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Full text of "L'incertaine"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lincertaineOOjalo 


L'INCERTAINE 


DU  MEME  AUTEUR  : 

Une  âme  d'automne,  poésies. 

L'Agonie  de  l'Amour,  roman. 

Les  Sangsues,  roman. 

Le  Jeune  Homme  au  Masque,  roman. 

L'Ecole  des  Mariages,  roman. 

Le  Démon  de  la  Vie,  roman. 

Le  Reste  est  Silence,  roman. 

Le  Boudoir  de  Proserpine,  contes  et  poèmes  en  prose. 

L'Eventail  de  Crêpe,  roman. 

PROCHAINEMENT  '. 

Sous  les  Oliviers  de  Bohême,  roman. 
Personnages  et  Perspectives,  essais  et  chroniques. 
La  Grenade,  mordue,  roman. 
L'Oiseau-lyre,  roman. 


Droits  de  traduction  et  reproduction  réservés  pour  tous  pays. 
Copyright  by  Albin  Michel  1918 


É^- 


EDMOND    JALOUX 


L'INCERTAINE 


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PARIS 
ALBIN     MICHEL,     EDITEUR 

22,    RUE    HUYGHENS,    22 


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$45 


A 
ELÊMIR     BOURGES 

Gn  témoignage  de  mon  admiration  et  de  mon 
respectueux  attachement,  en  souvenir  de  belles  heures 
passées  dans  votre  société  idéale  ou  psésente,  permettez- 
moi,  mon  cher  maUre  et  ami,  d'inscrire  votre  nom  à 
la  première  page  de  ce  petit  volume. 

E.   I. 


I/INCERTAINE 


Comme  au  temps  de  ma  jeunesse,  je  suis  assis 
devant  mon  bureau.  Il  me  semble  qu'avec  ma 
plume,  je  vais  retrouver  les  rêves  qui  agitaient, 
alors  mon  esprit.  Que  de  combinaisons  romanes- 
ques, que  d'amoureux  épisodes,  n'ai-je  pas  ima- 
ginés ici-même,  dans  cette  haute  pièce  sévère, 
où  j'ai  peut-être  vécu  davantage,  sans  guère  sor- 
tir de  ses  quatre  murs,  que  je  n'ai  fait  par  la 
suite  en  courant  les  grands  chemins  ! 

Si  je  tourne  la  tête,  je  revois  le  jardin  que 
j'ai  tant  aimé.  Ses  arbres  opulents  souffrent  en 
ce  moment  des  premières  atteintes  de  l'automne. 
Une  lèpre  dorée  les  ronge,  qui  découvrira  bien- 
tôt sous  leur  verdure  le  squelette  qui  ne  vieillit 
pas.  Il  tombe  quelques  gouttes  de  pluie. 

Tantôt,  en  reprenant  possession  de  mon  do- 
maine, j'ai  présenté  mes  devoirs  aux  déesses  qui 


8  L  INCERTAINE 

le  protègent.  L'une  est  une  Cérès  au  visage 
noirci  par  les  larmes  et  qui  tient  dans  ses  bras 
toujours  beaux  une  gerbe  pourrie  ;  l'autre,  une 
Pomone  sans  nez,  dont  la  robe  ouverte  laisse 
épanouir  un  sein  encore  intact.  Toutes  deux  ont 
veillé  sur  mon  adolescence  ;  elles  m'ont  ensei- 
gné, les  miséricordieuses  !  la  pensée  vivante  qui 
demeure  sous  les  formes  les  plus  immuables, 
l'amour  qui  donne  leur  éclat  aux  bouches  moi- 
tes des  jeunes  femmes  et  que  le  temps,  qui  em- 
porte avec  lui  toutes  choses,  oublie  parfois  d'en 
dérober  l'essence.  Entre  les  platanes  et  les  char- 
mes, devant  ce  bassin  qui  servait  de  scène  aux 
ballets  des  libellules,  mes  déesses  ouvraient  les 
portes  de  l'avenir. 

Pourquoi  les  ai-je  laissées  quand  j'ai  quitté 
cette  austère  demeure  provinciale  ?  Peut-être 
m'auraient-elles  aidé  à  découvrir  ce  qu'elles  me 
promettaient  alors  I 

Depuis  que  je  suis  chez  moi,  j'éprouve  un  sen- 
timent de  bien-être  mélancolique.  Je  respire  une 
odeur  d'encens,  de  cire  et  de  vieilles  boiseries. 
Bien  qu'il  y  ait  déjà  vingt  ans  que  je  sois  parti, 
tout  est  à  sa  place,  rien  n'a  changé  d'aspect.  Phi- 
lomène,  ma  vieille  domestique,  m'attend-elle 
tous  les  jours  depuis  vingt  ans  ? 


L  INCERTAINE  9 

Je  suis  arrivé  hier,  assez  tard.  Les  clartés  et 
les  ombres  alternaient  dans  la  cheminée,  comme 
si  le  jour  et  la  nuit  y  jouaient  à  cachette.  Le  thé 
fumait.  Sur  une  petite  table,  un  énorme  pâté 
doré,  —  un  vrai  pâté  de  comédie  !  —  semblait 
m'inviter  à  souper  avec  Pierrot  et  Colombine  ou 
avec  une  princesse  déguisée. 

Une  princesse  déguisée...  Pierrot  et  Colom- 
bine î...  C'étaient,  en  effet,  les  hôtes  que  je  rece- 
vais quand  j'habitais  ici.  Mais  voici  que  j'ai  par- 
couru déjà  la  moitié  du  chemin  et  que  la  fée 
qui  m'accompagnait,  touchant  chaque  chose  de 
sa  baguette  magique,  a  cédé  la  place  à  une  vieille 
sorcière  grondeuse,  acariâtre  et  qui,  sans  cesse, 
en  me  suivant,  chevauche  un  balai  déplorable  : 
elle  s'appelle  Réalité. 

Réalité,  mon  ennemie,  ma  rude  et  tenace  en- 
nemie, vas-tu  me  harceler  jusqu'en  ce  lieu  qui 
fut  l'habitacle  de  mes  songes?  Vas-tu  mêler  en- 
core de  la  cendre  à  ce  que  je  mange,  de  l'absin- 
the à  ce  que  je  bois  ?  Comme  l'automne,  m'in- 
diqueras-tu le  squelette  sous  toute  chair  vivante? 

Va-t-en,  Réalité,  je  te  chasse.  Partout  ailleurs, 
je  te  subis.  Mais  je  suis  le  maître  de  cet  empire, 
je  n'y  reconnais  pas  ta  puissance  !  Chevauche 
loin   de  moi  ton   affreuse  monture.   Hier,   tu   as 


IO  L  INCERTAINE 

empêché  Pierrot,  Colombine,  la  princesse  dé- 
guisée, de  partager  ce  pâté  que  Philomène  avait 
disposé  sur  la  table,  mais  je  les  attends,  ce  soir, 
et  tu  peux  bien  leur  défendre  la  porte.  Ils  entre- 
ront malgré  toi  1 

...J'ai  visité  les  meubles,  rouvert  les  tiroirs. 
Que  ces  cabinets,  ces  commodes  de  laque 
m'amusaient  autrefois  avec  leurs  scènes  d'opéras 
chinois  et  ces  paysages  filamenteux,  où  tout  ar- 
bre s'achève  en  chevelure,  toute  rivière,  en 
linéaments  ! 

J'eusse  voulu  traverser  ces  ponts  en  dos  d'âne, 
m'asseoir  sous  les  pavillons  à  coins  relevés  et  y 
boire  de  ce  thé  que  versent  les  jeunes  filles  d'or  ! 

Dans  le  grand  salon,  où  ma  mère  recevait  et 
où  j'entrais  rarement,  j'ai  revu  avec  admiration 
les  bibelots  innombrables  ;  surtout  un  minus- 
cule jardin  de  verre  filé  qui  occupe  toute  une 
table  :  orangers  couverts  de  fruits,  corbeilles,  ro- 
siers en  fleurs,  vignes  avec  toutes  leurs  grappes, 
vasque  où  boit  une  colombe,  ouvraient  à  mes 
yeux  je  ne  sais  quelle  perspective  de  jardins 
d'Italie,  de  terres  promises,  de  prairies  vaporeu- 
ses où  l!on  jouerait  le  Songe  d'une  nuit  cVété. 

On    me    défendait    de    porter    la     inain    à    ces 


l'incertaine  il 

brimborions  ;  c'est  peut-être  pour  cela  qu'au- 
jourd'hui encore,  je  les  trouve  mystérieux.  Je 
n'étais  admis  à  les  regarder  que  par  les  longues 
après-midi  de  fin  septembre,  quand  les  premiers 
orages  nous  forçaient  de  rester  enfermés. 
Dehors,  les  arbres  ruisselaient,  de  fréquents 
éclairs  fouettaient  le  ciel  de  leurs  lanières  de 
feu,  les  nuages  se  cabraient,  —  et  assis  sur  un 
tabouret,  je  contemplais  pendant  des  heures  ces 
jouets  interdits,  ces  jouets  pour  grandes  per- 
sonnes, avec  une  attention  si  passionnée  qu'ils 
n'ont  jamais  quitté  tout  à  fait  mon  esprit  et 
qu'il  m'arrive  encore  de  rêver  que  je  les  em- 
porte avec  moi  I 

J'ai  vécu,  j'ai  visité  l'Italie,  l'Espagne.  Quel 
n'est  pas  l'enfantillage  de  notre  pensée  !  Me 
voici  de  nouveau  devant  ces  babioles,  amusé, 
curieux,  ému  par  des  nostalgies  fugitives  !  J'ai 
souffert,  j'ai  aimé.  Je  ne  retrouverai  plus  aucun 
de  ceux  qui  me  furent  chers  à  l'égal  de  ma  pro- 
pre existence.  Je  redescends  la  pente  solennelle 
des  jours,  chaque  pas  que  je  fais  me  porte  mal- 
gré moi  vers  l'heure  la  plus  redoutée.  Mais  il 
suffit  d'une  bulle  de  verre  à  qui  un  ouvrier  a 
donné  une  forme  arborescente  et  un  aspect  givré 
pour  que  mon  imagination  prenne  de  nouveau 


12  L'INCERTAINE 

la  clef  des  champs  et  recommence  de  s'ébattre 
dans  la  société  des  elfes  et  de  Titania,  sous  les 
ombres  de  cristal  d'un  château  de  Thulé. 

Pourtant,  ce  que  j'ai  exhumé  du  fond  des 
tiroirs  me  serre  atrocement  le  cœur  !  Ces  témoi- 
gnages de  leur  vie  que  nous  laissent  les  dis- 
parus, connaissez-vous  rien  qui  sache  vous  faire 
autant  de  mal  ? 

Un  de  ces  jours,  je  rédigerai  l'inventaire  des 
lettres,  des  portraits,  des  médaillons,  des  car- 
nets de  bal,  des  boîtes  de  santal,  des  mille  sou- 
venirs qu'on  enfouit  dans  les  secrétaires,  les 
cabinets  et  les  commodes.  Aujourd'hui,  je  n'ai 
cherché  que  le  plaisir,  le  plus  grand  que  je  con- 
naisse au  monde,  et  le  plus  amer,  d'y  fouiller 
à  mon  aise. 


J'ai  commencé  aujourd'hui  mes  visites.  J'ai 
envie  de  revoir  quelques-uns  de  mes  cama- 
rades. <(  Sont-ils  les  mêmes  ?  Ont-ils  beaucoup 
changé  ?  »  me  disais-je,  en  suivant  les  rues  im- 
prévues et  tortueuses  de  ma  ville  natale. 

Qu'elle  est  devenue  petite  depuis  que  je  l'ai 
quittée  !  En  quatre  pas,  on  en  fait  le  tour.  Mais 
rien  n'est  plus  amusant  que  ces  quatre  pas.  A 
tout  moment,  une  fontaine  garnie  de  quelque 
monstre,  un  hôtel  à  cariatides,  une  échauguette, 
un  magasin  vieillot,  retiennent  votre  attention. 
Quelques-unes  de  ces  boutiques  n'ont  pas 
changé  d'étalage  depuis  vingt  ans,  ni  de  pro- 
priétaire. 

C'est  ainsi  que  je  me  suis  arrêté  devant  un 
luthier  qui  se  nomme  Salinbaraas.  Je  ne  sais 
pourquoi  cette  réunion  de  violons,  de  mando- 
lines et  de  cithares  me  paraît  toujours  mysté- 
rieuse. J'ai  l'impression  que  ces  instruments 
viennent  à  peine  de  se  taire.  Chaque  nuit,  ne 
servent-ils  point  à  des  musiciens  défunts,  dans 
un  concert  offert  aux  ombres  ?  Sans  le  pacte  se- 


1   |  L'INCERTAINE 

cret  qui  le  lie  à  ces  fantômes,  comment  pour- 
rait-il vivre  de  son  métier,  ce  M.  Salinbaraas, 
dans  une  cité  où  l'on  ne  vend  certainement  pas 
un  mirliton  par  an  ? 

Quelques  mètres  plus  loin,  je  retrouvai  M.  Par- 
paillon,  l'empailleur.  La  même  hulotte  sur  son 
perchoir  biscornu  happait  toujours  le  même 
campagnol.  Tiercelets,  lézards,  hérons,  castors, 
donnaient  à  croire  que  le  Paradis  terrestre  se 
trouvait  boulevard  du  Pérou,  mais  naturalisé. 
Sous  des  vitres,  quelques  papillons  sans  couleur 
tombaient  en  poussière  ;  il  fallait  bien  supposer 
que  c'étaient  des  papillons  de  nuit  ! 

Au  premier  rang,  des  yeux  de  verre  se  sui- 
vaient, dans  le  fond  d'une  longue  boîte  :  verts, 
bleus,  marrons,  noirs,  bigarrés,  ils  présentaient 
à  votre  examen  un  assortiment  complet  de 
regards  sans  expression.  Vous  eussiez  pu  retrou- 
ver là  l'œil  de  votre  chien,  de  votre  chat,  voire 
de  votre  maîtresse,  s'il  vous  eût  plu  d'en  con- 
server le  souvenir. 

Je  revis  chez  M.  Lecocq,  le  confiseur,  les  gâ- 
teaux massifs  et  indigestes  qui  récompensaient 
mon  dessert,  le  tailleur,  ces  mannequins  au 
visage  inerte  dont  on  ne  sait  si  ce  sont  des  hom- 


l'incertaine  i5 

mes  de  cercle  ou  des  diplomates,  et  qui  suivent 
si  fidèlement  les  modes  de  la  capitale,  —  cinq 
ans  après  I 

Tout  cela,  et  ces  herbes  ondulées  qui  font 
douce  la  chaussée  entre  les  cailloux  en  forme 
d'oeufs,  et  ces  pigeons  qui  tournent  sans  cesse 
autour  du  clocher  de  Sainte-Barbe,  et  le  vieil 
invalide  à  la  tête  fêlée,  qui  porte  les  armes  de- 
vant chaque  passant,  le  long  du  cours  des  Trois- 
Chimères,  tout  cela,  dis-je,  me  renforçait  dans 
mes  années  anciennes.  Une  sorte  de  miracle  me 
dépouillait  de  quatre  lustres  et  me  rendait  subi- 
tement l'espérance  indistincte,  les  aspirations 
foisonnantes  de  la  jeunesse. 

Je  marchais  d'un  pas  élastique  sur  les  dalles 
polies  des  trottoirs,  je  souriais  aux  enfants  qui 
traînaient  des  tambours  sur  le  seuil  des  portes, 
ou  mettaient  à  nu  leurs  poupées. 

Au-dessus  de  moi,  le  ciel  se  soulevait  légère- 
ment comme  une  tente,  un  jour  de  fête.  Ne  me 
heurterais-je  pas  plus  loin  aux  longues  perches 
d'or  qui  en  soutenaient  certainement  la  voûte  et 
en  écartaient  les  pans,  comme  on  le  voit  sur  ces 
vieilles  gravures,  où  Alexandre  accueille  Cam- 
paspe,  où  Achille  ronge  son  frein  et  projette 
d'enlever  Chrvséis  ? 


16  l'incertaine 

C'était  un  jour  de  fête,  je  vous  l'assure.  Aussi 
eus-je  l'impression  qu'une  douche  glacée  tom- 
bait sur  mes  épaules,  lorsque  me  fut  entrebaillé 
l'hôtel  de  mon  vieil  ami,  Philéas  de  Maragde. 

Je  ne  me  souvenais  pas  que  l'escalier  fut  si  hu- 
mide, le  corridor  si  long,  ni  si  obscur,  le  grand 
salon  où  l'on  m'introduisit.  Pas  un  meuble  qui 
n'eût  sa  housse.  La  pendule  sans  globe,  avec 
sa  femme  en  robe  de  bal  qui  effeuillait  une  mar- 
guerite, en  prenant  un  air  indécent. 

Une  porte  à  rinceaux  délicats  s'ouvrit  enfin, 
et  un  homme  parut,  congestionné  au  point  d'en 
être  écarlate,  les  cheveux  déjà  rares,  portant 
avec  précaution  un  ventre  pesant.  Je  ne  le  recon- 
nus qu'à  grand'peine.  Quoi  !  c'était  là  mon  con- 
temporain ?  Je  hasardai  vers  une  glace  un  coup 
d'ceil  vite  détourné  :  n'allais-je  point,  au  lieu  de 
la  mienne,  y  voir  apparaître  la  face  d'un  vieil- 
lard ? 

Mais  non,  je  n'avais  point  changé  :  mon  pau- 
vre ami  Maragde  était  bien  seul  à  prendre  une 
telle  avance  sur  le  temps.  Pour  moi,  qui  ne  pré- 
tendais guère  aux  anticipations,  je  m'en  tenais 
plus  exactement  à  l'almanach. 

Cependant     Philéas     me    saisissait     les    deux 


L  INCERTAINE  I  7 

mains,  il  m'attirait  près  d'une  fenêtre  qui  avait 
sa  housse,  elie  aussi,   mais  de  poussière. 

—  Toi,  toi,  mon  cher  ami  !...  Est-ce  possi- 
ble ?  Que  je  suis  heureux  !  Laisse-moi  te  voir. 
Tu  es  merveilleux  !  Tu  as  toujours  trente  ans  ! 
Comment  as-tu  vécu  pour  résister  ainsi  !  C'est 
bien  vrai  que  la  débauche  conserve  !  Suis-je 
assez  ruineux  à  côté  de  toi  !  Que  veux-tu  ?  la  vie 
rangée,  calme,  sans  trouble,  la  vertu,  les  joies 
du  foyer,   voilà  qui  vieillit  son  homme  ! 

Il  suffoquait  en  parlant,  ses  yeux  se  rempli- 
rent de  larmes.  Venaient-elles  de  l'asthme  ou  de 
l'émotion  ?  Ses  grosses  mains  tremblaient,  déjà 
tachées  de  brun  comme  celles  d'un  septuagé- 
naire. 

Il  me  força  à  m  asseoir  tout  près  de  lui.  Il 
n'attendait  pas  mes  réponses  et  sans  cesse  me 
questionnait   : 

—  Tu  ne  t'es  jamais  marié  ?  Tu  ne  t'ennuies 
pas  ?  Où  vas-tu  le  soir  ?  Penses-tu  quelquefois 
à  nos  amis  de  jeunesse  ? 

Il  cligna  des  paupières,  comme  s'il  voyait  le 
grand  soleil,  sur  un  chemin. 

— ■  Si  je  ne  sais  pas  ce  que  Von  gagne  à  vieil- 
lir, dit-il,  je  n'ignore  plus  ce  que  l'on  y  perd. 
Et  je  ne  pnrle  point  seulement  des  dents  qui  se 


1  0  L  INCERTAINE 

déchaussent,  ni  des  cheveux  qui  demeurent  ac- 
crochés au  peigne  !  Hélas  j'ai  perdu  aussi  ma 
femme,  qui  était  bonne,  douce  et  vertueuse, 
et  ma  famille  ne  se  compose  aujourd'hui  que  de 
quelques  cousins  et  d'une  nièce  à  la  mode  de 
Bretagne  qui  me  donne  de  grands  soucis.  Les 
terres  rapportent  de  moins  en  moins,  les  impôts 
nous  écrasent.  On  a  de  lourdes  responsabilités 
et  moins  de  courage,  parce  que  l'insouciance 
diminue.  Heureusement  que  j'ai  fiancé  ma  pu- 
pille en  toute  hâte,  aussitôt  que  ses  dix-huit  ans 
eurent  sonné.  Si  je  mourais,  elle  ne  serait  point 
seule  au  monde.  Elle  épousera  un  de  nos  voisins, 
dont  la  famille  est  liée  avec  la  mienne  depuis  des 
siècles  :  cVst  un  honnête  garçon  un  peu  rude, 
mais  franc  et  loyal  ;  on  dit  qu'il  n'a  pas  inventé 
la  poudre,  et  tant  mieux  !  du  moins,  n'aura-t-il 
pas  sur  la  conscience  la  mort  de  tant  de  gens  I  II 
est  ingénieur,  près  de  Grenoble,  dans  une  usine 
d'électricité.  Il  s'appelle  Simon  de  Bréviaire. 

Mon  ami  soupira. 

—  Fréquentes-tu  toujours  nos  camarades,  lui 
demandai-je,  Philippe  do  Boisberthe,  Charles  de 
Moussac,  Gomer,  Lamparnave  ? 

—  Je  vis  bien  seul  depuis  mon  mariage.  Je 
le*  ai  perdus  de  vue.  Lo  fils  dr  Boisberthe  vient 


L  INCERTAINE  19 

souvent  ici.  C'est  un  ami  de  ma  nièce.  Moussac 
et  moi,  nous  sommes  brouillés.  Gomer  est  mort. 

Quelques  mètres  à  peine  le  séparaient  de  Char- 
les de  Moussac,  de  Lamparnave  ;  il  ne  les  con- 
naissait plus,  il  ne  pensait  jamais  à  eux  !  Pour 
aimer  ses  amis,  pour  se  souvenir  d'eux,  faut-il 
donc  s'en  aller,  ne  les  aborder  que  dans  sa  mé- 
moire ?  Je  leur  demeurais  fidèle  ;  Maragde,  non. 
Ou  bien,  je  ne  sais  quoi  de  bourgeois,  de  conju- 
gal, d'égoïste,  se  mêle-t-il  à  la  vie  de  certains 
hommes,  qui  leur  défend  les  sentiments  désin- 
téressés, —  les  sentiments  de  la  jeunesse  ? 

Nous  nous  serions  plus  longuement  attardés 
sur  ce  thème,  mais  je  me  crus  soudain  trans- 
porté de  trois  cents  ans  en  arrière,  à  la  cour  d'un 
Valois.  Un  nain  entrait  dans  le  salon,  un  nain 
véritable,  haut  de  quatre-vingt-dix  centimètres 
environ.  Dans  sa  tête  énorme,  intelligente  et  ra- 
vagée, ses  yeux  prenaient  une  ardeur  singu- 
lière. Sa  mise  était  recherchée,  ses  gestes,  pré- 
tentieux, et  il  y  avait  dans  toute  sa  personne 
quelque  chose  d'avantageux  et  d'insinuant.  Je 
m'efforçai  de  cacher  la  stupeur  où  me  plongeait 
ce  nouveau  venu,  Maragde  nous  présenta  l'un  à 
l'autre  : 

—  Hector  Guinemont  dont  je  vous  ai  parlé  si 


20  L  INCERTAINE 

souvent,  mon  cher  Laurent...  Le  baron  de  For 
geris. 

En  une  phrase  extrêmement  alambiquée,  le 
nain  témoigna  du  plaisir  qu'il  avait  à  me  con- 
naître, puis  il  se  hissa  comme  un  singe  sur  un 
grand  fauteuil.  Je  pus  examiner  tout  à  mon  aise 
sa  face  grimaçante,  son  regard  rapide  et  per- 
çant, son  air  vaniteux  et  narquois. 

Sa  présence  m'interloquait  à  tel  point  que 
j'abandonnai  la  conversation.  Maragde  se  taisait 
aussi,  en  proie  à  ses  souvenirs.  Mais  le  baron  de 
Forgeris  m'entreprit  sur  ma  famille  et  ma  pa- 
renté avec  les  Guinemont  qui  habitaient  le  Hure- 
poix  et  ceux  qui  s'étaient  établis  au  Canada.  Je 
ne  sus  si  j'avais  affaire  à  un  généalogiste  émi- 
nent  ou  à  un  curieux  redoutable,  dont  la  mé- 
moire était  sans  défaillance.  Il  me  rappela  que 
mon  arrière  grand-père  avait  péri  sur  l'écha- 
faud,  en  1793,  et  qu'un  de  mes  cousins  avait 
suivi  l'équipée  de  la  duchesse  de  Berry. 

—  Je  connais  bien  votre  famille,  conclut-il 
avec  satisfaction,  mais  j'en  connais  mille  aussi 
parfaitement  que  la  vôtre  ! 

Je  n'étais  pas  au  bout  de  mes  surprises  ;  la 
porte   à  rinceaux   s'ouvrit     une    troisième    fois, 


L  INCERTAINE  '2  I 

comme  poussée  par  un  coup  de  vent,  et  un  être 
fantasque  s'élança  dans  la  pièce. 

Etait-ce  un  lutin,  une  danseuse  ou  une  jeune 
fille  ?  Elle  portait  un  costume  caucasien  :  cor- 
sage de  mousseline  aux  manches  largement  ou- 
vertes, tablier  brodé  à  la  russe,  jupe  courte,  bot- 
tes de  cuir  rouge,  et  sur  la  tête,  un  bonnet  de 
fourrure  d'où  s'échappaient  les  ondes  noueuses 
d'une  chevelure  foncée.  Mais  le  plus  beau  visage 
rayonnait  au-dessous,  un  visage  long,  très  blanc 
de  peau,  au  nez  hardi  et  pur  ;  à  la  bouche  en 
forme  d'arc  et  ses  yeux  sombres,  sous  des  pau- 
pières largement  bistrées,  étaient  de  la  couleur 
de  l'or. 

—  Charlotte,  s'écria  M.  de  Maragde,  tu  es 
encore  déguisée  ! 

—  Pour  une  fois,  s'écria  l'enfant,  que  je  ne 
le  suis  pas  !  Tu  n'y  vois  plus  clair,  pauvre  on- 
cle !  C'est  quand  je  m'habille  comme  la  mercière 
du  coin  que  je  suis  déguisée. 

—  Où  vas-tu  ? 

—  Faire  la  fête  chez  les  Boisberthe.  Mais  que 
t'importe  ! 

Elle   avisa  le  fauteuil  où   s'étalait  Forgeris. 

—  M.  de  la  Langue-Bien-Pendue,  dit-elle,  je 
suis  votre  servante.   Ne  m'oubliez  pas  dans  vos 


2  2  L  INCERTAINE 

fiches.  Décrivez-y  tout  au  long  mon  costume  et 
n'omettez  pas  de  m'attribuer  quelque  vice,  un 
bon  vice  bien  anodin,  comme  il  y  en  a  dans  les 
vieux  romans  ! 

Elle  me   regarda  soudain  et  rougit. 

—  Que  va  penser  de  toi  M.  Guinemont,  petite 
folle  ?  Hector,  je  te  présente  ma  nièce  et  pu- 
pille. 

Mlle  de  Giscours  me  fit  une  révérence  mo- 
queuse, puis  courut  vers  la  porte  en  criant   : 

—  Bonsoir,  mon  cher  oncle  !  Ne  m'attende 
pas  pour  dîner.  Je  rentrerai  sans  doute  fort  tard. 

Elle  disparut  ;  et  soudain,  le  salon  me  parut 
plus  triste  et  plus  obscur.  Je  pris  congé  de  mon 
vieil  ami  et  de  son  singulier  compagnon. 

L'ombre  venait  doucement  sur  la  ville,  un 
long  tissu  lamé  d'étoiles.  Les  arbres  se  taisaient, 
et  les  oiseaux.  Seules,  chantaient  les  fontaines, 
qui  ne  distinguent  pas  le  jour  de  la  nuit. 

Etait-ce  dans  les  heures  les  mieux  inspirées  de 
ma  jeunesse  ou  dans  le  morose  hôtel  de  Philéas 
de  Maragde  que  j'avais  vu  bondir  une  jeune  fille 
grande  et  souple,  chaussée  de  bottes  rouges  et 
coiffée  d'un  bonnet  de  fourrure  ?  Etait-ce  dans 
mes  plus  beaux  souhaits  de  naguère  ou  dans  la 
réalité,  qu'avaient  étincelé  ces  yeux  d'or  bruni, 


l'incertaine  2  3 

voilés    tantôt    ou    pleins     de    feu,  que    s'était 

entrouverte    la    bouche    la    mieux  arquée    du 
monde  ? 


—  Philomène,  servez-moi  tantôt,  avec  mon 
pâté  de  comédie,  le  meilleur  Chambertin  de  la 
cave  !  J'ai  de  nouveau  à  rêver  ce  soir  ! 


Il  m'est  venu  le  caprice  de  revoir  l'hôtellerie 
où  je  conduisis,  un  soir,  l'aimable  jeune  femme 
qui  fut  la  plus  charmante  aventure  de  ma  jeu- 
nesse. J'ai  supposé  qu'il  y  aurait  un  plaisir  assez 
grand,  encore  qu'un  peu  amer,  à  me  retrouver 
entre  ces  murs  tout  embaumés  de  souvenirs. 

L'hôtellerie  a  deux  cabinets  particuliers,  situés 
vis-à-vis  l'un  de  l'autre,  au  bout  d'un  escalier 
fort  noir.  J'éprouvai  une  certaine  stupeur,  cette 
fois,  à  constater  que  le  patron  n'était  plus  le 
même.  Il  s'inclina  devant  moi  avec  respect, 
quand  je  formulai  ma  demande,  mais  ne 
laissa  pas  que  d'être  assez  stupéfait  de  m'enten- 
dre  commander  un  seul  repas. 

—  C'est  le  cabinet  de  gauche  que  je  retiens, 
vous  vous  en  souviendrez. 

—  Oui,  Monsieur.  D'ailleurs,  aujourd'hui, 
Monsieur  n'aurait  pas  l'embarras  du  choix.  L'au- 
tre est  déjà  réservé. 

Le  digne  homme  prononce  cette  phrase  avec 
une  certaine  ostentation.  Peut-être  est-ce  la  pre- 


L'INCERTAINE  20 

mière  fois  depuis  qu'il  est  hôtelier  qu'il  assiste  à 
chose  semblable  :  ses  deux  cabinets  occupés  le 
même  soir  ! 

En  me  rendant  au  rendez-vous  que  j'ai  donné 
à  mon  passé,  je  ne  peux  distraire  mon  esprit  des 
inconnus  qui  seront  mes  voisins  occasionnels  de 
l'autre  côté  de  la  muraille.  Qui  donc,  dans  cette 
ville  sage,  endormie  et  prudente,  songe  encore 
aux  aventures  et  désire  l'amour  avec  assez  de 
courage  pour  ne  pas  trembler  devant  l'opinion  ? 

Bientôt,  je  me  trouvai  dans  une  petite  pièce 
bien  modeste  et  qui  n'avait  pas  changé  d'aspect. 
Sur  les  murailles  peintes  de  vert-mousse,  quel- 
ques assiettes  de  vieille  faïence  montraient,  dans 
leurs  disques  laiteux  et  un  peu  jaunis,  des  figu- 
res chinoises,  des  grotesques  à  la  Callot.  Au  mi- 
lieu de  la  cheminée,  entre  des  vases  de  bazar, 
un  vilain  groupe  de  biscuit  représentait  deux 
amours  luttant  à  qui  écraserait  un  cœur.  Dans 
un  coin,  un  canapé  défoncé  par  le  milieu  lais- 
sait voir  la  lassitude  de  ses  ressorts. 

Je  m'assis  mélancoliquement  devant  la  table 
servie  ;  un  candélabre  l'éclairait  de  six  bougies 
à  la  flamme  immobile.  J'avais  commandé  le 
même  menu  qu'autrefois  :  des  truites  meunière, 


20  L  INCERTAINE 

un  perdreau  rôti,  une  salade  de  truffes.  Je  cher- 
chai à  ressusciter  la  figure  de  cette  amie  à  qui 
j'avais  confié  tous  les  joyaux  de  ma  jeunesse. 
Mais  elle  m'apparaissait,  telle  que  ces  personna- 
ges de  fresque,  que  le  temps  n'a  épargnés  qu'à 
moitié  et  qui  ont  des  parties  du  corps  toutes 
blanches  et  pour  ainsi  dire,  inachevées. 

Ce  que  nous  nous  dîmes,  ce  jour-là,  est  bien 
sorti  de  ma  mémoire.  D'ailleurs,  je  fus  fort  peu 
éloquent,  c'était  assez  mon  habitude.  Je  rêvais 
aux  femmes  avec  une  telle  constance  et  une  si 
furieuse  ardeur,  je  leur  adressais  en  esprit  de? 
discours  si  tumultueux  et  si  magnifiques, 
qu'une  fois  en  leur  présence  je  ne  savais  plus 
que  balbutier.  Les  amoureux  propos  ne  me  ve- 
naient à  l'esprit  que  lorsque  je  me  trouvais  seul. 
Elles-mêmes  ressemblaient  si  peu  aux  Colombi- 
nes,  aux  princesses  déguisées  que  j'attendais 
sous  les  charmes  de  mon  vieux  jardin  ! 

Aujourd'hui,  certes,  si  Odile  me  tenait  com- 
pagnie, je  goûterais  le  prix  de  sa  présence,  mais 
alors,  quelque  tendresse  qu'elle  me  témoignât, 
je  n'y  goûtai  aucun  bonheur.  J'espérais  autre 
chose,  et  quoi  donc  ?  Une  aventure  plus  mer- 
veilleuse,  en  tout  cas,   que  eetto  banale  rencon- 


L  INCERTAINE  27 

tre,  dans  un  cabinet  vert-mousse,  d'une  jeune 
femme  qui  s'ennuie  en  province.  Une  aventure 
où  il  entrât  plus  de  romanesque  et  de  rêve,  une 
aventure,  vous  dis-je... 

Là-dessus,  je  fus  interrompu  dans  ma  médita- 
tion par  de  grands  éclats  joyeux  qui  venaient 
de  la  pièce  voisine.  Quelqu'un  dut  courir  au- 
tour de  la  table,  car  une  chaise  tomba.  Les  rires 
redoublèrent.  Je  soupirai.  La  solitude  me  serra 
le  cœur. 

Je  tentai  de  grouper  à  nouveau  mes  souvenirs, 
mais  ils  s'éparpillaient  dans  tous  les  sens, 
comme  une  bande  de  poussins  qui  prend  peur. 
Ma  curiosité  parla  plus  haut  que  la  religion  des 
amours  défuntes. 

—  Lélio  !  dit  une  voix  de  femme,  je  vous  en 
conjure,  laissez-moi  ! 

J'entendis  encore  un  bruit  de  pas  précipités. 
Que  se  passait-il  donc  ?  Dans  le  grand  silence 
qui  succéda  aussitôt  à  cette  folle  agitation,  un 
mauvais  piano  retentit.  On  ne  jouait  ni  valse, 
ni  refrain  de  café-concert,  mais  la  plus  triste 
des  Kreislerianas.  Ces  accents  anxieux,  cette 
plainte  si  touchante  dans  sa  sincérité,  ce  pauvre 


:>8  l'incertaine 

appel  d'une  âme  frissonnante,  ne  me  disaient-ils 
pas  ma  propre  histoire  ? 

Mais  à  peine  ma  mémoire  réchauffait-elle  les 
années  mortes  que  déjà  je  pensais  :  «  Me  fau- 
dra-t-il  désormais  m'asseoir  toujours  comme 
aujourd'hui,  avec  une  ombre,  devant  toutes  les 
tables  de  la  vie  ?  Mon  amie  d'autrefois,  qu'est- 
elle  devenue  ?  Le  temps  a-t-il  respecté  ce  visage 
qui  m'a  tant  ému  ?  » 

Odile,  je  le  savais,  habitait  depuis  longtemps 
le  pays  des  Maures.  Elle  avait  deux  garçons.  Son 
mari,  après  avoir  fait  de  mauvaises  affaires,  la 
laissait  vivre  dans  une  situation  voisine  de  la 
gêne.  Y  avait-il  eu  dans  sa  vie  beaucoup  d'épiso- 
des aussi  charmants  que  ce  dîner  en  tête-à-tête 
dans  une  hôtellerie  presque  déserte  ?  M 'avait-elle 
aimé  ?  L'avais-je  aimée  moi-même  ?  Nos  senti- 
ments, quand  nous  sommes  jeunes,  sont  si  mê- 
lés de  véritable  et  d'imaginaire  que  nous  n'avons 
guère  le  moyen  de  les  peser  et  qu'il  nous  faut 
nous  contenter  de  leur  faux-semblant.  Les  re- 
grets que  je  conservais  d'Odile  étaient  plus  pro- 
fonds et  plus  vifs  que  les  désirs  que  j'en  avais 
eus. 

J'écartai  les  rideaux  de  la  fenêtre.  L'hôtellerie 


l'incertaine  i  g 


se  trouvait  à  l'orée  d'un  bois.  Entre  les  branches 
à  demi  dépouillées,  un  fin  croissant  de  lune  des- 
cendait à  l'horizon,  si  aiguisé  sur  la  meule  du 
soleil  qu'il  semblait  faible  à  se  rompre.  Sa  lame 
aiguë  et  amincie  me  donnait  à  penser  que  les 
choses  les  plus  fragiles  peuvent  avoir  une 
grande  durée  et  que  l'émotion  d'un  rendez- vom 
laisse  parfois  plus  de  traces  qu'une  passion  pro 
fonde. 

Le  piano  s'était  tu.  Avec  une  mélancolie  gran- 
dissante, je  pelai  une  poire,  une  de  ces  poires, 
succulentes  et  glacées,  qui  fondent  dans  la  bou- 
che, en  y  laissant  le  froid  des  sources  et  le  par- 
fum des  bois,  quand  j'entendis  une  voix  mascu- 
line traverser  la  cloison. 

—  Je  vous  aime,  Àrabella,  disait-elle.  Buvons, 
dansons,  réjouissons-nous  !  Demain,  comme  di 
sait  le  vieux  Khayam,  nous  appartiendrons  aux 
vingt  mille  ans  d'hier.  Tirons  donc  aujourd'hui 
notre  feu  d'artifice  !  La  vie  n'est  qu'une  pauvre 
fusée  entre  deux  longues  suites  de  ténèbres  ! 

Une  telle  phrase,  en  un  tel  moment,  ren- 
llamma  ma  curiosité  amortie.  Quelle  société 
était-ce  là  ? 

—  René,  s'écria  quelqu'un,     que  je   supposai 


3o  l'incertaine 

être  Arabella,    il  faut  partir.    Je  vous  en  prie, 

Lélio,  laissez-moi  ! 

J'avais,  depuis  le  début  du  repas,  distingué 
nettement  une  voix  d'homme  et  deux  de  femme. 
Mais  j'additionnais  les  trois  noms  entendus  : 
René,  Lélio,  Arabella,  et  mon  compte  n'était  pas 
juste  ! 

Ma  foi,  tant  pis  I  Coûte  que  coûte,  il  me  fal- 
lait être  indiscret.  Je  réglai  ma  note,  puis  j'at- 
tendis quelques  minutes.  Quand  mes  voisins  sor- 
tirent, je  me  précipitai  vers  la  porte  et  l'ouvris 
comme  par  hasard.  Il  y  eut  un  petit  cri,  on  se 
rejeta  en  arrière,  mais  les  candélabres  des  deux 
pièces  répandaient  un  jour  assez  clair  ;  j'avais 
eu  le  temps  d'apercevoir  une  fort  belle  personne 
blonde,  en  robe  blanche,  et  un  jeune  homme 
en  smoking.  Un  matelot  les  accompagnait,  le 
col  largement  découvert  et  le  béret  retombant 
sur  l'oreille  II  cacha  son  visage  dans  ses  mains., 
mais  j'avais  eu  le  temps  de  reconnaître  la  pu- 
pille de  mon  vieil  ami  de  Maragde,  Mlle  Char- 
lotte de  Giscours  I 

L'amusement  d'une  telle  rencontre  chassa  les 
dernières  mélancolies  de  ma  soirée  solitaire. 
Que  pouvait  bien  être  une  jeune  fille,  qui  tan- 


l'incertaine  3i 

tôt  apparaissait  en  Caucasienne  et  tantôt  en  ma- 
rin, et  comment  vivait-on  maintenant,  dans 
cette  ville  où  je  m'étais  tant  ennuyé,  quand 
j'avais  l'âge  de  ce  Monsieur  au  profil  grec,  qui 
menait  au  cabaret  les  jeunes  filles  les  plus  hono- 
rables du  pays  ? 


Si  Philéas  de  Maragde  a  vieilli,  je  n'en  dira: 
pas  autant  de  Lamparnave.  Tel  je  l'ai  connu,  tel 
je  le  retrouve.  Dans  sa  figure  poupine  et  rose, 
les  traits  sont  à  peine  plus  marqués  qu'autrefois. 
ses  cheveux  n'ont  pas  une  boucle  de  moins  et, 
dans  ses  yeux,  sourit  le  même  regard  clair  et 
quelque  peu  enfantin.  11  a  mis  son  lorgnon  poui 
m'envisager,  puis  il  m'a  dit  paisiblement   : 

—  Ah  !  ça.  tu  tombes  de  la  lune  !  Est-ce  toi 
en  chair  et  en  os  ou  bien  n'es-tu  qu'un  reve- 
nant ?  En  ce  cas,  je  dois  l'avertir  :  si  tu  veux 
me  tirer  par  les  pieds,  la  nuit,  tu  en  seras  poui 
tes  frais,  j'ai  le  sommeil  terriblement  dur  ! 

Je  l'aurais  quitté  l'avant-veille  qu'il  ne  m'eût 
point  parlé  autrement. 

—  Tu  avais  beaucoup  de  projets  quand  tu  es 
parti,  continua-t-il,  en  as-tu  réalisé  quelques- 
uns  ?  Tu  voulais  devenir  homme  d'Etat  en  An- 
gleterre. Pourquoi  diable  en  Angleterre,  puis- 
que tu  es  Français  et  que  tu  sais  à  peine  quatre 
mots  d'anglais  ?  Je  ne  l'ai  jamais  compris.  Mai? 
Disraeli  te  tournait  la  tête  en  ce  temps-ln.  Eli 
bien,  es-tu  au  moins  ministre  ? 


l'incertaine  33 

—  Et  toi,  Lamparnave,  qui  avais  fait  le  vœu 
d'épouser  quelque  princesse  de  Babylone  ou  dt 
Bagdad,  de  devenir  très  riche,  avoir  ton  yachl 
et  ta  ménagerie,  as-tu  fait  le  mariage  que  tu  rê- 
vais, vis-tu  entre  Corfou  et  Ceylan,  élèves-tu  des 
panthères  noires  ? 

Nous  nous  regardâmes  l'un  l'autre,  moitié 
figue,  moitié  raisin.  Ces  livres,  tous  ces  livres 
étages  le  long  des  murailles,  me  disaient  la  vie 
humble  et  laborieuse  de  Lamparnave.  Mais  s'il 
avait  perdu  ses  jours  dans  la  poussière  des  mots, 
avais-je  été,  moi-même,  autre  chose  qu'un  nive- 
lier  ?  Nous  pouvions  nous  donner  la  main. 

Il  y  a  un  moment  dans  notre  destinée  où  noue 
projetons  devant  nous  notre  propre  spectre,  qui 
nous  devance  et  qui  nous  dépasse.  Bientôt,  il  se 
confond  avec  nous-mêmes.  C'est  un  très  court 
éclair,  le  midi  d'une  journée  de  novembre. 
Presque  aussitôt  après,  quelque  mauvaise  fée 
nous  transforme,  et  chacun  ne  voit  plus  que 
notre  caricature. 

Lamparnave  et  moi,  nous  nous  considérions 
sans  pleurer,  ni  rire.  Que  pouvait-on  nous  de- 
mander de  plus  ? 

Un  jour  pâle  entrait  par  les  hautes  fenêtres 
du  cabinet  de  travail.  Un  buste  de  Socrate,  ins- 


34  l'incertaine 

tallé  au  milieu  de  la  table,  jugeait  sévèrement 
les  actions  de  Lamparnave.  Quelles  actions  ? 
Lamparnave  n'agissait  plus  depuis  longtemps,, 
mais  sans  souci  de  son  auditoire  éphémère,  il 
commentait  sans  fin  devant  lui  les  textes  les  plue 
clairs. 

Où  était  mon  vieux  Lamparnave,  Lamparnave 
le  fou,  le  délicieux  escamoteur  de  vérité  ?  Je 
n'en  voyais  de  traces  nulle  part.  Mais  une  photo 
graphie,  poussée  dans  un  coin  du  bureau,  s'ap- 
puyait contre  une  pile  branlante  de  papiers  ;  je 
m'en  approchai  ;  elle  représentait  un  tableau  de 
Piero  di  Cosimo,  qui  est  à  Londres  :  une  longue 
femme  adorable  et  nue,  couchée  sur  une  grève, 
le  cou  percé  d'une  blessure  mortelle  et  devanl 
qui  un  faune  vient  de  s'agenouiller. 

—  Tu  vois,  me  dit  mon  camarade,  que  ma 
princesse  de  Babylone  est  bien  morte.  Il  faut  se 
faire  une  raison,  nous  n'aurions  jamais  pu 
vivre  ensemble.  Je  déteste  le  protocole  ! 

De  fait,  avec  sa  cravate  dénouée,  ses  pantou 
fies,  son  gilet  qui  avait  perdu  trois  boutons,  on 
ne  pensait  point  qu'il  eût  pu  avoir  une  vocation 
princière.  Il  s'étalait  dans  son  fauteuil,  à  la  fa- 
çon   d'un    bourgeois     que    nulle   ambition     ne 


l'incertaine  35 

talonne  plus,   à  qui  le  double   repas  de  chaque 
jour  mesure  seul  le  temps  écoulé. 

—  Pourquoi  me  regardes-tu  ainsi,  Guine- 
mont  ?  Me  railles-tu  ou  bien  si  tu  m'admires  P 
Je  vis  comme  quelqu'un  dont  on  ne  vient  jamais 
prendre  les  proportions,  en  vue  d'un  buste  fu 
tur,  je  ne  hanterai  pas  les  squares,  amputé  du 
pylore,  au-dessus  d'un  peuple  de  nourrices  el 
de  marmots  titubants,  comme  un  homme  poli 
tique,  un  explorateur,  un  usurier  tombé  dans  la 
philanthropie.  J'ai  ma  coquille  et  je  m'y  tiens. 
Suis-je  heureux  ?  Ça,  c'est  une  autre  affaire  ?  Et 
toi  ? 

Je  fis  un  geste  vague,  comme  si  je  prenais 
l'horizon  à  témoin  de  la  vanité  de  toutes  choses. 

Et  alors  nous  commençâmes  doucement 
d'égrener  le  chapelet  de  nos  souvenirs  com- 
muns. 

Nos  souvenirs  étaient  comme  des  pèlerins  qui 
reviennent  de  Terre-Sainte  ;  ils  en  rapportent 
quelques  images  arides,  mais  aussi  des  émotions 
sacrées.  Nous  aussi,  nous  avions  déposé  à  nos 
pieds  la  gourde  et  le  bourdon,  la  pèlerine  cou- 
sue de  coquilles  Saint-Jacques  ;  nous  ne  devions 
plus  repartir  ! 

—  Te  rappelles-tu,   Guinemont,    du    jour    où 


36  l'incertaine 

nous  lûmes  la  Tempête,  assis  dans  ton  jardin,  au 
pied  de  la  Pomone  qui  n'a  plus  de  nez  ?  Jamais 
nous  n'aurions  cru,  en  ce  temps,  que  la  vie  ne 
fût  pas  une  comédie  de  Shakespeare  ou  de  Lope 
de  Vega.  Toutes  les  femmes  nous  semblaient 
Mirando,  Rosalinde,  Doua  Juana.  Mais  personne 
ne  voulut  entrer  dans  notre  folie,  et  de  guerre 
lasse,  nous  dûmes  prendre  part  à  notre  tour  à 
la  sottise  de  tous  I 

—  Peut-être  avons-nous  manqué  de  courage 
et  de  constance.  Nous  désirions  les  choses,  nous 
ne  les  voulions  pas  ! 

—  Crois-tu  ? 

—  Des  êtres  aussi  chimériques,  aussi  adora- 
bles que  Rosalinde  et  qu'Olivia  vivaient  peut- 
être  auprès  de  nous.  Avons-nous  su  les  distin- 
guer ?  Toutes  les  chenilles  deviennent  des  pa- 
pillons. Il  faut  surprendre  le  papillon  au  mo- 
ment qu'il  s'envole  ! 

—  Je  me  console  en  faisant  des  fiches,  dit 
Lamparnave. 

Il  tira  à  lui  une  boite  de  chêne,  hérissée  de 
bouts  de  carton. 

—  Toute  la  comédie  romanesque  est  là,  dit-il. 
Quand  j'aurai  rassemblé  mes  notes,  mon  ou- 
vrage sera  fini. 


l'incertaine  37 

On  fait  ainsi  un  herbier  avec  les  fleurs  des 
champs  et  des  jardins,  avec  les  algues  bleues 
des  côtes.  Mais  quand  l'herbier  est  tout  gonflé 
d'ombres  végétales,  possède-t-on  les  champs  et 
les  jardins,  a-t-on  mis  la  mer  sous  clef  ?  Le  sage 
Lamparnave  ne  valait  guère  mieux  que  Parpail- 
lon,  l'empailleur.  Bourrer  de  paille  une  hulotte 
et  la  guinder  sur  une  branche,  ou  dissocier  les 
traits  divers  qui  composent  le  caractère  divin 
d'une  figure,  n'est-ce  point  semblable  besogne  ? 
Grands  Dieux  !  mais  qu'avais-je  à  dire,  moi,  qui 
n'avais  pas  même  été  un  Lamparnave  ou  un  Par- 
paillon  ? 

Au  bout  de  quelques  instants,  j'interrogeai 
Lamparnave  sur  nos  compagnons  d'autrefois. 

—  Je  ne  vois  guère  que  Boisberthe,  me  dit-il. 
qui  vient  quelquefois  ici.  Son  fils  aussi  me  rend 
souvent  visite.  C'est  un  bon  garçon  qui  se  des- 
tine à  la  littérature,  il  n'est  pas  sans  talent.  Mais 
il  doit  avoir  un  moulin  dans  le  cerveau,  car  il 
tourne  à  tous  vents  ! 

—  Et  Maragde  ? 

—  Maragde  est  un  pauvre  fou.  Il  vit  dans  son 
hôtel,  fort  retiré,  avec  une  nièce  qui  passe  dans 
le  pays  pour  extravagante  et  que  le  petit  Bois- 
berthe dit  assez  belle.   Il  est  la  victime  de  ter 


38  l'incertaine 

reurs  imaginaires.  Il  a  même  une  sorte  de  para- 
site qui  exploite  ces  terreurs.  C'est  un  avorton 
du  nom  de  Forgeris,  qui  a  longtemps  vécu  à 
Paris  où  il  a  mangé  la  plus  grosse  partie  de  sa 
fortune.  Il  excelle  aux  épigrammes  ;  il  n'y  a 
guère  de  gens  sur  qui  il  n'ait  exercé  sa  verve 
venimeuse.  Comme  il  est  méchant  et  qu'il  aime 
l'intrigue,  Maragde  tremble  devant  lui.  C'esl 
ainsi  que  Forgeris  a  pu  établir  son  empire.  De 
plus,  dans  son  désœuvrement,  ce  malheureux 
Maragde  est  d'une  curiosité  maladive  ;  Forgeris 
lui  tient  au  jour  le  jour  une  chronique  scanda- 
leuse qui  est  une  de  ses  grandes  distractions. 

Ce  portrait  m'affligea.  Je  ne  laissais  point  que 
d'avoir  conservé  à  Philéas  de  Maragde  une  vieille 
tendresse.  Il  m'en  coûtait  de  le  voir  tomber  ainsi 
à  la  manie,  au  radotage.  Mais  il  faut  être  trèr 
fort  pour  supporter  la  province  ;  l'ennui,  la  mo- 
notonie, la  mesquinerie  des  points  de  vue  y 
viennent  vite  à  bout  des  meilleurs  cerveaux. 
Dans  certaines  petites  villes,  on  conçoit  très 
bien,  quand  on  y  passe,  que  l'empoisonnement, 
par  exemple,  puisse  devenir  un  plaisir  unique  ! 

—  Et  Gomer  ? 

—  Gomer  est  mort.  Il  est  mort  singulière- 
ment.   Sa   timidité,   tu   t'en    souviens,    était    très 


l'incertaine  3g 

grande  et  presque  insurmontable.  Il  a  fini  par 
ne  plus  fréquenter  que  les  gens  les  plus  ordinai- 
res et  par  s'y  faire  des  relations  suivies,  parce 
qu'eux  seuls  ne  l'intimidaient  pas.  Délicat,  sen- 
sible, vibrant  comme  il  l'était,  je  ne  doute  pas 
qu'il  n'en  ait  infiniment  souffert,  mais  en  de- 
hors des  plus  misérables,  toute  personne  l'épou- 
vantait. Il  en  est  arrivé  de  chute  en  chute  h 
épouser  une  petite  fille,  qui  vendait  des  violet- 
tes dans  les  rues  et  qui  avait  à  peine  dix-sept 
ans.  Il  s'est  enfermé  avec  elle,  dans  un  château, 
en  pleine  campagne,  mais  bientôt  cette  enfant, 
on  apparence  inoffensive,  a  appelé  auprès  d'elle 
toute  une  famille  de  bohémiens,  innombrable, 
avide  et  considérable.  Un  jour,  Gomer  a  été 
trouvé  mort  dans  son  lit.  Comme  sa  femme  hé- 
ritait, la  police  eut  des  soupçons,  elle  a  même 
fait  une  enquête,  qui  a  donné  le  résultat  habi- 
tuel dos  enquêtes,  et  Mme  Gomer  est  aujour- 
d'hui fiche  et,  sinon  estimée,  du  moins  puis- 
sante. 

Je  revoyais  passer,  dans  une  cour  de  collège, 
Gomer  trop  blond  et  qui  rougissait  sitôt  qu'on 
lui  adressait  la  parole,  je  revoyais  aussi  Philéas 
de  Maragdo,  gai,  turbulent,  expansif,  et  Lam- 
parnave,  la  tête  pleino  do  romans  et  de  projets, 
et  ce  long  soir  d'été  où    la    lumière   intarissable 


4o  l'incertaine 

n'en  finissait  plus  de  dorer  l'envers  des  feuilles 
et  de  faire  danser  dans  chaque  rayon  des  myria- 
des d'éphémères  ivres  de  leur  unique  journée  î 
Assis  sur  le  banc,  nous  lisions  la  Tempête.  Cha- 
cun de  nous,  en  attendant  l'avenir,  rêvait  d'y 
voir  paraître  la  blanche  Miranda. 

—  Je  veux  être  un  grand  homme  d'Etat,  di- 
sais-je,  mais  en  Angleterre  ! 

—  Et  moi,  je  ne  pense  qu'à  devenir  riche.  Il 
me  faut  une  princesse  de  Babylone  ou  de  Bag- 
dad ! 

Autre  temps,  autres  chansons  !  Seul,  le  jet 
d'eau,  qui  avait  eu  de  bonne  heure  la  sagesse  de 
connaître  ses  limites,  chantait  toujours  la 
sienne.  Où  était  Miranda  ?  Je  fermai  les  yeux,  je 
ne  vis  plus  Lamparnave,  les  étages  de  bouquin? 
poudreux,  les  hautes  fenêtres  de  son  cabinet  de 
travail. 

Sur  le  fond  gris  de  ma  mémoire,  une  figure 
venait  d'apparaître,  dans  un  costume  caucasien, 
de  longs  yeux  d'or  s'ouvrirent  lentement,  et  un 
pied,  chaussé  d'une  botte  rouge,  donna  dans  le 
buste  de  Socrate  un  grand  coup  qui  le  fit  voler 
en  éclats  ! 

—  Viens  dîner  avec  moi  un  de  ces  soirs,  Lam- 
parnave, dis-je,  en  me  levant,  nous  n'avons  pas 
fini  de  gémir  ensemble  ! 


Je  viens  de  recevoir  la  plus  singulière  visite 
du  monde.  Assis  sur  le  banc,  au  fond  du  jar- 
din, je  regardais  travailler  les  dentellières  de 
l'automne.  Sans  cesse,  elles  promenaient  leur? 
ciseaux  et  leurs  épingles  dans  les  arbres  d'or,  et 
j'y  voyais  se  former  des  rosaces,  des  entrelacs  et 
des  réseaux.  A  travers  les  jours  faits  dans  les 
branches,  transparaissait  un  ciel  d'un  bleu  si 
pâle  que  l'azur  semblait  s'en  aller  pour  toujours 
de  ce  monde. 

Et  c'est  alors  que,  précédée  par  Philomène, 
Mlle  de  Giscours  s'est  avancée  vers  moi. 

J'ai  grande  envie  de  dire  que  rien  ne  m'a  plu? 
surpris  que  sa  visite,  mais  je  n'écris  que  poui 
moi  seul  ;  jusqu'au  but  de  mon  récit,  cela  me 
dispensera,  j'espère,  de  mentir.  J'avouerai  donc 
que  sans  trop  y  compter,  je  m'attendais  à  quel- 
que message  de  Mlle  de  Giscours. 

Elle  eut  le  tact  de  ne  prononcer  aucune  bana- 
lité, en  se  présentant  à  moi,  mais  loua  en  termes 
mesurés,  le  calme  du  jardin,  les  parfums  qu^ 
montaient  des  dernières  fleurs  et  la  suave  ma- 
jesté des  statues  endolories  par  le  temps. 


42  l'incertaine 

Je  lui  offris  de  visiter  la  maison,  ce  qu'elle 
accepta.  Quand  nous  fûmes  installés  dans  ma 
pièce  préférée,  la  bibliothèque  où  je  trace  ces 
lignes,  et  que  Philomène  eut  servi  le  thé,  Mlle  de 
Giscours  commença  en  ces  termes   : 

—  Vous  vous  doutez  bien  un  peu,  Monsieur, 
du  but  de  ma  démarche,  mais  je  ne  sais  com- 
ment m'en  expliquer  avec  vous.  Vous  m'avez 
surprise,  l'autre  soir,  dans  une  situation  qui 
n'est  guère  celle  d'une  jeune  fille.  Je  comptais 
si  peu  vous  trouver  là  !  Jamais  personne  ne  vient 
dans  cette  vieille  hôtellerie.  Cependant,  la  li- 
berté de  mes  allures  avec  mon  tuteur  aurait  pu 
vous  donner  à  croire  que  ces  expéditions  ne  sont 
pas  un  mystère  pour  lui  ;  aussi  ai-je  voulu  vous 
demander  le  secret  sur  cette  rencontre. 

—  C'était  peine  perdue,   je  vous   assure. 
Mlle  de  Giscours  hésita  à  continuer  ;  je  la  vis 

si  incertaine  et  si  désireuse  de  s'ouvrir  davan- 
tage que  je  l'adjurai  de  ne  rien  me  taire   : 

—  Oui,  dit-elle,  il  y  a  autre  chose  encore.  Je 
me  méfie  de  tout  le  monde.  On  m'a  fait  tant  de 
méchancetés  déjà  que  dans  chaque  nouveau 
venu,  je  redoute  un  ennemi.  Et  cependant,  vous 
semblez  si  aimable  et  si  clairvoyant  qu'il  m'en 
coûte  de  vous  parler  ainsi.   D'autre  part,  je  ne 


l'incertaine  43 

sais  pourquoi  vous  m 'et es  infiniment  sympathi- 
que et  je  ne  voudrais  pas  que  vous  me  jugiez 
mal. 

—  Je  vous  jure... 

—  Ne  me  jurez  rien.  On  ne  jure  que  les  cho- 
ses trop  invraisemblables  pour  être  affirmées 
sans  serment.  Vous  êtes  l'ami  de  mon  tuteur, 
vous  revenez  dans  un  milieu  dont  vous  connais- 
sez l'honnêteté  rigoureuse,  vous  me  savez  fian- 
cée, et  vous  me  décrouvrez,  dans  un  costume 
ridicule,  au  fond  d'un  hôtel  douteux,  où  un 
jeune  homme  me  mène  souper.  Vous  voyez 
qu'il  ne  faut  pas  jurer. 

—  Tout  cela  est  peut-être  plus  clair  que  vous 
ne  le  faites.  Aimez-vous  votre  fiancé  ? 

Elle  répond  avec  chaleur  : 

—  Oui,  je  l'aime,  je  le  connais  depuis  long- 
temps ;  depuis  longtemps,  je  crois,  il  est  en- 
tendu que  nous  nous  marierons  un  jour. 

Mais  ses  yeux  d'or  soudain  se  voilent,  je  ne 
sais  quel  brouillard  y  passe,  cette  fumée  qui 
monte  des  feuilles  mortes  que  l'on  brûle  en 
pleine  campagne. 

—  Pourquoi  ne  l'aimerais-je  pas  ?  Il  est  bon, 
loyal,  délicat.  Peut-être  n'a-t-il  pas  mes  goûts, 
peut-être  ne  voit-il  pas  la  vie  sous  le  même  an- 
gle que  moi.   Mais  qu'importe,    n'est-ce  pas  ? 


