement décontenancé, cette
fois, mais il haussa les épaules.
— Monsieur Guinemont est d'accord avec vos
280 l'incertaine
ennemis. Tant pis pour vous si vous le croyez !
Ils vous trompent tous, ils vous tueront !
— Répondez, Laurent !
— Admettons un moment que j'ai fait tout
ce dont on m'accuse ! Et puis, après ? Charlotte
n'en est pas moins une coquine. Vous ne vouliez
pas le croire, j'ai tenté de vous le prouver. Si
Clochenson n'avait pas eu avec elle une intimité
suspecte, serait-il allé la rejoindre à Orves? Mais
vous cédez toujours au dernier qui vous parle !
Cependant, que vous faut-il de plus ? Voilà une
gueuse qui entretient trois hommes dans l'illu-
sion qu'elle les aime, et c'est moi que tout le
monde condamne ! Si vous cédez à ce moment,
Philéas, vous êtes perdu !
De nouveau, Maragde hésita ; je vis, dans une
minute, le nain reprendre son ascendant sur
lui ; aussi bien, et vue du dehors, la dernière
journée de Charlotte ne laissait pas que d'être
assez inquiétante.
— Prends garde, Philéas, dis-je, ne perds pas
pour la société d'Un intrigant l'affection des
seules personnes qui te soient dévouées 1
— Ne tenez pas compte des paroles de Guine-
mont, je vous l'ai dit cent fois : c'est un imbé-
cile !
l'incertaine 281
— Préfères-tu un traître avéré ?
— Assez I assez ! cria Maragde, vous me tuez
tous deux I
Et soudain, comme s'il avait reçu du ciel une
inspiration particulière et lumineuse, il se diri-
gea vers une vieille armoire et en tira un grand
buvard de cuir usé. Il y chercha une enveloppe
scellée qu'il prit sans mot dire et qu'il jeta dans
le feu.
M. de Forgeris blêmit. La flamme tordit le
papier, qui noircit, rougit et se consuma, cepen-
dant que les cachets de cire rouge fondaient en
sifflant.
— Je sais ce qu'il me reste à faire, dit le ba-
ron de Forgeris.
Maragde s'inclina, et le nain sortit.
— C'était mon dernier testament, déclara
piteusement Philéas. J'y déshéritais Charlotte et
j'y léguais sa part à Forgeris. Maintenant, que
me conseilles-tu ?
— Il faut que Mlle de Giscours épouse Clo-
chenson.
— Et Simon ?
— Simon se consolera avec les chutes d'eau.
Tu es admirable, Philéas ! Au risque de faire le
malheur de Charlotte, tu désirais qu'elle épou-
282 l'incertaine
sât Bréviaire, tant tu craignais de diviser ta for-
tune ! Et tu trouvais cependant naturel d'en lais-
ser la moitié à un intrigant qui se jouait de toi.
Tu es vraiment un homme, mon pauvre Philéas,
tu es complètement absurde !
A ce moment, nous entendîmes un grand va-
carme. Cela venait du second étage. On distin-
guait un bruit de meubles renversés, de vaisselle
mise en pièces, de vitres volant en éclats. Tro-
phime accourut, l'œil hagard.
— Monsieur, il y a là-haut M. le baron qui
casse tout dans son appartement !
M. de Maragde s'effondra dans un fauteuil.
— Dire que je le prenais pour un ami !
— Monsieur, que faut-il faire ?
— Je n'en sais rien, Trophime. Laissez-le ;
quand il aura tout détruit, il se tiendra tran-
quille... Une nièce qui me nargue et qui se
moque de mes projets, un hôte qui me vilipende
et piétine mes assiettes ! Voilà la vie I Ah ! ce siè-
cle nous donne de l'agrément ! J'ai trop duré,
Hector ! Je préfère mourir. En attendant, je
vais me mettre au lit.
J'ai accompagné Charlotte chez son oncle. Il
s'en est fallu de peu que l'entrevue ne fût ten-
dre. M. de Maragde aurait voulu se montrer
sévère, et déjà, il donnait à son regard cette ex-
pression farouche et chargée d'éclairs que l'on
attribue à Jupiter. Mais, quand il revit la jeune
fille, il ne put cacher son émotion, et il lui
ouvrit les bras en murmurant :
— Folle, folle enfant ! Etais-je donc si terrible
que tu me cachais tout ?