!\\  l'incertaine 

—  Oui,   qu'importe  ?  dis-je  comme  un  écho. 
Elle  reprend  : 

—  Ici,  la  vie  est  si  triste,  si  morne,  si  languis- 
sante !  Vous  la  connaissez  sans  doute,  puisque 
vous  l'avez  menée  autrefois.  Et  j'ai  tellement  be- 
soin d'avoir  une  autre  existence,  une  existence 
plus  belle,  où  il  y  ait  des  caprices,  des  aventu- 
res, des  musiques,  des  relations  curieuses,  de  la 
tendresse,  de  la  folie  !  Il  se  trouve  que  quelques 
amis  ont  les  mêmes  penchants  que  moi  ;  aussi 
nous  donnons-nous  les  uns  aux  autres  la  comé- 
die d'une  liberté  qui  nous  est  défendue.  Y  a-t-il 
beaucoup  de  mal  à  cela  ?  C'est  ainsi  que  vous 
m'avez  trouvée  habillée  en  matelot,  au  seuil  de 
ce  cabinet  particulier  où  nous  rêvions,  bien  in- 
nocemment, je  vous  le  promets,  de  projets  fan- 
tasques. Mon  ami  Louis  de  Boisberthe  et  moi. 
nous  nous  amusions  à  faire  ensemble  la  cour  à 
Jane  Drogheda,  que  vous  ne  connaissez  pas  en- 
core et  qui  vous  charmera.  Mais  sans  doute 
allez-vous  nous  trouver  bien  enfants... 

Nous  avions  de  nouveau  pris  place  sur  le  banc, 
au  fond  du  jardin.  Les  dentellières  de  l'automne 
ne  s'arrêtent  pas  quand  le  soir  vient.  Sans  cesse, 
elles  piquent  leurs  épingles,  nouent  leurs  fil? 
entrecroisés  dans  les  verdures,  et  des    bouts    de 


l'incertaine  45 

feuilles  tombent  à  côté  d'elles,  doucement,  mol- 
lement. A  travers  les  arbres,  on  voyait  un  ciel 
d'un  rose  si  pâle  qu'on  eût  juré  que  la  couleur 
de  rose  s'en  allait  de  ce  monde  pour  toujours. 
Mais  n'est-ce  pas  l'opinion  de  Charlotte  qu'il  ne 
faut  jurer  de  rien  ? 

Je  l'écoutais  avec  respect.  J'avais  retrouvé  ma 
Jeunesse  ;  c'était  elle,  qui,  assise  à  mes  côtés, 
m'entretenait  de  rêveries  et  de  complicités 
amoureuses,  elle  qui  ressuscitait  à  mes  yeux  les 
prestiges  et  les  désirs  dont  elle  s'était  exaltée, 
elle  qui  me  dépeignait  une  vie  errante  et  fantas- 
que dans  ces  lieux  qui,  on  ne  sait  pourquoi, 
conservent  à  jamais  pour  notre  esprit  une  poésie 
indistincte  et  voluptueuse. 

«  Caprices,  aventures,  musiques  sur  l'eau,  re- 
lations curieuses,  tendresses,  folie  I  » 

Va-t-en,  Réalité  I  Hors  de  céans,  vilain  mons- 
tre au  dire  pesant,  il  y  a  ici  une  âme  de  cristal 
que  tu  ne  dois  pas  approcher  I 


Qui  m'aurait  dit,  il  y  a  un  an  à  peine,  quand 
je  poursuivais,  d'étourdissement  en  étourdisse- 
ment,  les  dernières  illusions  de  la  jeunesse,  que 
je  prendrais  plaisir,  un  jour,  à  m'asseoir  à  la  ta 
ble  d'un  ami  d'enfance,  dans  la  plus  engourdie 
des  villes  de  province,  au  milieu  de  gens  fort 
éloignés   de  mes   préoccupations  habituelles. 

Et  je  dois  convenir  cependant  que  j'éprouvai 
pendant  ce  repas,  une  émotion  aussi  douce  que 
si,  fils  prodigue,  je  retrouvais  ma  place  au  sein 
d'une  famille  longtemps  perdue.  Je  n'ai  pour- 
tant pas  dilapidé  mon  bien,  dans  la  société  de 
Juives  trop  belles,  ni,  sous  les  arbres  de  la  forêt, 
conduit  un  troupeau  de  porcs  noirs.  Non,  la  vie 
ne  m'a  jamais  donné  autant  d'opprobre,  ni  de 
libre  joie  !  Mais  je  regardais,  dans  la  haute  salle 
à  manger,  aux  plinthes  de  chêne,  cette  table 
simplement  servie,  cette  argenterie  vénérable, 
marquée  aux  armes  des  Maragde,  ces  flacons 
poudreux,  ces  gargoulettes,  et  voici  qu'un  sen- 
timent de  détente  libérait  mon  âme  et  que  quel- 


l'incertaine  47 

que  chose  en  moi  s'amollissait,  de  pénétrant  et 
de  suave  comme  le  bonheur  de  pleurer. 

A  mon  côté,  s'épanouissait  la  bonne  ligure 
rouge  de  mon  vieil  ami  ;  et  à  tout  moment, 
Mlle  de  Giscours  tournait  vers  moi  un  visage 
éblouissant.  Il  me  faut  avouer  pourtant  que  la 
présence  du  baron  de  Forgeris,  juché  sur  une 
chaise,  dont  un  dictionnaire  exhaussait  le  siège, 
me  causait  un  certain  malaise  et  nuisait  à  ma 
joie.  Je  dois  noter  aussi  la  surprise  amusée  avec 
laquelle  dans  l'une  des  invitées  je  reconnus 
l'Arabella  de  l'hôtellerie  :  grande  personne,  de 
belles  proportions,  extrêmement  fraîche,  qui 
avait  des  yeux  bleus  et  des  cheveux  à  reflets 
blonds.  J'appris  qu'elle  était  Anglaise  et  s'ap- 
pelait Jane  Drogheda.  Les  autres  convives 
étaient  un  couple  quadragénaire,  M.  et  Mme  de 
Serraz,  et  un  long  garçon,  flegmatique  et  rasé, 
aux  yeux  très  doux,  qui  me  fut  présenté  sous  le 
nom  d'Henri  Clochenson. 

Dès  le  début  du  déjeuner  et  comme  nous  dé- 
cortiquions des  écre visses,  M.  de  Maragde  com- 
mença de  s'agiter  sur  son  siège  et  parla  en  ce? 
termes,  d'une  voix  sombre  et  saccadée  : 

—  J'ai  ouï  dire  que  l'on  vient  d'arrêter  deux 


48  l'incertaine 

incendiaires.  On  prétend  qu'ils  ont  fait  des 
aveux  complets.  Ils  auraient,  entre  autres  mé- 
faits, mis  le  feu  à  la  ferme  du  Grand-Pelet  et 
aux  bois  de  Fombeauregard. 

—  Je  n'en  crois  rien,  rétorqua  aussitôt  le  ba- 
ron de  Forgeris,  dont  la  physionomie  prit  une 
expression  vive  et  méchante.  Pensez- vous  que 
l'on  puisse  mettre  la  main  sur  des  incendiaires, 
à  moins  que  ce  ne  soit  dans  le  moment  même  de 
leur  crime  ?  Soyez  bien  persuadé  que  les  gail- 
lards courent  encore  et  sont  tout  prêts  à  recom- 
mencer ! 

—  Dans  quel  affreux  temps  vivons-nous  !  As 
sassinats,   incendies,    vols,   émeutes,   scandales... 

—  Ah  !  ah  !  s'écria  le  nain,  pour  ce  qui  est 
des  scandales,  mon  bon  Philéas,  je  peux  vous 
prédire  que  ce  n'est  pas  fini  et  que  nous  en  ver 
rons  d'autres,  et  plus  près  de  nous  que  vous  ne 
supposez.  Ah  !  mon  ami,  votre  candeur  et  votre 
délicatesse  sont  trop  grandes  pour  que  vous 
puissiez  imaginer  à  quelle  noirceur  d'ingratitude 
et  d'hypocrisie  atteignent  certaines  âmes  ! 

Je  regardai  machinalement  Charlotte  de  Gis 
cours  ;   elle   me   parut  gênée  et    considérait    de 
tout  près  son  assiette.  Un  sourire  indifférent    e1 
comme  paralysé  entr'ouvrait  à  demi  les  lèvres  de 
Mlle    Droghedn.    Mais,    dans   le   malaise    général 


l'incertaine  49 

qui    se    répandait    progressivement,     une    voix 
s'éleva,  celle  de  M.  Clochenson  : 

—  Monsieur  de  Forgeris,  vous  êtes  l'Isaie. 
l'Ezéchiel  des  scandales,  nous  ne  l'ignorons  pas. 
Mais  savez-vous  ce  que  m'a  dit  un  exégète  de 
mes  amis  qui  avait  reçu  des  confidences  de  Re- 
nan ?  On  soupçonne  certains  prophètes  d'ftrùii 
truqué  les  événements.  Lorsqu'ils  les  avaient 
prédits  et  qu'ils  n'arrivaient  pas  assez  vite  à  leui 
gré,  ils  les  faisaient  créer  par  des  gens  à  lein 
solde  !  C'est  un  métier  difficile  que  d'être  pro- 
phète ! 

La  voix  de  M.  Clochenson  était  douce,  d'appa- 
rence innocente,  mais  toute  pleine  d'intentions 
ironiques,  d'inflexions  faussement  naïves.  On 
eût  dit  qu'elle  avait  des  replis  et  des  détours, 
comme  certains  chemins  qui  vont  sous  bois. 

Je  surpris  le  regard  de  haine  que  le  baron  de 
Forgeris  jeta  à  Clochenson  et  qui  ne  parut  point 
le  troubler  beaucoup. 

—  Vous  venez  de  Paris  ?  me  demanda  M.  de 
Serraz.  Vous  devez  trouver  notre  vie  bien  plate 
et  bien  fastidieuse,  si  vous  la  comparez  à  celle 
que  vous  y  meniez  ! 

—  Aussi,  monsieur,  ne  les  comparé-jc  pas  ! 
Paris  est  la  réunion  de  beaucoup  de  petites  villes 
de  province,   liées  par  des  rues  communes.   On 

4 


5o  l'incertaine 

vit  à  Auteuil  ou  rue  Royale  de  la  même  manière 
qu'ici. 

—  Que  dit-on  de  la  Révolution  ?  s'écria  M.  de 
Maragde,  qui  sursauta  tout  à  coup.  La  croit-on 
prochaine  ? 

Ici,  M.  de  Forgeris  poussa  une  série  de  rica- 
nements tels  que  je  crus  qu'il  était  en  train  de 
s'étouffer.  Je  lui  aurais  frappé  dans  le  dos,  si  je 
n'avais  redouté,  ce  faisant,  de  paraître  insultei 
à  sa  taille. 

—  La  révolution  dans  les  mœurs  précédera 
l'autre,  put-il  enfin  déclarer.  Nous  allons  assis- 
ter bientôt  à  un  effroyable  déchaînement  d'appé- 
tits et  de  vices.  Même  au  milieu  de  nous,  j'ai  fait 
bien  des  remarques  singulières  et  si  je  les  com- 
muniquais... 

De  nouveau,  Henri  Clochenson  releva  le  gant  : 

—  Ne  les  communiquez  pas,  cher  baron.  Ju- 
gez si  nous  sommes  ingrats  !  Quand  bien  même 
vous  viendriez  à  nous,  les  mains  pleines  d'atro- 
ces vérités,  de  ces  vérités  qui  vous  empoisonnent 
pour  toujours,  nul  ne  vous  en  aurait  la  moindre 
reconnaissance  !  Et  puis,  ajouta-t-il  brusque 
ment,  pourquoi  une  révolution  ?  Ne  voyez-vous 
pas  que  l'homme  progresse  indéfiniment  ? 
Avons-nous  quelque   rapport  avec    les    barbares 


l'incertaine  5i 

qui  vivaient  au  temps  de  Périclès  et  d'Auguste  ? 
C'est  évolution  qu'il  faut  dire.  L'homme  se  ré- 
veillera dieu,  un  beau  matin.  Alors  le  chim- 
panzé deviendra  homme,  le  chien  s'élèvera  jus- 
qu'au rang  de  singe  et  il  n'y  aura  pas  jusqu'aux 
crabes  qui  n'auront  des  idées  générales.  Ce  sera 
l'âge  d'or.  Nous  serons  nourris  par  les  chimistes 
avec  des  pilules  mystérieuses,  qui  seront  un 
composé  de  radium  et  de  moelle  de  lion,  les  li 
vres  auront  disparu,  chaque  homme  aura  assez 
de  génie  pour  penser  sans  effort  et  spontané- 
ment des  œuvres  aussi  grandioses  que  la  Divine 
Comédie  et  aussi  spirituelles  que  Candide.  A  ce 
moment,  on  abolira  enfin  le  mariage,  car  les 
femmes  ne  vieillissant  plus,  aucun  homme 
n'aura  assez  de  prétention  pour  accaparer  la 
même  jusqu'à  sa  mort  I 

—  C'est  donc  la  vieillesse  qui  est  la  raison 
d'être  du  mariage  ?  fit  Jane  Drogheda,  qui  avait 
un  fort  accent  anglais. 

—  N'en  doutez  point,  mademoiselle,  on  ne  se 
marie  que  parce  qu'on  est  condamné  à  vieillir. 
Qui  le  ferait  si  la  jeunesse  était  éternelle  ?  Mais 
les  jours  nous  sont  parcimonieusement  comp- 
tés, comme  à  de  malheureux  rats  que  nous  som- 
mes, et  cela  nous  force  à  faire  très  vite,  et  au 


L  INCERTAINE 

hasard,   notre  choix,   dans    l'énorme    hangar    à 
grains  que  la  Nature  nous  laisse  entrevoir  ! 

—  Et  les  jeunes  filles,  que  feront-elles  dans 
cette  humanité  future  P  demanda  Mlle  de  Gis- 
cours. 

—  Il  est  déjà  si  difficile  d'expliquer  ce  qu'el- 
les sont  aujourd'hui  !  Oui  pourrait  prévoir  ce 
qu'elles   deviendront  ? 

—  Vous  ignorez  ce  qu'elles  sont  ?  Je  peux 
vous  le  dire,  moi,  grommela  Forgeris. 

—  Très  bien.  Ne  nous  le  dites  pas,  cher  ba- 
ron !  Au  surplus,  j'en  sais  quelque  chose,  moi 
aussi,  bien  que  je  me  vante  de  l'ignorer  !  Dans 
chaque  jeune  fille,  il  entre  du  sylphe  et  du  chat- 
tigre,  mais  le  dosage  est  infiniment  variable  !  Et 
quelques-unes  sont  tout  l'un  ou  tout  l'autre  ! 

—  Je  suis  trop  peu  poète  pour  apercevoir  le 
sylphe  ! 

— •  Dans  les  chimères  du  xvme  siècle,  qui  gar- 
dent les  vieux  jardins,  distinguez- vous  le  beau 
visage  de  marquise  à  haute  perruque,  ou  la 
croupe  de  lionne  ?  Quand  je  pense  aux  jeunes 
filles,  je  crois  voir  des  arbustes  souples  et  forts, 
qui  porteraient,  en  même  temps,  une  floraison 
de  roses  et  d'altheas.  Chez  elles,  toutes  les  facul- 
tés, tous  les  sentiments  s'exaltent  à  la  fois,,  et  nul 


LINGERTAINE  53 

ne  peut  assurer  ce  qu'elles  sont  et  ce  qu'elles 
seront.  Il  y  a  comme  cela  des  journées  d'avril, 
où  le  vent  souffle,  où  la  pluie  tombe  à  travers 
un  rayon  de  soleil,  où  l'orage  qui  éclate  est  con- 
traint de  faire  défiler  ses  éclairs  sous  un  bel  arc- 
en-ciel,  mais  ce  sont  celles  qui  laissent  s'épa- 
nouir le  plus  de  neige  aux  amandiers  ! 

—  Si  je  vous  comprends  bien,  déclara  M.  de 
Serraz,  qui  avait  écouté  ces  paroles  légères  en 
contractant  ses  sourcils  bourrus,  comme  s'il  fai- 
sait un  grand  effort,  les  jeunes  filles  ne  pren- 
nent un  caractère  défini  que  dans  le  mariage. 
Alors,  conclut-il  pompeusement,  l'arbuste  se 
décide  à  faire  son  choix  et  à  porter  des  margue- 
rites ou  des  pieds-d'alouette  ! 

Henri  Clochenson  haussa  ses  épaules  maigres, 
en  signe  de  découragement. 

—  Le  plus  souvent,  elles  ne  portent  plue 
rien  !  Le  mariage  détruit  presque  toutes  les  fem- 
mes. Où  l'on  avait  laissé  un  sylphe  et  un  chat- 
tigre,  on  retrouve  une  bonne  épouse  qui  écume 
le  pot  ou  rêve  que  son  fils  sera  premier  en  com- 
position !  Heureusement  qu'il  y  a  des  jeunes  fil- 
les éternelles!  Celles-là  ont  beau  épouser  un 
agent  de  change,  un  pasteur  ou  un  receveur  des 
contributions  indirectes,   elles  ne  se  laissent  ja- 


54  l'incertaine 

mais  réduire  en  esclavage,  elles  gardent  en 
même  temps  leur  tète  de  marquise  et  leurs  grif- 
fes de  chimères,  elles  ne  jettent  pas  dans  le  lit 
conjugal  la  clef  du  royaume  secret  où  les  fées 
dansent  avec  elles.  Elles  traversent  le  mariage, 
comme  la  salamandre  fait  le  feu,  et  vous  les 
voyez  galoper  de  l'autre  côté  du  fossé,  et  bon- 
dir sur  quelque  fier  sommet  où  le  mari  aux 
pieds  lourds  n'atteint  pas  ! 

—  Mariez- vous  après  cela  !  dit  Forgeris,  amè- 
rement. Ce  que  je  pensais  des  jeunes  filles  est 
moins  dur,  monsieur  Clochenson.  Je  n'aurais 
pas  osé  aller  si  loin  ! 

—  Nous  n'allons  pas  à  la  vérité  par  les  mô- 
mes chemins,  dit  Clochenson. 

On  quittait  la  table.  En  passant  dans  le  salon. 
Philéas  de  Maragde  me  prit  le  bras. 

—  Hector,  il  ne  faut  plus  que  tu  nous  laisses  ! 
Ta  présence,  il  me  semble  que  c'est  une  sauve- 
garde, une  sécurité.  Je  sens  autour  de  moi  mille 
choses  que  je  ne  peux  exprimer,  mille  choses 
qui  m'inquiètent,  qui  m'effraient.  J'ai  une  telle 
confiance  dans  ton  jugement,  dans  ta  sagesse  ! 
Mon  ami,  ne  m'abandonne  pas  ! 

Une  fois  de  plus,  ses  yeux  s'emplirent  de  lar- 
mes : 


l'incertaine  55 

—  Ce  Clochenson  parle  bien,  n'est-ce  pas  ? 
Mais  il  parle  trop  bien  !  Ce  qu'il  dit,  on  voudrait 
toujours  qu'il  ne  l'ait  pas  dit.  J'ai  peur  que  ce 
ne  soit  un  mauvais  conseiller  ! 

Maragde  se  tut.  Dans  un  coin  du  grand  salon, 
Clochenson,  debout,  causait  avec  Charlotte  de 
Giscours  et  Jane  Drogheda.  Elles  riaient  toutes 
deux  à  plein  gosier.  Je  ne  sais  pourquoi,  j'eus 
un  pincement  au  cœur,  un  malaise  général,  un 
accès  subit  de  tristesse. 

Qu'ai-je  à  démêler  cependant  avec  Charlotte 
de  Giscours,  Mlle  Drogheda  ou  M.  Clochenson  ? 
Leur  place  est  ici  et  la  mienne,  là-bas.  Nos  rou- 
tes n'ont  pas  à  se  croiser...  Et  puis,  Guinemont. 
mon  camarade,  il  te  faut  mieux  regarder  Ma- 
ragde :  tu  as  le  même  âge  que  lui. 


Boisberthe  étant  à  la  campagne  avec  son  fils, 
il  ne  me  restait  plus,  pour  avoir  terminé  mes 
visites,  qu'à  me  présenter  rue  d'Athènes,  chez 
Charles  de  Moussac. 

La  vieille  domestique  en  bonnet  de  lingerie, 
qui  ouvrit  prudemment  la  porte,  souleva  de 
nombreuses  difficultés  protocolaires,  avant 
d'aviser  son  maître  de  ma  présence.  A  force 
d'obstination,  j'obtins  qu'elle  lui  portât  ma 
carte,  mais  lorsque  j'entrai  dans  le  salon,  je 
compris  le  motif  de  ses  scrupules. 

Moussac,  qui  a  toujours  aimé  la  musique,  est 
devenu  franc  mélomane,  et  je  suis  tombé  tan- 
tôt  au   milieu   d'une   séance  de   quatuors. 

On  m'invita  on  silence  à  m'asseoir  dans  un 
coin,  à  mp  tenir  tranquille  et  à  collaborer  d: 
toute  l'attention  de  mes  oreilles  à  cette  solennité. 
Mais  je  n'ai  pas  voulu  priver  mes  yeux  de  la 
fête  :  elle  avait  aussi  de  quoi  les  réjouir. 

Je  remarquai  d'abord  combien  Moussac  s'est 
transformé  depuis  vingt  ans.  On  ne  saurait  dire 


l'incertaine  57 

qu'il  a  maintenant  un  visage,  non,  c'est  une 
barbe  surmontée  d'un  peu  de  front.  Mais  quelle 
barbe  !  Epaisse,  abondante,  lustrée,  roulée  en 
petits  anneaux,  comme  celle  d'un  Assyrien. 
Tout  prend,  à  côté  d'elle,  un  air  nu,  un  air  ché- 
tif .  Deux  longs  bras  maigres  sortent  de  cette 
rivière  majestueuse  qui  recouvre  la  clef  du  vio- 
lon ;  et  les  doigts  pointus  et  trop  fins  de  mon 
ami  ne  cessent  de  trembler  que  lorsque  l'archet 
touche  les  cordes. 

Le  fils  de  Moussac  jouait  de  l'alto  ;  je  le  recon- 
nus à  ce  qu'il  offrait  aux  regards  opulente  et 
calamistrée,  la  même  toison  que  son  père. 

Des  autres  exécutants,  l'un  était  un  jeune 
homme  brun,  au  teint  cuivré,  les  favoris  des- 
cendant à  mi-joue,  l'autre  représentait  exacte 
ment  le  personnage  que  les  sculpteurs  imagi- 
nent quand  ils  veulent  figurer  Eole. 

Gros,  épanoui,  les  yeux  hors  de  la  tête,  les 
joues  gonflées,  l<^s  veines  du  cou  saillantes,  il  me 
parut  tout  prêt  à  enlever  Orithyé,  sitôt  que  serait 
fini  le  quatuor. 

Machinalement,  je  la  cherchai  dans  l'assis- 
tance. Ce  fut  alors  que  le  caractère  de  cette  assis- 
tance me  frappa.    On    n'y  voyait    personne    de 


58  l'incertaine 

jeune,  ni  d'agréable,  mais  des  gens  si  pâles,  si 
décolorés,  que  j'eus  l'impression  d'une  assem- 
blée de  mites.  On  distinguait  vaguement  un 
vieux  prêtre  à  longs  cheveux,  une  sœur  de 
Saint-Yincent-de-Paul,  deux  ou  trois  dames  si 
visiblement,  si  irrémissiblement  veuves  qu'elles 
semblaient  débarquer  du  Malabar  par  le  dernier 
paquebot,  et  des  vieilles  filles,  les  unes  boulot- 
tes, et  les  autres,  très  maigres,  mais  toutes  égale- 
ment fanées.  Je  reconnus  aussi  M.  et  Mme  de 
Serras. 

J'ai  su  depuis  que  cette  société  choisie  n'ai- 
mait en  rien  la  musique  et  eût  été  fort  en  peine 
de  distinguer  un  aria  de  Bach  d'une  ronde  popu- 
laire ;  mais  c'était  un  petit  groupe  de  gens  qui 
gravitait  depuis  des  années  autour  de  Moussac. 
l'admirait  et  le  louait  sans  limites  et  faisait,  de 
ce  fanatisme,  son  mode  d'activité  et,  pour  ainsi 
dire,  sa  manière  de  se  révéler  au  monde. 

Aussi  le  quatuor  à  peine  fini,  —  et- c'était  un 
des  derniers  de  Beethoven  !  —  toutes  les  mites 
se  levèrent  ensemble,  et,  tandis  que  les  unes  con- 
gratulaient Moussac,  les  autres  se  faisaient  mu- 
tuellement des  révérences  et,  tout  en  s'inclinant 
comme  des  marionnettes,  révélaient  leur  en- 
thousiasme. 


l'incertaine  5g 

—  Quelle  mesure  I  —  Quel  sentiment  I  — 
Comme  il  sait  faire  vibrer  son  violon  I  —  Jamais 
le  piano  ne  donne  des  effets  pareils  !  —  Moi,  j'ai 
été  aussi  émue  que  lorsque  j'entends  un  cor  de 
chasse  !  —  Il  y  a  un  cocher  tout  près  de  chez 
moi  qui  en  joue  comme  un  véritable  artiste.  — 
C'était  de  Mcndelssohn,  ce  morceau,  n'est-ce 
pas  ?  —  Non,  Mlle  Lafolie  dit  que  c'est  du  Ra- 
meau. —  En  tout  cas,  c'est  bien  joli  ! 

Une  femme  de  chambre  servait  des  galettes 
et  des  verres  de  sirop.  Je  fus  conduit  devant 
Mme  de  Moussac,  qui  était  la  plus  effacée  de  tou- 
tes ces  mites  et  qui  me  présenta,  à  son  tour,  son 
fils  Hubert  et  les  deux  autres  musiciens.  Eole 
s'appelait,  en  réalité,  Claude  Pocquet,  le  jeune 
homme  aux  favoris,  Richard  Lèche  vin.  Je  ne 
m'approchai  du  premier  qu'en  tremblant,  et 
sans  quitter  de  la  main  le  dossier  d'un  lourd  fau- 
teuil, tant  je  craignais  qu'un  souffle  de  lui  me  fît 
tourbillonner  dans  l'air  et  me  jetât  par  la  fe- 
nêtre. 

M.  de  Serraz  me  rejoignit  : 

—  Vous  devez  trouver,  Monsieur,  notre  ville 
bien  morne,  bien  maussade,  à  côté  de  Paris. 
Mais  vous  le  voyez,  nous  avons  aussi  nos  plaisirs 
intellectuels.  Je  vous  assure  que  pour  moi,  qui 


DQ  l 'incertaine 

ai  tant  aimé  l'opérette,  ces  après-midi  chez  notre 
ami  sont  un  vrai  régal. 

—  Vous  avez  raison,  Monsieur,   lui  dis-je. 

—  J'étais  sûr  que  vous  m'approuveriez.  Mais 
vous,  monsieur,  vous  habituez-vous  à  nos  mo- 
destes coutumes,  ne  regrettez-vous  pas  trop  la 
grande  ville  ?  Nous  n'avons  pas  le  boulevard  ici, 
ni  l'Opéra,  ni  le  Palais-Royal. 

—  Non,  non,  dis-je  avec  énergie. 

— ■  Mais  nous  avons  de  bons  cœurs,  Monsieur, 
et  nos  femmes  sont  vertueuses.  Cela  a  bien  son 
charme  aussi. 

—  Certes,  Monsieur. 

—  L'honnêteté  est  rare  à  Paris,  Monsieur  ! 
Je  regardai  M.  de  Serraz  sous  le  nez  : 

—  Cela  vient  de  ce  que  la  ville  est  plus 
grande,  Monsieur.  Moins  il  y  a  de  rues,  plus  les 
tentations  sont  rares  !  Quand  un  village  n'a  que 
trois  maisons,  presque  toutes  les  femmes  sont 
fidèles  à  leurs  maris. 

Je  jetai  un  coup  d'oeil  sur  les  personnes  pré- 
sentes, sur  Mme  de  Moussac,  sur  Mme  de  Ser- 
raz. A  Paris  même,  leur  vertu  eût  été  inatta- 
quable 1 

Au  moment  où  les  musiciens  se  réinstallaient 
à  leurs  pupitres,  la  vieille  domestique  en  bonnet 


l'incertaine  6i 

entrebâilla  la  porte  et  fit  un  signe  à  Hubert  de 
Moussac,  qui  se  hâta  de  déguerpir. 

Quand  il  reparut,  il  était  dans  un  état  de  su- 
rexcitation si  anormale  qu'au  moment  où  son 
père  donna  le  signal  de  l'attaque,  j'eus  peur  qu'il 
ne  manifestât  sa  joie  par  quelque  cataclysme  et 
ne  se  servît  de  son  violoncelle,  comme  d'un  filet 
à  papillons  pour  faire  la  chasse  aux  mites.  Il  se 
calma  peu  à  peu,  à  mesure  que  se  développait 
un  quatuor  de  Mozart.  L'assistance  fut  plongée 
de  nouveau  dans  une  extase  mystique,  le  vieux 
piètre  dodelinait  doucement  de  la  tête,  la  sœur 
de  Saint-Vincent-de-Paul,  souriait  béatement 
Mlle  Lafolie  battait  la  mesure  avec  un  doigt,  à 
contre-temps,  d'ailleurs.  On  eût  dit  que  des  flots 
d'opium,  bien  plutôt  que  des  ondes  d'harmonie, 
se  déversaient  sur  ces  bonnes  gens. 

Moi-même,  je  me  laissai  aller  peu  à  peu  à  je 
ne  sais  quels  rêves.  Cette  musique  vieillotte  et 
doucereuse  ressuscitait  mes  années  de  jeunesse  ; 
j'y  voyais  des  promenades  autour  d'un  jet  d'eau 
fumant  comme  un  cheval  qui  vient  de  galoper, 
ou  comme  une  plume  d'autruche,  j'y  entendais 
de  longues  conversations,  au  soir,  dans  une  rue 
mal  pavée  où  l'ombre  poussait  plus  vite  encore 
que  l'herbe,  j'y  reconnaissais  mille  et  mille  fan- 


62  l'incertaine 

taisies.  Mais  je  ne  distinguais  plus  le  visage 
d'Odile,  ni  aucun  de  ceux  que  j'avais  alors  ché- 
ris. 

La  figure  qui  se  présentait  impérieusement  à 
moi  ouvrait  dans  le  plus  clair  des  visages  des 
yeux  brillants  et  dorés.  Dans  quel  but  revenait- 
elle  si  souvent  faire  honte  à  ma  solitude,  faire 
honte  à  mon  abandon  ?  Si  la  Cérès,  si  la  Po- 
mone  de  mon  jardin  me  l'avaient  promise  autre- 
fois, pourquoi  la  vie  me  l'avait-elle  refusée  ?  Si 
elle  incarnait  Miranda,  il  me  fallait  donc  à  tout 
jamais  renoncer  aux  îles  heureuses  ! 

Le  quatuor  terminé,  le  monde  inconsistant  des 
mites  manifesta  la  même  agitation  et  la  même 
ferveur  que  tantôt.  On  entoura  Moussac,  en 
poussant  de  pâles  cris,  on  serra  la  main  d'Eole  et 
de  Richard  Lèche  vin,  avec  ardeur,  mais  sans  les 
regarder.  Mlle  Lafoiie  ne  tenait  plus  en  place   : 

—  J'ai  pleuré,  disait-elle,  j'ai  pleuré  d'émo- 
tion !  Je  n'avais  pas  pleuré  autant  depuis  la 
mort  de  mon  pauvre  père  ! 

Je  compris  qu'elle  tenait  le  même  propos  à 
chaque  séance,  mais  Charles  de  Moussac  écoutait 
ces  douceurs  avec  un  air  qui  était  à  peindre  :  on 
eût  dit  un  ours  qui  vient  de  tomber  sur  un  gâ- 
teau de  miel  !  Sa  femme  parlait  d'une  voix  si  fai- 


l'incertaine  63 

ble  que  je  m'approchai  d'elle,  prêt  à  la  recueil- 
lir dans  mes  bras  si  elle  s'évanouissait. 

A  ce  moment,  je  me  trouvais  tout  près  de  Hu- 
bert de  Moussac.  Il  se  pencha  vers  Léchevin  et 
lui  dit  très  bas  : 

—  Je  viens  de  recevoir  un  mot  de  Jane.  Elle 
me  donne   rendez-vous  demain. 

Je  tressaillis.  Je  ne  pouvais  douter  qu'il  ne 
s'agît  de  Mlle  Drogheda,  car  il  avait  prononcé 
son  prénom  à  l'anglaise. 

Je  tournai  la  tête  vers  Léchevin  ;  il  avait  pâli, 
et  ses  doigts  sonnaient  fiévreusement  la  charge 
sur  l'appui  d'un  fauteuil.  Son  ami,  les  yeux  ail- 
leurs, ne  s'en  aperçut  pas. 

—  Où  ?  murmura-t-il,  dans  un  souffle. 

—  Au  jardin  des  Rois-Mages,   à   six   heures  1 
Les  générations  passent,  les  traditions  restent. 

Moi  aussi,  naguère...  Etait-ce    naguère,    était-ce 
jadis  ?  Qui  le  sait  ? 

N'importe,  je  voudrais  bien  savoir  ce  qui  se 
passe  entre  Miss  Drogheda  et  Hubert  de  Mous- 
sac,  et  pourquoi  Léchevin  a  pâli... 

—  Mon  cher  ami,  me  dit  Charles,  quand  je 
pris  congé  de  lui,  j'ai  eu  grand  plaisir  à  te  re- 
voir. Mais  je  jouis  bien  peu  de  toi  les  jours  de 


64  l'incertaine 

séance.  Reviens  plutôt  quand  je  serai  seul,  nous 
pourrons  causer  tranquillement  ! 

J'avais  compris  ;  Moussac  ne  voulait  pas  de 
moi  comme  auditeur  et  ne  me  le  cachait  guère. 
Je  ne  m'en  affectai  point,  pénétrant  tout  aussi- 
tôt la  raison  de  cet  ostracisme  :  moi  aussi,  je 
suis  musicien  ! 


Je  me  suis  demandé  tout  le  jour  si  j'irai  ce 
soir  au  jardin  des  Rois-Mages.  Je  n'aime  pas  les 
indiscrétions,  surtout  quand  c'est  moi  qui  les 
commets.  Mais  le  moyen,  je  vous  le  demande, 
d'éviter  une  innocente  promenade,  où  l'on  ra- 
vive ses  souvenirs  de  jeunesse  en  même  temps 
que  l'on  a  quelque  chance  de  démêler  ce  qui  se 
passe  autour  de  Mlle  de  Giscours  ? 

J'ai  tant  erré  autrefois  dans  ce  jardin  des  Rois- 
Mages  !  Que  d'imbroglios,  que  de  projets  auda- 
cieux, de  rêves  d'avenir  n'y  ai-je  point  formés 
avec  Lamparnave  !  Que  de  fantômes  n'y  ai-je 
pas  conduits  avant  d'y  mener  des  figures  moins 
chimériques  !  C'est  au  fond  de  la  grotte,  dans 
une  galerie  dont  je  me  souviens,  que  pour  la 
première  fois  j'ai  embrassé  Odile,  c'est  dans  le 
coin  des  negundôs  que  j'ai  eu  mes  rendez-vous 
avec  Mme  de  Cernel,  c'est  dans  l'île  que  je  re- 
trouvais Lisette  avant  de  courir  avec  elle  au... 

Mais  à  quoi  bon  remuer  ces  cendres  ?  Quel- 
qu'un dont  je  ne  vois  pas  le  visage  les  éparpille 

5 


66  l'incertaine 

à  tous  les  vents,  en  les  frappant  d'un  pied  hardi, 
d'un  pied  chaussé  d'une  botte  rouge  ! 

Le  jardin  des  Rois-Mages  a  bien  diminué,  je  le 
croyais  plus  grand  autrefois  !  Mais  son  charme 
n'est  pas  éventé.  Il  a  été  ordonné,  puis  légué  à  la 
ville  par  M.  d'Englebert,  un  de  ces  aimables  fous 
du  xviii6  siècle,  qui  composaient  un  parc  comme 
un  manuel  de  philosophie.  Aussi  les  curiosités  y 
abondent-elles  ;  entre  autres,  la  grotte  dont  je 
parlais  tout  à  l'heure,  un  tombeau  de  la  Fidélité 
sur  laquelle  prie  une  femme  à  genoux  qui  porte 
un  chien  dans  ses  bras  et  un  monument  élevé  à 
la  mémoire  d'Edward  Young,  l'auteur  des  Nuits  ! 

Mais  ce  qui  lui  a  donné  son  nom,  c'est  un 
rond-point  où  se  dressent  les  statues  de  Pépin 
le  Bref,  de  Charlemagne  et  de  Lothaire,  assem- 
blées dans  un  but  que  j'ignore  et  qui  sont  si 
barbues,  si  chargées  de  couronnes  et  de  man- 
teaux d'hermine,  que  l'imagination  populaire 
eût  vite  fait  de  transformer  en  rois- mages  ces 
honnêtes  souverains  1 

Une  brume  à  peine  violette  circulait  douce- 
ment dans  les  allées.  Je  franchis  un  des  ponts 
de  bois  et  j'allais  m'asseoir  sur  un  banc  de  l'île. 
En  face  de  moi,  les  vents  de  l'automne  avaient 
dévêtu  un  arbre-aux-quarante-écus  et  chargé  de 


l'incertaine  67 

sa  parure  les  bras  d'un  cèdre  tout  voisin.  On  eût 
dit  un  grand  filet  noir  qui  ramenait  d'une  pêche 
mystérieuse  les  trésors  perdus  de  l'Armada.  Je 
m'adressai  tout  bas  au  souvenir  d'Odile. 

—  Odile,  chère  Odile,  pensai-je,  dont  les  yeux 
avaient  la  couleur  de  cette  brume,  qui  vient  à 
moi  et  qui  a  le  goût  d'une  feuille  glacée,  c'est 
ici  sur  ce  banc  que  je  vous  ai  promis  de  vous 
aimer  toujours  !  C'était  un  soir  de  printemps. 
Une  fauvette  romantique  racontait  à  tous  les 
échos  les  incidents  de  sa  vie  privée.  Votre  chair 
embaumait  comme  la  pulpe  de  la  jacinthe,  et  je 
ne  pouvais  supporter  l'idée  que,  trente  ans  après 
ma  mort,  je  ne  soupirerais  pas  encore  pour 
vous,  au  fond  de  mon  cercueil.  Je  vous  fais  mes 
excuses,  Odile  :  je  suis  bien  loin  d'être  mort  et 
je  ne  soupire  déjà  plus.  Voilà  l'homme  ! 

J'allai  jusqu'au  bout  de  ma  pensée  :  que 
n'avais-je  Pascal  pour  secrétaire  ! 

—  Un  misérable  mannequin,  habillé,  pour 
trois  jours  à  peine,  d'étoffes  disparates,  une  mo- 
saïque de  cellules  assemblées  par  caprice,  et 
dans  ces  trois  pauvres  jours,  que  d'incertitudes, 
de  violences  et  de  hasards  !  Victimes  de  nos  pro- 
pres désirs,  nous  ne  rêvons  que  de  les  imposer 
à  autrui.  Ce  fou  qui  ne  sait  où  porter  ses  pas,  il 


68  l'incertaine 

lui  faut  l'univers  pour  le  distraire  ;  et  comme 
enivré  de  son  impuissance,  il  meurt  d'orgueil  et 
de  dépit  plutôt  que  d'apprendre  à  se  satisfaire  I 

Ces  considérations  m'enchantèrent  au  point 
que  j'en  oubliai  Odile.  Le  doux  chant  de  l'eau, 
contant  son  aventure  aux  joncs  du  bord,  la  ra- 
mena à  ma  pensée.  J'accueilis  avec  mélancolie 
cette  plaintive  dérivation  ! 

J'aurais  ainsi  longtemps  rêvé  si  je  ne  m'étais 
souvenu  du  but  de  ma  promenade.  Il  était  plus 
de  six  heures  ;  je  savais  bien  où  retrouver  mes 
amoureux. 

Je  descendis  donc  jusqu'au  fond  du  parc.  Il 
s'y  trouve  un  petit  bassin,  tout  mangé  de  nénu- 
fars,  où  l'eau  arrive  par  une  rocaille.  Derrière 
lui,  s'ouvrent  et  se  contournent  les  galeries 
obscures  de  la  grotte.  Au-dessus,  s'élève  un  kios- 
que extrêmement  rustique  d'où  la  vue  rayonne 
sur  l'ensemble  du  jardin.  Je  m'installai  dans  un 
coin  du  kiosque  et  j'attendis. 

On  n'y  voyait  plus  très  clair  ;  une  sorte  de 
toile  d'araignée  suspendait  aux  pointes  des  bran- 
ches ses  dentelles  et  ses  rosaces  ;  toute  personne 
qui  eût  traversé  une  allée  fût  venue  à  vous,  cou- 
verte de  longs  fils  d'argent.  L'herbe  semblait 
bleuir  de  froid. 


l'incertaine  69 

Peu  à  peu,  une  tristesse  à  demi-funèbre  s'em- 
para de  moi.  Dans  ce  mauvais  crépuscule,  rien 
qui  ne  fût  un  exemple  de  dissolution.  Toute 
feuille  qui  se  détachait  d'un  arbre  posait  sur  le 
sol  une  coquille,  propre  à  conserver  des  larmes. 
Mes  sentiments  se  désagrégeaient  peu  à  peu.  Je 
cherchais  dans  ma  conscience  si  les  liens  qui  me 
retenaient  à  la  vie  étaient  solidement  éprouvés. 

Il  me  parût  que  chaque  câble  rompait  ses 
torons,  qu'il  ne  me  fallait  plus  compter  sur  une 
grande  résistance  de  leur  part. 

Nous  traversons  ainsi  des  heures  où  le  renon- 
cement nous  apparaît  comme  une  douce  ivresse. 
Plus  qu'une  ancre  à  lever,  *t  la  galère  s'en  irait 
si  bien  avec  ses  roses  et  ses  jouets  d'ivoire,  avec 
ses  musiques  et  ses  cadavres  embaumés,  s'en 
irait  si  bien,  là-bas,  là-bas,  sur  le  fleuve  infer- 
nal, entre  les  rives  où  les  ombres  se  pressent,  à 
qui  le  renoncement  fût  doux  aussi  ! 

Un  bruit  de  voix  m'arracha  à  la  funeste  com- 
pagne qui  murmurait  à  mon  oreille  ses  secrets 
douteux. 

J'avais  à  peine  dégringolé  du  kiosque  que 
deux  silhouettes,  sortant  de  la  grotte,  se  diri- 
geaient vers  le  rond-point. 


70  L  INCERTAINE 

Je  n'eus  pas  le  loisir  de  m'élancer  à  leur  pour- 
suite, car  je  faillis  me  cogner  au  coin  d'un  arbre 
contre  un  personnage  inattendu  qui  s'échappait 
aussi  de  la  grotte,  mais  tout  pâle  d'émotion,  et 
en  qui  je  distinguai  Richard  Léchevin  !  Je  fis 
mine  de  ne  pas  le  reconnaître,  mais  il  m'était 
maintenant  interdit  de  continuer  ma  prome- 
nade !  Non  sans  pester,  je  tournai  bride. 

Malgré  tout,  j'avais  envie  de  rire  et  la  bonne 
humeur  me  revenait.  Je  me  souvenais  nettement 
du  plan  de  la  grotte  :  certaines  niches,  certaines 
anfractuosités  y  sont  dissimulées,  d'où  l'on  a 
tout  le  loisir  d'entendre  et  de  voir.  Déplorable 
privilège  quand  il  s'agit  d'un  Léchevin  et  de  ce 
qu'il  avait  dû  subir  dans  sa  cachette  I  Je  ne  dou- 
tais plus,  en  effet,  maintenant,  de  son  amour 
malheureux  pour  la  belle  Anglaise  :  mais  pour- 
quoi dans  ces  conditions-là  jouait-il  les  confi- 
dents auprès  de  Moussac  ?  Pour  ridicule  qu'il 
soit,  Pylade  n'est  point  amoureux  d'Hermione. 
ni  Burrhus,  d'Emilie. 

Mes  réflexions  tournèrent  court  :  au  moment 
de  doubler  l'angle  d'un  parterre,  je  me  trouvai, 
si  j'ose  dire,  nez  à  nez,  avec  le  baron  de  Forge- 
ris,  qui,  goguenard  et  cachottier,  mis  avec  une 
prétention     extravagante,     berçant     une     canne 


L  INCERTAINE  71 

d'ébène  aussi  haute  que  lui,  se  balançait  sur  ses 
jambes  torses. 

—  Eh  I  Eh  !  fît-il,  en  me  voyant,  qui  m'au- 
rait dit  que  je  rencontrerai  ici  Monsieur  Hec- 
tor Guinemont  ? 

—  Ma  surprise  n'est  pas,  Monsieur,  moins 
grande  que  la  vôtre  ! 

—  Oh  !  moi,  je  suis  partout,  je  vais,  je  viens, 
comme  l'abeille,  tout  m'est  matière  à  butiner. 

—  Etes-vous  satisfait  du  butin  que  vous  avez 
fait  ici  P 

—  Je  ne  suis  pas  mécontent. 

Tout  en  badinant,  il  me  dirigeait  insensible- 
ment vers  la  croisée  de  deux  chemins.  Je  ne 
compris  cette  manœuvre  que  lorsque  je  me  ren- 
dis compte  que  Moussac  et  Mlle  Drogheda  de- 
vaient y  déboucher  peu  après,  suivis  sans  doute 
par  l'inévitable  Léchevin.  Je  fus  si  penaud  de 
cette  manière  de  traquenard  que  j'allais  fausser 
compagnie  au  baron  quand  un  troisième  larron 
survint,  plus  imprévu  encore  que  les  deux  au- 
tres  :  j'ai  nommé  Henri  Clochenson  ! 

Il  surgit  si  brusquement  devant  nous  que 
j'eus  l'impression  qu'il  sortait  de  dessous  un 
cèdre,  dont  les  longues  branches  poussiéreuses 
traînaient  à  terre.  Du  coup,  Forgeris  quitta  son 


7  2  L  INCERTAINE 

air  goguenard  et  satisfait  et  son  vilain  œil  jaune 
laissa  filtrer  le  même  regard  de  haine  que  j'avais 
surpris  déjà. 

—  Monsieur  de  Forge  ris,  je  vous  prends  à 
faire  des  promenades  sentimentales  !  Auriez- 
vous  quelque  rendez-vous  céans  ? 

—  Mais,  moi-même,  Monsieur  Clochenson, 
dérangerai-je  par  hasard  un  des  vôtres  ? 

—  Il  n'y  a  aucun  danger.  Je  suis  ici,  mon 
cher  baron,  pour  contempler  les  nuages.  C'est 
l'endroit  de  la  ville,  d'où  on  les  voit  le  mieux. 
Tenez,  regardez  ce  blanc  qui  s'avance  là-bas  !  Ne 
dirait-on  pas  d'une  licorne  qui  traverserait  un 
cerceau  de  cirque  ? 

—  Exactement  !  Et  celui  qui  le  suit  ne  res- 
semble-t-il  pas  à  un  prophète  à  grande  barbe, 
qui  .vendrait  de  l'orviétan  pour  sustenter  ses 
vieux  jours  ? 

Les  deux  compères  riaient,  mais  sans  cesser 
de  se  surveiller.  Ils  semblaient  aussi  heureux  de 
s'être  rencontrés  qu'un  angora,  de  croiser  un 
mâtin. 

—  Rien  ne  m'amuse  autant  que  de  considérer 
les  nuages  et  de  chercher  leur  signification  ! 

—  C'est  tout  comme  moi. 

—  Admirez  !  il  y  a  là-bas  une    caravelle    qui 


l'incertaine  73 

s'arrête  devant  un  quai  de  feu  I  Qui  va  monter 
à  bord  ? 

—  Attendons  pour  le  savoir  I 

—  Et  voici  un  renard  qui  sort  de  son  terrier 
et  court  à  l'horizon,  les  oreilles  basses  et  la 
queue  toute  droite  ! 

Clochenson  frappa  un  peu  lourdement  l'épaule 
de  Forgeris. 

—  Mon  cher  baron,  il  ne  faut  pas  s'y  trom- 
per. J'ai  pris  un  lièvre  pour  un  renard.  Ren- 
trons, croyez-moi,  notre  gibier  a  disparu  ! 

Tout  en  devisant,  nous  nous  trouvions  devant 
la  grille  du  jardin.  Je  la  franchis  avec  joie. 
Nous  nous  dirigeâmes  machinalement  vers  l'hô- 
tel de  Maragde,  Jane  Drogheda  et  Hubert  de. 
Moussac   s'étaient-ils  volatilisés  ? 

La  conversation  prit  un  tour  nouveau,  Clo- 
chenson s'étant  enquis  avec  sollicitude  de  la 
santé  de  M.  de  Maragde. 

—  Le  pauvre  homme  !  répondit  le  nain.  Sa 
santé  est  bien  chancelante.  La  vie  est  dure  pour 
lui  et  il  se  tourmente  beaucoup.  Tant  de  tracas, 
de  soucis  à  son  âge  !  C'est  très  inquiétant  I  Je  lui 
ai  conseillé,  hier,  de  voir  le  médecin.  Il  souffre 
beaucoup  des  reins,  et  il  a  des  suffocations,  je 


*]k  l'incertaine 

crains  qu'il  ne  soit  malade.  Il  lui  faudrait  cou- 
ler des  jours  calmes  et  paisibles... 

—  Heureusement  que  sa  nièce  est  auprès  de 
lui  I  repartit  M.  Clochenson,  d'une  voix  douce- 
ment sarcastique.  Rien  ne  vaut  les  soins  d'une 
femme.  Les  hommes  manquent  de  douceur,  de 
patience  1 

—  J'allais  vous  le  dire,  répliqua  l'autre, 
rouge  de  fureur  contenue,  vous  me  l'ôtez  de  la 
bouche  I 

Nous  nous  trouvions  enfin  devant  l'hôtel  de 
Maragde.  Les  adieux  furent  un  peu  froids.  For- 
geris  une  fois  rentré,  j'allais  à  mon  tour  échan- 
ger quelques  mots  avec  Henri  Clochenson,  mais 
il  me  quitta,  avec  une  brusquerie  à  peine  cour- 
toise, et  comme  si  une  mouche  venait  tout  sou- 
dain de  le  piquer. 

Je  m'avisai  alors  qu'on  ne  pouvait  être  plus 
maladroit  que  moi  de  m'être  allé  jeter  comme 
un  étourneau,  dans  un  réseau  si  compliqué  d'in- 
trigues mystérieuses,  et  que  mon  étourderie  ris- 
quait fort  de  me  coûter  la  précieuse  sympathie 
de  Mlle  de  Giscours. 

Mais  quelle  singulière  ville  où  un  honnête 
rendez-vous  d'amoureux  déplace  aussitôt  six  per- 
sonnes ! 


Après  mon  équipée  de  l'autre  jour,  je  m'at- 
tendais bien  à  recevoir  quelque  émissaire  de  la 
rue  de  la  Vieille- Abbaye.  Un  bourdon  ne  se  jette 
pas  dans  une  toile  d'araignée,  sans  causer  un 
bouleversement  qui  en  ébranle  chaque  fil.  Mais 
le  bourdon,  une  fois  envolé,  ne  se  souvient 
guère  d'une  révolution  qui  laisse  à  peine  un  peu 
de  poussière  au  bout  de  ses  ailes.  Il  n'en  était 
pas  ainsi  de  moi  :  qu'allait  me  valoir  mon  étour- 
derie  ? 

Je  me  posais  cette  question  aujourd'hui,  assis 
devant  une  fenêtre  de  mon  bureau.  Il  pleuvait 
depuis  le  matin  :  pluie  serrée  et  tendue  comme 
une  trame  sur  un  métier  ;  mais  nul  n'y  brodait 
la  moindre  arabesque,  le  moindre  dessin.  Au  bas 
de  l'escalier,  un  yukka  en  fleurs  dressait  sa 
hampe  rigide  ;  ses  clochettes  avaient  la  couleur 
d'une  chair  morte,  comme  si  les  racines  de  la 
plante  avaient  retrouvé  sous  terre  le  cadavre 
d'Ophélie.  Il  me  semblait  qu'à  la  fin  du  jour,  si 
personne  ne  me  délivrait,  je  serais  noyé  aussi, 
mais  sous  le  spleen,  plus  encore  que  par  l'eau. 


76  l'incertaine 

Je  goûtai  seul  en  face  de  moi-même.  C'est  un 
compagnon  souvent  amer  : 

—  As-tu,  me  disait-il,  quelque  raison  de  te 
montrer  joyeux  ou  fier  depuis  que  tu  as  retrouvé 
ton  berceau  ?  Si  l'on  peut  toutefois  appeler  ber- 
ceau le  morose  mausolée  que  tu  hantes  !  Ail- 
leurs, tu  pouvais  du  moins  t'étourdir.  Mais  ce 
n'est  pas  moi  qui  te  farderai  la  vérité  !  Qu'as-tu 
fait  de  cette  intelligence  que  Dieu  t'avait  donnée 
pour  goûter  les  belles  œuvres  des  hommes  et 
peut-être  pour  aider  tes  frères  à  les  comprendre, 
qu'as-tu  fait  de  ce  cœur  que  l'amour  aurait  dû 
épanouir  et  qui  se  flétrit  déjà  comme  un  bouton 
inutile  sur  un  arbre  sans  sève  ? 

—  Odile,  m'écriai-je,  est-ce  cela  que  vous 
pensez  de  moi  ?  Odile,  ne  vous  ai-je  pas  aimée  ? 

Une  musique  inattendue  couvrit  cette  suppli- 
cation. Je  courus  au  salon  qui  communique  avec 
la  bibliothèque  et  dont  les  croisées  ouvrent  sur 
la  rue.  J'y  vis,  arrêté  sous  l'averse,  un  pauvre 
et  touchant  trio. 

Deux  hommes  jouaient,  l'un  de  la  flûte,  et 
l'autre  du  violon.  Une  jeune  fill'e  se  tenait  der- 
rière eux  ;  elle  avait  mis  sur  sa  tête  un  mouchoir 
rouge  pour  protéger  ses  beaux  cheveux;  pas  pré- 
cisément jolie,  mais  bizarre,  le  teint  olivâtre,  les 


L  INCERTAINE  77 

lèvres  pourpres  et  charnues,  elle  baissait  triste- 
ment les  yeux.  Elle  portait  un  vêtement,  semé 
de  sequins,  qui  pouvait  à  la  rigueur  passer  pour 
un  costume  de  danseuse  napolitaine,  et  sa  jupe, 
un  peu  courte,  laissait  voir  des  jambes  maigres, 
mais  d'un  dessin  élégant.  Je  ne  sais  pourquoi 
cette  physionomie  mélancolique  et  ce  déguise- 
ment excitèrent  en  moi  une  sympathie  très  vive. 
J'ouvris  la  fenêtre. 

—  Entrez,  bonnes  gens,  leur  dis-je,  venez 
vous  sécher  ici  ! 

Je  dus  leur  paraître  quelque  peu  fou,  criant 
ainsi  sous  l'ondée  cinglante,  car  ils  me  regar- 
dèrent sans  répondre,  la  bouche  toute  grande 
ouverte. 

—  Entrez,  entrez  I 

Et  j'allai  ouvrir  la  vieille  et  lourde  porte  à 
moulures. 

—  Ma  foi,  fit  le  violoniste,  ce  n'est  pas  de  re- 
fus,  car  on  est  diablement  mouillé  ! 

Ils  s'essuyèrent  longuement  les  pieds  sur  le 
paillasson,  puis  entrèrent  dans  la  bibliothèque, 
les  deux  hommes  d'abord. 

Un  bon  feu  ronflait  dans  la  cheminée,  un  de 
ces  feux  ambitieux,  dont  chaque  flamme  semble 
grimper  à  l'assaut  d'un  bastion  invisible  qu'elle 


78  l'incertaine 

sait  bien  qu'elle  n'atteindra  jamais,  mais  dont 
elle  lègue  l'investissement  à  celle  qui  la  suivra. 

Ce  sont  ces  feux-là  que  l'on  apprécie  à  mon 
âge,  quand  on  a  la  sagesse  de  comprendre  que 
tout  ce  que  l'on  n'a  pas  fait  soi-même,  un  plus 
jeune  peut-être  l'accomplira. 

Les  musiciens,  avisant  les  deux  fauteuils 
qui  flanquaient  la  chemine'e,  s'y  installèrent  sans 
façon  et  présentèrent  à  la  flamme  leurs  semelles 
humides  d'où  s'e'chappa  une  bue'e  tremblante. 

La  jeune  fille,  d'un  air  boudeur,  alla  s'asseoir 
près  d'une  fenêtre,  de  façon  à  être  cachée  en  par- 
tie par  le  rideau,  mais  je  poussai  une  bergère 
entre  les  deux  compagnons  et  je  l'invitai  à  y 
prendre  place. 

Elle  refusa  d'abord,  puis  me  jetant  un  regard 
farouche,  vint  s'accroupir  devant  le  feu. 

J'appelai  Philomène  fort  ahurie,  et  lui  com- 
mandai de  servir  aussitôt  un  de  ses  pâtés  froids 
et  une  bouteille  de  vin  d'Espagne. 

Aussitôt  qu'ils  eurent  aperçu  les  apprêts  de  ce 
régal,  mes  deux  musiciens,  muets  jusque-là, 
commencèrent  de  s'animer,  et  la  fourchette  et 
le  couteau  au  poing,  ils  me  firent  part  de  leurs 
projets  et  de  leurs  déconvenues.  J'appris  que 
l'un,   qui,  jaune  et  les  traits  tirés,  semblait    en 


L  INCERTAINE  79 

proie  à  quelque  funeste  malaria,  se  nommait  Ci- 
cognani  ;  l'autre,  fort  gros  et  la  mine  fleurie, 
s'appelait  Onofrio.  Quant  à  la  jeune  fille,  elle  ne 
semblait  exister  ni  pour  soi-même,  ni  pour  eux. 

—  Signore,  me  dit  Onofrio,  nous  rentrons  en 
Italie.  La  vie  n'est  pas  bonne  en  France  pour 
des  gens  de  notre  sorte. 

—  Les  Français  n'aiment  point  la  musique, 
fît  Cicognani,  d'un  air  lugubre.  Chez  nous,  les 
musiciens  se  mêlent  à  la  vie  de  la  cité,  ils  l'or- 
nent, ils  l'animent,  ils  lui  donnent  (Je  la  gaieté, 
mais  ici,  chacun  a  son  souci,  pense  à  sa  petite 
combinaison,  et  nous  autres,  pauvres  musi- 
ciens, on  nous  écoute  à  peine,  nous  n'amusons 
personne  ! 

—  Là-bas,  dit  Onofrio,  en  engloutissant  la 
moitié  d'une  énorme  tranche,  nous  sommes 
considérés  comme  des  artistes,  ici,  nous  avons 
l'air  de  mendiants  1 

—  D'où  êtes- vous  ?  leur  demandai-je. 

—  Nous  sommes  nés  à  Vérone,  dit  Cicognani, 
et  je  suis  de  la  paroisse  de  San-Bernardino,  et 
celui-ci,  de  San  Zenon,  Simonetta,  elle,  est  Flo- 
rentine. 

La  jeune  fille  leva  ses  yeux  farouches  et  dit 
d'une  voix  zézayante  : 


8o  l'incertaine 

—  Florence  est  la  plus  belle  ville  du  monde, 
et  qui  sort  de  ses  murs  mange  un  pain  amer  et 
boit  du  fiel  1 

Puis  elle  retomba  dans  le  silence  ;  et  dans  ce 
silence,  je  voyais,  comme  elle  le  faisait  sans 
doute,  la  coupole  et  le  clocher  de  Santa-Maria- 
Novella  se  lever  du  sein  de  la  rose  éternelle,  ce- 
pendant que  dans  l'immensité  des  terres,  entre 
deux  replis  bleuâtres,  un  coude  de  l'Arno,  sus- 
pendu dans  l'espace,  vibrait,  comme  une  corde 
d'or,  sous  l'archet  du  soleil  couchant. 

—  Vous  avez  raison,  lui  dis-je,  Mademoiselle, 
Florence  est  la  plus  belle  ville  du  monde. 

—  Signore,  me  dit-elle,  vous  connaissez  Flo- 
rence ? 

Elle  me  prit  la  main,  d'un  mouvement  em- 
porté, et  soudain,  éclata  en  sanglots. 

—  Cinq  ans  que  je  ne  l'ai  revue  !  s'écria- 
t-elle.  Où  est  ma  pauvre  mère  ?  Où  est  mon  pau- 
vre père  ? 

—  Vous  l'avez  peut-être  rencontrée  déjà,  me 
dit  Onofrio.  Enfant,  elle  vendait  des  paniers  de 
paille  tressée  aux  forestieri  qui  montent  à  Fie- 
sole.  Elle  avait  de  si  rares  dispositions  pour  la 
danse  que  nous  l'avons  emmenée  avec  nous. 
Nous   aurions  voulu  la  faire*  entrer    au    grand 


l'incertaine  8i 

Opéra  de  Paris,  mais  povera  !  elle  a  dansé  dans 
la  rue,  et  celui-ci  soufflait  dans  sa  flûte  et  moi, 
je  m'escrimais  sur  mon  violon.  La  vie  est  dure 
pour  les  artistes,  Signore.  On  nous  a  même  dit 
que  Mozart  était  mort  dans  la  peine.  Mais  il  y  a 
de  braves  cœurs  partout,  et  depuis  mes  malheurs 
je  n'avais  si  bien  mangé,  ni  bu  un  vin  aussi  bon! 

Je  ne  me  consolerai  jamais  de  n'avoir  pas  en- 
tendu l'histoire  des  malheurs  d'Onofrio,  qu'il 
allait  sûrement  me  raconter,  mais  Philomène, 
éplorée,  vint  m'avertir  que  le  baron  de  Forge- 
ris  demandait  à  me  voir. 

Pour  rien  au  monde,  je  n'aurais  eu  honte  de 
mes  nouveaux  amis. 

— ■  Faites  entrer,  dis-je. 

L'apparition  du  nain  dans  le  salon,  où  la  dan- 
seuse et  les  deux  musiciens  ambulants  venaient 
de  se  lever,  ne  fut  pas  une  chose  ordinaire.  Il  y 
eut  un  peu  de  gêne  de  part  et  d'autre.  Je  rassu- 
rai tout  le  monde  du  geste  et  fis  de  sommaires 
présentations. 

—  Mademoiselle  et  ces  messieurs,  dis-je,  re- 
tournent en  Italie.  Ils  s'arrêtent  dans  notre  ville 
et  m'ont  consenti  le  plaisir  de  goûter  avec  moi. 

—  Hélas  !  me  dit  Onofrio,  le  chemin  est  long 
et  il  pleut  moins.  Il  nous  faut  partir.  Votre  Sei- 


82  l'incertaine 

gneurie  nous  a  fait  un  accueil  inoubliable.  Toute 
notre  vie,  nous  prierons  pour  son  bonheur  et 
sa  prospérité.  Quel  dommage  qu'il  faille  nous 
en  aller!  Pour  vous  remercier,  Simonetta  au- 
rait dansé  !  Ah  !  Signore,  elle  danse  comme  la 
Taglioni  ! 

La  Florentine  jeta  un  regard  de  haine  au  gros 
violoniste  et  détourna  la  tête  avec  tristesse. 

J'appelai  Philomène,  je  lui  recommandai  de 
donner  aux  musiciens  un  autre  pâté,  une  se- 
conde bouteille.  Je  les  raccompagnai  jusqu'à  la 
porte  et  leur  remis  un  louis  à  chacun  ;  ils  me  re- 
mercièrent avec  une  exubérance  indescriptible, 
mais  quand  je  tendis  la  pièce  d'or  à  Simonetta, 
elle  recula  comme  si  je  voulais  l'outrager. 

—  Non,  non,  dit-elle,  avec  fureur,  jamais,  Si- 
gnore... 

Puis  plus  doucement  : 

—  La  rose,  si  vous  voulez  bien  ! 

C'était  une  rose  d'automne,  à  peine  épanouie, 
tout  emperlée,  de  la  couleur  même  de  la  lu- 
mière, presque  rose  avec  des  transparences  d'or. 
Elle  s'ouvrait  dans  un  vase  blanc,  au  milieu  de 
la  table. 

Je  courus  la  chercher  et  l'offris  à  la  jeune  fille, 
qui   rougit   de   plaisir.   Ses  yeux   s'emplirent   de 


l'incertaine  83 

larmes  ;  du  même  mouvement  passionné  que 
tantôt,  elle  prit  ma  main,  mais  cette  fois,  elle  la 
porta  à  ses  lèvres. 

La  porte  allait  se  refermer.  Onofrio  revint 
brusquement  sur  ses  pas  : 

—  Signore,  je  ne  suis  pas  le  musicien  que 
vous  croyez.  Moi  aussi,  j'ai  été  un  compositeur  î 
J'ai  écrit  une  Didone  abandonnata,  où  il  y  a  des 
parties  qui  sont  admirables  !  Mais  aucun  direc- 
teur n'a  voulu  la  monter.  Addio,  Signore  ! 

Il  hocha  la  tête  avec  désespoir,  tira  sur  son 
nez  son  feutre  crasseux  et  déformé  et  rejoignit 
ses  camarades.  Ils  s'en  allaient  lentement  sous 
les  dernières  gouttes,  qui  tombaient  de  l'auvent 
des  toits,  et  je  remarquai  que  Simonetta  bais- 
sait fréquemment  la  tête  en  marchant,  comme 
si  elle  respirait,  au  creux  de  sa  main,  tous  les 
parfums  de  l'Arabie  ! 

Je  rejoignis  le  baron  de  Forgeris.  Un  air  de 
sarcasme  et  de  gouaillerie  était  répandu  sur  sa 
figure,  qui  ne  laissa  pas  que  de  me  déplaire  très 
fort. 

—  Vous  avez  des  relations  singulières,  me  dit- 
il. 

—  Pas  plus  que  les  vôtres  !  Est-ce  que  la  pau- 
vreté vous  offusque  ?  Il  y  avait  dans    cette  dan- 


84  l'incertaine 

seuse  errante  plus  de  poésie  et  de  sincérité  que 
chez  bien  des  gens  du  monde.  Ces  bohémiens, 
ces  chemineaux  que  j'aime,  en  savent  plus  long 
sur  la  vie  que  je  n'en  saurai  jamais.  Je  goûte 
fort,  je  vous  l'avoue,  leur  naïve  et  rude  philo- 
sophie. 

M.  de  Forgeris  m'approuva  doucement,  mais 
plutôt  par  politesse,  je  pense,  que  par  convic- 
tion. Il  m'entreprit  ensuite  sur  l'agrément  de 
mon  séjour.  On  lui  avait  dit  monts  et  merveilles 
de  mon  hôtel  ;  il  s'estimerait  heureux  que  je  lui 
en  fisse  les  honneurs.  Philéas  de  Maragde  lui 
en  parlait  souvent. 

—  A  ce  propos,  Monsieur,  que  je  vous 
gronde,  si  toutefois  vous  le  permettez  I  Vous  ve- 
nez bien  rarement  le  voir.  Vous  ne  sauriez  ima- 
giner à  quel  point  notre  bon  ami  le  déplore.  Il 
n'ose  vous  inviter  plus  souvent,  tant  il  craint 
que  vous  vous  ennuyiez  chez  lui.  Il  a  une  telle 
affection  pour  vous  !  Depuis  votre  retour,  il  n'est 
plus  le  même  :  aussi  vif,  enjoué,  bavard,  qu'il 
était  languissant,  morose,  taciturne.  Parole 
d'honneur  !  vous  l'avez  ressuscité.  Il  dit  tou- 
jours que  les  seules  heures  de  bonheur  de  sa  vie, 
c'est  près  de  vous  qu'il  les  a  passées,  que  vous  lui 
rappelez  toute  sa  jeunesse,  qu'il  n'y  a  pas  d'ami 


l'incertaine  85 

meilleur,  ni  de  plus  confiant  que  vous.  Les  lar 
mes  vous  viennent  aux  yeux  quand  il  aborde  ce 
sujet  I 

Le  visage  grimaçant  du  nain  exprima  une  pi- 
tié profonde  : 

—  Il  a  si  peu  de  joie  en  ce  monde,  le  pauvre 
homme  !  S'il  n'avait  pas  des  amis  comme  vous 
et  moi,  je  ne  sais  ce  qu'il  deviendrait. 

Le  baron  de  Forgeris  poussa  son  fauteuil  tout 
contre  le  mien,  toussa  derrière  sa  main,  jeta  un 
coup  d'œil  soupçonneux  de  côté  et  d'autre,  puis 
très  bas  : 

—  Tenez,  Monsieur,  j'aime  mieux  tout  vous 
dire.  Sa  Charlotte  dont  il  raffole  est  une  co- 
quine, une  impudente,  une  rouée  dont  il  n'aura 
qu'ennuis  et  tristesses.  Vous  la  croyez  amou- 
reuse de  Simon  de  Bréviaire  et  fiancée  avec  lui  ? 
Pas  du  tout  !  Elle  a  une  intrigue  avec  le  petit 
de  Boisberthe  et  ne  rêve  que  de  se  faire  épouser 
par  lui.  Et  la  voilà  maintenant  en  coquetterie 
réglée  avec  Clochenson,  ce  dont  il  faut  avoir 
bien  envie,  car  cet  homme  est  l'indifférence 
même  !  Elle  et  la  Drogheda  font  bien  la  paire, 
cette  péronelle  qui  cherche  à  séduire  à  la  fois 
Hubert  de  Moussac  et  Léchevin  !  Voilà  en  quelles 


86  l'incertaine 

mains  est  placée  la  confiance  de  notre  pauvre 
Philéas.  Aussi  quand  il  apprendra,  lui  si  hon- 
nête et  si  loyal,  à  quel  point  il  a  été  joué,  je  vous 
jure  qu'il  jettera  proprement  à  la  porte  cette  pe- 
tite peste  ou  qu'il  la  fourrera  dans  un  couvent  ! 
Mlle  de  Giscours  avait  beau  m'être  indiffé- 
rente, une  révélation  si  brutale  me  troubla  et 
m'affligea  quelque  peu.  Dame,  pour  sceptique 
que  l'on  soit,  on  conserve  certaine  pente  à  la 
candeur,   à  la  naïveté. 

—  Mais,  objectai-je,  qui  donc  Mlle  de  Gis- 
cours  compte-t-elle  épouser  en  fin  de  compte  ? 

—  Eh  !  Monsieur,  qui  le  sait  ?  Bréviaire  sera 
un  joli  parti,  mais  Louis  de  Boisberthe  jouit  dès 
maintenant  de  la  fortune  de  sa  mère  qui  est  con- 
sidérable. Charlotte  est  avide,  ambitieuse.  Bien 
entendu,  elle  ne  rompra  avec  Bréviaire  que  si 
elle  est  sûre  d'empaumer  Boisberthe.  Sinon  elle 
s'en  contentera  !  Je  reconnais  qu'il  est  un  peu 
simple,  un  peu  naïf,  mais  il  est  si  bon  !  D'ail- 
leurs, s'il  l'épouse,  il  saura  ce  que  ça  lui  coûte  ! 

M.   de  Forgeris  ajouta  d'un  air  patelin   : 

—  Si  je  vous  dis  tout  cela,  c'est  pour  que  vous 
m'aidiez  à  cacher  à  Philéas  ces  turpitudes  le  plus 
longtemps  possible.  Il  les  apprendra  toujours 
assez  tôt  I  C'est  alors  qu'il  aura  besoin  de  notre 


l'incertaine  87 

affection,  le  pauvre  homme,  pour  lui  adoucir  sa 
déconvenue  I 

Mon  Dieu,  je  ne  connais  guère  Mlle  de  Gis- 
cours  I  Pourquoi  tout  ceci  ne  serait-il  pas  vrai  ? 
Serait-ce  la  première  fois  que  ma  sympathie, 
que  ma  confiance  auraient  été  mal  placées?  Sous 
ces  déguisements,  ces  enfantillages  et  ce  mys- 
tère, derrière  cette  fantaisie  et  cet  appareil  roma- 
nesque, il  n'y  a  peut-être  que  des  intérêts  mé- 
diocres et  des  appétits  mesquins.  Ce  n'était 
pourtant  pas  cette  histoire-là  que  je  lisais  dans 
ces  yeux  dorés  et  profonds,  dont  le  regard  a^ 
par  moment,  tant  de  chasteté  ! 

L'amertume  de  ses  révélations  semble  empoi- 
sonner M.    de  Forgeris.   Tant  de   rouerie  et   de 
misère  morale  lui  donnent,  je  pense,  de  vérita- 
bles nausées,  car  sa  bouche  se  contracte  de  dé 
goût. 

• —  Dieu  protège  notre  malheureux  Maragde, 
dit-il  enfin,  et  lui  épargne  les  chagrins  que  je 
redoute  et  qui  sont,  je  le  crains,  inévitables,  cai 
sa  vieillesse  en  sera  bien  assombrie  ! 

Sur  ce,  mon  visiteur  change  de  conversation 
et  commence  de  me  faire  des  habitants  de  la 
ville,  une  série  de  portraits,  assez  drôles,  ma  foi, 
car  le  gaillard  ne  manque  pas  d'esprit.  Comme 


ss 


je  le  félicite  de  ses  dons  de  poète  épigrammati- 
que,  il  consent  à  me  montrer  divers  exemples  de 
son  inspiration. 

—  Sur  une  bavarde  !   annonce-t-il. 

Egaux  sont  l'enfer  et  le  ciel  ! 
Ce  dont  souffre  Clorinde  morte, 
C'est  d'avoir  en  poussant  la  porte 
Trouvé  le  silence  éternel  ! 

—  Entre  nous,  Clorinde  s'appelle  Mme  de 
Bernacle,  vous  la  verrez  chez  Philéas. 

Et  comme  je  ris,  M.  de  Forgeris  lève  un  index 
et  me  récite  ce  quatrain  sur  une  Mme  Mel- 
quiade,  qui  est,  dit-il,  la  personne  du  monde  la 
plus  snob  et  la  plus  entichée  de  toute  espèce  de 
relations. 

Leucothoé,  qui  brûle  un  cierge 
Devant  tout  marquis  ou  baron, 
Serait  folle  de  son  concierge, 
Si  Leduc,  Pierre,  était  son  nom  ! 

Ayant  jugé  qu'il  vient  d'obtenir  un  succès,  le 
nain  ne  prolonge  pas  davantage  sa  visite.  Il 
verra  une  autre  fois  la  maison  et  le  jardin,  mais 
au  moment  de  me  quitter,  il  me  serre  énergique- 
ment  la  main,  comme  à  un  complice,  en  ajou- 
tant : 


I/ÏNCERTAINB  89 

—  Venez  souvent  nous  voir.  Et  n'oubliez  pas 
ce  que  je  vous  ai  dit   :  Philéas  aura  besoin  de 

nous  ! 

—  Philomène,  qu'y  a-t-il  pour  dîner  ?  Encore 
votre  sempiternel  pâté  ?  Je  n'en  veux  plus  !  Fai- 
tes-moi une  omelette  aux  cèpes  !  Ou  plutôt,  non, 
ne  me  servez  rien.  Je  n'ai  pas  le  moindre  appé- 
tit I 

— ■  Monsieur  ne  prendra  pas  même  un  œuf 
à  la  coque,  une  tasse  de  café,  un  poulet  froid  ? 

—  Rien,  vous  dis-je  I 

—  Monsieur  veut-il  que  je  dispose  près  de  son 
lit  une  aile  de  pintadon  et  une  tasse  de  thé  ? 

—  Non,  non  !  Laissez-moi  !  Ne  me  dérangez 
plus  ! 

Je  me  suis  rassis  devant  le  feu  presque  éteint. 
Quelques  braises  roses  s'y  ravivent  par  moment, 
puis  cèdent  à  l'ombre  de  nouveau. 

La  pluie  recommence  à  tendre  au  dehors  sa 
trame  froide  et  serrée.  Mais  grâce  à  la  derni-obs- 
curité,  je  distingue  mieux  les  figures  qui  sont 
tissées  maintenant  dans  sa  tapisserie.  Ce  sont 
figures  bien  vilaines  :  masques  riants  et  qui 
mentent,  dénonciateurs,  imbéciles  s'y  pressent  à 
l'envi.  Image  exacte  de  ce  monde.  Des  crapauds 
jaillissent  de  la  bouche  fraîche  des  jeunes  filles, 


00  L  [NOBBTADfl 

des  ètrea  hidein  y  dressent  des  embûches  à  dos 
nyimpbj  b,  les  idiots  y  sont  bernés  par  des  valets 
d'écurie,  el  au  f<»nd  du  tableau,  un  dieu  sardo 
nique  s'amuse  il  sculpte]  d<  a  statues  de  boue  ! 

Conunenl  ue  tourne-t-on  pas  le  dos  à  un  s] 
tacle  aussi  vil,  aussi  répugnant  ?  La  misérable 
(t  morne  comédie  I  Et  moi,  comme  un  Lâche,  j< 
demeurerai,  dans  ma  stalle,  jusqu'au  tomber  du 
rideau,  espérant  toujours  qu'un  souille  d'air  pui 
viendra  balayer  ces  miasmes  I  Etre  nu  homme, 
c*  -t  donc  approuve!  a  I  ensemble  de  1 
c'est  devenir  le  complice  d<'  toutes  les  infamies 
de  l 'uni vers  1 


Je  in1  pouvais  guère,  il  me  semble,  généralise] 
davantaa  ii  là  I  Quelle  chance  que  je  ne 

me  fusse  pas  plus  attaché  à  Mil.1  de  Giscoursl 
Comme  cette  désillusion  m'aurait  été  doulou- 
reuse si  j'avais  éprouvé  la  moindre  tendi 
pour  cil''!  Heureusement  qu'il  n'en  «'tait  rien  m 
que  j'allais  me  coucher  tranquillement  el  ou- 
blier toutes  ces  choses,  qui.  au  surplus,  ne  me 
regardaient  guèi 

I.a  pièce  étant  devenue  tout  à  fait  obscure, 
j'allumai  une  lampe  ;  quelque  chose  brillait  à 
tei  if  :  un  des  sequins  do  métal  doré  qui  .ai. 


L  INCERTAINE  91 

la  veste  de  Simonetta.  Je  le  ramassai  et  le  posai 
sur  le  coin  d'une  table. 

Où  dormait-elle  à  cette  heure,  cette  malheu- 
reuse enfant  ?  Peut-être  que  dans  son  pauvre  lit 
de  rencontre,  elle  approchait  encore  de  ses  nari- 
nes la  rose  qui  lui  avait  plu  I 

Je  montai  dans  ma  chambre  et  me  mis  au  lit. 
Je  tournai  longtemps  entre  mes  draps  avant  de 
m'endormir.  Et  je  rêvai  que  Charlotte  et  Sirno 
netta  ne  faisaient  qu'une  seule  et  môme  per- 
sonne ;  et  cette  personne,  frissonnante  de  froid, 
dansait  sous  la  pluie,  entre  deux  musiciens, 
dont  l'un,  Philéas,  jouait  du  violon  tandis  que 
Forgeris  soufflait  éperdûment  dans  une  flûte  et 
qu'une  foule  véhémente  les  huait  tous  les  trois  ! 


Je  suppose  que  la  pluie  avec  la  terre  vient  de 
signer  un  traité  secret.  C'est  un  nouveau  déluge 
qui  commence.  Chaque  matin,  je  mets  le  nez  à 
la  fenêtre  ;  je  regarde  si  le  ciel  n'apporte  pas  une 
colombe,  chargée  d'un  rameau  d'olivier.  Mais  le 
ciel  reste  obscur,  les  colombes,  cette  année,  ont 
modifié  leurs  usages  millénaires,  elles  ont  suivi 
en  Egypte  les  hirondelles  qui  hivernent,  en  frac 
et  gilet  blanc,   au  Gésireh-Palace. 

Dans  mon  désœuvrement,  je  me  suis  assis 
tantôt  devant  un  grand  cabinet  de  laque  pres- 
que rose,  dont  les  portes  et  les  tiroirs  offrent 
toute  une  faune  exubérante  de  phénix  d'or  et  de 
mandarins  cérémonieux.  Pendant  des  années, 
j'ai  jeté,  pêle-mêle,  dans  ce  meuble,  tout  ce  que 
je  voulais  sauver  de  l'oubli.  Je  viens  d'y  plonger 
la  main  au  hasard. 

La  première  liasse  qui  remonte  de  l'abîme,  ce 
sont  des  lettres  de  Lamparnave.  A  peine  ai- je 
défait  la  ficelle  qui  la  noue  qu'à  relire  certains 


l'incertaine  93 

billets  de  mon  camarade,  j'éprouve  autant  de 
plaisir  que  lorsque  je  les  recevais. 

«  Demain,  me  mandait-il  certain  jour,  de- 
main, j'aurai  vingt  ans  !  Je  passerai  toute  ma 
nuit  en  vigile  comme  les  apprentis  chevaliers. 
Et  lorsque  les  premiers  rayons  du  jour  glisse- 
ront jusqu'à  moi,  j'irai  à  mon  tour  trouver  le 
Sphinx  qui  est  assis  au  seuil  de  l'avenir.  J'en- 
tends lui  arracher  son  secret  :  «  Sphinx,  lui  di- 
rai-je,  cher  petit  Sphinx,  révèle-moi  ce  que  sera 
ma  vie  !  Ecoute-moi,  je  ne  suis  pas  très  exi- 
geant, mais  il  me  faut  tout  !  je  veux  même  avoir 
la  réputation  d'un  homme  d'esprit.  Déjà,  avec 
mon  ami  Guinemont,  quand  nous  prenons  le 
thé  ensemble,  nous  nous  entraînons  mutuelle- 
ment à  faire  des  mots...  » 

La  préface  a  été  plus  belle  que  le  volume.  Le 
sphinx  n'a  pas  répondu  à  Lamparnave  qu'il  de- 
meurerait toute  sa  vie  professeur  dans  une  ville 
de  province  et  que  la  seule  princesse  qu'il  fré- 
quenterait serait  cette  Procris,  dont  une  photo- 
graphie est  poussée  dans  un  coin  de  son  bureau. 

Je  choisis  dans  le  paquet  une  autre  enveloppe  : 

«  Pends-toi,  mon  cher  Hector,  tu  n'étais  pas 
avec  moi  hier  soir  !  J'ai  rencontré  sur  le  cours 
des  Trois-Chimères  et  suivi  jusqu'à  Saint-Biaise 


g4  l'incertaine 

la  plus  adorable  petite  personne.  Seize  ou  dix- 
sept  ans  à  peine...  Des  yeux  clairs  qui  viennent 
de  s'ouvrir  à  la  vie  et  qui  lui  attribuent  avec 
tant  de  générosité  tout  ce  qu'ils  contiennent  eux- 
mêmes,  une  bouche  si  pure  qu'on  n'oserait  pas 
l'effleurer,  même  avec  des  lèvres  immatérielles, 
et  des  cheveux  flottants.  Un  vieux  monsieur  l'ac- 
compagnait, qui  ne  semblait  pas  savoir  qu'il  es- 
cortait un  des  chefs-d'œuvre  de  ce  monde.  Je  ne 
peux  pas  dire  que  j'aurais  voulu  l'aimer.  Peut- 
on  aimer  ces  figures  mystérieuses  qui  se  coulent 
dans  la  réalité  comme  les  génies  des  airs  ?  Mais 
j'aurais  voulu  la  servir  à  genoux,  me  faire  plon- 
geur sur  les  côtes  de  Goromandel  pour  lui  cueil- 
lir des  perles,  apprivoiser  Bellérophon  et  l'atta- 
cher à  sa  voiture  d'enfant.  Et  tandis  que,  pieux 
et  distrait,  je  cheminais  derrière  elle,  mon  ima- 
gination brûlait  les  relais  :  je  demandais  ma 
jeune  fille  en  mariage,  son  père  me  la  refusait, 
je  me  déguisais  en  brigand  italien  pour  l'enle- 
ver, nous  partions  dans  une  diligence  capiton- 
née de  soie  aurore,  suivis  au  galop  par  un  lé- 
vrier, nous  allions  nous  marier  à  Venise,  en 
l'église  des  Miracoli,  le  patriarche  lui-même 
nous  bénissait.  Le  plus  difficile  au  fond,  c'était 
de  trouver  des  témoins.  Mais  Venise  est  une  telle 


l'incertaine  95 

hôtellerie  !  Ma  fiancée  finissait  par  y  découvrir 
Carpaccio  et  la  fée  Mélusine,  et  moi,  j'appelais  à 
mon  secours  le  divin  Mozart  et  le  gondolier  du 
coin...  Cher  Hector,  je  ne  suis  pas  allé  à  Ve- 
nise :  mon  héroïne  est  prosaïquement  entrée 
dans  un  modeste  hôtel  de  Saint-Biaise,  et  je  ne 
la  reverrai  jamais  !  Je  viens  te  faire  mes  adieux  : 
demain  matin,  j'entrerai  à  la  Trappe  —  à  la 
Trappe-Nigaud  !  » 

Qu'est-ce  que  l'amour  peut  offrir  à  quelqu'un 
qui  déploie  pour  le  recevoir  une  telle  salle  de 
fêtes  ?  La  vie  de  Lamparnave  est  ainsi  toute 
pleine  de  guirlandes  fanées,  de  lampions  éteints, 
de  couronnes  sans  objet.  Il  est  bien  des  Lampar- 
nave, en  ce  monde,  qui,  n'ayant  pas  rencontré 
de  destin  fait  à  leur  taille,  jouent  dans  un  pau- 
vre désert  la  comédie  de  leur  grandeur.  Feux 
d'artifices  qu'un  enfant  allume  dans  une  nuit 
sans  témoins  I 

Non.  Je  n'aurai  pas  le  courage  de  lire  plus 
avant.  Et  cependant,  en  poursuivant  mes  fouil- 
les, je  viens  de  découvrir  tout  un  gisement  de 
lettres  :  la  correspondance  de  Maragde,  de  Go- 
mer,  de  Philippe  de  Boisberthe,  de  Moussac  ! 
Mais  je  ne  confronterai  pas    aujourd'hui    leurs 


96  l'incertaine 

visages  avec  leurs  fantômes  ;  ce  serait  une  céré- 
monie trop  douloureuse  î 

Mais  Bactres,  néanmoins,  n'a  pas  livré  tous  ses 
secrets.  J'ai  bien  des  souvenirs  encore  à  exhu- 
mer de  ses  souterrains. 

Une  vieille  odeur  de  fleurs  desséchées  et  de 
rubans  défraîchis  monte  de  cette  fosse  amou- 
reuse. J'en  ramène  des  bouquets  de  violettes  jau- 
nâtres, craquants  comme  des  parchemins  et 
qu'un  bout  de  rafia  lie  encore  :  cette  boucle  de 
cheveux,  onduleuse  et  lustrée,  a  appartenu  à 
Odile.  Mais  ce  carnet  de  bal,  à  qui  a-t-il  été  ? 

A  mesure  que  je  descends  plus  profondément 
dans  les  entrailles  de  la  ville  morte,  l'inconnu 
m'envahit  de  toutes  parts.  Je  reconnais  bien 
cette  écharpe  de  dentelles  que  Mme  de  Cernel  a 
laissée  un  jour  chez  moi,  mais  d'où  me  vient 
cette  voilette  ?  D'ailleurs,  le  caractère  hétéroclite 
des  objets  que  je  découvre  s'accentue.  Aux  fleurs 
et  aux  étoffes,  ont  succédé  un  faux-nez  de  car- 
naval, une  broche  en  strass,  un  recueil  de  chan- 
sons de  Béranger,  une  sandale  turque,  puis  des 
fragments  sans  nom,  ce  qu'on  trouve  dans  une 
cité,  après  un  tremblement  de  terre. 

Et  voici  que  j'avise  un  petit  portrait  :  ce  front 
têtu,  ces  grands  yeux  riant9,  ces  cheveux  tordus 


L  INCERTAINE  97 

et  retordus,  ne  disent  rien  à  mon  esprit.  D'où 
m'arrive  ce  souvenir  ?  Ce  visage  que  je  ne  re- 
connais pas,  est-ce  une  femme  que  j'ai  aimée  ? 
Mais  alors  j 'entendis  dans  toute  la  vaste  mai- 
son courir  de  couloir  en  couloir  le  son  aigrelet 
et  perçant  de  la  sonnette.  Je  repoussai  les  tiroirs, 
rabattis  les  portes  du  cabinet,  et  ie  phénix  rena 
quit  à  mes  yeux,  et  les  mandarins  tranquilles  se 
remirent  à  leurs  politesses. 

Cette  fois-ci,  ce  fut  Henri  Clochenson  qui  se 
présenta  à  moi,  tout  de  gris  vêtu,  et  d'un  gris 
tel  qu'il  semblait  au  préalable  s'être  roulé  dan? 
un  cendrier.  Nous  nous  étions  quittés  si  fraîche- 
ment, lors  de  notre  dernière  entrevue,  que  sa 
visite  me  surprit. 

Mais  Clochenson  est  un  homme  du  monde  ;  il 
ne  me  dit  pas  ce  qu'il  vient  faire  céans.  Je  le 
croyais  un  ennemi  :  nullement  ;  jamais  je  ne  l'ai 
vu  déployer  autant  de  grâces.  La  ville  est  petite  ; 
je  ne  doute  pas  qu'il  n'ait  été  avisé  de  la  visite 
de  Forgeris.  Il  est  malin  :  sans  doute  soupçonne 
t-il  ce  que  le  baron  m'a  confié  de  ses  amies.  Mais 
il  ne  souffle  mot  de  Forgeris.  Il  se  contente  de 
gémir  doucement  sur  la  médiocrité  des  gens 
d'ici,  sur  le  plaisir  qu'il  y  a  à  y  rencontrer  un 
homme  tel  que  moi. 

7 


98  l'incertaine 

Un  homme  tel  que  moi  ?  Nous  sommes  ainsi 
quelques  millions  en  France  qui  traverserons  la 
mémoire  des  hommes,  comme  la  farine  fait  le 
crible.  Tel  que  moi  ?  Ce  M.  Clochenson  serait-il 
un  flatteur  ?  Je  suis  anonyme  comme  le  chien- 
dent qui  pousse  au  bord  de  la  route,  comme  le 
contrôleur  en  habit,  qui,  assis  à  son  tribunal, 
remplit  le  rôle  de  Minos  auprès  des  spectateurs  de 
l'Opéra. 

J'objecte  que  la  ville  n'est  pas  dépourvue  de 
lettrés,  de  musiciens,  que  Lamparnave  est  un 
érudit,  que  l'on  joue  des  quatuors  chez  Charles 
de  Moussac.  Clochenson  sourit  ;  il  sourit  de  loin, 
de  côté,  comme  une  figure  du  Vinci  ;  on  ne  lui 
en  fait  pas  accroire. 

J'aime  les  gens  qui  en  savent  toujours  plus 
qu'ils  ne  disent  ;  fi  de  ces  pédants  qui  à  chaque 
interlocuteur  secouent  toute  leur  besace  !  Celui-ci 
a  certainement  plus  d'une  perle  dans  son  sac  ! 

M.  Clochenson  m'invite  à  l'aller  voir,  il  ha- 
bite, me  dit-il,  dans  un  coin  de  faubourg,  un  lo- 
gis bizarre,  un  bout  de  couvent,  au  fond  d'un 
jardin. 

—  Il  faudra,  me  dit-il,  venir  goûter  un  jour 
avec  Mlle  de  Giscours  et  Mlle  Drogheda. 

Il  sourit  toujours,  comme  si  au  lieu  des  meu- 


l'incertaine  99 

blés  de  la  bibliothèque  où  il  est  assis,  il  se  déta- 
chait sur  un  paysage  de  glaciers,  de  rochers 
bleus,  de  basaltes  à  transparence  de  cristal. 

—  Pensez-vous  que  ma  présence  puisse  être 
agréable  à  ces  jeunes  filles  ? 

Je  crains  d'avoir  par  trop  souligné  cette  allu- 
sion à  ma  fâcheuse  intimité  avec  Forgeris. 
J'ajoute  aussitôt  : 

—  Je  suis  un  bien  vieux  monsieur  pour  elles  ! 

—  Elles  raffolent  de  vous  I 

—  Elles  sont  bien  bonnes.  Je  ne  les  vois  ja- 
mais ! 

—  C'est  une  grande  faute  de  votre  part,  vous 
fréquentez  mal,  Monsieur,  me  dit  Clochenson, 
en  riant.  Il  y  en  réalité  ici  deux  personnes 
qui  méritent  d'être  connues  :  Charlotte  et  Jane 
Drogheda.  Qu'allez-vous  vous  encombrer  de  vieux 
singes  quand  il  existe  de  telles  enfants  ! 

—  Vous  les  aimez  beaucoup,  Monsieur  Clo- 
chenson ? 

Le  visage  incolore  et  sec  de  mon  interlocuteur 
s'anime  soudain. 

—  Mlle  de  Giscours,  s'écrie-t-il  avec  feu,  est  un 
des  êtres  les  plus  adorables  qui  soient  sortis  des 
mains  du  Créateur.  En  elle,  il  ne  se  trouve  que 
noblesse,  pureté,  désintéressemen.t   II  s'y  trouve 


100  L  INCERTAINE 

aussi  une  sorte  de  douce  folie  qui  fait  que  Mlle  de 
Giscours  n'habite  point  exclusivement  la  terre, 
mais  une  autre  planète  où  nous  ne  sommes  guère 
admis,  nous  autres,  hommes  aux  sens  grossiers. 
C'est  pour  cela  qu'elle  a  des  ennemis.  Je  sais 
bien  qu'elle  a,  elle  aussi,  sa  part  de  chat-tigre, 
mais  le  sylphe  l'emporte  sur  lui  ! 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  la  connaissez  ? 

—  Peu  d'années.  Un  jour,  M.  de  Maragde  est 
allé  faire  un  voyage,  —  le  premier  et  le  seul  de 
sa  vie,  —  il  en  a  rapporté  cette  coquette  et  vive 
personne,  qui  venait  de  perdre  ses  parents.  Aus- 
sitôt qu'il  a  pu  le  faire,  il  l'a  fiancée  avec  ce 
Simon  de  Bréviaire  qui... 

M.  Clochenson  ne  veut  pas  en  dire  plus  long. 

—  L'aime-t-elle  ? 

—  Qui  le  sait  ?  Elle  croit  l'aimer.  Peut-être 
aime-t-elle  en  lui  l'amour  qu'elle  ne  connaît  pas. 
Gare  à  la  goutte  de  cire  sur  l'épaule  !  Mais  j'ai 
bien  peur  qu'à  la  place  d'un  dieu,  elle  ne  trouve, 
ce  jour-là,  que  Caliban  !  Qui  peut  répondre  des 
sentiments  d'une  jeune  fille  ?  Mais  à  qui  s'adres- 
sent les  murmures  d'une  haie  de  roseaux  quand 
le  vent  passe  sur  elle  ? 

Mon  interlocuteur  devient  de  plus  en  plus  va- 


L  INCERTAINE  101 

gue.  D'une  bouche  à  peine  ouverte,  il  laisse  tom- 
ber négligemment  ces  mots  : 

—  Qu'importe,  d'ailleurs  ? 
Il  me  tend  la  main. 

—  Alors,  Monsieur  Guinemont,  c'est  entendu. 
Vous  viendrez  un  de  ces  jours  goûter  avec  nos 
amies. 

J'accepte  et  le  voilà  parti,  d'un  pas  digne  et 
solennel,  dans  la  direction  du  cendrier  qu'il 
habite  sans  doute. 

Il  ne  pleuvait  plus.  J'allai  faire  un  tour  au 
jardin.  Le  sol  était  si  amolli  qu'on  eût  pu  y  sui- 
vre à  la  piste  la  trace  d'un  lézard,  celle  d'un  far- 
fadet. Les  feuilles  mortes  détrempées  se  gon- 
flaient démesurément.  Flore  et  Pomone,  brunes 
d'une  sueur  sacrée,  semblaient  ivres  d'une  vie 
nouvelle.  Je  m'assis  sur  un  banc. 

Un  vibrant  rayon  de  soleil,  juste  en  face  de 
moi,  jaillissait  d'un  œil  de  Cyclope,  comme  si, 
au  fond  de  l'enclos  humide,  il  eût  embrassé  Gala- 
thée.  Je  me  dérangeai  pour  lui  permettre  de  tout 
voir  :  non,  ce  jeune  berger  ne  se  cachait  pas 
derrière  l'if,  ni  au  pied  du  mur  où  grimpent  les 
lierres. 

Le  rayon,  fâché,  s'en  alla. 


102  l'incertaine 

Le  ciel,  là-bas,  avait  pris  des  nuances  pures  ; 
les  derniers  nuages  qui  y  jouaient  encore  flot- 
taient comme  un  plumage  de  grèbe  ;  nacres  et 
roses  se  poursuivaient  dans  une  lumière  d'am- 
bre ;  on  eût  dit  la  boisson  miellée  dans  laquelle 
Cléopâtre  faisait  fondre  ses  perles. 

Je  respirais  à  l'aise,  je  m'épanouissais.  Je  ne 
sais  quoi  de  bon,  de  tendre,  d'indulgent  tombait 
avec  le  soir  léger.  La  vie  me  donnait  ses  cares- 
ses !  Je  ne  voyais  partout  qu'amis  qui  vont  la 
main  dans  la  main,  cortèges  de  princes  délicats 
qu'un  guépard  accompagne  à  la  chasse,  jeunes 
filles  dont  la  danse  religieuse  se  déroule  sous  des 
citronniers,  femmes  qui  n'ont  qu'une  parole, 
veuves  qui  n'ont  qu'un  bûcher.  Tout  serment  me 
semblait  intransgressible,  toute  signature,  res- 
pectable. Je  ne  croyais  plus  qu'une  rose  pût  mou- 
rir, Enée,  survivre  à  Didon,  Racine,  être  sifflé. 
Une  salamandre  m'eût  paru  belle,  je  supprimais 
pour  mon  plaisir  i5o.ooo  kilomètres  de  la  dis- 
tance qui  sépare  Vénus  de  la  terre  (il  en  restait 
encore  bien  assez  !)  Cet  état  lyrique,  l'avez- vous 
jamais  éprouvé  ?  C'est  la  béatitude  qu'ont  con- 
nue les  Saints  i 

a  Pureté,  noblesse,  désintéressement  !  »  Ces 
mots  sonnaient  à  mon  oreille  comme  si  tous  les 


l'incertaine  io3 

anges  de  Melozzo  da  Forli  les  faisaient  retentir 
sur  les  cordes  de  leurs  harpes.  J'entendais  les  voix 
mêlées  et  lointaines  d'Odile,  de  Mme  de  Cernel 
et  de  Lisette,  et  toutes  disaient  :  «  Il  faut  aimer  I 
Il  faut  aimer  !  » 

En  passant  le  long  du  bassin,  je  me  penchai 
au-dessus  de  la  bordure.  L'étoile  du  soir  y  perça 
pour  moi  les  couches  nocturnes  de  l'eau  ;  mais 
je  fus  étonné,  à  sa  place,  de  n'y  point  voir  sour- 
dre le  visage  de  Charlotte  1 

—  Philomène,  criai-je  en  rentrant,  je  meurs 
de  faim  !  Servez-moi  un  de  ces  admirables  pâtés 
dont  vous  avez  le  secret  et  aussi  une  aile  de  pou- 
let, si  vous  n'avez  pas  déjà  dévoré  tout  ce  vola- 
tile. Versez-moi  aussi  à  boire,  car  j'ai  soif.  Et  sur- 
tout, faites  vite  :  la  lune  m'a  donné  rendez-vous  ! 


Il  est  dit,  dans  d'excellents  textes,  que  les  sain- 
tes répandent,  après  leur  mort,  un  parfum  spé- 
cial que  l'on  appelle  couramment  odeur  de  sain- 
teté. Mon  amie,  Mlle  de  Giscours.  est  heureuse- 
ment bien  vivante,  mais  elle  laisse  derrière  elle 
un  arôme  particulier  auquel  je  donnerai,  moi, 
le  nom  d'odeur  de  poésie. 

Je  la  respire,  ce  soir,  assis  sur  le  banc.  Je  me 
plais  à  me  les  représenter  toutes  deux,  Jane  Dro- 
gheda  et  elle,  telles  qu'elles  me  sont  apparues 
tantôt.  Les  cheveux  de  Mlle  de  Giscours  étaient 
cachés  sous  une  manière  de  capote,  toute  tissée 
de  roses,  qui  lui  faisait  un  visage  lumineux.  Pour 
Jane,  elle  avait  posé  sur  sa  tête  un  comique  petit 
tricorne  noir,  grâce  à  quoi  elle  avait  l'air  d'un 
garde-française.  Elles  semblaient,  l'une  et  l'autre, 
sortir  d'une  de  ces  comédies  romanesques  qui 
nous  ravissaient  tant,  Lamparnave  et  moi,  autre- 
fois... Autrefois  ! 

—  Eh  bien,  monsieur  le  solitaire,  on  ne  vous 
voit  donc  plus  ?  s'est  écriée  Mlle  de  Giscours,  en 
entrant.  Vous  êtes-vous  transformé  en  Saint- An- 


l'incertaine  io5 

toine  qu'il  faille  venir  vous  tenter  jusque  dans 
votre  domicile  ?  Mon  oncle  vous  réclame,  M.  de 
Forgeris  verse  sur  votre  absence  des  larmes  de 
sang,  et  vous  ne  vous  dites  même  pas  que  vous 
avez  quelque  part  une  amie  qui  languit  de  votre 
indifférence.  Est-ce  la  pluie  qui  vous  épouvante, 
craignez-vous  que  les  champignons,  si  vous  sor- 
tez, vous  poussent  aux  jambes  ? 

—  Je  suis  un  solitaire,  Charlotte,  vous  l'avez 
dit.  Et  puis,  il  est  inutile  que  les  vieux  murs 
allongent  leur  ombre  sur  les  fleurs  fraîchement 
écloses. 

—  Dieu  veuille,  cher  monsieur,  que  les  fleurs 
ne  soient  jamais  ombragées  que  par  des  murs  de 
votre  genre  !  Il  ferait  bon  pousser  à  leur  pied. 
Menez-nous  dans  votre  jardin  1 

Mes  deux  jeunes  amies  prennent  place  sur  ce 
banc  où,  jadis,  j'ai  lu  la  Tempête.  Miranda  s'est 
rapprochée  de  moi.  Si  je  tourne  la  tête,  je  vois  le 
coin  délicat  de  sa  bouche,  le  modelé  d'une  joue 
que  Dieu  a  confiée  à  son  plus  habile  mouleur. 

—  Pourquoi  ne  vous  êtes-vous  jamais  marié  ? 
me  demande  Charlotte,  en  regardant  une  large 
feuille  gaufrée,  qui  se  balance  de  droite  à  gauche, 
dans  l'air  humide,  avant  de  tomber  quelque  part, 
coquille  vide  dont  aucune  Vénus  ne  naîtra. 


io6  l'incertaine 

J'ai  failli  répondre  à  Charlotte  que  je  me  serais 
marié  si  je  l'avais  rencontrée  plus  tôt,  mais  a-t-on 
coutume  que  les  vieux  murs  portent  ainsi  des 
devises  galantes  ? 

—  Parce  que  j'aime  trop  les  jeunes  filles  I  Mais 
vous,  Charlotte,  avez-vous  envie  de  vous  marier  ? 

Mlle  de  Giscours  fait  la  moue. 

—  J'ai  bien  peur  que  nous  ne  nous  entendions 
jamais,  les  hommes  et  moi.  Je  me  marierais  vo- 
lontiers si  j'étais  sûre  de  trouver  ce  que  je  cher- 
che. 

—  Et  que  cherchez-vous  P 

—  C'est  si  difficile  à  expliquer  I  Un  homme  a 
si  peu  d'aspects  et  la  vie  est  si  variée  !  Il  me  fau- 
drait bien  un  mari,  mais  aussi  un  amant,  un  ami, 
un  amoureux.  Ce  n'est  pas  tout  encore.  Qui  fera 
mes  courses,  écrira  mes  lettres,  arrangera  mes 
rendez-vous,  essuiera  mes  rebuffades  ?...  La  liste 
n'est  pas  complète  :  j'ai  besoin  d'un  patito,  d'un 
sigisbée... 

—  D'un  paillasson,  dis-je. 

Les  deux  enfants  se  mettent  à  rire. 

—  Un  paillasson,  si  vous  voulez  !  Mais  c'est 
toute  une  maison  à  monter,  un  guignol,  un 
théâtre  de  marionnettes.  On  s'ennuie  si  vite 
quand   on  n'a  pas  vingt  fils   à   tirer...   Et  puis 


l'incertaine  107 

j'aime  tellement  les  bêtes,  mais  pas  celles  que 
l'on  voit  partout  !  Je  voudrais  avoir  un  grand- 
duc,  un  kanguroo...  Croyez-vous,  monsieur  Gui- 
nemont,  que  je  trouverai  tout  cela  dans  l'inté- 
rieur que  me  fera  Simon  de  Bréviaire,  mon 
fiancé  P 

Elle  se  tait  un  moment,  son  œil  se  voile  un 
peu. 

—  J'ai  toujours  pensé  que  ma  mère,  avant  ma 
naissance,  avait  eu  aussi  son  Annonciation  !  Mais 
aucun  ange  ne  sera  venu  à  elle  !  Avec  un  rayon 
de  lune,  elle  aura  vu  entrer  la  Folie  dans  sa 
chambre,  et  c'est  pour  cela  que  j'ai  des  grelots 
dans  la  tête  I 


...Mon  Dieu,  oui,  un  être  viendra  qui  prendra 
cette  enfant  par  la  main  et  l'emmènera  avec  lui. 
Il  la  considérera  avec  gêne,  il  l'écoutera  avec 
effroi,  il  n'aura  de  cesse  qu'il  n'ait  chassé  les 
oiseaux  divins  qui  chantent  sous  ce  front,  et 
quand  la  cage  d'or  sera  vide,  il  pourra  se  dire  : 
«  J'ai  fait  de  ma  femme  un  être  pareil  aux  autres, 
je  vais  l'épouser...  » 

Mais  moi,  si  j'avais  connu  Miranda  dans  ma 
jeunesse,  j'aurais    dit    aux    oiseaux    chanteurs  : 


io8  l'incertaine 

«  Voyez,  je  vous  écoute  à  deux  genoux,  votre  voix 
me  transporte  loin  d'ici.  Révélez-moi  vos  secrets, 
confiez-moi  vos  mélancolies.  Vous  savez  tout  de 
ce  monde  et  de  l'autre,  rien  d'amoureux  ne  vous 
est  étranger.  Apprenez-moi  pourquoi  la  reine  de 
Saba,  assise  au  milieu  de  ses  plus  belles  esclaves, 
pleurait,  la  veille  de  son  départ,  à  la  pensée  de 
voir  enfin  Salomon  qu'elle  aimait  depuis  tant 
d'années  sans  le  connaître,  et  pourquoi  Psyché, 
ayant  trouvé  l'amour  sans  défaut,  jura  qu'elle 
n'aimerait  jamais  plus,  et  pourquoi  Héro  éteignit 
sa  torche,  afin  que,  perdu  dans  l'Hellespont,  Léan- 
dre  ne  pût  aborder.  Enseignez-moi  la  chanson 
des  Sirènes  et  le  rythme  qui  soulevait  les  petits 
pieds  de  Salomé,  quand  elle  demandait  le  chef  de 
ce  vilain  prophète  qui  n'avait  pas  compris  la 
Beauté!  Répondez  à  mes  questions,  oiseaux  di- 
vins I  Comment  étaient  les  roses  des  jardins  de 
Sémiramis  ?  Les  lys  du  Paradis  ne  laissent-ils  pas 
échapper  un  soupir  douloureux,  quand  ils  sont 
froissés  et  meurtris  par  un  rayon  trop  brutal  de- 
lune  ?  Mais  y  a-t-il  un  homme  digne  d'entendre 
vos  divagations  ?  C'est  la  jeunesse  qui  chante  en 
vous,  c'est  je  ne  sais  quoi  d'inspiré,  qui  retrouve 
les  lois  éternelles  sous  les  phénomènes  chan- 
geants I  Ma  seule  prière    au    destin,    c'est  qu'il 


L  INCERTAINE  IO9 

m'accorde  de  vous  entendre  encore,  quand  son- 
nera ma  dernière  heure  !  » 

Voilà  ce  que  j'aurais  dit,  moi,  aux  oiseaux  de 
Miranda!  Mais  quand  Simon  sera  venu,  quand  la 
volière  sera  vide,  où  se  seront-ils  envolés  ?  Alors 
Simon,  enfin  satisfait,  se  frottera  les  mains,  et  je 
serai  seul,  sur  cette  terre,  à  rêver  au  chant  indi- 
cible ! 


—  A  quoi  pensez-vous,  monsieur  le  solitaire  ? 

—  Je  songe  à  un  de  mes  amis  qui  était  oise- 
leur. C'est  le  seul  homme  que  j'ai  envié.  Il  avait 
chaque  jour  les  dernières  nouvelles  du  ciel.  Il  fit 
un  héritage  et  vendit  tous  ses  oiseaux,  il  fut  alors 
le  plus  malheureux  des  êtres,  jusqu'à  ce  que, 
mourant  d'ennui,  il  redevînt  par  plaisir  ce  qu'il 
avait  été  par  métier.  Mais  tout  le  monde  ne  sait 
pas  le  prix  des  oiseaux  ! 

—  Et  pourtant  vous  n'en  avez  pas  ! 

—  Je  ne  suis  pas  digne  d'en  avoir.  Je  ne  peux 
qu'aimer  ceux  qu'élèvent  les  autres. 

Je  conduis  mes  jeunes  amies  vers  la  maison 
pour  leur  offrir  à  goûter.  Les  feuilles  sont  si 
entassées  que  le  sol  en  est  presque  rose,  mais 
la  lumière  qui  s'échappe  des  rameaux  d'or  est 
telle  qu'elle  éclaire  le  ciel  gris. 


110  L  INCERTAINE 

Je  regarde  les  pieds  légers  de  Charlotte  toucher 
à  peine  la  crème  onctueuse  qui  revêt  le  sol.  Que 
de  fois,  en  cette  saison,  quand  le  jardin  se  cha- 
marrait comme  un  tapis  de  cachemire,  n'ai-je  pas 
été  tenté  d'emmener  pour  toujours  une  fille  de 
sa  race  ! 

...Ah  !  vieux  fou,  prends  ta  tête  entre  tes 
mains,  gémis  tout  à  ton  aise  !  Il  y  a  quelque  part 
une  immense  ronde,  faite  des  couples  qui  se  sont 
unis  pour  s'aimer  I  II  fallait  entrer  dans  la  ronde. 
Tu  n'en  as  jamais  eu  le  courage  et  te  voilà  seul 
maintenant,  comme  un  poète  romantique  !  Quelle 
va  être  ta  compagnie  ?  Un  volcan  éteint,  comme 
à  Chateaubriand  ?  Un  crâne  vide,  comme  à 
Rancé  ? 

—  Monsieur  Guinemont,  me  demande  Char- 
lotte, connaissez-vous  Louis  de  Boisberthe  ? 

Et  sur  ma  réponse  négative,  elle  ajoute  : 

—  Il  faut  que  vous  le  voyiez  !  Nous  demande- 
rons à  Clochenson  de  l'inviter  avec  vous.  Je 
crois  qu'il  vous  amusera. 

—  N'est-ce  pas  un  de  vos  amoureux  ? 

—  C'est  cette  vipère  de  Forgeris  qui  vous  Ta 
dit  ?  Amoureux  !  Quelle  expression  ridicule  ! 
Boisberthe  est  bien  autre  chose  qu'un  amoureux. 


l'incertaine  III 

Ou  bien  alors,  il  faut  qu'il  le  soit  de  nous  deux 
en  même  temps,  car  il  fait  aussi  bien  la  cour  à 
Jane  qu'à  moi.  La  vérité  est  que  nous  l'aidons  à 
supporter  l'ennui  de  la  vie  qu'il  mène  ici. 

—  En  somme,  vous  vous  moquez  de  lui  ? 

—  Je  n'aime  que  les  gens  dont  je  me  moque 
un  peu.  Oh  !  à  peine  !  Histoire  de  me  faire  les 
griffes  ! 

—  Et  de  faire  souffrir  un  pauvre  diable  I 

—  Nous  ne  sommes  que  deux  malheureuses 
filles  !  Il  ne  faut  pas  chercher  à  nous  tromper. 
Les  hommes  répandent  le  bruit  que  nous  les  tor- 
turons, mais  c'est  une  légende.  S'ils  étaient  tout 
à  fait  sincères,  ils  avoueraient  qu'ils  préfèrent  la 
plus  infâme  trahison  ou  la  plus  douloureuse  rup- 
ture à  une  simple  rage  de  dents  I 

—  Vous  nous  raillez,  Charlotte,  mais  vous- 
même,  savez-vous  souffrir  ? 

—  Apprenez  qu'à  huit  ans,  j'ai  eu  un  tel  cha- 
grin d'amour  que  j'en  ai  failli  mourir  !  J'ai  con- 
fectionné une  omelette  aux  fleurs  de  laurier-rose 
et  j 'ai  invité  Jane  à  goûter  ;  elle  était  aussi  déses- 
pérée que  moi.  Mais  au  moment  de  notre  mort, 
nous  avons  appris  l'arrivée  toute  prochaine  d'un 
cirque,  et  notre  trépas  en  a  été  reculé  jusqu'à  ce 
jour. 


1 1  2  L  INCERTAINE 

—  De  qui  étiez- vous  amoureuse,  alors  ? 

—  D'un  jeune  médecin,  qui,  en  remplacement 
du  nôtre,  m'avait  soignée  pendant  une  angine. 
Il  avait  une  barbe  d'anachorète  et  un  crâne 
chauve.  Je  trouvais  cela  si  beau  que  chaque  soir 
je  m'arrachais  des  poignées  de  cheveux  dans  l'es- 
poir de  lui  ressembler. 

—  Mais  vous,  miss  Jane,  pourquoi  étiez-vous 
désespérée  ? 

—  Parce  que  j'avais  appris  la  mort  d'un  offi- 
cier de  mon  pays  que  je  rencontrais  souvent  à 
Nice,  sur  la  Promenade  des  Anglais.  J'étais  folle 
de  lui.  Il  se  noya  un  soir  d'ivresse.  Rien  ne 
m'a  paru  aussi  poétique.  Je  me  souviens  d'avoir 
dit  alors  à  mon  frère,  qui  se  destinait  à  être  pas- 
teur et  qui  l'est  aujourd'hui,  que  je  ne  l'estime- 
rais que  s'il  tombait  un  jour  à  l'eau  dans  les 
mêmes  conditions  ! 

Soudain  le  grave  avertissement  d'une  pendule 
fait  pousser  à  mes  deux  visiteuses  des  cris  per- 
çants. Elles  vont  être  en  retard  I  Elles  s'enfuient 
en  toute  hâte,  perdant  encore  dans  le  corridor  des 
bouts  d'histoires,  dont  je  ne  saurai  jamais  la  fin, 
et  peut-être  en  même  temps,  la  pantoufle  de  Cen- 
drillon  ! 


Je  me  suis  décidé  tantôt  à  voir  Maragde  que 
j'ai  fort  négligé.  Mais  ce  bon  Philéas  qui  ne  met 
jamais  le  nez  dehors,  accompagnait  sa  nièce  chez 
le  couturier.  Que  n'y  suis-je  allé  avec  eux  1  Le 
couturier  de  ma  ville  natale  doit  être  un  person- 
nage très  particulier  ! 

Je  me  retirais  donc,  lorsque  je  m'entendis 
héler,  et  levant  la  tête,  j'aperçus,  entre  les  bar- 
reaux de  la  rampe,  le  baron  de  Forgeris,  vêtu  du 
plus  extraordinaire  veston  d'intérieur,  en  velours 
canari  et  bordé  de  fourrures. 

—  Philéas  est  sorti,  me  cria-t-il,  mais  montez 
donc  1 

Pestant  un  peu,  j'obéis  à  l'injonction  du  nain 
et  le  rejoignis  au  second  étage  de  l'hôtel. 

Forgeris  me  fit  mille  protestations  d'amitié, 
puis  me  poussa  dans  son  appartement  qui  se  com- 
posait d'une  chambre,  d'un  cabinet  de  toilette  et 
d'un  salon. 

Le  salon  est  vaste,  carré,  et  comme  un  beau 
livre,  tout  relié  de  cuir.  Des  rosaces  rehaussées 


II  l\  l'incertaine 

d'or  fleurissent  le  plafond.  Ce  qui  me  frappe  dès 
l'entrée,  c'est  l'abondance  des  gravures  et  leur 
caractère  spécial.  Toutes  représentent  des  scènes 
de  la  vie  des  saints,  ou  plutôt  des  martyres  de 
saintes.  J'y  reconnais  Cécile  étendue  sur  la  roue, 
Agathe  entre  deux  bourreaux  qui  lui  tenaillent 
les  seins,  Perpétue  déchirée  par  une  vache  fu- 
rieuse, Christine  écorchée  vive  et  dépouillée  de 
son  épidémie,  comme  se  pèle  un  fruit. 

Ces  pieuses  images  me  permirent  de  mieux 
comprendre  le  caractère  de  Forgeris.  J'eus  d'ail- 
leurs une  preuve  nouvelle  de  la  haine  qu'il  nour- 
rissait pour  Mlle  de  Giscours,  car,  après  un  quart 
d'heure  de  conversation  banale,  il  revint  à  son 
sujet  favori  : 

—  Avez-vous  revu  M.  Clochenson,  ces  jours- 
ci  ? 

Je  répondis  évasivement  que  je  l'avais  rencon- 
tré une  fois. 

Aussitôt  le  baron  m'expliqua  que  les  tentatives 
que  faisait  Charlotte  pour  séduire  ce  pauvre  gar- 
çon devenaient  plus  pressantes  de  jour  en  jour, 
et  il  ajouta  qu'il  m'en  avait  déjà  trop  dit  pour  ne 
pas  me  tenir  au  courant  de  ce  qui  se  passait, 
d'autant  plus  qu'il  comptait  effectivement  sur 
moi  pour  venir  en   aide  à  Maragde  I 


l'incertaine  ii5 

Il  se  leva,  ouvrit  péniblement  le  tiroir  d'un  ca- 
binet espagnol  et  en  tira  une  lettre,  non  sans  pré- 
caution. 

—  Mlle  de  Giscours,  fit-il,  avec  un  ricanement 
haineux,  a  perdu  ce  précieux  papier,  l'autre  jour, 
dans  l'escalier.  Je  le  garde.  Il  faut  être  armé  dans 
la  vie.  Cette  lettre  établit  péremptoirement  la 
preuve  de  sa  malignité.  Permettez-moi  de  vous 
la  lire. 

Forgeris  installa  sur  son  nez  de  larges  conser- 
ves d'écaillé,  rit  joyeusement  et  commença  en  ces 
termes  : 

((  Pourquoi  me  demander  de  correspondre 
avec  vous,  ray  dear  heart  !  Tout  ce  que  j'ai  à 
vous  dire,  vous  le  soupçonnez.  Pourquoi  en  exi- 
gez-vous une  confirmation  nouvelle  ? 

«  Je  vous  écris  dans  mon  pavillon  que  vous 
connaissez  bien.  Je  regarde  par  la  fenêtre  un  coin 
de  ce  jardin  démodé,  dont  tous  les  buig  semblent 
bénits  et  où  je  m'attends,  chaque  nuit,  à  voir  un 
ballet  de  religieuses  —  de  religieuses  mi-blan- 
ches, mi-noires,  mi-vivantes,  mi-mortes  —  dan- 
ser sur  une  musique  muette,  sous  les  saules  cou- 
leur d'encens  !  Quand  je  passe  ainsi  ma  soirée, 
solitairement,  je  ne  peux  m'empêcher  de  songer 


Il6  i/iNCERTAINfi 

à  vous  et  à  vos  guises  singulières  et  à  l'être  que 
vous  portez  en  vous,  qui  n'est  pas  encore  tout  à 
fait  vous-même  et  qui  est  à  la  fois  séduisant  et 
redoutable  I  » 

Forgeris  s'arrêta  et  leva  un  index  décisif. 

—  Redoutable  !  proclama-t-il.  Vous  avez  bien 
entendu,  Guinemont  !  Redoutable  !  Je  ne  le  lui 
fais  pas  dire. 

Puis  il  se  remit  à  sa  lecture  : 

«  Et  puis,  ne  croyez  pas  que  je  vous  écrive, 
parce  que  je  vous  l'ai  promis,  vous  êtes  une 
femme  trop  subtile  pour  ne  pas  savoir  que  les 
promesses  n'engagent  jamais  que  les  gens  à  qui 
on  les  fait  !  La  vérité  est  que  je  suis  aussi  peu 
libre  de  ne  pas  vous  écrire  que  de  ne  pas  penser 
à  vous  !  J'en  suis  même  un  peu  effrayé  I  Qu'ai-je 
à  faire  de  rêver  ainsi  d'une  enfant  qui  s'envolera 
bientôt  dans  un  pays  où  je  ne  serai  pas  ?  Et  quel 
plaisir  cela  peut-il  vous  causer  que  je  vous 
l'avoue  ?  C'est  cependant  un  joli  résultat  pour 
une  coquette...  Quoi,  vous  froncez  déjà  vos  sour- 
cils ?  Je  ne  le  suis  pas,  dites-vous.  C'est  vrai  : 
vous  ne  l'êtes  presque  pas  !  Mais  dans  ce  presque, 
il  y  a  la  place  de  faire  tenir  la  tête  de  Jean-Bap- 


L  INCERTAINE  II7 

tistc  et  la  chevelure  de  Samson,  —  pas  ensemble, 
grands  Dieux,  sous  peine  des  plus  fâcheux  ana- 
chronismes  ! 