Je les laissai en tête à tête, mais comme je
quittais l'hôtel, j'aperçus le baron de Forgeris
qui s'en allait. Une voiture de la gare contenait
son modeste équipage, deux valises à main et
une grande caisse. Il se pencha vers moi ; au
ras même d'une portière, je vis grimacer son
mauvais visage. Et comme il agitait son poing
et me le montrait avec fureur, je le saluai fort
gravement. Je crus qu'il allait bondir hors du
véhicule.
Chez moi, Jane Drogheda m'attendait.
— Je partirai demain, dit-elle. Ma mère veut
284 l'incertaine
aller à Bologne, je l'accompagne. Voilà Char-
lotte enfin sauvée, tout est pour le mieux I
— Et vous ?
— Oh moi, je n'ai pas envie de me marier
encore 1 II n'y a que les aventures qui m'amu-
sent. En Italie, elles se présenteront toutes
seules.
— Et vos amoureux ?
— Je les oublie. Je leur ai dit que je partais
pour un mois en laissant croire à chacun d'eux
que j'étais folle de lui. Ils sont donc satisfaits.
Dans six semaines, je leur écrirai que décidé-
ment, je ne reviendrai pas et que nous devons
nous dire adieu.
— Ils mourront de désespoir !
— Momentanément, oui. Mais ils se marie-
ront très vite avec des personnes de la ville,
ayant de petites dots. Ils ont l'un et l'autre la
vocation du foyer. Qu'auraient-ils fait d'une
bohémienne comme moi ? Et voilà tout un mor-
ceau de ma vie qui finit. Je tourne la page.
— Vous partez sans regrets ?
— Je n'ai jamais de regrets. Et puis, je vais
en Italie. Il y a ainsi certains mots qui, lorsque
je les prononce, me font battre le cœur. Italie
est de ceux-là. Je pense que dans quelques
L INCERTAINE 233
jours, je respirerai de nouveau cette odeur de
cuir et de café au lait qui est particulière à
ses rues 1 Et je me sens troublée comme à la
veille d'un rendez-vous d'amour. Nous rentre-
rons ensuite en Angleterre et je retrouverai avec
joie notre petite maison de Chelsea. Si jamais
je me décide au repos, j'épouserai sans doute
un honnête garçon de chez nous, sain, taci-
turne, qui jouera au golf, et qui sera incapable
de comprendre la moindre plaisanterie.
La jeune Anglaise me sourit une dernière fois.
On dirait qu'en me quittant, elle va plonger
dans une rivière, pour se laver de tout passé, et
renaître là-bas, sur la rive d'or, oublieuse, riante
et prête à un nouveau destin. Bon voyage,
naïade !
Le soir, Henri Clochenson vint dîner. Il a
repris déjà son air lointain, flegmatique et in-
différent, comme si c'était à quelqu'un autre
que ce grand bonheur fût arrivé.
Pendant tout le repas, il parla de questions
générales, avec ce mélange de sécheresse et de
bonne grâce qui est un de ses charmes. Je lui
contai l'épisode du testament.
— Mon cher, me dit-il, ce qui fait le fond de
286 l'incertaine
la province française, ce sont les histoires d'hé-
ritage. Pour nos bourgeois, l'héritage est une
vocation. J'ai lu dans un livre d'histoire que les
piètres, déportés à la Guyane, pendant les pros-
criptions du Directoire, n'avaient d'autre souci,
en attendant leur mort, qui était sûre, que de
capter le mince trésor de ceux qui étaient plus
moribonds qu'eux. Je trouve cette histoire très
consolante. Et vous ?
— Pourquoi consolante ?
— J'ai peu de passions. J'aime assez que d'au-
tres en aient. Il faut des passions aux hommes
pour être heureux, et plus elles sont basses, plus
ils le sont.
— Ce n'est pas toujours vrai, lui dis-je, car
vous, Clochenson, vous voici heureux !