«  My  dear  heart,  ne  me  répondez  pas  que  je 
plaisante,  je  n'ai  jamais  été  plus  sérieux.  Mais  si 
vous  proclamez  que  je  suis  sérieux,  je  bouffon- 
nerai  aussitôt.  Je  peux  vous  parler  librement  ; 
je  ne  suis  pas  amoureux  de  vous  I 

«  Je  voudrais  vous  emporter  partout  avec  moi, 
mais  surtout  vous  emmener  Nulle  Part,  en  un 
lieu  où  les  lois  du  monde  soient  moins  stupides 
qu'ici-bas  et  plus  dignes  de  votre  fantaisie.  Ah  ! 
que  je  redoute  que  vous  la  perdiez,  cette  capri- 
cieuse fantaisie,  et  que  quelqu'un,  à  qui  je  ne 
veux  pas  penser,  froisse  brutalement  ces  deux 
ailes  de  papillon  qui  vous  soutiennent  au-dessus 
de  la  vie,  avec  de  la  poussière  irisée  I 

<(  Quand  je  vous  dis  que  je  vous  aime,  mon 
enfant,  entendez  bien  que  c'est  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  en  vous,  —  et  je  le  fais  sans  espérance, 
puisque  vous  n'avez  rien  à  me  donner,  hormis 
votre  souvenir  ! 

«  Ma  lettre  s'éternise  et  devient  décidément 
trop  grave.  Je  veux  bien  vous  donner  un  concert 
de  violons,  mais  pas  éveiller  les  grandes  orgues, 
qui  effraient  toujours  un  peu  les  personnes    aux 


n8  l'incertaine 

ailes  de  papillon.  C'est  si  bête  de  faire  du  bruit 
avec  ses  sentiments  I  II  faudrait  tout  exprimer 
avec  presque  rien,  —  à  la  manière  du  divin 
Mozart  que  vous  aimez  tant  !  Le  cœur  de 
l'homme  peut  tenir  dans  quelques  accords  très 
simples,  mais  Mozart  y  a  enfermé  aussi  le  Pa- 
radis, —  et  cela  c'est  une  autre  affaire  1 

«  Ne  voyez  en  tout  ceci  aucune  déclaration,  ma 
chère  Charlotte,  ce  serait  la  chose  la  plus  ridi- 
cule du  monde.  Nous  sommes  des  êtres  intelli- 
gents, vous  et  moi,  —  vraiment  intelligents,  — 
et  quand  je  dis  que  j'ai  pour  vous  de  la  tendresse, 
ce  n'est  pas  pour  prendre  aussitôt  des  attitudes 
d'opéra-comique  !  Je  n'ai  ni  la  cape  de  Don  José, 
ni  le  melon  chocolat  de  Werther  I  Je  me  sens 
le  cerveau  plus  libre  que  jamais,  et  j'aime  votre 
esprit  plus  encore  que  votre  cœur. 

«  Est-ce  là  ce  que  vous  voulez  de  moi,  mon 
amie  ?  Chi  lo  sa  !  Les  femmes  n'attendent  jamais 
que  certaines  paroles  de  chacun,  et  qui  les  pro- 
nonce est  leur  élu.  Elles  vont  jusqu'à  couronner 
plusieurs  hommes  à  la  fois,  quand  ils  savent  dire 
la  même  chose.  Mais  vous,  Charlotte,  votre  choix 
est  fait,  n'est-ce  pas  ?  Vous  serez  Mme  de  Bré- 
viaire. M.  de  Maragde  vous  dotera  pour  cela,  et 
vous  oublierez  René,  la  princesse  de  Cnide,  Del- 


l'incertaine  119 

phine,  tous  les  personnages  que  vous    aurez  été 
pour  nous  I 

«  Allons,  my  dear  heart,  bonsoir  I  Je  ne  vois 
plus  la  moindre  ombre  autour  de  mes  buis  bénits, 
et  la  lune  a  dû  descendre  dans  le  puits,  où  le 
renard  du  bon  La  Fontaine  se  chargera  de  la 
repêcher.  Je  vous  baise  les  mains.  » 

—  Eh  bien,  s'écria  Forgeris,  sur  un  ton  triom- 
phant, que  pensez-vous  de  ce  poulet  ?  Vous 
voyez  que  Clochenson  se  défend  contre  les  avan- 
ces de  Charlotte. 

—  Hum  !  Monsieur  de  Forgeris,  je  serai  moins 
affirmatif  que  vous.  Se  défend-il  contre  elle  ou  la 
tente-t-il  sournoisement,  voilà  ce  que  je  vous 
défie  de  me  démontrer.  Monsieur,  vous  en  êtes 
pour  vos  frais  :  votre  lettre  ne  prouve  rien  ! 

—  Vous  ne  doutez  point  cependant  que  Mlle  de 
Giscours  et  Mlle  Drogheda  ne  soient  deux  fieffées 
coquettes  ? 

—  Je  n'en  doute  pas,  Monsieur,  parce  que  c'est 
vous  qui  me  le  dites  et  que  je  suis  bien  élevé, 
mais  je  n'ai  pas  d'autres  raisons  de  le  croire... 

—  Soyez  tranquille,  dit  le  baron,  d'une  voix 
sifflante  de  colère,  je  vous  en  donnerai,  moi  ! 

Soudain,  avec  une  prestesse    inouïe,    l'infirme 


120  L  INCERTAINE 

dégringola  de  son  fauteuil  et  se  précipita  vers  le 
cabinet  où  il  enfouit  la  lettre  volée.  En  même 
temps,  j'entendis  la  claire  voix  chaude  de  Mlle  de 
Giscours  dans  l'escalier.  Peu  après,  un  valet  de 
chambre  vint  nous  avertir  que  '  M.  de  Maragde 
nous  attendait. 

T>ous  le  trouvâmes  devant  son  feu,  encore  en- 
veloppé de  son  paletot  et  le  cou  engoncé  dans  un 
cache-nez. 

—  L'hiver  sera  rigoureux,  dit-il.  Je  suis  déjà 
glacé. 

Charlotte  se  tenait  debout  à  ses  côtés,  le  visage 
étincelant,  le  cou  nu,  et  je  ne  sais  quel  air  de 
tranquille  défi  répandu  sur  son  beau  visage. 

—  Puis-je  encore  vous  donner  la  main  ?  me 
dit-elle.  Quand  on  a  passé  une  heure  avec  M.  de 
Forgeris,  j'hésite  toujours  I 

—  Allons,  Charlotte,  ne  taquine  pas  ce  bon 
Laurent  ! 

—  Elle  plaisante,  elle  plaisante,  dit  le  nain,  en 
faisant  une  affreuse  grimace,  qui  prétendait  être 
un  sourire. 

—  Je  vous  laisse,  j'ai  à  écrire,  déclara  Char- 
lotte. 

Quand  nous  fûmes  seuls,  Maragde  me  dit  : 

—  Il  faut  souvent  venir  me  voir,  Hector,  j'ai 


L  INCERTAINE  121 

bien  des  choses  à  te  confier.  Je  me  sens  si  vieux, 
si  triste  !  J'ai  des  soucis,  des  inquiétudes  qui  me 
rongent.  Je  devine  autour  de  moi  tant  de  choses 
dont  j'ai  peur... 

Le  nain  s'était  accroupi  sur  un  tabouret,  pres- 
que aux  pieds  de  mon  vieil  ami,  il  lui  parlait  de 
tout  près  en  serrant  ses  mains   : 

—  Oui,  Philéas,  il  viendra,  il  viendra  I  N'ayez 
plus  d'inquiétudes  I  M.  Guinemont  vous  conso- 
lera, il  vous  donnera  de  bons  conseils,  il  pense 
comme  nous,  vous  savez... 

J'eus  envie  de  jeter  au  feu  cet  affreux  hypo- 
crite, mais  je  fis  réflexion  que  le  meilleur  moyen 
de  sauver  peut-être  un  jour  ou  l'autre  Mlle  de 
Giscours,  c'était  de  demeurer  le  confident  du 
baron. 

—  Je  viendrai,  murmurai-je  d'une  voix  basse 
et  honteuse. 

—  Vous  avez  entendu,  Philéas,  il  viendra,  ré- 
péta Forgeris,  en  serrant  de  nouveau  la  main 
tremblante  de  Maragde.  Il  vous  dira  lui-même 
qu'il  pense  comme  nous. 

—  Vraiment  ?  C'est  un  grand  soulagement 
pour  moi  de  le  savoir,  répondit  Maragde,  en  le- 
vant la  tête  vers  moi. 

Je  souris  pour  ne  pas  répondre  et  je  me  levai  : 


122  L'INCERTAINE 

—  Quoi,  déjà  ? 

Je  pris  je  ne  sais  quel  prétexte  pour  m'en  aller. 

—  Il  reviendra  !  Il  reviendra  1  répétait  le  baron 
de  Forgeris. 

Dans  la  rue,  j'entendais  encore  à  mon  oreille 
la  voix  sifflante  du  nain  :  «  II  reviendra  !  Il  re- 
viendra !  » 

—  Oui,  je  reviendrai,  pensais-je  avec  fureur, 
c'est  entendu,  mais  ce  jour-là,  vieux  singe,  tu 
cesseras  de  ricaner  ! 


Je  rentrais  de  ma  promenade  quotidienne, 
quand  Philomène  m'avertit  que  deux  messieurs 
m'attendaient  depuis  une  demi-heure. 

Deux  messieurs  ?  Aurais-je,  à  mon  insu,  of- 
fensé quelqu'un  ?  Le  baron  de  Forgeris  ou  Henri 
Clochenson  ?  Non,  chacun  me  souriait  ici,  cha- 
cun m'offrait  son  amitié.  Il  ne  s'agissait  pas  d'un 
duel! 

Il  ne  faisait  pas  très  clair  dans  le  grand  salon 
noir  et  jaune.  On  se  leva  à  mon  approche.  Je 
reconnus  cependant  ce  beau  garçon  au  visage  de 
dieu  grec,  qui  traitait  à  l'hôtellerie  Mlle  de  Gis- 
cours  et  Jane  Drogheda,  mais  non  pas  ce  person- 
nage qui  l'accompagnait,  étonnamment  pâle, 
avec  des  touffes  blanches  dans  ses  cheveux  et  un 
regard  voilé.  Il  tendit  cependant  vers  moi  des 
mains  couleur  de  cire,  étroites  et  presque  trans- 
parentes, dont  les  doigts  avaient  un  léger  trem- 
blement. 

—  Hector,  s'écria-t-il,  d'une  voix  qui  chevro- 
tait, c'est  une  grande  joie  pour  moi  de  te  revoir. 


124  l'incertaine 

Dieu  m'est  témoin  que  je  ne  comptais  guère  te 
retrouver  en  ce  monde  ! 

Ce  début  me  rendit  extrêmement  confus,  lî 
n'y  avait  qu'un  être  au  monde  qui  pût  être  aussi 
solennel.  Comment  n'avais-je  pas  compris  plus 
tôt  que  j'avais  affaire  à  Philippe  de  Boisberthe  ? 
Mais  si  j'ai  trouvé  Maragde  changé,  que  dirais-je 
de  lui  ?  Un  amandier  en  hiver,  quand  il  est  nu, 
ne  diffère  pas  davantage  de  sa  forme  printanière 
que  mon  ami  Boisberthe  de  l'image  de  ses  vingt 
ans. 

—  Bah  I  répondis-je,  ne  supposes-tu  pas  que 
nous  habiterons  encore  quelques  années  cette  au- 
berge-ci, où  il  y  a  beaucoup  à  redire,  certes,  mais 
à  laquelle  nous  avons  fini  par  nous  habituer  ? 

—  C'est  possible,  fit-il,  mais  j'en  doute. 
Nous  nous  posâmes    mutuellement    un    grand 

nombre  de  questions,  comme  il  arrive  entre  gens 
qui  se  sont  longtemps  perdus  de  vue.  Le  jeune 
homme  ne  pipait  mot.  Je  finis  par  demander  à 
mon  camarade  comment  il  occupait  sa  vie. 

—  Je  cherche  la  sagesse,  déclara-t-il,  en  levant 
l'index  de  la  main  droite,  comme  s'il  allait  dé- 
montrer au  tableau  noir  l'immortcilité  de  l'âme. 
Je  cherche  dans  chaque  religion,  dans  chaque 
philosophie,  les  vestiges    divins    d'une    religion, 


î/lNCERTAINE  125 

d'une  philosophie  primitives.  A  mesure  que 
l'homme  descend  le  fleuve  du  temps,  il  s'éloigne 
de  la  vérité.  J'aspire  à  retrouver  cette  source  sa- 
crée. Je  ne  sors  plus  guère  de  chez  moi,  je  lis, 
je  lis  sans  cesse.  J'établis  ainsi  les  linéaments 
d'un  vaste  système  qui  me  donnera  la  clef  de 
Dieu.  Je  commence  à  entrevoir  l'espérance  de 
l'atteindre. 

Un  oblique  rayon  de  lumière  frisante,  qui  glis- 
sait par  la  fenêtre,  l'éclairait  un  peu.  Ses  mains, 
posées  à  plat  sur  ses  genoux,  me  parurent  privées 
de  vie,  tant  elles  étaient  exsangues  et  inertes.  Une 
peau  de  parchemin  collait  aux  os  de  son  maigre 
visage. 

—  Crois-tu  donc  découvrir  la  sagesse  avant 
de  mourir  ? 

—  J'en  suis  sûr  ! 

—  A  quoi  te  servira-t-elle  ? 

—  A  bien  mourir. 

—  On  ne  meurt  jamais  bien,  dis-je,  en  ho- 
chant la  tête. 

—  As-tu  trouvé  la  vérité,  toi,  Hector,  qui  pré- 
tends me  railler  ? 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  vérité. 

—  Es-tu  heureux  sans  elle  ? 

—  Je  n'ai  pas  besoin  d'être  heureux. 


126  l'incertaine 

N'en  avais-je  pas  besoin  ?  J'avais  ma  joie  de 
chaque  jour,  ma  joie  de  chaque  heure.  J'avais 
vu  mon  bonheur  bondir  dans  un  grand  salon,  en 
bottes  de  cuir  rouge,  avec  un  bonnet  d'astrakan 
enfoncé  sur  les  yeux.  Mais  ce  que  j'appelais  mon 
bonheur,  ne  pouvais-je  aussi  bien  l'appeler  ma 
peine  ?  Comme  fait  l'abeille,  je  me  nourrissais 
du  miel  de  toute  minute  ;  ce  miel,  je  le  puisais 
tantôt  dans  les  roses  et  les  belles-de-jour,  tantôt 
aussi  sur  les  cyprès  en  fleurs. 

Cependant,  Louis  de  Boisberthe  m'intriguait. 
Je  me  tournai  vers  lui. 

—  Nous  avons  des  amis  communs,  lui  dis-je. 
Il  parut  gêné  et  rougit  légèrement. 

—  Je  ne  sais  à  qui  vous  faites  allusion. 

Je  nommai  Charlotte  de  Giscours  et  Jane  Dro- 
gheda.  Il  fut  mécontent.  Etait-ce  à  cause  de  son 
père  ou  craignait-ii  que  ces  jeunes  filles  m'eus- 
sent parlé  de  lui  malencontreusement  ?  Le  fait 
est  qu'il  détourna  la  conversation. 

Je  me  rabattis  sur  Philippe  et  le  questionnai 
au  sujet  de  Maragde. 

—  C'est  un  fou.  D'ailleurs,  quiconque  ne  con- 
sume pas  ses  jours  dans  la  recherche  de  la  sa- 
gesse est  un  fou.  Si  Louis  n'était  pas  un  être 
absurde,  il  se  préoccuperait  de  ce  problème  essen- 


L  INCERTAINE  127 

tiel,  au  lieu  de  courir  les  aventures  avec  des  en- 
fants. Mais  la  raison  est  accordée  à  bien  peu 
detres...  Et  l'amour  vient,  qui  détourne  chacun 
de  sa  voie.  Il  nous  aveugle,  il  nous  interdit  de 
rechercher  la  vérité.  Si  Louis  savait  m'entendre... 

—  Mon  père,  dit  le  jeune  homme  avec  hu- 
meur, n'avez-vous  jamais  aimé  ? 

—  Oui,  votre  mère  I 

Je  me  souvenais  d'une  blanchisseuse  à  qui, 
dans  sa  jeunesse,  Philippe  de  Boisberthe  avait 
acheté  un  mobilier  de  palissandre.  Je  me  disais 
que  la  recherche  de  la  vérité  le  servait  bien  mal. 
Je  n'osai  pourtant  pas  lui  reparler  de  cette  belle 
fille. 

Elle  s'appelait  Sylvaine  Labrousse  et  demeu- 
rait rue  des  Cordeliers.  Je  la  revoyais,  rousse, 
bruyante  et  vulgaire,  aussi  nettement  que  je  dis- 
tinguais les  épaisses  touffes  blanches  qui  se  héris- 
saient aujourd'hui  au-dessus  du  front  de  Bois- 
berthe. Il  passait  auprès  de  nous,  jeunes  gens 
assez  réservés,  pour  un  coureur  de  filles. 

—  Je  n'ai  aimé  que  votre  mère,  disait-il  à  son 
fils. 

Comme  on  devient  bête  quand  on  a  des  en- 
fants I 


128  l'incertaine 

—  Mais  vous,  dis- je  au  jeune  homme,  n'avez- 
vous  point  regret  de  demeurer  ici  ? 

Il  me  regarda  avec  inquiétude,  hésitant  à  me 
répondre. 

—  Pourquoi  le  regretter  ai- je  ?  Ici  ou  là,  les 
éléments  de  la  vie  ne  sont-ils  pas  les  mêmes  ?  J'ai 
mes  travaux,  mes  amis,  mes  plaisirs.  Irai-je  ail- 
leurs leur  chercher  des  équivalents  ?  Pourquoi 
donc  ? 

—  Votre  père  poursuit  la  sagesse  :  il  me  sem- 
ble que  vous  l'avez  trouvée. 

—  Mon  cher  Guinemont,  s'écria  Boisberthe,  en 
agitant  soudain  ses  mains  décolorées,  ne  confon- 
dons point,  s'il  te  plaît,  sagesse  avec  agrément  ! 

—  Et  puis,  reprit  le  jeune  homme,  avec  une 
certaine  exaltation  contenue,  j'aime  cette  ville. 
Toutes  les  fois  que  j'en  suis  sorti,  je  n'ai  su 
que  m'ennuyer.  Elle  a  des  recoins  que  j'ai  tant 
regardés,  si  souvent  mêlés  à  ma  vie,  qu'ils 
m'émeuvent  aujourd'hui  comme  des  poèmes. 
Quand  je  franchis  la  Galmette  sur  le  pont  Saint- 
Georges  et  que  je  regarde  ces  roues  de  moulin, 
couvertes  de  mousse,  sortir  de  la  rivière  et  s'y 
replonger  aussitôt,  quand  je  contemple  ces  vieil- 
les maisons  noires,  sur  les  fenêtres  desquelles  des 
enfants  sans  couleur  disposent  des  pots  de  basilic 


l'incertaine  129 

et  de  giroflée,  je  me  dis  que  je  ne  trouverai  nulle 
part  un  endroit  qui  soit  aussi  près  de  mon  cœur. 
L'eau,  verte  comme  le  fiel,  coule  à  mes  pieds, 
les  moulins  tournent  docilement,  je  songe  aux 
misérables  jeunes  filles  qui  fleurisent  leurs  croi- 
sées d'un  brin  de  poésie,  et  il  me  semble  que  les 
plus  belles  images  du  monde  viennent  se  grou- 
per autour  de  moi. 

Il  s'animait  en  parlant  : 

—  Il  y  a  aussi  une  tapisserie  devant  laquelle 
je  fais  de  longues  méditations.  Elle  se  trouve 
dans  le  chœur  de  Saint-Biaise.  Je  ne  sais  pas  au 
juste  ce  qu'elle  représente,  mais  on  y  voit  une 
foule  de  gens  réunis  autour  d'une  femme  qui 
parle,  sans  doute  pour  les  convertir  ;  et  sur  la 
gauche,  se  détachent  deux  ou  trois  personnages, 
dont  on  ne  sait  si  ce  sont  des  garçons  ou  des 
jeunes  filles.  Ils  ont  les  cheveux  bouclés,  de 
grands  manteaux  et  un  certain  air  ambigu  et 
riant,  qui  ne  présage  rien  de  bon.  J'aime  ces 
enfants,  conclut-il  avec  feu. 

—  J'ai  pour  fils  un  fou,  un  fou!  grommela 
Boisberthe. 

Je  me  rappelais,  en  effet,  ce  coin  de  tapis- 
serie et  les  pages  qui  y  sont  figurés.  Et  je  fus 
frappé    tout    à    coup    de  la  vague  ressemblance 

9 


i3o  l'incertaine 

qu'il  y  avait  entre  l'un  d'eux  et  Mlle  de  Gis- 
cours.  Charlotte  ne  m'avait  donc  pas  dit  la 
vérité.  Ou  peut-être  ne  la  savait-elle  pas.  C'était 
certainement  d'elle  que  Louis  était  amoureux. 

Mon  vieil  ami  se  leva  et  nous  nous  embrassâ- 
mes avec  effusion,  en  nous  promettant  de  nous 
rencontrer  bientôt. 

Une  fois  seul,  j'eus  envie  de  revoir  la  tapis- 
serie de  Saint-Biaise.  Il  n'était  pas  tard  encore, 
et  la  ville  n'est  point  grande.  Quelques  pas  me 
porteraient  jusqu'à  ce  quartier  lointain  ! 

Saint-Biaise  est  une  bien  sombre  église.  Ses 
portes  sont  célèbres,  ayant  été  sculptées  par  des 
artistes  flamands.  Aussi  des  volets  de  bois,  en 
les  protégeant  contre  les  indiscrets,  mettent-ils  à 
l'abri  de  tous  les  regards  les  bonnes  commères 
nues,  les  anges  lourdauds  et  les  rinceaux  de 
grenades  qui  y  sont  représentés. 

A  peine  entré,  je  respirai  avec  délices  cette 
odeur  d'encens  conservé,  qui  émane  des  vieilles 
pierres  religieuses.  Une  étoile  rouge  clignotait 
devant  l'autel.  Des  ombres  agenouillées  sem- 
blaient des  figures  de  bronze  en  prière  sur  des 
tombeaux. 

Je  me  glissai  dans  le  chœur  ;  une  herse  de 
bougies  brûlait  à  gauche.  A  cette  vacillante  lu- 


l'incertaine  i3i 

mière,  je  pus  voir  la  tapisserie.  Elle  avait  de 
beaux  tons  morts  et  dédorés,  la  couleur  qu'ont 
certaines  feuilles  d'automne,  pâles  comme  le 
bois.  Les  jaunes  étaient  devenus  du  sable,  l'azur, 
de  la  cendre.  Au  fond,  des  coupoles  se  gon- 
flaient comme  des  bulles  de  savon.  Sur  une 
place  ronde,  la  sainte  au  visage  de  fleur  montrait 
le  ciel  d'un  geste  inspiré  à  ses  auditeurs,  mar- 
chands à  turbans,  soldats,  pèlerins,  astrologues 
à  bonnets  pointus.  Dans  un  coin,  se  tenaient  les 
trois  enfants  moqueurs.  Que  tout  cela  leur  sem- 
blait donc  plaisant,  et  cette  prophétesse,  et  ces 
convertis  improvisés,  et  ces  spectateurs  surpris  ! 
Ils  causaient  ensemble  de  quelque  niche  à  faire, 
de  quelque  escapade,  d'amour  peut-être.  Mais  je 
m'arrêtai  davantage  devant  celui  qui  ressemblait 
à  Charlotte  ;  oui,  je  ne  sais  quoi  de  pareil  flottait 
sur  les  deux  visages,  et  dans  le  modelé  de  la 
joue,  l'ouverture  de  l'œil,  l'écartement  des  sour- 
cils. 

Un  pas  derrière  moi  ;  je  me  retournai  ;  c'était 
Mlle  de  Giscours. 

—  Vous  venez  vous  voir,  lui  dis-je,  en  lui  dé- 
signant l'enfant  capricieux. 

La  clarté  des  bougies  me  révéla  qu'elle  rou- 
gissait. 


l32  l'incertaine 

—  Est-il  vrai  que  je  lui  ressemble  ?  Louis  le 
prétend. 

—  Oui,  dis-je. 

—  Je  préférerais  ressembler  à  la  sainte  qui 
prêche.  Au  moins,  je  croirais  à  quelque  chose. 

—  Ne  croyez-vous  donc  à  rien  ? 

—  Mon  cœur  est  comme  les  vieilles  têtes  de 
pavot  que  vendent  les  herboristes.  Quand  on 
l'agite,  il  fait  du  bruit,  ce  qui  donne  à  croire 
qu'il  y  a  quelque  chose  dedans,  mais  il  est  tout 
desséché. 

—  On  croit  toujours  cela  à  votre  âge.  C'est 
plus  tard  que  l'on  se  rend  justice.  Le  cœur  de- 
vient jeune  en  vieillissant. 

Nous  sortîmes  ensemble  de  Saint-Biaise.  Sur 
la  place,  des  gamins  s'amusaient  à  la  marelle. 
Un  vieux  mendiant  chantonnait  une  complainte 
en  tendant  aux  passants  un  chapeau  crasseux, 
au  fond  duquel  on  pouvait  lire  :  Great  fashion, 
London.  Le  vent  jouait  à  cachette  avec  les  feuil- 
les des  ormeaux. 

—  Avez-vous  de  bonnes  nouvelles  de  M.  de 
Bréviaire  ? 

—  Oui,  il  m'écrit  tous  les  trois  jours.  Il  m'en- 
tretient de  tous  ses  travaux.  La  houille  blan- 
che n'a  plus  de  secrets  pour  moi. 


l'incertaine  i33 

Elle  soupira  et,  avec  son  ombrelle,  essaya  de 
piquer  par  terre  une  feuille  morte. 

—  Pourquoi  l'aimez-vous  ?  lui  dis-je  brus- 
quement, est-ce  là  l'homme  que  vous  devez 
épouser  ? 

Elle  leva  le  nez  et  me  regarda  en  riant  ;  sa 
ressemblance  avec  l'éphèbe  de  la  tapisserie  me 
parut   alors   extraordinaire. 

—  Oh  !  dit-elle,  que  ce  soit  l'un  ou  l'autre  ! 
Puisqu'il  faut  aimer  un  homme,  n'est-ce  pas, 
le  premier  venu  est  le  mieux  trouvé. 


C'est,  en  effet,  un  curieux  logis  que  celui  de 
M.  Clochenson.  Dans  le  quartier  de  Saint-Biaise, 
se  trouve  un  vieux  couvent  désaffecté,  qui  ap- 
partenait à  l'ordre  des  Carmes.  Divers  locataires 
s'en  partagent  aujourd'hui  la  jouissance  ;  il 
forme  comme  une  petite  cité,  isolée  dans  un 
coin  de  la  ville. 

Je  gagnai  d'abord  le  cloître  ;  des  colonnettes 
grêles,  qui  soutiennent  des  ogives,  y  espacent 
une  cour  où  l'herbe  monte,  longue  et  bleue.  Au 
milieu,  un  puits  rongé  mire  en  même  temps  le 
ciel  et  une  potence  de  ferronnerie,  qui  a  l'air 
d'une  crosse  d'évêque.  Quelques  commerçants 
ont  ouvert  boutique  sous  les  galeries  et  y  exer- 
cent leur  gentille  industrie. 

Je  m'arrêtai  devant  le  magasin  d'un  relieur, 
bien  que  son  étalage,  à  'tout  prendre,  contînt 
peu  de  curiosités  ;  non,  quelques  livres  à  peine, 
mais  précieusement  habillés,  les  Lettres  d'Hé- 
loïse  et  d'Abélard,  en  maroquin  citron,  le  Voca- 
bulaire des  houilleurs  liégeois,  en  veau  racine, 
et  aussi  le  Dictionnaire  infernal,   de  Collin    de 


l'incertaine  i35 

Plancy,  un  catalogue  de  plantes  de  serre,  deux 
ou  trois  romans,  enfin  tout  ce  qui  fait  l'orne- 
ment d'une  bibliothèque  de  province.  Sur  la 
porte,  se  balançait  d'un  air  rêveur  un  grand 
garçon  albinos,  aux  yeux  roses,  dont  Clochen- 
son  m'avait  parlé  déjà.  Il  regardait  de  mon  côté 
avec  prudence  et  précaution  et  finit  par  battre 
en  retraite  devant  mon  obstination  à  ne  pas 
m'en  aller. 

Quelques  mètres  plus  loin,  je  vis  la  boutique 
de  M.  Colladon,  marbrier.  Ses  échantillons  fu- 
nèbres débordaient  sur  le  trottoir  même  ;  croix 
de  pierre,  modèles  de  dalles,  ceintures  de  sau- 
vetage en  immortelles,  et  jusqu'à  ces  couronnes 
de  perles  sur  quoi  on  lit  :  «  A  mon  époux  re- 
gretté. A  ma  tante  à  héritage.  A  l'ami  Pierrot...» 

Plus  loin,  Mme  Ossu,  vénérable  herboriste  au 
visage  de  Sibylle,  un  chat  sur  ses  genoux,  se 
tenait  assise  au  milieu  de  ses  bocaux  et  de  ses 
bouquets  poussiéreux,  qui  fleuraient  bon  la 
camomille,  la  lavande  et  le  thym. 

Ce  fut  elle  qui  m'indiqua  fort  honnêtement  la 
porte  de  M.  de  Clochenson  ;  porte  si  étroite  et  si 
dissimulée  que  nul  ne  se  fût  avisé  tout  seul 
qu'elle  pût  conduire  quelque  part. 

Elle  ouvre,  en  réalité,  sur  une  sacristie  et  de 


i36  l'incertaine 

là,  par  un  tambour  de  cuir,  on  entre  dans  une 
salle  haute  et  voûtée,  qui  est  l'ancienne  chapelle 
du  couvent  ;  non  point  très  grande,  mais  d'heu- 
reuses proportions,  avec  ses  trois  nefs  ombreu- 
ses. Aux  fenêtres,  les  vitraux  demeurent  encore, 
qui  représentent  les  quatre  évangélistes.  Mais  à 
la  place  de  l'autel,  sur  une  estrade,  se  tient  un 
grand  Bouddha  de  bois  doré,  dont  la  contem- 
plation muette  semble  rouler  des  mondes.  Il  fait 
vis-à-vis,  de  l'autre  côté  du  vaisseau,  à  une  tri- 
bune circulaire. 

Je  trouvai  mon  Clochenson,  Boisberthe  et 
leurs  deux  amies  installés  dans  un  angle  de  la 
chapelle,  disposé  comme  un  coin  de  bibliothè- 
que. Singulier  endroit  pour  s'isoler  que  ce  stu- 
dio perdu  sous  les  voûtes  ténébreuses  de  ce  lieu 
désert  ! 

Mon  arrivée  changea  l'orientation  des  propos 
Au  bout  de  quelques  minutes,  Clochenson  m'in- 
vita à  visiter  son  appartement.  Il  emmena  aussi 
Mlle  Drogheda,  et  je  lé  soupçonnai  de  vouloir 
laisser  ensemble  Mlle  de  Giscours  et  Louis  de 
Boisberthe,  ce  qui  me  serra  soudain  le  cœur,  je 
voudrais  bien  savoir  pourquoi. 

Nous  gagnâmes  la  tribune  par  un  étroit  esca- 
lier en  colimaçon,  et  de  là,  au  bout  d'un  couloir, 


l'incertaine  137 

la  chambre  de  Clochenson  ;  basse,  curieuse,  ta- 
pissée entièrement,  plafond  compris,  d'un  pa- 
pier d'or,  épais  comme  brocart.  C'est  l'inté- 
rieur d'un  coffret  ancien,  une  cavité  dans  une 
ruche  mielleuse.  Ici,  tout  bruit  doit  mourir, 
toute  chose  à  la  fois  paraître  vaine  et  somp- 
tueuse,  s'exalter  magnifiquement  toute  passion. 

En  bas,  j'aperçus  les  buits  bénits  du  jardin 
dont  parlait  la  lettre  à  Charlotte. 

Près  du  lit,  un  beau  perroquet  nous  accueil- 
lit de  ses  cris  rauques. 

—  Je  vous  présente  mon  compagnon  fidèle, 
dit  notre  hôte.  Quand  je  m'ennuie,  je  lui 
apprends  les  Oraisons  funèbres,  de  Bossuet, 
mais  il  se  trompe  toujours,  et  c'est  de  Michel 
Le  Tellier  qu'il  persiste  à  dire  :  «  Madame  se 
meurt,  Madame  est  morte  !  » 

—  N'est-ce  pas,  ajouta-t-il,  que  ma  demeure 
est  sympathique  ?  J'ai  encore  là  deux  ou  trois 
pièces,  très  sombres  aussi,  qui  me  servent  à  des 
choses  vagues... 

Il  nous  entretint  ensuite  de  ses  voisins   : 

—  Je  les  aime,  dit-il,  ils  ont  leurs  mœurs, 
leurs  préjugés,  leurs  idées  particulières.  Je  les 
observe.  Je  suis  le  Buffon  du  quartier.  Vous  ne 
pouvez   imaginer  combien   l'albinos,    par  exem- 


i38  l'incertaine 

pie,  est  plaisant.  Il  se  nomme  Lespérance  ;  il  est 
chargé  des  affaires  de  son  patron,  quand  celui- 
ci  va  au  bar.  Mais  Lespérance  n'a  qu'une  idée  : 
éviter  les  clients.  Toutes  ruses  lui  sont  bonnes, 
jusqu'à  se  tapir  sous  une  table  ou  derrière  une 
pile  de  bouquins,  quand  l'un  d'eux  entre  dans 
la  boutique.  Il  est  amoureux  d'une  jeune  per- 
sonne, épouse  de  l'horloger  le  plus  voisin.  Il  lui 
écrit  des  lettres  passionnées,  mais  comme  il  est 
fort  timide,  qu'il  n'ose  pas  les  mettre  à  la  poste, 
et  qu'il  souffre  de  ne  jamais  recevoir  de  réponse, 
il  a  fini  par  en  composer  qu'il  s'envoie  à  lui- 
même  et  qu'il  attend  avec  les  battements  de 
cœur  et  les  impatiences  des  véritables  amants. 
C'est  pour  ne  pas  interrompre  cette  double  cor- 
respondance  qu'il   fuit   ainsi  les   bibliophiles. 

—  Et  le  marbrier  P 

—  M.  Colladon  est  moins  plaisant.  Son  mé- 
tier, contrairement  à  ce  que  l'on  croirait,  lui  a 
donné  à  la  longue  des  idées  lugubres.  Il  a  fini 
par  se  vouer  au  spiritisme.  Il  a  des  colloques 
fréquents  avec  un  fantôme,  qui  se  présente  à  lui 
sous  le  costume  de  garde-national  et  décoré  du 
Nicham-Iftikar.  Cet  individu  lui  a  fait  des  révé- 
lations surprenantes  sur  l'avenir.  Tout  le  quar- 
tier sut  ainsi  que  le  monde  devait  finir  le  k  sep- 


l'incertaine  139 

tembre  dernier.  On  se  prépara  à  mourir  ce  j our- 
la, on  mit  le  matin  une  chemise  propre,  on  sor- 
tit sa  meilleure  bouteille,  mais  rien  n'arriva.  Et 
à  la  suite  d'une  communication  nouvelle,  on 
apprit  qu'il  y  avait  sursis,  que  l'événement  était 
remis  au  12  janvier  prochain,  mais  serait  rem- 
placé peut-être  par  une  calamité  analogue,  une 
épizootie  générale,  par  exemple. 

Je  soupçonnai  que  les  récits  de  Clochenson 
n'avaient  d'autre  but  que  de  nous  retenir  dans 
sa  chambre.  Mais  pourquoi  diable  voulait-il  lais- 
ser si  longtemps  seuls  ensemble  Mlle  de  Giscours 
et  Boisberthe  ? 

Et  soudain,  interrompant  ses  légendes,  il  mit 
doucement  la  main  sur  l'épaule  de  Mlle  Dro- 
gheda  : 

— ■  Jane,   et  Lèche  vin  P 

Elle  le  regarda,  qui  riait  : 

—  Tout  va  bien,  dit-elle.  Léchevin  est  fou  de 
jalousie.  Moussac  continue  de  lui  faire  toutes 
ses  confidences.  J'essaie  de  prouver  à  Léchevin 
que  pour  égarer  les  soupçons  de  Maman  et  de- 
meurer libre  de  le  voir,  je  suis  obligée  de  me 
compromettre  avec  Moussac,  mais  il  a  de  la 
peine  à  le  croire.  Bien  entendu,  Moussac  ne  se 


i4o  l'incertaine 

doute  en  rien  de  la  passion  de  Léchevin  et  de 
mon  double  jeu.  C'est  ravissant  I 

—  Et  tout  cela  continue  d'amuser  Charlotte  ? 

—  Follement. 

Clochenson  sourit  tendrement  : 

—  Allons,  c'est  bon.  Il  faut  continuer.  Toute 
cette  histoire  n'est-elle  pas  charmante,  Jane  ? 
Sans  elle,  vous  ennuieriez-vous  assez  dans  cette 
ville  sempiternelle  !  N'ai-je  pas  eu  raison  de 
vous  offrir  ces  deux  jouets  ?  Mais  vous,  Jane,  de 
qui  finirez-vous  par  devenir  amoureuse  ?  Déci- 
dez-vous !   Allons,   éprenez-vous  de  Léchevin  ! 

—  Le  voyez- vous,  soit  en  amant,  soit  en 
mari  ?  Non,  c'est  un  vrai  patito,  un  éternel  jeune 
premier.  Au  Paradis,  s'il  y  va,  il  soupirera  en 
core  pour  un  angelot,  pour  une  sainte,  pour  un 
lys.  Il  roulera  des  yeux  blancs,  pâmera,  mena- 
cera de  se  jeter  du  haut  du  ciel  si  l'on  ne  veut 
pas  couronner  sa  flamme  et  gravera  des  chiffrée 
entrelacés  sur  tous  les  arbres  qu'il  rencontrera. 

—  Et  Moussac  ? 

—  Fi  donc  !  Une  barbe  !  Voulez-vous  me 
voir  étouffer  sous  le  flot  de  cette  toison,  périr 
dans  ce  pelage  ?  Et  puis,  cet  homme  est  fou  de 
respect...  Si  je  l'épousais,  il  me  ferait  porter  le 
lundi  un  mot  par  le  valet  de  chambre  pour  obte- 


l'incertaine  i4i 

nir  la  permission  de  me  baiser  le  petit  doigt,  le 
dimanche  suivant.   Non,  non,   pas  de  Moussac  ! 

—  Alors  ? 

—  Pourquoi  aimer,  Henri  ?  Est-ce  nécessaire? 
J'ai  mon  chat,  j'ai  Charlotte,  j'ai  deux  amou- 
reux, j'ai  quelques  amis.  Pourquoi  aimer  ? 

Il  y  eut  un  silence.  On  entendait  au  loin,  un 
oiseau,   un  long  cri  aigu  et  triste. 

—  Aimer,  dit  Clochenson,  c'est  révéler  à  un 
autre  être  un  immense  mystère.  Notre  vie  n'a 
pas  d'autre  but  que  cette  révélation.  Vivre  sans 
la  recevoir  ou  sans  la  donner,  c'est  prolonger 
sa  destinée  de  larve  quand  on  devrait  devenir 
papillon. 

—  Aimez-vous,   Clochenson  ? 

Il  rit  soudain,  et  ce  rire  plein  éclaira  toute  sa 
ligure  immobile  et  tendue. 

—  Vous  !   s'écria-t-il. 

Et,  attirant  à  lui  Jane  Drogheda,  il  l'em- 
brassa dans  le  cou. 

—  C'est  toujours  ainsi  que  finissent  les  hom- 
mes réservés,  dit-elle,  en  se  dégageant.  Comme 
des  coltineurs  !  Mais  vous,  Monsieur  Guinemont, 
avez-vous  aimé  ? 

Mlle  de  Giscours  me  manquait  de  plus  en 
plus.  J'écoutais  à  peine  ce  qu'on  disait   : 


i4a  l'incertaine 

—  Avez-vous  aimé,  Monsieur  Guinemont  ? 
répéta  Jane. 

—  Mon  Dieu,  oui,  Mademoiselle,  j'ai  aimé, 
comme  tout  le  monde,  Salomé,  la  reine  de  Saba, 
Diane  de  Poitiers,  —  et  je  me  suis  consolé  de 
leur  absence  dans  les  bras  de  la  première  dan- 
seuse venue  1 

—  Ce  n'est  pas  l'amour  dont  parle  Clochen- 
son,  celui-là  I 

—  Pourquoi  pas  ?  Une  danseuse  sait  dire  avec 
ses  yeux  autant  de  jolies  choses  que  vous  autres 
avec  vos  lèvres.  Elle  a  un  cœur  tout  comme 
vous,  des  sentiments  aussi  peu  solides  que  les 
vôtres.  Pourquoi  n'aimerait-on  pas  d'amour  une 
danseuse  ? 

—  Et  pourquoi,  moi,  n'aimerai-je  pas  un 
clown  ? 

—  Soyez  tranquille,  c'est  ce  que  vous  ferez  : 
mais  vous  vous  éprendrez  d'un  clown  sérieux, 
beau  costume  riant,  avec  un  soleil  dans  le  der- 
rière, et  qui  sera  un  député,  un  agronome,  ou 
un  pasteur  ! 

Charlotte  ne  revenait  toujours  pas.  Vague- 
ment impatienté,  je  retournai  vers  la  tribune  et 
jetai  un  regard  dans  la  chapelle.   Mlle  de  Gis- 


l'incertaine  i43 

cours  et  Louis,  debout  en  face  l'un  de  l'autre, 
s'entretenaient  avec  vivacité.  Elle,  toute  rouge 
d'animation,  semblait  reculer  devant  Boisber- 
the.  Lui  avait  l'attitude  d'un  suppliant.  11  par- 
lait vite,  en  faisant  beaucoup  de  gestes. 

Jane  Drogheda  et  Clochenson  me  rejoi- 
gnaient. Nous  descendîmes  l'escalier.  Les  deux 
jeunes  gens  se  turent  à  notre  approche,  mais 
Clochenson  nous  isola  dans  un  coin,  l'Anglaise 
et  moi,  et  nous  montra  des  gravures  japonai- 
ses, qu'il  tira  d'un  tiroir.  Le  laissant  exposer  tout 
ce  que  peut  comporter  de  commentaires  une 
branche  de  pommiers  en  fleurs,  tracée  en  tra- 
vers d'un  volcan,  un  oiseau  hérissant  son  plu- 
mage, une  grue  sur  un  pont,  je  tendis  l'oreille 
aux  propos.  Je  l'ai  assez  fine.  Je  surprenais  une 
phrase,  de-ci,  de-là. 

—  Je  n'ai  rien  à  reprocher  à  Simon,  disait 
Charlotte. 

—  Allons,  Charlotte,  quelle  folie  I  Est-ce  ainsi 
que  vous  devriez  être  aimée  ?  Simon  est  tran- 
quille ;  loin  de  vous,  il  surveille  ses  chutes  d'eau, 
il  fume  sa  pipe,  il  attend  patiemment  vos  let- 
tres. Et  l'heure  du  mariage  sonnera.  Toute  votre 
vie,  Simon  sera  à  vos  côtés,  et  vous  ranimerez 
son  foyer.   Pauvre  foyer  sans  feu  !   Vous  aurez 


i44  l'incertaine 

beau  souffler  sur  les  charbons  pour  y  ranimer 
des  étincelles,  il  n'en  sortira  que  des  cendres  qui 
vous  piqueront  les  yeux.  Vous  à  qui  les  dieux 
ont  tout  promis,  vous  à  qui... 

—  Chut,  Louis  ! 

Mlle  de  Giscours  soupçonnait  que  je  les  écou- 
tais. Boisberthe  dit  à  Clochenson  : 

—  Henri,  nous  allons  voir  ta  chambre.  Je 
veux  montrer  à  Charlotte  ton  nouveau  miroir. 

Ils  disparurent,  et  de  nouveau,  tout  se  ternit 
et  se  décolora  à  mes  yeux.  Forgeris  avait  raison. 
Charlotte  n'était  rien  qu'une  coquette  bien  ba- 
nale, qui  n'aimait  pas  Simon  et  n'aimerait  ja- 
mais Boisberthe.  Elle  jouait  leur  bonheur,  et  sa 
vie,  à  pile  ou  à  face. 

Je  me  préparais  à  m'en  aller,  mais  Clochen- 
son versa  du  thé  dans  les  tasses  et  s'obstina  5 
me  faire  manger  des  gâteaux  qui  ressemblaient 
à  du  sable  sec,  à  du  sable  sucré.  Mlle  Drogheda 
parlait  de  ses  voyages,  puis  se  moqua  de  Bois- 
berthe. Il  y  eut  un  silence  : 

—  Eh  bien,  ils  ne  reviennent  plus.  Qu'est-ce 
qu'ils  font  là-haut  ? 

Et  comme  Jane  avait  l'œil  sur  le  samovar, 
Clochenson  se  tourna  vers  moi  et  le  plus  simple- 
ment du  monde  : 


l'incertaine  i45 

—  Monsieur  Guinemont,  voulez-vous  être  as- 
sez aimable  pour  leur  dire  que  le  thé  est  servi. 

Je  regagnai  la  tribune.  La  porte  de  la  cham- 
bre était  ouverte.  Sur  le  canapé  bas,  dans  un 
coin,  je  vis  Charlotte  renversée  en  arrière  et 
prise  dans  les  bras  de  Boisberthe.  Il  la  mainte- 
nait par  les  coudes,  et  penché  sur  elle,  il  buvait 
à  sa  bouche.  Elle  ne  se  débattait  pas,  mais  ne 
lui  rendait  pas  ses  baisers. 

Et  soudain,  Louis  leva  la  tête  et  me  vit.  Il  fit 
un  mouvement  qui  dégagea  Mlle  de  Giscours  ; 
elle  m'aperçut  aussi.  Us  devinrent  pourpres  tous 
deux.  Charlotte  baissa  la  tête.  Le  jeune  homme 
quitta  le  canapé  et  se  dirigea  vers  moi. 

—  Le  thé  est  servi,  dis-je  d'une  voix  trou- 
blée. Clochenson  vous  attend. 

Nous  descendîmes  en  silence.  J'éprouvais  une 
gêne  obscure,  une  sorte  d'agacement,  de  la  tris- 
tesse. J'avais  un  poids  sur  le  cœur.  De  nouveau, 
je  ne  croyais  plus  aux  promesses  du  monde. 
Charlotte  mentait  à  Bréviaire,  elle  mentirait  à 
tous.  C'était  comme  si,  dans  le  sanctuaire  de 
mon  cœur,  l'image  même  de  la  Pureté  eût  été 
soudain  profanée,  comme  si  la  Justice  eût  jeté 
ses  balances,  la  Paix,   aiguisé  son  épée. 

Notre  retour  eut  quelque  chose  de  si  morne  et 

10 


i46  l'incertaine 

de  si  froid  que  Jane  et  Clochenson  se  turent. 
Boisberthe  essaya  de  faire  quelques  plaisanteries. 
Elles  échouèrent  piteusement  dans  le  malaise 
général. 

—  Viens-tu  ?  dit  enfin  Charlotte  à  Mlle  Dro- 
gheda.  Il  faut  rentrer. 

Elle  détourna  la  tête  en  passant  devant  moi  et 
me  serra  la  main  à  peine.  Clochenson  souriait. 
Louis  de  Boisberthe  se  tenait  dans  un  coin, 
maussade  et  boudeur.  Il  attendait  visiblement 
mon  départ  pour  se  confier  à  son  ami. 

Je  repris  donc  le  chemin  de  ma  demeure. 
Dans  la  nuit  qui  se  faisait  épaisse,  les  réverbères 
distillaient  à  peine  quelques  rares  gouttes  de 
miel.  L'odeur  des  jardins  cachés  était  dense  et 
captivante.  La  nature  jetait  son  dernier  appeL 
avant  de  se  remettre,  captive,  aux  mains  de  l'hi- 
ver. 

Mais  j'avais  envie  de  regagner  Paris.  J'étais 
las  soudain  de  ma  ville  natale,  las  des  jeux  qui 
s'y  livraient  devant  moL  Mon  ami,  Xavier  du 
Taybosq,  venait  de  m'écrire  que  Mlle  Isaïa,  en- 
trant dans  sa  soixantième  année,  avait  décidé 
de  créer  Agnès,  dans  YEcole  des  femmes.  Ce 
spectace  incroyable  valait  d'être  vu. 

Je   comprends,   d'ailleurs,   maintenant  que    le 


l'incertaine  M7 

rôle  de  Clochenson  est  de  faire  épouser  Char- 
lotte à  Boisberthe.  Pour  les  mieux  compromet- 
tre, il  a  imaginé  le  traquenard  de  cet  après-midi. 
Il  espère  que  j'irai  partout,  colportant  cette 
anecdote.  Mais  n'est-il  pas  curieux  que  Forge- 
ris,  afin  de  perdre  Charlotte,  et  Clochenson,  de 
la  sauver,  entendent  se  servir  également  de 
moi  ?  Ai-je  à  ce  point  l'air  d'un  gobe-mouches  ? 
Tant  pis  pour  eux  s'ils  me  jugent  aussi  court 
d'esprit  !  Ils  seront  les  plus  engeignés  ! 


—  Je  suis  venu  à  vous,  s'écria  le  baron  de 
Forgeris,  en  entrant,  parce  qu'il  n'y  a  que  vous, 
Monsieur,  qui  puissiez  m'aider  à  sauver  notre 
pauvre  Philéas  I 

— ■  Eh  I  là  !  qu'y  a-t-il  ? 

—  Il  y  a  que  cette  Charlotte  est  une  éhontée, 
il  y  a  qu'elle  prend  la  maison  de  son  oncle  pour 
un  mauvais  lieu,  il  y  a  qu'elle  perd  le  sens  com- 
mun, il  y  a...  il  y  a... 

Le  baron  de  Forgeris  est  à  ce  point  suffoqué 
par  l'indignation  qu'il  manque  presque  d'étouf- 
fer, il  devient  pourpre,  agite  les  mains  comme 
un  homme  qui  tombe  à  l'eau,  enfin,  reprend  len- 
tement sa  respiration  et  son  assurance. 

—  C'est  donc  bien  grave,  mon  cher  baron  ? 

—  Je  vais  vous  en  ^ faire  juge,  Monsieur. 
Mlle  de  Giscours,  oublieuse  de  l'hospitalité 
qu'elle  reçoit,  a  donné  ce  soir  rendez-vous  à 
Boisberthe  dans  le  jardin  même  de  l'hôtel. 

—  N'est-ce  que  cela  ?  répondis-je  avec  hu- 
meur. J'ai  failli  croire  que  vous  parliez  sérieu- 
sement I 


l'incertaine  i4g 

—  Que  cela  !  Vous  oubliez  donc  qu'elle  est 
fiancée  à  Simon  de  Bréviaire  !  Supposez-vous 
qu'une  fois  averti  de  ces  turpitudes,  Maragde 
supportera  qu'elle  bafoue  ainsi  un  homme  qu'il 
aime  et  qu'il  estime  ;  supposez-vous  qu'il  laissera 
cet  homme  épouser  un  être  qui  n'est  fait  que 
pour  le  mensonge  et  la  trahison,  un  être  qui 
conduirait  ce  pauvre  garçon  au  malheur  et  au 
désespoir  ?  Non,  non,  Monsieur,  détrompez- 
vous,  il  ne  le  tolérera  pas,  et  s'il  le  tolérait,  il 
ne  serait  plus  l'honnête  Philéas  que  je  respecte. 
Connaissez-vous  les  femmes  ?  Moi,  Monsieur,  je 
les  connais  ! 

11  a  quitté  le  fauteuil  où  il  s'était  accroupi  et 
il  marche  de  long  en  large  en  agitant  sa  badine. 

—  Oui,  répète-t-il,  je  les  connais.  Je  les  ai  ai- 
mées quand  j'étais  jeune.  Ah  !  je  vous  jure  bien 
que  cette  fantaisie-là  m'est  sortie  de  l'esprit  ! 
Duperies,  infidélités,  traîtrises,  il  n'y  a  rien  que 
ces  chiennes  ne  m'aient  fait  !  Aussi  me  suis-je 
bien  juré,  toutes  les  fois  que  j'en  aurai  l'occa- 
sion, de  tirer  d'affaire  les  malheureux  qui  tom- 
bent entre  leurs  pattes.  Et  vous  voudriez  que 
j'hésite  aujourd'hui  ?  Non,  Monsieur,  je  confon- 
drai Charlotte,  je  confondrai  Miss  Drogheda. 
Elles  devraient  être  toutes  deux  enfermées  dans 


i5o  l'incertaine 

un  couvent,  marquées  au  fer  rouge,  fouettées  en 
place  publique... 

Les  yeux  de  Forgeris  laissent  voir  la  violence 
de  ses  passions  haineuses.  J'éprouve  en  même 
temps  de  la  pitié  pour  ce  misérable  et  un  certain 
mépris. 

Je  fais  une  dernière  tentative  de  conciliation. 
J'objecte  que  la  faute  n'est  peut-être  pas  aussi 
grave  que  le  croit  le  baron  de  Forgeris  et  qu'elle 
ne  paraîtra  sans  doute  qu'une  peccadille  aux 
yeux  de  Philéas  de  Maragde.  Mais  il  crie  farou- 
chement  : 

—  Elle  trompe  Simon,  elle  trompe  Louis,  elle 
trompe  son  pauvre  oncle  !  C'est  une  gueuse, 
elle  trompera  tout  le  monde  !  Il  faut  que  Philéas 
y  voit  clair,  et  je  me  charge,  moi,  de  lui  ouvrir 
les  yeux.  Vous  m'y  aiderez.  Il  faut  que  vous  ve- 
niez avec  moi,  ce  soir.  Je  veux  avoir  un  témoin. 

Il  vocifère  de  nouveau. 

—  Aller  avec  vous  ?  Mais  où  ? 

—  Vous  me  suivrez  dans  le  jardin,  nous  se- 
rons cachés  au  fond  du  kiosque.  Nous  enten- 
drons tout,  vous  porterez  témoignage  devant 
Philéas. 

Irai-je  au  rendez-vous  qui  ne  m'est  point 
donné  ?  J'ai  déjà  bu,  il  me  semble,  une  gorgée 


l'incertaine  i5i 

bien  suffisante  de  ce  calice.  Quelques  gouttes  de 
plus  n'ajouteront  rien  à  mon  bonheur.  C'est  le 
seul  moyen  pourtant  d'aider  Charlotte,  le  mo- 
ment venu.  Et  puis,  au  fond,  je  veux  en  avoir 
le  cœur  net,  savoir  enfin  à  quoi  m'en  tenir  sur 
Mlle  de  Giscours. 

J'ai  donc  promis. 

La  nuit  vient  lentement.  J'attends  l'heure  de 
gagner  l'hôtel  de  Maragde. 

Ce  qu'il  me  faudra  entendre  et  voir,  tantôt,  je 
mesure  déjà  la  blessure  que  j'en  recevrai.  Pour- 
quoi donc  en  suis-je  si  impatient  ?  Ai-je  l'illu- 
sion que  l'innocence  de  Charlotte  éclatera  ce  soir 
à  nos  yeux  ?  Hélas  !  non,  mais  je  veux  connaî- 
tre ce  que  Mlle  de  Giscours  dit  à  un  homme 
qu'elle  aime  peut-être,  entrevoir,  imaginer  l'ex- 
pression de  son  visage,  quand  une  bouche  im- 
plorante s'approche  d'elle,  écouter  dans  la  nuit 
le  bruit  de  ses  baisers.  Qu'importe  la  douleur 
que  j'en  ressentirai,  je  veux... 

Je  me  suis  arrêté  devant  un  miroir;  j'éclate 
de  rire,  mais  d'un  rire  insultant. 

—  Ma  parole,  me  dis-je,  je  suis  jaloux  I  Ja- 
loux ! 

Cette  découverte  me  cause  une  profonde  cons- 
ternation.  Peut-on  être  jaloux    à  quarante    ans 


l52  l'incertaine 

passés  d'une  enfant  qui  en  a  vingt  à  peine  et 
suis- je  destiné  à  faire  le  pitre  pour  elle  ? 

Le  miroir  est  vénitien.  Un  personnage  de  Co- 
médie-Italienne se  dessine  sur  son  tain  gravé  : 
c'est  le  bonhomme  Pantalon  qui  grimace,  une 
longue  barbe  pointue  au  menton,  son  tricorne 
au  poing.  Et  l'image  de  cet  homme  jaloux  que 
j'examine,  c'est  à  travers  le  masque  de  Panta- 
lon que  la  glace  me  la  renvoie  I 

Et  me  voici  dans  l'imbroglio  jusqu'au  cou  ! 
J'ai  mis  comme  un  personnage  de  mélodrame 
un  manteau  couleur  de  muraille  ;  et  je  me  suis 
glissé,  rasant  les  murs,  dans  la  direction  de  la 
rue  de  la  Vieille- Abbaye. 

Mais  je  dépasse  l'hôtel  de  Maragde  et  gagne 
la  rue  des  Nuées-Bleues,  dont  il  fait  l'angle  et 
sur  laquelle  ouvre  la  porte  du  jardin.  C'est  là 
que  je  frappe  timidement,  à  la  fois  vexé,  impa- 
tient et  honteux  de  moi-même.  Elle  s'entrebâille 
avec  lenteur. 

Le  baron  de  Forgeris  m'attendait  ;  il  la  re- 
ferme doucement. 

—  Je  l'ai  huilée  aujourd'hui  même  !  grom- 
vnelle-t-il  à  mon  oreille. 

Il  porte  au  poing  une  lanterne  vénitienne  dont 


l'incertaine  i53 

l'accordéon  lumineux  tressaute  à  chaque  pas 
qu'il  fait.  Sa  mise  est  si  extraordinaire  que  je 
manque  lui  pouffer  au  nez.  Il  est  coiffé  d'un 
haut  bonnet  pointu  en  astrakan  et  vêtu  d'une 
ample  robe  de  chambre  de  velours  violet,  qui 
lui  bat  les  talons.  J'ai  l'impression  de  suivre  un 
kobold  dans  le  jardin,  un  kobold  véritable. 

Le  jardin  est  assez  long,  étroit  ;  il  y  pousse 
quelques  beaux  arbres  dont  les  ramures  débor- 
dent sur  la  rue  des  Nuées-Bleues,  un  catalpa,  un 
paulownia,  de  vieux  ormes  contournés.  Au 
fond,  un  pavillon  tout  masqué  de  lierre  dont  les 
deux  fenêtres  donnent  sur  un  banc.  Forgeris 
estimait  assez  justement  que  les  amoureux  vien- 
draient occuper  ce  banc,  qui  est  le  plus  éloigné 
de  l'hôtel.  Aussi  m'introduisit-il  dans  le  pavil- 
lon dont  il  verrouilla  la  porte.  Les  fenêtres  en- 
trebâillées, la  lanterne  éteinte,  assis  dans  l'om- 
bre, au  fond  d'une  sorte  de  salon  qui  sentait  le 
moisi  et  dont  je  savais  que  les  papiers  tombaient 
en  lambeaux,  un  peu  gênés  du  voisinage  des 
araignées,   nous  attendîmes  en  silence. 

Nous  attendîmes  longtemps.  Forgeris,  qui 
s'ennuyait,   chercha  des  sujets  de  conversation. 

—   Connaissez-vous    cette    insupportable    co- 


10  4  L  INCERTAINE 

quette  de  Mme  Hyérard  qui  a  tant  de  vanité  et 
de   sottise  ? 

;nds  que  non. 
—  J'ai  fait  sur  elle  un  excellent  quatrain  que 
je    veux   vous   dire.    Je   l'appelle   Erythéis   parce 
Ile   a   les   cheveux  rouges    : 


Erythéis  est  si  peu  lasse 
De  croire  qu'on  lui  fait  la  cour, 
Que  si  la  Mort  montrait  sa  face 
Elle  la  prendrait  pour  l'Amour  ! 


J'affecte  de   ne  pas  entendre  et  Forgeris,   dé- 
ni offre  un   cigare,   —  un  des   cigares    de 
refuse.  A  force  d'attendre,  je  trouve 
nia  conduite  de  plus  en  plus  exaspérante,  et  j'en 
suis  indigné   contre  le  baron.    La  malhonnêteté 
de  cette  indiscrétion  m'est  si  insupportable  que 
j'ai  presque  envie  de  faire  une  scène  à  mon  com- 
pagnon. Je  me  rappelle  heureusement  ma  réso- 
uver  Charlotte  de  ses  griffes,   coûte 
que  coûte.  Et  je  me  donne  l'absolution. 

—  Etes-vous  bien  sûr  qu'ils  viennent?  dis-je 
enfin. 

—  .Si  :  -  nis  de  source  sûre. 

—  Quelle  source  ?  demandai-je,  presque  bru 
taie  m 


l'incertaine  i55 

—  Chut  ! 

On  entendait  en  effet  ce  léger  déplacement  du 
gravier  qui  décèle  des  pas  humains.  Nous  nous 
tûmes.  La  cloche  toute  voisine  de  Sainte-Barbe 
laissa  tomber  dans  la  nuit  le  compte  des  heures. 
Quand  elle  eut  fini  son  énumération,  deux  voix 
alternaient  à  quelques  mètres  de  nous. 

— ■  J'ai  bien  cru  que  je  ne  pourrais  pas  ve- 
nir, dit  l'une,  qui  n'était  pas  celle  de  Charlotte. 

—  Malédiction  !  grommela  Forgeris  à  mon 
oreille,  c'est  Jane  I 

—  Jane  ? 

—  Eh  !  oui,  parbleu  !  La  Drogheda  !  Que 
peut-elle  faire  avec  Boisberthe  ? 

Mais  ce  n'était  pas  Louis  non  plus.  La  situa 
tion  devenait  comique.  J'entendais  dans  l'ombre 
le  baron  qui  soufflait  de  colère. 

—  C'est  bien  imprudent  ce  que  nous  faisons, 
dit  la  jeune  fille.  Pourquoi  tenez- vous  à  me  voir? 

— ■  Bah  !  que  risquez-vous  ?  Votre  mère  dort. 
Vous  avez  la  clef  du  jardin.  Tout  le  monde  re- 
pose. Et  moi,  Jane,  je  voulais  avoir  avec  vous 
une  explication. 

—  C'est  Léchevin,  me  murmura  mon  voisin. 

—  Une  explication  ?  Pourquoi  ? 

—  Oh  !    assez   de   plaisanteries,     Jane,     assez, 


i56  l'incertaine 

assez  !  Je  veux  savoir  quel  jeu  vous  jouez.  Abat- 
tez les  cartes  I  Moussac  me  fait  des  confidences 
qui  me  rendent  fou.  Qui  ment  ?  Est-ce  vous  ? 
Est-ce  lui  ?  Est-il  vrai  que  vous  l'aimiez  ? 

—  Aimer  Moussac  !  Vous  perdez  la  tête  !  Je 
n'aime  que  moi,  mon  ami  ! 

—  Alors  pourquoi  ces  lettres  dont  il  radote  ? 
Vous  m'avez  dit  qu'il  était  amoureux  de  vous  et 
que  cela  vous  amuserait  de  jouer  avec  lui.  Mais 
vous  jouez  trop  maintenant  et  qui  me  prouve 
que  vous  ne  vous  amusez  pas  aussi  de  moi  ? 

—  Oui,  fit-elle,  tranquillement,  qui  vous  le 
prouve  ? 

—  Je   ne   peux   plus   supporter   vos   railleries. 

—  Allez-vous  en  donc  ! 

—  Ah  !  taisez-vous  !  Jane,  pourquoi  êtes-vous 
tantôt  tendre  et  tantôt  cruelle  ?  Que  me  voulez- 
vous  ?  Qui  êtes-vous  ? 

—  Pourquoi  le  ciel  est-il  tantôt  pur  et  tantôt 
pluvieux  ?  Pourquoi  les  femmes  sont-elles  tan- 
tôt gaies  et  tantôt  tristes  ?  Pourquoi  m'aimez- 
vous  aujourd'hui  et  ne  m'aimerez-vous  plus  de- 
main ?  Eh  bien,  oui,  je  suis  cruelle,  dévouée, 
tendre,  impitoyable.  Il  y  a  des  jours  où,  si  quel- 
qu'un vous  disputait  à  moi,  je  l'étranglerais 
plutôt  que  de  vous  perdre,  et  des  jours  où  vous 


i57 


m'ennuyez  tant  que  je  préférerais  être  jetée  en 
prison  plutôt  que  de  vivre  avec  vous  I 

—  Si  vous  ne  devez  jamais  m'aimer,  dites-le 
moi. 

—  Je  m'appelle  Jane  Drogheda,  je  ne  suis  pas 
Ezéchiel.  D'ailleurs,  je  crois  que  vous  ne  seriez 
pas  amoureux  d'Ezéchiel  !  Je  vous  aimerais 
peut-être  si  vous  deveniez  laid,  si  vous  aviez 
une  maladie  grave  ou  si  vous  gagniez  au  Con- 
servatoire le  premier  prix  de  violon.  Mais  je  ne 
peux  supporter  que  vous  portiez  les  ongles  aussi 
longs.  C'est  vraiment  cela  qui  m'empêche  de 
vous  aimer. 

—  Eh  bien,  moi,  je  vous  aime,  Jane,  je  ne 
suis  pas  où  me  porte  mon  corps,  mais  là  seule- 
ment où  vous  êtes.  Quand  vous  levez  les  yeux 
et  qu'il  passe  dans  votre  regard  distrait  cette 
sorte  d'onde  voluptueuse  qui  le  traverse,  comme 
à  votre  insu,  j'ai  mal  dans  le  cœur  et  dans  tous 
les  membres,  il  me  semble  que  je  vais  mourir 
de  suave  émotion,  j'étouffe  comme  sous  une 
pluie  de  roses  trop  parfumées.  Le  monde  au  vous 
vivez  n'a  point  de  rapport  avec  celui  des  autres 
femmes.  Je  voudrais  vous  servir,  m'enlacer  à 
votre  corps,  ne  faire  qu'un  avec  vous,  être  l'eau 
que  vous  buvez,  le  fruit  dans  lequel  vous  enfon- 


i58  l'incertaine 

cez  vos  dents.  Chaque  minute  que  je  passe  loin 
de  vous  est  une  minute  qui  m'est  volée  par  le 
Destin. 

—  Très  bien,  Léchevin.  J'ai  eu  comme  cela 
un  almanach  ancien  où  l'on  avait  noté  toutes  les 
phrases  que  doit  dire  un  amoureux  à  sa  bien- 
aimée.  Vous  en  aurez  sans  doute  appris  par 
cœur.  Mais  je  pourrai  vous  en  souffler  d'autres  : 
«  Votre  œil  est  un  saphir  si  merveilleux  que  je 
voudrais  devenir  le  joaillier  qui  le  sertira  dans 
une  bague...  »  ou  encore  :  <c  Que  ne  donnerais- 
je  pour  être  le  cordonnier  chargé  de  vous  chaus- 
ser... »  ou  bien  :  «  Je  vendrais  ma  part  d'éter- 
nité pour  un  baiser  sur  vos  orteils  I  » 

—  Je  vois  bien,  Jane,  qu'il  est  inutile  de  cher- 
cher à  vous  attendrir  !  Et  Clochenson  assure  ce 
pendant  que  vous  m'aimez  ! 

J'entendis  un  éclat  de  rire  : 

—  J'aime  beaucoup  que  vous  consultiez  Clo- 
chenson là-dessus  !  Mais  il  dit  exactement  la 
même  chose  à  Moussac. 

—  Clochenson  sait-il  donc  que  vous  vous  mo- 
quez de  nous  deux  ? 

—  Vous  êtes  un  pauvre  sot,  mon  ami.  Le  bai- 
ser que  je  vous  ai  donné  l'autre  soir,  était-il  vrai 
ou  faux  ?  Que  vous  font  mes  sentiments  les  plus 


l'incertaine  159 

secrets.  Vous  avez  la  proie  et  vous  cherchez  l'om- 
bre... 

—  Vous  vous  laissez  embrasser  aussi  par 
Moussac  ! 

— ■  Sans   cela,    Moussac   m'aimerait-il  ? 

—  C'est  donc  pour  cela  que  vous  m'embras- 
sez I  Je  ne  saurai  donc  jamais  rien  de  vous.  Ah  ! 
Jane,  j'arracherai  votre  masque  ! 

—  Arrachez-le  donc  ! 

Il  y  eut  un  silence,  puis  le  bruit  d'un  long  bai- 
ser, et  la  voix  éperdue  de  Léchevin  monta  dans 
la  tranquillité  nocturne  : 

—  Je  vous  aime,  Jane,  je  vous  aime  ! 

—  Allez- vous  en  !  Il  faut  que  je  rentre  ! 
— ■  Encore  un  instant  ! 

—  Non,  non.  Il  est  tard  !  Charlotte  m'a  bien 
recommandé  de  quitter  le  jardin  avant  onze 
heures. 

—  Jurez-moi  du  moins  que... 

Ils  s'éloignaient.  Nous  n'entendîmes  pas  la 
suite. 

Un  quart  d'heure  après,  le  baron  de  Forgeris 
me  raccompagnait  à  la  porte.  Il  faisait  piteuse 
figure  avec  son  bonnet  de  kobold  et  sa  robe  de 
chambre  de  velours.  La  lanterne  vénitienne  ral- 
lumée sautait  à  son  poing. 


160  l'incertaine 

—  Séverine  m'a  trompée,  dit-il.  Et  cependant, 
j'ai  appris  beaucoup  ce  soir,  mais  pas  assez  1 

Je  supposai  que  Séverine  était  une  femme  de 
chambre. 

—  Comprenez-vous  quelque  chose  à  ce  qui  se 
passe  ici  ?  me  demanda-t-il,  à  brûle-pourpoint, 
en  élevant  la  lumière  à  la  hauteur  de  mon  nez. 

—  Pas  très  bien. 

—  Eh  bien,   nous  éclaircirons  ceci. 

Il  me  tourna  brusquement  le  dos  et  je  l'en- 
tendis verrouiller  la  porte  avec  soin. 


Charlotte  nous  a  emmenés  dans  le  vieux  do- 
maine de  Maragde,  hors  des  portes  de  la  ville. 
Pendant  notre  enfance,  on  n'y  pénétrait  point, 
car  la  mère  de  mon  ami,  étant  devenue  folle,  y 
vivait  enfermée  avec  ses  gardiens. 

C'est  un  vieil  endroit  que  le  domaine  de  mon 
ami.  La  grille  à  peine  franchie,  on  s'enfonce 
dans  une  allée  de  cèdres,  dont  les  branches 
poussiéreuses  traînent  presque  à  terre.  Elle  abou- 
tit à  un  bosquet  de  liquidambars,  de  tulipiers  et 
d'érables,  d'où  l'on  gagne  par  un  double  esca- 
lier, le  château,  tout  simple,  mais  qui  a  les  hon- 
nêtes proportions,  l'aisance  confortable  d'une 
maison  du  xviii6  siècle. 

Je  fus  frappé  de  voir  dans  les  cèdres  des  for- 
mes suspendues,  qui  avaient  l'aspect  et  la  cou- 
leur de  la  dentelle.  Ces  écharpes  qui  tombaient 
mollement  des  rameaux,  c'étaient  des  paons 
blancs.  Bientôt,  il  en  vint  à  notre  rencontre,  qui 
sortaient  du  bosquet.  Ils  marchaient  avec  pré- 
caution, balançant  leurs  cous,  dressant  au-des- 
sus d'un  œil  méchant  et  fier,  d'un  bec  acerbe,  les 
pistils  d'argent  de  leur  cimier. 


11 


162  l'incertaine 

—  Depuis  que  Mme  de  Maragde  est  morte,  dit 
Charlotte,  mon  malheureux  parrain  ne  vient  ja- 
mais ici.  Il  croit  superstitieusement  qu'il  y  a  des 
microbes  de  folie,  comme  il  y  a  des  microbes  de 
choléra-morbus  ou  de  peste  bubonique.  Hélas  ! 
ces  précautions  sont  bien  inutiles.  Pauvre 
homme  !  ses  manies,  ses  terreurs,  sa  méfiance, 
c'est  déjà  la  maladie  qui  vientl  II  entretient 
deux  ou  trois  jardiniers  qui  s'occupent  tant  bien 
que  mal  du  parc  et  de  la  maison.  Comme  sa 
mère  aimait  les  paons,  il  a  défendu  qu'on  en 
vende  ou  qu'on  en  tue,  et  ils  se  multiplient  in- 
définiment. Ils  abîment  tout,  mais  ce  jardin  est 
leur  paradis. 

Le  bosquet  commençait  de  se  dévêtir.  Toutes 
les  nuances  de  la  pourpre,  l'automne  les  essayait 
sur  sa  palette  aérienne,  que  le  vent  effaçait  et 
brouillait,  touche  à  touche.  Et  la  lumière  obli- 
que du  jour  donnait  un  reflet  d'argent  aux 
feuilles  trempées  qui  couvraient  le  sol,  aux 
feuilles  innombrables,  couleur  de  paille,  couleur 
de  chair  brune,  couleur  de  bois  des  Iles... 

La  brume  de  novembre,  qui  est  dense  comme 
la  perle,  se  mêlait  aux  cimes  des  arbres,  aux 
lambeaux  dorés  qui  étouffaient  leurs  branches 
moyennes,  aux  voiles    des    paons  ;    tout    n'était 


l'incertaine  i63 

que  buée  glaçante,  douceur,  amour  un  peu  fu- 
nèbre. Le  mourir  des  choses  vous  prenait  le  cœur 
comme  une  musique  mélancolique  et  vous  alan- 
guissait  jusqu'à  l'engourdissement. 

Nous  montâmes  lentement  les  marches  du 
vieil  escalier,  qui  menait  à  la  terrasse.  Des  mous- 
ses spongieuses  y  adhéraient,  si  épaisses  que 
Charlotte  glissa  sur  l'une  d'elles  et  faillit  tom- 
ber. Je  la  saisis  à  bras-le-corps  pour  la  retenir  et, 
perdant  à  demi  l'équilibre,  je  me  laissai  aller 
moi-même  un  peu  lourdement  contre  la  rampe 
de  pierre.  Mais  dans  cet  instant,  le  torse  de  Char- 
lotte pesa  sur  le  mien  ;  et  sa  double  forme  char- 
mante et  tendue,  à  travers  une  étoffe  légère,  me 
communiqua  sa  chaleur.  Je  fus  si  troublé,  si  eni- 
vré par  ce  contact  que,  perdu  dans  une  sorte 
de  rêve  physique,  je  n'écoutai  plus  les  paroles 
échangées.  Un  brouillard  voluptueux  m'isolait 
du  monde  ;  ma  poitrine  humide,  comme  une 
motte  d'argile,  gardait  l'empreinte  de  ce  sein. 

Nous  nous  assîmes  devant  une  serre,  dont  plu- 
sieurs carreaux  étaient  brisés.  Des  orangers, 
dans  des  vases  émaillés,  y  groupaient  leurs 
cônes  luisants.  Quelques  paons  blancs  nous 
avaient  suivis  ;  ils  picoraient  les  graines  que 
Charlotte  leur  jetait. 


i64  l'incertaine 

Une  sorte  de  mélancolie  divine  montait  pour 
moi  de  ce  parc  désert  et  de  la  présence  de  Char- 
lotte. Mes  désirs  étaient  si  nombreux  et  si  con- 
tradictoires que,  si  une  fée  m'avait  prêté  son 
pouvoir,  j'en  eusse  été  interdit.  Ce  moment  de 
ma  vie  me  paraissait  unique  ;  j'en  respirais  sa- 
vamment le  parfum,  comme  on  fait  la  dernière 
rose  d'un  jardin,  quand  les  arbres  s'endorment 
pour  le  long  hiver. 

Quelque  chose  de  mon  émotion  dut  se  refle'ter 
sur  mon  visage.  Mlle  de  Giscours  me  demanda  : 

—  Etes-vous  heureux,  monsieur  Guinemont  ? 

—  Comme  des  souvenirs  de  la  vingtième  an- 
née, Charlotte  ! 

— ■  Est-ce  le  bonheur,  cela  ? 

—  C'est  tout  ce  que  j'en  connais  ! 

—  Henri,  s'écria  Jane,  j'ai  donné  avant-hier 
soir  rendez-vous  à  Léchevin  ! 

Je  faillis  rougir  de  honte  et  laisser  surprendre 
mon  fâcheux  secret  !  Mlle  Drogheda  raconta  suc- 
cinctement, mais  avec  beaucoup  de  fidélité,  l'en- 
trevue nocturne  dont  j'avais  été  le  témoin. 

—  Mais  il  faut  que  je  me  plaigne-  à  vous, 
Henri,  conclut-elle.  Pourquoi  dites-vous  à  Lé- 
chevin que  je  suis  amoureuse  de  lui  ? 

—  Est-ce  tout  à  fait  impossible  ? 


l'incertaine  i65 

—  Non,  mais  fort  improbable  I 

—  Il  faut  bien  corser  la  comédie  I  Si  Léchevin 
n'avait  plus  d'espoir,  il  cesserait  de  vous  aimer. 

Jane  Drogheda  se  campa  fièrement  devant 
Clochenson. 

— ■  Croyez-vous  donc  qu'on  puisse  cesser  de 
m'aimer  aussi  facilement  ? 

—  0  fatuité  des  femmes  !  Et  l'on  ose  parler 
de  la  nôtre  I  Ce  qu'il  y  a  de  plus  vaniteux  au 
monde,  de  plus  suffisant,  c'est  une  jeune  fille  ! 
Vous  vous  croyez  le  centre  de  l'univers,  n'est-ce 
pas,  vous  pensez  que  chacun  doit  se  trouver  fort 
honoré,  même  de  vos  mépris,  et  que  rien  n'est 
comparable  au  don  de  votre  petite  personne  ! 
Pauvre  mignonne  I  Mais  la  vie  est  là  pour  vous 
rendre  un  peu  de  raison  !  Croyez  bien  que  Lé- 
chevin a  besoin,  lui  aussi,  de  tout  son  amour- 
propre  pour  demeurer  amoureux  de  vous  I 

—  Pourquoi  ?  fit  Charlotte.  Ne  saurait-on  ai- 
mer sans  espoir  ? 

Je  tressaillis,  tant  elle  prononça  cette  phrase 
d'une  voix  grave  ;  et  l'obscurité  de  son  sens  me 
donna  quelques  minutes  une  absurde  espérance. 
Clochenson  feignit  de  ne  pas  avoir  entendu.  Il 
entraîna  Mlle  Drogheda  et  nous  les  ouïmes  se 
disputer. 


166  l'incertaine 

Nous  nous  levâmes  aussi  et,  comme  nous  nous 
éloignions,  la  jarretelle  de  Charlotte  se  dé- 
grafa ;  pour  la  rattacher,  elle  releva,  sans  cesser 
de  me  parler,  sa  jupe  jusqu'au  genou,  et  je  vis, 
dans  un  bas  de  soie  grise,  la  jambe  la  plus  lon- 
gue, la  plus  gracieuse  et  la  mieux  faite  du 
monde.  Mais  si  je  fus  troublé,  ce  fut  du  naturel 
de  ce  geste.  Il  révélait  une  confiance  si  grande 
que  j'aurais  dû  m'en  réjouir,  mais  il  me  rappe- 
lait, hélas  !  mon  âge.  Pour  oublier  à  ce  point  la 
présence  d'un  homme,  il  faut  être  bien  sûr  que 
ce  n'est  pas  un  amoureux  ! 

Et  cela  me  rendit  ma  lucidité.  Quand  Char- 
lotte parlait  d'aimer  sans  espoir,  il  ne  s'agissait, 
certes  pas,  de  quelqu'un,  devant  qui  elle  osât  se 
montrer  encore  une  enfant  ! 

—  Hector,  me  dit-elle,  soudain.  Simon  re- 
vient dans  huit  jours.  Nous  devons  fixer  la  date 
de  notre  mariage.  Me  conseillez-vous  de  le  faire  ? 

—  Pourquoi  pas  ? 

—  J'ai  peur  de  me  décider.  Le  jour  où  je 
connaîtrai  cette  date,  il  me  semble  que  je  détes- 
terai Simon. 

—  Mais  l'aimez-vous  aujourd'hui  ? 

—  Je  voudrais  l'épouser  sans  l'avoir  revu. 
Mon  sort  serait  ainsi  fixé  presque  en  dehors  de 


l'incertaine  167 

ma  volonté.  Quel  effet  me  fera-t-il  ?  J'ai  telle- 
ment changé,  et  lui,  si  peu  !  C'est  un  pic  des 
Alpes,  Simon  ! 

—  Et  vous,  la  rivière  qui  change  chaque  jour 
et  se  modifie  selon  la  couleur  du  ciel. 

—  Et  sur  bien  des  points  déjà,  Henri  a  dé- 
tourné mon  cours  !  Je  n'ai  plus  les  mêmes  pen- 
chants que  Simon,  mais  je  lui  conserve  toujours 
un  sentiment  très  tendre,  un  sentiment  très  pro- 
fond... 

—  En  un  mot,  vous  ne  l'aimez  plus  ! 

—  Le  sais-je  ?  J'ai  tant  réfléchi  là-dessus  que 
je  n'y  comprends  plus  goutte. 

—  Charlotte,  je  vais  être  affreusement  indis- 
cret. Simon  vous  a  embrassée  quelquefois  ?... 

Elle  rougit,  comme  je  l'avais  prévu. 

—  Quelquefois  ! 

—  En  éprouviez-vous  du  déplaisir,  de  l'éloi- 
gnement  ?  Non,  n'est-ce  pas  ?  Si  un  autre 
homme  vous  embrassait  aussi,  vous  laisseriez- 
vous  faire  ? 

—  Cela  dépendrait  de  qui  ! 

Notre  conversation  se  termina  dans  un  éclat 
de  rire  et  je  n'en  sus  pas  davantage. 

Au-delà  de  la  brume,  le  soleil,  quelque  part, 
était  en   train   de   se  coucher.     Des    marchands 


168  l'incertaine 

orientaux  dérobaient  sans  doute  son  or,  à  me- 
sure qu'il  le  répandait  autour  de  lui,  car  aucune 
parcelle  n'en  parvenait  jusqu'à  nous  ;  mais  seu- 
lement des  feuilles  de  roses  qui  flottaient  sur 
les  bassins.  Les  paons  blancs  se  perchaient  dans 
les  cèdres. 

—  J'aurais  voulu  aimer  Simon  toute  ma  vie, 
murmura  Mlle  de  Giscours.  C'est  lui  qui  détruit 
mon  amour.  Mais  me  connaît-il  ?  Il  n'a  en  vue 
que  Mme  de  Bréviaire.  Ai- je  à  ses  yeux  une  in- 
telligence, un  cœur,  une  personnalité  ?  Non,  je 
serai,  comme  il  le  dit,  la  mère  de  ses  enfants,  la 
gardienne  de  son  foyer.  Ei  si  je  n'ai  pas  les 
mêmes  goûts  que  lui,  il  me  faudra  quand  même 
obéir,  courber  la  tête.  Il  sera  mon  mari  I  C'est 
du  moins  ce  que  m'expliquent  toutes  ses  lettres. 
Suis-je  condamnée  à  ne  connaître  de  l'existence 
que  cet  esclavage,   que  cette  pédagogie  ? 

Clochenson  et  Jane  revenaient  vers  nous,  ré- 
conciliés. 

—  Charlotte,  s'écria  le  j  :une  homme,  vous 
rappelez-vous  ces  vers  de  Keats  ? 

Season  of  mists  and  mellow  fruitfulness, 
Close  bosora-friend  of  the  maturing  sun  ; 
Conspiring  withhim  how  to  load  and  bless 
With  fruit  of  the  vines  that  pound  the  thatch-eves  run; 
To  bend  with  apples  the  inoss'd  cattage-trees, 


l'incertaine  169 

And  fill  ail  fruit  with  ripeness  to  the  core  ; 
To  swell  the  gourd,  and  plump  the  hazel  shells 
With  a  sweet  kernel  ;  to  set  budding  more, 
And  still  more,  later  flowers  for  the  bées, 
Until  they  think  warm  days  will  never  cease, 
For  Suramer  has  o'er-brimm'd  their  clammy  cells. 

Un  sourire  lumineux  épanouit  aussitôt  le 
visage  de  Charlotte.  Ses  traits  contractés  se  dé- 
tendirent. Je  vis  dans  son  regard  combien  elle 
était  reconnaissante  à  Clochenson  de  s'adresser., 
lui  du  moins,  à  ses  facultés  les  plus  hautes.  Le 
sort  de  Simon  de  Bréviaire  me  parut  bien  me- 
nacé. 

Nous  revînmes  par  l'allée  de  cèdres.  Elle  était 
pareille  au  bois  sacré,  avec  toutes  ses  formes 
blanches,  mêlées  aux  arbres  comme  des  vapeurs. 

La  grille  dessinait  sur  le  ciel  ses  arabesques 
entrelacées.  Je  me  retournai.  On  n'apercevait 
du  parc  qu'une  image  indécise,  décolorée,  flot- 
tant dans  un  bain  d'opale. 

Et  dans  la  voiture  qui  nous  ramenait  en  ville, 
sentant  contre  mon  genou  le  genou  chaud  de 
Charlotte,  j'éprouvai  une  mélancolie  diffuse  et 
poignante,  pareille  aux  mélancolies  de  l'extrême 
jeunesse,  qui  sont  sans  remède  et  sans  cause,  et 
où  nous  devinons  déjà  tout  l'irréalisé  de  notre 
vie  future  ! 


Je  connais  enfin  M.  Simon  de  Bréviaire. 

J'ai  déjeuné  avec  lui  chez  Philéas  de  Maragde, 
qui  semble  avoir  pour  ce  jeune  ingénieur  une 
très  grande  tendresse  et  le  couve  sans  cesse 
d'un  regard  orgueilleux  et  reconnaissant. 

C'est  un  gros  homme  gai,  cordial,  le  teint 
fleuri,  les  cheveux  déjà  rares,  l'œil  saillant  et 
couleur  de  moutarde.  Il  est  sans  âge,  ou  plutôt, 
il  a  l'âge  des  gens  sérieux.  Il  m'a  parlé  tout  de 
suite  de  son  séjour  dans  les  montagnes,  où  il 
dresse  des  cascades  et  dompte  des  chutes  d'eaux, 
il  m'a  mis  au  courant  de  ses  difficultés  avec  les 
ouvriers,  de  ses  travaux  et  de  ses  succès.  Il 
chante  facilement  ses  louanges,  presque  sans 
s'en  apercevoir. 

Assise  à  côté  de  lui,  Charlotte  l'écoutait 
avec  un  agacement  qui  lui  crispait  le  visage,  de 
manière  presque  imperceptible.  Clochenson,  im- 
passible, mangeait  pieusement  les  quenelles  de 
brochet  à  la  purée  d'écrevisses,  le  poulet  farci  de 
foie  gras.  Jane  Drogheda  souriait  dans  le  vide, 


L  INCERTAINE  I7I 

et  M.  de  Forgeris  se  prodiguait  en  phrases  bour- 
souflées et  en  flatteries  générales,  non  sans  y 
mêler  des  allusions  narquoises  que  je  ne  com- 
prenais pas  toujours.  Il  y  avait  aussi  M.  et  Mme 
de  Serraz  et  une  petite  femme  fanée,  boulotte 
et  pétulante,  qui  est  la  Clorinde  du  baron  : 

Egaux  sont  l'enfer  et  le  ciel  ! 
Ce  qui  pèse  à  Clorinde  morte, 
C'est  d'avoir,  en  poussant  la  porte, 
Trouvé  le  silence  éternel  1 

Pour  l'instant,  Clorinde,  bien  vivante,  est  un 
vrai  moulin  à  paroles.  D'ailleurs,  ce  qu'elle  dit 
n'a  aucune  signification  ;  on  l'entend  vague- 
ment comme,  les  soirs  d'automne,  le  vent  dans 
la  cheminée. 

—  J'ai  rapporté  de  là-haut  des  photographies 
sans  nombre,  disait  M.  de  Bréviaire.  Fort  jolies, 
ma  foi  !  Faites-moi  penser  à  vous  les  montrer, 
Charlotte.  Je  ne  sais  pas  si  vous  êtes  comme  moi, 
monsieur  Guinemont,  mais  la  Nature... 

Il  s'arrête  pour  avaler  une  bouchée,  et  aussi- 
tôt Clorinde  s'écrie  : 

—  C'est  comme  moi,  Simon.  J'adore  les  ar- 
bres, tous  les  arbres,  les  cyprès,  les  seringas, 
les  chênes,  les...  vous  savez  bien,  ceux  qui  ont 
des  fleurs  violettes  et  qui  portent  le  nom  d'un 


I72  L  INCERTAINE 

pays  oriental,  la  Palestine  ou  la  Galilée,  je  ne 
sais  plus  au  juste.  Une  fois,  j'ai  été  amoureuse 
d'un  prunier,  qui... 

—  Oui,  continue  M.  de  Bréviaire,  le  grand 
air,  le  travail,  les  occupations  saines  et  réguliè- 
res, tout  cela  vous  rend  meilleur,  plus  robuste, 
plus  opiniâtre.  N'êtes-vous  pas  de  mon  avis, 
monsieur  Clochenson  ? 

—  Oh  !  moi,  je  ne  peux  pas  vivre  dans  un 
endroit  où  il  n'y  ait  pas  de  libraire  ! 

—  C'est  tout  comme  moi,  s'écrie  de  nouveau 
la  pétulante  Clorinde.  Je  lis  sans  arrêter.  Je 
viens  justement  d'achever  un  roman  admirable. 
Tout  le  monde  en  parle...  C'est  V Article  90,  ou 
plutôt  non,  le  Torpilleur  90...  Enfin,  il  y  a  le 
numéro  90  dans  le  titre.  Il  s'agit  d'un  officier 
de  marine  dont  la  femme  vient  de  prendre... 
Non,  le  héros  est  un  magistrat  qui  vient  de  dé- 
couvrir que... 

Mais  M.  de  Bréviaire  coupé  sans  pitié  Mme  de 
Bernacle. 

—  Moi,  je  ne  lis  jamais.  Quelquefois  le  jour- 
nal. Mais  les  nouvelles,  quand  elles  arrivent  là- 
haut,  paraissent  si  vieilles,  si  démodées... 

—  Ici  aussi,  dit  Clochenson.  D'ailleurs,  que 
voulez-vous  qu'il  arrive  ?  L'humanité  ne  se  re- 


l'incertaine  173 

nouvelle  pas  beaucoup.  Il  n'y  a  guère  eu  en  ce 
monde  que  quatre  ou  cinq  événements  d'impor- 
tance :  la  mort  d'Alexandre,  la  bataille  d'Ac- 
tium,  la  prise  de  Constantinople  par  les  Turcs, 
la  grande  invasion  Mongole,  Hamlet,  la  Six- 
tine...  Ma  foi,  je  crois  bien  que  c'est  tout  ! 

—  Diable  !  fait  Bréviaire.  Et  la  Déclaration 
des  Droits  de  l'Homme  ? 

—  Oh  I  ce  n'est  pas  un  événement  histori- 
que, jette  nonchalamment  Clochenson.  C'est 
une  manœuvre  électorale  ! 

—  Vraiment  I  dit  M.  de  Bréviaire,  avec  in- 
quiétude,  est-ce  là  votre  conviction  ? 

—  C'est  mieux  qu'une  conviction,  Monsieur, 
c'est  un  raisonnement  I 

—  N'écoute  pas  Clochenson,  dit  M.  de  Ma- 
ragde,  il  est  affreusement  sceptique  ! 

—  Vous  appelez  sceptique  ceux  qui  n'ont  pas 
la  même  foi  que  tout  le  monde  I 

—  Vous  l'êtes  alors,  vocifère  soudain  le  ba- 
ron de  Forgeris,  vous  ne  croyez  pas  à  l'amour, 
vous  vous  moquez  de  lui  sans  cesse.  N'est-ce 
pas,  Charlotte  ? 

—  Le  sais-je  ?  murmure-t-elle. 

—  Ah  !  pardon,  je  croyais  que  vous  le  saviez  ! 
Elle  rougit,  et  d'un  regard  narquois,  le  nain 


174  l'incertaine 

souligna  sa  méchante    allusion    à  la  lettre    qu'il 
avait  volée. 

—  Je  ne  raille  pas  l'amour,  fit  Clochenson; 
mais  les  amoureux  qui  se  jouent  la  comédie  et 
qui  singent  les  sentiments  qu'ils  n'ont  pas,  ceux- 
là  sont  à  l'amour  ce  que  les  mauvais  poètes 
sont  à  la  poésie. 

—  Eh  bien  I  Jane,  s'écria  le  jovial  Simon, 
n'avez-vous  point  aussi  le  désir  de  vous  marier  ? 
Le  bonheur  de  Charlotte  ne  vous  fait-il  pas  en- 
vie ?  Allons,  décidez-vous,  il  ne  manque  pas 
d'hommes  dans  la  ville  ! 

—  Hubert  de  Moussac,  Léchevin,  dit  l'incor- 
rigible baron. 

—  Boisberthe,   ajouta  Bréviaire. 

—  Il  est  déjà  occupé  ailleurs  I 
— ■  Où  donc  P 

—  Cherchez,  cherchez,  Simon,  ce  n'est  pas 
mon  secret  I 

—  Jane  !  reprit  Simon,  n'avez-vous  pas  envie 
d'avoir  un  foyer,  un  intérieur,  des  têtes  blondes 
autour  de  vous  ?  Moi,  j'aime  le  mariage.  Vivre, 
entre  soi,  dans  une  confiance  mutuelle,  loin  des 
étrangers,  loin  des  importuns,  quel  idéal!  N  etes- 
vous  point  de  mon  avis,  monsieur  Clochenson  ? 

—  Si  fait,   monsieur,   si  fait  I   On  est  si  vite 


l'incertaine  i  75 

fatigué  des  aventures,  du  romanesque,  de  la  vie 
errante... 

—  Comme  vous  avez  raison  ! 

—  Rien  de  plus  absurde  que  le  monde,  les 
bals,  les  spectacles,  les  restaurants.  On  goûte 
cela  dans  sa  jeunesse,  mais  c'est  si  vide,  si  déce- 
vant ! 

—  Vous  parlez  d'or,  Monsieur  ! 

—  Un  bonheur  bien  tranquille,  bien  douillet, 
une  femme  de  tout  repos,  qui  vous  dorlote,  vous 
fait  de  bons  petits  plats,  vous  soigne  quand 
vous  êtes  malade,  voilà  la  vérité  ! 

—  Ecoutez-le,  Charlotte  ! 

—  Je  reconnais  que  ce  n'est  point  là  le  songe 
que  l'on  forme  à  vingt  ans,  mais  alors  on  a 
l'esprit  tout  plein  des  fariboles  inventées  par  les 
romanciers,  les  faiseurs  de  comédies.  Avouons 
entre  nous,  que  ces  pauvres  gens  ne  sont  guère 
bons  qu'à  vous  fausser  l'esprit  et  à  vous  trans- 
former les  vessies  en  lanternes. 

—  Vous  ai-je  dit  assez  tout  cela  ?  s'écria  Bré- 
viaire, qui  exultait. 

—  Je  peux  témoigner,  en  effet,  que  j'ai  sou- 
vent entendu  ces  paroles,  dit  Charlotte. 

- —  Monsieur  Clochenson,    vous    êtes    un  ami 


176  l'incertaine 

précieux.   Je   vous   prie   de   donner   souvent   des 
conseils  à  ma  fiancée. 

—  Soyez  tranquille,  grommela  le  nain.  Il  n'y 
manquera  pas  ! 

J'admirai  une  fois  de  plus  l'adresse  avec  la- 
quelle M.  Clochenson  faisait  le  jeu  de  Boisber- 
the.  Mais  je  ne  pouvais  comprendre  s'il  agissait 
ainsi  par  amitié  pour  lui,  par  antipathie  pour 
Bréviaire  ou  dans  le  simple  but  de  débrouiller 
le  cocon  mystérieux  des  sentiments  de  Made- 
moiselle de  Giscours. 

Bréviaire  triomphait.  Tout  en  fumant  un  ci- 
gare monumental,  il  avait  pris  le  bras  de  Clo- 
chenson et  lui  parlait  de  ses  travaux. 

Philéas  m'entraîna  dans  son  cabinet.  Il  se 
laissa  tomber  dans  un  fauteuil. 

—  Que  penses-tu,  Simon? 

—  Mais  je  crois  que  c'est  un  homme  plein  de 
cœur,  peut-être  un  peu... 

—  N'est-ce  pas  ?  n'est-ce  pas  ?  Il  fera  le  bon- 
heur de  Charlotte.  Moi,  je  l'aime  depuis  son 
enfance.  Son  père  a  été  un  de  mes  meilleurs 
amis.  Mais  crois-tu  que  Charlotte  puisse  le 
rendre  heureux  ? 

—  Je  ne  te  cache  pas  qu'une  telle  question 
me  laisse  hésitant... 


L  INCERTAINE  177 

—  Forgeris,  qui  est  un  perspicace,  ne  le  croit 
pas.  C'est  un  problème  sur  lequel  nous  revenons 
souvent.  Lui  aussi  adore  Bréviaire,  il  trouve  ma 
filleule  bien  changeante,  bien  coquette  pour  lui. 
Il  a  peur  que  Simon  en  souffre.  Mon  rêve,  c'est 
de  laisser  ma  fortune,  qui  est  assez  belle,  à 
Charlotte  et  à  Simon.  Pour  cela,  il  faut  les  unir. 
Il  m'en  coûterait  de  diviser  ce  que  je  possède. 
Le  quart  de  mes  biens  m'a  été  légué,  d'ailleurs, 
par  un  cousin  de  Simon  et  je  voudrais  le  resti- 
tuer à  sa  famille,  sans  léser  la  mienne  ! 

C'était  donc  à  ce  pauvre  calcul  que  devait  être 
sacrifiée  Mlle  de  Giscours  ! 

—  Charlotte  est  ma  plus  proche  parente,  en 
effet,  mais  elle  n'est  pas  la  seule.  Ce  bon  Forge- 
ris est  lui-même  de  mes  cousins. 

Je  dressai  l'oreille  à  cette  révélation  inatten- 
due et  qui  m'éclairait  tant  de  choses. 

—  D'ailleurs,  continuait  Philéas,  il  aime  beau- 
coup Charlotte.  Mais  par  moments,  elle  l'effraie. 
Elle  est  si  étrange,  si  secrète,  si  indomptable  ! 
Il  pense  comme  moi  sur  bien  des  sujets  mon 
cher  Laurent.  Lui  aussi  est  épouvanté  par  l'ave- 
nir. Il  me  semble  que  nous  entrons  dans  une 
effroyable  danse  macabre.  Fidélité,  amour,  hon- 
neur, respect  de  la  parole  jurée,  tout  s'en  va.  On 

12 


I  jS  l'incertaine 

prétend  qu'à  Paris  la  corruption  est  pire  qu'ici. 
Forgeris  m'a  affirmé  que  sur  la  scène  d'un  café- 
coneert,  on  avait  publiquement  montré  une 
femme  nue  !  De  telles  horreurs  m'épouvantent  ! 
La  folie  se  répand  partout...  Tiens,  Hector,  je 
dois  tout  te  dire  :  j'ai  peur  de  l'influence  de  Jane 
sur  Charlotte.  Depuis  qu'elle  est  née,  Miss  Dro- 
gheda  voyage  avec  sa  mère,  tantôt  en  Egypte, 
tantôt  en  Italie.  Elle  n'a  ni  tradition,  ni  princi- 
pes, elle  ne  connaît  que  son  bon  plaisir.  Elle  a 
tout  lu,  elle  parle  de  tout,  elle  a  fréquenté  des 
sociétés  invraisemblables.  Dis-moi,  je  te  le  de- 
mande, est-ce  là  ce  qu'on  peut  appeler  une 
jeune  fille  ?  Vois-tu  si  Charlotte  trompait  ma 
confiance... 

—  Pourquoi  un  pareil  soupçon  ? 

—  Je  ne  sais.  Un  pressentiment.  Si  elle  trom- 
pait ma  confiance,  si  elle  bafouait  ce  bon,  cet 
honnête,  ce  loyal  Simon,  je  la  chasserais,  je  la 
chasserais... 

Il  agitait  avec  frénésie  un  poing  furieux  et  dé- 
risoire. 

—  T'es-tu  demandé,  Philéas,  si  elle  aimait  vé- 
ritablement Simon  ? 

— ■  Tu  vois,  Hector  I  Toi  aussi,  comme  Lau- 
rent, tu  doutes  d'elle  I 


L  INCERTAINE  I79 

Je  compris  qu'il  valait  mieux  me  taire,  le  ter- 
rain étant  trop  glissant.  Toute  intervention  en 
faveur  de  Charlotte  risquait  d'envenimer  les 
choses.  Je  pris  congé  de  mon  vieil  ami. 

En  m'en  allant,  je  traversai  le  salon.  Forgeris 
jouait  aux  échecs  avec  Mlle  de  Giscours.  Mme  de 
Bernacle  pérorait  à  grand  bruit. 

Jane  avait  disparu. 

—  Eh  bien,  Monsieur,  me  cria  M.  de  Serraz, 
ne  regrettez-vous  pas  trop   Paris  ? 

Bréviaire,  de  plus  .en  plus  épanoui,  se  confiait 
à  Henri  Clochenson  : 

—  Oui,  le  mariage,  il  n'y  a  que  cela  de  vrai. 
D'ici  trois  ans,  à  pareille  époque,  Charlotte  et 
moi,  nous  serons  réunis  au  coin  du  feu,  elle  bro- 
dera sous  la  lampe,  je  lui  parlerai  de  mes  tra- 
vaux, ce  sera  la  sagesse  !  Mariez-vous,  Monsieur 
Clochenson.  Je  sais  que  vous  ne  déplaisez  pas 
à  Mlle  Drogheda.  Pourquoi  ne  demandez-vous 
pas  sa  main  ?  Elle  aura  une  jolie  dot.  Voulez- 
vous  que  je  m'informe  du  chiffre  ? 

—  Forgeris,  dit  paisiblement  Charlotte,  je 
prends  votre  tour  et  fais  échec  du  même  coup. 
Tirez-vous  de  là  ! 


Et  me  voici  de  nouveau  dans  le  petit  pavillon 
de  l'hôtel  de  Maragde,  caché  derrière  les  volets, 
attendant  la  révélation  promise  une  fois  de  plus 
par  Forgeris  et  pour  laquelle  il  est  encore  venu 
tantôt  m'arracher  de  chez  moi  I 

Il  fait  froid,  ce  soir.  Les  persiennes  sont  à  de- 
mi-closes, mais  par  une  fente,  on  peut  voir  ce 
qui  se  passe  dans  le  jardin. 

Un  large  clair  de  lune  l'imbibe,  en  effet,  et  lui 
donne  les  ombres  les  plus  fantasques  du  monde. 
On  dirait  que  la  matière  même  de  la  nuit  est 
tissée  par  quelque  araignée  d'une  autre  pla- 
nète :  chaque  fil  scintille  et,  soyeux,  glisse  et 
vibre  ;  partout,  des  rosaces,  des  dessins  entre- 
croisés. Clair  de  lune  si  fabuleux,  si  éclatant, 
que  sa  lumière  est  dense  et  comble  l'espace  ;  cet 
impalpable  voile  semble  pourtant  tactile  comme 
la  peau  de  la  méduse,  comme  le  relief  du  givre. 
Dans  cet  unanime  étincellement,  le  monde  de- 
vient l'œuvre  d'un  maître  verrier  qui,  dans  sa 
longue  canne,  soufflerait  le  caprice  d'un  poète 
chinois  I 

J'entends  de  temps  en  temps  Forgeris  qui  fris- 


l'incertaine  181 

sonne  à  mes  côtés.  Il  a  cependant  son  bonnet 
pointu  de  kobold  et  sa  comique  robe  de  cham- 
bre en  velours  violet. 

—  Eh  bien,  grommelle-t-il,  ils  ne  viendront 
donc  pas  ! 

Il  m'a  juré,  cette  fois,  que  nous  surprendrions 
Charlotte  avec  -Boisberthe  et  que  nous  démêle- 
rions le  secret  de  tant  d'intrigues.  Mais  moi,  je 
donnerais  tout  pour  voir  réapparaître  Jane  Dro- 
gheda  avec  Léchevin  ou  même  Moussac  ! 

Hélas  I  j'entends  la  voix  claire,  nombreuse  et 
chaude  de  Mlle  de  Giscours,  et  je  l'entends  avec 
une  émotion  inexprimable. 

Mais  ce  n'est  pas  Louis  de  Boisberthe  qui  la 
suit,  et,  à  notre  commune  stupéfaction,  je 
dois  le  dire,  nous  apercevons  derrière  elle  la 
haute  silhouette  maigre  de  M.  Henri  Clochenson. 

—  N'avez- vous  pas  froid  ?  lui  demande-t-il. 
Et  Mlle  de  Giscours  répond  : 

—  Avec  vous,  Henri,  je  n'ai  jamais  froid  ! 
Ils  prennent  place  sur  le  banc  luisant  de  lune. 

Clochenson  porte  une  grande  pèlerine  de  voya- 
geur dont  il  distrait  un  coin  sur  lequel  s'assied 
Charlotte.  Et  ils  sont  ainsi  tout  près  l'un  de  l'au- 
tre, comme  ceux  qui  affrontent  la  vie  ensemble, 
comme    ceux    qui   regardent     mourir    la    terre 


182  l'incertaine 

natale,    émigrants    sur    un    navire    qui   cingle  ! 

—  Je  ne  suis  vraiment  bien  qu'avec  vous, 
Henri  1 

—  Alors,  partons  ensemble  1  J'ai  toujours 
rêvé  d'enlever  une  jeune  fille  !  Où  voulez-vous 
que  nous  allions  tous  deux  ?  Il  y  a  à  Venise  un 
palais  dont  j'ai  envie,  il  donne  sur  un  rio  tou- 
jours désert,  il  a  la  couleur  de  l'orange  trop 
mûre,  et  derrière  lui,  dans  un  jardin  bas  et 
sombre,  j'ai  vu  une  source  de  glycines,  si  prodi- 
gieuse qu'elle  doit  alimenter  toutes  les  glycines 
du  monde!  Nous  y  serions  si  loin  de  tout  que 
nous  oublierions  ce  monde.  Ses  femmes  pour- 
raient mentir  à  l'aise,  ses  hommes  faire  com- 
merce de  leurs  dieux  et  de  leurs  vices,  ses  poli- 
ticiens ronger  comme  des  termites  l'édifice  de 
leurs  aïeux,  nous  ne  saurions  plus  rien  de  ces 
bassesses.  Ou  plutôt,  non,  Charlotte,  j'ai  encore 
mieux  à  vous  offrir.  Suivez-moi  à  Amritsar  !  J'y 
sais  un  colossal  palais  de  marbre,  ouvragé 
comme  une  dentelle,  et  dont  le  toit  est  fait  de 
lames  d'or.  Il  est  relié  par  un  pont  d'ivoire  à 
un  pavillon,  massif  et  léger  à  la  fois,  isolé  au 
milieu  d'un  étang.  Tous  les  bruits  y  meurent  ; 
seuls,  les  martins-pêcheurs  parviennent  jusque- 
là,  et  les  divinités  éternelles,  qui  s'y  reposent  de 


l'incertaine  i83 

loin  en  loin  en  regardant  des  bayadères  mimer 
les  scènes  du  Ramâyana. 

—  Trop  charmant  ami,  pourquoi  déroulez- 
vous  ces  étoffes  devant  moi  ?  Vous  savez  bien 
que  je  suis  captive.  Et  pourquoi  d'ailleurs  vous 
suivrais-je  si  loin  ?  Vous  ne  m'y  aimeriez  pas 
plus  qu'ici  I 

—  Je  vous  aime,  pourtant,  Charlotte.  Quand 
je  suis  loin  de  vous,  je  ferme  les  yeux  et  je 
vous  vois.  Vous  êtes  seule,  enfin  seule,  et  je  ne 
distingue  plus  auprès  de  vous  votre  oncle,  ni 
cet  affreux  singe  de  Forgeris... 

A  ces  mots,  j'entendis  à  mon  côté  un  grince- 
ment de  dents. 

—  Et  je  vous  enferme  en  moi,  et  je  vous  em- 
porte comme  un  trésor.  O  Charlotte,  qu'y  a-t-il 
de  plus  beau  au  monde  que  votre  jeunesse  et 
votre  pureté  ?  Vous  êtes  comme  la  lumière  de 
cette  lune,  qui  est  si  délicate  qu'il  suffirait  d'un 
nuage  pour  la  détruire  à  tout  jamais,  vous  êtes 
comme  la  première  rose  du  printemps,  qui  ose 
à  peine  s'ouvrir  et  où  l'on  sent  déjà  tous  les  par- 
fums de  l'été  ;  et  lorsque  je  regarde  votre  om- 
bre sur  le  sol  et  que  je  relève  la  tête,  il  me  sem- 
ble que  va  s'élancer  vers  moi  l'oiseau  même  de 
Paradis  ! 


i84  l'incertaine 

—  Parlez  !  Parlez  encore,  Henri,  j'aime  ce 
que  vous  dites. 

—  Oui,  parbleu  !  Je  sais  vous  flatter,  vous  en- 
velopper de  tendresse  et  faire  danser  pour  vous 
les  étoiles  du  firmament.  Allons,  Sirius,  sautez 
pour  ma  belle  I  Hop  I  Orion,  crevez  le  cerceau 
de  la  Voie  Lactée,  Arcturus,  Bételgeuse,  faites 
des  cabrioles,  et  toi,  mon  cher  petit  Cygne, 
jette  toutes  tes  plumes  à  ses  pieds  1 

—  Vous  êtes  fou,  mon  pauvre  Henri  I 

—  Oui,  fou  de  vous,  fou  de  vos  yeux  et  de 
vos  lèvres,  fou  de  l'air  qui  flotte  autour  de  votre 
fantasque  personne  !  Que  ne  puis-je  vous  em- 
mener tantôt  avec  moi  ?  Je  voudrais  posséder  un 
titre  pour  vous  faire  princesse,  un  royaume 
pour  vous  l'offrir,  un  cheval  ailé  pour  parcou- 
rir le  monde  avec  vous,  une  fortune  pour  que 
vous  soyiez  exclusivement  nourrie  de  langues  de 
rossignols  et  de  perles  dissoutes  I  Rien  n'est  as- 
sez beau  pour  vous  I  Vous  êtes  la  Jeunesse  aveu- 
gle et  riante  que  mène  en  laisse  la  Fantaisie  ! 

—  Pourquoi  ne  m'aimez-vous  pas,  Henri  ? 

—  Mais  je  vous  aime  ! 

—  Non,  vous  vous  moquez  de  moi,  comme 
vous  vous  moquez  de  l'amour,  comme  vous 
vous  moquez  de  tout.  Je  vous  connais,  mon  pau- 


l'incertaine  i85 

vre  Henri,  vous  êtes  un  mandarin  indifférent  et 
délicieux,  que  tout  amuse  un  moment  et  qui 
éprouve,  à  son  gré,  les  sentiments  qu'il  veut 
connaître.  Mais,  au  fond,  vous  n'aimez  per- 
sonne, ni  rien. 

—  Si,  j'aime  le  rêve  qui  me  vient  de  vous  et 
qui  n'est  pas  tout  à  fait  vous. 

■ — ■  Vous  ne  m'aimez  pas.  Vous  aimez  un  ca- 
price, une  phrase  ailée  dans  laquelle  vous  croyez 
me  saisir  et  qui  est  fille  de  votre  éloquence. 
C'est  Simon  qui  m'aime,  c'est  Boisberthe  ! 
J'épouserai  peut-être  Simon,  et  je  serai  vouée  à 
la  houille  blanche,  j'épouserai  peut-être  Boisber- 
the, et  j'aurai  l'écho  de  vos  sornettes,  car  vous 
l'avez  formé  à  votre  image.  Mais  de  ce  petit 
bourgeois  précautionneux,  vous  n'avez  fait 
qu'un  faux  poète,  et  il  sera  aussi  ennuyeux  que 
Simon  !  Vous,  on  ne  vous  emprisonne  pas,  on 
n'étreint  pas  la  liberté  !  Quand  vous  aurez  suf- 
fisamment joué  avec  moi,  vous  vous  en  irez  et 
vous  m'oublierez.  On  m'a  dit  que  vous  aviez 
abandonné  ainsi  Muriel  Brethwalda,  qui  vous 
adorait,  et  que  Camille  d'Ogival  est  entrée  au 
couvent  pour  vous. 

—  C'est  faux.  C'est  moi  qui  suis  devenu  athée 
à  cause  d'elle  !   Et  quant  à  Muriel   Brethwalda, 


i86  l'incertaine 

bien  loin  de  m'aimer,  elle  écrivait,  à  toutes  mes 
amies,  des  lettres  anonymes,  pour  leur  dire  que 
j'avais  refusé  de  l'épouser  !  Non,  Charlotte,  je 
ne  vous  oublierai  pas.  Cependant  je  vous  quit- 
terai I  Pensez-vous  que  j'aurai  le  courage  de 
voir,  un  jour,  paisible,  morne,  engraissée, 
Mme  de  Bréviaire  ou  Mme  de  Boisberthe  ?  Je 
m'en  irai  avec  votre  souvenir  écrire  mes  mémoi- 
res à  Venise  ou  à  Amritsar  !  Seul  au  monde,  je 
vous  adorerai  et  penserai  encore  à  vous,  car  je 
me  souviendrai  de  la  Charlotte  que  vous  aurez 
été  et  qui  n'aura  pas  survécu. 

—  Je  périrai  donc  en  me  mariant  ? 

—  Oui,  corps  et  biens  ! 

—  Vous  m'avez  dit,  cependant,  qu'il  y  a  des 
jeunes  filles  éternelles  ? 

—  Je  mentais  pour  vous  plaire,  mon  amie  !  0 
Charlotte,  ce  monde  est  plein  de  morts,  tous  les 
êtres  que  vous  rencontrez  sont  des  morts,  votre 
oncle  est  mort,  Forgeris  est  mort.  Ils  n'ont  plus 
ni  jeunesse,  ni  liberté,  ni  amour  !  Car  c'est 
l'amour  seul  qui  nous  donne  une  vie  véritable. 
Tout  le  reste  est  décombres,  et  vous  et  moi, 
vivants  pour  bien  peu  d'heures  encore,  nous 
dansons  et  jonglons  avec  des  torches  sur  les  rui- 
nes d'un  monde  évanoui  ! 


L  INCERTAINE  187 

—  Qu'est-ce  qui  existe,  Henri  ? 

—  Rien  n'existe.  Il  y  a  quelque  part  un  dieu 
qui  s'ennuie.  Alors,  avec  la  soie  du  temps,  il 
tisse  dans  la  trame  de  l'espace,  une  tapisserie, 
qui,  comme  celle  de  Pénélope,  est  détruite  aussi- 
tôt que  créée.  Un  jour,  son  ennui  sera  tel  qu'il 
jettera  en  même  temps,  et  son  aiguille,  et  sa 
broderie,  et  dans  un  bâillement  divin,  tout  re- 
tombera au  néant! 

—  Alors  ? 

—  Alors,  Charlotte,  dansons,  moquons-nous 
de  tout  et  sourions  à  l'amour.  Cette  heure  nous 
est   donnée  pour  une  fois,   —  pas  pour  deux  ! 

— ■  Il  faut  donc  m'aimer  ! 

J'entendis  ici  le  plus  intempestif  éclat  de  rire, 
et  la  voix  de  Clochenson  aussitôt  après  : 

—  N'est-ce  pas,  Charlotte,  que  j'ai  bien  joué 
mon  rôle  et  que  je  vous  fais  merveilleusement  la 
cour  ?  Vous  avez  désiré  que,  tout  un  soir,  je  me 
conduise  auprès  de  vous  comme  un  amoureux 
véritable  ?   Ai-je   tenu   ce   que  je  promettais  ? 

Charlotte  riait  aussi,  mais  d'un  rire,  me  sem- 
bla-t-il,  plus  amer. 

—  Admirablement,  Henri.  J'aurais  voulu  que 
cette  parade  fût  la  vérité  I 

A  ce  moment,   un  nuage  nacré,   fluide  et  ra- 


188  l'incertaine 

pide,   s'interposa  entre  la  lune  et  nous.  Tout  le 
jardin  glissa  dans  l'ombre. 

—  N'avez-vous  pas  cru  aussi  que  ce  clair  de 
lune  était  authentique  ?  Regardez  ce  qu'il  de- 
vient I  Allons,  rentrez  chez  vous,  Charlotte,  et 
réfléchissez  sur  vous-même.  Tâchez  enfin  de  sa- 
voir si  vous  préférez  Bréviaire  ou  Boisberthe  1 

Au  bout  de  quelques  minutes,  nous  n'enten- 
dîmes plus  rien. 

Une  allumette  grinça  sur  le  phosphore  d'une 
boîte.  La  lanterne  vénitienne  se  balança  de  nou- 
veau devant  le  visage  congestionné  du  baron  de 
Forgeris   : 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  comédie  ? 
dit-il. 

—  Vous  voyez  bien,  répondis-je,  qu'il  ne 
l'aime  pas  ! 

—  Avouez  donc  que  Mlle  de  Giscours  est  une 
coquette  I 

—  Ce  n'est  pas  une  coquette,  c'est  une  incer- 
taine I 

—  C'est  une  fille  I 

—  C'est  une  enfant  ! 

Nous  nous  tournâmes  le  dos  et  chacun  rentra 
chez  soi. 


Il  m'est  venu  la  curiosité  de  réunir  autour 
d'une  même  table  Charlotte  de  Giscours  et  Jane 
Drogheda,  avec  leurs  amis.  De  tous  les  démons 
qui  nous  hantent,  je  ne  sais  quel  est  celui  qui 
m'a  soufflé  cette  inspiration.  Mais  quand  j'ai 
parlé  de  ce  projet  à  M.  Clochenson,  il  a  souri 
avec  finesse,  et  j'ai  surpris  sur  son  visage  une 
sorte  de  moqueuse  estime. 

Je  supposais  d'ailleurs  la  chose  irréalisable, 
mais  chacun  a  accepté  ma  singulière  invitation. 
Il  est  certain  que  Jane  n'a  pas  dû  laisser  à  Mous- 
sac  et  à  Lèche  vin  la  liberté  de  dire  non. 

Depuis  combien  d'années  n'avais-je  pas  fait 
ouvrir  cette  salle  à  manger  ?  En  la  parcourant, 
j'y  ai  respiré  un  acre  remugle  que  le  soleil,  par 
les  fenêtres  largement  ouvertes,  s'est  efforcé  de 
dissiper. 

J'ai  dû  parcourir  un  grand  nombre  de  jar- 
dins, avant  de  trouver  les  fleurs  dont  j'avais  be- 
soin pour  la  table.  Partout,  des  tiges  appau- 
vries laissaient  tomber  les  derniers  calices  de  la 
saison.  Cependant,  un  enclos,  protégé  contre  le 


igo 


L  INCERTAINE 


froid,  m'a  donné  toutes  ses  roses,  blanches  et 
jaunes,  glacées,  et  dans  un  verger,  j'ai  cueilli 
des  rameaux  de  néflier,  dont  les  floraisons  odo- 
rantes et  poudrées  répandaient  un  arôme  de 
miel. 

Ces  belles  dépouilles  ont  couvert  la  nappe,  en- 
tre les  coupes  de  fruits  et  les  candélabres  à  qua- 
tre branches,  qui  avaient  reçu  la  mission  de  je- 
ter sur  notre  petite  société  la  lumière  pâle  des 
fines  fêtes  d'autrefois. 

A  huit  heures,  tout  était  prêt;  et  j'arpentais 
fiévreusement  la  pièce,  aussi  impatient,  mais 
aussi  heureux,  qu'un  jeune  homme,  qui  reçoit 
ses  amis  pour  la  première  fois. 

Mlle  de  Giscours  arriva  la  première,  vêtue 
d'une  longue  robe  de  coupe  florentine,  toute 
droite,  serrée  à  la  taille  par  une  ceinture  d'or 
et  dont  l'étoffe  était  vert  pâle,  brodée  de  feuilla- 
ges plus  ombres.  Elle  portait  à  son  corsage  un 
bouquet  de  feuilles  d'oliviers.  Son  malicieux  et 
mélancolique  visage,  sous  ses  cheveux  bouclés, 
avait  une  douceur  suave,  cependant  que  ses 
épaules  pures  et  laiteuses  sortaient  avec  éclat  de 
l'étoffe  incertaine.  Une  longue  poire  d'éme- 
raude,  mais  lourde  et  taillée  comme  le  fruit  du 
cyprès,  pendait  à  son  cou. 


L  INCERTAINE  I  9 1 

—  Je  me  suis  habillée  en  Sagesse,  dit-elle, 
pour  assister  à  votre  repas  de  fous. 

La  jolie  Anglaise,  au  contraire,  nous  apparut 
tout  en  noir,  dans  une  jupe  à  paniers  très  am- 
ples. 

11  avait  été  entendu  qu'aux  yeux  de  son  tu- 
teur, Charlotte  dînait  chez  Mme  Drogheda,  tan- 
dis que  Jane  avait  simplement  averti  sa  mère 
qu'elle  passait  la  soirée  dehors,  sans  lui  spéci- 
fier l'emploi  de  sa  sortie. 

Elles  étaient  bien  belles,  toutes  les  deux,  et  je 
songeais  avec  mélancolie  que  j'empoisonnais 
vraiment  à  plaisir  mes  soirées  futures  de  vieux 
célibataire.  Gomme  cette  salle  à  manger  plus 
tard  me  paraîtrait  lugubre,  après  avoir  hospita- 
lisé, quelques  instants,  en  un  tel  équipage,  ces 
charmantes,  mais  énigmatiques  personnes,  et 
comme  ma  solitude  en  serait  plus  amère  I 

Peu  après,  surgirent  Boisberthe  avec  Clochen- 
son,  et  Léchevin  escortant  Moussac.  J'observai 
que  Boisberthe  était  nerveux,  trépidant,  Henri, 
cérémonieux,  que  Moussac  se  montrait  sombre 
et  enfin,  que  Léchevin  semblait  rayonner  de 
joie.  Ces  contrastes  me  donnèrent  une  grande 
espérance  :  on  ne  s'ennuierait  pas.  Je  craignais, 
en  effet,  que  l'on  fût  contraint,  méfiant,  que  cha- 


192  L  INCERTAINE 

ciin  refusât  de  s'abandonner,  je  craignais...  Mais 
vais-je  faire  étalage  de  mes  phobies  ? 

A  vrai  dire,  les  débuts  du  dîner  fuient  diffi- 
ciles. On  s'assit,  on  déplia  sa  serviette,  on  exa- 
mina ses  voisins.  Je  commençais  de  m'inquiéter 
et  de  maudire  mon  goût  des  combinaisons  ex- 
centriques ;  la  conversation  était  lente,  incolore, 
gênée,  je  voulais  y  mettre  du  liant  ;  peine  per- 
due ! 