Il me regarda et répondit d'une voix douce :
— J'ai toujours été heureux, je suis heureux,
parce que je vis. L'essentiel, c'était que Char-
lotte le fût. Je lui donnerai la vie dont elle a le
désir. Pour moi, où que je sois, je retrouve à
peu près identiques, les mêmes éléments de tris-
tesse et de joie. Au surplus, tout m'amuse. Mais
il ne fallait pas que Charlotte épousât Simon.
— Elle l'a aimé, dis-je.
— Non, mais elle le croyait. Il n'est pas aisé
l'incertaine 287
d 'obtenir une femme qui ne vous aime pas. Et
c'est pour cela que j'ai combiné tout un plan,
que j'ai décidé de faire vivre Charlotte dans une
atmosphère d'amour, d'intrigues et de passions.
A ces mots, je fis une mine si visiblement stu-
péfaite que Clochenson éclata de rire :
— Mais oui, répéta-t-il. Me prenez- vous pour
un innocent ? Supposez-vous que ce soit le
hasard qui m'ait donné Charlotte ? Je l'ai ga-
gnée à travers combien de peine et d'alarmes !
J'ai tant de fois failli la perdre 1
— Qu'avez-vous fait pour réussir ?
• — J'ai d'abord excité la coquetterie de son
amie, Jane Drogheda, et dans le même temps,
je persuadais à Moussac et à Léchevin qu'elle
était amoureuse d'eux. Ils le devinrent aussitôt
ensemble, et le spectacle de cet imbroglio, dont
elle était la confidente et la spectatrice, fît que
bientôt Charlotte commença de s'intéresser plus
à l'amour qu'à Simon.
Clochenson se tut un moment, il souriait en
songeant aux épisodes de son aventure.
— Et quand Charlotte commença à prendre
goût aux intrigues des uns et des autres, je fis
entrer Boisberthe dans le jeu. Je le connaissais
depuis longtemps, il me confiait ses projets lit-
288 l'incertaine
téraires. Je lui montrai tout ce qu'il y a de fan-
tasque et de charmant dans l'esprit et dans la
beauté de Mlle de Giscours. Je le menai chez
Maragde, j'enflammai, j'attisai son imagination,
qu'il a d'ailleurs fort vive. Et il devint amoureux
à son tour.
— Pourquoi cet intermède ?
— J'avais besoin de quelqu'un qui fît la cour
à Charlotte, la troublât, lui donnât le goût d'être
aimée, rompît le pacte de fidélité auquel elle se
croyait tenue vis-à-vis de Simon I
— Il était plus naturel que vous jouiez ce
rôle vous-même.
— Non. Charlotte pouvait résister et, en ce
cas, prendre en grippe son tentateur. Il fallait
aussi qu'elle vécût un peu dans une atmosphère
d'amour.
— Mais si Mlle de Giscours s'était éprise de
Boisberthe ?
— Evidemment, c'était le danger que je cou-
rais. Et j'ai eu peur plusieurs fois. Je jugeais
Boisberthe insignifiant et médiocre et que Char-
lotte saurait le voir tel. Mais quel aléa de tabler
sur la clairvoyance de quelqu'un ! J'avais, il est
vrai, confiance en moi. Je croyais être assez fort,
au cas où cela se présenterait, pour deviner l'in-
l'incertaine 289
clination de Charlotte, et défaire Boisberthe
comme je le faisais. Et c'est ainsi que j'ai attendu
mon heure ; elle est venue ; entre temps, je mon-
trais à Charlotte une amitié si dévouée et si sin-
cère, mais si respectueuse et si lointaine, qu'il
fallait bien qu'elle fît l'impossible pour la trans-
former en passion !
— Vous êtes très habile, lui dis-je, avec admi-
ration.
— Oh I non, mais je réfléchis avant d'agir.
— Que sont devenus Simon et Boisberthe, ces
deux fiancés ?
— Bréviaire se résignera en épousant une
jeune fille moins fuyante, et Louis se consolera
par la pensée qu'il a été trahi et que cela est très
flatteur. Nous nous brouillerons, et tout sera
dit.
— Où habiterez-vous ?
— Où Charlotte voudra. A Paris, à Gwalior
ou à Santa-Fé de Bogota. Cela m'est indifférent.