Une  croustade  de  grives,  comme,  seule  au 
monde,  Philomène  en  sait  confectionner,  donna 
cependant  à  tous  une  certaine  animation,  mais 
ce  fut  Jane  qui  ouvrit  franchement  le  débat. 
Comme  on  venait  de  servir  un  vénérable  Her- 
mitage,  elle  fit  brusquement   : 

—  Nos  poètes  sont  plus  grands  que  les  vôtres, 
mais  vous   avez  de  meilleurs  vins  ! 

—  Nous  avons  aussi  des  femmes  supérieures. 
répondit  hargneusement  Moussac.  Les  Anglaises 
sont  comme  vos  pommes  de  terre,  pâles  et  sans 
goût. 

—  Je  ne  veux  pas  vous  contrarier,  Hubert,  on 
vous  réservera  une  Espagnole,  sèche,  noiraude 
et  roulée  dans  l'huile  rance  ! 

—  Non,   mais  une  jeune  fille  de  chez  nous, 


l'incertaine  193 

simple,    sans  détours,   sans   coquetterie,   et  fleu- 
rant bon  la  lavande  et  les  contes  de  fées  I 

—  Les  contes  de  fées  !  dit  dédaigneusement 
Jane.  Mais  est-ce  là  votre  affaire  ?  Vous  n'avez 
jamais  eu  de  fées,  vous  autres,  et  seulement  des 
mondaines,  qui  ne  songeaient  qu'à  leurs  robes, 
à  des  bijoux  !  Fi  donc  !  Venez  seulement  une 
nuit  dans  une  de  nos  landes,  et  vous  verrez  des 
fées,  des  fées  véritables.  A  moins  que  votre  sotte 
raison,  Hubert,  ne  les  épouvante  tant  qu'elles 
ne  fuient  à  votre  approche. 

Qu'a  donc  fait  Jane  à  Moussac  pour  qu'il  se 
montre  aussi  agressif  à  son  endroit  ?  Le  visage 
heureux  de  Léchevin  révèle  quelque  manigance 
nouvelle.  Sa  joie  ne  dit  rien  qui  vaille.  Je  vou 
drais  bien  savoir  ce  que  pense  en  ee  moment 
Clochenson,  qui  fait  la  chatte-mitte  auprès  de 
Mlle  Drogheda  ! 

—  Jane,  dit-il,  vous  êtes  injuste  pour  nos 
fées.  Je  crois,  en  effet,  qu'elles  se  plaisent  moins 
que  les  vôtres  dans  la  nature  et  qu'elles  ont  des 
goûts  de  cour.  Mais  nous  en  avons  de  toutes  sor- 
tes, et  de  bien  humbles  aussi,  nous  avons  les 
fées  du  foyer,  les  fées  du  pétrin  et  du  lavoir. 
Grandes  comme  le  demi-doigt,  elles  veillent  sur 
nos  enfants  et  sur  nos  livres,  sur  nos  jeunes  fil- 

13 


iq4  l'incertaine 

les  amoureuses  et  sur  nos  vieux  savants,  sur  nos 
petites  villes  et  sur  nos  rivières.  Elles  sont  moins 
aériennes  que  les  vôtres,  mais  aussi  moins  arro- 
gantes ;  elles  ne  dansent  pas  au  clair  de  lune, 
mais  elles  savent  de  moqueuses  maximes  pour 
attraper  les  sots.  Les  petites  fées  de  France,  Jane, 
il  ne  faut  pas  les  mépriser,  elles  hantaient  un 
bois  de  Domrémy,  quand  une  Pucelle  s'y  age- 
nouilla, pour  écouter  les  appels  de  la  délivrance, 
elles  ont  soufflé  à  Racine  quelques-uns  de  ses 
plus  beaux  vers,  elles  étaient  aux  Feuillantines, 
comme  à  Ccmbourg,  comme  à  Milly  ! 

fioisoertL^  nécout&ii  pas.  il  parlait  bas  à 
Charlotte .,  dont  le  vidage  s'animait  d'une  sorte 
de  rayonnement.  Sans  doute  1  entretenait-il 
d'amour,  et  c'était  là  ce  qui  la  irmdait  joyeuse. 
Et  Clochenson,  il  y  a  trois  jours,  lui  disait  des 
paroles  identiques  et  la  ravissait  de  même.  For- 
geris  avait-il  donc  raison  ?  Charlotte,  une  fois 
de  plus,  me  paraissait  telle  que  l'affreux  nain  la 
dépeignait. 

—  Qu'il  a  fallu  dé  circonstances  heureuses, 
s'écria  Léchevin,  en  levant  son  verre,  pour  pro- 
duire cet  Hermitage  !  La  terre,  le  soleil,  la  pluie, 
la  permission  de  Dieu  se  sont  unis  dans  ce  but  ! 
Il  est  parfait,   mais    pour    bien    peu    d'années. 


l'incertaine  ig5 

Quelques-uns  de  ses  éléments  se  désagrégeront, 
et  c'en  sera  fait  de  lui.  Aimons-le.  Il  réalise  un 
moment  de  la  beauté  de  ce  monde,  périssable 
comme  lui. 

Je  me  penchai  vers  Charlotte. 

—  Êtes- vous  heureuse? 

—  Pourquoi  croyez-vous  donc  que  je  préfère 
à  tout  le  bonheur  P  II  n'est  peut-être  au  fond 
qu'un  engourdissement,  un  coupable  repos.  Ne 
me  le  souhaitez  pas. 

—  Quels  vœux  désirez- vous  que  je  forme 
pour  vous  P 

—  Je  ne  sais  pas.  J'ai  peur  de  choisir.  Il  me 
semble  que  ce  que  j'obtiendrais  m'accordera 
moins  de  choses  qu'il  ne  m'en  ôtera.  En  cet  ins- 
tant, toutes  les  portes  sont  entrebâillées.  Si  j'en 
ouvrais   une,   les   autres   se  fermeraient. 

— ■  Vous  avez  pourtant  un  désir  P 

— •  Oui,  je  voudrais  avoir  un  cœur  qui  ne  se 
fatigue  point,  un  esprit  qui  n'abdique  pas,  une 
jeunesse  inaltérable.  Notre  vie  est  une  cabane  au 
bord  d'un  fleuve,  appelé  Torpeur.  Je  crains  la 
crue  de  ce  fleuve.  J'ai  rêvé  ma  vie  sous  tant  de 
formes  1 

— •  Lesquelles  ?  Lesquelles  P 


196  l'incertaine 

Elle  haussa  les  épaules  en  signe  de  lassitude 
et  ne  répondit  point. 

—  J'aurais  été  content,  lui  dis-je,  de  vous 
donner  ce  soir  une  vraie  fête,  et  non  point  une 
pauvre  réunion  comme  celle-ci.  Il  aurait  fallu 
que  le  jardin  fût  plein  de  danseuses.  Elles  se- 
raient venues,  demi-nues,  à  peine  voilées  d'étof- 
fes volantes  et  d'écharpes  multicolores.  Leurs 
jeux  et  leurs  entrechats  se  seraient  déroulés  au- 
tour de  vieilles  statues  ;  elles  auraient  mimé  la 
naissance  de  l'amour,  le  désir  qui  fait  son 
choix,  le  regret  qui  tourne  la  tête,  Galathée  qui 
devient  vivante,  Euridyce  qui  s'évanouit.  Vous 
auriez  entendu  les  airs  les  plus  languissants  et 
les  plus  fous  du  monde,  une  musique  bizarre  et 
capricieuse,  comme  les  conversations  des  dieux 
et  de  leurs  bouffons.  Au  lieu  de  ces  plats,  on 
vous  aurait  servi  des  paons  dans  leurs  plumes, 
des  sterlets  du  Volga,  des  gazelles  du  désert.  A 
la  fin  du  dîner,  les  trois  plus  grands  poètes  du 
monde  seraient  entrés,  afin  d'improviser  en  vo- 
tre honneur  des  odes  immortelles  ! 

J'avais  emprunté  à  l'Hermitage  la  plus 
grande  partie  de  mon  éloquence,  mais  Charlotte 
me  regarda  et  posa  sa  main  sur  la  mienne  : 

—  Je  me  suis  habillée  en  Sagesse  pour  venir. 


L  INCERTAINE  IQ7 

Elle   ajouta   : 

—  Je  ne  suis  pas  une  coquette,  Hector.  Grands 
dieux,  ne  devenez  pas  amoureux  de  moi  ! 

Je  fus  si  surpris  que  je  rougis  de  mon  exalta- 
tion et  que  je  me  tus  tout  aussitôt. 

Moussac  et  Léchevin  commencèrent  de  se  dis- 
puter avec  aigreur  sur  un  sujet  fort  indifférent, 
et  ils  échangèrent  des  propos  tellement  acariâ- 
tres que  je  ne  pus  douter  que  la  jalousie  empoi- 
sonnait leur  querelle.  Boisberthe  s'était  remis  à 
causer  bas  avec  Charlotte.  Jane  sépara  rudement 
les  belligérants,  qu'elle  traitait  d'ailleurs  avec 
grand  mépris. 

—  Si  vous  continuez,  dit-elle,  à  nous  ennuyer 
de  vos  histoires,  nous  allons  demander  en  chœur 
à  M.  Guinemont  de  vous  mettre  à  la  porte.  J'ai 
horreur  des  disputes  I 

Le  regard  de  Clochenson  devint  si  gai  et  si 
narquois  que  je  pus  y  lire  sa  pensée. 

—  Voilà  les  femmes,  disait  ce  regard,  et  c'est 
à  cause  de  l'une  d'elles  que  ces  deux  amis  se 
haïssent  I  L'odeur  des  cadavres  de  Troie  devait 
ainsi  incommoder  Hélène  :  «  Que  l'air  est  donc 
malsain  ici,  déclarait-ele  négligemment  à  Paris, 
ne  pourrait-on  aller  aux  eaux?  » 

Nous    quittions    la   table.    Boisberthe   entraîna 


198  l'incertaine 

Charlotte  dans  le  salon  jaune  et  noir,  Hubert  de 
Moussac,   Jane,   dans  la  bibliothèque. 

Nous  demeurâmes  à  fumer,  Clochenson,  Lé- 
chevin  et  moi.  Mais  celui-ci  donnait  des  signes 
d'impatience. 

—  Qu'a  donc  Moussac,  ce  soir  ?  demanda  Clo- 
chenson, bonhomme. 

—  Il  devient  stupide,  s'écria  Léchevin,  avec 
colère.  Vous  avez  vu  comme  il  m'a  cherché 
noise  ?  Cela  ne  se  serait  pas  terminé  ainsi,  je 
vous  jure,  monsieur  Guinemont,  si  nous 
n'avions  été  chez  vous  ! 

—  Ce  qu'il  y  a  de  lamentable  avec  les  hom- 
mes, murmura  Clochenson,  c'est  que  jamais  on 
ne  peut  assister  à  une  action  de  quelque  intérêt 
sans  avoir  pu  la  prévoir.  C'est  navrant  ! 

Richard  se  tournait  vers  lui. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

- — •  Il  y  a  une  fable  de  La  Fontaine  au  sujet 
de  votre  querelle,  Richard.  «  Deux  coqs  vivaient 
en  paix.   » 

—  Mon  cher,  vous  ne  supposez  pas  cependant 
que  ce  soit  à  cause  de  Mlle  Drogheda  que... 

—  Allons,  allons,  dit  Clochenson,  nous  som- 
mes entre  nous.  Guinemont  sait  à  quoi  s'en  te- 
nir. Pourquoi  faites-vous  attention  aux  méchan- 


L  INCERTAINE  199 

cetés  et   aux  fureurs  de  Moussac  ?    Vous    savez 
bien  que  vous  êtes  aimé. 

Richard  Léchevin  sourit  avec  fatuité  et  gagna 
à  son  tour  la  bibliothèque. 

—  Est-ce  vrai  ?  demandai- je  à  Glochenson. 

—  Jane  aimer  Léchevin  ?  il  éclata  de  rire, 
—  elle  n'aime  personne.  Ce  qu'ils  ignorent  l'un 
et  l'autre,  c'est  que  dans  un  mois  elle  repartira 
pour  l'Italie  avec  sa  mère.  D'ici  là,  elle  promet- 
tra tout  et  ne  tiendra  rien. 

—  En  ce  cas,  pourquoi  encouragez-vous  ce 
jeune  homme  ? 

Glochenson  me  regarda  en  souriant,   avec  un 
mélange  de  gentillesse  et  de  raillerie.  Puis  il  ré 
pondit  : 

—  Il  faut  bien  que,  moi  aussi,  je  fasse  ma 
partie  dans  le  concert. 

— ■  Vous  êtes  cruel  ! 

—  Léchevin  n'est-il  pas  heureux  de  s'imagi- 
ner qu'une  aussi  jolie  fille  a  un  sentiment  pour 
lui  ?  Dans  un  an,  cette  histoire  lui  sera  indiffé- 
rente, et  d'ici  là,  elle  l'amuse  et  double  le  prix 
de  sa  vie.  ?>e  le  plaignez  pas. 

Tout  le  monde  était  réuni  dans  le  salon.  Nous 
y  rentrâmes.  Charlotte,  silencieuse,  écoutait  tou- 
jours Louis  de  Boisberthe.  Mlle  Drogheda  regar- 


200  L  INCERTAINE 

dait  mùqueusement   ses   deux   amoureux   et   dé 
chirait  un  des  camélias  blancs  qu'elle  portait  au 
corsage. 

—  Monsieur  Guinemont,  doit-on  croire  les 
hommes  quand  ils  vous  parlent  d'amour  ? 

Elle  m'appela  : 

—  Oui,  répondis-je,  on  doit  les  croire,  — 
comme  on  doit  croire  le  bourreau,  quand  il  vous 
parle  de  pendaison  ! 

Elle  se  leva  en  riant. 

—  Très  bien,  dit-elle,  je  vous  remercie.  Et 
maintenant,  Charlotte,  il  nous  faut  rentrer. 
Henri  nous  raccompagnera. 

À  la  porte,  Mlle  de  Giscours  détacha  son  bou- 
quet de  feuilles  d'olivier  et  me  ie  donna. 

—  Gardez-le  en  souvenir  de  cette  soirée  et 
puisse-t-il  ne  vous  inspirer  que  de  sages  résolu- 
tions I 

Elle  m'aurait  laissé,  en  partant,  un  bonnet  à 
grelots  et  un  hochet,  que  je  ne  me  sentirais  pas 
plus  absurde,  ce  soir  I 


Je  suis  sorti  tantôt,  avec  l'intention  de  rôder 
dans  ma  chère  ville  et  de  faire  lever  des  souve- 
nirs à  chacun  de  mes  pas.  Je  voulais  revoir  les 
hérons  de  M.  Parpaillon,  goûter  chez  Lecocq, 
choisir  une  cheviotte  chez  M.  Cottedefert,  qui 
sait,  peut-être  même,  acheter  chez  M.  Salinba- 
raas  une  cithare  ou  un  alto  ?  Vers  le  soir,  j'au- 
rais rêvé  à  Saint-Biaise  devant  l'espiègle  figure 
qui  rappelle  Charlotte  de  Giscours  ! 

C'était  un  programme  enivrant,  mais  je 
comptais  sans  mon  hôte,  c'est-à-dire  sans  Char- 
lotte elle-même. 

Je  la  croisai  au  coin  de  la  rue  Antoine-Heroët 
et  qui  se  dirigeait  vers  ma  porte.  Elle  marchait 
vite,  pâle,  les  yeux  absents,  comme  chassée  de 
soi-même. 

—  Eh  !  dis-je,  où  allez-vous  ainsi,  Charlotte  ? 
Au  bois,  cueillir  la  fleurette  ? 

—  Non,  chez  vous  ! 

—  Chez  moi  ?  Voilà  un  grand  honneur  que 
vous  me  faites  !  Pourquoi  ne  pas  m'avoir  pré- 
venu ?  J'aurais  passé  chez  l'artificier  ! 


202  L  INCERTAINE 

—  Ah  î  mon  ami,  je  ne  plaisante  pas.  Je 
viens  vous  faire  mes  adieux. 

Je  fus  si  surpris  de  cette  nouvelle  que  j'entraî- 
nai Mlle  de  Giscours  chez  moi,  et  que,  l'ayant 
emprisonnée  entre  la  fenêtre  et  le  cabinet  de 
laque,   je  lui  fis  raconter  son  histoire. 

Elle  avait  déjeûné  chez  Mme  Drogheda,  et 
comme  elle  rentrait,  vers  trois  heures,  rue  de  la 
Vieille- Abbaye,  le  baron  de  Forgeris,  qui  la 
guettait,  lui  raconta  précipitamment  que  son 
oncle  savait  tout,  qu'il  était  furieux,  qu'il  vou- 
lait la  chasser  et  que  mieux  valait  pour  elle  ne 
pas  reparaître  en  ce  moment  et  se  tenir  coite 
jusqu'à  ce  qu'il  fût  un  peu  calmé. 

J'interrompis   doucement   l'éplorée    : 

—  Votre  oncle  sait  tout,  Charlotte  ?  Mais  quel 
est  ce  tout  ? 

La  pauvre  enfant  rougit    : 

—  Mes  rendez-vous  avec  Clochenson,  je 
pense,  avec  Boisberthe. 

— ■  Vous  donniez  des  rendez-vous  à  Clochen- 
son et  à  Boisberthe  ? 

—  Oui,  oui  !  Y  a-t-il  grand  mal  à  cela  ?  Bois- 
berthe me  suppliait  tant  et  Clochenson  est  si 
drôle  I  Est-ce  que  mon  oncle  s'imagine  que  j'at- 
tendrai éternellement  le  bon  vouloir  de  Simon  ? 


l'incertaine  2o3 

J'ai  toute  ma  jeunesse  en  moi  !  Mais  il  paraît 
surtout  que  les  lettres  de  Louis  ont  causé  un 
grand  scandale  ! 

—  Boisberthe  vous  écrivait  ? 

— ■  Mais  oui,  voyons  I  Comme  si  vous  ne  vous 
en  doutiez  pas  !  Des  lettres  extraordinaires,  où  il 
se  moquait  de  Simon,  où  il  me  demandait  de 
l'épouser  I 

— ■  Et  ces  lettres  sont  compromettantes  ? 

— ■  Dame,  il  y  parle  de  nos  rendez-vous,  des 
baisers  que  je  lui  ai  laissés  prendre,  de  mille  ab- 
surdités romanesques.  Elles  me  distrayaient 
tant,  ces  pauvres  lettres  !  Elles  contrastaient  si 
plaisamment  avec  celles  de  Simon,  qui  étaient 
froides,  guindées,  cérémonieuses,  qui  me  di- 
saient des  choses  de  ce  genre  :  «  Je  viens  d'avoir 
une  occasion  excellente,  j'ai  acheté  un  service 
à  découper...  »  Un  service  à  découper  l'amour, 
oui  !  Enfin,  mon  oncle  est  au  courant  de  mes 
folies  et  il  veut  me  déshériter.  Ce  bon  Forgeris 
m'attendait  depuis  deux  heures  pour  m'aviser  de 
ce  drame.  Moi  qui  le  jugeais  si  mal  !  Voyez 
comme  on  se  trompe.  C'est  lui,  au  contraire, 
qui  a  tenté  l'impossible  pour  me  tirer  d'affaire. 
En  attendant  qu'il  réussisse  à  me  faire  rentrer 
en  grâce,  il  trouve  prudent  que  je  me  cache  dans 


20|  L  INCERTAINE 

une  ville  voisine,  à  Orves,  par  exemple.  Il  m'y  a 
même  indiqué  un  hôtel  :  l'Ecu  d'argent.  Je  vais 
m'y   réfugier. 

—  C'est  Forgeris  qui  vous  a  sauvée  ?  Je  n'en 
reviens  pas  ! 

—  Quand  je  vous  dis  que  c'est  un  amour  !  Et 
comme  je  n'avais  pas  un  sou  sur  moi,  il  m'a 
même  avancé  un  peu  d'argent  :  quinze  louis, 
pour  me  permettre  de  régler  les  premiers  frais. 

—  Vous  auriez  mieux  fait  de  vous  adresser  à 
moi  !  grommelai-je. 

—  Je  suis  partie  en  toute  hâte,  mais  avant  de 
filer,  j'ai  voulu  vous  dire  adieu,  ainsi  qu'à  Clo- 
chenson,  chez  qui  je  cours  maintenant.  Vous 
serez  seuls  tous  deux  à  connaître  ma  retraite. 

J'avais  de  bonnes  raisons  de  me  méfier  du  jeu 
de  Forgeris,  et  je  supposais  bien  qu'il  tendait 
à  Mlle  de  Giscours  quelque  piège  de  sa  façon. 

—  Charlotte,  dis-je,  croyez-moi.  N'allez  pas  à 
Orves.  Tout  ceci  me  paraît  bizarre,  trop  bizarre 
à  mon  goût.  Moi  aussi,  je  vais  vous  donner  un 
conseil  ;  demeurez  ici  ! 

—  Ici  ? 

—  Oui,  au  lieu  d'être  cachée  à  Orves,  vous  le 
serez  dans  cette  maison  et  plus  en  sûreté.  D'ail 


l'incertaine  2o5 

leurs,  vous  êtes  sous  ma  protection  ;  vis-à-vis  de 
Maragde,  cela  vaudra  peut-être  mieux. 

Elle  se  défendit  longtemps,  mais  enfin  se 
laissa  persuader.  Je  lui  déconseillai  toutefois  de 
prévenir  Clochenson  de  ce  qui  se  passait,  et  j'eus 
de  nouveau  beaucoup  de  peine  à  la  convaincre. 
Un  pressentiment  me  disait  que  Clochenson  ne 
devait  être  averti  de  rien  et  que  Forgeris  lui  ré- 
servait un  rôle  dans  tout  ceci. 

Je  donnai  ordre  de  préparer  une  chambre. 
Philomène,  qui  est  le  silence  même,  sortit  d'une 
armoire  les  draps  les  plus  parfumés  ;  un  grand 
feu  fut  allumé  dans  la  pièce  encore  froide,  et 
Charlotte,  déjà  riante  et  amusée  comme  une  en- 
fant de  cette  installation  en  impromptu,  n'eut 
plus  qu'à  admirer  la  vieille  cretonne  rustique 
qui  couvrait  les  murs  et  chargeait  le  baldaquin. 
Un  miroir  ovale,  au  tain  écaillé,  encadré  de 
fleurs  de  biscuit,  dont  la  plupart  étaient  incom- 
plètes, posé  en  face  du  jour,  reflétait  un  ciel 
blanc,  semé  de  nuages  grisâtres. 

—  Je  n'ose  pas  m'y  regarder,  dit  Charlotte, 
j'ai  peur  d'aller  y  réveiller,  tout  au  fond,  tant 
de  visages  qui  doivent  y  dormir  ! 

Puis  elle  s'assit  dans  un  énorme  fauteuil  et 
mo  regarda   : 


2o6  l'incertaine 

—  Vous  sou  venez- vous,  Hector,  du  soir  où 
vous  m'avez  aperçue  à  l'hôtellerie,  déguisée  en 
matelot  ?  Je  ne  me  doutais  guère  alors  que  je 
viendrais  un  jour  habiter  chez  vous  !  Quelle  sin- 
gulière comédie  que  tout  cela  ! 

—  Peu  de  jours  après,  Charlotte,  vous  m'avez 
affirmé  que  vous  adoriez  Simon. 

—  Je  ne  le  disais  pas  à  vous,  Hector,  mais  à 
moi-même.  J'aurais  tant  voulu  que  ce  fût  vrai  I 
Cela  aurait  été  mieux  ainsi  !  Que  voulez-vous  ? 
Ce  n'est  pas  ma  faute  s'il  ne  pense  qu'aux  servi- 
ces à  découper  î 


Je  sortis  vers  le  soir.  J'avais  besoin  de  m'iso- 
ler  et  de  réfléchir  à  cette  étrange  aventure.  Mais 
y  a-t-il  quelque  chose  de  plus  extraordinaire,  de 
plus  continûment  romanesque  que  la  vie,  cet 
incroyable  accident  survenu  à  notre  conscience? 
Chacune  de  nos  actions,  chacun  de  nos  désirs, 
notre  destinée  tout  entière,  —  ne  sont-ils  pas  en 
quelque  sorte  fantastiques  ? 

Je  m'avisai  cependant  que  si  Charlotte  eût 
quitté  la  mairie  au  bras  de  Simon,  au  lieu  de  se 
cacher  chez  moi,  mes  pensées  eussent  été  peut- 
être  différentes  ! 


l'incertaine  207 

Je  pousai  jusqu'au  pont  Saint-Georges  qui  en- 
jambe la  Calmette.  De  grands  remous  verts  sui- 
vaient, en  se  contrariant,  son  cours  précipité. 
Un  peu  au  delà,  de  vieilles  maisons,  tassées  sur 
les  deux  rives,  reflétaient  dans  l'eau  trouble  leurs 
façades  décrépites  et  leurs  toits  penchants.  L'une 
d'elles  se  terminait  par  une  terrasse  couverte,  où 
du  linge  pendait  entre  des  piliers  mal  équarris. 
Des  géraniums  desséchés  se  suivaient  sur  la  ba- 
lustrade. Les  moulins  à  roues  enfonçaient  dans 
la  rivière  leurs  larges  palettes  et  les  retiraient, 
totrtes  ruisselantes  de  mousse  et  de  bave.  Là- 
haut,  le  ciel  prenait  l'éclat  et  la  couleur  du  cui- 
vre. 

Une  belle  fille  en  bleu,  les  cheveux  massés  sur 
la  nuque,  vint  s'accouder  à  la  terrasse,  entre  les 
plantes  mortes.  Elle  regardait  les  fenêtres  déla- 
brées s'allumer,  l'une  après  l'autre,  comme  des 
chaudrons  devant  un  feu.  Et  je  ne  sais  pour- 
quoi, à  la  vue  de  ce  tableau,  il  me  vint  un  sen- 
timent de  joie  confuse,  tranquille  et  lumineuse. 

Charlotte  trop  fatiguée,  ne  dîna  pas  avec  moi, 
mais  vers  neuf  heures,  elle  me  délégua  Philo- 
mène  pour  me  prier  de  monter  dans  sa  cham- 
bre» 


208  l'incertaine 

Je  la  trouvai  au  lit,  où  elle  me  parut  beau- 
coup plus  jeune  et  presque  enfantine. 

Un  de  ses  bras  nus  sortait  des  draps,  si  mince 
et  si  blanc  que  je  compris  soudain  toute  la  fra- 
gilité de  l'être  charmant  qui  se  confiait  ainsi  à 
moi. 

—  J'avais  envie  de  vous  voir,  dit-elle,  comme 
pour  s'excuser  de  m'avoir  dérangé.  Hector,  je 
n'aurais  dormi  sous  aucun  autre  toit  que  le 
vôtre,  mais  auprès  de  vous,  je  me  sens  en  sécu- 
rité !  Je  sais  bien  que  Bréviaire  ne  peut  me  faire 
que  du  mal,  et  Boisberthe,  de  même.  Mais, 
vous,  Hector,  mais  vous... 

Elle  hésita  un  peu,  puis  acheva  sa  pensée  eu 
ces  termes   : 

—  Il  y  a  un  homme  encore  avec  qui  j'irais 
sans  crainte  au  bout  du  monde.  Il  ne  m'aime 
pas  et  c'est  mieux  ainsi.  Au  fond,  mon  bon 
Guinemont,  je  suis  si  seule  sur  la  terre  !  Le  jour, 
je  réussis  bien  à  m'étourdir,  mais  le  soir,  je  me 
retrouve  en  face  de  ma  tristesse.  Je  sais  que  mon 
oncle  de  Maragde  est  un  homme  excellent  et 
qu'il  m'aimerait,  si  Forgeris  ne  l'excitait  pas 
ainsi  contre  moi.  J'aurais  voulu  que  Simon  fît 
un  effort  pour  me  comprendre,  il  paraît  que  cela 
lui  est  impossible.  Son  seul  but  dans  la  vie  est 


h  INCERTAINE  209 

de  paraître  respectable,  et  cela  m'est  tellement 
égal  !  Ce  que  je  voudrais,  moi,  c'est  être  aimée 
pour  moi-même. 

J'avais  pris  sa  main  dans  la  mienne,  elle  par- 
lait toujours,  elle  fermait  les  yeux. 

—  Laissez  votre  main  comme  cela,  Hector  ! 
Vous  avez  bien  fait  de  ne  pas  vous  marier...  Au- 
rais-je  pu  venir  m'abriter  ici  ?  Forgeris  m'a  dit 
que  vous  me  détestiez.  N'est-ce  pas  que  j'ai  bien 
fait  de  ne  pas  le  croire  ?  Hector,  je  voudrais 
être  un  jour  chez  moi,  posséder  une  niche,  un 
hangar,  une  cave,  mais  quelque  chose  enfin  qui 
me  fût  personnel.  C'est  si  pénible  de  vivre  tou- 
jours chez  autrui  et  je  suis  si  fatiguée  par  mo- 
ments I 

Elle  se  tut  quelques  secondes.  Son  beau  visage 
remua  sur  l'oreiller,  déplaçant  les  ondes  noueu 
ses  de  ses  cheveux. 

—  Je  me  souviens,  reprit-elle,  que,  quand 
j'étais  enfant,  ma  vieille  nourrice  me  racontait 
des  histoires  jusqu'à  ce  que  je  m'endorme.  Je 
les  ai  malheureusement  oubliées,  ces  histoires, 
mais  je  crois  qu'il  s'agissait  toujours  d'une 
princesse  captive.  Son  fiancé  l'ayant  abandon- 
née, il  lui  poussa  des  ailes  comme  aux  jeunes 
cygnes,  et  elle  s'en    allait,    la    nuit,    frapper  et 

14 


2IO  L  INCERTAINE 

pleurer  à  la  fenêtre  de  l'infidèle.  Une  nuit,  il 
ouvrit  la  croisée  et  il  vit...  et  il  vit... 

Elle  commençait  de  s'endormir.  Elle  bre- 
douillait et  rêvait  tout  haut  ! 

—  Les  ailes  dans  l'ombre  faisaient  deux 
rayons  blancs  et  alors...  Xe  vous  en  allez  pas, 
Henri,  laissez  votre  mains  dans  la  mienne... 
comme  cela...  Henri  !  Henri... 

Je  sais  le   secret  de    Charlotte,    mais    elle,   le 
connaît-elle  ?    Elle    s'est    endormie,   et  je   tiens 
toujours  cette  main.  Je  suis  heureux,  il  me  sem 
ble,   mais  pourquoi  donc  alors,   ai-je  autant  en- 
vie de  pleurer  ? 


A  trois  heures,  j'ai  reçu  la  visite  du  baron 
de  Forgeris.  Il  avait  son  air  le  plus  hypocrite, 
il  ressemblait  à  la  fois  à  un  moine  de  Rabelais 
et  au  Raminagrobis  de  La  Fontaine.  Il  portait 
des  gants  à  crispin  qu'il  n'en  finissait  plus  d'en- 
lever, puis  il  me  dit  d'un  ton  fort  doux,  d'un 
ton  fort  onctueux  : 

—  Monsieur  Guinemont,  vous  ne  me  deman- 
dez pas  des  nouvelles  de  Mlle  de  Giscours  ? 

—  Je  n'aurai  garde,  mon  cher  baron,  vous 
êtes  toujours  le  premier  à  m'en  parler. 

—  Eh  bien,  Monsieur,  il  est  arrivé  des  événe- 
ments extrêmement  fâcheux  depuis  que  je  n'ai 
eu  le  plaisir  de  vous  voir. 

Et  il  me  raconta  à  sa  manière,  avec  force  exa 
gérât  ion,  force  grimaces  et  gestes  apitoyés,  la 
scène  tragi-comique  que  je  connaissais  déjà  par 
Charlotte.  Il  y  ajouta  beaucoup  de  considéra- 
tions sur  la  fureur  de  M.  de  Maragde  et  sur  ses 
efforts  pour  l'apaiser. 

—  C'est  pourquoi,  ajouta  triomphalement 
M.  de  Forgeris,  Mlle  de  Giscours  s'est  réfugiée 
à  Orves. 


212  L  INCERTAINE 

— ■  Eh  bien,  que  va-t-elle  faire  là  ? 

—  Elle  attendra  !  Oui,  Monsieur,  elle  attendra 
mes  instructions.  Quand  la  colère  de  Philéas 
sera  calmée,  peut-être  alors  l'autoriserai-je  à 
rentrer  sous  son  toit. 

Il  me  vint  un  désir  pervers  d'être  hypocrite 
à  mon  tour  et  de  battre  mon  compère  sur  le 
terrain  même  où  il  excellait. 

—  Ne  croyez-vous  pas,  mon  bon  Forgeris,  — 
c'est  un  conseil  que  je  vous  demande,  un  con- 
seil d'ami,  —  qu'il  serait  peut-être  sage  de  ma 
part  d'aller  voir  Philéas  et  de  vous  aider  dans 
vos  tentatives  de  réconciliation  ? 

A  ces  mots,  le  nain  s'agita  fiévreusement  sur 
son  fauteuil. 

—  Non,  non,  Hector,  je  crois  que  cela  serait 
dangereux.  Philéas  est  très  nerveux  en  ce  mo- 
ment, il  s'exaspère  vite,  il  vaut  mieux  qu'il 
s'apaise,  qu'il  oublie  la  chose  ;  laissez-moi  faire, 
je  suis  un  parfait  diplomate.  Et  puis,  qu'avez- 
vous  à  craindre  ?  J'aime  beaucoup  Mlle  de  Gis- 
cours.  Ses  manières  à  l'évent  ont  pu  m'agacer 
quelquefois,  et  je  crois  même  vous  avoir  fait  la 
confidence  de  ces  agacements  passagers,  mais 
depuis  qu'elle  n'est  plus  rue  de  la  Vieille- 
Abbaye,  je  sens  combien  elle  m'est  chère  ! 


2l3 


M.  de  Forgeris  prit  ici  son  air  le  plus  subtil  et 
le  plus  malin. 

—  Je  veux  même  tout  vous  dire,  mon  cher,  et 
vous  allez  juger  par  vous-même  de  ma  sollici- 
tude pour  notre  Charlotte.  J'ai  réfléchi  qu'il 
serait  peut-être  bien  imprudent  de  laisser  ainsi 
une  jeune  fille,  presque  une  enfant,  toute  seule, 
sans  relations,  sans  protecteurs,  dans  une  ville 
inconnue,  et  qu'il  serait  prudent  de  lui  envoyer 
un  de  ses  amis,  afin  que  quelqu'un  prît  soin 
d'elle. 

La  figure  du  baron  de  Forgeris  aurait  voulu 
paraître  indifférente,  mais  ce  fut  plus  fort  que 
toute  sa  volonté  :  quelque  chose  de  satanique  lui 
sortit  du  visage,  comme  d'une  solfatare,  sa  fu- 
mée. 

—  J'ai  songé  d'abord  à  prévenir  M.  de  Bois- 
berthe,  mais  j'ai  trouvé  que  M.  Clochenson 
était  mieux  indiqué.  Je  suis  allé  le  dénicher 
dans  son  cloître,  où  il  lisait,  au  fond  de  la  cha- 
pelle, un  livre  presque  aussi  grand  que  lui.  Je 
l'ai  mis  fort  obligeamment  au  courant  de  ce 
drame.  Je  dois  reconnaître  que  M.  Clochenson 
n'en  a  pas  paru  extrêmement  affecté.  Il  a  été  de 
mon  avis  et  il  a  plié  bagage  incontinent  afin  de 


21 1\  l'incertaine 

retrouver  à  VEcu  d'Argent,  Mademoiselle  de  Gis- 
cours. 

M.  de  Forgeris  riait  sous  cape,  et  je  ne  riais 
pas  moins.  Ah  !  M.  Clochenson  courait  Jes  rou- 
tes derrière  Mlle  de  Giscours,  et  M.  de  Forgeris 
s'en  réjouissait  I  Fort  bien  !  Mais  Mlle  de  Gis- 
cours  écoutait  tout  cela  derrière  une  tapisserie. 
Et  elle  en  riait  certainement  aussi.  C'était  une 
excellente  histoire  ! 

—  Vous  êtes  un  véritable  ami,  dis- je  à  For- 
geris, en  le  raccompagnant  à  la  porte. 

—  Personne  ne  m'estime  à  ma  juste  valeur, 
me  répondit-il  modestement.  Je  suis  un  mé- 
connu. 

Mais  en  voilà  bien  d'une  autre  !  Mlle  de  Gis- 
cours  sort  de  sa  cachette.  Elle  en  sort  aussi 
pâle  que  si,  nixe  changeante  et  glacée,  elle 
émergeait  véritablement  de  la  touffe  de  roseaux, 
tissée  dans  cette  verdure. 

—  Henri  est  parti,  me  dit-elle.  Je  vais  le  re- 
joindre. 

—  Le  rejoindre  à  Orves  ?  Vous  êtes  folle  ! 

—  Mais  songez  donc  qu'en  arrivant  à  l'hôtel, 
il  n'y  trouvera  personne,  qu'il  s'inquiétera,  me 
croira  perdue,  malade,  que  sais-je,  morte 
même  I 


l'incertaine  2l5 

—  Eh  bien,  il  assistera  à  votre  résurrection,  à 
peine  un  peu  plus  tard  que  le  troisième  jour  I 

—  Non,  non,  je  pars,  laisse-moi  ! 

La  tapisserie  est  immobile  ;  le  rideau  de 
paysages  bleus  s'éclaircit  à  mesure  qu'il  s'éloi- 
gne et  s'enfonce  mollement,  de  val  en  val,  vers 
des  champs  d'or  pâle,  et  la  mare  n'oscille  pas, 
entre  les  longs  plumets  de  ses  roseaux,  que  le 
vent  touche,  mais  la  nixe,  elle,  se  tord  les 
mains,  elle  appelle,  elle  supplie,  elle  va  pleurer. 
Henri  !  Son  Henri  est  loin  !  Son  Henri  passera 
une  mauvaise  nuit  !  La  belle  affaire  !  Quelle 
sotte  chose  que  de  s'occuper  des  petites  filles  ! 
Je  me  retourne  en  bougonnant   : 

—  Mais  vous  ne  comprenez  donc  rien,  Char- 
lotte !  Forgeris  n'a  envoyé  Clochenson  à  Orves 
que  pour  vous  compromettre  et  faire  croire  à 
votre  oncle  que  vous  avez  été  enlevée.  Ne  bou- 
gez pas.  Si  Philéas  part  pour  Orves,  le  baron 
est  perdu. 

Cette  fois,  Charlotte  saute  dans  mes  bras   : 

—  Hector,   vous  avez  du  génie. 

Du  génie  ?  non.  Lamparnave  seul  a  eu  du 
génie,  Lamparnave  seul  a  cru  longtemps  qu'il 
lui  suffirait  de  prononcer  certaines  paroles  pour 
attirer  l'admiration  de    tous  !  Moi,  je    n'ai    pas 


2lti  l'incertaine 

de  génie,  mais  j'ai  gardé  un  peu  de  bon  sens  : 
c'est  beaucoup  plus  rare  ! 

Cependant,  pour  calmer  Charlotte,  je  lui  pro- 
mets d'aller  rue  des  Carmes  voir  si  Clochenson 
est  vraiment  parti. 

Le  soir  était  si  calme  qu'il  me  semblait  avoir 
retrouvé  mon   enfance   à  peine   désemmaillotée. 

Les  vieilles  maisons  de  ma  ville  natale  pre- 
naient la  nuance  brune  et  dorée  du  pain  bénit. 
Les  vitres  étaient  couleur  d'encens,  et  les  clo- 
ches, les  unes,  sonores,  et  les  autres,  fêlées,  s'in- 
terrogeaient et  se  répondaient,  tour  à  tour,  lais- 
sant tomber  avec  confiance  leurs  antiques  sonne- 
ries fidèles,  qui  semblaient  ricocher  de  toit  en 
toit.  Au  fond  du  cours  des  Trois-Chimèrés,  le 
soleil,  en  train  de  se  coucher,  avait  l'air  du 
Buisson- Ardent.  Il  faisait  aigre.  Le  vent  souf- 
flait. Au  coin  d'une  rue,  un  passant  quelconque 
■ouvrit  la  porte  d'un  bar,  et,  cérémonieux,  solen- 
nel, comme  si  tout  l'hiver  était  sur  ses  talons, 
du  ton  d'un  huissier  dans  une  cérémonie,  il 
annonça  aux  consommateurs  : 

— ■  Messieurs,   le  froid  ! 

Comme  ce  soir  d'automne  me  rappelait  ma 
jeunesse  !  Je    mettais  mes    pas    dans    mes  pas. 


L  INCERTAINE  1 1 7 

J'apercevais  une  ombre  furtive  qui  me  précé- 
dait le  long  des  rues,  mais  j'avais  beau  courir, 
je  ne  la  rattrapais  jamais.  Au  passage,  sur 
chaque  mur,  je  voyais  fuir  une  silhouette,  toute 
ma  vie  revenait  à  moi  pour  s'évanouir  de  nou- 
veau. C'était  comme  l'écho  d'une  ancienne 
ronde,  mais  Sœur  Anne  avait  beau  gravir  la 
tour,  la  route  seule  poudroyait  :  je  savais  le 
secret  de  Charlotte  ! 

Je  gagnai  le  cloître  des  Carmes. 

—  M.  Clochenson  est-il  là  ? 

Personne  ne  meurt  dans  cette  ville  :  M.  Col- 
ladon  a  fermé  boutique.  Tout  le  monde  est  en 
bonne  santé  :  Mme  Ossu  n'est  pas  chez  elle.  Au 
bruit  que  je  fais  en  m 'escrimant  contre  le  heur- 
toir de  la  petite  porte,  M.  Lespérancc,  le  relieur 
aux  yeux  roses,  sort  de  son  magasin. 

— ■  Vous  demandez  quelqu'un,  Monsieur  ? 

—  M.  Henri  Clochenson.  Pourriez-vous,  par 
hasard,  me  donner  quelques  renseignements  sur 
lui  ? 

Le  relieur  se  penche  mystérieusement  vers 
moi,  et,  posant  un  doigt  sur  ses  lèvres,  comme 
poUr  me  prier  de  ne  point  répandre  un  secret 
si  compromettant   : 


218  l'incertaine 

—  M.  Clochenson,  me  dit-il,  est  parti  tantôt 
pour  ne  pas  revenir. 

—  Où  est-il  allé  ? 

—  Il  ne  me  l'a  pas  confié,  mais  il  a  emporté 
sa  valise. 

—  Je  vous  remercie. 
Le  relieur  me  rappelle. 

—  Je  crois  vous  avoir  déjà  aperçu  dans  ce 
lieu,  Monsieur.  Ne  seriez-vous  pas  un  ami  de 
M.   Clochenson  ? 

—  Un  ami  intime. 

— ■  Alors  je  vous  dirai  tout.  M.  Clochenson  a 
emporté  aussi  un  étui  à  parapluies.  Peut-être  y 
a-t-il  dissimulé,  en  effet,  une  canne  et  un  en- 
cas,  mais  je  le  soupçonne  d'y  avoir  enfermé 
deux  épées.  D'après  ce  qu'il  m'a  dit  lui- 
même,  j'ai  cru  comprendre  qu'il  s'agissait  d'un 
duel. 

Ce  misérable  albinos  a  relié  trop  de  romans. 
La  buée  qui  s'échappe  d'eux  lui  a  tourné  l'es- 
prit. Ne  peut-il  voir  une  femme  sourire,  sans 
croire  à  un  adultère,  un  homme  partir  en 
voyage,  sans  imaginer  un  duel  ?  Je  suis  plus 
simple,  Dieu  merci,  je  n'ai  rien  de  romanesque, 
—  mais,  au  fait,  hier  même,  n'ai-je  pas  enlevé 
une  jeune  fille  ? 


J'aurais  montré  de  la  prudence,  je  crois,  en 
rentrant  à  Paris  plus  tôt,  —  ou  peut-être  même 
en  ne  revenant  pas  ici. 

Je  pense  à  la  petite  maison  que  j'ai  là-bas,  et 
j'éprouve  à  son  sujet  un  attendrissement  hors 
de  propos. 

J'en  revois  les  meubles,  les  détails,  les  mille 
agréments,  avec  une  exactitude  si  minutieuse 
qu'elle  me  donne  un  semblant  de  nostalgie.  Que 
fais-je  dans  ma  ville  natale  ?  Est-ce  de  mon  âge, 
je  vous  le  demande,  est-ce  de  ma  dignité,  de 
courir  les  aventures  avec  une  bande  de  jeunes 
gens,  d'intriguer,  de  tromper  un  vieil  ami  inof- 
fensif, de  sauvegarder  les  caprices  d'une  don- 
zelle,  qui  n'est  après  tout  qu'une  coquette,  une 
aventurière  ?  Oui,  ma  place  est-elle  dans  cette 
galère  ? 

J'essaie  de  me  représenter  la  vie  charmante, 
que  j'aurais  en  ce  moment  à  Paris,  et  que  j'ai 
quittée  cependant,  tant  elle  m'ennuyait  !  Que  se 
passe-t-il  depuis  mon  départ  ? 


2  20  L  INCERTAINE 

Mon  ami  Xavier  du  Tayboscq  cherche-t-il  tou- 
jours femme  et  s'acharne-t-il  à  en  découvrir 
une,  qui  réunisse  à  elle  seule  les  qualités  contra- 
dictoires que  Ton  trouve  chez  plusieurs  ?  Amé- 
dée  Nantiat  poursuit-il  ses  savantes  études  sur 
l'évolution  du  masque  à  travers  les  siècles  et 
son  influence  sur  les  mœurs  ?  Chacun  vit  sa 
vie,  et  moi,  celle  des  autres  ? 

Il  fait  froid,  ce  soir;  je  suis  comme  d'habi 
tude  au  coin  de  mon  feu,  rêvassant  et  "fumant 
ma  pipe.  De  temps  en  temps,  une  bûche,  à 
demi-rongée,  cède  par  le  milieu  et  s'effondre 
dans  le  foyer,  d'où  jaillit  une  multitude  d'étin- 
celles. 

De  temps  en  temps  aussi,  quelque  chose  se 
rompt  dans  mes  souvenirs.  Où  je  croyais  trou- 
ver un  point  d'appui,  je  ne  vois  plus  qu'une 
chose  qui  s'effrite,  qui  dégringole  à  son  tour.  Le 
vent  fait  plier  au  dehors  les  longs  arbres  nus  et 
sifflants.  Je  devrais  m'en  aller.  Cette  enfant  qui 
dort  là-haut,  fatiguée  par  les  émotions  de  la 
journée,  ne  quitte  plus  mon  cœur.  Absente  ou 
présente,  c'est  toujours  à  elle  que  je  tends,  c'est 
toujours  elle  qui  reste  le  but  de  mes  actions. 
Que  de  projets  n'ai-je  pas  conçus  déjà  au  coin 
de  ce  feu  !  Mais  ces  projets  comportaient  tous  la 


L  INCERTAINE  221 

yeux  d'or  qui  t  éclaireront  désormais,  c'est  sur 
compagnie  d'une  femme  ;  et  cette  femme,  je 
sais  aujourd'hui  les  traits,  je  sais  le  visage 
qu'elle  porte.  Et  j'oublie  la  quarantaine  dépas- 
sée depuis  longtemps  :  je  me  crois  revenu  à 
l'heure  où  toute  la  vie  s'ouvre  devant  soi. 

Rêve,  vieux  fou,  rêve  I  L'hiver  descend  sur  toi. 
Tes  songes  ne  font  de  mal  à  personne.  Rêve  que 
tu  es  jeune  et  que  Charlotte  va  t'aimer,  qu'elle 
va  te  préférer  à  cet  imbécile  de  Simon,  à  Bois- 
berthe,  l'exalté,  au  sage  Clochenson.  Rêve  que 
ta  destinée  est  à  recommencer  :  une  diligence 
s'arrête  devant  ta  porte,  —  le  postillon  fait  cla- 
quer son  fouet.  Les  deux  gros  chevaux 
s'ébrouent  entre  les  harnais  et  frémissent  d'im- 
patience, tu  entends  une  voix  vibrante  et 
chaude  :  «  Avez-vous  le  plaid,  le  sac,  l'eu- cas 
pour  la  nuit  ?  » 

Un  chien  aboie  dans  le  silence  des  champs,  il 
neigera  sûrement  cette  nuit  sur  les  routes  ! 

Rêve,  vieux  fou,  rêve  !  Tu  es  parti  avec  Char- 
lotte. Tu  seras  demain  à  Vérone,  à  Cordoue,  à 
Gv.alior.  Ce  monde  que  tu  connais  trop  ne  t'im- 
posera plus  sa  souillure.  Tu  cours  les  grands 
chemins  avec  la  femme  de  ton  choix,  avec  celle 
que  tu  attendais  depuis  ton  enfance.  Ce  sont  ses 


22  2  L  INCERTAINE 

ton  épaule  qu'elle  dormira  !  Jusqu'à  ta'  mort,  tu 
entendras  chanter  à  ton  oreille  cette  congréga- 
tion d'oiseaux  des  Iles  qu'elle  a  dans  l'esprit. 
Maintenant,  tout  a  un  sens  pour  toi,  tout  a  sa 
vérité.  Tant  pis  pour  Xavier  du  Tayboscq,  qui 
cherche  encore,  tant  pis  pour  Amédée  Nantiat, 
qui  ne  croit  qu'aux  masques  I 

Rêve,  vieux  fou,  rêve  !  La  diligence  roule  suf 
les  routes  blanches  de  neige.  C'est  la  nuit  de 
Noël.  Les  cloches  sonnent  dans  la  bise,  elles  son- 
nent à  toute  volée.  Elles  annoncent  au  monde 
que  l'Amour  vient  d'y  naître.  Aux  carrefours, 
on  rencontre  des  bergers,  qui  portent  des 
agneaux  dans  leurs  bras,  des  bûcherons,  plies 
sous  leurs  fagots,  des  boulangers,  chargés  de 
miches.  Il  défile  aussi  bien  des  gens  connus  ; 
voici  M.  Salinbaraas  qui  joue  du  luth,  M.  Par- 
paillon,  avec  un  renard  empaillé  sur  une  plan- 
chette, M.  Cottedefert  qui  traîne  un  de  ses  man- 
nequins. Voici  le  relieur  aux  yeux  roses,  un 
missel  sous  chaque  bras.  Tous  s'empressent  au 
rendez-vous  mystérieux  que  les  astres  leur  ont 
donné.  L'Amour  est  né  sous  une  chaumière  et 
la  diligence  vole  sur  la  neige,  les  chevaux  fu- 
ment. «  Vite,  postillon,  vite  I  Les  cloches  son- 
nent, nous  sommes  en  retard.  Il  nous  faut  arri- 


l'incertaine  223 

ver  avant  les  rois  mages.  »  Mais  tu  ris,  postil- 
lon !  Tu  te  moques  de  moi  ?  Ah  I  pourquoi  ce 
sourire  hideux  me  montre-t-il,  sous  un  visage 
dénudé,  les  dents  narquoises  de  la  mort  ? 

Toc,  toc,  toc,  toc...  Je  me  réveillai  en  sur- 
saut. Le  livre,  que  je  ne  lisais  plus,  tomba.  Qui 
était  là  ?  Charlotte  ?  Le  postillon  ?  La  mort  ? 
Ou  le  relieur  aux  yeux  rouges  ? 

Une  longue  figure  s'avança  et  je  reconnus 
Lamparnave. 

—  Je  crois  que  tu  dormais,  Hector  ! 

—  Dormir,  moi  ?  Non.  Je...  faisais  un  rêve  ! 

—  Et  que  rêvais-tu,  ô  fortuné  ? 

—  Je  rêvais  que  j'avais  Vingt  ans. 

—  Mes  compliments  !  Voilà  une  chose  qui 
m'est  bien  sortie  de  l'esprit  ! 

Lamparnave  s'allongea  dans  un  fauteuil  et 
tendit  ses  semelles  à  la  flamme. 

—  D'ailleurs,  je  ne  rêve  plus  du  tout.  Tu  es 
étonnant,  Hector  !  Je  vois  maintenant  que  tu  as 
conservé  certaines  facultés  de  ton  adolescence, 
un  certain  don  de  jeunesse.  C'est  très  beau.  Moi, 
je  n'ai  plus  tout  cela.  Je  n'attends  rien,  je  n'es- 
père rien,  je  ne  regrette  rien,  je  classerai  des 
fiches  jusqu'à  mon  dernier  soupir. 


224  l'incertaine 

—  Comme  tu  dois  t'ennuyer  ! 

— ■  Encore  une  idée  de  jeune  homme  !  Est-ce 
qu'on  s'ennuie,  est-ce  qu'on  s'amuse  ?  Le  plaisir 
et  l'ennui  sont  l'envers  et  l'endroit  du  même 
phénomène.  Ici,  ces  mots  n'ont  aucun  sens.  Et 
puis,  mon  pauvre  ami,  que  pouvons-nous  dé- 
cemment apprendre  de  la  vie  ?  Les  hommes 
sont  si  simples  !  Chaque  chose  est  prévue.  On 
sait  à  l'avance  tout  ce  qui  va  se  passer.  Je  suis 
comme  un  montreur  de  marionnettes  qui  con- 
naît son  répertoire  par  cœur  et  qui  fait  réciter 
les  rôles,  en  ne  pensant  qu'à  ses  recettes. 

—  Tu  m'as  l'air  bien  désenchanté. 

— ■  Encore  un  mot  sans  signification  !  Pour 
être  désenchanté,  il  faut  d'abord  avoir  été  en- 
chanté. Je  n'ai  jamais  rencontré  Viviane.  Et  toi? 

Elle  dormait  là-haut,  toute  seule,  ma  Viviane, 
dans  la  chambre  au  miroir  de  biscuit,  sous  les 
rideaux  du  baldaquin.  Mais  suis-je  à  ce  point-là 
victime  d'un  enchantement  ? 

Et  comme  je  ne  réponds  rien,  Lamparnave 
me  dit  : 


Sais-tu   ce   qui  est    arrivé    à  Mlle   de  Gis- 


cours 


o 


Je  ne  sors  pas,  je  ne  vois  personne... 


L'INCERTAINE  2  25 

—  Eh  bien,  il  paraît  qu'elle  est  partie  avec 
Henri  Clochenson. 

—  Mais  elle  était  fiancée  à  Simon  de  Bré- 
viaire ? 

—  C'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  saugrenu  dans 
l'affaire.  Philéas  de  Maragde  est  indigné,  il  veut 
faire  enfermer  sa  pupille  dans  un  couvent,  jus- 
qu'à sa  majorité.  Enfin,  c'est  un  véritable  scan- 
dale. Nos  concitoyens  vont  en  être  joliment  fiers. 
N'étais-tu  pas  au  courant  de  tout  cela  ?  Je  te 
croyais  très  lié  avec  ce  petit  monde. 

—  Mais  qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ces  potins  ? 

—  C'est  Forgeris  qui  les  a  racontés  au  cercle, 
hier,  devant  deux  ou  trois  personnes.  La  chose 
est  plus  que  certaine.  Qu'en  penses-tu  ?  Nous 
avons  bien  fait  de  ne  jamais  nous  marier. 

—  En  es-tu  sûr  ?  Si  Mlle  de  Giscours  avait 
aimé  M.  de  Bréviaire,  supposes-tu,  ô  Lampar- 
nave,  qu'elle  l'eût  quitté  ainsi  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  je  le  suppose. 

—  O  Lamparnave,  au  lieu  de  classer  des 
fiches,  as-tu  aimé,  as-tu  rencontré  d'autres  fem- 
mes que  Rosalinde,  que  Miranda,  que  Dona 
Juana  ?  As-tu  suivi  l'une  de  ces  filles  moqueuses 
et  cruelles,  qui  vont  dans  la  vie,  une  rose  au 
coin  de  la  bouche,  et  que  tout  le  monde    croit 

15 


226  l'incertaine 

sans  cœur  jusqu'au  jour  où  l'on  apprend  qu'el- 
les sont  mortes  pour  un  avoué,  pour  un  étu- 
diant, pour  un  toucheur  de  bestiaux  ?  As-tu  cru 
voir  renaître  une  nymphe  dans  une  danseuse, 
une  sirène  dans  la  fille  d'un  pêcheur  ?  Tu  as  fait 
des   fiches,    il   fallait   vivre,    Lamparnave  ! 

—  Ma  parole  I  comme  te  voilà  respectueux. 
Tu  ne  croyais  guère  à  l'amour  autrefois. 

—  J'avais  vingt  ans,  j'en  ai  plus  de  quarante. 
A  vingt  ans,  on  pense  qu'on  est  Dieu  soi-même. 
Mais  à  quarante,  on  pense  que  Dieu,  c'est 
l'amour.  Et  à  soixante... 

—  On  croit  en  Dieu  tout  simplement,  comme 
on  croit  à  la  mort,  quand  on  entre  en  agonie. 
Eh  bien,  Guinemont,  quand  je  mourrai,  je  te 
laisserai  mes  fiches.  Tu  les  liras  et  tu  verras  que 
ma  vie  n'aura  pas  été  inutile. 

— -  Inutile  à  qui  ? 

—  A  l'homme  qui  naîtra  un  jour  et  qui  aura 
les  mêmes  goûts  que  moi.  Je  lui  aurai  épargné 
bien  du  travail  ! 

—  Penses-tu  que  cela  suffise  à  remplir  une 
existence  ? 

—  Combien  de  milliards  de  vies  humaines  se 
sont-elles  consumées  avant  d'arriver  jusqu'à 
nous  ?  A  quoi  ont-elles  servi  ?  Réfléchis  aussi  au 


L  INCERTAINE  227 

nombre  incalculable  de  tridacnes  qui  sont  nées 
au  fond  de  la  mer  et  qui  y  sont  mortes,  sans 
modifier  la  forme  de  leurs  valves  ?  J'ai  cent  ans, 
Guinemont,  et  tu  en  as  quinze.  Nous  ne  pouvons 
pas  nous  entendre.  Serais-tu  amoureux  ? 
— ■  Je  voudrais  l'être  I 

—  Alors  épouse  ta  femme  de  chambre,  mon 
vieux,  car  nous  toucherons  bientôt  à  l'âge  où 
l'on  finit  ainsi.  La  déesse  à  vingt  ans,  la  cuisi- 
nière à  soixante  !  C'est  le  périple  humain. 

—  Tu  es  amer. 

—  Que  veux-tu,  Hector  ?  Je  sais  tout  ! 

—  Même  où  est  Mlle  de  Giscours  ? 

—  Je  le  sais,  dit  Lamparnave.  Mais  je  ne  le 
crois  pas.  Elle  a  disparu.  Clochenson  aussi.  Elle 
a  dû  partir  avec  Boisberthe,  et  Clochenson  cou- 
vre leur  retraite. 

— ■  Pourquoi  soupçonnes-tu  cela  ? 

—  Je  t'ai  dit  que  le  petit  Boisberthe  vient  me 
voir  souvent.  Cet  enÇantelet  écrit  des  comédies 
et  me  demande  des  conseils.  Il  n'a  aucun  talent, 
mais  beaucoup  d'imagination.  Ce  qu'il  invente 
est  aussi  bête  que  ce  qu'inventent  nos  contempo- 
rains. Il  n'est  pas  sans  avenir.  Eh  bien,  il  m'a 
fait  des  demi-confidences.  Il  aime  Mlle  de  Gis- 
cours    et   elle    l'aime    certainement.    Clochenson 


228  l'incertaine 

facilite  leurs  rendez-vous.  C'est  le  meilleur  gar- 
çon du  monde.  Bonsoir,  naïf  Guinemont,  je 
vais  regagner  ma  pyramide  de  volumes,  d'où 
quarante  siècles  vous  contemplent,  toi  et  les 
autres  bébés  de  ton  âge,  vous  tous  qui  croyez  à 
la  réalité  de  ce  monde,  vous  qui  ne  savez  pas 
que  ce  qui  doit  mourir  n'a  jamais  existé  ! 

Je  viens  de  monter  jusqu'au  palier  du  second 
étage.  Charlotte  dort.  J'entends  le  souffle  égal 
de  sa  respiration. 

Charlotte,  ô  mon  enfant,  est-il  vrai  que  vous 
aimiez  Boisberthe  ?  Me  suis-je  trompé,  et  ne 
tenez-vous  tant  à  Clochenson  que  parce  qu'il 
facilite  et  dissimule  vos  amours  ?  Qui  le  sait  ? 
Mais,  ô  Charlotte,  il  est  encore  un  homme  qui 
vous  aurait  aimée  de  toutes  ses  forces,  jusqu'à  la 
mort,  et  celui-là,  vous  ne  l'aimerez  jamais  ! 


Jane  Drogheda,  debout  devant  moi,  le  visage 
coloré  par  la  course,  et  trop  élégante  dans  sa 
robe  à  paniers  noirs,  relevés  de  nœuds  cerise, 
m'interrogeait  avec  anxiété  : 

—  Savez-vous  où  est  Charlotte  ? 

—  Je  ne  sais  rien,  Jane.  Je  ne  suis  pas  détec- 
tive. 

—  Elle  a  disparu  sans  me  laisser  le  moindre 
billet.  C'est  par  Clochenson  que  j'ai  appris  sa 
fuite  à  Orves  et  voici  le  télégramme  que  je  reçois 
de  lui. 

tLa  dépêche  de  Clochenson  ne  portait  que  ces 
mots  :  «  Charlotte  inconnue  à  l'hôtel.  Qiïest- 
elle  devenue  ?  Attends  votre  réponse  ici.  » 

—  Qu'allez-vous   répondre,   Jane  ? 