Où que j'aille, j'aurai mon amour en moi,
comme un grand feu tranquille et continu, et
cela seul est important ! De quoi les hommes
s'embarrassent-ils ? Ils donnent leur vie à la va-
nité, à l'ambition, à l'avidité. Et ni la vanité, ni
l'ambition, ni l'avidité ne les récompenseront.
19
29O L INCERTAINE
L'Amour seul nous tient en joie. Regardez ce
que l'envie et le goût de l'argent ont fait de notre
pauvre Forgeris ! Il aurait pu être heureux ici !
Mais il désirait tout ce qui lui manquait, avant
même de savoir s'il le goûterait ! Moi, je n'hé-
site jamais sur mes préférences. Je n'ignore ni ce
que j'aime, ni ce que je hais. Charlotte, elle, a
mis longtemps à le découvrir.
— Vous l'entreteniez dans cette incertitude.
— Il le fallait. On n'a pas découvert l'Améri-
que dans un seul voyage. Maintenant je suis
comme quelqu'un qui va faire une belle course,
à la rencontre d'un bel horizon. Mais la douce
contrée que l'on traverse s'ouvre bien vite sur
la nuit ! Courte histoire, Monsieur Guinemont,
que celle de l'homme I Allons ! Pas de tristesse I
Au surplus, depuis que je suis fiancé, il m'est
venu des théories sur l'immortalité de l'âme.
Non pas que j'y crois exactement, mais je sup-
pose qu'il y a des immortalités relatives. Les
âmes les plus ardentes dureront le plus long-
temps.
— Comme vous voilà philosophe I
— Je termine ma vie de célibataire, je solde
mes théories, comme on solde son stock quand
on ferme boutique. Si vous voulez vous appro-
L INCERTAINE 29 1
visionner !... D'ici quelques mois, je ne pen-
serai plus ; J'aurai des sentiments et plus
d'idées.
— Est-ce mieux ?
— Les sentiments sont les idées du cœur, dit
Clochenson, en riant, comme les idées sont les
sentiments du cerveau. Et voici ma dernière fu-
sée !
Il se leva, et je le raccompagnai jusqu'à la
porte. Quand il m'eût quitté, je demeurai quel-
ques minutes encore à rêver sur le seuil. Plu-
sieurs étoiles me clignaient gentiment de l'œil,
avec une intention particulière que je n'enten-
dais pas du tout ; au-dessus d'un mur voisin, un
grand arbre noir étendait, nouait ou dressait dra-
matiquement ses bras, comme s'il jouait, à lui
tout seul, une tragédie, comme s'il répétait le
rôle d'Œdipe, d'Oreste ou d'Hamlet. J'entendais
le glou-glou attendri d'une fontaine. La lune ve-
nait de se coucher.
Et dans les ombres de la rue Antoine-Heroët,
il me* semblait distinguer le léger fantôme de
Charlotte qui s'en allait à son destin.
Une fois encore, comme au temps de ma jeu-
nesse, je suis assis devant mon cabinet de la-
que. J'ai rouvert ses battants roses, brodés d'oi-
seaux d'or, et je regarde, sans les toucher, tou-
tes les choses que les jours m'ont confiées et
que j'ai confiées à mon tour aux phénix, aux
mandarins. Par moments, je considère aussi,
sur la grande table, le jardin de verre filé. Je
veux garder le souvenir distinct de chacun des
bibelots qui le composent : treille de glycines,
haie fleurie, perroquet sur son perchoir, vase de
roses, poisson volant ! Je regrette de ne pouvoir
les prendre avec moi, mais le moindre trans-
port leur serait néfaste. Ce que les fées vous
apportent ne voyage pas en chemin de fer.
Dans la pièce voisine, mes malles bâillent.
Demain je me mettrai en route pour Paris.
Je souffre de cette oisiveté que nous donnent
les veilles de départ. Déjà, je ne suis plus ici.
On dirait qu'on a placé dans ses bagages, entre
les cravates et les mouchoirs, sa cervelle, son
l'incertaine 293
cœur, son système nerveux, et qu'on ne les
déballera plus qu'à l'arrivée.
J'ai dit adieu, tantôt, à mes deux déesses. Une
fois de plus, j'ai failli croire à leurs promesses,
mais elles m'ont trompé comme toujours I Les
dentellières, qui travaillaient dans les arbres
quand Charlotte me visitait, ont dû mourir de
froid, car les branches sont nues et leurs feuil-
les, pourriture.
Au fond du jardin, j'ai dit doucement à Cérès:
— Que fais-tu là avec ces gerbes noircies ?
Il ne fallait pas me parler de plénitude, ni toi,
Pomone, de vendanges. Regarde mes mains,
qu'est-ce que j'emporte ? Dieu sait pourtant si
j'ai couru à travers la vie, et me voici bien fati-
gué !
Cérès et Pomone m'écoutaient. J'entendis une
voix à mon oreille :
— Tes mains sont nues, mais ta pensée est-
elle vide ? Ce que l'automne accroche aux ra-
meaux, c'est cette toile d'araignée où la rosée
allume des diamants. Si on la touche, elle se
brise, sinon, elle s'irise, aussitôt qu'un rayon
la traverse. Que parles-tu de gerbes et de grap-
pes ? Regarde au soleil ce mince fil qui trem-
ble ! Tout l' arc-en-ciel y est suspendu 1
2C)4 l'incertaine
— Qu'il en soit fait, Pomone, suivant ton
désir I Je renoncerai à tout, mais je garderai
dans lame ce long fil suspendu qui vibre et la
goutte de rosée qui y glisse et reflète l'infini !
C'est même tout ce que j'emporterai. Je laisse
mes vieilles lettres, — elles réchaufferont mes
héritiers, je laisse le sequin que la Simonetta
a perdu et le bouquet de feuilles d'olivier que
Charlotte m'a donné un soir. J'abandonne tous
mes trésors. Mais il me sera doux, demain, do
penser qu'ils sont entassés ici, comme sont en-
tassés sous l'eau les galions noyés de Vigo.
J'en étais là de mon examen de conscience,
quand Lamparnave parut, plus déboutonné que
jamais. Il s'attrista et gémit abondamment sur
mon départ.
— Tu m'abandonnes, dit-il. C'est lâche, c'est
petit. On ne traite pas ainsi un vieux camarade.
Je comptais sur tes enfantillages pour égayer
mes vieux jours. Ma parole, quand je causais
avec toi, j'avais l'impression réconfortante que
je croyais encore à quelque chose. C'est fini
maintenant.
Il changea de conversation et m'entreprit sur
le mariage de Charlotte et de Clochenson.
— Tu m'as tout caché. Tu as toujours aimé
l'incertaine 295
faire le mystérieux, comme si tout ne se savait
pas ! Mais on m'a raconté sur toi des choses
inouïes. Il paraît que tu as enlevé Mlle de Gis-
cours, que tu l'as cachée chez toi et que tu as
chassé le baron de Forgeris de l'hôtel de Ma-
ragde à coups de bâton. Tu t'es transformé eri
Arlequin ! C'est joliment beau à ton âge. Moi,,
je suis à peine capable de jouer les Géronte !
— Oui, Lamparnave, j'étais dans le coin dé-
sert d'un théâtre et j'assistais à la pièce, du
fond d'une loge grillée. Un violon jouait quel-
que part, la lune grimpait le long d'un portant,
et parmi des meubles poussiéreux, je voyais naî-
tre et s'animer un des romans imaginés dans
ma jeunesse. Mais je les inventais alors pour
mon compte, et cette comédie-là a été jouée pour
autrui.
— Tu es mieux partagé que moi, dit Lampar-
nave. Mais qu'importe ! Chacun de nous suit
deux rêves à la fois : celui qu'il vit et celui qu'il
crée. Et le tissu de la réalité n'est pas beaucoup
plus consistant que l'autre. Je ne suis dupe d'au-
cun de ces mirages. Charlotte de Giscours est 5
peine plus réelle que Miranda, — ou peut-être
même moins. Depuis que je suis né, Hector, j'ai
l'impression que je cours dans un souterrain,
296 l'incertaine
une torche à la main. Ce souterrain est peint de
mille images diverses. Les unes représentent les
scènes auxquelles je prends part, les autres don-
nent une forme à mes songes. Mais je ne puis
m 'arrêter, je passe au galop, et la torche que je
porte jette la même lumière sur les unes et sur
les autres. Toutes s'effacent également vite et
quand la torche s'éteindra...