—  Je  vous  le  demande. 

—  Peut-être  serait-il  bon,  fis- je  hypocrite- 
ment, d'interroger  Forgeris.  C'est  grâce  à  lui 
que  Charlotte  est  partie. 

Je  n'étais  pas  fâché  de  m'amuscr  à  mon  tour 
et  de  tenir  les  fils  des  marionnettes,  même  après 
Clochenson,  même  après  Forgeris  ! 


250  L'INCERTAINE 

—  Allons  à  l'hôtel  de  Maragde,  continuai-je, 
mais  auparavant,  Jane,  dites-moi  une  chose  : 
pourquoi  vous  laissez-vous  faire  la  cour  par 
Moussac  et  par  Léchevin  ? 

—  Je  ne  sais  pas.  Sans  doute  pour  m'amuser. 

—  Encore  un  mot  :  pourquoi  Clochenson 
vous  donne-t-il  des  conseils  dans  cette  affaire  ? 

—  Je  n'en  sais  rien.  Sans  doute  pour  s'amu- 
ser. 

Je  réfléchis  que  je  n'apprendrais  rien  de  plus, 
et  nous  sortîmes.  La  fin  de  l'après-midi  était 
pure  et  glacée.  Les  premiers  froids  produisent 
un  singulier  effet  sur  mes  concitoyens.  Ils  ne 
traversent  les  rues  qu'en  courant  et  chacun,  en 
toute  hâte,  regagne  sa  demeure,  son  poêle,  sa 
bûche  ou  son  brasero.  Les  rares  personnes,  qui 
osent  s'arrêter,  s'entretiennent  avec  épouvante 
de  leur  plus  terrible,  de  leur  plus  implacable 
ennemi. 

Nous  gagnâmes  rapidement  la  rue  de  la 
Vieille-Abbaye  et  sonnâmes  à  l'hôtel  de  Ma- 
ragde. Le  valet  de  chambre,  qui  nous  reçut,  res- 
semblait à  la  grenouille  des  jeux  de  tonneau. 
Il  était  fait  pour  absorber  les  nouvelles,  mais 
certes  point  pour  en  dégorger.  Il  nous  apprit 
que  M.  de  Maragde  était  parti,  que  le  baron  de 


l'incertaine  23 1 

Forgeris  avait  disparu,  et  il  refusa  catégorique- 
ment de  nous  dire  dans  quelle  direction  ces 
deux  honorables  personnages  avaient  pris  la 
fuite.  Il  est  vrai  que  nous  le  savions.  Cependant, 
j'obtins  de  la  grenouille  qu'elle  allât  quérir  Tro- 
phime.  Trophime  était  un  des  monuments  fami- 
liers de  l'hôtel  de  Maragde.  Tour  à  tour  cocher, 
valet  de  chambre,  majordome,  c'était  une  ma- 
nière de  maître  Jacques.  Il  nous  faisait  jouer, 
Philéas  et  moi,  quand  nous  n'étions  que  deux 
bambins. 

Trophime  se  présenta,  cinq  minutes  après, 
cérémonieux  et  bon  enfant  à  la  fois,  avec  ses 
lunettes  d'instituteur  et  ses  longs  cheveux  gris 
d'académicien  de  province. 

—  Trophime,  lui  dis-je,  confessez-nous  la 
vérité. 

Il  me  regarda,  il  considéra  Mlle  Drogheda.  Il 
hésitait. 

—  Vous  me  connaissez,  insistai-je,  et  voici 
l'amie  de  Mlle  de  Giscours.  Il  faut  que  vous  nous 
parliez  franchement. 

—  Je  ne  peux  pas  le  faire  ici,  répondit-il,  à 
cause  des  domestiques.  Si  Mademoiselle  et  Mon- 
sieur Hector  veulent  bien  monter  dans  ma  cham- 
bre ? 


232  l'incertaine 

Nous  traversâmes  la  cour  pour  gagner  l'étroit 
escalier,  qui  conduit  à  l'appartement  de  Tro- 
phime.  Une  sorte  de  minuscule  réduit  précédait 
sa  chambre,  occupée  en  partie  par  un  grand 
fauteuil  de  cuir  et  une  table  de  paille.  Un  cor, 
pendu  au  mur,  surmontait  un  râtelier  de  pipes, 
culottées  et  velouteuses  à  l'œil.  Le  Temps,  large- 
ment ouvert,  cachait  à  demi  un  buvard. 

Trophime  suivit  mon  regard  et  avisa  le  cor. 

—  Oui,  dit-il,  j'aimais  tant,  autrefois,  le  soir, 
quand  j'étais  jeune,  à  faire  un  peu  de  musique. 
Nous  étions  plusieurs  à  en  jouer,  nous  nous 
répondions  de  cour  en  cour.  On  pensait  alors  à 
des  choses... 

- —  Lesquelles,  Trophime  ? 

—  Je  ne  sais  pas  dire,  Monsieur,  je  ne  suis 
pas  beau  parleur,  mais  j'ai  été  veneur,  avant 
d'entrer  au  service  du  père  de  Monsieur.  Et 
quand  la  nuit  tombait,  tout  me  revenait  à  l'es- 
prit, les  forêts,  les  cerfs,  le  bat-1'eau,  l'hallali. 
J'ai  dit  tout  cela  un  jour  à  Mlle  Charlotte,  alors 
elle  m'a  lu  des  vers.  Je  ne  sais  pas  de  qui  c'était, 
Monsieur,  mais  c'était  tapé  !  Elle  venait  souvent 
m'en  réciter,  d'ailleurs.  Elle  prétendait  que 
j'étais  le  seul  dans  cette  maison  qui  comprît  la 
poésie.   Je    crois    qu'elle    se    moquait  de    moi, 


l'incertaine  233 

mais    c'est    pourtant    vrai,    Monsieur,    que    les 
beaux  vers,  cela  me  donne  envie  de  pleurer. 

—  Vous  l'aimez,  Mlle  Giscours,  Trophime  ? 

—  Je  crois,  Monsieur,  que  si  j'avais  eu  une 
fille,  au  lieu  d'un  chenapan  de  fils  qui  a  épousé 
une  rien  du  tout  pour  acheter  une  charge 
d'huissier,  je  ne  l'aimerais  pas  davantage  que 
Mademoiselle  Charlotte.  Elle  a  le  plus  noble 
cœur  que  je  connaisse. 

—  C'est  bien  notre  avis,  Trophime,  aussi 
vous  allez  nous  parler  bien  franchement  et  nous 
dire  où  elle  est. 

—  Elle  s'est  enfuie,   Monsieur,   et  réfugiée    à 
Orves.  M.  de  Maragde  et  M.  le  baron  sont  par 
tis  pour  la  rejoindre,  et  M.  de  Bréviaire  doit  s'y 
trouver  avec  eux. 

—  Comment  M.  de  Bréviaire  aussi  ? 

—  Oui,  j'ai  porté  au  bureau  de  poste  une 
dépèche  de  Monsieur  pour  lui  raconter  ce  qui 
s'était  passé  et  lui  donner  rendez-vous  à  l'hôtel 
de  YEcu  d'Argent. 

—  Par  conséquent,  ils  y  sont  tous  trois  en 
ce  moment  P 

L'idée  que  M.  de  Maragde,  M.  de  Forgeris  et 
M.   de  Bréviaire  n'avaient  trouvé  en  arrivant  à 


2  M  l'incertaine 

Orves  que  M.  Clochenson  me  parut  de  la  plus 
aimable  bouffonnerie.  Je  dissimulai  mon  envie 
de  rire. 

—  Dieu  veuille  qu'ils  ne  fassent  pas  de  mal  à 
Mlle  Charlotte,  dit  Trophime.  M.  de  Forgeris 
est  un  méchant  homme,  et  c'est  lui  qui  l'a 
dénoncée. 

—  Rassurez-vous,  Trophime,  Mlle  Charlotte 
n'est  pas  à  Orves. 

—  Où  est-elle  ? 

—  Xous  l'ignorons.  M.  Clochenson  a  seule- 
ment avisé  Mlle  Drogheda  de  l'absence  de  son 
amie. 

— -  Eh  bien  !  déclare  Trophime,  je  crois  qu'il 
vaut  mieux  qu'il  en  soit  ainsi. 

Comme  nous  allions  nous  retirer,  j'avisai  le 
journal  déplié  sur  la  table. 

—  Vous  lisez  le  Temps,  Trophime  ? 

—  Oui,  Monsieur.  C'est  moi  qui  en  fais  la  lec- 
ture, chaque  jour,  à  M.  de  Maragde  et  à  M.  le 
baron. 

—  Pourquoi  ne  le  lisent-ils  pas  eux-mêmes  ? 

—  Monsieur  de  Maragde  prétend  que  cela 
l'endort.  Il  faut  lui  faire  la  lecture  à  haute  voix 
pour  qu'il  comprenne,  et  M.  de  Forgeris  ne  s'in- 
téresse   qu'aux   bulletins   financiers.     Mais   Mon 


L'INCERTAINE  235 

sieur  Guinemont  est-il  au  courant  de  ce  qui  se 
passe  ?  Que  pense-t-il  de  la  situation  générale  ? 
Ne  croit-il  pas  que  cela  finira  mal  ? 

—  J'en  suis  bien  sûr,  mon  bon  Trophime, 
mais  rien  ne  finit  bien,  et  le  monde  lui-même 
n'aura  pas  une  conclusion  très  agréable.  N'avoz- 
vous  pas  entendu  parler  déjà  d'un  jugement 
dernier  ? 

—  Que  Dieu,  ce  jour-là,  m'appelle  auprès  de 
lui  et  qu'il  me  dise  :  «  Viens  ici,  Trophime,  et 
donne-moi  un  bon  conseil  !  »  Je  n'ai  été  qu'un 
modeste  maître  d'hôtel  toute  ma  vie,  Monsieur 
Hector.  Mais  je  vous  jure  bien  qu'alors  M.  le 
baron  grillera  sur  un  bon  feu  d'enfer  et  que 
Mlle  Charlotte  aura  son  tronc  au  plus  beau  point 
du  paradis  ! 

Nous  quittâmes  Trophime  et  nous  redescendî- 
mes vers  le  cours  des  Trois-Chimères. 

—  Où  est  Charlotte  ?  répéta  Jane  Drogheda. 
On  ne  disparaît  pas  comme  cela.  Au  fait,  peut- 
être  est-elle  chez  Boisberthe  !  Oui,  plus  j'y 
pense,  plus  cette  idée  me  paraît  raisonnable  ! 
Allons  chez  Boisberthe. 

—  Mais  s'il  ne  sait  rien  P 

—  Tant  pis.  Il  saura  tout  !  D'ailleurs,    si  elle 


236  l'incertaine 

n'est  pas  cachée  chez  lui,  il  est  sûrement  avisé 
de  son  asile. 

—  Jane,  dites-moi  la  vérité.  Charlotte  aime- 
t-elle  Boisberthe  P 

—  Est-ce  que  j'aime  Léchevin  ?  Est-ce  que 
j'aime  Moussac  ?  Chacune  de  nous  voue  sa  ten- 
dresse à  un  bel  inconnu,  à  un  oiseau  bleu,  au 
Prince  Charmant  des  contes  de  fées  ;  un  jour, 
on  adore  Boisberthe,  Moussac,  Léchevin,  mais  le 
lendemain,  son  confesseur  ou  l'écuyer  de  cir- 
que, qui  a  un  si  beau  cheval  pommelé. 

—  Charlotte    aimer a-t-elïe   jamais  son   mari  ? 

—  Tout  dépend  du  mari,  Hector  !  C'est 
comme  si  vous  me  demandiez  :  «  Aimerez-vous 
le  déjeuner  qu'on  vous  servira  demain  ?  »  Lais- 
sez-moi d'abord  y  goûter  !  C'est  tellement  sim- 
ple, tout  cela  !  La  vie  n'est  pas  plus  compliquée 
qu'une  partie  de  billes,  mais  elle  est  moins  amu- 
sante. 

—  Qu'est-ce  donc,  Jane,  qui  vous  amuserait 
vraiment  ? 

—  Dieu  le  sait  !  Mais  il  y  a  des  moments  où 
je  crois  que  rien  ne  m'enivrerait  autant  que 
d'être  un  homme-orchestre.  Je  pourrais  alors 
faire  tant  de  bruit  que  je  ne  m'entendrais  plus 
penser  ! 


I  l'incertaine  237 

—  Vous  pensez   quelquefois  ? 

—  Chut  !  mon  beau  Monsieur,  ne  parlons  pas 
de  ce  qui  fâche  !  Oui,  on  se  dit,  je  le  sais  :  «  Une 
jeune  fille,  est-ce  que  ça  pense  ?  »  Il  n'y  a  que 
les  jeunes  filles  qui  pensent,  car  il  y  a  encore 
un  mystère  devant  elles.  Les  femmes  s'imagi- 
nent être  débarrassées  de  lui,  et  leurs  maris,  qui 
tiennent  à  cette  illusion,  leur  mettent  des  œillè- 
res pour  les  conduire  ;  seulement,  ils  appellent 
ces  œillères  :  robes,  pendentifs  ou  colliers  de 
perles.  Nous,  on  ne  nous  bande  pas  encore  les 
yeux.  Nous  sommes  comme  des  poulains  sauva- 
ges, mais  enfermées  dans  un  enclos  de  dix  mè 
très  de  long.  Et  lorsqu'on  ouvre  enfin  la  libre 
porte  des  pâturages,  on  ne  nous  lâche  qu'avec 
tout  un  harnachement.  Adieu  alors,  les  belles 
courses  ! 

—  Ma  foi,  dis-je  avec  humeur,  j'ai  l'impres- 
sion que  celle  de  Charlotte  ne  se  termine  guère  à 
son  avantage. 

Nous  arrivions  devant  la  maison  des  Boisber- 
the. 


Nous  trouvâmes  Louis  dans  l'escalier.  Ayant 
entendu  nos  voix,  il  était  sorti  de  sa  chambre,  à 
peine  habillé,  un  foulard  à  ramages  rouges, 
roulé  à  la  hâte  autour  du  cou.  Notre  arrivée  à 
tous  deux  avait  quelque  chose  de  si  inopiné  qu'il 
s'écria  aussitôt  : 

— ■  Et  Charlotte  ? 

—  N'est-elle  pas  avec  vous  ?  dit  Jane. 
— ■  Lui  aviez-vous  donné  rendez-vous  ici  ? 

—  Non  pas  !  Mais  nous  pensions  quand  même 
que  vous  sauriez  où  elle  se  cache  ! 

Et  devant  la  stupeur  croissante  de  Boisberthe, 
Jane  ajouta  : 

—  Charlotte  a  disparu  ! 

Louis  devint  très  pâle,  il  s'appuya  contre  le 
chambranle  de  la  porte,  puis  il  nous  dit  : 

—  Mais  entrez  donc  ! 

Nous  pénétrâmes  dans  sa  chambre  qui  était 
vaste  et  fort  en  désordre.  Il  s'y  trouvait  un 
grand  amas  d'objets  hétéroclites  et  poussiéreux. 


l'incertaine  2  3g 

C'était  à  la  fois  le  laboratoire  du  docteur  Faust 
et  la  pièce  de  débarras  d'un  fripier.  Mais  la  mai- 
son étant  ancienne  et  jolie,  des  divinités  mytho- 
logiques, de  couleur  très  claire,  échangeaient 
des  fleurs  passées  dans  les  nuages  du  plafond. 

Louis  débarrassa  un  sofa  d'un  manteau  de 
fourrures  et  d'un  lot  de  vieux  journaux  qui  y 
étaient  jetés  pêle-mêle,  et  nous  invita  à  y  pren- 
dre place. 

—  Est-il  bien  exact,  dit  Jane,  que  vous  igno- 
riez ce  qu'est  devenue  Charlotte  ? 

—  Je  vous  le  jure. 

Alors,  sur  la  demande  de  Boisberthe,  Jane  lui 
fit  un  récit  succinct  des  derniers  événements. 
Louis  semblait  atterré. 

—  Il  faut  avertir  la  police,  dit-il  enfin. 

—  Vous  perdez  la  tête,  répondis-je,  cela  ne 
nous  regarde  pas  !  C'est  à  Maragde  à  prendre  un 
parti  ! 

—  Elle  s'en  est  allée  ainsi  !  répéta  le  jeune 
homme.  Sans  un  souvenir,  sans  un  mot  pour 
moi  ! 

—  Personne  n'a  rien  reçu,  dit  Jane.  Clochen- 
son  pas  plus  que  nous. 

—  Mais  moi,  mais  moi... 

Il  se  leva,    il  marcha    à    grands    pas    dans   la 


2  ko  l'incertaine 

chambre  encombrée,  tantôt  cognant  une  éta- 
gère chargée  d'éprouvettes  et  de  cornues,  tantôt 
heurtant  une  bibliothèque  tournante  dont  tous 
les  livres  tremblaient.  Il  tiraillait  en  marchant 
les  pointes  de  son  foulard  à  ramages,  comme  s'il 
eût  voulu  s'étrangler  avec. 

—  Si  elle  m'aimait  vraiment,  disait-il,  avec 
désespoir,  aurait-elle  fui  de  cette  façon  ?  Ne  se- 
rait-elle pas  venue  se  mettre  sous  ma  protection? 

—  Vous  ne  vivez  pas  seul,  dit  Jane,  vous  ha- 
bitez chez  votre  père  I  D'ailleurs,  ajouta-t-elle 
avec  une  soudaine  colère,  vous  auriez  été  la  der- 
nière personne  capable  de  la  protéger,  puisque 
c'est  vous,  Louis,  qui  l'avez  perdue  !  Ce  sont  vos 
absurdes  lettres  qui  ont  fait  tout  le  mal,  qui  ont 
déchaîné  l'indignation  de  M.  de  Maragde... 

—  Tant  mieux,  alors,  répliqua  Boisberthe.  Si 
elle  est  compromise  à  ce  point,  Bréviaire  ne  vou- 
dra plus  l'épouser  et  il  faudra  bien  que  M.  de 
Maragde  me  l'accorde  ! 

—  Si  nous  la  retrouvons  I  dit  Jane. 

—  Si  nous  la  retrouvons  ?  En  doutez-vous  ? 
Où  pourrait-elle  avoir  passé  ? 

—  Elle  s'est  peut-être  enfermée  dans  un  cou- 
vent. 


l'incertaine  2/41 

—  Allons  donc  !  Charlotte  n'est  pas  une  dé- 
vote. 

—  C'est  possible.  Mais  elle  était  harcelée  par 
vous,  harcelée  par  Bréviaire,  excédée  de  tou- 
jours lutter  contre  Forgeris.  Que  de  fois  ne  m'a- 
t-elle  pas  dit  combien  elle  serait  heureuse  de 
s'isoler,  de  trouver  au  fond  d'un  monastère  la 
paix  du  cœur  et  l'indifférence  !  Vous  a-t-elle  fait 
des  avances,  Louis  ?  Vous  a-t-elle  recherché  ? 
C'était  vous  qui  l'étourdissiez  de  votre  amour, 
de  vos  lettres,  de  vos  déclarations.  Vous  sollici- 
tiez des  rendez-vous,  vous  enflammiez  son  ima- 
gination, vous  étiez  partout,  obsédant,  attirant, 
tyrannique.  Et  comme  résultat,  vous  avez  gâché 
sa  vie  !  Elle  aimait  Simon  avant  de  vous  con- 
naître, non  pas  d'un  sentiment  passionné,  cer- 
tes, mais  d'un  amour  tranquille,  paisible,  fort 
de  la  certitude  de  l'avenir.  Pourquoi  la  trou- 
bliez-vous  ainsi  ? 

—  Simon  n'était  pas  fait  pour  elle. 

—  Eh  !  l'êtes- vous  ?  cria  Jane  avec  violence, 
vous  êtes  plus  séduisant  que  lui,  c'est  évident, 
mais  aussi  égoïste  et  aussi  prétentieux.  Vous 
vous  imaginez  qu'elle  serait  heureuse  avec  vous? 
Quelle  fatuité  que  celle  des  hommes  ! 

—  Pourquoi  ne  le  serait-elle  pas  ? 

16 


a4a  l'incertaine 

—  Ce  n'était  pas  même  vous,  reprit  Jane, 
plus  violente  encore,  qui  imaginiez  cette  pour- 
suite !  Un  homme  vous  y  poussait,  un  homme 
vous  conseillait  sans  cesse  de  relancer  Charlotte, 
de  vous  faire  aimer  d'elle.  C'était  lui  qui  vous 
entretenait  dans  cet  état  d'esprit  fallacieux  et 
romanesque  1 

—  Qui  donc  ?  dit  Boisberthe. 

—  Mais  vous  le  savez  bien   :  Clochenson  1 
Louis  blêmit  de  colère. 

—  J'ai  demandé  certains  conseils  à  Henri. 
C'est  tout.  Je  l'ai  fait,  parce  qu'il  est  plus  avisé 
et  plus  expert  que  moi  en  ces  matières.  Je  lui 
suis  reconnaissant  de  son  aide,  mais  personne 
ne  m'a  jamais  entretenu,  comme  vous  dites, 
dans  l'illusion  de  cet  amour,  personne  n'a  rien 
fait  pour  le  contrecarrer  ou  pour  l'exciter  ! 

—  Vous  croyez  donc  sincère  et  profonde  votre 
passion  pour  Charlotte  ? 

—  Pourquoi.  Jane,  supposez-vous  que  tous 
les  sentiments  soient  artificiels?  Je  ne  saurais 
vivre  sans  Charlotte.  Sans  elle,  tout  est  mort  à 
mes  yeux.  Elle  est  comme  la  baguette  du  magi- 
cien qui  donne  à  tout  une  âme. 

—  Et  moi  aussi,  dit  Jane,  j'aurais  peine  à 
vivre  sans    Charlotte.    Qu'est-ce    que    cela    veut 


l'incertaine  2^3 

dire  P  Je  ne  l'aime  pas  d'amour,  cependant.  Ces 
souvenirs  que  nous  avons  en  commun  sont  les 
meilleures  choses  de  mon  passé.  Je  garde  ainsi, 
dans  ma  mémoire,  de  longues  après-midi  de  so- 
leil, qui  y  font  comme  des  trous  de  lumière  : 
une,  entre  autres,  où,  couchées  dans  la  campa- 
gne, au  pied  d'une  meule  odorante,  nous  in- 
ventions toutes  deux  notre  vie  future.  Nous  rê- 
vions alors  d'habiter  seules,  au  fond  d'une  île, 
dans  les  Cyclades  ou  en  Polynésie.  Nous  aurions 
eu  des  robes  de  sultanes  ;  et  partout,  sur  les 
arbres,  sur  les  murs,  à  nos  pieds,  se  seraient 
abattus  des  faisans  d'or  et  d'argent.  Et  ce  songe 
est  si  précis,  si  nettement  délimité  ,  qu'il  de- 
meure plus  véritable  que  bien  des  journées  que 
j'ai  vécues  !  Je  revois,  quand  je  veux,  ce  long 
mur  rose  et  crénelé,  deux  ou  trois  bouquets  de 
palmes,  des  faisans  volant  à  tire-d'ailes  et  Char- 
lotte, avec  un  turban  à  aigrette  et  une  robe  cou 
leur  de  scarabée  1  Non,  sans  Charlotte,  je  ne 
m'amuserais  nulle  part. 

Et  moi  aussi,  j'évoquais  ma  vie  de  Paris,  ma 
maison,  mes  amis,  le  sempiternel  Xavier  du 
Tayboscq,  Amédée  Nantiat,  le  bavard,  et  je  me 
disais  :  «  Sans  Charlotte,  je  m'ennuierais  par- 
tout !  » 


2  44  l'incertaine 

—  Vous  voyez  bien,  Louis,  dit  Jane,  que  d'ai- 
mer à  ce  point  Charlotte  n'est  pas  une  preuve 
d'amour  ! 

—  Je  ne  renoncerai  pas  à  elle,  répartit  Bois- 
berthe,  farouchement. 

—  Qui  sait  ? 

—  Croyez- vous  donc  que  je  sois  sans  cœur 
comme  vous,  qui  jouez  à  mettre  en  présence 
Moussac  et  Léchevin,  à  les  cogner  l'un  contre 
l'autre,  à  les  manier  comme  des  pantins  ?  D'ail- 
leurs, Jane,  vous  n'agissez  ainsi  que  pour  com- 
plaire à  Clochenson,  qui  vous  approuve  en  tout 
et  que  cette  comédie  amuse. 

Jane  parut  frappée  par  cette  dernière  phrase. 

—  Cela  ne  vous  étonne  pas  de  trouver  l'in- 
fluence de  Clochenson  au  fond  de  tous  nos 
actes  ? 

Mais  Boisberthe  refusa  d'examiner  ce  pro- 
blème. 

—  Il  influence  les  vôtres,  dit-il,  pas  les  miens. 

Nous  nous  retirâmes.  Dans  l'escalier,  nous 
croisâmes  mon  ami  Philippe  qui  rentrait,  fort 
affairé. 

—  Tiens,  me  dit-il,  te  voilà  I  Que  fais-tu  au 
milieu  de  tous  ces  enfants  ? 


L'INCERTAINE  2/|5 

— ■  Tu  le  vois,  j'oublie  mon  âge  ! 

—  Tu  ferais  mieux  de  songer  à  la  sagesse. 
Imite-moi,  Hector,  tu  vois  si  mon  existence  est 
pleine  I  Que  Dieu  m'accorde  encore  vingt  ans  de 
vie,  et  cette  fois,  je  le  tiens  ! 

Je  le  quittai  sur  cette  bonne  parole. 

La  nuit  venait  doucement  sur  la  ville. 

Pas  une  lumière,  pas  un  reflet,  pas  un  fris- 
son de  jour  qui  n'eût  déjà  son  éteignoir.  Les 
maisons  mettaient  leur  capuchon  pour  dormir, 
les  arbres,  qui  étaient  nus,  imploraient  l'om- 
bre, afin  qu'elle  les  enveloppât.  Seul,  un  petit 
ruisseau,  qui  jasait  au  bord  du  trottoir,  oublié 
on  ne  savait  pourquoi,  gardait  tout  son  éclat  et 
miroitait  comme  un  bout  de  cristal.  De  temps  en 
temps,  la  masse  confuse  des  ténèbres  perdait 
quelques  pans,  qui  se  détachaient  d'elles  et  rou- 
laient jusqu'à  nous  :  c'étaient  des  dévotes  en 
deuil  qui  s'en  allaient  à  l'office. 

—  Quand   partez-vous,   Jane  ? 

— ■  Bientôt.  Ma  mère  ouvre  déjà  ses  malles. 
Elle  ne  sait  encore  si  elle  regagnera  l'Angleterre 
ou  l'Italie.  Nous  nous  en  irons  quand  le  mariage 
de  Charlotte  sera  décidé. 

J'eus  le  cœur  serré. 


2^6  l'incertaine 

—  Et  moi  aussi,  dans  peu  de  temps,  je  ren- 
trerai à  Paris  !  Je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici,  où 
j'ai  vécu  un  si  beau  roman.  La  vie  finit  pai 
nous  donner  ce  que  nous  avons  rêvé,  mais  elle 
nous  le  donne  toujours  trop  tard  ! 


Charlotte  m'attendait  et  lisait  sous  la  lampe 
un  de  ses  chers  poètes  anglais,  dans  un  de  ces 
petits  volumes,  qui  sentent  la  fumée  et  la  reliure 
fraîche.  Elle  leva  à  mon  entrée  un  visage  tran- 
quille, d'où  toute  inquiétude  semblait  évanouie. 

—  Vous  êtes  bien  en  retard,  dit-elle. 

Je  commençai  à  lui  faire  le  récit  de  mon 
après-midi,  et  comme  je  l'entretenais  de  Bois- 
berthe,  elle  me  coupa  la  parole. 

—  Si  vous  le  voulez  bien,  nous  ne  parlerons 
plus  de  cela.  Il  sera  grand  temps  d'y  penser 
demain,  après-demain,  dans  trois  jours  !  Dieu 
m'est  témoin  que  je  ne  veux  plus  rien  savoir  de 
ces  histoires.  J'en  suis  bien  loin  ici,  et  tenez,  j'ai 
là  un  Shelley  qui  m'a  emporté  dans  un  autre 
monde.  Je  n'aime  pas  beaucoup  celui-ci,  Hector, 
il  faut  que  je  vous  en  fasse  la  confidence.  Ce 
que  j'y  préfère  n'est  pas  suffisamment  honoré. 

Et  aussitôt  après,  se  contredisant  elle-même  : 

—  Boisberthe  vous  a  déclaré  que  je  suis 
amoureuse  de  lui,   n'est-ce  pas  ?   Il  ne  peut  se 


a  1 8  L  INCERTAINE 

retenir  de  faire  cette  confidence.  J'ai  dû  me  mon- 
trer imprudente  avec  lui.  Les  hommes  sont  d'une 
étrange  vanité  et  ne  comprennent  pas  grand'- 
chose  à  notre  faiblesse,  où  ils  ne  voient  qu'une 
occasion  de  triomphe.  Peut-être  d'ailleurs  épou- 
serais-je  Louis.  Il  faut  bien  se  marier  ! 

Elle  jouait  avec  un  coupe-papier  d'ivoire. 

Devant  elle,  s'ouvraient  quelques  roses  dans 
un  vase  de  Chine  céladon,  de  petites  roses  pâles, 
dont  les  pétales  odorants  et  à  demi  fripés  ne 
semblaient  tenir  que  par  miracle. 

—  Charlotte,  fis-je,  comment  Louis  répéte- 
rait-il une  telle  chose  si  vous  ne  la  lui  aviez  pas 
dite  ?  C'est  affreux  de  se  conduire  ainsi  ! 

—  Pourquoi  m'a-t-il  harcelée  jusqu'à  ce  qu'il 
obtienne  cet  aveu  ?  Je  ne  lui  ai  jamais  d'ail- 
leurs avoué  que  je  l'aimais,  mais  seulement  que 
je  le  préférais  à  Simon.  Le  reste,  il  l'a  inventé. 

—  Cependant,  vous  avez  assuré  à  Simon  aussi 
que  vous  l'aimiez  ? 

—  Il  faut  m'entendre,  Hector,  avant  de  me 
condamner.  A  seize  ans,  je  suis  venue  ici  après 
un  grand  deuil,  et  j'ai  vécu,  comme  une  recluse^ 
dans  ce  vieil  hôtel  austère  de  mon  oncle  Phi- 
léas.  Je  ne  connaissais  pas  mon  tuteur  et  je  me 
sentais  très  mal  à  l'aise,  auprès  de  lui,  sous  ces 


l'incertaine  24g 

plafonds  trop  hauts.  Nous  étions  au  mois  d'août, 
pendant  une  année  où  l'été  fut  particulièrement 
brûlant.  Le  soir,  je  sortais,  j'errais  dans  le  jar- 
din. J'écoutais  le  cri  aigu  de  la  courtillière  dans 
la  campagne,  l'aboi  d'un  chien,  la  plainte  des 
oiseaux  de  nuit.  Pauvres  et  tristes  bruits  qui  me 
donnaient  un  frisson  et  me  faisaient  sentir  ma 
solitude  !  Alors,  j'aurais  donné  mon  âme  pour 
un  baiser,  pour  une  parole  tendre,  pour  un 
geste  câlin  !  Et  je  m'allongeais  sur  un  banc,  et 
je  regardais  le  ciel  au-dessus  de  ma  tête  :  c'était 
une  mer,  avec  toutes  ses  îles.  Je  m'embarquais 
pour  de  longs  voyages  nocturnes,  j'abordais  à 
la  Grande-Ourse,  à  Sirius,  à  Orion.  Partout  je 
trouvais  quelqu'un  qui  m'aimait.  Et  sur  cha- 
cune de  ces  grèves  de  diamant,  c'était  le  même 
bonheur.  Mais  de  cette  mer,  parfois,  une  étoile 
allait  à  la  dérive,  une  île  tombait,  et  avant  même 
qu'elle  ne  disparût  à  l'horizon,  j'avais  le  temps 
de  jeter  ce  vœu  :  «  Etre  aimée,  être  aimée  !  » 

Le  coupe-papier  glissa  à  terre,  je  me  baissai 
pour  le  ramasser.  Une  larme  brillait  dans  l'œil 
de  Charlotte. 

—  C'est  alors  que  j'ai  connu  Simon.  Il  ne 
débarquait  ni  de  Sirius,  ni  de  la  Lyre,  mais  mon 
oncle  me  dit   qu'il  avait  toujours    désiré  notre 


200  L  INCERTAINE 

union,  et  que  Simon  m'aimerait  beaucoup.  Je 
m'abandonnai  donc  à  cet  amour,  amour  bien 
tranquille  pourtant,  bien  faible,  et  qui  ne  m'a 
pas  portée  très  loin. 

—  Il  ne  faut  pas  épouser  Simon,  dis- je. 
Charlotte  me  regarda  tristement. 

—  Rentrez  à  Paris,  Hector,  ne  restez  pas  près 
de  nous.  Pourquoi  m'aime-t-on  ainsi  ?  J'aurais 
été  contente  de  vous  épouser,  Hector,  mais  il  est 
trop  tard,  trop  tard.  Il  faudra  me  juger  avec 
indulgence,  quand  vous  penserez  à  moi  et  ne 
pas  m'oublier  trop  vite.  J'ai  passé  des  heures  si 
agréables  dans  votre  maison  I  Nulle  part,  je 
n'aurais  été  aussi  tranquille  et  je  n'aurais  pu  lire 
mon  cher  Shelley  avec  autant  de  sérénité.  D'ail- 
leurs, je  ne  serai  jamais  heureuse  ! 

—  On  dit  toujours  cela  à  votre  âge.  Le  bon- 
heur est  simple  comme  les  lleurs  des  champs, 
comme  les  fruits  des  haies,  comme  la  prière  des 
humbles,  et  c'est  pour  cela  qu'on  ne  le  découvre 
que  difficilement  ! 

Philomène  me  monta  une  lettre. 

Le  courrier,  Monsieur  ! 
Je  reconnus  l'écriture  de  Clochenson. 
a  II  n'y  a  qu'un  homme  au  monde  qui  doive 
savoir   où  est   Charlotte,    cher  Monsieur  Guine- 


h  INCERTAINE  201 

mont,  et  c'est  vous.  J'irai  vous  voir  dès  mon  re- 
tour. Je  vais,  en  effet,  rentrer  chez  moi.  Mon 
cloître  me  manque  et  j'ai  peur  que  pendant  mon 
absence,  Lespérance  n'envoie,  sans  me  le  dire, 
une  vraie  lettre  à  l'horlogère  ou  que  M.  Col- 
ladon,  mon  voisin,  n'ait  de  nouvelles  relations 
sensationnelles  sur  la  fin  du  monde.  Je  ne  con- 
naissais pas  Orves,  c'est  une  ville  charmante, 
qui  est  le  berceau  de  plusieurs  grands  hommes. 
Jamais  je  n'aurais  supposé  qu'il  y  eût  eu  en 
France  tant  de  grands  hommes  peu  connus  I 
Orves  a  donné  naissance  à  l'amiral  Le  Gendre  de 
Lavillette,  qui  s'est  couvert  de  gloire  chez  les 
cannibales  et  à  M.  Chicoyneau,  savant  ornitho- 
logue, qui  a  découvert  que  certains  fissirostres 
appartenaient  à  l'ordre  des  picariés.  Croyez-vous 
que  jusque-là  on  prenait  les  engoulevents  pour 
des  passereaux  ?  M.  Camoin-Lamue  y  a  vu  le 
jour  aussi.  C'est  un  ingénieur,  qui  a  détruit 
d'admirables  remparts  pour  faire  passer  un 
canal  qui  est  aujourd'hui  ensablé. 

«  Mais  on  rencontre  aussi  quelques  vivants  à 
Orves  ;  j'habite  le  même  hôtel  que  MM.  de  Ma- 
ragde,  de  Forgeris  et  de  Bréviaire.  Nous  causons 
beaucoup  et  de  mille  choses  !  Nous  prenons  nos 
repas  ensemble.    Les    vins    sont  bons.  Mais    on 


20  2  L  INCERTAINE 

abuse  du  veau.  J'ai  horreur  de  cette  bête  !  Il  me 
semble,  quand  on  m'en  sert,  que  je  suis  com- 
plice d'un  avortement.  Nos  conversations  sont 
très  variées.  M.  de  Forgeris  fait  des  épigrammes, 
Jf.  de  Bréviaire,  ses  comptes,  et  M.  de  Maragde 
devient  optimiste,  depuis  qu'il  s'est  aperçu  qu'on 
peut  faire  un  voyage  de  deux  heures,  sans  avoir 
vingt  accidents  mortels.  Cette  expédition  a  fait 
le  plus  grand  bien  à  tous.  Il  est  question  d'enfer- 
mer Mlle  de  Giscours  dans  un  couvent  jusqu'à 
sa  majorité.  J'encourage  beaucoup  ce  projet.  Ce 
sera  si  charmant  de  l'enlever  !  Avez- vous  jamais 
grimpé  à  une  échelle  de  soie,  Monsieur  Guine- 
mont  ?  Ce  sera  une  initiation  curieuse.  Tout  le 
monde  vous  aime  beaucoup  ici.  Je  crois  que  ces 
Messieurs  s'en  iront  peu  après  moi.  Si  vous  con- 
naissez la  'retraite  de  Charlotte,  avisez-la  de  tout 
ceci.  A  bientôt  !  » 

Charlotte   ne   cachait    pas   sa  joie.     Elle   était 
transformée  depuis  que  Clochenson  avait  écrit  ! 

—  Comme  il  est  intelligent  !  dit-elle  ;  il  n'y  a 
que  lui  qui  ait  découvert  ma  retraite  ! 

—  Est-ce  que  vous  n'aimeriez  pas,  lui  dis-je, 
en  riant,  épouser  Clochenson  ? 

Elle  rougit. 

—  Vous     plaisantez,     Hector.     Quelle     folie  ! 


L  INCERTAINE  2&0 

Henri  ne  songe  guère  à  se  marier,  je  vous 
assure,  et  moi-même,  je  ne  ferai  pas  volontiers 
une  pareille  sottise.  Il  est  beaucoup  trop  mon 
ami  pour  que  je  compromette  nos  rapports  dans 
une  aventure  à  ce  point  dangereuse  I 

Nous  descendîmes  pour  dîner.  Charlotte  parla 
avec  abondance.  Elle  était  gaie  et  confiante. 
Elle  me  raconta  vingt  anecdotes  comiques  sur 
son  oncle  Philéas,  sur  Forgeris,  sur  Trophime, 
sur  la  vie  qu'on  menait  à  l'hôtel  de  Maragde. 

—  Mais  demain,  dit-elle,  avec  un  frisson, 
demain,    qu'arrivera-t-il  ? 

— ■  Soyez  sans  crainte,  répondis-je,  nous  ar- 
rangerons tout  cela. 

Et  nous  passâmes  la  soirée  la  plus  charmante 
du  monde.  Je  lui  narrai  des  souvenirs,  — 
tous  mes  souvenirs  de  jeunesse,  de  cette  jeunesse 
où  j'avais  fréquenté  quotidiennement  Lampar- 
nave  et  Gomer,  Philippe  de  Boisberthe  et  Ma 
ragde  lui-même.  Elle  s'amusait,  et  parfois,  bat 
tait  des  mains.  Cette  conversation  nous  condui- 
sit jusqu'à  minuit. 

—  Votre  jeunesse  a  été  délicieuse  aussi,  fit- 
elle. 

Et  je  me  retins  pour  ne  pas  lui  dire  : 

—  Oui,  mais  pas  tant  que  mon  âge  mûr  ! 


2.Vi  l'incertaine 

Et  cependant,  si  j'avais  dit  cela,  je  crois  que 
j'aurais  menti.  Je  suis  assis  dans  nia  chambre, 
et  jamais  je  ne  me  suis  senti  aussi  triste  que  ce 
soir.  Voici  le  lit  où  j'ai  vu  le  jour,  et  dont  quatre 
colonnes  torses  supportent  le  baldaquin  démodé. 
Voici  le  prie-Dieu  de  velours  bleu  sur  lequel  ma 
mère  a  tant  prié.  Il  est  bien  usé,  bien  râpé,  et 
si  j'ouvrais  un  tiroir  de  la  commode  ventrue,  j'y 
trouverais  un  livre  de  messe,  tout  gonflé  de  cee 
pieuses  images  commémoratives,  encadrées  de 
noir,  et  qui  portent  le  nom  d'un  disparu.  Rien 
n'a  changé  ici,  sauf  moi.  Je  pense  à  la  mort, 
aujourd'hui.  Peut-être  voudrais-je  déjà  apparte- 
nir à  l'autre  inonde,  peut-être  me  suffirait-il  de 
ne  jamais  être  né.  Mais  la  solitude  qui  m'op- 
presse est  telle  que  j'en  souffre  comme  d'une 
agonie.  Je  n'éprouverai  plus,  je  le  sais,  le  néant 
divin  de  l'amour.  Je  suis  condamné  à  moi- 
même,  et  ce  moi-même  deviendra,  chaque  jour, 
plus  grognon,  plus  agressif,  plus  ennuyeux  à 
conduire...  J'ai  passé  ma  vie  dans  l'attente,  et 
maintenant  je  n'ignore  plus  que  ce  que  j'atten- 
dais n'arrivera  pas  ! 

J'ai  connu  comme  cela  un  innocent  qui  se 
promenait  toujours  sur  le  quai  d'un  port  de 
mer,  marchant  de  long  en  large.  Et  quand  on 


l'incertaine  255 

lui  demandait  ce  qu'il  faisait  ainsi,  inactif  et 
vagabond,  il  ne  manquait  point  de  vous  répon- 
dre :  «  Mon  bon  Monsieur,  j'attends  le  bateau.  » 
Il  ne  comptait  évidemment  pas  s'embarquer, 
mais  il  supposait  qu'un  jour  viendrait,  où  il 
verrait  rentrer  le  navire  chargé  de  sa  raison. 
Mon  espérance  dorénavant  n'aura  pas  beaucoup 
plus  de  motifs  que  la  sienne  ! 

Après  tout,  j'aimerais  assez  mourir  dans  ce  lit 
où  je  suis  né,  au  milieu  de  mes  objets  familiers, 
dans  cette  maison  où  Charlotte  aura  dormi  !  La 
mort  n'est  pas  effrayante,  quand  elle  est  la  con- 
clusion logique  d'une  vie.  Le  fâcheux,  c'est  de 
la  rater,  de  disparaître  mal  à  propos,  de  façon 
incohérente,  indigne,  dans  des  conditions  que 
l'on  n'eût  pas  choisies,  d'avoir  la  mort,  en  un 
mot,  d'un  parvenu  ou  d'un  déclassé. 

Est-ii  possible  alors,  Charlotte,  que  nous  ne 
nous  retrouvions  pas  ?  Oui,  les  chemins  de 
l'infini  sont  vastes  et  terribles,  des  milliards  de 
pèlerins  les  parcourent,  qui  se  cherchent  sans  se 
rencontrer.  Serons-nous  pareils  à  eux,  ou  la  Pro- 
vidence nous  accordera-t-elle  un  petit  coin  d'ab- 
solu où  nous  nous  re verrons  avec  joie  et  qui 
nous  dédommagera  d'avoir  tant  attendu  en 
vain  ? 


2  56  l'incertaine 

Le  lendemain  matin,  je  me  mis  en  route  très 
tôt.  Je  voulais  surprendre  Clochenson  avant 
qu'il  ne  sortît.  Le  vieux  cloître  était  glacé,  et  la 
bise,  qui  y  soufflait,  contraignait  ses  divers  ha- 
bitants à  se  tenir  cachés  au  fond  de  leurs  bou- 
tiques. 

Je  joignis  Clochenson  dans  sa  chambre.  Sa 
valise  encore  ouverte,  il  en  sortait  son  néces- 
saire de  toilette.  Il  me  jeta  un  regard  aigu. 

—  Eh  bien,  Monsieur  Guinemont,  j'ai  deviné 
juste.   Charlotte  est  chez  vous  ? 

Je  répondis  que  oui.  Il  soupira  largement. 

—  Ouf  !  tant  mieux  !  C'est  un  souci  de  moins. 
Pourquoi  diable  est-elle  chez  vous,  puisque  j'ai 
couru  la  chercher  à  Orves  ?  Est-ce  que  Forgeris 
s'est  moqué  de  moi  ? 

—  Non,  c'est  moi  qui  ai  empêché  Charlotte 
de  partir  et  de  vous  prévenir  qu'elle  restait.  11 
valait  mieux  que  vous  fussiez  à  Orves. 

—  Oh  !  je  ne  regrette  pas  mon  voyage,  dit 
Clochenson.  Je  me  suis  assez  amusé  !  Quand  j'ai 
reçu  la  visite  de  Forgeris,  j'ai  bien  flairé  un 
piège,  mais  il  était  si  péremptoire  et  l'intérêt  de 
Charlotte,  si  évident,  que  je  suis  parti  quand 
même  !  Je  suis  arrivé  à  VEcu  d'Argent,  un  fort 
bon  hôtel   d'ailleurs,   assez    comique,    avec  une 


l'incertaine  257 

clientèle  de  choix  :  ecclésiastiques,  officiers, 
commis-voyageurs,  acteurs  en  tournée.  Comme 
servantes,  les  filles  du  patron,  de  belles  créatu- 
res, grandes,  souples,  avec  des  cheveux  consi- 
dérables, toutes  deux  vêtues  en  rouge.  L'aînée 
avait  l'air  de  la  Salomé,  de  Luini.  Elle  semblait 
toujours  faire  une  entrée  dansante  et  vous  por- 
ter le  chef  du  Précurseur,  quand  elle  vous  pré- 
sentait une  tête  de  veau.  Je  me  rendis  compte 
que  Mlle  de  Giscours  n'avait  point  paru,  ni  sous 
son  nom  réel,  ni  sous  un  autre.  A  tout  hasard, 
j'envoyai  une  dépêche  à  Jane,  qui  m'annonça  sa 
disparition.  Je  réfléchis  qu'elle  arriverait  peut- 
être  le  jour  suivant,  et  j'attendis.  Mais  le  lende- 
main, à  ma  grande  stupéfaction,  que  vis-je  des- 
cendre d'une  voiture,  au  lieu  de  Mlle  de  Gis- 
cours  ?  Son  oncle,  tout  empaqueté  dans  des  cou- 
vertures et  l'inévitable  Forgeris.  La  figure  du 
nain  rayonnait  véritablement  de  haine  satis- 
faite. ((  Eh  bien,  cria-t-il,  elle  est  ici,  elle  est  avec 
vous  ?  »  —  «  Qui  ?»  —  «  Qui,  qui  ?  Mais  Char- 
lotte !  »  A  ces  mots,  je  compris  tout,  et  je  me 
mis  sur  mes  gardes. 

J'interrompis  Henri  Clochenson. 

—  La  ruse  me  paraît  grossière.  Il  était  facile 

17 


258  l'incertaine 

de  prouver  à  M.    de   Maragde   que  vous   n'étiez 
parti  que  sur  le  conseil  de  Forgeris. 

—  Non  pas  !  Si  M.  de  Maragde  m'avait  véri- 
tablement trouvé  avec  sa  pupille,  comme  cela 
serait  arrivé  sans  votre  intervention,  nos  déné- 
gations n'auraient  servi  de  rien.  Le  pauvre  dia- 
ble n'aurait  plus  cru  que  Forgeris. 

—  Mais  pourquoi  vous  a-t-il  choisi  pour  cette 
besogne,  et  non  pas  Boisberthe  ? 

—  Boisberthe  était  l'auteur  des  lettres  volées, 
Pour  dévoiler  la  bassesse  de  Charlotte,  telle  que 
se  la  représente  sincèrement,  d'ailleurs,  M.  de 
Forgeris,  il  fallait  qu'elle  fût  compromise  par 
une  autre  personne.  Mais  laissez-moi  continuer 
mon  récit.  M.  de  Maragde  était  aussi  stupéfait 
que  son  conseiller,  qui,  au  surplus,  continuait  à 
le  tenir  entièrement  à  sa  merci.  Je  résolus  donc 
de  jouer  les  étourdis.  «  Mlle  de  Giscours,  décla- 
rais-je,  n'est  pas  ici.  Je  l'y  attends,  comme 
vous,  puisque  M.  de  Forgeris  m'a  conseillé  de 
venir  la  rejoindre.  »  —  «  Je  ne  vous  ai  jamais 
dit  ça  !  »  balbutia  M.  de  Forgeris,  fort  déconte- 
nancé. «  —  En  ce  cas,  dis-je,  je  vous  demande 
pardon,  j'aurai  mal  compris  vos  paroles.  »  Pen- 
dant toute  cette  conversation,  M.  de  Maragde 
semblait  complètement  ahuri  et    faisait    fermer 


l'incertaine  25g 

toutes  les  portes  et  tous  les  soupiraux  de  l'hô- 
tel. Depuis  qu'il  était  parti,  il  ne  songeait  plus 
qu'à  sa  santé.  Après  tout,  comme  nous  étions 
fort  intimes  tous  les  trois,  nous  prîmes  nos  repas 
ensemble,  conclusion  que  certainement  Forgeris 
n'avait  pas  envisagée.  Le  lendemain  à  midi,  ce 
fut  un  nouvel  incident.  Simon  de  Bréviaire  se 
précipita  comme  un  fou  dans  la  salle  à  manger 
de  l'hôtel,  en  criant  :  «  Où  est  Charlotte  ?  »  Et 
comme  il  m'aperçut,  il  s'élança  sur  moi  en  bran- 
dissant un  appareil  photographique  et  m'apos- 
tropha en  ces  termes  :  «  Vous  êtes  un  misérable, 
vous  l'avez  enlevée  !  »  Je  me  contentai  de  rire. 
—  ((  Je  vous  demande  pardon,  M.  de  Forgeris 
avait  en  effet  imaginé  cette  petite  combinaison, 
mais  elle  a  raté,  parce  que  Mlle  de  Giscours  ne 
s'est  pas  trouvée  au  rendez-vous  fixé  par  lui.  La 
vérité,  Monsieur,  c'est  que  nous  sommes  joués 
tous  les  trois,  —  mais  par  M.  de  Forgeris  et  non 
par  Mlle  de  Giscours.  »  Bréviaire  là-dessus  s'est 
tourné  vers  M.  de  Forgeris  et  l'a  sommé  de  s'ex- 
pliquer. —  Vous  m'avez  écrit,  Monsieur,  que 
vous  aviez  des  preuves  de  la  perfidie  de  ma  fian- 
cée, des  lettres  compromettantes.  »  M.  de  For- 
geris, très  embarrassé,  nous  suppliait  de  remet- 
tre à  plus  tard  la  suite  des  débats,  cette  scène  se 


2ÔO  l'incertaine 

passant  en  effet  dans  la  salle  à  manger  de  l'hô- 
tel. Mais  M.  de  Bréviaire  s'obstinait.  Il  avait  reçu 
un  télégramme  qui  lui  apprenait  que  Mlle  de 
Giscours  s'était  enfuie  avec  moi,  et  il  me  trou- 
vait sans  elle  !  Il  voulait  des  explications.  Je 
crois  que  M.  de  Maragde  les  désirait  autant  que 
lui.  Je  leur  objectai  que  Charlotte  viendrait 
peut-être  d'un  moment  à  l'autre  et  je  leur  pro- 
posai de  l'attendre.  Ils  s'en  tinrent  à  mon  con- 
seil. La  soirée  que  nous  passâmes  fut  comique. 
Je  laissai  mes  compagnons  d'infortune  dîner  en- 
semble et  pour  me  moquer  d'eux,  j'invitai  la 
belle  danseuse  de  Luini  et  sa  sœur.  Nous  bûmes 
du  Champagne,  et  elles  me  contèrent  des  his- 
toires, fort  divertissantes,  sur  les  habitants  d'Or- 
ves  et  sur  les  habitués  de  l'hôtel.  Je  m'amusai 
beaucoup,  mais  il  fallait  voir  la  tête  des  trois 
anabaptistes,  dont  quelques  tables  à  peine  me 
séparaient  !  Le  lendemain,  j'emmenai  M.  de 
Bréviaire  visiter  les  églises  et  un  petit  musée  où 
un  disciple  inconnu  de  David  a  représenté  tous 
les  événements  historiques  de  F  antiquité  avec 
les  mêmes  personnages  en  saindoux.  Je  lui  per- 
suadai aisément  que  je  n'étais  pas  le  ravisseur 
de  Charlotte.  Maragde  et  Forge  ris  se  disputaient 
tout  le  temps.  Enfin  Charlotte  ne  paraissant  pas, 


l'incertaine  261 

nous  sommes  rentrés  tous  les  quatre  ensemble. 
Je  vous  conseille  maintenant  d'aller  voir  Phi- 
léas  et  de  lui  confesser  la  vérité. 

Je  suivis  le  conseil  de  Clochenson  et  me  ren- 
dis rue  de  la  Vieille- Abbaye.  Ce  fut  Trophime 
qui  m'introduisit. 

—  Eh  bien,  monsieur,  me  demanda-t-il,  quel- 
les nouvelles  nous  apportez-vous  ? 

—  Mlle  de  Giscours  est  retrouvée. 

—  Dans  le  salon  où  j'avais  vu  Charlotte  pour 
la  première  fois,  je  trouvai  M.  de  Maragde,  un 
foulard  autour  de  la  tête,  geignant  au  fond  d'un 
fauteuil.  Forgeris  lui  parlait  avec  véhémence  ;  il 
semblait  avoir  reconquis  sur  lui  tout  son  empire. 

Philéas  me  dit  d'un  voix  lamentable  : 

—  Tu  sais  le  grand  malheur  qui  me  frappe  ? 
J'ai  dû  faire  un  voyage  à  Orves  ! 

—  Je  viens  justement  te  parler  de  ta  nièce. 
Mais  j'entends  être  seul  avec  toi. 

—  Messieurs,  je  ne  veux  pas  vous  gêner  plus 
longtemps,  s'exclama  le  nain,  en  me  jetant  un 
regard  venimeux. 

Et  il  se  coula  prestement  hors  de  la  pièce. 
J'expliquai  alors  à  M.  de  Maragde  que,  pour 
échapper  aux  embûches  de  Forgeris,  Charlotte 
s'était  réfugiée  chez  moi. 


2Ô2  L'INCERTAINE 

—  Charlotte  est  chez  toi  !  Qu'est-ce  que  c'est 
encore  que  cette  diabolique  invention  ?  Tu  es 
complètement  absurde  I  Qu'est-ce  que  ma  pu- 
pille peut  bien  faire  chez  toi  ? 

Je  repris  l'histoire  dans  tous  ses  détails,  et 
j'expliquai  que  Mlle  de  Giscours  n'était  point  si 
noire  qu'on  l'avait  faite. 

—  Mais  j'ai  lu  des  lettres  épouvantables  I 

—  Pardon,  tu  as  lu  quelques  lettres  qu'elle  a 
reçues.  Non  point  celles  qu'elle  a  écrites  î  Cela 
fait  une  grande  différence.  Elle  n'est  guère  cou- 
pable que  d'avoir  gardé  les  missives  d'un  amou- 
reux.  Ce  n'est  pas  très  grave. 

—  Alors,   Charlotte  va   revenir  ici  ? 

—  Oui,  sous  certaines  conditions  ! 
Maragde  se  leva  et  se  mit  à  tourner  dans    la 

pièce,  en  remuant  les  bras. 

—  Des  conditions,  maintenant  !  Ma  nièce  se 
conduit  comme  une  folle,  fuit  ma  maison, 
m'oblige  à  aller  à  Orves,  au  péril  de  ma  vie,  et 
il  lui  faut  des  conditions  pour  rentrer  !  Ecoute, 
Hector,  ne  me  parle  plus  de  tout  cela.  Je  crois 
que  j'ai  pris  mal  à  Orves,  je  vais  me  coucher. 
Garde  Charlotte  tant  que  tu  voudras,  ou  ren- 
voie-la moi,  avec  ou  sans  conditions,  tout  m'est 
égal  !  Je  suis  brisé.  Tu  viens  de  me  prouver  que 


l'incertaine  2Ô3 

Charlotte  est  un  ange,  et  Laurent  une  canaille. 
Je  croyais  justement  le  contraire.  Comment 
veux-tu  que  je  m'y  reconnaisse  ?  J'avais  en  toi 
une  confiance  absolue  et  tu  escamotes  ma  pu- 
pille I  Forge  ris  était  mon  meilleur  ami,  et  il 
m'entraîne  à  Orves  pour  y  chercher  quelqu'un 
qui  n'y  est  pas  !  On  m'assure  que  Clochenson  a 
enlevé  Charlotte,  et  je  le  trouve  en  train  de  boire 
du  Champagne  avec  des  servantes  d'auberge. 
Laurent  me  dit  que  Charlotte  trompe  Simon,  et 
tu  m'apprends  qu'elle  ne  l'aime  même  pas  !  Et 
Bréviaire,  qui  sait  tout  ce  qu'on  reproche  à  sa 
fiancée,  veut  l'épouser  demain  !  Est-ce  que  vous 
n'êtes  pas  tous  un  peu  fous  ?  Je  vais  sonner 
Trophime  qui  bassinera  mon  lit  et  me  fera  du 
tilleul.  J'ai  besoin  de  transpirer.  On  me  tuera 
avec  cette  histoire  !  Si  on  me  reprend  jamais  à 
élever  une  pupille  !  Bonsoir,  Hector  I 

Dans    la    rue    Antoine-Heroët,    je    rencontrai 
Jane  qui  sortait  de  chez  moi. 

—  Vous  êtes  un  sournois,   me  dit-elle.   Pour- 
quoi m'avez- vous  caché  la  retraite  de  Charlotte? 

Je  lui  répondis  en  riant  : 

—  Les   secrets   ne  sont   pas   pour    les   petites 
filles  ! 


Ce  matin,  comme  il  faisait  moins  froid,  Char- 
lotte ouvrit  de  bonne  heure  sa  fenêtre.  Elle 
regarda  le  ciel  qui  ressemblait  à  un  mur  placé 
entre  elle  et  l'infini,  un  mur  d'azur  compact, 
épais,  tout  suintant  de  lumière,  comme  de  son 
miel,  un  rayon.  A  quoi  pensait-elle  dans  cette 
minute  émouvante,  dans  cette  minute  unique 
de  sa  vie  ?  Je  ne  l'ai  jamais  bien  su,  ni  elle, 
sans  doute. 

Elle  voyait  la  fin  de  sa  jeunesse,  la  fin  de  son 
indépendance.  Elle  avait  gardé  jusque-là  une 
clef  dans  sa  main,  une  clef  d'or.  Il  fallait  main- 
tenant la  jeter  ;  la  clef  n'ouvrirait  plus  les  jar- 
dins odorants,  le  Généraliffe  secret,  où  elle  avait 
tant  joué,  mon  Dieu,  oui,  tant  joué  avec  les 
elfes,  avec  Jane,  avec  Clochenson  ! 

Elle  demeura  longtemps  à  la  fenêtre  ;  elle 
examinait  la  rue  Antoine-Heroët.  Un  vitrier 
passa,  dont  le  dos  chargé  de  glaces  semblait 
donner  le  branle  au  soleil,  puis  ce  fut  un  mar- 
chand de  lavande,  qui  portait  de  gros  bouquets 


l'incertaine  265 

aromatiques  pendus  à  ses  épaules  ;  une  odeur  de 
colline  et  de  campagne  s'éleva  le  long  des  murs. 
Un  cheval  blanc  tourna  ensuite  le  coin  de  la 
rue.  Charlotte  eut  juste  le  temps  de  voir  sa 
croupe,  et  elle  songea  à  la  légende  qui  fait  s'age- 
nouiller, devant  les  vierges,  les  licornes  les  plus 
indomptables  I 

—  C'était  peut-être  une  licorne,  en  effet,  son- 
gea-t-elle,   et  elle   s'en  va  ! 

Aussitôt  après,  Philomène  introduisait  M.  Si- 
mon de  Bréviaire. 

Charlotte  le  reçut  dans  le  petit  salon  du  second 
étage.  Il  était  grave,  solennel,  il  était  déjà  en 
redingote  ! 

—  Charlotte,  dit-il,  je  viens  vous  apporter 
mon  pardon  I  Mais  quelle  peur  vous  m'avez 
faite  !  Pourquoi  m'avez-vous  laissé  sans  nou- 
velles? Pourquoi  m'avez-vous  permis  de  croire 
que  Clochenson  vous  avait  enlevée  ?  Pourquoi 
enfin  vous  êtes-vous  enfuie  ? 

—  On  m'a  dit  que  mon  oncle  voulait  me 
chasser. 

—  Si  vous  aviez  été  innocente,  Charlotte, 
vous  n'auriez  pas  eu  peur.  Vous  auriez  préféré 
vous  disculper. 

—  C'est  possible,    mais  je    sais  qu'innocente 


266  l'incertaine 

ou  coupable,  c'est  tout  un  quand  on  vous  con- 
damne. 

—  Je  n'ai  pas  à  discuter  cela.  Vous  avez  de 
graves  torts  envers  moi.  J'avais  confiance  en 
vous,  et  cependant,  vous  n'avez  pas  craint  d'être 
coquette  avec  Clochenson,  d'avoir  une  corres- 
pondance avec  Boisberthe  et  de  vous  cacher  chez 
M.  Guinemont,  sans  môme  m'en  aviser.  Je  suis 
fâché  d'être  obligé  de  vous  le  dire,  Charlotte, 
mais  je  ne  vous  comprends  pas. 