— Il y aura peut-être une autre course, une
nouvelle torche, des images différentes et plus
belles.
— Je n'y tiens pas, je n'aime que la flânerie,
les longues stations, et que ce soit ici ou là-bas,
il est interdit de s'arrêter. Toi, tu vas courir avec
fièvre. Je ne t'envie pas. Moi, je rentrerai pour
quelques heures, j'ouvrirai un de mes vieux
tomes, je relirai les scènes qui m'ont tant amusé,
je me croirai sur une place provinciale à trois
maisons, et je verrai berner Pantalon ou tour-
ner l'alcade en dérision. C'est là mon lot sur la
terre.
— Adieu, Lamparnave I
Mon vieil ami était à peine parti que Char-
lotte me vint voir, toute de vert sombre vêtue,
sous une longue tunique de dentelle.
— Vous vous en allez, me dit-elle, ô le meil-
L INCERTAINE 297
leur des amis ! Que ne restez-vous avec nous ?
— A quoi bon ? Vous n'avez plus besoin de
moi, le bonheur sera votre hôte.
— Il ne sera pas complet. J'aurais un plaisii
de plus, si vous ne nous abandonniez pas. Mais
ne soyez pas trop triste de vous en aller, Hector.
Ne regrettez point de ne pas avoir piqué le papil-
lon sur un bouchon.
— Cependant, Charlotte, il n'est pas possible
de vous quitter avec indifférence. Vous donnez
à la vie je ne sais quel parfum, qu'elle perd
quand vous êtes absente. Vous êtes comme les
êtres d'élite, vous signez chacune de vos actions.
Tout ce que vous faites prend ainsi un caractère
significatif et mémorable. Quand vous parlez,
c'est comme si on entendait un jet d'eau ; quand
vous dansez, on croit distinguer une flamme ;
et quand vous rêvez, vous êtes pareille à l'esprit
même de l'automne, qui assemble des brumes et
des feuilles d'or, pour nous donner envie d'al-
ler ailleurs ; et c'est pour cela, Charlotte, qu'il
est difficile de vous oublier !
— Je vous écrirai quelquefois, je vous dirai :
(( Il se fait tard sur le monde, mon vieux cama-
rade, je m'ennuie, je pense à vous. Je voudrais
vous sentir près de moi. Nous irions ensemble
298 l'incertaine
pêcher au bord de la Calrnette, et quand une
carpe s'approcherait de notre ligne, nous ferions
du bruit pour qu'elle ne vienne pas y mordre. »
Ou encore : « Envoyez-moi une déclaration par
dépêche. Ceux qui m'aiment de près m'en-
nuient. Je souhaite quelqu'un qui m'aime de
loin ! »
Je sens que Charlotte a encore des secrets.
Mon incertaine regretterait-elle maintenant Bré
viaire ou Boisberthe! Nous n'avons, ni l'un, ni
l'autre, prononcé le nom de Clochenson. Clo-
chenson est en passe de devenir un personnage
officiel. Il va prendre place entre le maire, le
curé de la paroisse et le bedeau de la sacristie.
Il n'est plus intéressant. Charlotte, assise sur un
fauteuil bas, fait, avec son ombrelle, des des-
sins sur le tapis. Dessiner sur le sable n'est pas
une occupation aussi vaine qu'on le dit. Dessi-
ner sur l'eau est plus fallacieux encore, mais sur
un tapis !
— Quelles sont ces figures ? lui demandai-je,
en suivant ses gestes.
Elle regarda machinalement la pointe de
l'ombrelle.
— Ce sont celles que je vois quand je dors.
Des fusées et des rosaces de givre. Comme la na-
L INCERTAINE 299
ture, j'ai des nuits étoilées. J'y suis visitée par de
grandes fleurs de lumière, qui ressemblent à des
astres. Tantôt, l'une me semble la plus belle et
tantôt l'autre, et je demeure hésitante, ne sa
chant laquelle cueillir. Je ne serai jamais tout à
fait heureuse, car ces roses de feu me disent
combien mon existence est grise, et je ne serai
jamais tout à fait malheureuse, puisque je porte
en moi ces visions.
Charlotte de Giscours s'est levée. Je la regarde
une dernière fois, et sans doute fais-je une assez
piteuse figure, car elle me dit en riant :
— Vous vous êtes trompé de date, mon pau-
vre Hector, il fallait venir en ce monde dix ans
plus tard !
— Je suis un mauvais mathématicien, lui
répondis-je, je me suis toujours trompé dans
mes comptes avec le Temps I
Tout s'est tu dans la maison solitaire.
Sans doute Charlotte va-t-elle mettre mainte-
nant sous un globe de verre ses souvenirs de
jeune fille, — comme les mariées de village
faisaient autrefois de leurs couronnes de fleurs
d'oranger.
J'ai ouvert ma fenêtre, le clair de lune déplie
3oo l'incertaine
ses étoffes orientales dans le jardin. Un tapis
bleu recouvre l'herbe. Un voile blanc traîne
sur le banc, des écharpes de crêpe de Chine,
presque verts, flottent autour de Pomone. Mais
il n'y a d'autres clients que les chauve-souris,
qui n'achètent rien ; la lune en sera pour ses
frais.
Et je nie souviens de clairs de lune sembla-
bles, comme si tous mes jours eussent été des
tunnels, débouchant soudain sur ces clairières
illuminées. Dans ces rayons, je vois défiler des
personnages dansants ; c'est Charlotte avec Clo-
chenson, et c'est Jane avec Léchevin, et c'est le
baron de Forgeris, qui n'a pour société que sa
lanterne vénitienne. Moi-même, par une nuit
pareille, j'ai mené Odile à l'hôtellerie, et je me
suis tu sottement, tandis qu'elle attendait de moi
les paroles les plus enflammées du monde. Et le
même astre m'éclairait encore, quand je courais
retrouver Lisette dans le Jardin des Rois Mages
et que je la poursuivais au fond de la grotte.
J'ai bien d'autres souvenirs lunaires ! J'en ferai
une liste minutieuse, et ils figureront sur mon
testament, comme les rancunes de Villon, qu'il
légua à ses héritiers.
Il fait froid et pur. Un chien qui aboie dévore,
l'incertaine 3oi
à lui tout seul, l'énorme silence de la ville endor-
mie. Mais il a beau ouvrir et fermer ses mâchoi-
res, il n'arrive pas à le digérer. Et quand, fati-
gué, il s'arrête, le silence renaît aussitôt.
— Vous avez raison, Charlotte. Si j'étais venu
plus tard, vous m'auriez aimé un peu, comme
Simon, comme Boisberthe. Mais vous m'auriez
oublié, comme vous les oublierez tous les deux.
Je n'ai pas eu ma part de tendresse, et peut-être,
n'aurais-je pas ma part d'oubli. J'écoute au
fond de ma mémoire votre pas qui s'éloigne. Que
je voudrais, par cette nuit pure et froide, baiser
dans le jardin la trace de vos pieds ! Mais je
n'ose le faire, je suis trop vieux I J'ai peur que
la lune, en me voyant, ne se mette à rire et que
les chauve-souris, derrière leurs ailes gantées de
crêpe, ne cachent leur hilarité. Le temps n'est
plus, où je mettais hardiment, à minuit, ma
bouche brûlante sur les lèvres glacées des sta-
tues divines, où je sollicitais de leur expérience
les funestes conseils qui m'ont perdu !
J'ai fermé la fenêtre. Demain, Philomène re-
trouvera intact le pâté qu'une dernière fois, elle
a posé sur ma table. Je n'ai ni faim ni soif, cette
nuit. Il me semble qu'en marchant, je romps
3o2 l'incertaine
les fils de soie, les fils d'or et d'argent, qui m'at-
tachent à la vie que je quitte. Ce sont mille
déchirures imperceptibles, mais tout mon cœur
en est endolori.
— • Monsieur n'a-t-il besoin de rien ?
— Couchez-vous vite, Philomène, et ne tar-
dez point à dormir. Ne vous occupez plus de
moi I
L'horloge sonne ; je vais aussi gagner mon
lit. Il faut demain que je m'éveille I
FIN
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Jaloux, Edmond
L'incertaine
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