—  S'il  en  est  ainsi,  Simon,  rendez-moi  ma 
parole. 

—  Non,  je  vous  aime,  je  vous  épouserai.  J'ai 
refusé  de  lire  les  lettres  de  Boisberthe.  Je  passe 
l'éponge  sur  le  passé,  je  suis  magnanime.  Vous 
êtes  une  enfant.  Un  homme  sérieux  ne  doit  pas 
déranger  sa  vie  à  cause  de  caprices  puérils.  Seu- 
lement, quand  nous  serons  mariés,  il  faudra 
marcher  droit,  je  vous  en  avertis.  Je  ne  tolère- 
rai  pas  la  moindre  incartade.  J'admets  d'ailleurs 
qu'une  jeune  fille  puisse  avoir  une  certaine 
liberté  d'allures,  mais  une  femme  doit  songer 
avant  tout  à  l'honneur  du  nom  qu'elle  porte. 

Charlotte  écoutait  avec  stupeur.  Ainsi  Simon 
lui  pardonnait,  sans  même  savoir  si  elle  était 
coupable  ou  non,  sans  avoir    le    désir    de  con- 


l'incertaine  267 

naître  la  gravité  ou  l'insignifiance  de  ses  torts 
envers  lui,  sans  se  demander  si  elle  n'avait  pas, 
en  réalité,  un  sentiment  quelconque  pour  un 
autre  ?  Il  l'épousait,  il  ne  se  demandait  même 
pas  si  elle  n'avait  pas  changé  d'avis  !  Et  il  la 
menaçait  par-dessus  le  marché  !  Et  il  lui  mon- 
trait déjà  quelle  vie  affreuse  et  contrainte  il  lui 
donnerait  une  fois  qu'il  serait  son  maître  1 

—  Quelle  date  fixons-nous  pour  la  cérémo- 
nie ?  Je  ne  partirai  pas  d'ici  sans  le  savoir. 

Alors  la  malheureuse  enfant  sentit  que  c'était 
le  dernier  acte,  que  jamais  elle  n'échapperait  au 
piège  où  elle  était  prise  et  qui  se  refermait  lente 
ment  sur  elle.  Une  immense  détresse  l'envahit, 
et  elle  s'abandonna  à  la  fatalité. 

Celui-ci  ou  celui-là  ?  Qu'importait  après  tout, 
puisqu'il  fallait  en  finir,  puisque  la  clef  du  Gé- 
néraliffe  devait  être  jetée  au  puits  profond  I 

Elle  dit,  d'une  voix  blanche  : 

—  Quand  vous  voudrez,  Simon. 

—  Nous  sommes  le  i5  décembre,  voulez- vous 
que  d'ores  et  déjà,  nous  retenions  la  date  du 
i5  janvier  ? 

—  Le  i5  janvier.  Oui,  c'est  très  bien. 

—  En  préférez-vous  une  autre  ? 

—  Non,  non,  cela  m'est  égal. 


268  l'incertaine 

—  Alors  c'est  décidé  ? 

—  C'est  décidé. 

Il  se  leva  gravement,  il  l'embrassa  sur  le 
front.  Elle  se  laissait  faire.  Des  larmes  lui  vin- 
rent aux  yeux.  Simon  ne  les  vit  pas. 

Il  s'en  alla. 

Charlotte,  seule,  continua  de  pleurer.  Elle  de- 
meura longtemps,  immobile,  prostrée  sur  une 
chaise,  la  tête  dans  ses  mains.  Un  grand  déses- 
poir l'accablait.  Il  lui  semblait  qu'elle  s'enfon- 
çait dans  un  interminable  tunnel,  où  elle  roule- 
rait toujours,  dans  la  tristesse  et  dans  le  noir. 

Quand  elle  descendit  pour  déjeuner  et  qu'elle 
s'assit  en  face  de  moi,  je  remarquai  qu'elle  avait 
les  paupières  rouges.  Je  lui  en  demandai  la  rai- 
son. Elle  me  répondit  qu'elle  venait  de  voir  Si- 
mon. 

—  Eh  bien  ? 

—  Je  l'épouse  dans  un  mois. 

Ma  stupeur  fut  telle  que  je  laissai  choir  ma 
fourchette. 

—  Charlotte  1  Mais  vous  ne  l'aimez  pas  ! 

—  Je  ne  sais  plus,  dit-elle.  Et  puis,  je  n'ai 
pas  le  choix. 

—  Pourquoi  dites-vous  cela  ? 


l'incertajne  269 

—  Assez,  assez,  Hector,  ne  me  tourmentez 
pas. 

Elle  éclata  de  nouveau  en  sanglots,  et,  jetant 
sa  serviette,  quitta  la  table. 

—  C'est  la  dernière  fois,  me  dis-je,  mélanco- 
liquement,  que  je  m'occupe   d'une  jeune  fille  î 

À  deux  heures,  on  sonna.  Cette  fois-ci,  ce  fut 
Louis  de  Boisberthe  qui  parut.  Il  manifesta,  dès 
l'antichambre,  une  extrême  agitation,  criant  à 
tue-tête,  étourdissant  Philomène.  Mlle  de  Gis- 
cours  consentit  à  le  recevoir,  et  dans  le  salon  où 
elle  avait  déjà  reçu  Bréviaire. 

—  Charlotte  !  s'écria-t-il,  en  se  précipitant 
vers  elle,  enfin  je  vous  retrouve  !  Quand  je  pense 
que  vous  vous  cachiez  ici,  tout  simplement  I  A 
deux  pas  de  moi.  C'est  absurde  I  C'est  inconce- 
vable I  Pourquoi  vous  êtes-vous  méfiée  ainsi  de 
votre  ami  ?  Mais  je  vous  tiens  maintenant.  Ah  ! 
Charlotte  !  Pendant  quelques  jours,  j'ai  cru  que 
je  devenais  fou  de  tristesse  et  de  colère  !  Com- 
ment avez-vous  pu  abandonner  de  gaieté  de 
cœur  un  homme  qui  vous  aime  et  que  vous 
aimez  ?  Car  vous  m'aimez,  Charlotte,  je  le  sais. 
Vous  luttez  contre  cet  amour,  par  un  faux  point 
d'honneur,  par  esprit  de  fidélité  à  Simon  ! 


2-0  L  INCERTAINE 

Il  s'avançait  vers  elle  pour  l'embrasser,  elle 
recula,  cachant  son  visage  dans  ses  deux  mains. 

—  Taisez-vous,   Louis  ! 

—  Je  vous  aime.  J'ai  encore  le  goût  de  votre 
bouche  sur  mes  lèvres,  et,  dans  le  cœur,  l'émo- 
tion de  vous  serrer  contre  lui  I  Je  vous  aime, 
Charlotte,  il  faut  que  vous  soyiez  à  moi.  Je  ne 
vous  quitte  plus.  Mon  père  ira  demander  votre 
main  à  votre  oncle,  je  vous  épouserai  demain, 
après-demain,  lundi  matin  ! 

Alors  elle  songea  à  Simon,  à  la  vie  qu'il  venait 
de  lui  promettre,  aux  longs  et  maussades  jours, 
qui  couleraient  pour  elle,  n'amenant  ni  plaisir, 
ni  peine,  mais  l'ennui,  l'implacable  ennui  ! 

—  Oui,  oui,  Louis,  délivrez-moi,  épousez- 
moi,  emmenez-moi  bien  loin,  bien  loin  de  cette 
ville  et  de  tous  ceux  qui  l'habitent  !  Je  les  déteste 
tous,  tous,  sans  exception.  On  m'a  trahie,  on 
m'a  trompée  !  Je  vous  épouse,  Louis,  et  allons- 
nous  en  vite  pour  ne  plus  revenir  ! 

—  Il  le  faudra  cependant,  Charlotte,  nous  ha- 
biterons chez  mon  père,  en  rentrant  de  notre 
voyage  de  noces  ! 

Elle  passa  sa  main  sur  son  front.    Déjà,  elle 


L  INCERTAINE  27 1 

recevait  du  monde  réel  un  courant  froid  qui  la 
dégrisait. 

—  Ah  !  oui,  le  voyage  de  noces  !  Puis  la  tour- 
née de  famille,  n'est-ce  pas  ?  Allons,  va  pour 
vivre  ici  !  Eh  bien,  nous  nous  marierons,  Louis, 
c'est  entendu.   Maintenant,   laissez-moi. 

Il  lui  prenait  les  mains  et  les  baisait,  en  mur- 
murant des  phrases  de  tendresse  confuse,  des 
paroles  précipitées  et  vides  de  sens,  comme  le 
murmure  des  roseaux. 

—  Laissez-moi  I  laissez-moi  I  répétait-elle. 

Il  déclara  que,  s'il  consentait  à  s'en  aller, 
c'était  afin  d'apprendre  plus  tôt  cette  bonne  nou- 
velle à  son  père  et  de  l'envoyer  tout  de  suite 
chez  M.  de  Maragde. 

' —  C'est  vrai,  murmura  Charlotte,  il  faudra 
faire  une  demande  en  bonne  et  due  forme.  Et 
puis,  nous  irons  chez  le  notaire,  et  on  nous  don- 
nera lecture  du  contrat  :  «  En  cas  de  mort  de 
l'un  des  conjoints...  Si  le  mari  est  condamné 
aux  galères...  Si  vous  êtes  coupable  de  meurtre, 
d'abus  de  confiance,  de  grivèlerie...  »  C'est  une 
belle  chose  qu'un  contrat  ;  on  y  voit  tout  de 
suite  ce  qu'on  peut  attendre  de  la  vie  ! 

—  A  tantôt  !  s'écria  Boisberthe,  qui  se  préci- 
pita tout  joyeux  et  en  bondissant  hors  du  salon. 


272  L  INCERTAINE 

Et  l'après-midi  commença  de  s'écouler  douce- 
ment vers  la  nuit.  Charlotte  se  remit  à  la  fenê- 
tre. Le  soleil  venait  de  retirer  ses  ambassadeurs. 
Un  gros  nuage  montait  au-dessus  des  maisons, 
balafré  de  hachures  par  les  T  des  cheminées.  Il 
avait  l'air  d'une  outre  apportée  d'Orient,  ayant 
encore  les  couleurs  des  épices  sur  ses  flancs  re- 
bondis. Charlotte  ne  pleurait  plus,  mais  elle  ne 
souriait  pas.  Elle  avait  déjà  oublié  Simon,  Louis 
de  Boisberthe.  Comme  au  temps  de  son  arrivée 
chez  son  oncle,  une  caravelle  imaginaire  la 
ravissait  et,  cinglant  dans  l'infini,  jetait  l'ancre 
sur  le  rivage  de  Cassiopée,  de  Sirius.  Un  prince 
en  habits  de  diamants  s'approchait  de  Char- 
lotte... 

On  sonna  une  troisième  fois.  C'était  Henri 
Clochenson.  Il  demanda  Mlle  de  Giscours,  d'une 
voix  posée  et  douce.  Elle  se  présenta  à  lui,  pâle, 
frémissante,   l'œil  étincelant  de  colère    : 

—  Bonjour,  Charlotte,  fît-il.  Est-ce  assez 
drôle  de  vous  retrouver  ici  ?  Vous  m'avez  fait 
joliment  courir  I 

—  Je  pense  que  vous  ne  regrettez  pas  votre 
voyage,   dit-elle,   avec  une  ironie  méchante. 

—  Mais  non,  je  me  suis  bien  amusé. 

—  Oui,  vous  avez  bu  du  Champagne  avec  des 


l'incertaine  273 


filles    d'auberge,    qui    ressemblaient    à    des    por- 
traits italiens. 

Il  l'enveloppa  d'un  long  regard. 

—  Je  vois  que  Guinemont  ne  vous  a  épargné 
aucun  détail  de  mon  récit. 

Charlotte  quitta  son  fauteuil  et  vint  se  cam- 
per devant  Clochenson. 

—  Et  moi,  savez-vous  ce  que  j'ai  fait  aujour- 
d'hui, Henri  ?  Je  viens  d'accorder  ma  main  à 
deux  hommes. 

—  Deux,  c'est  beaucoup  dans  la  même  jour- 
née !  Mais  elle  n'est  pas  finie. 

—  Vous  plaisantez  encore  !  Vous  plaisanterez 
donc  toujours  !  Dieu,  que  c'est  bête,  un  homme 
d'esprit  I  II  y  a  des  moments  où  je  préfère  les 
imbéciles. 

—  Je  m'en  doute.  Vous  voulez  déjà  en  épou- 
ser deux. 

—  Taisez-vous  !  Ah  !  vous  ne  comprendrez 
donc  Jamais  rien  I  Vous  n'avez  ni  cœur,  ni  intel- 
ligence, mais  à  leur  place,  une  mécanique  qui 
grince,  une  boîte  à  faire  les  mots.  Allez-vous  en, 
Henri.  Je  ne  veux  plus  jamais  vous  voir! 

Elle  se  jeta  sur  un  canapé,  enfonça  sa  tête 
dans  les  coussins  et,  pour  la  troisième  fois  de  la 
journée,  elle  se  mit  à  sangloter. 

18 


274  l'incertaine 

Alors,  Henri  Clochenson  s'agenouilla  devant 
elle  et  la  saisissant  par  les  épaules,  il  murmura  : 

—  Vous  savez,  Charlotte,  que  je  vous  aime  I 
Il  ne  fallait  pas  douter  de  moi.  Vous  pensiez  bien 
que  je  viendrai  quand  je  serai  sûr  de  votre 
cœur.  Le  moment  n'était  pas  encore  venu.  Vous 
avez  promis  votre  main  à  Simon  et  à  Louis.  Cela 
ne  fait  rien,  Charlotte,  puisque  c'est  quand 
même  moi  que  vous  épouserez  ! 

Et  Charlotte,  jetant  les  bras  autour  du  cou 
d'Henri,  murmura  : 

—  Vous  avez  raison,  Henri,  car  c'est  vous 
seul  que  j'aime.  Pourquoi  m'avez-vous  laissé 
errer  ainsi  ?  Vous  auriez  pu  terminer  plus  tôt 
mon  incertitude.  Pourquoi  ne  me  pai  liez-vous 
jamais  ? 

—  Vous  ne  m'aimiez  pas  encore,  Charlotte, 
j'attendais  que  vous  m'aimiez. 

—  Vous  vous  trompez,  Henri,  il  y  a  long- 
temps que  je  vous  aime  ! 

—  Mais  non,  dit-il,  que  vous  me  préfériez  1 

Et  prenant  Charlotte  dans  ses  bras,  ce  fut  par 
un  long  baiser  qu'Henri  Clochenson  interrom- 
pit ses  protestations. 


Clochenson  m'a  délégué  chez  Philéas  de  Ma- 
ragde  pour  lui  demander  la  main  de  Charlotte. 
C'était  la  première  fois  que  je  faisais  une  sem- 
blable démarche.  Je  me  suis  longtemps  inter- 
rogé sur  la  couleur  des  gants  que  je  devais  met- 
tre. J'ai  choisi  enfin  une  paire  blanche,  bro- 
dée de  baguettes  noires.  En  me  voyant  passer, 
les  gens  de  la  ville  auraient  pu  se  dire  que  je 
m'occupais  de  marier  quelqu'un  I 

Trophime  m'introduisit  dans  le  salon,  où  Ma- 
ragde  et  Forgeris,  assis  l'un  en  face  de  l'autre, 
dans  des  fauteuils  très  rapprochés,  péroraient  à 
qui  mieux  mieux. 

Ils  se  turent  à  mon  approche,  brusquement, 
comme  font  les  grenouilles,  le  soir,  quand  on 
passe  trop  près  du  bassin  ©ù  elles  coassent. 

Maragde  était  fort  congestionné,  et  le  nain 
brandissait  sa  badine,  avec  une  véhémence  fu- 
rieuse. 

—  Eh  bien  I  s'écria  Philéas,  tu  tombes  à 
point  !  Elle  en  fait  du  joli,  ta  protégée  I  Est-ce 
qu'elle  habite  toujours  chez  toi  ? 


276  l'incertaine 

—  Mais  oui,  répondis-je,  elle  n'y  a  pas  d'en- 
nemis !  C'est  d'ailleurs  à  son  sujet  que  je  viens 
te  voir. 

Je  dis  alors  à  M.  de  Maragde  que  je  lui  deman- 
dais la  main  de  sa  nièce  pour  mon  ami. 
M.  Henri  Glochenson.  Le  nain  poussa  un  rica- 
nement féroce  et  fit  siffler  sa  badine.  Philéas. 
éperdu.,  s'élança  hors  de  son  fauteuil  et  se  préci- 
pita vers  moi  en  gesticulant  : 

—  Se  moque-t-elle  de  toi  ou  de  moi  ?  s'écria- 
t-il.  Quel  rôle  joues-tu  dans  cette  aventure  ?  Es- 
tu  un  imbécile  ou  un  pantin  ?  Parle  !  Parle  I 

C'était  à  mon  tour  d'être  abasourdi.  Ma  de- 
mande contrariait  évidemment  les  projets  de 
Philéas,  mais  je  ne  voyais  pas  la  cause  d'un  tel 
déchaînement. 

—  Il  faut  l'enfermer  dans  un  couvent,  dé- 
clara Forgeris. 

- —  Sais-tu,  me  dit  Maragde,  que  Simon  est 
venu  hier  me  dire  qu'il  s'était  expliqué  avec 
Charlotte,  qu'il  ne  lui  en  voulait  plus,  et  que 
leur  mariage  était  fixé  au  i5  janvier  ? 

—  Oui.  Simon  n'a  rien  voulu  entendre  des 
protestations  de  Charlotte  et  il  a  choisi  la  date 
tout  seul.  Depuis,  elle  a  changé  d'avis. 

—  Attends,   ce  n'est   pas  fini.    Sais-tu  mainte- 


L  INCERTAINE  277 

nant  qui  est  venu  me  voir  à  trois  heures  P  Le 
sais-tu  ? 

—  Je  m'en  doute. 

—  Boisberthe,  continua  Maragde,  sans  m'é- 
couter,  ce  vieux  fou  ridicule  qui  a  la  prétention 
d'être  un  sage.  Et  Boisberthe  m'a  déclaré  que 
son  fils  et  Charlotte  s'aimaient  et  qu'il  fallait  les 
marier. 

—  Et  qu'as-tu  répondu  ? 

—  J'ai  dit  à  cet  imbécile  que  Charlotte  devait 
épouser  Bréviaire,  le  i5  janvier,  et  qu'il  y  avait 
certainement  erreur.  Et  il  est  parti,  fort  penaud. 

—  Il  faut  la  mettre  au  couvent,  répéta  For- 
geris. 

—  Eh  bien,  non,  m'écriai-je,  en  me  tournant 
vers  le  nain.  Je  ne  vous  laisserai  plus  continuer, 
Monsieur  de  Forgeris.  C'est  vous  qui  êtes  respon- 
sable de  tout  ce  qui  est  arrivé,  vous  qui  avez 
noirci  sans  cesse  Mlle  de  Giscours,  aux  yeux  de 
ce  bon  Philéas,  vous  qui  avez  poussé  au  tragique 
une  situation,  qui  n'était  pas  même  grave.  Oui, 
Charlotte  a  flirté,  c'est  vrai  !  Mais  elle  n'a  jamais 
aimé  Simon,  qui  l'ennuyait  à  périr  et  qu'elle  n'a 
accepté  comme  fiancé,  que  lorsqu'elle  était  en- 
core une  enfant.  Et  depuis  le  jour  où  elle  a 
connu  Clochenson,  elle  l'aime. 


278  l'incertaine 


—  Elle  se  moque  de  vous  et  vous  croyez  ce 
qu'elle  vous  dit  !   s'écria  Forgeris. 

Maragde  s'épongeait  le  front.  l\  allait  et  ve- 
nait, en  soufflant. 

—  Ne  vous  laissez  pas  faire,  Philéas,  répétait 
le  nain,  vous  êtes  perdu  si  vous  cédez  !  Forcez-la 
à  épouser  Simon. 

—  Vous  la  haïssez  donc  bien,  répondis- je, 
pour  vouloir  à  ce  point  qu'elle  soit  malheu- 
reuse ! 

Philéas,  soupçonneux,  se  tourna  soudain  vers 
le  baron. 

—  Laurent,  vous  m'avez  toujours  affirmé  que 
vous  convertissiez  Hector  à  notre  cause,  et  qu'il 
connaissait  les  turpitudes  de  Charlotte.  Vous 
m'avez  montré  les  lettres  de  Boisberthe  et  de 
Clochenson.  Vous  m'avez  toujours  soutenu  que 
ma  nièce  perdrait  Simon,  et  vous  voulez  aujour- 
d'hui qu'elle  l'épouse  !  Je  ne  comprends  rien  à 
votre  conduite  I 

—  J'ai  essayé  de  vous  sauver,  Philéas,  j'en 
suis  bien  puni  1 

—  Je  ne  vous  fais  pas  de  reproches,  Laurent. 
Pourtant,  qui  a  avisé  Charlotte  de  mon  indi- 
gnation, après  l'avoir  causée  ? 

—  Je  ne  voulais  pas  que    vous    fussiez    plus 


l'incertaine  279 

longtemps  la  dupe  de  cette  coquine,  mais  quand 
je  vous  ai  vu  si  furieux,  j'ai  pris  peur  pour  elle. 
Que  voulez- vous  ?  je  suis  au  fond  faible  et  indul- 
gent ! 

—  Assez,  monsieur,  dis-je.  Il  faut  en  finir. 
Cette  comédie  a  suffisamment  duré.  Je  ne  sais 
quelles  explications  tortueuses  vous  avez  don- 
nées à  Philéas,  mais  voici  la  vérité  :  après  avoir 
envoyé  Charlotte  à  Orves,  c'est  vous  qui  avez 
décidé  Clocbenson  à  l'y  rejoindre,  et  vous  y  avez 
entraîné  Philéas  ensuite,  sous  prétexte  qu'ils 
étaient  partis  ensemble  I 

—  Au  risque  de  m'enrhumer,  fit  Maragde. 

—  Oui,  mon  bon  ami,  au  risque  de  t'enrhu- 
mer  !  Quel  triomphe  pour  M.  de  Forgeris,  si  tu 
avais  trouvé  à  l'hôtel  Charlotte  et  Clochenson 
réunis  !  Jamais  plus  tu  n'aurais  cru  à  leur  inno- 
cence. Malheureusement,  la  combinaison  a 
échoué.  Charlotte  était  chez  moi  1 

Maragde,  violacé  et  soufflant  de  colère,  regar- 
dait le  baron. 

—  Eh  bien,  Laurent,  qu'avez- vous  à  répon- 
dre ? 

Le  nain  était  visiblement  décontenancé,  cette 
fois,  mais  il  haussa  les  épaules. 

—  Monsieur  Guinemont  est  d'accord  avec  vos 


280  l'incertaine 

ennemis.  Tant  pis  pour  vous  si  vous  le  croyez  ! 
Ils  vous  trompent  tous,  ils  vous  tueront  ! 

—  Répondez,  Laurent  ! 

—  Admettons  un  moment  que  j'ai  fait  tout 
ce  dont  on  m'accuse  !  Et  puis,  après  ?  Charlotte 
n'en  est  pas  moins  une  coquine.  Vous  ne  vouliez 
pas  le  croire,  j'ai  tenté  de  vous  le  prouver.  Si 
Clochenson  n'avait  pas  eu  avec  elle  une  intimité 
suspecte,  serait-il  allé  la  rejoindre  à  Orves?  Mais 
vous  cédez  toujours  au  dernier  qui  vous  parle  ! 
Cependant,  que  vous  faut-il  de  plus  ?  Voilà  une 
gueuse  qui  entretient  trois  hommes  dans  l'illu- 
sion qu'elle  les  aime,  et  c'est  moi  que  tout  le 
monde  condamne  !  Si  vous  cédez  à  ce  moment, 
Philéas,  vous  êtes  perdu  ! 

De  nouveau,  Maragde  hésita  ;  je  vis,  dans  une 
minute,  le  nain  reprendre  son  ascendant  sur 
lui  ;  aussi  bien,  et  vue  du  dehors,  la  dernière 
journée  de  Charlotte  ne  laissait  pas  que  d'être 
assez  inquiétante. 

—  Prends  garde,  Philéas,  dis-je,  ne  perds  pas 
pour  la  société  d'Un  intrigant  l'affection  des 
seules  personnes  qui  te  soient  dévouées  1 

—  Ne  tenez  pas  compte  des  paroles  de  Guine- 
mont,  je  vous  l'ai  dit  cent  fois  :  c'est  un  imbé- 
cile ! 


l'incertaine  281 

—  Préfères-tu  un  traître  avéré  ? 

—  Assez  I  assez  !  cria  Maragde,  vous  me  tuez 
tous  deux  I 

Et  soudain,  comme  s'il  avait  reçu  du  ciel  une 
inspiration  particulière  et  lumineuse,  il  se  diri- 
gea vers  une  vieille  armoire  et  en  tira  un  grand 
buvard  de  cuir  usé.  Il  y  chercha  une  enveloppe 
scellée  qu'il  prit  sans  mot  dire  et  qu'il  jeta  dans 
le  feu. 

M.  de  Forgeris  blêmit.  La  flamme  tordit  le 
papier,  qui  noircit,  rougit  et  se  consuma,  cepen- 
dant que  les  cachets  de  cire  rouge  fondaient  en 
sifflant. 

—  Je  sais  ce  qu'il  me  reste  à  faire,  dit  le  ba- 
ron de  Forgeris. 

Maragde  s'inclina,  et  le  nain  sortit. 

—  C'était  mon  dernier  testament,  déclara 
piteusement  Philéas.  J'y  déshéritais  Charlotte  et 
j'y  léguais  sa  part  à  Forgeris.  Maintenant,  que 
me  conseilles-tu  ? 

—  Il  faut  que  Mlle  de  Giscours  épouse  Clo- 
chenson. 

—  Et  Simon  ? 

—  Simon  se  consolera  avec  les  chutes  d'eau. 
Tu  es  admirable,  Philéas  !  Au  risque  de  faire  le 
malheur  de  Charlotte,  tu  désirais  qu'elle  épou- 


282  l'incertaine 

sât  Bréviaire,  tant  tu  craignais  de  diviser  ta  for- 
tune !  Et  tu  trouvais  cependant  naturel  d'en  lais- 
ser la  moitié  à  un  intrigant  qui  se  jouait  de  toi. 
Tu  es  vraiment  un  homme,  mon  pauvre  Philéas, 
tu  es  complètement  absurde  ! 

A  ce  moment,  nous  entendîmes  un  grand  va- 
carme. Cela  venait  du  second  étage.  On  distin- 
guait un  bruit  de  meubles  renversés,  de  vaisselle 
mise  en  pièces,  de  vitres  volant  en  éclats.  Tro- 
phime  accourut,  l'œil  hagard. 

—  Monsieur,  il  y  a  là-haut  M.  le  baron  qui 
casse  tout  dans  son  appartement  ! 

M.  de  Maragde  s'effondra  dans  un  fauteuil. 

—  Dire  que  je  le  prenais  pour  un  ami  ! 

—  Monsieur,  que  faut-il  faire  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  Trophime.  Laissez-le  ; 
quand  il  aura  tout  détruit,  il  se  tiendra  tran- 
quille... Une  nièce  qui  me  nargue  et  qui  se 
moque  de  mes  projets,  un  hôte  qui  me  vilipende 
et  piétine  mes  assiettes  !  Voilà  la  vie  I  Ah  !  ce  siè- 
cle nous  donne  de  l'agrément  !  J'ai  trop  duré, 
Hector  !  Je  préfère  mourir.  En  attendant,  je 
vais  me  mettre  au  lit. 


J'ai  accompagné  Charlotte  chez  son  oncle.  Il 
s'en  est  fallu  de  peu  que  l'entrevue  ne  fût  ten- 
dre. M.  de  Maragde  aurait  voulu  se  montrer 
sévère,  et  déjà,  il  donnait  à  son  regard  cette  ex- 
pression farouche  et  chargée  d'éclairs  que  l'on 
attribue  à  Jupiter.  Mais,  quand  il  revit  la  jeune 
fille,  il  ne  put  cacher  son  émotion,  et  il  lui 
ouvrit  les  bras  en  murmurant   : 

—  Folle,  folle  enfant  !  Etais-je  donc  si  terrible 
que  tu  me  cachais  tout  ? 

Je  les  laissai  en  tête  à  tête,  mais  comme  je 
quittais  l'hôtel,  j'aperçus  le  baron  de  Forgeris 
qui  s'en  allait.  Une  voiture  de  la  gare  contenait 
son  modeste  équipage,  deux  valises  à  main  et 
une  grande  caisse.  Il  se  pencha  vers  moi  ;  au 
ras  même  d'une  portière,  je  vis  grimacer  son 
mauvais  visage.  Et  comme  il  agitait  son  poing 
et  me  le  montrait  avec  fureur,  je  le  saluai  fort 
gravement.  Je  crus  qu'il  allait  bondir  hors  du 
véhicule. 

Chez  moi,  Jane  Drogheda  m'attendait. 

—  Je  partirai  demain,  dit-elle.    Ma  mère  veut 


284  l'incertaine 

aller   à   Bologne,   je   l'accompagne.    Voilà  Char- 
lotte enfin  sauvée,  tout  est  pour  le  mieux  I 

—  Et  vous  ? 

—  Oh  moi,  je  n'ai  pas  envie  de  me  marier 
encore  1  II  n'y  a  que  les  aventures  qui  m'amu- 
sent. En  Italie,  elles  se  présenteront  toutes 
seules. 

—  Et  vos  amoureux  ? 

—  Je  les  oublie.  Je  leur  ai  dit  que  je  partais 
pour  un  mois  en  laissant  croire  à  chacun  d'eux 
que  j'étais  folle  de  lui.  Ils  sont  donc  satisfaits. 
Dans  six  semaines,  je  leur  écrirai  que  décidé- 
ment, je  ne  reviendrai  pas  et  que  nous  devons 
nous  dire  adieu. 

—  Ils  mourront  de  désespoir  ! 

—  Momentanément,  oui.  Mais  ils  se  marie- 
ront très  vite  avec  des  personnes  de  la  ville, 
ayant  de  petites  dots.  Ils  ont  l'un  et  l'autre  la 
vocation  du  foyer.  Qu'auraient-ils  fait  d'une 
bohémienne  comme  moi  ?  Et  voilà  tout  un  mor- 
ceau de  ma  vie  qui  finit.  Je  tourne  la  page. 

—  Vous  partez  sans  regrets  ? 

—  Je  n'ai  jamais  de  regrets.  Et  puis,  je  vais 
en  Italie.  Il  y  a  ainsi  certains  mots  qui,  lorsque 
je  les  prononce,  me  font  battre  le  cœur.  Italie 
est    de    ceux-là.    Je    pense    que  dans    quelques 


L  INCERTAINE  233 

jours,  je  respirerai  de  nouveau  cette  odeur  de 
cuir  et  de  café  au  lait  qui  est  particulière  à 
ses  rues  1  Et  je  me  sens  troublée  comme  à  la 
veille  d'un  rendez-vous  d'amour.  Nous  rentre- 
rons ensuite  en  Angleterre  et  je  retrouverai  avec 
joie  notre  petite  maison  de  Chelsea.  Si  jamais 
je  me  décide  au  repos,  j'épouserai  sans  doute 
un  honnête  garçon  de  chez  nous,  sain,  taci- 
turne, qui  jouera  au  golf,  et  qui  sera  incapable 
de  comprendre  la  moindre  plaisanterie. 

La  jeune  Anglaise  me  sourit  une  dernière  fois. 
On  dirait  qu'en  me  quittant,  elle  va  plonger 
dans  une  rivière,  pour  se  laver  de  tout  passé,  et 
renaître  là-bas,  sur  la  rive  d'or,  oublieuse,  riante 
et  prête  à  un  nouveau  destin.  Bon  voyage, 
naïade  ! 

Le  soir,  Henri  Clochenson  vint  dîner.  Il  a 
repris  déjà  son  air  lointain,  flegmatique  et  in- 
différent, comme  si  c'était  à  quelqu'un  autre 
que  ce  grand  bonheur  fût  arrivé. 

Pendant  tout  le  repas,  il  parla  de  questions 
générales,  avec  ce  mélange  de  sécheresse  et  de 
bonne  grâce  qui  est  un  de  ses  charmes.  Je  lui 
contai  l'épisode  du  testament. 

—  Mon  cher,  me  dit-il,  ce  qui  fait  le  fond  de 


286  l'incertaine 

la  province  française,  ce  sont  les  histoires  d'hé- 
ritage. Pour  nos  bourgeois,  l'héritage  est  une 
vocation.  J'ai  lu  dans  un  livre  d'histoire  que  les 
piètres,  déportés  à  la  Guyane,  pendant  les  pros- 
criptions du  Directoire,  n'avaient  d'autre  souci, 
en  attendant  leur  mort,  qui  était  sûre,  que  de 
capter  le  mince  trésor  de  ceux  qui  étaient  plus 
moribonds  qu'eux.  Je  trouve  cette  histoire  très 
consolante.  Et  vous  ? 

—  Pourquoi  consolante  ? 

—  J'ai  peu  de  passions.  J'aime  assez  que  d'au- 
tres en  aient.  Il  faut  des  passions  aux  hommes 
pour  être  heureux,  et  plus  elles  sont  basses,  plus 
ils  le  sont. 

—  Ce  n'est  pas  toujours  vrai,  lui  dis-je,  car 
vous,  Clochenson,  vous  voici  heureux  ! 

Il  me  regarda  et  répondit  d'une  voix  douce  : 

—  J'ai  toujours  été  heureux,  je  suis  heureux, 
parce  que  je  vis.  L'essentiel,  c'était  que  Char- 
lotte le  fût.  Je  lui  donnerai  la  vie  dont  elle  a  le 
désir.  Pour  moi,  où  que  je  sois,  je  retrouve  à 
peu  près  identiques,  les  mêmes  éléments  de  tris- 
tesse et  de  joie.  Au  surplus,  tout  m'amuse.  Mais 
il  ne  fallait  pas  que  Charlotte  épousât  Simon. 

—  Elle  l'a  aimé,  dis-je. 

—  Non,  mais  elle  le  croyait.    Il  n'est  pas  aisé 


l'incertaine  287 

d 'obtenir  une  femme  qui  ne  vous  aime  pas.  Et 
c'est  pour  cela  que  j'ai  combiné  tout  un  plan, 
que  j'ai  décidé  de  faire  vivre  Charlotte  dans  une 
atmosphère  d'amour,  d'intrigues  et  de  passions. 
A  ces  mots,  je  fis  une  mine  si  visiblement  stu- 
péfaite que  Clochenson  éclata  de  rire  : 

—  Mais  oui,  répéta-t-il.  Me  prenez- vous  pour 
un  innocent  ?  Supposez-vous  que  ce  soit  le 
hasard  qui  m'ait  donné  Charlotte  ?  Je  l'ai  ga- 
gnée à  travers  combien  de  peine  et  d'alarmes  ! 
J'ai  tant  de  fois  failli  la  perdre  1 

—  Qu'avez-vous  fait  pour  réussir  ? 

• —  J'ai  d'abord  excité  la  coquetterie  de  son 
amie,  Jane  Drogheda,  et  dans  le  même  temps, 
je  persuadais  à  Moussac  et  à  Léchevin  qu'elle 
était  amoureuse  d'eux.  Ils  le  devinrent  aussitôt 
ensemble,  et  le  spectacle  de  cet  imbroglio,  dont 
elle  était  la  confidente  et  la  spectatrice,  fît  que 
bientôt  Charlotte  commença  de  s'intéresser  plus 
à  l'amour  qu'à  Simon. 

Clochenson  se  tut  un  moment,  il  souriait  en 
songeant  aux  épisodes  de  son  aventure. 

—  Et  quand  Charlotte  commença  à  prendre 
goût  aux  intrigues  des  uns  et  des  autres,  je  fis 
entrer  Boisberthe  dans  le  jeu.  Je  le  connaissais 
depuis  longtemps,  il  me  confiait  ses  projets  lit- 


288  l'incertaine 

téraires.  Je  lui  montrai  tout  ce  qu'il  y  a  de  fan- 
tasque et  de  charmant  dans  l'esprit  et  dans  la 
beauté  de  Mlle  de  Giscours.  Je  le  menai  chez 
Maragde,  j'enflammai,  j'attisai  son  imagination, 
qu'il  a  d'ailleurs  fort  vive.  Et  il  devint  amoureux 
à   son  tour. 

—  Pourquoi  cet  intermède  ? 

—  J'avais  besoin  de  quelqu'un  qui  fît  la  cour 
à  Charlotte,  la  troublât,  lui  donnât  le  goût  d'être 
aimée,  rompît  le  pacte  de  fidélité  auquel  elle  se 
croyait  tenue  vis-à-vis  de  Simon  I 

—  Il  était  plus  naturel  que  vous  jouiez  ce 
rôle  vous-même. 

—  Non.  Charlotte  pouvait  résister  et,  en  ce 
cas,  prendre  en  grippe  son  tentateur.  Il  fallait 
aussi  qu'elle  vécût  un  peu  dans  une  atmosphère 
d'amour. 

—  Mais  si  Mlle  de  Giscours  s'était  éprise  de 
Boisberthe  ? 

—  Evidemment,  c'était  le  danger  que  je  cou- 
rais. Et  j'ai  eu  peur  plusieurs  fois.  Je  jugeais 
Boisberthe  insignifiant  et  médiocre  et  que  Char- 
lotte saurait  le  voir  tel.  Mais  quel  aléa  de  tabler 
sur  la  clairvoyance  de  quelqu'un  !  J'avais,  il  est 
vrai,  confiance  en  moi.  Je  croyais  être  assez  fort, 
au  cas  où  cela  se  présenterait,  pour  deviner  l'in- 


l'incertaine  289 

clination  de  Charlotte,  et  défaire  Boisberthe 
comme  je  le  faisais.  Et  c'est  ainsi  que  j'ai  attendu 
mon  heure  ;  elle  est  venue  ;  entre  temps,  je  mon- 
trais à  Charlotte  une  amitié  si  dévouée  et  si  sin- 
cère, mais  si  respectueuse  et  si  lointaine,  qu'il 
fallait  bien  qu'elle  fît  l'impossible  pour  la  trans- 
former en  passion  ! 

—  Vous  êtes  très  habile,  lui  dis-je,  avec  admi- 
ration. 

—  Oh  I  non,  mais  je  réfléchis  avant  d'agir. 

—  Que  sont  devenus  Simon  et  Boisberthe,  ces 
deux  fiancés  ? 

—  Bréviaire  se  résignera  en  épousant  une 
jeune  fille  moins  fuyante,  et  Louis  se  consolera 
par  la  pensée  qu'il  a  été  trahi  et  que  cela  est  très 
flatteur.  Nous  nous  brouillerons,  et  tout  sera 
dit. 

—  Où  habiterez-vous  ? 

—  Où  Charlotte  voudra.  A  Paris,  à  Gwalior 
ou  à  Santa-Fé  de  Bogota.  Cela  m'est  indifférent. 
Où  que  j'aille,  j'aurai  mon  amour  en  moi, 
comme  un  grand  feu  tranquille  et  continu,  et 
cela  seul  est  important  !  De  quoi  les  hommes 
s'embarrassent-ils  ?  Ils  donnent  leur  vie  à  la  va- 
nité, à  l'ambition,  à  l'avidité.  Et  ni  la  vanité,  ni 
l'ambition,    ni    l'avidité    ne  les  récompenseront. 

19 


29O  L  INCERTAINE 

L'Amour  seul  nous  tient  en  joie.  Regardez  ce 
que  l'envie  et  le  goût  de  l'argent  ont  fait  de  notre 
pauvre  Forgeris  !  Il  aurait  pu  être  heureux  ici  ! 
Mais  il  désirait  tout  ce  qui  lui  manquait,  avant 
même  de  savoir  s'il  le  goûterait  !  Moi,  je  n'hé- 
site jamais  sur  mes  préférences.  Je  n'ignore  ni  ce 
que  j'aime,  ni  ce  que  je  hais.  Charlotte,  elle,  a 
mis  longtemps  à  le  découvrir. 

—  Vous  l'entreteniez  dans  cette  incertitude. 

—  Il  le  fallait.  On  n'a  pas  découvert  l'Améri- 
que dans  un  seul  voyage.  Maintenant  je  suis 
comme  quelqu'un  qui  va  faire  une  belle  course, 
à  la  rencontre  d'un  bel  horizon.  Mais  la  douce 
contrée  que  l'on  traverse  s'ouvre  bien  vite  sur 
la  nuit  !  Courte  histoire,  Monsieur  Guinemont, 
que  celle  de  l'homme  I  Allons  !  Pas  de  tristesse  I 
Au  surplus,  depuis  que  je  suis  fiancé,  il  m'est 
venu  des  théories  sur  l'immortalité  de  l'âme. 
Non  pas  que  j'y  crois  exactement,  mais  je  sup- 
pose qu'il  y  a  des  immortalités  relatives.  Les 
âmes  les  plus  ardentes  dureront  le  plus  long- 
temps. 

—  Comme  vous  voilà  philosophe  I 

—  Je  termine  ma  vie  de  célibataire,  je  solde 
mes  théories,  comme  on  solde  son  stock  quand 
on  ferme  boutique.  Si    vous  voulez  vous  appro- 


L  INCERTAINE  29 1 

visionner  !...  D'ici  quelques  mois,  je  ne  pen- 
serai plus  ;  J'aurai  des  sentiments  et  plus 
d'idées. 

—  Est-ce  mieux  ? 

—  Les  sentiments  sont  les  idées  du  cœur,  dit 
Clochenson,  en  riant,  comme  les  idées  sont  les 
sentiments  du  cerveau.  Et  voici  ma  dernière  fu- 
sée ! 

Il  se  leva,  et  je  le  raccompagnai  jusqu'à  la 
porte.  Quand  il  m'eût  quitté,  je  demeurai  quel- 
ques minutes  encore  à  rêver  sur  le  seuil.  Plu- 
sieurs étoiles  me  clignaient  gentiment  de  l'œil, 
avec  une  intention  particulière  que  je  n'enten- 
dais pas  du  tout  ;  au-dessus  d'un  mur  voisin,  un 
grand  arbre  noir  étendait,  nouait  ou  dressait  dra- 
matiquement ses  bras,  comme  s'il  jouait,  à  lui 
tout  seul,  une  tragédie,  comme  s'il  répétait  le 
rôle  d'Œdipe,  d'Oreste  ou  d'Hamlet.  J'entendais 
le  glou-glou  attendri  d'une  fontaine.  La  lune  ve- 
nait de  se  coucher. 

Et  dans  les  ombres  de  la  rue  Antoine-Heroët, 
il  me*  semblait  distinguer  le  léger  fantôme  de 
Charlotte  qui  s'en  allait  à  son  destin. 


Une  fois  encore,  comme  au  temps  de  ma  jeu- 
nesse, je  suis  assis  devant  mon  cabinet  de  la- 
que. J'ai  rouvert  ses  battants  roses,  brodés  d'oi- 
seaux d'or,  et  je  regarde,  sans  les  toucher,  tou- 
tes les  choses  que  les  jours  m'ont  confiées  et 
que  j'ai  confiées  à  mon  tour  aux  phénix,  aux 
mandarins.  Par  moments,  je  considère  aussi, 
sur  la  grande  table,  le  jardin  de  verre  filé.  Je 
veux  garder  le  souvenir  distinct  de  chacun  des 
bibelots  qui  le  composent  :  treille  de  glycines, 
haie  fleurie,  perroquet  sur  son  perchoir,  vase  de 
roses,  poisson  volant  !  Je  regrette  de  ne  pouvoir 
les  prendre  avec  moi,  mais  le  moindre  trans- 
port leur  serait  néfaste.  Ce  que  les  fées  vous 
apportent  ne  voyage  pas  en  chemin  de  fer. 

Dans  la  pièce  voisine,  mes  malles  bâillent. 
Demain  je  me  mettrai  en  route  pour  Paris. 

Je  souffre  de  cette  oisiveté  que  nous  donnent 
les  veilles  de  départ.  Déjà,  je  ne  suis  plus  ici. 
On  dirait  qu'on  a  placé  dans  ses  bagages,  entre 
les  cravates  et  les  mouchoirs,    sa  cervelle,    son 


l'incertaine  293 

cœur,  son  système  nerveux,  et  qu'on  ne  les 
déballera  plus  qu'à  l'arrivée. 

J'ai  dit  adieu,  tantôt,  à  mes  deux  déesses.  Une 
fois  de  plus,  j'ai  failli  croire  à  leurs  promesses, 
mais  elles  m'ont  trompé  comme  toujours  I  Les 
dentellières,  qui  travaillaient  dans  les  arbres 
quand  Charlotte  me  visitait,  ont  dû  mourir  de 
froid,  car  les  branches  sont  nues  et  leurs  feuil- 
les, pourriture. 

Au  fond  du  jardin,  j'ai  dit  doucement  à  Cérès: 

—  Que  fais-tu  là  avec  ces  gerbes  noircies  ? 
Il  ne  fallait  pas  me  parler  de  plénitude,  ni  toi, 
Pomone,  de  vendanges.  Regarde  mes  mains, 
qu'est-ce  que  j'emporte  ?  Dieu  sait  pourtant  si 
j'ai  couru  à  travers  la  vie,  et  me  voici  bien  fati- 
gué ! 

Cérès  et  Pomone  m'écoutaient.  J'entendis  une 
voix  à  mon  oreille  : 

—  Tes  mains  sont  nues,  mais  ta  pensée  est- 
elle  vide  ?  Ce  que  l'automne  accroche  aux  ra- 
meaux, c'est  cette  toile  d'araignée  où  la  rosée 
allume  des  diamants.  Si  on  la  touche,  elle  se 
brise,  sinon,  elle  s'irise,  aussitôt  qu'un  rayon 
la  traverse.  Que  parles-tu  de  gerbes  et  de  grap- 
pes ?  Regarde  au  soleil  ce  mince  fil  qui  trem- 
ble !  Tout  l' arc-en-ciel  y  est  suspendu  1 


2C)4  l'incertaine 

—  Qu'il  en  soit  fait,  Pomone,  suivant  ton 
désir  I  Je  renoncerai  à  tout,  mais  je  garderai 
dans  lame  ce  long  fil  suspendu  qui  vibre  et  la 
goutte  de  rosée  qui  y  glisse  et  reflète  l'infini  ! 

C'est  même  tout  ce  que  j'emporterai.  Je  laisse 
mes  vieilles  lettres,  —  elles  réchaufferont  mes 
héritiers,  je  laisse  le  sequin  que  la  Simonetta 
a  perdu  et  le  bouquet  de  feuilles  d'olivier  que 
Charlotte  m'a  donné  un  soir.  J'abandonne  tous 
mes  trésors.  Mais  il  me  sera  doux,  demain,  do 
penser  qu'ils  sont  entassés  ici,  comme  sont  en- 
tassés sous  l'eau  les  galions  noyés  de  Vigo. 

J'en  étais  là  de  mon  examen  de  conscience, 
quand  Lamparnave  parut,  plus  déboutonné  que 
jamais.  Il  s'attrista  et  gémit  abondamment  sur 
mon  départ. 

—  Tu  m'abandonnes,  dit-il.  C'est  lâche,  c'est 
petit.  On  ne  traite  pas  ainsi  un  vieux  camarade. 
Je  comptais  sur  tes  enfantillages  pour  égayer 
mes  vieux  jours.  Ma  parole,  quand  je  causais 
avec  toi,  j'avais  l'impression  réconfortante  que 
je  croyais  encore  à  quelque  chose.  C'est  fini 
maintenant. 

Il  changea  de  conversation  et  m'entreprit  sur 
le  mariage  de  Charlotte  et  de  Clochenson. 

—  Tu  m'as  tout  caché.  Tu  as  toujours  aimé 


l'incertaine  295 

faire  le  mystérieux,  comme  si  tout  ne  se  savait 
pas  !  Mais  on  m'a  raconté  sur  toi  des  choses 
inouïes.  Il  paraît  que  tu  as  enlevé  Mlle  de  Gis- 
cours,  que  tu  l'as  cachée  chez  toi  et  que  tu  as 
chassé  le  baron  de  Forgeris  de  l'hôtel  de  Ma- 
ragde  à  coups  de  bâton.  Tu  t'es  transformé  eri 
Arlequin  !  C'est  joliment  beau  à  ton  âge.  Moi,, 
je   suis   à  peine  capable  de  jouer  les  Géronte  ! 

—  Oui,  Lamparnave,  j'étais  dans  le  coin  dé- 
sert d'un  théâtre  et  j'assistais  à  la  pièce,  du 
fond  d'une  loge  grillée.  Un  violon  jouait  quel- 
que part,  la  lune  grimpait  le  long  d'un  portant, 
et  parmi  des  meubles  poussiéreux,  je  voyais  naî- 
tre et  s'animer  un  des  romans  imaginés  dans 
ma  jeunesse.  Mais  je  les  inventais  alors  pour 
mon  compte,  et  cette  comédie-là  a  été  jouée  pour 
autrui. 

—  Tu  es  mieux  partagé  que  moi,  dit  Lampar- 
nave. Mais  qu'importe  !  Chacun  de  nous  suit 
deux  rêves  à  la  fois  :  celui  qu'il  vit  et  celui  qu'il 
crée.  Et  le  tissu  de  la  réalité  n'est  pas  beaucoup 
plus  consistant  que  l'autre.  Je  ne  suis  dupe  d'au- 
cun de  ces  mirages.  Charlotte  de  Giscours  est  5 
peine  plus  réelle  que  Miranda,  —  ou  peut-être 
même  moins.  Depuis  que  je  suis  né,  Hector,  j'ai 
l'impression   que  je   cours   dans   un   souterrain, 


296  l'incertaine 

une  torche  à  la  main.  Ce  souterrain  est  peint  de 
mille  images  diverses.  Les  unes  représentent  les 
scènes  auxquelles  je  prends  part,  les  autres  don- 
nent une  forme  à  mes  songes.  Mais  je  ne  puis 
m 'arrêter,  je  passe  au  galop,  et  la  torche  que  je 
porte  jette  la  même  lumière  sur  les  unes  et  sur 
les  autres.  Toutes  s'effacent  également  vite  et 
quand  la  torche  s'éteindra... 

—  Il  y  aura  peut-être  une  autre  course,  une 
nouvelle  torche,  des  images  différentes  et  plus 
belles. 

—  Je  n'y  tiens  pas,  je  n'aime  que  la  flânerie, 
les  longues  stations,  et  que  ce  soit  ici  ou  là-bas, 
il  est  interdit  de  s'arrêter.  Toi,  tu  vas  courir  avec 
fièvre.  Je  ne  t'envie  pas.  Moi,  je  rentrerai  pour 
quelques  heures,  j'ouvrirai  un  de  mes  vieux 
tomes,  je  relirai  les  scènes  qui  m'ont  tant  amusé, 
je  me  croirai  sur  une  place  provinciale  à  trois 
maisons,  et  je  verrai  berner  Pantalon  ou  tour- 
ner l'alcade  en  dérision.  C'est  là  mon  lot  sur  la 
terre. 

—  Adieu,   Lamparnave  I 

Mon  vieil  ami  était  à  peine  parti  que  Char- 
lotte me  vint  voir,  toute  de  vert  sombre  vêtue, 
sous  une  longue  tunique  de  dentelle. 

—  Vous  vous  en  allez,  me  dit-elle,  ô  le  meil- 


L  INCERTAINE  297 

leur  des  amis  !  Que  ne  restez-vous  avec  nous  ? 

—  A  quoi  bon  ?  Vous  n'avez  plus  besoin  de 
moi,   le  bonheur  sera  votre  hôte. 

—  Il  ne  sera  pas  complet.  J'aurais  un  plaisii 
de  plus,  si  vous  ne  nous  abandonniez  pas.  Mais 
ne  soyez  pas  trop  triste  de  vous  en  aller,  Hector. 
Ne  regrettez  point  de  ne  pas  avoir  piqué  le  papil- 
lon sur  un  bouchon. 

—  Cependant,  Charlotte,  il  n'est  pas  possible 
de  vous  quitter  avec  indifférence.  Vous  donnez 
à  la  vie  je  ne  sais  quel  parfum,  qu'elle  perd 
quand  vous  êtes  absente.  Vous  êtes  comme  les 
êtres  d'élite,  vous  signez  chacune  de  vos  actions. 
Tout  ce  que  vous  faites  prend  ainsi  un  caractère 
significatif  et  mémorable.  Quand  vous  parlez, 
c'est  comme  si  on  entendait  un  jet  d'eau  ;  quand 
vous  dansez,  on  croit  distinguer  une  flamme  ; 
et  quand  vous  rêvez,  vous  êtes  pareille  à  l'esprit 
même  de  l'automne,  qui  assemble  des  brumes  et 
des  feuilles  d'or,  pour  nous  donner  envie  d'al- 
ler ailleurs  ;  et  c'est  pour  cela,  Charlotte,  qu'il 
est  difficile  de  vous  oublier  ! 

—  Je  vous  écrirai  quelquefois,  je  vous  dirai  : 
((  Il  se  fait  tard  sur  le  monde,  mon  vieux  cama- 
rade, je  m'ennuie,  je  pense  à  vous.  Je  voudrais 
vous  sentir  près  de  moi.  Nous  irions  ensemble 


298  l'incertaine 

pêcher  au  bord  de  la  Calrnette,  et  quand  une 
carpe  s'approcherait  de  notre  ligne,  nous  ferions 
du  bruit  pour  qu'elle  ne  vienne  pas  y  mordre.  » 
Ou  encore  :  «  Envoyez-moi  une  déclaration  par 
dépêche.  Ceux  qui  m'aiment  de  près  m'en- 
nuient. Je  souhaite  quelqu'un  qui  m'aime  de 
loin  !  » 

Je  sens  que  Charlotte  a  encore  des  secrets. 
Mon  incertaine  regretterait-elle  maintenant  Bré 
viaire  ou  Boisberthe!  Nous  n'avons,  ni  l'un,  ni 
l'autre,  prononcé  le  nom  de  Clochenson.  Clo- 
chenson  est  en  passe  de  devenir  un  personnage 
officiel.  Il  va  prendre  place  entre  le  maire,  le 
curé  de  la  paroisse  et  le  bedeau  de  la  sacristie. 
Il  n'est  plus  intéressant.  Charlotte,  assise  sur  un 
fauteuil  bas,  fait,  avec  son  ombrelle,  des  des- 
sins sur  le  tapis.  Dessiner  sur  le  sable  n'est  pas 
une  occupation  aussi  vaine  qu'on  le  dit.  Dessi- 
ner sur  l'eau  est  plus  fallacieux  encore,  mais  sur 
un  tapis  ! 

—  Quelles  sont  ces  figures  ?  lui  demandai-je, 
en  suivant  ses  gestes. 

Elle     regarda    machinalement    la    pointe    de 
l'ombrelle. 

—  Ce  sont  celles  que  je  vois  quand  je  dors. 
Des  fusées  et  des  rosaces  de  givre.  Comme  la  na- 


L  INCERTAINE  299 

ture,  j'ai  des  nuits  étoilées.  J'y  suis  visitée  par  de 
grandes  fleurs  de  lumière,  qui  ressemblent  à  des 
astres.  Tantôt,  l'une  me  semble  la  plus  belle  et 
tantôt  l'autre,  et  je  demeure  hésitante,  ne  sa 
chant  laquelle  cueillir.  Je  ne  serai  jamais  tout  à 
fait  heureuse,  car  ces  roses  de  feu  me  disent 
combien  mon  existence  est  grise,  et  je  ne  serai 
jamais  tout  à  fait  malheureuse,  puisque  je  porte 
en  moi  ces  visions. 

Charlotte  de  Giscours  s'est  levée.  Je  la  regarde 
une  dernière  fois,  et  sans  doute  fais-je  une  assez 
piteuse  figure,  car  elle  me  dit  en  riant   : 

—  Vous  vous  êtes  trompé  de  date,  mon  pau- 
vre Hector,  il  fallait  venir  en  ce  monde  dix  ans 
plus  tard  ! 

—  Je  suis  un  mauvais  mathématicien,  lui 
répondis-je,  je  me  suis  toujours  trompé  dans 
mes  comptes  avec  le  Temps  I 

Tout  s'est  tu  dans  la  maison  solitaire. 

Sans  doute  Charlotte  va-t-elle  mettre  mainte- 
nant sous  un  globe  de  verre  ses  souvenirs  de 
jeune  fille,  —  comme  les  mariées  de  village 
faisaient  autrefois  de  leurs  couronnes  de  fleurs 
d'oranger. 

J'ai  ouvert  ma  fenêtre,  le  clair  de  lune  déplie 


3oo  l'incertaine 

ses  étoffes  orientales  dans  le  jardin.  Un  tapis 
bleu  recouvre  l'herbe.  Un  voile  blanc  traîne 
sur  le  banc,  des  écharpes  de  crêpe  de  Chine, 
presque  verts,  flottent  autour  de  Pomone.  Mais 
il  n'y  a  d'autres  clients  que  les  chauve-souris, 
qui  n'achètent  rien  ;  la  lune  en  sera  pour  ses 
frais. 

Et  je  nie  souviens  de  clairs  de  lune  sembla- 
bles, comme  si  tous  mes  jours  eussent  été  des 
tunnels,  débouchant  soudain  sur  ces  clairières 
illuminées.  Dans  ces  rayons,  je  vois  défiler  des 
personnages  dansants  ;  c'est  Charlotte  avec  Clo- 
chenson,  et  c'est  Jane  avec  Léchevin,  et  c'est  le 
baron  de  Forgeris,  qui  n'a  pour  société  que  sa 
lanterne  vénitienne.  Moi-même,  par  une  nuit 
pareille,  j'ai  mené  Odile  à  l'hôtellerie,  et  je  me 
suis  tu  sottement,  tandis  qu'elle  attendait  de  moi 
les  paroles  les  plus  enflammées  du  monde.  Et  le 
même  astre  m'éclairait  encore,  quand  je  courais 
retrouver  Lisette  dans  le  Jardin  des  Rois  Mages 
et  que  je  la  poursuivais  au  fond  de  la  grotte. 
J'ai  bien  d'autres  souvenirs  lunaires  !  J'en  ferai 
une  liste  minutieuse,  et  ils  figureront  sur  mon 
testament,  comme  les  rancunes  de  Villon,  qu'il 
légua  à  ses  héritiers. 

Il  fait  froid  et  pur.  Un  chien  qui  aboie  dévore, 


l'incertaine  3oi 

à  lui  tout  seul,  l'énorme  silence  de  la  ville  endor- 
mie. Mais  il  a  beau  ouvrir  et  fermer  ses  mâchoi- 
res, il  n'arrive  pas  à  le  digérer.  Et  quand,  fati- 
gué, il  s'arrête,  le  silence  renaît  aussitôt. 

—  Vous  avez  raison,  Charlotte.  Si  j'étais  venu 
plus  tard,  vous  m'auriez  aimé  un  peu,  comme 
Simon,  comme  Boisberthe.  Mais  vous  m'auriez 
oublié,  comme  vous  les  oublierez  tous  les  deux. 
Je  n'ai  pas  eu  ma  part  de  tendresse,  et  peut-être, 
n'aurais-je  pas  ma  part  d'oubli.  J'écoute  au 
fond  de  ma  mémoire  votre  pas  qui  s'éloigne.  Que 
je  voudrais,  par  cette  nuit  pure  et  froide,  baiser 
dans  le  jardin  la  trace  de  vos  pieds  !  Mais  je 
n'ose  le  faire,  je  suis  trop  vieux  I  J'ai  peur  que 
la  lune,  en  me  voyant,  ne  se  mette  à  rire  et  que 
les  chauve-souris,  derrière  leurs  ailes  gantées  de 
crêpe,  ne  cachent  leur  hilarité.  Le  temps  n'est 
plus,  où  je  mettais  hardiment,  à  minuit,  ma 
bouche  brûlante  sur  les  lèvres  glacées  des  sta- 
tues divines,  où  je  sollicitais  de  leur  expérience 
les  funestes  conseils  qui  m'ont  perdu  ! 

J'ai  fermé  la  fenêtre.  Demain,  Philomène  re- 
trouvera intact  le  pâté  qu'une  dernière  fois,  elle 
a  posé  sur  ma  table.  Je  n'ai  ni  faim  ni  soif,  cette 
nuit.   Il   me   semble   qu'en  marchant,   je  romps 


3o2  l'incertaine 

les  fils  de  soie,  les  fils  d'or  et  d'argent,  qui  m'at- 
tachent à  la  vie  que  je  quitte.  Ce  sont  mille 
déchirures  imperceptibles,  mais  tout  mon  cœur 
en  est  endolori. 

— •  Monsieur  n'a-t-il  besoin  de  rien  ? 

—  Couchez-vous  vite,  Philomène,  et  ne  tar- 
dez point  à  dormir.  Ne  vous  occupez  plus  de 
moi  I 

L'horloge  sonne  ;  je  vais  aussi  gagner  mon 
lit.  Il  faut  demain  que  je  m'éveille  I 


FIN 


Imprimerie  Artistique  LUX,  131,  boni.  Saint-Michel,  Paris. 


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2619 
MI5 


Jaloux,  Edmond 
L'incertaine 


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